Des Fleurs de bonne volonté/Texte entier

La bibliothèque libre.
Des Fleurs de bonne volonté
II. Poésies
Œuvres complètes de Jules LaforgueMercure de France.


DES FLEURS DE BONNE VOLONTÉ

Nous donnons le livre Des Fleurs de bonne volonté à titre de document. Une note placée en tête de l’édition des Derniers Vers de Jules Laforgue, publiée en 1890 par M. Édouard Dujardin, expose ceci : « Laforgue cessa de travailler à Des Fleurs de bonne volonté en 1886. À cette époque, bien que la rédaction n’en fût pas définitive, il eut l’intention de les publier chez l’éditeur Léon Vanier. Abandonnant ce projet, il sacrifia son livre, qu’il ne considéra plus que comme un répertoire pour des poèmes nouveaux. Çà et là, et abondamment, il y prit des idées, des images et des vers qui, associés à des éléments originaux, formèrent le Concile féerique et les Derniers Vers ». Mais la mort surprit l’auteur avant qu’il eût employé, en les modifiant ou non, toutes ses premières poésies. Il nous a semblé qu’elles méritaient d’être connues, et, pour n’en point détruire l’ordonnance, nous reproduisons intégralement le livre Des Fleurs de bonne volonté.

I

AVERTISSEMENT

Mon père (un dur par timidité)
Est mort avec un profil sévère ;
J’avais presque pas connu ma mère,
Et donc vers vingt ans je suis resté.

Alors, j’ai fait d’la littérature,
Mais le Démon de la Vérité
Sifflotait tout l’temps à mes côtés :
« Pauvre ! as-tu fini tes écritures… »

Or, pas le cœur de me marier,
Étant, moi, au fond, trop méprisable !
Et elles, pas assez intraitables !!
Mais tout l’temps là à s’extasier !…


C’est pourquoi je vivotte, vivotte,
Bonne girouette aux trent’-six saisons,
Trop nombreux pour dire oui ou non…
— Jeunes gens ! que je vous serv’ d’Ilote !

Copenhague, Elseneur,
1er janvier 1886.

II

FIGUREZ-VOUS UN PEU

Oh ! qu’une, d’Elle-même, un beau soir, sût venir,
Ne voyant que boire à Mes Lèvres ! ou mourir…

Je m’enlève rien que d’y penser ! Quel baptême
De gloire intrinsèque, attirer un « Je vous aime » !

(L’attirer à travers la société, de loin,
Comme l’aimant la foudre ; un’, deux ! ni plus, ni moins.)

Je t’aime ! comprend-on ? Pour moi tu n’es pas comme
Les autres ; jusqu’ici c’était des messieurs, l’Homme…

Ta bouche me fait baisser les yeux ! et ton port
Me transporte ! (et je m’en découvre des trésors…)


Et c’est ma destinée incurable et dernière
D’épier un battement à moi de tes paupières !

Oh ! je ne songe pas au reste ! J’attendrai,
Dans la simplicité de ma vie faite exprès…

Te dirai-je au moins que depuis des nuits je pleure,
Et que mes parents ont bien peur que je n’en meure ?…

Je pleure dans des coins ; je n’ai plus goût à rien ;
Oh ! j’ai tant pleuré, dimanche, en mon paroissien !

Tu me demandes pourquoi Toi ? et non un autre…
Je ne sais ; mais c’est bien Toi, et point un autre !

J’en suis sûre comme du vide de mon cœur,
Et… comme de votre air mortellement moqueur…

— Ainsi, elle viendrait, évadée, demi morte,
Se rouler sur le paillasson qu’est à ma porte !

Ainsi, elle viendrait à Moi ! les yeux bien fous
Et elle me suivrait avec cet air partout !

III

METTONS LE DOIGT SUR LA PLAIE

Que le pur du bonheur m’est bien si je l’escompte !…
Ou ne le cueille qu’en refrains de souvenance !…
Ô rêve, ou jamais plus ! Et fol je me balance
Au-dessus du Présent en Ariel qui a honte.

Mais, le cru, quotidien, et trop voyant Présent !
Et qui vous met au pied du mur, et qui vous dit :
« À l’instant, ou bonsoir ! » et ne fait pas crédit,
Et m’étourdit le cœur de ses airs suffisants !

Tout vibrant de passé, tout pâle d’espérance,
Je fais signe au Présent : « Oh ! sois plus diaphane ? »
Mais il me bat la charge et mine mes organes !
Puis, le bateau parti, j’ulule : « Oh ! recommence… »


Et lui seul est bien vrai ! — mais je me mords la main
Plutôt ! (je suis trop jeune… ou, trop agonisant…)
Ah ! rien qu’un pont entre mon Cœur et le Présent !
Ô lourd Passé, combien ai-je encor de demains ?

Ô cœur aride
Mais sempiterne,
Ô ma citerne
Des Danaïdes !…

IV

MANIAQUE

Polonius (aside) : Though this be madness, yet there is method in’t.


Eh oui que l’on en sait de simples,
Aux matins des villégiatures,
Foulant les prés ! et dont la guimpe
A bien quelque âme pour doublure…

Mais, chair de pêche, âme en rougeurs !
Chair de victime aux Pubertés,
Âmes prêtes, d’un voyageur
Qui passe, prêtes à dater !

Et Protées valseurs sans vergogne !
Changeant de nom, de rôle (d’âme !)
Sœurs, mères, veuves, Antigones,
Amantes ! mais jamais ma Femme.


Des pudeurs devant l’Homme ?… — et si
J’appelle, moi, ces falbalas,
La peur d’examens sans merci ?
Et si je ne sors pas de là !

V

LE VRAI DE LA CHOSE

Ah ! c’est pas sa chair qui m’est tout,
Et suis pas qu’un grand cœur pour elle ;
Non, c’est d’aller faire les fous
Dans des histoires fraternelles !

Oh ! vous m’entendez bien !
Oh ! vous savez comme on y vient ;
Oh ! vous savez parfaitement qu’il y a moyen,
Et comme on s’y attelle.

Lui défeuiller quel Tout je suis,
Et que ses yeux, perdus m’en suivent !
Et puis un soir : « Tu m’as séduit
» Pourtant ! » — et l’aimer toute vive.


Et s’aimer tour à tour,
Au gras soleil des basses-cours,
Et vers la Lune, et puis partout ! avec toujours
En nobles perspectives…

Oh ! c’est pas seulement la chair,
Et c’est pas plus seulement l’âme ;
C’est l’Esprit édénique et fier
D’être un peu l’Homme avec la Femme.

VI

RIGUEURS À NULLE AUTRE PAREILLES

Dans un album,
Mourait fossile
Un géranium
Cueilli aux Îles.

Un fin Jongleur
En vieil ivoire
Raillait la fleur
Et ses histoires…

— « Un requiem ! »
Demandait-elle.
— « Vous n’aurez rien,
» Mademoiselle ! »

VII

AQUARELLE EN CINQ MINUTES

Ophelia : ’T is brief, my lord.
Hamlet : As woman’s love.


Oh ! oh ! le temps se gâte,
L’orage n’est pas loin,
Voilà que l’on se hâte
De rentrer les foins !…

L’abcès perce !
V’là l’averse !
Ô grabuges
Des déluges !…

Oh ! ces ribambelles
D’ombrelles !


Oh ! cett’ Nature
En déconfiture !…

Sur ma fenêtre,
Un fuschia
À l’air paria
Se sent renaître…

VIII

ROMANCE

Hamlet : To a nunnery, go


J’ai mille oiseaux de mer d’un gris pâle,
Qui nichent au haut de ma belle âme,
Ils en emplissent les tristes salles
De rythmes pris aux plus fines lames…

Or, ils salissent tout de charognes,
Et aussi de coraux, de coquilles ;
Puis volent en ronds fous, et se cognent
À mes probes lambris de famille…

Oiseaux pâles, oiseaux des sillages !
Quand la fiancée ouvrira la porte,
Faites un collier de coquillages
Et que l’odeur des charogn’s soit forte !…


Qu’Elle dise : « Cette âme est bien forte
» Pour mon petit nez… — je me r’habille.
» Mais ce beau collier ? hein, je l’emporte ?
» Il ne lui sert de rien, pauvre fille… »

IX

PETITES MISÈRES DE JUILLET

(Le Serpent de l’amour
Monte, vers Dieu, des linges.
Allons, rouges méninges,
Faire un tour.)

Écoutez, mes enfants ! — « Ah ! mourir, mais me tordre
» Dans l’orbe d’un exécutant de premier ordre ! »
Rêve la Terre, sous la vessie de saindoux
De la Lune laissant fuir un air par trop doux,
Vers les Zéniths de brasiers de la Voie Lactée
(Autrement beaux ce soir que des Lois constatées)…
Juillet a dégainé ! Touristes des beaux yeux,
Quels jubés de bonheur échafaudent ces cieux,
Semis de pollens d’étoiles, manne divine
Qu’éparpille le Bon Pasteur à ses gallines !…

Et puis, le vent s’est tant surmené l’autre nuit !
Et demain est si loin ! et ça souffre aujourd’hui !
Ah ! pourrir !… — Vois, la Lune même (cette amie)
Salive et larmoie en purulente ophtalmie…

Et voici que des bleus sous-bois ont miaulé
Les mille nymphes ! et (qu’est-ce que vous voulez)
Aussitôt mille touristes des yeux las rôdent,
Tremblants, mais le cœur harnaché d’âpres méthodes !
Et l’on va. Et les uns connaissent des sentiers
Qu’embaument de trois mois les fleurs d’abricotiers ;
Et les autres, des parcs où la petite flûte
De l’oiseau bleu promet de si frêles rechutes
(Oh ! ces lunaires oiseaux bleus dont la chanson
Lunaire, après dégel, vous donne le frisson !)
Et d’autres, les terrasses pâles où le triste
Cor des paons réveillés fait que Plus Rien n’existe !
Et d’autres, les joncs des mares où le sanglot
Des rainettes vous tire maint sens mal éclos ;
Et d’autres, les prés brûlés où l’on rampe ; et d’autres
La Boue où, semble-t-il, Tout ! avec nous se vautre !…

Les capitales échauffantes, même au frais
Des Grands Hôtels tendus de pâles cuirs gaufrés,

Faussent. — Ah ! mais ailleurs, aux grandes routes,
Au coin d’un bois mal famé, rien n’est aux écoutes…
Et celles dont le cœur gante six et demi,
Et celles dont l’âme est gris-perle, en bons amis,
Et d’un port panaché d’édénique opulence,
Vous brûlent leurs vaisseaux mondains vers des Enfances !

« Oh ! t’enchanter un peu la muqueuse du cœur ! »
« Ah ! Vas-y, je n’ai plus rien à perdre à cett’ heur’,
» La Terre est en plein air et ma vie est gâchée,
» Ne songe qu’à la Nuit, je ne suis point fâchée. »
Et la vie et la Nuit font patte de velours…
Se dépècent d’abord de grands quartiers d’amour…
Et lors, les chars de foin, pleins de bluets, dévalent
Par les vallons des moissons équinoxiales…
Ô lointains balafrés de bleuâtres éclairs
De chaleur ! puis ils regrimperont, tous leurs nerfs
Tressés, vers l’hostie de la Lune syrupeuse…
— Hélas ! tout ça, c’est des histoires de muqueuses…

— Détraqué, dites-vous ? Ah ! par rapport à Quoi ?
— D’accord ; mais le Spleen vient, qui dit que l’on déchoit
Hors des fidélités noblement circonscrites.
— Mais le Divin chez nous confond si bien les rites !

— Soit ; mais le Spleen dit vrai : ô surplis des Pudeurs,
C’est bien dans vos plis blancs tels quels qu’est le Bonheur !
— Mais, au nom de Tout ! on ne peut pas ! La Nature
Nous rue à dénouer dès Janvier leur ceinture !
— Bon ! si le Spleen t’en dit, saccage universel !
Nos êtres vont par sexe, et sont trop usuels,
Saccagez ! — Ah ! saignons, tandis qu’elles déballent
Leurs serres de Beauté pétale par pétale !
Les vignes de nos nerfs bourdonnent d’alcools noirs,
Ô Sœurs ! ensanglantons la Terre, ce pressoir
Sans Planteur de Justice ! — Ah ? tu m’aimes, je t’aime !
Que la Mort ne nous ait qu’Ivres-morts de Nous-Mêmes !

(Le Serpent de l’amour
Cuve Dieu dans les linges ;
Ah ! du moins nos méninges
Sont à court).

X

ESTHÉTIQUE

Je fais la cour à ma Destinée ;
Et demande : « Est-ce pour cette année ? »

Je la prends par la douceur, en Sage,
Tout aux arts, au bon cœur, aux voyages…

Et vais m’arlequinant des défroques
Des plus grands penseurs de chaque époque…

Et saigne ! en jurant que je me blinde
Des rites végétatifs de l’Inde…

Et suis digne, allez !, d’un mausolée
En pleine future Galilée !


De la meilleure grâce du monde,
Donc, j’attends que l’Amour me réponde…

Ah ! tu sais que Nul ne se dérange,
Et que, ma foi, vouloir faire l’ange…

Je ferai l’ange ! Oh ! va, Destinée,
Ta nuit ne m’irait pas chiffonnée !

Passe ! et grâce pour ma jobardise…
Mais, du moins, laisse que je te dise,

Nos livres bons, entends-tu, nos livres
Seuls, te font ces yeux fous de Survivre

Qui vers ta Matrice après déchaînent
Les héros du viol et du sans-gêne.

Adieu. Noble et lent, vais me remettre
À la culture des Belles-Lettres.

XI

DIMANCHES

Ô Dimanches bannis
De l’infini
Au delà du microscope et du télescope,
Seuil nuptial où la chair s’affale en syncope…

Dimanches citoyens
Bien quotidiens
De cette école à vieux cancans, la vieille Europe,
Où l’on tourne, s’en tricotant des amours myopes…

Oh ! tout Lois sans appel,
Je sais, ce Ciel,
Et non un brave toit de famille, un bon dôme
Où s’en viennent mourir, très-appréciés, nos psaumes !


C’est fort beau comme fond
À certains fronts,
Des Lois ! et pas de plus bleue matière à diplômes…
— Mais, c’est pas les Lois qui fait le bonheur, hein l’Homme ?

XII

DIMANCHES

Oh ! ce piano, ce cher piano,
Qui jamais, jamais ne s’arrête,
Oh ! ce piano qui geint là-haut
Et qui s’entête sur ma tête !

Ce sont de sinistres polkas,
Et des romances pour concierge,
Des exercices délicats,
Et La Prière d’une vierge !

Fuir ? où aller, par ce printemps ?
Dehors, dimanche, rien à faire…
Et rien à fair’ non plus dedans…
Oh ! rien à faire sur la Terre !…


Ohé, jeune fille au piano !
Je sais que vous n’avez point d’âme !
Puis pas donner dans le panneau
De la nostalgie de vos gammes…

Fatals bouquets du Souvenir,
Folles légendes décaties,
Assez ! assez ! vous vois venir,
Et mon âme est bientôt partie…

Vrai, un Dimanche sous ciel gris,
Et je ne fais plus rien qui vaille,
Et le moindre orgu’ de Barbari
(Le pauvre !) m’empoigne aux entrailles !

Et alors, je me sens trop fou !
Marié, je tuerais la bouche
De ma mie ! et, à deux genoux,
Je lui dirais ces mots bien louches :

« Mon cœur est trop, ah trop central !
» Et toi, tu n’es que chair humaine ;
» Tu ne vas donc pas trouver mal
» Que je te fasse de la peine ! »

XIII

AVANT-DERNIER MOT

L’Espace ?
— Mon Cœur
Y meurt
Sans traces…

En vérité, du haut des terrasses,
Tout est bien sans cœur.

La Femme ?
— J’en sors,
La mort
Dans l’âme…

En vérité, mieux ensemble on pâme
Moins on est d’accord.


Le Rêve ?
— C’est bon
Quand on
L’achève…

En vérité, la Vie est bien brève,
Le Rêve bien long.

Que faire
Alors
Du corps
Qu’on gère ?

En vérité, ô mes ans, que faire
De ce riche corps ?

Ceci,
Cela,
Par-ci
Par-là…

En vérité, en vérité, voilà.
Et pour le reste, que Tout m’ait en sa merci.

XIV

L’ÉTERNEL QUIPROQUO

Droite en selle
— A passé
Mad’moiselle
Aïssé !

Petit cœur si joli !
Corps banal ! mais alacre,
Un colis
Dans un fiacre.

Ah ! les flancs
Tout brûlants
De fringales
Séminales,


Elle écoute
Par les routes
Si le cor
D’un Mondor
Ne s’exhale
Pas encor !
— Oh ! raffale-
Moi le corps

Des salives
Corrosives
Dont mes flancs
Vont bêlant !

— Ô vous Bon qui passez
Donnez-moi des nouvelles
De ma Belle
Mad’moiselle
Aissé.

Car ses épaules
Sont ma console,
Mon Acropole !

XV

PETITE PRIÈRE SANS PRÉTENTIONS

Notre Père qui étiez aux cieux…
Paul Bourget.


Notre Père qui êtes aux cieux (oh ! là-haut,
Infini qui êtes donc si inconcevable !)
Donnez-nous notre pain quotidien… — Oh ! plutôt,
Laissez-nous nous asseoir un peu à Votre Table !…

Dites ! nous tenez-vous pour de pauvres enfants
À qui l’on doit encor cacher les Choses Graves ?
Et Votre Volonté n’admet-elle qu’esclaves
Sur cette terre comme au ciel ?… — C’est étouffant !

Au moins, Ne nous induisez pas, par vos sourires,
En la tentation de baiser votre cœur !
Et laissez-nous en paix, morts aux mondes meilleurs,
Paître, dans notre coin, et forniquer, et rire !…

Paître, dans notre coin, et forniquer et rire !…

XVI

DIMANCHES

Hamlet : Have you a daughter ?
Polonius : I have, my lord.
Hamlet : Let her not walk i’ the sun : conception is a blessing ; but not as your daughter may conceive.


Le ciel pleut sans but, sans que rien l’émeuve,
Il pleut, il pleut, bergère ! sur le fleuve…

Le fleuve a son repos dominical ;
Pas un chaland, en amont, en aval.

Les Vêpres carillonnent sur la ville,
Les berges sont désertes, sans idylles.

Passe un pensionnat, (ô pauvres chairs !)
Plusieurs ont déjà leurs manchons d’hiver.


Une qui n’a ni manchon, ni fourrures
Fait, tout en gris, une pauvre figure.

Et la voilà qui s’échappe des rangs,
Et court ! ô mon Dieu, qu’est-ce qu’il lui prend ?

Et elle va se jeter dans le fleuve.
Pas un batelier, pas un chien Terr’-Neuve.

Le crépuscule vient ; le petit port
Allume ses feux. (Ah ! connu, l’décor !).

La pluie continue à mouiller le fleuve,
Le ciel pleut sans but, sans que rien l’émeuve.

XVII

CYTHÈRE

Quel lys sut ombrager ma sieste ?
C’était (ah ne sais plus comme !) au bois trop sacré
Où fleurir n’est pas un secret.
Et j’étais fui comme la peste.
« Je ne suis pas une âme leste ! »
Ai-je dit alors, et leurs chœurs m’ont chanté : « Reste. »

Et la plus grande, oh ! si mienne ! m’a expliqué
La floraison sans commentaires
De cette hermétique Cythère
Au sein des mers comme un bosquet,
Et comment quelques couples vraiment distingués
Un soir ici ont débarqué…

Non la nuit sait pas de pelouses,
D’un velours bleu plus brave que ses lents vallons !

Plus invitant au : dévalons !
Et déjoueur des airs d’épouse !
Et qui telle une chair jalouse,
En ses accrocs plus éperdument se recouse !…

Et la faune et la flore étant comme ça vient,
On va comme ça vient ; des roses
Les sens, des floraisons les poses ;
Nul souci du tien et du mien ;
Quant à des classements en chrétiens et païens,
Ni le climat ni les moyens.

Oui, fleurs de vies en confidences,
Mains oisives dans les toisons aux gros midis,
Tatouages des concettis ;
L’un mimant d’inédites danses,
L’autre sur la piste d’essences…
— Eh quoi ? Nouveau-venu, vos larmes recommencent !

— Réveil meurtri, je m’en irai je sais bien où ;
Un terrain vague, des clôtures,
Un âne plein de foi pâture
Des talons perdus sans dégoût,
Et brait vers moi (me sachant aussi rosse et doux)
Que je desserre son licou.

XVIII

DIMANCHES

Je m’ennuie, natal ! je m’ennuie,
Sans cause bien appréciable,
Que bloqué par les boues, les dimanches, les pluies,
En d’humides tabacs ne valant pas le diable.

Hé là-bas, le prêtre sans messes !
Ohé, mes petits sens hybrides !…
Et je bats mon rappel ! et j’ulule en détresse,
Devant ce Moi, tonneau d’Ixion des Danaïdes.

Oh ! m’en aller, me croyant libre,
Désattelé des bibliothèques,
Avec tous ces passants cuvant en équilibre
Leurs cognacs d’Absolu, leurs pâtés d’Intrinsèque !…


Messieurs, que roulerais tranquille,
Si j’avais au moins ma formule,
Ma formule en pilules dorées, par ces villes
Que vont pavant mes jobardises d’incrédule !…

(Comment lui dire : « Je vous aime » ?
Je me connais si peu moi-même.)
Ah ! quel sort ! Ah ! pour sûr, la tâche qui m’incombe
M’aura sensiblement rapproché de la tombe.

XIX

ALBUMS

On m’a dit la vie au Far-West et les Prairies,
Et mon sang a gémi : « Que voilà ma patrie !… »
Déclassé du vieux monde, être sans foi ni loi,
Desperado ! là-bas, là-bas, je serai roi !…
Oh là-bas, m’y scalper de mon cerveau d’Europe !
Piaffer, redevenir une vierge antilope,
Sans littérature, un gars de proie, citoyen
Du hasard et sifflant l’argot californien !
Un colon vague et pur, éleveur, architecte,
Chasseur, pêcheur, joueur, au-dessus des Pandectes !
Entre la mer, et les États Mormons ! Des venaisons
Et du whisky ! vêtu de cuir, et le gazon
Des Prairies pour lit, et des ciels des premiers âges
Riches comme des corbeilles de mariage !…
Et puis quoi ? De bivouac en bivouac, et la Loi
De Lynch ; et aujourd’hui des diamants bruts aux doigts,

Et ce soir nuit de jeu, et demain la refuite
Par la Prairie et vers la folie des pépites !…
Et, devenu vieux, la ferme au soleil levant,
Une vache laitière et des petits-enfants…
Et, comme je dessine au besoin, à l’entrée
Je mettrais : « Tatoueur des bras de la contrée ! »
Et voilà. Et puis, si mon grand cœur de Paris
Me revenait, chantant : « Oh ! pas encor guéri !
» Et ta postérité, pas pour longtemps coureuse !… »
Et si ton vol, Condor des Montagnes-Rocheuses,
Me montrait l’infini ennemi du confort,
Eh bien, j’inventerais un culte d’Âge d’or,
Un code social, empirique et mystique,
Pour des Peuples Pasteurs modernes et védiques !…

Oh ! qu’ils sont beaux les feux de paille ! qu’ils sont fous,
Les albums ! et non incassables, mes joujoux !…

XX

CÉLIBAT, CÉLIBAT,
TOUT N’EST QUE CÉLIBAT

Sucer la chair d’un cœur élu,
Adorer de souffrants organes,
Être deux avant qu’on se fane !
Ne serai-je qu’un monomane
Dissolu
Par ses travaux de décadent et de reclus ?

Partout, à toute heure, le thème
De leurs toilettes, de leurs airs,
Des soirs de plage aux bals d’hiver,
Est : « Prenez ! ceci est ma chair ! »
Et nous-mêmes,
Nous leurs crions de tous nos airs : « À moi ! je t’aime !


Et l’on se salue, et l’on feint…
Et l’on s’instruit dans des écoles,
Et l’on s’évade et l’on racole
De vénales et tristes folles ;
Et l’on geint
En vers, en prose. Au lieu de se tendre la main !

Se serrer la main sans affaires !
Selon les cœurs, selon les corps !
Trop tard. Des faibles et des forts
Dans la curée des durs louis d’or…
Pauvre Terre !
Histoire Humaine ; — histoire d’un célibataire…

XXI

DIMANCHES

Je ne tiens que des mois, des journées et des heures…
Dès que je dis oui ! tout feint l’en-exil…
Je cause de fidèles demeures,
On me trouve bien subtil ;
Oui ou non, est-il
D’autres buts que les mois, les journées et les heures ?

L’âme du Vent gargouille au fond des cheminées…
L’âme du Vent se plaint à sa façon ;
Vienne Avril de la prochaine année,
Il aura d’autres chansons !…
Est-ce une leçon,
Ô Vent qui gargouillez au fond des cheminées ?


Il dit que la Terre est une simple légende
Contée au possible par l’Idéal…
— Eh bien, est-ce un sort, je vous l’demande ?
— Oui, un sort ! car c’est fatal.
— Ah ! ah ! pas trop mal,
Le jeu de mot ! — Mais folle, oh ! folle, la Légende…

XXII

LE BON APÔTRE

Nous avons beau baver nos plus fières salives,
Leurs yeux sont tout ! Ils rêvent d’aumônes furtives !

Ô chairs de sœurs, ciboires de bonheur ! On peut
Blaguer, la paire est là ; comme un et un font deux.

— Mais ces yeux, plus on va, se fardent de mystère !
— Eh bien, travaillons à les ramener sur Terre !

— Ah ! la chasteté n’est en fleur qu’en souvenir !
— Mais ceux qui l’ont cueillie en renaissent martyrs !


Martyres mutuels ! de frère à sœur sans Père !
Comment ne voit-on pas que c’est là notre Terre ?

Et qu’il n’y a que ça ! que le reste est impôts
Dont nous n’avons pas même à chercher l’à-propos !

Il faut répéter ces choses ! Il faut qu’on tette
Ces choses ! jusqu’à ce que la Terre se mette,

Voyant enfin que Tout vivotte sans Témoin,
À vivre aussi pour Elle, et dans son petit coin !

Et c’est bien dans ce sens, moi, qu’au lieu de me taire,
Je persiste à narrer mes petites affaires.

XXIII

PETITES MISÈRES D’OCTOBRE

Octobre m’a toujours fiché dans la détresse ;
Les Usines, cent goulots fumant vers les ciels…
Les poulardes s’engraissent
Pour Noël.

Oh ! qu’alors, tout bramant vers d’albes atavismes,
Je fonds mille Icebergs vers les septentrions
D’effarants mysticismes
Des Sions !…

Car les seins distingués se font toujours plus rares ;
Le légitime est tout, mais à qui bon ma cour ?
De qui bénir mes Lares
Pour toujours ?


Je ferai mes oraisons aux Premières Neiges ;
Et je crierai au Vent : « Et toi aussi, forçat ! »
Et rien ne vous allège
Comme ça.

(Avec la neige tombe une miséricorde
D’agonie ; on a vu des gens aux cœurs de cuir
Et méritant la corde
S’en languir.)

Mais vrai, s’écarteler les lobes, jeu de dupe…
Rien, partout, des saisons et des arts et des dieux,
Ne vaut deux sous de jupe,
Deux sous d’yeux.

Donc, petite, deux sous de jupe en œillet tiède,
Et deux sous de regards, et tout ce qui s’ensuit…
Car il n’est qu’un remède
À l’ennui.

XXIV

GARE AU BORD DE LA MER

Kersœr. Côtes du Danemark.
Aube du 1er janvier 1886.


On ne voyait pas la mer, par ce temps d’embruns,
Mais on l’entendait maudire son existence :
« Oh ! beuglait-elle, qu’il fût seulement Quelqu’Un ! »…
Et elle vous brisait maint bateau pas-de-chance.

Et, ne pouvant mordre le steamer, les autans
Mettaient nos beaux panaches de fumée en loques !
Et l’Homme renvoyait ses comptes à des temps
Plus clairs, et sifflotait : « Cet Univers se moque,

» Il raille ! Et qu’il me dise où l’on voit Mon Pareil !
» Allez, déroulez vos parades sidérales,
» Messieurs ! Un temps viendra que l’Homme, fou d’éveil,
» Fera pour les Pays Terre-à-Terre ses malles !


» Il crut à l’Idéal ! Ah ! milieux détraquants
» Et bazars d’oripeaux ! Si c’était à refaire,
» Chers madrépores, comme on ficherait le camp
» Chez vous ! Oh ! même vers la Période Glaciaire !…

» Mais l’Infini est là, gare de trains ratés,
» Où les gens, aveuglés de signaux, s’apitoient
» Sur le sanglot des convois, et vont se hâter
» Tout à l’heure ! et crever en travers de la voie…

» — Un fin sourire (tel ce triangle d’oiseaux
» D’exil sur ce ciel gris !) peut traverser mes heures ;
» Je dirai : passe, oh ! va, ne fais pas de vieux os
» Par ici mais vide au plus tôt cette demeure… »

Car la vie est partout la même. On ne sait rien !
Mais c’est la Gare ! et faut chauffer qui pour les fêtes
Futures, qui pour les soi-disant temps anciens.
Oh, file ton rouet, et prie et reste honnête.

XXV

IMPOSSIBILITÉ DE L’INFINI EN HOSTIES

Ô lait divin ! potion assurément cordiale
À vomir les gamelles de nos aujourd’huis !
Quel bon docteur saura décrocher ta timbale
Pour la poser sur ma simple table de nuit,
Un soir, sans bruit ?

J’ai appris, et tout comme autant de riches langues,
Les philosophies et les successives croix ;
Mais pour mener ma vie au Saint-Graal sans gangue,
Nulle n’a su le mot, le Sésame-ouvre-toi,
Clef de l’endroit.


Oui, dilapidé ma jeunesse et des bougies
À regalvaniser le fond si enfantin
De nos plus immémoriales liturgies,
Et perdu à ce jeu de purs et sûrs instincts,
Tout mon latin.

L’Infini est à nos portes ! à nos fenêtres !
Ouvre, et vois ces Nuits Loin, et tout le Temps avec !…
Qu’il nous étouffe donc ! puisqu’il ne saurait être
En une hostie, une hostie pour nos sales becs,
Ah ! si à sec !…

XXVI

BALLADE

Ophelia : You are merry, my lord.
Hamlet : Who, I ?
Ophelia : Ay, my lord.
Hamlet : O God, your only jig-maker. What should a man do but be merry ?


Oyez, au physique comme au moral,
Ne suis qu’une colonie de cellules
De raccroc ; et ce sieur que j’intitule
Moi, n’est, dit-on, qu’un polypier fatal !

De mon cœur un tel, à ma chair védique,
Comme de mes orteils à mes cheveux,
Va-et-vient de cellules sans aveu,
Rien de bien solvable et rien d’authentique.


Quand j’organise une descente en Moi,
J’en conviens, je trouve là, attablée,
Une société un peu bien mêlée,
Et que je n’ai point vue à mes octrois.

Une chair bêtement staminifère,
Un cœur illusoirement pistillé,
Sauf certains jours, sans foi, ni loi, ni clé,
Où c’est précisément tout le contraire.

Allez, c’est bon. Mon fatal polypier
A distingué certaine polypière ;
Son monde n’est pas trop mêlé, j’espère…
Deux yeux café, voilà tous ses papiers.

XXVII

PETITES MISÈRES D’HIVER

Vers les libellules
D’un crêpe si blanc des baisers
Qui frémissent de se poser,
Venus de si loin, sur leurs bouts cicatrisés,
Ces seins, déjà fondants, ondulent
D’un air somnambule…

Et cet air enlise
Dans le défoncé des divans
Rembourrés d’eiders dissolvants
Le Cygne du Saint-Graal, qui rame en avant !
Mais plus pâle qu’une banquise
Qu’Avril dépayse…


Puis, ça vous réclame,
Avec des moues d’enfant goulu,
Du romanesque à l’absolu,
Mille Pôles plus loin que tout ce qu’on a lu !…
Laissez, laissez le Cygne, ô Femme !
Qu’il glisse, qu’il rame,

Oh ! que, d’une haleine,
Il monte, séchant vos crachats,
Au Saint-Graal des blancs pachas
Et n’en revienne qu’avec un plan de rachat
Pour sa petite sœur humaine
Qui fait tant de peine…

XXVIII

DIMANCHES

Hamlet : Lady, shall I lie in your lap ?

(Il s’agenouille devant Ophélie.)

Ophelia : No, my lord.

Hamlet : I mean, my head upon your lap ?

Ophelia : Ay, my lord.

Hamlet : Do you think I meant country matters ?

Ophelia : I think nothing, my lord.

Hamlet : That’s a fair thought to lie between maid’s legs.

Ophelia : What is, my lord ?

Hamlet : Nothing.


Les nasillardes cloches des dimanches
À l’étranger,
Me font que j’ai de la vache enragée
Pour jusqu’à la nuit, sur la planche ;
Je regarde passer des tas de robes blanches.


La jeune fille au joli paroissien
Rentre au logis :
Son corps se sent l’âme fort reblanchie,
Et, raide, dit qu’il appartient
À une tout autre race que le mien !

Ma chair, ô Sœur, a bien mal à son âme.
Oh ! ton piano
Me recommence ! et ton cœur s’y ânonne
En ritournelles si infâmes,
Et ta chair, sur quoi j’ai des droits ! s’y pâme…

Que je te les tordrais avec plaisir,
Ce cœur, ce corps !
Et te dirais leur fait ! et puis encore
La manière de s’en servir !
Si tu voulais ensuite m’approfondir…

XXIX

LE BRAVE, BRAVE AUTOMNE !

Quand reviendra l’automne,
Cette saison si triste,
Je vais m’la passer bonne,
Au point de vue artiste.

Car le vent, je l’connais,
Il est de mes amis !
Depuis que je suis né
Il fait que j’en gémis…

Et je connais la neige,
Autant que ma chair même,
Son froment me protège
Contre les chairs que j’aime…


Et comme je comprends
Que l’automnal soleil
Ne m’a l’air si souffrant
Qu’à titre de conseil !…

Puis rien ne saurait faire
Que mon spleen ne chemine
Sous les spleens insulaires
Des petites pluies fines…

Ah ! l’automne est à moi,
Et moi je suis à lui,
Comme tout à « pourquoi ? »
Et ce monde à « et puis ? »

Quand reviendra l’automne,
Cette saison si triste,
Je vais m’la passer bonne
Au point de vue artiste.

XXX

DIMANCHES

C’est l’automne, l’automne, l’automne…
Le grand vent et toute sa séquelle !
Rideaux tirés, clôture annuelle !
Chute des feuilles, des Antigones,
Des Philomèles,
Le fossoyeur les remue à la pelle…

(Mais, je me tourne vers la mer, les Éléments !
Et tout ce qui n’a plus que les noirs grognements !
Ainsi qu’un pauvre, un pâle, un piètre individu
Qui ne croit en son Moi qu’à ses moments perdus…)


Mariage, ô dansante bouée
Peinte d’azur, de lait doux, de rose,
Mon âme de Corsaire morose,
Va, ne sera jamais renflouée !…
Elle est la chose
Des coups de vent, des pluies, et des nuées…

(Un soir, je crus en Moi ! J’en faillis me fiancer !
Est-ce possible… Où donc tout ça est-il passé !…
Chez moi, c’est Galathée aveuglant Pygmalion !
Ah ! faudrait modifier cette situation…)

XXXI

PETITES MISÈRES D’AOÛT

Oh ! quelle nuit d’étoiles, quelles saturnales !
Oh ! mais des galas inconnus
Dans les annales
Sidérales !
Bref, un Ciel absolument nu !

Ô Loi du Rythme sans appel !
Que le moindre Astre certifie
Par son humble chorégraphie,
Mais nul spectateur éternel.

Ah ! la Terre humanitaire
N’en est pas moins terre-à-terre !
Au contraire.


La Terre, elle est ronde
Comme un pot-au-feu,
C’est un bien pauv’ monde
Dans l’infini bleu.

Cinq sens seulement, cinq ressorts pour nos essors…
Ah ! ce n’est pas un sort !
Quand donc nos cœurs s’en iront-ils en huit ressorts !

Oh ! le jour, quelle turne !
J en suis tout taciturne.
Oh ! ces nuits sur les toits !
Je finirai bien par y prendre froid.

Tiens, la Terre,
Va te faire
Très lan-laire !

— Hé ! pas choisi
D’y naître, et hommes !
Mais nous y sommes,
Tenons-nous-y.


La pauvre Terre, elle est si bonne !…
Oh ! désormais je m’y cramponne
De tous mes bonheurs d’autochtone.

Tu te pâmes, moi je me vautre.
Consolons-nous les uns les autres.

XXXII

SOIRS DE FÊTE

Je suis la Gondole enfant chérie
Qui arrive à la fin de la fête,
Pour je ne sais quoi, par bouderie,
(Un soir trop beau me monte à la tête !)

Me voici déjà près de la digue ;
Mais la foule sotte et pavoisée,
Ah ! n’accourt pas à l’Enfant Prodigue !
Et danse, sans perdre une fusée…

Ah ! c’est comme ça, femmes volages !
C’est bien. Je m’exile en ma gondole
(Si frêle !) aux mouettes, aux orages,
Vers les malheurs qu’on voit au Pôle !

— Et puis, j’attends sous une arche noire…
Mais nul ne vient ; les lampions s’éteignent ;
Et je maudis la nuit et la gloire !
Et ce cœur qui veut qu’on me dédaigne !

XXXIII

FIFRE

Ophelia : You are keen, my lord, you are keen.

Hamlet : It would cost you a groaning to take off my edge.

Ophelia : Still better and worse.

Hamlet : So you must take your husbands.


Pour un cœur authentique,
Me ferais des blessures !
Et ma Littérature
Fermerait boutique.

Oh ! qui me ravira !
C’est alors qu’on verra
Si je suis un ingrat !


(Ô petite âme brave,
Ô chair fière et si droite !
C’est moi, que je convoite
D’être votre esclave !

(Oui, mettons-nous en frais,
Et nous saurons après
Traiter de gré à gré.)

— « Acceptez, je vous prie,
» Ô Chimère fugace,
» Au moins la dédicace
» De ma vague vie ?… »

« Vous me dites avoir
» Le culte du Devoir ?
» Et moi donc ! venez voir… »

XXXIV

DIMANCHES

Hamlet : I have heard of your paintings too, well enough. God hath given you one face, and you make yourselves another ; you jig, you amble, and you lisp, and nickname God’s creatures, and make your wantonness your ignorance. Go to ; I’ll no more on’t ; it hath made me mad. To a nunnery, go.


N’achevez pas la ritournelle,
En prêtant au piano vos ailes,
Ô mad’moiselle du premier.
Ça me rappelle l’Hippodrome,
Où cet air cinglait un pauvre homme
Déguisé en clown printanier.

Sa perruque arborait des roses,
Mais, en son masque de chlorose,

Le trèfle noir manquait de nez !
Il jonglait avec des cœurs rouges,
Mais sa valse trinquait aux bouges
Où se font les enfants mort-nés.

Et cette valse, ô mad’moiselle,
Vous dit les Roland, les dentelles
Du bal qui vous attend ce soir !
— Ah ! te pousser par tes épaules
Décolletées, vers de durs pôles
Où je connais un abattoir !

Là, là, je te ferai la honte !
Et je te demanderai compte
De ce corset cambrant tes reins
De ta tournure et des frisures
Achalandant contre nature
Ton front et ton arrière-train.

Je te crierai : « Nous sommes frères !
» Alors, vêts-toi à ma manière,
» Ma manière ne trompe pas ;
» Et perds ce dandinement louche
» D’animal lesté de ses couches,
» Et galopant par les haras ! »


Oh ! vivre uniment autochtones
Sur cette terre (où nous cantonne
Après tout notre être tel quel !)
Et sans préférer, l’âme aigrie,
Aux vers luisants de nos prairies
Les lucioles des prés du ciel ;

Et sans plus sangloter aux heures
De lendemains, vers des demeures
Dont nous nous sacrons les élus.
Ah ! que je vous dis, autochtones !
Tant la vie à terre elle est bonne,
Quand on n’en demande pas plus.

XXXV

L’AURORE-PROMISE

Vois, les Steppes stellaires
Se dissolvent à l’aube…
La Lune est la dernière
À s’effacer, badaude.

Oh ! que les cieux sont loin, et tout ! Rien ne prévaut
Contre cet infini ; c’est toujours trop nouveau !…

Et vrai, c’est sans limites !…
T’en fais-tu une idée,
Ô jeune Sulamite
Vers l’aurore accoudée ?

L’Infini à jamais ! comprends-tu bien cela !
Et qu’autant que ta chair existe un au-delà ?


Non ; ce sujet t’assomme.
Ton Infini, ta sphère,
C’est le regard de l’Homme,
Patron de cette Terre.

Il est le Fécondeur, le Galant Chevalier
De tes couches, la Providence du Foyer !

Tes yeux baisent Sa Poigne,
Tu ne le sens pas seule !
Mais lui bat la campagne
Du ciel, où nul n’accueille !…

Nulle Poigne vers lui, il a tout sur le dos ;
Il est seul ; l’Infini reste sourd comme un pot.

Ô fille de la Terre,
Ton dieu est dans ta couche !
Mais lui a dû s’en faire,
Et si loin de sa bouche !…

Il s’est fait de bons dieux, consolateurs des morts,
Et supportait ainsi tant bien que mal son sort,


Mais bientôt, son idée,
Tu l’as prise, jalouse !
Et l’as accommodée
Au culte de l’Épouse !

Et le Déva d’antan, Bon Cœur de l’Infini
Est là… — pour que ton lit nuptial soit béni !

Avec les accessoires,
Ce n’est plus qu’une annexe
Du Tout-Conservatoire
Où s’apprête Ton Sexe.

Et ces autels bâtis de nos terreurs des cieux
Sont des comptoirs où tu nous marchandes tes yeux !

Les dieux s’en vont. Leur père
S’en meurt. — Ô Jeune Femme,
Refais-nous une Terre
Selon ton corps sans âme !

Ouvre-nous tout Ton Sexe ! et, sitôt, l’Au-delà
Nous est nul ! Ouvre, dis ? tu nous dois bien cela…

XXXVI

DIMANCHES

J’aurai passé ma vie à faillir m’embarquer
Dans de bien funestes histoires,
Pour l’amour de mon cœur de Gloire !…
— Oh ! qu’ils sont chers, les trains manqués
Où j’ai passé ma vie à faillir m’embarquer !…

Mon cœur est vieux d’un tas de lettres déchirées,
Oh ! Répertoire en un cercueil
Dont la Poste porte le deuil !…
— Oh ! ces veilles d’échauffourées
Où mon cœur s’entraînait par lettres déchirées !…


Tout n’est pas dit encor, et mon sort est bien vert.
Ô Poste, automatique Poste,
Ô yeux passants fous d’holocaustes,
Oh ! qu’ils sont là, vos airs ouverts !…
Oh ! comme vous guettez mon destin encor vert

(Une, pourtant, je me rappelle,
Aux yeux grandioses
Comme des roses,
Et puis si belle !…
Sans nulle pose.
Une voix me criait : « C’est elle ! Je le sens ;
» Et puis, elle te trouve si intéressant ! »
— Ah ! que n’ai-je prêté l’oreille à ses accents !…

XXXVII

LA VIE QU’ELLES ME FONT MENER

Pas moi, despotiques Vénus
Offrant sur fond d’or le Lotus
Du Mal, coiffées à la Titus !
Pas moi, Circées
Aux yeux en grand deuil violet comme des pensées !
Pas moi, binious
Des Papesses des blancs Champs-Élysées des fous,
Qui vous relayez de musiques
Par le calvaire de techniques
Des sacrilèges domestiques !

Le mal m’est trop ! tant que l’Amour
S’échange par le temps qui court,
Simple et sans foi comme un bonjour,

Des jamais franches
À celles dont le Sort vient le poing sur la hanche,
Et que s’éteint
La Rosace du Temple, à voir, dans le satin,
Ces sexes livrés à la grosse
Courir, en valsant, vers la Fosse
Commune des Modernes Noces.

Ô Rosace ! leurs charmants yeux
C’est des vains cadrans d’émail bleu
Qui marquent l’heure que l’on veut,
Non des pétales,
De ton Soleil des Basiliques Nuptiales !
Au premier mot,
Peut-être (on est si distinguée à fleur de peau !)
Elles vont tomber en syncope
Avec des regards d’antilope ; —
Mais tout leur être est interlope !

Tu veux pas fleurir fraternel ?
C’est bon, on te prendra tel quel,
Petit mammifère usuel !
Même la blague
Me chaut peu de te passer au doigt une bague.

— Oh ! quel grand deuil,
Pourtant, leur ferait voir leur frère d’un autre œil !
Voir un égal d’amour en l’homme
Et non une bête de somme
Là pour lui remuer des sommes !

Quoi ? vais-je prendre un air géant,
Et faire appeler le Néant ?
Non, non ; ce n’est pas bienséant.
Je me promène
Parmi les sommités des colonies humaines ;
Du bout du doigt
Je feuillette les versions de l’Unique Loi.
Et je vivotte et m’inocule
Les grands airs gris du crépuscule,
Et j’en garrule ! et j’en garrule !

XXXVIII

DIMANCHES

Mon Sort est orphelin, les vêpres ont tu leurs cloches…
Et ces pianos qui ritournellent, jamais las !…
Oh ! monter, leur expliquer mon apostolat !
Oh ! du moins, leur tourner les pages, être là,
Les consoler ! (J’ai des consolations plein les poches)…

Les pianos se sont clos. Un seul, en grand deuil, s’obstine.
Oh ! qui que tu sois, sœur ! à genoux, à tâtons,
Baiser le bas de ta robe dans l’abandon !…
Pourvu qu’après, tu me chasses, disant : « Pardon !
« Pardon, m’sieu, mais j’en aime un autre, et suis sa cousine ! »


Oh ! que je suis bien infortuné sur cette Terre !…
Et puis si malheureux de ne pas être Ailleurs !
Ailleurs, loin de ce savant siècle batailleur…
C’est là que je m’créerai un petit intérieur,
Avec Une dont, comme de Moi, Tout n’a que faire.

Une maigre qui me parlait,
Les yeux hallucinés de Gloires virginales,
De rendre l’âme, sans scandale,
Dans un flacon de sels anglais…

Une qui me fît oublier
Mon art et ses rançons d’absurdes saturnales,
En attisant, gauche vestale,
L’Aurore dans mes oreillers…

Et que son regard
Sublime
Comme ma rime
Ne permît pas le moindre doute à cet égard.

XXXIX

PETITES MISÈRES DE MAI

On dit : l’Express
Pour Bénarès !

La Basilique
Des gens cosmiques !

Allons, chantons
Le Grand Pardon !

Allons, Tityres
Des blancs martyres !

Chantons : Nenni !
À l’infini.


Hors des clôtures
De la Nature !

(Nous louerons Dieu,
En temps et lieu.)

Oh ! les beaux arbres
En candélabres !…

Oh ! les refrains
Des Pèlerins !…

Oh ! ces toquades
De Croisades !…

— Et puis, fourbu
Dès le début.

Et retour louche…
— Ah ! tu découches !

XL

PETITES MISÈRES D’AUTOMNE

Hamlet : Get thee to a nunnery ; why wouldst thou be a breeder of sinners ? I am myself indifferent honest ; but yet I could accuse me of such things that it were better, my mother had not borne me. I am very proud, revengeful, ambitious ; with more offences at my beck, than I have thoughts to put them in etc… to a nunnery.


Je me souviens, — dis, rêvé ce bal blanc ?
Une, en robe rose et les joues en feu,
M’a tout ce soir-là dévoré des yeux,
Des yeux impérieux et puis dolents,
(Je vous demande un peu !)

Car vrai, fort peu sur moi d’un en vedette,
Ah ! pas plus ce soir-là d’ailleurs que d’autres,
Peut-être un peu mon natif air d’apôtre,
Empêcheur de danser en rond sur cette
Scandaleuse planète.


Et, tout un soir, ces grands yeux envahis
De moi ! Moi, dos voûté sous l’À quoi Bon ?
Puis, partis, comme à jamais vagabonds !
(Peut-être en ont-ils peu après failli ?…)
Moi quitté le pays.

Chez nous, aux primes salves d’un sublime,
Faut battre en retraite. C’est sans issue.
Toi, pauvre, et t’escomptant déjà déçue
Par ce cœur (qui même eût plaint ton estime)
J’ai été en victime,

En victime après un joujou des nuits !
Ses boudoirs pluvieux mirent en sang
Mon inutile cœur d’adolescent…
Et j’en dormis. À l’aube je m’enfuis…
Bien égal aujourd’hui.

XLI

SANCTA SIMPLICITAS

Passants, m’induisez point en beautés d’aventure,
Mon Destin n’en saurait avoir cure ;
Je ne peux plus m’occuper que des Jeunes Filles,
Avec ou sans parfum de famille.

Pas non plus mon chez moi, ces précaires liaisons,
Où l’on s’aime en comptant par saisons ;
L’Amour dit légitime est seul solvable ! car
Il est sûr de demain, dans son art.

Il a le Temps, qu’un grand amour toujours convie ;
C’est la table mise pour la vie ;
Quand demain n’est pas sûr, chacun se gare vite !
Et même, autant en finir tout de suite.


Oh ! adjugés à mort ! comme qui conclueraient :
« D’avance, tout de toi m’est sacré,
» Et vieillesse à venir, et les maux hasardeux !
» C’est dit ! Et maintenant, à nous deux ! »

Vaisseaux brûlés ! et, à l’horizon, nul divorce !
C’est ça qui vous donne de la force !
Ô mon seul débouché ! — Ô mon vatout nubile !
À nous nos deux vies ! Voici notre île.

XLII

ESTHÉTIQUE

La Femme mûre ou jeune fille,
J’en ai frôlé toutes les sortes,
Des faciles, des difficiles ;
Voici l’avis que j’en rapporte :

C’est des fleurs diversement mises,
Aux airs fiers ou seuls selon l’heure,
Nul cri sur elles n’a de prise ;
N ms jouissons. Elle demeure.

Rien ne les tient, rien ne les fâche,
Elles veulent qu’on les trouve belles,
Qu’on le leur râle et leur rabâche,
Et qu’on les use comme telles ;


Sans souci de serments, de bagues,
Suçons le peu qu’elles nous donnent,
Notre respect peut être vague,
Leurs yeux sont hauts et monotones.

Cueillons sans espoirs et sans drames,
La chair vieillit après les roses ;
Oh ! parcourons le plus de gammes !
Car il n’y a pas autre chose.

XLIII

L’ÎLE

C’est l’Île ; Éden entouré d’eau de tous côtés !…
Je viens de galoper avec mon Astarté
À l’aube des mers ; on fait sécher nos cavales.
Des veuves de Titans délassent nos sandales,
Éventent nos tresses rousses, et je reprends
Mon Sceptre tout écaillé d’émaux effarants !
On est gai, ce matin. Depuis une semaine
Ces lents brouillards plongeaient mes sujets dans la peine,
Tout soupirants après un beau jour de soleil
Pour qu’on prît la photographie de Mon Orteil…

Ah ! non, c’est pas cela, mon Île, ma douce île…
Je ne suis pas encore un Néron si sénile…
Mon île pâle est au Pôle, mais au dernier
Des Pôles, inconnu des plus fols baleiniers !

Les Icebergs entrechoqués s’avançant pâles
Dans les brumes ainsi que d’albes cathédrales
M’ont cerné sur un bloc ; et c’est là que, très-seul,
Je fleuris, doux lys de la zone des linceuls,
Avec ma mie !

Avec ma mie ! Ma mie a deux yeux diaphanes
Et viveurs ! et, avec cela, l’arc de Diane
N’est pas plus fier et plus hautement en arrêt
Que sa bouche ! (arrangez cela comme pourrez…)
Oh ! ma mie… — Et sa chair affecte un caractère
Qui n’est assurément pas fait pour me déplaire :
Sa chair est lumineuse et sent la neige, exprès
Pour que mon front pesant y soit toujours au frais,
Mon Front Équatorial, Serre d’Anomalies !…
Bref, c’est, au bas mot, une femme accomplie.

Et puis, elle a des perles tristes dans la voix…
Et ses épaules sont aussi de premier choix.
Et nous vivons ainsi, subtils et transis, presque
Dans la simplicité des gens peints sur les fresques.
Et c’est l’Île. Et voilà vers quel Eldorado
L’Exode nihiliste a poussé mon radeau.

Ô lendemains de noce où nos voix mal éteintes
Chantent aux échos blancs la si grêle complainte :

LE VAISSEAU FANTÔME

Il était un petit navire
Où Ugolin mena ses fils,
Sous prétexte, le vieux vampire !
De les fair’ voyager gratis.

Au bout de cinq à six semaines,
Les vivres vinrent à manquer,
Il dit : « Vous mettez pas en peine ;
» Mes fils n’m’ont jamais dégoûté ! »

On tira z’à la courte paille,
Formalité ! raffinement !
Car cet homme, il n’avait d’entrailles
Qu’pour en calmer les tiraill’ments,

Et donc, stoïque et légendaire,
Ugolin mangea ses enfants,
Afin d’leur conserver un père…
Oh ! quand j’y song’, mon cœur se fend !

Si cette histoire vous embête,
C’est que vous êtes un sans-cœur !
Ah ! j’ai du cœur par-d’ssus la tête,
Oh ! rien partout que rir’s moqueurs !…

XLIV

DIMANCHES

Laertes to Ophelia :
The chariest maid is prodigal enough
If she unmask her beauty to the moon.


J’aime, j’aime de tout mon siècle ! cette hostie
Féminine en si vierge et destructible chair
Qu’on voit, au point du jour, altièrement sertie
Dans de cendreuses toilettes déjà d’hiver,
Se fuir le long des cris surhumains de la mer !

(Des yeux dégustateurs âpres à la curée ;
Une bouche à jamais cloîtrée !)

(— Voici qu’elle m’honore de ses confidences ;
J’en souffre plus qu’elle ne pense !)


Chère perdue, comment votre esprit éclairé,
Et ce stylet d’acier de vos regards bleuâtres
N’ont-ils pas su percer à jour la mise en frais
De cet économique et passager bellâtre ?…
— Il vint le premier ; j’étais seule devant l’âtre…

Hier l’orchestre attaqua
Sa dernière polka.

Oh ! l’automne, l’automne !
Les casinos
Qu’on abandonne
Remisent leurs pianos !…

Phrases, verroteries,
Caillots de souvenirs.
Oh ! comme elle est maigrie !
Que vais-je devenir ?…

Adieu ! Les files d’ifs dans les grisailles
Ont l’air de pleureuses de funérailles
Sous l’autan noir qui veut que tout s’en aille.

Assez, assez,
C’est toi qui as commencé.


Va, ce n’est plus l’odeur de tes fourrures.
Va, vos moindres clins d’yeux sont des parjures.
Tais-toi, avec vous autres rien ne dure.

Tais-toi, tais-toi,
On n’aime qu’une fois…

XLV

NOTRE PETITE COMPAGNE

Si mon Air vous dit quelque chose,
Vous auriez tort de vous gêner ;
Je ne la fais pas à la pose ;
Je suis La Femme, on me connaît.

Bandeaux plats ou crinière folle,
Dites ? quel Front vous rendrait fou ?
J’ai l’art de toutes les écoles,
J’ai des âmes pour tous les goûts.

Cueillez la fleur de mes visages,
Buvez ma bouche et non ma voix,
Et n’en cherchez pas davantage…
Nul n’y vit clair ; pas même moi.


Nos armes ne sont pas égales,
Pour que je vous tende la main,
Vous n’êtes que de naïfs mâles,
Je suis l’Éternel Féminin !

Mon But se perd dans les Étoiles !
C’est moi qui suis la Grande Isis !
Nul ne m’a retroussé mon voile.
Ne songez qu’à mes oasis…

Si mon Air vous dit quelque chose,
Vous auriez tort de vous gêner ;
Je ne la fais pas à la pose :
Je suis La Femme ! on me connaît.

XLVI

COMPLAINTE DES CRÉPUSCULES
CÉLIBATAIRES

C’est l’existence des passants…
Oh ! tant d’histoires personnelles !…
Qu’amèrement intéressant
De se navrer de leur kyrielle !

Ils s’en vont flairés d’obscurs chiens,
Ou portent des paquets, ou flânent…
Ah ! sont-ils assez quotidiens,
Tueurs de temps et monomanes,


Et lorgneurs d’or comme de strass
Aux quotidiennes devantures !…
La vitrine allume son gaz,
Toujours de nouvelles figures…

Oh ! que tout m’est accidentel !
Oh ! j’ai-t-y l’âme perpétuelle !…
Hélas, dans ces cas, rien de tel
Que de pleurer une infidèle !…

Mais qu’ai-je donc laissé là-bas ?
Rien. Eh ! voilà mon grand reproche !
Ô culte d’un Dieu qui n’est pas,
Quand feras-tu taire tes cloches !…

Je vague depuis le matin
En proie à des loisirs coupables,
Épiant quelque grand destin
Dans l’œil de mes douces semblables…

Oh ! rien qu’un lâche point d’arrêt
Dans mon destin qui se dévide !…
Un amour pour moi tout exprès
En un chez nous de chrysalide !…


Un simple cœur, et des regards
Purs de tout esprit de conquête,
Je suis si exténué d’art !
Me répéter, oh ! mal de tête !…

Va, et les gouttières de l’ennui !
Ça goutte, goutte sur ma nuque…
Ça claque, claque à petit bruit…
Oh ! ça claquera jusque… jusque ?…

XLVII

ÈVE, SANS TRÊVE

Et la Coiffure, l’Art du Front,
Cheveux massés à la Néron
Sur des yeux qui, du coup, fermentent ;
Tresses, bandeaux, crinière ardente ;
Madone ou caniche ou bacchante ;
Mes frères, décoiffons d’abord ! puis nous verrons.

Ah ! les ensorcelants Protées !
Et suivez-les décolletées
Des épaules ; comme, aussitôt,
Leurs yeux, les plus durs, les plus faux,
Se noient, l’air tendre et comme il faut,
Dans ce halo de chair en harmonies lactées !…


Et ce purgatif : Vierge hier,
Porter aujourd’hui dans sa chair,
Fixe, un Œil mâle, en fécondée !
L’âme doit être débordée !
Oh ! nous n’en avons pas idée !
Leur air reste le même, avenant et désert…

Avenant, Promis et Joconde !
Et par les rues, et dans le monde
Qui saurait dire de ces yeux
Réfléchissant tout ce qu’on veut
Voici les vierges, voici ceux
Où la Foudre finale a bien jeté la sonde.

Ah ! non, laissons, on n’y peut rien.
Suivons-les comme de bons chiens,
Couvrons de baisers leurs visages
Du moment, faisons bon ménage
Avec leurs bleus, leurs noirs mirages,
Cueillons-en, puis chantons : merci c’est bien, fort bien…

XLVIII

DIMANCHES

Le Dimanche, on se plaît
À dire un chapelet
À ses frères de lait.

Orphée, ô jeune Orphée !
Sérails des coryphées
Aux soirs du fleuve Alphée…

Parcifal, Parcifal !
Étendard virginal
Sur les remparts du mal…


Prométhée, Prométhée !
Phrase répercutée
Par les siècles athées…

Nabuchodonosor !
Moloch des âges d’or
Régissez-nous encor ?…

Et vous donc, filles d’Ève,
Sœurs de lait, sœurs de sève,
Des destins qu’on se rêve !

Salomé, Salomé !
Sarcophage embaumé
dort maint Bien-Aimé…

Ophélie, toi surtout
Viens-moi par ce soir d’août,
Ce sera entre nous.

Salammbô, Salammbô !
Lune au chaste halo
Qui laves nos tombeaux…


Grande sœur, Messaline !
Ô panthère câline
Griffant nos mousselines…

Oh ! même Cendrillon
Reprisant ses haillons
Au foyer sans grillon…

Ou Paul et Virginie,
Ô vignette bénie
Des ciels des colonies…

— Psyché, folle Psyché,
Feu-follet du péché,
Vous vous ferez moucher !…

L[1]

LA MÉLANCOLIE DE PIERROT

Le premier jour, je bois leurs yeux ennuyés…
Je baiserais leurs pieds,
À mort. Ah ! qu’elles daignent
Prendre mon cœur qui saigne !
Puis on cause… — et ça devient de la Pitié,
Et enfin je leur offre mon amitié.

C’est de pitié, que je m’offre en frère, en guide ;
Elles, me croient timide,
Et clignent d’un œil doux :
« Un mot, je suis à vous ! »
(Je te crois.) Alors, moi, d’étaler les rides
De ce cœur, et de sourire dans le vide…


Et soudain j’abandonne la garnison,
Feignant de trahisons !
(Je l’ai échappé belle !)
Au moins, m’écrira-t-elle ?
Point. Et je la pleure toute la saison…
— Ah ! j’en ai assez de ces combinaisons !

Qui m’apprivoisera le cœur ! belle cure…
Suis si vrai de nature !
Aie la douceur des sœurs !
Oh viens ! suis pas noceur,
Serait-ce donc une si grosse aventure
Sous le soleil ? dans toute cette verdure…

LI

CAS RÉDHIBITOIRE
(Mariage)

Ah ! mon âme a sept facultés !
Plus autant qu’il est de chefs-d’œuvre,
Plus mille microbes ratés
Qui m’ont pris pour champ de manœuvre.

Oh ! le suffrage universel
Qui se bouscule et se chicane,
À chaque instant, au moindre appel,
Dans mes mille occultes organes !…


J’aurais voulu vivre à grands traits,
Le long d’un classique programme
Et m’associant en un congrès
Avec quelque classique femme.

Mais peut-il être question
D’aller tirer des exemplaires
De son individu si on
N’en a pas une idée plus claire ?…

LII

ARABESQUES DE MALHEUR

Nous nous aimions comme deux fous ;
On s’est quittés sans en parler.
(Un spleen me tenait exilé
Et ce spleen me venait de tout.)

Que ferons-nous, moi, de mon âme,
Elle de sa tendre jeunesse !
Ô vieillissante pécheresse,
Oh ! que tu vas me rendre infâme !

Des ans vont passer là-dessus ;
On durcira chacun pour soi ;
Et bien souvent, et je m’y vois,
On ragera : « Si j’avais su !… »


Oh ! comme on fait claquer les portes,
Dans ce Grand Hôtel d’anonymes !
Touristes, couples légitimes,
Ma Destinée est demi-morte !…

— Ses yeux disaient : « Comprenez-vous !
» Comment ne comprenez-vous pas ! »
Et nul n’a pu le premier pas ;
On s’est séparés d’un air fou.

Si on ne tombe pas d’un même
Cri à genoux, c’est du factice
Ensemble ! voilà la justice
Selon moi, voilà comment j’aime.

LIII

LES CHAUVES-SOURIS

C’est qu’elles m’ont l’air bien folles, ce soir,
Les cloches du couvent des carmélites !
Et je me demande au nom de quels rites…
Allons, montons voir.

Oh ! parmi les poussiéreuses poutrelles,
Ce sont de jeunes chauves-souris
Folles d’essayer enfin hors du nid
Leurs vieillottes ailes !

— Elles s’en iront désormais aux soirs,
Chasser les moustiques sur la rivière,
À l’heure où les diurnes lavandières
Ont tu leurs battoirs.


— Et ces couchants seront tout solitaires,
Tout quotidiens et tout supra-Védas,
Tout aussi vrais que si je n’étais pas,
Tout à leur affaire.

Ah ! ils seront tout aussi quotidiens
Qu’aux temps où la planète à la dérive
En ses langes de vapeur primitives
Ne savait rien d’rien.

Ils seront tout aussi à leur affaire
Quand je ne viendrai plus crier bravo !
Aux assortiments de mourants joyaux
De leur éventaire,

Qu’aux jours où certain bohème filon
Du commun néant n’avait pas encore
Pris un accès d’existence, pécore
Sous mon pauvre nom.

LIV

SIGNALEMENT

Chair de l’Autre Sexe ! Élément non-moi !
Chair, vive de vingt ans poussés loin de ma bouche !…
L’air de sa chair m’ensorcelle en la foi
Aux abois
Que par Elle, ou jamais, Mon Destin fera souche…
Et, tout tremblant, je regarde, je touche…

Je me prouve qu’Elle est ! — et puis, ne sais qu’en croire…
Et je revois mes chemins de Damas
Au bout desquels c’était encor les balançoires
Provisoires…
Et je me récuse, et je me débats !
Fou d’un art à nous deux ! et fou de célibats…


Et toujours le même Air ! me met en frais
De cœur, et me transit en ces conciliabules…
Deux grands yeux savants, fixes et sacrés
Tout exprès.
Là, pour garder leur sœur cadette, et si crédule,
Une bouche qui rit en campanule !…

(Ô yeux durs, bouche folle !) — ou bien Ah ! le contraire :
Une bouche toute à ses grands ennuis,
Mais l’arc tendu ! sachant ses yeux, ses petits frères
Tout à plaire,
Et capables de rendez-vous de nuit
Pour un rien, pour une larme qu’on leur essui’ !…

Oui, sous ces airs supérieurs,
Le cœur me piaffe de génie
En labyrinthes d’insomnie !…
Et puis, et puis, c’est bien ailleurs
Que je communie…

LV

DIMANCHES

Jaques : Motley’s the only wear.


Ils enseignent
Que la nature se divise en trois règnes.
Et professent
Le perfectionnement de notre Espèce.

Ah ! des canapés
Dans un val de Tempé !

Des contrées
Tempérées,
Et des gens
Indulgents

Qui pâturent
La Nature.
En janvier,
Des terriers
Où l’on s’aime
Sans système,
Des bassins
Noirs d’essaims
D’acrobates
Disparates
Qui patinent
En sourdine…

Ah ! vous savez ces choses
Tout aussi bien que moi ;
Je ne vois pas pourquoi
On veut que j’en recause.

LVI

AIR DE BINIOU

Non, non, ma pauvre cornemuse,
Ta complainte est pas si oiseuse ;
Et Tout est bien une méprise,
Et l’on peut la trouver mauvaise ;

Et la Nature est une épouse
Qui nous carambole d’extases,
Et puis, nous occit, peu courtoise,
Dès qu’on se permet une pause.

Eh bien ! qu’elle en prenne à son aise,
Et que tout fonctionne à sa guise !
Nous, nous entretiendrons les Muses,
Les neuf immortelles Glaneuses !


(Oh ! pourrions-nous pas, par nos phrases,
Si bien lui retourner les choses,
Que cette marâtre jalouse
N’ait plus sur nos rentes de prise ?)

I. — 
 133
 135
IV. — 
 139
 141
 144
VIII. — 
 146
XIII. — 
 158
 160
XVII. — 
 165
 167
XIX. — 
 169
XXII. — 
 175
 177
 179
XXVI. — 
 183
 185
 189
 193
XXXII. — 
 196
XXXIII. — 
 197
XXXV. — 
 202
 212
XLI. — 
 216
XLIII. — 
 220
 226
XLVII. — 
 231
 240
LIII. — 
 242
LIV. — 
 244
LVI. — 
 248
  1. La pièce XLIX manque. On n’en a que le titre : Rouages.
  2. La pièce XLIX manque.