Au service de la France/T4/Ch I
CHAPITRE PREMIER
Si Montaigne dit vrai et si « la tourbe des menus maux offense plus que la violence d’un, pour grand qu’il soit », j’ai été rarement plus « offensé » que dans les six premiers mois de l’année 1914, période maussade où j’ai connu, en même temps que des inquiétudes croissantes sur l’avenir de l’Europe, tous les petits ennuis d’une magistrature inactive et cloîtrée. J’ai vu déchiré par les factions politiques un pays auquel la gravité des événements pouvait imposer, du jour au lendemain, le devoir de rétablir l’union nationale. J’ai eu sous les yeux le vilain spectacle d’intrigues parlementaires et de scandales financiers. J’ai assisté au imprévu d’un cabinet, au départ spontané d’un autre, à la chute brutale d’un troisième. J’ai payé la rançon de mon irresponsabilité constitutionnelle en essuyant, à maintes reprises, les reproches contradictoires de partis opposés qui voulaient, les uns et les autres, mettre à leur service exclusif mon autorité nominale. Ce n’est pas sans un continuel effort de volonté que j’ai réussi à éloigner de moi la lassitude et le découragement, parfois même la répugnance et le dégoût. En ces journées d’incertitude et d’anxiété, je n’ai eu qu’un réconfort, l’image de la France, toujours présente à mon esprit.
Les réceptions officielles du jour de l’An s’étaient froidement déroulées, suivant le cérémonial accoutumé. Le Président du Conseil, M. Gaston Doumergue, m’avait remercié, avec une simplicité souriante et cordiale, de la confiance que je témoignais à son gouvernement. Après avoir échangé avec les Présidents des Chambres les visites d’usage, j’avais retenu les ministres à déjeuner. Ils étaient ensuite restés auprès de moi, dans les salons de l’Élysée, tant à l’heure solennelle du cercle diplomatique que pendant le fastidieux défilé des corps constitués. En une brève allocution, le doyen des ambassadeurs, sir Francis Bertie, les joues plus rosés que jamais, la poitrine bien cambrée dans son costume de gala, avait, au nom de tous ses collègues, exprimé l’espoir que la paix rétablie ne serait plus troublée. Je lui avais répondu sur le même ton. « Au cours des événements qui ont, depuis de si longs mois, absorbé l’attention de l’Europe, la France, disais-je, n’a pas cessé de collaborer activement avec les autres puissances pour tenter, d’abord de prévenir, puis de limiter et enfin d’abréger les hostilités. Maintenant qu’après tant de courage dépensé et tant de sang répandu, le calme est heureusement rétabli, elle veut espérer que rien ne le viendra plus troubler et que, désormais affranchies du souci qui les obsédait, toutes les nations vont recouvrer, avec la sécurité du lendemain, la liberté de travailler, dans leur intérêt particulier et dans l’intérêt universel, au développement de leurs relations économiques, à l’accroissement de leur prospérité respective et au progrès de la civilisation. » Ni sir Francis, ni moi, nous ne pressentions guère, ce 1er janvier 1914, les tristesses et les horreurs que l’année naissante réservait à nos deux pays et au monde.
Pendant les conversations un peu décousues que nous avons tenues au cours de l’après-midi, le Président du Conseil a émis l’avis qu’il serait convenable que j’accomplisse bientôt en Russie le voyage traditionnel des Présidents de la République. Sans doute, j’étais allé naguère à Saint-Pétersbourg comme ministre des Affaires étrangères, mais il me restait à me conformer, comme chef de l’État, à un rite déjà ancien, qu’avaient scrupuleusement observé, chacun à son tour, MM. Félix Faure, Émile Loubet et Armand Fallières. M. Gaston Doumergue pensait que m’étant déjà rendu à Londres, je ne devais pas trop retarder ma visite au souverain de la puissance alliée. L’opinion du Président du Conseil avait déjà transpiré dans la presse. Certains journaux n’hésitaient pas à fixer, de leur propre autorité, la date de mon départ. Les uns parlaient des vacances parlementaires d’été ; les autres, du mois de mai. Des feuilles modérées, qui combattaient le cabinet radical, l’accusaient même de vouloir avancer le voyage, pour se fortifier, au moment des prochaines élections générales, par une démonstration franco-russe. Mais, bien entendu, ni M. Doumergue, ni moi, nous ne pouvions rien décider que d’accord avec le gouvernement de Saint-Pétersbourg, dont il nous fallait, avant tout, prendre les convenances.
J’ai montré dans les volumes précédents que, depuis la conclusion de l’alliance franco-russe, aucun gouvernement français, modéré ou radical-socialiste, n’avait admis l’idée, je ne dis même pas de la dissoudre, mais de la relâcher. Dans son charmant livre le Diplomate, M. Jules Cambon plaisante agréablement les hommes politiques qui, depuis la guerre, ont accablé de critiques rétrospectives les vieilles ententes internationales. « Je ne sais pas pourquoi, dit-il, cette expression « l’équilibre européen » n’est plus en faveur ; je crains que ce ne soit parce qu’on ne comprend plus sa haute portée ; mais, si le mot n’est plus à la mode, la nécessité d’un équilibre entre les nations n’en subsiste pas moins. » En fait, les deux principaux groupements européens qui existaient avant 1914 ont longtemps réussi à défendre la paix contre de graves et fréquentes menaces, précisément parce qu’ils se faisaient équilibre et que l’égalité approximative des forces leur donnait, en permanence, la crainte salutaire d’un conflit. On ne concevait pas encore très clairement d’organisation plus générale et plus parfaite et les hommes qui, à l’exemple de M. Léon Bourgeois, prononçaient déjà les mots de Société des nations, étaient eux-mêmes les premiers à considérer que, pour la sécurité de la France et pour la paix de l’Europe, notre alliance avec la Russie et notre entente avec l’Angleterre étaient de beaucoup préférables à notre isolement.
Dans la soirée du 4 janvier, avait lieu la première représentation de Parsifal à l’Opéra. Je reçus dans ma loge, entre la cérémonie de la Cène et le tableau des filles-fleurs, les ambassadeurs d’Italie, d’Autriche et de Russie. M. Isvolsky, toujours prêt à se mettre en avant, manifesta l’intention de nous entretenir sans retard, le Président du Conseil et moi, du projet qui suscitait tant de commentaires prématurés. Je lui donnai audience à mon cabinet pour le lendemain. Il me dit que l’époque la plus agréable à l’Empereur serait, sans doute, le mois d’août. Après avoir causé lui-même avec l’ambassadeur, M. Gaston Doumergue télégraphia le 6 janvier à M. Delcassé pour le prier de pressentir officiellement le gouvernement russe. À raison des travaux parlementaires français et de nos futures élections législatives, il proposait, comme dates possibles, soit la période qui allait du 10 au 20 mai, soit un jour quelconque après le 16 juillet1. M. Delcassé répondit au Président du Conseil que M. Sazonoff, très heureux de la visite annoncée, consulterait l’Empereur à la première occasion, mais que Nicolas II était appelé en Crimée, du mois de mars au mois de mai, par les soins que réclamait la santé du tsarevitch2. Le 20 janvier, notre ambassadeur précisait cette réponse par le télégramme suivant, adressé à M. G. Doumergue : « L’époque qui serait la plus favorable pour l’Empereur à la visite du Président de la République est comprise entre le 7 et le 20 juillet style russe, c’est-à-dire entre le 20 juillet et le 2 août de notre style. M. Isvolsky est chargé de vous en informer. Le séjour en Crimée, où la famille impériale doit retourner en mars pour la santé de l’Impératrice et du grand-duc héritier, rend impossible la visite en mai. Il est très probable, en effet, que la famille impériale ne rentrera pas à Saint-Pétersbourg: avant le commencement de juin3. » C’est ainsi que, sans que nous y fussions pour rien, ni M. Doumergue, ni moi, mon voyage se trouva fixé à une époque de l’année qui semblait devoir être celle des vacances, du beau temps et du calme.
Quelques jours plus tard, le 22 janvier, M. Paul Cambon télégraphiait au Président du Conseil : « À Windsor, où je dois rester jusqu’à samedi matin, le Roi m’a exprimé hier le désir de rendre sa visite à M. le Président de la République. Dans l’état actuel des affaires intérieures de l’Angleterre, il est fort embarrassé pour arrêter une date. Confidentiellement, il m’a fait part de ses appréhensions au sujet des affaires d’Irlande et de la crise qu’elles pourraient entraîner en mai ou en juin. Il lui semble impossible de s’engager pour l’été ; l’automne est trop éloigné et, d’ailleurs, c’est une saison peu favorable. Si la fin d’avril convenait à M. le Président de la République, le Roi pourrait arriver à Paris le 20 avril ou l’un des jours suivants. » Bien que la date proposée tombât en pleine période électorale, je ne fis naturellement aucune difficulté pour l’accepter et, dès le mois de janvier, j’eus ainsi en perspective, pour le printemps et pour l’été, deux séries distinctes de fêtes internationales, dont notre ferme confiance dans le maintien de la paix européenne nous permettait encore de former le projet.
À son tour, notre ministre à Stockholm, M. Thiébaut, avait, dès le 15 janvier, fait parvenir au quai d’Orsay une dépêche qui devait ajouter de nouveaux articles à mon programme4. Il indiquait qu’en Suède on paraissait espérer qu’avant ou après mon voyage a Saint-Pétersbourg, je suivrais l’exemple donné en 1908 par M. Armand Fallières et que je m’arrêterais, au passage, dans les pays Scandinaves. On était préoccupé de savoir si je ferais escale à Copenhague sans pousser jusqu’à Stockholm. M. Thiébaut insistait sur le grand intérêt qu’offrirait, d’après lui, une visite officielle à la Cour de Suède. Sous l’influence de la propagande allemande, le peuple suédois était, disait-il, assez excité contre la Russie. De vastes préparatifs militaires étaient à l’étude, et, en réponse, la Russie prenait en Finlande des précautions que la Suède qualifiait de menaces. Le cabinet de Stockholm était, en outre, convaincu que plusieurs fois le gouvernement impérial avait encouragé dans le royaume des actes d’espionnage. M. Thiébaut jugeait très désirable qu’il fût mis fin à ces malentendus. Il croyait que je serais bien placé pour rapporter de Saint-Pétersbourg à Stockholm un message de paix et d’amitié. Après avoir examiné la question et s’être renseigné à Saint-Pétersbourg, à Copenhague et à Christiania, M. G. Doumergue estima que le mieux était d’étendre mon futur périple aux trois capitales Scandinaves et de prévoir un arrêt dans chacune d’elles, à mon retour de Russie.
Il s’en fallut de peu qu’à tous ces projets de voyages maritimes ne s’en ajoutât un plus vaste encore et plus inattendu. L’excellent ambassadeur des États-Unis, M. Myron T. Herrick, qui, dès cette époque, me témoignait une vive amitié, avait conçu le rêve de voir un chef d’État français mettre le cap sur l’Amérique. Il aurait voulu que je rendisse visite au nouveau Président des États-Unis, Mr Woodrow Wilson, dont il se plaisait à me vanter les mérites intellectuels, mais que je me représentais à distance comme un personnage assez énigmatique. L’ambassadeur avait, d’abord, entretenu de son idée mon cousin germain mÉile Boutroux, à qui son beau livre sur William James avait valu en Amérique une élite d’admirateurs, et comme Boutroux avait favorablement accueilli ces ouvertures, Mr Herrick m’avait entrepris moi-même avec une cordiale impétuosité. J’avais objecté la longueur de la double traversée, mais il n’avait pas pris son parti de cette réponse. Le 30 janvier, M. d’Estournelles de Constant, sénateur de la Sarthe, qui dépensait le meilleur de son activité à rapprocher les nations des deux mondes, m’apportait une lettre que lui avait écrite un sincère ami de la France, Mr Nicholas Murray Butler, président de l’Université de Columbia. Mr Butler préparait, disait-il, pour le mois de novembre suivant une réunion solennelle de l’Académie américaine des arts et des lettres et il souhaitait vivement que l’Académie française pût être représentée à cette cérémonie. Comme le Président Woodrow Wilson était membre de l’Académie américaine, Mr Butler indiquait à M. d’Estournelles que, si je venais moi-même aux États-Unis en qualité d’académicien, ce serait le moyen de rappeler à l’opinion publique que, par une heureuse coïncidence, les premiers magistrats de nos deux libres démocraties faisaient partie, l’un et l’autre, dans leurs pays respectifs, des plus grandes compagnies littéraires ou savantes. Je priai le sénateur de la Sarthe de remercier Mr Nicholas Murray Butler de sa pensée et de son invitation. J’étais bien tenté d’aller porter à l’Amérique, alors si lointaine, le salut de la France. Mais je n’osai promettre d’ajouter, dans l’année même, un nouveau voyage à une liste de déplacements déjà si longue et, bien à contre-cœur, je dus réserver ma réponse définitive.
Il restait, du reste, entendu, comme je l’avais promis à M. Dubost, Président du Sénat, qu’à mon retour des pays scandinaves, c’est-à-dire au mois d’août, j’accomplirais par la route des Alpes, en Provence, dans le Dauphiné et en Savoie, la tournée d’automobile qui devait faire pendant à ma belle randonnée du Limousin. C’était sous ces paisibles auspices et avec ces séduisantes promesses de vie nomade que s’ouvrait pour moi l’année 1914.
En attendant la réalisation de tous ces projets, M. Gaston Doumergue s’employait consciencieusement à purger les questions internationales des mauvais germes qu’elles continuaient de porter en elles. Il avait d’abord cherché à régler l’irritante question du commandement militaire à Constantinople. Il trouvait délicat d’intervenir, même discrètement, à Berlin. Dans une conversation privée avec M. Jules Cambon, M. de Jagow avait dit : « Si l’affaire prenait une tournure européenne, elle ne pourrait plus s’arranger. » Le secrétaire d’État avait tenu le même langage à l’ambassadeur d’Angleterre. L’Allemagne, jalouse de sauvegarder avant tout son prestige impérial, paraissait donc résolue à ne pas céder, si la France et la Grande-Bretagne s’associaient ouvertement aux revendications russes.
Quoique fort impatient d’une solution, M. Sazonoff ne voulait pas s’en prendre à l’Allemagne. Il songeait à des moyens de pression sur la Turquie et à des compensations qu’il ne précisait guère. Pour le moment, il demandait qu’on infligeât à la Porte un boycottage financier. Or, le 11 septembre 1913, Mehmet Djavid Bey, de passage à Paris, avait signé avec M. Stephen Pichon, ministre des Affaires étrangères, des accords qui ne nous laissaient plus toute liberté. Le gouvernement français s’était engagé à favoriser, dans toute la mesure où le permettrait la situation du marché parisien, la conclusion d’un emprunt ottoman de liquidation. Il avait, en outre, promis d’apporter à la Turquie son concours amical pour le relèvement économique et financier de l’Empire. En retour, il avait obtenu des avantages appréciables pour les établissements français de bienfaisance et d’enseignement, ainsi que des concessions de ports et de chemins de fer en Asie Mineure. La Russie, l’Angleterre, l’Allemagne, avaient passé avec la Porte, après les guerres balkaniques, des arrangements analogues. MM. Doumergue et Caillaux auraient naturellement désiré que le nôtre fût exécuté sans trop de retard. Mais la Russie était si alarmée par la malheureuse affaire du commandement qu’elle était prête, disait-elle, à renoncer aux bénéfices de son propre accord avec la Turquie, si la France et l’Angleterre en faisaient autant et consentaient à exercer avec elle une pression énergique sur la Porte. « En tout état de cause, télégraphiait M. Doumergue à M. Paul Cambon, le 10 janvier, j’ai indiqué à sir Francis Bertie que le refus ou le simple ajournement de l’emprunt turc ne me paraît pas un moyen de pression décisif, la Turquie pouvant vraisemblablement trouver sur un autre marché des sommes suffisantes pour parer à ses besoins les plus urgents et pour attendre des circonstances favorables à une grande opération de crédit. »
Comme on le pense bien, d’ailleurs, ce n’était pas réellement de Constantinople que venait la résistance aux réclamations russes ; elle venait en droite ligne de Berlin. La Turquie n’était qu’un instrument et, par suite, la tactique de M. Sazonoff était condamnée à demeurer inefficace. L’Empereur Guillaume II prétendait qu’il avait lui-même annoncé la mission militaire au Roi George V et au Tsar pendant leur récent séjour à la Cour impériale et que tous deux avaient accepté, au moins par leur silence, le projet de l’Allemagne. Le Tsar ne gardait aucun souvenir de cette confidence et le Roi d’Angleterre, interrogé par le gouvernement russe, faisait répondre par sir George Buchanan : 1° qu’aucune allusion n’avait été faite par le souverain allemand aux pouvoirs de commandement de la mission ; 2° que de la mission militaire elle-même l’Empereur d’Allemagne n’avait parlé qu’en passant, et simplement comme de la continuation de la mission Von der Goltz. À aucun moment, le Roi d’Angleterre n’avait eu l’impression que la nouvelle mission militaire prendrait un autre caractère. (Télégramme de M. Delcassé, 12 janvier 1914.)
Enfin, après quelques conversations de sir Ed. Grey avec le prince Lichnowsky et de M. Jules Cambon avec M. de Jagow, l’Empereur Guillaume se décidait à faire quelques concessions de pure forme, pour être plus sûr de maintenir la position prise. Il lâchait l’ombre et gardait la proie. Le 14 janvier, M. Delcassé mandait de Saint-Pétersbourg à M. Doumergue5 : « M. de Giers (ambassadeur russe en Turquie) télégraphie que d’après les affirmations du chargé d’affaires d’Allemagne à Constantinople, la question Sanders sera réglée avant la fin du mois par la nomination de Sanders en qualité d’inspecteur général de l’armée turque, comme était à peu près le général von der Goltz, mais sans commandement de troupes. De son côté, le comte de Pourtalès (ambassadeur d’Allemagne en Russie), a dit à M. Sazonoff qu’il considère l’affaire comme réglée. Il n’a pas dit qu’il parlait au nom de son gouvernement et n’a rien précisé. » Renseignement vague auquel M. Delcassé ajoutait le surlendemain 16 : « M. de Jagow a déclaré à l’ambassadeur de Russie que le général Liman de Sanders, qui vient d’être fait général de cavalerie dans l’armée allemande, sera très prochainement nommé maréchal dans l’armée ottomane. Comme la dignité de maréchal est incompatible avec le commandement d’un corps d’armée, la question qui nous divisait, a ajouté M. de Jagow, se trouvera par là résolue6. » Passez, muscade ! Le tour est joué.
Notre chargé d’affaires à Constantinople, M. Boppe, confirmait la nouvelle de cet escamotage : « Constantinople, 16 janvier. Le général Liman, que j’ai eu l’occasion de rencontrer ce soir, m’a dit avoir reçu hier de l’Empereur Guillaume un télégramme l’informant de son élévation au grade de général de cavalerie. Il a ajouté qu’à raison de cette promotion, le Sultan l’avait, par un iradé rendu aujourd’hui, nommé maréchal. Le commandement du 1er corps d’armée est donné à un officier général ottoman. L’ambassadeur de Russie se montre très satisfait de cette solution qui, à son avis, clôt définitivement l’incident. » L’ambassadeur de Russie se contentait de peu et son gouvernement aussi. Le nouveau maréchal ne restait évidemment pas à Constantinople pour y courtiser quelque Aziyadé ou y fumer des narguilés. L’Allemagne jetait l’os à la Russie et conservait jalousement la moelle. Une fois de plus, la Triple-Entente donnait au monde distrait un éclatant témoignage de sa modération et de sa bonne volonté.
Au même moment, la France faisait preuve, à Berlin, d’autant d’abnégation que de patience dans les interminables pourparlers qui avaient trait aux chemins de fer d’Asie Mineure et à la ligne du Bagdad. Ces délicates négociations, inspirées par notre désir de faire disparaître partout les moindres traces de dissentiment entre l’Allemagne et nous, avaient commencé à la Wilhelmstrasse, le 15 novembre 1913, avant la démission du ministère Barthou. Elles avaient été précédées d’entretiens techniques entre les groupes financiers, allemands et français, intéressés aux affaires de Turquie. Mais c’étaient maintenant les gouvernements eux-mêmes qui se trouvaient en présence dans la personne de leurs délégués. M. Sergent, sous-gouverneur de la Banque de France, et M. Henri Ponsot, consul, avaient été chargés de représenter notre pays. Ils étaient arrivés à Berlin quelques jours après cette conversation de l’Empereur et du Roi des Belges, dont j’ai parlé dans le volume précédent7. Ils s’étaient réunis plusieurs fois avec M. de Rosenberg, conseiller rapporteur au ministère des Affaires étrangères, M. de Radowitz, conseiller d’ambassade, MM. de Gwinner et Helfferich, directeurs de la Deutsche Bank. M. Sergent avait exposé qu’après le règlement d’intérêts privés intervenu entre des groupes particuliers, l’Allemagne et la France étaient naturellement appelées à se préoccuper de la situation financière de la Turquie, leur débitrice, et des mesures d’ordre général que la paix balkanique pouvait rendre maintenant nécessaires : emprunts de liquidation, création de ressources nouvelles, contributions au service de la dette ottomane des territoires cédés aux États victorieux. Les Allemands avaient immédiatement émis la prétention de rétablir l’entreprise de Bagdad dans tous ses privilèges et bénéfices d’avant-guerre : elle devait conserver à titre de gage les excédents des revenus concédés, avec pleine reconstitution de ces revenus dans l’état antérieur. On avait longuement débattu cette question préliminaire, puis on avait cherché à déterminer les zones d’action respectives des réseaux de Bagdad et de Damas-Hama. M. Helfferich avait revendiqué pour le Bagdad non seulement la ligne Alep-Alexandrette, mais la ligne Alep-Meskéné ; et il avait sèchement ajouté que si les Français n’acceptaient pas cette combinaison, l’Allemagne saurait gêner leur expansion intellectuelle et morale en Syrie, voire même ailleurs.
M. Jules Cambon avait dû intervenir personnellement auprès de M. Zimmermann, les 25 et 26 novembre. Il n’avait rien obtenu. Les négociations avaient été suspendues pendant quelques semaines, puis reprises en janvier 1914.
Le 22 janvier, M. Gaston Doumergue avait télégraphié à M. Jules Cambon : « MM. Sergent et Ponsot arriveront à Berlin dimanche pour reprendre dès lundi les pourparlers conformément au désir nettement manifesté par les Allemands. J’estime qu’avant toute concession nouvelle de notre part, il est essentiel de provoquer une réponse écrite et détaillée aux observations et contre-propositions que vous avez présentées et qui n’ont fait jusqu’ici l’objet que d’une simple accusé de réception. La proposition qui a servi de base à notre entretien du 14 janvier contenait des concessions très importantes, au delà desquelles nous ne saurions aller sans obtenir de l’Allemagne un effort de conciliation équivalent. »
Nos négociateurs recommencèrent donc, de très bonne foi, leurs tentatives. Quelques jours après, 27 janvier, c’était la fête de l’Empereur et, au dîner de la Chancellerie, M. Jules Cambon avait avec M. de Bethmann-Holhveg une conversation très grave8. « Est-ce que nos relations ne sont pas devenues un peu plus difficiles qu’il y a un mois ? demandait à brûle-pourpoint le chancelier. — Je ne m’en suis pas aperçu, répondait tranquillement l’ambassadeur ; mais, à dire vrai, on a pu s’étonner en France de certaines interventions allemandes. — À quoi faites-vous allusion ? — Aux préoccupations excessives qui se sont manifestées dans les milieux gouvernementaux et financiers allemands au sujet de la présence de Djavid Bey à Paris. Vous savez que le gouvernement français désire aussi vivement que vous maintenir la paix en Orient et qu’il s’y emploie. Nous avons des intérêts considérables en Turquie. Il est naturel que la Porte, si elle est sans ressources, s’adresse au marché de Paris, et nous ne pouvons accepter qu’on dise que, pour ouvrir ce marché, nous avons besoin de l’assentiment de l’Allemagne. » Le chancelier n’insista point, mais, dans la soirée, il reprit spontanément l’entretien. « C’est probablement, écrivait M. Jules Cambon, la réouverture des négociations engagées sur l’Asie Mineure qui l’avait conduit à me demander si les choses marchaient entre nous aussi bien qu’il y a un mois. MM. Sergent et Ponsot sont enclins à penser que le télégramme n° 46 qui me portait les instructions de Votre Excellence a été déchiffré ici et peut-être le chancelier en était-il impressionné. Quoi qu’il en soit, il m’exprima le vif désir que nous finissions par aboutir. Je lui répondis que nous le désirions autant que lui, mais que l’esprit de transaction devait être réciproque, car il importait que notre accord, s’il était conclu, fût accepté par l’opinion française. » M. de Bethmann-Hollweg riposta que, lui aussi, il avait à ménager son opinion, qu’il était critiqué de tous les côtés, que la France poursuivait, depuis quarante ans, une politique grandiose, qu’elle avait conquis d’immenses domaines dans le monde et qu’à son tour, l’Allemagne avait besoin de place au soleil. « Il y a trois ans, ajouta-t-il, nous vous avons encore laissé vous constituer un empire dans l’Afrique du Nord. Qu’avons-nous obtenu en échange de notre abandon ? Des compensations dont il est difficile de dire la vraie valeur. Quel gré nous en savez-vous ? Et aujourd’hui, alors que nous poursuivons en Asie Mineure, et depuis de longues années, un grand dessein et une grande œuvre… — Mais, personne, fit M. Jules Cambon, ne dispute à l’Allemagne le fruit de son entreprise. Veuillez seulement jeter les yeux sur une carte. Vous verrez que, tandis que l’Allemagne s’assure économiquement la presque totalité de ces régions, elle nous marchande quelques kilomètres de chemins de fer en Syrie. » Le chancelier répéta que l’Allemagne avait besoin d’expansion et que, si elle était comprimée en Asie, ce ne serait pas seulement là qu’on se heurterait à elle, mais ailleurs. « Croyez-moi, conclut-il. Rendons-nous compte des faits et écartons ce qui nous divise. Sinon, ce serait dangereux. » En terminant la dépêche qu’il adressait à M. Gaston Dou-mergue, M. Jules Cambon remarquait que cette conversation lui avait rappelé par sa gravité celle qu’il avait eue avec le chancelier à propos du Maroc au commencement de 1911. « Il importe donc, disait-il, d’en tenir le plus grand compte. » Allions-nous donc avoir maintenant, dans la Méditerranée orientale, un nouvel Agadir ?
Quelques jours plus tard, le 5 février, à la quatorzième réunion des délégués, l’Empereur lui-même venait jeter son épée dans la balance : « Arrangez-vous et surtout sans délai », déclarait-il d’un ton péremptoire, en s’adressant aux délégués français. On s’arrangea et, bien entendu, ce fut encore la France qui supporta, pour la plus large part, les frais de la transaction. On admit que son réseau irait jusqu’à Bolou et que la gare de Siwas lui appartiendrait. On lui laissa la vallée de l’Oronte et la route de l’Oronte à Alep. Mais l’Allemagne se réserva, bien entendu, le morceau du lion, sauf à prétendre encore, comme après le traité du 4 novembre 1911, qu’elle nous avait fait des sacrifices. La vérité est que, dans une contrée où nous avions partout des intérêts séculaires et où l’influence allemande ne datait que de quelques années, nous consentions, de bonne grâce, à de larges concessions, que justifiait notre souci de la paix, mais qui avaient pour effet de limiter, dans la Turquie d’Asie, à une étroite zone côtière notre action économique et morale.
Parmi les délégués allemands, M. Arthur de Gwinner, directeur de la Deutsche Bank, qui se flatte aujourd’hui d’avoir été, avant la guerre, un pacifiste notoire, comme Ballin et Rathenau9, avait été l’un des plus durs et des plus intraitables. Il avait laissé à M. Helfferich la charge de suivre une grande partie de la discussion, mais chaque fois qu’il était intervenu personnellement (séances du 15 novembre 1913, 18 nov., 22 nov., 8 déc, etc.), il avait âprement soutenu, en même temps que les intérêts actuels de l’Allemagne en Asie Mineure, les prétentions dont le succès devait assurer dans l’avenir la suprématie orientale de l’Empire germanique. Sans doute avait-il déjà devant les yeux la vision de ces cartes colossales qui ont été affichées au commencement de la guerre dans les gares allemandes et qui, d’Anvers à Bagdad, marquaient d’un long trait bleu la route des prochaines conquêtes impériales. Le début des hostilités semble, il est vrai, avoir provoqué chez M. von Gwinner une courte crise de conscience. Mr James W. Gérard, qui était en 1914 ambassadeur des États-Unis à Berlin, a publié, en mars 1926, dans Current History, un article où, disculpant la France de toute responsabilité dans le conflit, il donnait, à la charge de l’Allemagne, ce curieux détail : « M. de Gwinner, chef de la Deutsche Bank, m’a rapporté, peu de temps après l’explosion, que les officiers du grand État-major s’étaient présentés devant l’Empereur et lui avaient dit qu’ils briseraient leurs épées sur leurs genoux, s’il ne signait pas la déclaration de guerre. » D’autre part, l’amiral Tirpitz lui-même a affirmé, dans le livre qu’il a publié en 1926, que M. de Gwinner avait déclaré, en 1913, à l’amiral von Capelle, qu’un groupe de personnalités placées au centre dirigeant de l’Allemagne avaient voulu la guerre et y avaient poussé. Et voilà certes des témoignages dont la concordance ne laisse pas d’être impressionnante. M. Theodor Wolff l’a si bien senti que, dans le Berliner Tageblatt du 24 octobre 1926, il s’est écrié que l’amiral von Tirpitz donnait « un coup de poignard dans le dos de ceux qui consacrent leurs jours à réfuter la thèse de culpabilité, contenue dans le traité de Versailles ». Ces révélations ont, en effet, beaucoup gêné M. de Gwinner et, pour se protéger contre les attaques que lui attiraient, de la part des « innocentistes », ses aveux de 1914, il a cru devoir ramasser, en réponse à M. l’ambassadeur Gérard et à l’amiral von Tirpitz, les plus sottes des calomnies qui avaient été proférées contre la France et, en particulier, contre le Président de la République. Il en a composé un article10, où il emprunte à des historiens aussi qualifiés que MM. Ernest Judet, Demartial et Victor Margueritte, des allégations dont j’ai surabondamment démontré la fausseté. Bien mieux, pour essayer de se réhabiliter aux yeux des nationalistes allemands, il écrit sans rire que le gouvernement français a voulu faire assassiner M. Caillaux, afin d’étouffer la vérité sur les origines de la guerre. Voilà ce qu’un Allemand, qui a occupé un grand poste dans son pays, en est réduit à raconter aujourd’hui pour se faire pardonner d’avoir momentanément reconnu la culpabilité du gouvernement impérial. M. de Gwinner s’honorerait assurément davantage, s’il osait rendre justice à l’esprit de modération dont la France n’a jamais cessé de faire preuve et dont il a été lui-même témoin dans les négociations auxquelles il s’est trouvé mêlé.
Cet esprit de modération, M. Doumergue le poussa même si loin que, d’accord avec l’Allemagne sur les questions turques, il ne voulut cependant pas conclure une entente définitive avec la Porte avant d’avoir la certitude que les Ottomans ne se laisseraient pas aller à de nouvelles aventures.
Le 9 janvier, M. Boppe, chargé d’affaires en Turquie, avait télégraphié de Péra : « La situation a changé en Orient depuis une année que le gouvernement britannique s’est concerté avec le gouvernement de la République sur la question des îles. Les grandes puissances ont laissé le Comité reprendre Andrinople ; le gouvernement jeune-turc s’est consolidé ; il a fait, avec la Bulgarie, sinon une alliance offensive et défensive contre la Grèce, du moins des arrangements secrets, inquiétants pour ce dernier État ; il a acquis sur l’opinion musulmane une grande autorité par l’achat du dreadnought brésilien et par la présence d’Enver Pacha au ministère de la Guerre. Les hommes qui ont tenu tète à l’Europe, lorsqu’elle a voulu leur imposer le respect de la ligne Enos-Midia ont conscience du succès qu’ils ont remporté sur elle. Ils peuvent, d’un jour à l’autre, et sans déclarer la guerre à la Grèce, jeter des troupes ottomanes dans les îles. »
Cependant, le 14 janvier, M. Venizelos, qui venait d’Italie et repartait pour Londres, nous avait, au passage, rendu visite, à M. Doumergue et à moi, et je ne l’avais pas trouvé trop pessimiste. Il se plaignait toutefois du gouvernement italien qui, disait-il, n’avait admis les revendications grecques en Épire que dans la proportion d’un tiers et encore sous réserve de l’approbation de l’Autriche. Il n’était pas non plus très satisfait de la Triple-Alliance qui, sous l’influence de la Turquie, ajournait toujours la réponse qu’elle avait promis de donner à Londres sur l’irritante question des îles. « Quant à nous, me répétait-il avec fermeté, nous ne renoncerons ni à Chio, ni à Mitylène, qui sont les deux îles les plus vastes et les plus riches et que ne saurait remplacer pour nous aucune autre de celles qu’occupe l’Italie, pas même Rhodes. Je rie redoute pas beaucoup, du reste, une attaque turque. Si la Turquie prenait l’offensive et si la Bulgarie s’avisait de sortir de la neutralité pour laisser passer l’armée ottomane, la Roumanie interviendrait. Nous sommes liés, elle et nous, par une convention qui garantit l’exécution du traité de Bucarest. Je lui avais proposé une alliance proprement dite. Elle n’a pas voulu aller jusque-là pour le moment. Mais je ne désespère pas d’obtenir mieux et le jour où la Grèce et la Roumanie seront alliées, j’espère bien qu’elles deviendront aussi toutes deux les alliées de la France. » Et l’habile Crétois, allant au-devant d’une objection qu’il devinait dans mon esprit, ajoutait : « Il ne faut pas juger le roi Constantin sur son malheureux toast de Potsdam. L’imagination encore enivrée des victoires grecques, il a été très flatté des compliments qui lui étaient adressés en Allemagne. Il a été surpris et circonvenu par l’Empereur. Il n’a pas su exactement ce qu’il répondait et surtout il ne s’attendait nullement à une publication. On lui a, il est vrai, soumis ensuite le texte à publier, mais il n’a pas osé se dédire et n’a pas compris le parti qu’on voulait tirer de l’incident. Je puis vous assurer qu’il n’est ni hostile à la France, ni même germanophile. Il est Grec et rien que Grec, et il se gardera bien d’aller à l’encontre de notre sentiment national. » Je donnai à M. Venizelos la courtoise assurance que la France n’avait gardé aucun mauvais souvenir des paroles prononcées par le Roi à Potsdam et qu’elle se rappelait avec gratitude sa visite à Paris. Mais, pendant que nous causions, les vers d’Homère chantaient à ma mémoire : « Au large, dans la mer vineuse, est une terre, aussi belle que riche, isolée dans les flots : c’est la terre de Crète, aux hommes innombrables, aux quatre-vingt-dix villes, dont les langues se mêlent ; côte à côte, on y voit Achéens, Kydoniens, vaillants Etéocrètes, Doriens tripartites et Pélasges divins ; parmi elles, Cnossos, grand’ville de ce roi Minos que le grand Zeus, toutes les neuf années, prenait pour confident. » Desquels de ces hommes innombrables descend M. Venizelos ? Je ne sais. Mais quand il me parle des autres îles méditerranéennes, ma pensée vole de Chio à la Crète, de la Crète à Ithaque, et je crois avoir devant moi le divin Ulysse, en personne, άνδρχ πολύτροπον.
Quelques jours après, le 19, M. Venizelos, qui a retardé son départ pour Londres, vient .déjeuner à l’Élysée avec M. Gaston Doumergue. Il demande au gouvernement français de faire régler le plus vite possible par les puissances le sort des îles litigieuses et de hâter la notification à la Sublime Porte de l’accord européen. Il insiste aussi pour l’admission d’un emprunt grec à la Bourse de Paris. Les États balkaniques victorieux et la Turquie vaincue sollicitent de nous les mêmes faveurs.
Heureux temps où la France était, grâce à l’abondance de ses capitaux, le banquier prédestiné du monde entier ! Ce privilège donnait incontestablement une grande force à notre action diplomatique. Mais, au commencement de 1914, les Chambres ne voyaient pas sans quelque appréhension ce débordement d’emprunts étrangers submerger notre marché, pendant qu’était retardé le projet d’emprunt français, précédemment déposé par M. Charles Dumont, ministre des Finances du cabinet Barthou, et destiné en partie à dégager la trésorerie, en partie à couvrir des dépenses de sécurité nationale, notamment celles du matériel d’artillerie lourde. Au cours d’une visite de nouvel an qu’il m’avait aimablement faite le 4 janvier, M. de Freycinet, qui conservait, malgré son grand âge, toute sa vivacité d’intelligence, m’avait exprimé l’inquiétude que lui causait cet ajournement. Il m’avait dit qu’en présence d’une situation internationale très obscure, il jugeait dangereux de ne pas alléger immédiatement les charges du Trésor. J’étais de son avis et j’avais fait part de son sentiment à M. Doumergue, avec lequel il m’avait, d’ailleurs, manifesté l’intention de s’entretenir lui-même.
La Russie, qui demandait, de son côté, à augmenter la première tranche des emprunts qu’elle désirait placer en France, était peu favorable à l’admission des titres turcs sur notre marché et M. Delcassé en avertissait, le 23 janvier, M. Gaston Doumergue11 : « Le chargé d’affaires de Russie à Constantinople, disait-il, télégraphie que le gouvernement allemand, escomptant une prochaine réalisation de l’emprunt turc sur le marché de Paris, offre à la Porte de lui vendre les cuirassés de bataille Moltke et Gœben. Ces deux bateaux, lancés en 1910 et 1911, sont des dreadnoughts par leur déplacement, qui est de 23 000 tonnes. Mais les canons de 280 millimètres, qui forment leur grosse artillerie et la faible épaisseur de leur cuirasse ne leur permettraient pas de soutenir la lutte contre des bateaux contemporains de même déplacement qui ont tous une artillerie plus puissante et une meilleure protection… Avec le produit de leur vente, l’Allemagne enrichirait sa flotte de deux unités capables de se mesurer avec les unités les plus redoutables des flottes étrangères. J’ai eu l’occasion de vous signaler l’attention inquiète avec laquelle le gouvernement impérial suit les tentatives de la Turquie pour se procurer immédiatement des bâtiments de guerre. On connaît les intentions belliqueuses de la Porte à l’égard de la Grèce. D’autre part, les ambassades de France et de Russie à Constantinople s’accordent à dénoncer entre les gouvernements bulgare et turc des tractations qui assureraient, au moins, aux troupes turques marchant contre la Grèce, le libre passage à travers le territoire bulgare. Attachés, comme la Russie, au maintien de la paix, concluait M. Delcassé, ne devons-nous pas, dans toute la mesure du possible, empêcher que la Turquie puise en France les moyens de la troubler ? Alliés de la Russie, pouvons-nous ne pas prévoir telle éventualité où la Porte tournerait ses dreadnoughts contre la Russie, avant que soit achevée la division cuirassée en construction aux chantiers de Nicolaïef ? »
Ainsi, l’Allemagne qui redoutait, disait-elle, les initiatives guerrières de la Turquie, cherchait cependant à la fortifier militairement sur terre et sur mer. Si elle retirait au général Liman de Sanders le titre de commandant de corps, elle le faisait nommer maréchal dans l’armée ottomane, et il restait là pour surveiller les troupes turques sur les détroits. En même temps, l’Allemagne se proposait de vendre à la Porte des cuirassés qui pouvaient être indignes de la flotte germanique, mais qui étaient capables de faire encore assez bonne figure sous le pavillon turc. On voyait déjà se dessiner insensiblement les lignes de la future coalition : Allemagne, Autriche, Bulgarie, Turquie. Je ne sais si l’Empereur Guillaume, qui avait laissé au Roi Albert, à la fin de 1913, une impression si troublante, était, dès cette époque, familiarisé avec l’idée de la guerre, mais incontestablement il prenait toutes ses dispositions pour être en mesure, le jour où elle éclaterait, de fermer à la Russie la route de la Méditerranée et de couper, entre la France et son alliée, les communications méridionales.
- 1. Télégramme n° 6, 6 janvier 1914, 10 h 40 du matin.
- 2. Télégramme de Pétersbourg, 6 janvier 1914, 20 h 9. Reçu le 7, 0 h 15, n° 10.
- 3. Télégramme de Pétersbourg, n° 44.
- 4. Dépêche de Stockholm, n° 6.
- 5. Livre jaune, affaires balkaniques, vol. III, n° 175.
- 6. Ibid., n° 177.
- 7. L’Europe sous les armes, p. 329 et suiv.
- 8. Dépêche de M. Jules Cambon à M. G. Doumergue, 28 janvier 1914.
- 9. Voir Current History, de New-York, mai 1927, p. 241.
- 10. Current History, de New-York, mai 1927.
- 11. Livre jaune, vol. III, n° 183.