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Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Texte entier

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VOYAGE D′UNE FEMME
AUX
MONTAGNES ROCHEUSES
TRADUITE DE L′ANGLAIS DE I. L. BIRD
PAR
E. MARTINEAU DES CHESNEZ
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLOM, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEUR
RUE GARANCIÈRE, 10

1988
Tous droits réservés

VOYAGE D’UNE FEMME
AUX
MONTAGNES ROCHEUSES



LETTRE PREMIÈRE


Le lac Tahoe. — Un matin à San-Francisco. — La poussière. — Un train-poste du Pacifique. — Les mineurs indiens. — Le cap Horn. — Un hôtel dans la montagne. — Un pionnier. — Une écurie de chevaux de louage à Truckee. — Une rivière de montagne. — Rencontre d’un ours. — Tahoe.


Lac Tahoe, 2 septembre.

J’ai découvert un rêve de beauté que l’on pourrait contempler toute sa vie en soupirant. Ce n’est point charmant comme les îles Sandwich, mais beau d’une manière particulière ; une vraie beauté américaine : des montagnes tachées de neige, des pins énormes, des bois rouges, des pins à sucre, des sapins argentés, une atmosphère de cristal, des ondulations d’une couleur admirable ; et, au pied des pins suspendus, un lac qui reflète toute cette splendeur. Le lac Tahoe est devant moi, nappe d’eau de 22 milles de long sur 10 de large, et d’une profondeur de 1 700 pieds à certains endroits. Il est situé à une hauteur de 1 000 pieds, et les sommets couronnés de neige qui l’entourent ont de 8 000 à 11 000 pieds d’altitude. L’air est vif et élastique. Pas un bruit, si ce n’est le son éloigné et légèrement musical de la cognée du bûcheron.

C’est une fatigue de se reporter, rien qu’en pensée, au tapage de San-Francisco, que j’ai laissé hier, de bonne heure, dans son froid brouillard du matin, en allant au bac d’Oakland, par des rues encombrées de milliers de cantaloups et de melons d’eau, de tomates, de concombres, de courges, de poires, de raisins, de pêches, d’abricots ; tous d’une grosseur étonnante, en comparaison de ce que j’avais vu jusqu’à présent. Les autres rues sont remplies de sacs de farine qu’on laisse dehors toute la nuit, la pluie n’étant point à redouter dans cette saison. Je passe rapidement sur la première partie du voyage ; la traversée de la baie par un brouillard aussi froid qu’en novembre ; la quantité de « paniers pour le lunch », qui donne au wagon l’air de transporter un grand pique-nique ; le dernier regard jeté sur le Pacifique, que j’avais contemplé pendant près d’une année ; le soleil brûlant et l’éclat du ciel dans l’intérieur des terres. Il n’a pas plu depuis longtemps, et cependant il n’y a pas de sécheresse ; les pentes des vallées sont rougies par le toxicodendron ; les vignes sont poussiéreuses, avec de nombreuses et grosses grappes pourpres mélangées aux feuilles, et, entre les vignes, de gros melons couverts de poussière reposent sur la terre poudreuse. Au mois de juin, on a transporté la récolte de ces champs sans bornes ; et, maintenant, empilée dans des sacs, le long de la route, elle attend le chargement. La Californie est « un pays où coulent le lait et le miel ». Les granges sont pleines à éclater. Dans les vergers poudreux, on a mis des supports aux branches des poiriers et des pommiers, afin qu’elles ne puissent rompre sous le poids des fruits. On ne prend aucun soin des melons, des tomates et des courges d’une taille gigantesque qui restent sur le sol ; un bétail gras, gorgé de nourriture, s’abrite sous les chênes ; de superbes chevaux « rouges » reluisent au soleil ; et partout des fermes florissantes montrent sur quelle base solide est fondée la prospérité du pays de l’or. En dépit de sa richesse, la brillante vallée du Sacramento est peu attrayante, et encore bien moins, la ville de Sacramento, qui, à une distance de cent vingt-cinq milles[1] du Pacifique, n’a qu’une élévation de trente pieds. Le mercure marquait 30°[2] à l’ombre, et une fine poussière blanche vous suffoquait.

Hier, dans l’après-midi, nous avons commencé l’ascension des sierras, dont on apercevait les pointes dentelées depuis plusieurs milles. Nous avons laissé en arrière la fertilité poudreuse ; le pays est devenu rocheux et profondément coupé par des rivières qui portent le lavage boueux des mines d’or des montagnes, au Sacramento plus boueux encore. On apercevait de longues chaînes de montagnes séparées, et de profonds ravins ; les montagnes s’allongeant, les ravins devenant plus profonds, à mesure que nous montions dans une atmosphère d’une pureté délicieuse, et, avant six heures, nous avions laissé derrière nous les dernières traces de culture.

À Colfax, station à deux mille quatre cents pieds, je suis descendue et me suis promenée sur toute la longueur du train. Premièrement deux grandes et brillantes locomotives, « l’Ours gris » et « le Renard blanc » avec leurs tenders respectifs chargés de bois. Les machines n’ont qu’un grand réflecteur au-dessus du chasse-bœufs ; une quantité de cuivres fourbis, de confortables abris de verre, et des sièges bien rembourrés pour les mécaniciens. Machines et tenders étaient suivis par un wagon de bagages, le wagon de la poste et le wagon-express de Wells Fargo et Cie, chargé de lingots et de valeurs, sous la garde de deux « express-agents ». Chacune de ces voitures a quarante-cinq pieds de long. Puis, venaient deux wagons remplis de pêches et de raisins ; deux « palais d’argent » ayant chacun une longueur de soixante pieds ; un wagon de fumeurs occupé presque entièrement par des Chinois ; et enfin, cinq wagons ordinaires, avec des plates-formes comme tous les autres. Le tout, formant un train d’environ sept cents pieds de long. Sur les plates-formes des quatre premières voitures, étaient groupés des mineurs indiens avec leurs squaws, leurs enfants et leurs bagages. Ce sont de vrais sauvages, réfractaires à la civilisation la plus primitive, et, en même temps, les plus dégradés de ces malheureuses tribus qui disparaissent devant la race blanche. Tous, très-petits, cinq pieds un pouce étant, je crois, la taille moyenne ; le nez plat, de grandes bouches, et des cheveux noirs coupés droit au-dessus des yeux, et tombant en mèches longues et plates dans le dos et le long des joues. Les squaws portaient leur chevelure enduite d’une poix épaisse, et une large raie de ladite poix était dessinée en travers du nez et des joues. Elles portaient leurs enfants sur le dos, attachés à des planches par des lanières de cuir. L’habillement des deux sexes était une combinaison sale et déguenillée de vêtements de cuir et de laine grossière ; leurs mocassins n’avaient point d’ornements. Ils étaient tous hideux et dégoûtants, fourmillant de vermine. Les hommes avaient de petits arcs et des flèches, et l’un d’eux, qui paraissait être le chef, avait pour carquois une peau de lynx. Quelques-uns aussi avaient un attirail de pêche ; mais les gens qui étaient là disaient qu’ils vivent presque entièrement de sauterelles. Ils faisaient tache au milieu des signes d’une civilisation toute-puissante.

Les sierras resplendissaient aux lueurs du soleil couchant ; et lorsque la rosée commença à tomber, des parfums aromatiques embaumèrent l’air calme. Sur une seule voie, établie parfois sur un rebord étroit et qu’ont taillé dans le flanc de la montagne des hommes suspendus dans des paniers, surplombant des ravins d’une profondeur de 2 000 à 3 000 pieds, le train monstre gravissait sa route en serpentant, s’arrêtant parfois devant quelques maisons de bois ; tantôt, là où l’on ne voyait qu’une hutte faite de troncs d’arbres avec quelques Chinois aux environs, mais de laquelle partaient des sentiers conduisant, en haut et en bas des ravins, au pays de l’or. Les courbes sont si fréquentes et si accentuées, que, dans quelques parties de l’ascension, en regardant à la portière, on voit rarement à la fois plus d’une partie du train. Au cap Horn, où la voie contourne le rebord d’un précipice de 2 500 pieds, il est correct d’avoir peur, et à la mode de retenir son haleine et de fermer les yeux ; mais je réservais mes craintes pour le passage d’un pont jeté sur un abîme très-profond, dont on approche par une courbe violente. Ce pont semblait recouvert par les wagons, de manière à produire l’effet qu’on plongeait directement dans un vaste gouffre où grondait un torrent à une immense profondeur.

Frissonnant à l’air glacial près de la passe du sommet des sierras, nous entrons dans les « snow-sheds », galeries de bois qui, pendant près de cinquante milles, nous ont dérobé la vue splendide du pays se déroulant comme un diorama, et ne permettant même pas d’apercevoir le joyau des sierras, le ravissant lac Donner. L’une de ces galeries a 27 milles de long. En quelques heures, le thermomètre était tombé de 103⁰ à 29⁰, et nous nous étions élevés à 6 987 pieds en parcourant 105 milles. Avant d’arriver à Truckee, à onze heures du soir, après un voyage de deux cent cinquante-huit milles, nous avons vu à différentes reprises, après avoir traversé les glaciers, le spectacle grandiose d’une forêt de pins en feu. Truckee, centre de la région boisée des sierras, a la réputation d’une mauvaise ville de montagne ; et M. W… m’avait dit que tous les vauriens du district s’y réunissent ; qu’il y avait tous les soirs des rixes au pistolet dans les bar-rooms, etc. ; mais, comme il admettait qu’une femme pouvait être sûre d’être respectée, et que M. G… m’avait beaucoup conseillé de m’arrêter pour voir les lacs, je suis descendue, très-ahurie, mourant d’envie de dormir et enviant les gens du sleeping-car, inconscients sur leurs couches luxueuses. Le train s’était arrêté dans une rue, si l’on peut appeler rue un grand espace vide coupé par des rails, avec çà et là une souche d’arbre, de grandes piles de troncs sciés, grossis par le clair de lune et une quantité de planches ; des maisons au toit raide, ayant, pour la plupart, leur façade découverte, éblouissante de lumières et encombrée d’hommes. Nous étions arrêtés à la porte d’un méchant hôtel de « l’Ouest », dont seulement la partie formant le bar-room était en plein air, et celui-ci était rempli de buveurs et de fumeurs ; dans l’espace laissé libre entre l’hôtel et les wagons, se remuait une masse de vagabonds et de passants. Sur les voies, des locomotives sonnant de lourdes cloches s’ébranlaient puissamment ; la lueur de leur œil de cyclope pâlissant la lumière d’une forêt qui brûlait sur l’un des flancs de la montagne. Des groupes entouraient de grands feux de sapins flambant joyeusement en plein air. Un orchestre jouait bruyamment, et le son impie du tam-tam résonnait à une petite distance. Les montagnes (les sierras de bien des rêves faits au coin du feu) semblaient entourer la ville, et de grands pins se détachaient avec des contours nets et clairs, sur un ciel où brillaient d’un éclat froid la lune et les étoiles.

À cette grande hauteur, le brouillard était pénétrant ; et quand un nègre irrépressible, qui semblait représenter le personnel de l’hôtel, m’eut déposée, moi et mon sac de voyage, dans une pièce qui répondait au parloir, je fus très-satisfaite de trouver quelques restes de nœuds de pins brûlant encore dans le poêle. Un homme vint me dire que, quand le train serait parti, il essayerait de me donner une chambre ; mais qu’il ne pourrait m’en donner qu’une très-misérable, tout étant plein. La foule était uniquement masculine. Il était alors onze heures et demie du soir, et je n’avais point fait de repas depuis six heures du matin. Mais quand, remplie d’espoir, je demandai un souper chaud et du thé, on me répondit que je ne pouvais avoir à souper à cette heure-là ; cependant, au bout d’une demi-heure, le même homme revint avec une petite tasse de thé faible et froid et une petite tranche de pain qui avait l’air d’avoir été tripotée. Je m’enquis auprès du nègre factotum du prix de location des chevaux, et bientôt arriva un homme qui, dit-il, pouvait me fournir ce dont j’avais besoin. Cet homme, vrai type de pionnier de l’Ouest, salua, se jeta dans un rocking-chair, tira près de lui un crachoir, se coupa une nouvelle chique qu’il se mit à mâcher énergiquement, et posa ses pieds, chaussés de grandes bottes crottées dans lesquelles étaient retroussés ses pantalons, sur le haut du poêle. Il me dit qu’il avait des chevaux qui galopaient et trottaient ; qu’il y avait des dames qui préféraient la selle mexicaine ; que je pouvais monter seule en toute sécurité. Après m’être informée de la route, je louai un cheval pour deux jours. Cet homme portait les insignes de pionnier, comme étant l’un des premiers settlers de la Californie ; il allait d’un endroit à l’autre, à mesure qu’un pays devenait trop civilisé pour lui ; « mais rien, ajouta-t-il, ne changera beaucoup à Truckee ». On me raconta ensuite qu’on n’observe point ici les heures habituelles et régulières de sommeil. Les logements sont trop restreints pour une population de deux mille âmes, principalement masculine, et reçoivent fréquemment des additions temporaires ; les lits sont continuellement occupés par des gens différents, pendant la plus grande partie des vingt-quatre heures. Je trouvai, en conséquence, le lit et la chambre qui m’étaient alloués très en désordre. Des habits d’homme et des bâtons étaient suspendus au mur ; des bottes crottées étaient jetées çà et là, et, dans un coin, il y avait un fusil. Point de fenêtre donnant accès à l’air extérieur. Je m’endormis profondément et ne fus réveillée qu’une fois, par l’augmentation du vacarme dans lequel j’avais commencé mon sommeil, varié par trois coups de pistolet tirés rapidement l’un après l’autre.

Ce matin, Truckee avait un aspect tout à fait différent. La foule de la nuit précédente avait disparu. Là où étaient les grands feux, il n’y avait plus que des monceaux de cendre. Un garçon allemand tout endormi semblait être la seule personne de l’établissement, Les cafés en plein air étaient presque déserts, et, seuls, quelques fainéants somnolents erraient dans ce qu’on appelle la rue. On eût dit un dimanche : mais ici, paraît-il, il apporte un redoublement de foule et de gaieté. Le culte public a disparu ; ce jour-là, le travail cesse, mais on s’adonne au plaisir. Je mets dans un sac quelques objets indispensables, et, passant mon costume de cheval hawaien sur une jupe de soie, un cache-poussière par-dessus le tout, je traverse furtivement la plaza jusque chez le loueur de chevaux qui à le plus grand établissement de Truckee ; douze beaux chevaux occupaient des stalles, de chaque coté d’un large passage. Mon ami de la veille au soir me montra son harnachement : trois selles de femme recouvertes de velours et presque sans fourches. Beaucoup de dames, me dit-il, se servaient de la selle mexicaine ; mais ici, aucune ne montait à califourchon. J’étais très-déconcertée. Je ne pouvais monter de la manière habituelle aux femmes, et j’allais abandonner mon projet, lorsque l’homme me dit : « Faites à votre idée ; si l’on peut, quelque part, faire ce que l’on veut, c’est bien à Truckee. » Bienheureux Truckee ! En un instant, un grand cheval gris fut harnaché avec une belle selle mexicaine rehaussée d’argent, une housse de peau d’ours noir et des glands de cuir qui pendaient à la garde des étriers. J’attachai ma jupe de soie sur la selle, déposai mon manteau dans le coffre à maïs, et j’étais en sûreté sur le dos de mon cheval, avant que son propriétaire eût eu le temps de chercher un moyen pour me faire monter. Ni lui, ni aucun des fainéants qui s’étaient rassemblés, ne montrèrent le plus léger signe d’étonnement, et ils étaient tous aussi respectueux que possible.

Une fois à cheval, mon embarras disparut, et je traversai Truckee, dont les maisons aux toits irréguliers et les cabanes plantées dans un lieu défriché, et serrées de près par la forêt et la montagne, semblaient être un campement provisoire. Je passai sous le chemin de fer du Pacifique et suivis, pendant près de vingt milles, les détours de la Truckee, rivière de montagne claire et impétueuse, dans laquelle étaient échoués d’énormes troncs de pins attendant la nouvelle crue pour être mis à flot. C’est une joyeuse et bruyante rivière d’eau glacée, qui ne laisse point de verdure dans sa course turbulente et dont les bords sont dépourvus de fougères et de plantes traînantes. Tout brillait de cette splendeur du ciel et de l’atmosphère, de cette lumière du soleil, de cet éclat général que je n’avais jamais vu avant mon arrivée en Californie, et se combinait avec une élasticité de l’air qui enlevait toute fatigue et donnait du courage pour toute chose. De chaque côté de la Truckee, de grandes sierras s’élevaient comme des murailles, crénelées, fendues, ornées et couronnées de pins énormes ; les murailles s’ouvrant de temps à autre, pour montrer un pic neigeux qui se dresse dans un ciel sans nuage, d’un bleu intense et radieux. À cette hauteur de 6 000 pieds, il faut se contenter des variétés de conifères, car, excepté les trembles qui s’élèvent à quelques endroits d’où les pins ont été enlevés et les peupliers du Canada qui, mais sur un niveau plus bas, bordent les torrents, on ne trouve que des cerisiers, des framboisiers et des groseillers sauvages. Rien de tout cela ne pousse au bord de la Truckee, mais les yeux se repaissent de la vue de pins qui, quoique moins grands que le wellingtonia du Yosemite, sont vraiment gigantesques ; ils atteignent une hauteur de 250 pieds ; leurs troncs sont énormes, du beau rouge du cèdre, s’élevant droits et sans branches jusqu’au tiers de leur hauteur ; leur diamètre est de 7 à 15 pieds, leur forme celle du mélèze, mais avec les aiguilles longues et noires, et leurs pommes ont un pied de long. Les pins se découpent sur le ciel ; ils se massent partout où se trouve un terrain de niveau ; ils surplombent la Truckee à angle droit ou gisent en travers dans une grandeur déchue. On trouvait partout leurs souches et leurs troncs dépouillés, et, sur les sierras, des pousses tendres marquaient l’endroit où on les avait abattus pour les faire porter par la rivière. Le pays sauvage leur doit sa population parsemée, et le bruit aigu de la cognée du bûcheron se mêle au cri des bêtes sauvages et au mugissement des torrents de la montagne. Le chemin est une route de voiture, douce, naturelle et très-agréable pour le cavalier. Mon cheval était beaucoup trop gros pour moi et avait des idées à lui ; mais de temps à autre, quand le terrain le permettait, j’essayais son lourd galop, et cela m’amusait beaucoup. Je ne rencontrai personne et ne dépassai sur la route qu’un chariot de marchandises traîné par vingt-deux bœufs, conduits par trois beaux jeunes gens qui eurent un peu de peine à faire ranger leur embarrassant convoi pour me laisser passer. Après une course d’une dizaine de milles environ, la route gravit dans la forêt une colline escarpée, tourna brusquement, et à travers l’ombre bleue des grands pins qui s’élevaient du ravin où était alors cachée la rivière, se dévoilèrent deux montagnes d’environ 11 000 pieds, dont les sommets dénudés et gris étaient couronnés d’une neige d’une blancheur immaculée. C’était, dans le paysage, une de ces magnifiques surprises qui donnent envie de s’incliner et d’adorer. La forêt était épaisse, avec des broussailles de sapin nain et de ronces, et comme mon cheval devenait inquiet et nerveux, je changeai de direction avec l’idée de prendre un chemin de traverse. J’étais tranquillement en train de raccourcir mon étrier, quand une grosse bête noire et velue, grognant et faisant craquer les branches, sortit du taillis juste en face de moi. Je ne fis que l’apercevoir et crus que mon imagination grossissait un sanglier, mais c’était un ours. Le cheval s’ébroua et se déroba violemment, comme s’il voulait descendre vers la rivière ; puis tourna sur ses pas, en se dérobant toujours, vers un endroit escarpé. Voyant que je ne pouvais rester en selle, je me jetai du côté droit, où le terrain s’élevait beaucoup, de sorte que je ne tombai pas de haut. Je me relevai couverte de poussière, mais ni abattue ni contusionnée. C’était vraiment grotesque et humiliant. L’ours courait d’un côté, le cheval de l’autre, et moi après ce dernier, qui s’arrêta deux fois lorsque j’étais près de lui, puis se retourna et partit au petit galop. Après avoir marché pendant près d’un mille dans une épaisse poussière, je ramassai d’abord la couverture, puis mon sac, et me trouvai bientôt auprès du cheval, qui me regardait en tremblant de tout son corps. Je crus alors pouvoir l’attraper, mais quand je m’avançai vers lui, il se retourna, se cabra plusieurs fois, sortit du chemin, fit plusieurs tours au galop en ruant tout le temps, puis se dressant sur ses pieds de derrière comme pour me défier, il se sauva à toute vitesse dans la direction de Truckee, avec la selle sur le dos et les grands étriers de bois lui battant les flancs, tandis que je cheminais honteusement dans la poussière, portant péniblement le sac et la couverture.

Je marchai pendant près d’une heure, ayant chaud et faim, quand, à ma grande joie, j’aperçus l’attelage des bœufs arrêté au sommet d’une gorge, tandis que l’un des conducteurs m’amenait mon cheval. Ce jeune homme me raconta que, l’ayant vu venir, ils avaient mis l’attelage en travers de la route pour l’arrêter, et se rappelant qu’il les avait dépassés en portant une dame, ils craignaient qu’il n’y eût eu un accident et ils venaient de seller un de leurs propres chevaux pour aller à ma recherche. Il m’apporta de l’eau pour laver mon visage couvert de poussière et sella de nouveau ma monture ; mais elle se déroba, s’ébroua avant de vouloir me laisser monter, et alors s’en alla de côté d’une manière si nerveuse, que le conducteur marcha près de moi pendant quelque temps pour me voir « all right ». Il me dit que les bois qui avoisinent Tahoe étaient remplis d’ours gris et bruns, mais qu’il n’y avait rien à craindre. Je galopai longtemps au delà de l’endroit où j’étais tombée, afin de tranquilliser mon cheval qui était très-inquiet et fatigant.

Le paysage devint alors vraiment magnifique et resplendissant de vie. Des geais bleus huppés volaient à travers les pins sombres, des centaines d’écureuils couraient à travers la forêt, des libellules rouges étincelaient comme une « lumière vivante », de délicieux écureuils rayés traversaient le chemin, mais seul, ici et là, un poudreux lupin bleu me rappelait de plus beaux enfants de la terre. La rivière, calme et large, reflétait dans ses profondeurs transparentes des pins royaux droits comme une flèche, le tronc couvert de lichens verts et d’un beau jaune ; des sapins et des pins balsamiques remplissaient les espaces laissés entre eux. La gorge s’ouvrait, et j’avais devant moi ce lac avec sa ceinture de montagnes, ses bords découpés en baies et en promontoires revêtus pittoresquement d’énormes pins à sucre. Il se ridait et scintillait doucement au soleil de midi, aussi intact qu’il y a quinze ans, alors que sa pure beauté n’était connue que des trappeurs et des Indiens. Un seul homme vit là toute l’année. Autrement, le précoce octobre prive les rives de leurs rares habitants, et pendant sept mois il n’est guère accessible que sur des raquettes. Il ne gèle jamais. Dans les épaisses forêts qui l’entourent et revêtent les deux tiers de ses sierras décharnées, il y a des hordes d’ours gris et bruns, de loups, d’élans, de daims, de martres, de loutres, de skunks, de renards, d’écureuils et de serpents. Je trouvai sur ses bords une auberge construite en bois, et, arrêté à la porte, un chariot sur lequel était étendu un grand ours gris tué le matin même derrière la maison. J’avais l’intention d’aller à dix milles plus loin, mais séduite par la beauté et la sérénité de Tahoe, je suis restée ici à dessiner, à jouir de la vue qu’on a de la verandah, et à errer dans la forêt. Il gèle tous les soirs pendant toute l’année, et j’ai les doigts engourdis.

Cette beauté est enchanteresse. Le soleil couchant s’est caché derrière les sierras de l’ouest, et tous les promontoires couverts de pins de ce côté de l’eau sont d’un bel indigo, qui va se rougir d’une teinte de laque, pour s’assombrir çà et là en une pourpre de Tyr. Au-dessus, les pics qui reçoivent encore le soleil sont d’un rouge rosé étincelant, et toutes les montagnes de l’autre côté sont roses ; roses aussi, les sommets éloignés où sont les amas de neige. Des teintes indigo, rouge et orange, colorent l’eau calme qui, sombre et solennelle, s’étend contre la rive à l’ombre des pins majestueux. Une heure plus tard, et une lune presque pleine, non pas un disque pâle et plat, mais une sphère radieuse, a paru dans la rougeur du ciel. Le coucher du soleil est arrivé par tous les degrés de la beauté, par toutes les gloires de la couleur, par la lutte et le triomphe, le pathos et la tendresse, à un repos long, calme et rêveur, auquel a succédé la solennité profonde du clair de lune et un silence qui n'est interrompu que par les cris que poussent, dans la nuit, les bêtes des forêts embaumées.


LETTRE II

Une dame de San-Francisco. — Les ours gris. — Le « joyau des sierras ». — Une histoire tragique. — Un carnaval de couleurs.
Cheyenne, Wyoming, 7 septembre.

À mesure que la nuit s’avançait, le froid devenait plus intense, et chacun était attiré par le poêle. Une dame de San-Francisco, très-peinte, vêtue de velours vert émeraude orné de dentelles de Bruxelles et portant des diamants, bavardait sans interruption pour l’amusement de la compagnie et décrivait des gens et des scènes, avec un fort accent de l’Ouest, sans se gêner le moins du monde pour ce qu’elle disait. Dans quelques années, Tahoe, grâce à sa facilité d’accès, sera inondé pendant l’été de gens aussi vulgaires. Je soutins la réputation que nous avons en Amérique, car j’étais « fagotée », et, sentant que j’allais servir de but aux saillies de l’orateur, je fus enchantée quand la maîtresse de l’hôtel, une Anglaise très comme il faut, me demanda de me joindre à elle et à sa famille dans le bar-room, où nous avons parlé longtemps des environs et de leurs bêtes sauvages, surtout des ours. La forêt en est remplie, mais ils ne vous attaquent jamais, à moins qu’ils ne soient blessés ou tourmentés par les chiens, ou encore lorsqu’une ourse croit que vous voulez inquiéter ses petits.

Je rêvai si bien des ours, que je me réveillai croyant sentir à la gorge une étreinte velue ; mais cependant, très-reposée, je montai à cheval après déjeuner ; le soleil était haut à l’horizon et l’air si vif et enivrant, que, lâchant la bride, je galopai du haut en bas de la colline. Je ne ressentais aucune fatigue. En vérité, cet air est un élixir de vie. Je fis une promenade splendide en revenant à Truckee. La route n’était pas aussi solitaire que la veille. Dans une partie profonde de la forêt, mon cheval se mit à ruer, et je vis une ourse couleur de cannelle, avec ses deux petits, traverser le chemin devant moi. J’essayai de faire tenir mon cheval tranquille, afin que la mère ne pût pas me soupçonner de desseins sur ses oursons à la démarche dandinante, et je fus très-satisfaite quand la bande gauche et velue traversa la rivière. Je rencontrai ensuite un attelage, que le conducteur arrêta pour me dire qu’il était bien aise que je ne fusse pas allée à Cornelian Bay, le chemin étant très-mauvais, et qu’il espérait que Tahoe m’avait plu. Le conducteur d’un autre attelage me demanda si j’avais vu des ours ; puis un homme pesamment armé, probablement un chasseur, me questionna pour savoir si j’étais la touriste anglaise qui, la veille, avait rencontré un ours gris. Je vis ensuite un bûcheron prenant son repas sur un rocher dans la rivière ; il toucha son chapeau et m’apporta de l’eau glacée que je pus à peine boire, tant mon cheval était inquiet ; il me cueillit aussi des œillets de montagne que j’avais admirés. Je mentionne ces petits incidents pour montrer quelles habitudes de respectueuse courtoisie envers les femmes règnent dans ce pays. Ces hommes auraient été excusables de parler d’une manière un peu libre à une femme montant seule et d’une façon qui n’est pas habituelle.

Mon cheval était si nerveux que j’évitai le centre de Truckee et me faufilai à travers une quantité de huttes de Chinois jusqu’à l’écurie, où l’on me fit voir, pour ma course au lac Donner, un prodigieux cheval rouen. Je demandai à mon propriétaire, qui prenait autant d’intérêt à mon plaisir que l’eût pu faire un Highlander de l’Ouest, s’il n’y avait point aux alentours des bandits qui pussent rendre dangereuse une promenade du soir. On racontait l’histoire d’un homme qui, deux jours auparavant, avait traversé Truckee, ayant dans un sac, derrière sa selle, un cadavre mis en morceaux, et, à tort ou à raison, on fait de cet endroit-ci le théâtre d’une foule d’histoires de brigands. Mon homme me répondit : « Il y a une mauvaise espèce de bandits, mais le plus vilain de tous ne vous touchera même pas. Les gens de l’Ouest n’admirent rien tant que le courage chez une femme. » Je fus obligée de monter sur un baril pour atteindre l’étrier, et, une fois en selle, mes pieds ne venaient qu’à la moitié des flancs du cheval. Je me faisais sur lui l’effet d’une mouche. La route traversait d’abord une vallée sans rivière, mais une certaine humidité nourrissait une herbe de marécage haute et touffue, la première herbe verte que j’aie vue en Amérique ; les pins aux troncs rouges tranchant sur ce vert étaient superbes. Je hâtai ma course et arrivai soudainement au lac Donner, qui me frappa par sa beauté. Il n’a que trois milles de long sur un et demi de large et se cache au milieu des montagnes. Il n’y a point d’habitation sur ses bords, si ce n’est quelques huttes de bûcherons abandonnées. Son isolement me plut beaucoup. Je ne vis ni homme ni bête, pas même un oiseau, depuis le moment où je quittai Truckee jusqu’à celui où j’y revins. Les montagnes, qui s’élèvent brusquement de la rive, sont couvertes d’épaisses forêts de pins, d’où surgissent et là des formes étranges de rochers gris et dénudés, crénelés ou en pointe. Du côté opposé, à une hauteur d’environ 6 000 pieds, on voit, à travers les pins, une ligne grise ascendante, d’où viennent de temps à autre des sons incohérents et pareils à un grondement. C’est l’une de ces galeries de bois du chemin de fer du Pacifique qui privent les voyageurs de la vue de tout ce que j’admirais. Le lac porte le nom d’un M. Donner qui arriva avec sa famille sur les bords de la Truckee, vers la fin de l’année, en compagnie d’une bande d’émigrants engagés pour la Californie. Embarrassé d’une quantité de bétail, il laissa les émigrants continuer leur route et, avec seulement seize personnes, y compris sa femme et quatre enfants, campa près du lac. Le matin, ils trouvèrent tout couvert de neige, et, après s’être consultés, il fut convenu que toute la bande, excepté M. Donner qui était souffrant, sa femme et un ami allemand, prendrait les chevaux et tenterait de traverser la montagne, ce qu’elle ne réussit à faire qu’après avoir couru de grands dangers. Cependant, comme la tempête continua pendant plusieurs semaines, il fut impossible de porter secours à ceux qui étaient restés en arrière. Au commencement du printemps, quand la neige fut assez dure pour permettre le voyage, une petite troupe partit à leur recherche, s’attendant à les trouver vivants et bien portants, puisqu’ils avaient assez de bétail pour se nourrir. Après plusieurs semaines de fatigues et de dangers, l’expédition gravit les sierras et atteignit le lac Donner. Lorsqu’en arrivant au camp, on ouvrit la porte grossière, on trouva, assis devant le feu, l’Allemand mangeant avec avidité un bras et une main rôtis. On se jeta sur lui, et ce n’est qu’avec difficulté qu’on lui arracha ces débris humains. Une courte recherche fit découvrir, gelé dans la neige et avec un bras de moins, le corps de la femme, encore ronde, grasse et fraîche, ce qui indiquait qu’elle était dans un parfait état de santé quand elle subit son malheureux sort. La petite troupe retourna en Californie, emmenant l’Allemand, qui racontait que M. Donner avait péri dans l’avalanche, que le bétail s’était échappé, ne leur laissant que peu de nourriture, et que, lorsque cette nourriture avait été épuisée, madame Donner était morte. On ne crut jamais à ce récit, et la vérité se fit jour. L’Allemand avait tué le mari, brutalement massacré la femme et s’était emparé de l’argent. Il n’y avait cependant pas de témoins, et le meurtrier s’en tira en rendant de force l’argent aux héritiers de Donner.

Cette histoire tragique me remplissait l’esprit tandis que je m’avançais vers la source du lac ; à chaque instant il devenait plus grandiose et d’une beauté impossible à décrire. Le soleil se couchait rapidement, et les promontoires verts, boisés de pins splendides, recevant ses rayons d’or, se détachaient l’un derrière l’autre sur un fond d’un magnifique bleu sombre, tandis que des sommets d’un gris pâle, à pic et en forme de tourelles, s’amoncelaient au-dessus d’eux, brillant d’une lumière ambrée. L’ombre s’obscurcit ; il tombait une forte rosée, des odeurs aromatiques flottaient dans l’air, et les grands pics brillaient toujours d’une vive lumière, jusqu’au moment où, en une seconde, elle s’évanouit, les laissant de la pâleur cendrée d’un visage mort. Il faisait froid et sombre à l’ombre des montagnes ; le frisson glacial des hauteurs m’enveloppait, la solitude était écrasante ; mais c’est à contre-cœur que je ramenai mon cheval vers Truckee, me retournant souvent pour regarder les sommets cendrés dans leur charme surnaturel. Vers l’est, l’aspect du paysage changeait incessamment, tandis que le lac resta longtemps « une nappe polie d’or vif ». Truckee était complètement hors de vue dans un creux rempli de laque et de cobalt. Peu de temps après, commença un carnaval de couleurs que je ne puis décrire que comme délirant ; enivrant comme une joie trop grande, une angoisse tendre, un désir indescriptible, une musique surnaturelle riche d’amour et d’adoration. Il dura beaucoup plus d’une heure, et, quoique la route devint très-noire et que le train qui devait m’emmener fût en train de gravir rapidement les sierras, je ne pouvais aller qu’au pas.

Les montagnes de l’est, grises tout à l’heure, se colorèrent d’un rose pâle qui devint rose, puis rouge ; elles perdirent alors toute apparence de solidité, et devinrent claires et pures comme une améthyste, tandis qu’au-dessous, toutes les chaînes ondulées et les cimes revêtues de pins prenaient aussi un aspect éthéré, mais d’un bleu magnifique et sombre, et qu’un effet étrange de l’atmosphère fondait le tout en un tableau parfait. Le temps changea, s’assombrit, rougit, s’adoucit, devint de plus en plus merveilleux, tandis qu’il faisait nuit sous les pins, jusqu’à ce que, s’étant fait voir pendant une heure, les pics couverts de pierreries devinrent subitement comme ceux des sierras, pâles comme la mort. Beaucoup plus tard, une froide lumière dorée se traînait à l’est, les pins se dessinant en relief sur sa pureté, et là où avait brillé la lueur rose, se soulevait une lune énorme ; la lumière vacillante des feux de la forêt striait lugubrement, de loin et de près, les flancs de la montagne. Je compris que la nuit était venue avec son étrangeté, et, mettant mon grand cheval au galop, je me cramponnai à lui, jusqu’à ce que je l’eusse arrêté à Truckee, qui était à l’apogée de ses réjouissances du soir. — Les feux brûlaient en plein air ; les bar-rooms et les cafés étaient remplis, les lumières brillaient, les tables de jeu étaient encombrées, le violon, la guitare en affreuse discordance, et l’air résonnait de blasphèmes et d’obscénités.


LETTRE III


Un temple de Morphée. — L’Utah. — Une « ville oubliée de Dieu ». — Un couple malheureux. — Les villages de chiens. — Une colonie de tempérance. — Une auberge du Colorado. — Le fléau des punaises. — Le fort Collins.


Cheyenne, Wyoming, 8 septembre.

À onze heures précises du soir, l’énorme train du Pacifique, faisant résonner sa lourde cloche, s’arrête devant l’hôtel de Truckee ; je présente mon billet à la double porte d’un « palais d’argent », et le steward, chaussé de pantoufles, me conduit à mon lit ; — lit luxueux de trois pieds et demi de large avec un sommier élastique, de beaux draps de toile et des couvertures de Californie d’un grand prix. Les vingt-quatre habitants du wagon étaient tous invisibles, endormis derrière de superbes rideaux. C’était le vrai temple de Morphée. Tout était voué au sommeil. Quatre lampes d’argent suspendues au plafond brûlaient faiblement en donnant une lumière rêveuse. De chaque côté du passage du milieu, de riches rideaux de reps, verts et cramoisis, rayés d’or, étaient attachés à des barres d’argent posées près du plafond et traînaient sur un moelleux tapis d’Axminster. La température était soigneusement maintenue à 70°. Au dehors, il y en avait 29. Des portières et des fenêtres doubles, des dispositions ingénieuses et coûteuses de ressorts et de coussins, — ainsi qu’une vitesse limitée à 18 milles à l’heure, assuraient du silence et garantissaient des cahots.

Une fois couchée, le galop sous les pins sombres, la lune froide, les forêts en feu, les lumières étincelantes et le vacarme de Truckee s’évanouirent comme s’évanouissent les songes, et, huit heures plus fard, une aurore rose et pure me laissait voir un pays plat et desséché, avec des buissons de sauge grise poussant dans un sol encroûté d’alcali et borné, de chaque côté, par des chaînes de montagnes basses et brillantes. Pendant toute la journée, nous avons voyagé sous un ciel sans nuages, traversé des plaines solitaires et lumineuses, et nous sommes arrêtés deux fois à des maisons de bois, également solitaires et brillantes, où, pour un dollar par tête, on avait un repas grossier et graisseux, infesté de mouches indolentes. Le soir, nous traversions le continent sur la ligne la plus courte ; je restai assise pendant une heure, sur la plate-forme de l’arrière du dernier wagon, pour jouir de la beauté merveilleuse du coucher du soleil et de l’atmosphère. Aussi loin que pouvaient se porter les regards dans l’air cristallin, rien que le désert. Les chaines aiguës de Humboldt flamboyaient au soleil ; leurs crevasses étaient pleines de neige et, bien qu’à une distance de 45 milles, elles semblaient n’être qu’à un temps de galop. La brillante voie de métal, rougissant comme tout le reste dans un froid lointain, était tout ce qui nous reliait à la civilisation de l’Est ou de l’Ouest.

Le matin suivant, lorsque, sans cérémonie, le steward nous chassa de nos lits peu après le lever du soleil, nous courions vers le grand lac Salé, borné par les chaînes blanches du Whasatch. Le long de ses rives, l’industrie mormonne a, au moyen d’irrigations, forcé le sol à rendre de belles récoltes de foin et d’orge. Nous dépassons quelques huttes d’où sortaient, même à cette heure matinale, des Mormons accompagnés chacun de deux ou trois femmes, se rendant à leur travail. Ces femmes étaient laides, et leurs vêtements bleus, sans forme, hideux. À la ville mormonne d’Ogden, nous avons changé de train et traversé de nouveau des plaines poudreuses, blanches et étincelantes, variées par de violents cours d’eau boueux et des vallées arides se rétrécissant de temps à autre pour former des canyons[3]. D’un commun accord, on tint les fenêtres fermées, afin d’éviter la fine poussière blanche alcaline, si irritante pour les narines. Le voyage devint plus en plus fastidieux, à mesure que nous gravissions rapidement des plaines immenses et des déserts de sable, qui n’étaient même pas bornés par des montagnes ; une butte, çà et là, rompait seule la monotonie. Les marques de roues sur le chemin de l’Utah étaient souvent parallèles à la voie du chemin de fer et des ossements de bœufs blanchissaient au soleil, restes de ceux dont les cadavres tombèrent au désert dans leur aride et long voyage. Les premiers rayons du soleil nous trouvèrent, aujourd’hui dimanche, frissonnant au fort Laramie, poste de frontière tristement situé à une hauteur de 7 000 pieds. — Mille pieds de plus, sur des terrains poudreux, nous ont amenés à « Sherman », le point le plus élevé qu’atteigne ce chemin de fer. À l’est de ce point, les eaux tombent dans l’Atlantique. On appelle « traverser les montagnes Rocheuses », l’ascension de ces plateaux qui paraissent de niveau, mais je n’ai rien vu de la chaîne, si ce n’est deux pics surbaissés à l’horizon lointain et semblables à des dents. Il faisait cruellement froid ; quelques personnes croyaient qu’il neigeait, mais je vis seulement rouler des nuages de brouillard. De jeunes garçons circulèrent à travers les wagons pendant toute la matinée, vendant des journaux, des romans, des cactus, du sucre d’orge, des pistaches et des ornements d’ivoire, si bien qu’ayant perdu toute notion des jours, je ne sus que c’était dimanche que lorsque le train s’arrêta à la porte de l’hôtel de ce vilain endroit.

Les plaines qui l’entourent sont infinies et sans verdure. L’herbe rare avait depuis longtemps été changée en foin par les intenses chaleurs de l’été. Ni arbres, ni plantes ; le ciel est gris, la terre jaunâtre, l’air orageux et tout le settlement est couvert de nuages d’une grosse poussière de granit qui balaye la prairie. On décrit Cheyenne comme un endroit « abandonné de Dieu, oublié de Dieu ». Que Dieu y soit oublié, cela est écrit sur la face de Cheyenne, qui doit son existence au chemin de fer ; sa population a diminué, mais c’est le dépôt d’une énorme quantité de choses nécessaires à la vie, distribuées dans les quelques districts établis dans un rayon de 300  milles, par des chariots tirés par quatre ou six chevaux, ou des mules, ou le double de bœufs. Il s’y trouve quelquefois plus de cent chariots ensemble avec deux fois autant de conducteurs. ― C’était, il y a peu de temps, un pandémonium achevé, habité principalement par des tapageurs et des bandits, écume d’une civilisation en marche ; les meurtres, les coups de couteau, les coups de fusil et les rixes au pistolet étaient, à cette époque, les événements de chaque instant dans ces repaires de buveurs. Mais dans l’Ouest, lorsque les choses arrivent au pire, on use d’un remède violent et sûr. Les settlers qui trouvent que la situation devient intolérable, s’organisent en comité de surveillance et le « Juge Lynch » paraît sur la scène, avec quelques mètres de corde. La majorité réunit les soutiens de l’ordre ; on envoie aux coupables des avertissements qui portent simplement la grossière esquisse d’un arbre avec un homme pendu, accompagnée de mots semblables à ceux-ci : « Décampez d’ici à six heures du matin, ou… » Une quantité des pires bandits sont jugés d’une façon encore plus sommaire que celle d’une cour martiale tambourinée, garnis d’un collier de chanvre et enterrés ignominieusement. On m’a raconté qu’ici on s’est débarrassé, de cette manière, de cent vingt brigands en une quinzaine. Cheyenne est maintenant aussi sûr qu’Hilo, et l’intervalle entre le dérèglement le plus extrême et le moment où paraît la loi des États-Unis, avec sa corruption et sa faiblesse, est d’un bon ordre et d’une sécurité relatifs. La piété n’est pas le fort de Cheyenne. Les routes y retentissent d’atroces blasphèmes, et le tapage des salles et des bar-rooms, s’il est réprimé, n’est pas anéanti.

La population, qui a été de 6 000 âmes, n’est plus que d’environ 4 000. Cheyenne est un vilain assemblage de maisons de bois et de cabanes[4] ; de monceaux de décombres et de carcasses de daims et d’antilopes, d’où s’exhalent les odeurs les plus épouvantables que j’aie senties depuis longtemps. Quelques-unes des maisons sont peintes d’un blanc qui nous aveugle ; les autres ne sont pas peintes ; il n’y a ni plantes, ni jardins ; rien de vert ! La ville s’éparpille confusément sur les plaines brunes infinies, à l’extrémité desquelles on voit les trois pics dentelés. Elle est absolument simple et sale, fourmille de gens à la lourde apparence de piliers de taverne et paraît être le séjour d’hommes bas et vils. Sous les fenêtres de l’hôtel, les wagons chargés changent constamment de voie, mais au delà des lignes du chemin de fer, il n’y a que les plaines brunes avec leurs perspectives solitaires. De temps à autre, on aperçoit un cavalier voyageant à l’amble ; tantôt une bande d’Indiens peints ornés de plumes, civilisés au point d’avoir des armes à feu, montés sur de misérables poneys et suivis de leurs squaws empaquetées à califourchon sur les poneys chargés de bagages. Puis un troupeau de bétail à la haute échine, aux longues cornes, qui, depuis plusieurs mois qu’il vient du Texas, pâture en poursuivant sa route, est escorté par quatre ou cinq hommes aux longs éperons, coiffés de chapeaux pointus et vêtus d’habits à capuchon bleu ; ils ont de grandes bottes, sont pesamment armés de revolvers, de fusils à répétition, et montent de petits chevaux nerveux ; un chariot, recouvert d’une bâche blanche et tiré par huit bœufs, porte probablement au Colorado un émigrant et sa fortune. Sur l’une des mornes étendues du settlement, six chariots, couverts aussi de leurs bâches blanches et traînés chacun par douze bœufs, poursuivent leur course vers un but éloigné. — Tout suggère un au delà.

9 septembre.

J’ai trouvé ici, au bureau de poste, grâce à l’amabilité de miss Kingsley, une lettre-circulaire de recommandation de l’ex-gouverneur Hunt ; une autre, également précieuse, « d’identité » et de recommandation, de M. Bowles, du « Spring-field republican », dont le nom est connu partout dans l’Ouest. Ainsi munie, je m’enfoncerai hardiment dans le Colorado. Les mauvaises odeurs me donnent des vertiges et des nausées. Un « aide » me dit que, depuis vingt jours, il y a eu cinquante-six morts causées par le choléra. Puisque la charité ordinaire fait défaut dans ce pays d’âpre avidité, je me demande si on peut l’acheter avec des dollars comme toute autre marchandise, y compris les votes ? Hier soir, j’ai fait la connaissance d’un sombre gentleman du Wisconsin, dans un état de consomption très-avancée, de sa femme qui est remplie de courage et de leur jeune baby. Comme dernière ressource, on lui avait ordonné les plaines, mais il allait beaucoup plus mal ! Ce matin, de bonne heure, il s’est traîné à ma porte, pouvant à peine parler tant il était faible et crachait le sang, pour me demander d’aller trouver sa femme qui, disait le docteur, était malade du choléra. L’enfant avait été souffrant toute la nuit, et, ni pour or ou pour argent, il ne pouvait trouver personne qui voulût faire quelque chose pour lui, pas même aller chercher les médicaments. La dame était bleue ; les crampes la faisaient cruellement souffrir. Le pauvre enfant, qui n’était pas sevré, hurlait pour avoir la nourriture * qui lui faisait défaut. J’essayai, en vain, de me procurer de l’eau chaude et de la moutarde pour faire des sinapismes, et, quoique j’aie offert à un nègre un dollar pour qu’il allât chercher les médicaments, il le regarda avec dédain, se mit à fredonner et dit qu’il était obligé d’attendre le train du Pacifique, qui ne devait pas arriver avant une heure. Ce fut aussi inutilement que je parcourus les rues de Cheyenne pour trouver un biberon. Pas un cœur maternel ne s’attendrit pour la mère sans secours et l’enfant affamé, et ma dernière ressource fut de tremper un morceau d’éponge dans un peu d’eau et de lait et d’essayer d’apaiser la pauvre petite créature. Après avoir appliqué des rigollots, je sortis pour me procurer des remèdes. L’hôte populaire (un célibataire) m’indiqua une jeune fille qui consentit, après de grandes difficultés, à se charger du baby et à soigner la mère moyennant deux dollars par jour. Je restai jusqu’à ce que cette dernière allât mieux, et je pris le train pour Greeley, settlement des plaines, qu’on m’avait recommandé comme point de départ pour les montagnes.

Fort Collins, 10 septembre.

J’ai éprouvé une sensation étrange en m’embarquant sur les plaines. Des plaines et des plaines encore ; des plaines généralement plates, mais se déroulant en longues ondulations comme les vagues d’une mer endormie. Elles ne présentent qu’une maigre végétation d’herbe, de tiges de fleurs desséchées, de yuccas et de petits cactus en forme de ruche. On pourrait galoper sur le tout.

Elles sont peuplées de grands villages de ce qu’on appelle les chiens de prairie, parce qu’ils poussent un aboiement court et aigu ; mais ces chiens sont, en réalité, des marmottes. Nous avons dépassé une quantité de ces villages, composés d’orifices élevés et circulaires, d’un diamètre d’environ dix-huit pouces avec des passages en pente d’une profondeur de cinq ou six pieds. Des centaines de ces terriers sont groupés presque au même endroit, et, sur chacun de leurs rebords, une petite bête à la fourrure rougeâtre se tient assise sur ses pattes de derrière et ressemble beaucoup à un jeune phoque, à l’exception de la tête. Ces animaux étaient en sentinelle et se chauffaient au soleil. Lorsque nous passions, chacun d’eux poussait un aboiement d’alarme, remuait la queue et, faisant un grotesque moulinet avec les pattes de derrière, plongeait dans son trou. L’aspect de centaines de ces bêtes, de dix-huit pouces de long, assises comme un chien qui mendie, les pattes en bas et toutes tournées vers le soleil, est tout ce qu’il y a de plus drôle. Le wish-ton-wish a peu d’ennemis et est très-prolifique. D’après son énorme accroissement, l’énergie qu’il met à creuser ses terriers et leur étendue, on peut s’imaginer que, dans quelques années, les prairies seront sérieusement atteintes, puisqu’il découpe en cellules le sol, qu’il rend très-peu sûr pour les chevaux. Les terriers semblent être ordinairement partagés par des hiboux, et beaucoup de gens soutiennent qu’ils sont aussi habités par des serpents à sonnettes ; mais j’espère, pour les joyeux et inoffensifs petits chiens de prairie, que ce fâcheux compagnon n’est qu’un mythe.

Après que le train eut couru pendant quelque temps sur une rampe inclinée, cinq chaînes de montagnes distinctes l’une au-dessus de l’autre, d’un bleu sombre sur un ciel sombre, émergèrent au-dessus de la mer des prairies. Un wagon de chemin de fer américain, chaud et rempli de Yankees chiquant et crachant, n’était pas un moyen idéal d’approcher de ces montagnes qui s’étaient, depuis longtemps, imprimées dans mon imagination. Cependant le spectacle était vraiment grandiose, bien qu’éloigné de soixante milles et que nous le contempliions d’une plate-forme d’une hauteur de 5 000 pieds. Tandis que j’écris, je n’en suis qu’à vingt-cinq milles, et peu à peu elles s’emparent de moi. Je les regarde et ne sens rien autre chose. À cinq heures de l’après-midi, des maisons et des champs verts commencèrent à paraître : le train s’arrêta, et deux de mes compagnons et moi descendîmes, portant nos bagages à travers une épaisse poussière jusqu’à une méchante taverne de l’Ouest, où, avec difficulté, on nous logea pour la nuit. On appelle ce settlement la colonie de tempérance de Greeley ; elle a été fondée dernièrement, par une classe industrieuse d’émigrants de l’Est, tous tempérants complets et d’opinions politiques avancées. Ils ont acheté et clôturé 50 000 acres de terre, construit un canal d’irrigation qui distribue l’eau à des conditions raisonnables, ont déjà une population de 3 000 âmes et forment la colonie naissante la plus prospère du Colorado, étant absolument débarrassés de paresseux et de criminels. Leurs champs si riches ne sont productifs qu’artificiellement ; et après avoir vu des régions où tout est donné par la nature, on est surpris que des gens s’établissent ici, où ils dépendent des canaux d’irrigation et courent les risques de voir leurs récoltes détruites par les sauterelles. Une clause des chartes de la colonie interdit l’entrée, la vente ou la consommation de liqueurs enivrantes, et j’entends raconter que les hommes de Greeley mènent leur croisade contre la boisson au delà de leurs frontières. Ils ont, dernièrement, saccagé trois maisons ouvertes pour vendre à boire non loin de chez eux, versant le whisky par terre, de façon qu’on n’eût plus envie de tenter la chance d’apporter des liqueurs près de Greeley ; cette influence tempérante s’étend sur un très-grand espace de pays. Les hommes n’ayant point de bar-rooms où aller, je remarquai que Greeley était endormi à l’heure où les autres endroits commencent leur tapage.

Ma première épreuve de voyage au Colorado a été plutôt sévère. À Greeley, j’avais d’abord une petite chambre en haut de la maison, mais je l’abandonnai à un ménage avec un enfant, et alors on m’en donna une pas plus grande qu’un cabinet, avec une cloison de toile. Elle était très-chaude, et il y avait partout une épaisseur de mouches noires. La maîtresse de l’hôtel, qui était Anglaise, venait de perdre son « aide » et était dans un grand embarras, si bien que je l’aidai à préparer le souper, où dominaient la graisse et les mouches noires. Vingt hommes en habits de travail prirent leurs repas et sortirent, « personne ne parlant à personne ». La maîtresse de l’hôtel me présenta à un colon de Vermont qui habite les Foot-Hills ; il fut très-aimable et se donna beaucoup de peine pour me trouver un cheval. Les chevaux abondent, mais ce sont de grands chevaux de trait américains ou de petites bêtes actives qu’on appelle broncos, d’un mot espagnol qui veut dire que l’on ne peut jamais les dompter. Presque tous ruent, et on les dit plus mauvais et plus traîtres que des mules. Il n’y a, à Greeley, qu’un seul cheval sûr pour une femme. J’essayai un poney indien au clair de lune, — et quel clair de lune ! — mais je lui trouvai les jambes faibles. — En fait de salon, il n’y avait que la cuisine ; aussi m’en allai-je promptement me coucher, mais je fus bien vite réveillée par des bêtes grouillantes qui me semblaient être par myriades. Je fis de la lumière et vis de telles multitudes de punaises, que je m’installai comme je pus sur des chaises de bois, où, mal à mon aise, je sommeillai jusqu’au lever du soleil. Les punaises sont un grand fléau du Colorado. Elles sortent de la terre, infestent les cloisons, et la plus grande propreté ne vous en débarrasse pas. Beaucoup de ménagères soigneuses démontent leurs lits toutes les semaines pour y mettre de l’acide carbonique.

La matinée était splendide et fraîche et les grandes chaînes des montagnes Rocheuses étaient magnifiques. J’essayai de nouveau le poney, mais je vis qu’il ne pourrait faire un long voyage, et comme ma connaissance de Vermont m’offrait une place dans son chariot, pour le fort Collins, qui me rapprochait de vingt-cinq milles des montagnes, je réunis quelques objets et partis. Nous avons quitté Greeley à dix heures et sommes arrivés au fort à quatre heures et demie, après nous être arrêtés une heure en route pour manger. J’ai aimé la première partie du voyage ; mais pendant la dernière, l’ardente et flamboyante chaleur du soleil sur la terre blanchâtre était terrible, même avec l’ombrelle blanche dont je ne m’étais point servie depuis que j’ai quitté la Nouvelle-Zélande ; j’en avais des étourdissements. Puis les yeux ne se reposent jamais sur rien de vert, si ce n’est dans les fonds de rivière où il y a de l’herbe. Nous avons suivi presque tout le temps le cours de la rivière Cache à la Poudre. Elle prend sa source dans les montagnes et, après avoir fourni à Greeley ses irrigations, tombe dans la Platte, l’un des affluents du Missouri. Une fois au delà des maisons éparses et des grands enclos des vigoureux colons de Greeley, nous étions dans l’immense prairie. De temps à autre quelques cavaliers nous dépassaient, et nous avons rencontré trois chariots à bâches blanches. On peut aller presque partout, excepté là où les chiens de prairie ont creusé le sol, et le passage des chariots sur la même voie fait une route. Nous avons traversé la rivière, dont le cours est marqué tout le long du chemin par une bordure de peupliers du Canada et de trembles, et les heures se sont succédé sans qu’il y eût rien à voir, si ce n’est quelques villes de chiens avec leurs drôles de petites sentinelles. Mais, devant nous, la rue était magnifique. Les Alpes vues des plaines de la Lombardie sont le plus beau panorama de montagnes que j’aie contemplé, mais n’égalent pas encore celui-ci ; car non-seulement cinq pics gigantesques, d’une hauteur presque égale à celle du mont Blanc, élèvent au-dessus des chaînes plus basses leurs sommets étincelants, mais encore l’étendue de ces montagnes est immense, et le tout baigne dans un milieu transparent d’un bleu admirable qui n’est pas de la brume, mais quelque chose de particulier au pays. Le manque de premier plan est un grand défaut artistique, et l’absence de verdure est mélancolique ; cela me fait songer tristement aux détails enchanteurs des îles Hawaï. Nous nous sommes arrêtés à une maison de bois où nous avons dîné avec du bœuf et des pommes de terre ; et ce qui m’amusa, c’est que les cinq hommes qui partagèrent notre repas s’excusèrent de n’avoir point d’habit, comme si, dans les plaines, un habit n’eût pas été une énormité.

C’est le jour des élections du territoire ; des hommes parcouraient la prairie au galop, allant inscrire leurs votes. Les trois qui étaient dans le chariot parlèrent politique tout le temps, et ouvertement et sans honte des prix attribués aux votes. Évidemment, il n’y a guère de politicien, d’un côté ou de l’autre, qui ne soit accusé d’une corruption honteuse. Nous avons vu un convoi de 5 000 têtes de bétail du Texas allant du sud de ce pays à Iowa ; depuis neuf mois il est en route. Il était sous la garde de vingt vacheros à cheval, pesamment armés, accompagnés d’un petit chariot rempli de fusils et de munitions qui peuvent être utiles, car les Indiens font partout des incursions. Ils sont enragés qu’on massacre inutilement, et avec insouciance, les buffles, qui sont leur principale ressource. Il y a dans les plaines des troupeaux de chevaux sauvages, de buffles, de daims, d’antilopes, et dans les montagnes, des ours, des loups, des daims, des lions, des bisons et des moutons. Dans chaque chariot on voit un fusil, les gens espérant toujours rencontrer du gibier.

Lorsque nous avons atteint le fort Collins, la chaleur du soleil m’avait rendue souffrante et donné des étourdissements ; aussi étais-je peu disposée à être satisfaite de cet endroit fort déplaisant. C’était autrefois un poste militaire, qui consiste maintenant en quelques maisons de bois édifiées récemment sur la plaine nue et brûlante. Les colons ont de « grandes espérances », mais qu’espèrent-ils ? Les montagnes ne semblent guère plus rapprochées qu’à Greeley ; on ne s’aperçoit de leur proximité que parce qu’on ne voit plus les pics les plus élevés. Il y a moins de punaises dans cette maison que dans celle de Greeley, mais elle est pleine de mouches. Ces nouvelles colonies sont absolument révoltantes ; uniquement utilitaires, vouées à parler dollars aussi bien qu’à les gagner. Les conversations sont grossières, la nourriture est grossière, tout est grossier ; il ne s’y trouve rien pour satisfaire des aspirations plus élevées, si elles existent ; rien sur quoi les yeux puissent se reposer avec plaisir. En outre de milliers de mouches noires, le plancher de l’auberge fourmille de sauterelles ; les premières couvrent le sol et s’élèvent en bourdonnant lorsqu’on marche.


LETTRE IV


Le fléau des mouches. — Un conducteur mélancolique. — Les Foot-Hills. — Une boarding house de montagne — Une vie ennuyeuse. — « Je me rends agréable. » — Le climat du Colorado. — Le Soroche et les serpents.


Canyon, 12 septembre.

Je me sentais si fatiguée et si stupide, que, de propos délibéré, je dormis toute l’après-midi afin d’oublier la chaleur et les mouches. Trente hommes en habit de travail, silencieux et tristes, vinrent souper. Le bœuf était dur et gras, le beurre s’était fondu en huile, et bœuf et beurre étaient noirs de mouches vivantes, ou noyées, ou à demi noyées. La nappe graisseuse était également noire de mouches. Aussi ne fus-je point étonnée que les convives eussent l’air triste et s’en allassent promptement. Je ne pus trouver de cheval, mais on me recommanda beaucoup de venir ici, et de loger chez un settler qui, disait-on, avait une scierie et prenait des pensionnaires. La personne qui me conseillait tant d’agir ainsi me donna un mot d’introduction, me dit que cela se trouvait dans une belle partie des montagnes où beaucoup de gens avaient campé tout l’été pour rétablir leur santé. L’idée d’une boarding house, telle que je les connais en Amérique, était assez effrayante dans l’état actuel de ma garde-robe ; je me décidai donc à emporter mon sac de voyage aussi bien que ma caisse, de peur de n’être point admise à cause de ma méchante toilette. Le lendemain matin, je partis de bonne heure dans un buggy attelé d’actifs broncos et conduit par un jeune homme profondément mélancolique. Il n’était jamais allé au canyon ; il n’y avait pas de route. Nous n’avons rencontré personne et rien vu, si ce n’est une antilope dans le lointain. Mon conducteur devenait de plus en plus mélancolique et perdit son chemin, se dirigeant çà et là, pendant près de vingt milles, jusqu’à ce que nous soyons arrivés à une vieille trace qui nous conduisit à un vallon fertile où l’on faisait la moisson de l’orge et les foins et où cinq ou six maisons avaient un air gai. On m’en avait recommandé deux, dont les propriétaires font métier de loger des étrangers, mais l’une était remplie de moissonneurs, et dans l’autre un enfant venait de mourir, de sorte que je repris le buggy, satisfaite de laisser derrière moi cette colonie brillante et prosaïque. Jusque-là, nous avions fait le voyage dans une solitude très-ennuyeuse. À l’exception de l’immense barrière à notre droite, les prairies sans fin s’étendaient partout. On se serait cru à la mer, sans compas. Les roues ne faisaient aucun bruit, ne laissaient pas de traces sur l’herbe courte et sèche, et le sabot des chevaux ne résonnait pas joyeusement. Le ciel était nuageux, l’air calme et chaud. Nous dépassâmes le cadavre d’une mule d’où s’élevèrent une nuée de vautours qui redescendirent immédiatement. On rencontrait souvent des squelettes et des ossements d’animaux. Une chaîne de collines basses et verdoyantes, qu’on appelle les Foot-Hills, émergeait de la plaine ; monotones, sans physionomie, excepté là où des cours d’eau nourris par les neiges des régions supérieures les avaient traversées en creusant leur lit. Plus mélancolique que jamais et avouant qu’il s’était égaré, mon conducteur contourna l’une des plus larges embouchures de ces rivières ; une heure après, les Foot-Hills se trouvaient entre nous et la mer des prairies ; une chaîne plus haute, revêtue de pins de taille moyenne, se révélait derrière les collines. Ces Foot-Hills qui, à l’est, font saillie sur les plaines, ont l’air, à l’ouest, d’avoir été séparées de la chaîne suivante : la rupture abrupte prend la forme de murs et de terrasses de rochers de la couleur la plus brillante. Battus des vents et tachés de minerai, ils éblouissent les yeux, même sous le ciel gris. Le conducteur croyait avoir compris les directions qu’on lui avait données, mais il était stupide, et nous avons fait une fois plusieurs milles inutiles avant d’arriver à une rivière trop rapide et trop profonde pour pouvoir la traverser. Puis aussi nous étions arrêtés par un canyon infranchissable. Il s’effraya pour ses chevaux et déclara qu’aucune somme ne le ferait revenir dans les montagnes avec une intelligence ordinaire, tout aurait été facile.

La solitude devint morne, lorsque, après avoir marché pendant neuf heures et fait au moins quarante-cinq milles sans que les broncos eussent donné signe de fatigue, nous sommes arrivés à un cours d’eau le long duquel nous suivîmes un chemin tracé. Il nous a conduits à une sorte de vallée sur laquelle s’ouvrait un canyon majestueux d’une profondeur de 2 000 pieds. Une rivière impétueuse mugissait en le traversant, et les montagnes Rocheuses, parsemées de pins, y descendaient. Un peu plus loin, le canyon devenait tout à fait inaccessible. C’était très-émouvant ; il y avait là tout un monde intérieur. Un pont grossier et tremblant, fait de pins jetés sur quelques troncs mal assurés, traversait la rivière. Les broncos s’arrêtèrent pour le flairer ; cela ne leur plaisait pas, mais quelques paroles encourageantes les décidèrent à avancer. De l’autre côté, située au bord de l’eau, parmi quelques peupliers du Canada, se trouvait une log-cabin[5] à moitié en ruine, la plus rustique que j’aie jamais vue et avec de grands trous dans son toit de torchis. Un peu plus haut, une scierie très-primitive qui avait également besoin de réparations ; des troncs d’arbres gisaient aux alentours. Un chariot d’émigrant, une tente solitaire avec un feu de camp et une marmite, formaient le premier plan, mais il n’y avait point trace de la boarding house, que je redoutais un peu. Le conducteur alla chercher de plus amples informations à la cabane et revint me dire, avec un sourire hideux qui augmentait encore la tristesse de son visage, que nous étions chez M. Chalmers, mais qu’il n’y avait point de logement pour lui et encore moins pour moi. Ceci était une véritable déconvenue. Je descendis de voiture et ne trouvai qu’une pièce misérable ; le mur de l’une des extrémités était en partie tombé ; au toit des trous, et des trous pour fenêtres ; pas de meubles, si ce n’est deux chaises et deux planches non rabotées ; des sacs de paille en guise de lit. Dans un cabinet à côté, où l’on fait la cuisine et où l’on mange, un poêle, des bancs et une table. Une femme à l’air triste et dur me toisait de la tête aux pieds. Elle me dit qu’elle vendait du lait et du beurre aux personnes qui campaient dans le canyon ; qu’elle n’avait jamais eu de pensionnaires, si ce n’est deux vieilles dames asthmatiques, mais qu’elle me prendrait pour cinq dollars par semaine, si je savais « me rendre agréable ». Il fallait donner à manger aux chevaux, et je m’assis sur une caisse où, en prenant un repas de bœuf séché et de lait, je me mis à réfléchir. Si je retournais au fort Collins, je m’éloignais de la vie des montagnes et n’avais d’autre choix que Denver, endroit qui me faisait trembler ; ou bien il fallait prendre le train pour New-York. Ici la vie était dure, plus dure qu’aucune que j’eusse jamais imaginée ; les gens me répugnaient et par leur visage et par leurs manières, mais si je pouvais m’y habituer pendant quelques jours, je franchirais les canyons et tous les autres obstacles pour arriver à Estes-Park, qui est devenu le but de mon voyage et de mes espérances. Je me décidai donc à rester.


16 septembre.

Voilà cinq jours que je suis ici, et je ne suis pas plus près d’Estes-Park. Je ne sais comment passent les journées. Cette existence bornée m’ennuie. C’est une vie sans aucun incident. Quand le buggy eut disparu, j’eus l’impression que j’avais fait sauter le pont derrière moi. Je m’assis et tricotai pendant quelque temps ; C’est mon remède habituel dans les circonstances décourageantes. Je ne savais vraiment comment j’allais m’en tirer. Il n’y avait ni table, ni lit, ni cuvette, ni serviettes, ni miroir, ni fenêtre, ni moyen de fermer la porte. La vie était réduite à sa plus simple expression. Je sortis ; toute la famille avait quelque chose à faire, et ne fit pas attention à moi. Je rentrai, et alors une jeune fille de seize ans, gauche, les cheveux en désordre, avec quelque chose de péniblement repoussant dans l’expression et le visage, s’assit sur un tronc d’arbre et me contempla pendant une demi-heure. J’essayai de la faire parler, mais elle faisait tourner ses doigts et répondait d’un ton hargneux, par monosyllabes. Je me demandai comment, en faisant tous mes efforts, je pourrais arriver à « me rendre agréable ». Le jour baissait ; je mis mon costume hawaïen, dont je relevai les manches jusqu’au coude, d’une « façon agréable ». Vers le soir, la famille rentra pour souper, et plaça près de la porte, du bœuf séché et du lait. Tous dormirent sous les arbres, où, avant la nuit, ils avaient porté des sacs de paille pour se coucher ; je suivis leur exemple cette nuit-là, ou plutôt je contemplai le « Chariot » pendant leur sommeil ; mais depuis, j’ai dormi sur des couvertures posées à terre sous le toit. Ces gens n’ont ni lampe, ni bougie, de sorte que si je veux faire quelque chose lorsque l’obscurité est venue, c’est à la lueur vacillante de nœuds de pin. Je dors bien, car les nuits sont froides ; il n’y a pas de punaises, et je fais beaucoup de travail manuel. Lorsque le soir tombe, j’installe mon lit par terre et vais tirer à la rivière un seau d’eau glacée ; la famille se retire sous les arbres, et j’empile assez de bûches sur le feu, pour qu’il dure pendant la moitié de la nuit, car je vous assure que la solitude est assez effrayante. J’entends des bruits étranges (les loups) ; des remue-ménage sous le sol, des cris bizarres et des sons furtifs que je ne puis m’expliquer. L’une de ces nuits, une bête, un renard ou un skunk, est entrée par l’extrémité ouverte de la cabine et s’est sauvée par la fenêtre, me frôlant presque le visage ; une autre fois, à mon extrême dégoût, la tête et trois ou quatre pouces du corps d’un serpent sortaient, tout près de moi, d’une crevasse dans le sol. Comme miroir, j’ai l’intérieur poli du boîtier de ma montre. Au lever du soleil, Mrs Chalmers entre (si venir dans une hutte presque en plein air peut s’appeler entrer) et fait du feu, parce qu’elle me croit trop stupide pour le faire, et que ma chambre est celle de la famille. À sept heures, je suis habillée ; j’ai plié mes couvertures, balayé le plancher, et alors elle pose sur une caisse, près de la porte, du lait et du pain ou de la bouillie. Après le déjeuner, je tire une plus grande quantité d’eau, et lave un peu de linge en prenant soin qu’il n’y ait pas de témoins de mon inexpérience. Hier, un veau en le suçant me l’a mis en lambeaux. Je passe le reste de la journée à raccommoder, à tricoter, à vous écrire, et à m’occuper de toutes les choses indispensables quand il faut tout faire soi-même. À midi et à six heures, on pose le repas sur la caisse près de la porte, et quand la nuit commence à tomber, nous faisons nos lits. Une malheureuse émigrante vient d’accoucher dans une cabane provisoire près de la rivière, et je vais la soigner tous les jours. J’ai fait la connaissance de tous les colons usés par les luttes et les soucis, que je peux aller voir à pied. Ils sont tous venus ici pour leur santé. La plupart l’ont recouvrée ou sont en train de la recouvrer, alors même qu’ils n’ont pas de meilleur abri que la bâche d’un chariot, ou une couverture étendue sur des bâtons reposant sur quatre perches. Le climat du Colorado est considéré comme le meilleur de l’Amérique du Nord. Il y a ici des centaines et des milliers de gens atteints de consomption, d’asthme, de dyspepsie et de maladies nerveuses, qui essayent de la cure de campement pendant trois ou quatre mois, ou s’installent en permanence. On peut dormir dehors en toute sécurité pendant six mois de l’année. Les plaines ont de 4 000 pieds à 6 000 pieds d’altitude, et quelques-uns des parcs colonisés et plusieurs des vallées de la montagne de 8 000 pieds à 10 000 pieds. En outre qu’il est très-raréfié, l’air est très-sec. Il tombe peu de pluie ; les rosées sont rares, les brouillards presque inconnus. Le soleil est brillant ; il se montre presque toujours et pendant les trois quarts de la journée, il n’y a pas de nuages. Le lait, le bœuf et le pain sont bons. Le climat n’est ni aussi chaud pendant l’été, ni aussi froid pendant l’hiver, que celui des États, et quand les journées sont chaudes, les nuits sont fraiches. Il y a rarement de la neige sur les chaînes les plus basses, et pendant l’hiver, on n’a pas besoin d’abriter les chevaux et le bétail. Naturellement l’air raréfié active la respiration. Tout ceci n’est que par ouï-dire. Je ne suis pas dans des circonstances favorables soit d’esprit ou de corps, et je ressens dans ce moment une singulière lassitude et de la difficulté à prendre de l’exercice ; c’est, paraît-il, la forme la plus douce de l’affection connue sur les grandes hauteurs sous le nom de soroche, ou maladie des montagnes, et ce n’est que passager. Je forme le plan de continuer mon voyage, et j’espère que ma prochaine lettre sera plus gaie. Ce matin, j’ai tué près de la maison un serpent à sonnettes, et je lui ai enlevé le bout de queue, qui a onze capsules caudales. Mon existence est empoisonnée par ces reptiles ; il y en a des quantités de toutes les espèces, dont la morsure est mortelle, dangereuse ou inoffensive. Depuis mon arrivée, on a tué tout près de la maison sept serpents à sonnettes. On a trouvé roulée sous l’oreiller d’une femme malade une de ces vilaines bêtes qui avait trois pieds de long. Chaque branche desséchée me semble être un serpent et je suis prête à fuir « au bruit d’une feuille qui tremble ». De plus, la terre et l’air s’animent et bruissent de cette vie d’insectes de toutes formes, grands et petits, piquant, bourdonnant, murmurant, frappant, râpant et dévorant[6].


LETTRE V


Jour sans date. — « Voyez vos mains. » — — Un puritain. — Abattement continu. — La mère — Le culte de famille. — Un triste dimanche. — Un Anglais à tête dure. — Visite du matin. — Une autre atmosphère. — Le grand pays solitaire. — Le camp. — Mauvais chemin pour les chevaux. — Les accidents. — Désappointement.


Canyon. — Septembre.


Ce manque de date vous peint ma situation. Ils ne reçoivent pas de journal, et je n’ai point de calendrier ; le père est absent pour toute la journée, aucun des siens ne peut me venir en aide, et ils méprisent mon désir de savoir où j’en suis. La monotonie de mon existence aura un terme demain, car Chalmers s’offre à me guider à travers les montagnes jusqu’à Estes-Park, et il a persuadé à sa femme « de venir s’amuser pour une fois », Après avoir témoigné beaucoup de répugnance, après bien des gémissements en songeant au temps qu’elle allait perdre, et malgré sa peur des dangers, elle a consenti à l’accompagner.

Ma vie est devenue moins ennuyeuse depuis que la leur m’intéresse davantage ; et comme je me suis « rendue agréable », nous sommes dans de bons termes d’amitié. Mon premier effort pour fraterniser avait été cependant arrêté net. Il y a quelques jours, ayant terminé mon propre travail, j’ai offert de laver les assiettes ; mais Mrs Chalmers, avec un regard qui en disait plus long que les paroles, un mouvement du nez et un accent ironique, me dit : « Vous ne pourriez pas travailler plus que vous ne faites : ces mains-là (mes mains étaient hâlées et abîmées) ne sont bonnes à rien. Je parie qu’elles n’ont jamais rien fait. » ― Puis, s’adressant à sa disgracieuse fille : « Cette femme voudrait laver la vaisselle ! Ha ! ha ! Regarde ses bras et ses mains ! » Voilà ce que, chez les Chalmers, j’ai entendu qui s’approchât le plus du rire, et jamais je ne les ai vus sourire. Depuis lors, j’ai gagné dans leur estime en improvisant une lampe hawaïenne, c’est-à-dire en plaçant une mèche dans de la graisse. Maintenant on condescend à veiller jusqu’à ce que paraissent les étoiles. J’ai fait une autre avance au moyen d’un couvre-pieds d’un modèle en forme de coquilles que je tricote pour vous ; on a manifesté une tendance à le trouver bien, et, il y a quelques jours, la jeune fille me l’a arraché des mains en disant : « J’en ai besoin ! » Selon toute apparence, elle l’a emporté au camp ; il résulte de ceci que j’ai une classe de tricot, et, pour élèves, Mrs Chalmers, sa fille mariée et une femme du camp. J’ai gagné, d’ailleurs, du terrain avec l’homme, parce que je suis capable d’attraper un cheval et de le seller. Mon distique favori me revient souvent à l’esprit :


« Gardez-vous des actes désespérés ; le jour le plus sombre
Ne dure que jusqu’au lendemain ; alors il est passé. »


Mais que cette existence avec laquelle je suis maintenant en contact est triste et étroite ! Les seuls mobiles élevés sont une religion mesquine et peu attrayante, que je crois cependant sincère, et un patriotisme intense, mais borné. Il y a neuf ans que Chalmers est venu de l’Illinois ; les médecins avaient déclaré qu’il était dans un état de consomption très-avancé et, au bout de deux ans, sa santé était devenue robuste. Ces Chalmers sont une famille bizarre ; j’en ai vu une autre semblable quelque part, — dans le fond des Highlands. Le chef est grand, décharné, hérissé et a perdu un œil. Sur une route d’Angleterre, on le prendrait pour un mendiant affamé et dangereux. Il est peu intelligent, fort opiniâtre et désire qu'on le croit instruit, ce qu’il n’est pas. Il appartient à la secte la plus rigoureuse des presbytériens réformés (les chanteurs de psaumes), dont il exagère toute la bigoterie et l’intolérance. Sa grande gloire est que ses ancêtres étaient des covenantaires écossais. Il se considère comme un théologien profond, et le soir, près des troncs de pins, il me fait des discours sur les mystères des desseins éternels et des décrets divins. Le Colorado et son avenir sont aussi le sujet perpétuel de nos entretiens. Il hait l’Angleterre d’une haine amère et personnelle. Il espère vivre assez pour voir la chute de la monarchie britannique et la désagrégation de l’empire. Il aime beaucoup à causer et me demande une foule de détails sur mes voyages ; mais si je parle favorablement du climat ou des ressources d’un autre pays, il prend cela pour une injure au Colorado. Il possède 160 acres de terrain, un droit de squatter et une force hydraulique inestimable. Il vend du bois de construction et conduit une scierie d’un genre très-primitif, dans laquelle je remarque qu’il ya toujours quelque chose qui ne va pas ; c’est le cas pour tout. S’il veut transporter du bois, on ne peut découvrir l’un ou l’autre des bœufs ; si le bois est en route, une roue ou une partie des harnais cède, et l’opération est arrêtée pour plusieurs jours. La hutte n’est guère qu’un abri ; mais on la laisse en ruine, parce qu’autrefois on avait creusé là les fondements d’une maison en charpente. On peut être certain que le cheval boitera parce qu’un clou manquera à son fer, ou qu’une selle ne pourra servir parce qu’une boucle est brisée. Le chariot et les harnais sont une merveille d’expédients provisoires : de pièces et d’attaches peu solides faites de bouts de corde. Ce dont on a besoin n’est jamais prêt ou complet. Cependant Chalmers est dur à l’ouvrage, frugal et sobre ; lui, son fils aîné et « un homme de peine » se lèvent de bonne heure, se rendent à leur tâche et travaillent jusqu’au soir, et s’ils se reposent avant une heure avancée, ils mangent en vérité « le pain de la vigilance ». Il n’est guère surprenant que neuf années, passées à user opiniâtrément de moyens aussi peu faits pour réussir, n’aient amené d’autre résultat que celui de se procurer les choses strictement nécessaires à la vie.

Je parlerai moins de Mrs Chalmers. Elle ressemble aux pauvres femmes anglaises que nous voyions dans notre enfance : maigre, propre, édentée, parlant comme plusieurs d’entre elles d’une voix faible et chagrine, qui semble exprimer un reproche personnel. Elle passe toutes ses journées coiffée d’un grand chapeau destiné à la préserver du soleil. Jamais elle n’est oisive, pas même pendant une minute ; elle est dure, sévère et méprise tout, excepté le travail. Je crois qu’elle souffre de la maladresse de son mari. Elle parle toujours de moi, en m’appelant « cette femme ». La famille se compose d’un fils déjà grand, jeune homme mélancolique et sans énergie, qui soupire peut-être après une vie plus large ; d’une fille de seize ans, créature aigre et repoussante qui a autant de manières qu’un porc, et de trois enfants plus jeunes qui n’ont rien de l’enfance. Ces Chalmers considèrent tout ce qui est politesse et douceur d’actions ou de paroles comme « œuvres de la chair », sinon du démon. Ils font tomber toutes vos affaires sans s’excuser ou les ramasser, et quand je les remercie pour quelque chose, ils ont l’air profondément étonné. Je crois qu’ils trouvent criminel que je ne travaille pas autant qu’eux. Je voudrais leur apprendre une voie meilleure. Partout, dans l’Ouest, cette âpre avidité et l’exclusive poursuite du gain, unies à l’indifférence pour tout ce qui n’aide pas à l’acquérir, absorbent la vie et l’amour de la famille. J’écris ceci à contre-cœur, mais après une complète expérience de près de deux ans dans les États-Unis. Ces gens ne me paraissent pas avoir d’habits du dimanche, et en ont bien peu d’autres. Comme la plupart de leurs affaires, la machine à coudre est hors de service. Il n’y a qu’un peigne pour toute la famille. Mrs Chalmers est propre, ses vêtements aussi ; la nourriture l’est également, quoique très-simple. Travailler, travailler et encore travailler, voilà toute leur vie. Ils n’ont aucune générosité, et parlent de chacun avec cet air de soupçon qui n’est pas rare dans le pays de leurs ancêtres. Ils ont deux misérables chevaux, une excellente jument bronco, une mule, quatre mauvaises vaches, quatre bœufs maigres à l’air affamé, des pourceaux de mœurs singulièrement actives et beaucoup de volailles. Les vieilles selles sont attachées avec de la ficelle ; l’un des côtés de la bride est une lanière usée, l’autre une corde. Les hommes portent des bottes, mais jamais deux de la même paire ; naturellement, elles ne sont pas cirées, et ils n’ont pas de bas. Dormir sous un toit leur semble très-efféminé, excepté pendant les mois les plus rigoureux de l’année. La fille mariée habite de l’autre côté de la rivière. Elle est absolument semblable à sa mère : âpre, froide, morale, dure au travail. Tous les matins après sept heures, dès que j’ai balayé la cabane, la famille vient faire la prière ; Chalmers chante un psaume d’une voix gémissante, dans toute l’acception du mot gémir, sur le plus triste des airs lamentables ; ils lisent un chapitre tour à tour, et lui prie. Si sa prière a quelque chose du ton des psaumes imprécatoires, il a pour lui une haute autorité, et s’il s’y trouve une teinte de l’action de grâces pharisaïque, il n’est guère surprenant qu’il soit reconnaissant de n’être point comme le reste des hommes, lorsqu’il contemple l’impiété générale de cette région.

Dimanche a été un jour épouvantable. La famille a littéralement observé le commandement et n’a pas travaillé. Le culte a eu lieu deux fois et a duré plus que d’habitude. Chalmers ne permet pas, chez lui, d’autres livres que des ouvrages de théologie et deux ou trois volumes d’ennuyeux voyages, de sorte que la mère et les enfants ont dormi presque toute la journée. L’homme a essayé de lire une édition usée du Quadruple État de Boston, mais le sommeil l’a vite gagné, et lui et les autres ne se sont réveillés que pour les repas. Vendredi et samedi ont été assez froids, avec des nuits glaciales ; mais, depuis ce dernier jour, le temps a changé, et depuis que j’ai quitté la Nouvelle-Zélande, je n’ai rien ressenti de pareil à la chaleur de dimanche, bien que le thermomètre ne fût qu’à 90°. On en était malade, on grillait, on fondait, c’était insupportable par la seule puissance des rayons du soleil. Cette journée a été terrible et semblait ne devoir jamais finir. La hutte, avec son toit de boue à l’ombre des arbres, donnait un peu d’abri ; mais la famille l’occupait, et je soupirais après la solitude. Je pris l’Imitation de Jésus-Christ et me mis à errer dans le canyon parmi les feuilles desséchées qui craquaient sous mes pas. J’avais une très-grande frayeur des serpents, et, m’étendant sur une table grossière que quelque émigrant de passage avait laissée là, je ne tardai pas à m’endormir. Quand je me réveillai, il n’était que midi. Le soleil avait un air méchant et brillait de l’éclat blanc du magnésium. Un grand serpent (tout à fait inoffensif), était suspendu au pin sous lequel je m’étais réfugiée et semblait au moment de tomber sur moi. J’étais couverte de mouches noires. Le bruit affairé des insectes remplissait l’air, et les serpents, les guêpes, les mouches et les sauterelles s’en donnaient à cœur joie sous la chaleur torride. Je me demandai si la philosophie sublime de « Thomas A Kempis »aurait résisté à une température pareille. Pendant toute la journée, il me semblait entendre comme une ironie, le rire clair des fleuves de Hilo, le bruit des gouttes d’eau des averses de Kona, et je croyais voir, comme dans un mirage, la verdure perpétuelle des Hawaï du vent. ― Je ne revins à la hutte que tard dans l’après-midi. Pendant la soirée, j’ai entendu, deux heures de suite, injurier mon pays et condamner, sans exception, tous les religionistes en dehors de la confrérie des chanteurs de psaumes. C’est agaçant et pénible ; cependant, je dirai de Chalmers ce que le docteur Holland dit d’un autre :

« Si je parviens jamais à cette demeure céleste,
Où j’espère humblement trouver un repos précieux,
Je suis sûr de rencontrer le vieux Daniel Gray,
Dans la grande compagnie des pardonnés. »

La nuit est venue sans fraîcheur ; mais lundi matin, au point du jour, le feu était agréable. Vous avez maintenant quelque idée du milieu où je me trouve. La vie de ces gens est morale, mais âpre et froide, écrasante. Il y a chez eux un manque du confortable et de l’élégance qu’on ne trouve que chez des gens de souche britannique. Un « étranger » remplit sa cabane de jolies choses. L’Hawaïen ou l’insulaire des mers du Sud sait rendre sa maison d’herbe charmante. Ajoutez à ce qui m’entoure un grand canyon infranchissable par le haut et par le bas, et des murailles de montagnes s’ouvrant à quelques milles plus loin, sur la vaste mer des prairies.

Un médecin anglais s’est établi sur une colline située à un demi-mille d’ici. On dit qu’il a des opinions avancées. Chalmers se moque de lui, parce que c’est « un Anglais à tête dure » ; qu’il est poli, courtois, etc. Ici, dire qu’un homme est « poli », c’est lui faire une insulte. On accuse aussi ce docteur d’avoir des idées subversives de toute moralité. Malgré cela, comme je pensai qu’il pouvait avoir une carte, je persuadai à MrsChalmers de l’aller voir avec moi. Elle en fit une visite de cérémonie ; elle portait cependant son inévitable chapeau, et sa robe était retroussée comme pour faire la lessive. C’est seulement lorsque j’atteignis la porte du docteur que je me rappelai que j’avais mon costume de cheval hawaïen, et que je portais encore les éperons avec lesquels j’avais essayé un cheval dans la matinée. La maison était située dans une vallée herbeuse, s’ouvrant à partir du terrible canyon à travers lequel la rivière avait frayé son cours. Les Foot-Hills, avec leurs terrasses de rochers d’un rouge magnifique, brillaient à la lueur du soleil couchant, et un ciel d’un vert pur s’étendait tendrement sur un doux paysage du soir. Habituée à la pauvreté et à la sécheresse des habitations des colons, je fus enchantée de voir que, cette fois-ci, la nlog-cabin habituelle n’était que l’étage inférieur d’une petite maison ressemblant d’une façon délicieuse à un chalet suisse. Elle était dans un potager fertilisé par un fossé d’irrigation, en dehors duquel se trouvaient une grange et une vacherie. Une jeune Suissesse ramenait les vaches ; près de la barrière, une Anglaise vêtue d’une robe d’indienne très-propre tenait un baby dans ses bras, tandis qu’un homme de belle mine, portant une garibaldienne rayée et des pantalons pareils relevés dans de grandes bottes, égrenait du maïs. Dès les premières paroles de Mrs Hughes, j’eus le sentiment qu’elle était une femme vraiment distinguée, et ses manières anglaises, gracieuses et élégantes, lorsqu’elle nous invita à pénétrer dans sa maison, me parurent délicieuses. L’entrée était basse, et on y arrivait par un porche de bois qu’un concombre sauvage ornait de ses festons et couvrait presque en entier. À l’intérieur, la pièce, quoique pauvre et simple, avait un air de « home » très-dissemblable d’une hutte de squatter. Un vieux pot était complètement caché par une gracieuse clématite qui se mélangeait aux masses grimpantes des plantes de Virginie ; des rideaux de mousseline blanche, et surtout deux rayons de livres admirablement choisis, donnaient un air presque élégant à cette chambre. Pourquoi dire : presque ? C’était une oasis. Il n’y avait guère que trois semaines que je n’étais plus en communion avec des gens bien élevés, et les premiers mots que prononcèrent mon hôte et mon hôtesse me donnèrent l’impression qu’il y avait une année. Mrs Chalmers resta pendant une heure et demie avec nous ; puis, lorsque nous fûmes lancés dans le courant d’une conversation sympathique, elle retourna à ses vaches. Les Hughes n’avaient pas rencontré de femme bien élevée depuis deux ans, et me pressèrent de les venir voir. Il faisait nuit lorsque je revins à la maison sur le cheval du docteur. Je n’y trouvai ni feu, ni lumière. Mrs Chalmers était rentrée en disant : « Ces Anglais parlent comme des sauvages, je n’ai pu comprendre un mot de ce qu’ils ont dit. » Je fis du feu, improvisai une lampe, et Chalmers entra pour parler de ma visite. Nous passâmes le reste de la soirée à nous préparer à traverser les montagnes. Chalmers assure qu’il connaît bien le chemin, et que demain nous coucherons au pied du pic de Long. Mr Chalmers se repent d’avoir consenti à venir ; elle évoque de lamentables visions. Que va devenir la famille privée de son chef ? Qu’adviendra-t-il des vaches et des poules ? Je pourrais lui dire que son fils aîné et le domestique ont comploté de fermer la scierie, de faire une expédition de chasse et de pêche ; que les vaches s’égareront, et que l’individu qu’on appelle respectueusement « Mr. Skunk » fera un carnage dans le poulailler.

Septembre. Région inconnue, montagnes Rocheuses

Ceci est vraiment bien loin. Il me semble que je suis plus éloignée de vous qu’en aucun autre endroit où je sois jamais allée, si ce n’est au sommet glacé du volcan de Mauna-Loa. L’homme a si peu profané cette région que, si l’on était forcé de vivre ici, dans la solitude, on pourrait, en toute vérité, dire des ours, des daims et des élans qui abondent : « Leur familiarité m’est insupportable ». C’est la terre du gros gibier. Tout à l’heure, un élan à la tête pesante, aux bois larges et fourchus, s’était arrêté pour me regarder, puis s’en est allé trottant tranquillement. Il était si près de moi que j’entendais l’herbe couverte de givre craquer sous ses pas. La nuit dernière, à quelques mètres de nous, des ours ont dépouillé des buissons de cerises. Dans ce moment, deux ravissants oiseaux bleus huppés becquètent à quelques pas. C’est la « grande contrée solitaire » qui, il y a peu de temps encore, était le pays de chasse des Indiens. Il n’est pas colonisé et ne le sera probablement pas, parce qu’il n’y a pas d’eau. Un chasseur a construit ici une log-cabin, qu’il occupe quelques semaines pour chasser l’élan. Mais on n’a pas encore levé le plan du pays, qui est inexploré dans sa plus grande partie. Il est sept heures du matin, le soleil n’est point encore assez chaud pour fondre le givre ; l’air est clair, brillant et froid ; le calme profond. Je n’entends rien, si ce n’est au loin, dans un canyon profond, le mugissement mystérieux d’une rivière que, cette nuit, pendant deux heures, nous avons essayé de découvrir. Les chevaux sont perdus, et si j’étais disposée à renvoyer à mes compagnons les termes qu’ils m’appliquent invariablement, j’écrirais avec une emphase amère : « cet homme » et « cette femme » sont partis à leur recherche.

Le paysage est splendide ; le sublime s’unit à la beauté, et, dans cet air élastique, je ne sens plus la fatigue. Ce n’est point un pays pour les touristes et les femmes ; seuls, quelques chasseurs d’élans et d’ours y viennent parfois, et sa fraîcheur non encore profanée me donne une vie nouvelle. Je ne puis par des mots vous donner une idée d’un paysage si différent de tout ce que vous et moi avons jamais vu. Imaginez une vallée élevée, herbeuse et fleurie, avec des clairières et des pelouses en pente ; le lit des torrents desséchés est bordé de cerisiers ; des pins se groupent artistiquement, et les flancs de la montagne sont recouverts de ces arbres qui se séparent en bordure, en descendant vers le « parc ». Les montagnes, trouant le bleu du ciel, se découpent en sommets d’un roc gris, abrupt ; un vallon d’herbe verte et luisante, sur laquelle des massifs nains de toxicodendrons écarlates font l’effet de parterres de géraniums, s’abaisse à l’ouest comme s’il conduisait à la rivière que nous cherchons. De profonds et vastes canyons s’étendent vers le couchant dans une lueur de pourpre. Des chaînes revêtues de pins, s’élevant vers le sommet desséché du Storm-Peak, courent aussi à l’ouest, et toute cette beauté, toute cette gloire, ne sont que le cadre d’où ressort (s’élevant au ciel dans une lueur perlée) le sommet à double cime, solitaire, effrayant, imposant, du pic de Long, le mont Blanc du Colorado du Nord.

C’est un spectacle auquel il ne manque rien. En dépit du docteur Johnson, ces « protubérances monstrueuses enflamment l’imagination et élèvent l’esprit ». Ce paysage satisfait mon âme. Maintenant les montagnes Rocheuses réalisent, dépassent même les rêves de mon enfance. C’est magnifique ; l’air qu’on respire vous donne la vie. J’aimerais à passer quelque temps dans ces hautes régions, mais je sais que l’expédition avortera, à cause de la sottise et de l’entêtement des Chalmers.

Il existe, à une hauteur de 7 500  pieds, un lieu très-romantique appelé Estes-Park ; on peut y arriver en descendant jusqu’aux plaines, puis alors en remontant le canyon de Saint-Vrain. Mais c’est à cinquante-cinq milles, et comme Chalmers était sûr de me faire traverser les montagnes à une distance de vingt milles environ, je suis partie hier dans l’après-midi, avec le ferme espoir de ne pas revenir. Pendant toute la journée de mardi, Mrs Chalmers avait été occupée à préparer ce qu’elle appelait « de la mangeaille » qui, avec une quantité de couvertures, devait être chargée sur une mule. Mais au moment du départ, je m’aperçus avec dégoût que Chalmers était sur ce qui aurait dû être la bête de somme, et qu’on avait placé sous ma selle deux épaisses couvertures de coton capitonnées, ce qui la rendait haute, large et inconfortable. Tout être humain aurait ri en voyant partir une expédition si grotesquement et si mal pourvue, J’avais un très-vieux cheval gris de fer, dont la lèvre inférieure pendait faiblement, laissant voir ses dents rares : il projetait ses jambes en avant, et du pus coulait de ses yeux presque aveugles. C’est de la bonté de l’avoir conduit à un pâturage abondant. Ma selle est une vieille selle de cavalerie de Mc. Lellan, à pointe de cuivre brisée ; un des côtés de la bride est une lanière de cuir pourri et l’autre un bout de corde. Les courtes-pointes de coton couvraient la rossinante de la crinière à la queue. Mrs Chalmers avait un vieux jupon d’indienne, une vieille robe courte, un tablier d’indienne aussi, et son grand chapeau, dont le bord lui tombait jusqu’à la taille ; elle était aussi propre et avait l’air aussi usé et soucieux que d’habitude. La fourche intérieure de sa selle était brisée ; à la fourche extérieure étaient suspendus une casserole et un paquet de hardes. L’unique sangle était sur le point de se rompre au moment où nous nous mettions en route.

Mon paquet et mon parapluie étaient placés derrière ma selle. Je portais mon costume hawaïen, un mouchoir attaché sur le visage, et j’avais plié et mis sur mon chapeau l’enveloppe qui fait de mon parapluie une ombrelle, car le soleil était très-ardent. La tournure la plus bizarre était celle du soi-disant guide. Avec son œil unique, sa taille maigre et efflanquée, ses habits déchirés, il avait beaucoup plus l’air d’un chaudronnier ambulant que de l’honnête et digne settler qu’il est en réalité. Il était assis plutôt que monté sur une mule maigre à laquelle on avait rasé tout le poil de la queue, à l’exception d’une touffe qui formait un gland à l’extrémité. Deux sacs de farine qui fuyaient, étaient attachés derrière la selle ; deux, couvertures et mon sac de toile étaient placés dessou : une cantine délabrée, une poêle et deux lassos étaient suspendus à la fourche. L’un des pieds de Chalmers était chaussé d’une grande botte usée dans laquelle était retroussé son pantalon ; l’autre, d’un vieux soulier, au travers duquel passaient les doigts.

Nous avons fait une ascension de quatre heures, dans un ravin qui, peu à peu, s’ouvrait sur ce « parc » splendide, mais nous avons marché pendant plusieurs milles sans que la vue s’offrit à nos yeux. De même que pour les distances astronomiques, il est difficile de concevoir l’immensité de cette chaîne de montagnes. Je suppose qu’à cet endroit elle n’a pas moins de deux cent cinquante milles d’étendue, et, avec à peine une solution continuité, elle s’étend presque du cercle arctique au détroit de Magellan. À partir de la cime du pic de Long, on aperçoit, dans un espace peu étendu, vingt-deux sommets ayant chacun 12,000 pieds de haut, et l’on voit serpenter distinctement, à travers ce désert de montagnes, la Snowy Range, épine dorsale ou séparation du continent, d’où les eaux se dirigent vers l’un ou l’autre des Océans. Depuis la première cime que nous avons traversée après avoir quitté Canyon, nous avons eu une vue singulière de montagnes au-dessus de montagnes coupées de canyons profonds, avec de nombreuses vallées elliptiques richement herbeuses. Aussi loin que se portent les regards, une herbe fine, prête pour la faux, mais qui ne nourrit que les animaux sauvages, ondule sur les pentes des collines. Tous ces sommets ont boisés de pitch pines, et là où ils descendent sur les pentes verdoyantes, les arbres ont l’air d’avoir été disposés par un jardinier paysagiste. Au loin, par l’ouverture d’un canyon, nous apercevions la prairie simulant l’Océan ; plus loin encore et dans une autre direction, les contours brillants de la Snowy Range. Cependant, jusqu’à ce que nous ayons atteint cet endroit-ci, le spectacle était monotone, quoique en somme grandiose : d’un gris vert ou gris chamois, avec des éclats de rocs aux couleurs brillantes, et varié seulement par le vert noir de pins qui ne sont pas majestueux comme ceux en pyramide de la sierra Nevada, mais ressemblent au sapin d’Écosse. À quelques milles de nous se trouve North-Park, grande étendue de terre que l′on dit riche en or, mais ceux qui y sont allés en sont rarement revenus, la région étant habitée par des tribus indiennes en hostilité perpétuelle avec les blancs, et les unes avec les autres.

À cette grande hauteur, nous arrivâmes à un grossier campement fait de troncs d’arbres, très-artistement situé, occupé pendant l’hiver par un chasseur d’élans, mais actuellement désert. Sans aucun scrupule, Chalmers a enlevé le cadenas. Nous avons allumé du feu, fait le thé, frit du lard, puis, après un bon repas, nous sommes remontés à cheval et partis pour Estes-Park. Pendant quatre mortelles heures, nous cherchons notre route çà et là, le long de toute échancrure de sol que nous pourrions supposer descendre vers la rivière la « Grande Thompson ». Nous savions qu’il fallait la passer à gué. Cette recherche devenait de plus en plus fatigante ; le pic de Long se dressait toujours devant nous, montrant le chemin dans une gloire de pourpre, et, toujours à ses pieds, un creux rempli d’une atmosphère d’un bleu profond, où je savais que devait être Estes-Park. Entre nous et lui les milles d’inaccessibilité ne diminuaient pas. Chalmers, qui était parti confiant, présomptueux, bruyant, se troublait de plus en plus, tandis que la voix grêle de sa femme était plus irritée. Mon cheval trébuchait à chaque instant ; son pas devenait encore plus incertain, et moi plus déterminée (je le suis encore maintenant) à atteindre, d’une façon ou d’une autre, le creux d’Azur et même à m’arrêter sur le pic de Long, là où brillait la neige. Les choses prenaient une tournure sérieuse. L’incompétence de Chalmers était la source de réels dangers, lorsque, après être parti en exploration, il revint plus présomptueux que jamais, disant qu’il savait que tout irait bien. Il avait trouvé un chemin ; nous pourrions traverser la rivière dans l’obscurité et camper pendant la nuit. Il nous conduisit donc dans un ravin sauvage, profond et escarpé, où il nous fallut descendre de cheval, car partout des arbres gisant à terre le traversaient, et il n’y avait presque pas de point d’appui sur les grandes plaques des rochers en pente. — Il y avait cependant un sentier assez bien tracé, et près du sol les branches et les broussailles étaient rompues. Ah ! c’était un lieu sauvage. Mon cheval s’abattit le premier, roula deux fois, cassant une partie de la selle, et en me heurtant il me fit tomber sur un rocher en pente. Puis, le cheval de Mrs Chalmers et la mule roulèrent l’un sur l’autre, et, en se relevant, se mordirent avec férocité. Le ravin devenait un abîme sauvage, lit desséché de quelque horrible torrent. De grandes murailles le surplombaient. Il était jonché d’énormes quartiers de rocs et de grands arbres abattus ; des aiguilles de cèdre et des cactus blessaient nos pieds. Puis s’ouvrait un immense précipice ! Ce sentier avait été tracé par des ours à la recherche de cerises sauvages qui abondent.

La nuit venait. Il nous fallait gravir, au prix de violents efforts, le gouffre terrible où nous étions descendus si imprudemment. Les chevaux tombèrent plusieurs fois. Je pouvais à peine faire avancer le mien, quoique l’aidant de mon mieux : je m’étais blessée et étais toute contusionnée, égratignée, déchirée. Une épine de cactus m’était entrée dans le pied et quelque chose me blessait la nuque. La pauvre Mrs Chalmers avait beaucoup souffert, et je la plaignais, car elle ne retirait pas de ces aventures l’amusement que j’y trouvais. Cette escalade a été terrible. Une fois hors du gouffre, Chalmers était si troublé qu’il prit une mauvaise direction, et ce n’est qu’après avoir erré pendant une heure, que mes assertions opiniâtres, agissant sur son faible cerveau, le ramenèrent dans le bon chemin. J’avais envie de me fâcher contre ce hâbleur incapable, qui s’était vanté de nous conduire à Estes-Park les yeux fermés. Mais aussi, J’étais peinée pour lui, de sorte que je me suis tue, quoique étant obligée de marcher en faisant tous ces méandres pour ménager mon cheval fatigué. Enfin, lorsqu’à la nuit nous sommes arrivés à l’entrée du campement, il tombait des averses de neige accompagnées de violentes rafales, et un abri, quelque froid et sombre qu’il fût, était désirable. Nous avons fait du feu, mais n’avons pas mangé. Je m’étendis sur un peu d’herbes sèches, ma selle renversée en guise d’oreiller, et je m’endormis profondément jusqu’au moment où le froid d’une gelée intense et la souffrance de mes nombreuses blessures et contusions me réveillèrent. Chalmers avait promis que nous repartirions à six heures, de sorte que je le réveillai à cinq, et je suis seule ici à huit heures et demie. Je lui avais dit plusieurs fois, qu’à moins qu’il ne mit des entraves aux chevaux ou ne les attachât, nous les perdrions. Il m’avait répondu que tout irait bien. Le fait est qu’il n’avait pas de piquets. Dans ce moment, les bêtes trottent joyeusement vers la maison, et, il y a une heure, je les ai aperçues à deux milles au loin, avec Chalmers à leur suite ; sa femme, qui est avec. lui, était exaspérée. C’est, disait-elle, le plus ignorant et le plus insouciant des propres à rien. Là-dessus, j’ai insisté sur ce qu’il avait l’intention de bien faire. Il y a ici une sorte de puits, mais notre thé d’hier, et les chevaux qui s’y sont abreuvés, l’ont mis à sec. Depuis la veille nous n’avons rien bu, car la cantine, qui n’avait pas de bouchon, a perdu tout son contenu quand la mule est tombée. J’ai fait un feu énorme, mais la soif et l’impatience sont dures à supporter, et les infortunes qu’on aurait pu éviter sont toujours pénibles. J’ai découvert un estomac d’ours qui contenait une pinte de noyaux de cerises et j’ai passé une heure à en prendre les amandes. Voilà qu’à neuf heures passées j’aperçois le coupable et sa femme qui reviennent avec les bêtes.

Lower Canyon, 21 septembre.

Nous n’avons pas atteint Estes-Park. Il n′y a pas de route, et des chevaux n’y sont jamais allés. Après avoir quitté le camp, nous avons passé quatre heures à chercher le chemin. Chalmers essayait de nouveau tous les ravins, et ses affirmations faiblissaient un peu après chaque échec ; parfois, il allait à l’est, alors que nous aurions dû aller à l’ouest, et nous étions toujours arrêtés par un précipice ou quelque autre obstacle. À la fin, il partit seul et revint, en se réjouissant, dire qu’il avait trouvé la piste. Bientôt, en effet, nous suivions une vieille trace, faite évidemment par des chasseurs qui y avaient traîné des bêtes mortes. En vain lui montrai-je que nous allions au nord-est au lieu d’aller au sud-ouest, et montions au lieu de descendre. Il répondait toujours que c’était ce qu’il fallait et que nous trouverions bientôt la rivière. Pendant deux heures, nous sommes montés lentement à travers un fouillis de trembles. Le froid augmentait toujours ; la piste, qui devenait plus faible, disparut, et une ouverture nous laissa voir, pas très-loin de nous ni beaucoup au-dessus, le sommet du Storm-Peak, qui a cependant 11 000  pieds de haut. Je ne pus m’empêcher de rire. Chalmers avait délibérément tourné le dos à Estes-Park. Il avoua alors qu’il était égaré, et qu’il ne pouvait trouver le chemin pour revenir chez lui. Sa femme s’assit par terre et se mit à pleurer amèrement. Nous avons mangé du pain sec, et je leur dis que j’avais une grande expérience des voyages et que j’allais prendre la direction de la bande, ce qui fut accepté. Alors commença la grande descente. Mrs Chalmers fut bien vite jetée à bas de son cheval, et la peur et la mortification lui firent répandre des larmes. Peu après, la sangle de la mule se rompit, et comme elle n’avait pas de croupière, la selle avec tout le reste passa par-dessus la tête de Chalmers, et la farine se dispersa sur le sol. Puis, ce fut le tour de la sangle du cheval de sa femme, et la malheureuse fut projetée par-dessus sa bête. Il se mit alors à aider maladroitement, en injuriant l’Angleterre pendant tout ce temps, tandis que j’assujettissais la selle et dirigeais la bande vers une issue du parc. Là, nous fîmes du feu, et notre repas se composa de pain et de lard. Nous avons ensuite passé deux heures à chercher de l’eau, et n’avons trouvé qu’un trou boueux, foulé et souillé par des centaines de pieds d’élans, de daims, d’ours, de chats et d’autres bêtes : il ne contenait que quelques gallons d’une eau aussi épaisse que de la purée de pois, avec laquelle nous avons abreuvé les chevaux et fait du thé très-fort.

Le soleil se couchait dans toute sa gloire, au moment où nous nous mettions en route pour la course de quatre heures qui nous ramenait à la maison. Il gelait très-fort, le froid faisait péniblement souffrir nos membres contusionnés et écorchés. J’étais peinée pour Mr Chalmers qui était tombée plusieurs fois et supportait ses maux avec patience. Elle avait, dans une bonne intention, dit à plusieurs reprises à son mari : « Je suis vraiment fâchée pour cette femme de tout ce qui arrive. » J’étais si fatiguée des faux pas de mon cheval aussi bien qu’engourdie par le froid, que je marchai pendant les deux dernières heures. Chalmers, comme pour faire diversion à son échec, s’adonna à une conversation incessante et bruyante, disant du mal de tous les religionistes et invectivant l’Angleterre de la manière américaine la plus grossière. Après tout, ces gens n’ont cependant point été méchants, et, quoiqu’il ait échoué si grotesquement, l’homme a fait de son mieux. — Le feu de troncs d’arbres brûlait joyeusement dans la hutte ; je l’entretins pendant toute la nuit, regardant les étoiles à travers les trous du toit et songeant au pic de Long dans sa solitude splendide. Advienne que pourra, j’arriverai à Estes-Park, — j’y suis résolue.


LETTRE VI


Une jument bronco. — Accident. — Un pays de merveilles. — Triste histoire. — Les enfants des territoires. — Âpre avidité. — Heures de paix. — Vieux préjugés. — La colonie de Chicago. — Une bonne fortune. — Trois points d’exclamation. — Un bon cheval. — La Saint-Vrain. — Les montagnes Rocheuses, enfin ! — « Mountain Jim. » — Une étreinte mortelle. — Estes-Park.


Lower Canyon, 25 Septembre.

Je me trouve dans un tout autre monde, et voici comment y a été signalée mon entrée : Chalmers m’avait offert une jument bronco pour un prix raisonnable ; bien que ce fût une jeune bête, vive, à demi domptée, je l’avais montée jusqu’ici pour l’essayer, lorsque, juste au moment où je m’en allais, l’idée lui prit d’avoir peur, de ruer, et lorsque je la touchai du pied, elle sauta par-dessus un tas de bois. La sangle se rompit, et les spectateurs m’ont raconté que, pendant qu’elle sautait, je tombai d’une bonne hauteur, par-dessus sa queue, sur un sable dur, en recevant un dernier coup de pied sur le genou. On pouvait à peine croire que je n’eusse rien de cassé. La chair de mon bras gauche était en marmelade ; mais, avec des pansements d’eau froide, cela guérira bien vite ; j’avais au dos une blessure qui saigna abondamment ; tout ce sang que j’ai perdu, beaucoup de contusions et le choc général m’ont affaiblie. Cependant les circonstances ne permettent pas de « faire des embarras », et je crois, en vérité, que les déchirures de mon habit de cheval seront l’affaire la plus importante de l’accident.

Ici, tout ce qui m’entoure est charmant. La log-cabin, au-dessus de laquelle on a construit une pièce que surmonte un toit suisse, est dans une vallée, près d’une rivière impétueuse et limpide, sortant un peu plus haut d’un ravin inaccessible d’une beauté sublime. L’un des côtés de la vallée est formé de falaises et de terrasses d’un porphyre aussi rouge que la plus rouge des briques, et qui brillent au coucher du soleil d’une lueur de vermillon. À travers les fentes des montagnes les plus rapprochées, on aperçoit les pics revêtus de pins, qui passent, au crépuscule, par toutes les nuances du pourpre et du violet. Le ciel et la terre s’unissent pour créer chaque soir un pays de merveilles : — de riches coloris veloutés, cramoisis et violets : un ciel vermillon orange et vert ; des nuages d’écarlate et d’émeraude ; une pureté d’atmosphère et une sécheresse extraordinaires. Comme couleur, les montagnes Rocheuses dépassent tout ce que j’ai vu. Ces jours-ci, l’air était froid, mais le soleil chaud et brillant.

L’histoire de mon hôte est triste ; elle montre quelles personnes ne doivent pas venir au Colorado. Ni lui ni sa femme n’ont encore trente-cinq ans. Fils d’un médecin de Londres qui a une grande clientèle, il a reçu une éducation libérale dans le sens le plus étendu du mot ; il a l’esprit très-cultivé et du talent. Associé d’un médecin bien posé dans la seconde ville de l’Angleterre, il éprouva des symptômes qui le menaçaient de phtisie. Dans une heure néfaste, il entendit parler du Colorado, de son « climat sans pareil, de ses ressources illimitées », etc., et, séduit non-seulement par les avantages matériels, mais encore par l’idée de pouvoir fonder ou réformer une société d’après des théories sociales et avancées qui lui sont propres, il émigra. Mrs Hughes est l’une des femmes les plus charmantes, instruites et aimables que j’aie jamais vues. Ils forment à eux deux un ménage idéal. Ils brilleraient dans toutes les sociétés, mais ils n’avaient pas la plus légère connaissance des détails domestiques et de l’agriculture. Le docteur ne savait ni seller un cheval, ni le harnacher. Sa femme ignorait si, pour faire cuire un œuf, il fallait le mettre dans l’eau froide ou dans l’eau chaude. En arrivant à Longmount, ils achetèrent cette concession, séduits plutôt par la beauté du paysage que par les avantages matériels. On les trompa pour la terre, pour les marchandises, pour les bœufs, pour tout, à la honte des colons qui semblaient les considérer comme de bonne prise. Rien ne leur a réussi, et bien qu’ils se lèvent de bonne heure et se couchent tard, c’est à peine s’ils maintiennent leur tête au-dessus de l’eau. Une jeune Suissesse, qui leur est dévouée, travaille autant qu’eux. Ils ont un seul cheval, pas de chariot, un peu de volaille, quelques vaches, mais point « d’homme à gages ». C’est la lutte la plus dure et la moins idéale que j’aie vu soutenir par des gens du monde. Ils avaient à acquérir toute leur expérience et l’ont achetée au prix de pertes et de fatigues. Je suis surprise qu’ils aient pu faire autant. Le docteur et les deux femmes ont bâti, à eux seuls, la pièce supérieure et ce qui a été ajouté à la maison. Il a lui-même ensemencé la terre et appris l’art difficile de traire les vaches. Mrs Hughes fait tous les vêtements nécessaires à une famille de six personnes, et passe ses soirées, alors que le rude travail du jour est fini et qu’elle est au moment de tomber de fatigue, à raccommoder et à mettre des pièces. La journée n’est qu’une longue oppression, sans repos ni joie, sans le plaisir d’entrevues fortuites avec des gens cultivés. Les rares visiteurs sont des femmes aisées de colons prospères, pleines de l’orgueil de la ménagère et dont le but paraît être de faire sentir à Mrs Hughes combien elle leur est inférieure. Je voudrais qu’elle s’intéressât plus réellement à la venue du dernier veau, aux espérances de la récolte des courges, à la quantité et au prix du beurre ; — mais, c’est à contre-cœur qu’elle a appris à faire du pain et du beurre excellents. Leurs enfants sont charmants ; les garçons sont de petits gentlemen polis et courtois qui témoignent, dans toutes leurs actions et leurs paroles, l’amour qu’ils ont pour leurs parents. On n’entend jamais dans la maison un mot grossier ou dur ; mais l’atmosphère de luttes et de difficultés a déjà produit son effet sur ces petits êtres. Ils pensent toujours à leur mère, ne mangent pas de beurre quand ils pensent que la provision baisse, apportent de l’eau et du bois, fardeaux trop lourds pour eux, spéculent avec anxiété sur la perspective de l’hiver, sur les espérances de la récolte, et, avec tout cela, sont innocents et enfantins.

Je n’ai jamais vu d’enfants dans les États de l’Ouest ni au Colorado, mais des imitations dégradées d’hommes et de femmes corrompus par l’avidité, par l’égoïsme, revendiquant et obtenant de leurs parents une indépendance complète dès l’âge de dix ans. Ils vivent dans un milieu d’impiété et souvent de profanation ; c’est l’une des choses les plus pénibles à constater. Aussi les chers petits que je vois ici sont-ils comme des fleurs dans un désert. Si l’on en excepte l’amour, qui, ici comme partout, élève la vie jusqu’à l’idéal, cette existence est misérable. Les pauvres récoltes ont été détruites maintes et maintes fois par les sauterelles, et ce talent, ici déifié sous le nom « d’adresse », l’a emporté sur le docteur, dans tous ses marchés, en ne lui laissant guère que le pain de ses enfants. De toutes manières, l’expérience a coûté cher, et cet exemple peut servir d’utile avertissement aux hommes dans une situation professionnelle, mais sans connaissances de l′agriculture, et les engager à ne pas tenter, pour gagner leur vie, de venir prendre une ferme au Colorado.

En dépit de mes regrets et de mes inquiétudes pour cette famille intéressante, j’ai passé ici un temps délicieux, et j’aimerais à rester plus longtemps, s’ils ne m’avaient point cédé leur lit de paille. Mrs Hughes et son bébé couchent par terre, dans ma chambre ; le docteur également par terre, à l’étage inférieur, et les nuits sont très-froides. Le travail est leur ordre du jour et le mien aussi ; le soir, quand les enfants son couchés, nous raccommodons les vêtements et faisons des chemises toutes les trois ; le docteur nous lit les poëmes de Tennyson, ou bien nous parlons avec charme de ce monde d’esprits cultivés et de noble actions qui semble être ici « le pays très-lointain » ; ou encore, Mrs Hughes dépose son ouvrage pendant quelques instants et lit à son four, comme rarement je l’ai entendu faire, un passage préféré de prose ou de poésie ; elle a une voix d’une grande étendue et d’un timbre charmant, prompte à interpréter toutes les nuances des intentions de l’auteur, et des yeux doux et expressifs que le sentiment et La sympathie mouillent de larmes. Ce sont nos bonnes heures, alors que, ne songeant plus aux besoins du lendemain, aux hommes qui achètent, vendent, trompent et se battent pour de l’or, nous oublions que nous sommes dans les montagnes Rocheuses et qu’il est près de minuit. Mais le matin arrive, chaud et fatigant, et le travail, qui ne cesse jamais, nous accable. Deux ou trois fois par jour, le docteur revient des champs, faible et étourdi : il se désole avec sa femme, et je sens qu’un colon du Colorado doit être fait d’une plus rude étoffe et se plier plus facilement aux circonstances.

Aujourd’hui à été pour moi une bonne journée, quoique je ne me sois assise qu’une fois depuis neuf heures du matin et il est maintenant cinq heures. J’avais comploté d’envoyer la jeune Suissesse, dans le chariot d’un voisin, passer la journée avec deux des enfants au settlement le plus proche, et de donner au docteur et à sa femme une après-midi de repos et de sommeil, tandis que je ferais toute la besogne et un peu de nettoyage. J’avais, pour mon compte, une grande lessive que le mauvais état de mon bras m’avait empêchée de faire la semaine dernière : mais une machine à tordre le linge, qui se visse au côté du baquet, est d’un grand secours, et en pliant les effets avant de les y faire passer, je m’en suis servie à la place de calendreur et de fers. Après avoir fait le pain, lavé à fond la baratte et les palettes, je me suis mise aux pots et aux casseroles, dont le nettoyage était resté en arrière, et je travaillais ferme, barbouillée de noir et couverte de graisse, quand un homme entra pour demander à quel endroit il devait passer la rivière avec son attelage de bœufs. Comme je le lui indiquais, il me regarda avec pitié, en disant : « Êtes-vous la nouvelle servante ? Dieu me bénisse, vous êtes terriblement petite. »

Hier, nous avons mis en réserve, pour l’hiver, trois quintaux de tomates et environ deux tonnes de courges et de citrouilles pour le bétail ; deux des premières pesaient 140 livres. J’ai recueilli le maïs de près du quart d’un acre, mais c’était une pauvre récolte, et les gousses étaient peu remplies. Je préfère de beaucoup le travail des champs à l’écurage des pots graisseux et au baquet à lessive, et j’aime encore mieux faire ces dernières choses que de coudre ou d’écrire.

Nous ne sommes point en Arcadie. « La rouerie », qui consiste à attraper le voisin de toutes les manières qui ne sont point illégales, est la qualité la plus prisée, et Mammon est la divinité. On ne peut attendre grand’-chose d’une génération élevée dans l’admiration de l’une et l’adoration de l’autre. Dans des districts éloignés du culte, comme l’est celui-ci, il y a trois manières de passer le dimanche : l’une consiste à faire des visites, à chasser et à pêcher ; l’autre, à dormir et à ne point travailler ; la troisième, enfin, à poursuivre toutes les occupations habituelles, et de cette façon-là les récoltes, les coupes et les trains de bois avancent. Dimanche dernier, un homme vint replacer une porte ; il a déclaré qu’il ne croyait ni à la Bible ni à Dieu et qu’il n’allait pas sacrifier le pain de ses enfants à de vieux préjugés. L’indifférence est manifeste pour les obligations les plus élevées de la loi divine, mais en général les settlers sont rangés ; il n’y a que peu d’infractions flagrantes aux mœurs et le travail est la règle. La vie et la propriété sont beaucoup plus sûres qu’en Angleterre ou en Écosse, et la loi du respect universel envers les femmes est encore en pleine vigueur. Maintenant, les journées sont brillantes et les nuits très-froides. On se prépare pour l’hiver. Les touristes de l’Est se rassemblent à Denver, et les ingénieurs descendent des montagnes. Il est tombé de la neige sur les plus hautes chaînes, et mes espérances de gagner Estes-Park sont à zéro.

Longmount, 25 septembre.

La journée d’hier a été parfaite ; le soleil brillait, l’air était vif et fortifiant. Je me sentais mieux, et après une dure journée de travail et une promenade du soir avec mes amis, aux derniers rayons du soleil, j’allai me coucher, joyeuse et pleine d’espoir quant au climat et à ses effets sur ma santé. Ce matin, je me suis réveillée avec une sensation de lassitude extrême, et, une fois dehors, j’ai trouvé, au lieu de la délicieuse atmosphère de la veille, une chaleur suffocante, intolérable, un soleil flamboyant et un siroco semblable au vent chaud de Victoria. Il s’ensuivit une prostration extrême, de la névralgie et une inflammation des yeux. Mes hôtes, qui sont acclimatés, étaient quelque peu affectés de la même manière. L’éclat, l’atmosphère cristalline et la splendeur d’hier, tout avait disparu. Nous avons emprunté un chariot ; le cheval du docteur Hughes, fort mais paresseux, et une faible bête que nous avions louée, faisaient un pauvre attelage. Quoique de Canyon jusqu’ici il n’y ait que vingt-deux milles à travers la prairie, nous sommes restés huit heures et demie sous un soleil brûlant ; toutes notions de la localité me faisaient défaut dans la prairie, et le docteur n’en avait guère plus que moi. Après avoir suivi de fausses traces, nous être empêtrés dans des clôtures, enfoncés dans la boue profonde des fossés d’irrigation, nous étions découragés. Ce voyage, que nous faisions sous un soleil méchant, assis sur un tas de fourrage, était quelque chose d’affreux. À mi-chemin, nous avons campé près d’une rivière qui n’est, dans ce moment, qu’une série de trous boueux, et je me suis endormie à l’ombre légère d’un peuplier du Canada, redoutant la pensée du réveil, les pénibles cahots dans la prairie poudreuse et le sirocco impétueux sous un soleil féroce. De toute la journée, nous n’avons vu ni homme ni bête.

Nous sommes dans la colonie de Chicago, que l’on dit prospère. Elle est aussi peu attrayante que le fort Collins. Nous arrivons d’abord près de maisons de bois couleur de poussière éparses sur la plaine poudreuse, chacune ayant son champ poussiéreux d’orge ou de blé, dont la récolte ne peut être attribuée aux pluies du ciel, mais au débordement « du fossé d’irrigation n° 2 ». Puis, nous trouvons une route tracée par le passage de chariots allant tous dans la même direction, route qui devient une grande rue dans laquelle quelques maisons de bois et des boutiques se font face. L’hôtel de Saint-Vrain est une maison à deux étages, l’une des plus blanches et des plus éclatantes, et, comme toutes les autres, sans vérandah ; il porte le nom de la rivière de Saint-Vrain, d’où vient le canal qui permet à Longmount d’exister. Tout grillait à la chaleur d’un soleil oblique qui avait frappé pendant toute la journée sur les chambres de bois que rien n’abritait, À l’intérieur, la chaleur était plus pénible qu’au dehors, et tout, y compris notre visage, était couvert de mouches noires. Assis dans ma chambre, nous combattons contre les mouches jusqu’à ce qu’un splendide coucher de soleil sur la chaîne rocheuse qui s’étend là-bas, à une dizaine de milles, nous force de sortir pour l’admirer. Le souper a été servi sans nappe, à la mode de l’Ouest, et tous les hommes sans famille de Longmount sont venus prendre leur repas silencieusement et rapidement. C’était un grand régal d’avoir du thé, car je n’en avais pas bu depuis une quinzaine de jours. L’hôte est un brave homme jovial. Je lui racontai de quelle façon mes projets avaient échoué et comment, en conséquence, je partais demain à contre-cœur pour Denver et New-York, puisque je ne pouvais aller à Estes-Park. Il me répondit qu’il était encore possible que j’eusse la chance de voir arriver, ce soir même, quelqu’un y allant. Bientôt il vint dans ma chambre et me demanda ce que j’étais capable de faire : si je craignais le froid, si je pouvais « supporter une vie dure », si je savais monter à cheval et galoper. Estes-Park et ses environs, me dit-il, sont ce qu’il y a de plus beau au Colorado, et il ajouta : « Ce serait une vraie honte pour vous de ne pas le voir. » Nous commencions à prendre notre thé, lorsqu’il revint : « Cette fois-ci, me dit-il, vous avez de la chance : deux jeunes gens qui viennent d’arriver montent demain à Estes-Park. » Je suis assez satisfaite, et j’ai loué un cheval pour trois jours ; mais je ne suis pas très-rassurée, car cette chaleur suffocante me rend presque malade : je souffre encore de ma chute et, n’étant pas remontée à cheval depuis lors, trente milles seront une longue course. Puis, je crains que le logement ne soit aussi mauvais que chez Chalmers et que je ne puisse être seule. Une fois la nuit venue, nous avons erré dans la rue pour respirer le peu d’air en mouvement.


Estes-Park !!! 28 septembre.

Je voudrais pouvoir vous envoyer ces trois points d’exclamation à la place d’une lettre. Ils expriment tout ce qui peut transporter d’enthousiasme et ravir : grandeur, allégresse, puissance, nouveauté, liberté, etc., etc. Je suis tombée juste sur l’endroit que je cherchais, et il dépasse tout ce que j’avais rêvé. On respire la santé dans chaque bouffée d’air : je suis déjà beaucoup mieux et me suis levée sans peine à sept heures, pour le déjeuner. Tout est confortable de la manière que j’aime. J’ai, pour moi seule, une log- cabin élevée sur six poteaux, sous laquelle un skunk a creusé son terrier ; un petit lac s’étend à côté. Il gèle toutes les nuits et les journées sont assez fraiches pour qu’on fasse un feu ronflant. Le maître du rancho, moitié chasseur, moitié marchand, et sa femme, sont de joyeux et braves Gallois de Llanberis, au rire gai et bruyant ; ils sont francs, hospitaliers, et empilent les bûches de pitch pines jusqu’à la moitié de la grande cheminée, Depuis que je suis ici, il y a eu, tous les jours, de la viande fraiche, du pain frais délicieux, des pommes de terre excellentes, du thé, du café, et, en abondance, du lait comme de la crème. J’ai un lit de foin très-propre avec six couvertures ; ni puces ni punaises. — Le paysage, qui est ce qu’il y a de plus splendide, nous environne de tous côtés : il est à notre porte. Beaucoup de gens m’avaient conseillé d’aller aux sources du Colorado, mais une seule personne m’avait parlé de cet endroit-ci, et, jusqu’à mon arrivée à Longmount, je n’avais pas rencontré un être qui y fût allé. Cependant, d’après la position du pays, je voyais que ce devait être admirablement situé. On disait qu’il était fort difficile d’y arriver, que la saison était passée. Il n’y a rien de tel, en voyage, que de disséquer les récits des gens ; ils les colorent habituellement de l’idée qu’ils se font des moyens ou des goûts de la personne à laquelle ils parlent ; rien de tel que de faire toutes les questions raisonnables et puis de suivre avec opiniâtreté, mais tranquillement, ses propres idées. Ici, j’ai trouvé la perfection avec toutes les conditions pour se bien porter, y compris des chevaux tant qu’on veut et du gazon pour galoper.

Après avoir passé dix heures à cheval, il n’est pas facile de se mettre à écrire, et surtout dans une log-cabin remplie de monde ; puis cette saine fatigue peut rendre ma lettre plate, alors qu’elle devrait être enthousiaste. La chaleur suffocante m’avait tenue éveillée toute la nuit à Longmount ; je m’étais levée nerveuse et mal à mon aise, prête à abandonner le projet de venir ici, quand le lever du soleil sur les plaines et le rouge merveilleux des montagnes Rocheuses, qui reflétaient le ciel de l’Orient, me donnèrent du courage. L’hôtelier avait trouvé un cheval, mais ne pouvait m’assurer d’une manière satisfaisante que ce fût une bête tranquille. Aussi, très-ébranlée encore par la chute que j’avais faite à Canyon, aurais-je bien voulu que la Greeley-Tribune ne m’eût pas donné la réputation d’écuyère qui m’a précédée ici. Les jeunes gens qui devaient m’escorter « paraissaient très-innocents », m’assura-t-il ; je n’ai pas encore démêlé ce qu’il voulait dire par là. Lorsqu’à huit heures et demie, le cheval fit son apparition dans la rue, je vis avec effroi une bête superbe ; les narines frémissantes, les oreilles et les yeux inquiets. Comme à Hawaï, mon paquet était attaché derrière la selle mexicaine, et mon sac de toile pendait à la fourche. Mais ce cheval n’avait pas l’air fait pour porter des effets, et semblait avoir besoin de deux hommes pour le tenir et le flatter. Il y avait là un tas de fainéants, et je reculai à l’idée de monter avec mon vieux costume hawaïen, quoique le docteur et sa femme m’eussent assuré que je n’avais rien de remarquable. Nous partîmes à neuf heures ; l’hôtelier ne faisait que répéter : « Vous allez être héroïque. »

Le ciel était sans nuage, d’un bleu profond et brillant. Malgré la chaleur du soleil, l’air était frais et réconfortant. Pour sa splendeur et son charme, j’inscrirai cette course à côté d’une que j’ai faite à Hanalei, et d’une autre à Mauna Kea (Hawaï). Je ne tardai pas à aller mieux ; comme tempérament et allure, mon cheval se trouva être une perfection : plein de ressort et de feu, les mouvements souples, le pas vif et doux, et dès que l’on pressait les rênes, il galopait d’un mouvement gracieux et léger. Une journée dans la montagne semblait être une partie de plaisir pour ce joyeux animal. Il était si doux que, lorsque je descendais pour marcher, il me suivait sans être mené, et me laissait monter d’un côté ou de l’autre, sans qu’il fût besoin de le tenir. Au charme de ses mouvements, il joint la sûreté de pied féline d’un cheval hawaïen, traverse les rivières rapides et profondes, galope parmi les pierres et les souches et descend les collines escarpées avec la même assurance. Avec lui, j’aurais pu faire cent milles aussi facilement que trente. Nous n’avons passé que deux jours ensemble ; cependant nous sommes de solides amis, et nous nous comprenons. Je ne demanderais pas d’autre compagnon pour faire une longue excursion dans la montagne. Tout ce qu’il fait est d’un cheval élevé sans frein, sans fouet, sans éperon, qu’on a dressé en lui parlant, et qui a été habitué à être bien traité, comme c’est heureusement le cas pour la plupart des chevaux des États de l’Ouest. Aussi, à moins que ce ne soient des broncos, ils se servent de leur intelligence à votre avantage, et accomplissent leur besogne plutôt comme des amis que comme des machines.

Je commençai bientôt non-seulement à me sentir mieux, mais à me réjouir de cette allure délicieuse. Nous avions le soleil derrière nous, et des bouffées d’un air frais et élastique descendaient des splendides montagnes que nous avions en face Nous avons galopé pendant six milles à travers la prairie et avons gagné le beau canyon de la Saint-Vrain, qui, vers son ouverture, est une vallée boisée, étroite et fertile, à travers laquelle une rivière rapide, que nous traversâmes plusieurs fois, se précipite en faisant d’innombrables détours. Ah ! comme ses ondes dansaient en brillant aux rayons du soleil ! comme elles exhalaient un murmure musical semblable à celui des fleuves d’Hawaï ! Nous nous sommes égarés maintes et maintes fois, quoique les « innocents » jeunes gens eussent déjà passé par là. Il faudrait un certain talent pour bien connaître les difficultés de ce sentier écarté. Heureusement, des settlers qui faisaient les foins apparaissaient toujours au bon moment pour nous remettre dans le droit chemin. Après les plaines brunes et grillées, le paysage devint très-beau et d’une variété infinie. Les peupliers du Canada étaient verts et luisants ; le feuillage d’or des trembles frissonnait, les vignes sauvages laissaient traîner à terre leurs feuilles jaunes, et la clématite de Virginie suspendait çà et là ses rameaux cramoisis, faisant ressortir la splendeur de l’or et du vert. Parfois, nous passions de l’ombre fraiche de ce fouillis coloré, à la froide Saint-Vrain. Nous étions alors pressés entre ses bords et de hautes falaises, des terrasses d’un aspect incroyable, des rochers fantastiques tachetés de carmin, de vermillon, de vert de toutes les nuances, de bleu, de jaune, d’orange, de violet, de rouge foncé, couleurs qu’aucun artiste n’oserait reproduire et dont j’ose à peine parler en simple prose. Les merveilleux pics de Long, qui, jusque-là, étincelaient au-dessus de la verdure, disparurent alors, et pendant vingt milles nous ne les vîmes plus. Nous étions entrés dans une vallée montueuse, où les tons splendides des rochers étaient rendus plus intenses encore par le contraste du bleu sombre des pitch pines ; prenant alors un sentier au nord-ouest, nous avons laissé derrière nous un monde moins sauvage, toute trace de l’homme et de ses œuvres, et nous nous sommes enfoncés dans les montagnes Rocheuses. Nous avons fait alors de merveilleuses ascensions, où je conduisais mon cheval à la main ; des vues fantastiques et sauvages s’offraient continuellement aux regards. C’était une suite de surprises ; à chaque mille, l’air devenait plus vif et plus pur, la sensation de la solitude plus étrange. Une ascension effrayante parmi des rochers et des pins nous a amenés, à une hauteur de 9 000 pieds, à un passage de sept mille pieds de large, dans une muraille de rochers, avec une descente abrupte de 2 000 pieds, et, au delà, une montée plus formidable encore. Lorsque je me retournai, je vis le spectacle le plus étrange. Nous n’avions traversé qu’un seul et gigantesque sommet en forme de couteau, fait entièrement de grandes masses de rocher d’un rouge brillant, quelques-unes aussi considérables que le Royal-Institution d’Édimbourg, entassées l’une sur l’autre comme par des Titans. Les pitch pines sortaient des crevasses, mais il n’y avait pas trace de terre. Plus loin, des murailles et encore des murailles d’une construction semblable, et des chaînes de montagnes au-dessus de chaînes de montagnes s’élevant dans le ciel bleu. Quinze milles de plus sur de grands sommes, le long de passes noires d’ombre et si étroites que nous étions obligés de marcher dans le lit des torrents qui les avaient creusées, en contournant la base de colossales pyramides de rochers couronnés de pins, nous conduisent à de beaux « parcs » où le toxicodendron formait des taches écarlates. Ces parcs étaient si bien formés par la nature, qu’à tout moment je m’attendais à trouver quelque superbe château. Mais ce jour-là, ils appartenaient tout à fait aux geais bleus huppés et aux écureuils. Aux heures matinales, c’est ici que viennent paître le daim et l’élan magnifique ; c’est là que, pendant la nuit, rôdent et grondent le lion des montagnes Rocheuses, l’ours gris et le loup poltron. La beauté s’unissait à la grandeur, l’une pour troubler, l’autre pour inspirer un sentiment d’effroi ; ravins d’une profondeur immense que le bleu foncé des pins faisait paraître sombres ; montagnes au sommet desquelles la neige étincelait ; rivières paisibles et lacs ombragés ; fraches profondeurs d’ombre ; montagnes encore, avec leurs pins épais et leurs groupes de trembles brillant comme de l’or ; vallées où le peuplier jaune se mélangeait au chêne rouge, et ainsi de suite à travers les ombres qui s’allongeaient, jusqu’à ce que le sentier, qui par endroits était à peine visible, se dessinât nettement et que nous soyons entrés dans un long ravin aux larges ondulations herbeuses entourées de pins.

Une très-jolie jument entravée y paissait, un chien de berger aboya après nous, et parmi les buissons, à peu de distance du chemin, se trouvait une }log-cabin grossière, noire, aussi rustique que peut être un abri et dont la fumée sortait par le toit et la fenêtre. Nous nous sommes dirigés de ce côté ; il importait peu que ce fût la demeure ou plutôt le repaire d’un bandit bien connu, d’un « desperado ». L’un de mes compagnons avait disparu depuis plusieurs heures, et celui qui était resté avec moi était un jeune homme élevé dans les villes. J’avais besoin de parler à quelqu’un qui eût l’amour des montagnes. J’ai appelé la hutte un repaire : elle avait l’air de la tanière d’une bête sauvage. Le grand chien était étendu à l’entrée dans une attitude menaçante et grondait. Le toit de boue était couvert de fourrures étendues là pour sécher, et des pattes de castor étaient clouées sur les poutres. À l’une des extrémités de la hutte, un daim mort était suspendu ; à l’intérieur, près de la porte, un castor écorché gisait devant un monceau de pelleteries, et tout autour du repaire, on voyait des cornes d’élan, de vieux fers à cheval et des carcasses d’une quantité d’animaux. Réveillé par les grondements du chien, le propriétaire sortit, et je vis un homme de taille moyenne, large et trapu, un vieux chapeau sur la tête et vêtu d’un habit de chasse gris tout usé, en haillons à vrai dire ; une écharpe de mineur était enroulée autour de sa taille ; il avait un couteau à la ceinture, et un « ami de Cœur », un revolver, sortait de la poche de côté de son habit. Ses pieds, très-petits, étaient presque nus, car il ne portait que des mocassins déchirés en cuir de cheval. Il était merveilleux que ses vêtements tinssent ensemble et sur lui : l’écharpe devait y être pour quelque chose. Son visage était remarquable. C’est un homme de quarante-cinq ans environ, et il a dû être d’une beauté frappante ; les yeux d’un bleu gris, grands et très-enfoncés, les sourcils très-marqués, le nez aquilin et bien fait, et la bouche fort belle. Le visage est rasé, À l’exception d’une épaisse moustache et d’une impériale, Des cheveux de couleur fauve s′échappaient de son bonnet de chasseur, en boucles négligées, et tombaient sur son cou. Il a perdu un œil, et de ce côté le visage est repoussant, tandis que l’autre pourrait être modelé en marbre. Ce mot « desperado » était écrit en larges caractères sur toute sa personne. Je me repentais presque d’avoir cherché à faire connaissance avec lui. Son premier mouvement fut de jurer contre le chien ; mais en voyant une femme, il se contenta de lui donner un coup de pied, et s’approchant de moi, il ôta son chapeau, laissant voir ainsi un front et une tête admirables. Il me demanda, du ton d’un homme bien élevé, s’il pouvait faire quelque chose pour moi. Je désirais de l’eau, il m’en apporta dans un pot cassé, s’excusant avec grâce de n’avoir rien de plus présentable. Nous nous mîmes à causer, tandis qu’il parlait, j’oubliai sa réputation et son extérieur, car ses manières étaient celles d’un gentleman chevaleresque, et il s’exprimait avec élégance et facilité. Je lui fis quelques questions sur les pattes de castor en train de sécher, et un instant après elles pendaient à l’arçon de ma selle. À propos des bêtes sauvages du pays, il me raconta qu’il avait perdu l’œil dans une rencontre récente avec un ours gris qui, après l’avoir serré dans une étreinte terrible, le déchirant, lui cassant le bras et lui arrachant l’œil, l’avait laissé pour mort. Au moment où nous parlions, car le soleil baissait, il me dit avec courtoisie : « Vous n’êtes pas Américaine ; j’ai reconnu à votre accent que vous êtes une compatriote. J’espère que vous m’accorderez le plaisir de vous aller voir. » Cet homme, connu dans tous les territoires et au delà sous le nom de « Rocky Mountain Jim » (Jim des montagnes Rocheuses), par abréviation, Mountain Jim, est l’un des fameux éclaireurs des plaines et l’original de plusieurs héros d’aventures de roman des guerres indiennes. D’après ce que j’ai entendu dire, c’est un homme pour lequel il n’y a plus de place à présent, car dans cette partie du Colorado, le temps des luttes sanguinaires est passé, et la renommée de maints exploits audacieux est souillée de crimes qu’on ne pardonne pas facilement ici. Il a maintenant un droit de squatter, mais gagne sa vie en faisant le métier de trappeur, et c’est tout à fait un enfant des montagnes. Il ne semble pas y avoir de doutes sur sa chevalerie envers les femmes ni sur sa remarquable intelligence, mais c’est un être désespéré, sujet à de mauvais accès pendant lesquels il est bon de l’éviter. On regrette qu’il se soit établi à l’entrée de l’unique issue du Park, car il est dangereux avec ses pistolets, et le chemin serait plus sûr s’il n’était pas là. Mon hôte, dans le verdict qu’il a prononcé sur lui, a indiqué son péché habituel : « Quand Jim est sobre, c’est un parfait gentleman : mais quand il a bu, c’est le plus terrible bandit du Colorado. »

Du sommet où aboutit ce ravin, à une altitude de 9 000  pieds, nous avons enfin aperçu Estes-Park, à 1 500  pieds plus bas, dans la gloire du soleil couchant ; c’est un bassin irrégulier animé par les eaux brillantes de l’impétueuse Thompson, ayant pour sentinelles des montagnes d’une forme fantastique et d’une taille monstrueuse ; au-dessus se dresse le pic de Long dans sa grandeur inaccessible, tandis que la Snowy Range, avec ses contre-forts lointains couverts de bois épais, descend vers le parc, déchiquetée par d’étonnants canyons noyés dans des profondeurs de pourpre. La rivière impétueuse était d’un rouge de sang ; le pic de Long tout enflammé ; la terre réfléchissait la splendeur du ciel embrasé. Je n’ai jamais rencontré rien de pareil à cette vue d’Estes-Park. Les montagnes du « pays lointain », maintenant bien rapprochées, sont de près plus belles encore que de loin ; la réalité dépasse le rêve. Saisie de la fièvre des montagnes, j’encourageai de la voix mon cheval fatigué ; il partit au grand galop et parcourut un mille sur une herbe très-douce, avec une allure endiablée, Mais j’avais faim, l’air était froid, et je me demandais quelles pouvaient être les perspectives d’abri et de nourriture dans ce pays enchanté, quand nous arrivâmes soudain à un petit lac, près duquel était une log-cabin à toit plat, en très-bon état, entourée quatre autres plus petites. À côté et pittoresquement posés, deux corrals, un grand hangar devant lequel on tuait un jeune bœuf, une laiterie à roue hydraulique, des meules de foin et différents indices d’un bien-être évident. Deux hommes montés sur des chevaux de travail ramenaient les vaches pour les traire. Un petit homme d’aspect agréable courut vers moi et, à mon grand étonnement, me serra joyeusement les mains. Il m’a avoué depuis que, à cette heure du soir, il croyait que j’étais Mountain Jim habillé en femme. Je reconnus en lui un compatriote, et il se présenta lui-même sous nom de Griffith Evans, Gallois des ardoisières de llanberis. Lorsque la porte de la maison s’ouvrit, j’aperçus une grande pièce construite avec des troncs d’arbres, dont toutefois les interstices n’avaient pas êté comblés, avec deux fenêtres à vitres horribles, ayant vue de deux côtés, et un grossier foyer de pierre dans lequel brûlaient des pins presque aussi gros que moi. le sol était planchéié ; il y avait une table ronde, deux rocking-chairs, un lit de colon recouvert d’un tapis ; les murs étaient décorés de peaux, de flèches et d’arcs indiens, de ceintures de wampum, et dans les coins ni des fusils étaient suspendus. Sept hommes étaient étendus par terre et fumaient tous ; il y avait un homme dans le lit, et une femme entre deux âges écrivait à la ; table. Je sortis pour demandes à Evans s’il pouvait me garder, ne m’attendant à rien de mieux qu’au lit improvisé ; mais à ma grande joie, il me dit qu’il pouvait me donner une cabin pour moi seule, à deux minutes de la sienne. De sorte que, dans ce monde splendide des hauteurs, ayant les sapins de la montagne derrière moi, devant moi le lac transparent ; dans ce creux bleu au pied du pic de Long, à 7 500 pieds d’altitude, où le givre crispe l’herbe toutes les nuits de l’année, j’ai trouvé beaucoup plus que je n’osais espérer.


LETTRE VII


« Personnalité » du pic de Long. — Mountain Jim. — Le lac des nénufars. — Une forêt silencieuse. — Le campement. — « Ring. » — Un boudoir. — L’aurore et le lever du soleil. — Une vue splendide. — Les chaînes de diamants. — L’ascension du pic. — Le « Coup du Chien ». — Les souffrances de la soif — La descente. — Le bivouac.


Estes-Park, Colorado, octobre.

Ce récit de l’ascension du pic de Long n’ayant pu être écrit au moment même, j’ai d’autant moins envie de le faire maintenant, qu’aucune description, dans la limite de mes moyens, ne pourra faire sentir aux autres le sublime admirable, la solitude majestueuse, la fascination et la terreur inénarrables des scènes au milieu desquelles j’ai passé lundi, mardi et mercredi. Le pic de Long (14, 700  pieds) bloque une des extrémités d’Estes-Park et rapetisse toutes les montagnes… environnantes. Formées par les neiges, la brillante Saint-Vrain, la grande et la petite Thompson y prennent leur source de ce côté. Aux rayons du soleil ou aux clartés de la lune, son sommet gris et déchiré arrête infailliblement les regards, en dépit des daims et des élans, des skunks et des ours gris. De lui viennent toutes les tempêtes, et les éclairs qui jouent autour de sa tête lui font une auréole. C’est l’une des plus belles montagnes, et, pour l’imagination, elle devient plus qu’une montagne, elle prend une personnalité. On en vient à se figurer qu’elle engendre et enchaîne les vents impétueux dans ses cavernes et ses abîmes, pour les déchaîner dans sa furie. Le tonnerre devient sa voix et les éclairs lui rendent hommage. Les autres sommets rougissent sous le baiser matinal du soleil, et pâlissent un instant après ; mais lui reçoit les premiers rayons et les retient autour de sa tête, jusqu’à ce qu’il lui plaise de passer d’un rouge rose à un bleu profond, et, comme sous l’influence d’un charme, le soleil à son coucher erre en dernier lieu sur sa crête. Les vents légers, qui, ici, agitent à peine les aiguilles des pins, font rage là-haut autour de sa cime immobile. Il porte la marque du feu, et, bien qu’arrivé à un repos effrayant, il parle encore de soulèvements avec autant de vérité, quoique avec moins d’éloquence, que les volcans en activité d’Hawaï. On apprend à son ombre qu’il est dans l’ordre d’adorer, et le sentiment propitiatoire des forces de la nature pénètre les esprits que n’éclaire point une lumière supérieure.

L’ascension du pic de Long, le Matterhorn américain, a été faite pour la première fois, il y a cinq ans. Je pensais que j’aimerais à la tenter, mais jusqu’à Lundi, jour où Evans partait pour Denver, le projet était tombé dans l’eau. La saison était trop avancée, les vents seraient trop forts, etc. Mais au moment où il s’en allait, Evans dit que le temps paraissait plus sûr, et que si je ne dépassais pas la limite boisée, cela valait la peine de tenter l’aventure. Peu après son départ, Mountain Jim entra et s’offrit comme guide ; moi et les deux jeunes gens qui m’avaient accompagnée depuis Longmount, avons accepté sa proposition. Mrs Edwards se mit tout de suite à faire du pain pour trois jours ; on découpa des tranches sur le bœuf si commodément suspendu, et l’on y ajouta du thé, du sucre et du beurre. Notre pique-nique ne devait pas être luxueux car afin d’éviter la dépense d’une mule de somme, nous… avions limité nos bagages à ce que la selle de nos chevaux pouvait porter. Derrière la mienne, j’avais trois paires de couvertures de campement et un couvre-pied qui m’arrivaient aux épaules. Mes bottines étaient si usées qu’il m’était pénible de marcher, même dans le parc et Evans m’avait prêté une paire de bottes de chasse qui pendaient à ma selle. Les chevaux des deux jeunes gens étaient également chargés, car il fallait nous attendre à supporter de grands froids. Jim avait un tenue choquante. Il portait une vieille paire de grandes bottes dans lesquelles était retroussé un pantalon peau de daim, attaché par une écharpe usée ; une chemise de cuir et, par-dessus, trois ou quatre gilets en loques non boutonnés ; un feutre râpé à grands bord : d’où s’échappaient des boucles fauves et mal peignées Avec son seul œil, un long et unique éperon, un couteau à la ceinture, un revolver dans la poche de son gilet, avec sa selle recouverte d’une peau de castor d’où pendaient les pattes, ses couvertures derrière lui, son fusil en travers de la selle, sa hache, sa cantine et d’autres objets suspendus à la fourche, il avait l’air du plus épouvantable bandit. Par contraste, il montait une petite jument arabe d’une beauté exquise ; légère, pleine d’audace, douce, mais pas assez forte pour lui, et il l’irritait incessamment pour en faire parade.

Bien que tous nos chevaux fussent pesamment chargés, Jim partit cependant au petit galop, et après avoir parcouru un demi-mille, arrêta court sa jument près de moi, avec une aisance qui me fit bien vite oublier son extérieur, commença une conversation qui dura plus de trois heures en dépit d’obstacles nombreux ; il fallait traverser des rivières, marcher sur une seule file, entreprendre des ascensions et des descentes abruptes, puis tous les autres incidents d’un voyage dans les montagnes. Cette excursion n’était qu’une série de surprises et de splendeurs ; de parcs, de clairières, de rivières et de lacs, de montagnes sur montagnes se dressant à travers les pinacles déchirés du pic de Long qui, lorsque nous traversions un sommet de 11 000 pieds qui en fait partie, paraissait plus effrayant et plus grand encore. À chaque instant le soleil ajoutait des beautés nouvelles. Les pins sombres se détachaient sur un ciel citron ; les pics gris rougissaient et prenaient un aspect éthéré ; les gorges étaient d’un bleu profond et infini. Les flots d’une lumière dorée se répandaient sur les canyons d’une profondeur immense ; l’atmosphère était d’une pureté absolue ; un premier plan de peupliers du Canada et de trembles flamboyait de rouge et d’or, rendant encore plus intense le bleu des pins. Les rivières bordées de glaçons murmuraient doucement, et l’on entendait le bruit étrange du vent passant à travers les pins. Toutes ces perspectives, tous ces sons n’étaient plus ceux des pays d’en bas, mais des hauteurs solitaires et glacées, repaires des bêtes. En quittant l’herbe sèche et jaunâtre d’Estes-Park, nous avons pris un sentier le long d’une gorge où s’accrochaient des pins, gravi une colline escarpée revêtue de sapins, et sommes descendus jusqu’à une petite vallée où abondait une herbe superbe et qu’entourent de grandes montagnes, dont le vallon le plus profond contient un lac couvert de nénufars, qui porte le nom de ces fleurs. Quelle beauté magique dans son repos silencieux, alors que les pins sombres se miraient immobiles dans son or pâle et que les grandes coupes blanches des nénufars et leurs feuilles d’un vert foncé reposaient sur son eau couleur d’améthyste !

À partir de là, nous sommes montés dans la teinte pourprée des grandes forêts de pins qui couvrent les flancs des montagnes jusqu’à une hauteur d’environ 11 000 pieds. De leurs profondeurs solitaires et glacées, nous apercevions de temps à autre l’atmosphère dorée et la lueur rose des sommets, non du « pays très-lointain », mais du pays rapproché maintenant, dans toute sa grandeur. Nous apercevions aussi, à travers la perspective brisée des gorges de pourpre, les plaines sans limites, idéalisées par les derniers rayons du couchant, qui donnaient à leur étendue sombre et calcinée l’apparence d’une mer roulant à l’infini, au coucher du soleil, ses vagues d’or vaporeux.

Plus haut encore, nous gravissons dans l’obscurité un sentier escarpé tracé à travers la forêt. Je concentrais toutes mes facultés pour ne point être arrachée de dessus mon cheval par les branches recourbées, ou pour empêcher les couvertures d’être déchirées, comme l’étaient celles de mes Compagnons, par les bois morts et pointus entre lesquels il était difficile de passer, Les chevaux étaient hors d’haleine et voulaient constamment s’arrêter, bien que leurs cavaliers, moi excepté, eussent mis pied à terre. L’obscurité de la vieille forêt, épaisse et silencieuse, m’inspirait de la terreur. Ce soir-là, on n’entendait aucun bruit, si ce n’est le craquement des branches agitées par un vent léger, le bois mort qui se brisait et le murmure des pins semblable à celui d’une chute d’eau rapprochée. Tout se réunissait pour produire une impression mystérieuse et une tristesse voisine de la douleur. La hache du bûcheron n’a jamais résonné ici. Les arbres meurent lorsqu’ils ont atteint leur croissance et restent là, dépouillés, jusqu’à ce que les renversent les vents impétueux de la montagne. À mesure que nous montions, les pins devenaient plus petits, plus rares, et les derniers avaient un aspect torturé. Nous avions passé la ligne boisée, et cependant, un peu plus haut, une pente d’herbe de montagne s’inclinait au sud-ouest, vers une rivière brillante coulant sous la neige et les glaçons. Là, un bouquet de beaux sapins argentés indiquait la place où nous allions camper. C’étaient des miniatures d’arbres, mais posés d’une façon si délicieuse, qu’on pouvait bien se demander quel artiste les avait plantés, les éparpillant à un endroit, les groupant à un autre, en élevant vers le ciel leurs aiguilles légères. Plus tard, lorsque j’évoquerai des souvenirs de splendeur, surgira la vue de ce campement.

Les gorges s’ouvraient à l’est, vers les plaines lointaines qui devenaient d’un pourpre pâle, Les montagnes aux flancs de pins s’élevaient par chaînes ou solitaires et dressaient leurs sommets gris, tandis que tout près, en arrière, mais à 3 000 pieds au-dessus de nous, planait le sommet blanc et dénudé du pic de Long, dont les précipices immenses étaient rougis par la lueur d’un soleil qui, depuis longtemps, avait disparu à nos yeux. Près de nous, dans les flancs caverneux du pic, une neige qui, à cette hauteur, est éternelle. Les dernières lueurs du crépuscule se montrèrent bientôt ; avant qu’elles eussent disparu, un grand quartier de lune suspendu dans les cieux brillait à travers le feuillage bleu argenté des pins, sur l’arrière-plan glacial des neiges. C’était un paysage féerique.

Après avoir dessellé les chevaux et les avoir attachés à l’abri, fait des lits de jeunes branches de pin, traîné des troncs d’arbres pour notre combustible, nous étions tous réchauffés. Jim fit un grand feu, et nous ne tardâmes pas à nous asseoir tous autour, pour souper. Il importait peu de boire notre thé dans les pots cassé employés à le faire et de manger nos morceaux de bœuf tout enfumés, sans assiettes et sans fourchettes

On m’avait dit : « Traitez Jim en gentleman, et vous le trouverez tel ! » Or, quoique ses manières fussent plus hardies et plus libres que celles des gentlemen en général, on n’aurait pu y trouver rien à redire. Il était très-agréable, aussi bien comme homme instruit que comme enfant de la nature. Le desperado avait entièrement disparu. Il était très-courtois et même bon pour moi, ce qui était heureux, car les jeunes gens n’avaient pas même l’idée de me témoigner la politesse la plus ordinaire. Cette nuit-là, je fis la connaissance de son chien Ring, qu’on dit être le meilleur chien de chasse du Colorado. Il a le corps et Les pattes d’un chien de berger, mais la tête approche de celle du mâtin ; tête noble avec une expression de sérieux humain et les yeux les plus fidèles que j’aie vus chez un animal. Si Jim aime quelque chose, c’est son chien ; mais il le maltraite dans ses accès de sauvagerie. Le dévouement de Ring ne fléchit jamais, et il détourne rarement les yeux du visage de son maître. Son intelligence est presque humaine, et, à moins d’ordre contraire, il ne fait attention qu’à Jim. Comme s’il eût parlé à une personne, son maître lui dit, en me désignant : « Ring, allez trouver cette dame et ne la quittez pas cette nuit. » Ring est venu immédiatement, m’a regardée, a posé sa tête sur mes épaules, puis s’est couché près de moi, les yeux toujours fixés sur le visage de Jim.

Les longues ombres des pins s’étendaient sur l’herbe gelée ; une aurore incertaine apparaissait, et le clair de lune, quoique extrêmement brillant, pâlissait près des flammes rouges jaillissant de nos troncs de pins dont la lueur rougissait tous les objets, nous-mêmes et la face fidèle de Ring. L’un des deux jeunes gens chanta une chanson d’étudiant latin et deux mélodies nègres ; l’autre, Doux esprit, écoute ma prière. Jim, d’une voix singulière, l’une des mélodies de Moore ; puis ils chantèrent tous ensemble, l’Étendard étoilé et le Rouge, le Blanc, le Bleu ; enfin, Jim récita un très-bon poëme de sa composition et nous raconta d’effrayantes histoires indiennes. Un bouquet de petits sapins argentés, loin du feu, fut le lieu où j’allai dormir. L’artiste qui avait passé là avait enlacé leurs branches inférieures de manière à former un berceau qui offrait à la fois un abri contre le vent et une retraite très-agréable. Il était jonché d’une couche épaisse de branches de jeunes pins, qui devint un lit luxueux, après y avoir étendu une couverture et placé ma selle renversée en guise d’oreiller. À neuf heures du soir, le mercure était à 12° au-dessous du point de congélation. Après avoir donné un dernier regard aux chevaux, Jim fit un feu immense, auprès duquel il s’étendit, mais Ring se coucha près de moi pour me tenir chaud. Je ne pus dormir, mais la nuit passa rapidement, L’ascension m’inquiétait, car un vent menaçant passait par intervalles à travers les pins. Puis les bêtes sauvages hurlaient, et cela agitait Ring. C’était étrange aussi de voir le célèbre desperado, l’homme aux mains rouges de sang, dormir du sommeil de l’innocence. Et par-dessus tout, n’était-ce pas excitant d’être étendue sur une montagne de 11,000 pieds, au cœur même des montagnes Rocheuses, sans autre abri qu’un berceau de pins et avec un froid de 12° ; d’entendre hurler les loups, de contempler les étoiles à travers un dais odorant, d’avoir pour colonnes de lit des pins aigus, et pour lampe de nuit la flamme rouge d’un feu de camp ?

Un jour pur et couleur de citron parut longtemps avant le lever du soleil. Mes compagnons étaient allés soigner les chevaux, quand l’un d’eux revint en courant, me dire qu’il fallait descendre un peu sur la pente, car Jim déclarait qu’il n’avait jamais vu pareil lever de soleil. Du pic gris et glacé au-dessus de nos têtes, de la station des neiges éternelles et des pins argentés, jusqu’aux chaînes de montagnes aux profondeurs d’une pourpre de Tyr, nous regardions les plaines froides, se déroulant dans un bleu gris, semblables à la mer le matin, sous un horizon lointain. Soudain, pareil d’abord à une raie éblouissante qui grossit rapidement pour former une étincelante sphère, le soleil s’est avancé au-dessus de la ligne grise, gloire et lumière comme lorsqu’il fut créé. Involontairement, Jim ôta respectueusement son chapeau et s’écria : « Je crois qu’il y à un Dieu. » Il me sembla que j’aurais dû adorer comme adorent les Parsis. Le gris des plaines devint pourpre ; le ciel avait un éclat rouge rosé sur lequel reposaient des bandes vermillon. Les pics effrayants brillaient comme des rubis, la terre et les cieux semblaient être nouvellement créés. Assurément, « le Très-Haut n’habite pas les temples faits de la main des hommes ». Pendant une heure entière, les plaines semblaient être l’Océan et au delà des espaces illimités de pourpre, où se révélaient des falaises, des rochers et des promontoires. À sept heures, nous avions fini de déjeuner et montions vers des solitudes plus effrayantes ; moi toujours à cheval, jusqu’à l’endroit que, à tort ou à raison, on appelle les « lits de lave », étendue de grands et petits galets aux crevasses remplies de neige. Il faisait très-froid. Nous traversîmes une eau assez gelée pour supporter le poids du cheval. Jim m’avait conseillé de ne pas prendre de pardessus, et mon mince costume de cheval, bon seulement pour les Tropiques, était traversé par l’air vif. L’atmosphère raréfiée commença bientôt à gêner la respiration, et je m′aperçus que les bottes d’Evans étaient si grandes que je n’avais pas de point d’appui. Heureusement, avant qu’eût commencé la difficulté réelle de l’ascension, nous avons trouvé sous un rocher une paire de petits souliers de caoutchouc, oubliés probablement par l’expédition d’exploration d’Hayden ; ils ont duré tout juste un jour. Comme nous sautions de rocher en rocher, Jim me dit : « Je pensais, cette nuit, que vous voyagiez seule, et je me demandais où vous portiez votre « derringer » car je n’ai pu l’apercevoir. » Il pouvait à peine croire que je voyageasse sans armes et me conjura de prendre tout de suite un revolver. En arrivant au « Notch », vraie porte de rochers, nous nous sommes trouvés tout à fait sur le sommet ou l’épine dorsale en lame de couteau du pic de Long, qui n’a que quelques pieds. de large et est recouvert de fragments et de galets d’une dimension colossale ; de l’autre côté, il descend. à pic, par une pente de 3 000 pieds plaquée de neige, jusqu’à un creux pittoresque qui renferme un lac d’une eau verte et pure. Plus loin, d’autres lacs se cachaient parmi d’épaisses forêts de pins, tandis qu’à peu de distance au-dessus de nous s’élevait le pic, masse d’une hauteur de 500 pieds ; pile de granit lisse et dépouillé, paraissant inaccessible. Après avoir traversé le Notch, nous considérions le côté presque inabordable du pic, composé de débris de toutes formes et de toutes dimensions, à travers lesquels surgissaient des piliers de granit rougeâtre qui semblaient soutenir la masse imposante des rochers supérieurs. Habituellement, je n’aime pas les vues à vol d’oiseau et les panoramas, mais ici ce n’était point le cas. Des cimes dentelées, à peine moins hautes que… celle sur laquelle nous étions, s’élevaient l’une derrière l’autre, aussi loin que pouvaient se porter les regards dans l’atmosphère pure. Coupées de précipices effrayants aux profondeurs de glaces et de neige, elles dressent leurs crêtes, qui percent le bleu du ciel de leur gris froid et dénudé, et toujours, et plus loin encore, jusqu’à la chaîne la plus lointaine, revêtue seulement d’une neige immaculée. De beaux lacs réfléchissaient les bois de pins sombres, les canyons assombris et bleuis par leurs masses compactes de sapins ; les sommets tachés de neige ; des hauteurs sourcillant dans le froid de l’hiver, au-dessus de parcs ravissants arrosés et boisés, qui, eux, étaient en plein été. North-Park flottait dans un lointain bleu ; Midale-Park était clos jusqu’à une autre saison ; Estes-Park étalait ses pentes ensoleillées, et la crête neigeuse de la Divide, dont les eaux brillantes vont chercher l’océan Pacifique et l’Atlantique, se déroulait parmi les montagnes. En bas, dans le lointain, des chaînes de diamants indiquaient où la grande rivière prend sa source pour aller chercher ce Colorado mystérieux dont l’énigme n’est pas encore résolue, et se perdre dans le Pacifique ; plus près, la Thompson, fille des neiges, s’échappait des glaces pour commencer son voyage vers le golfe du Mexique. La nature déployait ses plus belles manifestations, se servant des voix de la grandeur, de la solitude, du sublime et de l’infini, pour s’écrier : « Seigneur, qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui, et le fils de l’homme pour que tu le visites ? » Ces splendeurs inoubliables furent pour jamais gravées dans ma mémoire, par les six heures de terreur qui suivirent. Vous savez que je n’ai ni la tête ni le pied solides, et que je n’aurais jamais dû rêver d’expéditions dans les montagnes. Si j’avais su que l’ascension fût un véritable exploit, je n’aurais pas eu la moindre ambition de l’accomplir. À l’heure qu’il est, je suis tout bonnement humiliée de mes succès, car Jim m’a traînée comme un ballot de marchandises, à la force des muscles. C’est au Notch qu’a vraiment commencé l’affaire de la montée. Deux mille pieds de roche massive se dressaient au-dessus de nous ; au-dessous, quatre mille de rocs brisés descendaient à pic ; des côtes d’un granit lisse, n’offrant que peu de prise au pied, se montraient çà et là ; de la neige fondue, plusieurs fois gelée, présentait un obstacle plus sérieux. La plupart des rochers étaient peu solides et roulaient dès qu’on y touchait. Ce fut pour moi un moment de terreur extrême. J’étais attachée à Jim par une corde, mais cela n’était d’aucun secours ; mes pieds paralysés glissaient sur la roche nue, et il déclara qu’il était inutile d’essayer de continuer de cette manière. Nous revînmes sur nos pas. Je voulais retourner au Notch, sachant que mon incapacité arrêtait les autres, et l’un des jeunes gens dit assez clairement qu’une femme était un dangereux embarras ; mais le trappeur répliqua d’un ton bref que, si ce n’était pas pour faire monter une dame, il ne monterait pas du tout. Il alla explorer en avant et revint dire que la ligne directe de l’ascension était bloquée par la neige. Alors, pendant deux heures, nous sommes descendus sur les mains, de rocher en rocher, le long d’une pente de 4, 000  pieds parsemée de galets, de plaques de glace et de neige, rendue périlleuse par les pierres roulantes. La fatigue, le vertige et la douleur que me faisaient éprouver mes chevilles meurtries et mes bras à moitié arrachés, étaient si forts, que je ne serais jamais allée jusqu’à mi-chemin, si Jim, nolens volens ne m’eût traînée avec une patience et une adresse qui ne se démentirent jamais, en même temps qu’avec la ferme détermination de me faire monter au pic. Après avoir descendu pendant près de 2, 000  pieds pour éviter la glace, nous nous sommes trouvés dans un ravin profond aux flancs inaccessibles, rempli en partie de glace, de neige, ainsi que de grands et petits fragments de rochers qui, cédant constamment, rendaient la marche très-peu sûre. Pour moi, cette partie de l’expédition a été deux heures de soumission pénible et forcée à l’inévitable. Je tremblais, je glissais, je faisais tous mes efforts ; la glace unie se présentait alors qu’on s’y attendait le moins, et je suppliai faiblement qu’on me laissât en arrière pendant que les autres continueraient. Jim disait toujours qu’il n’y avait aucun danger, rien qu’un mauvais bout un peu plus loin, et que je monterais, dût-il me porter.

Glissant, chancelant, essoufflés par ce travail fatigant dans un air raréfié, avec des battements de cœur et les poumons haletants, nous avons atteint le haut de la gorge, et nous sommes faufilés entre deux gigantesques fragments de rocher, par un passage appelé le « Coup du Chien », où, après être grimpée sur les épaules de l’un des hommes, on me hissa. Ceci nous conduisit, par un coude abrupt, autour de l’angle sud-ouest du pic, à une banquette étroite, d’une longueur considérable, surplombée de si près par la falaise en quelques endroits que, pour passer, nous étions obligés de ramper. Au-dessus de nous, à 400 pieds, le pic semblait être presque vertical, et au-dessous, le précipice le plus effrayant que j’aie jamais vu descendait tout droit. On considère cet endroit comme la partie la plus dangereuse de l’ascension, mais elle ne me produisit pas cet effet, car on peut poser le pied avec sécurité, et on s’imagine qu’on pourrait se retenir avec les mains ; mais ici, à ce terme et, à mon avis, le pire endroit de l’escalade, un faux pas puis une aspiration, une pensée, et l’être humain va gésir à 3, 000  pieds plus bas, masse informe et sanglante. Ring refusa de passer la saillie et resta près du « Coup du Chien » en hurlant tristement.

De ce point, la vue était plus belle encore que du Notch. Au-dessous de nous, au pied du précipice, s’étendait un lac ravissant entouré de pins où la brillante Saint-Vrain et d’autres rivières prennent leur source. Des chaînes neigeuses s’étendaient l’une derrière l’autre à l’horizon lointain, embrassant d’une étreinte glacée les beautés de Middle-Park. À plus de 100  milles au loin, le pic de Pike dressait son sommet étendu, mais informe, limite du Colorado du Sud. Partout de la neige ; neige triste et souillée, ou pure et éblouissante, qui revêtait les montagnes en brillant sur la robe pourprée des pins, tandis que là-bas à l’est, se déroulait le gris vert des plaines sans limites. Partout des géants dressent leur tête déchirée. L’œil embrassait d’un seul regard une étendue de 300  milles, composée à l’ouest, au nord et au sud, de montagnes de 10, 11, 12 et 13, 000  pieds, dominées par le pic de Long, le pic de Gray et le Pike, tous à peu près de la hauteur du mont Blanc. Nous suivions les rivières dans les plaines par leurs bordures de peupliers, jusqu’à la Platte lointaine ; entre elles et nous, nous avions les splendeurs de la montagne, du canyon, et du lac dormant dans des profondeurs de bleu et de pourpre qui enchantaient les yeux.

Comme nous nous traînions hors de notre station autour d’une pointe de rochers, j’aperçus, et cela me donna le vertige, le pic terminal lui-même, façade lisse et lézardée, muraille de granit rose, aussi perpendiculaire que peut l’être une surface où il est possible de grimper. Il mérite bien le nom de « Matterhorn américain ».

Cette dernière ascension fut plutôt une escalade. Nous avons mis une heure à gravir 500  pieds, nous arrêtant à chaque instant pour reprendre haleine. Nous ne pouvions poser le pied que dans d’étroites crevasses ou sur de très-petites saillies de granit, tandis que nous rampions sur les mains et les genoux, torturés tout le temps par la soif et faisant de grands efforts pour respirer. Mais enfin le pic fut conquis. C’est un grand sommet bien défini, qui a presque une acre unie et couverte de galets ; ses flancs sont à pic, celui par lequel nous sommes montés est le seul accessible.

Il était impossible de rester longtemps. L’un des jeunes gens, pris d’hémorragie, était sérieusement alarmé, et la sécheresse intense de la journée, jointe à la raréfaction de l’air à une hauteur de 15,000 pieds, rendait la respiration très-pénible. Il y a toujours de l’eau sur le pic, mais la gelée l’avait rendue aussi dure que de la pierre, et la soif augmente quand on suce de la glace ou de la neige. Le manque d’eau nous faisait cruellement souffrir, et les efforts que nous faisions pour respirer nous desséchaient tellement la bouche et la langue, que nous avions de la peine à articuler et que nos paroles devenaient bizarres.

Du sommet, le regard unissait dans une incomparable combinaison toutes les vues qui avaient réjoui nos yeux pendant que nous montions. C’était bien quelque chose d’être sur la cime, battue par la tempête, de cette montagne sentinelle solitaire de la chaîne rocheuse ; sur l’une des vertèbres les plus puissantes de l’épine dorsale de l’Amérique du Nord, et d’apercevoir les eaux s’élancer vers les deux Océans. Au-dessus de la haine, de l’amour, des orages des passions ; calme au milieu du silence éternel, rafraîchie par les zéphyrs et baignée dans un vif azur, la paix, dans cette radieuse journée, reposait sur le pic, comme sur une région

Où ne tombent jamais la pluie, ni la grêle, ni la neige,
Où jamais les vents ne soufflent bruyamment.

Nous plaçâmes nos noms, avec la date de l’ascension, dans une boîte de fer-blanc qui fut déposée dans une crevasse, et sommes descendus au Ledge, nous asseyant sur le granit lisse, posant les pieds dans les crevasses et contre les saillies, et nous laissant glisser sur les mains. Jim devant moi, de sorte que je pouvais assujettir mes pieds contre ses puissantes épaules. Je n’avais plus le vertige et je pus regarder le précipice de 3,500 pieds sans frissonner. Passant de nouveau par le Ledge et le Lift, nous avons accompli la descente à travers 1,500 pieds de glace et de neige, tombant souvent et nous meurtrissant, mais sans pire aventure, et là nous nous sommes séparés. Les jeunes gens ont pris un chemin plus escarpé, mais plus direct que le Notch, dans l’intention de se préparer pour le retour à la maison, et Jim me conduisit par une route qu’il croyait être plus sûre pour moi. C’était une descente de 2,000 pieds sur des galets, puis une effroyable ascension au Notch. Je fis plusieurs chutes, et ma blouse s’étant accrochée à un rocher, je restai suspendue ; Jim la coupa avec son couteau de chasse et je tombai dans une crevasse pleine de neige molle. Les étendues de glace que nous ne pouvions franchir nous forcèrent à descendre dans les montagnes plus bas qu’il n’en avait eu l’intention, et lorsqu’il fallut remonter, ce fut terrible. Pendant les 200  pieds qui restaient à gravir, les galets étaient d’une grosseur énorme et la pente effrayante. Tantôt je me traînais sur les genoux et les mains et tantôt je rampais ; Jim me tirait par les bras ou par un lasso, ou bien je montais sur ses épaules : parfois il me faisait des échelons avec ses pieds et ses mains : mais à six heures nous étions au Notch, dans la splendeur du soleil couchant ; tout péril avait disparu.

En se séparant des étudiants, Jim s’était départi de sa brusquerie ; et il fut doux et attentif au delà de toute expression, bien qu’il dût être fort désappointé à l’égard de ma force et de mon courage. Nous désirions ardemment avoir de l’eau. Ma langue remuait dans ma bouche, et je pouvais à peine articuler. Au point de vue de la pitié pour autrui, il est bon d’avoir souffert de la soif. Il y avait, en vérité,

De l’eau, de l’eau partout,
Mais pas une goutte à boire.

Par trois fois, un reflet apparent trompa même l’œil exercé de l’homme des montagnes, mais nous ne trouvions là qu’un pied de glace éblouissante. Enfin, il réussit à casser de la glace dans un creux profond où, en enfonçant le bras, on pouvait recueillir un peu d’eau, mais c’était cruellement insuffisant. Avec une grande difficulté et beaucoup d’aide, je retraversai les lits de Lave. On me porta jusqu’à mon cheval, on me mit dessus, et quand nous eûmes atteint le campement, on m’enleva et m’étendit par terre, enveloppée dans des couvertures ; conclusion humiliante d’un grand exploit Les chevaux étaient sellés et prêts à partir, mais Jim dit tranquillement : « Maintenant, gentlemen, j’ai besoin de repos, et nous ne bougerons point d’ici ce soir. » Je crois qu’ils n’en furent pas fâchés, car l’un d’eux n’en pouvait plus. Je me retirai dans mon abri, m’enveloppai d’un rouleau de couvertures et m’endormis promptement. Quand je me réveillai, la lune brillait à travers les branches argentées, blanchissant le pic dénudé et scintillant sur le grand abîme de neige derrière nous ; les troncs de pins flamboyaient comme un feu de joie dans l’air calme et froid. J’avais les pieds si gelés que je ne pus me rendormir, et faisant un paquet de couvertures pour m’appuyer le dos, m’enveloppant dans quelques-unes, je m’assis près du feu pendant deux heures. Tout ce qui m’entourait était d’une beauté splendide et magique. Les étudiants dormaient dans leurs couvertures, les pieds tournés vers le foyer. Ring était étendu près de moi, sa belle tête posée sur mon bras. Son maître fumait ; le feu éclairait le beau côté de son visage, et sauf le son de nos voix et le craquement d′un nœud de sapin qui, de temps à autre, s’enflammait, il n’y avait aucun bruit sur le flanc de la montagne. J′avais au-dessus de ma tête les étoiles bien-aimées de mon pays lointain : le Chariot et l′étoile polaire à la lueur constante ; les Pléiades scintillantes, plus grandes que je ne les avais jamais vues, et le baudrier constellé d’Orion brillant avec splendeur. Une fois seulement, des bêtes sauvages rôdèrent près du camp, et d’un seul bond Ring disparut. Les chevaux attachés près de la rivière cassèrent leurs attaches et coururent affolés vers le feu. Il fallut une grande demi-heure pour les attraper et pour que le calme se rétablît. Jim, ou M. Nugent, comme je l’ai toujours scrupuleusement appelé, me raconta des histoires de sa première jeunesse et me parla d’un grand chagrin qui l’avait conduit à mener une vie de désordres. Sa voix tremblait et des larmes coulaient sur ses joues. Je me demandai s′il ne jouait pas à demi la comédie, ou si son âme sombre était vraiment remuée jusque dans ses profondeurs par le silence, par la beauté du lieu et par les souvenirs de sa jeunesse.

Nous sommes arrivés à Estes-Park le lendemain, à midi. Jamais ascension au pic de Long ne fut plus réussie, et maintenant je n’échangerais pas mes souvenirs de sa beauté parfaite et de son sublime extraordinaire, pour tout autre voyage dans les montagnes de quelque partie du monde que ce soit. Hier, il est tombé de la neige sur le sommet ; il va être inaccessible pendant huit mois.


LETTRE VIII


Estes-Park. — Le gros gibier. Les « Parcs » au Colorado. — Un magnifique paysage. — Fleurs et pins. — Une route effroyable. — Notre log-cabin. — Griffith Evans. — Un monde en miniature — Nos sujets de conversation. — Alarme pendant la nuit. — Un skunk. — Les splendeurs du matin. — La routine journalière. — La panique. — Nous attendons le chariot. — Une soirée de musique.


Estes-Park, territoire Colorado, 2 octobre.

Je ne sais comment le temps passe : le pays est superbe. L’air qu’on y respire, la vie qu’on y mène, sont enivrants. Je suis constamment dehors et à cheval. Je porte mon costume hawaïen à demi usé, dors parfois à la clarté des étoiles sur un lit de branches de pin, monte sur une selle mexicaine, et la douce musique des éperons mexicains retentit de nouveau à mon oreille. Beaucoup de voyageurs, pour exprimer les sentiments des nouveaux settlers de ces territoires, les traduisent par cette phrase : « Voilà un étranger, jetons-lui des pierres ! » Je n’ai rien trouvé de pareil dans mon joyeux logis de la montagne. Tandis que j’écris, les poutres résonnent du bruit de la joie, de celui des chansons, et les troncs de pitch pines flambent et craquent dans la cheminée ; une fine poussière de neige pénètre par les fentes et forme des tourbillons sur le parquet. Le vent hurle, gémit et se joue dans les branches des pins qu’il casse net. Les éclairs brillent autour du sommet dévasté du pic de Long, et les chasseurs aventureux se divertissent à l’idée que, lorsque je vais aller me coucher, il me faudra sortir et affronter la tempête.

Vous allez demander qu’est-ce donc qu’Estes-Park ? Ce nom, à la désinence usitée pour nos paisibles comtés du Midland, suggère à l’esprit les tranquilles palissades d’un parc recouvertes de lichen ; une loge avec une femme qui fait la révérence, des daims fauves et un château du temps de la reine Anne. Tel qu’il est, Estes-Park m’appartient. Il n’est pas gardé et n’est la terre de personne ; il est à moi par droit d’affection, d’appropriation et d’appréciation ; à moi, parce que je fais miens ses levers et ses couchers de soleil incomparables, ses crépuscules splendides, ses midis brillants, ses ouragans violents et furieux, ses aurores sauvages, ses gloires de montagne, de forêt, de canyon, de lac et de rivière et parce que je grave tout cela dans ma mémoire. À moi aussi, et dans une acception préférable à celle du sportsman, ses wapiti majestueux qui jouent et se battent dans les pins, aux heures matinales, avec autant de sécurité que les daims sous nos chênes anglais. Ses gracieux « black-tails » au pied rapide, ses superbes big-horns dont on aperçoit de temps à autre, au sommet d’une roche colossale, le noble chef dont la tête classique se détache sur le bleu du ciel, sont également à moi. À moi, le lion des montagnes au hideux miaulement nocturne ; le grand ours gris, le beau skunk, le castor prudent qui toujours creuse des lacs, endigue et détourne les rivières, coupe les jeunes peupliers et donne l’exemple du travail et de l’épargne ; le loup vorace et poltron, le coyote, le lynx et tout le menu fretin des loutres, des martres, des chats, des lièvres, des renards, des écureuils, aussi bien que tout ce qui vole, depuis l’aigle jusqu’au geai bleu huppé. Puisse leur nombre ne jamais diminuer, en dépit du chasseur qui tue pour se nourrir et pour vendre, et du sportsman qui tue et maraude pour passer le temps.

Mais je n’ai pas encore répondu à cette question si naturelle[7] : Qu’est-ce donc qu’Estes-Park ? Dans le nombre des particularités frappantes de ces montagnes, il faut comprendre des centaines de vallées élevées, petites et grandes, situées à des hauteurs variant de 6, 000 à 11, 000  pieds. Les plus importantes sont : North-Park, occupé par des Indiens hostiles ; Middle-Park, renommé pour ses sources chaudes et ses truites ; South-Park, riche en minéraux, et San-Luis-Park. South-Park, à 10, 000  pieds d’altitude, est une grande prairie herbeuse et bien arrosée qui se déroule sur une étendue de soixante-dix milles, mais que la neige ferme à peu près pendant l’hiver. Des parcs innombrables s’éparpillent donc dans les montagnes, la plupart sans nom ; d’autres, baptisés par les chasseurs ou les trappeurs qui en ont fait leurs rendez-vous temporaires. Toujours situés dans les limites des magnifiques Foot-Hills, ils déroulent jusque dans un lointain ravissant leurs pâturages fleuris, artistement variés par des groupes d’arbres, pâturages qui descendent en pelouses jusqu’à des cours d’eau brillants et rapides, remplis de truites au corsage rouge ; ou bien ils remontent par de douces clairières jusqu’aux forêts sombres, au-dessus desquelles se dressent des pics neigeux dans leur majesté infinie. Plusieurs d’entre eux sont des bouts de prairie d’un mille de long et très- étroits, avec un petit cours d’eau, une digue et un bassin creusés par l’industrie du castor. Il y en a des centaines auxquels on ne peut arriver qu’en marchant dans le lit d’une rivière, ou en gravissant quelque canyon étroit, jusqu’à ce qu’il débouche sur la place enchantée. Ces parcs sont les pâturages d’une multitude d’animaux sauvages, et plusieurs semblent avoir été choisis par les élans pour y déposer leurs andouillers. Il y en a un, à trois milles d’ici, dont l’herbe, pendant au moins un mille carré, est couverte de leurs magnifiques cornes branchues.

Estes-Park réunit les beautés de tous les autres. Écartez toute pensée de nos comtés de l’intérieur. Les palissades sont, ici, des montagnes de neuf, dix, onze mille pieds ; la loge, deux pics de granit, sentinelles qui gardent la seule entrée possible, et le château de la reine Anne est une log-cabin ouverte à tous les vents, ayant pour voûte un ciel d’un bleu radieux. Le parc est très-irrégulièrement dessiné et contient à peine quelque parterre de niveau : c’est un assemblage de pelouses, de pentes et de clairières qui a dix-huit milles de long à peu près et jamais plus de deux de large. La grande Thompson, rivière rapide et brillante, pleine de truites et formée quelques milles plus haut, par les neiges du Long’s-Peak, fait de magiques détours, disparaît pour reparaître alors qu’on s’y attend le moins, éclate parmi les pelouses, saute dans les ravins romantiques et fait partout entendre son murmure dans le silence des longues nuits. Ici et là, les pelouses sont si douces, les arbres si bien groupés, un lac compose un premier plan tellement artistique, ou bien une cascade tombe avec tant de sentiment du pittoresque, que j’en veux presque à la nature d’imiter l’art de si près. Mais cent yards plus loin, splendide, inimitable, inaccessible, elle redevient elle-même et contraint la pensée de s’élever vers son Créateur et le nôtre. La physionomie d’Estes-Park n’est pas la douceur, c’est la grandeur et le sublime. La partie inférieure du parc est à une altitude de 7, 500  pieds, et quoique pendant la journée le soleil soit chaud, le mercure s’arrête près du point de congélation pendant toutes les nuits d’été. Il tombe une immense quantité de neige ; mais on doit en partie, aux vents violents qui la chassent dans les vallées profondes et au soleil chaud et brillant des mois d’hiver, que le parc ne soit jamais bloqué, et beaucoup de bétail et de chevaux passent cette saison dehors sur des gazons sucrés que le soleil conserve et dont l’espèce dite gramma est la plus appréciée. Ici comme ailleurs, dans le voisinage, la terre est presque partout mauvaise ; poussière grise, granitique, produite probablement par la désagrégation des montagnes environnantes. Elle ne retient pas l’eau et n’est jamais humide, quelque temps qu’il fasse. Point de dégel. La neige disparaît mystérieusement par une évaporation rapide ; l’avoine pousse, mais ne mûrit pas, et lorsqu’elle est suffisamment avancée, on la coupe et l’empile pour la provision de fourrage de l’hiver. Les pommes de terre donnent abondamment et, quoique pas très-grosses, sont d’une excellente qualité et très-farineuses. Evans n’a point essayé de planter autre chose ; des légumes plus succulents demanderaient probablement une irrigation. Les fleurs sauvages sont innombrables et splendides. Leur beauté, qui atteint son plus haut degré en juillet et en août, était passée avant mon arrivée, et les dernières neiges les ont achevées. Il s’écoule très-peu de temps d’un hiver à l’autre ; la croissance et la floraison pour l’année tout entière s’accomplissent en deux mois. Les dents de lion, les boutons d’or, les pieds d’alouette, les campanules, les violettes, les roses, les gentianes bleues et cinquante autres espèces où dominent le jaune et le bleu, bien qu’engourdies chaque matin par le froid, étoilent l’herbe et se fanent au bord des ruisseaux longtemps avant midi. Après de longues recherches, je n’ai trouvé, en fait de fougères, que la cystopteris fragilis et le blechnum spicans, mais on m’a dit qu’on trouve aussi la phteris aquilina. Les serpents et les moustiques semblent être inconnus ici. Lorsqu’on vient des tropiques, l’uniformité du feuillage paraît déplaisante, si l’on peut dire le feuillage, car à cette hauteur, les arbres, à proprement parler, sont exclusivement des conifères et portent des aiguilles de trembles élancés, qui ont pris une couleur jaune citron, et le long des cours d’eau, les cerisiers sauvages, les vignes et les rosiers illuminent les ravins de la variété de leurs feuilles cramoisies. Les pins ne sont imposants ni par leur circonférence, ni par leur élévation. D’un vert noirâtre, ils produisent un bon effet, — isolés ou par groupes, — tandis que massés comme ici, sur les flancs des montagnes, ils ont un aspect sombre et presque funèbre. La limite boisée, singulièrement bien définie, est a une hauteur de 11, 000  pieds environ. L’arbre le plus plaisant que j’aie vu est le sapin argenté, abies englemanii, d’une espèce ressemblant a celle nommée souvent pin balsamique. Sa forme et sa couleur sont très-belles. Je me sens attirée vers lui et je fréquente tous les endroits ou je le trouve. On dirait qu’il est tombé sur ses aiguilles, d’un vert foncé, une poudre légère, bleue et argentée, ou qu’il est recouvert d’un givre bleuâtre prêt à fondre au soleil. On a peine à croire que cette beauté soit permanente et résiste aux chaleurs de l’été et aux froids de l’hiver. L’arbre universel est ici le pinus ponderosa, qui n’atteint jamais une grosseur considérable. Rien d’ailleurs qui puisse être comparé aux bois rouges de la sierra Nevada, encore moins aux sequoïas de Californie.

Comme je vous l’ai déja écrit, Estes-Park est a trente milles de Longmount, settlement le plus proche. On ne peut y arriver qu’a cheval, en suivant le chemin de traverse escarpé par lequel je suis venue en passant au travers d’un étroit créneau, point culminant d’un sommet a pic de 9,000 pieds appelé la porte du Diable. Evans conduit dans les montagnes un chariot attelė de quatre chevaux ; il ne serait pas difficile à un ingénieur du Colorado de faire une route pour les voitures. Dans plusieurs des ravins sur lesquels court le sentier, on voit les débris de chariots renversés en voulant imiter les exploits d’Evans ; si je ne les avais pas vus, je les croirais impossibles, car la route est effroyable. Les seuls settlers du parc sont Griffith Evans et un homme marié établi un mille plus haut. À quatre milles, à l’entrée du ravin, se trouve la hutte de Mountain Jim, et, sur une étendue de dix-huit milles, il n’y a point d’autre habitation dans la direction des plaines on n’a point levé de plan du parc, et, au delà, l’immense étendue du pays montagneux est presque entièrement inexplorée. Des chasseurs de daims viennent parfois camper ici ; mais les deux settlers, qui ne sont cependant que des squatters, sont, pour différentes raisons, peu disposés à encourager les visiteurs de cette espèce.

Lorsque Evans, qui est un chasseur très-habile, arriva ici, ce fut à pied, et pendant quelque temps après s’y être établi, il traversait les montagnes, portant sur son dos la farine et les choses nécessaires à l’existence des siens.

Ayant l’intention de faire d’Estes-Park mon quartier général jusqu’à l’arrivée de l’hiver, il faut que je vous fasse connaître ce qui m’entoure et ma manière de vivre. « Le château de la reine Anne » est représenté par une log-cabin faite de gros troncs d’arbres taillés à la hache. La chaux et la boue qui devraient remplir les interstices font défaut. Le toit est formé d’écorce de jeune sapin, d’une couche de foin et d’un revêtement extérieur de boue, le tout presque plat ; le parquet est grossièrement planchéié. La pièce principale, d’environ seize pieds, a une cheminée de pierre brute, où brûlent constamment des bûches de pin. À l’une des extrémités, une porte s’ouvre dans une petite chambre ; à l’autre, se trouve une salle à manger exiguë, où nous prenons nos repas à tour de rôle ; cette dernière donne dans une très-petite cuisine avec un grand fourneau américain, et il y a, en outre, deux cabinets avec des lits. N’étaient les courants d’air, c’est confortable, quoique rustique. Une neige fine pénètre par les fentes et couvre les planchers ; mais c’est un amusement de la balayer, et cela fait prendre de l’exercice. Point de tas d’ordures à l’extérieur. Près de la maison, sur la pente abritée par les pins, s’élève une jolie cabine de deux pièces, et, plus loin, la mienne, qui est très-primitive. Ma porte ouvre sur une petite chambre à cheminée de pierre ; celle-ci sur une autre également petite, dans laquelle il y a un lit de foin, une chaise où est posée une cuvette d’étain, une tablette et quelques clous. Une fenêtre étroite donne sur le lac, et de là je vois les splendeurs indescriptibles des levers du soleil. Aucune de mes portes n’a de serrure et ne ferme, à vrai dire, parce que le bois a joué. Au-dessus de la maison, près du cours d’eau qui sort du lac, se trouve une belle laiterie avec une roue hydraulique pour faire le beurre ; ajoutez à cela un corral, un hangar pour le chariot, une chambre pour les hommes à gages et un abri pour les chevaux et les veaux délicats. À cette hauteur, tout cela est nécessaire.

Les hommes du rancho sont deux Gallois, Evans et Edwards, tous deux mariés et ayant des enfants. Ils se ressemblent aussi peu que possible. Griff, comme l’on appelle Evans, est petit et court, hospitalier, insouciant, joyeux, sociable et vif. Il n’est l’ennemi de personne, que de lui-même. Il a eu l’esprit et le goût de découvrir Estes-Park, où, à leur tour, des gens l’ont découvert et l’ont décidé à les nourrir, à les loger et à ajouter des cabines à la sienne. C’est un tireur hors ligne, un chasseur heureux et habile, un hardi montagnard, un bon cavalier, un excellent cuisinier et généralement un bon vivant. De grand matin, son rire joyeux retentissant dans la cabine devient contagieux, et lorsque, le soir, les poutres résonnent du bruit de chansons telles que : Connaissez-vous John Peel, Le temps jadis et John Brown, que seraient les chœurs sans la voix du pauvre Griff ? Sans lui, que serait Estes-Park ? Dernièrement, lorsqu’il est allé à Denver, il nous a manqué tout autant que l’aurait fait le soleil, et peut-être davantage. Aux premières heures matinales, alors que le pic de Long est rouge et que le givre fait craquer l’herbe, il me réveille en frappant gaiement à ma porte : « Venez-vous chasser le bétail avec nous ? » Ou bien : « Voulez-vous nous aider à ramener le bétail ? Vous choisirez votre cheval. J’ai besoin de quelqu’un. » Brave, prodigue, populaire, le pauvre Griff aime trop les liqueurs pour que ses affaires prospèrent ; il est toujours accablé de dettes. Il gagne un argent fou, mais le place dans un sac percé. Il a cinquante chevaux et mille têtes de bétail, dont la plupart lui appartiennent et passent l’hiver ici. Sa femme est très-laborieuse ; ils ont une fille de dix-sept ans et quatre enfants plus jeunes, bons musiciens. Mais cette femme travaille comme une esclave, et son sort, comparé à celui de son seigneur, bon mari cependant, est celui d’une squaw. Edwards, l’associé de Griff, est tout son opposé : grand, maigre, l’air mécontent, âpre, travailleur, économe, grave, membre de la Société de tempérance, fâché de toutes façons des folies d’Evans et assez envieux ; autant Evans est populaire, autant il l’est peu. C’est un homme honnête, qui, aidé de sa femme, gagne certainement de l’argent aussi vite qu’Evans en perd.

Je paye huit dollars par semaine et puis me servir des chevaux autant que je le veux, lorsqu’on peut en trouver et en attraper un. Nous déjeunons à sept heures avec du bœuf, des pommes de terre, du thé, du café, du pain frais et du beurre. Deux cruches de lait et deux de crème sont remplies aussitôt que vidées. À midi, le dîner est la répétition du déjeuner, mais avec le café en moins et un pudding gigantesque en plus. Le thé, à six heures, est pareil au déjeuner. « Mangez lorsque vous avez faim, nous dit Evans, vous trouverez toujours du pain et du lait dans la cuisine. Mangez tant que vous pouvez, cela vous fera du bien. » Et nous avons tous un appétit de chasseurs. Nos repas ne sont pas variés ; le bœuf qu’on tuait à mon arrivée est en train d’être mangé de la tête à la queue : on coupe la viande n’importe comment, sans faire attention aux morceaux. Dans cet air sec et raréfié, la partie extérieure de la chair noircit et se dessèche ; cependant, malgré la chaleur, la bête se conserve fraîche pendant deux ou trois mois. Le pain est exquis, mais il semble que les pauvres femmes passent toute la journée à le faire.

Dans ce moment, les hôtes habituels vivant et mangeant ensemble sont : un couple américain, M. et Mrs Dewy, très-intelligents, d’un esprit élevé et dont j’apprécierais partout le caractère et l’instruction ; un jeune Anglais, frère d’un célèbre voyageur africain ; on l’appelle « le comte », parce qu’il monte sur une selle anglaise et tient à quelques particularités insulaires ; un mineur à la recherche de mines d’argent ; un jeune homme, type de « la jeune Amérique », pratique et intelligent, dont la santé, tandis qu’il était dans les affaires, révélait quelques symptômes de consomption et qui mène ici la vie de chasseur ; une jeune fille, nièce d’Evans, et un « homme à gages » à l’air mélancolique. Ainsi que je vous l’ai déjà dit, Mountain Jim, c’est-à-dire M. Nugent, habite à quatre milles d’ici, dans le ravin conduisant au parc. Son métier de trappeur l’amène journellement aux digues de castors de Black Canyon, pour veiller à ses trappes, et, en général, il passe quelque temps dans notre cabin ou aux environs. Mais je vois bien que cela ne satisfait point Evans. Car, en vérité, ce creux bleu qui s’étend solitaire au pied du pic de Long est un monde en miniature d’un grand intérêt, où l’amour, la jalousie, la haine, l’envie, l’orgueil, le désintéressement, l’avidité, l’égoïsme, présentent un continuel sujet d’étude. On a toujours la perspective émouvante d’une querelle ouverte avec le desperado voisin, auquel on a entendu dire plus d’une fois dans la cabin : « Je vous tuerai ! »

Notre bande s’est augmentée souvent de chasseurs de daims ou de chercheurs de mines d’argent et de terrains. Ils mangent avec nous et se joignent à nous le soir. Evans les aide fort peu dans leurs recherches et ils s’en vont dégoûtés sans avoir réussi. Il y a quelques semaines, deux Anglais distingués et instruits ont campé ici et, sans écouter les avis, ont traversé les montagnes pour arriver à North-Park, où, dit-on, l’or abonde. On croit qu’ils ont été victimes des Indiens sanguinaires de cette région. Naturellement, nous ne recevons jamais ni lettres, ni journaux, à moins que quelqu’un aille les chercher à cheval à Longmount. Nous avons pour toute littérature deux ou trois romans et un exemplaire de Our New-West. Notre dernier journal a dix-sept jours de date. Autant qu’on en peut juger d’après notre conversation à table, le parc semble être devenu la limite naturelle de ce qui nous intéresse. La dernière aurore, la perspective d’une tempête de neige, les traces d’ours et d’élans, le bruit répandu qu’on a aperçu un troupeau de big-horns près du lac, les canyons où l’on a vu la dernière fois le bétail du Texas, les mérites de différentes carabines, les progrès de deux affaires d’amour évidentes, la probabilité que quelqu’un puisse monter des plaines avec des lettres, la dernière escapade de Mountain Jim et les qualités de Ring, comparées à celles de Plunk, le chien d’Evans, sont de ces sujets que l’on n’abandonne que lorsqu’ils sont épuisés.

Le dimanche, le travail est soi-disant mis de côté ; mais la plupart des hommes vont à la chasse et à la pêche jusqu’au soir, que nous passons à jouer de l’harmonium, à faire beaucoup de musique sacrée, et à chanter à plusieurs parties. C’est en vérité délicieux d’être seule dans le parc, depuis l’après-midi jusqu’à ce que les dernières splendeurs du crépuscule aient disparu, sans rien autre qu’une Bible et un livre de prières. Où trouver un temple plus digne d’un Te Deum ou d’un Gloria in excelsis que « ce temple qui n’est pas construit de la main des hommes », où l’on peut adorer sans être distrait par la vue de chapeaux de toutes les formes, de chignons curieusement faits, et par les bizarreries innombrables de la mode changeante ?

Je n’oublierai pas de sitôt la première nuit que j’ai passée ici. Hébétée quelque peu par l’air raréfié, charmée de tout ce que j’avais vu, légèrement embarrassée par une compagnie mélangée de gens dont les visages n’étaient pas toujours distincts à travers le nuage de fumée produit par onze pipes, je partis à neuf heures pour ma cabin solitaire, accompagnée par Evans. La nuit était profonde, et le chemin me parut long. On entendait des hurlements (ceux d’un loup, me dit Evans), et deshiboux, qui me semblaient innombrables, criaient incessamment. L’étoile polaire brillait comme une lampe juste en face de la porte de ma cabin. Il gelait très-fort ; Evans alluma une bougie et me laissa ; je fus bientôt dans mon lit de foin. J’avais peur, ou plutôt je craignais d’avoir peur, tout était si étrange ; mais bientôt le sommeil l’emporta sur la crainte. Je fus réveillée par une respiration lourde, un bruit semblable à celui que ferait une scie sous le parquet, qui se soulevait. Le bruit était très-fort. Ma bougie était entièrement brûlée, et, pour dire la vérité, je n’osais remuer. Cela dura pendant une grande heure, et, juste au moment où je pensai que le parquet était devenu assez mince pour permettre le passage, le bruit cessa brusquement et je me rendormis. Le matin, mes cheveux, qui auraient dû être blancs, n’avaient pas changé de couleur. À sept heures, j’étais habillée pour le déjeuner, et arrivée à la grande cabin, je racontai mon histoire. Évans rit de bon cœur, Edwards fit une grimace. Ils me racontèrent qu’il y avait sous ma hutte le terrier d’un skunk, et qu’ils n’osaient pas essayer de le déloger, dans la crainte de rendre la cabin inhabitable. Depuis, ils ont tenté de le prendre au piège, mais sans succès, et toutes les nuits, les exercices bruyants recommencent. Je crois qu’il aiguise ses griffes sur le côté extérieur du parquet, comme les ours le font sur les arbres. L’odeur au moyen de laquelle cette bête, bien nommée méphitis, peut repousser ses agresseurs est effroyable. Nous avons été chassés de la cabin pendant plusieurs heures, parce que l’un de ces animaux avait simplement traversé le corral. Dans son voisinage, l’homme le plus brave devient poltron. Les chiens frottent leur nez par terre jusqu’à le faire saigner quand ils ont touché le fluide, et même meurent des vomissements produits par les effluves. On sent cette odeur à un mille de distance, et si les vêtements sont atteints par le liquide, il faut les détruire. La fourrure du skunk est très-estimée. On a tué plusieurs de ces animaux depuis que je suis ici ; un coup bien dirigé sur leur épine dorsale vous met à l’abri du fluide, et un chien dressé à cet effet peut, en sautant sur la bête, la tuer sans s’exposer au danger. C’est un bel animal, à peu près de la taille et de la grosseur d’un renard, avec de beaux poils noirs et deux bandes blanches de la tête à la queue, qui est longue et touffue. Les griffes des pattes de devant sont grandes et polies. Hier, on en a tué un qui sortait de la laiterie. Plunk, le grand chien, l’a touché et il a fallu l’exiler. L’un des hommes a vaillamment emporté le corps avec une grande fourche jusqu’à un cours d’eau vive, mais nous étions presque suffoqués par l’odeur qui s’exhalait de l’endroit où il est tombé. Quant à mon skunk, j’espère qu’il aura l’esprit en repos aussi longtemps que nous serons proches voisins.

3 octobre.

Cet endroit est assurément l’un des plus enchanteurs qu’il y ait sur la terre. Que ne puis-je peindre avec une plume ou un pinceau ! De mon lit, je vois le lac aux premières lueurs de l’aurore. Alors que les objets sont à peine visibles, il s’étend absolument calme, d’une couleur de minium purpurine. Soudain, les pics renversés brillent dans son miroir : orangés d’abord, puis rouges et faisant paraître l’aurore plus sombre ; chaque matin c’est une vue nouvelle ; dès que les pics pâlissent, et lorsque l’aube ne s’étend plus sur les montagnes, les pins se réfléchissent dans mon lac avec l’aspect d’objets solides, et la gloire descend des hauteurs. Une lueur rouge réchauffe l’atmosphère transparente du parc ; le givre étincelle, et les geais bleus huppés s’avancent délicatement sur l’herbe diamantée. Cette beauté et cette majesté me pénètrent de plus en plus. Tout à l’heure, comme je venais de ma cabin, tandis que les grandes ombres des montagnes s’allongeaient sur le sol, que les couleurs et les formes prenaient des significations nouvelles, je me suis sentie presque infidèle à Hawaï. Le lever du soleil était si admirable, que je ne pus continuer à écrire. Je sortis et m’assis sur une pierre, pour voir le bleu devenir plus profond dans les canyons sombres, les pins s’éclairer de rose un à un, s’effacer dans une pâleur soudaine, et les hauteurs effrayantes du pic de Long pâlir les dernières. Puis, à leur tour, éclateront les splendeurs du crépuscule. Les teintes orange et citron de l’orient deviennent grises, et, par degrés, ce gris brillera d’un bleu froid, un peu au-dessus de l’horizon, tandis qu’après lui s’étale un large ruban d’un rouge chaud et superbe, plus haut encore, une bande d’une couleur rosée. Une grande lune froide domine le tout. Tel est le miracle quotidien du soir, comme les pics flamboyants dans le sombre miroir du lac sont le miracle du matin. Cette mise en scène n’est pas charmante, peut-être, mais, de même que les caractères forts et impétueux, elle exerce une fascination intense.

Voici comment est réglée ma journée : je déjeune à sept heures, je reviens faire ma cabin, puis je vais puiser de l’eau au lac. Après un peu de lecture et de flânerie, je retourne à la grande cabin, que Mrs Dewy et moi balayons chacune à notre tour. Après quoi, elle lit à haute voix jusqu’à midi, heure du dîner. Je monte à cheval avec M. Dewy, ou toute seule, ou avec Mrs Dewy, qui apprend à monter comme un cavalier, afin d’accompagner son mari qui est souffrant ; ou bien je m’occupe du bétail jusqu’au souper. Nous passons la soirée dans la pièce commune, et je me mets à écrire ou à raccommoder mes vêtements, qui tombent en lambeaux. Quelques-uns jouent aux cartes ; les chasseurs étrangers et les chercheurs d’or s’étendent par terre, et l’on commence à nettoyer les fusils, à fondre des balles, à faire des filets, à réparer les attirails de pêche, à rendre les bottes imperméables. Nous chantons des chansons à plusieurs parties, et, vers huit heures, je traverse l’herbe glacée pour me rendre dans ma cabin, où je m’attends toujours à trouver quelque chose. Chacun lave son linge, et, comme j’en ai très-peu, je passe une partie de mes journées devant le baquet à lessive. La politesse et les bienséances règnent dans notre réunion mélangée, et quoique divers rangs de la société s’y trouvent en contact, il existe une véritable égalité démocratique ; il n’y a point d’avances d’un côté, ni de condescendances de l’autre.

Evans est parti pour Denver il y a huit jours ; il a conduit aux plaines sa femme et ses enfants pour qu’ils y passent l’hiver. La joie de nos réunions s’en est allée avec lui. Edward est sombre, excepté le soir, lorsque, étendu sur le parquet, il raconte les épisodes de ses marches avec Sherman à travers la Géorgie. J’ai remis à Evans un billet de cent dollars pour qu’il me le change, et lui ai demandé de m’acheter un cheval pour mon voyage. Nous l’attendons depuis trois jours. Je n’ai pas de lettres de vous depuis cinq semaines, et je peux à peine contenir mon impatience. Deux ou trois fois dans la journée, je monte à cheval ou fais à pied trois ou quatre milles sur la route de Longmount, pour voir s’il arrive. Mes compagnons sont presque aussi anxieux. Lorsque la nuit est venue, chaque bruit nous fait tressaillir, et toutes les fois que les chiens aboient, tout ce qu’il y a de valide se lève en masse. « Attendre le chariot » est devenu une plaisanterie à rendre fou.

7 octobre.

Tout le monde est pris de la fièvre des lettres et des journaux. À la fin, nous avons envoyé quelqu’un à Longmount. Ce soir, à la brune, escortée par Mountain Jim, je suis allée sur la route, et nous avons aperçu dans le lointain un chariot à quatre chevaux, et derrière, un cheval de selle ; le conducteur agitait son mouchoir, signal convenu (si j’étais possesseur d’un cheval). Nous avons redescendu la longue colline au galop, aussi vite que pouvaient nous porter deux bons chevaux, pour annoncer l’heureuse nouvelle. Une heure s’écoula avant l’arrivée du chariot. Il n’amenait point Evans, mais deux hommes à l’aspect douteux qui ont établi leur camp près de ma cabin ! Vous ne pouvez vous imaginer ce que c’est que d’être enfermée entre ces murailles de montagnes, et de ne pas savoir où sont vos lettres. Plus tard, M. Buchan, l’un des hôtes habituels, est revenu de Denver avec des journaux et des lettres pour tout le monde, excepté pour moi ; il rapportait aussi des nouvelles très-émouvantes. La panique financière a gagné l’Ouest et s’est accrue en route. Toutes les banques de Denver ont suspendu leurs affaires ; elles refusent de payer leurs propres chèques et ne permettent pas à leurs clients d’en tirer un dollar. Elles ne donneraient même pas d’obligations des États pour mon or anglais ! Ni Buchan, ni Evans n’ont pu avoir un sou. Dans ce moment, les riches mêmes sont pauvres. Les Indiens ont « pris le sentier de la guerre », brûlent les ranchos et tuent le bétail. Il y a une véritable alarme parmi les settlers ; des chariots chargés de fugitifs arrivent aux sources du Colorado. Les Indiens disent : « L’homme blanc a tué les buffalos ; il les a laissés pourrir dans la plaine, nous nous vengerons. » Evans est aussi à Longmount, il sera ici ce soir.

10 octobre.

« Nous attendons toujours le chariot. » Il y a eu la nuit dernière un ouragan de vent et de grêle ; il était onze heures que je n’avais encore pu arriver à ma cabin. Je n’ai pu y parvenir qu’aidée de deux hommes. La lune n’était pas levée, et au-dessus de nos têtes le ciel était noir de nuages, quand soudain le pic de Long, caché jusque-là, brilla au-dessus des montagnes sombres, étincelant d’une neige nouvellement tombée, sur laquelle brillait une lune invisible ici. Le soir précédent, après le coucher du soleil, j’avais vu un autre et nouvel effet. Au crépuscule, mon lac était devenu d’un orangé brillant et réfléchissait dans son miroir paisible les montagnes d’un beau bleu foncé. C’est un monde de merveilles. Nous avons eu aujourd’hui une grande tempête avec des rafales de neige fine, et lorsqu’à midi les nuages se sont élevés, la Snowy Range et les plus hautes montagnes étaient d’une blancheur immaculée. J’ai beaucoup travaillé pendant toute la journée, afin de calmer mes craintes accrues par le bruit qu’Evans est parti chasser le buffalo sur la Platte.

Ce soir, et tout à fait à l’improviste, il est arrivé avec une boîte contenant un énorme courrier ; j’ai fait le triage, il n’y avait rien pour moi. Evans craignait d’avoir laissé à Denver mes lettres qui étaient à part, et avait écrit de Longmount pour les réclamer. Quelques heures plus tard, on les trouva dans une boîte d’épiceries ! Toute la joie de la maison est revenue avec Evans, et il a amené avec lui un compagnon de caractère semblable au sien ; c’est un jeune homme qui joue et chante admirablement ; il a un répertoire inépuisable, et tire de sa merveilleuse mémoire des sonates, des marches funèbres, des hymnes, des danses, etc. Jamais, assurément, orgue de chambre ne fut appelé à un service pareil. Un petit baril d’apparence suspecte a passé du chariot dans la cabin, et je crains qu’il n’augmente un peu l’hilarité. Il n’y a pas de mauvaise humeur qui puisse résister à la gaieté inexprimable d’Evans ou à la contagion de son rire joyeux. Il tape les gens sur le dos, crie, veut rendre service, est toujours en mouvement.

« Mon royaume pour un cheval ! » Il n’a pu m’en trouver un ; une ombre a passé sur son visage quand je lui en ai parlé. Il m’a demandé un entretien particulier et m’a dit alors, avec un peu de confusion, qu’il s’était trouvé très à court à Denver et avait été obligé de s’approprier mon billet de cent dollars. Il ajouta qu’il me donnerait pour les intérêts, jusqu’au 25 novembre, un bon cheval, une selle et une bride pour le voyage de 600 milles que je veux entreprendre. J’étais quelque peu consternée, mais bien obligée d’accepter, puisqu’il n’y avait plus d’argent[8]. J’ai essayé un cheval, raccommodé mes affaires, réduit mon bagage au poids de douze livres, et étais prête à partir de grand matin, lorsque, avant le jour, j’ai été réveillée par la bonne voix d’Evans à ma porte. « Dites donc, miss Bird, il faut que nous conduisions aujourd’hui du bétail sauvage. Voulez-vous nous donner un coup de main ? Nous ne sommes point assez ; vous avez un bon cheval, et un jour de plus ou de moins ne fera pas grande différence. » Nous avons donc conduit le bétail toute la journée, à cheval pendant près de vingt milles, et avons traversé presque autant de fois la grande Thompson. Evans me flatte en disant que « je rends autant de services qu’un homme ». Je crois en rendre davantage que l’un de nos compagnons qui évitait toujours les « vilaines » vaches.

12 octobre.

Je suis encore ici. J’aide à faire la cuisine, à conduire le bétail, et je monte à cheval quatre ou cinq fois par jour. Chaque matin Evans me retient, en déclarant que j’ai des quantités de chevaux à essayer, et je n’en ai point encore trouvé un à mon goût. J’espère toujours faire mon voyage dans un jour ou deux, afin de pouvoir au moins comparer Estes-Park avec quelqu’une des parties les mieux connues du Colorado.

Cela vous amuserait de voir notre cabin en ce moment. Il y a dans la chambre trois femmes et neuf hommes, et comme il n’y a pas assez de siéges, ces derniers sont pour la plupart étendus sur le parquet ; tous fument, et le jeune et joyeux Français du Canada, qui joue si admirablement, qui prend près de cinquante truites par jour, pour chaque repas, est à l’orgue, la pipe à la bouche. Trois hommes, qui ont campé pendant une semaine dans Black Canyon, sont couchés par terre comme des chiens. Ils ont plus de six pieds, sont d’une solennité inébranlable, ne sourient ni à la gaieté générale, ni aux changements absurdes de modulation que fait entendre l’harmonium. On peut les décrire comme n’étant vêtus que de bottes, car leurs habits sont en haillons. Ils regardent d’un cil distrait. Il y a six mois qu’ils n’avaient aperçu de femme et n’avaient dormi sous un toit. On chante des chansons nègres, mais auparavant Yankee Doodle avait immédiatement suivi Rule Britannia ; c’était si drôle que tout le monde riait, excepté les étrangers. Le temps se refroidit et fait descendre les bêtes des hauteurs. La nuit dernière, en allant à ma cabin, j’entendais les loups et le lion de la montagne.

LETTRE IX


Pardon, Ma’am. — Un desperado. — Une chasse au bétail. — Une vache furieuse. — Tempête de neige. — Birdie. — Les plaines. — Un schooner des Prairies. — Denver-Plum-Creek. — Bloqués par la neige. — La jument grise.


Estes-Park, Colorado.

Cette après-midi, je lisais dans ma cabin, lorsque le petit Sam Edwards accourut me dire : « Mountain Jim veut vous parler. » Ceci me fit songer aux ennuis sans fin, aux domestiques maladroits, aux « pardon, ma’am », aux contre-temps, et à cette habitude, qui est le résultat de notre existence inutilement perfectionnée et conventionnelle, d’exagérer l’importance de niaiseries pareilles. Les « faits » alors se sont présentés à ma pensée avec la tyrannie qu’ils exercent. Je n’ai vraiment besoin de rien de plus que ce que m’offre cette log-cabin ; cinq minutes me suffisent pour la faire, et l’on peut y manger par terre ; elle n’a pas besoin de serrure, puisqu’elle ne contient rien qui vaille la peine d’être volé.

Mais pendant que je faisais ces réflexions, Mountain Jim attendait pour nous demander de faire une promenade à cheval, et lui, moi, M. et Mrs Dewy, avons fait une ravissante excursion parmi les feuillages colorés. Puis, quand nos compagnons ont été fatigués, j’ai changé mon cheval contre sa belle jument, et tous deux nous avons galopé et couru aux lueurs d’un beau crépuscule, dans l’air froid et enivrant. Mrs Dewy souhaitait que vous eussiez pu nous voir descendant la passe au galop ; le bandit effrayant sur mon pesant cheval de chariot, et moi sur sa selle de bois d’où pendaient par lambeaux des queues de castor, de loutre, de martre, et des morceaux de peau. Je n’avais qu’un éperon, les pieds hors de l’étrier, et la jument avait l’air aussi aristocratique que je semblais, moi, misérable, M. Nugent est ce qu’on appelle un brillant causeur. Avec une sorte de mépris montagnard pour toutes choses, il juge avec une finesse remarquable les hommes et les événements ; les femmes aussi. Pathétique, poëte, il a de l’esprit, un amour intense de la nature, beaucoup de vanité dans un certain sens, un désir évident de parler et d’agir en original, et de soutenir sa réputation de desperado ; il est très-littéraire et a une mémoire merveilleuse. Ses manières avec les femmes sont pleines d’un respect chevaleresque qui rend encore plus amusantes les railleries gracieuses qu’il leur adresse subitement. Il est très-séduisant et aime beaucoup les enfants. Ceux de la maison courent à lui et, lorsqu’il s’assied, grimpent sur ses larges épaules et jouent avec ses cheveux. On dit, ici, qu’une fois qu’on a causé avec Jim, on trouve que les autres ne valent pas la peine qu’on leur adresse la parole. Le temps corrigera probablement cette opinion. De façon ou d’autre, il est toujours en vue du public du Colorado, car on ne peut guère prendre un journal sans trouver de paragraphe le concernant, un article fait par lui ou un fragment de sa biographie. Il a beau avoir l’air d’un bandit, les premiers mots qu’il prononce (du moins en s’adressant à une femme) le mettent de niveau avec les hommes distingués, et sa conversation est brillante, pleine des éclats et des fantaisies du talent. Cependant, il est pénible de le regarder. Sa tête magnifique montre si clairement ce qu’il aurait pu être sa vie, en dépit d’un certain éblouissement qui lui est propre, est une vie perdue, et l’on se demande ce que l’avenir peut réserver de bon à celui qui, depuis si longtemps, a choisi le mal[9].

Partirai-je jamais ? Nous devions avoir hier une grande chasse au bétail commençant à six heures et demie, mais tous les chevaux étaient perdus. Souvent, sur cinquante chevaux, tout ce qu’il y a d’un peu bon est à marauder, et on perd une journée à aller à leur recherche dans les canyons. Cependant, ce matin avant le jour, Évans m’a appelée à travers ma porte : « Dites donc, miss Bird, il faut que nous allions chasser du bétail à quinze milles d’ici ; donnez-nous un coup de main, nous ne sommes point assez : je vous donnerai un bon cheval. »

Le terrain de la chasse, à une altitude de 7 500 pieds, est arrosé par deux rivières rapides. Les montagnes s’élèvent de tous les côtés, à une hauteur qui varie de 11 000 à 15 000 pieds ; leurs flancs, hérissés de forêts de pitch pines, coupés de canyons profonds, boisés et parsemés de roches, s’ouvrent sur le pâturage montagneux déjà mentionné. Deux mille têtes de bétail du Texas, à demi sauvage, errent par troupeaux à travers les canyons et vivent dans des termes plus ou moins suspects avec les ours bruns et gris, les lions de montagne, les élans, les moutons, les daims tachetés, les loups, les lynx, les chats sauvages, les loutres, les castors, les skunks, les écureuils, les aigles, les serpents à sonnettes et tous les autres habitants à deux pattes, à quatre pattes, vertébrés ou sans vertèbres, de cette région romantique et solitaire. En somme, ils n’ont guère les allures d’un bétail domestique. Ils vont boire en file indienne, les taureaux en tête, et, lorsqu’ils sont menacés, ils prennent l’avantage stratégique d’un terrain sillonné, s’esquivant prudemment dans les creux, pendant que les taureaux font sentinelle et forment l’arrière-garde, en prévision d’une attaque des chiens. Il faut prendre les vaches de force pour les traire : car, à l’état indompté, elles sont aussi sauvages que les buffalos. Mais, vu la sécheresse comparative de l’herbe et le système de laisser têter le veau pendant la journée, une laiterie de deux cents vaches de l’industrie du marchand de bétail ; quelque humain qu’il puisse être, la terreur est son système. Depuis le moment où l’on martyrise le veau pour le marquer, où le fer chaud pénètre dans sa chair frissonnante, jusqu’au jour où, bœuf gras, on le ramène de ses pâturages sans limites pour l’abattre à Chicago, l’animal est dominé par la crainte et la terreur de l’homme.

Les troupeaux pénètrent facilement dans les canyons sauvages qui descendent de la Snowy Range ; ils courent risque d’y être ensevelis sous la neige et d’y mourir de faim : aussi, de temps à autre, est-il nécessaire de les en chasser et de les conduire au parc. Dans la présente occasion, on devait les ramener tous pour les passer en revue et marquer les veaux. Nous sommes partis ce matin à six heures et demie, après avoir déjeuné. Notre bande se composait de mon hôte, d’un chasseur de la Snowy Range, de deux marchands de bétail des plaines, dont l’un, que son camarade dit être le meilleur cavalier du nord de l’Amérique, montait un sauteur impétueux, et de moi. Nous avions tous des selles mexicaines et, selon la coutume, de légers bridons, des gardes de cuir sur les pieds et de larges étriers de bois. Chacun portait son lunch dans un sac pendu à la fourche à lasso de sa selle. Quatre grands chiens mal dressés nous accompagnaient. C’était une course de près de trente milles et de bien des heures, l’une des plus splendides que j’aie faites. Nous ne sommes pas une seule fois descendus de cheval, si ce n’est pour resserrer les sangles, et avons mangé notre lunch, les brides attachées sur la fourche de la selle. Nous partions au grand galop, sautions par-dessus les troncs d’arbres, nous lancions follement sur les flancs de collines hérissées de rochers ou semées de grandes pierres, et traversions les rivières rapides et profondes ; nous avons vu des lacs ravissants et des sites d’une magnificence rare, effrayé un troupeau de daims aux têtes étranges, aux andouillers monstrueux, et, durant la chasse, qui pendant quelque temps a été infructueuse, nous sommes montés à la base même du pic de Long, à plus de 14, 000 pieds de haut ; les eaux brillantes de l’un des affluents de la Platte sortent là, des neiges éternelles, par un canyon d’une majesté indescriptible. Le soleil était chaud, mais dans les hauteurs l’air était glacé, et c’était une jouissance extrême de monter un bon cheval dans de telles circonstances. Dans l’une des parties sauvages de notre course, nous avons eu à descendre une colline escarpée boisée de pitch pines pressés, à sauter par-dessus des troncs abattus et à manœuvrer entre les arbres morts et autres, pour éviter de recevoir un choc ou de faire tomber de grosses branches mortes par un attouchement imprudent.

En sortant de là, nous avons aperçu un millier de têtes de bétail du Texas qui paissaient dans une vallée à nos pieds. Les chefs nous sentirent et, prenant peur, commencèrent à s’éloigner dans la direction du parc ouvert, tandis que nous étions à environ un mille au-dessus d’eux. « Tenez-leur tête, mes enfants ! cria notre conducteur. En avant, attention ! » et nous descendîmes la colline au galop. Je ne pouvais retenir ma bête excitée ; en bas, en haut, sautant par-dessus les rochers, la course s’accélérait à chaque instant et le conducteur criait toujours : « Allez, mes enfants ! ». Les chevaux se lançaient ventre à terre, se dépassaient les uns les autres, jusqu’à ce que mon beau petit bai marchât de front avec le grand sauteur aux immenses enjambées, monté par le meilleur cavalier du Nord. Le train dont nous allions m’avait étourdie et mise hors d’haleine. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, nous nous approchions et étions sur la même ligne que le flot de bétail. C’était un beau spectacle que ces vagues d’animaux : des taureaux énormes, taillés comme des buffalos, mugissaient et beuglaient, et, ainsi que les grands bœufs et les vaches avec leurs veaux d’un an, galopaient comme des chevaux de course. Nous galopions à côté d’eux ; en peu de temps nous leur tenions tête et, avec la rapidité de l’éclair, nous nous placions en sentinelles en travers de l’entrée de la vallée. Nous étions comme l’infanterie attendant le choc de la cavalerie et restions aussi tranquilles que le permettaient nos chevaux nerveux. Je tremblais presque quand le flot s’avança ; mais, lorsqu’il fut plus près de nous, mes camarades poussèrent des cris effroyables, et nous nous lançâmes en avant avec les chiens. Avec des mugissements, des beuglements et un tonnerre de sabots, le troupeau recula comme il était venu. J’allai vers notre chef, qui me reçut en riant, me dit que j’étais un bon conducteur de bétail et qu’il avait oublié qu’une femme était de la partie, jusqu’au moment où il m’avait vue sauter par-dessus les troncs d’arbres et chasser avec les autres.

Ce ne fut qu’au bout de deux heures que commença la véritable affaire de la chasse, et je fus obligée de changer mon pur sang contre un cheval habitué au bétail, — un bronco qui doublait comme un lièvre et allait partout. Je ne m’attendais point à faire le métier de vachero, mais il en était ainsi, et mon expérience hawaïenne me fut très-utile. Nous avons parcouru les différents canyons et campements connus en chassant les troupeaux, jusqu’à ce que huit cent cinquante bêtes aient été mises en sûreté dans le corral, ce qui nous prit plusieurs heures, pendant lesquelles nous nous sommes vus à peine assez pour nous parler. Un troupeau avait pénétré dans un marécage ; ce fut la première difficulté qui se présenta ; une vache, qui me donna ensuite une peine énorme, resta là à nous tenir tête pendant près d’une heure, jetant trois fois le chien en l’air et résistant à tous les efforts pour la déloger. Elle avait près d’elle un grand veau d’un an. Evans me raconta que l’amour de ces bêtes pour leur premier-né est quelquefois si grand, qu’elles veulent tuer le second pour que le premier ait le lait. Je fis, toute seule, sortir d’un canyon plus d’une centaine d’animaux et les conduisis jusqu’à la rivière, à l’aide d’un chien mal dressé, qui me donnait plus de peine que le bétail. Ce fut très-ennuyeux de les faire passer ; quelques-uns se mettaient vite à l’eau et traversaient ; mais les autres, après l’avoir flairée, se retournaient, couraient dans différentes directions, tandis que plusieurs attaquaient le chien pendant qu’il nageait ; d’autres, après avoir traversé, revenaient chercher quelques compagnons favoris laissés en arrière, et une vache particulièrement méchante attaqua plusieurs fois mon cheval. Il fallut une heure et demie et beaucoup de patience pour réunir le troupeau sur l’autre bord.

Il se faisait tard, et une tempête de neige s’annonçait avant que je fusse rejointe par les autres conducteurs et les troupeaux. Les premiers étant réduits à trois, avec seulement trois chiens, il était très-difficile d’empêcher le bétail de se disperser. On le mène très-doucement pour ne pas l’effrayer, marchant d’abord d’un côté, puis de l’autre, pour le guider, et, s’il prend définitivement une fausse direction, on galope en avant et on le fait retourner. Ce qu’il y a de plus stimulant, c’est lorsqu’une bête s’échappe et court furieusement du haut en bas d’une colline et qu’on la suit partout, par-dessus et parmi les rochers et les arbres, doublant quand elle double et lui tenant tête jusqu’à ce qu’on l’ait ramenée. Les taureaux étaient très-faciles à conduire, mais les vaches avec des veaux, vieilles ou jeunes, étaient fort ennuyeuses. Je me trouvai par hasard entre l’une d’elles et son veau, dans un passage étroit ; elle s’élança sur moi en baissant ses grandes cornes sous mon cheval, mais il se cabra et tourna adroitement de côté. Cela arrivait constamment. Une belle vache rouge devint tout à fait furieuse. Elle avait un veau presque aussi grand qu’elle, dont les cornes étaient très-développées et qui était bien capable de se tirer d’affaire tout seul, mais elle voulait le protéger contre toutes sortes de dangers imaginaires. L’un des chiens, qui était jeune, voyant qu’elle était excitée, prenait plaisir à aboyer après elle, et à la fin elle était tout à fait en furie. Elle se retourna quarante fois au moins pour nous tenir tête, creusant la terre avec ses cornes, jetant en l’air les grands chiens de chasse et tuant deux veaux ; elle devint en fin si dangereuse pour le troupeau, qu’au moment où la chasse finissait, Evans prit son revolver et la tua. Son veau, pour lequel elle avait si aveuglément combattu, la pleura tristement. À différentes reprises, elle s’était élancée sur moi, folle de rage, mais les chevaux habitués au bétail restent parfaitement calmes, et, presque sans volonté de ma part, le mien sautait de côté au bon moment et déroutait l’assaillant. À la tombée de la nuit, nous avons atteint le corral ; c’est un herbage d’une acre, entouré de fortes palissades faites de poteaux et de traverses de sept pieds de haut. Avec beaucoup de patience et d’adresse, nous avons logé le troupeau tout entier dans son abri, et, si sauvage qu’il fût, nous l’avons fait sans un coup, sans un cri, sans même un claquement de fouet. Le froid était épouvantable. Nous avons mis un peu plus de quatre minutes à faire au galop le mille et demi qui nous séparait de la cabin, que nous avons atteinte au moment où la neige commençait à tomber. On nous avait préparé du thé chaud et fort.

18 octobre.

Nous sommes bloqués par la neige depuis trois jours ! Hier, c’était si horrible, que je n’ai pu vous écrire. On a abandonné toute occupation, et on ne parle que de la tempête. Les chasseurs se tiennent dans la salle près du grand feu, et ne sortent que pour aller chercher du bois et déblayer la neige devant la porte et aux fenêtres. Je n’ai jamais passé de nuit plus épouvantable que celle d’avant-hier, seule dans ma cabin au milieu de l’ouragan ; le toit se soulevait, la boue s’en détachait et une neige fine pénétrait par les fentes, tandis que les branches mortes, tordues par le vent et chargées de neige, craquaient et se rompaient incessamment. J’entendais des cris aigus, des hurlements, le tonnerre et une quantité de bruits étranges. Il était tombé beaucoup de neige dans la journée, et, pendant les premières heures de la nuit, il en tomba encore un pied qui, s’amoncelant contre ma porte, me bloqua complétement. Vers minuit, le mercure tomba à zéro, et après s’éleva la tempête, qui dura dix heures. Mon lit est placé à plusieurs pieds de la fenêtre, qui, en apparence, ferme hermétiquement. Je m’étais endormie avec six couvertures et un drap sur le visage ; entre deux et trois heures, je fus réveillée par le vent, qui soulevait la cabin par-dessous, et le drap était gelé sur mes lèvres. J’étendis les mains, mon lit était couvert d’une épaisse couche de neige ; me levant pour examiner ce qui se passait, je vis qu’il y en avait par terre ; et une rafale de neige fine et en aiguilles me frappait le visage. Mon baquet d’eau était de la glace solide. Je restai à geler dans mon lit jusqu’au lever du soleil. Alors plusieurs hommes vinrent me délivrer et voir si j’étais encore en vie. Ils m’apportaient un pot d’eau chaude qui se changea en glace avant que j’eusse pu m’en servir. Je m’habillai dans la neige, dont étaient couvertes mes brosses, mes bottines, etc. ; quand je me rendis en courant à la maison, on ne voyait absolument ni montagne ni quoi que ce fût, et, d’un côté, la neige amoncelée dépassait le toit. L’air n’était qu’une fumée blanche et piquante, c’était effrayant. Dans la salle, la neige encore chassait par les fentes, et Mrs Dewy l’enlevait du parquet. Il faisait si froid que, dans une chambre où il y avait eu du feu toute la nuit, la barbe de M. Dewy était couverte de givre. Evans souffrant était couché dans son lit, sur lequel il y avait aussi de la neige. En revenant de ma cabin après le déjeuner, chargée de ce dont j’avais besoin pour la journée, je fus soulevée de terre, déposée sur un tas de neige, et toutes mes affaires, y compris ma lettre et mon cahier, furent emportés dans différentes directions. Plusieurs de ces objets, entre autres une photographie d’un grand prix, sont perdus. Quelques heures plus tard, on retrouva mon cahier sous trois pieds de neige.

Il y a près de la maison des traces d’ours et d’élans, mais personne ne peut chasser avec un coup de vent pareil, et le tourbillon vous aveugle. Nous étions un peu serrés dans notre seule pièce ; on a eu recours aux échecs, à la musique et au whist. Par ennui, un chasseur s’est dévoué à empêcher mon encre de geler. Nous avions tous de grands manteaux et des pardessus, et entretenions un feu énorme. L’isolement est extrême, car nous sommes littéralement sous la neige, et l’autre settler et Mountain Jim sont à Denver. Tard dans la soirée, la tempête a cessé. Dans quelques endroits, le sol ne présente pas trace de neige, tandis que dans d’autres toutes les irrégularités de terrain sont nivelées, et les amoncellements ont une profondeur de quarante pieds. La nature est belle sous ce nouvel aspect, le froid terrible ; si l’on s’y exposait avec ce grand vent et le mercure à zéro, on serait tout écorché.

19 octobre.

Evans m’offre six dollars par semaine si je consens à rester pendant l’hiver et à faire la cuisine en l’absence de Mrs Edwards ! Je crois que j’aimerais à jouer le rôle de servante s’il n’y avait pas à faire le pain. Mais il me conviendrait mieux de courir à cheval après le bétail. Les hommes n’aiment pas à faire eux-mêmes les choses du ménage ; hier, ils ont lavé et repassé leur linge, et cette dernière opération a été loin d’être faite convenablement. Je crois réellement (quoique pour la quinzième fois) que je partirai demain. Le froid est moins vif, le ciel plus bleu que jamais ; la neige s’évapore, et un chasseur qui nous a rejoints aujourd’hui dit qu’il n’y a pas sur la route de monceaux de neige qu’on ne puisse traverser.

Longmount, Colorado, 20 octobre.

J’ai quitté « la vallée de l’île d’Avillon », mais m’arracherai-je définitivement à sa liberté et à ses enchantements ? Je vois se dresser dans la nuit le pic neigeux de Long ; je connais la magnificence du creux d’azur qui est à sa base et je soupire après lui. Nous devions partir à huit heures, mais les chevaux étaient perdus, et nous ne nous sommes mis en route qu’à neuf heures et demie ; nous, c’est-à-dire le jeune Français du Canada et moi. Je monte un poney indien bai : Birdie, belle petite jument aux jambes de fer, vive, dure à la fatigue, douce et sage ; ayant derrière ma selle des bagages pour quelques semaines, y compris une robe de soie noire, je vais être assez indépendante. Notre course a été splendide. Nous avons traversé des barrières de rochers, des gorges où une neige qui n’a pas connu le soleil s’étendait épaisse sous les trembles couleur de citron ; et puis, nous avons eu des aperçus lointains de géants couverts de neige, se dressant sur le ciel d’un bleu triste et profond. Nous avons lunché sur les « Foot-Hills », dans une cabin où deux frères et leur domestique ont un ménage de garçon, dans lequel tout était si bien tenu, si propre, si joli, que l’absence d’une femme ne se faisait point sentir. Le pont de bois étant rompu, nous avons passé un barrage profond sur une étroite digue de castor, et, à la nuit, nous sortions du canyon de la Saint-Vrain, aux couleurs brillantes, pour entrer dans les plaines uniformes où, dans l’obscurité, nous eûmes un peu de peine à trouver Longmount. Un accueil hospitalier m’attendait dans cette auberge, et un ami anglais vint passer la soirée avec moi.


Canyon de la grande Platte, 23 octobre.

Je crains que mes lettres ne soient très-ennuyeuses cette fois-ci, car après être restée à cheval pendant toute la journée, m’être occupée de mon poney, avoir soupé, avoir entendu parler des différentes routes et de tous les cancans du voisinage, j’ai si grande envie de dormir et suis si fatiguée, que je peux à peine écrire. J’ai quitté Longmount d’assez bonne heure mardi matin, par un jour triste, avec le reflet aveuglant d’une tempête de neige qui se préparait. La veille au soir, on m’avait présenté quelqu’un qui avait été colonel dans l’armée rebelle. Ce colonel m’avait fait l’impression la plus défavorable, et ce fut un grand ennui pour moi, lorsque je le vis arriver à cheval, pour me guider dans la partie la plus difficile du voyage. La solitude, infiniment préférable au défaut de sympathie pour un compagnon de route, est un bonheur en comparaison de la répulsion qu’il nous fait éprouver ; aussi fus-je enchantée d’être délivrée de mon escorte et de m’avancer seule dans la prairie jusqu’à Denver. C’est un voyage de trente milles sur des plaines basses et brunes ; c’est triste, il y a très-peu de settlers, et les sentiers vont dans toutes les directions. Mon ordre de route était : « Naviguez au sud, et suivez le sentier le mieux battu. » Autant aurait valu s’embarquer sur l’Océan sans boussole. Ces plaines brunes et ondulées, sur lesquelles on aperçoit un cheval à plus d’un mille au loin, font un effet étrange. À midi, le ciel s’assombrit, présageant une nouvelle tempête ; les montagnes s’étendaient toutes noires jusqu’aux plaines, et les pics les plus élevés revêtaient un aspect effrayant, horrible à voir. D’abord il fit très-froid, très-chaud ensuite, puis un vent d’est furieux et froid, difficile à supporter, finit par s’établir. C’était franc et vivifiant cependant, et mon cheval restait maniable. Parfois j’aperçus, broutant l’herbe desséchée de la prairie, des troupeaux de bétail, puis des chevaux. De temps à autre, je rencontrais un cavalier, le fusil en travers sur la selle, ou bien un chariot ordinaire, mais plus souvent un chariot à bâche blanche, de l’espèce connue sous le nom de « schooner des prairies », avançant péniblement dans l’herbe ; ou encore un convoi de ceux-ci, accompagné de cavaliers, de troupeaux et de mules ; ils venaient des États de l’Ouest, emportant dans un triste exode, jusqu’aux prairies vantées du Colorado, des émigrants et leurs bagages. L’hôte et l’hôtesse de l’un de ces chariots m’invitèrent à me joindre à leur repas ; je fournis le thé (ils n’en avaient pas goûté depuis quatre semaines), et eux la bouillie de maïs. Ils avaient mis trois mois à venir de l’Illinois, et leurs bœufs étaient si maigres et si faibles, qu’ils s’attendaient à mettre un mois encore avant d’arriver à la vallée de « Wit Mountain ». En route, ils avaient enterré un enfant, perdu plusieurs bœufs et étaient assez découragés. Vu leur long isolement et la monotonie de la marche, ils n’étaient plus au courant des événements et semblaient venir d’une autre planète. Ils voulaient que je me réunisse à eux, mais ils voyageaient trop lentement, de sorte que nous nous sommes séparés avec l’expression mutuelle de bons souhaits, et tandis que leur tente blanche s’éloignait à l’horizon sur l’océan de la prairie solitaire, je me sentis plus triste que je ne le suis souvent en disant adieu à de vieilles connaissances. Cette nuit, forcés de camper dans une neige épaisse avec un vent furieux, ils doivent avoir été à moitié gelés. Après eux, je rencontrai 2 000 têtes de maigre bétail du Texas, conduites par trois hommes à cheval d’aspect sauvage, suivis de deux chariots contenant des femmes, des enfants et des fusils. Ils avaient fait un voyage de 1 000 milles. Puis j’aperçus deux loups de prairie, semblables à des chacals : bêtes poltronnes, à la fourrure grise, qui se sauvèrent en faisant de grands bonds.

Le vent devenait d’un froid intense, et pendant les 11 milles qui suivirent, je luttai de vitesse avec la tempête qui s’approchait. Du haut de chaque ondulation des prairies, je m’attendais à voir Denver, mais ce ne fut point avant cinq heures que, d’une hauteur considérable, je contemplai la grande « cité des plaines », la métropole des territoires. Brune et nue, la ville vantarde s’étendait dans la plaine, comme elle brune et nue, qui ne semble nourrir que de l’absinthe et des yuccas. La Platte, peu profonde, réduite à un étroit cours d’eau dans un lit plein de galets, six fois trop grand pour elle, et bordée de peupliers du Canada desséchés, serpente près de Denver ; à 2 milles en suivant son cours, je vis un grand tourbillon de sable qui couvrit la ville en peu de temps, la cachant sous un épais nuage brun. Alors commença la tempête de neige accompagnée de rafales, et je fus obligée de me fier entièrement à la sagacité de Birdie pour trouver la cabane d’Evans. Ma jument n’y était allée qu’une fois, mais elle m’y conduisit directement, par un chemin raboteux et des fossés. Mrs Evans et ses enfants accoururent joyeusement souhaiter la bienvenue à leur poney favori ; je fus très-bien reçue, me réchauffai et me trouvai très-confortablement, quoique la cabane n’ait qu’une cuisine et deux cabinets avec des lits. Il me fallut narrer à plusieurs reprises les nouvelles du parc, et je m’étonnai d’avoir tant de choses à raconter. Le lendemain matin, il était plus de onze heures quand nous nous sommes mis à déjeuner. Il n’y avait pas de nuages ; la température était glaciale, avec six pouces de neige sur le sol, et chacun trouvait qu’il faisait trop froid pour se lever et allumer le feu. J’avais eu l’intention de laisser Birdie à Denver, mais le gouverneur et M. Byers, du « Rocky Mountain News », me conseillèrent tous les deux de voyager à cheval plutôt qu’en chemin de fer ou dans la voiture publique, disant que je serais tout à fait en sûreté. Le gouverneur «  Hunt » me dessina ma route et me donna une lettre circulaire pour les settlers que je rencontrerais.

Denver n’est plus le Denver d’Hepworth Dixon. Une querelle à coups de feu dans la rue est aussi rare qu’à Liverpool, et le matin on ne voit plus d’hommes pendus aux réverbères. C’est une ville affairée, entrepôt et centre de répartition d’un district immense, avec de bonnes boutiques, quelques factoreries, de beaux hôtels, et les laideurs et les raffinements habituels de la civilisation. Les magasins de pelleterie abondent, et le sportsman, le chasseur, le mineur, le conducteur, l’émigrant, trouvent, à cinquante endroits différents, tout ce dont ils ont besoin. Les personnes qui viennent de l’Est essayer de la cure de campement, maintenant si à la mode, trouvent à Denver, lorsqu’ils partent pour les montagnes, leur équipement de chariots, de conducteurs, de chevaux, de tente, de literie et de poêle. Les asthmatiques sont assez nombreux ici pour justifier l’établissement d’une Asthmatic convention de malades guéris ou soulagés. Une quantité de gens ne pouvant supporter la vie si dure des montagnes, remplissent les hôtels et les boarding houses ; d’autres, à moitié remis par un été de campement en plein air, viennent, pour compléter la cure, passer l’hiver à la ville. Elle est située à une altitude de 5, 000  pieds, sur une immense plaine ; on y jouit d’une vue splendide de la Rocky Range. Je détesterais passer ici ne fût-ce qu’une semaine ; l’aspect de ces splendeurs si rapprochées, et pourtant hors d’atteinte, me rendrait presque folle[10]. On est impressionné dans les rues par le nombre de cafés, et partout on rencontre les chenapans caractéristiques d’une ville de frontière, qui trouvent aussi pénible de se soumettre pendant quelques jours, pendant quelques heures, aux contraintes de la civilisation, qu’il l’a été pour moi de monter à cheval de côté pour me rendre au bureau du gouverneur  Hunt. Les hommes dépensent à Denver, dans la dissipation la plus folle, les épargnes de plusieurs mois d’un dur travail, et des types tels que Commanche  Bill, Buffalo  Bill, Wild  Bill et Mountain  Jim, viennent ici faire la fête et trouvent le genre de notoriété qu’ils recherchent. Le jour où j’y étais, beaucoup d’Indiens ajoutaient à l’aspect bariolé des rues. Ils appartenaient à la tribu  Ute, que j’avais à traverser, et le gouverneur  Hunt me présenta à un beau jeune chef admirablement vêtu de cuir orné de perles. Il lui fit promettre d’être courtois à mon égard, si j’en avais besoin. Les magasins indiens et ceux de fourrures m’intéressèrent beaucoup. Peut-être à cause de la neige, la foule était uniquement masculine. Dans toute la journée, je ne vis que cinq femmes. Les hommes étaient habillés de toutes les manières : les chasseurs et les trappeurs étaient vêtus de peau de daim. Les hommes des plaines portaient de grands manteaux bleus, reliques de la guerre, des ceintures et des revolvers ; les conducteurs avaient un habillement complet en cuir ; les cavaliers, des habits et des bonnets de fourrure, des bottes de cuir de buffalo, le poil en dehors, et des couvertures de campement derrière l’énorme selle mexicaine : les dandies de Broadway portaient des gants de chevreau clair ; de riches touristes anglais de bonne mine joignaient l’air dédaigneux à une tenue irréprochable. Ajoutez à cela des centaines d’Indiens sur leurs petits poneys ; les hommes avec des vêtements de peau de daim cousus de perles, des couvertures rouges ; le visage peint de vermillon, les cheveux pendant longs et raides ; les squaws, tout empaquetées et montant à califourchon, avec des fourrures sur leurs selles.

La ville me fatiguait, m’étourdissait, et, malgré la bonne hospitalité de Mrs Evans, je fus heureuse lorsque, hier matin, on m’amena Birdie. L’homme qui la conduisait me dit que c’était un petit démon. Elle ne faisait que ruer et l’avait jeté sur le pont. Je découvris qu’il lui avait mis une gourmette ; or, toutes les fois que quelque chose lui déplaît, elle se venge en ruant. Je montai de côté, jusqu’à ce que j’eusse dépassé la ville, assez longtemps pour avoir très-mal au dos, et la douleur ne diminua que quelque temps après avoir changé de position. C’était un beau jour de l’été indien, si chaud que la neige sur le sol semblait une énormité. Je marchai pendant quelque temps dans les plaines, et atteignis graduellement la région qui se déroule à la base des montagnes, où coule une rivière bordée de peupliers. Le long de la route, des maisons de settlers s’élèvent à peu de distance les unes des autres. Je dépassais et rencontrais souvent des chariots, et ramassai un manchon contenant une bourse dans laquelle il y avait cinq cents dollars, que j’eus ensuite le grand plaisir de rendre à sa propriétaire. Je traversai plusieurs fois la voie étroite du singulier petit chemin de fer de Rio-Grande, de sorte que ce fut, en résumé, un voyage très-gai.


Ranch-Plum-Creek, 24 octobre.

Il faut que vous sachiez que, dans un voyage au Colorado, à moins que ce ne soit sur la grande route et dans les grands settlements, il n’y a ni hôtels, ni tavernes, et que les settlers ont l’habitude de recevoir les voyageurs en leur faisant payer le prix habituel des hôtels. C’est un arrangement très-satisfaisant. Cependant à Ranch, le premier endroit où je m’arrêtai, l’hôte n’avait point envie de recevoir du monde de cette manière ; je ne m’en aperçus qu’après, sans quoi je n’aurais pas présenté mes lettres de créance dans une grande maison avec de belles granges et un air de prospérité générale. L’hôte qui m’avait ouvert la porte avait l’air de vouloir me renvoyer ; mais sa femme, personne très-agréable, à l’aspect distingué, dit qu’on pouvait me faire un lit sur un sofa. Je n’avais pas encore rencontré de maison ayant autant de prétention ; elle était tendue de papier, il y avait des tapis et deux jeunes servantes. J’y trouvai une dame de Laramie, femme élégante, très-grande, remarquable comme étant la première à s’être établie dans les montagnes Rocheuses. Elle m’offrit aimablement de me recevoir dans sa chambre. Elle avait essayé de la cure de campement pendant trois mois et retournait alors chez elle. Son chariot contenait des lits, une tente, un parquet tendu, un fourneau de cuisine ; enfin tout le luxe du campement, plus un petit buggy, un homme pour tout diriger et une servante accomplie. Elle était phtisique, frêle, mais très-attachante, et l’histoire des dangers et des circonstances de sa vie de jeunesse au fort Laramie était très-intéressante. J’en avais cependant assez, étant arrivée de bonne heure dans l’après-midi, et je ne pouvais, par politesse, me retirer pour vous écrire. Les domestiques prennent leur repas avec la famille. Je decouvris bientôt qu’il y avait quelque chose de louche dans cette maison, et fus bien aise de partir de bonne heure le matin suivant, quoiqu’il fut visible qu’une tempête de neige s’avançait. Je vis passer rapidement le wagon miniature du chemin de fer de Rio-Grande, il était chauffé, garni de coussins, et je souhaitai bien un peu d’être dedans et non point sur le flanc glacé de la colline. Je n’avais fait que quatre milles quand la tempête arriva si violente, que j’entrai dans une cuisine où s’abritaient onze malheureux voyageurs. La neige fondait sur eux et dégouttait sur le plancher. J’avais si bien appris chez les Chalmers l’art « d’être agréable », je le pratiquai avec tant de succès pendant les deux heures que je passai là, en pelant des pommes de terre et faisant des scones[11], que, lorsque je partis, les hôtes, quoiqu’ils tinssent une maison pour les voyageurs, ne voulaient rien prendre pour mon repas, parce que, disaient-ils, j’étais de si aimable compagnie ! La tempête se calmant un peu, à une heure je sellai Birdie, et fis quatre milles de plus, traversant une crique gelée dont la glace se brisa sous le poney, à sa grande frayeur. Je ne puis décrire ce que je ressentis pendant ce voyage : la solitude était absolue, tout était silencieux, il n’y avait pas de vent, et la neige tombait doucement ; les montagnes étaient effacées, il faisait sombre, le froid était extrême et la nature avait un aspect effrayant et inaccoutumé. Toute vie était ensevelie sous un linceul : tout travail, tout voyage suspendus. Ni vestiges de pas, ni traces de roues. Rien qui pût effrayer cependant, et quoique je ne puisse dire précisément que cette course fût de mon goût, j’avais cependant l’agréable sensation de me porter de mieux en mieux, à mesure que j’avançais.

Lorsque, le soir, la neige qui tombait commença à rendre l’obscurité plus profonde, le sentier s’effaça complètement, et quand je me trouvai dans cette cabin située d’une façon si romantique, je fus reconnaissante qu’on pût m’y donner un abri. La scène était solennelle et me rappelait une description de « Bloqués par la neige » de Whittier. Tout le bétail entourait la cabin, demandant un refuge par ses appels muets. Des chiens de berger entrèrent et ne se laissèrent pas renvoyer. Les hommes sortirent tout emmitouflés et revinrent en frissonnant, secouant la neige de leurs pieds. La baratte était près du poêle. Plus tard, arriva un pionnier d’humeur joyeuse ; il était en route pour Denver. Son chariot avait été arrêté par la neige à deux milles de là, et il avait été obligé de le laisser et d’amener ses chevaux. Sa femme, la « Jument grise », avait une voix de stentor, fumait une pipe de terre qu’elle passait à ses enfants, s’emportait contre les Anglais, se moquait de la politesse de leurs manières et estimait « s’il vous plaît », « merci » et le reste, n’étaient que de la pose quand la vie est si courte et si occupée. La neige continuait de tomber doucement, et la terre et l’air étaient silencieux.

LETTRE X


Un monde blanc. — Vilain voyage. — La maison d’un millionnaire. — Le parc de Perry. — Sagacité de Birdie. — Déférence aux préjugés. — Une scène de mort. — Le Manitou. — La passe d’Ute. — La maison d’un settler. — La vérité.


Sources du Colorado, 28 octobre.

Il est difficile de faire de ceci quelque chose ressemblant à une lettre. Je suis restée à cheval pendant une semaine entière, j’ai vu des merveilles et j’ai beaucoup joui de la hardiesse singulière et de la nouveauté de mon voyage. Mais dix heures et plus, passées journellement en selle, dans cet air enivrant et raréfié, disposent plutôt à dormir qu’à écrire et sont loin de contribuer à rendre brillantes les facultés mentales ; celles d’observation se développent, celles de réflexion s’engourdissent.

Le dernier soir où j’ai écrit, il faisait affreusement froid ; j’enlevai le tapis du parquet afin de m’en couvrir, mais je ne pus me réchauffer. Le soleil se leva magnifiquement sur une terre ensevelie. Les granges, les routes, les arbustes, les enclos, la rivière, le lac, reposaient sous la neige éclatante. C’était une poudre légère qui étincelait comme le diamant. Pas un souffle de vent, pas un bruit. Il me fallut attendre qu’un cavalier passât pour me frayer le chemin, mais bientôt après j’entrai dans ce monde brillant et nouveau.

Je perdis très-vite la trace des pas du cavalier, mais je suivis de près la route, au moyen d’innombrables empreintes de pattes d’oiseaux et d’écureuils allant toutes dans la même direction. Au bout d’une heure, je fus obligée de descendre de cheval et de marcher pendant une heure encore, car la neige s’amassait en boule sous les pieds de Birdie, si bien qu’elle pouvait à peine avancer, même débarrassée de mon poids, et mon pic n’était pas assez fort pour enlever ces boules. Changeant de route pour demander un ciseau, j’arrivai à la cabin des gens auxquels j’avais remis le manchon quelques jours auparavant ; ils me reçurent chaleureusement, me donnèrent un grand verre de crème et me firent du café très-fort. C’étaient « des gens du vieux pays », et je m’attardai chez eux. Je fis douze milles après les avoir quittés ; le voyage était très-difficile, à cause de cette neige qui s’attachait aux pieds et de la peine que j’avais à trouver le chemin. Partout la solitude était terrible. Plus de sentier frayé ; je ne vis ni homme ni bête. Le ciel se couvrit de nuées épaisses et la vue était effrayante. Devant moi, la grande Divide de l’Arkansas paraissait vaguement à travers un épais nuage de neige qui commença à tomber à gros flocons. Trouvant qu’il y avait danger à essayer de marcher jusqu’à la tombée de la nuit, je quittai la route de bonne heure dans l’après-midi, et fis deux milles dans les collines par un chemin non frayé, où il fallait ouvrir des barrières et traverser un petit cours d’eau rapide aux abords escarpés. À l’entrée d’une gorge très-fantastique, j’arrivai à une élégante maison qui appartient à M. Perry, un millionnaire, pour lequel j’avais une lettre d’introduction que je n’hésitai pas à présenter ; car, même sans cela, il faisait un temps par lequel un voyageur pouvait demander abri.

M. Perry n’était pas là ; mais sa fille, jeune personne à l’air épanoui, élégamment vêtue, m’invita à dîner et à rester. Il y avait sur la table un ragoût de venaison et des friandises variées, le tout bon et délicat ; nous étions servies par une adroite femme de couleur, l’une des cinq fidèles domestiques nègres qui étaient leurs esclaves avant la guerre. Après le dîner, quoique la neige tombât lentement, un cousin m’emmena faire une promenade à cheval, pour me montrer les beautés de « Pleasant Park », qui est au nombre des splendides paysages du Colorado et d’un accès très-facile par un temps favorable. C’était superbe lorsque nous y entrâmes par une passe étroite, que semblent garder deux buttes, ou hautes masses de rochers d’un rouge vif, de 300 pieds environ. Les pins étaient très-grands, et les étroits canyons qui descendaient vers le parc, d’une sombre magnificence. Ce parc est remarquable aussi par une quantité de rochers énormes, de 50 à 300 pieds de haut, aux tons vermillon éclatant, verts, chamois, orangés ; quelquefois, ces couleurs se trouvent toutes réunies, leurs teintes gaies contrastant avec la neige lugubre et les pins sombres.

Bear Canyon, gorge d’une majesté singulière, descend sur le parc. À ses pieds, nous avons traversé le Bear Creek sur la glace ; elle se brisa, et nos deux chevaux entrèrent dans une eau assez profonde et très-froide ; peu de temps après, Birdie se prit le pied dans un trou de chien de prairie caché par la neige et, en se relevant, tomba trois fois sur les naseaux. Je pensai à l’accident fatal de l’évêque Wilberforce, accident produit par un moindre faux pas, et je suis sûre qu’il serait resté sur son cheval, s’il eut été monté comme moi sur une selle mexicaine. Le temps était trop menaçant pour une longue promenade ; au retour, j’écoutai de vives descriptions de l’Égypte, de la Palestine, de l’Asie Mineure, de la Turquie, de la Russie et d’autres pays où miss Perry avait voyagé avec sa famille pendant trois ans.

Le parc de Perry est le centre de l’un des plus grands élevages de bestiaux du Colorado. Ce dernier, le plus jeune État de l’Union, territoire il y a peu de temps encore, a une surface d’environ 68 000 000 d’acres, dont une grande partie, quoique riche en minéraux, est sans valeur pour l’exploitation de la terre ou du bétail, et l’autre, celle de l’Est, est si aride, que les récoltes ne peuvent bien venir que là où il est possible d’irriguer. Cette région est arrosée par la bifurcation sud de la Platte et de ses affluents, et, quoique sujette à la plaie des sauterelles, elle produit du blé de la plus belle qualité, dont la récolte varie, suivant le mode de culture, de dix-huit à trente boisseaux par acre. Cependant, la nécessité d’irriguer arrêtera toujours l’extension indéfinie de l’étendue des fermes à blé. L’avenir de l’élevage du bétail paraît être aujourd’hui illimité. M. Perry se voue particulièrement à l’élevage de taureaux croisés à petites cornes, qu’il vend, lorsqu’ils sont jeunes, six livres par tête. Il me parut bien étrange et nouveau d’avoir une belle chambre à coucher, de l’eau chaude et d’autres superfluités. À six heures du soir, la neige commença à tomber pour de bon et continua toute la nuit, accompagnée d’un froid intense, si bien que le matin il y en avait huit pouces étincelant au soleil. Miss Perry me donna une paire de chaussettes d’homme pour mettre par-dessus mes bottes, et je partis d’assez bonne heure, frayant moi-même le chemin pendant deux milles. Puis, le passage d’un seul chariot avait laissé une trace visible. sur une étendue de trente milles, autrement il n’y avait pas de sentier sur la neige. Le ciel était sans nuages. Comme je faisais la longue ascension de l’Arkansas Divide, les montagnes, tailladées par des canyons profonds, descendaient sur ma droite jusqu’à la vallée, et à gauche, les Foot-Hills se montraient couronnées de rochers colorés fantastiques, semblables à des châteaux. Tout était enseveli sous un brillant linceul de neige. Le murmure des rivières était étouffé sous des entraves de glace. Pas une branche ne craquait dans l’air calme, pas un oiseau ne chantait. Je ne rencontrai, je ne dépassai personne ; point de cabins près ou loin. Le seul bruit était celui que faisait Birdie en écrasant la neige sous ses sabots. J’arrivai à une rivière sur laquelle étaient jetés des troncs d’arbres avec de jeunes arbres en travers ; Birdie y posa un pied, le retira, avança l’autre, et flaira bruyamment ce pont. La persuasion ne servit à rien : elle ne fit que flairer, renâcler, se reculer et tourna sa tête fine pour me regarder. Il était inutile de discuter sur ce point avec une bête aussi sagace. La glace était brisée à la droite du pont, et c’est là que nous avons traversé la rivière, mais je m’étonnai de sa préférence, car l’eau était assez profonde pour lui venir jusqu’au corps, et d’un froid glacial pour mes pieds. J’ai entendu dire par la suite que ce pont était dangereux. Cette jument est la reine des ponies : très-douce quoique de race sauvage, elle est toujours contente et affamée, ne se fatigue jamais, regarde tout avec intelligence, et a les jambes solides comme du roc. Son seul tour est de se gonfler beaucoup lorsqu’on la selle, de sorte que si on n’y est pas accoutumé, on s’aperçoit bien vite que la sangle est trop lâche. Quand je la selle moi-même, une petite tape sur le flanc, ou quelque petit mouvement pour l’empêcher de retenir son haleine, suffisent pour que tout aille bien. C’est une vraie compagne, et après la course de la journée, mon premier soin est toujours de lui baigner le dos, de lui éponger les naseaux et de veiller à sa nourriture.

J’atteignis enfin une log-cabin où l’on donna à manger à moi et à ma bête, et où je reçus de nouvelles indications. Le reste de la journée fut assez terrible. Il y avait plus de treize pouces de neige, dont l’épaisseur augmentait tandis que je montais dans le silence et la solitude ; mais, juste à l’instant où le soleil disparaissait derrière un pic neigeux, j’atteignis le sommet de la Divide, à 7, 975 pieds au-dessus du niveau de la mer. Là, dans une solitude impossible à décrire, s’étendait un lac glacé. Les hibous criaient dans les pins, le sentier était obscur, le pays inhabité, le mercure marquait neuf degrés au-dessous de zéro, mes pieds. étaient devenus insensibles, et l’un était gelé sur l’étrier de bois. Je m’aperçus qu’à cause de l’épaisseur de la neige je n’avais fait que quinze milles en huit heures et demie, et qu’il me fallait chercher un endroit pour passer la nuit. À l’est, un ciel tel que jamais je n’en avais vu de pareil : couleur de chrysoprase d’abord, il devint ensuite semblable à de l’aigue-marine et atteignit enfin le vert brillant de l’émeraude. Cela est exact, à moins que je ne sois atteinte de daltonisme ; soudain, tout changea et se colora du rose pur et brillant du crépuscule. Birdie glissait à chaque pas, et j’étais presque paralysée par le froid, quand j’arrivai à une cabin que l’on m’avait indiquée, mais où l’on me dit que dix-sept hommes bloqués par la neige étaient étendus par terre ; on me conseilla d’aller un peu plus loin, ce que je fis. Je trouvai la maison d’un Allemand d’Eisenau, qui vivait la avec sa douce jeune femme et sa vénérable belle-mère. Cette demeure était très-pauvre, mais quelques ornements la rendaient attrayante, et les manières allemandes, bonnes et simples, lui imprimaient une douce atmosphère de home. On accédait à ma chambre par une échelle, mais j’y étais seule, et j’eus le luxe d’une cuvette pour me laver. Mes pieds se réchauffèrent grâce aux soins des deux femmes, mais avec une souffrance si grande, qu’elle méritait presque le nom de torture. Le matin suivant était âpre et gris, mais le temps se réchauffa et s’éclaircit à mesure que la journée s’avançait. Après avoir fait douze milles, je pris du pain et du lait et la nourriture de Birdie, dans une grande maison où huit pensionnaires avaient tous l’air plus près de la tombe les uns que les autres. Lorsque je remontai à cheval, on me montra qu’il fallait quitter la grande route et incliner par « Monument-Park », voyage de douze milles parmi des rochers fantastiques ; mais je me perdis, et arrivai à la fin de tous les sentiers qui aboutissaient dans un canyon sauvage. Revenant sur mes pas pendant six milles environ, je pris une autre route, et fis un long trajet sans voir une figure vivante. J’arrivai alors à des gorges étranges avec de merveilleux rochers de toutes les formes, de toutes les couleurs, et après avoir franchi une porte de roc, je tombai sur ce que je savais devoir être Glen-Eyrie, vallon aussi sauvage que peut se le figurer l’imagination. Le sentier passait ensuite au bas d’une vallée fermée, dominée par des pics effrayants paysage froid et sauvage donnant une impression de terreur. Après avoir traversé plusieurs fois un petit cours d’eau, je me trouvai près d’une réunion de maisons à l’aspect délabré, portant le nom arrogant de Ville du Colorado ; deux milles plus loin, j’aperçus, du haut de l’un des sommets des Foot-Hills, les maisons tristes et éparses de l’ambitieuse station d’eaux des sources du Colorado, but de mon voyage de cent cinquante milles. Je descendis, passai une jupe longue et montai de côté, quoique le settlement n’eût guère l’apparence d’un endroit où il fut utile de se conformer aux préjugés. C’est une étrange place, paraissant être encore à l’état embryonnaire, et qui s’étale dans des plaines nues ; cependant, elle prend et prendra encore de l’accroissement. Elle a de grands hôtels très-fréquentés, et la vue des montagnes y est belle, surtout celle du pic de Pike, mais les sources célèbres sont à Manitou, trois milles plus loin, dans un paysage vraiment beau. Cependant, à cause du manque d’arbres absolu, il n’y a pas pour moi d’endroit moins attrayant que les sources du Colorado.

J’ai trouvé les X… vivant dans une petite pièce qui servait de parloir, de chambre à coucher et de cuisine et en réunissait tout le confortable. Deux chiens de prairie, un petit chat et un lévrier l’habitaient aussi. C’était un véritable home. Mrs X… m’a préparé un excellent bifteck, et son mari a fait le thé. Ils se dispensent du confort douteux et de l’ennui certain d’une servante. Mrs X… vint avec moi jusqu’à la boarding house où je devais coucher. Nous restâmes quelque temps dans le parloir, à causer avec la maîtresse de l’hôtel. Devant moi s’ouvrait toute grande la porte d’une chambre à coucher, et sur le lit, en face de cette porte, un jeune homme paraissant très-malade était à demi étendu tout habillé ; quelqu’un le soutenait ; un autre jeune homme, lui ressemblant beaucoup et qui paraissait également malade, entrait et sortait de temps à autre, ou s’appuyait sur la cheminée dans une attitude accablée. La porte fut à demi poussée, et j’entendis dire rapidement : « Shields, vite une bougie », et l’on s’agita dans la chambre. Pendant tout ce temps, les sept ou huit personnes dans la pièce où j’étais, causaient, riaient, jouaient au trictrac, et personne ne riait plus fort que la maîtresse de l’hôtel, assise de façon à voir aussi bien que moi la porte mystérieuse en face de nous. J’apercevais toujours, tandis que l’on se remuait dans la chambre, deux grands pieds blancs collés au bout du lit : je veillais et veillais encore, espérant qu’ils allaient remuer, mais ils ne bougeaient pas, et il me semblait qu’ils devenaient plus blancs et plus raides ; alors s’accrut en moi l’affreux soupçon qu’un esprit humain désolé et sans secours venait de passer dans la nuit. Un homme sortit avec un paquet de vêtements ; après lui, le jeune malade gémissant et sanglotant, et enfin un troisième, qui me dit avec un peu de compassion que celui qui venait de mourir était le seul frère du malade. Et cependant la maîtresse de l’hôtel continuait à rire et à causer ; elle me dit ensuite : « La maison est sens dessus dessous quand ils viennent mourir ici ; il va falloir passer la moitié de la nuit à l’ensevelir. » Le froid, qui était âpre, et les sanglots du pauvre frère m’empêchèrent de dormir. Le lendemain, l’hôtesse s’agitait dans une élégante toilette noire, toute fière du beau cercueil qui allait arriver. Lorsque j’entrai dans le parloir pour chercher une aiguille, elle balayait cette chambre, dont la porte était ouverte ; des enfants y entraient et en sortaient ; elle m’appela joyeusement, pour que je vinsse prendre ce que je demandais. Là, à ma gauche, — horreur ! — cette chose d’épouvante, le cadavre, était étendu sur quelques chaises que l’on n’avait même pas alignées ; on ne lui avait pas couvert le visage, et le soleil éclatait par la fenêtre sans rideaux. On l’enterra dans l’après-midi. Son frère continuait à sangloter et à gémir ; d’après sa mine, il lui reste peu de temps à vivre.

Les X… m’ont dit que beaucoup de gens arrivent aux Sources dans la dernière période de la phtisie, croyant que le climat du Colorado les guérira, et n’ayant pas assez d’argent pour payer la pension la plus détestable. Nous avons beaucoup causé ce jour-là, et je me suis fournie de snow-boots et de gants chauds pour mon voyage dans les montagnes ; j’ai donné à Birdie, le mardi, le repos du sabbat auquel elle avait droit, car en arrivant aux Sources, je me suis aperçue que le jour où nous avons traversé l’Arkansas Divide était un dimanche. Ce voyage-ci n’est point dispendieux ; je dépense dix shillings par jour, et les cinq journées passées en route depuis Denver m’ont coûté moins cher que le prix du trajet de quelques heures en chariot. Je ne rencontre point de difficultés réelles, et, pour la santé, pour le plaisir, c’est une vie splendide. Tout mon bagage consiste en un paquet, et comme je voyage à cheval, je puis aller partout où l’on peut nous donner le logement et la nourriture.


Grande gorge du Manitou, 29 octobre.

Ce lieu-ci est infiniment pittoresque ; on y trouve plusieurs sources d’eaux pures et effervescentes, dont les vertus étaient bien connues des Indiens. Les sites d’alentour portent des noms connus : le « Jardin des Dieux », « Glen Eyrie », le « pic de Pike », « Monument Park » et la « passe d’Ute ». Il y a deux ou trois hôtels immenses et quelques maisons pittoresquement situées qui, l’été, sont encombrés de milliers de gens venant boire les eaux, essayer de la cure de campement et faire des excursions dans la montagne ; mais maintenant tout est tranquille, et il n’y a dans ce vaste hôtel que quelques retardataires. Dans une vallée coule un torrent impétueux surplombé par des montagnes couvertes de neige, d’une hauteur de près de quinze mille pieds. Le spectacle est grand et terrible, d’une beauté étrange et solennelle comme la mort. Les montagnes neigeuses sont traversées par le torrent qui a creusé la « passe d’Ute », par laquelle j’espère gagner demain des régions plus élevées. Mais tout peut être « perdu faute d’un clou de fer à cheval » ! L’un des fers de Birdie ne tient pas, il n’y a pas de clous ici, et je ne puis m’en procurer avant d’avoir fait dix milles dans la passe. Birdie amuse tout le monde par ses drôles de manières. Elle me suit toujours de près, et, aujourd’hui, entrant dans une maison, elle a, en la poussant, ouvert la porte du parloir. Elle marche derrière moi, la tête sur mon épaule, me léchant le visage et me tourmentant pour avoir du sucre. Parfois, lorsque d’autres que moi prennent soin d’elle, elle se cabre, lance des ruades, et l’âme vicieuse du broncho paraît dans ses yeux. Elle a une jolie tête fine et fait un singulier petit hennissement de satisfaction quand je m’approche d’elle. Les hommes s’en occupent dans toutes les écuries, et l’appellent Mignonne. Elle monte et descend les côtes au galop, ne fait jamais de faux pas même dans les plus mauvais chemins, et il n’y a jamais besoin de la toucher avec le fouet.

Le temps est de nouveau admirable, le soleil est chaud, il n’y a pas un nuage au ciel et la neige est là-bas, dans les plaines et les vallées inférieures. Après le lunch, les X… dans un buggy et moi sur Birdie, avons laissé les sources du Colorado, en traversant la Mesa, colline élevée à sommet plat, avec une vue de rochers extraordinairement lamellés, de tranches de roc d’un vermillon vif, se détachant sur un fond de montagnes neigeuses dominées par le pic de Pike. Nous nous sommes alors enfoncés dans le caverneux Glen Eyrie, aux aiguilles fantastiques de rochers de couleur, et avons été reçus dans la demeure seigneuriale du général Palmer ; un vrai nid d’aigle. Le beau vestibule est rempli de têtes de buffalos, d’élans et de daims, de peaux d’animaux sauvages, d’oiseaux empaillés, de fourrures d’ours, de nombreuses armes indiennes et autres et de trophées. En traversant ensuite une issue d’énormes roches rouges, nous avons pénétré dans la vallée que l’on appelle fantastiquement le « Jardin des Dieux », jardin où, si j’étais déesse, je ne choisirais certainement pas ma demeure. De ce côté, beaucoup d’autres endroits sont aussi vulgarisés par des noms grotesques. Nous sommes passés du jardin dans un ravin, au bas duquel coulait la rivière « la Fontaine » ; là, j’ai quitté mes amis avec regret, et me suis avancée dans cette gorge froide et solennelle d’où les montagnes, rougissant au soleil, ne sont vues que de très-loin. J’ai mis Birdie à l’écurie, et comme il n’y avait pour moi d’autre place que dans cet immense hôtel, j’y suis venue prendre un dernier goût de luxe. Pendant la saison, on paye six dollars par jour, mais maintenant le prix a diminué de moitié, et au lieu de quatre cents hôtes élégants, il n’y en a qu’une quinzaine dont la plupart ont la parole faible et rapide des phtisiques, et toussent à rendre l’âme. Il y a sept sources médicinales. Il me sembla étrange de trouver dans ma chambre le luxe de l’existence ; depuis que je suis au Colorado, ce sera la quatrième nuit où je dormirai sur quelque chose de mieux que du foin ou de la paille. Je suis enchantée qu’il y ait si peu d’auberges ; de cette façon je puis voir les intérieurs et la façon de vivre des settlers.

Bergens Park, 31 octobre.

Cette cabin était si sombre, et j’avais si envie de dormir hier soir, que je n’ai pu écrire ; le froid a été très-rigoureux pendant la nuit, et je suis retenue ici jusqu’à ce que le soleil chaud et brillant fonde la glace et permette de voyager avec sécurité. J’ai quitté le grand Manitou hier à dix heures. Birdie, qui n’était pas attachée dans l’écurie, vint en trottant jusqu’au milieu, me demander du sucre et des biscuits ; son fer, qui n’était plus retenu que par deux clous, me condamnait à aller au pas et à entendre, pendant trois heures, le bruit insupportable d’un fer à cheval défait. Pendant toute cette journée il n’y eut pas un nuage dans le brillant ciel bleu, et, quoiqu’il gelât très-fort à l’ombre, il faisait au soleil une chaleur d’été. Les fontaines minérales, étincelant dans leurs bassins, lançaient leurs jets abondants et continus ; mais les montagnes, couvertes de neige et revêtues de pins, s’assombrissaient au-dessus de la passe d’Ute au moment où j’y entrai pour la gravir pendant 20  milles. C’est une passe étroite, où il n’y a place que pour le torrent et la route charretière taillée dans ses flancs escarpés, à l’aide de la mine. Je voyais tout le temps la Fontaine, plus brillante qu’aucune autre rivière, parce qu’elle coule sur du granit d’un rose rouge, rocailleux ou désagrégé ; c’est vraiment un beau cours d’eau, frayant et forçant sa route à travers les rochers âpres et les franges de glaçons cristallins, sous des arches de glace d’une blancheur d’albâtre. Il fait, d’un son creux, résonner les retraites caverneuses glaciales et sombres, ou jaillit des hauteurs, écumant et impétueux. La « Fontaine » est toujours tumultueuse ; elle ne s’arrête point pour se reposer dans des lacs tranquilles, mais se précipite à travers des détroits de rochers ; les pins la surplombent, la recouvrent, la cachent ; elle prend, sous leur teinte bleue, un aspect sévère, gronde dans ses cavernes, ou rit et scintille au soleil. Pendant un mille ou deux, dans un endroit abrité et grâce à une latitude plus méridionale, je rencontre l’éternel pin du Nord avec des arbres d’autres climats : chênes nains, saules, noisetiers, sapins ; le cèdre blanc et le genévrier se disputent un point d’appui précaire, le majestueux bois rouge du Pacifique se réunit au délicieux pin balsamique des pentes de l’Atlantique, et parmi tous, le pâle feuillage d’or du grand tremble frissonne (comme le dit la légende), pris d’un remords sans fin. Les pics dentelés des montagnes étincelantes se dressaient au-dessus des arbres, se détachant en blanc pur sur le bleu ensoleillé. C’est grand, splendide, sublime, mais ce n’est point charmant. Je donnerais tout cela pour la luxuriante surabondance d’un ravin de Hilo, ou pour un jour passé sous ces cieux tendres et rêveurs dont les larmes mêmes sont un baume.

Toujours plus haut ! Le bruit de tonnerre de la « Fontaine », qu’on traverse huit fois, est assourdissant, car le chemin est taillé dans le roc rouge qui la surplombe, et le canyon n’a que 15 à 20 pieds de large. Parfois, le soleil donnait sur la route, et il faisait alors absolument chaud ; puis j’entrais dans des gorges à l’ombre, où la neige était épaisse ; les pins pressés produisaient un sombre crépuscule, et la rivière grondait sous des ponts de glace. La passe s’ouvrit enfin sur un parc élevé au soleil. Je trouvai là une forge où je fis ferrer Birdie, et, avec quelques clous dans mon sac, je continuai joyeusement ma route, ayant pris de la nourriture pour nous deux dans une ferme appartenant à des gens très-agréables. Comme tous les habitants de l’Ouest lorsqu’ils ne sont pas taciturnes, ils me firent une foule de questions. Je rencontrai chez eux un colonel Kittridge, qui me dit que sa vallée, à 12  milles du sentier, était la plus jolie du Colorado, et m’invita à aller chez lui. Quittant la route, je fis une longue ascension dans une neige épaisse, et comme ce ne semblait point être le chemin, j’attachai poney et marchai vers une cabin située à quelque distance ; je l’atteignais à peine, quand je vis Birdie trottant comme un chien à mon côté, tirant ma manche et posant son doux nez gris sur mon épaule. Ne faisait-elle tout cela que pour avoir du sucre ? Il nous fallut aller 8  milles plus loin, et faire la plus grande partie du chemin à travers une forêt, ce que je déteste quand je suis seule, dans la crainte d’être effrayée par quelque apparition surgissant derrière un arbre. Je vis un beau renard blanc, plusieurs skunks, des écureuils gris et rayés, des hiboux, des corbeaux et des geais bleus. huppés. Le soleil était très-bas lorsque j’atteignis ce « Bergens » qui devait me faire oublier Estes-Park… Jamais ! Ses environs sont médiocres, et il n’a point de physionomie. Il me rappelait quelque triste vallon des Highlands, Glenshee peut-être. Je le regardai avec un intérêt tout spécial, car c’était l’endroit où miss Kingsley m’avait conseillé d’aller m’établir. La soirée était splendide et les lointains très-beaux. Une rivière, bordée de peupliers du Canada, court à travers le Parc ; des chaînes basses y descendent. L’extrémité sud, mais à une distance considérable, est complétement fermée par la grande masse du pic de Pike, tandis que plus loin encore, de l’autre extrémité, s’élèvent des pics merveilleux, bleus et violets, dans le charme du soir ; derrière eux se détachent nettement sur le ciel vert et clair les sommets dentelés de la Snowy Range, que l’on dit être à 200  milles. Bergens-Park a été acheté par le docteur Bill, de Londres, mais il est occupé actuellement par M. Thornton, gentleman anglais, qui a pour régisseur un digne compatriote marié. M. Thornton est en train de bâtir une belle maison et se propose de construire d’autres cabins, dans l’intention de faire du Parc un rendez-vous pour les étrangers. Moi, je songeais à ce creux d’azur solitaire au pied du pic de Long, et je me réjouissais d’avoir eu la chance de le rencontrer.

La cabin est longue, basse, très-sombre, et a un toit de boue. Le milieu est rempli de morceaux de viande crue, de volailles et d’effets ; le fourneau, le lit, la vaisselle, une grande table de sapin, deux bancs et quelques escabeaux de bois occupent l’une des extrémités ; l’autre est habitée par le régisseur ou associé, sa femme et trois enfants ; il s’y trouve aussi un autre fourneau, toute espèce de choses, et des sacs de fèves et de farine. On tendit un drap pour faire une séparation, et l’on me fit un lit par terre sur le gravier. Dix hommes à gages vinrent prendre leur repas avec nous. Tout était grossier et inconfortable, mais cela semble plaire à M. Thornton, qui n’est pas seulement gentleman de naissance, mais maître ès arts de Cambridge. C’est à peu près de cette manière (un peu moins rudement s’il y a une femme) qu’ici tout homme doit commencer la vie. Sept grands chiens, dont trois avaient des chats sur le dos, se chauffaient devant le feu.


Twin Rock, bifurcation sud de la Platte,
1er novembre.

Je ne suis partie de chez M. Thornton qu’à dix heures, parce que les chemins étaient glissants. J’ai fait 4 milles dans un chemin détourné, et j’étais alors si fatiguée, que je restai deux heures dans une ferme où j’appris avec effroi qu’il me fallait faire 24  milles. avant de trouver un endroit où coucher. Je n’ai point joui de ma course d’hier. J’avais des douleurs, et Birdie n’était pas aussi animée que d’habitude. M’étant de nouveau mise en route, j’arrivai à un affreux endroit dont je n’avais point entendu parler auparavant, « Hayden Divide », l’une des grandes séparations de la région, étendue de onze milles, fatigante et horriblement solitaire, avec une neige épaisse. Je ne vis, gisant sur la route, qu’une mule morte depuis peu. J’étais très-nerveuse ; vers le soir, je crus avoir perdu mon chemin, car j’arrivai à de sauvages forêts de pins, parmi lesquelles étaient jetées çà et là de hautes masses de rochers de 100 à 700 pieds de haut. Derrière les forêts et parsemées de pins, des collines herbeuses, bornées à leur tour par des chaînes interminables effrayantes sous le ciel sombre, avec les pics espagnols très-nets et le sommet colossal du mont Lincoln, le roi des montagnes Rocheuses, parfaitement visible, que à 77  milles. C’était terrible d’être seule sur cet effroyable sommet, entourée de montagnes sans fin ; seule dans une neige épaisse, et sachant qu’une bande de trente personnes s’y était perdue un mois auparavant. Comme la nuit commençait à tomber, la descente d’une colline escarpée me conduisit hors de la forêt, à une log-cabin très-propre où je restai, lorsque j’eus appris que la véritable halte était à 2  milles plus loin. Une femme, vraiment agréable et très-intelligente, me fit asseoir dans un rocking-chair, ne voulut me laisser l’aider que pour bercer son enfant et me donna le sentiment du « home ». Quoique la pièce serve de cuisine, de parloir et de chambre à coucher à cette femme, à son mari et à deux enfants, c’est un modèle de propreté, d’éclat et de confort. Au souper, nous avions des framboises, des petits pains, du beurre, du thé, de la venaison et du lapin sauté. J’allai me coucher à sept heures, dans une chambre où il y avait un tapis, un épais. lit de plume sur le sommier, des draps, une taie d’oreiller brodée et une pile de chaudes couvertures blanches. Je dormis onze heures. Mes hôtes m’ont dissuadée de suivre la route que m’avait tracée le gouverneur Hunt. Ils disent qu’elle est impraticable à cause de la neige, et qu’il se prépare une autre tempête.


Halls Gulch, 6 novembre.

Depuis que je vous ai écrit ma dernière lettre, j’ai fait 150  milles. Samedi, après avoir quitté Twin Rock, mon voyage jusqu’à la cabin du colonel Kittridge, à « Oil Creek », n’a pas été long, et j’ai passé un dimanche tranquille avec des gens agréables. J’ai fait toute cette course à travers des parcs, des gorges et parmi des collines revêtues de pins, d’une altitude de près de 9, 000  pieds, ayant toujours en vue le pic de Pike. J’ai fait preuve de beaucoup de sagacité pour trouver un chemin, où je ne saurais me servir d’indications telles que celles-ci : Marchez le long d’un ravin pendant 4 ou 5 milles, jusqu’à ce que vous ayez à votre gauche le pic de Pike ; suivez alors des marques de roues jusqu’à ce que vous trouviez quelques arbres, et gouvernez au nord, jusqu’à ce que vous arriviez à un cours d’eau où vous verrez beaucoup de traces d’élans ; là, prenez à droite, traversez trois fois la crique, vous apercevrez à gauche un rocher rouge, etc., etc. La cabin de Kittridge était solitaire et très-petite ; la vie semblait y devoir être écrasante pour une femme distinguée et bien élevée. Après mon arrivée, il tomba des averses de neige. Mais le premier dimanche de novembre était chaud et brillant comme au mois de juin, et l’atmosphère avait repris son exquise pureté. D′ « Oil Creek », on voit au-dessus des collines les plus rapprochées trois des sommets du pic de Pike, au moyen desquels on peut savoir l’heure : les pics étaient encore de l’or transparent, quand, depuis une demi-heure, nous étions dans les ombres du soir. Après avoir quitté la cabin hospitalière du colonel Kittridge, je suis descendue de cheval pour ouvrir une barrière, comme je l’avais fait souvent, et lorsque je me retournai, Birdie était partie ! J’ai passé une heure à essayer de l’attraper, mais elle était dans un mauvais accès et ne voulait pas me laisser l’approcher. Je commençais à être vexée et fatiguée, lorsque deux trappeurs, passant sur des mules, l’entourèrent et la prirent. Je refis les 12  milles jusqu’à Twin Rock, et continuai ma route ; un aimable conducteur qui allait dans la même direction que moi me prit mon paquet. Je dois vous expliquer que, depuis que j’ai quitté les sources du Colorado, je ne fais que m’enfoncer et m’élever dans les montagnes. J’ai passé cette après-midi par des parcs élevés semblables à des pelouses, ayant derrière moi la grande masse neigeuse du pic de Pike, et devant, des montagnes baignées dans une atmosphère bleue et violette ; tout cela était très-beau, mais menaçait de devenir monotone, lorsque la route tourna brusquement à gauche, traversant une rivière large et rapide, source de la Platte. Le rancho qu’on m’avait recommandé se trouvait là ; il est habité par un grand chasseur nommé Link, et ressemble beaucoup à une bonne auberge de campagne. Une femme agréable et bienveillante était seule au logis ; tous les hommes étaient absents, ce que je regrette toujours, car je suis alors obligée de passer une demi-heure auprès de mon cheval avant de vous écrire. Je venais à peine d’entrer, quand une aimable dame allemande que j’avais rencontrée à Manitou arriva avec trois gentlemen, et notre réunion fut aussi agréable que possible. Nous avons eu un souper splendide composé de mets grossiers. Pendant que Mrs Link nous servait et nous poussait à manger ses bonnes choses, elle discourait sur l’avidité des Anglais qui, disait-elle, « ont l’air de ne parcourir le pays que pour le plaisir de leur palais », et elle me demanda si je ne l’avais point remarqué. On me prend presque toujours pour une Danoise ou une Suédoise, jamais pour une Anglaise, de sorte que j’entends faire, librement, beaucoup de critiques. M. Link est revenu dans la soirée ; il s’est élevé une discussion véhémente entre lui, un vieux chasseur, un mineur et le conducteur qui m’avait apporté mon paquet, au sujet du chemin qu’il me fallait suivre dans les montagnes, les trois ou quatre jours suivants, parce que je devais quitter ici la route des chariots ; la discussion se renouvela le lendemain matin avec un redoublement de violence ; j’aurais été effrayée si mes nerfs n’étaient d’acier. Le vieux chasseur déclara aigrement « qu’il devait dire la vérité » : que le mineur m’indiquait un sentier où, pendant 25  milles, il n’y avait pas une maison, et où, si la neige venait à tomber, on n’entendrait plus parler de moi. Le mineur répondit « qu’il disait la vérité », et que le chasseur me désignait une passe où il y avait 5 pieds de neige et pas de chemin. Le conducteur dit que la seule route possible à cheval était telle et telle, et qu’il me conseillait de prendre la route de chariot de South Park, ce que j’étais résolue à ne pas faire. M. Link ajoutait qu’il était le plus ancien chasseur et settler du district, et qu’avec la neige il ne pourrait traverser aucun sentier. Enfin, ils tombèrent à peu près d’accord pour une route, « la plus mauvaise des montagnes Rocheuses », d’après Link, avec deux pieds de neige, mais en tout cas, un chasseur avait traîné un élan sur une partie de son parcours. Vous saurez la fin de tout ceci dans ma prochaine lettre.


LETTRE XI


Tarryall Creek. — Montagnes Rouges. — Excelsior. Les colporteurs importuns. — Neige et chaleur. — Un jeune bison. South Park. — La grande Divide. — Comanche-Bill. Difficultés. Le ravin de Hall. — Craintes ridicules.


Ravin de Hall, Colorado, 6 novembre.

Ce matin encore, ciel sans nuages : l’une de ces matinées fréquentes ici, où l’on se réveille reposé et prêt à supporter joyeusement les fatigues du jour. Dans nos climats brumeux, vous ne pouvez connaître l’influence exercée sur l’esprit par un beau temps perpétuel. J’ai passé dix mois sous un soleil presque constant, et maintenant un seul jour nuageux m’attriste. À cause de la glace, je ne suis partie qu’à neuf heures et demie, et, peu de temps après mon départ, j’ai changé de route pour entrer dans la solitude par un chemin à peine frayé. J’ai bientôt aperçu un homme à cheval, à un mille devant moi ; je l’ai rejoint, et nous avons fait huit milles ensemble, ce qui m’allait fort, car sans lui j’aurais plusieurs fois perdu la trace du sentier. Son beau cheval américain, qu’il ne montait que depuis deux jours, s’abattit, tandis que le mauvais et fou broncho sur lequel je voyageais depuis une quinzaine galopait légèrement sur la neige. Je n’ai vu personne autre pendant un trajet de près de douze heures. J’ai pleinement savouré chaque minute de cette course, pendant laquelle je concentrais toutes mes facultés pour admirer, et faire aussi la plus grande attention, car le chemin était très-difficile. Je pensais parfois qu’il méritait bien le nom qu’on lui avait donné chez Link. Pendant presque tout son parcours on voit Tarryall-Creek, l’un des grands affluents de la Platte ; il est, de tous côtés, entouré de montagnes qui, parfois, se rapprochent assez pour ne laisser entre elles qu’un canyon très-resserré, et parfois s’élargissent ; il serpente, monte et descend pendant vingt-cinq milles, pour arriver à un parc dénudé et ceint de rochers qu’arrose une rivière rapide et guéable, aussi large que l’Ouse à Huntingdon ; elle est formée par les neiges et bordée de glace. Le parc est entouré de fantastiques collines rocheuses couvertes de neige, qu’égaye seulement un taillis nain de beaux sapins argentés. Jusque-là je n’avais rien vu de si complètement sauvage et si différent du reste de ces contrées.

Je fis une grande ascension parmi des collines jetées à l’aventure ; subitement, de l’autre côté du ravin, surgissant au-dessus de l’herbe ensoleillée et des pins vert foncé, une chaîne de montagnes magnifiques et surnaturelles, d’une forme admirable, élevait ses cimes aiguës et colossales et se détachait en rouge chaud et nuancé sur l’étincelant ciel bleu. Partagée par des ravins profonds, elle se découpait en dents de requin, et projetait de ses flancs inaccessibles de gigantesques protubérances. C’était un spectacle splendide, céleste, inoubliable ; comme ces montagnes que l’on ne voit qu’en rêve, elles semblaient ne point appartenir à notre planète. Les tons qui les paraient étaient plus éclatants que ceux dont les peintres colorent le désert et les collines enflammées de Moab ; on ne pouvait croire qu’elles fussent pour toujours inhabitées, car, de même qu’en Orient, on se figurait voir sur leurs sommets des forteresses imposantes, non pas les tours grises et crénelées de l’Europe féodale, mais l’architecture sarrasine, massive et gaie, produit du roc indestructible. C’étaient de vastes chaînes, paraissant d’une hauteur énorme ; leur couleur était indescriptible : rouge et foncée à la base des pins, et devenant peu à peu d’une tendresse merveilleuse, jusqu’au moment où les plus hauts sommets flamboyaient soudain, donnant une illusion de transparence qui aurait fait croire qu’ils s’étaient appropriés la teinte du soleil couchant. Au-dessous s’étendaient des ravins de rochers fantastiques percés et creusés par la rivière. Le tout baignait dans une douce lumière surnaturelle, avec la chaude apparence d’un climat brûlant, tandis qu’au nord j’étais dans l’ombre, sur la neige pure et sans tache. Autour de moi, l’obscurité de la terre ; là-bas, la lumière céleste. Ici encore, il ne semblait y avoir pour l’esprit humain d’autre attitude que celle de l’adoration. Je montais et descendais péniblement les collines dans des amas de neige, mettant souvent pied à terre pour soulager ma fidèle Birdie sur les pentes couvertes de glace et m’arrêtant constamment, pour repaître mes yeux de cette splendeur immuable ; je voyais toujours quelque nouveau ravin avec ses profondeurs de couleurs, l’éclat de son rouge merveilleux, ou la fantaisie de ses formes. Puis en bas, dans un canyon profond où le sentier et la rivière trouvaient à peine leur place, c’était une beauté d’une autre espèce, triste et solennelle. La rivière faisait de merveilleux détours, s’élargissant et se rétrécissant pour former de profonds tourbillons ; ses bords étaient ornés de sapins immenses et de beaux pins argentés qui, souvent, gisaient en travers de la manière la plus artistique. Parfois, elle coulait froide et sombre à travers les arbres, sur la neige glacée ; me retournant tout à coup, je vis derrière moi, comme dans la gloire d’un coucher de soleil éternel, les pics enflammés et fantastiques. L’effet produit par cette combinaison de l’été et de l’hiver était singulier. Le sentier courait au nord, pendant tout son parcours, sous une couche épaisse de neige blanche et pure, tandis qu’au sud, où de nombreuses pelouses s’étalaient au soleil, il n’y en avait point trace. Le pitch pine, avec sa forme monotone et quelque peu rigide, avait disparu ; le pin blanc devenait rare, et tous deux étaient remplacés par les aiguilles légères d’un sapin argenté en miniature. Je dépassai la vallée et le canyon et laissai derrière moi les montagnes flamboyantes ; au-dessus, les hauteurs devenaient farouches et mystérieuses. Je traversai un lac gelé, et me trouvai dans un parc entouré de collines contournées et dénudées, que dominaient des montagnes de neige. Là, parmi les broussailles, je passai sur la glace qui se rompit, une rivière assez profonde ; le froid terrible de l’eau me roidit les membres pour le reste du voyage. Tous ces cours d’eau grossissent à mesure qu’on approche de leur source, et bientôt le sentier disparut dans une rapide et large rivière que je traversai deux fois. Le chemin était très-difficile à retrouver. Au milieu de solitudes semblables à celles des hautes Alpes, il montait toujours dans la gelée et la neige, parmi des arbres rares, rabougris par le froid, tordus par la tempête. Je n’entendais aucun bruit, si ce n’est le craquement de la neige et de la glace, le hurlement lamentable des loups et le cri des hiboux. Le soleil était, pour moi, couché depuis longtemps ; les pics, rouges tout à l’heure, étaient maintenant pâles et tristes ; le crépuscule devenait vert, mais toujours «  excelsior ! » Point d’intérieurs heureux avec la lueur du foyer ; les montagnes, comme des spectres, dressaient au-dessus de ma tête leurs sommets désolés. La nuit venait, et je commençais à craindre d’avoir confondu avec les rochers la cabin qu’on m’avait indiquée. À dire vrai, j’avais froid, car mes bas et mes bottes avaient gelé sur mes pieds ; j’avais faim aussi, n’ayant, depuis quatorze heures, mangé que du raisin. Après avoir fait trente milles, j’aperçus une lumière à quelque distance du chemin, et je trouvai la cabin appartenant à la fille des aimables gens chez lesquels j’avais passé la nuit précédente. Son mari était parti pour les plaines, et cependant elle vivait là, avec ses deux petits enfants, dans une sécurité parfaite. Peu de temps après moi, arrivèrent deux colporteurs qui venaient des mines en vendant tout le long de la route, et demandaient un abri pour la nuit ; ils avaient assez mauvaise apparence. Après avoir admiré Birdie d’une manière suspecte, ils m’offrirent de la troquer contre le cheval qui portait leurs marchandises. Je sortis la dernière le soir, et la première le matin, pour voir si mon pony était en sûreté, car ils insistaient pour le troc. Je fus obligée de coucher avec la mère et les enfants ; les colporteurs occupèrent une chambre près de la nôtre. Il faisait chaud, et il n’y avait pas d’air. La cabin était tapissée avec le Journal de phrénologie, et, le matin en me réveillant, mes yeux rencontrèrent un excellent portrait du docteur Candlish ; je pensai avec chagrin que je ne verrais plus ce front massif ni ce visage étrange.

Mrs Link était une jeune femme instruite et très-intelligente. Les colporteurs, Yankees irlandais, avaient une façon de trafiquer la plus amusante du monde. Ils voulaient non-seulement troquer mon pony, mais aussi ma montre. Je sais qu’ils vendraient leur âme. Ils passèrent une heure à déployer leurs marchandises, employant la persuasion et d’adroites flatteries, mais Mrs Link ne céda pas à la tentation, et je n’achetai qu’un mouchoir destiné à me préserver du soleil. Une nouvelle discussion s’éleva au sujet du chemin qu’il me fallait prendre ; ce fut le jour le plus critique de mon voyage. S’il survenait une tempête de neige, je pouvais être retenue dans les montagnes pendant plusieurs semaines ; mais si je traversais la neige et atteignais la route de Denver, il importait beaucoup qu’il n’y eut pas de retard. Les colporteurs soutenaient que je ne pourrais passer, le sentier n’étant pas frayé. Mrs Link croyait que cela était possible et me conseillait d’essayer, de sorte que je sellai Birdie et partis.

La plus grande partie de la journée a été loin d’être agréable. La matinée était splendide, mais la lumière trop éblouissante, le soleil trop ardent. En sortant, je crus que j’allais tomber de cheval ; mon grand mouchoir me préservait le cou du soleil, mais l’esprit et les sens, le cerveau et la vue, étaient ébranlés par cette terrible chaleur, je n’ai jamais vu ni rien éprouvé de semblable. Je me trouvais à une hauteur de 12, 000  pieds, où, naturellement, l’air était si raréfié et la neige si pure et si étincelante, que j’étais obligée de fermer les yeux pour n’être pas aveuglée. Le ciel avait une couleur tout autre, mais terrible et farouche ; le soleil, lorsque je l’entrevis, blanc et sans éclat comme la lumière d’une boule de chaux, jetait cependant des scintillations méchantes. Les nausées, l’épuisement et les douleurs que je ressentais de la tête aux pieds me faisaient tellement souffrir, que j’avais envie de m’étendre sur la neige. Ce devait être, en partie, la première période du soroche ou maladie de montagnes. J’ai marché péniblement pendant quatre heures, entourée de neige et ne voyant qu’un océan de pics étincelants se détachant sur ce ciel d’un bleu furieux. Je ne saurai jamais comment j’ai trouvé le chemin, car les seules traces entrevues de temps à autre étaient l’empreinte de pas humains, et je n’avais pas les moyens de savoir s’ils me conduisaient dans la direction que je devais prendre. Avant que la neige fût aussi épaisse, j’avais passé près de la dernière retraite du magnifique bison des montagnes, mais n’avais vu, malheureusement, que des cornes et des ossements. Il y a deux mois, M. Link a réussi à séparer un veau du reste du troupeau, et l’a en partie domestiqué. Il a sept mois et est affreux avec sa barbe épaisse et sa crinière noire, courte et touffue, sur ses lourdes épaules. Il pousse des grognements bruyants comme ceux d’un cochon, et dépasse à la course les chevaux les plus rapides ; parfois il saute par-dessus la haute palissade du corral, et va téter cinq vaches dont il prend tout le lait.

L’épaisseur de la neige commençait à devenir sérieuse. Je suis sûre que Birdie tomba bien trente fois. Elle semblait incapable de se soutenir, et je fus obligée de descendre et de suivre, en trébuchant, dans la marque de ses pas. Pendant ce temps j’avais retrouvé mon courage, car je voyais une étendue de pays où je savais que South-Park devait être, et nous marchions à l’abri d’une colline qui nous préservait du soleil. Le chemin cessa brusquement ; ce n’était qu’un de ces sentiers de chasseurs qui, constamment, vous induisent en erreur. Ce fut un travail effroyable que de traverser la neige ; il y en avait deux pieds huit pouces, et nous avons fait, je crois, un mille en quelque chose comme deux heures. Nous sommes entrés une fois, Birdie jusqu’au dos et moi jusqu’aux épaules, dans une fondrière dont la surface était ridée comme le sable de la mer. À la fin, nous nous en sommes tirées. J’ai considéré avec un peu de tristesse le but de mon voyage, la Grande Divide, chaîne de neige, et entre elle et moi, South-Park, prairie ondulée de soixante-quinze milles de long, à plus de 10, 000  pieds d’altitude. Elle est fermée par les montagnes, n’a point d’arbres, mais l’abondance de ses herbages est si grande, que tous les troupeaux du Colorado pourraient, semble-t-il, y trouver leur pâture. Son principal centre est l’ébauche de ville minière de « Fairplay », mais on dit qu’il y a de grandes richesses minérales dans différents districts. Le pays a été envahi ; des campements de mineurs se sont élevés à Alma et à d’autres endroits ; les mœurs y sont tellement effrénées et brutales, que des comités de vigilance, considérés comme indispensables, sont en train de se former. Pendant les hivers ordinaires, South-Park est à peu près fermé par la neige ; dans ce moment, les grands chariots de chargement apportent les dernières provisions de la saison et emmènent les femmes et les habitants de passage. Il y vient beaucoup de monde pendant l’été. L’air raréfié exerce sur les poumons une oppression accompagnée d’hémorrhagie. On reconnaît, dit-on, un nouvel arrivant en le voyant se promener tenant à la bouche un mouchoir taché de sang. Quant à moi, j’arrivais de régions neigeuses et glacées, et comme la neige qui était tombée sur le parc avait entièrement disparu par évaporation et dans les rafales, cela me fit l’effet d’un pays moins élevé et habitable, bien que solitaire et d’une tristesse indescriptible ; mer silencieuse faisant songer au bruit de la rame assourdie. Je parcourus au galop la partie la plus étroite, enchantée d’avoir franchi la neige, et lorsque j’atteignis la grande route de Denver, je supposais que toutes les difficultés du voyage dans les montagnes avaient disparu ; il s’est trouvé que ce n’était pas précisément le cas.

Un cavalier me joignit bientôt et fit la route avec moi ; il me procura une nouvelle monture et m’accompagna pendant dix milles. Il avait une tournure pittoresque et montait un très-bon cheval. Une quantité de boucles blondes, lui tombant presque jusqu’à la taille, s’échappaient de dessous son chapeau à larges bords ; sa barbe aussi était blonde, ses yeux bleus, son teint vermeil. Son expression n’avait rien de sinistre et ses manières étaient simples et franches. Il était vêtu d’un costume de chasseur en peau de daim brodée de perles et portait des éperons de cuivre d’une longueur exceptionnelle. Le nombre de ses armes était peu habituel : en outre d’un fusil posé en travers de sa selle très-ornée, et d’une paire de pistolets dans les arçons, il avait à la ceinture deux revolvers et un couteau et portait une carabine en bandoulière. Je le trouvai ce que l’on appelle de bonne compagnie. Il me raconta une foule de choses sur le pays et ses animaux sauvages, quelques aventures de chasse et beaucoup d’histoires sur les Indiens, sur leur cruauté et leur fausseté. Pendant tout ce temps, ayant traversé South-Park, nous gravissions la Continental Divide par ce qu’on appelle, je crois, la passe de Breckenridge, sur une excellente route de chariot. Nous nous sommes arrêtés dans une cabin où la femme, qui semblait connaître mon compagnon, ajouta au pain et au lait quelques tranches de venaison. Nous avons continué notre route et atteint la cime de la Divide, pour voir les rivières issues des neiges s’écouler, l’une vers le Colorado et le Pacifique, l’autre vers la Platte et l’Atlantique. Je dis adieu au chasseur et pris à contre-cœur au nord-est. Ce n’était pas du tout prudent d’être montée jusqu’à la Divide, et il avait fallu le faire rapidement. En redescendant, je parlai à la femme chez laquelle j’avais diné ; elle me dit : « Je suis sûre que vous avez trouvé Comanche Bill un véritable gentleman. » Je sus alors, si elle m’a bien informée, que mon intelligent et courtois compagnon était l’un des desperados les plus connus des montagnes Rocheuses, et le plus grand exterminateur d’Indiens de la frontière. Son père et sa famille furent massacrés par eux à Spirit Lake, et ils emmenèrent sa sœur, qui n’avait alors que onze ans. Depuis lors, il a voué sa vie à la recherche de cette enfant, tuant les Indiens partout où il les trouve.

Après avoir fait vingt milles, ce qui faisait un total de cinquante pour ce jour-là, je montai de nouveau Birdie pour aller jusqu’à une maison qu’on m’avait indiquée comme station d’arrêt. La route s’élevait à une altitude de 11, 000  pieds, et je jetai un dernier regard sur la mer élevée et solitaire des prairies. La route de diligence de Denver est la plus sombre, la plus triste, la plus dure, la plus mauvaise de toutes celles sur lesquelles j’aie jamais voyagé ; ce n’est qu’un ravin tortueux, canyon de la Platte rempli de pins qui l’assombrissent, entoure des deux côtés, pendant un espace de six milles, par des montagnes de 12, 000 pieds de haut. On dit que, dans une étendue de quarante milles, il n’y a, le long de cet abîme, que cinq maisons, et, n’étaient les mineurs qui descendent et les chariots qui montent, la solitude serait effroyable. Quoi qu’il en soit, je ne rencontrai pas une âme. Il était quatre heures quand je quittai South-Park, et sous les pins, entre ces murailles de montagnes, il fit bientôt très-sombre ; l’obscurité était en quelque sorte palpable ; la neige, que le soleil avait fondue, avait gelé de nouveau et n’était qu’une nappe de glace. Birdie glissait d’une façon si alarmante, que je descendis et marchai ; mais nous ne gardions l’équilibre ni l’une ni l’autre, et elle pouvait si bien tomber sur moi dans les ténèbres, que je pris dans mon paquet les chaussettes que l’on m’avait données chez Perry et les passai à ses pieds de devant ; cet expédient réussit admirablement pendant quelque temps, et je le recommande à tous les voyageurs dans des circonstances semblables. L’obscurité était si profonde, que je fis toutes ces opérations par le seul sens du toucher. Je remontai à cheval, laissant Birdie se diriger, car je ne voyais même pas ses oreilles ; elle glissait beaucoup sur ses jambes de derrière, et cependant nous avons réussi à traverser la partie la plus étroite du canyon, où une rivière se précipitait tout près de la route. Les pins, très-épais, craquaient et soupiraient d’une façon lugubre sous une forte gelée. J’entendais des bruits étranges difficiles à définir. Enfin, alors que les chaussettes étaient presque usées, j’aperçus la lueur d’un feu de camp sur le flanc de la colline ; deux chasseurs étaient assis auprès. Puis, à l’ouverture d’un ravin il me semblait voir des bâtiments. Je traversai la rivière, moitié à gué, moitié sur la glace, et découvris que ce lieu était celui où, malgré sa réputation quelque peu douteuse, on m’avait dit de m’arrêter. Un homme parut ; il était ivre, mais dans la période de sagesse et de bienveillance, et, la porte s’étant ouverte, on m’examina près d’un grossier comptoir, à la lueur d’une lampe à pétrole fumeuse et sans verre. Quant à la nourriture, au logement et à l’aspect général, c’est le plus vilain endroit où je me sois arrêtée. La logcabin, très-vieille et très-sale, toute crevassée, consiste en une seule pièce sombre où l’on fait la cuisine et où l’on mange ; un mineur malade des fièvres y était couché ; à côté de la cabin, un grand hangar sans toit, avec des parois de toile, et enfin le comptoir. On m’expliqua que le désordre était causé par les travaux de construction, et l’on me demanda si j’étais la dame anglaise dont parlait le Denver News ; pour une fois, je me réjouis que ma réputation m’eût précédée, car sans cela j’aurais pu être tranquillement mise à la porte. On servit un horrible repas, sale, gras, dégoûtant. Bob Craik, chasseur célèbre, vint souper, suivi d’un jeune homme, qu’en dépit de son costume de chasseur ou de mineur je reconnus pour un gentleman anglais. C’était leur feu de camp que j’avais aperçu sur le versant de la colline. Ce gentleman, singeant le grand seigneur, était la vraie caricature de lord Dundreary dans sa prolixe et générale exécration de toutes choses ; assise au coin de la cheminée, je me demandais pourquoi un si grand nombre de mes compatriotes des classes élevées, « les gens du grand ton », comme on les appelle ici, se rendent aussi absurdes. Ils ne savent ni retenir leur langue ni soutenir leurs prétentions. L’Américain est arrogant par nationalité ; l’Anglais, personnellement. Ce jeune homme ne fit aucune attention à moi, jusqu’à ce que quelque indice lui eût appris que j’étais Anglaise ; il devint alors poli, beaucoup moins prétentieux, se donna la peine de m’apprendre qu’il était de bonne famille, officier aux gardes ; qu’ayant un congé de quatre mois, il le passait à chasser le buffle et le daim, et qu’il avait un mépris profond pour tout ce qui était américain. Je ne puis m’expliquer pourquoi les Anglais prennent ce ton arrogant d’importance et donnent tant de détails sur eux-mêmes.

Les chasseurs retournèrent à leur camp, et l’hôte ayant atteint la période de coction et de somnolence de l’ivresse, sa femme me demanda si j’avais peur de coucher dans le grand hangar bordé de toile, sans porte ni plafond, attendu qu’ils ne pouvaient pas déplacer le mineur malade. Je dormis donc dans un lit fait par terre ; les étoiles scintillaient, au-dessus de ma tête, et le thermomètre marquait 30° de froid. Je ne vous ai jamais dit que j’avais fait, une fois, la promesse imprudente de ne plus voyager seule dans le Colorado sans être armée, et qu’en conséquence j’ai quitté Estes-Park ayant sur moi un revolver de Sharp chargé à balles. Ce revolver a été le tourment de mon existence. Son canon brillant et menaçant sortait de ma poche dans les tranquilles boutiques de Denver ; les enfants le prenaient pour jouer, ou bien, lorsque je suspendais mon costume de cheval au porte-manteau, son poids faisait tomber tout par terre. Je ne vois pas dans quelles circonstances j’aurais pu m’en servir. Cette nuit-là, cependant, je le nettoyai, y mis de l’huile et le plaçai sous mon oreiller, résolue à rester éveillée toute la nuit. À peine étendue, je m’endormis et ne me réveillai qu’au soleil du matin brillant à travers le toit. Je me moquai de mes propres frayeurs et renonçai pour toujours aux pistolets.


LETTRE XII


La vallée des Daims. ― La loi de Lynch. ― Les comités de surveillance. ― L’infernal whisky. ― Turkey Creek Canyon. ― Le problème indien. ― Malhonnêteté publique. ― Rencontre d’amis. ― Le chemin de Golden City. ― Un settlement naissant. ― En diligence. ― Les jurons. ― Une ville de montagnes.


Vallée des Daims, novembre.

Je suis, ce soir, dans une belle habitation qui ressemble à une ferme hollandaise : grande, chaude, brillante, propre ; la nourriture est abondante et soignée, et j’ai pour moi seule une petite chambre à coucher fraiche et bien tenue. Il m’est très-difficile d’écrire, car deux Irlandaises bruyantes et au franc parler racontent les plus effroyables histoires de crimes, de comités de surveillance, de loi de Lynch et de « corde » que j’aie jamais entendues. Elles tiennent une boarding-house de mineurs à South-Park, et rejoignent leurs quartiers d’hiver dans un chariot à marchandises. Le sang se glace dans les veines, lorsqu’on pense que, là où je voyage avec une sécurité parfaite, on a tiré sur des hommes comme sur des skunks, il n’y a que très-peu de temps. Dans les villes minières au-dessus de celle-ci (et dans une certaine classe), on ne fait aucun cas de celui qui n’a point tué son homme. Ces femmes disaient qu’elles ont eu un pensionnaire de quinze ans qui, croyant n’être rien tant qu’il n’aurait pas tué quelqu’un, guettait une occasion, armé d’un revolver ; n’ayant eu le courage d’insulter personne, il s’était caché dans l’écurie et avait tiré sur le premier Chinois qui entrait.

Les choses sont, là-haut, dans cet état primitif qu’aiment les desperados. Un homme en pousse un autre par hasard dans un café, ou dit quelques gros mots aux repas, et le défi « au premier doigt sur la détente » autorise chacun d’eux à tirer sur l’autre, à n’importe quel moment, sans la formalité d’un duel. Presque toutes les rixes à coups de feu, dans les salles et les bar-rooms, viennent des causes les plus triviales. Les querelles plus graves suscitées par la jalousie ou la vengeance sont rares, et s’élèvent habituellement au sujet de quelque femme qui n’en vaut pas la peine. À Alma et à Fairplay, des comités de surveillance se sont formés dernièrement, et lorsqu’un homme commet des actes de violence ou devient par trop malfaisant, il reçoit une lettre où est dessiné un arbre avec un pendu, et au-dessous un cercueil sur lequel est écrit : « Averti ». Il file en quelques heures. Lorsque j’eus dit que j’avais passé la nuit au ravin de Hall, il y eut un chœur d’exclamations. Tout le monde s’écria qu’avant peu mon hôte danserait au bout d’une corde. Savais-je qu’hier un homme avait été pendu à cet endroit ? Ne l’avais-je pas vu ? Il était au grand arbre, tout près de la maison. Certes, si j’avais su quel horrible fardeau cet arbre portait, j’aurais mieux aimé affronter la glace et l’obscurité du ravin que de dormir dans un semblable lieu. On me raconta alors une affreuse histoire de crime et de violence. Ce misérable, qui avait choqué même la facile morale du public de l’Alma, avait été prévenu par les surveillants ; l’avertissement avait produit son effet, et il avait émigré au ravin de Hall. Il paraît que les mineurs du ravin étaient résolus à n’avoir point de cabarets ou à en limiter le nombre, et que lorsque ce bandit en établit un, il fut « averti ». Ce semble cependant n’avoir été qu’un prétexte pour se débarrasser de lui, car ce n’était guère un crime dont put s’inquiéter la loi de Lynch. Il fut accablé sous le nombre, et avec des circonstances atroces, jugé et pendu à cet arbre dans l’espace d’une heure [12].

Partie ce matin à dix heures, j’ai passé une journée très-agréable, car les collines me préservaient de l’ardeur du soleil. Je n’ai fait que trente-deux milles, parce qu’il était difficile de marcher sur la glace et qu’il n’y avait pas de forgeron à moins de trente-cinq milles du ravin. Je venais de partir, lorsque je rencontrai deux affréteurs qui me donnèrent la nouvelle fâcheuse qu’il y avait trente milles de glace jusqu’à Denver. « Vous allez faire un rude voyage », me dirent-ils. La route, gravissant et descendant les collines, était entourée en même temps d’une rivière impétueuse et de hautes montagnes. Le paysage était superbe, mais je déteste être enfermée dans ces gorges profondes, et je m’attendais toujours à voir quelque chose d’effrayant remuer parmi les arbres. Après avoir dépassé les attelages, je ne rencontrai personne de toute la journée, excepté deux hommes avec un âne de bat. Birdie déteste les ânes ; dès qu’elle en voit elle rue et fait des écarts. La route n’était qu’une nappe de glace inclinée, terriblement solitaire, et, entre la crainte de voir ma jument se casser la jambe sur la glace et celle d’être écrasée sous un arbre abattu par le vent, je fus obligée de veiller constamment. Au coucher du soleil, j’arrivai à une cabin. où « on logeait des voyageurs », mais la femme avait l’air si aigre que je préférai aller plus loin, à quatre milles, par une belle route serpentant le long d’un ravin ensoleillé, rempli de sapins argentés, plus bleus et plus argentés qu’aucun que j’eusse jamais vu ; je traversai l’arête d’un sommet d’où la vue, dans toute l’extase d’une couleur de couchant, était splendide. C’était aussi une vraie joie de sortir du ravin profond où j’avais été enfermée pendant toute la journée. J’ai trouvé ici un convoi de douze chariots de marchandises, attelés chacun de six chevaux ; mais les conducteurs emportent leurs couvertures de campement et dorment soit dans les chariots, soit par terre, de sorte que la maison n’est point encombrée. C’est une charmante log-house à deux étages, non-seulement cimentée, mais recouverte de planches rabotées. Chaque chambre a une grande cheminée où brûlent des bûches ; de jolies gravures ornent les murs, et des corbeilles remplies de plantes grimpantes sont suspendues au plafond. C’est la première maison de settler où je vois l’ornement tenir sa place. Toutes les chambres ont des portes ; les chaises de chêne brillent à force d’être frottées, et, quoique le parquet ne soit pas raboté, il est si propre qu’on pourrait manger dessus. La table est abondante ; la mère et les filles ont beau travailler toute la journée, elles ont l’air aussi soigné que si elles ne faisaient rien, et dans ce moment je les entends rire de bon cœur. Le maître du rancho ne permet pas qu’on apporte de liqueurs chez lui, ni qu’on en boive au dehors, et ne reçoit de voyageurs qu’à cette condition. Les affréteurs vinrent souper bien lavés, et quoique douze d’entre eux aient passé la nuit dans la cuisine, à neuf heures on n’entendait plus un bruit.[13] Après le départ du convoi de marchandises, j’ai déjeuné avec la famille, et au lieu de manger les restes d’un repas, nous avions des mets chauds, servis sur une nappe bien blanche. Les seaux sont en chêne poli, cerclés de cuivre ; les ustensiles de cuisine ont tout l’éclat que peut leur donner le fourbissage, et ce qu’il y a de plus merveilleux encore, les jeunes filles cirent leurs chaussures. Le cirage quotidien est un luxe inusité que l’on ne connaît guère dans les maisons ; depuis deux mois, mes bottines n’ont été cirées qu’une seule fois.

Denver, 9 novembre.

Je ne pouvais pas établir que la supériorité des settlers de la vallée des Daims s’étendit au delà des choses matérielles, mais un conducteur que je rencontrai dans la soirée me dit qu’il s’était senti meilleur après avoir passé la nuit dans cette maison. Au Colorado, whisky est le synonyme de tous les crimes, de tous les maux, et la cause de la plupart des rixes à coups de feu des camps miniers. Il y a bien peu de buveurs… modérés ; on boit généralement avec excès. La grande question locale du territoire, et, actuellement, celle des élections, est : boisson ou pas de boisson ; plusieurs des journaux plaident ouvertement pour une loi prohibant les liqueurs. Dans quelques districts, tels que celui de Greeley, où elles sont défendues, il n’y a point de crimes, et dans plusieurs des régions agricoles et d’élevage où j’ai voyagé et d’où elles sont pratiquement exclues, on ne ferme jamais les portes, et les mineurs laissent pendant la nuit leurs lingots d’argent dans des chariots qui ne sont point gardés. Les gens venant des États de l’Est ont d’abord de la peine à croire à la sécurité dans laquelle ils vivent. Plus de danger ni de crainte ! Mais le dicton proverbial : « Il n’y a pas de Dieu à l’ouest du Missouri », est d’une vérité manifeste. Le « tout-puissant dollar » est le vrai Dieu, et son culte est universel ; l’adresse, la qualité la plus prisée. L’adresse n’est que le degré initial de l’escroquerie, et l’escroc qui élude ou défie les lois faibles et souvent mal administrées des États excite parmi les masses une admiration sans mesure. Le petit garçon qui se débrouille, en trichant pour ses leçons, est complimenté comme « un adroit gaillard ». Ses heureux parents prédisent qu’il fera plus tard, un « adroit compère », et les histoires de cette sorte d’ « adresse » sont racontées avec admiration, autour de chaque foyer [14].

Je quittai la vallée des Daims à dix heures, le lendemain matin, par une journée splendide ; l’atmosphère était richement colorée. Après avoir fait douze milles, j’ai été obligée de passer trois heures dans une forge, attendant, assise sur un baril, qu’on eût ferré vingt-quatre bœufs ; j’ai alors continué ma route à travers des rivières et des canyons d’une grande beauté, jusqu’à ce que je fusse arrivée à un magasin d’épicerie où je fus obligée de partager ma chambre avec une famille nombreuse et trois conducteurs ; le rideau de séparation rendait l’air étouffant, aussi me levai-je à quatre heures, avant que personne eût bougé. Je sellai Birdie et m’en allai dans l’obscurité, laissant mon argent sur la table. Il n’y avait jusqu’à Denver qu’une course de dix-huit milles en descendant le canyon de Turkey Creek, où l’on peut admirer plusieurs paysages magnifiques, mais la route monte et se suspend au bord d’un précipice d’une profondeur de six cents pieds ; elle est si étroite que, rencontrant un chariot, je fus obligée de descendre de cheval dans la crainte de me blesser le pied contre les roues. De là, à travers l’ondulation des Foot-Hills et sur les plaines brunes qui s’étendent jusqu’à Denver, la vue était merveilleuse. Pas un arbre, pas un buisson. Tout s’étendait au loin dans une chaleur et une sécheresse d’été, tandis que derrière s’ouvrait, assombri, par les pins et glacé par les neiges, le dernier grand canyon des montagnes. Je quittai le chemin et coupai court à travers la prairie jusqu’à Denver, en traversant un campement d’environ cinq cents Indiens Ute : sale ramas de huttes, de ponies, d’hommes, de squaws, d’enfants, de peaux, d’os et de viande crue.

Les Américains ne résoudront jamais le problème indien que par l’extinction de la race indienne. Ils l’ont traitée de manière à rendre plus intenses sa malice et sa perfidie comme ennemie, et, comme amie, l’ont réduite à un paupérisme honteux, dépourvu des premiers éléments de la civilisation. La seule différence entre l’Indien sauvage et l’Indien civilisé consiste en ce que le dernier se sert d’armes à feu et se grise avec du whisky. L’agence indienne n’a été qu’une sentine de fraude et de corruption. Ceux pour lesquels des allocations ont été votées en reçoivent, dit-on, à peine 30 pour 100, et les plaintes au sujet des couvertures en loques, de la farine avariée et des armes à feu sans valeur sont universelles. « Se débarrasser des Injuns » est la phrase consacrée. Leurs « réserves » n’échappent même pas à la saisie, car si l’on y découvre de l’or, on les envahit et leurs possesseurs sont, ou forcés d’accepter un terrain plus à l’ouest, ou bien on les chasse et on les tue. L’un des agents les plus sûrs de leur destruction est le whisky vitriolisé. On a récemment essayé de nettoyer les étables d’Augias de l’« Indian Department », mais avec un insuccès complet, résultat habituel en Amérique de tout effort pour purifier l’atmosphère officielle. Les américains aiment tout spécialement les superlatifs. Ces phrases : « le plus grand du monde », « le plus beau du monde », sont sur toutes les lèvres. Mais, à moins que le président Hayes ne soit un homme bien fort, ils pourront bientôt se vanter que leur gouvernement est composé « des plus grands coquins du monde ».

Tandis que j’arrivais à Denver en m’éloignant des montagnes la vue devint splendide, lorsque chaînes sur chaînes couronnées de neige se déployèrent à mes yeux. Je savais que trois de ces pics, étincelants à soixante-dix milles au nord, composaient la beauté sans pareille du pic de Long, le roi des montagnes Rocheuses, et la fièvre des montagnes me reprit avec une telle intensité, que je regrettai chaque heure passée dans les plaines brûlantes et arides. Ces chaînes semblaient plus belles et plus sublimes encore que lorsque pour la première fois je les aperçus de Greeley, spiritualisées dans l’atmosphère merveilleuse. Je me rendis directement à la maison d’Évans, où je trouvai un chaleureux accueil, car on était inquiet de moi. Évans arriva presque en même temps d’Estes-Park, ayant dans son chariot trois élans, un ours gris et un bighorn. En dépit des leçons de l’expérience, lorsqu’on aime un lieu et un genre de vie, on se figure que le lendemain sera semblable à la veille et encore plus charmant ; aussi, pendant tout mon voyage, avais-je songé à retourner à Estes-Park, où je retrouverais tout tel que je l’avais laissé. Évans apportait la fâcheuse nouvelle que notre heureuse société était dispersée. Les Dewys, ainsi que M. Waller, étaient à Denver, et la maison tout en désarroi ; M. et Mrs Edwards, restés seuls, s’attendaient cependant à me voir revenir.

Samedi, bien que pareil à un brûlant jour d’été, fut d’une beauté merveilleuse, et, après le coucher du soleil, le crépuscule plus riche, plus rouge que je l’aie jamais vu. Or, ce violent cramoisi présageait une chaleur terrible qui se produisit hier et était pénible à supporter. J’allai deux fois à l’église épiscopale, où le service était admirablement lu et chanté ; dans cette ville, où les hommes sont en majorité, la congrégation était surtout composée de femmes, qui agitaient leurs éventails de manière à vous faire perdre l’esprit. À l’exception des gens se rendant à l’église, presque rien n’indiquait que ce fut un dimanche. Denver était rempli de tapageurs des camps miniers des montagnes. Vous ne pouvez vous imaginer que difficilement combien il était délicieux de se joindre à ces anciennes et belles prières, après en avoir été privé si longtemps. Le Te Deum, dans sa magnificence, avait des accents célestes ; mais la chaleur était si effroyable, que la journée fut difficile à passer. On dit que, pendant tout l’hiver, il y a des explosions de fureur solaire semblables à celle-ci.

Golden City, 13 novembre.

Quelque agréable que fût Denver avec les Dewys et plusieurs bons amis, c’était un monde trop lourd pour ma santé et mes goûts ; je partis donc lundi, à quatre heures, sous un soleil encore chaud, pour la course de 16  milles qui devait me conduire jusqu’ici. En passant près d’un cimetière nu, à l’aspect désolé, je demandai à une femme à l’air triste, appuyée sur la barrière, si elle pouvait m’indiquer le chemin de Golden City. Je répétai deux fois ma question avant d’avoir une réponse, et quand je l’obtins, elle laissait fort à désirer, quoique facile à comprendre. Cette femme me dit d’une voix plaintive : « Oh ! allez chez le ministre ; je pourrais peut-être vous le dire, mais c’est une trop grande responsabilité ; allez chez les ministres, ils vous le diront. » Puis elle se remit à pleurer quelqu’un dont elle croyait sans doute l’âme envolée dans la Ville d’or de nos espérances. Ces 16  milles que je parcourus après le coucher du soleil, et dans la fraicheur délicieuse de l’air du Colorado, me parurent n’en faire qu’un. Après deux jours de repos et avec un poids allégé, Birdie galopait à travers la prairie comme si elle y trouvait du plaisir. Je n’atteignis cette gorge que lorsqu’il était déjà tard, et ce fut seulement une heure après que la nuit fut venue que je trouvai mon chemin à tâtons dans cette ville minière, sombre et sans lumière, où je fus cependant assez heureuse pour trouver une écurie pour mon cheval et un logement pour moi.

Boulder, 16 novembre.

Je crains que les détails de ce journal ne finissent par vous fatiguer. Un voyage dans les montagnes Rocheuses, ainsi que leurs paysages, doivent sembler monotones à une personne tranquillement assise chez elle. Mais il n’en est point ainsi pour moi ; l’air sec et pur de la montagne m’est un élixir de vie. À Golden City, je me séparai pour quelque temps de mon fidèle pony, attendu que Clear Creek Canyon, qui conduit jusqu’à Idaho, est entièrement monopolisé par un chemin de fer à voie étroite et est inaccessible aux chevaux et aux mules. Être sans cheval dans ces montagnes, c’est être réduit à une impuissance complète. Je désirais beaucoup voir Green Lake, situé près de la ligne boisée au-dessus de Georgetown (que l’on dit être la ville la plus haute des États-Unis), à une altitude de 9, 000  pieds. Dans une seule journée, je passai des chaleurs de l’été au froid intense de l’hiver. Au jour, Golden City[15]montrait sa pauvreté et mentait à son nom : elle n’est pas nivelée, et l’on y trouve de temps à autre, supporté par des poteaux, un bout de trottoir de bois auquel on accède par des planches. Habitations de briques, de pins, et log-houses sont pêle-mêle. Toute autre maison est une taverne ; on ne voit guère de femmes. Mon hôtesse me fit des excuses pour l’élégante petite chambre qu’elle me donnait : « Ce n’était pas ce qu’elle aurait voulu, mais avant moi il n’y avait jamais eu de dame dans la maison. » La jeune « demoiselle » qui servait le déjeuner me dit : « J’ai pensé à vous, et je suis bien sure que vous êtes une femme auteur. » ―

Comme d’habitude, la journée était magnifique. Pensez que nous sommes à la mi-novembre, et qu’il n’y a au ciel que ces petits nuages vermillon qui accompagnent le soleil à son lever et à son coucher. On dit qu’il n’y a jamais d’hiver dans les Foot-Hills, mais seulement des moments de froid alternant avec un temps chaud et brillant, et que la neige ne reste jamais sur le sol de façon à nuire à la nourriture du bétail. Golden City, et surtout au dépôt, résonne de blasphèmes et de malédictions. Les Américains se laissent aller à jurer de la façon la plus atroce, et l’usage de blasphémer le nom du Sauveur est particulièrement révoltant. La ville est à l’entrée de Toughcuss, autrement dit Clear Creek Canyon, le plus beau paysage des montagnes pour beaucoup de gens, avec ses tours, ses détours merveilleux et ses flancs prodigieux, presque perpendiculaires ; il semble qu’à chaque instant on va être arrêté par de grandes masses de rochers et des montagnes couvertes de neige. Malheureusement, les pentes ont été presque entièrement déboisées, les travaux des mines ayant consumé la plupart des arbres. Le chemin de fer escarpé, à voie étroite, qui gravit le canyon pour la commodité des riches districts miniers de Georgetown, Black Hawk et Central City, est une curiosité de l’art de l’ingénieur. La voie a été en partie creusée par la mine sur les parois du canyon, et en partie construite en établissant, dans la crique elle-même, un lit de pierres sur lequel elle est posée en travers. Je n’ai jamais vu grossièreté et impolitesse pareilles à celles des employés de ce chemin de fer et des lignes de voitures qui s’y rattachent, pas plus que je n’avais constaté des prix aussi extravagants. Leurs petits wagons sont beaux ; mais, quoique les voyageurs eussent largement payé leur place, ils les ont mis dans le wagon aux bagages, sous prétexte que la saison était finie, de sorte que pour voir quelque chose je fus obligée de m’asseoir par terre, dans le wagon, près de la portière. La grandeur singulière du paysage ne peut se décrire. Ce n’est qu’une entaille creusée par le torrent : contournée, murée, en abîme, revêtue par le temps du coloris le plus brillant généralement obscurci par l’ombre, mais dont la profonde désolation est révélée par quelque rayon d’un soleil intense. Des pins et des cèdres rabougris, épargnés parce qu’on n’avait pu les atteindre, sortaient des fentes. Parfois, les murs de l’abîme semblaient se rencontrer au-dessus de nos têtes ; puis ils s’écartaient, et les rochers prenaient des formes fantastiques, toutes de grandeur, de sublimité et presque de terreur. Au bout de deux heures, nous étions au terme de la voie, et le canyon devenait assez large pour une route toute de trous et de pierres avec des bas-côtés. Là nous attendait une grande voiture, « la Concorde destinée à vingt voyageurs avec leur montagne de paquets.

Quatre voyageurs, qui n’avaient pas de bagages, s’assirent sur le siége, derrière le conducteur, de sorte que la lourde machine rebondissait et se balançait sur ses courroies de suspension, de manière à rappeler les pires horreurs des diligences de la Nouvelle-Zélande. Le cocher jurait tout le temps contre ses beaux chevaux et ne disait pas un mot sans l’accompagner d’un juron, bien qu’il y eût deux dames au nombre des voyageurs. Autrefois, les hommes les plus licencieux interrompaient leur langage profane en prẻsence des femmes, mais « ils ont changé tout cela » ; tous ceux que j’ai vus ici avaient l’air de mauvaise humeur ; je suppose que leurs habiles fraudes dans les actions des mines n’auront pas réussi.

La route suivait le canyon jusqu’aux sources d’Idaho, station à la mode pendant l’été, déserte maintenant ; nous y avons pris un superbe attelage de six chevaux, avec lequel nous sommes arrivés à une hauteur de 10 000 pieds ; une descente de 1 000 pieds nous a amenés à Georgetown, enserrée dans la gorge la plus remarquable qu’il soit possible de choisir pour l’emplacement d’une ville ; au delà, le canyon a l’air fermé par des montagnes inaccessibles et à pic, parsemées de pins jusqu’à la ligne boisée et couvertes d’une légère couche de neige. La surface sur laquelle il est possible de construire est tellement circonscrite et escarpée, les maisons à pignon et non peintes sont si bien perchées de place en place, et l’eau se précipite entre elles avec tant d’impétuosité, que cela me rappelait vaguement une ville suisse. Les plus petites maisons sont étayées d’un côté par de jeunes pins, afin de n’être point emportées par les rafales terribles qui balayent le canyon. C’est la seule ville que j’aie vue, en Amérique, à laquelle on puisse appliquer l’épithète de pittoresque. Cependant, assise, comme elle est, dans ce ravin profond, froid et sombre, entouré de ces alpes sourcilleuses, la situation est terrible. J’y arrivai à trois heures, mais le soleil était couché pour elle et tout était dans l’ombre ; en fait, le crépuscule semblait venir, et comme je n’avais pu changer mes billets circulaires à Denver, j’étais sans argent pour y passer le lendemain. Je craignais donc beaucoup de manquer Green Lake, but de mon voyage. Nous traversâmes une rue irrégulière, étroite, encombrée, remplie de mineurs se tenant par groupes ou buvant et jouant sous les vérandahs, jusqu’à un bon hôtel situé sur une pente. J’y demandai tout de suite si je pouvais aller à Green Lake. L’hôte me répondit qu’il ne le pensait pas ; il y avait une grande épaisseur de neige, et, depuis cinq semaines, personne n’y était monté ; cependant, pour me faire plaisir, il allait le faire demander à une écurie. Voici l’amusante réponse qui me fut apportée : « Si c’est la dame anglaise qui voyage dans les montagnes, on lui donnera un cheval, mais à personne autre. »


LETTRE XIII


Les mines et leur influence flétrissante. — Green Lake. — Golden City. — Dans les ténèbres. — Vertige. — Boulder Canyon. — Embarras financier. — Rude promenade. — Mon dernier sou. — Un ménage de garçon. — Mountain Jim. — Surprise. — Arrivée de nuit. — Maigre chère.


Boulder, novembre.

La réponse au sujet du cheval avait été donnée à l’hôtelier en dehors de la maison ; il rentra immédiatement pour me demander mon nom et si j’étais la dame qui, de chez Link, était allée à South-Park, en traversant Tarryall Creek. Comme les nouvelles vont vite ! Au bout de cinq minutes le cheval était à la porte, avec une selle grossière à deux fourches ; je partis immédiatement pour des régions plus élevées. C’était une course émouvante à laquelle la crainte donnait une grande saveur. Les ombres du soir s’épaississaient sur Georgetown, et il me fallait gravir 2, 000  pieds, ou renoncer à Green Lake. J’oublierai beaucoup de choses, mais jamais le caractère imposant et la grandeur de ce paysage. Je gravis un sentier escarpé près de Clear Creek, puis une succession de chutes d’eau glacée dans une vallée qui s’élargissait, puis se rétrécissait, et dont les flancs glacés paraissaient avoir 5, 000 pieds de haut. C’est une région de mines d’argent d’une grande richesse. Il y a « la Terrible », et d’autres, dont on peut voir les actions cotées journellement dans la liste du Times, avec parfois une prime de 100 pour 100, puis une perte de 25. Ces mines, avec leurs travaux prolongés sous la terre, leurs moulins à piler et à broyer et les exploitations pour fondre le minerai, remplissent nuit et jour le district de bruit, de vacarme et de fumée. Je m’en étais tout à fait écartée pour entrer dans une région tranquille, où chaque mineur creuse pour son propre compte dans la solitude et ne confie à personne ses trouvailles ou ses désappointements. Les travaux de l’agriculture réparent et embellissent ; ceux des mines dévastent et détruisent. Par eux, la terre retournée devient hideuse ; ils flétrissent toute verdure, comme ils flétrissent en général le cœur et l’âme de l’homme. Partout, sur cette grande route, on les rencontrait avec les traces de leur destruction et de leurs ravages. Tout le long de hauteurs semblant inaccessibles étaient creusés des trous surmontés d’un toit que des troncs d’arbres soutiennent. C’est là que des êtres patients et solitaires vendent leur vie pour un trésor.

En bas, près de la rivière, et tous parmi les glaçons, des hommes vannaient et lavaient le minerai ; les flancs de la montagne étaient sillonnés de sentiers à peine praticables, trop escarpés même pour un âne, conduisant aux terriers, et au bas desquels le mineur charge le minerai sur son dos. Plus d’un cœur a été brisé par la rareté des découvertes faites le long de ces collines. Les abords sont couverts de souches carbonisées, spectacle de désolation là où la nature a fait tout beau et grand. Le dernier mineur que j’avais rencontré m’ayant donné des indications très-précises, je quittai la route et pénétrai dans les solitudes, nappes de glace d’abord, puis de neige ; il y en avait plus d’un pied ; elle était pure et friable. Je dus entreprendre ensuite une excursion très-difficile, à travers une forêt de pins où il faisait presque nuit. Mon cheval enfonçait dans de profonds amas de neige, mais le but était atteint et il n’était pas trop tôt. À une hauteur de près de 12, 000  pieds, je m’arrêtai sur le bord d’une pente escarpée. Au-dessous de moi, complétement environné d’épaisses forêts de pins dominées par les montagnes rougies et glorieuses aux rayons du soleil couchant, s’étendait Green Lake ; il semblait que ce fût une surface liquide, mais ce n’était en réalité qu’une nappe de glace de deux pieds d’épaisseur. J’avais échangé le froid et la tristesse des régions inférieures pour la lumière du soleil couchant, l’air pur et la splendeur des œuvres non profanées du Créateur. Je me rappelai le verset : « L’obscurité s’est dissipée et voici que la lumière brille maintenant ! ».

C’était bien quelque chose d’avoir atteint cette hauteur et d’assister à la magnificence lointaine du soleil couchant, qui rappelait à ma pensée que ni Dieu ni son soleil n’ont encore abandonné le monde. Mais ce soleil s’abaissait rapidement, et, tandis que je contemplais encore la vision merveilleuse, toute cette gloire s’évanouit et les pics devinrent gris et tristes. J’éprouvais une sensation étrange en songeant que j’étais, à cette altitude glaciale, le seul être humain : en redescendant à travers une neige sur laquelle on n’avait jamais posé le pied ; en traversant des nappes de glace dans l’obscurité ; en voyant les flancs de la colline briller comme un firmament d’étoiles dont chacune indiquait la place où un solitaire, dans son trou, creusait pour trouver de l’argent. Cette vue, tant que je pus la contempler, était tout à fait imposante. Il semblait impossible d’arriver à Georgetown sans tomber dans un précipice couvert de glace jusqu’à ses bords ; or, il y en avait beaucoup tout le long de la route. C’est la seule de mes courses dans le Colorado où il m’ait fallu du courage, et ce ne fut que longtemps après la tombée de la nuit que je revins, ayant accompli mon exploit.

Le matin suivant à huit heures, et par un froid splendide, je partis dans la voiture d’Idaho. Dans cet air sec il fait tout à fait chaud, s’il n’y a que quelques degrés de gelée. À cette époque, le soleil ne se lève point à Georgetown avant onze heures ; je crains qu’en hiver il ne se lève pas du tout. Après avoir été effroyablement secoués pendant quatre heures, le wagon de bagages nous reçut de nouveau ; mais, cette fois-ci, le conducteur, supposant que je voyageais pour voir le pays, me donna sa chaise et la plaça sur la plateforme, de sorte que je vis parfaitement ce canyon, qui est vraiment sublime. Je dînai par économie dans un restaurant de Golden City, et à trois heures je remontais sur ma fidèle Birdie, avec l’intention d’arriver ici ce soir.

Il m’arriva une aventure presque trop niaise pour être racontée. Je quittai la ville par une brillante aprèsmidi d’été, pas trop chaude. À l’écurie, on n’avait pu me donner aucun renseignement, et l’on m’avait dit de m’en aller par le chemin de Denver, jusqu’à ce que je rencontrasse quelqu’un pour m’indiquer une route, ce qui, tout d’abord, m’induisit en erreur. Après avoir fait environ deux milles, je vis un homme qui m’assura que je me trompais tout à fait et me fit prendre à travers la prairie, que je suivis jusqu’à ce que j’eusse rencontré un autre voyageur. Celui-ci me donna tant d’indications, que je les oubliai et me perdis complétement. Sur la vaste plaine le crépuscule était merveilleux. Il faisait déjà sombre, lorsque je joignis un conducteur, lequel m’apprit que j’étais plus loin de Boulder que lorsque j’avais quitté Golden, et me dirigea vers une maison éloignée de sept milles. Il pensait, je suppose, que je saurais me reconnaître dans ses indications, car il me dit de traverser la prairie jusqu’à un endroit où l’on voyait trois chemins, et de prendre le mieux frayé, en me réglant tout le temps sur l’étoile polaire. J’arrivai bien aux chemins, mais il faisait alors si sombre que je n’apercevais même plus les oreilles de Birdie ; j’étais perdue et plongée dans les ténèbres. Je marchai pendant des heures dans la nuit et la solitude. La prairie m’environnait, et j’avais au-dessus de ma tête un firmament de froides étoiles. Le loup des prairies hurlait de temps à autre, et parfois le mugissement du bétail me faisait espérer un voisinage humain. Mais il n’y avait rien que la plaine déserte et solitaire. Vous ne pouvez vous imaginer l’ardent désir que j’avais de voir une lumière et d’entendre une voix, ni l’étrange sensation de mon isolement dans cette vaste solitude. Il gelait très-fort et le froid était intense ; j’allais prendre mon parti de marcher toute la nuit vers l’étoile polaire, craignant d’être arrêtée par l’un des affluents de la Platte ou que Birdie se fatiguât, quand j’entendis le mugissement sourd d’un taureau qui, ronflant et creusant la terre, semblait vouloir disputer le droit de passage ; le pony avait peur d’avancer. Tandis qu’il se dérobait de côté et d’autre, un chien aboya, un homme se mit à jurer, j’aperçus une lumière, et, un instant après, je me trouvai dans une grande maison dont je connaissais les habitants ; je n’étais qu’à onze milles de Denver ! Il était près de minuit, et je fus heureuse de trouver de la lumière, du feu et un bon lit.

Il est difficile de se faire une idée de la splendeur des plaines, un instant avant le lever du soleil. Comme au crépuscule, une bande nuancée de l’orangé le plus brillant et le plus vif s’étend à une grande hauteur au-dessus de l’horizon, tandis que les montagnes, reflétant le soleil non encore levé, ont la lueur pourprée de l’améthyste. Je partis de bonne heure, mais m’égarai bien vite. Sachant cependant que Bear Canyon était un sublime ravin des montagnes tout près de Boulder, je traversai la prairie pour l’atteindre, et trouvai le chemin qui y conduisait. Mes exploits devaient se terminer prématurément aujourd’hui. En arrivant ici, au lieu d’une course dans les montagnes, je fus obligée de me coucher, par suite de vertiges, de maux de tête et de faiblesse produits par la chaleur intense du soleil. Dans cet ennuyeux pays, il n’y avait pas l’ombre d’un rocher sous lequel on pût se reposer. Le sol calciné réfléchissait des rayons de feu, et l’on devenait presque fou en contemplant le bleu froid des montagnes avec leurs rangées de pins et leurs ombres d’un indigo foncé. Boulder est une hideuse collection de maisons de bois dans une plaine brûlante. Elle aspire à devenir une « cité », parce qu’elle est « un point de distribution pour les settlements jusqu’au Boulder Canyon, et qu’on y a découvert une couche de houille.

Longmount, novembre.

Je me suis levée de très-bonne heure ce matin, et sur un cheval de louage j’ai gravi pendant 9 milles, jusqu’au canyon de Boulder. Il a une grande réputation ; mais, à l’exception de sa route de chariot, qui m’a paru superbe, il m’a complétement désappointée ; j’étais d’ailleurs indignée de la paresse de mon cheval. Un voyage de 15 milles à travers la prairie m’a ramenée ici lorsque la journée n’était pas encore avancée. Je m’attendais à trouver une masse de lettres, et je n’en ai point une seule. Birdie est en si bon état, que mon hôte ne pouvait croire qu’elle eût fait un voyage de 500 milles. Je ressens assez cruellement les étreintes de la pauvreté ; lorsque j’aurai payé ma note, il me restera exactement vingt-six cents. Evans ne pouvait me payer mes cent dollars, et, pour se tirer d’affaire, les banques de Denver, tout en restant ouvertes, ont suspendu leurs payements et refusent de payer mes billets de circulation. Les difficultés financières sont très-sérieuses, et l’absurde panique qui règne les aggrave. L’état actuel des choses fait que personne n’ayant d’argent, rien n’a de valeur. Pour moi, le résultat est que, nolens volens, il faut que je remonte à Estes-Park, où je puis vivre sans argent comptant, et que j’y reste jusqu’à ce que tout aille mieux. Mon sort ne me paraît pas très-dur ! Le pic de Long s’élève dans sa teinte de pourpre, et je soupire après l’air frais et la vie libre du creux d’azur solitaire qui s’étend à ses pieds.

Estes-Park, 20 novembre.

Je voudrais n’avoir point autre chose que trois points d’exclamation à donner à ma belle retraite solitaire, sublime, élevée, lointaine, aimée des animaux, qui me paraît plus que jamais impossible à décrire ; mais vous voudrez savoir comment j’y suis arrivée, et je désire que vous appreniez dans quelles circonstances. singulières je me trouve. Je quittai Longmount samedi matin, à huit heures, assez pesamment chargée, car, en plus de mes bagages, on m’avait demandé de prendre le sac des dépêches alourdi par les journaux. On croyait qu’Edwards et sa femme étaient encore ici. J’étais menacée d’une grande tempête de neige, et le ciel tout entier, ce vaste dôme qui s’étend sur les plaines, — était couvert de nuages ; au-dessus des montagnes, il était d’un bleu triste et profond sur lequel les pics neigeux se dressaient ensoleillés. La matinée était sombre, mais quand j’eus atteint le beau canyon de la Saint-Vrain, le bleu s’éclaircit, et le chaud soleil scintilla. C’était d’une incomparable beauté ; beaucoup plus beau que les endroits si vantés que j’avais vus ailleurs. D’abord, cette belle vallée de jolies savanes, entourée de collines, à travers laquelle la Saint-Vrain court dans un fouillis de peupliers du Canada, de clématites et de plantes grimpantes desséchées qui, de leurs tons d’écarlate et d’or, égayaient, il y a deux mois, la vallée. Ensuite, le canyon avec ses flancs aux couleurs fantastiques ; puis la longue ascension à travers les splendides Foot-Hills, jusqu’aux passages de rochers à une altitude de 9, 000  pieds ; et 20 milles durant, pendant que l’on traverse treize chaînes de montagnes de 9, 000 à 11, 000  pieds, des canyons innombrables, des ravins et treize sombres cours d’eau, la vue s’arrête sur le paysage le plus sauvage et le plus merveilleux ; enfin, la descente par Gim’s Gulch jusqu’ici, le joyau des montagnes Rocheuses. C’était une excursion magique. J’allais très-lentement, le chemin est fort difficile pour les chevaux, surtout pour un cheval pesamment chargé qui vient d’accomplir un pénible voyage de plusieurs semaines. Après avoir fait 15  milles, je m’arrêtai au rancho où l’on prend habituellement les repas, mais il était vide, et le suivant également désert ; de sorte que je fus obligée d’aller à la dernière maison, où deux jeunes gens font un ménage de garçon. Il fallait me décider entre un repas pour moi, ou de la nourriture pour mon cheval, mais en apprenant ma cruelle pauvreté, l’un des jeunes gens me fit crédit « jusqu’à la prochaine fois ». Par l’ordre qui y règne, par un air de vie dans la propreté, c’est-à-dire tout le confort de celle-ci moins sa raideur, cette maison pourrait servir de modèle à toutes les femmes, comme les regards limpides de son propriétaire et le mâle respect de soi-même que donne dans ce pays l’habitude d’une abstinence complète, peuvent servir d’exemple à tous les hommes. Il me prépara un repas splendide et du thé excellent. J’ouvris après le dîner le sac aux dépêches, et fus enchantée d’y trouver une quantité de lettres de vous ; mais je restai trop longtemps, oubliant que j’avais 20  milles à faire et que pour cela il me fallait au moins six heures. Le temps était alors brillant. La dernière fois que j’avais pris cette route, je n’en avais pas bien compris la magnificence ; mais Birdie était fatiguée, je ne pouvais la presser et la distance me semblait interminable, alors qu’après chaque montagne il me fallait en traverser une autre. Je me trouvai ensuite dans une région sillonnée de nombreux cours d’eau et de ravins profonds, sombres et boisés, de quelques pieds de large seulement. De leurs froides profondeurs, je vis les derniers rayons du soleil disparaître du front des précipices de 4, 000  pieds de haut. À mesure que la nuit s’avançait, il était étrange d’entrer dans l’ombre triste des pins, puis d’en ressortir tantôt sur la glace, tantôt dans la neige, au fond de ces effroyables abîmes. Les loups hurlaient de tous côtés ; on dit que ces hurlements annoncent l’approche de la tempête. Pendant cette course de 20 milles, je rencontrai un chasseur ayant un élan attaché sur son cheval. Il me raconta que non-seulement les Edwards étaient la veille à la cabin, mais qu’ils devaient y rester deux semaines encore, quoique cela ne leur convint guère. Lorsqu’il fit tout à fait nuit, il me sembla que je n’arriverais jamais. À la fin, je triomphai des difficultés de la dernière et immense chaîne, dépassai le dernier et profond ravin et, mue par cet étrange besoin de la compagnie humaine, je montai droit au repaire de « Mountain Jim ». Aucune lumière ne brillait à travers les fentes, tout était silencieux. Je descendis donc tristement le Ginn’s Gulch, que remplissaient les bruits mystérieux de la montagne. Il faisait noir comme dans un four, bien que les étoiles brillassent au-dessus de ma tête. Peu après, j’entendis avec plaisir l’aboiement d’un chien ; je supposais qu’il indiquait la présence de chasseurs étrangers, mais, à tout hasard, j’appelai : « Ring ! » Une seconde après, le noble chien posait sur ma selle ses grandes pattes et sa belle tête, m’accueillant avec tous ces sons inarticulés, mais parfaitement compréhensibles, par lesquels les chiens accueillent leurs amis humains. Des deux hommes à cheval qu’il accompagnait, l’un était son maître ; je le reconnus à sa voix musicale et à la grâce de ses manières, car il faisait trop nuit pour le voir, quoiqu’il battit le briquet pour me montrer les fourrures de prix dont était chargé l’un des chevaux. Le desperado était tout heureux de me revoir ; il renvoya à sa cabin l’homme et le cheval chargé de fourrures, et revint avec moi chez Evans. Le froid était très-vif, et Birdie très-fatiguée. Nous avons mis pied à terre et marché pendant les trois derniers milles. Dès ses premières paroles, toutes mes espérances de réception confortable et d’un bon repas s’évanouirent. Les Edwards étaient partis la veille pour tout l’hiver, mais n’avaient pas traversé Longmount. La cabin était désorganisée, les provisions très-réduites, et deux jeunes gens, M. Kavan, mineur, et M. Buchan, que je connaissais déjà un peu, étaient restés pour s’occuper du bétail jusqu’au retour d’Evans qu’on attendait à chaque instant. L’autre settler avait quitté le Parc avec sa famille, de sorte que, dans un rayon de vingt-cinq milles, il n’y avait pas une femme. Un vent violent s’était élevé et, joint au froid épouvantable, semblait rendre tout plus sombre. Je ne m’inquiétais absolument pas de moi-même. Je pouvais en voir de dures, et cela me plaisait ; mais j’étais très-contrariée pour les deux jeunes gens, que l’apparition soudaine d’une dame arrivant pour un temps indéfini allait beaucoup embarrasser. Il fallait affronter la difficulté ; j’entrai donc, et les surpris fumant auprès du feu dans la salle qui, toute déménagée et non balayée, avait l’air misérable. Les jeunes gens ne témoignèrent aucun ennui, et se mirent à préparer un repas qu’ils firent partager à Jim. Après son départ, je confessai hardiment ma situation pécuniaire, et leur dis que j’étais obligée de rester jusqu’à ce que les choses eussent changé ; que j’espérais ne les gêner en aucune façon, et qu’en partageant la besogne entre nous, ils pourraient aller à la chasse. Nous convînmes donc de faire pour le mieux. — Nos arrangements, que nous supposions devoir durer deux ou trois jours seulement, se prolongèrent pendant près d’un mois. Rien ne peut égaler la courtoisie et les bons sentiments de ces jeunes hommes ; ce fut, en somme, un temps très-agréable, et lorsque nous nous sommes séparés, ils m’affirmèrent que, s’ils avaient été tout d’abord déconcertés, ils sentaient à la fin que nous aurions pu continuer à vivre ainsi pendant un an, ce dont je convins de tout mon cœur. — Il fallait faire face à plusieurs difficultés et les surmonter. Dans la petite chambre ouvrant sur le parloir, il y avait un de ces sommiers élastiques du pays, mais rien dessus ; on y remédia en faisant un grand sac qu’on remplit de foin ; puis il n’y avait ni draps, ni serviettes, ni nappes, mais à cela il n’y avait rien à faire. Je me passai parfaitement, pendant tout mon séjour, des premiers et des dernières. Les bougies faisaient également défaut, et nous n’avions qu’une lampe à pétrole. Je dormis toute la nuit, en dépit d’une tempête qui souffla le dimanche et l’après-midi du lundi, menaçant de soulever la cabin du sol, et enlevant une partie du toit de la petite chambre placée entre la cuisine et la salle dans laquelle nous avions l’habitude de dîner. Dimanche, le soleil brillait, mais à cause de l’ouragan je n’osais sortir de la cabin. Par suite des dégâts de la toiture, il y avait deux pouces de boue dans le parloir. Nous nous sommes partagé la besogne de la cuisine. M. Kavan fait le meilleur pain que j’aie jamais mangé ; tous les deux apportent l’eau et le bois, et lavent la vaisselle du souper ; moi, je fais ma chambre et le parloir, je lave la vaisselle du déjeuner, et m’occupe d’une foule d’autres choses. Ma chambre est facilement faite, mais avec le parloir on n’en finit jamais ; aujourd’hui, j’ai enlevé trois fois des pelletées de terre. Nous n’avons pour épousseter qu’une queue de buffalo, et de temps à autre une bouffée de vent descendant par la cheminée disperse les cendres dans toute la pièce. J’ai cependant découvert un vieux châle qui sert de nappe, et j’ai donné au parloir un air un peu plus habitable. Jim est venu hier, il était d’humeur silencieuse et regardait le feu d’un air distrait. Les jeunes gens disent que cette disposition est le précurseur habituel d’un mauvais accès.

La nourriture est une grande difficulté. Sur trente vaches laitières on ne nous en a laissé qu’une, et elle ne donne pas assez de lait pour que nous puissions en boire. Comme viande, nous n’avons que du lard salé, très-salé et très-dur. Je ne puis en manger ; les poules ne pondent pas un œuf par jour. Hier matin, j’ai fait quelques petits pains, et un pudding au beurre dont nous nous sommes régalés. J’avais découvert un morceau de cuisse de bœuf pendu dans la charreterie, et nous nous réjouissions à l’idée d’avoir de la viande fraîche, mais en le découpant, nous nous sommes aperçus qu’il n’était pas mangeable. Si l’on ne m’avait donné un peu de thé à Longmount, nous n’en aurions pas eu du tout. Dans cet air superbe et avec cette vie d’activité physique, je puis manger de tout, à l’exception du porc salé. Nous déjeunons vers neuf heures, dînons à deux et soupons à sept, mais le menu ne varie jamais. Aujourd’hui, j’étais complétement seule dans le Parc ; les hommes étaient partis après déjeuner pour chasser l’élan, ayant apporté avant leur départ l’eau et le bois. Si le ciel n’était brillant et la lumière intense, la solitude serait écrasante. Je garde deux chevaux dans le corral pour pouvoir faire des explorations, mais excepté Birdie, qui est au pâturage, aucune des bêtes ne vaut grand’chose. Elles ne sont pas ferrées et ont les jambes faibles.


LETTRE XIV


Promenade triste. — Une histoire de desperado. — « Perdu ! perdu ! perdu ! » — Les splendeurs de l’hiver. — Solitude. — Temps difficiles. — Une bande de loups. — Les digues de castors. — Paysages lugubres. — Tranches de venaison. — Nos soirées.


Estes-Park.

Je veux essayer d’écrire exactement, tels qu’ils se produisent, les petits événements de chaque jour. J’étais seule pour la seconde fois, quand M. Nugent entra ayant l’air très-sombre ; il me demanda de venir avec lui voir les digues de castors dans Black Canyon. Cette fois-ci, il ne chantait ni ne sifflait, ne parlait plus à sa belle jument, n’avait point de réparties étincelantes. Son humeur était aussi noire que le ciel, obscurci au-dessus de nos têtes par l’approche d’une tempête de neige. Jim était silencieux, frappait souvent sa monture, partait au grand galop, puis soudain, arrêtant court son cheval près du mien, il me dit : « Vous êtes la première personne qui, depuis bien des années, m’ayez traité comme un être humain. » Son humeur sombre le faisait parler ainsi, mais M. et Mrs Dewy, qui lui portent beaucoup d’intérêt, l’ont toujours traité comme un gentleman intelligent et raisonnable, et dans ses bons moments il les apprécie beaucoup. « Si vous voulez savoir, continuat-il, comment un homme devient à peu de chose près un démon, je vais vous le dire. » Je ne pouvais qu’écouter, Tout en montant le canyon, l’une des plus sinistres histoires de la ruine d’une existence que j’aie entendues ou lues. Le début en était très-simple. Le père de M. Nugent, officier anglais en garnison à Montréal, était d’une ancienne et bonne famille irlandaise. Lui, d’après son récit, était alors un jeune garçon indiscipliné ; son éducation était imparfaite, et il tyrannisait sa mère, aimante mais faible. Il avait dix-sept ans lorsqu’il s’éprit, avec toute l’ardeur d’une nature effrénée, d’une jeune fille d’une beauté angélique qu’il rencontra à l’église. Il la vit trois fois, et ne lui parla qu’à peine. Sa mère s’étant opposée à des désirs qu’elle traitait de folie de jeune homme, il se mit à boire pour la chagriner. La jeune fille mourut un an après ; désespéré, il s’enfuit, à peine âgé de dix-huit ans, de la maison paternelle, et entra au service de la Compagnie de la baie d’Hudson. Il y resta plusieurs années, et ne le quitta que parce que même cette vie de désordres était trop sévère pour lui. Ayant alors environ vingt-sept ans, je suppose, il se mit au service du gouvernement des États-Unis, et devint l’un des fameux éclaireurs indiens des Plaines, se distinguant par quelques-uns des faits les plus audacieux dont on se souvienne, et aussi par quelques-uns des crimes les plus sanglants ! J’avais déjà entendu raconter quelques-unes de ces histoires, mais jamais d’une façon si terrible. Il doit avoir passé plusieurs années au service de l’Union, jusqu’à ce qu’il soit devenu un personnage connu dans tout l’Ouest, très-redouté pour la rapidité avec laquelle il s’offense et tire son revolver. Vaniteux même dans sa tristesse, il me dit que les femmes l’adoraient, et que dans ses heures. les plus mauvaises il avait toujours été chevaleresque avec les femmes honnêtes. Il se dépeignit traversant les camps en costume d’éclaireur, une écharpe rouge autour de la taille, ses longues boucles épaisses et dorées lui tombant sur les épaules. Tout en parlant, il tournait vers moi le côté de son visage qui est resté beau, et même admirablement beau. Comme éclaireur et dans l’escorte armée de bandes d’émigrants, il fut évidemment impliqué dans toutes les querelles sanglantes d’un pays et d’une époque sans lois ; tombant de mal en pis, il variait son existence par des débauches d’ivresse qui n’avaient pour résultat que la violence et la ruine. Il semblait y avoir une lacune dans son récit, car je le retrouvai ensuite dans une ferme du Missouri, d’où il vint au Colorado il y a quelques années. Là encore, quelque détail paraissait être laissé de côté, mais je suppose, et non sans raison, qu’il s’était joint à l’une ou l’autre de ces troupes de bandits des frontières qui envahirent si longtemps le Kansas, commettant des massacres et des crimes semblables à ceux du marais du Cygne. Son renom de violence et de scélératesse l’avait précédé au Colorado, où sa profonde connaissance des montagnes et l’amour qu’il a pour elles lui ont valu le sobriquet qu’il porte maintenant. Il a un droit de squatter, quarante têtes de bétail, est en outre trappeur habile, mais l’envie et la rancune se sont emparées de son âme. Il gagne de l’argent, va à Denver et dépense de grosses sommes dans les dissipations les plus insensées, répandant la terreur et dépassant encore des desperados tels que « Texas Jack » et « < Wild Bill » ; quand il n’a plus d’argent, il revient à son repaire dans la montagne, plein de haine et de mépris de soi-même, jusqu’à ce qu’il recommence. Je ne puis naturellement donner de détails. Il fut trois heures à me narrer son histoire pleine d’images terribles de la vie de desperado, racontée avec un flot d’éloquence sauvage vraiment très-émouvante.

Lorsque la neige, qui tombait depuis quelque temps, le força de s’interrompre pour me guider jusqu’à un endroit habité d’où je pouvais revenir seule, il arrêta son cheval et me dit : « Vous voyez maintenant un homme qui s’est donné au diable. Perdu ! perdu ! perdu ! Je crois en Dieu ; je ne lui ai laissé d’autre alternative que de me placer avec le démon et ses anges. J’ai peur de mourir. Vous avez remué trop tard ce qu’il y a de meilleur en moi, je ne puis changer. Si jamais homme a été esclave, c’est bien moi. Ne me parlez point de repentir ni de réforme, je ne puis me réformer. Votre voix me rappelle celle de… ; puis d’une voix fiévreuse : « Comment osez-vous monter à cheval avec moi ? Vous n’allez plus vouloir me parler, n’est-ce pas ? » Il m’a fait promettre, soit qu’il vive ou qu’il meure, de tenir une ou deux choses secrètes et j’ai promis, car je ne pouvais faire autrement ; mais parfois ces choses m’obscurcissent la lumière du soleil, et je me réveille la nuit pour y songer. Je voudrais que le chagrin et l’excitation de cette après-midi m’eussent été épargnés. Avec une nature moins passionnée, il n’aurait jamais parlé comme il l’a fait, ni raconté tout ceci ; son âme fière et orgueilleuse s’épanchait alors tout entière, avec la haine et le mépris de soi-même, les mains tachées de sang et le meurtre dans le cœur. Tandis qu’il me révélait avec tant d’emportement les côtés les plus sombres de son caractère, il était toujours gentleman et ne pouvait se départir de la séduction qu’il exerce. Lorsqu’il me quitta pour aller camper dans la Snowy Range pendant une quinzaine de jours, et qu’il s’éloigna dans la tempête aveuglante, mon cœeur se fondit de pitié en songeant à sa vie ruinée et perdue ; à cet homme doué d’un réel génie, de dons remarquables, et qui avait dans la vie toutes les chances qui ont été le partage d’autres hommes. Combien son exclamation : « Perdu ! perdu ! perdu ! » est plus terrible que le « Actum est ; periisti » de Cowper.

La tempête étant très-forte et les points de repère effacés, je perdis mon chemin dans la neige, et lorsque, après la tombée de la nuit, j’arrivai à la cabin, je n’y trouvai personne. Les deux chasseurs, ne m’ayant point vue à leur retour, étaient partis à ma recherche. Plus tard, la neige se dissipa et il gela très-fort.

Ma chambre étant faite de troncs d’arbres dont les interstices ne sont pas remplis, est presque en plein air ; aussi me faut-il y dormir comme si j’étais dehors, la tête ensevelie sous des couvertures, sans quoi l’haleine et les paupières gèleraient. Aujourd’hui, le soleil brillait, et j’ai fait une belle promenade à Black canyon pour chercher les chevaux. Chaque jour on peut contempler une beauté nouvelle ou un effet de neige et de lumière. Rien de ce que j’ai vu au Colorado ne peut se comparer à Estes-Park, et maintenant qu’il fait un temps magnifique, que le sommet des montagnes au-dessus des bois de pins est d’un blanc sans tache, le cœur ne peut rien désirer au delà, en fait de beauté et de grandeur. La pureté de cet air, celle de l’eau, et l’absolue sécheresse, donnent la santé ; mais il y a quelque chose de très-solennel et parfois de presque écrasant dans la solitude de l’hiver. Je n’ai rien ressenti de pareil, même alors que je vivais sur les pentes de Hualalai. Quand les hommes vont chasser je ne sais où, ou bien lorsque, la nuit, les tempêtes descendent du pic de Long, que l’air est rempli d’une neige piquante chassée par l’ouragan, et qu’il n’est guère probable que quelqu’un vienne ou que l’on puisse communiquer avec le reste du monde, les prodigieuses chaînes de montagnes qui s’étendent entre nous et les plaines prennent alors, dans mon imagination, les proportions de barrières infranchissables ; les rivières sans pont deviennent plus profondes, et je me demande si toute ma vie doit se passer ici, à laver, à balayer et à faire le pain. Aujourd’hui a été consacré au labeur manuel. Nous n’avons déjeuné qu’à neuf heures et demie ; puis les hommes sont sortis, et je ne me suis pas assise une seule fois avant deux heures. J’ai nettoyé le parloir et la cuisine, balayé un chemin à travers les ordures du couloir ; lavé la vaisselle, fait une fournée de petits pains et quatre livres de biscuits, écuré les pots et les casseroles, fait la lessive et donné à tout en général un certain lustre. Il y a, au fond d’une baratte, un reste de petit lait épais qui a bien six semaines ; je m’en sers pour faire lever ma påte. M. Kavan, qui fait du pain exquis, met de l’eau et de la farine à fermenter près du poêle, et cela réussit admirablement. J’ai fait aussi une investigation très-peu satisfaisante dans l’état de ma garde-robe. Je suis arrivée au Colorado il y a maintenant trois mois, avec un petit sac de nuit contenant du linge qui n’était pas neuf ; or, par suite de l’usage légitime que j’en ai fait, des ravages commis par les veaux, de la nécessité d’en déchirer une partie pour faire des torchons, il m’en reste juste ce qu’il faut pour changer une seule fois ! J’ai un mouchoir de poche unique, et une paire de bas tellement reprisés, qu’il reste à peine trace de la laine première. N’ayant pu me procurer d’argent à Denver, je suis presque sans souliers, et n’ai qu’une paire de pantoufles et des snow-boots. Comme vêtements ? — Eh bien, j’ai ma robe de soie noire à queue avec la polonaise pareille, et rien autre chose que mon vieux costume de cheval en flanelle, usé jusqu’à la corde et qui demande de si fréquents raccommodages, que, forcée quelquefois de « m’habiller » pour le souper, il me faut y mettre des pièces pendant la soirée. Vous allez rire, mais n’est-il pas singulier de pouvoir supporter ce vent âpre avec le mercure à zéro et au-dessous, vêtue exactement de la même manière que sous les tropiques ? Cela n’est possible qu’en raison de l’extrême sécheresse de l’air. Nous avons mieux partagé la besogne : M. Buchan en faisait trop, et c’était dur pour lui, qui est très-délicat. Vous vous demanderez comment trois personnes peuvent avoir tant à faire dans ce désert. Il y a les chevaux, que nous gardons dans le corral, à nourrir de gerbes d’avoine et à mener boire deux fois par jour ; les poules et les chiens à nourrir aussi ; la vache à traire ; il faut faire le pain, et conserver une connaissance générale de l’endroit où se trouvent les bêtes, en prévision d’une forte tempête de neige. Il faut aussi couper du bois, car nous n’avons pas de provision, et nous en brûlons beaucoup ; puis, en outre de la cuisine, du lavage et du raccommodage dont chacun s’occupe, les hommes sont obligés de chasser et de pêcher pour leur subsistance. Nous avons, en plus, deux vaches malades à soigner ; hier nous étions près de l’une d’elles lorsqu’elle mourut. Elle souffrait beaucoup, et nous regardait d’un air pathétique. Nous étions très-embarrassés de son corps. Les chevaux de chariot étaient à Denver, et lorsque nous avons essayé de faire entraîner la bête morte par les autres, ils n’ont fait que ruer et se dérober, si bien que nous nous y sommes pris de façon à la mettre en dehors du hangar. Suivant la prédiction de M. Kavan, une troupe de loups est descendue, et avant qu’il fit jour, il ne restait que des os. Ils étaient si près de la cabin, que leur bruit était fort gênant ; en regardant dehors, je pus les voir plusieurs fois ne formant qu’une masse, se battant et tombant les uns par-dessus les autres. Ils étaient beaucoup plus grands que le loup des prairies, mais je les crois aussi poltrons.

Ce matin, le ciel était couvert de nuages noirs ; une tempête s’annonçait, et environ 700 têtes de bétail et une quantité de chevaux arrivèrent par longues files des canyons et des vallées où ils maraudent, leur instinct leur apprenant à chercher un lieu ouvert et la protection de l’homme. Aujourd’hui, j’étais seule dans la cabin, quand M. Nugent, que nous croyions dans la Snowy Range, est entré très-pâle, l’œil hagard, et toussant beaucoup. Il m’a offert de me montrer le chemin qui conduit à l’un des plus beaux canyons, et je n’ai pu refuser d’y aller.

La source de la rivière Fall a été complétement changée par les travaux des castors. Leur habileté d’ingénieur est merveilleuse. À un endroit, ils ont fait un lac en barrant le cours d’eau ; à un autre, leurs travaux ont créé une île, et ils ont établi aussi plusieurs chutes. Naturellement, leurs magasins sont soigneusement cachés ; dans ce moment, ils sont presque remplis pour l’hiver. Nous avons vu des quantités de jeunes peupliers et de trembles dont les troncs étaient presque de la grosseur de mon bras, gisant là où ces industrieux animaux les avaient fait tomber, tout prêts à être mis en œuvre. Ils travaillent toujours la nuit et de concert ; avec leurs dents longues et pointues ils rongent les arbres pour les abattre, mais ils font tout leur travail de maçonnerie avec leur queue plate en forme de truelle. À l’état naturel, leur fourrure est très-solide, aussi fournie de longs poils noirs que celle de la zibeline, mais lorsqu’on la vend, tous ces poils en ont été arrachés. Le canyon était splendide, ah ! plus beau que tout autre ! mais cette promenade fut triste et morne. Le passé mort avait enseveli sa victime ; pas une allusion ne fut faite à la conversation précédente. Les manières de Jim étaient polies mais glaciales, et lorsque je le quittai pour rentrer, il me dit qu’il ne croyait guère être de retour de la Snowy Range avant mon départ. Je me demande s’il n’est point essentiellement comédien ; s’il ne posait pas, le jour précédent, au remords désespéré, pour en imposer à ma crédulité ou pour m’effrayer. Ou bien était-ce l’explosion spontanée et sincère d’un regret violent d’avoir rejeté la vie qu’il aurait pu mener ?… Je ne sais, mais je veux croire plutôt à sa sincérité. Tandis que je descendais avec précaution, les splendeurs du soleil couchant rougissaient le sommet des montagnes, et le Parc était noyé dans un violet sombre. C’était merveilleux, mais solennel et solitaire ! Je montais une grande jument bien dressée, qui avait perdu un fer et dont les trois autres ne tenaient plus ; elle tomba deux fois avec moi, et fut très-maladroite en traversant la Thompson, en partie gelée, en partie gué profond. Mais quand nous eûmes atteint un terrain herbeux relativement plat, je galopai pendant près de deux milles, à ma grande satisfaction. Les grandes enjambées balancées de ma bête étaient si faciles et si réjouissantes, après les petits mouvements de Birdie !


Vendredi.

Le jour est triste, tout à fait noir ; il gèle très-fort, avec un vent violent du nord-est. Ici, où le soleil brille presque toujours, son absence paraît très-pénible, et le paysage tout entier se montre sous son effrayant aspect de gris et de noir. Nous avons trois chevaux égarés, y compris Birdie, et n’avons rien pour les attirer, pas un animal pour aller à leur recherche. J’avais mis moi-même ma grande jument dans le corral, et Kavan y avait mis la sienne après moi, en assujettissant les barres, mais les loups ont fait un nouveau carnaval la nuit dernière, et nous pensons que les chevaux auront été touchés et se seront enfuis épouvantés ; autrement, ils n’auraient point sauté par-dessus la clôture. Les hommes ont perdu une journée entière à aller à leur recherche. Au retour, ils me dirent qu’ils avaient vu M. Nugent rentrant à sa cabin de l’autre côté, par le gué inférieur de la Thompson, et paraissant avoir un effroyable accès, de sorte qu’ils étaient bien aises qu’il ne fût pas venu près de nous. La soirée fut sublime dans son obscurité.

L’après-midi était avancée, lorsque, ayant attrapé un cheval qui flairait les gerbes d’avoine, j’ai fait un temps de galop superbe sur la route de Longmount avec les deux grands chiens de chasse. En revenant je voyais, sous l’aspect effrayant de la tempête qui s’approchait, ce Parc que j’avais contemplé la première fois dans la splendeur d’un coucher de soleil d’automne. Toute vie avait disparu ; les libellules ne volaient plus aux rayons du soleil ; les peupliers avaient perdu leurs dernières feuilles ambrées ; les traînes cramoisies des vignes sauvages étaient dépouillées ; la rivière elle-même, retenue dans des entraves de glace, avait interrompu son murmure ; seules, quelques tiges de fleurs flétries rappelaient la gloire éphémère et brillante de l’été. Le Parc ne m’avait jamais paru si complètement enfermé ; sa solitude était terrible, et le plus effrayant de ces pics d’un blanc mat se détachait en contours aigus sur un ciel noir et chargé de neige. Comment pouvez-vous attendre des lettres de moi d’un tel endroit, avec une vie si peu mouvementée ? Il est vraiment étrange que ni Evans ni Edwards ne reviennent. Les jeunes hommes sont mécontents, car on leur avait demandé de rester ici cinq jours ; or, voilà cinq semaines qu’ils y sont, et ils désirent aller camper pour leur chasse qui les fait vivre. Deux veaux sont en train de mourir, et nous ne savons que faire pour eux ; s’il vient une violente tempête de neige, nous ne pouvons ramener et nourrir 800 têtes de bétail.


Samedi
,

La neige a commencé à tomber de bonne heure ce matin, et comme il ne faisait pas de vent, nous avons eu le spectacle nouveau d’un monde d’une blancheur uniforme ; cela ne paraît pas encore bien grave. Peu à peu, nous nous couchons et nous levons plus tard ; ce matin, nous n’avons pas déjeuné avant dix heures. Nous en sommes arrivés à être si dégoûtés du lard salé, qu’hier nous nous sommes réjouis de l’avoir fini, quoique cela nous laisse sans viande, et on en a besoin dans ce climat. Vous pouvez vous imaginer ma surprise, en entrant dans la cuisine, de trouver un plat de venaison fumant sur la table. Nous avons mangé comme des gens affamés, et nous sommes régalés complétement. Juste avant mon arrivée, Buchan et Kavan avaient tué un daim qu’ils avaient l’intention de vendre à Denver, et dont le grand corps, avec ses andouillers branchus, était suspendu à l’extérieur du hangar. Souvent, tandis que j’essayais d’avaler un peu de lard salé, je regardais l’animal « tantalisant », mais il n’y fallait pas songer. Cependant, ce matin, les jeunes gens, sentant encore plus que moi les étreintes de la faim, et la perspective d’envoyer leur chasse à Denver devenant de moins en moins certaine, se décidèrent à découper un des flancs de la bête, si bien que tant qu’elle durera nous aurons un luxe de venaison. Nous croyons qu′ Edwards sera ici ce soir, mais s’il n’apporte pas de provisions, notre cas devient sérieux. La farine baisse, il n’y a de café que pour une semaine, et il ne me reste que trois pauvres onces de thé. Nous sommes convenus d’économiser en déjeunant très-tard, et en ne faisant que deux repas par jour au lieu de trois. Les jeunes gens sont allés à la chasse comme d’habitude ; moi, je suis sortie et ai trouvé Birdie ; avec elle, j’ai ramené quatre autres chevaux, mais la neige s’amassait tellement sous leurs sabots, que je suis sortie de nouveau à pied. J’ai traversé la rivière sur un pont de glace assez solide, et contemplé quelques vues nouvelles de cet endroit d’une grandeur si unique. Nos soirées sont très-agréables. Nous finissons de souper vers huit heures et faisons un feu énorme. Les hommes fument pendant que je vous écris, puis nous nous rapprochons du foyer, je prends mon éternel raccommodage, et nous causons ou lisons à haute voix. Mes deux compagnons sont très-intelligents ; M. Buchan a une instruction très-étendue et beaucoup de jugement. Naturellement, les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, la probabilité de la délivrance, la perspective d’être bloqués par la neige et la durée de nos provisions ; les veaux malades, l’humeur de Jim, les intentions possibles d’un homme dont nous avons découvert et suivi les pas pendant trois milles, sont des sujets qui reviennent souvent et dont quelques-uns peuvent être rebattus.


LETTRE XV


Un esclave du whisky. — Les plaisirs d’une vie monotone. — Le lion de montagne. — « Une bouche de plus à nourrir. » — Un ennuyeux garçon. — Un réprouvé. — Le jour d’actions de grâces. — Le nouveau venu. — Un blagueur littéraire. — La pêche des truites. — Tempête de neige. — L′antre d’un desperado.


Estes-Park, dimanche.


Un trappeur, de passage la nuit dernière, nous a apporté la nouvelle que M. Nugent est malade ; de sorte que, ayant lavé la vaisselle après notre déjeuner tardif, je montai à cheval pour me rendre à sa cabin : je le rencontrai descendant le ravin pour nous venir voir. Il me dit qu’il avait pris froid dans la « Range », et souffrait d’une ancienne blessure de flèche au poumon. Nous avons eu une longue conversation sans faire allusion à la première, et il m’a raconté quelques-unes des circonstances actuelles de sa vie ruinée. Il est pitoyable qu’un homme comme lui, dans la force de l’âge, soit privé de foyer, d’amour, et mène dans un repaire une vie de ténèbres, sans autres compagnons que des souvenirs coupables et un chien, que beaucoup de personnes pensent être le meilleur des deux. Je l’ai supplié de renoncer au whisky, qui maintenant est sa perte ; sa réponse avait un triste accent de vérité : « Impossible ; il me tient pieds et poings liés. Je ne peux abandonner le seul plaisir que j’aie. » L’idée qu’il se forme du bien est tout ce qu’il y a de plus bizarre. Il dit qu’il croit en Dieu, mais que connaît-il ou croit-il de la loi divine, je n’en sais rien. Répondre à l’insulte à coups de revolver ; se venger de ceux qui vous ont injurié ; rester fidèle à un camarade et partager avec lui sa dernière croûte de pain ; se montrer chevaleresque envers les honnêtes femmes, généreux et hospitalier, et enfin mourir imperturbable, tels sont les articles de son Credo, et je suppose qu’ils sont acceptés par les hommes de sa trempe. Il a une haine amère pour Evans, qui la lui rend, ayant eu à supporter de sa part bien des provocations, quand il est dans ses accès de violence et de brutalité, et qui d’ailleurs est très-jaloux de la fascination que les manières et la conversation du desperado exercent sur les étrangers qui montent ici.

Au retour, la vue était plus belle que jamais ; le ravin était dans l’ombre, le Parc s’étendait sous les rayons d’un soleil intense, et tous les canyons majestueux qui y descendent étaient baignés dans des profondeurs d’un bleu infini ; au-dessus, les pics de perle, splendides de formes, étincelants de pureté, coupaient le bleu turquoise du ciel. Comment pourrai-je jamais quitter ce pays si lointain ? Comment puis-je le quitter ? est plutôt la question. Nous suivons le principe : « Mangeons et buvons, car demain nous ne serons plus », et les provisions diminuent. Nos deux repas ne constituent pas une solution économique, car nous mangeons davantage que lorsque nous en faisions trois. Afin qu’aujourd’hui ressemble autant que possible à un dimanche, nous avons fait beaucoup de musique sacrée. La douce mélancolie de cette solitude d’hiver est très-fascinante. Comme les feux ambrés des froides aurores sont magnifiques ; avec quelle splendeur les nuages cramoisis descendent à la nuit sur le sommet des montagnes, et se réfléchissent sur la surface immaculée de la neige ! La porte de cette chambre donne droit au nord, et pendant que j’écris l’étoile polaire scintille, tandis que le froid croissant de la lune se suspend au-dessus du pic de Long.

Estes-Park, Colorado, novembre.

Nous avons perdu la notion du temps, et convenons seulement que la date est quelque part vers la fin de novembre. Notre vie est devenue sereine, et notre association singulière et forcée très-agréable. N’étaient la courtoisie constante et les égards que me témoignent les jeunes gens, nous vivons ensemble comme trois hommes. Notre travail est réglé comme une horloge ; il ne s’élève de difficultés que lorsque mes compagnons n’aiment point à me laisser faire quelque chose qu’ils trouvent fatigant ou peu convenable, comme de seller un cheval ou d’apporter l’eau. Les jours passent avec rapidité ; aujourd’hui, il était trois heures et demie, et je croyais qu’il n’était pas encore une heure. Cette vie est calme et sans ennuis. Les hommes sont si faciles à vivre ! jamais ils ne font d’embarras, ne grognent point, ne gémissent pas, ne font pas un tourment de tout. Cela vous amuserait d’entrer dans notre misérable petite cuisine avant le déjeuner si honteusement en retard, et de trouver Kavan faisant cuire la venaison sur le fourneau ; moi, lavant la vaisselle du souper, et Buchan l’essuyant ; ou bien les deux hommes occupés à faire la cuisine, tandis que je balaye le parquet. La nourriture est un grand sujet d’intérêt pour nous qui sommes affamés, depuis que nous ne faisons que deux repas par jour. Vers le coucher du soleil, chacun s’en va faire sa corvée. Buchan fend le bois, Kavan tire l’eau, moi je lave les pots à lait et conduis les chevaux à l’abreuvoir. Samedi, mes compagnons ont tué un daim qu’ils sont allés chercher aujourd’hui, mais ils n’ont plus trouvé que les jambes de derrière ; en suivant une piste qu’ils croyaient devoir les conduire à l′antre de quelque bête sauvage, ils sont tombés sur un grand lion de montagne, qui s’est sauvé avant qu’ils fussent suffisamment revenus de leur surprise pour tirer sur lui. Ces lions, qui ne sont, en réalité, qu’une espèce de puma, sont aussi sanguinaires que lâches. Dernièrement, l’un d’eux est entré dans un parc à moutons du canyon de la Saint-Vrain ; il a égorgé trente de ces malheureux animaux et a sucé leur sang.

Novembre ?

Journée de petits événements et de beaucoup de travail. J’avais tant à faire, que de dix heures et demie à une heure et demie je ne me suis point assise une seule fois. J’ai lavé le peu de linge que je possède, et quoique je ne le repasse jamais, j’aime qu’il soit aussi blanc que la neige. Je l’avais donc étendu sur une corde, lorsque des rafales furieuses, contre lesquelles je ne pouvais lutter, descendirent du pic de Long, et quand je sortis, le vent avait mis mon linge en lambeaux, il était littéralement perdu ! On apprend ici combien il faut peu de chose pour le bien-être ou le bonheur. J’ai fait un gâteau au gingembre de quatre livres, cuit le pain, raccommodé mon costume de cheval, fait un nettoyage général, écrit quelques lettres dans l’espoir qu’elles seront un jour mises à la poste, fait enfin une promenade magnifique, et je suis rentrée à la cabin dans cette splendeur mélancolique qui, maintenant, précède immédiatement l’obscurité. Nous étions tous très-occupés à préparer notre souper, quand les chiens se sont mis à aboyer avec fureur, et nous avons entendu des pas de chevaux. « Voilà enfin Evans !  !  ! » nous sommes-nous écriés, mais nous nous trompions. M. Kavan sortit, puis revint nous apprendre que c’était un jeune homme qui était monté avec l’attelage et le chariot d’Evans, et que le chariot avait versé dans un ravin, à sept milles de la maison. Kavan avait l’air très-grave. « C’est une bouche à nourrir », dit-il. Mes camarades ne firent point de questions et amenèrent le nouveau venu, garçon de vingt ans, bavard, à l’air assuré, dont la santé s’était altérée dans un collége de théologie. Evans l’envoyait travailler ici pour payer sa pension. Les hommes étaient trop polis pour s’enquérir de ce qu’il venait faire chez nous, mais je lui demandai hardiment où il habitait, et à notre effroi il répondit : « Je viens vivre ici. » Il a donc fallu décider ce que nous en ferions. Nous avons discuté sérieusement la question nourriture, qui présentait une difficulté réelle, et avons logé ce garçon dans un cabinet ouvrant sur la cuisine et où il y a un lit. Nous sommes convenus de voir ce dont il est capable avant de lui donner du travail. Son arrivée ici nous surprend beaucoup. Il paraît arrogant et borné.

Nous avons décidé qu’aujourd’hui est le 26 novembre ! Demain est donc le jour d’actions de grâces, et nous projetons une fête, quoique Kavan m’ait encore dit ce matin, d’un air piteux : « Vous le voyez, c’est une bouche à nourrir. » Le jeune homme qualifié de « bouche » est venu essayer de la panacée du travail manuel, mais il a été élevé à la ville, et je crois qu’il ne travaillera pas. Il fait des vers, et aujourd’hui, tandis que j’étais occupée, il s’est mis à me les lire à haute voix pour avoir mon opinion. Il est à l’âge où tout ce qui est littéraire exerce une fascination, où tout homme de lettres est un héros, surtout le docteur Holland.

La nuit dernière a été effroyable. La tempête soulevait la cabin et la boue du toit se brisait. Le vent nous chassait un gravier fin au visage, et j’ai ce matin enlevé de ma chambre quatre pelletées de terre. Après le déjeuner, Kavan, M. Lyman et moi, avec les deux chevaux du chariot, avons fait, dans un véritable coup de vent, une route de sept milles vers le lieu du désastre d’hier. J’étais comme une servante qui a un jour de sortie, me dépêchant de finir ma vaisselle et laissant ma chambre en désordre. Le chariot gisait à mi-hauteur du flanc d’un ravin, et, retenu par des arbres, il n’avait point été détruit. Il faisait trop froid pour rester là tandis que les hommes le halaient, de sorte que je revins lentement et rencontrai M. Nugent d’humeur très-amère. Il avait presque un « mauvais accès », détestant tout le monde, comparant sa propre générosité et sa bonté sans calcul à l’égoïsme et aux bontés soigneusement calculées des autres. On lui rend cette justice « qu’il a le meilleur cœur que l’on connaisse ». Dernièrement, un enfant est tombé malade dans l’autre cabin, et quoiqu’il y eût là des hommes oisifs et des chevaux, il n’y eut que le desperado pour faire à cheval soixante milles, en moins de temps que personne ne les avait jamais faits, et pour ramener le médecin. Pendant que nous causions, il s’était assis sur une pierre en dehors de son antre, et raccommodait une selle ; autour de lui, des peaux, des ossements et des crânes étaient épars. Ring le veillait avec une affection jalouse et idolâtre ; le vent soulevait ses boucles autour de sa tête, et jamais on n’en modela de plus belle. C’était un homme fini, et cependant le soleil, qui brille également « sur le bien et sur le mal », éclairait l’or de ses cheveux. Puisse notre Père qui est au ciel faire miséricorde à son enfant réprouvé !

M. Kavan m’a bientôt rejointe. Nous avons fait une course excitante de deux milles, et sommes rentrés juste avant que le vent commençât à diminuer et la neige à tomber.

Jour d’actions de grâces. — Ce que nous redoutions est arrivé : une tempête de neige, avec un vent de nord-est. Elle a cessé vers minuit, mais pas avant que mon lit ne fût complètement recouvert de neige. Le mercure est descendu au-dessous de zéro, et tout a gelé. J’ai mis un pot d’eau à fondre près du feu, afin de pouvoir me laver, mais elle était de nouveau gelée avant que j’aie pu m’en servir. Hier, mes cheveux qui avaient été complètement mouillés par la neige fondue, sont tout gelés par tresses. Le lait et la mélasse sont comme de la pierre ; il a fallu mettre les œufs à l’endroit le moins chaud du fourneau pour les conserver liquides. Deux veaux sont morts glacés dans le hangar. La moitié du parquet est sous la neige, et il fait si froid que nous ne pouvons ouvrir la porte pour la balayer. Ce matin, à huit heures, la neige a recommencé à tomber par flocons fins et pressés, pénétrant par les fentes, recouvrant cette lettre tandis que j’écris. Kavan tient ma bouteille d’encre près du feu, et me la tend chaque fois que j’ai besoin d’y tremper ma plume. Nous avons fait un feu énorme, mais nous ne pouvons élever la température au-dessus de 20°. Depuis mon retour, le lac a toujours été assez fortement gelé pour supporter un chariot, et aujourd’hui il est difficile, en se servant constamment de la hache, de conserver le trou par lequel nous puisons l’eau. La neige peut fondre ou nous bloquer. Nous n’avons d’inquiétudes qu’au sujet des provisions. Le thé et le café iront jusqu’à après-demain ; le sucre vient de finir, et la farine baisse. C’est vraiment grave d’avoir une bouche nouvelle à nourrir ! Or, le nouveau venu est un être vorace, qui, à lui tout seul, mange plus que nous trois réunis. Cela m’épouvante de voir ses yeux affamés mesurer les aliments du déjeuner, et aussi de voir le pain disparaître. Il m’a dit ce matin qu’il pourrait dévorer tout ce qu’il y a sur la table. Il est fou de nourriture, et je vois que Kavan se prive pour faire durer les provisions. Buchan, qui est loin de se bien porter, redoute la perspective de la demi-ration. Tout ceci semble risible, mais nous ne rirons pas s’il faut regarder la faim en face ! Ce soir, les nuages de neige qui avaient caché tous les objets s’élèvent, et le paysage d’hiver est merveilleux. Le mercure est à 5° — 0 ; l’aurore est splendide. Dans ma chambre, le thermomètre marque 1º — 0. M. Buchan respire difficilement ; la sécheresse est intense. Nous avons passé l’après-midi à faire le dîner d’actions de grâces. J’ai fait un pudding merveilleux, pour lequel j’avais mis de côté, depuis plusieurs jours, des œufs et de la crème ; des cerises séchées dont j’avais enlevé les noyaux remplaçaient les raisins, et un bol de crème cuite que les hommes ont trouvée délicieuse tenait lieu de sauce. J’avais, en plus, confectionné un pudding à la mélasse ; ajoutez à cela des tranches de venaison et des pommes de terre, mais nous avons été obligés d’employer, pour notre thé, les feuilles qui avaient déjà servi le matin. Je crois que peu de personnes, en Amérique, auront autant que nous joui de leur dîner d’actions de grâces. Nous avions demandé à M. Nugent de se joindre à nous, mais, et nous le regrettions, il avait refusé d’une manière presque brutale. Le gâteau de quatre livres que j’avais fait hier a disparu ; le malheureux nouveau venu confesse qu’il avait si grand’faim pendant la nuit, qu’il s’est levé et en a mangé à peu près la moitié. Il essaye de me cajoler pour que j’en fasse un autre.

29 novembre

Avant l’arrivée du jeune homme, j’avais pris du vieux poivre de Cayenne pour du gingembre, et j’avais fait un gâteau. Hier soir, j’en ai mis la moitié dans le buffet, dont j’ai laissé la porte ouverte. Pendant la nuit, nous avons entendu du bruit dans la cuisine, puis tousser, suffoquer, geindre, et au déjeuner ce garçon ne pouvait avaler la nourriture avec sa vivacité habituelle. Après le repas, il est venu me trouver en pleurnichant, pour me demander quelque chose d’adoucissant pour sa gorge, convenant qu’il avait vu le « gâteau au gingembre », et qu’il avait eu tellement faim pendant la nuit, qu’il s’était relevé pour le manger. J’ai essayé de lui faire sentir qu’il était vraiment honteux de tant manger et de se rendre si peu utile ; il répondit qu’il ferait tout pour m’aider, mais que les autres étaient si durs pour lui ! Je n’avais jamais vu auparavant d’hommes aussi patients avec un jeune garçon. Il est très-ennuyeux pour nous de l’avoir en plus, et cependant nous ne pouvons nous empêcher de rire de lui. Il n’est pas honnête d’ailleurs ; je n’ose laisser cette lettre sur la table, car il la lirait. Il écrit, du moins il le dit, dans deux Revues périodiques de l’Ouest, et nous fait voir de longs fragments de ses poésies qui ont été publiées. Dans l’une (comme me l’a montré Kavan), il y a vingt lignes copiées littéralement dans le Paradis perdu ; dans une autre, se trouvent deux stances de Résignation, où il a seulement mis perdu » au lieu de « mort » ; et il a fait passer comme de lui tout le Meeting-Place de Bonar. Il m’a aussi prêté un essai intitulé La fonction du romancier, qui n’est qu’une mosaïque de citations non avouées par lui. Les hommes m’ont raconté qu’il s’est vanté d’avoir, lorsqu’il s’est arrêté chez M. Nugent en venant ici, découvert où ce dernier cache sa clef, ouvert sa boîte et lu ses lettres et ses manuscrits. Avec sa suffisance et son ignorance, c’est une véritable peste. Le jour qui a suivi son arrivée, alors que je lavais la vaisselle du déjeuner, il me dit qu’il avait l’intention de faire toute la besogne malpropre, de sorte que je laissai dans le baquet les couteaux et les fourchettes, et lui demandai de les essuyer et les serrer. Deux heures après, il n’y avait pas touché. Les hommes allèrent à la chasse, et il déclara qu’il allait fendre du bois, afin que nous en ayons pour plusieurs jours ; après quelques coups qui ne réussirent qu’à enlever des copeaux, il revint tapoter sur l’harmonium, me laissant sans combustible pour faire le souper. Il parlait de son habileté à jeter le lasso, et ne put même pas attraper l’un des chevaux les plus paisibles ; bien pis, il ne reconnaît pas une vache d’une autre. Il y a deux jours, il a perdu notre vache laitière en la ramenant pour la traire, et M. Kavan a perdu deux heures d’un temps précieux à la chercher sans succès. Aujourd’hui, il nous a annoncé triomphalement qu’il l’avait retrouvée, et est allé la traire ; longtemps après, il est revenu d’un air lamentable, avec quelques gouttes d’un liquide blanchâtre au fond du seau, disant que c’était tout ce qu’il avait pu avoir. M. Kavan est allé voir, et au lieu de notre vache bringe, en a trouvé une tachetée, sèche depuis le printemps. La nôtre est allée rejoindre le bétail sauvage, et nous regardons Lyman d’un air farouche, lorsqu’il nous dit qu’il s’attendait à vivre de lait. Je l’ai prié de remplir la grande bouilloire, et une heure après elle était rouge sur le fourneau. Rien n’est en sûreté, sinon dans ma chambre. Il a pris sur la planche deux livres de cerises séchées, les a mangées, et dévoré aussi la moitié de mon second pain aux épices qui pesait quatre livres ; pendant la nuit, il a lapé ma sauce à la crème, et dévoré secrètement le pudding destiné au souper. Il avoue tout et dit : « Je crois que vous me trouvez insupportable. » M. Kavan raconte que, ce matin, ses premières paroles ont été : « Miss Bird va-t-elle faire un bon pudding aujourd’hui ? » Il n’y a point grand mal à tout cela, mais ses plagiats et son manque d’honnêteté sont dégoûtants et peu en rapport avec sa profession d’étudiant en théologie. Cette vie ressemble, par certains côtés, à celle que l’on mène à bord ; il n’y a pas de courrier, et l’on ne sait rien de ce qui se passe au delà de son petit monde, très-petit dans notre cas. Chacun de nous est loyal, nous avons appris à nous estimer mutuellement et à avoir confiance les uns dans les autres. Je puis, par exemple, sortir de cette chambre en laissant mon cahier sur la table, certaine que mes compagnons ne liront pas ma lettre. Ils sont discrets, réservés, attentifs et instruits, mais d’un type qui n’existe pas chez nous. Dans ce pays-ci, toutes les femmes travaillent, de sorte que l’on trouve ce que je fais tout naturel, et que l’on ne me dit pas : « Oh ! ne faites pas cela ; oh ! laissez-moi faire ceci. »

30 novembre.

Hier soir, nous sommes restés debout jusqu’à onze heures, tant nous étions convaincus qu’Edwards aurait quitté Denver le lendemain des actions de grâces pour venir ici. Ce matin, nous avons pris la résolution de nous séparer. Il n’y a plus ni thé, ni sucre, ni café ; la venaison se gâte, et les hommes n’ont plus qu’un mois pour la chasse, de laquelle dépendent leurs moyens d’existence pendant l’hiver. Je ne puis quitter le territoire avant de m’être procuré de l’argent, mais je puis aller à Longmount chercher le courrier, et savoir si la panique diminue. Hier, je suis restée seule pendant toute la journée, et après une course à cheval au pied du pic de Long, j’ai fait pour le dîner, n’ayant pas autre chose, deux puddings roly-poly. Cependant, les hommes sont rentrés chargés de truites, et nous avons eu un véritable festin. Épicure nous aurait enviés. M. Kavan remplissait la poêle à frire d’une quantité suffisante de beurre pour recouvrir complétement les truites, les roulait dans une farine grossière, les plongeait dans le beurre bouillant, les retournait une fois, puis les retirait parfaitement cuites, sifflantes et couleur de citron. Le jeune Lyman était content, car le plat était rempli aussitôt que vidé. Il y avait quarante livres de truites qu’on a mises dans la glace, jusqu’à ce qu’on puisse les envoyer vendre à Denver. La pêche est très-fructueuse pendant l’hiver. Par les froids les plus durs, ceux qui ne pêchent point pour leur plaisir, mais pour gagner de l’argent, emportent leurs couvertures de campement et leur hache, et montent aux eaux glacées qui se trouvent autour du Parc, à cinquante endroits ; ils choisissent une place convenable, un peu à l’abri du vent, taillent un trou dans la glace et, attachant la ligne à un peuplier du Canada, amorcent l’hameçon avec des vers blancs ou de la viande fraiche, facile à trouver. Souvent on prend des truites dès que l’hameçon est amorcé, et lorsqu’on regarde dans le trou de glace en suivant la direction d’un rayon de soleil, on voit une masse de queues, de nageoires d’argent, d’yeux brillants et de taches cramoisies ; tout un banc de poissons. Ces bêtes tachées de rouge sont belles à voir étendues au soleil, sur la glace bleue. Parfois, après un seul jour de pêche, deux hommes rapportent, en hiver, soixante livres de truites, mais c’est un exercice froid et silencieux. Comme une cuisinière anglaise dédaignerait les tristes ustensiles avec lesquels nous faisons nos friandises ! Nous n’avons qu’un fourneau qui demande à être constamment entretenu avec du bois ; une bouilloire, une poêle, une casserole, et une bouteille en guise de rouleau. Il a fait extrêmement froid, mais je ne souffre pas, même avec mes vêtements insuffisants. Dans mon lit, je mets un morceau de granit très-chaud ; je tire les couvertures par-dessus ma tête et je dors pendant huit heures, quoique souvent recouverte par la neige. Hier, un ouragan a commencé à cinq heures du matin, et le Parc tout entier n’était qu’un tourbillon de neige piquante comme de la fumée de bois. Mon lit et ma chambre étaient blancs, et le froid si terrible, que l’eau chaude que j’apportais de la cuisine dans une bouilloire gelait à mesure que je la versais dans ma cuvette. Puis, la neige a cessé, et un vent impétueux en a chassé la plus grande partie, soulevant celle des montagnes en nuages si épais, que le pic de Long ressemblait à un volcan qui fume. Aujourd’hui, le ciel a repris son bleu délicieux, et le Parc sa beauté sans rivale. J’ai lavé toutes les fenêtres. Depuis mon arrivée, je croyais que les vitres étaient en verre dépoli, tant elles étaient sales et opaques, de sorte que lorsque les hommes sont revenus de la pêche, ils ont trouvé comme un monde joyeux et nouveau. Dimanche, nous avons fait beaucoup de musique sacrée. M. Buchan m’a demandé si je connaissais un air appelé : America, et a attaqué la grande invocation de notre hymne national, aux paroles :

Ô ma patrie, c’est à toi,
Doux pays de la liberté, etc.

1er décembre.

Je devais partir aujourd’hui pour Canyon, mais j’ai été réveillée par une neige qui, piquant comme des pointes d’aiguille, me frappait les mains. Nous nous sommes tous levés de bonne heure, mais le temps ne s’est amélioré que vers midi. Dans la journée, je suis allée avec Lyman chez M. Nugent, auquel je voulais faire lire et corriger la lettre que je vous ai écrite, racontant notre ascension au pic de Long ; mais il me répondit qu’il ne le pouvait pas, et insista pour nous faire entrer. Lyman en avait plus envie que moi, car M. Kavan avait vu Jim le matin, et s’était départi de sa réserve habituelle jusqu’à dire : « Il y a quelque chose de mauvais chez cet homme ; il se tuera ou tuera quelqu’un. » Le mauvais accès avait cependant disparu, et il fut si aimable, si courtois, que nous sommes restés pendant toute l’après-midi. La seule pensée de Lyman était qu’il pourrait faire bruit de cette entrevue, et envoyer à quelque journal de l’Ouest une description du célèbre desperado. L’intérieur du repaire était effrayant, et cependant les objets noirs et hideux qui entouraient Jim ne faisaient que mieux ressortir l’élégance de ses manières et le charme de sa conversation. Je lus tout haut ma lettre, c’est-à-dire le récit de « l’ascension du pic de Long » que j’ai écrite pour l′ Out West, et le goût et la finesse de ses critiques m’intéressèrent sincèrement. C’est un véritable enfant de la nature ; ses yeux brillaient, son visage s’illumina, et enfin des larmes coulèrent sur ses joues, à la description du splendide coucher de soleil. Il nous fit entendre à son tour un article excellent qu’il est en train d’écrire sur le spiritualisme. L′antre était rempli de fumée et très-sombre, jonché de foin, de vieilles couvertures, de peaux de bêtes, d’os, de pots, de morceaux de bois, de poires à poudre, de revues, de vieux livres, de mocassins usés, de fers à cheval et de débris de toutes espèces. Il n’avait point à me donner d’autre siège qu’un tronc d’arbre, mais il me l’offrit avec autant de grâce que si c’eût été un fauteuil somptueux. Au mur étaient suspendus deux fusils de prix, un revolver de Sharp, l’écharpe et les insignes d’éclaireur. Je ne pouvais m’empêcher de regarder Jim tandis qu’il me parlait. Parfois l’ivresse le rend furieux, il jure d’une façon effroyable et son humeur est violente ; il a mené une vie de désespéré, et, de temps à autre, est sans doute encore un vrai bandit ; il n’y a guère de foyer au Colorado où l’on ne raconte les effroyables histoires de ses combats indiens ; lorsque les enfants sont méchants, les mères leur font peur, en disant que « Mountain Jim » va les prendre. Ses fautes sont manifestes, et cependant il est incontestablement séduisant et jouit d’une popularité ou d’une notoriété que personne ne possède. Il m’a offert de me servir de guide jusqu’aux plaines lorsque je partirai. Lyman m’a demandé si je n’avais pas peur d’être assassinée ; mais j’ai souvent entendu dire qu’on ne peut être plus en sûreté qu’avec Jim.

La rigueur de la température était vraiment excessive ; j’avais pris froid le matin, en mettant mes vêtements avant qu’ils fussent secs, aussi la chaleur du repaire enfumé était-elle fort agréable. Mais à la nuit, le retour fut effroyable ; le vent nous soulevait presque de dessus nos chevaux, chassait une neige fine qui nous aveuglait, et le mercure était descendu au-dessous de zéro. Je croyais que j’allais être obligée de garder le lit avec un rhume violent, mais les hommes m’indiquèrent un remède de trappeur (un grand verre d’eau chaude avec une poignée de poivre de Cayenne) qui me guérit promptement. Mes compagnons disent aimablement que si la neige me retient ici, ils resteront avec moi. Ils m’ont avoué qu’ils avaient été épouvantés en me voyant arriver, craignant de ne pouvoir me recevoir assez bien et que je n’eusse jamais été habituée à faire quelque chose moi-même. Nous nous sommes alors adressé des compliments à tour de rôle. Demain, si le temps le permet, je pars pour un voyage de cent milles, et ma prochaine lettre sera la dernière que vous recevrez des montagnes Rocheuses.


LETTRE XVI


Harmonie. — Froid intense. — Un soleil de pourpre. — Une mauvaise plaisanterie. — Voyage périlleux. — Mes paupières gèlent. — Longmount. — La prairie sans sentier. — Les misères de la vie d’émigrant. — Un conseil de trappeur. — La petite Thompson. — Evans et Jim.


Chez le DrHughes. Lower Canyon, Colorado,4 décembre


Me voici de nouveau dans une société élégante et cultivée ; autour de moi, des voix harmonieuses et de chers enfants doux et affectueux, dont les manières attrayantes font de cette cabin un véritable intérieur anglais. Oh ! Angleterre, avec tous tes défauts, je t’aime toujours ! » et je puis dire en toute vérité :

« Partout où je porte mes pas, quels que soient les royaumes aperçus, mon cœur, fidèle à ses promesses, se tourne tendrement vers toi. »

Si ce cœur s’est un peu égaré dans les îles Sandwich, il revient maintenant à son pôle. L’un des avantages des voyages est que, s’ils détruisent beaucoup de préjugés contre les étrangers et leurs coutumes, ils vous apprennent à apprécier davantage tout ce qu’a de bon le foyer et, par-dessus tout, le calme et la pureté de la vie domestique en Angleterre. Ces réflexions sont imposées à mon esprit par les douces voix des enfants qui m’entourent, par les attentions et la tendresse exquises qui sont l’atmosphère (atmosphère de serre chaude, devrais-je dire) de cette maison. Et qui donc pourrait songer à se plaindre d’une telle atmosphère, si, dans cette vie pauvre et dure, près de montagnes glacées et nues, elle peut faire s’épanouir une fleur du paradis, aussi sacrée que celle de l’humaine tendresse ?

Le mercure est à 11° au-dessous de zéro, et je suis obligée de laisser mon encre sur le poêle, pour l’empêcher de geler. Le froid est intense, clair, brillant, stimulant ; si sec que, même dans mon costume de flanelle usé, je n’en souffre pas. Il faut maintenant que je vous raconte des riens qui, pour moi, ont tous de l’intérêt. Mardi, nous nous sommes levés avant le jour, et avons déjeuné à sept heures. Il y avait quelque temps que je n’avais vu l’aurore aux feux couleur d’ambre d’abord, puis d’écarlate, et les pics neigeux rougir l’un après l’autre, et cela me parut être un miracle nouveau. Le vent étant de l’ouest, nous pensions, tous que cela promettait du beau temps. Je ne pris avec moi que peu de bagages des raisins secs, le sac aux dépêches, et une couverture sous ma selle. Je n’étais point encore sortie du Parc au lever du soleil ; c’était splendide ! À une hauteur de 9, 000  pieds, dominant les abîmes pourprés du Mc. Ginn’s Gulch, j’embrassais du regard, à 1, 500  pieds plus bas, et tout ensoleillé, baigné dans une brume rougeâtre, le Parc avec ses pics de perle découpés en aiguilles et encadré par les flancs des montagnes noires de pins. Ô mon unique, splendide et solitaire demeure des montagnes ! Un soleil de pourpre se levait devant moi. Si j’avais su ce qui le revêtait ainsi de cette pourpre, je ne serais certainement pas allée plus loin. Des nuages, des vapeurs matinales, pensai-je, s’élevèrent alors teintés de rose, laissant voir le disque du soleil aussi rouge que l’un des bocaux d’une devanture de pharmacien ; à peine avait-on pu entrevoir leur roi, qu’ils redescendirent en brume épaisse. Le vent changea, et le brouillard commença à geler ferme ; Birdie et moi ne fûmes bientôt qu’une masse de glaçons minces ; c’était un vrai brouillard de l’est. Je galopai espérant en sortir, incapable de voir à un yard devant moi, mais il s’épaississait, et je fus obligée d’aller au petit trot.

J’étais à environ quatre milles de la cabin, lorsqu’une figure humaine, gigantesque comme le spectre du Brocken, avec de longs cheveux blancs comme la neige, parut à mes côtés. Au même instant, la lueur d’un coup de pistolet passa près de mon oreille, et je reconnus Mountain Jim. Il était gelé de la tête aux pieds, et avec ses cheveux de neige, il avait l’air d’avoir un siècle. C’était certainement une mauvaise plaisanterie de desperado, et il fallait l’accepter comme telle, quoique j’eusse sujet d’être mécontente. Il se mit à tempêter et à gronder ; m’arracha de dessus mon cheval, car le froid m’avait engourdi les pieds et les mains ; prit la bride, et s’éloigna d’une allure si rapide, que je fus obligée de courir pour ne pas le perdre de vue dans l’obscurité, car nous étions loin de la route, dans un fourré de broussailles qui avaient l’air de coraux blancs. Je ne savais où nous étions, quand nous sommes arrivés tout d’un coup près de sa cabin et du cher vieux Ring, blanc comme tout le reste. Le bandit insista pour me faire entrer, me fit un bon feu, du café, tout en ne décolérant pas. Il me dit tout au monde pour m’empêcher de continuer ma route, excepte que c’était dangereux. Tout ce qu’il m’avait dit est arrivé, et je suis ici à l’abri ! — Le désir d’avoir vos lettres l’emportant, je me décidai à repartir. Il s’écria alors : « J’ai vu bien des gens insensés, mais jamais personne qui le fût autant que vous. Vous n’avez pas un grain de bon sens : moi qui suis un vieux montagnard, je ne voudrais pas descendre aux plaines aujourd’hui. » Je lui répondis qu’il ne le pouvait pas, bien qu’il en eût très-grande envie, attendu que tous ses chevaux étaient détachés. Là-dessus, il se mit à rire de bon cœur, et plus encore quand je lui racontai les histoires de Lyman ; de sorte que je me demande si beaucoup des sombres accès que j’ai vus dernièrement n’étaient pas feints.

Il me reconduisit au chemin, et l’entrevue, qui avait commencé par un coup de pistolet, finit très-agréablement. C’était un voyage étrange, inoubliable, quoique sans danger. Je ne reconnaissais rien. Chaque arbre était argenté, et les touffes d’aiguilles des sapins semblaient être des chrysanthèmes blancs. Dans les ravins, il y avait un pied de neige, dont la surface dure et unie portait les marques de pattes d’oiseaux et de bêtes innombrables. Des ponts de neige s’étaient formés au-dessus de toutes les rivières, que je traversai sans m’en apercevoir. Les ravins avaient l’air d’abîmes sans fond d’où sortaient des nuages, et les sommets hérissés des montagnes, entrevus un instant à travers les tourbillons, disparurent rapidement. Tout semblait immense et sans limites. C’est alors qu’une forme énorme, semblable à l’une des illustrations fantastiques de Doré, s’avança vers moi, dans une éclaircie momentanée du brouillard, avec un grand souffle d’ailes. Tandis qu’elle passait au-dessus et tout près de ma tête, avec un bruissement étrange, je vis pour la première fois le grand aigle des montagnes portant un animal dans ses serres. C’était une belle apparition. J’eus à franchir ensuite dix milles de gouffres métamorphosés : silencieux, effroyables ; beaucoup de ponts de glace ; puis, une bruine glacée se mit à tomber, et le vent tourna de l’est au nord-est. Birdie était couverte de ravissants glaçons ; sa longue crinière et les beaux crins qui lui couvrent le poitrail étaient d’un blanc pur. Je m’aperçus qu’il ne fallait pas traverser les montagnes à cet endroit par un chemin inconnu, et je pris la vieille route de la Saint-Vrain, où je n’avais jamais passé auparavant, mais que je savais être mieux tracée que la nouvelle. Le brouillard devenait plus épais et plus sombre, il faisait plus froid, et la violence du vent augmentait ; les monceaux de neige s’épaississaient, mais Birdie, qui m’avait portée pendant six cents milles avec tant de perspicacité et qui montre sa valeur dans toutes les difficultés, ne fléchit point, ne fit pas un faux pas et ne me donna pas de regretter d’être partie. J’arrivai bien à temps au canyon de la Saint-Vrain, et m’arrêtai dans une maison, à treize milles de Longmount, pour demander de l’avoine. J’étais blanche de la tête aux pieds, et mes vêtements étaient raidis par la glace. Les femmes m’ont fait l’invitation habituelle « Mettez vos pieds dans le four. » Mes vêtements furent dégelés, séchés, et je fis un repas délicieux, consistant en un bol de crème avec du pain. On me dit que, l’ouragan venant de l’est, le temps serait pire encore dans les plaines, mais que, puisque j’avais une si grande habitude du cheval, je pouvais continuer. Je partis donc à deux heures et demie. Je rencontrai Edwards à une petite distance ; il montait enfin à Estes-Park. Peu après, la tempête de neige commença sérieusement, ou plutôt je pénétrai dans celle qui, depuis plusieurs heures, soufflait à cet endroit. Cependant, j’avais atteint la prairie, je n’étais qu’à huit milles de Longmount et poussai en avant. C’était tout bonnement effrayant. La neige tombait si épaisse, qu’il n’y avait qu’un demi-jour ; un vent d’est furieux, chargé de glaçons durs et menus, me frappait au visage, le faisant littéralement saigner, et, de tous côtés, je ne pouvais voir qu’à une très-courte distance. Les amas de neige avaient souvent une profondeur de deux pieds, et je ne pouvais que de temps à autre jeter un regard à travers le tourbillon, pour m’assurer si j’étais dans le chemin que m’indiquait l’absence, au-dessus de la neige, des tournesols desséchés. Mais en atteignant un lieu sauvage, je perdis ma route et continuai au petit galop, comptant sur la sagacité du pony. Cette fois, elle lui fit défaut, car il me conduisit sur un lac dont la glace se brisa, et nous tombâmes dans l’eau, à cent yards de la terre. Il fut affreusement difficile de revenir. Cela devint pire encore. Je m’étais enveloppé le visage, mais la neige dure et piquante me frappait les yeux (seule partie exposée), les remplissait de larmes qui gelèrent et me fermèrent subitement les paupières. Vous ne pouvez imaginer ce que c’était ! J’avais enlevé un de mes gants pour m’ouvrir un œil, car la tempête battait contre l’autre avec tant de fureur, que je le laissai geler et tirai dessus le double morceau de flanelle qui me protégeait la figure. C’est à peine si je pouvais tenir ma paupière ouverte en enlevant constamment la glace avec mes doigts engourdis, et pendant ce temps le revers de ma main gela légèrement. C’était vraiment effroyable. Je me disais souvent : « Supposons que j’aille au sud au lieu d’aller à l’est ? Supposons que Birdie faiblisse ? qu’il fasse tout à fait nuit ? » — J’étais assez montagnarde pour secouer ces frayeurs et garder mon courage, mais je savais que beaucoup de malheureux avaient péri dans la prairie par des tempêtes pareilles. Je calculai que si, dans une demi-heure, je n’avais pas atteint Longmount, il ferait complétement nuit, et que je serais si gelée ou paralysée par le froid, que je finirais par tomber. Moins d’un quart d’heure après m’être demandé combien de temps je pouvais tenir encore, je vis près de moi, à ma grande surprise, à demi-cachées dans la neige, les maisons éparses et les lumières bénies de Longmount ; sa grande route silencieuse, triste et sans vie, était la bienvenue. Lorsque j’arrivai à l’hôtel, j’étais si engourdie que je ne pouvais descendre ; le digne hôte me prit et me porta dans la maison. N’attendant pas de voyageurs, ils n’avaient fait de feu que dans le bar-room, de sorte qu’ils me mirent près du poêle dans leur propre chambre, me firent boire chaud et me donnèrent une quantité de couvertures ; au bout d’une demi-heure, j’étais tout à fait remise et prête à faire un repas féroce. Au moment où j’arrivai, l’hôte disait à sa femme : « S’il y a cette nuit un voyageur dans les plaines, que Dieu vienne à son secours ! »

Je trouvai là Evans retenu par la tempête. Mes affaires d’argent étaient réglées à son honneur, dans ce moment difficile. Après le sommeil profond et rafraîchissant dont on dort dans ce splendide climat, j’étais prête à partir de bonne heure ; mais, avertie par l’expérience d’hier, j’ai attendu jusqu’à midi, afin d’être sûre du temps. L’air était d’une clarté intense, et le mercure marquait 17° au-dessous de zéro ! La neige étincelait et craquait sous les pieds ; c’était superbe ! Dans ce pays, si l’on ne sort que pour peu de temps, on ne sent pas le froid, même sans chapeau et sans vêtements de surcroît. J’achetai cependant un cardigan et des chaussettes très-épaisses, et me procurai de solides raquettes pour les pieds de derrière de Birdie. Je causai agréablement avec quelques amis anglais, fis des commissions pour les hommes du Parc, et je me demandais si je n’attendrais pas qu’un convoi de marchandises eût frayé la route ; mais, définitivement encouragée par les bonnes nouvelles que j’avais reçues de vous, je quittai Longmount seule et pour la dernière fois.

Alors que j’y arrivais par une journée brûlante, avec M. et Mr Hughes, je ne pensais guère aux splendeurs qui m’attendaient et au bon temps que j’allais passer. Maintenant, j’y suis chez moi ; tout le monde ici, et le long du canyon de Saint-Vrain, m’appelle amicalement par mon nom ; les journaux, avec leurs insupportables personnalités, ont rendu mes exploits d’écuyère et moi-même si célèbres, que les voyageurs me parlent poliment lorsqu’ils me rencontrent dans la prairie, désirant sans doute voir quelle sorte de monstre je suis. Excepté ce coup de pistolet insensé, je n’ai trouvé partout que politesse de manières et de langage. Il faisait un temps d’une beauté glaciale ; le ciel était d’un bleu vif si brillant, la neige si épaisse et si unie, qu’après quelques milles je laissai la route et, me dirigeant vers le Storm-Peak, je fis soixante milles dans la prairie, sans chemin tracé, sans voir âme qui vive, solitude effroyable, même par un soleil brillant. Le froid, toujours très-grand, devint atroce. La partie de ma main gelée la veille le fut encore davantage, lorsque je l’exposai à l’air pour raccommoder mon étrier ; quand le soleil disparut derrière la montagne dans une indescriptible beauté et alors que le ciel se colorait d’un tumulte de nuances, je mis pied à terre, marchai pendant les quatre derniers milles, et j’entrai furtivement ici, aux lueurs d’un crépuscule coloré, sans que personne m’eût vue.

L’existence dont je vous ai parlé précédemment n’est guère moins sévère aujourd’hui, bien qu’elle soit allégée par l’espoir d’un changement, et la rigueur du temps amène des difficultés spéciales. Il a fallu mettre le poêle dans le parloir ; les enfants ne peuvent sortir, et quelque bons et charmants qu’ils soient, il est dur pour eux d’être enfermés toute la journée avec quatre grandes personnes. Il est plus pénible que vous ne pouvez le penser, pour une femme d’une santé précaire, d’être obligée, avant chaque repas, de faire dégeler les œufs, le beurre, le lait, les conserves et les pickles. À moins de les laisser sur le poêle, il n’y a pas dans la chambre d’endroit où ils ne gèlent. Ces Foot-Hills sont dépourvues d’intérêt. Je soupire après les vents impétueux, les pics amoncelés, les grands pins, les bruits sauvages de la nuit ; après la poésie et la prose de la vie joyeuse et libre de mon aire sans rivale. Je ne puis croire que la rivière glacée, près de cette maison, soit la même qui étincelle dans Estes-Park, la même que j’ai vue prendre naissance dans les neiges, sur le pic de Long.

Estes-Park, 7 décembre.

Hier matin le mercure a disparu, de sorte qu’il y avait au moins 20° au-dessous de zéro. Le froid m’a empêchée de dormir pendant toute la nuit, mais l’effet du climat est si merveilleux, que lorsque je me suis levée à cinq heures et demie, afin de réveiller la maison pour mon départ matinal, j’étais tout à fait reposée. Nous avons déjeuné avec du buffalo, et je suis partie à huit heures pour faire quarante-cinq milles avant la nuit. Le docteur Hughes et un gentleman qui se trouvait là m’accompagnèrent pendant les quinze premiers milles. Cette course en compagnie d’autres cavaliers, dans un air enivrant, avec un soleil indescriptible, m’a fait plaisir. La neige fine s’échappait en poussière sous les pieds des chevaux. Je fus bien vite réchauffée. Nous nous sommes arrêtés pour manger au rancho d’un vieux trappeur qui m’amusa, car il semblait croire qu’Estes-Park était presque inaccessible en hiver. La distance, suivant lui, était plus considérable qu’on ne me l’avait dit ; et il ajoutait que je ne pouvais arriver avant onze heures du soir, et que je n’arriverais pas du tout s’il y avait beaucoup de neige. Je demandai aux gentlemen de venir avec moi jusqu’à la porte du Diable, mais leurs chevaux étaient trop fatigués ; quand le trappeur entendit cela, il s’écria avec indignation : « Quoi ! cette femme va aller seule dans les montagnes ; si elle ne s’égare pas, elle mourra de froid. » Lorsque je lui racontai que j’avais fait la route pendant la tempête de mardi, et six cents milles toute seule dans les montagnes, il me traita avec beaucoup de respect, comme si j’eusse été un compagnon montagnard, et me donna des allumettes, en disant : « Dans tous les cas, vous serez obligée de camper ; il vaut mieux faire du feu que de mourir de froid. » L’idée de passer la nuit dans la forêt, seule auprès du feu, me parut tout à fait grotesque.

Nous ne sommes repartis qu’à une heure, et les deux gentlemen m’ont accompagnée pendant les deux premiers milles. Sur le chemin, il fallait traverser dix-huit fois la petite Thompson, qui à cet endroit est une grande rivière. On avait halé des bois en travers en cassant la glace, qui, tour à tour brisée et regelée, était épaisse par places, mince dans d’autres, si bien qu’il y avait des passages que je trouvais moi-même mauvais ; la glace se rompait sous notre poids, et les chevaux avaient beaucoup de peine à remonter. L’un de mes compagnons, bien que gentleman accompli, n’était pas bon cavalier, et se trouva une ou deux fois dans une situation risible, hésitant sur les bords, l’air inquiet, et n’osant éperonner son cheval sur la glace. Après qu’ils m’eurent quittée, je passai encore huit fois la rivière, puis je fis six milles avant d’arriver à la vieille route. Quoiqu’il y eût des tas de neige atteignant la hauteur de ma selle et que personne n’eut frayé de sentier, Birdie déploya tant de courage, qu’au lieu de passer la nuit près d’un feu de camp, ou de ne point arriver avant minuit, je me trouvai à la cabin de M. Nugent, une heure seulement après que l’obscurité eût commencé. Je mourais de froid et mon pony était si fatigué, qu’il pouvait à peine mettre un pied devant l’autre. En réalité, j’avais marché pendant les trois derniers milles. Je vis de la lumière à travers les fentes, mais entendant à l’intérieur une conversation animée, j’allais m’éloigner, quand Ring aboya, et son maître se montrant à la porte, je m’aperçus que le solitaire parlait à son chien. Il s’attendait à me voir, et avait préparé du café et un grand feu, tous deux fort agréables. Je fus aussi très-contente d’avoir les dernières nouvelles du Parc. Evans lui avait avoué, me dit-il, qu’il serait très-difficile à l’un d’eux de me conduire aux plaines, mais lui, Jim, irait ; c’est pour moi un grand soulagement. Suivant le proverbe écossais : « Mieux vaut un doigt coupé qu’un doigt pendant », et puisque je ne puis vivre ici (car vous n’aimeriez ni la vie qu’on y mène, ni le climat), le plus tôt que je partirai sera le mieux.

Ma course solitaire jusque chez Evans avait quelque chose de fantastique. Il faisait très-sombre et les bruits étaient étranges. Le jeune Lyman se précipita pour prendre mon cheval, et lorsque j’entrai, la lumière et la chaleur me parurent délicieuses, mais il y avait de la roideur dans le nouveau régime. Quoique écrasé sous les difficultés, Evans a meilleur cœur et est plus généreux que jamais. Mais Edwards, qui a pris la direction de la maison, est prudent, sinon parcimonieux ; il trouve que nous avons dépensé les provisions avec insouciance, et il est pénible de constater que nous sommes rationnés pour le lait et autre chose. Evans a ramené avec lui un jeune homme qui a été dans les gardes. Il fonde sur lui de grandes espérances qui, sans doute, seront déçues. Hier, dans l’après-midi, se présenta un gentleman que je croyais être un nouvel arrivant ; il était d’une beauté frappante, bien mis, et paraissait avoir à peine quarante ans ; de nombreuses boucles dorées tombaient sur son cou. Il entra, et ce ne fut qu’après l’avoir regardé avec attention une seconde fois que je reconnus dans notre visiteur le célèbre desperado. Evans le pressa poliment de rester dîner avec nous. M. Nugent déploya un remarquable talent de conversation avec l’étranger, homme instruit et ayant beaucoup vu, et quoiqu’il vive et mange comme un sauvage, ses manières et la façon dont il se tient à table étaient aussi raffinées que possible. Je remarque qu’Evans n’est jamais tout à fait lui-même ni parfaitement à son aise quand il est là, et que Jim affecte une espèce de cordialité ; je crains que, des deux côtés, cela n’indique une haine cachée. Après le dîner, j’étais dans la cuisine occupée à faire des puddings, le jeune Lyman, comme d’habitude, mangeait les restes, Jim chantait l’une des mélodies de Moore, et les autres étaient dans la salle, quand Kavan et Buchan arrivèrent de leur crique, pour me faire leurs adieux. Ils me dirent que la maison était toute changée maintenant, et me rappelèrent le bon temps que nous avions passé pendant trois semaines.

Lyman ayant perdu la vache, nous n’avons pas de lait, personne ne fait de pain. On fait sécher la venaison par morceaux, et la préparation des repas, qui pour nous était un plaisir, n’est plus qu’un monde de tracas et de difficultés. Après le thé, Evans m’a raconté tous ses tourments et ses ennuis. C’est un être sans méfiance, bon et généreux. Il a grand cœur, mais je sens avec tristesse que l’avenir d’un homme dont les principes ne sont pas plus solides doit être pour le moins très-incertain.


LETTRE XVII


la mission d’une femme. — Le dernier matin. — Le passage de la Saint-Vrain. — Miller. — Encore la Saint-Vrain. — La traversée des Prairies. — Le rêve de Jim. — « On loge les étrangers. » — La cuisine de l′auberge. — Un ogre célèbre. — Notoriété. — Un bal honnête. — La résolution de Jim.


Cheyenne, Wyoming, 12 décembre.

Le dernier soir arriva ; je n’y voulais point croire en contemplant encore les pics neigeux étincelant au clair de lune. D’ici au mois de mai, on ne verra plus de femme dans le parc. Lyman, dans un langage d’argot, mais avec quelque vérité, parlait de l’influence de la femme ; il disait que les conversations basses, vulgaires et méprisables, avaient cessé depuis mon retour ; qu’ils s’étaient tous querellés auparavant, et que Kavan et Buchan avaient déclaré qu’ils voudraient être toujours aussi calmes et bien élevés que lorsqu’une dame était avec eux. « En mai, a-t-il ajouté, nous ne vaudrons guère mieux que des brutes, au moins comme manières. » Depuis ces deux dernières années, j’ai vu beaucoup d’hommes de la classe la plus grossière, soit à bord, soit à terre ; cela m’a conduite à regarder comme plus importante encore la mission de toute femme douce et polie, ayant le respect d’elle-même. Je crois aussi que celles qui y manquent par de bruyantes revendications, des manières masculines et des coquetteries, se trompent complétement. Partout, dans cet ouest sauvage, l’influence de la femme vient immédiatement après les bienfaits de l’influence religieuse, et, là où malheureusement cette dernière n’existe pas, l’autre exerce incessamment sa puissance pour réprimer les excès.

Le dernier matin est arrivé ; je nettoyai ma chambre et m’assis près de la fenêtre pour contempler l’or et le rouge de l’un des plus beaux levers de soleil d’hiver et les pics qui s’illuminaient lentement, l’un après l’autre. J’aime ce paysage ; j’avais écrit cependant qu’il n’était pas fait pour être aimé.

À onze heures, je partis sur Birdie, Evans m’accompagnant jusqu’à la cabin de M. Nugent. Il me racontait tant de choses qu’au haut de la colline j’oubliai de me retourner pour regarder une dernière fois mon antre plein de soleil, colossal, resplendissant et solitaire ; mais à quoi bon ? Ne l’emportais-je pas avec moi ? Je n’aurais pu partir si M. Nugent ne m’avait offert ses services. Sa courtoisie envers les femmes est si bien connue qu’Evans me dit que je ne pouvais être mieux qu’avec lui, et ajouta : « Il a le meilleur cœur du monde, mais il est lui-même son plus grand ennemi. Cependant, depuis ces quatre dernières années, il vit assez tranquillement. » À la porte de sa cabin, je pris congé de Birdie, ma fidèle compagne pendant un voyage de plus de sept cents milles, et d’Evans, toujours si bon pour moi et qui, dans tous ses procédés, s’était montré honnête jusqu’à me payer à ce moment le dernier dollar qu’il me devait. Dieu veuille bénir lui et les siens ! Il était obligé de s’en aller avant mon départ, et tandis qu’il me recommandait aux soins de M. Nugent, les deux hommes se serrèrent amicalement la main.[16]

De riches fourrures de castor étaient étendues sur le sol de la cabin ; le trappeur en prit une, couleur de souris, la plus belle, et me l’offrit. Je lui empruntai sa jument arabe, dont le pas élastique et la grande allure facile étaient un repos, après les mouvements courts et décidés de Birdie. Notre voyage a été très-agréable et je n’ai eu à marcher que fort peu. Nous n’avons pris aucun des chemins, mais avons coupé droit à travers la forêt, à un endroit où, par une ouverture des Foot-Hills, on voyait les plaines couvertes de neige s’étendre à l’horizon ; leur surface s’était fondue, puis avait gelé de nouveau et réfléchissait, comme l’aurait fait une nappe d’eau, le bleu pur du ciel ; l’illusion d’optique était complète ; il fallait la connaissance des faits pour croire que ce n’était point l’Océan qui s’offrait à nos yeux. Jim, en récitant beaucoup de poésie et en causant d’une façon sérieuse et raisonnable, me fit paraître la route si courte, que je fus toute surprise quand la nuit commença à tomber. Il me dit qu’il ne se couchait jamais sans faire une prière, surtout sans prier Dieu de lui accorder une bonne mort. Il avait précédemment promis de ne point s’emporter, de ne point gronder ; mais l’agitation n’avait pas été comprise dans la convention, et lorsque, à la brune, nous eûmes atteint la colline escarpée au pied de laquelle coule la rapide et profonde Saint-Vrain, il s’agita déraisonnablement à mon sujet, à propos de la jument et de la façon dont nous pourrions passer. Il semblait croire que je ne pourrais traverser, parce que la glace ayant été taillée avec une hache, il était impossible de voir si elle s’était ou non récemment formée. Je devais coucher dans une maison au bas du canyon, chez une femme qui parle sans s’arrêter ; mais Miller, le jeune homme qui a cette charmante habitation et les habitudes admirables dont j’ai déjà parlé, sortit de chez lui pour nous dire que sa maison pouvait maintenant « recevoir des dames » ; de sorte que nous sommes descendus chez lui, où l’on m’a donné tout le confortable possible. Sa maison est un modèle. Il nettoie chaque objet dès qu’il a servi, si bien qu’il n’y a jamais rien de malpropre ; son poêle et les ustensiles de cuisine brillent comme de l’argent poli. Cela m’amusait d’entendre les deux hommes parler, comme des femmes, des différentes manières de faire le pain et les biscuits ; l’un d’eux écrivit même une recette pour la donner à l’autre. N’est-il pas fâcheux qu’un homme seul puisse rendre son chez soi si agréable ! Ils firent chauffer une pierre pour mes pieds, ainsi qu’une couverture pour m’envelopper, et mirent assez de bois sur le feu pour l’entretenir pendant toute la nuit, car le mercure était à 10° au-dessous de zéro. Les étoiles brillaient, et un arc auroral nettement dessiné projetait ses éclairs fantastiques en illuminant tout le ciel au nord. Je n’étais cependant que dans les collines, et ne pouvais voir le beau pic de Long. Miller ayant lavé toute sa vaisselle, nettoyé ses pots et ses casseroles dix minutes après le souper, avait eu toute sa soirée pour fumer et se divertir. Une pauvre femme aurait probablement « tourné » jusqu’à dix heures pour faire la même besogne. Outre Ring, il y avait un chien énorme, demandant qu’on fit attention à lui, et deux grands chats qui passèrent toute la soirée sur les genoux de leur maître. Quelque froide que fût la nuit, la maison était bien close et les chambres très-chaudes. Je constatai même l’absence des courants d’air auxquels j’étais habituée. Telle fut ma dernière soirée dans ce qu’on peut appeler une région montagneuse. Le lendemain matin, dès que le soleil fut levé, nous sommes partis pour notre voyage de trente milles, que nous avons fait presque au pas, à cause du cheval qui portait mes bagages. Je ne voulais point croire que ce fût ma dernière excursion et ma dernière réunion avec l’un de ces hommes des montagnes, dans lesquels j’avais appris à avoir confiance et que j’admirais sous certains rapports. Plus de récits de chasseurs, contés alors que les nœuds de pins craquent et flambent ; plus de narrations émouvantes d’aventures avec les ours et les Indiens ; je n’entendrai plus jamais ce discours étrange de la nature et de ses œuvres, langage compris de ceux qui vivent avec elle, avec elle seule. Déjà la tristesse des pays plats s’emparait de moi. Le canyon de Saint-Vrain était dans toute sa gloire de couleur, mais le passage de cette brillante rivière, gelée partout, à l’exception d’une brèche fâcheuse de deux pieds, au milieu, fut remarquablement difficile. M. Nugent faisait passer les chevaux effrayés, tandis que moi, qui avais traversé plus bas sur des troncs d’arbres, je les attrapais de l’autre côté, au moment où ils se précipitaient sur le rivage, tremblants de peur. Nous avons alors pris pied sur la vaste étendue des plaines étincelantes, et un coup de vent soudain rendit le froid si intolérable que je fus obligée d’entrer dans une maison pour me réchauffer. C’est la dernière que nous ayons rencontrée avant d’arriver le soir à notre destination. Je n’avais jamais vu la chaîne de montagnes aussi belle. Elle s’élevait avec toutes les nuances d’un bleu transparent, tandis que le sublime pic de Long et l’imposant sommet du Storm-Peak ne faisaient ressortir sur le ciel qu’une neige sans tache. Les pics brillaient d’une vive lumière ; les canyons s’enfonçaient dans les profondeurs d’une ombre pourprée, et cent milles plus loin le pic de Pike dressait sa masse bleue. Dans cette soirée splendide, un voile d’un bleu spiritualisé recouvrait, sans les obscurcir, les contours des montagnes, les faisant ressembler à celles des rêves du « pays très-lointain » ! Jusqu’au coucher du soleil, leurs arêtes demeurèrent dans des splendeurs d’opale et de violet vif, tandis que, jusqu’à une grande hauteur, le crépuscule répandait sa lumière d’un rose foncé et d’un orangé pur sur l’horizon tout entier. Nous traversions la solitude ensoleillée comme dans un songe ; à droite, les vagues de la prairie mouraient dans le lointain, tandis qu’à gauche elles se brisaient en grandes lames de neige contre les montagnes Rocheuses. De toute la journée, nous ne vîmes pas une créature vivante. Jim était presque constamment silencieux. Comme tous les enfants des montagnes, il devient triste alors même qu’il n’en est absent que momentanément.

Au coucher du soleil, nous sommes arrivés à un groupe de maisons appelé Namaqua, où, à mon effroi, j’entendis dire qu’il devait y avoir un bal à Saint-Louis, dans l’unique petite auberge à laquelle nous nous rendions. Mon imagination me représentait que je n’allais avoir ni solitude, ni paix, et pis que tout cela, je craignais que Jim n’eût une querelle et ne se servît de ses pistolets. Lui, était ennuyé pour une autre raison. Il avait rêvé, la nuit précédente, qu’il assistait à un bal, où il tuait un homme qui faisait « une remarque désagréable ». Pendant les trois derniers milles parcourus après le coucher du soleil, il faisait extrêmement froid, mais rien ne pouvait égaler la beauté du crépuscule et l’aspect étrange des plaines de neige ondulées sur lesquelles il s’étendait. Lorsque nous arrivâmes à la bizarre petite demeure où, à Saint-Louis, on « loge les étrangers », on fut très-poli, et l’on nous dit qu’après le souper nous aurions la cuisine à nous seuls. Je trouvai là une grosse veuve affairée, compétente, vigoureuse, capable de diriger et les hommes et tout le reste, et, aussi florissante qu’elle, sa sœur, coiffée d’un énorme chignon. Il y avait en outre, dans la cuisine, deux méchants enfants rant sans cesse et ne faisant qu’ouvrir et fermer la porte. En fait de siège, rien qu’une chaise de bois à côté du fourneau, sur lequel cuisait le souper de dix personnes. Le mouvement et le tapage étaient indescriptibles ; l’hôtesse m’adressait des questions sans fin, et semblait remplir toute la pièce. Pour moi, le seul moyen de passer la nuit était de coucher sur un lit fait par terre, dans une très-petite chambre occupée par les deux femmes et les enfants ; et cela même ne fut possible que vers minuit, c’est-à-dire quand les danses eurent cessé. Il n’y avait, pour se laver, qu’un bol dans la cuisine. Jusqu’au souper, je restai assise près du poêle. Après la tranquillité d’Estes-Park, j’étais fatiguée du bruit et du mouvement. L’hôtesse me demanda avec beaucoup d’empressement si le gentleman qui m’accompagnait était, comme les hommes le lui affirmaient, « Rocky Mountain Jim », mais qu’elle était bien sûre que non. Je lui répondis que les hommes ne se trompaient pas ; elle s’écria : « Oh ! dites-moi ! je voudrais tant savoir ! Jim, ce gentleman si doux, si aimable ! » Et elle me raconta que lorsque ses enfants étaient méchants, elle leur disait, pour leur faire peur, que « Jim allait les prendre, car, toutes les semaines, il descendait des montagnes et emportait un enfant pour le manger ! Elle était aussi fière de l’avoir chez elle que s’il eût été le président, et son importance rejaillissait sur moi. Tous les hommes des settlements s’assemblèrent dans la pièce de devant, espérant qu’il y viendrait fumer, et comme il restait dans la cuisine, ils entourérent la fenêtre et l’entrée de la porte, pour le regarder. Les enfants montèrent sur ses genoux, et, à mon grand soulagement, il les fit rester tranquilles et sages, les laissa jouer avec ses cheveux, ce qui ravissait les deux femmes, dont les regards ne le quittaient pas. À la fin, on servit un souper qui ne sentait pas bon, et dix hommes silencieux vinrent l’engloutir, en regardant Jim pendant tout le repas. Il ne semblait point y avoir d’espérance de tranquillité ; aussi sommes-nous allés au bureau de poste, et pendant que nous attendions des timbres, on nous fit entrer dans une jolie chambre où se faisait sentir la présence d’une femme comme il faut. Je n’avais point vu de pièce semblable dans l’Ouest ; la femme qui l’avait ornée était charmante et élégante ; elle fit naître une occasion pour me demander s’il était vrai que le gentleman qui était avec moi fut « Mountain Jim », ajoutant que quelqu’un d’aussi distingué ne pouvait être capable de tous les méfaits qu’on lui attribue. En revenant, nous avons trouvé la cuisine beaucoup plus tranquille, et, à huit heures, elle était débarrassée, ainsi que me l’avait promis la maîtresse de l’hôtel. Nous sommes restés seuls jusqu’à minuit, et entendions à peine la musique. Le bal était très-convenable ; c’est une réunion organisée tous les quinze jours par les settlers du voisinage, dont la plupart sont de jeunes ménages ; on n’y buvait pas du tout. J’ai passé quelque temps à vous écrire, tandis que M. Nugent copiait, pour lui, les poèmes « Dans le vallon », et la dernière partie de « La rivière sans pont », qu’il dit avec un sentiment profond. Tout était calme et paisible. Il me récita plusieurs poèmes de lui, qui ont un grand mérite, et me raconta beaucoup plus des circonstances de sa vie. Je savais que personne ne pouvait ou ne voudrait lui parler comme moi ; aussi, pour la dernière fois, insistai-je sur la nécessité d’un changement d’existence, en commençant par renoncer au whisky ; j’allai jusqu’à lui dire que je trouvais méprisable, qu’un homme d’une intelligence telle que la sienne fut l’esclave d’un tel vice. « Trop tard, il est trop tard pour un changement pareil, répétait-il toujours ; oui, trop tard ! » Il versa quelques larmes. « Cela aurait pu être jadis, me dit-il ; oui, aurait pu. »

Il ne manque de bon sens que pour lui-même ; à l’exception d’une seule fois, je lui ai toujours vu une douceur, une convenance et une prévenance de manières remarquables chez tout homme, mais surtout chez celui qui ne fréquente que les grossiers habitants de l’Ouest. En le regardant, je ressentais pour lui une pitié que jamais auparavant je n’avais éprouvée pour un être humain. Je songeai alors : « Notre Père qui est dans les cieux, qui n’a point épargné son propre fils, mais l’a livré pour nous, ne sera-t-il pas encore plus miséricordieux ? » À ce moment, le désir de regagner l’estime de soi-même, de meilleures aspirations et aussi l’espérance pénétrèrent dans son âme ; il me dit soudain qu’il était décidé à renoncer au whisky et à sa réputation de desperado… Mais il est trop tard !

La danse se termina un peu avant minuit, et je me rendis dans la petite chambre encombrée, où il ne pouvait tenir qu’une personne à la fois. Je dormis profondément et rêvai des quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’avaient pas besoin de repentir. L’hôtesse était dans l’enthousiasme de son « hôte distingué ». ― « Jim, cet aimable et doux gentleman ? Eh bien, je ne l’aurais jamais cru ! Il doit être bien bon ! »

Hier matin, le mercure était à 20° au-dessous de zéro. Je crois n’avoir jamais vu d’atmosphère aussi brillante. Il se produisit ce phénomène curieux appelé « gelée tombante », en vertu duquel l’humidité qui est dans l’air se congèle, de manière à former des plumes et des feuilles de fougère ; rien n’est plus ravissant ; cela n’arrive que dans une atmosphère raréfiée, et par un froid intense : un souffle, et elles disparaissent. L’air étant rempli d’étincelles de diamants impalpables, elles brillaient, et n’étaient déjà plus. Le temps était calme, sans nuages ; et les contours des montagnes violettes ; étaient adoucis par un voile du bleu le plus tendre. Lorsque la voiture publique de Greeley arriva, j’y trouvai M. Fodder, que j’avais rencontré à Lower Canyon. Il avait témoigné le plus grand désir de venir à Estes-Park, et, s’il n’y avait pas de danger, de chasser avec « Mountain Jim ». Il était maintenant habillé à la dernière mode anglaise, et lorsque je les présentai l’un à l’autre[17], il tendit une petite main parfaitement gantée de chevreau jaune clair. La distinction du trappeur, sous ses haillons et ses vêtements bizarres, faisait ressortir la vulgarité innée du riche parvenu. Tandis que nous nous éloignions, M. Fodder bavardait d’une façon si amusante, que je ne pus me figurer que ma vie dans les montagnes Rocheuses était terminée ; pas même lorsque j’aperçus « Mountain Jim », dont les cheveux dorés brillaient au soleil, ramenant lentement à Estes-Park, à travers les plaines neigeuses, sa belle jument portant la selle sur laquelle j’avais fait huit cents milles.

Un voyage de plusieurs heures dans les Plaines nous a conduits à Greeleey, et, un peu plus tard, les montagnes Rocheuses et tout ce qu’elles renferment disparurent dans un bleu lointain au-dessous de la mer des Prairies.


TABLE DES MATIÈRES


LETTRE PREMIÈRE
LETTRE II
LETTRE III
LETTRE IV
LETTRE V
LETTRE VI
LETTRE VII
LETTRE VIII
LETTRE IX
LETTRE X
LETTRE XI
LETTRE XII
LETTRE XIII
LETTRE XIV
LETTRE XV
LETTRE XVI
LETTRE XVII
FIN DE LA TABLE
  1. Le mille anglais a 1 609,3 m.
  2. Fahrenheit.
  3. Ravins.
  4. La découverte de l’or dans les Black Hills lui a donné dernièrement une grande impulsion, et comme c’est le point de départ pour les placers, il augmente en population et en importance. — Juillet 1879.
  5. Hutte bâtie avec des troncs d’arbres.
  6. L’effet curatif du climat du Colorado ne peut guère être exagéré. Dans mes voyages ultérieurs sur ce territoire, j’ai constaté que, sur dix colons, neuf étaient des malades qui s’y étaient guéris. Les statistiques et les ouvrages de médecine concernant le climat de l’État (tel qu’il est actuellement) représentent le Colorado comme le Sanatorium le plus remarquable du monde.
  7. Et je ne le ferais pas encore, si Henry Kingsley, lord Dunraven et le « Field, n’avaient pas révélé l’existence et les charmes de ces heureux terrains de chasse », avec ce résultat assuré de diriger un courant de touristes vers ce paradis solitaire rempli d’animaux.
  8. Je dois, pour rendre justice à Evans, mentionner ici, que, en définitive, mon argent m’a été rendu jusqu’au dernier « cent » ; que le cheval était une perfection et que, en somme, l’arrangement a été très-avantageux pour moi.
  9. Le mois de septembre de l’année suivante a répondu à cette question. Jim, la tête fracassée par une balle de carabine, a été couché dans une tombe d’infamie.
  10. Denver est, à présent, la limite du Kansas-Pacific-Railroad, qu’une voie réunit, à Cheyenne, à l’Union-Pacific-Railroad. Grâce au chemin de fer de Denver et de Rio-Grande, ouvert sur une étendue de 200 milles environ, on compte atteindre le Mexique.
  11. Sorte de muffins.
  12. L’opinion publique approuva cette exécution, qui, pour elle, était le juste châtiment d’une série de crimes.
  13. Ces affrétements constituent une affaire très-profitable. Le prix est, je crois, trois cents par livre, de Denver à South-Park, où la majeure partie des chargements est placée sur des ânes de bât et transportée aux mines. D’ailleurs, un chemin de fer est projeté.
  14. Mai 1878. Je copie ceci à San-Francisco, et c’est avec regret que j’insiste avec plus de force encore sur ce que j’ai écrit ci-dessus. Les Américains, les meilleurs et les plus réfléchis, liront ces remarques avec honte et douleur.
  15. La ville d’or.
  16. Quelques mois après, « Mountain Jim » était tué par Evans ; tué du seuil même de la porte d’Evans, alors qu’il passait à cheval devant la cabin de ce dernier. L’histoire des semaines qui ont précédé ce meurtre est sombre, triste, mauvaise. Cinq versions m’ont été données par écrit sur cet acte et ses causes immédiates. Il vaut mieux n’en citer aucune. Cette tragédie est trop sombre pour s’arrêter à ses détails. Jim vécut assez longtemps encore pour donner son propre témoignage et en appeler à la justice de Dieu. Et puis, — il mourut après un délire prolongé, et avant que les tribunaux des hommes fussent saisis.
  17. Présentation bien malheureuse, en vérité ! — Ce fut le premier anneau d’une chaîne de circonstances qui ont amené la fin prématurée de M. Nugent ; car c’est à l’instigation de cette personne — quand elle fut dominée par sa frayeur — qu’Evans a tiré ce fatal coup de feu.