Cours d’agriculture (Rozier)/SAINFOIN ou ESPARCETTE

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Hôtel Serpente (Tome neuvièmep. 45-60).


SAINFOIN ou ESPARCETTE. Cette double dénomination a été cause que plusieurs auteurs ont fait de fort longs mémoires sur la même plante, comme si le sainfoin & l’esparcette étoient deux plantes différentes ; ou ils parloient sans le connoître, ou ils l’ont mal décrit. Von-Linné le place dans le genre des hedysarum, dont il compte quarante-six espèces. Les décrire ici, ce seroit faire parade d’une érudition inutile. Il n’y sera question que du sainfoin ordinaire ou esparcette, ou du sainfoin d’Espagne ou Sulla.


CHAPITRE PREMIER.

Section première.

Description du sainfoin ou esparcette.

Tournefort le place dans la première section de la dixième classe des herbes à fleur de plusieurs pièces irrégulières & en papillon, dont le pistil devient une gousse courte, & à une seule loge, & il l’appelle onobrychis foliis viciœ, fructu echintio major, Von-Linné le classe dans la diadelphie décandrie, & le nomme hedysarum onobrychis.

Fleur en papillon, cannelée, purpurine ; l’étendard réfléchi, comprimé, ovale, oblong ; les ailes oblongues, droites, plus courtes que le calice ; la carène droite, comprimée, large à l’extérieur, presque tronquée, divisée en deux depuis sa base jusqu’à sa convexité. Le calice d’une seule pièce, divisé en cinq découpures droites & pointues.

Fruit ; légume presque rond, irrégulier, renflé, hérissé de pointes, ne contenant qu’une semence en forme de rein.

Feuilles, ailées ; les folioles ovales, en forme de fer de lance, terminées par un style.

Racine, dure, ligneuse, fibreuse, noire en dehors, blanche en dedans, longuement pivotante, & rameuse vers son collet.

Port ; tige d’un à deux pieds de hauteur, suivant le terrain oc la saison, droite ou inclinée, dure ; les fleurs naissent des aisselles, portées sur de longs pédoncules, accompagnées de deux feuilles florales ; les stipules sont pointues, & les feuilles placées alternativement sur les tiges.

Lieu. Les montagnes sèches de la province de Dauphiné, où on appelle communément cette plante esparcette ; la Sibérie, l’Angleterre, la Bohême, dans les terrains crétacés & exposés au soleil. Le sainfoin est vivace.


Section II.

Du terrain qui lui convient.

Pour le connoître, étudions la manière te végéter de cette plante, & dans quel sol elle croît spontanément. On ne l’y trouvera pas aussi belle que dans nos prairies, mais elle indiquera jusqu’à quel point elle peut être utile, soit dans son état presque de simple nature, soit lorsqu’elle reçoit par la culture & par la main de l’homme toute la perfection dont elle est susceptible.

Je la vois remplir sa destination & se reproduire dans de mauvais terrains, pour peu qu’ils soient abrités des vents du nord ; je la vois végéter dans le pays froid de la Sibérie, dans les champs de l’Angleterre, &c. Je dois donc dire, cette plante réussira presque par-tout, & si elle craint quelque chose, c’est la trop grande chaleur. Mes craintes seront cependant bientôt dissipées si je fouille la terre & si j’examine ses racines ; alors je découvre qu’elle a deux grands moyens de pourvoir à sa nourriture, sans parler de celle qu’elle absorbe de l’air par ses feuilles. C’est d’abord une racine pivotante qui va très profondément puiser l’humidité & recevoir les sucs nourriciers qui maintiennent la plante contre la sécheresse. L’expérience a prouvé que ces racines plongent quelquefois jusqu’à 10 & 12 pieds de profondeur. D’un autre côté, par ses racines latérales, qui naissent près du collet, elle s’approprie les sucs de la superficie ; ainsi, d’une manière ou d’une autre, elle est assurée de sa subsistance. Ces racines du collet sont cause qu’on n’obtient pas, après avoir détruit une esparcette, d’aussi belles récoltes en blé, & pendant le même nombre d’années, qu’après la destruction d’une luzernière ou d’un champ auparavant couvert par le grand trèfle, dont les racines sont purement pivotantes. Malgré cela, cette plante a la propriété d’engraisser les champs où elle a été semée. Voilà les ressources que la nature a ménagées pour la végétation de cette plante ; quant à son utilité comme fourrage, l’expérience a démontré qu’il étoit excellent. Il reste donc à conclure que le sainfoin est une des plantes les-plus utiles, qu’elle peut croître & prospérer du plus au moins dans toutes les espèces de terrains, & que pour peu que l’on aide sa végétation, l’homme est assuré de trouver en elle la qualité & la quantité réunies pour la nourriture de ses bestiaux.

Il faut convenir cependant qu’il y a beaucoup de terrains où le sainfoin réussît beaucoup mieux que dans d’autres, & ajouter en même temps qu’il croît par-tout : c’est déja un très-grand point, & le premier apperçu d’une récolte quelconque sur un terrain réellement mauvais, je dirois presque infertile. Le premier qui a introduit en France la culture du sainfoin, mériteroit une statue élevée par les mains de la reconnoissance des habitans dans les cantons dont le sol se refuse à la production du fourrage. Le sainfoin végète dans les terres sablonneuses, caillouteuses, pierreuses, & même crayeuses, & si on n’a pas de récoltes brillantes, on tire au moins des secours, pour la nourriture du bétail, d’un terrain qui seroit resté inculte. Que sera-ce donc si le fond du sol est bon ? Le produit est considérable. Cependant je ne conseillerai jamais la culture du sainfoin dans de telles circonstances ; il vaut mieux consacrer les champs à celle de la luzerne, & encore mieux à cette du grand trèfle, parce qu’il sert non-seulement à produise beaucoup de fourrages, &. une superbe récolte de froment dans l’espace de deux années, (consultez les articles Trèfle & Luserne, ainsi que l’article Alterner,) mais encore parce qu’il n’épuise pas la superficie du sol, & lui rend plus en substance qu’il n’en a reçu de lui. C’est pourquoi les plantes graminées réussissent si bien après de telles cultures. Cultivateurs, alternez vos terres, c’est le plus sage conseil qu’on puisse vous donner.

Plusieurs auteurs ont pris la peine de désigner par la couleur le sol le plus convenable à l’esparcette. Une excellente terre ou une très mauvaise peuvent être blanches, brunes, noires ou rouges, &c. En général, les couleurs sont accidentelles & tiennent beaucoup à celles des pierres décomposées qui les ont formées ; j’en ai vu de très-noires, très-mauvaises & très-maigres, quoique presque par-tout la couleur noire ou brune annonce la fécondité, lorsqu’elle reconnoît pour principe le détritus des plantes ou des animaux. Les sables purs, mêlés par la craie ou l’argile, auront une couleur blanchâtre, & cependant ils conviendront à l’esparcette. La couleur n’est donc pas un indice certain. Les productions annuelles d’un champ en seroient un meilleur, mais non pas un indice absolu. En effet, un champ qui a huit ou dix pouces de bonne terre, quoiqu’il repose sur un banc de craie ou sur du gor, donne assez ordinairement de bonnes récoltes ; cependant le sainfoin n’y prospérera que pendant la première ou la seconde année, rarement pendant la troisième, attendu que ses racines n’auront pas la facilité de pivoter ; elles s’entremêleront les unes & les autres, se nuiront, se détruiront, & la plante fusera sur terre. S’agit-il d’établir une excellente esparcette, choisissez un bon champ, dont la terre soit douce, bien nourrie, légère, mais qui ait beaucoup de fond. Si on approche des provinces du midi, le sainfoin y réussira moins que dans une terre un peu forte, qui retient plus long temps l’humidité que l’autre ; & plus elle aura de fond, & meilleure elle sera. Les circonstances locales influent donc encore sur le choix, & rendent les préceptes généraux abusifs. Je le répète, on auroit tort de sacrifier de pareils champs à cette culture ; j’ose dire plus ; on ne doit lui sacrifier que des terrains mauvais ou médiocres. Cette assertion paroîtra un paradoxe aux auteurs qui ont, prôné le sainfoin comme une des sept merveilles. Ils ont eu raison, mais il faut s’entendre avant de prononcer.


Section III.

Des avantages de la culture du sainfoin.

Je conviens que le sainfoin est un magnifique présent de la nature pour les pays qui manquent de fourrages, en raison du peu de valeur de leurs champs ; jusqu’à ce jour on n’a connu aucune plante capable de le suppléer. Ainsi tous les soins des cultivateurs doivent tendre à y multiplier cette culture. Le trèfle ni la luzerne, malgré leur excellence, ne les en dédommageroient pas, puisque dans de tels champs ils ne sauroient prospérer ; mais dans les bons fonds, les produits de l’une ou de l’autre l’emporteront de beaucoup sur ceux de l’esparcette, soit par la quantité, soit par la qualité du fourrage. On doit donc en bonne règle choisir la culture qui rend le plus. C’est par la même raison que, pour les champs médiocres ou mauvais, l’esparcette mérite la préférence. Elle lui est due 1°. parce qu’elle est un bon fourrage& une excellente ressource dans les pays où il en manque ; 2°. parce qu’elle sert à engraisser les terres, les rendre plus productives en grains, & par une longue suite de culture, plus productives même en sainfoin ou esparcette.

Il vaut mieux avoir un peu de fourrage que point du tout ; que ce fourrage soit de bonne qualité, c’est le second avantage. C’est précisément ce que l’on obtient par le sainfoin, même dans les plus mauvais terrains ; sans lui, leurs produits seroient nuls. À présent montons de progressions en progressions, suivant les petites bonifications qui se rencontrent dans les différents sols, quoique toujours supposés médiocres, & nous verrons les produits y correspondre ; enfin la récolte sera bonne dans les terrains où celle du trèfle & de la luzerne auroit été mauvaise. Il est donc précieux & très-précieux pour ces pays d’avoir une semblable ressource, aussi petite même qu’on voudra la supposer. On ne niera pas que si la récolte n’est pas abondante, on aura au moins un pâturage pour l’automne & pour l’hiver, si on sait le ménager ; & c’est déja beaucoup dans la supposition présente.

J’ai vu du sainfoin petit, il est vrai, mais couvrir entièrement à la seconde année la superficie d’un champ de craie pure, au point qu’on distinguoit très-peu la couleur du sol. C’étoit dans la Champagne pouilleuse. Il est vrai que la saison & les pluies de l’année précédente avoient beaucoup contribué à sa prospérité, & elle avoit été soutenue par le printemps, au moment que je l’observai. Si on n’avoit pas semé du sainfoin, le champ auroit été nu, comme il l’étoit auparavant. Tel étoit en général l’état des terres de cette partie des champs de la Champagne, avant qu’on y eut introduit cette culture. Cette affreuse craie qui fatigue l’œil du voyageur, & annonce la misère du canton, commence à changer de face depuis qu’on peut y nourrir du bétail. Or s’il est possible de fertiliser les craies pures, on peut donc à plus forte raison fertiliser des sols qui ne sont infertiles que par le défaut d’humus ou terre végétale, ou terre soluble dans l’eau, qui leur manque (consultez l’article Craie, essentiel ici, afin d’éviter les répétitions), & par une suite naturelle de ce raisonnement, il faut donc multiplier l’esparcette partout où manque le fourrage & partout où il est cher, puisque l’expérience a démontré d’un bout du royaume à l’autre, qu’elle réussissoit partout.

Le second avantage de cette culture est de rendre les champs plus fertiles & plus productifs en grains. Prenons encore une leçon dans le grand livre de la nature.

Supposons que dans un terrain jaune, rougeâtre, &c., on ouvre une tranchée sur ses bords, ou que par quelque éboulement il présente une surface coupée perpendiculairement. Supposons encore que ce banc de terre ait une certaine épaisseur, & qu’il ait été traversé par des racines d’arbres ou par celles de quelques plantes pivotantes, jusqu’à la profondeur, par exemple, de cinq ou six pieds. Ce banc supposé d’égale couleur, me laisse découvrir, lorsque je l’examine, une couleur plus brune dans la partie de terre qui environnoit auparavant la racine, & cette couleur a quelquefois un à deux pouces d’épaisseur. Cette observation ne peut certainement pas manquer d’être faite, si on a des yeux accoutumés à voir. Je demande comment s’est formée cette couleur plus brune dans ce banc supposé de couleur homogène ? sont-ce les eaux qui ont dissous la terre végétale & l’ont entraînée dans l’intérieur du banc ? Si cela étoit, la couleur brune seroit répandue également dans le banc. Elle se manifeste, il est vrai, dans la partie supérieure, mais non pas à la profondeur indiquée. Dans ce cas, l’extérieur de la racine a-t-il servi de conducteur à ces eaux chargées de parties colorantes ? Cela peut être ; mais il est bien plus probable que cette couleur est due à la matière rejetée de l’intérieur de la plante en dehors, par les sécrétions qui s’exécutent autant par les racines que par les branches de l’arbre, ou simplement par les feuilles de l’herbe. Ces sécrétions ont commencé à produire de la terre végétale, & la dissolution de la partie colorante surabondante dans l’écorce de la racine, & quelquefois dans sa propre substance, pénètre la terre voisine. Il est de fait que les racines pivotantes des plantes herbacées colorent beaucoup plus que celles des arbrisseaux & des arbres. Je trouve donc déja que, par le secours des racines & de leurs sécrétions, il se forme une portion de terre végétale dans la portion imprégnée de parties colorantes. Mais si on suppose une multiplicité de racines, il y aura donc un changement de couleur, de rougeâtre, par exemple, en brun, comme on le voit après la seconde ou troisième année qu’un semblable terrain a été semé en pré, & comme on l’observe encore très-bien à la superficie supérieure du banc dont on a parlé, jusqu’à l’endroit où les racines des plantes ont cessé de s’enfoncer. Pour prévenir toute objection, je dis que cette terre végétale que j’indique, est en petite quantité fie ne suffiroit pas à la nourriture d’une semblable racine, si elle s’étendoit dans la même place & dans la même direction. Le point est que la terre a changé de couleur, qu’elle a perdu de sa ténacité, & que quand même cette racine n’auroit pas servi jusqu’à ce moment à former de la terre végétale & elle auroit toujours produit un très-bon effet, celui de rendre la terre plus perméable à de nouvelles racines. C’est aussi le point où je voulois venir. Si actuellement on suppose, non pas l’éboulement du terrain, mais la destruction de l’arbre ou de la plante qui a fourni les racines supposées, leurs débris qui restent en terre, & personne ne le niera, sont un réservoir de terre végétale, & de tous les matériaux de la séve, qui n’attendent plus que le moment de servir à la nouvelle végétation de quelques plantes.

Le fait que je viens de prendre pour exemple fait bien connoître comment l’esparcette concourt à bonifier un terrain, même crayeux, & à plus forte raison tous les autres. Dans la craie il faut que la plante végète & suive les loix que lui a prescrites l’auteur de tous les êtres. Sa racine a une tendance forcée à plonger ; elle le fait, à moins que l’obstacle ne soit insurmontable, & personne n’ignore qu’une seule racine un peu forte suffit à la longue pour séparer les plus gros blocs de pierres, pourvu que ses chevelus y trouvent le plus léger interstice. Or le vice essentiel de la craie est sa grande ténacité ; les racines de l’esparcette peuvent seules la diviser. Dès-lors la craie commence à devenir susceptible de culture ; dès-lors les autres terrains moins tenaces profitent beaucoup plus.

Actuellement ce sainfoin, qui végète sur divers terrains, sert à y nourrir un très-grand nombre d’insectes, dont les dépouilles, pendant leurs métamorphoses & leur destruction, fournissent la substance graisseuse animale qui concourt à la formation de la séve. Cette ressource, qui paroît si mince au premier coup d’œil, ne l’est pas autant qu’on le pense. On comptera au moins pour beaucoup la quantité de feuilles de la plante, qui s’en détachent lors de la fauchaison, & que le râteau ne sauroit rassembler ; la quantité de feuilles qui pourrissent pendant l’hiver, & qui donnent les matériaux tous formés de la terre végétale. Si on ajoute encore les excrémens & les urines des bestiaux que l’on mène paître sur ces champs pendant l’hiver, on concevra qu’après la troisième ou quatrième année, leur superficie sera bien plus riche qu’elle ne l’étoit auparavant. Ces raisonnemens, quoique fondés sur les loix de la saine théorie, seroient cependant peu concluans, si l’expérience de tous les temps & de tous les lieux ne prouvoient que les récoltes en blés, qui succèdent après la destruction d’une prairie artificielle, sont plus belles que si cette prairie n’avoit pas existé. D’où l’on doit nécessairement conclure que plus le pays est pauvre par son fond, plus on doit s’attacher à la culture du sainfoin, & que par le moyen de cette culture, on alterne les récoltes & on bonifie les plus mauvais sols. Les auteurs ont donc eu raison de vanter cette plante comme une des plus précieuses : examinons comment elle doit être cultivée.


Section IV.

De la culture du Sainfoin.

Afin de ne pas trop généraliser les préceptes, & par conséquent, afin qu’ils ne soient pas nuls ou contradictoires, on doit distinguer les fonds de terre, 1°. en mauvais & médiocres, 2°. en bons & très-bons.

Dans les terrains mauvais & de médiocre qualité, il est essentiel de préparer le sol, au moins une année d’avance, par quelques coups de charrue. Le premier labour doit être fait à l’entrée de l’hiver, le plus profond qu’il sera possible, avec la charrue à roue, afin que l’eau des pluies & des neiges pénètrent & s’insinuent profondément. Plus le sol sera mouillé, plus les gelées seront fortes & prolongées pendant l’hiver, & mieux & plus profondément le terrain sera soulevé & émietté par le froid, qui est le meilleur de tous les laboureurs. Si on a la facilité d’attacher deux à trois paires de bœufs ou de chevaux à la charrue, l’ouvrage n’en vaudra que mieux. Peu importe qu’on amène à la superficie la terre crue ou gor ; tout le travail tend à donner plus de prise aux gelées, & à rendre une plus grande masse de terre perméable à l’eau.

Aussitôt après l’hiver, & lorsque la craie, ou l’argile, où le mauvais terrain sont assez ressuyés pour que la pression de la charrue ne durcisse ni ne pétrisse la terre, on laboure de nouveau, & on passe deux fois la charrue dans la même raie, afin de la creuser plus profond. Quelques jours après on recroise ce labour, & dès que la saison est venue, on y sème très-épais, ou des pois, ou des vesces, ou des lupins, ou enfin du sarrasin, vulgairement nommé blé noir, enfin la graine dont l’achat est le moins dispendieux.

Lorsque les plantes, quelles qu’elles soient, sont en pleine fleur, on les enterre par un fort coup de charrue, & on laisse le champ s’hiverner dans cet état. Ces plantes pourrissent, & de leur décomposition résultent les premiers matériaux, ou au moins une bonne provision de terre véhétale. Ces plantes, jusqu’à leur dernière décomposition, tiennent la terre soulevée, & la rendent plus perméable aux influences météoriques. (Consulter le mot Amendement, & l’avant dernier chapitre du mot Agriculture.)

Après le second hiver & dans l’état convenable du sol, on le laboure de nouveau, & encore plus profondément, s’il est possible, qu’avant & après le premier labour. Le travail sera facile, si les gelées ont été fortes & ont pénétré assez avant en terre. Enfin, labourez plusieurs fois, jusqu’à ce que le grain de terre, soit meuble & en état de recevoir la semence du sainfoin ou esparcette. Le dernier labour doit être très-peu profond, parce que la graine ne germe pas si elle est trop enterrée. On la sème sur le champ ainsi préparé, dès qu’on ne craint plus les gelées. Il n’y a point de jours fixes pour cette opération. La semaille dépend du canton que l’on habite, de la manière d’être de la saison, & de l’état du sol ; en un mot, pour tous les pays c’est après l’hiver, excepté dans les provinces méridionales, où il convient de semer en septembre, attendu que les jeunes plantes acquièrent assez de forces avant l’hiver pour résister aux petites gelées qu’on y éprouve. D’ailleurs, c’est presque une année entière que l’on y gagne. Cette méthode seroit presque toujours funeste dans des climats plus froids.

La quantité de semence du sainfoin doit être double de celle du blé ou seigle que l’on sème dans le pays sur la même superficie de terrain.

Après qu’on a semé on passe & repasse la herse, qui traîne après elle des fagots, afin que la graine, soit mieux enterrée. La meilleure semence est celle de l’année, sur-tout si on a eu l’attention de la choisir sur les esparcettes en pleine force, par exemple, de deux à trois années. Il vaut mieux payer un peu plus cher cette graine, & être assuré de sa bonne qualité, sans quoi on court les risques de perdre une année.

On objectera sans doute que cette première culture occasionne beaucoup de travaux, & par conséquent beaucoup de dépense. Je réponds, un bon agriculteur calcule & dit, voilà un mauvais terrain, un champ crayeux, dont le produit est nul ou presque nul. Je manque de fourrages pour nourrir mes bestiaux, & ils sont très-chers dans le canton ; ainsi la première mise en travaux me reviendra à telle somme : actuellement quel sera le produit en sainfoin ? Quand même ce produit ne seroit pas égal, pendant la première année, à l’intérêt de la mise en avant pour les travaux, ce qui est impossible, il faudra calculer la valeur d’un champ qui sera à l’avenir susceptible de porter de bonnes récoltes en grains. C’est donc une acquisition réelle que l’on fait, plutôt qu’une simple bonification. (Consultez ce qui a été dit sur ce sujet à l’article Craie.)

Dans plusieurs cantons, après les travaux indiqués ci-dessus, on sème en septembre ou au commencement d’octobre le sainfoin avec les blés. Cette méthode seroit admissible jusqu’à un certain point dans les provinces méridionales du royaume, & l’expérience a prouvé qu’elle est très-casuelle dans celles du nord. D’ailleurs on doit être bien convaincu que les racines chevelues des plantes graminées absorberont une grande partie du peu de terre végétale qui se trouve dans la couche supérieure du terrain, & que cette soustraction nuira ensuite a la bonne végétation de l’esparcette. Le sol est supposé déja assez pauvre en principes, pour ne pas laisser dérober dans ce cas, par des plantes parasites, une partie de ceux qu’il renferme.

Il est constant qu’après les travaux préparatoires dont on a parlé, la récolte de seigle sera belle ; mais c’est précisément en raison de sa beauté que l’esparcette en souffrira. Les racines & le chaume qu’on laissera après avoir coupé le seigle, ne suffiront pas pour rendre au sol la portion d’humus ou terre végétale absorbée par le seigle ; ainsi, de quelque manière que l’on considère ce mélange de plantes, il est nuisible dans la supposition d’un sol crayeux ou d’un terrain médiocre ou mauvais, & surtout encore si l’on n’a pas d’engrais à répandre sur le champ de sainfoin avant les semailles. Dans de tels cantons les engrais sont très-rares, puisque les bestiaux ne sauroient y trouver un fourrage proportionné à leurs besoins.

Tous les pays ne ressemblent pas à la Champagne pouilleuse, dont le banc de craie commence à Sainte-Seine en Bourgogne & finit en Angleterre au cap Lézard ; (consultez le mot Agriculture, au chapitre des Bassins) mais les dépôts d’un sable presque aride ont en France encore plus d’étendue : dans le premier cas, il faut diviser les terres, leur faire perdre leur compacité ; & dans le second, il s’agit de leur en donner ; l’un & l’autre nécessitent à des grandes opérations. L’agriculteur le plus sage est celui qui ne précipite rien, qui agit d’après ses moyens, qui fait peu à la fois, mais bien… Le sainfoin vient ici à son secours comme dans le premier cas.

Ces terrains trop sablonneux, composés par un sable qui ne se décompose pas aisément, (consultez, ce mot) quelle que soit leur couleur, sont peu productifs, parce qu’ils sont friables & sans liens, sans consistance, souvent à une très-grande profondeur. C’est précisément la cause de leur infertilité, parce qu’ils ne retiennent point assez les eaux pluviales, qui agissent dans de tels sables comme à travers un filtre ; sans parler de la quantité d’humidité attirée par la chaleur, que ces sables laissent évaporer par leur superficie. Malgré ces mauvaises qualités, je préférerois, pour le commencement de l’opération, un semblable terrain à la craie pure & en banc ; il en coûtera beaucoup moins pour lui donner une certaine valeur ; mais la craie, une fois défoncée & déliée à la profondeur de douze à quinze pouces, l’emportera de beaucoup en valeur, par ses produits, sur ceux du sol sablonneux, tel qu’on le suppose. À force de labourer, de semer & d’ajouter des engrais, la ténacité de la première peut être rompue ; mais on ne peut réellement donner du corps à ces sables que par le transport des terres compactes, ce qui devient très-dispendieux, & le plus souvent au-dessus des forces du cultivateur. J’aimerois beaucoup mieux semer dans ces sables le pin maritime ou pin de Bordeaux, (consultez ce mot) qui y réussiroit à merveille. On auroit au moins des échalats pour les vignes, du bois de chauffage, &, à la longue, des pièces propres à la charpente. Le bois de Sainte-Lucie, les cerisiers sauvages y croîtront passablement ; mais enfin, si le cultivateur désire en retirer du fourrage, il doit considérer, avant de faire aucune dépense, que l’esparcette y réussira mal, y sera calcinée dans les provinces du midi du royaume, & que ce ne sera qu’autant que la saison sera pluvieuse, qu’elle donnera de fourrage dans celles du centre & du nord du royaume.

Il est inutile de sillonner aussi profondément les terrains sablonneux que les crayeux, puisque les premiers pèchent par le manque de compacité, & que le but des labours est de diviser les molécules de la terre. On se contentera au contraire de labourer légèrement, & de semer peu épais, afin que chaque plante trouve dans ce sol de quoi vivre. Si le cultivateur est à même de donner des engrais, qu’il les répande avant de tracer le premier sillon, & les enterre exactement, afin que la chaleur & le soleil ne fassent pas évaporer leurs principes. Les engrais terreux sont à préférer à tous les autres ; si on ne les répand qu’au moment de semer, suivant la coutume de plusieurs cantons, il est à craindre, dans le cas où il surviendroit une sécheresse & une forte chaleur, qu’ils ne soient plus nuisibles que profitables, sur-tout s’ils ne sont pas très-consommés. S’ils sont à ce point, il vaut mieux en couvrir le champ avant de donner le dernier labour. Le cultivateur intelligent profitera des jours de gelée pour le charroi des engrais. Le bétail a moins de peine, & il peut traîner une plus forte charretée, ou de terre, ou de fumier. Le temps de semer est à la fin de l’hiver, en février, mars ou avril, suivant le climat, en un mot, lorsque le retour de la belle saison est assuré. Le produit d’un tel terrain ne sera jamais brillant ; malgré cela, il deviendra très-précieux dans une métairie où le fourrage manque, & où l’un ne peut s’en procurer qu’à très-haut prix d’achat. D’ailleurs, c’est donner une valeur réelle à un sol qui n’en avoit point, & il vaut mieux avoir peu que rien du tout. Lorsque cette esparcette commence à se détruire (toujours dans la supposition d’un sol très-sablonneux), il ne faut pas songer, aussitôt après l’avoir dérompue, à se procurer des récoltes de seigles. Je préférerois de laisser subsister les pieds de sainfoin qui n’ont pas péri, & je labourerais légèrement tout le terrain, afin d’y semer l’espèce de froment la plus dure. (onsultezle mot Prairie) Ce semis doit avoir lieu, dans les provinces du nord, au commencement d’août, & au commencement d’octobre dans celles du midi. L’herbe aura le temps de germer, de croître, & de se soutenir contre les fortes gelées. Chacun doit étudier son climat ; si les gelées y sont naturellement précoces, il vaudra mieux attendre après l’hiver.

Le conseil que je viens de donner paroîtra bien singulier, puisqu’il est contraire aux pratiques reçues ; cependant il est fondé en principes. Le sol, tel qu’on le suppose, est mauvais, parce qu’il n’a point ou peu de liaison, & sur-tout qu’il contient très-peu d’humus ou terre végétale ; donc si, après la destruction de l’esparcette, on sème du seigle, cette plante s’appropriera une grande partie de l’humus qui s’étoit formé pendant l’existence du sainfoin. Après la récolte du seigle, le sol se trouvera à nu & exposé à l’ardeur du soleil, qui fera évaporer le reste des substances graisseuses qui n’a pas été employé à la végétation du seigle ; enfin les pluies délaveront & entraîneront le surplus de cette terre végétale, qui a été cinq ou six ans à se former. Au contraire, si l’herbe tapisse la superficie du sol, il y aura peu d’évaporation ; elle accroîtra chaque année la couche de terre végétale, & servira elle-même d’engrais lorsque le temps sera venu de la retourner avec la charrue, & de semer une nouvelle esparcette. Si cette herbe fournit peu de fourrage, il n’en est pas moins vrai que le sol offre un pâturage aux troupeaux, & c’est déja beaucoup que d’avoir de l’herbe sur un sol tel qu’on le suppose. Peu à peu la substance animale & végétale s’y multiplie, & à la longue, le propriétaire acquiert un champ ; que si on ne veut le couvrir d’herbe, qu’après le défrichement du sainfoin, il soit semé en lupins, en raves, en carottes, &c., & que ces plantes soient enfouies par la charrue lors de leur pleine fleur ; enfin, que l’on continue la même opération pendant quatre ou cinq ans de suite, espace de temps qu’il faut laisser passer avant de semer une nouvelle esparcette. Plus un pays est naturellement pauvre à cause de la modicité du sol, & plus le cultivateur doit employer les moyens capables de lui procurer du fourrage. Je n’en vois pas d’autres, toujours dans la supposition d’un champ trop sablonneux, & je ne connois que l’esparcette capable de remédier à ce vice essentiel de composition. J’en conviens, c’est un terrain qu’il faut faire. Pour peu que le cultivateur soit à son aise ou actif, à coup sûr il ne l’abandonnera pas à lui-même.

Dans les champs plus fertiles, ces attentions sont moins nécessaires. Si les champs sont capables de produire de beau froment, il est inutile, & même contre l’intérêt du propriétaire, d’y semer du sainfoin, qui occupera le terrain pendant huit à dix ans de suite. Il sera bien plus avantageux pour lui d’y établir une bonne luzernière, à tous égards plus productive que le sainfoin ; & encore mieux, d’alterner ses récoltes, une année par le froment, & une année par le grand trèfle, ainsi qu’il sera détaillé dans cet article. Les champs qui ne produisent que du seigle, sont les seuls qu’on doit sacrifier à l’esparcette ; leur emploi annonce assez leur peu de valeur, au moins pour la luzerne ; car pour peu que le pays soit pluvieux, le grand trèfle les alternera très-bien ; ainsi on aura toujours assez de fourrage sans diminuer & même en augmentant la quantité des grains, puisque ce trèfle engraisse le sol, & la récolte suivante en grains est toujours très belle, à moins que la saison ne s’y oppose. Le cultivateur sensé ne sacrifiera que ses mauvais champs à la culture du sainfoin, & conservera les autres, ou pour la culture du grand trèfle, ou pour celle de la luzerne, suivant le grain de terre & suivant sa profondeur.


Section V.

De la récolte du Sainfoin.

L’époque varie suivant les canton ; elle se borne cependant à trois points. Ici on coupe l’esparcette au moment qu’elle est en pleine fleur ; là, on attend que la graine soit formée ; & ailleurs qu’elle soit complètement mûre. Les partisans de la troisième méthode disent, nous avons le fourrage pour la nourriture, & la graine pour vendre ; ainsi c’est un double bénéfice : les seconds pensent que la graine formée contribue beaucoup à la nourriture du bétail ; les premiers enfin assurent qu’au moment que la plante est en pleine fleur, elle contient alors en plus grande abondance que dans aucune autre époque, les vrais principes nutritifs. Pour apprécier la juste valeur de ces trois manières de juger, & afin d’éviter des répétitions, il faut lire ce qui a été dit sur la récolte du foin, dans l’article Prairie, tome VIII, Page 355 ; & quant à sa dessiccation, consultez le troisième & le quatrième de l’article Foin.

Le propriétaire raisonnable ne donne rien au hasard ; les préjugés ne le dominent pas ; il voit, il compare, & se décide ensuite. C’est d’après un examen réfléchi qu’il fait choix de la graine qu’il se propose de semer. Est-on déterminé à détruire une esparcette, on la laisse grainer à sa dernière année ; mais pourquoi veut-on la détruire ? parce qu’elle n’est presque plus productive, & qu’elle est dégarnie & épuisée. Or, si elle est épuisée, elle ne peut donc produire qu’une graine médiocre & petite. C’est précisément ce qui arrive. Avant qu’une plante, produite par une graine rachitique, parvienne au point de perfection dont elle étoit susceptible, il faut plusieurs années pour réparer son vice de naissance, & c’est un temps presque perdu pour la destruction. Le plus grand mal est que la majeure partie de ces graines ne germe pas, ce qui fait perdre une année complette, & force souvent le propriétaire à recommencer son travail sur de nouveaux frais. Au contraire, la bonne graine germe sans peine, pourvu qu’elle ne soit pas trop enterrée. On en a sans cesse l’exemple sous les yeux ; il suffit de regarder un champ sur lequel on a laissé grainer l’esparcette. Il tombe beaucoup de graines pendant la récolte, & ces graines, quoiqu’exposées, à la pluie, au soleil, aux frimats, germent dès que la température de l’air est au point nécessaire pour développer leur germination. Peu importe au paysan, & à celui qui vend cette graine, si elle germe ailleurs ; il en a reçu le prix, & il est satisfait. Mais le propriétaire attentif, & qui travaille pour lui, attend que son esparcette soit dans sa plus grande force ; c’est ordinairement à la troisième année ; il sacrifie un coin de son champ où il la laisse grainer, il la récolte, & la conserve soigneusement pour lui. Si son ami a de très belle graine dans un pays montagneux, il échange avec lui celle qu’il a récoltée dans la plaine, & tous deux gagnent beaucoup dans cet échange réciproque. En général, on n’est pas assez scrupuleux sur le changement de semences, & leur transport d’un canton dans un autre ; cependant il en résulte de grands avantages, dont je ne parlerai pas ici, parce que la question est déja traitée dans le chapitre troisième de l’article Froment, tome V, page 108.

Habitans des campagnes pauvres, remerciez le ciel de vous avoir procuré la connoissance du sainfoin. Cette plante est pour vous presque aussi précieuse que le seigle, puisqu’elle vous fournit les moyens de le cultiver en nourrissant votre bétail.


CHAPITRE II.

Du Sainfoin d’Espagne, ou Sulla ou Scilla.

Les papiers publics ne se lassent pas depuis long-temps de préconiser la culture de cette plante. Il est temps de mettre le lecteur à même de la juger & de prononcer sur la juste valeur. C’est pourquoi j’ai cru nécessaire d’en faire un article à part, & de ne pas le confondre dans l’article du sainfoin ordinaire.


Section Première.

Description du Sulla.

Tournefort le place dans la troisième section de la dixième classe destinée aux herbes à fleurs de plusieurs pièces, irrégulière & en papillon, dont le pistil devient une gousse articulée, & il l’appelle hedisarum clypeatum flore suaviter rubente Von-Linné le place dans la même classe & le même genre que le sainfoin ordinaire, & le nomme hedisarum coronarium.

La fleur a les mêmes caractères que celle du sainfoin ordinaire, elle n’en diffère que par sa grandeur, qui est du double, & par sa couleur d’un beau rouge vif.

Fruit ; légume long, aplati, nu, droit, hérisse de pointes, qui diffère de celui du sainfoin ordinaire par ses articulations marquées comme celles d’une chaîne.

Feuilles ; ailées, très-amples, terminées par une foliole impaire plus grande que les autres ; les folioles ovales, épaisses, charnues.

Racine, rameuse, fibreuse.

Port. Plusieurs tiges herbacées, cannelées, rameuses, diffuses, hautes de deux à trois pieds en France, dans les jardins, & souvent de plus de cinq, à Malthe, en Sicile, ou en Espagne.

Lieu ; cultivé en Espagne, en Italie, fleurit en France au mois de mai ou de juin.


Section II.

De sa culture dans l’île de Malthe & en Calabre.

La culture du sulla varie beaucoup dans ces deux parties de l’Italie. Il convient donc de décrire les méthodes adoptées.

1. Culture suivie à Malthe. Le sulla est presque le seul fourrage qu’on peut se procurer dans cette île. Il y croît dans toute espèce de terrain, mais infiniment mieux dans ceux qui ont du fond & dont le sol est substantiel & doux. Il ne craint que le voisinage des mauvaises herbes, & sur-tout du gramen chiendent, dont la végétation est prodigieuse à Malthe. Il faut le détruire jusqu’à son dernier nœud & à sa dernière racine, avant d’établir la prairie artificielle du sulla.

La graine que l’on sème doit avoir au moins une année ; celle de deux à trois ans est préférée[1]. La quantité à jeter sur une étendue de terrain, est du double de celle qu’on sacrifie en blé.

On sème le sulla en divers temps de l’année, c’est-à-dire depuis le premier avril jusqu’à la mi-août, observant cependant que si on le sème en avril ou mai, il suffit de jeter la graine sur place sans aucun labour préliminaire : pendant ces deux mois, avril & mai, les bœufs & les autres animaux vont sur les semis pâturer l’herbe qui y végète ; par le trépignement de ces animaux, la coque dure qui environne la graine est brisée, & la graine suffisamment enterrée ; cependant il n’est pas absolument nécessaire d’y conduire les troupeaux[2].

On sème encore cette graine sur les blés prêts à couper ; le piétinement des moissonneurs la couvre & l’enfonce assez en terre.

Comme le sulla est un excellent fourrage pour les chevaux, mulets, bœufs & moutons, & qu’ils le mangent avec beaucoup d’avidité, soit en vert, soit en sec, il est nécessaire d’avoir grande attention à l’époque de sa récolte, sans quoi l’on n’en retireroit aucun profit. C’est en mai qu’on récolte le sulla semé l’année précédente, au temps de la moisson des blés ; cependant si le sol est bon & la saison précoce, il vaut mieux le couper en avril, afin que la tige ne s’endurcisse pas trop. Si elle durcit, le bétail la mange avec moins de plaisir. C’est au cultivateur intelligent à saisir le moment favorable[3]. Lorsque cette plante est coupée on la laisse sécher & on la bottelle ainsi qu’il a été dit du soin à l’article Prairie.

Pour avoir sa provision de graines de semence, on laisse sur pied une certaine quantité de sulla dans le coin d’un champ, & on attend qu’il soit bien mûr, ce que l’on reconnoît lorsque la graine est prête à se détacher d’elle-même de la plante. La récolte s’en fait avant le soleil levé, afin d’éviter la chute de la graine.

La réussite de cette plante dépend 1°. déja qualité du sol ; 2°. de la manière d’être de la saison ; 3°. principalement de l’attention soigneuse de détruire les mauvaises herbes, depuis l’instant de sa végétation. S’il pleut avant le mois d’octobre, le succès est complet ; sans pluie, la plante reste languissante. Le sulla craint beaucoup le froid, même les petites gelées ; s’il en est préservé, une prairie artificielle de cette nature subsiste en bon état pendant plusieurs années consécutives.

2. Culture dans la Calabre. Je préviens le lecteur que cet article va être extrait de la collection des Mémoires publiés par la Société économique de Berne, & il a été communiqué par M. le marquis Dominique Grimaldi.

Les habitans du territoire de Seminara, dans la Calabre ultérieures, forment des prairies artificielles avec la plante nommée sulla. C’est, parmi les Cultivateurs de ces cantons, une opinion fondée sur une pratique suivie depuis un temps immémorial, que cette plante ne réussit que dans une terre forte, crétacée & blanche, la plus propre, quand elle est bien préparée, à produire des grains de la plus belle qualité. C’est dans les seuls champs de cette espèce que le sulla se sème suivant une méthode qui paroît extravagante, puisqu’après les moissons faites au commencement de juillet, la graine est jetée au hasard par-dessus le chaume, auquel on met le feu le lendemain, sans y apporter après cela aucune espèce de soin ni de culture.

Cette graine recouverte seulement par les cendres des chaumes brûlés, pénètre d’elle-même dans la terre, & commence à végéter au mois de novembre, quatre mois après avoir été semée. Chaque pied produit plusieurs tiges qui croissent lentement pendant tout l’hiver, mais au retour du printemps la terre se trouve couverte de la prairie la plus épaisse & la plus agréable qu’on puisse voir. Si le mois d’avril est un peu pluvieux, les plantes s’élèvent jusqu’au dessus de la hauteur d’un homme. On peut commencer à faucher la plante au mois de mai, dans le temps même de sa fleur ; alors on la donne en vert aux chevaux & aux mulets, qu’elle purge & engraisse dans peu de jours. Cet excellent fourrage est si recherché, qu’on n’est pas dans l’usage de le fener. On en fait mûrir quelques plantes de temps à-autre-pour se procurer la semence.

Après la récolte du sulla, qui dure dans ce pays jusqu’à la fin de juin, on laisse reposer la terre jusqu’en automne, alors elle est labourée suivant la méthode ordinaire, pour être ensemencée en grains, & la moisson est à peu près plus riche dans les champs qui ont été sullés. Il suffit qu’après la moisson on mette de nouveau le feu au chaume, pour que, sans autre culture, dans le mois de novembre suivant, le sulla recouvre de nouveau le champ, après avoir été pendant une année entière, pendant la culture & la récolte du blé, caché dans le sein de la terre, sans nuire le moins du monde à la qualité de ce dernier & sans qu’il en ait paru un indice à fleur de terre avant le mois de novembre de l’année de repos ou de jachère, où le sulla germe & croît avec le même succès que la première année où il fut semé. C’est ainsi que des champs une fois sullés donnent pendant l’espace de quarante années successives & au-delà, régulièrement & alternativement de deux années l’une, une récolte abondante de sulla, & l’autre, une moisson du plus beau blé, sans que, pour conserver une prairie si singulière, il faille d’autres soins que de répandre la graine dans la première année & de la manière indiquée ci-dessus.

On peut, après avoir récolté le sulla, donner un labour au champ afin de le préparer pour les semailles de blé. On a essayé à Malthe de le laisser jusqu’à la seconde année ; mais il a rarement repoussé, & tous les cultivateurs assurent unanimement qu’il ne produit jamais une troisième récolte.

Une des circonstances les plus remarquables de la fécondité de cette plante dans les champs de la Calabre, est celle de sa durée presque incroyable après qu’elle a été une fois semée, quoique de deux années l’une, alternativement, la racine de sulla repousse de sa propre force & rende de nouveau un fourrage abondant : cette circonstance paroît contredite par la culture de Malthe.

La graine germe facilement en Languedoc & dans le Lyonnois & même en Suisse, après quinze ou vingt jours, & souvent plutôt, si la chaleur est à un degré convenable ; ce qui paroît confirmer le soupçon que le retard de sa végétation dans la Calabre depuis le mois de juillet jusqu’en novembre, a moins sa cause dans la nature de la graine même, que dans les défaut d’humidité des terres pendant cette saison.


Section III.

Peut-on admettre en France la culture du sulla.

L’expérience que j’avois faire dans le jardin de l’école vétérinaire de Lyon, m’avoit prouvé depuis très-long-temps qu’il falloit placer le sulla dans l’orangerie afin de le garantir des rigueurs de l’hiver, & que deux ou trois degrés de froid le faisoient périr. Vingt ans après j’essayai en Languedoc d’en cultiver un certain nombre de pieds dans mon jardin, & j’ai continué ces essais pendant trois années consécutives. J’étois obligé de renfermer ces plantes dans un jardin, parce que dans ce pays, où les propriétés ne sont pas assez respectées, elles auroient été dévorées dans les champs par les troupeaux. Au commencement de mars 1781 je semai dans des caisses & en pleine terre. Les graines des caisses & quelques unes de celles dont il est question dans la note 2 ci-dessus, dès qu’elles furent en état d’être transplantées, furent placées dans une plate-bande dont la terre avoit été bien préparée ; La chaleur se soutint constamment pendant tout l’été & bien avant dans l’automne ; malgré cela aucune des plantes ne se disposa à fleurir. L’hiver de 1781 à 1782 fut pour ainsi dire nul, & je préservai mes plantes du peu de froid qui se fit sentir, en les couvrant avec de la paille, & au printemps leurs tiges fleuries s’élevèrent à la hauteur de trois pieds. Le bétail mangea avec avidité celles que je coupai à cette époque, & le reste graina sur pied & se dessécha après la complette maturité de la graine. Celles que j’avois fauchées restèrent vertes & poussèrent de nouvelles feuilles jusqu’à l’hiver. Jugeant qu’elles étoient dans leur plus grande force, & qu’elles soutiendroient les petites gelées des climats méridionaux, je ne les couvris pas, & un froid de quatre degrés les fît périr. J’ai fait répéter chez un de mes amis les mêmes expériences à Lyon ; toutes les plantes ont péri pendant l’hiver, ainsi que quelques pieds renfermés dans une orangerie où les orangers avoient un peu souffert de l’âpreté du froid.

Il résulte donc de ces expériences, 1°. que le sulla ne fleurit point pendant la première année, quoique semé en avril ; 2°. que ses feuilles restent couchées sur terre & sont peu nombreuses, jusqu’au moment où la plante commence à pousser ses tiges ; 3°. que ce qui constitue vraiment la récolte, ce sont les tiges fleuries & feuillées ; 4°. que dans la première année, même un peu avant l’hiver, la totalité des feuilles radicales, ne vaut pas la peine d’être fauchée ; 5°. enfin, que quand même l’hiver seroit assez doux pour conserver la plante & la mettre dans le cas de monter en tiges, cette plante n’est que bisannuelle pour nos climats, & ne produit pas autant que nos lusernes, parce qu’elle ne souffre qu’une coupe.

N’envions donc pas à Malthe, à la Calabre & aux pays méridionaux le sulla ; nos lusernes sont préférables, puisque lorsque le sol leur convient, elles y subsistent en pleine force pendant douze & même jusqu’à vingt ans. Toutes belles spéculations faites sur le sulla, sur ses avantages à le naturaliser en France, sont brillantes dans le cabinet, où tout paroît possible ; mais le cabinet ne donne ni le sol fertile de la Calabre ni son soleil.

D’autres cultivateurs ont sans doute été plus heureux que moi, si leurs écrits sont fondés sur l’expérience & la vérité. Je dis ce que j’ai fait, ce que j’ai observé avec le plus grand soin, & j’assure que mes résultats n’ont pas été heureux.


  1. J’ai semé en Languedoc de la graine que je conservois depuis cinq ans, & elle a fort bien levé.
  2. Dans les premiers essais que je fis de cette graine, connaissant sa grosseur, j’en enterrai une partie à trois pouces, la seconde à deux, & la troisième à un pouce. Aucune des deux premières ne germa, la troisième réussit à un pouce. Aucune des deux premières fut travaillé à la fin de l’été : sans doute que ces graines furent ramenées à la superficie ; un grand nombre germa au printemps suivant.
  3. J’ai observé que cette plante étoit dans son état parfait au moment où elle donnoit ses premières fleurs. Si on attend que toutes ses fleurs, ou une grande partie soit passée, il y aura à cette époque un grand nombre de graines très-formées, & les tiges deviennent dures. En Languedoc, sa floraison se continue pendant près d’un mois.