Histoire de Jacques Bonhomme/Texte entier

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Armand Le Chevalier (p. T-224).


JACQUES BONHOMME


Entretiens de politique primaire


PAR
LISSAGARAY



PARIS
ARMAND LE CHEVALIER, ÉDITEUR
61, RUE DE RICHELIEU


1870



À LA RÉPUBLIQUE
DÉMOCRATIQUE ET SOCIALE
je voue ces entretiens de politique primaire. Quatre millions de Français, les élections l’attestent, ne savent pas un mot du passé, du présent, de leur droit. Qui songe cependant à leur donner une grammaire sociale ?

En 1848-49, les réactionnaires réunis inondèrent la France de manuels d’ordures contre les républicains socialistes. Ces honnêtes gens firent ainsi l’Empire.

Aurons-nous moins d’ardeur au service de la vérité, de la République ? Qu’importent les journaux, les gros livres, les discours savants, à qui ne peut les lire ni les entendre ? Ce qu’il faut avant tout, ce sont de petits traités élémentaires aussi complets, aussi courts que possible, faciles à comprendre, faciles à retenir.

Faisons-nous donc instituteurs. Un catéchisme civique à l’usage de nos frères des villes et des campagnes servira mieux la République que toutes les homélies des bouches d’or de l’Opposition.

LISSAGARAY. 

Pelagie, le 25 mars 1870.


I

HISTOIRE DE JACQUES BONHOMME


LE PÊCHEUR


Autrefois, dit un conte arabe, un pauvre diable de pêcheur, depuis longtemps brouillé avec la chance, ramena dans son filet un vase de bronze soigneusement scellé. Il l’ouvre, une noire vapeur s’échappe, s’élève et prend la forme d’un géant. Le pêcheur se prosterne, demandant grâce à la terrible vision. « Ne crains rien, lui dit une voix douce. Depuis trois mille années prisonnier dans ce vase, j’ai juré d’obéir au mortel qui me délivrerait. Commande, ma puissance t’appartient. »

Le pêcheur se rassure. Il demande la domination, les richesses, la science, et ses souhaits sont satisfaits sur l’heure. Mais bientôt il jalouse la toute-puissance du génie, et, élevant vers lui un regard humble : « Est-il possible, magnanime seigneur, qu’un géant tel que vous ait pu contenir dans une aussi étroite prison ? Je n’en croirai que mes yeux. » — « Regarde, » dit le géant ; le nuage se condense, rentre dans l’urne, et une voix sortie du fond : « Es-tu convaincu maintenant ? » Aussitôt le pêcheur saute sur le couvercle, referme le vase, et, malgré les supplications de son bienfaiteur, le rejette à la mer.

Ce géant, n’est-ce pas le peuple enseveli pendant des milliers d’années dans les profondeurs de sa misère ? — Ce pêcheur, mais c’est l’aristocratie bourgeoise autrefois opprimée. — Elle appela le peuple à son aide, lui promettant une même fortune. Le géant naïf se fit humble pour servir ses conducteurs. Il laboura, sema, conquit pour eux. Et alors on eut peur que, connaissant sa force, il devint moins docile et qu’il demandât une place au banquet par lui préparé.

Ce qu’il arriva, je vais le dire. Mais, si tu veux m’aider, Jacques Bonhomme, nul, je te le jure, ne rejettera le géant à la mer.



LETTRE DE JACQUES BONHOMME


Je suis paysan comme tous les miens ; chacun travaille dans la famille dès qu’il a cinq doigts vaillants, et malgré nos efforts nous n’avons en tout bien qu’un seul arpent de terre. Tout le jour on pioche chez les autres, et, le soir, au clair de la lune, nous levons les bras pour notre compte. On arrive ainsi à s’habiller et à manger de la viande huit ou dix fois au moins par an.

Il y a quelque temps, le garde champêtre me porta un billet pour aller tirer au sort. J’amène le numéro 5 ; mon voisin, le fils du notaire, avait tiré le 3. Et il riait ! Je m’en moque, disait-il, j’achèterai un homme. C’est que 2,000 francs pour lui ça n’est rien. Moi je n’ai jamais vu, même en rêve, un aussi gros magot.

Chacun pleurait à la maison quand un monsieur est venu, a compté les portes et les fenêtres, disant qu’il fallait payer tant par ouverture si nous voulions entrer et respirer chez nous. J’ai regardé le vieux. — Cela se fait, m’at-il dit. J’ai toujours payé. — Et pourquoi ? — Je n’en sais rien.

Un autre, le lendemain, a demandé tant pour notre arpent. Le vieux m’a encore dit comme devant : — Cela se fait, — et il ne savait pas non plus pourquoi.

Enfin, il y a huit jours, des messieurs réunis au chef-lieu, en conseil général, ont décidé que nous irions à trois kilomètres d’ici réparer un chemin sur lequel nous ne passons jamais, que nous y resterions quatre jours si nous ne préférions donner chacun 5 francs. Ils appellent cela la prestation.

Moi, furieux, je me demandais de quel droit on nous prend ainsi notre travail et notre vie. Le vieux, inquiet de me voir triste, disait « Reste tranquille, c’est pas ton affaire. » — Moi je m’obstinais à savoir.

Il y a dans le village un homme qu’on évite. Ce n’est pas qu’il soit méchant ni paresseux. Mais le maire a dit que c’était un grand criminel, qu’en 1851, il fréquentait les rouges au chef-lieu, ce qui lui avait valu le bagne. Moi je le vois avec plaisir parce que c’est un savant. Je lui ai raconté mon histoire, en demandant l’explication.

Il a souri. — Au fait, a-t-il ajouté en se parlant à lui-même, qui diable aurait pu lui apprendre tout cela ?

Et alors il m’a raconté qu’il y avait des messieurs éduqués et gros propriétaires qui décident qu’un tel doit payer ça et ça, aller à l’armée, et qu’ils ont le droit, si on refuse, de vous faire arrêter par les gendarmes ; que le soldat va faire la guerre en Amérique, en Chine et même dans les rues contre les Français ; que l’argent est employé à payer les casernes, la marine, les rentes de ceux qui ont le droit de ne rien faire, les juges, les prêtres, les gendarmes, les prisons, les sénateurs, les députés, l’empereur, sa femme, son petit, ses cousins, ses cousines, ses maréchaux, les seigneurs de sa cour, les employés de l’administration et un peu aussi les écoles, avec cette différence que pourvu que nous payions on ne nous force pas d’y aller comme à la caserne. Et tout cela s’appelait le budget de l’État. Et il y en a des millions et des millions, plus de deux mille trois cent, a-t-il dit, que fournissent goutte à goutte les pauvres diables comme moi.

Il a continué : « — Quand tu as payé tout ça, ton maire te fait encore payer pour la commune.

« Et quand tu as payé à l’État et à la commune, les messieurs du Conseil général te font payer pour le département, les hôtels des préfets, des sous-préfets, les tribunaux, les casernes de gendarmerie, les routes, etc., etc.

« Ainsi, petit, si tu n’as qu’un budget pour toi et ta famille, tu peux te vanter d’en payer trois. »

J’étais ahuri de payer tant de choses sans m’en douter, quand il a ajouté :

« Sur le papier qu’on t’apporte, il n’y avait que l’impôt qu’on appelle direct. Tu paies encore à l’État pour manger du sel, pour t’habiller, pour te chausser, pour fumer, pour boire, pour acheter de la terre, pour en vendre, pour passer un contrat, pour donner, pour recevoir, pour tout enfin.

« — Mais au moins les richards doivent payer bien plus que moi ?

« — Bien moins, au contraire. Les droits sont les mêmes sur la barrique de mille francs et sur celle de vingt, et les rentiers qui ne craignent ni le froid, ni la grêle, ni le chaud, comme ton champ, ne paient rien. »

Si c’est vrai, il faut bien le dire, ce n’est pas juste. Que pensez-vous là-dessus ? Racontez-moi, je vous prie, ce que c’est que la Constitution, comme l’appelle le charpentier qui ordonne tout cela, et la chambre, et le sénat, et les grands seigneurs de la cour. Et, s’il est impossible que je puisse travailler et vivre sans toutes ces choses, ne pourrait-on m’en rabattre un beau brin ?

Le charpentier m’a dit aussi, qu’autrefois, il y a longtemps, près de quatre-vingts ans, nous étions bien plus heureux, et, qu’en 1851, ceux qu’on appelle les rouges voulaient que les pauvres gens gagnassent davantage et qu’on ne leur prît rien sur leur travail ; que loin de voler, ils fusillèrent les voleurs, mais que des malins étaient parvenus à les chasser en les faisant passer pour des brigands aux yeux des imbéciles ; que depuis, ces honnêtes gens dansent des rigodons avec nos écus.

Si vous savez cette histoire, racontez-moi comment ça s’est passé ?

Il m’a dit encore qu’il y a dans les villes des ouvriers bien plus malheureux que moi, car ils ne sont pas toujours sûrs de manger le lendemain ni de dormir sous un toit.

J’ai la tête grosse de ces raisons. Expliquez-moi tout ça bien au long, bien simplement, afin que je comprenne et que je puisse faire comprendre aux camarades.

Je ne signe pas, on dit qu’il pourrait m’en arriver du mal.


LA NUIT


Et à quoi bon signer ? Je connais bien ton nom, paysan, travailleur, prolétaire, corvéable autrefois du château, serf aujourd’hui d’une organisation sociale que tu subis sans la comprendre. Tu ne sais rien, dis-tu. Eh bien, nous allons commencer par l’A, B, C.

Je te raconterai, tout d’abord, ce que tu fus, ensuite ce qu’on fait de toi, enfin ce que tu peux devenir.


Tu t’appelles Jacques Bonhomme, tu es le fils de Jacques Bonhomme, ton grand-père était Jacques Bonhomme, et si haut que tu remontes dans ton histoire, je te défie de trouver un Jacques Bonhomme qui n’ait travaillé, sué, pleuré, donné sa vie pour entretenir quelqu’un ou quelque chose qu’il ne connaissait que par ses cruautés. Mais que viens-je te parler d’histoire ? Les pauvres diables n’en ont pas. Le passé et le présent se résument pour eux dans une lamentation perpétuelle. Leur voix n’est qu’un cri, leurs annales sont vides. Sans instruction, sans nourriture, immobiles dans l’aveuglement, voilà leur lot.

As-tu jamais cherché d’où tu venais, Bonhomme ? As-tu jamais songé à remonter jusqu’à l’origine de ta misère, de ton père à ton aïeul, de génération en génération ? N’as-tu pas cru quelquefois que les Jacques du passé avaient été soumis, en expiation de quelque crime, eux, leurs enfants et leur postérité, au joug d’hommes meilleurs ?

Eh bien, oui, les Jacques d’autrefois ont commis un grand crime, celui de n’être pas les plus forts. Cette terre, dont tu ne connais ni la loi présente ni l’histoire passée, et que retourne le soc indifférent de ta charrue, livrait, il y a deux mille ans, ses moissons à une race active, courageuse, éloquente, égale devant la liberté. Les fiers Gaulois, nos pères, maîtres d’eux-mêmes, défiaient l’univers ; ils disaient que si le ciel tombait, ils le soutiendraient sur le fer de leurs lances. Un jour, cependant, ils furent envahis, vaincus, opprimés par les Romains, plus tard ravinés par des invasions sans nombre dont l’une, celle des Francs venus d’Allemagne, changea jusqu’au nom de leur patrie. Il y a plus de dix-huit cents ans, et les fils des Gaulois obéissent encore aux traditions de la conquête. De citoyens libres, ils devinrent des administrés, et, quand la force des conquérants put être la seule loi, de véritables bêtes de labour.


Tu nais alors Jacques Bonhomme. Dis adieu désormais au travail joyeux et libre. Revêts la casaque infâme du serf. Commence la corvée odieuse, ingrate, perpétuelle. Nourris les besoins et les plaisirs du maître, attaché à la glèbe, battu, insulté, plus misérable que l’esclave de naissance, puisqu’il te reste le souvenir. Tantôt, courbé en deux sous le poids de la pierre énorme, gravis la colline pour construire le repaire du seigneur, tantôt déchire tes mains aux broussailles pour défricher à son profit les terres épineuses. D’homme, tu es devenu chose, et la chose appartient au maître ; ta sueur et ton foyer, jusqu’à ta couche, tout est à lui ; il jouit de ton travail comme il a le droit de jouir de ta fiancée.

Comprends-tu maintenant pourquoi, pendant des centaines d’années, l’histoire est muette sur Jacques Bonhomme ? Quel nom a le bœuf qui creuse le sillon, le mouton qui produit la laine ? Seules, ces ruines orgueilleuses qui écrasent encore aujourd’hui le coteau racontent ton passé en attestant tes douleurs.

Des centaines d’années pendant lesquelles vingt générations de Jacques, après avoir labouré toute la journée de leur vie, vinrent, résignées et silencieuses, se coucher le soir dans une tombe sans nom. De ce troupeau, quelques-uns s’échappèrent ; servis par leur audace, la ruse ou le hasard, ils parvinrent à s’émanciper, achetèrent des champs ou des priviléges aux seigneurs endettés et coureurs d’aventures, organisèrent la commune, créèrent à côté de la noblesse et du clergé une caste nouvelle, bientôt aussi dédaigneuse, aussi exclusive pour le peuple que les deux autres : la bourgeoisie. La royauté, faible et discutée, leur tendit la main en haine des nobles, devenus dans leurs provinces domaines ou châteaux, de véritables souverains Mais le pauvre diable, l’ancien serf non rédîmé, la masse enfin, le manant vil, le vilain, Jacques Bonhomme, resta toujours sans défense, exploité, fonds commun sur lequel vécurent rois, seigneurs et bourgeois.

Un instant il put croire que son tour était venu. Ses mains n’en pouvaient plus. Son âme était plus lasse encore. Mort pour mort, il préféra la fin joyeuse des champs de bataille. Cinquante mille Jacques se soulèvent avec leurs faces blêmes, leurs souillures, leurs haillons, redressent leurs faulx, brandissent marteaux et bêches, courent sus aux châteaux. Mais leur chef est pris par trahison. Enchaîné sur un fauteuil, on lui ceignit une couronne de fer rougie au feu. Vingt mille Jacques furent massacrés. Le reste fut renvoyé à ses tanières.


Passez, Mérovingiens, Carlovingiens, Capétiens, Valois, Bourbons, rois et dynasties de quinze siècles ! Que nous font vos avénements, vos chutes, vos faits d’armes et vos splendeurs ? Qu’importent à Jacques Bonhomme, les luttes de Louis XI avec les grands seigneurs, les guerres de Louis XII en Italie, François Ier prisonnier en Espagne, la Ligue disputant le trône à Henri IV, Richelieu, Louis XIV et Louis XV ? Que lui importe que seize ou dix-huit rois se soient appelés Louis, quatre Henri, dix Charles, que la bourgeoisie ait crû en puissance et en lumières ? Cheptel humain, n’as-tu pas eu toujours le même maître, — le fouet, la même loi, — la force ?

Les siècles passent sur les siècles, déposant sur Jacques un limon de misère, le laissant toujours aussi méprisé, aussi pauvre, aussi amaigri. — Écoute cet intendant royal, il n’y a pas cent soixante-dix ans :

« On trouve (du côté d’Issoudun) des troupeaux de paysans assis en rond au milieu des landes ; sitôt qu’on veut en approcher, ils prennent la fuite dans les halliers. »

« À Romorantin, la plupart sont comme désespérés ; il y en a même qui se déchirent, qui se donnent des coups de couteau et qui se tuent et dont on fait le procès de crainte des suites. »

En 1709, à Ozain, dans le Blaisois : « La nuit, un respectable ecclésiastique prêche à quatre ou cinq cents squelettes de gens qui, ne mangeant plus que des chardons crus, des limaces, des charognes et d’autres ordures, sont plus semblables à des morts qu’à des vivants. »

« En entrant à Vendôme, dit un prêtre, j’ai été assiégé par cinq ou six cents pauvres qui ont des visages cousus et livides, les viandes dont ils se nourrissent produisant sur leurs figures un limon qui les défigure étrangement. »

Dans la Touraine : « Il y a des lieux où de quatre cents feux il ne reste que trois personnes. Depuis peu un enfant, pressé de la faim, arracha et coupa avec ses dents un doigt à son frère, qu’il avala, n’ayant pu lui arracher une limace qu’il avait avalée. Il s’en trouva de si faibles que les chiens les ont en partie mangés. À Beaumont-la-Ronce, le mari et la femme étaient couchés sur la paille et réduits à l’extrémité ; la femme ne put empêcher les chiens de manger la figure de son mari. »

Je m’arrête, Jacques Bonhomme. Qui avait fait cet épouvantable charnier ? La famine, la rigueur du sol ? Non, — la cruauté du maître. La grêle, les inondations, les sécheresses étaient plus clémentes aux serviteurs de la terre que les intendants de province, les grands seigneurs et le roi. Tous ces Jacques étendus morts de faim ou la bouche pleine d’herbes, c’était l’envers de la médaille sur laquelle on voyait reluire le roi et ses maîtresses couverts de brocarts, de velours, de bijoux ; les chasses royales à travers des lieues carrées laissées incultes pour nourrir le gibier du roi ; les jeux de la guerre pour varier les plaisirs de l’amour ; les ducs, les marquis, les comtes, les barons, vendant leur foi, leur honneur, tendant l’écuelle à la munificence souveraine ; les gendarmes faisant ripaille avec la provision de toute une année des paysans ; les chanoines gras et dodus abandonnant aux orties le tiers des terres du royaume ; les magistrats interprétant ou violant la loi au caprice du souverain ou des puissants qui faisaient la loi et rendaient la justice.

« L’autre jour, le marquis de Pomenars passa par ici, dit Mme de Sévigné ; il venait de Laval où il trouva une grande assemblée de peuple ; il demanda ce que c’était : « C’est, lui dit-on, que l’on pend en effigie un gentilhomme qui avait enlevé la fille du comte de Créance. » Cet homme-là, c’était lui-même. Il approche : il trouve que le peintre l’avait mal habillé ; il s’en plaignit. Il alla souper et coucher chez le juge qui l’avait condamné. Le lendemain, il vint ici en se pâmant de rire. »

Pendant dix-sept cents ans, Jacques Bonhomme, tu as nourri tout ce monde en déchirant la terre de tes quatre pattes et de tes griffes. Et il y a cent cinquante ans, du haut de son balcon, le gouverneur du roi montrant la foule à son élève : « Vous voyez ce peuple, lui disait-il, eh bien, sire, tous ces gens sont à vous. »

Et l’aïeul de ce roi ayant demandé aux gens d’église jusqu’où il pouvait imposer Jacques, ceux-ci lui répondirent « qu’il était non-seulement le maître absolu de la vie, mais encore des biens de ses sujets, et que dans tout le royaume, il n’était pas une terre qui ne lui appartînt. »

Sa conscience ainsi à couvert, le maître prenait le grain, ne te laissant pas toujours la paille.


L’AUBE


Oui, Jacques Bonhomme, ton grand-père, il y a cent ans encore, en était réduit à mourir de faim à côté de sa moisson. Louis XV chassant un jour dans la forêt de Sénart, rencontra un paysan déguenillé, qui portait un cercueil. — Pour qui cela ? demanda-t-il… pour un homme ou une femme ? — Un homme. — De quoi est-il mort ? — De faim.

Certes, ils n’ignoraient pas qu’ils t’arrachaient ton pain, mais ne fallait-il pas inscrire au livre rouge : pension de huit cent mille livres à la duchesse de Fontanges, pension de trois cent mille livres à Mme de Brégny, pension de cent cinquante mille à Mlle Lavielhe, pension de deux mille à Mme une telle qui a donné à la reine deux carlins ? Ne fallait-il pas bâtir, entretenir ce château de Versailles où des milliards furent engloutis, où des milliers d’hommes périrent pour alimenter d’eau les carpes de Sa Majesté ? Aussi, comme on afferme un champ ou du bétail, le roi avait dû affermer Jacques Bonhomme aux seigneurs de la finance, — Veux-tu connaître les conditions du bail ?

D’abord, tu payais trois impôts : la taille, c’est-à-dire l’impôt foncier établi sur la personne et non sur la terre, ce qui permettait de privilégier tel ou tel ; les aides, c’est-à-dire les droits réunis ; la gabelle, c’est-à-dire la taxe du sel.

Tu payais ensuite une taxe sur le fer de ton outil, sur l’étain de ta vaisselle, sur les ventes ou les achats, pour naître, pour mourir, pour te marier.

À côté du manant, le noble ne payait rien, le prêtre ne payait rien ; Jacques Bonhomme payait pour tous les deux et à tous les deux, après avoir d’abord payé au roi.

Au roi, — le maître suprême, le Dieu, placé au sommet de ce triangle lumineux et que tes yeux n’avaient même pas la force de regarder en face, tu payais les impôts énumérés plus haut et en outre quelques dizaines d’autres, le don de joyeux avénement, le don de ceinture, etc., etc.

Au clergé la dîme en argent sur les bois, les champs, les vignes, les maisons, les briques, la pierre, la dixième gerbe, la dîme des gâteaux, des poules, des lapins, etc.

Au noble des droits innombrables désignés par des noms barbares pour faire ton pain, ton vin, ton huile, tuer ou féconder tes animaux, vendre ta récolte, la porter au marché, la mesurer, etc.

Si la fortune ou ton courage t’avaient rendu propriétaire de quelque bout de champ, tu n’en étais pas moins toujours un manant, c’est-à-dire tenu envers le seigneur à la corvée personnelle et à cinq ou six autres. Si Monseigneur arrivait au château, ta moisson avait beau presser, qu’importe ! Laisse ta gerbe à la pluie ou à la grêle pour réparer les chemins de Monseigneur. Et la nuit, pendant les couches de la châtelaine, tu devais battre l’étang ou la rivière pour empêcher les grenouilles de troubler son noble sommeil.


Aussi Jacques fuyait cette terre ingrate. Au moindre retard on saisissait le bétail. Plus d’engrais, plus de pain. La famine chassait le paysan dans les bois, car à la ville comme aux champs le vilain était muselé.

Le roi épuisait le travail comme il desséchait la terre. Nul ne pouvait exercer un état s’il n’appartenait à une corporation ; nulle corporation n’existait que par autorisation royale. Pour faire partie d’une corporation il fallait être maître, et pour être maître il fallait avoir été apprenti pendant cinq ans et compagnon pendant cinq autres années, payer ses lettres de maîtrise au roi, au juge de police, au greffier, à l’hôpital général, se ruiner en frais de sceau, de cadeaux, de banquets, et, avant tout, avoir produit et fait accepter le chef-d’œuvre qui absorbait inutilement une année au moins.

Trop heureux encore Jacques Bonhomme s’il parvenait à s’occuper d’une façon quelconque. Comme l’armée, le travail avait ses cadres déterminés par la volonté royale et le maître ne pouvait prendre qu’un certain nombre d’apprentis. Admis dans l’atelier, quelle chance avait de parvenir à la maîtrise le pauvre diable sans protection, quand le fils du maître, le jeune bourgeois, sans examens, sans épreuves, sans les frais écrasants des droits de réception, devenait maître d’autorité ?

Était-ce tout ? Non. — Pour travailler à ton compte ou devenir maître, ne fallait-il pas prouver par un billet de confession que tu n’étais ni protestant, ni juif, ni incrédule !


Tu le vois, Jacques le nourricier et cependant toujours l’affamé, tout était ligué contre toi : roi, clergé, noblesse et bourgeoisie. Depuis les temps les plus lointains du Moyen Age, ta servitude n’avait pas changé ; on l’avait réglementée, voilà tout. Et il n’y a pas quatre-vingts ans encore, la magistrature la plus éclairée du royaume, le Parlement, répondait à Turgot, demandant l’abolition des corvées : « Le peuple de France est taillable et corvéable à merci ; c’est une partie de la Constitution que le roi est dans l’impuissance de changer. »

Aussi, au jour de ton avénement, au jour où le droit remplaça le bon plaisir, au jour de la justice, tes libérateurs ne voulurent plus compter les années où tant de tyrans t’opprimèrent comme un temps où tu avais vécu, et datèrent le monde nouveau de l’heure où fut proclamée la République, ta mère.

C’est surtout cette histoire de ta résurrection que tu ignores ; je vais entreprendre de la raconter brièvement.

Tu sens bien que ce peuple, qui ne mangeait plus il y a quatre-vingt-dix ans que du pain de bruyère, ne pouvait aller bien loin. « Si j’étais sujet, disait le successeur de Louis XIV, je me révolterais à coup sûr. — Le peuple a raison de se soulever ; il est bien bon de tant souffrir. »

Aussi la plainte de Jacques montait parfois inarticulée en émeutes, en jacqueries vite réprimées. Eh ! pouvait-il faire autre chose, armé seulement de ses instincts ! Seule, la bourgeoisie émancipée par ses richesses et souvent en mesure de marchander ses services, pouvait tenter un soulèvement efficace, accomplir une révolution. Le jour vint où, menacée du sort de Jacques Bonhomme, elle dut choisir entre la soumission et la ruine. Capable de guider la résistance, elle demanda à Jacques d’en être le bras, lui persuadant que leur cause était commune. Jacques, crédule, incapable d’ailleurs de s’affranchir lui-même, consentit à lui prêter sa force et à la constituer son avocat.

Voici comment fut mis à exécution ce contrat mémorable.

Un jour le roi perdit la tête. La misère était générale, la banqueroute imminente. Le représentant de Dieu sur la terre, comme on disait alors, tendit la besace à ses créatures, et Bonhomme étant ras et nu, le roi dut demander au clergé et à la noblesse une part de la tonte qu’ils prélevaient depuis des siècles sur le troupeau de ses sujets. Pour vaincre leurs résistances, pour combler le gouffre du déficit, on imagina de convoquer solennellement les États-Généraux, composés de tous les ordres du royaume, clergé, noblesse et tiers-état, c’est-à-dire bourgeoisie. Les partisans de la convocation, connaissant l’ignorance des campagnards et leur dépendance des seigneurs, se flattaient de tourner les élections au profit de la royauté.

Mais voilà que Jacques Bonhomme, si longtemps endormi, se réveille. Il redresse son grand corps, il prend cet appel au sérieux. Les campagnes répondent. Bonhomme ne sait ni lire ni écrire, c’est vrai, mais ce muet a une langue, ce ver de terre relève la tête, et parmi les bourgeois dans lesquels ils ont confiance, ces millions de nègres français choisissent les plus habiles, leur ordonnent, — oui, ils ordonnent ! — d’aller dire qu’ils n’entendent plus être impunément affamés :

« Que la féodalité soit abolie, disent les vilains de Rennes ;

« Que les bastilles soient démolies, disent les manants de Montfort-l’Amaury. »

Et ce fut ton grand-père, Jacques, qui s’écria :

« Si nous sommes des hommes, les lois doivent nous protéger comme eux. »

Et un jour, c’était le 5 mai 1789, retiens cette date, Jacques Bonhomme, le roi vit arriver dans son brillant Versailles, six cent dix hommes, vêtus de noir, la démarche et le regard assurés, à qui ton grand-père avait dit : « Vous n’êtes pas Jacques Bonhomme, mais défendez-le, et il vous soutiendra. » On remarquait dans cette foule un comte qui s’était fait nommer par le peuple ; il s’appelait Mirabeau. Non loin de lui, un avocat, petit, maigre, silencieux, l’oeil baissé vers la terre, semblait réfléchir. Les gens d’Arras l’avaient choisi à cause de son honnêteté et de son zèle à défendre le peuple ; c’était Robespierre. Plus loin, sous l’habit d’un prêtre, M. Sieyès, qui, la veille, avait écrit : «  Qu’est-ce que le tiers-état ? — Rien. — Que doit-il être ? — Tout. » Il y avait encore Rabaut Saint-Etienne, le petit-fils d’un protestant des Cévennes que l’aïeul du roi avait martyrisé. Et bien d’autres inconnus, auxquels on faisait fête, parce qu’ils se disaient peuple. Mais lorsque parurent les nobles et le haut clergé, couverts de velours et de dentelles, le chapeau à plumes orgueilleusement retroussé, les applaudissements cessèrent, un silence glacial accueillit ces privilégiés.

La séance royale ouverte, on fit très-nettement comprendre au tiers-état qu’il était convoqué pour donner de l’argent et non pour attenter aux priviléges de la noblesse et du clergé. Puis on pria les États de s’entendre afin de remplir au plus vite les coffres royaux.

Mais ni le clergé ni la noblesse ne daignèrent délibérer avec le tiers-état. Ce dernier, aussi nombreux à lui seul que la noblesse et le clergé réunis, demandait le vote par tête ; nobles et prêtres n’entendaient voter que par ordre, certains de s’accorder toujours pour écraser ces bourgeois. Ces bourgeois tinrent bon, invitant chaque jour les deux ordres à venir délibérer avec eux. Un mois ils attendirent. Alors, se souvenant qu’ils représentaient au moins les quatre-vingt-seize centièmes de la nation. « Le tiers-état ne peut pas former des États-Généraux, s’écrièrent les députés des communes. « Eh bien ! il composera une Assemblée nationale. »

À ces mots le roi s’alarme. Le lendemain le tiers trouve la porte close. Il pleut. Et derrière ses fenêtres la reine rit de bien bon cœur de voir ces bourgeois crottés glisser sur le pavé de Versailles. Mais voilà qu’une porte s’ouvre, hospitalière. Ils entrent. C’est la salle du Jeu de paume, et là, le 20 juin 1789, ils jurent de ne pas se séparer avant d’avoir donné à la France une Constitution. Le lendemain on les chasse de cet asile. Cependant il faut s’expliquer, et au bout de trois jours le roi daigne réunir l’Assemblée au grand complet pour l’informer de ses bienfaits. « Il invite les États à indiquer les moyens de remédier aux abus, promettant de les adopter s’ils s’accordent avec l’autorité royale. »

Tu devines, Jacques Bonhomme, quelle terrible colère s’empara des députés du tiers ainsi humiliés. Aussi quand Louis XVI se retira suivi des deux ordres privilégiés, les Communes demeurèrent assises, silencieuses. Tout à coup une voix perce cette tristesse. C’est un marquis faisant les fonctions de laquais qui marmotte devant le président : « Messieurs, vous avez entendu les ordres du roi. » Alors Mirabeau se leva. D’une voix forte et avec une majesté terrible : « Allez, monsieur, allez dire à ceux qui vous envoient, que nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes ! » Trois jours après, le roi, effrayé, donna l’ordre à la noblesse de se réunir au tiers-état. Déjà la plus grande partie du clergé s’était ralliée, aux applaudissements de la France : il est des heures où le diable lui-même apportant son aide, serait béni. Et l’Assemblée, constituée de vive force par la volonté nationale, commença ses délibérations.

Qu’elle prépare la constitution nouvelle, le peuple, le vrai peuple, Jacques Bonhomme, va protéger ses représentants, assurer la tranquillité de leurs travaux, les mettre à l’abri des complots royalistes. Les mouvements de troupes, l’irritation des seigneurs, les menées de la reine, trahissaient les intentions secrètes de la cour qui tenait à Versailles l’Assemblée sous sa serre. Le peuple de Paris craignit un coup de main. Il voulut mettre à tout jamais la Révolution sous son aile, la sanctionner par un acte d’éclat, connaître et donner la mesure de sa force. Il leva la tête, vit a toutes les gueules de la Bastille les canons chargés à mitraille. « Là est le maître, » dit-il, et il courut à l’assaut.

Attention, Jacques Bonhomme, — voici venir véritablement les premiers jours de ton histoire.


PREMIERS PAS


Le 14 juillet 1789 fut le vrai jour du Peuple. Que nous importait la Bastille, prison des nobles, des seigneurs ou tout au moins de la haute bourgeoisie ? Jamais un Jacques n’avait connu ses chaînes. Mais le peuple en ce jour s’appelait Justice et non vengeance. Cette vieille tour, signe visible de l’iniquité de dix siècles, abritée derrière son double fossé, ses murailles de dix pieds d’épaisseur, défendue par les fidèles suisses, riait de la justice. Jacques abattit ses portes, armé d’une simple hache. Cette féodalité de pierres défiait un siége régulier, et le soir elle était aux mains de la France. Elle eût brisé la force, mais le droit la vainquit.

Louis XVI apprend cet écroulement et il va se coucher. On le réveille. — Mais c’est donc une révolte ? — Sire, c’est une révolution. — On le mène à l’Assemblée : « Je me fie à vous, » dit-il aux représentants. — Le 17, il est contraint d’aller rendre visite au vrai roi de France, Paris. Aussi on ne criait plus : vive le Roi ! mais vive la Nation !

C’est qu’en effet le peuple était définitivement debout. Il vida la Bastille, s’arma et courut à l’assaut de toutes les bastilles de province, dédaignant les trésors, mais brûlant les parchemins gardiens de sa servitude, implacable aux tyranneaux, miséricordieux aux seigneurs qui avaient fait preuve envers lui d’humanité. Le jour des comptes était venu.

Les députés s’alarment de la crise. Le 4 août, on leur présentait un projet de proclamation demandant le respect des personnes et des propriétés, quand un député bas-breton se leva. Avec une force singulière, il reprocha à l’Assemblée de n’avoir pas prévenu l’incendie de quelques châteaux « en brûlant les titres qu’ils contiennent, monument odieux de la tyrannie de nos pères. » À cet appel les privilégiés s’émeuvent, sentant derrière eux le souffle chaud des vainqueurs de la Bastille. Dîmes, priviléges, droits féodaux, l’aristocratie, cet arbre aux branches monstrueuses, vient s’abattre aux pieds de la grande image de la patrie. Les pauvres ecclésiastiques se sacrifièrent héroïquement. Seul le haut clergé se montra égoïste et avide. L’Assemblée vota d’entraînement le rachat, non l’abolition des droits féodaux. En somme, nuit beaucoup trop vantée, où les nobles abandonnèrent des droits désormais intenables. Le peuple attendait autre chose. Il y mettra bientôt la main.

De Nationale, l’Assemblée devenue Constituante, s’empressa de proclamer les principes nouveaux. Elle les consigna dans la fameuse Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen. C’étaient : la liberté, l’égalité des droits, la souveraineté du peuple, la loi expression de la volonté générale égale pour tous, la sûreté personnelle garantie, la liberté de conscience, de presse, de parole, de réunion, d’association, le vote par tous des contributions, la responsabilité des agents du pouvoir. Comme application de ces principes, l’abolition de la noblesse, de tous les ordres et des distinctions qui en découlent, de la vénalité et de l’hérédité des offices, des jurandes et corporations, des vœux religieux.

Jacques Bonhomme se crut devenu l’égal des nobles. Mirabeau lui-même se chargea de le détromper. Comme un Jacques lui tendait la main : « Apprends, drôle, lui répondit-il, que je serai toujours pour toi monsieur le comte. »

Mais bientôt Paris montrera qui est le maître. Et comme Louis XVI hésite à sanctionner les décrets du 4 août, comme on discute si le roi aura le droit de dire à l’Assemblée, veto (non, j’empêche), comme on raconte que le 1er  octobre, pendant la plus affreuse famine, la reine a présidé, à l’orangerie de Versailles, une orgie où les gardes du corps ont sonné la charge contre la nation, Jacques va le 5 et le 6 octobre chercher le roi, la reine et l’Assemblée à Versailles, les emmène de force à Paris, sous sa main, et, dans sa grande naïveté, il crut à la bonté de ces gens-là, lui qui est la générosité même : « La révolution est faite, s’écria-t-il. Voilà le roi délivré de ce Versailles, de ses courtisans, de « ses conseillers. »

Bourgeois, paysans, prolétaires se regardent et s’embrassent. Pendant huit ou neuf mois, villes, bourgs et villages se forment en fédération « pour s’unir, disent-ils et s’aimer, les uns les autres. » Jamais pareille flamme de fraternité ne brûla le cœur des pauvres gens.

Le roi, taciturne, épais, irrésolu, assistait à ce mouvement avec une stupidité défiante, épouvanté de ce peuple qui avait trouvé une voix humaine et se disait le maître. — Le bœuf commandant à l’aiguillon ! — La reine (à notre honneur elle n’était pas Française, comme toutes les souveraines qui ont marqué dans les désastres de notre patrie) guettait, tapie dans ses mauvais instincts, l’heure de sa revanche sanglante. Dès octobre elle devient le Roi, prépare la trahison. Autrichienne, elle donne a son frère l’empereur d’Autriche et à son mari le même mot d’ordre : ruser, simuler la confiance, laisser filer cinq ou six mois.

En 90, l’Assemblée commence la refonte de la France. Aux anciennes provinces souvent hostiles entre elles, avec des chartes, des droits inégaux, séparées par de telles barrières qu’à deux pas de l’abondance on mourait de faim, on substitue quatre-vingt-trois départements, frères sous une loi unique. Plus de libertés provinciales particulières : l’air et la lumière égale pour tous ; plus de ces intendants qui prennent à bail Jacques Bonhomme, lui arrachent des millions et veulent bien en rendre à l’État quelque chose : le peuple nommera ses administrateurs ; plus de parlements inamovibles aux justices multiples et corrompues : le jury juge au criminel et les juges sont élus par le peuple. Tout le vieil édifice de l’ancienne France s’écroula sans même trouver un défenseur.

Un principe nouveau préside au droit moderne, l’élection de tous les pouvoirs, — « Je ne m’inclinerai plus que devant la volonté commune. »

Le clergé possède le tiers des terres du royaume ; ses priviléges d’organisation le placent en dehors de l’État. — On émancipe le curé de l’évêque, l’évêque du pape ; tous ils seront élus par le peuple. On servira à ces prêtres une rente (comme si tous ces biens n’avaient pas été extorqués à la nation), moyennant laquelle leurs domaines feront retour à la France. Jacques Bonhomme pourra les acquérir à vil prix. Des assignats seront créés dont la valeur est garantie par ces terres. Ce sera la caisse de la Révolution.


L’œuvre de régénération proclamée, ce peuple nouveau-né voulut se reconnaître, ces cœurs français voulurent se marier dans une fédération générale. Le jour anniversaire de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1790, la France accourut du fond de ses villes, de ses bourgades, chantant cet hymne doux, fortifiant et patriotique :

Du législateur tout s’accomplira,
Celui qui s’élève on l’abaissera,
Celui qui s’abaisse on l’élèvera.

Ils se mirent douze cent mille, Bretagne, Bourgogne, Languedoc, Pyrénées, Poitou, vieillards et enfants, femmes élégantes et prolétaires, à construire au Champ de Mars cet autel de la patrie où le roi vint prêter serment à l’acte constitutionnel. Ah ! ils jurèrent tous et roi et seigneurs. Mais que de sang il te faudra répandre, peuple, pour réparer les trahisons de leur serment. Fédère-toi, Jacques Bonhomme, les rois, eux aussi, préparent leurs fédérations. Déjà, depuis les premiers frémissements du sol un des frères du roi et les principaux seigneurs ont déserté la France ; déjà ils ameutent contre elle les convoitises de l’Europe, ils amoncèlent sur nos frontières les colères de tous les rois.

Un mois après la fête du 14, des régiments se révoltent à Nancy contre leurs officiers qui les volent. Le marquis de Bouillé, l’âme damnée de la reine, envoyé par l’Assemblée pour apaiser l’émeute, la fait mitrailler sans pitié. On en prit au régiment de Château-Vieux dont le corps fut coupé en morceaux dans le marché de Nancy. Leur crime, aux yeux de la Cour, était d’avoir refusé de tirer sur le peuple le jour de la prise de la Bastille. L’Assemblée ose, malgré les efforts de Robespierre, voter des remercîments à Bouillé.

À ce signe le peuple comprend que sa cause est perdue s’il n’intervient lui-même, s’il ne prend la place de cette Assemblée qui l’abandonne, et, comme il lui faut un bras, une tête, il adopte la Commune et les Jacobins.

C’était d’abord une société de députés qui se réunissaient dans le couvent des Jacobins. Bientôt ils admirent à leurs délibérations tous ceux qui étaient présentés par trois membres. Le but de la société fut de conserver la Législature pure et indépendante du roi, de soumettre l’administration aux principes et aux formes démocratiques, et d’empêcher que la Constitution ne dérivât à l’ancien despotisme. Par sa forte discipline et grâce aux nombreuses ramifications qu’elle jeta dans toute la France, elle devint bientôt l’âme et la police de la Révolution.

La municipalité de Paris, organisée au lendemain de la prise de la Bastille, représentant les sections, veillant à la sûreté, à l’approvisionnement de la capitale, disposait, non-seulement d’une autorité morale, mais encore d’une force matérielle considérable. Ses membres prirent le nom de représentants de la Commune de Paris.

Sur ces deux roues formidables roulera le char de la Révolution. Vainement Mirabeau, corrompu par la Cour, essaie de réconcilier la royauté avec le peuple. Il n’y a plus désormais de place que pour un seul souverain.


Dès la fin de 90, le clergé avait opposé la plus vive résistance à la vente de ses biens. L’Assemblée accrut ses colères en lui imposant de jurer serment à la Constitution. Demander au bigot Louis XVI la sanction du décret, c’est lui demander de perdre son âme après avoir perdu sa couronne, de commettre un sacrilége. C’est trop. Le roi ne se débattra plus, ne discutera plus à l’avenir. Résigné en apparence, attestant hautement sa bonne foi, il prépare en cachette son évasion. Bouillé répond de la fidélité des troupes. Que le roi vienne se mettre à la tête des émigrés, et, avec l’aide de la Prusse et de l’Autriche indignées, il fondra sur Paris, restaurera l’autorité royale, châtiera l’Assemblée et ses sujets révoltés.

Répondant à cet appel, par une nuit de juin 91, le roi s’échappe et court vers le Nord. Le lendemain même il est reconnu à cinquante lieues de Paris, ramené par cent mille citoyens des villes et des campagnes, et contraint, ce fonctionnaire qui se sauve, à reprendre son poste aux Tuileries.

Mais, en le ramenant, le peuple n’avait voulu qu’attester sa propre puissance. L’Assemblée, au contraire, de plus en plus dominée par ses terreurs bourgeoises ou ses instincts monarchiques, persuadée qu’un roi est indispensable à la sauvegarde de ses intérêts bourgeois, tente, coûte que coûte, une restauration. Désabusé, clairvoyant, comprenant que le roi vaincu n’a plus désormais qu’une ressource, conspirer, Jacques Bonhomme demande la déchéance et court par milliers la signer sur l’autel, encore debout, du Champ de Mars (17 juillet 91). D’accord avec l’Assemblée, le commandant de la garde nationale Lafayette et le maire de Paris, Bailly, font mitrailler les pétitionnaires. Massacre décisif. Le drapeau rouge de la loi martiale ensevelit dans un même linceul la Constituante et la royauté.

Deux mois après, l’Assemblée se sépare. Soyons impartiaux. Si la Constituante ne fut pas peuple, elle laissa du moins Jacques Bonhomme debout. Elle anéantit les dîmes, les droits féodaux et les entraves du travail. Elle pétrit la France nouvelle. Mais son œuvre ébauchée eut été bien fragile si le peuple, en la jetant dans la fournaise de ses colères, n’eut transformé cette argile périssable en un marbre immortel.


AVÈNEMENT — LE 10 AOUT — LES HÉROS


Les rois s’alarment, tremblent que l’incendie ne gagne leurs États. L’Angleterre, l’Autriche et la Prusse, unies dans une alliance monstrueuse, la Russie menaçante, les émigrés attisant ces fureurs, recevant le mot d’ordre de Louis XVI et de l’Autrichienne, tels sont les dangers extérieurs suspendus sur la Révolution. « Il faut attaquer, » dit une voix, et l’Autriche, osant demander que la monarchie soit rétablie sur le pied d’avant 89, avec sa noblesse et son clergé privilégiés, la nouvelle Assemblée législative force le roi à déclarer la guerre à son seul espoir au monde, à son beau-frère l’empereur d’Autriche François II.

Ce fut en avril 1792.

« Votons la guerre aux rois et la paix aux nations, » dit Merlin (de Thionville). Le roi fait secrètement prévenir l’Autriche et la Prusse, trace lui-même leur plan de campagne. « Dites-le bien haut, c’est aux Jacobins, non à la nation, que vous faites la guerre. » Aux vieilles troupes allemandes Louis XVI oppose pour la forme quelques volontaires de la garde nationale, novices, mal équipés, sans fusils, sans vivres. Dès la première rencontre la panique les disperse, et le Prussien Brunswick dit à ses officiers : « Tout ceci ne sera qu’une promenade militaire. »

L’Assemblée s’indigne, elle décrète le campement près Paris de vingt mille volontaires. Les prêtres, réfractaires à la Constitution, poussaient à la révolte les campagnes ignorantes, l’Assemblée décrète qu’ils encourront la déportation. Le roi, qui tend l’oreille aux trompettes de Brunswick, refuse sa sanction aux décrets. Pour le coup c’est Jacques qui gronde ; il comprend où se trouve le véritable ennemi, et, le 20 juin 1792, il force les Tuileries, entoure le roi, le presse d’une voix menaçante de retirer le veto, met sur sa tête le bonnet rouge, symbole de l’égalité. Que Jacques serre ses fortes mains, et Louis XVI est écrasé. — Le maire de Paris intervient et persuade au peuple d’évacuer le palais.

Il se retire, mais décidé à se sauver lui-même. La coalition étreint la France par toutes ses frontières, la patriotique Alsace demande vainement des armes, l’armée ne reçoit plus de munitions, les lois de l’Assemblée ne parviennent plus aux départements, la Bretagne, la Vendée, le Poitou, soulevées par les nobles et le clergé, méditent leur trahison ; l’Assemblée déclare que la patrie est en danger. Tu as donc maintenant une patrie, Jacques ! À ce cri jeté par la Commune de Paris, le dimanche 22 juillet 92, six cent mille Jacques Bonhomme accourent. On dresse en plein air des bureaux d’enrôlement embellis de fleurs et de feuillages, vrais arcs de triomphe, où viennent inscrire leur nom en chantant le nouveau chant de délivrance, la Marseillaise, les fameux volontaires de 92. Six jours après, au milieu de cet enthousiasme, éclate comme une bombe, l’insulte de Brunswick. Il faut, dit son manifeste, « rendre au roi la royauté, aux prêtres les églises, les biens nationaux aux premiers propriétaires. Tout Français est coupable ; toute ville ou village qui résistera sera démoli, brûlé. Paris sera livré à une exécution militaire et a une subversion totale. »

Aux folles insolences des émigrés Jacques Bonhomme répond : « Nous sommes en ce moment un million de factieux. » Et le 10 août, aidé de la petite bourgeoisie, il se rue à corps perdu, noir déluge, contre Veto, le complice de Brunswick. Cette fois, il faut en finir. Une lutte effroyable s’engage aux Tuileries entre nous et les Suisses défenseurs du château. Louis XVI, épouvanté, se réfugie dans l’Assemblée avec sa famille.

Mais il n’y a plus maintenant ni roi ni Législative. Le peuple aux Tuileries a détrôné tous les souverains. Louis Capet, subissant le sort des traîtres, est mis en réserve pour le châtiment. La Législative, qui n’a su ni prévenir, ni juger ses trahisons, cède forcément la place à la Commune de Paris.

L’ardeur du combat, la soif de venger tant de morts, la trahison de Longwy, la reddition de Verdun (son héroïque commandant Beaurepaire s’est fait sauter la cervelle de désespoir), le murmure lointain de l’invasion, tant de douleurs et tant de haines bouleversent les plus fermes esprits. Tant d’hommes qui allaient mourir à la frontière s’affolèrent à la pensée de laisser leurs foyers sans défense contre les royalistes. Des arrestations nombreuses eurent lieu suivies d’exécutions sommaires. Mois terrible ! mois béni ! En ce moment même la France tout entière ouvrait son cœur, déchirait ses entrailles, les mères donnant leurs fils, les paysans croyant que c’était trop peu d’offrir leur sang, apportant leurs économies de misère. — Septembre 92, malgré tes fureurs, va, tu es le mois sacré, tu es le mois de Valmy !


Le 14 juillet fut ton réveil, ô Jacques ! mais le glorieux 10 août, c’est ta prise de possession du pouvoir, l’holocauste de nos volontaires, voilà le don joyeux de notre avénement. Inexpérimenté des champs de bataille, sous l’affreuse canonnade de Valmy, nous n’avons qu’une tactique : — Mourir en serrant les rangs. — C’est la bonne. Quand les grognards de la coalition nous virent, manants levés de la veille, sans pain, sans souliers, immobiles sous la mitraille, couvrant le sifflement des boulets du mugissement de la Marseillaise, effarés, ils reculèrent comme devant un monstre inconnu. « Aujourd’hui, dit un des leurs, commence une époque nouvelle de l’humanité. » Et, en effet, ces jeunes héros, c’étaient les nouveau-nés de la République !

Car deux jours après, le 22 septembre 92, l’assemblée nouvelle, la Convention, abolissait la royauté. « Le peuple étant souverain, a dit un de nos députés, il faut le débarrasser de son rival, le faux souverain, le roi. » Danton se lève : « Que les lois soient terribles contre ceux qui les violeraient. » La souveraineté du peuple, la souveraineté de la loi, telles sont les deux bases sur lesquelles on asseoit la République. Tous les corps administratifs, municipaux, judiciaires, sont renouvelés. C’est du 22 septembre que nous datons l’ère nouvelle, l’an 1er  de la liberté.

Que tenter contre un peuple égal dans la décision et dans la force ? Les Prussiens tournent bride et repassent la frontière, nos baïonnettes aux reins ; l’Italie ouvre ses portes ; Mayence couvre de fleurs nos soldats. En novembre, la victoire de Jemmapes fait éclore sur les tours de Bruxelles et d’Anvers le drapeau tricolore.

Mais l’artisan de la coalition, celui qui par ses appels secrets l’avait encouragée, guidée, l’organisateur des défaites de nos armées (car on n’en put douter quand on trouva dans une armoire de fer cachée aux Tuileries la preuve de ses intelligences avec l’étranger), que faisait-il à la prison du Temple, son refuge depuis le 10 août ? « Si Louis XVI est innocent, dit un Conventionnel, vous êtes tous des rebelles ; s’il est coupable, il doit périr. » Et cette pensée devint si forte que les deux partis de la Convention, les Montagnards et les Girondins, firent trève pour instruire le procès du roi.

Il parut à la barre de la Convention. Les débats furent longs et solennels. « Jamais, dit Louis XVI, il n’avait donné l’ordre de répandre le sang ! » Et le sang du 10 août ! Et cette lettre écrite à Bouille à propos de Nancy et dans laquelle il disait « qu’il avait, de cette affaire une extrême satisfaction, » l’engageant « à continuer ! » Il eut la faiblesse de disputer sa vie, de mentira sa signature, comme il avait menti à la Constitution. Le 21 janvier 93, la Convention l’envoya a la mort, voulant punir la trahison et mettre la France dans la nécessité de vaincre.

Ce coup de hache entre dans tous les trônes. Le lendemain il pleut des déclarations de guerre. La Vendée se soulève dans une haine implacable, et ces pauvres insensés, ignorant qu’ils sont eux-mêmes la nation : « Ah ! il n’y a plus de roi, disent-ils furieux, eh bien, nous nous battrons contre la nation. » Lyon s’agite ; les départements rebelles menacent Paris ; nos armées, livrées à l’ambition de Dumouriez, se retirent précipitamment devant les Autrichiens. Le drapeau noir flotte à l’Hôtel-de-Ville. Plus de patrie, si la Révolution ne concentre pas ses forces. Les Girondins s’épuisent en discours sur la liberté, sur les institutions futures. « Sauvons le présent, » crie la Montagne, exister d’abord, on s’organisera ensuite. Au bruit des revers, une lutte s’engage entre les deux partis. Le général girondin Dumouriez, levant le masque, parle de marcher sur la Convention. La Commune qui dirige Paris, les Jacobins qui tiennent la France, prêtent main-forte à la Montagne, lui donnent la dictature pour le salut public en envoyant le 31 mai et le 2 juin 93 le peuple à l’Assemblée ; les Girondins sont vaincus.

Plus de tiraillements dès lors. Plus d’hésitations. En avant ! Au mois d’avril, la Convention avait créé un Comité de salut public chargé de prendre dans les cas urgents les mesures nécessaires. Ce Comité fut refait sous l’influence jacobine. Foyer de la Révolution, de là partira le mot d’ordre pour l’intérieur, la foudre contre l’étranger.

Aux puissances qui menacent de nous rayer du sol, la France répond en décrétant sa vie. Les secours publics sont une dette sacrée ; la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, proclame la Constitution.

En même temps que l’étranger, la trahison au dedans creuse ses parallèles. Un journaliste, un représentant, toujours sur la brèche où combat le peuple, sentinelle avancée, féroce de vigilance, sincère et sagace dans ses jugements, vrai démon de patriotisme, Marat, est assassiné par la main d’une jeune fille fanatique. Les funestes doctrines de la Gironde lui survivent et soulèvent 70 départements. Les royalistes ont surpris Lyon, scié la tête de Châlier. Lyon, souviens-toi de ce martyr : nul cœur ne fut embrasé, dévoré d’un si monstreux amour pour le peuple ! Les Vendéens, abrités derrière leurs fossés, massacrent les soldats de la République ; la coalition déborde ; un jour la France a perdu toute la frontière du Nord ; l’incendie dévore nos ports militaires ; le Rhin, est découvert ; l’ennemi, aux portes de l’Alsace, marque ses étapes pour Paris. Pour faire face à tant de dangers il faut un gouvernement tout-puissant, un et multiple. Les pouvoirs extraordinaires du Comité de salut public naquirent de la nécessité.

Quels que soient les dangers, à tous nous ferons face.

Aux ennemis du dedans, aux émigrés rentrés, aux conspirateurs empruntant les formes les plus diverses, la calomnie, le mensonge, la corruption, les violences exagérées, nous opposons le Tribunal révolutionnaire, créé avant la crise, mais dont les pouvoirs sont accrus. Contre ceux du dehors, nous portons le décret suivant :

« Tous les Français sont en réquisition permanente. … Les jeunes gens iront se battre, c’est leur devoir de vaincre ; les hommes mariés forgeront des armes et transporteront des subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits et serviront les hôpitaux ; les enfants feront la charpie ; les vieillards sur les places animeront les guerriers, prêcheront la haine des rois et l’unité de la République. » Pas un Jacques Bonhommes ne manqua à l’appel, et on lut sur ses bannières : « Le peuple français debout contre les tyrans. »

Et nous allâmes, ayant mis à l’ordre du jour la victoire ou la mort ; et nous vainquîmes, et dans notre sainte fureur de liberté, dans la rage de notre défense, que de fois il nous arriva d’appliquer aux traînards la peine des traîtres. Nous eûmes de la sentinelle avancée et l’héroïsme et les paniques voyant un ennemi dans le moindre obstacle qui gênait notre marche ou notre vue. Les os crient, le sang coule, je le sais, mais enfin je le répète : Nous avons vaincu !

Que n’as tu, Jacques, le temps d’entendre raconter en détail toutes ces grandes choses, et les prodiges des héros de la frontière, et le génie des héros qui défendaient le foyer. — Cette histoire, qu’ils remplirent en quelques mois à peine, bien des heures brûlantes s’écouleraient à la lire, mais des années entières n’en éteindraient pas le souvenir. Tantôt ensevelis, combattants obscurs, sous les sombres bocages de la Vendée, tantôt au grand soleil du Rhin ou de la Méditerranée, prenant à témoin cette patrie qu’ils faisaient libre, ces Jacques tombaient joyeux, ayant pris pour eux la plus douce part de la lutte. Leur mort était bénie, leur souvenir glorifié et tranquille. — Mais à ceux qui sauvaient le gain de ces victoires, dénonçant les traîtres, traquant les complots plus dangereux que les coalitions, épuisant leurs veilles, leur science, combattant d’une main, édifiant de l’autre, payant leurs erreurs de leur vie, l’ingrate mémoire des hommes n’a pas encore donné le repos, et la réaction hideuse désigne leur tombe à tes fureurs.

Ah ! ne les maudis pas, Jacques Bonhomme, ceux-là qui ont si profondément enfoncé le soc qu’il n’est pas un pouce de terre française qui n’ait été renouvelé. Descends bien au fond de toi-même avant d’accuser leur erreur. Ils pouvaient, sache-le bien, fonder un gouvernement de bourgeois aristocrates, et s’ensevelir ensuite dans la domination et les richesses, mais ils ont préféré aller chercher et ramener à la lumière ces couches humaines ensevelies depuis des siècles dans les sombres entrailles du pays, dire au plus humble Jacques qu’il avait une âme, un droit, qu’il était son maître, que, réuni à ses frères, il était le maître, placer le sceptre dans sa main et l’appeler de ce nom si étrangement sublime : Notre Seigneur le peuple. Souviens-toi que ce peuple dont ils voulurent faire un souverain était faible, nu, ignorant, qu’il fallut l’asseoir violemment sur le trône ; souviens-toi qu’ils luttèrent, combattirent, moururent pour toi sans s’inquiéter des calomnies et des mensonges, de savoir si par toi leur mémoire serait acclamée ou maudite, mais certains, suivant une parole héroïque, que tu « moissonnerais sur leurs tombeaux ; » souviens-toi que sans leur énergie fiévreuse qui préservait ton foyer, toutes tes victoires de la frontière auraient été inutiles ; souviens-toi que tel fut leur respect de la souveraineté populaire qu’au jour de sa chute, au moment où les réactions triomphantes l’envoyaient à l’échafaud, Robespierre, appuyé sur la Commune, refusa de se sauver par un appel aux armes contre cette Convention qui le proscrivait ; souviens-toi que leur chute a été le signal de ta chute et que ton oppression a recommencé à leur mort ; que ton cœur, Jacques Bonhomme, se souvienne aussi de leur devise née de leur cœur, réalisée par leur génie : « Guerre aux châteaux ! paix aux chaumières ! »

Depuis eux, tu n’as rien conquis, m’entends-tu, et tu as perdu beaucoup de choses. Tu vas le voir bientôt. Ton règne a passé comme la foudre, et comme elle tu es retombé dans la nuit.


LA CONVENTION — LE PEUPLE A VÉCU


Pendant que la Convention envoyait sur les champs de bataille ses représentants surveiller les généraux, qu’elle décrétait la victoire et la terreur contre les ennemis de la République, et qu’enflammés de cette fureur patriotique dont ils embrasaient toutes les âmes, ses enfants les plus illustres se livraient mutuellement en holocauste à la patrie, sais-tu ce qu’elle faisait, Jacques Bonhomme, pour conserver ou agrandir notre empire ?

Vois-tu cette salle des Tuileries, longue, triste, mal éclairée, lieu de séances de la Convention. — Sur les bancs de la Montagne des hommes aux vêtements modestes, souvent pauvres, qui, pendant la grande disette, n’ont pas quelquefois un assignat pour payer leur dîner ; quelques-uns ont proposé de porter des sabots, car les armées de la République manquant de souliers, vont les pieds nus entortillés de paille. Quelque motion terrible vient d’ébranler la tribune. Custine a perdu Mayence, laissé tomber Valenciennes, méprisé les décrets, Lyon est en pleine révolte, Toulon s’est livré aux Anglais, et la Convention a rendu un décret farouche qui livre Custine à sa justice, ordonne que Lyon et Toulon seront rasés du territoire. — La tempête gronde encore quand un membre de quelque commission monte à la tribune. Il vient lire un rapport sur les écoles de la République ou bien il s’agit de la discussion de quelque article du Code civil. — Aux premiers mots l’ouragan s’apaise, le silence se fait. Et ces mêmes hommes, dominés il y a une heure à peine par toutes les fureurs de la vengeance patriotique, écoutent réfléchis, discutent, jugent, décident, émettent les avis les plus lumineux, les plus profonds sur les questions les plus diverses que jamais assemblée ait entendus. Ah ! Jacques Bonhomme, les aristocrates qu’elle a écrasés ne te montrent la Révolution qu’à travers les proscriptions et les échafauds. Mais que dois-tu donc à leur royauté qui, pendant des siècles, a suspendu ton corps aux gibets et proscrivait en un jour par une seule ordonnance six cent mille protestants ? Rien que des douleurs perpétuelles. Eh bien ! les nuages ont disparu, le soleil a dissipé les vapeurs qui obscurcissaient la face de la Révolution, regarde et réponds :

Qui t’a rendu l’égal de tous devant la loi ?

Qui a aboli les priviléges et mis le travail et la vertu au-dessus de la naissance ?

Qui a aboli les maîtrises et les jurandes ?

Qui t’a donné le droit de nommer tes mandataires ? Qui a proclamé que nulle autorité légitime ne peut émaner d’autre que de toi ?

Qui a restitué à la nation les biens du clergé, ceux des émigrés ? Qui a partagé les biens communaux ?

Qui t’a rendu le droit d’exprimer librement ta pensée ? Qui t’a rendu la liberté de conscience ?

Qui a transformé les fonctions publiques en devoir ?

Qui a proportionné les peines aux délits ? Qui a décrété l’uniformité de la justice ? Qui a voulu que les juges fussent nommés par le peuple ? Qui a rassemblé et refondu les lois dans un code unique ?

Qui a aboli les douanes intérieures ?

Qui a liquidé les dettes de dix siècles de despotisme ? Qui a créé le grand-livre de la dette publique ?

Qui a décrété la création d’écoles nationales, où tous les enfants seraient logés, nourris et instruits gratuitement ?

Qui a décrété les écoles primaires sur toute la surface de la République, les écoles spéciales pour l’étude des sciences, des arts, de l’industrie, de l’agriculture, l’École normale a Paris, pour apprendre l’art d’enseigner ?

Qui, pénétrant dans les moindres détails de l’éducation du peuple, a demandé aux savants des livres élémentaires pour les enfants ?

Qui a adopté les enfants trouvés, ceux des condamnés à mort, les relevant de l’indignité paternelle et les appelant enfants de la patrie ?

Qui a voté des soulagements aux familles chargées d’enfants ?

Qui a voté des secours aux réfugiés, aux infirmes, des indemnités aux victimes d’une accusation reconnue injuste ?

Qui a réellement fondé les hôpitaux, ordonnant que dans chaque lit il n’y aura qu’un malade, alors que huit Jacques gisaient autrefois, moribonds, morts, pêle-mêle sur la même couche ?

Qui a créé les écoles de santé ?

Qui a créé le système décimal, l’uniformité des poids et mesures ?

Qui a créé le calendrier, le seul rationnel, puisqu’il nomme les mois d’après les saisons, les jours d’après les produits de la terre, — le bureau des longitudes pour la navigation, — le Muséum d’histoire naturelle, — le Musée du Louvre, afin d’élever et d’épurer par la comparaison des œuvres de l’art le goût de la nation, — le Télégraphe, — le Conservatoire de musique, — le Conseil des mines, l’Institut, l’École polytechnique, — le Conservatoire des arts et métiers, où l’industrie s’inspire des meilleurs modèles, — l’Institut des aveugles, l’Institut des sourds-muets ?

Qui, sinon cette Révolution, qu’on t’apprend à injurier, et ces hommes qu’on te pousse à maudire ?

Apprends, Jacques Bonhomme, que, malgré ses orages, cette Révolution parut si grande et si désirable, que tous les peuples furent attirés vers la France comme par un tourbillon. Elle avait dit : « Tout peuple qui voudra être libre, trouvera en moi appui, fraternité, » et on entendit en Europe des milliers de voix répéter : « Plutôt mourir que de n’être pas Français ! » Et par delà les mers, les Américains, déjà cependant affranchis, n’entrèrent à pleines voiles dans le républicanisme que sous l’impulsion du souffle jacobin. Crois-moi, Jacques, aux insulteurs de notre Révolution, montre tes bras libres, ton cou affranchi ; récite la longue nomenclature de tes conquêtes, et réponds à ceux qui versent des larmes hypocrites sur les excès de cette époque, : « Oui, je le sais, dans cette tempête effroyable où il fallut jeter plus d’un mât à la mer pour sauver le vaisseau, beaucoup de coupables sont tombés sans toutes les formes de procès, et avec eux quelques innocents. Ces derniers, je les pleure autant que personne, mais je les pleure comme les soldats qui tombent à nos côtés sur les champs de bataille. La postérité a anobli et embaumé leur mémoire. » Et tu honoreras ces victimes innocentes comme elles méritent d’être honorées.

N’oublie jamais surtout que toutes ces grandes conquêtes, enregistrées par les assemblées républicaines, furent faites en réalité par le peuple. Si j’avais raconté plus au long cette histoire, j’aurais dû te montrer les défaillances nombreuses des représentants. Le peuple vint à leur secours. Grâce aux Jacobins, il s’était, je te l’ai dit, organisé dans toute la France et d’un bout à l’autre de la République, dans les grandes villes comme dans les humbles villages, il étudiait, vérifiait, contrôlait la marche des affaires publiques.

Les fils sauvaient la frontière. Les pères surveillaient, stimulaient les représentants, au besoin les faisaient marcher droit. Dans cette forte terre populaire plongea la Révolution. Dès qu’on déplaça ses racines, elle périt. La Commune commandant aux sections, bras toujours armé de Paris, fait le 20 juin, le 10 août, le 31 mai, sauve la patrie déclarée en danger. Mais Robespierre, victime de défiances exagérées, décime la Commune, et les grandes voix populaires se taisent ; — aussitôt la réaction relève la tête, emporte Robespierre, entraîne les Jacobins. — La Convention reste livrée à elle seule ; — dès lors tout change, le cœur, l’esprit, la langue, et l’on vit combien le génie de quelques hommes est peu de chose en comparaison du souffle de tout un peuple.

Qui déchaîna la Révolution ? L’aristocratie bourgeoise. Que voulait-elle ? Son admission aux affaires et la sécurité pour ses intérêts. Ce double résultat obtenu, l’auxiliaire tout-puissant de la veille, Jacques Bonhomme, lui apparut comme le danger du lendemain. Mais Jacques était debout, armé, défendu par la Montagne. Les égoïstes durent ronger leur frein jusqu’au jour où la coalition de leurs vices et de leurs efforts, les malentendus funestes qui divisèrent les Montagnards, leur permirent de renverser l’idée que formulait Robespierre. Sa chute (9 thermidor, 27 juillet 1794) arrêta définitivement le mouvement ascensionnel du peuple. Dès lors, Jacques Bonhomme, notre Révolution cessa. Contre tout ce qui fut peuple, l’horrible réaction se déchaîna. Des compagnies thermidoriennes d’assassins parcoururent la France, massacrant tous les suspects de jacobinisme, égorgeant en masse les patriotes dans les prisons de Lyon, de Beaucaire, de Marseille. La Terreur blanche qui suivit le 9 thermidor, fit bien autrement de victimes que la Terreur rouge.

Vaisseau fatigué, la Convention se disloque en 95, et la Révolution s’éteint. Désormais, le vrai peuple est refoulé. On a fermé ses clubs, supprimé ses assemblées, exilé des affaires publiques Jacques Bonhomme, ce législateur, ce soldat en sabots, qui a fait et sauvé la nouvelle patrie. La République existe encore, mais ta vie rouge, ô peuple, ne court plus dans ses veines ; c’est un sang corrompu, appauvri, demi-blanc, car les menées royalistes, n’étant plus contenues par la terreur du peuple, s’étalent au grand jour et bravent en face un pouvoir discrédité. Ah ! lève-toi encore, Jacques Bonhomme, et ta fortune est rétablie, rayonnante, et la coalition des hiboux et des vautours rentre dans la nuit.

Mais non, le lion est épuisé, mourant. Tout sabot peut le frapper. Un homme vient, qui a conduit en Italie les armées républicaines à de rapides victoires. Ami de Robespierre jeune, il se dit fils du peuple, continuateur de sa Révolution. Corse, rusé, souple, audacieux, il soude habilement a sa fortune, les repus, les habiles, les ambitieux, tous les employés du gouvernement, tous ceux qui aspirent à l’être, tous les hommes timides qui préfèrent le calme de la servitude aux orages de la Liberté. Aidé de cette tourbe, soutenu par la riche bourgeoisie que représente Sieyès, commandant la force armée de Paris, il chasse par la force des baïonnettes la représentation nationale (18 brumaire, 2 novembre 1799). Puis, il se présente au peuple comme son sauveur : c’était Napoléon Bonaparte.

Ce coup frappa, étonna la nation. Malgré l’affaiblissement des caractères, un principe était encore gravé au fond des âmes : le respect de la loi. Les plus fiers, les plus illustres généraux à la tête de leurs armées, tremblaient devant les commissaires de la Convention. Les quarante mille hommes de l’armée de Custine, réclamant avec des menaces atroces leur chef mandé à la barre de l’Assemblée, il suffit au conventionnel Levasseur, pour faire tout rentrer dans le silence, de parcourir le front des troupes, la pointe du sabre basse, et de dire : « Qu’on sache bien qu’il n’y a qu’un chef ici, c’est moi ! » Et un soldat osait maintenant donner du pied à l’Assemblée de la nation elle-même ! À cette stupeur de la conscience publique, Bonaparte comprit que la tempête seule pouvait couvrir le bruit de son crime, et il lança la nation dans une guerre sans fin.

Le vertige des batailles enveloppa ses attentats. Lui seul put parler, lui seul put écrire, lui seul put décider de la paix et de la guerre, lui seul présenta des projets de loi que les prétendus représentants de la nation n’eurent même pas le droit d’amender, lui seul institua le pouvoir chargé de contrôler ses actes, lui seul nomma le personnel administratif, judiciaire, diplomatique et lui seul le jugea. Tout fut dans sa main, magistrature lâche et rampante, assemblées locales dépouillées de leurs attributions souveraines, fonctionnaires serviles, et tout ce monde l’acclama, quand il le voulut, empereur. Il rétablit les droits réunis abolis par la Révolution, l’aristocratie féodale, la noblesse, le clergé, releva les bastilles, les peuplant de tous ceux qui lui portaient ombrage.

Ici, Jacques Bonhomme, recommence la nuit de ton histoire. Pendant quinze années, te voilà devenu l’instrument, le complice d’un homme qui décore ses rapines du nom de conquêtes, et ses assassinats du nom de raison d’État. Oh ! toi, Jacques Bonhomme, le noble volontaire de 92, uniquement armé, jadis, pour la défense de la frontière et des peuples opprimés, force te fut, comme l’a dit un de tes représentants, « de revenir à la guerre pour conquérir de riches principautés que cet homme distribuait à ses officiers de bouche et à ses valets de pieds »

Bastilles renversées, puissances européennes vaincues, nobles écrasés, tout ce que tu as osé et supporté, c’était donc pour conquérir le mépris de cet homme !

Je serai bref sur cette histoire. — Le cœur saigne à la raconter, la honte monte au front à la pensée que nous l’avons subie. Je t’en dirai le commencement et la fin, et tu jugeras.


L’ONCLE — VALMY — WATERLOO


Quelle était la situation de la France quand Bonaparte fit son coup ? — L’égalité avait remplacé le privilége. Les pouvoirs était électifs. Malgré quelques revers, vite réparés par les victoires de Brune, de Lecourbe, de Masséna, la nation jouissait à l’étranger du plus éclatant prestige. Notre frontière naturelle était assurée, la Vendée pacifiée, l’unité faite.

Quinze ans après, les hommes qui s’étaient écriés : « Nous défendions sans peur la France sans roi ! » voyaient envahir leur pays par les Cosaques, les Prussiens, les Anglais, les Autrichiens, toute cette Europe coalisée, si longtemps vaincue par la République. Derrière eux marchait le frère de Louis XVI, avec l’attirail de l’ancienne monarchie. Les anciens seigneurs de Jacques Bonhomme revenaient le front haut redemander leurs terres et le gouvernement exclusif du pays. Et ce pays lui-même était vide de sang et d’argent. Le fils aîné manquait dans toutes les familles du peuple. Les ronces couvraient les terres comme à l’ancien temps. Enfin des bandes d’assassins, recommençant les exploits de Thermidor, massacraient les vieux serviteurs encore debout de la Révolution.

Qui donc avait déchaîné ces fléaux sur la France ?

Lui, lui seul, Napoléon Bonaparte. La lâcheté des uns, la rapace ambition des autres, lui avaient livré une génération qui n’était plus celle du 10 août. Pendant quinze années il put la chevaucher, la meurtrir à sa guise, semer ses os sur tous les champs de bataille, depuis l’Espagne torride jusqu’aux déserts glacés de la Russie. Elle s’abandonna à lui jusqu’à devenir traître au passé, traître à la patrie, car au jour de la chute de cet homme, elle osa répondre à la France qui l’implorait, ce blasphème inexpiable : « Il n’y a plus d’Empereur ; pour qui et pour quoi voulez-vous que nous nous battions ? » Ce fut elle qui laissa envahir une seconde fois la patrie sans brûler une cartouche, et qui, son armée régulière défaite, ne sut pas faire surgir de son patriotisme une armée de désespérés. Non, ce n’était plus la génération de 92 qui avait jeté quatorze armées de héros à la face des rois.

Et cette armée qui fit maudire à l’étranger le nom français, qu’on appelle la grande (que fûtes-vous donc, héroïques va-nu-pieds de la République, partout accueillis comme des libérateurs !), certes, elle combattit vaillamment, à la française, mais tu n’étais plus avec elle, âme des Hoche et des Marceau ! L’amour du chef avait tué l’amour de la patrie. Ce n’était plus la République, les droits de l’homme, mais la personne d’un seul qu’elle défendait. La Marseillaise n’éclatait plus sur ces lèvres. Et ils mordirent la terre pour cet homme qui ne sut pas tomber avec eux !

Combien d’heures il a fallu, cinquante ans, un demi-siècle, pour que la France, égarée par sa douleur, découvrit enfin le vrai coupable. Histoire, au vainqueur prostituée, nous t’avons enfin arraché une à une la preuve des cruautés, des mensonges et des folies de cet homme ; pièces en mains nous pouvons aujourd’hui absoudre la France, absoudre le hasard et dire : Un homme, un homme seul il faut maudire ; le criminel, c’est Napoléon !

Et sais-tu, Jacques, quelle estime il avait pour ces esclaves volontaires ?

Tu as entendu parler de cette fameuse campagne de Russie. En 1812, pour satisfaire un caprice du maître, cinq cent mille Français sont lancés aux extrémités de l’Europe. À travers des carnages affreux (toutes les victimes de la Révolution, à Paris, ne font pas la quarantième partie d’une de ces batailles, celle de la Moscowa), ils se font jour jusqu’à Moscou. Les Russes, héroïques, brûlent la ville sainte, et l’armée française, sans asile, est forcée de battre en retraite, livrée aux rigueurs du plus mortel hiver que le siècle ait connu. À pied, sans approvisionnements, harcelés par les Cosaques, toutes les routes évanouies sous la neige, obligés d’abandonner leurs fourgons, leurs canons, leurs chevaux, précipités dans des fleuves glacés, cinq cent mille Jacques Bonhomme reprirent le chemin de la France et semèrent de leurs cadavres cinq cents lieues de la Russie. Moins de vingt mille revirent la patrie. Et pendant cette effroyable débâcle, lui, le César, chaudement enveloppé dans de riches fourrures, soigneusement gardé par ses généraux, il fuyait en traîneau, abandonnant aux tourbillons de neige et de Cosaques les derniers débris de son armée. Et comme la France, demi-morte d’angoisses, demandait aux rafales une parole de mort ou de vie, sais-tu, Jacques Bonhomme, quelle est la première nouvelle qu’il daigna lui donner ? C’est que « jamais sa santé n’a été meilleure, » c’est « qu’il engraisse à cheval. » Oui, Jacques, voilà le premier bulletin qu’à nos mères agonisantes cet homme jetta pour consolation. Et pendant que la nation pleurait ses morts sans pouvoir, hélas ! les compter, il ne s’inquiétait lui, que de son héritier qui criait et bavait au berceau, lui qui avait laissé en Russie cinq cent mille enfants du peuple, et du vrai peuple celui-là, car les riches, à force d’argent, échappaient à la conscription, mais Jacques, n’ayant que son sang, était bien forcé de partir.

Et cependant en 1814, à la première invasion, le jour où il entendit gronder le canon aux portes de Paris, Jacques oublia tout, sa Révolution ravie et ses blessures saignantes. Il voulut marcher, couvrir les hauteurs, il demanda des armes. Que répondit cet empereur ? « On ne doit pas donner des fusils aux ouvriers à qui on ne pourrait plus les retirer. » Ah ! tu étais bien toujours pour lui, Jacques Bonhomme, cette « vile canaille » qu’il avait vue, disait-il, au 10 août ; chair à misère avant la Révolution, chair à canon depuis Bonaparte. N’avait-il pas dit sur un champ de bataille : « Ménagez les chevaux, on trouve toujours des hommes. » — Mais cette « vile canaille, » elle avait sauvé la France, et ses grenadiers, à lui, la perdirent ; cette « vile canaille » avait gardé la virginité de Paris ; — défendue par elle, la grande ville n’avait jamais vu la fumée d’un camp ennemi, et en 1814 et en 1815, les Cosaques attachaient leurs chevaux aux arbres de ses promenades, et, pour y installer leurs camarades, jetaient à bas des lits des hôpitaux les blessés français ; — elle n’avait pas, cette « vile canaille, » imposé à la France l’humiliation de payer aux alliés 400 millions pour défrayer leurs dépenses d’invasion, 700 millions pour les contributions de guerre, 400 millions pour entretenir pendant trois ans, sur notre territoire, cent cinquante mille Prussiens, Russes, etc., 241 millions pour tous les dommages causés à nos ennemis par les conquêtes françaises depuis 92 ; — elle serait morte mille fois, cette « vile canaille, » plutôt que de payer un milliard d’indemnité aux émigrés traîtres à leur patrie et légitimement expropriés en vertu de lois régulières ; — enfin cette « vile canaille » professait un tel respect pour la loi civile que, toute-puissante dans Paris le 9 Thermidor, il suffit pour la désarmer, quand elle accourut au secours de la Commune et de Robespierre, du décret de la Convention qui les mettait tous deux hors la loi.

Arrière à tout jamais, ces mensonges grossiers avec lesquels on berça notre enfance, ces récits pompeux de batailles gagnées, ces promenades militaires dont chaque étape était marquée par un attentat au droit des hommes et à celui des nations. De ces quinze années de gloire mensongère, ne voyons que les résultats derniers, la liberté égorgée, les caractères avilis, l’invasion hideuse, la France démantelée, réduite à ses frontières d’avant 89, ruinée, payant tribut à tous les peuples. — Valmy, Waterloo, entre ces deux dates, plaçons cet homme. Valmy, le berceau couronné de lauriers ; Waterloo, la tombe sanglante ; — la République, l’Empire ; — la vie d’un côté, — de l’autre non-seulement la mort, mais encore la mort honteuse pour cette France replacée sous l’ancien joug.

En effet, en 1815, l’ancienne royauté est déballée des fourgons étrangers. Désespérant d’effacer entièrement le passé, le frère de Louis XVI daigna nous octroyer la jouissance de quelques-uns de ces droits pour lesquels, vingt années auparavant, étaient morts tant de milliers d’hommes. En payant un milliard aux nobles rentrés à la suite du roi, Jacques Bonhomme de la campagne put espérer de conserver le champ qu’il cultivait depuis vingt-cinq années. Des députés, nommés par la réaction royale, votèrent l’impôt. Le clergé reverdit comme en plein Moyen Age. La riche bourgeoisie, habilement ménagée, peu soucieuse du maître, pourvu que ses intérêts soient saufs, applaudit jusqu’au jour où le successeur de Louis XVIII, Charles X, prétendit la ramener, elle aussi, au règne du bon plaisir. Elle se souvint alors du vieux Jacques Bonhomme, et les cajoleries de 89 recommencèrent. Lui, il accourut avec un cœur et une naïveté, hélas ! pareille : pendant trois jours, il lutta ; pendant trois jours, 27, 28, 29 juillet 1830, il arrosa de son sang le pavé de Paris.

Il vainquit, et, selon l’usage, l’aristocratie bourgeoise escamota la victoire. Un Bourbon se trouvait sous sa main, Louis-Philippe d’Orléans. La bourgeoisie se cramponna à lui, l’adopta, mit la couronne sur sa tête, et, pendant dix-huit années, gouverna sous son nom. On vit alors des chambres élues par quelques milliers de riches, peuplée de fonctionnaires qui votaient un budget par eux-mêmes dévoré ; on vit des hommes, hypocrites austères dans leur vie privée, ériger la corruption et la vénalité en système de gouvernement, et la France, ce soldat chevaleresque du droit et de l’idée, reçut d’eux ce mot d’ordre cynique : Enrichissez-vous.

Pendant que, dociles à cette consigne, les détenteurs du capital, exploitaient sans vergogne, pressuraient sans pitié le prolétaire, entièrement à leur merci, un travail mystérieux s’accomplissait dans les esprits.

Trois fois vaincu ou trompé, le Jacques des villes se prit à réfléchir.


MALHEUR AU PAUVRE !


Qu’avait-il gagné à ces révolutions continuelles ?

En somme, qu’avait-on fait pour lui ?

Il avait pris la Bastille, ramené le roi à Paris, fait le 10 août, défendu la frontière, vaincu une seconde fois la royauté en Juillet, emporté des royaumes. Avait-il conquis un morceau de pain ? Avait-on inscrit parmi les Droits de l’homme que l’homme ne doit pas mourir de faim quand il y a du pain moissonné par lui ?

J’ai dit le sort heureux de beaucoup de Jacques campagnards. La Révolution leur donna non-seulement la liberté, mais encore le pain. Elle livra à leur féconde activité les biens des nobles émigrés, ceux que le clergé détenait incultes. Moyennant une redevance modique, Jacques Bonhomme put acheter ces terres que depuis des siècles il dévorait des yeux. Il savait comme on les cultive, comment des sillons arides on peut faire jaillir des trésors. Que de Jacques s’enfermèrent dans leur carré de terre comme dans un palais et certains du travail, travaillèrent heureux sans inquiétude du lendemain.

Mais le Jacques des villes, sujet du roi, du maître, du contre-maître, car à tout ce monde il fallait plaire pour parvenir à échanger sa sueur contre un morceau de pain, qu’avait-il gagné à la Révolution ? Elle l’affranchit des jurandes et des maîtrises, oui, certes, mais lui donnait-elle autre chose que le droit de travailler où et quand il le pourrait ? Au paysan de beaux champs au soleil. Mais pour l’ouvrier, où était l’outil ? Pendant que le campagnard, maître de sa culture, s’élevait parfois à un degré inconnu de prospérité, le prolétaire des villes, serf du capital, de l’outillage et de l’ignorance, errait exténué, amaigri, autour des ateliers de l’ancien maître, présentant au rabais ses bras à la concurrence meurtrière, « De nouveaux seigneurs, non moins cruels s’élèvent sur les ruines de la féodalité, » avait dit Chaumette à la Commune si humaine de Paris. D’autres trahissant l’indignation de cette masse également souffrante : « Au lendemain de la Révolution, est-ce là tout ce que le prolétaire vainqueur devait s’attendre à retirer de ses victoires ! » Et Châlier, à Lyon, le premier martyr de la guerre nouvelle entre les riches et les pauvres ! — Mais les classiques de la Révolution, effrayés de ce monstre inconnu, étouffent les premiers vagissements du socialisme. Tu crois pacifier la République, Robespierre, en proscrivant ces apôtres. Malheureux ! tu dessèches la sève même de la Révolution. Ta doctrine politique n’est que vent et fumée si elle ne renouvelle les doctrines sociales. Autant vaudrait planter un arbre les racines en l’air.

Ainsi se continuèrent les anciennes générations de parias. Plus de manants, il est vrai, mais des meurt de-faim. Comme autrefois, au service du roi, des hommes naquirent et moururent, sujets d’industries impitoyables. Vingt ans de travail, de privations, t’assurent quelquefois, Jacques Bonhomme des champs, l’abri pour tes vieux jours. Pour le prolétaire des villes, ce sont vingt années de fatigues et de misères improductives. L’argent de chaque jour suffit à peine aux dépenses quotidiennes. Livré sans défense au caprice des événements, il subit le contre-coup de tous les accidents politiques. La flamme de son foyer vacille à tous les vents. Une guerre en Amérique jette quatre cent mille ouvriers français sur le pavé. L’avarice du maître le guette, la maladie l’affame. Travailler pour manger tous les jours, voilà son suprême espoir.

Avant 89, après 89, son joug était resté le même. À peine avait-il changé de forme. Même nom d’ailleurs : misère. Dupe de son cœur et de ses entraînements généreux, deux révolutions faites par lui, pour lui, lui avaient passé sur le ventre. Il était temps que son ère arrivât.

Ce qu’il sentait, des hommes dévoués l’exprimèrent. « Supprimons, dirent-ils, les douleurs injustes. Quel homme a le droit d’exploiter la misère de son semblable ? Le monde est-il fatalement divisé en deux groupes, d’un côté les moutons, de l’autre les loups ? Une société, équitablement organisée, n’est-elle pas tenue de corriger les infirmités du hasard ? Ses devoirs se bornent-ils à l’aumône ? Non, l’aumône est insuffisante et injurieuse. C’est l’affranchissement dans la solidarité qu’elle doit à tous ses membres. Pas de charité, le droit. Plus d’exploitation de l’homme, la justice. Le travailleur s’indigne avec raison d’être, lui, misérable, la source de profits énormes ; tel objet sorti de ses mains, moyennant un salaire ridicule, enrichit son patron. De quel droit, par quelle injustice homicide ne touche-t-il pas l’intégralité du travail qu’il a produit ? »

Idées fondamentales des écoles socialistes. Tu comprends maintenant, Jacques des campagnes, quelle terreur et quelle haine les socialistes inspirent à tous les exploiteurs, de la misère, loups-cerviers à l’affût de la faim, à tous ceux qui bâtissent leur fortune sur l’oppression du pauvre qu’ils dominent par l’intelligence ou le capital. Tu comprends aussi avec quelle avidité les études, les recherches socialistes furent accueillies dès leur apparition par le prolétaire, et pourquoi, se sentant compris, aimé, soutenu, espérant d’une révolution nouvelle des améliorations positives, il renversa d’un coup d’épaule, le 24 février 1848, l’aristocratie des bourgeois.

Redevenu son maître, le peuple était de plein droit en république, et, en effet, la devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité, reparaissait sur tous les murs. Cependant, les membres du Gouvernement provisoire commirent la faute impardonnable de soumettre au peuple la question. C’était l’inviter à méconnaître ses droits naturels que de le croire capable de revenir à la monarchie. Au lieu de proclamer purement et simplement les droits de l’homme et du citoyen, la presse libre, le droit de réunion et d’association libre, l’instruction gratuite et obligatoire, l’abolition des monopoles, le droit à l’existence, l’abolition du budget des cultes, toutes les fonctions publiques électives, le mandat du député impératif sur tous ces points, et de les mettre, à peine d’insurrection, sous la sauvegarde du peuple, les membres du gouvernement se contentèrent de décréter provisoirement certaines mesures libérales, sans garanties, vite balayées par le premier souffle de réaction. Cependant, quelques-unes restèrent ; le suffrage universel pour les élections des députés, des conseils municipaux et généraux, l’abolition de l’esclavage, l’abolition de la peine de mort en matière politique, peine que Napoléon III a essayé de rétablir.

Le Trésor public était à sec. Le gouvernement de Louis-Philippe avait vidé les caisses d’épargne. La banqueroute était là, Achille Fould, depuis ministre de Napoléon III, la proposait. Trop généreux, les républicains voulurent acquitter les dettes de la monarchie, et un impôt de 45 centimes permit à la nation de faire face aux engagements. Voilà, mon cher Jacques, l’origine de cet impôt fameux. Je sais bien que les propriétés rurales en furent le plus atteintes, mais valait-il mieux laisser faire banqueroute au pays ?

La nouvelle assemblée qui prit le nom de Constituante, se réunit le 4 mai 1848. D’une immense acclamation, elle salua la République. Elle promettait de s’occuper sérieusement de la solution du problème social.

En attendant le prolétaire de l’industrie gisait sur le pavé. L’inquiétude avait gagné le haut commerce, le capital dormait dans ses cachettes timides, les ateliers se fermaient. Le gouvernement, qui avait promis du travail à tous les ouvriers sans emploi, organisa des ateliers nationaux. Ressource stérile, et, dans l’application, humiliante pour les ouvriers que la féodalité bourgeoise, déjà ralliée, rêvant une république à son seul profit, ne voulait pas occuper utilement.

Les royalistes, en grand nombre s’étaient glissés dans la Constituante, guettant l’occasion de faire trébucher la République. Beaucoup de républicains s’imaginaient qu’on était en république parce qu’il n’y avait plus de roi, ignorant qu’un gouvernement n’est républicain qu’en raison de l’exactitude avec laquelle il s’incorpore la volonté du peuple et la met à exécution. Dès les premiers jours, des pétitionnaires tumultueux avaient envahi l’Assemblée. On persuada facilement à la majorité alarmée, qu’elle dominerait l’agitation par la rigueur. L’admission dans les ateliers nationaux avait été restreinte, et vers le milieu de juin on parla de les supprimer entièrement. Au milieu de l’effervescence suscitée par une telle menace, tout à coup, sur le rapport d’un légitimiste, M. de Falloux, l’Assemblée ordonna le licenciement. Quel présage pour cette masse qui, suivant une parole sublime, avait mis « trois mois de misère au service de la République ! » Cent mille prolétaires crièrent à la trahison et coururent aux armes, les 23, 24 et 25 juin.

Quelle date ! Quelle rage des deux côtés ! Tout le Paris prolétaire s’était renfermé derrière ses barricades, qui défiaient l’art et le courage des plus habiles généraux. En face des bourgeois féroces croyant défendre leurs familles, imaginant que c’en était fait d’eux s’ils n’anéantissaient les insurgés. On vit d’héroïques femmes d’ouvriers servant de munitions les barricades ; des enfants se glissant sous les chevaux poignarder les cavaliers ; toute arme échappée de la main d’un mourant, saisie avec joie par dix mains vivantes : un brouillard de désespoir et de sang obscurcissait la vue des combattants.

Mais ces prolétaires sentaient qu’ils donnaient leur vie pour l’avenir. Devant une barricade silencieuse comme la mort, compacte, massive, impénétrable au canon, un bataillon s’arrêta. Cimentées de désespoir et de haine, les pierres s’enchâssaient dans une symétrie effroyable, serrées comme des poitrines d’hommes sur un front de bataille. Un parlementaire fut envoyé par la troupe, et quand il revint : Que veulent-ils ? demanda l’officier ? — Du pain et l’instruction pour leurs enfants.

Et voilà quel fut en mourant le testament des pillards de Juin ! Ah ! c’est qu’il était plus facile de les mitrailler que de les instruire. Et la bourgeoisie qui l’avait pu s’en était bien gardé.

Un homme, un général, que le peuple retienne son nom, il s’appelait Cavaignac, avait été investi de la dictature par l’Assemblée. « Mettez bas les armes, dit-il aux travailleurs. Que mon « nom soit maudit, si je consens à voir en vous « autre chose que des frères égarés. » — Voici comment il traita ses frères.

Des milliers de prisonniers furent, après la victoire, enfermés au Luxembourg et dans les caves des Tuileries, entassés sans air et sans lumière dans d’étroits espaces, au milieu de leurs excréments. Devant les soupiraux veillait la garde nationale, et quand un de ces malheureux, étouffant, parvenait à venir respirer aux barreaux, ces défenseurs de l’ordre, qui gémissent sur les massacres de Septembre 92, tiraient sur lui à bout portant. Au massacre des rues succéda le massacre des prisons. On tirait dans le tas. Un des gouvernants de cette époque a dit : « On s’attendait à chaque instant à l’égorgement de tous les prisonniers. » Près de huit jours après la fin de l’insurrection, on fusillait encore au Champ-de-Mars et dans le jardin des Tuileries, interdit au public.

Certes, s’il n’y avait qu’un malentendu ainsi qu’on a osé le prétendre, Cavaignac aurait dit à la majorité ; « Arrête. J’ai donné un gage suffisant de mon respect pour la légalité ; mais je n’entends pas abriter la réaction. » Mais non, voici l’horrible aveu qu’il laissa échapper le 22 août à la Constituante, quand on lui reprochait son indécision apparente au début du mouvement : « Il est vrai que j’ai laissé se développer au début l’insurrection, mais c’était pour la pouvoir écraser plus complètement. »

Durant quatre mois, Paris fut en état de siége. — Une simple dénonciation suffisait pour vous envoyer dans les casemates. Quatre mois après juin, de longues files de prisonniers furent extraits des forts, et, sans jugement, sans que leurs femmes, leurs enfants pussent leur dire un dernier adieu, la bourgeoisie les envoya pourrir sur les pontons, en rade de Brest et de Rochefort, où ils restèrent près d’une année.

Dix mois après, l’ex-dictateur de la bourgeoisie votait froidement la loi de transportation en Afrique de ce qui restait de ses frères prisonniers des pontons.

Quant à ceux qu’on voulut bien juger, ils furent traduits devant les conseils de guerre et condamnés, jusqu’en avril 1849, sur les réquisitions d’un Delattre, capitaine-rapporteur, par le colonel Cornemuse, présidant les susdits conseils.

La peine de mort, abolie en février en matière politique, fut rétablie pour Daix et Lhar, assassins prétendus du général Bréa. Ce dernier, pendant la lutte, se présentait devant les barricades en criant : Vive la République démocratique et sociale ! faisant mettre la crosse en l’air à ses soldats et fusillant ensuite les insurgés qui s’étaient laissés surprendre par cette ruse digne de sauvages. — La barrière Fontainebleau était le terme de sa campagne ; elle le fut aussi de sa trahison. — Mais les insurgés qui l’avaient justement puni furent froidement exécutés comme assassins ainsi que le furent, après le coup d’État, avec la même hypocrisie, Charlet à Bourg, Cirost et Cuisinier à Nevers, etc., etc.

Royalistes et bonapartistes n’épargnaient rien en même temps pour ameuter les campagnes contre les villes. Les paysans n’avaient rien compris aux émeutes de Juin. Affranchis en partie des servitudes qui courbent le prolétaire, ils demandaient l’origine et le but de cette guerre fratricide. On leur répondit que la lutte était entre les défenseurs de l’ordre et les spoliateurs, que des bandes de brigands s’apprêtaient à se partager les propriétés. Tu sens bien, Jacques Bonhomme, que ces bruits, habilement répandus, entretenus par les milliers de publications immondes dont les réactionnaires remplissaient les campagnes, suffirent à creuser un abîme entre les ouvriers de la terre et ceux de l’industrie.

Vint l’élection pour la présidence de la République. Depuis la chute de l’Empire, l’opposition s’était parée du nom de Napoléon. Les orateurs, les historiens, les poètes, séduits par cette gloire de clinquant, avaient propagé dans la masse ce mensonge grotesque que celui qui avait étouffé la Révolution en était le Messie. Son neveu, Louis-Napoléon Bonaparte, s’était, sous le règne de Louis-Philippe, introduit à deux, reprises sur le territoire à main armée. Le roi lui fit grâce une première fois, bien que le prince eût tiré un coup de pistolet sur le brave officier qui l’arrêtait, mais à la seconde équipée Louis-Napoléon fut enfermé. Il parvint a s’échapper sous le déguisement du maçon Badinguet. La République généreuse, lui ouvrit les portes de la patrie, et les souvenirs qui s’attachaient a son nom le firent nommer représentant. Il se présenta à la présidence. Nul nom n’était alors plus connu dans les campagnes que celui de Napoléon ; beaucoup de paysans crurent voter pour l’oncle. Le clergé, les royalistes, avec lequel il avait pris des engagements formels, l’appuyèrent de toutes leurs forces. Par la grâce de cette épaisse ignorance et de la réaction, Louis-Napoléon fut élu. Le 10 décembre 1848, il prêta ainsi serment à la face du pays :

« En présence de Dieu et devant le peuple français représenté par l’Assemblée nationale, je jure de rester fidèle à la République démocratique une et indivisible, et de remplir tous les devoirs que m’impose la Constitution. »

Tu vas apprendre, Jacques Bonhomme, comment Louis-Napoléon tint son serment.


LE NEVEU


En 1849, a l’issue de la Constituante, une Assemblée législative se réunit. La nouvelle assemblée déguisait encore moins que la précédente son horreur, non-seulement du socialisme, mais de tout ce qui était peuple, et elle se flatta, avec l’aide du Président, de restaurer la monarchie. Louis-Napoléon avait son plan, il feignit la docilité. La République avait été proclamée à Rome, Louis-Napoléon envoya des soldats français étouffer la République romaine. Le suffrage était universel, Louis-Napoléon le laissa restreindre par la loi du 31 mai 1850. Les journaux républicains furent poursuivis, les socialistes emprisonnés. Les grands centres, les villes ouvrières qui pouvaient servir d’asile à la liberté, furent représentés aux campagnards comme des foyers de désordre et de convoitises monstrueuses. La tentative de Ledru-Rollin écrasé pour en avoir appelé à la légalité, priva la République de ses derniers défenseurs.

Quand Louis Bonaparte eut ainsi, avec l’aide des anciens partis et des terreurs bourgeoises, désarmé les seuls adversaires vraiment redoutables, les républicains, il leva le masque, fit sentir à l’Assemblée qu’il avait seul la force en main. Trop tard, les partis royalistes comprenant qu’ils étaient joués, engagèrent une lutte sourde contre celui qui prétendait escamoter à son profit le bénéfice de leurs efforts communs. Des motions hostiles éclatèrent à la tribune. Louis-Napoléon, dédaigneux, se retourna vers le pays. Chef de l’armée, maître des fonctionnaires, entouré de complices prêts à tous les dévouements, le Président se répandait dans les villes, s’intitulant le défenseur du peuple, accusant l’Assemblée de paralyser ses bonnes intentions, courtisant le clergé, jurant qu’il n’avait d’autre souci que le respect de son serment, d’autres ennemis que ceux de la Constitution. En même temps son ministre Baroche disait, la main sur le cœur, à l’Assemblée :

« Je réponds que les paroles du Président qui a prêté serment à la Constitution à cette tribune et qui a renouvelé son serment par son message du 12 novembre 1850, repoussent bien loin de son esprit et de son cœur toute pensée d’un retour au gouvernement de l’Empire. M. le Président est le seul auquel on ne puisse attribuer des pensées de restauration. Il a pris l’engagement d’honneur de maintenir la République, et il le tiendra ; l’Assemblée n’a pas besoin d’autre garantie que cette affirmation. »


Tout à coup, dans la nuit du 2 décembre 1851, à six heures du matin, un grand nombre de députés sont arrêtés dans leur lit. En même temps tous les hommes connus par leur talent, leur influence et leur énergie républicaine, sont saisis par des commissaires de police et jetés en prison comme de vils malfaiteurs. Des placards sont affichés dans Paris. Il y est dit que l’Assemblée est dissoute ; que le peuple français est convoqué dans ses comices pour dire par oui ou par non s’il veut un chef responsable pour dix ans, un conseil d’État, un Corps législatif, un Sénat, le tout organisé sur les bases du premier Empire. La proclamation appelle cela « faire un appel légal à la nation. » Plus bas on lit : « Tout rassemblement sera dissous par la forcé SANS SOMMATION. Tout individu pris construisant ou défendant une barricade ou les armes à la main SERA FUSILLÉ. »

Des troupes préparées de longue main, visitées, caressées par Louis-Napoléon Bonaparte, cernent Paris, campent sur les places. Des canons sont amenés sur tous les points importants. Des officiers recrutés avec soin parmi les chenapans les plus déterminés de l’armée d’Afrique, attendent à la tête des bataillons, l’œil brillant, la consigne au bout du sabre.

La première impression de Paris devant cette monstrueuse violation de toutes les lois humaines fut d’abord l’étonnement. On ne doutait pas qu’une aussi criminelle tentative ne succombât sous son propre effort. La foule remplissait les rues, les boulevards, sans armes, curieuse, narguant de ses plaisanteries ces préparatifs provocateurs.

Cependant quelques représentants républicains échappés aux recherches de la police, se réunissent, se concertent, s’efforcent de provoquer la résistance. Le 3 décembre une barricade s’élève au faubourg Saint-Antoine. Le représentant Baudin exhorte les assistants. Il tend un fusil à l’un d’eux qui goguenard : « Croyez-vous que nous nous ferons tuer pour vous conserver vos 25 francs ? — Citoyen, répond Baudin, tu vas voir comment on meurt pour 25 francs. » La troupe arrive, Baudin l’adjure au nom de la Constitution violée. Il tombe percé de balles, héros du devoir, première victime de Louis-Napoléon.

Dans la journée, des barricades naissent sur plusieurs points, mais sans ordre, sans entente ; elles sont enlevées rapidement. Vers le soir, Paris semble se réveiller ; les excitations des républicains raniment les courages, et le lendemain de bonne heure une foule immense remplit les boulevards.

Le 4 on s’alarme au palais de l’Élysée. La résistance, dit-on, se dessine sur plusieurs points. Les visiteurs sont rares. Bientôt l’inquiétude s’aggrave, on crie sur les boulevards : Vive la République ! À deux heures et demie, un aide de camp force la consigne, pénètre jusqu’au Président, prudemment retiré dans un appartement éloigné. Louis-Napoléon, les pieds sur les chenets, écoute le rapport, et sans même détourner la tête, prononce ces seules paroles : « Qu’on exécute mes ordres. »

Ses ordres les voici :

À trois heures, sans avertissement, sans sommation, au simple signe des capitaines bandits, les régiments sont lancés sur la foule inoffensive qui couvre les boulevards. Une décharge à bout portant, et le sol est noir de cadavres. Ce fut, dit un témoin, comme une nappe de feu ! En avant ! la baïonnette altérée, les soldats, ivres de vin (on en vit qui buvaient le champagne à la régalade), s’élancent, renversent, éventrent passants, femmes, vieillards, enfants, flot qui reflue sur leur passage, et la charge se continuant sur une étendue de deux kilomètres, ne laisse derrière elle qu’un sillon sanglant. En avant, les boulets suivent, les obus éclatent. On entre par la brèche dans les magasins, dans les appartements, on tue tout, partout, dans les escaliers, sur les comptoirs ; — ils lardèrent de leurs baïonnettes jusqu’aux animaux. À l’entrée de la rue Montmartre soixante personnes, hommes, enfants, jeunes filles, tombent foudroyés. Un limonadier ambulant regagne sa demeure, les soldats le prennent pour cible ; il est criblé de balles. Une femme traverse au bras de son mari tenant son enfant par la main ; on entendit trois soldats se partager la besogne : À toi l’homme, à toi la femme, à toi le môme, et trois cadavres roulent la face contre terre. Les trottoirs ruissellent de sang, les cuvettes creusées autour des arbres en sont pleines. Comme aux jours d’orage, les ouvertures des égouts sont obstruées, mais cette fois de débris humains.

Le soir les troupes bivouaquèrent sur place, buvant, riant, chantant, faisant ripaille. Les officiers cassaient entre eux des rouleaux de louis. Ainsi l’on raconte qu’en Amérique les sauvages chantent et dansent autour des cadavres de leurs ennemis. Beaucoup de citoyens qu’on emmenait en prison furent fusillés en route. La nuit on entendit des décharges continuelles à la Préfecture de police. Que d’hommes arrêtés dont on n’a jamais connu le sort !

Où furent enterrées les victimes ? On ne sait. Quelques unes dans les cimetières, et leurs vêtements ne contenaient ni argent ni bijoux, toutes les poches avaient été retournées. Mais la Seine cacha bien des cadavres. Combien étaient-ils ? On l’ignore. Des témoins occulaires parlent de dix-huit cents. Nous n’avons même pas la consolation de pouvoir dresser un martyrologe complet. L’histoire seule saura combien de sang, de larmes, de ruines, a coûté l’établissement du trône de Napoléon III.

La férocité de cette exécution glaça d’effroi Paris. Un voile de mort s’étendit sur la ville, la cité sainte, respectée par les Cosaques, inondée de sang par Louis-Napoléon. Par son ordre, les victimes furent longtemps abandonnées sur la voie publique, épouvantail pour la résistance. Le peuple s’abstint. Privé de ses chefs véritables exilés ou enfermés en Juin, quel élan pouvait lui donner cette assemblée réactionnaire qui l’eût fait au besoin mitrailler sans pitié et dont plus de deux cents membres réunis se laissèrent lâchement arrêter ? D’ailleurs, depuis longtemps, on avait désarmé les faubourgs. Enfin le nom de Cavaignac y était justement maudit.

Mais la province avait tout à craindre au coup d’État. Le travail ne chômait pas, l’agriculture était prospère. Cette violation de toutes les lois jurées ne se justifiait à ses yeux par aucune nécessité d’ordre public. Aussi les hommes de bonne foi s’indignèrent, et sur beaucoup de points résolurent de tenir tête au crime, On employa pour les réduire le canon et le mensonge. Louis-Napoléon fit répandre le bruit, dans les campagnes, que Paris avait acclamé le coup d’État ; on racontait dans les villes que les paysans arrivaient munis de grands sacs pour enfermer le butin. Eh bien ! les défenseurs de la Constitution s’emparèrent de plusieurs villes, notamment de Mirande, dans le Gers, et partout ils firent respecter l’ordre et les propriétés. Il fallut souvent pour nourrir ce surcroît de population, requérir des approvisionnements. Ils furent religieusement payés soit sur place, soit par des bons qui depuis ont été acquittés avec les intérêts.

Les ordres les plus rigoureux furent donnés aux commandants militaires. Mal armés, peu exercés, les défenseurs de la Constitution plièrent vite devant des troupes disciplinées. Alors la Terreur bonapartiste fit rage. Des milliers d’arrestations eurent lieu, les canons se promenèrent sur les grandes routes ; on tirait indistinctement sur tout ce qui fuyait. Dans le Var un jeune homme, Martin Bidauré, est saisi, fusillé. Quelques amis le relèvent, il n’est pas mort ; l’administration le découvre, s’en empare, le soigne, et quand ses blessures sont guéries le fait fusiller une seconde fois. Après la déroute d’Auch dans le Gers, un groupe de patriotes rentrait à Vic-Fezensac, drapeau en tête ; un dragon les poursuit, veut s’emparer du drapeau ; sommé de s’éloigner, il répond à coups de sabre ; une arme part, il est tué. Six semaines après le procureur impérial envahit Vie pendant la nuit, arrache de leur lit trente-cinq citoyens. Le lendemain il les achemine vers le chef-lieu les mains liées derrière le dos, poussés par un détachement de cavalerie. Arrivés à l’endroit précis où, un mois auparavant, était tombé le dragon, sur l’ordre de l’officier, la troupe s’arrête ; on fait ranger les prisonniers en cercle, on leur ordonne de s’agenouiller, le détachement les enveloppe : « Misérables, crie l’officier, c’est ici qu’est mort notre camarade, c’est ici que vous allez mourir. » On charge les armes, et au commandement de feu, chaque soldat, d’un coup de crosse, relève violemment le prisonnier a genoux devant lui, et l’officier d’une voix tonnante : « Lâches, levez-vous, votre vie ne vaut pas une charge de poudre. »

Des commissions mixtes composées du général, du préfet et du procureur de Louis-Napoléon, dressèrent les listes de proscription. Cent mille arrestations eurent lieu. Plus de trente mille citoyens furent transportés ou durent s’expatrier ; beaucoup jetés à Cayenne, d’autres en Afrique, d’autres à Nouka-Hiva. Entassés par milliers dans des entreponts, rongés par la vermine, mêlés aux forçats, un grand nombre moururent dans la traversée. Enfermés à leur arrivée, on les écrasa sous les plus durs travaux. Nulle pitié pour les femmes ou plutôt un accroissement d’outrage. La courageuse Mme Pauline Roland, coupable d’opinions républicaines, fut embarquée pour l’Afrique, dans un convoi de prostituées. Une nuit, on gratte à sa porte. Inquiète, elle écoute, on attaquait le pène. Un moment son angoisse fut telle, qu’elle saisit convulsivement un couteau pour se frapper. Heureusement le jour parut, les pesées cessèrent. C’était un des gendarmes du cortége qui tentait une galante expédition.

Combien tombèrent dans l’exil ? Ah ! sables de l’Afrique, soleil meurtrier de Cayenne, air fétide de nos pontons, dites-nous combien vous avez enseveli, brûlé, empoisonné de ces nobles proscrits ? combien en avez-vous rendu ? Pas même trois sur cent, un témoignage récent vient de nous l’apprendre.


Ce fut au milieu de ces carnages et de la terreur universelle que la France fut appelée à voter sur la Constitution présentée par Louis-Napoléon. Les abords des scrutins étaient gardés par des gendarmes le sabre nu, les administrations rivalisèrent de zèle, et le Président osa dire quelques jours après que la France avait absous son forfait.

Du coup, nous voilà rétrogradés d’un demi-siècle. Louis-Napoléon rétablit tout le mécanisme impérial : noblesse, sénat, fonctionnaires, juridiction, armée. Il fit nommer les députés par ses préfets. Tout vestige de liberté de presse, de réunion, de tribune, fut radicalement extirpé. Il s’arrogea le droit de faire la paix, la guerre, de conclure des traités, c’est-à-dire de conduire la France à son caprice, à la boucherie et à la ruine. Tu penses, Jacques Bonhomme, qu’il lui fut facile, en 52, de se faire nommer empereur sous le nom de Napoléon III. Ensuite il édicta une loi par laquelle, sur un simple ordre de sa police, tout Français put être arrêté ou transporté.

Et alors la danse commença. Les fusillades, les arrestations, les déportations, les vols du Coup d’État avaient été conçus, combinés, dirigés par un boursier ruiné, énergique, audacieux, risquant gaiement sa peau, chevalier de la haute industrie, mâtiné de proxénète : Morny. Il reçut carte blanche, appela à la curée la bande des hommes à tout faire et de forte trempe, généraux, fonctionnaires, spéculateurs. Aux uns, il livra l’Algérie et ses plantureux bureaux arabes, à ceux-ci les fonctions publiques, aux autres les concessions de mines, de chemins de fer, de canaux, de travaux publics. Ce fut pendant les premières années de l’Empire un despotisme tempéré par la débauche et le macairisme. Des milliers de sociétés s’organisèrent librement, et ces francs coquins purent à leur aise aller pomper l’épargne jusqu’au fond des campagnes. Députés, fonctionnaires, ministres, usant des secrets d’État, faisant ainsi la hausse et la baisse, tripotèrent avec fureur à la Bourse, dans les entreprises industrielles, et y bâtirent de scandaleuses fortunes bien supérieures a celles que des siècles d’aristocratie avaient autrefois accumulées entre les mains des grands seigneurs. Un mot, un geste contre le gouvernement, et l’on disparaissait à tout jamais. La prostitution tripla ses cadres ; les filles devinrent une puissance devant laquelle s’inclinèrent les plus hauts pouvoirs de l’État.


En 1862, un Suisse, Jecker, se trouve créancier du Mexique pour une somme énorme, vingt ou trente millions ; il vient en France, s’abouche avec Morny, se fait naturaliser Français au mépris de toutes les lois ; l’Empire se souvient aussitôt que des négociants français réclament vainement sept ou huit millions au gouvernement mexicain. Un ultimatum est envoyé, on somme la République de désintéresser immédiatement tous nos nationaux. En tête figurait Jecker. Le Mexique ajourne ; une expédition française s’embarque ; la guerre dura cinq années ; quarante mille Français périrent du feu ou de la fièvre, plus de six cent millions furent engloutis. Il fallut, à la fin, se retirer piteusement devant les États-Unis menaçants, mais Morny et sa bande avaient fait leur razzia, étaient indemnisés depuis longtemps.

Pendant que nos forces s’épuisent au loin, la Pologne se soulève ; la France sollicite en sa faveur, la Russie lui rit au nez.

La Prusse double son territoire ; on lui réclame nos frontières naturelles ; elle montre les dents, on se tait.

Humble devant les forts, arrogant devant les faibles. Montauban est envoyé en Chine, pille, vole, viole, brûle une ville entière. Les Italiens revendiquent leur capitale, Rome, — les chassepots français les mitraillent.

En même temps les jésuites, les corporations religieuses couvrent la France. L’administration, l’armée, la magistrature, sont infectées de leurs associés ou de leurs élèves.

Le budget ne s’élevait pas à un milliard cinq cent millions en 1851, il dévore aujourd’hui deux milliards trois cent millions. La durée du service militaire n’était que de sept ans, elle atteint aujourd’hui neuf années et demi.

Et le prolétaire ? — L’Empire avait dit : « Je suis l’avénement du peuple. » Crois-tu, Jacques Bonhomme, qu’il s’efforça d’instruire les travailleurs, de leur faciliter l’association, de mettre à leur portée l’outillage ? Non, il réédita le piége des ateliers nationaux, il démolit les villes et les donna à reconstruire, mais la situation précaire du travailleur ne fut pas améliorée. Rien ne fut tenté pour la femme, et l’enfant demeura livré aux barbaries de l’exploitation. L’Empire concentra entre les mains de ses créatures et des grandes compagnies industrielles le capital et l’outillage national afin de tenir, dans une dépendance toujours plus étroite, le prolétaire et la petite bourgeoisie.


Comprends-tu, maintenant, Jacques Bonhomme des campagnes, pourquoi le vote des travailleurs est hostile à Napoléon III ? Mais leurs chétifs députés ne peuvent t’en donner qu’une bien faible idée. Au lieu de crier hautement : — le droit sans discussion, — la plupart, périphraseurs habiles, épuisent leurs plus belles métaphores à supplier l’Empire de se laisser attendrir. Aussi tu as entendu Paris et Lyon rugir, lancer par deux fois à la Chambre leur protestation brutale et dire sévèrement à ces députés timides qui s’étaient engagés à la revendication implacable, hautaine, complète : Plus de préliminaires, messieurs, il est temps d’en finir, plus de phrases, marchez ou laissez-nous passer.

Résumons en deux mots, Jacques Bonhomme, le court récit de ton histoire.

Les hommes, tu l’as vu, se divisent naturellement en deux partis : ceux qui craignent le peuple, s’en défient et sont portés à lui retirer tous les pouvoirs pour les confier aux classes supérieures, et ceux qui l’aiment ! le respectent, le considèrent comme le dépositaire le plus honnête et le plus sûr des intérêts publics. Quelle que soit leur appellation, les premiers sont les Aristocrates, et l’on doit nommer Démocrates les seconds.


L’égalité de tous les droits civils et politiques, l’élection de tous les agents, la diffusion de la propriété, la France sauvée de la banqueroute, victorieuse des coalitions, l’espoir et le secours de tous les peuples asservis, créant, organisant l’instruction, la justice, le droit public, commandant à la science comme a la victoire, le droit à l’existence proclamé, l’association remplaçant le prolétariat, les fonctions électives, l’esclavage aboli, en tout vingt-sept millions de rente inscrits au Grand-Livre, tel est le bilan de la France conduite par la démocratie.

Les priviléges rétablis, la loi violée, la France exsangue, épuisée par quinze années de guerres sans motif comme sans relâche, haïe de toute l’Europe, vaincue deux fois, deux fois souillée par l’invasion, plus de cent quarante millions de rente imposés par l’Empire aux générations a venir, la Terreur blanche, le milliard des émigrés, trois journées de carnage en Juillet, l’aristocratie bourgeoise, les journées de Février, les massacres de Juin, la dictature Cavaignac, la réaction, le Coup d’État, les mitraillades, les transportations, l’avénement des agioteurs et des coupeurs de bourses, les guerres du Mexique, de Chine, le travailleur de plus en plus exploité, plus de cent trente-cinq millions de rente ajoutés par le second Empire à la dette publique, des budgets de deux milliards et demi sans équilibre, et au bout, le DÉFICIT : voilà le bilan de la France livrée aux aristocrates.

Affranchissement Exploitation
de Jacques Bonhomme.   de Jacques Bonhomme.
RÉPUBLIQUE. BONAPARTE.


II

LE JOUG


GULLIVER


Mais tu votes, donc tu es libre, disent-ils.

Écoute, Jacques Bonhomme, quelle est ta liberté.

Un certain Gulliver, jeté par la tempête dans une île lointaine, se coucha sur le rivage et s’endormit. À son réveil, ses bras, ses mains, ses pieds, ses jambes, sa tête, tout son corps et tous ses membres étaient fixés au sol par une multitude de liens gros tout au plus comme des cheveux, mais innombrables. Il vit en même temps une fourmilière de créatures humaines, hautes d’un demi-pied, les unes occupées à planter en terre des pieux, autour desquels elles enroulaient les petits câbles, pendant que d’autres, établies sur son corps, assujettissaient les extrémités opposées aux boutons de ses vêtements. Gulliver essaya de rompre ces attaches. Peine inutile. Ces millions de liens opposaient par leur nombre une résistance invincible, et comme il redoublait d’efforts, les nains firent pleuvoir une grêle de flèches grosses comme des aiguilles, mais dont quelques-unes, l’atteignant aux mains et au visage, lui causèrent de cruelles piqûres. Réduit à l’immobilité, le prisonnier dut capituler. Les vainqueurs l’obligèrent à travailler pour eux, à faire les grosses besognes. On le traitait en apparence avec toutes sortes d’égards, car il eût pu, d’un revers de sa puissante main, renverser des villes entières, écraser sous sa botte tous les habitants ; mais on avait organisé une incessante surveillance. Des flèches empoisonnées l’auraient, au moindre signe menaçant, criblé de blessures mortelles. Ce ne fut que longtemps après et à force d’habileté, qu’il put échapper à ses bourreaux.


Tu t’appelles aussi Gulliver, Jacques Bonhomme, géant au service de nains. On te loue, on te flatte, car on sait qu’étant la force, il n’y aurait pas sans toi de production. Bien plus, on feint de te demander tes ordres tous les six ans. Mais l’administration, l’armée, le clergé, la magistrature, t’enlacent par mille liens dans d’inextricables réseaux. Seule la tête, Paris, a rompu ses attaches, mais le corps et les membres restent cloués à terre. Connais-tu au moins le nombre et la nature de tes liens ? Hélas ! qui te l’aurait appris ? Tu souffres, voilà tout. Eh bien ! avant de passer au remède, je vais tâcher de t’expliquer ton mal.


LES MITRONS ELECTORAUX


Tu fais partie d’un groupe qui s’appelle la commune. Grande ou petite, il lui faut des rues, des écoles, des marchés, des halles, des fontaines, un service de voierie publique, d’éclairage, etc. Il est bien naturel que tu paies ces dépenses, mais il est aussi naturel que tu les détermines toi-même. Tu nommes à cet effet des conseillers municipaux chargés de voter les impôts de la commune. Sont-ils libres au moins dans leurs attributions ? Attends un peu.

Ta commune n’est qu’un des foyers de la famille française. Tu as aussi des rapports avec les communes voisines, dont l’ensemble constitue le département. Pour payer les dépenses d’intérêt commun, routes, bâtiments, hospices, enfants trouvés, etc., tu nommes des conseillers généraux, chargés de voter un surcroît d’impôts affecté aux départements. Ces mandataires ne relèvent-ils que de toi ? Attends encore.

Ces deux budgets pourvoient aux dépenses de ta commune et de ton département. Mais il est des besoins aussi impérieux, auxquels l’ensemble des communes et des départements, l’État en un mot, peut seul suffire. Je parle de la justice, de l’instruction publique, de l’organisation militaire, des postes, du télégraphe, de la dette publique, des chemins de fer, etc. Le budget qui pourvoit à de telles nécessités est de beaucoup le plus important. Tu nommes des députés chargés de le voter. Ces députés ont en outre le pouvoir de faire des lois, de modifier celles qui existent, pouvoir qui n’appartient ni à la commune ni au département, ils disposent donc en réalité de la fortune et de la vie du pays. Ces tout-puissants, au moins, sont-ils libres ? Tu vas voir.

Au-dessus de tous ces corps délibérants, de tous les Jacques Bonhomme qui travaillent et qui peinent, il y a un homme, un homme seul qui, par un seul acte de sa volonté, peut dissoudre, anéantir conseillers municipaux, conseillers communaux, députés, qui a le droit d’opposer son veto à toutes leurs délibérations, qui nomme, lui seul, les deux cent mille fonctionnaires de France, depuis le garde champêtre jusqu’au maréchal, depuis le rat-de-cave jusqu’au ministre, depuis le plus humble juge de paix jusqu’au conseiller de la cour suprême, qui peut d’un simple froncement de sourcil, destituer tout ce monde, et qui, outre ces deux cent mille intérêts liés à son sort comme le lierre au chêne, dispose de quatre cent mille soldats, obligés, sous peine de mort, de tirer indistinctement sur tous ses ennemis. Cet homme, c’est l’Empereur Napoléon III. Ces pouvoirs, il les tient de la Constitution de 1852, votée par la France en deuil des massacres, terrifiée par les transportations.

Cette constitution déclare Napoléon III maître de la paix et de la guerre. Par elle il nomme à tous les emplois, rend la justice, peut mettre toute la France en état de siége, reçoit pour sa part 25 millions par an, a la jouissance de tous les châteaux, meubles et diamants dits de la Couronne, c’est-à-dire de la Nation. Tout porte son nom : l’armée, la magistrature, la flotte, l’administration, sont impériales. La dette seule est nationale !

Un Sénat, composé d’individus nommés par Napoléon III, à trente mille francs pièce, est chargé de ruminer les lois votées par le Corps législatif et de lui renvoyer celles qui déplaisent à Napoléon III.

Le Corps législatif vote les lois et l’impôt. Il y a un député par trente-cinq mille électeurs ; ils reçoivent environ quinze mille francs par an. La durée de la session est réglementairement de trois mois. Napoléon III ajourne, proroge, dissout le Corps législatif quand et comme il lui plaît.

Enfin, un Conseil d’État, nommé par Napoléon III, reçoit les plaintes auxquelles peuvent donner lieu les fonctionnaires de Napoléon III, exécutant les ordres de Napoléon III. Tu devines Jacques, combien doit être terrible pour eux la sévérité de Napoléon III.

Mais enfin, diras-tu, les députés votent l’impôt ; qu’ils le refusent, et ils seront les maîtres. Napoléon III, pourra bien les dissoudre une fois, deux fois, mais si nous les renvoyons, les mêmes et sans relâche, Napoléon III sera bien forcé de les avaler.

Ah ! tu t’imagines, naïf, pouvoir nommer des députés qui refuseront l’impôt ! Dans les villes c’est possible, mais à la campagne, mon cher Jacques, il faut être un héros pour ne pas nommer l’ami de Napoléon III.

Écoute un peu comme on s’y prend.

Napoléon III n’a qu’un mot à dire à son ministre : Soignez-moi les élections. — Le ministre qui n’est pas fier répond, courbé en deux : Entendre c’est obéir. Il fait, à son tour, mander les préfets : (il y a quatre-vingt-neuf préfets payés de 40,000 à 15.000 francs, sans compter les frais de représentation, les tours de bâton et les petits bénéfices qu’ils peuvent ingénieusement ramasser dans les démolitions de certaines villes). « M. le préfet, le gouvernement entend que MM. tels et tels soient élus dans votre département. »

Le préfet s’incline. Il s’agit d’obéir ou d’être dégommé. Or, tu peux être certain, Jacques, que sur les quatre-vingt-neuf préfets de France, il n’en est pas dix auxquels un industriel confierait l’administration de ses intérêts.

De retour dans son département, le préfet dit à ses sous-préfets (il y a deux cent quatre-vingt-trois sous-préfets, payés 5,600 francs, en moyenne : « Messieurs, arrangez-vous de façon à faire nommer MM. tels et tels. »

Les sous-préfets s’inclinent, question de vie ou de mort. À quoi diable serviraient ces beaux fils de famille absolument incapables de gagner leur vie par un travail utile ?

Le préfet se rend chez l’évêque (il y a quatre-vingt-neuf évêques ou archevêques en France, payés de 15,000 à 20,000 francs, sans compter les 5,000 ou 10,000 francs alloués par les Conseils généraux) : « Monseigneur, le gouvernement espère que vous daignerez soutenir ses candidats. » Le papelard sourit, il y a telle place d’archevêque vacante ou tel chapeau de cardinal en vue. Vite il ordonne a ses curés de faire au prône l’éloge du candidat de Napoléon III et de confesser les ménagères en conséquence.

Puis c’est le tour des maires. Ici le préfet se passe de gants : « Obéissez ou je vous casse. » L’inspecteur d’académie reçoit l’ordre d’utiliser ses instituteurs. — Mais l’école en souffrira. Qu’importe ! — service de Napoléon III.

Le receveur général est avisé d’avoir a styler ses employés, le chef de la gendarmerie ses gendarmes, le procureur général ses substituts.

Un journaliste, tout frais sorti du ministère, est attaché pendant un mois au journal de la Préfecture, avec ordre d’appeler les candidats du peuple escrocs, assassins, partageux.

Et tous ces gens, retroussant leurs manches, se jettent à corps perdu dans le pétrin électoral. En avant les juges de paix, les instituteurs, les maires, les curés, les ignorantins, les percepteurs, les receveurs, les gendarmes, les commissaires de police, les pompiers, les gardes champêtres, à vous les électeurs. Taillez, coupez, rognez, prêchez, verbalisez, faites feu de toutes armes, les lois n’existent pas pour vous. L’action s’engage sur toute la ligne, l’électeur est assailli de bulletins menaçants. Dans les grandes villes on enverrait tout ce monde au diable, mais dans les campagnes on tremble avec raison. Le maire, le curé, l’instituteur, le garde champêtre, vous voient, vous connaissent, sont au courant de vos moindres affaires. Tout campagnard vit en état perpétuel de contravention. Voter contre les autorités c’est voter pour soi-même les procès-verbaux, les vexations, les taquineries, l’enfer pendant six ans. Pour qui dépend de l’administration, aubergiste, limonadier, débitant, marchand forain, c’est la ruine. Le jour du scrutin, le paysan est entouré. Pour qui votez-vous ? On prend, on déplie son bulletin. « C’est bien, » dit le garde champêtre, ou : « Ce n’est pas le bon, » et on le change. Il n’est pas rare que le président du bureau apostrophe violemment l’électeur.

Et les fausses clefs, et les urnes violées ! Dans certains endroits on attribue au candidat de Napoléon III plus de voix qu’il n’y a d’électeurs dans la commune. Et les menaces, souvent effroyables ! Dans un des départements les plus ravinés par le coup d’État, les Basses-Pyrénées, les gendarmes disent : « Les vapeurs chauffent à Port-Vendre. Si vous votez pour Arago, Cayenne et Lambessa vous attendent. » Ailleurs, l’administration fait courir le bruit que le candidat opposant est arrêté sous l’inculpation d’attentat à la pudeur. Ah ! j’ai vu de près, dans la campagne, ce qu’on appelle la lutte électorale. C’est un vrai massacre. D’un côté, des hommes, combattants loyaux, la poitrine découverte, de l’autre, la calomnie, l’intimidation, la violence pour balles et boulets, et la plus terrible de toutes les mitrailleuses, l’ignorance, au service du gouvernement.

Le ministre de l’intérieur a mis à la disposition des candidats de Napoléon III quelques millions, et les cadeaux pleuvent sur les communes. Après les cadeaux les promesses. Pas de candidat qui n’ait dans sa poche un clocher, une mairie, une halle, voire même un embranchement de chemin de fer. On a donné des millions, on promet des milliards. Autant en emporte le vent.

Et le tour est joué pour six ans. Voilà, Jacques Bonhomme, ta liberté électorale. Les villes vont de l’avant, mais les campagnes les prennent aux jambes. Or, sur huit millions d’électeurs six millions appartiennent aux campagnes. Et l’asservissement de la France est perpétué. Car tu penses bien que les candidats de Napoléon III ne vont pas ménager à Napoléon III les preuves de leur reconnaissance. Ils votent tout ce qu’il plaît à Napoléon III, qui pour récompenser leur dévouement, les admet eux, leur famille et leurs amis, au râtelier bien garni par les contribuables.

Alors les gens de Napoléon III entonnent l’éloge des campagnes. « Braves paysans, disent-ils, vous avez foudroyé l’anarchie. Qui prétendait que la France avait assez du gouvernement d’un seul homme, trop d’armée, trop d’impôts, trop de misérables ? Voilà notre majorité : la véritable expression du pays, ni républicains, ni même libéraux, tous Cassagnacs. »

Et ce serait vrai, Jacques Bonhomme, si tu avais voté librement et en connaissance de cause. Mais savais-tu seulement lire ton bulletin ? Il y avait un nom, dis-tu ? Non, mon ami ; il y avait aussi deux lignes que tu n’as pas su déchiffrer : « J’autorise le candidat de Napoléon III à user de moi comme il lui plaira pendant six années. »

Et sais-tu ce qu’il fait de ton argent et de ta personne ? Je vais te le dire par le menu.


LE RATELIER


Chaque année Napoléon III fait savoir à ses députés de quelle somme il a besoin pour gouverner la France l’année suivante. Cependant il daigne leur en expliquer l’emploi. Cela s’appelle le budget des dépenses.


LA DETTE


En tête figure le service de la dette publique. La dette publique c’est comme qui dirait la carte à payer des gouvernements passés et des emprunts contractés par Napoléon III.

Lorsque 93 eut balayé la monarchie, la Révolution consentit à payer les dettes de l’ancien régime. Mais l’État se trouvant débiteur sous les formes les plus diverses, on ne savait trop comment se reconnaître dans ce chaos de titres de toute nature, quand un membre de la Convention eut un de ces traits de génie si fréquents dans cette grande assemblée. Toutes ces créances furent transportées sur un livre unique, qui prit le titre de Grand-Livre de la dette publique. L’État s’engagea à servir indéfiniment le revenu des sommes inscrites, sans jamais être tenu au remboursement du capital. On détacha de la souche un titre remis à l’inscrit, et ce titre fut négociable. Le premier Empire nous valut 142 millions d’inscriptions de rentes. Au 2 décembre 1851, la dette inscrite de la France était de 230 millions 700 mille francs. Elle est aujourd’hui de 375 millions. Napoléon III a donc, depuis dix-huit ans, grevé la France de 135 millions de rente perpétuelle !


Mais ce n’est pas tout ; il y a la dette viagère ; 88 millions ; la liste civile de l’Empereur et les dotations de ses grands seigneurs : 49 millions ; des capitaux remboursables a divers titres. J’abrége, — ce chapitre exige à peu près 600 millions de rente annuelle.


Avant de songer à tes petites affaires, commence donc, ami Jacques, par payer ces 600 millions de rente, sans retirer de cette grosse dépense le moindre profit direct.


MINISTÈRE DE LA MAISON DE L’EMPEREUR


Une misère, 20 millions. Avant de songer à toi, continue, Bonhomme, à contribuer pour 20 millions à l’éclat de Napoléon III.


LA GUERRE


380 millions ou à peu près. Pouvons-nous mettre ce sacrifice au rang des dépenses productives ? En quinze années, l’Empire a dépensé sept milliards et demi pour l’armée Qu’a produit tant d’argent ? Un peu de sécurité ? Non, puisqu’on a augmenté le service militaire de deux ans et demi. Un peu de gloire ? — Ah ! oui ; parlons du Mexique et de l’expédition romaine. Veux-tu, Jacques, te rendre compte par un exemple de l’utilité et du prix des dépenses guerrières ? Depuis 1825, les cinquante-six régiments de cavalerie employés en France ont coûté au moins 70 millions par an,
soit en 53 ans 3 milliards 700 millions

Intérêts de cette somme
pendant 27 ans 4 milliards 900 millions

Total. 8 milliards 600 millions
...


Or, depuis 1815, la cavalerie (j’excepte l’Afrique) n’a fait que trois charges :

Une charge à Balaclava (Crimée), un escadron ;

Une charge à Eupatoria (Crimée), deux régiments ;

Une charge à Solferino (Italie), deux régiments.

Chaque charge de cavalerie a donc coûté plus de deux milliards et demi. Rien que la dépense de la cavalerie, depuis 1825, représente les trois quarts de la dette inscrite. Avec ces milliards, on aurait pu bâtir trois millions cinq cent mille maisons ouvrières, pareilles a celle de Mulhouse ; on aurait pu défricher toute l’Afrique, émanciper tous les travailleurs de France…

Nous disons donc : l’armée 380 millions. Et la marine ? 184 environ ; ensemble, 564 millions.

Mais il faut payer les receveurs, les percepteurs, les employés ; mais il y a des non-valeurs, des primes, etc., que sais-je ? en tout cas, cela mange bien 315 millions par an, au bas mot.

Ainsi donc, voilà plus de 1,500 millions que chaque année Jacques Bonhomme débourse pour la dette, l’armée, les dotations, les frais de recouvrement de l’impôt, etc., c’est-à-dire pour des dépenses ou stériles ou excessives, et qui, dans tous les cas, n’améliorent ni son présent ni son avenir.


MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR


La bouteille à l’encre. 230 millions, et..... plus. L’administration, les préfets, sous-préfets et autres employés, les prisons, la police, les mouchards, les subventions électorales, les services départementaux. Il a rudement besoin d’être purgé, cet intérieur.


AFFAIRES ÉTRANGÈRES


Quelques 14 millions. Napoléon III ne tient pas à terrifier l’Europe, et il y réussit ; mais, en revanche, il exige que les ambassadeurs et leurs attachés paient de mine à l’étranger. Quatre millions sont affectés à leur équipement.


CULTES


87 millions aux curés. Quarante-sept mille prêtres environ, soumis à leurs curés, soumis à leurs évêques, soumis au pape. Une nation dans la nation. Tout ce monde, cependant, dépend par le picotin de Napoléon III, qui lui abandonne en outre la jouissance des églises, chapelles, presbytères, dont la rente représente bien quelques dizaines de millions. Au village, le curé est le maître véritable, par la femme, dont il surveille la conscience, par l’enfant, dont il dirige l’éducation, par la chaire, qu’il transforme en tribune politique. Les frères ignorantins, les jésuites, les congrégations religieuses, plus nombreuses et plus riches qu’avant 89, complètent l’action du clergé, et reçoivent du gouvernement de Napoléon III une protection égale. Pour eux la liberté de réunion, la liberté d’association existe entière. À l’abri de leurs écoles, de leurs couvents, ils défient l’intervention de la justice et peuvent se livrer aux plus abominables pratiques, détournements d’enfants, sévices, mauvais traitements, débauche. À peine parvient-on à découvrir un attentat sur cent. Pour eux, Napoléon III maintient l’occupation romaine ; ils doivent, en retour, mettre leur influence au service de Napoléon III. Le clergé et les corporations religieuses sont dans les élections les plus habiles et les plus féconds artisans de mensonge.


JUSTICE


33 millions que se partagent les présidents, les juges, les conseillers, les procureurs impériaux, les greffiers, etc., tous nommés par l’Empereur. Les uns jugent, les autres poursuivent — chasseurs et cuisiniers. — Le gibier, c’est toi, Jacques Bonhomme, et voici comme on t’accommode.

Dans les affaires civiles qui dépassent la compétence du juge de paix, tu es jugé par trois ou sept juges, selon que ton affaire est en instance ou en appel. Ces messieurs décident sur tout : droit, beaux-arts, commerce, philosophie, sciences, etc., etc. Les plus puissants génies frémiraient à l’idée de prononcer sur des intérêts aussi divers, mais ces braves gens les expédient sans sourciller, jugeant le fait, jugeant le droit, les trois quarts du temps sans chercher à rien y comprendre.

En matière correctionnelle ou criminelle, le procureur impérial t’arrête quand il lui plaît, te passe au juge d’instruction, lequel, moyennant une petite formalité, peut te retenir à sa fantaisie six mois, un an s’il le veut, sans se donner la peine de t’interroger. Traduit devant le juge d’instruction, tous les moyens lui sont bons pour t’arracher un aveu. Sur-le-champ, sans prévoir l’importance de sa réponse, l’inculpé doit satisfaire aux questions de son inquisiteur. Beaucoup sont ignorants, comprennent mal, se troublent. Le juge dicte pour eux leur déposition, et que ne leur fait-il pas dire ? Si la persuasion, l’intimidation, la menace échouent, en avant la torture. Oui, la torture, Jacques Bonhomme, le secret est-il autre chose ? Enfermé dans une cellule, sans air, sans jour, privé de toute communication, le prisonnier est abandonné aux terreurs, aux angoisses physiques et morales de l’isolement. Mme Doise est accusée d’avoir assassiné son père, elle proteste indignée. On la met au secret, enceinte. Le matin, le gardien enlevait sa paillasse ; le parquet, les murs suintaient une humidité glaciale. Quelques semaines passées dans ce tombeau épuisent les forces et l’énergie de la malheureuse ; la fièvre peuple son cachot de fantômes, la folie venant, Mme Doise céde. Elle avoue son crime, demande en grâce l’échafaud. À la cour d’assises, elle renouvelle ses aveux : oui, elle a tué son père ; elle précise, accumule les détails avec une sorte de rage. À une voix de majorité seulement le jury accorde des circonstances atténuantes ; elle est condamnée aux travaux forcés a perpétuité.

Deux mois après le véritable assassin est arrêté, fait des aveux complets. On revise le procès, l’innocence de Mme Doise apparaît éclatante. On lui demande/par quelle folie elle a pu s’accuser d’un crime qu’elle n’avait pas commis : « Pour sortir du secret, » répondit-elle.

Le juge d’instruction transmet l’accusé au tribunal. En cour d’assises c’est le jury, c’est-à-dire des citoyens qui prononcent, et bien que la liste des jurés soit épurée par l’administration, il peut y avoir quelquefois dans leur jugement quelque apparence d’impartialité ; mais en matière correctionnelle, tout est abandonné à trois juges. Pour peu qu’il s’agisse de politique, tu sens bien, Jacques, que ces messieurs ne donnent pas tort au gouvernement qui les nomme et dispose de leur avancement. Dans les questions ordinaires, ils sont dominés par leurs passions, leurs habitudes, leur éducation. Pressés, ils apprécient à la hâte. J’ai vu dans une audience de deux heures répartir quarante-huit mois de prison entre douze prévenus de délits différents. — Vagabondage, un mois. — Et pourquoi, M. le juge, me punissez-vous de n’avoir pas d’asile ? — Vol, six mois, huit mois, un an. — Quoi ! après cinq minutes de délibération ! mais considérez dans quelles circonstances — C’est bien, qu’on les emmène.

Et que répondraient ces bourgeois à moitié endormis sur leur siége, gros, gras et dodus, venus au monde la cuillère d’argent à la bouche, comme disent les Anglais, si quelqu’un de ces malheureux leur disait : « Vous pensez à moi aujourd’hui, messieurs les juges, et c’est pour me frapper, mais où étiez-vous pendant mon enfance livrée à la misère et aux mauvais enseignements ? Où étiez-vous aux jours de chômage, aux jours de maladie, aux heures terribles ou la vue des coquins triomphants, gonflait de passions ma poitrine ? Où étiez-vous quand, près du gouffre, un mot de pitié, un regard bienveillant, une main tendue, eussent suffi pour me retenir ? J’ai, dites-vous, une dette à la société, que m’a-t-elle donc donné ? »

Le tribunal répondrait certainement par le maximum de la peine.

Et tous ces condamnés sont enfermés pêle-mêle dans les mêmes prisons, jeunes et vieux, novices et endurcis, voleurs pour un pain et voleurs de millions. Je me trompe, ces derniers qui sont riches, capitonnent leurs cellules et se procurent toutes sortes d’agréments.

Mais, si les procureurs impériaux, si les juges d’instruction se trompent, si les tribunaux acquittent, la justice accorde-t-elle au moins une indemnité à l’innocent injustement poursuivi ? Non, Jacques. Eh quoi la honte de l’arrestation, les tortures de la prison, l’audience publique, la ruine peut-être, si, commerçant, j’ai été éloigné de mes affaires, ma femme, mon enfant séparés de moi, tout cela ne demande pas une réparation ? Non, mon ami, trop heureux de te retirer, les cheveux blanchis par tant d’angoisses, des griffes de nos magistrats.

Vois-tu, Jacques, ces gens-là, ce sont les maîtres de la France. Ils ne touchent crois-tu, que trente-trois millions de nos écus, mais ils tiennent en réalité nos vies, nos fortunes, notre sécurité entre leurs mains. Et je défie le plus honnête homme du monde d’oser regarder sans frissonner un procureur impérial à qui il a déplu.


INSTRUCTION PUBLIQUE


Voici ton budget, Jacques Bonhomme. — Vingt-huit millions ; — moins que les appointements de Napoléon III et de son auguste famille. Oui, Jacques Bonhomme, voilà ta liste civile ; grosse, dans les pays où tu règnes, aux États-Unis par exemple, où l’instruction du peuple absorbe plus de cinq cent millions, où le président de quarante millions d’hommes libres ne reçoit que cent dix mille francs par an. Mais ici, ah ! il s’agit bien de t’instruire, de te rendre fort, indépendant. On aveuglait autrefois les esclaves pour accroître le rendement de leur travail. Que ne peut-on, aujourd’hui, obscurcir encore tes ténèbres ? Seule, la Convention, vidant les tabernacles, avait voulu faire de l’école le sanctuaire de la commune ; elle décréta l’instruction une dette sociale, et la rendit obligatoire pour les garçons et pour les filles. Tes défenseurs périrent ; nul n’aura désormais pour toi leur tendresse humaine. Il n’y a plus jusqu’en 1833, de budget sérieux, pour l’instruction publique. Où nous en sommes aujourd’hui, tu le sauras d’un mol : chaque année, en France, plus de Neuf cent mille enfants ne reçoivent aucune instruction.

Sans éducation, sans instruction, c’est-à-dire sans outil, tu luttes encore avec tes ongles, toi, Jacques Bonhomme. Mais la femme, trop faible si souvent pour utiliser ses bras, qui armera sa main délicate ? À la campagne, sait-elle seulement enfiler une aiguille ? À la ville, sans apprentissage, n’est-elle pas vouée aux travaux les plus ingrats ? Une couturière ordinaire gagne 1 fr. 28 c. par Journée de dix heures pour ajuster ces toilettes que des femmes à peu près nues vont promener dans les soirées du maître, aux Tuileries ; une ouvrière en dentelle, 1 fr, 30 c. par journée de treize heures ; la fabrication des chapeaux de paille, la passementerie ne donnent jamais un salaire supérieur à 1 fr. 50 c ; celles qui s’occupent de vannerie, de sparterie, de la fabrication des couronnes d’immortelles, ne gagnent que 10 ou 12 sous par jour, Celles-là comment vivront-elles…, dites, bonapartistes, comment voulez-vous qu’elles vivent ?

Est-ce donc l’industrie qui manque à la femme ? Non, la tenue des livres, la coupe des patrons, la peinture sur porcelaine, la gravure sur bois, toutes les professions qui demandent de l’assiduité, de l’habileté, de la légèreté de main, lui tendent les bras. Que lui manque-t-il ? L’apprentissage, c’est-à-dire l’instruction.

Et quelle est l’instruction de l’école, en supposant que la misère ou la négligence paternelle ne retienne pas l’enfant au foyer ? Un peu de lecture, d’écriture, de calcul, d’histoire sainte. Et tes droits, et tes devoirs, qui te les enseigne, ô déshérité ! À partir de treize ans, l’enfant de la campagne ne touche plus un livre. La moitié des conscrits ne savent pas lire ou signer leur nom.

Et l’instituteur, courbé devant l’inspecteur, serviteur forcé du maire et du curé, presque mourant de faim, c’est lui, Jacques Bonhomme, qui a mission de t’ouvrir les portes de la vie ! Sur plus de trente-six mille instituteurs, plus de vingt-neuf mille n’ont pas mille francs d’honoraires. Six mille touchent de 4 à 600 francs ! « Après cinquante-huit ans de services, écrivait dernièrement l’un d’eux, à soixante-dix-huit ans, avec une vue très-faible et des mains tremblantes, j’ai une retraite de 74 francs par an. » Une institutrice recevait, l’an dernier, après trente-cinq ans de services, 38 francs de pension annuelle, une autre 67 francs, après quarante-cinq années !


Les employés inférieurs de l’État végètent aussi misérables. Les facteurs, qui parcourent quelquefois 30 kilomètres par jour, au soleil, à la poussière, à la pluie, touchent en moyenne 600 francs ; les employés des douanes, grelottent sur le rivage qu’ils surveillent, à raison de 2 francs 30 centimes par jour.


LES GRANDS SEIGNEURS


En revanche, les grands seigneurs font ripaille. Jacques Bonhomme a payé :

À Napoléon III seul, depuis 1852, 494 millions, qui font, avec les intérêts, sept cent cinq millions environ, sans compter la jouissance des biens de la Couronne représentant 8 ou 10 millions de rente annuelle. On aurait pu avec cette somme créer, au profit de cent cinquante mille travailleurs, quinze usines comme celles du Creuzot. Cette somme employée à faire des chemins de fer départementaux qui ne coûtent que 120,000 fr. le kilomètre, aurait suffi pour construire 5,875 kilomètres. Non-seulement tous les réseaux des chemins de fer départementaux seraient terminés, mais il resterait encore un excédant de mille kilomètres.

À l’ancien président du Sénat, Troplong, depuis 1851, trois millions huit cent quatre vingt mille francs.

Aux cinq cardinaux Bonald, Mathieu, Donnet, Billet, Bonnechose, ensemble : quatre millions huit cent quatre vingt mille francs.

Au maréchal Vaillant, trois millions huit cent soixante-seize mille francs.

À Rouher, président actuel du Sénat, deux millions cinq cent mille francs.

À Baroche qui fit autrefois voter la loi de transportation à Nouka-Hiva, deux millions quatre cent mille francs.

À Fialin, dit de Persigny, chien couchant de Napoléon III, un million six cent mille francs.

À Drouin de Lhuys, un des fabricateurs de notre Constitution, un million cinq cent mille francs.

À Magne, auteur de nos principaux emprunts, un million huit cent mille francs.

Jacques Bonhomme, tu paie chaque année :

Au maréchal Mac-Mahon, deux cent vingt cinq mille francs, — le traitement de plus de deux présidents de la République des États-Unis.

Au général Fleury, un des principaux auteurs du 2 décembre, cent quarante neuf mille francs, — plus qu’un président.

Au général Edgar Ney, cent quarante neuf mille francs — également.

Au maréchal Canrobert, héros du 2 décembre, deux cent mille francs, — deux présidents.

Au maréchal Bazaine, héros du Mexique, deux cent mille francs — également.

Au maréchal Regnauld de Saint-Jean-d’Angely, deux cent mille francs — également.

À Darboy, archevêque de Paris, cent quatre-vingt un mille francs, — plus d’un président et demi.

À la Valette, cent cinq mille francs, — presque un président.

À cinq amiraux, deux cent dix-neuf mille francs.

À Rigault de Genouilly, cent soixante-trois mille francs.

À Lawœstine, quatre vingt douze mille francs.

Soit en vingt ans de règne, avec les intérêts, QUATRE-VINGTS MILLIONS pour SEIZE personnes.

Soit au taux de 4 francs la journée, le travail de vingt millions d’hommes, de la moitié de la France pendant un jour.

Je ne cite que quelques traitements, mais il y a des centaines de fonctionnaires qui touchent 60, 50, 40, 30,000 francs par an. Ainsi tous les sénateurs reçoivent au moins 30,000 francs. Ils nous reviennent donc à 82 fr. 19 cent, par jour. Et tu as fait 89, 93, 1830, 1848, Jacques Bonhomme, pour abolir les priviléges de l’aristocratie !


En récapitulant, nous trouvons que Napoléon III demande chaque année aux députés de lui livrer deux milliards trois ou quatre cent millions sur le travail du pays. Dire qu’il les demande c’est dire qu’il les obtient, car ces gens-là n’ont rien à lui refuser.

Et quand Jacques Bonhomme a payé ce budget, mais alors seulement, quand on a proprement vidé sa bourse, les trois quarts du temps sans aucun profit réel pour lui, Napoléon III veut bien lui permettre de s’imposer encore pour défrayer les dépenses indispensables de sa commune et de son département, entretenir ses routes, paver ses rues, les éclairer, etc., etc.

Comment on parvient à soutirer tant d’argent à Jacques Bonhomme, je vais l’expliquer rapidement.


LE PRESSOIR


CONTRIBUTIONS DIRECTES


Que la terre qui le porte, que le toit qui l’abrite paie, que sa personne paie, qu’il paie pour respirer, qu’il ne puisse exercer aucune profession sans payer ; voilà, les quatre contributions directes impôt foncier, personnel, des portes et fenêtres, des patentes.

L’impôt foncier est prélevé sur les terres classées, suivant leurs qualités naturelles. On prend la moyenne du revenu de quinze années, et pour les maisons on calcule sur la valeur locative.

L’impôt personnel-mobilier est levé sur tout habitant pauvre ou riche. Cette taxe représente la valeur de trois journées de travail. Elle est fixée sur la valeur de l’habitation vide de meubles. Elle atteint donc les citoyens qui logent en garni.

L’impôt des portes et fenêtres frappe toutes les ouvertures extérieures des maisons d’habitation. La demeure du pauvre est, par cet impôt, vouée à l’obscurité.

L’impôt des patentes s’étend sur toutes les professions, mais il pèse proportionnellement beaucoup plus sur les petites.

Au principal des contributions directes viennent s’ajouter les centimes additionnels perçus au profit de l’État, des départements et des communes. Dire qu’il y a 10, 20 centimes additionnels sur une contribution directe, c’est dire que pour chaque franc de principal on paiera 10, 20 centimes en plus, par exemple, au lieu de 1 fr. on paiera 1 fr. 10, 1 fr. 20. C’est une façon hypocrite d’accroître l’impôt.

Mais le principal des quatre contributions directes ne dépasse pas 313 millions. Et Napoléon III veut des milliards. — Voici comment on les obtient.


CONTRIBUTIONS INDIRECTES


L’État prélève certains droits sur les produits agricoles ou manufacturés. Les marchandises qui viennent de l’étranger paient un droit à leur entrée en France (douanes), Certains autres produits, boissons, sels, sucres, etc., acquittent ce droit chez le fabricant ou le détaillant (droits réunis), Pour se récupérer des sommes versées à l’État, ces fabricants ou détaillants augmentent d’autant le prix de leur marchandise. C’est donc en réalité l’acheteur qui débourse ces droits. Mais comme il paie en détail, par somme minime, au fur et à mesure de ses achats, il se fait illusion, ne croit donner de ces objets que le prix naturel et dit : Tout augmente. Non, c’est Napoléon III qui augmente tout. Les douanes produisent 128 millions environ, le sel 33 millions, les boissons 234 millions, les sucres 60 millions, les taxes diverses, licences, transports, etc., 33 millions.

L’État prélève en outre sur les actes civils et judiciaires, achats de propriété, ventes, transactions, etc., certains droits d’enregistrement, de greffe, etc. Joints aux amendes, passe-ports, permis de chasse, ces droits rapportent environ 352 millions,

Enfin, l’État tire un bénéfice considérable du monopole ou droit qu’il s’est réservé de fabriquer ou d’émettre exclusivement certains produits. Seul il fabrique et vend de la poudre, du tabac, des cartes, et il y a dix ans Napoléon III, par un simple décret, a augmenté de 25 p. 100 le prix du tabac. — Tabacs, poudres, etc., lui rapportent plus de 190 millions de bénéfice, et le service des postes 22 millions.

Toutes ces contributions, qu’on appelle indirectes, ont, comme les impôts directs, leurs centimes additionnels qui prennent le nom de demi-décime, décime, double-décime, décime de paix, décime de guerre, tous gros sous qui font des millions à Napoléon III.

En dehors des impôts directs ou indirects, l’État perçoit divers produits : Algérie, domaines, forêts, retenues sur les pensions, etc., 160 ou 180 millions. Et en outre la plus terrible de toutes les contributions :


L’IMPOT DU SANG


Comme tous les impôts, il est voté par les députés, comme tous les impôts, il augmente tous les jours, mais contrairement à tous les autres impôts, il n’est pas voté par ceux qui le paient. — C’est la France de plus de vingt ans, seule représentée au Corps législatif, qui prend chaque année cent mille hommes à la France de moins de vingt ans. Avant de reconnaître des droits à Jacques Bonhomme, la loi lui demande sa vie.

Tous les jeunes gens qui ont vingt ans révolus avant le 1er janvier d’une année sont obligés de tirer au sort cette année-là. On prend ensuite, suivant l’ordre des numéros, un nombre de jeunes gens suffisant pour atteindre le chiffre du contingent voté par les députés. Autrefois les numéros élevés étaient exempts du service. Depuis Napoléon III il n’y a plus de bons numéros.

Jacques a tiré le numéro 1. Il a le malheur d’être vigoureusement constitué, il est trop pauvre pour se faire remplacer. Il servira d’abord pendant cinq ans dans l’armée active, ira guerroyer au Mexique ou ailleurs, de là il passera quatre ans dans la réserve où Napoléon III, par un simple décret, pourra l’aller chercher quand il lui plaira.

Pierre a tiré le numéro 100,000. Il n’en sera pas moins pendant cinq ans garde national mobile, c’est-à-dire obligé de marcher en temps de guerre. Ainsi Jacques servira neuf ans et demi ; Pierre, pendant cinq ans, sera, à la première fantaisie guerrière de Napoléon III, envoyé à la frontière.

Cent mille Jacques enlevés à vingt ans à leurs foyers. Vingt ans, l’heure où la sève monte. Chez eux, livrés à leurs travaux, ils se suffisaient et au delà ; ils vivront désormais sur le fonds commun. L’État paiera leur entretien, mais qui paiera l’État si ce n’est la bourse du père appauvri par l’absence de son fils ?

Ces milliers d’hommes se seraient mariés. Étant les plus beaux gars, car la conscription prend le dessus du panier, ils auraient fait de beaux enfants, sains et robustes. — Seront-ils les mêmes après une guerre ou cinq années d’oisiveté de garnison ?

Ces milliers de Jacques pensaient autrefois comme nous, leurs amis, leurs voisins, — Leurs affections, leurs intérêts, leurs lois étaient les nôtres. Entretenus par la communauté que leur fait maintenant l’abondance ou la misère ? Ils n’ont plus qu’un conseil, la consigne, qu’une loi, l’obéissance passive à leurs chefs. — Va au Mexique, va à Rome. Il va. — Balaie le boulevard. Il tire. — Oh ! Jacques, dont je serrais hier la main fraternelle, est-ce ta main qui vient de me frapper !

Loi barbare, qui mets un bandeau sur les yeux de mon frère, qui, de mon ami d’hier fais le bourreau d’aujourd’hui, toi qui te joues du sang, tu mérites bien ton nom terrible. N’invoque pas le salut public. Sainte image de la patrie, nous t’avons vue meurtrie pendant la Révolution, toute l’Europe menaçante. Il te suffit de dire : « À moi, mes enfants ! » et quatorze armées de volontaires naquirent de ta plainte. Leurs mères, leurs femmes, leurs fiancées les conduisaient en chantant jusqu’à l’armée. Le feu divin les avait fait géants. Et quand cet ouragan eut franchi la frontière, on chercha vainement la trace des ennemis.

Qu’ils furent grands, ces soldats citoyens de la France nouvelle, serrés autour de la loi ! Que Louis XVI combine ses attentats contre l’Assemblée naissante ; que Breteuil, crie de sa grosse voix : « S’il faut brûler Paris, on brûlera Paris ; » déjouant ces complots, les soldats, au 20 juin, viennent garder l’Assemblée ; le 23, ils refusent de mitrailler le peuple ; à Paris, ils déclarent qu’ils tireront à bout portant sur les Suisses si les Suisses tirent sur les Parisiens ; le jour de la prise de la Bastille, beaucoup passent aux patriotes. Et aux frontières, quand Dumouriez trahit, lui naguère adoré des troupes, poursuivi à coups de fusil par ses soldats eux-mêmes, il ne doit son salut qu’a la vitesse de son cheval.

Qu’êtes-vous devenus, soldats de la Liberté, à la Liberté seule fidèles !

Mais ne désespérons pas, Jacques Bonhomme. L’air de Paris mouille la poudre. Mêlés aux discussions du peuple dont ils sont sortis, bien des Jacques oublieront au jour voulu qu’une loi les a fait soldats pour se souvenir que la nature les fit hommes.


Récapitulons. Jacques Bonhomme a sué deux milliards trois ou quatre cent millions, donné ses enfants, — voilà l’État pourvu. Reste à doter la commune et le département.

Quelle veine nouvelle va-t-on ouvrir à ce misérable Jacques, déjà vide de sang, dont on a taxé la terre, l’air, l’habitation, le sel, le vin, le vêtement, l’outil ? Eh ! parbleu, on grossira les taxes, on en créera de nouvelles et l’on rétablira l’ancienne corvée.


L’OCTROI


D’abord, chaque commune, chaque département, s’impose des centimes additionnels sur ses contributions directes. Ensuite, à l’entrée des villes on a établi des barrières, et tout ce qui entre paie un droit, comme au vieux temps, tu le vois. Ce sont les octrois. Tout leur est bon, viande, œufs, légumes, poissons, beurre, volailles, gibier, fruits de la terre, bières, cidres, vins, liqueurs, eaux-de-vie, bois à brûler, bois à construire, charbon, pierre, métaux, tout ce qu’on mange, tout ce qu’on boit, tout ce qui fait vivre. — « Comment ! mais n’avons-nous pas déjà payé à l’État ? L’eau-de-vie en bouteille, vendue 45 centimes par le vigneron, n’a-t-elle pas acquitté pour arriver à Paris, par exemple, 90 centimes, deux fois sa valeur ? » — Oui, oui, Jacques Bonhomme, mais qu’importe à l’octroi ? il exige encore pour cette même eau-de-vie 25 à 50 pour cent.

Écoute. Une pièce d’eau-de-vie de 400 litres vaut, en moyenne, 190 fr. sur place. Eh bien ! elle paie un droit de régie de 48 centimes par litre, soit 180 fr., plus un droit d’octroi variable, suivant les villes, mais qui est à Paris de 78 fr. Total, 255 fr.

L’État et l’octroi prennent donc ainsi près d’une fois et demi la valeur du produit.

Et le vin ? Il paie à Paris 47 fr. 50 d’entrée. La province produit de bons vins a 28 fr. la pièce. Les droits dévorent donc le double de la valeur du produit. On a calculé que les droits qui pèsent sur le vin dans la Seine-Inférieure, élèvent à 1 fr. 10 le prix du litre de vin qui vaut 12 centimes dans le Gers.

De plus la taxe est uniforme. Ainsi une pièce de 280 fr. paie 20 pour cent, tandis que le vin du pauvre à 25 fr. paie 150, 200 et 300 pour cent. Le petit bleu vingt fois plus que le fin bordeaux ! Paie pour tous, misérable Bonhomme.

Mais le Jacques des campagnes paie-t-il l’octroi ? — Oui, certes, par contre-coup. Est-ce que les marchés de Paris et des centres ouvriers ne seraient pas inondés des vins du Midi si des droits exorbitants n’en interdisaient presque la vente ? Non, le paysan n’est pas plus épargné par l’octroi que par


LA CORVÉE


La troisième et la plus odieuse ressource des budgets communaux et départementaux. Que veux-tu, Jacques Bonhomme, Napoléon III a tout pris pour son budget. Plus rien dans ta poche pour ta commune. En avant tes bras.

« La corvée, disaient les anciens parlements, est le trait caractéristique qui sépare les dernières classes du peuple des supérieures. » — C’est l’impôt en nature payé par le pauvre diable, car le riche peut se racheter. Louis XVI l’abolit, Napoléon Ier le rétablit. Le nombre des journées fut fixé a trois par le gouvernement de Juillet, et Napoléon III l’a porté à quatre. On a trouvé un nom plus honnête, on l’appelle la prestation.

Au froid, à la chaleur, va, le hoyau sur l’épaule, Jacques Bonhomme, souverain de par le suffrage universel, va réparer, construire, entretenir, quatre journées durant, les chemins vicinaux. De 18 à 60 ans, casse les cailloux, comble les trous, nivèle la terre, pour faire, va-nu-pied, une route sans cahots à la voiture du maire, car ces messieurs ne se gênent pas pour négliger, à leur profit, tels chemins importants.


Contributions directes et indirectes, impôt du sang, octrois, corvée, te voilà, Jacques Bonhomme, lié sous toutes les formes, asservi par tous tes besoins, pressé, foulé comme la vendange dans la cuve, écrasé en raison directe de ta misère. Sur qui pèse l’impôt du sel, par exemple ? Est-ce que le pauvre ne paie pas proportionnellement plus que le riche qui peut varier ses assaisonnements ? Et l’impôt des boissons ? Est-ce que le prolétaire peut payer le vin, l’eau-de-vie le triple, le quadruple de leur valeur ? Et cependant il a besoin de réparer ses forces ; on n’alimente pas une locomotive avec de la paille : de même il faut à l’ouvrier, livré souvent aux plus rudes travaux, une alimentation substantielle et des boissons généreuses. Obligé de renoncer au vin pur et à l’eau-de-vie franche, il a forcément recours aux liqueurs fortes empoisonnées. Les alcools extraits de la betterave, du grain, du sapin, du goudron, etc., colorés avec des bitumes et des asphaltes contenant de l’acide sulfurique et de l’acide acétique, fournissent des forces factices, produisent une ivresse douloureuse. Dans le Nord, où la consommation du vin est restreinte par sa cherté, celle de l’alcool est trente-deux fois plus forte. Qui supporte l’impôt des portes et fenêtres, l’impôt des patentes ? Est-ce le riche négociant qui bâtit les maisons ? Non, mais Jacques qui les habite. L’usine paie 500 francs et l’échoppe cinquante, mais la fabrique gagne 500,000 francs et l’échoppe joint à peine les deux bouts. Sur qui pèse l’impôt du tabac, sinon sur les acheteurs au détail ? Seul le revenu ne paie rien directement. Le propriétaire augmente son loyer, l’industriel son produit, proportionnellement à ses charges, mais son revenu reste immuable. Jacques Bonhomme, lui, se serre les flancs. S’il geint, le chassepot lui règle son compte, et à travers la buée de l’atelier, il peut voir apparaître, tracées en lettres sanglantes, ces deux menaces de mort : Ricamarie, Aubin.


III

LE MAÎTRE


SAMSON


Verse le grain, tourne la meule, d’autres recueilleront la fine farine, dédaigneux de toi qui les nourris. Du naufrage de tant de révolutions, tu as sauvé l’égalité, dit-on ; oui, l’égalité devant la misère. Va demander à ces fonctionnaires, à ces magistrats, à ces brillants états-majors, à ces industriels dont tu fais la fortune, s’il est leur égal, ce corvéable, ce justiciable, Jacques Bonhomme de la caserne ou de l’atelier ?

Non, certes, dans notre société nul ne vaut qu’en raison du peu de peine qu’il se donne pour vivre. Il est des professions dont le nom seul provoque le rire, il en est qu’on appelle libérales ; les autres sont donc viles ? Chose monstrueuse, ce n’est pas le travail qui honore l’homme, mais l’homme qui est tenu d’honorer le travail.

Jamais les classes ne furent aussi vivantes. Le comptoir, la boutique, — le salon, l’atelier, — l’homme du monde, l’homme du peuple, — les mains noircies, les mains blanches. Quel bourgeois tient en égale estime les travaux de l’ouvrier qui nettoie la rue et ceux de l’avocat ? Frère, dit ce beau parleur qui vient demander tes suffrages. — Dis-lui, Jacques Bonhomme, de t’admettre dans son intimité.

Et toujours il en sera de même tant que des créatures humaines seront dépourvues de toute instruction, tant que le crédit et l’outillage seront accaparés par quelques-uns, c’est-à-dire tant qu’il y aura des exploiteurs et des exploités.


Je t’ai raconté ton histoire et tes servitudes multiples, je t’ai promené dans les cavernes tortueuses du budget, je t’ai montré des centaines de millions engloutis par l’armée et le service de la dette, des millions et des millions dévorés par Napoléon III et ses grands seigneurs, l’instruction, la vraie dot du prolétaire, recevant à peine l’aumône, la justice impitoyable et dérisoire, le prêtre souverain, neuf années et demie données à la conscription, soustraites au travail. Tu as vu comme on t’oblige à payer ces dépenses ; après avoir suffi à tout le monde, je t’ai montré plus misérable que personne. Voyons, Jacques Bonhomme, crois-tu qu’il est temps d’en finir ? veux-tu du moins l’essayer ?

Sais-tu l’histoire de ce prodige de force qu’on appelait Samson ? Sa vigueur résidait dans ses cheveux ; pendant son sommeil, ses ennemis le tondirent, puis lui ayant crevé les yeux, ils l’envoyèrent à la meule. Un jour, au milieu d’une immense fête, on le fit venir pour insulter à son malheur. Mais, depuis sa captivité, sa crinière avait repoussé. Calme, en apparence, au milieu des outrages, il se fait conduire entre les colonnes qui soutiennent la salle, et là, rappelant son ancienne vigueur, invoquant la vengeance et sa juste cause, il étreint la pierre, la secoue, la déracine, et, sous les débris de l’édifice, le héros ensevelit ses ennemis.

Laisse-toi guider, Jacques Bonhomme, et plus heureux que Samson qui périt avec ses adversaires, tu resteras debout sur les ruines des tiens.


LE MAÎTRE


Demande. — D’abord, qui est le maître ?

Réponse. — Jacques Bonhomme L’État c’est lui, la France c’est lui ; c’est lui qui produit, c’est lui qui paie, c’est lui qui vote.

D. Pourquoi donc est-il ainsi opprimé ?

R. Parce que l’organisation sociale est vicieuse et que cette injustice est maintenue par le gouvernement.

D. C’est donc le gouvernement qu’il faut avant tout modifier ?

R. Oui, soyons libres d’abord pour nous organiser selon la justice.

D. Comment pouvons-nous être libres ?

R. Par le vote.

D. Mais si le gouvernement résiste ?

R. Eh bien, Jacques Bonhomme du 14 juillet, du 10 août, de 1830, de 1848, il te suffira de persister.

D. Mais huit millions de votants ont, nous dit-on, établi l’Empire ? ne sommes-nous pas liés par leur volonté ?

R. Non. Tu sais d’abord quelle effroyable terreur arracha ces votes. Ensuite, la plupart des votants ont disparu. La moyenne de la vie humaine étant de 38 ans, en admettant que tous ceux qui votèrent eussent 21 ans en 1851, ils seraient âgés aujourd’hui de 40 ans. Tu vois ce qui peut rester des électeurs de 1851.


LE DROIT DES GÉNÉRATIONS


D. Nous sommes donc enchaînés par la volonté des morts ?

R. Oui, et c’est la plus monstrueuse des iniquités. Une génération n’a pas le droit d’engager celle qui la suit. Quoi ! les lâches peureux de Décembre auraient pu décréter le rétablissement de l’esclavage non-seulement pour eux, mais pour leurs enfants ! Quoi ! Napoléon III pourrait, par exemple, emprunter vingt milliards (Magne prétend qu’on les lui a offerts), les dissiper et forcer tous les Français à venir à payer chaque année un milliard d’intérêts Nous ne reconnaissons pas à un père le droit d’aliéner le travail de ses enfants, et nous admettrions qu’une réunion de pères peuvent engager le travail de leurs descendants, les obliger à payer pour toutes les entreprises justes ou injustes, profitables ou ruineuses, dans lesquelles leurs intérêts, leurs passions ou leurs vices auront pu les entraîner ? Non, Jacques Bonhomme, en arrivant à la vie politique, tu as le droit de passer l’inventaire et de faire table rase du passé.

D. Mais nous devons bien des choses au passé.

R. Oui, le peuple du 14 juillet, du 10 Août, de 1830, de Février 48 est notre frère, mais les massacreurs de Juin n’étaient pas des Français ; certes, ce sont nos fières couleurs qui flottent au-dessus des volontaires de 92, mais ce sanglant haillon des bouchers de Décembre, est-ce notre drapeau ? Oui, nous acceptons avec le passé toutes les solidarités de vie, mais nous repoussons toutes les complicités. S’il a absous des crimes, tant pis pour lui, mais il n’a pu les légitimer, et la génération née à peine en 1851 répudie avec horreur les crimes de Décembre, les transportations, les attentats de Rome et du Mexique, les impôts doublés, les neuf années de service militaire, l’exploitation du travailleur consolidée et accrue, les fonctionnaires insolents, la magistrature oppressive. Non, mille fois non, Jacques, aucune loi ne peut nous imposer le respect des engagements iniques pris en notre nom par des peureux il y a dix-huit années.


LE REMÈDE


D. Notre droit rétabli, quels principes en découlent ?

R. La souveraineté absolue du peuple, c’est-à-dire l’élection à court terme de tous ses agents sans distinction de mandat, le droit d’exprimer sans entraves sa pensée par quelque mode que ce soit, le droit de réunion et d’association, le droit à l’existence, l’instruction complète, gratuite et obligatoire, l’abolition des monopoles, la suppression du budget des cultes, l’abolition de l’armée permanente.

D. Est-il besoin de faire ratifier ces principes par le suffrage universel ?

R. Non, ils sont de droit naturel. Un peuple devenu libre ne délibère pas, ne vote pas sur ses droits, il les proclame. On ne demande pas à un homme sauvé de l’asphyxie s’il veut respirer.


SOUVERAINETÉ DU PEUPLE


D. Expliquez et appliquez ces principes.

R. Le peuple étant souverain, nulle autorité ne peut dériver que de lui ; il doit donc la déléguer par l’élection. Étant le maître, il a bien le droit d’exprimer sa pensée comme il l’entend par la plume ou par la parole.

D. Cependant, si quelqu’un par parole ou par écrit prêche l’insurrection ?

R. Eh bien, ou l’opinion est avec lui, et il fait son devoir, ou bien l’opinion lui tourne le dos, et alors il est réduit à l’impuissance.

D. Vous supposez le peuple assez instruit pour discerner le vrai du faux ?

R. Il faut qu’il le soit, Jacques, il le faut, ou nous sommes perdus. Si quelques-uns peuvent s’arroger le droit de dire ; ceci est bien, ceci est mal, nous retombons dans la tyrannie.


L’INSTRUCTION GÉNÉRALE
GRATUITE ET OBLIGATOIRE


D. Cependant, les ignorants……

R. Il ne faut plus d’ignorants. Non-seulement la société est tenue de donner l’instruction à tous ses membres, mais elle doit exiger encore que chacun d’eux soit instruit.

D. N’est-ce pas violenter le père de famille ?

R. Dis-moi, Jacques, le père a-t-il le droit de crever un œil à son enfant ou de lui couper un membre ? Non, n’est-ce pas. Eh bien, le père qui laisse en friche l’intelligence de son enfant fait-il autre chose que de la mutiler ? Dis-moi aussi si la société n’a pas le droit de prévenir les crimes qui la troubleraient un jour. Or, la grande pourvoyeuse des crimes, c’est l’ignorance et la misère qui en découle.

D. Mais les travailleurs utilisent souvent le travail de leurs enfants ?

R. Je l’admets, bien qu’en vérité le travail d’un enfant ne soit guère appréciable. Aussi, l’école obligatoire suppose l’école gratuite, et l’enfant, au besoin, nourri et vêtu. Que coûte l’entretien d’un enfant ? 75 centimes par jour, tout au plus. Quinze cent mille enfants ne peuvent payer l’école. Inscrivons 415 millions, nous les rayerons du budget de la guerre. Et, devenu homme, l’enfant restituera avec usure cette avance à la patrie.

D. Et si le père refuse de livrer son enfant ?

R. La loi le punira comme criminel. S’il persiste, la société, comme elle le fait quand il abuse de son autorité, lui enlèvera la tutelle de son enfant.

D. L’école de l’État sera-t-elle obligatoire ?

R. Non, mais tout père de famille devra prouver qu’il donne l’instruction à son enfant. De plus, les seuls élèves de l’État seront admis aux écoles spéciales dont il est question plus loin, et que l’État seul est capable d’entretenir.

D. Mais les parents réactionnaires enverront leurs enfants dans les pensionnats des jésuites, des frères ignorantins ou des prêtres, et l’antagonisme subsistera entre les classes toujours également séparées.

R. Ni les jésuites, ni les congrégations religieuses, ni les prêtres ne sauraient être admis à enseigner. De plus les institutions particulières dirigées par les particuliers seront forcément inférieures à celles de l’État, ainsi qu’il va être démontré ; enfin le père qui n’enverra pas son enfant à l’école de l’État supportera une double dépense, puisque, comme imposé, il contribuera à l’entretien des écoles publiques. Ainsi le désavantage sera pour les réfractaires.

D. Quel sera l’enseignement de l’État ?

R. Il aura deux degrés : l’enseignement obligatoire, comprenant les connaissances nécessaires à tout citoyen quelle que soit sa profession, et l’enseignement spécial.


L’enseignement obligatoire.

Voici d’abord l’école. La salle est grande, vaste, éclairée. Ce n’est plus cette sorte d’étable si fréquente à la campagne. L’église nous a fourni son coin le plus propre, le plus lumineux. Au mur pas de buste de Napoléon Ier ou III, n’est-ce pas, Jacques Bonhomme, mais des portraits ou des bustes de nos grands hommes de la Révolution. Si l’on chante à l’ouverture des études, ce ne sera plus « Esprit saint, descendez en nous, » mais nos hymnes révolutionnaires ou d’autres appropriés à ces jeunes âmes républicaines.

L’instruction obligatoire embrassera cinq années dont la première sera préparatoire.

On enseignera, pendant les deux suivantes, la grammaire, l’orthographe, l’arithmétique, le système métrique, la géométrie (les quatre premiers livres), l’histoire de France jusqu’à la Révolution, la géographie de la France, les premières notions d’histoire naturelle, les éléments du dessin linéaire.

La troisième année, la géométrie complète, l’arpentage, l’algèbre, la physique et la chimie usuelle, l’histoire de la Révolution et les notions d’histoire générale, la géographie de l’Europe, l’histoire naturelle continuée et revue, le dessin d’ornement (trait) et de construction.

La quatrième année, le style, la composition et les chefs-d’œuvre de la littérature, l’astronomie, la physique et la chimie complètes, la géologie, l’histoire de France depuis le premier Empire, l’histoire résumée des peuples, la géographie universelle, la Constitution, les lois françaises, l’hygiène, le dessin d’ornement (ombres). On exercera les élèves à parler sur un sujet donné. Un camarade servira d’interlocuteur et la classe entière votera sur le sujet mis en discussion. Ainsi chaque citoyen sera rendu capable de donner son avis en public. Pendant tout le temps donné a l’instruction, le gymnase et les exercices propres à développer le corps ne seront pas négligés.

D. Mais pendant ce temps, l’ouvrier, l’agriculteur, s’il acquiert des connaissances générales, négligera l’apprentissage d’un état.

R. Nullement. La journée entière n’appartiendra pas à l’école. Il pourra être laissé trois heures, par exemple, au travail de chacun, dans des ateliers attenant à l’école ou même particuliers. À la campagne, les jardins ou les terrains qui environneront l’école seront affectés aux études agricoles ou horticoles dirigées par l’instituteur.

D. Quel sera le second degré d’enseignement ?


Enseignement spécial.

R. Les écoles professionnelles. À l’issue des cinq années d’enseignement obligatoire, les élèves subiront des examens. Tous ceux qui rempliront les conditions déterminées seront admis à compléter dans des écoles spéciales leur instruction industrielle, scientifique ou artistique, suivant qu’ils auront manifesté des aptitudes particulières. Les élèves qui étudieront le génie, la médecine, le droit, les arts et les branches des connaissances humaines qui demandent de longues et coûteuses études, subiront des examens fréquents, destinés à éprouver leur vocation et à épurer leurs rangs des non-valeurs. Ainsi personne ne pourra surcharger la société de sa médiocrité. L’État mettra à la disposition des écoles professionnelles, industrielles, scientifiques artistiques ses conservatoires d’arts et métiers, ses laboratoires, ses collections, ses musées, pour servir a l’étude et aux expérimentations. Quelle institution particulière possédera la millième partie de ces richesses nationales ?

D. Et les filles ?

R, Elles auront un grand nombre de cours communs avec les garçons. Oui, sur les mêmes bancs, comme aux États-Unis. Loin de nous les cafardes pudeurs catholiques, Les mœurs d’un peuple libre sont dignes. Les jeunes filles ne quitteront pas l’école pendant la journée, l’atelier ne leur vaut rien. On leur enseignera, sur place, les langues vivantes, la tenue des livres, le dessin au lavis, à l’aquarelle, la couture, la coupe des patrons, la peinture sur bois, sur porcelaine, etc. À l’expiration des années d’instruction obligatoire, elles entreront, elles aussi, dans des écoles spéciales, après examen. On leur confiera de préférence l’enseignement ; elles s’entendent mieux que nous à parler aux jeunes intelligences, étant plus patientes, plus ingénieuses.

D. Qui nommera les professeurs ?

R. Le concours public sous la présidence d’une commission nommée par l’Assemblée. Cette commission veillera, en outre, à l’exécution des programmes d’enseignement rédigés par l’Assemblée.

D. L’État surveillera-t-il les institutions privées ?

R. Oui, certes, et il pourra les fermer au cas où l’on y professerait des doctrines contraires aux droits de l’homme ou à la Constitution de la République.

D. Quel sera le traitement des instituteurs ?

R. De 2,000 fr. au minimum en sus du logement.

D. Mais les frais de vêtement et de nourriture, l’outillage des écoles professionnelles, le traitement des instituteurs, exigeront des déboursés considérables.

R. Les élèves des écoles professionnelles produiront l’équivalent de leur entretien, comme cela a lieu en Amérique ; et quand même il faudrait dépenser 700 millions par an, crois-tu, Jacques, qu’ils ne seront pas mieux employés à l’instruction qu’à la guerre.


LA MILICE NATIONALE


D. Oui, parlons un peu de l’armée.

R. Oh ! ce sera vite fait. Plus de conscription, plus d’inscription maritime. La nation armée dans ses foyers, assujettie à des exercices réguliers, remplaçant l’armée permanente. Si des cadres sont nécessaires pour certaines armes spéciales et pour la marine, qu’on les forme de volontaires avec ou sans primes. Les États-Unis ne connaissent pas les armées permanentes, et cependant ils ont, pendant quatre années, opposé à leurs adversaires les armées les plus nombreuses et les mieux disciplinées que le monde ait jamais vu. Voilà du coup 400 millions d’économisés, les coups d’État impossibles, 400,000 hommes rendus à la production, au travail. De même pour la marine où nous mettrons de côté une centaine de millions.

D. Mais en cas d’invasion immédiate ?

R. Crois-tu donc, Jacques, que les peuples voisins nous guettent et n’attendent qu’une occasion favorable pour se précipiter sur la France ? D’ailleurs, les milices ne peuvent-elles être suffisamment exercées pour rejoindre leurs cadres au premier signal, et agir avec discipline ?

D. Qui aura le droit de les mettre en mouvement ?

R. L’Assemblée seule.

D. Qui nommera les chefs ?

R. Les milices elles-mêmes, L’Assemblée pourra faire des réserves pour les armes spéciales et elle nommera les généraux.

D. Qui veillera à cette organisation ?

R, Les agents de l’État placés dans chaque département de concert avec les municipalités.

D. Les attributions municipales seront donc plus étendues ?


L’INDÉPENDANCE COMMUNALE


R. Tu sens bien, Jacques, que la commune doit revivre. Les municipalités sont placées aujourd’hui sous le bon plaisir de l’Empereur et le caprice de ses préfets. Or, si le peuple est souverain dans l’État, il doit l’être à plus forte raison dans ses foyers. Donc, que la commune ne soit soumise à l’État que quand il s’agira d’un intérêt social, les routes, les écoles, la milice, les services publics en un mot. Mais ce n’est pas assez qu’elle relève d’elle seule en ce qui touche à ses intérêts, chaque citoyen doit être introduit aussi avant que possible dans son gouvernement. S’il s’agit d’une école, d’un hospice, d’un monument, d’une taxe à établir, que tous les citoyens soient appelés à la délibération et au vote dans des assemblées générales. On réunit aujourd’hui tous les hauts taxés, et l’on exclut Jacques Bonhomme. Plus d’exceptions dans la commune libre. Le peuple seul peut être le gardien sûr et vigilant de son droit. Quand il n’y aura pas un homme, dans tout l’État, qui ne soit membre de ses conseils petits ou grands, il se laissera plutôt arracher le cœur de la poitrine que sa part de souveraineté par un Bonaparte quelconque.

D. Mais la commune pauvre devra recourir à l’État pour qu’il l’aide à construire ses chemins, par exemple ?

R. La vicinalité sera un service public. L’État qui porte les lettres pour le même prix dans le plus obscur hameau, peut bien également se charger d’y conduire les chemins. L’école est également à la charge de l’État. La commune n’aura donc a pourvoir qu’à ses menues dépenses, et elle y suffira toujours. En tout cas, le département y pourvoierait.

D. Par les conseils généraux ?

R. Oui. Ils seront, comme la commune, indépendants de l’État en tout ce qui concerne les intérêts du département. Ils répartiront l’impôt de l’État entre les communes.

D. Et que deviendront les conseils d’arrondissement ?

R. Supprimés comme inutiles.

D. Et les sous-préfectures ?

R. Également supprimées pour le même motif.

D. Et les préfectures ?

R. Remplacées par un directoire départemental chargé d’assurer l’exécution des lois et décrets de l’Assemblée, et, conséquemment, subordonné à elle.

D. À qui appartiendra le droit de dissoudre les conseils municipaux et généraux ?

R. À l’Assemblée seule. Elle seule jugera en dernier ressort les actes de ces conseils qui seraient contraires à la Constitution. Ainsi, par exemple, elle pourra casser les délibérations de telle municipalité qui aurait affecté les fonds communs au service d’un culte.


LES PRÊTRES


D. Quoi, il n’y aurait plus de prêtres ?

R. Qui veut la messe doit la payer. Tu n’as pas la prétention, je suppose, de m’imposer ton médecin. De quel droit voudrais-tu me faire payer un prêtre qui me paraît dangereux ou inutile ? Qu’un groupe de citoyens se cotisent pour se passer le luxe d’un curé, peu m’importe. Mais la communauté n’a rien à voir dans ces petites affaires de conscience, encore moins doit-elle en supporter les frais.

D. Mais laissera-t-on aux prêtres les églises, les presbytères ?

R. Pardon. — À qui appartiennent ces bâtiments ? à l’État ou aux communes, n’est-ce pas ? Eh bien ! que penserais-tu, Jacques Bonhomme, d’un industriel qui viendrait demander à l’État ou à la commune de fournir un local à son industrie ? On lui répondrait simplement : la communauté ne doit abriter que les services publics. Que sont donc les prêtres, sinon des industriels, débitant, moyennant finance, des conseils et des messes ? Qu’ils aillent se faire payer par leurs clients des chapelles et des presbytères.

D. Mais si les prêtres veulent racheter les églises ?

R. Avec quoi donc ? De leurs deniers ? Sais-tu bien que les églises et les presbytères représentent des milliards pour la France seulement ? Sais-tu aussi que, depuis dix ans qu’il crie misère à toute la chrétienté, l’empereur des prêtres, le pape, n’a pas ramassé plus de cinquante millions, pas même de quoi défrayer une seule année les prêtres de toute la France.

D. Et que fera-t-on de ces édifices ?

R. À l’église, nous installerons convenablement la maison commune, l’école, et nous y trouverons une salle suffisante pour les assemblées générales des citoyens. Nous abandonnerons le presbytère à l’instituteur, et les dépendances, champs ou jardins, serviront, à la campagne, aux études agricoles ou horticoles. Les églises artistiques seront transformées en musées, en conservatoires, etc. On vendra au profit de l’État ou de la commune celles qui resteront sans emploi. C’est une ressource de plusieurs centaines de millions.

D. Les prêtres seront-ils exempts de la milice ?

R. Non.

D. Et les jésuites et les corporations religieuses ?

R. L’État ne peut reconnaître l’existence d’aucune association qui, obéissant à un souverain étranger, le pape, repose sur la négation des droits naturels.

D. Qu’en fera-t-on ?

R. Ils rentreront dans le droit commun ou ils seront expulsés.

D. Et leurs biens ?

R. Ils devraient retourner à l’État, puisqu’ils ont été pour la plupart frauduleusement acquis par des abus d’influence. Mais ces honnêtes gens ont su se mettre à l’abri des retours de fortune en empruntant hypothécairement sur ces biens ou en les faisant passer à des tiers. La revendication en sera difficile.

D. Donnera-t-on une indemnité aux prêtres en supprimant leur traitement ?

R. Oui, puisqu’ils ont embrassé leur carrière sur la foi d’institutions qu’ils n’ont pas faites. Cette indemnité pourra consister en concessions de terres, mais dans nos colonies.

D. En résumé ?

R. Paiera son prêtre qui voudra, mais ni la commune ni l’État ne subventionneront aucun culte. Bénéfice, 56 millions, à peu près, et retour à la société de centaines de millions.


LA JUSTICE


D. Et la Justice, chaque citoyen doit-il la payer ?

R. Oui, puisque chacun en profite. Quand on juge un voleur, un meurtrier, un parjure, c’est notre travail, notre vie, la foi commune qu’on défend.

D. Qui doit rendre la justice ?

R. Le souverain, c’est-à-dire le peuple. C’est là sa plus haute attribution.

D. Quels sont les moyens pratiques ?

R. L’élection à court terme de tous les magistrats et l’introduction du jury dans toutes les affaires civiles ou criminelles.

D. Pourquoi l’élection ?

R. Parce que la première qualité du juge doit être l’indépendance. Quand la magistrature est une carrière, celui qui rend la justice la subordonne à son intérêt personnel.

D. Pourquoi le jury ?

R. Parce que les lumières de plusieurs hommes sont supérieures à celle d’un seul.

D. Tous les citoyens doivent-ils être jurés ?

R. Oui, c’est une fonction publique et toutes les fonctions sont des devoirs.

D. En est-il ainsi aujourd’hui ?

R. Non. Le jury est tiré au sort parmi des électeurs choisis par le préfet.

D. Les magistrats seront-ils pris indistinctement parmi tous les citoyens ?

R. Oui, pour les juges de paix. Quant aux autres magistrats, la loi pourra déterminer certaines conditions d’éligibilité, l’instruction donnée à tous permettant à tous de les remplir.

D. Quel sera le rôle du jury et celui du juge ?

R. Le jury jugera le point de fait et le juge le point de droit. En matière civile, quand le point de droit et de fait se confondront, le jury décidera des deux. Seulement, si la décision n’est pas conforme à la loi, le juge aura, dans ce cas, le droit d’inviter le jury à délibérer de nouveau.

D. Qui poursuivra les crimes et les délits ?

R. Un magistrat spécialement nommé à cette fin par les électeurs. La loi déterminera soigneusement ses attributions, de manière à sauvegarder les intérêts de tous les citoyens.

D. Qui décidera de la mise en jugement devant les Tribunaux criminels et correctionnels ?

R. Le jury d’instruction saisi par le ministère public. Ce jury, composé comme le jury ordinaire, acquittera le citoyen ou le renverra devant le Tribunal, selon que l’accusation lui paraîtra ou non justifiée.

D. Devant le tribunal ou devant le juge d’instruction, l’inculpé sera-t-il obligé de répondre ?

R. Nul n’est tenu de s’accuser soi-même. Le conseil de l’inculpé pourra toujours interdire que certaines questions soient posées à son client. Ce sera à l’accusateur public d’établir le crime ou le délit.

D. Le prévenu acquitté aura-t-il droit à une indemnité ?

R. Oui. La société doit réparer le dommage qu’elle cause.

D. Les cours d’appel sont-elles utiles ?

R. Elles multiplient les frais sans accroître les garanties. Le jury les rend superflues. Une Cour de cassation, chargée de veiller à l’observation des formes, sera établie dans le sein de l’Assemblée.

D. Que pensez-vous de nos divers codes ?

R. Ils doivent être remaniés de fond en comble. Un grand nombre de leurs dispositions sont véritablement barbares. En outre, les frais de procédure rendent aux citoyens peu aisés la justice inabordable. Or, elle doit être gratuite.

D. La peine de mort est-elle légitime ?

R. Non. La société n’a pas le droit d’ôter une vie qu’elle est impuissante à donner. Il existe d’autres moyens assurés de mettre le plus féroce dans l’impossibilité de nuire.

D. Les condamnés subiront-ils leur peine en commun ?

R. Non, ils seront divisés en catégories, suivant leur âge, leurs fautes et leurs antécédents.

D. Quel est le système de répression le plus efficace ?

R. Celui qui est exemplaire et qui permet la réhabilitation au coupable.

D. Citez un exemple ?

R. Le travail dans les colonies pénitentiaires.


LES DEVOIRS SOCIAUX


LE PAIN À TOUS

D. Ainsi, si j’ai bien compris, l’administration, l’armée, la magistrature, le clergé doivent être bouleversés et l’instruction la plus étendue donnée à chacun selon ses facultés. Mais la société n’a-t-elle pas d’autres devoirs ?

R. Oui, il y a les devoirs de solidarité. L’instruction pour tous en est un ; mais elle ne suffit pas.

D. Ainsi, les infirmes, les invalides du travail ?

R. Oui, il appartient à la société de pourvoir à leurs besoins.

D. Mais ne fera-t-elle rien pour ceux qui n’ont que leurs bras ?

R. C’est là le cœur de la question. Les individualistes, autrement dit les égoïstes, se contentent de la liberté. Que chacun, disent-ils vive comme il pourra. Nous, Jacques, nous devons nous efforcer de faire vivre chacun. Oui, à ceux qui n’ont que leurs bras la société est tenue de venir en aide, par tous les moyens possibles, en leur procurant soit le crédit, soit l’outillage.

D. Ce peut être une grosse charge pour le pays ?

R. Est-ce que le milliard que nous avons donné aux émigrés, est-ce que les onze ou douze milliards que nous avons fournis depuis 1852 à l’armement, est-ce que les 708 millions que nous avons payés à Napoléon III, est-ce que ces dotations qui depuis vingt années se chiffrent par centaines de millions, ne constituent pas une charge autrement lourde ? Après avoir pourvu tant de monde, n’est-il pas juste que l’État pourvoie le travailleur à son tour ? N’y a-t-il pas des millions d’hectares incultes en France et en Algérie ? Est-ce que l’État ne pourrait pas fournir aux associations industrielles ou agricoles un outillage productif et remboursable, lui qui jette des milliards à tout jamais perdus dans le gouffre sans fond de la guerre ?

D. Les grandes industries privées ne pourront subsister devant ces coalitions de travailleurs ?

R. Eh bien, elles abandonneront, moyennant indemnité, leur outillage à ceux qu’elles exploitent aujourd’hui.

D. Mais ces derniers deviendront exploiteurs à leur tour si, par exemple, les besoins de la production nécessitent un accroissement de personnel ?

R. Non, si les corporations ouvrières, fédérant leurs syndicats, assurent aux travailleurs un système de garanties mutuelles, ensuite si elles dressent des statistiques du travail qui permettront d’établir l’équilibre entre les différents milieux de production, en distribuant également les travailleurs sur la surface du pays.

D. Mais toute association, toute industrie demande des chefs capables de direction ; des aptitudes spéciales sont nécessaires.

R. Ce qui revient a dire que l’instruction est le système nerveux de la République sociale. Mais qu’il soit bien établi que chacun de nous a droit à l’existence, et que cette existence doit être garantie par les règlements de la société.

D. Citez un exemple des services publics qu’il appartient à l’État de réglementer.

R. Les mines. Déjà, aujourd’hui l’État se réserve le droit d’exproprier dans l’intérêt social les possesseurs de mines métalliques ou autres. Ne peut-il également en abandonner la conduite et l’exploitation à des associations de mineurs, sous des garanties déterminées ? le fonds appartiendrait toujours à l’État, car il ne s’agit pas de constituer au profit de certains groupes, l’exploitation qu’on enlève à d’autres.

D. L’état n’a-t-il pas également des droits sur les chemins de fer et les canaux ?

R. Ces entreprises sont au premier chef des services publics. Elles doivent donc retourner à la masse. Aujourd’hui l’État les surveille, les subventionne et acquitte les intérêts des obligations. Eh bien ! que, moyennant rachat, leur exploitation soit confiée aux employés, ouvriers, mécaniciens, chauffeurs, hommes d’équipe, bateliers, éclusiers, etc., qui les entretiennent. Intéressés à la besogne, ces coopérateurs la feront bonne ; eux et le public, tout le monde en bénéficiera. On verra disparaître ces humiliantes séparations de classes (1re , 2e et 3e), ces gares monumentales, ces salies d’attente inutiles, ces formalités coûteuses et vexatoires, ces administrateurs, secrétaires généraux, présidents a cent mille, cinquante, vingt mille francs d’appointements pour donner quelques signatures, pendant que le Jacques chargé d’aiguiller au froid, à la pluie, au soleil, seize heures par jour, responsable de tous les accidents, use sa vie à 800 fr. par an.

Ainsi, l’absorption par l’État des services publics, transports, viabilité, mines, etc., permettra de les assurer à tous à prix de revient.

D. Parmi tous les services que nous attendrions de l’État, ne pourrait-on comprendre les assurances, surtout pour les campagnes ?

R. Il faudrait, en effet, que l’État organisât à des conditions acceptables les assurances que l’industrie privée ne peut réaliser contre les inondations, la gelée, la mortalité du bétail. De même l’État devra créer au plus vite le service médical dans les campagnes.


LES FONCTIONNAIRES


D. Qui nommera les fonctionnaires ?

R. Les agents de la commune seront nommés par les municipalités, ceux du département par les Conseils généraux, ceux de l’État par les diverses commissions prises au sein de l’Assemblée et qui remplaceront les ministres actuels.

D. Quel recours aura-t-on contre eux ?

R. Ils pourront être poursuivis devant les tribunaux ordinaires. Tout acte illégitime d’un dépositaire de l’autorité sera qualifié abus de confiance.

D. N’y a-t-il pas des économies à faire sur le chapitre des fonctionnaires actuels ?


ÉCONOMIES


R. Des économies en voici. Millions du ministère de la maison de l’Empereur, prends-moi ça, Jacques Bonhomme, on a assez dansé dans cette maison-là. Je te passe aussi pour 50 millions de princes, de sénateurs, de conseillers d’État, de ministres, de gros plumets à 100,000, 200,000 et 300,000 francs par an. Gratte-moi les dorures des freluquets des affaires étrangères. Prends aussi les millions de l’Opéra, des fêtes bonapartistes, et vide tout cela dans le sac des instituteurs. Et les résidences, les bijoux de la couronne ! N’est-il pas écœurant de voir la femme de Napoléon III porter sur ses épaules la valeur du budget de l’instruction publique…

D. Mais la Constitution…

R. Va toujours. La Constitution est perfectible, rendons-la parfaite. N’est-il pas honteux que les facteurs ruraux, obligés de marcher tous les jours, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il tonne, ne reçoivent que six cents francs pendant que les artistes du coup d’État se prélassent dans leurs châteaux ? — Peu de fonctionnaires et suffisamment payés, telle doit être la règle administrative de la République. — Napoléon III, ayant besoin de créatures, multiplie les emplois, mais le peuple qui n’a pas, lui, de ces préoccupations, peut agir avec économie.

L’État n’a rien à voir aux pensions civiles. Que les fonctionnaires se fassent une retenue sur leurs traitements, fort bien ; mais pourquoi la leur imposer ? N’est-ce pas un emprunt indirect ?

Que signifie l’institution anti-démocratique des caisses d’épargnes ? En outre, le dépositaire est-il bien sûr de retrouver son argent ? Quand on ouvrit ces caisses après la chute de Louis-Philippe, elles étaient vides.


L’IMPÔT


D. Mais comment pourvoir aux dépenses ? Vous avez dit que la plus grande ressource actuelle des budgets vient des impôts indirects. Vous avez démontré aussi que ces impôts sont injustement assis. Seront-ils supprimés, et alors comment alimenter les budgets ?

R. Et cependant les impôts indirects doivent disparaître, surtout ceux qui frappent les substances alimentaires, l’impôt du sel, l’exercice sur les boissons, les octrois. N’est-il pas odieux qu’on ne puisse porter un morceau à la bouche sans payer une somme souvent deux fois supérieure à la valeur du produit ? Si les impôts sur le pain, la viande, le vin n’existaient pas, il n’y aurait pas un homme qui osât rêver de les établir sur le pied où ils sont. La République a deux fois aboli les octrois, les gouvernements despotiques les ont rétablis. Mieux vaudrait mille fois une franche augmentation sur les contributions directes.

D. Mais elle retomberait toujours sur le travailleur, car le capitaliste augmenterait d’autant ses prétentions.

R. Aussi il faut s’efforcer d’atteindre le revenu et de faire peser sur lui le poids de l’impôt.

D. Mais comment établir l’impôt sur le revenu.

R. Il y a des difficultés, je le sais. Il faudrait accepter la déclaration des citoyens, sauf une forte amende pour qui ferait une fausse déclaration. Il n’en est pas autrement aujourd’hui en matière de droits de vente, héritages, etc. De plus, les registres de l’état civil pourraient être tenus de manière à fournir des renseignements exacts. Je sais aussi que le revenu de l’ouvrier industriel ne peut être taxé comme celui de la terre dont le capital ne s’entame pas ; nouvelle difficulté. Cependant cet impôt existe en Angleterre et en Suisse.

D. Dans quelles proportions l’impôt doit-il être établi ?

R. N’est-il pas juste que la société fasse supporter à chacun une part de charges en proportion des services qu’elle lui rend ? Mon revenu est de mille francs, celui du voisin de dix mille. Je paie cent francs. Est-ce que mon voisin, en payant dix fois cent francs, fera un sacrifice égal au mien ? Est-ce qu’un gros propriétaire ne reçoit pas plus de services de l’État que l’ouvrier qui vit au jour le jour ? Donc, ce n’est pas assez, pour que l’impôt soit équitable qu’il soit proportionnel.

D. Vous voudriez, par exemple, que celui qui a dix fois plus qu’un autre payât plus de dix fois autant ?

R. Sans doute. Aujourd’hui il en est ainsi pour le loyer, ainsi pour les boissons et les patentes seulement en sens inverse, le pauvre payant plus que le riche. Que la progression soit modérée, très-bien, mais il est juste qu’on ne prenne pas en proportion à qui vit au jour le jour autant qu’à celui qui a de gros revenus. Cent francs pour mon revenu de mille francs, c’est juste mille francs pour le revenu de dix mille francs du voisin. Or, cent francs c’est mon nécessaire, et mille francs c’est pour lui le superflu.

D. Et la prestation en nature ou la corvée ?

R. Elle doit disparaître comme étant un reste de barbarie. Qu’elle soit convertie en argent et mise à la charge des propriétaires. Qu’il n’y ait plus de limite d’âge pour ceux qui peuvent la payer.


LE REPRÉSENTANT


D. Comment introduire ces réformes ?

R. Par l’intermédiaire des représentants du pays.

D. Pourquoi les députés de l’opposition ne les réclament-ils pas ?

R. Parce que les neuf dixièmes ne s’en soucient guère. Ils n’admettent nullement la souveraineté absolue du peuple. Une République à l’usage et au profit des classes éclairées, instruites, voilà leur idéal. Selon eux l’instruction primaire suffit au peuple, mais il est incapable de nommer ses magistrats ; ils consentent bien à diminuer le contingent, à séparer l’Église de l’État, mais point à abolir la conscription et le budget des cultes. Quant à l’assistance de l’État pour les travailleurs et à l’exploitation par ces derniers des mines et des chemins de fer, c’est à leurs yeux une pure monstruosité. Que le travailleur se tire comme il pourra des griffes de la féodalité capitaliste. Les aider, ce n’est l’affaire de nos modernes Girondins. Ils rêvent de changer l’effigie des monnaies, voilà tout ; mais ils s’inquiètent fort peu de leur circulation.

D. Ainsi le travail, c’est-à-dire la classe qui produit, en somme la seule utile, n’est pas représentée ?

R. Non, ou à peu près. De plus il a contre lui : 1o la défiance ou l’hostilité des hommes de 1848 qui composent la gauche ; 2o les intérêts et la toute-puissance des exploiteurs orléanistes, légitimistes, cléricaux, bonapartistes qui, aujourd’hui, oublient leurs rancunes de parti pour former une vaste coalition contre l’avènement du travail, leur maître commun.

D. Mais les ouvriers et la petite bourgeoisie aussi exploitée que le travailleur par les grandes compagnies financières, auraient bien pu dire aux députés, du moins dans les grandes villes : prenez telles ou telles mesures, consentez telle ou telle réforme sociale ; c’est la condition de mon vote ?

R. Malheureusement les électeurs n’ont pas eu cette prudence. Sauf une ou deux exceptions, ils se sont contentés de promesses vagues, s’en sont, remis à la bonne volonté des candidats, et ces messieurs, n’étant obligés à aucune revendication précise, répondent aujourd’hui qu’ils ne relèvent que de leur conscience.

D. Qu’est-il arrivé ?

R. C’est que leur conscience est de beaucoup en retard sur les électeurs, et qu’elle ne leur a pas même inspiré la pensée d’assister aux funérailles du républicain Victor Noir, tué par un prince, cousin de Napoléon III.

D. Mais ils sont en minorité à la Chambre ; à quoi aboutiraient leurs réclamations ?

R. Qu’importe leur nombre, s’ils ont pour eux la majorité de l’opinion dans le pays.

D. Mais la Chambre n’adopterait aucune de leurs propositions ?

R. Eh ! mon cher Jacques, que le pays les trouve vraies, justes, et il saura bien ensuite forcer la majorité à les accepter, ou bien il la changera. Il ne s’agit pas de convertir les Bonapartistes à la République, mais de demander au peuple par les fenêtres de la Chambre s’il entend oui ou non se gouverner lui-même, s’il approuve votre programme, votre conduite et s’il est de taille à vous soutenir.


DU CHOIX D’UN REPRÉSENTANT


D. Comment devrons-nous à l’avenir procéder au choix d’un représentant ?

R. Les électeurs formuleront leur volonté dans un programme qu’ils présenteront aux candidats.

D. Qui désignera les candidats ?

R. Les comités électoraux. Se défier des candidats qui se présentent eux-mêmes ; c’est de l’outrecuidance ou de l’ambition personnelle. On ne doit ni briguer ni décliner le redoutable honneur de représenter ses concitoyens.

D. Quel sera le premier devoir des candidats ?

R. Ils se présenteront devant les réunions électorales.

D. Quel serment préalable doit-on exiger d’eux ?

R. Celui d’obéir au programme arrêté par les électeurs et de se mettre en communication fréquente avec eux.

D. Quelles questions seront posées ?

R. Les candidats seront invités à s’expliquer sur chacun des points du programme. Ils indiqueront les moyens pratiques qui leur paraîtront les plus propres à servir la volonté des électeurs.

D. Mais si le mandat est impératif, non-seulement quant au but, mais encore quant aux moyens, tout examen, tout choix est superflu, et le premier venu, pourvu qu’il accepte le programme, pourra remplir les fonctions de représentant.

R. Non. Les électeurs précisent le but et apprécient la valeur des moyens, mais il appartient aux députés de rechercher et de trouver les solutions les plus avantageuses. Ainsi les électeurs exigent l’instruction gratuite et obligatoire, l’élection de la magistrature, l’abolition des armées permanentes, l’organisation du crédit : c’est le rôle du représentant de formuler leur volonté dans une loi claire et pratique, en tenant compte des faits actuels, des situations acquises, toutes choses qui réclament de l’habileté et des connaissances spéciales peu communes.

D. Le représentant ne sera donc pas tenu de prendre l’avis de ses électeurs sur chaque article de loi ?

R. Ce serait une puérilité. Les électeurs s’inquiètent du principe de la loi, mais ils abandonnent les détails à la sagesse et aux lumières des élus.

D. Mais le programme électoral sera toujours forcément incomplet ?

R. Sans doute, il ne peut prévoir les incidents à venir : mais des communications incessantes avec les électeurs permettront de combler ces lacunes. Le représentant pris à l’improviste, agira sous sa responsabilité personnelle, sauf à rendre des comptes à ses mandants, convoqués spécialement à cet effet.

D. Quel est le devoir du député qui se trouve en désaccord avec ses électeurs ?

R. Il doit soumettre à leur vote les questions qui les divisent, et, en cas de divergence constatée, donner sa démission.

D. Où est la garantie que le représentant satisfaira à ces obligations ?

R. Dans la courte durée de son mandat qui ne doit pas dépasser deux années.

D. Pouvez-vous formuler les points principaux du programme à imposer au représentant, eu égard aux circonstances actuelles ?


PRINCIPAUX DEVOIRS DU REPRÉSENTANT


R. Le représentant du peuple ne doit obéissance et fidélité qu’au peuple. Il doit au peuple non-seulement ses efforts, son intelligence, mais encore sa vie.

Il doit demander que

La liberté de manifester sa pensée par la presse, la parole ou autrement,

La liberté de réunion et d’association,

L’inviolabilité du foyer,

L’élection à court terme de tous les agents du peuple, sans distinction de mandats,

L’abolition de tous les monopoles et priviléges,

L’abolition de la conscription, de l’inscription maritime,

L’abolition du budget des cultes,

L’abolition des titres de noblesse et des distinctions honorifiques,

Soient proclamés sans qu’il puisse être jamais fait de lois à ce sujet.

Il doit demander que le principe de

L’instruction gratuite, obligatoire, professionnelle pour les deux sexes,

De l’indépendance communale,

Du droit à l’existence,

Du droit des infirmes aux secours publics,

Ne puisse jamais être contesté.

Il doit demander qu’une Assemblée nationale ait seule le droit de préparer et de voter les lois, de disposer des forces nationales, de faire, par ses Comités, fonction de pouvoir exécutif.

Il doit demander que cette Assemblée soit permanente ; que le mandat des représentants n’excède pas deux années ; que tout représentant qui se sera absenté ou abstenu sans motif valable soit signalé aux électeurs.

Il doit demander l’exclusion de toutes les fonctions publiques ou le bannissement des officiers, magistrats, prêtres, fonctionnaires, députés, publicistes, qui ont organisé ou soutenu le coup d’État de 1851 et la restitution à l’État de toutes les sommes qu’ils ont reçues depuis cette époque du Trésor public.

Il doit demander la suppression de toutes les dotations et l’appropriation au service de la nation de toutes les valeurs, meubles et immeubles dits de la couronne.

Il doit demander l’établissement d’un système d’instruction tel que tout membre de la société puisse développer ses facultés naturelles, polytechnique, afin que tout travailleur puisse au besoin passer d’une industrie dans une autre. Il doit demander que l’État ait la surveillance des institutions particulières.

Il doit demander que la nation entière, armée dans ses foyers, remplace l’armée permanente et que les cadres soient alimentés par l’engagement volontaire seul.

Il doit demander que les édifices religieux retournent, soit à l’État, soit aux communes, que les corporations religieuses soient dispersées, et que les prêtres qui enseignent des doctrines contraires aux droits naturels ne puissent tenir de pensionnats.

Il doit demander que les communes et les départements soient affranchis de toute tutelle en tout ce qui a rapport à leurs intérêts particuliers.

Il doit demander que les magistrats soient élus par le peuple, que le jury, pris parmi tous les électeurs, juge au civil et au criminel, qu’il y ait un jury d’accusation, qu’une indemnité soit accordée aux victimes d’une accusation injuste, que les codes soient remaniés, mis en harmonie avec la souveraineté du peuple, les formalités barbares supprimées, les règlements des prisons soumis à l’Assemblée, un système moralisateur de répression adopté.

Il doit demander que les monopoles de banque ou autres soient abolis, que les voies ferrées, les canaux, les mines, soient rachetés par l’État et exploités par les travailleurs.

Il doit demander le crédit pour les associations ouvrières qui présenteront une organisation déterminée, que l’État concède les terres incultes de la France et de l’Algérie en fournissant aux concessionnaires un outillage suffisant et en les affranchissant des formalités vexatoires.

Il doit demander que les octrois et l’exercice sur les boissons soient abolis.

Il doit demander que l’impôt atteigne le revenu, que chacun paie en raison des services qu’il reçoit de l’État, et que l’impôt ne prenne pas le nécessaire de l’un en n’atteignant que le superflu de l’autre.

Il doit demander que la corvée soit abolie.

Il doit demander que des comités soient nommés par l’Assemblée pour recevoir les réclamations des citoyens.

Il doit demander que les colonies jouissent des mêmes institutions que la France et que nos nationaux résidant à l’étranger nomment eux-mêmes leurs consuls.

Il doit tous les mois au moins, et plus souvent s’il est nécessaire, rendre compte, soit verbalement, soit par écrit, de ses actes a ses commettants.

D. Dans les circonstances actuelles, que doit faire le représentant du peuple au cas où, par la violence ou autrement, on essaierait de l’arracher à son mandat ?

R. Il doit opposer la force à la force, quelque supérieure qu’elle soit, et mourir à son poste.

D. En résumé ?

R. Que la volonté du peuple soit l’étoile polaire du représentant, et la poitrine en avant, qu’il soit prêt à guider ses électeurs au jour de la revendication décisive et vengeresse.


Prononce maintenant, Jacques Bonhomme.


Si tu veux rester Jacques comme devant, adieu !

Si tu entends devenir citoyen, c’est-à-dire libre et prospère, au revoir !

Les maux de la résistance sont grands, je le sais, mais ceux de la résignation ne sont-ils pas mille fois pires !



fin


TABLE DES MATIÈRES




  • III LE MAITRE
    • Samson. 173
    • Le Maître. 177
    • Le Droit des générations. 178
    • Souveraineté du peuple. 181
    • L’Instruction polytechnique, gratuite et obligatoire. 182
    • La Milice nationale. 189
    • L’Indépendance communale. 190
    • Qui veut la messe la paye. 193
    • Les Corporations religieuses. 195
    • La Justice. 196
    • Le Pain à tous. 200
    • Les Fonctionnaires. 204
    • Économies. 205
    • L’Impôt. 207
    • Le Représentant du Peuple. 210
    • Du choix d’un représentant. 213
    • Principaux devoirs du représentant. 217


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.


ERRATA

Page 76, ligne 10, au lieu de « 18 brumaire, 2 novembre 1799, » lisez « 19 brumaire, 10 novembre 1799. »

Page 99, lignes 5 et 6, au lieu de « Mais non, voici l’horrible aveu, » lisez « Mais non. Voici d’abord l’horrible aveu. »

Même page, ligne 12, au lieu de « Durant quatre mois, » lisez : « Ensuite durant quatre mois. »