Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Index alphabétique/S

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Dictionnaire philosophique
1764

S.


SALIQUE, voyez LOI SALIQUE.


SALOMON[1].

Plusieurs rois ont été de grands clercs et ont fait de bons livres. Le roi de Prusse, Frédéric le Grand, est le dernier exemple que nous en ayons. Il sera peu imité ; nous ne devons pas présumer qu’on trouve beaucoup de monarques allemands qui fassent des vers français, et qui écrivent l’histoire de leur pays. Jacques Ier en Angleterre, et même Henri VIII, ont écrit. Il faut en Espagne remonter jusqu’au roi Alfonse X ; encore est-il douteux qu’il ait mis la main aux Tables Alfonsines.

La France ne peut se vanter d’avoir eu un roi auteur[2]. L’empire d’Allemagne n’a aucun livre de la main de ses empereurs ; mais l’empire romain se glorifie de César, de Marc-Aurèle, et de Julien. On compte en Asie plusieurs écrivains parmi les rois. Le présent empereur de la Chine, Kien-long, passe surtout pour un grand poëte ; mais Salomon, ou Soleyman l’Hébreu, a encore plus de réputation que Kien-long le Chinois.

Le nom de Salomon a toujours été révéré dans l’Orient. Les ouvrages qu’on croit de lui, les annales des Juifs, les fables des Arabes, ont porté sa renommée jusqu’aux Indes. Son règne est la grande époque des Hébreux.

Il était le troisième roi de la Palestine. Le premier livre des Rois dit que sa mère Bethsabée obtint de David qu’il fît couronner Salomon son fils, au lieu de son aîné Adonias. Il n’est pas surprenant qu’une femme complice de la mort de son premier mari ait eu assez d’artifice pour faire donner l’héritage au fruit de son adultère, et pour faire déshériter le fils légitime, qui de plus était l’aîné.

C’est une chose très-remarquable que le prophète Nathan, qui était venu reprocher à David son adultère, le meurtre d’Urie, le mariage qui suivit ce meurtre, fût le même qui depuis seconda Bethsabée, pour mettre sur le trône Salomon, né de ce mariage sanguinaire et infâme. Cette conduite, à ne raisonner que selon la chair, prouverait que ce prophète Nathan avait, selon les temps, deux poids et deux mesures. Le livre même ne dit pas que Nathan reçut une mission particulière de Dieu pour faire déshériter Adonias. S’il en eut une, il faut la respecter ; mais nous ne pouvons admettre que ce que nous trouvons écrit.

C’est une grande question en théologie si Salomon est plus renommé par son argent comptant, ou par ses femmes, ou par ses livres. Je suis fâché qu’il ait commencé son règne à la turque, en égorgeant son frère.

Adonias, exclu du trône par Salomon, lui demanda pour toute grâce qu’il lui permît d’épouser Abisag, cette jeune fille qu’on avait donnée à David pour le réchauffer dans sa vieillesse. L’Écriture ne dit point si Salomon disputait à Adonias la concubine de son père, mais elle dit que Salomon, sur la seule demande d’Adonias, le fit assassiner. Apparemment que Dieu, qui lui donna l’esprit de sagesse, lui refusa alors celui de justice et d’humanité, comme il lui refusa depuis le don de la continence.

Il est dit dans le même livre des Rois qu’il était maître d’un grand royaume qui s’étendait de l’Euphrate à la mer Rouge et à la Méditerranée ; mais malheureusement il est dit en même temps que le roi d’Égypte avait conquis le pays de Gazer dans le Chanaan, et qu’il donna pour dot la ville de Gazer à sa fille, qu’on prétend que Salomon épousa ; il est dit qu’il y avait un roi à Damas ; les royaumes de Sidon et de Tyr florissaient : entouré d’États puissants, il manifesta sans doute sa sagesse en demeurant en paix avec eux tous. L’abondance extrême qui enrichit son pays ne pouvait être que le fruit de cette sagesse profonde, puisque du temps de Saül il n’y avait pas un ouvrier en fer dans son pays[3]. Nous l’avons déjà remarqué[4], ceux qui veulent raisonner trouvent difficile que David, successeur de Saül vaincu par les Philistins, ait pu pendant son administration fonder un vaste empire.

Les richesses qu’il laissa à Salomon sont encore plus merveilleuses ; il lui donna comptant cent trois mille talents d’or, et un million treize mille talents d’argent. Le talent d’or hébraïque vaut, selon Arbuthnot, six mille livres sterling. La somme totale du legs en argent comptant, sans les pierreries et les autres effets, et sans le revenu ordinaire proportionné sans doute à ce trésor, montait, suivant ce calcul, à un milliard cent dix-neuf millions cinq cent mille livres sterling, ou à cinq milliards cinq cent quatre-vingt-dix-sept millions d’écus d’Allemagne, ou à vingt-cinq milliards six cent quarante-huit millions de France. Il n’y avait pas alors autant d’espèces circulantes dans le monde entier. Ouelques érudits évaluent ce trésor un peu plus bas, mais la somme est toujours bien forte pour la Palestine.

On ne voit pas après cela pourquoi Salomon se tourmentait tant à envoyer ses flottes au pays d’Ophir pour rapporter de l’or. On devine encore moins comment ce puissant monarque n’avait pas dans ses vastes États un seul homme qui sût façonner du bois dans la forêt du Liban. Il fut obligé de prier Hiram, roi de Tyr, de lui prêter des fendeurs de bois et des ouvriers pour le mettre en œuvre. Il faut avouer que ces contradictions exercent le génie des commentateurs.

On servait par jour, pour le dîner et le souper de sa maison, cinquante bœufs et cent moutons, et de la volaille et du gibier à proportion : ce qui peut aller par jour à soixante mille livres pesant de viande ; cela fait une bonne maison.

On ajoute qu’il avait quarante mille écuries et autant de remises pour ses chariots de guerre, mais seulement douze mille écuries pour sa cavalerie. Voilà bien des chariots pour un pays de montagnes, et c’était un grand appareil pour un roi dont le prédécesseur n’avait eu qu’une mule à son couronnement, et pour un terrain qui ne nourrit que des ânes.

On n’a pas voulu qu’un prince qui avait tant de chariots se bornât à un petit nombre de femmes ; on lui en donne sept cents qui portaient le nom de reines ; et ce qui est étrange, c’est qu’il n’avait que trois cents concubines, contre la coutume des rois, qui ont d’ordinaire plus de maîtresses que de femmes.

[5]Il entretenait quatre cent douze mille chevaux, sans doute pour aller se promener avec elles le long du lac de Génézareth, ou vers celui de Sodome, ou vers le torrent de Cédron, qui serait un des endroits les plus délicieux de la terre si ce torrent n’était pas à sec neuf mois de l’année, et si le terrain n’était pas horriblement pierreux.

Quant au temple qu’il fit bâtir, et que les Juifs ont cru le plus bel ouvrage de l’univers, si les Bramante, les Michel-Ange, et les Palladio, avaient vu ce bâtiment, ils ne l’auraient pas admiré. C’était une espèce de petite forteresse carrée qui renfermait une cour, et dans cette cour un édifice de quarante coudées de long, et un autre de vingt ; et il est dit seulement que ce second édifice, qui était proprement le temple, l’oracle, le saint des saints, avait vingt coudées de large comme de long, et vingt de haut. M. Soufflot n’aurait pas été fort content de ces proportions[6].

Les livres attribués à Salomon ont duré plus que son temple.

Le nom seul de l’auteur a rendu ces livres respectables : ils devaient être bons[7], puisqu’ils étaient d’un roi, et que ce roi passait pour le plus sage des hommes.

Le premier ouvrage qu’on lui attribue est celui des Proverbes. C’est un recueil de maximes qui paraissent à nos esprits raffinés quelquefois triviales, basses, incohérentes, sans goût, sans choix, et sans dessein. Ils ne peuvent se persuader qu’un roi éclairé ait composé un recueil de sentences dans lesquelles on n’en trouve pas une seule qui regarde la manière de gouverner, la politique, les mœurs des courtisans, les usages d’une cour. Ils sont étonnés de voir des chapitres entiers où il n’est parlé que de gueuses qui vont inviter les passants dans les rues à coucher avec elles.

Ils se révoltent contre les sentences dans ce goût : « Il y a trois choses insatiables, et une quatrième qui ne dit jamais C’est assez : le sépulcre, la matrice, la terre qui n’est jamais rassasiée d’eau ; et le feu, qui est la quatrième, ne dit jamais C’est assez[8].

« Il y a trois choses difficiles, et j’ignore entièrement la quatrième : la voie d’un aigle dans l’air, la voie d’un serpent sur la pierre, la voie d’un vaisseau sur la mer, et la voie d’un homme dans une femme[9].

« Il y a quatre choses qui sont les plus petites de la terre, et qui sont plus sages que les sages : les fourmis, petit peuple qui se prépare une nourriture pendant la moisson ; le lièvre, peuple faible qui couche sur des pierres ; la sauterelle, qui, n’ayant pas de rois, voyage par troupes ; le lézard, qui travaille de ses mains, et qui demeure dans les palais des rois[10]. »

Est-ce à un grand roi, disent-ils, au plus sage des mortels qu’on ose imputer de telles niaiseries ? Cette critique est forte, il faut parler avec plus de respect.

Les Proverbes ont été attribués à Isaïe, à Elzia, à Sobna, à Éliacin, à Joacké, et à plusieurs autres ; mais qui que ce soit qui ait compilé ce recueil de sentences orientales, il n’y a pas d’apparence que ce soit un roi qui s’en soit donné la peine. Aurait-il dit que « la terreur du roi est comme le rugissement du lion » ? C’est ainsi que parle un sujet ou un esclave que la colère de son maître fait trembler. Salomon aurait-il tant parlé de la femme impudique ? Aurait-il dit : « Ne regardez point le vin quand il paraît clair, et que sa couleur brille dans le verre[11] ? »

Je doute fort qu’on ait eu des verres à boire du temps de Salomon : c’est une invention fort récente; toute l’antiquité buvait dans des tasses de bois ou de métal ; et ce seul passage indique peut-être que cette collection juive fut composée dans Alexandrie, ainsi que tant d’autres livres juifs[12].

L’Ecclésiaste, que l’on met sur le compte de Salomon, est d’un ordre et d’un goût tout différent. Celui qui parle dans cet ouvrage semble être détrompé des illusions de la grandeur, lassé de plaisirs, et dégoûté de la science. On l’a pris pour un épicurien qui répète à chaque page que le juste et l’impie sont sujets aux mêmes accidents, que l’homme n’a rien de plus que la bête, qu’il vaut mieux n’être pas né que d’exister, qu’il n’y a point d’autre vie, et qu’il n’y a rien de bon et de raisonnable que de jouir en paix du fruit de ses travaux avec la femme qu’on aime.

Il se pourrait faire que Salomon eût tenu de tels discours à quelques-unes de ses femmes : on prétend que ce sont des objections qu’il se fait ; mais ces maximes, qui ont l’air un peu libertin, ne ressemblent point du tout à des objections ; et c’est se moquer du monde d’entendre dans un auteur le contraire de ce qu’il dit.

On a cru voir un matérialiste à la fois sensuel et dégoûté, qui paraissait avoir mis au dernier verset un mot édifiant sur Dieu, pour diminuer le scandale qu’un tel livre devait causer.

Au reste, plusieurs Pères ont prétendu que Salomon avait fait pénitence ; ainsi on peut lui pardonner.

Les critiques ont de la peine à se persuader que ce livre soit de Salomon ; et Grotius prétend qu’il fut écrit sous Zorobabel. Il n’est pas naturel que Salomon ait dit : « Malheur à la terre qui a un roi enfant ! » Les Juifs n’avaient point eu encore de tels rois.

Il n’est pas naturel qu’il ait dit : « J’observe le visage du roi. » Il est bien plus vraisemblable que l’auteur ait voulu faire parler Salomon, et que, par cette aliénation d’esprit qu’on découvre dans tant de rabbins, il ait oublié souvent dans le corps du livre que c’était un roi qu’il faisait parler.

Ce qui leur paraît surprenant, c’est que l’on ait consacré cet ouvrage parmi les livres canoniques. S’il fallait, disent-ils, établir aujourd’hui le canon de la Bible, peut-être n’y mettrait-on pas l’Ecclésiaste ; mais il fut inséré dans un temps où les livres étaient très-rares, où ils étaient plus admirés que lus. Tout ce qu’on peut faire aujourd’hui, c’est de pallier autant qu’il est possible l’épicuréisme qui règne dans cet ouvrage. On a fait pour l’Ecclésiaste comme pour tant d’autres choses qui révoltent bien autrement. Elles furent établies dans des temps d’ignorance ; et on est forcé, à la honte de la raison, de les soutenir dans des temps éclairés. et d’en déguiser ou l’absurdité par des allégories. Ces critiques sont trop hardis.

Le Cantique des cantiques est encore attribué à Salomon, parce que le nom de roi s’y trouve en deux ou trois endroits, parce qu’on fait dire à l’amante qu’elle est belle comme les peaux de Salomon, parce que l’amante dit qu’elle est noire, et qu’on a cru que Salomon désignait par là sa femme égyptienne.

Ces trois raisons n’ont pas persuadé.

1° Quand l’amante, en parlant à son amant, dit : « Le roi m’a menée dans ses celliers, » elle parle visiblement d’un autre que de son amant : donc le roi n’est pas cet amant ; c’est le roi du festin, c’est le paranymphe, c’est le maître de la maison, qu’elle entend ; et cette Juive est si loin d’être la maîtresse d’un roi que, dans tout le cours de l’ouvrage, c’est une bergère, une fille des champs, qui va chercher son amant à la campagne et dans les rues de la ville, et qui est arrêtée aux portes par les gardes qui lui volent sa robe.

Je suis belle comme les peaux de Salomon est l’expression d’une villageoise qui dirait : Je suis belle comme les tapisseries du roi ; et c’est précisément parce que le nom de Salomon se trouve dans cet ouvrage qu’il ne saurait être de lui. Quel monarque ferait une comparaison si ridicule ? « Voyez, dit l’amante au troisième chapitre, voyez le roi Salomon avec le diadème dont sa mère l’a couronné au jour de son mariage. » Qui ne reconnaît à ces expressions la comparaison ordinaire que font les filles du peuple en parlant de leurs amants ? Elles disent : Il est beau comme un prince, il a un air de roi, etc.

3° Il est vrai que cette bergère qu’on fait parler dans ce cantique amoureux dit qu’elle est hâlée du soleil, qu’elle est brune. Or, si c’était là la fille du roi d’Égypte, elle n’était point si hâlée. Les filles de qualité en Égypte sont blanches. Cléopâtre l’était ; et en un mot, ce personnage ne peut être à la fois une fille de village et une reine.

Il se peut qu’un monarque qui avait mille femmes ait dit à l’une d’elles : « Qu’elle me baise d’un baiser de sa bouche, car vos tétons sont meilleurs que le vin. » Un roi et un berger, quand il s’agit de baiser sur la bouche, peuvent s’exprimer de la même manière. Il est vrai qu’il est assez étrange qu’on ait prétendu que c’était la fille qui parlait en cet endroit, et qui faisait l’éloge des tétons de son amant.

On avoue encore qu’un roi galant a pu faire dire à sa maîtresse : « Mon bien-aimé est comme un bouquet de myrte, il demeurera entre mes tétons. »

Qu’il a pu lui dire : « Votre nombril est comme une coupe dans laquelle il y a toujours quelque chose à Loire ; votre ventre est comme un boisseau de froment ; vos tétons sont comme deux faons de chevreuil, et votre nez est comme la tour du mont Liban. »

J’avoue que les églogues de Virgile sont d’un autre style ; mais chacun a le sien, et un Juif n’est pas obligé d’écrire comme Virgile.

On n’a pas approuvé ce beau tour d’éloquence orientale : « Notre sœur est encore petite, elle n’a point de tétons ; que ferons-nous de notre sœur ? Si c’est un mur, bâtissons dessus ; si c’est une porte, fermons-la. »

À la bonne heure que Salomon, le plus sage des hommes, ait parlé ainsi dans ses goguettes ; mais plusieurs rabbins ont soutenu que non-seulement cette petite églogue voluptueuse n’était pas du roi Salomon, mais qu’elle n’était pas authentique. Théodore de Mopsuète était de ce sentiment ; et le célèbre Grotius appelle le Cantique des cantiques un ouvrage libertin, flagiliosus. Cependant il est consacré, et on le regarde comme une allégorie perpétuelle du mariage de Jésus-Christ avec son Église. Il faut avouer que l’allégorie est un peu forte, et qu’on ne voit pas ce que l’Église pourrait entendre quand l’auteur dit que sa petite sœur n’a point de tétons.

Après tout, ce cantique est un morceau précieux de l’antiquité ; c’est le seul livre d’amour qui nous soit resté des Hébreux. Il y est souvent parlé de jouissance. C’est une églogue juive. Le style est comme celui de tous les ouvrages d’éloquence des Hébreux, sans liaison, sans suite, plein de répétitions, confus, ridiculement métaphorique ; mais il y a des endroits qui respirent la naïveté et l’amour.

Le livre de la Sagesse est dans un goût plus sérieux ; mais il n’est pas plus de Salomon que le Cantique des cantiques. On l’attribue communément à Jésus fils de Sirach, d’autres à Philon de Biblos ; mais, quel que soit l’auteur, on a cru que de son temps on n’avait point encore le Pentateuque, car il dit au chapitre x qu’Abraham voulut immoler Isaac du temps du déluge, et dans un autre endroit il parle du patriarche Joseph comme d’un roi d’Égypte : du moins c’est le sens le plus naturel.

Le pis est que l’auteur, dans le même chapitre, prétend qu’on voit de son temps la statue de sel en laquelle la femme de Loth fut changée. Ce que les critiques trouvent de pis encore, c’est que le livre leur paraît un amas très-ennuyeux de lieux communs ; mais ils doivent considérer que de tels ouvrages ne sont pas faits pour suivre les vaines règles de l’éloquence. Ils sont écrits pour édifier et non pour plaire ; il faut même lutter contre son dégoût pour les lire.

Il y a grande apparence que Salomon était riche et savant pour son temps et pour son peuple. L’exagération, compagne inséparable de la grossièreté, lui attribua des richesses qu’il n’avait pu posséder, et des livres qu’il n’avait pu faire. Le respect pour l’antiquité a depuis consacré ces erreurs.

Mais que ces livres aient été écrits par un Juif, que nous importe ? Notre religion chrétienne est fondée sur la juive, mais non pas sur tous les livres que les Juifs ont faits.

Pourquoi le Cantique des cantiques, par exemple, serait-il plus sacré pour nous que les fables du Talmud ? C’est, dit-on, que nous l’avons compris dans le canon des Hébreux. Et qu’est-ce que ce canon ? C’est un recueil d’ouvrages authentiques. Eh bien ! un ouvrage pour être authentique est-il divin ? Une histoire des roitelets de Juda et de Sichem, par exemple, est-elle autre chose qu’une histoire ? Voilà un étrange préjugé. Nous avons les Juifs en horreur, et nous voulons que tout ce qui a été écrit par eux et recueilli par nous porte l’empreinte de la Divinité. Il n’y a jamais eu de contradiction si palpable.



SAMMONOCODOM[13].

Je me souviens que Sammonocodom, le dieu des Siamois, naquit d’une jeune vierge, et fut élevé sur une fleur. Ainsi la grand’mère de Gengis fut engrossée par un rayon du soleil. Ainsi l’empereur de la Chine Kien-long, aujourd’hui glorieusement régnant, assure positivement, dans son beau poëme de Moukden, que sa bisaïeule était une très-jolie vierge, qui devint mère d’une race de héros pour avoir mangé des cerises. Ainsi Danaé fut mère de Persée, Rhea Sylvia de Romulus. Ainsi Arlequin avait bien raison de dire, en voyant tout ce qui se passait dans le monde : Tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia.

La religion de ce Siamois nous prouve que jamais législateur n’enseigna une mauvaise morale. Voyez, lecteur, que celle de Brama, de Zoroastre, de Numa, de Thaut, de Pythagore, de Mahomet, et même du poisson Oannès, est absolument la même. J’ai dit souvent qu’on jetterait des pierres à un homme qui viendrait prêcher une morale relâchée, et voilà pourquoi les jésuites eux-mêmes ont eu des prédicateurs si austères.

Les règles que Sammonocodom donna aux talapoins ses disciples sont aussi sévères que celles de saint Basile et de saint Benoît.

« Fuyez les chants, les danses, les assemblées, tout ce qui peut amollir l’âme.

N’ayez ni or ni argent.

Ne parlez que de justice, et ne travaillez que pour elle.

Dormez peu, mangez peu, n’ayez qu’un habit.

Ne raillez jamais.

Méditez en secret, et réfléchissez souvent sur la fragilité des choses humaines. »

Par quelle fatalité, par quelle fureur est-il arrivé que dans tous les pays l’excellence d’une morale si sainte et si nécessaire a été toujours déshonorée par des contes extravagants, par des prodiges plus ridicules que toutes les fables des Métamorphoses ? Pourquoi n’y a-t-il pas une seule religion dont les préceptes ne soient d’un sage, et dont les dogmes ne soient d’un fou ? (On sent bien que j’excepte la nôtre, qui est en tout sens infiniment sage.)

N’est-ce point que les législateurs s’étant contentés de donner des préceptes raisonnables et utiles, les disciples des premiers disciples et les commentateurs ont voulu enchérir ? Ils ont dit : Nous ne serons pas assez respectés, si notre fondateur n’a pas eu quelque chose de surnaturel et de divin. Il faut absolument que notre Numa ait eu des rendez-vous avec la nymphe Égérie ; qu’une des cuisses de Pythagore ait été de pur or ; que la mère de Sammonocodom ait été vierge en accouchant de lui ; qu’il soit né sur une rose, et qu’il soit devenu dieu.

Les premiers Chaldéens ne nous ont transmis que des préceptes moraux très-honnêtes ; cela ne suffit pas : il est bien plus beau que ces préceptes aient été annoncés par un brochet qui sortait deux fois par jour du fond de l’Euphrate pour venir faire un sermon.

Ces malheureux disciples, ces détestables commentateurs, n’ont pas vu qu’ils pervertissaient le genre humain. Tous les gens raisonnables disent : Voilà des préceptes très-bons : j’en aurais bien dit autant ; mais voilà des doctrines impertinentes, absurdes, révoltantes, capables de décrier les meilleurs préceptes. Qu’arrive-t-il ? Ces gens raisonnables ont des passions tout comme les talapoins ; et plus ces passions sont fortes, plus ils s’enhardissent à dire tout haut : Mes talapoins m’ont trompé sur la doctrine ; ils pourraient bien m’avoir trompé sur des maximes qui contredisent mes passions. Alors ils secouent le joug, parce qu’il a été imposé maladroitement ; ils ne croient plus en Dieu, parce qu’ils voient bien que Sammonocodom n’est pas dieu. J’en ai déjà averti mon cher lecteur en quelques endroits[14], lorsque j’étais à Siam ; et je l’ai conjuré de croire en Dieu malgré les talapoins.

Le révérend P. Tachard[15], qui s’était tant amusé[16] sur le vaisseau avec le jeune Destouches, garde-marine, et depuis auteur de l’opéra d’Issé[17], savait bien que ce que je dis est très-vrai.

D’UN FRÈRE CADET DU DIEU SAMMONOCODOM.

Voyez si j’ai eu tort de vous exhorter souvent à définir les termes, à éviter les équivoques. Un mot étranger, que vous traduisez très-mal par le mot Dieu, vous fait tomber mille fois dans des erreurs très-grossières. L’essence suprême, l’intelligence supréme, l’âme dela nature, le grand Être, l’éternel géomètre qui a tout arrangé avec ordre, poids et mesure, voilà Dieu ; mais lorsqu’on donne le même nom à Mercure, aux empereurs romains, à Priape, à la divinité des tétons, à la divinité des fesses, au dieu Pet, au dieu de la chaise percée, on ne s’entend plus, on ne sait plus où l’on en est. Un juge juif, une espèce de bailli est appelé dieu dans nos saintes Écritures. Un ange est appelé dieu. Ou donne le nom de dieux aux idoles des petites nations voisines de la horde juive.

Sammonocodom n’est pas dieu proprement dit ; et une preuve qu’il n’est pas dieu, c’est qu’il devint dieu, et qu’il avait un frère nommé Thevatat, qui fut pendu, et qui fut damné.

Or il n’est pas rare que dans une famille il y ait un homme habile qui fasse fortune, et un autre malavisé qui soit repris de justice. Sammonocodom devint saint, il fut canonisé à la manière siamoise ; et son frère, qui fut un mauvais garnement, et qui fut mis en croix, alla dans l’enfer, où il est encore.

Nos voyageurs ont rapporté que quand nous voulûmes prêcher un dieu crucifié aux Siamois, ils se moquèrent de nous. Ils nous dirent que la croix pouvait bien être le supplice du frère d’un dieu, mais non pas d’un dieu lui-même. Cette raison paraissait assez plausible, mais elle n’est pas convaincante en bonne logique : car puisque le vrai Dieu donna pouvoir à Pilate de le crucifier, il put, à plus forte raison, donner pouvoir de crucifier son frère. En effet Jésus-Christ avait un frère, saint Jacques, qui fut lapidé. Il n’en était pas moins Dieu. Les mauvaises actions imputées à Thevatat, frère du dieu Sammonocodom, étaient encore un faible argument contre l’abbé de Choisy et le Père Tachard : car il se pouvait très-bien faire que Thevatat eût été pendu injustement, et qu’il eût mérité le ciel au lieu d’être damné : tout cela est fort délicat.

Au reste, on demande comment le P. Tachard put en si peu de temps apprendre assez bien le siamois pour disputer contre les talapoins.

On répond que Tachard entendait la langue siamoise comme François-Xavier entendait la langue indienne.


SAMOTHRACE[18].

Que la fameuse île de Samothrace soit à l’embouchure de l’Hèbre, comme le disent tant de dictionnaires, ou qu’elle en soit à vingt milles, comme c’est la vérité, ce n’est pas ce que je recherche.

Cette île fut longtemps la plus célèbre de tout l’Archipel, et même de toutes les îles. Ses dieux Cabires, ses hiérophantes, ses mystères, lui donnèrent autant de réputation que le trou Saint-Patrice en eut en Irlande il n’y a pas longtemps[19].

Cette Samothrace, qu’on appelle aujourd’hui Samandrachi, est un rocher recouvert d’un peu de terre stérile, habité par de pauvres pécheurs. Ils seraient bien étonnés si on leur disait que leur île eut autrefois tant de gloire ; et ils diraient : Qu’est-ce que la gloire ?

Je demande ce qu’étaient ces hiérophantes, ces francs-maçons sacrés qui célébraient leurs mystères antiques de Samothrace, et d’où ils venaient, eux et leurs dieux Cabires ?

Il n’est pas vraisemblable que ces pauvres gens fussent venus de Phénicie, comme le dit Bochart avec ses étymologies hébraïques, et comme le dit après lui l’abbé Banier. Ce n’est pas ainsi que les dieux s’établissent ; ils sont comme les conquérants, qui ne subjuguent les peuples que de proche en proche. Il y a trop loin de la Phénicie à cette pauvre île pour que les dieux de la riche Sidon et de la superbe Tyr soient venus se confiner dans cet ermitage : les hiérophantes ne sont pas si sots.

Le fait est qu’il y avait des dieux Cabires, des prêtres Cabires, des mystères Cabires, dans cette île chétive et stérile. Non-seulement Hérodote en parle ; mais le Phénicien Sanchoniathon, si antérieur à Hérodote, en parle aussi dans ses fragments heureusement conservés par Eusèbe. Et, qui pis est, ce Sanchoniathon, qui vivait certainement avant le temps où l’on place Moïse, cite le grand Thaut, le premier Hermès, le premier Mercure d’Égypte, et ce grand Thaut vivait huit cents ans avant Sanchoniathon, de l’aveu même de ce Phénicien.

Les Cabires étaient donc en honneur deux mille trois ou quatre cents ans avant notre ère vulgaire.

Maintenant si vous voulez savoir d’où venaient ces dieux Cabires établis en Samothrace, n’est-il pas vraisemblable qu’ils venaient de Thrace, le pays le plus voisin, et qu’on leur avait donné cette petite île pour y jouer leurs farces, et pour gagner quelque argent ? Il se pourrait bien faire qu’Orphée eût été un fameux ménétrier des dieux Cabires.

Mais qui étaient ces dieux ? Ils étaient ce qu’ont été tous les dieux de l’antiquité, des fantômes inventés par des fripons grossiers, sculptés par des ouvriers plus grossiers encore, et adorés par des brutes appelées hommes.

Ils étaient trois Cabires : car nous avons déjà observé[20] que dans l’antiquité tout se faisait par trois.

Il faut qu’Orphée soit venu très-longtemps après l’invention de ces trois dieux : car il n’en admit qu’un seul dans ses mystères. Je prendrais volontiers Orphée pour un socinien rigide.

Je tiens les anciens dieux Cabires pour les premiers dieux (les Thraces, quelques noms grecs quon leur ait donnés depuis.

Mais voici quelque chose de bien plus curieux pour l’histoire de Samothrace. Vous savez que la Grèce et la Thrace ont été affligées autrefois de plusieurs inondations. Vous connaissez les déluges de Deucalion et d’Ogygès. L’île de Samothrace se vantait d’un déluge plus ancien, et son déluge se rapportait assez au temps où l’on prétend que vivait cet ancien roi de Thrace nommé Xissutre, dont nous avons parlé à l’article Ararat.

Vous pouvez vous souvenir que les dieux de Xixutru ou Xissutre, qui étaient probablement les Cabires, lui ordonnèrent de bâtir un vaisseau d’environ trente mille pieds de long sur douze cents pieds de large ; que ce vaisseau vogua longtemps sur les montagnes de l’Arménie pendant le déluge : qu’ayant embarqué avec lui des pigeons et beaucoup d’autres animaux domestiques, il lâcha ses pigeons pour savoir si les eaux s’étaient retirées, et qu’ils revinrent tout crottés, ce qui fit prendre à Xissutre le parti de sortir enfin de son grand vaisseau.

Vous me direz qu’il est bien étrange que Sanchoniathon n’ait point parlé de cette aventure. Je vous répondrai que nous ne pouvons pas décider s’il l’inséra ou non dans son histoire, vu qu’Eusèbe, qui n’a rapporté que quelques fragments de cet ancien historien, n’avait aucun intérêt à rapporter l’histoire du vaisseau et des pigeons. Mais Bérose la raconte ; et il y joint du merveilleux, selon l’usage de tous les anciens.

Les habitants de Samothrace avaient érigé des monuments de ce déluge.

Ce qui est encore plus étonnant, et ce que nous avons déjà remarqué en partie[21], c’est que ni la Grèce, ni la Thrace, ni aucun peuple, ne connut jamais le véritable déluge, le grand déluge, le déluge de Noé.

Comment, encore une fois, un événement aussi terrible que celui du submergement de toute la terre put-il être ignoré des survivants ? Comment le nom de notre père Noé, qui repeupla le monde, put-il être inconnu à tous ceux qui lui devaient la vie ? C’est le plus étonnant de tous les prodiges, que de tant de petits-fils aucun n’ait parlé de son grand-père.

Je me suis adressé à tous les doctes ; je leur ai dit : Avez-vous jamais lu quelque vieux livre grec, toscan, arabe, égyptien, chaldéen, indien, persan, chinois, où le nom de Noé se soit trouvé ? Ils m’ont tous répondu que non. J’en suis encore tout confondu.

Mais que l’histoire de cette inondation universelle se trouve dans une page d’un livre écrit dans un désert par des fugitifs, et que cette page ait été inconnue au reste du monde entier jusque vers l’an 900 de la fondation de Rome, c’est ce qui me pétrifie ; je n’en reviens pas. Mon cher lecteur, crions bien fort : O altitudo ignorantiarum !



SAMSON[22].

En qualité de pauvres compilateurs par alphabet, de ressasseurs d’anecdotes, d’éplucheurs de minuties, de chiffonniers qui ramassent des guenilles au coin des rues, nous nous glorifierons, avec toute la fierté attachée à nos sublimes sciences, d’avoir découvert qu’on joua le fort Samson, tragédie, sur la fin du xvie siècle, en la ville de Rouen, et qu’elle fut imprimée chez Abraham Couturier[23]. Jean ou John Milton, longtemps maître d’école à Londres, puis secrétaire pour le latin du parlement nommé le croupion ; Milton, auteur du Paradis perdu et du Paradis retrouvé, fit la tragédie de Samson agoniste ; et il est bien cruel de ne pouvoir dire en quelle année.

Mais nous savons qu’on l’imprima avec une préface, dans laquelle on vante beaucoup un de nos confrères les commentateurs, nommé Paræus, lequel s’aperçut le premier, par la force de son génie, que l’Apocalypse est une tragédie. En vertu de cette découverte, il partagea l’Apocalypse en cinq actes, et y inséra des chœurs dignes de l’élégance et du beau naturel de la pièce. L’auteur de cette même préface nous parle des belles tragédies de saint Grégoire de Nazianze. Il assure qu’une tragédie ne doit jamais avoir plus de cinq actes ; et, pour le prouver, il nous donne le Samson agoniste de Milton, qui n’en a qu’un. Ceux qui aiment les longues déclamations seront satisfaits de cette pièce.

Une comédie de Samson fut jouée longtemps en Italie. On en donna une traduction à Paris en 1717, par un nommé Romagnesi ; on la représenta sur le théâtre français de la comédie prétendue italienne, anciennement le palais des ducs de Bourgogne. Elle fut imprimée et dédiée au duc d’Orléans, régent de France.

Dans cette pièce sublime, Arlequin, valet de Samson, se battait contre un coq d’Inde, tandis que son maître emportait les portes de la ville de Gaza sur ses épaules.

En 1732, on voulut représenter à l’Opéra de Paris une tragédie de Samson[24] mise en musique par le célèbre Rameau ; mais on ne le permit pas. Il n’y avait ni arlequin ni coq d’Inde, la chose parut trop sérieuse : on était bien aise d’ailleurs de mortifier Rameau, qui avait de grands talents. Cependant on joua dans ce temps-là l’opéra de Jephté, tiré de l’Ancien Testament, et la comédie de l’Enfant prodigue, tirée du Nouveau.

Il y a une vieille édition du Samson agoniste de Milton, précédée d’un abrégé de l’histoire de ce héros ; voici la traduction de cet abrégé.

Les Juifs, à qui Dieu avait promis par serment tout le pays qui est entre le ruisseau d’Égypte et l’Euphrate, et qui pour leurs péchés n’eurent jamais ce pays, étaient au contraire réduits en servitude ; et cet esclavage dura quarante ans. Or il y avait un Juif de la tribu de Dan, nommé Manué ou Manao, et la femme de ce Manué était stérile ; et un ange apparut à cette femme, et lui dit : « Vous aurez un fils, à condition qu’il ne boira jamais de vin, qu’il ne mangera jamais de lièvre, et qu’on ne lui fera jamais les cheveux. »

L’ange apparut ensuite au mari et à la femme ; on lui donna un chevreau à manger ; il n’en voulut point, et disparut au milieu de la fumée ; et la femme dit : « Certainement nous mourrons, car nous avons vu un dieu. » Mais ils n’en moururent pas.

L’esclave Samson naquit, fut consacré nazaréen ; et dès qu’il fut grand, la première chose qu’il fit fut d’aller dans la ville phénicienne ou philistine de Tamnala courtiser une fille d’un de ses maîtres, qu’il épousa.

En allant chez sa maîtresse, il rencontra un lion, le déchira en pièces de sa main nue, comme il eût fait un chevreau. Quelques jours après il trouva un essaim d’abeilles dans la gueule de ce lion mort, avec un rayon de miel, quoique les abeilles ne se reposent jamais sur des charognes.

Alors il proposa cette énigme à ses camarades : « La nourriture est sortie du mangeur, et le doux est sorti du dur. Si vous devinez, je vous donnerai trente tuniques et trente robes ; sinon, vous me donnerez trente robes et trente tuniques. » Ses camarades, ne pouvant deviner le fait en quoi consistait le mot de l’énigme, gagnèrent la jeune femme de Samson ; elle tira le secret de son mari, et il fut obligé de leur donner trente tuniques et trente robes. « Ah ! leur dit-il, si vous n’aviez pas labouré avec ma vache, vous n’auriez pas deviné. »

Aussitôt le beau-père de Samson donna un autre mari à sa fille.

Samson, en colère d’avoir perdu sa femme, alla prendre sur-le-champ trois cents renards, les attacha tous ensemble par la queue avec des flambeaux allumés, et ils allèrent mettre le feu dans les blés des Philistins.

Les Juifs esclaves, ne voulant point être punis par leurs maîtres pour les exploits de Samson, vinrent le surprendre dans la caverne où il demeurait, le lièrent avec de grosses cordes, et le livrèrent aux Philistins. Dès qu’il est au milieu d’eux, il rompt ses cordes ; et, trouvant une mâchoire d’âne, il tue en un tour de main mille Philistins avec cette mâchoire. Un tel effort l’ayant mis tout en feu, il se mourait de soif. Aussitôt Dieu fit jaillir une fontaine d’une dent de la mâchoire d’âne. Samson, ayant bu, s’en alla dans Gaza, ville philistine ; il y devint sur-le-champ amoureux d’une fille de joie. Comme il dormait avec elle, les Philistins fermèrent les portes de la ville, et environnèrent la maison ; il se leva, prit les portes, et les emporta. Les Philistins, au désespoir de ne pouvoir venir à bout de ce héros, s’adressèrent à une autre fille de joie nommée Dalila, avec laquelle il couchait pour lors. Celle-ci lui arracha enfin le secret en quoi consistait sa force. Il ne fallait que le tondre pour le rendre égal aux autres hommes ; on le tondit, il devint faible ; on lui creva les yeux, on lui fit tourner la meule et jouer du violon. Un jour qu’il jouait dans un temple philistin entre deux colonnes du temple, il fut indigné que les Philistins eussent des temples à colonnade, tandis que les Juifs n’avaient qu’un tabernacle porté sur quatre bâtons. Il sentit que ses cheveux commençaient à revenir. Transporté d’un saint zèle, il jeta à terre les deux colonnes ; le temple fut renversé ; les Philistins furent écrasés, et lui aussi.

Telle est mot à mot cette préface.

C’est cette histoire qui est le sujet de la pièce de Milton et de Romagnesi : elle était faite pour la farce italienne.



SCANDALE[25].

Sans rechercher si le scandale était originairement une pierre qui pouvait faire tomber les gens, ou une querelle, ou une séduction, tenons-nous-en à la signification d’aujourd’hui. Un scandale est une grave indécence. On l’applique principalement aux gens d’église. Les Contes de La Fontaine sont libertins ; plusieurs endroits de Sanchez, de Tambourin, de Molina, sont scandaleux. On est scandaleux par ses écrits ou par sa conduite. Le siége que soutinrent les augustins contre les archers du guet, au temps de la Fronde, fut scandaleux. La banqueroute du frère jésuite La Valette fut plus que scandaleuse. Le procès des révérends Pères capucins de Paris, en 1764, fut un scandale très-réjouissant. Il faut en dire ici un petit mot pour l’édification du lecteur.

Les révérends Pères capucins s’étaient battus dans le couvent : les uns avaient caché leur argent, les autres l’avaient pris. Jusque-là ce n’était qu’un scandale particulier, une pierre qui ne pouvait faire tomber que des capucins ; mais quand l’affaire fut portée au parlement, le scandale devint public.

Il est dit[26] au procès qu’il faut douze cents livres de pain par semaine au couvent de Saint-Honoré, de la viande, du vin, du bois à proportion, et qu’il y a quatre quêteurs en titre d’office chargés de lever ces contributions dans la ville. Quel scandale épouvantable ! douze cents livres de viande et de pain par semaine pour quelques capucins, tandis que tant d’artistes accablés de vieillesse, et tant d’honnêtes veuves, sont exposés tous les jours à périr de misère !

[27]Que le révérend P. Dorothée se soit fait trois mille livres de rente aux dépens du couvent, et par conséquent aux dépens du public, voilà non-seulement un scandale énorme, mais un vol manifeste et un vol fait à la classe la plus indigente des citoyens de Paris : car ce sont les pauvres qui payent la taxe imposée par les moines mendiants. L’ignorance et la faiblesse du peuple lui persuadent qu’il ne peut gagner le ciel qu’en donnant son nécessaire, dont ces moines composent leur superflu.

Il a donc fallu que, de ce seul chef, frère Dorothée ait extorqué vingt mille écus au moins aux pauvres de Paris, pour se faire mille écus de rente.

Songez bien, mon cher lecteur, que de telles aventures ne sont pas rares dans ce xviiie siècle de notre ère vulgaire, qui a produit tant de bons livres. Je vous l’ai déjà dit, le peuple ne lit point[28]. Un capucin, un récollet, un carme, un picpus, qui confesse et qui prêche, est capable de faire lui seul plus de mal que les meilleurs livres ne pourront jamais faire de bien.

J’oserais proposer aux âmes bien nées de répandre dans une capitale un certain nombre d’anticapucins, d’antirécollets, qui iraient de maison en maison recommander aux pères et mères d’être bien vertueux, et de garder leur argent pour l’entretien de leur famille et le soutien de leur vieillesse ; d’aimer Dieu de tout leur cœur, et de ne jamais rien donner aux moines. Mais revenons à la vraie signification du mot scandale.

[29]Dans ce procès des capucins, on accuse frère Grégoire d’avoir fait un enfant à Mlle Bras-de-Fer, et de l’avoir ensuite mariée à Moutard le cordonnier. On ne dit point si frère Grégoire a donné lui-même la bénédiction nuptiale à sa maîtresse et à ce pauvre Moutard avec dispense. S’il l’a fait, voilà le scandale le plus complet qu’on puisse donner ; il renferme fornication, vol, adultère, et sacrilége. Horresco referens[30].

Je dis d’abord fornication, puisque frère Grégoire forniqua avec Magdeleine Bras-de-Fer, qui n’avait alors que quinze ans.

Je dis vol, puisqu’il donna des tabliers et des rubans à Magdeleine, et qu’il est évident qu’il vola le couvent pour les acheter, pour payer les soupers, et les frais des couches, et les mois de nourrice.

Je dis adultère, puisque ce méchant homme continua à coucher avec Mme Moutard.

Je dis sacrilége, puisqu’il confessait Magdeleine. Et s’il maria lui-même sa maîtresse, figurez-vous quel homme c’était que frère Grégoire.

Un de nos collaborateurs et coopérateurs à ce petit ouvrage des Questions philosophiques et encyclopédiques travaille à faire un livre de morale sur les scandales, contre l’opinion de frère Patouillet. Nous espérons que le public en jouira incessamment.



SCHISME[31].

On a inséré dans le grand Dictionnaire encyclopédique tout ce que nous avions dit du grand schisme des Grecs et des Latins dans l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations[32]. Nous ne voulons pas nous répéter.

Mais en songeant que schisme signifie déchirure, et que la Pologne est déchirée, nous ne pouvons que renouveler nos plaintes sur cette fatale maladie particulière aux chrétiens. Cette maladie, que nous n’avons pas assez décrite, est une espèce de rage qui se porte d’abord aux yeux et à la bouche : on regarde avec un œil enflammé celui qui ne pense pas comme nous ; on lui dit les injures les plus atroces. La rage passe ensuite aux mains ; on écrit des choses qui manifestent le transport au cerveau. On tombe dans des convulsions de démoniaque, on tire l’épée, on se bat avec acharnement jusqu’à la mort. La médecine n’a pu jusqu’à présent trouver de remède à cette maladie, la plus cruelle de toutes : il n’y a que la philosophie et le temps qui puissent la guérir.

Les Polonais sont aujourd’hui les seuls chez qui la contagion dont nous parlons fasse des ravages. Il est à croire que cette maladie horrible est née chez eux avec la plika. Ce sont deux maladies de la tête qui sont bien funestes. La propreté peut guérir la plika ; la seule sagesse peut extirper le schisme.

On dit que ces deux maux étaient inconnus chez les Sarmates quand ils étaient païens. La plika n’attaque aujourd’hui que la populace ; mais tous les maux nés du schisme dévorent aujourd’hui les plus grands de la république.

L’origine de ce mal est dans la fertilité de leurs terres, qui produisent beaucoup de blé. Il est bien triste que la bénédiction du Ciel les ait rendus si malheureux. Quelques provinces ont prétendu qu’il fallait absolument mettre du levain dans leur pain ; mais la plus grande partie du royaume s’est obstinée à croire qu’il y a de certains jours de l’année où la pâte fermentée était mortelle[33].

Voilà une des premières origines du schisme ou de la déchirure de la Pologne ; la dispute a aigri le sang. D’autres causes s’y sont jointes.

Les uns se sont imaginé, dans les convulsions de cette maladie, que le Saint-Esprit procédait du Père et du Fils, et les autres ont crié qu’il ne procédait que du Père. Les deux partis, dont l’un s’appelle le parti romain, et l’autre le dissident, se sont regardés mutuellement comme des pestiférés ; mais, par un symptôme singulier de ce mal, les pestiférés dissidents ont voulu toujours s’approcher des catholiques, et les catholiques n’ont jamais voulu s’approcher d’eux.

Il n’y a point de maladie qui ne varie beaucoup, La diète, qu’on croit si salutaire, a été si pernicieuse à cette nation qu’au sortir d’une diète, au mois de juin 1768, les villes de Uman, de Zablotin, de Tetiou, de Zilianka, de Zafran, ont été détruites et inondées de sang, et que plus de deux cent mille malades ont péri misérablement.

D’un côté l’empire de Russie, et de l’autre l’empire de Turquie, ont envoyé cent mille chirurgiens pourvus de lancettes, de bistouris, et de tous les instruments propres à couper les membres gangrenés ; la maladie n’en a été que plus violente. Le transport au cerveau a été si furieux[34] qu’une quarantaine de malades se sont assemblés pour disséquer le roi, qui n’était nullement attaqué du mal, et dont la cervelle et toutes les parties nobles étaient très-saines, ainsi que nous l’avons observé à l’article Superstition. On croit que si on s’en rapportait à lui, il pourrait guérir la nation ; mais un des caractères de cette maladie si cruelle est de craindre la guérison, comme les enragés craignent l’eau.

Nous avons des savants qui prétendent que ce mal vient anciennement de la Palestine, et que les habitants de Jérusalem et de Samarie en furent longtemps attaqués. D’autres croient que le premier siége de cette peste fut l’Égypte, et que les chiens et les chats, qui étaient en grande considération, étant devenus enragés, communiquèrent la rage du schisme à la plupart des Égyptiens qui avaient la tête faible.

On remarque surtout que les Grecs qui voyagèrent en Égypte, comme Timée de Locres et Platon, eurent le cerveau un peu blessé ; mais ce n’était ni la rage ni la peste proprement dite : c’était une espèce de délire dont on ne s’apercevait même que difficilement, et qui était souvent caché sous je ne sais quelle apparence de raison. Mais les Grecs ayant, avec le temps, porté leur mal chez les nations de l’Occident et du Septentrion, la mauvaise disposition des cerveaux de nos malheureux pays fit que la petite fièvre de Timée de Locres et de Platon devint chez nous une contagion effroyable, que les médecins appelèrent tantôt intolérance, tantôt persécution, tantôt guerre de religion, tantôt rage, tantôt peste.

Nous avons vu quels ravages ce fléau épouvantable a faits sur la terre. Plusieurs médecins se sont présentés de nos jours pour extirper ce mal horrible jusque dans sa racine. Mais qui le croirait ? Il se trouve des facultés entières de médecine à Salamanque, à Coïmbre, en Italie, à Paris même, qui soutiennent que le schisme, la déchirure, est nécessaire à l’homme ; que les mauvaises humeurs s’évacuent par les blessures qu’elle fait ; que l’enthousiasme, qui est un des premiers symptômes du mal, exalte l’âme, et produit de très-bonnes choses ; que la tolérance est sujette à mille inconvénients ; que si tout le monde était tolérant, les grands génies manqueraient de ce ressort qui a produit tant de beaux ouvrages théologiques ; que la paix est un grand malheur pour un État, parce que la paix amène les plaisirs, et que les plaisirs, à la longue, pourraient adoucir la noble férocité qui forme les héros ; que si les Grecs avaient fait un traité de commerce avec les Troyens, au lieu de leur faire la guerre, il n’y aurait eu ni d’Achille, ni d’Hector, ni d’Homère, et que le genre humain aurait croupi dans l’ignorance.

Ces raisons sont fortes, je l’avoue ; je demande du temps pour y répondre.



SCOLIASTE[35].

Par exemple, Dacier et son illustre épouse[36] étaient, quoi qu’on dise, des traducteurs et des scoliastes très-utiles. C’était encore une des singularités du grand siècle qu’un savant et sa femme nous fissent connaître Homère et Horace, en nous apprenant les mœurs et les usages des Grecs et des Romains, dans le même temps où Boileau donnait son Art poétique ; Racine, Iphigénie et Athalie ; Quinault, Atys et Armide ;Fénelon écrivait son Télémaque,Bossuet déclamait ses Oraisons funèbres, où Le Brun peignait, où Girardon sculptait, où Ducange fouillait les ruines des siècles barbares pour en tirer des trésors, etc., etc. Remercions les Dacier mari et femme. J’ai plusieurs questions à leur proposer.

QUESTIONS SUR HORACE, À M. DACIER.

Voudriez-vous, monsieur, avoir la bonté de me dire pourquoi, dans la vie d’Horace imputée à Suétone, vous traduisez le mot d’Auguste purissimum penem par petit débauché ? Il me semble que les Latins, dans le discours familier, entendaient par purus penis ce que les Italiens modernes ont entendu par buon coglione, faceto coglione, phrase que nous traduisions à la lettre au xvie siècle, quand notre langue était un composé de welche et d’italien. Purissimu spenis ne signifierait-il pas un convive agréable, un bon compagnon ? Le purissimus exclut le débauché. Ce n’est pas que je veuille insinuer par là qu’Horace ne fût très-débauché ; à Dieu ne plaise !

Je ne sais pourquoi vous dites[37] qu’une espèce de guitare grecque, le barbiton, avait anciennement des cordes de soie. Ces cordes n’auraient point rendu de son, et les premiers Grecs ne connaissaient point la soie.

Il faut que je vous dise un mot sur la quatrième ode[38] dans laquelle le « beau Printemps revient avec le Zéphyre ; Vénus ramène les Amours, les Grâces, les Nymphes ; elles dansent d’un pas léger et mesuré aux doux rayons de Diane, qui les regarde, tandis que Vulcain embrase les forges des laborieux Cyclopes ».

Vous traduisez : « Vénus recommence à danser au clair de la lune avec les Grâces et les Nymphes, pendant que Vulcain est empressé à faire travailler ses Cyclopes. »

Vous dites dans vos remarques que l’on n’a jamais vu de cour plus jolie que celle de Vénus, et qu’Horace fait ici une allégorie fort galante : car par Vénus il entend les femmes, par les Nymphes il entend les filles, et par Vulcain il entend les sots qui se tuent du soin de leurs affaires, tandis que leurs femmes se divertissent. Mais êtes-vous bien sûr qu’Horace ait entendu tout cela ?

Dans l’ode sixième, Horace dit :

Nos convivia, nos prælia virginum
Sectis in juvenes unguibus acrium
Cantamus vacui, sivo quid urimur,
Non præter solitum leves.

« Pour moi, soit que je sois libre, soit que j’aime, suivant ma légèreté ordinaire, je chante nos festins et les combats de nos jeunes filles qui menacent leurs amants de leurs ongles, qui ne peuvent les blesser. »

Vous traduisez : « En quelque état que je sois, libre ou amoureux, et toujours prêt à changer, je ne m’amuse qu’à chanter les combats des jeunes filles qui se font les ongles pour mieux égratigner leurs amants. »

Mais j’oserai vous dire, monsieur, qu’Horace ne parle point d’égratigner, et que mieux on coupe ses ongles, moins on égratigne.

Voici un trait plus curieux que celui des filles qui égratignent. Ils s’agit de Mercure dans l’ode dixième ; vous dites qu’il est vraisemblable qu’on n’a donné à Mercure la qualité de dieu des larrons[39] « que par rapport à Moïse, qui commanda à ses Hébreux de prendre tout ce qu’ils pourraient aux Égyptiens, comme le remarque le savant Huet, évêque d’Avranches, dans sa Démonstration évangélique ».

Ainsi, selon vous et cet évêque, Moïse et Mercure sont les patrons des voleurs. Mais vous savez combien on se moqua du savant évêque, qui fit de Moïse un Mercure, un Bacchus, un Priape, un Adonis, etc. Assurément Horace ne se doutait pas que Mercure serait un jour comparé à Moïse dans les Gaules.

Quant à cette ode à Mercure, vous croyez que c’est une hymne dans laquelle Horace l’adore ; et moi, je soupçonne qu’il s’en moque.

Vous croyez qu’on donna l’épithète de Liber à Bacchus[40] parce que les rois s’appelaient Liberi. Je ne vois dans l’antiquité aucun roi qui ait pris ce titre. Ne se pourrait-il pas que la liberté avec laquelle les buveurs parlent à table eût valu cette épithète au dieu des buveurs ?

O matre pulchra filia pulchrior[41].

Vous traduisez : « Belle Tyndaris, qui pouvez seule remporter le prix de la beauté sur votre charmante mère. » Horace dit seulement : « Votre mère est belle, et vous êtes plus belle encore. » Cela me paraît plus court et mieux ; mais je puis me tromper.

Horace, dans cette ode, dit que Prométhée, ayant pétri l’homme de limon, fut obligé d’y ajouter les qualités des autres animaux, et qu’il mit dans son cœur la colère du lion.

Vous prétendez que cela est imité de Simonide, qui assure que Dieu, ayant fait l’homme et n’ayant plus rien à donner à la femme, prit chez les animaux tout ce qui lui convenait, donna aux unes les qualités du pourceau, aux autres celles du renard, à celles-ci les talents du singe, à ces autres ceux de l’âne. Assurément Simonide n’était pas galant, ni Dacier non plus.

In me tota ruens Venus[42]
Cyprum deseruit.

Vous traduisez : « Vénus a quitté entièrement Chypre pour venir loger dans mon cœur. »

N’aimez-vous pas mieux ces vers de Racine[43] :

Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée,
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ?

Dulce ridentem Lalagen amabo
Dulce loquentem[44].

« J’aimerai Lalagé, qui parle et rit avec tant de grâce. »

N’aimez-vous pas encore mieux la traduction de Sapho par Boileau :

Que l’on voit quelquefois doucement lui sourire,
Que l’on voit quelquefois tendrement lui parler ?

Quis desiderio sit pudor aut modus[45]
Tam cari capitis ?

Vous traduisez : « Quelle honte peut-il y avoir à pleurer un homme qui nous était si cher ? etc. »

Le mot de honte ne rend pas ici celui de pudor ; que peut-il y avoir n’est pas le style d’Horace. J’aurais peut-être mis à la place : « Peut-on rougir de regretter une tête si chère, peut-on sécher ses larmes ? »

Natis in usum lætitiæ scyphis
Pugnare Thracum est.

(Ode xxvii.)

Vous traduisez : « C’est aux Thraces de se battre avec les verres qui ont été faits pour la joie. »

On ne buvait point dans des verres alors, et les Thraces encore moins que les Romains.

N’aurait-il pas mieux valu dire : « C’est une barbarie des Thraces d’ensanglanter des repas destinés à la joie ? »

Nunc est bibendum, nunc pede libero[46]
Pulsanda tellus.

Vous traduisez : « C’est maintenant, mes chers amis, qu’il faut boire, et que sans rien craindre il faut danser de toute sa force. »

Frapper la terre d’un pas libre en cadence, ce n’est pas danser de toute sa force. Cette expression même n’est ni agréable, ni noble, ni d’Horace.

Je saute par-dessus cent questions grammaticales que je voudrais vous faire, pour vous demander compte du vin superbe de Cécube. Vous voulez absolument qu’Horace ait dit :

Tinget pavimentum superbo[47]
Pontificum potiore cœnis.

Vous traduisez : « Il inondera ses chambres de ce vin qui nagera sur ses riches parquets, de ce vin qui aurait dû être réservé pour les festins des pontifes. »

Horace ne dit rien de tout cela. Comment voulez-vous que du vin dont on fait une petite libation dans le triclinium, dans la salle à manger, inonde ces chambres ? Pourquoi prétendez-vous que ce vin dût être réservé pour les pontifes ? J’ai d’excellent vin de Malaga et de Canarie ; mais je vous réponds que je ne l’enverrai pas à mon évêque.

Horace parle d’un superbe parquet, d’une magnifique mosaïque ; et vous m’allez parler d’un vin superbe, d’un vin magnifique ! On lit dans toutes les éditions d’Horace : Tinget pavimentum superbum, et non pas superbo.

Vous dites que c’est un grand sentiment de religion dans Horace de ne vouloir réserver ce bon vin que pour les prêtres. Je crois, comme vous, qu’Horace était très-religieux, témoin tous ses vers pour les bambins ; mais je pense qu’il aurait encore mieux aimé boire ce bon vin de Cécube que de le réserver pour les prêtres de Rome.

Motus doceri gaudet ionicos
Matura virgo, et fingitur artubus, etc.

(Liv. III, od. vi.)

Vous traduisez : « Le plus grand plaisir de nos filles à marier est d’apprendre les danses lascives des Ioniens. À cet usage elles n’ont point de honte de se rendre les membres souples, et de les former à des postures déshonnêtes. »

Que de phrases pour deux petits vers ? Ah, monsieur, des postures déshonnêtes ! S’il y a dans le latin fingitur artubus, et non pas artibus, cela ne signifie-t-il pas : « Nos jeunes filles apprennent les danses et les mouvements voluptueux des Ioniennes ? » et rien de plus.

Je tombe sur cette ode[48], Horrida tempestas.

Vous dites que le vieux commentateur se trompe en pensant que contraxit cœlum signifie nous a caché le ciel ; et pour montrer qu’il s’est trompé, vous êtes de son avis.

Ensuite quand Horace introduit le docteur Chiron, précepteur d’Achille, annonçant à son élève, pour l’encourager, qu’il ne reviendra pas de Troie :

Unde tibi reditum certo subtemine Parcæ
Rupere.

(Epod. xiii.)

Vous traduisez : « Les Parques ont coupé le fil de votre vie. »

Mais ce fil n’est pas coupé. Il le sera ; mais Achille n’est pas encore tué. Horace ne parle point de fil ; Parcæ est là pour fata. Cela veut dire mot à mot : « Les destins s’opposent à votre retour. »

Vous dites que « Chiron savait cela par lui-même, car il était grand astrologue ».

Vous ne voulez pas que dulcibus alloquiis signifie de doux entretiens. Que voulez-vous donc qu’il signifie ? Vous assurez positivement que « rien n’est plus ridicule, et qu’Achille ne parlait jamais à personne ». Mais il parlait à Patrocle, à Phénix, à Automédon, aux capitaines thessaliens. Ensuite vous imaginez que le mot alloqui signifie consoler. Ces contradictions peuvent égarer studiosam juventutem.

Dans vos remarques sur la troisième satire du second livre, vous nous apprenez que les sirènes s’appelaient de ce nom chez les Grecs, parce que sir signifiait cantique chez les Hébreux. Est-ce Bochart qui vous l’a dit ? Croyez-vous qu’Homère eût beaucoup de relations avec les Juifs ? Non, vous n’êtes pas du nombre de ces fous qui veulent faire accroire aux sots que tout nous vient de cette misérable nation juive, qui habitait un si petit pays, et qui fut si longtemps inconnue à l’Europe entière.

Je pourrais faire des questions sur chaque ode et sur chaque épître ; mais ce serait un gros livre. Si jamais j’ai le temps, je vous proposerai mes doutes, non-seulement sur ces odes, mais encore sur les Satires, les Épîtres, et l’Art poétique. Mais à présent il faut que je parle à madame votre femme.

À MADAME DACIER. SUR HOMÈRE.

Madame, sans vouloir troubler la paix de votre ménage, je vous dirai que je vous estime et vous respecte encore plus que votre mari : car il n’est pas le seul traducteur et commentateur, et vous êtes la seule traductrice et commentatrice. Il est si beau à une Française d’avoir fait connaître le plus ancien des poëtes que nous vous devons d’éternels remerciements.

Je commence par remarquer la prodigieuse différence du grec à notre welche, devenu latin et ensuite français.

Voici votre élégante traduction du commencement de l’Iliade[49] :

« Déesse, chantez la colère d’Achille fils de Pélée ; cette colère pernicieuse qui causa tant de malheurs aux Grecs, et qui précipita dans le sombre royaume de Pluton les âmes généreuses de tant de héros, et livra leur corps en proie aux chiens et aux vautours, depuis le jour fatal qu’une querelle d’éclat eut divisé le fils d’Atrée et le divin Achille : ainsi les décrets de Jupiter s’accomplissaient. Quel dieu les jeta dans ces dissensions ? Le fils de Jupiter et de Latone, irrité contre le roi qui avait déshonoré Chrysès son sacrificateur, envoya sur l’armée une affreuse maladie qui emportait les peuples : car Chrysès étant allé aux vaisseaux des Grecs, chargé de présents pour la rançon de sa fille, et tenant dans ses mains les bandelettes sacrées d’Apollon avec le sceptre d’or, pria humblement les Grecs, et surtout les deux fils d’Atrée leurs généraux. Fils d’Atrée, leur dit-il, et vous généreux Grecs, que les dieux qui habitent l’Olympe vous fassent la grâce de détruire la superbe ville de Priam, et de vous voir heureusement de retour dans votre patrie ; mais rendez-moi ma fille en recevant ces présents, et respectez en moi le fils du grand Jupiter, Apollon, dont les traits sont inévitables. Tous les Grecs firent connaître par un murmure favorable qu’il fallait respecter le ministre du dieu, et recevoir ses riches présents. Mais cette demande déplut à Agamemnon, aveuglé par sa colère. »

Voici la traduction mot à mot, et vers par ligne[50] :

La colère chantez, déesse, de piliade Achille,
Funeste, qui infinis aux Akaïens maux apporta,
Et plusieurs fortes âmes à l’enfer envoya
De héros ; et à l’égard d’eux, proie les fit aux chiens
Et à tous les oiseaux. S’accomplissait la volonté de Dieu,
Depuis que d’abord différèrent disputants
Agamemnon chef des hommes et le divin Achille.
Qui des dieux par dispute les commit à combattre ?
De Latone et de Dieu le fils ; car contre le roi étant irrité,
Il suscita dans l’armée une maladie mauvaise, et mouraient les peuples.

Il n’y a pas moyen d’aller plus loin. Cet échantillon suffit pour montrer le différent génie des langues, et pour faire voir combien les traductions littérales sont ridicules.

Je pourrais vous demander pourquoi vous avez parlé du sombre royaume de Pluton et des vautours, dont Homère ne dit rien.

Pourquoi vous dites qu’Agamemnon avait déshonoré le prêtre d’Apollon. Déshonorer signifie ôter l’honneur : Agamemnon n’avait ôté à ce prêtre que sa fille. Il me semble que le verbe ἀτιμάω[51] ne signifie pas en cet endroit déshonorer, mais mépriser, maltraiter.

Pourquoi vous faites dire à ce prêtre : Que les dieux vous fassent la grâce de détruire, etc. Ces termes, vous fassent la grâce, semblent pris de notre catéchisme, Homère dit : Que les dieux habitants de l’Olympe vous donnent de détruire la ville de Troie.

.... ’Δοῖεν Ὀλύμπια δώματα ἔχοντες,
Ἐϰπέρσαι Πριάμοιο πόλιν.......

(Il., I, 18-19.)

Pourquoi vous dites que tous les Grecs firent connaître par un murmure favorable qu’il fallait respecter le ministre des dieux. Il n’est point question dans Homère d’un murmure favorable. Il y a expressément, tous dirent : πάντες ἐπευφήμησαν[52].

Vous avez partout ou retranché, ou ajouté, ou changé ; et ce n’est pas à moi de décider si vous avez bien ou mal fait.

Il n’y a qu’une chose dont je sois sûr, et dont vous n’êtes pas convenue : c’est que si on faisait aujourd’hui un poëme tel que celui d’Homère, on serait, je ne dis pas seulement sifflé d’un bout de l’Europe à l’autre, mais je dis entièrement ignoré ; et cependant l’Iliade était un poëme excellent pour les Grecs. Nous avons vu combien les langues diffèrent. Les mœurs, les usages, les sentiments, les idées, diffèrent bien davantage.

Si je l’osais, je comparerais l’Iliade au livre de Job ; tous deux sont orientaux, fort anciens, également pleins de fictions, d’images, et d’hyperboles. Il y a dans l’un et dans l’autre des morceaux qu’on cite souvent. Les héros de ces deux romans se piquent de parler beaucoup et de se répéter ; les amis s’y disent des injures. Voilà bien des ressemblances.

Que quelqu’un s’avise aujourd’hui de faire un poëme dans le goût de Job, vous verrez comme il sera reçu.

Vous dites dans votre préface qu’il est impossible de mettre Homère en vers français ; dites que cela vous est impossible, parce que vous ne vous êtes pas adonnée à notre poésie. Les Géorgiques de Virgile sont bien plus difficiles à traduire ; cependant on y est parvenu.

Je suis persuadé que nous avons deux ou trois poëtes en France qui traduiraient bien Homère ; mais en même temps je suis très-convaincu qu’on ne les lira pas s’ils ne changent, s’ils n’adoucissent, s’ils n’élaguent presque tout. La raison en est, madame, qu’il faut écrire pour son temps, et non pour les temps passés. Il est vrai que notre froid Lamotte a tout adouci, tout élagué, et qu’on ne l’en a pas lu davantage. Mais c’est qu’il a tout énervé.

Un jeune homme vint ces jours passés me montrer une traduction d’un morceau du vingt-quatrième livre de l’Iliade[53]. Je le mets ici sous vos yeux, quoique vous ne vous connaissiez guère en vers français[54] :

L’horizon se couvrait des ombres de la nuit ;
L’infortuné Priam, qu’un dieu même a conduit,
Entre, et paraît soudain dans la tente d’Achille.
Le meurtrier d’Hector, en ce moment tranquille,
Par un léger repas suspendait ses douleurs.
Il se détourne ; il voit ce front baigné de pleurs,
Ce roi jadis heureux, ce vieillard vénérable
Que le fardeau des ans et la douleur accable,
Exhalant à ses pieds ses sanglots et ses cris,
Et lui baisant la main qui fit périr son fils.
Il n’osait sur Achille encor jeter la vue.
Il voulait lui parler, et sa voix s’est perdue.
Enfin il le regarde, et parmi ses sanglots,
Tremblant, pâle, et sans force, il prononce ces mots :

« Songez, seigneur, songez que vous avez un père... »
Il ne put achever. Le héros sanguinaire
Sentit que la pitié pénétrait dans son cœur.
Priam lui prend les mains. « Ah ! prince, ah ! mon vainqueur.
J’étais père d’Hector ! et ses généreux frères
Flattaient mes derniers jours, et les rendaient prospères.
Ils ne sont plus... Hector est tombé sous vos coups...
Puisse l’heureux Pélée entre Thétis et vous
Prolonger de ses ans l’éclatante carrière !
Le seul nom de son fils remplit la terre entière ;
Ce nom fait son bonheur ainsi que son appui.
Vos honneurs sont les siens, vos lauriers sont à lui.
Hélas ! tout mon bonheur et toute mon attente.
Est de voir de mon fils la dépouille sanglante ;

De racheter de vous ces restes mutilés,
Traînés devant mes yeux sous nos murs désolés.
Voilà le seul espoir, le seul bien qui me reste.
Achille, accordez-moi cette grâce funeste,
Et laissez-moi jouir de ce spectacle affreux. »

Le héros, qu’attendrit ce discours douloureux,
Aux larmes de Priam répondit par des larmes.
« Tous nos jours sont tissus de regrets et d’alarmes.
Lui dit-il ; par mes mains les dieux vous ont frappé.
Dans le malheur commun moi-même enveloppé,
Mourant avant le temps loin des yeux de mon père,
Je tiendrai de mon sang cette terre étrangère.
J’ai vu tomber Patrocle ; Hector me l’a ravi :
Vous perdez votre fils, et je perds un ami.
Tel est donc des humains le destin déplorable.
Dieu verse donc sur nous la coupe inépuisable,
La coupe des douleurs et des calamités ;
Il y mêle un moment de faibles voluptés,
Mais c’est pour en aigrir la fatale amertume. »

Me conseillez-vous de continuer ? me dit le jeune homme. — Comment ! lui répondis-je, vous vous mêlez aussi de peindre ! il me semble que je vois ce vieillard qui veut parler, et qui dans sa douleur ne peut d’abord que prononcer quelques mots étouffés par ses soupirs. Cela n’est pas dans Homère ; mais je vous le pardonne. Je vous sais même bon gré d’avoir esquivé les deux tonneaux, qui feraient un mauvais effet dans notre langue, et surtout d’avoir accourci. Oui, oui, continuez. La nation ne vous donnera pas quinze mille livres sterling, comme les Anglais les ont données à Pope ; mais peu d’Anglais ont eu le courage de lire toute son Iliade.

Croyez-vous de bonne foi que, depuis Versailles jusqu’à Perpignan et jusqu’à Saint-Malo, vous trouviez beaucoup de Grecs qui s’intéressent à Eurithion[55], tué autrefois par Nestor ; à Ekopolious, fils de Thalesious, tué par Antilokous[56] ; à Simoisious, fils d’Athemion, tué par Télamon[57] ; et à Pirous, fils d’Embrasous, blessé à la cheville du pied droit ? Nos vers français, cent fois plus difficiles à faire que des vers grecs, n’aiment point ces détails. J’ose vous répondre qu’aucune de nos dames ne vous lira ; et que deviendrez-vous sans elles? Si elles étaient toutes des Dacier, elles vous liraient encore moins. N’est-il pas vrai, madame ? on ne réussira jamais si on ne connaît bien le goût de son siècle et le génie de sa langue.



SECTE.

SECTION PREMIÈRE[58].

Toute secte, en quelque genre que ce puisse être, est le ralliement du doute et de l’erreur. Scotistes, thomistes, réaux, nominaux, papistes, calvinistes, molinistes, jansénistes, ne sont que des noms de guerre.

Il n’y a point de secte en géométrie ; on ne dit point un euclidien, un archimédien.

Quand la vérité est évidente, il est impossible qu’il s’élève des partis et des factions. Jamais on n’a disputé s’il fait jour à midi.

La partie de l’astronomie qui détermine le cours des astres et le retour des éclipses étant une fois connue, il n’y a plus de dispute chez les astronomes.

On ne dit point, en Angleterre, je suis newtonien, je suis lockien, halleyen ; pourquoi ? parce que quiconque a lu ne peut refuser son consentement aux vérités enseignées par ces trois grands hommes. Plus Newton est révéré, moins on s’intitule newtonien ; ce mot supposerait qu’il y a des antinewtoniens en Angleterre. Nous avons peut-être encore quelques cartésiens en France : c’est uniquement parce que le système de Descartes est un tissu d’imaginations erronées et ridicules.

Il en est de même dans le petit nombre de vérités de fait qui sont bien constatées. Les actes de la Tour de Londres ayant été authentiquement recueillis par Rymer[59], il n’y a point de rymériens, parce que personne ne s’avise de combattre ce recueil. On n’y trouve ni contradictions, ni absurdités, ni prodiges : rien qui révolte la raison, rien par conséquent que des sectaires s’efforcent de soutenir ou de renverser par des raisonnements absurdes. Tout le monde convient donc que les Actes de Rymer sont dignes de foi.

Vous êtes mahométan, donc il y a des gens qui ne le sont pas, donc vous pourriez bien avoir tort.

Quelle serait la religion véritable, si le christianisme n’existait pas ? C’est celle dans laquelle il n’y a point de sectes : celle dans laquelle tous les esprits s’accordent nécessairement.

Or, dans quel dogme tous les esprits se sont-ils accordés ? Dans l’adoration d’un Dieu et dans la probité. Tous les philosophes de la terre qui ont eu une religion dirent dans tous les temps : Il y a un Dieu, et il faut être juste. Voilà donc la religion universelle établie dans tous les temps et chez tous les hommes.

Le point dans lequel ils s’accordent tous est donc vrai, et les systèmes par lesquels ils diffèrent sont donc faux.

Ma secte est la meilleure, me dit un brame. — Mais, mon ami, si ta secte est bonne, elle est nécessaire : car si elle n’était pas absolument nécessaire : tu m’avoueras qu’elle serait inutile ; si elle est absolument nécessaire, elle l’est à tous les hommes ; comment donc se peut-il faire que tous les hommes n’aient pas ce qui leur est absolument nécessaire ? comment se peut-il que le reste de la terre se moque de toi et de ton Brama ?

Lorsque Zoroastre, Hermès, Orphée, Minos, et tous les grands hommes, disent : Adorons Dieu et soyons justes, personne ne rit. Mais toute la terre siffle celui qui prétend qu’on ne peut plaire à Dieu qu’en tenant à sa mort une queue de vache, et celui qui veut qu’on se fasse couper un bout de prépuce, et celui qui consacre des crocodiles et des ognons, et celui qui attache le salut éternel à des os de morts qu’on porte sous sa chemise, ou à une indulgence plénière qu’on achète à Rome pour deux sous et demi.

D’où vient ce concours universel de risée et de sifflets d’un bout de l’univers à l’autre ? Il faut bien que les choses dont tout le monde se moque ne soient pas d’une vérité bien évidente. Que dirons-nous d’un secrétaire de Séjan, qui dédia à Pétrone un livre d’un style ampoulé, intitulé « la Vérité des oracles sibyllins prouvée par les faits » ?

Ce secrétaire vous prouve d’abord qu’il était nécessaire que Dieu envoyât sur la terre plusieurs sibylles l’une après l’autre : car il n’avait pas d’autres moyens d’instruire les hommes. Il est démontré que Dieu parlait à ces sibylles, car le mot de sibylle signifie conseil de Dieu. Elles devaient vivre longtemps, car c’est bien le moins que des personnes à qui Dieu parle aient ce privilége. Elles furent au nombre de douze, car ce nombre est sacré. Elles avaient certainement prédit tous les événements du monde, car Tarquin le Superbe acheta trois de leurs livres cent écus d’une vieille. Quel incrédule, ajoute le secrétaire, osera nier tous ces faits évidents qui se sont passés dans un coin à la face de toute la terre ? Qui pourra nier l’accomplissement de leurs prophéties ? Virgile lui-même n’a-t-il pas cité les prédictions des sibylles ? Si nous n’avons pas les premiers exemplaires des livres sibyllins, écrits dans un temps où l’on ne savait ni lire ni écrire, n’en avons-nous pas des copies authentiques ? Il faut que l’impiété se taise devant ces preuves. Ainsi parlait Houttevillus[60] à Séjan. Il espérait avoir une place d’augure qui lui vaudrait cinquante mille livres de rente, et il n’eut rien.

Ce que ma secte enseigne est obscur, je l’avoue, dit un fanatique ; et c’est en vertu de cette obscurité qu’il la faut croire : car elle dit elle-même qu’elle est pleine d’obscurités. Ma secte est extravagante, donc elle est divine : car comment ce qui paraît si fou aurait-il été embrassé par tant de peuples, s’il n’y avait pas du divin ? C’est précisément comme l’Alcoran, que les Sonnites disent avoir un visage d’ange et un visage de bête : ne soyez pas scandalisés du mufle de la bête, et révérez la face de l’ange. Ainsi parle cet insensé ; mais un fanatique d’une autre secte répond à ce fanatique : C’est toi qui es la bête, et c’est moi qui suis l’ange.

Or qui jugera ce procès ? qui décidera entre ces deux énergumènes ? L’homme raisonnable, impartial, savant d’une science qui n’est pas celle des mots ; l’homme dégagé des préjugés et amateur de la vérité et de la justice ; l’homme enfin qui n’est pas bête, et qui ne croit point être ange.

SECTION II[61].

Secte et erreur sont synonymes. Tu es péripatéticien, et moi platonicien : nous avons donc tous deux tort car, tu ne combats Platon que parce que ses chimères t’ont révolté ; et moi, je ne m’éloigne d’Aristote que parce qu’il m’a paru qu’il ne sait ce qu’il dit. Si l’un ou l’autre avait démontré la vérité, il n’y aurait plus de secte. Se déclarer pour l’opinion d’un homme contre celle d’un autre, c’est prendre parti comme dans une guerre civile. Il n’y a point de secte en mathématiques, en physique expérimentale. Un homme qui examine le rapport d’un cône et d’une sphère n’est point de la secte d’Archimède ; celui qui voit que le carré de l’hypothénuse d’un triangle rectangle est égal aux carrés des deux autres côtés n’est point de la secte de Pythagore.

Quand vous dites que le sang circule, que l’air pèse, que les rayons du soleil sont des faisceaux de sept rayons réfrangibles, vous n’êtes ni de la secte d’Harvey, ni de celle de Torricelli, ni de celle de Newton ; vous acquiescez seulement à des vérités démontrées par eux, et l’univers entier sera à jamais de votre avis.

Voilà le caractère de la vérité : elle est de tous les temps ; elle est pour tous les hommes ; elle n’a qu’à se montrer pour qu’on la reconnaisse ; on ne peut disputer contre elle. Longue dispute signifie « les deux partis ont tort[62] ».



SENS COMMUN[63].

Il y a quelquefois dans les expressions vulgaires une image de ce qui se passe au fond du cœur de tous les hommes. Sensus communis signifiait chez les Romains non-seulement sens commun, mais humanité, sensibilité. Comme nous ne valons pas les Romains, ce mot ne dit chez nous que la moitié de ce qu’il disait chez eux. Il ne signifie que le bon sens, raison grossière, raison commencée, première notion des choses ordinaires, état mitoyen entre la stupidité et l’esprit. « Cet homme n’a pas le sens commun », est une grosse injure. « Cet homme a le sens commun », est une injure aussi : cela veut dire qu’il n’est pas tout à fait stupide, et qu’il manque de ce qu’on appelle esprit. Mais d’où vient cette expression sens commun, si ce n’est des sens ? Les hommes, quand ils inventèrent ce mot, faisaient l’aveu que rien n’entrait dans l’âme que par les sens ; autrement, auraient-ils employé le mot sens pour signifier le raisonnement commun ?

On dit quelquefois: « le sens commun est fort rare[64] » ; que signifie cette phrase ? Que dans plusieurs hommes la raison commencée est arrêtée dans ses progrès par quelques préjugés ; que tel homme qui juge très-sainement dans une affaire se trompera toujours grossièrement dans une autre. Cet Arabe, qui sera d’ailleurs un bon calculateur, un savant chimiste, un astronome exact, croira cependant que Mahomet a mis la moitié de la lune dans sa manche.

Pourquoi ira-t-il au delà du sens commun dans les trois sciences dont je parle, et sera-t-il au-dessous du sens commun quand il s’agira de cette moitié de lune ? C’est que dans les premiers cas il a vu avec ses yeux, il a perfectionné son intelligence ; et dans le second il a vu par les yeux d’autrui, il a fermé les siens, il a perverti le sens commun qui est en lui.

Comment cet étrange renversement d’esprit peut-il s’opérer ? Comment les idées, qui marchent d’un pas si régulier et si ferme dans la cervelle sur un grand nombre d’objets, peuvent-elles clocher si misérablement sur un autre mille fois plus palpable et plus aisé à comprendre ? Cet homme a toujours en lui les mêmes principes d’intelligence ; il faut donc qu’il y ait un organe vicié, comme il arrive quelquefois que le gourmet le plus fin peut avoir le goût dépravé sur une espèce particulière de nourriture.

Comment l’organe de cet Arabe, qui voit la moitié de la lune dans la manche de Mahomet, est-il vicié ? C’est par la peur. On lui a dit que s’il ne croyait pas à cette manche, son âme, immédiatement après sa mort, en passant sur le pont aigu, tomberait pour jamais dans l’abîme ; on lui a dit bien pis : Si jamais vous doutez de cette manche, un derviche vous traitera d’impie ; un autre vous prouvera que vous êtes un insensé qui, ayant tous les motifs possibles de crédibilité, n’avez pas voulu soumettre votre raison superbe à l’évidence ; un troisième vous déférera au petit divan d’une petite province, et vous serez légalement empalé.

Tout cela donne une terreur panique au bon Arabe, à sa femme, à sa sœur, à toute la petite famille. Ils ont du bon sens sur tout le reste, mais sur cet article leur imagination est blessée, comme celle de Pascal, qui voyait continuellement un précipice auprès de son fauteuil. Mais notre Arabe croit-il en effet à la manche de Mahomet ? Non ; il fait des efforts pour croire ; il dit : Cela est impossible, mais cela est vrai ; je crois ce que je ne crois pas. Il se forme dans sa tête, sur cette manche, un chaos d’idées qu’il craint de débrouiller ; et c’est véritablement n’avoir pas le sens commun.


SENSATION[65].

Les huîtres ont, dit-on, deux sens ; les taupes, quatre ; les autres animaux, comme les hommes, cinq : quelques personnes en admettent un sixième ; mais il est évident que la sensation voluptueuse dont ils veulent parler se réduit au sentiment du tact, et que cinq sens sont notre partage. Il nous est impossible d’en imaginer par delà, et d’en désirer.

Il se peut que dans d’autres globes on ait des sens dont nous n’avons pas d’idées ; il se peut que le nombre des sens augmente de globe en globe, et que l’être qui a des sens innombrables et parfaits soit le terme de tous les êtres.

Mais nous autres, avec nos cinq organes, quel est notre pouvoir ? Nous sentons toujours malgré nous, et jamais parce que nous le voulons : il nous est impossible de ne pas avoir la sensation que notre nature nous destine, quand l’objet nous frappe. Le sentiment est dans nous, mais il ne peut en dépendre. Nous le recevons : et comment le recevons-nous ? On sait assez qu’il n’y a aucun rapport entre l’air battu, et des paroles qu’on me chante, et l’impression que ces paroles font dans mon cerveau.

Nous sommes étonnés de la pensée ; mais le sentiment est tout aussi merveilleux. Un pouvoir divin éclate dans la sensation du dernier des insectes comme dans le cerveau de Newton. Cependant, que mille animaux meurent sous nos yeux, vous n’êtes point inquiets de ce que deviendra leur faculté de sentir, quoique cette faculté soit l’ouvrage de l’Être des êtres ; vous les regardez comme des machines de la nature, nées pour périr et pour faire place à d’autres.

Pourquoi et comment leur sensation subsisterait-elle quand ils n’existent plus ? Quel besoin l’auteur de tout ce qui est aurait-il de conserver des propriétés dont le sujet est détruit ? Il vaudrait autant dire que le pouvoir de la plante nommée sensitive, de retirer ses feuilles vers ses branches, subsiste encore quand la plante n’est plus. Vous allez sans doute demander comment, la sensation des animaux périssant avec eux, la pensée de l’homme ne périra pas. Je ne peux répondre à cette question, je n’en sais pas assez pour la résoudre. L’auteur éternel de la sensation et de la pensée sait seul comment il la donne, et comment il la conserve.

Toute l’antiquité a maintenu que rien n’est dans notre entendement qui n’ait été dans nos sens. Descartes, dans ses romans, prétendit que nous avions des idées métaphysiques avant de connaître le téton de notre nourrice ; une faculté de théologie proscrivit ce dogme, non parce que c’était une erreur, mais parce que c’était une nouveauté : ensuite elle adopta cette erreur, parce qu’elle était détruite par Locke, philosophe anglais, et qu’il fallait bien qu’un Anglais eût tort. Enfin, après avoir changé si souvent d’avis, elle est revenue à proscrire cette ancienne vérité, que les sens sont les portes de l’entendement. Elle a fait comme les gouvernements obérés, qui tantôt donnent cours à certains billets, et tantôt les décrient ; mais depuis longtemps personne ne veut des billets de cette faculté.

Toutes les facultés du monde n’empêcheront jamais les philosophes de voir que nous commençons par sentir, et que notre mémoire n’est qu’une sensation continuée. Un homme qui naîtrait privé de ses cinq sens serait privé de toute idée, s’il pouvait vivre. Les notions métaphysiques ne viennent que par les sens : car comment mesurer un cercle ou un triangle, si on n’a pas vu ou touché un cercle et un triangle ? comment se faire une idée imparfaite de l’infini, qu’en reculant des bornes ? et comment retrancher des bornes, sans en avoir vu ou senti ?

La sensation enveloppe toutes nos facultés, dit un grand philosophe[66].

Que conclure de tout cela ? Vous qui lisez et qui pensez, concluez[67].

Les Grecs avaient inventé la faculté Psyché pour les sensations, et la faculté Noûs pour les pensées. Nous ignorons malheureusement ce que c’est que ces deux facultés ; nous les avons, mais leur origine ne nous est pas plus connue qu’à l’huître, à l’ortie de mer, au polype, aux vermisseaux et aux plantes. Par quelle mécanique inconcevable le sentiment est-il dans tout mon corps, et la pensée dans ma seule tête ? Si on vous coupe la tête, il n’y a pas d’apparence que vous puissiez alors résoudre un problème de géométrie : cependant votre glande pinéale, votre corps calleux, dans lesquels vous logez votre âme, subsistent longtemps sans altération ; votre tête coupée est si pleine d’esprits animaux que souvent elle bondit après avoir été séparée de son tronc : il semble qu’elle devrait avoir dans ce moment des idées très-vives, et ressembler à la tête d’Orphée, qui faisait encore de la musique et qui chantait Eurydice quand on la jetait dans les eaux de l’Hèbre[68].

Si vous ne pensez pas quand vous n’avez plus de tête, d’où vient que votre cœur se meut et paraît sentir quand il est arraché ?

Vous sentez, dites-vous, parce que tous les nerfs ont leur origine dans le cerveau ; et cependant si on vous a trépané, et si on vous brûle le cerveau, vous ne sentez rien. Les gens qui savent les raisons de tout cela sont bien habiles.



SERPENT[69].

« Je certifie que j’ai tué en diverses fois plusieurs serpents, en mouillant un peu avec ma salive un bâton ou une pierre, et en donnant, sur le milieu du corps du serpent, un petit coup, qui pouvait à peine occasionner une petite contusion. 19 janvier 1772. Figuier, chirurgien. »

Ce chirurgien m’ayant donné ce certificat, deux témoins qui lui ont vu tuer ainsi des serpents m’ont attesté ce qu’ils avaient vu. Je voudrais le voir aussi : car j’ai avoué, dans plusieurs endroits de nos Questions[70], que j’avais pris pour mon patron saint Thomas Didyme, qui voulait toujours mettre le doigt dessus.

Il y a dix-huit cents ans que cette opinion s’est perpétuée chez les peuples ; et peut-être aurait-elle dix-huit mille ans d’antiquité, si la Genèse ne nous instruisait pas au juste de la date de notre inimitié avec le serpent. Et l’on peut dire que si Ève avait craché quand le serpent était à son oreille, elle eût épargné bien des maux au genre humain.

Lucrèce, au livre IV (vers 642-3) rapporte cette manière de tuer les serpents comme une chose très-connue :

Est utique ut serpens hominis contacta salivis
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa.


Crachez sur un serpent, sa force l’abandonne ;
Il se mange lui-même, il se dévore, il meurt.

Il y a un peu de contradiction à le peindre languissant et se dévorant lui-même. Aussi mon chirurgien Figuier n’affirme pas que les serpents qu’il a tués se soient mangés. La Genèse dit bien que nous les tuons avec le talon, mais non pas avec de la salive.

Nous sommes dans l’hiver, au 19 janvier : c’est le temps où les serpents restent chez eux. Je ne puis en trouver au mont Krapack ; mais j’exhorte tous les philosophes à cracher sur tous les serpents qu’ils rencontreront en chemin, au printemps. Il est bon de savoir jusqu’où s’étend le pouvoir de la salive de l’homme.

Il est certain que Jésus-Christ lui-même se servit de salive pour guérir un homme sourd et muet[71].

Il le prit à part ; il mit ses doigts dans ses oreilles ; il cracha sur sa langue ; et, regardant le ciel, il soupira et s’écria : Effeta. Aussitôt le sourd et muet se mit à parler.

Il se peut donc en effet que Dieu ait permis que la salive de l’homme tue les serpents ; mais il peut avoir permis aussi que mon chirurgien ait assommé des serpents à grands coups de pierre et de bâton, et il est même probable qu’ils en seraient morts, soit que le sieur Figuier eût craché, soit qu’il n’eût pas craché.

Je prie donc tous les philosophes d’examiner la chose avec attention. On peut, par exemple, quand on verra passer Fréron dans la rue, lui cracher au nez ; et, s’il en meurt, le fait sera constaté, malgré tous les raisonnements des incrédules.

Je saisis cette occasion de prier aussi les philosophes de couper le plus qu’ils pourront de têtes de limaçons à coquille : car j’atteste que la tête est revenue à des limaçons à qui je l’avais très-bien coupée. Mais ce n’est pas assez que j’en aie fait l’expérience, il faut que d’autres la fassent encore pour que la chose acquière quelque degré de probabilité : car, si j’ai fait heureusement deux fois cette expérience, je l’ai manquée trente fois ; son succès dépend de l’âge du limaçon, du temps auquel on lui coupe la tête, de l’endroit où on la lui coupe, du lieu où on le garde jusqu’à ce que la tête lui revienne.

S’il est important de savoir qu’on peut donner la mort en crachant, il est bien plus essentiel de savoir qu’il revient des têtes. L’homme vaut mieux qu’un limaçon, et je ne doute pas que, dans un temps où tous les arts se perfectionnent, on ne trouve l’art de donner une bonne tête à un homme qui n’en aura point.


SIBYLLE[72].

La première femme qui s’avisa de prononcer des oracles à Delphes s’appelait Sibylla. Elle eut pour père Jupiter, au rapport de Pausanias, et pour mère Lamia, fille de Neptune, et elle vivait fort longtemps avant le siége de Troie. De là vient que par le nom de sibylle on désigna toutes les femmes qui, sans être prêtresses ni même attachées à un oracle particulier, annonçaient l’avenir et se disaient inspirées. Différents pays et différents siècles avaient eu leurs sibylles ; on conservait les prédictions qui portaient leur nom, et l’on en formait des recueils.

Le plus grand embarras pour les anciens était d’expliquer par quel heureux privilége ces sibylles avaient le don de prédire l’avenir. Les platoniciens en trouvaient la cause dans l’union intime que la créature, parvenue à un certain degré de perfection, pouvait avoir avec la Divinité. D’autres rapportaient cette vertu divinatrice des sibylles aux vapeurs et aux exhalaisons des cavernes qu’elles habitaient. D’autres enfin attribuaient l’esprit prophétique des sibylles à leur humeur sombre et mélancolique ou à quelque maladie singulière.

Saint Jérôme[73] a soutenu que ce don était en elles la récompense de leur chasteté ; mais il y en a du moins une très-célèbre qui se vante d’avoir eu mille amants, sans avoir été mariée. Il eût été plus court et plus sensé à saint Jérôme et aux autres Pères de l’Église de nier l’esprit prophétique des sibylles, et de dire qu’à force de proférer des prédictions à l’aventure, elles ont pu rencontrer quelquefois, surtout à l’aide d’un commentaire favorable par lequel on ajustait des paroles dites au hasard à des faits qu’elles n’avaient jamais pu prévoir.

Le singulier, c’est qu’on recueillit leurs prédictions après l’événement. La première collection de vers sibyllins, achetée par Tarquin, contenait trois livres ; la seconde fut compilée après l’incendie du Capitole, mais on ignore combien de livres elle contenait ; et la troisième est celle que nous avons en huit livres, et dans laquelle il n’est pas douteux que l’auteur n’ait inséré plusieurs prédictions de la seconde. Cette collection est le fruit de la pieuse fraude de quelques chrétiens platoniciens plus zélés qu’habiles, qui crurent, en la composant, prêter des armes à la religion chrétienne et mettre ceux qui la défendaient en état de combattre le paganisme avec le plus grand avantage.

Cette compilation informe de prophéties différentes fut imprimée pour la première fois, l’an 1545, sur des manuscrits, et publiée plusieurs fois depuis avec d’amples commentaires, surchargés d’une érudition souvent triviale et presque toujours étrangère au texte, que ces commentaires éclaircissent rarement. Les ouvrages composés pour et contre l’authenticité de ces livres sibyllins sont en très-grand nombre, et quelques-uns même très-savants ; mais il y règne si peu d’ordre et de critique, et les auteurs étaient tellement dénués de tout esprit philosophique, qu’il ne resterait à ceux qui auraient le courage de les lire que l’ennui et la fatigue de cette lecture.

La date de cette compilation se trouve clairement indiquée dans le cinquième et dans le huitième livre. On fait dire à la sibylle que l’empire romain aura quinze empereurs, dont quatorze sont désignés par la valeur numérale de la première lettre de leur nom dans l’alphabet grec. Elle ajoute que le quinzième, qui sera, dit-on, un homme à tête blanche, portera le nom d’une mer voisine de Rome : le quinzième des empereurs romains est Adrien, et le golfe Adriatique est la mer dont il porte le nom.

De ce prince, continue la sibylle, en sortiront trois autres qui régiront l’empire en même temps ; mais à la fin un seul d’entre eux en restera possesseur. Ces trois rejetons sont Antonin, Marc-Aurèle, et Lucius Verus. La sibylle fait allusion aux adoptions et aux associations qui les unirent. Marc-Aurèle se trouva seul maître de l’empire à la mort de Lucius Verus, au commencement de l’an 169, et il le gouverna sans collègue jusqu’à l’année 177 qu’il s’associa son fils Commode. Comme il n’y a rien qui puisse avoir quelque rapport avec ce nouveau collègue de Marc-Aurèle, il est visible que la collection doit avoir été faite entre les années 169 et 177 de l’ère vulgaire.

Josèphe l’historien[74] cite un ouvrage de la sibylle, où l’on parlait de la tour de Babel et de la confusion des langues à peu près comme dans la Genèse[75] : ce qui prouve que les chrétiens ne sont pas les premiers auteurs de la supposition des livres sibyllins. Josèphe ne rapportant pas les paroles mêmes de la sibylle, nous ne sommes plus en état de vérifier si ce qui est dit de ce même événement dans notre collection était tiré de l’ouvrage cité par Josèphe ; mais il est certain que plusieurs des vers attribués à la sibylle, dans l’exhortation qui se trouve parmi les œuvres de saint Justin, dans l’ouvrage de Théophile d’Antioche, dans Clément d’Alexandrie, et dans quelques autres Pères, ne se lisent point dans notre recueil ; et comme la plupart de ces vers ne portent aucun caractère de christianisme, ils pourraient être l’ouvrage de quelque Juif platonisant.

Dès le temps de Celse les sibylles avaient déjà quelque crédit parmi les chrétiens, comme il paraît par deux passages de la réponse d’Origène. Mais dans la suite, les vers sibyllins paraissant favorables au christianisme, on les employa communément dans les ouvrages de controverse, avec d’autant plus de confiance que les païens eux-mêmes, qui reconnaissaient les sibylles pour des femmes inspirées, se retranchaient à dire que les chrétiens avaient falsifié leurs écrits : question de fait qui ne pouvait être décidée que par une comparaison des différents manuscrits, que très-peu de gens étaient en état de faire.

Enfin ce fut d’un poëme de la sibylle de Cumes que l’on tira les principaux dogmes du christianisme. Constantin, dans le beau discours qu’il prononça devant l’assemblée des saints, montre que la quatrième églogue de Virgile n’est qu’une description prophétique du Sauveur, et que s’il n’a pas été l’objet immédiat du poëte, il l’a été de la sibylle dont le poëte a emprunté ses idées, laquelle, étant remplie de l’esprit de Dieu, avait annoncé la naissance du Rédempteur.

On crut voir dans ce poëme le miracle de la naissance de Jésus d’une vierge, l’abolition du péché par la prédication de l’Évangile, l’abolition de la peine par la grâce du Rédempteur. On y crut voir l’ancien serpent terrassé, et le venin mortel dont il a empoisonné la nature humaine entièrement amorti. On y crut voir que la grâce du Seigneur, quelque puissante qu’elle soit, laisserait néanmoins subsister dans les fidèles des restes et des vestiges du péché ; en un mot, on y crut voir Jésus-Christ annoncé sous le grand caractère de fils de Dieu.

Il y a dans cette églogue quantité d’autres traits qu’on dirait avoir été copiés d’après les prophètes juifs, et qui s’appliquent d’eux-mêmes à Jésus-Christ : c’est du moins le sentiment général de l’Église[76]. Saint Augustin[77] en a été persuadé comme les autres, et a prétendu qu’on ne peut appliquer qu’à Jésus-Christ les vers de Virgile. Enfin les plus habiles modernes soutiennent la même opinion[78].



SICLE[79].

Poids et monnaie des Juifs. Mais comme ils ne frappèrent jamais de monnaie, et qu’ils se servirent toujours à leur avantage de la monnaie des autres peuples, toute monnaie d’or qui pesait environ une guinée, et toute monnaie d’argent pesant un petit écu de France, était appelée sicle ; et ce sicle était le poids du sanctuaire, et le poids de roi.

Il est dit dans les livres des Rois[80] qu’Absalon avait de très-beaux cheveux, dont il faisait couper tous les ans une partie. Plusieurs grands commentateurs prétendent qu’il les faisait couper tous les mois, et qu’il y en avait pour la valeur de deux cents sicles. Si c’était des sicles d’or, la chevelure d’Absalon lui valait juste deux mille quatre cents guinées par an. Il y a peu de seigneuries qui rapportent aujourd’hui le revenu qu’Absalon tirait de sa tête.

Il est dit que lorsque Abraham acheta un antre en Hébron, du Chananéen Éphron, pour enterrer sa femme, Éphron lui vendit cet antre quatre cents sicles d’argent, de monnaie valable et reçue[81], probatæ monetæ publicæ.

Nous avons remarqué[82] qu’il n’y avait point de monnaie dans ce temps-là. Ainsi ces quatre cents sicles d’argent devaient être quatre cents sicles de poids, lesquels vaudraient aujourd’hui trois livres quatre sous pièce, qui font douze cent quatre-vingts livres de France.

Il fallait que le petit champ qui fut vendu avec cette caverne fût d’une excellente terre pour être vendu si cher.

Lorsque Éliézer, serviteur d’Abraham, rencontra la belle Rebecca, fille de Bathuel, portant une cruche d’eau sur son épaule, et qu’elle lui eut donné à boire, à lui et à ses chameaux, il lui donna des pendants d’oreilles d’or qui pesaient deux sicles[83], et des bracelets d’or qui en pesaient dix. C’était un présent de vingt-quatre guinées.

Parmi les lois de l’Exode, il est dit que si un bœuf frappe de ses cornes un esclave mâle ou femelle, le possesseur du bœuf donnera trente sicles d’argent au maître de l’esclave, et le bœuf sera lapidé. Apparemment il était sous-entendu que le bœuf aurait fait une blessure dangereuse : sans quoi trente-deux écus auraient été une somme un peu trop forte vers le mont Sinaï, où l’argent n’était pas commun. C’est ce qui a fait soupçonner à plusieurs graves personnages, mais trop téméraires, que l’Exode ainsi que la Genèse n’avaient été écrits que dans des temps postérieurs.

Ce qui les a confirmés dans leur opinion erronée, c’est qu’il est dit dans le même Exode[84] : « Prenez d’excellente myrrhe du poids de cinq cents sicles, deux cent cinquante de cinnamum, deux cent cinquante de cannes de sucre, deux cent cinquante de casse, quatre pintes et chopine d’huile d’olive, pour oindre le tabernacle ; et on fera mourir quiconque s’oindra d’une pareille composition, ou en oindra un étranger. »

Il est ajouté qu’à tous ces aromates on joindra du stacté, de l’onyx, du galbanum, et de l’encens brillant, et que du tout on doit faire une colature selon l’art du parfumeur.

Mais je ne vois pas ce qui a dû tant révolter les incrédules dans cette composition. Il est naturel de penser que les Juifs, qui, selon le texte, volèrent aux Égyptiens tout ce qu’ils purent emporter, aient volé de l’encens brillant, du galbanum, de l’onyx, du stacté, de l’huile d’olive, de la casse, des cannes de sucre, du cinnamum, et de la myrrhe. Ils avaient aussi volé sans doute beaucoup de sicles ; et nous avons vu[85] qu’un des plus zélés partisans de cette horde hébraïque évalue ce qu’ils avaient volé seulement en or à neuf millions. Je ne compte pas après lui.



SOCIÉTÉ ROYALE DE LONDRES,

ET DES ACADÉMIES[86].



SOCINIENS, ou ARIENS,

ou ANTITRINITAIRES[87].



SOCRATE[88].

Le moule est-il cassé de ceux qui aimaient la vertu pour elle-même, un Confucius, un Pythagore]], un Thalès, un Socrate ? Il y avait de leur temps des foules de dévots à leurs pagodes et leurs divinités, des esprits frappés de la crainte de Cerbère et des Furies, qui couraient les initiations, les pèlerinages, les mystères ; qui se ruinaient en offrandes de brebis noires. Tous les temps ont vu de ces malheureux dont parle Lucrèce (III, 51-54) :

Et quocumque tamen miseri venere, parentant,
Et nigras mactant pecudes, et manibu’ divis
Inferias mittunt ; multoque in rebus acerbis
Acrius advertunt animos ad relligionem.


Les macérations étaient en usage ; les prêtres de Cybèle se faisaient châtrer pour garder la continence. D’où vient que parmi tous ces martyrs de la superstition, l’antiquité ne compte pas un seul grand homme, un sage ? C’est que la crainte n’a jamais pu faire la vertu. Les grands hommes ont été les enthousiastes du bien moral. La sagesse était leur passion dominante ; ils étaient sages comme Alexandre était guerrier, comme Homère était poëte, et Apelles peintre, par une force et une nature supérieure ; et voilà peut-être tout ce qu’on doit entendre par le démon de Socrate.

Un jour deux citoyens d’Athènes, revenant de la chapelle de Mercure, aperçurent Socrate dans la place publique. L’un dit à l’autre : « N’est-ce pas là ce scélérat qui dit qu’on peut être vertueux sans aller tous les jours offrir des moutons et des oies ? — Oui, dit l’autre, c’est ce sage qui n’a point de religion ; c’est cet athée qui dit qu’il n’y a qu’un seul Dieu. » Socrate approcha d’eux avec son air simple, son démon, et son ironie, que Mme Dacier a si fort exaltée : « Mes amis, leur dit-il, un petit mot, je vous prie. Un homme qui prie la Divinité, qui l’adore, qui cherche à lui ressembler autant que le peut la faiblesse humaine, et qui fait tout le bien dont il est capable, comment nommeriez-vous un tel homme ? — C’est une âme très-religieuse, dirent-ils. — Fort bien ; on pourrait donc adorer l’Être suprême, et avoir à toute force de la religion ? — D’accord, dirent les deux Athéniens. — Mais croyez-vous, poursuivit Socrate, que quand le divin architecte du monde arrangea tous ces globes qui roulent sur vos têtes, quand il donna le mouvement et la vie à tant d’êtres différents, il se servit du bras d’Hercule, ou de la lyre d’Apollon, ou de la flûte de Pan ? — Cela n’est pas probable, dirent-ils. — Mais s’il n’est pas vraisemblable qu’il ait employé le secours d’autrui pour construire ce que nous voyons, il n’est pas croyable qu’il le conserve par d’autres que par lui-même. Si Neptune était le maître absolu de la mer, Junon de l’air, Éole des vents, Cérès des moissons, et que l’un voulût le calme quand l’autre voudrait du vent et de la pluie, vous sentez bien que l’ordre de la nature ne subsisterait pas tel qu’il est. Vous m’avouerez qu’il est nécessaire que tout dépende de celui qui a tout fait. Vous donnez quatre chevaux blancs au soleil, et deux chevaux noirs à la lune ; mais ne vaut-il pas mieux que le jour et la nuit soient l’effet du mouvement imprimé aux astres par le maître des astres, que s’ils étaient produits par six chevaux ? » Les deux citoyens se regardèrent et ne répondirent rien. Enfin Socrate finit par leur prouver qu’on pouvait avoir des moissons sans donner de l’argent aux prêtres de Cérès, aller à la chasse sans offrir des petites statues d’argent à la chapelle de Diane, que Pomone ne donnait point des fruits, que Neptune ne donnait point des chevaux, et qu’il fallait remercier le souverain qui a tout fait.

Son discours était dans la plus exacte logique. Xénophon, son disciple, homme qui connaissait le monde, et qui depuis sacrifia au vent dans la retraite des Dix-mille, tira Socrate par la manche, et lui dit : « Votre discours est admirable ; vous avez parlé bien mieux qu’un oracle : vous êtes perdu ; l’un de ces honnêtes gens à qui vous parlez est un boucher qui vend des moutons et des oies pour les sacrifices, et l’autre un orfèvre qui gagne beaucoup à faire des petits dieux d’argent et de cuivre pour les femmes ; ils vont vous accuser d’être un impie qui voulez diminuer leur négoce ; ils déposeront contre vous auprès de Mélitus et d’Anitus vos ennemis, qui ont juré votre perte : gare la ciguë ; votre démon familier aurait bien dû vous avertir de ne pas dire à un boucher et à un orfèvre ce que vous ne deviez dire qu’à Platon et à Xénophon. »

Quelque temps après, les ennemis de Socrate le firent condamner par le conseil des cinq cents. Il eut deux cent vingt voix pour lui. Cela fait présumer qu’il y avait deux cent vingt philosophes dans ce tribunal ; mais cela fait voir que dans toute compagnie le nombre des philosophes est toujours le plus petit.

Socrate but donc la cigüe pour avoir parlé en faveur de l’unité de Dieu ; et ensuite les Athéniens consacrèrent une chapelle à Socrate, à celui qui s’était élevé contre les chapelles dédiées aux êtres inférieurs.



SOLDAT[89].

Le ridicule faussaire qui fit ce Testament du cardinal de Richelieu[90], dont nous avons beaucoup plus parlé qu’il ne mérite, donne pour un beau secret d’État de lever cent mille soldats quand on veut en avoir cinquante mille.

Si je ne craignais d’être aussi ridicule que ce faussaire, je dirais qu’au lieu de lever cent mille mauvais soldats il en faut engager cinquante mille bons ; qu’il faut rendre leur profession honorable ; qu’il faut qu’on la brigue, et non pas qu’on la fuie ; que cinquante mille guerriers assujettis à la sévérité de la règle sont bien plus utiles que cinquante mille moines ;

Que ce nombre est suffisant pour défendre un État de l’étendue de l’Allemagne, ou de la France, ou de l’Espagne, ou de l’Italie ;

Que des soldats en petit nombre dont on a augmenté l’honneur et la paye ne déserteront point ;

Que cette paye étant augmentée dans un État, et le nombre des engagés diminué, il faudra bien que les États voisins imitent celui qui aura le premier rendu ce service au genre humain ;

Qu’une multitude d’hommes dangereux étant rendue à la culture de la terre ou aux métiers, et devenue utile, chaque État en sera plus florissant.

M. le marquis de Monteynard a donné, en 1771, un exemple à l’Europe : il a donné un surcroît à la paye, et des honneurs aux soldats qui serviraient après le temps de leur engagement. Voilà comme il faut mener les hommes[91].


SOMNAMBULES, ET SONGES.

SECTION PREMIÈRE[92].

J’ai vu un somnambule, mais il se contentait de se lever, de s’habiller, de faire la révérence, de danser le menuet assez proprement ; après quoi il se déshabillait, se recouchait, et continuait de dormir.

Cela n’approche pas du somnambule de l’Encyclopédie. C’était un jeune séminariste qui se relevait pour composer un sermon en dormant, l’écrivait correctement, le relisait d’un bout à l’autre, ou du moins croyait le relire, y faisait des corrections, raturait des lignes, en substituait d’autres, remettait à sa place un mot oublié ; composait de la musique, la notait exactement, après avoir réglé son papier avec sa canne, et plaçait les paroles sous les notes sans se tromper, etc., etc.

Il est dit qu’un archevêque de Bordeaux a été témoin de toutes ces opérations, et de beaucoup d’autres aussi étonnantes. Il serait à souhaiter que ce prélat eût donné lui-même son attestation signée de ses grands-vicaires, ou du moins de monsieur son secrétaire.

Mais supposons que ce somnambule ait fait tout ce qu’on lui attribue, je lui ferai toujours les mêmes questions que je ferais à un simple songeur. Je lui dirais : Vous avez songé plus fortement qu’un autre, mais c’est par le même principe ; cet autre n’a eu que la fièvre, et vous avez eu le transport au cerveau. Mais enfin, vous avez reçu l’un et l’autre des idées, des sensations auxquelles vous ne vous attendiez nullement ; vous avez fait tout ce que vous n’aviez nulle envie de faire.

De deux dormeurs l’un n’a pas une seule idée, l’autre en reçoit une foule ; l’un est insensible comme un marbre, l’autre éprouve des désirs et des jouissances. Un amant fait en rêvant une chanson pour sa maîtresse, qui dans son délire croit lui écrire une lettre tendre, et qui en récite tout haut les paroles.

Scribit amatori meretrix ; dat adultera munus...
In noctis spatio miserorum vulnera durant.

(Pétrone, ch. civ, vers 14 et 16.)

S’est-il passé autre chose dans votre machine, pendant ce rêve si puissant sur vous, que ce qui se passe tous les jours dans votre machine éveillée ?

Vous, monsieur le séminariste, né avec le don de l’imitation, vous avez écouté cent sermons, votre cerveau s’est monté à en faire ; vous en avez écrit en veillant, poussé par le talent d’imiter ; vous en écrivez de même en dormant. Comment s’est-il pu faire que vous soyez devenu prédicateur en rêve, vous étant couché sans aucune volonté de prêcher ? Ressouvenez-vous bien de la première fois que vous mîtes par écrit l’esquisse d’un sermon pendant la veille. Vous n’y pensiez pas le quart d’heure d’auparavant ; vous étiez dans votre chambre, livré à une rêverie vague sans aucune idée déterminée ; votre mémoire vous rappelle, sans que votre volonté s’en mêle, le souvenir d’une certaine fête : cette fête vous rappelle qu’on prêche ce jour-là ; vous vous souvenez d’un texte, ce texte fournit un exorde ; vous avez auprès de vous encre et papier, vous écrivez des choses que vous ne pensiez pas devoir jamais écrire.

Voilà précisément ce qui vous est arrivé dans votre acte de noctambule.

Vous avez cru dans l’une et l’autre opération ne faire que ce que vous vouliez ; et vous avez été dirigé sans le savoir par tout ce qui a précédé l’écriture de ce sermon.

De même lorsque, en sortant de vêpres, vous vous êtes enfermé dans votre cellule pour méditer, vous n’aviez nul dessein de vous occuper de votre voisine : cependant son image s’est peinte à vous quand vous n’y pensiez pas ; votre imagination s’est allumée sans que vous ayez songé à un éteignoir ; vous savez ce qui s’en est ensuivi.

Vous avez éprouvé la même aventure pendant votre sommeil.

Quelle part avez-vous eue à toutes ces modifications de votre individu ? La même que vous avez à la course de votre sang dans vos artères et dans vos veines, à l’arrosement de vos vaisseaux lymphatiques, au battement de votre cœur et de votre cerveau.

J’ai lu l’article Songe dans le Dictionnaire encyclopédique, et je n’y ai rien compris. Mais quand je recherche la cause de mes idées et de mes actions dans le sommeil et dans la veille, je n’y comprends pas davantage.

Je sais bien qu’un raisonneur qui voudrait me prouver que quand je veille, et que je ne suis ni frénétique ni ivre, je suis alors un animal agent, ne laisserait pas de m’embarrasser.

Mais je l’embarrasserais bien davantage en lui prouvant que, quand il dort, il est entièrement patient, pur automate.

Or dites-moi ce que c’est qu’un animal qui est absolument machine la moitié de sa vie, et qui change de nature deux fois en vingt-quatre heures.


SECTION II[93].

SECTION III.
DES SONGES[94].

Somnia, quæ mentes ludunt volitantibus umbris,
Non delubra deum nec ab æthere numina mittunt.
Sed sibi quisque facit.

(Pétrone, ch. civ, vers 1-3.)

Mais comment, tous les sens étant morts dans le sommeil, y en a-t-il un interne qui est vivant ? Comment vos yeux ne voyant plus, vos oreilles n’entendant rien, voyez-vous cependant et entendez-vous dans vos rêves ? Le chien est à la chasse en songe, il aboie, il suit sa proie, il est à la curée. Le poëte fait des vers en dormant. Le mathématicien voit des figures ; le métaphysicien raisonne bien ou mal : on en a des exemples frappants.

Sont-ce les seuls organes de la machine qui agissent ? Est-ce l’âme pure qui, soustraite à l’empire des sens, jouit de ses droits en liberté ?

Si les organes seuls produisent les rêves de la nuit, pourquoi ne produiront-ils pas seuls les idées du jour ? Si l’âme pure, tranquille dans le repos des sens, agissant par elle-même, est l’unique cause, le sujet unique de toutes les idées que vous avez en dormant, pourquoi toutes ces idées sont-elles presque toujours irrégulières, déraisonnables, incohérentes ? Quoi ! c’est dans le temps où cette âme est le moins troublée qu’il y a plus de trouble dans toutes ses imaginations ! Elle est en liberté, et elle est folle ! Si elle était née avec des idées métaphysiques (comme l’ont dit tant d’écrivains qui rêvaient les yeux ouverts), ses idées pures et lumineuses de l’être, de l’infini, de tous les premiers principes, devraient se réveiller en elle avec la plus grande énergie quand son corps est endormi : on ne serait jamais bon philosophe qu’en songe.

Quelque système que vous embrassiez, quelques vains efforts que vous fassiez pour vous prouver que la mémoire remue votre cerveau, et que votre cerveau remue votre âme, il faut que vous conveniez que toutes vos idées vous viennent dans le sommeil sans vous et malgré vous : votre volonté n’y a aucune part. Il est donc certain que vous pouvez penser sept ou huit heures de suite, sans avoir la moindre envie de penser, et sans même être sûr que vous pensez. Pesez cela, et tâchez de deviner ce que c’est que le composé de l’animal.

Les songes ont toujours été un grand objet de superstition ; rien n’était plus naturel. Un homme vivement touché de la maladie de sa maîtresse songe qu’il la voit mourante ; elle meurt le lendemain : donc les dieux lui ont prédit sa mort.

Un général d’armée rêve qu’il gagne une bataille ; il la gagne en effet : les dieux l’ont averti qu’il serait vainqueur.

On ne tient compte que des rêves qui ont été accomplis ; on oublie les autres. Les songes font une grande partie de l’histoire ancienne, aussi bien que les oracles.

La Vulgate traduit ainsi la fin du verset 26 du ch. xix du Lévitique : « Vous n’observerez point les songes. » Mais le mot songe n’est point dans l’hébreu ; et il serait assez étrange qu’on réprouvât l’observation des songes dans le même livre où il est dit que Joseph devint le bienfaiteur de l’Égypte et de sa famille pour avoir expliqué trois songes.

L’explication des rêves était une chose si commune qu’on ne se bornait pas à cette intelligence ; il fallait encore deviner quelquefois ce qu’un autre homme avait rêvé. Nabuchodonosor, ayant oublié un songe qu’il avait fait, ordonna à ses mages de le deviner, et les menaça de mort s’ils n’en venaient pas à bout ; mais le Juif Daniel, qui était de l’école des mages, leur sauva la vie en devinant quel était le songe du roi, et en l’interprétant. Cette histoire et beaucoup d’autres pourraient servir à prouver que la loi des Juifs ne défendait pas l’onéiromantie, c’est-à-dire la science des songes.

SECTION IV.
À Lausanne, 23 octobre 1757.

Dans un de mes rêves, je soupais avec M. Touron, qui faisait les paroles et la musique des vers qu’il nous chantait. Je lui lis ces quatre vers dans mon songe :

Mon cher Touron, que tu m’enchantes
Par la douceur de tes accents !
Que tes vers sont doux et coulants !
Tu les fais comme tu les chantes.

Dans un autre rêve je récitai le premier chant de la Henriade tout autrement qu’il n’est. Hier, je rêvai qu’on nous disait des vers à souper. Quelqu’un prétendait qu’il y avait trop d’esprit ; je lui répondais que les vers étaient une fête qu’on donnait à l’âme, et qu’il fallait des ornements dans les fêtes.

J’ai donc, en rêvant, dit des choses que j’aurais dites à peine dans la veille ; j’ai donc eu des pensées réfléchies malgré moi, et sans y avoir la moindre part. Je n’avais ni volonté, ni liberté ; et cependant je combinais des idées avec sagacité, et même avec quelque génie. Que suis-je donc sinon une machine ?



SOPHISTE[95].

Un géomètre un peu dur nous parlait ainsi :

Y a-t-il rien dans la littérature de plus dangereux que des rhéteurs sophistes ? Parmi ces sophistes y en eut-il jamais de plus inintelligibles et de plus indignes d’être entendus que le divin Platon ?

La seule idée utile qu’on puisse peut-être trouver chez lui est l’immortalité de l’âme, qui était déjà établie chez tous les peuples policés. Mais comment prouve-t-il cette immortalité ?

On ne peut trop remettre cette preuve sous nos yeux pour nous faire bien apprécier ce fameux Grec.

Il dit, dans son Phédon, que la mort est le contraire de la vie, que le mort naît du vivant, et le vivant du mort, et que par conséquent les âmes vont sous terre après notre mort.

S’il est vrai que le sophiste Platon, qui se donne pour ennemi de tous les sophistes, raisonne presque toujours ainsi, qu’étaient donc ces prétendus grands hommes, et à qui ont-ils servi ?

Le grand défaut de toute la philosophie platonicienne était d’avoir pris les idées abstraites pour des choses réelles. Un homme ne peut avoir fait une belle action que parce qu’il y a un beau réellement existant, auquel cette action est conforme !

On ne peut faire aucune action sans avoir l’idée de cette action : donc ces idées existent je ne sais où, et il faut les consulter !

Dieu avait l’idée du monde avant de le former ; c’était son logos : donc le monde était la production du logos !

Que de querelles, tantôt vaines, tantôt sanglantes, cette manière d’argumenter apporta-t-elle enfin sur la terre ! Platon ne se doutait pas que sa doctrine put un jour diviser une Église qui n’était pas encore née.

Pour concevoir le juste mépris que méritent toutes ces vaines subtilités, lisez Démosthène ; voyez si dans aucune de ses harangues il emploie un seul de ces ridicules sophismes. C’est une preuve bien claire que dans les affaires sérieuses on ne faisait pas plus de cas de ces ergoteries que le conseil d’État n’en fait des thèses de théologie.

Vous ne trouverez pas un seul de ces sophismes dans les Oraisons de Cicéron. C’était un jargon de l’école, inventé pour amuser l’oisiveté : c’était le charlatanisme de l’esprit.



SOTTISE DES DEUX PARTS[96].



STYLE.

SECTION PREMIÈRE[97].

Le style des lettres de Balzac n’aurait pas été mauvais pour des oraisons funèbres ; et nous avons quelques morceaux de physique dans le goût du poëme épique et de l’ode. Il est bon que chaque chose soit à sa place.

Ce n’est pas qu’il n’y ait quelquefois un grand art, ou plutôt un très-heureux naturel à mêler quelques traits d’un style majestueux dans un sujet qui demande de la simplicité ; à placer à propos de la finesse, de la délicatesse, dans un discours de véhémence et de force. Mais ces beautés ne s’enseignent pas. Il faut beaucoup d’esprit et de goût. Il serait difficile de donner des leçons de l’un et de l’autre.

Il est bien étrange que depuis que les Français s’avisèrent d’écrire, ils n’eurent aucun livre écrit d’un bon style, jusqu’à l’année 1656, où les Lettres provinciales parurent. Pourquoi personne n’avait-il écrit l’histoire d’un style convenable jusqu’à la Conspiration de Venise de l’abbé de Saint-Réal ?

D’où vient que Pellison eut le premier le vrai style de l’éloquence cicéronienne dans ses Mémoires pour le surintendant Fouquet ?

Rien n’est donc plus difficile et plus rare que le style convenable à la matière que l’on traite.

N’affectez point des tours inusités et des mots nouveaux dans un livre de religion, comme l’abbé Houtteville ; ne déclamez point dans un livre de physique ; point de plaisanterie en mathématique ; évitez l’enflure et les figures outrées dans un plaidoyer. Une pauvre bourgeoise ivrogne ou ivrognesse meurt d’apoplexie : vous dites qu’elle est dans la région des morts ; on l’ensevelit : vous assurez que sa dépouille mortelle est confiée à la terre. Si on sonne pour son enterrement, c’est un son funèbre qui se fait entendre dans les nues. Vous croyez imiter Cicéron, et vous n’imitez que maître Petit-Jean.

J’ai entendu souvent demander si, dans nos meilleures tragédies, on n’avait pas trop souvent admis le style familier, qui est si voisin du style simple et naïf.

Par exemple, dans Mithridate[98] :

Seigneur, vous changez de visage !

cela est simple, et même naïf. Ce demi-vers, placé où il est, fait un effet terrible : il tient du sublime. Au lieu que les mêmes paroles de Bérénice à Antiochus :

Prince, vous vous troublez et changez de visage[99] !

ne sont que très-ordinaires ; c’est une transition plutôt qu’une situation. Rien n’est si simple que ce vers :

Madame, j’ai reçu des lettres des lettres de l’armée[100].

Mais le moment où Roxane prononce ces paroles fait trembler. Cette noble simplicité est très-fréquente dans Racine, et fait une de ses principales beautés.

Mais on se récria contre plusieurs vers qui ne parurent que familiers.

Il suffit ; et que fait la reine Bérénice ?...
A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?
Sait-il que je l’attends ? — J’ai couru chez la reine...
Il en était sorti lorsque j’y suis couru[101].
On sait qu’elle est charmante ; et de si belles mains
Semblent vous demander l’empire des humains[102].
Comme vous je me perds d’autant plus que j’y pense[103].
Quoi ! seigneur, le sultan reverra son visage[104] !
Mais, à ne point mentir,
Votre amour dès longtemps a dû le pressentir[105].
Madame, encore un coup, c’est à vous de choisir[106].
Elle veut, Acomat, que je l’épouse. — Eh bien[107] !
Et je vous quitte. — Et moi, je ne vous quitte pas[108].
Crois-tu, si je l’épouse,
Qu’Andromaque en son cœur n’en sera point jalouse[109] ?
Tu vois que c’en est fait, ils se vont épouser[110].
Pour bien faire il faudrait que vous le prévinssiez[111]...
Attendez. — Non, vois-tu, je le nierais en vain[112].

On a trouvé une grande quantité de pareils vers trop prosaïques, et d’une familiarité qui n’est le propre que de la comédie. Mais ces vers se perdent dans la foule des bons ; ce sont des fils de laiton qui servent à joindre des diamants.

Le style élégant est si nécessaire que, sans lui, la beauté des sentiments est perdue. Il suffit seul pour embellir les sentiments les moins nobles et les moins tragiques.

Croirait-on qu’on pût, entre une reine incestueuse et un père qui devient parricide, introduire une jeune amoureuse, dédaignant de subjuguer un amant qui ait déjà eu d’autres maîtresses, et mettant sa gloire à triompher de l’austérité d’un homme qui n’a jamais rien aimé ? C’est pourtant ce qu’Aricie ose dire dans le sujet tragique de Phèdre. Mais elle le dit dans des vers si séducteurs, qu’on lui pardonne ces sentiments d’une coquette de comédie (acte II, scène ire) :

Phèdre en vain s’honorait des soupirs de Thésée :
Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aisée
D’arracher un hommage à mille autres offert,
Et d’entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.
Mais de faire fléchir un courage inflexible,
De porter la douleur dans une âme insensible,
D’enchaîner un captif de ses fers étonné,
Contre un joug qui lui plaît vainement mutiné ;
C’est là ce que je veux, c’est là ce qui m’irrite.
Hercule à désarmer coûtait moins qu’Hippolyte,
Et vaincu plus souvent, et plus tôt surmonté,
Préparait moins de gloire aux yeux qui l’ont dompté.

Ces vers ne sont pas tragiques ; mais tous les vers ne doivent pas l’être ; et s’ils ne font aucun effet au théâtre, ils charment à la lecture par la seule élégance du style.

Presque toujours les choses qu’on dit frappent moins que la manière dont on les dit ; car les hommes ont tous à peu près les mêmes idées de ce qui est à la portée de tout le monde. L’expression, le style fait toute la différence. Des déclarations d’amour, des jalousies, des ruptures, des raccommodements, forment le tissu de la plupart de nos pièces de théâtre, et surtout de celles de Racine, fondées sur ces petits moyens. Combien peu de génies ont-ils su exprimer ces nuances que tous les auteurs ont voulu peindre ! Le style rend singulières les choses les plus communes, fortifie les plus faibles, donne de la grandeur aux plus simples.

Sans le style, il est impossible qu’il y ait un seul bon ouvrage en aucun genre d’éloquence et de poésie.

La profusion des mots est le grand vice du style de presque tous nos philosophes et antiphilosophes modernes. Le Système de la nature en est un grand exemple. Il y a dans ce livre confus quatre fois trop de paroles ; et c’est en partie par cette raison qu’il est si confus.

L’auteur de ce livre dit d’abord[113] que l’homme est l’ouvrage de la nature, qu’il existe dans la nature, qu’il ne peut même sortir de la nature par la pensée, etc. ; que pour un être formé par la nature et circonscrit par elle il n’existe rien au delà du grand tout dont il fait partie et dont il éprouve les influences ; qu’ainsi les êtres qu’on suppose au-dessus de la nature ou distingués d’elle-même seront toujours des chimères.

Il ajoute ensuite : « Il ne nous sera jamais possible de nous en former des idées véritables. » Mais comment peut-on se former une idée, soit fausse, soit véritable, d’une chimère, d’une chose qui n’existe point ? Ces paroles oiseuses n’ont point de sens, et ne servent qu’à l’arrondissement d’une phrase inutile.

Il ajoute encore « qu’on ne pourra jamais se former des idées véritables du lieu que ces chimères occupent, ni de leur façon d’agir ». Mais comment des chimères peuvent-elles occuper une place dans l’espace ? comment peuvent-elles avoir des façons d’agir ? quelle serait la façon d’agir d’une chimère qui est le néant ? Dès qu’on a dit chimère, on a tout dit :

Omne supervacuum pleno de pectore manat.

(Horat., de Art. poet., 335.)

« Que l’homme apprenne les lois de la nature[114] ; qu’il se soumette à ces lois auxquelles rien ne peut le soustraire ; qu’il consente à ignorer les causes entourées pour lui d’un voile impénétrable. »

Cette seconde phrase n’est point du tout une suite de la première. Au contraire, elle semble la contredire visiblement. Si l’homme apprend les lois de la nature, il connaîtra ce que nous entendons par les causes des phénomènes ; elles ne sont point pour lui entourées d’un voile impénétrable. Ce sont des expressions triviales échappées à l’écrivain.

« Qu’il subisse sans murmurer les arrêts d’une force universelle qui ne peut revenir sur ses pas, ou qui ne peut jamais s’écarter des règles que son essence lui prescrit. »

Qu’est-ce qu’une force qui ne revient point sur ses pas ? les pas d’une force ! et non content de cette fausse image, il vous en propose une autre, si vous l’aimez mieux ; et cette autre est une règle prescrite par une essence. Presque tout le livre est malheureusement écrit de ce style obscur et diffus.

« Tout ce que l’esprit humain a successivement inventé pour changer ou perfectionner sa façon d’être n’est qu’une conséquence nécessaire de l’essence propre de l’homme et de celle des êtres qui agissent sur lui. Toutes nos institutions, nos réflexions, nos connaissances, n’ont pour objet que de nous procurer un bonheur vers lequel notre propre nature nous force de tendre sans cesse. Tout ce que nous faisons ou pensons, tout ce que nous sommes et que nous serons, n’est jamais qu’une suite de ce que la nature nous a faits. »

Je n’examine point ici le fond de cette métaphysique ; je ne recherche point comment nos inventions pour changer notre façon d’être, etc., sont les effets nécessaires d’une essence qui ne change point. Je me borne au style. Tout ce que nous serons n’est jamais : quel solécisme ! une suite de ce que la nature nous a faits : quel autre solécisme ! Il fallait dire : ne sera jamais qu’une suite des lois de la nature. Mais il l’a déjà dit quatre fois en trois pages.

Il est très-difficile de se faire des idées nettes sur Dieu et sur la nature ; il est peut-être aussi difficile de se faire un bon style[115].

Voici un monument singulier de style dans un discours que nous entendîmes à Versailles en 1745.


HARANGUE AU ROI, PRONONCÉE PAR M. LE CAMUS, PREMIER PRÉSIDENT DE LA COUR
DES AIDES.

Sire,

Les conquêtes de Votre Majesté sont si rapides qu’il s’agit de ménager la croyance des descendants, et d’adoucir la surprise des miracles, de peur que les héros ne se dispensent de les suivre, et les peuples de les croire.

Non, sire, il n’est plus possible qu’ils en doutent lorsqu’ils liront dans l’histoire qu’on a vu Votre Majesté à la tête de ses troupes les écrire elle-même au champ de Mars sur un tambour : c’est les avoir gravés à toujours au temple de mémoire.

Les siècles les plus reculés sauront que l’Anglais, cet ennemi fier et audacieux, cet ennemi jaloux de votre gloire, a été forcé de tourner autour de votre victoire ; que leurs alliés ont été témoins de leur honte, et qu’ils n’ont tous accouru au combat que pour immortaliser le triomphe du vainqueur.

Nous n’osons dire à Votre Majesté, quelque amour qu’elle ait pour son peuple, qu’il n’y a plus qu’un secret d’augmenter notre bonheur, c’est de diminuer son courage, et que le Ciel nous vendrait trop cher ses prodiges s’il nous en coûtait vos dangers, ou ceux du jeune héros qui forme nos plus chères espérances.


SECTION II.
SUR LA CORRUPTION DU STYLE[116].

On se plaint généralement que l’éloquence est corrompue, quoique nous ayons des modèles presque en tous les genres. Un des plus grands défauts de ce siècle, qui contribue le plus à cette décadence, c’est le mélange des styles. Il me semble que nous autres auteurs, nous n’imitons pas assez les peintres, qui ne joignent jamais des attitudes de Callot à des figures de Raphaël. Je vois qu’on affecte quelquefois dans des histoires, d’ailleurs bien écrites, dans de bons ouvrages dogmatiques, le ton le plus familier de la conversation. Quelqu’un a dit autrefois[117] qu’il faut écrire comme on parle ; le sens de cette loi est qu’on écrive naturellement. On tolère dans une lettre l’irrégularité, la licence du style, l’incorrection, les plaisanteries hasardées, parce que des lettres écrites sans dessein et sans art sont des entretiens négligés ; mais quand on parle ou qu’on écrit avec respect, on s’astreint alors à la bienséance. Or je demande à qui on doit plus de respect qu’au public ?

Est-il permis de dire, dans des ouvrages de mathématique, « qu’un géomètre qui veut faire son salut doit monter au ciel en ligne perpendiculaire ; que les quantités qui s’évanouissent donnent du nez en terre pour avoir voulu trop s’élever ; qu’une semence qu’on a mise le germe en bas s’aperçoit du tour qu’on lui joue, et se relève ; que si Saturne périssait, ce serait son cinquième satellite, et non le premier, qui prendrait sa place, parce que les rois éloignent toujours d’eux leurs héritiers ; qu’il n’y a de vide que dans la bourse d’un homme ruiné ; qu’Hercule était un physicien, et qu’on ne pouvait résister à un philosophe de cette force » ?

Des livres très-estimables sont infectés de cette tache. La source d’un défaut si commun vient, me semble, du reproche de pédantisme qu’on a fait longtemps et justement aux auteurs : In vitium ducit culpæ fuga[118]. On a tant répété qu’on doit écrire du ton de la bonne compagnie que les auteurs les plus sérieux sont devenus plaisants, et, pour être de bonne compagnie avec leurs lecteurs, ont dit des choses de très-mauvaise compagnie.

On a voulu parler de science comme Voiture parlait à Mlle Paulet de galanterie, sans songer que Voiture même n’avait pas saisi le véritable goût de ce petit genre dans lequel il passa pour exceller : car souvent il prenait le faux pour le délicat, et le précieux pour le naturel. La plaisanterie n’est jamais bonne dans le genre sérieux, parce qu’elle ne porte jamais que sur un côté des objets qui n’est pas celui que l’on considère : elle roule presque toujours sur des rapports faux, sur des équivoques ; de là vient que les plaisants de profession ont presque tous l’esprit faux autant que superficiel.

Il me semble qu’en poésie on ne doit pas plus mélanger les styles qu’en prose. Le style marotique a depuis quelque temps gâté un peu la poésie par cette bigarrure de termes bas et nobles, surannés et modernes ; on entend dans quelques pièces de morale les sons du sifflet de Rabelais parmi ceux de la flûte d’Horace.

Il faut parler français : Boileau n’eut qu’un langage ;
Son esprit était juste, et son style était sage.
Sers-toi de ses leçons : laisse aux esprits mal faits
L’art de moraliser du ton de Rabelais[119].

J’avoue que je suis révolté de voir dans une épître sérieuse les expressions suivantes :

« Des rimeurs disloqués, à qui le cerveau tinte[120],
Plus amers qu’aloès et jus de coloquinte,

Vices portant méchef. Gens de tel acabit,
Chiffonniers, Ostrogoths, maroufles que Dieu fit. »

De tous ces termes bas l’entassement facile Déshonore à la fois le génie et le style[121].



SUICIDE, ou HOMICIDE DE SOI-MÊME[122].

Il y a quelques années[123] qu’un Anglais, nommé Bacon Morris, ancien officier et homme de beaucoup d’esprit, me vint voir à Paris. Il était accablé d’une maladie cruelle dont il n’osait espérer la guérison. Après quelques visites, il entra un jour chez moi avec un sac et deux papiers à la main. « L’un de ces deux papiers, me dit-il, est mon testament ; le second est mon épitaphe ; et ce sac plein d’argent est destiné aux frais de mon enterrement. J’ai résolu d’éprouver pendant quinze jours ce que pourront les remèdes et le régime pour me rendre la vie moins insupportable ; et si je ne réussis pas, j’ai résolu de me tuer. Vous me ferez enterrer où il vous plaira ; mon épitaphe est courte. » Il me la fit lire, il n’y avait que ces deux mots de Pétrone : « Valete curæ[124], adieu les soins. »

Heureusement pour lui et pour moi, qui l’aimais, il guérit et ne se tua point. Il l’aurait sûrement fait comme il le disait. J’appris qu’avant son voyage en France, il avait passé à Rome dans le temps qu’on craignait, quoique sans raison, quelque attentat de la part des Anglais sur un prince respectable et infortuné[125]. Mon Dacon Morris fut soupçonné d’être venu dans la ville sainte pour une fort mauvaise intention. Il y était depuis quinze jours quand le gouverneur l’envoya chercher, et lui dit qu’il fallait s’en retourner dans vingt-quatre heures. « Ah ! répondit l’Anglais, je pars dans l’instant, car cet air-ci ne vaut rien pour un homme libre ; mais pourquoi me chassez-vous ? — On vous prie de vouloir bien vous en retourner, reprit le gouverneur, parce qu’on craint que vous n’attentiez à la vie du prétendant. — Nous pouvons combattre des princes, les vaincre, et les déposer, repartit l’Anglais ; mais nous ne sommes point assassins pour l’ordinaire : or, monsieur le gouverneur, depuis quand croyez-vous que je sois à Rome ? — Depuis quinze jours, dit le gouverneur. — Il y a donc quinze jours que j’aurais tué la personne dont vous parlez, si j’étais venu pour cela ; et voici comme je m’y serais pris. J’aurais d’abord dressé un autel à Mutius Scévola ; puis j’aurais frappé le prétendant du premier coup, entre vous et le pape, et je me serais tué du second ; mais nous ne tuons les gens que dans les combats. Adieu, monsieur le gouverneur. » Et après avoir dit ces propres paroles, il retourna chez lui, et partit.

À Rome, qui est pourtant le pays de Mutius Scévola, cela passe pour férocité barbare, à Paris pour folie, à Londres pour grandeur d’âme.

Je ne ferai ici que très-peu de réflexions sur l’homicide de soi-même ; je n’examinerai point si feu M. Creech eut raison d’écrire à la marge de son Lucrèce : « Nota bene que, quand j’aurai fini mon livre sur Lucrèce, il faut que je me tue ; » et s’il a bien fait d’exécuter cette résolution[126]. Je ne veux point éplucher les motifs de mon ancien préfet, le P. Biennassès, jésuite, qui nous dit adieu le soir, et qui le lendemain matin, après avoir dit sa messe et avoir cacheté quelques lettres, se précipita du troisième étage. Chacun a ses raisons dans sa conduite.

Tout ce que j’ose dire avec assurance, c’est qu’il ne sera jamais à craindre que cette folie de se tuer devienne une maladie épidémique : la nature y a trop bien pourvu ; l’espérance, la crainte, sont les ressorts puissants dont elle se sert pour arrêter presque toujours la main du malheureux prêt à se frapper.

[127]On a beau nous dire qu’il y a eu des pays où un conseil était établi pour permettre aux citoyens de se tuer, quand ils en avaient des raisons valables ; je réponds, ou que cela n’est pas, ou que ces magistrats avaient très-peu d’occupation.

Pourquoi donc Caton, Brutus, Cassius, Antoine, Othon, et tant d’autres, se sont-ils tués si résolument, et que nos chefs de parti se sont laissé pendre, ou bien ont laissé languir leur misérable vieillesse dans une prison ? Quelques beaux esprits disent que ces anciens n’avaient pas le véritable courage ; que Caton fit une action de poltron en se tuant, et qu’il y aurait eu bien plus de grandeur d’âme à ramper sous César. Cela est bon dans une ode ou dans une figure de rhétorique. Il est très-sûr que ce n’est pas être sans courage que de se procurer tranquillement une mort sanglante, qu’il faut quelque force pour surmonter ainsi l’instinct le plus puissant de la nature, et qu’enfin une telle action prouve plutôt de la férocité que de la faiblesse. Quand un malade est en frénésie, il ne faut pas dire qu’il n’a point de force : il faut dire que sa force est celle d’un frénétique.

La religion païenne défendait l’homicide de soi-même, ainsi que la chrétienne ; il y avait même des places dans les enfers pour ceux qui s’étaient tués[128].



SUPERSTITION[129].

SECTION PREMIÈRE.

Je vous ai entendu dire quelquefois : Nous ne sommes plus superstitieux ; la réforme du xvie siècle nous a rendus plus prudents ; les protestants nous ont appris à vivre.

Et qu’est-ce donc que le sang d’un saint Janvier que vous liquéfiez tous les ans quand vous l’approchez de sa tête[130]? Ne vaudrait-il pas mieux faire gagner leur vie à dix mille gueux, en les occupant à des travaux utiles, que de faire bouillir le sang d’un saint pour les amuser ? Songez plutôt à faire bouillir leur marmite.

Pourquoi bénissez-vous encore dans Rome les chevaux et les mulets à Sainte-Marie-Majeure ?

Que veulent ces bandes de flagellants en Italie et en Espagne, qui vont chantant et se donnant la discipline en présence des dames ? Pensent-ils qu’on ne va en paradis qu’à coups de fouet ?

Ces morceaux de la vraie croix qui suffiraient à bâtir un vaisseau de cent pièces de canon, tant de reliques reconnues pour fausses, tant de faux miracles, sont-ils des monuments d’une piété éclairée ?

La France se vante d’être moins superstitieuse qu’on ne l’est devers Saint-Jacques de Compostelle et devers Notre-Dame de Lorette. Cependant que de sacristies où vous trouvez encore des pièces de la robe de la Vierge, des roquilles de son lait, des rognures de ses cheveux ! Et n’avez-vous pas encore dans l’église du Puy-en-Velai le prépuce de son fils, conservé précieusement ?

Vous connaissez tous l’abominable farce qui se joue depuis les premiers jours du xive siècle dans la chapelle de Saint-Louis, au Palais de Paris, la nuit de chaque jeudi saint au vendredi. Les possédés du royaume se donnent rendez-vous dans cette église ; les convulsions de Saint-Médard n’approchent pas des horribles simagrées, des hurlements épouvantables, des tours de force que font ces malheureux. On leur donne à baiser un morceau de la vraie croix, enchâssé dans trois pieds d’or et orné de pierreries. Alors les cris et les contorsions redoublent. On apaise le diable en donnant quelques sous aux énergumènes ; mais pour les mieux contenir, on a dans l’église cinquante archers du guet, la baïonnette au bout du fusil.

La même exécrable comédie se joue à Saint-Maur. Je vous citerais vingt exemples semblables ; rougissez, et corrigez-vous.

Il est des sages qui prétendent qu’on doit laisser au peuple ses superstitions, comme on lui laisse ses guinguettes, etc. ;

Que de tout temps il a aimé les prodiges, les diseurs de bonne aventure, les pèlerinages et les charlatans ; que dans l’antiquité la plus reculée on célébrait Bacchus sauvé des eaux, portant des cornes, faisant jaillir d’un coup de sa baguette une source de vin d’un rocher, passant la mer Rouge à pied sec, avec tout son peuple, arrêtant le soleil et la lune, etc. ;

Qu’à Lacédémone on conservait les deux œufs dont accoucha Léda, pendants à la voûte d’un temple ; que dans quelques villes de la Grèce les prêtres montraient le couteau avec lequel on avait immolé Iphigénie, etc.

Il est d’autres sages qui disent : Aucune de ces superstitions n’a produit du bien ; plusieurs ont fait de grands maux : il faut donc les abolir.

SECTION II[131].

Je vous prie, mon cher lecteur, de jeter un coup d’œil sur le miracle qui vient de s’opérer en Basse-Bretagne, dans l’année 1771 de notre ère vulgaire. Rien n’est plus authentique ; cet imprimé est revêtu de toutes les formes légales. Lisez.

Récit surprenant sur l’apparition visible et miraculeuse de notre seigneur Jésus-Christ au saint sacrement de l’autel, qui s’est faite par la toute-puissance de Dieu, dans l’église paroissiale de Paimpole, près Tréguier, en Basse-Bretagne, le jour des Rois.

Le 6 janvier 1771, jour des Rois, pendant qu’on chantait le salut, on vit des rayons de lumière sortir du saint sacrement, et l’on aperçut à l’instant notre Seigneur Jésus en figure naturelle, qui parut plus brillant que le soleil, et qui fut vu une demi-heure entière, pendant laquelle parut un arc-en-ciel sur le faîte de l’église. Les pieds de Jésus restèrent imprimés sur le tabernacle, où ils se voient encore, et il s’y opère tous les jours plusieurs miracles. À quatre heures du soir, Jésus ayant disparu de dessus le tabernacle, le curé de ladite paroisse s’approcha de l’autel, et y trouva une lettre que Jésus y avait laissée : il voulut la prendre ; mais il lui fut impossible de la pouvoir lever. Ce curé, ainsi que le vicaire, en furent avertir monseigneur l’évêque de Tréguier, qui ordonna dans toutes les églises de la ville les prières de quarante heures pendant huit jours, durant lequel temps le peuple allait en foule voir cette sainte lettre. Au bout de la huitaine, monseigneur l’évêque y vint en procession, accompagné de tout le clergé séculier et régulier de la ville, après trois jours de jeûne au pain et à l’eau. La procession étant entrée dans l’église, monseigneur l’évêque se mit à genoux sur les degrés de l’autel ; et après avoir demandé à Dieu la grâce de pouvoir lever cette lettre, il monta à l’autel, et la prit sans difficulté : s’étant ensuite tourné vers le peuple, il en fit la lecture à haute voix, et recommanda, à tous ceux qui savaient lire, de lire cette lettre tous les premiers vendredis de chaque mois ; et à ceux qui ne savaient pas lire, de dire cinq Pater et cinq Ave en l’honneur des cinq plaies de Jésus-Christ, afin d’obtenir les grâces promises à ceux qui la liront dévotement, et la conservation des biens de la terre. Les femmes enceintes doivent dire, pour leur heureuse délivrance, neuf Pater et neuf Ave en faveur des âmes du purgatoire, afin que leurs enfants aient le bonheur de recevoir le saint sacrement de baptême.

Tout le contenu en ce récit a été approuvé par monseigneur l’évêque, par M. le lieutenant général de ladite ville de Tréguier, et par plusieurs personnes de distinction qui se sont trouvées présentes à ce miracle.

Copie de la lettre trouvée sur l’autel, lors de l’apparition miraculeuse de notre seigneur Jésus-Christ au très saint sacrement de l’autel, le jour des Rois 1771.

« Éternité de vie, éternité de châtiments, éternelles délices ; rien n’en peut dispenser : il faut choisir un parti, ou celui d’aller à la gloire, ou marcher au supplice. Le nombre d’années que les hommes passent sur la terre dans toutes sortes de plaisirs sensuels et de débauches excessives, d’usurpations, de luxe, d’homicides, de larcins, de médisances, et d’impuretés, blasphémant et jurant mon saint nom en vain, et mille autres crimes, ne permettant pas de souffrir plus longtemps que des créatures créées à mon image et ressemblance, rachetées par le prix de mon sang sur l’arbre de la croix, où j’ai enduré mort et passion, m’offensent continuellement en transgressant mes commandements et abandonnant ma loi divine ; je vous avertis que si vous continuez à vivre dans le péché, et que je ne voie en vous ni remords, ni contrition, ni une sincère et véritable confession et satisfaction, je vous ferai sentir la pesanteur de mon bras divin. Si ce n’était les prières de ma chère mère, j’aurais déjà détruit la terre, pour les péchés que vous commettez les uns contre les autres. Je vous ai donné six jours pour travailler, et le septième pour vous reposer, pour sanctifier mon saint nom, pour entendre la sainte messe, et employer le reste du jour au service de Dieu mon père. Au contraire, on ne voit que blasphèmes et ivrogneries ; et le monde est tellement débordé qu’on n’y voit que vanité et mensonges. Les chrétiens, au lieu d’avoir compassion des pauvres qu’ils voient à leurs portes, et qui sont mes membres, pour parvenir au royaume céleste, ils aiment mieux mignarder des chiens et autres animaux, et laisser mourir de faim et de soif ces objets, en s’abandonnant entièrement à Satan, par leur avarice, gourmandise, et autres vices : au lieu d’assister les pauvres, ils aiment mieux sacrifier tout à leurs plaisirs et débauches. C’est ainsi qu’ils me déclarent la guerre. Et vous, pères et mères pleins d’iniquités, vous souffrez vos enfants jurer et blasphémer mon saint nom ; au lieu de leur donner une bonne éducation, vous leur amassez, par avarice, des biens qui sont dédiés à Satan. Je vous dis, par la bouche de Dieu mon père, de ma chère mère, de tous les chérubins et séraphins, et par saint Pierre le chef de mon Église, que si vous ne vous amendez, je vous enverrai des maladies extraordinaires qui périra tout ; vous ressentirez la juste colère de Dieu mon père ; vous serez réduits à un tel état que vous n’aurez connaissance des uns des autres. Ouvrez les yeux et contemplez ma croix, que je vous ai laissée pour arme contre l’ennemi du genre humain, et pour vous servir de guide à la gloire éternelle ; regardez mon chef couronné d’épines, mes pieds et mes mains percés de clous : j’ai répandu jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour votre rédemption, par un pur amour de père pour des enfants ingrats. Faites des œuvres qui puissent vous attirer ma miséricorde ; ne jurez pas mon saint nom ; priez-moi dévotement ; jeûnez souvent ; et particulièrement faites l’aumône aux pauvres, qui sont mes membres : car c’est de toutes les bonnes œuvres celle qui m’est la plus agréable ; ne méprisez ni la veuve ni l’orphelin ; restituez ce qui ne vous appartient pas ; fuyez toutes les occasions de pécher ; gardez soigneusement mes commandements ; honorez Marie, ma très-chère mère.

« Ceux ou celles qui ne profiteront pas des avertissements que je leur donne, qui ne croiront pas mes paroles, attireront par leur obstination mon bras vengeur sur leurs têtes ; ils seront accablés de malheurs, qui seront les avant-coureurs de leur fin dernière et malheureuse, après laquelle ils seront précipités dans les flammes éternelles, où ils souffriront des peines sans fin, qui sont le juste châtiment réservé à leurs crimes.

« Au contraire, ceux ou celles qui feront un saint usage des avertissements de Dieu, qui leur sont donnés par cette lettre, apaiseront sa colère, et obtiendront de lui, après une confession sincère de leurs fautes, la rémission de leurs péchés, tant grands soient-ils. »

Il faut garder soigneusement cette lettre, en l’honneur de notre Seigneur Jésus-Christ.

Avec permission. À Bourges, le 30 juillet 1771. De Beauvoir, lieutenant général de police[132].

N. B. Il faut remarquer que cette sottise a été imprimée à Bourges, sans qu’il y ait eu ni à Tréguier ni à Paimpole le moindre prétexte qui pût donner lieu à une pareille imposture. Cependant supposons que dans les siècles à venir quelque cuistre à miracle veuille prouver un point de théologie par l’apparition de Jésus-Christ sur l’autel de Paimpole, ne se croira-t-il pas en droit de citer la propre lettre de Jésus, imprimée à Bourges avec permission ? Ne traitera-t-il pas d’impies ceux qui en douteront ?

Ne prouvera-t-il pas par les faits que Jésus opérait partout des miracles dans notre siècle ? Voilà un beau champ ouvert aux Houttevilles et aux Abbadies[133].

SECTION III[134].
NOUVEL EXEMPLE DE LA SUPERSTITION LA PLUS HORRIBLE.

Ils avaient communié à l’autel de la sainte Vierge, ils avaient juré à la sainte Vierge de massacrer leur roi, ces trente conjurés qui se jetèrent sur le roi de Pologne, la nuit du 3 novembre de la présente année 1771.

Apparemment quelqu’un des conjurés n’était pas entièrement en état de grâce quand il reçut dans son estomac le corps du propre fils de la sainte Vierge avec son sang sous les apparences du pain, et qu’il fit serment de tuer son roi ayant son Dieu dans sa bouche, car il n’y eut que deux domestiques du roi de tués. Les fusils et les pistolets tirés contre Sa Majesté le manquèrent, il ne reçut qu’un léger coup de feu au visage, et plusieurs coups de sabre qui ne furent pas mortels.

C’en était fait de sa vie si l’humanité n’avait pas enfin combattu la superstition dans le cœur d’un des assassins, nommé Kosinski. Quel moment quand ce malheureux dit à ce prince tout sanglant : « Vous êtes pourtant mon roi ! — Oui, lui répondit Stanislas-Auguste, et votre bon roi qui ne vous ai jamais fait de mal. — Cela est vrai, dit l’autre ; mais j’ai fait serment de vous tuer. »

Ils avaient juré devant l’image miraculeuse de la Vierge à Czentoshova. Voici la formule de ce beau serment : « Nous qui, excités par un zèle saint et religieux, avons résolu de venger la Divinité, la religion et la patrie outragées par Stanislas-Auguste, contempteur des lois divines et humaines, etc., fauteur des athées et des hérétiques, etc., jurons et promettons, devant l’image sacrée et miraculeuse de la mère de Dieu, etc., d’extirper de la terre celui qui la déshonore en foulant aux pieds la religion, etc. Dieu nous soit en aide ! »

C’est ainsi que les assassins des Sforze et des Médicis, et que tant d’autres saints assassins faisaient dire des messes, ou la disaient eux-mêmes pour l’heureux succès de leur entreprise.

La lettre de Varsovie qui fait le détail de cet attentat ajoute : « Les religieux qui emploient leur pieuse ardeur à faire ruisseler le sang et ravager la patrie ont réussi en Pologne comme ailleurs à inculquer à leurs affiliés qu’il est permis de tuer les rois. »

En effet, les assassins s’étaient cachés dans Varsovie, pendant trois jours, chez les révérends Pères dominicains ; et quand on a demandé à ces moines complices pourquoi ils avaient gardé chez eux trente hommes armés sans en avertir le gouvernement, ils ont répondu que ces hommes étaient venus pour faire leurs dévotions et pour accomplir un vœu.

Ô temps des Jean Chastel, des Guignard, des Ricodovis, des Poltrot, des Ravaillac, des Damiens, des Malagrida, vous revenez donc encore ! Sainte Vierge, et vous son digne fils, empêchez qu’on n’abuse de vos sacrés noms pour commettre le même crime !

M. Jean-George Lefranc, évêque du Puy-en-Velai, dit, dans son immense pastorale aux habitants du Puy, pages 258 et 259, que ce sont les philosophes qui sont des séditieux. Et qui accuse-t-il de sédition ? lecteurs, vous serez étonnés : c’est Locke, le sage Locke lui-même ; il le rend « complice des pernicieux desseins du comte de Shaftesbury, l’un des héros du parti philosophiste ».

Ah ! monsieur Jean-George, combien de méprises en peu de mots ; Premièrement, vous prenez le petit-fils pour le grand-père. Le comte Shaftesbury, l’auteur des Caractéristiques et des Recherches sur la Vertu, ce héros du parti philosophiste, mort en 1713, cultiva toute sa vie les lettres dans la plus profonde retraite. Secondement, le grand-chancelier Shaftesbury son grand-père, à qui vous attribuez des forfaits, passe en Angleterre pour avoir été un véritable patriote. Troisièmement, Locke est révéré dans toute l’Europe comme un sage.

Je vous défie de me montrer un seul philosophe, depuis Zoroastre jusqu’à Locke, qui ait jamais excité une sédition, qui ait trempé dans un attentat contre la vie des rois, qui ait troublé la société ; et malheureusement, je vous trouverai mille superstitieux, depuis Aod jusqu’à Kosinski, teints du sang des rois et de celui des peuples. La superstition met le monde entier en flammes ; la philosophie les éteint.

Peut-être ces pauvres philosophes ne sont-ils pas assez dévots à la sainte Vierge ; mais ils le sont à Dieu, à la raison, à l’humanité. Polonais, si vous n’êtes pas philosophes, du moins ne vous égorgez pas. Français et Welches, réjouissez-vous, et ne vous querellez plus.

Espagnols, que les noms d’Inquisition et de Sainte-Hermandad ne soient plus prononcés parmi vous. Turcs qui avez asservi la Grèce, moines qui l’avez abrutie, disparaissez de la terre.


SECTION IV[135].
CHAPITRE TIRÉ DE CICÉRON, DE SÉNÈQUE, ET DE PLUTARQUE.

Presque tout ce qui va au delà de l’adoration d’un Être suprême, et de la soumission du cœur à ses ordres éternels, est superstition. C’en est une très-dangereuse que le pardon des crimes attaché à certaines cérémonies.

Et nigras mactant pecudes, et manibu’ divis
Inferias mittunt.

(Lucrèce, III, 52-53.)

Ah ! nimium faciles qui tristia crimina cædis,
Fluminea tolli posse putatis aqua !

(Ovide, Fast., II, 45-46.)

Vous pensez que Dieu oubliera votre homicide, si vous vous baignez dans un fleuve, si vous immolez une brebis noire, et si on prononce sur vous des paroles. Un second homicide vous sera donc pardonné au même prix, et ainsi un troisième, et cent meurtres ne vous coûteront que cent brebis noires et cent ablutions ! Faites mieux, misérables humains, point de meurtres et point de brebis noires.

Quelle infâme idée d’imaginer qu’un prêtre d’Isis et de Cybèle, en jouant des cymbales et des castagnettes, vous réconciliera avec la Divinité ! Et qu’est-il donc ce prêtre de Cybèle, cet eunuque errant qui vit de vos faiblesses, pour s’établir médiateur entre le Ciel et vous ? Quelles patentes a-t-il reçues de Dieu ? Il reçoit de l’argent de vous pour marmotter des paroles, et vous pensez que l’Être des êtres ratifie les paroles de ce charlatan !

Il y a des superstitions innocentes ; vous dansez les jours de fêtes en l’honneur de Diane ou de Pomone, ou de quelqu’un de ces dieux secondaires dont votre calendrier est rempli : à la bonne heure. La danse est très agréable, elle est utile au corps ; elle réjouit l’âme, elle ne fait de mal à personne ; mais n’allez pas croire que Pomone et Vertumne vous sachent beaucoup de gré d’avoir sauté en leur honneur, et qu’ils vous punissent d’y avoir manqué. Il n’y a d’autre Pomone ni d’autre Vertumne que la bêche et le hoyau du jardinier. Ne soyez pas assez imbéciles pour croire que votre jardin sera grêlé si vous avez manqué de danser la pyrrhique ou la cordace.

Il y a peut-être une superstition pardonnable et même encourageante à la vertu : c’est celle de placer parmi les dieux les grands hommes qui ont été les bienfaiteurs du genre humain. Il serait mieux sans doute de s’en tenir à les regarder simplement comme des hommes vénérables, et surtout de tâcher de les imiter. Vénérez sans culte un Solon, un Thalès, un Pythagore ; mais n’adorez pas un Hercule pour avoir nettoyé les écuries d’Augias, et pour avoir couché avec cinquante filles dans une nuit.

Gardez-vous surtout d’établir un culte pour des gredins qui n’ont eu d’autre mérite que l’ignorance, l’enthousiasme et la crasse ; qui se sont fait un devoir et une gloire de l’oisiveté et de la gueuserie : ceux qui ont été au moins inutiles pendant leur vie méritent-ils l’apothéose après leur mort ?

Remarquez que les temps les plus superstitieux ont toujours été ceux des plus horribles crimes.

SECTION V[136].

Le superstitieux est au fripon ce que l’esclave est au tyran. Il y a plus encore : le superstitieux est gouverné par le fanatique, et le devient. La superstition, née dans le paganisme, adoptée par le judaïsme, infecta l’Église chrétienne dès les premiers temps. Tous les Pères de l’Église sans exception crurent au pouvoir de la magie. L’Église condamna toujours la magie, mais elle y crut toujours : elle n’excommunia point les sorciers comme des fous qui étaient trompés, mais comme des hommes qui étaient réellement en commerce avec les diables.

Aujourd’hui la moitié de l’Europe croit que l’autre a été longtemps et est encore superstitieuse. Les protestants regardent les reliques, les indulgences, les macérations, les prières pour les morts, l’eau bénite, et presque tous les rites de l’Église romaine, comme une démence superstitieuse. La superstition, selon eux, consiste à prendre des pratiques inutiles pour des pratiques nécessaires. Parmi les catholiques romains il y en a de plus éclairés que leurs ancêtres, qui ont renoncé à beaucoup de ces usages, autrefois sacrés ; et ils se défendent sur les autres qu’ils ont conservés, en disant : Ils sont indifférents, et ce qui n’est qu’indifférent ne peut être un mal.

Il est difficile de marquer des bornes de la superstition. Un Français voyageant en Italie trouve presque tout superstitieux, et ne se trompe guère. L’archevêque de Cantorbéry prétend que l’archevêque de Paris est superstitieux ; les presbytériens font le même reproche à M. de Cantorbéry, et sont à leur tour traités de superstitieux par les quakers, qui sont les plus superstitieux de tous aux yeux des autres chrétiens.

Personne ne convient donc chez les sociétés chrétiennes de ce que c’est que la superstition. La secte qui semble le moins attaquée de cette maladie de l’esprit est celle qui a le moins de rites. Mais si avec peu de cérémonies elle est fortement attachée à une croyance absurde, cette croyance absurde équivaut, elle seule, à toutes les pratiques superstitieuses observées depuis Simon le Magicien jusqu’au curé Gauffridi[137].

Il est donc évident que c’est le fond de la religion d’une secte qui passe pour superstition chez une autre secte.

Les musulmans en accusent toutes les sociétés chrétiennes, et en sont accusés. Qui jugera ce grand procès ? Sera-ce la raison ? Mais chaque secte prétend avoir la raison de son côté. Ce sera donc la force qui jugera, en attendant que la raison pénètre dans un assez grand nombre de têtes pour désarmer la force.

Par exemple, il a été un temps dans l’Europe chrétienne où il n’était pas permis à de nouveaux époux de jouir des droits du mariage sans avoir acheté ce droit de l’évêque et du curé.

Quiconque dans son testament ne laissait pas une partie de son bien à l’Église était excommunié et privé de la sépulture. Cela s’appelait mourir déconfés, c’est-à-dire ne confessant pas la religion chrétienne. Et quand un chrétien mourait intestat, l’Église relevait le mort de cette excommunication, en faisant un testament pour lui, en stipulant et en se faisant payer le legs pieux que le défunt aurait dû faire.

C’est pourquoi le pape Grégoire IX et saint Louis ordonnèrent, après le concile de Narbonne tenu en 1235, que tout testament auquel on n’aurait pas appelé un prêtre serait nul ; et le pape décerna que le testateur et le notaire seraient excommuniés.

La taxe des péchés fut encore, s’il est possible, plus scandaleuse. C’était la force qui soutenait toutes ces lois auxquelles se soumettait la superstition des peuples ; et ce n’est qu’avec le temps que la raison fit abolir ces honteuses vexations, dans le temps qu’elle en laissait subsister d’autres.

Jusqu’à quel point la politique permet-elle qu’on ruine la superstition ? Cette question est très-épineuse ; c’est demander jusqu’à quel point on doit faire la ponction à un hydropique, qui peut mourir dans l’opération. Cela dépend de la prudence du médecin.

Peut-il exister un peuple libre de tous préjugés superstitieux ? C’est demander : Peut-il exister un peuple de philosophes ? On dit qu’il n’y a nulle superstition dans la magistrature de la Chine. Il est vraisemblable qu’il n’en restera aucune dans la magistrature de quelques villes d’Europe.

Alors ces magistrats empêcheront que la superstition du peuple ne soit dangereuse. L’exemple de ces magistrats n’éclairera pas la canaille, mais les principaux bourgeois la contiendront. Il n’y a peut-être pas un seul tumulte, un seul attentat religieux où les bourgeois n’aient autrefois trempé, parce que ces bourgeois alors étaient canaille ; mais la raison et le temps les auront changés. Leurs mœurs adoucies adouciront celles de la plus vile et de la plus féroce populace : c’est de quoi nous avons des exemples frappants dans plus d’un pays. En un mot, moins de superstitions, moins de fanatisme ; et moins de fanatisme, moins de malheurs.



SUPPLICES[138].
SECTION PREMIÈRE.

Oui, répétons, un pendu n’est bon à rien[139]. Probablement quelque bourreau, aussi charlatan que cruel, aura fait accroire aux imbéciles de son quartier que la graisse de pendu guérissait de l’épilepsie.

Le cardinal de Richelieu, en allant à Lyon se donner le plaisir de faire exécuter Cinq-Mars et de Thou, apprit que le bourreau s’était cassé la jambe : « Quel malheur, dit-il au chancelier Seguier, nous n’avons point de bourreau. » J’avoue que cela était bien triste ; c’était un fleuron qui manquait à sa couronne. Mais enfin on trouva un vieux bonhomme qui abattit la tête de l’innocent et sage de Thou en douze coups de sabre. De quelle nécessité était cette mort ? Quel bien pouvait faire l’assassinat juridique du maréchal de Marillac ?

Je dirai plus : si le duc Maximilien de Sully n’avait pas forcé le bon Henri IV à faire exécuter le maréchal de Biron, couvert de blessures reçues à son service, peut-être Henri n’aurait-il pas été assassiné lui-même ; peut-être cet acte de clémence, si bien placé après la condamnation, aurait adouci l’esprit de la Ligue, qui était encore très-violent ; peut-être n’aurait-on pas crié sans cesse aux oreilles du peuple : Le roi protége toujours les hérétiques, le roi maltraite les bons catholiques, le roi est un avare, le roi est un vieux débauché qui, à l’âge de cinquante-sept ans, est amoureux de la jeune princesse de Condé, ce qui réduit son mari à s’enfuir du royaume avec sa femme. Toutes ces flammes du mécontentement universel n’auraient pas mis le feu à la cervelle du fanatique feuillant Ravaillac.

Quant à ce qu’on appelle communément la justice, c’est-à-dire l’usage de tuer un homme parce qu’il aura volé un écu à son maître, ou de le brûler, comme Simon Morin[140], pour avoir dit qu’il a eu des conversations avec le Saint-Esprit, et comme on a brûlé un vieux fou de jésuite nommé Malagrida[141], pour avoir imprimé les entretiens que la sainte vierge Marie avait avec sa mère sainte Anne quand elle était dans son ventre, etc., cet usage, il en faut convenir, n’est ni humain ni raisonnable, et ne peut jamais être de la moindre utilité.

Nous avons déjà demandé[142] quel avantage pouvait résulter pour l’État de la mort d’un pauvre homme connu sous le nom du fou de Verberie[143], qui, dans un souper chez des moines, avait proféré des paroles insensées, et qui fut pendu au lieu d’être purgé et saigné.

Nous avons demandé encore[144] s’il était bien nécessaire qu’un autre fou, qui était dans les gardes du corps et qui se fit quelques taillades légères avec un couteau, à l’exemple des charlatans, pour obtenir quelque récompense, fût pendu aussi par arrêt du parlement ? Était-ce là un grand crime ? Y avait-il un grand danger pour la société de laisser vivre cet homme ?

En quoi était-il nécessaire qu’on coupât la main et la langue au chevalier de La Barre ? qu’on appliqua la torture ordinaire et extraordinaire, et qu’on le brulât tout vif ? Telle fut sa sentence, prononcée par les Solons et les Lycurgues d’Abbeville. De quoi s’agissait-il ? Avait-il assassiné son père et sa mère ? Craignait-on qu’il ne mît le feu à la ville ? On l’accusait de quelques irrévérences, si secrètes que la sentence même ne les articula pas. Il avait, dit-on, chanté une vieille chanson que personne ne connaît ; il avait vu passer de loin une procession de capucins sans la saluer.

Il faut que chez certains peuples le plaisir de tuer son prochain en cérémonie, comme dit Boileau[145], et de lui faire souffrir des tourments épouvantables, soit un amusement bien agréable. Ces peuples habitent le quarante-neuvième degré de latitude ; c’est précisément la position des Iroquois, Il faut espérer qu’on les civilisera un jour.

Il y a toujours dans cette nation de barbares deux ou trois mille personnes très-aimables, d’un goût délicat, et de très-bonne compagnie, qui à la fin poliront les autres.

Je demanderais volontiers à ceux qui aiment tant à élever des gibets, des échafauds, des bûchers, et à faire tirer des arquebusades dans la cervelle, s’ils sont toujours en temps de famine, et s’ils tuent ainsi leurs semblables de peur d’avoir trop de monde à nourrir.

Je fus effrayé un jour en voyant la liste des déserteurs depuis huit années seulement ; on en comptait soixante mille. C’était soixante mille compatriotes auxquels il fallait casser la tête au son du tambour, et avec lesquels on aurait conquis une province s’ils avaient été bien nourris et bien conduits.

Je demanderais encore à quelques-uns de ces Dracons subalternes si, dans leur pays, il n’y a pas de grandes routes et des chemins de traverse à construire, des terrains incultes à défricher, et si les pendus et les arquebusés peuvent leur rendre ce service.

Je ne leur parlerais pas d’humanité, mais d’utilité ; malheureusement, ils n’entendent quelquefois ni l’une ni l’autre. Et quand M. Beccaria fut applaudi de l’Europe pour avoir démontré que les peines doivent être proportionnées aux délits, il se trouva bien vite chez les Iroquois un avocat[146], gagné par un prêtre, qui soutint que torturer, pendre, rouer, brûler, dans tous les cas, est toujours le meilleur.

SECTION II[147].

C’est en Angleterre surtout, plus qu’en aucun pays, que s’est signalée la tranquille fureur d’égorger les hommes avec le glaive prétendu de la loi. Sans parler de ce nombre prodigieux de seigneurs du sang royal, de pairs du royaume, d’illustres citoyens péris sur un échafaud en place publique, il suffirait de réfléchir sur le supplice de la reine Anne Boulen, de la reine Catherine Howard, de la reine Jeanne Gray, de la reine Marie Stuart, du roi Charles Ier, pour justifier celui[148] qui a dit que c’était au bourreau d’écrire l’histoire d’Angleterre.

Après cette île on prétend que la France est le pays où les supplices ont été le plus communs. Je ne dirai rien de celui de la reine Brunehaut, car je n’en crois rien. Je passe à travers mille échafauds, et je m’arrête à celui du comte de Montecuculli, qui fut écartelé en présence de François Ier et de toute la cour, parce que le dauphin François était mort d’une pleurésie.

Cet événement est de 1536. Charles-Quint, victorieux de tous les côtés en Europe et en Afrique, ravageait à la fois la Provence et la Picardie. Pendant cette campagne qui commençait pour lui avec avantage, le jeune dauphin, âgé de dix-huit ans, s’échauffe à jouer à la paume dans la petite ville de Tournon. Tout en sueur il boit de l’eau glacée ; il meurt de la pleurésie le cinquième jour. Toute la cour, toute la France crie que l’empereur Charles-Quint a fait empoisonner le dauphin de France. Cette accusation, aussi horrible qu’absurde, est répétée jusqu’à nos jours. Malherbe dit dans une de ses odes :

François, quand la Castille, inégale à ses armes,
Lui vola son dauphin,
Semblait d’un si grand coup devoir jeter des larmes
Qui n’eussent jamais fin.

(Ode à Duperrier.)

Il n’est pas question d’examiner si l’empereur était inégal aux armes de François Ier parce qu’il sortit de Provence après l’avoir épuisée, ou si c’est voler un dauphin que de l’empoisonner, ou si on jette des larmes d’un coup, lesquelles n’ont point fin. Ces mauvais vers font voir seulement que l’empoisonnement de François, dauphin, par Charles-Quint, passa toujours en France pour une vérité incontestable.

Daniel ne disculpe point l’empereur. Hénault dit dans son Abrégé : « François, dauphin, mort de poison. »

Ainsi tous les écrivains se copient les uns les autres. Enfin, l’auteur de l’Histoire de François Ier ose, comme moi, discuter le fait[149].

Il est vrai que le comte Montecuculli, qui était au service du dauphin, fut condamné par des commissaires à être écartelé, comme coupable d’avoir empoisonné ce prince.

Les historiens disent que ce Montecuculli était son échanson. Les dauphins n’en ont point. Mais je veux qu’ils en eussent alors ; comment ce gentilhomme eût-il mêlé sur-le-champ du poison dans un verre d’eau fraîche ? Avait-il toujours du poison tout prêt dans sa poche pour le moment où son maître demanderait à boire ? Il n’était pas seul avec le dauphin, qu’on essuyait au sortir du jeu de paume. Les chirurgiens qui ouvrirent son corps dirent (à ce qu’on prétend) que le prince avait pris de l’arsenic. Le prince, en l’avalant, aurait senti dans le gosier des douleurs insupportables ; l’eau aurait été colorée ; on ne l’aurait pas traité d’une pleurésie. Les chirurgiens étaient des ignorants qui disaient ce qu’on voulait qu’ils dissent : cela n’est que trop commun.

Quel intérêt aurait eu cet officier à faire mourir son maître ? De qui pouvait-il espérer plus de fortune ?

Mais, dit-on, il avait aussi l’intention d’empoisonner le roi. — Nouvelle difficulté, et nouvelle improbabilité.

Qui devait lui payer ce double crime ? — On répond que c’était Charles-Quint : autre improbabilité non moins forte. Pourquoi commencer par un enfant de dix-huit ans et demi, qui d’ailleurs avait deux frères ? Comment arriver au roi, que Montecuculli ne servait point à table ?

Il n’y avait rien à gagner pour Charles-Quint en donnant la mort à ce jeune dauphin, qui n’avait jamais tiré l’épée, et qui aurait eu des vengeurs. C’eût été un crime honteux et inutile. Il ne craignait pas le père, qui était le plus brave chevalier de sa cour, et il aurait craint le fils, qui sortait de l’enfance !

Mais on nous dit que ce Montecuculli, dans un voyage à Ferrare sa patrie, fut présenté à l’empereur ; que ce monarque lui demanda des nouvelles de la magnificence avec laquelle le roi était servi à table, et de l’ordre qu’il tenait dans sa maison. — Voilà, certes, une belle preuve que cet Italien fut suborné par Charles-Quint pour empoisonner la famille royale !

Oh ! ce ne fut pas l’empereur qui l’engagea lui-même dans ce crime : ce furent ses généraux, Antoine de Lève et le marquis de Gonzague. — Qui ? Antoine de Lève, âgé de quatre-vingts ans, et l’un des plus vertueux chevaliers de l’Europe ! et ce vieillard eut l’indiscrétion de lui proposer ces empoisonnements conjointement avec un prince de Gonzague ! D’autres nomment le marquis del Vasto, que vous appelez du Guast. Accordez-vous donc, pauvres imposteurs. Vous dites que Montecuculli l’avoua à ses juges, Avez-vous vu les pièces originales du procès ?

Vous avancez que cet infortuné était chimiste. Voilà vos seules preuves ; voilà les seules raisons pour lesquelles il subit le plus effroyable des supplices. Il était Italien, il était chimiste, on haïssait Charles-Quint ; on se vengeait bien honteusement de sa gloire. Quoi ! votre cour fait écarteler un homme de qualité sur de simples soupçons, dans la vaine espérance de déshonorer un empereur trop puissant !

Quelque temps après, vos soupçons, toujours légers, accusent de cet empoisonnement Catherine de Médicis, épouse de Henri II, dauphin, depuis roi de France. Vous dites que pour régner elle fit empoisonner ce premier dauphin, qui était entre le trône et son mari. Imposteurs ! encore une fois, accordez-vous donc. Songez-vous que Catherine de Médicis n’était alors âgée que de dix-sept ans ?

On a dit que ce fut Charles-Quint lui-même qui imputa cette mort à Catherine, et on cite l’historien Vera. On se trompe ; voici ses paroles[150] :

« En este ano avia muerto en Paris el delfin de Francia con señales evidentes de veneno. Attribuyeronlo los suyos a diligencia del marques del Basto, y Antonio do Leiva, y costó la vida al conde de Montecuculo, Frances con quien se correspondian : indigna sospecha de tan generosos hombres, y inutil ; puesto, que con matar al delfin, se grangeava poco ; porque no era nada valeroso, ni sin hermanos que le sucediessen. Brevemente se passó desta presuncion a otra mas fundada, que avia sido la muerte per orden de su hermano el duque de Orliens, a persuasion de Catalina de Médicis su muger, ambiciosa de llegar a ser reyna, como lo fue. Y nota bien un autor que la muerte desgraciada que tuvo despues este Enrico, la permitió Dios en castigo de la alevosa que dio (si la dió) al inocente hermano : costumbre mas que medianamente introducida en principes, deshazerse a poca costa de los que por algun camino los embaracan ; pero siempre son visiblemente castigados de Dios. »

— En cette année mourut à Paris le dauphin de France avec des signes évidents de poison. Les siens l’attribuèrent aux ordres du marquis del Vasto et d’Antoine de Lève, ce qui coûta la vie au comte de Montecuculo, Français qui était en correspondance avec eux : indigne et inutile soupçon contre des hommes si généreux, puisqu’en tuant le dauphin on gagnait peu. Il n’était encore connu par sa valeur, ni lui ni ses frères qui devaient lui succéder. De cette présomption on passa à une autre ; on prétendit que ce meurtre avait été commis par l’ordre du duc d’Orléans son frère, à la persuasion de Catherine de Médicis, sa femme, qui avait l’ambition d’être reine, comme elle le fut en effet. Et un auteur remarque très-bien que la mort funeste de ce duc d’Orléans, depuis Henri II, fut une punition divine du poison qu’il avait donné à son frère (si pourtant il lui en fit donner) : coutume trop ordinaire aux princes de se défaire à peu de frais de ceux qui les embarrassent dans leur chemin, mais souvent et visiblement punie de Dieu. »

Le señor de Vera n’est pas, comme on voit, un Tacite. D’ailleurs, il prend Montecuculli ou Montecuculo pour un Français. Il dit que le dauphin mourut à Paris, et ce fut à Tournon. Il parle de marques évidentes de poison sur le bruit public ; mais il est évident qu’il n’attribue qu’aux Français l’accusation contre Catherine de Médicis.

Cette accusation est aussi injuste et aussi extravagante que celle qui chargea Montecuculli.

Il résulte que cette légèreté particulière aux Français a dans tous les temps produit des catastrophes bien funestes. À remonter du supplice injuste de Montecuculli jusqu’à celui des templiers, c’est une suite de supplices atroces, fondés sur les présomptions les plus frivoles. Des ruisseaux de sang ont coulé en France, parce que la nation est souvent peu réfléchissante et très-prompte dans ses jugements. Ainsi tout sert à perpétuer les malheurs de la terre[151].

Disons un mot de ce malheureux plaisir que les hommes, et surtout les esprits faibles, ressentent en secret à parler de supplices, comme ils en ont à parler de miracles et de sortiléges. Vous trouverez dans le Dictionnaire de la Bible de Calmet plusieurs belles estampes des supplices usités chez les Hébreux. Ces figures font frémir tout honnête homme. Prenons cette occasion de dire que jamais ni les Juifs, ni aucun autre peuple, ne s’avisèrent de crucifier avec des clous, et qu’il n’y en a aucun exemple[152]. C’est une fantaisie de peintre qui s’est établie sur une opinion assez erronée.

SECTION III[153].

Hommes sages répandus sur la terre (car il y en a), criez de toutes vos forces, avec le sage Beccaria, qu’il faut proportionner les peines aux délits.

Que si on casse la tête d’un jeune homme de vingt ans qui aura passé six mois auprès de sa mère ou de sa maîtresse au lieu de rejoindre le régiment, il ne pourra plus servir sa patrie.

Que si vous pendez dans la place des Terreaux[154] cette jeune servante qui a volé douze serviettes à sa maîtresse, elle aurait pu donner à votre ville une douzaine d’enfants que vous étouffez ; qu’il n’y a nulle proportion entre douze serviettes et la vie[155], et qu’enfin vous encouragez le vol domestique parce que nul maître ne sera assez barbare pour faire pendre son cocher qui lui aura volé de l’avoine et qui le ferait punir pour le corriger si la peine était proportionnée.

Que les juges et les législateurs sont coupables de la mort de tous les enfants que de pauvres filles séduites abandonnent ou laissent périr, ou étouffent par la même faiblesse qui les a fait naître.

Et c’est sur quoi je veux vous conter ce qui vient d’arriver dans la capitale d’une sage et puissante république[156], qui, toute sage qu’elle est, a le malheur d’avoir conservé quelques lois barbares de ces temps antiques et sauvages qu’on appelle le temps des bonnes mœurs.

On trouve auprès de cette capitale un enfant nouveau-né et mort : on soupçonne une fille d’en être la mère ; on la met au cachot ; on l’interroge ; elle répond qu’elle ne peut avoir fait cet enfant puisqu’elle est grosse. On la fait visiter par ce qu’on appelle si mal à propos des sages-femmes, des matrones. Ces imbéciles attestent qu’elle n’est point enceinte ; que ses vidanges retenues ont enflé son ventre. La malheureuse est menacée de la question ; la peur trouble son esprit : elle avoue qu’elle a tué son enfant prétendu : on la condamne à la mort. Elle accouche pendant qu’on lui lit sa sentence. Ses juges apprennent qu’il ne faut pas prononcer des arrêts de mort légèrement.

À l’égard de ce nombre innombrable de supplices, dans lesquels des fanatiques imbéciles ont fait périr tant d’autres fanatiques imbéciles, je n’en parlerai plus, quoiqu’on ne puisse trop en parler.

Il ne se commet guère de vols sur les grands chemins en Italie sans assassinats, parce que la peine de mort est la même pour l’un et l’autre crime.

Sans doute que M. de Beccaria en parle dans son Traité des Délits et des Peines.

SYMBOLE, OU CREDO[157].

Nous ne ressemblons point à Mlle Duclos, cette célèbre comédienne à qui on disait : « Je parie, mademoiselle, que vous ne savez pas votre Credo. — Ah, ah, dit-elle, je ne sais pas mon Credo ! je vais vous le réciter. Pater noster qui… Aidez-moi, je ne me souviens plus du reste. » Pour moi[158], je récite mon Pater et mon Credo tous les matins ; je ne suis point comme Broussin[159] dont Reminiac disait :

Broussin, dès l’âge le plus tendre,
Posséda la sauce-Robert,
Sans que son précepteur lui pût jamais apprendre
Ni son Credo ni son Pater.

Le symbole ou la collation vient du mot symbolein, et l’Église latine adopte ce mot, comme elle a tout pris de l’Église grecque. Les théologiens un peu instruits savent que ce symbole qu’on nomme des apôtres n’est point du tout des apôtres.

On appelait symbole chez les Grecs les paroles, les signes, auxquels les initiés aux mystères de Cérès, de Cybèle, de Mithra, se reconnaissaient[160] ; les chrétiens avec le temps eurent leur symbole. S’il avait existé du temps des apôtres, il est à croire que saint Luc en aurait parlé.

On attribue à saint Augustin une histoire du symbole dans son sermon 115 ; on lui fait dire dans ce sermon que Pierre avait commencé le symbole en disant : Je crois en Dieu père tout-puissant ; Jean ajouta : Créateur du ciel et de la terre ; Jacques ajouta : Je crois en Jésus-Christ son fils, notre Seigneur ; et ainsi du reste. On a retranché cette fable dans la dernière édition d’Augustin. Je m’en rapporte aux révérends Pères bénédictins pour savoir au juste s’il fallait retrancher ou non ce petit morceau, qui est curieux.

Le fait est que personne n’entendit parler de ce Credo pendant plus de quatre cents années. Le peuple dit que Paris n’a pas été bâti en un jour ; le peuple a souvent raison dans ses proverbes. Les apôtres eurent notre symbole dans le cœur, mais ils ne le mirent point par écrit. On en forma un du temps de saint Irénée, qui ne ressemble point à celui que nous récitons. Notre symbole tel qu’il est aujourd’hui, est constamment du ve siècle. Il est postérieur à celui de Nicée. L’article qui dit que Jésus descendit aux enfers, celui qui parle de la communion des saints, ne se trouvent dans aucun des symboles qui précédèrent le nôtre. Et en effet, ni les Évangiles, ni les Actes des apôtres, ne disent que Jésus descendit dans l’enfer. Mais c’était une opinion établie dès le iiie siècle, que Jésus était descendu dans l’Hadès, dans le Tartare, mots que nous traduisons par celui d’enfer. L’enfer, en ce sens, n’est pas le mot hébreu scheol, qui veut dire le souterrain, la fosse. Et c’est pourquoi saint Athanase nous apprit depuis comment notre Sauveur était descendu dans les enfers. « Son humanité, dit-il, ne fut ni tout entière dans le sépulcre, ni tout entière dans l’enfer. Elle fut dans le sépulcre selon la chair, et dans l’enfer selon l’âme. »

Saint Thomas assure que les saints qui ressuscitèrent à la mort de Jésus-Christ moururent de nouveau pour ressusciter ensuite avec lui : c’est le sentiment le plus suivi. Toutes ces opinions sont absolument étrangères à la morale ; il faut être homme de bien, soit que les saints soient ressuscités deux fois, soit que Dieu ne les ait ressuscités qu’une. Notre symbole a été fait tard, je l’avoue ; mais la vertu est de toute éternité.

S’il est permis de citer des modernes dans une matière si grave, je rapporterai ici le Credo de l’abbé de Saint-Pierre, tel qu’il est écrit de sa main dans son livre sur la pureté de la religion, lequel n’a point été imprimé, et que j’ai copié fidèlement.

« Je crois en un seul Dieu, et je l’aime. Je crois qu’il illumine toute âme venant au monde, ainsi que le dit saint Jean. J’entends par là toute âme qui le cherche de bonne foi.

« Je crois en un seul Dieu, parce qu’il ne peut y avoir qu’une seule âme du grand tout, un seul être vivifiant, un formateur unique.

« Je crois en Dieu le père tout-puissant, parce qu’il est père commun de la nature et de tous les hommes, qui sont également ses enfants. Je crois que celui qui les fait tous naître également, qui arrangea les ressorts de notre vie de la même manière, qui leur a donné les mêmes principes de morale, aperçue par eux dès qu’ils réfléchissent, n’a mis aucune différence entre ses enfants que celle du crime et de la vertu.

« Je crois que le Chinois juste et bienfaisant est plus précieux devant lui qu’un docteur d’Europe pointilleux et arrogant.

« Je crois que Dieu étant notre père commun, nous sommes tenus de regarder tous les hommes comme nos frères.

« Je crois que le persécuteur est abominable, et qu’il marche immédiatement après l’empoisonneur et le parricide.

« Je crois que les disputes théologiques sont à la fois la farce la plus ridicule et le fléau le plus affreux de la terre, immédiatement après la guerre, la peste, la famine, et la vérole.

« Je crois que les ecclésiastiques doivent être payés et bien payés, comme serviteurs du public, précepteurs de morale, teneurs des registres des enfants et des morts ; mais qu’on ne doit leur donner ni les richesses des fermiers généraux, ni le rang des princes, parce que l’un et l’autre corrompent l’âme, et que rien n’est plus révoltant que de voir des hommes si riches et si fiers faire prêcher l’humilité et l’amour de la pauvreté par leurs commis, qui n’ont que cent écus de gages.

« Je crois que tous les prêtres qui desservent une paroisse pourraient être mariés comme dans l’Église grecque, non-seulement pour avoir une femme honnête qui prenne soin de leur ménage, mais pour être meilleurs citoyens, donner de bons sujets à l’État, et pour avoir beaucoup d’enfants bien élevés.

« Je crois qu’il faut absolument rendre plusieurs moines à la société, que c’est servir la patrie et eux-mêmes. On dit que ce sont des hommes que Circé a changés en pourceaux ; le sage Ulysse doit leur rendre la forme humaine. »

Paradis aux bienfaisants[161] !

Nous rapportons historiquement ce symbole de l’abbé de Saint-Pierre, sans l’approuver. Nous ne le regardons que comme une singularité curieuse, et nous nous en tenons, avec la foi la plus respectueuse, au véritable symbole de l’Église.



SYSTÈME[162].

Nous entendons par système une supposition : ensuite, quand cette supposition est prouvée, ce n’est plus un système, c’est une vérité. Cependant nous disons encore par habitude le système céleste, quoique nous entendions par là la position réelle des astres.

Je crois avoir cru autrefois que Pythagore avait appris chez les Chaldéens le vrai système céleste ; mais je ne le crois plus. À mesure que j’avance en âge je doute de tout.

Cependant Newton, Grégori, et Keil, font honneur à Pythagore et à ces Chaldéens du système de Copernic ; et, en dernier lieu, M. Lemonnier est de leur avis. J’ai l’impudence de n’en plus être[163].

Une de mes raisons, c’est que si les Chaldéens en avaient tant su, une si belle et si importante découverte ne se serait jamais perdue ; elle se serait transmise de siècle en siècle, comme les belles démonstrations d’Archimède.

Une autre raison, c’est qu’il fallait être plus profondément instruit que ne l’étaient les Chaldéens pour contredire les yeux de tous les hommes et toutes les apparences célestes ; qu’il eût fallu non-seulement faire les expériences les plus fines, mais employer les mathématiques les plus profondes, avoir le secours indispensable des télescopes, sans lesquels il était impossible de découvrir les phases de Vénus, qui démontrent son cours autour du soleil, et sans lesquels encore il était impossible de voir les taches du soleil, qui démontrent sa rotation autour de son axe presque immobile.

Une raison non moins forte, c’est que de tous ceux qui ont attribué à Pythagore ces belles connaissances, aucun ne nous a dit positivement de quoi il s’agit.

Diogène de Laërce, qui vivait environ neuf cents ans après Pythagore, nous apprend que, selon ce grand philosophe, le nombre un était le premier principe, et que de deux naissent tous les nombres ; que les corps ont quatre éléments, le feu, l’eau, l’air et la terre ; que la lumière et les ténèbres, le froid et le chaud, l’humide et le sec, sont en égale quantité ; qu’il ne faut point manger de fèves ; que l’âme est divisée en trois parties ; que Pythagore avait été autrefois Aethalide, puis Euphorbe, puis Hermotime, et que ce grand homme étudia la magie à fond. Notre Diogène ne dit pas un mot du vrai système du monde attribué à ce Pythagore ; et il faut avouer qu’il y a loin de son aversion prétendue pour les fèves aux observations et aux calculs qui démontrent aujourd’hui le cours des planètes et de la terre.

Le fameux arien Eusèbe, évêque de Césarée, dans sa Préparation évangélique, s’exprime ainsi[164] : « Tous les philosophes prononcent que la terre est en repos ; mais Philolaüs le péripatéticien pense qu’elle se meut autour du feu dans un cercle oblique, tout comme le soleil et la lune. »

Ce galimatias n’a rien de commun avec les sublimes vérités que nous ont enseignées Copernic, Galilée, Kepler, et surtout Newton.

Quant au prétendu Aristarque de Samos, qu’on dit avoir développé les découvertes des Chaldéens sur le cours de la planète de la terre et des autres planètes, il est si obscur que Wallis a été obligé de le commenter d’un bout à l’autre pour tâcher de le rendre intelligible.

Enfin, il est fort douteux que le livre attribué à cet Aristarque de Samos soit de lui. On a fort soupçonné les ennemis de la nouvelle philosophie d’avoir fabriqué cette fausse pièce en faveur de leur mauvaise cause. Ce n’est pas seulement en fait de vieilles chartes que nous avons eu de pieux faussaires. Cet Aristarque de Samos est d’autant plus suspect que Plutarque l’accuse d’avoir été un bigot, un méchant hypocrite, imbu de l’opinion contraire. Voici les paroles de Plutarque dans son fatras intitulé la Face du rond de la lune : Aristarque le Samien disait que les Grecs devaient « punir Cléanthe de Samos, lequel soupçonnait que le ciel est immobile, et que c’est la terre qui se meut autour du zodiaque, en tournant sur son axe[165] ».

Mais, me dira-t-on, cela même prouve que le système de Copernic était déjà dans la tête de ce Cléanthe et de bien d’autres. Qu’importe qu’Aristarque le Samien ait été de l’avis de Cléanthe le Samien, ou qu’il ait été son délateur, comme le jésuite Skeiner a été depuis le délateur de Galilée ? Il résulte toujours évidemment que le vrai système d’aujourd’hui était connu des anciens.

Je réponds que non ; qu’une très-faible partie de ce système fut vaguement soupçonnée par quelques têtes mieux organisées que les autres. Je réponds qu’il ne fut jamais reçu, jamais enseigné dans les écoles, que ce ne fut jamais un corps de doctrine. Lisez attentivement cette face de la lune de Plutarque ; vous y trouverez, si vous voulez, la doctrine de la gravitation. Le véritable auteur d’un système est celui qui le démontre.

N’envions point à Copernic l’honneur de la découverte. Trois ou quatre mots déterrés dans un vieil auteur, et qui peuvent avoir quelque rapport éloigné avec son système, ne doivent pas lui enlever la gloire de l’invention.

Admirons la grande règle de Képler, que les carrés des révolutions des planètes autour du soleil sont proportionnels aux cubes de leurs distances.

Admirons encore davantage la profondeur, la justesse, l’invention du grand Newton, qui seul a découvert les raisons fondamentales de ces lois inconnues à toute l’antiquité, et qui a ouvert aux hommes un ciel nouveau.

Il se trouve toujours de petits compilateurs qui osent être ennemis de leur siècle ; ils entassent, entassent des passages de Plutarque et d’Athénée, pour tâcher de nous prouver que nous n’avons nulle obligation aux Newton, aux Halley, aux Bradley. Ils se font les trompettes de la gloire des anciens. Ils prétendent que ces anciens ont tout dit, et ils sont assez imbéciles pour croire partager leur gloire, parce qu’ils la publient. Ils tordent une phrase d’Hippocrate pour faire accroire que les Grecs connaissaient la circulation du sang mieux qu’Harvey. Que ne disent-ils aussi que les Grecs avaient de meilleurs fusils, de plus gros canons que nous, qu’ils lançaient des bombes plus loin, qu’ils avaient des livres mieux imprimés, de plus belles estampes, etc., etc. ; qu’ils excellaient dans la peinture à l’huile ; qu’ils avaient des miroirs de cristal, des télescopes, des microscopes, des thermomètres ? Ne s’est-il pas trouvé des gens qui ont assuré que Salomon, qui ne possédait aucun port de mer, avait envoyé des flottes en Amérique, etc., etc. ?

Un des plus grands détracteurs de nos derniers siècles a été un nommé Dutens[166]. Il a fini par faire un libelle aussi infâme qu’insipide contre les philosophes de nos jours. Ce libelle est intitulé le Tocsin ; mais il a eu beau sonner sa cloche, personne n’est venu à son secours, et il n’a fait que grossir le nombre des Zoïles, qui, ne pouvant rien produire, ont répandu leur venin sur ceux qui ont immortalisé leur patrie et servi le genre humain par leurs productions.


  1. La première édition du Dictionnaire philosophique, en 1764, contenait un article que Voltaire reproduisit dans les éditions de 1765, en un volume, qu’il revit et augmenta pour l’édition de 1765, en 2 volumes in-12. L’édition de 1767 contient le texte de 1764, à quelques mots près. C’est le texte de 1765 qui fut suivi, en 1769, dans la Raison par alphabet. Le texte actuel est de 1771, huitième partie des Questions sur l’Encyclopédie. Les changements faits alors consistent en additions, transpositions, et corrections. Je n’ai relevé que quelques variantes : les donner toutes serait fastidieux.
  2. On a prétendu que Charles IX était l’auteur d’un livre sur la chasse. Il est très-vraisemblable que si ce prince eût moins cultivé l’art de tuer les bêtes, et n’eût point pris dans les forêts l’habitude de voir couler le sang, on eût eu plus de peine à lui arracher l’ordre de la Saint-Barthélemy. La chasse est un des moyens les plus sûrs pour émousser dans les hommes le sentiment de la pitié pour leurs semblables : effet d’autant plus funeste que ceux qui l’éprouvent, placés dans un rang plus élevé, ont plus besoin de ce frein. (K.) — Voltaire ne croyait pas que les vers attribués à François Ier fussent de ce prince (voyez tome XII, page 271). Il croyait que les bons vers qu’on a sous le nom de Charles IX sont de son précepteur (voyez Charles IX, tome XVIII, page 142). Henri IV, dont on a un assez grand nombre de lettres, a fait quelques couplets : on les trouve dans des chansonniers ; ils ont été recueillis sous le titre de Henri IV poëte, et imprimés par M. C.-L.-F. Panckoucke, 1825), deux feuilles in-folio. La traduction des Préceptes d’Agapetus, par Louis XIII, est attribuée à son précepteur. Ce n’est qu’en 1806 qu’on a imprimé des Œuvres de Louis XIV, en six volumes in-8o, qui se composent de lettres et de mémoires. Les écrits de Louis XIV n’ont point été inconnus à Voltaire, qui en parle dans le chapitre xxviii du Siècle de Louis XIV (voyez tome XIV). Voltaire, dans son Éloge de Louis XV (voyez les Mélanges, année 1774), parle de la Géographie par le cours des fleuves, composée par ce monarque, ou par G. Delisle, son maître (voyez tome XIV, l’article Delisle, dans le Catalogue des écrivains qui est en tête du Siècle de Louis XIV). C’est donc en connaissance de cause que Voltaire a dit que « la France ne peut se vanter d’avoir eu un roi auteur ». Je ne sais si les écrits de Louis XVI et de Louis XVIII détruisent sa remarque. On dit que Louis XVI est auteur du Supplément à l’art du serrurier, 1781, in-folio. On lui attribue une traduction des Doutes historiques sur la vie et le règne de Richard III, par H. Walpole, traduction qui ne fut imprimée que huit ans après sa mort, en 1800 ; et encore la traduction des deux premiers volumes de l’Histoire de la décadence de l’empire romain, par Gibbon ; n’étant que Dauphin, il avait fait imprimer une Description de la forêt de Compiègne, 1766, in-8o ; et les Maximes morales et politiques tirées du Télémaque, 1766, réimprimées en 1814, in-18. On a attribué à Louis XVIII plusieurs opuscules ; voyez la table du Dictionnaire des anonymes, de A.-A. Barbier, seconde édition ; ce prince est certainement auteur de la Relation d’un voyage à Bruxelles et à Coblentz, 1823, in-8o, plusieurs fois réimprimée en divers formats. (B.)
  3. Le texte de 1765, reproduit en 1769, portait : « ... dans son pays, et qu’on ne trouva que deux épées quand il fallut que Saül fit la guerre aux Philistins, auxquels les Juifs étaient soumis.

    « Saül, qui ne possédait d’abord dans ses États que deux épées, eut bientôt une armée de trois cent trente mille hommes. Jamais le sultan des Turcs n’a eu de si nombreuses armées ; il y avait là de quoi conquérir la terre. Ces belles contradictions semblent exclure tout raisonnement ; mais ceux qui veulent raisonner trouvent très-difficile que David, qui succéda à Saül vaincu par les Philistins, ait pu, pendant son administration, fonder un vaste empire.

    « Les richesses qu’il laissa, etc. » (B.)

  4. Je pense que Voltaire veut parler ici de ce qu’il avait dit, en 1765, dans le Dictionnaire philosophique, et, en 1769, dans la Raison par alphabet ; voyez la note qui précède. (B.)
  5. Au lieu de cet alinéa, qui est de 1769, on lisait, en 1765 : « Si ces histoires ont été dictées par le Saint-Esprit, avouons qu’il aime le merveilleux. » (B.)
  6. La dernière phrase de cet alinéa est de 1771. Les éditions de 1764, 1765, 1767, 1769, portent : « Il n’y a point d’architecte en Europe qui ne regardât un tel bâtiment comme un monument de barbares. » (B.)
  7. Le texte de 1765, reproduit en 1769, porte : « On les a crus bons, parce qu’on les a crus d’un roi, et que ce roi, etc. » (B.)
  8. Proverbes, chapitre xxx, v. 15 et 16.
  9. Ibid., V. 18 et 19.
  10. Ibid, V. 24, 23, 26, 27 et 28.
  11. Proverbes, chapitre xxiii, v. 31.
  12. Un pédant a cru trouver une erreur dans ce passage ; il a prétendu qu’on a mal traduit par le mot de verre, le gobelet qui était, dit-il, de bois ou de métal, mais comment le vin aurait-il brillé dans un gobelet de métal ou de bois ? et puis qu’importe ? (Note de Voltaire.) — Le pédant dont parle ici Voltaire est l’abbé Guénée, auteur des Lettres de quelques juifs, etc. (B.)
  13. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  14. Voyez tome XVII, page 476 ; tome XIX, page 206 ; et dans les Mélanges, année 1761, la Lettre de Charles Gouju ; année 1763, le chapitre x du Traité sur la Tolérance ; année 1767, la première des Homélies (sur l’athéisme) ; année 1768, le dialogue intitulé : Un Mandarin et un Jésuite.
  15. Guy Tachard, missionnaire et jésuite, consacra la plus grande partie de sa vie à voyager. Il passa d’abord quatre années avec le maréchal d’Estrées dans les colonies de l’Amérique méridionale ; puis il accompagna, avec le titre de mathématicien du roi, le chevalier de Chaumont et l’abbé de Choisy, qui s’embarquèrent à bord de la frégate l’Oiseau, le 3 mars 1685, pour aller porter au roi de Siam les compliments et les présents de Louis XIV.

    Le garde-marine André-Cardinal Destouches, qui était du voyage, devint plus tard musicien d’instinct, sans connaître une seule note, et composa, sur des paroles de Lamotte, l’opéra d’Issé, représenté avec succès à Trianon le 17 décembre 1697.

    Le P. Tachard s’embarqua une seconde fois à Brest pour Siam, le 1er mars 1687, à bord du Gaillard, vaisseau de cinquante canons, commandé par le capitaine de Vaudricourt.

    Il mourut au Bengale dans un troisième voyage. Ses relations sont intéressantes, bien qu’elles ne soient pas exemptes d’erreurs. Ainsi Pierre Kolben, dans son État présent du cap de Bonne-Espérance (novembre 1719, in-folio), dit que les détails donnés par le P. Tachard sur les Hottentots sont de pures chimères.

    Le numéro 360 des Transactions philosophiques contient de curieuses observations du P. Tachard sur deux éclipses de la planète Jupiter. (E. B.)

  16. Voyez dans les Mélanges, année 1766, le dialogue intitulé André Destouches à Siam.
  17. Il en a fait la musique ; les paroles sont de Lamotte-Houdard.
  18. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  19. Ce trou Saint-Patrice, ou Saint-Patrick, est une des portes du purgatoire. Les cérémonies et les épreuves que les moines faisaient observer aux pèlerins qui venaient visiter ce redoutable trou ressemblaient assez aux cérémonies et aux épreuves des mystères d’Isis et de Samothrace. L’ami lecteur qui voudra un peu approfondir la plupart de nos questions s’apercevra fort agréablement que les mêmes friponneries, les mêmes extravagances, ont fait le tour de la terre : le tout pour gagner honneurs et argent. Voyez l’Extrait du purgatoire de saint Patrice, par M. Sinner. (Note de Voltaire.)
  20. Voyez tome XVIII, pages 149 et 540.
  21. Voyez dans les Mélanges, année 1767, le chapitre xxi de la Défense de mon oncle.
  22. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  23. La Tragédie nouvelle de Samson le Fort, en quatre actes, contenant ses victoires, sa prise par la trahison de son épouse Dalila, Par Ville-Toussaint. Imprimée sans date, en 1620. (G. A.)
  24. Samson, opéra de Voltaire. Voyez au tome II du Théâtre.
  25. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  26. Page 27 du Mémoire contre frère Athanase, présenté au parlement. (Note de Voltaire.)
  27. Page 3 du Mémoire contre frère Athanase. (Note de Voltaire.)
  28. Tome XVII, page 2 ; tome XVIII, page 379.
  29. Page 43 du Mémoire contre frère Athanase, présenté au parlement.
  30. Virgile, Æn., II, 204.
  31. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  32. Tome XI, pages 543 et suivantes.
  33. Allusion à la querelle pour le pain ordinaire avec lequel les Russes communient, et le pain azyme des Polonais du rite de Rome. (Note de Voltaire.)
  34. Assassinat du roi de Pologne commis à Varsovie. (Id.)
  35. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  36. André Dacier était né à Castres. L’amour du grec et du latin le conduisit à Saumur pour y prendre les leçons de Tanneguy Lefèvre, fameux helléniste. Le jeune homme et la fille de son professeur s’éprirent l’un de l’autre en étudiant ensemble. Ils se marièrent, vinrent se fixer à Paris en 1672, et commencèrent une suite considérable de travaux sur les écrivains de l’antiquité. Mme Dacier a publié Aurelius Victor et Eutrope ; elle a traduit Sapho, Anacréon, Térence, Homère, des comédies d’Aristophane et de Plaute. André Dacier a donné des traductions de la Poétique d’Aristote, des vers de Plutarque, des œuvres d’Hippocrate et de Platon. Son édition d’Horace, avec traduction en regard et notes, publiée à Paris de 1681 à 1689, en dix volumes in-12, malgré les imperfections que Voltaire signale, est un répertoire où peuvent fouiller avec fruit tous ceux qui désirent bien connaître la civilisation latine.

    André Dacier et Anne Lefèvre, sa femme, étaient nés tous deux en 1651. L’identité des goûts et des études avait accru la sympathie qui les unissait. La femme mourut en 1720. À partir de cette époque, le mari ne fit plus que languir, et deux ans après il s’éteignit.

    André Dacier était membre de l’Académie française et de l’Académie des inscriptions. (E. B.)

  37. Remarques sur l’ode ire du livre Ier. (Note de Voltaire.)
  38. Ode iv. (Note de Voltaire.)
  39. Ode x. (Id.)
  40. Note sur l’ode xii. (Note de Voltaire.)
  41. Ode xvi. (Id.)
  42. Ode xix. (Note de Voltaire.)
  43. Phèdre, I, iii.
  44. Ode xxii. (Note de Voltaire.)
  45. Ode xxiv. (Note de Voltaire.)
  46. Ode xxxvii. (Id.)
  47. Livre II, ode xiv. (Id.)
  48. Livre V, ode xiii. (Note de Voltaire.)
  49. Vers 1-25.
  50. Iliade, vers 1-10.
  51. Iliade, I, 11.
  52. Voltaire avait lu et écrit : ἐπιφεμίσαν, qui n’est pas grec ; ἐπευφήμησαν est une correction des éditeurs. Mais alors l’observation de l’auteur n’a plus de raison, car ἐπευφήμησαν signifie bien : ils firent entendre un murmure favorable.
  53. Vers 471-530.
  54. Ces vers sont de M. de Voltaire. (Note de Wagnière.)
  55. Ereuthalion, Iliade, VII, 148-50.
  56. Echepolos, fils de Thalysias-Antilokos, Iliade, IV, 457-61.
  57. Simoisios, fils d’Anthémion, tué par Ajax Télamonien, Iliade, IV, 473-74.
  58. Cette section formait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, 1765. (B.)
  59. Fœdera, conventiones, litterœ, etc., inter Angliœ et alios quosvis imperatores, reges, etc., ab anno 1101 ad nostra usque tempera habita aut tractata ; Londres, 1704-35, 20 volumes in-folio ; Londres, 1727-35, 20 volumes in-folio ; la Haye, 1745, 20 tomes, en 10 volumes in-folio. (B.)
  60. Il est facile de reconnaître que Voltaire a voulu désigner l’abbé Houtteville, auteur d’un mauvais livre intitulé la Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits. (K.)
  61. Ce morceau a paru dans les Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765. (B.)
  62. Une erreur générale et populaire, qu’un parti riche et puissant est intéressé à soutenir, peut résister longtemps aux attaques de la vérité. Il en est de même de quelques vérités politiques, directement contraires aux intérêts de certaines classes qui vivent, dans tous les pays, des erreurs du gouvernement et de la misère du peuple. Ces vérités ne peuvent s’établir qu’après une longue résistance. Mais M. de Voltaire suppose dans cet article que la vérité n’a point à combattre l’intérêt ; et dans ce sens la maxime est vraie. (K.)
  63. Dictionnaire philosophique, 1765. (B.)
  64. Juvénal a dit, VIII, 73-74 :

    Rarus enim forme sensus communis in illa
    Fortuna
    ....

  65. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
  66. Condillac, Traité des Sensations. (Note de Voltaire.)
  67. Fin de l’article en 1764 ; le reste fut ajouté en 1769, dans la Raison par alphabet. (B.)
  68. Virgile, Géorg., IV, 523-27.
  69. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  70. Voyez tome XVII, page 96.
  71. Marc, chapitre vii. (Note de Voltaire.)
  72. Cet article, dont je ne puis indiquer la date, appartient au même ouvrage que la première section de l’article Prophéties. C’est du moins ce qu’on est autorisé à penser d’après le renvoi qui termine la première section de l’article Prophéties. (B.)
  73. Contre Jovinien. (Note de Voltaire.)
  74. Antiquités judaïques, livre XX, chapitre xvi. (Note de Voltaire. )
  75. Chapitre xi. (Id.)
  76. Remarques de Valois sur Eusèbe, page 267. (Note de Voltaire.)
  77. Lettre clv. (Id.)
  78. Noël Alexandre, siècle ier. (Id.)
  79. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  80. Livre II. chapitre xiv, v. 20. (Note de Voltaire.)
  81. Genèse, chapitre xxiii, v. 10. (Id.)
  82. Voyez tome XI, page 120 ; tome XVII, page 357 ; tome XIX, page 240.
  83. Genèse, chapitre xxiv, v. 22. (Note de Voltaire.)
  84. Exode, chapitre xxx, v. 23 et suivants. (Id.)
  85. Tome XIX, pages 162 et 531.
  86. C’est la vingt-quatrième des Lettres philosophiques, avec quelques corrections. Voyez Mélanges, année 1734. (B.)
  87. Cet article se formait de la septième des Lettres philosophiques. Voyez Mélanges, année 1734. (B.)
  88. Suite des Mélanges (4e partie), 1756. (B.)
  89. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  90. Voyez la note, tome XVII, page 211 ; et dans les Mélanges, année 1763, la xxe des Remarques pour servir de supplément à l’Essai sur les Mœurs.
  91. Le marquis de Monteynard fut un des rares honnêtes gens qui se trouvèrent à la tête des affaires sous Louis XV. Ministre de la guerre, il rétablit l’émulation par l’avancement en ne l’accordant qu’au mérite ; il fit cesser les désertions en faisant cesser les mauvais traitements, et, pour la première fois, imagina une décoration pour les soldats. Son collègue aux finances, l’abbé Terray, ayant prétendu un jour qu’il fallait suspendre le payement de la solde : « Malheureux, alla lui crier Monteynard, vous n’avez jamais manqué d’argent pour payer les p...... et les m...... du roi, et vous n’en avez pas pour payer ses troupes ! Je ne veux plus rien avoir de commun avec des gens comme vous ! » Et il offrit sa démission. On ne l’accepta pas ce jour-là ; mais quelque temps après il sautait. (G. A.)
  92. Cette section formait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. En 1774, Voltaire mit à la suite une Lettre qu’il avait écrite, le 20 juin 1764, aux auteurs de la Gazette littéraire, et qu’on trouvera à sa date (Mélanges, année 1764), parmi les Articles extraits de la Gazette littéraire. (B.)
  93. Dans les éditions de Kehl, et autres, la seconde section se composait de la Lettre aux auteurs de la Gazette littéraire, dont il a été parlé dans la note de la page 431.
  94. Dans le Dictionnaire philosophique de 1764, l’article Songes était composé de cette seule section. (B.)
  95. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  96. L’article que les éditeurs de Kehl ont placé sous ce titre dans leur Dictionnaire philosophique était un opuscule publié par Voltaire en 1728. (B.) — Voyez les Mélanges, année 1728.
  97. Dans les Questions sur l’Encylopédie, huitième partie, 1771, l’article entier se composait de la majeure partie de cette première section. (B.)
  98. Mithridate, III, v.
  99. Bérénice, I, iv.
  100. Bajazet, IV. iii.
  101. Bérénice, II, i.
  102. Idem, II. ii.
  103. Idem, II. v.
  104. Bajazet, I, i.
  105. Idem, I. iv.
  106. Idem, II, i.
  107. Bajazet, II, iii.
  108. Idem, II, v.
  109. Andromaque, II, v.
  110. Bajazet, III, iii.
  111. Andromaque, II, i.
  112. Bajazet, III, iii.
  113. Page 1. (Note de Voltaire.)
  114. Page 2. (Note de Voltaire.)
  115. Fin de l’article en 1771 : le reste fut ajouté en 1774. (B.)
  116. Ce morceau est le fragment d’une lettre adressée à M. Lefèvre, le même à qui Voltaire écrivit la Lettre sur les inconvénients de la littérature (Correspondance, année 1732). Il paraît avoir été imprimé pour la première fois en 1746. (B.)
  117. Voltaire l’a dit, dans le Supplément du Discours aux Welches (voyez Mélanges, année 1764) ; dans sa lettre à d’Olivet, du 5 janvier 1767 (voyez cette lettre dans la Correspondance), et en 1770, dans ses Questions sur l’Encyclopédie (voyez Dictionnaire philosophique, article A). La date de ces morceaux prouve que ce n’est à aucun d’eux que Voltaire renvoie ici.
  118. Horace, de Arte poet., vers 31.
  119. Ces vers sont de Voltaire : voyez les variantes du septième Discours sur l’homme.
  120. Ce ne sont pas tout à fait les vers, mais ce sont les expressions de J.-B. Rousseau, livre Ier, épître iii, à Clément Marot :

    Me défigure en ses vers ostrogoths....
    De chiffonniers de la double colline....
    Ta plume baptisa
    De noms trop doux gens de tel acabit :
    Ce sont trop bien maroufles que Dieu fit....
    Ce rimeur si sucré
    Devient amer, quand le cerveau lui tinte,
    Plus qu’aloès et jus de coloquinte.

  121. Voyez l’article Genre de style.
  122. Je ne connais pas d’impression de ce morceau antérieure à l’édition de Kehl ; toutefois les trois derniers alinéas avaient été imprimés dès 1739. (B.) — Voyez les notes sur l’article Caton, tome XVIII, pages 89, 92, 93.
  123. Ce fait se trouve à l’article Caton, mais avec moins de détail, tome XVIII, page 94.
  124. Satyricon, cap. lxxix.
  125. Charles-Édouard.
  126. Voyez tome XVIII, page 91.
  127. Voyez les notes sur l’article Caton, tome XVIII, pages 92 et 93.
  128. Voyez dans les Mélanges, année 1766, le paragraphe xix du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines ; année 1777, l’article v du Prix de la justice et de l’humanité ; et encore tome XVIII, page 89, l’article Caton.
  129. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771, l’article entier se composait des deux premières sections, moins le N. B. (B.) — Voyez dans les Mélanges, année 1756, le morceau intitulé Jusqu’à quel point on doit tromper le peuple ; et, année 1763, le chapitre xx du Traité sur la Tolérance.
  130. Voyez la note, tome XIII, pages 96-97.
  131. Voyez la note 2 de la page précédente.
  132. Fin de l’article en 1771 ; le N. B. est de 1774. (B.)
  133. Claude-François Houtteville, abbé de Saint-Vincent de Bourg-sur-Mer, membre de l’Académie française, est l’auteur du la Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits (Paris, 1721, in-4o). — Jacques Abbadie, théologien réformé, a écrit un Traité de la Vérité de la religion chrétienne, livre qui eut le privilége d’être également adopté par les anglicans et par les catholiques. (E. B.)
  134. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  135. En 1764, faisait tout l’article ; en 1765, faisait la première section de l’article dans le Dictionnaire philosophique. (B.)
  136. Addition de 1765 ; faisait la seconde section. (B.)
  137. Voyez dans les Histoires tragiques de notre temps (1666), composées par F. de Rosset, le chapitre ii : de l’Horrible et Espouventable Sorcelerie de Louys Goffredy, prestre de Marseille. (G. A.)
  138. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771, l’article se composait des deux premières sections, moins le dernier alinéa. (B.)
  139. Voyez tome XIX, page 626 ; tome XXI, le paragraphe x de l’Homme aux quarante écus ; et dans les Mélanges, année 1766, le paragraphe x du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines.
  140. Voyez dans les Mélanges, année 1766, le paragraphe vii du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines.
  141. Voyez, tome XV, le chapitre xxxviii du Précis du Siècle de Louis XV.
  142. Voyez dans les Mélanges, année 1771, la Méprise d’Arras.
  143. Le personnage que Voltaire appelle, comme tout le monde, Fou de Verberie (voyez dans les Mélanges, année 1771, la Méprise d’Arras), mais qu’il ne nomme jamais, est Jacques Rinquet, prêtre du diocèse de Cambrai, condamné à mort et exécuté en décembre 1762, âgé de plus de cinquante ans : il avait été jésuite, ou du moins se donna pour tel chez les mathurins de Verberie, où, dans les premiers jours de septembre, il avait dit qu’il se rendait à Paris pour relever son ordre, et que s’il ne venait pas à bout de son dessein, il ferait imprimer un livre intitulé la Religion inconnue... ; qu’il n’y avait point de religion en France, et qu’il n’y avait personne capable d’exécuter une action semblable à ce qui s’était passé en Russie (Pierre III venait d’y être assassiné) ; que lors de l’attentat de Damiens, c’était lui et non Malagrida qui était dans la cour du château, à Versailles ; qu’il s’appelait Guillaume Perène, natif d’Amiens, etc. Le reste de ses discours n’est pas plus sensé. (B.)
  144. Voyez dans les Mélanges, année 1771, la Méprise d’Arras.
  145. Boileau, satire VIII, vers 295-96, a dit :

    .... Il voit la justice en grosse compagnie
    Mener tuer un homme avec cérémonie.

  146. M. Beuchot croit que Voltaire désigne ici Pierre Lyonnet, docteur en droit et naturaliste distingué, né à Maestricht le 21 juillet 1707, mort à la Haye le 10 janvier 1789, autour d’un Discours académique sur le légitime usage de la question et de la torture. — M. G. Avenel croit que c’est Muyart de Vouglans, auteur des Lois criminelles, que l’auteur a en vue.
  147. Voyez la note 1 de la page 456.
  148. Voltaire lui-même, dans un article fourni par lui à la Gazette littéraire, du 2 mai 1764 (voyez les Mélanges, année 1764), et dans le chapitre xvii de la Princesse de Babylone (voyez les Romans, année 1768).
  149. Voyez l’Histoire de François Ier, par Gaillard, chapitre viii du livre IV.
  150. Page 166, édition de Bruxelles, 1656, in-4o. (Note de Voltaire.)
  151. Fin de l’article en 1771 ; l’alinéa qui suit est de 1774. (B.)
  152. Cette assertion de Voltaire est tout à fait contestée.
  153. Addition de l’édition in-4o, 1774, des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  154. Le cas est arrivé à Lyon en 1772. (Note de Voltaire.) — La sentence du lieutenant criminel de la sénéchaussée de Lyon, du 6 mars 1772, fut confirmée le 13 du même mois. Antoinette Toutan, fille domestique, était atteinte et convaincue d’avoir volé vingt-huit serviettes. (B.)
  155. Voyez dans les Mélanges, année 1766, l’article xviii du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines.
  156. Genève.
  157. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  158. Les éditeurs de Kehl, par un double emploi qu’ils ont eux-mêmes signalé, avaient placé au mot Credo une partie de cet article, depuis ces mots : « Je récite, etc. » (B.)
  159. L’un des deux frères à qui est adressé le Voyage de Chapelle et Bachaumont.
  160. Arnobe, livre V, Symbola quæ rogata sacrorum, etc. Voyez aussi Clément d’Alexandrie, dans son sermon protreptique, ou Cohortatio ad gentes. (Note de Voltaire.)
  161. C’était ici que finissait l’arlicle Credo dans les éditions de Kehl. (B.)
  162. Cet article a paru, en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  163. Si nous osions avoir une opinion sur ce sujet, nous dirions qu’il est vraisemblable que ni les Égyptiens, ni les Chaldéens, ni les Indiens, n’ont jamais connu le véritable système du monde ; que Pythagore a connu ce système, parce qu’il l’a donné d’après les observations des Orientaux, alors beaucoup plus anciennes et plus complètes que celles des Grecs ; qu’il suffit pour cela d’avoir une idée bien nette des lois du mouvement apparent, ce qui n’était pas impossible pour un homme qui avait autant de génie que Pythagore ; que ce système fut rejeté par les Grecs, parce qu’il était trop contraire aux idées communes, et que d’ailleurs Pythagore ne pouvait l’appuyer sur d’assez fortes preuves ; mais que les Grecs en conservèrent un souvenir vague, qu’ils nous ont transmis. Le livre d’Eusèbe de Césarée fourmille d’erreurs grossières sur l’astronomie et la physique des anciens ; mais ce livre est précieux, parce que ses absurdités mêmes peuvent conduire à retrouver les vérités qu’il défigure. Il en est de même de Plutarque, d’ailleurs beaucoup meilleur écrivain, et plus instructif qu’Eusèbe de Césarée. (K.)
  164. Page 850, édition in-folio de 1624. (Note de Voltaire.)
  165. Wallis, qui le premier publia le texte grec d’Aristarque en 1688, s’était servi, pour le rétablir en beaucoup d’endroits, des traductions latines publiées précédemment. Presque toutes les corrections faites ainsi par Wallis se sont trouvées conformes aux manuscrits consultés par M. de Fortia d’Urban, pour l’édition du même auteur qu’il a donnée à Paris en 1810. Mais il est bon de remarquer que dans ce traité, qui est intitulé De Magnitudinibus et Distantiis solis et lunœ, le seul qu’on ait d’Aristarque, il n’est pas question du mouvement de la terre.

    Cependant Plutarque, dans ses Questions platoniques,vii, dit formellement qu’Aristarque et Seleucus ont montré le mouvement de la terre. Plutarque se trouverait donc en contradiction avec lui-même en disant, comme le rapporte Voltaire, qu’Aristarque disait que les Grecs devaient punir Cléanthe de Samos, lequel soupçonnait que le ciel est immobile, etc. Cléanthe n’était pas de Samos, mais d’Assos, ville de Lycie ; d’où Gassendi a conclu que les copistes avaient transposé les mots, et qu’il fallait lire Cléanthe disait que les Grecs devaient punir Aristarque de Samos, etc. Cette opinion a été adoptée par Ménage, Fabricius, Bayle, par les éditeurs récents de Plutarque, par Ricard, son dernier traducteur français, et par MM. Brotier, Vauvilliers, et Clavier, dans leurs notes sur les dernières éditions de la traduction d’Amyot. Voilà donc Aristarque justifié contre les reproches de Voltaire, qui s’appuyait sur un passage altéré de Plutarque.

    Mais en 1644, Roberval publia un volume qu’il intitula Aristarchi Samii de mundi systemate, partibus et motibus, ejusdem libellus, cum notis P. de Roberval. Aristarque n’est nullement auteur de ce livre, qui est tout de Roberval, quoiqu’il ne s’en donne que comme éditeur (par des raisons qu’il serait trop long d’expliquer ici). Mais, sans doute d’après les passages de Plutarque, Roberval y fait parler Aristarque du mouvement de la terre.

    Voltaire n’avait probablement sous les yeux que cet ouvrage supposé, qu’il a confondu avec le véritable ouvrage d’Aristarque publié par Wallis ; et, par extraordinaire, ses raisonnements ici portent à faux. (B.)

  166. Voyez dans les Mélanges, année 1771, la note sur le Tocsin des rois.