De la sagesse/Texte entier/Volume 2

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LIVRE 2 PRAEFACE


Ayant, au livre precedent, ouvert à l’homme plusieurs et divers moyens de se cognoistre, et toute l’humaine condition, qui est la premiere partie et un très grand acheminement à la sagesse, il faut maintenant entrer en la doctrine d’icelle, et entendre en ce second livre ses reigles et ses advis generaux, reservant les particuliers au livre suyvant et troisiesme. C’estoit un prealable que d’appeller l’homme à soy, à se taster, sonder, estudier, affin de se cognoistre et sentir ses deffauts et sa miserable condition, et ainsi se rendre capable des remedes salutaires et necessaires, qui sont les advis et enseignemens de sagesse. Mais c’est chose estrange que le monde soit si peu soucieux de son bien et amendement. Quel naturel que de ne se soucier que sa besongne soit bien faicte ! On veust tant vivre ; mais l’on ne se soucie de sçavoir bien vivre. Ce que l’on doibt le plus et uniquement sçavoir, c’est ce que moins l’on sçait et se soucie sçavoir. Les inclinations, desseins, estudes, essais, sont (comme nous voyons), dès la jeunesse, si divers, selon les divers naturels, compagnies, instructions, occasions ; mais aucun ne jette ses yeux de ce costé-là, aucun n’estudie à se rendre sage ; personne ne prend cela à cœur, l’on n’y pense pas seulement. Et si par fois, c’est en passant, l’on entend cela comme une nouvelle qui se dict où l’on n’a poinct d’interest : le mot plaist bien à aucuns, mais c’est tout ; la chose n’est de mise ny de recherche en ce siecle d’une si universelle corruption et contagion. Pour appercevoir le merite et la valeur de sagesse, il en faut avoir ja quelque air de nature, et quelque teincture. S’il faut s’essayer et s’esvertuer, ce sera plustost et plus volontiers pour chose qui a ses effects et ses fruicts esclatans, glorieux, externes et sensibles, tels qu’a l’ambition, l’avarice, la passion, que pour la sagesse, qui a les siens doux, sombres, internes, et peu visibles. ô combien le monde se mescompte ! Il ayme mieux du vent avec bruict, que le corps, l’essence sans bruict ; l’opinion et reputation, que la verité. Il est bien vrayement homme (comme il a esté dict au premier livre), vanité et misere, incapable de sagesse. Chascun se sent de l’air qu’il haleine et où il vit, suyt le train de vivre suyvi de tous ; comment voulez-vous qu’il s’en advise d’un autre ? Nous nous suyvons à la piste, voire nous nous pressons, eschauffons, nous nous coiffons et investissons les vices et passions les uns aux autres ; personne ne crie, hola ! Nous faillons, nous nous mescomptons. Il faut une speciale faveur du ciel, et ensemble une grande et genereuse force et fermeté de nature pour remarquer l’erreur commune que personne ne sent, de s’adviser de ce de quoy personne ne s’advise, et se resouldre à tout autrement que les autres. Il y en a bien aucuns et rares, je les voy, je les sens, je les fleure et les haleine avec plaisir et admiration ; mais quoy ! Ils sont ou democrites ou heraclites ; les uns ne font que se mocquer et gausser, pensant assez monstrer la verité et sagesse, en se mocquant de l’erreur et folie. Ils se rient du monde, car il est ridicule ; ils sont plaisans, mais ils ne sont pas assez bons et charitables. Les autres sont foibles et poureux ; ils parlent bas et à demy bouche ; ils desguysent leur langage, ils meslent et estouffent leurs propositions, pour les faire passer tout doucement parmy tant d’autres choses, et avec tant d’artifice, que l’on ne les apperçoit quasi pas. Ils ne parlent pas sec, distinctement, clairement, et acertes, mais ambiguement comme oracles. Je viens après eux et au dessoubs eux ; mais je dis de bonne foy ce que j’en pense et en croy clairement et nettement. Je ne doubte pas que les malicieux, gens de moyen estage, n’y mordent : et qui s’en peust garder ? Mais je me fie que les simples et debonnaires, et les aetheriens et sublimes, en jugeront equitablement. Ce sont les deux bouts et estages de paix et serenité. Au milieu sont tous les troubles, tempestes et les meteores, comme a esté dict. Pour avoir une rude et generalle cognoissance de ce qui est traicté en ce livre, et de toute la doctrine de sagesse, nous pourrons partir ceste matiere en quatre poincts ou considerations. La premiere est des preparatifs à la sagesse, qui sont deux. L’un est exemption et affranchissement de tout ce qui peust empescher de parvenir à elle, qui sont ou externes, erreurs et vices du monde ; ou internes, les passions : l’autre est une pleine, entiere et universelle liberté d’esprit. La seconde est des fondemens de sagesse, qui sont aussi deux, vraye et essentielle preud’homie, et avoir un certain but et train de vie. La troisiesme est de la levée de ce bastiment, c’est-à-dire des offices et fonctions de sagesse, qui sont six, dont les trois premiers sont principalement pour chascun en soy, qui sont pieté, reiglement interne de ses desirs et pensées, et doux comportement en tous accidens de prosperité et d’adversité ; les autres trois regardent autruy, qui sont l’observation telle qu’il faut des loix, coustumes et ceremonies, conversation douce avec autruy, et prudence en toutes affaires. Le quatriesme est des effects et fruicts de sagesse, qui sont deux, se tenir prest à la mort, et se maintenir en vraye tranquillité d’esprit, la couronne de sagesse et le souverain bien : ce sont en tout douze poincts, et autant de chapitres de celivre.

LIVRE 2 CHAPITRE 1


exemption et affranchissement des erreurs et vices du monde, et des passions.

premiere disposition à la sagesse. Qui a envie d’estre sage, il faut, dès l’entrée, qu’il se delibere et resolve de se delivrer, preserver et garantir de deux maux, qui sont du tout contraires et formels empeschemens de sagesse. L’un est externe, ce sont les opinions et vices populaires, la contagion du monde ; l’autre interne, ce sont les passions ; et ainsi se faut-il garder du monde et de soy-mesme. Desia se void combien cecy est difficile, et comment se pourra l’on deffaire de ces deux. La sagesse est difficile et rare ; c’est icy la plus grande peine et presque le seul effort qu’il y a pour parvenir à la sagesse. Cecy gagné, le reste sera aisé : c’est la premiere disposition à la sagesse, qui est à se garder et preserver du mal contraire à son dessein. Et cecy est le fruict de tout le premier livre, auquel l’on a pu apprendre à cognoistre le monde et soy-mesme, et, par cette cognoissance, estre adverty et induict à s’en bien garder. Et ainsi le commencement de ce livre sera la fin et le fruict du precedent. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/13 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/14 Parlons premierement du mal externe ; nous avons desia cy-devant assez amplement et au vif depeinct le naturel populaire, les humeurs estranges du monde et du vulgaire ; par où il est aisé de sçavoir ce qui peust sortir de luy : car, puis qu’il est idolastre de vanité, envieux, malicieux, injuste, sans jugement, discretion, mediocrité, que peust-il deliberer, opiner, juger, resouldre, dire ny faire bien et à droict ? Nous avons aussi, comme par exemple, rapporté et cotté (en representant la misere humaine) plusieurs grandes fautes que commet generallement le monde en jugement et en volonté ; par où il est aisé de cognoistre qu’il est tout confit en erreur et en vice. à quoy s’accordent les dires de tous les sages, que la pire part est la plus grande ; de mille n’en est pas un bon ; le nombre des fols est infiny, la contagion est très dangereuse en la presse. Parquoy ils conseillent non seulement de ne tremper poinct, et se preserver net des opinions, desseins et affections populaires, mais encore de fuyr sur-tout la tourbe, la compagnie et conversation du vulgaire, d’autant que l’on n’en approche jamais sans son dommage et empirement. La frequentation du peuple est contagieuse et très dangereuse aux plus sages et fermes qui puissent estre ; car qui pourroit soustenir l’effort et la charge des vices venant avec si grande troupe ? Un seul exemple d’avarice ou de luxe faict beaucoup de mal. La compagnie d’un homme delicat amollit peu à peu ceux qui vivent avec luy. Un riche voisin allume nostre convoitise ; un homme desbauché et corrompu frappe par maniere de dire et applique son vice, ainsi qu’une rouille, au plus entier et plus net. Qu’adviendra-il donc de ces mœurs ausquelles tout le monde court à bride abattue ? Mais quoy ! Il est très rare et difficile de ce faire ; c’est chose plausible, et qui a grande apparence de bonté et justice, que suyvre la trace approuvée de tous ; le grand chemin battu trompe facilement ; nous allons les uns après les autres comme les bestes de compagnie ; ne sondons jamais la raison, le merite, la justice ; nous suyvons l’exemple, la coustume, et comme à l’envi nous tresbuchons et tombons les uns sur les autres ; nous nous pressons et attirons tous au precipice ; nous faillons et perissons à credit : alienis perimus exemplis . Or celuy qui veust estre sage doibt tenir pour suspect tout ce qui plaist et est approuvé du peuple, du plus grand nombre, et doibt regarder à ce qui est bon et vray en soy, et non à ce qui le semble et qui est le plus usité et frequenté, et ne se laisser coiffer et emporter à la multitude : et quand, pour le battre et arrester court, l’on dira, tout le monde dict, croit, faict ainsi ; il doibt dire en son cœur : tant pis. Voyci une meschante caution ; je l’en estime moins, puis que tout le monde l’approuve : comme le sage Phocion, lequel voyant le monde applaudir tout haut à quelque chose qu’il avoit prononcé, se tournant vers ses amis assistans, leur dict : me seroit-il eschappé, sans y penser, quelque sottise, ou quelque lasche et meschante parole, que tout ce peuple icy m’approuve ? Il faut donc, tant qu’il est possible, fuyr la hantise et frequentation du peuple, sot, imperit, mal complexionné, mais sur-tout se garder de ses jugemens, opinions, mœurs vicieuses. C’est la solitude tant recommandée par les sages, qui est à descharger son ame de tous vices et opinions populaires, et la r’avoir de ceste confusion et captivité pour la retirer à soy et la mettre en liberté. L’autre mal et empeschement de sagesse, dont il se faut bien garder, qui est interne, et par ainsi plus dangereux, est la confusion et captivité de ses passions et tumultuaires affections, desquelles il se faut despouiller et garantir, affin de se rendre vuide et net, comme une carte blanche, pour estre subject propre à y recepvoir la teincture et les impressions de la sagesse, contre laquelle s’opposent formellement les passions : dont ont dict les sages, qu’il est impossible mesme à Jupiter d’aymer, estre en cholere, estre touché de quelque passion, et estre sage tout ensemble. La sagesse est un maniement reiglé de nostre ame, avec mesure et proportion : c’est une equabilité et une douce harmonie de nos jugemens, volontez, mœurs, une santé constante de nostre esprit : et les passions au rebours ne sont que bonds et volées, accez et recez fievreux de folie, saillies et mouvemens violens et temeraires. Nous avons assez despeinct les passions au livre precedent, pour les avoir en horreur : les remedes et moyens de s’en deffaire et les vaincre, generaux (car les particuliers contre chascune seront au troisiesme livre en la vertu de force et temperance), sont plusieurs et differens, bons et mauvais ; et c’est sans compter ceste bonté et felicité de nature, si bien attrempée et assaisonnée, qui nous rend calmes, sereins, exempts et nets de passions fortes et mouvemens violens, et nous tient en belle assiette, equable, unis, fermes et acerez contre l’effort des passions, chose très rare. Cecy n’est pas remede contre le mal ; c’est exemption de mal, et la santé mesme : mais des remedes contre icelles, nous en pouvons remarquer quatre. Le premier, impropre et nullement loüable, est une stupidité et insensibilité à ne sentir et n’apprehender poinct les choses, une apathie bestiale des ames basses et plates du tout, ou bien qui ont l’apprehension toute emoussée, une ladrerie spirituelle, qui semble avoir quelque air de santé, mais ce ne l’est pas ; car il n’y peust avoir sagesse et constance où n’y a poinct de cognoissance, de sentiment et d’affaires, et ainsi c’est complexion et non vertu. C’est ne sentir pas le mal, et non le guarir : neantmoins cest estat est beaucoup moins mauvais que le cognoistre, sentir, et se laisser gourmander et vaincre : (…). Le second remede ne vaut gueres mieux que le mal mesme, toutesfois le plus en usage ; c’est quand l’on vainc et l’on estouffe une passion par une autre passion plus forte ; car jamais les passions ne sont en egale balance. Il y en a tousiours quelqu’une (comme aux humeurs du corps) qui predomine, qui regente et gourmande les autres. Et nous attribuons souvent très faulsement à la vertu et sagesse ce à quoy elle n’a pas pensé, et qui vient de passion : mais c’est beaucoup encore pour ces gens-là, quand les passions qui maistrisent en eux ne sont pas des pires. Le troisiesme remede et bon (encore qu’il ne soit le meilleur) est prudent et artificiel, par lequel l’on se desrobe, l’on fuyt, l’on se tapit et se cache aux accidens, et à tout ce qui peust picquer, esveiller ou eschauffer les passions. C’est un estude et un art par lequel on se prepare avant les occasions, en destournant les advenues aux maux, et l’on pourvoit à ne les sentir poinct, comme fit ce roy qui cassa la belle et riche vaisselle que l’on luy avoit donnée, pour oster de bonne heure toute matiere de courroux. L’oraison proprement de ces gens-cy est, (…). Par ce remede, qui se picque au jeu ne joue poinct ; les gens d’honneur prompts et choleres fuyent les altercations contentieuses, arrestent le premier bransle d’esmotion ; car quand l’on est dedans, il est mal aisé de s’y porter bien sagement et discrettement : nous guidons les affaires en leurs commencemens, et les tenons à nostre mercy ; mais après qu’ils se sont esbranlez et eschauffez, ce sont eux qui nous guident et emportent. Les passions sont bien plus aisées à esviter qu’ à moderer, (…), pource que toutes choses sont en leur naissance foibles et tendres. En leur petitesse l’on ne descouvre pas le danger, et en leur force l’on n’en trouve plus le remede ; comme nous voyons en plusieurs qui facilement et legerement entrent en querelle, procez, dispute, puis sont forcez d’en sortir honteusement, et faire des accords lasches et vilains, cherchant des faulses interpretations, mentant et se desmentant eux-mesmes, trahissant leur cœur, plastrant et palliant le faict, qui sont tous remedes pires cent fois que le mal qu’ils veulent guarir : (…) : de la faute de prudence ils retombent en faute de cœur : c’est au contraire du dire de Bias, entreprendre froidement, mais poursuivre ardemment. C’est comme les sots tachez du vice de mauvaise honte, qui sont mols et faciles à accorder tout ce qu’on leur demande, et puis sont faciles à faillir de parole et à se desdire. Parquoy il faut aux affaires et au commerce des hommes tout du commencement estre prudent et advisé. Le quatriesme et meilleur de tous est une vifve vertu, resolution et fermeté d’ame par laquelle on void et on affronte les accidens sans trouble ; on les lutte et on les combat. C’est une forte, noble et glorieuse impassibilité, toute contraire à l’autre premiere, qu’avons dict basse et stupide. Or, pour s’y former et y parvenir, servent de beaucoup et sur-tout les discours precedens. Le discours est maistre des passions ; la premeditation est celle qui donne la trempe à l’ame et la rend dure, acerée et impenetrable à tout ce qui la veust entamer. Le moyen propre pour appaiser et adoucir ces passions est les bien cognoistre, examiner et juger quelle puissance elles ont sur nous, et quelle nous avons sur elles. Mais de cecy cy-après au long, et en ce livre, et suyvant, aux vertus de force et temperance. Mais sur toutes passions se faut très soigneusement garder et delivrer de ceste philautie, presomption et folle amour de soy-mesme ; peste de l’homme, ennemy capital de sagesse, vraye gangrene et corruption de l’ame, par laquelle nous nous adorons et demeurons tant contens de nous, nous nous escoutons et nous croyons nous-mesmes. Or, nous ne sçaurions estre en plus dangereuses mains que les nostres. C’est un beau mot venu originellement du langage espagnol : ô dieu, garde-moy de moy . Ceste presomption et folle amour de soy vient de la mecognoissance de soy, de sa foiblesse, de son peu, tant en general de l’infirmité et misere humaine, qu’en particulier de la sienne propre et personnelle : et jamais homme qui aura un grain de ceste folie ne parviendra à la sagesse. La bonne foy, la modestie, la recognoissance cordiale et serieuse de son peu est un grand tesmoignage de bon et sain jugement, de droicte volonté, et ainsi une belle disposition à la sagesse.

LIVRE 2 CHAPITRE 2


universelle et pleine liberté de l’esprit tant en jugement qu’en volonté.

seconde disposition à la sagesse. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/27 L’autre disposition à la sagesse, qui suyt ceste premiere (qui nous a mis hors ceste captivité et confusion externe et interne, populaire et passionnée), c’est une pleine, entiere et genereuse liberté d’esprit, qui est double, sçavoir de jugement et de volonté. Pour la premiere du jugement, nous avons ja assez monstré que c’est foiblesse et sottise niaise de se laisser meiner comme buffles, croire et recepvoir toutes impressions ; que les ayant receuës, s’y opiniastrer, condamner le contraire, c’est folie, presomption ; persuader et induire autruy, c’est rage et injuste tyrannie. Maintenant nous disons et donnons pour une belle et des premieres leçons de sagesse, retenir en surseance son jugement, c’est-à-dire soustenir, contenir et arrester son esprit dedans les barrieres de la consideration et action d’examiner, juger, poiser toutes choses (c’est sa vraye vie, son exercice perpetuel), sans s’obliger ou s’engager à opinion aucune, sans resouldre ou determiner, ny se coiffer ou espouser aucune chose. Cecy ne touche poinct les veritez divines que la sagesse eternelle nous a revelées, qu’il faut recepvoir avec toute humilité et submission, croire et adorer tout simplement : ny aussi les actions externes et communes de la vie, l’observance des loix, coustumes, et ce qui est en usage ordinaire ; (…) : car en toutes ces choses il se faut accorder et accommoder avec le commun ; ne rien gaster ou remuer. Il en faut rendre compte à autruy ; mais les pensées, opinions, jugemens, sont toutes nostres et libres. Or, cecy est premierement se maintenir à soy et en liberté : (…). C’est garder modestie et recognoistre de bonne foy la condition humaine pleine d’ignorance, foiblesse, incertitude : (…). C’est aussi esviter plusieurs escueils et dangers, comme sont participer à plusieurs erreurs produictes par la fantasie humaine, et dont tout le monde est plein ; estre puis contrainct de se desmentir et desdire sa creance. Car combien de fois le temps nous a-il fait voir que nous nous estions trompez et mescomptez en nos pensées, et nous a forcez de changer d’opinion ! C’est aussi s’infrasquer en querelles, divisions, disputes ; offenser plusieurs partis : car prenons le plus fameux party et la plus receuë opinion qui soit, encore faudra-il attaquer et combattre plusieurs autres partis. Or, cette surseance de jugement nous met à l’abry de tous ces inconveniens. C’est aussi se tenir en repos et tranquillité loin des agitations et des vices qui viennent de l’impression, de l’opinion et science que nous pensons avoir des choses. Car de là viennent l’orgueil, l’ambition, les desirs imm oderez, l’opiniastreté, presomption, amour de nouvelleté, rebellion, desobeissance. Et puis après c’est la doctrine et la practique de tous les sages, grands et habiles esprits, desquels la pluspart et les plus nobles ont faict expresse profession d’ignorer et doubter, disant qu’il n’y a rien en nature que le doubte, qu’il n’y a rien de certain que l’incertitude, que de toutes choses l’on peust egalement disputer, et cent pareilles. Les autres encore qu’ils ayent faict les dogmatistes et affirmatifs, c’est toutesfois de mines et de paroles seulement, pour monstrer jusques où alloit leur esprit au pourchas et en la queste de la verité, (…), donnant toutes choses non à autre ny plus fort tiltre que de probabilité et vraysemblance, et les traictant diversement tantost d’un visage et en un sens, tantost d’un autre, par demandes problematiquement, plustost enquerant qu’instruisant, et monstrant souvent qu’ils ne parlent pas acertes, mais par jeu et par exercice : (…). Et qui croira que Platon aye voulu donner sa republique et ses idées, Pythagoras ses nombres, Epicure ses atomes pour argent comptant ? Ils prenoient plaisir à promener leurs esprits en des inventions plaisantes et subtiles : (…). Quelquesfois aussi ils ont estudié à la difficulté, pour couvrir la vanité de leur subject, et occuper la curiosité des esprits. Les dogmatistes et affirmatifs, qui sont venus depuis, d’esprit pedantesque, presomptueux, hayssent et condamnent arrogamment ceste reigle de sagesse, aymant mieux un affirmatif testu et contraire à leur party, qu’un modeste et paisible qui doubte et surseoit son jugement, c’est-à-dire un fol qu’un sage : semblables aux femmes qui ayment mieux qu’on les contredise jusques à injures, que si par froideur et mespris l’on ne leur disoit rien ; par où elles pensent être desdaignées et condamnées. En quoy ils montrent leur iniquité. Car pourquoy ne sera-il loysible de doubter et considerer comme ambiguës les choses sans rien determiner, comme à eux d’affirmer ? Mais pourquoy ne sera-il permis de candidement confesser que l’on ignore, puis que en verité l’on ignore, et tenir en suspens ce de quoy ne sommes asseurez ? Voyci donc la premiere liberté d’esprit, surseance et arrest de jugement ; c’est la plus seure assiette et l’estat plus heureux de nostre esprit, qui par elle demeure droict, ferme, rassis, inflexible, sans bransle et agitation aucune : (…). C’est à peu près et en quelque sens l’ataraxie des pyrrhoniens, qu’ils appellent le souverain bien ; la neutralité et indifference des academiciens, de laquelle est germain ou procede, de rien ne s’estonner, ne rien admirer ; le souverain bien de Pythagoras ; la vraye magnanimité d’Aristote : (…). Or, le vray moyen d’obtenir et se maintenir en ceste belle liberté de jugement, et qui sera encore une autre belle leçon et disposition à la sagesse, c’est d’avoir un esprit universel, jettant sa veuë et consideration sur tout l’univers, et non l’asseoir en certain lieu, loy, coustume, et maniere de vie, mais (avec la modification susdicte, tant au croire qu’au faire) estre citoyen du monde, comme Socrates, et non d’une ville, embrassant par affection tout le genre humain. C’est sottise et foiblesse que de penser que l’on doibt croire et vivre par-tout comme en son village, en son pays, et que les accidens qui adviennent icy touchent et sont communs au reste du monde. Le sot, si l’on recite y avoir autres creances, coustumes, loix toutes contraires à celles qu’il void tenir et usiter, il les abomine et condamne promptement comme barbarie, ou bien il mescroit tels recits, tant il a l’ame asservie aux siennes municipales, qu’il estime estre les seules vrayes, naturelles, universelles. Chascun appelle barbarie ce qui n’est pas de son goust et usage, et semble que nous n’avons autre touche de la verité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Or, il se faut affranchir de ceste brutalité, et se faut presenter comme en un tableau ceste grande image de nostre mere nature en son entiere majesté, remarquer là dedans un royaume, un empire, et peust-estre ce monde (car c’est une grande et authentique opinion qu’il y en a plusieurs) comme le traict d’une poincte très delicate, et y lire une si generalle et constante varieté en toutes choses, tant d’humeurs, de jugemens, creances, coustumes, loix, tant de remuemens d’estats, changemens de fortune, tant de victoires et conquestes ensepvelies, tant de pompes, cours, grandeurs evanouyes : par là l’on apprend à se cognoistre, n’admirer rien, ne trouver rien nouveau ny estrange, s’affermir et resouldre par-tout. Pour acquerir et obtenir cest esprit universel, galant, libre et ouvert (car il est rare et difficile, et tous n’en sont capables non plus que de sagesse), plusieurs choses y servent : premierement ce qui a esté dict au livre premier de la grande varieté, difference et inequalité des hommes : ce qui se dira en cestuy-ci de la grande diversité des loix et coustumes qui sont au monde : puis ce que disent les anciens de l’aage, estats et changemens du monde. Les prestres aegyptiens dirent à Herodote que, depuis leur premier roy (dont y avoit plus d’onze mille ans, duquel et de tous les suyvans luy firent voir les effigies en statues tirées au vif), le soleil avoit changé quatre fois de route. Les chaldeens, du temps de Diodore, comme il dict, et Ciceron, tenoient registre de quatre cent mille tant d’ans. Platon dict que ceux de la ville de Saïs avoient des memoires par escrit de huict mille ans, et que la ville d’Athenes fut bastie mille ans avant ladicte ville de Saïs. Aristote, Pline et autres ont dict que Zoroaste vivoit six mille ans avant l’aage de Platon. Aucuns ont dict que le monde est de toute eternité, mortel et renaissant à plusieurs vicissitudes : d’autres et les plus nobles philosophes ont tenu le monde pour un dieu, faict par un autre dieu plus grand ; ou bien, comme Platon asseure et autres, et y a très grande apparence en ses mouvemens, que c’est un animal composé de corps et d’esprit, lequel esprit logeant en son centre s’espand par nombres de musique en sa circonference, et ses pieces aussi, le ciel, les estoiles composées de corps et d’ame, mortelles à cause de leur composition, immortelles par la determination du createur. Platon dict que le monde change de visage en tous sens : que le ciel, les estoiles, le soleil, changent et renversent par fois leur mouvement, tellement que le devant vient derriere ; l’orient se faict occident. Et, selon l’opinion ancienne fort authentique, et des plus fameux esprits, digne de la grandeur de Dieu, et bien fondée en raison, il y a plusieurs mondes, d’autant qu’il n’y a rien un, et seul en ce monde : toutes especes sont multipliées en nombre ; par où semble n’estre pas vray-semblable que Dieu aye faict ce seul ouvrage sans compagnon, et que tout soit epuisé en cest individu. Que l’on considere aussi ce que la descouverte du monde nouveau, Indes orientales et occidentales, nous a apprins : car nous voyons premierement que tous les anciens se sont mescomptez, pensant avoir trouvé la mesure de la terre habitable, et comprins toute la cosmographie, sauf quelques isles escartées, mescroyant les antipodes : car voylà un monde à peu près comme le nostre, tout en terre ferme, habité, peuplé, policé, distingué par royaumes et empires, garny de villes qui surpassent en beauté, grandeur, opulence, toutes celles qui sont en Asie, Afrique, Europe, il y a plusieurs milliers d’années. Et qui doubte que d’icy à quelque temps il ne s’en descouvre encore d’autres ? Si Ptolomée et les anciens se sont trompez autrefois, pourquoy ne se peust tromper encore celuy qui diroit que maintenant tout est descouvert et trouvé ? Je m’en voudrois bien fier en luy ! Secondement nous trouvons qu’en ces nouvelles terres presque toutes les choses que nous estimons icy tant, et les tenons-nous avoir esté premierement revelées et envoyées du ciel, estoient en creance et observance commune plusieurs mille ans auparavant qu’en eussions ouy les premieres nouvelles, soit au faict de religion ; comme la creance d’un seul premier homme pere de tous, du deluge universel, d’un dieu qui vesquit autrefois en homme vierge et sainct, du jour du jugement, du purgatoire, resurrection des morts, observation des jeusnes, caresme, coelibat des prestres, ornemens d’eglise, surpelis, mitre, eaue benicte, adoration de la croix, circoncision pareille à la juifve et mahumetane, et contre-circoncision, par laquelle ils tiennent soigneusement et religieusement couvert le bout de leur membre, etirant la peau avec des cordons, affin qu’il ne voye et ne sente l’air. 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Par tous ces discours nous tirons aisement ces conclusions : que ce grand corps que nous appellons le monde, n’est pas ce que nous pensons et jugeons ; que ny en son tout, ny en ses parties, il n’est pas tousiours mesme, ains en perpetuel flux et reflux ; qu’il n’y a rien dict, tenu, creu, en un temps et lieu, qui ne soit pareillement dict, tenu, creu, et aussi contredict, reprouvé, condamné ailleurs, estant l’esprit humain capable de toutes choses, roulant tousiours ainsi le monde, tantost le mesme, tantost divers ; que toutes choses sont enfermées et comprinses dedans ce cours et revolution de nature, subject à la naissance, changement, fin, à la mutation des temps, lieux, climats, ciels, airs, terroirs. Et de ces conclusions nous apprendrons à n’espouser rien, ne jurer à rien, n’admirer rien, ne se troubler de rien : mais quoy qu’il advienne, que l’on crie, tempeste, se resouldre à ce poinct, que c’est le cours du monde, c’est nature qui faict des siennes ; mais pourvoir, par prudence, qu’aucune chose ne nous blesse par nostre foiblesse et lascheté. C’est assez dict de cecy, de l’esprit universel et liberté du jugement. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/67 L’autre liberté, qui est de volonté, doibt estre encore en plus grande recommandation au sage. Nous ne parlons pas icy du liberal arbitre de l’homme à la façon des theologiens ; nous disons que l’homme sage, pour se maintenir en repos et liberté, doibt mesnager sa volonté et ses affections, en ne se donnant et affectionnant qu’ à bien peu de choses, et icelles justes (aussi les justes sont en petit nombre, si l’on juge bien), et encore sans violence et aspreté. Il vient icy à combattre deux opinions populaires et plausibles au monde : l’une enseigne d’estre prompt et volontaire au service d’autruy, s’oublier pour le prochain, et principalement pour le public, au prix duquel le particulier ne vient poinct en consideration : l’autre s’y porter courageusement avec agitation, zele, affection. Qui ne faict le premier, est accusé de n’avoir aucune charité : qui ne faict le second, est suspect d’estre froid, et n’avoir le zele ou la suffisance qu’il faut, et n’estre amy. On a voulu faire valoir ces deux opinions outre raison et mesure : et n’y a rien que l’on n’aye dict là-dessus ; car les chefs souvent preschent les choses selon qu’elles servent, et non selon qu’elles sont : et souvent les opinions les plus vrayes ne sont pas les plus commodes. Et puis voyant que nous ne tenons que trop à nous, et d’une attache trop naturelle, ils nous en veulent distraire et tirer au loin, comme pour redresser un bois courbé on le recourbe au rebours. Mais ces opinions mal entendues et mal prinses, comme elles sont de plusieurs, apportent de l’injustice, du trouble, de la peine, et du mal beaucoup, comme l’on peust voir en ceux qui mordent à tous, se donnent à louage et s’asservissent à autruy ; non seulement ils se laissent emporter et saisir, mais encore ils s’ingerent à tout, autant à ce qui ne les touche comme à ce qui les touche, aux petites comme aux grandes, et souvent non pour autre chose que pour s’embesongner et s’agiter, (…), et ne pouvoir se tenir ny arrester, comme s’ils n’avoient rien à faire chez et au-dedans d’eux, et qu’ à faute d’affaires internes, essentiels, propres et domestiques, ils en cherchent ou prennent d’estrangers : ils sont bien mesnagers ou avares de leur bourse, mais prodigues de leur ame, vie, temps, affection et volonté, desquelles seules choses la mesnagerie est utile et loüable ; et s’adonnant à quelque chose, c’est avec telle passion et violence qu’ils ne sont du tout plus à eux-mesmes, s’engagent et s’enfoncent du tout. Les grands demandent de telles gens qui se passionnent et qui se tuent pour eux, et usent de promesses et grands artifices pour les y faire venir, et trouvent tousiours des fols qui les en croyent ; mais les sages s’en gardent bien. Cecy est premierement injuste, trouble entierement l’estat, et chasse le repos et la liberté de l’esprit. C’est ne sçavoir ce qu’un chascun de nous se doibt, et de combien d’offices un chascun est obligé à soy-mesme. En voulant estre officieux et serviables à autruy, ils sont importuns et injustes à eux-mesmes. Nous avons tous assez d’affaires chez et au dedans de nous, sans s’aller perdre au dehors et se donner à tous : il se faut tenir à soy-mesme. Qui oublie à honnestement, et sainement, et gayement vivre, pour en servir autruy, est mal advisé, et prend un mauvais et desnaturé party. Il ne faut espouser et s’affectionner qu’ à peu de choses, et icelles justes. Secondement ceste aspre intention et passionnée affection trouble tout, et empesche la conduicte de l’affaire auquel on s’adonne si fort ; comme en la precipitation la trop grande hastiveté se donne mesme la jambe, s’entrave et s’arreste : (…). Aussi estant enyvré de ceste intention violente, on s’embarrasse, on s’enferre, on se jette à l’indiscretion, à l’injustice ; on apporte de l’aigreur et du soupçon aux autres, de l’impatience aux evenemens contraires ou tardifs, et qui ne sont à souhait : (…). Cela se void non seulement aux affaires serieux, mais encore vains et frivoles, comme au jeu, où celuy qui est saisi et transporté d’une si ardente soif de gaigner, se trouble et perd. Celuy qui va moderement est tousiours chez soy ; sans se picquer, conduict son faict et plus advantageusement, et plus seurement, et plus gayement : il feinct, il ploye, il differe tout à son aise selon le besoin : s’il faut d’attaincte, c’est sans tourment et affliction, prest et entier pour une autre nouvelle charge ; marche tousiours la bride à la main : festinat lente . Tiercement ceste violente et tant aspre affection infecte et corrompt mesme le jugement ; car suyvant un party et desirant son advantage, ils forcenent s’il en vient au rebours, luy attribuent des faulses loüanges et qualitez, et au party contraire faulses accusations, interpretent tous prognostics et evenemens à leur poste, et les font servir à leur dessein. Faut-il que tous ceux du party contraire et malade soyent aussi meschans, et que tous vices leur conviennent : voire et encore ceux qui en disent et remarquent quelque bien soyent suspects estre de leur party ? Ne peust-il pas estre qu’un honneste homme, au reste, au moins en quelque chose, se trouve embarqué et suyve un mauvais party ? Que la passion force la volonté, mais qu’elle emporte encore le jugement et luy fasse faire le sot, c’est trop ; c’est la piece souveraine et derniere qui doibt tousiours maintenir son authorité, et faut candidement et de bonne foy recognoistre le bien qui est aux adversaires, et le mal qui est en ceux que l’on suyt. Hors le nœud du debat et le fonds, il faut garder equanimité et indifference, et n’allonger poinct sa cholere au-delà des affaires. Voylà les maux que nous apporte ceste trop grande affection à quelque chose que ce soit : par-tout, voire à estre bon et sage, il y peust avoir du trop. Mais pour tenir reigle en cecy, il se faut souvenir que la principale et plus legitime charge que nous avons, c’est à chascun sa conduicte. C’est pourquoy nous sommes icy, nous debvons nous maintenir en tranquillité et liberté. Et pour ce faire, le souverain remede est de se prester à autruy et ne se donner qu’ à soy, prendre les affaires en main non à cœur, s’en charger et non se les incorporer, soigner et non passionner, ne s’attacher et mordre qu’ à bien peu, et se tenir tousiours à soy. Ce conseil ne condamne poinct les offices deubs au public, à ses amys, à son prochain, tant s’en faut ; l’homme sage doibt estre officieux et charitable, appliquer à soy l’usage des autres hommes et du monde, et, pour ce faire, doibt contribuer à la societé publicque les offices et debvoirs qui le touchent : (…). Mais j’y requiers moderation et discretion double : l’une, de ne se prendre pas à tout ce qui se presente, mais à ce qui est juste et necessaire, et cela ne va pas beaucoup loin ; l’autre, que ce soit sans violence et sans trouble. Il faut defirer peu, et ce peu moderement, s’embesongner peu et tranquillement ; et, aux charges que l’on prend, apporter les pas, les paroles, l’attention, la sueur, les moyens, et au besoin le sang et la vie, mais sans vexation et passion, se tenant tousiours à soy, en santé et repos. L’on vient bien et faict-on bien son effect sans ceste ardeur et ceste tant grande contention de volonté. Et se trompent fort ceux qui pensent que l’affaire ne se faict pas bien, et n’y a poinct d’affection, s’il n’y a du bruict, de la tempeste, de l’esclat ; car au rebours cela empesche et trouble la bonne conduicte, comme a esté dict. ô combien de gens se hasardent tous les jours aux guerres, dont il ne leur chaut, et se pressent aux dangers des batailles, desquelles la perte ne leur trouble aucunement le dormir, et c’est pour ne faillir à leur debvoir ! Et à leur debvoir ! et en voylà un en sa maison qui n’oseroit avoir regardé le danger, qui se passionne de l’issue de cette guerre, et en a l’ame plus travaillée, que le soldat qui y employe sa vie, son sang.

Au reste il faut bien sçavoir distinguer et separer nous-mesmes d’avec nos charges publiques ; un chascun de nous joue deux roolles et deux personnages, l’un estranger et apparent, l’autre propre et essentiel. Il faut discerner la peau de la chemise : l’habile homme fera bien sa charge, et ne laissera pas de bien juger la sottise, le vice, la fourbe, qui y est. Il l’exercera, car elle est en usage en son pays, elle est utile au public, et peust-estre à soy, le monde vit ainsi, il ne faut rien gaster. Il se faut servir et se prevaloir du monde tel qu’on le trouve ; cependant le considerer connue chose estrangere de soy, sçavoir bien de soy jouir à part, et se communiquer à un sien bien confident, au pis aller à soy-mesme[1].

LIVRE 2 CHAPITRE 3


vraye et essentielle preud’homie ; premiere et fondamentale partie de sagesse.

ayant appresté et disposé nostre escholier à la sagesse par les advis precedens, c’est-à-dire l’ayant purifié et affranchy de tous maux, et mis en bel estat d’une liberté pleine et universelle, pour avoir veuë, cognoissance et maistrise sur toutes choses (qui est le privilege du sage et spirituel, spiritualis omnia dijudicat ), il est maintenant temps de luy donner les leçons et les reigles generalles de sagesse. Les deux premieres seront comme prealables et presupposées comme fondemens, dont la premiere et principale sera la probité et preud’homie. Je n’auray poinct peust-estre grand affaire à establir ceste proposition, que la preud’homie soit la premiere, principale et fondamentale partie de sagesse ; car tous (soit en verité et à bon escient, ou par belle mine, de honte et craincte de dire le contraire) en font grand feste, l’honorent et recommandent tousiours en premier lieu, se disent estre ses serviteurs et affectionnez poursuyvans ; mais j’auray de la peine à monstrer et persuader quelle est la vraye et essentielle que nous requerons icy : car celle qui est en vogue et en credit, dont tout le monde se contente, qui est la seule cogneuë, recherchée et possedée (j’en excepte tousiours quelque peu de sages), est bastarde, artificielle, faulse et contrefaicte. Premierement nous sçavons que souvent nous sommes meinés et poussés à la vertu, et à bien faire par des ressorts meschans et reprouvés, par defaut et impuissance naturelle, par passion et le vice mesme. La chasteté, sobrieté, temperance, peuvent arriver en nous par deffaillance corporelle ; le mespris de la mort, patience aux infortunes, et fermeté aux dangers, vient souvent de faute d’apprehension et de jugement ; la vaillance, la liberalité, la justice mesme, de l’ambition ; la discretion, la prudence, de craincte, d’avarice. Et combien de belles actions a produict la presomption et temerité ! Ainsi les actions de vertu ne sont souvent que masques, et en portent le visage ; mais elles n’en ont pas l’essence : elles peuvent bien estre dictes vertueuses pour la consideration d’autruy et du visage qu’elles portent en public ; mais en verité et chez l’ouvrier, non ; car il se trouvera que le profict, la gloire, la coustume, et autres telles causes estrangeres, nous ont induict à les faire. Quelquesfois elles sont produictes par stupidité et bestise, dont il est dict que la sagesse et la bestise se rencontrent en mesme poinct de goust, et resolution à la souffrance des accidens humains. Il est donc très dangereux de juger de la probité ou improbité d’un homme par les actions : il faut sonder au dedans quels ressorts causent ce mouvement et donnent le bransle : les meschans font souvent de bonnes et belles choses, les bons et les meschans se gardent pareillement de mal faire : (…). Parquoy, pour descouvrir et sçavoir quelle est la vraye preud’homie, il ne se faut arrester aux actions, ce n’est que le marc et le plus grossier, et souvent une happelourde et un masque : il faut penetrer au dedans et sçavoir le motif qui faict jouer les cordes, qui est l’ame et la vie qui donne le mouvement à tout. C’est par là qu’il faut juger ; c’est à quoy un chascun doibt pourvoir qu’il soit bon et entier, c’est ce que nous cherchons. La preud’homie, communement estimée la vraye, tant preschée et recommandée du monde, de laquelle font profession expresse ceux qui ont le tiltre et la reputation publicque d’estre gens de bien et les plus entiers, est scholastique et pedantesque, serve des loix, contraincte soubs l’esperance et la craincte, acquise, apprinse, et produicte de la consideration et submission des religions, loix, coustumes, commandemens des superieurs, exemples d’autruy, subjecte aux formes prescriptes, feminine, poureuse, et troublée de scrupules et de doubtes : (…) ; laquelle non seulement par le monde est diverse et variable, selon la diversité des religions, des loix, des exemples, des formes (car changeant les ressorts, il faut bien que les mouvemens aussi changent), mais encore en soy inegale, ondoyante et deambulatoire, selon les accez, recez et succez des affaires, des occasions qui se presentent, des personnes avec qui l’on a affaire, comme le bateau poussé par le vent et les avirons, qui bransle et marche inegalement par secousses, boutées et bouffées ; bref ce sont gens de bien par accident, par occasion, par ressorts externes et estranges, et non en verité et en essence. Ils ne le sentent et ne s’en advisent pas ; mais il est aisé de les descouvrir et les en convaincre en leur secouant un peu la bride et les sondant de près, mais sur-tout par l’inegalité et diversité qui se trouve en eux ; car en mesme faict ils feront divers jugemens et se porteront tout de diverse façon, tantost le petit pas, tantost le grand galop. Ceste diversité inegale vient de ce que les occasions et ressorts externes qui les agitent s’enflent, se multiplient et grossissent, ou s’attiedissent et rabaissent plus ou moins comme accidens : (…). Or la vraye preud’homie, que je requiers en celuy qui veust estre sage, est libre et franche, masle et genereuse, riante et joyeuse, egale, uniforme et constante, qui marche d’un pas ferme, fier et hautain, allant tousiours son train, sans regarder de costé ny derriere, sans s’arrester et alterer son pas et ses alleures pour le vent, le temps, les occasions, qui se changent, mais non pas elle, j’entends en jugement et en volonté, c’est-à-dire en l’ame, où reside et a son siege la preud’homie : car les actions externes, principalement les publicques, ont un autre ressort, comme sera dict en son lieu.

Or le ressort de ceste preud’homie, c’est la loy de nature, c’est-à-dire l’equité et raison universelle, qui luist et esclaire en un chascun de nous. Qui agist par ce ressort, agist selon Dieu ; car ceste lumiere naturelle est un esclair et puissant, plus ancien, il est tout aussi tost.que luy, nay avec luy. Tout homme doibt estre et vouloir estre homme de bien, pource qu’il est homme : qui ne se soucie de l’estre est un monstre, renonce à soymesme, se desment, se destruit, par droict n’est plus homme, et debvroit par effect désister de l’estre, il l’est à tort. Il faut que la preud’hommie naisse en luy par luy-mesme, c’est-à-dire par le ressort interne que Dieu y a mis, et non par aucun autre externe estranger, par aucune occasion ou induction. Personne ne veust d’une volonté juste et réglée une chose gastée, corrompue, autre que sa nature ne porte : il implique contradiction de desirer ou accepter une chose et ne se soucier qu’elle vaille rien ; l’homme veust avoir toutes ses pièces bonnes et saines, son corps, sa teste, ses yeux, son jugement, sa mémoire, voire ses chausses et ses bottes : pourquoy ne voudra-t-il aussi avoir sa volonté et conscience bonne, c’est-à-dire, estre bon et sain tout entier ? Je veux donc qu’il soit bon et aye sa volonté ferme et résolue à la droiture et preud’hommie pour l’amour de soy-mesme, et à cause qu’il est homme, sachant qu’il ne peust estre autre sans se renoncer et destruire, et ainsi sa preud’hommie luy sera propre ? intime, essentielle, comme luy est son estre, et comme il est à soy-mesme. Ce ne sera donc point pour quelque considération externe et venant du dehors quelle qu’elle soit, car telle cause estant accidentale, et du dehors peust venir à faillir ou s’affaiblir et changer ; et lors toute la preud’hommie appuyée sur icelle en fera de mesme : s’il est preud’honime pour l’honneur et la réputation, ou autre recompense, estant en la solitude, hors d’esperance qu’on le sache, il cessera de l’estre ou le sera froidement et laschement. Si pour la crainte des loix, magistrats, punitions, pouvant frauder les loix, circonvenir les juges, éviter ou elider les preuves, et se cacher a la science d’autruy, il ne le fera point : voylà une preud’hommie caduque, occasionnée, accidentale et certes bien chetive : c’est toutesfois celle qui est en vogue et en usage : on h’en cognoist point d’autre, personne n’est homme de bien, qu’induit et convié par cause ou occasion, nemo gratis bonus est B. Or je veux en mon sage une preud’hommie essentielle et invincible, qui tienne de soy-mesme, et par sa propre racine, et qui aussi peu s’en puisse arracher et séparer, que l’humanité de l’homme. Je veux que jamais il ne consente au mal, quand bien personne n’en sçauroit jamais rien, ne le sçait-il pas luy ? — que faut-il plus ? Tout le monde ensemble n’est pas tant 9 ; (quid tibi prodest non habere conscium, habenti conscien-

8 Sallust. in Fragment. Lib I, Hist. in oral. Philip, contra Lepidum. — Voici le passage tel qu’on le trouve dans cet historien : Haud facile quisquam gratuité bonus est : « Il est bien difficile qu’on, soit bon sans aucun intérêt ».

une defluxion et dependance de la loy eternelle et divine. Il agist aussi selon soy, car il agist selon ce qu’il y a de plus noble et de plus riche en soy. Il est homme de bien essentiellement, et non par accident et occasion ; car ceste loy et lumiere est essentielle et naturelle en nous ; dont aussi est appellée nature et loy de nature. Il est aussi par consequent homme de bien tousiours et perpetuellement, uniformement, et egalement, en tous temps et tous lieux : car ceste loy d’equité et raison naturelle est perpetuelle en nous, edictum perpetuum ; inviolable, qui ne peust jamais estre esteincte ny effacée, (…) : universelle et constante par-tout, et tousiours mesme, egale, uniforme, que les temps ny les lieux ne peuvent alterer ny desguyser ; ne reçoit poinct d’accez ny recez de plus et de moins, (…). Que vas-tu chercher ailleurs ? Loy ou reigle au monde ? Que te peust-on dire ou alleguer que tu n’ayes chez toy et au dedans, si tu te voulois taster et escouter ? Il te faut dire, comme au payeur de mauvaise foy, qui demande de quoy, et veust que l’on luy monstre la cedule qu’il a chez soy, (…), tu demandes ce que tu as dedans ton sein. Toutes les tables de droict, et les deux de Moyse, et les douze des grecs, et toutes les bonnes loix du monde, ne sont que des copies et des extraicts produicts en jugement, contre toy qui tiens caché l’original, et feincts ne sçavoir que c’est, estouffant tant que tu peux ceste lumiere qui t’esclaire au dedans, (…), mais qui n’ont jamais esté au dehors et humainement publiées, que pource que celle qui estoit au dedans, toute celeste et divine, a esté par trop mesprisée et oubliée. Ce sont tous ruisseaux, mais qui n’ont ny tant d’eaue ny si vifve que leur source et fontaine invisible qui est dedans toy, si tu ne la laissois deperir et perdre : non tant d’eaue, dis-je, (…). ô chetifve preud’homie des formalistes, qui se tient aux mots de la loy, et en pense estre quitte ! Combien de debvoirs requis au-delà ! (…). Ny si forte et si vifve, tesmoin que, pour les bien entendre et sçavoir leur intention, les faut ramener à la source ; et, rentrant au dedans, les mettre à la touche, et coucher au niveau de la nature : anima legis ratio . Voyci donc une preud’homie essentielle, radicale et fondamentale, née en nous de ses propres racines, par la semence de la raison universelle, qui est en l’ame comme le ressort et balancier en l’horloge, comme la chaleur naturelle au corps ; se maintient de soy-mesme forte et invincible ; par laquelle l’on agist selon Dieu, selon soy, selon nature, selon l’ordre et la police universelle du monde, quietement, doucement, et ainsi sombrement et obscurement, sans bruict, comme le bateau qui n’est poussé que du fil et du cours naturel et ordinaire de l’eaue : toute autre est entée par art et par discipline accidentale, comme le chaud et froid des fievres, acquise et conduicte par des occasions et considerations estrangeres, agissant avec bruict, esclat et ambitieusement. Voylà pourquoy la doctrine de tous les sages porte que bien vivre c’est vivre selon nature ; que le souverain bien en ce monde c’est consentir à nature ; qu’en suyvant nature comme guide et maistresse, l’on ne faudra jamais, entendant par nature l’equité et la raison universelle qui luist en nous, qui contient et couve en soy les semences de toute vertu, probité, justice, et est la matrice de laquelle sortent et naissent toutes les bonnes et belles loix, les justes et equitables jugemens, que prononcera mesme un idiot. Nature a disposé toutes choses au meilleur estat qu’elles puissent estre, et leur a donné le premier mouvement au bien et à la fin qu’elles doibvent chercher, de sorte que qui la suyvra ne faudra poinct d’obtenir et posseder son bien et sa fin. Les hommes sont naturellement bons, et ne suyvent le mal que pour le profict ou le plaisir : dont les legislateurs, pour les induire à suyvre leur inclination naturelle et bonne, et non pour forcer leurs volontez, ont proposé deux choses contraires, la peine et la recompense. Certes nature en chascun de nous est suffisante et douce maistresse à toutes choses, si nous la voulons bien escouter, l’employer, l’esveiller ; et n’est besoin aller quester ailleurs, ny mendier de l’art et des sciences, les moyens, les remedes et les reigles qui nous font besoin : un chascun de nous, s’il vouloit, vivroit à son aise du sien. Pour vivre content et heureux, il ne faut poinct estre sçavant, courtisan, ny tant habile ; toute ceste suffisance, qui est au-delà la commune et naturelle, est vaine et superflue, voire apporte plus de mal que de bien. Nous voyons les gens ignorans, idiots et simples, meiner leur vie plus doucement et gayement, resister aux assauts de la mort, de l’indigence, de la douleur, plus constamment et tranquillement que les plus sçavans et habiles. Et si l’on y prend bien garde, l’on trouvera parmy les paysans et autres poures gens des exemples de patience, constance, equanimité, plus purs que tous ceux que l’eschole enseigne ; ils suyvent tout simplement les raisons et la conduicte de nature, marchent tout doucement et mollement aux affaires, sans s’eschauffer ou s’elever, et ainsi plus sainement : les autres montent sur leurs grands chevaux, se gendarment, se bandent et tiennent tousiours en cervelle et en agitation. Un grand maistre et admirable docteur en la nature a esté Socrates, comme en l’art et science Aristote. Socrates, par les plus simples et naturels propos, par similitudes et inductions vulgaires, parlant comme un paysan, une femme, fournit des preceptes et reigles de bien vivre, et des remedes contre tous maux, tels, si forts et vigoureux, que tout l’art et science du monde ne sçauroit inventer ny y arriver. Mais non seulement nous ne la croyons, escoutons et suyvons, comme porte le conseil des sages ; mais encore (sans parler de ceux qui, par la violence des vices, desbauches, volontez trop desreiglées et perverses, l’estouffent, esteignent tant qu’est en eux sa lumiere, mortifient ses semences) nous eschivons tous à elle, nous la laissons dormir et chomer, aymans mieux mendier ailleurs nostre apprentissage, recourir à l’estude et à l’art, que de nous contenter de ce qui croist chez nous. Nous avons un esprit brouillon, qui s’ingere de maistriser et gouverner par-tout, et qui se meine à nostre poste, desguise, change et brouille tout, veust adjouster, inventer, changer, et ne se peust arrester à la simplicité et naïfveté, ne trouve rien bon s’il n’y a de la finesse et de la subtilité : (…). Et puis nous avons ce vice, que nous n’estimons poinct ce qui croist chez nous, nous n’estimons que ce qui s’achepte, ce qui couste et s’apporte de dehors ; nous preferons l’art à la nature, nous fermons en plein midi les fenestres, et allumons les chandelles. Ceste faute et folie vient d’une autre, qui est que nous n’estimons poinct les choses selon leur vraye et essentielle valeur, mais selon la monstre, la parade et le bruict. Mais encore nous la foulons aux pieds, la desdaignons, et en avons honte, pour faire valoir la ceremonie, et la loy de civilité, que nous nous sommes forgez : ainsi l’art emporte la nature ; l’ombre nous est plus que le corps ; la mine, la contenance, plus que la substance des choses. Pour n’offenser la ceremonie, nous couvrons et cachons les choses naturelles ; nous n’osons nommer, et rougissons au son des choses que nous ne craignons aucunement de faire, et licites et illicites ; nous n’osons dire ce qui est permis de faire, nous n’osons appeller à droict nos propres membres, et nous ne craignons les employer à toutes sortes de desbauches ; nous prononçons, disons et faisons, sans craincte et sans honte, les meschantes choses contre nature et raison, parjurer, trahir, affronter, tuer, tromper, et rougissons au dire et au faire des bonnes, naturelles, necessaires, justes et legitimes. Il n’y a mari qui n’eust plus de honte d’embrasser sa femme devant le monde, que de tuer, mentir, affronter ; ny femme qui ne dise plustost toutes les meschancetez du monde, que de nommer ce en quoy elle prend plus de plaisir, et peust legitimement faire. Jusques aux traistres et assassins, ils espousent les loix de la ceremonie, et attachent là leur debvoir : chose estrange, que l’injustice se plaigne de l’incivilité ; et la malice, de l’indiscretion ! L’art de la ceremonie ne prevaut-elle pas contre la nature ? La ceremonie nous deffend d’exprimer les choses naturelles et licites, et nous l’en croyons ; la nature et la raison nous deffend les illicites, et personne ne l’en croit ; l’on envoye sa conscience au bordel, et l’on tient sa contenance en reigle : tout cela est monstrueux, et ne se trouve rien de semblable aux bestes. De ceste generalle et universelle alteration et corruption, il est advenu qu’il ne se cognoist plus rien de nature en nous : s’il faut dire quelles sont ses loix et combien il y en a, nous voylà bien empeschez : l’enseigne et la marque d’une loy naturelle est l’université d’approbation ; car ce que nature nous auroit veritablement ordonné, nous l’ensuyvrions sans doubte d’un commun consentement, et non seulement toute nation, mais tout homme particulier. Or n’y a-il aucune chose au monde qui ne soit contredicte et desadvouée, non par une nation, mais par plusieurs ; et n’y a-il chose si estrange et si desnaturée à l’opinion de plusieurs, qui ne soit approuvée et authorisée en plusieurs lieux par usage commun ; le nonchaloir d’avoir des enfans, le meurtre des parens, des enfans, de soy-mesme, mariage avec ses plus proches, larrecin, traffic de voleries, marchandise publicque de sa liberté et de son corps, tant des masles que des femelles, sont receus par usage public en des nations. Certes il ne reste plus aucune image ny trace de nature en nous, il la faut aller chercher aux bestes, où cest esprit brouillon et inquiet, ce vif-argent, ny l’art, ny la belle ceremonie, ne l’ont peu alterer ; elles l’ont pure et entiere, sinon qu’elle soit corrompue par nostre hantise et contagion, comme elle est aucunement. Tout le monde suyt nature, la reigle premiere et universelle que son autheur y a mis et establi, sinon l’homme seul, qui trouble la police et l’estat du monde, avec son gentil esprit et son liberal arbitre : c’est le seul desreiglé et ennemy de nature. Voyci donc la vraye preud’homie (fondement et pivot de sagesse), suyvre nature, c’est-à-dire la raison. Le bien, le but et la fin de l’homme, auquel gist son repos, sa liberté, son contentement, et en un mot sa perfection en ce monde, est vivre et agir selon nature, quand ce qui est en luy le plus excellent commande, c’est-à-dire la raison. La vraye preud’homie est une droicte et ferme disposition de la volonté à suyvre le conseil de la raison. Or, cecy est en la puissance de l’homme, qui est maistre de sa volonté ; il la peust disposer et contourner à son plaisir, et en cela est le propre de l’homme ; ainsi la peust-il affermir à suyvre tousiours la raison. Mais pour l’effectuer et venir à la practique, il est bien plus aisé aux uns qu’aux autres. Il y en a qui ont leur naturel particulier, c’est-à-dire le temperament et la trempe si bonne et si douce (ce qui vient principalement de la premiere conformation au ventre de la mere, et puis du laict de la nourrice et de toute ceste premiere et tendre education), qu’ils se trouvent, sans effort et sans art ou discipline, tout portez et disposez à la bonté et preud’homie, c’est-à-dire à suyvre et se conformer à la nature universelle, dont ils sont dicts bien nez : gaudeant bene nati . Ceste telle preud’homie naturelle et aisée, et comme née avec nous, s’appelle proprement bonté, qualité d’ame bien née et bien reiglée : c’est une douceur, facilité et debonnaireté de nature, non pas (affin que personne ne se trompe) une mollesse, une feminine, sotte, bonasse et vicieuse facilité, qui faict que l’on veust plaire à tous et ne desplaire ny offenser personne, encore qu’il y ait subject juste et legitime, et que ce soit pour le service de la raison et de la justice. D’où il advient qu’ils ne veulent s’employer aux actions legitimes, quand c’est contre ceux qui s’en offensent, ny aussi refuser du tout les illegitimes, quand c’est envers ceux qui y consentent. D’eux on dict, et est ceste loüange injurieuse, il est bon, puis qu’il est bon mesme aux meschans ; et ceste accusation vraye, comment seroitil bon, puis qu’il n’est pas mauvais aux meschans ? Il faudroit plustost appeller ceste telle bonté, innocence, selon que l’on appelle les petits enfans, brebis, et autres telles bestes innocentes. Mais une active, forte, masle et efficace bonté, qui est une prompte, aisée et constante affection à ce qui est bon, droict, juste, selon raison et nature. Il y en a d’autres si mal nez, qu’il semble que (comme des monstres) leur naturel particulier soit faict comme en despit de la nature universelle, tant ils luy sont revesches. En ce cas, le remede pour corriger, reformer, adoucir, apprivoiser et redresser ceste mauvaise, aspre, sauvage et tortue nature, la ployer et appliquer au niveau de sa generalle et grande maistresse la nature universelle, est de recourir à l’estude de la philosophie (comme fit Socrates) et à la vertu, qui est un combat et un effort penible contre le vice, un estude laborieux qui requiert du temps, de la peine et de la discipline. (…). Ce n’est pour enter ou introduire une nouvelle, estrangere, ou artificielle preud’homie, et ainsi accidentale, et telle que cy-dessus j’ay dict n’estre la vraye ; mais c’est en ostant les empeschemens pour resveiller et reallumer ceste lumiere presque esteincte et languissante, et faire revivre ses semences presque estouffées par le vice particulier et mauvais temperament de l’individu ; comme en ostant la taye de devant l’œil, la veuë se recouvre, et la poussiere de dessus le miroir, l’on y void clair. Par tout cecy se void qu’il y a deux sortes de vraye preud’homie ; l’une naturelle, douce, aisée, equable, dicte bonté ; l’autre acquise, difficile, penible et laborieuse, dicte vertu : mais, à bien dire, il y en a encore une troisiesme qui est comme composée des deux, et ainsi seront trois degrez de perfection. Le plus bas est une facile nature et debonnaire, desgoustée par soy-mesme de la desbauche et du vice ; nous l’avons nommé bonté, innocence : le second, plus haut, qu’avons appellé vertu, est à empescher de vive force le progrez des vices, et s’estant laissé surprendre aux esmotions premieres des passions, s’armer et se bander pour arrester leur course et les vaincre : le troisiesme et souverain est d’une haute resolution et d’une habitude parfaicte, estre si bien formé, que les tentations mesmes n’y puissent naistre, et que les semences des vices en soyent du tout desracinées, tellement que la vertu leur soit passée en complexion et en nature. Cestuy dernier se peust appeller perfection ; luy et le premier de bonté se ressemblent, et sont differens du second en ce qu’ils sont sans bruict, sans peine, sans effort ; c’est la vraye teincture de l’ame, son train naturel et ordinaire, qui ne couste rien ; le second est tousiours en cervelle et en contraste. Ce dernier et parfaict, ou est octroyé par don et grace speciale du ciel, comme en Saint Jean-Baptiste et quelques autres ; ou acquis par un long estude et serieux exercice des reigles de la philosophie, joincte à une belle, forte et riche nature ; car il y faut tous les deux, le naturel et l’acquis. C’est à quoy estudioient ces deux sectes, la stoïciene et encore plus l’epicuriene (ce qui sembleroit estrange si Seneque et d’autres encore anciens ne l’attestoient), qui avoit pour ses jouets et esbats la honte, l’indigence, les maladies, les douleurs, les gehennes, la mort : non seulement ils mesprisoient, soustenoient patiemment et vaincquoient toutes aspretez et difficultez ; mais ils les recherchoient, s’en esiouissoient et chatouilloient, pour tenir leur vertu en haleine et en action, laquelle ils rendoient non seulement ferme, constante, grave et severe, comme Caton et les stoïciens, mais encore gaye, riante, enjouée, et, s’il est permis de dire, folastre. Sur la comparaison de ces trois il semble à aucuns (qui n’apperçoivent la hauteur et valeur du troisiesme) que le second de la vertu, à cause de ses difficultez, dangers, efforts, emporte l’honneur ; et, comme disoit Metellus, c’est chose par trop lasche et vilaine de mal faire : faire du bien où n’y a peine ny danger, c’est chose commune et trop aisée ; mais faire bien où y a du danger et peine, c’est le debvoir d’un homme de bien et de vertu : c’est le mot du divin philosophe, (…). Mais pour en dire au vray ce qui en est, outre que la difficulté, comme est dict par nous ailleurs, n’est pas vraye, ny juste et legitime cause d’estimer une chose, il est certain qu’en chose pareille le naturel vaut mieux que l’acquis ; qu’il est bien plus noble, plus excellent et divin d’agir par nature que par art ; aisement, equablement et uniformement, que peniblement, inegalement avec doubte et danger ; Dieu est bon en la premiere façon, c’est la naturelle et essentielle bonté ; nous ne l’oserions appeller vertueux, ny les anges et esprits bienheureux, ils sont dicts bons : mais pource que la vertu faict plus de bruict et d’esclat, et agist avec plus de vehemence que la bonté, elle est plus admirée, estimée du populaire, qui est un sot juge ; mais c’est à tort : car ces grandes enleveures et extravagantes productions, qui semblent estre tout zele et tout feu, ne sont pas du jeu, et n’appartiennent aucunement à la vraye preud’homie ; ce sont plustost maladies et accez fievreux, bien eslongnez de la sagesse que nous requerons icy, douce, equable et uniforme.

Cecy soit dict en gros de la preud’homie ; car les parties d’icelle et ses debvoirs seront au troisiesme livre, specialement en la vertu de justice : mais il faut parler icy un peu de sa contraire, la meschanceté, et la luy opposer. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/104 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/105

La meschanceté est contre nature, est laide, difforme et incommode, offense tout bon jugement, se faict hayr estant bien cogneuë, dont aucuns ont dict qu’elle estoit produicte de bestise et d’ignorance. Plus la meschanceté engendre du desplaisir, et du repentir en l’ame, qui, comme un ulcere en la chair, luy demange, l’egratigne et la fasche, la malice fabrique des tourmens contre soy : (…) : comme la mousche guespe, qui offense autruy, mais bien plus soy-mesme, car elle y perd son esguillon et sa force pour jamais. Le vice a du plaisir, autrement il ne seroit pas receu et ne trouveroit place au monde, (…) ; mais il engendre aussi du desplaisir contraire. La peine suyt le peché, dict Platon ; voire elle naist avec luy, dict Hesiode, qui est tout le contraire de la volonté et vertu, qui resiouyst et plaist. Il y a de la congratulation, de la complaisance et satisfaction à bien faire ; c’est la vraye et essentielle recompense de la bonne ame, qui ne luy peust faillir, et de quoy aussi elle se doibt contenter en ce monde. Personne ne debat que le vice ne soit à esviter et à hayr sur toutes choses ; mais c’est une question, s’il se pouvoit presenter tel profict, ou tel plaisir, pour lequel tel vice feust excusablement faisable. Il semble bien qu’ouy à plusieurs : du profict s’il est public, il n’y a poinct de doubte (avec les modifications toutesfois qui se diront en la vertu de prudence politique), mais aucuns en veulent autant dire du profict et du plaisir particulier. L’on en pourroit plus seurement parler et juger, estant proposé un faict et un exemple certain ; mais, pour en parler tout simplement, il se faut tenir ferme à la negative. Que le peché ne puisse fournir tel plaisir et contentement au dedans, comme faict la preud’homie, il n’y a aucun doubte ; mais qu’il gehenne et tourmente, comme il a esté dict, il n’est pas universellement ny en tout sens vray : par quoy il faut distinguer. Il y a trois sortes de meschancetez et de gens vicieux. Les uns sont incorporez au mal par discours et resolution ou par longue habitude, tellement que leur entendement mesme y consent et l’approuve ; c’est quand le peché, ayant rencontré une ame forte et vigoureuse, est tellement enraciné en elle, qu’il y est formé et comme naturalisé, elle en est imbuë et teincte du tout. D’autres, à l’opposite, font mal par bouttées, selon que le vent impetueux de la tentation trouble, agite et precipite l’ame au vice, et qu’ils sont surprins et emportez par la force de la passion. Les tiers, comme moyens entre ces deux, estiment bien leur vice tel qu’il est, l’accusent et le condamnent au rebours des premiers, et ne sont poinct emportez par la passion ou tentation comme les seconds. Mais, en sang froid, après y avoir pensé, entrent en marché, le contrebalancent avec un grand plaisir ou profict, et enfin à certain prix et mesure se prestent à luy, et leur semble qu’il y a quelque excuse de ce faire. De ceste sorte sont les usures et paillardises, et autres pechez reprins à diverses fois, consultez, deliberez, aussi les pechez de complexion. De ces trois, les premiers ne se repentent jamais sans une touche extraordinaire du ciel : car estans affermis et endurcis à la meschanceté, n’en sentent poinct l’aigreur et la poincte : puis que l’entendement l’approuve, et l’ame en est toute teincte, la volonté n’a garde de s’en desdire. Les tiers se repentent, ce semble, en certaine façon, sçavoir, considerant simplement l’action deshonneste en soy, mais puis compensée avec le profict ou plaisir, ils ne s’en repentent poinct, et, à vray dire et parler proprement, ils ne s’en repentent poinct, puis que leur raison et conscience veust et consent à la faute. Les seconds sont ceux vrayement qui se repentent et se r’advisent : et c’est proprement d’eux qu’est dicte la penitence, de laquelle je prendray occasion de dire icy un mot. Repentance est un desadveu et une desdite de la volonté, c’est une douleur et tristesse engendrée en nous par la raison, laquelle chasse toutes autres tristesses et douleurs qui viennent de causes externes. La repentance est interne, internement engendrée, par quoy plus forte que tout autre, comme le chaud et le froid des fievres est plus poignant que celuy qui vient de dehors. La repentance est la medecine des ames, la mort aux vices, la guarison des volontez et consciences, mais la faut bien cognoistre. Premierement elle n’est pas de tout peché, comme a esté dict, non de celuy qui est inveteré, habitué, authorisé par le jugement mesme, mais de l’accidental et advenu par surprinse ou par force, ny des choses qui ne sont pas en nostre puissance, desquelles y a bien regret et desplaisir, non repentir, ny ne doibt advenir en nous pour les issues mauvaises et contraires à nos conseils et desseins. Il est advenu autrement que l’on n’a pensé, conceu et advisé ; pour cela ne se faut repentir du conseil et de l’advis, si lors l’on s’y est porté comme l’on debvoit : car l’on ne peust pas deviner les issues ; si l’on les sçavoit, il n’y auroit lieu de consulter ; et ne faut jamais juger des conseils par les issues ; ny ne doibt naistre en nous par la vieillesse, impuissance et desgoust des choses, ce seroit laisser corrompre son jugement ; car les choses ne sont pas changées pource que nous sommes changez par l’aage, maladie, ou autre accident. L’assagissement ou amandement qui vient par le chagrin, le desgoust et foiblesse, n’est pas vray ny consciencieux, mais lasche et catarreux. Il ne faut poinct que la lascheté du corps serve de courretier pour nous ramener à Dieu et à nostre debvoir ou repentance ; mais la vraye repentance et vray ravisement est un don de Dieu qui nous touche le courage, et doibt naistre en nous, non par la foiblesse du corps, mais par la force de l’ame et de la raison. Or de la vraye repentance naist une vraye, franche et consciencieuse confession de ses fautes. Comme aux maladies du corps l’on use de deux sortes de remedes, l’un qui guarit ostant la cause et racine de la maladie, l’autre qui ne faict que pallier et endormir le mal, dont celuy-là est plus cuisant que cestuy-ci, mais aussi plus salutaire : ainsi aux maladies de l’ame le vray remede qui nettoye et guarit, c’est une serieuse et honteuse confession de ses fautes ; l’autre fauls, qui ne faict que desguiser et couvrir, est excuse ; remede inventé par l’autheur du mal mesme, dont dict le proverbe que la malice s’est elle-mesme faict et cousu une robe ; c’est l’excuse, la robe faicte de feuilles de figuier des premiers fautiers, qui se couvrirent et de parole et de faict, mais c’estoit d’un sac mouillé. Nous debvrions donc apprendre à nous accuser, dire et confesser hardiment toutes nos actions et pensées ; car, outre que ce seroit une belle et genereuse franchise, ce seroit un moyen de ne rien faire ny penser que ne fust honneste et publiable. Car qui s’obligeroit à tout dire s’obligeroit aussi à ne rien faire de ce qu’on est contrainct de cacher. Mais au rebours chascun est secret et discret en la confession, et l’on ne l’est en l’action : la hardiesse de faillir est aucunement compensée et bridée par la hardiesse de confesser ; s’il est laid de faire quelque chose, il est encore autant ou plus laid de ne l’oser advouer. Plusieurs grands et saincts, comme Saint Augustin, Origene, Hippocrates, ont publié les erreurs de leurs opinions : il faut aussi le faire de ses mœurs. Pour les vouloir cacher, l’ on tombe souvent en plus grand mal, comme celuy qui nia solemnellement avoir paillardé, pensant sauver le plus par le moins ; car au rebours il encherit son marché, si ce ne fust en pis (car peust-estre mentir publicquement est pire que simplement paillarder), au moins ce fust en multiplication ; ce ne fust pas election de vice, mais addition.


LIVRE 2 CHAPITRE 4


avoir un but et train de vie certain ; second fondement de sagesse.

après ce premier fondement de vraye et interne preud’homie vient comme un second fondement prealable et necessaire pour bien reigler sa vie, qui est se dresser et former à un certain et asseuré train de vivre, prendre une vacation à laquelle l’on soit propre, c’est-à-dire que son naturel particulier (suyvant tousiours la nature universelle, sa grande et generalle maistresse et regente, comme porte le precedent et fondamental advis) s’accommode et s’applique volontiers. La sagesse est un maniement doux et reiglé de nostre ame, se conduisant avec mesure et proportion, et gist en une equalité de vie et mœurs. C’est donc un affaire de grand poids que ce choix, auquel on se porte bien diversement, et où l’on se trouve bien empesché pour tant de diverses considerations qui nous tirent en diverses parts et qui souvent se heurtent et s’entr’empeschent. Les uns y sont heureux, lesquels, par une grande bonté et felicité de nature, ont bientost et facilement sceu choisir, ou, par un certain bonheur, sans grande deliberation, se trouvent comme tout portez dedans le train meilleur pour eux, tellement que la fortune a choisy pour eux, et les y a meinez, ou bien par la main amie et providente d’autruy y ont esté guidez et conduicts. Les autres au contraire malheureux, lesquels ayant failli dès l’entrée, et n’ayant eu l’esprit ou l’industrie de se cognoistre et radviser de bonne heure, pour tout doucement retirer leur espingle du jeu, se trouvent tellement engagés qu’ils ne s’en peuvent plus desdire, et sont contraincts de meiner une vie pleine d’incommoditez et de repentirs. Mais aussi vient-il souvent du deffaut grand de celuy qui en delibere, qui est ou de ne se cognoistre pas bien, et trop presumer de soy : dont il advient qu’il faut ou quitter honteusement ce que l’on a entreprins, ou supporter beaucoup de peine et de tourment en s’y voulant opiniastrer. Il se faut souvenir que, pour lever un fardeau, il faut avoir plus de force que le fardeau, autrement l’on est contrainct ou de le laisser ou de succomber dessoubs : l’homme sage ne se charge jamais de plus d’affaires qu’il ne peust executer : ou de ne se pouvoir arrester à quelque chose, mais changer de jour à autre, comme font ceux à qui rien ne plaist et ne satisfaict que ce qu’ils n’ont pas, tout leur faict mal au cœur et les mescontente, aussi bien le loysir que les affaires, le commander que l’obeyr. Telles gens vivent miserablement et sans repos, comme gens contraincts : ceux-là aussi ne se peuvent tenir coy, ne cessent d’aller et venir sans aucun dessein, font des empeschez et ne font rien ; les actions d’un sage homme tendent tousiours à quelque fin certaine : (…). Or, pour se bien porter en cecy, bien choisir, et puis bien s’en acquitter, il faut sçavoir deux choses et deux naturels ; le sien, sa complexion, sa portée et capacité, son temperament, en quoy l’on excelle et l’on est foible, à quoy propre et à quoy inepte. Car aller contre son naturel, c’est tenter Dieu, cracher contre le ciel, se tailler de la besongne pour ne la pouvoir faire, (…), et s’exposer à risée et mocquerie. Puis celuy des affaires, c’est-à-dire de l’estat, profession et genre de vie qui se propose ; il y en a auquel les affaires sont grands et poisans, autres où sont dangereux, autres où les affaires ne sont pas si grands, mais ils sont meslez et pleins d’embarrassemens, et qui traisnent après soy plusieurs autres affaires : ces charges travaillent fort l’esprit. Chasque profession requiert plus specialement une certaine faculté de l’ame, l’une l’entendement, l’autre l’imagination, l’autre la memoire. Or, pour cognoistre ces deux naturels, le sien et celuy de la profession et train de vie, ce qui a esté dict des temperamens divers, des parties et facultez internes, y servira beaucoup. Ayant sceu ces deux naturels, les faut confronter ensemble pour voir s’ils se pourront bien joindre et durer ensemble ; car il faut qu’ils s’accordent. Si l’on a à contester avec son naturel, et le forcer pour le service et acquit de la fonction et charge que l’on prend, ou au rebours, si, pour suyvre son naturel, soit de gré et volonté, ou que, par force et insensiblement, il nous entraisne, l’on vient à faillir ou heurter son debvoir : quel desordre ! Où sera l’equabilité, la bienseance ? (…). Ce sont contes de penser durer et faire chose qui vaille et qui aye grace, si le naturel n’y est. (…). Que s’il advient que, par malheur, imprudence, ou autrement, l’on se trouve engagé en une vacation et train de vie penible et incommode, et que l’on ne s’en puisse plus desdire, ce sera office de prudence et sagesse de se resouldre à la supporter, l’adoucir, et l’accommoder à soy tant que l’on peust, faisant comme au jeu d’hasard, selon le conseil de Platon, auquel, si le dé ou la carte a mal dict, l’on prend patience et tasche l’on de rhabiller le mauvais sort, et comme les abeilles qui du thym, herbe aspre et seiche, font le miel doux, et, comme dit le proberbe, faire de necessité vertu.

LIVRE 2 CHAPITRE 5


estudier à la vraye pieté.

1 er office de sagesse. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/121

Les preparatifs faicts, et les deux fondemens jettés, il est temps de bastir et dresser les reigles de sagesse, dont la premiere et plus noble regarde la religion et service de Dieu. La pieté tient le premier lieu au rang de nos debvoirs, et est chose de très grand poids, en laquelle il est dangereux et très facile de se mescompter et faillir. Il est besoin d’avoir advis et sçavoir comment celuy qui estudie à la sagesse s’y doibt gouverner : ce que nous allons faire après avoir un peu discouru de l’estat et succez des religions au monde, remettant le surplus à ce que j’en ay dict en mes trois veritez . C’est premierement chose effrayable, de la grande diversité des religions qui a esté et est au monde, et encore plus de l’estrangeté d’aucunes, si fantasque et exorbitante, que c’est merveille que l’entendement humain aye peu estre si fort abesty et enyvré d’impostures. Car il semble qu’il n’y a rien au monde haut et bas, qui n’aye esté deifié en quelque lieu, et qui n’aye trouvé place pour y estre adoré. Elles conviennent toutes en plusieurs choses, ont presque mesmes principes et fondemens, s’accordent en la these, tiennent mesme progrez et marchent de mesme pied : aussi ont-elles toutes prins naissance presque en mesme climat et air ; toutes trouvent et fournissent miracles, prodiges, oracles, mysteres sacrez, saincts prophetes, festes, certains articles de foy et creance necessaires au salut ; toutes ont leur origine et commencement petit, foible, humble, mais peu à peu, par une suite et acclamation contagieuse des peuples, avec des fictions mises en avant, ont prins pied, et se sont authorisées tellement que toutes sont tenues avec affirmation et devotion, voire les plus absurdes. Toutes tiennent et enseignent que Dieu s’appaise, se fleschist et gaigne par prieres, presens, vœux et promesses, festes, encens ; toutes croyent que le principal et plus plaisant service à Dieu, et puissant moyen de l’appaiser et practiquer sa bonne grace, c’est se donner de la peine, se tailler, imposer et charger de force besongne difficile et douloureuse, tesmoin par tout le monde et en toutes les religions, tant d’ordres, compagnies et confrairies destinées à certains et divers exercices fort penibles et de profession estroicte, jusques à se deschirer et decouper leurs corps, et pensent par là meriter beaucoup plus que le commun des autres qui ne trempent en ces afflictions et tourmens comme eux, et tous les jours s’en dressent de nouvelles, et jamais la nature humaine ne cessera et ne verra la fin d’inventer des moyens de se donner de la peine et du tourment, ce qui vient de l’opinion que Dieu prend plaisir et se plaist au tourment et deffaicte de ses creatures, laquelle opinion est fondamentale des sacrifices qui ont esté universels par tout le monde avant la naissance de la chrestienté, et exercez non seulement sur les bestes innocentes, que l’on massacroit avec effusion de leur sang, pour un precieux present à la divinité, mais (chose estrange de l’yvresse du genre humain) sur les enfans, petits, innocens, et les hommes faicts, tant criminels que gens de bien ; coustume practiquée avec grande religion par toutes nations : getes, qui, entre autres ceremonies et sacrifices, despeschent vers leur dieu Xamolxis de cinq ans en cinq ans un homme d’entre eux pour le requerir des choses necessaires ; et pource qu’il faut que ce soit un qui meure tout à l’instant et qu’ils l’exposent à la mort d’une certaine façon doubteuse, qui est de le lancer sur les poinctes de trois javelines droictes, il advient qu’ils en despeschent plusieurs de rang jusques à ce qu’il advienne un qui s’enferre en lieu mortel et expire soudain, estimant cestuy-là estre propre et favorisé, les autres non : perses, tesmoin le faict de Amestris, mere de Xerxes, qui en un coup enterra tous vifs quatorze jouvenceaux des meilleures maisons, selon la religion du pays : anciens gaulois, carthaginois, qui immoloient à Saturne leurs enfans, presens peres et meres : lacedemoniens, qui mignardoient leur Diane en faisant fouetter des jeunes garçons en sa faveur, souvent jusques à la mort : grecs, tesmoin le sacrifice d’Iphigenia : romains, tesmoin les deux decies : (…) : mahumetans, qui se balaffrent le visage, l’estomach, les membres, pour gratifier leur prophete : les Indes nouvelles orientales et occidentales : et à Themistitan, cimentant leurs idoles de sang d’enfans. Quelle alienation de sens, penser flatter la divinité par inhumanité, payer la bonté divine par nostre affliction, et satisfaire à sa justice par cruauté ! Justice donc affamée de sang humain, sang innocent tiré et respandu avec tant de douleurs et tourmens : (…). D’où peust venir ceste opinion et creance, que Dieu prend plaisir au tourment et en la deffaicte de ses œuvres et de l’humaine nature ? Suyvant ceste opinion, de quel naturel doibt estre Dieu ? Elles ont aussi leurs differences, leurs articles particuliers et separez, par lesquels elles se distinguent entre elles, et chascune se prefere aux autres et se confie d’estre la meilleure et plus vraye que les autres, et s’entre-reprochent aussi les unes aux autres quelque chose, et par là s’entrecondamnent et rejettent. Mais comme elles naissent l’une après l’autre, la plus jeune bastist tousiours sur son aisnée et prochaine precedente, laquelle elle n’improuve ny ne condamne de fond en comble, autrement elle ne seroit pas ouye et ne pourroit prendre pied ; mais seulement l’accuse ou d’imperfection, ou de son terme fini, et qu’ à ceste occasion elle vient pour luy succeder et la parfaire, et ainsi la ruine peu à peu, et s’enrichist de ses despouilles, comme la judaïque a faict à la gentile et aegyptienne, la chrestienne à la judaïque, la mahumetane à la judaïque et chrestienne ensemble : mais les vieilles condamnent bien tout à faict et entierement les jeunes, et les tiennent pour ennemies capitales. Toutes les religions ont cela, qu’elles sont estranges et horribles au sens commun ; car elles proposent et sont basties et composées de pieces, desquelles les unes semblent, au jugement humain, basses, indignes et messeantes, dont l’esprit un peu fort et vigoureux s’en mocque ; ou bien trop hautes, esclatantes, miraculeuses et mysterieuses, où il ne peust rien cognoistre, dont il s’en offense. Or l’esprit humain n’est capable que des choses mediocres, mesprise et desdaigne les petites, s’estonne et se transsit des grandes ; dont ce n’est de merveille s’il se rebute, se desgouste et se despite contre toute religion où n’y a rien mediocre et commun ; car s’il est fort, il la desdaigne et l’a en risée ; s’il est foible et superstitieux, il s’en estonne et s’en scandalise : (…). D’où il advient qu’il y a tant de mescreans et irreligieux, pource qu’ils consultent et escoutent trop leur propre jugement, voulant examiner et juger des affaires de la religion selon leur portée et capacité, et la traicter par leurs outils propres et naturels. Il faut estre simple, obeyssant et debonnaire, pour estre propre à recepvoir religion, croire et se maintenir soubs les loix par reverence et obeyssance, assubjectir son jugement et se laisser meiner et conduire à l’authorité publicque : (…). Mais il estoit requis d’ainsi proceder, autrement la religion ne seroit pas en respect et en admiration comme elle doibt ; or il faut que, comme difficilement, aussi authentiquement et reveremment, elle soit receuë et jurée : si elle estoit du goust humain et naturel sans estrangeté, elle seroit bien plus facilement, mais moins reveremment prinse. Or estant les religions et creances telles que dict est, estranges aux sens communs, surpassantes de bien loin toute la portée et intelligence humaine, elles ne doibvent ny ne peuvent estre prinses ny loger chez nous par moyens naturels et humains (autrement tant de grandes ames rares et excellentes qu’il y a eu y fussent arrivées) ; mais il faut qu’elles soyent apportées et baillées par revelation extraordinaire et celeste, prinses et receuës par inspiration divine et comme venant du ciel. Ainsi aussi disent tous qu’ils la tiennent et la croyent, et tous usent de ce jargon, que non des hommes ny d’aucune creature, ains de Dieu. Mais, à dire vray, sans rien flatter ny desguiser, il n’en est rien ; elles sont, quoy qu’on die, tenues par mains et moyens humains ; tesmoin premierement la maniere que les religions ont esté receuës au monde, et sont encore tous les jours par les particuliers ; la nation, le pays, le lieu, donne la religion ; l’on est de celle que le lieu auquel l’on est né et elevé, tient : nous sommes circoncis, baptisez, juifs, mahumetans, chrestiens, avant que nous sçachions que nous sommes hommes. La religion n’est pas de nostre choix et election ; tesmoin après la vie et les mœurs si mal accordantes avec la religion ; tesmoin que, par occasions humaines et bien legeres, l’on va contre la teneur de sa religion. Si elle tenoit et estoit plantée par une attache divine, chose du monde ne nous en pourroit esbranler, telle attache ne se romproit pas si aisement ; s’il y avoit de la touche et du rayon de la divinité, il paroistroit par-tout, et l’on produiroit des effects qui s’en sentiroient et seroient miraculeux, comme a dict la verité : si vous aviez une seule goutte de foy, vous remueriez les montagnes. Mais quelle proportion ny convenance entre la persuasion de l’immortalité de l’ame et d’une future recompense si glorieuse et heureuse, ou si malheureuse et angoisseuse, et la vie que l’on meine ! La seule apprehension des choses que l’on dict croire si fermement, feroit esgarer et perdre le sens : la seule apprehension et craincte de mourir par justice et en public, ou de quelque autre accident honteux et fascheux, a faict perdre le sens à plusieurs, et les a jettez à des partis bien estranges : et qu’est cela au prix de ce que la religion enseigne de l’advenir ? Mais seroit-il possible de croire en verité et esperer ceste immortalité bienheureuse, et craindre la mort, passage necessaire à icelle ? Craindre et apprehender ceste punition infernale, et vivre comme l’on faict ? Ce sont contes, choses plus incompatibles que le feu et l’eaue. Ils disent qu’ils le croyent : ils se le font accroire qu’ils le croyent, et puis ils le veulent faire accroire aux autres ; mais il n’en est rien, et ne sçavent que c’est que croire : ce sont des mocqueurs et affronteurs, disoit un ancien ; et un autre, que les chrestiens estoient d’une part les plus fiers et glorieux, et d’autre part les plus lasches et vilains du monde ; ils estoient plus qu’hommes aux articles de leur creance, et pires que pourceaux en leur vie. Certes si nous nous tenions à Dieu et à nostre religion, je ne dis pas par une grace et une estraincte divine, comme il faut, mais seulement d’une commune et simple, comme nous croyons une histoire, et nous tenons à nos amys et compagnons, nous les mettrions de beaucoup au-dessus de toute autre chose pour l’infinie bonté qui reluist en eux ; pour le moins seroient-ils en mesme rang que l’honneur, les richesses, les amys. Or y en a-il bien peu qui ne craignent moins de faire contre Dieu et quelque poinct de sa religion, que contre son parent, son maistre, son amy, ses moyens. Pour sçavoir quelle est la vraye pieté, il faut premierement la separer de la faulse, feincte et contrefaicte, affin de n’equivoquer comme la pluspart du monde faict. Il n’y a rien qui fasse plus belle mine et prenne plus de peine à ressembler la vraye pieté et religion, mais qui luy soit plus contraire et ennemie que la superstition : comme le loup qui ne ressemble pas trop mal le chien, mais est d’un esprit et humeur tout contraire ; et le flatteur qui contrefaict le zelé amy, et n’est rien moins : (…). Et est aussi envieuse et jalouse, comme l’amoureuse adultere, qui, par ses petites mignardises, faict semblant de porter plus d’affection, et se soucier plus du mary que la vraye espouse, laquelle elle veust rendre odieuse. Or les notables differences des deux sont que la religion ayme et honore Dieu, met l’homme en paix et en repos, et loge en une ame libre, franche et genereuse ; la superstition crainct, tremble et injurie Dieu, trouble l’homme, et est maladie d’ame foible, vile et paoureuse : (…). Parlons de tous les deux à part. Le superstitieux ne laisse vivre en paix ny Dieu, ny les hommes ; il apprehende Dieu chagrin, despiteux, difficile à contenter, facile à se courroucer, long à s’appaiser, examinant nos actions à la façon humaine d’un juge bien severe, espiant et nous guettant au pas ; ce qu’il tesmoigne assez par ses façons de le servir, qui est tout de mesme. Il tremble de peur ; il ne peust bien se fier ny s’asseurer, craignant n’avoir jamais assez bien faict, et avoir obmis quelque chose, pour laquelle obmission tout peust-estre ne vaudra rien ; il doubte si Dieu est bien content, se met en peine de le flatter pour l’appaiser et le gaigner, l’importune de prieres, voeux, offrandes, se feinct des miracles, aisement croit et reçoit les supposez par autres, prend pour soy, et interprete toutes choses, encore que purement naturelles, comme expressement faictes et envoyées de Dieu, mord et court à tout ce que l’on dict, comme un homme fort soucieux : (…). Qu’est tout cela, sinon, en se donnant force peine, vilement, sordidement et indignement agir avec Dieu, et plus mechaniquement que l’on ne feroit avec un homme d’honneur ? Generallement toute superstition et faute en religion vient de ce que l’on n’estime pas assez Dieu ; nous le rappellons et ravallons à nous, nous jugeons de luy selon nous, nous l’affeublons de nos humeurs : quel blaspheme ! Or ce vice et maladie nous est quasi comme naturel, y avons tous quelque inclination. Plutarque deplore l’infirmité humaine, qui ne sçait jamais tenir mesure, et demeurer ferme sur ses pieds ; car elle panche et degenere ou en superstition et vanité, ou en mespris et nonchalance des choses divines. Nous ressemblons au mal advisé mary, coiffé de quelque vilaine rusée, avec laquelle il se faict plus, à cause de ses mignotises et artifices, qu’avec son honneste espouse, qui l’honore et le sert avec une pudeur simple et naïfve : ainsi nous plaist plus la superstition que la religion. Elle est aussi populaire, vient de foiblesse d’ame, d’ignorance ou mescognoissance de Dieu bien grossiere ; dont elle se trouve plus volontiers aux enfans, femmes (…), vieillards, malades, assaillis et battus de quelque violent accident. Bref aux barbares : (…). C’est d’elle donc, et non de la vraye religion, qu’il est vray ce que l’on dict après Platon, que la foiblesse et lascheté des hommes a introduict et faict valoir la religion ; dont les enfans, femmes et vieillards, seroient plus susceptibles de religion, plus scrupuleux et devotieux : ce seroit faire tort à la vraye religion, que luy donner une si chetifve cause et origine. Outre ces semences et inclinations naturelles à la superstition, plusieurs luy tiennent la main et la favorisent pour le gain et profict grand qu’ils en tirent. Les grands aussi et puissans, encore qu’ils sçachent ce qui en est, ne la veulent troubler ny empescher, sçachant que c’est un outil très propre pour meiner un peuple ; d’où il advient que non seulement ils fomentent et rechauffent celle qui est desia en nature, mais encore, quand il est besoin, ils en forgent et inventent des nouvelles, comme Scipion, Sertorius, Sylla, et autres : (…). Or, quittant ceste orde et vilaine superstition (que je veux estre abominée par celuy que je desire icy duire et instruire à la sagesse), apprenons et guidons-nous à la vraye religion et pieté, de laquelle je veux donner icy quelques traicts et pourtraicts, comme petites lumieres. Il semble desia bien que de tant de religions, celles semblent avoir plus d’apparence de verité, lesquelles, sans grande operation externe et corporelle, retirent l’ame au dedans et l’elevent par pure contemplation à admirer et adorer la grandeur et majesté immense de la premiere cause de toutes choses, et l’estre des estres, sans grande declaration ou determination d’icelle, ou prescription de son service ; ains la recognoissent indefiniment estre la bonté, perfection et infinité du tout incomprehensible et incognoissable, comme enseignent les pythagoriens et plus insignes philosophes. De tous ceux qui n’ont voulu se contenter de la creance spirituelle et interne, et de l’action de l’ame, mais encore ont voulu voir et avoir une divinité visible et aucunement perceptible par les sens du corps, ceux qui ont choisi le soleil pour Dieu, semblent avoir plus de raison que tous autres, à cause de sa grandeur, beauté, vertu esclatante et incogneuë, et certes digne, voire qui force tout le monde en admiration et reverence de soy : l’œil ne void rien de pareil en l’univers, ny d’approchant. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/143

La religion est en la cognoissance de Dieu et de soy-mesme (car c’est une action relatifve entre les deux) : son office est d’elever Dieu au plus haut de tout son effort, et baisser l’homme au plus bas ; l’abattre comme perdu, et puis luy fournir des moyens de se relever, luy faire sentir sa misere et son rien, affin qu’en Dieu seul il mette sa confiance et son tout. L’office de religion est nous lier avec l’autheur et principe de tout bien, reunir et consolider l’homme à sa premiere cause comme en sa racine, en laquelle, tant qu’il demeure ferme et fiché, il se conserve à sa perfection : au contraire, quand il s’en separe, il seiche aussitost sur le pied. La fin et l’effect de la religion est de rendre fidelement tout l’honneur et la gloire à Dieu, et tout le profict à l’homme : tous biens reviennent à ces deux choses. Le profict, qui est un amendement et un bien essentiel et interne, est deu à l’homme vuide, necessiteux, et de tous poincts miserable : la gloire, qui est un ornement accessoire et externe, est deue à Dieu seul, qui est la perfection et la plenitude de tous biens, auquel rien ne peust estre adjousté : (…). Suyvant ce dessus, nostre instruction à la pieté est premierement d’apprendre à cognoistre Dieu ; car de la cognoissance des choses procede l’honneur que nous leur portons. Il faut donc premierement que nous croyions qu’il est, qu’il a creé le monde par sa puissance, bonté, sagesse ; que par elle-mesme il le gouverne ; que sa providence veille sur toutes choses, voire les plus petites ; que tout ce qu’il nous envoye est pour nostre bien, et que nostre mal ne vient que de nous. Si nous estimions maux les fortunes qu’il nous envoye, nous blasphemerions contre luy, pource que naturellement nous honorons qui bien nous faict, et hayssons qui nou s faict mal. Il nous faut donc resouldre de luy obeyr, et prendre en gré tout ce qui vient de sa main, nous commettre et soubsmettre à luy. Il faut puis après l’honorer. La plus belle et saincte façon de ce faire est premierement de lever nos esprits de toute charnelle, terrienne et corruptible imagination, et, par les plus chastes, hautes et sainctes conceptions, nous exercer en la contemplation de la divinité ; et, après que nous l’aurons orné de tous les noms et loüanges les plus magnifiques et excellens que nostre esprit se peust imaginer, nous recognoissions que nous ne luy avons encore rien presenté digne de luy, mais que la faute est en nostre impuissance et foiblesse, qui ne peust rien concepvoir de plus haut ; Dieu est le dernier effort de nostre imagination vers la perfection, chascun en amplifiant l’idée suyvant sa capacité ; et, pour mieux dire, Dieu est infiniment par dessus tous nos derniers et plus hauts efforts et imaginations de perfection. Il faut puis le servir de cœur et d’esprit, c’est le service qui respond à son naturel : (…). L’homme sage est un vray sacrificateur du grand Dieu ; son esprit est son temple ; son ame est son image ; ses affections sont les offrandes ; son plus grand et solemnel sacrifice, c’est l’imiter, le servir : au rebours de luy penser donner, tout est à luy, il luy faut demander et l’implorer ; c’est au grand à donner, et au petit à demander : (…). Ne faut toutesfois mespriser et desdaigner le service exterieur et public, auquel il se faut trouver, et assister avec les autres, et observer les ceremonies ordonnées et accoustumées, avec moderation, sans vanité, sans ambition ou hypocrisie, sans luxe ny avarice ; et tousiours avec ceste pensée, que Dieu veust estre servi d’esprit, et que ce qui se faict au dehors est plus pour nous que pour Dieu, pour l’unité et edification humaine que pour la verité divine, (…). Nos vœux et prieres à Dieu doibvent estre tou tes reiglées et subjectes à sa volonté ; nous ne debvons rien desirer ny demander, que fuyvant ce qu’il a ordonné, ayant tousiours pour nostre refrain : fiat voluntas tua . Demander chose contre sa providence est vouloir corrompre le juge et gouverneur du monde ; le penser flatter et gaigner par presens et promesses, c’est l’injurier : Dieu ne desire pas nos biens, mais seulement que nous nous rendions dignes des siens, et ne demande pas que nous luy donnions, mais que nous luy demandions et prenions ; luy vouloir prescrire ce qu’il nous faut ou nous voulons, c’est s’exposer à l’inconvenient de Midas, mais ce qui luy plaist et sçait nous estre salutaire. Bref, il faut penser, parler et agir avec Dieu comme tout le monde nous entendant ; vivre et converser avec le monde comme Dieu le voyant. Ce n’est pas respecter et honorer le nom de Dieu comme il faut, mais plustost le violer, que de le mesler en toutes nos actions et paroles legerement et promiscuement, comme par exclamation, ou par coustume, ou sans y penser, ou bien tumultuairement et en passant ; il faut rarement et sobrement, mais serieusement, avec pudeur, craincte et reverence, parler de Dieu et de ses œuvres, et n’entreprendre jamais d’en juger. Voylà sommairement pour la pieté, laquelle doibt estre en premiere recommandation, contemplant tousiours Dieu d’une ame franche, alegre et filiale, non effarouchée ny troublée, comme les superstitieux. Pour les particularitez, tant de la creance qu’observance, il faut, d’une douce soubmission et obeyssance, s’en remettre et arrester entierement à ce que l’eglise en a, de tout temps et universellement, tenu et tient, sans disputer et s’embrouiller en aucune nouveauté ou opinion triée et particuliere, pour les raisons desduictes ez premier et dernier chapitres de nostre troisiesme verité , qui suffiront à celuy qui ne pourra ou ne voudra lire tout le livre. Seulement ay-je icy à donner un advis necessaire à celuy qui pretend à la sagesse, qui est de ne separer la pieté de la vraye preud’homie, de laquelle nous avons parlé cy-dessus, se contentant de l’une ; moins encore les confondre et mesler ensemble : ce sont deux choses bien distinctes, et qui ont leurs ressorts divers, que la pieté et probité, la religion et la preud’homie, la devotion et la conscience ; j’instruis icy, comme aussi l’une sans l’autre ne peust estre entiere et parfaicte, mais non pas confuses. Voyci deux escueils dont il se faut garder, et peu s’en sauvent, les separer se contentant de l’une, les confondre et mesler tellement que l’une soit le ressort de l’autre. Les premiers qui les separent, et n’en ont qu’une, sont de deux sortes ; car les uns s’adonnent totalement au culte et service de Dieu, ne se souciant gueres de la vraye vertu et preud’homie, de laquelle ils n’ont aucun goust, vice remarqué comme naturel aux juifs (race superstitieuse sur toutes, et, à cause de ce, odieuse à toutes) ; fort descrié par leurs prophetes, et puis par leur messie, qui leur reprochent que de leur temple et ceremonies ils en faisoient une caverne de larrons, couverture et excuse de plusieurs meschancetez, lesquelles ils ne sentoient, tant ils estoient affeublez et coiffez de ceste devotion externe, en laquelle mettant toute leur confiance, pensoient estre quittes de tout debvoir, voire s’en rendoient plus hardis à mal faire. Plusieurs sont touchez de cest esprit feminin et populaire, attentifs du tout à ces petits exercices d’externe devotion, qui pour cela n’en valent pas mieux, dont est venu le proverbe : ange en l’eglise, diable en la maison . Ils prestent la mine et le dehors à Dieu, à la pharisaïque, sepulchres et murailles blanchies : (…) ; voire ils font pieté couverture d’impieté, et alleguent leurs offices de devotion en attenuation ou compensation de leurs vices et dissolutions : les autres au rebours ne font estat que de la vertu et preud’homie, se soucient peu de ce qui est de la religion, faute d’aucuns philosophes, et qui se peust trouver en des atheistes. Ce sont deux extremitez vicieuses : qui l’est plus ou moins, et sçavoir qui vaut mieux, religion ou preud’homie, je ne veux traicter ceste question : seulement je diray, pour les comparer hors de là en trois poincts, que la premiere est bien plus facile et aisée, de plus grande monstre et parade, des esprits simples et populaires : la seconde est d’exploict beaucoup plus difficile et laborieux, qui a moins de monstre, et est des esprits forts et genereux. Je viens aux autres qui confondent et gastent tout : et ainsi n’ont ny vraye religion, ny vraye preud’homie ; et de faict ne different gueres des premiers, qui ne se soucient que de religion : ce sont ceux qui veulent que la probité suyve et serve à la religion, et ne recognoissent autre preud’homie que celle qui se remue par le ressort de la religion. Or outre que telle preud’homie n’est vraye, n’agissant par le bon ressort de nature, mais accidentale et inegale, selon qu’a esté dict au long cy-dessus ; encore est-elle bien dangereuse, Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/154 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/155 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/156 produisant quelquesfois de très vilains et scandaleux effects (comme l’experience l’a de tout temps faict sentir), soubs beaux et specieux pretextes de pieté. Quelles execrables meschancetez n’a produict le zele de religion ! Mais se trouve-il autre subject ou occasion au monde qui en aye peu produire de pareilles ? Il n’appartient qu’ à ce grand et noble subject de causer les plus grands et insignes effects : (…).

N’aymer poinct, regarder de mauvais œil, comme un monstre, celuy qui est d’autre opinion que la leur, penser estre contaminé de parler ou hanter avec luy, c’est la plus douce et plus molle action de ces gens : qui est homme de bien par scrupule et bride religieuse, gardez-vous-en, et ne l’estimez gueres. Ce n’est pas que la religion enseigne ou favorise aucunement le mal, comme aucuns ou trop sottement, ou trop malicieusement, voudroient objecter et tirer de ces propos ; car la plus absurde et la plus faulse mesme ne le faict pas : mais cela vient que n’ayant aucun goust, ny image, ou conception de preud’homie, qu’ à la suite et pour le service de la religion, et pensant qu’estre homme de bien n’est autre chose qu’estre soigneux d’advancer et faire valoir sa religion, croyent que toute chose, quelle qu’elle soit, trahison, perfidie, sedition, rebellion, et toute offense à quiconque soit, est non seulement loysible et permise, colorée du zele et soin de religion, mais encore loüable, meritoire, et canonizable, si elle sert au progrez et advancement de la religion, et reculement de ses adversaires. Les juifs estoient impies et cruels à leurs parens, iniques à leur prochain, ne prestans ny payans leurs debtes, à cause qu’ils donnoient au temple ; pensoient estre quittes de tous debvoirs, et renvoyoient tout le monde, en disant : corban . Or voyci, pour achever ce propos, ce que je veux et requiers en mon sage, une vraye preud’homie et une vraye pieté, joinctes et mariées ensemble ; que chascune subsiste et se soustienne de soy-mesme, sans l’ayde de l’autre ; et agisse par son propre ressort. Je veux que, sans paradis et enfer, l’on soit homme de bien ; ces mots me sont horribles et abominables : si je n’estois chrestien, si je ne craignois Dieu, et d’estre damné, je ferois ou ne ferois cela. O chetif et miserable, quel gré te faut-il sçavoir de tout ce que tu fais ? Tu n’es meschant, car tu n’oses, et crains d’estre battu : je veux que tu oses, mais que tu ne veuilles, quand bien serois asseuré de n’en estre jamais tansé. Tu fais l’homme de bien, affin que l’on te paye, et l’on t’en dise grand mercy : je veux que tu le sois, quand l’on n’en debvroit jamais rien sçavoir : je veux que tu sois homme de bien, pource que nature et la raison (c’est Dieu) le veust : l’ordre et la police generalle du monde, dont tu es une piece, le requiert ainsi, pource que tu ne peux consentir d’estre autre, que tu n’ailles contre toy-mesme, ton estre, ton bien, ta fin ; et puis en advienne ce qu’il pourra. Je veux anssi la pieté et la religion, non qui fasse, cause ou engendre la preud’homie ja née en toy, et avec toy, plantée de nature, mais qui l’approuve, l’authorise et la couronne. La religion est posterieure à la preud’homie ; c’est aussi chose apprinse, receuë par l’ouye, (…), par revelation et instruction, et ainsi ne la peust pas causer. Ce seroit plustost la preud’homie qui devroit causer et engendrer la religion ; car elle est premiere, plus ancienne et naturelle : laquelle nous enseigne qu’il faut rendre à un chascun ce qui luy appartient, gardant à chascun son rang. Or Dieu est par dessus tous, l’autheur et le maistre universel : et les theologiens mettent la religion entre les parties de justice, vertu et piece de preud’homie. Ceux-là donc pervertissent tout ordre, qui font suyvre et servir la probité à la religion.

num ’omnibus petentibus eum 7°, comme a esté dict au

preface, art. 14.


16 « Dieu donne le bon esprit à tous ceux qui le lui de- mandent ». St. Luc, Évang. chap. X1, v. 13.


LIVRE 2 CHAPITRE 6

Regler ses destrs et plaisirs.

SOMMAIRE. — Renoncer aux plaisirs, c’est folie ; les régler, c’est sagesse. Il ne faut pas croire ceux qui disent que tout plaisir est à.éviter, que l’on doit mépriser le monde. Qu’en- tendent-ils par le monde ? Est-ce le ciel, la terre, les créa tures ? Ce serait une grande absurdité de vouloir, étant homme, repousser les objets que Dieu a créés pour l’homme. Nous avons un corps de même qu’une ame ; haïr le corps, le tourmenter, c’est commettre une espèce de suicide. Dieu nous convie par le plaisir à satisfaire nos besoins naturels : il n’a donc point voulu nous interdire les jouissances. — Mais voici ce que dicte la sagesse. 1°. Désire peu. Tu bra- veras ainsi la fortune ; tu éviteras les chagrins ; tu seras riche de tout ce que tu ne désireras point. 2°. Ne cherche à te procurer que des plaisirs naturels. La nature se contente de peu ; elle nous procure sans peine tout ce qui est néces- saire à la vie. 3. Jouis modérément. La douleur ou l’ennui attend quiconque abuse des plaisirs : tout ce qui, dans les jouissances, pent porter préjudice à autrui, doit l’être in- terdit, 4°. N’étends pas trop loin la sphère de tes désirs. Il faut arriver aux plaisirs naturels par la voie la plus courte.

C’est un grand office de sagesse, sçavoir bien moderer et reigler ses desirs et plaisirs ; car d’y renoncer du tout, tant s’en faut que je le requiere en mon sage, que je tiens ceste opinion non seulement fantasque, mais encore vicieuse et desnaturée. Il faut donc premierement refuter ceste opinion qui extermine et condamne totalement les voluptez, et puis apprendre comment il s’y faut gouverner. C’est une opinion plausible, et estudiée par ceux qui veulent faire les entendus, et professeurs de singuliere saincteté, que mespriser et fouler aux pieds generallement toutes sortes de plaisirs et toute culture du corps, retirant l’esprit à soy, sans avoir commerce avec le corps, l’elevant aux choses hautes, et ainsi passer ceste vie comme insensiblement, sans la gouster ou y estre attentif. à ces gens ceste phrase ordinaire de passer le temps convient fort bien ; car il leur semble que c’est très bien user et employer ceste vie que de la couler et passer, et comme se desrober et eschapper à elle, comme si c’estoit chose miserable, onereuse et fascheuse ; veulent glisser et gauchir au monde, tellement que non seulement les devis, les recreations et passe-temps leur sont suspects et odieux, mais encore les necessitez naturelles, que Dieu a assaisonnées de plaisir, leur sont courvées. Ils n’y viennent qu’ à regret ; et, y estant, tiennent tousiours leur ame en haleine hors de là ; bref, le vivre leur est courvée, et le mourir soulas, festoyant ceste sentence desnaturée : (…). Mais l’iniquité de ceste opinion se peust monstrer en plusieurs façons : premierement il n’y a rien si beau et legitime que faire bien et deuement l’homme, bien sçavoir vivre ceste vie. C’est une science divine et bien ardue, que de sçavoir jouyr loyalement de son estre, se conduire selon le modele commun et naturel, selon ses propres conditions, sans en chercher d’autres estranges : toutes ces extravagances, tous ces efforts artificiels et estudiez, ces vies escartées du naturel et commun, partent de folie et de passion ; ce sont maladies ; ils se veulent mettre hors d’eux, eschapper à l’homme et faire les divins, et font les sots ; ils se veulent transformer en anges, et se transforment en bestes : (…) : l’homme est une ame et un corps ; c’est mal faict de desmembrer ce bastiment et mettre en divorce ceste fraternelle et naturelle joincture ; au rebours il les faut renouer par mutuels offices, que l’esprit esveille et vivifie le corps pesant, que le corps arreste la legereté de l’esprit qui souvent est un trouble-feste ; que l’esprit assiste et favorise son corps, comme le mary sa femme, et non le rebuter, le hayr. Il ne doibt poinct refuser à participer à ses plaisirs naturels, qui sont justes, et s’y complaire conjugalement, y apportant comme le plus sage de la moderation. L’homme doibt estudier, savourer et ruminer ceste vie pour en rendre graces condignes à celuy qui la luy a octroyée. Il n’y a rien indigne de nostre soin en ce present que Dieu nous a faict ; nous en sommes comptables jusques à un poil ; ce n’est pas une commission farcesque à l’homme de se conduire et sa vie selon sa condition naturelle ; Dieu la luy a donnée bien serieusement et expressement. Mais quelle folie et plus contre nature que d’estimer les actions vicieuses, pource qu’elles sont naturelles ; indignes, pource qu’elles sont necessaires ? Or c’est un très beau mariage de Dieu que la necessité et le plaisir : nature a très sagement voulu que les actions qu’elle nous a enjoinct pour nostre besoin, fussent aussi voluptueuses, nous y conviant non seulement par la raison, mais encore par l’appetit : et ceux icy veulent corrompre ses reigles ! C’est pareille faute et injustice de prendre à contre-cœur et condamner toutes voluptez, comme de les prendre trop à cœur et en abuser : il ne les faut ny courir, ny fuyr, mais les recepvoir et en user discrettement et moderement, comme sera tantost dict en la reigle. Qui a envie d’escarter son ame, l’escarte hardiment s’il peust, lors que le corps se portera mal et sera en grand douleur, pour la descharger de ceste contagion : mais il ne peust, comme aussi ne doibt-il ; car, à parler selon droict et raison, elle ne doibt jamais abandonner le corps ; c’est singerie que le vouloir faire ; elle doibt regarder et le plaisir et la douleur d’une veuë pareillement ferme ; l’un, si elle veust, severement, et l’autre gayement ; mais en tout cas elle doibt assister au corps pour tousiours le maintenir en reigle. Mespriser le monde, c’est une proposition brave, sur quoy on triomphe de parler et discourir : mais je ne voy pas qu’ils l’entendent bien, et encore moins qu’ils le practiquent bien. Qu’est-ce que mespriser le monde ? Qu’est ce monde ? Le ciel, la terre, en un mot les creatures ? Non, je croy. Quoy donc ? L’usage, le profict, service et commodité que l’on en tire ? Quelle ingratitude contre l’autheur qui les a faicts à ces fins ! Quelle accusation contre nature ! Et puis comment se peust-il faire de s’en passer ? Si enfin tu dis que ce n’est ny l’un ny l’autre, mais c’est l’abus d’icelles, les vanitez, folies, excez et desbauches qui sont au monde : or cela n’est pas du monde ; ce sont choses contre le monde et sa police ; ce sont additions tiennes ; ce n’est pas de nature, mais de ton propre artifice : s’en garder comme la sagesse et la reigle de cy-après l’enseigne, ce n’est pas mespriser le monde, qui demeure tout entier sans cela ; mais c’est bien user du monde, se bien reigler au monde. Or ces gens pensent bien practiquer le mespris du monde par quelques mœurs et façons externes particulieres, escartées du commun du monde, mais ce sont mocqueurs. Il n’y a rien de si mondain et de si exquis au monde ; le monde ne rit poinct et n’est poinct tant folastre et enjoué chez soy comme dehors, aux lieux où l’on faict profession de le fuyr et fouler aux pieds. C’est donc une opinion malade, fantasque et desnaturée, que rejetter et condamner generallement tous desirs et plaisirs. Dieu est le createur et autheur de plaisir, comme se dira ; mais il faut apprendre à s’y bien porter, et ouyr la leçon de sagesse là-dessus. Ceste instruction se peust reduire à quatre poincts (lesquels si ces mortifiez et grands mespriseurs du monde sçavoient bien practiquer, ils feroient beaucoup) ; sçavoir peu, naturellement, moderement, et par rapport court à soy. Ces quatre vont presque tousiours ensemble, et lors font une reigle entiere et parfaicte : et pourroit-on, qui voudroit, raccourcir et comprendre tous ces quatre en ce mot, naturellement ; car nature est la reigle fondamentale et suffisante à tout. Mais pour rendre la chose plus claire et facile, nous distinguerons ces quatre poincts. Le premier poinct de ceste reigle est desirer peu : un bien court, asseuré moyen de braver la fortune, luy coupant toutes les advenues, luy ostant toute prinse sur nous pour vivre content et heureux, et en un mot estre sage, est retrancher fort court ses desirs ; ne desirer que bien peu, ou rien. Qui ne desire rien, encore qu’il n’aye rien, equipolle et est aussi riche que celuy qui jouist de tout : tous deux reviennent à mesme : (…). Dont a esté bien dict que ce n’est pas la multitude et l’abondance qui contente et enrichist, mais la disette et le rien. C’est la disette de desirer ; car qui est pauvre en desirs est riche en contentement, (…) ; bref, qui ne desire rien est aucunement semblable à Dieu, et desia comme les bienheureux, qui sont heureux, non pource qu’ils ont et tiennent tout, mais pource qu’ils ne desirent rien : (…). Au contraire, si nous laschons la bride à l’appetit pour suyvre l’abondance ou la delicatesse, nous serons en perpetuelle peine : les choses superflues nous deviendront necessaires ; nostre esprit deviendra serf de nostre corps, et ne vivrons plus que pour la volupté ; si nous ne moderons nos plaisirs et desirs, et ne les mesurons par le compas de la raison, l’opinion nous emportera en un precipice où n’y aura fond ny rive. Par exemple, nous ferons nos souliers de velours, puis de drap d’or, enfin de broderie, de perles et diamans : nous bastirons nos maisons de marbre, puis de jaspe et de porphire. Or ce moyen de s’enrichir et se rendre content est très-juste et en la main d’un chascun ; il ne faut poinct chercher ailleurs et hors de soy le contentement, demandons-le et l’obtenons de nous-mesmes : arrestons le cours de nos desirs : il est inique et injuste d’aller importuner Dieu, nature, le monde, par voeux et prieres, de nous donner quelque chose, puis que nous avons en main si beau moyen d’y pourvoir. Pourquoy demanderay-je plustost à autruy qu’il me donne, qu’ à moy que je ne desire ? (…) ? Si je ne puis et ne veux obtenir de moy de ne desirer poinct, pourquoy et de quel front iray-je presser et extorquer de celuy sur lequel je n’ay aucun droict ny pouvoir ? Ce sera donc icy la reigle premiere aux desirs et plaisirs que le (peu) ou bien la mediocrité et suffisance, qui contentera le sage, et le tiendra en paix. C’est pourquoy j’ay prins pour ma devise paix et peu . Au fol n’y a poinct d’assez, rien de certain, de content. Il ressemble à la lune qui demandoit à sa mere un vestement qui luy fust propre : mais il luy fust respondu qu’il ne se pouvoit ; car elle estoit tantost grande, tantost petite, et tousiours changeante. L’autre poinct, fort germain à cestuy-ci, est (naturellement.) car nous sçavons qu’il y a deux sortes de desirs et plaisirs : les uns naturels ; ceux-cy sont justes et legitimes, sont mesmes aux bestes, sont limitez et courts, l’on en void le bout ; selon eux, personne n’est indigent ; car par-tout il se trouve de quoy les contenter : nature se contente de peu, et a tellement pourveu, que, par-tout, ce qui suffit nous est en main : (…). C’est ce que nature demande pour la conservation de son estre ; c’est une faveur dont nous debvons remercier la nature, qu’elle a rendu les choses necessaires pour nostre vie, faciles à trouver, et faict que celles qui sont difficiles à obtenir ne nous sont poinct necessaires ; et cherchant sans passion ce que nature desire, la fortune ne nous en peust priver. à ce genre de desirs l’on pourra adjouster et rapporter (combien qu’ils ne soyent vrayement et à la rigueur naturels, mais ils viennent incontinent après) ceux qui regardent l’usage et la condition d’un chascun de nous, qui sont un peu au-delà, et plus au large que les exactement naturels ; et après eux sont justes et aussi legitimes. Les autres sont outre nature, procedans de nostre opinion et fantasie, artificiels, superflus, et vrayement passions, que nous pouvons, pour les distinguer par nom des autres, appeller cupiditez, desquelles a esté cy-dessus amplement parlé aux passions ; et faut que le sage s’en garde entierement et absolument. Le troisiesme, qui est moderement, et sans excès, a grande estendue et diverses pieces, mais qui reviennent à deux chefs ; sçavoir sans dommage d’autruy et le sien : d’autruy, son scandale, son offense, sa perte et prejudice ; le sien, de sa santé, son loysir, ses fonctions et affaires, son honneur, son debvoir. Le quatriesme est un court et essentiel rapport à soy : outre que la carriere de nos desirs et plaisirs doibt estre circonscripte, bornée et courte, encore leur course se doibt manier, non en ligne droicte, qui fasse bout ailleurs et hors de soy ; mais en rond, duquel les deux poinctes se tiennent et terminent en nous. Les actions qui se conduisent sans ceste reflexion et ce contour court et essentiel, comme des avaricieux, ambitieux, et tant d’autres qui courent de poincte et sont tousiours hors eux, sont actions vaines et maladifves.


LIVRE 2 CHAPITRE 7


se porter moderement et egalement en prosperité et adversité. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/174

il y a double fortune avec qui il nous faut combattre, la bonne et la mauvaise, la prosperité et l’adversité ; ce sont deux duels, les deux temps dangereux ausquels il faut demeurer en cervelle ; ce sont les deux escholes, essais et pierres de touche de l’esprit humain. Le vulgaire ignorant n’en recognoist qu’un ; ne croit pas que nous ayons affaire, ny qu’il y aye de la difficulté et du contraste avec la prosperité et la douce fortune, en laquelle sont si transportez de joye qu’ils ne sçavent ce qu’ils font, et personne ne peust durer avec eux : et en affliction ils sont tous estonnez et abattus comme les malades qui sont en angoisse, lesquels ne peuvent endurer ny froid ny chaud. Les sages recognoissent tous les deux, et imputent à mesme vice et folie, ne sçavoir se commander en prosperité, et ne pouvoir porter les adversitez. Mais qui est le plus difficile et dangereux, ils n’en sont pas du tout d’accord. Aucuns disent l’adversité, à cause de son horreur et sa rigueur : (…). Autres disent la prosperité, laquelle, par son rire et ses mignardes douceurs, agist d’aguet, relasche et ramollit l’esprit et luy desrobe insensiblement sa trempe, sa force et vigueur, comme Dalila à Samson, tellement que plusieurs, durs, opiniastres et invincibles à l’adversité, se sont laissez aller aux flatteries de la prosperité : (…) ; et puis l’affliction incite mesme nos ennemis à pitié, la prosperité esmeut nos amis à envie. Item, en l’adversité se voyant tombé et abandonné de tous, et que toute l’esperance est reduicte à soy-mesme, l’on prend courage, l’on se releve, se ramasse, l’on s’esvertue de toute sa force ; et en la prosperité se voyant assisté de tous qui rient et applaudissent, l’on se relasche, l’on se rend nonchalant, l’on se fie à tous sans apprehension de mal et difficulté, et pense l’on que tout est en seureté. En quoy l’on est souvent trompé. Peust-estre que, selon la diversité des naturels et complexions, toutes les deux opinions sont veritables. Or la sagesse nous apprend à tenir egalité en toute nostre vie, et monstrer tousiours un mesme visage, doux et ferme. Le sage est un suffisant artisan, qui faict son profict de tout ; de toute matiere il forme la vertu, comme l’excellent peintre Phidias tout simulachre. Quoy qu’il luy vienne ou tombe en main, il y trouve subject de bien faire ; il regarde d’un mesme visage les deux faces differentes de la fortune : (…). La sagesse nous fournist d’armes et de discipline pour tous les deux combats ; contre l’adversité nous fournist d’esperon, et apprend à elever, fortifier et roidir le courage, et c’est la vertu de force ; contre la prosperité nous fournist de bride, et apprend à rabaisser les aisles, et se tenir en modestie, et c’est la vertu de temperance : ce sont les deux vertus morales, contre les deux fortunes. Ce que le grand philosophe épictete a très bien signifié, comprenant en deux mots toute la philosophie morale, sustine et abstine

soustiens les maux,

c’est l’adversité : abstiens-toy des biens, c’est-à-dire des voluptez, c’est la prosperité. Les advis particuliers contre les particulieres prosperitez et adversitez seront au livre troisiesme suyvant, en la vertu de force et de temperance ; icy nous mettrons les advis generaux et remedes contre toute prosperité et adversité ; puis qu’en ce livre nous instruisons en general à la sagesse, comme a esté dict en son praeface. Contre toute prosperité, la doctrine et advis commun sera en trois poincts : le premier, que mal et à tort les honneurs, les richesses, et faveurs de la fortune, sont estimez et appellez biens, puis qu’ils ne font poinct l’homme bon, ne reforment poinct le meschant, et sont communs aux bons et meschans. Celuy qui les appelle biens, et a mis en iceux le bien de l’homme, a bien attaché nostre heur à un cable pourry, et ancré nostre felicité en un sable mouvant : car qu’y a-il si incertain et inconstant que la possession de tels biens, qui vont et viennent, passent et s’escoulent comme un torrent ! Comme un torrent ils font bruict à l’arrivée, ils sont pleins de violence, ils sont troubles, l’entrée en est fascheuse, ils disparoissent en un moment ; et quand ils sont escoulez, il ne demeure que de la bourbe au fond. Le second poinct est de se souvenir que la prosperité est, comme un venin emmiellé, douce et flatteresse, mais très dangereuse, à quoy il se faut bien tenir en cervelle. Quand la fortune rit et que tout arrive à souhait, c’est lors que nous debvons plus craindre et penser à nous, tenir nos affections en bride, composer nos actions par raison, sur-tout esviter la presomption, qui suyt ordinairement la faveur du temps. C’est un pas glissant que la prosperité, auquel il se faut tenir bien ferme ; il n’y a saison en laquelle les hommes oublient plustost Dieu : c’est chose rare et difficile de trouver personne qui ne s’attribue volontiers la cause de sa felicité. C’est pourquoy, en la plus grande prosperité, il faut user du conseil de ses amis, et leur donner plus d’authorité sur nous qu’en autre temps. Il faut donc faire comme en un mauvais et dangereux chemin, aller en craincte et doubte, et demander la main d’autruy. Aussi en telle saison le malheur est medecine, car il nous rameine à nous cognoistre. Le troisiesme est de retenir ses desirs et y mettre mesure : la prosperité enfle le cœur, pousse en avant, ne trouve rien difficile, faict venir l’envie tousiours des plus grandes choses (ils disent qu’en mangeant l’appetit vient), et nous emporte au-delà de nous ; et c’est là où l’on se perd, l’on se noye, l’on se faict mocquer de soy. C’est comme la guenon qui monte de branche en branche jusques au sommet de l’arbre, et puis monstre le cul. ô combien de gens se sont perdus et ont peri miserablement, pour n’avoir pu se moderer en leur prosperité ! Parquoy il se faut arrester, ou bien aller tout doucement, pour jouyr, et n’estre pas tousiours en queste et en pourchas : c’est sagesse que de sçavoir establir son repos, son contentement, qui ne peust estre où n’y a poinct d’arrest, de but, de fin. Contre toute adversité, voyci des advis generaux. En premier lieu, il se faut garder de l’opinion commune et vulgaire, erronée et tousiours differente de la vraye raison : car pour descrier et mettre en hayne et en horreur les adversitez et afflictions, ils les appellent maux et malheurs, et très grands maux, combien que toutes choses externes ne soyent bonnes ny mauvaises : jamais les adversitez ne firent meschant un homme, mais plustost ont profité et servy à reduire les meschans, et sont communes aux bons et aux meschans. Certes les fleaux et tristes accidens sont communs à tous, mais ils ont bien divers effects, selon la main qu’ils rencontrent. Aux fols et reprouvez ils ne servent que de desespoir, de trouble et de rage : ils les font bien (s’ils sont pressans et extremes) bouquer, crier à Dieu, et regarder au ciel ; mais c’est tout, car ils n’en valent pas mieux. Aux errans et delinquans sont autant d’instructions vifves, et de compulsoires, pour les ramentevoir de leur debvoir, et leur faire recognoistre Dieu. Aux gens de vertu sont lices et tournois pour jouster et exerciter leur vertu, se recommander plus et s’allier à Dieu. Aux prudens, matiere de bien, et quelquesfois planches pour passer, et monter en toute hauteur et grandeur, comme il se lit et se void de plusieurs, ausquels estant arrivées de grandes traverses, que l’on pensoit estre leur malheur et ruine entiere, ils ont esté par ce moyen haut elevez et aggrandis : et au rebours sans ces malheurs ils demeuroient à sec, comme sceut bien dire et s’escrier ce grand capitaine athenien, (…). Un très beau et riche exemple de cecy, a esté Joseph Hebrieu fils de Jacob. Ce sont bien coups du ciel, mais la vertu et prudence humaine luy sert d’instrument propre, dont est provenu ce très beau conseil des sages, faire de necessité vertu . C’est une très belle mesnagerie et premier traict de prudence, tirer du mal le bien, manier si dextrement les affaires, et sçavoir donner si à propos le vent et le biais, que du malheur l’on s’en puisse prevaloir et en faire sa condition meilleure. Les afflictions et adversitez viennent de trois endroicts : ce sont trois autheurs et ouvriers des peines ; le peché, premier inventeur qui les a mis en nature ; l’ire et la justice divine, qui les met en besongne, comme ses commissaires et executeurs ; la police du monde troublée, alterée par le peché, en laquelle, comme une revolte generalle et tumulte civil, les choses n’estant en leurs places deuës, et ne faisant leurs offices, sourdent tous maux, ainsi qu’au corps le denouement des membres, le froissement et dislocation des os apporte des douleurs grandes et inquietudes. Ces trois ne nous sont poinct propices ny favorables : le premier est à hayr du tout comme ennemy, le second est à craindre et redoubter comme terrible, le tiers est à s’en garder comme abuseur. Pour se sauver et se deffaire de tous trois, il n’est que d’employer leurs propres armes, desquelles ils nous battent, comme Goliath de son propre cousteau, faisant de necessité vertu, profict de l’affliction et de la peine, la faisant rejalir contr’eux. L’affliction, vraye engeance de peché, bien prinse, est sa mort et sa ruine, et faict à son autheur ce que la vipere à sa mere qui la produict : c’est l’huile du scorpion qui guarist sa morsure, affin qu’il perisse par son invention : (…). C’est la lime de l’ame qui la desrouille, la purifie et l’esclaircist du peché. En consequence de ce elle appaise l’ire divine, et nous tire des prisons et liens de la justice pour nous remettre au doux, beau et clair sejour de grace et misericorde ; finalement nous sevre du monde, nous tire de la mammelle, et nous desgouste par son aigreur comme l’absynthe au tettin de la nourrisse, du doux laict et appast de ceste vie trompeuse. Un grand et principal expedient pour se bien comporter en l’adversité, est d’estre homme de bien. L’homme vertueux est plus tranquille en l’adversité que le vicieux en la prosperité : comme ceux qui ont la fievre sentent avec plus de mal le froid et le chaud, et la rigueur de leurs accez, que ne font les sains le froid et le chaud de l’hyver et de l’esté : aussi ceux qui ont la conscience malade et en fievre sont bien plus tourmentez que les gens de bien ; car ayant l’interieur sain, ne peuvent estre incommodez par l’exterieur, où ils opposent un bon courage. Les adversitez sont de deux sortes : les unes sont vrayes et naturelles, comme maladies, douleurs, la perte des choses que nous aymons ; les autres faulses et feinctes par l’opinion commune ou particuliere, et non en verité. Qu’il soit ainsi, l’on a l’esprit et le corps autant à commandement comme auparavant qu’elles advinssent. à celles-cy n’y a qu’un mot : ce de quoy tu te plains n’est pas douloureux ne fascheux, mais tu en fais le semblant, et tu te le fais croire. Quant aux vrayes et naturelles, les plus prompts, et populaires, et plus sains advis, sont les plus naturels, les plus justes et equitables. Premierement il se faut souvenir que l’on n’endure rien contre la loy humaine et naturelle, puis qu’ à la naissance de l’homme toutes ces choses sont annexées et données pour ordinaires. En tout ce qui a accoustumé de nous affliger, considerons deux choses ; la nature de ce qui nous arrive, et celle qui est en nous : et usant des choses selon la nature, nous n’en recepvrons aucune fascherie. La fascherie est une maladie de l’ame, contraire à la nature, ne doibt poinct entrer chez nous. Il n’y a accident au monde qui nous puisse arriver, auquel la nature n’aye preparé une habitude en nous pour le recepvoir et le tourner à nostre contentement. Il n’y a maniere de vie si estroicte qui n’aye quelque soulas et rafraischissement. Il n’y a prison si estroicte et obscure qui ne donne place à une chanson pour desennuyer le prisonnier. Jonas eut bien le loysir de faire sa priere à Dieu dedans le ventre de la baleine, laquelle fust exaucée. C’est une faveur de nature qu’elle nous trouve remede et adoucissement à nos maux en la tolerance d’iceux ; estant ainsi que l’homme est né pour estre subject à toutes sortes de miseres : (…). Secondement faut se souvenir qu’il n’y a que la moindre partie de l’homme subjecte à la fortune ; nous avons le principal en nostre puissance, et ne peust estre vaincu sans nostre consentement. La fortune peust bien rendre pauvre, malade, affligé, mais non vicieux, lasche, abattu : elle ne nous sçauroit oster la probité, le courage, la vertu. Après il faut venir à la bonne foy, à la raison et à la justice ; souvent l’on se plainct injustement, car si par fois il est survenu du mal, encore plus souvent il est survenu du bien, et ainsi il faut compenser l’un avec l’autre : et si l’on jugeoit bien, il se trouvera qu’il y a plus de quoy se loüer des bons succez que se plaindre des mauvais ; et comme nous destournons nos yeux de dessus les choses qui nous offensent, et les jettons sur les couleurs verdoyantes et gayes, ainsi debvons-nous divertir les pensées des choses tristes, et les adonner à celles qui nous sont plaisantes et agreables. Mais nous sommes malicieux, ressemblans aux ventouses qui tirent le mauvais sang et laissent le bon ; l’avaricieux qui vendroit le meilleur vin et beuvroit le pire ; les petits enfans, ausquels si vous ostez un de leurs jouets, jettent tous les autres par despit. Car s’il nous advient quelque mesadventure, nous nous tourmentons et oublions tout le reste qui nous demeuroit entier : voire y en a qui se disent malheureux en toutes choses, et que jamais n’eurent aucun bien, tellement qu’une once d’adversité leur porte plus de desplaisir que dix mille de prosperité ne leur apporte de plaisir. Aussi faut-il regarder sur tant de gens qui sont en beaucoup pire condition que nous, et qui se sentiroient heureux d’estre en nostre place (…). Il faudroit pour ces plaignans practiquer le dire et advis d’un sage, que tous les maux que souffrent les hommes fussent rapportez en commun et en blot, et puis que le partage s’en fist egalement : car alors se trouvant beaucoup plus chargez par le despartement, seroit descouverte l’injustice de leur plainte. Après tous ces advis nous pouvons dire qu’il y a deux grands remedes contre tous maux et adversitez, lesquels reviennent presque à un : l’accoustumance pour le vulgaire grossier, et la meditation pour les sages. Tous deux sont prins du temps, l’emplastre commun et très puissant à tous maux ; mais les sages le prennent avant la main, c’est la prevoyance ; le foible vulgaire après. Que l’accoustumance puisse beaucoup, nous le voyons clairement, en ce que les choses plus fascheuses se rendent douces par l’accoustumance. Les forsats pleurent quand ils entrent en la galere, au bout de trois mois ils y chantent. Ceux qui n’ont pas accoustumé la mer pallissent mesme en temps calme, quand on leve l’ancre, et les matelots rient durant la tempeste ; la femme se desespere à la mort de son mary, dedans l’an elle en ayme un autre. Le temps et l’accoustumance faict tout : ce qui nous offense est la nouveauté de ce qui nous arrive : (…). La meditation faict le mesme office à l’endroict des sages, car à force de penser aux choses ils se les rendent familieres et ordinaires : (…). Considerons exactement la nature de toutes les choses qui nous peuvent fascher, et nous representons ce qui nous y peust arriver de plus ennuyeux et insupportable, comme maladie, poureté, exil, injures, et examinons en tout cela ce qui est selon nature ou contraire à elle. La prevoyance est un grand remede contre tous maux, lesquels ne peuvent apporter grande alteration ny changement, estant arrivez à un homme qui s’y attendoit, comme au contraire ils blessent et endommagent fort ceux qui se laissent surprendre. La meditation et le discours est ce qui donne la trempe à l’ame, qui la prepare, l’affermit contre tous assauts, la rend dure, acerée et impenetrable à tout ce qui la veust entamer ou fausser : les accidens, tant grands soyent-ils, ne peuvent donner grand coup à celuy qui se tient sur ses gardes et est prest de les recepvoir : (…). Or pour avoir ceste prevoyance, il faut premierement sçavoir que nature nous a mis icy, comme en un lieu fort scabreux et où tout bransle ; que ce qui est arrivé à un autre nous peust advenir aussi ; que ce qui panche sur tous peust tomber sur un chascun : et en tous affaires que l’on entreprend, premediter les inconveniens et mauvaises rencontres qui nous y peuvent advenir, affin de n’en estre surprins. ô combien nous sommes deceus et avons peu de jugement quand nous pensons que ce qui arrive aux autres ne puisse arriver jusques à nous ! Quand ne voulons estre prevoyans et deffians, de peur que l’on ne nous tienne pour craintifs ! Au contraire, si nous prenions cognoissance des choses, ainsi que la raison le veust, nous nous estonnerions plustost de ce que si peu de traverses nous arrivent, et que les accidens qui nous suyvent de si près ont tant tardé à nous attraper ; et nous ayant atteincts, comment ils nous traictent si doucement. Celuy qui prend garde et considere l’adversité d’autruy, comme chose qui luy peust advenir, avant qu’elle soit à luy, il est armé. Il faut penser à tout, et compter tousiours au pire ; ce sont les sots et mal advisez qui disent : je n’y pensois pas. L’on dict que l’homme surprins est à demy battu ; et au contraire un adverty en vaut deux : l’homme sage, en temps de paix, faict ses preparatifs pour la guerre ; le bon marinier, avant surgir du port, faict provision de ce qu’il faut pour resister à la tempeste : c’est trop tard s’apprester quand le mal est advenu. à tout ce à quoy nous sommes preparez de longue main, nous nous trouvons admirables, quelque difficulté qu’il y aye. Au contraire, il n’y a chose si aisée qui ne nous empesche si nous y sommes nouveaux : (…). Certes il semble bien que si nous sommes aussi prevoyans que nous debvons et pouvons estre, nous ne n ous estonnerons de rien. Ce que vous avez preveu vous arrive, pourquoy vous en estonnez-vous ? Faisons donc que les choses ne nous surprennent poinct ; tenons-nous en garde contre elles, regardons-les venir : (…).


LIVRE 2 CHAPITRE 8


obeyr et observer les loix, coustumes et ceremonies du pays ; comment et en quel sens.

tout ainsi que la beste sauvage et farouche ne se veust laisser prendre, conduire et manier à l’homme, mais ou s’enfuyt et se cache de luy, ou s’irrite et s’eleve contre luy s’il en veust approcher, tellement qu’il faut user de force meslée avec ruse et artifice pour l’avoir et en venir à bout : ainsi en faict la folie revesche à la raison, et sauvage à la sagesse, contre laquelle elle s’irrite et s’affolit dadvantage ; dont il la faut avoir et meiner comme une beste farouche (ce que l’homme est à la beste, l’homme sage est au fol), l’estonner, luy faire peur et l’arrester tout court, pour puis à l’aise l’instruire et le gaigner. Or le moyen propre à ce est une grande authorité, une puissance et gravité esclatante qui l’esblouyt de sa splendeur et de son esclair : (…). En une meslée et sedition populaire, s’il survient et se presente quelque grand, ancien, sage et vertueux personnage qui aye gaigné la reputation publicque d’honneur et de vertu, lors ce peuple mutin, frappé et esblouy de la splendeur et de l’esclair de ceste authorité, se tient coy, et attend ce qu’il veust dire : (…). Il n’y a rien plus grand en ce monde que l’authorité, qui est une image de Dieu, un messager du ciel : si elle est souveraine, elle s’appelle majesté ; si subalterne, authorité : et se soustient de deux choses, admiration et craincte meslées ensemble. Or ceste majesté et authorité est premierement et proprement en la personne du souverain, du prince et legislateur, où elle est vifve et agente, mouvante ; puis en ses commandemens et ordonnances, c’est-à-dire en la loy, qui est le chef-d’œuvre du prince, et l’image de la majesté vifve et originelle. Par icelle sont reduicts, conduicts et guidez les fols. Voylà de quel poids, necessité, utilité, est l’authorité et la loy au monde. La prochaine et plus pareille authorité à la loy, est la coustume, qui est une autre puissante et imperieuse maistresse ; elle empiete et usurpe ceste puissance traistreusement et violemment ; car elle plante peu à peu, à la desrobée et comme insensiblement, son authorité par un petit, doux et humble commencement ; l’ayant rassis et estably par l’ayde du temps, elle descouvre puis un furieux et tyrannique visage, contre lequel il n’y a plus de liberté ny puissance de hausser seulement les yeux ; elle prend son authorité de la possession et de l’usage, elle grossit et s’annoblit en roulant comme les rivieres : il est dangereux de la rameiner à sa naissance. La loy et la coustume establissent leur authorité bien diversement ; la coustume, peu à peu, avec un long temps, doucement et sans force, d’un consentement commun de tous, ou de la pluspart, et a son autheur le peuple : la loy sort en un moment avec authorité et puissance, et prend sa vigueur de qui a puissance de commander à tous, et souvent contre le gré des subjects ; dont quelqu’un la compare au tyran, et la coustume au roy. Dadvantage la coustume ne porte loyer ny peine : la loy porte tous les deux, pour le moins la peine : toutesfois elles se peuvent bien mutuellement prester la main et aussi s’entredestruire. Car la coustume qui n’est qu’en souffrance, emologuée par le souverain, sera plus asseurée ; et la loy aussi affermit son authorité par la possession et l’usage : au contraire aussi la coustume sera cassée par une loy contraire, et la loy s’en ira à vau-l’eau par souffrance de coustume contraire : mais ordinairement elles sont ensemble, c’est loy et coustume : les sçavans et spirituels la considerent comme loy ; les idiots et simples comme coustume. C’est chose estrange de la diversité des loix et coustumes qui sont au monde, et de l’extravagance d’aucunes. Il n’y a opinion ny imagination si bigearre, si forcenée, qui ne soit establie par loix ou coustumes en quelque lieu. Je suis content d’en reciter quelques-unes pour monstrer à ceux qui font difficulté de le croire jusques où va ceste proposition, ne m’arrestant poinct à parler de ce qui est de la religion, qui est le subject où se trouvent de plus grandes estrangetez et impostures plus grossieres : mais pource qu’il est hors le commerce des hommes, et que ce n’est proprement coustume, et où il est aisé d’estre trompé, je le laisseray. Voyci donc des plus remarquables en estrangeté : tuer par office de pieté ses parens en certain aage, et les manger : aux hostelleries, prester leurs enfans, femmes et filles à jouyr aux hostes en payant : bordeaux publics des masles : les vieillards prester leurs femmes à la jeunesse : les femmes estre communes ; honneur aux femmes d’avoir accointé plusieurs masles, et porter autant de belles houppes au bord de leur robe : les filles monstrer à descouvert par-tout leurs parties honteuses ; les mariées non, ains les couvrir soigneusement ; les filles s’abandonner à leur plaisir, et, devenues grosses, se faire avorter au veu et sceu d’un chascun ; mais mariées, estre chastes et fidelles à leurs maris : les femmes mariées, la premiere nuict avant l’accointance de leur espoux, recepvoir tous les masles qui sont de l’estat et profession du mary, conviez aux nopces, et puis estre loyalles à leurs maris : les mariées, presenter leur pucellage au prince avant qu’au mary : mariages de masles : les femmes aller à la guerre et au combat avec les maris : femmes mourir et se tuer lors ou tost après le decez de leurs maris : femmes veufves se pouvoir remarier si les maris sont morts de mort violente et non autrement : les maris pouvoir repudier leurs femmes sans alleguer cause ; vendre si elle est sterile ; tuer sans cause, sinon pource qu’elle est femme, et puis emprunter femmes des voisins au besoin : les femmes s’accoucher sans plainte et sans effray ; tuer leurs enfans pource qu’ils ne sont pas beaux, bien formez, ou sans cause : en mangeant, essuyer ses doigts à ses genitoires et à ses pieds : vivre de chair humaine, manger chair et poisson tout crud : coucher ensemble plusieurs masles et femelles jusques au nombre de dix ou douze : saluer en mettant le doigt à terre, et puis le levant vers le ciel ; tourner le dos pour saluer, et ne regarder jamais celuy que l’on veust honorer : recueillir en la main les crachats du prince : ne parler au roy que par sarbatane : ne couper en toute sa vie ny poil ny ongle : couper le poil d’un costé et les ongles d’une main et non de l’autre : les hommes pisser accroupis, et les femmes debout : faire des trous et fossettes en la chair du visage et aux tettins, pour y porter des pierreries et des bagues : mespriser la mort, la festoyer, la briguer, et plaider en public pour en estre honoré, comme d’une dignité et grande faveur, et y estre preferé : sepulture honorable estre mangé des chiens, des oyseaux, estre cuit et pilé, et la poudre avallée avec le breuvage ordinaire. Quand ce vient à juger de ces coustumes, c’est le bruict et la querelle : le sot populaire et pedant ne s’y trouve poinct empesché, car tout destroussement il condamne comme barbarie et bestise tout ce qui n’est de son goust, c’est-à-dire de l’usage commun et coustume de son pays ; car il tient pour reigle unique de verité, justice, bienseance, la loy et coustume de son pays. Que si on luy dict qu’ainsi en jugent et parlent les autres en leur rang, autant offensez de nos coustumes et façons comme nous des leurs, il tranche tout court à sa mode, que ce sont bestes et barbares, qui est tousiours dire mesme chose. Le sage est bien plus retenu, comme sera dict ; il ne se haste poinct d’en juger, de peur de s’eschauder et faire tort à son jugement : et de faict il y a plusieurs loix et coustumes qui semblent du premier coup sauvages, inhumaines et contraires à toute bonne raison, que si elles estoient sans passion et sainement considerées, si elles ne se trouvoient du tout justes et bonnes, pour le moins ne seroient-elles sans quelque raison et deffense. Prenons-en quelques-unes pour exemple, les deux premieres qu’avons dict qui semblent bien estre des plus estranges et eslongnées du debvoir de pieté, tuer ses parens en certain estat et les manger. Ceux qui ont ceste coustume la prennent pour tesmoignage de pieté et bonne affection, cherchant par là premierement à delivrer par pitié leurs parens vieux, et non seulement du tout inutiles à soy et à autruy, mais onereux, languissans et meinans vie penible, douloureuse et ennuyeuse à soy et à autruy, pour les mettre en repos et à leur aise : puis leur donnant la plus digne et loüable sepulture, logeant en eux-mesmes, et comme en leurs moëlles, les corps de leurs peres et leurs reliques, les vivifiant aucunement, et regenerant par la transmutation en leur chair vifve, par le moyen de la digestion et du nourrissement. Ces raisons ne seront pas trop legeres à qui ne sera prevenu d’opinion contraire, et est aisé à considerer quelle cruauté et abomination c’eust esté à ces gens-là de voir tant souffrir devant leurs yeux leurs parens en douleur et en langueur, sans les secourir, et puis jetter leurs despouilles à la corruption de la terre, à la puantise et nourriture des vers, qui est tout le pire que l’on pourroit faire. Darius en fit l’essay, demandant à quelques grecs pour combien ils voudroient prendre la coustume des indiens, de manger leurs peres trespassez, qui respondirent, pour rien du monde : et s’estant essayé de persuader aux indiens de brusler les corps de leurs peres comme les grecs, y trouva encore plus d’horreur et de difficulté. J’en adjousteray encore un autre qui n’est que de la bienseance, plus leger et plus plaisant : un qui se mouchoit tousiours de sa main, reprins d’incivilité, pour se deffendre demanda quel privilege avoit ce salle excrement, qu’il luy faille apprester un beau linge à le recepvoir, et puis, qui plus est, à l’empacqueter et serrer soigneusement sur soy ; que cela debvoit faire plus de mal au cœur que de le verser et jetter où que ce soit. Voylà comment par-tout se trouve raison apparente, dont il ne faut rien sitost et legerement condamner. Mais qui croiroit combien est grande et imperieuse l’authorité de la coustume ? Qui l’a dict estre une autre nature ne l’a pas assez exprimé ; car elle faict plus que nature, elle combat nature. Pourquoy les plus belles filles n’attirent poinct l’amour de leurs peres ; ny les freres, plus excellens en beauté, l’amour de leurs sœurs ? Ceste espece de pudicité n’est proprement de nature ; elle est de l’usage des loix et coustumes qui le deffendent et font de l’inceste un grand peché et non nature : mais encore plus elle force les reigles de nature, tesmoin les medecins, qui souvent quittent leurs raisons naturelles de leur art à son authorité ; tesmoin ceux qui, par accoustumance, ont gaigné de se nourrir et vivre de poison, d’araignées, fourmis, laizards, crapaux, comme practiquent les peuples entiers aux Indes. Aussi elle hebete nos sens ; tesmoin ceux qui demeurent près des cataractes du Nil, clochers, armuriers, moulins, et tout le monde selon les philosophes, au son de la musique celeste et des mouvemens divers des ciels roulans et s’entrefrottans l’un l’autre. Bref (et c’est le principal fruict d’icelle) elle vainc toute difficulté, rend les choses aisées, qui sembloient impossibles, adoucit toute aigreur, dont par son moyen l’on vit content par-tout : mais elle maistrise nos ames, nos creances, nos jugemens, d’une très injuste et tyrannique authorité. Elle faict et deffaict, authorise et desauthorise tout ce qu’il luy plaist sans rithme ny raison, voire souvent contre toute raison : elle faict valoir et establit parmy le monde, contre raison et jugement, toutes les opinions, religions, creances, observances, mœurs et manieres de vivre les plus fantasques et farouches, comme a esté touché cy-dessus. Et au rebours elle degrade injurieusement, ravalle et desrobe aux choses vrayement grandes et admirables leur prix, leur estimation, et les rend viles (…). C’est donc une très grande et puissante chose que la coustume. Platon ayant reprins un enfant de ce qu’il jouoit aux noix, et qu’il luy avoit respondu, tu me tances pour peu de chose, dict, la coustume n’est pas peu de chose : mot bien remarquable à tous ceux qui ont la jeunesse à conduire. Mais elle exerce sa puissance avec une si absolue authorité, qu’il n’est plus permis de regimber ny reculer, non pas seulement de rentrer en nous pour discourir et raisonner de ses ordonnances. Elle nous enchante si bien, qu’elle nous faict croire que ce qui est hors de ses gonds est hors des gonds de raison, et n’y a rien de bon et juste que ce qu’elle approuve : (…). Cecy est tolerable parmy les idiots et populaires, qui, n’ayant la suffisance de voir les choses au fond, juger et trier, font bien de se tenir et arrester à ce qui est communement tenu et receu : mais aux sages qui jouent un autre roolle, c’est chose indigne de se laisser ainsi coiffer à la coustume. O r l’advis que je donne icy à celuy qui veust estre sage est de garder et observer de parole et de faict les loix et coustumes que l’on trouve establies au pays où l’on est, et ce non pour la justice ou equité qui soit en elles, mais simplement pource que ce sont loix et coustumes ; non legerement condamner ny s’offenser des estrangeres, mais bien librement et sainement examiner et juger les unes et les autres, n’obligeant son jugement et sa creance qu’ à la raison. Voyci quatre mots. En premier lieu, selon tous les sages, la reigle des reigles, et la generalle loy des loix, est de suyvre et observer les loix et coustumes du pays où l’on est : (…). Toutes façons de faire escartées et particulieres sont suspectes de folie ou passion ambitieuse, heurtent et troublent le monde.

En second lieu, les loix et coustumes se maintiennent en credit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont loix et coustumes ; c’est le fondement mystique de leur authorité, elles n’en ont poinct d’autre ; et celuy qui obeyt à la loy, pource qu’elle est juste, ne luy obeyt pas parce qu’il doibt, ce seroit soubsmettre la loy à son jugement, et luy faire son procez, et mettre en doubte et dispute l’obeyssance, et par consequent l’estat et la police, selon la soupplesse et diversité non seulement des jugemens, mais d’un mesme jugement. Combien de loix au monde injustes, impies, extravagantes, non seulement aux jugemens particuliers des autres, mais de la raison universelle, Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/209 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/210 avec lesquelles le monde a vescu long-temps en profonde paix et repos, et avec telle satisfaction que si elles eussent esté très justes et raisonnables ; et qui les voudroit changer et r’habiller se monstreroit ennemy du public et ne seroit à recepvoir : la nature humaine s’accommode à tout avec le temps ; et ayant une fois prins son pli, c’est acte d’hostilité de vouloir rien remuer : il faut laisser le monde où il est ; ces brouillons et remueurs de mesnage, sous pretexte de reformer, gastent tout. Tout remuement et changement des loix, creances, coustumes et observances, est très dangereux, et qui produit tousiours plus et plustost mal que bien ; il apporte des maux tout certains et presens. Pour un bien à venir et incertain, les novateurs ont bien tousiours des specieux et plausibles tiltres ; mais ils n’en sont que plus suspects, et ne peuvent eschapper la note d’une ambitieuse presomption de penser voir plus clair que les autres, et qu’il faut, pour establir leurs opinions, renverser un estat, une police, une paix et repos public. En troisiesme lieu, c’est le faict de legereté et presomption injurieuse, voire tesmoignage de foiblesse et insuffisance, de condamner ce qui n’est conforme à la loy et coustume de son pays. Cela vient de ne prendre pas le loysir ou n’avoir pas la suffisance de considerer les raisons et fondemens des autres ; c’est faire tort et honte à son jugement, dont il faut puis souvent se desdire ; c’est ne se souvenir pas que la nature humaine est capable de toutes choses ; c’est laisser endormir et pipper à la longue accoustumance la veuë de son esprit, et endurer que la prescription puisse sur nostre jugement. Finalement c’est l’office de l’esprit genereux et de l’homme sage (que je tasche de peindre icy) d’examiner toutes choses, considerer à part, et puis comparer ensemble toutes les loix et coustumes de l’univers qui luy viennent en cognoissance, et les juger de bonne foy et sans passion au niveau de la verité, de la raison et nature universelle, à qui nous sommes premierement obligez, sans se flatter et tacher son jugement de faulseté, et se contenter de rendre l’observance et obeyssance à celles ausquelles nous sommes secondement et particulierement obligez, et ainsi aucun n’aura de quoy se plaindre de nous. Il adviendra quelquesfois que nous ferons, par une seconde, particuliere et municipale obligation (obeyssant aux loix et coustumes du pays), ce qui est contre la premiere et plus ancienne, c’est-à-dire la nature et raison universelle : mais nous luy satisfaisons tenant nostre jugement et nos opinions sainctes et justes selon elle. Car aussi nous n’avons rien nostre, et de quoy nous puissions librement disposer que de cela, le monde n’a que faire de nos pensées ; mais le dehors est engagé au public, et luy en debvons rendre compte : ainsi souvent nous ferons justement ce que justement nous n’approuvons pas ; il n’y a remede, le monde est ainsi faict. Après ces deux maistresses, loy et coustume, vient la troisiesme, qui n’a pas moins d’authorité et puissance à l’endroict de plusieurs, voire est encore plus rude et tyrannique à ceux qui s’y asservissent par trop. C’est la ceremonie, qui, à vray dire, pour la pluspart, n’est que vanité, mais qui tient tel rang et usurpe telle authorité par la lascheté et corruption contagieuse du monde, que plusieurs pensent que la sagesse consiste à la garder et observer, et s’en rendent volontaires esclaves : tellement que, pour ne la heurter, ils prejudicient à leur santé, commodité, affaires, liberté, conscience, qui est une très grande folie ; c’est le mal et malheur de plusieurs courtisans, idolatres de la ceremonie. Or je veux que mon sage se garde bien de ceste captivité ; je ne veux pas que lourdement ou laschement il blesse la ceremonie, car il faut condoner quelque chose au monde, et, tant que faire se peust, au dehors se conformer à ce qui se practique ; mais je veux qu’il ne s’y oblige et ne s’y asservisse poinct, ains que d’une galante et genereuse hardiesse il sçache bien s’en deffaire quand il voudra et faudra, et de telle façon qu’il donne à cognoistre à tous que ce n’est la lascheté ou delicatesse, ny ignorance ou mesgarde ; mais c’est qu’il ne l’estime pas plus qu’il ne faut, et qu’il ne veust laisser corrompre son jugement et sa volonté à telle vanité, et qu’il se preste au monde quand il veust, mais qu’il ne s’y donne jamais.


LIVRE 2 CHAPITRE 9


se bien comporter avec autruy.

ceste matiere appartient à la vertu de justice, qui apprend à vivre bien avec tous, et rendre à un chascun ce qui luy appartient, laquelle sera traictée au livre suyvant, où seront baillez les advis particuliers et divers selon les diverses personnes : icy les generaux seulement, suyvant le dessein et subject de ce livre. Il y a icy double consideration (et par ainsi deux parties en ce chapitre), selon qu’il y a deux manieres de converser avec le monde : l’une simple, generalle et commune, le commerce ordinaire du monde, auquel le temps, les affaires, les voyages et rencontres journellement nous meinent, et mettent et changent avec gens cogneus, incogneus, estrangers, sans nostre choix ou application de volonté : l’autre speciale est en compagnie affectée, et accointance ou recherchée et choisie, ou qui, s’estant presentée, a esté embrassée, et ce pour le profict ou plaisir spirituel ou corporel. En laquelle il y a de la conference, communication, privauté et familiarité : chascune aura ses advis à part. Mais, avant qu’y entrer, pour praeface je veux donner un advis general et fondamental de tous les autres. C’est un vice grand (duquel se doibt garder et garantir nostre sage) et un deffaut importun à soy et à autruy que d’estre attaché et subject à certaines humeurs et complexions, à un seul train ; c’est estre esclave de soy-mesme d’estre si prins à ses propres inclinations qu’on ne les puisse tordre et ceder, tesmoignage d’ame chagrine et mal née, trop amoureuse de soy, et partiale. Ces gens ont beaucoup à endurer et contester ; au rebours c’est une grande suffisance et sagesse de s’accommoder à tout, d’estre soupple et maniable, sçavoir tantost se monter et bander, tantost se ravaller et relascher quand il faut. Les plus belles ames et mieux nées sont les plus universelles, les plus communes, applicables à tout sens, communicatifves et ouvertes à toutes gens. C’est une très belle qualité qui ressemble et imite la bonté de Dieu, c’est l’honorable que l’on rend au vieil Caton : (…). Voyons les advis de la premiere consideration, de la simple et commune conversation ; j’en mettray icy quelques-uns, dont le premier sera de garder silence et modestie. Le second, de ne se formaliser poinct des sottises, indiscretions et legeretez qui se feront ou commettront en presence ; car c’est importunité de choquer tout ce qui est de nostre goust. Le troisiesme, espargner et mesnager ce que l’on sçait, et la suffisance que l’on a acquise, et estre plus volontaire à ouyr qu’ à parler, à apprendre qu’ à enseigner : car c’est vice d’estre plus prompt à se faire cognoistre, parler de soy, et se produire, que prendre la cognoissance d’autruy ; et d’emploitter sa marchandise, qu’en acquerir de nouvelles. Le quatriesme, de n’entrer en discours, en contestation contre tous, non contre les plus grands et respectables, ny contre ceux qui sont au-dessoubs, et non de pareille luicte. Le cinquiesme, avoir une douce et honneste curiosité de s’enquerir de toutes choses, et, les sçachant, les mesnager, et faire son profict de tout. Le sixiesme et principal est d’employer en toutes choses son jugement, qui est la piece maistresse qui agist, domine et faict tout : sans l’entendement toutes autres choses sont aveugles, sourdes, et sans ame ; c’est le moindre de sçavoir l’histoire, il en faut juger. Mais cestuy-ci regarde soy et nous la compagnie. Le septiesme est de ne parler jamais affirmatifvement, magistralement et imperieusement, avec opiniastreté et resolution ; cela heurte et blesse tous. L’affirmation et opiniastreté sont signes ordinaires de bestise et ignorance : le style des anciens romains portoit que les tesmoins desposans, et les juges ordonnans, de ce qui estoit de leur propre et certaine science, exprimoient leur dire par ce mot : il semble (ita videtur) : que doibvent faire tous autres ? Il seroit bon d’apprendre à user des mots qui adoucissent et moderent la temerité de nos propositions, peut-estre, l’on dict, je pense, quelque, aucunement, il semble ; et en respondant, je ne l’entends pas, qu’est-ce à dire, il pourroit estre, est-il vray. Je clorray ceste premiere partie generalle en ce peu de mots : avoir le visage et la monstre ouverte et agreable à tous, l’esprit et la pensée couverte et cachée à tous, la langue sobre et discrette, tousiours se tenir à soy et sur ses gardes, (…), voir et ouyr beaucoup, parler peu, juger tout, (…). Venons à l’autre consideration, et espece de conversation plus speciale, de laquelle voyci les advis : le premier est de chercher, conferer et se frotter avec gens plus fermes et plus habiles ; car l’esprit se roidit et fortifie, et se hausse au-dessus de soy, comme avec les esprits bas et foibles l’esprit s’abastardit et se perd : la contagion est en cecy comme au corps, et encore plus. Le second est ne s’estonner ou blesser des opinions d’autruy ; car tant contraires au commun, tant estranges, tant frivoles, ou extravagantes semblent-elles, si sont-elles sortables à l’esprit humain, qui est capable de produire toutes choses, et c’est foiblesse de s’en estonner. Le tiers est de ne craindre ny s’estonner des corrections, rudesses, et aigreurs de paroles, ausquelles il faut s’accoustumer et s’endurcir. Les galans hommes s’expriment courageusement ; ceste tendreur et douceur crainctifve et ceremonieuse est pour les femmes : il faut une societé et familiarité forte et virile ; il faut estre masle, courageux, et à corriger, et à souffrir de l’estre. C’est un plaisir fade d’avoir affaire à gens qui cedent, flattent et applaudissent. Le quatriesme est de viser et tendre tousiours à la verité, la recognoistre, et luy ceder ingenuement et alaigrement, de quelque part qu’elle sorte, usant tousiours et par-tout de bonne foy, et non comme plusieurs, specialement les pedans, à tort ou à droict se deffendre et se deffaire de sa partie. C’est une plus belle victoire, se ranger bien à la raison, et se vaincre soy-mesme, que vaincre sa partie, à quoy ayde souvent sa foiblesse : par quoy arriere toute passion. Recognoistre sa faute, confesser son doubte ou ignorance, ceder quand il faut, sont tours de jugemens, de candeur et sincerité, qui sont les principales qualitez d’un honneste et sage homme : l’opiniastreté accuse l’homme de plusieurs vices et deffauts. Le cinquiesme, en dispute ne faut employer tous les moyens que l’on peust avoir, mais bien les meilleurs, plus pertinens et pressans et avec briefveté ; car mesme aux choses bonnes l’on peust trop dire ; ces longueurs, traineries de propos, repetitions, tesmoignant une envie de parler, une ostentation, apportent ennuy à la compagnie. Le sixiesme et principal est de garder par-tout la forme, l’ordre, la pertinence. ô qu’il y a de peine de disputer et conferer avec un sot, inepte et impertinent ! C’est, ce semble, la seule juste excuse de rompre et quitter tout : car qu’y gagneriez-vous que tourment, puis qu’avec luy vous ne pouvez bien aller ? Ne sentir pas l’opposition que l’on faict, se suyvre soy-mesme, et ne respondre à la partie, s’arrester à un mot, à un incident, et laisser le principal, mesler et troubler la dispute, craindre tout, nier ou refuser tout, ne suyvre poinct le fil droict, user de praefaces et digressions inutiles, crier et s’opiniastrer, s’arrester tout en une formule artiste, et ne voir rien au fond ; ce sont choses qui se practiquent ordinairement par les pedans et sophistes. Voyci comment se cognoist et se remarque la sagesse et pertinence d’avec la sottise et impertinence ; ceste-cy est presomptueuse, temeraire, opiniastre, asseurée ; celle-là ne se satisfaict jamais bien, est crainctifve, retenue, modeste : celle-là se plaist, sort du combat gaye, glorieuse, comme ayant gaigné, avec un visage qui veust faire croire à la compagnie qu’elle est victorieuse. Le septiesme, s’il y a lieu de contradiction, il faut adviser qu’elle ne soit hardie, ny opiniastre, ny aigre. En ces trois cas elle ne seroit bien venuë, et feroit à son autheur plus de mal qu’ à tout autre. Pour estre bien prinse de la compagnie, faut qu’elle naisse tout-à-l’heure mesme du propos qui se traicte, et non d’ailleurs, ny d’autre chose precedente ; qu’elle ne touche poinct la personne, mais la chose seulement, avec quelque recommandation de la personne, s’il y eschet, et qu’elle soit doucement raisonnée.


LIVRE 2 CHAPITRE 10


se conduire prudemment aux affaires.

cecy appartient proprement à la vertu de prudence, de laquelle sera traicté au commencement du livre suyvant, où seront touchez particulierement les conseils et advis divers, selon les diverses especes de prudence et occurences des affaires. Mais je mettray icy les poincts et chefs principaux de prudence, qui seront advis generaux et communs pour instruire en gros nostre disciple à se bien et sagement conduire et porter au trafic et commerce du monde, et au maniement de tous affaires, et sont huict. Le premier consiste en intelligence, c’est de bien cognoistre les personnes avec qui l’on a affaire, leur naturel propre et particulier, leur humeur, leur esprit, leur inclination, leur dessein et intention, leur procedure : cognoistre aussi le naturel des affaires que l’on traicte, et qui se proposent non seulement en leur superficie et apparence, mais penetrer au dedans non seulement voir et cognoistre les choses en soy, mais encore les accidens, les consequences, la suite. Pour ce faire, il les faut regarder à tous visages, les considerer en tous sens : il y en a qui par un costé sont très specieuses et plausibles, et par un autre sont très vilaines et pernicieuses. Or il est certain que, selon les divers naturels des personnes et des affaires, il faut changer de style et de façon de proceder, comme un nautonier, qui, selon les divers endroicts de la mer, la diversité des vents, conduict diversement les voiles et les avirons. Et qui voudroit par-tout se conduire et porter de mesme façon, gasteroit tout, et feroit le sot et ridicule. Or ceste cognoissance double de personnes et d’affaires n’est pas chose fort facile, tant l’homme est desguisé et fardé ; l’on y parvient en les considerant attentifvement et meurement, et les repassant souvent par la teste, et à diverses fois sans passion. Il faut puis après apprendre à bien justement estimer les choses et leur donner le prix et le rang qui leur appartient, qui est le vray faict de prudence et suffisance. C’est un haut poinct de philosophie ; mais, pour y parvenir, il se faut bien garder de passion et de jugement populaire. Il y a six ou sept choses qui meuvent et meinent les esprits populaires, et leur font estimer les choses à faulses enseignes, dont les sages se garderont, qui sont nouvelleté, rareté, estrangeté, difficulté, artifice, invention, absence, et privation ou desny, et sur-tout le bruict, la monstre et la parade. Ils n’estiment poinct les choses si elles ne sont relevées par art et science, si elles ne sont poinctues et enflées. Les simples et naifves, de quelque valeur qu’elles soyent, on ne les apperçoit pas seulement ; elles eschappent et coulent insensiblement, ou bien l’on les estime plattes, basses et niaises, grand tesmoignage de la vanité et foiblesse humaine qui se paye de vent, de fard, et de faulse monnoye au lieu de bonne et vraye. De là vient que l’on prefere l’art à la nature, l’acquis au naturel, le difficile et estudié à l’aise ; les bouttées et secousses à la complexion et habitude, l’extraordinaire à l’ordinaire, l’ostentation et la pompe à la verité douce et secrette ; l’autruy, l’estranger, l’emprunté, au sien propre et naturel. Et quelle plus grande folie est-ce que tout cela ? Or la reigle des sages est de ne se laisser coiffer et emporter à tout cela, mais de mesurer, juger et estimer les choses premierement par leur vraye, naturelle et essentielle valeur, qui est souvent interne et secrette ; puis par l’utilité, le reste n’est que pipperie. C’est bien chose difficile, estant ainsi toutes choses desguisées et sophistiquées : souvent les faulses et meschantes se rendent plus plausibles que les vrayes et bonnes. Et dict Aristote qu’il y a plusieurs faulsetez qui sont plus probables et ont plus d’apparence que des verités ; mais comme elle est difficile, aussi est-elle excellente et divine : (…) ; et necessaire avant toute œuvre : (…) ; car pour neant entre-l’on à sçavoir les preceptes et reigles de bien vivre, si premierement l’on ne sçait en quel rang l’on doibt tenir les choses, les richesses, la santé, la beauté, la noblesse, la science, etc. Et leurs contraires. C’est une haute et belle science que de la presseance et preeminence des choses, mais bien difficile, principalement quand plusieurs se presentent ensemble, car la pluralité empesche ; et en cecy l’on n’est jamais tous d’accord. Les gousts et les jugemens particuliers sont fort divers, et très utilement, affin que tous ne courent ensemble à mesme et ne s’entr’empeschent. Par exemple, prenons ces huict principaux chefs de tous biens spirituels et corporels : quatre de chascune sorte, sçavoir preud’homie, santé, sagesse, beauté, habilité, noblesse, science, richesse. Nous prenons icy ces mots selon le sens et usage commun, sagesse pour une prudente et discrette maniere de vivre et se comporter avec tous et envers tous, habilité pour suffisance aux affaires, science pour cognoissance des choses acquise des livres : les autres sont assez clairs. Or, sur l’arrangement de ces huict, combien d’opinions diverses ? J’ay dict la mienne ; je les ay meslez et tellement entrelacez ensemble, qu’après et auprès un spirituel il y en a un corporel qui luy respond, affin d’accoupler l’esprit et le corps : la santé est au corps ce que la preud’homie est en l’esprit : c’est la preud’homie du corps, la santé de l’ame : (…). La beauté est comme la sagesse, la mesure, proportion et bienseance du corps, et la sagesse beauté spirituelle : la noblesse est une grande habitude et disposition à la vertu : les sciences sont les richesses de l’esprit. D’autres arrangeront ces pieces tout autrement, qui mettra tous les spirituels avant que venir au premier corporel, et le moindre de l’esprit au-dessus du meilleur du corps, et qui à part et ensemble les arrangera autrement : chascun abonde en son sens. Après, et de ceste suffisance et partie de prudence de sçavoir bien estimer les choses, vient et naist ceste autre, qui est sçavoir bien choisir ; où se monstre aussi souvent, non seulement la conscience, mais aussi la suffisance et prudence. Il y a des choix bien aisez, comme d’une difficulté et d’un vice, de l’honneste et de l’utile, du debvoir et du profict ; car la preeminence de l’un est si grande au-dessus de l’autre, que, quand ils viennent à se choquer, le champ doibt tousiours demeurer à l’honneste, sauf peust-estre quelque exception bien rare et avec grande circonspection, et aux affaires publics seulement, comme sera dict après en la vertu de prudence : mais il y a des choix quelquesfois bien fascheux et bien rudes, comme quand l’on est enfermé entre deux vices, ainsi que fut le docteur Origene d’idolatrer, ou se laisser jouyr charnellement à un grand vilain aethiopien ; il subit le premier, et mal, ce disent aucuns. La reigle est bien tousiours que, se trouvant en incertitude et perplexité au choix des choses non mauvaises, il se faut jetter au party où y a plus d’honnesteté et de justice : car encore qu’il en mesadvienne, si donnera-il tousiours une gratification et gloire d’avoir choisy le meilleur, outre que l’on ne sçait que quand l’on eust prins le party contraire, ce qu’il fust advenu, et si l’on eust eschappé son destin : quand on doubte quel est le meilleur et le plus court chemin, il faut tenir le plus droict. Et aux mauvaises (desquelles il n’y a jamais choix) il faut esviter le plus vilain et injuste : ceste reigle est de conscience et appartient à la preud’homie. Mais sçavoir quel est le plus honneste, juste et utile, quel plus deshonneste, plus injuste et moins utile, il est souvent très difficile et appartient à la prudence et suffisance. Il semble qu’en tels destroicts le plus seur et meilleur est de suyvre la nature, et juger celuy-là le plus juste et honneste qui approche plus de la nature, celuy plus injuste et deshonneste qui est le plus eslongné de la nature. Aussi avons-nous dict que l’on doibt estre homme de bien par le ressort de la nature : employez ceste reigle au faict d’Origene, et vous jugerez bien. Avant que sortir de ce propos, du choix et election des choses, vuidons en deux petits mots ceste question. D’où vient en nostre ame le choix de deux choses indifferentes et toutes pareilles. Les stoïciens disent que c’est un maniement de l’ame extraordinaire, desreiglé, estranger et temeraire : mais l’on peust bien dire que jamais deux choses ne se presentent à nous, où n’y aye quelque difference, pour legere qu’elle soit ; et qu’il y a tousiours quelque chose en l’une qui nous touche et pousse au choix, encore que ce soit imperceptiblement, et que ne le puissions exprimer. Qui seroit egalement balancé entre deux envies, jamais ne choisiroit, car tout choix et inclination porte inegalité. Un autre precepte en ceste matiere est de prendre advis et conseil d’autruy ; car se croire et se fier en soy seul est très dangereux. Or icy sont requis deux advertissemens de prudence : l’un est au choix de ceux à qui l’on se doibt addresser pour avoir conseil ; car il y en a de qui plustost il se faut cacher et garder. Ils doibvent estre premierement gens de bien et fideles (c’est icy mesme chose), puis bien sensez et advisez, sages, experimentez. Ce sont les deux qualitez de bons conseillers, preud’homie et suffisance : l’on peust adjouster un troisiesme, qu’ils n’ayent ny leurs proches et intimes, aucun particulier interest en l’affaire ; car encore que l’on puisse dire que cela ne les empeschera de bien conseiller, estant, comme dict est, preud’hommes, je pourray repliquer qu’outre que ceste tant grande, forte et philosophique preud’homie, qui n’est touchée de son propre interest, est bien rare, encore est-ce grande imprudence de les mettre en ceste peine et anxieté, et comme le doigt entre deux pierres. L’autre advertissement est de bien ouyr et recepvoir les conseils, les prenant d’heure sans attendre l’extremité, avec jugement et douceur, aymant qu’on dise librement et franchement la verité. L’ayant suyvi comme bon, venant de bonne main et amis, ne s’en faut poinct repentir, encore qu’il ne succede ainsi que l’on avoit esperé. Souvent de bons conseils en arrivent de mauvais effects. Mais le sage se doibt plustost contenter d’avoir suyvi un bon conseil qui aura eu mauvais effect, qu’un mauvais conseil suyvi d’un bon effect, comme Marius, (…) ; et ne faire comme les sots, qui, après avoir meurement deliberé et choisy, pensent après avoir prins le pire, parce qu’ils ne poisent plus que les raisons de l’opinion contraire, sans y apporter le contrepoids de celles qui les ont induict à cela. Cecy est bien dict briefvement pour ceux qui cherchent conseil : pour ceux qui le donnent, sera parlé en la vertu de prudence, de laquelle le conseil est une grande et suffisante partie. Le cinquiesme advis que je donne icy à se bien conduire aux affaires est un temperament et mediocrité entre une trop grande fiance et deffiance, craincte et asseurance : trop se fier et asseurer souvent nuict, et deffier offense : il se faut bien garder de faire demonstration aucune de deffiance, quand bien elle y seroit et justement ; car c’est desplaire, voire offenser et donner occasion de nous estre contraire. Mai s aussi ne faut-il user d’une si grande, lasche et molle fiance, si ce n’est à ses bien asseurez amis. Il faut tousiours tenir la bride à la main, non la lascher trop, ou tenir trop roide. Il ne faut jamais dire tout, mais que ce que l’on dict soit vray : il ne faut jamais tromper ny affiner, mais bien se faut-il garder de l’estre : il faut temperer et marier l’innocence et simplicité colombine, en n’offensant personne, avec la prudence et astuce serpentine, en se tenant sur ses gardes, et se preservant des finesses, trahisons et embusches d’autruy. La finesse à la deffensifve est autant loüable comme deshonneste à l’offensifve. Il ne faut donc jamais tant s’advancer et s’engager que l’on n’aye moyen, quand l’on voudra et faudra, de se retirer et se r’avoir sans grand dommage et regret. Il ne faut jamais abandonner le manche, ne jamais tant desestimer autruy et s’asseurer de soy, que l’on en vienne à une presomption et nonchalance des affaires, comme ceux qui pensent que personne ne void si clair qu’eux, ou que tout plie soubs eux, et que l’on n’oseroit penser à leur desplaire, et par-là viennent à se relascher et mespriser le soin, et enfin sont affinez, surprins et bien mocquez. Un autre advis et bien important est de prendre toutes choses en leur temps et saison, et bien à propos. Et pour ce il faut sur-tout esviter precipitation ennemie de sagesse, marastre de toute bonne action, vice fort à craindre aux gens jeunes et bouillans. C’est à la verité un tour de maistre et bien habile homme de sçavoir bien prendre les choses à leur poinct, bien mesnager les occasions et commoditez, se prevaloir du temps et des moyens. Toutes choses ont leur saison, et mesme les bonnes, que l’on peust faire hors de propos. Or la hastiveté et precipitation est bien contraire à cecy, laquelle trouble, confond et gaste tout : (…). Elle vient ordinairement de passion qui nous emporte : (…) ; et assez souvent aussi d’insuffisance. Le vice contraire, lascheté, paresse, nonchalance, qui semble aucunefois avoir quelque air de maturité et de sagesse, est aussi pernicieux et dangereux, principalement en l’execution ; car l’on dict qu’il est permis d’estre en la deliberation et consultation poisant et long, mais non en l’execution, dont les sages disent qu’il faut consulter lentement, executer promptement ; deliberer à loysir, et vistement accomplir. Il s’est bien veu quelquesfois le contraire, que l’on a esté heureux à l’evenement, encore que l’on aye esté soudain et temeraire en la deliberation : (…) ; mais c’est rarement et par coup d’adventure, à quoy ne se faut pas reigler, et se bien garder que l’envie ne nous en prenne ; car le plus souvent une longue et inutile repentance est le salaire de leur course et hastiveté. Voyci donc deux escueils et extremitez qu’il faut pareillement esviter ; car c’est aussi grande faute de prendre l’occasion trop verte et trop cruë, que la laisser trop meurir et passer : le premier se faict volontiers par les jeunes, prompts et bouillans, qui, à faute de patience, ne donnent pas loysir au temps et au ciel de faire rien pour eux ; ils courent et ne prennent rien : le second par les stupides, lasches et trop lourds. Pour cognoistre l’occasion et l’empoigner, il faut avoir l’esprit fort et esveillé, et aussi patient : il faut prevoir l’occasion, la guetter, l’attendre, la voir venir, s’y preparer, et puis l’empoigner au poinct qu’il faut. Le septiesme advis sera de se bien porter et conduire avec les deux maistres et sur-intendans des affaires du monde, qui sont l’industrie ou vertu, et la fortune. C’est une vieille question, laquelle des deux a plus de credit, de force et d’authorité : car certes toutes deux en ont, et est trop clairement fauls que l’une seule fasse tout et l’autre rien. Il seroit peust-estre bien à desirer qu’il fust vray, et qu’une seule eust tout l’empire, les affaires en iroient mieux, l’on seroit du tout regardant et attentif à celle-là et seroit facile ; la difficulté est à les joindre, et entendre à toutes deux. Ordinairement ceux qui s’arrestent à l’une mesprisent l’autre : les jeunes et hardis regardent et se fient à la fortune, en esperant bien ; et souvent par eux elle opere de grandes choses, et semble qu’elle leur porte faveur : les vieils et tardifs sont à l’industrie, ceux-cy ont plus de raison. S’il les faut comparer et choisir l’un des deux, celuy de l’industrie est plus honneste, plus seur, plus glorieux ; car quand bien la fortune luy sera contraire, et rendra toute l’industrie et diligence vaine, si est-ce qu’il demeure ce contentement, que l’on n’a poinct chaumé, l’on s’est trouvé (…), l’on s’est porté en gens de cœur. Ceux qui suyvent l’autre party sont en danger d’attendre en vain ; et quand bien il succederoit à souhait, si n’y a-il pas tant d’honneur et de gloire. Or l’advis de sagesse porte de ne s’arrester pas du tout et tant à l’une, que l’on mesprise et l’on excluë l’autre ; car toutes deux y ont bonne part, voire souvent se prestent la main et s’entendent mutuellement. Il faut donc se comporter avec toutes deux, mais inegalement ; car l’advantage et preeminence doibt estre donné, comme dict est, à la vertu et industrie : (…). Encore est requis cest advis de garder discretion, qui assaisonne et donne bon goust à toutes choses ; ce n’est pas une qualité particuliere, mais commune, qui se mesle par-tout. L’indiscretion gaste tout et oste la grace aux meilleurs ; soit-il à bien faire à autruy, car toutes gratifications ne sont pas bien faictes à toutes gens ; à s’excuser, car excuses inconsiderées servent d’accusation ; à faire l’honneste et le courtois, car l’on peust exceder et degenerer en rusticité, soit à n’offrir ou à n’accepter.


LIVRE 2 CHAPITRE 11


se tenir tousiours prest à la mort ; fruict de sagesse. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/238

le jour de la mort est le maistre jour, et juge de tous les autres jours, auquel se doibvent toucher et esprouver toutes les actions de nostre vie. Lors se faict le grand essay, et se recueille le grand fruict de tous nos estudes. Pour juger de la vie, il faut regarder comment s’en est porté le bout ; car la fin couronne l’ œuvre, et la bonne mort honore toute la vie, la mauvaise diffame : l’on ne peust bien juger de quelqu’un sans luy faire tort, que l’on ne luy aye veu jouer le dernier acte de sa comedie, qui est sans doubte le plus difficile. Epaminondas, le premier de la Grece, enquis lequel il estimoit plus de trois hommes, de luy, Chabrias et Iphicrates, respondit : il nous faut voir premierement mourir tous trois avant en resouldre : la raison est qu’en tout le reste il y peust avoir du masque, mais à ce dernier roollet il n’y a que feindre : (…). D’ailleurs la fortune semble nous guetter à ce dernier jour comme à poinct nommé, pour monstrer sa puissance, et renverser en un moment ce que nous avons basty et amassé en plusieurs années, et nous faire crier avec Laberius : (…) ; et ainsi a esté bien et sagement dict par Solon à Croesus : (…). C’est chose excellente que d’apprendre à mourir, c’est l’estude de sagesse qui se resoult toute à ce but : il n’a pas mal employé sa vie, qui a apprins à bien mourir ; il l’a perdue qui ne la sçait bien achever : (…). Il ne peust bien agir qui ne vise au but et au blanc : il ne peust bien vivre qui ne regarde à la mort ; bref, la science de mourir c’est la science de liberté, de ne craindre rien, de bien, doucement et paisiblement vivre : sans elle n’y a aucun plaisir à vivre, non plus qu’ à jouyr d’une chose que l’on crainct tousiours de perdre. Premierement et sur-tout il faut s’efforcer que nos vices meurent devant nous ; secondement se tenir tout prest. ô la belle chose, pouvoir achever sa vie avant sa mort, tellement qu’il n’y aye plus rien à faire qu’ à mourir ; que l’on n’aye plus besoin de rien, ny du temps, ny de soy-mesme, mais tout saoul et content que l’on s’en aille : tiercement, que ce soit volontairement ; car bien mourir c’est volontiers mourir. Il semble que l’on se peust porter à l’endroict de la mort en cinq manieres : la craindre et fuyr comme un très grand mal ; l’attendre doucement et patiemment comme chose naturelle, inevitable, raisonnable ; la mespriser comme chose indifferente et qui n’importe de beaucoup ; la desirer, demander, chercher, comme le port unique des tourmens de ceste vie, voire un très-grand gain ; se la donner soy-mesme. De ces cinq les trois du milieu sont bons, d’ame bonne et rassise, bien que diversement et en differente condition de vie ; les deux extremes vicieux et de foiblesse, bien que soit à divers visages : de chascune nous parlerons. La premiere n’est approuvée de personne d’entendement, bien qu’elle soit practiquée par la pluspart, tesmoignage de grande foiblesse. Contre ceux-là et pour consolation contre la mort sienne advenir, ou celle d’autruy, voyci de quoy. Il n’y a chose que les hu mains tant craignent et ayent en horreur que la mort : toutesfois il n’y a chose où y aye moins d’occasion et de subject de craindre, et au contraire il y aye tant de raisons pour l’accepter et se resouldre : dont il faut dire que c’est une pure opinion et erreur populaire, qui a ainsi gaigné tout le monde. Nous nous en fions au vulgaire inconsideré, qui nous dict que c’est un très grand mal, et en mescroyons la sagesse, qui nous enseigne que c’est l’affranchissement de tous maux, et le port de la vie. Jamais la mort presente ne fit mal à personne, et aucun de ceux qui l’ont essayé et sçavent que c’est, ne s’en est plainct ; et si la mort est dicte estre mal, c’est donc de tous les maux le seul qui ne faict pas de mal, c’est l’imagination seule d’elle absente qui faict ceste peur. Ce n’est donc qu’opinion, non verité, et c’est vrayement où l’opinion se bande plus contre la raison, et nous la veust effacer avec le masque de la mort : il n’y peust avoir raison aucune de la craindre, car l’on ne sçait que c’est. Pourquoy ny comment craindra-l’on ce que l’on ne sçait que c’est ? Dont disoit bien le plus sage de tous, que craindre la mort c’estoit faire l’entendu et le suffisant, c’estoit feindre sçavoir ce que personne ne sçait ; et practiqua ce sien dire en soy-mesme ; car sollicité par ses amis de plaider devant ses juges pour sa justification, et pour sauver sa vie, voyci l’harangue qu’il leur fit : messieurs, si je vous prie de ne me faire poinct mourir, j’ay peur de m’enferrer et parler à mon dommage ; car je ne sçay que c’est de mourir, ny quel il y faict : ceux qui craignent la mort presupposent la cognoistre : quant à moy, je ne sçay quelle elle est, ny ce qu’on faict en l’autre monde ; à l’adventure la mort est chose indifferente, à l’adventure chose bonne et desirable. Les choses que je sçay estre mauvaises, comme offenser son prochain, je les fuys ; celles que je ne cognois poinct du tout, comme la mort, je ne les puis craindre. Parquoy je m’en remets à vous : car je ne puis sçavoir quel est plus expedient pour moy, mourir ou ne mourir pas ; par ainsi vous en ordonnerez comme il vous plaira. Tant se tourmenter de la mort, c’est premierement grande foiblesse et coüardise : il n’y a femmelette qui ne s’appaise dedans peu de jours de la mort la plus douloureuse qui soit, de mary, d’enfant ; pourquoy la raison, la sagesse, ne fera-elle en une heure, voire tant promptement (comme nous en avons mille exemples), ce que le temps obtiendra d’un sot et d’un foible ? Que sert à l’homme la sagesse, la fermeté, si elle ne haste le pas et ne faict plus et plustost que le sot et le foible ? C’est de ceste foiblesse que la pluspart des hommes mourans ne peuvent du tout se resouldre que ce soit leur derniere heure, et n’est endroict où la pipperie de l’esperance amuse plus : cela advient aussi peust-estre de ce que nous estimons grande chose nostre mort, et nous semble que l’université des choses a interest de compastir à nostre fin, tant fort nous nous estimons. Et puis tu te monstres injuste ; car si la mort est bonne chose, comme elle est, pourquoy la crains-tu ? Si c’est une mauvaise chose, pourquoy l’empires-tu, et adjoustes mal sur mal, à la mort encore de la douleur ? Comme celuy qui, spolié d’une partie de ses biens par l’ennemy, jette le reste en la mer, pour dire qu’en ceste façon il regrette qu’il a esté devalizé. Finalement craindre la mort c’est estre ennemy de soy et de sa vie ; car celuy ne peust vivre à son aise et content, qui crainct de mourir. Celuy-là vit vrayement libre, qui ne crainct poinct la mort : au contraire le vivre est servir, si la liberté de mourir en est à dire. La mort est le seul appuy de nostre liberté, commune et prompte recepte à tous maux : c’est donc estre bien miserable (et ainsi le sont presque tous) qui trouble la vie par le soin et craincte de la mort, et la mort par le soin de la vie. Mais, je vous prie, quelles plainctes et murmures y auroit-il contre nature, s’il n’y avoit poinct de mort, et qu’il fallust demeurer icy bon-gré mal-gré ? Certes l’on la maudiroit. Imaginez combien seroit moins supportable et plus penible une vie perdurable, que la vie avec la condition de la laisser. Chiron refusa l’immortalité, informé des conditions d’icelle par le dieu du temps, Saturne son pere. Que seroit-ce d’autre part s’il n’y avoit quelque peu d’amertume meslé en la mort ? Certes l’on y courroit trop avidement et indiscrettement : pour garder moderation qui est à ne trop aymer ny fuyr la vie, à ne craindre ny courir à la mort, tous les deux sont temperez et destrempez de la douceur et de l’aigreur. Le remede que baille en cecy le vulgaire est trop sot, qui est de n’y penser poinct, n’en parler jamais : outre que telle nonchalance ne peust loger en la teste d’homme d’entendement, encore enfin cousteroit-elle trop cher : car advenant la mort au despourveu, quels tourmens, cris, rage, desespoir ? La sagesse conseille bien mieux de l’attendre de pied ferme et la combattre, et pour ce faire nous donne un advis tout contraire au vulgaire, c’est de l’avoir tousiours en la pensée, la practiquer, l’accoustumer, l’apprivoiser, se la representer à toutes heures et s’y roidir non seulement aux pas suspects et dangereux, mais au milieu des festes et joyes : que le refrain soit que nous sommes tousiours en butte à la mort ; que d’autres sont morts qui pensoient en estre autant loin que nous maintenant, que ce qui peust advenir une autre fois peust aussi advenir maintenant ; et ce suyvant la coustume des aegyptiens, qui, en leurs banquets, tenoient l’image de la mort, et des chrestiens, et tous autres, qui ont leurs cemetieres près des temples, et lieux publics et frequentez, pour tousiours (disoit Lycurgue) faire penser à la mort. Il est incertain où la mort nous attend, attendons-la par-tout, et que tousiours elle nous trouve prests. Mais entendons les regrets et excuses que les peureux alleguent pour pallier leurs plainctes, qui sont toutes niaises et frivoles : ils se faschent de mourir jeunes, et se plaignent tant pour eux que pour autruy ; que la mort les anticipe et les moissonne encore au verd et au fort de leur aage. Plaincte du vulgaire, qui mesure tout à l’aulne, et n’estime rien de precieux que ce qui est long et dure ; où, au contraire, les choses exquises et excellentes sont ordinairement subtiles et deliées. C’est un traict de grand maistre d’enclorre beaucoup en peu d’espace : et peust-on dire qu’il est quasi fatal aux hommes illustres de ne pas vivre long-temps. La grande vertu et la grande ou longue vie ne se rencontrent gueres ensemble : la vie se mesure par la fin ; pourveu qu’elle en soit belle, tout le reste a sa proportion : la quantité ne sert de rien pour la rendre plus ou moins heureuse, non plus que la grandeur ne rend pas le cercle plus rond que le petit ; la figure y faict tout. Un petit homme est homme entier comme un grand : ny les hommes, ny leurs vies, ne se mesurent à l’aulne. Ils ont regret de mourir loin des leurs, ou d’estre tuez, ou demeurer sans sepulture : ils souhaiteront de mourir en paix, dedans le lict entre les leurs, consolez d’eux, et en les consolant. Tant de gens qui vont à la guerre, et prennent la poste pour se trouver en une bataille, ne sont pas de cest advis : ils vont mourir tout en vie et chercher un tombeau entre les morts de leurs ennemis. Les petits enfans craignent les hommes masquez ; decouvrez-leur le visage, ils n’en ont plus de peur. Aussi, croyez, le feu, le fer, la flamme, nous estonnent, comme nous les imaginons : levons-leur le masque, la mort dont ils nous menacent n’est que la mesme mort dont meurent les femmes et les enfans. Ils ont regret de laisser tout le monde, et pourquoy ? Tu y as tout veu, un jour est egal à tous ; il n’y a poinct d’autre lumiere, ny d’autre nuict, d’autre soleil, ny d’autre train au monde ; au pis aller, tout se void en un an : l’on y void la jeunesse, l’adolescence, la virilité, la vieillesse du monde ; il n’y a autre finesse que de recommencer. Les parens et amis : vous en trouverez encore plus où vous allez, et tels que n’avez encore jamais veu ; et puis ceux d’icy que vous regrettez vous suyvront bientost. De petits enfans orphelins, sans conduicte et sans support, comme si ces enfans-là estoient plus à vous qu’ à Dieu, comme si vous les aymiez dadvantage que luy, qui en est le premier et plus vray pere ; et combien de tels sont parvenus grands plus que d’autres ? Peust-estre que vous craignez de vous en aller seul, c’est grande simplesse ; tant de gens meurent avec vous, et à mesme heure que vous. Au reste, vous allez en un lieu où vous ne regretterez poinct ceste vie : comment regretter ? S’il estoit loysible de la reprendre, l’on la refuseroit ; et si l’on eust sceu que c’estoit avant que de la recepvoir, l’on n’en eust poinct voulu, (…). Pourquoy regretter, puis que tu seras ou du tout rien, ou beaucoup mieux, ce disent tous les sages du monde ? Pourquoy donc t’effarouches-tu de la mort, puis que tu es sans grief ? Le mesme passage que tu as faict de la mort, c’e st-à-dire du rien à la vie, sans passion, sans frayeur, refais-le de la vie à la mort : (…) ?

Peust-estre que le spectacle de la mort te desplaist, à cause que ceux qui meurent font laide mine : oui, mais ce n’est pas la mort, ce n’est que son masque. Ce qui est dessoubs caché est très beau, la mort n’a rien d’espouvantable : nous avons envoyé de lasches et peureux espions pour la recognoistre : ils ne nous en rapportent pas ce qu’ils ont veu, mais ce qu’ils en ont ouy dire, et ce qu’ils en craignent. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/252

La seconde est d’ame bonne, douce et reiglée, et se practique justement en une vie commune, equable et paisible, par ceux qui, avec raison, estiment beaucoup ceste condition de vie, et se contentent d’y durer ; mais se rangeans à la raison, l’acceptent quand elle vient. C’est une attrempée mediocrité, sortable à telle condition de vie, entre les extremitez (qui sont desirer et craindre, chercher et fuyr, vicieuses et blasmables, (…)), si elles ne sont couvertes et excusées par quelque raison non commune et ordinaire, comme sera dict puis en son lieu. Desirer et chercher est mal ; c’est injustice de vouloir mourir sans cause ; c’est porter envie au monde, à qui nostre vie peust estre utile ; c’est estre ingrat à nature que de mespriser et ne vouloir user du meilleur present qu’elle nous puisse faire, et estre par trop chagrin et difficile de s’ennuyer et ne pouvoir durer en un estat qui ne nous est poinct onereux, et par trop en charge ; la fuyr et craindre, c’est aller contre nature, raison, justice et tout debvoir. D’autant que mourir est chose naturelle, necessaire et inevitable, juste et raisonnable. Naturelle, car c’est une piece de l’ordre de l’univers, et de la vie du monde. Voulez-vous qu’on ruine ce monde, et qu’on en fasse un tout nouveau pour vous ? La mort tient un très grand rang en la police et grande republique de ce monde ; et est de très grande utilité, pour la succession et durée des œuvres de nature : la deffaillance d’une vie est passage à mille autres : (…). Et non seulement c’est une piece de ce grand tout, mais de ton estre particulier, non moins essentielle que le vivre, que le naistre : en fuyant de mourir tu te fuys toy-mesme : ton estre est egalement party en ces deux, à la vie et à la mort, c’est la condition de ta creation. Si tu te fasches de mourir, il ne falloit pas naistre ; l’on ne vient poinct en ce monde à autre marché que pour en sortir ; qui se fasche d’en sortir, n’y debvoit pas entrer. Le premier jour de ta naissance t’oblige et t’achemine à mourir comme à vivre. Se fascher de mourir, c’est se fascher d’estre homme, car tout homme est mortel : dont disoit tout froidement un sage, ayant receu nouvelles de la mort de son fils : je sçavois bien que je l’avois engendré mortel. Estant donc la mort chose si naturelle et essentielle, et pour le monde en gros, et pour toy en particulier, pourquoy l’as-tu en si grande horreur ? Tu vas contre nature : la craincte de douleur est bien naturelle, mais de la mort non : car estant de si grand service à nature, et l’ayant elle instituée, à quoy faire nous en auroit-elle imprimé la hayne et l’horreur ? Les enfans, les bestes, ne craignent pas la mort, voire la souffrent gayement : ce n’est donc pas nature qui nous apprend à la craindre, plustost nous apprend-elle à l’attendre et recepvoir comme envoyée par elle. Secondement est necessaire, fatale, inevitable ; et tu le sçais toy qui crains et pleures : quelle plus grande folie que se tourmenter pour neant et à son escient ? Qui est le sot qui va prier et importuner celuy qu’il sçait estre inexorable, et frapper à une porte qui ne s’ouvre poinct ? Qu’y a-il plus inexorable et sourd que la mort ? Il faut craindre les choses incertaines, se remuer pour les remediables ; mais les certaines, comme la mort, il les faut attendre, et se resouldre aux irremediables. Le sot crainct et fuyt la mort : le fol la cherche et la court, le sage l’attend : c’est sottise de regretter ce qu’on ne peust recouvrer, craindre ce que l’on ne peust fuyr : (…). L’exemple de David est beau ; lequel ayant entendu la mort de son petit tant cher, prend ses habillemens de feste et veust banquetter, disant à ceux qui s’esbahyssoient de ceste façon de faire, qu’il avoit voulu essayer à gaigner Dieu pour luy sauver son fils, mais qu’estant mort, cela estoit faict, et n’y avoit poinct de remede. Le sot pense bien repliquer, disant que c’est proprement pourquoy il se deuil et se tourmente, à cause qu’il n’y a poinct de remede : mais il redouble et acheve sa sottise : (…). Or estant ainsi necessaire et inevitable, non seulement ne sert de rien de la craindre : mais faisant de necessité vertu, il la faut accueillir et recepvoir doucement ; car il est plus commode d’aller à la mort que si elle venoit à nous, et la prendre que si elle nous prenoit. Tiercement c’est une chose raisonnable et juste que de mourir : c’est raison d’arriver au lieu où l’on ne cesse d’aller ; si l’on y crainct d’arriver, il ne faut pas cheminer, mais s’arrester ou rebrousser chemin, ce que l’on ne peust. C’est raison que tu fasses place aux autres, puis que les autres te l’ont faict : si vous avez faict vostre profict de la vie, vous estes repeu et satisfaict ; allez vous-en, comme celuy qui, appellé en un banquet, a prins sa refection. Si vous n’en avez sceu user et qu’elle vous soit inutile, que vous chaut-il de la perdre ? à quoy faire la voulez-vous encore ? C’est une debte qu’il faut payer, c’est un depost qu’il faut rendre à toute heure qu’il est redemandé. Pourquoy playdez-vous contre vostre cedule, vostre foy, vostre debvoir ? C’est contre raison donc de regimber contre la mort, puis que par là vous vous acquittez de tant, et vous vous deschargez d’un grand compte. C’est chose generalle et commune à tous de mourir, pourquoy t’en fasches-tu ? Veux-tu avoir un privilege nouveau, et non encore veu, et estre seul hors du sort commun de tous ? Pourquoy crains-tu d’aller où tout le monde va, où tant de millions sont desia, et où tant de millions te suyvront ? La mort est egalement certaine à tous, et l’equalité est premiere partie de l’equité : (…). La troisiesme est d’ame forte et genereuse, qui se practique avec raison en une condition de vie publicque, elevée, difficile et affaireuse, où y peust avoir plusieurs choses preferables à la vie, pour lesquelles il ne faut doubter de mourir. Au pis aller il se faut tousiours plus aymer et estimer que sa vie : qui se met sur le trottoer et l’eschafaut de ce monde, faut qu’il se resolve à ce marché pour esclairer aux autres, et faire plusieurs belles choses utiles et exemplaires. Il faut qu’il couche de sa vie, et la fasse courir fortune. Qui ne sçait mespriser la mort, non seulement il ne fera jamais rien qui vaille, mais il s’expose à divers dangers : car en voulant tenir couverte, asseurée sa vie, il met à descouvert et à l’hazard son debvoir, son honneur, sa vertu et preud’homie. Le mespris de la mort est celuy qui produict les plus beaux, braves et hardis exploicts, soit en bien ou en mal. Qui ne crainct de mourir ne crainct plus rien, faict tout ce qu’il veust, se rend maistre de la vie et sienne et d’autruy : le mespris de la mort est la vraye et vifve source de toutes les belles et genereuses actions des hommes. De là sont derivées les braves resolutions et libres paroles de la vertu, prononceant ses sentences par la voix de tant de grands personnages. Elvidius Priscus, à qui l’empereur Vespasian avoit mandé de ne venir au senat, ou y venant ne dire son advis, respondit qu’estant senateur il ne faudroit de se trouver au senat ; et s’il estoit requis de dire son advis, il diroit librement ce que sa conscience luy commanderoit. Estant menacé par le mesme que, s’il parloit, il en mourroit : vous ay-je jamais dict ( respondit-il) que je fusse immortel ? Vous ferez ce que voudrez, et moy ce que je debvray : il est en vous de me faire mourir injustement, et en moy de mourir constamment. Les lacedemoniens, menacez de beaucoup souffrir, s’ils ne s’accommodoient bientost avec Philippe, pere d’Alexandre, qui estoit entré en leur pays avec main armée, un pour tous respondit : que peuvent souffrir ceux qui ne craignent de mourir ? Et leur ayant esté mandé par le mesme Philippe qu’il romproit et empescheroit tous leurs desseins, dirent : quoy ! Nous empescheras-tu aussi de mourir ? Un autre, interrogé du moyen de vivre libre, respondit : mesprisant la mort. Et un autre enfant, prins et vendu pour serf, dict à son acheteur : tu verras ce que tu as acheté ; je serois bien sot de vivre serf, puis que je puis estre libre : et ce disant, se jetta de la maison en bas. Et disoit un sage à un autre, deliberant de quitter ceste vie pour se delivrer d’un mal qui le pressoit : tu ne deliberes pas de grande chose : ce n’est pas grande chose de vivre, et tes valets et tes bestes vivent ; mais c’est grande chose de mourir honnestement, sagement, constamment. Pour clorre et couronner cest article, nostre religion n’a poinct eu de plus ferme et asseuré fondement humain, et auquel son autheur aye plus insisté, que le mespris de la vie. Mais il y a ici des feinctes et des mescomptes : plusieurs font mine de la mespriser, qui la craignent : plusieurs ne se soucient d’estre morts, voire le voudroient estre, mais le mourir les fasche : (…). Plusieurs deliberent, tous sains et rassis, de souffrir fermes la mort, voire se la donner ; c’est un roolle assez commun, auquel Heliogabale mesme a trouvé place, faisant d’apprets somptueux à ces fins ; mais estant venus aux prinses, aux uns le nais a saigné, comme à Lucius Domitius qui se repentit de s’estre empoisonné. Les autres en ont destourné les yeux et la pensée, et se sont comme desrobez à elle, l’avallant et engloutissant insensiblement comme pilules, selon le dire de Caesar, que la meilleure estoit la plus courte, et de Pline, que la courte est le souverain heur de la vie humaine. Or nul ne se peust dire resolu à la mort, qui crainct de l’affronter et la soustenir, les yeux ouverts, comme ont faict excellemment Socrates, qui eut trente jours entiers à ruminer et digerer le decret de sa mort, ce qu’il fit sans esmoy, alteration, voire sans aucun effort, mais tout mollement et gayement : Pomponius Atticus, Tullius Marcellinus, romains ; Cleantes, philosophe, tous trois presque de mesme façon ; car ayant essayé de mourir par abstinence pour sortir des maladies qui les tourmentoient, se trouvant guaris par elle, ne voulurent s’en desister, mais acheverent, prenant plaisir à deffaillir peu à peu, et considerer le train et progrez de la mort. Othon et Caton ; car ayant faict les apprests pour se tuer, sur le poinct de l’execution se mirent à dormir profondement, ne s’estonnant non plus de la mort que d’un autre accident ordinaire et bien leger. La quatriesme est d’ame forte et resolue, practiquée authentiquement par de grands et saincts personnages, en deux cas : l’un, le plus naturel et legitime, est une vie fort penible et douloureuse ou apprehension d’une beaucoup pire mort, bref un estat miserable, auquel l’on ne peust remedier ; c’est lors desirer la mort comme une retraicte et le port unique des tourmens de ceste vie, le souverain bien de nature, seul appuy de nostre liberté. C’est bien foiblesse de ceder aux maux, mais c’est folie de les nourrir : il est bien temps de mourir lors qu’il y a plus de mal que de bien à vivre : car de conserver nostre vie à nostre tourment et incommodité, c’est contre nature. Dieu nous donne assez congé, quand il nous met en cest estat. Il y en a qui disent qu’il faut mourir pour fuyr les voluptez, qui sont selon nature. Combien plus pour fuyr les douleurs, qui sont contre nature ? Il y a plusieurs choses en la vie pires beaucoup que la mort, pour lesquelles il vaut mieux mourir, et ne vivre poinct que de vivre : dont les lacedemoniens asprement menacez par Antipater, s’ils ne s’accordoient à sa demande, luy respondirent : si tu nous menaces de pis que la mort, nous aymons mieux mourir : et les sages disent que le sage vit tant qu’il doibt et non pas tant qu’il peust : et puis la mort nous est bien plus en main et à commandement, que la vie. La vie n’a qu’une entrée, et encore despend-elle de la volonté d’autruy. La mort despend de la nostre : et plus elle est volontaire, plus elle est belle ; et à elle y a cent mille issuës : nous pouvons avoir faute de terre pour y vivre, mais non pour mourir : la vie peust estre ostée à tout homme par tout homme, la mort non : (…). Le present plus favorable que nature nous aye faict, et qui nous oste tout moyen de nous plaindre de nostre condition, c’est de nous avoir laissé la clef des champs. Pourquoy te plains-tu en ce monde ? Il ne te tient pas : si tu vis en peine, ta lascheté en est cause : à mourir il n’y a que le vouloir. L’autre cas est une vifve apprehension et desir de la vie advenir, qui leur faict souhaiter la mort comme un grand gain, semence de meilleure vie, pont aux lieux delicieux, voye à tous biens, une reserve à la resurrection. La ferme creance et esperance de ces choses est incompatible avec la craincte et l’ennuy de la mort ; elle induict plustost à s’ennuyer icy, et desirer la mort : (…) : d’avoir la vie en affliction, et la mort en affection. Le vivre leur est courvée, et le mourir soulas ; dont leurs vœux et leurs voix sont, (…). Dont bien justement a esté reproché aux philosophes et chrestiens qu’ils sont des affronteurs et mocqueurs publics, et ne croyent pas en verité ce qu’ils disent, tant haut loüant et preschant l’immortalité bienheureuse, et tant de delices en la vie seconde, puis qu’ils pallissent et redoubtent si fort la mort, passage et traject necessaire pour y aller. La cinquiesme et extreme, c’est l’execution de la precedente qui est se donner la mort. Ceste-cy semble bien venir de vertu et grandeur de courage, ayant esté anciennement practiquée par les plus grands et plus excellens hommes et femmes de toute nation et religion, grecs, romains, aegyptiens, perses, medois, gaulois, indois, philosophes de toutes sectes, juifs ; tesmoin ce bon vieillard Razias, nommé le pere des juifs pour sa vertu, et ces femmes, lesquelles soubs Antiochus, après avoir circoncis leurs enfans, s’alloient precipiter quant et eux : chrestiens ; tesmoin ces deux sainctes canonisées, Pelagie et Sophronia, dont la premiere, avec sa mere et ses sœurs, se precipita dedans la riviere, et ceste-cy se tua d’un cousteau pour esviter la force de Maxentius, empereur : voire par des peuples et communes toutes entieres, comme de Capoue en Italie, Astupa, Numance en Espagne assiegées par les romains ; des abideens pressez par Philippe ; une ville aux Indes assiegée par Alexandre : mais encore approuvée et authorisée en plusieurs republiques par loix et reiglemens sur ce faicts, comme à Marseille, en l’isle de Cea de Negrepont, et autres nations, comme en hyperborée, et justifiée par plusieurs grandes raisons desduictes au precedent article, qui est du juste desir et volonté de mourir. Car s’il est permis de desirer, demander, chercher la mort, pourquoy sera-il mal faict se la donner ? Si la propre mort est permise et juste en la volonté, pourquoy ne le sera-elle en la main et en l’execution ? Pourquoy attendray-je d’autruy ce que je puis de moy-mesme ? Et ne vaut-il pas mieux encore se la donner que la souffrir ; courir à son jour que l’attendre ? Car la plus volontaire mort est la plus belle. Au reste je n’offense pas les loix faictes contre les larrons, quand j’emporte le mien et je coupe ma bourse : aussi ne suis-je tenu aux loix faictes contre les meurtriers pour m’avoir osté la vie. D’ailleurs elle est reprouvée par plusieurs, non seulement chrestiens, mais juifs, comme dispute Josephe contre ses capitaines en la fosse du puis ; et philosophes, comme Platon, Scipion, lesquels tiennent ceste procedure, non seulement pour vice de lascheté, coüardise et tour d’impatience ; car c’est s’aller cacher et tappir pour ne sentir les coups de la fortune. Or la vraye et vifve vertu ne doibt jamais ceder : les maux et les douleurs sont ses alimens : il y a bien plus de constance à user la chaisne qui nous tient qu’ à la rompre, et plus de fermeté en Regulus qu’en Caton ; mais encore pour crime de desertion ; car l’on ne doibt abandonner sa garnison sans l’exprès commandement de celuy qui nous y a mis : nous ne sommes icy pour nous seuls, ny maistres de nous-mesmes. Cecy donc n’est pas sans dispute ny sans doubte : bien peust-on, peust-estre, dire qu’il ne faut pas entendre à ce dernier exploict sans très grande et très juste raison ; affin que ce soit comme ils disent (…), une honneste et raisonnable issue et departie. Ce ne doibt donc pas estre pour une legere occasion, quoy que disent aucuns que l’on peust mourir pour causes legeres, puis que celles qui nous tiennent en vie ne sont gueres fortes : c’est ingratitude à nature ne vouloir user de son present ; c’est signe de legereté et d’estre trop chagrin et difficile, de s’en aller et rompre compagnie pour peu de chose ; mais pour une grande et puissante, et icelle juste et legitime, comme par exemple, ainsi qu’a esté dict, un très douloureux et insupportable vivre, ou une mort très cruelle et honteuse. Parquoy ne semblent avoir eu suffisante excuse, ny cause assez juste en leur mort, tous ceux-cy : Pomponius Atticus, Marcellinus et Cleantes, dont a esté parlé, qui n’ont voulu arrester le cours de leur mort, pour ceste seule consideration, qu’ils s’y trouvoient desia presque à mesme : ces femmes de Paetus, de Scaurus, de Labeo, de Fulvius familier d’Auguste, de Seneque et tant d’autres, pour accompagner leurs maris en leur mort ou les y inviter : Caton et autres despitez contre le succez des affaires, et de ce qu’il leur falloit venir ez mains de leurs ennemis, desquels toutesfois ils ne craignoient aucun mauvais traictement : ceux qui se sont tuez pour ne vivre à la mercy et de la grace de tel qu’ils abominoient, comme Gravius Silvanus et Statius Proximus, ja pardonnez par Neron : ceux qui, pour couvrir une honte et reproche pour le passé, comme Lucrece, romaine ; Sparzapizes, fils de la royne Tomiris ; Boges, lieutenant du roy Xerxès : ceux qui, sans aucun mal particulier, mais pour voir le public en mauvais estat, comme Nerva, grand jurisconsulte, Vibius Virius, Jubellius en la prinse de Capoue : ceux qui pour satieté ou ennuy de vivre ; et ne suffit qu’elle soit grande et juste, mais qu’elle soit necessaire et irremediable, et que tout soit essayé jusques à l’extremité. Parquoy la precipitation et le desespoir anticipé est icy très vicieux, comme en Brutus et Cassius, qui, se tuant avant le temps et l’occasion, perdirent les reliques de la liberté romaine, de laquelle ils estoient protecteurs. Il faut, disoit Cleomenes, mesnager sa vie, et la faire valoir jusques à l’extremité ; car s’en deffaire l’on le peust tousiours, c’est un remede que l’on a tousiours en main ; mais les choses se peuvent changer en mieux. Josephe et tant d’autres ont très utilement practiqué ce conseil ; les choses qui semblent du tout desesperées prennent quelquesfois un train tout autre : (…). Il faut, comme pour sa deffense envers un autre assaillant, aussi en son endroict, se porter (…), essayer tout avant venir à ceste extremité. Au reste, c’est un grand traict de sagesse de sçavoir cognoistre le poinct et prendre l’heure de mourir : il y a à tous une certaine saison de mourir : les uns l’anticipent, les autres la retardent : il y a de la foiblesse et de la vaillance en tous les deux, mais il y faut de la discretion. Combien de gens ont survescu à leur gloire, et, pour l’envie d’alongir un peu leur vie, ont obscurcy et de leur vivant aydé à ensepvelir leur honneur ! Ce qui a resté depuis ne sentoit rien du passé, c’estoit comme un vieil haillon et quelque chetifve piece cousue au bout d’un ornement riche et beau. Il y a un certain temps de cueillir le fruict de dessus l’arbre : si dadvantage il y demeure, il ne faict que perdre et empirer, c’eust esté aussi grand dommage de ne le cueillir plustost. La mort a des formes plus aisées les unes que les autres, et prend diverses qualitez, selon la fantasie de chascun : entre les naturelles, celle qui vient d’affoiblissement et appesantissement est plus douce et plus molle : entre les violentes, la meilleure est la plus courte et la moins premeditée. Aucuns desirent faire une mort exemplaire et demonstratifve de constance et suffisance, c’est considerer autruy, et chercher encore lors reputation ; mais c’est vanité, car cecy n’est pas acte de societé, mais d’un seul personnage : il y a assez d’affaires chez soy ; au dedans se consoler, sans considerer autruy ; et puis lors cesse tout interest à la reputation. Celle est la meilleure mort qui est bien recueillie en soy, quiete, solitaire, et toute à celuy qui est à mesme. Ceste grande assistance des parens et amis apporte mille incommoditez, presse et estouffe le mourant ; on luy tourmente l’un les oreilles, l’autre les yeux, l’autre la bouche : les cris et les plainctes, si elles sont vrayes, serrent le cœur ; si feinctes et masquées, font despit. Plusieurs grands personnages ont cherché de mourir loin des leurs pour esviter ceste incommodité : c’est aussi une puerile et sotte humeur vouloir esmouvoir par ses maux deuil et compassion en ses amis. Nous loüons la fermeté à souffrir la mauvaise fortune, nous accusons et hayssons celle de nos proches : quand c’est la nostre, ce ne nous est pas assez qu’ils s’en ressentent, mais encore qu’ils s’en affligent : un sage malade se doibt contenter d’une contenance rassise des assistans.


LIVRE 2 CHAPITRE 12


se maintenir en vraye tranquillité d’esprit, le fruict et la couronne de sagesse, et conclusion de ce livre.

la tranquillité d’esprit est le souverain bien de l’homme. C’est ce tant grand et riche tresor que les sages cherchent par mer et par terre, à pied et à cheval : tout nostre soin doibt tendre là ; c’est le fruict de tous nos labeurs et estudes, la couronne de sagesse. Mais affin que l’on ne se mescompte, il est à sçavoir que ceste tranquillité n’est pas une retraicte, une oysiveté ou vacation de tous affaires, une solitude delicieuse et corporellement plaisante, ou bien une profonde nonchalance de toutes choses. S’il estoit ainsi, plusieurs femmes, faineans, poltrons et voluptueux, jouyroient à leur aise d’un si grand bien, auquel aspirent les sages avec tant d’estude : la multitude ny rareté des affaires ne faict rien à cecy. C’est une belle, douce, egale, unie, ferme et plaisante assiette et estat de l’ame, que les affaires, ny l’oysiveté, ny les accidens bons ou mauvais, ny le temps ne peust troubler, alterer, elever, ny ravaller : (…). Les moyens d’y parvenir, de l’acquerir et conserver, sont les poincts que j’ay traictés en ce livre second, dont en voyci le recueil ; et gisent à se deffaire et garantir de tous empeschemens, puis se garnir des choses qui l’entretiennent et conservent. Les choses qui plus empeschent et troublent le repos et tranquillité d’esprit sont les opinions communes et populaires, qui sont presque toutes erronées, puis les desirs et passions qui engendrent une delicatesse et difficulté en nous, laquelle faict que l’on n’est jamais content ; et icelles sont reschauffées et esmeues par les deux contraires fortunes, prosperité et adversité, comme par vents impetueux et violens ; et finalement ceste vile et basse captivité, par laquelle l’esprit (c’est-à-dire le jugement et la volonté) est asservy et detenu esclave comme une beste, soubs le joug de certaines opinions et reigles locales et particulieres. Or il se faut emanciper et affranchir de tous ces ceps et injustes subjections, et mettre son esprit en liberté, le rendre à soy, libre, universel, ouvert, et voyant par-tout, s’esgayant par toute l’estendue belle et universelle du monde et de la nature : (…). La place ainsi nettoyée et apprestée, les fondemens premiers à y jetter sont une vraye preud’homie, et estre en un estat et vacation, à laquelle l’on soit propre. Les parties principales qu’il faut elever et asseurer, sont premierement une pieté par laquelle, d’une ame non estonnée, mais nette, franche, respectueuse, devote, l’on contemple Dieu, ce grand maistre souverain et absolu de toutes choses, qui ne se peust voir ny cognoistre ; mais le faut recognoistre, adorer, honorer, servir de tout son cœur, esperer tout bien de luy, et n’en craindre poinct de mal ; puis cheminer rondement en simplicité et droicture, selon les loix et coustumes, vivre à cœur ouvert aux yeux de Dieu et du monde, (…) : garder en soy et avec autruy, et generallement en toutes choses, pensées, paroles, desseins, actions, moderation, mere ou nourrice de tranquillité, laissant à part toute pompe et vanité : reigler ses desirs, se contenter de mediocrité et suffisance, (…) : se resjouir en sa fortune ; la tempeste et l’orage a beaucoup moins de prinse et de moyen de nuire, quand les voiles sont recueillies, que quand elles sont au vent : s’affermir contre tout ce qui peust blesser ou heurter, s’elever par dessus toute craincte, mesprisant tous les coups de la fortune et la mort, la tenant pour fin de tous maux, et non cause d’aucun : (…) : et ainsi se tenir ferme à soy, s’accorder bien avec soy, vivre à l’aise sans aucune peine ny dispute au dedans, plein de joye, de paix, d’allegresse et gratification envers soy-mesme, s’entretenir et demeurer content de soy, qui est le fruict et le propre effect de la sagesse : (…). Bref, à ceste tranquillité d’esprit il faut deux choses, l’innocence et bonne conscience ; c’est la premiere et principale partie, qui arme et munit merveilleusement d’asseurance ; mais elle ne pourroit pas suffire tousiours au fort de la tempeste, comme il se void souvent de plusieurs qui se troublent et se perdent : (…). Parquoy il faut encore l’autre, qui est la force et la fermeté de courage, comme aussi cestuy seul ne seroit assez ; car l’effort de la conscience est merveilleux ; elle nous faict trahir, accuser et combattre nous-mesmes ; et, à faute de tesmoin estranger, elle nous produict contre nous, (…) : elle nous faict notre procez, nous condamne, nous execute et bourrelle. Aucune cachette ne sert aux meschans, disoit Epicurus, parce qu’ils ne se peuvent asseurer d’estre cachez, la conscience les descouvrant à eux-mesmes : (…). Ainsi l’ame foible et peureuse, toute saincte qu’elle soit, ny la forte et courageuse, si elle n’est saine et nette, ne jouyra poinct de ceste tant riche et heureuse tranquillité : qui a le tout faict merveilles, comme Socrates, Epaminondas, Caton, Scipion, duquel y a trois exploicts admirables en ce subject. Ces deux romains, accusez en public, ont faict rougir leurs accusateurs, entraisné les juges, et toute l’assemblée beante à leur admiration et suite : il avoit le cœur trop gros de nature, dict Tite-Live de Scipion, pour se sçavoir estre criminel et se demettre à la bassesse de deffendre son innocence.

DE

LA SAGESSE


LIVRE TROISIÈME

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LIVRE 3 PRAEFACE


Auquel sont traictez les advis particuliers de sagesse par les quatre vertus morales. Puisque nostre dessein en ce livre est d’instruire par le menu à la sagesse, et en donner les advis particuliers après les generaux touchez au livre precedent, pour y tenir un train et un ordre certain, nous avons pensé que ne pouvons mieux faire que de suyvre les quatre vertus maistresses et morales ; prudence, justice, force et temperance : car en ces quatre presque tous les debvoirs de la vie sont comprins. La prudence est comme une generalle guide et conduicte des autres vertus et de toute la vie, bien que proprement elle s’exerce aux affaires. La justice regarde les personnes ; car c’est rendre à chascun ce qui luy appartient. La force et temperance regardent tous accidens bons et mauvais, joyeux et fascheux, la bonne et mauvaise fortune. Or en ces trois, personnes, affaires, et accidens, est comprinse toute la vie et condition humaine et le trafic de ce monde.


LIVRE 3 CHAPITRE 1


De la prudence, premiere vertu. de la prudence en general.

prudence est avec raison mise au premier rang comme la royne generalle, surintendante et guide de toutes les autres vertus, auriga virtutum

sans laquelle il n’y a rien

de beau, de bon, de bien seant et advenant ; c’est le sel de la vie, le lustre, l’ageancement et l’assaisonnement de toutes actions, l’esquierre et la reigle de tous affaires, et en un mot l’art de la vie, comme la medecine est l’art de la santé. C’est la cognoissance et le choix des choses qu’il faut desirer ou fuyr ; c’est la juste estimation et le triage des choses ; c’est l’œil qui tout void, qui tout conduict et ordonne. Elle consiste en trois choses, qui sont de rang ; bien consulter et deliberer, bien juger et resouldre, bien conduire et executer. C’est une vertu universelle ; car elle s’estend generallement à toutes choses humaines, non seulement en gros, mais par le menu à chascune : ainsi est-elle infinie comme les individus. Très difficile, tant à cause de l’infinité ja dicte ; car les particularités sont hors de science, comme hors de nombre, (…) ; que de l’incertitude et inconstance grande des choses humaines, encore plus grande de leurs accidens, circonstances, appartenances et dependances d’icelles, temps, lieux, personnes ; tellement qu’au changement d’une seule et la moindre circonstance, toute la chose se change : et aussi en son office, qui est en l’assemblage et temperament des choses contraires ; distinction et triage de celles qui sont fort semblables. La contrarieté et la ressemblance l’empeschent. Très obscure, pource que les causes et ressorts des choses sont incogneuës, les semences et racines sont cachées, lesquelles l’humaine nature ne peust trouver, ny ne doibt rechercher : (…). Et puis la fortune, la fatalité (usez des mots que vous voudrez), ceste souveraine, secrette et incogneuë puissance et authorité, maintient tousiours son advantage au travers de tous les conseils et precautions : d’où vient souvent que les meilleurs conseils ont de très mauvaises issues : un mesme conseil très utile à un, malheureux à un autre en pareil cas ; et à un mesme homme succeda et reussit heureusement hier, qu’aujourd’hui est malencontreux. C’est une sentence justement receuë, qu’il ne faut pas juger les conseils ny la suffisance et capacité des personnes par les evenemens. Dont respondit quelqu’un à ceux qui s’estonnoient comment les affaires succedoient si mal, veu que ses propos estoient si sages ; qu’il estoit maistre de ses discours, non du succez des affaires. C’estoit la fortune ; laquelle semble se jouer de tous nos beaux desseins et conseils, renverse en un moment tout ce qui a esté par si long-temps projecté et deliberé, et nous semble tant bien appuyé, nous clouant, comme l’on dict, nostre artillerie. Et de faict la fortune, pour monstrer son authorité en toutes choses, et rabattre nostre presomption, n’ayant peu faire les mal-habiles sages, elle les faict heureux à l’envy de la vertu. Dont il advient souvent que les plus simples mettent à fin de très grandes besongnes et publicques et privées. C’est donc une mer sans fond et sans rive, qui ne peust estre bornée et prescripte par preceptes et advis, que la prudence. Elle ne faict que tournoyer à l’environ des choses, un nuage obscur, et souvent bien vain et frivole. Toutesfois elle est de tel poids et necessité qu’elle seule peust beaucoup ; et sans elle tout le reste n’est rien, non seulement les richesses, les moyens, la force : (…). Et la cause principale de ceste necessité est le mauvais naturel de l’homme, le plus farouche et difficile à dompter de tous les animaux, (…), et qu’il faut manier avec plus d’art et d’industrie : car il ne s’eleve poinct plus volontiers contre aucun, que contre ceux qu’il sent le vouloir maistriser. Or la prudence est l’art de le manier, et une bride douce le rameine dedans le rond d’obeyssance. Or combien que la semence de prudence, comme des autres vertus, soit en nous de nature ; si est-ce qu’elle s’acquiert et s’apprend plus que toute autre, et ce aucunement par preceptes et advis, c’est la theorique, mais beaucoup mieux, et principalement (combien qu’avec plus de temps) par experience et practique, qui est double : l’une et la vraye est la propre et personnelle dont elle en porte le nom, c’est la cognoissance des choses que nous avons veuës ou maniées ; l’autre est estrangere par le faict d’autruy, c’est l’histoire que nous sçavons par ouyr dire ou par lecture. Or l’experience et l’usage est bien plus ferme et plus asseuré : (…), le pere et le maistre des arts, mais plus long ; il est vieil, seris venit usus ab annis,

plus difficile, penible, rare. La science de l’histoire, comme elle est moins ferme et asseurée, aussi est-elle plus aisée, plus frequente, ouverte et commune à tous. On se rend plus resolu et asseuré à ses despens, mais il est plus facile aux des pens d’autruy. Or de ces deux proprement experience et histoire vient la prudence : (…). Or la prudence se peust et doibt diversement distinguer, selon les personnes et les affaires. Pour les personnes il y a prudence privée, soit-elle solitaire et individuelle, qu’ à grand’peine peust-elle bien estre dicte prudence ; ou sociale et oeconomique en petite compagnie, et prudence publicque et politique. Ceste-cy est bien plus haute, excellente, difficile, et à laquelle plus proprement conviennent toutes ces qualitez susdictes ; et est double, pacifique et militaire. Pour le regard des affaires, d’autant qu’ils sont de deux façons, les uns ordinaires, faciles ; les autres extraordinaires. Ce sont accidens qui apportent quelque nouvelle difficulté et ambiguité. Aussi l’on peust dire y avoir prudence ordinaire et facile, qui chemine selon les loix, coustumes, et train ja estably : l’autre extraordinaire et plus difficile. Il y a encore une autre distinction de prudence tant pour les personnes que pour les affaires, qui est plustost de degrez que d’especes ; sçavoir prudence propre, par laquelle l’on est sage, et prend-on advis de soy-mesme ; l’autre empruntée, par laquelle l’on suyt le conseil d’autruy. Il y a deux sortes et degrez de sages, disent tous les sages. Le premier et souverain est de ceux qui voyent clair par-tout et sçavent d’eux-mesmes trouver les remedes et expediens ; où sont ceux-là ? ô chose rare et singuliere ! L’autre est de ceux qui sçavent prendre, suyvre et se prevaloir des bons advis d’autruy ; ceux qui ne sçavent donner ny prendre conseil sont sots. Les advis generaux et communs, qui conviennent à toute sorte de prudence, toutes sortes de personnes et d’affaires, ont esté touchez et briefvement deduicts au livre precedent, et sont huict : 1 cognoissance de personnes et d’affaires ; 2 estimation des choses ; 3 choix et eslections d’icelles ; 4 prendre conseil sur tout ; 5 temperament entre craincte et asseurance, fiance et deffiance ; 6 prendre toutes choses en leur saison, et se saisir de l’occasion ; 7 se bien comporter avec l’industrie et la fortune ; 8 discretion par-tout. Il faut maintenant traicter les particuliers, premierement de la prudence publicque qui regarde les personnes, puis de celle qui regarde les affaires.


de la prudence politique du souverain pour gouverner estats.

praeface. Ceste doctrine est pour les souverains et gouverneurs d’estats. Elle est vague, infinie, difficile, et quasi impossible de ranger en ordre, clorre et prescrire en preceptes : mais il faudra tascher d’y apporter quelque petite lumiere et addresse. Nous pouvons rapporter toute ceste doctrine à deux chefs principaux, qui seront les deux debvoirs du souverain. L’un comprend et traicte les appuis et soustiens de l’estat, pieces principales et essentielles du gouvernement public, comme les os et les nerfs de ce grand corps, affin que le souverain s’en pourvoye et munisse, et son estat ; lesquels peuvent estre sept capitaux : cognoissance de l’estat, vertu, mœurs et façons, conseils, finances, forces et armes, alliances. Les trois premiers sont en la personne du souverain ; le quatriesme en luy et près de luy ; les trois derniers hors luy. L’autre est à agir, bien employer et faire valoir les susdicts moyens, c’est-à-dire en gros, et en un mot bien gouverner et se maintenir en authorité et bienveillance, tant des subjects que des estrangers, mais distinctement : ceste partie est double, pacifique et militaire. Voylà sommairement et grossierement la besongne taillée, et les premiers grands traicts tirez, qui sont à traicter cy-après. Nous diviserons donc ceste matiere politique et d’estat en deux parties. La premiere sera de la provision, sçavoir des sept choses necessaires. La seconde, et qui presuppose la premiere, sera de l’action du souverain. Ceste matiere est excellemment traictée par Lipsius à la maniere qu’il a voulu : la moelle de son livre est icy. Je n’ay poinct prins ny du tout suyvi sa methode, ny son ordre, comme desia se void icy en ceste generalle division, et se verra encore après : j’en ay laissé aussi du sien, et en ay adjousté d’ailleurs.

premiere partie de ceste prudence politique et gouvernement d’estat qui est de la provision. 292 DE LA SAGESSE,


CHAPITRE II.

Première partie de cette prudence politique et gouvernement d estât qui est de la provision *r.

Sommaire. — La première chose nécessaire à celui qui est à la tête des affaires publiques, est de connaître l’état qu’il dirige ; la seconde, d’avoir les vertus d’un souverain, la piété, la justice, la valeur et la clémence. Ainsi, le prince doit maintenir la religion, qui est l’appui de la société ; la justice, qui consiste à observer et à faire observer les lois avec impartialité. Il faut convenir pourtant que la justice des rois n’est pas celle des particuliers ; que les princes ne peuvent quelquefois réussir dans des projets utiles au peuple, qu’en prenant des voies détournées ; qu’il se présente des occasions où suivre la raison et l’équité, ce serait trahir l’état. Ils doivent aussi être défians, mais sans le paraître. La dissimulation, comme dit Cicéron, ouvre le front et couvre la pensée. Il est d’autres maximes d’état qu’il serait dangereux d’établir en principes ; par exemple : faire mourir, sans forme de justice, un criminel diminuer la puissance et la popularité d’un citoyen qui pourrait devenir redoutable au souverain ; dans une famine, ou dans quelque besoin urgent, s’approprier les richesses des particuliers opulens, pour les répandre sur le peuple ; casser des privilèges extorqués autrefois à la faiblesse des rois, et qui paralysent l’autorité souveraine, etc. etc. Il est des hommes qui ne craignent point d’avancer que tout cela est permis aux princes. Cette opinion est bien hardie : Prévoyance, comme nous parlons aujourd’hui. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/296 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/297

la premiere chose requise avant toute oeuvre est la cognoissance de l’estat ; car la premiere reigle de toute prudence est en la cognoissance, comme a esté dict au livre precedent. Le premier en toutes choses est sçavoir à qui l’on a affaire. Parquoy d’autant que ceste prudence, regente et moderatrice des estats, qui est une addresse et suffisance de gouverner en public, est chose relatifve qui se manie et traicte entre les souverains et les subjects ; le debvoir et office premier d’icelle est en la cognoissance des deux parties, sçavoir des peuples et de la souveraineté, c’est-à-dire de l’estat. Il faut donc premierement bien cognoistre les humeurs et naturels des peuples. Ceste cognoissance façonne, et donne advis à celuy qui les doibt gouverner. Le naturel du peuple en general a esté despeinct au long au premier livre (leger, inconstant, mutin, bavard, amateur de vanité et nouveauté, fier et insupportable en la prosperité, couard et abattu en l’adversité) : mais il faut encore en particulier le cognoistre ; car autant de villes et de personnes, autant de diverses humeurs. Il y a des peuples choleres, audacieux, guerriers, timides, adonnez au vin, subjects aux femmes, et les uns plus que les autres : (…). Et c’est en ce sens que se doibt entendre le dire des sages, qui n’a poinct obey ne peust bien commander : (…). Ce n’est pas que les souverains se doibvent ou puissent tousiours prendre du nombre des subjects ; car plusieurs sont nez roys et princes, et plusieurs estats sont successifs ; mais que celuy qui veust bien commander doibt cognoistre les humeurs et volontez des subjects, comme si luy-mesme estoit de leur rang et en leur place. Faut aussi cognoistre le naturel de l’estat, non seulement en general tel qu’il a esté descript, mais en particulier celuy que l’on a en main, sa forme, son establissement, sa portée, c’est-à-dire s’il est vieil ou nouveau, escheu par succession ou par eslection, acquis par les loix ou par les armes, de quelle estendue il est, quels voisins, moyens, puissance il a : car, selon toutes ces circonstances et autres, il faut diversement manier le sceptre, serrer ou lascher les resnes de la domination. Après ceste cognoissance d’estat, qui est comme un prealable, la premiere des choses requises est la vertu tant necessaire au souverain, non tant pour soy que pour l’estat. Il est premierement bien convenable que celuy qui est par dessus tous soit le meilleur de tous, selon le dire de Cyrus. Et puis il y va de sa reputation ; car le bruict commun recueille tous les faicts et dicts de celuy qui le maistrise ; il est en veuë de tous et ne se peust cacher non plus que le soleil. Dont ou en bien ou en mal on parlera beaucoup de luy. Et il importe de beaucoup et pour luy et pour l’estat en quelle opinion il soit. Or, non seulement en soy et en sa vie le souverain doibt estre revestu de vertu ; mais il doibt soigner que ses subjects luy ressemblent : car, comme ont dict tous les sages, l’estat, la ville, la compagnie, ne peust durer ny prosperer, dont la vertu est bannie. Et ceux-là equivoquent bien lourdement qui pensent que les princes sont tant plu s asseurez, que leurs subjects sont plus meschans. à cause, disent-ils, qu’ils en sont plus propres et plus nez à la servitude et au joug : (…). Car au rebours les meschans supportent impatiemment le joug : et les bons et debonnaires craignent beaucoup plus qu’ils ne sont à craindre : (…). Or le moyen très puissant pour les induire et former à la vertu, c’est l’exemple du prince ; car, comme l’experience le monstre, tous se moulent au patron et modelle du prince. La raison est que l’exemple presse plus que la loy. C’est une loy muette, laquelle a plus de credit que le commandement. (…). Or tousiours les yeux et les pensées des petits sont sur les grands ; admirent et croyent tout simplement que tout est bon et excellent ce qu’ils font : et d’autre part ceux qui commandent pensent assez enjoindre et obliger les inferieurs à les imiter en faisant seulement. La vertu est donc honorable et profitable au souverain, et toute vertu. Mais par preciput et plus specialement la pieté, la justice, la vaillance, la clemence. Ce sont les quatre vertus principesques et princesses en la principauté. Dont disoit Auguste, ce tant grand prince : la pieté et la justice deïfient les princes. Et Seneque dict que la clemence convient mieux au prince qu’ à tout autre. La pieté du souverain est au soin qu’il doibt employer à la conservation de la religion, comme son protecteur : cela faict à son honneur et à sa conservation propre ; car ceux qui craignent Dieu n’osent attenter ny penser chose contre le prince, qui est son image en terre, et l’estat : car, comme enseigne souvent Lactance, c’est la religion qui maintient la societé humaine, qui ne peust autrement subsister, et se remplira tost de meschancetez, cruautez bestiales, si le respect et la craincte de religion ne tient les hommes en bride. Et au contraire l’estat des romains s’est accreu et rendu si florissant, plus par la religion, disoit Ciceron mesme, que par tous autres moyens. Parquoy le prince doibt soigner que la religion soit conservée en son entier selon les anciennes ceremonies et loix du pays, et empescher toute innovation et brouillis en icelle, chastier rudement ceux qui l’entreprennent. Car certainement le changement en la religion, et l’injure faicte à icelle, traisne avec soy un changement et empirement en la republique, comme discourt très bien Mecenas à Auguste. Après la pieté vient la justice, sans laquelle les estats ne sont que brigandage, laquelle le prince doibt garder et faire valoir et en soy et autres : en soy, car il faut abominer ces paroles tyranniques et barbares qui dispensent les souverains de toutes loix, raison, equité, obligation : qui les disent n’estre tenus à aucun autre debvoir qu’ à leur vouloir et plaisir ; qu’il n’y a poinct de loix pour eux ; que tout est bon et juste, qui accommode leurs affaires ; que leur equité est la force, leur debvoir est au pouvoir. (…). Et leur opposer les beaux et saincts advis des sages, que plus doibt estre reiglé et retenu, qui plus a de pouvoir. La plus grande puissance doibt estre la plus estroicte bride. La reigle du pouvoir est le debvoir : (…). Le prince donc doibt estre le premier juste et equitable, gardant bien et inviolablement sa foy, fondement de justice à tous et un chascun, quel qu’il soit. Puis il doibt faire garder et maintenir la justice aux autres : car c’est sa propre charge, et il est installé pour cela. Il doibt entendre les causes et les parties, rendre et garder à chascun ce qui luy appartient equitablement selon les loix, sans longueur, chicanerie, involution de procez, chassant et abolissant ce vilain et pernicieux mestier de plaiderie, qui est une foire ouverte, un legitime et honorable brigandage, concessum latrocinium

esvitant la

multiplicité de loix et ordonnances, tesmoignage de republique malade, corruptissimae reipub. Plurimae leges : comme force medecines et emplastres, du corps mal disposé ; affin que ce qui est estably par bonnes loix ne soit destruict par trop de loix. Mais il est à sçavoir que la justice, vertu et probité du souverain chemine un peu autrement que celle des privez : elle a ses alleures plus larges et plus libres à cause de la grande, pesante et dangereuse charge qu’il porte et conduict ; dont il luy convient marcher d’un pas qui sembleroit aux autres destraqué et desreiglé, mais qui luy est necessaire, loyal et legitime. Il luy faut quelquefois esquiver et gauchir, mesler la prudence avec la justice, et, comme l’on dict, coudre à la peau de lyon, si elle ne suffit, la peau de renard. Ce qui n’est pas tousiours et en tout cas, mais avec ces trois conditions, que ce soit pour la necessité ou evidente et importante utilité publicque (c’est-à-dire de l’estat et du prince, qui sont choses conjoinctes) ; à laquelle il faut courir ; c’est une obligation naturelle et indispensable, c’est tousiours estre en debvoir que procurer le bien public : (…). Que ce soit à la deffensifve, et non à l’offensifve, à se conserver et non à s’aggrandir ; à se garantir et sauver des tromperies et finesses, ou bien meschancetez et entreprinses dommageables, et non à en faire. Il est permis de jouer à fin contre fin, et près du renard le renard contrefaire. Le monde est plein d’artifices et de malices : par fraudes et tromperies, ordinairement les estats sont subvertis, dict Aristote. Pourquoy ne sera-il loysible, mais pourquoy ne sera-il requis d’empescher et destourner tels maux, et sauver le public par les mesmes moyens que l’on veust le miner et ruyner ? Vouloir tousiours et avec telles gens suyvre la simplicité et le droict fil de la vraye raison et equité, ce seroit souvent trahyr l’estat et le perdre. Il faut aussi que ce soit avec mesure et discretion, affin que l’on n’en abuse pas, et que les meschans ne prennent d’icy occasion de faire passer et valoir leurs meschancetez. Car il n’est jamais permis de laisser la vertu et l’honneste pour suyvre le vice et le deshonneste. Il n’y a poinct de composition ou compensation entre ces deux extremitez. Parquoy arriere toute injustice, perfidie, trahison et desloyauté ; maudicte la doctrine de ceux qui enseignent (comme a esté dict) toutes choses bonnes et permises aux souverains : mais bien est-il quelquefois requis de mesler l’utile avec l’honneste, et entrer en composition et compensation des deux. Il ne faut jamais tourner le dos à l’honneste, mais bien quelquefois aller alentour et le costoyer, y employant l’artifice et la ruse, car il y en a de bonne, honneste et loüable, dict le grand Sainct Basile, (…), et faisant, pour le salut public, comme les meres et medecins qui amusent et trompent les petits enfans et les malades pour leur santé. Bref faisant à couvert ce que l’on ne peust ouvertement, joindre la prudence à la vaillance, apporter l’artifice et l’esprit où la nature et la main ne suffict : estre, comme dict Pindare, lyon aux coups, et renard au conseil ; colombe et serpent, comme dict la verité divine. Et pour traicter cecy plus distinctement, est requise au souverain la deffiance, et se tenir couvert, sans toutesfois s’eflongner de la vertu et l’equité. La deffiance, qui est la premiere, est du tout necessaire ; comme sa contraire, la credulité et lasche fiance, est vicieuse et très dangereuse au souverain. Il veille et doibt respondre pour tous ; ses fautes ne sont pas legeres : parquoy il y doibt bien adviser. S’il se fie beaucoup, il se descouvre et s’expose à la honte et à beaucoup de dangers, (…) ; voire il convie les perfides et les trompeurs, qui pourroient, avec peu de danger et beaucoup de recompense, commettre de grandes meschancetez : (…). Il faut donc qu’il se couvre de ce bouclier de deffiance, que les sages ont estimé une grande partie de prudence et les nerfs de sagesse, c’est-à-dire veiller, ne rien croire, de tout se garder : et à cela l’induict le naturel du monde tout confit en menteries, feinct, fardé et dangereux, nommement près de luy en la cour et maisons des grands. Il faut donc qu’il se fie à fort peu de gens, et iceux cogneus de longue main, et essayez souvent : et encore ne faut-il qu’il leur lasche et abandonne tellement toute la corde, qu’il ne la tienne tousiours par un bout, et n’y aye l’œil. Mais il faut qu’il couvre et desguise sa deffiance, voire qu’en se deffiant il fasse mine et visage de se fier fort ; car la deffiance ouverte injurie et convie aussi bien à tromperie que la trop lasche fiance ; et plusieurs monstrant craincte d’estre trompez ont enseigné à l’estre, (…) : comme au contraire la fiance declarée a faict perdre l’envie de tromper, a obligé à loyauté, et engendré fidelité : (…). De la deffiance vient la dissimulation son engeance ; car si celle-là n’estoit, et qu’il y eust par-tout fiance et fidelité, la dissimulation, qui ouvre le front et couvre la pensée, n’auroit lieu. Or la dissimulation, qui est vicieuse aux particuliers, est très necessaire aux princes, lesquels ne sçauroient autrement reigner ne bien commander. Et faut qu’ils se feignent souvent non seulement en guerre aux estrangers et ennemis, mais encore en paix et à leurs subjects, combien que plus chichement. Les simples et ouverts, et qui portent, comme l’on dict, le cœur au front, ne sont aucunement propres à ce mestier de commander, et trahissent souvent et eux et leur estat : mais il faut qu’ils jouent ce roolle dextrement et bien à poinct, sans excez et ineptie. à quel propos vous cachez et vous couvrez-vous, si l’on vous void au travers ? Finesses et mines ne sont plus finesses ny mines, quand elles sont cogneuës et esventées. Il faut donc que le prince, pour couvrir son art, fasse profession d’aimer la simplicité, qu’il caresse les francs, libres et ouverts, comme ennemis de dissimulation ; qu’aux petites choses il procede tout ouvertement, affin que l’on le tienne pour tel. Tout cecy est plus en obmission à se retenir et non agir ; mais il luy est quelquesfois requis de passer oultre et venir à l’action : icelle est double. L’une est à faire et dresser practiques et intelligences secrettes, attirer finement les cœurs et services des officiers, serviteurs et confidens des autres princes et seigneurs estrangers ou de ses subjects. C’est une ruse qui est fort en vogue et toute commune entre les princes, et un grand traict de prudence, dict Ciceron. Cecy se faict aucunement par persuasion, mais principalement par presens et pensions, moyens si puissans, que non seulement les secretaires, les premiers du conseil, les amis, les mignons, sont induicts par-là à donner advis et destourner les desseins de leur maistre, les grands capitaines à prester leurs mains en la guerre, mais encore les propres espouses sont gaignées à descouvrir les secrets de leurs maris. Or ceste ruse est allouée et approuvée de plusieurs sans difficulté et sans scrupule. à la verité, si c’est contre son ennemy, contre son subject, que l’on tient pour suspect, et encore contre tout estranger avec lequel l’on n’a poinct d’alliance ny de convention de fidelité et amitié, il n’y a poinct de doubte ; mais contre ses alliez, amis et confederez, il ne peust estre bon, et est une espece de perfidie qui n’est jamais permise. L’autre est gaigner quelque advantage et parvenir à son dessein par moyens couverts, par equivoques et subtilitez, affiner par belles paroles et promesses, lettres, ambassades, faisant et obtenant par subtils moyens ce que la difficulté du temps et des affaires empesche de faire autrement ; et à couvert ce que l’on ne peust à descouvert. Plusieurs grands et sages disent cela estre permis et loysible : (…). Il est bien hardy de tout simplement dire qu’il est permis. Mais bien pourroit-on dire qu’en cas de necessité grande, temps double et confus, et que ce soit non seulement pour promouvoir le bien, mais pour destourner un grand mal de l’estat, et contre les meschans, ce n’est pas grande faute, si c’est faute. Mais il y a bien plus grand doubte et difficulté en d’autres choses, pource qu’elles sentent et tiennent beaucoup de l’injustice : je dis beaucoup et non du tout ; car, avec leur injustice, il se trouve quelque grain meslé de justice. Ce qui est du tout et manifestement injuste est reprouvé de tous, mesme des meschans, pour le moins de parole et de mine, sinon de faict. Mais, de ces faicts mal meslez, il y a tant de raisons et d’authoritez de part et d’autre, que l’on ne sçait pas bien à quoy se resouldre. Je les reduiray icy à certains chefs. Se despescher, et faire mourir secrettement ou autrement, sans forme de justice, certain qui trouble et est pernicieux à l’estat, et qui merite bien la mort ; mais l’on ne peust, sans trouble et sans danger, l’entreprendre, et le reprimer par voye ordinaire ; en cela il n’y a que la forme violée. Et le prince n’est-il pas sur les formes et plus ? Rogner les aisles et raccourcir les grands moyens de quelqu’un qui s’eleve et se fortifie trop en l’estat, et se rend redoubtable au souverain, sans attendre qu’il soit invincible, et en sa puissance, si la volonté luy advenoit d’attenter quelque chose contre l’estat et la teste du souverain. Prendre d’authorité et par force des plus riches en une grande necessité et poureté de l’estat. Affoiblir et casser quelques droicts et privileges, dont jouyssent quelques subjects au prejudice et diminution de l’authorité du souverain. Preoccuper et se saisir d’une place, ville, ou province fort commode à l’estat, plustost que la laisser prendre et occuper à un autre puissant et redoubtable, au grand dommage, subjection et perpetuelle allarme dudict estat. Toutes ces choses sont approuvées comme justes et licites par plusieurs grands et sages, pourveu qu’elles succedent bien et heureusement ; desquels voyci les mots et les sentences. Pour garder justice aux choses grandes, il faut quelquesfois s’en destourner aux choses petites ; et, pour faire droict en gros, il est permis de faire tort en detail : qu’ordinairement les plus grands faicts et exemples ont quelque injustice, qui satisfaict aux particuliers par le profict qui en revient à tout le public : (…). Que le prudent et sage prince non seulement doibt sçavoir commander selon les loix, mais encore aux loix mesmes, si la necessité le requiert : et faut faire vouloir aux loix quand elles ne peuvent ce qu’elles veulent. Aux affaires confus et deplorés le prince doibt suyvre non ce qui est beau à dire, mais ce qui est necessaire d’estre executé. La necessité, grand support et excuse à la fragilité humaine, enfreint toute loy ; dont celuy-là n’est gueres meschant, qui faict mal par contraincte : (…). Si le prince ne peust estre du tout bon, suffict qu’il le soit à demy, mais qu’il ne soit poinct du tout meschant : qu’il ne se peust faire que les bons princes ne commettent quelque injustice. à tout cela je voudrois adjouster, pour leur justification ou diminution de leurs fautes, que se trouvant les princes en telles extremitez, ils ne doibvent proceder à tels faicts qu’ à regret et en souspirant, recognoissant que c’est un malheur et un coup disgracié du ciel, et s’y porter comme le pere, quand il faut cauteriser ou couper un membre à son enfant pour luy sauver la vie, ou s’arracher une dent pour avoir du repos. Quant aux autres mots plus hardis qui rapportent tout au profict, lequel ils egalent ou preferent à l’honneste, l’homme de bien les abhorre. Nous avons demeuré long-temps sur ce poinct de la vertu de justice, à cause des doubtes et difficultez qui proviennent des accidens et necessitez des estats, et qui empeschent souvent les plus resolus et advisez. Après la justice vient la vaillance. J’entends la vertu militaire, la prudence, le courage et la suffisance de bien guerroyer, necessaire du tout au prince, pour la deffense et seureté de soy, de l’estat, de ses subjects, du repos et de la liberté publicque, et sans laquelle à peine merite-il le nom de prince. Venons à la quatriesme vertu principesque, qui est la clemence ; vertu qui faict incliner le prince à la douceur, remettre et lascher de la rigueur de la justice avec jugement et discretion. Elle modere et manie doucement toutes choses, delivre les coulpables, releve les tombez, sauve ceux qui s’en vont perdre. Elle est au prince ce que au commun est l’humanité : elle est contraire à la cruauté et trop grande rigueur, non à la justice, de laquelle elle ne s’eslongne pas beaucoup, mais elle l’adoucit, la manie : elle est très necessaire à cause de l’infirmité humaine, de la frequence des fautes, facilité de faillir : une grande et continuelle rigueur et severité ruine tout, rend les chastimens contemptibles, (…) ; irrite la malice ; par despit l’on se faict meschant ; suscite les rebellions. Car la craincte qui retient en debvoir doibt estre temperée et douce : si elle est trop aspre et continuelle, elle se change en rage et vengeance : (…). Elle est aussi très utile au prince et à l’estat, elle acquiert la bienveillance des subjects, et par ainsi asseure et affermit l’estat, (…) (comme sera dict après) ; aussi très honorable au souverain : car les subjects l’honoreront et adoreront comme un dieu, leur tuteur, leur pere ; et au lieu de le craindre, ils craindront tous pour luy, auront peur qu’il ne luy mesadvienne. Ce sera donc la leçon du prince, sçavoir tout ce qui se passe, ne relever pas tout, voire dissimuler souvent, aymant mieux estre estimé avoir trouvé de bons subjects que les avoir rendus tels, accommoder le pardon aux legeres fautes, la rigueur aux grandes, ne chercher pas tousiours les supplices (qui sont aussi honteux et infames au prince, qu’au medecin plusieurs morts de maladies), se contenter souvent de la repentance, comme suffisant chastiment. (…). Et ne faut poinct craindre ce qu’aucuns objectent très mal, qu’elle relasche, avilit et enerve l’authorité du souverain et de l’estat : car au rebours elle la fortifie à un très grand credit et vigueur ; et le prince aymé fera plus par icelle, que par une grande craincte, qui faict craindre et trembler, et non bien obeyr : et, comme discourt Salluste à Caesar, ces estats meinez par craincte ne sont poinct durables. Nul ne peust estre crainct de plusieurs, qu’il ne craigne aussi plusieurs. La craincte qu’il veust verser sur tous, luy retombe sur la teste. Une telle vie est doubteuse, en laquelle l’on n’est jamais couvert ny pardevant, ny par derriere, ny à costé ; mais tousiours en bransle, en danger et en craincte. Il est vray, comme a esté dict au commencement, qu’elle doibt estre avec jugement : car, comme temperée et bien conduicte est très venerable, aussi trop lasche et molle, est très pernicieuse. Après ces quatre principales et royales vertus, il y en a d’autres, bien que moins illustres et necessaires, toutesfois en second lieu bien utiles et requises au souverain, sçavoir la liberalité tant convenable au prince, qu’il luy est moins messeant d’estre vaincu par armes que par magnificence. Mais en cecy est requise une très grande discretion, autrement elle seroit plus nuisible qu’utile. Il y a double liberalité, l’une est en despense et en monstre : ceste-cy ne sert à gueres. C’est chose mal à propos aux souverains vouloir se faire valoir et paroistre par grandes et excessifves despenses, mesmement parmy leurs subjects, où ils peuvent tout. C’est tesmoignage de pusillanimité, et de ne sentir pas assez ce que l’on est, outre qu’il semble aux subjects spectateurs de ces triomphes, qu’on leur faict monstre de leurs despouilles, qu’on les festoye à leurs despens, qu’on repaist leurs yeux de ce qui debvroit repaistre leur ventre. Et puis le prince doibt penser qu’il n’a rien proprement sien : il se doibt soy-mesme à autruy. L’autre liberalité est en dons faicts à autruy : ceste-cy est beaucoup plus utile et loüable ; mais si doibt-elle estre bien reiglée ; et faut adviser à qui, combien et comment l’on donne. Il faut donner à ceux qui le meritent, qui ont faict service au public, qui ont couru fortune et travaillé en guerre. Personne ne leur enviera, s’il n’est bien meschant. Au contraire grande largesse employée sans respect et merite faict honte et apporte envie à qui la reçoit, et se reçoit sans grace et recognoissance. Des tyrans ont esté sacrifiez à la hayne du peuple par ceux mesmes qu’ils avoient avancez, se ralliant par là avec le commun, et asseurant leurs biens en monstrant avoir à mepris et à hayne celuy duquel ils les avoient receus. Et avec mesure ; autrement la liberalité viendra en ruine de l’estat et du souverain ; si elle n’est reiglée, et que l’on donne à tous, et à tous propos, c’est jouer à tout perdre. Car les particuliers ne seront jamais saouls, et se rendront excessifs en demandes selon que le prince le sera en dons, et se tailleront non à la raison, mais à l’exemple : le public defaudra et sera-l’on contrainct de mettre les mains sur les biens d’autruy, et remplacer par iniquité ce que l’ambition et prodigalité aura dissipé : (…). Or il vaut beaucoup mieux ne donner rien du tout, que d’oster pour donner ; car l’on ne sera jamais si avant en la bonne volonté de ceux qu’on aura vestus, qu’en la malveillance de ceux qu’on aura despouillez. Et à sa ruine propre ; car la fontaine se tarit si l’on y puise trop : (…). Il faut aussi faire filer tout doucement la liberalité, et non donner tout à coup. Car ce qui se faict si vistement, tant grand soit-il, est quasi insensible et s’oublie bientost. Les choses plaisantes se doibvent exercer à l’aise et tout doucement pour avoir loysir de les gouster ; les rudes et cruelles (s’il en faut faire) au rebours se doibvent vistement avaller. Il y a donc de l’art et de la prudence à bien donner et exercer liberalité : (…). Et, pour en dire la verité, la liberalité n’est pas proprement des vertus royales : elle se porte bien avec la tyrannie mesme. Et les gouverneurs de la jeunesse des princes ont tort d’imprimer si fort à leur esprit et volonté ceste vertu de largesse, de ne rien refuser, et ne penser rien bien employé que ce qu’ils donnent (c’est leur jargon). Mais ils le font à leur profict, ou n’advisent pas à qui ils parlent ; car il est trop dangereux d’imprimer la liberalité en celuy qui a de quoy fournir autant qu’il veust aux despens d’autruy. Un prince prodigue ou liberal sans discretion et sans mesure, est encore pire que l’avare : et l’immoderée largesse rebute plus de gens qu’elle n’en practique. Mais si elle est bien reiglée, comme dict est, elle est très bien seante au prince, et très utile à luy et à l’estat. La magnanimité et grandeur de courage à mespriser les injures et mauvais propos, et moderer sa cholere : jamais ne se despiter pour les outrages et indiscretions d’autruy. (…). S’en fascher c’est s’en confesser coulpable : n’en tenant compte, cela s’esvanouyt : convitia, si irascare, agnita videntur, spreta exolescunt . Que s’il y a lieu, et se faut courroucer, que ce soit tout ouvertement et sans dissimuler, sans donner occasion de soupçonner que l’on couve un mal-talent ; ce qui est à faire à gens de neant, de mauvais naturel et incurable : (…). Il est moins messeant à un grand d’offenser que de hayr : les autres vertus sont moins royales et plus communes. Après la vertu viennent les mœurs, façons et contenances qui servent et appartiennent à la majesté très requise au prince. Je ne m’arreste poinct icy ; seulement, comme en passant, je dis que la nature faict beaucoup à cecy, mais aussi l’art et l’estude. à cecy appartient la bonne et belle composition de son visage, son port, son pas, son parler, ses habillemens. La reigle generalle en tous ses poincts est une douce, moderée et venerable gravité, cheminant entre la craincte et l’amour, digne de tout honneur et reverence. Il y a aussi sa demeure et sa hantise : la demeure soit en lieu magnifique et fort apparent, et tant près que se pourra du milieu de tout l’estat, affin d’avoir l’œil sur tout, comme un soleil, qui tousiours du milieu du ciel esclaire par-tout ; car se tenant en un bout, il donne occasion au plus loin de plus hardiment se remuer, comme se tenant sur un bout d’une grande peau, le reste se leve. Sa hantise soit rare ; car beaucoup se monstrer et se communiquer, ravalle la majesté : (…). Après ces trois choses, cognoissance de l’estat, vertu et mœurs, qui sont en la personne du prince, viennent les choses qui sont près et autour de luy ; sçavoir en quatriesme lieu conseil, le grand et principal poinct de ceste doctrine politique, et si important que c’est quasi tout : c’est l’ame de l’estat, et l’esprit qui donne vie, mouvement et action à toutes les autres parties ; et à cause d’icelle il est dict que le maniement des affaires consiste en prudence. Or il seroit à desirer que le prince eust de soy-mesme assez de conseil et de prudence pour gouverner et pourvoir à tout ; c’est le premier et plus haut degré de sagesse, comme a esté dict, en tel cas les affaires iront beaucoup mieux ; mais c’est chose qui ne se void pas, soit à faute de bon naturel ou de bonne institution. Et il est quasi impossible qu’une seule teste puisse fournir à tant de choses : (…). Un seul ne void et n’oyt que bien peu. Or les roys ont besoin de beaucoup d’yeux et de beaucoup d’oreilles. Les grands fardeaux et les grands affaires ont besoin de grandes aydes. Parquoy il luy est requis de se pourvoir et garnir de bon conseil et de gens qui le luy sçachent donner : et celuy, quel qu’il soit, qui veust tout faire de soy, est tenu pour superbe plustost que pour sage. Le prince a donc besoin d’amis fideles et serviteurs qui soyent ses aydes, (…). Ce sont ses vrays thresors et les instrumens très utiles de l’estat. à quoy sur-tout il doibt travailler de les choisir et les avoir bons, et y employer tout son jugement. Il y en a de deux sortes : les uns luy aydent de leur esprit, conseil et langue, et sont dicts conseillers ; les autres le servent de leurs mains et leurs faicts, et peuvent estre dicts officiers. Les premiers sont beaucoup plus honorables : car, ce disent les deux plus grands philosophes, c’est une chose sacrée et divine que bien deliberer et donner bon conseil. Or les conseillers doibvent estre premierement fideles, c’est-à-dire en un mot gens de bien. (…). Secondement suffisans en ceste part, c’est-à-dire cognoissans bien l’estat, diversement experimentez et essayez (car les difficultez et afflictions sont de belles leçons et instructions,) (…) ; et en un mot sages et prudens, moyennement vifs et non poinct trop poinctus, car ceux-cy sont trop remuans : (…). Et pour estre tels, faut qu’ils soyent aagez et meurs, outre que les jeunes gens, pour la tendreur et mollesse de leur aage, sont aisement trompez, facilement croyent et reçoibvent impression. Il est bon qu’autour des princes il y en aye des sages et des fins ; mais beaucoup plus les sages, qui sont requis pour l’honneur et pour tousiours ; les fins pour la necessité quelquesfois. Tiercement qu’en proposant et donnant bons et salutaires conseils, ils s’y portent librement et courageusement sans flatterie ou ambiguité et desguisement, n’accommodant poinct leur langage à la fortune presente du prince : (…). Mais, sans espargner la verité, ils disent ce qu’il convient. Car combien que la liberté, rondeur et fidelité, heurte et offense pour l’heure ceux ausquels elle s’oppose, après elle est reverée et estimée : (…). Et constamment sans ployer, varier et changer à tous propos pour plaire et suyvre l’humeur, le plaisir et la passion d’autruy, mais sans opiniastreté et esprit de contradiction, qui trouble et empesche toute bonne deliberation, voire quelquesfois faut tourner son opinion ; ce qui n’est inconstance, mais prudence. Car le sage ne marche pas tousiours d’un mesme pas, encore qu’il suyve mesme chemin ; il ne change poinct, il s’accommode : (…). Comme le bon marinier faict des voiles selon le temps et le vent, il convient souvent tourner et obliquement arriver où l’on ne peust à droict fil : c’est habilité. Religieux à tenir secrettes les deliberations, chose extremement necessaire au maniement des affaires : (…). Et ne suffit d’estre secret, mais ne faut furetter ny crochetter les secrets du prince : c’est chose mauvaise et dangereuse : (…) : voire je diray qu’il faut esviter de les sçavoir. Voylà les principales bonnes conditions et qualitez de conseillers, comme les mauvaises dont ils se doibvent bien garder, sont confiance presomptueuse, qui faict deliberer et opiner audacieusement ; car le sage en deliberant pense et repense, redoublant tout ce qui peust advenir, pour puis estre hardy à executer : (…). Au contraire le fol est hardy et chaud à deliberer ; et quand il faut joindre, le nais luy saigne : (…). Puis toute passion de cholere, envie, despit, hayne, avarice, cupidité, et toute affection particuliere, le poison mortel du jugement et tout bon sentiment : (…) : et precipitation ennemie de tout bon conseil, et seulement propre à mal faire. Voylà que doibvent estre les bons conseillers. Or le prince les doibt choisir tels ou par sa propre science et jugement, ou, s’il ne le peust, par la reputation, laquelle ne trompe gueres ; dont disoit un d’entre eux à son prince : tenez-nous pour tels que nous sommes estimez : (…). Et se bien garder des mignons, courtisans, flatteurs, esclaves, qui font honte à leur maistre et le trahissent. N’y a rien plus pernicieux que le conseil du cabinet. Et les ayant choisis et trouvez, il s’en doibt servir prudemment en prenant conseil d’eux à temps et heure, sans attendre au poinct de l’execution, et perdre le temps en les escoutant ; et avec jugement, sans se laisser aller laschement à leur advis, comme ce sot d’empereur Claude ; et avec douceur aussi sans roidir trop, estant plus raisonnable, comme disoit le sage Marc Antonin, de suyvre le conseil d’un bon nombre de ses amis, qu’eux soyent contraincts de flechir soubs sa volonté. Et s’en servant avec une authorité indifferente, sans les payer par presens pour leurs bons conseils, affin de n’attirer les mauvais soubs espoir de recompense : ny aussi les rudoyer pour leurs mauvais conseils ; car il ne se trouveroit plus qui voulsist donner conseil, s’il y avoit danger à le donner. Et puis souvent les mauvais reussissent bien et mieux que les bons, ainsi disposant la souveraine pourvoyance. Et ceux qui donnent les bons conseils, c’est-à-dire heureux et asseurez, ne sont pas pour cela tousiours les meilleurs et plus fideles serviteurs, ny pour leur liberté à parler, laquelle il doibt plustost agreer, et regarder obscurement les crainctifs et flatteurs ; car miserable est le prince chez qui l’on cache ou l’on desguise la verité : (…). Quant aux officiers, qui viennent après, et qui servent le prince et l’estat en quelque charge, il les faut choisir gens de bien, de bonne et honneste famille. Il est à croire qu’ils n’en seront que meilleurs : et n’est beau que des gens de peu s’approchent du prince, et commandent aux autres, sauf qu’une grande et insigne vertu les releve et supplée le deffaut de noblesse ; mais non gens infames, doubles, dangereux, et de quelque odieuse condition. Aussi doibvent-ils estre gens d’entendement, et employez selon leur naturel ; car les uns sont propres aux affaires de la guerre, les autres aux affaires de la paix. Aucuns sont d’advis de les choisir d’une douce et mediocre vertu ; car ces outrez et invincibles, qui se tiennent tousiours sur la poincte, et ne veulent rien quitter, ne sont communement propres aux affaires : (…). Après le conseil nous mettrons les finances, grand et puissant moyen ; ce sont les nerfs, les pieds, les mains de l’estat. Il n’y a glaive si tranchant et penetrant que celuy d’argent, ny maistre si imperieux, ny orateur si gaignant les cœurs et volontez, ny conquerant tant preneur de places, comme les richesses. Parquoy le sage prince doibt pourvoir que les finances ne faillent ny ne tarissent jamais. Ceste science consiste en trois poincts : fonder les finances, les bien employer, et avoir tousiours en reserve et l’espargne une bonne partie pour le besoin. En tous les trois le prince doibt esviter deux choses, l’injustice et la sordidité, en conservant le droict envers tous, et l’honneur pour soy. Pour le premier, qui est faire fonds et accroistre les finances, il y a plusieurs moyens, et les sources sont diverses, qui ne sont pas toutes perpetuelles, ny egalement asseurées, sçavoir le domaine et revenu public de l’estat, qu’il faut mesnager et faire valoir sans jamais l’aliener en aucune façon, comme aussi est-il de sa nature sacré et inalienable. Les conquestes faictes sur les ennemis, qu’il faut approfiter et non prodiguer ny dissiper, comme le practiquoient bien les anciens romains, rapportant à l’espargne de très grandes sommes et thresors des villes et pays vaincus, comme Tite Live raconte de Camillus Flaminius, Paul Aemile, des Scipions, Luculle, Caesar ; et puis tirant des pays conquestez, soit des naturels y laissez, ou des colonies y envoyées, certain revenu annuel. Les presens, dons gratuits, pensions, octrois, tributs des amis alliez et subjects, par testamens, donations entre vifs, ou autrement ; les entrées, sorties et passages de marchandises aux havres, ports et portes, tant sur les estrangers que sur les subjects, moyen ancien, general, juste et legitime, et très utile avec ces conditions : ne permettre la traitte des choses necessaires à la vie, que les subjects n’en soyent pourveus, ny des matieres cruës, affin que le subject les mette en œuvre, et gaigne le profict de la main ; mais bien permettre la traitte des ouvrées ; et au contraire permettre l’apport des cruës et non des ouvrées : et en toutes choses charger beaucoup plus l’estranger que le subject ; car l’imposition foraine grande accroist les finances, et soulage le subject : moderer toutesfois les imposts sur les choses necessaires à la vie que l’on apporte. Ces quatre moyens sont non seulement permis, mais justes, legitimes et honnestes. Le cinquiesme, qui n’est gueres honneste, est le trafic que le souverain faict par ses facteurs ; et s’exerce en diverses manieres plus ou moins laides ; mais le plus vilain et pernicieux est des honneurs, estats, offices, benefices. Il y a bien un moyen qui approche du trafic ; et pour ce peust-il estre mis en ce rang, qui n’est pas fort deshonneste, et a esté practiqué par de très grands et sages princes, qui est de mettre les deniers de l’espargne et de reserve à quelque petit profict, comme à cinq pour cent, et les bien asseurer soubs bons gages, ou caution suffisante et solvable. Cela sert à trois choses, à accroistre et faire profiter les finances, à donner moyen aux particuliers de traficquer et gaigner, et, qui est bien le meilleur, à sauver les deniers publics des griffes de larrons de cour, importunes demandes et flatteries des mignons, et facilité trop grande du prince. Et pour ceste seule raison aucuns princes ont presté l’argent public sans aucun profict ny interest, mais seulement à peine du double à faute de payer au jour. Le sixiesme et dernier est aux emprunts et subsides des subjects, auquel il ne faut venir qu’ à regret, et lors que les autres moyens defaillent, et que la necessité presse l’estat. Car en ce cas il est juste, selon la reigle, que tout est juste, qui est necessaire. Mais il est requis que ces conditions y soyent, après ceste premiere de la necessité : 1 lever par emprunt (aussi se trouvera-il plustost argent à cause de l’esperance de recouvrer le sien, et que l’on n’y perdra rien, outre la grace d’avoir secouru le public), et puis rendre, la necessité passée et la guerre finie, comme firent les romains mis à l’extremité par Annibla. 2 que si le public est si pauvre qu’il ne puisse rendre, et qu’il faille proceder par imposition, il faut que ce soit avec le consentement des subjects, leur representant et faisant comprendre la poureté et necessité, et preschant le mot du bon roy des roys, (…) : jusques à leur faire voir, si besoin est, la recepte et la despense. La persuasion y peust estre employée sans venir à la contraincte, comme disoit Themistocles : (…). Il est vray que les prieres des souverains sont commandemens : (…). Mais que ce soit par forme d’octroy et don gratuit, au moins que ce soyent deniers extraordinaires, pour certain temps prefix, et non ordinaires, et ne prescrire jamais ce droict sur les subjects si ce n’est de leur consentement. 3 et que telles impositions se levent sur les biens et non sur les testes (estant la capitation odieuse à tous gens de bien), soyent reelles, et non personnelles (estant injuste que les riches, les grands, les nobles, ne payent poinct, et que les poures genres du plat pays payent tout). 4 et egalement sur tous. L’inequalité afflige fort, et à ces fins les respandre sur les choses dont tout le monde a besoin, comme sel, vin, affin que tous trempent et contribuent à la necessité publicque. Bien peust et doibt-on mettre imposts ordinaires et gros sur les marchandises et autres choses vicieuses, et qui ne servent qu’ à corrompre les subjects, comme tout ce qui faict au luxe, à la desbauche, curiosité, superfluité en vivres, en habillemens, volupté, mœurs, et maniere de vivre licencieuse, sans autrement deffendre ces choses. Car la deffense esguise l’appetit. Le second poinct de ceste science est de bien employer les finances. Voyci par ordre les articles de ceste emploicte et despense ; entretenement de la maison du prince, payement de la gendarmerie, gages des officiers, loyers justes de ceux qui ont bien merité du public, pensions et secours charitables aux personnes recommandables. Ces cinq sont necessaires : après lesquels viennent ceux-cy très utiles ; reparer les villes, fortifier et munir les frontieres, refaire et raccoustrer les chemins, ponts et passages, establir les colleges d’honneur, de vertu et de sçavoir, edifier maisons publicques. De ces cinq sortes de reparations, fortifications et fondations, en viennent de très grands proficts, outre le bien public ; les arts et artisans sont entretenus ; l’envie et despit du peuple à cause de la levée des deniers cesse quand il les void bien employez : et deux pestes des republiques sont chassées, sçavoir l’oisiveté et la poureté. Au contraire, les grandes liberalitez et donations desmesurées envers quelques particuliers mignons, les grands bastimens superbes et non necessaires, les despenses superflues et vaines, sont odieuses aux subjects, qui murmurent qu’on en despouille mille pour en vestir un, que l’on piaffe de leur substance, l’on bastit de leur sang et de leur sueur. Le troisiesme poinct est en la reserve, qu’on doibt faire pour la necessité, affin que l’on ne soit contrainct au besoin de recourir aux moyens et remedes prompts, injustes et violens : c’est ce que l’on appelle l’espargne. Or comme d’assembler de fort grands thresors et faire si grands amas d’or et d’argent, encore que ce soit par moyens justes et honnestes, ce n’est pas tousiours le meilleur, c’est une occasion de guerre actifve ou passifve ; car ou il faict venir l’envie de la faire mal à propos, se voyant abondance de moyens, ou c’est une amorce à l’ennemy de venir ; et seroit plus honorable de les employer, comme a esté dict. Aussi despendre tout et n’avoir rien en reserve est encore bien pire, c’est jouer à tout perdre. Les sages souverains s’en gardent bien. Les plus grands thresors, qui ont anciennement esté, sont celuy de Darius, dernier roy des perses, chez lequel Alexandre trouva quatre-vingts millions d’or. Celuy de Tibere soixante-sept millions, Trajan cinquante-cinq millions gardez en Aegypte. Mais celuy de David passe de beaucoup tous ceux-là (chose incroyable en un si petit et si chetif estat) qui estoit de six-vingts millions. Or, pour garder que ces grands thresors ne se despendent poinct, ou ne soyent violez ou desrobez, les anciens les faisoient fondre et reduire en grandes masses et boulles, comme les perses et romains, ou les mettoient dedans les temples des dieux, comme lieux de toute seureté, comme les grecs au temple d’Apollon, qui toutesfois a esté souvent pillé et volé ; les romains au temple de Saturne. Mais le meilleur et plus asseuré et le plus utile est, comme a esté dict, le prester avec quelque petit profict aux particuliers soubs bons gages ou caution suffisante. Aussi faudroit-il, pour garder les finances des larrons, non pas vendre à gens de basse et mechanique condition, mais donner à gentilshommes et gens d’honneur le maniement des finances, et les offices financiers, comme les anciens romains, qui en estrenoient les jeunes hommes des plus nobles et grandes maisons, et qui aspiroient aux plus grands honneurs et charges de la republique. Après le conseil et les finances, je pense bien mettre les armes, qui ne peuvent subsister ny estre bien et heureusement levées et conduictes sans ces deux. Or la force armée est bien necessaire au prince pour garder sa personne et son estat ; car c’est abus de penser gouverner un estat long-temps sans armes. Il n’y a jamais de seureté entre les foibles et les forts ; et y a tousiours gens qui se remuent dedans ou dehors l’estat. Or ceste force est ou ordinaire en tout temps, ou extraordinaire au temps de guerre. L’ordinaire est aux personnes et aux places. Les personnes sont de deux sortes : il y a les gardes du corps et de la personne du souverain, qui servent non seulement à sa seureté et conservation, mais aussi pour son honneur et ornement ; car le beau et bon dire d’Agesilaus n’est pas perpetuellement vray, et y auroit trop de danger de l’essayer et s’y fier, que le prince vivra bien asseuré sans gardes s’il commande à ses subjects comme un bon pere à ses enfans (car la malice humaine ne s’arreste pas en si beau chemin). Et les compagnies certaines entretenues et tousiours prestes pour les promptes necessitez et soudaines occurrences qui peuvent survenir ; car attendre au besoin à lever gens, c’est grande imprudence. Quant aux places, ce sont les forteresses et citadelles aux frontieres, au lieu desquelles aucuns et les anciens approuvent plus les colonies et nouvelles peuplades. L’extraordinaire est aux armes qu’il luy convient lever et dresser en temps de guerre, comment il s’y doibt gouverner, c’est-à-dire entreprendre et faire la guerre : c’est pour la seconde partie, qui est de l’action ; ceste premiere est de la provision. Seulement je dis icy que le prince sage doibt, outre les gardes de son corps, avoir certaines gens tous prests et experimentez aux armes en nombre plus grand ou plus petit, selon l’estendue de son estat, pour reprimer une soudaine rebellion ou esmotion qui pourroit advenir dedans ou dehors son estat, reservant à faire plus grande levée lors qu’il faudra faire la guerre à bon escient et de propos deliberé, offensifve ou deffensifve, et cependant tenir les arsenats et magasins bien garnis et pourveus de toutes sortes d’armes offensifves et deffensifves pour equiper gens de pied et de cheval ; plus de munitions de guerre, d’engins, d’outils. Un tel appareil non seulement est necessaire pour faire la guerre, car ces choses ne se trouvent ny ne s’apprestent en peu de temps, mais encore il empesche la guerre : car l’on n’est pas si hardy d’attaquer un estat que l’on sçait bien prest et bien garny. Il se faut apprester à la guerre pour ne l’avoir poinct : qui cupit pacem, paret bellum . Après toutes ces provisions necessaires et essentielles, nous mettrons finalement les alliances, qui n’est pas un petit appuy et soustien de l’estat. Mais il faut de la prudence à les choisir et bien bastir, regarder avec qui l’on s’allie, et comment. Il faut s’allier avec des puissans et voisins : car, s’ils sont foibles et eslongnez, de quoy pourront-ils ayder, si ce n’est que tel soit assailly, de la ruine duquel doibve venir la nostre ? Car lors il doibt le secourir et se joindre à luy, quel qu’il soit ; et s’il y a du danger à le faire ouvertement, que ce soit par alliance secrette ; car c’est un tour de maistre de traicter alliance avec l’un au veu et sceu de tous, et avec l’autre par practique secrette, mais que ce soit sans perfidie et meschanceté, qui est deffendue ; mais non pas la prudence, mesmement pour la deffensifve et pour la seureté de son estat. Au reste, il y a plusieurs sortes et degrez d’alliances : la moindre et plus simple est pour le commerce et trafic seulement : mais ordinairement elle comprend amitié, commerce et hospitalité ; et elle est ou deffensifve seulement, ou deffensifve et offensifve ensemble, et avec exception de certains princes et estats, ou sans exception. La plus estroicte et parfaicte est celle qui est offensifve et deffensifve envers tous et contre tous, pour estre amy des amis, et ennemy des ennemis, et telle est bon de faire avec des puissans et par egale alliance. Aussi l’alliance est ou perpetuelle ou limitée à certain temps : ordinairement elle se faict perpetuelle ; mais le meilleur et plus asseuré est de la limiter à certain temps, affin d’avoir moyen de reformer, oster ou adjouster aux articles, ou s’en departir du tout s’il est besoin, selon que l’on jugera estre expedient. Et quand bien on les jugeroit telles qu’elles deussent estre perpetuelles, si est-ce qu’il vaut mieux les renouveller (ce que l’on peust et doibt-on faire avant que le temps expire) et renouer, que les faire perpetuelles : car elles s’allanguissent et se relaschent ; et qui se sentira grevé la rompra plustost, si elle est perpetuelle, que si elle est limitée : auquel cas il attendra le terme. Voylà nos sept provisions necessaires.


LIVRE 3 CHAPITRE 3


seconde partie de la prudence politique et du gouvernement d’estat, qui est de l’action et gouvernement du prince. il faut qu’elle soit déclarée par le vrai souverain ; que la cause en soit juste, et à bonne fin, c’est-à-dire pour arriver à la paix. La prudence exige que l’on considère les forces Je l’ennemi, le basard des .événemens, les grands maux qu’entraîne l’état de guerre. Pour faire la guerre, quand elle est déclarée, trois choses sont nécessaires : des munitions, des hommes, une bonne tactique. Les munitions consistent en argeîit, en armes et en vivres : quant aux hommes, on doit préférer l’infanterie à la cavalerie, les nationaux aux étrangers qui ont toujours pour maxime : ibifas, ubi maxima jtierces. Les premiers sont plus loyaux, plus courageux, plus affectionnés au bien du pays, et coûtent moins ; les seconds font plus de bruit que de service, sont onéreux et odieux à*la patrie, cruels aux citoyens qu’ils fourragent comme ennemis. Ces derniers ne sont employés que par les tyrans qui sont haïs de leurs sujets, et qui les redoutent. r Les troupes se divisent en troupes ordinaires et en troupes subsidiaires. Il faut des deux, mais peu des premières , qui sont toujours tenues sur pied et en armes. Le choix des soldats exige de l’attention : les succès résultent moins du grand nombre que de la valeur. Il faut considérer dans le choix des soldats, le pays, l’âge, le corps, l’esprit, la condition et profession, surtout avoir soin de les bien discipliner. Une bonne discipline doit tendre à deux fins, à les rendre vaillans et gens de bien. On les rend vaillans par l’exercice, (et c’est de là qu’est venu le mot latin exerciius y armée ), par le travail et par l’ordre. Pour en faire des gens de bien, il. faut les accoutumer à la continence , à la modestie en paroles, à l’horreur de toute violence ou pillage. — Après le choix et la discipline des soldats,-on s’occupera des chefs. Il y en a de deux sortes : le général et les officiers. Il ne doit y avoir qu’un général, sans quoi l’on s’expose à tout perdre,

ayant traicté de la provision, et instruict le souverain de quoy et comment il doibt garnir et munir soy et son estat, venons à l’action, et voyons comment il se doibt employer et se prevaloir de ces choses, c’est-à-dire en un mot bien commander et gouverner. Avant traicter cecy distinctement selon le partage que nous en avons faict, nous pouvons dire en gros que bien gouverner et se bien maintenir en son estat, gist à s’acquerir deux choses, bienveillance et authorité. La bienveillance est une bonne volonté et affection envers le souverain et son estat ; l’authorité est une bonne et grande opinion, une estime honorable du souverain et de son estat. Par le premier, le souverain et l’estat est aymé : par le second, il est crainct et redoubté. Ce ne sont pas choses contraires, mais bien differentes, comme l’amour et la craincte. Toutes deux regardent les subjects et les estrangers ; mais il semble que plus proprement la bienveillance regarde les subjects, et l’authorité les estrangers : (…). à parler tout simplement et absolument, l’authorité est plus forte et vigoureuse, plus auguste et plus durable. Le temperament et l’harmonie des deux est chose parfaicte ; mais, selon la diversité des estats, des peuples, leurs naturels et humeurs, l’une est plus aisée, et aussi plus requise en aucuns lieux qu’en autres. Les moyens d’acquerir tous les deux sont touchez et comprins en ce qui a esté dict cy-dessus, specialement de la vertu et des mœurs du souverain ; nonobstant nous en parlerons de chascune un peu. La bienveillance (chose très-utile et quasi du tout necessaire, tellement que seule vaut beaucoup, sans elle tout le reste est peu asseuré) s’acquiert par trois moyens : douceur non seulement en paroles et en faicts, mais encore plus aux commandemens et en l’administration ; ainsi le requiert le naturel des hommes, qui sont impatiens et de servir du tout, et se maintenir en une entiere liberté, (…). Ils obeyssent bien volontiers en subjects, mais non en esclaves : (…). Et à la verité l’on obeyt plus volontiers à celuy qui commande doucement : (…). La puissance, disoit Caesar, grand docteur en ceste matiere, mediocrement exercée conserve tout : mais qui commande indifferemment et eshontement n’est ny aymé ny asseuré. Il ne faut pas toutesfois une douceur trop lasche, molle ny abandonnée, affin que l’on ne vienne en mespris, qui est encore pire que la craincte : (…). C’est le tour de prudence de temperer cecy, ne rechercher d’estre redoubté en faisant du terrible, ny aymé en trop s’abaissant. Le second moyen d’acquerir la bienveillance est beneficence ; j’entends premierement envers tous, mesmement le petit peuple, par une providence et bonne police, par laquelle le bled et toutes choses necessaires au soustien de ceste vie ne manquent, mais soyent à bonne raison, voire abondent s’il est possible ; que la cherté ne travaille poinct les subjects : car le menu peuple n’a soin du public que pour ce regard : (…). Le troisiesme moyen est la liberalité (beneficence plus speciale) qui est une amorce, voire un enchantement pour attirer, gaigner et captiver les volontez : tant est chose douce que de prendre, honorable de donner. Tellement qu’un sage a dict qu’un estat se gardoit mieux par bienfaicts que par armes. Elle a principalement lieu à l’entrée et en un estat nouveau. à qui, combien, et comment il faut exercer liberalité, a esté dict cy-dessus. Les moyens de bienveillance ont esté sagement practiquez par Auguste, (…). L’authorité est l’autre appuy des estats, (…) ; la forteresse invincible du prince, par laquelle il sçait avoir raison de ceux qui osent le mespriser et luy faire teste. Aussi, à cause d’icelle, l’on ne l’ose attaquer, et tous recherchent d’estre bien avec luy. Elle est composée de craincte et de respect. Par ces deux, le prince et son estat est redoubtable à tous et asseuré. Pour acquerir ceste authorité, outre la provision des choses susdictes, il y a trois moyens qui se doibvent soigneusement garder en la forme de commander. Le premier est la severité, qui est meilleure, plus salutaire, asseurée, durable, que l’ordinaire douceur et grande facilité. Ce qui vient premierement du naturel du peuple, lequel, comme dict Aristote, n’est pas si bien né qu’il se range au debvoir par amour ny par honte, mais par force et craincte des supplices, puis de la corruption generalle des mœurs, et desbauche contagieuse du monde, à laquelle ne faut pas penser pourvoir par douceur, qui ayde plustost à mal faire. Elle engendre mespris et esperance d’impunité, qui est la peste des republiques et des estats : (…). C’est une grace envers plusieurs, et tout le public, de quelquesfois en chastier bien quelqu’un. Et faut par fois couper un doigt pour empescher la gangrene de se prendre à tout le bras, selon la belle response d’un roy de Thrace, à qui l’on disoit qu’il faisoit l’enragé et non le roy ; que sa rage rendoit ses subjects sains et sages. La severité maintient les officiers et magistrats en debvoir, chasse les flatteurs, courratiers, meschans, impudens demandeurs, et petits tyranneaux. Au contraire, la trop grande facilité ouvre la porte à tous ces gens-là, dont il advient un epuisement des finances, impunité des meschans, appauvrissement du peuple, comme les catarres et fluxions en un corps flouet et maladif tombent sur les parties plus foibles. La bonté de Pertinax, la licence d’Heliogabale, penserent perdre et ruiner l’empire : la severité de Severe et puis d’Alexandre le restablit et remit en bon estat. Il faut toutesfois que ceste severité soit avec quelque retenue, par intermission et à propos, affin que la rigueur envers peu de gens tienne tout le monde en craincte : (…). Et les rares supplices servent plus à la reformation de l’estat, a dict un ancien, que les frequens. Cela s’entend, si les vices ne se renforcent, et ne s’opiniastrent pas ; car lors il ne faut pas espargner le fer et le feu : (…). Le second est la constance, qui est une fermeté et resolution, par laquelle le prince marchant tousiours de mesme pied, sans varier ny changer, maintient tousiours et presse l’observation des loix et coustumes anciennes. Le changer et r’adviser, outre que c’est argument d’inconstance et irresolution, apporte, et aux loix, et au souverain, et à l’estat, du mespris et mauvaise opinion. Dont les sages deffendent tant de rien remuer et rechanger aux loix et coustumes, fust-ce en mieux ; car le remuement apporte tousiours plus de mal et d’incommodité, outre l’incertitude et le danger, que ne peust apporter de bien la nouveauté. Parquoy tous novateurs sont suspects, dangereux, et à chasser. Et n’y peust avoir assez forte et suffisante cause ou occasion de changer, si ce n’est une très grande, evidente et certaine utilité, ou necessité publicque. Et en ce cas encore faudroit-il y proceder comme d’aguet, doucement et lentement, peu à peu, et quasi insensiblement, leniter et lente . Le troisiesme est à tenir tousiours ferme en main le timon de l’estat, les resnes du gouvernement, c’està-dire l’honneur et la force de commander et ordonner, et ne s’en fier ny remettre poinct à d’autres, et renvoyer toutes choses au conseil, affin que tous ayent l’œil sur luy, et sçachent que tout despend de luy. Le souverain, qui quitte tant peu que ce soit de son authorité, gaste tout. Parquoy il ne doibt elever ny agrandir par trop personne : (…). Que s’il y en a desia quelqu’un tel, il le faut ravaller et reculer, mais doucement, et ne faire poinct les grandes et hautes charges perpetuelles ny à longues années, affin que l’on n’aye moyen de se fortifier à l’encontre du maistre, comme il est souvent advenu : (…). Voylà les moyens justes et honnestes au souverain, pour maintenir avec la bienveillance l’authorité, et se faire aymer, craindre et redoubter tout ensemble, car l’un sans l’autre n’est ny asseuré ny raisonnable. Parquoy nous abominons une authorité tyrannique, et une craincte ennemie de bienveillance, qui est avec la hayne publicque, oderint quem metuant,

que les meschans acquierent abusans de leur puissance. Les conditions d’un bon prince et d’un tyran sont toutes notoirement dissemblables et aisées à distinguer. Elles reviennent toutes à ces deux poincts : l’un garder les loix de Dieu et de nature, ou les fouler aux pieds ; l’autre faire tout pour le bien public et profict de ses subjects, ou faire tout servir à son profict et plaisir particulier. Or le prince, pour estre tel qu’il doibt, faut qu’il se souvienne tousiours que comme la felicité est de pouvoir tout ce que l’on veust, aussi est-ce vraye grandeur de vouloir tout ce que l’on doibt : (…). Le plus grand malheur qui puisse arriver à un prince, c’est de croire qu’il luy est loysible tout ce qu’il peust et luy plaist. Sitost qu’il a consenty à ce pensement, de bon il devient meschant. Or, ceste opinion leur vient des flatteurs, qui ne manquent jamais à leur prescher tousiours la grandeur de leur pouvoir ; et bien peu y a de fideles serviteurs qui leur osent dire l’obligation de leur debvoir. Mais il n’y a au monde plus dangereuse flatterie que celle qui se faict à soy-mesme : quand c’est un mesme le flatteur et le flatté, il n’y a plus de remede à ce mal. Neantmoins il arrive quelquesfois par consideration des temps, personnes, lieux, occasions, qu’il faut qu’un bon roy fasse des choses qui, par apparence, peuvent sembler tyranniques, comme quand il est question de reprimer une autre tyrannie, sçavoir d’un peuple forcené, duquel la licence est une vraye tyrannie, ou bien des nobles et riches qui tyrannisent les poures et le menu peuple, ou bien quand le roy est poure et necessiteux, qui ne sçait où prendre argent, et faict des emprunts sur les riches. Et ne faut pas estimer tousiours estre tyrannie la severité d’un prince, ou bien les gardes et forteresses, ou bien la majesté des commandemens imperieux, qui sont quelquesfois utiles, voire necessaires ; et sont plus à souhaiter que les douces prieres des tyrans. Voylà les deux vrays soustiens du prince et de l’estat, si en iceux aussi le prince se sçait maintenir, et se preserver des deux contraires, qui sont les meurtriers du prince et de l’estat, sçavoir hayne et mespris : desquels il faut dire un mot, pour mieux y pourvoir et s’en garder. La hayne, contraire à la bienveillance, est une mauvaise et obstinée affection des subjects contre le prince et son estat : elle procede ordinairement de craincte pour l’advenir, ou de desir de vengeance pour le passé, ou de tous les deux. Ceste hayne, quand elle est grande et est de plusieurs, à grande peine le prince peust-il eschapper : (…). Il est exposé à tous, et n’en faut qu’un pour y mettre fin : (…). Il faut donc qu’il s’en preserve : ce qu’il fera en fuyant les choses qui l’engendrent, sçavoir cruauté et avarice, les contraires aux instrumens susdicts de bienveillance. Il faut qu’il se garde pur et net de cruauté vilaine, indigne de grandeur, très infame au prince : mais, au contraire, qu’il s’arme de clemence, comme a esté dict cy-dessus aux vertus requises au prince. Mais pource que les supplices, bien qu’ils soyent justes et necessaires en un estat, ont quelque image de cruauté, il doibt prendre garde de s’y porter dextrement ; et pour ce, luy en voulons donner advis : 1 par exprès il ne doibt mettre la main au glaive de justice, que bien tard et comme à regret : (…) : 2 forcé pour le bien public, et plustost pour exemple, et empescher que l’on n’y retourne, que pour punir le coulpable : 3 sans cholere ny joye, ou autre passion ; que, s’il en falloit monstrer aucune, ce seroit compassion : 4 à la maniere accoustumée du pays et non par nouveaux supplices, tesmoignage de cruauté : 5 sans assister ny se trouver à l’execution : 6 s’il en faut punir plusieurs, il les faut depescher vistement et tout en un coup ; car les faire longuement traisner les uns après les autres, semble que l’on s’y plaist et s’en paist. Il faut aussi qu’il se garde d’avarice, bien messeante en un grand. Elle se monstre ou à trop exiger et tirer, ou à trop peu donner. Le premier desplaist fort au peuple, avare de nature, et à qui le bien c’est le sang et la vie ; c’est de quoy plus volontiers il se despite : le second aux hommes de service et de merite, qui ont travaillé pour le public, et pensent qu’il leur est deu quelque entretien. Or comment le prince se doibt gouverner en tout cela, et en matiere de finances, tant à faire fonds et imposer, qu’ à despendre et reserver, il a esté bien au long discouru au chapitre precedent. Seulement diray icy que le prince se doibt soigneusement garder de trois choses : l’une, de ressembler par trop grandes et excessifves impositions ces tyrans ronge-subjects, mange-peuples, (…) ; car il y a danger de tumultes, tesmoin tant d’exemples et vilains accidens : secondement de sordidité, tant à amasser (…) ; (parquoy ne se doibt servir à cela d’accusations, confiscations, despouilles injustes) qu’ à ne rien donner, ou donner trop peu et mercenairement, et se laisser par trop importuner par requestes et longue poursuite : tiercement de violence en la levée, de fourrage, pillerie ; et que, s’il est possible, l’on ne vienne à saisir les meubles, les outils du labourage. Cecy regarde principalement les recepveurs et exacteurs, qui, par leurs rigueurs, exposent le prince à la hayne du peuple, et le diffament ; gens fins, cruels, à six mains et trois testes, dict quelqu’un : à quoy le prince doibt pourvoir, qu’ils soyent preud’hommes : puis, s’ils faillent, les chasser rudement avec rude chastiment et grosses amendes, pour leur faire rendre et regorger comme esponge ce qu’ils ont succé et tiré induement du peuple. Venons à l’autre pire ennemy, mespris, qui est une sinistre, vile et abjecte opinion du prince et de l’estat : c’est la mort des estats, comme l’authorité est l’ame et la vie. Qui maintient un homme seul, voire vieil et cassé, sur tant de milliers d’hommes, sinon l’authorité et la grande estime ? Si elle s’en va et se perd par mespris, il faut que le prince et l’estat donnent du nais en terre. Et tout ainsi que, comme a esté dict, l’authorité est plus forte et auguste que la bienveillance, aussi le mespris est plus contraire et dangereux que la hayne, laquelle n’ose rien estant retenue par la craincte, si le mespris, qui secoue la craincte, ne l’arme et ne donne le courage d’executer. Il est vray que le mespris vient rarement, mesmement s’il est vray et legitime prince, sinon qu’il soit du tout faineant, et qu’il se degrade et prostitue soy-mesme, et videatur exire de imperio . Toutesfois il faut voir d’où il peust venir pour s’en garder. Il vient de choses contraires aux moyens d’acquerir authorité, et specialement de trois, sçavoir : de la forme de gouverner trop lasche, effeminée, molle, languissante et nonchalante, ou bien legere et volage, sans aucune tenuë ; c’est estat sans estat. Soubs tels princes, les subjects se rendent hardis, insolens ; pensent que tout est permis, que le prince ne se soucie de rien : (…). Secondement du malheur du prince, soit en ses affaires, qui ne succedent pas bien, ou en lignée, s’il est sans enfans, qui servent d’un grand appuy au prince, ou au moins certitude de successeurs, dont se plaignoit Alexandre Le Grand : (…). Tiercement des mœurs, specialement dissolues, lasches et voluptueuses, yvrognerie, gourmandise, aussi de lourdise, ineptie, laideur. Voylà en gros parlé de l’action du souverain. Pour la traicter plus distinctement et particulierement, il se faut souvenir, comme a esté dict au commencement, qu’elle est double, pacifique et militaire : j’entends icy l’action pacifique l’ordinaire, qui se faict tous les jours, et en tout temps, de paix ou de guerre ; la militaire, qui ne s’exerce qu’en temps de guerre. La pacifique et ordinaire du souverain ne se peust du tout prescrire, c’est chose infinie, et consiste autant à se garder de faire comme à faire. Nous en donnerons icy des advis principaux et necessaires. Pour un premier, le prince doibt pourvoir à ce qu’il soit fidellement et diligemment adverty de toutes choses. Ces toutes choses reviennent à deux chefs, dont y a deux sortes d’advertissemens et d’advertisseurs qui tous doibvent estre bien confidens et asseurez, prudens et secrets : bien qu’aux uns est requise une plus grande liberté, fermeté, et franchise, qu’aux autres. Les uns sont pour l’advertir de son honneur et debvoir, de ses deffauts, et luy dire ses veritez. Il n’y a gens au monde qui ayent tant de besoin de tels amis comme les princes, qui ne voyent et n’entendent que par les yeux et par les oreilles d’autruy. Ils soustiennent une vie publicque, ont à satisfaire à tant de gens, on leur cele tant de choses, que, sans le sentir, ils se trouvent engagez en la hayne et detestation de leurs peuples, pour des choses fort remediables et fort aisées à esviter, s’ils en eussent esté advertis d’heure. D’autre part les advertissemens libres, qui sont les meilleurs officiers de la vraye amitié, sont perilleux à l’endroict des souverains : combien qu’ils soyent bien delicats et bien foibles, si, pour leur bien et profict, ils ne peuvent souffrir un libre advertissement, qui ne leur pince que l’ouye, estant le reste de l’operation en leur main. Les autres sont pour l’advertir de tout ce qui se passe et se remuë non seulement parmy ses subjects et dedans l’enclos de son estat, mais encore chez ses voisins ; de tout, dis-je, qui touche de loin ou près l’estat sien et de ses voisins. Ces deux sortes de gens respondent aucunement à ces deux amis d’Alexandre, Ephestion et Craterus, dont l’un aymoit le roy, et l’autre Alexandre, c’est-à-dire l’un l’estat, et l’autre la personne. En second lieu, le prince doibt tousiours avoir en main un petit memorial et livret contenant trois choses, principalement un registre abregé des affaires d’estat, affin qu’il sçache ce qu’il faut faire, ce qui est commencé de faire, et qu’il ne demeure rien imparfaict et mal executé ; une liste des plus dignes personnages qui ont bien merité, ou sont capables de bien meriter du public ; un memoire des dons qu’il a faicts, à qui, et pourquoy : autrement et sans ces trois il luy adviendra de faire de grandes fautes. Les grands princes et sages politiques l’ont ainsi bien practiqué, Auguste, Tibere, Vespasian, Trajan, Adriau et les Antonins. En tiers lieu, d’autant que de l’un des principaux debvoirs du prince est à discerner et ordonner des loyers et des peines, et pource que l’un est favorable et l’autre odieux, le prince doibt retenir à soy la distribution des loyers et bienfaicts, qui sont estats, honneurs, offices, benefices, privileges, pensions, exemptions, immunitez, restitutions, graces et faveurs, et renvoyer à ses officiers à faire et prononcer condamnations, amendes, confiscations, privations, supplices et autres peines. En distribution des loyers, dons et bienfaicts, il s’y doibt porter prompt et volontaire, les donner avant qu’ils soyent demandez, s’il se peust, et n’attendre pas qu’il luy faille les refuser ; et les donner luy-mesme, s’il peust, ou les faire donner en sa presence. Par ce moyen les dons et bienfaicts seront beaucoup mieux receus, auront plus d’efficace ; et l’on esvitera deux grands inconveniens ordinaires, qui privent les gens d’honneur et de merite des loyers qui leur sont deubs : l’un est une longue poursuite, difficile et pleine de despense, qu’il convient faire pour obtenir ce que l’on veust et l’on pense avoir merité ; ce qui est grief à gens d’honneur et de cœur : l’autre, qu’après avoir obtenu du prince le don avant qu’en pouvoir jouyr, il couste la moitié et plus de ce que vaut le bienfaict, et encore quelquesfois viendra à rien. Venons à l’action militaire du tout necessaire à la tuition et deffense du prince, des subjects et de tout l’estat ; traictons-la briefvement. Toute ceste matiere revient à trois chefs, entreprendre, faire, finir la guerre. à l’entreprinse faut deux choses ; justice et prudence, et fuyr du tout les contraires, l’injustice et la temerité. Il faut premierement que la guerre soit juste : la justice doibt marcher devant la vaillance, comme le deliberer va devant l’executer. Il faut abominer ces propos, que le droict est en la force, que l’issuë en decidera, que le plus fort l’emportera. Il faut regarder à la cause, au fond et au merite, et non à l’issuë : la guerre a ses droicts et loix, comme la paix. Dieu favorise les justes guerres, donne les victoires à qui il luy plaist, et s’en faut rendre capable, premierement par la juste entreprinse. Il ne faut donc pas, pour toute cause ou occasion, commencer la guerre, (…) : et se bien garder que l’ambition, l’avarice, la cholere, ne nous y fourrent ; qui sont toutesfois, à vray dire, les plus ordinaires motifs des guerres : (…). Pour rendre la guerre de tous poincts juste, il faut trois choses : 1 qu’elle soit indicte et entreprinse par celuy qui peust, qui est le seul souverain. 2 pour cause juste, telle est absolument la deffensifve justifiée par toute raison aux sages, par necessité aux barbares, par la coustume à toutes gens, par la nature aux bestes : deffensifve, dis-je, de soy, où je comprends sa vie, sa liberté, et ses parens, et sa patrie : de ses alliez et confederez, c’est pour la foy donnée, pour les injustement oppressez : (…). Ces trois chefs de deffense sont comprins en la justice par Sainct Ambroise : (…). Un autre plus court la met en deux, foy et salut : (…). Et l’offensifve avec deux conditions ; qu’il y aye en offense precedente, comme outrage ou usurpation, et après avoir redemandé clairement par heraut exprès ce qui a esté prins (…) et recherché la voye de la justice, qui doibt tousiours aller la premiere. Car si l’on y veust entendre et se soubsmettre à la raison, faut s’arrester ; sinon le dernier, et par ainsi necessaire, est juste et permis. (…). 3 à une bonne fin, sçavoir la paix et le repos : (…). Après la justice vient la prudence, qui faict meurement deliberer avant que corner la guerre. Dont, pour ne s’y eschauffer pas tant et se garder de temerité, il est bon de penser à ces poi ncts : 1 aux forces et moyens, tant siens que de son ennemy : 2 au hasard et dangereuse revolution des choses humaines, specialement des armes, qui sont journalieres, et ausquelles la fortune a plus de credit, et exerce plus son empire qu’en toute autre chose, dont l’issuë peust estre telle qu’en une heure elle emportera tout : (…) : 3 aux grands maux, malheurs et miseres publicques et particulieres qu’apporte necessairement la guerre, qui sont telles que la seule imagination est lamentable : 4 aux calomnies, maledictions et reproches, que l’on jette et verse sur les autheurs de la guerre, à cause des maux qui en arrivent ; car il n’y a rien plus subject aux langues et jugemens que la guerre. Mais tout tombe sur le chef : (…). Toutes ces choses font que la plus juste guerre est detestable, dict Sainct Augustin, et que le souverain n’y doibt entrer que par grande necessité, comme il est dict d’Auguste : et ne se laisser gaigner à ces boutefeux et flambeaux de guerre qui, par quelque passion particuliere, l’y veulent eschauffer : (…). Et sont souvent ceux à qui le nais saigne, quand il faut venir au faict : dulce bellum inexpertis . Le sage souverain se contiendra paisible, sans provoquer ny aussi craindre la guerre, sans remuer son estat et celuy d’autruy entre esperance et craincte, et venir à ces extremitez de perir ou faire perir les autres. Le second chef de l’action militaire est à faire la guerre. à quoy sont requises trois choses, munitions, hommes, reigles de guerre. La premiere est la provision et munition de toutes choses necessaires à la guerre, ce qui doibt estre faict de bonne heure ; car ce seroit grande imprudence d’attendre au besoin à chercher ce qu’il faut avoir tout prest : (…). Or de la provision requise pour le bien du prince et de l’estat, ordinaire et perpetuelle en tout temps, a esté parlé en la premiere partie de ce chapitre, qui est toute de ce subject. Les principales provisions et munitions de guerre sont trois : 1 deniers, qui sont l’esprit vital et les nerfs de la guerre, en a esté parlé : 2 armes, tant offensifves que deffensifves, desquelles a esté aussi parlé ; ces deux sont ordinaires et en tout temps : 3 vivres, sans lesquels l’on ne peust vaincre ny vivre, et est-on desfaict sans coup ferir ; le soldat se desbauche, et n’en peust-on venir à bout : (…). Mais c’est une provision extraordinaire et non perpetuelle, qui ne se faict que pour la guerre, dont n’en a esté parlé cy-dessus. Il faut donc, en deliberant de la guerre, faire de grands magasins de vivres, bleds, chairs salées, tant pour l’armée qui est en campagne, que pour les garnisons des frontieres qui peuvent estre assiegées. La seconde chose requise à faire la guerre sont les hommes propres à assaillir et à deffendre. Il les faut distinguer. La premiere distinction est en soldats ou gendarmes, et chefs ou capitaines. Il en faut de tous les deux. Les soldats sont le corps, les chefs sont l’ame, la vie de l’armée, qui donnent mouvement et action. Or nous parlerons icy premierement des gendarmes et soldats, qui font le gros. Il y en a de diverses sortes ; il y a les pietons et les gens de cheval, les naturels du pays et les estrangers, les ordinaires et les subsidiaires. Il les faut premierement tous comparer ensemble, pour sçavoir qui sont meilleurs et à preferer ; et puis nous verrons comment il les faut bien choisir, et après les gouverner et discipliner. En ceste comparaison tous ne sont d’accord. Les uns, mesme les rudes et barbares, preferent les gens de cheval aux pietons, les autres au contraire. L’on peust dire que les pietons tout simplement et absolument sont meilleurs ; car ils servent et tout du long de la guerre, et en tous lieux, et en tous affaires ; là ou aux lieux montueux, scabreux et estroicts, et à assieger places, la cavalerie y est presque inutile. Ils sont aussi plustost prests, et coustent beaucoup moins ; et, s’ils sont bien conduicts et armez comme il faut, ils soustiennent le choc de la cavalerie. Aussi sont-ils preferez par ceux qui sont docteurs en ceste besongne. On peust dire que la cavalerie est meilleure au combat, et pour avoir plustost faict : (…) : car les pietons n’ont pas si tost faict ; mais ils agissent bien plus seurement. Quant aux naturels et estrangers, aussi ne sont-ils tous d’accord sur la preference : mais sans doubte les naturels sont beaucoup meilleurs ; car ils sont plus loyaux que les estrangers mercenaires : (…) : plus patiens et obeyssans, se portant avec plus d’honneur et de respect envers les chefs, de courage aux combats, d’affection à la victoire et au bien du pays, et coustent moins, et sont plus prests que les estrangers, souvent mutins, mesme au besoin, et faisant plus de bruict que de service, et la pluspart importuns et onereux au public, cruels à ceux du pays, qu’ils fourragent comme ennemis, qui coustent à les faire venir et retourner ; et les faut attendre souvent avec dommage grand. Que si en une necessité extreme il en faut, soit : mais qu’ils soyent en beaucoup plus petit nombre que les naturels, et ne fassent qu’un membre et partie de l’armée, non le corps ; car il y a danger que, s’ils se voyent autant, ou plus forts que les naturels, ils se rendent maistres de ceux qui les ont appellez, comme il est advenu souvent ; car celuy est maistre de l’estat qui est maistre de la force : et aussi qu’ils soyent, s’il se peust, tirez des alliez et confederez, qui apportent plus de fidelité et de service que les simples estrangers : mais de se servir plus d’estrangers que naturels, est à faire aux tyrans qui craignent leurs subjects, parce qu’ils les traictent comme ennemis, se font hayr d’eux, dont ils les redoubtent, et ne les osent armer ny aguerrir. Quant aux ordinaires et subsidiaires, il en faut de tous les deux : mais la difference entre eux est que les ordinaires sont en petit nombre, sont tousiours en paix et en guerre, sur pied et en armes, et d’eux a esté parlé en la provision ; gens du tout destinez et confinez en la guerre, formez à tout exercice des armes, resolus. C’est la force ordinaire du prince, son honneur en paix, sa sauve-garde en guerre ; telles estoient les legions romaines. Ceux-cy doibvent estre separez par troupes en temps de paix, affin qu’ils ne puissent rien remuer. Les subsidiaires sont en beaucoup plus grand nombre ; mais ils ne sont pas perpetuels, ny du tout destinez à la guerre : ils ont d’autres vacations ; au besoin et en temps de guerre, ils sont appellez au son du tambour, enroollez, duicts, et instruicts à la guerre ; et, venant la paix, se retirent et retournent à leurs vacations. Nous avons entendu leurs distinctions et differences, maintenant faut adviser à les bien choisir, c’est à quoy il faut diligemment adviser, non pas à en amasser tant et en si grand nombre, lequel n’emporte pas la victoire, mais la vaillance ; et ordinairement peu sont qui font la desroute. Une effrenée multitude nuict plus qu’elle ne profite : (…). Ce n’est donc pas au nombre, mais en la force et vaillance : (…). Il faut bien donc les choisir (non les acheter indifferemment avec quelque somme legere par mois) qu’ils ne soyent avanturiers, ignorant la guerre, racaille de ville, corrompus, vicieux, dissolus en toutes façons, piaffeurs, hardis à la picorée, et loin des coups, cerfs et lievres aux dangers : (…). Pour les bien choisir, il faut du jugement, de l’attention et de l’addresse : et à ces fins il faut considerer ces cinq choses, le pays ; c’est-à-dire le lieu de leur naissance et nourriture. Il les fa ut prendre des champs, des montagnes, lieux steriles, rabotteux, ou voisins de la mer, nourris à toute sorte de peine : (…). Car ceux des villes, nourris à l’ombre, aux delices, au gain, sont plus lasches, insolens, effeminez : (…). 2 l’aage, qu’ils soyent prins jeunes, à dix-huict ans, ils en sont plus soupples et obeyssans : les vieils ont des vices, et ne se plient pas si bien à la discipline. 3 le corps, duquel la stature grande est requise d’aucuns, comme de Marius et de Pyrrhus : mais encore qu’elle ne soit que mediocre, moyennant que le corps soit fort sec, vigoureux, nerveux, d’un regard fier, c’est tout un : (…). Les gros, gras, fluides, n’y valent rien. 4 l’esprit, qui soit vif, resolu, hardy, glorieux, ne craignant rien tant que le deshonneur et le reproche. 5 condition, qu’importe de beaucoup ; car ceux qui sont de vilaine et infame condition, de qualité deshonneste, ou bien qui se sont meslez de metiers sedentaires, servant à delices et aux femmes, sont mal propres à ceste profession. Après le choix et l’election vient la discipline : car ce n’est pas assez de les avoir choisis capables d’estre bons soldats, si l’on ne les faict ; et, s’ils sont faicts, si l’on ne les garde et entretient tels. Nature faict peu de gens vaillans : c’est la bonne institution et discipline. Or l’on ne sçauroit assez dire combien vaut et est utile la bonne discipline en la guerre : c’est tout, c’est elle qui a rendu Rome si florissante, et luy a acquis la seigneurie du monde ; aussi l’avoient-ils en plus grande recommandation que l’amour de leurs enfans. Or le principal poinct de la discipline est l’obeyssance, à laquelle sert cest ancien precepte, que le soldat doibt plus craindre son chef que l’ennemy. Or ceste discipline doibt tendre à deux fins : à rendre les soldats vaillans et gens de bien ; et ainsi elle a deux parties, la vaillance et les moeurs. à la vaillance trois choses servent ; l’exercice assidu aux armes, auquel il les faut contenir sans relasche : c’est d’où est venu le mot latin exercitus , qui signifie armée. Cest exercice des armes est une instruction à les bien manier et s’en servir, se dresser aux combats, tirer bien des armes, dextrement s’ayder du bouclier, discourir et se representer tout ce qui peust advenir aux combats, et venir à l’essay, comme en bataille rangée : proposer prix aux plus adroicts pour les eschauffer. Le travail, qui est tant pour les endurcir à la peine, à la sueur, à la poussiere, (…), que pour le bien et service de l’armée et fortification du camp, dont les faut apprendre à bien fossoyer, planter une palissade, dresser une barricade, courir, porter fardeaux poysans ; ce sont choses necessaires, tant pour se deffendre que pour presser et enclorre l’ennemy. L’ordre, qui est de grand usage, et doibt estre en plusieurs façons gardé en la guerre : premierement, en la distribution des troupes en bataillons, regimens, enseignes, camarades ; secondement, en l’assiette du camp, qu’elle soit en quartiers disposez avec proportion, ayant ses places, entrées, issues, logis à propos pour ceux de cheval et de pied, dont il soit aisé à chascun de trouver son quartier, son compagnon ; tiercement, au marcher par campagne et contre les ennemis, que chascun tienne son rang ; qu’ils soyent egalement distans les uns des autres, sans trop se presser ny s’eslongner. Tout cest ordre est bien necessaire, et sert à plusieurs choses. Il est fort beau à voir, resiouyt les amis, estonne les ennemis, asseure l’armée, facilite tous ses remuemens et les commandemens des chefs : tellement que, sans bruict, sans confusion, le general commande, et, de main en main, son intention parvient jusques aux plus petits : (…). Bref, cest ordre bien gardé rend l’armée presque invincible. Et au contraire plusieurs se sont veuës perdre à faute d’ordre et de bonne intelligence. La seconde partie de la discipline militaire regarde les mœurs, qui sont volontiers bien desbauchées et difficilement se reiglent parmy les armes : (…). Toutesfois il y faut mettre peine, et specialement y installer, s’il se peust, trois vertus, continence, par laquelle toute gourmandise, yvrognerie, paillardise, et toute volupté infame soit chassée, laquelle appoltronit et relasche le soldat : (…) ; tesmoin Annibal, qui fust amolly par delices en un hyver, et fust vaincu par les vices, luy qui estoit invincible, et vaincquoit tout par armes. Modestie en paroles, chassant toute vanité, vanterie, braverie de paroles : la vaillance ne remue poinct la langue, mais les mains ; n’est poinct harangueuse, mais execute : (…). Et, au contraire, les grands parleurs ne valent rien : (…). Or la langue est pour le conseil, la main pour le combat, dict Homere ; en faicts (c’est une simple et prompte obeyssance sans marchander ou contrerooller les commandemens des chefs), (…). Abstinence, par laquelle les soldats gardent leurs mains nettes de toute violence, fourrage, larrecin. Voylà en somme la discipline militaire, laquelle le general fera valoir par loyer et recompenses d’honneur envers les bons et vaillans, et punitions severes contre les defaillans ; car l’indulgence perd les soldats. C’est assez parlé des soldats, disons maintenant deux mots des chefs, sans lesquels les soldats ne valent rien ; c’est un corps sans ame, un navire avec des vogueurs sans maistre qui tient le gouvernail. Il y en a de deux sortes : il y a le general et premier ; et puis les subalternes ; maistre de camp, colonels : mais le general (qui ne doibt jamais estre qu’un, soubs peine de perdre tout), c’est tout. C’est pourquoy a esté dict que l’armée vaut autant que vaut son general. Et faut faire plus d’estat de luy que de tout le reste : (…). Or ce general c’est le prince mesme et souverain, ou celuy qu’il aura commis et bien choisi. La presence du prince est de très grands poids et efficace pour obtenir la victoire, redouble la force et le courage des siens, et semble estre requise quand il y va du salut de son estat, ou d’une province. Aux guerres de moindre consequence il s’en peust deporter : (…). Au reste un general doibt avoir ces qualitez, sçavant et experimenté en l’art militaire, ayant veu et senty toutes les deux fortunes, (…). 2 provident et bien advisé, et par ainsi rassis, froid et posé, eslongné de toute temerité et precipitation, laquelle non seulement est folle, mais malheureuse. Or les fautes en la guerre ne se peuvent r’habiller : (…). Parquoy il doibt plustost regarder derriere soy que devant : (…). 3 vigilant et actif, et par son exemple meinant et faisant faire à ses soldats tout ce qu’il veust. 4 heureux : le bonheur vient du ciel ; mais volontiers il suyt et accompagne ces trois premieres qualitez. Après les munitions et les hommes de guerre, venons aux reigles et advis generaux pour bien faire la guerre. Ce troisiesme poinct est un très grand et necessaire instrument de guerre, sans lequel et les munitions et les hommes ne sont que phantosmes : (…). Or, de les prescrire certains et perpetuels, il est impossible ; car ils despendent de tant de choses, qu’il faut considerer, et ausquelles il se faut accommoder, dont a esté bien dict, que les hommes ne donnent pas conseil aux affaires, mais les affaires le donnent aux hommes ; qu’il faut faire la guerre à l’œil. Il faut prendre advis sur le champ, (…) : car les choses qui surviennent donnent advis nouveaux. Il y en a toutesfois de si generaux et certains, que l’on ne peust faillir de les dire et les observer. Nous en desduirons icy briefvement quelques-uns, ausquels l’on pourra tousiours adjouster. Les uns sont à observer tout du long de la guerre, que nous dirons en premier lieu ; les autres sont pour certains endroicts et affaires. Le premier est de guetter soigneusement et empoigner les occasions, n’en perdre pas une, et ne permettre, s’il se peust, que l’ennemy prenne les siennes. L’occasion a grand cours en tous affaires humains, specialement en la guerre, où elle ayde plus que la force. 2 faire son profict des bruicts qui courent, car vrais ou fauls peuvent beaucoup, mesme au commencement : (…). 3 mais, quand l’on est en train, il ne s’en faut plus donner peine : les considerer bien, mais ne laisser à faire ce qu’on doibt et peust, ce que la raison conseille, et demeurer là ferme. 4 sur-tout se garder de trop grande confiance et asseurance, par laquelle on mesprise l’ennemy, et se rend-on nonchalant et paresseux, c’est le plus dangereux mal qui soit en guerre. Qui mesprise son ennemy se descouvre et se trahit soy-mesme : (…). Il ne faut rien mespriser en guerre, car il n’y a rien de petit ; et souvent de ce que l’on pense bien petit, il en advient de grands effects : (…). 5 s’enquerir fort soigneusement, et sçavoir l’estat et affaires de l’ennemy, specialement ces poincts-cy : 1 le naturel, la portée et les desseins du chef ; 2 le naturel, les mœurs et maniere de vivre des ennemis ; 3 la situation des lieux, et le naturel du pays où l’on est. Annibal estoit excellent en cela. 6 pour le faict du combat, il faut adviser plusieurs choses, quand, où, contre qui, et comment ; affin que ce ne soit mal à propos. Et ne faut venir à ceste extremité qu’avec grande deliberation ; choisir plustost tout autre moyen, et chercher à rompre son ennemy par patience, et le laisser battre au temps, au lieu, au deffaut de plusieurs choses, que venir à ce hasard ; car l’issuë des batailles est très incertaine et dangereuse : (…). 7 il ne faut donc venir à cela que rarement, c’est-à-dire en la necessité, ou pour quelque grande occasion. Necessité, comme si les difficultez croissent de vostre part ; les vivres, les finances defaillent ; les hommes se desgoustent et s’en vont, l’on ne peust plus gueres subsister : (…). Occasion, comme si vostre party est tout clairement plus fort ; que la victoire semble vous tendre la main ; que l’ennemy est à present foible, et sera bientost plus fort, et presentera le combat ; qu’il ne s’en doubte pas, et pense que l’on soit bien loin. Il est las et recreu, il repaist, les chevaux sont en la lictiere. 8 faut considerer le lieu ; car il est de grande consequence aux batailles. En general ne faut poinct attendre, s’il se peust, que l’ennemy entre dedans vos terres. Il faut aller au devant, au moins l’arrester à la porte : et, s’il y est entré, ne hasarder poinct la bataille, si ce n’est que l’on aye une autre armée preste ; autrement c’est jouer et mettre son estat à l’hasard : particulierement considerer le champ de bataille, s’il est propre pour soy ou pour l’ennemy. Le champ donne quelquesfois un très grand advantage. La pleine campagne est bonne pour la cavalerie : les lieux estroicts, garnis de marests, fossez, arbres, favorisent l’infanterie. Regarder avec qui, non avec les plus forts, j’entends plus forts, non d’hommes, mais de courage. Or il n’y a chose qui donne tant de courage que la necessité, ennemy invincible. Parquoy je dis qu’il ne faut jamais se battre avec des desesperez. Cecy s’accorde avec le precedent, qui est de ne hasarder bataille dedans son propre pays ; car l’ennemy entré y combat comme desesperé, sçachant que, s’il est vaincu, il ne peust eschapper la mort, n’ayant forteresse ny retraicte ou secours aucun, (…). La maniere plus advantageuse, quelle qu’elle soit, est la meilleure ; surprinse, ruse, à couvert, feignant d’avoir peur pour attirer l’ennemy, et le prendre au piege, (…) ; guetter et marquer ses fautes, pour s’en prevaloir et le charger de ce pas. Pour les batailles rangées sont requises ces choses : la premiere et principale est une belle et bonne ordonnance de ses gens. 2 un renfort et secours tout prest, mais couvert et caché, affin qu’inopinement survenant il estonne l’ennemy : car toutes choses subites, encore que vaines et ridicules, donnent l’espouvante : (…). 3 arriver le premier au champ et estre rangé en bataille : l’on faict ainsi tout plus à son aise, et sert à croistre le courage des siens, et abattre celuy de son ennemy ; car c’est estre assaillant, qui a tousiours plus de coeur que le soustenant. 4 belle, brave, hardie, resolue contenance du general et autres chefs. 5 harangue pour encourager les soldats, et leur remonstrer l’honneur, le profict et seureté qu’il y a en la vaillance. Le deshonneur, le danger, la mort, sont pour les couards : (…). Estant venu aux mains, si l’armée bransle, faut que le general tienne ferme, fasse tout debvoir d’un chef resolu et brave gendarme, courir au devant des estonnez, arrester le reculans, se jetter en la presse, faire cognoistre à tous, siens et ennemis, que la teste, la main, la langue, ne luy tremblent poinct. Si elle a du meilleur et le dessus, la retenir, qu’elle ne s’espande et se desbande par trop à poursuyvre obstinement les vaincus. Il est à craindre, ce qui est advenu souvent, qu’en reprenant cœur ils jouent au desespoir, fassent un effort et deffassent les vaincqueurs : c’est une violente maistresse d’eschole que la necessité : (…). Leur faut plustost donner passage et faciliter leur fuyte ; encore moins permettre s’amuser au butin, si vous estes vaincqueur. Il faut user de la victoire prudemment, affin qu’elle ne tourne en mal. Parquoy ne la faut salir de cruauté en ostant à l’ennemy tout espoir ; car il y auroit du danger

(…) : au

contraire, faut luy laisser occasion d’esperer, et ouverture de paix, ne fouler ny ravager le pays conquis ; la fureur et la rage sont dangereuses bestes ; ny d’insolence, mais s’y comporter modestement, et se souvenir tousiours du perpetuel flus et reflus de ce monde et revolution alternatifve, par laquelle de l’adversité naist la prosperité : et au contraire. Il y en a qui se noyent à deux doigts d’eaue, et ne peuvent digerer une bonne fortune : (…). Si vous estes vaincu, faut de la sagesse à bien cognoistre et peser sa perte : c’est sottise de se faire accroire que ce n’est rien, et se paistre de belles esperances, supprimer les nouvelles de la deffaicte. Il la faut considerer toute de son long ; autrement comment y remediera-t’on ? Et puis du courage à mieux esperer, à restaurer ses forces, faire nouvelles levées, chercher nouveau secours, mettre bonnes et fortes garnisons dedans les places fortes. Et, quand le ciel seroit si contraire, comme il semble quelquesfois s’opposer aux armes sainctes et justes, il n’est toutesfois jamais deffendu de mourir au lict d’honneur, qui est meilleur que vivre en deshonneur. Voylà le second chef de ceste matiere achevé, qui est de faire la guerre, sauf un scrupule qui reste : sçavoir s’il est permis d’user de ruses, finesses, stratagemes. Il y en a qui tiennent que non, qu’il est indigne de gens d’honneur et de vertu, rejettant ce beau dire, (…) ? Alexandre ne voulut se prevaloir de l’obscurité de la nuict, disant ne vouloir des victoires desrobées : (…). Ainsi les premiers romains renvoyant aux phalisques leur maistre d’eschole, à Pyrrhus son traistre medecin, faisant profession de la vertu, desadvouant ceux des leurs qui en faisoient autrement, reprouvant la subtilité grecque, l’astuce afriquaine, et enseignant que la victoire vraye est avec la vertu, (…) ; celle qui est acquise par finesse n’est genereuse ny honorable, ny asseurée. Les vaincus ne se tiennent pour bien vaincus : (…). Or tout cela est bien dict vray, et s’entend en deux cas, aux querelles particulieres et contre les ennemis privez, ou bien quand il y va de la foy donnée, ou alliance traictée. Mais hors ces deux cas, c’est-à-dire en guerre et sans prejudice de la foy, il est permis, de quelque façon que ce soit, de deffaire son ennemy, qui est desia condamné, et est loysible de l’exterminer. C’est après l’advis des plus grands guerriers (qui au contraire ont tous preferé la victoire acquise par occasion et finesse, à celle de la vifve force ouverte, dont à celle-là ordonnent un bœuf pour sacrifice, et à celle-cy un cocq seulement), la decision de ce grand docteur chrestien : (…). La guerre a naturellement des privileges raisonnables, au prejudice de la raison. En temps et lieu est permis de se prevaloir de la sottise des ennemis, aussi bien que de leur lascheté. Venons au troisiesme chef de ceste matiere militaire, plus court et plus joyeux de tous, qui est de finir la guerre par la paix : le mot est doux, la chose plaisante, très bonne en toutes façons, (…), et très utile à tous partis vaincqueurs et vaincus : mais premierement aux vaincus plus foibles ; ausquels premiers je donne advis de demeurer armez, se monstrer asseurez et resolus. Car qui veust la paix, f aut qu’il se tienne tout prest à la guerre : dont a esté bien dict que la paix se traicte bien et heureusement soubs le bouclier. Mais il faut qu’elle soit honneste et avec conditions raisonnables : autrement, combien qu’il soit dict qu’une paix fourrée est plus utile qu’une juste guerre, si est-ce qu’il vaut mieux mourir librement et avec honneur, que servir honteusement. Et aussi pure et franche, sans fraude et feinctise ; laquelle finisse la guerre, non la differe : (…) : toutesfois en la necessité il se faut accommoder comme l’on peust. Quand le pilote crainct le naufrage, il faict jet pour se sauver, et souvent il succede bien de se commettre à la discretion de l’adversaire genereux : (…). Aux vaincqueurs, je conseille ne se rendre fort difficiles à la paix : car bien qu’elle soit peust-estre moins utile qu’aux vaincus, si l’est-elle ; car la continuation de la guerre est ennuyeuse. Et Lycurgue deffend de faire la guerre souvent à mesmes ennemis, car ils apprennent à se deffendre, et enfin à assaillir. Les morsures des bestes mourantes sont mortelles : (…). Et puis l’issuë est tousiours incertaine : (…). Et souvent à la queuë gist le venin ; plus la fortune a esté favorable, plus la faut-il redoubter : (…). Mais elle est vrayement honorable ; c’est gloire, ayant victoire en main, de se rendre facile à la paix ; c’est monstrer que l’on entreprend justement, et sagement l’on finit la guerre. Et au rebours la refuser, et qu’il arrive un mauvais succez, c’est honte. L’on dict, la gloire l’a perdu : il refusoit la paix et vouloit l’honneur ; et il a perdu tous les deux. Mais faut octroyer une paix gracieuse et debonnaire, affin qu’elle soit durable ; car, si elle est trop rude et cruelle, à la premiere commodité les vaincus se revolteront : (…). C’est grandeur de monstrer autant de douceur envers les vaincus supplians, comme de vaillance contre l’ennemy. Les romains ont très bien practiqué cecy, et s’en sont bien trouvés.

LIVRE 3 CHAPITRE 4


de la prudence requise aux affaires difficiles et mauvais accidens publics et privez. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/401 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/402

praeface. Après avoir parlé de la prudence politique requise au souverain pour bien agir et gouverner, nous voulons icy separement parler de la prudence requise à se garder, et remedier aux affaires et accidens difficiles et dangereux, qui surviennent tant au souverain qu’aux subjects et particuliers. Premierement, ces affaires et accidens sont en grande diversité : ils sont publics ou particuliers ; sont à venir et nous menacent, ou jà presens et pressans : les uns sont seulement doubteux et ambigus, les autres sont dangereux et importans à cause de la violence. Et ceux-cy, qui sont les plus grands et difficiles, sont ou secrets et cachez, et sont deux, sçavoir conjuration contre la personne du prince ou l’estat, et trahison contre les places et compagnies : ou manifestes et ouverts, et ceux-cy sont de plusieurs sortes ; car ou ils sont sans forme de guerre et ordre certain, comme les emotions populaires pour quelque prompte et legere occasion, factions et ligues entre les subjects des uns contre les autres, en petit et grand nombre, grands ou petits ; seditions du peuple contre le prince ou le magistrat, rebellion contre l’authorité et la teste du prince ; ou sont meuris et formez en guerre, et s’appellent guerres civiles, qui sont en autant de sortes que les susdicts troubles et remuemens, car c’en sont les causes, fondemens et semences, mais ont creu et sont venus en consequence et durée. De tous nous dirons distinctement, et donnerons advis et conseil, pour s’y conduire sagement, tant aux souverains qu’aux particuliers, grands et petits. I des maux et accidens qui nous menacent.

aux accidens contraires ausquels nous sommes subjects, il y a deux manieres de se porter diverses ; et peuvent estre toutes deux bonnes, selon le naturel divers, et des accidens, et de ceux à qui ils arrivent. L’une est de contester fort et s’opposer à l’accident, remuer toutes choses pour le conjurer et destourner, au moins emousser sa poincte et amortir son coup, luy eschapper ou le forcer. Cecy requiert une ame forte et opiniastre, et a besoin d’un soin aspre et penible. L’autre est de prendre les choses incontinent au pire, et se resouldre à les porter doucement et patiemment, et cependant attendre paisiblement ce qu’il adviendra sans se tourmenter à l’empescher. Celuy-là estudie à ranger les evenemens, cestuy-ci soy-mesme : celuy-là semble plus courageux, cestuy-ci joue au seur : celuy-là est suspens, agité entre la craincte et l’esperance ; cestuy-ci se met à l’abry, et se loge si bas qu’il ne peust plus tomber de plus haut. La plus basse marche est la plus ferme et le siege de constance. Celuy-là travaille d’en eschapper, cestuy-ci de souffrir, et souvent cestuy-ci en a meilleur marché. Il y a souvent plus de mal et de perte à plaider qu’ à perdre, à fuyr et se donner garde qu’ à souffrir. L’avaricieux se tourmente plus que le pauvre, le jaloux que le cocu. En celuy-là est plus requise la prudence, car il agist ; en cestuy-ci la patience. Mais qui empesche que l’on ne faict tous les deux par ordre, et que là où la prudence et vigilance ne peust rien, y succede la patience ? Certes aux maux publics il faut essayer le premier, et y sont tenus ceux qui en ont la charge et le peuvent : aux particuliers chascun choisisse son meilleur. Ii maux et accidens presens, pressans et extremes.

le moyen propre pour alleger les maux et addoucir les passions, ce n’est pas s’y opposer, car l’opposition les picque et despite dadvantage. On aigrit et irrite le mal par la jalousie du debat et du contraste ; mais c’est ou en les destournant et divertissant ailleurs, ainsi que les medecins, qui, ne pouvant bien purger et exterminer du tout le mal, le divertissent, et le font deriver en une autre partie moins dangereuse : ce qui se doibt faire tout doucement et insensiblement ; c’est un excellent remede à tous maux, et qui se practique en toutes choses, si l’on y regarde bien, par lequel l’on nous faict avaler les plus rudes morceaux, et la mort mesme insensiblement : (…). Comme à ceux qui passent une profondeur effroyable, l’on conseille de clorre ou destourner les yeux. On amuse les enfans lors que l’on leur veust donner le coup de la lancette. Faut practiquer l’expedient et la ruse d’Hippomenes, lequel ayant à courir avec Atalante, fille d’excellente beauté, pour y perdre la vie s’il estoit devancé, ou avoir la fille en mariage s’il gaignoit en la course, se garnit de trois belles pommes d’or, lesquelles il laissa tomber à diverses fois, pour amuser la fille à les cueillir, et, ainsi la divertissant, gaigner l’advantage et elle : ainsi, si la consideration d’un malheur ou rude accident present, ou la memoire d’ un passé, nous poise fort, ou quelque violente passion nous agite et tourmente, que l’on ne puisse dompter, il faut changer et jetter sa pensée ailleurs, luy substituer un autre accident et passion moins dangereuse. Si l’on ne la peust combattre, il luy faut eschapper, fourvoyer, ruser, ou bien l’affoiblir, la dissoudre et destremper avec d’autres amusemens et pensées, la rompre en plusieurs pieces ; et tout cela par destours et divertissemens. L’autre advis aux dernieres et très dangereuses extremitez, où n’y a plus que tenir, est de baisser un peu la teste, prester au coup, ceder à la necessité ; car il y a grand danger qu’en s’opiniastrant par trop à ne rien relascher, l’on donne occasion à la violence de fouler tout aux pieds. Il vaut mieux faire vouloir aux loix ce qu’elles peuvent, puis qu’elles ne peuvent ce qu’elles veulent. Il a esté reproché à Caton d’avoir esté trop roide aux guerres civiles de son temps, et plustost avoir laissé la republique encourir toutes extremitez, que la secourir un peu aux despens des loix. Au rebours, Epaminondas au besoin continua sa charge outre le terme, bien que la loy luy prohibast sur la vie ; et Philopoemen est loüé qu’estant né pour commander, il sçavoit non seulement gouverner selon les loix, mais encore commander aux loix mesmes quand la necessité publicque le requeroit. Il faut au besoin biaiser, ployer un peu, tourner le tableau de la loy, sinon l’oster, eschiver et gauchir pour ne perdre tout : c’est un tour de prudence qui n’est contraire à raison et justice. Iii affaires douteux et ambigus.

aux choses ambiguës, où les raisons sont fortes de toutes parts, et l’impuissance de voir et choisir ce qui est le plus commode, nous apporte de l’incertitude et perplexité, le meilleur est se jetter au party où y a plus d’honnesteté et de justice ; car encore qu’il en mesadvienne, si restera-il tousiours une gratification au dedans, et une gloire au dehors, d’avoir choisy le meilleur. Outre que l’on ne sçait, quand on eust prins le party contraire, ce qu’il en fust advenu, et si l’on eust eschappé son destin. Quand on doubte quel est le meilleur et plus court chemin, il faut tenir le plus droict. Iv affaires difficiles et dangereux.

aux affaires difficiles, comme aux accords, y vouloir apporter trop de seureté, c’est les rendre mal asseurez, parce que l’on y employe plus de temps, plus de gens s’en empeschent, l’on y mesle plus de choses et de clauses ; et de là naissent les differends : joinct que c’est, ce semble, despiter la fortune, et se vouloir exempter de sa jurisdiction, ce qui ne se peust : (…). Il est meilleur les faire plus briefvement et doucement avec un peu de danger, que d’y estre si exact et chagrin. Aux affaires dangereux il faut estre sage et courageux ; il faut prevoir et sçavoir tous les dangers, ne les faire poinct plus grands ne plus petits par faute de jugement, penser qu’ils n’arriveront pas tous, et n’auront pas tous leur effect ; que l’on en eschappera plusieurs par industrie, ou par diligence, ou autrement ; quels sont ceux ausquels l’on pourra estre aydé, et là-dessus prendre courage, se resouldre et ne quitter l’entreprinse honneste pour iceux : le sage est courageux ; car il pense, discourt et se prepare à tout : le courageux aussi doibt estre sage. V conjuration.

nous entrons aux plus grands, importans et dangereux accidens ; parquoy nous les traicterons plus au long, et expressement les descrivant ; et puis donnant en chascun les advis pour le souverain, et à la fin de tous les donnerons pour les particuliers. Conjuration est une conspiration et entreprinse d’un ou plusieurs contre la personne du prince ou l’estat ; c’est chose dangereuse, mal aisée à esviter ou remedier, pource qu’elle est couverte et cachée. Comment se peust-l’on sauver d’un ennemy couvert du visage du plus officieux amy ? Comment peust-on sçavoir les volontez et pensées d’autruy ? Et puis celuy qui mesprise sa vie est maistre de celle d’autruy : contemnit omnes ille qui mortem prius . Tellement que le prince est exposé à la mercy d’un particulier, quel qu’il soit. Les advis et remedes sur ce sont : 1 une secrette recherche et contremine par gens propres à cela, fideles et discrets, qui sont les yeux et les oreilles du prince ; faut descouvrir tout ce qui se dict et se faict, specialement par les principaux officiers. Les conjurateurs volontiers diffament çà et là le prince, ou prestent l’oreille à ceux qui le blasment et accusent. Il faut donc sçavoir les discours et propos que l’on tient du prince, et hardiment proposer recompense en deniers et impunité à tels descouvrans : mais aussi ne faut-il croire legerement à tout rapport. Faut bien prester l’oreille à tous, non la foy, et examiner bien diligemment, affin de n’accabler les innocens et se faire hayr et maudire au peuple. Le second est d’essayer par clemence et innocence à se faire aymer de tous, mesme de ses ennemis : (…). N’offensant personne, on donne ordre de ne l’estre poinct ; et c’est mal à propos faire valoir sa puissance par outrages et offenses : (…). Le troisiesme est tenir bonne mine à l’accoustumé, sans rien ravaller ; et publier par-tout qu’il est bien adverty de toutes les menées qu’on dresse, et faire croire que rien ne se remuë qu’il n’en sente incontinent le vent. Ce fut un expedient que fournit utilement quelqu’un à Denys, tyran de Sicile, qui luy cousta un talent. Le quatriesme est d’attendre sans effroy et sans trouble tout ce qui pourra advenir. Caesar practiqua bien ces trois derniers moyens, mais non le premier. Il vaut mieux, disoit-il, mourir une fois, que demeurer tousiours en transse et en fievre continuë d’un accident qui n’a poinct de remede ; et faut en tout cas remettre tout à Dieu. Ceux qui ont prins autre chemin, et ont voulu courir au-devant par supplices et vengeances, très rarement s’en sont bien trouvez, et n’ont pour cela eschappé : tesmoin tant d’empereurs romains. Mais la conjuration descouverte, la verité trouvée, que faut-il faire ? Punir bien rigoureusement les conjurez : espargner telles gens, c’est trahir cruellement le public. Ils sont ennemis de la liberté, bien et repos de tous : la justice le requiert. Si est-ce qu’il y faut de la prudence ; et ne s’y faut porter tousiours et par-tout de mesme façon. Quelquesfois il faut soudainement executer, mesmement s’il y a petit nombre de conjurez. Mais soit en petit ou grand nombre, il ne faut par gehennes et tortures vouloir sçavoir les complices (si autrement et secrettement l’on les peust sçavoir, et faire mine de ne les sçavoir, est bon) ; car l’on chercheroit ce que l’on ne voudroit pas trouver. Il suffit que, par la punition d’un petit nombre, les bons subjects soyent contenus en leur debvoir, et destournez ceux qui ne sont pas ou pensent n’estre pas decelez. Vouloir tout sçavoir par tortures, c’est exciter force gens contre soy. Quelquesfois faut dilayer la punition : bien faut-il promptement pourvoir à sa seureté. Mais les conjurez peuvent estre tels ou la descouverte faicte en tels temps, qu’il n’en faut pas faire le semblant ; et les vouloir punir sur l’heure, c’est jouer à tout perdre. Le meilleur de tous, c’est de prevenir la conjuration, l’eluder et rendre vaine, feignant pour ce coup ne sçavoir les conjurez, mais faire comme si l’on vouloit pourvoir à autre chose ; comme firent les carthaginois à Hannon leur capitaine : (…). Mais, qui plus est, quelquesfois faut pardonner, si c’est un grand à qui le prince et l’estat soyent obligez, duquel les enfans, parens, amis, soyent puissans. Que ferez-vous ? Comment rompre tout cela ? S’il se peust avec seureté faut pardonner, ou au moins addoucir la peine. La clemence, en cest endroict, est quelquesfois non seulement glorieuse au prince, (…), mais de très grande efficace pour la seureté à l’advenir, destourne les autres de semblable dessein, et faict qu’ils s’en repentent, ou en ont honte : l’exemple en est très beau d’Auguste envers Cinna. Vi trahison.

trahison est une conspiration ou entreprinse secrette contre une place ou une troupe : c’est, comme la conjuration, un mal secret, dangereux, difficile à esviter ; car souvent le traistre est au milieu et au gyron de la compagnie, ou du lieu qu’il veust vendre et livrer. à ce malheureux mestier sont volontiers subjects les avaricieux, esprits legers, hypocrites ; et ont volontiers cecy qu’ils font bien sonner la fidelité, la loüent et gardent ambitieusement en petites choses, et par là se voulant couvrir ils se descouvrent : c’est la marque pour les cognoistre. Les advis y sont presque tous mesmes qu’en la conjuration ; sauf en la punition, laquelle doibt estre icy prompte, griefve et irremissible ; car ce sont gens mal nez, incorrigibles, très pernicieux au monde, dont ne faut avoir pitié. Vii esmotions populaires.

il y en a plusieurs sortes selon la diversité des causes, personnes, maniere et durée, comme se verra après ; faction, ligue, sedition, tyrannie, guerres civiles : mais nous parlerons icy tout simplement et en general de celles qui s’esmeuvent à la chaude, comme tumultes subits, et ne durent gueres. Les advis et remedes sont leur faire parler et remonstrer par quelqu’un qui soit d’authorité, de vertu et reputation singuliere, eloquent, ayant la gravité, et ensemble la grace et l’industrie d’amadouer un peuple ; car à la presence de tel homme, comme à un esclair, le peuple se tient coy : (…). Quelquesfois le chef mesme y aille ; mais il faut que ce soit avec un front ouvert, une forte asseurance, ayant l’ame quitte et nette de toute imagination de la mort, et du pis qu’il peust advenir : car d’y aller avec contenance doubteuse et incertaine, par flatterie, douce et humble remonstrance, c’est se faire tort et ne rien advancer. Cecy practiquoit excellemment Caesar contre ses legions mutinées et armées contre luy. (…). Autant en fit Auguste à ses legions actiaques, dict Tacite. Il y a donc deux moyens de jouyr et appaiser un peuple esmeu et furieux. L’un est par fierté et pure authorité et raison. Cestuy-ci, qui est meilleur et plus noble, convient au chef s’il y va ; mais il y doibt bien penser comme a esté dict. L’autre, plus ordinaire, est par flatterie et amadouement ; car il ne luy faut pas resister tout ouvertement. Les bestes sauvages ne s’apprivoisent jamais à coups de baston : dont les belles paroles ny les promesses ne doibvent estre espargnées. En ce cas les sages permettent de mentir, comme l’on faict envers les enfans et les malades. En cela estoit excellent Periclès, qui gaignoit le peuple par les yeux, les oreilles et le ventre, c’està-dire par jeux, comedies, festins, et puis en faisoit ce qu’il vouloit. Ceste maniere plus basse et servile, mais necessaire, se doibt practiquer par celuy que le chef envoye, comme fit Menenius Agrippa à Rome ; car s’il pense l’avoir de haute luitte, lors qu’il est hors des gonds de raison, sans rien quitter, comme vouloient Appius, Coriolan, Caton, Phocion, sont contes. Viii faction et ligue.

faction ou ligue est un complot et association des uns contre les autres entre les subjects, soit ou entre les grands ou les petits, en grand nombre ou petit. Elle vient quelquesfois des haynes qui sont entre les particuliers et certaines familles, mais le plus souvent d’ambition (peste des estats), chascun voulant avoir le premier rang. Celle qui est entre les grands est plus pernicieuse. Il y en a qui ont voulu dire qu’elle est aucunement utile au souverain, et faict le mesme service au public que les riottes des serviteurs en la maison, disoit Caton. Mais cela ne peust estre vray, sinon aux tyrans, qui craignent que les subjects soyent d’accord, ou bien de petites et legeres querelles d’entre les villes ou d’entre les dames de la cour, pour sçavoir force nouvelles : mais non par des factions importantes, qu’il faut estouffer dès leur naissance, et leurs marques, noms, habillemens, soubs-riquets, qui sont quelquesfois semences de vilains effects ; tesmoin le grand embrasement et les grands meurtres advenus en Constantinople pour les couleurs de verd et bleu, soubs Justinien ; deffendre les assemblées secrettes qui peuvent servir à cela. Les advis sur ce sont : si la faction est entre deux seigneurs, le prince taschera, par douceur de paroles, ou menaces, les accorder, comme fit Alexandre Le Grand entre Ephestion et Craterus, et Archidamus entre deux de ses amis ; s’il ne peust, il leur doibt donner des arbitres non suspects ny passionnez. Le mesme doibt-il faire si la faction est entre plusieurs subjects, ou villes et communautez. S’il faut que luy-mesme parle, il le fera avec conseil appellé pour esviter l’envie et la hayne des condamnez. Si la faction est entre gens qui sont en fort grand nombre, et qu’elle soit si forte qu’elle ne se puisse appaiser par justice, le prince y employera la force pour l’esteindre du tout : mais il se gardera bien de se monstrer affectionné à l’un plus qu’ à l’autre ; car à cela y a grand danger, et plusieurs se sont perdus : et est indigne de sa grandeur, se faire compagnon des uns, et ennemy des autres, luy qui est le maistre de tous : et, s’il faut venir à punition, il doibt suffire que ce soit des chefs plus apparens. Ix sedition.

sedition est un violent mouvement de la multitude contre le prince ou le magistrat. Elle naist et vient d’oppression ou de craincte ; car ceux qui ont faict quelque grande faute craignent la punition ; les autres pensent et craignent qu’on leur veuille courir sus : et tous deux, par apprehension du mal, se remuent pour prevenir le coup. Aussi naist de trop grande licence, de disette et necessité, tellement que les gens propres à ce mestier sont les endebtez, et mal accommodez de tout, legers, esventez, et qui craignent la justice. Tous ces gens ne peuvent durer en paix, la paix leur est guerre, ne peuvent dormir qu’au milieu de la sedition, ne sont en franchise que parmy les confusions. Pour mieux conduire leur faict, ils conferent ensemble en secret, font de grandes plainctes, usent de mots ambigus, puis parlent plus ouvertement, et font les zelez à la liberté et au bien public, au soulagement du peuple, et, soubs ces beaux pretextes, ils sont suyvis de grand nombre. Les advis et remedes sont, premierement, ceux qui servent aux esmotions populaires, faire parler à eux, et leur remonstrer par gens propres à cela, comme a esté dict. 2 si cela ne profite, il faut s’armer et fortifier, et pour cela ne proceder contre eux, mais leur donner loysir et terme de mettre l’eaue en leur vin : aux mauvais de se repentir, aux bons de se reunir. Le temps est un grand medecin, mesmement aux peuples plus prests à se mutiner et rebeller qu’ à combattre : (…). 3 cependant, essayer à les esbranler par esperance et par craincte, ce sont les deux moyens, (…). 4 tascher à les desunir et rompre leur intelligence. 5 en gaigner et attirer par soubs main quelques-uns d’entre eux par promesses et secrettes recompenses, dont les uns se retirent d’eux pour venir à vous, les autres demeurent avec eux pour vous y servir, vous advertissant de leurs meinées, et les endormissant et attiedissant leur chaleur. 6 attirer et gaigner les autres, leur accordant une partie de ce qu’ils demandent et par belles promesses en termes ambigus. Il sera puis après aisé de revoquer justement ce qu’ils auront extorqué injustement par sedition : (…) ; et laver tout par douceur et clemence. 7 s’ils retournent en santé, raison et obeyssance, les faut traicter doucement, et se contenter du chastiment de fort peu des principaux autheurs et boutefeux, sans s’enquerir dadvantage des complices, mais que tous se sentent en seureté et en grace. X la tyrannie et rebellion.

la tyrannie, c’est-à-dire la domination violente contre les loix et coustumes, est souvent cause des grands remuemens publics, d’où il advient rebellion, qui est une elevation du peuple contre le prince, à cause de sa tyrannie, pour le chasser et debouter de son siege ; et differe de la sedition en ce qu’elle ne veust poinct recognoistre le prince pour son maistre : la sedition ne va pas jusques-là, mais elle est mal contente du gouvernement, se plainct et veust un amendement en iceluy. Or ceste tyrannie est exercée par gens mal nez, cruels, qui ayment les meschans, brouillons, rapporteurs ; hayssent et redoubtent les gens de bien et d’honneur : (…). Mais ils sont bien punis ; car ils sont hays et ennemis de tous, vivent en perpetuelle craincte et apprehension, tout leur est suspect, sont bourrelez et deschirez au dedans en leurs consciences, et enfin perissent de male mort et bientost, car c’est chose très rare qu’un vieil tyran. Les advis et remedes en ce cas sont au long desduicts cy-après en lieu plus propre. Les advis reviennent à deux ; empescher à l’entrée le tyran, qu’il ne se rende maistre ; estant installé et recogneu, le souffrir et luy obeyr. Il vaut mieux le tolerer qu’esmouvoir sedition et guerre civile : (…) : l’on n’y gaigne rien. Le regimber ou rebeller enaigrit et rend encore plus cruels les mauvais princes : (…). La modestie et obeyssance les addoucit : car la douceur du prince, dict ce grand prince Alexandre, ne consiste pas seulement en leur naturel, mais aussi au naturel des subjects ; lesquels souvent, par leurs mesdisances et mauvais deportemens, irritent et gastent le prince, ou l’empirent : (…). Xi guerres civiles.

quand l’un de ces susdicts remuemens publics, esmotions populaires, faction, sedition, rebellion, vient à se fortifier et durer jusques à prendre un train et forme ordinaire, c’est une guerre civile, laquelle n’est autre chose qu’une prinse et meinée d’armes par les subjects, ou entre eux, et c’est esmotion populaire ou faction et ligue ; ou contre le prince, l’estat, le magistrat, et c’est sedition ou rebellion. Or il n’y a mal plus miserable, ny plus honteux ; c’est une mer de malheurs. Et un sage a très bien dict que ce n’est pas proprement guerre, mais maladie de l’estat, maladie chaude et frenaisie. Certes qui en est l’autheur doibt estre effacé du nombre des hommes, et chassé des bornes de la nature humaine. Toute sorte de meschanceté s’y trouve, impieté et cruauté entre les parens mesmes, meurtres avec toute impunité : (…). Toute desloyauté, discipline, abolie : (…). Le petit et inferieur faict du compagnon avec le grand : (…). Lequel n’ose parler, car il est du mestier, encore qu’il ne l’approuve : (…). C’est une confusion horrible : (…). Somme, ce n’est que miseres. Mais il n’y a rien si miserable que la victoire : car, quand, pour le mieux, elle tomberoit entre les mains de celuy qui a le droict de son costé, elle le rendroit insolent, cruel et farouche, voire quand il seroit d’un doux naturel, tant ceste guerre intestine acharne et est un venin, qui consomme toute l’humanité ; et n’est en la puissance des chefs de retenir les autres. Il y a deux causes à considerer des guerres civiles. L’une est secrette, laquelle, comme elle ne se sçait et ne se void, aussi ne se peust-elle empescher, ny remedier ; c’est le destin, la volonté de Dieu, qui veust chastier ou du tout ranger un estat : (…). L’autre est bien apperceuë par les sages, et s’y peust bien remedier, si l’on veust, et que ceux à qui il appartient y mettent la main : c’est la dissolution et generalle corruption des mœurs, par laquelle les vau-neans et n’ayant que faire veulent remuer, mettre tout en combustion, couvrir leurs playes par les maux de l’estat ; car ils ayment mieux estre accablez de la ruine publicque que de la leur particuliere : (…). Or les advis et remedes à ce mal de guerre civile sont à la finir au plustost ; ce qui se faict par deux moyens, accord ou victoire. Le premier vaut mieux, encore qu’il ne fust pas tel que l’on le desire, le temps remediera au reste. Il faut quelquesfois se laisser un peu tromper, pour sortir de guerre civile, comme il est dict d’Antipater : (…). La victoire est dangereuse, car il est à craindre que le victorieux en abuse, et ensuyve une tyrannie. Pour bien s’y porter, il se faut deffaire de tous les autheurs de troubles, et autres remueurs et sanguinaires, tant d’une part que d’autre, soit en les envoyant loin, soubs quelque beau pretexte et charge, en les divisant, ou en les employant contre l’estranger ; et traictant au reste doucement le menu peuple. Xii advis pour les particuliers en toutes les susdictes divisions publicques.

voylà plusieurs especes de troubles et divisions publicques, ausquelles et à chascune d’icelles ont esté donnez advis et remedes pour le regard du prince ; maintenant il en faut donner pour les particuliers. Cecy ne se vuide pas en un mot : il y a deux questions ; l’une, s’il est loysible à l’homme de bien de prendre party, ou demeurer coy ; l’autre, en tous les deux cas, c’est-à-dire estant d’un party, ou n’en estant poinct, comment l’on s’y doibt comporter. Quant au premier poinct, il se propose pour ceux qui sont libres, et ne sont encore engagez à aucun party ; car, s’ils y sont jà engagez, ceste premiere question n’est pour eux : ils sont renvoyez à la seconde. Je dis cecy, à cause que l’on peust bien estre d’un party, non par choix et dessein, voire que l’on n’approuve pas, mais pource que l’on s’y trouve tout porté et attaché par très grandes et puissantes liaisons, que l’on ne peust honnestement rompre, qui couvrent et excusent assez, estant naturelles et equivalentes. Or la premiere question a des raisons et exemples contraires. Il semble, d’une part, que l’homme de bien ne sçauroit mieux faire que de se tenir coy ; car il ne sçauroit s’immiscer à aucun party sans faillir, pource que toutes ces divisions sont illegitimes de soy, et ne peuvent estre meinées ny subsister sans inhumanité et injustice. Et plusieurs gens de bien ont abhorré cela, comme respondit Asinius Pollio à Auguste, qui le prioit de le suyvre contre Marc Antoine. D’autre part est-il pas raisonnable de se joindre aux bons et ceux qui ont le droict ? Le sage Solon l’a ainsi jugé, voire il chastie rudement celuy qui s’en retire et ne prend party. Le professeur de vertu, Caton, l’a ainsi practiqué, ne se contentant de tenir un party, mais y commandant. Pour vuider ce doubte, il semble que les hommes illustres, qui ont et charge publicque et credit et suffisance en l’estat, peuvent et doibvent se ranger du party qu’ils jugeront le meilleur ; car ils ne doibvent abandonner en la tourmente le gouvernail du vaisseau, qu’ils conduisoient en bonace, doibvent servir à leur dignité, pourvoir à la seureté de l’estat ; et les privez, ou qui sont moindres en charge et en suffisance d’estat, s’arrester et se retirer en quelque lieu paisible et asseuré durant la division, et tous les deux se comporter comme il va estre dict. Au reste, pour le choix du party, quelquesfois il n’y a poinct de difficulté ; car l’un est si injuste et si malheureux, que l’on ne s’y peust mettre avec aucune raison. Mais d’autres fois la difficulté est bien grande, et puis il y a plusieurs choses à penser outre la justice et le droict des parties. 3 venons à l’autre poinct, qui est du comportement de tous. Or il se vuide en un mot par l’advis et la reigle de moderation, suyvant l’exemple d’Atticus, tant renommé pour sa modestie et prudence en tels orages, tenu tousiours et estimé pour favoriser le bon party, toutesfois sans s’envelopper aux armes et sans offense de l’autre party. Parquoy ceux qui sont declarez d’un party s’y doibvent porter non outrez, mais avec moderation, ne s’embesongnant poinct aux affaires, s’ils n’y sont tout portez et pressez, et en ce cas s’y porter avec tel ordre et attrempance que l’orage passe sur leur teste sans offense, n’ayant aucune part à ces grands desordres et insolences qui s’y commettent ; mais au rebours les addoucissant, destournant, esludant comme ils pourront. Ceux qui ne sont declarez ny engagez à aucun party (desquels la condition est plus douce et meilleure) encore que peust-estre au dedans et en affection ils en ont un, ne doibvent demeurer neutres, c’est-à-dire ne se soucier de l’issuë et de l’estat des uns ny des autres, demeurant à eux seuls, et comme spectateurs en theatre se paissant des miseres d’autruy. Tels sont odieux à tous, et courent enfin grande fortune, comme il se lit des thebains en la guerre de Xerxès et de Jabes Galaad : (…). La neutralité n’est ny belle ny honneste, si ce n’est avec consentement des partis, comme Caesar qui declara de tenir les neutres pour siens, au contraire de Pompée, qui les declara ennemis ; ou à un estranger, ou à tel qui, pour sa grandeur et dignité, ne s’en doibt poinct mesler, mais plustost estre reclamé arbitre et moderateur de tous, ny aussi, et moins encore inconstans, chancelans, metis, protées, plus odieux encore que les neutres, et offensifs à tous. Mais ils doibvent (demeurant partisans d’affection s’ils veulent, car la pensée et l’affection est toute nostre) estre communs en actions, offensifs à nuls, officieux et gracieux à tous, se complaignant du malheur commun. Tels ne se font poinct d’ennemis, et ne perdent leurs amis. Ils sont propres à estre mediateurs et amiables compositeurs, qui sont encore meilleurs que les communs. Ainsi des non partisans qui sont quatre, deux sont mauvais, les neutres et les inconstans ; et deux bons, les communs et les mediateurs, mais tousiours l’un plus que l’autre ; comme des partisans il y en a deux, les outrez et moderez. Xiii des troubles et divisions privées.

aux divisions privées l’on peust commodement et loyalement se comporter entre ennemis, si ce n’est avec une egale affection, au moins temperée ; ne s’engager tant aux uns, qu’ils puissent requerir tout de nous, et aussi se contenter d’une moyenne mesure de leur grace ; ne rapporter que les choses indifferentes ou cogneuës, ou qui servent en commun, ne disant rien à l’un que l’on ne puisse dire à l’autre à son heure, en changeant seulement l’accent et la façon.


LIVRE 3 CHAPITRE 5


De la justice, seconde vertu. de la justice en general.

justice est rendre à chascun ce qui luy appartient, à soy premierement, et puis à autruy : et par ainsi elle comprend tous les debvoirs et offices d’un chascun, qui sont doubles ; le premier est à soy-mesme, le second à autruy ; et sont comprins en ce commandement general, qui est le sommaire de toute justice, tu aymeras ton prochain comme toy-mesme ; lequel non seulement met le debvoir envers autruy en second lieu, mais il le monte et le reigle au patron du debvoir et amour envers soy ; car, comme disent les hebreux, il faut commencer la charité par soy-mesme. Le commencement donc de toute justice, le premier et plus ancien commandement, est de la raison sur la sensualité. Auparavant que l’on puisse bien commander aux autres, il faut apprendre à commander à soy-mesme, rendant à la raison la puissance de commander, et assubjectissant les appetits et les pliant à l’obeyssance. C’est la premiere originelle justice, interne, propre, et la plus belle qui soit. Ce commandement de l’esprit sur la partie brutale et sensuelle, de laquelle sourdent les passions, est bien comparé à un escuyer qui dresse un cheval, pource que se tenant tousiours dedans la selle, il le tourne et manie à sa volonté. Pour parler de la justice qui s’exerce au dehors et avec autruy, il faut sçavoir premierement qu’il y a double justice ; une naturelle, universelle, noble, philosophique ; l’autre aucunement artificielle, particuliere, politique, faicte et contraincte au besoin des polices et estats. Celle-là est bien mieux reiglée, plus roide, nette et belle ; mais elle est hors l’usage, incommode au monde tel qu’il est : (…) : il n’en est aucunement capable, comme a esté dict. C’est la reigle de Polyclete, inflexible, invariable. Ceste-cy est plus lasche et molle, s’accommodant à la foiblesse et necessité humaine et populaire. C’est la reigle lesbienne et de plomb, qui ploye et se tort, selon qu’il est besoin, et que le temps, les personnes, les affaires et accidens le requierent. Ceste-cy permet au besoin et approuve plusieurs choses, que celle-là rejetteroit et condamneroit du tout. Elle a plusieurs vices legitimes et plusieurs actions bonnes illegitimes. Ceste-là regarde tout purement la raison, l’honneste ; ceste-cy considere fort l’utile, le joignant tant qu’elle peust avec l’honnesteté. De celle-là qui n’est qu’en idée et en theorique n’en faut poinct parler. La justice usuelle, et qui est en practique par le monde, est premierement double, sçavoir l’egale, astraincte aux termes des loix, selon laquelle les magistrats et juges ont à proceder : l’autre equitable, laquelle, sans s’assubjettir aux mots de la loy, marche plus librement, selon l’exigence des cas, voire quelquesfois contre les mots de la loy. Or, pour mieux dire, elle meine et reigle la loy selon qu’il faut : dont a dict un sage, que les loix mesmes et la justice ont besoin d’estre meinées et conduictes justement, c’est-à-dire avec equité. Ceste-cy est en la main de ceux qui jugent en souveraineté. Item, pour en parler plus particulierement, il y a double justice ; l’une commutatifve entre les particuliers, laquelle se meine par proportion arithmetique ; l’autre distributifve administrée publicquement par proportion geometrique : elle a deux parties, la recompense et la peine. Or toute ceste justice usuelle et de practique n’est poinct vrayement et parfaictement justice, et l’humaine nature n’en est pas capable non plus que de toute autre chose en sa pureté. Toute justice humaine est meslée avec quelque grain d’injustice, faveur, rigueur, trop et trop peu, et n’y a poinct de pure et vraye mediocrité, d’où sont sortis ces mots des anciens : qu’il est force de faire tort en detail, qui veust faire droict en gros ; et injustice en petites choses, qui veust faire justice en grandes. Les legislateurs, pour donner cours à la justice commutatifve, tacitement permettent de se tromper l’un l’autre, et à certaine mesure ; mais qu’il ne passe poinct la moitié de juste prix, et c’est pource qu’ils ne sçauroient mieux faire. Et en la justice distributifve combien d’innocens prins, et de coulpables absous et relaxez, et sans la faute des juges, sans compter le trop, ou le trop peu, qui est presque perpetuel en la plus nette justice ! La justice s’empesche elle-mesme, et la suffisance humaine ne peust voir ny pourvoir à tout. Voyci entre autres un grand deffaut en la justice distributifve de punir seulement, et non salarier, bien que ce soyent les deux parties et les deux mains de la justice ; mais selon qu’elle s’exerce communement elle est manchotte et incline toute à la peine. La plus grande faveur que l’on reçoive d’elle, c’est l’indemnité, qui est une monnoye trop courte pour ceux qui font mieux que le commun. Mais il y a encore plus ; car soyez deferé et accusé à tort, vous voylà en peine et souffrez beaucoup ; enfin vostre innocence cogneuë, vous en sortez absous de la derniere punition, mais sans reparation de l’affliction, qui vous demeure tousiours. Et l’accusateur, moyennant qu’il aye apporté si petite couleur que ce soit (qui est facile à faire), s’en va sans punition : tant est escharse la justice au loyer et recognoissance du bien, et toute au chastiment. Dont est venu ce jargon, que faire justice, et estre subject à justice, s’entend tousiours de la peine ; et est aisé à qui veust de mettre un autre en peine, et le reduire en tel estat, qu’il n’en sortira jamais qu’avec perte. De la justice et du debvoir y a trois parties principales. Car l’homme doibt à trois ; à Dieu, à soy, à son prochain, au dessus de soy, à soy et à costé. Du debvoir envers Dieu, qui est la pieté et religion, a esté dict assez amplement cy-dessus. Il reste donc icy à parler du debvoir envers soy et son prochain.


LIVRE 3 CHAPITRE 6


de la justice et debvoir de l’homme à soy-mesme.

cecy est assez comprins en tout cest œuvre ; au premier livre, qui enseigne à se cognoistre et toute l’humaine condition ; au second, qui enseigne à estre sage, et en donne les advis et les reigles ; et au reste de ce livre, specialement ez vertus de force et temperance : toutesfois comme en un sommaire je mettray icy quelques advis plus exprès et formels. Le premier et fondamental advis est de se resouldre à ne vivre poinct par acquit, à l’incertain et à l’adventure, comme font presque tous, qui semblent se mocquer et ne vivre pas à bon escient, ne traictent et ne conduisent poinct leur vie serieusement, attentifvement, vivent du jour à l’autre, comme il adviendra. Ils ne goustent, ne possedent ny ne jouyssent de la vie ; mais ils s’en servent pour faire d’autres choses. Leurs desseins et occupations troublent souvent et nuisent plus à la vie qu’ils n’y servent. Ces gens icy font tout à bon escient, sauf de vivre. Toutes leurs actions et les petites pieces de la vie leur sont serieuses : mais tout le corps entier de la vie n’est qu’en passant et comme sans y penser ; c’est un presupposé, à quoy ne faut plus penser. Ce qui n’est qu’accident leur est principal, et le principal ne leur est qu’accessoire. Ils s’affectionnent et se roidissent à toutes choses, les uns à amasser sciences, honneurs, dignitez, richesses ; les autres à prendre leurs plaisirs, chasser, jouer, passer le temps ; les autres à des speculations, fantasies, inventions ; les autres à manier et traicter affaires ; les autres à autres choses : mais à vivre ils n’y pensent pas. Ils vivent comme insensiblement, estant bandez et pensifs à autres choses. La vie leur est comme un terme et un delay pour l’employer à d’autres choses. Or tout cecy est très injuste, c’est un malheur et trahison à soy-mesme ; c’est bien perdre sa vie, et aller contre ce qu’un chascun se doibt, qui est de vivre serieusement, attentifvement et joyeusement, (…), affin de bien vivre et bien mourir : c’est la tasche d’un chascun. Il faut meiner et conduire sa vie à la façon d’un grand affaire de poids et de consequence, et comme un prix faict, duquel il faut rendre compte exactement et par le menu. C’est nostre grand affaire ; aussi tout le reste n’est que baboyes, choses accessoires et superficiaires. Il y en a qui deliberent bien de ce faire, mais c’est quand il ne leur faut plus vivre ; ressemblent à ceux qui attendent à vendre et achepter jusqu’après que la foire est passée, et puis font des sottes et vaines plainctes. Ne me sera-il jamais loysible de faire ma retraicte, et de vivre à moy ? (…). Voylà pourquoy les sages crient de bien mesnager le temps, tempori parce, que nous n’avons besoin de chose tant que du temps, disoit Zenon : car la vie est courte, et l’art est long ; non l’art de guarir, mais plustost de vivre, qui est la sagesse. à ce premier et capital advis servent les suyvans. 2 apprendre à demeurer, se delecter et contenter seul, voire se passer de tout le monde, si besoin est ; la plus grande chose est de sçavoir estre à soy, la vertu se contente de soy ; gaignons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à nostre aise ; apprenons à nous passer et nous desprendre de toutes les liaisons qui nous attachent à autruy, et que nostre contentement despende de nous, sans chercher, ny aussi desdaigner ou refuser les compagnies, voire gayement y aller et s’y trouver, si le besoin nostre ou d’autruy le requiert ; mais ne nous y accoquiner, et y establir nostre plaisir, comme aucuns qui sont comme demy-perdus estant seuls. Il faut avoir au dedans soy de quoy s’entretenir et contenter, (…). Qui a gaigné ce poinct, se plaist par-tout, et en toutes choses. Il faut bien faire la mine conforme à la compagnie et à l’affaire qui se presente et se traicte, et s’accommoder à autruy ; triste, si besoin est, mais au dedans se tenir tousiours mesme. Cecy est la meditation et consideration, qui est l’aliment et la vie de l’esprit, (…). Or, par le benefice de nature, il n’y a occupation que nous fassions plus souvent, plus long-temps, qui soit plus facile, plus naturelle et plus nostre, que mediter et entretenir ses pensées. Mais elle n’est pas à tous de mesme, ains bien diverse, selon que les esprits sont : aux uns elle est foible, aux autres forte ; aux uns c’est fetardise, oysiveté languissante, vacance et disette de toute autre besongne ; mais les grands en font leur principale vacation et plus serieux estude, dont ils ne sont jamais plus embesongnez ny moins seuls (comme il est dict de Scipion) que quand ils sont seuls et sejournent d’affaires, à l’imitation de Dieu, qui vit et se paist d’eternelle pensée. C’est la besongne des dieux (dict Aristote) de laquelle naist leur beatitude et la nostre. Or ceste solitaire occupation, et cest entretien joyeux, ne doibt poinct estre en vanité, moins en chose vicieuse, mais en l’estude et cognoissance profonde, et puis diligente culture de soy-mesme : c’est le prix faict, le principal, premier et plus plein ouvrage de chascun. Il faut tousiours se guetter, taster, sonder, jamais ne s’abandonner, estre tousiours chez soy, se tenir à soy : et trouvant que plusieurs choses ne vont pas bien, soit par vice et deffaut de nature, ou contagion d’autruy, ou accident survenu, qui nous trouble, faut tout doucement les corriger et y pourvoir. Il faut s’arraisonner soy-mesme, se redresser et remettre courageusement, non pas se laisser aller et couler par desdain et nonchalance. Il faut aussi, en esvitant toute faineantise et fetardise, qui ne faict qu’enrouiller et gaster et l’esprit et le corps, se tenir tousiours en haleine, en exercice et en office : non toutesfois trop tendu, violent et penible, mais sur-tout honneste, vertueux et serieux ; et plustost, pour ce faire, se tailler de la besongne, et se proposer des desseins pour s’y occuper joyeusement, conferant avec les honnestes hommes et les bons livres, dispensant bien son temps, et reiglant ses heures, et non vivre tumultuairement et à l’hazard. Mesnager bien et faire son profict de toutes choses qui se presentent, se font, se disent, s’en faire leçon, se les appliquer sans en faire bruict ny semblant. Et pour plus particulariser, nous sçavons que le debvoir de l’homme envers soy est en trois, comme il a trois parties, à reigler et conduire l’esprit, le corps et les biens. Pour l’esprit (le premier et principal auquel appartiennent premierement et par preciput les advis generaux que nous venons de dire), nous sçavons que tous ses mouvemens reviennent à deux, penser et desirer ; l’entendement et la volonté, ausquels respondent la science et la vertu, les deux ornemens de l’esprit. Quant au premier, qui est l’entendement, il le faut preserver de deux choses aucunement contraires et extremes, sçavoir sottise et folie, c’est-à-dire de vanitez et niaiseries d’une part, c’est l’abastardir et le perdre ; il n’a pas esté faict pour niaiser, (…) : et d’opinions fantasques, absurdes et extravagantes, d’autre c’est le sallir et vilaner. Il le faut paistre et entretenir des choses utiles et serieuses, le teindre et abreuver des opinions saines, douces, naturelles ; et ne faut pas tant estudier à l’elever et guinder, à le tendre et roidir, comme à le reigler, ordonner et policer ; l’ordre et la pertinence c’est l’effect de sagesse, et qui donne prix à l’ame : et sur-tout se garder de presomption, opiniastreté ; vices familiers à ceux qui ont quelque gaillardise et vigueur d’esprit : plustost se tenir au doubte en suspens, principalement ez choses qui reçoivent oppositions et raisons de toutes parts, mal-aisées à cuire et digerer : c’est une belle chose que sçavoir bien ignorer et doubter, et la plus seure, de laquelle ont faict profession les plus nobles philosophes, voire c’est le principal effect et fruict de la science. Pour le regard de la volonté, il faut en toutes choses se reigler et soubsmettre à la droicte raison, qui est l’office de vertu, non à l’opinion volage, inconstante, faulse ordinairement, moins encore à la passion. Ce sont les trois qui remuent et regentent nos ames. Mais voyci la difference ; le sage se reigle et se range à ce qui est selon nature et raison, regarde au debvoir, tient pour apocryphe et suspect ce qui est de l’opinion, condamne tout à faict ce qui est de la passion, et pour ce vit-il en paix, chemine tout doucement en toutes choses, n’est poinct subject à se repentir, se desdire, changer ; car quoy qu’il advienne, il ne pouvoit mieux faire ny choisir ; et puis il ne s’eschauffe poinct, car la raison va tout doux. Le fol qui se laisse meiner à ces deux ne faict qu’extravaguer, se gendarmer ; jamais ne repose. Il est tousiours à se radviser, changer, rabbiller, repentir, et jamais n’est content ; aussi n’appartient-il qu’au sage de l’estre, et qu’ à la raison et à la vertu de nous faire et rendre tels : (…). L’homme de bien se doibt regenter, respecter et craindre sa raison et sa conscience, qui est son bon genie, si qu’il ne puisse sans honte broncher en leur presence : (…). Quant au corps, l’on luy doibt assistance et conduicte. C’est folie de vouloir sequestrer et desprendre ces deux parties principales l’une de l’autre ; au rebours il les faut rallier et rejoindre. La nature nous a donné le corps comme instrument necessaire à la vie : il faut que l’esprit, comme le principal, prenne la tutele du corps. Il ne le doibt pas servir ; ce seroit la plus vile, injuste, honteuse et onereuse servitude de toutes ; mais l’assister, le conseiller, et luy estre comme mary. Il luy doibt donc du soin, et non du service ; il le doibt traicter comme seigneur, non comme tyran ; le nourrir, non l’engraisser, luy monstrant qu’il ne vit pas pour luy, mais qu’il ne peust vivre icy bas sans luy. C’est addresse à l’ouvrier de sçavoir bien user et se servir de ses outils : aussi est-ce un grand advantage à l’homme de se sçavoir bien servir de son corps, et le rendre instrument propre à exercer la vertu. Au reste, le corps se conserve en bon estat par nourriture moderée et exercice bien reiglé. Comment l’esprit doibt avoir part et luy faire compagnie aux plaisirs, il a esté dict cy-dessus, et sera encore dict en la vertu de temperance. Quant aux biens et au debvoir d’un chascun en cest endroict, il y a plusieurs et divers offices : sont sciences differentes qu’amasser des biens, conserver, mesnager, emploitter et leur donner tour. Tel est sçavant en l’un, qui n’entend rien en l’autre, ny n’y est propre. L’acquisition a plus de parties que toutes les autres. L’emploitte est plus glorieuse et ambitieuse. La conservation et la garde, qui est propre à la femme, est sombre. Ce sont deux extremitez pareillement vicieuses ; aymer et affectionner les richesses, les hayr et rejetter. J’entends richesses ce qui est outre et par dessus la necessité et la suffisance. Le sage ne fera ny l’un ny l’autre, selon le souhait et priere de Salomon, ny richesse ny poureté ; mais les tiendra en leur rang, les estimant ce qu’elles sont, chose de soy indifferente, matiere de bien et de mal, utiles à beaucoup de bonnes choses. Les maux et miseres, qui sont à l’affectionner et à hayr les biens, ont esté dicts cy-dessus : voyci maintenant la reigle en la mediocrité, qui est en cinq mots. 1 les vouloir, mais ne les aymer poinct : sapiens non amat divitias, sed mavult . Tout ainsi que l’homme petit et foible de corps voudroit bien estre plus haut et plus robuste, mais c’est sans s’en soucier et sans s’en donner peine ; cherchant sans passion ce que la nature desire, la fortune ne nous en sçauroit priver. 2 encore beaucoup moins les chercher aux despens et dommage d’autruy, ou par arts et moyens lasches et sordides, affin que personne ne nous les pleure, plaigne ou envie, s’il n’est malicieux. 3 advenans et entrans par la porte honneste de devant, ne les rebuter, ains gayement les accepter et recepvoir en sa maison, non en son cœur ; en sa passion, non en son amour, comme n’en estant dignes. 4 les ayant, les employer honnestement et discrettement en bien meritant d’autruy, affin que pour le moins soit autant honneste leur sortie que leur entrée. 5 s’en allant d’elles-mesmes, se desrobant et se perdant, ne s’en contrister, ne s’en allant rien du nostre : si divitiae effluxerint, non auferent nisi semetipsas . Bref, celuy ne merite estre accepté de Dieu, et est indigne de son amour et de profession de vertu, qui faict cas des biens de ce monde. (…). de la justice et debvoir de l’homme envers l’homme.

advertissement. Ce debvoir est grand, et a plusieurs parties. Nous en ferons du premier coup deux grandes : en la premiere nous mettrons les debvoirs generaux, simples et communs, requis de tous et un chascun, envers tous et un chascun, soyent de cœur, de parole et de faict, qui sont amitié, foy, verité et admonition libre, bienfaict, humanité, liberalité, recognoissance ; en la seconde seront les debvoirs speciaux requis par une speciale et expresse raison et obligation, entre certaines et certaines personnes, comme entre les mariez, parens et enfans, maistres et serviteurs, princes et subjects, magistrats, les grands et puissans, et les petits.

TABLE

DU TOME SECOND.

LIVRE SECOND,

CONTENANT LES INSTRUCTIONS ET REIGLES GENERALES DE SAGESSE.


Préface, auquel y a peincture generale de sagesse, et le sommaire du livre. 1

Chapitre Ier. Exemption et affranchissement des erreurs et vices du monde, et des passions. (Première disposition à la sagesse). 8

Chap. II. Universelle et pleine liberté de l’esprit, tant en jugement qu’en volonté. (Seconde disposition à la sagesse). 23

Chap. III. Vraie et essentielle preud’hommie. (Première et fondamentale partie de sagesse). 73

Chap. IV. Avoir un but et train de vie certain. (Second fondement de sagesse). 110

Chap. V. Estudier à la vraye pieté (Premier office à la sagesse). 117

Chap. VI. Regler ses désirs et plaisirs. 158

Chap. VII. Se porter modérément et également en prospérité et adversité. 170

Chap. VIII. Obeyr et observer les loix, coustumes et cérémonies du pays, comment et en quel sens. 191

Chap. IX. Se bien comporter avec autruy. 213

Chap. X. Se conduire prudemment aux affaires. 220

Chap. XI. Se tenir tousjours prest à la mort, fruict de sagesse. 234.

Chap. XII. Se maintenir en vraye tranquillité d’esprit, le fruit et la couronne de sagesse, et conclusion de ce livre. 278

LIVRE TROISIEME.

Préface, auquel sont traitez les advis particuliers de sagesse par les quatre vertus morales. 281

Chap. Ier. De la prudence première vertu. (De la prudence en général). 282

PREFACE. De la prudence politique du souverain pour gouverner estats. 290

Chap. II. Première partie de cette prudence politique et gouvernement d’estat qui est de la provision. 292

Chap. III. Seconde partie de la prudence politique et du gouvernement d’estat, qui est de l’action et gouvernement du prince. 343

Chap. IV. De la prudence requise aux affaires difficiles et mauvais accidens publics et privés. 397

Préface. 400

§. Ier. Des maux et accidens qui nous menacent. 401

§. 2. Maux et accidens presens, pressans, et extremes. 402

§. 3. Affaires douteux et ambigus. 405

§. 4. Affaires difficiles et dangereux. ibid.

§. 5. Conjuration. 406

§. 6. Trahison. 411

§. 7. Emotions populaires. ibid.

§. 8. Faction et ligue. 414

§. 9. Sédition. 416

§. 10. La tyrannie et rébellion. 418

§. 11. Guerres civiles. 421

§. 12. Advis pour les particuliers en toutes les susdictes divisions publicques. 424

§. 13. Des troubles et divisions privées. 429

Chap. V. De la justice, seconde vertu. (De la justice en général). 430

Chap. VI. De la justice et debvoir de l’homme à soy-mesme. 436

  1. Les idées et quelques parties des phrases de tout ce paragraphe, sont prises dans Montaigne, L. III, chap. x. On y lit, par exemple : « un honneste homme n’est pas comptable du vice ou sottise de son mestier, et ne doibt pourtant en refuser l’exercice ; c’est l’usage de son pays, et il y a du proufit ». etc.