De la sagesse/Texte entier/Volume 3

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DE

LA SAGESSE.

CONTINUATION

DU LIVRE TROISIEME.

DE LA JUSTICE ET DEBVOIR DE L’HOMME ENVERS L’HOMME.

ADVERTISSEMENT.

Ce debvoir est grand et a plusieurs parties. Nous en ferons du premier coup deux grandes : en la première nous mettrons les debvoirs généraux, simples et communs, requis de tous et un chascun, envers tous et un chascun, soit de cueur, de parole et de faict, qui sont amitié, foy, vérité et admonition libre, bienfaict, humanité, libéralité, recognoissance ; en seconde seront les debvoirs spéciaux requis par une spéciale et expresse raison et obligation, entre certaines et certaines personnes, comme entre les mariés, parens et enfans, maistres et serviteurs, princes et subjects, magistrats, les grands et puissans, et les petits.

LIVRE 3 CHAPITRE 7


Premiere partie, qui est des debvoirs generaux et communs de tous envers tous. Et premierement de l’amour ou amitié . Amitié est une flamme sacrée allumée en nos poitrines, premierement par nature, et a monstré sa premiere ardeur entre le mary et la femme, les parens et les enfans, les freres et sœurs ; et puis se refroidissant a esté r’allumée par art et invention des alliances, compagnies, frairies, colleges et communautez. Mais, pource qu’en tout cela estant divisée en plusieurs pieces, elle s’affoiblissoit, et qu’elle estoit meslée et destrempée avec d’autres considerations utiles, commodes, delectables, pour se roidir et nourrir plus ardente, s’est ramassée toute en soy, et raccourcie plus estroicte entre deux vrays amis ; et c’est la parfaicte amitié, qui est d’autant plus chaude et spirituelle que toute autre, comme le cœur est plus chaud que le foye et le sang des veines. L’amitié est l’ame et la vie du monde, plus necessaire, disent les sages, que le feu et l’eaue : (…) : c’est le soleil, le baston, le sel de nostre vie ; car sans icelle tout est tenebres ; et n’y a aucune joye, soustien, ny goust de vivre : (…). Et ne faut penser que l’amitié ne soit utile et plaisante qu’en privé, et pour les particuliers ; car encore l’est-elle plus au public, c’est la vraye mere nourrice de la societé humaine, conservatrice des estats et polices. Et n’est suspecte ny ne desplaist qu’aux tyrans et aux monstres, non qu’ils ne l’adorent en leur cœur, mais pource qu’ils ne peuvent estre de l’ecot. L’amitié seule suffit à conserver ce monde ; et si elle estoit en vigueur par-tout, il ne seroit jà besoin de loy, qui n’a esté mise sus que subsidiairement et comme un second remede au deffaut de l’amitié, affin de faire et contraindre par son authorité ce qui debvroit estre librement et volontairement faict par amitié : mais la loy demeure beaucoup au dessoubs d’elle ; car l’amitié reigle le cœur, la langue, la main, la volonté et les effects. La loy ne peust pourvoir qu’au dehors. C’est pourquoy Aristote a dict que les bons legislateurs ont eu plus de soin de l’amitié que de la justice ; et pource que la loy et la justice souvent encore perd son credit, le troisiesme remede et moindre de tous a esté aux armes et à la force, du tout contraire au premier de l’amitié. Voylà par degrez les trois moyens du gouvernement politique ; mais l’amitié vaut bien plus que les autres, aussi les seconds et subsidiaires ne valent jamais tant que le premier et principal. Il y a grande diversité et distinction d’amitié : celle des anciens en quatre especes, naturelle, sociale, hospitaliere, venerienne, n’est poinct suffisante. Nous en pouvons marquer trois. La premiere est tirée des causes qui l’engendrent, qui sont quatre, nature, vertu : profict, plaisir, qui marchent quelquesfois toutes en troupe ; autresfois deux ou trois, et assez souvent une seule : mais la vertu est la plus noble et la plus forte ; car elle est spirituelle, et au cœur, comme l’amitié ; la nature est au sang, le profict en la bourse, le plaisir en quelque partie, et sentiment du corps. Aussi la vertu est plus libre, plus franche et nette ; et sans icelle les autres causes sont chetifves, lasches et caduques. Qui ayme pour la vertu ne se lasse poinct d’aymer ; et si l’amitié se rompt, ne se plainct poinct. Qui ayme pour le profict, si elle se rompt, se plainct impudemment, vient en reproche qu’il a tout faict et a tout perdu. Qui ayme pour le plaisir, si la volupté cesse, il se separe, et s’estrange du tout sans se plaindre. La seconde distinction, qui est pour le regard des personnes, se faict en trois especes : l’une est en droicte ligne, entre superieurs et inferieurs, et est, ou naturelle, comme entre parens et enfans, oncles et neveux ; ou legitime, comme entre le prince et les subjects, le seigneur et les vassaux, le maistre et les serviteurs, le docteur et le disciple, le prelat ou gouverneur et le peuple. Or ceste espece n’est poinct, à proprement parler, amitié, tant à cause de la grande disparité qui est entre eux, qui empesche la privauté et familiarité et entiere communication, fruict et effect principal de l’amitié, qu’aussi à cause de l’obligation qui y est, qui faict qu’il y a moins de liberté et de nostre choix et affection. Voylà pourquoy on leur donne d’autres noms que d’amitié ; car aux inferieurs on requiert d’eux honneurs, respect, obeyssance ; aux superieurs, soin et vigilance envers les inferieurs. La seconde espece d’amitié pour le regard des personnes est en ligne couchée et collaterale entre pareils ou presque pareils. Et ceste-cy est encore double ; car ou elle est naturelle, comme entre freres, soeurs, cousins ; et ceste-cy est plus amitié que la precedente, car il y a moins de disparité. Mais il y a de l’obligation de nature, laquelle comme d’un costé elle noue et serre, de l’autre elle relasche : car, à cause des biens et partages et des affaires, il faut quelquesfois que les freres et parens se heurtent ; outre que souvent la correspondance et relation d’humeurs et volontez, qui est l’essence de l’amitié, ne s’y trouve pas ; c’est mon frere, mon parent ; mais il est meschant, sot. Ou elle est libre et volontaire, comme entre compagnons et amis, qui ne se touchent et tiennent de rien que de la seule amitié, et ceste est proprement et vrayement amitié. 2 la troisiesme espece touchant les personnes est mixte et comme composée des deux, dont elle est ou doibt estre plus forte ; c’est la conjugale des mariez, laquelle tient de l’amitié en droicte ligne, à cause de la superiorité du mary, et inferiorité de la femme, et de l’amitié collaterale, estant tous deux de compagnie parties joinctes ensemble et se costoyant. Dont la femme a esté tirée non de la teste, ny des pieds, mais du costé de l’homme. Aussi les mariez par-tout et alternativement exercent et monstrent toutes ces deux amitiez : en public, la droicte ; car la femme sage honore et respecte le mary : en privé, la collaterale, privée et familiere. Ceste amitié de mariage est encore d’une autre façon double et composée ; car elle est spirituelle et corporelle, ce qui n’est pas ez autres amitiez, sinon en celle qui est reprouvée par toutes bonnes loix, et par la nature mesme. L’amitié donc conjugale par ces raisons est grande, forte et puissante. Il y a toutesfois deux ou trois choses qui la relaschent, et empeschent qu’elle puisse parvenir à perfection d’amitié : l’une, qu’il n’y a que l’entrée du mariage libre ; car son progrez et sa durée est toute contraincte, forcée, j’entends aux mariages chrestiens ; car par-tout ailleurs elle est moins contraincte, à cause des divorces qui sont permis : l’autre est la foiblesse et insuffisance de la femme, qui ne peust respondre et tenir bon à ceste parfaicte conference et communication des pensées et jugemens : son ame n’est pas assez forte et ferme pour fournir et soustenir l’estraincte d’un nœud si fort, si serré, si durable ; c’est comme nouer une chose forte et grosse avec une mince et deliée. Ceste-cy ne remplissant pas assez, s’eschappe, glisse, et se desrobe de l’autre. Encore y a-il icy qu’en l’amitié des mariez ils se meslent de tant d’autres choses estrangeres, les enfans, les parens d’une part et d’autre, et tant d’autres fusées à demesler qui troublent souvent et relaschent une vifve affection. La troisiesme distinction d’amitié regarde la force et intention, ou la foiblesse et diminution de l’amitié. Selon ceste raison, il y a double amitié : la commune et imparfaicte, qui se peust appeller bienveillance, familiarité, accointance privée, et a une infinité de degrez ; l’une plus estroicte, intime et forte que l’autre ; et la parfaicte, qui ne se void poinct, et est un phoenix au monde ; à peine est-elle bien conceuë par imagination. Nous les cognoistrons toutes deux en les despeignant et confrontant ensemble, et recognoissant leurs differences. La commune se peust bastir et concilier en peu de temps. De la parfaicte il est dict qu’il faut deliberer fort long-temps, et manger un muy de sel. 2 la commune s’acquiert, se bastit et se dresse par tant de diverses occasions et occurrences utiles, delectables ; dont un sage donnoit ces deux moyens d’y parvenir, dire choses plaisantes, et faire choses utiles : la parfaicte, par la seule vraye et vifve vertu reciproquement bien cogneuë. 3 la commune peust estre avec et entre plusieurs ; la parfaicte avec un seul, qui est un autre soy-mesme, et ainsi entre deux seulement, qui ne sont qu’un. Elle s’impliqueroit et s’empescheroit entre plusieurs ; car si deux en mesme temps demandoient estre secourus, s’ils me demandoient offices contraires, si l’un commettoit à mon silence chose qu’il est expedient à l’autre de sçavoir, quel ordre ? Certes la division est ennemie de perfection, et union sa germaine. 4 la commune reçoit du plus et du moins, des exceptions, restrictions et modifications, s’eschauffe ou relasche, subjecte à accez et recez, comme la fievre, selon la presence ou absence, merites, bienfaicts, etc. La parfaicte non, tousiours mesme, marchant d’un pas egal, ferme, hautain et constant. 5 la commune reçoit et a besoin de plusieurs reigles et precautions données par les sages, dont l’une est d’aymer sans interest de la pieté, verité, vertu : amicus usque ad aras . L’autre est d’aymer comme si l’on avoit à hayr, et hayr comme si l’on avoit à aymer, c’est-à-dire tenir tousiours la bride en la main, et ne s’abandonner pas si profusement, que l’on s’en puisse repentir, si l’amitié venoit à se denouer. Item, d’ayder et secourir au besoin sans estre requis ; car l’amy est honteux, et luy couste de demander ce qu’il pense luy estre deu : item, n’estre importun à ses amis, comme ceux qui se plaignent tousiours à la maniere des femmes. Or toutes ces leçons, très salutaires ez amitiez ordinaires, n’ont poinct de lieu en ceste souveraine et parfaicte amitié. Nous sçaurons encore mieux cecy par la peincture et description de la parfaicte amitié, qui est une confusion de deux ames très libre, pleine et universelle. Voyci trois mots. 1 confusion, non seulement conjonction et joincture, comme des choses solides ; lesquelles tant bien attachées, meslées, et nouées soyent-elles, si peuvent-elles estre separées, et se cognoissent bien à part. Les ames en ceste parfaicte amitié sont tellement plongées et noyées l’une dedans l’autre, qu’elles ne se peuvent plus r’avoir ny ne veulent, à la maniere des choses liquides meslées e nsemble. 2 très libre et bastie par le pur choix et pure liberté de la volonté, sans aucune obligation, occasion ny cause estrangere. Il n’y a rien qui soit plus libre et volontaire que l’affection. 3 universelle sans exception aucune de toutes choses, biens, honneurs, jugemens, pensées, volontez, vie. De ceste universelle et si pleine confusion vient que l’un ne peust prester ny donner à l’autre, et n’y a poinct entre eux de bienfaict, obligation, recognoissance, remerciement et autres pareils debvoirs, qui sont nourrissiers des amitiez communes, mais tesmoignages de division et difference : tout ainsi comme je ne sçais poinct de gré du service que je me fais ; ny l’amitié que je me porte ne croist poinct pour le secours que je m’apporte. Et au mariage mesme pour luy donner quelque ressemblance de ceste divine liaison, bien qu’il demeure bien au dessoubs : les donations sont deffendues entre le mary et la femme ; et s’il y avoit lieu de se pouvoir donner l’un à l’autre, ce seroit celuy qui employeroit son amy, et recepvroit le bienfaict, qui obligeroit son compagnon ; car cherchant l’un et l’autre, sur-tout et avec faim de s’entre-bien-faire, celuy qui en donne l’occasion, et en preste la matiere, est celuy qui faict le liberal, donnant ce contentement à son amy d’effectuer ce qu’il desire le plus. De ceste parfaicte amitié et communion, nous avons quelques exemples en l’antiquité. Blosius prins comme très grand amy de Tyberius Gracchus jà condamné, et interrogé ce qu’il eust faict pour luy, ayant respondu toutes choses, il luy fust demandé, comment s’il t’eust prié de mettre le feu aux temples, l’eusses-tu faict ? Il respondist que jamais Gracchus n’eust eu telle volonté, mais que, quand il l’eust euë, il y eust obey ; très hardie et dangereuse response. Il pouvoit dire hardiment que Gracchus n’eust jamais eu ceste volonté, c’estoit à luy à en respondre ; car, comme porte nostre description, l’amy parfaict non seulement sçait et cognoist pleinement la volonté de son amy, et cela suffit pour en respondre ; mais il la tient en sa manche, et la possede entierement. Et ce qu’il adjouste que, si Gracchus l’eust voulu, il l’eust faict, ce n’est rien dict, cela n’altere ny n’empire poinct sa premiere response, qui est de l’asseurance de la volonté de Gracchus. Cecy est des volontez et jugemens : 2 voyons des biens. Ils estoient trois amis (ce mot trois heurte nos reigles, et faict penser que ce n’estoit encore une amitié du tout parfaicte), deux riches, et un pauvre chargé d’une mere vieille et d’une fille à marier ; cestuy-ci mourant faict son testament, par lequel il legue à un de ses amis de nourrir sa mere et l’entretenir, et à l’autre de marier sa fille, et luy donner le plus grand douaire qu’il pourra ; et advenant que l’un d’eux vienne à deffaillir, il substitue l’autre. Le peuple se mocque de ce testament, les heritiers l’acceptent avec grand contentement, et chascun vient à jouyr de son legat ; mais estant decedé cinq jours après celuy qui avoit prins la mere, l’autre survivant et demeurant seul universel heritier entretint soigneusement la mere, et dedans peu de jours il maria en mesme jour sa fille propre unique, et celle qui luy avoit esté leguée, leur despartant par egales parts tout son bien. Les sages, selon la peincture susdicte, ont jugé que le premier mourant s’estoit monstré plus amy, plus liberal, faisant ses amis heritiers et leur donnant ce contentement de les employer à son besoin. 3 de la vie ; l’histoire est notoire de ces deux amis, dont l’un, estant condamné par le tyran à mourir à certain jour et heure, demanda ce delay de reste pour aller pourvoir à ses affaires domestiques en baillant caution ; le tyran luy ayant accordé à ceste condition, que, s’il ne se representoit au temps, sa caution souffriroit le supplice. Le prisonnier baille son amy, qui entre en prison à ceste condition : et le temps estant venu, et l’amy caution se deliberant de mourir, le condamné ne faillit de se representer. De quoy le tyran plus qu’esbahy, et delivrant tous les deux, les pria de le vouloir recepvoir et adopter en leur amitié pour tiers.


LIVRE 3 CHAPITRE 8


de la foy, fidelité, perfidie, secret.

tous, voire les perfides, sçavent et confessent que la foy est le lien de la societé humaine, fondement de toute justice, et que sur-tout elle doibt estre religieusement observée. (…). Toutesfois le monde est plein de perfides : peu y en a qui bien et entierement gardent leur foy : ils la rompent en diverses façons, et ne le sentent pas. Moyennant qu’ils trouvent quelque pretexte et couleur, ils pensent estre sauvez. Les autres estudient et cherchent des cachettes, fuytes, subtilitez : (…). Or, pour vuider toutes les difficultez qui sont en ceste matiere, et sçavoir au vray comment il s’y faut porter, il y a quatre considerations, ausquelles tout se peust rapporter ; les personnes, tant celuy qui donne la foy que celuy qui la reçoit ; la chose subjecte, dont est question ; et la maniere que la foy a esté donnée. Quant à celuy qui donne la foy, faut qu’il aye puissance de ce faire : s’il est subject d’autruy, il ne la peust donner ; et, l’ayant donnée sans congé ou approbation de son maistre, est de nul effect, comme il fust bien monstré au tribun Saturnin et ses complices, qui, sortis du Capitole (qu’ils avoient prins par rebellion) sur la foy des consuls, subjects et officiers de la republique, furent justement tuez. Mais tout homme libre et à soy doibt tenir sa foy, tant grand soit-il et souverain : voire plus est grand, plus y est-il obligé, car plus estoit-il libre à la donner. Et est bien dict qu’autant doibt valoir la simple parole du prince que le serment d’un privé. Quant à celuy à qui est donnée la foy, qui qu’il soit, il la luy faut garder ; et n’y a que deux exceptions qui sont claires : l’une, s’il ne l’avoit pas receuë et ne s’en estoit contenté, c’est-à-dire qu’il auroit demandé autre caution et asseurance. Car la foy, comme chose sacrée, doibt estre receuë tout simplement, autrement ce n’est plus foy, ni fiance ; demander ostages, donner gardes, prendre caution ou gages avec la foy, c’est chose ridicule. Celuy qui est tenu soubs garde d’homme, de muraille ou de ceps, s’il eschappe et se sauve, n’est poinct en faute. La raison du romain est bonne : (…). L’autre, si, l’ayant acceptée, il la rompoit le premier : (…). Le perfide ne merite que la foy luy soit gardée par droict de nature, sauf que depuis il y aye eu accord, qui couvrist la perfidie, dont ne seroit plus loysible la venger : hors de ces deux cas, il la faut garder à quiconque soit. à son subject, comme sera dict. 2 à l’ennemy ; tesmoin le beau faict d’Attilius Regulus, la proclamation du senat romain contre tous ceux qui avoient esté congediez par Pyrrhus sur leur foy, et Camillus qui ne vouloit pas seulement avoir part ny se servir de la perfidie d’autruy, renvoyant les enfans des falisques avec leur maistre. 3 au voleur et criminel public ; tesmoin le faict de Pompée aux pirates et brigands, et d’Auguste à Crocotas. 4 aux ennemis de la religion, à l’exemple de Josué contre les gabaonites. Mais il ne la faut bailler à ces deux derniers, voleurs et heretiques, ou apostats, ny la recepvoir d’eux ; car il ne faut capituler ny traicter sciemment paix et alliance avec telles gens, si ce n’est en extreme necessité, ou pour leur reduction, ou pour un très grand bien public : mais, leur estant donnée, la faut garder. Quant à la chose subjecte, si elle est injuste ou impossible, l’on en est quitte ; et estant injuste c’est bien faict de s’en despartir, double faute de la garder. Toute autre excuse, hors ces deux, n’est poinct de mise, comme perte, dommage, desplaisir, incommodité, difficulté, comme ont practiqué souvent les romains, qui ont rejetté plusieurs advantages grands pour ne rompre leur foy, (…). Quant à la maniere que la foy a esté donnée, c’est où y a plus à doubter ; car plusieurs pensent que, si elle a esté extorquée ou par force et craincte, ou par fraude et surprise, l’on n’y est poinct subject, pource qu’en tous les deux cas le promettant n’a poinct eu de volonté, par laquelle il faut juger toutes choses. Les autres au contraire : et de faict Josué garda la foy aux gabaonites, bien qu’extorquée par grande surprise et fauls donné à entendre ; et fust declaré depuis qu’il debvoit ainsi faire. Parquoy il semble que l’on peust dire qu’où il y a simple parole et promesse, l’on n’y est poinct tenu ; mais si la foy donnée a esté revestue et authorisée par serment, comme au faict de Josué, l’on y est tenu pour le respect du nom de Dieu, mais qu’il est loysible après en jugement poursuyvre reparation de la tromperie ou violence. La foy donnée avec serment et intervention du nom de Dieu oblige plus que la simple promesse ; et l’enfraindre, qui includ parjure avec la perfidie, est beaucoup pire. Mais penser asseurer la foy par sermens nouveaux et estranges, comme plusieurs font, est superflu entre gens de bien, et inutile si l’on veust estre desloyal. Le meilleur est de jurer par le Dieu éternel, vengeur des mocqueurs de son nom, et infracteurs de la foy. La perfidie et le parjure est plus execrable que l’atheisme. L’atheiste qui ne croit poinct de Dieu ne luy faict pas tant d’injures, ne pensant poinct qu’il y en aye, que celuy qui le sçait, le croit, et le parjure par mocquerie. Celuy qui jure pour tromper se mocque evidemment de Dieu, et ne crainct que l’homme. C’est moindre mal de mescroire Dieu que s’en mocquer. L’horreur et le desreiglement de la perfidie et du parjure ne sçauroit estre plus richement despeinct qu’il a esté par un ancien, disant que c’est donner tesmoignage de mespriser Dieu et craindre les hommes. Qu’y a-il plus monstrueux que d’estre couard à l’endroict des hommes, et brave à l’endroict de Dieu ? Le perfide est après traistre et ennemy capital de la societé humaine : car il rompt et destruict la liaison d’icelle, et tout commerce, qui est la parole, laquelle si elle faut, nous ne nous tenons plus. à l’observation de la foy appartient la garde fidele du secret d’autruy : or c’est une importune garde, mesmement des grands ; qui s’en peust passer faict sagement, mais encore faut-il fuyr à le sçavoir, comme fit ce poëte à Lysmachus. Qui prend en garde le secret d’autruy se met plus en peine qu’il ne pense : car, outre le soin qu’il prend sur soy de le bien garder, il s’oblige à se feindre et desadvouer sa pensée, chose qui fasche fort à un coeur noble et genereux. Toutesfois qui le prend en garde le doibt tenir religieusement, et, pour ce faire et estre bon secretaire, il le doibt estre par nature, et non par art, ny par obligation.

LIVRE 3 CHAPITRE 9


verité et admonition libre.

l’admonition libre et cordialle est une très salutaire et excellente medecine : c’est le meilleur office d’amitié ; c’est aymer sainement que d’entreprendre à blesser et offenser un peu, pour profiter beaucoup : c’est un des plus speciaux et plus utiles commandemens evangeliques : (…). Tous ont quelquesfois besoin de ce remede, mais sur-tout ceux qui sont en grande prosperité ; car il est très difficile d’estre heureux et sage tout ensemble ; et les princes qui soustiennent une vie tant publicque, ont à fournir à tant de choses, ne voyent et n’entendent que par les yeux et les oreilles d’autruy : et tant de choses leur sont celées ! Ils ont un extreme besoin d’estre advertis, autrement ils courent grande fortune, ou ils sont bien sages. Ce bon office est rendu de bien peu de gens : il y faut, disent les sages, trois choses ; jugement ou discretion, liberté courageuse, amitié et fidelité. Elles s’assaisonnent ensemble. Peu s’en meslent par craincte de desplaire, ou faute de vraye amitié ; et, de ceux qui s’en meslent, peu le sçavent bien faire. Or, s’il est mal faict, comme une medecine donnée mal à propos, blesse sans profict, et produict presque le mesme effect avec douleur que faict la flatterie avec plaisir. Estre loué et estre reprins mal à propos, c’est mesme blesseure, et chose pareillement laide à celuy qui le faict. La verité toute noble qu’elle est, si n’a-elle pas ce privilege d’estre employée à toute heure et en toute sorte. Une saincte remonstrance peust bien estre appliquée vicieusement. Les advis et precautions pour s’y bien gouverner seront ceux-cy ; s’entend où n’y a poinct grande privauté, familiarité, confidence, ny d’authorité et puissance : car, en ces cas, n’y a lieu de garder si soigneusement ces reigles suyvantes. 1 observer le lieu et le temps : que ce ne soit en temps ny lieu de feste et de grande joye, ce seroit, comme l’on dict, troubler toute la feste : ny de tristesse et adversité, ce seroit lors un tour d’hostilité, vouloir achever du tout, et accabler : c’est lors la saison de secourir et consoler : (…). Le roy Perseus, se voyant ainsi traicté par deux de ses familiers, les tua. 2 non pour toutes fautes indifferemment, non pour les legeres et petites, c’est estre ennuyeux et importun, et trop ambitieux repreneur ; l’on pourroit dire, il m’en veust : ny pour les grandes et dangereuses, lesquelles l’on sent assez, et l’on s’en crainct d’estre en peine. Il penseroit que l’on le guette. 3 secrettement et non devant tesmoins, pour ne luy faire honte, comme il advint à un jeune homme qui là receut si grande honte estant reprins de Pythagoras, qu’il s’en pendit ; et Plutarque estime que ce fust pour cela qu’Alexandre tua son amy Clitus, de ce qu’il le reprenoit en compagnie : mais principalement que ce ne soit devant ceux desquels l’admonesté requiert estre approuvé et estimé, comme devant sa partie en mariage, devant ses enfans, ses disciples. 4 d’une naifveté et franchise simple, nonchalante, sans aucun interest particulier, ou esmotion tant petite soit-elle. 5 se comprendre en la faute et user de termes generaux, nous nous oublions, à quoy pensons-nous ? 6 commencer par loüanges et finir par offres de service et secours, cela destrempe fort l’aigreur de la correction, et la fait avaller plus doucement, telle et telle chose vous sied fort bien, non pas si bien telle et telle. Il y a bien à dire entre celles-là et celles-icy : l’on ne diroit jamais qu’elles sortent du mesme ouvrier. 7 exprimer la faute par mots qui soyent au-dessoubs du poids de mesure de la faute. Vous n’y avez pas du tout bien pensé, au lieu de dire, vous avez mal faict : ne recevez poinct ceste femme qui vous ruinera, au lieu de dire, ne l’appellez poinct, car vous vous ruinerez pour elle : ne disputez poinct avec tel, au lieu de dire, ne luy portez poinct d’envie. 8 après l’admonition achevée, ne s’en faut aller tout court, mais continuer d’entretenir par autres propos communs et plaisans.


LIVRE 3 CHAPITRE 10


de la flatterie, menterie et dissimulation.

flatterie est un poison très dangereux à tous particuliers, et la presque unique cause de la ruine du prince et de l’estat : est pire que fauls tesmoignage, lequel ne corrompt pas le juge, mais le trompe seulement, luy faisant donner meschante sentence contre sa volonté et jugement ; mais la flatterie corrompt le jugement, enchante l’esprit et le rend inhabile à plus cognoistre la verité. Et, si le prince est une fois corrompu de flatterie, il faudra meshuy que tous ceux qui sont autour de luy, s’ils se veulent sauver, soyent flatteurs. C’est une chose donc autant pernicieuse comme la verité est excellente ; car c’est corruption de la verité. C’est aussi un vilain vice d’ame lasche, basse et belistresse, aussi laid et meschant à l’homme que l’impudence à la femme. (…). Aussi sont comparez les flatteurs aux putains, empoisonneurs, vendeurs d’huyle, questeurs de repues franches, aux loups ; et, dict un autre sage, qu’il vaudroit mieux tomber entre les corbeaux que flatteurs. Il y a deux sortes de gens subjects à estre flattez, c’est-à-dire à qui ne manquent jamais gens qui leur fournissent de ceste marchandise, et qui aussi aisement s’y laissent prendre ; sçavoir les princes, chez qui les meschans gaignent credit par là ; et les femmes, car il n’y a rien si propre et ordinaire à corrompre la chasteté des femmes que les paistre et entretenir de leurs loüanges. La flatterie est très difficile à esviter et à s’en garder, non seulement aux femmes à cause de leur foiblesse, et de leur naturel plein de vanité, et amateur de loüange ; et aux princes à cause que ce sont leurs parens, amis, premiers officiers, et ceux dont ils ne se peuvent passer, qui font ce mestier. Alexandre, ce grand roy et philosophe, ne s’en peust deffendre : et n’y a aucun des privez qui ne fist pis que les roys, s’il estoit assiduellement essayé et corrompu par ceste canaille de gens, comme ils sont. Mais generallement à tous, d’autant qu’elle est mal-aisée à descouvrir ; car elle est si bien fardée et couverte du visage d’amitié, qu’il est mal-aisé de la discerner. Elle en usurpe les offices, en a la voix, en porte le nom, et la contrefaict si artificiellement, que vous diriez que c’est elle. Elle estudie d’agreer et complaire ; elle honore et louë ; elle s’embesongne fort, et se remuë pour le bien et service, s’accommode aux volontez et humeurs. Quoy plus ? Elle entreprend mesme le plus haut et plus propre poinct d’amitié, qui est de monstrer et reprendre librement. Bref, le flatteur se veust dire et monstrer superieur en amour à celui qu’il flatte. Mais au rebours n’y a rien plus contraire à l’amitié que la medisance, l’injure, l’inimitié toute ouverte : c’est la peste et la poison de la vraye amitié ; elles sont du tout incompatibles : (…). Meilleures sont les aigreurs et poinctures de l’amy que les baisers du flatteur : (…). Parquoy pour ne s’y mescompter, voyci par sa vraye peincture les moyens de la bien recognoistre, et remarquer d’avec la vraye amitié. 1 l a flatterie est bientost suyvie de l’interest particulier, et en cela se cognoist : l’amy ne cherche poinct le sien. 2 le flatteur est changeant et divers en ses jugemens, comme le miroir et la cire, qui reçoit toutes formes : c’est un chameleon, un polypus ; feignez de loüer ou vituperer et hayr, il en fera tout de mesme, se pliant et accommodant selon qu’il cognoistra estre en l’ame du flatté. L’amy est ferme et constant. 3 il se porte trop ambitieusement et chaudement en tout ce qu’il faict, au sceu et veu du flatté, à loüer et s’offrir à servir. Il ne tient pas de moderation aux actions externes, et au contraire au dedans il n’a aucune affection ; c’est tout au rebours de l’amy. 4 il cede et donne tousiours le haut bout et la victoire au flatté, et luy applaudit, n’ayant autre but que de plaire, tellement qu’il louë et tout et trop, voire quelquesfois à ses despens, se blasmant et humiliant, comme le luitteur qui se baisse pour mieux atterrer son compagnon. L’amy va rondement, ne se soucie s’il a le premier ou second lieu, et ne regarde pas tant à plaire, comme d’estre utile et profiter, soit-il doucement ou rudement ; comme le bon medecin à son malade pour le guarir. 5 il veust quelquesfois usurper la liberté de l’amy à reprendre ; mais c’est bien à gauche : car il s’arrestera à de petites et legeres choses, feignant n’en voir et n’en sentir de plus grandes ; il fera le rude censeur contre les autres parens, serviteurs du flatté, de ce qu’ils ne font leur debvoir envers luy : ou bien feindra d’avoir entendu quelques legeres accusations contre luy, et estre en grande peine d’en sçavoir la verité de luy-mesme ; et, venant le flatté à les nier, ou s’en excuser, il prend de là occasion de le loüer plus fort. Je m’en esbahyssois bien, dira-il, et ne le pouvois croire ; car je vois le contraire : comment prendriez-vous de l’autruy ? Vous donnez tout le vostre, et ne vous souciez d’en avoir. Ou bien se servira de reprehension pour dadvantage flatter, qu’il n’a pas assez de soin de soy, n’espargne pas assez sa personne si requise au public, comme fit un senateur à Tybere en plein senat avec mauvaise odeur. 6 bref, j’acheveray par ce mot, que l’amy tousiours regarde, sert, procure, et pousse à ce qui est de la raison, de l’honneste et du debvoir ; le flatteur à ce qui est de la passion, du plaisir, et qui est jà malade en l’ame du flatté : dont il est instrument propre à toutes choses de volupté et de desbauche, et non à ce qui est honneste ou penible et dangereux : il semble le singe, qui, n’estant propre à aucun service, comme les autres animaux, pour sa part il sert de jouet et de risée. à la flatterie est fort conjoinct et allié le mentir, vice vilain ; dont disoit un ancien que c’estoit aux esclaves de mentir, et aux libres de dire verité. Quelle plus grande lascheté que se desdire de sa propre science ? Le premier traict de la corruption des mœurs est le bannissement de verité, comme au contraire, dict Pindare, estre veritable est le commencement de grande vertu. Et pernicieux à la societé humaine. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres, comme a esté dict, si elle nous faut. Certes le silence est plus sociable que le parler fauls. Si le mensonge n’avoit qu’un visage comme la verité, encore y auroit-il quelque remede ; car nous prendrions pour certain le contraire de ce que dict le menteur : mais le revers de la verité a cent mille figures et un champ indefiny. Le bien, c’est-à-dire la vertu et la verité, est finy et certain, comme n’y a qu’une voye au blanc : le mal, c’est-à-dire le vice, l’erreur et le mensonge, est infiny et incertain, car mille moyens à se desvoyer du blanc. Certes si l’on cognoissoit l’horreur et le poids du mensonge, l’on le poursuyvroit à fer et à feu. Et ceux qui ont en charge de la jeunesse debvroient avec toute instance empescher et combattre la naissance et le progrez de ce vice, et puis de l’opiniastreté, et de bonne heure, car tousiours croissent. Il y a une menterie couverte et desguisée, qui est la feinctise et dissimulation (qualité notable des courtisans, tenue en credit parmy eux comme vertu), vice d’ame lasche et basse ; se desguiser, se cacher soubs un masque, n’oser se monstrer et se faire voir tel que l’on est, c’est une humeur coüarde et servile. Or, qui faict profession de ce beau mestier vit en grande peine ; c’est une grande inquietude que de vouloir paroistre autre que l’on n’est, et avoir l’œil à soy, pour la craincte que l’on a d’estre descouvert. Le soin de cacher son naturel est une gehenne, estre descouvert une confusion. Il n’est tel plaisir que vivre au naturel ; et vaut mieux estre moins estimé, et vivre ouvertement, que d’avoir tant de peine à se contrefaire et tenir couvert : la franchise est chose si belle et si noble ! Mais c’est un pauvre mestier de ces gens ; car la dissimulation ne se porte gueres loin : elle est tost descouverte, selon le dire, que les choses feinctes et violentes ne durent gueres : et le salaire à telles gens est que l’on ne se fie poinct en eux, ny ne les croit-on, quand ils disent verité ; l’on tient pour apocryphe, voire pour pipperie, tout ce qui vient d’eux. Or il y a icy lieu de prudence et de mediocrité ; car si le naturel est difforme, vicieux, et offensif à autruy, il le faut contraindre, ou, pour mieux dire, corriger. Il y a difference entre vivre franchement et vivre nonchalamment. Item, il ne faut tousiours dire tout, c’est sottise ; mais ce que l’on dict, faut qu’il soit tel que l’on pense. Il y a deux sortes de gens ausquelles la feinctise est excusable, voire aucunement requise, mais pour diverses raisons ; sçavoir le prince, pour l’utilité publicque, pour le bien et repos sien et de l’estat, comme a esté dict cy-dessus ; et les femmes pour la bienseance, car la liberté trop franche et hardie leur est messeante et gauchit à l’impudence. Les petits desguisemens, faire la petite bouche, les figures et feinctises, qui sentent à la pudeur et modestie, ne trompent personne que les sots, et leur sient fort bien, sont là au siege d’honneur. Mais c’est chose qu’il ne faut poinct estre en peine de leur apprendre ; car l’hypocrisie est comme naturelle en elles. Elles y sont toutes formées, et s’en servent par-tout et trop, visages, vestemens, paroles, contenances, rire, pleurer, et l’exercent non seulement envers leurs maris vivans, mais encore après leur mort. Elles feignent un grand deuil, et souvent au dedans rient : (…).


LIVRE 3 CHAPITRE 11


du bienfaict, obligation et recognoissance. mière nous procure l’admiration, l’estime ; la seconde, la bienveillance et l’amour. — Il y a des règles à suivre dans les bienfaits. D’abord il importe de ne pas donner au vice ce qui appartient au mérite et à la vertu. Mais si les méchans sont tellement mêlés avec les bons, que l’on ne puisse les séparer, il ne faut pas priver les bons des bienfaits, à cause des méchans. Ensuite, il faut donner volontiers, sans délai, sans espérance que le bienfait sera rendu ; il faut aussi que les bienfaits soient honorables pour celui qui les reçoit, et alors ils peuvent être connus du public ; tandis qu’ils doivent rester cachés s’il en résultait quelque déplaisir ou quelque honte pour celui que l’on oblige. Enfin, il faut que les bienfaits ne portent préjudice à personne : obliger l’un aux dépens de l’autre, c’est’, dit le sage, sacrifier le fils en la présence du père. 11 ne faut de la part du bienfaiteur, ni jactance, ni vanterie ; il doit renouveler les bienfaits au besoin, sans sc plaindre, sans craindre l’ingratitude. C’est humilier celui qui reçoit que d’exiger de lui des garanties, des cautions : un honnête homme est bien moins lié par des actes, que par l’honneur et la conscience. — Du bienfait naît la reconnaissance, qui, à son tour, produit des bienfaits. La reconnaissance est un devoir facile à remplir : il n’y a qu’à laisser aller, son cœur. Les bêtes —mêmes sont reconnaissantes des bienfaits. L’ingratitude, a dit un philosophe, est un vice contre nature : il y a quelque espèce de justice, et quelquefois du courage à se venger d’une injure ; mais il n’y a rien que de lâche et de honteux à méconnaître un bienfait. Voici les lois de la reconnaissance : recevoir le bienfait, avec un air de satisfaction, et même de joie, afin que le bienfaiteur ne croie pas vous avoir offensé ou humilié ; n’oublier jamais le bienfait, quand même le bienfaiteur deviendrait votre ennemi ; enfin,

la science et matiere du bienfaict et de la recognoissance de l’obligation actifve et passifve est grande, de grand usage, et fort subtile. C’est en quoy nous faillons le plus : nous ne sçavons ny bien faire, ny le recognoistre. Il semble que la grace, tant le merite que la recognoissance, soit courvée, et la vengeance ou la mescognoissance soit à gain, tant nous y sommes plus prompts et ardens. (…). Nous parlerons donc icy premierement du merite et bienfaict, où nous comprenons l’humanité, liberalité, aumosne ; et leurs contraires, inhumanité, cruauté : et puis de l’obligation, recognoissance et mescognoissance, ou ingratitude, et vengeance. Dieu, nature, et toute raison, nous convient à bien faire et meriter d’autruy. Dieu par son exemple et son naturel, qui est toute bonté ; et ne sçaurions mieux imiter Dieu que par ce moyen : (…). Nature, tesmoin qu’un chascun se delecte à voir celuy à qui il a bien faict : c’est son semblable : (…). C’est l’œuvre de l’homme de bien et genereux de bien faire et meriter d’autruy, voire d’en chercher les occasions, (…) ; et dict-on que le bon sang ne peust mentir, ny faillir au besoin. C’est grandeur de donner, petitesse de prendre : (…). Qui donne se faict honneur, se rend maistre du preneur ; qui prend se vend. Qui premier, dict quelqu’un, a inventé les bienfaicts, a forgé des ceps et menottes pour lier et captiver autruy. Dont plusieurs ont refusé de prendre, pour ne blesser leur liberté, specialement de ceux qu’ils ne vouloient aymer ny recognoistre, comme porte le conseil des sages, ne prendre du meschant, pour ne luy estre tenu. Caesar disoit qu’il n’arrivoit aucune voix à ses oreilles plus plaisante que prieres et demandes : c’est le mot de grandeur, demande-moy : (…). C’est aussi le plus noble et honorable usage de nos moyens : lesquels cependant que les tenons et possedons privement, portent des noms vils et abjects ; maisons, terres, deniers : mais estant mis au jour et employez au secours d’autruy, sont ennoblis de tiltres nouveaux, illustres ; bienfaicts, liberalitez, magnificences. C’est la meilleure et plus utile emploitte qui soit, (…), par laquelle le principal est bien asseuré, et le profict en est très grand. Et, à vray dire, l’homme n’a rien vrayement sien que ce qu’il donne : car ce que l’on retient et garde si serré se gaste, diminue, et eschappe par tant d’accidens et la mort enfin ; mais ce qui est donné ne se peust desperir ou envieillir : dont Marc Antoine, abattu de la fortune, et ne luy restant plus que le droit de mourir, s’escria n’avoir plus rien que ce qu’il avoit donné : (…). C’est donc une très belle et noble chose en tout sens, que ceste douce, debonnaire et prompte volonté de bien faire à tous ; comme au contraire n’y a vice plus vilain et detestable que la cruauté, et contre nature, dont aussi est appellée inhumanité : laquelle vient de cause contraire à celle du bienfaict ; sçavoir de coüardise et lascheté, comme a esté dict. Il y a deux façons de bien faire à autruy, en luy profitant et en luy plaisant : par le premier l’on est admiré, estimé ; pour le second l’on est aymé, et bien voulu. Le premier est beaucoup meilleur ; il regarde la necessité et le besoin, c’est agir en pere et en vray amy. Plus, il y a doubles bienfaicts : les uns sont debvoirs, qui sortent d’obligation naturelle ou legitime ; les autres sont merites et libres, qui partent d’affection pure. Ceux-cy semblent plus nobles : toutesfois si ceux-là se font avec attention et affection, bien qu’ils soyent deubs, sont excellens. Le bienfaict et le merite n’est pas proprement ce qui se donne, se void, se touche ; ce n’en est que la matiere grosse, la marque, la monstre : mais c’est la bonne volonté. Le dehors est quelquesfois petit, et le dedans est très grand ; car c’a esté avec une très grande faim et affection, jusques à en chercher les occasions ; on a donné tant que l’on a peu, et de ce qui faisoit besoin, ou estoit le plus cher, (…). Au rebours de don grand, la grace petite ; car c’est à regret, s’il le faict demander et marchander long-temps, et songe s’il le donneroit : c’est de son trop avec parade ; le faict fort valoir ; le donne plus à soy et son ambition, qu’ à la necessité et au bien du recepvant. Item, le dehors peust estre incontinent ravy, esvanouy, le dedans demeure ferme ; la liberté, santé, l’honneur, qui vient d’estre donné, peust estre tout à l’instant enlevé et emporté par un autre accident, le bienfaict nonobstant demeure entier. Les advis pour se bien conduire au bienfaict seron t ceux-cy, selon l’instruction des sages. Premierement à qui ? à tous ? Il semble que bien faire aux meschans et indignes, c’est faire tout en un coup plusieurs fautes ; cela donne mauvais nom au donneur, entretient et eschauffe la malice, rend ce qui appartient à la vertu et au merite, comme aussi au vice. Certes les graces libres et favorables ne sont deuës qu’aux bons et dignes : mais en la necessité et en la generalité, tout est commun. En ces deux cas les meschans et ingrats y ont part, s’ils sont en necessité, ou bien s’ils sont tellement meslez avec les bons, que les uns n’en puissent avoir sans les autres : car il vaut mieux bien faire aux indignes à cause des bons, que d’en priver les bons à cause des meschans. Ainsi faict Dieu du bien à tous, pleuvant et eslanceant ses rayons indifferemment. Mais ses dons speciaux, il ne les donne qu’ à ceux qu’il a choisis pour siens : (…). Au besoin donc, en l’affliction et necessité, il faut bien faire à tous : (…). Nature et l’humanité nous apprend de regarder et nous prester à ceux qui nous tendent les bras, et non à ceux qui nous tournent le dos ; à ceux plustost à qui nous pouvons faire du bien, qu’ à ceux qui nous en peuvent faire. C’est generosité, se mettre du party battu de la fortune, pour secourir les affligez, et soustraire autant de matiere à l’orgueil et impetuosité du victorieux, comme fit Chelonis, fille et femme de roy, laquelle ayant son pere et son mary mal ensemble, lors que le mary eut le dessus contre son pere, fit la bonne fille, suyvant et servant son pere par-tout en ses afflictions : puis venant la chance à tourner, et son pere estant le maistre, se tourna du costé de son mary, l’accompagnant en toutes ses traverses. En second lieu, il faut bien faire volontiers et gayement : (…). Celuy qui prie, s’humilie, se confesse inferieur, couvre son visage de honte, honore grandement celuy qu’il prie : dont disoit Caesar, après s’estre deffaict de Pompée, qu’il ne prestoit plus volontiers l’oreille, et ne se plaisoit tant en aucune chose, que d’estre prié ; et à ces fins donnoit esperance à tous, voire aux ennemis, qu’ils obtiendroient tout ce qu’ils demanderoient. Les graces sont vestues de robbes transparentes et desceintes, libres, et non contrainctes. Tost et promptement : cestuy-ci semble despendre du precedent, les bienfaicts s’estiment au prix de la volonté. Or qui demeure long-temps à secourir et donner, semble avoir esté long-temps sans le vouloir : (…). Comme au rebours la promptitude redouble le bienfaict : (…). La neutralité et l’amusement qui se faict icy n’est approuvé de personne que des af fronteurs. Il faut user de diligence en tout cas. Il y a donc icy cinq manieres de proceder, dont les trois sont reprouvées : refuser et tard, c’est double injure : refuser tost et donner tard, sont presque tout un : et y en a qui s’offenseroient moins de prompt refus : (…). C’est donc le bon de donner tost ; mais l’excellent est d’anticiper la demande, deviner la necessité et le desir. Sans esperance de reddition, c’est où gist principalement la force et vertu du bienfaict : si c’est vertu, elle n’est poinct mercenaire : (…). Le bienfaict est moins richement assigné, où y a retrogradation et reflexion : mais quand il n’y a poinct de lieu de revanche, voire l’on ne sçait d’où vient le bien, là le bienfaict est justement en son lustre. Si l’on regarde à la pareille, l’on donnera tard, et à peu. Or il vaut beaucoup mieux renoncer à toute pareille, que laisser à bien faire et meriter : cherchant ce payement estranger et accidental, l’on se prive du naturel et vray, qui est la joye, et gratification interne d’avoir bien faict. Aussi ne faut-il estre prié deux fois d’une mesme chose : faire injure est de soy vilain et abominable, et n’y faut autre chose pour s’en garder : aussi, bien meriter d’autruy est beau et noble, et ne faut autre chose pour s’y eschauffer. Et en un mot, ce n’est pas bien faire, si l’on regarde à la pareille ; c’est traficquer et mettre à profict : (…). Il ne faut pas confondre et mesler des actions tant diverses : (…). Tels meritent bien d’estre trompez qui s’y attendent : (…). Celle n’est femme de bien, qui, pour mieux rappeller et reschauffer, ou par craincte, refuse : (…). Aussi ne merite celuy qui faict bien pour le r’avoir. Les graces sont vierges, sans esperance de retour, dict Hesiode. Bien faire à la façon que desire et qui vient à gré à celuy qui reçoit, affin qu’il cognoisse et sente que c’est vrayement à luy que l’on l’a faict. Sur quoy est à sçavoir qu’il y a doubles bienfaicts : les uns sont honorables à celuy qui les reçoit, dont ils se doibvent faire en public : les autres utiles, qui secourent à l’indigence, foiblesse, honte et autre necessité du recepvant. Ceux-cy se doibvent faire secrettement, voire s’il est besoin que celuy seul le sçache qui le reçoit ; et s’il sert au recepvant d’ignorer d’où le bien vient (pource que peust-estre il est touché de honte, qui l’empescheroit de prendre, encore qu’il en eust besoin), il est bon et expedient de luy celer, et luy faire couler le bien et secours par soubs main. C’est assez que le bienfacteur le sçache, et sa conscience luy serve de tesmoin, qui en vaut mille. Sans lesion ou offense d’autruy, et sans prejudice de la justice : bien faire sans mal faire : donner à l’un aux despens de l’autre, c’est sacrifier le fils en la presence du pere, dict le sage. Et prudemment : l’on est quelquesfois bien empesché à respondre aux demandes et prieres, à les accorder ou refuser. Ceste difficulté vient du mauvais naturel de l’homme, mesmement du demandeur, qui se fasche par trop de souffrir un refus, tant juste soit-il et tant doux. C’est pourquoy aucuns accordent et promettent tout, tesmoignage de foiblesse ; voire ne pouvant, ou, qui plus est, ne voulant tenir, et remettant à vuider la difficulté au poinct de l’execution, ils se fient que plusieurs choses arriveront, qui pourront empescher et troubler l’effect de la promesse, et ainsi delivreront le prometteur de son obligation ; ou bien estant question de tenir, l’on trouvera des excuses et des eschappatoires, et cependant contentent pour l’heure le demandeur. Mais tout cela est reprouvé ; il ne faut accorder ny promettre que ce que l’on peust, doibt et veust tenir. Et se trouvant entre ces deux dangers de mal promettre, car il est ou injuste, ou indigne et messeant, ou faire un refus qui irritera et causera quelque sedition ou ruine, l’advis est de rompre le coup, ou en dilayant la response, ou bien composant tellement la promesse en termes generaux ou ambigus, qu’elle n’oblige poinct precisement. Il y a icy de la subtilité et finesse, eslongnée de la franchise ; mais l’injustice du demandeur en est cause et le merite. D’un cœur humain et affection cordialle, (…) ; specialement envers les affligez et indigens, c’est ce qu’on appelle misericorde. Ceux qui n’ont ceste affection, (…), sont inhumains, et marques pour n’estre des bons et eslus : mais c’est d’une forte, ferme et genereuse, et non d’une molle, effeminée, et troublée. C’est une passion vicieuse, et qui peust tomber en meschante ame, de laquelle il est parlé en son lieu ; car il y a bonne et mauvaise misericorde. Il faut secourir aux affligez sans s’affliger, et adapter à soy le mal d’autruy, n’y rien ravaller de la justice et dignité ; car Dieu dict qu’il ne faut poinct avoir pitié du pauvre en jugement : ainsi Dieu et les saincts sont dicts misericordieux et pitoyables. Sans se jacter, en faire feste, ny bruict, c’est espece de reproche : ces vanteries ostent tant la grace, voire descrient et rendent odieux les bienfaicts : (…). C’est en ce sens qu’il est dict que le bienfacteur doibt oublier les bienfaicts. Continuer, et par nouveaux bienfaicts confirmer et rajeunir les vieux (cela convie tout le monde à l’aymer, et rechercher son amitié), et jamais ne se repentir des vieux, quoiqu’on sente avoir semé en terre sterile et ingrate : (…). L’ingrat ne faict tort qu’ à soy : le bienfaict pour cela n’est pas perdu ; c’est une chose consacrée, qui ne peust estre violée ny estraincte par le vice d’autruy. Et pource qu’un autre est meschant, ne faut pas laisser d’estre bon et de continuer son office : mais, qui plus est, l’œuvre du noble cœur et genereux est, en continuant à bien faire, rompre et vaincre la malice et ingratitude d’autruy, et le remettre en santé : (…). Sans troubler ou importuner le recepvant en sa jouyssance, comme font ceux qui, ayant donné une dignité ou charge à quelqu’un, veulent encore après l’exercer ; ou bien luy procurer un bien, pour puis en tirer tout ce qui leur plaira. Celuy qui a receu ce bien ne le doibt endurer, et pour ce n’est poinct ingrat ; et le bienfacteur efface son bienfaict et cancelle l’obligation. Un de nos papes refusant à un cardinal, qui le prioit peust-estre de chose injuste, et luy alleguant d’estre cause qu’il estoit pape, respondit bien : laisse-moy donc estre pape, et ne m’oste ce que tu m’as donné. Après ces reigles et advis de bien faire, il est à sçavoir qu’il y a des bienfaicts plus recepvables et agreables les uns que les autres, et qui sont plus ou moins obligeans : ceux-là sont les mieux venus, qui sortent de main amie, de ceux que l’on est disposé d’aymer sans ceste occasion : au contraire, il est grief d’estre obligé à celuy qui ne plaist, et auquel on ne veust rien debvoir. Ceux aussi qui viennent de la main de celuy qui y est aucunement obligé ; car il y a de la justice, et obligent moins. Ceux qui sont faicts en la necessité et au grand besoin, ceux-cy ont une grande force ; ils font oublier toutes les injures et offenses passées, s’il y en avoit eu, et obligent fort ; comme au contraire le refus en telle saison est fort injurieux, et faict oublier tous les precedens bienfaicts. Ceux qui se peuvent recognoistre et recepvoir la pareille ; comme au contraire les autres engendrent hayne : car celuy qui se sent du tout obligé sans pouvoir payer, toutes les fois qu’il void son bienfacteur, il pense voir le tesmoin de son impuissance, ou ingratitude, et luy faict mal au coeur. Il y en a qui plus sont honnestes et gracieux, plus sont poysans au recepvant, s’il est homme d’honneur, comme ceux qui lient la conscience, la volonté ; car ils serrent bien plus et le font demeurer en cervelle, et en craincte de s’oublier et faillir. L’on est bien plus prisonnier soubs la parole que soubs la clef. Il vaut mieux estre attaché par les liens civils et publics que par la loy d’honnesteté et de conscience ; plustost deux notaires qu’un. Je me fie en vous, en vostre foy et conscience : cestuy-ci faict plus d’honneur, mais estrainct, serre, sollicite, et presse bien plus : en celuy-là l’on s’y porte plus laschement ; car l’on se fie que la loy et les attaches externes reveilleront assez quand il faudra. Où y a de la contraincte, la volonté se relasche : où y a moins de contraincte, la volonté se resserre : (…). Du bienfaict naist l’obligation, et d’elle aussi il en sort et est produict ; ainsi est-il l’enfant et le pere, l’effect et la cause, et y a double obligation actifve et passifve. Les parens, les princes et superieurs, par debvoir de leur charge, sont tenus de bien faire et profiter à ceux qui leur sont commis et recommandez par la nature ou par la loy, et generallement tous ayant moyens envers tous necessiteux et affligez, par le commandement de nature. Voylà l’obligation premiere ; puis des bienfaicts, soyent-ils deubs et esmanez de ceste premiere obligation, ou bien libres et purs merites, sort l’obligation seconde et acquise, par laquelle les recepvans sont tenus à la recognoissance et remerciement : tout cecy est signifié par Hesiode, qui a faict les graces trois en nombre, et s’entretenant par les mains. La premiere obligation s’acquitte par les bons offices d’un chascun, qui est en quelque charge, lesquels seront tantost discourus en la seconde partie, qui est des debvoirs particuliers ; mais elle s’affermit, se relasche, et amoindrit accidentalement, par les conditions et le faict de ceux qui les reçoivent : car leurs offenses, ingratitudes et indignitez deschargent aucunement ceux qui sont obligez d’en avoir soin ; et semble que l’on en peust presque autant dire de leurs deffauts naturels. L’on peust justement moins aymer son enfant, son cousin, son subject non seulement malicieux et indigne, mais encore laid, bossu, malheureux, mal né ; Dieu mesme luy en a rabattu cela de son prix et estimation naturelle : mais il faut, en se refroidissant, garder moderation et justice ; car cecy ne touche pas le secours de la necessité, et les offices deubs par la raison publicque, mais l’attention et affection, qui est l’interne obligation. La seconde obligation née des bienfaicts est celle que nous avons à traicter et reigler maintenant : premierement, la loy de recognoissance et remerciement est naturelle, tesmoin les bestes, non seulement privées et domestiques, mais farouches et sauvages, ausquelles se trouvent de notables exemples de recognoissance, comme du lyon envers l’esclave romain, (…). Secondement c’est acte certain de vertu, et tesmoignage de bonne ame, dont est plus à estimer que le bienfaict, lequel souvent vient d’abondance, puissance, amour de son propre interest, rarement de la pure vertu ; la recognoissance tousiours d’un bon cœur ; dont le bienfaict peust estre plus desirable, mais la recognoissance plus loüable. Tiercement, c’est une chose aisée, voire plaisante, et qui est en la main d’un chascun. Il n’y a rien si aisé que d’agir selon nature, rien si plaisant que de s’acquitter et dem eurer libre. Par tout cecy est aisé à voir combien est lasche et vilain vice la mescognoissance et ingratitude, desplaisant et odieux à tous : (…). Contre nature, dont Platon, parlant de son disciple Aristote, l’appelloit l’ingrat mulet ; elle est aussi sans excuse, et ne peust venir que d’une meschante nature : (…). La vengeance qui suyt l’injure, comme la mescognoissance le bienfaict, est bien plus forte et pressante (car l’injure presse plus que le bienfaict, etc.) : c’est une très violente passion, mais non pas de beaucoup près si vilain et difforme vice que l’ingratitude : c’est comme des maux qu’il y a, qui ne sont poinct dangereux, mais sont plus douloureux et pressans que les mortels. En la vengeance y a quelque espece de justice, et ne s’en cache-l’on poinct : en l’ingratitude n’y a que toute poltronnerie et honte. La recognoissance, pour estre telle qu’il faut, doibt avoir ces conditions : premierement recepvoir gracieusement le bienfaict avec visage et parole amiable et riante : (…). Comme on a trouvé le cœur et la main d’autruy ouverte à bien faire, aussi faut-il avoir la bouche ouverte à le prescher, et, affin que la memoire en soit plus ferme et solemnelle, nommer le bienfaict et le present du nom du bienfacteur. Le quatriesme est à rendre, avec ces quatre mots d’advis : 1 que ce ne soit tout promptement, ny trop curieusement ; cela a mauvaise odeur, et semble que l’on ne veuille rien debvoir, mais payer le bienfaict : c’est aussi donner occasion au bienfaisant de penser que son bienfaict n’a pas esté bien receu : se monstrer trop ambitieux et soigneux de rendre, c’est encourir soupçon d’ingratitude. Il faut donc que ce soit quelque temps après, et non fort long, affin de ne laisser vieillir le present (les graces sont peinctes jeunes), et avec belle occasion, laquelle s’offre de soy-mesme, ou bien soit estudiée sans esclat et sans bruict. 2 que ce soit avec usure et surpasse le bienfaict, comme la bonne terre, (…) ; ou à tout le moins l’egale, avec toute demonstration que l’on estoit obligé à mieux, et que cecy n’est pas pour satisfaire à l’obligation, mais pour monstrer qu’on se recognoist obligé. 3 que ce soit très volontiers et de bon coeur : (…). 4 si l’impuissance y est de le rendre par effect, au moins la volonté y doibt estre, qui est la premiere et principale partie, et comme l’ame tant du bienfaict que de la recognoissance : mais elle n’a poinct de tesmoin que soy-mesme ; et faut recognoistre non seulement le bien receu, mais encore celuy qui a esté offert, et qui pouvoit estre receu, c’est-à-dire la volonté du bienfacteur, qui est, comme a esté dict, le principal.

LIVRE 3 CHAPITRE 12


Seconde partie, qui est des debvoirs speciaux de certains à certains, par certaine et speciale obligation. Praeface. Ayant à parler des debvoirs speciaux et particuliers, differens selon la diversité des personnes et de leurs estats, soyent inegaux, comme superieurs et inferieurs, ou egaux, nous commencerons par les mariez, qui sont mixtes, et tiennent de tous les deux, equalité et inequalité. Aussi faut-il premierement parler de la justice et des debvoirs privez et domestiques, avant que des publics, car ils precedent ; comme les familles et maisons sont premieres que les republiques, dont la justice privée qui se rend en la famille, est l’image, la source et le modele de la republique. Or ces debvoirs privez et domestiques sont trois, sçavoir entre le mary et la femme, les parens et les enfans, les maistres et serviteurs. Voylà toutes les parties d’une maison et famille, laquelle prend son fondement du mary et de la femme, qui en sont les maistres et autheurs. Parquoy premierement des mariez. debvoirs des mariez.

selon les deux considerations diverses qui sont au mariage, comme a esté dict, sçavoir equalité et inequalité, aussi sont de deux sortes les debvoirs et offices des mariez : les uns mesmes et communs à tous deux, egalement reciproques et de pareille obligation, encore que, selon l’usage du monde, ne soyent de pareille peine, reproche, inconvenient ; sçavoir une entiere loyauté, fidelité, communauté, et communication de toutes choses, puis un soin et authorité sur la famille et tout le bien de la maison. De cecy plus au long au livre premier. Les autres sont particuliers et differens selon l’inequalité qui est entre eux ; car ceux du mary sont : 1 instruire sa femme, l’enseigner avec douceur de toute chose qui est de son debvoir, honneur et bien, et dont elle est capable. 2 la nourrir, soit qu’elle aye apporté douaire ou non. 3 la vestir. 4 coucher avec elle. 5 l’aymer et la deffendre. Les deux extremitez sont laides et vicieuses, les tenir subjectes comme servantes, et s’assubjectir à elles comme maistresses. Voylà les principaux. Ceux-cy viennent après, la panser malade, la delivrer captive, l’ensepvelir morte, la nourrir demeurant vefve, et les enfans qu’il a eus d’elle, par provision testamentaire. Les debvoirs de la femme sont, rendre honneur, reverence et respect à son mary, comme à son maistre et bon seigneur ; ainsi ont appellé leurs maris les sages femmes, et le mot hebreu (…) signifie tous les deux, mary et seigneur : celle qui s’acquitte de ce debvoir faict plus pour soy et son honneur que pour son mary, et faisant autrement ne faict tort qu’ à elle. 2 obeyssance en toutes choses justes et licites, s’accommodant et se ployant aux moeurs et humeurs de son mary, comme le bon miroir qui represente fidellement la face, n’ayant aucun dessein, amour, pensement particulier ; mais comme les dimensions et accidens, qui n’ont aucune action ou mouvement propre, et ne se remuent qu’avec le corps, elles se tiennent en tout et par-tout au mary. 3 service, comme luy appareiller par soy ou par autruy ses vivres, luy laver les pieds. 4 garder la maison, dont est comparée à la tortue, et est peincte ayant les pieds nus, et principalement le mary absent ; car eslongnée du mary, elle doibt estre comme invisible, et au rebours de la lune ne paroistre poinct, et près de son soleil paroistre. 5 demeurer en silence et ne parler qu’avec son mary, ou par son mary ; et pource que c’est chose rare et difficile que la femme silencieuse, elle est dicte un don de Dieu precieux. 6 vacquer et estudier à la mesnagerie, c’est la plus utile et honorable science et occupation de la femme, c’est sa maistresse qualité, et qu’on doibt, en mariage, chercher principalement en moyenne fortune ; c’est le seul douaire qui sert à ruiner ou à sauver les maisons, mais elle est rare : il y en a d’avaricieuses, mais de mesnageres peu. Or il y a bien à dire des deux. De la mesnagerie tost après à part. En l’accointance et usage du mariage, il faut de la moderation ; c’est une religieuse et devote liaison : voylà pourquoy le plaisir qu’on en tire doibt estre meslé à quelque severité ; une volupté prudente et conscientieuse. Il faut toucher sa femme severement et pour l’honnesteté, comme dict est, et de peur, comme dict Aristote, qu’en la chatouillant trop lascivement, le plaisir ne la fasse sortir hors des gonds de raison ; et pour la santé, car le plaisir trop chaud et assidu altere la semence et empesche la generation. Affin, d’autre part, qu’elle ne soit trop languissante, morfondue et sterile, il s’y faut presenter rarement. Solon l’a taillé à trois fois le mois ; mais il ne s’y peust donner loy ny reigle certaine. La doctrine de la mesnagerie suyt volontiers et est annexée au mariage.

LIVRE 3 CHAPITRE 13


mesnagerie.

la mesnagerie est une belle, juste et utile occupation. C’est chose heureuse, dict Platon, de faire ses affaires particuliers sans injustice. Il n’y a rien si beau qu’un mesnage bien reiglé, bien paisible. C’est une occupation qui n’est pas difficile ; qui sera capable d’autre chose, le sera de celle-là : mais elle est empeschante, penible, espineuse, à cause d’un si grand nombre d’affaires ; lesquels, bien qu’ils soyent petits et menus, toutesfois, pource qu’ils sont drus, espais et frequens, faschent et ennuyent. Les espines domestiques piquent, pource qu’elles sont ordinaires ; mais si elles viennent des personnes principales de la famille, elles rongent, ulcerent, et sont irremediables. Avoir à qui se fier, et sur qui se reposer, c’est un grand sejour et moyen propre pour vivre à son aise : il le faut choisir loyal et entier, comme l’on peust, et puis l’obliger à bien faire par une grande confiance. (…). Les preceptes et advis de mesnagerie principaux sont ceux-cy : 1 acheter et despendre toutes choses en temps et saison ; elles sont meilleures et à meilleur prix. 2 garder que les choses qui sont en la maison ne se gastent et perissent, ou se perdent et s’emportent. Cecy est principalement à la femme, à laquelle Aristote donne par preciput ceste authorité et ce soin. 3 pourvoir premierement et principalement à ces trois, necessité, netteté, ordre ; et puis, s’il y a moyen, l’on advisera à ces trois autres (mais les sages ne s’en donneront pas grand’peine : (…)) : abondance, pompe et parade, exquise et riche façon. Le contraire se practique souvent aux bonnes maisons, où y aura licts garnis de soye, pourfilés d’or, et n’y aura qu’une couverture simple en hyver, sans aucune commodité de ce qui est le plus necessaire. Ainsi de tout le reste. Reigler sa despense ; ce qui se faict en ostant la superfluë, sans faillir à la necessité, debvoir et bienseance : un ducat en la bourse faict plus d’honneur que dix mal despendus, disoit quelqu’un. Puis, mais c’est l’industrie et la suffisance, faire mesme despense à moindre frais, et sur-tout ne despendre jamais sur le gain advenir et esperé. Avoir le soin et l’œil sur tout : la vigilance et presence du maistre, dict le proverbe, engraisse le cheval et la terre. Mais pour le moins le maistre et la maistresse doibvent celer leur ignorance et insuff isance aux affaires de la maison, et encore plus leur nonchalance, faisant mine de s’y entendre et d’y penser ; car si les officiers et valets croyent que l’on ne s’en soucie, ils en feront de belles.


LIVRE 3 CHAPITRE 14


debvoir des parens et enfans.

le debvoir et obligation des parens et enfans est reciproque et reciproquement naturelle : si celle des enfans est plus estroicte, celle des parens est plus ancienne, estant les parens premiers autheurs et la cause, et plus importante au public ; car, pour le peupler et garnir de gens de bien et bons citoyens, est necessaire la culture et bonne nourriture de la jeunesse, qui est la semence de la republique. Et ne vient poinct tant de mal au public de l’ingratitude des enfans envers leurs parens, comme de la nonchalance des parens en l’instruction des enfans : dont, avec grande raison, en Lacedemone, et autres bonnes polices, y avoit punition et amende contre les parens, quand leurs enfans estoient mal complexionnez. Et disoit Platon qu’il ne sçavoit poinct en quoy l’homme deust apporter plus de soin et de diligence qu’ à faire un bon fils. Et Crates s’escrioit en cholere : à quel propos tant de soin d’amasser des biens, et ne se soucier à qui les laisser ? C’est comme se soucier du soulier et non de son pied. Pourquoy des biens à un qui n’est pas sage, et n’en sçait user ? Comme une belle et riche selle sur un mauvais cheval. Les parens donc sont doublement obligez à ce debvoir, et pource que ce sont leurs enfans, et pource que ce sont les plantes tendres et l’esperance de la republique ; c’est cultiver sa terre et celle du public ensemble. Or cest office a quatre parties successifves, selon les quatre biens que l’enfant doibt recepvoir successifvement de ses parens, la vie, la nourriture, l’instruction, la communication. La premiere regarde le temps que l’enfant est au ventre jusques à la sortie inclusivement : la seconde, le temps de l’enfance au berceau, jusques à ce qu’il sçache marcher et parler : la tierce, toute la jeunesse ; ceste partie sera plus au long et serieusement traictée : la quatriesme est de leur affection, communication et comportement envers leurs enfans jà hommes faicts, touchant les biens, pensées, desseins. La premiere, qui regarde la generation et portée au ventre, n’est pas estimée et observée avec telle diligence qu’elle doibt, combien qu’elle aye autant ou plus de part au bien et mal des enfans, tant de leurs corps que de leurs esprits, que l’education et instruction après qu’ils sont nez et grandelets. C’est elle qui donne la subsistance, la trempe, le temperament, le naturel : l’autre est artificielle et acquise ; et s’il se commet faute en ceste premiere partie, la seconde ny la troisiesme ne la reparera pas, non plus que la faute en la premiere concoction de l’estomach ne se r’habille pas en la seconde ny troisiesme. Nos hommes vont à l’estourdie à cest accouplage, poussez par la seule volupté et envie de se descharger de ce qui les chatouille et les presse : s’il en advient conception, c’est rencontre, c’est cas fortuit : personne n’y va d’aguet et avec telle deliberation et disposition precedente, comme il faut, et que nature requiert. Puis que donc les hommes se font à l’adventure et à l’hazard, ce n’est merveille si tant rarement il s’en trouve de beaux, bons, sains, sages et bien faicts. Voyci donc briefvement, selon la philosophie, les advis particuliers sur ceste premiere partie, c’est-à-dire pour faire des enfans masles, sains, sages et advisez ; car ce qui sert à l’une de ces choses sert aux autres. 1 l’homme s’accouplera de femme qui ne soit de vile, vilaine et lasche condition, ny de mauvaise et vicieuse composition corporelle. 2 s’abstiendra de ceste action et copulation sept ou huict jours. 3 durant lesquels se nourrissant de bonnes viandes plus chaudes et seiches qu’autrement, et qui se cuisent bien en l’estomach. 4 fasse exercice peu plus que mediocre. Tout cecy tend à ce que la semence soit bien cuicte et assaisonnée, chaude et seiche, propre à un temperament masle, sain et sage. Les fayneans, lascifs, grands mangeurs, qui pour ce mal cuisent, ne font que filles ou hommes effeminez et lasches (comme raconte Hipocrates Des Scythes). 5 et s’approche de sa partie advertie d’en faire tout de mesme long-temps après le repas, c’est-à-dire le ventre vuide et à jeun (car le ventre plein ne faict rien qui vaille, pour l’esprit ny pour le corps, dont Diogenes reprocha à un jeune homme desbauché que son pere l’avoit planté estant yvre ; et la loy des carthaginois est loüée de Platon, qui enjoinct s’abstenir de vin le jour qu’on s’approche de sa femme). 6 et loin des mois de la femme, six ou sept jours devant, et autant ou plus après. 7 et sur le poinct de la conception et retention des semences, elle se tournant et ramassant du costé droict, se tienne à recoy quelque temps. 8 lequel reiglement touchant les viandes et l’exercice se doibt continuer par la mere durant le temps de la portée. Pour venir au second poinct de cest office, après la naissance de l’enfant, ces quatre poincts s’observeront. 1 l’enfant sera lavé d’eaue chaude et salée, pour rendre ensemble souples et fermes les membres, essuyer et desseicher la chair et le cerveau, affermir les nerfs, coustume très bonne d’orient et des juifs. 2 la nourrisse, si elle est à choisir, soit jeune, de temperament le moins froid et humide qu’il se pourra, nourrie à la peine, à coucher dur, manger peu, endurcie au froid et au chaud. J’ai dict, si elle est à choisir : car, selon raison et tous les sages, ce doibt estre la mere ; dont ils crient fort contre elle quand elle ne prend ceste charge, y estant conviée et comme obligée par nature, qui luy appreste à ces fins le laict aux mammelles, par l’exemple des bestes, par l’amour et jalousie qu’elle doibt avoir de ses petits, qui reçoivent un très grand dommage au changement de l’aliment jà accoustumé en un estranger, et peust-estre très mauvais, et d’un temperament tout contraire au premier ; dont elles ne sont meres qu’ à demy : (…). 3 la nourriture, outre la mammelle, soit laict de chevre, ou plustost beurre, plus subtile et aerée partie du laict, cuict avec miel et un peu de sel. Ce sont choses très propres pour le corps et pour l’esprit, par l’advis de tous les sages et grands medecins grecs et hebreux : (…). La qualité du laict ou beurre est fort temperée et de bonne nourriture ; la siccité du miel et du sel consomme l’humidité trop grande du cerveau, et le dispose à la sagesse. 4 l’enfant soit peu à peu accoustumé et endurcy à l’air, au chaud et au froid ; et ne faut craindre en cela, veu qu’en septentrion ils lavent bien leurs enfans sortans du ventre de la mere en eaue froide, et ne s’en trouvent pas mal. Les deux premieres parties de l’office des parens ont esté bientost expediées : par où il apparoist que ceux ne sont vrays peres, qui n’apportent le soin, l’affection et la diligence à ces choses susdictes ; qui sont cause ou occasion par nonchalance, ou autrement, de la mort ou avortement de leurs enfans ; qui les exposent estant nez, dont ils sont privez par les loix de la puissance paternelle. Et les enfans, à la honte des parens, demeurent esclaves de ceux qui les enlevent et nourrissent, qui n’ont soin de les elever et preserver du feu, de l’eaue et de tout encombre. La troisiesme partie, qui est de l’instruction, sera plus serieusement traictée. Sitost que cest enfant marchant et parlant commencera à remuer son ame avec le corps, et que les facultez d’icelle s’ouvriront et desvelopperont la memoire, l’imagination, la ratiocination, qui sera à quatre ou cinq ans, il faut avoir un grand soin et attention à le bien former ; car ceste premiere teincture et liqueur de laquelle sera imbuë ceste ame, aura une très grande puissance. Il ne se peust dire combien peust ceste premiere impression et formation de la jeunesse, jusques à vaincre la nature mesme : nourriture, dict-on, passe nature. Lycurgue le fit voir à tout le monde par deux petits chiens de mesme ventrée, mais diversement nourris, produicts en public : auxquels ayant presenté des souppes et un petit lievre, le nourry mollement en la maison s’arresta à la souppe, et le nourry à la chasse, quittant la souppe, courut après le lievre. La force de ceste instruction vient de ce qu’elle y entre facilement et difficilement sort : car y entrant la premiere, y prend telle place et creance que l’on veust, n’y en ayant poinct d’autre precedente qui la luy conteste ou dispute. Ceste ame donc toute neufve et blanche, tendre et molle, reçoit fort aisement le ply et l’impression que l’on luy veust donner, et puis ne le perd aisement. Or ce n’est pas petite besongne que ceste-cy, et ose-l’on dire la plus difficile et importante qui soit. Qui ne void qu’en un estat tout despend de là ? Toutesfois (et c’est la plus notable, pernicieuse, fascheuse et deplorable faute qui soit en nos polices, remarquée par Aristote et Plutarque) nous voyons que la conduicte et discipline de la jeunesse est de tous abandonnée à la charge et mercy des parens, qui qu’ils soyent, souvent nonchalans, fols, meschans, et le public n’y veille ny ne s’en soucie poinct, et pourquoy tout va mal. Presque les seules polices lacedemonienne et cretense ont commis aux loix la discipline de l’enfance. La plus belle discipline du monde pour la jeunesse estoit la spartaine, dont Agesilaüs convioit Xenophon à y envoyer ses enfans : car l’on y apprend, dict-il, la plus belle science du monde, qui est de bien commander et de bien obeyr, et où l’on forge les bons legislateurs, empereurs d’armes, magistrats, citoyens. Ils avoient ceste jeunesse et leur instruction en recommandation sur toutes choses, dont Antipater leur demandant cinquante enfans pour ostages, ils dirent qu’ils aymoient mieux donner deux fois autant d’hommes faicts. Or, avant entrer en ceste matiere, je veux donner icy un advertissement de poids. Il y en a qui travaillent fort à descouvrir leurs inclinations, et à quoy ils seront propres. Mais c’est chose si tendre, obscure et incertaine, qu’ à chasque fois l’on se trouve trompé après avoir fort despendu et travaillé. Parquoy, sans s’arrester à ces foibles et legeres divinations et prognostiques tirées des mouvemens de leur enfance, il faut leur donner une instruction universellement bonne et utile, par laquelle ils deviennent capables, prests et disposés à tout. C’est travailler à l’asseuré, et faire ce qu’il faut tousiours faire : ce sera une teincture bonne à recepvoir toutes les autres. Pour entrer maintenant en ceste matiere, nous la pourrons rapporter à trois poincts, former l’esprit, dresser le corps, reigler les mœurs. Mais, avant que donner les advis particuliers servans à ces trois, il y en a de generaux qui appartiennent à la maniere de proceder en cest affaire pour s’y porter dignement et heureusement, qu’il faut sçavoir par un prealable. Le premier est de garder soigneusement son ame pucelle et nette de la contagion et corruption du monde, qu’elle ne reçoive aucune tache ny atteincte mauvaise. Et pour ce faire il faut diligemment garder les portes ; ce sont les oreilles principalement, et puis les yeux, c’est-à-dire donner ordre qu’aucun, fust-il mesme son parent, n’approche de cest enfant, qui luy puisse dire ou souffler aux oreilles quelque chose de mauvais. Il ne faut qu’un mot, un petit propos, pour faire un mal difficile à reparer. Garde les oreilles sur-tout, et puis les yeux. à ce propos Platon est d’advis de ne permettre que valets, servantes et viles personnes, entretiennent les enfans ; car ils ne leur peuvent dire que fables, propos vains et niais, si pis ils ne disent. Or c’est desia abbreuver et embabouyner ceste tendre jeunesse de sottises et niaiseries. Le second advis est au choix, tant des personnes qui auront charge de cest enfant, que des propos que l’on luy tiendra, et des livres que l’on luy baillera. Quant aux personnes, ce doibvent estre gens de bien, bien nez, doux et agreables, ayant la teste bien faicte, plus pleine de sagesse que de science, et qu’ils s’entendent bien ensemble, de peur que, par advis contraires, ou par dissemblable voie de proceder, l’un par rigueur, l’autre par flatterie, ils ne s’entr’empeschent et ne troublent leur charge et leur dessein. Les livres et les propos ne doibvent poinct estre de choses petites, sottes, frivolles, mais grandes, serieuses, nobles et genereuses, qui reiglent les sens, les opinions, les mœurs, comme ceux qui font cognoistre la condition humaine, les bransles et ressorts de nos ames, affin de se cognoistre et les autres ; luy apprendre ce qu’il faut craindre, aymer, desirer ; que c’est que passion, vertu ; ce qu’il y a à dire entre l’ambition et l’avarice, la servitude et la subjection, et la liberté et la licence. Aussi bien leur fera-on avaller les unes plus que les autres. L’on se trompe : il ne faut pas plus d’esprit à entendre les beaux exemples de Valere Maxime, et toute l’histoire grecque et romaine (qui est la plus belle science et leçon du monde), qu’ à entendre Amadis De Gaule, et autres pareils contes vains. L’enfant qui peust sçavoir combien il y a de poulles chez sa mere, et cognoistre ses cousins, comprendra combien il y a eu de roys et puis de Caesars à Rome. Il ne se faut pas deffier de la portée et suffisance de l’esprit ; mais il le faut sçavoir bien conduire et manier. Le troisiesme est de se porter envers luy, et proceder de façon non austere, rude et severe, mais douce, riante, enjouée. Parquoy nous condamnons icy tout à plat la coustume presque universelle de battre, fouetter, injurier et crier après les enfans, et les tenir en grande craincte et subjection, comme il se faict aux colleges : car elle est très inique et punissable, comme en un juge et medecin qui seroit animé et esmu de cholere contre son criminel et patient ; prejudiciable et toute contraire au dessein que l’on a, qui est de les rendre amoureux et poursuyvant la vertu, sagesse, science, honnesteté. Or ceste façon imperieuse et rude leur en faict venir la hayne, l’horreur et le despit ; puis les effarouche et les enteste, leur abat et oste le courage, tellement que leur esprit n’est plus que servile, bas et esclave ; aussi sont-ils traictez en esclaves. (…). Se voyant ainsi traictez, ne font plus rien qui vaille, maudissent et le maistre et l’apprentissage. S’ils font ce que l’on requiert d’eux, c’est pource qu’on les regarde, c’est par craincte, et non gayement et noblement, et ainsi non honnestement. S’ils y ont failly, pour se sauver de la rigueur, ils ont recours aux remedes lasches et vilaines menteries, faulses excuses, larmes de despit, cachettes, fuytes, toutes choses pires que la faute qu’ils ont faict. (…). Je veux qu’on le traicte librement et liberalement, y employant la raison et les douces remonstrances, et luy engendrant au cœur les affections d’honneur et de pudeur. La premiere luy servira d’esperon au bien ; la seconde, de bride pour le retirer et degouster du mal. Il y a je ne sçay quoy de servile et de vilain en la rigueur et contraincte, ennemie de l’honneur et vraye liberté. Il faut tout au rebours leur grossir le cœur d’ingenuité, de franchise, d’amour, de vertu et d’honneur. (…). Les coups sont pour les bestes, qui n’entendent pas raison ; les injures et crieries sont pour les esclaves. Qui y est une fois accoustumé ne vaut plus rien : mais la raison, la beauté de l’action, la ressemblance aux gens de bien, l’honneur, l’approbation de tous, la gratification qui en demeure au dedans, et qui au dehors en est rendue par ceux qui la sçavent ; et leurs contraires, la laideur et indignité du faict, la honte, le reproche, le regret au cœur et l’improbation de tous, ce sont les armes, la monnoye, les aiguillons des enfans bien nez, et que l’on veust rendre honnestes. C’est ce qu’il leur faut tousiours sonner aux oreilles ; si ces moyens ne font rien, tous les autres de rudesse n’ont garde de profiter. Ce qui ne se peust faire par raison, prudence, addresse, ne se fera jamais par force ; et, quand il se feroit, ne vaudroit rien. Mais ces moyens icy ne peuvent estre inutiles, s’ils y sont employez de bonne heure, avant qu’il y aye encore rien de gasté. Je ne veux pour cela approuver ceste lasche et flatteuse indulgence et sotte craincte de contrister les enfans, qui est une autre extremité aussi mauvaise. C’est comme le lierre, qui tue et rend sterile l’arbre qu’il embrasse ; le singe, qui tue ses petits par force de les embrasser ; et ceux qui craignent d’empoigner par les cheveux celuy qui se noye, de peur de luy faire mal, et le laissent perir. Contre ce vice le sage hebreu parle tant : il faut contenir la jeunesse en discipline non corporelle des bestes, ou des forçats, mais spirituelle, humaine, liberale, de la raison. Venons maintenant aux particuliers et plus exprès advis de ceste instruction. Le premier chef d’iceux est, comme nous avons dict, d’exercer, esguiser et former l’esprit. Sur quoy y a divers preceptes ; mais le premier, principal et fondamental des autres, qui regarde le but et la fin de l’instruction, et que je desire plus inculquer à cause qu’il est peu embrassé et suyvi, et tous courent après son contraire, qui est un erreur tout commun et ordinaire, c’est d’avoir beaucoup plus, et tout le principal soin d’exercer, cultiver et faire valoir le naturel et propre bien, et moins amasser et acquerir de l’estranger ; plus tendre à la sagesse qu’ à la science et à l’art ; plus à former bien le jugement, et par consequent la volonté et la conscience, qu’ à remplir la memoire et reschauffer l’imagination. Ce sont les trois parties maistresses de l’ame raisonnable ; mais la premiere est le jugement, comme a esté discouru cy-dessus, où je renvoye expressement le lecteur. Or le monde faict tout le contraire, qui court tout après l’art, la science, l’acquis. Les parens, pour rendre leurs enfans sçavans, font une grande despense, et les enfans prennent une grande peine, (…), et bien souvent tout est perdu ; mais de les rendre sages, honnestes, habiles, à quoy n’y a tant de despense ny de peine, ils ne s’en soucient pas. Quelle plus notable folie au monde qu’admirer plus la science, l’acquis, la memoire, que la sagesse, le naturel ? Or tous ne commettent pas ceste faute de mesme esprit : les uns simplement meinez par la coustume, pensant que la sagesse et la science ne sont pas choses fort differentes, ou, pour le moins, qu’elles marchent tousiours ensemble, et qu’il faut avoir l’une pour avoir l’autre ; ceux-cy meritent d’estre remonstrez et enseignez : les autres y vont de malice et sçavent bien ce qui en est ; mais, à quelque prix que ce soit, ils veulent l’art et la science, car c’est un moyen maintenant en l’Europe occidentale d’acquerir bruict, reputation, richesses. Ces gens-cy font de science mestier et marchandise, science mercenaire, pedantesque, sordide et mechanique : ils achettent de la science pour puis la revendre. Laissons ces marchands comme incurables. Pour enseigner les autres et descouvrir la faute qui est en tout cecy, il faut monstrer deux choses : l’une, que la science et la sagesse sont choses fort differentes, et que la sagesse vaut mieux que toute la science du monde, comme le ciel vaut mieux que toute la terre, et l’or que le fer ; l’autre, que non seulement elles sont differentes, mais qu’elles ne vont presque jamais ensemble, qu’elles s’entr’empeschent l’une l’autre ordinairement : qui est fort sçavant n’est gueres sage, et qui est sage n’est pas sçavant. Il y a bien quelques exceptions en cecy ; mais elles sont bien rares. Ce sont de grandes ames, riches, heureuses : il y en a eu en l’antiquité ; mais il ne s’en trouve presque plus. Pour ce faire il faut premierement sçavoir que c’est que science et sagesse. Science est un grand amas et provision du bien d’autruy ; c’est un soigneux recueil de ce que l’on a veu, ouy dire et lu aux livres, c’est-à-dire des beaux dicts et faicts des grands personnages qui ont esté en toutes nations. Or le gardoir et le magazin où demeure et se garde ceste grande provision, l’estuy de la science et des biens acquis, est la memoire. Qui a bonne memoire, il ne tient qu’ à luy qu’il n’est sçavant, car il en a le moyen. La sagesse est un maniement doux et reiglé de l’ame : celuy-là est sage qui se conduict en ses desirs, pensées, opinions, paroles, faicts, reiglemens, avec mesure et proportion. Bref, en un mot, la sagesse est la reigle de l’ame ; et celuy qui manie ceste reigle, c’est le jugement, qui void, juge, estime toutes choses, les arrange comme il faut, rend à chascun ce qui luy appartient. Voyons maintenant leurs differences, et de combien la sagesse vaut mieux. La science est un petit et sterile bien au prix de la sagesse ; car non seulement elle n’est poinct necessaire, car des trois parties du monde les deux et plus s’en passent bien ; mais encore elle est peu utile et sert à peu de chose. Elle ne sert poinct à la vie : combien de gens riches et pauvres, grands et petits, vivent plaisamment et heureusement, sans avoir ouy parler de science ! Il y a bien d’autres choses plus utiles au service de la vie et societé humaine, comme l’honneur, la gloire, la noblesse, la dignité, qui toutesfois ne sont necessaires. 2 ny aux choses naturelles, lesquelles l’ignorant faict aussi bien que le sçavant : la nature est à cela suffisante maistresse. 3 ny à la preud’homie, et à nous rendre meilleurs, (…) ; plustost elle y empesche. Qui voudra bien regarder trouvera non seulement plus de gens de bien, mais encore de plus excellens en toutes sortes de vertus, ignorans que sçavans, tesmoin Rome, qui a esté plus prude encore jeune et ignorante, que la vieille fine et sçavante : (…). La science ne sert qu’ à inventer finesses, subtilitez, artifices et toutes choses ennemies d’innocence, laquelle loge volontiers avec la simplicité et l’ignorance. L’atheïsme, les erreurs, les sectes et troubles du monde sont sortis de l’ordre des sçavans. La premiere tentation du diable, dict la bible, et le commencement de tout mal et de la ruine du genre humain, a esté l’opinion, le desir et envie de science : (…). Les serenes, pour pipper et attraper Ulysses en leurs filets, luy offrent en don la science, et S Paul advertit de s’en donner garde, (…). Un des plus sçavans qui a esté, parle de la science comme de chose non seulement vaine, mais encore nuisible, penible et fascheuse. Bref, la science nous peust rendre plus humains et courtois, mais non plus gens de bien. 4 ne sert de rien aussi à nous addoucir ou nous delivrer des maux qui nous pressent en ce monde ; au rebours elle les aigrit, les enfle et grossit, tesmoin les enfans idiots, simples, ignorans, mesurant les choses au seul goust present, ont beaucoup meilleur marché des maux, et les supportent plus doucement que les sçavans et habiles, et se laissent plus facilement tailler, inciser. La science nous anticipe les maux, tellement que le mal est plustost en l’ame par la science qu’en nature. Le sage a dict que qui acquiert science s’acquiert du travail et du tourment : l’ignorance est un bien plus propre remede contre tous maux, (…) ; d’où viennent ces conseils de nos amis : n’y pensez plus, ostez cela de vostre teste et de vostre memoire. Est-ce pas nous renvoyer et remettre entre les bras de l’ignorance, comme au meilleur abry et couvert qui soit ? C’est bien une mocquerie, car le souvenir et l’oubly n’est pas en nostre puissance. Mais ils veulent faire comme les chirurgiens qui, ne pouvant guarir la playe, la pallient et l’endorment. Ceux qui conseillent se tuer aux maux extremes et irremediables ne renvoyent-ils pas bien à l’ignorance, stupidité, insensibilité ? La sagesse est un bien necessaire et universellement utile à toute chose : elle gouverne et reigle tout ; il n’y a rien qui se puisse cacher ou desrober de sa jurisdiction et cognoissance ; elle regente par-tout en paix, en guerre, en public, en privé ; elle reigle mesme les desbauches, les jeux, les danses, les banquets, et apporte de la bride et de la moderation. Bref, il n’y a rien qui ne se puisse et ne se doibve faire sagement, discrettement et prudemment. Au contraire, sans sagesse tout s’en va en trouble et en confusion. Secondement, la science est servile, basse et mechanique au prix de la sagesse : c’est une chose empruntée avec peine. Le sçavant est comme la corneille revestue et parée de plumes desrobées des autres oiseaux. Il se monstre et entretient le monde, mais c’est aux despens d’autruy ; et faut qu’il mette tousiours la main au bonnet, pour recognoistre et nommer avec honneur celuy de qui il a emprunté ce qu’il dict. Le sage est comme celuy qui vit de ses rentes. La sagesse est un bien propre et sien : c’est un naturel bon, bien cultivé et labouré. Tiercement, les conditions sont bien autres, plus belles et plus nobles de l’une que de l’autre. La science est fiere, presomptueuse, arrogante, opiniastre, indiscrette, querelleuse, (…) : la sagesse modeste, retenuë, douce et paisible. 2 la science est caqueteresse, envieuse de se monstrer, qui toutesfois ne sçait faire aucune chose, n’est poinct actifve, mais seulement propre à parler et à en conter : la sagesse faict, elle agit et gouverne tout. La science donc et la sagesse sont choses bien differentes, et la sagesse est bien plus excellente, plus à priser et estimer que la science ; car elle est necessaire, utile par-tout, universelle, actifve, noble, honneste, gracieuse, joyeuse. La science est particuliere, non necessaire, ny gueres utile, poinct actifve, servile, mechanique, melancholique, opiniastre, presomptueuse. Venons à l’autre poinct, qui est qu’elles ne sont pas tousiours ensemble, mais au rebo urs elles sont presque tousiours separées. La raison naturelle est, comme a esté dict, que les temperamens sont contraires ; car celuy de la science et memoire est humide, et celuy de la sagesse et du jugement est sec. Cecy aussi nous est signifié en ce qui advint aux premiers hommes, lesquels sitost qu’ils jetterent leurs yeux sur la science, et en eurent envie, ils furent despouillez de la sagesse, de laquelle ils avoient esté investis dès leur origine : par experience nous voyons tous les jours le mesme. Les plus beaux et florissans estats, republiques, empires anciens et modernes, ont esté et sont gouvernez très sagement en paix et en guerre sans aucune science. Rome, les premiers cinq cents ans qu’elle a flory en vertu et vaillance, estoit sans science ; et sitost qu’elle a commencé à devenir sçavante, elle a commencé de se corrompre, se troubler par guerres civiles, et se ruiner. La plus belle police qui fust jamais, la lacedemonienne bastie par Lycurgue, qui a produict les plus grands personnages, n’avoit aucune profession de lettres ; c’estoit l’eschole de vertu, de sagesse, et s’est renduë victorieuse d’Athenes, la plus sçavante ville du monde, l’eschole de toutes sciences, le domicile des muses, le magazin des philosophes. Voylà des anciens. Le plus grand et florissant estat et empire qui soit maintenant au monde, c’est celuy du grand-seigneur, lequel, comme le lion de toute la terre, se faict craindre, redoubter par tous les princes et monarques du monde, et en cest estat il n’y a aucune profession de science, ny eschole, ny permission de lire ny enseigner en pslic, non pas mesme pour la religion. Qui conduict et faict mesme prosperer cest estat ? La sagesse, la prudence. Mais venons aux estats auxquels les lettres et la science sont en credit. Qui les gouvernent ? Ce ne sont poinct les sçavans. Prenons pour exemple ce royaume, auquel la science et les lettres ont esté en plus grand honneur qu’en tout le reste du monde, et qui semble avoir succedé à Athenes : les principaux officiers de ceste couronne, connestables, mareschaux, admiraux, et puis les secretaires d’estat qui expedient tous les affaires, sont gens ordinairement du tout sans lettres. Certes plusieurs grands legislateurs, fondateurs et princes, ont banny et chassé la science, comme le venin et la peste des republiques ; Licinius, Valentinien, Mahomet, Lycurgue. Voylà la sagesse sans science. Voyons la science sans sagesse, il est bien aisé. Regardons un peu ceux qui font profession des lettres, qui viennent des escholes et universitez, et ont la teste toute pleine d’Aristote, de Ciceron, de Barthole : y a-il gens au monde plus ineptes et plus sots, et plus mal propres à toutes choses ? Dont est venu le proverbe, que pour dire sot, inepte, l’on dict un clerc, un pedant ; et pour dire une chose mal faicte, l’on la dict faicte en clerc. Il semble que la science enteste les gens, et leur donne un coup de marteau (comme l’on dict) à la teste, et les faict devenir sots ou fols, selon que disoit le roy Agrippa à S Paul, (…). Il y a force gens, que s’ils n’eussent jamais esté au college, ils seroient plus sages : et leurs freres, qui n’ont poinct estudié, sont plus sages : (…). Venez à la practique, prenez-moy un de ces sçavanteaux, menez-le moy au conseil de ville en une assemblée en laquelle l’on delibere des affaires d’estat, ou de la police, ou de la mesnagerie, vous ne vistes jamais homme plus estonné, il pallira, rougira, blesmira, toussira : mais enfin il ne sçait ce qu’il doibt dire. S’il se mesle de parler, ce seront de longs discours, des definitions, divisions d’Aristote, ergo gluq. Escoutez en ce mesme conseil un marchand, un bourgeois, qui n’a jamais ouy parler d’Aristote, il opinera mieux, donnera de meilleurs advis et expediens que les sçavans. Or ce n’est pas assez d’avoir dict le faict, que la sagesse et la science ne vont gueres ensemble : il en faut chercher la raison, et en la cherchant je payeray et satisferay ceux qui pourroient estre offensez de ce que dessus, et penser que je suis ennemy de la science. C’est donc une question, d’où vient que sçavant et sage ne se rencontrent gueres ensemble. Il y a bien grande raison de faire ceste question ; car c’est un cas estrange et contre toute raison qu’un homme pour estre sçavant n’en soit pas plus sage ; car la science est un chemin, un moyen et instrument propre à la sagesse. Voyci deux hommes, un qui a estudié, l’autre non : celuy qui a estudié doibt et est obligé d’estre beaucoup plus sage que l’autre ; car il a tout ce que l’autre a, c’est-à-dire le naturel, une raison, un jugement, un esprit, et outre cela il a les advis, les discours et jugemens de tous les plus grands hommes du monde, qu’il trouve par les livres. Ne doibt-il donc pas estre plus sage, plus habile, plus honneste que l’autre, puis qu’avec ses moyens propres et naturels, il en a tant d’estrangers acquis et tirez de toutes parts ? Comme dict quelqu’un, le bien naturel joinct avec l’accidental faict une bonne composition, et neantmoins nous voyons le contraire, comme a esté dict. Or la vraye raison et response à cela, c’est la mauvaise et sinistre façon d’estudier, et la mauvaise instruction. Ils prennent aux livres et aux escholes de très bonnes choses, mais de très mauvaises mains : dont il advient que ces biens ne leur profitent de rien, demeurent indigens et necessiteux au milieu des richesses et de l’abondance, et, comme Tantalus près de la viande, en meurent de faim : c’est qu’arrivant aux livres et aux escholes, ils ne regardent qu’ à garnir et remplir leur memoire de ce qu’ils lisent et entendent, et les voylà sçavans, et non à polir et former le jugement pour se rendre sages ; comme celuy qui mettroit le pain dedans sa poche, et non dedans son ventre, il auroit enfin sa poche pleine et mourroit de faim. Ainsi, avec la memoire bien pleine, ils demeurent sots : (…). Ils se preparent à estre rapporteurs : Ciceron a dict, Aristote, Platon a laissé par escrit, etc., et eux ne sçavent rien dire. Ils font deux fautes : l’une, qu’ils n’appliquent pas ce qu’ils apprennent à eux-mesmes, à se former à la vertu, sagesse, resolution ; et ainsi leur science leur est inutile : l’autre est que, pendant ce long temps qu’ils employent avec grande peine et despense à amasser et empocher ce qu’ils peuvent desrober sur autruy inutilement pour eux, ils laissent chaumer leur propre bien et ne l’exercent. Les autres, qui n’estudient, n’ayant recours à autruy, advisent de cultiver leur naturel, s’en trouvent souvent mieux, plus sages et resolus, encore que moins sçavans, et moins gaignans, et moins glorieux. Quelqu’un a dict cecy un peu autrement et plus briefvement, que les lettres gastent les cerveaux et esprits foibles, parfont les forts et bons naturels. Or voyci la leçon et l’advis que je donne icy ; il ne faut pas s’amuser à retenir et garder les opinions et le sçavoir d’autruy, pour puis le rapporter et en faire monstre et parade à autruy, ou pour profict sordide et mercenaire ; mais il les faut faire nostres. Il ne faut pas les loger en nostre ame, mais les incorporer et transsubstantier. Il ne faut pas seulement en arrouser l’ame, mais il la faut teindre et la rendre essentiellement meilleure, sage, forte, bonne, courageuse : autrement de quoy sert d’estudier ? (…). Il ne faut pas faire comme les bouquetieres, qui pilottent par cy par là des fleurs toutes entieres, et telles qu’elles sont les emportent pour faire des bouquets, et puis des presens : ainsi font les mauvais estudians qui amassent des livres plusieurs bonnes choses, pour puis en faire parade et monstre aux autres : mais il faut faire comme les mouches à miel, qui n’emportent poinct les fleurs comme les bouquetieres, mais s’assiant sur elles, comme si elles les couvoient, en tirent l’esprit, la force, la vertu, la quintessence, et s’en nourrissent, en font substance, et puis en font de très bon et doux miel, qui est tout leur : ce n’est plus thym ni marjolaine. Aussi faut-il tirer des livres la moëlle, l’esprit (sans s’assubjectir à retenir par coeur les mots, comme plusieurs font, moins encore à retenir le lieu, le livre, le chapitre ; c’est une sotte et vaine superstition et vanité, qui faict perdre le principal), et ayant succé et tiré le bon, en paistre son ame, en former son jugement, et instruire et reigler sa conscience et ses opinions, rectifier sa volonté, bref en faire un ouvrage tout sien, c’est-à-dire un honneste homme, sage, advisé, resolu. (…). Et à cecy le choix des sciences y est necessaire. Celles que je recommande sur toutes, et qui servent à la fin que je viens de dire, sont les naturelles et morales, qui enseignent à vivre et bien vivre, la nature et la vertu, ce que nous sommes et ce que nous debvons estre. Soubs les morales sont comprinses les politiques, oeconomiques, les histoires. Toutes les autres sont vaines et en l’air, et ne s’y faut arrester qu’en passant. Ceste fin et but de l’instruction de la jeunesse et comparaison de la science et sagesse m’a tenu fort long-temps, à cause de la contestation. Poursuyvons les autres parties et advis de ceste instruction. Les moyens d’instruction sont divers. Premierement, deux : l’un par parole, c’est-à-dire preceptes, instructions et leçons verbales ; ou bien par conferences avec les honnestes et habiles hommes, frottant et limant nostre cervelle contre la leur, comme le fer qui s’esclaircit, se nettoye et embellit par le frotter. Ceste façon est agreable, douce, naturelle. L’autre par faicts, c’est l’exemple, qui est prins non seulement des bons par imitation et similitude, mais encore des mauvais par disconvenance. Il y en a qui apprennent mieux de ceste façon par opposition et horreur du mal en autruy. C’est un usage de la justice d’en condamner un pour servir d’exemple aux autres. Et disoit le vieux Caton, que les sages ont plus à apprendre des fols que les fols des sages. Les lacedemoniens, pour retirer leurs enfans de l’yvrognerie, faisoient enyvrer devant eux leurs serfs, affin qu’ils en eussent horreur par ce spectacle. Or ceste seconde maniere, par exemple, nous apprend et plus facilement et avec plus de plaisir. Apprendre par preceptes est un chemin long, parce que nous avons peine à les entendre ; les ayant entendus, à les retenir ; après les avoir retenus, à les mettre en usage. Et difficilement nous promettons-nous d’en pouvoir tirer le fruict qu’ils nous promettent. Mais l’exemple et imitation nous apprennent sur l’ouvrage mesme, nous invitent avec beaucoup plus d’ardeur, et nous promettent quasi semblable gloire que celle de ceux que nous prenons à imiter. Les semences tirent à la fin la qualité de la terre où elles sont transportées, et deviennent semblables à celles qui y croissent naturellement. Ainsi les esprits et les mœurs des hommes se conforment à ceux avec lesquels ils frequentent ordinairement. Il passe par contagion des choses une grande part de l’une à l’autre. Or ces deux manieres de profiter, par parole et par exemple, encore sont-elles doubles ; car elles s’exercent et se tirent des gens excellens ou vivans, par leur frequentation et conference sensible et externe, ou morts, par la lecture des livres. Le premier commerce des vivans est plus vif et plus naturel ; c’est un fructueux exercice de la vie, qui estoit bien en usage parmy les anciens, mesmement les grecs ; mais il est fortuit, dependant d’autruy et rare : il est mal-aisé de rencontrer telles gens et encore plus d’en jouir. Et cecy s’exerce ou sans gueres s’eslongner de chez soy, ou bien en voyageant et visitant les pays estrangers, non pour s’y paistre de vanitez comme la pluspart, mais pour en rapporter la consideration principalement des humeurs et façons de ces nations-là. C’est un exercice profitable, le corps n’y est ny oysif ny travaillé : ceste moderée agitation le tient en haleine, l’ame y a une continuelle exercitation à remarquer les choses incogneuës et nouvelles. Il n’y a poinct de meilleure eschole pour former la vie, que voir incessamment la diversité de tant d’autres vies, et gouster une perpetuelle varieté des formes de nostre nature. L’autre commerce avec les morts par le benefice des livres, est bien plus seur et plus à nous, plus constant, et qui moins couste. Qui s’en sçait bien servir en tire beaucoup de plaisir et de secours : il nous descharge du poids d’une oysiveté ennuyeuse, nous distrait d’une imagination importune et des autres choses externes qui nous faschent, nous console et secourt en nos maux et douleurs : mais aussi n’est-il bon que pour l’esprit, dont le corps demeure sans action, s’attriste et s’altere. Il faut maintenant parler de la procedure et formalité que doibt tenir l’instructeur de la jeunesse, pour bien et heureusement arriver à son poinct. Elle a plusieurs parties : nous en toucherons quelques-unes. Premierement, il doibt souvent interroger son escholier, le faire parler et dire son advis sur tout ce qui se presente. Cecy est au rebours du style ordinaire, qui est que le maistre parle tousiours seul, et enseigne cest enfant avec authorité, et verse dedans sa teste, comme dedans un vaisseau, tout ce qu’il veust : tellement que les enfans ne sont que simplement escoutans et recepvans, qui est une très mauvaise façon : (…). Il faut resveiller et eschauffer leur esprit par demandes, les faire opiner les premiers, et leur donner mesme liberté de demander, s’enquerir, et ouvrir le chemin quand ils voudront. Si, sans les faire parler, on leur parle tout seul, c’est chose presque perdue, l’enfant n’en faict en rien son profict, pource qu’il pense n’en estre pas d’escot : il n’y preste que l’oreille, encore bien froidement ; il ne s’en pique pas comme quand il est de la partie. Et n’est assez leur faire dire leur advis, car il leur faut tousiours faire soustenir et rendre raison de leur dire, affin qu’ils ne parlent pas par acquit, mais qu’ils soyent soigneux et attentifs à ce qu’ils diront ; et, pour leur donner courage, faut faire compte de ce qu’ils diront, au moins de leur essay. Ceste façon d’instruire par demandes est excellemment observée par Socrates (le premier en ceste besongne), comme nous voyons par-tout en Platon, où, par une longue enfilure de demandes dextrement faictes, il meine doucement au giste de la verité ; et par le docteur de verité en son evangile. Or ces demandes ne doibvent pas tant estre des choses de science et de memoire, comme a esté dict, que des choses de jugement. Parquoy à cest exercice tout servira, mesme les petites choses, comme la sottise d’un laquais, la malice d’un page, un propos de table : car l’œuvre de jugement n’est pas de traicter et entendre choses grandes et hautes, mais estimer et resouldre justement et pertinemment quoy que ce soit. Il leur faut donc faire des questions sur le jugement des hommes et des actions, et le tout raisonner, affin que par ensemble ils forment leur jugement et leur conscience. L’instructeur de Cyrus en Xenophon pour sa leçon luy propose ce faict : un grand garçon ayant un petit saye le donna à un de ses compagnons de plus petite taille, et luy osta son saye, qui estoit plus grand ; puis luy demande son advis et jugement sur ce faict : Cyrus respond que cela alloit bien ainsi, et que tous les deux garçons demeuroient ainsi bien accommodez. Son instructeur le reprend et le tance bien aigrement de ce qu’il avoit consideré seulement la bienseance, et non la justice, qui doibt aller beaucoup devant, et qui veust que personne ne soit forcé en ce qui est sien : voylà une belle forme d’instruire. Et advenant de rapporter ce qui est dedans les livres, ce qu’en dict Ciceron, Aristote, ce ne doibt pas estre pour seulement le reciter et rapporter, mais pour le juger ; et pour ce il le luy faut tourner à tous usages, et luy faire appliquer à divers subjects. Ce n’est pas assez de reciter comme une histoire que Caton s’est tué à Utique pour ne venir aux mains de Caesar, et que Brutus et Cassius sont autheurs de la mort de Caesar, c’est le moindre ; mais je veux qu’il leur fasse le procez, et qu’il juge s’ils ont bien faict en cela, s’ils ont bien ou mal merité du public, s’ils s’y sont portez avec prudence, justice, vaillance, en quoy ils ont bien et mal faict. Finalement et generallement il faut requerir en tous ses propos, demandes, responses, la pertinence, l’ordre, la verité, oeuvre du jugement et de la conscience. En ces choses ne luy faut quitter ou dissimuler aucunement, mais le presser et tenir subject. Secondement il doibt le duyre et façonner à une honneste curiosité de sçavoir tout, par laquelle premierement il aye les yeux par-tout à considerer tout ce qui se dira, faira et remuera à l’entour de luy, et ne laisser rien passer qu’il ne juge et repasse en son esprit ; puis qu’il s’enquiere tout doucement des autres choses, tant du droict que du faict. Qui ne demande rien ne sçait rien, dit-on : qui ne remuë son esprit, il s’enrouille et demeure sot ; et de tout il doibt faire son profict, l’appliquer à soy, en prendre advis et conseil, tant sur le passé, pour ressentir les fautes qu’il a faict, que pour l’advenir, affin de se reigler et s’assagir. Il ne faut pas laisser les enfans seuls resver, s’endormir, s’entretenir : car n’ayant la suffisance de se fournir matiere belle et digne, ils se paistront de vanité ; il les faut embesongner et tenir en haleine, et leur engendrer ceste curiosité qui les pique et resveille : laquelle, telle que dict est, ne sera ny vaine en soy, ny importune à autruy. Il doibt aussi luy former et mouler son esprit au modele et patron general du monde et de la nature, le rendre universel ; c’est-à-dire, luy representer en toutes choses la face universelle de nature : que tout le monde soit son livre : que, de quelque subject que l’on parle, il jette sa veue et sa pensée sur toute l’estendue du monde, sur tant de façons et d’opinions differentes, qui ont esté et sont au monde sur ce subject. Les plus belles ames et les plus nobles sont les plus universelles et plus libres : par ce moyen l’esprit se roidit, apprend à ne s’estonner de rien, se forme en la resolution, fermeté, constance. Bref il n’admire plus rien, qui est le plus haut et dernier poinct de sagesse : car, quoy qu’il advienne et que l’on luy dise, il trouve qu’il n’y a rien de nouveau et d’estrange au monde, que la condition humaine est capable de toutes choses, qu’ils s’en sont bien passez d’autres, et s’en passent encore ailleurs de plus vertes, plus grandes. C’est en ce sens que Socrates le sage se disoit citoyen du monde. Au contraire, il n’y a chose qui abastardisse et asservisse plus un esprit, que ne luy faire gouster et sentir qu’une certaine opinion, creance, et maniere de vivre. ô la grande sottise et foiblesse de penser que tout le monde marche, croit, dict, faict, vit et meurt comme l’on faict en son pays, comme font ces badauds, lesquels, quand ils oyent reciter les moeurs et opinions d’ailleurs fort differentes ou contraires aux leurs, ils tremoussent, ils mescroyent, ou bien tout destroussement disent que c’est barbarie, tant ils sont asservis et renfermez dedans leur berceau, gens, comme l’on dict, nourris dans une bouteille, qui n’ont veu que par un trou ! Or cest esprit universel se doibt acquerir de bonne heure par la diligence du maistre instructeur, puis par les voyages et communications avec les estrangers, et par la lecture des livres et histoires de toutes nations. Finalement il doibt luy apprendre à ne rien recepvoir à credit et par authorité, c’est estre beste et se laisser conduire comme un buffle ; mais d’examiner tout avec la raison, luy proposer tout, et puis qu’il choisisse. S’il ne sçait choisir, qu’il doubte, c’est peust-estre le meilleur, le plus sain et le plus seur ; mais luy apprendre aussi à ne rien resouldre tout seul, et se deffier de soy. Après l’ame vient le corps ; il en faut avoir soin tout quant et quant l’esprit, et n’en faire poinct à deux fois : tous deux font l’homme entier. Or il faut chasser de luy toute mollesse et delicatesse au vestir, coucher, boire, manger ; le nourrir grossierement à la peine et au travail ; l’accoustumer au chaud, au froid, au vent, voire aux hazards ; luy roidir et endurcir les muscles et les nerfs (aussi bien que l’ame) au labeur, et de là à la douleur, car le premier dispose au second, (…) ; bref, le rendre verd et vigoureux, indifferent aux viandes et au goust. Tout cecy sert non seulement à la santé, mais aux affaires et au service public. Venons au troisiesme chef, qui est des mœurs, ausquelles ont part et l’ame et le corps. Cecy est double : empescher les mauvaises, enter et cultiver les bonnes. Le premier est encore plus necessaire, et auquel faut apporter plus de soin et d’attention. Il faut donc, de très bonne heure, et ne sçauroit-on trop tost, empescher la naissance de toutes mauvaises mœurs et complexions, specialement ceux icy, qui sont à craindre en la jeunesse. Mentir, vice vilain et de valets, d’ame lasche et crainctifve ; et souvent la mauvaise et trop rude instruction en est cause. Une sotte honte et foiblesse, par laquelle ils se cachent, baissent la teste, rougissent à tous propos, ne peuvent supporter une correction, une parole aigre, sans se changer tout. Il y a souvent en cela du naturel ; mais il le faut corriger par estude. Toute affectation et singularité en habits, port, marcher, parler, gestes, et toutes autres choses, c’est tesmoignage de vanité et de gloire, et qui heurte les autres, mesme en bien faisant : (…). Sur-tout la cholere, le despit, l’opiniastreté ; et pour ce il faut tenir bon, que l’enfant n’obtienne jamais rien pour sa cholere ou larmes de despit ; et qu’il apprenne que ces arts luy sont du tout inutiles, voire laides et vilaines, et à ces fins il ne le faut jamais flatter. Cela les gaste et corrompt, leur apprend à se despiter, s’ils n’ont ce qu’ils veulent, et enfin les rend insolens, et que l’on n’en peust plus venir à bout : (…). Il faut par mesme moyen luy enter les bonnes et honnestes mœurs, et premierement l’instruire à craindre et reverer Dieu, trembler soubs ceste infinie e t incogneuë majesté ; parler rarement et très sobrement de Dieu, de sa puissance, eternité, sagesse, volonté, et de ses œuvres, non indifferemment et à tous propos, mais crainctifvement, avec pudeur et tout respect ; ne disputer jamais des mysteres et poincts de la religion, mais simplement croire, recepvoir et observer ce que l’eglise enseigne et ordonne. En second lieu, luy remplir et grossir le coeur d’ingenuité, franchise, candeur, integrité, et l’apprendre à estre noblement et fierement homme de bien, non servilement et mechaniquement, par craincte ou esperance de quelque honneur ou profict, ou autre consideration que de la vertu mesme. Ces deux sont principalement pour luy-mesme. Et pour autruy et les compagnies, le faut instruire à une douceur, soupplesse, et facilité à s’accommoder à toutes gens et à toutes façons. (…). En cecy estoit excellent Alcibiades. Qu’il apprenne à pouvoir et sçavoir faire toutes choses, voire les excez et les desbauches, si besoin est ; mais qu’il n’ayme à faire que les bonnes. Qu’il laisse à faire le mal, non à faute de courage, ny de force et de science, mais de volonté : (…). Modestie, par laquelle il ne conteste et ne s’attaque ny à tous, comme aux plus grands et respectables, et à ceux qui sont beaucoup au dessoubs, ou en condition, ou en suffisance ; ny pour toutes choses, car c’est importunité ; ny opiniastrement, ny avec mots affirmatifs, resolutifs et magistrals, mais doux et moderez. De cecy a esté dict ailleurs. Voylà les trois chefs de debvoir des parens aux enfans expediez. Le quatriesme est de leur affection et communication avec eux, quand ils sont grands et capables, à ce qu’elle soit reiglée. Nous sçavons que l’affection est reciproque et naturelle entre les parens et les enfans ; mais elle est plus forte et plus naturelle des parens aux enfans, pource qu’il est donné de la nature allant en avant, poussant et avançant la vie du monde et sa durée. Celuy des enfans aux peres est à reculons, dont il ne marche si fort ne si naturellement, et semble plustost estre payement de debte et recognoissance du bienfaict, que purement un libre, simple et naturel amour. Dadvantage celuy qui donne et faict du bien ayme plus que celuy qui reçoit et doibt : dont le pere et tout ouvrier ayme plus qu’il n’est aymé. Les raisons de ceste proposition sont plusieurs. Tous ayment d’estre (lequel s’exerce et se monstre au mouvement et en l’action). Or celuy qui donne et faict bien à autruy est aucunement en celuy qui re çoit. Qui donne et faict bien à autruy exerce chose honneste et noble ; qui reçoit n’en faict poinct : l’honneste est pour le premier, l’utile pour le second. Or l’honneste est beaucoup plus digne, ferme, stable, amiable, que l’utile, qui s’esvanouit. Item, les choses sont plus aymées, qui plus nous coustent : plus est cher ce qui est plus cher. Or engendrer, nourrir, elever, couste plus que recepvoir tout cela. Or cest amour des parens est double, bien que tousiours naturel, mais diversement. L’un est simple et universellement naturel, et comme un simple instinct qui se trouve aux bestes, selon lequel les parens ayment et cherissent leurs petits encore begayans, trepignans et tettans, et en usent comme de jouets et petits singes. Cest amour n’est poinct vrayement humain. L’homme, pourveu de raison, ne doibt poinct si servilement s’assubjectir à la nature comme les bestes, mais plus noblement la suyvre avec discours de raison. L’autre donc est plus humain et raisonnable, par lequel l’on ayme les enfans plus ou moins, à mesure que l’on y void surgir et bourgeonner les semences et estincelles de vertu, bonté, habilité. Il y en a qui, coiffés et transportés au premier, ont peu de cestuy-ci ; et, n’ayant poinct plainct la despense tant que les enfans ont esté fort petits, la plaignent quand ils deviennent grands et profitent. Il semble qu’ils portent envie et sont despitez de ce qu’ils croissent, s’advancent et se font honnestes gens : peres brutaux et inhumains ! Or, selon ce second vray et paternel amour, en le bien reiglant, les parens doibvent recepvoir leurs enfans, s’ils en sont capables, à la societé et partage des biens, à l’intelligence, conseil, et traicté des affaires domestiques, et encore à la communication des desseins, opinions et pensées, voire consentir et contribuer à leurs honnestes esbats et passe-temps, selon que le cas le requiert, se reservant tousiours son rang et authorité. Parquoy nous condamnons ceste trongne austere, magistrale et imperieuse de ceux qui ne regardent jamais leurs enfans, ne leur parlent qu’avec authorité, ne veulent estre appellez peres, mais seigneurs, bien que Dieu ne refuse poinct ce nom de pere, ne se soucient d’estre aymez cordialement d’eux, mais craincts, redoubtez, adorez. Et à ces fins leur donnent chichement, et les tiennent en necessité, pour par là les contenir en craincte et obeyssance ; les menacent de leur faire petite part en leur disposition testamentaire. Or cecy est une sotte, vaine et ridicule farce : c’est se deffier de son authorité pr opre, vraye et naturelle, pour en acquerir une artificielle. C’est se faire mocquer et desestimer, qui est tout le rebours de ce qu’ils pretendent ; c’est convier les enfans à finement se porter avec eux, et conspirer à les tromper et amuser. Les parens doibvent de bonne heure avoir reiglé leurs ames au debvoir par la raison, et non avoir recours à ces moyens plus tyranniques que paternels. (…). En la dispensation derniere des biens, le meilleur et plus sain est de suyvre les loix et coustumes du pays. Les loix y ont mieux pensé que nous, et vaut mieux les laisser faillir, que de nous hazarder de faillir en nostre propre choix. C’est abuser de la liberté que nous y avons, que d’en servir nos petites fantasies, frivoles et privées passions, comme ceux qui se laissent emporter à des recentes actions officieuses, aux flatteries de ceux qui sont presens, qui se jouent de leurs testamens, à gratifier ou chastier les actions de ceux qui y pretendent interest, et de loin promettent ou menacent de ce coup : folie. Il se faut tenir à la raison et observance publicque, qui est plus sage que nous : c’est le plus seur. Venons maintenant au debvoir des enfans aux parens, si naturel, si religieux, et qui leur doibt estre rendu, non poinct comme à hommes purs et simples, mais comme à demy-dieux, dieux terriens, mortels, visibles. Voylà pourquoy Philon, juif, a dit que le commandement du debvoir des enfans estoit escrit moitié en la premiere table, qui contenoit les commandemens qui regardent le droict de Dieu, et moitié en la seconde table, où sont les commandemens qui regardent le prochain, comme estant moitié divin et moitié humain. Aussi est-ce un debvoir si certain, si estroictement deu et requis, qu’il ne peust estre dispensé ny vaincu par tout autre debvoir ny amour, encore qu’il soit plus grand : car advenant qu’un aye son pere et son fils en mesme peine et danger, et qu’il ne puisse secourir à tous deux, il faut qu’il aille au pere, encore qu’il ayme plus son fils, comme a esté dict cy-dessus. Et la raison est que le debte du fils au pere est plus ancien et plus privilegié, et ne peust estre absous et effacé par un suyvant debte. Or ce debvoir consiste en cinq poincts, comprins soubs ce mot d’honorer ses parens. Le premier est la reverence, non seulement externe, en gestes et contenances, mais encore plus interne, qui est une saincte et haute opinion et estimation, que l’enfant doibt avoir de ses parens comme autheurs, cause et origine de son estre et de son bien, qualité qui les faict ressembler à Dieu. Le second est obeyssance, voire aux plus rudes et difficiles mandemens du pere, comme porte l’exemple des rechabites, qui, pour obeyr au pere, se priverent de boire vin toute leur vie, et Isaac ne fit difficulté de tendre le col au glaive de son pere. Le tiers est de secourir aux parens en tout besoin, les nourrir en leur vieillesse, impuissance, necessité, les secourir et assister en tous leurs affaires. Nous avons exemple et patron de cela, mesme aux bestes, en la cicoigne, comme Sainct Basile faict tant valoir. Les petits cicoigneaux nourrissent leurs parens vieils, les couvrent de leurs plumes lors qu’elles leur tombent ; ils s’accouplent et se joignent pour les porter sur leur dos, l’amour leur fournissant cest art. Cest exemple est si vif et si exprès, que le debvoir des enfans aux parens a esté signifié par le faict de ceste beste, (…). Et les hebreux appellent ceste beste, à cause de cecy, chafida, c’est-à-dire la debonnaire, la charitable. Nous en avons aussi des exemples notables en l’humanité. Cymon, fils de ce grand Miltiades, ayant son pere trespassé en prison, et n’ayant de quoy l’enterrer (aucuns disent que c’estoit pour payer les debtes, pour lesquelles l’on ne vouloit laisser emporter le corps, selon le style des anciens), se vendit et sa liberté, pour des deniers provenans estre pourveu à sa sepulture. Il ne secourut pas son pere de son abondance ny de son bien, mais de sa liberté, qui est plus chere que tous les biens et la vie. Il ne secourut pas son pere vivant et en necessité, mais mort et n’estant plus pere ny homme. Qu’eust-il faict pour secourir son pere vivant, indigent, le requerant de secours ? Cest exemple est riche. Au sexe foible des femmes nous avons deux pareils exemples de filles qui ont nourri et allaicté, l’une son pere, l’autre sa mere, prisonniers et condamnez à perir de faim ; punition ordinaire aux anciens. Il semble aucunement contre nature que la mere soit nourrie du laict de la fille ; mais c’est bien selon nature, voire de ses premieres loix, que la fille nourrisse sa mere. Le quatriesme est de ne rien faire, remuer, entreprendre qui soit de poids, sans l’advis, consentement et approbation des parens, sur-tout en son mariage. Le cinquiesme est de supporter doucement les vices, imperfections, aigreurs, chagrins des parens, leur severité et rigueur. Manlius le practiqua bien : car ayant le tribun Pomponius accusé le pere de ce Manlius envers le peuple de plusieurs fautes, et entre autres qu’il traictoit trop rudement son fils, luy faisant mesme labourer la terre ; le fils alla trouver le tribun en son lict, et, luy mettant le cousteau à la gorge, luy fit jurer qu’il desisteroit de la poursuite qu’il faisoit contre son pere, aymant mieux souffrir la rigueur de son pere que de le voir poursuivy de cela. L’enfant ne trouvera difficulté en tous ces cinq debvoirs, s’il considere ce qu’il a cousté à ses parens, et de quel soin et affection il a esté elevé : mais il ne le sçaura jamais bien jusques à ce qu’il aye des enfans, comme celuy qui fust trouvé à chevauchons sur un baston se jouant avec ses enfans, pria celuy qui l’y surprint de n’en rien dire jusques à ce qu’il fust pere luy-mesme, estimant que jusques alors il ne seroit juge equitable de ceste action.


LIVRE 3 CHAPITRE 15


debvoir des maistres et serviteurs.

vient après la troisiesme partie et derniere de la justice privée et domestique, qui est des debvoirs des maistres et serviteurs. Sur quoy faut sçavoir la distinction des serviteurs, car il y en a principalement de trois sortes. Il y a les esclaves, dont tout le monde estoit plein au temps passé, et encore l’est-il, sauf en un quartier d’Europe, et n’y en a endroict plus net que la France. Ils n’ont en leur puissance ny corps ny biens, mais sont du tout à leurs maistres, qui les peuvent donner, engager, vendre, revendre, eschanger, et en faire comme bestes de service. De ceux-cy a esté parlé au long. Il y a les valets et serviteurs, gens libres, maistres de leurs personnes et biens, voire ne peuvent par contract ny autrement faire aucun prejudice à leur liberté ; mais ils doibvent honneur, obeyssance et service à tel certain temps et telles conditions qu’ils ont promis, et les maistres ont sur eux commandement, correction et chastiment avec moderation et discretion. Il y a les mercenaires, qui sont encore moins subjects, car ils ne doibvent service ny obeyssance, mais seulement quelque travail et industrie pour argent ; et n’a-on sur eux aucune correction ny commandement. Les debvoirs des maistres envers leurs serviteurs, tant esclaves que valets, sont ne les traicter cruellement, se souvenant qu’ils sont hommes et de mesme nature qu’eux, que la seule fortune y a mis la difference, laquelle est variable, et se joue à faire les grands petits, et les petits grands. Dont la distance n’est pas telle, qu’il les faille rebuter si loin : (…). Traicter humainement ses serviteurs, et chercher plustost à se faire aymer que craindre, est tesmoignage de bonne nature : les rudoyer par trop monstre une ame cruelle, et que la volonté est toute pareille envers les autres hommes, mais que le deffaut de puissance empesche l’execution. Aussi avoir soin de leur santé et instruction de ce qui est requis pour leur bien et salut. Les debvoirs des serviteurs sont honorer et craindre leurs maistres, quels qu’ils soyent, et leur rendre obeyssance et fidelité, les servant non par acquit, au dehors seulement et par contenance, mais cordialement, serieusement, par conscience et sans feincte. Nous lisons de très beaux, nobles et genereux services avoir esté faicts par aucuns à leurs maistres, jusques à avoir employé leur vie pour sauver celle de leurs maistres, ou leur honneur.


LIVRE 3 CHAPITRE 16


debvoir des souverains et des subjects.

des princes et souverains, leurs descriptions, marques, humeurs, miseres et incommoditez, a esté parlé au livre 1, chap. 46 ; de leur debvoir à gouverner estats a esté parlé très amplement au livre present, chap. 2 et 3, qui est de la prudence politique : toutesfois nous toucherons icy les chefs et traicts generaux de leur debvoir. Le souverain, comme mediateur entre Dieu et les peuples, et debiteur à tous deux, se doibt tousiours souvenir qu’il est l’image vifve, l’officier et lieutenant general du grand dieu son souverain, et aux peuples un flambeau luisant, un miroir esclairant, un theatre elevé auquel tous regardent, une fontaine en laquelle tous vont puiser, un esguillon à la vertu, et qui ne faict aucun bien qui ne porte sur plusieurs, et ne soit mis en registre et en compte. Il doibt donc premierement estre craignant Dieu, devot, religieux, observateur de pieté, non seulement pour soy et sa conscience comme tout autre homme, mais pour son estat et comme souverain. La pieté que nous requerons icy au prince est le soin qu’il doibt avoir et monstrer à la conservation de la religion et des ceremonies anciennes du pays, pourvoyant par loix et peines à ce qu’il ne se fasse aucun changement, ny trouble, ny innovation en la religion. C’est chose qui faict grandement à son honneur et seureté (car tous reverent, obeyssent plus volontiers, et plus tard entreprennent contre celuy qu’ils voyent reverer Dieu, et croyent estre en sa tutele et sauve-garde. (…)) et aussi de son estat ; car, comme ont dict tous les sages, la religion est le lien et le ciment de la societé humaine. Le prince doibt aussi se rendre subject et inviolablement garder et faire garder les loix de Dieu et de nature, qui sont indispensables : qui attente contre elles n’est pas seulement tyran, mais un monstre. Quant aux peuples, il est obligé premierement de garder ses promesses et conventions, soit avec ses subjects, ou autres y ayant interest. C’est l’equité naturelle et universelle. Dieu mesme garde ses promesses. Dadvantage le prince est caution et garant formel de la loy et des conventions mutuelles de ses subjects. Il doibt donc par dessus tout garder sa foy, n’y ayant rien plus detestable en un prince que la perfidie et le parjure, dont il a esté bien dict qu’on doibt mettre entre les cas fortuits si le prince contrevient à sa promesse, et qu’il n’est pas à presumer au contraire. Voire il doibt garder les promesses et conventions de ses predecesseurs, s’il est leur heritier, ou bien si elles sont au bien et profict public. Aussi se peust-il relever de ses promesses et conventions desraisonnables et mal faictes, tout ainsi et pour les mesmes causes que les particuliers se font relever par le benefice du prince. Il doibt aussi se souvenir que, combien qu’il soit par dessus la loy (civile et humaine s’entend) comme le createur par dessus sa creature (car la loy est l’œuvre du prince, laquelle il peust changer et abroger à son plaisir, c’est le propre droict de la souveraineté), si est-ce que cependant qu’elle est en vigueur et credit, il la doibt garder, vivre, agir et juger selon elle ; et ce luy seroit deshonneur et de très mauvais exemple d’aller au contraire, et comme se desmentir. Le grand Auguste, pour avoir une fois faict contre la loy en son propre faict, en pensa mourir de regret. Lycurgue, Agesilaüs, Seleucus, ont donné de très notables exemples en ceste part, et à leurs despens. Tiercement le prince est debiteur de justice à tous ses subjects, et doibt mesurer sa puissance au pied de la justice. C’est la propre vertu du prince vrayement royale et principesque, dont justement fust dict par une vieille au roy Philippe, qui dilayoit luy faire justice, disant n’avoir le loysir, qu’il desistast donc et laissast d’estre roy. Mais Demetrius n’en eust pas si bon marché, qui fust despouillé de son royaume par ses subjects, pour avoir jetté du pont en bas en la riviere plusieurs leurs requestes sans y avoir respondu et faict droict. Finalement le prince doibt aymer, cherir, veiller et avoir soin de son estat, comme le mary de sa femme, le pere de ses enfans, le pasteur de son troupeau, ayant tousiours devant ses yeux le profict et le repos de ses subjects. L’heur et le bien de l’estat est le but et contentement d’un bon prince, (…). Le prince qui s’arreste à soy s’abuse ; car il n’est pas à soy, ny l’estat aussi n’est sien ; mais il est à l’estat. Il en est bien le maistre, non pas pour maistriser, mais pour le maintenir : (…) : pour le soigner et veiller, affin que sa vigilance garde tous ses subjects dormans, son travail les fasse chommer, son industrie les maintienne en delices, son occupation leur donne vacations, et que tous ses subjects sçachent et sentent qu’il est autant pour eux que par dessus eux. Pour estre tel et bien s’acquitter, il se doibt porter comme a esté dict bien au long au 2 et 3 chap. De ce livre, c’est-à-dire faire et avoir provision de bon conseil, de finances et des forces dedans son estat, d’alliances et d’amis au dehors pour agir et commander en paix et en guerre, de telle sorte qu’il se fasse aymer et craindre tout ensemble. Et pour comprendre tout en peu de paroles, il doibt craindre Dieu sur-tout, estre prudent aux entreprinses, hardy aux exploicts, ferme en sa parole, sage en son conseil, soigneux des subjects, secourable aux amis, terrible aux ennemis, pitoyable aux affligez, courtois aux gens de bien, effroyable aux meschans, et juste envers tous. Le debvoir des subjects est en trois choses : rendre l’honneur aux princes comme à ceux qui portent l’image de Dieu, ordonnez et establis par luy, dont font très mal ceux qui en detractent et en parlent mal, engeance de Cham et Chanaam ; 2 rendre obeyssance, soubs laquelle sont comprins plusieurs debvoirs, comme aller à la guerre, payer les tributs et imposts mis sus par leur authorité ; 3 leur desirer tout bien et prosperité, et prier Dieu pour eux. Mais la question est s’il faut rendre ces trois droicts generallement à tous princes, si aux meschans, aux tyrans. La decision de cecy ne se peust faire en un mot ; il faut distinguer. Le prince est tyran et meschant, ou à l’entrée, ou en exercice. Si à l’entrée, c’est-à-dire qu’il envahisse la souveraineté par force et de sa propre authorité, sans droict aucun, soit-il au reste bon ou meschant (et c’est en ce sens que se doibt prendre ce mot de tyran), c’est sans doute qu’il luy faut resister ou par voye de justice, s’il y a temps et lieu, ou par voye de faict ; et y avoit anciennement entre les grecs, dict Ciceron, loyers et honneurs decernez à ceux qui en delivroient le public. Et ne se peust dire que ce soit resister au prince, ne l’estant encore ny de droict ny de faict, puis qu’il n’est receu ny recogneu. Si en l’exercice, c’est-à-dire qu’il soit entré duement, mais qu’il commande induement, cruellement et meschamment, c’est-à-dire, selon le jargon du vulgaire, tyranniquement, il vient encore à distinguer ; car il peust estre tel en trois manieres, et à chascun y a advis particulier. L’une est en violant les loix de Dieu et de nature, c’est-à-dire contre la religion du pays, commandemens de Dieu, et forçant les consciences. En ce cas il ne luy faut pas rendre l’obeyssance, suyvant les axiomes saincts, qu’il faut plustost obeyr à Dieu qu’aux hommes, et plus craindre celuy qui a puissance sur l’homme entier, que ceux qui n’en ont que sur la moindre partie. Mais aussi ne se faut-il pas elever contre luy par voye de faict, qui est l’autre extremité ; ains tenir la voye du milieu, qui est à s’enfuyr ou souffrir, (…) : les deux remedes nommez par la doctrine de verité en telles extremitez. 2 l’autre moins mauvaise, qui ne touche les consciences, mais seulement les corps et les biens, est en abusant des subjects, leur deniant justice, ravissant la liberté des personnes et la proprieté des biens. Auquel cas il faut, avec patience et recognoissance de l’ire de Dieu, rendre les trois debvoirs susdicts, honneur, obeyssance, vœux et prieres, et se souvenir de trois choses, que toute puissance est de Dieu ; et qui resiste à la puissance resiste à l’ordonnance de Dieu : (…) ; et qu’il ne faut pas obeyr au superieur pource qu’il est digne et dignement commande, mais pource qu’il est superieur ; non pource qu’il est bon, mais pource qu’il est vray et legitime. Il y a bien grande difference entre vray et bon, tout ainsi qu’il faut obeyr à la loy, non pource qu’elle est bonne et juste, mais tout simplement pource qu’elle est loy. 2 que Dieu faict reigner l’hypocrite pour les pechés du peuple, et l’impie au jour de sa fureur ; que le meschant prince est l’instrument de sa justice, dont le faut souffrir comme les autres maux que le ciel nous envoye : (…). 3 les exemples de Saül, Nabuchodonosor, de plusieurs empereurs avant Constantin, et quelques autres depuis luy meschans tyrans au possible, ausquels toutesfois ces trois debvoirs ont esté rendus par les gens de bien, et enjoinct de leur rendre par les prophetes et docteurs de ces temps, jouxte l’oracle du grand docteur de verité, qui porte d’obeyr à ceux qui sont assis en la chaire, nonobstant qu’ils imposent fardeaux insupportables, et qu’ils gouvernent mal. La troisiesme concerne tout l’estat, quand il le veust changer, ruiner, le voulant rendre d’electif hereditaire, ou bien d’aristocratique ou de democratique le faire monarchique ou autrement. En ce cas il luy faut resister et l’empescher par voye de justice ou autrement ; car il n’est pas maistre de l’estat, mais seulement gardien et depositaire. Mais cest affaire n’appartient pas à tous, ains aux tuteurs de l’estat, ou qui y ont interest, comme aux electeurs ez estats electifs, aux princes parens ez estats hereditaires, aux estats generaux ez estats qui ont loix fondamentales : et c’est le seul cas auquel il est loysible de resister au tyran. Et tout cecy est dict des subjects, ausquels n’est jamais permis d’attenter contre le prince souverain pour quelque cause que ce soit, et est coulpable de mort celuy qui attente, qui donne conseil, qui le veust et le pense seulement, disent les loix. Bien est-il permis à l’estranger, voire c’est chose très belle et magnifique à un prince de prendre les armes pour venger tout un peuple injustement opprimé, et le delivrer de la tyrannie, comme fit Hercules, et depuis Dion, Timoleon, et Tamerlan prince des tartares, qui deffit Bajazet, turc, assiegeant Constantinople. Ce sont les debvoirs des subjects envers leurs souverains vivans ; mais c’est acte de justice après leur mort d’examiner leur vie. C’est une usance juste, très utile, qui apporte de grandes commoditez aux nations où elle s’observe, et qui est desirable à tous bons princes, qui ont à se plaindre de ce qu’on traicte la memoire des meschans comme la leur. Les souverains sont compagnons, sinon maistres des loix ; ce que la justice n’a peu sur leurs testes, c’est raison qu’elle l’ait sur leur reputation et sur les biens de leurs successeurs. Nous debvons la subjection et obeyssance egalement à tous roys, car elle regarde leur office ; mais l’estimation et affection, nous ne la debvons qu’ à leur vertu. Souffrons-les patiemment tels et indignes qu’ils sont ; celons leurs vices, car leur authorité et l’ordre politique où nous vivons a besoin de nostre commun appuy ; mais après qu’ils s’en sont allez, ce n’est pas raison de refuser à la justice et à nostre liberté l’expression de nos vrays ressentimens ; voire c’est un très bon et utile exemple que nous donnons à la posterité, d’obeyr fidelement à un maistre duquel les imperfections sont bien cogneuës. Ceux qui, pour quelque obligation privée, espousent la memoire d’un prince meschant, font justice particuliere aux despens de la publicque. ô la belle leçon pour le successeur, si cecy estoit bien observé !


LIVRE 3 CHAPITRE 17


debvoir des magistrats.

les gens de bien en la republique aymeroient mieux jouyr en repos du contentement que les bons et excellens esprits se sçavent donner en la consideration des biens de nature et des effects de Dieu, qu’ à prendre charges publicques, n’estoit qu’ils craignoient d’estre mal gouvernez, et par les meschans, parquoy ils consentent estre magistrats : mais de briguer et poursuyvre les charges publicques, mesmement de judicature, c’est chose vilaine, condamnée par toutes bonnes loix, voire des payens, tesmoin la loy julia de ambitu , indigne de personne d’honneur, et ne sçauroit-on mieux s’en declarer incapable. De les achepter est encore plus vilain et puant, et n’y a poinct de plus sordide et vilaine marchandise que celle-là ; car il faut que celuy qui a achepté en gros revende en detail : dont l’empereur Severe parlant contre telle faute, dict que l’on ne peust bien justement condamner celuy qui vend ayant achepté. Tout ainsi que l’on s’habille, l’on se pare, et se met-on en sa bienseance avant sortir de la maison et se monstrer en public : aussi avant que prendre charge publicque, il faut en son privé apprendre à reigler ses passions, et bien establir son ame. On n’ameine pas au tournouer un cheval neuf, ny s’en sert-on en affaire d’importance, s’il n’a esté dompté et apprins auparavant : aussi, devant que se mettre aux affaires et sur la monstre du monde, il faut dompter ceste partie de nostre ame farouche, luy faire ronger son frein, luy apprendre les loix et les mesures avec lesquelles elle se doibt manier en toutes occasions. Mais au rebours c’est chose piteuse et bien absurde, disoit Socrates, que bien que personne n’entreprenne d’exercer un mestier et art mechanique que premierement il ne l’aye apprins, toutesfois aux charges publicques, et à l’art de bien commander et bien obeyr, de gouverner le monde, le mestier plus difficile de tous, ceux y sont receus et l’entreprennent, qui n’y sçavent du tout rien. Les magistrats sont personnes mixtes et mitoyennes entre le souverain et les particuliers, dont il faut qu’ils sçachent commander et obeyr, qu’ils sçachent obeyr au souverain, ployer soubs la puissance des magistrats superieurs à soy, honorer leurs egaux, commander aux subjects, deffendre les petits, faire teste aux grands, et justice à tous : dont a esté bien dict à propos, que le magistrat descouvre la personne, ayant à jouer en public tant de personnages. Pour le regard de son souverain, le magistrat, selon la diversité des mandemens, doibt diversement se gouverner, ou promptement, ou nullement obeyr, ou surseoir l’obeyssance. 1 aux mandemens qui luy attribuent cognoissance, comme sont toutes lettres de justice, et toutes autres où y a ceste clause equivalente (s’il vous appert), ou bien qui, sans attribution de cognoissance, sont de soy justes ou indifferentes, il doibt obeyr, et luy est aisé de s’en acquitter sans scrupule. 2 aux mandemens qui ne luy attribuent aucune cognoissance, mais seulement l’execution, comme sont lettres de mandement, s’ils sont contre le droict et la justice civile, et qu’il y aye clause derogatoire, il doibt simplement obeyr : car le souverain peut deroger au droict ordinaire, et c’est proprement en quoy gist la souveraineté. 3 à ceux qui sont contraires au droict, et ne contiennent la clause derogatoire, ou bien qui sont contre le bien et l’utilité publicque, quelque clausule qu’il y aye, ou bien que le magistrat sçait estre fauls et nuls, mal impetrez et par surprise, il ne doibt, en ces trois cas, promptement obeyr, mais les tenir en souffrance, et faire remonstrance une ou deux fois, et, à la seconde ou troisiesme jussion, obeyr. 4 à ceux qui sont contre la loy de Dieu et de nature, il doibt se demettre et quitter sa charge, voire souffrir tout plustost que d’y obeyr ou consentir : et ne faut dire que là dessus pourroit y avoir du doubte, car la justice naturelle est plus claire que la splendeur du soleil. 5 tout cecy est bon pour les choses à faire ; mais après qu’elles sont faictes par le souverain, tant meschantes qu’elles soyent, il vaut mieux les dissimuler et en ensepvelir la memoire que l’irriter et perdre tout (comme fit Papinian) : (…). Pour le regard des particuliers subjects, les magistrats se doibvent souvenir que la puissance qu’ils ont sur eux, ils ne l’ont qu’en depost, et la tiennent du souverain, qui en demeure tousiours seigneur et proprietaire, pour l’exercer durant le temps qui leur a esté prefix. 2 le magistrat doibt estre de facile accez, prest à ouyr et entendre toutes plainctes et requestes, tenant sa porte ouverte à tous, et ne s’absenter poinct, se souvenant qu’il n’est à soy, mais à tous, et serviteur du public : (…). à ceste cause la loy de Moyse vouloit que les juges et les jugemens se tinssent aux portes des villes, affin qu’il fust aisé à chascun de s’y addresser. 3 il doibt aussi egalement recepvoir et escouter tous grands et petits, riches et pauvres, estre ouvert à tous ; dont un sage le compare à l’autel, auquel on s’addresse estant pressé et affligé, pour y recepvoir du secours et de la consolation. 4 mais ne se communiquer poinct à plusieurs, et ne se familiariser, si ce n’est avec fort peu, et iceux bien sages et sensez, et secrettement ; car cela avilit l’authorité, trouble et relasche la fermeté et vigueur necessaire. Cleon, appellé au gouvernement du public, assembla tous ses amis, et renonça à leur amitié, comme incompatible avec sa charge : car, dict Ciceron, celuy despouille le personnage d’amy qui soustient celuy de juge. 5 son office est principalement en deux choses, soustenir et garder l’honneur, la dignité et le droict de son souverain, et du public qu’il repre sente : (…), avec authorité et une douce severité. 6 puis comme bon et loyal truchement et officier du prince, faire garder exactement sa volonté, c’est-à-dire la loy, de laquelle il est exacteur, et est sa charge de la faire observer à tous ; dont il est appellé la loy vifve, la loy parlante. 7 combien que le magistrat doibve prudemment attremper la douceur avec la rigueur, si vaut-il mieux un magistrat severe et rigoureux, qu’un doux, facile et pitoyable : et Dieu deffend d’avoir pitié en jugement. Le severe retient les subjects en l’obeyssance des loix : le doux et piteux faict mespriser les loix et les magistrats, et le prince qui a faict tous deux. Bref, pour bien s’acquitter de ceste c harge, il faut deux choses, preud’homie et courage. Le premier a besoin du second. Le premier gardera le magistrat net d’avarice, d’acception des personnes, des presens, qui est la peste et le bannissement de la verité : (…) ; de corruption de la justice, que Platon appelle vierge sacrée ; aussi des passions de hayne, d’amour et autres, toutes ennemies de droicture et equité. Mais, pour tenir bon contre les menaces des grands, les prieres importunes des amis, les cris et pleurs des miserables, qui sont toutes choses violentes, toutesfois avec quelque couleur de raison et justice, et qui emportent souvent les plus asseurez, il faut du courage. C’est une principale qualité et vertu du magistrat, que la constance ferme et inflexible, affin de ne craindre les grands et puissans, et ne s’amollir à la misere d’autruy, et encore que cela aye quelque espece de bonté ; mais il est deffendu d’avoir pitié du pauvre en jugement.

LIVRE 3 CHAPITRE 18


debvoir des grands et des petits.

le debvoir des grands est en deux choses, prester main forte, et employer leurs moyens et sang à la manutention et conservation de la pieté, justice, du prince, de l’estat, et generallement du bien public, duquel ils doibvent estre les colomnes, le soustien, et puis à la deffense et protection des petits affligez et opprimez, resistant à la violence des meschans, et, comme le bon sang, courir à la partie blessée ; selon le proverbe, que le bon sang, c’est-à-dire noble et genereux, ne peust mentir, c’est-à-dire faillir où il faict besoin. Par ce moyen Moyse se rendit capable d’estre le chef de la nation des juifs, entreprenant la deffense des injuriez et foulez injustement. Hercules fust deïfié delivrant de la main des tyrans les oppressez. Ceux qui ont faict le semblable ont esté dicts heros et demy-dieux ; et à tels tous honneurs ont esté anciennement decernez : sçavoir aux bien meritans du public et liberateurs des oppressez. Ce n’est pas grandeur de se faire craindre et redoubter (sinon à ses ennemis), et faire trembler le monde, comme font aucuns, qui aussi se font hayr : (…). Il vaut mieux estre aymé qu’adoré. Cela vient d’un naturel altier, farouche, dont ils morguent et desdaignent les autres hommes comme l’ordure et la voirie du monde, et comme s’ils n’estoient pas aussi hommes, et de là degenerent à la cruauté, et abusent des petits, de leurs corps et biens : chose toute contraire à la vraye grandeur et noblesse, qui en doibt prendre la deffense. 2 le debvoir des petits envers les grands est aussi en deux choses, les honorer et respecter non seulement par ceremonie et contenance, qui se doibt rendre aux bons et aux meschans, mais de cœur et d’affection, s’ils le meritent et sont amateurs du public. Ce sont deux, honorer et estimer, deubs aux bons et vrayement grands ; aux autres ployer le genouil, faire inclination de corps non de coeur, qui est estimer et aymer ; puis, par humbles et volontaires services, leur plaire et s’insinuer en leurs graces, (…), et se rendre capables de leur protection. Que si l’on ne peust se les rendre amis, au moins ne les avoir pas pour ennemis ; ce qui se doibt avec mesure et discretion. Car trop ambitieusement decliner leur indignation, ou rechercher leur grace, outre que c’est tesmoignage de foiblesse, c’est tacitement les offenser et accuser d’injustice ou cruauté, (…) ; ou bien leur faire venir l’envie de l’exercer et d’exceder, voyant une si profonde et peureuse submission.


LIVRE 3 CHAPITRE 19


De la force, troisiesme vertu. Praeface. Les deux vertus precedentes reiglent l’homme en compagnie et avec autruy : ces deux suyvantes le reiglent en soy et pour soy, regardent les deu x visages de la fortune, les deux chefs et genres de tous accidens, prosperité et adversité ; car la force l’arme contre l’adversité, la temperance le conduict en la prosperité. Toutes deux pourroient estre comprinses et entendues par ce mot de constance, qui est une droicte et equable fermeté d’ame pour toutes sortes d’accidens et choses externes, par laquelle elle ne s’eleve pour la prosperité, ny ne s’abbaisse pour l’adversité. de la force ou vaillance en general.

vaillance (car ceste vertu est bien plus proprement dicte ainsi que force) est une droicte et forte asseurance, equable et uniforme de l’ame, à l’encontre de tous accidens dangereux, difficiles et douloureux ; tellement que son object et la matiere après laquelle elle s’exerce, c’est la difficulté et le danger ; bref, tout ce que la foiblesse humaine peust craindre : (…). De toutes les vertus, la plus en honneur et estime, et la plus noble, est ceste-cy ; laquelle par prerogatifve est appellée simplement vertu. C’est la plus difficile, la plus glorieuse, qui produict de plus grands, esclatans et excellens effects : elle comprend magnanimité, patience, constance, perseverance invincible, vertus heroïques, dont plusieurs ont recherché les maux avec faim, pour en venir à ce noble exercice. Ceste vertu est le rempart imprenable, le harnois complet, l’armeure acerée et à l’epreuve à tous accidens : (…). Mais pource que plusieurs se mescomptent et imaginent des faulses et bastardes vaillances, au lieu de l’unique vraye vertu, je veux, en expliquant plus au long sa nature et definition, secouer et rejetter les erreurs populaires qui se fourrent icy. Nous remarquerons donc en ceste vertu quatre conditions. La premiere, elle est generallement et indifferemment contre toutes sortes de difficultez et dangers ; parquoy faillent ceux qui n’estiment autre vaillance que la militaire, laquelle seule ils mettent en prix, pource que peust-estre elle est plus pompeuse et bruyante (et souvent pure vanité). Or, ce n’est qu’une petite parcelle et bien petit rayon de la vraye, entiere, parfaicte et universelle, pour laquelle l’homme est tel seul qu’en compagnie, en un lict avec les douleurs qu’au camp, aussi peu craignant la mort en la maison qu’en l’armée. Ceste militaire vaillance est pure et naturelle aux bestes, chez lesquelles elle est pareille aux femelles qu’aux masles : aux hommes elle est souvent artificielle, acquise par la craincte et apprehension de captivité, de mort, de douleur, de poureté, desquelles choses la beste n’a poinct de peur. La vaillance humaine est une sage coüardise, une craincte accompagnée de science d’esviter un mal par un autre ; cholere est sa trempe et son fil : les bestes l’ont toute pure. Aux hommes aussi elle s’acquiert par l’usage, institution, exemple, coustume, et se trouve ez ames basses et viles : de valet et facteur de boutique se faict un bon et vaillant soldat, et souvent sans aucune teincture de la vertu et vraye vaillance philosophique. La seconde condition, elle presuppose cognoissance, tant de la difficulté, peine et danger qu’il y a au faict qui se presente, que de la beauté, honnesteté, justice et debvoir requis en l’entreprinse ou soustenement d’iceluy ; parquoy faillent ceux qui mettent vaillance en une temerité inconsiderée, ou bien bestise et st upidité : (…). La vertu ne peust estre sans cognoissance et apprehension ; l’on ne peust vrayement mespriser le danger que l’on ne sçait, si l’on ne veust aussi recognoistre ceste vertu aux bestes. Et de faict, ceux ordinairement qui entreprennent sans avoir apprehendé et recogneu, quand ce vient au poinct de l’execution le nais leur saigne. La troisiesme condition, c’est une resolution et fermeté d’ame fondée sur le debvoir, et sur l’honnesteté et justice de l’entreprinse ; laquelle resolution ne relasche jamais, quoy qu’il advienne, mais qui acheve genereusement ou l’entreprinse, ou la vie. Contre ceste condition faillent plusieurs, premierement et bien lourdement ceux qui cherchent ceste vertu au corps, et en la force et roideur des membres. Or vaillance n’est pas qualité de corps, mais d’ame ; fermeté non des bras et des jambes, mais du courage. L’estimation et le prix d’un homme consiste au cœur et à la volonté : c’est où gist son vray honneur ; et le seul advantage et la vraye victoire sur l’ennemy, c’est l’espouvanter et faire force à sa constance et vertu : tous autres advantages sont estrangers et empruntez ; roideur de bras et de jambes est qualité d’un porte-faix ; faire broncher son ennemy, luy faire siller de la fortune. Celuy qui, ferme en son courage pour quelque danger de mort, ne relasche rien de sa constance et asseurance, bien qu’il tombe, il est battu non de son adversaire, qui est possible en effect un poltron, mais de la fortune ; d’où il faut accuser son malheur, et non sa lascheté. Les plus vaillans sont souvent les plus infortunez. Encore plus faillent ceux qui s’esmeuvent, et font cas de ceste vaine et trasonienne troigne de ces espouvantez vieillaques, qui, par un port hautain, fiere contenance et parole brave, veulent acquerir bruict de vaillans et hardis, si on leur vouloit tant prester à credit, que de les en croire. Ceux aussi qui attribuent la vaillance à la ruse et finesse, ou bien à l’art et industrie ; mais c’est trop la prophaner, que la faire jouer un roolle si bas et chetif. C’est deguiser les choses, et substituer une faulse pierre pour une vraye. Les lacedemoniens ne vouloient poinct en leurs villes des maistres qui apprinssent à luitter, affin que leur jeunesse le sceust par nature et non par art. Nous tenons pour hardy et genereux de combattre avec le lyon, l’ours, le sanglier, qui y vont selon la seule nature, mais non avec les mouches guespes ; car elles usent de finesse. Alexandre ne vouloit poinct jouer aux olympiques, disant que la partie seroit mal faicte, pource qu’un particulier y pourroit vaincre, et un roy y estre vaincu. Ainsi n’est-il bienseant qu’un homme d’honneur se fonde et mette la preuve de sa valeur en chose en laquelle un poltron apprins en l’eschole peust gaigner. Car telle victoire ne vient de la vertu ny du courage, mais de quelque soupplesse et mouvemens artificiels, esquels les plus vilains feront ce qu’un vaillant ne sçauroit ny ne se soucieroit faire. L’escrime est un tour d’art, qui peust tomber en personnes lasches et de neant. Et combien de vaut-neants par les villes, et de coquins tous prests à faire à coups d’espée et à se battre, s’ils voyoient l’ennemy, ils s’enfuyroient ! Autant en est-il de ce qui se faict par longue habitude et accoustumance, comme les recouvreurs, basteleurs, mariniers, qui feront choses hazardeuses plus hardiment que les plus vaillans, y estant duicts et stylez de jeunesse. Finalement ceux qui, ne gardant pas assez le motif et ressort des actions, attribuent faulsement à la vaillance et vertu ce qui appartient et part de quelque passion ou interest particulier. Car comme ce n’est vertu ny de justice d’estre loyal et officieux à l’endroict de ceux que l’on ayme particulierement, ny de temperance de s’abstenir de l’accointance voluptueuse de sa sœur ou de sa fille, ny de liberalité à l’endroict de sa femme et enfans, aussi n’est-ce vrayement vaillance de s’exposer aux dangers pour son interest et satisfaction privée et particuliere. Parquoy si c’est par avarice, comme les espions, pionniers, traistres, marchands sur mer, soldats mercenaires ; si par ambition et pour la reputation, pour estre veus et estimez vaillans, comme la pluspart de nos gens de guerre, qui disent tout naïfvement en y allant, que s’ils y pensoient laisser la vie, ils n’y iroient point ; si par ennuy de vivre en peine et douleur, comme le soldat d’Antigonus, qui, travaillant et vivant en peine à cause d’une fistule, estoit hardy et s’eslançoit aux dangers, estant guari les fuyoit ; si encore pour quelque autre consideration particuliere ; ce n’est vaillance ny vertu. La quatriesme condition, elle doibt estre, en son execution, prudente et discrette, par où sont rejettées plusieurs faulses opinions en ceste matiere, qui sont de ne se couvrir poinct des maux et inconveniens qui nous menacent, n’avoir peur qu’ils nous surprennent, ne s’enfuyr, voire ne sentir poinct les premiers coups, comme d’un tonnerre, d’une arquebusade, d’une ruine. Or c’est mal entendre ; car moyennant que l’ame demeure ferme et entiere en son assiette et en son discours, sans alteration, il est permis de se remuer, ressentir au dehors. Il est permis, voire louable, d’esquiver, gauchir et se garantir des maux par tous moyens et remedes honnestes ; et où n’y a remede, s’y porter de pied ferme : (…). Socrates se mocque de ceux qui condamnoient la fuyte : quoy ! Fit-il, seroit-ce lascheté de les battre et vaincre en leur faisant place ? Homere louë en son Ulysses la science de fuyr ; les lacedemoniens, professeurs de vaillance en la journée des platées, reculerent pour mieux rompre et dissouldre la troupe persienne, qu’ils ne pouvoient autrement, et vainquirent. Cela ont practiqué les nations plus belliqueuses. D’ailleurs les stoïciens mesmes permettent de pallir et tremousser aux premiers coups inopinez, moyennant que cela ne passe plus outre en l’ame. Voyci de la vaillance en gros. de la force ou vaillance en particulier.

pour tailler la matiere et le discours de ce qui est icy à dire, ceste vertu s’occupe et s’employe contre tout ce que le monde appelle mal. Or ce mal est double, externe et interne : l’un vient de dehors ; l’on l’appelle d’une infinité de noms, adversité, affliction, injure, malheur, accident mauvais et sinistre : l’autre est au dedans en l’ame, mais causé par celuy de dehors ; ce sont les passions fascheuses de craincte, tristesse, cholere, et tant d’autres. Il nous faut parler de tous les deux, fournir remedes et moyens de les vaincre, dompter et reigler. Ce sont les argumens et advis de nostre vertu de force et vaillance. Il y aura donc icy deux parties, l’une des maux ou mauvais accidens, l’autre des passions qui en naissent. Les advis generaux contre toute fortune bonne et mauvaise ont esté dicts cy-dessus : nous parlerons icy plus specialement et particulierement.


LIVRE 3 CHAPITRE 20


Premiere partie. Des maux externes. Nous considerons ces maux externes en trois manieres : en leurs causes, ce qui se fera en ce chapitre ; puis en leurs effects ; finalement en eux-mesmes, distinctement et particulierement chascune espece d’iceux ; et par-tout fournirons advis et moyens de s’affermir par vertu contre iceux. Les causes des maux et fascheux accidens qui arrivent à un chascun de nous sont ou publicques et generalles, quand en mesme temps elles touchent plusieurs, comme peste, famine, guerre, tyrannie ; et ces maux sont pour la pluspart fleaux envoyez de Dieu et du ciel ; au moins la cause propre et prochaine n’est pas aisée à cognoistre : ou particulieres et cogneues ; sçavoir, par le faict d’autruy. Ainsi l’on faict deux sortes de maux, publics et privez. Or les maux publics, c’est-à-dire venant de cause publicque, encore qu’ils touchent un chascun en particulier, sont en divers sens et plus et moins griefs, poisans et dangereux, que les privez, qui ont leur cause cogneuë. Ils le sont plus ; car ils viennent à la foule, assaillent plus impetueusement, avec plus de bruict, de tempeste et de furie, ont plus grande suitte et traisnée, sont plus esclatans, produisent plus de desordre et confusion. Ils le sont moins ; car la generalité et communauté semble rendre à chascun son mal moindre : c’est espece de soulas de n’estre seul en peine ; l’on pense que c’est plustost malheur commun, ou le cours du monde, et que la cause en est naturelle, qu’affliction personnelle. Et de faict ceux que l’homme nous faict picquent plus fort, navrent au vif, et nous alterent beaucoup plus. Toutes les deux sortes ont leurs remedes et consolations. Contre les maux publics, il faut considerer de qui et par qui ils sont envoyez, et regarder à leur cause. C’est Dieu, sa providence, de laquelle vient et despend une necessité absolue qui gouverne et mesprise tout, à laquelle tout est subject. Ce ne sont pas, à vray dire, deux loix distinctes en essence, que la providence et la destinée, ou necessité ; (…) ne sont qu’une. La diversité est seulement en la consideration et raison differente. Or gronder et se tourmenter au contraire, c’est premierement impieté telle, qu’elle ne se trouve poinct ailleurs ; car toutes choses obeyssent doucement, l’homme seul faict l’enragé. Et puis c’est folie, car c’est en vain, et sans rien advancer. Si l’on ne veust suyvre ceste souveraine et absolue maistresse de gré à gré, elle entraisnera et emportera tout par force. (…). Il n’y a poinct de meilleur remede que de vouloir ce qu’elle veust, et, selon l’advis de sagesse, faire de necessité vertu : (…). En nous voulant escrimer ou disputer contre elle, nous ne faisons qu’aigrir et irriter le mal : (…). Outre que nous en aurons meilleur marché, nous ferons ce que nous debvons, qui est de suyvre nostre general et souverain, qui l’a ainsi ordonné. (…). Contre les maux privez qui nous viennent du faict d’autruy, et nous penetrent plus, il faut premierement bien les distinguer, affin de ne se mescompter. Il y a desplaisir, il y a offense. Nous recepvons souvent desplaisir d’autruy, qui toutesfois ne nous a poinct offensé de faict ny de volonté, comme quand il nous a demandé ou refusé quelque chose avec raison, mais qui estoit lors mal à propos pour nous. De telles choses c’est trop grande simplesse de s’en fascher, puis que ne sont offenses. Or les offenses sont de deux sortes : les unes traversent nos affaires contre equité ; c’est nous faire tort : les autres s’addressent à la personne, qui est par elles mesprisée et traictée autrement qu’il n’appartient, soit de faict, ou de parole ; celles-cy sont plus aigres et plus difficiles à supporter que toute autre sorte d’affliction. Le premier et general advis contre toutes ces sortes de maux est d’estre ferme et resolu à ne se laisser aller à l’opinion commune, mais considerer sans passion ce que portent et poisent les choses, selon verité et raison. Le monde se laisse persuader et meiner par impression. Combien y en a-il qui font moins de cas de recepvoir une grande playe qu’un petit soufflet, plus de cas d’une parole que de la mort ! Bref, tout se mesure par opinion, et l’opinion offense plus que le mal ; et nostre impatience nous faict plus de mal que ceux desquels nous nous plaignons. Les autres plus particuliers advis et remedes se tirent premierement de nous-mesmes (et c’est où il faut premierement jetter ses yeux et sa pensée). Ces offenses pretendues naissent peust-estre de nos deffauts, fautes et foiblesses. Ce n’est peust-estre qu’une gausserie fondée sur quelque deffaut qui est en nostre personne, que quelqu’un veust contrefaire par mocquerie. C’est folie de se fascher et se soucier de ce qui ne vient pas de sa faute. Le moyen d’oster aux autres occasion d’en faire leurs comptes est d’en parler le premier et monstrer que l’on le sçait bien : si c’est de nostre faute que l’injure a prins sa naissance, et qu’avons donné occasion à cest affront, pourquoy nous en courroucerons-nous ? Ce n’est pas offense, c’est correction, laquelle il faut recepvoir et s’en servir comme d’un chastiment : mais bien souvent elle vient de nostre propre foiblesse, qui nous rend trop douillets. Or il se faut deffaire de toutes ces tendres delicatesses qui nous font vivre mal à nostre aise, mais d’un courage masle, fort et ferme, mespriser et fouler aux pieds les indiscretions et folies d’autruy. Ce n’est pas signe qu’un homme soit sain, quand il s’escrie à chasque fois que l’on le touche. Jamais vous ne serez en repos, si vous vous formalisez de tout ce qui se presente. Ils se tirent aussi de la personne qui offense. Representons-nous en general les mœurs et humeurs des personnes avec lesquelles il nous faut vivre au monde. La pluspart des hommes ne prend plaisir qu’ à mal faire, ne mesure sa puissance que par le dedain et injure d’autruy : tant peu y en a qui prennent plaisir à bien faire. Il faut donc faire estat que, de quelque costé que nous nous tournions, nous trouverons qui nous heurtera et offensera. Par-tout où nous trouverons des hommes, nous trouverons des injures. Cela est si certain et si necessaire, que les legislateurs mesmes, qui ont voulu reigler le commerce et les affaires du monde, ont connivé et permis en la justice distributifve et commutatifve plusieurs passe-droicts. Ils ont permis de se decepvoir et blesser jusques à la moitié de juste prix. Ceste necessité de s’entre-heurter et offenser vient premierement de la contrarieté et incompatibilité d’humeurs et de volontez, d’où vient que l’on s’offense sans le vouloir faire ; puis de la concurrence et opposition des affaires, qui porte que le plaisir, profict et bien des uns est le desplaisir, dommage et mal des autres : et ne se peust faire autrement, suyvant ceste commune et generalle peincture du monde : si celuy qui vous offense est un insolent, fol et temeraire (comme il est, car un homme de bien ne faict jamais tort à personne), pourquoy vous plaignez-vous, puis qu’il n’est non plus à soy qu’un insensé ? Vous supportez bien d’un furieux sans vous plaindre, voire en avez pitié ; d’un bouffon, d’un enfant, d’une femme, vous vous en riez : un fol, yvrogne, cholere, indiscret, ne vaut pas mieux. Parquoy quand telles gens vous attaquent de paroles, ne leur faut poinct respondre : il se faut taire et les quitter là. C’est une belle et glorieuse revanche et cruelle pour un fol, que de n’en faire compte : car c’est luy oster le plaisir qu’il pense prendre en vous faschant ; puis par vostre silence il est condamné d’impertinence, sa temerité luy demeure en la bouche : si l’on luy respond, on se compare à luy, c’est l’estimer trop et faire tort à soy. (…). Voyci donc pour conclusion l’advis et conseil de sagesse : il faut avoir esgard à vous et à celuy qui vous offensera. Quant à vous, advisez ne faire chose indigne et messeante de vous laisser vaincre. L’imprudent et deffiant de soy, se passionnant sans cause, s’estime en cela digne que l’on luy fasse affront. C’est faute de cœur ne sçavoir mespriser l’offense : l’homme de bien n’est subject à injure, il est inviolable. Une chose inviolable n’est pas seulement celle qu’on ne peust frapper, mais qui estant frappée ne reçoit playe ny blessure. C’est le plus fort rempart contre tous accidens que ceste resolution, que nous ne pouvons recepvoir mal que de nous-mesmes. Si nostre raison est telle qu’elle doibt, nous sommes invulnerables. Et pour ce nous disons tousiours avec le sage Socrates : Anitus et Melitus me peuvent bien faire mourir ; mais ils ne me sçauroient mal faire. Ainsi l’homme de bien, comme il ne donne jamais occasion à personne de l’injurier, aussi ne peust-il recepvoir injure : (…). C’est un mur d’airain que l’on ne sçauroit penetrer ; les brocards, les injures, n’arrivent poinct jusques à luy. Joinct qu’il n’y aura celuy qui n’estime l’aggresseur meschant, et luy pour homme de bien ne meritant tel outrage. Quant à celuy qui vous a offensé, si vous le jugez impertinent et mal sage, traictez-le comme tel, et le laissez là ; s’il est autre, excusez-le, presumez qu’il en a eu occasion, que ce n’a pas esté par malice, mais par inadvertance et mesgarde : il en est fasché luy-mesme, et voudroit ne l’avoir pas faict. Encore diray-je que, comme bons mesnagers, nous debvons faire nostre profict, et nous servir de la commodité que nous presentent les injures et offenses. Ce que nous pouvons pour le moins en deux sortes, qui regardent l’offensant et l’offensé : l’une, qu’elles nous font cognoistre ceux qui nous les font, pour les fuyr une autre fois ; tel a mesdict de vous, concluez, il est malin ; et ne vous fiez plus à luy : l’autre, qu’elles nous monstrent nostre infirmité et l’endroict par lequel nous sommes battables, affin de le remparer, amender le deffaut, affin qu’un autre n’aye subject de nous en dire autant ou plus. Quelle plus belle vengeance peust-on prendre de ses ennemis, que de profiter de leurs injures, et en conduire mieux et plus seurement ses affaires ?


LIVRE 3 CHAPITRE 21


des maux externes considerez en leurs effects et fruicts.

après les causes des maux, venons aux effects et fruicts, où se trouveront aussi des vrays antidotes et remedes. Ces effects sont plusieurs, sont grands, sont generaux et particuliers. Les generaux regardent le bien, maintien et culture de l’univers. Premierement le monde s’estoufferoit, se pourriroit et perdroit, s’il n’estoit changé, remué et renouvellé par ces grands accidens de peste, famine, guerre, mortalité, qui moissonnent, taillent, emondent, affin de sauver le reste, et mettre le total plus au large et à l’aise. Sans iceux l’on ne pourroit icy se remuer ny demeurer. Dadvantage, outre la varieté, vicissitude et changement alternatif qu’ils apportent à la beauté et ornement de cest univers, encore toute partie du monde s’accommode. Les barbares et farouches sont polies et policées, les arts et sciences sont respandues et communiquées à tous. C’est comme en un grand plantier, auquel certains arbres sont transplantez, d’autres entez, autres coupez et arrachez, le tout pour le bien et la beauté du verger. Ces belles et universelles considerations doibvent arrester et accoiser tout esprit raisonnable et honneste, et empescher que l’on ne trouve ces grands et esclatans accidens si estranges et sauvages, puis que ce sont œuvres de Dieu et de nature, et qu’ils font un si notable service au gros et general du monde : car il faut penser que ce qui semble estre perte en un endroict est gain en l’autre. Et, pour mieux dire, rien ne se perd ; mais ainsi le monde change et s’accommode. (…). Les particuliers sont divers selon les divers esprits et estats de ceux qui les reçoivent : car ils exercent les bons, relevent et redressent les tombez et devoyez, punissent les meschans. De chascun un mot, car il en a esté traicté ailleurs. Ces maux externes sont aux bons un très utile exercice et très belle eschole, en laquelle (comme les athletes et escrimeurs, les mariniers en la tempeste, les soldats aux dangers, les philosophes en l’academie, et toutes autres sortes de gens en l’exercice serieux de leur profession) ils sont instruicts, duicts, faicts et formez à la vertu, à la constance et vaillance, à la victoire du monde et de la fortune. Ils apprennent à se cognoistre, ils s’essayent et voyent la mesure de leur valeur, la force et portée de leurs reins, jusques où ils doibvent esperer et promettre d’eux-mesmes ; puis s’encouragent et s’affermissent à mieux, s’accoustument et s’endurcissent à tout, se rendent resolus, determinez et invincibles, ou au contraire le long calme de la prosperité les relasche, ramollit et appoltronit : dont disoit Demetrius qu’il n’y avoit gens plus miserables que ceux qui n’avoient jamais senti de traverse et d’affliction, appellant leur vie la mer morte. Aux fautiers et delinquans, une bride pour les retenir et empescher qu’ils ne bronchent ; ou une reprimande et verge paternelle après leur cheute, pour les y faire penser et souvenir, affin de n’y retourner plus. C’est une saignée et medecine ou preservatifve pour divertir et destourner les fautes qu’elles n’arrivent, ou purgatifve pour les nettoyer et expier. Aux meschans et perdus, punition, une faucille pour les couper et enlever, ou les atterrer, pour traisner encore et languir miserablement. Or voylà de très salutaires et bien necessaires effects, qui meritent bien que non seulement l’on ne les estime plus maux, et que l’on les reçoive doucement en patience et en bonne part, comme exploicts de la justice divine ; mais que l’on les embrasse comme gages et instrumens du soin, de l’amour et providence de Dieu, et que l’on en fasse son profict, suyvant l’intention de celuy qui les envoye et despartit comme il luy plaist.

LIVRE 3 CHAPITRE 22


Des maux externes, en eux-mesmes et particulierement. Advertissement. Tous ces maux, qui sont plusieurs et divers, sont privatifs des biens, comme aussi portent le nom et le naturel de mal. Autant donc qu’il y a de chefs de biens, autant y a-il de chefs de maux. L’on les peust reduire et comprendre au nombre de sept : maladie, douleur, je mets ces deux en un, captivité, bannissement, indigence, infamie, perte d’amis, mort, qui sont privation de santé, liberté, patrie, moyens, honneurs, amis, vie, desquels a esté parlé cy-dessus au long. Nous chercherons donc icy les antidotes et remedes propres et particuliers contre ces sept chefs de maux, et briefvement sans discours.

de la maladie et douleur.

nous avons dict cy-dessus que la douleur est le plus grand, et, à vray dire, le seul mal, le plus fascheux, qui se faict plus sentir, et où y a moins de remedes et d’advis. Toutesfois en voyci quelques-uns, qui regardent la raison, la justice, l’utilité, l’imitation et ressemblance aux grands et illustres. C’est une commune necessité d’endurer ; ce n’est pas raison de faire pour nous un miracle. Il ne se faut pas fascher s’il advient à quelqu’un ce qui peust advenir à chascun. C’est chose aussi naturelle, nous sommes nez à cela : en vouloir estre exempt est injustice. Il faut souffrir doucement les loix de nostre condition. Nous sommes pour vieillir, affoiblir, douloir, estre malades : il faut apprendre à souffrir ce que l’on ne peust esviter. Si elle est longue, elle est legere et moderée, c’est honte de s’en plaindre ; si elle est violente, elle est courte, et met tost fin ou à soy, ou au patient, qui revient presque tout à un. (…). Et puis c’est le corps qui endure, ce n’est pas nous qui sommes offensez, car l’offense diminue de l’excellence et perfection de la chose ; et la maladie ou douleur, tant s’en faut qu’elle diminue, qu’au rebours elle sert de subject et d’occasion à une patience loüable, plus beaucoup que la santé ; et où il y a plus d’occasion de loüange, il n’y a pas moins de bien. Si le corps est instrument de l’esprit, qui se plaindra quand l’instrument s’usera en servant celuy à qui il est destiné ? Le corps est faict pour servir à l’esprit. Si l’esprit s’affligeoit pour ce qui arrive au corps, l’esprit serviroit au corps. Celuy-là ne seroit-il pas trop delicat qui crieroit et hueroit, pource que l’on luy auroit gasté sa robbe, que quelque espine la luy auroit accrochée, quelqu’un en passant la luy auroit dechirée ? Un vil frippier peust-estre s’en plaindroit, qui en voudroit faire son profict : mais un grand et riche s’en riroit et n’en feroit compte, comparant ceste perte au reste des biens qu’il a. Or ce corps n’est qu’une robbe empruntée, pour faire paroistre pour un temps nostre esprit sur ce bas et tumultuaire theatre, duquel seul debvons faire cas, et procurer son honneur et son repos. Et d’où vient que l’on souffre avec tant d’impatience la douleur ? C’est que l’on n’est pas accoustumé de chercher son contentement en l’ame : (…). L’on a trop de commerce avec le corps. Il semble que la douleur s’enorgueillisse, nous voyant trembler soubs elle. Elle nous apprend à nous degouster de ce qu’il nous faut laisser, et à nous desprendre de la pipperie de ce monde, service très notable. La joye et le plaisir de la santé recouvrée, après que la douleur aura faict son cours, ce sera comme une lumiere belle et claire, tellement qu’il semble que nature nous aye presté la douleur pour l’honneur et service de la volupté et de l’indolence. Or sus donc si la douleur est mediocre, la patience sera facile ; si elle est grande, la gloire le sera aussi ; si elle semble trop dure, accusons nostre mollesse et lascheté ; si peu y en a qui la puissent souffrir, soyons de ce peu. N’accusons nature de nous avoir faict trop foibles, car il n’en est rien : mais nous sommes trop delicats. Si nous la fuyons, elle nous suyvra ; si nous nous rendons à elle laschement, et nous laissons vaincre, nous n’en serons traictez que plus rudement, et le reproche nous en demeurera. Elle nous veust faire peur, tenons bon, et qu’elle nous trouve plus resolus qu’elle ne pense. Nostre tendreur luy apporte ceste aigreur et dureté. (…). Mais affin que l’on ne pense pas que ce soyent de beaux mots de theorique, mais que la practique en est impossible, nous avons les exemples tant frequens et tant riches, non seulement d’hommes, mais de femmes et enfans, qui non seulement ont soustenu de longues et douloureuses maladies avec tant de constance, que la douleur leur a plustost emporté la vie que le courage, mais qui ont attendu, ont supporté avec gayeté, voire ont cherché les grandes douleurs et les exquis tourmens. En Lacedemone les jeunes enfans s’entre-fouettoient vivement, quelquesfois jusques à la mort, sans monstrer en leur visage aucun ressentiment de douleur, pour s’accoustumer à endurer pour le pays. Le page d’Alexandre se laissa brusler d’un charbon, sans faire frime aucune ny contenance de se plaindre, pour ne troubler le sacrifice ; et un garçon de Lacedemone se laissa ronger le ventre à un renard, plustost que descouvrir son larcin. Pompée, surprins par le roy Gentius, qui le vouloit contraindre de deceler les affaires publics de Rome, pour monstrer qu’aucun tourment ne le luy feroit dire, il mit luy-mesme le doigt au feu, et le laissa brusler, jusques à ce que Gentius mesme l’en retira. Pareil cas avoit auparavant faict Mutius devant un autre roy, Porsenna ; et plus que tous a enduré le bon vieil Regulus des carthaginois. Mais sur tous est Anaxarque, qui, demy-brisé dedans les mortiers du tyran, ne voulut jamais confesser que son esprit fust touché de tourment : pilez, broyez tout vostre saoul le sac d’Anaxarque, car quant à luy vous ne le sçauriez blesser.


LIVRE 3 CHAPITRE 23


de la captivité ou prison.

ceste affliction n’est plus rien, et est trop aisée à vaincre, après ce qui a esté dict de la maladie et de la douleur ; car ceux-cy ne sont presque poinct sans quelque captivité au lict, en la maison, en la gehenne, et encherissent beaucoup au-dessus d’icelle : toutesfois deux ou trois mots d’elle. Il n’y a que le corps, la manche, la prison de l’ame, qui est captifve ; l’esprit demeure tousiours libre et à soy en despit de tous : comment sçait-il et peust-il sentir qu’il est en prison, puis qu’aussi librement, et encore plus, il peust s’esgayer et promeiner où il voudra ? Les murs et la closture de la prison est bien trop loin de luy pour le pouvoir enfermer. Le corps qui le touche et luy est conjoinct ne le peust tenir ny arrester. Celuy qui sçait se maintenir en sa liberté et user de son droict, qui est de n’estre pas enfermé mesme dedans ce monde, se mocquera de ces chetifves barrieres. (…). La prison a receu benignement en son sein plusieurs grands et saincts personnages, a esté l’asyle, le port de salut, et la forteresse à plusieurs qui se fussent perdus en liberté, voire qui ont eu recours à elle pour estre en liberté, l’ont choisie et espousée pour vivre en repos et se delivrer du monde, (…). Ce qui est clos et fermé soubs la clef, est bien mieux gardé. Il vaut mieux estre enfermé soubs la clef qu’estre contrainct et serré par tant de lacs et de ceps divers, dont le monde est plein, les places publicques, les palais, les cours des grands ; que les tracas et tumulte des affaires apporte, les procez, les envies, malices, humeurs espineuses et violentes : (…). Plusieurs se sont sauvez de la main de leurs ennemis, de grands dangers et miseres, par le benefice de la prison. Aucuns y ont composé des livres, s’y sont faicts sçavans et meilleurs : (…). Plusieurs, que la prison, après avoir gardé et preservé un temps, a vomy et envoyé aux premieres et souveraines dignitez, monté et assis aux plus hauts sieges du monde ; d’autres elle a exhalé au ciel, et n’en a receu aucun qu’elle n’aye rendu.


LIVRE 3 CHAPITRE 24


du bannissement et exil.

exil est un changement de lieu, qui n’apporte aucun mal, sinon par opinion, et est une plaincte et une affliction purement imaginaire ; car, selon raison, il n’y a aucun mal : par-tout tout est de mesme ; ce qui est comprins en deux mots, nature et vertu. Par-tout se trouve la mesme nature commune, mesme ciel, mesmes elemens. Par-tout le ciel et les estoiles nous paroissent en mesme grandeur, estendue, et c’est cela qui est principalement à considerer, et non ce qui est dessoubs et foulons aux pieds. Aussi ne pouvons-nous voir de terre que dix ou douze lieues d’une veue : (…). Mais la face de ce grand ciel azuré, paré et contre-poincté de tant de beaux et reluisans diamans, se monstre tousiours à nous ; et affin que le puissions tout voir, il tourne continuellement autour de nous, il se monstre tout à tous et en tous endroicts, en un jour, en une nuict. La terre, qui, avec les mers et tout ce qu’elle embrasse, n’est pas la cent soixantiesme partie de la grandeur du soleil, ne se monstre à nous qu’ à l’endroict où nous l’habitons ; mais encore ce changement du plancher de dessoubs n’est rien. Qu’importe estre né en un lieu, et vivre en un autre ? Nostre mere se pouvoit accoucher ailleurs ; c’est rencontre que nous naissions çà ou là. Dadvantage, toute terre porte, produict et nourrit des hommes, fournit tout ce qui est necessaire. Toute terre porte des parens ; la nature nous a tous conjoincts de sang et de charité. Toute terre porte des amis ; il n’y a qu’ à en faire, et se les concilier par vertu et sagesse. Toute terre est pays à l’homme sage, ou plustost nulle terre ne luy est pays. C’est se faire tort, c’est foiblesse et bassesse de cœur de se porter ou penser estranger en quelque lieu. Il faut user de son droict, et par-tout vivre comme chez soy et sur le sien, (…). Et puis quel changement ou incommodité nous apporte la diversité du lieu ? Ne portons-nous pas tousiours nostre mesme esprit et vertu ? Qui peust empescher, disoit Brutus, que le banny n’emporte avec soy ses vertus ? L’esprit ny la vertu n’est poinct subject ou enfermé en aucun lieu, est par-tout egalement et indifferemment ; l’honneste homme est citoyen du monde, libre, franc, joyeux et content par-tout, tousiours chez soy, en son quarré, et tousiours mesme, encore que son estuy se remuë et tracasse : (…). C’est estre chez soy et en son pays, par-tout où l’on se trouve bien. Or se trouver bien ne despend poinct du lieu, mais de soy-mesme. Combien de gens se sont bannis volontairement pour diverses considerations ! Combien d’autres qui, s’estant bannis par la violence d’autruy, puis après rappellez, n’ont poinct voulu retourner, et ont eu leur exil non seulement tolerable, mais doux et voluptueux, et n’ont pensé avoir vescu que le temps qu’ils ont esté bannis, comme ces genereux romains, Rutilius, Marcellus ! Combien d’autres ont esté tirez par la main de la bonne fortune hors leur pays, pour estre grands et puissans en terre estrangere !

LIVRE 3 CHAPITRE 25


de la poureté, indigence, perte de biens.

ceste plaincte est du vulgaire sot et miserable, qui met aux biens de la fortune son souverain bien, et pense que la poureté est un très grand mal. Mais, pour monstrer ce qui en est, il y a double poureté : l’une extreme, qui est disette et deffaut des choses necessaires et requises à nature ; ceste-cy n’arrive presque jamais, estant nature si equitable, et nous ayant formé de ceste façon, que peu de choses nous sont necessaires, et icelles se trouvent par-tout, ne manquent poinct, (…), ny encore gueres celles qui sont à suffisance et regardent l’usage moderé et la condition d’un chascun, (…). Si nous voulons vivre selon nature et raison, son desir et sa reigle, nous trouverons tousiours ce qu’il nous faut : si nous voulons vivre selon l’opinion, nous ne le trouverons jamais : (…). Et puis un homme qui a un art ou science, voire à qui seulement les bras demeurent de reste, doibt-il craindre ou se plaindre de ceste poureté ? L’autre est faute des choses qui sont outre la suffisance requise à la pompe, volupté, delicatesse. C’est une mediocrité et frugalité ; et c’est, à vray dire, celle que nous craignons, perdre nos riches meubles, n’avoir pas un lict mollet, la viande bien apprestée, estre privé de ses commoditez ; en un mot, c’est delicatesse qui nous tient, c’est nostre vraye maladie. Or ceste plaincte est injuste car telle poureté est plus à souhaiter qu’ à craindre ; aussi estoit-elle demandée par le sage : (…). Elle est bien plus juste, plus riche, plus douce, paisible et asseurée, que l’abondance que l’on desire tant. Plus juste ; l’homme vient nud, (…), et s’en retourne nud de ce monde : peust-il dire quelque chose vrayement sienne de ce qu’il n’apporte ny n’emporte avec soy ? Les biens de ce monde sont comme meubles d’une hostellerie : nous ne nous en debvons soucier que tant que nous y sommes et en avons besoin. Plus riche ; c’est un royaume, une ample seigneurie : (…). Plus paisible et asseurée ; elle ne crainct rien, se peust deffendre soy-mesme contre tous ses ennemis : (…). Un petit corps qui se peust recueillir et couvrir soubs un bouclier, va bien plus seurement que ne faict un bien grand, qui est descouvert et opportun aux coups. Elle n’est subjecte à recepvoir de grands dommages ny charges de grands travaux. Dont ceux qui sont en cest estat sont tousiours plus gays et joyeux ; car ils n’ont pas tant de soucy, et craignent moins la tempeste. Ceste telle poureté est delivrée, gaye, asseurée, nous rend vrayement maistres de nos vies, dont les affaires, les querelles, les procez qui accompagnent necessairement les riches, emportent la meilleure partie. Hé ! Quel bien est-ce là, d’où nous viennent tant de maux, qui nous faict endurer des injures, qui nous rend esclaves, qui trouble le repos de l’esprit, qui apporte tant de jalousies, soupçons, crainctes, frayeurs, desirs ? Qui se fasche de la perte de ses biens est bien miserable ; car il perd et les biens et l’esprit tout ensemble. La vie des poures est semblable à ceux qui navigent terre à terre ; celle des riches à ceux qui se jettent en pleine mer. Ceux-cy ne peuvent prendre terre, quelque envie qu’ils en ayent ; il faut attendre le vent et la marée : ceux-là viennent à bord quand ils veulent. Finalement, il se faut representer tant de grands et genereux personnages qui se sont ry de telles pertes, voire les ont prins à leur advantage, et ont remercié Dieu, comme Zenon après son naufrage, les Fabrices, les Serrans, les Curies. Ce doibt bien estre quelque chose d’excellent et divin que la poureté, puisqu’elle convient aux dieux imaginez nuds, puis que les sages l’ont embrassé, au moins l’ont souffert avec grand contentement. Et, pour achever en un mot, entre personnes non passionnées elle est loüable, mais entre quels que ce soit elle est supportable.


LIVRE 3 CHAPITRE 26


de l’infamie.

ceste affliction est de plusieurs sortes. Si c’est privation ou perte d’honneurs et dignitez, c’est un grand gain : les dignitez ne sont qu’honorables servitudes par lesquelles l’on se prive de soy-mesme pour se donner au public. Les honneurs ne sont que flambeaux d’envie, jalousie, et enfin exil et poureté. Qu’on repasse par la memoire l’histoire de toute l’antiquité, l’on trouvera que tous ceux qui ont vescu et se sont comportez dignement et vertueusement, ont achevé leur course ou par exil, ou par poison, ou par autre mort violente : tesmoin entre les grecs Aristides, Themistocles, Phocion, Socrates ; à Rome, Camille, Scipion, Ciceron, Papinian ; entre les hebreux les prophetes : tellement que c’est la livrée des plus honnestes hommes, c’est la recompense ordinaire du public à telles gens. Si pour un mauvais bruict commun et opinion populaire, tout galand homme doibt mespriser cela et n’en faire mise ny recepte, celuy se degrade et declare n’avoir aucunement profité en l’estude de sagesse, qui faict cas et se soucie des jugemens, bruicts et paroles du peuple, soit en bien ou en mal.

LIVRE 3 CHAPITRE 27


de la perte d’amis.

je comprends icy parens, enfans, et toutes cheres personnes. Premierement, faut sçavoir sur quoy est fondée ceste plaincte ou affliction pretendue, sur leur interest ou sur le nostre. Sur le leur ? Je me doubte que nous dirons ouy ; mais il ne nous en faut pas croire. C’est une ambitieuse feincte de pieté, par laquelle nous faisons mine de plaindre et nous douloir du mal d’autruy, du dommage public ; mais si nous tirons le rideau et sondons bien au vif, se trouvera que c’est le nostre particulier qui y est enveloppé, qui nous touche. Nous plaignons nostre chandelle qui s’y brusle et s’y consomme, ou est en danger. C’est plustost une espece d’envie que de vraye pieté ; car ce que nous lamentons tant soubs le mot de la perte de nos amis, de leur absence et eslongnement de nous, c’est leur vray et très grand bien : (…). Le vray usage de la mort, c’est mettre fin aux miseres. Si Dieu eust faict nostre vie plus heureuse, il l’eust faicte plus longue. C’est donc, à vray dire, sur nostre interest qu’est fondée ceste plaincte, ceste affliction. Or cela est desia messeant, c’est espece d’injure d’avoir regret au repos de ceux qui nous ayment, pource que nous en sommes incommodez : (…). Après il y a à cela un très bon remede, que la fortune ne nous peust oster, c’est que, survivant à nos amis, nous avons moyen d’en faire d’autres : l’amitié est un des plus grands biens de la vie, aussi est-il des plus aisez à acquerir. Dieu faict les hommes, et les hommes font les amis. à qui la vertu ne manque poinct, les amis ne manqueront jamais : c’est l’instrument avec lequel on les faict, et avec lequel, quand on a perdu les anciens, on en refaict de nouveaux. La fortune nous a-elle osté nos amis ? Faisons-en de nouveaux : par ce moyen nous ne les aurons pas perdus, mais multipliez. de la mort.

il en a esté tant au long et en tout sens parlé en l’onziesme et penultiesme chapitre du second livre, qu’il ne me reste plus rien à dire icy ; dont je renvoye là.


LIVRE 3 CHAPITRE 28


Seconde partie. Des maux internes, passions fascheuses. Praeface. De tous ces maux susdicts naissent et sourdent en nous diverses passions et affections cruelles ; car estant iceux prins et considerez tout simplement comme tels, naissent craincte, qui apprehende les maux encore à venir ; tristesse, qui les regarde presens ; et, s’ils sont en autruy, c’est compassion et misericorde. Estant considerez comme venans et procurez par le faict d’autruy, naissent les passions de cholere, hayne, envie, jalousie, despit, vengeance, et toutes celles qui nous font regarder de mauvais oeil ceux qui nous causent du desplaisir. Or ceste vertu de force et vaillance consiste à reiglément et selon raison recepvoir tous ces maux, s’y porter courageusement, et en ce faisant se tenir et garder net et libre de toutes ces passions qui en viennent. Mais pource qu’elles ne subsistent que par ces maux, si, par le moyen e t secours de tant d’advis et remedes cy-dessus apportez, l’on peust vaincre et mespriser tous ces maux, il n’y restera plus aucun lieu à ces passions. Et c’est le vray moyen d’en venir à bout et s’en garantir, ainsi que c’est le meilleur pour esteindre le feu que soubstraire le bois, qui est son aliment. Toutesfois nous ne laisserons d’apporter encore advis particuliers contre toutes ces passions, bien qu’elles ayent esté tellement despeinctes cy-dessus, qu’il est très facile de les avoir en horreur et en hayne. contre la craincte.

prenons loysir d’attendre les maux, peust-estre qu’ils ne viendront pas jusques à nous : nos crainctes sont aussi subjectes à se tromper comme nos esperances. Peust-estre que le temps que nous pensons debvoir apporter de l’affliction, nous ameinera de la consolation. Combien peust-il survenir de rencontres qui pareront au coup que nous craignons ! Le foudre se destourne avec le vent d’un chapeau, et les fortunes des grands estats avec un petit moment. Un tour de roue met en haut ce qui estoit en bas, et bien souvent d’où nous attendons nostre ruine, nous recepvons nostre salut. Il n’y a rien si subject à estre trompé que la prudence humaine. Ce qu’elle espere luy manque, ce qu’elle crainct s’escoule, ce qu’elle n’attend poinct luy arrive. Dieu tient son conseil à part : ce que les hommes ont deliberé d’une façon, il le resoult d’une autre. Ne nous rendons poinct malheureux devant le temps, et peust-estre ne le serons-nous poinct du tout. L’advenir, qui trompe tant de gens, nous trompera aussitost en nos crainctes qu’en nos esperances. C’est une maxime fort celebre en la medecine, qu’ez maladies aiguës les predictions ne sont jamais certaines : ainsi est-il aux plus furieuses menaces de la fortune ; tant qu’il y a vie, il y a esperance : l’esperance demeure aussi long-temps au corps que l’esprit : (…). Mais pource que ceste craincte ne vient pas tousiours de la disposition de nature, mais souvent de la trop delicate nourriture (car, pour n’avoir esté de jeunesse nourry à la peine et au travail, nous apprehendons des choses souvent sans raison), il faut de longue main nous accoustumer à ce qui nous peust plus espouvanter, nous representer les dangers les plus effroyables où nous pouvons tomber, et de gayeté de cœur tenter quelquesfois les hazards, pour y essayer nostre courage, devancer ses mauvaises adventures, et saisir les armes de la fortune. Il nous est bien plus aisé de luy resister quand nous l’assaillons, que quand nous nous deffendons d’elle. Nous avons lors loysir de nous armer, nous prenons nos advantages, nous pourvoyons à la retraicte ; ou, quand elle nous assaut, elle nous surprend et nous choisit comme elle veust. Il faut donc qu’en l’assaillant nous apprenions à nous deffendre ; que souvent nous nous donnions de faulses alarmes, nous nous proposions les dangers qu’ont passé les grands personnages ; que nous nous souvenions comme les uns ont esvité les plus grands, pour ne s’en estre poinct estonnez ; les autres se sont perdus ez moindres, pour ne s’y estre pas bien resolus.

LIVRE 3 CHAPITRE 29


contre la tristesse.

les remedes contre la tristesse (descrite cy-dessus pour la plus fascheuse, dommageable et injuste passion) sont doubles : les uns sont droicts, les autres sont obliques. J’appelle les droicts ceux que la philosophie enseigne, et qui consistent à regarder ferme et affronter les maux et les desdaigner, ne les estimant poinct maux, ou si petits et legers (encore qu’ils soyent grands et pressans), qu’ils ne sont dignes que nostre esprit s’en esmeuve et s’en altere, et que s’en plaindre et contrister c’est une chose injuste et messeante : ainsi parlent les stoïciens, peripateticiens et platoniciens. Ceste maniere de se preserver de tristesse et toute passion douloureuse est très belle et très excellente, mais aussi très rare, des esprits de la premiere classe. Il y en a une autre aussi philosophique, encore qu’elle ne soit de si bonne et saincte famille, qui est bien facile et bien plus en usage, et est oblique : c’est par diversion et destournement de son esprit et sa pensée à chose plaisante et douce, au moins autre que celle qui nous ameine la tristesse ; c’est gauchir, decliner et ruser au mal, c’est changer d’object. C’est un remede fort frequent, et qui s’usite presque en tous maux, si l’on y veust prendre garde, tant du corps que de l’esprit. Les medecins, qui ne peuvent purger le catarrhe, le destournent et devoyent en autre partie moins dangereuse, à qui il faut appliquer la lancette, le cautere, le fer ou le feu. Ceux qui passent les precipices ferment les yeux, destournent la veuë ailleurs. Les vaillans en guerre ne goustent et ne considerent aucunement la mort ; l’ardeur du combat les emporte. Tant qui ont souffert la mort doucement, voire qui se la sont procurée et donnée, ou pour la gloire future de leur nom, comme plusieurs grecs et romains, ou pour l’esperance d’une meilleure vie, comme les martyrs, les disciples d’Hegesias, et autres après la lecture de l’axioque de Platon, ou pour fuyr les maux de ceste vie, ou pour autres raisons : tout cela n’est-ce pas diversion ? Peu y en a qui considerent les maux en eux-mesmes, qui les goustent et accointent, comme fit Socrates la mort, et Flavius condamné par Neron à mourir par la main de Niger. Parquoy aux sinistres accidens et mesadventures, et à tous maux externes, il faut destourner son esprit à d’autres pensées. Le vulgaire sçait bien dire : n’y pensez poinct. Ceux qui ont en charge les affligez doibvent, pour leur consolation, prudemment et doucement fournir d’autres objects à l’esprit assailly. (…).


LIVRE 3 CHAPITRE 30


contre la compassion et misericorde.

il y a double misericorde : l’une forte, bonne et vertueuse, qui est en Dieu et aux saincts, qui est par volonté et par effect secourir aux affligez sans s’affliger soy-mesme, sans rien ravaller de la justice et dignité ; l’autre est une sotte et feminine pitié passionnée, qui vient de mollesse et foiblesse d’ame, de laquelle a esté parlé aux passions cy-dessus. Contre icelle la sagesse apprend de secourir l’affligé, mais non pas de flechir et compatir avec luy. Ainsi est dict Dieu misericordieux. Comme le medecin à son patient, l’advocat à sa partie, apportent toute diligence et industrie, mais ne se donnent au cœur de leurs maux et affaires : ainsi le sage faict sans accepter la douleur et noircir son esprit de sa fumée. Dieu commande d’avoir soin et ayder aux poures, prendre leur cause en main ; ailleurs il deffend d’avoir pitié du poure en jugement.


LIVRE 3 CHAPITRE 31


contre la cholere.

les remedes sont plusieurs et divers, desquels l’esprit doibt estre, avant la main, armé et bien muny, comme ceux qui craignent d’estre assiegez ; car après n’est pas temps. Ils se peuvent reduire à trois chefs : le premier est de couper chemin et fermer toutes les advenues à la cholere. Il est bien plus aisé de la repousser et luy fermer le premier pas, qu’en estant saisy s’y porter bien et reiglément. Il faut donc se deslivrer de toutes les causes et occasions de cholere, qui ont esté cy-devant deduictes en sa description, sçavoir : 1 foiblesse, mollesse ; 2 maladie d’esprit, en endurcissant contre tout ce qui peust advenir ; 3 delicatesse trop grande, amour de certaines choses, s’accoustumant à la facilité et simplicité, mere de paix et repos. (…) : c’est la doctrine generalle des sages. Cotys, roy, ayant receu de present plusieurs très beaux et riches vaisseaux fragiles et aisez à casser, les rompit tous, pour n’estre en danger de se cholerer advenant qu’ils fussent cassez. Ce fut la deffiance de soy, lascheté et craincte, qui le poussa à cela. Il eust bien mieux faict si, sans les rompre, il se fust resolu de ne se courroucer pour quoy qu’il en fust advenu. 4 curiosité, à l’exemple de Caesar, qui, victorieux, ayant recouvré les lettres, escrits, memoires de ses ennemis, les brusla tous sans les vouloir voir. 5 legereté à croire. 6 et sur-tout l’opinion d’estre mesprisé et injurié par autruy, laquelle il faut chasser comme indigne d’homme de cœur : car combien qu’elle semble estre glorieuse, et venir de trop d’estime de soy (vice grand cependant), si vient-elle de bassesse et foiblesse : car celuy qui s’estime mesprisé de quelqu’un est en quelque sens moindre que luy, se juge, ou crainct de l’estre en verité, ou par reputation, et se deffie de soy : (…). Il faut donc penser que c’est plustost toute autre chose que mespris, c’est sottise, indiscretion, necessité et deffaut d’autruy. Si le mespris pretendu vient des amis, c’est une trop grande familiarité ; si de nos subjects, sçachant que l’on a puissance de les chastier et faire repentir, il n’est à croire qu’ils y ayent pensé ; si de viles et petites gens, nostre honneur ou dignité et indignité n’est pas en la main de telles gens : (…). Agathocles et Antigonus se rioient de ceux qui les injurioient, et ne leur firent mal les tenant en leur puissance. Caesar a esté excellent par dessus tous en ceste part ; mais Moyse, David, et tous les grands, en ont faict ainsi : (…). La plus glorieuse victoire est d’estre maistre de soy, ne s’esmouvoir pour autruy. S’en esmouvoir c’est se confesser atteinct : (…). Celuy ne peust estre grand, qui plie soubs l’offense d’autruy : si nous ne vainquons la cholere, elle nous vaincra : (…). Le second chef est de ceux qu’il faut employer, lors que les occasions de cholere se presentent, et qu’il semble qu’elle veust naistre en nous, qui sont : 1 arrester et tenir son corps en paix et repos, sans mouvement et agitation, laquelle eschauffe le sang et les humeurs, et se tenir en silence et solitude. 2 dilation à croire et prendre resolution, donner loysir au jugement de considerer. Si nous pouvons une fois discourir, nous arresterons aisement le cours de ceste fievre. Un sage conseilloit à Auguste, estant en cholere, de ne s’esmouvoir que premierement il n’eust dict et prononcé les lettres de l’alphabet. Tout ce que nous disons et faisons en la chaude cholere nous doibt estre suspect ; pour ce faut-il faire alte : (…). Nous nous debvons craindre, et doubter de nous-mesmes ; car, tant que nous sommes esmeus, nous ne pouvons rien faire à propos : la raison, lors empestrée des passions, ne nous sert non plus que les aisles aux oyseaux engluez par les pieds. Parquoy il faut recourir à nos amis, et meurir nos choleres entre leurs discours. 4 aussi la diversion à toute chose plaisante, à la musique. Le troisiesme chef est aux belles considerations, desquelles doibt estre abreuvé et teinct nostre esprit de longue main. Premierement des actions et mouvemens de ceux qui sont en cholere, qui nous doibvent faire horreur, tant elles sont messeantes : c’est l’expedient que donnent les sages pour nous en destourner, conseillant de se regarder au miroir. Secondement et au contraire de la beauté qui est en la moderation, songeons combien la douceur et la clemence ont de grace, comme elles sont agreables aux autres et utiles à nous-mesmes : c’est l’aymant qui tire à nous le cœur et la volonté des hommes. Cecy est principalement requis en ceux que la fortune a colloquez en haut degré d’honneur, qui doibvent avoir les mouvemens plus remis et temperez : car comme les actions sont plus d’importance, aussi leurs fautes sont plus difficiles à reparer. Finalement y a l’estime et l’amour que nous debvons porter à la sagesse que nous estudions icy, laquelle se monstre principalement à se retenir et se commander, demeurer constante et invincible : il faut elever son ame de terre, et la conduire à une disposition semblable à ceste plus haute partie de l’air qui n’est jamais offusquée de nuées ny agitée de tonnerres, mais en une serenité perpetuelle : ainsi nostre ame ne doibt estre obscurcie par la tristesse, ny esmeue par la cholere, et fuyr toute precipitation, imiter le plus haut des planetes, qui va le plus lentement de tous. Or tout cecy s’entend de la cholere interne, couverte, qui dure, joincte avec mauvaise affection, hayne, desir de vengeance, (…). Car ceste externe et ouverte est courte, un feu de paille, sans mauvaise affection, qui est pour faire ressentir à autruy sa faute, soit aux inferieurs par reprehensions et reprimandes, ou autres pour leur remonstrer le tort et indiscretion qu’ils ont ; c’est chose utile et necessaire, et bien loüable. Il est bon et utile, et pour soy et pour autruy, de quelquesfois se courroucer ; mais que ce soit avec moderation et reigle. Il y en a qui retiennent leur cholere au dedans, affin qu’elle ne se produise, et qu’ils apparoissent sages et moderez ; mais ils se rongent au dedans, et se font un effort qui leur couste plus que ne vaut tout. Il vaudroit mieux se courroucer et esventer un peu ce feu au dehors, affin qu’il ne fust si ardent, et ne donnast tant de peine au dedans. On incorpore la cholere en la cachant. Il vaut mieux que sa poincte agisse un peu au dehors que la replier contre soy : (…). Aussi contre ceux qui n’entendent ou ne se laissent gueres meiner par raison, comme le genre de valets, et qui ne font que par craincte, faut que la cholere y supplée, vraye ou simulée, sans laquelle souvent n’y auroit reiglement en la famille. Mais que ce soit avec ces conditions : 1 non souvent et à tous propos ; 2 ny pour choses legeres, car estant ordinaire viendroit à mespris, et n’auroit poids ny effect ; 3 non en l’air et à coup perdu, grondant et criaillant en absence, mais qu’elle arrive et frappe celuy qui en est cause et de qui l’on se plainct ; 4 que ce soit vifvement, pertinemment et serieusement, sans y mesler risée, affin que ce soit utile chastiment du passé et provision à l’advenir. Bref, il en faut user comme d’une medecine. Tous ces remedes au long deduicts sont aussi contre les suyvantes passions.


LIVRE 3 CHAPITRE 32


contre la hayne.

pour se deffendre contre la hayne, il faut tenir une reigle qui est vraye, que toutes choses ont deux anses par lesquelles l’on les peust prendre : par l’une elles nous semblent griefves et poisantes, par l’autre aisées et legeres. Prenons donc les choses par la bonne anse, et nous trouverons qu’il y a de bon et à aymer en tout ce que nous accusons et hayssons : car il n’y a rien au monde qui ne soit pour le bien de l’homme. Et en ce qu’il nous offense, nous avons plus de subject de le plaindre que de le hayr ; car il est le premier offensé, et en reçoit le plus grand dommage, pource qu’il perd en cela l’usage de la raison, la plus grande perte qui puisse estre. Tournons donc en tel accident la hayne en pitié, et mettons peine de rendre dignes d’estre aymez ceux que nous voudrons hayr, ainsi que fit Lycurgue à celuy qui luy avoit crevé l’œil, lequel il rendit pour peine de l’injure un honneste, vertueux et modeste citoyen, par sa bonne instruction.


LIVRE 3 CHAPITRE 33


contre l’envie.

contre ceste passion considerons ce que nous estimons bien et envions à autruy. Nous envions ez autres volontiers des richesses, des honneurs, des faveurs : c’est faute de sçavoir ce que leur couste cela. Qui nous diroit, vous en aurez autant à mesme prix, nous n’en voudrions pas. Pour les avoir, il faut flatter, endurer des afflictions, des injures ; bref, perdre sa liberté, complaire et s’accommoder aux voluptez et passions d’autruy. L’on n’a rien pour rien en ce monde. Penser arriver aux biens, honneurs, estats, offices autrement, et vouloir pervertir la loy, ou bien la coustume du monde, c’est vouloir avoir le drap et l’argent. Pourquoy, toy qui fais profession d’honneur et de vertu, te fasches-tu, si tu n’as ces biens-là, qui ne s’acquierent que par une honteuse patience ? Ayez donc plustost pitié des autres qu’envie. Si c’est un vray bien qui soit arrivé à autruy, nous nous en debvons rejouyr, car nous debvons desirer le bien les uns des autres : se plaire au bien d’autruy, c’est accroistre le sien.


LIVRE 3 CHAPITRE 34


contre la vengeance.

contre ceste cruelle passion, il faut premierement se souvenir qu’il n’y a rien de si honorable que de sçavoir pardonner. Un chascun peust poursuyvre la raison et la justice du tort qu’il a receu ; mais donner grace et remission, il n’appartient qu’au prince souverain. Si donc tu veux estre roy de toy mesme, et faire acte royal, pardonne librement, et use de grace envers celuy qui t’a offensé. Secondement, qu’il n’y a rien de si grand et victorieux que la dureté et insensibilité courageuse aux injures, par laquelle elles retournent et rejaillissent entieres aux injurians, comme les coups roides assenez aux choses très dures et solides, qui ne font autre chose que blesser et estourdir la main et le bras du frappeur : mediter vengeance est se confesser blessé ; se plaindre c’est se dire atteinct et inferieur. (…). L’on objecte qu’il est dur, grief et honteux de souffrir une offense ; je l’accorde, et suis d’advis de ne souffrir, ains de vaincre et demeure r maistre, mais d’une belle et honorable façon, en la desdaignant et celuy qui l’a faict, et encore plus en bien faisant : en tous les deux Caesar estoit excellent. C’est une glorieuse victoire de vaincre et faire bouquer l’ennemy par bienfaicts, et d’ennemy le rendre amy. Et que la grandeur de l’injure ne nous retienne poinct : au contraire estimons que plus elle est grande, plus est-elle digne d’estre pardonnée, et que plus la vengeance en seroit juste, plus la clemence en est loüable. Et puis ce n’est raison d’estre juge et partie, comme l’on veust la vengeance : il s’en faut remettre au tiers ; il faut pour le moins en avoir conseil de ses amis et des sages, et ne s’en croire pas soy-mesme. Jupiter peust bien seul darder les foudres favorables et de bon augure ; mais quand il est question de lancer les nuisibles et vengeurs, il ne le peust faire sans le conseil et assistance de douze dieux. C’est grand cas que le plus grand des dieux, qui peust de luy-mesme bien faire à tout le monde, ne peust nuire à personne qu’après une solemnelle deliberation. La sagesse de Jupiter crainct mesme de faillir, quand il est question de se venger ; il luy faut du conseil qui le retienne. Il faut donc nous former une moderation d’esprit : c’est la vertu de clemence, qui est une douceur et gratieuseté qui tempere, retient et reprime tous les mouvemens. Elle nous munira de patience, nous persuadera que nous ne pouvons estre offensez que de nous-mesmes ; que des injures d’autruy, il n’en demeurera en nous que ce que nous en voudrons retenir. Elle nous conciliera l’amitié de tout le monde, nous apportera une modestie et bienseance agreable à tous.


LIVRE 3 CHAPITRE 35


contre la jalousie.

le seul moyen de l’esviter est de se rendre digne de ce que l’on desire : car la jalousie n’est qu’une deffiance de soy-mesme, et un tesmoignage de nostre peu de merite. L’empereur Aurele, à qui Faustine sa femme demandoit ce qu’il feroit si son ennemy Cassius gaignoit contre luy la bataille, dict : je ne sers poinct si mal les dieux, qu’ils me veulent envoyer une telle fortune. Ainsi ceux qui ont part en l’affection d’autruy, s’il leur advient quelque craincte de la perdre, disent : je n’honore pas si peu son amitié, qu’il m’en veuille priver. La confiance de nostre merite est un grand gage de la volonté d’autruy. Qui poursuyt quelque chose avec la vertu, est aise d’avoir un compagnon à la poursuite, car il sert de relief et d’esclat à son merite. L’imbecillité seule crainct la rencontre, pource qu’elle pense qu’estant comparée avec un autre, son imperfection paroistra incontinent. Ostez l’emulation, vous ostez la gloire et l’esperon à la vertu. Le conseil aux hommes contre ceste maladie, quand elle leur vient de leurs femmes, c’est que la pluspart des grands et galands hommes sont tombez en ce malheur, sans qu’ils en ayent faict aucun bruict : Lucullus, Caesar, Pompée, Caton, Auguste, Antonius, et tant d’autres. Mais, diras-tu, le monde le sçait et en parle : et de qui ne parle-on en ce sens du plus grand au plus petit ? On engage tous les jours tant d’honnestes hommes en ce reproche en ta presence ! Si tu t’en remues, les dames mesmes s’en mocqueront : la frequence de cest accident doibt meshuy en avoir moderé l’aigreur. Au reste sois tel que l’on te plaigne, que ta vertu estouffe ce malheur, affin que les gens de bien ne t’en estiment rien moins, mais en maudissent l’occasion. Quant aux femmes, il n’y a poinct de conseil contre ce mal ; car leur nature est toute confite en soupçon, vanité, curiosité. Il est vray qu’elles-mesmes se guarissent aux despens de leurs maris, versant leur mal sur eux, et guarissent leur mal par un plus grand. Mais si elles estoient capables de conseil, l’on leur diroit de ne s’en soucier ny faire semblant de s’en appercevoir, qui est une douce mediocrité entre ceste folle jalousie, et ceste autre façon opposite qui se practique aux Indes et autres nations, où les femmes travaillent d’acquerir des amis et des femmes à leurs maris, cherchant sur-tout leur honneur (or c’est un tesmoignage de la vertu, valeur et reputation aux hommes en ces pays-là d’avoir plusieurs femmes) et plaisir : ainsi Livia à Auguste, Stratonique au roy Dejotarus ; ou bien multiplication de lignée, comme Sara, Lia, Rachel, à Abraham et Jacob.


LIVRE 3 CHAPITRE 36


De la temperance, quatriesme vertu. de la temperance en general.

temperance se prend doublement en terme general pour une moderation et douce attrempance en toutes choses. Et ainsi ce n’est poinct une vertu speciale, mais generalle et commune ; c’est un assaisonnement de toutes, et est perpetuellement requise, principalement aux affaires où y a de la dispute et contestation aux troubles et divisions. Pour la garder il n’y a que de n’avoir poinct d’intentions particulieres, mais simplement se tenir à son debvoir. Toutes intentions legitimes sont temperées ; la cholere, la hayne, sont au-delà du debvoir et de la justice, et servent seulement à ceux qui ne se tiennent à leur debvoir par la raison simple. Specialement pour une bride et reigle aux choses plaisantes, voluptueuses, qui chatouillent nos sens et nos appetits naturels. Nous la prendrons icy plus au large pour la reigle et le debvoir en toute prosperité, comme la force estoit la reigle en toute adversité, et sera la bride, comme la force l’esperon. Avec ces deux nous dompterons ceste partie brutale, farouche et revesche des passions qui est en nous, et nous nous porterons bien et sagement en toute fortune, et en tous accidens, qui est le haut poinct de sagesse. La temperance a donc pour son subject et object general toute prosperité, chose plaisante et plausible, mais specialement et proprement la volupté, de laquelle elle est retranchement et reiglement : retranchement de la superfluë, estrangere, vicieuse ; reiglement de la naturelle et necessaire : (…). C’est l’authorité et puissance de la raison sur les cupiditez et violentes affections qui portent nos volontez aux plaisirs et voluptez. C’est le frein de nostre ame, et l’instrument propre à escumer les bouillons qui s’elevent par la chaleur et intemperance du sang, affin de contenir l’ame une et egale à la raison, affin qu’elle ne s’accommode poinct aux objects sensibles, mais plustost qu’elle les accommode et fasse servir à soy. Par icelle nous sevrons nostre ame du laict doux des delices de ce monde, et la rendons capable d’une plus solide et succulente nourriture. C’est une reigle, laquelle doucement accommode toutes choses à la nature, à la necessité, simplicité, facilité, santé, fermeté. Ce sont choses qui vont volontiers ensemble, et sont les mesures et bornes de sagesse ; comme au rebours l’art, le luxe et superfluité, la varieté et multiplicité, la difficulté, la maladie et delicatesse, se font compagnie, suyvent l’intemperance et la folie : (…).

LIVRE 3 CHAPITRE 37


de la prosperité, et advis sur icelle.

la prosperité qui nous arrive doucement par le commun cours et train ordinaire du monde, ou par nostre prudence et sage conduite, est bien plus ferme et asseurée, et moins enviée que celle qui vient comme du ciel avec esclat, outre et contre l’opinion de tous, et l’esperance mesme de celuy qui en est estrené. La prosperité est très dangereuse : tout ce qu’il y a de vain et leger en l’ame se sousleve au premier vent favorable. Il n’y a chose qui tant perde et fasse oublier les hommes que la grande prosperité, comme les bleds se couchent par trop grande abondance, et les branches trop chargées se rompent : dont il est bien requis, comme en un pas glissant, de se bien tenir et garder, et sur-tout de l’insolence, de la fierté et presomption. Il y en a qui se noyent à deux doigts d’eaue, et à la moindre faveur de la fortune s’enflent, se mescognoissent, deviennent insupportables, qui est la vraye peincture de folie. De là il vient qu’il n’y a chose plus caduque, et qui soit de moindre durée, que la prosperité mal conseillée, laquelle ordinairement change les choses grandes et joyeuses en tristes et calamiteuses, et la fortune d’amoureuse mere se change en cruelle marastre. Or le meilleur advis pour s’y bien porter est de n’estimer gueres toutes sortes de prosperitez et bonnes fortunes, et par ainsi ne les desirer aucunement : si elles arrivent de leur bonne grace, les recepvoir tout doucement et allegrement, mais comme choses estrangeres, nullement necessaires, desquelles l’on se fust bien passé, dont il ne faut faire mise ny recepte, ne s’en hausser ny baisser. (…) ?

LIVRE 3 CHAPITRE 38


de la volupté, et advis sur icelle.

volupté est une perception et sentiment de ce qui est convenable à nature, c’est un mouvement et chatouillement plaisant ; comme à l’opposite la douleur est un sentiment triste et desplaisant : toutesfois ceux qui la mettent au plus haut et en font le souverain bien, comme les epicuriens, ne la prennent pas ainsi, mais pour une privation de mal et desplaisir, en un mot indolence. Selon eux, le n’avoir poinct de mal est le plus heureux bien-estre que l’homme puisse esperer icy : (…). Cecy est comme un milieu ou neutralité entre la volupté prinse au sens premier et commun, et la douleur : c’est comme jadis le sein d’Abraham entre le paradis et l’enfer des damnez. C’est un estat et une assiette douce et paisible, une equable, constante et arrestée volupté, qui ressemble aucunement l’euthymie et tranquillité d’esprit, estimée le souverain bien par les philosophes : l’autre premiere sorte de volupté est actifve, agente et mouvante. Et ainsi y auroit trois estats, les deux extremes opposites, douleur et volupté, qui ne sont stables ny durables, et toutes deux maladifves ; et celuy du milieu, stable, ferme, sain, auquel les epicuriens ont voulu donner le nom de volupté (comme ce l’est aussi, eu esgard à la douleur), la faisant le souverain bien. C’est ce qui a tant descrié leur eschole, comme Seneque a ingenuement recogneu et dict. Leur mal estoit au tiltre et aux mots, non en la substance, n’y ayant jamais eu de doctrine ny vie plus sobre, moderée, et ennemie des desbauches et des vices que la leur. Et n’est pas encore du tout sans quelque raison qu’ils ont appellé ceste indolence et estat paisible, volupté : car ce chatouillement, qui semble nous elever au dessus de l’indolence, ne vise qu’ à l’indolence comme à son but ; comme, par exemple, l’appetit qui nous ravit à l’accointance des femmes, ne cherche qu’ à fuyr la peine que nous apporte le desir ardent et furieux à l’assouvir, nous exempter de ceste fievre et nous mettre en repos. L’on a parlé fort diversement, trop court et destroussement de la volupté : les uns l’ont deifiée ; les autres l’ont detestée comme un monstre, et au seul mot ils tresmoussent, ne le prenant qu’au criminel. Ceux qui la condamnent tout à plat disent que c’est chose 1 courte et brefve, feu de paille, mesme si elle est vifve et actifve : 2 fresle et tendre, aisement et pour peu corrompue et emportée, une once de douleur gastera une mer de plaisir ; cela s’appelle l’artillerie enclouée : 3 humble, basse, honteuse, s’exerçant par vils outils en lieux cachez et honteux, au moins pour la pluspart ; car il y a des voluptez pompeuses et magnifiques : 4 subjecte bientost à satieté ; l’homme ne sçauroit demeurer long-temps en la volupté ; il en est impatient ; dur, robuste autrement à la douleur, comme a esté dict : 5 suyvie le plus souvent du repentir, produisant de très pernicieux effects, ruine des personnes, familles, republiques : et sur-tout ils alleguent que, quand elle est en son plus grand effort, elle maistrise de façon que la raison n’y peust avoir accez. D’autre part l’on dict qu’elle est naturelle, creée et establie de Dieu au monde, pour sa conservation et durée, tant en detail des individus, qu’en gros des especes. Nature, mere de volupté, conserve cela qu’ez actions qui sont pour nostre besoin, elle y a mis de la volupté. Or bien vivre est consentir à nature. Dieu, dict Moyse, a creé la volupté, (…), a mis et estably l’homme en un estat, lieu et condition de vie voluptueuse : et enfin qu’est-ce que la felicité derniere et souveraine, sinon volupté certaine et perpetuelle ? (…). Et de faict les plus reiglez philosophes et plus grands professeurs de vertu, Zeno, Caton, Scipion, Epaminondas, Platon, Socrates mesme, ont esté par effect et amoureux et beuveurs, danseurs, joueurs : et ont traicté, parlé, escrit de l’amour et autres voluptez. Parquoy cecy ne se vuide pas en un mot et tout simplement : faut distinguer, les voluptez sont diverses. Il y en a de naturelles et non naturelles : ceste distinction, comme plus importante, sera tantost plus considerée. Il y en a de glorieuses, fastueuses, difficiles ; d’autres sombres, doucereuses, faciles, et prestes. Combien qu’ à la verité dire, la volupté est une qualité peu ambitieuse ; elle s’estime assez riche de soy sans y mesler le prix de la reputation, et s’ayme mieux à l’ombre. Celles aussi qui sont tant faciles et prestes sont lasches et morfondues, s’il n’y a de la mal-aisance et difficulté ; laquelle est un allechement, une amorce, un esguillon à icelles. La ceremonie, la vergongne et difficulté qu’il y a de parvenir aux derniers exploicts de l’amour, sont ses esguisemens et allumettes, c’est ce qui luy donne le prix et la poincte. Il y en a de spirituelles et corporelles : non qu’ à vray dire, elles soyent separées ; car elles sont toutes de l’homme entier et de tout le subject composé, et une partie de nous n’en a poinct de si propres que l’autre ne s’en sente, tant que dure le mariage et amoureuse liaison de l’esprit et du corps en ce monde. Mais bien y en a ausquelles l’esprit a plus de part que le corps, dont conviennent mieux à l’homme qu’aux bestes, et sont plus durables, comme celles qui entrent en nous par les sens de la veuë et de l’ouye, qui sont deux portes de l’esprit ; car ne faisant que passer par-là, l’esprit les reçoit, les cuit et digere, s’en paist et delecte long-temps ; le corps s’en sent peu. D’autres où le corps a plus de part, comme celles du goust et de l’attouchement, plus grossieres et materielles, esquelles les bestes nous font compagnie : telles voluptez se traictent, exploictent, s’usent et achevent au corps mesme, l’esprit n’y a que l’assistance et compagnie, et sont courtes, c’est feu de paille. Le principal en cecy est sçavoir comment il se faut comporter et gouverner aux voluptez ; ce que la sagesse nous apprendra : et c’est l’office de la vertu de temperance. Il faut premierement faire grande et notable difference entre les naturelles et non naturelles. Par les non naturelles nous n’entendons pas seulement celles qui sont contre nature, et le droict usage approuvé par les loix ; mais encore les naturelles mesme, si elles degenerent en trop grand excez et superfluité, qui n’est poinct du roolle de la nature, qui se contente de remedier à la necessité, à quoy l’on peust encore adjouster la bienseance et honnesteté commune. C’est bien volupté naturelle d’estre clos et couvert par maison et vestemens, contre la rigueur des elemens et injure des meschans : mais que ce soit d’or, d’argent, de jaspe et porphyre, il n’est pas naturel. Ou bien si elles arrivent par autre voye que naturelle, comme si elles sont recherchées et procurées par artifice, par medicamens, et autres moyens non naturels. Ou bien qu’elles se forgent premierement en l’esprit, suscitées par passion, et puis de là viennent au corps, qui est un ordre renversé : car l’ordre de nature est que les voluptez entrent au corps, et soyent desirées par luy, et puis de là montent en l’esprit. Et tout ainsi que le rire, qui est par le chatouillement des aysselles, n’est poinct naturel ny doux, c’est plustost une convulsion ; aussi la volupté qui est recherchée et allumée par l’ame, n’est poinct naturelle. Or la premiere reigle de sagesse aux voluptez est ceste-cy, chasser et condamner tout à faict les non naturelles, comme vicieuses, bastardes (car ainsi que ceux qui viennent au banquet sans y estre conviez, sont à refuser ; aussi les voluptez qui d’elles-mesmes, sans estre mandées et conviées par la nature, se presentent, sont à rejetter) ; admettre et recepvoir les naturelles, mais avec reigle et moderation : et voylà l’office de temperance en general, chasser les non naturelles, reigler les naturelles. Or la reigle des naturelles est en trois poincts : premierement, que soit sans offense, scandale, dommage et prejudice d’autruy. Le second, que soit sans prejudice sien, de son honneur, sa santé, son loysir, son debvoir, ses fonctions. Le tiers, que soit avec moderation, ne les prendre trop à cœur, non plus qu’ à contre-cœur, ne les courir ny fuyr ; mais les recepvoir et prendre comme on faict le miel, avec le bout du doigt, non en pleine main, non s’y engager par trop, ny en faire son propre faict et principal affaire ; moins s’y enyvrer et perdre : ce doibt estre l’accessoire, une recreation pour mieux se remettre, comme le sommeil qui nous renforce, et nous donne haleine pour retourner plus gayement à l’œuvre. Bref en user, et non jouyr. Mais sur-tout se faut garder de leur trahison : car il y en a qui se donnent trop cherement, nous rendent plus de mal et desplaisir : mais c’est traistreusement ; car elles marchent devant pour nous amuser et tromper, et nous cachent leurs suittes cruelles, nous chatouillent, et nous embrassent pour nous estrangler. Le plaisir de boire va devant le mal de teste ; tels sont les plaisirs et voluptez de l’indiscrette et bouillante jeunesse, qui enyvrent. Nous nous plongeons dedans, mais en la vieillesse elles nous laissent comme tous noyez, ainsi que la mer sur la greve en son reflus : les douceurs que nous avons avallées si glouttement se fondent puis en amertumes et repentirs, et remplissent nos esprits d’un humeur venimeux qui les infecte et corrompt. Or comme la moderation et reigle aux voluptez est chose très belle et utile selon Dieu, nature, raison : aussi l’excez et dereiglement est la plus pernicieuse de toutes au public et au particulier. La volupté mal prinse ramollit et relasche la vigueur de l’esprit et du corps, (…) ; apoltronit et effemine les plus courageux, tesmoin Annibal ; dont les lacedemoniens, qui faisoient profession de mespriser toutes voluptez, estoient appellez hommes, et les atheniens mols et delicats, femmes. Xerxès, pour punir les babyloniens revoltez, et s’asseurer d’eux à l’advenir, leur osta les armes et exercices penibles et difficiles, et permit tous plaisirs et delices. Secondement elle chasse et bannit les vertus principales, qui ne peuvent durer soubs un empire si mol et effeminé : (…). Tiercement elle degenere bientost à son contraire, qui est la douleur, le desplaisir, le repentir : comme les rivieres d’eaue douce courent et vont mourir en la mer salée, ainsi le miel des voluptez se termine en fiel de douleurs : (…). Finalement c’est le seminaire de tous maux, de toute ruine : (…). D’elle viennent les propos et intelligences secrettes et clandestines, puis les trahisons, enfin les eversions et ruines des republiques. Maintenant nous parlerons des voluptez en particulier.

LIVRE 3 CHAPITRE 39


du manger et boire, et sobrieté.

les viandes sont pour la nourriture, pour soustenir et reparer l’infirmité du corps ; l’usage moderé, naturel et plaisant, l’entretient, le rend propre et habile instrument à l’esprit ; comme l’excez au contraire non naturel l’affoiblit, apporte de grandes et fascheuses maladies, qui sont les supplices naturels de l’intemperance : (…). L’homme se plainct de son cerveau de ce qu’il luy envoye tant de defluxions, fondique de toutes les maladies plus dangereuses ; mais le cerveau luy respond bien : (…), sois sobre à avaller, et je seray chiche à couler. Mais quoy ! L’excez et apparat, la multitude, diversité, et exquis appareil des viandes est venu à honneur ; nos gens, après une grande somptuosité et superfluité, prient encore de les excuser de n’avoir pas assez faict. Combien est prejudiciable et à l’esprit et au corps la repletion des viandes, la diversité, curiosité, l’exquis et artificiel appareil, chascun le peust sentir en soy-mesme : la gourmandise et l’yvrognerie sont vices lasches et grossiers ; ils se descrient assez eux-mesmes par les gestes et contenances de ceux qui en sont atteincts : desquelles la plus douce et honneste est d’estre assoupy et hebesté, inutile à tout bien : jamais homme aymant sa gorge et son ventre ne fit belle œuvre : aussi sont-ils de gens de peu et bestials : mesmement l’yvrognerie qui meine à toutes choses indignes, tesmoin Alexandre, autrement grand prince, taché de ce vice, dont il en tua son plus grand amy Clytus, et puis revenant à soy se vouloit tuer. Bref, elle oste du tout le sens, et pervertit l’entendement : (…). La sobrieté, bien que ne soit des plus grandes et difficiles vertus, qui ne donne peine qu’aux sots et aux forçats, si est-elle un progrez et acheminement aux autres vertus : elle estouffe les vices au berceau, les suffoque en la semence : c’est la mere de santé, la meilleure et plus seure medecine contre toutes maladies, et qui faict vivre longuement. Socrates, par sa sobrieté, avoit une santé forte et acerée : Masinissa, le plus sobre roy de tous, fit enfans à quatre-vingt-six ans, et à quatre-vingt-douze vainquit les carthaginois ; où Alexandre s’enyvrant mourut en la fleur de son aage, bien qu’il fust le mieux né et plus sain de tous. Plusieurs goutteux et atteincts de maladies incurables aux medecins ont esté guaris par diette, voylà pour le corps, plus longue et plus saine. Elle sert bien autant ou plus à l’esprit, qui par elle est tenu pur, capable de sagesse et bon conseil : (…). Tous les grands hommes ont esté grandement sobres, non seulement les professeurs de vertu singuliere et plus estroicte, mais tous ceux qui ont excellé en quelque chose, Cyrus, Caesar, Julien l’empereur, Mahumet : Epicure, le grand docteur de volupté, a passé tous en ceste part. La frugalité des curies et fabrices romains est plus haut levée que leurs belles et grandes victoires : les lacedemoniens tant vaillans faisoient profession expresse de frugalité et sobrieté. Mais il faut de bonne heure, et dès la jeunesse, embrasser ceste partie de temperance, et non attendre à la vieillesse douloureuse, et que l’on soit foulé et pressé de maladies, comme les atheniens, à qui l’on reprochoit qu’ils ne demandoient jamais la paix qu’en robbes de deuil, après avoir perdu leurs parens et amis en guerre, et qu’ils n’en pouvoient plus. C’est trop tard s’adviser. (…) : c’est vouloir faire le mesnager quand il n’y a plus rien à mesnager ; chercher à faire son emploicte, après que la foire est passée. C’est une bonne chose de ne s’accoustumer aux viandes delicates, de peur qu’en estant privez, nostre corps en vienne indisposé, et nostre esprit fasché ; et d’user d’ordinaire des plus grossieres, tant pource qu’elles nous rendent plus forts et plus sains, que pource qu’elles sont plus aisées à recouvrer.


LIVRE 3 CHAPITRE 40


du luxe et desbauche en tous couverts et paremens, et de la frugalité.

il a esté dict cy-dessus que le vestir n’est poinct originel, ny naturel, ny necessaire à l’homme ; mais artificiel, inventé et usurpé par luy seul au monde. Or à la suitte qu’il est artificiel (c’est la coustume des choses artificielles de varier, multiplier sans fin et sans mesure ; la simplicité est amie de nature), il s’est estendu et multiplié en tant d’inventions (car à quoy la pluspart des occupations et trafiques du monde, sinon à la couverture et parure des corps ?) de dissolutions et corruptions, tellement que ce n’a plus esté une excuse et un couvert de deffauts et necessitez, mais un nid de vices, (…), subject de riottes et querelles : car de là premierement a commencé la proprieté des choses, le mien et le tien, et la plus grande communauté qui soit, si sont tousiours les vestemens propres ; ce qui est monstré par ce mot françois, desrobber. C’est un vice familier et special aux femmes, que le luxe et l’excez aux vestemens, vray tesmoignage de leur foiblesse, voulant se prevaloir et rendre recommandables par ces petits accidens, pource qu’elles se sentent foibles et incapables de se faire valoir à meilleures enseignes ; celles de grande vertu et courage s’en soucient beaucoup moins. Par les loix des lacedemoniens, il n’estoit permis de porter robbes de couleur riches et precieuses qu’aux femmes publicques ; c’estoit leur part, comme aux autres la vertu et l’honneur. Or le vray et legitime usage est de se couvrir contre le froid, le vent, et autres rigueurs de l’air. Pour ce ne doibvent-ils estre tirez à autre fin ; et par ainsi non excessifs ny somptueux, ny aussi vilains et dechirez : (…). Caligula servoit de risée à tous par la dissolution de ses habillemens. Auguste fust loüé de sa modestie.


LIVRE 3 CHAPITRE 41


plaisir charnel, chasteté, continence.

la continence est une chose très difficile, et de très penible garde ; il est bien mal-aisé de resister du tout à nature : or c’est icy qu’elle est plus forte et ardente.

Aussi est-ce la plus grande recommandation qu’elle aye que la difficulté ; car au reste c’est une vertu sans action et sans fruict, c’est une privation, un non faire, peine sans profict ; la sterilité est signifiée par la virginité : comme aussi l’incontinence simple et seule en soy n’est pas des grandes fautes, non plus que les autres purement corporelles, et que la nature commet en ses actions par excez ou deffaillance sans malice. Ce qui la descrie et rend tant dangereuse, c’est qu’elle n’est presque jamais seule, mais ordinairement accompagnée et suyvie d’autres plus grandes fautes, infectée de meschantes et vilaines circonstances des personnes, lieux, temps prohibez, exercée par mauvais moyens, menteries, impostures, subornations, trahisons ; outre la perte du temps, distractions de ses fonctions, d’où il advient après de grands scandales. Et pource que c’est une passion violente et ensemble pipperesse, il se faut remparer contre elle, et se garder de ses appasts ; plus elle nous mignarde, plus deffions-nous-en : car elle nous veust embrasser pour nous estrangler, elle nous appaste de miel pour nous saouler de fiel. Parquoy considerons ces choses. La beauté d’autruy est chose qui est hors de nous, c’est chose qui tourne aussitost en mal qu’au bien : ce n’est en somme qu’une fleur qui passe, chose bien mince, et quasi rien que la couleur d’un corps. Recognoissant en la beauté la delicate main de nature, la faut priser comme le soleil et la lune, pour l’excellence qui y est : et venant à la jouyssance par tous moyens honnestes, se souvenir tousiours que l’usage immoderé de ce plaisir use le corps, amollit l’ame, affoiblit l’esprit ; et que plusieurs, pour s’y estre addonnez, ont perdu, les uns la vie, les autres la fortune, les autres leur esprit : et au contraire qu’il y a plus de plaisir et de gloire de vaincre la volupté qu’ à la posseder ; que la continence d’Alexandre et de Scipion a esté plus haut loüée, que les beaux visages des filles et femmes qu’ils ont prins captifves. Il y a plusieurs sortes et degrez de continence et incontinence. La conjugale est la premiere, et qui importe plus de toutes, pour le public et pour le particulier ; parquoy elle doibt estre de toutes en plus grande recommandation. Il se faut retenir dedans le chaste sein de la partie qui nous a esté destinée pour compagne. Qui faict autrement viole non seulement son corps, le faisant vaisseau d’ordure, mais toutes loix : la loy de Dieu qui commande chasteté ; de nature qui deffend de faire commun ce qui est propre à un, et commande de garder sa foy ; du pays qui a introduict les mariages : le droict des familles, transferant injustement le labeur d’autruy à un estranger : la justice, apportant des incertitudes, jalousies et querelles entre les parens, desrobbe aux enfans l’amour des peres, et aux parens la pieté des enfans.


LIVRE 3 CHAPITRE 42


de la gloire et de l’ambition.

l’ambition, le desir de gloire et d’honneur (desquels a esté parlé cy-dessus) n’est pas du tout et en tout sens à condamner. Premierement il est très utile au public, selon que le monde vit ; car c’est luy qui cause la pluspart des belles actions, qui pousse les gens aux essays hazardeux, comme nous voyons en la pluspart des anciens, lesquels tous n’ont pas esté meinez d’un esprit philosophique ; de Socrates, Phocion, Aristides, Epaminondas, des Catons et Scipions ; par la seule vraye et vifve image de vertu, car plusieurs, et en bien plus grand nombre, ont esté poussez de l’esprit ; de Themistocles, d’Alexandre, de Caesar : et bien que ces beaux exploicts n’ayent pas esté chez leurs autheurs et operateurs vrayes œuvres de vertu, mais d’ambition, toutesfois les effects ont esté très utiles au public. Outre ceste consideration, encore, selon les sages, est-il excusable et permis en deux cas : l’un est aux choses bonnes et utiles, mais qui sont audessoubs la vertu, et communes aux bons et meschans, comme sont les arts et sciences : (…) : les inventions, l’industrie, la vaillance militaire. L’autre est pour demeurer en la bienveillance d’autruy. Les sages enseignent de ne reigler poinct ses actions par l’opinion d’autruy, sauf pour esviter les incommoditez qui pourroient advenir de leur mespris de l’approbation et jugement d’autruy. Mais au faict de la vertu, et de bien faire pour la gloire, comme si c’en estoit le salaire, c’est une opinion faulse et vaine. Ce seroit chose bien piteuse et chetifve que la vertu, si elle tiroit sa recommandation et son prix de l’opinion d’autruy : c’est une trop foible monnoye et de trop bas alloy pour elle ; elle est trop noble pour aller mendier une telle recompense : il faut affermir son ame, et de façon telle composer ses affections, que la lueur des honneurs n’esblouysse poinct nostre raison, et munir de belles resolutions son esprit, qui luy servent de barrieres contre les assauts de l’ambition. Il se faut donc persuader que la vertu ne cherche poinct un plus ample ny plus riche theatre pour se faire voir, que sa propre conscience ; plus le soleil est haut, moins faict-il d’ombre ; plus la vertu est grande, moins cherche-elle de gloire ; gloire vrayement semblable à l’ombre, qui suyt ceux qui la fuyent, et fuyt ceux-là qui la suyvent : se remettre devant les yeux que l’on vient en ce monde comme à une comedie, où l’on ne choisit pas le personnage que l’on veust jouer, mais seulement l’on regarde à bien jouer celuy qui est donné ; ou comme en un banquet, auquel l’on use des viandes qui sont devant, sans estendre le bras à l’autre bout de la table, ny arracher les plats d’entre les mains des maistres d’hostel. Si l’on nous presente une charge dont nous soyons capables, acceptons-la modestement, et l’exerçons sincerement ; estimant que Dieu nous a là posez en sentinelle, affin que les autres reposent soubs nostre soin : ne recherchons autre recompense de nostre labeur, que la conscience d’avoir bien faict, et desirons que le tesmoignage en soit plustost gravé dedans le cœur de nos concitoyens, que sur le front des œuvres publicques. Bref, tenons pour maxime, que le fruict des belles actions est de les avoir faictes. La vertu ne sçauroit trouver hors de soy recompense digne d’elle. Refuser et mespriser les grandeurs, ce n’est pas tant grand miracle, c’est un effort qui n’est si difficile. Qui bien s’ayme et juge sainement se contente de fortune moyenne et aisée ; les maistrises fort actifves et passifves sont penibles, et ne sont desirées que par esprits malades. Otanes, l’un des sept qui avoient droict à la souveraineté de Perse, quitta à ses compagnons son droict, pourveu que luy et les siens vescussent en cest empire hors de toute subjection et maistrise, sauf celle des loix anciennes, impatient à commander et estre commandé. Diocletian quitta et renonça l’empire, Celestinus le papat.

LIVRE 3 CHAPITRE 43


de la temperance au parler, et de l’eloquence.

cecy est un grand poinct de sagesse : qui reigle bien sa langue en un mot, il est sage : (…). Cecy vient de ce que la langue est tout le monde, en elle est le bien et le mal, la vie et la mort, comme a esté dict cy-devant : or voyci les advis pour la bien reigler. Que le parler soit sobre et rare : sçavoir se taire est un grand advantage à bien parler ; et qui ne sçait bien l’un ne sçait l’autre. Bien dire et beaucoup n’est pas le faict de mesme ouvrier ; les meilleurs hommes sont ceux qui parlent le moins, disoit un sage. Qui abondent en paroles sont steriles à bien dire et à bien faire, comme les arbres qui jettent force feuilles ont peu de fruict, force paille peu de grain. Les lacedemoniens, grands professeurs de vertu et vaillance, l’estoient aussi de silence, ennemis du langage : dont a esté tant loüé et recommandé par tous le peu parler, la bride à la bouche : (…). En la loy de Moyse, le vaisseau, qui n’avoit son couvercle attaché, estoit immonde ; en cecy se cognoist et discerne l’homme ; le sage a la langue au cœur, et le fol a le cœur à la langue. Veritable : l’usage de la parole est d’ayder à la verité, et luy porter le flambeau pour la faire voir ; et au contraire descouvrir et rejetter le mensonge. D’autant que la parole est l’outil pour communiquer nos volontez et nos pensées, elle doibt bien estre veritable et fidelle, puis que nostre intelligence se conduict par la seule voye de la parole. Celuy qui la faulse trahit la societé publicque ; et si ce moyen nous faut et nous trompe, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entre-cognoissons plus. De la menterie en a esté dict. Naïf, modeste et chaste ; non accompagné de v ehemence et contention, il sembleroit qu’il y auroit de la passion ; non artificiel ny affecté ; non desbauché et dereiglé, ny licencieux. Serieux et utile, non vain et inutile : il ne faut pas s’amuser à conter ce qui se faict en la place ou au theatre, ny à dire sornettes et risées ; cela tient trop du bouffon, et monstre un trop grand et inutile loysir : (…). Il n’est pas bon aussi de conter beaucoup de ses actions et fortunes ; les autres ne prennent pas tant de plaisir à les ouyr que nous à les conter. Mais sur-tout non jamais offensif, la parole est l’instrument et le courretier de la charité ; en user contre elle, c’est en abuser contre l’intention de nature. Toute sorte de mesdisance, detraction, mocquerie, est très indigne de l’homme sage et d’honneur. Facile et doux, non espineux, difficile et ennuyeux : il faut esviter en propos communs les questions subtiles et aiguës, qui ressemblent aux escrevisses, où y a plus à esplucher qu’ à manger ; la fin n’est que cris et contention. Ferme, nerveux et genereux, non mol, lasche et languissant ; et par ainsi faut esviter le parler des pedans, plaideurs, et des filles. à ce poinct de temperance appartient celuy de garder fidellement le secret (dont a esté parlé en la foy), non seulement qui a esté recommandé et donné en garde, mais celuy que la prudence et discretion nous dicte debvoir estre supprimé. Or, comme la parole rend l’homme plus excellent que les bestes, aussi l’eloquence rend ses professeurs plus excellens que les autres hommes ; car c’est la profession de la parole, c’est une plus exquise communication du discours et de la raison, le gouvernail des ames, qui dispose les cœurs et les affections, comme certains tons, pour en faire un accord melodieux. L’eloquence n’est pas seulement une clarté, pureté, elegance de langage, que les mots soyent bien choisis, proprement ageancez, tombans en une juste cadence : mais elle doibt estre aussi pleine d’ornemens, de graces, de mouvemens ; que les paroles soyent animées, premierement d’une voix claire, ronde et distincte, s’elevant et s’abaissant peu à peu ; puis d’une grave et naïfve action, où l’on voye le visage, les mains et les membres de l’orateur parler avec sa bouche, suyvre de leur mouvement celuy de l’esprit, et representer les affections : car l’orateur doibt vestir le premier les passions dont il veust frapper les autres. Comme Brasidas tira de sa propre playe le dard dont il tua son ennemy ; ainsi la passion s’estant conceuë en nostre cœur, se forme incontinent en nostre parole, et par elle sortant de nous, entre en autruy, et y donne semblable impression que nous avons nous-mesmes par une subtile et vifve contagion. Par là se void qu’une fort douce nature est mal propre à l’eloquence ; car elle ne conçoit pas les passions fortes et courageuses, telles qu’il les faut pour animer bien l’oraison : tellement que, quand il faut desployer les maistresses voiles de l’eloquence en une grande et vehemente action, ces gens-là demeurent beaucoup au dessoubs, comme sceut bien reprocher Ciceron à Callidius, qui accusoit Gallus avec une voix et action si froide et lasche : (…) ? Mais estant aussi vigoureuse et garnie de ce qu’a esté dict, elle n’auroit pas moins de force et violence que les commandemens des tyrans, environnez de leurs gardes et satellites : elle ne meine pas seulement l’auditeur, mais elle l’entraisne, reigne parmy les peuples, s’establit un violent empire sur les esprits. L’on peust dire contre l’eloquence que la verité se soustient et deffend bien de soy-mesme, qu’il n’y a rien plus eloquent qu’elle ; ce qui est vray où les esprits sont purs, vuides et nets de passions : mais la pluspart du monde, par nature, ou par art et mauvaise instruction, est preoccupé, mal né et disposé à la vertu et verité ; dont il est requis de traicter les hommes comme le fer, qu’il faut amollir avec le feu avant que le tremper en l’eaue ; aussi par les chaleureux mouvemens de l’eloquence, il les faut rendre soupples et maniables, capables de prendre la trempe de la verité. C’est à quoy doibt tendre l’eloquence ; et son vray fruict est armer la vertu contre le vice, la verité contre le mensonge et la calomnie. L’orateur, dict Theophraste, est le vray medecin des esprits, auquel appartient de guarir la morsure des serpens par le chant des flustes, c’est-à-dire

les calomnies des meschans par l’harmonie de la raison. Or, puis que l’on ne peust empescher que l’on ne s’empare de l’eloquence pour executer ses pernicieux desseins, que peust-on moins faire que nous deffendre de mesmes armes ? Si nous ne nous en voulons ayder, et nous presentons nuds au combat, ne trahissons-nous pas la vertu et la verité ? Mais plusieurs ont abusé de l’eloquence à de meschans desseins, et à la ruine de leur pays. C’est vray, et pour cela n’est-elle à mespriser : cela luy est commun avec toutes les plus excellentes choses du monde, de pouvoir estre tournée à mal et à bien, selon que celuy qui les possede est mal disposé : la pluspart des hommes abusent de leur entendement, ce n’est à dire qu’il n’en faille avoir.


PETIT TRAICTÉ
DE SAGESSE.

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TABLE

DU TOME TROISIÈME.

CONTINUATION DU LIVRE TROISIÈME.

DE LA JUSTICE ET DEBVOIR DE L’HOMME ENVERS L’HOMME.

Advertissement. I

Chapitre VII. De l’amour ou amitié. 2

Chap. VIII. De la foy, fidélité, perfidie, secret. 15

Chap. IX. Vérité et admonition libre. 23

Chap. X. De la flatterie, menterie et dissimulation. 26

Chap. XI. Du bienfaict, obligation et recognoissance. 36

Préface. Seconde partie, qui est des débvoirs spéciaux de certains à certains, par certaine et spéciale obligation. 60

Chap. XII. Débvoirs des mariés. 61

Chap. XIII. Mesnagerie. 65

Chap. XIV. Débvoirs des parens et enfans. 68

Chap. XV. Debvoir des maîstres et serviteurs. 123

Chap. XVI. Debvoir des souverains et des subjects. 126

Chap. XVII. Debvoir des magistrats. 139

Chap. XVIII. Debvoir des grands et des petits. 148

Préface. De la force, troisième vertu. 150

Chap. XIX. De la force, ou vaillance en général. 151

De la force ou vaillance en particulier. 160

Chap. XX. Première partie des maux externes. 161

Chap. XXI. Des maux externes considérés en leurs effects et fruicts. 171

Des maux externes en eux-mesmes et particuliers. 176

Advertissement Ibid.

Chap. XXII. De la maladie et douleur. Ibid.

Chap. XXIII. De la captivité ou prison. 181

Chap. XXIV. Du bannissement et exil. 184

Chap. XXV. De la povreté, indigence, perte de biens. 188

Chap. XXVI. De l’infamie. 192

Chap. XXVII. De la perte d’amys. 194

De la mort. 196

Préface. Seconde partie. Des maux internes, passions fascheuses. 196

Chap. XXVIII. Contre la craincte. 197

Chap. XXIX. Contre la tristesse. 200

Chap. XXX. Contre la compassion et miséricorde. 202

Chap. XXXI. Contre la cholere. 203

Chap. XXXII. Contre la hayne. 211

Chap. XXXIII. Contre l’envie. 212

Chap. XXXIV. Contre la vengeance. 213

Chap. XXXV. Contre la jalousie. 216

Chap. XXXVI. De la tempérance, quatriesme vertu. 219

Chap. XXXVII. De la prospérité et advis sur icelle. 223

Chap. XXXVIII. De la volupté et advis sur icelle. 226

Chap. XXXIX. Du manger et boire, abstinence et sobriété. 235

Chap. XL. Du luxe et desbauche en tous couverts et paremens, de la frugalité. 239

Chap. XLI. Plaisir charnel, chasteté, continence. 241

Chap. XLII. De la gloire et de l’ambition. 245

Chap. XLIII. De la tempérance au parler, et de l’eloquence. 280


Avertissement. 258

Préface. 259

Chap. 1er. Du mot de Sagesse, auec vne rude et générale description d’icelle, etc., etc. 261

Chap. II. Description ample de Sagesse par ses traicts et offices propres, etc., etc. 270

Chap. III. Autre description plus sensible du Sage et de la Sagesse, etc., etc. 295

Chap. IV. Examen de la susdite description de Sagesse, etc., etc. 304

Chap. V et dernier. Response générale aux doutes et plaintes proposées contre le liure de Sagesse, etc. 314

Opuscules extraits des Œuvres de Charron. 319

Discours sur la Cognoissance de Dieu. 321

Autre Discours Chrestien. Quil n’est permis à un subject de se rebeller contre son Roy. 349

Epistre. 359


TABLE ANALYTIQUE

ET RAISONNÉE

DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE TRAITÉ DE LA SAGESSE DE CHARRON.

TABLE

ANALYTIQUE ET RAISONNÉE

DES MATIÈRES.

A

Abeilles. Leur roi offre certaine marque de majesté ; I, 16.

Adam. Premier homme ; origine de ce nom ; I, 17.

Admonition. Est un devoir de l’amitié ; III, a3. — Tous ont besoin d’être avertis , mais surtout les heureux , les princes, les grands ; 24. — Règles à .suivre dans les admonitions ; ibid. et suiv..(Voy. Conseils.)

Adversité. Le vulgaire ne sait pas la supporter ; II, 172. — Elle est le champ des plus héroïques vertus ; 174. — Elle ne fit jamais un homme méchant ; 179. — Elle purifie les mœurs , adoucit la fierté ; c’est la lime de l’ame , qui la dérouille et la polit ; ibid. et suiv. — L’homme vertueux est plus tranquille en l’adversité que le vicieux en la prospérité ; 182. (Voy. Maux.)

Affaires (moyens de réussir dans les). Bien connaître les personnes avec qui l’on traite ; II, 22a. — Estimer les choses à leur véritable valeur ; 223. — Savoir bien choisir entre divers partis ; 226. — Prendre conseil d’autrui ; 228. — N’avoir ni trop de confiance ni trop de défiance ; 229. — Saisir l’occasion et l’à propos, éviter par conséquent la précipitation et l’indolence ; ibid. — Prendre la vertu pour guide, et compter peu sur la fortune ; 233. — Qualités nécessaires dans toutes les entreprises ; 228, 234.

Affirmation. Signe ordinaire de bêtise et d’ignorance ; II, 217. — L’homme sage ne doit jamais parler affirmativement et magistralement. ; ibid.

Agrippine. Mot qui décèle son ambition ; I, 158.

Aigle. Offre certaine marque de majesté ; I, 16.

Alexandre. Se repentit du meurtre de Clitus ; I, 180. — Fit du bien à ses ennemis ; 186.

Alliances. Le prince,en doit former sur lesquelles l’Etat puisse s’apPage:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/377 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/378 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/379 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/380 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/381 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/382 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/383 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/384 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/385 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/386 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/387 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/388 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/389 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/390 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/391 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/392 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/393 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/394 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/395 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/396 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/397 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/398 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/399 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/400 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/401 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/402 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome III, 1827.djvu/403