Jean Chrysostome/Commentaire sur l’Évangile selon saint Matthieu/Homélie I

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Commentaire sur l’Évangile selon saint Matthieu Homélie I à XXXIX
Œuvres complètes de Saint Jean Chrysostome (éd. M. Jeannin, 1865)

AVERTISSEMENT.[modifier]

I.[modifier]


Les homélies de saint Chrysostome sur saint Matthieu, au nombre de quatre-vingt-dix, ont toutes été prononcées à Antioche, sans qu’on puisse déterminer d’une manière précise en quel temps elles le furent. On a fait des conjectures. On a dit : saint Chrysostome passa toute l’année 388 à parler contre les jurements, notamment dans les homélies sur les Statues ; or, dans tout le Commentaire sur saint Matthieu, c’est à peine s’il en parle deux fois et encore sans insister ; donc, les habitants d’Antioche s’étaient corrigés et ne juraient plus ou presque plus à l’époque où se prêchèrent les homélies sur saint Matthieu ; il faut donc rapporter ces homélies aux dernières années que saint Chrysostome passa dans la ville d’Antioche, c’est-à-dire entre 390 et 398. -
Ces quatre-vingt-dix homélies ont, de tout temps, été regardées non seulement comme le chef-d’œuvre de saint Chrysostome, mais même comme ce qu’il y a au monde de plus complet et de plus excellent sur la morale chrétienne. Là, toutes les vertus, avec la manière de les acquérir et de les pratiquer ; tous les vices, avec les moyens à mettre en œuvre pour les éviter et s’en corriger, sont définis, décrits, expliqués : là, rien n’est omis de ce qui concerne la vie sainte et la vie vicieuse, pour attirer à l’une et éloigner de l’autre. Nulle part saint Jean Chrysostome n’a montré tant d’invention, tant d’éloquence, tant de sagacité dans la formation des mœurs. C’est pourquoi saint Thomas d’Aquin disait, au rapport de Papire-Masson (De Romanis pontif., in Joanne XXI), qu’il attachait plus de prix à l’ouvrage de saint Chrysostome sur saint Matthieu, qu’à la possession de toute la ville de Paris.

II.[modifier]


La méthode suivie par saint Chrysostome est celle-ci : il cite le texte sacré verset par verset, phrase par phrase, puis il fait ressortir le sens littéral souvent avec tout le soin que pourrait y apporter un grammairien sagace, et cela sans cesser d’être orateur, orateur chaleureux, rapide, entraînant. Il assigne à chaque fait son temps, son occasion, ses circonstances qu’il demande aux autres Évangélistes lorsqu’ils en rapportent qui ne se trouvent pas dans saint Matthieu. Il insiste sur les miracles en s’attachant à en démontrer l’à-propos, le but, toutes les raisons.
Il rapporte parfois, surtout quand il s’agit de passages difficiles, les opinions de divers interprètes, et si ces opinions exigent une réfutation, il s’en acquitte avec un rare talent ; sa polémique est expéditive, spirituelle, caustique. Il a grand soin de montrer que les oppositions, que quelques-uns veulent trouver entre les Évangélistes, ne sont qu’apparentes, qu’elles n’ont rien de réel au fond, qu’elles s’expliquent toutes aisément et qu’elles viennent, soit de ce que les écrivains sacrés envisagent les faits chacun à son point de vue et sous une face différente, comme il arrive tous les jours, lorsque plusieurs sont témoins du même fait, que l’un remarque plus spécialement tel détail, l’autre, tel autre ; soit de ce que les Évangélistes racontent effectivement des miracles et des prodiges différents, ce qui, non seulement est très-probable, mais a dû avoir lieu nécessairement. Et en effet, les miracles opérés par le divin Sauveur, ne sont pas en petit nombre, ils sont, au contraire, selon les Évangélistes eux-mêmes, innombrables. Dès lors, quoi d’étonnant s’ils n’ont pas tous raconté les mêmes ? N’y aurait-il pas lieu de s’étonner qu’il en fût autrement ? N’est-il pas vrai que les légères différences qui se remarquent entre les dépositions de ces quatre témoins du Christ, sont beaucoup plus faites pour augmenter que pour diminuer le poids de leur témoignage collectif ?
Toutes ces homélies se terminent par une exhortation morale où le saint orateur fait à son peuple l’application de la doctrine qu’il vient de lui exposer. Il attaque les uns après les autres les vices régnants : les peintures qu’il en fait, pour en inspirer l’horreur à ceux qui l’écoutent, sont animées des couleurs les plus fortes, et c’est ordinairement aux prophètes qu’il les emprunte. Il n’a pas moins de mouvement que de couleur. Ses réprimandes sont hardies, sévères, âpres même sans cesser d’être paternelles et charitables. Sa parole est un glaive qui frappe pour guérir ensuite.
Il réprimande souvent les riches qui abusaient de leur fortune, toujours entourés de parasites, et ne s’occupant que de bonne chère et continuellement plongés dans l’ivresse. Il poursuit principalement ceux qui s’enrichissaient par la rapine et par l’usure. C’est contre cette espèce d’hommes qu’il lance ses plus terribles invectives ; il les menace, il les effraye en leur montrant l’enfer qui les attend dans ses gouffres où brûle un feu inextinguible. Et ces voluptueux, ces mauvais riches, il les terrifiait au point qu’ils donnaient souvent des signes publics de contrition et de repentir ; mais, dit le saint orateur, à peine avaient-ils franchi le seuil de l’église qu’ils retournaient à leurs habitudes ; c’est que la crainte n’est pas le maître qu’il faut pour enseigner la persévérance dans le devoir, c’est l’affaire de l’amour et de l’affection. Son perpétuel refrain c’est qu’il faut déposer ses richesses en lieu sûr, c’est-à-dire au ciel, et les y faire porter par la main des pauvres Dans ces avis souvent répétés, il donne à entendre qu’il y avait alors à Antioche nombre d’usuriers qui grossissaient leur avoir par la spoliation des pauvres.
Censeur infatigable du faste, de la vanité et dé l’arrogance, il harcèle sans cesse ceux qui se construisaient de splendides demeures, qui entassaient un mobilier sans fin qui avaient des voitures toutes brillantes d’or et d’argent, et ne sortaient jamais que suivis d’une légion de serviteurs. C’est encore le luxe des femmes, qui est l’objet de ses fréquentes, comme de ses plus piquantes invectives ; il jette le ridicule à pleines mains sur leurs fards, leurs enluminures, leurs faux cheveux, leur or, leurs pierreries, sur tout l’attirail de la coquetterie. Il fait honte aux jeunes gens de leurs mœurs molles, efféminées, corrompues, de leurs toilettes presque aussi recherchées que celles des femmes. Il proscrit les rixes et les inimitiés comme diamétralement opposées à l’esprit du christianisme, il recommande la charité fraternelle comme le caractère spécial qui distingue le disciple de Jésus-Christ.
Il parle aussi fort souvent contre l’art des histrions, des comédiens, contre les spectacles et les théâtres, et ce n’était pas sans raison, car rien de plus impur que la scène d’alors, rien de plus impudent et de plus obscène que les comédiens et les comédiennes. Celles-ci paraissaient toutes nues sur la scène, elles nageaient toutes nues dans des bassins disposés pour cela.
Sa voix n’est pas moins éloquente pour faire aimer la vertu que pour faire détester le vice : il recommande surtout la chasteté, la charité envers le prochain, l’oubli des injures, la patience dans l’adversité, l’aumône, etc.
Tout en édifiant la foi et en formant les mœurs des chrétiens, l’orateur n’oublie pas de combattre les ennemis de nos croyances. Les Juifs, les Manichéens, les Marcionites, les Valentiniens sont ceux qu’il prend le plus souvent à partie. L’élément apologétique tient donc une assez grande place dans ce commentaire, et si certain mauvais livre qui a fait tant de bruit et de scandale ces temps passés n’avait pas déjà trouvé, dans l’oubli où il est maintenant tombé, sa plus convenable et sa plus péremptoire réfutation, nous oserions présenter le commentaire de saint Matthieu par saint Chrysostome, comme le meilleur ouvrage à y opposer.
Une traduction des homélies sur saint Matthieu fut donnée, en 1665, par Le Maistre de Sacy, sous le pseudonyme d’Antoine de Marsilly. Les docteurs chargés de l’examen de cette traduction, s’exprimèrent ainsi dans l’approbation donnée par eux à l’ouvrage : « Cette traduction étant aussi fidèle que juste, et conforme à l’expression du style et des pensées du Saint, on peut dire que les beautés naturelles de ce Père si éloquent, né paraissent pas moins sous la plume de cet excellent interprète que sous celle de ce saint… Il semble que ce soit lui-même qui se soit expliqué une seconde fois en notre langue. » Bossuet a parlé de cette traduction, et voici son suffrage : « À l’égard de saint Chrysostome, son ouvrage sur saint Matthieu l’emporte à mon jugement. Il est bien traduit en français ; et on pourrait tout ensemble apprendre les choses et former le style. » On conçoit que nous n’ayons pas négligé de tirer profit d’un tel travail ; nous l’avons donc eu constamment sous les yeux, d’abord pour ne rester jamais au-dessous, ce que nos lecteurs auraient raison do ne pas nous pardonner ; ensuite pour-faire mieux toutes les fois que la chose a été possible ; enfin pour le suivre quand il nous était impossible de mieux faire.
J.-B. JEANNIN

HOMÉLIE PREMIÈRE[modifier]

ANALYSE.[modifier]

  • 1. D’où vient que Dieu adonné l’Écriture aux hommes. Quand et comment furent promulguées la loi ancienne et la loi nouvelle.
  • 2. Heureux effets de l’Évangile. – Des différences qui existent entre les évangiles.
  • 3. À quelle occasion saint Matthieu écrivit son évangile.
  • 4. Des pêcheurs et des gens sans lettres n’eussent pas été susceptibles d’une si haute sagesse sans le secours de la puissance divine.
  • 5. La sagesse évangélique, bien supérieure à la philosophie ancienne, règne par tout l’univers chez les barbares comme chez les peuples civilisés et jusque dans les déserts habités par les solitaires.
  • 6. Des questions à résoudre touchant la généalogie du Sauveur.
  • 7. et 8. Nécessité d’écouter la parole de Dieu. Entrons dans la cité céleste à la suite de saint Matthieu qui nous y servira de guide et nous en montrera toutes les beautés.


1. Nous devrions, mes Frères, n’avoir pas besoin du secours des Écritures ; si notre vie était assez pure ; la grâce du Saint-Esprit nous tiendrait lieu de tous les livres. Tout ce qu’on écrit sur le papier avec de l’encre, l’Esprit l’imprimerait lui-même dans nos cœurs. Déchus de cet avantage, attachons-nous du moins résolument à la planche de salut qui nous reste. Cette première manière de communiquer avec Dieu valait mieux. Dieu lui-même nous l’a bien montré par ses actes non moins que jar ses paroles. Il a parlé à Noé, à Abraham, et aux descendants d’Abraham, Job et Moïse, non par des caractères et par des lettres, mais immédiatement par lui-même : parce que la pureté de cœur qu’il avait trouvée en eux, les avait rendus susceptibles de cette grâce. Mais le peuple juif étant tombé depuis dans l’abîme de tous les vices, il fallut nécessairement que Dieu se servît de lettres et de tables, et qu’il traitât avec lui par le moyen de l’Écriture.
Dieu a gardé dans le Nouveau Testament la conduite qu’il avait suivie dans l’Ancien, et il en a usé avec les apôtres comme il avait fait avec les patriarches. Car Jésus-Christ n’a rien laissé par écrit à ses apôtres, mais il leur a promis au lieu de livres la grâce de son Esprit-Saint : « Il vous fera », dit-il, « souvenir de toutes choses. » (Jn. 14,26) Pour comprendre l’avantage que cette instruction intérieure a sur l’autre, il ne faut qu’écouter ce que Dieu nous dit par son Prophète : « Je ferai un Testament nouveau : j’écrirai ma loi dans leurs âmes, et je la graverai dans leurs cœurs ; et ils seront tous les disciples de Dieu. » (Jer. 31,33) Saint Paul nous marquant aussi l’excellence de cette loi du Saint-Esprit, dit : « Qu’il avait reçu la loi non sur des tables de pierre, mais sur les tables d’un cœur de chair. » (Jn. 6,45 ; 2Cor. 3,3)
Mais, parce que dans la suite des temps, les hommes avaient malheureusement dévié du droit chemin, les uns par la dépravation de leur doctrine, les autres par la corruption de leur vie et de leurs mœurs, nous avons eu besoin de nouveau que Dieu nous donnât par écrit ses instructions et ses préceptes.
Que nous sommes coupables ! Notre vie devrait être tellement pure, que sans avoir besoin de livres, nos cœurs fussent toujours exposés au Saint-Esprit, comme des tables vivantes où il écrirait tout ce qu’il voudrait nous apprendre ; et après avoir perdu un si grand honneur, et avoir eu besoin que Dieu nous donnât ses instructions par écrit, nous ne nous servons pas même de ce second remède qu’il nous a donné pour guérir nos âmes ! Si c’est déjà une faute de nous être rendu l’Écriture nécessaire, et d’avoir cessé d’attirer en noua par nous-mêmes la grâce du Saint-Esprit ; quel crime sera-ce de ne vouloir pas même user de ce nouveau secours pour nous avancer dans la piété ; de mépriser ces écrits divins, comme des choses vaines et inutiles ; et de nous exposer à une condamnation encore plus grande par cette négligence et par ce mépris ? Pour éviter ce malheur lisons avec soin l’Écriture, et apprenons comment l’ancienne et la nouvelle loi ont été données.
Vous savez de quelle manière, en quel lieu, et en quel temps Dieu publia l’ancienne loi. Vous vous souvenez que ce fut après la ruine des Égyptiens, que ce fut dans un désert, sur la montagne de Sina, au milieu du feu et de la fumée qui s’élevaient de cette montagne, au son de la trompette, à la lueur des éclairs, au bruit du tonnerre, et après que Moïse fut entré dans l’obscurité de la nuée. La loi nouvelle ne fut point promulguée de cette manière. Ce ne fut ni dans le désert, ni sur une montagne, ni parmi la fumée et l’obscurité, ni parmi les nuages et les tempêtes ; mais elle fut donnée vers la première heure du jour ; les disciples étaient assis ; tout se passa dans la tranquillité et dans le calme. Les Juifs, dont l’intelligence était bornée, et les passions effrénées, avaient besoin d’un appareil qui frappât les sens, d’un désert, d’une montagne, de la fumée, du bruit des trompettes, et de tout cet appareil extérieur ; mais les disciples qui avaient l’âme plus sublime et plus docile, et qui s’étaient déjà élevés au-dessus des impressions du corps, n’avaient point besoin de toutes ces choses. Que si le Saint-Esprit descendit alors avec un grand bruit, ce ne fut pas pour les apôtres que ce signe extérieur arriva, mais pour les Juifs, aussi bien que ces langues de feu qui apparurent en même temps. Car si après cela même, ils osèrent dire que les apôtres étaient ivres, combien l’auraient-ils dit davantage, s’ils n’eussent point vu cette merveille ?
Dans l’Ancien Testament, Dieu descend sur la montagne après que Moïse y est monté ; niais dans le Nouveau, le Saisit-Esprit descend du ciel après que notre nature y a été élevée comme sur le trône de sa royale grandeur. Et ceci même nous fait voir que le Saint-Esprit n’est pas moins grand que le Père, puisque la loi nouvelle qu’il a donnée est si élevée au-dessus de L’Ancienne. Car ces tables de la seconde alliance sont, sans comparaison, supérieures à celles de la première, et leur vertu a été beaucoup plus noble et plus excellente. Les apôtres ne descendirent point d’une montagne, comme Moïse, portant des tables de pierre dans leurs mains ; ils descendirent du cénacle de Jérusalem, portant te Saint-Esprit dans leur cœur. Ils avaient en eux un trésor de science, des sources de grâces et dé dons spirituels qu’ils répandaient de toutes parts ; et ils allèrent prêcher dans toute la terre, étant devenus comme une loi vivante, et comme des livres spirituels et animés par la grâce du saint-Esprit. C’est ainsi qu’ils convertirent d’abord, trois mille hommes, et cinq mille ensuite. C’est ainsi qu’ils ont depuis converti tous les peuples, Dieu se servant de leur langue pour parler lui-même à tous les habitants de la terre.
C’est sous l’inspiration de ce même Esprit, dont il était rempli, que saint Matthieu a écrit tout son évangile. C’est ce Matthieu qui avait été publicain. Car je ne rougis point d’avouer ce qu’il était, ni ce qu’ont été les autres apôtres, avant que Jésus-Christ les eût appelés. C’est cela même qui relève d’autant plus la grâce du Saint-Esprit en eux, et l’excellence de leur vertu.
Il a appelé son livre « l’Évangile », c’est-à-dire, « la bonne nouvelle. » Car il annonce à tous, aux méchants, aux impies, aux ennemis de Dieu, et à des aveugles assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort, la délivrance des peines, le pardon des péchés, la justice, la sanctification, la rédemption, l’adoption des enfants de Dieu, l’héritage de son royaume, et la gloire de devenir les frères de son Fils unique.
Y a-t-il rien de si grand que « ces nouvelles » qu’il nous apporte ? Un Dieu sur la terre, et l’homme dans le ciel ; un concert admirable rétabli dans toute la hiérarchie des, êtres ; les anges qui chantent avec les hommes, les hommes qui entrent en société avec les anges, avec les vertus et les plus sublimes de ces esprits célestes. Quel spectacle plus grand et plus divin, que de voir une guerre aussi ancienne que le monde cesser tout d’un coup ; Dieu réconcilié avec les hommes ; le diable confondu ; les démons en fuite ; la mort vaincue ; le paradis ouvert ; la malédiction détruite ; le péché banni ; l’erreur étouffée ; la vérité rétablie ; la parole divine semée et fructifiant de toutes parts ; la vie du ciel introduite sur la ferre ; les anges descendre souvent ici-bas ; les puissances et les vertus se familiariser avec les hommes, et la possession de ces biens présents affermie en nous par l’espérance des biens futurs ?
C’est donc avec grande raison qu’on donne le nom « d’Évangile » à cette histoire sacrée. Tous les autres écrits qui ne promettent que l’abondance des richesses, la grandeur de la puissance, la principauté, la gloire, les honneurs, et tout ce que les hommes croient être des biens, ne sont que vanité et que mensonge. Mais ce que les pêcheurs nous annoncent est avec raison appelé « l’Évangile » c’est-à-dire, « la bonne nouvelle ; non seulement parce qu’ils nous promettent des biens stables, immuables et, qui sont beaucoup au-dessus de nous, mais encore parce que nous en jouissons sans aucune peine. Car ce n’est ni par nos travaux, ni par nos peines, ni par nos douleurs et nos afflictions que nous nous sommes procuré ces biens. La seule charité que Dieu a pour nous a tout fait, et ce n’est que d’elle que nous avons reçu ces grâces.
Mais pourquoi, sur les douze apôtres qu’avait Jésus-Christ, n’y en a-t-il que deux, Jean et Matthieu qui aient écrit l’Évangile, avec deux disciples, Marc, disciple de saint Pierre, et Luc, disciple de saint Paul ? C’est parce que ces hommes, oubliant la vaine gloire, ne consultaient pour agir que la simple utilité.
Mais à ce compte, me direz-vous, un seul Évangéliste ne suffisait-il pas pour tout dire ? C’est vrai, mais lorsqu’on voit quatre personnes écrire chacune son évangile en divers temps, en divers lieux, sans s’assembler ou conférer ensemble, et parler tous néanmoins, comme s’ils n’avaient qu’une même bouche ; cette union de sentiments et de paroles est une puissante preuve de la vérité.
Il semble, dites-vous, qu’on en pourrait croire le contraire, puisqu’ils se trouvent différents en plusieurs choses. Je vous réponds que ces différences sont précisément la plus forte preuve de la véracité des Évangélistes. Car s’ils étaient si conformes entre eux, et s’ils s’accordaient jusqu’aux moindres circonstances dès lieux et des temps, et jusque dans les expressions qu’ils emploient, vous entendriez les ennemis de l’Église dire qu’ils ont écrit de concert, et qu’une conformité si exacte ne peut être que le fruit d’une entente préalable et d’un arrangement tout humain. Mais maintenant ces petites différences qui se trouvent entre les Évangélistes les purgent visiblement de ce soupçon, et justifient la sincérité de leur conduite. S’ils ont quelquefois parlé différemment des lieux ou des temps, cette diversité ne nuit en aucune sorte aux vérités qu’ils annoncent, comme nous espérons avec le secours de Dieu de le faire voir dans la suite.
Mais nous vous prions cependant de remarquer, que pour ce qui regarde les vérités capitales qui renferment la vie de l’âme et l’essence de la prédication évangélique, on ne trouvera jamais qu’il y ait la moindre opposition entre eux. Ils disent tous qu’un Dieu s’est fait homme, qu’il a fait de grands miracles ; qu’il a été crucifié et enseveli ; qu’il est ressuscité et monté au ciel ; qu’il viendra un jour juger le monde ; qu’il a établi une loi très sainte (7), et nullement contraire à la première ; qu’il était le Fils unique de Dieu, consubstantiel à son Père, et autres choses semblables, sur lesquelles tous les Évangélistes s’accordent parfaitement.
Que s’ils n’ont pas tous rapporté les mêmes circonstances de quelques miracles, et si nous en lisons quelques-unes dans les uns et quelques autres dans les autres,.il n’y a pas lieu de s’en étonner. Si un seul Évangéliste avait tout dit, c’est en vain qu’il y en aurait eu plusieurs ; et s’ils eussent tous dit des choses nouvelles et différentes, on n’aurait pu faire voir comment ils s’accordent entre eux. C’est pourquoi ils disent tous des choses communes à tous ; et chacun d’eux en dit aussi qui lui sont propres ; afin qu’il parût qu’il était nécessaire qu’il y en eût plusieurs, et afin que chacun d’eux dans ce qu’il rapporte rendît témoignage à la vérité.
3. C’est là la raison qui a porté saint Luc à écrire son évangile, « afin », dit-il, « que vous soyez persuadé de la vérité des choses que l’on vous a enseignées (Lc. 1,4) ; » c’est-à-dire, afin qu’en voyant tant de personnes vous confirmer les mêmes choses, vous n’en puissiez plus douter, et que vous en demeuriez parfaitement assuré.
Quant à saint Jean quoiqu’il supprime la cause qui l’a porté à écrire son évangile, nous apprenons néanmoins de la tradition de nos pères qu’il a eu aussi une raison particulière qui l’y a engagé. Comme les trois autres avaient eu principalement pour but d’écrire de Jésus-Christ comme homme, qu’ils s’étaient davantage arrêtés sur son humanité, et qu’il y avait à craindre que ce qui regardait la divinité ne demeurât enseveli dans le silence ; il se résolut par un mouvement particulier de Jésus-Christ à composer son évangile dans ce dessein, comme il est aisé de s’en convaincre tant par l’ensemble de son œuvre, que par ses, premières paroles. Car il ne commence pas comme les autres par la naissance temporelle ; il s’élève tout d’un coup à cette génération divine et éternelle, comme à ce qui le pressait davantage, à ce qu’il s’était proposé principalement en écrivant l’Évangile. C’est pourquoi il parle non seulement dans ce commencement, mais dans toute la suite même de soir livre, d’une manière plus grande et plus relevée que les autres.
Pour saint Matthieu, on dit qu’il écrivit à la prière des Juifs qui s’étaient convertis à la foi ; ceux-ci le conjurèrent de leur laisser par écrit les préceptes qu’il leur avait donnés de vive voix, il se rendit à leurs prières, et écrivit en hébreu son évangile. Saint Marc écrivit aussi le sien en Égypte pour satisfaire aux vœux de ses disciples. Écrivant pour les Juifs, saint Matthieu ne s’est mis en peine que de faire voir que Jésus-Christ descendait de la race d’Abraham et de David. Mais saint Luc, qui s’adresse généralement à tous les hommes, passe plus avant, et fait remonter cette génération jusqu’à Adam. Saint Matthieu commence d’abord son évangile par la généalogie de Jésus-Christ ; parce que rien ne pouvait être plus agréable aux Juifs que de leur dire que Jésus-Christ descendait d’Abraham et de David : mais saint Luc rapporte d’abord plusieurs autres choses et descend ensuite à la généalogie de Jésus-Christ.
Nous ferons donc voir l’union et la conformité de ces historiens sacrés par le consentement de toute la terre qui a reçu comme vrai ce qu’ils ont écrit, et par le témoignage même des ennemis de la vérité. Car il s’est élevé après eux plusieurs hérésies, qui ont publié des dogmes contraires à l’Évangile ; les unes ont reçu généralement tout ce que les Évangélistes ont écrit, et les autres retranchant ce qui leur déplaisait, n’ont plus eu qu’un évangile mutilé. S’il se fût trouvé quelque contradiction dans l’évangile, les hérétiques qui prêchaient des choses toutes contraires, ne l’eussent pas reçu tout entier, mais seulement ce qu’ils auraient cru leur être favorable ; et ceux qui ne le reçoivent qu’en partie, n’auraient pas pu être réfutés au moyen de cette partie ; s’ils l’ont été, c’est que tout est si lié dans l’évangile, que la moindre partie fait voir le rapport qui la joint au tout Lorsque l’on coupe une petite partie du corps d’un homme, on y trouve de la chair, des os, des nerfs, des veines, des artères et du sang, et l’on peut juger, par cette seule partie, ce que renferme tout notre corps. Il en est de même de l’Écriture. Chaque parole en contient tout l’esprit, et elle a une liaison inséparable avec tout le reste.
Que si les Évangélistes étaient contraires les uns aux autres, l’Évangile n’aurait jamais été reçu ; et il se serait détruit lui-même, selon cet oracle que nous y lisons : « Tout royaume divisé sera renversé. » (Lc. 11,17) Mais ce qui fait aujourd’hui éclater davantage la force du Saint-Esprit, c’est de persuader ainsi aux hommes de s’attacher si fermement aux points capitaux, et aux maximes fondamentales de l’Évangile, sans se blesser de ces petites différences qui y paraissent.
4. Il est inutile de rechercher en quel lieu chaque Évangéliste a écrit ; j’aime mieux m’attacher à vous faire voir dans toute la suite de cette prédication, qu’ils ne se sont point combattus l’un l’autre ; et il semble, lorsqu’on les accuse de ces petites contradictions apparentes, qu’on leur aurait voulu imposer une loi sévère de se servir tous des mêmes mots et des mêmes expressions.
Je pourrais parler ici de beaucoup d’écrivains, très-fiers de leur éloquence et de leur savoir, qui ont composé des livres sur une même matière et qui ont été non seulement différents entre eux, mais même entièrement contraires les uns aux autres. Il y a bien de la différence entre ne dire pas les mêmes choses, ou en dire d’entièrement opposées. Mais je ne m’arrête pas à cela. Dieu me garde de chercher l’apologie des saints Évangélistes dans l’extravagance de ces faux sages. Je ne prétends point me servir du mensonge pour établir la vérité. Je me bornerai à demander si une doctrine contradictoire dans ses parties aurait acquis une bien grande autorité dans le monde, si elle aurait prévalu sur les autres, si enfin des hommes dont les discours se seraient détruits réciproquement, auraient pu s’acquérir la créance et l’admiration de toute la terre. On sait de plus qu’ils avaient beaucoup de témoins et d’ennemis de leur doctrine. Car ils n’écrivaient point dans un coin du monde, et ils ne cachaient rien de leurs dogmes ; ils couraient les terres et les mers ; et ils parlaient devant tous les peuples : ils lisaient alors comme nous lisons encore aujourd’hui, ces livres saints en présence de leurs ennemis ; néanmoins leur doctrine n’a jamais blessé personne par ses contradictions. Et nous ne devons pas nous en étonner, puisque la force et la vertu de Dieu même les accompagnait partout, et leur faisait faire tout ce qu’ils faisaient.
A moins de cela comment un publicain, un pêcheur, des hommes grossiers et ignorants eussent-ils pu annoncer des vérités si grandes et si relevées ? Car ils publiaient et persuadaient : avec une certitude merveilleuse des mystères dont les anciens philosophes n’ont pu même se former la moindre idée ; et ils les ont publiées non seulement durant leur vie, mais encore après leur mort ; et non à quinze ou vingt personnes, non à cent, non à mille ou à dix mille, mais à des villes, et à des peuples entiers, aux Grecs et aux barbares, sur mer et sur terre, dans les lieux habités, et dans le fond des déserts.
Mais de plus ils annonçaient aux hommes une doctrine élevée au-dessus de la nature humaine. Ils ne disaient rien de terrestre, et ils ne parlaient que des choses du ciel. Ils prêchaient une vie et un royaume dont on n’avait jamais entendu parler. Ils découvraient d’autres richesses et une autre pauvreté ; une autre liberté, et une autre servitude ; une autre vie, et une autre mort ; un nouveau monde, et une manière de vie toute nouvelle ; et enfin un changement, et comme un renouvellement général de toutes choses.
Ils étaient bien éloignés ou d’un Platon qui a tracé l’idée de cette république ridicule, ou d’un Zénon, ou de ces autres philosophes qui ont formé des projets de gouvernements et de républiques, et qui ont voulu se rendre les législateurs des peuples. Il ne faut que lire ces auteurs pour voir que c’est le démon, ce tyran des âmes, cet ennemi de la chasteté, et de toutes les vertus qui les a animés, et qui a répandu de si profondes ténèbres dans leur esprit pour confondre par eux tout l’ordre des choses. Car si l’on considère cette communauté des femmes qu’ils ont voulu introduire ; ces spectacles honteux et publics de filles nues ; ces mariages clandestins qu’ils autorisaient ; et ce renversement universel de ce qu’il y a de plus naturel et de plus juste dans le monde ; que peut-on dire autre chose sinon que toutes ces maximes étaient des inventions du démon, qui voulait détruire par eux les lois les plus inviolables de la nature ? Et certainement toutes ces choses qu’ils soutiennent lui sont tellement contraires, qu’elle se rend témoignage à elle-même en les abhorrant, et en ne voulant pas seulement les entendre nommer. Et cependant ces philosophes avaient alors la liberté tout entière de publier ces maximes si étranges, sans craindre ni les persécutions ni les périls ; et ils s’efforçaient de les insinuer dans les esprits, en les parant de tous les plus beaux ornements de l’éloquence. L’Évangile au contraire qui n’était prêché que par des pauvres et des pêcheurs persécutés de tout le monde, traités comme des esclaves, et exposés à tous les périls, a été embrassé tout d’un coup avec un profond respect par les savants et par les ignorants ; par les libres et par les esclaves ; par les gens de guerre et par les princes, en un mot par les Grecs et par les peuples les plus barbares.
5. On ne peut pas dire que ce soit la bassesse et pour ainsi dire le terre à terre de la doctrine des apôtres qui l’aient fait recevoir aussi facilement par tout le monde, puisqu’au contraire elle est infiniment puis sublime que tous les systèmes des philosophes. Ni l’idée, ni le nom même de la virginité, de la pauvreté chrétienne, du jeûne et des autres points les plus élevés de notre morale n’avaient été dans le cerveau ou sur les lèvres d’un seul parmi les sages du paganisme ; tant ils étaient éloignés de ces premiers docteurs du christianisme qui ne condamnaient pas seulement les mauvaises actions et les mauvais désirs, niais encore les regards impudiques, les paroles déshonnêtes, les ris immodérés, qui étendaient même leur sollicitude jusqu’à régler les plus petites choses, comme la contenance extérieure, la démarche, le son de la voix, et qui ont propagé par toute la terre la plante sacrée de la virginité. Ils ont inspiré aux hommes des sentiments de Dieu et des choses du ciel, que nul de tous ces sages n’avait jamais pu même soupçonner.
Et en effet, comment ces adorateurs de serpents, de monstres, et des animaux les plus vils et les plus horribles, eussent-ils été capables de comprendre ces vérités ? Cependant ces maximes si relevées que les apôtres ont annoncées, ont été reçues et embrassées avec amour par tout le genre humain ; elles fleurissent et se multiplient de jour en jour, pendant que les vaines idées de ces philosophes s’effacent tous les jours de plus en plus, et disparaissent plus facilement que des toiles d’araignées, parce que ce sont les ouvrages des démons.
Outre l’impudicité qui les déshonore, leurs écrits sont encore enveloppés de tant d’obscurités et de ténèbres, qu’on ne les peut comprendre sans un grand travail. Y a-t-il rien de plus ridicule que de remplir comme ils font, des volumes entiers, pour expliquer ce que c’est que la justice, et de noyer et faire disparaître le sujet qu’ils traitent, sous les flots débordés d’une intarissable faconde. Quand même ils auraient quelque chose de bon, cette prolixité démesurée, les rendrait inutiles pour le règlement de la vie des hommes. Car si un laboureur, ou un maçon, ou un marinier, ou quelque autre artisan que ce soit, qui gagne sa vie de son travail, voulait apprendre de ces personnes ce que c’est que la justice, il faudrait pour cela qu’il quittât son art et ses occupations les plus nécessaires ; et ainsi après avoir passé plusieurs années sans rien faire, il se trouverait que pour avoir voulu apprendre à bien vivre, il se serait mis en danger de mourir de faim.
Rien de semblable dans les préceptes de l’Évangile. Jésus-Christ nous y enseigne ce qui est juste, honnête, utile, et généralement toutes les vertus, en très peu de paroles, claires et intelligibles pour tout le monde, comme quand il dit : « Toute la loi et les prophètes consistent en ces deux commandements (Mt. 22,40) ; » c’est-à-dire, dans l’amour de Dieu et du prochain ; ou lorsqu’il nous donne cette règle : « Faites aux autres tout ce que vous voudriez qu’ils vous fissent à vous-mêmes ; car tel est le résumé de la loi et des prophètes. » (Mt. 7,12). Il n’y a point de laboureur, ni d’esclave, ni de femme si simple, ni d’enfant, ni de personne de si peu d’esprit, qui ne comprenne ces maximes sans aucune peine et cette clarté même est la marque, et comme le caractère de la vérité. C’est ce que l’expérience a fait voir. Tout le monde non seulement a compris ces règles divines, mais les a même pratiquées soit au milieu des villes, soit dans les déserts et sur le haut des montagnes. C’est là qu’on peut voir des chœurs d’anges revêtus d’un corps, et la vie du ciel fleurir sur la terre. Ce sont des pêcheurs qui nous ont appris cette divine philosophie. Ils n’ont pas eu besoin pour cela d’y élever les hommes dès leur enfance, selon la méthode de ces philosophes, et ils, n’ont pas limité l’étude de la Vertu à un certain nombre d’années ; mais ils ont prescrit des règles pour tous les âges. La manière d’instruire des philosophes n’est qu’un jeu d’enfants, au lieu que la nôtre est l’ouvrage de la vérité même. Le lieu que nos saints docteurs ont choisi pour leur école est le ciel, et Dieu même est le maître de l’art qu’ils nous ont appris, et le législateur des lois qu’ils ont promulguées. Le prix qui nous est proposé dans cette céleste académie, ce n’est pas un rameau d’olivier ou une couronne de laurier, ni l’honneur d’être nourri aux dépens du public, ou une statue d’airain, choses trop vaines et trop basses ; mais c’est la gloire de jouir dans le ciel d’une vie sans fin, de devenir enfant de Dieu, d’être associé aux chœurs des anges, d’assister devant te trône de Dieu, et de demeurer éternellement avec Jésus-Christ. Les princes de cette république sont des pêcheurs, des publicains, des faiseurs de tentes, qui n’ont pas vécu seulement un petit nombre d’années, mais qui sont vivants dans l’éternité, et qui peuvent aider encore leurs imitateurs et leurs disciples, et les soutenir même après leur mort.
6. Dans cette sainte république on ne fait pas la guerre contre les hommes, mais contre les démons et les puissances spirituelles. C’est pourquoi elle n’a pour chef dans ces combats invisibles ni un homme ni un ange, mais Dieu même. Les armes aussi de ces soldats sont bien différentes de ces armes d’ici-bas. Elles ne sont formées ni de peaux de bêtes, ni de fer, mais de la vérité, de la foi, de la justice, et de toutes les vertus.
Puis donc que le livre que nous entreprenons d’expliquer, contient les lois de cette divine, république ; écoutons avec soin saint Matthieu, qui en parle très clairement, ou plutôt Jésus-Christ qui en est le législateur, qui parle lui-même par la bouche de son saint Évangéliste. Appliquons-nous à ces divines instructions, afin de pouvoir être un jour du nombre de ses heureux citoyens, de ceux qui se sont rendus illustres en suivant ses lois, et qui se sont acquis des couronnes immortelles.
Plusieurs croient que ce livre est facile, et qu’il n’y a que les Prophètes qui soient difficiles ; mais ce sentiment est celui de ceux qui ne connaissent pas assez la profondeur des mystères de l’Évangile. C’est pourquoi je vous conjure de me suivre avec soin, afin que nous entrions ensemble dans cette vaste mer des vérités évangéliques, sous la conduite de Jésus-Christ, qui nous servira de guide. Afin que vous compreniez mieux mes explications, je vous engagerai fortement, suivant mon habitude, à lire d’avance en votre particulier le passage de la sainte Écriture que je dois vous expliquer. Ainsi la lecture servira de préparation à l’enseignement, comme il arriva à l’eunuque dont parlent les Actes et nous facilitera à nous-mêmes l’accomplissement de notre tâche. Sur notre route les questions vont se presser en foule les unes sur les autres. Considérez combien, dès l’entrée de l’Évangile, il se présente de difficultés à éclaircir ! Premièrement, d’où vient qu’on fait descendre la généalogie de Jésus-Christ par Joseph, qu’on sait n’être pas le père de Jésus-Christ ?
En second lieu comment peut-on connaître que le Sauveur vient de la tige de David, puisque les parents de Marie, sa mère, sont entièrement inconnus, et que cette généalogie de l’Évangile ne se tire point du côté de Marie ?
En troisième lieu, pourquoi l’Évangile rapporte-t-il la généalogie de Joseph qui est complètement étranger à la naissance de Jésus-Christ, sans se mettre en peine de rechercher les parents et les aïeux de la Vierge dont il était fils ?
Pourquoi tirant cette généalogie des hommes, y nomme-t-il aussi quelques femmes ?
Pourquoi en ayant nommé quelques-unes, ne les a-t-il pas toutes nommées ? Et pourquoi passant les plus saintes, comme Sara et Rébecca, et d’autres semblables, ne nomme-t-il que celles qui sont connues par quelque vice, comme par la fornication, par l’adultère, par des mariages illégitimes, ou par la qualité d’étrangères et de barbares à l’égard du peuple de Dieu ? Car l’Évangéliste parle de Ruth, de la femme d’Urie, et de Thamar, dont l’une était étrangère, l’autre une impudique, et l’autre une incestueuse, qui voulut concevoir de son beau-père, non selon la loi du mariage, mais par une surprise qu’elle lui fit sous l’habit d’une courtisane. Tout le monde sait quelle était la femme d’Urie, et l’adultère qu’elle commit avec David. Cependant l’Évangile, passant toutes les autres femmes, ne parle que de celle-ci dans cette généalogie. N’était-il pas raisonnable, si on voulait parler des femmes, de les nommer toutes, ou s’il n’en fallait nommer que quelques-unes, de choisir plutôt celles qui étaient recommandables par leur vertu, que celles qui étaient décriées pour, le dérèglement de leur vie ?
Il est donc aisé de voir combien ce commencement même est difficile, quoiqu’il paraisse clair à tout le monde, et même superflu à plusieurs, qui n’y voient autre chose qu’une liste de quelques noms propres.
Nous devons encore rechercher pourquoi l’on passe trois rois dans la suite de cette généalogie. Si l’on dit que c’est à cause de leur impiété, n’en devait-on pas aussi retrancher beaucoup d’autres qui ont été aussi méchants que ceux-ci ?
On demande encore pourquoi, lorsque saint Matthieu dit expressément que la généalogie du Christ jusqu’à Abraham contient trois séries, chacune de quatorze générations, ce nombre se trouve incomplet dans la troisième série telle qu’il la domine ?
On demande enfin pourquoi saint Luc et saint Matthieu ayant fait la généalogie de Jésus-Christ, saint Luc ne rapporte pas les mêmes noms, et en rapporte beaucoup plus que saint Matthieu ; en d’autres termes pourquoi saint Matthieu marque moins de noms et des noms différents de ceux de saint Luc, quoique l’un et l’autre continuent la généalogie de Jésus-Christ jusqu’à Joseph ?
Comprenez donc combien il faudra d’application pour éclaircir ces choses, puisqu’il en faut même pour discerner ce qui a besoin d’éclaircissement. Car ce n’est pas un petit avantage, que de bien discerner ce qui est douteux, et ce qui peut donner lieu à des difficultés.
Par exemple on fait encore cette question Pourquoi sainte Elizabeth, étant de la tribu de Lévi, est appelée la cousine de la sainte Vierge ?
7. Mais pour ne pas accabler votre mémoire, finissons ici ce discours. Il suffit pour vous donner de l’ardeur, de vous avoir proposé les questions que nous aurons à résoudre. Si les solutions vous intéressent, il dépendra de vous de les connaître en assistant à nos entretiens. Car si je vois en vous un véritable désir de vous instruire, je lâcherai de vous satisfaire en répondant à ces questions. Mais si je vous vois dans l’indifférence et dans la froideur, je vous cacherai et les difficultés et les réponses-qu’on y pourrait faire, parce que la loi de Dieu me défend « de donner les choses saintes aux chiens, et de jeter les perles devant les « pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds. » (Mat. 7, 6)
Mais qui est celui qui voudrait fouler des perles aux pieds, me dites-vous ? C’est celui qui ne les croit pas précieuses, et qui il n’a pas pour elles toute l’estime qu’elles méritent. Et qui est assez malheureux, dites-vous, pour ne pas les apprécier, et pour ne les pas préférer à tout ? C’est celui qui s’y applique avec moins d’ardeur qu’il n’en a pour voir d’infâmes comédiennes dans des spectacles diaboliques. Car on en voit plusieurs passer là les jours entiers ; mettre les affaires de leur famille en désordre pour satisfaire cette passion ; ne rien perdre de ce qu’ils entendent ; et conserver précieusement dans leur mémoire ce qui doit perdre et tuer leurs âmes. Mais lorsque ces mêmes personnes sont dans l’Église, où Dieu même leur parle, elles n’y peuvent demeurer un moment sans entrer dans l’impatience. C’est pour cela que notre vie qui devrait être toute céleste, n’a rien de commun avec le ciel, et que nous ne sommes plus chrétiens que de nom et en apparence. C’est pour cela que Dieu nous menace de l’enfer, non pour nous y jeter, mais pour nous en préserver par ses menaces, en nous portant à fuir une si détestable coutume. Cependant nous faisons tout le contraire de ce qu’il désire. Nous entendons qu’il nous menace de l’enfer, et nous courons tous les jours à ce qui nous y mène, à ce qui nous damne. Dieu nous commande non seulement d’écouter, mais même de faire ce qu’il nous dit : et nous n’avons pas seulement la patience de l’entendre. Quand donc ferons-nous ce qu’il nous ordonne, si nous ne pouvons pas seulement souffrir qu’il nous parle ; si nous nous ennuyons, si nous nous impatientons aussitôt, si nous un pouvons pas lui donner seulement un quart d’heure de notre temps ?
Lorsque, dans une conversation, nos paroles n’obtiennent pas l’attention des personnes présentes, nous nous en offensons comme d’une injure, quelque vaines que soient d’ailleurs les choses que nous disons ; et nous croyons que Dieu ne s’offensera pas, lorsque les grandes vérités qu’il nous annonce nous laissent indifférents, que nous avons l’esprit ailleurs, et que nous ne daignons pas seulement nous y appliquer ? On prend plaisir à écouter des personnes qui ont vieilli dans les voyages, qui savent et qui rapportent exactement la distance, la situation, la grandeur, les, places publiques, et les ports des villes qu’elles ont vues : et nous autres qui sommes voyageurs en cette vie, et qui marchons vers le ciel, nous ne nous mettons pas seulement en peine de savoir combien nous en sommes encore éloignés. Si nous y pensions, cependant, nous nous hâterions peut-être davantage pour y arriver. Si nous nous négligeons dans ce chemin qui mène à Dieu, nous sommes infiniment plus éloignés du but que la terre ne l’est du ciel ; mais si nous nous hâtons d’aller vers cette cité bienheureuse, nous nous trouverons bientôt à ses portes ; car son éloignement ne vient point de la distance des lieux, mais de la disproportion de notre conduite et de notre vie.
Vous avez soin de vous rendre habiles dans l’histoire de ce monde, d’en connaître le présent et le passé. Vous vous souvenez des rois sous qui vous avez porté les armes, des officiers particuliers qui vous commandaient, des jeux publics qui se sont donnés, des gladiateurs qui y ont combattu, de ceux qui ont remporté le prix, et de cent autres choses qui ne vous regardent point, et vous n’avez pas seulement la moindre pensée de considérer quel est le prince de cette cité céleste, quels sont ceux qui y tiennent le premier, le second ou le troisième rang, combien chacun d’eux a combattu, et par quelles actions il s’est signalé. Enfin vous ne vous donnez pas seulement la patience d’entendre ceux qui vous proposent les lois de cette sainte cité. Après cela comment oseriez-vous espérer de jouir un jour de ces biens suprêmes, puisque vous ne daignez pas seulement écouter maintenant ceux qui vous en parlent ?
Faisons donc au moins aujourd’hui, mes Frères, ce que jusqu’ici nous avons toujours négligé de faire. Puisque la miséricorde de Dieu nous fait espérer d’entrer un jour dans cette ville toute d’or, comme parle l’Écriture, et qui, en vérité, est infiniment plus précieuse que l’or ; apprenons quels en sont les fondements, et quelles sont ces portes toutes composées de perles et de diamants. Nous avons un excellent guide qui est saint Matthieu, et nous commençons aujourd’hui d’entrer par la porte qu’il nous ouvre. Redoublons notre attention de peur que s’il remarque que quelqu’un l’écoute négligemment, il ne le bannisse de cette ville céleste.
Car cette ville, mes Frères, est une ville vraiment royale et magnifique, elle n’est pas comme nos villes d’ici-bas, divisée en rues, en palais et en places. Elle n’est toute que le palais de son Roi. Ouvrons donc les portes de nos âmes, ouvrons l’oreille de nos cœurs, et, sur le point d’entrer dans cette ville éternelle, adorons avec une frayeur respectueuse le Roi qui y règne. Celui qui désire d’en contempler les merveilles, peut être d’abord frappé de terreur, car ces portes nous sont encore fermées maintenant ; mais quand nous les verrons ouvertes, c’est-à-dire, quand nous aurons découvert les mystères que nous vous avons proposés, nous verrons alors l’éclat qui brille au dedans. Ce bienheureux publicain vous conduira par les yeux de l’esprit, et il vous promet de vous montrer tout. Il vous fera voir où est le trône du R. quels sont les soldats qui l’environnent, où sont les anges et les archanges, quel est le lieu destiné pour les nouveaux citoyens de cette ville, par quels chemins on y va, quel honneur on rend à ceux qui y tiennent ou le premier, ou le second, ou le troisième rang, et combien il y a de dignités différentes, soit dans le sénat, soit dans le peuple de cette cité divine. C’est pourquoi n’entrons point ici avec bruit et avec tumulte, mais avec un respect et un silence digne de ces grands mystères. Si l’on entre dans un silence si profond lorsqu’on doit lire les lettres du roi dans une assemblée publique, quel doit être le vôtre, lorsqu’on doit vous rapporter, non les ordonnances d’un prince de la terre, mais les oracles du Roi du ciel ? Si nous agissons de la sorte, le Saint-Esprit nous conduira lui-même, par sa grâce, jusqu’au dedans de ce palais, et jusqu’au trône du R. pour y jouir des biens infinis, par la grâce et par la miséricorde de Jésus-Christ notre Seigneur, auquel est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE II[modifier]

Analyse[modifier]

  • 1. Description du royaume du ciel. Pourquoi David est mentionné le premier dans la généalogie du Christ.
  • 2. Le Christ est le lien qui unit les deux Testaments et les deux natures divine et humaine.
  • 3. L’Ancien Testament contient la figure, le Nouveau, la vérité. – Gloire de David. – Question touchant la généalogie du Christ.
  • 4. Pourquoi saint Matthieu décrit-il la généalogie de Joseph et non celle de Marie ?
  • 5 et 6. Exhortation à écouter et à pratiquer la parole de Dieu. – Qu’il est nécessaire à tout le monde de lire l’Écriture sainte.


1. Je crois que vous vous souvenez, mes Frères, de la prière que je vous fis hier, de vous recueillir dans un respectueux silence et dans la paix du cœur et de l’esprit, pour écouter la parole de Dieu. Comme nous allons franchir aujourd’hui le seuil sacré du temple où réside le Verbe divin, je suis obligé de vous renouveler cet avis. Car, si autrefois, lorsque les Juifs furent à la veille d’approcher de la montagne de Sinaï, de ce feu, de cette fumée, de ces ténèbres et de ces tourbillons, ou plutôt à la veille de regarder de loin un rayon de la gloire de Dieu, et d’entendre à distance quelques mots de sa bouche ; si, dis-je, on leur commanda de se séparer de leurs femmes durant trois jours, et de laver leurs vêtements ; s’ils étaient, ainsi que Moïse lui-même, dans la crainte et le tremblement, il est bien plus raisonnable que, sur le point d’entendre des paroles si saintes et non pas de regarder de loin une montagne ardente, mais d’entrer dans le ciel même, vous témoigniez une disposition plus parfaite, que vous laviez non les vêtements du corps mais ceux de l’âme, et que vous vous sépariez de tout le commerce de la vie du monde.
Vous ne verrez point ici de fumée, ni de tourbillons, ni de ténèbres, mais le Roi même assis sur son trône, dans une gloire ineffable, accompagné de ses anges et de ses archanges, et de la troupe des saints, joints au nombre infini de ces bienheureux esprits. Telle est la sainte cité, elle contient, dit saint Paul, « l’Église des premiers-nés, les esprits des justes, les troupes des anges, et le sang dont l’aspersion a réconcilié toutes choses. » (Héb. 12,20) Car le ciel a reçu ce qui était sur la terre, la terre a reçu ce qui était dans le ciel, et ainsi s’est faite cette paix des hommes et des anges qui avait été souhaitée durant tant de siècles.
Le trophée qui brille dans cette cité sainte est la croix, les dépouilles qui y sont attachées sont notre nature même, dont Jésus-Christ a fait sa proie et sa conquête, comme vous le verrez dans la suite de l’Évangile. Si vous voulez me suivre avec un profond silence, j’espère vous faire voir la mort terrassée et détruite, le péché crucifié, et les monuments illustres de la victoire que Jésus-Christ a remportée dans cette guerre. Vous verrez le tyran enchaîné, une multitude de captifs qui suivent leur libérateur, et la forteresse où le démon s’était renfermé depuis tant de siècles, et d’où il faisait ses sorties sur les hommes, forcée en un moment et renversée par terre. Vous verrez la caverne même et les antres profonds de ce prince des ténèbres, qui ont été découverts à nos yeux, parce que notre Roi vainqueur a bien voulu y descendre lui-même en personne et y faire luire l’éclat de sa gloire.
Ne craignez point que ce récit vous soit ennuyeux. Si, lorsque quelqu’un vous raconte les guerres et les victoires des hommes, bien loin d’en concevoir de l’ennui, vous perdez même le manger et le boire pour les écouter, combien trouverez-vous plus de goût aux choses beaucoup plus admirables dont nous devons vous parler ? Considérez ce que c’est que de voir un Dieu qui vient du ciel, et qui descend du plus haut de son trône sur la terre et jusqu’au fond des enfers, pour en combattre le prince ; de voir le démon lutter contre un Dieu qui s’est caché sous la forme de l’homme, et ce qu’on ne peut assez admirer, la mort détruite parla mort, la malédiction abolie par la malédiction, et la tyrannie du démon renversée par tes mêmes armes dont il s’était servi pour l’établir.
Sortons donc de notre assoupissement et réveillons-nous. Je vois déjà les portes ouvertes. Entrons avec une modestie respectueuse et une sainte frayeur. Mais quelles sont ces portes ?
Quoi, dites-vous ? Vous promettez de parler du Fils unique de Dieu, et vous nous parlez du fils de David, un homme qui vivait il y a plusieurs siècles, et vous l’appelez le père et l’aïeul de Jésus-Christ ? Mais attendez un peu, ne désirez pas savoir tout d’un coup toutes choses, apprenez peu à peu et par degrés. Souvenez-vous que vous n’êtes qu’à la porte et encore dans le vestibule. Pourquoi vous hâtez-vous de pénétrer jusque dans le fond du sanctuaire lorsque vous n’avez pas encore bien considéré ce qui est au-dehors ?
Ce n’est pas la naissance divine du Sauveur que je vais vous expliquer maintenant, ni même dans la suite. Je sais qu’elle est incompréhensible et ineffable. Le prophète Isaïe l’a dit avant moi. Car, après avoir prédit la passion du Sauveur, et l’extrême charité qu’il a eue pour tous les hommes, et admiré de quel comble de gloire il était descendu dans le dernier abaissement, il s’écrie : « Qui pourra dire quelle est sa génération ? » (Is. 53,8)
Ce n’est donc point de cette première naissance que je parle ici ; c’est sa naissance terrestre prouvée par une infinité de témoins, dont je tâcherai de vous dire ce que la grâce du Saint-Esprit aura daigné m’en apprendre.
Il n’est pas même possible d’expliquer celle-ci bien clairement, parce qu’elle est elle-même pu mystère grand et redoutable. Ne la considérez donc pas comme peu importante lorsqu’on vous en parle, mais au contraire soutenez votre attention, et tremblez lorsque vous entendez dire qu’un Dieu est venu sur la terre. C’est une merveille si étonnante et tellement inouïe, que les anges en chœur en ont rendu gloire à Dieu au nom de toute la terre, par leurs acclamations et par leurs louanges. Les prophètes mêmes se sont longtemps auparavant écriés avec une profonde admiration « Enfin il a été vu, sur la terre, et il a conversé parmi les hommes ! » (Bar. 3,38) Car c’est un étrange prodige que ce Dieu ineffable, incompréhensible, égal en tout à son Père, soit venu à nous en passant par le sein d’une vierge, et qu’il se soit rabaissé jusqu’à naître d’une femme ; qu’il ait bien voulu avoir David et Abraham pour ses ancêtres, et non seulement David et Abraham, mais ce qui est encore plus étonnant, des femmes semblables à celles dont nous vous avons déjà parlé.
Lors donc que vous entendez de si grandes choses, élevez votre esprit et ne concevez rien de bas, que votre admiration redouble en voyant le vrai et unique Fils du Père, souffrir d’être appelé fils de David, pour vous rendre enfant de Dieu, et ne refuser pas d’avoir pour père son esclave, afin que vous qui étiez esclave ayez Dieu pour père. Voyez combien cet Évangile, c’est-à-dire, cette bonne nouvelle qu’on nous annonce est admirable dès l’entrée.
Si vous doutez de la gloire qui vous est promise, soyez-en persuadé par l’humiliation de Jésus-Christ. Car la raison de l’homme a bien plus de peine à comprendre qu’un Dieu soit devenu homme, qu’à s’expliquer qu’un homme puisse devenir enfant de Dieu. Lors donc que vous entendez dire que le Fils de Dieu est aussi fils de David et d’Abraham, ne doutez plus que vous, qui êtes enfant d’Adam, vous ne soyez aussi enfant de Dieu. Car ce serait en vain qu’un Dieu se fût abaissé si profondément, si ce n’avait été pour relever l’homme. Il est né selon la chair afin que vous renaissiez selon l’esprit. Il est né d’une femme, afin que vous cessiez d’être le fils d’une femme. C’est pourquoi il est né en deux manières différentes, dont l’une est semblable à notre naissance, et l’autre est infiniment élevée au-dessus de nous : car il a cela de commun avec nous, qu’il est né d’une femme, mais ce qu’il a de particulier c’est : « Qu’il n’est point né du sang, ni de la volonté de l’homme ou de la chair (Jean 1,13) », mais du Saint-Esprit, et que sa naissance en ce point était la figure de cette renaissance divine, qu’il nous devait donner par la grâce du Saint-Esprit. On peut dire la même chose de tous ses autres mystères. Son baptême avait quelque chose de l’Ancien Testament et du Nouveau ; de l’Ancien, en ce qu’il l’a reçu d’un prophète ; du Nouveau, en ce qu’il reçut visiblement le Saint-Esprit. Jésus-Christ, en s’incarnant, a fait comme une personne qui, voyant deux hommes se battre, les prendrait tous deux par la main et les réconcilierait ensemble. Ainsi, en venant au monde, il a réuni la nature humaine avec la nature divine ; la grandeur de Dieu avec la bassesse de l’homme ; et la loi ancienne avec la nouvelle.
Vous voyez donc, dès l’entrée, quel est l’éclat de cette ville sainte ; et, comme le Roi y paraît d’abord revêtu de notre chair, ainsi qu’un prince au milieu de son armée. Souvent un roi dans le combat ne porte point les marques de sa dignité et de sa puissance. Il quitte la pourpre et le diadème, et s’habille comme l’un de ses soldats. Mais les rois de la terre se déguisent de la sorte de peur d’attirer sur eux, en se faisant connaître, tous les efforts de leurs ennemis, au lieu que le nôtre l’a fait pour ne pas mettre d’abord tous ses ennemis en fuite, et ne pas épouvanter ses amis. Il était venu, non pour nous effrayer, mais pour nous sauver. C’est pourquoi, dès le commencement de l’Évangile, il est appelé Jésus ; et ce mot qui est hébreu et non grec, signifie « Sauveur », parce que, dit l’Évangile, « il sauvera son peuple. » (Mt. 1,21)
3. Considérez comme l’écrivain sacré élève nos esprits, et comment, en ne nous disant que des choses communes, il nous découvre des merveilles qui dépassent toutes nos espérances. Car ces deux noms du Fils de Dieu, celui de Jésus et celui de Christ étaient tous deux connus de tous les Juifs Dieu prévoyant que les mystères qu’il devait accomplir seraient incroyables, a voulu qu’il y eût même des anciennes figures de ce nom divin, pour prévenir ainsi tous les troubles que la nouveauté cause d’ordinaire. Car Josué qui succéda à Moïse, et qui fit entrer le peuple dans la terre promise, s’appelait aussi Jésus. Vous voyez la figure, comprenez-en maintenant la vérité. Jésus a fait autrefois entrer les Juifs dans la terre promise : Jésus nous fait entrer dans le ciel et dans la jouissance des biens éternels. Le premier fait cette merveille après la mort de Moïse ; le second la fait après la fin de la loi de Moïse ; le premier a été le chef du peuple de Dieu ; le second en a été le Roi et le Souverain.
Mais de peur qu’en entendant ce nom de Jésus, vous n’hésitiez entre lui et ses homonymes, l’Évangéliste ajoute aussitôt le surnom de Christ : « De Jésus-Christ fils de David. » Josué n’était pas de la tribu de, David, mais d’une autre.
Vous me demanderez peut-être pourquoi saint Matthieu appelle son livre « le livre de la génération de Jésus-Christ », puisqu’il ne contient pas seulement sa naissance, mais encore toute la suite de sa vie. C’est parce que la naissance de Jésus-Christ est le principe, et comme la racine de tous ses autres mystères, et l’unique source de tous nos biens. Et comme Moïse a appelé son livre le livre de la création du ciel et de la terre, quoiqu’il y parle aussi de beaucoup d’autres choses, de même l’Évangéliste nomme son livre du mystère qui est la source et le principe de tous les autres. Car c’était une chose bien pleine d’étonnement, et qui surpassait l’espérance et l’attente de tous les hommes qu’un Dieu se fît homme ; mais après une si grande merveille, tout le reste suit naturellement de ce principe.
Mais pourquoi ne le nomme-t-il pas d’abord « fils d’Abraham », et ensuite, « fils de David ? » Ce n’est pas, comme disent quelques-uns, pour remonter du dernier au premier, puisqu’il l’aurait fait dans tout le reste comme saint Luc, ce qu’il ne fait pas néanmoins. Pourquoi donc nomme-t-il d’abord David ? Parce que le nom de David, prince illustre, et beaucoup moins ancien qu’Abraham, était alors dans toutes les bouches. Quoique Dieu leur eût fait à tous deux la même promesse, néanmoins la longue suite du temps faisait que l’on ne se souvenait plus de l’une, et qu’on ne parlait que de l’autre, comme plus nouvelle et plus récente. Les Juifs disent eux-mêmes dans l’Évangile : « Ne savons-nous pas que le Christ doit venir de la race de David, et de la ville de Bethléem où était David ? » (Jn. 7,42) Nul d’entre eux ne l’appelait fils d’Abraham, et tous l’appelaient fils de David. Je le répète, on se souvenait beaucoup plus de David, et parce qu’il était moins ancien, et parce qu’il avait été roi. C’est pourquoi ils appelaient de son nom les rois qu’ils voulaient le plus honorer. Dieu même use de cette manière de parler. Ézéchiel et les autres prophètes disent que « David s’élèvera et qu’il régnera. » (Ez. 37,24) ce qu’il ne disait pas de David qui était mort, mais des antres rois qui devaient être les imitateurs de sa piété. Dieu dit encore à Ézéchias : « Je protégerai cette ville, à cause de moi, et à cause de David mon serviteur. » (2R. 19,34) Il promet aussi à Salomon, « que de son vivant il ne détruirait pas son royaume, à cause de son serviteur David. » (1R. 2,34) Ce roi était dans une grande gloire devant Dieu et devant les hommes. C’est pourquoi l’Évangéliste commence d’abord par lui, et il passe aussitôt au plus ancien de ses pères ; croyant qu’il était superflu, au moins à l’égard des Juifs, de remonter encore plus haut dans le dénombrement de ses ancêtres, parce que ces deux-là étaient les plus illustres de tous, l’un parce qu’il était roi et prophète, et l’autre parce qu’il était prophète et patriarche.
Mais comment peut-on prouver, me direz-vous, que Jésus-Christ descende de la race de David ? Car s’il n’est pas né d’un homme mais seulement d’une vierge dont on ne rapporte point la généalogie, comment saurons-nous qu’il soit de la race de ce roi ? Voici donc deux difficultés qui se présentent : l’une pourquoi l’on ne rapporte point la généalogie de la Vierge, et l’autre pourquoi on rapporte celle de saint Joseph, entièrement étranger à la naissance du Sauveur. Il semble que la première de ces généalogies était seule nécessaire, et que la seconde était inutile.
Que répondrons-nous donc à cela ? Comment montrerons-nous que la Vierge descendait de David ? Comment le prouverons-nous ? Écoutez ce que Dieu dit à l’ange Gabriel : « Allez, lui dit-il, à une vierge fiancée à un homme qu’on nomme Joseph, qui est de la maison et de la famille de David. » (Lc. 1,27) Que voulez-vous de plus clair, puisque Joseph était de la maison et de la famille de David, il est démontré que la Vierge en était aussi ? Car il était défendu par la loi de chercher une femme hors de sa tribu, et d’en épouser une qui n’en fût pas.
Le patriarche Jacob avait prédit que Jésus-Christ naîtrait de la tribu de Juda, lorsqu’il dit : « Les princes ne cesseront point dans la « tribu de Juda et les chefs sortiront toujours de sa chair jusqu’à ce que Celui qui a été destiné de Dieu soit venu, et il sera l’attente des nations. » (Gen. 44,10) Cette prophétie nous assure d’abord que Jésus-Christ est sorti de la tribu de Juda, mais elle ne montre pas qu’il soit de celle de David. Est-ce que toute la tribu de Juda n’était composée que de la famille de David ? n’en avait-il pas beaucoup d’autres ? Beaucoup au contraire étaient de la tribu de Juda sans être de la race de David. Mais pour vous empêcher de vous arrêter à cette pensée, l’Évangéliste dit formellement, que Joseph était « de la maison et de la famille de David. » (Lc. 1,27)
Si vous voulez encore d’autres preuves, nous en avons une très constante. Il n’était pas permis pour se marier, de sortir, non seulement de sa tribu, mais même de sa famille et de sa parenté. Ainsi que ces paroles « de la famille et de la maison de David », s’entendent ou de la Vierge ou de Joseph, on n’en peut tirer que la même conséquence. Car si Joseph était de la maison et de la famille de David, il n’a pris certainement une femme que de la famille d’où il était descendu.
Mais si Joseph, dites-vous, a violé l’ordonnance de la loi ? L’Évangéliste prévient cette objection, lorsqu’il dit « qu’il était juste (Mt. 1,19) », afin qu’en reconnaissant sa vertu, on ne l’accusât point de violation de la loi. Comment un homme qui était si charitable et si modéré qu’il ne voulut pas même penser à faire punir la Vierge, quoique toutes les apparences semblassent l’y forcer, comment, dis-je, un homme si vertueux aurait-il pu violer la loi pour satisfaire sa passion ? Comment un homme dont la vertu allait au-delà même de la loi, comme on le voit par le dessein qu’il prit de quitter sa femme en secret, eût-il pu se résoudre à pécher ouvertement contre la loi, sans y être contraint par aucune nécessité ?
Il est donc évident par ces preuves que la Vierge était de la race de David. Voyons maintenant pourquoi l’Évangéliste ne rapporte point sa généalogie, mais seulement celle de Joseph. C’est parce que ce n’était point l’ordinaire parmi les Juifs de tirer la généalogie du côté des femmes. Ainsi pour garder cette coutume, et pour ne point troubler les esprits par aucune nouveauté, il ne parle point des parents de la Vierge ; mais il se contente, pour nous la faire connaître, de nous rapporter la généalogie de Joseph. Si donc il eût rapporté la généalogie de la Vierge, il n’aurait pas gardé l’ordre commun, et s’il n’eût point rapporté celle de saint Joseph, nous n’aurions point su de quelle tribu était la Vierge. C’est pourquoi, afin que nous connussions qui était Marie et d’où elle descendait, et que la coutume des Juifs fût gardée, l’Évangéliste décrit la généalogie de Joseph l’époux de la Vierge, et montre qu’il était de la famille de David. Il s’ensuivait que La Vierge en était aussi, puisque indubitablement un homme si juste, comme j’ai déjà dit, n’aurait point voulu épouser une femme d’une autre tribu que de la sienne.
Nous pourrions encore rapporter une autre raison plus mystérieuse, pour montrer pourquoi on n’a rien dit de la généalogie de la Vierge, mais ce n’est pas ici le lieu de la dire, parce qu’il y a trop longtemps que nous sommes sur ce sujet.
Il vaut mieux terminer ce discours, et retenir avec soin ces points que nous avons tâché d’expliquer : Pourquoi l’Évangéliste parle d’abord de David ; pourquoi il appelle ce livre le livre de la génération du Sauveur ; pourquoi il lui donne le nom de Jésus, et de Jésus-Christ ; ce que cette naissance a de commun ou de différent avec la nôtre ; comment on fait voir que Marie était de la race de David, et enfin pourquoi on rapporte la généalogie de Joseph, et non celle de la Vierge.
Si vous avez soin de vous souvenir de ces choses, vous nous donnerez du courage pour continuer ; mais si vous êtes indifférents, et que vous laissiez tout échapper de votre mémoire, votre froideur nous rendra plus froids et plus lent dans toute la suite. Car un laboureur ne se porte pas aisément à cultiver une terre où il voit que ce qu’il sème se perd et ne lève point. C’est pourquoi je vous conjure de faire croître cette semence, puisque ce soin vous produira de grands biens pour le salut de vos âmes. Ce saint exercice vous rendra agréables à Jésus-Christ, et en méditant les paroles sorties de sa bouche, vous apprendrez à purifier la vôtre de toutes les paroles déshonnêtes et injurieuses. Nous deviendrons ainsi terribles aux démons lorsqu’ils verront notre langue armée de ces paroles de feu : nous nous attirerons une plus grande grâce de Dieu, et cette lecture assidue rendra les yeux de notre cœur plus vifs et plus éclairés.
Dieu nous a donné des yeux, une bouche et des oreilles, afin que nous les consacrions à son service, afin que nous ne parlions que de lui, que nous n’agissions que pour lui, que nous ne chantions que ses louanges, que nous lui rendions de continuelles actions de grâces, et que par ces saints exercices nous purifiions le fond de nos cœurs. Car, comme la pureté de l’air rend le corps sain, ainsi la sainteté de ces occupations rend l’âme plus sainte et plus pure.
5. Ne voyez-vous pas que les yeux nous pleurent dans un lieu plein de fumée, et qu’aussitôt que nous passons au grand air, que nous considérons la beauté des campagnes, les fleurs des prés et les eaux courantes, ils reprennent leur première vigueur ? Il en est ainsi de l’œil de l’âme. S’il se plaît dans les Écritures comme dans un pré spirituel, il deviendra plus sain, plus pur, et plus pénétrant ; mais s’il se laisse obscurcir par la fumée des choses du siècle, il se trouvera réduit à pleurer et en ce monde et en l’autre. Car tout ce qui est en ce monde est semblable à la fumée ; ce qui fait dire à David : « Mes jours se sont évanouis comme la fumée. » (Ps. 101,12) Il l’entendait de la brièveté et de l’instabilité de la vie ; mais je crois qu’on peut dire encore que les choses du monde nous aveuglent comme la fumée ; et qu’elles nous enveloppent par des liens semblables aux toiles d’araignées.
Car il n’y a rien qui blesse et qui trouble plus les yeux de l’âme que cet embarras des soins et des affaires du monde, et cette multiplicité de désirs et de passions, qui sont comme le bois qui produit ensuite cette fumée. Et comme le feu fume beaucoup lorsqu’il s’attache à une matière humide ; ainsi lorsqu’un désir ardent entre dans une âme qui est comme humide par son relâchement et par sa paresse, il faut nécessairement qu’il y excite une effroyable fumée. C’est pourquoi nous avons besoin de la rosée du Saint-Esprit, et de ce souffle bienheureux, afin d’éteindre ce feu des passions, de dissiper cette fumée, et de rendre notre cœur plus libre et plus dégagé. Car il est impossible qu’une âme appesantie de tant de soins puisse s’élever en haut pour voler au ciel. Nous devons nous dégager de tout, pour pouvoir courir dans la voie de Dieu. Et nous ne le pourrons faire à moins que d’être soulevés sur les ailes du Saint-Esprit. S’il faut donc que notre âme soit non seulement déchargée des soins du siècle, mais qu’elle soit encore soutenue de la grâce de Dieu pour nous élever en haut, comment le pourrons-nous faire, puisque, bien loin d’avoir cette disposition, nous nous engageons tous les jours dans une autre toute contraire, et qu’au lieu de voler au ciel, nous nous laissons charger de ce poids insupportable, dont le démon nous accable, et par lequel il nous entraîne toujours en bas ? Car si on voulait peser tous nos discours dans une juste balance, je ne crois pas que, pour mille talents qu’on trouverait d’entretiens tout séculiers, on pût trouver je ne dis pas pour cent deniers, mais pour dix oboles de paroles vraiment chrétiennes et spirituelles. N’est-ce pas une chose honteuse et ridicule, tandis que nous ne nous servons de nos domestiques, quand nous en avons, que pour des affaires qui sont pour la plupart nécessaires, d’employer notre bouche à des choses où nous rougirions d’employer le dernier de nos serviteurs, c’est-à-dire, toutes vaines et superflues ? Et plût à Dieu même qu’elles ne fussent que superflues, et non mauvaises et dangereuses ! Si nos paroles nous étaient utiles, il est certain qu’elles seraient aussi agréables à Dieu ; mais nous disons au contraire tout ce que le démon nous inspire : des railleries et des bons mots, des imprécations et des injures, des jurements, des mensonges, des parjures ; des cris de colère et des futilités, des contes de vieilles femmes, des questions oiseuses et sans intérêt, voilà ce qui sort continuellement de notre bouche.
Quel est celui de vous tous qui m’écoutez maintenant, qui pourrait me dire par cœur ou un psaume ou quelque autre partie de l’Écriture, si je le lui demandais ? Il ne s’en trouverait pas un seul. Et ce qui est encore plus à déplorer, c’est que, étant si indifférents pour les choses saintes, vous êtes tout de feu pour les choses du diable. Car si l’on vous priait au contraire de dire quelqu’une de ces chansons infâmes, quelques-uns de ces vers lascifs et honteux, il s’en trouverait plusieurs qui les auraient appris avec soin, et qui les réciteraient avec plaisir.
Mais comment excuse-t-on de si grands excès ? Je ne suis pas religieux ni solitaire, dit-on, j’ai une femme et des enfants, et j’ai le soin d’un ménage. Telle est en effet la grande plaie de notre temps, on croit que la lecture de l’Écriture n’est bonne que pour les religieux, au lieu que les gens du monde en ont encore plus besoin qu’eux. Car ceux qui sont au milieu du combat, et qui reçoivent tous les jours de nouvelles plaies, ont plus besoin de remèdes que les autres. C’est tin grand mal de ne pas lire les livres qui contiennent la parole de Dieu, mais il y a quelque chose de pire encore, c’est de se persuader que cette lecture est inutile. Une telle pensée ne peut venir que du démon. N’entendez-vous point ce que dit saint Paul : « Que tout ce qui est écrit, est écrit pour notre instruction ? » (Rom. 15,4) Si l’on voulait vous faire toucher l’Évangile avec des mains malpropres, vous ne voudriez jamais le faire, et cependant vous ne croyez pas qu’il soit nécessaire de savoir ce qu’il enseigne. C’est là la cause du dérèglement général que l’on voit aujourd’hui parmi les hommes.
Si vous voulez éprouver combien la lecture de l’Écriture sainte est utile, examinez-vous vous-mêmes. Voyez dans quelle disposition vous êtes, ou lorsque vous écoutez des psaumes, ou lorsque vous entendez ces chansons diaboliques ; lorsque vous êtes à l’église, ou lorsque vous êtes au théâtre ; et vous serez surpris de voir combien votre âme étant la même, est néanmoins différente d’elle-même dans ces rencontres. C’est pourquoi saint Paul disait : « Les mauvais entretiens corrompent « les bonnes mœurs. » (1Cor. 15,33) Nous avons continuellement besoin des cantiques du Saint-Esprit. Chanter les louanges de Dieu est le plus beau privilège de l’homme, rien ne le distingue autant des bêtes qui ont cependant sur lui de nombreux avantages. C’est là, la nourriture de l’âme ; c’est là son ornement ; c’est là son assurance ; au contraire la négligence de la parole de Dieu lui cause la faim et la-mort : « Je leur enverrai », dit Dieu, « non la famine du pain ni la soif de l’eau, mais la famine de la parole de Dieu. » (Amo. 8,11)
Qu’y a-t-il de plus déplorable que d’attirer volontairement sur vous un malheur dont Dieu menace les hommes comme d’un très grand supplice, et de réduire vous-même votre âme à une faim cruelle qui la met dans une extrême langueur ? Car c’est par la parole que l’âme se perd ou qu’elle se sauve. Un mot l’enflamme de colère, et un mot l’apaise ; une parole déshonnête la jette dans une passion brutale, et une parole modeste et grave la rend chaste et pure. Si donc la parole d’un homme produit de si grands effets, comment pouvez-vous mépriser la parole de Dieu même ? Et si l’exhortation d’un homme est si puissante, combien celle de l’Esprit-Saint le sera-t-elle davantage ?
Une parole de l’Écriture excite souvent dans l’âme une flamme plus vive que le feu, et la rend capable des actions les plus belles. C’est ainsi qu’autrefois saint Paul abaissa l’orgueil des Corinthiens, qui se glorifiaient d’une chose dont ils eussent dû rougir, et qu’ils devaient étouffer dans un éternel silence. Mais lorsque cet apôtre leur eût écrit, voyez quel changement ses paroles firent en eux, comme il leur en rend témoignage lui-même : « Voyez, en effet » dit-il, « ce qu’a produit en vous cette tristesse selon Dieu que vous avez ressentie : quelle sollicitude, quel soin de vous justifier, quelle indignation, quelle crainte, quel désir, quel zèle, quelle ardeur pour punir le crime ! » (2Cor. 7,11). C’est ainsi que vous réglerez vos serviteurs, vos enfants, vos femmes et vos amis, et que vous forcerez vos ennemis mêmes à vous aimer. C’est par ces paroles saintes, que tant de grands hommes si chéris de Dieu, se sont avancés dans la vertu. David après son péché écouta la parole du Prophète, et il embrassa aussitôt cette pénitence, qui est devenue le modèle de tous les pénitents. C’est par ces paroles saintes, que les apôtres sont devenus ce qu’ils ont été, et qu’ils ont attiré à eux toute la terre.
Mais que sert, dites-vous, d’entendre la parole de Dieu, lorsqu’on ne la pratique pas ? On ne laisse pas d’en retirer même alors une utilité très-considérable. Car on s’accusera soi-même, on soupirera, on gémira, et on se mettra enfin en état de faire ce qu’on nous apprend. Mais lorsqu’on ne comprend pas même le mal qu’on fait, comment peut-on s’en retirer ou s’en repentir ?
Ne négligeons donc point d’entendre l’Écriture sainte. C’est le démon qui nous inspire ce dégoût, parce qu’il ne peut souffrir que nous approchions de ce trésor, de peur qu’il ne nous en demeure des perles et des diamants qui nous enrichissent. C’est pourquoi il nous persuade qu’il nous est inutile d’entendre la parole de Dieu, afin qu’il n’ait pas le regret de nous la voir mettre en pratique après que nous l’aurons entendue. Reconnaissons donc cet artifice si dangereux, et fortifions-nous de toutes parts contre ces attaques ; afin que couverts de cette armure spirituelle, nous soyons invulnérables à notre ennemi, et que l’ayant vaincu et portant les marques de notre victoire, nous jouissions à jamais des biens du ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE III.[modifier]


LIVRE DE LA GÉNÉRATION DE JÉSUS-CHRIST, FILS DE DAVID, FILS D’ABRAHAM. (CHAP. 1, V. 1, JUSQU’AU VERSET 16)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Pourquoi c’est la généalogie de Joseph et non celle de Marie qui se trouve ici décrite ?
  • 2. Pourquoi nommer Thamar dans une généalogie du Fils de Dieu ? Qu’il ne faut pas rougir de ses ancêtres.
  • 3 et 4. Pourquoi Zara et Pharès sont-ils nommés tous les deux dans la généalogie du Christ ? L’iniquité des parents ne nuit pas aux enfants qui ont de la piété, et réciproquement.
  • 5. Exhortation il faut sanctifier toutes les bonnes œuvres par l’humilité.


1. J’avais raison de le dire, ces paroles divines ont une admirable profondeur, puisque après tout ce que nous avons déjà dit, nous n’avons pas encore achevé d’expliquer ce commencement. Achevons donc aujourd’hui ce qui nous en reste.
La question que nous avons à traiter est celle-ci : Pourquoi l’Évangéliste donne-t-il la généalogie de Joseph qui est étranger à la naissance du Fils de Dieu ? Nous en avons déjà rapporté une raison, mais il faut en ajouter une autre plus mystérieuse et plus cachée. Quelle est donc cette raison ? L’Évangéliste ne voulait pas que les Juifs connussent sitôt le secret de cet enfantement divin, et que. Jésus-Christ était né d’une vierge. Ne vous troublez pas de l’apparente étrangeté de cette raison elle n’est pas de moi ; je vous dis ce que j’ai reçu de nos pères, de ces hommes illustres et admirables. Si Jésus-Christ lui-même a d’abord caché beaucoup de choses, en s’appelant fils de l’homme, en ne déclarant pas nettement partout qu’il était égal à son Père, doit-on s’étonner s’il a voulu céler aussi quelque temps le mystère de sa naissance, par une conduite pleine de sagesse, et pour de très importantes raisons ?
Quelles sont, dites-vous, ces raisons si importantes ? C’était pour épargner la Vierge, sa mère, et pour la défendre d’un fâcheux soupçon. Si les Juifs eussent su d’abord cette merveille, ils n’auraient pas manqué de l’interpréter malignement, et peut-être auraient-ils lapidé la Vierge après l’avoir condamnée comme adultère : car si leur impudence combattait en Jésus-Christ des actions dont ils avaient vu des exemples dans l’Ancien Testament ; s’ils appelaient démoniaque Celui qui chassait les démons ; et ennemi de Dieu celui qui faisait des miracles le jour du sabbat, quoique le sabbat eût été souvent violé sans aucun crime, que n’eussent-ils point dit en écoutant cette naissance si miraculeuse, puisqu’ils avaient pour eux l’autorité de tous les siècles passés, où l’on n’avait jamais rien vu de semblable ? Si après tant de miracles ils ne laissaient pas de l’appeler fils de Joseph, comment l’auraient-ils cru fils d’une Vierge avant ces miracles ? C’est pourquoi l’Évangéliste fait la généalogie de Joseph, où il rapporte qu’il épousa la Vierge. Si Joseph même, quoique si saint et si juste, a besoin de tant de preuves pour croire cette merveille ; s’il faut qu’un ange lui parle, qu’il ait des révélations durant la nuit, qu’il soit rassuré parle témoignage des prophètes ; comment les Juifs si aveugles, si corrompus, et si déclarés contre Jésus-Christ, eussent-ils pu se rendre à cette vérité ? Une merveille si rare et si inouïe dans toute l’antiquité, les aurait jetés sans doute dans un trouble étrange.
Une fois bien persuadé que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, on ne s’étonne plus de sa merveilleuse naissance ; mais comment ceux qui l’ont appelé depuis un séducteur et l’ennemi de Dieu, n’eussent-ils pas été scandalisés de cette vérité, et n’en eussent-ils pas conçu quelque soupçon détestable ? C’est pourquoi les apôtres ne se hâtent point d’annoncer d’abord cette naissance merveilleuse de Jésus-Christ. Ils établissent fortement sa résurrection, fait qui était plus à la portée des Juifs, parce qu’il y avait eu, autrefois, des exemples de personnes ressuscitées, quoique d’une manière bien différente de la sienne ; mais ils ne publient point d’abord que Jésus-Christ est né d’une vierge. Sa mère même n’ose pas en découvrir le secret ; et on voit qu’elle dit à Jésus-Christ, lorsqu’elle le trouva dans le temple « Nous vous cherchions, votre père et moi. » (Lc. 2,48)
Si les Juifs eussent eu quelque connaissance de ce mystère, jamais ils n’auraient cru que Jésus-Christ était fils de David, et leur incrédulité, sur ce point, aurait eu les plus funestes conséquences. Aussi les anges mêmes ne révèlent point ce secret ; ils ne le découvrent qu’à Joseph et à Marie ; et lorsqu’ils annoncèrent aux pasteurs la naissance du Sauveur, ils ne leur dirent point de quelle manière elle s’était faite.
Mais d’où vient que l’Évangile, en parlant d’Abraham, dit qu’il a engendré Isaac, et qu’Isaac a engendré sans dire un seul mot d’Esaü, son frère, au lieu que parlant de il dit expressément qu’il engendra Juda et ses frères?
Quelques-uns disent que c’est parce qu’Esaü et ceux de sa race ont été méchants, mais je ne crois pas que cette raison soit bonne ; si elle l’était, pourquoi un peu après nommerait-on des femmes qui ont été fameuses par leur déshonneur ? Il semble plutôt que l’Évangéliste a eu dessein de relever la gloire de Jésus-Christ par l’effet d’un contraste, par la petitesse et la vulgarité de ses ancêtres plutôt que par leur gloire ; car rien n’est plus glorieux à Celui qui est infiniment grand, que d’avoir bien voulu se rabaisser de la sorte.
Pourquoi donc l’Évangéliste ne dit-il rien d’Esaü et de sa race ? C’est parce que les Sarrasins, les Ismaélites, les Arabes, et tous les autres peuples descendus de lui n’avaient rien de commun avec les Israélites. C’est pour ce sujet que saint Matthieu n’en dit rien, pour passer plus vite à ceux qui entraient dans la généalogie de Jésus-Christ, et qui étaient du peuplé juif. Il dit donc : « Jacob engendra Juda et ses frères », parole qui marque la race des Juifs.
2. « Juda engendra Pharès et Zara, de Thamar. » Que faites-vous saint Évangéliste, de rapporter ainsi une histoire, qui nous fait souvenir d’un inceste ? – Mais de quoi vous étonnez-vous ? vous dira-t-il. Si je ne rapportais la généalogie que d’un simple homme, je pourrais dissimuler quelque chose ; mais puisque nous parlons du mystère d’un Dieu incarné, non seulement nous ne devons pas taire ces choses, mais nous devons même en faire gloire, parce qu’elles relèvent davantage sa bonté et sa puissance, puisqu’il est venu, non pour éviter notre ignominie, mais pour l’effacer. Il en est de sa naissance comme de sa mort ; sa mort serait moins admirable sans la croix, qui en a été l’instrument infâme, mais dont l’infamie fait d’autant mieux éclater la bonté de Celui qui n’a pas craint de l’affronter pour l’amour des hommes ; de même, ce qu’il faut admirer dans sa naissance, ce n’est pas seulement qu’il ait pris un corps et se soit fait homme, mais encore qu’il ait daigné descendre de parents comme ceux que nous venons de voir sans rougir d’aucun des maux propres à l’humanité.
Il voulait nous déclarer hautement, dès sa naissance, qu’il ne dédaignait point nos bassesses, et nous apprendre en même temps qu’il ne faut point rougir des vices et des défauts de nos parents, mais ne penser, nous-mêmes, qu’à nous rendre vertueux. Car celui qui l’est, ne reçoit aucune tache de l’obscurité ou de l’infamie de sa naissance, quand il serait né d’une mère étrangère, ou d’une femme impudique. Que si le fornicateur, qui s’est converti, n’a plus à rougir de sa première vie, nous rougirons bien moins du désordre de nos parents, lorsque nous effacerons par notre vertu la honte de notre naissance.
Mais Jésus-Christ n’a pas voulu seulement nous donner cette instruction, il a voulu encore réprimer l’orgueil des Juifs : car ce peuple négligeant la vraie noblesse de l’âme, avait sans cesse le nom d’Abraham à la bouche, comme si la vertu de ses pères devait être la justification de ses vices. Jésus-Christ détruit d’abord cette erreur, et il leur apprend à ne se pas appuyer sur la vertu des autres, mais sur la leur propre. Il voulait encore leur représenter que leurs pères avaient été vicieux, et que Juda même, qui était le patriarche dont ils tiraient leur nom, était tombé dans un grand crime, puisque Thamar, qu’on nomme aussitôt, semble s’élever contre lui, et lui reprocher son impudicité. David aussi eut son fils Salomon de cette même femme d’une, avec laquelle il avait commis auparavant un adultère.
Si donc, ces grands hommes n’avaient pas toujours accompli la loi de Dieu, leurs descendants, moins bons qu’eux, étaient bien plus éloignés de le faire. Et si personne n’a parfaitement accompli la loi, tous ont donc péché, et la venue de Jésus-Christ était entièrement nécessaire. C’est aussi dans ce dessein que l’Évangile nomme les douze patriarches, afin d’abattre l’orgueil que les Juifs tiraient de la noblesse de leurs ancêtres : car plusieurs d’entre les patriarches étaient nés de mères esclaves. Cependant la différence des mères ne causa point de différence entre les enfants, et ils furent tous également patriarches et princes de leurs tribus. Cette égalité marquait déjà le privilège de l’Église. Car tel est l’avantage des Chrétiens, telle est la noblesse que nous tirons de Dieu même : que l’on soit libre, que l’on soit esclave, on a droit aux mêmes grâces. On ne considère dans cette cité du Christ que la seule bonne volonté et la noblesse de l’âme.
3. Outre ces raisons, il y en a encore une autre. Car ce n’est pas sans sujet, qu’après avoir dit : « Juda engendra Pharès », l’Évangéliste ajoute aussitôt, « et Zara. » Il paraissait assez inutile, après avoir nommé Pharès d’où Jésus-Christ descendait, de parler encore de Zara. Pourquoi donc le fait-il ? En voici la raison. Lorsque Thamar accouchait de ces deux enfants, Zara fit passer le premier sa main dehors, que la sage-femme lia d’un cordon rouge, afin de connaître lequel des deux était l’aîné. Mais Zara retirant aussitôt son bras et s’étant renfermé dans le ventre de sa mère, Pharès en sortit le premier et Zara ensuite. La sage-femme dit à Pharès en voyant ce qui était arrivé : « Pourquoi la haie a-t-elle été coupée à cause de vous ? » (Gen. 38,29) Considérez-vous les figures et les énigmes de nos mystères ? Ce n’est point sans un motif grave que Dieu a fait marquer ces particularités dans l’Écriture, Sans cela il aurait été indigne de la majesté de cette histoire, de rapporter les paroles d’une sage-femme et de particulariser ces circonstances, que l’un passa sa main le premier, quoiqu’il ne soit sorti qu’après son frère.
Que veut donc dire cette énigme ? Car tout y est mystérieux, jusqu’au nom-même de cet enfant. Car le mot de « Pharès » veut dire, « séparation et division. » Voyons donc ce qu’un événement si extraordinaire nous marquait (22). Ce n’était point un effet naturel, que cet enfant qui avait passé sa main le premier, la retirât ensuite après qu’on lui eut lié le bras. Cela était contre tout l’ordre de la raison et de la nature. Il pouvait se faire assez naturellement que le premier avait passé sa main, l’autre le prévînt pour sortir ; mais qu’il retirât sa main pour laisser passer l’autre, ce n’était plus la loi de la nature, mais celle de Dieu et de sa grâce, qui était présente à ces enfants et qui traçait en eux une image des choses futures.
Ceux qui ont examiné avec le plus de soin cette histoire, ont dit que ces deux enfants figuraient deux peuples, les Juifs et les Gentils. Et afin que nous comprenions que le dernier de ces deux peuples a brillé même avant le premier, l’un de ces deux petits enfants fait sortir sa main sans faire voir tout son corps, et après que son frère est sorti il paraît et se montre tout entier. C’est ce qui est arrivé dans l’un et l’autre des peuples. Car l’Église après avoir commencé à briller vers le temps d’Abraham, s’arrêta comme au milieu de sa course pour laisser passer tout le peuple juif et toutes ses cérémonies ; et ce nouveau peuple parut ensuite avec toutes ses lois et toutes ses maximes saintes. C’est pour cela que cette sage-femme dit : « Pourquoi la haie a-t-elle été rompue à cause de vous ? » la loi est survenue et a comme divisé et entrecoupé ce peuple libre qui l’avait devancée. Car l’Écriture appelle assez ordinairement la loi du nom de haie : « Vous avez détruit la haie », dit David, « et tous ceux qui passent par la voie ruinent cette vigne. » (Ps. 79,13) Et ailleurs « Il l’a environnée d’une haie. » (Mt. 21,33) Et saint Paul dit : « Que Jésus-Christ a rompu la haie et la muraille de séparation. » (Eph. 2,14)
4. D’autres néanmoins entendent ces paroles : « Pourquoi la haie a-t-elle été rompue à cause de vous ? (Gen. 38,29) », du peuple nouveau, parce qu’il est venu après la loi et qu’il l’a détruite. Ainsi vous voyez que ce n’est pas sans grand mystère que l’Évangéliste nous fait souvenir de cette histoire de Juda. C’est par la même raison qu’il rapporte aussi celle de Ruth et de Raab, dont l’une était étrangère et l’autre une prostituée, afin de nous assurer que Jésus-Christ était descendu du ciel pour nous guérir de tous nos maux. Car il est venu dans le monde pour être le médecin et non le juge des hommes. Comme donc quelques-uns de ces patriarches ont épousé des femmes prostituées, ainsi Jésus-Christ s’est uni à nous et a épousé la nature humaine, qui était prostituée à tous les vices. Les prophètes ont souvent dit que Dieu avait épousé la synagogue, mais elle a toujours été ingrate après un si grand bienfait, au lieu que l’Église, une fois délivrée de la corruption de ses pères, s’est attachée ensuite inviolablement à son époux.
Considérez encore dans Ruth la figure de ce qui devait arriver. Elle était étrangère et dans la dernière indigence. Et cependant Booz ne méprisa ni sa bassesse, ni sa pauvreté comme Jésus-Christ a pris l’Église quoiqu’étrangère et pauvre pour l’épouser et lui faire part de tous ses biens. Mais comme Ruth n’eût jamais été honorée de cette alliance, si elle n’eût quitté son père, renoncé à son pays et méprisé sa maison, sa race et tous ses parents ; l’Église de même n’est devenue agréable à son Époux, qu’après avoir quitté sa première vie et tout le dérèglement de ses pères. C’est pourquoi le Prophète lui dit : « Oubliez votre peuple et la maison de votre père, et le Roi aimera votre beauté. » (Ps. 44,41) C’est ce qu’a fait Ruth et ce qui l’a rendue ensuite comme l’Église, la mère des rois. Car c’est de sa race qu’est sorti David. L’Évangéliste donc pour confondre les Juifs, et pour leur apprendre à ne point s’élever, nomme ici ces femmes impudiques ou étrangères, et il leur fait voir que David même descendait de Ruth et que ce grand roi n’en rougissait point. Ainsi, mes frères, nul homme n’est digne de blâme ou de louange par la vertu ou par le dérèglement de ses pères. Ce n’est point là ce qui peut nous relever ou nous rabaisser, Mais s’il est permis de dire un paradoxe, je soutiens au contraire que celui-là est le plus illustre, qui devient très-vertueux quoique né de pères qui ne l’étaient pas.
Que personne donc ne tire vanité de la gloire de ses ancêtres ; mais que chacun jetant les yeux sur la généalogie du Sauveur, étouffe toutes les pensées d’orgueil, et ne se glorifie que de ses seules vertus ; ou plutôt qu’il ne s’en glorifie pas même, puisque ce fut ainsi que le pharisien devint pire que le publicain. Si vous voulez que votre vertu soit grande, n’en ayez pas une grande estime, et alors elle sera véritablement grande. Croyez ne rien faire et vous ferez tout.
Car, si lors même qu’étant pécheurs nous sommes justifiés, pourvu que nous nous croyions tels que nous sommes, comme on le voit par l’exemple du publicain ; combien serons-nous plus agréables à Dieu, si étant justes, nous croyons être pécheurs ? Si l’humilité justifie le pécheur, quoiqu’elle soit en lui plutôt une confession de son indignité qu’une humilité véritable ; combien sera-t-elle puissante dans le juste même ? Ne perdez point le fruit de vos travaux. Ne rendez point inutiles toutes vos peines ; et ne vous exposez point à demeurer sans récompenses, après avoir fait une longue course. Dieu connaît mieux que vous le bien que vous faites. Quand vous ne donneriez qu’un verre d’eau, il ne le méprise pas. Il compte jusqu’à la plus petite aumône, jusqu’à un soupir même. Il reçoit tout ; il se souvient de tout ; et il vous prépare une grande récompense.
Pourquoi donc comptez-vous si exactement vous-même vos bonnes œuvres ? Pourquoi nous en parlez-vous si souvent ? Ignorez-vous que si vous vous louez vous-même, Dieu ne vous louera jamais ? Et que si au contraire vous pleurez sur vous-même comme étant digne de compassion, il ne cessera point de publier vos louanges ? Il ne veut point diminuer le fruit de vos travaux. Que dis-je, diminuer ? Il fait tout, il ménage tout afin de vous couronner pour de très-petites choses, et il cherche par tous les moyens à vous délivrer de l’enfer.
5. C’est pourquoi, quand vous n’auriez commencé qu’à travailler à la dernière heure, il ne laissera pas de vous donner la récompense tout entière, « Quand il n’y aurait rien en vous qui contribuât à votre salut, néanmoins c’est pour moi-même que je vous fais grâce », dit le Seigneur, « afin que mon nom ne soit point blasphémé. » (Ez. 36,22) Vous ne laisseriez échapper qu’un soupir, qu’une larme, il la prend aussitôt, et il s’en sert pour vous guérir.
Ainsi évitons surtout de nous élever dans des sentiments d’orgueil. Protestons que nous sommes des serviteurs inutiles, afin que Dieu nous rende dignes de le servir. Si vous vous croyez un bon serviteur, vous deviendrez inutile quand vous seriez bon ; si vous vous croyez mauvais, vous deviendrez bon quand vous seriez inutile. C’est ce qui fait voir la nécessité d’oublier ses bonnes œuvres.
Mais comment cela se peut-il faire ? dites-vous. Comment pouvons-nous ignorer ce que nous savons ? Quoi ! vous offensez Dieu tout le jour, et après cela vous vous divertissez, vous riez, tant vous savez bien oublier les nombreux péchés que vous commettez, et vous ne pouvez oublier le peu de bien que vous faites ? La crainte néanmoins des jugements de Dieu nous devrait bien plus toucher que la complaisance d’une bonne œuvre. Et néanmoins il arrive tout le contraire. Nous offensons Dieu tous les jours et nous n’y faisons pas la moindre réflexion, et si nous donnons à un pauvre la moindre chose, nous sommes prêts à le publier partout. C’est certainement de la folie. C’est dissiper les richesses spirituelles au lieu de les amasser. L’oubli de nos bonnes œuvres en est le trésor et la garde la plus assurée. Lorsqu’on porte publiquement de l’or ou des vêtements précieux, on invite les voleurs à chercher les moyens de les voler ; mais lorsqu’on les tient cachés dans sa maison, on les y conserve en sûreté. Il en est de même des richesses des vertus. Si nous les retenons toujours dans notre mémoire, d’abord nous irritons Dieu, puis nous armons notre ennemi contre nous, et nous l’invitons à les dérober ; mais si elles ne sont connues que de Celui qui doit les connaître, nous les posséderons dans une pleine assurance. N’exposez donc pas les richesses de vos vertus, de peur qu’on ne vous les ravisse, et qu’il ne vous arrive ce qui arriva au pharisien, qui portait sur ses lèvres le trésor de ses bonnes œuvres et donna ainsi au démon le moyen de le dérober. Il ne parlait de ses vertus qu’avec actions de grâces et il les rapportait toutes à Dieu, et néanmoins cela ne le sauva point. Car ce n’est pas rendre grâce à Dieu que de rechercher sa propre gloire, que d’insulter aux autres, et de s’élever au-dessus d’eux. Si vous rendez grâces à Dieu, ne pensez qu’à plaire à lui seul ; ne cherchez point à être connu des hommes ; ne jugez point votre prochain ; autrement, votre action de grâces n’est point véritable.
Voulez-vous voir un modèle admirable de la reconnaissance des bienfaits de Dieu ? Écoutez ces trois jeunes hommes au milieu de la fournaise : « Nous avons péché », disent-ils, « nous avons commis l’iniquité ; vous êtes juste, Seigneur, dans tout ce que vous nous avez fait, parce que vous avez fait tomber ces maux sur nous par un effet de votre justice (24). » (Dan. 3,28) Oui, c’est rendre grâces à Dieu que de lui confesser ses péchés, que de reconnaître qu’on est digne de tous les supplices, et qu’on ne souffre jamais autant qu’on devrait. C’est en cela que consiste l’action de grâces.
Prenons donc garde, mes frères, de ne point parler avantageusement de nous, puisque cette vanité nous rend odieux aux hommes, et abominables devant Dieu. Que nos paroles soient d’autant plus humbles que nos actions seront plus grandes ; et cette modestie nous attirera l’estime des hommes et la gloire de Dieu même ; ou plutôt non seulement la gloire de Dieu, mais ses récompenses infinies. N’exigez point votre récompense afin que vous méritiez de la recevoir. Reconnaissez que c’est la grâce de Dieu qui vous sauve, et Dieu agira comme s’il était votre débiteur, en récompensant non seulement vos bonnes œuvres, mais même cette humble reconnaissance.
Lorsque nous faisons des bonnes œuvres, Dieu ne nous doit récompense que pour ce que nous faisons ; mais lorsque nous croyons n’avoir rien fait, nous nous attirons une récompense encore plus grande que par toutes nos vertus. Car l’humilité seule n’est pas moins considérable que les plus grandes œuvres, puisqu’elles ne sont grandes qu’avec elle, et que sans elle, elles ne sont rien. Nous-mêmes, quand nous avons des serviteurs, nous ne les estimons jamais davantage que lorsque nous ayant servi avec une pleine volonté, ils croient néanmoins n’avoir rien fait. Si vous voulez donc que le bien que vous faites soit véritablement grand, croyez qu’il n’est rien, et il sera grand. C’est dans ce sentiment que le centenier disait autrefois : « Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez dans ma maison. » (Mt. 8,8) C’est par cette humilité qu’il en devint digne, et qu’il mérita d’être préféré par Jésus-Christ à tous les Juifs. Ainsi saint Paul dit : « Je ne suis pas digne d’être appelé apôtre, (1Cor. 15,9) », et c’est par là qu’il a mérité d’être le premier de tous. Ainsi saint Jean dit : « Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers » (Lc. 3,16), et il mérite par là de devenir l’ami de l’époux, et cette main qu’il ne croyait pas digne de toucher aux sandales du Christ, le Christ voulut qu’il la posât sur sa tête divine elle-même. Ainsi saint Pierre dit : « Retirez-vous de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur (Lc. 5,8) », et il devient par là le fondement de l’Église.
Car rien ne plaît tant à Dieu que de voir qu’on se met au rang des plus grands pécheurs. C’est là le principe de toute sagesse. Celui qui a le cœur humilié et brisé, ne sera point touché ni de vaine gloire ni d’envie, ni de colère contre son prochain ; il ne sera point sujet à quelque autre passion que ce puisse être. Comme lorsqu’un homme a le bras rompu, quelque effort qu’il puisse faire, il ne peut jamais le lever en haut, ainsi lorsque notre cœur sera vraiment contrit et brisé, quelque violence que les passions lui fassent pour le piquer de vanité, il ne pourra jamais s’élever. Que si celui qui pleure une perte temporelle, est alors comme insensible à toutes les passions de l’âme ; combien celui qui pleure ses péchés, jouira-t-il plutôt de la paix et de la tranquillité de la vertu ?
Mais qui peut, dites-vous, briser son cœur jusqu’à ce point ? Écoutez David en qui cette vertu a brillé de son éclat le plus vif. Voyez jusqu’où allait ce brisement de son cœur ! Car après avoir fait autrefois tant d’actions excellentes ; lorsqu’il fut chassé de sa maison et de sa ville, et qu’il se trouva même en danger de sa vie, voyant un homme vil et méprisable qui l’insultait, et qui le chargeait d’injures, non seulement il ne lui dit aucune parole fâcheuse, mais il arrêta même un de ses capitaines qui allait le tuer, en lui disant : « Laissez-le dire ; car le Seigneur le lui a commandé. » (2Sa. 19,6) Les prêtres lui offraient de l’accompagner partout dans sa fuite avec l’arche, mais il ne le souffrit pas, et il leur répondit : « Reportez l’arche de Dieu dans la ville, et remettez-la dans sa place ; et si je trouve grâce auprès du Seigneur, et qu’il me délivre des maux qui m’accablent, je reverrai son tabernacle ; mais s’il me dit : Je ne veux point de vous, me voici tout prêt, qu’il me traite comme il lui plaira. » (2Sa. 15,25)
Ne voyons-nous pas aussi le comble de la vertu dans cette modération, dont il usa envers Saül, non une ou deux fois, mais plusieurs ? Car il s’était déjà élevé au-dessus de toute la loi ancienne, et il approchait de la perfection de la vie apostolique. C’est pourquoi il agréait tout ce qui lui venait de la part de Dieu, sans demander le pourquoi de rien, sans avoir d’autre souci que d’obéir à la divine volonté et de la suivre en tout. Lorsqu’après avoir fait tant d’actions illustres, il vit son fils Absalon, ce tyran cruel, ce parricide, ce meurtrier de son frère, cet insolent et ce furieux, qui voulait se faire roi au lieu de lui, il ne fut point ébranlé par une si rude épreuve : Si la volonté de Dieu, dit-il, est que je sois chassé, que je sois errant et fugitif, et que mon fils soit en honneur, je le veux de tout mon cœur, et je rends grâces à mon Dieu pour cette foule de maux dont il m’accable.
Il était bien différent de ces hommes téméraires jusqu’à l’effronterie contre la Majesté divine, lesquels, sans posséder la moindre partie des mérites de ce saint roi, s’irritent de la plus petite contrariété qui leur arrive, surtout s’ils voient les autres dans la prospérité, et perdent leurs âmes en éclatant en mille blasphèmes. David au contraire, au milieu des maux, fait voir une douceur, une modération, et une patience admirables ; ce qui fait dire à Dieu : « J’ai trouvé David, fils de Jessé, qui est un homme selon mon cœur. » (Act. 22) Imitons nous-mêmes cette disposition de David. Quoi que nous souffrions, souffrons-le avec courage, pour recevoir, avant la récompense qui nous est promise, le fruit de notre humilité, selon la parole de Jésus-Christ : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. » (Mt. 2,26) Pour jouir de ce repos et en ce monde et dans l’autre, ayons soin de graver profondément dans nos cœurs cette humilité sainte, qui est la mère de toutes les vertus. Ainsi nous jouirons d’un calme continuel parmi les tempêtes de cette vie, et nous arriverons enfin à ce port de l’éternité, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE IV[modifier]


DONC, D’ABRAHAM JUSQU’A DAVID, QUATORZE GÉNÉRATIONS ; DE DAVID JUSQU’À LA TRANSMIGRATION BABYLONE, QUATORZE GÉNÉRATIONS ; ET DE LA TRANSMIGRATION DE BABYLONE JUSQU’A JÉSUS-CHRIST, QUATORZE GÉNÉRATIONS (CHAP. 1,17, JUSQU’AU VERS. 21).

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Diverses questions sur la manière dont chaque Évangéliste a procédé. Miracles plus ou moins nécessaires et plus ou moins nombreux suivant les temps. Qu’on en vit sous Julien l’Apostat.
  • 2. Diverses remarques sur la généalogie de Jésus-Christ par saint Matthieu.
  • 3. Si nous ne pouvons pas savoir même comment la nature agit dans les autres femmes, serait-il convenable de scruter dans la Vierge l’opération du Saint-Esprit ?
  • 4. Eloge de saint Joseph.
  • 5. Apparition de l’ange à Joseph.
  • 6. et 7. Explication des paroles que l’ange adresse à Joseph.
  • 8-12. Exhortation à combattre ses passions et à faire l’aumône. Éloge de la pauvreté. Il la compare à la fournaise de Babylone.


1. L’Évangéliste divise en trois parties toutes ces générations, pour montrer aux Juifs que toutes leurs transformations politiques n’ont pu les rendre meilleurs, que sous tous les gouvernements, aristocratique, monarchique, oligarchique, ils ont toujours vécu dans les mêmes misères morales ; sans que ni leurs juges, ni leurs rois, ni leurs prêtres aient pu les faire avancer d’un pas dans la voie de la vertu.
Mais pourquoi dans la seconde partie passe-t-il trois rois de suite ? ou pourquoi dans la dernière, n’ayant mis que douze générations, en compte-t-il néanmoins quatorze ? Je vous laisse à résoudre la première de ces difficultés. Car il n’est pas nécessaire que je le fasse toujours moi-même, afin que vous ne deveniez pas lents et paresseux. Je passe donc à la seconde. Pour moi, je crois qu’il compte le temps de la captivité pour une génération, et la naissance de Jésus-Christ pour une autre, car tout ce qui rapproche le Christ de l’humanité, notre Évangéliste le rapporte avec un soin particulier. Et il rappelle le souvenir de cette captivité fort à propos, pour leur montrer qu’ils n’en sont pas revenus meilleurs et qu’il était nécessaire que Dieu lui-même vînt habiter parmi eux pour les corriger.
Mais saint Marc, direz-vous, procède autrement : il ne dit rien de la généalogie de Jésus-Christ, et il abrège tout ; pourquoi cela ? Je crois que saint Matthieu a écrit le premier de tous, et que c’est ce qui l’a obligé à rapporter exactement cette généalogie, et à s’étendre assez au long sur ce qu’il était urgent de dire ; au lieu que saint Marc écrivant après lui, a tout naturellement abrégé ce qu’un autre avait déjà rapporté en détail, et ce que tout le monde connaissait. Vous me direz peut-être que cette raison n’a pas empêché saint Luc de donner la généalogie du Seigneur, et même plus longuement que ne fait saint Matthieu. À quoi je réponds que c’est parce qu’ayant été prévenu par saint Matthieu, il tâchait d’ajouter quelque chose à la relation de son devancier. Chacun d’eux imitant son maître, saint Marc reproduit le laconisme de saint Pierre, et saint Luc l’abondance de saint Paul, qui coule et se répand comme un grand fleuve.
2. Mais pourquoi saint Matthieu ne dit-il pas comme les prophètes au commencement de son évangile : « Voici la vision qui m’a apparu (Is. 1,1) ; » ou : « Voici la parole que le Seigneur m’a adressée ? » (Jer. 2,1) C’est parce qu’il écrivait pour des personnes dociles et remplies de déférence et d’attention. D’ailleurs les miracles mêmes rendaient témoignage à ses paroles, et les chrétiens pour qui il composait son évangile étaient déjà affermis dans la foi. Mais les prophètes ne faisaient pas tant de miracles, et ils étaient combattus par beaucoup de faux prophètes, auxquels les Juifs ajoutaient plus de foi qu’aux véritables. Voilà pourquoi ils usaient de ce genre de début. S’ils ont fait des miracles en certains temps, c’était à cause des étrangers et des barbares, afin d’augmenter le nombre des prosélytes, et pour donner quelque marque de la toute-puissance de Dieu, de peur que les ennemis de son peuple ne crussent l’avoir vaincu par la puissance de leurs idoles. Ainsi il est marqué qu’après les miracles opérés en Égypte, beaucoup d’Égyptiens suivirent les Israélites dans le désert. C’est ce qui arriva encore en Babylone après le miracle de la fournaise, ou l’interprétation des songes. Ils en virent aussi éclater beaucoup, lorsqu’ils étaient dans le désert, comme il s’en est fait aussi parmi nous pour l’établissement du christianisme, lorsque nous sommes sortis de l’erreur pour embrasser la loi du Sauveur. Mais ils ont cessé après que la religion a eu pris racine dans tout l’univers.
Après ces deux époques, les miracles ont été rares, et pour ainsi dire clairsemés, chez les Hébreux comme parmi les chrétiens ; ainsi Josué arrêta le soleil au milieu de sa course, et Isaïe le fit retourner en arrière. De nouveaux miracles ont également éclaté parmi nous, par exemple de notre temps sous l’empereur Julien, le plus impie de tous les princes. Car lorsque les Juifs entreprirent de rebâtir leur temple de. Jérusalem, on a vu sortir des fondations un feu qui mit en fuite ceux qui y travaillaient. Lorsque cet impie porta sa fureur jusqu’à profaner les vases sacrés, on a vu son trésorier, et son oncle qui portait le même nom que lui, mourir tous deux : l’un fut mangé des vers, et l’autre creva tout d’un coup par le milieu du corps. On a vu des fleuves cesser de couler dans des pays, à cause des sacrifices abominables qu’on y avait faits. On a vu enfin une famine se répandre sur toute la terre, en même temps que cet empereur impie y répandait ses désordres, Et ce sont là certes de grands miracles. Dieu fait d’ordinaire ces prodiges lorsque le mal se multiplie sur la terre ; lorsqu’il voit que les siens sont dans les dernières extrémités, et que leurs ennemis, enivrés de leur prospérité, les tyrannisent avec violence. Il a coutume de se déclarer alors, et de signaler sa puissance par des miracles, comme il le fit dans la Perse en faveur des Juifs.
Il est donc clair par ce que nous avons dit, que ce n’est pas sans raison que l’Évangéliste divise en trois parties la liste des ancêtres du Christ. Voyez maintenant où il commence chacune de ces parties, et où il la finit. La première commence à Abraham, et finit à David. La seconde commence à David, et finit à la transmigration de Babylone ; et la troisième commence à la transmigration de Babylone, et finit à Jésus-Christ. Bien que dès le commencement de cette généalogie, il nomme David et Abraham l’un à la suite de l’autre, il ne laisse pas de les nommer encore en leur rang : s’il les nomme ensemble et à part des autres, c’est parce qu’ils étaient les deux hommes à qui Dieu avait particulièrement promis le Messie.
Mais puisque l’Évangéliste parle de la captivité de Babylone, pourquoi ne parle-t-il pas de même de celle d’Égypte ? C’est parce que les Juifs ne craignaient point alors les Égyptiens, et qu’ils tremblaient au contraire au seul nom de Babylone. La Servitude de l’Égypte était une chose fort ancienne, mais celle de Babylone était toute récente. D’ailleurs ils n’avaient pas été envoyés en Égypte pour leurs péchés, tandis qu’ils furent transportés à Babylone, en punition de leurs crimes et de leur idolâtrie.
Si l’on voulait examiner le sens des noms hébreux, on y trouverait de grands mystères, qui ne servent pas peu à l’intelligence du Nouveau Testament, comme dans les noms d’Abraham, de Salomon, de Zorobabel, parce que ces noms n’ont été donnés que pour des raisons très importantes. Mais je passe ces choses pour ne point vous ennuyer par des longueurs, et pour venir à d’autres remarque plus considérables.
Après avoir énuméré tous les ancêtres de Jésus-Christ, lorsqu’il vient à Joseph, il ne le nomme pas simplement comme les autres ; mais il ajoute : « Qui était l’époux de Marie », afin de nous apprendre par ces mots que c’était à cause de Marie qu’il avait rapporté la généalogie de Joseph. Mais de peur qu’en lisant ces mots : « Qui était l’époux de Marie », on ne crût que Jésus-Christ serait né par la voie ordinaire du mariage, voyez comment il prévient cette pensée. Vous avez entendu, semble-t-il nous dire, le nom de l’époux, celui de la mère, et celui de l’enfant : écoutez maintenant comment cette naissance s’est passée.
Or Jésus-Christ « naquit de cette manière. » De quelle naissance allez-vous parler, saint Évangéliste, puisque vous avez déjà nommé tous les ancêtres de Jésus-Christ ? Je veux, nous répond-il, vous expliquer la manière dont il est né. Voyez comme il excite l’attention du lecteur ; il va raconter une chose nouvelle et extraordinaire, il prend donc une précaution et promet de dire la manière dont elle s’est faite.
Considérez, je vous prie, l’ordre admirable qu’il garde dans ce qu’il dit. Il ne rapporte point d’abord comment Jésus-Christ est né. Il prend soin auparavant de nous dire de combien de degrés Jésus était éloigné d’Abraham de David, et de la transmigration en Babylone, il avertit ainsi le lecteur d’avoir soin de bien supputer les temps, afin de se convaincre que le Christ dont on parle, est celui-là même qui a été prédit par les prophètes. Quand on aura compté les générations, et reconnu parla supputation des temps que Jésus-Christ est le Messie, le miracle de sa naissance se fera croire plus aisément. Comme il devait dire une grande chose, savoir, que Jésus-Christ est né d’une vierge, avant d’arrêter l’attention sur le compte des temps il couvre en quelque sorte délicatement ce mystère en nommant Joseph « l’époux de Marie. » Puis il divise la suite de cette généalogie, et il marque les temps pour donner sujet au lecteur de considérer que Jésus-Christ est Celui dont le patriarche Jacob avait prédit la naissance lorsque la race des princes de Juda cesserait ; Celui que le prophète Daniel avait aussi annoncé devoir venir au monde après ces semaines si fameuses dont il précise le nombre. En effet que l’on compte les années éboulées depuis le rétablissement de Jérusalem jusqu’à Jésus-Christ, et l’on trouvera que leur nombre concorde exactement avec le nombre révélé par Venge à Daniel. Mais comment donc est né Jésus-Christ ? « Joseph », dit l’Évangile, « ayant épousé Marie sa mère. » Il ne dit pas la Vierge ; mais simplement « sa mère » afin que ce qu’il dirait fût reçu plus aisément. Et après avoir préparé le lecteur en se retenant d’abord, et en ne lui faisant entendre qu’une chose commune et ordinaire, il le frappe ensuite par une merveille surprenante en disant : « Avant qu’ils eussent été ensemble elle fut reconnue grosse ayant conçu du Saint-Esprit. » Il ne dit pas avant qu’elle fût entrée dans la maison de son époux, parce qu’elle y était déjà. La coutume était autrefois de faire venir les fiancées dans la maison de leurs futurs maris ; ce qui se fait encore quelquefois. On voit que les gendres de Loth demeuraient chez leur beau-père avec leurs épouses. Marie demeurait donc ainsi avec Joseph son époux.
3. Mais pourquoi la Vierge ne conçut-elle point avant que Joseph l’eût épousée ? C’était, comme j’ai déjà dit, afin que ce mystère demeurât caché, et que la Vierge fût exempte de tout soupçon. Ensuite lorsqu’on voit un homme si juste qui eût dû plus que tout autre être jaloux en pareil cas, non seulement ne pas rejeter ni déshonorer son épouse, mais la garder avec lui respectueusement, mais la servir et la protéger pendant sa grossesse, on doit reconnaître que s’il n’eût été convaincu que tout ce mystère était du Saint-Esprit, il n’eût jamais voulu la retenir auprès de lui, ni lui rendre les assistances qu’il lui a rendues.
3. Cette expression, « elle fut trouvée grosse », est parfaitement choisie, elle marque une chose extraordinaire, surprenante, inattendue. N’allez donc pas plus loin dans ce mystère, et n’en demandez pas plus qu’on ne vous en dit. Ne dites point : Comment le Saint-Esprit a-t-il pu opérer cette merveille dans la Vierge ? Car s’il est impossible d’expliquer la manière dont se fait la génération des hommes, lors même que la nature agit toute seule ; comment le pourrons-nous faire, lorsque le Saint-Esprit agit lui-même, et d’une manière si ineffable ? Aussi l’Évangéliste voulant arrêter votre curiosité, et couper court à toutes vos questions sur ce sujet, dit d’abord qui est Celui qui n fait cette merveille. Tout ce que je sais, dit-il c’est que le Saint-Esprit a opéré.
Que ces esprits curieux rougissent ici de la témérité, avec laquelle ils veulent expliquer la naissance éternelle du Fils de Dieu. Car si cette naissance temporelle qui est prouvée par mille témoins, qui a été prédite avant tant de siècles, qui selon l’expression de saint Jean : « a été vue et touchée au doigt », est néanmoins ineffable, quel n’est pas l’excès de ceux qui osent sonder avec un œil curieux l’abîme profond de la génération divine ? C’est pourquoi, l’archange saint Gabriel et l’Évangéliste saint Matthieu n’en peuvent dire rien autre chose, sinon que c’est l’ouvrage du Saint-Esprit seul. Ni l’un ni l’autre n’entreprend d’expliquer comment et en quelle manière le Saint-Esprit a fait ce grand œuvre, parce qu’ils savaient que ce secret est entièrement inexplicable.
Mais après que l’Évangile vous a enseigné que Jésus-Christ a été conçu du Saint-Esprit, ne croyez pas pour cela comprendre tout ce mystère. Il reste encore après cela beaucoup d’autres choses que nous ignorons. Car, comprenons-nous comment un Dieu infini s’est renfermé dans sa créature ? comment Celui qui contient tout est porté dans le sein d’une femme ? comment une vierge peut enfanter et demeurer toujours vierge ? comment le Saint-Esprit a formé ce temple de chair ? Pourquoi il n’a pas pris d’abord toute sa chair de la Vierge, mais seulement une partie, qui a pris son accroissement et sa forme dans la suite de l’âge ?
Car on ne peut pas douter qu’il ne soit né de la Vierge après ce que dit l’Évangile : « Ce qui est né dans elle. » Saint Paul dit aussi : « Dieu a envoyé son Fils né d’une femme (Gal. 4,4) ; » ce qui ferme la bouche à ceux qui disent que Jésus-Christ n’a passé par Marie que comme par un canal. Car si cela était, qu’aurait-il eu besoin d’être conçu dans le sein de la Vierge ? qu’aurait-il de commun avec nous, puisque sa chair aurait été différente de celle des hommes, n’étant pas prise de la même masse que la nôtre ? Comment donc est-il de la tige de Jessé ? comment en est-il un rejeton et une fleur ? comment est-il fils de l’homme ? comment Marie est-elle sa mère ? comment vient-il de la race de David ? comment a-t-il pris la forme d’esclave ? comment le Verbe s’est-il fait chair ? comment saint Paul dit-il aux Romains : « Jésus-Christ est né des Juifs selon la chair, lui qui est Dieu élevé au-dessus de tout ? » (Rom. 9,5) Nous voyons par toutes ces preuves et par beaucoup d’autres, que la chair de Jésus-Christ a été semblable à la nôtre et qu’il est né d’une mère vierge ; mais nous ne voyons pas de même comment ces merveilles ont été faites. Ne vous mettez donc point en peine de les pénétrer. Recevez humblement ce que Dieu vous découvre et ne recherchez point curieusement ce qu’il vous cache.
Il ne se contente pas de dire que cette naissance venait toute du Saint-Esprit, et qu’elle n’était pas le fruit d’un mariage ordinaire, il le prouve encore. Car pour empêcher qu’on ne dît : comment peut-on savoir cela ? qui a jamais vu, qui a jamais entendu rien de semblable ? et pour prévenir le soupçon qu’on aurait pu avoir que le disciple eût inventé cette fiction afin de favoriser son maître, il fait paraître Joseph qui prouve la vérité de cet événement par la peine qu’il en a soufferte, comme s’il disait : Si vous ne voulez pas me croire, si mon témoignage vous est suspect, croyez au moins celui de l’époux de cette Vierge : « Joseph », dit-il, « son époux, étant juste, », etc. Ce mot de « juste », en cet endroit, marque un homme qui avait toutes les vertus. Car le mot de justice se prend quelquefois particulièrement et pour une seule vertu, comme lorsqu’on dit : Celui qui n’est point avare est juste. Mais il se prend aussi généralement et pour la perfection de toutes les vertus. L’Écriture sainte le prend le plus souvent dans ce dernier sens, comme lorsqu’elle dit d’un homme qu’il est juste et véridique : « Ils étaient tous deux », dit saint Luc, « justes devant Dieu. » (Lc. 1,6)
4. « Joseph » donc « étant juste », c’est-à-dire, étant bon et charitable, « voulut quitter Marie secrètement. » L’Évangile nous fait savoir les pensées de ce saint homme avant qu’il connût ce mystère, afin que nous ne doutions pas nous-mêmes de ce qui se passa quand il l’eut connu. Si Marie eût été telle qu’il la croyait, elle ne méritait pas seulement d’être déférée ou déshonorée en public, mais encore d’être condamnée au supplice qu’ordonnait la loi. Cependant Joseph épargne non seulement la vie, mais même l’honneur de la Vierge ; et bien loin de la punir, il évite même de la décrier. Que cette sagesse et cette vertu est extraordinaire, et combien ce saint était-il éloigné de cette passion, qui tyrannise les hommes avec tant de violence ! Car vous savez jusqu’où vont les ressentiments de la jalousie. Salomon qui les connaissait parfaitement, disait : « La jalousie du mari sera pleine de fureur, il ne pardonnera point au jour de la vengeance. » (Prov. 6,34) Et ailleurs : « La jalousie est dure comme l’enfer (Cant. 8,6) », et nous connaissons plusieurs personnes qui aimeraient mieux mourir que d’être exposées à ces soupçons qui déchirent l’âme.
Mais il y avait ici bien plus qu’un simple soupçon, puisque la grossesse de la Vierge paraissait une preuve convaincante de ce qu’il craignait. Cependant il est si pur et si exempt de passion, qu’il ne veut pas même affliger Marie dans la moindre chose. Comme d’une part il aurait cru violer la loi en la retenant chez lui, et que de l’autre la déshonorer et l’appeler en jugement, c’était l’exposer à la mort, il ne fait ni l’un ni l’autre, mais il tient une conduite qui est déjà bien supérieure à la loi ancienne. Il convenait qu’aux approches de la grâce du Sauveur, il parût déjà beaucoup de marques d’une perfection plus haute. Comme lorsque le soleil se lève, avant même qu’il répande ses rayons sur l’horizon, on voit paraître de loin une lumière qui éclaire une partie de la terre ; ainsi Jésus-Christ près de sortir du sein de la Vierge éclairait déjà le monde avant que de naître. C’est pourquoi longtemps avant ce divin enfantement, les prophètes ont tressailli d’allégresse, les femmes ont prédit l’avenir, et saint Jean encore dans le sein de sa mère, a bondi dans l’excès de sa joie. Telle est aussi l’origine de la vertu sublime que Joseph fit paraître en cette occasion. Il n’accuse point la Vierge, il ne lui reproche rien : il se contente de se séparer d’elle en secret.
Les choses en étaient là, l’embarras du saint patriarche était extrême lorsque l’ange survient tout à coup et dissipe toutes ces ténèbres. Il y a sujet de s’étonner pourquoi l’ange ne prévient pas plus tôt le trouble et les pensées de Joseph, et pourquoi il ne l’informe de ce mystère qu’après que ce soupçon est entré dans son esprit. D’où vient que l’ange n’avertit point d’abord Joseph comme il avait averti la Vierge avant qu’elle eût conçu du Saint-Esprit ? Et ceci donne lieu encore à une nouvelle difficulté. Car, si l’ange ne découvrait rien à Joseph, pourquoi la Vierge, qui avait tout appris de l’ange, ne l’en avertissait-elle pas ? Comment, en voyant son fiancé si troublé, ne lui donnait-elle point la lumière qui eût dissipé ses doutes ?
Pour résoudre ces deux questions, je dis que l’ange n’apparut point d’abord à Joseph, de peur qu’il ne demeurât incrédule, et qu’il n’éprouvât la même défiance que Zacharie. Lorsqu’on voit une chose de ses yeux, il est aisé de la croire ; mais lorsqu’il n’en paraît encore rien, on ne la croit pas si facilement. C’est pourquoi l’ange ne prévient point Joseph, et c’est pour la même raison que la Vierge garde le silence. Elle ne comptait pas être crue de son fiancé, si elle lui annonçait elle-même une chose si extraordinaire, elle appréhendait même de l’irriter, et qu’il ne prît ce qu’elle lui dirait pour une excuse dont elle voudrait couvrir sa faute. Que si la Vierge qui allait être comblée d’une si grande grâce, éprouve elle-même quelque effet de la faiblesse humaine, et dit à l’ange : « Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme ? (Lc. 1,34) », saint Joseph aurait eu plus de raison de douter de ce mystère, lorsqu’il l’aurait appris de son épouse, et dans le temps même où elle lui était devenue suspecte. Voilà pourquoi la Vierge garde le silence, et pourquoi l’ange attend pour le rompre le temps propice et favorable.
5. Pourquoi Dieu, dites-vous, ne garde-t-il pas la même conduite à l’égard de la Vierge, en ne lui annonçant ce mystère qu’après la conception ? Pour lui épargner une grave inquiétude et un grand trouble. Si le mystère de la conception divine se fût opéré en elle sans qu’elle eût été prévenue, songez à quelle extrémité elle aurait pu se porter pour échapper à l’infamie. Car cette vierge était admirable, et saint Luc montre quelle était sa vertu, lorsqu’il dit qu’à la salutation de l’ange, elle ne se livra pas incontinent à la joie, et ne crut pas légèrement ce qu’on lui disait, mais « qu’elle fut troublée, et qu’elle considérait en elle-même quelle pouvait être cette salutation », (Lc. 1,29)
Oui, une vierge si pure et si sainte, eût pu mourir de regret dans la seule vue de l’opprobre dont elle était menacée. En effet à qui eût-elle fait croire que sa grossesse venait d’ailleurs que de l’adultère ? C’est donc pour éviter ce désordre que l’ange vient la trouver avant qu’elle eût conçu Jésus-Christ. Il convenait souverainement que le sein si pur où le Créateur du monde devait s’incarner ne fût altéré par aucun trouble, et que l’âme de celle qui avait été choisie pour avoir tant de part à ce grand mystère, conservât toujours une paix profonde. Ce sont là les raisons pour lesquelles l’ange parle à Marie avant la conception, et à Joseph lorsque la grossesse était déjà avancée.
Quelques personnes peu intelligentes ont dit qu’il y avait ici de la contradiction, parce que saint Luc dit que ce fut à Marie, et saint Matthieu que ce fut à Joseph que l’ange annonça le mystère de l’Incarnation. Mais elles n’ont pas vu que cette révélation fut faite à l’un et à l’autre ; et c’est une règle que nous aurons besoin de garder dans la suite, afin de concilier plusieurs endroits des Évangélistes qui paraissent se combattre. L’ange donc vint trouver Joseph lorsque celui-ci était dans le trouble ; il avait différé de lui parler pour la raison que nous avons dite, et pour faire mieux connaître la grandeur de sa vertu ; mais le mystère allait s’accomplir, et enfin l’ange apparaît : « Joseph », dit l’Évangile, « était dans ces pensées, lorsque l’ange du Seigneur lui apparut en songe. » Considérez la modération de ce saint homme ! non seulement il ne punit point son épouse, mais il ne découvre pas même ses pensées à celle qui lui était si suspecte. Il retenait tous ces mouvements dans son cœur, cachant même à la Vierge tous ses ressentiments et toute sa peine. Car l’évangile ne dit pas qu’il voulut la chasser de son logis, mais la quitter en secret, tant cet homme était doux et modéré. « Lors donc que Joseph était dans ces pensées, l’ange lui apparut en songe. » Pourquoi pas manifestement comme aux pasteurs, à Zacharie et à la Vierge ? C’est parce que Joseph avait beaucoup de foi, et qu’il n’avait aucun besoin d’une révélation plus claire. Pour la Vierge, en raison des grandes choses qu’on avait à lui annoncer, choses beaucoup plus incroyables que tout ce qu’on avait dit à Zacharie, il fallait non seulement la prévenir avant l’accomplissement, mais le faire par une révélation manifeste. Les pasteurs, hommes grossiers, avaient aussi besoin d’une vision très-claire. Mais Joseph, qui avait vu la grossesse de Marie, qui était troublé de soupçons très fâcheux, et tout prêt à changer sa douleur en joie, si quelqu’un lui en donnait l’ouverture, Joseph reçoit de tout son cœur la révélation de l’ange. L’ange attend donc après le soupçon, pour accomplir son message, parce que cette disposition d’esprit devait incliner Joseph à croire plus facilement ce qu’on lui dirait. En effet Joseph n’avait dit ses craintes à personne, il les avait concentrées dans son cœur, et il entendait l’ange lui en parler : n’était-ce pas une preuve indubitable que c’était Dieu qui le lui avait envoyé, Dieu qui seul sonde le fond des cœurs ?
Considérez donc combien cette conduite a été sage, puisqu’elle a servi et à faire voir l’excellence de la vertu de Joseph, à le disposer à la foi par le temps même où cette révélation lui a été faite, et à rendre l’histoire évangélique plus croyable en ce que Joseph passa par tous les sentiments qu’un homme devait nécessairement éprouver en pareille circonstance.
6. Mais comment l’ange le persuade-t-il ? Écoutez et admirez avec quelle sagesse il lui parle : « Joseph, fils de David, ne craignez point de prendre avec vous Marie votre épouse (20). » Il nomme d’abord David de qui le Messie devait naître ; il apaise tout d’un coup ses doutes en le faisant souvenir, par le nom d’un de ses ancêtres, de la promesse que Dieu avait faite à tout le peuple Juif. Du reste il indique pourquoi il l’appelle « fils de David », en ajoutant aussitôt : « Ne craignez point. » Dieu n’agit pas ainsi dans une autre occasion que nous marque l’Écriture. En effet Abimélech entretenant en lui-même des pensées illicites au sujet de la femme d’Abraham, Dieu lui parla d’une manière terrible et menaçante, quoique ce prince eût agi par ignorance et qu’il ne sût pas que Sara était la femme d’Abraham. Dieu parle ici plus doucement, mais aussi quelle différence entre les choses qui se passaient dans l’un et l’autre cas, entre la disposition de Joseph et celle d’Abimélech ! Celle de Joseph ne comportait aucunement la réprimande.
Ces paroles, « ne craignez point », marquent qu’il craignait d’offenser Dieu en retenant auprès de lui une adultère, et que sans cela il n’eût jamais pensé à la quitter.
Je le répète, en entretenant Joseph de ses plus secrètes pensées, de ses sentiments les plus intimes, l’ange veut prouver, et il prouve suffisamment qu’il vient de la part de Dieu. Mais quand il a dit : « Ne craignez point de « prendre avec vous Marie », pourquoi ajoute-t-il « votre épouse ? » C’est pour justifier la Vierge par un seul mot, car il ne donnerait pas ce titre à une adultère. Ce mot d’épouse ici veut dire fiancée, comme l’Écriture appelle gendres ceux qui ne sont encore qu’à la veille de le devenir. Et ce mot « prenez Marie », que veut-il dire ? Rien, sinon que Joseph garde Marie dans sa maison ; car il avait déjà résolu de la quitter. Retenez, lui dit l’ange, votre épouse que vous méditez de quitter, puisque c’est Dieu même qui vous la donne, et non ses parents. Il vous la donne non pour l’usage ordinaire du mariage, mais seulement pour demeurer avec vous, et il l’unit avec vous par moi qui vous parle.
Jésus-Christ confie sa mère à Joseph, comme il la recommandera plus tard à son disciple, L’ange ne touche qu’obscurément ce qui se passait, et sans parler à Joseph du soupçon qu’il avait formé, il le détruit d’une manière bien plus noble et bien plus avantageuse, et il tire le saint homme de toutes ses craintes en lui expliquant le secret de cette conception, et en lui montrant que ce qui lui faisait craindre de retenir Marie, et ce qui le portait à la quitter, devait au contraire le porter, étant juste comme il était, à la garder avec lui. non seulement, lui dit-il, elle n’a rien fait contre la loi de Dieu, mais elle a conçu même d’une manière qui est élevée au-dessus des lois de la nature. Quittez donc toutes ces frayeurs, et entrez dans des transports de joie. « Car ce qui est né en elle, est du Saint-Esprit (20). » Paroles certes tout à fait surprenantes, et qui surpassent toutes les pensées des hommes, et toute la puissance de la nature ! Comment donc un homme qui n’a jamais rien ouï de pareil, peut-il croire cette vérité ? C’est parce que l’ange lui avait découvert tout ce qui était caché dans le fond de son cœur, tout ce qu’il souffrait, tout ce qu’il craignait, et tout ce qu’il était résolu de faire ; oui, cette connaissance si extraordinaire et si divine que l’ange avait des plus secrètes pensées de Joseph contraignit celui-ci à croire. L’ange aussi ne se sert pas seulement du passé pour le rassurer, mais encore de l’avenir. « Elle enfantera un fils », lui dit-il, « à qui vous donnerez le nom de Jésus (21). » Car bien que cet enfant soit conçu du Saint-Esprit, ne croyez pas néanmoins que vous soyez dispensé d’en prendre soin, et de le servir en toutes choses. Quoique voussoyez étranger à sa naissance, et que Marie soit toujours demeurée parfaitement vierge, je vous donne néanmoins à l’égard de cet enfant la qualité de père en tout ce qui ne blessera point celle de vierge, et je vous laisse le pouvoir de le nommer. Ce sera vous qui lui donnerez son nom ; et quoiqu’il ne soit pas votre fils, vous, ne laisserez pas d’avoir pour lui l’affection et le soin d’un père. C’est pour cette raison que je vous permets de le nommer vous-même, afin de vous unir d’abord très étroitement avec cet enfant.
Mais pour empêcher que cela ne fît croire que Joseph était véritablement son père, voyez ce qui suit, et avec quelle exactitude l’ange lui parle : « Elle enfantera », dit-il. Il ne dit pas qu’elle enfanterait pour lui, mais il dit indéterminément qu’elle enfantera parce qu’elle n’a pas enfanté Jésus-Christ pour Joseph seul, mais pour tous les hommes.
7. C’est pour la même raison que l’ange apporte du ciel à Joseph le nom qu’il faudra donner à l’enfant ; il montre ainsi combien admirable devait être Celui que Dieu lui-même prenait le soin de nommer. Et le nom qu’il lui donne n’est pas un nom ordinaire, mais c’est un nom qui renferme comme dans un trésor la somme de tous les biens. C’est pourquoi l’ange l’interprète, pour exciter encore la foi de Joseph par l’espérance des grands biens qu’il lui promet. Car l’homme se porte naturellement à ce qui lui plaît, et il croit aisément ce qu’il désire.
Après donc que l’ange pour persuader Joseph, s’est servi du présent, du passé et de l’avenir, et de la gloire infinie de l’enfant qu’il lui prédit, il scelle tout ce qu’il a dit par le témoignage des prophètes. Mais il le fait précéder de l’annonce des grands biens que cette naissance devait apporter au monde. Et quels sont ces grands biens ? C’est la réconciliation des hommes avec Dieu, et la destruction du péché. « Parce que ce sera lui », dit-il, « qui sauvera son peuple de leurs péchés (22). » Cette grâce qu’il promet est une grâce bien nouvelle. Il ne promet point d’apaiser les guerres, et de défaire les barbares et les ennemis visibles, il promet de détruire et de guérir le péché, dont la plaie a toujours été incurable à tous les hommes.
Mais, dites-vous, pourquoi ce mot, « son peuple ? » Que n’étend-il cette grâce à toutes les nations ? C’était afin de ne point causer un étonnement trop fort ; du reste ce terme, si l’on y prend bien garde, comprend aussi toutes les nations de la terre. Car ce ne sont pas les Juifs seuls qui sont le peuple de Jésus-Christ, mais tous ceux qui viennent à lui, et qui connaissent son nom. Remarquez encore comment l’ange présage la grandeur de Jésus-Christ en disant « qu’il sauvera son peuple de leurs péchés. » C’était déclarer on ne peut plus expressément que l’enfant dont il parle, n’est point un roi de la terre, mais un Roi du ciel, et qu’il est le Fils de Dieu, puisqu’il n’appartient qu’à Dieu de remettre les péchés.
Puis donc que Dieu nous a comblés de tant de grâces, vivons de telle sotte que nous ne déshonorions pas un si grand don. Car si même avant que d’avoir reçu une faveur si ineffable nous méritions d’être punis pour nos péchés, combien le mériterons-nous davantage après l’avoir reçue ? Je ne vous dis point ceci sans sujet. Je vous le dis, parce que j’en vois plusieurs qui vivent d’une manière plus relâchée après le baptême que ceux même qui ne l’ont point reçu, et qui ne font voir par aucune marque qu’ils sont chrétiens. On ne peut distinguer aujourd’hui ni dans les assemblées publiques ni dans l’Église même celui qui est fidèle d’avec celui qui ne l’est pas. Tout ce qui les distingue l’un de l’autre, c’est que lorsqu’on est près de célébrer les saints mystères, les uns sont chassés du temple, et que les autres y demeurent. Cependant ce ne devrait point être le lieu, mais la vie de chacun qui fît remarquer quel il est.
Les dignités du monde se font reconnaître par des marques extérieures : mais les signes de ce que nous sommes, nous chrétiens, doivent venir de l’âme et du fond du cœur. Un fidèle doit faire voir ce qu’il est, non par la seule participation des choses saintes, mais par la sainteté et par le renouvellement de sa vie. Il faut qu’un chrétien, selon l’Évangile, soit la lumière et le sel du monde. Si donc vous ne vous éclairez pas vous-même, et si vous n’empêchez pas votre propre corruption, à quoi pourrai-je juger que vous êtes un chrétien ? Sera-ce parce que vous avez été régénéré dans les eaux sacrées du baptême ? C’est ce qui vous rend encore plus coupable. Car plus ce qu’on a reçu est excellent, plus il attire de supplices sur celui dont la vie ne répond pas à la dignité d’un si grand don. Il faut qu’un chrétien montre ce qu’il est, non seulement parce qu’il n reçu de Dieu, mais encore parce qu’il offre lui-même à Dieu. Il faut que sa vertu éclate au-dehors par sa démarche, par ses regards, par sa contenance, par ses paroles.
Je vous dis ceci afin que nous soyons réglés en toutes choses, non pour plaire aux hommes, mais pour les édifier. Mais lorsque je cherche en vous des marques de ce que vous êtes, j’en trouve de toutes contraires. Si j’en juge par le lieu, je vous vois passer les jours dans les spectacles, dans le cirque, dans le théâtre, dans les assemblées publiques, et dans la compagnie de personnes toutes corrompues. Si je considère votre extérieur, je vois des ris immodérés, et des effusions de joie semblables à celles des femmes perdues. Que si je m’arrête à vos habits, je ne puis les discerner d’avec les habits des comédiens. Si je juge de vous par ceux qui vous suivent, je ne vois que des flatteurs et des gens de bonne chère. Si j’examine vos paroles, je n’y vois rien d’utile, rien de sérieux, ni rien qui ressente ce que nous sommes. Enfin si j’en juge par votre table, c’est encore où je trouve plus de sujet de vous accuser.
8. Que me reste-t-il donc pour reconnaître que vous êtes chrétiens, puisque tout ce qui paraît en vous publie le contraire ? Mais que dis-je, si vous êtes chrétiens ? Je ne puis même juger si vous êtes hommes ? Car lorsque vous êtes, pour user des expressions de l’Écriture, récalcitrants comme les ânes ; que vous folâtrez comme les jeunes taureaux ; que vous courez après les femmes, comme les chevaux hennissent après les cavales ; que vous êtes avides et gourmands comme les ours ; que vous vous engraissez comme les mulets ; que vous êtes vindicatifs comme les chameaux ; ravisseurs comme les loups ; colères comme les serpents ; que vous piquez comme les scorpions ; que vous êtes déguisés comme les renards ; pleins de venin et de fureur comme l’aspic et la vipère ; et enfin lorsque vous êtes méchants comme le démon, et que vous vous plaisez comme lui à faire une guerre cruelle à vos frères : comment vous puis-je mettre au rang des hommes, puisque je ne vois point en vous les traits et les caractères de la nature des hommes ?
Je cherchais à discerner un chrétien d’avec un catéchumène, et je suis en peine maintenant de distinguer un homme d’avec une bête. Que dirai-je donc que vous êtes ? Vous mettrai-je au nombre des bêtes ? Les bêtes n’ont chacune qu’un vice qui leur est particulier ; mais vous les rassemblez tous en vous seul, et ainsi vous allez plus loin dans la déraison que les bêtes mêmes. Vous appellerai-je un démon ! Mais le démon n’est l’esclave ni de l’intempérance du manger ni des richesses. Si donc vous vous êtes mis au-dessous même des bêtes et des démons, comment vous appellerons-nous hommes, et si vous ne méritez pas d’être appelés hommes, comment vous appellerons-nous chrétiens ?
Mais ce qui est encore plus déplorable, c’est qu’étant dans un état si funeste, nous ne comprenons pas même quelle est la laideur et la difformité de notre âme. Lorsqu’on vous fait les cheveux, vous avez soin qu’un cheveu ne passe pas l’autre. Vous consultez le miroir, vous demandez l’avis de ceux qui sont présents, et du coiffeur même, pour voir si tout est bien ajusté, et tout vieux que vous êtes, vous ne rougissez point d’être encore aussi léger et aussi ardent dans ces folles passions que les jeunes gens. Et lorsque notre âme est non seulement défigurée, mais aussi difforme que les monstres des fables, aussi hideuse qu’une Scylla ou qu’une chimère, nous n’en avons pas le moindre souci ! Cependant l’âme a son miroir aussi bien que le corps, et un miroir beaucoup plus clair et plus avantageux. Il ne découvre pas seulement nos laideurs ; mais il nous montre encore la manière de les changer, si nous le voulons, en une rare beauté.
Ce miroir, mes frères, est le souvenir des Saints, l’histoire de leur bienheureuse vie ; la lecture de l’Écriture sainte, et la loi de Dieu. Si vous vous appliquez une fois à considérer l’image de ces saints hommes, vous reconnaîtrez aussitôt toutes les laideurs de votre âme, et quand vous les aurez reconnues, vous n’aurez besoin que de ce même miroir pour vous en pouvoir délivrer. Tant l’usage que nous en faisons est puissant, et tant il nous donne de facilité pour nous convertir !
Que personne donc ne demeure plus dans cet état de bête. Car si le serviteur n’a pas droit d’entrer dans la maison du père, comment celui qui est devenu bête, pourra-t-il seulement approcher de là porte ? Que dis-je celui qui est devenu bête ? Ces sortes de personnes sont pires que toutes les bêtes. Les bêtes, quoique naturellement farouches, s’apprivoisent par l’artifice dès hommes, mais vous qui les rendez douces de sauvages qu’elles étaient, comment pouvez-vous vous excuser, puisque vous vous dépouillez de la douceur qui vous était naturelle, pour vous revêtir de la cruauté des bêtes, après avoir forcé les bêtes à quitter leur cruauté naturelle, pour imiter la douceur des hommes ?
Vous apprivoisez le lion, et vous le rendez traitable ; et vous devenez vous-même plus furieux et plus intraitable que les lions. Cette bête a deux, grands obstacles pour être apprivoisée, l’un qu’elle n’a point de raison, et l’autre qu’elle est pleine de fureur. Cependant l’adresse que Dieu vous a donnée, fait que vous trouvez le moyen de l’adoucir, et de forcer la nature même. Comment donc vous, qui vous rendez maître de la nature dans les bêtes, trahissez-vous vous-même et votre nature et votre raison ? Si je vous donnais un autre homme à apprivoiser, je ne vous demanderais rien de fort difficile ; quoique vous pourriez me dire, que vous n’êtes pas maître de la volonté d’un autre, et que ce que je vous demanderais ne dépendrait point de vous. Mais ici je vous donne à apprivoiser votre naturel qui est en vous, et qui vous est assujetti.
9. Quelle excuse donc vous restera-t-il, quel spécieux prétexte aurez-vous à mettre en avant, vous qui forcez en quelque sorte un lion à devenir homme, pendant que vous ne vous mettez pas en peine de ce qu’étant homme, vous agissez en lion ? Vous donnez à l’un ce que la nature lui refuse, et vous vous ôtez à vous-même ce que la nature vous avait donné. Vous élevez les bêtes farouches à la dignité de l’homme, et vous descendez vous-même de votre trône, pour vous rabaisser à l’état de bête.
Considérez la colère comme une bête farouche, et appliquez-vous à l’apprivoiser, et à la vaincre par la douceur, avec le même soin que les autres apprivoisent les lions. Cette passion a ses dents et ses ongles dont elle est armée ; et si on ne l’adoucit, elle mettra tout en pièces. Le lion ou la vipère ne déchire pas tant les entrailles, que la colère les déchire comme par des ongles de fer. Elle ne tyrannise pas seulement le corps, elle passe jusqu’à l’âme, attaquant ce qu’elle a de plus sain, corrompant ce qu’elle n de plus pur, paralysant sa force, et la rendant inutile à tout. Si ceux qui ont les entrailles rongées de vers, ne peuvent pas même respirer : comment pourrons-nous former aucune pensée sainte et généreuse, tant que nous entretiendrons en nous cette passion, qui comme une cruelle vipère nous ronge le cœur ?
Quel est donc le moyen, dites-vous, de chasser de nous cette bête si cruelle ? C’est de boire un breuvage qui puisse tuer, au dedans de nous, tous ces vers et tous ces serpents. Quel est ce breuvage, me répondrez-vous, et comment pourrait-il avoir tant de force ? C’est le précieux sang du Sauveur, si on le prend avec une sainte confiance. Car il n’y a point de maladie qui ne cède à la vertu de ce remède.
Mais il faut ajouter l’amour et la pratique de la parole de Dieu, avec le soin de faire l’aumône. C’est par ces remèdes que nous ferons mourir toutes ces passions qui empoisonnent notre âme. C’est ainsi que nous vivrons véritablement, au lieu que maintenant nous ne différons guère des morts. Car il est impossible que notre âme vive, pendant que ces vices vivront dans nous. Travaillons donc sans cesse à les étouffer. Car si nous ne nous hâtons de les faire mourir ici, ils nous feront mourir en l’autre monde et avant même notre mort, ils nous feront souffrir mille maux.
Chacune de ces passions est cruelle, violente et insatiable, et, elle nous dévore tous les jours sans nous donner de relâche. Leurs dents comme dit l’Écriture, sont des dents de lion, et elles sont encore plus cruelles. Le lion quitte sa proie quand il est rassasié, mais ces passions ne s’assouvissent point et ne quittent point celui qu’elles ont commencé une fois à dévorer, jusqu’à ce qu’elles l’aient rendu semblable au démon. Elles ont un tel empire sur leurs esclaves, qu’elles exigent d’eux le même assujettissement que saint Paul rendait volontairement à Jésus-Christ, lorsqu’il méprisait pour lui l’enfer et le ciel. Quand un homme est une fois possédé de l’amour des beautés charnelles, ou des richesses ou de la gloire, il se rit de l’enfer et méprise le ciel pour exécuter ce que sa passion lui commande.
Après cela pourrons-nous douter de ce que saint Paul a dit de la violence de l’amour qu’il avait pour Jésus-Christ ? Car s’il se trouve des personnes qui servent leurs passions avec une semblable violence, pourquoi trouverons-nous incroyable l’ardeur que le saint Apôtre témoigne pour le service du Sauveur du monde ? Et d’où vient que notre amour pour Jésus-Christ est si faible, sinon de ce que nous épuisons toute la force de nos âmes dans ces vaines passions ; que nous ravissons le bien d’autrui, que nous sommes avares et esclaves de la vaine gloire, ce qui est la dernière et la plus méprisable de toutes les servitudes ? Tant que vous serez possédé de cette passion, on aura beau vous estimer grand et illustre, vous n’aurez rien au-dessus du dernier des hommes. Votre grandeur au contraire sera votre confusion et votre honte. Ces flatteurs qui s’empressent de vous louer, se jouent de vous par cela même que vous aimez leur louange. Ainsi en cherchant à vous élever, vous vous ravalez jusqu’à vous rendre ridicule. Car l’amour de la vaine gloire est une chose mauvaise et blâmable par elle-même.
10. Comme donc si on louait et si on flattait un homme qui se vante de son impudicité, on deviendrait plus criminel par ces louanges, que celui même qui commet ces brutalités ; ainsi lorsque nous louons ceux qui recherchent la gloire, nous ne les rendons pas pour cela plus jouables, mais nous nous rendons plus coupables qu’eux.
Pourquoi cherchez-vous avec tant de passion ce qui produit un effet tout contraire à ce que vous désirez ? Si vous voulez posséder la gloire, méprisez-la et vous deviendrez véritablement digne de gloire. Pourquoi, étant chrétien, entrez-vous dans la disposition où était le roi Nabuchodonosor, dont il est parlé dans l’Écriture ? Ce prince se fit dresser une statue. Il s’imagina que cette figure vaine serait son honneur, et quoiqu’il fût vivant lui-même et cette image, morte, il crut néanmoins que ce qui n’avait point de vie, lui donnerait de la gloire à lui qui vivait. Qui n’admirera cette extravagance et cette folie ? Plus il tend à s’élever, plus il se rabaisse. Il met sa confiance dans une chose sans âme plutôt qu’en lui-même, qui était vivant et animé. Il veut diviniser du bois ou de l’or, et il se rend d’autant plus ridicule, qu’il espère acquérir plus d’estime par cette vile matière qui est hors de lui, que par sa vertu propre et par le mérite de sa vie. C’est comme si un homme se croyait plus estimable, de ce qu’il n une grande maison et un escalier magnifique, que de ce qu’il est homme.
Plusieurs encore aujourd’hui imitent ce prince. Il se voulait faire estimer par une statue, ils veulent se signaler, ou par leurs habits, ou par leurs chevaux, ou par leurs chariots superbes, ou par leurs maisons et leurs colonnes magnifiques. Car après avoir perdu la gloire propre à la dignité d’hommes, ils cherchent de tous côtés une gloire misérable et digne du dernier mépris.
Ce n’est pas ainsi que ces trois généreux serviteurs de Dieu fâchèrent de se signaler autrefois. Ils s’attachèrent au véritable honneur ; jeunes, étrangers, captifs, esclaves et manquant de tout, ils ne laissèrent pas d’être plus glorieux que ceux qui étaient au faîte des honneurs et des biens du monde. Toutes les richesses de Nabuchodonosor, cette statue, ces gouverneurs de provinces, ces officiers, ces gens de guerre sans nombre, enfin tout ce qu’il pouvait avoir ou en vérité ou en apparence, ne lui suffit pas pour le faire paraître aussi grand qu’il l’aurait souhaité. Et ces trois jeunes hommes, qui n’ont rien de toutes ces choses, trouvent que leur seule vertu leur suffit, et tout pauvres qu’ils sont, ils sont à l’égard de ce prince paré de sa pourpre et de son diadème, ce qu’est la lumière du soleil à l’égard d’une pierre qui n quelque éclat.
Ces jeunes captifs et ces admirables esclaves sont conduits devant tout le monde. Ils sont présentés devant ce roi, qui fait allumer sous leurs yeux une fournaise épouvantable. Tout ce qu’il y avait de grand dans le royaume, les gouverneurs, les généraux, les satrapes, et tout cet appareil du diable y était. Le bruit des trompettes et des clairons, et le son de tous les instruments de musique, frappait l’air et l’oreille de tous côtés. On allumait cependant la fournaise et sa flamme s’élevait jusqu’aux nuées. Tout était rempli de frayeur et de tremblement. Il n’y n que ces trois jeunes hommes qui demeurent intrépides. Ils se rient de cet appareil tragique comme d’un jeu d’enfants. Ils montrent un courage et une humilité admirable. Et parlant à ce prince d’une voix qui s’élève au-dessus du bruit des trompettes, ils lui disent : « Sachez, roi (Dan. 3,17) ; » ils l’appellent de la sorte, quoique ce fût un tyran, parce que leur dessein n’était pas de lui dire quelque parole injurieuse, mais seulement de donner des preuves de leur piété. C’est pourquoi ils ne lui font pas de longs discours, mais ils lui disent en un mot : « Il y a un Dieu dans le ciel qui peut nous délivrer de vos mains (Id). » Pourquoi nous effrayez-vous de ces troupes si nombreuses, de cette fournaise ardente, de ces épées qui nous menacent et de ces gardes qui nous environnent ? Le Dieu que nous adorons est au-dessus de tout cela et il peut tout.
Mais comme ils savaient que Dieu pouvait permettre qu’ils fussent brûlés, et craignant, si cela arrivait, de passer pour menteurs, ils ajoutent : « Et quand il ne plairait pas à Dieu de nous retirer de vos mains, sachez, ô roi, que nous n’adorerons point vos dieux. » (Dan. 3,18)
11. S’ils eussent dit : S’il ne plaît pas à Dieu de nous délivrer, c’est à cause de nos péchés, ces impies ne l’eussent pas cru. C’est pourquoi ils n’en disent rien alors ; mais ils le font dans la fournaise, où ils avouent et répètent sans cesse qu’ils ont péché, et qu’ils sont punis pour leurs péchés. Devant le roi, ils ne disent rien de semblable, ils déclarent simplement que quand ils devraient être brûlés, ils ne trahiront point leur religion. Car ils ne cherchaient point ici leur récompense, mais ils faisaient tout pour le seul amour de Dieu. Cependant ils étaient dans la servitude, ils gémissaient dans la captivité, et ne jouissaient d’aucune douceur de la vie ; ils avaient perdu leur pays, leur liberté et leurs biens.
Et ne dites point qu’on les honorait dans la cour de ce prince. Car saints et justes comme ils étaient, ils eussent mieux aimé mille fois mendier leur pain en leur pays, et avoir la joie d’adorer Dieu dans son temple, que d’être honorés parmi ces barbares. Ils disaient comme David : « J’aime mieux être vil et abject dans la maison de Dieu, que de demeurer dans la tente des pécheurs. Un seul jour, mon Dieu, vaut mieux dans votre temple que mille partout ailleurs. » (Ps. 83,11) Ils auraient cent fois mieux aimé être les derniers dans le peuple de Dieu que de régner dans Babylone. Ils le font assez voir par ce qu’ils disent dans la fournaise, où ils témoignent que la demeure de ce pays leur était insupportable. Car quelque honneur qu’on leur rendît dans la maison de ce prince, ils ne pouvaient être sans douleur, en voyant leurs frères dans les dernières extrémités du malheur. Et c’est le propre des saints de ne préférer jamais la gloire et l’honneur, ni toute autre chose, au salut et à l’avantage de leurs frères.
Considérez donc comment ces saints, lorsqu’ils étaient dans les flammes, prient pour tout le peuple, au lieu que nous oublions, nous, de prier pour nos frères, lorsque nous sommes dans l’état le plus tranquille. En interprétant le songe du roi, ils n’avaient eu aucun égard à leurs intérêts, mais au bien des autres. Car ils firent assez voir depuis combien ils méprisaient la mort. Ils s’offrent dans toutes les rencontres pour fléchir la colère de Dieu, et ne croyant pas le mériter par eux-mêmes, ils ont recours aux mérites de leurs pères, et ils protestent qu’ils ne peuvent offrir à Dieu « qu’un esprit humilié et un cœur contrit. » (Dan. 3,39)
Imitons donc, mes frères, ces jeunes hommes. Il y a encore aujourd’hui une statue d’or que le démon veut nous faire adorer, c’est l’amour de l’argent : mais demeurons toujours fermes. Que le bruit des trompettes, le concert des instruments, ni tous les attraits de ces biens trompeurs ne nous touchent point. Quand nous devrions tomber dans la fournaise de la pauvreté, entrons-y plutôt que d’adorer cette idole, et nous trouverons que les flammes deviendront pour nous une rosée rafraîchissante. N’appréhendez point la pauvreté, quoique nous l’appelions une fournaise. Car, jetés dans la fournaise, ces jeunes hommes en devinrent plus purs et plus éclatants ; au lieu que la flamme qui en sortit consuma ceux qui avaient adoré l’idole.
Tout se passa alors en un même temps et visiblement ; mais Dieu n’accomplit aujourd’hui ces choses qu’en partie, et il réserve le reste en l’autre vie. Ceux qui aiment mieux souffrir dans la fournaise de la pauvreté que d’être idolâtres des richesses, brillent déjà dès ici-bas, mais ils brilleront encore plus dans le ciel : et ceux au contraire qui amassent des richesses d’iniquité, souffriront alors les plus grands supplices. Le Lazare est sorti de cette fournaise aussi éclatant que ces trois jeunes hommes, et le mauvais riche, qui était du nombre de ceux qui adorèrent l’idole, fut condamné au feu éternel.
Ce qui est arrivé à ces jeunes hommes n’était qu’une figure de l’avenir. De même que, jetés dans la fournaise, ils n’éprouvèrent aucun mal, et qu’il en sortit un feu qui dévora ceux qui étaient au-dehors, ainsi les saints passent sans douleur par la fournaise de la pauvreté, et ils en deviennent même plus éclatants ; au lieu que la flamme se lancera sur les idolâtres de la richesse avec plus de violence que les bêtes les plus farouches, et les entraînera dans l’abîme du feu éternel.
Si quelqu’un ne croit pas à l’enfer, qu’il jette les yeux sur cette fournaise de Babylone. Que la créance des choses passées l’aide à croire celles qui sont à venir, et qu’il n’appréhende pas la fournaise où le pauvre est éprouvé, mais celle où les péchés seront punis. Dans celle-là, il n’y n que paix et que rosée ; dans celle-ci il n’y a que flammes et que douleur. Les anges sont dans la première pour en adoucir l’ardeur, et les démons sont dans la seconde pour en rendre le feu encore plus brûlant.
12. Que les riches écoutent ceci, eux qui allument la fournaise de la pauvreté, pour y consumer les pauvres. Les pauvres n’y trouveront rien qui leur nuise, parce que Dieu leur fera ressentir la douceur d’une rosée céleste, mais les riches seront eux-mêmes la proie des flammes qu’ils ont allumées de leurs propres mains. L’ange descendit alors pour soulager ces jeunes hommes. Allons de même soulager ceux qui sont dans la fournaise de la pauvreté. Que nos aumônes soient comme une rosée qui les rafraîchisse. Éloignons d’eux les flammes qui les environnent, afin d’avoir quelque part à la couronne que Dieu leur prépare. C’est ainsi que nous mériterons d’éloigner de nous le feu de l’enfer par cette parole que Jésus-Christ nous dira : « J’ai eu faim, et vous m’avez nourri (Mt. 25,35) », laquelle dans le dernier jour nous tiendra lieu d’une divine rosée, pour nous rafraîchir au milieu des flammes.
Allons avec nos aumônes dans le fond de cette fournaise. Voyons-y ces pauvres évangéliques qui y marchent au milieu des flammes. Voyons-y un prodige nouveau, un homme qui, au milieu du feu de l’indigence, chante des cantiques à Dieu, qui lui rend des actions de grâces, et qui, pressé de la misère la plus extrême, n’a la bouche ouverte que pour le louer. Car ceux qui souffrent leur pauvreté avec action de grâces, sont égaux en mérites à ces trois jeunes hommes, puisque la pauvreté est plus terrible, et qu’elle brûle encore plus que le feu même. Mais le feu ne brûla point ces jeunes hommes, il consuma seulement leurs liens aussitôt qu’ils commencèrent à louer Dieu ; de même, si lorsque vous tombez dans la pauvreté, vous en rendez des actions de grâces, vos liens seront brûlés, et le feu qui vous environnait s’éteindra. Que s’il ne s’éteint pas, il se changera par un miracle encore plus grand en une rosée, comme il arriva alors, puisque, sans que ce feu s’éteignît, ces jeunes hommes ne laissèrent pas d’y jouir d’une fraîcheur très agréable, qui les empêcha d’y brûler. C’est ce qui se voit dans les pauvres évangéliques, qui trouvent plus de repos et plus de joie dans leur pauvreté, que les riches n’en trouvent dans leurs richesses.
Ne nous tenons point auprès de cette fournaise sans y entrer, en considérant sans compassion les nécessités des pauvres, afin de n’être point enveloppés dans le malheur que souffrirent les ministres du prince. Si vous descendez au fond de ces feux, ils ne vous toucheront pas plus que ces jeunes hommes ; mais si les regardant d’en haut vous méprisez ceux qui y souffrent, vous vous en trouverez enveloppés. Descendez donc dans cette fournaise pour n’en être pas brûlés. Ne vous tenez pas au-dehors, de peur que ces flammes ne vous attaquent. Si vous êtes avec les pauvres, elles ne vous blesseront pas, mais si vous en êtes séparés, elles vous dévoreront.
Ne vous éloignez donc point de ceux qui souffrent dans ces flammes, et lorsque le démon commande qu’on jette dans la fournaise ceux qui refusent d’adorer l’or, ne soyez pas du nombre de ceux qui y jettent les autres, mais de ceux qui y sont jetés afin que vous soyez aussi du nombre de ceux qui seront sauvés, et non de ceux qui seront brûlés : car il n’y a pas de rosée plus abondante ni plus douce que le détachement des richesses et la compagnie des pauvres. Les plus riches de tous les hommes sont ceux qui foulent aux pieds l’amour des richesses ; comme ces jeunes hommes devinrent par le mépris qu’ils firent du roi, plus glorieux que ce roi même. Si vous méprisez tout ce qu’il y a dans ce monde, vous serez plus grands que le monde, comme ont été autrefois ces saints, dont le monde n’était pas digne. Méprisez tous les biens d’ici-bas, pour vous rendre dignes de ceux du ciel. Car c’est ainsi que vous serez grands en cette vie et heureux en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE V.[modifier]

« OR TOUT CECI S’EST FAIT POUR ACCOMPLIR CE QUE LE SEIGNEUR AVAIT DIT PAR LE PROPHÈTE EN CES TERMES : UNE VIERGE CONCEVRA ET ENFANTERA UN FILS, A QUI ON DONNERA LE NOM D’EMMANUEL, C’EST-A-DIRE, DIEU AVEC NOUS, ETC. » (CHAP. 1,22, JUSQU’AU CHAP. 2,23)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Que le tumulte du monde fait perdre le fruit de l’instruction entendue à l’Église.
  • 2. Pourquoi l’ange renvoie Joseph au prophète Isaïe ? Pourquoi le Christ n’est pas appelé vulgairement Emmanuel. Que la version des Septante est préférable aux autres.
  • 3. Marie demeure vierge après l’enfantement.
  • 4. et 5. Exhortation qu’il faut joindre à l’invocation des Saints la pratique des bonnes œuvres. Que l’aumône est une usure très avantageuse et très sainte.


1. Voici ce que disent beaucoup d’entre vous : « Lorsque nous sommes à l’église et que nous écoutons la parole de Dieu, touchés de componction, nous devenons tout à coup meilleurs, mais à peine sommes-nous dehors que notre ferveur s’éteint et que notre disposition change complètement. » Y aurait-il un moyen de faire cesser une instabilité si fâcheuse ? Considérons d’abord quelle en est la cause. D’où vient donc un changement si prompt et si grand ? De vos mauvaises fréquentations, de vos relations avec les hommes de péché. Vous ne devriez pas, dès que vous êtes sortis de l’église, vous jeter dans des occupations qui contredisent ce que vous avez entendu à l’église : aussitôt que vous êtes rentrés chez vous, vous devriez prendre l’Écriture sainte, et, avec votre femme et vos enfants, repasser ensemble les instructions qu’on vous a données, et, après cela, reprendre le soin de vos affaires temporelles.
Que si vous évitez de vous trouver dans des lieux d’affaires en sortant du bain, pour n’en pas empêcher l’effet par une trop grande application : combien cette précaution vous est-elle plus nécessaire, lorsque vous sortez de l’église pour aller chez vous ? Mais nous faisons tout le contraire et nous perdons ainsi tout le fruit de cette divine semence : car avant qu’elle ait eu le temps de prendre racine dans notre âme, un torrent d’affaires l’emporte et l’arrache de notre cœur. Afin donc que ce malheur ne vous arrive plus, n’ayez rien de plus pressé, au sortir de cette assemblée, que de recueillir par la méditation les leçons salutaires et les pieuses impressions que vous en rapportez chaque fois.
Ce serait une extrême ingratitude de donner cinq ou six jours aux affaires de ce monde, et de refuser un jour, ou même une partie d’un jour, aux choses de Dieu. Ne voyez-vous pas que vos enfants étudient, et répètent depuis le matin jusqu’au soir ce qu’on leur a donné à apprendre ? Imitons-les donc en ce point, puisqu’à moins de cela, c’est en vain que nous nous assemblons ici. C’est puiser l’eau dans un vase percé, et n’avoir pas, tant s’en faut, le même soin pour conserver la parole de Dieu dans notre cœur, que nous en avons pour garder l’or et l’argent. Lorsqu’un homme a reçu quelque argent, il l’enferme avec soin dans un sac, et il y met son cachet ; mais nous, après avoir écouté des paroles infiniment plus précieuses que l’argent et que les pierreries, après que Dieu a répandu sur nous les trésors et les richesses de son esprit, nous n’avons pas le soin de les tenir cachées dans notre cœur ; mais nous les laissons se perdre avec indifférence et se dissiper à l’aventure. Qui pourra avoir quelque compassion de nous, puisque nous sommes si impitoyables envers nous-mêmes, et que nous nous réduisons à une si extrême pauvreté ?
Pour empêcher ce désordre, imposez-vous à vous-mêmes, à vos femmes et à vos enfants, l’inviolable loi de consacrer tout ce jour du dimanche à écouter d’abord, puis à méditer la parole de Dieu. Cette application vous disposera à mieux comprendre ce que nous vous dirons dans la suite ; vous nous épargnerez ainsi un grand travail, en même temps que vous retirerez plus de profit de nos instructions, quand vous y viendrez, ayant encore l’esprit rempli de ce que vous y aurez entendu auparavant. Car il importe beaucoup, pour bien comprendre ce que nous disons, d’en retenir avec exactitude la suite et l’enchaînement. Comme il est impossible de dire tout en un jour, votre mémoire doit rejoindre ce que nous sommes forcés de diviser par parties, et en faire comme une longue chaîne ; afin que vous puissiez voir de l’œil de l’esprit toute l’Écriture réunie en elle-même, et comme recueillie en un corps.
Souvenez-vous donc de ce que nous vous avons déjà expliqué de l’Évangile, afin que nous passions à ce qui nous reste. Voici l’endroit dont nous devons vous parler aujourd’hui.
2. « Or tout cela s’est fait pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par le Prophète (23). » L’écrivain sacré s’exprime d’une manière aussi digne que possible, du grand mystère qu’il raconte, lorsqu’il dit : « Tout cela s’est fait. » Cet abîme de l’amour de Dieu ; cet océan de miséricorde ; ces grâces inespérées ; ce renversement de toutes les lois de la nature ; cette réconciliation de Dieu avec les hommes ; cet abaissement de Celui qui était au-dessus de tout, jusqu’à l’état le plus humble ; la destruction de « cette muraille de séparation (Eph. 2,14) », dont parle saint Paul ; tous les obstacles de notre salut entièrement levés, et ce grand nombre de merveilles renfermées dans ce mystère, il les embrasse toutes d’un coup d’œil, il les exprime toutes par ce mot : « Tout cela s’est fait pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par son Prophète. » Ne considérez pas ce qui se passe maintenant, dit-il, comme une œuvre dont l’idée soit nouvelle dans les desseins de Dieu, il y a longtemps qu’il l’a prédite et préfigurée ; saint Paul s’applique à le démontrer partout dans ses écrits. L’ange renvoie Joseph à Isaïe afin que s’il oubliait à son réveil ce qu’il entendait en songe, les paroles du Prophète, dans la lecture desquelles il avait été nourri, l’en fissent souvenir. L’ange ne cite pas de même des prophéties à la Vierge, parce que n’étant encore qu’une jeune fille, elle pouvait n’en avoir pas connaissance ; mais lorsqu’il parle à un homme, et à un homme juste, qui s’appliquait à la lecture des Prophètes, il a soin de lui citer leur témoignage. Remarquez aussi comment l’ange, avant d’avoir cité le Prophète, ajoute au nom de « Marie » les mots « votre femme ; » et comment, après avoir invoqué l’autorité d’Isaïe, il ne craint plus de lui donner le nom de « vierge. » Car Joseph n’eût pas été si disposé à croire Marie vierge et mère tout ensemble, si l’ange ne lui eût fait voir auparavant qu’Isaïe autorisait cette vérité. Mais pour un homme qui avait longuement médité le Prophète, la merveille d’une vierge mère cessait d’être étrange pour devenir une idée familière et parfaitement admissible. C’est donc pour préparer l’esprit de Joseph à entendre ce miracle, que l’ange en appelle d’abord à Isaïe.
Il ne s’arrête pas encore là, mais il s’autorise par le témoignage de Dieu-même. Car il ne dit pas : « Tout cela s’est fait pour accomplir ce qui a été dit par Isaïe » en ces termes : mais « ce qui a été dit par le Seigneur. » Dieu même était celui qui avait prononcé cet oracle ; Isaïe n’avait été que sa langue et sa voix. Mais que dit cet oracle ? « Une vierge concevra et enfantera un fils, à qui on donnera le nom d’Emmanuel, c’est-à-dire Dieu avec nous (23). »
Pourquoi donc, me direz-vous, ne lui a-t-on pas donné le nom « d’Emmanuel », mais celui de Jésus-Christ ? C’est parce que l’ange ne dit pas, « vous l’appellerez », mais indéterminément, « on lui donnera », c’est-à-dire, que les peuples lui donneront ce nom, d’après l’événement. Ce terme d’Emmanuel définit un événement selon la coutume de l’Écriture. Et lorsque l’ange dit : « On lui donnera le nom d’Emmanuel, c’est-à-dire, Dieu avec nous », c’est comme s’il disait : Les hommes verront Dieu vivant avec eux. Car bien que Dieu ait toujours été avec eux, il n’y était pas néanmoins d’une manière visible et sensible, comme depuis l’incarnation. Que si les Juifs osent s’opposer à ce que je dis, je leur ferai remarquer qu’on n’a jamais donné non plus à Jésus-Christ un autre nom marqué par le Prophète, et qui veut dire : « Hâtez-vous de prendre les dépouilles, hâtez-vous de ravir votre butin », (Is. 8,3) Et qu’auront-ils à répondre ? Pourquoi donc Isaïe dit-il : « Appelez son nom », c’est parce qu’aussitôt qu’il est né, il a remporté les dépouilles du démon, et le Prophète lui attribue comme son nom propre, cet effet si glorieux du pouvoir qu’il a eu dès sa naissance.
Il est dit de même que la ville de Jérusalem sera appelée : « Une ville de justice, la mère des cités, la fidèle Sion. » (Is. 1,26) Cependant nous ne voyons point que Jérusalem ait porté le nom de « ville de justice ; » et elle a toujours conservé son premier nom ; et lorsque le Prophète dit qu’elle portera ce nom c’est un tour particulier qu’il emploie pour exprimer le fait de sa conversion au bien et à la justice. Lorsqu’une action d’éclat signale davantage celui qui l’a accomplie, que ne pourrait faire son nom propre, on lui donne un autre nom qui rappelle ce qu’il a fait.
Refoulés sur ce point, les Juifs reviennent à la charge sur un autre, ils s’en prennent à la virginité que nous attribuons à la mère du Messie, ils objectent que tous les interprètes n’entendent pas comme nous ce passage d’Is. qu’ils traduisent non pas « une vierge », mais « une jeune fille. » A cela nous répondrons que les plus sûrs interprètes sont les Septante, qu’il n’y en a pas dont l’autorité soit égale à la leur ; les autres ont écrit depuis Jésus-Christ, ils sont juifs, et par conséquent suspects, parce qu’ils ont malicieusement corrompu beaucoup d’endroits, et qu’ils ont fâché d’obscurcir les Prophètes. Au contraire les Septante ont fait leur version plus de cent ans avant Jésus-Christ et ils étaient plusieurs ensemble : ils évitent par là jusqu’à l’ombre du soupçon ; leur temps, leur nombre et leur union leur donnent une autorité que les autres ne peuvent avoir.
3. Mais quand même nos adversaires voudraient s’appuyer sur ces interprètes nouveaux, ce que nous disons subsisterait toujours, puisque l’Écriture marque ordinairement une vierge par le mot de « jeune fille », comme elle marque un garçon par le mot de jeune homme ; comme lorsqu’elle dit dans le psaume : « Vous, jeunes hommes, et vous, vierges, louez le Seigneur. » (Ps. 44,8) Et l’Écriture parlant d’une vierge à laquelle on voudrait faire violence dit : « Si cette jeune fille, » c’est-à-dire, si cette vierge « a élevé sa voix pour crier. » (Deut. 22,27)
Mais ce qui précède dans ce prophète, confirme assez ce que nous disons. Car il ne dit pas simplement : « La vierge concevra et enfantera un fils », mais il dit : « Le Seigneur vous donnera un signe miraculeux », et il ajoute aussitôt : « La vierge concevra. » Si celle qui devait enfanter n’était vierge, ou qu’elle n’eût conçu que par la voie ordinaire du mariage, où serait le prodige et le miracle que Dieu promet ? Un prodige est nécessairement une chose extraordinaire ; et l’on ne peut donner ce nom à rien de ce qui arrive dans l’ordre commun de la nature. « Joseph donc étant réveillé de son sommeil fit ce que l’ange du Seigneur lui avait ordonné et il prit sa femme avec lui (24). » Considérez l’obéissance de ce saint homme, et la docilité de son esprit : voyez la circonspection et la pureté incorruptible de son âme. Lors même qu’il a lieu de soupçonner la Vierge, il ne veut rien faire qui la déshonore ; et aussitôt qu’il est délivré de son doute, il ne pense plus à la quitter, mais il la retient avec lui, et devient le ministre et comme le dispensateur de ce mystère. « Et il prit sa femme avec lui. » Remarquez comme l’Évangéliste nomme souvent ainsi la Vierge, parce qu’il ne voulait pas trop découvrir cette merveille, et qu’il en avait dit assez pour ôter le soupçon que Jésus-Christ fût né comme le reste des hommes. « Et il ne l’avait point connue, jusqu’à ce qu’elle enfantât son fils premier-né (25). » Ce mot, « jusqu’à ce que », ne vous doit pas faire croire que Joseph la connut ensuite ; mais seulement qu’il ne l’avait point connue avant ce divin enfantement, et que la mère de Jésus était toujours demeurée vierge. L’Écriture a coutume de se servir ainsi de ce mot, « jusqu’à ce que », sans marquer un temps limité. Elle dit quand le corbeau sortit de l’arche, « qu’il n’y rentra point jusqu’à ce que la terre fut desséchée (Gen. 3,4) ; » cependant il n’y rentra point non plus après. En parlant de Dieu elle dit aussi : « Vous êtes depuis l’éternité jusqu’à l’éternité (Ps. 89,2) », sans prétendre lui donner des bornes. De même quand elle annonce la naissance de Jésus-Christ elle dit : « La justice s’élèvera dans ses jours avec une abondance de paix jusqu’à ce que la lune passe (Ps. 71,7) », ce qui ne marque pas néanmoins que la lune doive ensuite cesser d’être. L’Évangéliste donc ne se sert ici de ce mot, que pour lever tout soupçon sur ce qui s’était passé avant la naissance de Jésus-Christ, vous laissant après juger vous-même de ce qui avait pu suivre. Il dit ce que vous ne pouviez apprendre que de lui, c’est-à-dire, que Marie était toujours demeurée vierge jusqu’à son enfantement ; mais il vous laisse à conclure vous-mêmes, ce qui n’est qu’une suite claire et comme nécessaire de ce qu’il dit, savoir, qu’un homme si juste n’a eu garde depuis de penser à s’approcher de celle qui était devenue mère si divinement, et qui avait été honorée d’une fécondité si miraculeuse. Si Joseph eût depuis vécu avec Marie comme avec sa femme, et qu’il eût eu des enfants d’elle comme quelques-uns ont osé dire, pourquoi Jésus-Christ sur la croix, l’eût-il recommandée à son disciple, afin qu’il la prît avec lui comme n’ayant personne qui pût avoir soin d’elle ? D’ou vient donc, me direz-vous, que Jacques et Jean sont appelés dans l’Évangile « frères de Jésus-Christ ? » (Mt. 13,55) Ils ont été appelés frères de Jésus de la même manière que Joseph était appelé époux, de Marie. Dieu a voulu couvrir comme de beaucoup de voiles ce grand mystère, afin que ce divin enfantement demeurât quelque temps caché. C’est pourquoi saint Jean les appelle lui-même dans son évangile frères du Seigneur, lorsqu’il dit : « Ses frères ne croyaient pas en lui. » (Jn. 7,5) Mais ceux qui ne croyaient pas alors en lui se sont signalés depuis par la grandeur de leur foi. Car lorsque saint Paul monta à Jérusalem, pour conférer avec les autres apôtres des vérités qu’il prêchait, il vint d’abord trouver saint Jacques dont la vertu était si grande qu’il mérita d’être le premier évêque de Jérusalem. On dit de lui qu’il négligeait tellement son corps que tous ses membres étaient comme morts, et qu’il s’agenouillait et se prosternait si souvent en terre pour faire oraison, que son front et ses genoux s’étaient endurcis comme la peau d’un chameau.
Ce fut lui aussi qui, lorsque saint Paul monta de nouveau à Jérusalem, lui parla avec tant de prudence, et qui lui dit : « Vous savez, mon frère, quelle multitude de juifs se sont convertis à la foi de Jésus-Christ. » (Act. 21,20) Telle était sa prudence et son zèle, ou plutôt la puissance de Jésus-Christ. Ceux qui murmuraient si souvent contre Jésus-Christ vivant l’admirèrent après sa mort jusqu’à mourir eux-mêmes pour lui avec joie ; quelle marque visible de la vertu de sa résurrection ! Il a réservé à dessein après sa mort ces grands effets de sa puissance pour s’en servir comme d’une preuve indubitable de ce qu’il était. Car si nous oublions aisément après leur mort ceux même que nous avons le plus admirés durant leur vie : comment ceux qui avaient méprisé Jésus-Christ durant sa vie, l’auraient-ils regardé comme un Dieu après sa mort, s’il n’eût été qu’un pur homme ? Comment se seraient-ils fait égorger pour lui, s’ils n’eussent eu des preuves certaines de sa résurrection ?
4. Je vous dis ceci, mes frères, non pour vous causer une stérile admiration, mais afin que vous imitiez cette constance, cette fermeté, et cette justice, afin que nul ne désespère de lui-même, quelque lâche qu’il ait été jusqu’ici, et qu’après la grâce de Dieu, personne ne mette sa confiance que dans la sainteté de sa vie. S’il n’a servi de rien aux apôtres d’être unis à Jésus-Christ par des liens de patrie, de maison et de parenté, jusqu’à ce qu’ils se soient rendus recommandables par leur vertu ; comment serons-nous excusables, nous autres, de nous vanter d’avoir des frères et des proches vertueux sans nous mettre en peine de les imiter ? C’est cette même vérité que David insinue lorsqu’il dit : « Le frère ne délivre point, c’est l’homme qui délivrera. » (Ps. 48,8) Quand Moïse, Samuel ou Jérémie, prieraient pour leurs parents, ils ne seraient point exaucés. Voyez ce que Dieu dit à Jérémie : « Ne me priez plus pour ce peuple, car je ne vous écouterai point. » (Jer. 2,14) Ne vous en étonnez pas, saint prophète, Moïse ou Samuel prieraient pour des pécheurs obstinés, que le Seigneur ne les exaucerait pas, il le déclare lui-même. Les supplications d’Ézéchiel n’obtiendront pas davantage, il lui sera répondu comme à vous : « Quand Noé, Job et Daniel se présenteraient devant moi, ils ne sauveront pas leurs fils et leurs filles. » (Ez. 14,14) Quand le patriarche Abraham prierait pour ceux qui demeurent volontairement dans le vice, et qui rendent leurs maladies incurables, Dieu détournerait sa face, et n’écouterait point ses prières. Quand Samuel ferait la même chose, Dieu lui dirait aussitôt : « Ne pleurez point Saül. » (1Sa. 16,1) Quand quelqu’un prierait à contre-temps pour sa propre sœur, Dieu lui dirait comme Moïse : « Si son père lui avait craché au visage, n’aurait-elle pas dû être couverte de confusion ? » (Nb. 12,14)
Ne nous appuyons donc point lâchement sur le mérite des autres. Il est vrai que les prières des saints ont beaucoup de force, mais c’est lorsque nous y joignons notre pénitence, et que nous changeons de vie. Sans cela Moïse lui-même, qui avait délivré son frère, et six cent mille hommes de la colère de Dieu, n’a pas le pouvoir de délivrer sa sœur, quoique son péché fût beaucoup moindre. Elle n’avait murmuré que contre Moïse son frère, mais le crime des autres était une impiété contre Dieu même. Je vous laisse à examiner la conduite de Dieu en cette rencontre, et je passe à d’autres choses plus difficiles. Car pourquoi parler de la sœur, puisque Moïse lui-même, ce grand conducteur du peuple de Dieu, n’a pu obtenir ce qu’il désirait, et qu’après mille travaux et mille peines, après un gouvernement de quarante ans, Dieu lui refuse d’entrer dans cette terre si souvent promise ?
Quelle est donc la raison de cette conduite ? C’est parce que cette grâce, qu’on eût faite à Moïse, n’eût pas été avantageuse pour tout le peuple, et qu’elle eût pu être une occasion de chute et de ruine à un grand nombre de Juifs. Car si après avoir été seulement délivrés de la servitude de l’Égypte, ils quittaient Dieu pour ne s’attacher qu’à Moïse, qu’ils regardaient comme l’unique auteur de toutes ces grâces, s’il les eût encore introduits dans cette terre promise, à quelle impiété ne se fussent-ils point emportés ? C’est pour ce sujet que Dieu leur a même voulu cacher son sépulcre.
Samuel aussi a souvent sauvé tout le peuple juif, mais il n’a pu sauver Saül de la colère de Dieu. Jérémie ne put rien pour le peuple juif, quoiqu’il soit marqué qu’il en sauva d’autres. Daniel put bien délivrer de la mort les sages de Babylone, mais il ne put délivrer les Juifs de la servitude. Ce prophète alors délivra les uns, et ne put délivrer les autres ; mais nous voyons dans l’Évangile qu’un même homme qui avait pu se délivrer en un temps, ne put plus se délivrer en un autre ; celui qui devait les dix mille talents, obtint d’abord la remise de la dette, et ne la put obtenir ensuite. Un autre, au contraire, s’étant perdu d’abord, se sauva depuis, comme cet enfant prodigue, qui, après avoir dissipé le bien de son père, revint à lui et obtint le pardon de sa faute.
Si donc nous sommes lâches et paresseux, les autres ne nous pourront secourir : mais si nous veillons sur nous, nous nous secourrons nous-mêmes, et beaucoup mieux que les autres ne le pourraient faire. Dieu aime bien mieux accorder sa grâce aux prières que nous lui en faisons nous-mêmes, qu’à celles que lui font les autres pour nous, parce que l’application même avec laquelle nous nous mettons en peine de détourner sa colère, fait que nous approchons de lui avec plus de confiance, et que nous réglons notre vie avec plus de soin. C’est ainsi qu’il fit autrefois miséricorde à la Chananéenne, qu’il guérit Madeleine, et qu’il fit passer ce saint larron de la croix dans le paradis, sans aucun médiateur qui priât pour eux.
5. Je vous dis ceci, mes frères, non pour vous détourner de prier les saints, mais de peur que vous ne vous abandonniez à la négligence, et que demeurant vous-mêmes dans un profond sommeil, vous ne vous contentiez de charger les autres du soin de votre salut. Quand Jésus-Christ dit « Faites-vous des amis (Lc. 16,9) », il ne s’arrête pas là, mais il ajoute : avec les biens que vous avez acquis injustement, afin de concourir vous-mêmes à l’œuvre de votre salut. Car il ne recommande par là que l’aumône, et ce qui est admirable, il n’entre point avec nous dans un compte exact et rigoureux, pourvu que nous nous retirions de l’iniquité. Il semble qu’il dise : Vous avez jusqu’ici acquis du bien par de mauvaises voies, employez-le maintenant en de bonnes œuvres. Vous l’avez amassé par vos injustices, répandez-le selon la justice.
Est-ce une vertu bien haute de donner ce qui n’est pas à soi ? Cependant Dieu, dans l’amour extrême qu’il a pour les hommes, porte la condescendance jusqu’à nous promettre de grands biens, si nous en usons de la sorte.
Mais nous sommes dans une insensibilité si grande, que nous ne faisons pas même l’aumône d’un bien acquis injustement, et que si après avoir volé des millions nous en donnons une très-petite partie, nous croyons nous être acquittés de tout. Avez-vous oublié ce que dit saint Paul : Que « qui sème peu recueillera peu ? » (1Cor. 9,6) Pourquoi donc semez-vous avec parcimonie ? Ce n’est pas perdre, mais gagner, que de semer avec abondance ; ce n’est pas répandre, mais amasser. Après la semence, la moisson ; avec la semence, la multiplication.
Si vous aviez à cultiver une bonne terre et qui pourrait rapporter beaucoup, vous ne vous contenteriez pas d’y mettre le blé que vous avez, mais vous en emprunteriez même pour pouvoir la semer comme il faut, et vous croiriez que ménager en cette occasion ce serait perdre. Et lorsque vous avez à cultiver non la terre, mais le ciel, qui n’est sujet à aucune inégalité de saisons, et qui infailliblement rend avec usure ce qu’on lui confie vous hésitez, vous tremblez et vous ne comprenez pas que c’est perdre alors que d’épargner et gagner que de dépenser. Répandez donc afin de ménager ; n’amassez point afin d’amasser ; perdez afin de conserver, prodiguez afin de gagner. S’il faut conserver votre bien, ne vous en chargez pas vous-même, car vous perdriez tout ; laissez-le à Dieu en dépôt et nul ne pourra le lui ravir. Ne faites pas valoir vous-même votre argent, vous ne vous entendez pas à le faire profiter, prêtez sinon tout du moins la plus grande partie de votre capital à Celui qui vous le rendra avec les intérêts. Déposez-le là où il ne sera exposé ni aux surprises, ni aux craintes, ni aux accusations, ni à l’envie. Donnez votre argent à Celui qui n’a besoin de rien et qui est néanmoins dans la nécessité à cause de vous. Donnez-le à Celui qui nourrit toutes choses et qui a faim néanmoins pour empêcher que vous ne mouriez de faim. Donnez-le à Celui qui s’est fait pauvre, afin de vous enrichir. Pratiquez cette usure qui vous donnera non la mort, mais la vie. L’autre usure mène en enfer, celle-ci ouvre le paradis. L’une est un effet de l’avarice et l’autre de la vertu ; l’une vient de la cruauté et l’autre de la charité.
Quelle excuse donc nous restera-t-il, si nous rejetons un gain si grand, si avantageux, si assuré, si favorable, exempt de contrainte, d’appréhension, de reproche et de péril, pour en chercher un autre si vil, si honteux, si fragile, si incertain, où nous ne trouvons que notre éternelle damnation ? Car il n’y a rien de plus infâme ni de plus cruel que l’usure terrestre. L’usurier trafique du malheur des autres. Il s’enrichit de leur pauvreté ; il exige ensuite ses intérêts, comme s’ils étaient dus à sa charité. Il est impitoyable, et il a peur de paraître tel. Il semble qu’il veut obliger le pauvre, et il l’accable davantage ; sous une apparence d’humanité, il creuse de plus en plus l’abîme, sous les pas de son frère. Il lui tend une main, et il le pousse de l’autre dans le précipice. Il s’offre pour secourir celui qui périt, et au lieu de le mener dans le port, il le jette contre les écueils, et le brise sur les rochers.
Mais que ferai-je donc, dites-vous ? Irai-je donner un argent que j’ai gagné, et qui m’est si nécessaire, afin qu’un autre en profite, sans que j’en retire moi-même aucun avantage ? Je ne vous dis pas cela. Je veux que vous en retiriez de l’avantage, et un plus grand même, que vous ne pouviez désirer. Je veux qu’au lieu de l’or vous acquériez le ciel même. Pourquoi vous procurez-vous une pauvreté si extrême, en vous tenant toujours attaché à la terre, et en préférant un petit gain à une si grande récompense ? N’est-ce pas ignorer le véritable moyen de s’enrichir ? Quand Dieu vous promet au lieu d’un peu d’argent tous les biens du ciel, et que vous le priez au contraire de ne vous point donner le ciel, mais un peu d’argent, qu’est-ce autre chose, que de le prier de vous laisser toujours pauvre ? Celui au contraire qui veut devenir véritablement riche, préfère les grands biens aux petits ; les certains aux incertains ; les célestes aux terrestres ; les incorruptibles aux périssables, et c’est ainsi qu’il se rend digne de posséder les uns et les autres. Car celui qui préfère la terre au ciel, perdra l’un et l’autre, mais celui qui préfère le ciel à la terre, jouira de tous les deux, et d’une manière sans comparaison plus stable et plus heureuse. Méprisons donc les biens présents, et n’aspirons qu’aux biens à venir, pour jouir ainsi des biens présents et des biens futurs, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE VI.[modifier]


« JÉSUS DONC ÉTANT NÉ A BETHLÉEM, QUI EST DANS LA TRIBU DE JUDA AU TEMPS DU ROI HÉRODE, DES MAGES VINRENT DE L’ORIENT A JÉRUSALEM.- ET ILS DEMANDÈRENT, OU EST LE ROI DES JUIFS QUI EST NOUVELLEMENT NÉ ? CAR NOUS AVONS VU SON ÉTOILE DANS L’ORIENT, ET NOUS SOMMES VENUS L’ADORER, ETC. » (CHAP. 2,1, JUSQU’AU VERSET 4)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. L’étoile qui apparut aux mages ne prouve pas que l’astrologie soit une science vraie, autrement comment expliquer que le Christ l’eût fait cesser ainsi que les autres prestiges des démons.
  • 2. L’étoile qui annonça la naissance du Christ n’était pas du nombre des autres étoiles.
  • 3. Pourquoi l’étoile apparut.
  • 4. C’est par l’action de la grâce que les mages, en voyant l’étoile, prirent la résolution d’adorer Jésus. – Dieu influence la volonté sans détruire le libre arbitre. – Pourquoi Jérusalem se troubla en apprenant la naissance du Christ.
  • 5. Les Juifs ne suivirent pas les mages, tant était grande leur insouciance des choses du ciel. – Ils n’avaient pas la moindre étincelle de ce feu spirituel qui détruit dans le cœur l’amour des choses du siècle.
  • 6. Contre le rire dissolu.

7 et 8. Contre les spectacles.
1. Nous avons besoin, mes frères, d’une grande attention, et de beaucoup de prières, pour expliquer toutes les difficultés qui se trouvent dans ces paroles de notre Évangile, et pour savoir qui sont ces mages, d’où ils sont venus ; qui leur a fait entreprendre ce voyage ; et quelle était cette étoile qui les a conduits.
Commençons, si vous voulez, par ce que disent sur ce sujet les ennemis de la vérité : car le démon les aveugle de telle sorte, qu’ils croient trouver dans cette histoire des armes pour combattre cette même vérité. Aussitôt, disent-ils, que Jésus-Christ fut né, il parut une étoile, ce qui est une preuve claire de la certitude et de la solidité de l’astrologie. Mais qu’y a-t-il de plus faux que ce raisonnement ? Si Jésus était né selon la loi de l’astrologie, comment l’aurait-il détruite après, en renversant l’erreur du destin, en fermant la bouche aux démons, et en détruisant toutes les illusions de cet art de prédire et de deviner ?
Comment les mages ont-ils pu aussi comprendre par cette étoile que cet enfant fût le roi des Juifs, puisque assurément il n’était pas roi de ce royaume terrestre, comme il le dit lui-même à Pilate : « Mon royaume n’est pas de ce monde ? » (Jn. 18,36) Il n’a rien eu à l’extérieur de ce qui accompagne les rois.
Il n’a point eu auprès de lui de gardes d’hommes de guerre, de chevaux, d’attelages de mules, ni d’autres choses semblables. Il a choisi une vie basse et méprisable, et il ne s’est fait suivre que de douze hommes fort pauvres.
Mais quand même les mages eussent reconnu Jésus-Christ comme un prince temporel, pourquoi le viennent-ils trouver ? Ce n’est point l’effet de l’art des astrologues de connaître par les astres ceux qui sont nés, mais de prédire, à ce qu’ils prétendent, ce qui doit arriver à l’enfant, en observant quelle était la disposition des étoiles au moment de sa naissance. Cependant les mages ne s’étaient point trouvés auprès de la mère pour remarquer le point de son accouchement. Ils n’avaient point su le temps auquel était né Jésus-Christ, pour que cette connaissance fût le fondement des prédictions qu’ils auraient pu faire pour l’avenir. Au contraire, après avoir vu luire longtemps auparavant une étoile dans leur pays, ils viennent pour voir celui qui était né, ce qui surprend encore plus que tout le reste.
Car quelle raison les pouvait porter à ce voyage ? Quel bien espéraient-ils en venant de si loin adorer un roi ? Quand ce prince eût dû un jour être leur roi, cette raison n’aurait pas encore été suffisante pour les engager à ce long chemin. S’il fût né dans un palais et qu’il eût eu un roi pour père, on pourrait peut-être dire que le désir de complaire au père les eût portés à venir saluer l’enfant, afin de s’en faire un mérite, et de s’attirer son amitié ; mais ils n’espèrent point qu’il soit jamais leur roi : il sera, tout au plus, celui d’un peuple étranger et très-éloigné de leur pays, ce n’est encore qu’un enfant, pourquoi donc entreprendre un voyage si pénible ? pourquoi offrir des présents, principalement lorsqu’ils ne le peuvent faire qu’en s’exposant à un grand péril ? « Car Hérode, entendant cela, en fut troublé, et avec lui tout le peuple. » Mais, dira-t-on, ils ne prévoyaient pas ce trouble ni ces périls. Objection invraisemblable ; à moins d’être entièrement dépourvus de sens, ils devaient savoir qu’en entrant dans une ville gouvernée par un roi, en y annonçant ce qu’ils annonçaient, en indiquant un autre roi que le roi régnant, ils s’exposeraient infailliblement à mille dangers mortels.
Mais pourquoi adorent-ils un enfant encore dans les langes ? Si c’eût été un prince d’âge viril, on pourrait encore dire que l’espérance d’en tirer quelque secours les aurait portés à s’exposer pour lui à tous ces périls. Et néanmoins ç’aurait encore été une extrême folie à des Perses et à des étrangers, qui n’avaient aucune liaison avec les Juifs, de quitter pays, maison, parents, pour venir se mettre sous la domination d’un roi étranger.
Que s’il y eût eu en cela de la folie, il y en avait bien davantage à ce que des personnes sages vinssent de si loin adorer un enfant, exciter de grands troubles, et s’en retourner aussitôt. Car enfin quelle marque de royauté virent-ils en voyant une étable, une crèche, un enfant enveloppé de langes, et une mère très pauvre ?
Mais à qui font-ils ces présents qu’ils lui offrent, et pourquoi les lui offrent-ils ? Est-ce qu’il y avait quelque loi ou quelque coutume qui obligeât à rendre cet honneur à tous les rois à leur naissance ? Dira-t-on que ces mages parcouraient toute la terre, pour adorer ceux qu’ils savaient devoir un jour de pauvres devenir rois, et pour leur rendre leurs hommages avant qu’ils montassent sur le trône ? Cette supposition ne serait pas sérieuse.
Pourquoi donc l’adorent-ils ? Si c’était dans la vue de quelque avantage présent, que pouvaient-ils attendre d’un enfant, et d’une mère pauvre ? Si c’était pour quelque avantage à venir, d’où pouvaient-ils savoir que cet enfant se ressouviendrait un jour qu’ils l’auraient adoré dans le berceau ? Si l’on dit que la mère l’en eût pu faire souvenir, je réponds qu’ils devaient alors s’attendre à recevoir non la récompense, mais le châtiment pour l’avoir exposé à un danger évident. Car ils furent cause qu’Hérode, troublé par cette nouvelle, s’enquit avec soin du lieu où était cet enfant, et fit tout ce qu’il put pour le découvrir, et pour le tuer. En effet, publier qu’un particulier doit un jour devenir roi, n’est-ce pas le désigner au poignard, et lui susciter de toutes parts mille hostilités ?
Vous voyez donc combien on trouverait ici d’absurdités, si on considérait cette histoire humainement. Celles que je viens de relever ne sont pas les seules, une réflexion attentive en découvrirait bien d’autres. Mais en entassant trop de questions les unes sur les autres je n’arriverais qu’à vous causer une sorte d’éblouissement et de vertige ; contentons-nous de celles que nous avons proposées et cherchons-en la solution en commençant par l’étoile que virent les mages. Lorsque nous aurons examiné quel était cet astre ; d’où il était, s’il était de la nature des autres, si c’en était un nouveau, et d’une espèce différente, si c’était un astre en réalité ou seulement en apparence, nous comprendrons ensuite aisément le reste.
2. D’où nous viendra l’éclaircissement de ces doutes ? De l’Évangile même. Car pour juger que cette étoile n’était pas une étoile ordinaire, ni même une étoile, mais une vertu invisible, qui se cachait sous cette forme extérieure, il ne faut que considérer quel était son cours et son mouvement. Il n’y a pas un astre, pas un seul, qui suive la même direction que celui-ci. Le soleil et la lune et toutes les planètes et les étoiles, vont de l’Orient à l’Occident ; au lieu que cette étoile allait du Septentrion au Midi, selon la situation de la Palestine à l’égard de la Perse.
On peut prouver encore la même chose par le temps où cette étoile paraît. Car elle ne brille pas la nuit comme les autres, mais au milieu du jour et en plein midi, ce que ne peuvent faire les autres étoiles, ni la lune même, qui, bien que plus éclatante que les autres astres, disparaît néanmoins aussitôt que le soleil commence à paraître. Cependant cette étoile avait un éclat qui surpassait celui du, soleil, et jetait une clarté plus vive et plus brillante.
La troisième preuve qui fait voir que cette étoile n’était point ordinaire, c’est qu’elle paraît et se cache ensuite. Elle guida les mages tout le long de la route jusqu’en Palestine. Aussitôt qu’ils entrent à Jérusalem elle se cache ; et quand ils ont quitté Hérode après lui avoir fait connaître l’objet de leur voyage, et qu’ils continuent leur chemin, elle se remontre encore, ce qui ne peut être l’effet d’un astre ordinaire, mais seulement d’une vertu vivante et surtout intelligente. Car elle n’avait point comme les autres un mouvement fixe et invariable. Elle allait quand il fallait aller ; elle s’arrêtait quand il fallait s’arrêter, modifiant suivant les convenances, sa marche et son état, à l’exemple de cette colonne de feu qui paraissait devant les Israélites, et qui faisait ou marcher, ou arrêter l’armée lorsqu’il le fallait.
La même chose se prouve en quatrième, lieu par les indications que donnait cette étoile. Elle n’était point au haut du ciel, lorsqu’elle marqua aux mages le lieu où ils devaient aller, puisqu’elle n’aurait pu le leur faire reconnaître de cette manière ; mais elle descendit pour cela dans la plus basse région de l’air. Car vous jugez bien qu’une étoile n’eût pas pu marquer une cabane étroite, le point précis occupé par le corps d’un enfant. Non, à une si grande hauteur, elle n’aurait pu désigner, indiquer exactement un si petit objet aux regards. Considérez la lune, ses dimensions sont bien autres que celle des étoiles, et cependant tous les habitants de la terre, de quelque point de cette vaste étendue qu’ils la regardent, l’aperçoivent toujours près d’eux. Comment donc, dites-le-moi, une simple étoile aurait-elle indiqué des objets aussi petits, que le sont une grotte et une crèche autrement qu’en descendant de ces hauteurs du ciel, pour venir s’arrêter en quelque sorte sur la tête même de l’enfant ? C’est ce que l’Évangéliste marque un peu après par ces paroles : « L’étoile qu’ils avaient vue en Orient commença d’aller devant eux, jusqu’à ce qu’étant arrivée sur le lieu où était l’enfant, elle s’y arrêta. » Vous voyez donc par combien de preuves l’Évangile montre que cette étoile n’était pas une étoile ordinaire, et que ce n’était point par les règles de l’astrologie qu’elle découvrait cet enfant aux mages.
3. Mais pourquoi Dieu fit-il paraître cette étoile ? C’était pour convaincre l’infidélité des Juifs, et pour rendre leur ingratitude inexcusable. Venant sur la terre pour faire cesser l’Ancien Testament, pour appeler tout le monde à la connaissance de son nom, et pour se faire adorer dans toute la terre, et au-delà des mers, Jésus-Christ ouvre d’abord aux Gentils la porte de la foi, et il instruit son propre peuple par des étrangers. Dieu voyant l’indifférence avec laquelle les Juifs écoutaient toutes les prophéties qui promettaient la naissance du Sauveur, fait venir de loin des barbares chercher le roi des Juifs au milieu des Juifs, et il veut que des Perses leur apprennent les premiers ce qu’ils ne voulaient pas apprendre eux-mêmes des oracles de leurs prophètes afin que s’ils avaient quelque reste de bonne volonté, cette occasion les portât à croire, et que s’ils voulaient toujours être rebelles, il ne leur restât plus aucune excuse. Car que pouvaient-ils dire en rejetant Jésus-Christ après tant de témoignages des prophètes, lorsqu’ils voyaient ces mages le chercher à la seule apparition d’une étoile, et l’adorer aussitôt qu’ils l’ont trouvé ?
Dieu se sert aujourd’hui des mages de la même manière qu’il s’était servi autrefois des Ninivites, auxquels il envoya Jonas, de la même manière qu’il se servira plus tard de la Samaritaine et de la Chananéenne, c’est-à-dire pour confondre les Juifs ; et l’on peut appliquer ici cette parole de Jésus-Christ : « Les Ninivites s’élèveront contre ce peuple et le condamneront. La reine de Saba accusera cette race infidèle (Mt. 12,41) », puisqu’ils ont cru aux moindres signes, et que ce peuple ne se rend pas aux plus grands.
Vous me demanderez peut-être pourquoi Dieu se sert de cette étoile pour attirer les mages à lui. Mais de quel autre moyen aurait-il dû se servir ? Devait-il leur envoyer des prophètes ? Les mages ne les eussent jamais reçus. Leur devait-il parler du Ciel ? Ils ne l’eussent point écouté. Leur devait-il envoyer un ange ? Ils l’auraient aussi négligé. C’est pourquoi, laissant de côté tous ces moyens extraordinaires, il les appelle par des choses qui leur étaient communes et familières ; et, usant ainsi d’une admirable condescendance pour s’accommoder à leur faiblesse, il fait luire sur eux un grand astre, très différent de tous les autres, afin de les frapper par sa grandeur, par sa beauté et par la nouveauté de son mouvement. C’est à l’imitation de cette condescendance que saint Paul prit autrefois occasion d’un autel qu’il vit à Athènes, pour prêcher Jésus-Christ aux Athéniens, et qu’il se servit du témoignage de leurs poètes. C’est de circoncision qu’il parle lorsqu’il s’adresse aux Juifs ; c’est des sacrifices qu’il part pour annoncer la doctrine à ceux qui vivent encore sous la loi ancienne. Comme les hommes sont tout attachés à leurs coutumes et à ce qu’ils voient d’ordinaire, Dieu et tous ceux qu’il envoie pour travailler au salut des peuples s’en servent souvent pour les faire entrer dans la vérité.
Ne regardez donc point comme une chose indigne de la grandeur de Dieu d’appeler à lui les mages par une étoile, puisque vous blâmeriez par la même raison les cérémonies des Juifs, leurs sacrifices, leurs purifications, leurs néoménies, leur arche et le temple même. Toutes ces choses n’ont point eu d’autre origine qu’une grossièreté toute païenne. Dieu cependant, pour le salut d’un peuple enfoncé dans l’erreur, permit que les Hébreux l’honorassent comme les païens honoraient les démons, à quelques petites différences près, afin qu’en les retirant peu à peu de ces coutumes, il les élevât dans la suite jusqu’au faîte de la sagesse évangélique.
Il use donc de cette condescendance envers les mages, et il les appelle à lui par une étoile, afin de les faire passer ensuite à un état plus parfait et plus élevé. Mais après qu’il les a ainsi conduits comme par la main jusqu’à la crèche, il ne leur parle plus par une étoile, mais par un ange, parce qu’ils sont devenus plus parfaits et plus éclairés.
Dieu traita ainsi autrefois les Ascalonites et les peuples de Gaza. (1Sa. 5) Car les cinq villes des Philistins ayant été frappées d’une plaie mortelle après la prise de l’arche, et ne pouvant trouver aucun moyen de s’en délivrer, ils assemblèrent les devins, et s’informèrent du moyen de faire cesser cette plaie. Leurs devins leur répondirent qu’il fallait prendre des génisses qui n’eussent pas encore été domptées, et qui n’eussent porté qu’une fois, et les atteler au chariot où était l’arche, afin de les laisser aller où elles voudraient sans que personne les conduisît ; et ils assurèrent qu’on reconnaîtrait par là si cette plaie venait de Dieu, ou si elle était arrivée par hasard. Car si, dirent-ils, elles secouent le joug, auquel elles n’ont pas été accoutumées ; si le cri de leurs veaux les fait retourner à leur étable, ce sera une preuve que cette plaie est arrivée par hasard ; mais si elles marchent droit dans leur chemin sans s’y égarer, quoiqu’elles ne le sachent pas, et sans être touchées par le cri de leurs petits, ce sera une marque certaine, que c’est la main de Dieu qui aura frappé nos villes. Comme donc ces peuples crurent alors ces devins, et firent ce qu’ils leur avaient ordonné, Dieu, par une admirable condescendance, voulut bien se conformer à la parole des devins, et il ne crut pas indigne de lui de seconder leurs prédictions, et d’accomplir ce qu’ils avaient dit. Sa gloire alors éclata d’autant plus, que ses propres ennemis reconnurent sa grandeur, et rendirent témoignage à sa souveraine puissance.
On pourrait citer plusieurs autres exemples d’une semblable condescendance de Dieu l’apparition de l’ombre de Samuel, évoquée par la pythonisse (1Sa. 28), s’expliquerait suivant le même principe, et cette explication, vous la trouverez aisément vous-mêmes après ce que je viens de vous dire. Voilà les réflexions que je me borne à vous présenter sur l’étoile, mais en y songeant vous en trouverez bien davantage.
4. Maintenant reprenons le commencement du passage que nous avons lu : « Jésus donc étant né à Bethléem, qui est dans la tribu de Juda, au temps du roi Hérode, des mages vinrent d’Orient à Jérusalem (2). » Ces mages suivent la lumière d’une étoile, et les Juifs ne croient pas à tant de prophètes, qui avaient annoncé la naissance du Fils de Dieu ! Mais pourquoi l’Évangéliste marque-t-il avec tant de soin le lieu et le temps de cette histoire ? « Dans Bethléem », dit-il, « et au temps du roi Hérode. » Pourquoi encore a-t-il soin d’indiquer la dignité d’Hérode en ajoutant le mot de roi ? C’est pour distinguer cet Hérode de celui qui fit mourir saint Jean qui était Tétrarque, et non pas roi. Quant au lieu et au temps, il les rapporte pour rappeler à notre mémoire d’anciennes prophéties, l’une du prophète Michée qui avait dit : « Et toi Bethléem, terre de Juda, tu n’es pas la plus petite entre les villes de Juda (Mic. 5,2) ; » et l’autre du patriarche qui avait marqué exactement le temps de la venue du Messie, et qui pour en donner un signe évident, avait dit : « Les princes ne cesseront point dans la tribu de Juda, et les chefs sortiront toujours de sa chair, jusqu’à ce que Celui qui a été destiné de Dieu soit venu, et il sera l’attente des nations. » (Gen. 49,10)
Mais il faut voir d’où vint aux mages la pensée qu’ils eurent, ainsi que la résolution qu’ils prirent. Car je crois que leur foi n’a pas été l’ouvrage de cette étoile, mais de Dieu même, qui agissait dans leurs âmes, comme il agit autrefois sur l’esprit du roi Cyrus, pour le disposer à délivrer le peuple juif. Lorsque Dieu agit de la sorte, il le fait sans détruire le libre arbitre, puisque, lorsqu’il convertit saint Paul par une voix qu’il fit entendre du ciel, il voulut, en faisant voir sa grâce, faire voir en même temps la soumission et l’obéissance de cet apôtre.
Mais pourquoi, dites-vous, Dieu ne fit-il pas cette révélation à tous les mages ? C’est parce qu’ils n’y auraient pas tous ajouté foi, et que ceux-ci étaient mieux disposés que les autres. C’est ainsi que parmi tant de peuples sur le point de périr, Dieu n’envoya un prophète qu’aux seuls Ninivites, et que de deux larrons crucifiés avec Jésus-Christ, il n’y en eut qu’un qui fut sauvé. Admirez donc la vertu des mages, admirez non seulement le courage qu’ils ont eu de venir de si loin, mais la franchise qu’ils montrent envers Hérode. Pour qu’on ne les prenne pas pour des espions, ils s’expliquent franchement sur le guide qui les a conduits, comme sur la longueur de la route qu’ils ont parcourue. « Et ils demandèrent : Où est le roi des Juifs qui est nouvellement né ? Car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus « l’adorer (2). » Ils ne craignent ni la colère du peuple ni la tyrannie du roi. C’est ce qui me fait croire que ces mages devinrent ensuite dans leur pays les prédicateurs de la vérité. Car après avoir parlé si hardiment à un peuple étranger, il l’auront fait encore beaucoup plus dans leur propre pays, principalement après avoir été instruits depuis par la parole d’un ange, et par le témoignage des prophètes. « Ce que le roi Hérode ayant entendu, il en « fut troublé, et avec lui toute la ville de Jérusalem (3). » Hérode pouvait raisonnablement craindre parce qu’il était roi, et qu’il craignait pour lui et pour ses enfants. Mais quel sujet de crainte pouvait avoir Jérusalem, à qui depuis si longtemps les prophètes promettaient un Messie sauveur, bienfaiteur, libérateur ? D’où venait donc le trouble de ce peuple ? De la même aberration d’esprit qui tant de fois lui avait fait mépriser Dieu lors même qu’il le comblait de biens, et qui lui faisait regretter les viandes d’Égypte au mépris de sa liberté si miraculeusement recouvrée. Mais considérez l’exactitude des prophéties. Car Isaïe avait annoncé ces choses longtemps auparavant : « Ils désireront », dit-il, « ils seront consumés, parce qu’un petit enfant nous est né et qu’un « fils nous a été donné. » (Is. 9,6) Cependant quelque trouble qu’ils ressentent, ils ne s’informent point de cette merveille qu’on leur annonce : ils ne suivent point les mages, ils ne témoignent pas la moindre curiosité en cette rencontre ; mais ils allient dans eux en même temps une négligence incroyable, avec une opiniâtreté inflexible. Ils devaient tenir au contraire, à grand honneur, la naissance de ce nouveau roi, qui déjà s’attirait l’hommage des Perses, et sous le règne duquel ils pouvaient se promettre de se rendre les maîtres du monde, puisqu’un commencement si illustre ne pouvait avoir que des suites glorieuses. Mais rien ne put changer leurs mauvaises dispositions, pas même le souvenir de la domination persane, à laquelle cependant il n’y avait pas encore très longtemps qu’ils avaient échappé. Quand même ils n’auraient eu aucune connaissance des sublimes mystères que Dieu devait accomplir, en ne consultant que l’événement dont ils étaient témoins, ils devaient tout naturellement se dire en eux-mêmes : Si ces étrangers tremblent déjà, et craignent si fort notre roi, lorsqu’il ne fait que de naître ; combien le craindront-ils davantage quand il sera grand ! combien donc allons-nous devenir plus puissants et plus glorieux que les autres peuples ? Mais rien de tout cela ne les peut toucher. Tel est l’assoupissement de leur indifférence, telle est la malignité de leur envie ; double vice que nous devons avec soin expulser de notre âme ; mais pour le combattre avec succès, il faut être plus brûlant que le feu. C’est pourquoi Jésus-Christ a dit : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et que désiré-je sinon qu’il s’allume ? » (Lc. 12,49) C’est aussi pourquoi le Saint-Esprit a paru en forme de feu.
5. Et après cela néanmoins nous demeurons plus froids que la cendre et plus insensibles que les morts. Nous ne sommes point touchés en voyant le bienheureux Paul s’élever au-dessus du ciel et passer même le ciel du ciel, voler plus vite qu’une flamme, vaincre tous les obstacles qui se présentent à lui et se mettre au-dessus du ciel et de l’enfer, du présent et de l’avenir, de ce qui est et de ce qui n’est pas.
Si ce modèle est trop grand pour vous, c’est une marque de votre lâcheté. Qu’est-ce que saint Paul a eu de plus que vous, pour croire qu’il vous soit impossible de l’imiter ? Mais n’insistons pas sur ce point, laissons saint Paul à part et jetons la vue sur les premiers chrétiens ; argent, propriétés, soucis mondains, occupations séculières, ils rejetaient tous ces hommes, pour se donner à Dieu tout entiers et pour méditer jour et nuit ses enseignements.
Car tel est le feu du Saint-Esprit il ne souffre point que le cœur qu’il enflamme désire aucune des choses de ce monde, mais il nous, porte à un autre amour. C’est pourquoi celui qui suivait d’abord ses passions et ses désirs, deviendra prêt tout d’un coup à donner tout ce qu’il possède, à mépriser la gloire, à quitter les délices et même à exposer sa vie, s’il est nécessaire, et il fera tout cela avec une facilité merveilleuse, parce que lorsque l’ardeur de ce feu est entrée dans l’âme de quelqu’un, elle en chasse toute froideur et toute lâcheté. Elle la rend plus légère que n’est un oiseau et lui donne un mépris général de toutes les choses présentes.
Cette personne commence aussitôt à ressentir sans relâche les mouvements du repentir et de la componction. Elle pleure sans cesse avec abondance et trouve mille plaisirs et mille délices dans ses larmes. Et certes il n’y a rien qui nous attache plus fortement à Dieu que ces larmes. Celui qui est en cet état a beau demeurer dans une ville, il ne laisse pas d’y vivre comme s’il était retiré dans un désert, sur une montagne ou dans le creux d’un rocher. Il ne regarde plus rien des choses présentes et il ne se lasse point de gémir et de pleurer, soit qu’il pleure ses propres péchés, soit qu’il pleure ceux des autres. C’est pourquoi Jésus-Christ déclare que ceux-là sont bienheureux : « Heureux », dit-il, « ceux qui pleurent ! » (Mt. 5,5 ; Phil. 4,4)
Mais comment donc, me direz-vous, saint Paul a-t-il dit. «. Réjouissez-vous sans cesse en Notre-Seigneur ? » Il l’a dit pour exprimer le plaisir qui naît de ces larmes. Car comme la joie du monde a toujours la tristesse pour compagne, de même les larmes que l’on verse selon Dieu, font croître dans l’âme une fleur de joie qui ne meurt ni ne se fane jamais.
Ce fut ainsi, que cette courtisane de l’Évangile devint plus pure que les vierges même, ayant été embrasée de ce feu divin, Dès qu’elle eut passé par les flammes de la pénitence, son amour pour Jésus-Christ alla jusqu’au transport. Elle vint toute échevelée, elle arrosa ses pieds sacrés de ses larmes, les essuya de ses cheveux et versa dessus des parfums. Mais combien ces marques extérieures de son amour étaient encore au-dessous des saintes ardeurs de son âme, que Dieu seul voyait ! Aussi tous ceux qui entendent raconter cette histoire, se réjouissent de ses actions si saintes et la tiennent déjà purifiée de tous ses péchés.
Si nous qui avons tant de malice, nous portons ce jugement sur sa conversion, considérons quelles grâces elle aura reçues de Dieu, dont la bonté est infinie, et combien elle-même a recueilli de fruits de sa pénitence, avant même que Dieu l’ait comblée de ses dons et de ses faveurs. Comme l’air devient pur après une grande pluie, ainsi après cette pluie de larmes, l’esprit devient serein et tranquille, et les nuages des péchés se dissipent entièrement. Et comme nous avons été purifiés la première fois dans le baptême par l’eau et par l’esprit, nous le sommes une seconde fois dans la pénitence, par les larmes et par la confession, pourvu que nous n’agissions point par ostentation et par vaine gloire. Car celle qui pleure de la sorte est encore plus digne de blâme, que celle qui se peint le visage de blanc et de rouge par le désir qu’elle a de paraître belle.
Pour moi je veux des larmes qu’on ne donne pas à l’hypocrisie, mais à la componction. Je veux des larmes que l’on répande en secret dans le lieu le plus retiré de sa maison, et hors de la vue des hommes ; des larmes que l’on verse dans un grand silence, et dans un profond repos, et qui sortent du fond du cœur, qui naissent de la douleur et de la tristesse, et que l’on ne présente qu’aux yeux de Dieu seul. Telles étaient celles d’Anne, dont l’Écriture dit : « Qu’elle remuait les lèvres, sans qu’on entendît sa voix. » (1Sa. 1,13) Mais ses larmes retentissaient plus haut devant Dieu que toutes les trompettes, du monde. C’est pourquoi Dieu la guérit de sa stérilité, et d’une roche dure fit un champ fertile.
6. Vous imiterez encore votre Seigneur et votre Dieu, si vous pleurez de cette manière, puisqu’il a pleuré lui-même la mort de Lazare et la ruine de Jérusalem, et qu’il a été ému et troublé de la perte de Judas. Enfin on le trouve souvent pleurant, mais on ne le trouve point riant, il ne souriait même jamais. Au moins nul des Évangélistes ne l’a marqué. L’Écriture aussi rapporte que saint Paul « a pleuré la nuit et le jour durant trois ans. » (Act. 20,31) Lui-même le dit, et d’autres encore l’ont dit de lui ; mais ni lui ni personne n’a point écrit qu’il ait ri ; et nul des Saints ne l’a écrit aussi ni de soi-même ni d’un autre. On n’a dit cela que de Sara, qui en fut aussitôt reprise, et de l’un des fils de Noé, qui de libre qu’il était en devint esclave. Ce que je ne dis pas toutefois pour défendre absolument de rire jamais, mais peur bannir la dissipation.
Et véritablement quel sujet avez-vous tant de vous réjouir, et d’éclater de rire, puisque vous êtes encore si redevables à la justice divine, puisque vous devez comparaître devant un tribunal si terrible, et rendre un compte exact de toutes vos actions ? Fautes volontaires et même involontaires, nous rendrons raison de tout : « Si quelqu’un », dit le Sauveur, « me renonce devant les hommes, je le renoncerai devant mon Père, qui est dans les cieux. » (Mt. 10,33) Et ainsi quoique ce renoncement ait été involontaire, on n’évitera pas le supplice.
Nous répondrons encore et de ce que nous savons, et de ce que nous ne savons pas, puisque l’Apôtre dit : « Je ne me sens coupable de rien, mais cela ne me justifie pas. » (1Cor. 4,4) Et il montre encore que l’ignorance n’excuse point, lorsqu’il dit des Juifs : « Je puis leur rendre ce témoignage, qu’ils ont du zèle pour Dieu, mais leur zèle n’est pas selon la science (Rom. 10,2) », ce qui néanmoins ne suffit pas pour les excuser. Et écrivant aux Corinthiens, il leur dit : « Je crains que comme le serpent trompa Eve par sa malice, on ne vous corrompe l’esprit, et que vous ne perdiez la simplicité qui est selon Jésus-Christ. » (2Cor. 11,3)
Comment ! vous avez à rendre compte de tant de péchés, et vous vous amusez à rire, à dire des plaisanteries, et à rechercher les délices de la vie ? Mais que gagnerai-je, me dites vous, quand je pleurerai au lieu de rire ? Vous y gagnerez infiniment. Dans la justice du siècle un criminel a beau pleurer ; on ne rétractera point pour cela l’arrêt de sa condamnation. Mais dans l’église si vous soupirez seulement, vos soupirs feront révoquer votre sentence, et vous obtiendront le pardon. C’est pour cette raison que Jésus-Christ nous recommande tant les larmes, et qu’il appelle heureux ceux qui pleurent, et malheureux ceux qui rient. L’église n’est point un théâtre, et nous ne nous y assemblons point pour rire aux éclats, mais pour gémir, et pour acquérir un royaume par nos pleurs et par nos soupirs. Quand vous êtes devant un roi de la terre, vous n’osez pas même sourire ; et lorsque le Seigneur des anges habite au milieu de vous, vous ne paraissez point devant lui avec la bienséance et la frayeur respectueuse qu’il demande ; mais vous riez même souvent, lorsqu’il est en colère contre vous. Ne voyez-vous pas que vous irritez encore plus Dieu par ce mépris, que par tous vos crimes ? Dieu d’ordinaire n’a pas tant d’horreur de ceux qui pèchent, que de ceux qui ne se repentent point après leurs péchés.
Cependant il y a des personnes assez insensibles pour pouvoir dire après tout ceci : Dieu me garde de pleurer jamais ; mais le don que je lui demande c’est de rire et de me divertir toute ma vie. Y a-t-il rien de plus bas et de plus puéril que cette pensée ? Les divertissements ne sont pas un don de Dieu, mais du diable. Écoutez ce qui arriva autrefois à ceux qui se divertissaient : « Le peuple », dit l’Écriture, « s’assit pour manger et pour boire ; et il se leva ensuite pour jouer. » (Ex. 32,6) Tel était le peuple de Sodome ; tels étaient ceux qui vivaient avant le déluge. Car Dieu dit des premiers qu’« ils étaient plongés dans les délices, dans l’orgueil, dans les festins, et dans l’abondance de toutes choses. » (Ez. 16,49) Et les seconds qui vivaient du temps de Noé, le voyant devant leurs yeux bâtir l’arche durant tant de temps, ne pensèrent qu’à prendre leurs divertissements, sans être touchés de douleur pour leurs péchés, et sans se mettre en peine de l’avenir. C’est pourquoi le déluge venant, les enveloppa tous, et ils périrent dans ce naufrage commun de toute la terre.
7. N’attendez donc point de Dieu ce que le démon seul donne aux hommes. Le don que Dieu nous fait est un cœur contrit et humilié, qui veille sur soi-même avec une grande circonspection (51), et qui est touché du repentir et de la componction de ses fautes. Ce sont là les présents que Dieu nous fait parce qu’ils nous sont les plus utiles. Nous avons à soutenir une rude guerre. Nous avons à combattre contre des ennemis invisibles, contre des esprits de malice, contre les principautés et les puissances, et nous sommes trop heureux si par tous nos soins, toute notre vigilance, et tous nos efforts, nous pouvons résister à une phalange si redoutable. Mais si nous devenons lâches et paresseux, si nous nous amusons à nous divertir et à rire, nous serons vaincus par notre mollesse, même avant que de combattre.
Ce n’est point à nous à passer le temps dans les ris, dans les divertissements, et dans les délices. Cela n’est bon que pour les prostituées de théâtre, et pour les hommes qui les fréquentent, et particulièrement pour ces flatteurs qui cherchent les bonnes tables. Ce n’est point là l’esprit de ceux qui sont appelés à une vie céleste ; dont les noms sont déjà écrits dans l’éternelle cité, et qui font profession d’une milice toute spirituelle : mais c’est l’esprit de ceux qui combattent sous les enseignes du démon.
Oui, mes frères, c’est le démon qui a fait un art de ces divertissements et de ces jeux, pour attirer à lui les soldats de Jésus-Christ, et pour relâcher toute la vigueur, et comme les nerfs de leur vertu. C’est pour ce sujet qu’il a fait dresser des théâtres dans les places publiques, et qu’exerçant et formant lui-même ces bouffons, il s’en sert comme d’une peste dont il infecte toute la ville. Saint Paul nous a détendu les paroles impertinentes, et celles qui ne tendent qu’à un vain divertissement : mais le démon nous persuade d’aimer les unes et les autres.
Ce qui est encore plus dangereux, est le sujet pour lequel éclatent ces ris immodérés. Dès que ces bouffons ridicules ont proféré quelque blasphème, ou quelque parole déshonnête, aussitôt une multitude de fous se mettent à rire et à montrer de la joie ils les applaudissent pour des choses qui devraient les faire lapider et ils s’attirent ainsi sur eux-mêmes, par ce plaisir malheureux, le supplice d’un feu éternel. Car en les louant de ces folies, on leur persuade de les faire, et on se rend encore plus digne qu’eux de la condamnation qu’ils ont méritée. Si tout le monde s’accordait à ne vouloir point regarder leurs sottises, ils cesseraient bientôt de les faire : mais lorsqu’ils vous voient tous les jours quitter vos occupations, vos travaux, et l’argent qui vous en revient ; en un mot, renoncer à tout pour assister à ces spectacles, ils redoublent d’ardeur, et ils s’appliquent bien davantage à ces folies.
Je ne dis pas ceci pour les excuser, mais pour vous faire voir que c’est vous principalement qui êtes la source de tous ces dérèglements, en assistant à leurs jeux, et y passant les journées entières. C’est vous qui dans ces représentations malheureuses profanez la sainteté du mariage, et qui déshonorez devant tout le monde ce grand sacrement. Car celui qui représente ces personnages infâmes, est moins coupable que vous qui les faites représenter, que vous qui l’animez de plus en plus par votre passion, par vos ravissements, par vos éclats et par vos louanges, et qui travaillez de toutes manières à embellir et à relever cet ouvrage du démon. Avec quels yeux pourrez-vous regarder chez vous votre femme, après l’avoir vue si outragée en la personne de ces comédiennes ? Comment ne rougissez-vous point en pensant à elle, en voyant son sexe si déshonoré par ces infamies ?
8. Ne me dites point que tout ce qui se fait alors n’est qu’une fiction. Cette fiction a fait beaucoup d’adultères véritables, et a renversé beaucoup de familles. C’est ce qui m’afflige davantage, que ce mal étant si grand, on ne le regarde pas même comme un mal, et que lorsqu’on représente un crime aussi grave que l’est l’adultère, on n’entende que des applaudissements et des cris de joie. Ce n’est qu’une feinte, dites-vous. C’est donc pour cela même que ces personnes sont dignes de mille morts, d’oser exposer aux yeux de tout le monde des désordres qui sont défendus par toutes les lois. Si l’adultère est un mal, c’est un mal aussi que de le représenter.
Qui pourrait dire combien ces représentations dramatiques de l’adultère font d’adultères, et combien elles inspirent l’impudence et l’impureté à tous ceux qui les regardent ? Car il n’y a rien de plus impudique que l’œil, qui peut souffrir de voir ces obscénités. Vous auriez horreur qu’une femme nue se présentât à vous dans une place publique, ou dans une maison, et vous vous croiriez offensé si elle le faisait : et cependant vous ne craignez pas d’aller au théâtre, pour déshonorer publiquement l’un et l’autre sexe, et pour souiller vos yeux par la vue de ces impuretés.
Ne dites point que celle qui paraît de la sorte est une femme prostituée. Car c’est toujours une femme, et qu’elle soit libre ou esclave, son déshonneur est celui du sexe et de la nature. S’il n’y avait point de mal en cela, pourquoi vous retireriez-vous, si cela vous arrivait dans une rue ? Pourquoi vous emporteriez-vous contre celle qui commettrait cette infamie ? Est-ce que ce qui blesse l’honnêteté lorsqu’on est seul, ne la blesse plus lorsqu’on est plusieurs ensemble ? Cette pensée n’est-elle pas ridicule, et entièrement extravagante ? Il vaudrait mieux couvrir tout son visage de boue, que de souiller sa vue par ces spectacles honteux. Car la boue blesse moins les yeux du corps, que la vile de cette femme impudique ne blesse ceux de l’âme.
Souvenez-vous d’où est venue d’abord la nudité dans le premier homme, et appréhendez la cause de cet état si honteux. Qu’est-ce qui causa cette nudité, sinon la désobéissance d’Adam, et l’inspiration du démon ? Tant il est vrai que c’est le démon qui s’est plu d’abord à mettre les hommes dans cet état ! Mais nos premiers pères se voyant nus rougirent au moins de leur nudité : et vous autres vous vous en glorifiez ; et « vous mettez votre gloire dans votre confusion (Phil. 3,13) », selon la parole de l’Apôtre. De quels yeux vous regardera votre femme, lorsque vous revenez de ces lieux impurs ? comment vous recevra-t-elle ? comment vous parlera-t-elle, après que vous avez fait cet outrage à son sexe, et que la vue d’une prostituée vous a peut-être rendu son esclave par une détestable passion ?
Si vous vous affligez lorsque je vous parle de la sorte, je bénirai Dieu de la grâce qu’il vous fait. Car « qui peut me donner plus de joie, » comme disait saint Paul, « que celui qui s’attriste par ce que je dis ? » (2Cor. 2,2)Ne cessez donc point de pleurer et de soupirer de ces désordres, puisque la douleur que vous en ressentirez sera le commencement de votre conversion. C’est pour cette raison que je vous ai parlé avec plus de force ; j’ai voulu par une incision plus profonde vous guérir de la gangrène que vous communiquent ces corrupteurs publics, et vous rendre une parfaite santé. C’est ce que je vous souhaite à tous avec ces récompenses éternelles que Dieu promet à nos bonnes œuvres, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE VII.[modifier]


HÉRODE AYANT ASSEMBLÉ TOUS LES PRINCES DES PRÊTRES ET LES DOCTEURS DU PEUPLE, S’ENQUIT D’EUX OU DEVAIT NAÎTRE LE CHRIST. – ET ILS LUI DIRENT QUE C’ÉTAIT A BETHLÉEM DE LA TRIBU DE JUDA, SELON CE QUI A ÉTÉ ÉCRIT PAR LE PROPHÈTE : – ET VOUS, BETHLÉEM, TERRE DE JUDA, VOUS N’ÊTES PAS LA PLUS PETITE PARMI LES PRINCIPALES VILLES DE JUDA ; CAR DE VOUS SORTIRA LE PRINCE QUI SERA LE PASTEUR DE MON PEUPLE D’ISRAËL », ETC. (CHAP. 2,4, 5, 6, JUSQU’AU VERSET 12)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Des signes qui marquèrent la venue de Jésus-Christ.
  • 2. Il sortira de Bethléem. Quelques-uns ont l’audace d’appliquer cet oracle à Zorobabel ; vive réfutation de cette erreur.
  • 3. Aveuglement et inconséquence d’Hérode.
  • 4. Sortie contre Marcion, Paul de Samozate et les Juifs.
  • 5-7. Comment on doit aller à la sainte communion. – Que les préceptes de l’Évangile sont communs à tous.- Péroraison éloquente contre les spectacles.


1. Voyez-vous, mes frères, comment tout dans cette histoire tourne à la condamnation des Juifs ? Tant qu’ils n’ont pas encore vu Jésus-Christ, tant que l’envie ne s’est pas emparée d’eux, ils rapportent fidèlement ce que les prophètes en avaient prédit ; et lorsqu’ils ont vu depuis sa gloire établie par ses miracles, l’envie dont ils ont été prévenus leur a fait trahir la vérité. Mais plus elle a rencontré d’obstacles, plus elle s’est élevée, et les persécutions n’ont servi qu’à la propager.
Cependant admirez ici un étonnant effet de la sagesse de Dieu. On voit les Juifs et ces étrangers s’instruire mutuellement les uns les autres. Les Juifs apprennent des mages qu’une étoile avait annoncé le Messie dans leur pays ; et les mages apprennent des Juifs que Celui que cette étoile annonçait, avait été longtemps auparavant prédit par les prophètes. Cette exacte information d’Hérode est cause que les uns et les autres connaissent plus clairement la vérité. Ceux même qui la combattaient sont forcés malgré eux de lire les Écritures qui la démontrent, et d’interpréter les prophéties, quoi-qu’ils ne l’aient fait qu’imparfaitement. Car après avoir dit que Jésus naîtrait dans Bethléem, et que d’elle sortirait le pasteur d’Israël, ils suppriment, pour flatter Hérode, ces paroles que le Prophète ajoute ; « Il sortira dès le commencement des jours de l’éternité. » (Mic. 5,2)
Vous me direz peut-être : Puisque le Messie devait sortir de Bethléem, pourquoi demeure-t-il dans Nazareth un peu après sa naissance, et jette-t-il ainsi quelque obscurité sur les prophéties ? Je vous réponds que ce n’était point obscurcir la vérité, mais que c’était au contraire la découvrir davantage. En effet, s’il est né à Bethléem, quoique ordinairement sa mère demeurât à Nazareth, n’est-ce pas un signe de l’action mystérieuse de la divine Providence ? C’est pourquoi il ne quitte point Bethléem aussitôt après qu’il y est né, mais il y demeure quarante jours, afin de donner à ceux qui voudraient en prendre la peine, la faculté de faire à son sujet une enquête exacte et complète.
Il y avait plusieurs raisons qui devaient porter les Juifs à cette recherche, s’ils eussent voulu s’y appliquer. Lorsque les mages arrivent, toute la ville et le roi même est frappé d’étonnement. On consulte les prophètes ; on assemble les docteurs de la loi ; sans compter beaucoup d’autres faits encore que saint Luc rapporte très-exactement, comme ce qu’il dit d’Anne, de Siméon, de Zacharie, des anges et des pasteurs, toutes choses qui pouvaient suffire à des personnes un peu curieuses, pour leur donner occasion de connaître ce qui se passait. Si les mages venant de la Perse purent bien trouver le lieu de sa naissance, combien plus ceux qui étaient sur les lieux mêmes pouvaient-ils s’en instruire plus aisément ?
Il se découvre donc aussitôt après sa naissance par plusieurs miracles ; mais parce qu’ils ferment les yeux pour ne pas les voir, le Sauveur se cache quelque temps, afin de se produire ensuite d’une manière plus éclatante. Ce ne seront plus alors les mages ni l’étoile, ce sera son Père même qui le révélera et l’annoncera sur le fleuve du Jourdain. Le Saint-Esprit descendra sur sa tête lorsqu’il sera baptisé, et il lui rendra témoignage par une voix qui viendra du ciel. Jean son précurseur le publiera dans toute la Judée à haute voix, et le bruit de sa prédication remplira le désert comme les lieux habités ; ses miracles lui rendront témoignage, et la terre, la mer, et toutes les créatures élèveront leurs voix pour faire connaître sa grandeur. Ce n’est pas qu’au temps même de sa naissance, il n’ait fait assez de miracles pour découvrir qui il était. En effet, pour que les Juifs ne pussent dire : Nous ne savons ni quand ni où il est né, Dieu fait venir les mages avec tout ce qui arriva alors, pour les rendre entièrement inexcusables d’avoir négligé de s’instruire de tout ce qui se passait.
2. Mais remarquez avec quelle exactitude le Prophète parle. Il ne dit pas que le Messie demeurerait dans Bethléem, mais seulement qu’il en sortirait ; ce qui marquait expressément qu’il ne ferait que naître en ce lieu.
Quelques téméraires ont osé soutenir que cette prophétie regardait Zorobabel et non Jésus-Christ. Mais quelles raisons peuvent-ils apporter, puisqu’on ne peut pas dire de Zorobabel comme de Jésus-Christ : « Qu’il soit sorti dès le « commencement des jours de l’éternité ? » (Mic. 5,2) Comment aussi cette parole serait-elle vraie : « Il sortira de Juda un Roi (Mt. 2,6) » puisque Zorobabel ne naquit point dans la Judée, mais à Babylone, circonstance à laquelle il dut même son nom, comme le savent ceux qui connaissent la langue syriaque ?
Mais, outre ces preuves, toute la suite des temps confirme assez cette prophétie. Que dit la prophétie ? Tu n’es pas la moindre entre les princes de Juda ; pourquoi ? De qui te viendra ta gloire ? De Celui qui sortira de toi. Or, de cette petite bourgade, il n’est sorti personne qui l’ait illustrée et rendue glorieuse, si ce n’est Jésus-Christ seul. Mais à présent, depuis cette naissance admirable, on vient des extrémités de la terre voir cette étable et le lieu de cette crèche. C’est ce que le Prophète marquait par ces paroles : « Vous n’êtes pas la plus petite entre les princes de Juda (Mt. 2,6) », c’est-à-dire entre les princes des tribus, ce qui comprenait Jérusalem même.
Cependant les Juifs ne donnèrent aucune attention à une affaire qui leur importait si fort. Et c’est pour cette raison que les prophéties ont moins insisté d’abord sur la grandeur de Jésus-Christ que sur les grâces qu’il devait apporter aux Juifs. Lorsqu’il était encore dans le sein de la Vierge, l’ange dit à Joseph « Vous « le nommerez Jésus, parce que ce sera lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » Les mages de même ne demandent point « où était né » le Fils de Dieu, mais « le Roi des Juifs. » Et il n’est pas dit ici de Bethléem : « Il sortira de vous » le Fils de Dieu, mais « le Prince qui sera le Pasteur de mon peuple d’Israël. » Il convenait que Dieu, dans les commencements, usât de condescendance en son langage pour ne scandaliser personne, et que, pour mieux attirer les Juifs, il publiât d’abord ce qui concernait leur salut.
Aussi les premières prophéties citées par l’Évangéliste, celles qui ont rapport au temps de sa naissance, ne disent-elles rien de grand ni de sublime à son sujet ; il n’en est pas de même de celles qui regardent la période de temps où éclatent ses miracles ; celles-ci parlent beaucoup plus clairement de sa divinité. Lorsque le Prophète parle des enfants qui chantèrent dans le temple les louanges du Sauveur après les œuvres miraculeuses qu’il avait faites, il dit : « Vous avez tiré votre louange de la bouche des enfants qui étaient à la mamelle (Ps. 8,4) », mais il ajoute ensuite : « Je verrai vos cieux, qui sont les ouvrages de vos mains », pour marquer clairement qu’il est le créateur de toutes choses. De même les prophéties qui parlent de son ascension font voir son égalité avec le Père, comme on le voit par ces paroles : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite. » (Ps. 109,1) Isaïe dit aussi : « Il s’est levé afin d’être le Prince des nations, et les nations espéreront en lui. » (Is. 20,10)
Mais comment le Prophète dit-il : « Que Bethléem n’est pas la plus petite entre les principales, villes de Juda » puisqu’elle est devenue célèbre non seulement dans la Judée, mais dans tout le monde ? C’est parce que le Prophète ne parle ici qu’aux Juifs, et c’est pour cela qu’il ajoute : « Il sera le Pasteur de mon peuple d’Israël », quoiqu’il l’ait été de toute la terre. Mais, comme je l’ai déjà dit, il ne voulait point d’abord offenser les Juifs, et il cache à dessein le mystère de la vocation des Gentils. Et comment, me direz-vous, n’a-t-il pas été le pasteur du peuple juif ? Mais il l’a été au contraire, puisque par ce mot d’Israël l’Évangile entend ceux des Juifs qui ont cru en Jésus-Christ. C’est ainsi que saint Paul le prend en disant : « Tous ceux qui sont d’Israël ne sont pas Israélites, mais tous ceux qui sont nés par la foi qu’ils ont eue aux promesses. » (Rom. 9,6) S’il n’a pas été le roi de tous les Israélites, c’est uniquement leur faute et leur crime. Car, au lieu de l’adorer avec les mages, et de rendre gloire à Dieu de ce qu’enfin le temps s’approchait de remettre leurs péchés, puisqu’on ne leur parlait point de la terreur des jugements de Dieu, ni de sa vengeance, mais qu’on ne leur représentait Jésus-Christ que comme un pasteur très-doux, ils ne font au contraire qu’exciter des troubles et des tumultes, et lui dresser mille pièges pour le perdre. « Alors Hérode ayant appelé les mages en secret, s’enquit d’eux avec grand soin du temps que l’étoile leur était apparue (7). » Il voulait tuer cet enfant par un dessein aussi cruel qu’il était extravagant. Car tout ce qui était arrivé et tout ce qu’on lui avait dit au sujet de cet enfant, devait suffire pour le détourner de cette entreprise.
On ne pouvait expliquer humainement ce qui s’était passé. Un avertissement envoyé du ciel aux mages par le moyen d’une étoile, un si long voyage entrepris par des étrangers pour venir adorer un enfant enveloppé de langes et couché dans une crèche, enfin ces événements si longtemps d’avance annoncés par les prophètes, il n’y avait rien dans tout cela qui ne surpassât l’homme. Néanmoins rien n’arrêta Dérode. Telle est la méchanceté, elle se combat elle-même, elle se heurte opiniâtrement à l’impossible.
3. Mais voyez l’absurdité. Si Hérode croyait à la prophétie, et s’il était persuadé que rien n’en pourrait détourner l’effet, il devait aussi comprendre l’inanité de ses efforts pour empêcher ce qui ne pouvait être empêché. Si, au contraire, il n’y ajoutait pas foi et ne comptait pas que les choses prédites dussent arriver, pourquoi appréhender et craindre, pourquoi dresser des embûches ? Ainsi, d’une manière comme de l’autre, sa ruse était superflue. C’était aussi le comble de l’extravagance d’espérer que les mages feraient plus d’état de lui que de l’enfant pour lequel ils avaient fait un si long voyage. Si, avant même que de l’avoir vu, ils avaient témoigné tant d’ardeur pour le chercher, comment espérer qu’après l’avoir vu, et avoir été confirmés dans leur foi par les prophètes, ils le trahiraient et le livreraient à son ennemi ? Malgré tant de raisons qui devaient le retenir, le tyran passe outre. « Il appelle les mages en secret. » Il garde le secret, parce qu’il pensait que les Juifs se mettraient en peine de sauver cet enfant et qu’il ne les croyait pas assez plongés dans la folie, pour vouloir livrer entre les mains d’un tyran celui qui venait être leur Sauveur, leur protecteur et le libérateur de leur pays. C’est pourquoi « il les appelle en secret et il s’informe avec soin du temps », non de l’enfant, mais « de l’étoile ; » le tigre fait un détour pour tomber plus sûrement sur sa proie. Car il me semble qu’il y avait assez longtemps déjà que l’étoile s’était montrée pour la première fois. Comme les mages devaient employer beaucoup de temps à ce voyage et qu’il était utile, pour faire éclater davantage cet événement, qu’ils adorassent l’enfant lorsqu’il était encore au maillot, il fallait nécessairement que l’étoile leur eût apparu longtemps d’avance. Si elle n’eût commencé à paraître en Orient que lorsque Jésus-Christ naissait dans la Judée, la longueur du chemin ne leur eût pas permis d’arriver à temps pour le voir dans ses langes. Ne nous étonnons donc pas qu’Hérode fasse périr les enfants de deux ans et au-dessous. D’ailleurs la fureur et la crainte dont il était agité le portaient, pour plus de sûreté, à ajouter encore au temps indiqué par les mages, afin que nul enfant de cet âge ne pût lui échapper. « Et les envoyant à Bethléem il leur dit : Allez, informez-vous exactement de cet enfant, et lorsque vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j’aille aussi l’adorer (8). » Voyez la déraison ! Si tu parles sincèrement, pourquoi le fais-tu en secret ? Et si c’est dans le dessein de dresser quelque piège, comment ne vois-tu pas que les mages pourront s’en défier après ces informations si secrètes ? Mais comme j’ai déjà dit, l’excès de la passion porte une âme au comble de la folie.
Il ne leur dit pas : « Allez, informez-vous de ce roi », mais de cet « enfant », parce qu’il ne pouvait même se résoudre à lui donner le nom de roi. Cependant les mages, bons et sincères, ne soupçonnent rien dans ses paroles. Comment en effet supposer qu’un homme se porte à cet excès de malice, et entreprenne de s’opposer à l’œuvre la plus merveilleuse de la bonté divine ? Ils sortent de devant Hérode sans penser à rien de mal, jugeant par leur propre sincérité de celle des autres. « Ils partirent donc après ces paroles du roi, et aussitôt l’étoile qu’ils avaient vue en Orient commença d’aller devant eux, jusqu’à ce qu’étant arrivée sur le lieu où était l’enfant, elle s’y arrêta (9). » Elle ne s’était cachée qu’afin que privés de ce guide, ils fussent forcés d’interroger les Juifs, et de publier ainsi cette naissance devant tout le monde. Dès qu’ils eurent interrogé les Juifs et que ceux-ci les ont instruits, l’étoile reparaît aussitôt. Admirez, je vous prie, la conduite de Dieu en cette rencontre. Aussitôt qu’ils cessent d’être conduits par l’étoile, les Juifs les reçoivent avec leur roi, et leur rapportent les prophéties-qui parlaient de cet enfant. Quand les prophètes les ont instruits, l’ange le fait ensuite, et les informe de tout ; et cette même étoile les conduit encore de Jérusalem à Bethléem. De nouveau elle fait route avec eux pour nous faire encore une fois comprendre qu’elle n’est point une étoile ordinaire. Dans quelle autre en effet a-t-on remarqué rien de pareil ? Elle ne luisait pas simplement comme les autres, mais elle allait devant les mages, et les conduisait en plein midi.
4. Mais quelle nécessité, dites-vous, avaient-ils de cette étoile, puisqu’ils savaient déjà le lieu de la naissance de Jésus-Christ ? Ce n’était plus pour apprendre simplement la ville, mais pour savoir en particulier le lieu où pouvait être cet enfant. Car la maison où il était n’avait rien de grand, et sa mère n’avait rien qui attirât les regards et l’attention. Il fallait donc que l’étoile s’arrêtât sur le toit de la maison. C’est pourquoi ils la revoient en sortant de Jérusalem, et elle ne s’arrête plus qu’elle ne soit arrivée sur l’étable, et qu’elle n’ait ajouté un miracle à un miracle, le miracle de l’adoration des mages au miracle des mages guidés par une étoile, Ce double miracle me paraît si grand qu’il devait, ce me semble, attirer à Jésus-Christ des âmes de pierre. Si les mages eussent dit qu’ils avaient appris cette naissance des prophètes, ou que les anges la leur avaient annoncée, on ne les aurait pas crus, mais l’apparition d’une étoile dans le ciel était un prodige capable de fermer la bouche aux plus impudents. Lorsque l’étoile fut au-dessus du Sauveur, elle s’arrêta encore une fois ; or c’est une puissance qui n’est point ordinaire aux astres, de se cacher et de paraître de nouveau, et de s’arrêter lorsqu’elle paraît. A cette vue sans doute les mages sentirent croître leur foi. Ils se réjouirent d’avoir trouvé enfin celui qu’ils avaient tant cherché, d’avoir été les prédicateurs de la vérité, et de n’avoir pas entrepris inutilement un si long voyage et cette joie naissait de l’amour dont ils brûlaient pour Jésus-Christ. L’étoile s’arrêta sur la tête de l’enfant, pour apprendre qu’il était le Fils de Dieu. Elle porte à l’adorer non de simples étrangers, mais les plus sages d’entre eux. Ainsi vous voyez avec combien de raison l’étoile leur a paru de nouveau, puisqu’ils ont eu besoin d’elle après même le témoignage des prophètes, et les instructions qu’ils avaient reçues des scribes et des princes des prêtres.
Que l’hérétique Marcion, que l’impie Paul de Samosate rougissent, eux qui n’ont pas voulu reconnaître ce qu’ont vu les mages, ces premiers Pères de l’Église. Car je ne rougis point de les appeler de la sorte. Que Marcion soit couvert de honte, en voyant un Dieu adoré en sa chair, et que l’impie Paul soit confondu, en voyant adoré comme Dieu Celui qu’il ne croit qu’un homme. Les langes et la crèche font assez voir qu’il est homme ; mais l’adoration que les mages lui rendent, fait voir qu’il est plus qu’un homme. Ils montrent assez qu’il est Dieu, en lui offrant dans soir enfance même des présents qu’on ne peut offrir qu’à Dieu. Que les Juifs rougissent aussi avec eux, en voyant que des barbares et des mages les devancent, et qu’ils n’ont pas même assez de foi pour les suivre. Mais ce qui se passait alors était une figure de l’avenir, qui marquait que les gentils préviendraient dans la foi le peuple juif.
Pourquoi donc, me direz-vous, Jésus-Christ ne dit-il pas d’abord à ses apôtres : « Allez, enseignez toutes les nations (Mt. 28,19) », et qu’il réserve ce commandement à la fin de sa vie ? C’est parce que ce qui est arrivé aux mages était, comme j’ai dit, une prédiction de l’avenir. Il était plus juste que ce fût d’abord le peuple juif qui embrassât la foi de Jésus-Christ. Mais ce peuple ayant volontairement renoncé à la grâce qui lui était offerte, Dieu a changé l’ordre des choses. Ce n’était pas sans doute l’ordre le plus naturel que les mages adorassent Jésus-Christ avant les Juifs ; que dés hommes si éloignés prévinssent ceux qui avaient cet enfant au milieu d’eux ; et que des étrangers qui n’avaient rien entendu de ces mystères, eussent l’avantage sur ceux qui avaient été nourris dans la connaissance des prophètes. Mais parce qu’ils n’ont pas connu le trésor qu’ils avaient reçu de Dieu, les Perses le leur ont ravi au milieu même de Jérusalem. C’est ce que saint Paul leur reproche : « C’était à vous », dit-il, « qu’on devait annoncer d’abord la parole de Dieu, mais puisque vous vous en êtes jugés indignes, nous nous tournons vers les gentils. » (Act. 13,46). Quelque incrédulité qu’ils eussent témoignée jusqu’alors, ils devaient au moins, après avoir vu les mages, suivre leur exemple et courir à Jésus-Christ. Mais ils ne l’ont pas voulu ; et les mages les préviennent et se hâtent d’aller au Sauveur, pendant que les autres sont assoupis d’un profond sommeil.
5. Suivons donc nous autres les mages. Quittons le pays barbare de nos mauvaises habitudes, et faisons un long voyage pour voir Jésus-Christ, puisque si les mages n’eussent fait un si long chemin, ils n’auraient jamais eu ce bonheur. Séparons-nous de tous les embarras de la terre. Tant que les mages demeurèrent dans la Perse, ils ne virent qu’une étoile, mais lorsqu’ils l’eurent quittée, ils méritèrent de voir le Soleil même de justice. Et l’un peut dire que cette étoile ne leur eût pas lui longtemps, s’ils ne fussent sortis promptement de leur pays.
Levons-nous aussi nous autres, et quand toute la terre serait en trouble, hâtons-nous d’aller à la maison de cet enfant. Quand les rois, quand les peuples, quand les tyrans voudraient nous en couper le chemin, ne laissons point éteindre notre ardeur par ces obstacles, puisque c’est ainsi que nous les vaincrons. Si les mages n’eussent été constants jusqu’à la fin, et n’eussent vu l’enfant, ils n’auraient point évité les maux dont ils étaient menacés par Hérode. Ils sont environnés de craintes, de périls et de troubles, avant que d’adorer l’enfant, mais aussitôt après ils ont dans la paix et dans le calme. Ce n’est plus une étoile qui les instruit, mais un ange qui leur parle, parce qu’ils étaient devenus prêtres en adorant Jésus-Christ, et en lui offrant leurs dons.
Quittez aussi vous-mêmes le peuple juif ; quittez cette ville troublée, ce tyran altéré de sang, et tout ce vain éclat du siècle, pour courir à Bethléem, à cette maison du pain céleste et spirituel. Quand vous ne seriez qu’un berger, si vous vous hâtez d’aller à cette étable, vous y verrez l’enfant. Mais quand vous seriez roi, si vous n’y venez, votre pourpre ne pourra pas vous sauver. Quand vous seriez étranger et barbare comme les mages, rien ne vous empêchera de voir l’enfant, pourvu que vous veniez pour adorer le Fils de Dieu, et non pour le fouler aux pieds, comme dit saint Paul, et que vous vous présentiez devant lui avec frayeur, et avec joie, deux choses qui peuvent fort bien s’allier ensemble.
Mais gardez-vous de ressembler à Hérode, et, en disant comme lui que vous viendrez l’adorer, de venir en effet pour le tuer. Tous ceux qui approchent indignement des sacrés mystères, se rendent semblables à ce tyran : « Celui qui mange indignement ce pain », dit saint Paul, « est coupable du corps et du sang du Seigneur. » (1Cor. 2,27) Car ils ont en eux-mêmes un tyran qui est encore plus méchant qu’Hérode, et plus ennemi, de la gloire et du royaume de Jésus-Christ : c’est le démon de l’avarice. Ce tyran veut seul régner dans notre âme, et envoie ses sujets pour adorer Jésus-Christ en apparence, et pour le tuer en effet.
Craignons donc aussi nous-mêmes d’être en apparence les adorateurs de Dieu, et d’être en effet dans une disposition toute contraire. Renonçons à tout lorsque nous allons adorer Jésus-Christ. Si nous avons de l’or, offrons-le-lui plutôt que de le cacher en terre. Si les mages lui en présentèrent alors seulement par honneur et comme par hommage, que deviendrez-vous si vous, lui en refusez lorsqu’il est pauvre ? Si ces hommes font un si long voyage pour le venir adorer enfant, quelle excuse vous peut-il rester de refuser de faire trois pas pour l’aller visiter malade, et en prison ? Nos ennemis même nous font compassion lorsqu’ils sont malades ou captifs ; et vous n’en avez point de votre Seigneur qui vous a fait tant de grâces, lorsque vous le voyez en cet état ?
Les mages lui donnèrent de l’or, et vous avez peine même à lui donner du pain. Lorsqu’ils virent l’étoile, ils furent ravis de joie, et vous voyez Jésus-Christ devant vous sans habits, et sans retraite, et vous n’en êtes point touchés ? Qui de vous, après avoir reçu de si grandes grâces du Sauveur, a fait pour lui un aussi long chemin que ces étrangers et ces barbares, qui étaient en effet plus sages que les sages mêmes ? Mais que dis-je, un aussi long chemin ? La plupart des femmes aujourd’hui sont dans une si grande mollesse, qu’elles ne peuvent faire trois pas pour venir l’adorer sur cette crèche sacrée de l’autel sans se faire traîner par des mules. Les autres qui n’épargnent pas leurs pas, préfèrent néanmoins les affaires du siècle à celles de leur salut, et le théâtre à l’église.
6. Quoi ! les mages font un voyage si pénible avant que d’avoir vu Jésus-Christ, et vous ne voulez pas les imiter après même que vous l’avez vu ? Vous le quittez aussitôt pour courir aux spectacles, car je ne crains pas de vous parler encore sur ce sujet. Vous quittez Jésus-Christ que vous voyez dans cette crèche, pour aller voir des femmes impudiques sur le théâtre. Quels supplices sont assez grands pour punir un si grand excès ? Dites-moi, je vous prie, si quelqu’un vous offrait de vous mener au palais du roi, et de vous le faire voir sur son trône, aimeriez-vous mieux alors aller au théâtre ? D’ailleurs que gagnez-vous à ces spectacles ? Ici au contraire vous trouvez une source de feu, source spirituelle qui jaillit de l’autel. Et néanmoins vous ne craignez point de la quitter pour courir au théâtre, voir des femmes qui nagent, et pour être témoins de cette infamie publique, dont on déshonore la nature ?
Jésus-Christ est ici présent, il est assis proche de cette fontaine céleste, pour parler non à une femme seule, comme autrefois à la Samaritaine, mais à tout-un peuple. Et peut-être qu’il n’y est que pour une personne seule, puisqu’on ne se met point en peine de le venir voir. Quelques-uns viennent, mais de corps seulement, et les autres ne viennent pas même de cette manière. Cependant Jésus-Christ ne se retire point ; il demeure, et ne cesse point de nous demander à boire, non de l’eau, mais notre sanctification dont il est altéré. Car il est ici pour donner aux saints les choses saintes. Il ne nous présente point de cette divine source, une eau corruptible à boire, mais son sang vivant, qui est en même temps le symbole de sa mort, et la cause de notre vie.
Cependant vous quittez cette source de sang divin, et ce breuvage terrible, pour voir dans une même eau une prostituée qui nage, et votre âme qui se noie et périt malheureusement. Car cette eau est une mer d’impudicité, où se perdent tous les jours non les corps, mais les âmes. Ces femmes se jouent dans ces eaux, et vous périssez en les regardant. Ce sont là les pièges du démon. Il submerge dans ces eaux, non seulement ceux qui y descendent, mais encore plus ceux qui sont au-dessus pour voir ce spectacle. Ils périssent là plus cruellement, qu’autrefois Pharaon dans la mer Rouge, « lorsque les chevaux et les cavaliers », comme dit l’Écriture, « furent ensevelis dans les eaux. » (Ex. 15,1) Si les âmes étaient visibles, je vous les ferais voir mortes sur les eaux, comme on y vit alors les corps des Égyptiens.
Mais ce qui est plus déplorable, c’est qu’on fait passer cette peste pour un divertissement, et qu’on appelle cet abîme de perdition, une mer de volupté, On se sauvera plus aisément de four les écueils de la-mer Egée et de la mer Tyrrhénienne, que des périls de ces spectacles. Le démon d’abord inquiète les esprits toute la nuit par l’attente ; puis leur faisant voir ce qu’ils avaient tant désiré, il les enchaîne et les emmène tomme ses captifs. Ne croyez pas que vous soyez sans crime, parce que vous n’avez point approché de ces personnes infâmes. Tout le mal a été consommé dans la disposition de la volonté. Si l’impureté vous possédait déjà, vous avez mis de l’huile dans sa flamme. Que si vous avez-pu voir ces choses sans en recevoir de l’impression, vous en êtes encore plus coupable, parce que vous êtes devenu un sujet de scandale et de chute pour les autres, en les invitant à ces spectacles par votre exemple, et en y souillant en même temps vos yeux et votre âme.
Mais ce n’est pas assez de vous avoir montré vos plaies. Voyons maintenant le moyen de les guérir. Où chercherons-nous des remèdes à ce mal ? Je veux vous renvoyer aujourd’hui à vos femmes, afin qu’elles vous instruisent elles-mêmes, au lieu que selon saint Paul, vous devriez être leurs maîtres. Mais puisque le péché a renversé cet ordre, et que le corps a pris le dessus, et la tête le dessous, usons au moins de cette voie pour rétablir toutes choses. Que si vous rougissez d’être le disciple de votre femme, cessez de pécher, et vous remonterez bientôt sur ce trône où Dieu vous a mis d’a bord. Tant que vous serez l’esclave du péché l’Écriture vous renverra pour vous instruire1 non seulement à vos femmes, mais même aux plus viles d’entre les bêtes. En effet, l’Écriture ne craint pas d’envoyer l’homme quoique honoré de la raison, à l’école de la fourmi. S’il y a du désordre en cela, ce n’est pas la faute de l’Écriture, mais de l’homme qui a dégénéré de sa grandeur. C’est donc pour suivre cet exemple que nous vous rendons les disciples de vos femmes ; et si vous méprisez leurs instructions, nous vous renverrons à l’école même des bêtes ; et nous vous ferons voir combien d’animaux dans l’air, sur la mer et sur la terre, sont beaucoup plus chastes et réservés que vous n’êtes. Si cette comparaison vous fait rougir, rentrez en vous-mêmes, et que le souvenir de ce que vous êtes, que la frayeur de cet abîme de l’enfer, et de ce fleuve de feu, vous fasse renoncer pour jamais aux eaux meurtrières du théâtre. Car c’est cette eau qui précipite dans l’enfer, et qui allume ce feu qui ne s’éteindra jamais.
7. Si celui qui regarde une femme pour la convoiter a déjà commis l’adultère, comment ne deviendra-t-il pas mille fois adultère, celui qui veut bien la voir dans cette nudité ? Le déluge autrefois ne submergea pas tant d’hommes, que ces femmes qui nagent n’en noient dans la honte. Si les eaux du déluge ont tué les corps, elles ont arrêté les dérèglements des âmes ; mais celles-ci au contraire tuent les âmes sans perdre les corps.
Lorsqu’il s’agit de l’honneur de votre ville, vous voulez l’emporter sur toute la terre, parce qu’elle est la première qui a donné aux fidèles le nom de chrétiens : et lorsqu’il s’agit de la vertu et de la modestie chrétienne, vous souffrez que les plus petits villages l’emportent sur vous.
Que voulez-vous donc que nous fassions, me direz-vous ? Irons-nous sur les montagnes pour nous faire moines ? C’est cela même que je déplore, que vous vous imaginiez qu’il faille être solitaire pour devenir chaste. Les lois que Jésus-Christ a établies sont communes à tous. Lorsqu’il dit : « Si quelqu’un voit une femme avec un mauvais désir (Mt. 5,28) », il ne le dit pas à un solitaire, mais à celui qui est engagé dans le mariage, puisque la montagne où il donnait ces divines lois n’était pleine alors que de personnes mariées.
Considérez donc par la foi ce qui se passe à ces théâtres, et renoncez pour jamais à ces spectacles diaboliques. N’accusez point la sévérité de mes paroles. Je ne vous interdis point le mariage, je ne vous empêche point de vous divertir, mais je souhaite seulement que ce soit avec modestie, et non d’une manière brutale et honteuse. Je ne vous oblige point de vous retirer dans les déserts et sur les montagnes, mais d’être modestes, réglés, humbles et charitables au milieu des villes.
Tous les préceptes de l’Évangile nous sont communs avec les religieux, excepté le mariage ; et en ce point même saint Paul veut nous égaler à eux, lorsqu’il dit : « Que ceux qui ont des femmes, soient comme s’ils n’en avaient point, parce que la figure de ce monde passe (1Cor. 7,29) ; » comme s’il disait : je ne vous commande point de fuir sur les montagnes, quoique cela serait à désirer, puisque les villes aujourd’hui imitent les crimes de Sodome et de Gomorrhe ; mais je ne l’exige point de vous. Demeurez dans votre maison avec votre femme et vos enfants ; mais ne déshonorez point votre femme, ne corrompez point vos enfants, et n’infectez point votre famille par cette peste du théâtre. N’entendez-vous pas saint Paul qui dit : « L’homme n’a point la puissance de son corps, mais c’est sa femme (1Cor. 7,4) », et qui vous impose à tous deux un devoir réciproque ? Cependant si votre femme va souvent à l’église, vous l’en accusez comme d’un crime ; et vous ne croyez pas qu’elle ait droit de vous accuser, lorsque vous passez les jours entiers au théâtre. Vous demandez à votre femme une si exacte retenue, que vous passez même au-delà des bornes, en ne lui permettant pas de sortir, lorsqu’il y aurait nécessité de le faire ; et vous croyez que pour vous, tout vous est permis. Saint Paul ne vous permet point cela néanmoins, puisqu’il donne en ceci à votre femme le même pouvoir qu’à vous : « Que l’homme », dit-il, « rende à sa femme l’honneur qu’il lui doit. » (1Cor. 7,3) Quel est le respect que vous avez pour elle, lorsque vous abandonnez à une prostituée ce qui est à elle ? Car votre corps est à votre femme. Comment lui rendez-vous l’honneur que vous lui devez, lorsque vous introduisez le tumulte et le désordre chez vous ; lorsque rapportant dans votre maison ce que vous avez fait dans la ville, vous couvrez de confusion et votre femme et votre fille qui vous écoutent, et vous encore plus qu’elles ? Il vaudrait bien mieux se taire, que de dire ce qu’on ne peut écouter sans rougir, et ce qu’on croirait digne de châtiment dans la bouche d’un esclave. Quelle excuse donc vous restera-t-il, lorsque vous allez voir avec tant d’ardeur ces objets infâmes, et que vous préférez à toute chose ce qu’il n’est pas même permis de dire ?
Je finis ici ce discours, afin de ne point paraître trop sévère. Mais si vous ne vous corrigez, je me servirai d’un fer encore plus tranchant, et je vous ferai une incision plus profonde. Je ne vous donnerai point de relâche, que je n’aie entièrement renversé ce théâtre diabolique, afin de rendre pure et sans tache l’assemblée de notre église. C’est ainsi que nous serons délivrés de tous les dérèglements de cette vie, et que nous mériterons le bonheur de l’autre, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE VIII[modifier]


« ET ÉTANT ENTRÉS DANS LA MAISON, ILS TROUVÈRENT L’ENFANT AVEC MARIE SA MÈRE, ET SE PROSTERNANT EN TERRE, ILS L’ADORÈRENT. ET OUVRANT LEURS TRÉSORS, ILS LUI OFFRIRENT POUR PRÉSENTS, DE L’OR, DE L’ENCENS ET DE LA MYRRHE », ETC. (CHAP. 2,11, JUSQU’AU VERSET 16)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Les Mages adorent Jésus-Christ comme Dieu.
  • 2. La fuite du Christ enfant en Égypte.
  • 3. Éloge de saint Joseph.
  • 4. La Judée chasse le Christ et l’Égypte le reçoit. – État florissant de la religion chrétienne en Égypte à l’époque de saint Chrysostome.
  • 5. Saint Chrysostome propose à son peuple l’exemple des solitaires d’Égypte, et particulièrement de saint Antoine.


1. Comment donc saint Luc dit-il que l’enfant était couché dans une crèche ? Voici : Joseph et Marie n’ayant pu trouver asile dans une maison, à cause du grand nombre d’étrangers venus à Bethléem pour le recensement, S’étaient réfugiés dans une étable ; la Vierge mit alors au monde l’enfant-Dieu, et le coucha dans la crèche de l’étable. Cette explication, saint Luc lui-même la donne en disant « Elle coucha l’enfant dans la crèche, parce « qu’il n’y avait point de place pour eux dans l’hôtellerie. » (Lc. 2,7) Mais ensuite elle le retira de là et le prit sur ses genoux.
A peine arrivée à Bethléem, la Vierge accouche ; cette circonstance n’a rien de fortuit, elle fait partie du plan divin touchant le mystère de l’Incarnation, elle est nécessaire pour l’accomplissement des prophéties.
Mais qui put porter les mages à adorer l’enfant ? Ce n’était pas l’extérieur de la Vierge qui n’avait rien d’extraordinaire, ni l’apparence de la maison qui était loin d’être magnifique, ni le reste de l’entourage où l’on ne voyait rien qui pût frapper et captiver. Cependant non seulement ils l’adorent ; mais ils ouvrent leurs trésors, et lui font des présents, plutôt comme à un Dieu que comme à un homme, puisque la myrrhe et l’encens sont particulièrement dus à Dieu. Qu’est-ce donc qui les prosternait en adoration devant un enfant, sinon ce qui les avait déjà portés à quitter leur maison pour faire un si long voyage, c’est-à-dire, l’étoile d’abord, puis la lumière que Dieu répandit en même temps dans leurs âmes, et qui les conduisit peu à peu, et les éclaira de plus en plus ? Sans cela comment expliquer ces honneurs divins rendus à un enfant entouré d’un si pauvre appareil ? Mais parce qu’il n’y a ici rien de grand pour les sens, parce que les yeux n’aperçoivent qu’une crèche, qu’une étable, qu’une mère pauvre, la grande sagesse des mages, se montrant seule, n’en éclate que mieux, et il faut nécessairement que vous compreniez que ce n’est pas vers un pur homme qu’ils viennent, mais vers Dieu même, et vers le Sauveur du monde. C’est dans cette vive foi que, bien loin de s’offenser de toute cette bassesse extérieure, ils se prosternent devant l’enfant, et lui offrent des présents qui n’avaient rien de charnel comme les offrandes des Juifs. Car ils ne lui immolent point des brebis ni des veaux, mais des dons mystérieux très rapprochés de la grâce et de l’excellence de l’Église, et qui sont les symboles de la science, de l’obéissance et de la charité. « Et ayant reçu en songe un avertissement du ciel de n’aller point retrouver Hérode, ils s’en retournèrent à leur pays par un autre chemin (12). » Admirez encore ici la foi des mages. Car comment ne sont-ils point scandalisés, ni surpris de cet avis ? comment sont-ils demeurés fermes dans l’obéissance, sans se troubler et sans raisonner ainsi en eux-mêmes ?
Si cet enfant était quelque chose de grand, et s’il avait quelque puissance, pourquoi serions-nous obligés de nous enfuir, et de nous retirer si secrètement ? pourquoi, après que nous avons paru librement et hardiment devant tout un peuple, sans craindre le bruit et l’étonnement de la ville ni la fureur du tyran, un ange vient-il maintenant nous chasser d’ici, comme des esclaves et des fugitifs ? Mais ils n’ont ni ces pensées dans l’âme, ni ces paroles dans la bouche. Car c’est en cela proprement que consiste la foi, de ne point chercher les raisons de ce qu’on nous dit, mais d’obéir simplement à ce qu’on nous ordonne.
2. « Or après que les mages s’en furent allés, l’ange du Seigneur apparut en songe à Joseph, et lui dit : Levez-vous, prenez l’enfant et sa mère et fuyez en Égypte, et demeurez-y jusqu’à ce que je vous dise d’en partir (13). » On peut ici être en suspens, en considérant et les mages et l’enfant. Car bien qu’ils n’aient point été troublés, et qu’ils aient reçu avec foi ce qu’on leur a dit, ne peut-on pas néanmoins demander pourquoi Dieu ne les sauve pas hautement de la fureur d’Hérode, eux et l’enfant, sans que les uns soient obligés de fuir en Perse, et l’autre en Égypte avec sa mère ? Mais que vouliez-vous que Dieu fît en cette rencontre ? Voudriez-vous que Jésus-Christ tombât entre les mains d’Hérode, et que néanmoins il ne reçût de lui aucun mal, après y être tombé ? S’il eût agi de la sorte, on n’aurait pas cru qu’il eût pris véritablement notre chair, et on aurait douté de la vérité de son incarnation. Car si en dépit de ce qu’il a fait, et de toutes les preuves qu’il a données de son humanité quelques-uns néanmoins ont osé dire que son incarnation n’était qu’une fable, dans quel excès d’impiété ne fussent-ils point tombés, s’il eût toujours agi en Dieu, et dans toute l’étendue de sa puissance ? L’ange donc renvoie ainsi ces mages, tant pour les rendre comme les prédicateurs de Jésus-Christ en leur pays, que pour faire voir en même temps à Hérode, que son dessein cruel ne lui réussirait pas ; qu’il entreprenait, une chose impossible ; que sa fureur était vaine, et que tous ses travaux seraient sans effet. Car il est digne de la grandeur et de la puissance de Dieu, non seulement de vaincre hautement et sans peine ses ennemis, mais encore de les tromper et de les surprendre. C’est ainsi qu’il voulut autrefois tromper les Égyptiens par les Juifs, et que pouvant faire passer visiblement toutes leurs richesses entre les mains des Israélites, il aima mieux le faire secrètement et par une adresse, qui ne jeta pas moins de terreur dans l’esprit de ses ennemis, que les prodiges qu’il avait fait auparavant ?
2. En effet, les Ascalonites et les autres peuples voisins, lorsqu’ils eurent pris l’arche, qu’ils eurent été frappés d’une grande plaie, conseillaient à ceux de leur nation de ne pas lutter contre Dieu, de ne pas lui résister, et entre autres merveilles, ils leur rappelaient comment Dieu s’était joué des Égyptiens :« Pourquoi », disaient-ils, « appesantissez-vous vos cœurs, comme autrefois l’Égypte et Pharaon ? Lorsque Dieu se fut joué d’eux, ne laissèrent-ils pas aller son peuple ? » (1Sa. 6,6) Ils, parlaient ainsi persuadés que cette conduite adroite n’était pas inférieure à tant de prodiges éclatants, ni moins propre à démontrer la puissance et la grandeur de Dieu.
Ce qui arriva à Hérode à l’occasion des mages n’était-il pas de nature aussi à le frapper fortement ? Se voir ainsi trompé et joué par les mages, n’était-ce pas à crever de dépit ? que s’il n’en devint pas meilleur, ce n’est pas la faute de Dieu qui lui avait ménagé cette leçon : il faut l’attribuer à l’excès de folie du tyran qui, loin de céder à ces avertissements, et de revenir de sa méchanceté, s’emporta plus avant dans le crime et ne fut pas arrêté par la crainte d’encourir un châtiment, plus sévère par un excès d’endurcissement et de démence.
Mais pourquoi Dieu choisit-il l’Égypte, pour y envoyer cet enfant ? L’Évangile en marque la principale raison, qui était d’accomplir cette parole : « J’ai appelé mon fils de l’Égypte. » (Os. 2,1) C’était aussi pour annoncer dès lors à toute la terre les grandes espérances qu’elle devait concevoir pour l’avenir. Car, comme l’Égypte et Babylone avaient plus que tout le reste du monde, brûlé dés flammes de l’impiété, Dieu voulait marquer d’abord qu’il convertirait l’une et l’autre, et qu’il les purifierait de leurs vices ; et donner par là l’espérance d’un semblable changement à toute la terre. C’est pourquoi il envoie les mages à Babylone, et va lui-même dans l’Égypte avec sa mère.
Outre ces raisons, nous avons encore ici une autre instruction très utile, pour nous établir dans une solide vertu ; c’est de nous préparer dès les premiers jours de notre vie aux tentations et aux maux. Car considérez que ce fut dès le berceau que Jésus-Christ se vit obligé de fuir. A peine est-il né que la fureur d’un tyran s’allume contre lui. Elle l’oblige de se sauver dans un pays étranger, et sa mère si pure et si innocente est contrainte de s’enfuir, et d’aller vivre avec des barbares.
Cette conduite de Dieu vous apprend que lorsque vous avez l’honneur d’être employé dans quelque affaire spirituelle, et que vous vous voyez ensuite accablé de maux et environné de dangers, vous ne devez pas en être troublé ni dire en vous-même : D’où vient-que je suis ainsi traité, moi qui m’attendais à la couronne, aux éloges, à la gloire, aux brillantes récompenses après avoir si bien accompli la volonté de Dieu ? Mais que cet exemple vous anime à souffrir généreusement et vous fasse connaître que la suite ordinaire des vocations spirituelles fidèlement remplies, c’est la souffrance, et que les afflictions sont les compagnes inséparables de la vertu.
Remarquez aujourd’hui cette vérité, non seulement dans la mère de Jésus, mais encore dans les mages. Car ils se retirent en secret comme des fugitifs, et la Vierge qui n’était jamais sortie du secret d’une maison, est contrainte de faire un chemin très pénible, à cause de cet enfantement tout spirituel et tout divin. Admirez une merveille si étrange. La Judée persécute Jésus-Christ, et l’Égypte le reçoit et le sauve de ceux qui le persécutent. Ceci fait bien voir que Dieu n’a pas seulement tracé dans les enfants des patriarches les figures de l’avenir, mais encore dans Jésus-Christ même, car il est certain que beaucoup de choses qu’il a faites alors étaient des figures de ce qui devait arriver après ; je citerais par exemple l’ânesse et l’ânon qu’il monta pour faire son entrée à Jérusalem. L’ange donc apparut non à Marie, mais à Joseph, et lui dit : « Levez-vous, et prenez l’enfant et sa mère. » Il ne dit plus comme auparavant : « Prenez Marie votre femme ; » mais « prenez la mère de l’enfant », parce qu’il ne restait plus à Joseph aucun doute après l’enfantement, et qu’il croyait fermement la vérité au mystère. L’ange lui parle donc avec plus de liberté, et n’appelle plus Marie « sa femme, » mais « la mère de l’enfant. Et fuyez en Égypte », dit-il. Et il lui en dit en même temps la raison : « Car Hérode cherchera l’enfant pour le perdre(13) »
3. Joseph écoutant ces paroles n’en est point scandalisé. II ne dit point à l’ange : voici une chose bien étrange. Vous me disiez il n’y a pas longtemps que cet enfant sauverait son peuple, et il ne se peut sauver aujourd’hui lui-même. Il faut que nous nous retirions dans une terre étrangère. Ce que vous me commandez de faire est contraire à votre promesse. Joseph ne dit rien de semblable, parce que c’était un homme fidèle. II ne témoigne point de curiosité pour savoir le temps de son retour, quoique l’ange ne le lui eût point marqué en particulier, lui disant en général : « Demeurez là jusqu’à ce que je vous dise d’en sortir. » Cependant il n’en témoigne pas moins d’ardeur à croire et à obéir, et il souffre avec joie toutes ces épreuves. La bonté de Dieu mêle en cette rencontre la joie avec la tristesse et tempère l’une par l’autre. C’est ainsi qu’il a coutume d’agir envers tous les saints. Il ne les laisse pas toujours ni dans les périls ni dans la sécurité, mais il fait de la suite de leur vie comme un tissu et une chaîne admirable de biens et de maux. C’est ce qu’il pratique envers Joseph, et je vous prie de le remarquer.
Il voit la grossesse de Marie, et il entre aussitôt dans le trouble et dans la peine, soupçonnant sa jeune femme d’adultère ; mais l’ange survient en même temps qui le guérit de ses soupçons et le délivre de ses craintes. L’enfant naît ensuite. Il en conçoit une extrême joie ; mais elle est aussitôt suivie d’une douleur étrange, lorsqu’il voit toute la ville troublée et un roi furieux résolu de perdre l’enfant. Peu de temps après, cette tristesse est encore tempérée par la joie que lui causent l’étoile et l’adoration des mages ; mais elle est aussitôt changée en une nouvelle frayeur lorsqu’on lui dit : « qu’Hérode cherche l’enfant pour le perdre », et que l’ange l’oblige à fuir pour le sauver.
Car Jésus-Christ devait agir alors d’une manière humaine. Le temps d’agir en Dieu n’était pas encore venu, S’il avait commencé de faire des miracles de si bonne heure, on n’aurait pas cru qu’il fût homme. C’est pourquoi il ne vient pas au monde tout d’un coup ; mais il est conçu d’abord, il demeure neuf mois entiers dans le sein de Marie, il naît, il est nourri de lait, il se cache durant tant de temps et attend que par la succession des années il soit devenu homme, afin que cette conduite persuade à tout le monde la vérité de son incarnation. Mais pourquoi donc, direz-vous, parut-il d’abord quelques miracles ? C’était à cause de sa mère, de Joseph, de Siméon qui était près de mourir, des pasteurs, des mages et des Juifs mêmes, puisque s’ils eussent voulu examiner avec soin tout ce qui se passait, ils en eussent retiré un grand avantage. Que si vous ne voyez rien dans les prophètes touchant les mages, ne vous en étonnez pas. Les prophètes ne devaient ni tout prédire, ni ne rien prédire absolument. Si tant de prodiges s’étaient opérés tout à coup sans être annoncés, ils eussent trop frappé les hommes, trop bouleversé leurs idées. D’un autre côté, s’ils avaient connu d’avance tout le détail des mystères, ils en eussent accueilli l’événement avec trop d’indifférence, et les Évangélistes n’auraient plus rien eu de nouveau à dire. « Joseph s’étant levé prit l’enfant et sa mère durant la nuit et se retira en Égypte (14), où il demeura jusqu’à la mort d’Hérode, afin que cette parole que le Seigneur avait dite par le Prophète fût accomplie : J’ai appelé mon fils de l’Égypte (14). » Si les Juifs doutent de cette prophétie et prétendent que cette parole : « J’ai appelé mon fils de l’Égypte » (Os. 11,1), doit s’entendre d’eux-mêmes, nous leur répondrons que la coutume des prophètes est de dire des choses qui ne s’accomplissent pas en ceux-là même dont ils les disent. Ainsi, lorsque l’Écriture dit de Siméon et de Lévi : « Je les diviserai dans Jacob et je les disperserai dans Israël (Gen. 49,7) ; » cette prophétie ne s’est pas accomplie dans ces deux patriarches, mais seulement dans leurs descendants. Ce que Noé dit de Chanaan ne s’est pas non plus accompli dans lui, mais dans les Gabaonites qui en sont sortis. La même chose se remarque encore dans le patriarche Jacob. Car cette bénédiction que son père lui donna : « Soyez le seigneur de vos frères, et que les enfants de votre père vous adorent (Gen. 27,29) », ne s’est point certainement accomplie en lui, puisqu’au contraire Jacob eut tant de crainte et de frayeur de son frère Esaü, et que nous voyons dans l’Écriture qu’il se prosterna plusieurs fois en terre pour l’adorer, mais cela s’est vérifié dans ses enfants.
On peut dire ici la même chose. Car, qui des deux est plus véritablement Fils de Dieu, de celui qui adore un veau d’or, qui se consacre au culte de Beelphégor et qui immole ses enfants au démon, ou de celui qui est le Fils de Dieu par sa nature, et qui rend un souverain honneur à son Père ? C’est pourquoi si Jésus-Christ n’était venu, cette prophétie n’aurait point été assez dignement accomplie. Et remarquez que l’Évangéliste insinue ceci lorsqu’il dit « Afin que la parole du prophète fût accomplie », montrant assez par là qu’elle ne l’eût point été si le Fils de Dieu ne fût venu.
4. C’est aussi ce qui relève extraordinairement la gloire de la Vierge, puisqu’elle possède seule par un titre tout particulier, un avantage dont le peuple juif se vantait si hautement en publiant que Dieu l’avait retiré de l’Égypte. Le Prophète marque ceci obscurément lorsqu’il dit : « N’ai-je pas fait venir les étrangers de Cappadoce, et les Assyriens de la fosse ? » (Amo. 9,7, selon les Sept) C’est donc là, comme je viens de dire, l’avantage et le privilège particulier de la Vierge. On peut dire même que ce peuple, autrefois, et le patriarche Jacob ne descendirent en Égypte et n’en revinrent que pour être la figure de ce qui arrive ici à Jésus-Christ. Ce peuple alla dans l’Égypte pour éviter la mort dont il était menacé par la famine ; et Jésus-Christ y va pour éviter celle dont Hérode le menaçait. Ce peuple se délivra seulement de la famine, et Jésus-Christ entrant en Égypte sanctifia tout le pays par sa présence. Mais admirez, je vous prie, comment Jésus-Christ allie la bassesse de l’homme avec la grandeur d’un Dieu. Car l’ange dit à Joseph et à Marie : « Fuyez en Égypte ; » mais il ne leur promet point de les accompagner once voyagé, ni dans leur retour ; c’était leur donner à entendre qu’ils avaient un grand conducteur avec eux, savoir cet enfant qui change dès sa naissance tout l’ordre des choses et qui force ses plus grands ennemis de contribuer eux-mêmes à l’exécution de ses desseins. Car les mages, qui étaient barbares et idolâtres, quittent toutes leurs superstitions pour le venir adorer ; et l’empereur Auguste sert par son édit à faire que Jésus-Christ naisse à Bethléem. L’Égypte le reçoit dans sa fuite, et le sauve de son ennemi, et elle tire de sa présence comme une disposition à se convertir, afin qu’aussitôt qu’elle entendra les apôtres annoncer sa foi, elle se puisse vanter d’avoir été la première à le recevoir. Ce devait être là le privilège de la Judée, mais l’Égypte le lui a ravi par son zèle. Allez aujourd’hui dans les solitudes d’Égypte, vous y verrez un désert changé en un paradis, bien plus beau que tous les jardins du monde ; des troupes innombrables d’anges revêtus d’un corps ; des peuples entiers de martyrs ; des assemblées de vierges ; enfin toute la tyrannie du démon détruite, et le royaume de Jésus-Christ florissant de toutes parts.
Vous verrez cette Égypte, cette mère des poètes, des philosophes et des magiciens, qui se vantait d’avoir trouvé toutes sortes de superstitions, et de les avoir enseignées aux autres, se glorifier maintenant d’être la fidèle disciple des pêcheurs, renoncer à toute la science de ces faux sages ; avoir toujours dans les mains les écrits d’un publicain et d’un faiseur de tentes, et mettre toute sa gloire dans la croix de Jésus-Christ, Ce sont les miracles que l’Égypte fait voir, non seulement dans ses villes, mais plus encore dans ses déserts. On y voit de tous côtés les soldats de Jésus-Christ, une assemblée royale et auguste de solitaires et une image de la vie des anges.
Cette gloire n’est point particulière aux hommes, les femmes la partagent avec eux. Elles n’ont pas moins de force que les hommes, non pour monter à cheval, et pour savoir se bien servir des armes, comme l’ordonnent les plus graves d’entre les législateurs et les philosophes grecs, mais pour entreprendre une guerre bien plus rude et bien plus pénible, qui leur est commune avec les hommes. Car elles ont comme eux à combattre le démon même, et les puissances des ténèbres ; sans que la faiblesse de leur sexe leur puisse interdire ces combats, parce qu’ils ne demandent point la force du corps, mais la bonne disposition de l’âme et du cœur. C’est pourquoi on a vu souvent dans cette sorte de guerre, les femmes témoigner plus de courage et de générosité que les hommes, et remporter de plus glorieuses victoires.
5. Le ciel n’éclate pas d’une aussi grande variété d’étoiles, que les déserts de l’Égypte ne brillent aujourd’hui par une infinité de monastères, et de maisons saintes. Celui qui se souviendra quelle était autrefois cette Égypte si rebelle à Dieu, si plongée dans la superstition ; qui adorait jusqu’à des chats ; et qui avait une frayeur respectueuse pour des poireaux et pour des oignons : comprendra en la comparant avec ce que nous y voyons maintenant, quelle est la force et la toute-puissance de Jésus-Christ. Nous n’avons pas même besoin de rappeler en notre mémoire les siècles passés, pour concevoir quel a été l’excès des superstitions de l’Égypte il n’en reste encore aujourd’hui que trop de traces parmi ses habitants.
Cependant ceux mêmes qui se plongeaient autrefois dans des dérèglements si étranges, ne s’occupent maintenant que des choses du ciel, et de ce qui est au-dessus du ciel. Ils ont en horreur les coutumes impies de leurs pères. Ils ont compassion de leurs aïeux, et ils n’ont que du mépris pour tous leurs sages, et leurs philosophes. Car ils ont enfin reconnu par expérience, que les maximes de ces sages n’étaient que des imaginations de personnes ivres, ou des contes semblables à ceux que les vieilles femmes font aux enfants ; mais que la sagesse véritable et digne du ciel était celle que des pêcheurs leur ont enseignée. C’est pourquoi ils joignent à l’amour extrême de la vérité, l’éclat d’une vie très réglée et très parfaite. Après s’être dépouillés de tout, et s’être crucifiés au monde, ils portent encore leur zèle plus loin ; et ils travaillent de leurs propres mains, pour gagner de quoi soulager les pauvres. Ils ne prétendent point que, parce qu’ils jeûnent ou qu’ils veillent, ils doivent être oisifs durant le jour ; mais ils emploient la nuit à chanter des hymnes et à veiller, et le jour à prier et à travailler des mains, imitant en cela le zèle du grand Apôtre. Car si lorsque toute la terre le regardait comme le prédicateur de la vérité, il a voulu néanmoins s’occuper comme un artisan, et travailler de ses mains, jusqu’à passer les nuits sans dormir pour gagner de quoi soulager les pauvres : combien plus, disent ces saints hommes, nous qui jouissons de la solitude, et qui n’avons rien de commun avec le tumulte des villes, devons-nous consacrer ce repos à quelque travail utile et spirituel ?
Rougissons donc ici nous autres, et pauvres et riches, de ce que pendant que ces saints solitaires, qui n’ont rien que leurs corps et que leurs bras, se font violence pour trouver dans leur travail de quoi faire subsister les pauvres : nous au contraire qui avons tant de bien dans nos maisons, n’employons pas seulement notre superflu pour le soulagement des misérables. Comment excuserons-nous une si grande dureté ? Comment pourrons-nous en obtenir le pardon ?
Souvenez-vous combien ces Égyptiens autrefois étaient avares ; combien ils étaient esclaves de l’intempérance de la bouche, et des autres vices. Il y avait là, comme dit l’Écriture, « des marmites pleines de viande (Ex. 16,3) », que les juifs même regrettaient dans le désert. L’intempérance donc dominait dans l’Égypte. Et cependant lorsqu’ils l’ont voulu, ils se sont convertis et se sont changés, et étant embrasés du feu de Jésus-Christ, ils se sont aussitôt élevés au ciel. Après avoir été et plus colères et plus voluptueux que les autres peuples, ils imitent maintenant les anges par leur tempérance, et par toutes leurs autres vertus.
Tous ceux qui ont été en ce pays, savent que ce que je dis est vrai. Mais si quelqu’un n’a pas eu le bonheur de voir ces saints monastères, qu’il considère le grand et le bienheureux Antoine, qui est encore maintenant l’admiration de toute la terre, et que l’Égypte a produit presque égal aux apôtres. Qu’il se souvienne que ce saint homme est né du même pays que Pharaon, sans que pour cela il en ait été moins saint. Il a même été digne que Dieu se soit montré à lui d’une manière toute particulière, et toute sa vie n’a été qu’une pratique très-exacte de ce que Jésus-Christ ordonne dans l’Évangile.
Ceux qui liront sa Vie reconnaîtront la vérité de ce que je dis, et ils y verront en beaucoup d’endroits qu’il a eu le don de prophétie. Car il a découvert et prédit les maux que l’hérésie arienne produirait dans l’Église, Dieu les lui révélant dès lors, et lui mettant tout l’avenir devant les yeux. Il est constant qu’outre toutes les autres preuves de la vérité de l’Église, celle-ci en est une bien claire, qu’on ne voit point parmi tous les hérétiques un seul homme qui soit semblable à celui-ci. Et afin que vous ne m’en croyiez pas seul, lisez le livre de sa Vie, où vous verrez toutes ses actions en détail, et où vous trouverez beaucoup de choses qui vous, porteront au comble de la vertu.
Méditons cette vie si sainte, et ayons soin en même temps de l’imiter, sans nous excuser jamais, ou sur le lieu où nous vivons ; ou sur notre mauvaise éducation ; ou sur le dérèglement de nos pères. Car si nous veillons exactement sur nous-mêmes, nulle de ces choses ne nous pourra nuire. Abraham avait un père impie et idolâtre, et il ne fut pas néanmoins l’héritier de son [impiété. Ezéchias était fils du détestable roi Achas, et cela ne l’empêcha pas de devenir l’ami de Dieu. Joseph au milieu même de l’Égypte, s’acquit la couronne d’une inviolable chasteté. Et ces trois jeunes hommes au milieu de Babylone, et au milieu de la cour, ne laissèrent pas parmi ces viandes délicieuses dont leur table était servie, de conserver un amour ferme et inébranlable pour la plus haute vertu. Ainsi Moïse vécut dans l’Égypte, et Paul dans tous les endroits de la terre, sans que leur vertu ait été moins parfaite pour avoir vécu parmi des méchants.
Représentons-nous ces exemples, mes frères, cessons d’alléguer ces vaines excuses ; retranchons tous ces faux prétextes ; embrassons généreusement tous les travaux nécessaires, pour nous établir dans une vie sainte. C’est ainsi que nous obligerons Dieu à nous aimer de plus en plus, que nous le porterons à nous soutenir dans nos combats, et que nous recevrons enfin ces biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE IX.[modifier]


« ALORS HÉRODE VOYANT QUE LES MAGES S’ÉTAIENT MOQUÉS DE LUI, ENTRA EN UNE EXTRÊME COLÈRE, ET ENVOYANT DE SES GENS, IL FIT TUER TOUS LES ENFANTS QUI ÉTAIENT DANS BETHLÉEM ET DANS TOUT LE PAYS D’ALENTOUR, ÂGÉS DE DEUX ANS ET AU-DESSOUS, SELON LE TEMPS QU’IL S’ÉTAIT FAIT MARQUER EXACTEMENT PAR LES MAGES », ETC. (CHAP II, v. 16, JUSQU’AU CHAP. III)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Colère d’Hérode, il massacre les Innocents.
  • 2. L’orateur repousse divers reproches faits à la divine providence, à propos du massacre des jeunes enfants de Bethléem. – Ceux qui supportent courageusement l’injustice n’en sont point lésés, quoiqu’ils paraissent l’être.
  • 3. L’historien Josèphe et le roi Hérode. – Dieu accomplit ses desseins par les efforts que font les hommes pour les entraver et les contrarier.
  • 4. La paix succède à l’épreuve.
  • 5. et 6. Qu’il ne faut point s’enorgueillir des avantages de la naissance et des richesses.


1. Hérode ne devait point ainsi entrer en colère. Il devait craindre, s’humilier, et reconnaître la vanité de son entreprise. Mais rien ne l’arrête. Car lorsqu’une âme est une fois devenue impie et désespérément malade, elle rejette tous les remèdes que Dieu lui offre pour la guérir. Considérez donc combien ce prince ajoute à ses premiers crimes, prolonge la chaîne de ses homicides, et se jette de lui-même de précipice en précipice. Sa colère, son envie est comme un démon qui l’agite et qui le transporte, sans que rien puisse l’arrêter. L’insensé se déclare contre la nature même ; et furieux d’avoir été joué par les mages, il tourne sa fureur contre des enfants innocents. Il semble qu’il veuille faire dans la Judée, ce que Pharaon fit autrefois dans l’Égypte. « Hérode envoyant de ses gens », dit l’Évangile, « fit tuer tous les enfants qui étaient dans Bethléem, et dans tous le pays d’alentour, âgés de deux ans et au-dessous, selon le temps qu’il s’était fait marquer exactement par les mages. » Prêtez-moi ici toute votre attention. Plusieurs parlent bien légèrement de ces enfants, leur sort, à les en croire, accuserait la justice divine. Les plus modérés d’entre eux suspendent seulement leur jugement ; mais les autres sont plus hardis et plus emportés. Permettez que nous nous arrêtions un peu sur ce sujet, afin de guérir les uns de leur ignorance et de leur doute, et les autres de leur excès et de leur folie. Si l’on ose accuser Dieu d’avoir laissé tuer ces enfants, qu’on l’accuse donc aussi de la mort du soldat qui gardait saint Pierre. Comme ces petits enfants meurent ici au lieu de l’enfant Jésus, qui se sauve et qu’on voulait perdre ; de même lorsque saint Pierre fut délivré par un auge de ses chaînes et de sa prison, le tyran qui ressemblait à celui-ci et de nom et de cruauté, ne l’ayant point trouvé, fit mourir à sa place les soldats qui le gardaient.
Mais à quoi sert cet exemple, me direz-vous ? C’est augmenter la difficulté et non pas la résoudre. Je vous le dis aussi à ce dessein, et si je joins une seconde difficulté à la première, c’est afin de répondre en même temps à toutes les deux, Quelle est donc cette réponse ; et que pouvons-nous dire de probable sur ce sujet ? C’est que ce n’est point l’enfant Jésus qui cause la mort de ces enfants, mais la seule cruauté d’Hérode ; comme ce ne fut point saint Pierre qui fit mourir les soldats, mais la brutalité du prince. S’il eût trouvé les portes de la prison brisées, ou les murailles percées, Hérode aurait eu peut-être un juste sujet de condamner la négligence des gardes. Mais puisque tout était dans le même état, les portes toujours fermées, tas soldats encore munis des chaînes dont on les avait liés avec l’Apôtre, il devait conclure, s’il eût pu juger sainement des choses, que ce n’était point là l’ouvrage de la force et de l’artifice des hommes, mais l’effet d’une puissance tout extraordinaire et toute divine. Il devait adorer l’auteur d’un si grand miracle au lieu d’exercer sa cruauté sur les soldats. Dieu, dans l’opération de ce miracle, avait fait ce qu’il fallait, non seulement pour ne pas exposer les gardes à la mort, mais encore pour amener le prince à la connaissance de la vérité. Si le tyran persista dans son impiété, pourquoi attribuer au sage médecin des âmes, à celui qui est bienfaisant en toutes ses œuvres, un mal qui n’est arrivé que par le dérèglement du malade ?
Nous pouvons dire la même chose ici. Pourquoi, ô Hérode, vous mettez-vous en colère, lorsque vous vous croyez trompé par les mages ? Ne savez-vous pas que cet enfantement est divin ? N’avez-vous pas assemblé les prêtres et les scribes’? N’ont-ils pas fait voir que le prophète avait jugé par avance de cette affaire, et que longtemps auparavant il avait prophétisé cette naissance ? N’avez-vous pas vu cet admirable rapport du présent avec le passé ? N’avez-vous pas su qu’une étoile avait conduit les mages ? N’avez-vous pas rougi du zèle de ces étrangers ? N’avez-vous pas admiré leur liberté de langage ? N’avez-vous pas tremblé à l’oracle du prophète ? N’avez-vous pas dû comprendre aisément quelle devait être la suite de tant de merveilles ? Ne jugiez-vous pas de l’avenir par le passé ? Pourquoi donc toutes ces choses ne vous faisaient-elles pas conclure en vous-même, que ce n’était point là l’ouvrage de la tromperie des mages, mais de la puissance de Dieu, qui conduisait tout avec une admirable sagesse ? Mais quand même les mages se seraient joués de vous, pourquoi vous en prendre à ces enfants, qui ne vous ont fait aucun mal ?
2. Fort bien, direz-vous, vous montrez parfaitement qu’Hérode était un homme de sang, et que sa cruauté est inexcusable ; mais vous n’avez pas résolu l’objection concernant l’injustice du fait. C’était Hérode qui commettait l’injustice, soit, mais pourquoi Dieu la laissait-il commettre ?
Que répondrai-je ici, sinon ce que j’ai coutume de vous représenter souvent, et dans l’église et partout ailleurs, et que je vous prie de bien retenir ? Car c’est une règle qui doit vous servir pour d’autres semblables difficultés. Voici donc ce que je vous réponds. Il se trouve beaucoup de personnes qui veulent faire du mal aux autres. Mais je soutiens qu’il n’y a point d’homme qui puisse faire un mal véritable à un autre homme. Et pour ne pas vous tenir en suspens, je dis en un mot, que, qui que ce soit d’entre les hommes qui nous offense, Dieu tourne le mal qu’il nous fait à notre avantage, et s’en sert ou pour nous pardonner ou pour augmenter notre récompense. Afin d’éclaircir ce que je dis, je vous en, donne un exemple. Supposons qu’un serviteur soit redevable d’une somme considérable à son maître, que des hommes injustes le maltraitent, qu’on lui ravisse une partie de ce qu’il a ; supposons encore que le maître puisse empêcher le vol, commander la restitution, et qu’au lieu d’agir de la sorte, il prenne sur ses comptes pour dédommager son serviteur, pourrait-on dire que : celui-ci a été lésé ? pas le moins du monde. Mais si le maître remet au serviteur plus qu’on ne lui a pris, celui-ci n’aura-t-il pas gagné au lieu de perdre. Évidemment si.
Ayons ces pensées dans les maux dont on nous afflige injustement. Soyons certains que les afflictions ou nous obtiendront la rémission de tous nos péchés, ou que si nos péchés ne sont pas en si grand nombre qu’elles, elles nous mériteront une plus riche couronne. Vous en avez la preuve dans ce que dit saint Paul de celui qui était tombé dans la fornication : « Livrez », dit-il, « cet homme à Satan pour faire mourir sa chair, afin que son âme soit sauvée. » (1Cor. 5,5) Vous me direz qu’il s’agit ici des maux que nos ennemis nous font souffrir, et non pas des corrections que nos pasteurs nous imposent avec justice. Mais si vous voulez considérer avec soin les uns et les autres, vous n’y trouverez aucune différence. Notre difficulté était de savoir si le mal qu’on souffre est véritablement un mal pour celui qui Je souffre. Mais je puis vous apporter un exemple qui se rapproche davantage de la question qui nous occupe. Souvenez-vous de David insulté dans son malheur par ce Séméi qui faisait pleuvoir sur lui les plus violentes injures ; ses soldats voulaient tuer cet insulteur, mais il les retint, et leur dit : « Laissez-le faire, laissez-le maudire. Peut-être que le Seigneur regardera mon affliction, et qu’il me fera quelque grâce pour ces malédictions que j’endure. » (2Sa. 16,40) C’est ce qu’il dit aussi dans ses psaumes : « Voyez combien mes ennemis se sont multipliés, et combien est injuste la haine qu’ils me portent et remettez-moi tous mes péchés. » (Ps. 24,48, 49) Le Lazare de même entra dans le repos ; parce qu’il avait souffert en cette vie une infinité de maux. Ceux donc à qui on veut faire du mal, n’en reçoivent point en effet, s’ils le souffrent avec patience ; au contraire ce mal se change pour eux en un grand bien, soit que Dieu les châtie par l’affliction, ou que le démon les persécute.
Mais quels crimes, me direz-vous, ces enfants avaient-ils fait pour qu’ils dussent les expier par une mort si sanglante ? Ce que vous dites peut être vrai pour les personnes avancées en âge, et qui ont commis beaucoup de péchés ; mais pour ces innocents qui meurent dans le berceau, quel péché avaient-ils pu faire, qui dût être lavé de leur sang ? – Souvenez-vous que je vous ai dit, que si l’injustice qu’on nous fait, ne trouvait point de péchés à punir en nous, elle nous mériterait une grande récompense. Quel mal est-il donc arrivé à ces enfants, lorsque, mourant pour un tel sujet, ils ont passé par une mort si prompte, comme par une courte tempête, au port éternel d’une heureuse paix ?
Ils eussent pu, dites-vous, devenir de grands saints, s’ils eussent longtemps vécu. Mais croyez-vous que leur récompense ait été médiocre, pour avoir été tués à la place de Jésus-Christ ? Et nous pouvons dire encore que si Dieu eût prévu que ces enfants eussent dû s’élever un jour à un grand mérite, il n’eût pas permis qu’ils eussent été tués dans le berceau. Car s’il tolère avec une patience si infatigable, ceux même qu’il sait devoir toujours demeurer dans le crime, il aurait bien plutôt empêché la mort de ceux-ci, s’il avait prévu qu’ils dussent un jour parvenir à un haut degré de vertu.
3. Voilà ce que nous pouvons dire sur ce sujet, mais il y a d’autres raisons bien plus secrètes de cette conduite, qui ne sont connues que de Celui qui a réglé ces événements, avec une providence incompréhensible. Remettant donc à Dieu la connaissance exacte et entière de ce secret, passons à la suite et apprenons de l’affliction des autres à souffrir avec courage tous les maux qui pourront nous arriver. Quelle tragique calamité en effet frappa alors Bethléem, où l’on voyait de tous côtés les enfants arrachés du sein de leur mère pour être cruellement immolés à la fureur d’un tyran !
Que, si vous êtes encore faible, si souffrir avec patience et sans se plaindre vous semble une sagesse au-dessus de vos forces, jetez les yeux sur la mort d’Hérode et respirez un peu à cette vue. La justice de Dieu fut prompte à le frapper, elle lui infligea une punition proportionnée à son crime, en lui faisant souffrir une mort cruelle, plus déplorable que tout ce qu’il fait endurer à ces innocents ; elle l’accabla de mille maux, que savent ceux qui ont lu son histoire dans Josèphe. Je ne la rapporte point ici pour n’être pas trop long et pour ne pas interrompre la suite de notre Évangile. « Ce fût alors qu’on vit l’accomplissement de ce qui avait été prédit par le prophète Jérémie. – Un grand bruit a été entendu en Rama, on y a entendu des plaintes, des pleurs et des cris lamentables ; Rachel pleurant ses enfants et ne voulant point recevoir de consolation parce qu’ils ne sont plus. » Comme l’Évangéliste avait rempli l’esprit du lecteur d’horreur et d’épouvante, en lui représentant un carnage si inhumain, si injuste, si cruel et si barbare, il le console ensuite en disant qu’il n’était point arrivé, ou par l’impuissance, ou par l’ignorance, de Dieu ; puisqu’au contraire il l’avait prévu longtemps auparavant et l’avait prédit par son prophète. Relevez donc votre courage, ne craignez plus lorsque vous jetez les yeux sur cette providence de Dieu, qui se montre également et dans ce qu’elle fait elle-même et dans ce qu’elle laisse faire aux hommes. C’est ce que Jésus-Christ disait autrefois à ses apôtres. Après leur avoir prédit qu’ils seraient traînés devant les tribunaux et menés au supplice ; que toute la terre s’élèverait contre eux et leur ferait une guerre irréconciliable, il ajoute aussitôt pour les consoler : « N’est-il pas vrai qu’on a deux passereaux pour une obole ? Et néanmoins il n’en tombe pas un seul sur la terre, sans la volonté de votre Père céleste. » (Mt. 10,29) Il leur parlait de la sorte, pour leur apprendre que rien ne lui est caché ; et qu’il voit tout, quoiqu’il ne fasse pas tout. Ne craignez point, leur dit-il, ne vous troublez point. Celui qui voit ce que vous souffrez et qui le pourrait empêcher s’il le voulait, montre assez que s’il permet que vous souffriez quelque chose, c’est parce qu’il a soin de vous et qu’il vous aime. Ce sont les sentiments que nous devons avoir dans toutes nos afflictions, et nous y trouverons toute la consolation que nous pouvons souhaiter.
Mais quelqu’un dira peut-être : Qu’a de commun Rachel avec Bethléem ? Rachel, » dit l’Évangile, « pleure ses enfants. » Qu’a aussi de commun Raina avec Rachel ? Rachel, mes frères, était la mère de Benjamin, et elle fut enterrée après sa mort dans un champ près de Bethléem. Comme donc son sépulcre était fort proche, que ce champ était échu à la tribu de Benjamin et que Rama était aussi de cette même tribu, l’Évangile appelle ces petits innocents les enfants de Rachel, à cause du chef de cette tribu et du lieu de sa sépulture. Et pour marquer que cette plaie était cruelle et incurable, il ajoute : « Elle n’a point voulu se consoler parce qu’ils ne sont plus. »
Nous apprenons encore ici ce que j’ai déjà dit, que nous ne devons jamais nous troubler, lorsqu’il nous arrive des choses contraires aux promesses que Dieu nous a faites. Car aussitôt que Celui qui venait pour sauver son peuple, ou plutôt toute la terre, est né, considérez par quelles épreuves il commence un si grand œuvre. Sa mère s’enfuit, son pays tombe dans la dernière affliction, on fait un carnage d’enfants le plus lamentable qu’on eût jamais vu, et on n’entend de toutes parts que les pleurs, les soupirs et les cris des mères désespérées. Cependant ne vous troublez point. Dieu d’ordinaire accomplit ses desseins par des voies qui leur semblent tout opposées, pour nous faire admirer davantage sa toute-puissance. C’est ainsi qu’il a formé ses disciples, les préparant à de grandes actions par des moyens qui semblent tout contraires à ce dessein, afin que ce miracle parût plus grand. Car en souffrant les fouets, les exils et mille autres maux, ils sont devenus les maîtres de ceux même qui les ont traités de cette sorte.
4. « Depuis, Hérode étant mort, un ange du « Seigneur apparut aussitôt en songe à Joseph qui était en Égypte (19). Et lui dit : Levez-vous et prenez l’enfant et sa mère et allez dans la terre d’Israël (20). » « Et Joseph s’étant levé, prit l’enfant et sa mère, et s’en vint en la terre d’Israël (21). » L’ange ne dit plus ici : « Fuyez », mais, « allez. »Vous voyez encore que le calme succède à l’orage et que l’orage revient après le calme. Car en quittant cette terre étrangère, il retourne dans son pays, où il apprend la mort funeste de ce meurtrier de tant d’enfants. Mais dès qu’il y est arrivé, il trouve encore un reste de ses précédents périls, le fils du tyran était vivant et régnait en Judée. « Mais ayant appris qu’Archélaüs régnait en Judée à la place d’Hérode son père, il appréhenda d’y aller, et ayant été averti en songe de la part de Dieu, il se retira au pays de Galilée (22). » Mais comment Archélaüs régnait-il dans la Judée, puisqu’il est dit dans l’Évangile que Ponce-Pilate en était gouverneur ? Il n’y avait pas longtemps qu’Hérode était mort et son royaume n’était pas encore divisé en plusieurs parties. Donc pour un temps Archélaüs régnait au lieu d’Hérode, qui est appelé son père, pour le distinguer d’un autre Hérode, fils de ce premier et frère d’Archélaüs.
Mais, dira quelqu’un, si Joseph craignait d’aller en Judée à cause d’Archélaüs, il devait craindre aussi la Galilée à cause d’Hérode son frère, et fils du tyran. Je réponds que Joseph se mettait suffisamment à couvert de ce qu’il pouvait craindre, en ne demeurant point dans la Judée ; parce que toute la fureur d’Hérode était tombée sur Bethléem, et sur le pays d’alentour. Archélaüs croyait qu’après ces sanglantes précautions il n’y avait plus rien à craindre ; et que cet enfant qu’on cherchait seul, avait été tué avec les autres. D’ailleurs après avoir vu son père finir sa vie comme il l’avait finie, il devait craindre de continuer ses excès, et de lutter avec lui de cruauté. « Et il vint demeurer en une ville appelée Nazareth, afin que ce qui avait été dit par le prophète fût accompli : Il sera appelé Nazaréen ; » Joseph vient à Nazareth, pour éviter le péril, et pour revoir son pays qui lui était cher ; et pour le faire avec plus de sûreté, il en reçoit l’ordre d’un ange. Saint Luc ne dit point que Joseph soit allé là par le commandement de l’ange : mais seulement que la purification de la Vierge ayant été accomplie, ils s’en retournèrent à Nazareth. Que dirons-nous pour concilier ces deux Évangélistes, sinon que le retour à Nazareth dont parle saint Luc précéda la fuite en Égypte : Car Dieu ne leur commanda pas d’aller en Égypte avant la purification, de peur que la loi ne fût violée en quelque chose ; mais cette cérémonie une fois accomplie, ils retournèrent d’eux-mêmes à Nazareth, où ils reçurent l’ordre de fuir en Égypte. Et ce fut au retour de ce bannissement que l’ange leur ordonna de demeurer en Nazareth, où ils étaient retournés d’eux-mêmes la première fois, par le plaisir qu’ils avaient de demeurer en leur pays. Comme ils n’étaient venus à Bethléem que pour obéir au commandement de l’empereur, sans y trouver presque de lieu pour s’y loger : aussitôt ils s’en retournèrent à Nazareth ; c’est pourquoi l’ange au retour de l’Égypte pour les mettre plus en repos, les renvoie encore en leur pays. Ce qui ne se fait pas sans une grande raison, puisque les – prophètes l’avaient prédit : « Afin d’accomplir », dit l’Évangile, « ce qui avait été prédit par les prophètes : Il sera appelé Nazaréen. »
Quel est le prophète qui a dit cela ? Ne soyez point en ceci trop curieux ni trop pointilleux. Car il y a beaucoup de prophéties qui se sont perdues, comme on en peut juger par le livre des Paralipomènes. La négligence et la paresse des Juifs a laissé perdre beaucoup de livres saints, comme leur impiété en a brûlé et détruit un grand nombre. Le prophète Jérémie se plaint de leur impiété ; et leur négligence est attestée dans le quatrième livre des R. où il est marqué qu’après un long temps on eut peine à trouver le livre du Deutéronome, qui avait été caché en terre, et dont les caractères étaient presque effacés. Si lorsque leur pays était en paix, ils ont laissé périr ces livres si saints : combien l’auront-ils fait davantage au milieu de tant d’irruptions des peuples étrangers ? Rien n’est plus certain, les prophètes avaient prédit que Jésus-Christ serait appelé Nazaréen », et c’est pourquoi les apôtres lui donnent souvent ce nom.
Les Juifs étaient donc excusables, me direz-vous, de ne pouvoir comprendre la prophétie de Bethléem ? Nullement. C’était au contraire cela même qui devait exciter leur curiosité, ils auraient dû chercher à concilier entre eux des oracles qui paraissaient se combattre. C’est le nom de Nazareth qui détermina Nathanaël à s’enquérir de Jésus, et il vint disant : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » (Jn. 1,46) Car ce lieu était petit et méprisable ; et non seulement ce lieu, mais tout le pays de la Gaulée. C’est pourquoi les Pharisiens dirent à Nicodème : « Lisez bien l’Écriture, et vous trouverez qu’il ne doit point sortir de prophète de la Galilée. » (Jn. 7,12) Cependant Jésus-Christ ne rougit point d’être appelé de ce nom, pour nous faire voir qu’il n’a nul besoin de tout ce qui paraît grand selon les hommes. Il choisit ses apôtres eu Galilée, pays méprisé des Juifs, pour ôter toute excuse aux personnes lâches, et pour leur apprendre que rien de tout ce qui est extérieur ne leur peut nuire, s’ils s’appliquent sérieusement à la vertu. C’est pourquoi le Fils de Dieu n’a point voulu avoir de maison qui fût à lui : « Le Fils de l’homme », dit-il, « n’a pas où reposer sa tête. » (Mt. 8,20) C’est pour ce même sujet qu’il s’enfuit lorsqu’Hérode le veut tuer ; qu’étant né il est mis dans une crèche ; qu’il demeure dans une hôtellerie, et qu’il choisit une mère pauvre pour nous accoutumer à ne point rougir de toutes ces choses ; pour nous apprendre, dès son entrée en ce monde, à fouler aux pieds tout l’orgueil du siècle, et à ne rechercher que les biens de l’âme qui sont les vertus ?
5. Pourquoi, semble-t-il nous dire, être si fier de votre patrie, puisqu’en quelque lieu de la terre que vous soyez, je vous commande d’y demeurer comme un étranger ; puisque si vous m’obéissez, vous pouvez devenir si grand, que tout le monde ensemble ne sera pas digne de vous ? Pouvez-vous estimer ces choses, après que les philosophes païens les ont si méprisées, et qu’il les ont considérées comme étant hors de nous, et comme ne devant tenir que le dernier rang dans les biens du monde ?
Cependant saint Paul, dites-vous, ne rejette pas ces avantages, lorsqu’il dit : « Quant à l’élection divine Dieu les aime, à cause des « patriarches qui sont leurs pères. » (Rom. 11,28) Mais considérez je vous prie, à qui saint Paul parle ; et de qui il parle, et en quel temps. Il écrit à des païens, qui, devenus fidèles, s’enorgueillissaient de leur foi, traitaient les Juifs avec mépris, et les voulaient comme retrancher du rang des fidèles. C’est pourquoi saint Paul tâche de réprimer leur orgueil, et d’exciter en même temps les Juifs à la foi, et de les encourager à embrasser le culte de Jésus-Christ. Mais lorsqu’il parle des plus grands hommes de l’Ancien Testament, voyez ce qu’il en dit : « Ceux », dit-il, « qui parlent de la sorte font bien voir qu’ils cherchent leur patrie. Que s’ils avaient dans l’esprit celle d’où ils étaient sortis, ils auraient eu assez de temps pour y retourner ; mais ils en désirent une meilleure, qui est la patrie céleste. » (Héb. 2,14-15) Et un peu auparavant : « Tous ceux-ci sont morts dans la foi « n’ayant point reçu les biens que Dieu leur avait promis ; mais les voyant et comme les « saluant de loin. » (Id. 13)
Saint Jean dit aussi à ceux qui venaient à son baptême : « Ne dites point : Nous avons Abraham pour père. » (Lc. 3,2) Et saint Paul : « Tous ceux qui sont d’Israël ne sont pas Israélites, et les enfants de la chair ne sont pas les enfants de Dieu. » (Rom. 9,6) Quel avantage ont tiré les fils de Samuel d’avoir été les enfants d’un tel père, sans être les héritiers de sa vertu ? De quoi a-t-il servi aux enfants de Moïse de l’avoir eu pour père, puisqu’ils ont dégénéré de son zèle ? C’est pourquoi ils ne furent point les successeurs de son autorité après sa mort, parce qu’ils s’étaient contentés d’être ses enfants de nom ; et le gouvernement du peuple passa aux mains d’un autre qui était son fils, non par sa naissance, mais par sa vertu. Timothée était fils d’un païen, en quoi son origine lui a-t-elle nui ? Quel gain le fils de Noé a-l-il retiré de la vertu de son père, puisque de libre qu’il était, il n’a pas laissé de devenir esclave ? Illustre exemple qui prouve que la noblesse du père ne suffit pas toujours à préserver le fils de toute déchéance ; le dérèglement de la volonté prévalut alors sur la loi de la nature, et non seulement priva ce fils coupable des avantages de sa naissance, mais lui fit perdre jusqu’à la liberté.
Esaü n’était-il pas aussi fils d’Isaac, et chéri très particulièrement de son père ? Isaac ne voulait-il pas lui donner sa bénédiction comme à son aîné ; ce qui portait aussi Esaü à lui complaire en toutes choses ? Cependant parce qu’il était méchant, ces avantages ne lui servirent de rien. Quoique la nature lui eût donné le droit d’aînesse, et que son père voulût le lui conserver, il perdit tout, parce qu’il n’avait pas Dieu pour lui. Mais, pour ne point parler davantage de quelques particuliers, les Juifs ont été les enfants de Dieu, et cependant ce titre si glorieux leur a été inutile. Si donc ceux mêmes qui deviennent enfants de Dieu, à moins que de répondre à la dignité d’une si haute naissance, en sont encore punis davantage : comment pouvez-vous vous vanter de la noblesse de vos pères et de vos ancêtres ?
Ce que je dis n’est pas moins vrai dans le Nouveau que dans l’Ancien Testament : « Tous ceux qui l’ont reçu », dit saint Jean : « ont eu de Dieu la puissance de devenir les enfants de Dieu. » (Jn. 1,12) Cependant saint Paul déclare que cette divine adoption sera inutile à plusieurs d’entre eux, lorsqu’il dit : « Si vous vous faites circoncire, Jésus-Christ ne vous servira de rien. » (Gal. 5,2) Que s’il ne sert de rien d’être à Jésus-Christ à ceux qui ne veillent pas à la garde de leurs âmes, de quoi leur pourra-t-il servir d’être nés d’un homme ? Ne soyons donc orgueilleux ni de notre naissance, ni de nos richesses, et méprisons ceux qui ont cet orgueil.
Ne soyons pas honteux d’être pauvres, travaillons à devenir riches en bonnes œuvres. Fuyons cette pauvreté, qui est la compagne des vices, et qui réduisit à une si extrême indigence le riche de l’Évangile. Car il ne put pas seulement obtenir une goutte d’eau, quoiqu’il la demandât avec tant d’instance. Quel est l’homme parmi nous qui soit aussi pauvre que ce riche l’était alors ? Ceux-mêmes qui meurent de faim ont au moins de l’eau, et non seulement par gouttes, mais en abondance, sans parler des autres soulagements. Mais ce mauvais riche est pauvre, jusqu’à n’avoir pas même cette goutte qu’il demande ; et ce qui est encore plus horrible, jusqu’à n’avoir pas le moindre soulagement dans ses maux.
Pourquoi avons-nous tant d’avidité pour les richesses, puisqu’elles ne peuvent nous faire acquérir le ciel ? Si un roi de La terre déclarait que nul d’entre les riches ne serait en honneur dans sa cour, et n’y aurait aucune charge, tout le monde ne renoncerait-il pas aux richesses ? Quoi ! le danger d’être mal à la cour d’un prince, nous rendrait les richesses méprisables ; et quand le roi du ciel nous crie tous les jours : « Qu’il est difficile qu’un riche entre dans les cieux », nous hésitons, et nous ne renonçons pas à tout, pour pouvoir entrer avec confiance dans ce royaume éternel ?
6. Après cela serons-nous excusables d’amasser ainsi avec tant d’ardeur ce qui ne peut servir qu’à nous fermer la porte du ciel ? Mais nous n’amassons pas seulement cet argent dans nos coffres, nous le cachons encore dans la terre, lorsque nous pourrions le donner à Dieu, qui nous le conserverait pour l’autre vie ? N’Êtes-vous pas semblables à un laboureur, qui ayant reçu du blé pour le semer dans une terre bien préparée, le jetterait dans un lac où il périrait aussitôt, bien loin d’y pouvoir porter aucun fruit ?
Mais que disent ces personnes, lorsque nous leur faisons ce reproche ? Ce n’est pas pour nous une petite consolation, disent-elles, de voir chez nous ces trésors en assurance. C’est au contraire une grande consolation de savoir qu’on n’a point de trésor à garder chez soi. Car si vous ne craignez plus la famine, vous ne pouvez néanmoins éviter d’autres craintes plus fâcheuses ; la mort, la guerre, et les violences secrètes de vos ennemis. S’il arrive une famine, le peuple, pressé par le besoin, viendra à main armée envahir votre demeure. Ainsi vous contribuez vous-même par votre avarice à affamer toute une ville, et vous exposez votre maison à un plus grand mal que n’est celui que la faim et la pauvreté vous auraient pu faire.
Je n’ai point encore ouï dire de notre temps, que quelque pauvre soit tout à coup mort de faim. Il y a une infinité de remèdes contre ce mal. Mais je puis faire voir combien de personnes ont été tuées, ou en secret ou en public, pour leurs biens et leurs richesses, ou pour des sujets semblables. On en voit mille exemples dans les rues, dans les places publiques, et dans les, lieux même où l’on exerce la justice. Toute la terre en est pleine. Mais que dis-je, toute la terre ? La mer même est très souvent teinte du sang de ceux qui, y vont chercher des richesses. Tel s’expose sur la mer pour chercher de l’or, qui y trouve un pirate qui le tue pour avoir cet or. Ainsi le même désir des richesses, qui fait l’un marchand, fait l’autre pirate et homicide. Qu’y a-t-il donc de plus perfide que l’argent, puisqu’il engage tant de monde, ou à des bannissements volontaires ; ou à des périls extrêmes, ou à des morts sanglantes et malheureuses ? « Qui aura compassion », dit l’Ecclésiaste, « de l’enchanteur qui est mordu d’un serpent ? »(Qo. 10,11) Il faudrait au moins que la connaissance qu’ont les hommes de la cruelle domination de l’avarice, les empêchât de s’y soumettre, et les délivrât d’une passion si violente et si tyrannique. Mais comment cela se peut-il faire, me dites-vous ? Vous le ferez si vous substituez à cet amour de l’or, un autre amour, le désir des choses du ciel. Celui qui soupire après ce royaume, se rit de la passion de l’avarice. Le véritable serviteur de Jésus-Christ ne sera jamais l’esclave, mais le maître de l’argent. Car pour l’ordinaire l’argent poursuit qui le fuit ; et fuit qui le cherche. II respecte moins celui qui le souhaite que celui qui le méprise. Il se moque de celui qui court après lui ; et non seulement il s’en moque, mais il le charge de mille chaînes.
Rompons, mes Frères, ces fers si pesants. Pourquoi asservissez-vous une âme raisonnable à une matière morte et sans raison, qui est la mère de mille maux ? Mais, ô folie inconcevable des hommes ! nous faisons la guerre à l’avarice en paroles, et elle nous assujettit en effet. Elle nous traîne partout après elle comme des âmes vénales ; et comme des esclaves qu’elle a achetés avec de l’argent. Y a-t-il rien au monde de plus honteux et de plus infâme pour des chrétiens ? si nous ne pouvons pas nous élever au-dessus d’une matière sans âme et sans mouvement, comment pourrons-nous vaincre ces puissances spirituelles qui nous attaquent ? Si nous ne pouvons mépriser un peu de terre, et quelques petites pierres qui ont de l’éclat ; comment nous assujettirons-nous les principautés et les puissances ? Comment pourrons-nous pratiquer la chasteté, si nous ne pouvons résister à l’avarice ? Si l’éclat de l’argent nous fascine, comment résisterons-nous à l’attrait d’un beau visage ? Il y en a même qui sont tellement passionnés pour l’argent, qu’ils ne peuvent le regarder sans en être transportés, et qu’ils disent en plaisantant « que la vue de l’or est la joie des yeux. » Ne faites pas de ces plaisanteries, ô homme. Rien au contraire n’est plus pernicieux pour les yeux du corps et de l’âme, qu’un regard de convoitise jeté sur l’argent. C’est un tel regard qui a éteint les lampes des vierges folles, et qui les a exclues de la chambre de l’époux. Cette vue de l’or que vous dites être si agréable aux yeux, est ce qui a aveuglé Judas, qui lui a fermé le cœur pour ne pas se rendre à la voix de son maître ; qui l’a contraint de se tuer et de se perdre lui-même ; et qui a fait tomber en même temps ses entrailles sur la terre, et son âme dans l’enfer.
Qu’y a-t-il de plus funeste que cette passion ? Qu’y a-t-il de plus dangereux ? Je ne parle point de la matière même de l’or, je ne parle que du désir furieux qu’ont les hommes de le posséder. C’est cette, passion qui rougit si souvent la terre du sang des hommes, qui la remplit de meurtres ; et qui est plus cruelle que les bêtes les plus farouches. Car elle met en pièces tous ceux qu’elle possède, et ce qui est effroyable, elle les déchire sans qu’ils le sentent. Nous devrions, lorsque nous sommes exposés à ses violences, tendre la main à ceux qui passent, et les appeler à notre secours, et nous nous tenons au contraire heureux de ce qu’elle nous dévore, et nous aimons ses blessures, ce qui est le comble de tous les maux. Pénétrons-nous donc de ces vérités si utiles ; fuyons cette maladie incurable ; guérissons ces morsures envenimées ; et retirons-nous bien loin d’une peste si dangereuse : afin de pouvoir mener ici une vie tranquille, et obtenir un jour les trésors du ciel par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui est au Père, ainsi qu’à l’Esprit-Saint la gloire, la force, et l’honneur maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.

HOMÉLIE X.[modifier]


« EN CE TEMPS-LA JEAN-BAPTISTE VINT PRÊCHER AU DÉSERT DE LA JUDÉE EN DISANT : FAITES PÉNITENCE, CAR LE ROYAUME DES CIEUX EST PROCHE », ETC. (CHAP. 3,1, JUSQU’AU VERSET 7)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Pourquoi le Christ se fait baptiser à l’âge de trente ans. 2. Saint Jean et son Baptême.
  • 3. Accord de saint Jean-Baptiste et du prophète Isaïe.
  • 4. Genre de vie de saint Jean-Baptiste.
  • 5. La pénitence et les délices.
  • 6. Saint Chrysostome exhorte son peuple à la vie réglée, à la pénitence, à la patience dans les afflictions.


1. Quel est ce temps dont parle l’Évangéliste ? Car il ne marque pas le temps auquel Jésus étant encore enfant vint à Nazareth, puisque saint Jean ne vint que près de trente ans après, comme saint Luc le témoigne. Comment donc l’Évangéliste dit-il, « en ce temps-là ? » L’Écriture se sert d’ordinaire de cette manière de parler, non seulement lorsqu’elle joint une histoire à une autre qui l’avait immédiatement précédée, mais encore lorsqu’elle parle de choses qui ne sont arrivées que longtemps après. C’est ainsi que, Notre-Seigneur étant assis sur la montagne des Oliviers, ses disciples l’interrogèrent touchant la captivité de Jérusalem, et son dernier avènement, deux choses, vous le savez, très-éloignées l’une de l’autre. Et néanmoins après que Jésus-Christ eut achevé de leur parler de la destruction de Jérusalem, en passant du premier sujet au second, il dit : « Alors » il arrivera, etc, ne voulant pas dire que ces deux événements se suivraient sans intervalle, mais seulement que le dernier arriverait en son temps. C’est dans le même sens qu’on doit prendre ici ces paroles : « En ce temps-là », par lesquelles l’Évangéliste n’entend nullement exprimer la succession non interrompue des deux événements ; mais seule-ment distinguer le temps du second d’avec celui du premier.
Pourquoi Jésus-Christ laisse-t-il passer trente ans avant que de se faire baptiser ? C’est parce qu’après son baptême, il devait anéantir la loi. Il voulut d’abord s’y assujettir entièrement, et l’accomplir avec exactitude jusqu’à l’âge de trente ans, âge qui comporte tous les péchés que l’homme peut commettre, afin qu’on ne pût pas dire qu’il avait aboli la loi, parce qu’il n’avait pu l’accomplir. Car tout âge n’est pas attaqué par toutes sortes de vices. Les premières années de la vie sont remplies d’imprudence et de faiblesse d’esprit. L’âge un peu plus avancé, est plus sujet aux plaisirs et aux passions : et le reste de la vie est principalement exposé à l’avarice. C’est pour ce sujet que Jésus-Christ attend jusqu’à trente ans ; qu’il passe par la suite de tous les âges, en y accomplissant la loi très exactement ; et qu’il vient enfin au baptême, dernière observance qui doit compléter sa soumission à la loi antique. Je dis que le baptême était la dernière prescription légale qui lui restât à remplir, et j’en trouve la preuve dans ce qu’il dit lui-même à saint Jean : « Il faut que nous accomplissions ainsi toute la justice ; » comme s’il disait : Nous avons jusqu’ici accompli tout ce qui est commandé par la loi, sans violer la moindre de ses prescriptions. Il ne reste plus que cette seule satisfaction à lui accorder, il faut donc encore nous y soumettre afin d’accomplir ainsi toute justice. Car Jésus-Christ appelle ici « justice », l’accomplissement de toutes les ordonnances légales. C’est donc pour cette raison, comme nous venons de le faire voir, que Jésus-Christ vient aujourd’hui recevoir le baptême.
Mais d’où est venue l’institution de ce baptême ? Car saint Luc marque clairement que le fils de Zacharie ne l’a pas établi de lui-même, mais par le mouvement de Dieu:« Dieu », dit cet Évangéliste, « fit entendre sa parole, c’est-à-dire son ordre, à Jean fils de « Zacharie. » (Lc. 3,2) Et saint Jean dit de lui-même : « Celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, m’a dit : Celui sur qui vous verrez descendre et demeurer le Saint-Esprit, est celui qui baptise par le Saint-Esprit. » (Jean 1,23)
Pourquoi donc Dieu l’envoie-t-il baptiser ? Il nous le déclare lui-même, lorsqu’il dit : « Pour moi je ne le connaissais pas ; mais je suis venu baptiser dans l’eau, afin qu’il soit connu dans Israël. » (Id. 31) Mais si c’était là l’unique cause de son baptême, pourquoi saint Luc dit-il : « Que Jean vint dans tout le pays proche du Jourdain, prêchant le baptême de pénitence pour la rémission des péchés ; » quoique ce baptême ne donnât pas la rémission des péchés, qui était réservée à celui, que Jésus-Christ a institué depuis ? Car c’est en ce second baptême, que nous avons été ensevelis avec Jésus-Christ, et que notre vieil homme a été crucifié avec lui, et avant la croix de Jésus-Christ, il n’y a point eu de rémission des péchés, grâce qui est toujours attribuée au sang du Sauveur, comme saint Paul l’assure par ces paroles : « Vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés (1Cor. 6,11), e non par le baptême de Jean : « mais au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et par l’esprit de notre Dieu. » Et le même apôtre dit ailleurs : « Jean a prêché le baptême de la « pénitence. » Il ne dit pas de la rémission des péchés, « afin qu’on crût en celui qui devait venir après lui. » (Act. 13,24) Car, avant que l’hostie eût été offerte, que le Saint-Esprit fût descendu, que le péché eût été payé, l’inimitié entre Dieu et les hommes détruite, la malédiction levée, comment la rémission eût-elle pu avoir lieu ?
2. Pourquoi donc l’Évangéliste dit-il, « pour la rémission des péchés ? » Les Juifs avaient le cœur si dur, qu’ils n’avaient pas même le sentiment de leurs péchés. Leur aveuglement était tel, que, plongés dans les plus grands désordres, ils ne laissaient pas de se croire justes. C’est ce qui a été la principale cause de leur perte, et ce qui les a le plus empêchés d’embrasser la foi. Saint Paul leur fait ce reproche, lorsqu’il dit : « Qu’ayant ignoré la justice de Dieu, et cherchant à établir leur propre justice, ils n’ont pas été soumis à celle de Dieu. » (Rom. 10,3) Et ailleurs : « Que dirons-nous donc, sinon que les Gentils qui ne cherchaient point la justice, ont trouvé et embrassé la justice, et que les Juifs au contraire qui recherchaient la loi de la justice, ne sont point parvenus à la loi de la justice ? Pourquoi cela ? Parce qu’ils ne l’ont pas recherchée par la foi, mais comme s’ils eussent pu y parvenir par les œuvres de la loi. » (Rom. 19,30)
Comme c’était là la source de tous les maux des Juifs, saint Jean vient principalement pour les faire rentrer en eux-mêmes, et pour les rappeler à la connaissance de leurs fautes. Sa vie même et son vêtement prêchait la pénitence, et s’accordait parfaitement avec sa prédication, puisqu’il ne leur disait autre chose que ces paroles : « Faites de dignes fruits « de pénitence. » (Mt. 3,8) Saint Paul nous enseigne que ce qui a éloigné les Juifs de Jésus-Christ, c’est de n’avoir pas voulu reconnaître et condamner leurs péchés. Comme le souvenir et le regret de leurs fautes était le plus puissant aiguillon qui pût les porter à désirer un Sauveur, c’est pourquoi Jean vient au monde pour les faire entrer dans une disposition si sainte. Il les exhorte d’avoir recours à la pénitence, non pas pour être punis de leurs crimes, mais afin que leur pénitence les rendant plus humbles, et que s’accusant eux-mêmes de leurs désordres, ils se hâtassent de courir au pardon que Dieu leur offrait. C’est ce que l’Évangile marque très-exactement. Car après avoir dit : « Qu’il était venu prêcher le baptême de la pénitence dans le « désert de la Judée. » (Lc. 3,3) Il ajoute aussitôt : « Pour la rémission des péchés ; » comme s’il disait, qu’il est venu pour les exhorter à confesser leurs péchés, et à en faire pénitence, non pas pour les en punir, mais pour leur en faire recevoir plus aisément la rémission. Car s’ils ne se fussent point condamnés eux-mêmes, ils n’eussent point eu recours à la grâce ; et ne cherchant point la grâce du Sauveur, ils n’eussent pu obtenir la rémission de leurs péchés. Le baptême de saint Jean était donc une préparation à celui de Jésus-Christ. Et c’est pour ce sujet que l’Évangile ajoute : « Afin qu’ils crussent en celui qui devait venir après lui », marquant ainsi une autre raison du baptême qu’il prêchait. Car il n’eût pas été convenable que saint Jean allât de maison en maison mener Jésus-Christ comme par la main, et exhorter chacun en particulier de croire en lui ; mais il fallait qu’en présence de tout le monde et à la vue de tous, cette voix de tonnerre descendît du ciel, et que tout le reste s’accomplît comme il l’a été. C’est donc dans ce dessein que Jean est venu baptiser. Car la réputation de celui qui baptisait, et le sujet pour lequel il le faisait, attirait en foule tout le peuple au Jourdain, comme à un théâtre célèbre. Il commence par réprimer leur orgueil. Il leur persuade de ne point avoir des sentiments élevés d’eux-mêmes : et il leur représente qu’ils s’exposent aux plus grands supplices, s’ils ne font une prompte pénitence, et si, renonçant à cette vanité qu’ils tiraient d’être sortis d’Abraham et de leurs autres aïeux, ils ne recevaient de tout leur cœur la grâce de Jésus-Christ.
Il leur parlait en un temps où non seulement la grandeur, mais encore la présence de Jésus-Christ était cachée aux hommes, et quelques-uns même le croyaient mort et enveloppé dans ce massacre de Bethléem. S’il se montra dès l’âge de douze ans dans le temple, ce ne fut que pour un moment, et il rentra aussitôt dans sa vie obscure et cachée. Il avait donc besoin pour se faire connaître sur la terre d’un début éclatant, et qui fît beaucoup de bruit. C’est dans ce dessein que saint Jean commence à leur dire clairement des choses que jamais les Juifs n’avaient entendues des prophètes, ni d’aucune autre personne. Il ne leur parle plus comme on avait toujours fait, d’un bonheur terrestre et passager. Il leur annonce le royaume des cieux et par ce royaume il marque le premier et le second avènement de Jésus-Christ.
Mais d’où vient qu’il parlait ainsi aux Juifs, puisqu’ils ne comprenaient pas ce qu’il disait ? Saint Jean répondrait ainsi lui-même à cette demande : Je leur parle de ce qu’ils ne comprennent pas, afin que l’obscurité même de ce que je leur dis les réveille, et les porte à rechercher celui que je leur annonce. Nous voyons aussi qu’il a tellement tâché de les animer et de relever leurs espérances, que les publicains et les soldats même venaient lui demander ce qu’ils devaient faire pour régler leur vie : ce qui fait bien voir qu’ils s’étaient déjà dégagés des soins de la terre, qu’ils jetaient la vue sur des biens plus grands, et qu’ils s’occupaient l’esprit de ce qui devait arriver un jour. Car tout ce qu’ils voyaient dans saint Jean et tout ce qu’ils lui entendaient dire, les portait à des sentiments plus purs et plus élevés.
Représentez-vous, je vous prie, quel étrange prodige c’était de voir paraître tout d’un coup sur le bord du Jourdain un homme qui venait de passer trente années dans le fond d’un désert, qui était fils d’un pontife, qui s’était toujours privé des choses les plus nécessaires à la vie et qui, admirable en toutes choses, était encore recommandable par le témoignage et par l’éloge du prophète Isaïe qui semblait dire clairement : Voilà celui que je vous ai prédit il y a si longtemps et que je vous ai marqué comme devant crier et prêcher dans le désert. Les prophètes avaient pris le soin d’annoncer si exactement tout ce qui se devait faire alors, qu’ils ne s’étaient pas contentés de parler du Maître, mais qu’ils avaient dit même beaucoup de siècles auparavant quel devait être son précurseur, qu’ils n’avaient pas seulement marqué sa personne, mais même le lieu où il devait demeurer, la prédication qu’il devait faire et le fruit qu’elle devait produire parmi le peuple.
3. « C’est lui dont il a été dit parle prophète Isaïe. On entendra dans le désert la voix de celui qui crie : Préparez la voie du Seigneur, rendez droits ses sentiers. » Il est bon de considérer le rapport qui se trouve sinon dans les paroles, du moins dans les pensées d’Isaïe et de saint Jean. Isaïe dit de saint Jean que lorsqu’il viendra il criera : « Préparez la voie du Seigneur, rendez droits ses sentiers. » (Is. 40,3) Et saint Jean disait : « Faites de dignes fruits de pénitence. » (Lc. 3,8) Vous le voyez, et la prédiction d’Isaïe et la prédication de Jean montraient une seule et même chose, savoir : que Jean était le précurseur du Messie et qu’il lui préparerait la voie, non en donnant la grâce et en remettant les péchés ; mais en disposant les cœurs à recevoir le Seigneur et le Dieu de l’univers.
Saint Luc va plus loin, il ne se contente pas de rapporter seulement le commencement de la prophétie, il y ajoute encore la suite : « Toute vallée », dit-il, « sera remplie, et toute montagne et toute colline sera abaissée. Les chemins tortus deviendront droits, et les raboteux seront aplanis et tout homme verra le Sauveur envoyé de Dieu. »(Lc. 3,5) Voyez-vous comme le prophète embrasse tous les événements, et le concours du peuple, et l’heureux changement qui devait s’opérer, et la facilité de la doctrine, et la cause qui devait tout mettre en mouvement ? Isaïe s’exprime allégoriquement à la manière des prophètes. Car en disant : « Que toute vallée sera remplie et « que toute montagne et toute colline sera abaissée, et que les chemins tortus deviendront droits et que les raboteux seront aplanis (Lc. 3,5) », il montre les humbles élevés, les grands abaissés, et, les rigueurs et les difficultés de la loi ancienne cédant à la douceur et à la facilité de la loi de l’Évangile. Ce ne sont plus, dit-il, les peines et les travaux qu’on vous présente, mais on vous offre la grâce et la rémission des péchés, qui vous donnera une grande facilité pour acquérir le salut. Et pour marquer la cause de ces grands biens, il ajoute aussitôt : « Et toute chair verra le Sauveur envoyé de Dieu. » « Toute chair », dit l’Évangéliste ; ce ne sont plus seulement les juifs, ni les prosélytes qui le verront, mais la terre et la mer, et généralement tous les hommes. Il entend par ces « chemins tortus, » tout ce qu’il y a de corrompu parmi les hommes, les publicains, les prostituées, les voleurs et les magiciens, qui égarés auparavant ont marché ensuite par un chemin droit. C’est ce que le Fils de Dieu a marqué lui-même, lorsqu’il a dit aux Juifs : « Les publicains et les femmes perdues, vous précéderont dans le royaume des cieux. » (Mt. 21,31)
Le Prophète dit la même chose par une autre expression : « Alors », dit-il, « les loups et les agneaux viendront paître ensemble. » (Is. 65,25) De même que par ces vallées remplies, par ces collines abaissées, le Prophète a voulu nous marquer l’anomalie des mœurs des hommes changée dans l’uniformité de la vie évangélique, de même par ce passage où il fait paître ensemble les bêtes du caractère le plus opposé, il veut encore nous faire entendre que les mœurs et les habitudes des hommes les plus différentes se réuniront dans la paix et l’harmonie d’une même charité. Et Isaïe montre quelle sera la cause de cette réunion, en disant : « On verra alors celui qui doit être le Prince des nations, et les nations espéreront en lui. » (Is. 11,40) C’est encore la même pensée qu’il exprime après par ces autres termes : « Et toute chair verra le Sauveur envoyé de Dieu. » (Is. 25,40) Il fait voir par toutes ces paroles que la connaissance et la vertu de l’Évangile se répandront jusqu’aux extrémités du monde, retirant les hommes de la brutalité de leurs mœurs, amollissant la dureté de leurs cœurs et leur communiquant la douceur et la simplicité des enfants de Dieu.
4. « Or Jean avait un habillement de poils de chameau, une ceinture de cuir autour de ses reins, et pour son manger des sauterelles et du miel sauvage. » Vous voyez comme les prophètes ont dit certaines choses et qu’ils ont laissé aux Évangélistes à dire les autres. Saint Matthieu commence donc par les paroles du Prophète et parle ensuite lui-même, et il n’a pas cru inutile de décrire le vêtement du saint Précurseur. C’était en effet une chose admirable, étonnante, de voir que le corps d’un homme fût capable de supporter une vie si dure. Aussi était-ce ce qui attirait le plus les Juifs ; ils voyaient revivre en saint Jean le grand prophète Élie, et dans le spectacle qu’ils avaient sous les yeux la mémoire vénérée de ce bienheureux des anciens âges.
La vie même de Jean leur paraissait encore plus admirable. Car Élie allait dans les villes et dans les maisons, et il y trouvait de quoi se nourrir, au lieu que celui-ci avait vécu dans le désert depuis le berceau. Il fallait que le précurseur de Celui qui devait détruire tout l’ancien état de l’homme, la peine, la malédiction, les travaux et la douleur, portât par avance sur lui-même quelques marques de cette grâce nouvelle, et qu’il parût déjà élevé au-dessus des choses auxquelles les hommes avaient été premièrement condamnés. C’est pourquoi il ne travaille point à la terre ; il ne l’ouvre point avec la charrue, il ne mange point son pain à la sueur de son visage, mais il trouve une nourriture sans préparation, un habillement moins recherché que la nourriture et une demeure encore plus aisée que l’un et l’autre. Il n’avait besoin ni de maison, ni de lit, ni de table, ni d’aucune chose semblable. Il faisait éclater dans un corps mortel une vie tout angélique.
Il avait un habit de poil de chameau, pour apprendre aux hommes par son vêtement même à mépriser tout ce qui est humain, à n’avoir rien de commun avec la terre, mais à retourner à cette première noblesse dont le premier homme a joui durant son état d’innocence, avant qu’il fût obligé d’avoir le soin de la nourriture et du vêtement. Ainsi son vêtement était un symbole et de royauté et de pénitence tout ensemble.
Après cela, ne me demandez point où il pouvait avoir pris dans le fond d’un désert cet habit de poil et cette ceinture. Si vous vous arrêtez à ces sortes de questions, vous en ferez encore une infinité d’autres ; comment il a pu dans ce désert supporter les rigueurs de l’hiver et les ardeurs de l’été, surtout avec un corps et dans un âge encore tendres ; comment une complexion si délicate a pu résister aux incommodités de toutes les saisons, s’accommoder d’une nourriture si nouvelle et souffrir mille autres difficultés qui se rencontrent dans le désert ?
Où sont maintenant ces philosophes grecs qui, par une imagination si fausse et si vaine, considèrent comme quelque chose de grand l’impudence d’un cynique ? Quelle est cette belle vertu de s’enfermer pour un temps dans un tonneau et de se répandre ensuite dans toute sorte de luxe ? de s’orner de bagues de prix, de se faire servir par de jeunes garçons et de jeunes filles, de se faire environner d’une pompe magnifique et de s’abandonner, sous prétexte qu’on est philosophe, dans deux excès si contraires ? Saint Jean-Baptiste ne s’est point conduit de cette sorte. Il est demeuré dans le désert comme dans un ciel. Il y a excellé en toutes sortes de vertus, et il a passé du désert dans les villes comme un ange qui viendrait du ciel sur la terre. Il a paru comme un athlète de piété, comme un homme qui méritait d’être couronné aux yeux de toute la terre, comme, un véritable philosophe qui faisait profession d’une philosophie digne du ciel. Et il a été si excellent et si admirable en un temps où le péché n’était pas encore détruit, ni la loi abolie, ni la mort vaincue ; lorsque les portes de l’enfer n’avaient pas encore été brisées et que le démon régnait encore dans le monde. Tant il est Vrai qu’il n’y a rien d’impossible à une âme forte et généreuse, qui entreprend tout avec ardeur et qui s’élève au-dessus de tous les obstacles qu’elle rencontre. Enfin, il s’est conduit dans l’Ancien Testament, comme saint Paul s’est conduit dans le Nouveau. L’Évangile marque que ce saint portait une ceinture, parce que c’était alors la coutume de nos pères, avant que la mollesse de nos temps eût dégénéré en ces sortes d’habits d’aujourd’hui qui nous font rougir de leur luxe et de, leur délicatesse. On voit par les Actes que saint Pierre et saint Paul usaient de ceintures, selon qu’il est dit du dernier : « Les Juifs lieront celui à qui est cette ceinture. » (Acte 12,8 ; 21,41) Élie même en a porté une, comme aussi tous les autres saints, parce qu’ils travaillaient sans cesse, ou qu’ils faisaient des voyages, ou qu’ils s’appliquaient à quelque autre travail utile ou nécessaire à la vie. Ils affectaient de porter une ceinture, pour retrancher de leurs habits toute la vanité et l’orgueil, et pour témoigner à tout le monde qu’ils faisaient profession d’une vie dure et austère. Aussi Jésus-Christ loue particulièrement saint Jean de l’austérité de son habit : « Qu’Êtes-vous allés voir dans le désert », dit-il aux Juifs ? « un homme vêtu avec mollesse ? Ceux qui sont vêtus magnifiquement et qui vivent dans les délices demeurent dans les palais des rois. » (Lc. 7,25)
Si donc, mes frères, un homme dont toute la vie a été si sainte, qui était plus pur que le ciel même, le plus excellent des prophètes, le plus grand de tous les hommes, et qui s’approchait do Dieu avec tant de liberté et de confiance, ne laisse pas néanmoins de souffrir tant de travaux, de mépriser si hautement les délices et de passer toute sa vie dans les rigueurs et dans les austérités, comment pourrons-nous, nous autres, excuser notre délicatesse, puisqu’après tant de grâces que nous avons reçues, après tant de péchés qui nous accablent, nous n’imitons pas la moindre partie de sa pénitence ? Nous nous plongeons dans les festins et dans les excès de table ; nous recherchons les plus excellents parfums ; nous nous habillons comme ces femmes perdues qui montent sur le théâtre ; et, dans Cette mollesse générale à laquelle nous nous abandonnons, nous ouvrons cent portes au démon afin qu’il entre dans notre âme et s’en rende maître.
5. « Alors ceux de Jérusalem, de toute la Judée, et de toute la contrée, des environs du Jourdain venaient à lui, et confessant leurs péchés, ils étaient baptisés par lui dans le Jourdain. » Vous voyez par là quelle force avait la présence de ce saint homme, combien de peuples il s’attirait de toutes parts, et comment il les faisait rentrer en eux-mêmes et se souvenir de leurs péchés. Car c’était un miracle de voir un homme dans un tel habit, qui parlait avec tant de liberté ; qui reprenait tous les hommes comme des enfants ; et dont le visage même rayonnait de l’éclat d’une grâce tout extraordinaire.
Mais ce qui redoublait encore, leur admiration, c’est qu’il y avait fort longtemps qu’ils n’avaient vu de prophète, car cette grâce leur avait été retirée, et elle apparaissait de nouveau après une longue disparition, c’était encore la prédication de saint Jean qui était nouvelle et fort différente de celle des autres prophètes. II ne prédisait point comme eux des guerres, des combats, des victoires ; ni ces autres fléaux de Dieu, la peste et la famine ; les irruptions de Babylone et de la Perse ; la captivité de leur ville, ni rien de semblable. Il ne parlait que du ciel, que d’un royaume sans fin, et des supplices de l’enfer.
Le souvenir du massacre encore récent des factieux qui s’étaient rassemblés autour de Judas et de Theudas dans le désert, n’empêchait pas cette foule d’hommes de quitter les villes et les bourgades pour courir aux prédications du nouveau prophète. C’est que les discours de Jean étaient bien différents de ceux de ces imposteurs ; il ne portait ceux qui l’approchaient ni à usurper la royauté, ni à la révolte, ni à des entreprises nouvelles ; mais il ne pensait qu’à les faire entrer dans le royaume du ciel. Il ne les retenait point auprès de lui, il ne les emmenait point dans le désert, mais après les avoir baptisés et instruits de la plus haute sagesse, il les renvoyait chez eux. Il ne leur apprenait qu’à mépriser tout ce qui est de la terre, qu’à désirer les biens éternels, et à les rechercher chaque jour avec plus d’ardeur.
6. Tâchons, mes frères, d’imiter ce Saint ; renonçons à toute sorte d’excès et de débauches, et réduisons-nous à une vie sobre et tempérante. Voici le temps solennel de la pénitence qui approche, tant pour ceux qui ont été baptisés, que pour les catéchumènes : pour les baptisés, afin qu’ayant fait pénitence ils soient reçus à la participation des mystères sacrés ; pour les catéchumènes, afin que les taches de leurs péchés étant effacées par les eaux du baptême, ils approchent de la table du Seigneur avec une conscience pure. Quittons donc nos débauches et nos dissolutions. Car les larmes de la pénitence, et les plaisirs du corps ne peuvent s’accorder ensemble. Que la vie de saint Jean-Baptiste, son habit, son manger, et sa demeure, nous servent d’instruction et d’exemple.
Mais quoi, me direz-vous, voulez-vous nous obliger à mener une vie si austère et si pénible ? Je ne vous y oblige pas absolument, mais je vous conseille et vous exhorte do l’embrasser. Que si vous ne pouvez pas la suivre, faites au moins paraître des actions, de pénitence en demeurant dans les villes. Car le jugement est proche, et, quand il serait éloigné, on ne devrait pas vivre avec moins de crainte, puisque la fin particulière de chacun de nous nous tient lieu de la fin générale du monde. Mais pour vous montrer qu’il est proche, et à notre porte, écoutez saint Paul qui dit : « La nuit est avancée et le jour approche. » (Rom. 3,12) Et en un autre endroit : « Celui qui doit venir viendra et ne tardera point. » (Hébr 10,37)
Il est certain que, nous voyons déjà presque arrivés les signes qui semblent comme appeler ce jour-là. « Cet Évangile », dit le Fils de Dieu, « sera prêché par tout le monde en témoignage « à toutes les nations. » (Mt. 24,44) Comprenez bien cette parole : l’auteur sacré ne dit pas que le dernier jour viendra lorsque l’Évangile aura été « cru », mais prêché par toute la terre. Quant à ce terme : « En témoignage », il signifie pour l’accusation, pour la conviction, et pour la condamnation de tous ceux qui n’auront pas cru. Nous entendons ces paroles, nous voyons ces signes, et néanmoins nous sommeillons toujours, tout occupés à considérer des fantômes, comme si nous étions assoupis dans l’obscurité d’une nuit profonde. Sont-elles, en effet, autre chose que des fantômes les choses de la vie présente, heureuses ou malheureuses ?
Commencez donc, je vous prie, à vous réveiller. Ouvrez les yeux pour regarder le soleil de justice. Celui qui dort, ne peut voir le soleil, ni réjouir ses yeux par la beauté de ses rayons. S’il voit quelque chose, il ne le voit qu’en songe. C’est pourquoi nous avons grand besoin de la confession, de la pénitence, et de beaucoup de larmes ; tant parce que nous ne sommes point touchés de regrets lorsque nous péchons, que parce que nous commettons de grands péchés, des péchés qui ne méritent point de pardon. Plusieurs de ceux qui m’entendent, savent que ce que je dis est véritable. Toutefois bien que nos crimes ne méritent point de pardon, ne laissons pas de faire pénitence, et nous recevrons la couronne.
La pénitence dont je parle, ne consiste pas seulement à s’abstenir du mal que l’on faisait, mais ce qui est encore meilleur, à faire de bonnes œuvres. « Faites », dit saint Jean-Baptiste, « de dignes fruits de pénitence. » (Mt. 3,8) Et comment les ferons-nous ? Si nous faisons des actions contraires aux péchés passés. Par exemple, vous avez pris le bien d’autrui ; donnez désormais de votre bien propre. Vous avez vécu longtemps dans la fornication ; abstenez-vous même de votre femme durant le temps que l’Église ordonne de s’en séparer, et exercez-vous à la continence. Avez-vous médit de votre prochain, lui avez-vous fait violence en sa personne ? Bénissez désormais ceux qui médiront de vous, et rendez de bons offices pour les violences qu’on’ vous aura faites. Car pour nous guérir, il ne suffit pas de tirer le fer de la plaie, il faut encore appliquer des remèdes sur le mal. Avez-vous fait des excès de bonne chair et de vin ? Jeûnez et buvez de l’eau, et travaillez à retrancher la corruption qui vous en est demeurée. Avez-vous regardé la beauté d’une femme avec des yeux impudiques ? Ne voyez plus désormais aucunes femmes, afin que vous soyez plus en sûreté. « Abstenez-vous du mal », dit l’Écriture, « et faites le bien ; défendez à votre langue de parler mal, et à vos lèvres de dire des paroles trompeuses. » (Ps. 33,12)
Mais quel est ce bien, dites-vous, que vous nous ordonnez de faire ? « Cherchez la paix », ajoute le Prophète, « et poursuivez-la. » (Id) Je n’entends pas seulement cette paix qui est avec les hommes ; mais celle que nous devons avoir avec Dieu. Et c’est avec grande raison que le Prophète nous commande de la poursuivre, puisqu’elle a été comme chassée et bannie du monde et, qu’ayant quitté la terre, elle est retournée au ciel. Mais nous pouvons encore l’en faire descendre et la rappeler ici-bas, si nous voulons renoncer pour jamais à la colère, à la vanité, à l’orgueil et à toutes les autres passions semblables, qui sont comme autant d’obstacles à la paix ; pour vivre ensuite dans la modération et la pureté. Car il n’y a rien de plus dangereux que l’audace et que la colère. Cette passion rend les hommes tout ensemble orgueilleux et serviles, odieux et ridicules, et devient ainsi la source de deux vices contraires, l’arrogance et l’adulation. C’est pourquoi si nous nous guérissons de cet emportement de la colère, nous pourrons alors être humbles sans abaissement et élevés sans présomption. L’excès de nourriture produit la mauvaise mixtion des humeurs dans le corps humain, et lorsque les éléments dont celui-ci se compose ont cessé d’être en harmonie, il s’ensuit des maladies graves qui amènent la mort : eh bien t le même phénomène se remarque aussi dans nos âmes.
7. Retranchons pour jamais, mes chers frères, et rejetons cette intempérance de notre âme. Prenons le breuvage salutaire d’une modération sainte, et demeurons toujours dans une vie égale et bien réglée. Appliquons-nous à la prière avec persévérance, et quoique nous ne recevions pas aussitôt de Dieu ce que nous lui demandons, ne laissons pas de le lui demander toujours, afin que nous méritions enfin de le recevoir. Le dessein de Dieu n’est pas de différer à nous accorder ce que nous lui demandons ; et s’il le fait quelquefois, c’est par un artifice de son amour, pour nous rendre plus assidus auprès de lui, et plus attachés à la prière. Il use de ces délais, et souvent même il permet qu’il nous arrive des tentations et des maux, pour nous obliger à avoir sans cesse recours à lui et à demeurer en lui comme dans notre asile.
Nous voyons tous les jours un exemple de cette conduite dans les pères et les mères qui ont le plus de tendresse pour leurs enfants. Lorsqu’ils voient qu’ils quittent leur compagnie pour aller jouer avec les enfants de leur âge, ils commandent à leurs serviteurs de leur représenter des choses qui les étonnent et qui les épouvantent : afin que cette frayeur même les oblige de s’aller jeter entre les bras de leur mère. Ainsi Dieu nous menace souvent des plus grands maux, non pour nous les faire souffrir, mais pour nous obliger à nous jeter dans son sein. Et lorsqu’il voit que nous sommes revenus à lui, il dissipe aussitôt toutes ces craintes. Si nous avions assez de force pour nous conduire avec autant de sagesse dans la prospérité que dans l’adversité, nous n’aurions aucun besoin de ces épreuves.
Mais pourquoi m’arrêté-je à parler de nous, puisque nous voyons que les plus grands saints ont tiré de très-grands avantages de l’affliction ? David dit de lui-même : « Il m’est bon, Seigneur, que vous m’ayez humilié, afin que j’apprenne vos commandements. » (Ps. 118,71) Le Sauveur dit à ses disciples : « Vous aurez des afflictions dans le « monde. » (Jn. 16,33) Saint Paul marque expressément qu’il a passé par cette épreuve lorsqu’il dit : « Dieu a permis que je ressentisse dans ma chair un aiguillon qui est l’ange à de Satan qui me donne des soufflets. » (2Cor. 12,7) C’est pour ce sujet qu’il a prié le Seigneur par trois fois, afin que cette tentation le quittât ; mais Dieu ne l’exauça pas, parce qu’il tirait un grand avantage de ces épreuves.
Si nous jetons les yeux sur la vie du saint prophète David, nous trouverons que sa vertu a été toujours plus éclatante dans les périls. Il est aisé aussi de remarquer la même chose dans les autres saints. Jamais la piété du saint homme Job n’a été plus brillante que lorsqu’il a été le plus affligé. Joseph ne fut jamais plus agréable à Dieu que lorsqu’il était le plus persécuté ; Isaac son père, et Abraham, et tous ces autres grands saints ont toujours été plus glorieux dans les maux, et ils s’en sont servis pour mériter de plus brillantes couronnes.
Considérons ceci, mes Frères, et selon l’avis du Sage, ne soyons point impatients : « Et ne nous hâtons point au temps de la tentation (Sir. 2,2) ; » mais travaillons à souffrir tout courageusement sans nous agiter l’esprit par des demandes et des réflexions inutiles, et sans raisonner sur, les choses à venir. C’est à Dieu qui permet la tentation, de savoir quand elle doit finir ; mais c’est à l’homme qui est dans l’épreuve, à la souffrir avec une patience toujours égale, et avec de sincères actions de grâces. Lorsqu’on souffre de la sorte, les plus grands maux ne peuvent produire que de très grands biens.
Afin donc que notre vertu soit plus éprouvée en cette vie, et plus récompensée dans l’autre, supportons avec courage tout ce qui nous arrivera. Rendons grâces à Celui qui sait mieux que nous ce qui nous est utile ; et qui nous aime avec plus de tendresse que n’en ont les pères et les mères pour leurs enfants. Que la considération de cette sagesse et de cette bonté infinie de Dieu nous serve à enchanter tous nos maux et à étouffer toutes les impressions de la tristesse : afin que nous rendions gloire en toutes choses à Celui qui fait tout, et qui ménage tout pour notre salut. C’est ainsi que nous éviterons aisément toutes les embûches de notre ennemi, et que nous nous rendrons dignes de la couronne éternelle, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XI[modifier]


« MAIS JEAN VOYANT PLUSIEURS DES PHARISIENS ET DES SADDUCÉENS QUI VENAIENT A SON BAPTÊME, IL LEUR DIT : RACE DE VIPÈRES, QUI VOUS A AVERTIS DE FUIR DEVANT LA COLÈRE, QUI EST PRÊTE A TOMBER SUR VOUS ? » ETC. (CHAP. 3,7, JUSQU’AU verset 12)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Pourquoi saint Jean-Baptiste s’indignait contre les pharisiens.
  • 2. Ne dites pas : Nous avons Abraham pour père.
  • 3. La crainte conduit à la pénitence.
  • 4. L’efficace de la grâce. – Gratiae τὸ ἀχάτεχτου.
  • 5. et 6. Prédication de saint Jean-Baptiste, effrayante et rassurante à la fois.
  • 7. et 8. Combien on doit craindre les supplices dont Dieu nous menace. – Comment il faut régler toute sa vie, et graver dans son cœur les vérités de l’Évangile.


1. Comment s’accordent ces paroles avec ce que Jésus-Christ dit que les Juifs n’avaient point cru saint Jean ? C’est parce que c’était ne pas croire saint Jean que de ne vouloir pas recevoir Jésus-Christ qu’il annonçait. C’est ainsi que bien qu’ils parussent écouter extérieurement Moïse et les prophètes, il les accuse néanmoins de ne pas leur obéir ; parce qu’ils ne voulaient pas croire en celui dont ils avaient prédit l’avènement : « Si vous croyiez à Moïse », leur dit-il, « vous croiriez aussi en moi. » (Jn. 5,46) Et lorsqu’il leur demandait d’où était le baptême de Jean ils disaient entre eux : « Si nous disons qu’il est de la terre, nous craignons le peuple : et si nous disons qu’il est du ciel, il nous dira ; pourquoi ne l’avez-vous donc pas cru ? » (Mt. 21,26) D’où nous pouvons conclure qu’ils vinrent bien écouter Jean et qu’ils reçurent son baptême, mais qu’ils, ne crurent point à ses prédications. L’Évangéliste saint Jean montre encore clairement quelle était leur malignité, lorsqu’ils députèrent vers le saint précurseur pour lui demander s’il était Élie, ou s’il était le Christ : et c’est pour ce sujet qu’il marque, que « ceux qui lui avaient été envoyés étaient des pharisiens. » (Jn. 1,24)
Mais le peuple, me dites-vous, ne croyait-il pas que saint Jean était le Messie ? Il est vrai, il le croyait ; parce qu’il l’écoutait dans une grande simplicité de cœur et d’esprit. Mais les pharisiens au contraire, en feignant d’avoir de lui cette opinion, voulaient lui dresser un piège pour le surprendre. Comme ils savaient certainement que le Christ devait venir de la ville du roi David, et qu’il était constant d’ailleurs que saint Jean venait de la tribu de Lévi, ils lui firent cette demande avec le dessein artificieux de tirer de lui quelque réponse compromettante dont ils se serviraient pour l’accuser. La suite de leurs demandes fait assez voir qu’ils avaient cette pensée. Car Jean ne leur confessant rien de ce qu’ils s’étaient imaginé, ils trouvent aussitôt un autre sujet de l’accuser, lorsqu’ils lui disent : « Pourquoi donc baptisez-vous, si vous n’êtes ni le Christ, ni Élie, ni prophète ? » (Jean 1,25) L’Évangéliste nous fait encore assez voir que le peuple et les pharisiens venaient trouver saint Jean dans une disposition bien différente, lorsqu’il marque que le peuple venait à lui pour être baptisé en s’accusant de ses péchés, et qu’il ne dit rien de semblable touchant les pharisiens. Jean dit-il, voyant que beaucoup de scribes et de pharisiens venaient à son baptême, leur dit : « Race de vipères, qui vous a avertis de fuir devant la colère, qui est prête à tomber sur vous ? » O courage prodigieux ! ô fermeté admirable ! Avec quelle liberté parle ce saint à des hommes altérés du sang de tous les prophètes, et qui avaient dans le cœur le venin des serpents les plus dangereux ? Avec quelle constance et quelle hardiesse s’élève-t-il, et contre eux, et contre leurs pères ?
Vous me direz peut-être qu’il les reprend en effet avec une grande liberté ; mais que la question est de savoir s’il a raison de le faire. Car saint Jean n’avait point vu pécher les pharisiens, et il voyait leur conversion. Ne devait-il donc pas les louer plutôt, bien loin de leur dire des injures, et de leur faire des reproches ? Ne devait-il pas les recevoir avec joie, lorsqu’ils quittaient les villes pour venir dans le fond d’un désert entendre prêcher la vérité ?
Nous répondons à cela, que ce saint prophète ne s’arrêtait point à considérer l’état présent de ces personnes, mais que Dieu lui avait découvert le fond de leurs cœurs. Comme il savait que la noblesse et la sainteté de leurs pères les enflait d’orgueil, et que la vanité était la cause de leur perte, et de cette extrême négligence où ils étaient tombés ; il était nécessaire qu’il coupât d’abord la racine de cette vaine présomption. C’est dans ce même dessein qu’Isaïe les appelle « Princes de Sodome et de Gomorrhe (Is. 1,10) ; » et que Dieu leur dit par un autre prophète : « N’Êtes-vous pas devant mes yeux comme les enfants des Éthiopiens ? » (Amo. 9,7) Enfin tous les prophètes tâchent de leur ôter cette fameuse persuasion, et de réprimer cet orgueil qui était pour eux la cause d’une infinité de maux.
On me dira peut-être que les prophètes avaient raison de traiter les Juifs de la sorte, puisqu’ils les voyaient pécher tous les jours ; mais avec quelle justice saint Jean le pouvait-il faire ; puisqu’il les voyait si disposés à faire tout ce qu’il aurait voulu leur ordonner ? Nous répondrons à cela, qu’il les traitait de la sorte pour amollir la dureté de leur cœur. En considérant attentivement ce qu’il leur dit, on remarque que la louange s’y mêle aux reproches. Un sentiment de surprise pour des hommes qui accomplissent enfin ; quoique tard, ce qui leur avait toujours paru impossible, est empreint dans ses paroles. Ainsi ces reproches renferment une exhortation, par laquelle il les invite et les dispose à rentrer dans de meilleurs sentiments. L’étonnement qu’il laisse paraître montre assez combien leur malice était grande, et leur conversion inattendue et étrange. Le vrai sens de ses paroles est celui-ci : Comment se peut-il faire qu’étant fils de tels pères, et qu’ayant été formés à si mauvaise école, vous embrassiez aujourd’hui la pénitence ? D’où peut venir un si grand changement ? Qui a pu amollir la dureté de ces cœurs ? Qui a guéri des plaies si incurables ?
Et remarquez comment il les épouvante d’abord en leur parlant des feux et des tourments de l’enfer. II ne leur fait point ces menaces ordinaires aux autres prophètes : Qui vous a appris à fuir la guerre, les irruptions des barbares, la captivité, la peste ou la famine ? Il leur représente d’autres peines et d’autres supplices qu’on ne leur avait point encore fait comprendre : « Qui vous a avertis », dit-il, « de fuir devant la colère, qui est prête à tomber sur vous ? »
2. C’est aussi avec grande raison qu’il les appelle « race de vipères », car on rapporte de cette espèce de serpent, qu’il tue la mère qui le porte, et qu’il n’entre au monde qu’en lui déchirant le sein. C’est là proprement ce qu’ont fait les Juifs. Ils ont été les parricides de leurs pères et de leurs mères, et ils ont trempé leurs mains dans le sang de ceux qui leur annonçaient la vérité. Mais il n’en demeure pas à ces reproches ; il y ajoute encore un conseil. « Faites donc de dignes fruits de pénitence (8). » Il ne vous suffit pas de cesser de faire du mal : il faut encore faire beaucoup de bien. Ne venez point à moi avec cette légèreté qui vous est si ordinaire, en vous convertissant pour un moment, et devenant ensuite aussi méchants que jamais. Je ne viens pas pour la même mission que les prophètes qui m’ont précédé. Ce que Dieu opère aujourd’hui dans le monde est beaucoup plus important que ce qu’il y a jamais fait. C’est le juge même des hommes, et le souverain de ce royaume éternel, qui vient en personne apprendre aux hommes les règles d’une sagesse plus sublime, et qui les appelle au ciel, et à une vie toute céleste : C’est pourquoi je vous parle des supplices de l’enfer qu’on vous a cachés jusqu’ici et je vous apprends que les biens et les maux que vous devez attendre sont éternels. Renoncez donc enfin à vos vices, et ne les couvrez plus selon votre coutume ; de ce vain prétexte, que vous êtes les enfants d' Abraham, d’Isaac et de. cessez de mettre toujours en avant la noblesse et la sainteté de vos pères. Il ne leur parle pas ainsi pour leur défendre de se dire fils de ces saints hommes, mais pour les empêcher de fonder tout leur espoir dans les vertus de leurs pères sans se mettre en peine d’en acquérir eux-mêmes. II leur découvre ce qu’ils ont de caché dans le cœur, et il prophétise en même temps ce qui devait leur arriver. Car il se trouve qu’en effet ils dirent à Jésus-Christ « Nous sommes la race d’Abraham, et nous n’avons jamais été esclaves de personne. »(Jn. 8,33) Saint Jean commence donc par rabaisser cet avantage, qui faisait le principal sujet de leur orgueil. Mais remarquez comme il les redresse sur ce point, sans déprécier aucunement le mérite du saint patriarche. Après avoir dit : « Ne songez pas à dire : nous avons Abraham pour père », il n’ajoute pas : parce que le patriarche ne vous servira de rien ; mais, employant une expression plus douce et en quelque sorte plus polie, il dit : « Car je vous déclare que Dieu peut faire naître de ces pierres même des enfants à Abraham (9). » Quelques-uns croient que ce prophète par cette métaphore, et ce mot de « pierres », a marqué la conversion des Gentils. Mais je crois qu’il y a encore un autre sens sous ces paroles. C’est comme si le prophète leur disait : Ne croyez pas, quand même vous péririez tous, que le saint patriarche demeure privé de postérité. Non, Dieu ne le souffrira pas, parce qu’il peut de ces pierres même faire naître des hommes qui seront fils d’Abraham. Aussi bien l’a-t-il déjà fait, car il n’est pas plus difficile de faire naître un homme d’une pierre que d’une mère stérile. C’est ce que le prophète insinue par ces paroles : « Regardez la pierre dure dont vous avez été taillés, et l’abîme de la fosse dont vous avez été tirés. Regardez Abraham votre père, et Sara qui vous a mis au monde. » (Is. 51,1) Saint Jean donc les fait souvenir ici de cette prophétie, et leur montre que si Dieu rendit autrefois Abraham père d’une manière aussi miraculeuse que s’il avait forcé les pierres à lui donner des enfants, il lui était facile d’opérer encore aujourd’hui le même prodige.
Mais considérez de quelle manière il cherche à les ébranler par la menace d’être un jour séparés de Dieu. Il ne dit point, de peur de les jeter dans le désespoir : Dieu a déjà suscité, mais « peut susciter. » Il ne dit pas seulement que Dieu peut de ces pierres « susciter des hommes ; mais ce qui est beaucoup plus, qu’il en peut faire naître des enfants à Abraham. » Vous voyez comme il essaye de les détacher de ces illusions dont ils se berçaient en songeant à leur filiation charnelle, ainsi qu’au crédit de leurs ancêtres auprès de Dieu, pour les amener à fonder toutes leurs espérances de salut sur le mérite personnel d’une sincère pénitence et d’une sainte vie ; vous voyez comme il donne l’exclusion à la parenté selon la chair, et fait prévaloir la parenté selon la foi.
3. Remarquez encore comme il augmente leur crainte et redouble leur terreur par les paroles qui suivent. En effet, il vient de dire : « Dieu peut de ces pierres même susciter des enfants à Abraham », et il ajoute : « Déjà la cognée est à la racine de l’arbre (10) ; » quoi de plus menaçant et de plus terrible ? L’austérité de sa vie lui donnait le droit de parler avec cette liberté ; d’ailleurs ceux à qui il s’adressait, avaient besoin d’être repris avec cette sévérité à cause de la dureté de cœur dans laquelle ils avaient si longtemps vécu. Non seulement, leur dit-il, vous serez désavoués pour fils d’Abraham, et retranchés de sa race, mais vous en verrez d’autres sortir des pierres même pour prendre votre place ; que dis-je ? là ne s’arrêtera pas votre punition : il y a un châtiment plus insupportable que vous subirez. « La cognée », leur dit-il, « est déjà mise à la racine de l’arbre. » Il n’y a rien de plus terrible que cette sorte d’expression. Car il ne les menace plus comme les prophètes autrefois, d’une faux volante, de la destruction d’une haie, et d’une vigne foulée aux pieds. Il les menace d’une hache tranchante, et ce qui est plus épouvantable, qui était prête à donner le coup. Comme ils étaient accoutumés à ne rien croire de ce que les prophètes leur prédisaient, et qu’ils répondaient hardiment à toutes leurs menaces : « Où est le jour du Seigneur, et que l’arrêt du saint d’Israël s’exécute, afin que nous en voyions la vérité (Is. 13,9) ; » parce que les malheurs qu’on leur prédisait n’arrivaient pour l’ordinaire qu’après une longue suite d’années, saint Jean jugea qu’il était nécessaire de les retirer de cet assoupissement, en leur représentant les maux dont il les menaçait, comme tout près de fondre sur eux. La cognée « est déjà » prête, dit-il : elle est déjà appliquée à la racine. Il n’y a rien entre deux : elle va couper non seulement les branchés ou les fruits, mais la racine même. Ainsi il leur témoigne que s’ils demeurent dans leur négligence, ils vont être frappés d’une plaie profonde, sans pouvoir espérer d’en guérir jamais. Comme s’il leur disait ; celui qui est venu sur la terre, et que je vous annonce, n’est pas un serviteur comme les autres prophètes ; c’est le Seigneur de tout le monde, qui doit tirer une vengeance terrible de tous-ceux qui mépriseront sa parole.
Mais après les avoir frappés de terreur, il ne les laisse point tomber dans l’abattement. Comme il avait évité d’abord de dire que Dieu eût déjà fait naître de ces pierres des enfants à Abraham, mais seulement qu’il lui était aisé de le faire ; il évite de même de dire ici que le coup est déjà donné, pour ne les pas désespérer ; mais il se contente de dire que la cognée est à la racine. Quelque proche qu’elle soit de la racine pour la couper, il dépend encore de vous d’arrêter le coup. Si vous voulez changer de vie et devenir meilleurs que vous n’êtes, Dieu retirera la cognée, et elle ne vous fera aucun mal ; mais si vous demeurez toujours les mêmes, l’arbre sera coupé jusqu’à la racine. Dieu donc fait deux choses en même temps. Il approche la cognée, et néanmoins il ne coupe pas. Il l’approche pour vous tenir toujours dans ta crainte ; et il ne coupe pas, pour vous montrer que si vous vous convertissez, vous pourrez bientôt être sauvés.
Ainsi il les épouvante de tous côtés pour les porter, et comme pour les forcer à la pénitence, Car les menaces qu’il leur fait d’être exclus de la gloire de leurs ancêtres, de la voir transférée à d’autres, et d’être exposés à des maux irréparables qui étaient déjà présents, et qu’il a marqués par cette cognée prête à couper la racine ; ces menaces, dis-je, étaient capables de réveiller les âmes les plus assoupies, et de leur inspirer le désir de la vertu.
Saint Paul use de la même conduite ; lorsqu’il écrit aux Romains : « Que Dieu réduirait son peuple à un très petit nombre. » (Rom. 9) Mais ne craignez point quand vous entendez ces menaces, ou plutôt craignez beaucoup, mais ne perciez point la confiance, puisque vous pouvez encore espérer de vous convertir. Dieu n’a pas prononcé la sentence. Ce fer tranchant ne devait pas couper l’arbre, Car qui l’en aurait empêché, puisqu’il était déjà près de la racine ; mais il ne devait que vous donner de la crainte pour vous rendre meilleurs, et pour vous forcer à porter du fruit. C’est pour ce sujet qu’il ajoute : « Tout arbre qui ne produit point de bon fruit sera coupé et jeté dans le feu » (10). Quand il dit « tout arbre », il n’excepte aucune grandeur, ni aucune dignité du monde, Quand vous descendriez d’Abraham, et que vous compteriez mille patriarches entre vos pères, cela ne servira qu’à augmenter votre punition, si vous ne portez de bons fruits. Ce fut par la sévérité de ces paroles qu’il porta la terreur et l’épouvante dans le cœur des publicains, et qu’il fit trembler les soldats, non pour les jeter dans le désespoir, mais pour les délivrer de leur indifférence. Car il les intimide de telle sorte qu’il les console en même temps, parce qu’en menaçant l’arbre qui ne porte pas de bons fruits, il fait assez voir que celui qui en porte de bons n’aura rien à craindre.
4. Vous me direz peut-être : comment pouvons-nous porter ces fruits en si peu de temps, pour prévenir le coup d’une hache qui est déjà à la racine, sans qu’on nous donne un peu de trêve et qu’on nous accorde quelque délai ? Vous pouvez prévenir ce coup. Ce fruit que l’on exige de vous n’est pas comme ce fruit qui vient sur nos arbres ; il n’a pas besoin d’un si long temps : il n’est point assujetti à la vicissitude des saisons, ni à tant de travaux nécessaires à la culture ; il suffit de vouloir, et l’arbre germe et pousse aussitôt. Ce n’est pas seulement la racine de l’arbre, mais c’est principalement le soin et l’art du jardinier qui lui font porter ses fruits. Afin donc que ce peuple ne pût pas dire : vous nous remplissez de trouble ; vous nous pressez trop, et vous nous réduisez à ne savoir plus que faire, puisqu’en nous menaçant d’une cognée qui va couper l’arbre, vous nous demandez que nous portions du fruit dans le temps même où vous ne nous parlez que de supplice, il les encourage, en leur montrant combien était facile la production de ce fruit. « Pour moi, je vous baptise avec l’eau », leur dit-il ; « mais celui qui vient après moi est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers. C’est lui qui vous baptisera par le Saint-Esprit et par le feu (11). » Il montre assez clairement par ces paroles, qu’il ne faut pour recevoir ce baptême que la foi et la volonté, et non les travaux et les sueurs ; et qu’il n’est pas moins aisé à Dieu de nous changer et de nous rendre meilleurs, qu’il ne lui est facile de nous baptiser.
Après donc qu’il a étonné les Juifs par la terreur du jugement, par l’attente du supplice, par les menaces de les couper comme un arbre par le pied, de les priver de l’héritage de leurs ancêtres, en le donnant à d’autres enfants, et enfin par cette double peine d’être retranchés et jetés au feu ; après avoir en tant de manières amollit leur cœur endurci et les avoir enfin portés à désirer de se voir délivrés de tant de maux, il leur parle ensuite de Jésus-Christ d’une manière qui témoigne le profond respect qu’il a pour lui. Car, ayant fait voir la grande différence qui était entre eux deux, pour empêcher qu’on ne la regardât comme un respect et une déférence volontaires qu’il lui rendait, il l’appuie et l’autorise par la comparaison de leur ministère. Il ne commence pas par dire qu’il n’est pas digne de délier les cordons de ses souliers, il ne le fait qu’après avoir montré combien son baptême était imparfait, en témoignant que tout ce qu’il pouvait faire, c’était de les porter à la pénitence. « Je vous baptise dans l’eau », dit-il, non de la rémission des péchés, mais « de la pénitence. » Et il parle ensuite du baptême de Jésus-Christ comme étant rempli, d’un don et d’une grâce ineffable. Il semble qu’il leur dise : quoique Celui que je vous annonce ne soit venu qu’après moi, ne croyez pas pour cela qu’il n’ait point d’avantage sur moi. Apprenez quelle est la grandeur de la grâce qu’il vous doit faire, et vous comprendrez aisément que je n’ai rien dit de trop, ni même d’assez grand, quand j’ai protesté que je n’étais pas digne de délier le cordon de ses souliers. Et quand vous m’entendez dire « qu’il est plus fort que moi », ne croyez pas que je veuille par là me comparer avec lui, puisque je ne mérite pas même d’être au nombre des moindres de ses serviteurs, ni de lui rendre les derniers services. C’est pourquoi il ne se contente pas de nommer les souliers, il parle même d’en « délier les cordons », voulant marquer par là le service le plus bas qu’on lui pouvait rendre. Enfin, pour que l’on ne crût pas qu’il parlait ainsi seulement par humilité, mais par un sentiment sincère de la vérité, il cite des faits pour le prouver. « Il vous baptisera », dit-il, « dans le Saint-Esprit et dans le feu. » Qui n’admirera ici la sagesse de ce saint précurseur du Sauveur ? Lorsqu’il prêche de lui-même, il ne fait entendre que des paroles de menace et de terreur ; et lorsqu’il envoie vers le Christ, il ne promet que des biens et des consolations. Il ne parle plus d’une hache tranchante, d’un arbre coupé et jeté au feu, ni de la colère à venir ; mais de la rémission des péchés, de la destruction de l’enfer et de la mort, de justification, de sanctification, de délivrance, d’adoption au nombre des enfants de Dieu, d’union avec Jésus-Christ, dont les hommes doivent devenir les frères et les cohéritiers, et enfin des dons ineffables du Saint-Esprit. Il comprend toutes ces grâces en disant : « Il vous baptisera dans le Saint-Esprit. » Cette expression figurée marque encore davantage l’abondance de la grâce qu’ils devaient attendre. Car il ne dit pas : « Il vous donnera le Saint-Esprit », mais « il vous baptisera dans le Saint-Esprit. » Et ce mot même « de feu », qu’il met ensuite, marque encore davantage la force et l’efficace de la grâce.
5. Dans quels sentiments et dans quelle disposition devaient entrer ceux qui écoutaient ce saint homme, lorsqu’ils voyaient qu’ils pouvaient tout d’un coup devenir semblables aux plus grands des prophètes ! Car s’il leur parle « de feu », c’est sans doute pour les faire souvenir des prophètes, dans les visions de qui il paraît toujours du feu ; car ce fut ainsi que Dieu parla à Moïse dans le buisson ardent, à tout le peuple sur la montagne de Sina, et à Ézéchiel, du milieu de ces chérubins ardents.
Il veut bien même pour les encourager davantage leur parler d’abord du mystère qui ne devait s’accomplir qu’après tous les autres, c’est-à-dire le don du Saint-Esprit. Car il fallait auparavant que l’agneau fût égorgé, que le péché fût détruit, que l’inimitié qui existait entre Dieu et les hommes fût abolie. Il fallait que Jésus-Christ fût enseveli et qu’il ressuscitât, et ce n’était qu’après toutes ces choses que le Saint-Esprit devait venir. Il ne garde point cet ordre ; il commence à leur parler du don qui devait être la suite nécessaire, l’accomplissement et la fin de tous les autres, et faire éclater avec le plus de force par la prédication, la gloire de Jésus-Christ. Par l’annonce du Saint-Esprit, Jean veut d’abord frapper l’esprit de l’auditeur, l’amener à réfléchir en lui-même comment un tel présent sera accordé à la terre inondée d’un déluge de péchés ; puis, lorsque cette préoccupation dans laquelle il le jette, l’aura préparé à recevoir une révélation plus complète, il lui découvrira le mystère de la passion dont il pourra alors lui parler sans le scandaliser, à cause de l’attente d’un si admirable don, qui devait en être la suite. Les esprits étant donc ainsi préparés, il s’écrie : « Voilà l’agneau de Dieu qui porte les péchés du monde. » (Jn. 1,29) Il ne dit pas, « qui remet », mais, ce qui marque plus d’amour, « qui porte les péchés du monde. » Il y a bien de la différence entre pardonner le péché ou s’en charger. Le premier se fait sans peine, mais le dernier coûte la vie.
Il leur marque aussi par ces paroles, quoique d’une manière obscure, que Jésus-Christ est le fils de Dieu. Ils n’avaient pas su encore qu’il fût le fils véritable et naturel de Dieu : mais en leur promettant que Jésus-Christ leur donnerait le Saint-Esprit, il leur révélait implicitement cette vérité. C’est pour cette raison que Dieu le Père donna à saint Jean une marque particulière pour reconnaître son fils en lui disant : « Celui sur qui vous verrez descendre et demeurer le Saint-Esprit, est Celui qui baptise dans le Saint-Esprit. » (Jn. 1,33) Aussi saint Jean dit-il : « Je l’ai vu, et je rends témoignage qu’il est Fils de Dieu (Id. 34), » faisant voir que cette descente du Saint-Esprit sur le Fils, était une preuve claire qu’il était Dieu.
Puis, quand entretenant ses auditeurs de l’espérance de ces grands biens, il les à ainsi traités avec quelque douceur et quelque indulgence, il revient tout à coup à ses premières sévérités, de peur qu’ils ne tombent dans la sécurité et la négligence. Car tel était l’esprit des Juifs ; la prospérité les portait au relâchement et au vice. Saint Jean a donc de nouveau recours aux menaces et à la terreur. « Il a le van en main, et il nettoiera parfaitement son aire. Il amassera son blé dans le grenier, mais il brûlera la paille dans un feu qui ne s’éteindra jamais (12). » Plus haut nous avons vu le Dieu vengeur du péché, ici c’est le juge que nous apercevons en même temps que l’éternité des peines : « Il brûlera la paille dans un feu qui ne s’éteindra jamais. » Ce verset nous montre encore en Dieu le Seigneur de toutes choses, le commun Père et le vigneron mystique. Jésus-Christ lui-même donne ce dernier nom à son père dans un autre endroit : « Mon Père est le Vigneron. » (Jn. 15,1) Comme ces mots : « La cognée est à la racine « de l’arbre » ne s’opposaient pas à l’idée d’une difficulté quelconque que Dieu pourrait rencontrer à distinguer ce qui mériterait d’être coupé de ce qui devrait être épargné, le Prophète se sert d’une autre comparaison qui fait évanouir cette idée, en montrant que le monde entier est dans la main de Dieu et qu’il peut châtier qui lui appartient. Tout est maintenant confus dans le monde. Quelque beau que puisse être le bon grain, il est mêlé avec la paille, parce qu’il est dans l’aire et non dans le grenier, mais alors il se fera un discernement et une séparation épouvantable.
Où sont maintenant ceux qui ne croient pas à l’enfer ? L’Évangile dit deux choses en même temps, que ceux qui croiront seront baptisés dans le Saint-Esprit, et que les incrédules seront brûlés éternellement. Si donc la première est véritable, la seconde le doit être aussi. C’est pour cela qu’il allie ensemble ces deux choses ; afin que la certitude de celle qui est déjà arrivée, nous assure de celle qui doit arriver. Au reste Jésus-Christ parlant de choses, ou semblables ou contraires, allie souvent deux prophéties, dont l’une doit s’accomplir en ce monde, et l’autre dans l’autre ; afin que les plus opiniâtres et les plus rebelles soient forcés de croire que la seconde s’accomplira en voyant la première déjà accomplie. Par exemple, il promet à ceux qui renonceront à tout pour l’amour de lui, le centuple en ce monde, et la vie éternelle en l’autre, afin que les grâces qu’il leur donne dès ici-bas, les assurent de la vérité des promesses qu’il leur a faites pour l’avenir. C’est ce que saint Jean fait en cet endroit où il unit ensemble le baptême du Saint. Esprit, et le feu qui brûlera éternellement.
6. Si Jésus-Christ n’avait baptisé les apôtres dans le Saint-Esprit, et s’il ne faisait encore tous les jours la même grâce à tous ceux qui croient, on aurait peut-être quelque raison de douter de l’autre chose que le Prophète joint, à cette première. Mais si nous voyons s’accomplir tous les jours ce qui paraissait le plus grand et le plus incroyable, ce qui dépasse infiniment la portée de la raison humaine, sur quel fondement refuserons-nous de croire une chose plus facile, plus naturelle et plus conforme à notre raison ? A peine saint Jean a-t-il, dit aux Juifs que Jésus-Christ les « baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu », à peine leur a-t-il fait entrevoir la merveille de ce baptême nouveau, qu’il leur parle aussitôt de ce « van » terrible, qui marque le jugement, pour les empêcher de tomber dans le relâchement et dans la paresse. Ne croyez pas, leur dit-il, qu’il vous suffise d’avoir été baptisés, si vous continuez de vivre mal après avoir reçu le baptême. Vous avez besoin après cela d’une grande vertu, et d’un grand amour de la sagesse. Ainsi donc pour leur faire désirer la grâce du baptême, il les émeut par la menace de cette hache qui est déjà à la racine de l’arbre, puis après leur avoir fait envisager la grâce baptismale, il lés effraye de nouveau par la menace de ce « van » impitoyable et de ce feu inextinguible. Il ne fait donc aucune distinction entre ceux qui n’ont pas reçu le baptême, et il déclare simplement que « tout arbre « qui ne produit pas de bon fruit sera coupé, » englobant dans le même châtiment tous les incroyants. Mais parmi ceux qui ont reçu le baptême il distingue, il sépare avec « le van » (Lc. 3,9), ceux qui honorent leur foi par leur vie de ceux qui la déshonorent.
Que personne donc, mes Frères, ne devienne la paille de l’Église. Que personne n’ait une âme légère et flottante dans la foi, abandonnée aux pensées mauvaises, qui comme des vents l’agitent de toutes parts. Si vous avez la solidité du bon grain, nulle affliction ne vous pourra nuire ; comme dans l’aire les grains de froment ne sont point broyés, lorsque les roues dentelées passent dessus. Mais si vous devenez inconsistants comme la paille, vous souffrirez ici-bas mille maux, vous serez déjà broyés dans l’aire de cette vie, et vous subirez dans l’autre des supplices éternels. Car tous ceux qui sont en cet état, après avoir été en ce monde la proie des passions comme la paille est mangée par les bêtes, seront en l’autre la nourriture du feu.
Si saint Jean eût dit tout simplement aux Juifs que Dieu jugera tous les hommes selon leurs œuvres, son discours n’eût pas été si bien reçu : mais en y mêlant cette comparaison et cette expression figurée, il leur persuade cette vérité avec plus de force, et il entre plus agréablement dans l’esprit de ceux qui l’écoulent. C’est ainsi que Jésus-Christ s’est conduit dans l’Évangile. Car nous voyons que pour se faire entendre, il se sert souvent des comparaisons d’un champ, d’une aire, d’une moisson, d’une vigne, d’un pressoir, d’un filet, d’une pêche de poissons, et de beaucoup d’autres choses semblables, qui sont dans l’usage ordinaire de la vie des hommes. C’est ce que fait ici saint Jean et comme preuve solide des choses qu’il annonce, il présente le don que Dieu devait faire du Saint-Esprit aux hommes, comme s’il disait Celui qui est assez puissant pour remettre les péchés, et pour donner son Esprit-Saint, le sera encore assez pour faire ce que je vous dis. Voyez-vous maintenant pour quelle raison il parle du baptême dans le Saint-Esprit avant de parler de la résurrection et du jugement.
Mais d’où vient, dira quelqu’un, que saint Jean ne parle point des prodiges et des miracles que Jésus-Christ devait faire pendant sa vie ? C’est parce que la descente du Saint-Esprit a été le plus grand miracle qu’il ait fait, et la fin de tous ses miracles. Dire le don qui résume tous les autres, c’était tout dire : la ruine de la mort ; la destruction du péché ; la fin de la malédiction ; la réconciliation de l’homme avec Dieu, après une guerre de tant de siècles ; le retour au ciel ; l’entrée du paradis ; la société des anges ; et la participation des biens éternels. En promettant le Saint-Esprit, il a promis toutes ces grâces ; parce qu’il en est le gage. Il nous marque encore en le nommant, la résurrection des corps, les miracles qui se doivent faire alors, l’héritage du royaume, et la jouissance de ces biens que l’œil n’a point vus, que l’oreille n’a point entendus, et qui ne ; sont jamais montés dans le cœur d’aucun homme, puisque toutes ces grâces ne sont qu’une suite de l’infusion du Saint-Esprit.
Il était donc inutile de parler des miracles que le Sauveur devait faire à la vue de tout le monde, mais il était bon de parler des choses qui étaient plus cachées, et dont les hommes pouvaient douter, comme sont celles-ci : que Jésus-Christ était fils de Dieu ; qu’il était sans comparaison plus grand que saint Jean ; qu’il se chargeait de tous les péchés du monde ; qu’il redemanderait aux hommes un compte exact de toutes leurs œuvres ; et que nos espérances ne devaient point se borner aux choses présentes, puisque chacun de nous devait recevoir après cette vie, ou la récompense, ou la peine qu’il aurait méritée. Ce sont là les choses dont il fallait parler, parce qu’elles ne tombent point sous le sens des hommes.
7. Que la connaissance de ces vérités, mes frères, nous rende fervents de plus en plus dans la vertu, pendant que nous sommes encore dans cette vie, comme dans l’aire. Car tant que nous vivons ici-bas, nous pouvons de paille, devenir froment, comme plusieurs sont devenus paille, de froment qu’ils étaient auparavant. Ne nous laissons point abattre ni emporter à tout vent comme les pailles ; et ne nous séparons jamais de nos frères, quelque vils et méprisables qu’ils nous paraissent. Car le froment est moins grand et moins étendu que la paille, mais il est sans comparaison plus précieux.
Ne désirez point toutes ces choses qui n’ont qu’une lueur et une apparence passagère, parce qu’elles mènent aux feux éternels. Embrassez une humilité qui soit selon Dieu, qui demeure comme le diamant, toujours ferme et indissoluble, sans pouvoir être ni divisée par le fer, ni brûlée par le feu. C’est en considération de ce bon grain que la patience de Dieu épargne si longtemps la paille, dans l’espérance que les bons vivant en paix avec les méchants, ils les pourront rendre semblables à eux. C’est pour cela qu’il diffère son jugement, afin que plusieurs passant du vice à la vertu, reçoivent la couronne avec tous les saints.
Tremblons, mes frères, tremblons quand on nous parle « d’un feu qui ne s’éteindra jamais. » Un feu, dites-vous, qui ne s’éteindra jamais ? Comment cela se peut-il faire ? Et comment se fait-il que le soleil que vous voyez tous les jours soit toujours ardent, et qu’il ne s’éteigne jamais ? Comment se pouvait-il faire autrefois que ce buisson miraculeux brûlait toujours sans se consumer ? Si donc vous voulez éviter ce feu si redoutable, allumez dans vous-mêmes un autre feu ; qui est celui de la charité, et ce second vous délivrera du premier. Si vous croyez ce que nous vous disons, vous serez à couvert de ces flammes ; mais si vous demeurez incrédules, vous apprendrez par une cruelle expérience, qu’il n’y a que la foi qui les évite. Quiconque ne règle pas sa vie selon Dieu, tombera indubitablement dans ce supplice.
Car la foi ne suffit pas seule pour être sauvé. Les démons croient ; ils tremblent même, et néanmoins ils seront punis éternellement. Il faut donc joindre à cette foi le règlement de toute la vie, et la réformation des mœurs. C’est pour ce sujet que vous vous assemblez si souvent dans nos églises, non pour y venir simplement, mais pour retirer de grands avantages des instructions que vous recevez. Que si vous y assistez de telle sorte, que vous en sortiez sans aucun fruit, tout ce soin et cette assiduité vous est inutile.
Si, lorsqu’ayant donné vos enfants à des maîtres, vous vous apercevez qu’ils n’apprennent rien ; vous querellez ceux qui les instruisent, et vous les leur ôtez souvent pour les donner à d’autres ; quelle excuse pourrons-nous présenter au grand Juge, nous qui ne donnons pas autant de temps au soin de notre âme, que nous en donnons aux affaires de ce monde ; qui sortons toujours de l’église sans avoir rien appris de nouveau ; et qui ne retirons aucun avantage de ces grands et de ces incomparables maîtres qui nous instruisent ? Ces maîtres sont les prophètes, les apôtres, les patriarches, et en un mot tous ces grands justes que nous vous proposons dans nos assemblées, comme les docteurs de la piété. Et après cela néanmoins, vous sortez d’ici sans aucun fruit. Quand vous avez chanté deux ou trois psaumes, et récité les prières accoutumées négligemment et comme par routine, vous croyez en avoir assez fait pour votre salut.
Ne savez-vous pas ce que dit le Prophète, ou plutôt ce que dit Dieu par son prophète : « Ce peuple m’honore des lèvres ; mais son cœur est loin de moi. » (Is. 29,43) Si vous voulez que ce malheur ne vous arrive pas, effacez de votre esprit ces caractères de mort, que le démon y a gravés ; et apportez ici un cœur libre, et dégagé du tumulte des choses du monde, afin que j’y puisse imprimer sans peine tout ce que je désirerai. Je ne vois sur les tables de vos âmes, que les traits que le démon y a imprimés, l’avarice, les rapines, les fourberies, l’envie, et la jalousie. Lorsque j’entre un peu dans le fond de votre cœur, je n’y remarque que des lettres et des caractères qui me sont inconnus ; et je n’y reconnais plus rien, de ce que je tâche d’y graver tous les saints jours du dimanche. Je n’y vois que des traits barbares et confus, au lieu de ceux que j’y avais gravés. Et lorsque je les ai effacés pour y en imprimer d’autres par l’Esprit de Dieu, vous allez aussitôt vous présenter au démon, afin qu’il y retrace les siens.
Jusqu’à quand agirez-vous de la sorte ? Quand je ne vous dirais point ces vérités, votre propre conscience ne vous les ferait-elle pas assez connaître ? Mais pour moi je ne cesserai point d’accomplir mon ministère en tâchant de graver dans vos âmes les caractères de Dieu. Que si vous continuez de détruire ce que je tâche d’établir dans vous, nous espérons de la miséricorde de Dieu d’en recevoir notre récompense ; mais je n’ose vous dire pour vous, ce que vous devez attendre.
8. Je vous conjure encore une fois, mes frères, de vous appliquer à ce que je vous dis. Imitez au moins les petits enfants, qui s’étudient d’abord à connaître les lettres, puis à les distinguer, lors même qu’elles sont renversées ou mal formées, et qui apprennent ainsi à bien lire. Faisons la même chose dans l’étude de la vertu. Apprenons-la par parties, et commençons par le plus aisé. Retranchez d’abord les jurements, les parjures, et les médisances. Passez ensuite à bannir de vous l’envie, les affections impures, l’intempérance, les excès de vin, la cruauté, l’insensibilité, et toutes les autres passions. Appliquez-vous après aux choses plus spirituelles : embrassez la continence, le jeûne, la chasteté, la justice : renoncez à la vaine gloire : aimez la modestie et la componction du cœur : inspirez ces vertus aux autres, et après les avoir imprimées au dedans de vous-mêmes, occupez-vous-en sans cesse chez vous, et pratiquez-les envers vos amis, et envers vos femmes, et vos enfants.
Mais commencez, comme j’ai dit, par ce qui est plus facile, comme de ne point jurer, principalement lorsque vous êtes chez vous. Car c’est là que vous trouvez d’ordinaire plus de sujets qui vous portent à le faire. Souvent un serviteur vous irrite ; une femme vous fâche ; un enfant indocile et déréglé vous fait jurer en le menaçant. Que si dans ces épreuves vous pouvez retenir vos emportements ordinaires, et vous empêcher de jurer, il vous sera aisé de vous modérer lorsque vous serez en public, et vous vous accoutumerez de la sorte à être paisible chez vous. Ce sera ainsi que vous vous étudierez à n’offenser personne, lorsque vous ne traiterez jamais mal ni votre femme, ni vos enfants, ni vos domestiques.
Souvent une femme louant quelque autre personne, ou se plaignant de son état, excite contre elle la colère de son mari. Pour vous, modérez-vous en ces rencontres. Ne l’obligez point à blâmer celui qu’elle avait loué. Souffrez tout courageusement. De même lorsque vos serviteurs loueront en votre présence d’autres maîtres, ne vous en troublez point, et demeurez ferme. Que votre maison soit pour vous un lieu d’exercice et de combat, afin que vous y étant fortifié, vous puissiez sans aucun danger vous trouver avec les personnes de dehors.
Faites de même à l’égard de la vaine gloire. Si vous la pouvez vaincre, lorsque vous êtes avec votre femme et avec vos enfants, il vous sera aisé de n’en être point surpris ailleurs. Car quoique cette passion soit très-dangereuse partout, et très-violente, elle l’est néanmoins encore davantage pour vous, lorsque vous êtes dans votre maison avec votre femme. Si donc vous y résistez alors, vous pourrez aisément la vaincre ailleurs.
Travaillons ainsi, mes frères, à combattre d’abord tous les vices dans le secret de notre logis ; afin que par cet exercice, et comme par cette lutte domestique où nous nous exercerons chaque jour, nous devenions plus forts et plus fermes contre les occasions du dehors. Pour nous rendre même cet exercice plus facile et plus avantageux, imposons-nous quelque peine volontaire, pour nous punir nous-mêmes d’avoir violé nos résolutions ; et que ce châtiment que nous exigeons de nous, soit tel qu’il ne tourne pas à notre malheur, mais à notre bien et à notre avancement. Condamnons-nous à de plus grands jeûnes qu’à l’ordinaire, à coucher sur la terre, et à d’autres austérités semblables. Nous tirerons de là de grands avantages. La vertu même nous rendra la vie plus douce, elle nous procurera les biens à venir ; et elle nous mettra au nombre des amis de Dieu.
Prenez garde, mes frères, qu’il ne vous arrive encore aujourd’hui ce qui vous est arrivé déjà tant de fois, et qu’après avoir admiré les instructions si saintes que nous vous donnons, vous n’alliez au sortir d’ici, par votre paresse et votre négligence, mettre votre cœur entre les mains de votre ennemi, afin qu’il en efface les avis salutaires que nous y avons imprimés.
Pour remédier à ce désordre, je vous conseille lorsque vous serez retournés chez vous, d’appeler vos femmes ; de leur faire un fidèle rapport de tout ce que je viens de dire, de leur témoigner votre nouveau désir, de les prier de vous aider dans cette résolution, et depuis ce jour vous rendre toujours assidus dans cette sainte école, pour y attirer dans votre cœur la grâce du Saint-Esprit, comme une huile sainte qui le doit guérir.
Si après cela vous tombez une fois, deux fois et davantage même, ne vous découragez pas : mais relevez-vous autant de fois que vous tomberez, sans cesser jamais de combattre, jusqu’à ce que vous ayez vaincu le démon, que vous ayez gagné la couronne, et que vous ayez mis le trésor de vos vertus dans un asile et un lieu de sûreté. Que si vous vous établissez par une sainte habitude dans l’amour de la vertu et de la sagesse, quand même vous tomberiez dans quelque négligence, elle ne pourra pas aller jusqu’à vous faire violer le commandement de Dieu : parce que cette longue accoutumance sera devenue en vous comme une seconde nature. Car lorsque la vertu est passée en habitude, nous sentons une facilité à faire le bien, comme nous en avons à dormir, à manger, à boire, et à respirer. C’est ainsi que nous jouirons d’un plaisir céleste, que notre âme se trouvera comme dans un port tranquille et un calme perpétuel, et qu’au dernier jour nous paraîtrons comme un vaisseau chargé de richesses, pour recevoir la couronne immortelle que je demande à Dieu pour vous tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire avec le Père et le Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XII[modifier]


« ALORS JÉSUS VINT DE GALILÉE AU JOURDAIN TROUVER JEAN POUR ÊTRE BAPTISÉ PAR LUI. MAIS JEAN L’EN EMPÊCHAIT EN DISANT : C’EST MOI QUI AI BESOIN D’ÊTRE BAPTISE PAR VOUS, ET VOUS VENEZ A MOI. » (CHAP. 3,13-14, JUSQU’AU CHAP. IV)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Pourquoi Jésus-Christ, le juste par excellence, vient-il au baptême, confondu dans la foule des pécheurs ?
  • 2. Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; comment les Juifs sont-ils restés incrédules après avoir entendu venir du ciel cette voix miraculeuse ?
  • 3. La foi se passe de la vision. — L’Esprit-Saint n’est pas moindre que le Christ. – Le Christ abroge le baptême et la pâque des Juifs.
  • 4. et 5. Un chrétien doit mépriser tous les biens du monde comme indignes et rendre sa vie conforme à sa foi.


1. Le Seigneur, mes frères, vient se faire baptiser avec des esclaves, et le juge avec des criminels. Mais que cette humilité d’un Dieu ne vous trouble point, car c’est dans ses plus grands abaissements, qu’il fait paraître sa plus grande gloire. Vous étonnez-vous que Celui qui a bien voulu être durant plusieurs mois dans le sein d’une vierge, et en sortir revêtu de notre nature, qui a bien voulu depuis souffrir les soufflets, le tourment de la croix, et tant d’autres maux auxquels il s’est soumis pour l’amour de nous, ait voulu aussi recevoir le baptême, et s’humilier devant son serviteur, en se mêlant avec la foule des pécheurs ? Ce qui doit nous surprendre, c’est qu’un Dieu n’ait pas dédaigné de se faire homme. Mais après ce premier abaissement, tout le reste n’en est qu’une suite naturelle.
Aussi saint Jean pour nous préparer à cette humiliation du Fils de Dieu, dit de lui auparavant, qu’il n’est pas digne de délier le cordon de ses souliers ; qu’il était le juge universel qu’il rendrait à chacun selon ses œuvres, et qu’il répandrait les grâces du Saint-Esprit sur tous les hommes, afin qu’en le voyant venir au baptême, vous ne soupçonniez rien de bas sous cette humilité. C’est dans ce même dessein que lorsqu’il le voit présent devant lui, saint Jean lui dit pour l’empêcher : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par vous, et vous venez à moi (14) ? » Comme le baptême de Jean était un baptême de pénitence, et qui portait ceux qui le recevaient à s’accuser de leurs péchés, saint Jean pour prévenir les Juifs, et les empêcher de croire que Jésus-Christ venait dans cette disposition à son baptême, l’appelle d’auparavant devant le peuple l’Agneau de Dieu, et le Sauveur qui devait effacer les péchés de tout le monde. Car Celui qui avait le pouvoir d’effacer tous les péchés du genre humain, devait à plus forte raison être lui-même exempt de péché. C’est pourquoi saint Jean ne dit pas : « Voilà celui qui est exempt de péché », mais ce qui est beaucoup plus : « Voilà celui qui porte sur soi, et qui ôte le péché du monde (Jn. 1, 29) ; » afin que cette dernière vérité admise fît, à plus forte raison, admettre la première, et qu’on reconnût ainsi que c’était pour d’autres raisons que Jésus-Christ venait à ce baptême. C’est pour cela que saint Jean dit à Jésus lorsqu’il vient à lui : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par vous, et vous venez à moi ? » Il ne dit pas : Et vous voulez que je vous baptise ? Car il n’osait parler de la sorte ; mais seulement : « Vous venez à moi ? » Que fait donc Jésus-Christ en cette rencontre ? « Et Jésus répondant lui dit : Laissez-moi faire pour cette heure : car c’est ainsi qu’il convient que nous accomplissions toute justice (15). » Il agit avec saint Jean comme il agit depuis avec saint Pierre. Cet apôtre refusait de se laisser laver les pieds par son maître. Mais quand il eut entendu cette parole : « Vous ne comprenez pas maintenant ce que je fais, mais vous le comprendrez après. » (Jn. 13,7) Et cette autre : « Vous n’aurez point de part avec moi (Ibid 8) ; » il cessa aussitôt de résister et il s’offrit même à faire plus qu’on ne lui avait demandé. De même lorsque saint Jean eut entendu ces paroles : « Laissez-moi faire maintenant : car c’est ainsi qu’il convient que nous accomplissions toute justice », il se résolut aussitôt de faire ce que Jésus lui commandait. Ces saints hommes n’étaient point opiniâtres ; mais ils montraient autant d’obéissance que d’amour, et ils n’avaient rien plus à cœur que de faire tout ce que leur commandait le maître.
Mais remarquez comment Jésus oblige Jean à le baptiser par les raisons mêmes pour lesquelles celui-ci ne croyait pas devoir le faire. Car il ne dit pas : « Il est juste », mais, « il convient. » Comme saint Jean croyait qu’il y avait de « l’inconvenance » à un serviteur de baptiser son maître, Jésus-Christ fait voir au contraire qu’il n’y en avait aucune. Vous hésitez, lui dit-il, à me baptiser, parce que vous le croyez contre la bienséance : c’est au contraire, parce que cela est dans la bienséance, que je viens recevoir votre baptême. Et il ne dit pas simplement « Laissez-moi faire », mais il ajoute : « maintenant. » Comme s’il disait Cela ne durera pas toujours : vous me verrez bientôt dans l’état où vous souhaitez de me voir ; mais maintenant, laissez-moi recevoir votre baptême.
Et pour marquer en quoi consistait cette bienséance, il ajoute : « Car c’est ainsi qu’il « faut que nous accomplissions toute justice. » La justice n’est autre chose qu’un parfait accomplissement de tous les commandements de Dieu. Comme nous avons, dit-il, accompli jusqu’ici tous ses ordres, et qu’il ne reste plus que ce dernier à exécuter, il faut nous en acquitter aujourd’hui. Je suis venu pour lever la malédiction où l’homme était tombé par la violation de la loi. Ainsi il faut que je commence par accomplir la loi parfaitement, afin que vous ayant délivrés de la condamnation, j’abolisse ensuite la loi même. C’est aussi pour cette raison que je me suis revêtu de votre chair, et que je suis venu en ce monde.
2. « Alors Jean ne lui résista plus (15). » « Et Jésus, après avoir été baptisé, ne fut pas plus tôt monté hors de l’eau, que les cieux lui furent ouverts ; et il vit l’Esprit de Dieu descendant en forme de colombe venant sur lui (16). » Les Juifs croyaient que saint Jean était beaucoup plus que Jésus-Christ, parce qu’il avait passé sa vie dans le désert ; qu’il était le fils d’un grand-prêtre ; qu’il portait un vêtement si austère ; qu’il appelait tout le monde à son baptême ; et enfin qu’il était né d’une mère stérile. Ils voyaient au contraire Jésus-Christ né d’une pauvre femme, dont le divin enfantement leur était entièrement inconnu. Ils savaient qu’il avait été élevé non dans le désert, mais dans une maison, comme les autres enfants, qu’il avait vécu au milieu des hommes, vêtu comme les autres, sans qu’il parût rien d’extraordinaire en sa personne. Ils le croyaient donc inférieur à saint Jean parce qu’ils ne savaient rien des divines merveilles de sa naissance. D’ailleurs le baptême que Jésus reçut de Jean était de nature à faire naître cette opinion, lui seul, et à la corroborer. On se disait que Jésus devait être un homme comme les autres, puisqu’il venait au baptême confondu dans la foule des autres, ce qu’il n’eût pas fait, pensait-on, s’il était supérieur au commun des hommes. Donc Jean passait pour plus grand que Jésus et était beaucoup plus admiré. Ce fut pour empêcher que, cette opinion ne se fortifiât de plus en plus dans les esprits, qu’après le baptême de Jésus, les cieux s’ouvrirent sur lui et qu’on entendit la voix du Père qui publiait la gloire de son Fils unique. « Et en même temps une voix du ciel se fit entendre : C’est là mon Fils bien-aimé, dans lequel j’ai mis toute mon affection (17). » Mais comme cette voix eût pu être appliquée par la plupart de ceux qui étaient là, plutôt à saint Jean qu’à Jésus-Christ, parce qu’elle n’avait pas dit : Celui qui vient d’être baptisé est mon Fils, mais simplement : « C’est là mon Fils « bien-aimé », parole que tout le monde eût bien plutôt crue de celui qui baptisait, que de celui qui était baptisé, à cause de la dignité de saint Jean-Baptiste, et des autres raisons que j’ai dites ; le Saint-Esprit descendit en forme de colombe, afin d’indiquer Jésus comme celui que désignait la voix, et de montrer que cette parole : « C’est là mon Fils », devait s’entendre de celui qui venait d’être baptisé, et non de celui qui le baptisait.
Mais comment se fait-il, me direz-vous, que les Juifs n’ont pas cru en Jésus-Christ, après avoir vu un si grand miracle ? Mais comment, vous demanderai-je à mon tour, se fait-il que sous Moïse, lorsque s’opéraient tant de miracles, qui, sans égaler celui-ci, étaient néanmoins si extraordinaires, comment se fait-il qu’après ces voix tonnantes, ces trompettes, ces éclairs, ces – tonnerres, et tant d’autres choses effrayantes, les Juifs ne laissèrent pas de se faire un veau d’or pour l’adorer, et de se consacrer aux sacrifices de Beelphégor ? Est-ce que ces mêmes Juifs, qui entendirent la voix céleste au baptême de Jésus-Christ, ne virent pas un peu plus tard, de leurs yeux, la résurrection de Lazare ? et néanmoins ils furent si éloignés de croire à l’auteur d’une si prodigieuse résurrection, qu’ils tentèrent plus d’une fois de tuer celui qui avait été ressuscité. Si donc la malignité de leur cœur ne se rendait pas en voyant de leurs yeux les morts ressuscités ; vous étonnez-vous s’ils ne se rendent pas à une voix qui vient du ciel, et qui ne frappe que leurs oreilles.
Lorsqu’une âme est ingrate et corrompue, et possédée de la passion de l’envie, il n’y a point de miracle qui puisse la guérir : comme au contraire, lorsqu’elle est simple et bien disposée, elle a peu besoin de miracles pour se rendre à Dieu. Ne demandez donc pas pourquoi les Juifs n’ont pas cru ; mais considérez si Dieu n’a pas fait tout ce qui était nécessaire afin qu’ils crussent. Au reste Dieu lui-même a pris soin de se justifier à cet égard, et comme il voyait les Juifs endurcis et opiniâtrés à se perdre, sans que rien les pût sauver de la dernière punition, il a voulu au moins empêcher que l’on ne fît retomber sur sa bonté, ce qui ne doit être imputé qu’à leur malice, en disant : « Qu’ai-je dû faire à ma vigne, que je ne lui aie pas fait ? (Is. 5,4) » C’est donc là ce que nous devons considérer ici, savoir si Dieu, pour rendre ce peuple fidèle, devait faire quelque chose qu’il n’ait pas fait. Que si, mes frères, vous voyez quelqu’un qui accuse ainsi la providence de Dieu, et qui veuille la rendre responsable de la malice des hommes ; vous lui ferez la réponse que vous venez d’entendre.
Mais réservons à parler ailleurs contre l’infidélité des Juifs, et arrêtons-nous maintenant à considérer le grand miracle qui arriva tout après le baptême du Sauveur, et qui était le prélude de ceux qui allaient bientôt s’opérer. Car c’est le ciel seulement, et non pas le paradis qui s’ouvre alors : « Jésus ne fut pas plus tôt baptisé, que les cieux lui furent ouverts. » Pourquoi le ciel s’ouvrit-il lorsque Jésus-Christ fut baptisé ? Pour vous apprendre que la même chose arrive invisiblement à votre baptême où Dieu vous appelle à votre patrie qui est dans le ciel, et vous excite à ne plus avoir rien de commun avec la terre. Quoique ce miracle ne s’opère pas visiblement pour vous, ne laissez cependant pas que d’y croire.
Dieu, dans la première institution de ses mystères, a coutume de faire voir quelque signe et quelque prodige extérieur pour les âmes les plus grossières, qui ne peuvent comprendre rien de spirituel, et qui ne sont touchées que de ce qui frappe les sens ; afin que lorsqu’on nous propose ces mêmes mystères, sans être accompagnés de ces miracles, nous les embrassions aussitôt avec une foi ferme et docile. Ainsi lorsque le Saint-Esprit descendit sur les apôtres, on entendit le bruit d’un souffle violent, et il parut des langues de feu. Et ce miracle ne se fit point pour les apôtres, mais pour les Juifs qui étaient présents. Si nous ne voyons plus maintenant les mêmes signes, nous recevons néanmoins les mêmes grâces, dont ces signes étaient la figure.
3. Il parut alors une colombe sur Jésus-Christ, afin qu’elle fût comme un doigt du ciel, qui indiquât et aux Juifs et à saint Jean que Jésus-Christ était Fils de Dieu. De plus, elle devait apprendre à chacun de nous, que lorsqu’il est baptisé, le Saint-Esprit descend dans son âme, quoique ce ne soit plus dans une forme visible parce que nous n’en avons plus besoin, et que la foi maintenant suffit seule sans aucun miracle. Car les miracles, comme dit saint Paul, ne sont pas pour les fidèles, mais pour les infidèles.
Mais pourquoi, me direz-vous, le Saint-Esprit paraît-il sous la forme d’une colombe ? C’est parce que la colombe est douce et pure, et le Saint-Esprit, qui est un esprit de douceur et de paix, a voulu paraître sous cette figure. Cette colombe nous fait aussi souvenir d’un fait que nous lisons dans l’Ancien Testament. Lorsque toute la terre fut inondée par le déluge, et toute la race des hommes en danger de périr, la colombe parut pour annoncer la fin du cataclysme, elle parut avec un rameau d’olivier, apportant la bonne nouvelle du rétablissement de la paix dans le monde, Or tout cela était une figure de l’avenir. Les affaires des hommes étaient alors dans une bien pire condition qu’aujourd’hui, et le châtiment qu’ils avaient mérité, plus terrible. Il y a donc pour nous, dans la réminiscence de cette antique histoire, un motif de ne pas désespérer, puisque l’issue d’un état de choses si désespéré fut une délivrance et un amendement. Mais ce qui se fit alors par le déluge des eaux, s’opère aujourd’hui comme par un déluge de grâce et de miséricorde. La colombe ne porte plus maintenant un rameau d’olivier, mais elle montre aux hommes Celui qui va les délivrer de tous leurs maux, et elle nous marque les grandes espérances que nous devons concevoir ; Elle ne fait point sortir de l’arche un seul homme pour repeupler la terre, mais elle attire toute la terre au-ciel, et au lieu d’un rameau d’olivier elle apporte aux hommes l’adoption des enfants de Dieu.
Reconnaissez, mes frères, la grandeur de ce don, et ne croyez pas que, parce que le Saint-Esprit parait ici sous cette forme, il soit en quelque chose inférieur à Jésus-Christ. Car je sais que quelques personnes disent qu’il se trouve autant de différence entre Jésus-Christ et le Saint-Esprit, qu’il y en a entre un homme et une colombe, puisque l’un a paru revêtu de notre nature, et l’autre seulement sous la forme d’une colombe. Que répondre à cela, sinon que le Fils de Dieu a pris la nature de l’homme, mais que le Saint-Esprit n’a pas pris la nature d’une colombe ? C’est pourquoi l’Évangéliste ne dit pas que le Saint-Esprit ait paru dans la nature, mais sous « la forme » d’une colombe. Et, depuis ce temps, il n’a plus paru sous cette figure. Si de là vous concluez que le Saint-Esprit est moindre que Jésus-Christ, vous pourriez dire de même que les chérubins sont autant au-dessus du Saint-Esprit, que l’aigle est au-dessus de la colombe, puisqu’ils ont souvent paru sous la figure d’un aigle. Les anges aussi seraient plus grands que le Saint-Esprit, puisque souvent ils se sont revêtus de la figure d’un homme. Mais à Dieu ne plaise, que nous ayons cette pensée ! Il y a bien de la différence entre la vérité de l’Incarnation de Jésus-Christ, et la condescendance dont Dieu se sert, pour s’accommoder à la faiblesse des hommes.
Ne soyez donc pas si peu reconnaissants envers celui qui vous comble de tant de bienfaits, et n’opposez pas une extrême ingratitude à cette source de grâces qu’il verse sur vous, pour vous rendre heureux. Car cette seule dignité d’enfants adoptifs de Dieu entraîne nécessairement la destruction de tous les maux, et l’effusion de tous les biens. C’est pour cette raison-que le baptême des Juifs finit aussitôt après, et que le nôtre commence, et qu’il arrive la même chose dans le renouvellement du baptême, que dans le changement de la Pâque. Car de même que Jésus-Christ célébra d’abord l’ancienne Pâque avant que de l’abolir et d’établir la nouvelle ; de même ici ce n’est qu’après avoir reçu le baptême judaïque qu’il le fait cesser, et qu’il commence d’ouvrir le mystère du baptême et de la grâce de son Église. Ce qu’il fera plus-tard sur la même table il le fait maintenant dans le même fleuve, il retrace l’ombre, puis immédiatement après il offre la vérité. Car la grâce du Saint-Esprit ne se trouve que dans le baptême de Jésus-Christ, et elle n’était point dans celui de Jean. C’est pour ce sujet que le Saint-Esprit, n’est descendu sur aucun de ceux que saint Jean a baptisés, mais seulement sur Celui qui nous devait donner la grâce de ce second baptême, afin que nous reconnussions, avec les choses déjà dites, que ce n’était point la pureté ni le mérite de celui qui baptisait, mais la puissance de Celui qui était baptisé qui a fait cette merveille. Ce fut donc alors qu’on vit les cieux s’ouvrir, et le Saint-Esprit descendre sur la terre. Jésus-Christ voulait nous transférer de l’ancienne alliance à la nouvelle. C’est pourquoi il ouvre ces portes célestes, et il fait descendre son Saint-Esprit pour rappeler les hommes à cette patrie divine. Et il ne les y appelle pas seulement, mais il le fait en les honorant d’une souveraine dignité, Car il nous attire en ce séjour bienheureux après nous avoir faits non anges, non archanges, mais les enfants de Dieu, et ses enfants bien-aimés.
4. Considérons, mes frères, l’amour de Celui qui nous a appelés, l’état heureux auquel il nous appelle, et la gloire qu’il nous a donnée ; et menons une vie qui soit digne de ces grands dons. Crucifions-nous pour le monde, et crucifions le monde pour nous ; et employons tous nos soins à vivre ici-bas comme l’on vit dans les cieux. Ne croyons pas avoir quelque chose de commun avec la terre, parce que notre corps n’est pas encore élevé dans le ciel, car notre chef y règne déjà. Le Fils de Dieu est venu dans le monde avec les anges, et ayant pris la nature humaine, il l’a élevée dans les cieux lorsqu’il y est retourné, afin qu’avant que nous y montions aussi nous sussions qu’il ne nous est pas impossible de vivre dans la terre comme dans un ciel.
Tâchons de conserver la naissance illustre que nous avons reçue par notre baptême. Cherchons tous les jours ce royaume éternel, et considérons toutes les choses présentes comme des ombres et comme des songes. Si un roi de la terre vous avait trouvé pauvre et mendiant, et vous avait tout d’un coup adopté pour son fils, vous ne penseriez plus à votre misère passée, ni à la bassesse de votre cabane, quoique d’ailleurs il n’y ait pas une fort grande différence entre ces deux choses. Ne pensez donc plus à votre première condition, puisque l’état, auquel vous avez été appelé, est sans comparaison, plus illustre que la dignité royale. Car Celui qui nous a appelés est le Seigneur des anges ; et les biens qu’il vous donnera ne sont pas seulement au-dessus de toutes paroles, mais même au-delà de toutes pensées. Il ne vous fait point passer de la terre à la terre comme ce roi pourrait faire ; mais il vous élève de la terre au ciel, et d’une nature mortelle à une gloire immortelle et ineffable, qui ne sera bien connue de nous, que lorsque nous la posséderons.
Comment donc, vous qui devez être admis au partage de ces grands biens, vous souvenez-vous encore des richesses de la terre ? et comment vous amusez-vous encore a des fantômes et à des images vaines ? Ne croyez-vous pas que toutes les choses que nous voyons sont plus viles et plus basses que les haillons des pauvres et des mendiants ? Et comment donc serez-vous dignes de l’honneur auquel vous êtes appétés ? Quelle excuse vous restera-t-il, ou plutôt quelle punition ne souffrirez-vous point, si après avoir reçu une si grande grâce, « vous retournez à votre premier vomissement ? » (2Pi. 2,22) Vous ne serez pas punis simplement comme un homme qui pèche, mais comme un entant de Dieu qui lui est rebelle, et l’éminence de la dignité à laquelle vous étiez élevés, ne servira qu’à rendre plus grand votre supplice. Ce qui certes est bien raisonnable, puisque nous-mêmes nous châtions nos enfants plus sévèrement que nos serviteurs, lorsqu’ils n’ont commis que la même faute, principalement quand nous les avons comblés de bienfaits.
Que si Adam, que Dieu avait mis dans le paradis terrestre, a souffert tant de maux après l’honneur qu’il avait reçu, à cause seulement d’un péché qu’il commit, comment, nous qui avons reçu le ciel et qui avons été faits cohéritiers du Fils unique de Dieu, pourrons-nous espérer quelque pardon, si nous quittons la colombe pour suivre le serpent ? On ne nous dira pas comme à Adam : « Vous êtes terre, vous retournerez en terre, et vous cultiverez la terre (Gen. 3,19) ; » mais on nous prononcera une sentence bien plus effroyable ; puisqu’on nous condamnera aux ténèbres extérieures, aux chaînes éternelles, au ver qui ronge et envenime tout ensemble, et au grincement de dents. Et il est bien juste qu’après que tant de grâces et de faveurs n’ont pu vous rendre meilleurs, vous enduriez ces derniers et ces horribles supplices..
Élie autrefois a ouvert et fermé le ciel, mais ce n’était que pour faire descendre ou pour arrêter la pluie. Dieu vous ouvre maintenant les cieux, mais c’est pour vous y faire monter ; et non seulement afin que vous y montiez, mais, ce qui est encore plus, afin que, si vous le voulez, vous y fassiez aussi monter les autres, tant est grande la bonté avec laquelle il vous traite et la puissance qu’il vous donne sur tout ce qui est à lui. Puis donc que c’est là qu’est notre maison et notre patrie, mettons-y en dépôt tout ce que nous possédons, et ne laissons rien ici-bas, de peur de le perdre.
Quand vous tiendriez ici vos trésors enfermés sous cent clés et sous cent verrous, et gardés par des milliers de serviteurs ; quand vous auriez évité tous les piégea de vos ennemis et tous les artifices de vos envieux, quand la rouille épargnerait votre argent, quand la longueur du temps ne porterait aucune atteinte à tout ce que vous possédez ; quand, dis-je, tout cela arriverait, ce qui est impossible, vous n’éviterez jamais la mort, vous n’empêcherez jamais qu’elle ne vous ravisse tout votre bien en un moment, et peut-être même qu’elle ne le fasse passer entre les mains de vos plus grands ennemis. Mais si vous mettez en dépôt de bonne heure toutes vos richesses dans le ciel, vous vous mettrez au-dessus de tous ces maux. Il n’est point besoin en ce lieu ni de portes, ni de serrures, ni de verrous. La ville où l’on vous appelle est si assurée, elle est un asile si inviolable et si inaccessible à toute la malignité de l’envie, que votre dépôt n’y pourra périr.
5. N’est-ce donc pas un étrange aveuglement, d’amasser et de garder tant de trésors dans un lieu où ils se corrompent, et de n’en pas confier la moindre partie à un autre lieu où ils ne se peuvent perdre et où ils s’augmentent même beaucoup, alors surtout que nous savons que c’est en ce lieu que nous devons vivre pour jamais ? De là vient que les païens ne croient rien de tout ce que nous leur disons, parce qu’ils veulent reconnaître la vérité de notre religion, non par nos paroles, mais par nos actions et par la conduite de notre vie. Lorsqu’ils nous voient occupés à bâtir des maisons magnifiques, à embellir nos jardins, à faire faire des bains délicieux et à acheter de grandes terres, ils ne peuvent croire que nous nous regardions ici comme des étrangers qui se préparent à quitter la terre pour aller vivre en un autre lieu. Si cela était ainsi, disent-ils, ils vendraient tout ce qu’ils ont ici et l’enverraient par avance au lieu où ils désirent d’aller. Voilà la manière dont ils raisonnent, en considérant ce qui se passe tous les jours dans le monde. Car nous voyons que les personnes riches achètent des maisons principalement dans les villes et dans les lieux où ils croient qu’ils doivent passer leur vie.
Nous faisons nous autres tout le contraire. Nous nous tuons, et nous consumons tout notre temps et tout notre bien pour avoir quelques champs et quelques maisons sur cette terre où nous nous croyons étrangers et que nous devons bientôt quitter, et nous ne donnons pas même de notre superflu pour acheter le ciel, quoique nous puissions le faire avec si peu d’argent, et que l’ayant acheté une fois, nous devions le posséder éternellement. C’est pour cela que, sortant de cette vie tout pauvres et tout nus, nous serons punis du plus grand supplice, et nous tomberons dans cet extrême malheur, non seulement pour avoir vécu dans cette indifférence, mais encore pour avoir rendu les autres semblables à nous. Car, lorsque les païens voient que ceux qui ont part à de si grands mystères sont si passionnés pour les choses présentes, ils s’y attachent eux-mêmes bien plus fortement ; et ainsi : « Ils amassent », comme dit saint Paul, « des charbons de feu sur notre tête. » (Rom. 12,10) Que si nous leur apprenons ainsi à désirer avec plus d’ardeur les choses de la terre, nous qui devrions leur apprendre à les mépriser, comment pourrons-nous être sauvés, puisque nous mériterons d’être perdus, pour cela même que nous aurons contribué à perdre les autres ?
Ne savez-vous pas que Jésus-Christ dit que nous devons être « le sel et la lumière du monde » ; le sel pour conserver ceux qui se corrompent par les délices, et la lumière pour éclairer ceux qui s’aveuglent par l’amour des biens d’ici-bas ? Lors donc qu’au lieu de les éclairer, nous augmentons leurs ténèbres, et qu’au lieu de les préserver de la corruption, nous les corrompons, quelle espérance nous reste-t-il de notre salut ? Certes, mes frères, il ne nous en reste aucune, et nous ne devons nous attendre qu’à nous voir lier les pieds et les mains, pour être jetés dans l’enfer, où le feu nous dévorera, après que l’amour de l’argent nous aura déchirés et consumés sur la terre.
Considérons ces choses, mes frères, et rompons les liens de cette erreur qui nous trompe, pour ne pas tomber dans des fautes qui nous conduiront au feu éternel ; car celui qui est esclave de l’argent, est chargé de chaînes dès cette vie et s’en prépare d’éternelles pour l’autre. Mais celui qui se dégage de cette passion sera libre et durant sa vie et après sa mort. C’est dans cette liberté que je prie Dieu de nous établir, afin que, brisant le joug si pesant de l’avarice, nous puissions trouver dans la charité des ailes qui nous élèvent jusqu’au ciel, par la grâce et la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XIII[modifier]


« ALORS JÉSUS FUT EMMENÉ PAR L’ESPRIT DANS L’ESPRIT DANS LE DÉSERT POUR ÊTRE PAR LE DÉMON. » ETC. (CHAP. 4,1, JUSQU’AU VERSET 12)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Le jeûne, moyen efficace pour vaincre la tentation.
  • 2. Si tu es le Fils de Dieu. Le démon avait entendu la voix qui disait : Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; et en ce moment il voyait Jésus-Christ tourmenté par la faim. Ce qu’il voyait semblait contredire ce qu’il avait entendu, et il ne savait pas à quoi s’en tenir, de là cette question : Si vous êtes le Fils de Dieu.
  • 3. C’est par la patience que l’on triomphe du démon.
  • 4. Rien ne rend esclave du démon comme la soif des richesses.
  • 5. et 6. Combien nous devons veiller sur nous-mêmes et contre le démon qui nous tente sans cesse.- Que personne n’est exempt de tentations et que ce serait un grand mal de n’être pas tenté.


1. « Alors » : qu’est-ce à dire ? c’est-à-dire, après la descente du Saint-Esprit sur Jésus, après que cette voix divine se fut fait entendre du ciel : « C’est là mon fils bien-aimé dans lequel j’ai mis toute mon affection. » Qui n’admirera, mes frères, que l’Esprit de Dieu ait conduit Jésus-Christ dans le désert, afin d’y être tenté par le démon ? Car c’est le Saint-Esprit lui-même qui l’y a conduit. Comme Jésus-Christ était venu au monde pour nous servir de modèle, et avait résolu pour cela de tout faire et de tout souffrir, il veut bien se laisser aussi conduire dans le désert, et lutter contre le démon ; afin que les nouveaux baptisés se voyant pressés de quelques grandes tentations après le baptême, n’entrent point dans le trouble et le découragement, comme s’il leur était arrivé quelque chose contre leur attente, mais qu’ils souffrent cette épreuve avec constance, comme une suite nécessaire de la profession qu’ils ont embrassée.
Vous avez reçu des armes, non pour demeurer dans un lâche repos, mais pour combattre. Si Dieu n’arrête point les tentations dont vous êtes attaqués, il le fait pour plusieurs raisons qui vous sont avantageuses. Car premièrement il veut que vous reconnaissiez par expérience que vous êtes devenu plus fort. Il veut encore que vous conserviez la modestie, et que la grandeur des grâces reçues ne vous enfle pas d’orgueil, vous qui êtes encore exposés à l’épreuve des tentations. Dieu permet aussi que vous soyez-tentés ; afin que le démon qui doute toujours si c’est sincèrement que vous avez renoncé à lui, s’assure par votre patience que ce renoncement est véritable. De plus le dessein de Dieu est que votre âme se fortifie par la tentation, et qu’elle devienne aussi plus ferme que le fer. Enfin Dieu permet que l’ennemi vous attaque, afin que vous conceviez par là combien est grand et précieux le trésor qui vous a été confié. Car le démon ne vous attaquerait point avec tant de violence, s’il ne vous voyait élevés en un état plus glorieux que vous n’étiez auparavant. C’est ce qui l’irrita autrefois contre Adam, lorsqu’il le vit dans une si grande gloire. C’est encore ce qui l’irrita contre Job de voir que Dieu même lui donnait tant de louanges.
Mais d’où vient donc, me direz-vous, que Jésus-Christ nous a dit : « Priez afin que vous n’entriez point dans la tentation ? » (Mt. 26,30) Je vous réponds que cette parole s’accorde parfaitement avec ce que nous disons puisqu’il est marqué dans notre Évangile que Jésus-Christ n’alla pas de lui-même dans le désert, mais qu’il y fut conduit par l’Esprit. Ce qui nous montre admirablement que nous ne devons pas nous jeter de nous-mêmes dans les tentations, mais seulement les souffrir avec courage, lorsqu’ elles nous arrivent.
Et remarquez, je vous prie, où le Saint-Esprit mène le Sauveur. Ce n’est point dans une ville, ni dans une place publique, mais dans le désert. Comme il voulait attirer le démon à ce combat, il ne lui en donne pas seulement l’occasion par la faim et par le jeûne ; mais encore par la solitude. Car le démon attaque bien davantage les hommes lorsqu’il les voit seuls et séparés de tous les autres. Ce fut ainsi qu’il attaqua Eve autrefois, lorsqu’il la vit seule et séparée d’Adam. Quand il nous voit unis avec d’autres, il n’a pas la même hardiesse. Et c’est pour cette raison que nous devons nous trouver le plus souvent que nous pouvons dans la compagnie des gens de bien, afin de n’être pas si exposés aux attaques de notre ennemi.
Ainsi le diable va trouver Jésus-Christ dans le fond d’un désert inaccessible, ce que saint Marc fait assez voir lorsqu’il dit : « Qu’il était avec les bêtes. » (Mc. 1,13) Et considérez avec quelle malice il l’attaque, et comme il sait prendre son temps. Il le tente non durant son jeûne, mais lorsqu’il est ensuite pressé de la faim ; afin que nous apprenions quel grand bien c’est que le jeûne ; que c’est l’arme la plus forte que nous ayons pour combattre le démon, et qu’après le baptême un chrétien ne doit plus s’adonner à la bonne chère, aux délices des festins, mais aux jeûnes et à l’abstinence. C’est pour cela que Jésus-Christ jeûne ; non qu’il eût aucun besoin de jeûner, mais pour nous instruire de notre devoir. Comme les péchés que nous avions commis avant le baptême avaient pour cause l’intempérance dont nous étions les esclaves, Jésus-Christ nous commande de jeûner après le baptême. Et il fait en cela comme un sage médecin, qui, après avoir guéri un malade, lui ordonne de s’abstenir de ce qui lui avait causé son mal.
Considérez, je vous prie, combien l’intempérance a produit de maux. C’est elle qui a chassé Adam du Paradis ; qui a répandu sur la terre les eaux du déluge, et qui a fait tomber sur Sodome les foudres du ciel si ce fut le péché de luxure qui, dans ces deux derniers exemples, attira directement la punition, l’intempérance néanmoins en fut la racine, selon qu’Ézéchiel le remarque par ces paroles : « Le péché de Sodome a été l’orgueil, l’abondance de pain, et les délices de la table. » Ainsi les Juifs sont tombés souvent dans les plus grands crimes par l’amour du vin et de la bonne chère.
2. C’est pour cette raison que Jésus-Christ jeûne quarante jours, pour nous apprendre à chercher dans l’abstinence les remèdes de notre salut. Il ne jeûne pas plus de quarante jours, de peur que l’excès du miracle n’empêchât de croire à la vérité de l’incarnation. Car Moïse et Élie soutenus de la force de Dieu ont jeûné aussi quarante jours. Mais si le jeûne du Seigneur eût été plus long, plusieurs auraient pu douter qu’il eût véritablement pris notre chair. « Et ayant jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim ensuite (2). » Jésus-Christ souffre la faim pour donner sujet au démon de le tenter : il lutte le premier, pour apprendre aux autres la manière de surmonter et de vaincre l’ennemi. C’est ce que les athlètes font tous les jours, lorsqu’ils veulent instruire leurs disciples à surmonter leur adversaire. Ils combattent eux-mêmes en leur présence, afin qu’ils remarquent dans le mouvement de leurs corps, ce qu’ils doivent faire pour terrasser leur antagoniste. C’est ainsi que Jésus-Christ se rend notre chef et notre modèle. Il attire le démon au combat. Il lui fait remarquer la faim qu’il endure ; et il ne le rejette pas lorsqu’il approche : mais après qu’il s’est laissé attaquer, il le terrasse par trois diverses fois avec une facilité toute-puissante.
Mais de peur qu’en passant légèrement sur ces trois victoires, je ne vous prive d’une instruction très importante, nous examinerons chaque tentation en particulier, et nous commencerons par la première. « Et le tentateur s’approchant de lui, lui dit : Si vous êtes Fils de Dieu, dites que ces pierres deviennent des pains (3). » Cet Esprit de malice ayant entendu la voix du ciel, qui disait clairement ; « Voilà mon fils bien-aimé », et les témoignages si illustres de saint Jean qui assuraient la même chose, se trouvait dans une étrange perplexité en voyant aussitôt après Jésus-Christ pressé de la faim. D’une part la voix du ciel lui persuadait que Jésus-Christ n’était pas un homme et de l’autre cette faim qu’il souffrait l’empêchait de croire qu’il fût Fils de Dieu. C’est pourquoi dans ce doute et dans cette incertitude il parle à Jésus-Christ d’une manière qui témoignait assez l’agitation de ses pensées.
Autrefois pour tenter Eve et Adam il feignit ce qui n’était pas, pour savoir ce qui était ; il suit encore ici la même conduite : et ne sachant pas au vrai le mystère ineffable de l’incarnation, il use d’un artifice qui lui paraît propre pour en découvrir le secret. « Si », dit-il, « vous êtes le Fils de Dieu, dites que ces pierres deviennent du pain. » Il ne lui dit pas, « puisque vous avez faim : » mais « si vous êtes le Fils de Dieu », espérant le piquer de vaine gloire et le gagner par ces louanges. Il ne lui parle pas même du besoin de manger où il était, de peur qu’en le lui représentant il ne parut lui faire quelque reproche. Ne comprenant pas la grandeur de cet abaissement si divin de Jésus-Christ, il s’imaginait que cet état lui était honteux. Il aime donc mieux le flatter avec adresse et ne lui représenter que sa grandeur et sa dignité. Que fait Jésus-Christ ? Il réprime cet orgueilleux, et pour montrer que l’état où il était n’était ni honteux ni indigne de sa sagesse, il découvre lui-même ce que le démon avait caché pour le flatter. « Mais Jésus lui répondit : Il est écrit : « L’homme ne vit pas de pain seul, mais « de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (4). » Jésus-Christ ne rougit point de marquer par ces premières paroles la nécessité de manger, qui lui était commune avec tous les autres hommes. Mais considérez ici la malice et l’adresse du démon, par où il commence le combat, et comme il n’a pas oublié ses anciens artifices. Il avait déjà vaincu le premier homme par l’intempérance, il l’avait engagé ainsi dans une infinité de maux, et il voulait encore tendre ici le même piège pour y prendre Jésus-Christ. Nous voyons plusieurs personnes insensées qui déclament contre la nécessité du manger, et qui la regardent comme la source de tous les maux. Mais Jésus-Christ nous fait bien voir aujourd’hui que cette nécessité même, quoique si violente, n’oblige jamais une personne vraiment vertueuse à rien faire qui soit indigne d’elle. Car il a faim, et néanmoins il ne fait rien de ce que le démon lui suggère, pour nous apprendre que nous ne devons jamais rien croire de ce que nous conseille cet ennemi. Comme c’est par là qu’Adam a offensé Dieu, et violé sa loi ; Jésus-Christ nous fait voir ici qu’il ne faudrait pas écouter le démon, quand même il ne nous porterait point à désobéir à Dieu. Mais que dis-je à désobéir à Dieu ? L’exemple de Jésus-Christ vous fait voir que quand les démons vous diraient même quelque chose de véritable, vous ne devez point les croire. Il fit taire les démons qui publiaient qu’il était le Fils de Dieu, saint Paul de même leur imposa silence un jour, quoique ce qu’ils publiaient alors fût très véritable : il les méprise et les humilie surabondamment et pour mieux dissiper les pièges qu’ils nous pourraient tendre pour nous perdre, il les fait taire lors même qu’ils publiaient les dogmes salutaires de la vérité ; il leur ferme la bouche, et il ne leur permet pas de parler. C’est pour la même raison que Jésus-Christ n’écoute rien ici de ce que le démon lui propose, mais il lui répond simplement : « L’homme ne vit pas de pain « seul, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ; » comme s’il eût dit : Dieu peut d’une seule parole remédier à la faim de l’homme et le nourrir. Et il cite un passage de l’Ancien Testament, afin de nous apprendre que ni la faim, ni la soif, ni aucune souffrance ne doivent jamais nous porter à nous séparer de Dieu.
3. Que si quelqu’un dit que Jésus-Christ devait faire le miracle que le démon lui demandait, je lui demanderai pour quelle raison et pourquoi ? Si le démon faisait cette demande, ce n’était pas qu’il voulût croire lui-même, mais c’était qu’il espérait convaincre Jésus-Christ d’incrédulité. Ce n’es-t pas autrement qu’il trompa nos premiers parents, et qu’il fit voir leur infidélité envers Dieu. Il leur fit des promesses contraires aux affirmations de Dieu, les enfla de vaines espérances, les rendit infidèles, et leur fit perdre les grands biens dont ils jouissaient. Mais Jésus-Christ refuse ici au démon, et ensuite aux Juifs qui étaient poussés par cet esprit de malice, de faire les miracles qu’ils lui demandaient, toujours pour nous apprendre, que quand même nous pourrions lare des miracles, nous n’en devrions point faire inutilement, ni sans grande nécessité, et que nous ne devons point céder au démon dans quelque extrémité que nous nous trouvions réduits.
Que fait donc le méchant lorsqu’il se voit vaincu, et qu’il ne peut persuader ce qu’il voudrait à Jésus-Christ lors même qu’il est pressé d’une si extrême faim ? Il a recours à un autre artifice. « Alors le démon le transporta dans la ville sainte, et le mettant sur le haut du temple (5), lui dit : Si vous êtes le fils de Dieu, jetez-vous en bas, car il est écrit : Il ordonnera à ses anges d’avoir soin de vous, et ils vous soutiendront de leurs mains, de peur que « vous ne heurtiez le pied contre quelque pierre (6). » Pourquoi le démon commence-t-il toutes ses tentations par ces mots : « Si vous êtes fils de Dieu. » C’est pour faire encore ici ce qu’il fit à l’égard de nos premiers pères. De même qu’alors il osa leur parler mal de Dieu en disant : « Dieu sait qu’au moment que vous mangerez de ce fruit vos yeux seront ouverts (Gen. 3,5) ; » parce qu’il leur voulait faire croire que Dieu les trompait, et qu’il n’avait point d’amour pour eux ; de même il dit ici au Sauveur : C’est en vain que Dieu vous appelle son fils, et il vous trompe par cette qualité qu’il vous donne. Que si vous croyez être en effet ce qu’il vous fait croire que vous êtes, donnez une preuve de votre puissance. Et comme il voyait que Jésus-Christ lui avait rapporté un passage de l’Écriture, il en use de même envers lui, et lui cite un passage du Prophète.
Jésus-Christ s’indigne-t-il ? s’emporte-t-il ? Non, il lui parle avec une extrême douceur, empruntant encore sa réponse aux Écritures : « Jésus lui répondit : Il est écrit aussi : Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu (7). » (Deut. 6,16)
Pourquoi ? Le Sauveur nous apprend par cette conduite, que ce n’est point par les miracles qu’il faut vaincre le démon, mais par une patience ferme et invincible ; et que nous ne devons jamais rien faire par ostentation et par vanité. Mais remarquez combien était grossier l’artifice du démon, jugez-en par le témoignage même qu’il emprunte aux Livres saints : Quant au Seigneur, les témoignages qu’il cite se rapportent admirablement à ce qu’il dit ; mais le démon cite des paroles en l’air et au hasard, sans qu’elles prouvent en aucune sorte ce qu’il en infère. Car ces paroles du Psaume : « Il ordonnera à ses anges d’avoir soin de vous », ne disent pas que le Juste se précipite lui-même. Et de plus, elles n’ont pas été proprement dites de Jésus-Christ, Le Fils de Dieu néanmoins ne se met point en peine de les réfuter, quoique le démon les eût alléguées d’une manière qui lui était si injurieuse et si contraire à leur véritable sens. Car ce n’est point au Fils de Dieu à faire ce que cet esprit de malice lui conseillait alors. C’est au démon à se précipiter lui-même ; comme c’est à Dieu à relever ceux qui sont tombés dans le précipice.
Si Jésus-Christ élevait montrer sa puissance, il le devait plutôt faire, en tirant les autres du précipice, qu’en s’y jetant. Il n’appartient qu’aux démons d’agir de la sorte, et de se précipiter en troupe dans les abîmes. C’est pourquoi ils tâchent de rendre les autres les compagnons de leur chute et de leur supplice.
Cependant Jésus-Christ ne se découvre point encore : et il parle au démon comme un simple homme aurait pu faire. Car en disant : « L’homme ne vit pas du pain seul.; » ou : « Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu ; » il ne dit rien qui le puisse faire reconnaître, et le distinguer des autres. Et ne vous étonnez pas si le démon parlant à Jésus-Christ tourne de toutes parts, et l’attaque de tant de manières. Comme un athlète qui a reçu des blessures mortelles et qui perd la vue avec son sang, ne fait plus que tourner et que s’agiter inutilement : de même le démon après avoir reçu ces deux blessures mortelles, na sachant plus ce qu’il doit dire, parle comme à l’aventure, et recommence une troisième tentation. « Le démon le transporta encore sur une montagne fort haute ; et lui montrant tous les royaumes du monde, et la gloire qui les accompagne, lui dit : Je vous donnerai toutes ces choses, si en vous prosternant devant moi vous m’adorez (8, 9). » « Mais Jésus lui répondit : Retire-toi, Satan ; « car il est écrit : Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, et vous ne servirez que lui seul (40). » Jésus-Christ voyant que le démon par ces paroles offensait son Père, en s’attribuant ce qui n’appartient qu’à Dieu, et qu’il se faisait lui-même Dieu, et le créateur de toutes choses, le reprend de son orgueil, quoiqu’avec douceur néanmoins, se contentant de lui dire : « Retire-toi, Satan ; » ce qui était plutôt un commandement qu’un reproche. Ce mot seul, « Retire-toi », le mit aussitôt en fuite ; et on ne voit plus depuis qu’il l’ait tenté.
4. Mais comment saint Luc dit-il, qu’après ces trois tentations, « toute la tentation fut consommée ? » (Lc. 14,13) Pour moi il me semble que l’Évangéliste en marquant ces trois sources principales de tentations, y a renfermé toutes les autres. Car ce déluge de péchés qui inonde tout le monde, n’a point d’autre source que l’appétit sensuel, l’orgueil, et l’avarice. L’esprit de malice le savait parfaitement, et il met l’avarice au dernier lieu, comme le plus puissant de tons les vices : et quoiqu’il l’eût en vue dès le commencement de sa tentation, il la réserve néanmoins pour la fin comme la plus forte de toutes ses armes. C’est là l’ordre qu’il observe dans ses combats. Il réserve pour le dernier ce qui est le plus capable de faire tomber les justes. C’est ainsi qu’autrefois il attaqua Job. et c’est ainsi qu’il attaque Jésus-Christ ; commençant d’abord par les armes les plus faibles, et employant ensuite les plus fortes.
Comment donc pouvons-nous vaincre un ennemi si redoutable ? Nous le pouvons en faisant ce que Jésus-Christ a fait, c’est-à-dire, en ayant recours à Dieu ; en croyant toujours, quand nous serions abattus par la faim, qu’il peut nous nourrir d’une seule parole ; en ne tentant point Dieu dans les biens que nous en avons reçus ; en nous contentant de la gloire du ciel, sans nous mettre en peine de celle de la terre : et en rejetant dans l’usage des biens de ce monde, tout ce qui passe les bornes de la plus exacte nécessité.
Il n’y a rien qui assujettisse tant d’hommes au démon que l’amour du bien, et le désir de devenir riches. On ne le voit que trop tous les jours par une malheureuse expérience. Car il y a encore aujourd’hui des personnes qui disent : Nous vous donnerons tout ce que vous voyez, si vous voulez vous prosterner pour nous adorer. Ces personnes paraissent hommes au-dehors ; mais elles sont en effet les instruments du démon. Nous voyons aussi qu’alors le démon ne tenta pas seulement Jésus-Christ par lui-même, mais qu’il le tenta encore par les hommes. « Il se retira de lui pour un temps », dit saint Luc, pour marquer que le démon tenterait encore le Sauveur par les hommes qui devaient être comme les organes de sa malice. « Alors le démon le laissa, et aussitôt les anges s’approchèrent de lui, et ils le servaient (11). » Pendant que Jésus-Christ combat le démon, il ne permet pas que les anges paraissent, afin de ne le pas mettre en fuite avant que de l’avoir vaincu. Mais après une si glorieuse victoire, les anges – lui apparaissent pour vous assurer que toutes les fois que vous aurez vaincu le démon, les anges viendront aussitôt pour se réjouir avec vous de votre victoire, et pour vous accompagner, comme vos gardes et vos défenseurs. C’est ainsi qu’ils reçurent autrefois le Lazare, lorsqu’il sortit de la pauvreté, de la faim, et des souffrances, comme d’une fournaise où Dieu l’avait éprouvé, pour le transporter au sein d’Abraham. Car, comme je vous l’ai déjà dit, Jésus-Christ figure souvent par ce qui lui est arrivé en cette vie, ce qui nous devait arriver en l’autre.
Puis donc que c’est pour vous que Jésus-Christ a souffert toutes ces choses, tâchez de vaincre le démon comme lui, et ayez de l’ardeur et du zèle pour imiter votre chef. Que si quelqu’un d’entre les esclaves et les disciples du démon vous vient dire : Puisque vous êtes un homme d’une si grande piété, et d’une vertu si admirable, transportez cette montagne, ne vous troublez point, et ne vous mettez point en colère ; mais répondez doucement comme Jésus-Christ : « Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu. » S’il vous promet de la gloire, de la puissance, et de grandes richesses, pourvu que vous l’adoriez, rejetez cette offre avec une fermeté inébranlable.
Le démon n’a pas usé de ces artifices seulement envers Jésus-Christ, qui était le Seigneur et le roi de tous les hommes. Il en use encore tous les jours envers nous qui sommes ses serviteurs. Il nous attaque non seulement sur les montagnes, dans les déserts, et dans les solitudes, mais encore dans les villes, dans les places publiques, et dans les lieux où la justice se rend. Et il ne nous combat pas seulement par lui-même, mais encore par des hommes semblables à nous.
Que faut-il donc que nous fassions pour nous défendre ? Nous devons fermer l’oreille à toutes les paroles de cet esprit de malice ; ne rien croire de tout ce qu’il nous dit ; le haïr lors même qu’il nous flatte ; et en avoir d’autant plus d’horreur, qu’il nous promet de plus grandes choses. C’est ainsi qu’il surprit Eve. En lui donnant de magnifiques espérances, il la perdit et la précipita dans tous les maux. Nous avons affaire à un ennemi qui ne se réconcilie jamais. Il a entrepris une guerre éternelle contre nous, et nous veillons moins pour nous sauver, qu’il ne veille pour nous perdre.
Combattons-le donc non seulement par nos paroles, mais par nos actions ; non seulement par la pensée, mais par notre vie. Ne faisons rien de tout ce qu’il désire, et nous ferons tout ce que Dieu désire de nous.
Cet ennemi nous fait de grandes promesses, non pour nous donner, mais pour nous faire perdre ce que nous avons. Il nous offre des occasions de dérober le bien d’autrui, afin de nous ravir l’innocence et la justice. Il nous tend des pièges en nous promettant des trésors sur la terre, afin de nous enlever ceux du ciel. Il veut nous enrichir ici-bas, de peur que nous ne possédions ces richesses éternelles. S’il ne peut nous ravir les biens invisibles en nous promettant ceux de ce monde, il tâche de le faire par la pauvreté. C’est ainsi qu’il traita le bienheureux Job. Quand il vit que les richesses n’avaient pu le corrompre, il voulut l’abattre par la pauvreté, s’imaginant qu’il le surmonterait par cette voie. Mais cette prétention était bien extravagante. Car celui qui a pu être modéré dans les richesses, sera encore bien plus aisément ferme et patient, lorsqu’il sera pauvre. Celui qui ne s’est pas attaché aux biens qu’il possédait, ne les regrettera peint quand il les aura perdus. C’est pourquoi ce saint homme est devenu incomparablement plus glorieux par sa pauvreté, qu’il ne l’avait été par ses richesses. Le démon put bien lui ôter ce qu’il avait ; mais bien loin de lui ôter cette charité dont il brûlait pour Dieu, il la rendit encore plus ardente ; et en le dépouillant de tout au-dehors, il le combla de biens au dedans. C’est ce qui mit au désespoir cet esprit superbe, voyant que Job devenait d’autant plus fort, qu’il lui faisait de plus grandes plaies.
Lorsqu’il eut employé tous ses moyens inutilement, voyant que rien ne lui réussissait, il eut enfin recours à ses anciennes armes, et il se servit de la femme de ce saint homme pour le tenter. Il lui parla par elle, se couvrant du masque de la bienveillance. Il lui représenta avec exagération l’état déplorable où il était, et il fit semblant de ne lui donner ce conseil détestable que pour le délivrer de tous ses maux. Mais il ne gagna rien encore par ce dernier artifice. Cet homme admirable découvrit du premier coup ce piège caché ; il s’aperçut que c’était le démon qui parlait par la bouche de sa femme, et il la réduisit au silence en la faisant taire.
5. Voilà le modèle que nous devons imiter. Quand le diable nous parlerait par nos frères, par nos amis, par notre femme, par ceux qui nous sont les plus proches et les plus unis, pour nous porter à quelque mal ; que l’amour que nous aurons pour la personne qui nous parle, ne nous fasse point recevoir le mal qu’elle nous suggère, mais que l’horreur que nous aurons du mal, nous en donne aussi pour la personne. Le démon se déguise ainsi tous les jours. Il prend le visage d’un homme qui compatit a nos maux ; et lorsqu’il semble nous consoler, il nous dit des paroles qui ne servent qu’à envenimer notre plaie. C’est le propre du démon de flatter pour perdre, comme c’est, le propre de Dieu de reprendre pour guérir.
Ne nous laissons donc point surprendre à de faux raisonnements, et ne cherchons point, comme nous faisons par toute sorte de moyens, à éviter les maux de la vie. C’est un oracle de l’Écriture que Dieu châtie celui qu’il aime. Lors donc que nous vivons mal, plus toutes choses nous réussissent, plus nous devons être dans la douleur. Car ceux qui offensent Dieu doivent toujours craindre, et encore plus lorsqu’ils ne sont point châtiés de leurs offenses. Lorsque Dieu nous punit en ce monde, il le fait en détail, et notre peine en devient bien plus légère ; mais lorsque sa justice dissimule nos offenses, la peine qu’il nous réserve est bien plus horrible.
Que si l’affliction est nécessaire aux justes mêmes, combien l’est-elle plus aux pécheurs ? Considérez avec quelle patience Dieu souffrit l’endurcissement de Pharaon, et avec quelle rigueur il le punit ensuite. Nabuchodonosor fut longtemps heureux dans ses crimes, et il en fut ensuite rigoureusement puni. Et ce riche de l’Évangile fut d’autant plus tourmenté dans l’autre vie, qu’il avait moins souffert en celle-ci. Il vécut ici-bas dans les délices sans être troublé d’aucune peine, et il alla souffrir ensuite des maux effroyables sans pou voir trouver le moindre soulagement.
Cependant il y a des personnes assez stupides et assez insensées, pour aimer mieux être heureuses en cette vie et pour dire ces paroles ridicules et honteuses. Jouissons des biens présents, et, pour ce qui est des incertains, nous verrons quand nous y serons. Faisons bonne chère ; ne refusons rien à nos sens ; jouissons de la vie ; donnez-moi le présent, et je vous abandonne l’avenir. O comble de l’aveuglement ! En quoi ces personnes sont-elles différentes des pourceaux ? Car si le Prophète dit des adultères qu’ils sont « des chevaux (Jer. 5,8) », qui peut nous accuser comme d’un excès, si nous appelons ces personnes des pourceaux et des boucs, si nous soutenons qu’ils sont plus stupides que des ânes, puisqu’ils appellent incertaines des choses qui sont plus claires que ce que nous voyons de nos yeux ?
Si vous ne croyez pas les hommes, croyez au moins ce que disent les démons, lorsque Dieu les tourmente par sa puissance, quoique ces esprits de malice n’aient point d’autre but dans leurs actions et dans leurs paroles, que de nous perdre. Car vous ne doutez pas vous-mêmes qu’ils ne fassent tout ce qu’ils peuvent pour entretenir notre lâcheté, et pour nous ôter la crainte de l’enfer, et la créance même du jugement à venir. Cependant, quoiqu’ils tâchent de nous inspirer ces pensées, ils sont souvent forcés malgré eux de crier et de hurler, et de déclarer combien sont grands les supplices que l’on souffre dans l’enfer. D’où, vient donc qu’ils parlent ainsi contre leur propre volonté, sinon parce qu’ils y sont forcés par une nécessité inévitable ? Car ils sont sans doute très éloignés de confesser de leur propre mouvement qu’ils sont tourmentés par la puissance des saints qui sont morts, ni même qu’ils souffrent aucune peine. D’où vient donc que les démons même confessent qu’il y a un enfer, lors même qu’ils tâchent de nous en ôter la créance, sinon parce qu’il y a un Dieu qui les y oblige ? Et cependant vous qui êtes comblés de tant de grâces, qui avez part à de si grands mystères, vous n’imitez pas même les démons, et vous êtes plus durs et plus insensibles qu’eux.
Mais qui est revenu des enfers, me direz-vous, pour nous apprendre ce qui s’y passe ? Et moi je vous demande : Qui est venu du ciel pour nous dire que Dieu a créé toutes choses ? Qui vous dit que nous ayons une âme ? Si vous ne croyez que ce que vous voyez de vos yeux, vous devez aussi mettre en doute s’il y a un Dieu, s’il y a des anges, s’il y a même une âme dans votre corps. Et ainsi les vérités les plus constantes seront effacées de votre esprit.
Je dis plus, si vous ne voulez croire que ce qui est le plus clair, vous devez plutôt croire les choses invisibles que celles que vous voyez de vos yeux. Cela semble un paradoxe ; c’est néanmoins une vérité dont toutes les personnes raisonnables demeureront aisément d’accord. Vos yeux se trompent tous les jours, je ne dis pas dans les choses invisibles, car ils n’en sont pas capables, mais dans celles même qu’ils voient et qui sont les plus grossières. L’éloignement et la distance des lieux, la qualité de l’air, l’abstraction de l’esprit, la passion de la colère, l’inquiétude des soins, et mille autres choses semblables, leur sont comme autant d’obstacles qui suspendent leur action, et qui leur font faire de faux jugements. Mais lorsque l’œil intérieur de notre âme est une fois éclairé par la lumière de l’Écriture, il juge bien plus sainement et avec plus d’assurance de la vérité des choses.
Ainsi ne nous trompons pas nous-mêmes et prenons garde d’attirer sur notre tête un feu doublement violent et pour les dogmes faux que nous aurons professés, et pour la vie molle et relâchée que nous aurons menée en conséquence, pour avoir suivi de si fausses opinions. S’il était vrai que Dieu ne nous dût point juger un jour ou que nous ne dussions lui rendre aucun compte de nos actions, il s’ensuivrait aussi qu’il ne devrait point récompenser les travaux des saints. Considérez donc jusqu’où va ce blasphème qui vous fait dire que Dieu qui est si juste, si doux et qui a tant d’amour pour les hommes, méprisera tous leurs travaux, et n’aura aucun égard à toutes leurs peines ? Qui pourrait croire un si grand excès ?
6. Quand vous n’auriez aucune autre preuve, vous devriez au moins juger de la fausseté d’une pensée si impie et si ridicule, par ce qui se passe tous les jours dans vos familles. Quelque cruel, quelque inhumain, quelque brutal que vous soyez, vous rougiriez en mourant de ne laisser aucune marque de votre affection à un serviteur qui vous aurait été fidèle. Vous lui donnez la liberté, vous lui laissez de l’argent ; et comme vous ne pouvez plus après votre mort lui faire aucun bien par vous-même, vous le recommandez soigneusement à vos héritiers ; vous les priez, vous les conjurez de l’assister, et vous faites tout ce que vous pouvez afin qu’il ne demeure point sans récompense. Quoi, vous, tout méchant que vous êtes, vous témoignez tant de bonté pour un domestique ; et Dieu dont la miséricorde est infinie, dont la bonté n’a point de bornes, négligera ses fidèles serviteurs, ces excellents hommes, Pierre, Paul, Jacques, Jean et tant d’autres qui ont souffert pour lui la faim, les prisons, les naufrages, qui ont été frappés de verges et exposés aux bêtes, qui ont enduré des maux innombrables et qui, enfin, sont morts pour sa gloire ? Il les laissera sans récompense et il ne couronnera point leurs travaux ? Celui qui préside aux jeux olympiques couronne l’athlète qui y remporte la victoire. Le maître récompense son esclave et le prince son soldat. Tous les hommes généralement comblent de biens ceux qui les ont fidèlement servis, et Dieu seul ne récompensera point ceux qui le servent avec tant de fidélité, et qui souffrent pour son amour tant de travaux et tant de peines ? Les plus justes donc, les plus saints et les plus vertueux seront indifféremment confondus avec les adultères, les homicides, les parricides et les violateurs des sépulcres ? Qui pourrait avoir une si extravagante pensée ? S’il ne restait rien de nous après notre mort, et si tous nos biens ou nos maux se terminaient à cette vie : les bons et les méchants seraient tous enveloppés dans le même état. Et il se trouverait même que ces premiers ne seraient pas si heureux que les derniers : puisque tout étant égal après la mort pour les uns et pour les autres, les méchants auraient au moins cet avantage, de n’avoir eu que du repos et du bonheur en cette vie, au lieu que les bons n’y auraient eu que des maux. Mais quel est le tyran assez cruel, quel est l’homme assez inhumain, quel est le barbare assez dur pour traiter si cruellement ceux qui le servent et lui obéissent ? Vous voyez assez quel est l’excès de cet égarement, et jusqu’où nous porte ce raisonnement impie. Quand donc vous n’auriez point sur cela d’autres lumières, rendez-vous au moins à ce que nous vous disons. Ayez horreur d’une si détestable pensée. Fuyez le vice, embrassez les travaux de la vertu et vous reconnaîtrez alors que tout notre bonheur ou notre malheur ne se termine point dans cette vie.
Si quelqu’un vous demande : Qui est venu de l’autre monde pour nous apprendre ce qui s’y passe ? Répondez-lui Ce n’est pas un homme qui est venu nous en instruire. On ne l’aurait pas voulu croire. On aurait considéré comme des exagérations et des hyperboles tout ce qu’il nous aurait dit de cette autre vie. Mais c’est le Seigneur même des anges qui est venu nous donner une connaissance si précise du véritable état de l’âme après notre mort. Pourquoi cherchez-vous le témoignage des hommes lorsque le juge même qui vous redemandera compte de toutes les actions de votre vie, vous crie tous les jours qu’il prépare le ciel aux bons, l’enfer aux méchants ; et qu’il donne de plus des preuves constantes de tout ce qu’il dit ? S’il ne devait pas juger un jour tout le monde, il ne jugerait point par avance quelques personnes qu’il punit dès ici-bas d’une manière si terrible. Car par quelle raison quelques-uns d’entre les méchants seraient-ils punis, et les autres ne le seraient pas ? Dieu fait-il acception des personnes et ose-t-on proférer un tel blasphème, puisque ce traitement si inégal de ceux qui sont également méchants, serait une erreur encore plus grande que n’est celle que nous venons de combattre ?
Mais si vous voulez m’écouter attentivement, je vous développerai cette difficulté en un mot. Voici de quelle manière j’y réponds : Dieu ne punit pas tous les méchants dès ce monde, de peur que vous ne cessiez ou d’attendre la résurrection ou de craindre le jugement, comme si tous avaient été jugés dès cette vie. Dieu ne laisse pas aussi dans le monde tous les crimes impunis, afin que vous ne doutiez point de sa providence. Ainsi il punit quelquefois et quelquefois il ne punit pas. Lorsqu’il punit en cette vie, il fait voir que ceux qui n’y auront pas été punis, le seront en l’autre. Et lorsqu’il ne punit pas, il exerce votre foi, et il veut que vous attendiez un second jugement sans comparaison plus redoutable que ceux de ce monde. Que si sa sagesse et sa providence avaient jusqu’ici laissé aller toutes choses sans y prendre aucune part, Dieu n’aurait ni puni personne, ni fait aucun bien à personne. Mais ne voyez-vous pas au contraire qu’il a en votre faveur créé les cieux, allumé le soleil, fondé la terre, répandu la mer, étendu les airs, réglé le cours de la lune, tempéré les temps et les saisons ; et qu’il a établi dans tout le monde cet ordre admirable et éternel qui s’y conserve par sa sagesse et par son esprit ? Tout ce qui est renfermé dans la nature des hommes ou dans celle des bêtes ; tout ce qu’il y a d’animaux qui marchent et qui rampent sur la terre, ou qui volent dans l’air, ou qui nagent dans la mer, dans les étangs, dans les fleuves et dans les fontaines ; toutes les bêtes farouches qui peuplent les montagnes et les vallées, toutes les semences, toutes les plantes, tous les arbres fruitiers ou sauvages, fertiles ou stériles, et généralement tout ce qu’il y a sur la terre, a été créé sans peine par cette main toute-puissante, et est gouverné par elle pour notre soutien et notre salut. Toutes ces créatures n’ont pas été seulement ordonnées de Dieu pour notre nécessité et notre usage, mais encore pour exercer la charité, et pour nous assister les uns les autres. C’est après un si grand nombre de dons et de faveurs, dont je ne viens de rapporter qu’une très-petite partie, que vous osez dire que celui qui a fait pour vous tant de choses, pourra vous oublier un jour, et vous laisser après votre mort dans le même rang que les pourceaux et les bêtes ! Après vous avoir prévenu de tant de grâces qui vous ont égalé aux anges, il vous oublierait et mépriserait tout ce que vous aurez pu faire ou souffrir pour lui ! Y a-t-il en cela quelque étincelle ou quelque ombre de raison ? Et quand nous nous tairions en cette rencontre, n’est-il pas vrai que les pierres même crieraient, et que ces vérités sont plus claires que les rayons du soleil ?
Considérons donc toutes ces choses. Soyons très persuadés que nous comparaîtrons en sortant de cette vie devant un tribunal terrible, où nous rendrons compte de toutes nos actions. C’est là que nous serons condamnés si nous demeurons dans le crime, et que nous recevrons la couronne si nous veillons sur nous-mêmes pendant cette vie qui est si courte ; si nous nous élevons avec courage contre ces blasphèmes et ces ennemis de Dieu, et si nous marchons dans le sentier de la vertu, pour pouvoir paraître avec confiance devant ce grand juge, et jouir des biens qui nous sont promis par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire avec le Père et le Saint-Esprit dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XIV[modifier]


« JÉSUS AYANT ENTENDU DIRE QUE JEAN AVAIT ÉTÉ MIS EN PRISON, SE RETIRA DANS LA GALILÉE.- ET LAISSANT NAZARETH, IL VINT DEMEURER A CAPHARNAÜM, QUI EST PROCHE DE LA MER, SUR LES CONFINS DE ZABULON ET DE NEPHTALI », ETC. (CHAP. IV. 12, 13, JUQU’AU CHAP. V)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Pourquoi la prédication de saint Jean-Baptiste précéda celle de Jésus-Christ.
  • 2. L’obéissance que l’on doit à Jésus-Christ ne souffre pas de délai.
  • 3. Le péché est le plus grand des maux.
  • 4. Le défaut, de repentir irrite plus Dieu que le péché même. – Laideur d’une âme livrée au péché.


1. D’où vient que Jésus-Christ se retire ainsi dans la Galilée ? C’est pour nous apprendre, mes frères, à ne pas aller au-devant de la persécution, mais à céder plutôt à la violence et à l’éviter. Car ce n’est pas un crime que de ne pas se jeter de soi-même dans le danger, mais c’en est un, lorsqu’on y est tombé, de ne pas résister courageusement. C’est pour nous donner cette instruction, et pour apaiser l’envie et la haine des Juifs que Jésus-Christ se retire à Capharnaüm. Il le fait encore pour accomplir les prophéties et pour se hâter d’appeler à lui ceux qui devaient être les maîtres et les docteurs de toute la terre, car c’était dans celle ville qu’ils exerçaient leur métier de pêcheurs.
Mais admirez comment, toutes les fois que Jésus-Christ doit se manifester aux Gentils, il en prend toujours l’occasion de la conduite même des Juifs. Car ici ce sont les mauvais desseins qu’ils ont formés contre son précurseur, c’est la prison où ils l’ont jeté qui forcent Jésus de se retirer dans la Galilée dès nations. C’est pourquoi l’Évangéliste ne dit pas simplement qu’il se retira en un endroit de la Judée ou dans quelqu’une des tribus, mais il marque distinctement les Gentils et les nations. « Afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie : Terre de Zabulon et terre de Nephthali vers la mer, au-delà du Jourdain, Galilée des nations (14-15), votre peuple, qui était assis dans les ténèbres, a vu une grande lumière (16). » Il marque par ce mot de « ténèbres », non les ténèbres sensibles ; mais les erreurs et les impiétés de ces peuples. C’est pourquoi il ajoute : « Et la lumière est venue éclairer ceux qui étaient assis dans la région et dans l’ombre de la mort. »
Car pour montrer qu’il ne parlait ni de la lumière, ni des ténèbres sensibles, il ne dit pas simplement de l’une : Le peuple a vu « la « lumière » ; mais il a vu une « grande lumière », qui est appelée ailleurs, « la lumière véritable. » (Jn. 2,8). Et pour exprimer quelles étaient ces ténèbres, il les appelle « l’ombre de la mort ». Il fait voir ensuite que ce n’est point ce peuple qui, de lui-même, a cherché et a trouvé cette lumière ; mais que c’est Dieu qui la lui a offerte du ciel : « La lumière », dit-il, « s’est levée sur eux », c’est-à-dire, cette lumière est venue les éclairer d’elle-même ; et ce ne sont pas eux qui sont venus la trouver les premiers.
Car avant la naissance de Jésus-Christ, le genre humain était à l’extrémité. Les hommes ne marchaient pas seulement dans les ténèbres ; mais « ils étaient assis dans les ténèbres » ; ce qui signifie qu’ils n’avaient pas même l’espérance d’en être délivrés. Parce qu’ils ne savaient pas dans quel sens ils devaient marcher, ils ne se tenaient pas même debout, mais ils demeuraient assis dans cette profonde obscurité. « Depuis ce temps-là », Jésus commença « à prêcher et à dire : Faites pénitence parce que le royaume des cieux est proche (17). » Jésus commença depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis que saint Jean fut mis en prison. Mais pourquoi ne prêcha-t-il pas d’abord la pénitence ? Quel besoin avait-il de saint Jean puisque les miracles qu’il faisait, lui rendaient un assez grand témoignage ? C’est afin que vous appreniez par là la grandeur de Jésus-Christ, qui a eu ses prophètes de même que son Père a eu les siens. C’est ce que Zacharie marque dans son cantique : « Et vous, » dit-il, « petit enfant, vous serez appelé le Prophète du Très-Haut. » (Lc. 1,76) Cela était encore nécessaire afin de ne laisser aucune excuse à l’insolence des Juifs, comme Jésus-Christ le témoigne lui-même par ces paroles : « Jean est venu ne mangeant ni ne buvant, et ils disent : Il est possédé du démon. Le Fils de l’homme est venu mangeant et buvant, et ils disent : Voilà un homme de bonne chère, et qui aime à boire. C’est un ami des publicains et des gens de mauvaise vie mais la sagesse a été justifiée par ses enfants. » (Mt. 2,18)
Il était encore nécessaire que ce qui concernait le Christ fût publié par un autre, avant de l’être par lui-même. Car si après tant de témoignages et des preuves si éclatantes de sa divinité, ils ne laissent pas de dire : « Vous vous rendez témoignage à vous-même, votre témoignage ne peut être vrai (Jn. 8,12) ; » que n’eussent-ils point dit, si avant que saint Jean eût parlé, Il se fût présenté en public pour témoigner le premier en sa faveur ? Voilà pourquoi il ne commence à prêcher qu’après saint Jean pourquoi il ne fait point de miracles jusqu’à l’emprisonnement de son précurseur, de peur qu’il ne se fît parmi le peuple quelque schisme.
Saint Jean pour la même raison, ne fit point de miracles, afin de laisser courir à Jésus-Christ tout le peuple entraîné par les prodiges qu’il lui verrait faire. Car si même, après tant de miracles opérés par Jésus-Christ, les disciples de saint Jean après comme avant l’emprisonnement de leur maître, étaient encore animés de tant de jalousie contre Jésus ; s’il y en avait beaucoup qui penchaient à croire que c’était Jean et non Jésus qui était le Messie, que n’eût-on pas vu, si Dieu n’eût pas pris ces sages mesures ? C’est pour cette raison que saint Matthieu, après avoir parlé de l’emprisonnement de saint Jean dit aussitôt : « Depuis ce temps-là Jésus-Christ commença à prêcher. »
Il ne dit dans ses prédications que ce que saint Jean venait de dire. Il ne parle pas encore de lui-même. Il se contente de prêcher la pénitence comme saint Jean venait de le faire : c’était bien assez de faire admettre la pénitence, alors que le peuple n’avait pas encore conçu de Jésus-Christ une assez haute opinion. Il hésite même de parler avec force. Il ne menace point les hommes comme saint Jean de « cette hache tranchante », qui devait couper l’arbre par le pied. Il ne dit point : « Qu’il va purger son aire, et jeter la paille dans les flammes éternelles. » Il n’annonce d’abord que des biens ; et il commence par découvrir à ceux qui l’écoutent le royaume qu’il leur prépare dans le ciel.
2. « Or Jésus, marchant le long de la mer de Galilée, vit deux frères, Simon appelé Pierre, et André son frère, qui jetaient leurs filets dans la mer, car ils étaient pêcheurs. Et il leur dit : Suivez-moi et je vous ferai pécheurs d’hommes (18, 19). Et quittant aussitôt leurs filets, ils le suivirent (20). » Saint Jean décrit autrement la vocation de ces apôtres ; ce qui nous montre que ce n’est ici que leur seconde vocation, comme on le peut prouver encore par plusieurs autres circonstances. Car saint Jean marque expressément que ces deux disciples s’approchèrent de Jésus-Christ avant l’emprisonnement du saint précurseur ; et ce que saint Matthieu rapporte ici, ne s’est fait qu’après qu’on l’eût mis en prison. Saint Jean dit qu’André appela Pierre, au lieu qu’il est marqué ici que Jésus les appela tous deux. Saint Jean écrit que Jésus-Christ voyant Pierre qui venait à lui, lui dit : « Vous êtes Simon, fils de Jon. vous serez appelé Céphas, c’est-à-dire Pierre. » (Jn. 1,42) Et saint Matthieu dit qu’on l’appelait déjà de ce nom : Jésus, dit-il, « voyant Simon qui était appelé Pierre. »
On peut encore prouver la même chose par le lieu où Jésus-Christ les appelle, et par plusieurs autres circonstances ; comme aussi par leur obéissance si prompte et par le renoncement qu’ils font de tout ce qu’ils possèdent, ce qui suppose qu’ils étaient déjà suffisamment instruits. Saint Jean nous fait voir que saint André vint trouver Jésus-Christ où il logeait, et qu’il apprit de lui beaucoup de choses, au lieu qu’ici Jésus-Christ ne leur dit qu’une parole, et ils le suivent aussitôt. Il est assez vraisemblable que l’ayant déjà suivi auparavant, ils le quittèrent ensuite ; que, lorsqu’ils virent saint Jean en prison, ils s’en retournèrent exercer leur profession dans leur pays ; et que ce fut là que Jésus-Christ les trouva jetant le filet dans la mer. Lorsqu’ils voulurent le quitter d’abord, il ne les en empêcha pas, et il ne les rejeta pas pour toujours parce qu’ils l’avaient déjà abandonné. Après avoir condescendu à leur faiblesse, il revient une seconde fois à eux pour les convertir et les gagner à lui, ce qui-est le meilleur moyen de réussir dans la divine pêche des âmes.
Mais voyez la foi et la docilité des disciples. C’est pendant qu’ils jettent leurs filets, c’est au milieu de leur travail que Jésus leur parle ; or, vous savez combien la pêche est une occupation attrayante, et, à peine ont-ils entendu son ordre, qu’ils le suivent sans différer, sans hésiter. Ils ne disent point : Nous allons seulement jusqu’à la maison, pour faire les derniers adieux à nos proches. Ils quittent tout dès l’heure même et font ce qu’Élisée fit autrefois à l’égard d’Élie. C’est ainsi que Jésus-Christ exige de nous une obéissance prompte et parfaite, et qui exclut tout retard quand même les empêchements les plus forts nous retiendraient. C’est ainsi qu’un autre de ses disciples l’ayant prié de le laisser aller ensevelir son père, il le lui refusa, pour nous apprendre que de toutes les œuvres la plus nécessaire c’est de le suivre. Si, vous me dites que la promesse qu’il leur faisait était grande, je vous répondrai que je les en admire davantage, eux qui, sans avoir encore vu aucun miracle de Jésus, ne laissèrent pas d’ajouter foi à une si grande promesse et de tout quitter pour le suivre. Car ils crurent que les mêmes paroles qui avaient été comme l’hameçon qui les avait pris, leur serviraient d’un hameçon à leur tour, pour prendre et convertir un jour tous les autres hommes. Ce fut donc là la promesse qu’il fit à saint Pierre et à saint André ; car pour saint Jacques et saint Jean il ne leur promet rien de semblable, parce que l’exemple de l’obéissance de ces deux premiers leur avait déjà comme ouvert le chemin de la foi ; d’ailleurs ils avaient déjà entendu de grandes choses sur le compte du Sauveur. Mais considérez avec quelle exactitude l’Évangile nous marque leur pauvreté ! « De là s’avançant il vit deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, dans une barque avec leur père Zébédée, qui raccommodaient leurs filets ; et il les appela (21). Et aussitôt, quittant leurs filets et leur « père, ils le suivirent (22). » Ils étaient si pauvres, que ne pouvant avoir des filets neufs, ils étaient contraints de raccommoder leurs vieux pour s’en servir comme ils pourraient. Or ce n’est pas une preuve médiocre de vertu, chez ces hommes, que de supporter facilement la pauvreté, que de vivre de leur travail dans un métier légitime, que d’être unis ensemble par le lien de la charité ; que d’avoir avec eux leur père pauvre qu’ils servaient et qu’ils nourrissaient. « Et Jésus allait par toute la Gaulée enseignant dans leurs synagogues, et prêchant l’Évangile du royaume, et guérissant toutes sortes de maladies et de langueurs parmi le peuple (23). » Aussitôt que Jésus-Christ eut pris ses disciples il commença à faire des miracles en leur présence, pour autoriser ce que saint Jean avait dit de lui. Il entrait souvent dans les synagogues pour montrer aux Juifs qu’il n’était point un séducteur ni un ennemi de Dieu, mais qu’il n’était venu en ce monde que pour suivre l’ordre et le dessein de son Père. Il ne se contentait pas de prêcher dans les synagogues, mais de plus il faisait des miracles.
3. Car, règle générale, lorsque Dieu veut faire quelque chose d’extraordinaire, et introduire dans le monde quelque établissement nouveau, il a coutume de faire des miracles, afin qu’ils soient comme un gage et une preuve de sa puissance à ceux qui doivent recevoir ses lois. Ainsi, veut-il faire l’homme, il commence par créer l’univers, et ce n’est qu’ensuite qu’il impose à l’homme la loi qu’il lui a donnée dans le paradis. De même, avant que d’imposer aucun commandement à Noé, il opère ce grand prodige par lequel il a renouvelé le monde en l’inondant durant un an sous les eaux d’un effroyable déluge, et conservé ce juste dans le naufrage de tout l’univers. C’est ainsi encore qu’il fait plusieurs miracles en faveur d’Abraham, par exemple cette grande victoire qu’il lui fit remporter sur les cinq rois ; cette plaie dont il frappa Pharaon pour sauver Sara ; et cette protection par laquelle il l’a tiré de tant de périls. Quand il a voulu aussi se rendre le législateur et le conducteur des Juifs, il leur a fait voir auparavant des prodiges et des miracles extraordinaires ; et ce n’est qu’ensuite qu’il leur a donné sa loi. C’est pour se conformer à la même conduite, que, sur le point de publier la loi sublime de l’Évangile, et d’introduire une forme de vie toute nouvelle et inconnue à tous les hommes, il l’autorise par avance par de grands miracles : comme le royaume éternel qu’il annonçait était invisible, il voulait en établir la vérité par des miracles visibles.
Mais admirez, je vous prie, la divine brièveté de l’Évangéliste, et comme, sans raconter chaque guérison en particulier, il nous fait voir en un mot une foule et comme une nuée de miracles ! « Et sa réputation s’étant répandue par toute la Syrie, ils lui présentèrent, tous ceux qui étaient malades, et qui étaient diversement affligés de maux et de douleurs, les possédés, les lunatiques, et les paralytiques, et il les guérit (24). » Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ n’obligeait point ces malades qu’il guérissait de croire en lui. Car il ne leur dit point ici ce qu’il dit ensuite presque à tous les autres « Croyez-vous que je vous puisse guérir ? » Il ne le fait pas encore parce qu’il n’avait pas donné de marques de sa puissance. Ce n’était pas d’ailleurs une médiocre preuve de leur foi, que de venir ainsi s’adresser à lui et de lui apporter de loin leurs malades. L’eussent-ils fait s’ils n’avaient eu une grande idée de sa puissance ? « Et une grande multitude de peuple le suivit de la Galilée, de la Décapole, de Jérusalem, de la Judée, et d’au-delà le Jourdain (23). » Suivons aussi nous-mêmes Jésus-Christ, mes frères. Car nous ne sommes pas moins malades dans l’âme que ces peuples l’étaient dans le corps : et ce sont nos langueurs spirituelles que Jésus-Christ désire principalement de guérir, puisqu’il ne guérit les corps qu’afin de passer ensuite à la guérison des âmes ; Approchons-nous donc de lui pour lui demander, non des choses temporelles, mais le pardon de nos fautes. Et il nous le donnera sans doute si nous le lui demandons avec instance.
La réputation de Jésus-Christ n’était alors répandue que dans la Syrie ; et elle l’est maintenant par toute la terre. La seule vue de la guérison de quelques possédés faisait courir après lui les hommes de toutes parts ; et vous, après avoir vu de bien plus grands effets de sa puissance, vous ne vous mettez pas même en état de venir à lui ? Ces peuples quittaient leurs pays, leurs amis et leurs proches pour le suivre ; et vous ne voulez pas quitter même, votre maison pour aller le trouver, et pour recevoir de lui beaucoup plus que vous n’aviez quitté. Mais nous ne vous obligeons pas même à cela, quittez seulement vos mauvaises habitudes, et en demeurant chez vous avec votre famille, vous ne laisserez pas de vous sauver.
Hélas ! quand nous sentons quelque maladie dans notre corps, nous faisons tout, nous souffrons tout, nous dépensons tout, pour nous eu délivrer, et lorsque notre âme est dans une langueur mortelle, nous hésitons et nous différons toujours ? C’est pourquoi nous ne sommes pas même guéris de nos maladies corporelles : c’est parce que nous tenons pour superflues les choses nécessaires, et pour nécessaires les superflues. Nous entretenons la source des maux qui nous accablent, et nous voulons en purifier les ruisseaux. Car les maux du corps sont souvent la peine des maux de l’âme. Nous le voyons assez par ce paralytique de trente-huit ans ; et par cet autre qu’on descendit du toit pour le présenter devant Jésus-Christ. Nous le voyons encore dès le commencement du monde, par ce que l’Écriture dit de Caïn ; et en un mot, il y a mille preuves de cette vérité.
Pensons donc premièrement à tarir la source du mal, et après cela nous en tarirons les ruisseaux, qui sont les maladies corporelles. La paralysie n’est pas la seule langueur que nous devions craindre ; le péché en est une autre bien plus grande, et qui surpasse autant cette première, que l’âme, est plus noble que le corps. Approchons-nous, mes frères, de Jésus-Christ, aussi bien que ces peuples, et conjurons-le qu’il fasse cesser la paralysie de nos âmes. Bannissons toutes les pensées d’ici-bas, et n’estimons que les choses spirituelles.
Que si vous ne pouvez quitter tout à fait les soins de cette vie, ne vous y appliquez au moins qu’après avoir pensé à votre salut. Ne négligez pas vos fautes, parce que vous n’êtes aiguillonnés d’aucun remords lorsque vous les faites. Gémissez au contraire de ce que vous ressentez si peu de douleur de vos péchés. La cause de cette insensibilité ne vient pas de ce que le péché n’a rien qui pique et qui blesse, mais de ce que votre cœur est assez endurci pour n’en point sentir la plaie. Pour bien comprendre ce que je vous dis, considérez ceux qui sont touchés de la douleur de leurs fautes. N’est-il pas vrai qu’ils jettent souvent de plus grands cris que ceux même que l’on coupe et que l’on brûle ? Que ne font-ils point, que ne souffrent-ils point pour se délivrer des remords de leur conscience ? Comment pourraient-ils agir de la sorte, si leur âme n’était percée de douleur ?
4. Ainsi le premier bonheur de l’homme est de ne point pécher, mais le second est de sentir au moins et de pleurer son péché. Si ce sentiment nous manque, comment prierons-nous Dieu de nous pardonner, dans l’insensibilité où nous sommes ? Lorsque vous, qui avez péché, vous ne vous mettez pas seulement en peine de savoir si vous avez péché, comment pourrez-vous implorer la miséricorde de Dieu ? Le prierez-vous de vous pardonner des péchés que vous ne connaissez pas ? Et dans cette ignorance comment pourrez-vous être touché de la grandeur de ses bienfaits ? Considérez donc en vous-même quels sont vos péchés, afin de savoir au moins ce que Dieu vous pardonne et de n’être pas ingrat envers votre bienfaiteur.
Lorsque vous avez offensé un homme qui a du pouvoir et du crédit, vous priez ses amis et ses proches, vous gagnez les bonnes grâces de ses domestiques, vous leur donnez beaucoup, vous employez plusieurs jours à redoubler vos prières. Quand celui que vous avez offensé vous rejetterait une ou deux, ou même mille fois, vous ne vous rebutez pas et vous renouvelez au contraire vos importunités et vos instantes prières.
Nous agissons de la sorte pour apaiser un homme, et lorsque nous avons irrité Dieu contre nous, nous continuons à notre ordinaire à passer le temps dans les divertissements, dans les délices, dans la bonne chère, et nous ne changeons rien à notre genre de vie accoutumé. Est-ce là le moyen de nous le rendre favorable ? Et ne l’irritons-nous pas plutôt encore davantage contre nous ? Cette insensibilité que nous témoignons après avoir péché, l’offense sans comparaison davantage que le péché même. Nous devrions nous enfouir sous terre, ne plus oser ni regarder le soleil, ni respirer, nous qui, ayant un si bon Maître, osons l’irriter, et qui n’avons même aucun regret des offenses par lesquelles nous l’irritons.
La bonté de Dieu est si grande, que lors même qu’il se met en colère contre nous, bien loin de nous haïr, il ne le fait que pour nous attirer à lui par ses menaces. Lorsque vous l’outragez par vos crimes, s’il continuait de vous témoigner de l’amour, ne vous porteriez-vous pas à le mépriser de plus en plus ? Pour éviter donc un si grand mal, il vous témoigne de l’aversion pour un peu de temps, afin de vous sauver pour jamais.
Ayons confiance en sa miséricorde et témoignons par nos actions que nous nous appliquons sérieusement à la pénitence ; avant que d’être surpris par ce jour effroyable, où tous nos regrets seront inutiles. Car maintenant tout dépend encore de vous ; mais alors votre arrêt sera irrévocable, et il ne dépendra plus que de votre Juge : « Prévenons sa face », comme dit l’Écriture, « en confessant nos péchés. Pleurons et soupirons en sa présence. » (Ps. 94,6) Si nous sommes assez heureux pour fléchir notre Juge et le porter à nous pardonner avant qu’il prononce la sentence, nous n’aurons plus besoin ensuite d’intercesseur auprès de lui, comme au contraire si nous négligeons cet avis, il nous fera paraître un jour en présence de toute la terre, il examinera toutes nos fautes aux yeux de toute la terre, et il ne nous restera plus alors aucune espérance de pardon. Si nous ne nous guérissons maintenant de nos péchés, nous ne pourrons pas éviter alors d’en être punis.
Comme nous voyons que ceux qu’on tire ici des prisons sont présentés tout enchaînés devant le Juge ; ainsi les âmes sortant de ce monde paraîtront chargées des chaînes de leurs péchés devant ce redoutable tribunal. Car dans la vérité cette vie n’est point différente d’une prison. Et comme, lorsque nous entrons dans ces tristes lieux, nous voyons de tous côtés des personnes chargées de chaînes ; de même si nous retirions notre esprit des apparences du dehors pour sonder les âmes des hommes, et pour en pénétrer les replis, nous les verrions chargées de chaînes beaucoup plus pesantes et plus dures que le fer. Les riches sont dans ce malheur encore plus que les autres. Car plus ils ont de biens, plus ils ont de chaînes.
Que si vous ne pouvez voir sans compassion un prisonnier qui a le cou et les mains et souvent même les pieds chargés de fers ; de même quand vous voyez-un homme dans l’abondance de toutes sortes de biens, plaignez son état et ne l’en estimez pas plus riche, mais plus malheureux. Car non seulement il est chargé de liens, mais il a un geôlier dans sa prison qui le garde sans cesse et qui l’empêche d’en sortir, l’amour des richesses. C’est cet amour qui le charge de mille chaînes, qui multiplie ses gardes ; qui ferme sur lui porte sur porte et serrure sur serrure, et qui le renfermant dans une prison encore plus noire et plus intérieure, lui fait trouver sa joie et ses délices dans ses liens même, afin qu’il ne lui reste plus aucune espérance de se délivrer de tous ces maux.
Que si vous voulez pénétrer encore plus avant dans l’âme de ce riche, vous verrez que non seulement elle est liée de toutes parts, mais qu’elle est affreuse, horrible à voir et toute pleine de vers. Car les délices de cette vie ne sont pas moins pernicieuses que ces animaux. Elles le sont même encore davantage, puisqu’elles corrompent en même temps le corps et l’âme, et qu’elles causent à l’un et à l’autre une infinité de maux. C’est pourquoi, mes frères, conjurons le libérateur de nos âmes, de rompre nos liens et d’éloigner de nous ce tyran si cruel, afin que nous ayant dégagés de ces pesantes chaînes, il donne des ailes à notre âme pour élever à lui toutes nos pensées. Mais offrons-lui nos prières et joignons-y tout ce qui dépend de nous, zèle et bonne volonté. C’est ainsi que nous pourrons nous délivrer en peu de temps des maux qui nous assiègent, que nous reconnaîtrons enfin dans quel triste état nous avons été, et que nous jouirons de cette liberté divine où je prie Dieu de nous établir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XV[modifier]


« JÉSUS VOYANT TOUT CE PEUPLE, MONTA SUR UNE MONTAGNE, ET S’ÉTANT ASSIS, SES DISCIPLES S’APPROCHÈRENT DE LUI. » (CHAP. 5,1, JUSQU’AU VERSET 17)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. L’orateur réfute les Manichéens – Ce que le Christ dit à ses disciples, il le dit à tout l’univers.
  • 2. et 3. Qu’il y a plusieurs sortes d’humilité. – De la consolation qui vient de Dieu, sa vertu.
  • 4. 5. et 6. De la justice prise dans le sens général de la vertu. – Le Fils est égal au Père.- Vous êtes le sel de la terre.
  • 7. Quelle gloire Jésus-Christ ose promettre dans l’avenir à ces pêcheurs, inconnus en leur pays durant leur vie.
  • 8. Qu’une grande vertu ne peut rester cachée. – Égalité du Père avec le Fils.
  • 9. et 10. Que tout cède à la vertu après qu’elle a cédé à la violence. – Comme on doit aimer et assister les pauvres.- Qu’on doit séparer ceux qu’on voit se battre dans les rues ; et que si on était tué en le faisant on serait martyr.


1. Considérez je vous prie, mes frères, combien Jésus-Christ méprisait l’honneur et la vaine gloire. Il ne mène point ces multitudes avec lui dans ses voyages. Lorsqu’ils ont besoin de son assistance dans leurs maux, il va lui-même parcourir leurs villes et leurs provinces. Mais lorsqu’il les voit venir en foule après lui, il demeure dans un même lieu ; et non dans une place publique, mais sur une montagne et dans un désert. Il nous apprend par cet exemple à ne rien faire par vanité, et à nous retirer du bruit et du tumulte du monde, principalement lorsque nous voulons nous appliquer à la contemplation de la Vérité, et nous entretenir des choses saintes et éternelles. « Jésus voyant tout ce peuple, monta sur une montagne, et s’étant assis, ses disciples s’approchèrent de lui (1). » Voyez-vous leur progrès dans la vertu ? Voyez-vous comme ils sont devenus tout à coup meilleurs ? Plusieurs d’entre ce peuple désiraient de voir ses miracles, mais pour eux ils souhaitaient de lui entendre dire des vérités grandes et élevées. C’est ce qui excita le Sauveur à leur faire ce long discours. Car il ne guérissait pas seulement les corps, mais encore les âmes et, après les soins donnés à celles-ci, il revenait à ceux-là. Il diversifiait ainsi les grâces Qu’il répandait sur les hommes, et il mêlait à la prédication de sa parole les guérisons miraculeuses des corps pour fermer la bouche à l’insolence des hérétiques et pour montrer, par le soin qu’il témoignait de l’une et l’autre de ces deux substances qui composent l’homme, qu’il était le créateur de l’une et de l’autre. C’est la raison pour laquelle sa providence partageait si souvent ses grâces tantôt au corps et tantôt à l’âme, comme il le témoigne même en cet endroit. « Et ouvrant sa bouche, il les enseignait (2). » Pourquoi l’Évangile marque-t-il cette circonstance, « et ouvrant sa bouche » ? C’est pour nous apprendre que Jésus-Christ n’instruisait pas seulement les hommes par ses paroles, mais par son silence. Il les enseignait quelques fois en leur parlant, et il leur parlait aussi quelquefois par la voix de ses œuvres, et par l’exemple de sa sainte vie. Mais, parce qu’il est dit que Jésus-Christ enseignait ses apôtres, il ne faut pas croire qu’il ne parlât qu’à eux seuls. II enseignait en eux généralement tous les hommes. Comme cette foule était composée de gens du peuple, âmes grossières et rampantes, le Sauveur, plaçant devant lui le chœur de ses disciples, leur adresse à eux directement ses discours, mais en leur parlant il n’oublie pas cette multitude qui avait un extrême besoin de sa parole ; seulement il fait en sorte que l’enseignement de la divine sagesse soit pour elle sans fatigue. C’est ce que saint Luc fait entendre lorsqu’il dit que Jésus-Christ adressa son discours à ses apôtres ; et saint Matthieu marque la même chose en disant que « ses disciples s’approchèrent de lui, et qu’il « les enseignait. » C’était un meilleur moyen pour exciter leur attention que s’il se fût adressé à tous.
Mais que leur dit-il d’abord, et quels sont les fondements de la nouvelle doctrine ? Écoutons attentivement ces divins oracles. S’ils ont été dits alors pour ceux qui étaient présents, ils ont été écrits pour tous ceux qui devaient venir dans la suite. C’est pourquoi, bien que Jésus-Christ s’adresse à ses disciples, il ne détermine pas néanmoins ce qu’il dit à leurs seules personnes, mais parlant d’une manière indéterminée, il propose en général ces béatitudes pour tout le monde. Il ne dit pas : Vous êtes bienheureux si vous êtes pauvres : mais il dit en général : « Bienheureux sont les pauvres ! »

Quand même Jésus-Christ aurait appliqué ces béatitudes à ses disciples en particulier, elles n’auraient pas laissé de regarder tous les hommes. Ainsi lorsqu’il a dit : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle », il ne l’a pas dit seulement à ses apôtres, mais il l’a dit en leurs personnes à toute la terre. De même en leur disant qu’ils seront heureux lorsqu’ils seront persécutés, tourmentés et affligés d’une infinité de maux ; il ne le dit pas seulement pour ! es apôtres, non, c’est pour tous ceux qui auront triomphé des mêmes épreuves qu’il tresse la couronne de gloire. Pour vous montrer encore plus clairement que tout ce que dit ici le Sauveur, vous regarde vous-mêmes, et généralement tous les hommes qui voudront lui obéir, écoutez de quelle manière il commence cet admirable discours.

« Bienheureux, dit-il, les pauvres d’esprit ; parce que le royaume du ciel est à eux (3). » Qui sont ceux qu’il appelle « pauvres d’esprit » ? Ce sont les humbles et ceux qui ont le cœur contrit. Car par le mot d’esprit, il entend le cœur et la volonté. Comme il y en a beaucoup qui sont humiliés non par leur volonté, mais seulement par la nécessité de leur état, il ne les comprend point dans cette béatitude, puisque l’involontaire ne saurait être méritoire, et il ne l’étend que sur ceux qui s’abaissent et s’humilient volontairement. C’est à ceux-là qu’il donne le premier rang entre tous ceux qu’il appelle heureux.

Mais pourquoi Jésus-Christ ne dit-il pas bienheureux les humbles d’esprit, mais « bienheureux les pauvres d’esprit » ? C’est parce que ce mot de pauvres[1], dit beaucoup plus que celui d’humbles. Car il entend ici cette sorte de personnes qui sont tout abattues devant Dieu, et qui écoutent avec frayeur tout ce qu’il leur dit. Ce sont ces personnes que Dieu regarde favorablement, comme il dit lui-même par le prophète Isaïe : « Sur qui jetterai-je les yeux, sinon sur celui qui est humble et paisible, et qui tremble à la moindre de mes paroles ? » (Isa. 66,2)

2. L’humilité a plusieurs degrés. Les uns ne sont que médiocrement humbles ; les autres le sont parfaitement. David loue cette humilité parfaite, qui ne consiste pas seulement dans un abaissement, mais dans un entier brisement de cœur, lorsqu’il dit : « Le sacrifice agréable à Dieu, est un esprit abattu d’affliction et de repentir, ô Dieu, vous ne mépriserez point un cœur contrit et humilié. » (Psa. 50,19) C’est cette humilité que les trois enfants de là fournaise offrirent à Dieu comme un grand sacrifice, lorsqu’ils lui dirent : « Recevez-nous, Seigneur, dans un esprit contrit, et dans un cœur humilié. » (Dan. 3,39)

C’est à cette humilité que Jésus-Christ donne le premier rang dans ses béatitudes, parce que ce déluge de maux qui inonde toute la terre n’a point d’autre source que l’orgueil. Le diable n’était pas tel d’abord : c’est par l’orgueil qu’il est devenu le diable. Saint Paul l’assure lorsqu’il dit d’un néophyte : « De peur que s’élevant d’orgueil il ne tombe dans la même condamnation que le démon. » (1Ti. 3,6) C’est ainsi que le premier homme, pour s’être laissé enfler par les orgueilleuses espérances que le démon lui avait fait concevoir, tomba dans le précipice, et devint sujet à la mort. En s’imaginant qu’il deviendrait Dieu, il perdit l’état qu’il possédait. Dieu même lui reprocha sa folie, et lui dit en lui insultant : « Voilà Adam devenu comme l’un de nous. » (Gen. 3,22) Cet ange orgueilleux fait tomber depuis tous les ambitieux dans la même impiété, en les abusant de l’illusion qu’ils deviendront semblables à Dieu.

Comme donc l’orgueil était, pour ainsi dire, le mal culminant de l’homme, et la racine et la source de tous les péchés du monde, Jésus-Christ, pour le guérir par un remède contraire, établit d’abord cette loi d’humilité, comme le fondement inébranlable de l’édifice qu’il veut bâtir. Quand ce fondement sera posé, celui qui bâtit pourra sans crainte élever le reste de l’édifice ; mais s’il vient à manquer, quand l’édifice monterait jusqu’au ciel, il faut nécessairement qu’il se renverse et qu’il tombe en ruine. Jeûne, prière, œuvres de miséricorde, chasteté, réunissez toutes les vertus, si vous exceptez l’humilité, tout vous échappe, tout périt.

Le pharisien de l’Évangile est une preuve de ce que je dis. Après s’être déjà élevé jusqu’au plus haut degré de la vertu, il tomba et il perdit tout, parce qu’il n’avait point en lui cette mère de tous les biens. Car comme l’orgueil est la source de toute malice, l’humilité est le principe de toute sagesse. C’est pourquoi Jésus-Christ commence par elle ce discours, afin d’arracher de nos cœurs jusqu’aux moindres racines de la vanité.

Mais d’où vient, me direz-vous, qu’il parle de l’humilité à ses disciples qui étaient dans un état si humble ? Quel sujet avaient-ils de s’élever, étant pêcheurs, pauvres, grossiers, et méprisables ? Je vous réponds que si Jésus-Christ ne disait pas ces paroles pour ses disciples, il les disait pour les autres qui étaient présents, et pour tous ceux qui devaient écouter un jour ses apôtres, afin que personne ne méprisât leur humilité. Mais plutôt, c’était aussi pour ses disciples qu’il disait ces choses. Car en admettant qu’ils n’eussent pas besoin alors de cette instruction, elle leur était néanmoins bien nécessaire pour l’avenir, lorsqu’ils feraient tant de prodiges et de miracles, qu’ils seraient si honorés de toute la terre, et qu’ils auraient tant de crédit et de confiance auprès de Dieu. Ni les richesses, ni la puissance, ni même la royauté ne seraient en état d’enfler le cœur autant que toutes les grâces qui furent dans la suite accordées aux apôtres. Et avant même que de faire des miracles, n’avaient-ils pas dès lors quelque sujet de s’élever en voyant cette multitude de peuple, et ce concours de monde qui venait écouter leur Maître ? Ne pouvaient-ils pas ressentir déjà quelque effet de la fragilité humaine ? C’est pourquoi Jésus-Christ commence d’abord par les porter à l’humilité.

Il ne prend pas la forme de l’exhortation, ni le ton impératif pour introduire sa révélation, il la propose sous forme de béatitude, manière plus attrayante de présenter sa parole et d’ouvrir à tous le stade de la doctrine. Il ne dit pas en particulier : Celui-ci, ou celui-là ; mais généralement tous ceux qui feront ce que je dis, seront bienheureux : quand vous seriez misérable, pauvre, esclave, étranger, ignorant, rien ne vous empêchera d’être heureux si vous êtes humble.
Ayant donc commencé par où il convenait surtout de le faire, il passe à une autre béatitude qui semble opposée au sentiment naturel de tous les hommes. Car au lieu que tout le monde appelle heureux ceux qui se divertissent et qui se réjouissent, et malheureux ceux qui sont dans l’affliction, dans la pauvreté et dans les larmes, Jésus-Christ déclare au contraire que ceux-ci sont heureux et les autres malheureux. « Bienheureux, dit-il, ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés (4). » Le monde, au contraire, ne trouve rien de plus malheureux. Aussi avait-il commencé par faire des miracles afin d’acquérir l’autorité qui lui était nécessaire pour porter ces lois.

Il n’appelle pas heureux généralement tous ceux qui pleurent, mais ceux qui pleurent pour leurs péchés. Car les larmes que l’on répand pour le siècle et la vie présente, non seulement ne sont pas heureuses, mais elles nous sont même interdites comme dangereuses et mortelles, selon cette parole de saint Paul : « La tristesse de ce monde produit la mort, mais la tristesse qui est selon Dieu produit une pénitence stable pour le salut. » C’est cette sorte de tristesse que Jésus-Christ appelle heureuse, et il ne marque pas seulement une tristesse commune, mais une profonde tristesse et qui aille jusqu’aux pleurs, lorsqu’il dit : « Heureux, non pas ceux qui sont tristes, mais ceux qui pleurent. » Ce précepte, mes frères, nous mène au comble de la vertu et de la sagesse chrétienne. Car si ceux qui pleurent la mort d’un fils, d’une femme ou d’un de leurs proches, ne sont agités d’aucune passion durant tout le temps de leur douleur, s’ils n’ont alors aucun mouvement ni d’avarice, ni d’impureté, ni d’orgueil, ni d’envie, ni de vengeance, ni d’aucun autre vice semblable, parce qu’ils sont tout entiers livrés à leur tristesse ; combien ceux qui pleurent leurs péchés avec un regret sincère se montreront-ils plus dégagés de toutes les passions de l’âme ? Mais quelle sera leur récompense ? dit le Sauveur. « Parce qu’ils sont consolés », dit le Sauveur. Dites-nous donc où ils recevront cette consolation ? Sera-ce en ce monde ou en l’autre ? Ce sera dans tous les deux. Comme cette obligation de pleurer pouvait paraître dure et fâcheuse, Jésus-Christ l’adoucit par la promesse qui était la plus propre pour en ôter toute l’amertume. Si vous voulez donc être consolé, pleurez. Et ne pensez point que ceci soit une énigme. Quand vous seriez accablé d’un déluge d’afflictions, si Dieu vous console lui-même, vous vous trouverez au-dessus de tous vos maux.
Dieu donne toujours à nos travaux de plus grandes récompenses qu’ils ne méritent. Cette promesse qu’il fait ici en est une preuve. Quand il appelle heureux ceux qui pleurent, ce bonheur n’est point un bonheur proportionné au mérite de celui qui le reçoit, mais à la bonté de Dieu qui le donne. Ces personnes qui pleurent, pleurent leurs péchés, et elles seraient déjà trop bien récompensées de leurs larmes, si elles pouvaient apaiser la colère de Dieu et recevoir de lui le pardon de tous leurs crimes. Mais comme l’amour de Dieu envers nous n’a point de bornes, il ne le termine pas à nous pardonner nos péchés ou à nous délivrer des peines qu’ils méritaient, mais de plus il nous rend heureux et nous comble de ses consolations divines.
Jésus-Christ ne nous commande pas de pleurer seulement pour nos péchés, mais encore pour ceux de nos frères. C’est la disposition où ont été toutes les âmes saintes, comme Moïse, David et saint Paul. Tous ces hommes ont souvent versé des larmes pour les péchés que les autres avaient commis. « Heureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre (5). » Quelle est cette terre qu’ils posséderont ? Ce n’est pas, comme disent quelques-uns, une terre intelligible et spirituelle, puisque nous ne trouvons point que l’Écriture ait jamais parlé d’une terre de cette sorte. Que devons-nous donc entendre par cette terre ? Premièrement il promet une récompense sensible, comme saint Paul a dit : « Honorez votre père et votre mère, afin que vous viviez longtemps sur la terre. » (Eph. 6,2) Et comme Jésus-Christ même dit au bon larron : « Vous serez aujourd’hui avec moi dans le paradis. » (Lc. 23,43) Jésus-Christ ne promet pas seulement les biens à venir, mais encore les biens présents pour condescendre aux personnes plus grossières, qui souhaitent d’être heureuses dans ce monde, avant que de l’être dans l’autre. C’est dans ce même esprit qu’il dit un peu après : « Accordez-vous au plus tôt avec votre adversaire ;» et qu’il ajoute ensuite : « de peur qu’il ne vous livre au juge et le juge au ministre de la justice. » (Id. 25) Il menace non pas d’une peine future, mais d’un supplice présent ; comme il fait encore lorsqu’il dit : « Quiconque dira à son frère, Raca, méritera d’être condamné par le conseil. » (Id. 22). C’est ainsi que saint Paul promet souvent des récompenses sensibles, comme il tâche aussi de nous détourner du péché par des peines présentes. Par exemple, lorsqu’il traite de la virginité, et qu’il y invite ses auditeurs, il ne leur dit rien encore des biens du ciel, mais il prend ses motifs dans la vie présente : « Je crois », dit-il, « qu’il est avantageux à l’homme de ne se point marier, à cause des fâcheuses nécessités de la vie présente. » (1Cor. 7,26) Et ensuite : « Les personnes mariées sentiront dans la chair des afflictions et des maux. Or je voudrais vous les épargner. » (Id. 28) Et au – même endroit : « Je désire vous voir dégagés de soins et d’inquiétudes. » (Id. 32) Jésus-Christ mêle de même ici les considérations temporelles aux éternelles. Et comme l’homme doux passe d’ordinaire pour laisser perdre ses biens, le Seigneur promet au contraire qu’il les possédera plus sûrement que l’homme violent et orgueilleux, lequel perdra souvent son patrimoine et jusqu’à son âme. D’ailleurs comme le Prophète avait dit dans l’Ancien Testament que « les doux hériteraient de la terre », Jésus-Christ fait, entrer dans le tissu da son discours ces paroles familières aux. Juifs, pour ne pas paraître leur tenir un langage trop nouveau. Toutefois Jésus-Christ, en promettant la terre, ne termine pas là ses récompenses, mais il y joint celles de l’autre vie. Lorsqu’il promet des biens spirituels, il ne nous ôte pas les temporels ; et d’un autre côté lorsqu’il promet les biens de ce monde, il ne s’en tient jamais là, mais il complète toujours sa promesse par les biens futurs : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu », dit-il, « et toutes ces choses vous seront données par surcroît. » (Mt. 6,33) Et ailleurs : « Quiconque abandonnera pour moi sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs ou son père, ou sa mère, ou sa « femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra cent fois autant, et aura pour héritage la vie éternelle. » (Mt. 19,29)
4. « Heureux ceux qui ont faim et soit de la « justice, parce qu’ils, seront rassasiés (6). » Quelle est cette justice dont il parle ? C’est ou cette vertu en général, ou seulement celle de ses parties qui est la plus opposée à l’avarice. Comme il va recommander l’aumône et la miséricorde, il montre par avance comment on doit la pratiquer, c’est-à-dire, non de ses larcins ou de ses rapines ; c’est ce qu’il fait entendre en appelant heureux ceux qui aiment la justice. Mais remarquez, avec quelle énergie d’expression il parle de cet amour. Il ne dit pas simplement : Heureux ceux qui gardent la justice ; mais « heureux ceux qui ont faim, et qui ont soif de la justice », afin que nous la pratiquions non pas froidement, mais avec toute l’ardeur possible. Comme c’est le propre de l’avarice d’être ardente à amasser du bien, et qu’on a d’ordinaire moins de passion pour le boire et pour le manger, que les avares n’en ont pour augmenter leurs richesses ; Jésus-Christ veut que nous transportions cette ardeur à la pratique de la vertu opposée à l’avarice. Il nous propose encore ici une récompense sensible, « parce qu’ils seront rassasiés. »
Parce qu’on croit d’ordinaire que l’avarice enrichit les hommes, il montre au contraire que c’est la justice qui procure ce bienfait. Ne craignez donc plus la pauvreté ni la faim ; lorsque vous pratiquerez la justice. Ce sont principalement ceux qui ravissent le bien des autres, qui perdent eux-mêmes ce qu’ils ont, comme au contraire celui qui aime la justice possède son bien en toute sûreté. Que si ceux qui ne prennent point le bien d’autrui, doivent jouir un jour d’une si grande abondance, quel sera le bonheur de ceux qui renoncent à tout ce qu’ils possédaient sur la terre ? « Heureux ceux qui sont miséricordieux, parce qu’on leur fera miséricorde (7). » Ici Jésus-Christ parle, selon moi, de tous ceux qui pratiquent la miséricorde non seulement par le moyen des richesses, mais encore par toutes sortes de bonnes œuvres. Il y a plusieurs manières d’exercer la miséricorde, et ce commandement est d’une très grande étendue. Quelle doit en être donc la récompense ? « Parce », dit-il, « qu’ils recevront miséricorde. » Il semble d’abord que cette récompense ne soit qu’égale au bien qu’on aura fait ; mais elle est infiniment plus grande. Les hommes exercent la miséricorde en hommes mais Dieu leur fera miséricorde en Dieu. Il y a bien de la différence entre la compassion d’un homme, et celle d’un Dieu : et elles sont aussi éloignées l’une de l’autre, que la malice l’est de la bonté. « Heureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu (8). » Remarquez que cette récompense est toute spirituelle. Ceux-là selon Jésus-Christ, ont le cœur pur, qui ont une vertu générale et universelle, et qui ne se sentent coupables de rien, ou qui possèdent la chasteté dans un degré éminent. Car il, n’y a point de vertu qui nous soit plus nécessaire pour mériter de voir Dieu. Ce qui fait dire à saint Paul : « Tâchez d’avoir la paix avec tout le monde, et de conserver la pureté sans laquelle personne ne verra Dieu. » (Héb. 11,14) Cette vue de Dieu qu’il promet, doit s’entendre de celle dont les hommes sont capables.
Ce commandement était nécessaire. Plusieurs sont assez charitables, s’abstiennent de la rapine, ne connaissent pas l’avarice, mais ils se livrent à l’impureté et à la fornication ; or cela ne peut suffire, et c’est pour le montrer que Jésus-Christ ajoute ensuite ce précepte. Saint Paul enseigne la même chose dans son épître aux Corinthiens lorsqu’il rend aux Macédoniens le témoignage qu’ils s’étaient enrichis non seulement par l’aumône, mais par toute sorte de vertus. Car après avoir parlé de la libéralité avec laquelle ils avaient secouru les pauvres de leur argent, il ajoute aussi qu’ils s’étaient donnés au Seigneur. Car parlant de la libéralité avec laquelle ils avaient secouru les pauvres, il dit : Qu’ils s’étaient donnés premièrement eux-mêmes à Dieu. « Heureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu (9). » Jésus-Christ par ces paroles, non seulement nous défend les discussions et les haines ; il exige quelque chose de plus, il veut que nous travaillions à réconcilier entre eux ceux qui sont divisés. Il promet encore ici une récompense spirituelle « Ils seront », dit-il, « appelés enfants de Dieu ; » ça a été en effet l’œuvre propre du Fils unique de Dieu, de réunir ce qui était divisé, et de réconcilier ceux qui étaient ennemis. Mais afin que l’on ne croie pas qu’il n’existe point d’autre bien que la paix, il ajoute ensuite : « Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume du ciel est à eux (10). » Ceux qui souffrent « pour la justice », c’est-à-dire, pour la vertu ; pour la piété, et pour la défense du prochain, car il entend d’ordinaire par ce mot « de justice », la réunion de toutes les vertus. « Vous serez bienheureux, lorsque les hommes vous diront des paroles outrageuses, qu’ils vous persécuteront, et qu’à cause de moi, ils publieront faussement toute sorte de mal contre vous (11). Réjouissez-vous alors, et tressaillez de joie, parce qu’une grande récompense vous est réservée dans les cieux (12). » Quand les hommes, dit-il, vous appelleraient séducteurs, imposteurs, ou n’importe quoi, « vous êtes bienheureux. » Qu’y a-t-il de plus nouveau que cette loi, qui appelle des biens ce que tout le monde fuit comme des maux, la pauvreté, les larmes, les persécutions, et les médisances ? Cependant Jésus a persuadé cette doctrine, non à un, non à deux, non à dix, à vingt, à cent, à mille personnes, mais généralement à toute la terre. Ce peuple qui entendait ces vérités si nouvelles, si surprenantes, et si dures, ne laissait pas d’en être frappé, tant était grande la majesté de Celui qui les publiait.
5. Ne croyez pas néanmoins qu’il suffise simplement d’être en butte à la médisance pour mériter d’être proclamés bienheureux ; le Seigneur ajoute deux conditions nécessaires, la première que les injures soient souffertes pour lui, la seconde qu’elles soient fausses. Sans ces deux conditions, on devient non pas bienheureux, mais très-malheureux de subir les médisances des hommes.
Considérez encore la récompense qu’il attache à cette béatitude ; « parce qu’une grande récompense », dit-il, « vous est réservée dans les cieux. » Pour vous, quoique vous ne voyiez pas toutes les béatitudes se terminer par la promesse du royaume des cieux, ne vous découragez pas pour cela ; car bien qu’elles diffèrent par les noms, ces récompenses se réduisent cependant tontes en effet au seul royaume des cieux. Lorsque Jésus-Christ dit que ceux qui pleurent seront consolés, que les miséricordieux recevront miséricorde, que ceux qui ont le cœur pur verront Dieu, et que les hommes de paix seront appelés les enfants de Dieu, c’est toujours le royaume du ciel qu’il désigne par toutes ces béatitudes différentes, puisque ceux qui les recevront jouiront indubitablement de ce royaume. Ne croyez donc pas qu’il ne soit que pour les pauvres d’esprit ; il est pour ceux qui ont faim et soif de la justice ; il est pour les doux, il est pour toue les autres sans exception. Telle est la récompense qu’il promet généralement à tous, afin que vous ne vous promettiez rien de terrestre ou de sensible. Car vous ne pourriez pas être « heureux », si vous n’aviez qu’une récompense périssable, qui passerait avec cette vie, et s’enfuirait plus vite qu’une ombre. Mais après avoir dit, « une grande récompense vous est réservée dans les cieux », il ajoute aussitôt cette autre consolation : « Car c’est ainsi qu’ils ont persécuté les prophètes qui ont été avant vous (12). » Comme le royaume des cieux qu’il leur promet, était un bonheur qui n’était encore qu’en espérance, il les console par avance, en leur montrant l’union et la conformité qu’ils ont avec les prophètes, qui ont souffert avant eux ces traitements si injustes. Ne croyez pas, leur dit-il, que vous soyez ainsi persécutés par les hommes, parce que vous leur enseignerez des choses dangereuses et mauvaises ; ni qu’ils vous traitent de la sorte, parce que vous serez les auteurs de quelques dogmes faux et erronés. Ces mauvais traitements ne viendront pas de la mauvaise doctrine que vous publierez, mais de la mauvaise vie de ceux qui vous écouteront. Ces calomnies ne tomberont pas sur vous qui les souffrirez, mais sur ceux qui vous les feront souffrir. Tous les siècles passés en sont témoins. Quand ils ont si maltraité les prophètes, qu’ils les ont bannis, qu’ils les ont lapidés, et qu’ils leur ont fait souffrir tant de maux : ils l’ont fait par une fureur injuste, et non point pour avoir découvert en eux quelque sentiment impie et contraire à la loi de Dieu. Ne vous troublez donc point de ces violences. Le même esprit qui animait leurs pères les animera encore.
Considérez comme il relève le courage de ses disciples en les rapprochant de Moïse et d’Élie, et les mettant sur le même rang. C’est ce que saint Paul fait en écrivant aux Thessaloniciens : « Vous êtes devenus les imitateurs des églises de Dieu, qui ont embrassé la foi de Jésus-Christ dans la Judée, puisque vous avez souffert les mêmes persécutions de vos concitoyens que ces églises ont souffertes de la part des Juifs, qui ont tué même le Seigneur Jésus, et leurs propres prophètes ; qui nous ont persécutés, qui ne plaisent point à Dieu, et qui sont ennemis de tous les hommes. » (1Thes. 2,14) Telle est donc la pensée de Jésus-Christ. Dans les autres béatitudes il disait en général : « Heureux sont les pauvres ; heureux sont les miséricordieux ; » mais ici il détermine les personnes, et s’adressant spécialement à ses disciples, il leur dit : « Vous êtes bienheureux lorsque les hommes vous diront des paroles outrageuses, et qu’ils publieront toute sorte de mal de vous ; » pour montrer que ce serait là particulièrement leur partage, et que les prédicateurs de l’Évangile devaient s’y attendre plus que tous les autres.
Il laisse encore entrevoir dans ces paroles sa grandeur et son égalité avec son père. Les prophètes, semble-t-il dire, ont souffert ces traitements à cause de mon Père ; vous les souffrirez, vous autres, à cause de moi ; et lorsqu’il dit : « Les prophètes qui ont été avant vous », il montre qu’ils sont eux-mêmes devenus prophètes. Puis, pour leur faire comprendre que rien n’était pour eux plus utile ni plus glorieux que la persécution, il ne leur dit pas : Les hommes voudront mal parler de vous ; ils voudront vous persécuter ; mais je m’opposerai à eux, et je les empêcherai de le faire. Il veut que ses apôtres se mettent au-dessus de toute la malignité des hommes, non en n’étant point exposés à leurs médisances, mais en les souffrant avec courage, et en en faisant voir la fausseté par l’innocence et la sainteté de leur vie. Car l’un est bien plus glorieux que l’autre ; car être frappé et ne pas ressentir les coups c’est bien plus que de n’être point frappé. C’est pour ce sujet que Jésus-Christ dit : « Car une grande récompense vous est réservée dans les cieux. »
Mais saint Luc nous apprend que Jésus-Christ s’est plus étendu en cet endroit, et a dit des choses qui peuvent nous consoler davantage. Car il ne dit pas seulement : bienheureux ceux qui souffrent l’injure à cause de Dieu, mais il dit encore malheur à ceux dont tout le monde dira du bien. « Malheur à vous », dit-il, « lorsque tous les hommes diront du bien de vous. » (Luc 6,26) Cependant les hommes bénissaient les apôtres ; mais non pas « tous. » C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas : « Malheur à vous lorsque les hommes », mais, lorsque « tous les hommes diront du bien de vous. » Car il est impossible que ceux qui sont véritablement vertueux soient loués de tous les hommes.
Jésus-Christ ajoute ensuite « Lorsqu’ils rejetteront votre nom comme mauvais, réjouissez-vous alors, et tressaillez de joie. » (Luc 6,22) Il leur promet de les récompenser, non seulement pour les périls et les mauvais traitements auxquels ils auront été exposés pour lui, mais encore pour les médisances et les calomnies qu’on aura publiées contre eux. C’est pourquoi il ne dit pas : Lorsqu’ils vous persécuteront et qu’ils vous tueront ; mais « lorsqu’ils publieront faussement toute sorte de mal de vous. » Car il y a quelque chose dans les calomnies, qui pénètre plus avant dans nos cœurs, que ne font souvent les mauvais traitements même. Dans les dangers, nombre de consolations adoucissent la peine ; c’est par exemple, la voix publique qui encourage l’athlète, qui l’applaudit, le couronne, et proclame son triomphe. Mais dans la calomnie nous perdons même toutes ces consolations. On ne se figure pas que c’est la plus poignante persécution ; on s’imagine qu’il ne faut qu’une vertu médiocre pour la supporter avec patience, quoiqu’on en ait vu recourir au fatal lacet pour se soustraire au supplice d’une mauvaise réputation. Et pourquoi s’étonner qu’il en soit ainsi chez les autres hommes, quand on voit un Judas, ce traître, ce déhonté, ce scélérat qui s’était fait un front à ne plus rougir de rien, céder lui-même à l’infamie et se pendre plutôt que de la supporter plus longtemps.
6. Et Job, ce cœur de diamant, cet homme plus ferme que le roc, lorsqu’il fut dépouillé de ses biens, frappé de calamités intolérables et privé de tous ses enfants, lorsqu’il vit les vers sourdre de son corps et qu’il entendit sa femme l’accabler de reproches, il supporta tout cela avec facilité ; mais lorsqu’il vit ses amis parler mal de lui, et croire qu’il ne souffrait ces malheurs que pour ses péchés, il ne put s’empêcher de se troubler alors, et son grand cœur se sentit ébranlé de cette injure. David aussi oublie toutes ses autres souffrances, et prie Dieu seulement de se souvenir de la douceur avec laquelle il souffrit un médisant : « Laissez-le », dit-il alors, « qu’il me maudisse, parce que le Seigneur lui en a donné l’ordre, afin qu’il voie l’affliction où je suis réduit, et qu’il me récompense un jour de ces calomnies que je souffre. » Saint Paul ne loue pas seulement les saints pour avoir souffert des maux ou la perte de leurs biens, mais encore pour avoir enduré des injures et des outrages. « Rappelez », dit-il, en « votre mémoire ce premier temps, auquel, après avoir été illuminés, vous avez soutenu de grands combats, dans les afflictions que l’on vous a fait souffrir, ayant été d’une part exposés devant tout le monde aux injures et aux mauvais traitements. ». C’est pour cette raison que Jésus-Christ propose dans cette béatitude une grande récompense à ceux qui sont éprouvés de cette manière. Et comme pour empêcher qu’on ne lui dise : Quoi, vous ne défendrez pas vos apôtres de ces outrages ! vous ne confondrez pas ces calomniateurs, et vous ne leur fermerez pas la bouche, en récompensant dès ce monde vos fidèles serviteurs ! Il parle aussitôt des prophètes, pour nous faire souvenir qu’en leur temps même, Dieu ne s’est point vengé dès cette vie de ceux qui les déshonoraient par leurs médisances. Si donc lorsque Dieu récompensait les hommes par les biens présents, il n’encourageait néanmoins ses plus fidèles amis qu’en leur promettant les biens à venir, combien était-il plus juste que Jésus-Christ traitât de même les apôtres, puisqu’il les appelait à des espérances beaucoup plus grandes, et à une vertu beaucoup plus parfaite ?

Mais considérez de combien de préceptes celui-ci est précédé ; et ce n’est pas sans raison que Jésus-Christ a suivi cet ordre, il l’a fait pour nous montrer qu’à moins de s’être exercé longtemps, et fortifié dans toutes les autres béatitudes qui précèdent, nul ne peut demeurer ferme et invincible dans ces grands combats. Ainsi il se sert de la première comme d’un degré pour passer à la seconde, et ainsi de suite, et de la sorte c’est comme une admirable chaîne d’or qu’il nous a tissée. Car l’humble de cœur pleurera nécessairement ses péchés. Celui qui pleure ses péchés, sera, comme par une suite nécessaire, doux, juste et miséricordieux. Celui qu’il possédera la douceur, la justice et la miséricorde aura le cœur pur. Celui qui aura ce cœur pur sera sans doute un homme de paix, et celui qui possédera toutes ces vertus ne craindra point les périls ; il ne se troublera point de la calomnie et conservera la patience dans les plus grands maux.

Après que Jésus-Christ a convenablement exhorté ses apôtres, il semble qu’il veuille les consoler par les louanges qu’il leur donne. Comme les préceptes qu’il venait de leur donner étaient assez relevés et infiniment au-dessus de l’ancienne loi, pour les empêcher de s’en étonner ou de s’en troubler, et de dire : Comment pourrons-nous faire de si grandes choses ? considérez ce qu’il leur dit : « Vous êtes le sel de la terre (13). » Il leur montre par là la nécessité où il est de leur donner ces préceptes. Ce n’est pas pour vous en particulier, leur dit-il, que je vous donne ces instructions, c’est pour le salut de toute la terre. Car je ne vous envoie pas comme autrefois les prophètes, à une ville ou à un peuple particulier, mais à la terre, à la mer, mais au monde tout entier, monde de corruption et de vice. Lorsqu’il leur dit : « Vous êtes le sel de la terre », il montre que toute la nature des hommes était comme affadie et corrompue par le péché. C’est pourquoi il exige principalement de ses apôtres les vertus et les qualités qui leur étaient nécessaires pour toucher et pour convertir les hommes. Car lorsqu’un homme est doux, humble, charitable et juste, il ne renferme pas ces excellentes vertus en lui, mais elles sont comme des sources divines qui coulent et qui se répandent sur les autres. Celui de même qui a le cœur pur, qui est pacifique, et qui souffre persécution pour la vérité, sacrifie sa vie pour le bien de tous. Ne croyez donc point, mes apôtres, que je vous prépare de légers combats, et que ce soit sans raison que je vous appelle « le sel de la terre. » Quoi donc ! ils ont corrigé ce qui était gâté ? Non, ce n’est pas ce qu’ils ont fait. Le sel ne remédie pas à la pourriture. Les apôtres n’ont point fait cela. Mais lorsque la grâce de Dieu avait renouvelé les cœurs, et qu’après les avoir délivrés de leur corruption, il les mettait comme en dépôt entre les mains des apôtres, c’était alors qu’ils montraient véritablement qu’ils étaient « le sel de la terre », en les conservant dans cette nouvelle vie qu’ils avaient reçue de Dieu. Il n’appartient qu’à Jésus-Christ de délivrer les hommes de la corruption du péché, mais c’est aux apôtres ensuite à employer tous leurs soins pour les empêcher de retomber dans ce même état. Remarquez, je vous prie, comment Jésus-Christ met ses apôtres au-dessus des prophètes. Car il ne les appelle pas seulement les docteurs de la Judée, mais les maîtres « de toute la terre », et des maîtres sévères et terribles. Ce qu’il y a d’admirable, c’est que sans flatter, sans s’occuper de plaire, mais en piquant et en brûlant, à la manière du sel, ils se sont ainsi fait aimer de tous les hommes.

Ne vous étonnez donc pas, semble-t-il leur dire, que je quitte les autres, pour m’adresser particulièrement à vous, et que je vous exhorte à vous disposer à tant de périls. Considérez combien de villes et combien de peuples vous devez instruire. Vous ne devez pas seulement être sages ; mais vous devez entendre aussi les autres imitateurs de votre sagesse. Qu’ils doivent être prudents, ceux de qui dépend le salut des autres ! Il leur faut une vertu surabondante afin de pouvoir la répandre sur les autres hommes. Si vous n’avez pas assez de vertu pour en communiquer aux autres, vous n’en aurez pas assez pour vous-mêmes.

7. Ne vous plaignez donc pas que ce que je demande de vous soit trop difficile. Car vous êtes « le sel de la terre », et je guérirai par vous la corruption des autres. Mais si vous perdez votre vigueur et votre force, vous vous perdrez vous-mêmes et les autres avec vous. Plus les choses dont je vous commets le soin sont importantes, plus vous devez y apporter d’application et de vigilance ; c’est pourquoi il ajoute : « Que si le sel devient fade, avec quoi le salerait-on ? Il n’est plus bon à rien, qu’à être jeté dehors et à être foulé aux pieds des hommes (13). » Quand les autres tomberaient dans mille fautes, ils peuvent en obtenir le pardon, mais si le maître même devient coupable, rien ne peut l’excuser, et on punira sa faute avec une rigueur extrême. De peur que les apôtres, en entendant dire que le monde les injurierait, qu’il les persécuterait et qu’il dirait d’eux tout le mal possible, ne fussent intimidés de ces prédictions et qu’ils ne craignissent de se produire en public, il leur déclare que s’ils ne sont prêts à souffrir ces traitements, c’est en vain qu’il les a choisis.

Vous ne devez pas craindre, leur dit-il, d’être calomniés par les hommes, mais de devenir lâches et flatteurs, parce qu’alors vous seriez « un sel fade que le monde foulerait aux pieds. » Mais si vous conservez toute votre âpreté contre la corruption, et qu’ensuite on dise du mal de vous, réjouissez-vous alors ; car c’est là l’effet du sel, de piquer les plaies et de causer une douleur cuisante. Les malédictions des hommes vous suivront inévitablement ; mais, bien loin de vous faire aucun mal, elles ne serviront qu’à rendre témoignage à votre invincible fermeté. Que si la crainte des calomnies vous fait perdre la vigueur qui vous convient, vous tomberez dans un état pire que celui que vous voulez éviter, et vous serez méprisés de tout le monde. C’est ce que veut dire cette parole : « Vous serez foulés aux pieds. » Le Sauveur passe ensuite à une comparaison plus relevée. « Vous êtes », leur dit-il, « la lumière du monde (14). » Il ne les appelle pas seulement la lumière d’une ville ou d’un peuple, mais « la lumière du monde. » Comme « le sel » dont il vient de parler est un sel tout spirituel, de même « la lumière » dont il parle ensuite est une lumière intérieure plus éclatante que la lumière du soleil. Il met d’abord « le sel », et ensuite « la lumière », pour montrer quel est l’avantage des paroles piquantes et le fruit d’une doctrine salutaire, puisqu’elle resserre en quelque sorte les âmes, en ne leur permettant plus de se relâcher et de se corrompre, et qu’elle les élève et les conduit comme par la main dans la voie de la vertu. « Une ville située sur une montagne ne peut être cachée (14). Et on n’allume point une lampe pour la mettre sous un boisseau, mais on la met sur un chandelier, afin qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison (15). » Jésus-Christ excite encore ses apôtres par ces paroles à veiller sur leur conduite, et les avertit de se tenir sur leur garde, se considérant comme exposés à la vue de tous les hommes et comme combattant sur un théâtre élevé au milieu de toute la terre. Ne vous arrêtez point, leur dit-il, à considérer ce petit coin du monde où nous sommes, lorsque je vous parle. Vous serez aussi en vue à tous les hommes que l’est une ville située sur le haut d’une montagne, ou une lampe qui éclaire toute une maison.

Où sont maintenant ceux qui osent douter de la toute-puissance de Jésus-Christ ? Qu’ils écoutent ces paroles et que, reconnaissant la force de cette prophétie, ils soient frappés d’admiration et qu’ils viennent avec frayeur adorer cette redoutable majesté. Considérez ce que Jésus-Christ dit ici à des hommes qui n’étaient pas même alors connus dans leur propre pays, et comment il leur promet que la terre et la mer les connaîtront, et qu’ils rempliront le monde de leur réputation, ou plutôt non seulement de leur réputation, mais encore de l’efficacité de leurs bienfaits. Car ce n’est pas l’a renommée qui, en portant partout leurs noms, les a rendus célèbres, c’est l’éclat des œuvres qu’ils ont faites. Ils ont été comme des aigles qui ont couru d’un bout du monde jusqu’ à l’autre avec plus de vitesse et de rapidité que le soleil, répandant de tous côtés la lumière et l’ardeur de la piété.

Mais il me semble que Jésus-Christ, par ces paroles, les exhorte encore à la confiance. Car en disant : « Qu’une ville située sur une montagne ne peut être cachée », il déclare manifestement sa toute-puissance. Il semble qu’il dise que comme il est impossible qu’une ville soit cachée sur une montagne, il est impossible aussi que son Évangile ne se publie et qu’il demeure enseveli dans le silence. Après leur avoir parlé des persécutions, des calomnies, des périls et des afflictions, il ne veut pas qu’ils croient que ces maux puissent leur fermer la bouche et les obliger à se taire, et, pour les rassurer, il leur promet que non seulement leur prédication n’en sera pas obscurcie, mais qu’elle en éclatera davantage pour éclairer tout l’univers ; et qu’ainsi ils deviendront eux-mêmes célèbres et illustres. Par là il montre donc sa toute-puissance ; et par ce qui suit, il leur marque quelle fermeté il attend d’eux. En effet, après avoir dit : « On n’allume point », dit-il, « une lampe pour la mettre sous un boisseau, mais on la met sur un chandelier, afin qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison ; » il ajoute : « Ainsi que votre lumière luise devant les hommes, afin que, voyant vos bonnes œuvres, ils glorifient votre Père, qui est dans les cieux (46). » J’ai allumé la lampe moi-même, leur dit-il ; c’est à vous maintenant à prendre garde qu’elle ne s’éteigne. Conservez-lui son éclat, non seulement à cause de vous, mais encore à cause de ceux dont vous devez être la lumière, pour les éclairer et les conduire dans le chemin de la vérité. Les plus noires calomnies des hommes ne pourront obscurcir votre lumière, si vous vivez selon les règles que je vous donne, et d’une manière digne de ceux qui doivent convertir toute la terre. Faites donc que la sainteté de votre vie réponde à la grâce dont vous êtes les dispensateurs, afin que votre vertu conspire à étendre la publication et à relever la gloire de mon Évangile.

Il joint encore à ce premier avantage, qui est la conversion des hommes, une considération puissante pour les encourager, et pour les rendre plus fervents dans la pratique des vertus. Car en vivant de la sorte, leur dit-il, non seulement vous convertirez les hommes, mais « vous glorifierez Dieu votre Père : » comme au contraire, si vous agissez autrement, vous serez cause et que les hommes se perdront, et que le nom de Dieu sera déshonoré par leurs blasphèmes.

8. Les apôtres pouvaient demander ici à Jésus-Christ : Comment le Christ sera-t-il glorifié à cause de nous, si les hommes doivent nous maudire ? — Mais ce ne seront pas tous les hommes ; il n’y en aura que quelques-uns, et encore ne le feront-ils que par envie. Et ces envieux-là même, en vous décriant, vous admireront, comme les flatteurs condamnent dans leur cœur ceux qu’ils comblent ouvertement de fausses louanges.

Quoi donc, Seigneur, nous ordonnez-vous de vivre pour l’ostentation et l’amour de la gloire ? — Au contraire, répond Jésus-Christ, je vous le défends très expressément. Je ne vous ai point commandé de publier vos bonnes œuvres, et de faire que tout le monde les connaisse. Je vous ai dit seulement : « Que votre lumière luise », c’est-à-dire : qu’il y ait en vous une grande vertu, que le feu de la charité brûle dans vos cœurs, et que sa lumière éclate au-dehors. Car quand la vertu est dans cette haute perfection, il est impossible qu’elle demeure inconnue, quelque effort que puisse faire celui qui la possède, pour la cacher. Rendez donc toute votre vie irrépréhensible aux yeux des hommes, et qu’ils ne trouvent en vous aucun prétexte de vous accuser. Après cela, quand vous auriez mille calomniateurs, personne ne pourra ternir votre gloire.

C’est avec une grande raison qu’il se sert ici du mot de « lumière. » Car il n’y a rien qui rende un homme si remarquable et si illustre, que cet éclat qui naît de la vertu, quand, d’ailleurs, il ferait tout son possible pour demeurer inconnu. Il semble qu’il soit toujours environné du soleil, et que les rayons qu’il lance de toutes parts, non seulement percent par toute la terre, mais pénètrent même jusque dans le ciel. Jésus-Christ donc console ainsi ses apôtres Si d’un côté plusieurs s’efforcent de vous noircir par leurs médisances, il y en aura aussi beaucoup d’autres qui vous admireront, et qui seront excités par votre exemple à aimer et à glorifier Dieu. Ainsi des deux côtés s’accroîtra votre récompense, puisque Dieu sera glorifié à cause de vous, et que vous serez insultés à cause de Dieu. De peur que nous n’allions, de propos délibéré, attirer sur nous les mauvais propos des hommes, sous prétexte qu’une récompense est proposée à qui les souffre, il se garde de s’exprimer à cet égard d’une manière absolue, mais il apporte deux conditions : la première, c’est que le mal qu’on dira de nous soit faux ; la seconde, c’est que nous le souffrirons pour l’amour de Dieu. Il leur enseigne de plus, que si les calomnies qu’ils souffriront, ne les empêchent pas d’être heureux, l’estime aussi qu’on fera d’eux leur sera très-avantageuse, puisque la gloire en remontera jusqu’à Dieu. Il relève ainsi leurs espérances pour l’avenir, comme s’il leur disait : Jamais la calomnie de vos envieux ne sera assez puissante pour aveugler de telle sorte les esprits des hommes, qu’ils ne puissent plus découvrir votre lumière. Lorsque vous deviendrez un sel fade et sans force, ce sera alors que vous serez foulés aux pieds par tout le monde. Mais lorsqu’en vivant saintement vous serez en butte à la calomnie, il s’en trouvera toujours plusieurs qui admireront votre vertu, et qui apprendront par votre exemple à rendre à votre Père la gloire qui lui est due. Il ne dit pas, votre Dieu, mais votre père, leur donnant déjà par avance des marques, et comme des gages de cette glorieuse naissance, qui devait les rendre les enfants de Dieu. En outre cette expression marque l’égalité d’honneur qui existe entre le Père et lui ; en effet après avoir dit plus haut : ne vous attristez pas des mauvais propos auxquels vous serez en butte, il vous suffit que vous y soyez exposés à cause de moi, c’est maintenant le Père qu’il met au lieu de lui ; l’égalité des personnes ne saurait être mieux marquée.
Puisque nous voyons, mes frères, que notre zèle sera si heureux, et notre négligence si malheureuse, et qu’elle deviendra d’autant plus criminelle, que le nom de Dieu sera blasphémé à cause de nous, rendons-nous, comme dit saint Paul, irrépréhensibles à l’égard des juifs, des gentils, et de toute l’Église de Dieu, et que toute notre vie soit plus pure et plus éclatante que la lumière du soleil. Que si quelqu’un parle mal de nous, ne nous affligeons pas de ce qu’on nous décrie ; mais seulement de ce qu’on a raison de le faire. Si nous sommes dans le vice, quand personne ne parlerait mal de nous, nous serons les plus misérables de tous les hommes : mais si nous n’abandonnons point la vertu, quand tout le monde s’accorderait à nous charger d’outrages, nous ne laisserons pas d’être les plus heureux de tous les hommes, et nous attirerons de notre côté tous ceux qui penseront sérieusement à leur salut. Ils ne s’arrêteront pas aux médisances des méchants ; mais ils considéreront la pureté de notre vie. Car les actions saintes rendent un son plus perçant que les trompettes les plus éclatantes ; et la pureté des mœurs jette une lumière plus brillanta que les rayons du soleil. Quand il y aurait mille calomniateurs, c’est en vain qu’ils s’efforceraient d’obscurcir un si grand éclat.
Si nous possédons ces vertus dont nous venons de parler ; si nous sommes doux, miséricordieux, humbles, pacifiques, et purs de cœur, si nous ne rendons point injure pour injure, mais si nous nous réjouissons du mal qu’on dit contre nous, il n’est pas douteux que ces vertus ne frapperont pas moins ceux qui les verront, que pourraient faire les plus grands miracles. Tout le monde viendra avec joie se ranger de notre côté. Il n’y aura point d’homme, quelque méchant qu’il puisse être, qui ne fléchisse, quand ce serait une bête farouche, quand ce serait un démon. Que s’il s’en trouve néanmoins quelques-uns qui ne laissent pas de vous déchirer par leurs impostures, ne vous en troublez point. Ne regardez point ce qu’ils disent de vous en public, entrez dans le fond de leur conscience, et vous verrez que lors même qu’ils vous décrient, ils vous estiment, ils vous admirent, et ils vous donnent mille éloges en secret.
Considérez combien Nabuchodonosor loue ces trois jeunes hommes de la fournaise, quoiqu’il fût leur ennemi déclaré. Aussitôt qu’il a éprouvé leur confiance et leur courage, il les loue, il leur offre des couronnes, seulement parce qu’ils avaient été fermes à lui désobéir, et à se tenir inviolablement attachés à la loi de Dieu. Quand le démon voit qu’il ne gagne rien par les calomnies qu’il fait publier contre nous, il se retire de peur de contribuer à augmenter notre couronne. Et quand cet imposteur se retire de ceux qui nous décriaient, quelques méchants et quelque corrompus qu’ils puissent être, ils reconnaissent enfin notre vertu, et ce nuage dont elle était couverte, se dissipe en même temps. Que si les hommes se refusent opiniâtrement à vous rendre justice, la récompense et la gloire que Dieu vous garde n’en seront que plus grandes. 9. Ainsi donc ne vous affligez, ni ne vous découragez point, puisque les apôtres même « ont été aux uns une odeur de mort, et aux autres une odeur de vie. » (2Cor. 2,16) Pourvu que vous ne donniez aucun sujet aux calomnies, vous serez exempts de faute, et les invectives ne feront que redoubler votre gloire. Que votre vie éclate en vertu et en sainteté, et après cela méprisez tous les calomniateurs. Car il est impossible qu’une grande vertu n’ait pas toujours beaucoup d’ennemis. Mais elle est hors d’atteinte à tous leurs efforts ; et en la combattant ils ne servent qu’à la rendre plus illustre.
Que ces considérations, mes frères, nous portent à n’être attentifs qu’à une seule chose, qui est de bien régler toute notre vie. Ce sera ainsi que nous pourrons éclairer ceux qui sont assis dans l’ombre de la mort, et les attirer à la lumière et à la vie de Dieu. La force de cette lumière est telle, qu’elle peut non seulement éclairer les hommes en cette vie, mais les conduire même jusqu’en l’autre, pourvu qu’ils la suivent. Lorsqu’ils verront le mépris que nous avons pour tout ce qu’il y a sur la terre, et notre attente continuelle des biens du ciel, ils seront incomparablement plus touchés de nos actions, que de tout ce que nous leur pourrions dire. Car quel est l’homme, si stupide qu’on le suppose, qui, envoyant une personne plongée un peu auparavant dans l’amour des plaisirs et des richesses, se délivrer tout d’un coup de cet esclavage, s’élever à Dieu comme si elle avait des ailes, être prête à souffrir la faim, la pauvreté, et toutes sortes de travaux, et courir aux périls, à la mort, et à tout ce que les autres regardent comme effroyable, quel est, dis-je, l’homme qui ne regarde ce changement comme une preuve certaine des biens invisibles d’une autre vie ? Que si l’on voit au contraire que nous nous embarrassions dans les soins et dans l’amour des choses d’ici-bas, comment pourra-t-on croire que nous soupirions après la félicité du ciel ? Qui pourra excuser notre lâcheté, lorsque le respect et la crainte que nous devons à Dieu, n’aura pas eu sur nous la même force qu’a sur les sages du monde, l’amour de la gloire ?
On a vu quelquefois ces philosophes superbes renoncer à toutes les richesses, et mépriser la mort, seulement pour s’acquérir de l’estime parmi les hommes. Ils ont fait toutes ces choses, n’ayant pour fruit et pour espérance que la vanité. Mais quelle excuse nous reste-t-il à nous autres, qui attendons une récompense si ineffable, et qui avons reçu de si grandes lumières, si nous ne faisons pas même ce que ces philosophes ont fait, et si au lieu d’user de ces grâces pour notre salut, nous nous perdons nous-mêmes, et les autres avec nous ? Un païen qui pèche est beaucoup moins coupable qu’un chrétien qui tombe dans la même faute. Et la raison en est claire, puisque toute la gloire qu’attendent ces premiers, est une gloire corruptible et périssable, et que la nôtre au contraire est aujourd’hui, par la grâce de Dieu, reconnue et respectée même par les impies. C’est pourquoi lorsque les païens veulent nous faire, un grand reproche, et nous couvrir de confusion, ils nous disent : vous faites cela vous, un chrétien ? Ce qu’ils ne diraient pas sans doute, s’ils n’avaient une grande idée de notre religion.
Ne savez-vous pas combien Jésus-Christ vous a donné de préceptes, et combien est pur ce qu’il vous commande ? Comment pourrez-vous obéir à un seul des commandements qu’il vous fait, puisqu’au lieu de vous y appliquer, vous courez de tous côtés pour recueillir l’argent de vos injustices ; vous ajoutez usure sur usure ; vous vous occupez à un commerce et à un trafic indigne de vous, vous ne pensez qu’à acheter des troupes d’esclaves, des vases d’argent, des terres, des maisons, et des ameublements à l’infini ? Encore plût à Dieu que vous en demeurassiez là ! Mais lorsqu’à ces bassesses, vous joignez encore l’injustice ; que vous ajoutez à vos terres les terres de vos voisins, que vous enlevez les maisons des autres ; que vous opprimez le pauvre ; et que vous augmentez la misère de ceux qui meurent de faim, comment serez-vous dignes de mettre seulement le pied sur le seuil de cette église ?
Mais peut-être que vous faites quelques aumônes aux pauvres. Je le sais : mais je sais aussi combien il se mêle de corruption dans ces aumônes. Car ou vous les faites avec le sentiment d’un orgueil satisfait ; ou pour vous acquérir une vaine gloire parmi les hommes, et ainsi ces bonnes œuvres sont sans récompense. N’Êtes-vous donc pas bien malheureux de vous nuire de la sorte en faisant du bien, et de trouver le naufrage dans le port ? Ainsi pour éviter ce malheur ; lorsque vous faites quelque bien, n’en attendez pas la récompense d’un homme, afin que Dieu même vous la doive. C’est lui qui a dit : « Prêtez sans en rien espérer. » (Lc. 6,35) Puisqu’un Dieu qui est si riche, se charge de vous payer cette dette, comment pouvez-vous l’exiger d’un homme, et d’un homme qui est si pauvre ? Ce débiteur adorable se fâche-t-il, lorsqu’on exige de lui ce qu’il doit ? Est-il pauvre, ou dissimule-t-il de payer sa dette ? Ne savez-vous pas que ses trésors sont inépuisables, et sa libéralité infinie et incompréhensible ? adressez-vous donc à lui ; importunez-le ; pressez-le de vous payer, parce qu’il prend plaisir à ce qu’on l’importune de la sorte. Lorsqu’il voit qu’on exige d’un autre ce qu’il doit, il le tient à injure et alors il ne pense plus à payer ce qu’il devait, mais à se venger de l’injustice qui lui est faite. Suis-je un ingrat, vous dit-il alors ; ou avez-vous trouvé que je sois pauvre, pour ne vous adresser pas à moi, afin que je vous paye, et pour avoir recours à un homme ? vous avez prêté à l’un, et vous exigez de l’autre le payement ? À la vérité c’est un homme qui a reçu, mais c’est Dieu qui a commandé de donner. C’est lui qui est votre principal débiteur. C’est lui qui répond de votre argent, qui est votre caution, et qui vous fait naître une infinité d’occasions d’exiger de lui ce qu’il vous doit. Ne quittez donc pas cette facilité que vous trouvez auprès de Dieu à vous faire payer, pour vous adresser à un homme qui n’a rien.
Car pourquoi me considérez-vous moi, ou quelque homme que ce soit, quand vous faites une action de miséricorde ? Est-ce moi qui vous ai commandé de la faire ? Est-ce moi qui vous en ai promis la récompense ? N’est-ce pas Dieu même qui a dit : « Celui qui a compassion du pauvre, donne son argent à usure à Dieu ? » (Prov. 9,17) Puis donc que c’est Dieu qui vous est redevable, adressez-vous à lui. Vous dites qu’il ne vous payera pas toute votre dette en cette vie. Mais c’est pour votre avantage, qu’il diffère de vous la payer ailleurs. Dieu ne fait pas comme les hommes qui se hâtent de rendre seulement ce qu’on leur avait prêté. Il pense à assurer et à multiplier votre principal. C’est pourquoi il veut qu’ici vous lui donniez beaucoup à usure, et il vous réserve un trésor ailleurs.
10. Sachant cela, mes frères, pratiquons donc beaucoup la miséricorde ; montrons beaucoup d’humanité pour les pauvres, et assistons-les non seulement de notre bien, mais encore de nos bons offices. Si nous voyous qu’on fasse souffrir et qu’on maltraite quelqu’un dans l’agora, délivrons-le ; s’il faut pour cela donner de l’argent, donnons-en ; s’il faut y employer les paroles et les sollicitations, ne les épargnons pas. Une seule de nos paroles sera récompensée, et encore plus nos gémissements et nos soupirs. C’est pourquoi le bienheureux Job disait : « Je pleurais sur celui qui était dans l’affliction, et mon âme était touchée de compassion pour le pauvre. » (Job. 30,25) Que si les soupirs et les larmes seules ont leur prix devant Dieu, comment les récompensera-t-il, lorsqu’on y joindra les paroles, les soins, et les actions ?
Et nous aussi, nous étions dans l’inimitié de Dieu ; et le Fils unique a opéré notre réconciliation ; il s’est interposé ; il a subi le châtiment à notre place ; il a enduré la mort pour nous. Ayons la même charité envers ceux qui sont dans l’affliction, et tâchons de les délivrer de tant de misères qui les accablent. Défaisons-nous de la détestable coutume que nous avons de nous attrouper autour des gens qui se querellent ou se battent, arrêtés que nous sommes par le plaisir que nous trouvons dans la honte et la douleur des autres, et charmés par la vue d’un spectacle diabolique. Quoi de plus inhumain qu’une telle conduite ? Vous voyez des personnes se déchirer par des injures, se meurtrir de coups, s’arracher leurs vêtements, se défigurer le visage, et vous pouvez vous arrêter pour les regarder en paix ? Est-ce donc un lion ou un ours qui se bat ? Est-ce un serpent ou quelque autre bête farouche ? N’est-ce pas un homme semblable à vous ? N’est-ce pas votre frère, et l’un de vos membres ? Ne les regardez donc pas, mais séparez-les. Ne prenez pas plaisir à les voir, mais tâchez de les réconcilier. Bien loin d’attirer les autres à ce spectacle honteux, tâchez au contraire d’en chasser ceux qui s’y rassemblent. Il faut avoir perdu et l’honneur et la raison, il faut être un méchant et un scélérat, pour vouloir bien repaître ses yeux de semblables turpitudes. Vous voyez un homme qui en outrage un autre ; et vous croyez être innocent en voyant ce mal sans l’empêcher ? Vous ne vous jetez pas au milieu de ces personnes, pour dissiper cette œuvre du diable, et pour prévenir les périls et la mort des hommes !
Oui, direz-vous, pour que je m’expose moi-même même aux coups, faut-il aussi que je coure ce danger ? l’ordonnez-vous ? Il est probable que ce malheur ne vous arrivera pas. Mais supposons qu’il vous arrive, eh bien ! votre fait sera celui d’un martyr, car c’est pour Dieu que vous aurez souffert. Si vous craignez d’être blessé pour votre frère, considérez que votre Sauveur a bien voulu être crucifié pour vous. Ces personnes que vous regardez sont comme des hommes ivres. Ils sont transportés par la violence de leur passion et de leur fureur. Ils ont besoin de quelque personne sage qui les assiste dans cette rencontre. Celui qui fait l’outrage et celui qui le reçoit, ont tous deux également besoin de ce secours ; l’un pour ne plus souffrir cette violence, et l’autre pour ne la plus faire. Rendez-leur donc ce service. Tendez la main, vous qui êtes sobre, à ces personnes qui sont ivres. Car la colère et la fureur est une ivresse pire que n’est celle du vin.
Ne voyez-vous pas tous les jours sur lamer que lorsqu’un vaisseau est menacé du naufrage, tous les mariniers qui sont au port courent au secours de leurs compagnons qui sont en danger de se perdre ? Si la communauté de leur métier leur inspire ce dévouement, combien plus n’en doit pas inspirer la communauté de la nature. Ces personnes que vous voyez sont en danger de faire un naufrage bien plus dangereux que n’est celui de la mer. Car ou celui qui souffre l’injure commet le blasphème ou le parjure, emporté par sa colère, et le malheureux perdant tous ses avantages, tombe misérablement en enfer ; ou celui qui fait violence devient l’homicide de son âme, comme il l’est du corps de son ennemi, et se tue en le tuant. Allez donc, arrêtez de si grands maux. Retirez du milieu des eaux ces personnes qui y périssent. Jetez-vous hardiment dans le fond de ces abîmes pour les en retirer. Faites cesser ce spectacle diabolique. Prenez chacun en particulier ; exhortez-le, et tâchez d’apaiser cette tempête. Que si leur colère est trop violente, ne vous rebutez pas. Vous avez beaucoup de personnes auprès de vous, qui vous aideront quand vous aurez commencé, et Dieu qui est le Dieu de la paix vous assistera encore plus alors que tous les hommes ensemble. Si vous étendez le premier la main pour étendre la flamme, les autres vous imiteront, et vous recevrez la récompense du bien que vous leur aurez fait faire. Considérez ce que le Christ a commandé autrefois aux Juifs, quoique si grossiers et si terrestres. Si vous voyez, leur dit-il, que le cheval de votre ennemi soit tombé dans le chemin, ne passez pas outre, mais courez à son secours, afin de l’aider à relever son cheval. Or il est bien plus aisé de séparer deux personnes qui se battent, et de les réconcilier ensemble. Si donc Dieu commande ce secours de charité pour sauver le cheval de son ennemi ; combien plus vous le commande-t-il pour sauver l’âme de vos frères ; principalement lorsque leur chute est incomparablement plus funeste ? Car elle ne tombe pas dans un bourbier, mais dans le feu même de l’enfer, où elle se précipite après s’être laissée abattre par la violence de sa colère. Cependant lorsque vous voyez votre frère accablé sous ce poids, et que de plus le démon lui insulte, et excite encore ce feu qui le brûle, vous passez outre sans être touché de compassion, et avec une cruauté qui serait inexcusable même envers les bêtes.
11. Le Samaritain autrefois ayant vu un homme blessé, quoiqu’il ne le connût pas, et qu’il ne lui fût rien, s’arrêta néanmoins et le mit sur son cheval, le mena dans une hôtellerie, et ayant fait venir un médecin pour guérir ses plaies, il donna sur l’heure une partie de l’argent, et promit le reste. Et vous lorsque vous voyez votre frère tombé entre les mains non des voleurs, mais des démons ; lorsque vous voyez que la colère lui déchire le cœur, non dans les bois ou dans les lieux écartés, mais au milieu de la ville, vous passez sans rien dire, avec une dureté cruelle et impitoyable, quoique vous n’ayez pas besoin pour le soulager de prêter votre cheval, comme le Samaritain, ou d’aller bien loin, ou de donner de l’argent ? Après cette inhumanité envers votre frère, attendez-vous que Dieu vous écoute lorsque vous l’invoquerez ?
Des spectateurs passons aux acteurs de ces honteuses luttes. Je m’adresse à vous qui osez outrager votre frère devant tout le monde. Dites-moi, vous faites des blessures, vous frappez avec le pied, vous mordez. Êtes-vous donc un sanglier, ou un onagre ? Ne rougissez-vous point de quitter la douceur naturelle à l’homme, pour prendre la fureur des bêtes sauvages ? Vous êtes pauvre, mais vous êtes libre ; vous êtes un artisan, un manœuvre, mais vous êtes chrétien. La qualité même de pauvre vous engage plus à la douceur et à la paix. C’est aux riches à disputer et non pas aux pauvres : car les richesses mêmes leur donnent mille sujets de divisions et de querelles. Vous n’avez pas la satisfaction des richesses, et vous en attirez la malédiction sur vous, en vous engageant comme les riches dans des inimitiés et des querelles. Vous osez battre et outrager votre frère, vous l’étranglez, et vous le foulez aux pieds devant tout un peuple. Ne voyez-vous pas quelle honte vous encourez en imitant la fureur des bêtes féroces, en les surpassant même en cruauté ? Car les bêtes ont toutes choses en commun ; elles s’attroupent ensemble ; elles marchent ensemble ; elles se réjouissent d’être ensemble : et nous, au contraire, nous n’avons rien de commun. Tout est dans la confusion parmi nous ; ce ne sont qu’inimitiés, que querelles qu’injures et outrages. Nous n’avons de respect ni pour le ciel, où nous sommes tous appelés, ni pour la terre qui nous a été donnée pour en jouir tous ensemble ; ni pour la nature même qui nous est commune à tous. La passion de la colère, et l’amour des richesses ont tout ravagé dans nos cœurs.
Ne savez-vous point dans quel malheur tomba ce serviteur, qui devait mille talents à son maître et qui osa bien, après qu’on lui eut remis cette dette, étrangler sans compassion un de ses confrères qui lui devait cent deniers ? Vous souvenez-vous comment il fut condamné sur l’heure à une éternelle mort ? Vous ne tremblez point à cet exemple et vous ne lisez pas dans le sort de ce misérable l’arrêt qui est déjà prononcé contre vous ! Car nous sommes aussi nous autres redevables à Dieu d’une infinité de dettes. Et néanmoins sa patience nous attend et il ne nous traite point avec la rigueur dont nous usons envers nos frères. Il ne nous met point le pied sur la gorge, quoique s’il voulait se faire payer de la moindre partie de ce que nous lui devons, il y a déjà longtemps que nous serions tous perdus.
Pensons à ceci, mes très-chers frères, humilions-nous et tenons-nous pour obligés à ceux même qui nous doivent, puisque si nous agissons sagement et chrétiennement envers eux, ils nous serviront à obtenir de Dieu la remise d’une grande dette et qu’en leur donnant peu, nous en recevrons beaucoup. Pourquoi exigez-vous avec violence ce que votre frère vous doit ? Quand il voudrait vous le rendre, vous devriez le lui remettre volontairement, afin que Dieu vous en tînt compte un jour et vous rendit le tout. Cependant vous agissez inhumainement et vous faites tous vos efforts pour ne pas perdre un denier de ce qui vous est dû. Il semble que cette violence ne tombe que sur votre frère ; mais vous vous percez vous-mêmes en le blessant et vous ne faites qu’accroître le supplice qui vous est réservé dans l’enfer. Que si au contraire vous témoignez un peu de charité, vous obligerez Dieu même à vous traiter avec douceur dans son jugement. Car il veut que nous commencions ici les premiers à pratiquer cette générosité envers nos frères, afin d’en tirer occasion de nous rendre beaucoup plus que nous ne donnons.
Faites donc grâce à tous ceux qui vous sont redevables, remettez aux uns l’argent qu’ils vous doivent, aux autres les offenses que vous en avez reçues, et exigez ensuite de Dieu la récompense de cette conduite si généreuse. Tant que vous presserez les hommes de vous payer, Dieu ne sera point votre débiteur. Mais quand vous leur remettrez ce qu’ils vous doivent pour vous adresser à Dieu, il récompensera votre générosité par une magnificence toute divine. Si un homme, vous voyant prendre l’un de vos débiteurs à la gorge pour lui faire payer ses dettes, vous conjurait de le laisser et se chargeait lui-même de cette dette ; et qu’en sa considération vous eussiez laissé aller cet homme libre, n’est-il pas vrai que ce répondant si charitable se tiendrait pour votre obligé, quoiqu’il se fût chargé de toute la dette que vous exigiez de l’autre ? Comment donc Dieu ne nous récompensera-t-il pas à l’infini, puisque pour obéir à sa loi, nous remettons à nos débiteurs tout ce qu’ils nous doivent sans leur redemander la moindre chose ?
Ne considérons point, mes frères, ce plaisir cruel que nous trouvons à exiger des autres tout ce qu’ils nous doivent, mais envisageons le péril où nous nous exposons pour jamais, et la perte que nous faisons volontairement des richesses éternelles. Élevons-nous aujourd’hui au-dessus de tout. Remettons aux hommes ou l’argent qu’ils nous doivent, ou le mal qu’ils ont commis contre nous, afin que notre juge nous traite plus favorablement dans ce que nous lui devons et qu’il nous accorde, par cette facilité à pardonner les injures, ce que nous n’avons pu obtenir de lui par toutes les autres vertus. Ce sera le moyen de jouir éternellement des biens du ciel que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire maintenant et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XVI[modifier]


« NE PENSEZ PAS QUE JE SOIS VENU DÉTRUIRE LA LOI OU LES PROPHÈTES. » (CHAP. 5,17, JUSQU’AU V. 27)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Le Christ n’a point violé mais accompli la loi. – Pourquoi le Christ n’agit pas en tout comme ayant autorité.
  • 2. Pourquoi le Christ ne dit pas toujours clairement qu’il est Dieu. – Contre les Manichéens.
  • 3. Les préceptes du Christ sont le complément de la loi ancienne.
  • 4. Minimus vocabitur in regno cœlorum. Ce que cela signifie.
  • 5. Pourquoi Jésus-Christ ne dit pas vous savez que j’ai dit, mais tous savez qu’il a été dit. – Contre les Manichéens.
  • 6. Que la loi punit justement les crimes.
  • 7. Les deux Testaments n’ont qu’un seul et même législateur.
  • 8. Qu’il faut réprimer la colère.
  • 9. La réconciliation avec un frère est un sacrifice agréable à Dieu. C’est le sacrifice de ceux qui ne sont pas initiés aux mystères.

10 et 11. Il faut travailler à vaincre ses passions. – Que l’espérance des dons du ciel doit adoucir toutes nos peines. – Que Dieu aide puissamment ceux qui s’efforcent de le servir.
1. Qui pouvait avoir eu cette pensée ? ou qui l’avait pu accuser de cela pour qu’il se soit cru obligé d’y répondre ? Il n’y avait rien dans toutes ses paroles qui pût donner lieu à ce soupçon. Le commandement qu’il faisait d’être doux, humbles, miséricordieux, d’avoir le cœur pur et de combattre pour la justice, n’indiquait point qu’il voulût détruire la loi, mais faisait voir tout le contraire. Pourquoi donc parle-t-il de la sorte ? Ce n’est pas sans intention et sans raison. Il allait établir des lois plus parfaites que celles de l’Ancien Testament et dire : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : vous ne tuerez point (21) ; » et moi je vous défends le moindre mouvement de colère. Il allait tracer une voie et une conduite toute céleste et toute divine. Afin donc que cette nouveauté ne surprit pas ses auditeurs et ne leur donnât point lieu de s’élever contre ce qu’il disait, il commence d’abord par ces paroles : « Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi ou les prophètes. Je ne suis pas venu les détruire, mais les accomplir (17). Quoique les Juifs n’observassent pas la loi et que leur conscience leur reprochât de la violer tous les jours par leurs actions déréglées, ils ne laissaient pas néanmoins d’en être extraordinaire ment jaloux et ils voulaient que la lettre et les paroles en demeurassent inviolables, sans qu’il fût permis à personne d’y rien ajouter. Ils ont souffert néanmoins des additions que leurs prêtres y ont faites, non pour la perfectionner, mais pour la détruire. C’est par ces additions qu’ils ruinaient le commandement que Dieu fait d’honorer ses parents et plusieurs autres choses semblables. Comme donc Jésus-Christ ne venait point de la tribu sacerdotale et que les additions qu’il allait faire à la loi, n’allaient point à détruire la loi, mais à la rendre plus parfaite, prévoyant que ces deux choses troubleraient les Juifs, il prévient leurs esprits par cette parole, avant que de leur annoncer des vérités si sublimes et si relevées.
Ce qu’il avait à craindre en leur parlant, c’était qu’ils ne s’imaginassent qu’il eût dessein d’abolir l’ancienne loi. C’est cette maladie de leur esprit qu’il veut guérir ici d’abord, comme il lâche de le faire encore ailleurs. Car comme les Juifs croyaient qu’il était l’ennemi de Dieu, parce qu’il ne gardait pas le sabbat, il a bien voulu leur ôter ce soupçon, tantôt par des raisons proportionnées à sa divinité, comme lorsqu’il dit : « Mon Père, depuis le commencement du monde jusqu’aujourd’hui ne cesse point d’agir, et moi j’agis aussi avec lui. » (Jn. 5,17) Tantôt par d’autres pleines d’une admirable condescendance, comme lorsqu’il leur apporte l’exemple de la brebis qui est en danger de périr au jour du sabbat et qu’il montre qu’on viole la loi pour empêcher une bête de mourir. Il y joint encore l’exemple de la circoncision qu’on donnait aussi au jour du sabbat. C’est pour cette même raison qu’il use souvent de termes si humbles, afin d’ôter aux hommes tout sujet de le regarder comme un ennemi de Dieu. C’est dans ce dessein qu’ayant tant de fois ressuscité les morts par sa seule parole, il voulut avant que de ressusciter Lazare, adresser sa prière à son Père. Et pour montrer en même temps que cette déférence ne le rendait point inférieur à son Père, il ajoute aussitôt pour prévenir cette pensée « Je dis ceci pour ce peuple qui nous environne, afin qu’ils croient que c’est vous qui m’avez envoyé. » (Jn. 11,42) Ainsi par un mélange admirable, il ne se conduit pas car toutes choses comme ayant une souveraine puissance, afin de guérir ainsi leur faiblesse, et il ne prie pas aussi son Père toutes les fois qu’il fait des miracles, afin de ne donner sujet à personne de le soupçonner de faiblesse et d’impuissance, mais il allie divinement sa grandeur avec son humilité et son humilité avec sa grandeur.
Il use encore de ce même tempérament en diverses rencontres, avec une sagesse admirable. Car, agissant dans les plus grandes choses par lui-même et par sa propre puissance, il lève les yeux au ciel et il prie son Père dans celles qui sont beaucoup moindres. Lorsqu’il remet les péchés, qu’il révèle les secrets des cœurs, qu’il ouvre le paradis, qu’il chasse les démons, qu’il guérit les lépreux, qu’il calme la mer, qu’il ressuscite une infinité de morts, il le fait en commandant. Mais lorsqu’il fait d’autres actions beaucoup moindres, comme de multiplier des pains, il regarde alors vers le ciel. Lors donc qu’il s’adressait à son Père et qu’il priait, il faisait bien voir que ce n’était pas par faiblesse et par impuissance. Car comment celui qui faisait les plus grandes choses par son autorité propre, eût-il eu besoin de prier pour en faire de plus petites ? Mais comme j’ai déjà dit, il agit de la sorte pour fermer la bouche à ses ennemis et pour arrêter leur insolence.
Raisonnez de même lorsque vous voyez dans l’Évangile que Jésus-Christ parle humblement de lui-même. Il gardait cette conduite dans ses paroles et dans ses actions pour plusieurs raisons, parce qu’il voulait empêcher qu’on ne le crût étranger à Dieu ou pour instruire et guérir nos âmes : ou pour nous donner un grand exemple d’humilité, ou parce qu’il était revêtu de notre chair, ou parce que les Juifs n’auraient pu comprendre les vérités, s’il les leur avait dites toutes ensemble ; ou enfin pour leur apprendre, en se rabaissant de la sorte, à fuir la présomption et la vanité dans tous leurs discours.
2. C’est pour ce sujet que parlant souvent si humblement de lui-même, il laisse à d’autres le soin de publier ses grandeurs il se contente de dire aux – Juifs : « J’étais avant qu’Abraham « fût au monde. » (Jn. 8,58) Mais son disciple bien-aimé va bien plus loin, et il dit : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe p était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. » (Jn. 1,1). Jésus-Christ de même ne dit point clairement qu’il a créé le ciel et la terre, la mer et toutes les choses visibles et invisibles mais son disciple le dit sans rien craindre, et avec une liberté merveilleuse ; et il le dit plus d’une fois « Toutes choses (ibid. 3) », dit-il, « ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait, n’à été fait sans lui. Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui. » ( 10)
Et pourquoi s’étonner que les autres aient parlé plus avantageusement de Jésus-Christ qu’il n’en a parlé lui-même ; puisque souvent il n’a pas voulu exprimer nettement par ses paroles, ce qu’il faisait voir clairement par ses actions ? Car il montre assez dans la guérison de l’aveugle-né, que c’était lui qui avait créé l’homme, et néanmoins lorsqu’il parle de cette première création, il ne dit pas : « J’ai créé l’homme et la femme », mais « Celui qui a créé l’homme et la femme (Mt. 14,4) ; » et le reste. Il fait voir de même par là pêche des poissons ; par l’eau qu’il a changée en vin ; par les pains qu’il a multipliés ; par la mer qu’il a calmée ; par la radieuse splendeur dont il se fit voir entouré au mont Thabor ; et par plusieurs miracles semblables, que c’est lui qui a créé le monde, et qui gouverne tout ce qu’il enferme : et cependant il ne l’a jamais marqué clairement par ses paroles. Au lieu que ses disciples Jean, Pierre, et Paul, le déclarent hautement en toutes rencontres.
Car si ses apôtres mêmes qui étaient nuit et jour avec lui ; qui l’entendaient parler ; qui voyaient ses miracles ; auxquels il expliquait en particulier beaucoup de choses obscures et cachées ; à qui il avait donné la puissance de ressusciter les morts ; et qu’il avait élevé à un si haut degré de sagesse et de vertu, que do renoncer à tout pour son amour ; si les apôtres, dis-je, ne peuvent pas néanmoins, après tant de grâces, porter tout ce que Jésus-Christ leur eût pu dire, avant la descente du Saint-Esprit ; comment le peuple juif, qui n’avait ni cette sagesse, ni cette vertu des apôtres, et qui n’écoutait Jésus-Christ et ne voyait ses miracles, que comme par hasard et par rencontre, eût-il pu s’empêcher de le croire ennemi de Dieu, s’il n’eût usé d’une conduite si pleine de condescendance et d’humilité ? C’est pourquoi lorsqu’il s’excuse d’avoir violé le sabbat, il ne leur en dit pas d’abord la vraie raison, mais il en allègue quelques autres capables de les satisfaire. Que si lorsqu’il manque à accomplir un seul précepte de la loi, il use d’une si grande discrétion dans ses paroles, pour ne pas blesser ses auditeurs : combien en devait-il garder, lorsqu’il allait ajouter une loi toute nouvelle à la vieille loi ? C’est par cette même sagesse qu’il ne leur parle pas toujours clairement de sa divinité. Car si l’addition qu’il faisait d’une loi était capable de les troubler de la sorte, combien les eût-il troublés davantage, s’il leur eût dit qu’il était Dieu ? C’est pourquoi il parle souvent d’une manière peu digne de sa grandeur ; et ici même, lorsqu’il va faire cette addition à la loi, il use de ce long prélude. Il ne se contente pas de dire une fois : « Je ne détruis point la loi », mais il le répète par deux fois. Il va même plus loin. Car après avoir dit : « Ne pensez pas que je sois venu détruire la « loi », il ajoute : « Je ne suis pas venu la détruire, mais l’accomplir. » Ces paroles doivent arrêter, non seulement l’insolence des juifs, mais encore celle des hérétiques, qui osent dire que le démon est l’auteur de l’ancienne loi. Que si cela était, comment Jésus-Christ, qui est venu pour détruire la tyrannie du démon, aurait-il accompli une loi que le démon aurait faite, bien loin de la combattre et de la détruire ? Car il ne dit pas seulement ; « Je ne la détruis pas ; » ce qui aurait pu suffire ; mais il ajoute : « Je l’accomplis ; » ce qui marque que non seulement il n’en était point ennemi, mais qu’il l’appuyait et l’autorisait.
Mais comment, me direz-vous, Jésus-Christ n’a-t-il point détruit la loi ? Comment a-t-il accompli la loi et les prophètes ? Pour ce qui est des prophètes, il les a accomplis en accomplissant exactement ce qu’ils avaient prédit de lui, comme l’Évangile le marque partout en disant : « Jésus fit cela pour accomplir ce qui avait été prédit par les prophètes. » (Mt. 7,17 ; 13, 17 ; 26, 56) Quand il naquit, quand les enfants publièrent sa gloire dans le temple, quand il monta sur une ânesse, et en plusieurs autres rencontres, il accomplissait les prophètes, dont les prophéties n’eussent point été accomplies, s’il ne fût venu au monde. Mais pour ce qui regarde la loi, il l’a accomplie en trois manières. Premièrement parce qu’il ne l’a point violée, selon le témoignage qu’il en rend lui-même, lorsqu’il dit à saint Jean : « Il faut que nous accomplissions toute justice. » (Mt. 3,15) Et aux Juifs : « Qui de vous me peut convaincre d’aucun péché ? » (Jn. 8,46) Et à ses disciples : « Le prince du monde s’en vient ; et il n’a rien en moi qui lui appartienne. » (Jn. 14) Et le Prophète l’avait marqué auparavant en disant : « Il n’a point fait de péché. » (1Pi. 2,22) Voilà la première manière dont Jésus-Christ a accompli la loi. Secondement il l’a accomplie en la faisant accomplir. Ce qu’il y a en effet de particulièrement admirable, c’est que non seulement il a accompli la loi, mais qu’il nous a donné sa grâce pour l’accomplir. C’est ce que saint Paul marquait lorsqu’il disait : « Jésus-Christ est la fin à laquelle tend toute la loi, pour justifier tous ceux qui croiraient en lui. » (Rom. 10,4). Et ailleurs : « Que Dieu avait condamné le péché dans la chair de Jésus-Christ, à cause du péché commis contre lui, afin que la justice de la loi fût accomplie en nous, qui ne marchons pas selon la chair, mais selon l’esprit. » (Id. 8,3) Et dans la même épître : « On dira peut-être que par la foi nous détruisons la loi. A Dieu ne plaise ! mais au contraire nous l’établissons. » (Id. 3,31) Comme en effet toute la loi ne tendait qu’à rendre l’homme juste, et qu’elle n’avait pas pour cela assez de force ; Jésus-Christ est venu introduire un moyen efficace de justification par la foi, et accomplir ainsi ce que la loi voulait faire ce que la loi n’avait pu faire par la lettre, lui l’a fait par la foi. C’est en ce sens qu’il dit : « Je ne suis pas venu détruire la loi. »
3. On peut trouver encore une troisième manière selon laquelle Jésus-Christ a accompli la loi, c’est en y ajoutant les préceptes de la loi nouvelle. Car tout ce que Jésus-Christ dit dans l’Évangile n’est point la destruction, mais plutôt la confirmation et l’accomplissement de la loi ancienne. Par exemple, ce commandement : « Vous ne tuerez point », non seulement n’est pas détruit, mais il est même perfectionné et fortifié par celui qu’il fait, de ne se point mettre en colère. On peut dire la même chose des autres préceptes.
Nous avons remarqué tout à l’heure comment Jésus-Christ, en jetant les semences de sa doctrine, a pris soin d’écarter tout fâcheux soupçon, mais comme le parallèle de l’ancienne législation avec la nouvelle était surtout de nature à en faire naître, il les prévient encore par une adroite précaution. En effet, ce qu’il va dire expressément dans ce parallèle était déjà implicitement contenu et établi dans ce qui précède. Car dire : « Bienheureux les pauvres d’esprit », c’est la même chose que dire : « Ne vous mettez point en colère. » En disant : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur », il avait défendu par avance de regarder une femme avec un mauvais désir. En disant : « Bienheureux ceux qui sont miséricordieux », il avait ordonné aux hommes « de ne point amasser de trésors sur la terre. » En disant : « Bienheureux sont ceux qui pleurent et qui souffrent les persécutions et les injures », il avait commandé par avance « d’entrer dans la voie étroite. » En disant que « ceux qui ont faim et soif de la justice sont « heureux », il dit la même chose que ce qu’il commande ensuite : « Faites aux hommes tout « ce que vous voulez qu’ils vous fassent. » En nous assurant aussi que les pacifiques sont « heureux », il a presque dit la même chose que ce qu’il enseigne peu après, « qu’on doit laisser son présent à l’autel, pour aller se réconcilier avec son frère », et qu’il faut être « bienveillant pour son adversaire. »
Toute la différence est que dans les béatitudes il propose des récompenses à ceux qui feront le bien, et ici des supplices à ceux qui commettront le mal, Là, il dit : « Que les doux hériteront la terre ; » il dit ici : « Que celui qui appellera son frère fou et insensé, sera coupable de la géhenne du feu. » Il dit là : « Que ceux qui auront le cœur pur verront Dieu », et il ajoute ici : « Que celui qui jette un regard impudique sur une femme, est un véritable adultère. » Il dit là : « Que les pacifiques seront appelés les enfants de Dieu ; » et il nous épouvante ici par la menace « d’être livrés au Juge par notre adversaire. » il dit là ; « Bienheureux sont ceux qui pleurent et qui souffrent persécution ! » et il menace ici « de la perdition ceux qui marchent dans la voie large. » Ce qu’il dit ici : « Vous ne pouvez servir tout ensemble Dieu et l’argent », me semble aussi conforme à ce qu’il avait déjà dit : « Bienheureux sont ceux qui font miséricorde et qui ont faim et soif de la justice ! »
Mais comme il va donner, je l’ai déjà dit, des préceptes plus clairs, et non seulement plus clairs, mais même plus parfaits (il ne demande plus en effet une simple compassion, mais il nous commande de nous laisser prendre jusqu’à notre manteau ; il ne se contente plus d’une douceur ordinaire, mais il veut, quand on nous donne un soufflet, que nous tendions l’autre joue), il veut d’abord faire évanouir entièrement l’apparente contradiction de la loi avec sa doctrine. C’est pourquoi après avoir dit : « Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi », et donné plus de force à son affirmation en ajoutant : « je ne suis pas venu la détruire, mais l’accomplir », non content de cela, il insiste encore en ces termes : « Car je vous le dis en vérité, avant que le ciel et la terre passent, un seul iota, un seul trait ne passera point de la loi sans que tout s’accomplisse (18). » C’est la même chose que s’il eût dit : il est impossible que la loi ne soit accomplie. Il faut nécessairement qu’elle soit observée jusqu’au moindre iota. C’est ce que Jésus-Christ a fait, lui qui l’a parfaitement accomplie. Ce n’est pas sans raison qu’il fait allusion à la transformation du monde. C’est pour élever l’esprit des auditeurs et leur faire entendre que c’était avec justice qu’il voulait les faire entrer dans une voie plus parfaite, puisque toute la création était destinée à subir une transformation, et le genre humain appelé à une autre patrie et à une vie plus sublime. « Celui donc qui violera l’un des plus petits de ces commandements, et qui enseignera les hommes à les violer, sera des derniers dans le royaume des cieux ; mais celui qui fera et enseignera, sera grand dans le royaume des cieux (19). »
Après avoir prévenu le soupçon que la malice de ses ennemis pouvait former contre lui, et fermé la bouche à ceux qui le voudraient contredire, il commence à épouvanter ses auditeurs, et menace d’un supplice effroyable ceux qui violeraient ces nouvelles ordonnances. Car pour voir que ceci ne doit pas s’entendre de la loi ancienne mais de celle qu’il établit, écoutez la suite : « Je vous dis que si votre justice n’est plus abondante que celle des docteurs de la loi et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. »Si ces menaces eussent été contre les violateurs de la loi, pourquoi dirait-il : « Si votre justice n’est plus abondante que celle des pharisiens ? » Ce n’était pas avoir une justice abondante que de faire ce que faisaient les Pharisiens. Cette abondance de justice consistait donc à ne se mettre point en colère, et à ne pas jeter un regard impur sur une femme. Mais pourquoi appelle-t-il ces préceptes petits, quoique si grands et si relevés ? C’est parce qu’il en était l’auteur. Comme il s’humiliait en tout et ne parlait jamais de lui qu’avec une grande modestie, il garde la même conduite en parlant de ses préceptes, pour nous apprendre à être humbles en toutes choses. D’ailleurs comme il pouvait être suspect d’établir de nouvelles lois, il tâche d’éloigner de lui ce soupçon, par l’humilité de ses paroles.
4. Ce mot, « il sera le plus petit dans le royaume des cieux », ne marque autre chose que les supplices de l’enfer. Jésus-Christ entend par ce mot « de royaume des cieux, »non seulement la jouissance des biens du ciel, mais encore la résurrection, et le moment de son avènement terrible. Car quelle apparence y aurait-il que celui qui a appelé son frère fou, et qui a violé un seul commandement, soit précipité dans l’enfer, et que celui qui les violerait tous, et porterait les autres à les violer, trouvât place dans le royaume du ciel ? Lors donc qu’il dit : « Que celui-là sera des « derniers dans le royaume des cieux », il veut dire qu’il sera du nombre de ceux qui seront rejetés de Dieu. Et ceux-là certainement seront précipités dans l’enfer.
De plus, Jésus-Christ étant Dieu, prévoyait la lâcheté de plusieurs, et que des personnes taxeraient un jour ses paroles d’exagération, et diraient : comment peut-on croire que pour appeler son frère insensé, l’on soit éternellement puni ; ou que pour avoir jeté les yeux sur une femme, on devienne adultère ? C’est pourquoi voulant empêcher les hommes de tomber dans ce mépris de sa loi, il menace également ceux qui la violeraient, ou qui porteraient les autres à la violer. Que la sévérité donc de ces menaces nous retienne, et nous empêche de violer cette loi sainte, ou de la faire violer à ceux qui la voudraient garder. « Mais celui qui fera et qui enseignera sera grand. » Les hommes ne doivent pas procurer seulement leur utilité particulière, mais encore celle des autres. La récompense ne sera pas égale pour celui qui ne pense qu’à lui-même, et pour celui qui en se sauvant, sauve les autres avec lui. Comme celui qui prêche et ne fait pas ce qu’il dit, se condamne lui-même selon saint Paul : « Vous qui instruisez les autres, « vous ne vous instruisez pas vous-même (Rom. 2,21) ; » ainsi celui qui fait le bien et n’enseigne pas aux autres à le faire, perd beaucoup de sa récompense. Il faut donc travailler à l’un et à l’autre, et après s’être appliqué à se corriger soi-même, il faut étendre ensuite sa vigilance et sa charité sur ses frères. C’est pourquoi Jésus-Christ dit qu’il faut faire, et puis enseigner. Il met la pratique avant l’instruction, pour montrer qu’on ne peut enseigner utilement sans avoir auparavant pratiqué ce qu’on enseigne ; qu’autrement on nous dira : « Médecin, guérissez-vous vous-même. » Celui qui, ne pouvant se régler lui-même, se mêle d’instruire les autres, s’expose à être moqué de ceux qui l’écoutent, et toutes ses instructions seront sans fruit, parce qu’il détruira par ses actions ce qu’il établira par ses paroles. « Mais celui qui fera et qui enseignera « sera grand dans le royaume des cieux. « Car je vous dis que si votre justice n’est plus abondante que celle des docteurs de la loi et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux (20). » Jésus-Christ, ici, sous le mot de « justice », comprend toutes les vertus. C’est ainsi que l’Écriture exprime la vertu de Job en-disant : « C’était un homme juste et irrépréhensible. » Saint Paul suivait cette règle, lorsqu’il appelle juste celui pour qui il dit que la loi n’est point établie : « La loi », dit-il, « n’est pas pour le juste « (1Tim. 2,9) », et presque dans toute l’Écriture, ce mot s’entend de toutes sortes de vertus. Mais remarquez combien est grande la grâce et la loi de Jésus-Christ, puisqu’il commande à ses disciples, qui ne faisaient encore que commencer, d’être plus justes que les docteurs même de la loi. Il n’entend point par ces docteurs de la loi et ces pharisiens, seulement ceux d’entre eux qui étaient injustes, mais ceux même qui gardaient la loi. Car, à moins de cela, il ne les aurait pas appelés justes, en un certain sens, et il n’aurait pas comparé la justice évangélique, qui est la véritable, à la leur, si elle n’avait été au moins extérieure et apparente.
Considérez encore comment Jésus-Christ autorise la loi ancienne, comme il fait voir, en les comparant, que ces deux lois sont comme deux sœurs qui n’ont qu’un même père ; puisqu’en effet elles ne diffèrent que du plus au moins, il s’ensuit qu’elles sont du même genre. Ainsi il ne détruit point la vieille loi, au contraire, il la développe. Mais si elle eût été donnée par le mauvais esprit, comme ont dit les hérétiques, le Sauveur ne se serait jamais mis en peine de l’accomplir, et de la rendre encore plus parfaite, mais il l’aurait rejetée absolument.
Vous demandez peut-être pourquoi cette loi de Moïse, qui était bonne en elle-même, ne sauve plus maintenant les hommes ? Je vous réponds qu’elle ne les sauve plus maintenant depuis l’avènement de Jésus-Christ, parce qu’ayant reçu une plus grande grâce, ils doivent aussi entreprendre de plus grands combats. Mais tous les élus de Dieu, qui ont vécu pendant ces temps-là, se sont sauvés en la pratiquant. Car Jésus-Christ dit dans l’Évangile : « Plusieurs viendront d’Orient et d’Occident, et auront leur place dans le royaume des cieux, avec Abraham, Isaac et Jacob » (Mt. 8,11) Nous voyons aussi que le Lazare, lorsqu’il jouit de ces délices ineffables, demeure dans le sein d’Abraham, et en un mot, ceux qui, dans les premiers siècles, ont éclaté par leurs excellentes vertus, se sont sanctifiés dans la pratique de cette loi.
5. Que si cette loi eût été mauvaise, ou qu’elle eût eu un autre principe que Dieu, Jésus-Christ ne l’aurait pas voulu accomplir. Car s’il ne s’y fût assujetti que pour attirer les Juifs, et non pour montrer l’union de l’une et de l’autre loi, et la conformité que la nouvelle avait avec l’ancienne, pourquoi ne s’assujettissait-il pas de même aux superstitions des gentils, pour les inviter de la même manière ? Cela nous fait voir que si la loi ancienne cesse de sauver les hommes, ce n’est pas qu’elle soit mauvaise, mais c’est que maintenant le temps est venu d’une vertu plus parfaite. Que si elle est moins parfaite que la loi nouvelle, il ne s’ensuit pas pour cela qu’elle soit mauvaise, puisque cette condamnation de la première retomberait même sur la seconde. Car si l’on compare la science de cette vie avec celle du ciel, elle n’est presque rien, et elle sera détruite, quand cette seconde nous sera donnée, « Lorsque nous serons dans l’état parfait », dit saint Paul, « ce qui est imparfait sera aboli. »(I Cor. 13,10) C’est ce qui est arrivé à la loi ancienne, à l’égard de la nouvelle. Cependant nous ne blâmons point la loi de grâce, quoiqu’elle doive cesser lorsque nous serons dans le ciel, « car alors ce qui est imparfait sera « aboli ; » et nous ne laissons pas de reconnaître qu’elle est grande et très-relevée. Puis donc que les récompenses promises y sont plus grandes que dans l’ancienne, et que la grâce du Saint-Esprit y est plus abondante, c’est avec juste raison qu’on nous demande plus de vertu.
Car on ne nous promet plus une terre coulante de lait et de miel, ni une longue vieillesse, ni un grand nombre d’enfants, ni beaucoup de blé ou de vin, ou de grands troupeaux de brebis et de bœufs ; mais le ciel même, et les biens dont on y jouit ; l’honneur d’être les enfants adoptifs de Dieu, les frères du Fils unique du Père, les héritiers de sa gloire, de son royaume ; et d’une infinité d’autres biens. Saint Paul nous fait assez voir combien nous avons reçu plus de grâce que les Juifs, lorsqu’il dit : « Il n’y a donc point de condamnation pour ceux qui sont incorporés en Jésus-Christ, qui vivent et qui marchent non selon la chair, mais selon l’esprit ; parce que la loi de l’esprit de vie qui est en Jésus-Christ, m’a délivré de la loi du péché et de la mort. » (Rom. 8,1)
Après donc que Jésus-Christ a étonné les violateurs de la loi, et établi de si grandes récompenses pour ceux qui y obéiraient, et qu’il a montré ainsi que c’est avec justice qu’il exige plus de nous que des anciens, il commence enfin à rapporter cette loi nouvelle en la coca parant avec l’ancienne. Il le fait pour montrer deux choses ; la première, qu’il n’était point contraire à la loi de Moïse ; mais qu’il s’accordait avec elle en établissant ses règles ; et la seconde, qu’il avait grande raison de faire cette nouvelle addition, et de perfectionner la loi ancienne. Pour voir ceci plus clairement, considérons avec soin les paroles de Jésus-Christ : « Vous avez appris, dit-il, qu’il a été dit aux anciens : Vous ne tuerez point, et quiconque tuera, méritera d’être puni en jugement (21). » (Ex. 20) Ces commandements, c’était lui-même qui les avait donnés, mais il n’en indique point ici l’auteur. Car s’il eût dit : Vous avez appris que j’ai dit aux anciens, on n’eût pu souffrir cette parole. S’il eût dit aussi : Vous avez appris que mon Père a dit aux anciens, et qu’il eût ajouté aussitôt Mais moi je vous dis, etc, il eût paru être plus grand que son Père, et se glorifier en parlant de la sorte. Il se contente donc de rapporter ce commandement, sans marquer particulièrement celui qui l’avait fait, et il leur montre que le temps était venu de leur renouveler ce précepte. Car en disant : « Il a été dit aux anciens », il marque qu’il y avait longtemps que cette loi leur avait été donnée : ce qu’il dit pour exciter ses auditeurs à s’avancer à une vertu plus parfaite, comme si un maître disait à un enfant paresseux, pour l’exhorter à l’étude : Considérez combien il y a déjà de temps que vous êtes à assembler des syllabes. C’est ce que Jésus-Christ insinue ici par ce mot d’anciens, excitant les Juifs à s’avancer enfin à une vertu plus parfaite, comme s’il leur disait : Il y a déjà longtemps que vous devez avoir appris ces préceptes, il est temps maintenant que vous passiez à d’autres plus relevés.
Mais il est à remarquer que Jésus-Christ ne confond pas même l’ordre des préceptes, et qu’il commence par où la loi même commençait, pour montrer la parfaite conformité de ces deux lois. « Mais moi je vous dis que quiconque se mettra en colère sans sujet contre son frère méritera d’être condamné en jugement (22). » Remarquez dans ces paroles la puissance de celui qui les dit. Considérez l’autorité avec laquelle il agit, et comme il parle en législateur. Car qui d’entre les prophètes, qui d’entre les justes ou les patriarches a jamais parlé de la sorte ? Ils commençaient par ces mots : « Voici ce que dit le Seigneur. » Mais le Fils de Dieu n’agit pas ainsi. Ils parlaient en serviteurs, et comme de la part de leur Maître ; mais Jésus-Christ parle en Fils de Dieu, et de la part de son Père. Et lorsqu’il parle de la part de son père, il parle en même temps de la sienne ; puisqu’il dit lui-même à son Père : « Tout ce qui est à moi est à vous ; et tout ce qui est à vous est à moi. » (Jn. 17,10) Les prophètes parlaient à des hommes, qui comme eux étaient serviteurs du même Maître mais Jésus-Christ parle à ses propres serviteurs.
6. Demandons maintenant à ceux qui rejettent l’ancienne loi, si le commandement de ne se point mettre en colère est contraire à celui de ne point tuer ; et s’il n’en est pas plutôt la perfection et comme le couronnement. N’est-il pas visible que l’un est l’accomplissement de l’autre et qu’ainsi il est plus grand ? Celui qui s’abstient de la colère s’abstiendra bien plus aisément de l’homicide ; et celui qui étouffe dans son cœur tous les mouvements d’indignation, arrêtera bien plus aisément ses mains pour leur interdire toute violence. La colère est la racine de l’homicide. Celui qui coupe cette racine en coupera facilement toutes les branches, ou plutôt il ne les laissera pas même pousser. Ainsi Jésus-Christ ne donnait point ces nouveaux préceptes pour détruire la loi ; mais pour la faire observer plus parfaitement. Car quel est le but de la loi ? N’est-ce pas d’empêcher l’homicide ? Il eût donc fallu pour être contraire à la loi commander le meurtre, puisque tuer, et ne pas tuer, sont les deux contraires. Mais lorsqu’il ne permet pas même qu’on se mette en colère, il est visible qu’il tend au même but où la loi tendait, mais qu’il le fait plus parfaitement. Celui qui ne pense qu’à ne point tuer, n’aura jamais tant d’aversion de l’homicide que celui qui veut étouffer même la colère ; et ce dernier est sans comparaison plus éloigné de tomber dans le crime que n’est le premier.
Mais, pour mieux combattre ces hérétiques, voyons tout ce qu’ils nous disent : Le Dieu, disent-ils, qui a créé le monde, « qui fait lever le soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes (Mt. 5,45) », est un esprit mauvais. Il est vrai que les moins emportés d’entre eux ont horreur de cette impiété ; et qu’ils se contentent de dire que ce Dieu peut être juste ; mais qu’il ne peut pas être bon. Ils feignent ensuite un autre Dieu qui ne fut jamais et qui ne créa jamais rien, qu’ils disent être le Père de Jésus-Christ. Celui qu’ils nient être bon, demeure selon eux dans ce qu’il a créé, comme dans un bien qui lui appartient et qu’il conserve ; et l’autre à qui ils donnent le nom de bon, vient tout d’un coup usurper l’héritage de l’autre, et entreprend d’être le Sauveur de ceux dont il n’est pas le Créateur. Voyez-vous les fils du démon, comme ils puisent leur langage à la source de leur père, puisqu’ils ôtent à Dieu la création qui lui est propre, quoique saint Jean crie : « Il est venu dans son domaine « et le monde a été fait par lui ? » (Jn. 1,11)
Ils examinent ensuite l’ancienne loi qui dit : « Œil pour œil, et dent pour dent. » Ils s’emportent contre ces paroles et demandent comment celui qui les a dites, a pu être bon. Que répondrons-nous à cela, sinon que ces préceptes sont en effet pleins de bonté ? Car le législateur n’ordonne pas cela afin que nous nous entr’arrachions les yeux, mais afin que la crainte de souffrir ce mal, nous empêche de le faire aux autres. Comme lorsqu’il a menacé les Ninivites de renverser leur ville, il n’avait pas résolu de le faire, puisque, pour l’exécuter, il n’avait qu’à les punir sans les menacer, mais il voulait seulement les effrayer, afin que par leur pénitence ils apaisassent sa colère. De même-ici, par cette perte d’un œil dont il menace ceux qui arracheraient celui de leur frère, il veut retenir par le frein de la crainte ceux qui ne se laisseraient pas gouverner à la raison et à l’humanité. Il faudrait donc avoir perdu l’esprit et être furieux, pour dire qu’il y a de la cruauté à arrêter l’homicide, et à réprimer l’adultère.
Pour moi je suis si éloigné de trouver qu’il y ait de la cruauté dans cette loi, que je trouverais de l’injustice dans la disposition contraire. Vous dites que Dieu est cruel, parce qu’il commande d’arracher œil pour œil, et moi je vous dis que, s’il n’avait fait ce précepte, plusieurs auraient dit de lui ce que vous en dites. Car supposons que toute la loi soit détruite, que personne n’ait plus rien à craindre de ses châtiments, qu’il soit libre à tous les méchants de satisfaire sans crainte leurs passions ; qu’ils pussent voler, tuer, être parjures, être adultères et parricides ; n’est-il pas vrai que tout serait dans une confusion étrange, et que toutes les places, toutes les villes, toute la terre et la mer seraient remplies de meurtres et de toutes sortes de crimes ? Si lors même que les lois sont en vigueur, et qu’elles répandent la terreur et les menaces, les méchantes âmes ont peine à se réprimer ; que serait-ce sans ce secours, et qui pourrait arrêter leurs excès ? Avec quelle insolence ne se déchaîneraient-elles pas contre nos personnes et contre nos vies ?
Mais il n’y aurait pas seulement de la cruauté à permettre aux méchants tout ce qu’il leur plairait de faire ; il n’y en aurait pas moins à négliger celui qui, sans faire aucun tort, aurait été injustement outragé par les autres. Si quelqu’un assemblait tout ce qu’il pourrait trouver de libertins et d’assassins, qu’il leur mit les armes à la main, et leur commandât de tuer dans toute la ville ce qui se présenterait à eux, cet homme ne passerait-il pas pour un monstre en cruauté et en barbarie ? Et si quelque autre au contraire liait toutes ces personnes que ce furieux aurait armées, et délivrait de leurs mains ceux qu’ils allaient égorger, cet homme ne passerait-il pas pour un conservateur de la paix et de la sûreté publique ? Appliquez cet exemple à notre sujet. Celui qui commande de donner œil pour œil, retient comme par de fortes chaînes la violence des méchants, et est semblable à celui qui arrêterait ces furieux à qui l’on aurait donné des armes ; et celui qui n’établissant aucune peine, met par cette impunité comme les armes aux mains de tout le monde, imite celui qui assemblerait ces libertins, et les armerait pour mettre à feu et à sang toute la ville.
7. Reconnaissez donc que l’auteur de cette ancienne loi non seulement n’est pas cruel, mais qu’il est même plein de bonté. Si vous dites que son joug est insupportable, et que cette sévérité de donner œil pour œil, va jusqu’à l’excès ; je vous demande qui des deux vous paraît plus dur de défendre de ne point tuer, ou de ne pas se mettre même en colère ? Qui est le plus sévère de celui qui punit l’homicide, ou de celui qui venge le moindre emportement contre son frère ? De celui qui condamne l’adultère lorsqu’il est commis, ou de celui qui en condamne même le désir, et qui le condamne à un supplice éternel ?
Ainsi voyez où retombent les raisonnements de ces hommes. Le Dieu de l’Ancien Testament qu’ils appellent cruel, paraîtra doux et modéré et le Dieu du Nouveau Testament qu’ils avouent être bon, se trouvera sévère et insupportable. Pour nous, nous croyons que le même Dieu est l’auteur de l’un et de l’autre Testament ; qu’il s’est conduit dans l’inégalité de ses lois, selon qu’il était avantageux pour le bien des hommes, et qu’il a proportionné la différence de ses règles à la différence des temps. Les préceptes de l’ancienne loi n’ont rien de cruel, ni ceux de la nouvelle rien de trop rude ou d’insupportable. Une même providence a pesé les uns et les autres dans son équitable justice. Dieu témoigne lui-même par ses prophètes qu’il a donné la vieille loi « Je ferai », dit-il, « un Testament, non selon l’alliance que j’ai faite avec vos pères. » (Jer. 31,32) Et si celui qui est dans l’erreur des Manichéens ne reçoit pas ce témoignage, qu’il écoute au moins saint Paul qui nous confirme la même chose : « Abraham », dit-il, « eut deux fils ; un de la femme esclave, et l’autre de la femme libre, qui marquent les deux Testaments. » (Gal. 4,1) De même qu’on voit ici deux femmes et un seul homme, ainsi n’y a-t-il qu’un même Dieu, auteur de l’une et de l’autre loi.
Et pour vous montrer quelle douceur il fait paraître partout, il dit dans la première loi « œil pour œil », et il dit ici : « Si quelqu’un vous donne un soufflet sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre. » Ici comme là c’est par la crainte du châtiment qu’il retient la main prête à frapper. Et quelle crainte, direz-vous, inspire-t-il, lorsqu’il commande de tendre l’autre joue ? Il ne fait pas ce commandement pour ôter toute crainte à celui qui outrage, mais pour persuader à celui qui souffre, de s’abandonner à la passion de ce furieux, et de lui permettre de la satisfaire de la manière qu’il lui plaira. Il ne dit pas aussi qu’il ne sera point puni, mais que vous ne le punissiez pas vous-même. Ainsi il répand en même temps la crainte de l’avenir dans l’âme de celui qui fait l’outrage, et il console celui qui le reçoit. Je dis ceci seulement en passant pour tous les commandements en général. Je reviens maintenant à notre sujet. « Mais moi je vous dis que quiconque se mettra en colère sans sujet contre son frère, méritera d’être condamné en jugement (22). » Dieu ne condamne pas la colère d’une manière absolue, premièrement parce qu’il est impossible que l’homme, tant qu’il est homme, soit entièrement libre de ses passions. Il peut bien les dompter, mais il ne peut pas en être tout à fait exempt. En second lieu, parce que la colère peut quelquefois être utile, si nous nous en servons comme nous devons. Combien la colère de saint Paul fut-elle autrefois avantageuse aux Corinthiens, puisqu’il s’en servit pour les guérir d’une peste très dangereuse ? Et à tout le peuple des Galates, puisque s’étant fâché contre eux, il les fit rentrer une seconde fois dans le culte de Jésus-Christ ? C’est ainsi qu’une colère sainte a produit souvent de bons effets. Quel est donc le temps et l’occasion légitime de se mettre en colère ? C’est lorsque nous ne nous vengeons pas nous-mêmes : mais que nous réprimons le désordre, ou que nous excitons la paresse.
Quelles sont les occasions où la colère est défendue ? C’est lorsque nous nous animons de cette passion pour nous venger nous-mêmes. Ce que saint Paul défend expressément, lorsqu’il dit : « Ne vous vengez point vous-mêmes, mes très chers frères, mais donnez lieu à la colère (Rom. 12,19) : » ou lorsque nous disputons pour de l’argent ; ce que cet apôtre défend encore : « Pourquoi », dit-il, « ne souffrez-vous pas plutôt qu’on vous fasse injure ? Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt qu’on vous prenne votre bien ? » (1Cor. 6,7) Cette espèce de colère est aussi vaine et superflue que l’autre est nécessaire et avantageuse. Mais presque tout le monde fait tout le contraire. Un homme se fâche lorsqu’il souffre quelque injustice ; et il est froid et lâche lorsqu’il voit les autres cruellement opprimés. Ces deux excès sont également contraires aux préceptes de l’Évangile. Ainsi la colère n’est pas absolument mauvaise, mais elle le devient, lorsqu’elle est injuste et indiscrète. C’est pourquoi David disait : « Mettez-vous en colère, et ne péchez pas. » (Ps. 45) « Celui qui dira à son frère, Raca, méritera « d’être condamné par le conseil (22). » Il marque ici par ce conseil un tribunal des Hébreux, dont il parle à dessein et pour ne point paraître dire toujours des choses étrangères et nouvelles. Ce mot de « Raca », n’est pas une injure, mais seulement un mot de mépris. C’est de même que lorsqu’en parlant à nos valets, nous leur disons fièrement, va-t’en là, va dire cela à un tel. Car « Raca », dans la langue syriaque, ne veut dire autre chose que « Toi. » La bonté de notre Sauveur veut déraciner de nous jusqu’aux moindres offenses. Il nous commande de nous traiter et de nous entre-parler avec respect, afin de couper ainsi la source des plus grands péchés.
8. « Et celui qui dira à son frère : vous êtes un fou, méritera d’être condamné au feu de l’enfer (22). » Plusieurs regardent cette loi comme sévère jusqu’à l’excès, d’être ainsi punis, pour une parole un peu injurieuse. Quelques-uns même osent dire que cela n’est dit que par hyperbole. Mais je crains fort qu’après nous être séduits ici nous-mêmes par nos vains raisonnements, nous n’éprouvions en l’autre vie par une expérience funeste la vérité des paroles de Jésus-Christ. Car pourquoi ce commandement vous paraît-il si pénible ? Ne savez-vous pas que la plupart des péchés et des peines qui les suivent, viennent souvent d’une parole ? C’est par les paroles qu’on blasphème contre Dieu, qu’on le renonce ; qu’on dit des calomnies, des injures, des faux témoignages et des parjures. Ne considérez donc pas si ce n’est qu’un petit mot ; mais si ce petit mot ne produit pas de grands maux.
Ignorez-vous que lorsque la colère possède, brûle, embrase toute notre âme, les moindres choses paraissent insupportables ; et que ce qui est le moins injurieux se grossit à nos yeux, et paraît comme un outrage sanglant ? Ce que vous appelez un petit mot, a souvent causé des meurtres, et ruiné des villes entières. Comme lorsque nous aimons quelqu’un, les choses les plus insupportables nous semblent légères ; de même lorsque nous le haïssons, les choses les plus légères nous paraissent intolérables. Quoiqu’une parole soit dite sans aucun dessein, nous voulons croire qu’elle vient d’un cœur envenimé contre nous. Il nous arrive alors ce que nous voyons arriver au feu. Tant que l’étincelle demeure petite, elle ne consume jamais le bois. Mais si cette étincelle se change en flamme, elle dévorera non seulement le bois, mais les pierres même ; elle réduira en cendres tout ce qu’elle rencontrera ; et l’eau qui éteint d’ordinaire le feu, ne servira alors qu’à l’allumer davantage, et à lui donner une nouvelle vigueur. C’est ce qui se voit dans la colère. Quoi qu’on nous puisse dire en cet état, nous en abusons, et notre passion se nourrit de ce qui aurait dû l’éteindre. C’est le désordre que Jésus-Christ veut arrêter lorsqu’il condamne par le jugement celui qui se fâche sans sujet ; et qu’il déclare que celui qui dira Raca, méritera d’être condamné par le conseil.
Mais c’était peu de chose que ces châtiments infligés en ce monde, c’est pourquoi il ajoute que : « Celui qui dit à son frère, vous êtes un fou, sera condamné au feu de l’enfer. » Et c’est ici la première fois que Jésus-Christ parle de l’enfer. Il a beaucoup parlé jusqu’ici du royaume des cieux, il parle enfin de l’enfer ; c’est qu’il parlait de l’un par un mouvement de son amour, et qu’il ne rappelait l’autre que contraint par notre paresse. Et remarquez comment les supplices dont il menace sont toujours de plus en plus grands ; comme s’il voulait s’excuser de cette sévérité, et nous faire voir que ce n’est que malgré lui qu’il nous en menace, et que c’est nous-mêmes qui l’y contraignons.
Il semble qu’il nous dise. Je vous ai dit : « Ne vous mettez point en colère sans sujet, parce que vous mériterez d’être condamnés en jugement. » Vous avez négligé cette punition. Mais voyez ce que votre colère a produit, elle vous a porté aussitôt à dire des paroles de mépris. Vous avez dit : « Raca » à votre frère : je vous ai encore menacé d’une autre peine qui est celle du conseil. Que si cela ne vous arrête, et si vous vous emportez encore dans d’autres plus grands excès, je ne me contenterai plus de ces peines légères, et je vous épouvanterai par la menace d’un feu éternel, afin qu’au moins cette crainte vous empêche d’en venir jusqu’à l’homicide. Car il n’y a rien qui soit plus insupportable que les injures, et qui fasse plus d’impression sur l’esprit des hommes ; et s’il arrive que cette injure soit sanglante, elle excite un double embrasement.
Ainsi ne croyez pas que ce soit une chose légère que d’appeler quelqu’un fou ; car en ôtant à votre frère ce qui distingue les hommes d’avec les bêtes, et ce qui les rend proprement hommes, c’est-à-dire, le jugement et la raison, vous lui ôtez sa dignité et le réduisez à la dernière bassesse. Ne nous arrêtons donc pas seulement au son de cette parole : mais considérons la chose ; voyons comment elle déchire, comment elle laisse un aiguillon dans le cœur de celui qu’elle a blessé, et combien de maux elle cause ensuite. C’est pourquoi saint Paul exclut du royaume des cieux, non seulement les fornicateurs et les adultères, ou les infâmes, mais encore les insulteurs. Et c’est avec grande raison qu’il les traite de la sorte. Car ces personnes détruisent la charité ; jettent le prochain dans mille inquiétudes ; causent des inimitiés immortelles ; déchirent les membres de Jésus-Christ ; bannissent la paix qui est si chérie de Dieu ; ouvrent au démon par ces injures une entrée dans les âmes et lui donnent des armes pour les blesser et pour les perdre.
Aussi, est-ce pour énerver la puissance du démon que Jésus-Christ a porté cette loi. Au reste il n’y a rien qu’il estime tant que la charité. Elle est la mère de tous les biens ; la marque des disciples de Jésus-Christ, et la gardienne de toutes les vertus. C’est donc avec raison que Jésus-Christ retranche toutes les inimitiés, en arrache jusques aux moindres racines, et sèche ces sources empoisonnées qui corrompent et étouffent la charité. Ne vous imaginez pas qu’il y ait de l’hyperbole et de l’exagération dans ces préceptes ; comprenez les grands biens qu’ils produisent, et admirez-en la sagesse et la bonté. Dieu ne désire rien avec tant d’ardeur que de nous unir tous ensemble par le lien de la charité. C’est pour ce sujet, et que par lui-même et que par ses disciples, dans l’Ancien et dans le nouveau Testament, il nous recommande si souvent cette vertu, et qu’il ne punit rien avec plus de sévérité que les violations dont elle est l’objet.
Car rien ne cause et n’entretient tant de désordres que la ruine de la charité. C’est pourquoi il dit en un endroit : « Quand l’iniquité se sera accrue, la charité de plusieurs se refroidira. » (Mt. 24,42) C’est ainsi que Caïn a été le meurtrier de son propre frère ; qu’Esaü a formé des desseins contre la vie de Jacob ; que les frères de Joseph l’ont persécuté ; que mille désordres se sont vus dans le monde. Tous ces maux sont nés de la violation de la charité. C’est pourquoi Jésus-Christ s’élève avec force contre tout ce qui pourrait la détruire. Et il ne se contente pas d’avoir dit ce que nous avons vu ; il ajoute beaucoup d’autres choses qui font voir l’estime qu’il fait de cette vertu. Car après avoir menacé ceux qui la violeraient, du « jugement », du « conseil », et de « l’enfer » même ; il ajoute d’autres choses, qui tendent encore à la même fin.
9. « Si donc, lorsque vous présentez votre don à l’autel, vous vous souvenez que votre frère a quelque chose contre vous (23) ; laissez là votre don devant l’autel, et allez vous réconcilier auparavant avec votre frère, et puis vous reviendrez offrir votre don (24). »
O admirable bonté de Dieu ! ô amour qui surpasse toutes nos pensées ! il méprise sa propre gloire, lorsqu’il s’agit d’établir la charité que nous devons avoir les uns pour les autres. Ne voit-on pas clairement que ces menaces qu’il vient de faire, ne viennent point ou d’aversion, ou de quelque rigueur excessive, mais de l’extrême amour qu’il a pour les hommes ? Car que peut-il y avoir de plus tendre et de plus charitable que ces paroles ? Qu’on interrompe, dit-il, le culte qu’on me rend, et le sacrifice qu’on m’offre, parce que la réconciliation entre les frères est le sacrifice le plus agréable qu’on puisse m’offrir. C’est pourquoi il ne dit point : Après que vous aurez offert le sacrifice, ou avant que vous l’offriez, mais lors même que vous avez commencé à l’offrir. Il renvoie celui qui le lui offre se réconcilier avec son frère. Il ne dit point qu’on remporte le présent, ou qu’on prévienne ce sacrifice, mais que lors même qu’il est déjà commencé, on aille trouver son frère pour rentrer en grâce avec lui.
Il me semble qu’il avait deux raisons de nous faire ce précepte ; la première pour nous marquer combien il estimait la charité ; que c’était le sacrifice le plus agréable qu’on lui pût faire, et que sans elle il ne recevait point les autres. La seconde pour obliger indispensablement les hommes de se réconcilier ensemble. Car celui à qui l’on ordonne de ne point achever son sacrifice qu’il ne se soit réconcilié ; quand il ne le ferait pas par un mouvement de charité, il le ferait au moins pour pouvoir offrir son sacrifice, et ainsi il se hâtent de satisfaire son frère qui a quelque ressentiment contre lui. C’est pourquoi Jésus-Christ s’applique à rapporter toutes ces circonstances, afin d’étonner davantage. Car il ne se contente pas de dire : « Laissez là votre présent », mais il ajoute, « devant l’autel », afin de frapper l’esprit par la sainteté du lieu. Et « allez auparavant », dit-il, « vous réconcilier, et puis vous viendrez offrir votre présent », marquant par toutes ces circonstances que cette table sainte ne souffre point ceux qui ont quelque inimitié.
Que ceux qui ont part aux sacrés mystères, et qui, ayant quelque inimitié et quelque aversion dans le cœur, osent approcher de la sainte communion, écoutent ces redoutables paroles. Que ceux qui n’y ont point encore part, les écoutent aussi. Elles les regardent eux-mêmes, puisqu’ils offrent à Dieu des présents et des sacrifices, c’est-à-dire leurs prières et leurs aumônes. Car le Prophète marque que ces deux choses tiennent lieu de sacrifice. « Le sacrifice de louanges m’honorera (Ps. 49,23) », dit-il. Et au même psaume : « Immolez à Dieu un sacrifice de louanges. » (Id. 14) Et ailleurs : « Que l’élévation de mes mains vous « soit agréable comme le sacrifice du soir. » (Ps. 140,2) Ainsi quand vous offririez à Dieu votre prière dans cette disposition, il vaut mieux la quitter pour vous aller réconcilier et la venir offrir ensuite. Car la charité est, préférable à tout, et c’est pour elle que tout a été fait. Dieu s’est fait homme, pour établir la charité parmi les hommes. Et la fin de tous ses miracles et de toutes ses souffrances a été de nous réunir tous ensemble dans un seul corps.
Mais il faut remarquer que Jésus-Christ oblige ici celui qui a tait l’injure à s’aller réconcilier avec celui qu’il a offensé, au lieu que dans l’oraison qu’il nous a prescrite, c’est celui qui a reçu l’injure, qu’il oblige de se réconcilier avec celui dont il l’a reçue : « Remettez aux hommes ce qu’ils vous doivent », dit-il ; et il dit ici : « Si votre frère a quelque chose contre vous, allez vous réconcilier avec lui. » Il me semble néanmoins qu’il engage ici celui-là même qui a été offensé de prévenir celui qui lui a fait tort. Car il ne dit pas : Réconciliez-vous avec votre frère ; mais, « soyez réconcilié » avec votre frère. Il semblerait d’abord que cela devrait s’entendre de celui qui a fait l’injure, mais en réalité cela s’entend de celui qui l’a soufferte. Si vous vous réconciliez, dit Dieu, avec votre frère, cette charité que vous lui témoignerez fera que je vous aimerai moi-même et vous mettrai en état de m’offrir votre sacrifice avec confiance. Que si vous avez peine à recevoir les avis que je vous donne, souvenez-vous que je veux bien qu’on interrompe le culte que l’on me rend, pour vous donner lieu de vous réconcilier plus tôt, et qu’une considération si puissante vous aide à vaincre votre colère.
Il est remarquable encore que Jésus-Christ ne dit pas : Lorsque vous aurez été beaucoup offensé, réconciliez-vous avec celui qui vous a offensé ; mais, si votre frère a la moindre chose contre vous. Il n’ajoute point si c’est avec raison ou à tort, mais simplement : « Si votre frère a quelque chose contre vous. » Quand même ce serait avec justice, il ne faudrait pas pour cela entretenir l’inimitié. Combien Jésus-Christ avait-il de justes causes pour se mettre en colère contre nous ? Et néanmoins au lieu de nous imputer nos crimes, il s’est offert en sacrifice pour les expier.
10. Saint – Paul emploie une autre considération pour nous exhorter à nous réconcilier avec nos frères : « Que le soleil, dit-il, ne se couche point sur votre colère. » (Eph. 4,26) Comme Jésus-Christ se sert de la considération du sacrifice pour exciter les chrétiens à se réconcilier, saint Paul se sert de même du jour et de la lumière. Il craint que la nuit trouvant seule cette personne offensée, n’envenime encore ses plaies. Durant le jour cette passion se dissipe par les distractions elle commerce du monde, mais durant la nuit, lorsqu’on est seul et qu’on – s’entretient de l’injure qu’on a reçue, il s’excite dans l’âme des mouvements plus violents et la passion s’aigrit davantage. Saint Paul, pour prévenir ce malheur, veut qu’on se réconcilie avant que le soleil se couche, afin que le démon ne prenne point occasion du repos de la nuit pour rallumer notre colère et pour la rendre bien plus vive et plus forte. C’est dans ce même dessein que Jésus-Christ nous commande de ne pas différer d’un moment notre réconciliation, de peur que si nous attendions la fin de notre sacrifice, nous ne fussions, ensuite plus lents à nous réconcilier et ne différassions de jour en jour à le faire. Il savait que cette passion a besoin d’un prompt remède. Et comme un habile médecin ne donne pas seulement des préservatifs contre les maladies, mais les guérit encore lorsqu’elles sont déjà formées, Jésus-Christ fait la même chose. Car lorsqu’il défend d’appeler son frère « fou », il prévient l’inimitié ; et lorsqu’il commande de se réconcilier avec lui, il empêche toutes les suites fâcheuses de la haine. Et remarquez avec quelle sévérité il exige cela de nous ! D’une part, il nous menace de l’enfer, et de l’autre il ne reçoit point notre sacrifice jusqu’à ce que nous nous soyons réconciliés. Il témoigne partout que notre défaut de charité l’irrite extraordinairement, pour couper ainsi la racine de ce mal avec tous ses fruits. Il dit d’abord : Ne vous mettez point en colère, et ensuite : Ne dites point d’injures, car ces deux choses naissent l’une de l’autre. L’inimitié fait dire des injures, les injures font croître l’inimitié. C’est pourquoi tantôt il attaque la racine, et tantôt il coupe le fruit, empêchant que le mal ne naisse d’abord et voulant que, s’il pousse et qu’il porte ses fruits détestables, on les retranche aussitôt. C’est pourquoi, après avoir parlé du « jugement », du « conseil », de la « géhenne », de l’interruption du sacrifice et de plusieurs autres choses, il ajoute : « Accordez-vous au plus tôt avec votre adversaire, pendant que vous êtes en chemin avec lui, de peur qu’il ne vous livre au juge, et le juge au ministre de la justice, et que vous ne soyez mis en prison (25). « Je vous dis en vérité que vous ne sortirez point que vous n’ayez payé jusqu’à la dernière obole (26). » Et ne dites pas : Mais si l’on me fait tort ? si l’on me ravit mon bien, si l’on me met en procès ? Non, ce motif ou ce prétexte, Jésus-Christ ne veut pas le recevoir, et il n’autorise pas l’inimitié même en ce cas. Et comme ce commandement était grand, il exhorte à l’accomplir par l’attrait d’un avantage présent, qui a toujours plus de force sur les esprits grossiers, que le bien qui n’est qu’à venir. De quoi vous plaignez-vous ? nous dit Jésus-Christ. Qu’un tel est plus puissant que vous, et qu’il vous fait tort ? Il vous nuira donc bien davantage, si vous ne vous délivrez de ses mains, et si vous le contraignez de vous faire mettre en prison. Vous n’avez perdu jusqu’ici que votre bien ; et votre corps est en liberté ; mais quand le juge aura prononcé l’arrêt contre vous, vous serez mis en prison, et vous souffrirez les dernières extrémités, Que si vous évitez de plaider, vous vous procurerez deux grands biens : le premier, de ne souffrir aucune disgrâce ; et le second, de terminer cette affaire plutôt par votre propre vertu, que par la puissance de votre adversaire. Si vous ne suivez pas ce conseil, vous ne lui ferez pas tant de tort, que vous vous en ferez à vous-même.
Mais voyez combien il est pressant pour pousser à la réconciliation. Car après avoir dit : « Accordez-vous avec votre adversaire », il ajoute, « au plus tôt », et ne se contentant pas de cela, il presse encore davantage, en disant : « Pendant que vous êtes en chemin avec lui », parce qu’il n’y a rien qui nous nuise tant pendant cette vie, que de différer trop à faire le bien. C’est ainsi que plusieurs se perdent souvent. Ainsi donc nous avons entendu saint Paul nous recommander de nous réconcilier avant que le soleil se couche, Jésus-Christ nous dire : Réconciliez-vous avant d’achever votre sacrifice, et ici encore derechef le divin Sauveur nous ordonne de nous accorder « promptement » avec notre adversaire, pendant que nous sommes en chemin avec lui, avant que nous approchions du tribunal du juge, et que nous soyons en sa puissance.. Vous êtes maître de tout, avant que d’entrer en ce lieu de la justice ; mais dès que vous y aurez mis le pied, quelque effort que vous fassiez, vous ne pouvez plus disposer de vous selon que vous le voudrez, et vous serez réduit sous la puissance d’un autre.
Mais que veut dire ce mot : « Accordez-vous ? » C’est comme s’il disait : Choisissez plutôt de souffrir quelque perte. Ou bien : Portez le jugement que vous porteriez si vous teniez la place de votre adversaire, et que votre amour-propre né corrompe pas en vous la justice. Aimez l’avantage de votre prochain comme le vôtre, et soyez un arbitre équitable entre lui et vous. Si cela vous paraît grand, ne vous en étonnez pas. C’est pour ce sujet que Jésus. Christ a prononcé d’abord les béatitudes et les récompenses, afin de préparer l’esprit de ses auditeurs, et de le rendre plus susceptible de ses ordonnances saintes.
11. Quelques-uns croient que par cet « adversaire », il faut entendre le démon, et que Jésus-Christ nous commande de n’avoir rien de ce qui lui appartient, puisque c’est par là seulement que nous pouvons être d’accord avec lui, et qu’il ne nous est plus possible après la mort de nous en débarrasser, livrés que nous sommes à un éternel supplice. Mais pour moi je crois que Jésus-Christ parle des jugements humains et civils, et des prisons de ce monde. Après avoir excité les hommes par des considérations plus élevées, et par la crainte des supplices à venir, il les étonne encore par le mal qu’ils peuvent recevoir dès cette vie. C’est ce que saint Paul a imité depuis, en se servant des choses futures, aussi bien que des présentes, pour porter les chrétiens à la vertu. Par exemple lorsqu’il veut détourner le méchant de mal faire, il lui met sous les yeux l’image du souverain armé du glaive : « Si vous faites « mal », dit-il, « vous avez raison de craindre, parce que ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, car il est le ministre de Dieu. » (Rom. 13,4) Et commandant au même endroit aux chrétiens d’être soumis aux puissances, il ne les y porte pas seulement par la crainte de Dieu, mais encore par celle du prince : « Il est nécessaire », dit-il, « de vous soumettre, non seulement par crainte, mais aussi par conscience (Id. 5) », parce que les personnes moins sages sont plus touchées de ces objets présents et grossiers. C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ ne menace pas ici seulement de l’enfer, mais encore du jugement, de la prison, et des incommodités qui l’accompagnent, afin d’arracher, par tant de considérations, jusqu’à la moindre racine des passions qui portent au meurtre. Car comment celui qui ne dit jamais d’injures, qui ne veut jamais plaider, et qui n’entretient jamais sa haine, pourrait-il commettre un homicide ? On voit par là que nous trouvons notre bien propre dans celui de notre prochain ; puisque celui qui s’accorde avec son ennemi, se fait plus de bien qu’il ne lui en fait, en se délivrant de la puissance des juges, des prisons, et de toutes les misères qui en sont inséparables.
Soumettons donc nos esprits à ces vérités, et ne les combattons pas par nos raisonnements et nos disputes. Car sans parler des récompenses que Dieu joint à ces préceptes, on y trouve dès ici-bas un plaisir et un avantage qu’on ne peut assez estimer. Si quelqu’un les croit pénibles et insupportables, qu’il se souvienne qu’il le fait pour Jésus-Christ, et ce qui lui paraissait dur lui deviendra très agréable. Si nous sommes fermes dans ce sentiment, nous ne trouverons que de la satisfaction et du plaisir dans une vie sainte. Le travail ne nous paraîtra plus travail : et plus il sera grand, plus il nous sera délicieux.
Lors donc que vos mauvaises habitudes vous feront la guerre, ou que l’avarice s’opiniâtrera contre vous, résistez-lui en vous armant de cette pensée, que pour un vil plaisir que nous quittons ici, nous recevrons une récompense infinie. Dites à votre âme : Quoi ! tu t’affliges, parce que je te prive d’une petite satisfaction, tu devrais plutôt te réjouir de ce que je te procure le ciel. Ce n’est point pour un homme que tu travailles, c’est pour Dieu même. Attends donc un peu et tu verras quelle sera ta récompense. Souffre courageusement les maux de cette vie, et tu acquerras de grands mérites devant Dieu.
Si nous avons ces sentiments, et que nous ne considérions pas seulement les amertumes qui accompagnent la vertu, mais encore les biens qui la doivent suivre, nous nous retirerons bientôt du vice, Comment ! Le démon, en nous offrant l’appât d’un plaisir passager suivi d’une éternelle douleur, peut bien nous vaincre et nous faire tomber dans ses pièges, et la vue des mêmes choses considérées en sens inverse, c’est-à-dire sous une face qui nous montrera une joie éternelle précédée d’une courte peine, et la vue, dis-je, d’une telle consolation ne suffira pas pour nous faire suivre la vertu ! Cela est-il raisonnable, cela est-il excusable, lorsque la seule fin que nous nous proposons dans ces travaux, et la ferme croyance que c’est pour Dieu que nous souffrons, nous devrait suffire pour nous consoler dans toutes nos peines ?
Si un homme se croit assuré pour tout le reste de sa vie, lorsque son prince s’est chargé de lui payer une dette ; dans quelle assurance doit être celui qui a Dieu même, ce roi si doux et si plein de miséricorde, pour répondant de tous les biens petits ou grands qu’il aura faits en cette vie ? Ne me parlez donc plus de vos peines et de vos travaux. Car Dieu ne se sert pas seulement des récompenses à venir pour nous rendre léger le travail de la vertu, il le fait encore en coopérant avec nous, et en nous assistant de sa grâce. Si vous voulez seulement apporter quelque ferveur de votre côté, tout le reste suivra sans peine. C’est pour cela même qu’il veut que vous travailliez un peu afin que la victoire soit à vous.
Comme un roi veut que son fils soit dans la mêlée, qu’il combatte contre l’ennemi, qu’il paraisse dans l’armée, afin qu’on attribue au fils une victoire dont le père en effet a été l’unique auteur, ainsi fait Dieu dans cette guerre que vous avez contre le démon Il se contente presque que vous témoigniez avoir contre le démon une inimitié véritable. Si vous lui offrez cette disposition, il achèvera le reste. Quand la colère vous aigrirait, quand l’avarice vous obséderait, quand d’autres passions semblables vous tyranniseraient, s’il voit seulement que vous vous mettez en état de leur résister, il vous facilite tout le reste, et vous rend victorieux de toutes ces flammes, comme il fit autrefois à ces jeunes hommes de la fournaise : car ils ne lui offrirent alors autre chose que leur bonne volonté.
Pour éviter donc ici cette fournaise ardente des plaisirs illicites et déréglés de cette vie, et pour éviter en l’autre les flammes éternelles de l’enfer, pensons à ceci chaque jour ; occupons-nous-en sans cesse, et attirons sur nous la miséricorde de Dieu par notre progrès dans le bien, et par la continuation de nos prières. C’est ainsi que ce qui nous paraît maintenant insupportable, deviendra aisé, léger, et délicieux. Tant que nous demeurons dans nos passions, nous trouvons la vertu pénible, âpre et laborieuse, et le vice doux et agréable : mais aussitôt que nous quittons le vice, nous n’y voyons plus rien que de hideux et d’horrible, et la vertu au contraire nous paraît aisée et agréable.
Tous ceux qui se sont convertis à Dieu éprouvent ce que je dis. Car les vices, selon saint Paul, couvrent de confusion après même qu’on y a renoncé. « Quel fruit, dit-il, tiriez-vous alors de ces désordres dont vous rougissez maintenant ? » (Rom. 6,21) Et il montre au contraire combien la vertu est facile, de quelque travail qu’elle soit accompagnée ; lorsqu’il l’appelle « une affliction légère et d’un moment ; lorsqu’il se réjouit de ses souffrances ; qu’il tressaille de joie dans ses persécutions (2Cor. 4,17 ; Gal. 6,14) », et qu’il trouve sa joie dans les blessures qu’il a reçues pour le nom de Jésus-Christ. Pour nous affermir dans cette disposition, mes frères, formons tous les jours notre vie sur cette règle sainte qu’on nous propose. Oublions le passé ; avançons-nous vers ce qui est devant nous, et courons incessamment jusqu’au bout de la carrière pour remporter le prix auquel Dieu nous a appelés, et dont je le prie de nous faire jouir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XVII[modifier]


« VOUS SAVEZ QU’IL A ÉTÉ DIT AUX ANCIENS : VOUS NE COMMETTREZ POINT D’ADULTÈRE.- MAIS MOI JE VOUS DIS QUE QUICONQUE REGARDERA UNE FEMME, AVEC UN MAUVAIS DÉSIR POUR ELLE, A DÉJÀ COMMIS L’ADULTÈRE DANS SON CŒUR. » (CHAP. 5,27 JUSQU’AU VERSET 38)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. et 2. Des regards impudiques.
  • 3. Contre le luxe des femmes et les femmes et les spectacles.
  • 4. Pourquoi l’ancienne loi permettait l’acte de répudiation.
  • 5. Sur les jurements.
  • 6. Pourquoi la Loi nouvelle les défend ? – Les mêmes choses permises ou défendues selon les temps.- La Loi nouvelle plus exigeante que l’ancienne.
  • 7. Moyen de se défaire d’une mauvaise habitude. – Saint Chrysostome repousse les applaudissements.


1. Après que Jésus-Christ a pleinement éclairci ce premier commandement, et qu’il l’a porté jusqu’à sa plus haute perfection, il suit l’ordre marqué dans la loi, et il parle ensuite du second. Mais vous me direz peut-être que ce n’est pas ici le second commandement mais le troisième, puisque le premier n’est pas : « Vous ne tuerez point ; » mais celui-ci : « Écoutez Israël, le Seigneur votre Dieu est le « seul Seigneur. » (Ex. 20,43) Il faut donc voir pourquoi il ne commence pas par celui-là. Il ne l’a pas fait parce qu’il aurait été obligé d’étendre ce commandement jusqu’à sa propre personne, et de se faire connaître aux hommes en leur révélant des choses dont le temps n’était pas encore venu. Il se contentait alors de former les mœurs, voulant persuader aux hommes, d’abord par la sainteté de sa vie et par ses miracles, qu’il était le Fils de Dieu.
Si donc avant d’avoir jamais rien enseigné ou rien fait, il fût venu d’abord dire aux hommes : Vous savez qu’il a été dit aux anciens : Je suis le Seigneur votre Dieu, et il n’y en a point d’autre que moi : mais moi je vous dis, que vous m’adoriez de même que mon Père ; il n’est pas douteux qu’ils l’eussent traité comme un extravagant et un insensé. Car si après leur avoir enseigné une doctrine si pure, et avoir fait tant de miracles, ils ne laissaient pas de dire qu’il était possédé du démon, lorsqu’il ne déclarait pas même ouvertement ce qu’il était ;.à quoi ne se fussent-ils point portés, s’il leur eût parlé de la sorte, avant que de leur avoir donné des preuves de ce qu’il était ? Mais en réservant cette vérité pour un temps plus opportun, il disposait peu à peu les hommes à la recevoir. C’est pourquoi il la passe ici sous silence, en y préparant le monde par ses prodiges, et par la pureté de sa doctrine. Il l’a dite clairement dans la suite, mais il se contente ici de la découvrir peu à peu par une longue suite de merveilles, et par la manière dont il instruisait les hommes. L’autorité même avec laquelle il établissait de nouvelles lois, et réformait les anciennes, était capable de faire juger à un esprit réfléchi que celui qui parlait de la sorte, n’était autre que Dieu. « Ils étaient surpris », dit l’Évangile, « parce qu’il ne les enseignait pas comme les docteurs de la loi. » (Mt. 7,29) En effet commençant par les vices les plus naturels à l’homme, savoir la colère et l’impureté, les deux passions qui le tyrannisent le plus, et qui sont la source de toutes les autres, il les combat avec l’autorité, d’un législateur, et il leur oppose la vertu la plus pure et la plus parfaite. Il ne dit pas qu’on punira seulement les adultères qui auront effectivement commis ce crime. Mais de même qu’il a condamné jusqu’à la pensée de l’homicide, de même ici il punit jusqu’à un regard impudique, afin de nous apprendre en quoi consiste cette surabondance de justice qu’il demande de nous et que n’avait pas la vertu des pharisiens. « Celui, dit-il, qui aura regardé une femme avec un mauvais désir pour elle, a déjà commis l’adultère dans son cœur : » c’est-à-dire celui qui se plaît à regarder des personnes agréables, qui recherche même avec curiosité et avec passion la vue d’un gracieux visage, et qui en repaît ses yeux et son cœur. Car Jésus-Christ n’est pas venu seulement pour empêcher qu’on ne déshonore son corps par des actions criminelles, mais encore pour établir la pureté de l’âme, en lui interdisant les mauvais désirs. Comme c’est dans le cœur que nous recevons la grâce du Saint-Esprit, c’est le cœur aussi qu’il purifie le premier.
Mais comment est-il possible, me direz-vous, d’être délivré de ces désirs ? II nous sera facile, si nous le voulons, de les réprimer de telle façon, que s’ils commencent à s’élever, ils demeurent néanmoins sans aucun effet. D’ailleurs Jésus-Christ ne parle pas ici généralement de toute sorte de désirs ; mais de ceux qui s’excitent par les yeux et par les regards. Car celui qui se plaît à regarder de beaux visages, allume en lui-même une flamme impure, met son âme sous le joug de la passion, et ne tarde pas à commettre le crime même. C’est pour ce sujet que Jésus-Christ ne dit pas : Celui qui aura désiré de commettre un adultère, mais « celui qui aura regardé une femme avec un mauvais désir. » Il ne dit pas même ici ce mot, « sans sujet », qu’il met expressément en parlant de colère, non, il condamne sans exception toute convoitise. Et cependant ces deux passions, la colère et la concupiscence, sont toutes les deux inhérentes à notre nature, et l’on peut se servir utilement de l’une et de l’autre, de la première, en l’employant à réprimer les méchants, et à corriger les gens déréglés ; et de l’autre en en usant seulement pour la génération des enfants, et pour conserver la succession des hommes.
2. D’où vient donc que Jésus-Christ ne met point ici d’exception ? Je vous réponds que si vous considérez bien ses paroles, vous y en trouverez une grande. Car il ne dit pas, Celui qui aura eu un mauvais désir, ce qui peut arriver aux solitaires dans les déserts les plus retirés, mais : « Celui qui aura regardé une femme avec un mauvais désir pour elle ; » comme s’il disait : Celui qui aura excité ce mauvais désir en lui-même et qui aura volontairement déchaîné sur son âme cette espèce de bête féroce. Car cela n’est plus l’effet de la nature, mais de votre négligence et de votre paresse. L’ancienne loi même nous faisait déjà la même défense : « Ne vous arrêtez point », dit-elle, « à considérer une beauté étrangère. » (Prov. 6,25) Et afin que personne ne pût dire : mais si je la regarde sans qu’il en résulte aucun mal ? l’Écriture défend généralement tous ces regards, de peur qu’en s’assurant trop de soi-même, on ne tombe dans le péché.
Mais si je la regarde, dites-vous, et que j’aie même un mauvais désir, quel mal fais-je pourvu que je n’aille pas plus loin ? Cela seul vous range parmi les adultères. Jésus-Christ déclare qu’il vous met de ce nombre. Il est le législateur, il a fait la loi, il ne faut point disputer davantage. Vous pourrez peut-être voir une ou deux ou trois fois une femme sans en ressentir de mauvais effets. Mais si vous vous abandonnez souvent à ces regards, vous allumerez un feu dans votre cœur, dont vous serez enfin consumé. Car vous n’êtes pas d’une autre nature que les autres hommes
Comme donc lorsque nous voyons un enfant prendre un couteau, quoiqu’il ne s’en soit pas blessé, nous ne laissons pas de le châtier et de lui défendre d’y toucher à l’avenir ; Dieu de même nous défend les mauvais regards avant même que nous péchions, afin que nous ne péchions pas. Car celui qui allume dans son cœur cette passion honteuse, lors même que les objets sont absents, se trouve environné de fantômes et d’images détestables, qui le font enfin tomber dans le crime. C’est pour cette raison que Jésus-Christ condamne même cette sorte d’adultère, qui ne se passe que dans le cœur.
Que répondront à ceci ceux qui ont avec eux des jeunes filles demeurant sous le même toit, puisque par cette loi de Jésus-Christ, ils peuvent devenir coupables d’une infinité d’adultères, en les regardant tous les jours avec de mauvais désirs ? Aussi le bienheureux Job s’était d’abord imposé cette loi lui-même, en s’interdisant absolument cette sorte de regards. Car le combat devient plus grand après avoir vu ce que l’on aime, et cette vue ne nous cause pas tant de satisfaction, que la nouvelle violence de notre passion ne nous fait ressentir de douleur. Nous rendons ainsi le démon bien plus puissant contre nous et nous ouvrons la porte à cet ennemi, sans qu’il soit plus en notre pouvoir de le chasser de chez nous, après l’avoir introduit dans le fond de notre cœur et dans le plus secret de nos pensées. C’est pourquoi Jésus-Christ nous dit : Ne soyez point adultère des yeux et vous ne le serez point du cœur.
Il est certain qu’on peut regarder une femme innocemment et comme les personnes chastes la regardent. C’est pourquoi Jésus-Christ ne condamne pas en général toutes sortes de regards, mais seulement ceux qui sont accompagnés d’un mauvais désir. S’il n’eût voulu faire cette distinction, il eût dit simplement : « Celui qui regarde une femme », mais il ne parle pas ainsi, et il dit : « Celui qui regarde une femme avec un mauvais désir ; » c’est-à-dire, celui qui la regarde afin de contenter ses yeux. Dieu ne vous a pas donné des yeux pour que vous introduisiez par là l’adultère dans votre âme, mais afin que, contemplant ses créatures, vous en admiriez le Créateur. Comme donc on se met en colère « sans sujet », on regarde aussi « sans sujet », lorsqu’on le fait avec un mauvais désir.
Si vous voulez prendre plaisir à voir une femme, regardez la vôtre et aimez-la toujours. Il n’y a point de loi qui vous le défende. Que si vous en regardez curieusement une autre, vous faites tort à celle que Dieu vous a donnée, en détournant vos yeux d’elle pour en regarder une autre, et vous faites encore une injure à celle que vous regardez. Car quoique vous ne la touchiez pas de la main, on peut dire néanmoins que vous la touchez des yeux et du désir. Dieu regarde cela comme un véritable adultère, et avant que de le punir par les peines de l’enfer, il le punit ici par avance par des supplices rigoureux. Car l’esprit est rempli aussitôt de nuages et de troubles. Il entre dans l’agitation et l’inquiétude, et il est percé des pointes de la douleur. Un homme en cet état est aussi misérable que les captifs qui gémissent sous leurs chaînes. Cette femme qui vous a blessé d’un de ses regards, s’est retirée de vous, mais la plaie qu’elle vous a faite demeure toujours ; ou plutôt ce n’est pas celle femme qui vous a fait cette plaie, c’est vous-même qui vous êtes blessé en la regardant d’une manière déshonnête.
Je dis ceci afin qu’on n’accuse point celles d’entre les femmes qui sont sages et modestes, Que si quelqu’une prend plaisir à se parer et à se rendre agréable et qu’elle attire ainsi sur elle les regards de tous les hommes, quoique peut-être elle ne fasse aucun mal à ceux qui la voient, elle ne laissera pas d’être punie d’un supplice extrême. Car elle a mêlé le poison, elle l’a préparé, elle n’avait plus qu’à le présenter à boire, ou plutôt elle l’a même présenté ; mais il ne s’est trouvé personne pour boire ce breuvage de mort.
3. Quoi donc ! direz-vous, Jésus-Christ parle-t-il aussi aux femmes en cet endroit ? Les lois qu’il établit ici sont communes aux hommes et aux femmes, quoiqu’il adresse son discours particulièrement aux hommes. Quand il parle au chef, il parle à tout le corps. Il sait que l’homme et la femme ne sont qu’un, et il ne les divise point. Que si vous voulez entendre un avis particulier pour les femmes, voyez ce que dit Isaïe, qui jette tant de ridicule sur leur vanité dans leurs habits, dans leurs regards, dans leur marcher, dans leurs robes traînantes, dans leurs démarches affectées, et dans tout le port de leur corps. Écoutez après Isaïe saint Paul, qui leur donne beaucoup d’avis touchant leurs habits, leurs ornements d’or, leurs cheveux frisés, leur luxe, et autres choses semblables qu’il leur défend très sévèrement. Et Jésus-Christ exprime la même pensée, quoique obscurément. Car en disant : Arrachez et coupez ce qui vous scandalise, il montre avec quelle colère on doit traiter ces sortes de personnes. C’est pourquoi il ajoute : « Que si votre œil droit vous est tin sujet de scandale, arrachez-le, et jetez-le loin de vous (29). » Et ne dites pas : mais quoi ! si c’est ma parente, si c’est mon alliée ? L’objection est prévenue par ces paroles, ce sont ces personnes-là précisément que Jésus-Christ nous ordonne de retrancher et non pas les membres mêmes de notre corps. Dieu nous garde de cette pensée ! il n’accuse point notre chair, mais il condamne la corruption de la volonté. Ce n’est point l’œil qui regarde, mais l’esprit et la pensée. Il arrive, tous les jours que lorsque notre esprit est appliqué ailleurs, notre œil ne voit pas ceux qui sont présents parce que l’action dépend de l’esprit. Si Jésus-Christ eût parlé de nos membres, il ne nous eût pas commandé d’arracher seulement un œil, et il n’eût pas marqué particulièrement le droit, mais il y aurait joint le gauche. Car celui qui est scandalisé par le droit, l’est sans doute aussi par le gauche.
Pourquoi donc marque-t-il précisément l’œil droit, et ensuite la main droite, sinon pour nous apprendre qu’il ne parle point des membres de notre corps, mais des personnes qui nous sont le plus unies ? Quand vous aimeriez, dit-il, quelqu’un, de telle sorte que vous le regarderiez comme votre œil droit, ou que vous vous le croiriez aussi utile que votre main droite, néanmoins s’il nuit à votre âme, retranchez-le hardiment de vous. Et remarquez la force de ces paroles. Il ne dit pas : Retirez-vous de lui ; mais pour marquer une plus grande séparation : « Arrachez-le », dit-il, « et le jetez loin de vous. » Mais après un commandement si rude, il en fait voir l’avantage, et par les biens que nous en recevons, et par le mal que nous évitons ; et, demeurant toujours dans la même comparaison, il ajoute : « Car il vaut bien mieux pour vous qu’une partie de votre corps périsse, que si tout votre corps était jeté dans l’enfer (29). Et si votre main droite vous est un sujet de scandale, coupez-la et jetez-la loin de vous. Car il vaut bien mieux pour vous e qu’une partie de votre corps périsse, que si tout votre corps était dans l’enfer (30). » Car puisque cette personne ne se sauve pas elle-même, et qu’elle vous perd avec elle, quelle amitié serait-ce de tomber tous deux dans le précipice, lorsqu’en se séparant, l’un des deux au moins pourrait se sauver ? Pourquoi donc saint Paul, dites-vous, souhaitait-il d’être anathème ? Ce n’était pas pour se perdre inutilement, mais pour acheter par sa perte le salut des autres. Mais ici tous deux se perdent sans ressource. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas seulement : « Arrachez-le », mais « jetez-le loin de vous ; » afin que vous ne le repreniez plus s’il continue à vous être dangereux. Car vous empêcherez ainsi qu’il ne soit puni davantage, et vous vous sauverez vous-même.
Mais pour voir plus clairement l’avantage de ce précepte, examinons-le en le comparant avec ce qui se passe dans notre corps. Si on nous donnait le choix, et qu’il fallût nécessairement ou, en conservant nos deux yeux, tomber dans le précipice, ou en perdre un pour conserver tout le corps, n’est-il pas clair que nous choisirions le dernier parti, et que ce ne serait pas alors haïr son œil que de le perdre, mais aimer le reste du corps ? Appliquons ceci aux personnes qui nous sont chères. Si quelqu’un vous nuit par l’affection qu’il a pour vous, sans que vous puissiez y remédier, en le retranchant de vous, premièrement vous empêcherez qu’il ne vous perde, ensuite vous le sauverez d’une condamnation plus terrible en faisant en sorte qu’il n’ait pas à rendre compte et de ses propres péchés et de votre perte. Il est donc visible que cette loi est très douce et très charitable, quoiqu’elle semble si sévère à tant de personnes.
Que ceux qui sont si ardents pour le théâtre et dont les yeux se remplissent d’adultères presque tous les jours, écoutent ce que nous disons. Si Jésus-Christ nous commande de retrancher de nous nos plus intimes amis, lorsqu’ils nous sont un sujet de scandale, qui pourra excuser ceux qui sans connaître d’ailleurs des personnes, et seulement parce qu’ils les voient tous les jours au théâtre, s’engagent dans dès connaissances qui leur font naître mille occasions de se perdre ? Jésus-Christ ne se contente pas de défendre les regards accompagnés de mauvais désirs, mais, après avoir montré le mal qu’ils peuvent faire, il va plus loin, et il ordonne de s’arracher l’œil et la main, et de les jeter loin de nous. Et cependant celui qui fait cette loi qui paraît si dure, est celui-là même qui nous commande tant la charité fraternelle, ce qui nous fait voir combien il veille pour notre salut, et comme il a soin d’écarter de nous ce qui nous peut nuire.
4. « Il a été dit encore : Quiconque veut quitter sa femme, qu’il lui donne un écrit par lequel il déclare qu’il la répudie (31). Mais « moi je vous dis que quiconque quitte sa femme, si ce n’est en cas de fornication, la fait devenir adultère, et que quiconque épouse celle que son mari aura quittée, commet un adultère (32). » Jésus-Christ ne passe à ces ordonnances plus hautes qu’après avoir purifié tout ce qu’il y avait de plus grossier. Car il nous apprend encore ici une autre espèce d’adultère. Il y avait une loi qui permettait à un homme qui avait conçu de l’aversion pour sa femme pour quelque sujet que ce fût, de la quitter et d’en prendre une autre, pourvu qu’on lui donnât un écrit par lequel il déclarait qu’il la répudiait, afin qu’il ne fût plus permis à cette femme de le reprendre pour mari, et qu’au moins cette ombre de mariage subsistât. Car si le législateur n’eût apporté cette restriction, et qu’il eût simplement permis à un homme de répudier sa femme pour en prendre une autre, et de reprendre ensuite la première, ç’aurait été une confusion effroyable : les hommes auraient pris ainsi les femmes les uns des autres, ce qui aurait été une suite continuelle d’adultères. C’est pourquoi cet écrit de répudiation était une admirable invention de la sagesse de Dieu ; car cette loi s’opposait encore à un autre mal bien plus grand. Si Dieu eût contraint les Juifs de retenir leur femme chez eux, lors même qu’ils la haïssaient, ils eussent pu se porter quelquefois jusqu’à la tuer. Telle était l’humeur brutale de cette nation. S’ils ne pardonnaient pas à leurs enfants, s’ils tuaient les prophètes, s’ils répandaient le sang comme l’eau, combien auraient-ils moins épargné leurs femmes ? C’est pourquoi Dieu souffrait un moindre mal, afin d’en empêcher un plus grand. Car Jésus-Christ fait assez voir que ce n’était pas là l’intention principale de Dieu, lorsqu’il dit : « Moïse vous a permis cela à cause de la dureté de votre cœur (Mt. 19,8) », pour vous empêcher de tuer vos femmes dans vos maisons, en vous permettant de les chasser. Mais comme il avait déjà condamné la colère et défendu non seulement l’homicide, mais encore le moindre mouvement de haine, il lui était plus aisé d’établir cette loi touchant les femmes. Il apporte toujours les paroles de l’ancienne loi pour faire voir comme elle s’accorde avec la nouvelle. Car sa doctrine n’est pas une destruction, mais une extension de la loi de Moïse, et, bien loin de la violer, il l’accomplit et la perfectionne.
Remarquez aussi qu’il s’adresse toujours aux hommes : « Celui qui quitte sa femme la fait devenir adultère, et quiconque épouse celle que son mari a quittée, commet un adultère. » Lors même que le premier de ces deux n’épouse point une autre femme, il se rend coupable par cela seul qu’il rend sa femme adultère. Et le second, en prenant la femme d’un autre, commet encore un adultère. Et ne me dites point que cet homme a chassé sa femme. Quoiqu’il l’ait chassée, elle ne cesse pas d’être sa femme. Et de peur qu’en rejetant tout sur le mari, il ne rende la femme trop insolente, il lui ferme aussi à elle la porte d’un second mariage, en disant : « Quiconque épouse celle que son mari a quittée, commet un adultère. » Ainsi il rend en quelque sorte la femme sage malgré elle, en empêchant tout autre de l’épouser, en ne souffrant pas qu’elle cherche les occasions d’irriter son mari contre elle. Car se voyant dans la nécessité, ou d’être toujours avec le mari qu’elle a pris d’abord, ou, si elle est une fois répudiée, de demeurer toute sa vie sans secours et sans assistance, elle se sent comme forcée d’aimer son mari.
Il ne faut pas s’étonner que Jésus-Christ ne parle point en particulier à la femme. Ce sexe est trop faible, et Jésus se contente, en effrayant les hommes, de retenir en même temps les femmes dans leur devoir. Il imite un père qui, ayant un fils débauché, lui épargnerait la honte d’une réprimande, et se contenterait de menacer ceux qui l’auraient jeté dans la débauche, leur commandant de ne le plus voir, et de ne se trouver jamais avec lui.
Si cela vous paraît onéreux, souvenez-vous de ce que le Seigneur a dit d’abord dans les huit béatitudes, et vous le trouverez aisé. Comment, en effet, un homme doux et ami de la paix, comment celui qui est pauvre d’esprit et charitable, répudiera-t-il sa femme ? comment celui qui réconcilie les autres serait-il lui-même en guerre avec sa femme ? Mais Jésus rend encore cette loi douce et facile d’une autre manière, puisqu’il laisse à l’homme une occasion légitime de répudier sa femme si ce n’est », dit-il, « en cas de fornication. »Sans cela tout aurait été dans le trouble. Car si Jésus-Christ avait commandé de retenir sa femme après qu’elle se serait abandonnée à un autre, le monde aurait été plein d’adultères.
Vous voyez donc la liaison que ce commandement a avec les autres. Celui qui ne voit point d’un œil impudique la femme de son prochain, ne commettra pas d’adultère avec elle ; et ainsi on ne donnera occasion à personne de répudier sa femme. C’est pourquoi il ne craint point, après cela, d’intimider si fort le mari, en le menaçant d’un grand péril s’il répudie sa femme, et en le rendant coupable de l’adultère où il l’expose. Car de peur qu’on n’entendît de la femme cette parole : « Arrachez votre œil », il prévient cette interprétation abusive, lorsqu’il déclare qu’il n’y a qu’un sujet légitime où l’on puisse la répudier. « Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Vous ne vous parjurerez point ; mais « vous vous acquitterez envers le Seigneur des serments que vous lui aurez faits (33). Et moi je vous dis de ne point jurer du tout (34). » Pourquoi Jésus-Christ passe-t-il le commandement qui défend le larcin, pour venir à celui qui regarde le parjure et le faux témoignage ? C’est parce que quelquefois celui qui craindrait de dérober ne craindrait pas de se parjurer, et qu’au contraire celui qui craindra le mensonge et le parjure, ne se laissera jamais aller au larcin. Ainsi en détruisant le parjure il détruit le vol, puisque c’est du vol que naît le parjure.
5. Mais que veulent dire ces paroles : « Vous rendrez au Seigneur les serments que vous lui aurez faits ? » (Ps. 49,14) C’est-à-dire, lorsque vous jurerez, vous direz la vérité « Et moi », dit-il, « je vous défends de jurer absolument. » Et voulant les éloigner davantage de jurer par le nom de Dieu, il dit : « Ne jurez point, ni par le ciel, parce que c’est le trône de Dieu (34) ; ni par la terre, parce que c’est son marche-pied ; ni par Jérusalem, parce que c’est la ville du grand Roi (35). » Il se sert encore du langage des prophètes, et montre qu’il n’est point contraire aux anciens, qui avaient coutume de jurer par ces choses, comme il le dit à la fin de cet évangile. Mais remarquez comment il relève les éléments, non par leur nature particulière, mais par le rapport qu’ils ont à Dieu ; remarquez aussi la condescendance de son langage. Les hommes alors étaient étrangement portés à l’idolâtrie. C’est donc pour les détourner de croire les éléments vénérables par eux-mêmes, qu’il se sert du motif que nous venons de voir, et qu’il met en jeu la majesté de Dieu. Il ne dit pas que le ciel est beau, et d’une grande étendue, ou que la terre est féconde et très-utile aux hommes ; mais il dit de l’un qu’il est le trône de Dieu, et de l’autre, qu’elle est son marchepied, afin de porter les hommes par toutes sortes de considérations à craindre et à révérer le Créateur. « Et ne jurez pas même par votre tête, parce que vous ne pouvez rendre un seul de vos cheveux blanc ou noir. » Lorsque Jésus-Christ défend à l’homme de jurer par sa tête, ce n’est pas qu’il considère l’homme comme quelque chose de bien grand, puisque l’homme n’a été créé que pour être soumis à Dieu, et pour l’adorer. Mais il veut en ceci rendre gloire à Dieu, et montrer que l’homme n’est pas le maître de lui-même, ni des serments qu’il ferait en jurant par sa tête. Que si un père ne donne point son fils à un autre homme, Dieu donnera bien moins à un autre l’ouvrage de ses propres mains. Car encore que votre tête soit à vous, elle est néanmoins l’ouvrage d’un autre. Vous êtes si éloigné d’en être le seigneur et le maître, qu’il vous est impossible d’y faire le moindre changement. Il ne dit pas : Vous ne pouvez agrandir un de vos cheveux, mais : vous n’en pouvez changer la couleur.
Vous me direz peut-être : Si quelqu’un me contraint de jurer, et m’impose cette nécessité, que dois-je faire ? Je vous réponds que la crainte de Dieu doit être plus forte sur votre esprit, que cette nécessité qu’on vous impose. Que si vous allez chercher des raisons de ce genre, et de semblables prétextes, vous n’obéirez à aucun des commandements de Dieu. Car lorsqu’on vous défend de répudier votre femme, ne pourrez-vous pas dire de même : mais si elle est de mauvaise humeur, si elle fait trop de dépense ? Lorsqu’on vous commande d’arracher votre œil droit, ne pourrez-vous pas dire : Mais si je l’aime de tout mon cœur ? Lorsqu’on ne vous permet pas de jeter un seul regard déshonnête, ne direz-vous pas encore : Mais puis-je m’empêcher de voir ? Lorsqu’on vous ordonne de ne vous point mettre en colère contre votre frère, ne pourrez-vous pas dire aussi : Mais si je suis prompt, et que je ne puisse retenir ma langue ? Ainsi vous pourriez éluder tous les commandements que Dieu vous fait.
Considérez que vous n’oseriez alléguer de semblables excuses, lorsqu’il s’agit de garder les lois humaines. Vous n’oseriez dire : Mais si telle ou telle chose arrive, suis-je obligé de garder la loi ? Et il faut de gré ou de force que vous vous y soumettiez. Si vous voulez être fidèle à la loi de Jésus-Christ, vous ne vous trouverez pas exposé à cette nécessité de jurer. Car celui qui aura écouté avec foi ces béatitudes, et qui se sera mis dans l’état où Jésus-Christ le demande, sera tellement cru de tout le monde, qu’il ne trouvera personne qui le contraigne à jurer. « Mais contentez-vous de dire : Cela est, ou cela n’est pas. Ce qui est de plus vient du mauvais (37). » Ce qui est de plus que le oui ou le non, c’est le jurement, et non le parjure, puisque ce dernier étant visiblement mauvais, nous n’avons pas besoin que personne nous en avertisse, et Jésus-Christ ne dirait pas : « ce qui est de plus », en parlant d’une chose évidemment mauvaise. Car ce qui est « de plus », c’est le superflu, le surajouté, ce qui dépasse le nécessaire, tel qu’est le jurement.
Vous nie direz peut-être : Si le serment vient d’une mauvaise cause, pourquoi Dieu le commande-t-il par la loi ? Vous pourrez demander la même chose touchant le divorce : Pourquoi ce qui est un adultère maintenant, était-il permis autrefois ? Que pouvons-nous répondre à cela, sinon que la faiblesse de ce peuple obligeait Dieu à user de condescendance dans les lois qu’il lui donnait ? N’était-il pas de même indigne de Dieu d’être honoré par la fumée des holocaustes ? Mais il se proportionnait à ce peuple, comme un homme sage prend avec un enfant le langage des enfants. Mais depuis que Dieu nous a instruits des véritables vertus, le divorce passe pour un adultère, et le jurement est défendu comme venant d’un mauvais principe.
Si ces premières lois avaient eu le démon pour auteur, elles n’auraient pas produit tant de bons effets. Si la loi ancienne n’avait précédé la nouvelle, celle-ci n’aurait pas été si facilement reçue. N’accusez donc point d’être sans vertu une loi, dont l’usage n’est plus de saison. Elle a servi, en son temps, et nous pouvons dire qu’elle sert encore aujourd’hui. Rien ne montre mieux son utilité que le reproche même qu’on lui fait de n’en avoir pas. C’est sa gloire qu’on en juge de la sorte. Car si elle ne nous avait nourris d’abord d’une manière proportionnée à notre faiblesse, et si elle ne nous avait ainsi rendu capables de quelque chose de plus grand, nous n’aurions pu jamais en porter un semblable jugement.
6. Ainsi la mamelle d’une nourrice paraît inutile lorsqu’elle a nourri l’enfant, et qu’elle l’a rendu capable, d’une nourriture plus solide. On ne la considère plus alors ; et le père qui la regardait auparavant comme étant si nécessaire à son fils, s’en moque ensuite. Plusieurs même y mettent quelque chose d’amer, afin que n’en pouvant retirer l’enfant par des paroles, ils arrêtent par cette amertume l’inclination violente qui sans cesse l’y ramène. Ainsi Jésus-Christ dit que le jurement venait d’un mauvais principe, non pour marquer que la loi ancienne vînt du démon, mais pour porter les hommes avec plus de force à se séparer de ses observances désormais trop imparfaites. C’est ainsi qu’il agit avec ses disciples. Mais pour ce qui est des Juifs, qui sont demeurés toujours inflexibles et opiniâtres dans leur aveuglement, il a voulu leur rendre leur ville inaccessible, comme on empêche les enfants d’approcher de la mamelle de leurs nourrices ; et comme on y met quelque chose d’amer pour les en éloigner, il a voulu aussi les éloigner de Jérusalem par la crainte d’un siège, et par l’appréhension de perdre leur liberté. Et parce que cela ne suffisait pas pour les écarter, et qu’ils désiraient toujours de revoir leur ville, comme un enfant qui veut reprendre la mamelle de sa nourrice, Dieu se vit enfin réduit à la cacher entièrement, à la détruire tout à fait, et à disperser la plupart d’entre eux dans des pays éloignés, les traitant comme ces animaux qu’on enferme et qu’en sépare de leurs mères lorsqu’on veut les en sevrer, afin que la longueur du temps leur apprenne à se désaccoutumer enfin de cette nourriture, et comme du lait de la loi, pour passer à une autre plus solide.
Si l’ancienne loi avait eu le démon pour auteur, elle n’aurait jamais défendu l’idolâtrie, et elle en eût fait un commandement exprès, puisque le démon n’aime rien tant que cette impiété sacrilège. Cependant nous voyons tout le contraire, et c’est – pour cela même qu’elle permettait de jurer, et afin que les hommes ne jurassent point par les idoles « Jurez, » leur dit-elle, « par le véritable Dieu. » Il est donc vrai que la loi ancienne a été très utile, puisqu’elle a élevé les hommes pendant leur enfance, et qu’elle les a rendus capables d’une nourriture plus solide.
Mais quoi ! me direz-vous, est-ce un mal que de jurer ? Oui c’en est un, depuis que règne la perfection évangélique, mais auparavant ce n’était pas un mal. Vous me répondrez sans doute : Comment ce qui était autrefois un bien est-il devenu maintenant un mal ? Et moi je vous demande au contraire : Comment peut-on nier que ce qui est bon en un temps ne l’est plus en un autre, puisque nous voyons cette vérité dans tous les arts, dans tous – les fruits de la terre, et dans toute la nature ? Considérez premièrement ce qui se passe dans notre enfance. C’est un bien lorsqu’on est enfant d’être sur les bras ; mais ce serait un mal de l’être encore lorsqu’on est homme. C’est un bien quand on est petit de sucer le lait d’une nourrice ; mais ce serait un mal de le faire quand on est grand. L’enfant au berceau veut qu’on lui mâche sa nourriture, tandis que cela répugnerait à l’homme fait. Ainsi vous voyez que la différence des temps rend les mêmes choses tantôt bonnes tantôt mauvaises. Un habit d’enfant sied bien à un enfant : mais il serait in supportable dans un homme. Ce qui est de même propre à l’homme, ne l’est pas à un enfant. Habillez un enfant en homme, tout le monde s’en rira, et cet habit même pourrait le faire tomber. Donnez à un enfant le soin du commerce, d’une ferme, des affaires civiles, et tout le monde se moquera de vous.
Mais que dis-je ? Nous avons encore des preuves plus grandes de cette vérité. L’homicide est certainement l’ouvrage du démon, et néanmoins un homicide a mérité à Phinée l’honneur du sacerdoce. Jésus-Christ, lorsqu’il disait aux juifs : « Vous voulez exécuter les désirs de votre père. Il a été homicide dès le « commencement (Jn. 8,44) », fait assez voir que c’est le démon qui a appris à tuer les hommes : et néanmoins Phinée tue un homme, et ce meurtre lui est imputé à justice Abraham, pour avoir voulu tuer un homme seulement, mais son propre fils, ce qui est bien plus grave, en devient plus juste et plus agréable aux yeux de Dieu. Saint Pierre tue Ananie et Saphira, et il les tue par un mouvement du Saint-Esprit.
7. Ne regardons pas les choses, mes frères, comme elles paraissent à l’extérieur. Examinons avec soin le temps, le sujet, la volonté, la différence des personnes, et toutes les autres circonstances, puisque sans cela nous ne pouvons bien connaître la vérité. Efforçons-nous, si nous voulons entrer dans le royaume de Dieu, de faire plus de bonnes œuvres, et d’aller au-delà de la justice de la loi, puisqu’autrement nous ne devons point prétendre d’avoir aucune part au ciel. Si nous nous bornons à la vertu des anciens, les portes célestes nous seront fermées. « Car si votre justice n’est plus abondante », dit Jésus-Christ, « que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. » Et cependant après cette menace, il y a des personnes, qui non seulement ne surpassent point la vertu des anciens ; mais qui même en sont encore très-éloignées. Bien loin d’éviter de jurer, ils se parjurent. Bien loin de s’empêcher de jeter un regard impur, ils s’abandonnent à des actions brutales, Ils commettent sans aucune crainte tout ce que Jésus-Christ nous défend.
Et il ne leur reste plus que de trouver ce jour qui vengera tous leurs crimes, et qui les punira avec une extrême rigueur ; puisque c’est là le partage de ceux qui finissent leur vie dans le péché. Il faut que ceux qui vivent de la sorte, désespèrent de leur salut, et qu’ils n’attendent plus que la punition de leurs crimes. Pour ceux qui ont encore du temps et de la vie, ils peuvent combattre et vaincre aisément leur ennemi, et mériter ainsi la couronne.
Ne vous laissez donc point abattre par la négligence, et ne perdez point courage. Ce qu’on vous commande n’est point pénible. Quelle peine y a-t-il à ne point jurer ? Faut-il pour cela dépenser beaucoup d’argent ? Faut-il y employer beaucoup de travail ? Il suffit de le vouloir, et tout ce qu’on vous commande sera accompli. Que si vous vous excusez sur votre mauvaise habitude, c’est par cela même que je vous veux faire voir qu’il vous est aisé de vous corriger. Car aussitôt que vous aurez pris une habitude contraire, vous aurez gagné ce que vous voulez. On en a vu autrefois parmi les païens qui, ayant une difficulté de langue, l’ont surmontée par leurs soins, et se sont corrigés de ce défaut : d’autres qui remuaient sans cesse les épaules d’une façon disgracieuse, se sont fait des violences pour perdre cette habitude, jusqu’à arrêter ce mouvement de leur corps par la pointe d’une épée nue.
Puisque l’Écriture ne vous persuade pas, je suis contraint de vous exciter par l’exemple de ces idolâtres. Dieu traitait ainsi les Juifs lorsqu’il leur disait : « Allez dans les îles de Céthim et envoyez dans le pays de Cédar, et voyez si ces peuples ont quitté leurs dieux, quoique certainement ils ne soient pas dieux. » (Jer. 2,10) Il renvoie même quelquefois l’homme à l’exemple des bêtes. Il dit aux paresseux : « Allez à la fourmi, allez à l’abeille et imitez leur activité et leur travail. » (Prov. 6, et 30) Je suis donc aujourd’hui cet exemple et je vous dis : Jetez les yeux sur ces philosophes païens et vous reconnaîtrez de quels supplices sont dignes ceux qui méprisent la loi de Dieu, puisque ceux-là, pour avoir l’extérieur un peu mieux réglé, ont enduré tant de maux, et que vous ne voulez rien faire de semblable pour gagner le ciel.
Que si après cela vous dites que la longue habitude est difficile à vaincre et qu’elle trompe souvent ceux qui se tiennent le plus sur leurs gardes, j’en demeure d’accord avec vous. Mais je vous dis en même temps, que comme elle peut aisément vous surprendre, vous pouvez aussi aisément la vaincre. Car si vous donnez ordre à quelqu’un de chez vous de vous avertir, comme à un domestique, à votre femme, à quelque ami, vous vous dégagerez bientôt de votre habitude. Si vous prenez cette peine seulement durant dix jours, il ne vous en faudra pas davantage, vous serez dans une paisible assurance et cette nouvelle habitude que vous contracterez, vous rendra fermes contre la mauvaise. Si, lorsque vous entreprendrez ainsi de vous corriger, vous tombez, une ou deux ou plusieurs fois, ne vous découragez pas. Relevez-vous aussitôt, revenez au combat avec ardeur et vous remporterez enfin la victoire.
Le parjure n’est pas un péché peu considérable, et si le simple jurement vient du mauvais, jugez de quels supplices le parjure sera puni. Vous applaudissez à ce que je dis, mais ce ne sont point ces applaudissements ni ces acclamations que je recherche. Tout mon désir est que vous écoutiez paisiblement et modestement ce que je vous prescris et que vous soyez fidèles à le pratiquer. Ce sont là les acclamations que je cherche, et les applaudissements que je désire. Que si vous vous contentez de louer ce que je dis sans le pratiquer, vous vous attirez un plus grand supplice et une condamnation plus sévère, et vous vous couvrez vous-mêmes de honte. Nous n’êtes pas ici au théâtre et vous ne vous y assemblez pas pour écouter des comédiens et leur applaudir. C’est ici une école toute sainte, et tout ce que vous avez à faire, c’est de mettre en pratique ce que vous entendez et de témoigner votre obéissance par vos actions. Ce sera alors que je me tiendrai bien récompensé de toutes mes peines. Mais maintenant je vous avoue que je suis presque réduit au désespoir. Quoique je ne cesse point de vous instruire et en particulier et en public, le n’en remarque aucun fruit et vous êtes encore comme aux premiers éléments de la vie spirituelle, ce qui abat sans doute et qui décourage beaucoup un pasteur. Considérez que saint Paul même témoigne une extrême peine de voir des chrétiens toujours dans la bassesse des premières instructions : « Au lieu que depuis le temps qu’on « vous instruit », dit-il aux Hébreux, « vous devriez déjà être maîtres, vous avez besoin « encore qu’on vous apprenne les rudiments par où l’on commence à expliquer la parole « de Dieu. » (Héb. 5,12) C’est le sujet de notre douleur et de nos gémissements. Et si vous demeurez toujours les mêmes, je vous interdirai l’entrée de l’église et la participation des sacrés mystères, comme aux impudiques, aux adultères et aux homicides. Car il vaut bien mieux offrir à Dieu nos prières avec deux ou trois qui gardent ses commandements, que d’assembler une foule de personnes corrompues qui se perdent et perdent les autres. Que les riches, que les grands ne s’élèvent point ici contre moi, qu’ils ne me regardent point avec indignation. Je me ris de leur colère, et leurs menaces sont pour moi une fable, une ombre et un songe. Ces riches ne me défendront pas un jour quand Dieu m’accusera à son tribunal et qu’il me reprochera de n’avoir pas soutenu avec vigueur la sainteté de ses commandements. C’est ce qui perdit autrefois cet admirable vieillard Héli qui était irrépréhensible d’ailleurs. L’indifférence avec laquelle il vit ses enfants fouler aux pieds la loi de Dieu, attira sa colère sur lui et sur eux, et il en fut puni d’une manière terrible. Que si dans une rencontre où la nature, qui a tant d’empire, pouvait jusqu’à un certain point servir d’excuse, cet homme néanmoins fut puni avec tant de rigueur, parce qu’il n’avait pas été assez sévère à réprimer ses enfants, quelle excuse nous restera-t-il à nous autres, si sans être surpris comme lui par cette tendresse naturelle, nous corrompons néanmoins les hommes par notre indulgence et nos flatteries ? Afin donc que vous ne nous perdiez pas avec vous-mêmes, je vous conjure de vous rendre à ce que je vous dis. Priez autant de personnes que vous pourrez, de vous avertir quand vous jurerez, pour vous défaire peu à peu de cette mauvaise habitude. C’est ainsi que vous avançant dans la vertu, elle vous deviendra aisée de plus en plus et que vous mériterez de jouir des biens à venir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XVIII[modifier]


« VOUS AVEZ APPRIS QU’IL A ÉTÉ DIT : ŒIL POUR ŒIL, DENT POUR DENT.- ET MOI JE VOUS DIS DE NE POINT RÉSISTER AU MÉCHANT ; MAIS SI QUELQU’UN VOUS DONNE UN SOUFFLET SUR LA JOUE DROITE, PRÉSENTEZ-LUI ENCORE L’AUTRE.- SI QUELQU’UN VEUT VOUS FAIRE UNE QUERELLE POUR VOUS PRENDRE VOTRE ROBE, LAISSEZ-LUI ENCORE EMPORTER VOTRE MANTEAU. » (CHAP. 5,38, 39, 40, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Pourquoi certains préceptes de l’ancienne Loi étaient si peu relevés.
  • 2. C’est par la patience qu’il faut vaincre.
  • 3. Les hommes parfaits sont plus fort que le malheur.
  • 4. Comment l’on doit se conduire envers les ennemis. On arrive au sommet de la perfection en cette matière par neuf différents degrés. – Le Christ modèle de patience et de charité.
  • 5. et 6. Que nous devons nous prévenir les uns les autres par des déférences volontaires ; que rien n’est plus glorieux que d’être méprisé des hommes pour plaire à Dieu.


1. Vous voyez clairement, mes frères, que Jésus-Christ ne parlait point des yeux du corps, lorsqu’il nous commandait d’arracher l’œil qui nous scandalise, mais qu’il marquait par cette expression, que nous devons éloigner de nous les personnes dont l’amitié nous nuit, et qui sont capables de nous perdre. Comment en effet, Celui qui ne nous permet pas même d’arracher l’œil à un autre qui nous l’aurait arraché, pourrait-il nous commander de nous l’arracher à nous-mêmes ? Que si quelqu’un blâme l’ancienne loi, de ce qu’elle commande ainsi d’exiger « œil pour œil, et dent pour dent ; » il ne comprend guère, ni la sagesse que doit avoir un législateur, ni les différentes conjonctures des temps, ni l’avantage que les hommes ont de cette divine condescendance. Car si vous considérez quel était ce peuple, dans quelle disposition il était, et en quel temps il a reçu cette loi, vous reconnaîtrez aisément que Dieu est le seul et le même auteur de l’un et de l’autre Testament, qu’il a établi très-utilement ces lois différentes, et qu’il les a proportionnées aux personnes et aux temps. S’il avait tout d’abord imposé aux hommes la loi évangélique qui est si sublime, les hommes n’auraient reçu ni l’ancienne ni la nouvelle : mais les publiant en divers temps, et chacune en celui qui lui était propre, il s’est servi très utilement de l’une et de l’autre, pour renouveler la face de toute la terre.
Au reste s’il a donné ce commandement ce n’était pas pour porter les hommes à s’arracher les yeux les uns aux autres, c’était au contraire pour les empêcher de se porter à des violences. Car la menace de cette peine était un frein pour la colère. Il commençait ainsi à établir insensiblement la vertu dans le monde, en voulant qu’on se contentât d’une vengeance pareille au mal qu’on avait reçu, bien que cependant celui qui commence l’injure mérite une peine plus grave, et que la peine du talion ne semble pas assez rigoureuse au jugement d’une exacte justice. C’est parce qu’il voulait tempérer la justice par la miséricorde, qu’il n’infligeait au coupable qu’un châtiment au-dessous de son crime : c’était aussi pour nous enseigner à montrer beaucoup de patience dans les maux que nous souffrons.
Après avoir rapporté l’ancienne loi tout au long, il montre que ce n’est pas proprement votre frère qui vous offense, mais le démon par votre frère. C’est pourquoi il ajoute : « Et moi je vous dis de ne point résister au méchant (39). » Il ne dit pas de ne point résister à votre frère, mais « au méchant », montrant que c’est le démon qui lui inspire cette violence, et diminuant ainsi beaucoup notre colère contre celui qui nous aurait offensé, en rejetant toute sa faute sur un autre.
Quoi donc ! me direz-vous, ne faut-il point résister au méchant ? Il faut lui résister, mais non de la manière que vous pensez, mais de celle que Jésus-Christ nous commande : c’est-à-dire en voulant bien souffrir tout le mal qu’il nous veut faire. C’est ainsi que vous le surmonterez. Ce n’est pas avec le feu qu’on éteint le feu, mais seulement avec l’eau. Et pour vous faire voir que dans l’ancienne loi même, celui qui souffrait l’injure avait l’avantage et qu’il remportait la couronne, considérez la chose en elle-même, et vous jugerez combien la patience de cet homme s’élevait an-dessus de l’autre. Car celui qui a commencé l’outrage est lui seul cause de la perte des deux yeux, c’est-à-dire, de celui de son frère et du sien propre, ce qui doit l’exposer justement à la haine et à l’exécration du monde. Celui au contraire qui a souffert la violence, lors même qu’il en tire une vengeance proportionnée à l’injure qu’on lui a faite, ne passera point pour cruel, ni pour avoir fait aucun mal. C’est pourquoi il trouve beaucoup d’hommes pour compatir à sa douleur parce qu’il est innocent, même après s’être vengé de la sorte. Le mal est égal pour tous deux ; mais la gloire n’est pas égale ni devant Dieu ni devant les hommes ; ce qui fait une grande inégalité dans l’égalité du mal qu’ils souffrent.
2. Jésus-Christ s’était contenté de dire d’abord : « Celui qui se met en colère sans sujet contre son frère ; et qui l’appelle fou, méritera d être condamné au feu de l’enfer ; » mais il exige ici de nous une plus grande vertu, ordonnant à celui qui a été outragé, non seulement de conserver la paix et la douceur, mais de témoigner même du respect à celui qui le frappe et de lui présenter l’autre joue. Il nous prescrit cette loi de patience, non seulement dans l’offense particulière qu’il nous marque, mais généralement dans toutes sortes d’injures. De même, en effet, qu’en disant : « Celui qui appelle son frère, fou, mérite d’être condamné au feu de l’enfer », il ne restreint pas cette vérité à cette injure particulière, mais qu’il l’étend à toutes les autres ; de même lorsqu’il nous commande de souffrir généreusement un soufflet, il nous ordonne en même temps de ne nous point troubler dans tous les autres outrages qu’on nous pourrait faire. C’est pourquoi il choisit cette injure comme la plus offensante, et il marque particulièrement l’outrage d’un soufflet, parce que c’est le dernier mépris qu’on puisse témoigner à un homme.
Ce commandement il le donne dans l’intérêt de celui qui est frappé, non moins qu’en faveur de celui qui frappe. En effet, formé par ces saintes instructions du Sauveur, celui qui sera frappé ne se croira point offensé, et il se regardera plutôt comme un homme qui reçoit un coup dans le combat, que comme une personne qu’on outrage. Et de son côté l’offenseur, rougissant de honte en voyant la patience de l’autre, bien loin de redoubler le coup, ce qu’il ne fera pas quand il serait plus cruel qu’une bête farouche, aura une douleur extrême du premier qu’il aura donné. Car rien ne calme tant les hommes violents que la patience de ceux qu’ils outragent. non seulement cette douceur arrête le cours des violences, mais encore elle produit le repentir des injures déjà faites ; à sa vue, les plus malintentionnés se retirent saisis d’admiration, et souvent ils deviennent amis sincères et dévoués d’ennemis déclarés qu’ils étaient.
Il arrive tout le contraire lorsqu’on se venge. On se couvre de confusion l’un l’autre, on devient pire qu’on n’était ; on ne fait que s’irriter encore davantage de part et d’autre, et souvent on se porte jusqu’aux dernières extrémités et jusqu’à tuer son ennemi. C’est pourquoi non seulement Jésus-Christ défend à celui qui a reçu le coup, de se mettre en colère, mais il lui commande même d’être prêt à souffrir toute la violence de celui qui le frappe, pour lui témoigner qu’il n’a aucun ressentiment du premier outrage qu’il a reçu, En agissant de la sorte vous blesserez plus sensiblement celui qui vous offense, quelque insensible qu’il puisse être, que si vous le perciez de coups, et les plus impudents seront forcés de rougir, et de vous traiter avec respect. « Si quelqu’un vous veut faire une querelle pour vous prendre votre robe, laissez-lui encore emporter votre manteau (40). » Jésus-Christ veut que nous montrions cette patience, non seulement dans les outrages, mais encore dans les pertes d’argent c’est le sens propre de l’expression figurée dont il se sert. De même que tout à l’heure il commandait de surmonter l’injure en la souffrant ; il veut de même ici que celui que l’on dépouille, donne plus même qu’on ne veut lui ôter. Il ne dit pas simplement : Donnez votre vêtement à celui qui le demande ; mais, donnez-le à celui qui veut disputer contre vous, c’est-à-dire, s’il veut vous faire une affaire, et vous appeler en jugement. Et comme, après avoir défendu de se fâcher sans sujet contre son frère et de l’appeler fou, il va plus loin et commande de tendre la joue droite, de même en cet endroit, après avoir dit : « accordez-vous au plus tôt avec votre adversaire », il enchérit encore et nous conseille non seulement de céder ce qu’on veut nous ravir, mais de donner même plus qu’on ne voulait nous prendre.
Mais vous me direz peut-être : Abandonnerai-je donc ma robe, et irai-je tout nu par la ville ? Nous ne serions jamais nus, si nous étions fidèles à ces règles, et nous serions plus richement parés, que ne peuvent l’être les mieux pourvus de vêtements. Premièrement, il ne se trouverait personne qui voulût nous offenser, si nous étions dans cette disposition. Et quand il se trouverait quelqu’un d’assez barbare et d’assez brutal pour nous traiter de la sorte, nous en trouverions une infinité d’autres, qui admirant notre vertu, nous couvriraient non seulement de leurs habits, mais de leurs corps même, s’il était possible. Que si enfin vous étiez réduit à être nu pour avoir accompli ce précepte, cette nudité vous serait glorieuse, et n’aurait rien qui vous fit rougir, puisqu’Adam était nu dans le paradis, et qu’il n’en rougissait pas. Isaïe allait nu et déchaux parmi les Juifs (Is. 20,3), et nul d’entre eux n’était aussi glorieusement paré de ses habits, que ce prophète l’était de sa nudité. Jamais Joseph ne fut plus glorieux, que lorsque sa chasteté le rendit nu, en le dépouillant de son manteau.
3. Ce n est pas un mal que d’être dans cette nudité, et dans cette pauvreté : mais c’en est un et un bien honteux, que d’être vêtu de ces habits d’aujourd’hui, si somptueux et si magnifiques. C’est pourquoi Dieu souvent a loué ce premier état ; et il blâme au contraire cette magnificence et par ses prophètes et par ses apôtres. Ne regardons donc pas comme impossibles les commandements de Dieu, qui au contraire nous paraîtront aussi faciles qu’utiles si nous veillons sur nous-mêmes. Ils sont très-avantageux, non seulement à nous qui souffrons, mais à ceux-mêmes qui nous font souffrir. Qui n’en admirera la sublimité et l’excellence, puisqu’en nous commandant une si parfaite patience, ils font cesser la violence des injustes, et leur inspirent même l’amour de la vertu et de la sagesse ? Car lorsque celui qui vous vole croit que c’est un grand bonheur de pouvoir enlever le bien des autres, et que vous lui témoignez au contraire que vous êtes très disposé à lui donner même ce qu’il ne vous demande pas, que vous opposez votre générosité à sa bassesse, et votre libéralité à son avarice ; combien est grande l’instruction que vous lui donnez, puisque vous lui apprenez, non par vos paroles, mais par vos actions, à mépriser le vice, et à désirer la vertu !
Dieu veut que nous soyons utiles non seulement à nous-mêmes, mais à tous nos frères. Si vous ne donnez que ce qu’on vous dispute, pour éviter un procès, vous ne recherchez en cela que votre utilité particulière ; mais si vous y ajoutez ce qu’on ne vous demande pas, vous convertirez votre frère, vous le rendrez meilleur. Jésus-Christ compare ses disciples au sel. Le sel se conserve lui-même, et il conserve encore toutes les choses auxquelles on le mêle. Ainsi l’œil s’éclaire lui-même, et il éclaire aussi le reste du corps. Puisque telle est la fonction que Jésus-Christ vous donne, assistez votre frère qui est assis dans les ténèbres. Agissez avec lui, comme s’il ne vous avait fait aucun tort ; persuadez-lui qu’il ne vous a pas même lésé. Ainsi il admirera votre vertu, et il semblera que vous lui aurez plutôt donné ce qu’il vous avait ravi, qu’il ne vous l’a pris. Faites de son péché l’honneur de votre générosité. Et si vous croyez que ce que je vous dis soit trop élevé, écoutez la suite. Vous trouverez, que quand vous feriez ce que je vous dis, vous ne seriez pas encore parfait. Car Jésus-Christ ne termine pas là la patience qu’il exige de vous ; mais il l’étend encore plus loin. « Si quelqu’un veut vous contraindre à faire « mille pas avec lui, faites-en encore deux mille autres (41). » Voilà, mes frères, le comble de la perfection. Après avoir donné votre robe et votre manteau, dit Jésus-Christ, si votre ennemi veut encore que dans cette nudité de votre corps vous le serviez et vous souffriez quelque peine et quelque travail, ne vous y opposez pas. Il veut que tout soit commun parmi nous, non seulement nos biens, mais notre corps, et que nous en fassions également part, et aux pauvres, et à nos ennemis, parce que le premier est l’effet de la charité ; et le second, de la générosité. C’est pourquoi il dit : « Si quelqu’un veut vous contraindre à faire mille pas avec lui, faites-en encore deux mille autres. » Il vous élève encore plus haut, et il veut que vous soyez généreux dans cette occasion comme dans l’autre. Car si ce qu’il ordonne d’abord, quoique beaucoup inférieur à ces dernières ordonnances, ne laisse pas d’avoir ces grandes béatitudes pour récompense, que doivent attendre ceux qui auront pratiqué ces préceptes si sublimes, et qui dès ici-bas dans un corps mortel et passible auront paru comme spirituels et impassibles ? Car puisque ni les affronts, ni les plaies, ni la perte des biens ne les touchent point, puisque tous les maux semblables ne les peuvent vaincre, et que plus ils souffrent, plus ils deviennent patients et généreux, quelle doit être la perfection et la pureté de leur âme ? C’est pourquoi Jésus-Christ commande en cet endroit la même chose pour le travail du corps, qu’il a commandé auparavant pour souffrir la violence, et la perte de nos biens. Comme s’il disait : ce n’est pas assez de souffrir qu’on vous vole, et qu’on vous outrage ; mais si de plus on veut abuser de votre peine en vous faisant marcher loin, et en vous imposant un grand travail, embrassez-le de bon cœur, et mettez-vous au-dessus de cette injustice par votre vertu, et votre courage. « Si quelqu’un veut vous contraindre », c’est-à-dire : s’il vous entraîne par force, sans avoir raison, et par une pure violence, ne vous impatientez pas néanmoins, et soyez prêt à souffrir encore plus de mal, qu’il ne sera disposé à vous en faire. « Donnez à celui qui vous demande, et ne rejetez point celui qui veut emprunter de vous (42). » Ce commandement n’est pas si grand ni si difficile que celui qui précède. Mais ne vous en étonnez pas. Le Seigneur agit ainsi d’ordinaire, il mêle ses grands préceptes avec les petits. Que si ceux-ci paraissent légers en comparaison des autres, que diront ceux qui volent le bien de leurs frères, et donnent le leur à des femmes prostituées : qui s’allument ainsi un double feu par ces injustes richesses qu’ils amassent, et par ces honteuses profusions qu’ils en font ?
Cet emprunt dont parle Jésus-Christ, ne doit pas s’entendre de ces sortes d’emprunts dont on tire usure ; mais du simple argent qu’on prête sans intérêt. Et il va plus loin ailleurs, lorsqu’il nous commande de donner à ceux de qui nous n’espérons rien recevoir. « Vous avez appris qu’il a été dit : Vous aimerez votre prochain, et vous haïrez votre « ennemi (43). Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent ; faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous calomnient, et qui vous persécutent (44). »
« Afin que vous soyez enfants de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes (45). » Remarquez comment il réserve pour la fin le couronnement de tous les biens. C’est pour cela qu’il commande non seulement de souffrir le soufflet qu’on nous donne, mais de tendre même l’autre joue, et de ne pas donner seulement notre manteau avec notre robe, mais de faire encore deux mille pas avec celui qui n’en demande que mille, afin de nous disposer à embrasser de tout notre cœur les commandements encore plus relevés. Mais que peut-on ajouter, direz-vous, à ce qu’il vient de commander ? C’est de ne pas regarder comme votre ennemi celui qui vous traite si mal, mais d’en avoir une idée toute contraire. Car le Seigneur ne dit pas : Ne baissez point ; mais, « Aimez. » Il ne dit point : Ne leur faites point de mal, mais, « Faites-leur du bien. » Il va même plus loin. Il ne commande pas un amour qui soit commun et ordinaire ; mais qui aille jusqu’à « prier pour eux. »
4. Considérez par combien de degrés il nous ait passer pour monter à la plus haute perfection. Je vous prie de les compter. Le premier c’est de n’être point le premier à faire du mal. Le deuxième, lorsqu’on nous en a fait, de n’en point tirer une vengeance, égale. Le troisième, de ne point rendre la pareille à l’offenseur, mais de ne rien faire. Le quatrième, de s’offrir volontairement à l’injure. Le cinquième, de vouloir souffrir plus qu’on ne nous veut faire endurer. Le sixième, de ne point haïr celui qui nous maltraite. Le septième, d’avoir même de l’affection pour lui. Le huitième, de lui faire du bien. Et le neuvième enfin, de prier Dieu pour lui. Voilà le comble de la vertu chrétienne. C’est pourquoi Jésus-Christ y attache cette haute récompense. Comme ce commandement était relevé, et qu’il avait besoin d’une âme généreuse, et d’un grand travail le Sauveur y joint aussi une récompense, qu’il n’a promise à aucune de toutes ces autres vertus. Il ne promet point une terre comme à ceux qui sont doux, ni des consolations comme à ceux qui pleurent, ni la miséricorde comme à ceux qui seront miséricordieux ; ni le royaume même du ciel ; mais ce qui est plus étonnant, il promet que nous deviendrons semblables à Dieu, autant que des hommes le peuvent être : « Afin », dit-il, « que vous soyez semblables à votre Père qui est dans les cieux. »
Et remarquez que ni ici, ni dans ce qui précède, il ne nomme point Dieu son Père, mais qu’il l’appelle ou un grand R. comme lorsqu’il parle des jurements ; ou le Père de ceux à qui il parle, comme en cet endroit. Il voulait réserver cela à un autre temps plus favorable.
Il ajoute ensuite : « Il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes. » Comme s’il disait : Il est si éloigné de haïr ceux qui le méprisent, qu’il leur fait même du bien. Et cependant cette comparaison n’est pas égale, non seulement à cause de l’excellence des biens que Dieu fait aux hommes, mais encore à cause de son infinie grandeur. Celui qui vous méprise est un homme semblable à vous ; mais celui qui offense Dieu est son esclave, et un esclave qui en avait reçu mille biens. Vous ne lui donnez que des paroles, lorsque vous priez pour lui ; mais Dieu lui donne des biens réels et admirables, en faisant lever son soleil sur lui, et en lui procurant des pluies durant tout le cours de l’année. Cependant une laisse pas de vous donner la gloire d’être égal à Dieu, autant qu’un homme peut l’être. Ne haïssez donc plus celui qui vous a fait tort, puisqu’il vous procure un si grand bien, et qu’il vous élève à une si haute gloire. Ne lancez donc point d’imprécations contre celui qui vous outrage, puisqu’alors vous ne laisseriez pas de souffrir le mal qu’il vous fait, et que vous en perdriez tout le fruit. Vous endureriez une peine ; et vous n’en auriez point de récompense. Ce serait le dernier aveuglement, qu’après avoir souffert les plus grands maux, on ne pût souffrir les plus légers.
Mais comment, direz-vous, puis-je pardonner ainsi à ceux qui m’offensent ? Quoi ! lorsque vous voyez un Dieu qui se fait homme, qui s’abaisse et qui souffre si épouvantablement pour vous ; vous hésitez encore, et vous demandez comment vous pouvez remettre à vos frères les injures qu’ils vous font ? Ne l’entendezvous pas crier du haut de sa croix : « Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. »(Lc. 23,34) N’entendez-vous pas saint Paul qui dit : « Jésus-Christ est ressuscité, et est monté au ciel, et est assis à la droite de Dieu, où il intercède pour nous ? » (Rom. 8,34) Ne savez-vous pas qu’après sa mort et après sa résurrection il envoya aux Juifs qui l’avaient tué, ses apôtres pour les combler de biens, quoique ces mêmes juifs dussent leur faire souffrir mille maux ?
Mais vous dites qu’on vous a cruellement offensé. L’avez-vous été autant que votre Seigneur ? Avez-vous été comme lui chargé de chaînes, battu de verges, outragé de soufflets, couvert de crachats par les derniers de tous les hommes, condamné à la mort, et à la mort la plus cruelle et par des personnes qui vous avaient des obligations infinies ? Si votre frère vous a beaucoup offensé, efforcez-vous de lui faire plus de bien, afin de rendre votre couronne plus illustre, et de délivrer votre frère du profond assoupissement où vous le voyez. Plus les frénétiques frappent les médecins, et plus ceux-ci les plaignent, plus ils s’appliquent à les guérir parce qu’ils savent que cet outrage n’est qu’un effet de la violence de la maladie. Imitez cette conduite à l’égard de vos ennemis, et traitez ainsi ceux qui vous outragent. Ces personnes sont vraiment malades. Elles souffrent une véritable violence. Délivrez-les donc de cette langueur mortelle. Aidez-les à vaincre leur passion, et à chasser d’eux ce démon cruel de la colère et de la fureur.
Nous pleurons sur les possédés lorsqu’ils se présentent à nous ; et non seulement nous ne tâchons pas, mais nous appréhendons extrêmement d’être possédés comme eux. Agissons de même à l’égard de ceux qui sont transportés de fureur. Le démon les possède comme ceux qu’on appelle proprement possédés, et d’autant plus malheureusement, qu’ils sont furieux sans avoir perdu l’esprit. Ainsi leur folie est d’autant plus inexcusable qu’elle est volontaire. N’insultez donc point à ces malades, mais ayez compassion d’eux.
5. Quand nous voyons une personne tourmentée de la bile, et qui témoigne par le soulèvement de son estomac, qu’elle veut rejeter quelque humeur maligne ; nous lui tendons la main pour la soutenir, nous n’appréhendons point que nos habits soient gâtés, et nous ne pensons qu’à la secourir. Traitons ainsi ces autres malades ; supportons-les pendant qu’ils jettent tout leur feu, et toute leur mauvaise humeur ; et ne les quittons point qu’ils ne s’en soient, entièrement déchargés. Ce sera alors qu’ils comprendront l’obligation qu’ils vous ont, et qu’ils reconnaîtront de quelle maladie vous les aurez délivrés. Que dis-je, qu’ils reconnaîtront l’obligation qu’ils vous auront ? Dieu même vous récompensera d’une couronne de gloire, et vous comblera de biens, parce que vous aurez sauvé votre frère d’une maladie si dangereuse. Cet homme vous re gardera toute sa vie comme son maître ; et il aura un profond respect pour votre modération et votre douceur.
Ne voyez-vous pas tous les jours que les femmes qui sont dans les douleurs de l’enfantement, mordent et déchirent celles qui les assistent, sans que celles-ci le sentent ; ou plu tôt elles le sentent, mais elles le supportent avec courage dans la compassion qu’elles ont des douleurs excessives que souffrent ces femmes en cet état. Imitez au moins ces personnes, et ne soyez pas plus délicat que des femmes.
Quand ceux qui vous outragent, et qui sont en effet plus pusillanimes que les femmes, auront jeté dehors, et comme enfanté cette fureur qu’ils avaient conçue, ils admireront votre courage, et ils reconnaîtront que vous êtes véritablement homme. Que si ce que je vous dis vous paraît pénible, souvenez-vous que Jésus-Christ s’est fait homme pour vous imprimer cette modération dans le cœur, et pour nous mettre en état d’être également utiles à nos amis et à nos ennemis. C’est pourquoi il nous commande d’avoir soin des uns et des autres : de nos amis et de nos frères, lorsqu’il nous commande de quitter l’offrande à l’autel pour aller nous réconcilier avec eux, et de nos ennemis, lorsqu’il nous ordonne de le aimer et de prier pour eux. Il ne nous y exhorte pas seulement par l’exemple de Dieu, mais encore par un autre tout contraire. « Car si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense en aurez-vous ? Les publicains ne le font-ils pas aussi(46) ? » Saint Paul dit la même chose : « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’à répandre le sang en combattant contre le péché. » (Hébr, 12,4) Si donc vous faites ce que je dis, vous demeurerez uni à Dieu, mais si vous le négligez, vous serez au rang des publicains. Que si la grandeur de ce précepte vous étonne, jetez les yeux sur la différence qu’il y a entre inciter Dieu ou les publicains. Ne considérez pas seulement la difficulté du commandement, mais pesez-en aussi la récompense. Voyez à qui nous nous rendons semblables en l’accomplissant ; et à qui nous le serons en le violant.
Lorsqu’il s’agit de nos frères, Jésus-Christ veut que nous nous réconciliions avec eux, et que nous ne les quittions point que nous ne soyons rentrés en grâce ; mais pour les autres hommes, il ne nous impose plus cette nécessité, il se contente que nous leur rendions seulement ce que nous leur devons, et il rend ainsi sa loi légère. Comme il avait dit à ses disciples en leur parlant des Juifs : « C’est ainsi qu’avant vous ils ont persécuté les prophètes (Mt. 5,12) », de peur qu’ils ne prissent de là occasion de les haïr, il leur commande aussi non seulement de les supporter en cet état, mais encore de les aimer. Il arrache, comme vous voyez, jusqu’aux moindres racines de la colère, des désirs sensuels, de l’avarice, de la vanité, et de tous les soins de cette vie. C’est ce qu’il fait dès le commencement de ce sermon, mais surtout à l’endroit où nous sommes arrivés. En effet, celui qui est pauvre d’esprit, qui est doux, et qui pleure, bannit de lui la colère ; celui qui est juste et miséricordieux, chasse l’avarice ; celui qui a le cœur pur, s’éloigne de toute impureté ; et celui qui souffre les persécutions, les outrages et les calomnies, se met en état de mépriser toutes les choses de la terre ; et de se purifier du faste de la vanité du monde.
Mais après avoir dégagé de ces liens les mes de ses auditeurs, et les avoir comme frottées d’huile pour le combat, il s’applique encore à déraciner ces vices avec plus de soin qu’auparavant. Il commence par la colère. Il la détruit entièrement en disant : « Que celui qui se fâchera contre son frère sans sujet, »et qui lui dira « Raca », ou qui l’appellera « fou », sera puni. Que celui qui veut offrir son présent n’approchera point de l’autel avant qu’il se soit réconcilié avec son frère, et que celui qui a un ennemi, tâchera de se le rendre ami avant que d’entrer en jugement. Il passe ensuite à l’impureté. Il dit : Que celui qui regarde une personne avec un œil impudique, sera puni comme un adultère : Que celui à qui la compagnie d’une femme, ou d’un homme, ou d’un de ses intimes amis, peut être une occasion de chute et de scandale, doit les éloigner et se retrancher de lui : Que celui qui est lié à une femme par le mariage ne la quittera point pour en épouser une autre. Et c’est ainsi qu’il coupe la racine de l’impureté.
Il attaque ensuite l’avarice en défendant de jurer ou de mentir, ou de plaider contre celui qui emporte notre robe, en nous commandant de lui laisser notre manteau, de donner même les assistances corporelles qu’on exige de nous, et par là il enseigne admirablement à étouffer l’amour des richesses. Enfin il ajoute, comme pour le couronnement de tous ces différents préceptes : « Priez pour ceux qui vous calomnient. » C’est ainsi qu’il élève ses disciples à la plus haute perfection. Car s’il est évident qu’être doux est moins que de se laisser maltraiter ; qu’être miséricordieux, est moins que de donner son manteau à celui qui nous ôte notre robe ; qu’être juste, est moins que de souffrir l’injustice ; qu’être pacifique, est moins que de faire volontairement plus qu’on n’exige de nous, ou de tendre la joue droite quand on nous frappe sur la gauche, c’est de même beaucoup moins d’être persécuté, que de bénir ceux qui nous persécutent.
6. C’est de cette manière qu’il nous élève peu à peu jusqu’au plus haut des cieux. Après cela de quels supplices ne serons-nous pas dignes, si tandis qu’on nous commande de nous rendre semblables à Dieu, nous ne faisons pas même ce que font les païens et les gentils ? Si les publicains, les païens et les pécheurs aiment ceux qui les aiment : que deviendrons-nous nous autres, si nous n’aimons pas nos propres frères, et si nous témoignons ce, manquement de charité, par l’envie que nous causent les louanges et l’estime dont ils sont l’objet ? A quels supplices ne serons-nous pas condamnés, si lorsque Jésus-Christ nous commande d’être plus justes que les pharisiens, nous sommes moins vertueux que les païens même ? Comment oserons-nous approcher de l’entrée du ciel, et de ces portes sacrées si nous ne sommes pas meilleurs que les publicains ? Car Jésus-Christ le donne à entendre lorsqu’il dit : « Et si vous n’aimez que vos frères, que ferez-vous en cela de particulier ? Les païens ne le font ils pas aussi (47) ? » Mais une des choses qui doit nous faire le plus admirer la manière dont Jésus-Christ instruit les hommes, c’est qu’il propose les récompenses avec une sorte de prodigalité, comme de voir Dieu, d’avoir part au royaume des cieux, de devenir enfants de Dieu, et semblables à lui ; d’avoir part à ses miséricordes et à ses consolations divines, et de jouir d’une couronne immortelle, tandis qu’au contraire, s’il est obligé de faire quelque menace, il ne le fait que comme en passant. Car il ne parle qu’une seule fois ici du feu de l’enfer, et il fait la même chose ailleurs, ayant plus pour but de toucher ses auditeurs par la honte que par des menaces, comme lorsqu’il dit : « Les publicains ne font-ils pas la même chose ? » Et : « Si le sel devient fade, », etc ; et : « Celui-là sera appelé le dernier dans le « royaume des cieux. » Il y a même des endroits, où au lieu de punition, il ne marque que le péché même où l’on tombe, afin de laisser juger à l’auditeur de la sévérité du châtiment. Comme lorsqu’il dit : « Il a déjà commis l’adultère dans son cœur. » Et : « Celui qui quitte sa femme la rend adultère. » Et : « Ce qui est de plus, vient du mauvais. » Car il ne faut point marquer d’autre punition à des personnes raisonnables pour les éloigner de quelque péché, que de leur en montrer la grandeur. C’est pour ce sujet qu’il apporte ici l’exemple des publicains et des gentils, afin que cette comparaison fasse plus d’impression sur ses disciples. Saint Paul a imité cette conduite, lorsqu’il a dit : « Ne vous affligez point comme les autres qui n’ont point d’espérance (1Thes. 4,12) » et « comme les gentils qui ne connaissent point Dieu. » (Id. 5) Et pour leur montrer qu’il ne leur demande rien de fort grand, mais seulement d’un peu au-dessus de la pratique ordinaire, il leur dit : « Les païens n’en font-ils pas autant ? » Mais il ne s’arrête pas là, et c’est par les récompenses qu’il conclut, c’est sur les bonnes espérances qu’il laisse ses auditeurs : « Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait (48). » Il nomme le ciel presque partout pour accoutumer ses disciples à des pensées plus hautes et plus sublimes ; Car ils étaient encore faibles et dans des sentiments humains et charnels.
Repassons, mes frères, dans notre esprit toutes ces instructions si saintes, et témoignons à l’avenir un grand amour pour nos ennemis. Rejetons cette coutume ridicule de quelques personnes déraisonnables, qui attendent que ceux qu’ils rencontrent les saluent les premiers, négligeant ainsi ce qui les rendrait heureux selon la parole de Jésus-Christ, et affectant ce qui les rend ridicules. Car pourquoi ne saluez-vous pas le premier celui que vous rencontrez ? C’est, dites-vous, parce qu’il attend que je le prévienne. N’est-ce pas pour cela même que vous devez vous hâter, afin qu’en le prévenant vous receviez la récompense que Jésus-Christ a promise ? Je ne le ferai pas, dites-vous, parce qu’il veut exiger cela de moi. Qu’y a-t-il de plus extravagant que cette pensée ? Parce qu’il m’offre une occasion d’être récompensé de Dieu, je ne veux pas m’en servir. Car s’il vous salue le premier, vous ne gagnerez plus rien en le saluant. Mais si vous le prévenez, la vanité est votre profit, et son orgueil sera votre couronne. N’est-ce pas un étrange aveuglement de pouvoir gagner beaucoup par peu de paroles, et de vous priver volontairement de cet avantage ? Mais de plus vous tombez dans le même vice que vous reprenez dans votre frère. Car si vous le blâmez de ce qu’il attend que vous le saluiez le premier, pourquoi imitez-vous ce que vous condamnez en lui ? Pourquoi affectez-vous de faire comme un bien, ce que vous reprenez en lui comme un mal ? Voyez-vous par là qu’il n’y a rien de plus ennemi de la raison, que celui qui n’est pas ami de Dieu ? C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de fuir une coutume si dangereuse et si peu raisonnable. Cette maladie d’esprit a séparé une infinité d’amis, et fait une infinité d’ennemis. Prévenons donc les hommes, et aimons à les saluer toujours les premiers. Car si Jésus-Christ nous commande de nous tenir prêts à souffrir les soufflets, à laisser prendre notre robe, et à suivre nos ennemis lorsqu’ils nous contraignent de marcher bien loin, qui pourra nous excuser si nous faisons preuve d’un orgueil si opiniâtre, lorsqu’il ne s’agit que de saluer et de dire un mot ?
Vous me direz peut-être : Mais si je lui rends cette déférence, les autres me mépriseront et me railleront. Quoi donc ! de peur d’être méprisé par un extravagant, vous ne craindrez pas d’offenser Dieu ? Et pour empêcher qu’un autre homme comme vous ne vous raille, vous foulerez aux pieds la loi de Celui qui vous a tant fait de grâces ? Si c’est un mal qu’un homme vous méprise, quelle indignité sera-ce que vous désobéissiez à Dieu même qui vous a créé ?
Mais de plus, si vous souffrez quelque mépris, c’est pour vous un sujet de récompense. Car vous le souffrez pour Dieu et pour avoir obéi à sa loi. Qu’y a-t-il de plus glorieux que cette souffrance et où trouvera-t-on une couronne qui l’égale ? Qui me rendra assez heureux que d’être méprisé pour Dieu, plutôt que d’être honoré de tous les rois de la terre ? Je ne vois rien de si illustre, ni de si glorieux que ce mépris.
Suivons donc cet esprit, puisque Dieu nous l’ordonne et regardons comme un néant toute la gloire des hommes. Aspirons à cette haute sagesse et réglons par elle toute la suite de notre vie. Ce sera ainsi que nous jouirons par avance des biens du ciel et de la gloire qui nous est promise en vivant dès ici-bas comme des anges qui conversent avec les hommes et en nous tenant au-dessus de tous les désirs terrestres, de tout le trouble des passions, comme ces puissances célestes et spirituelles, et que nous recevrons ensuite ces biens ineffables de l’autre vie, que je vous souhaite à tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient toute gloire, tout empire et toute adoration avec son Père éternel et saint principe, et avec le Saint-Esprit, la source et le principe de toute bonté, maintenant et à jamais, et dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XIX[modifier]


« PRENEZ BIEN GARDE DE NE FAIRE PAS VOS AUMÔNES DEVANT LES HOMMES POUR EN ÊTRE REGARDÉS. » (CHAP. 6,1, JUSQU’AU VERSET 16)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Que la vaine gloire assaillit même les bons. – Définition de la vraie aumône.
  • 2. Dommage que porte l’ostentation.
  • 3. C’est de l’élan de l’âme et non de la multiplicité des paroles que la prière a besoin.
  • 4. A qui prie la persévérance est nécessaire. – Ils sont tous également nobles ceux qui peuvent appeler Dieu leur père.
  • 5. La vertu ne dépend pas seulement de notre volonté mais aussi de la grâce d’En Haut.
  • 6. Il nous sera pardonné dans la mesure que nous aurons pardonné nous-mêmes.
  • 7. Soyons les fils de Dieu, non seulement par la grâce mais encore par les œuvres. – Dieu nous aime plus qu’un père et une mère.
  • 8. et 9. Que sous nous devons tenir très heureux de pouvoir obtenir le pardon de nos péchés, en pardonnant à ceux qui nous ont offensés.


1. Jésus-Christ attaque ici la passion de toutes la plus violente, cet amour furieux de la vaine gloire, qui tourmente ceux qui sont délivrés des autres vices. Il n’en a rien dit d’abord, parce que cela était superflu avant que de nous avoir montré nos devoirs et la manière de nous en bien acquitter. Mais après nous avoir inspiré l’amour de la plus haute vertu, il a soin de combattre cette passion qui l’attaque d’ordinaire et qui en est l’ennemie la plus mortelle. Car cette maladie ne naît pas tout d’abord et comme au hasard dans nos âmes, mais seulement après que nous avons fait beaucoup d’œuvres saintes. C’est donc avec grande raison que Jésus-Christ établit premièrement et plante en quelque sorte dans le cœur les racines de la vertu la plus-pure et qu’il entreprend ensuite de la défendre de cette vapeur contagieuse, qui en corrompt les fruits les plus excellents.
Il commence par l’aumône, par la prière et par le jeûne, parce que c’est dans ces exercices de vertu, que la vanité d’ordinaire se plaît davantage. C’était de cela que le pharisien s’enorgueillissait : « Je jeûne », dit-il, « deux fois la semaine et je donne la dîme de tout ce que je possède. » (Lc. 18,15) Il tirait même vanité de sa prière, puisqu’il ne la faisait que par ostentation. Comme il n’y avait là personne excepté le publicain, il indiquait celui-ci et disait : « Je ne suis pas comme le reste des hommes, ni comme ce publicain. »
Mais considérez comment Jésus-Christ, en commençant à parler de cette passion, en parle comme d’un serpent subtil et dangereux, capable de surprendre ceux qui ne s’appliquent pas avec grand soin à veiller sur eux-mêmes. « Prenez garde », dit-il, « de ne pas faire votre aumône devant les hommes pour en être regardés (1). » C’est ainsi que saint Paul parle au peuple de Philippes : « Prenez garde aux chiens. » (Phil. 3,4) Cette bête cruelle entre dans l’âme sans se faire sentir et elle infecte toutes les vertus qu’elle y trouve, par un poison secret et imperceptible.
Nous avons vu par ce qui précède comment il a parlé au long de l’aumône et qu’il y a exhorté les hommes par l’exemple de Dieu même, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants. Après leur avoir persuadé d’aimer à donner et de le faire avec une grande effusion de cœur, il veut prévenir tout ce qui pourrait corrompre cette vertu, lorsqu’elle fleurit dans le cœur, comme un olivier beau et fertile. « Prenez bien garde », dit-il, « que vous ne fassiez votre aumône devant les hommes. » Il dit « votre aumône », parce que l’autre, dont il est parlé auparavant, est comme l’aumône de Dieu. Mais après avoir dit : « Ne faites point votre aumône devant les hommes », il ajoute aussitôt, « pour en être regardés. » Il semble que cela était enfermé dans ce qu’il venait de dire. Mais celui qui examinera ces paroles, verra bien que ce second avis est différent du premier et que Jésus-Christ y témoigne une grande tendresse envers nous et un admirable soin de tout ce qui nous regarde. Car un homme peut faire l’aumône devant les hommes, sans avoir dessein d’en être vu, et au contraire une personne qui la fera en secret, peut souhaiter quelquefois d’être vue des hommes. C’est pourquoi le Seigneur ne considère pas simplement l’action, mais il discerne la volonté ; et c’est elle qu’il punit ou qu’il récompense. Si Jésus-Christ n’eût point marqué si exactement cette circonstance, ce commandement eût pu servir de prétexte à plusieurs, pour se refroidir dans leurs aumônes, parce qu’on ne peut pas toujours les faire dans le secret. C’est pourquoi il ne vous impose point cette nécessité et il vous assure que ce n’est point l’action extérieure, mais l’intention secrète, qu’il jugera digne de punition ou de récompense. Vous auriez dit peut-être en vous-même : Pourquoi suis-je coupable de ce qu’un autre me voit quand je fais l’aumône ? Mais je vous réponds encore : Il ne vous demande point le secret de l’action, mais la droiture de la volonté et la pureté de l’intention. Car Dieu veut guérir votre âme par votre aumône et la délivrer de ses maladies.
Mais après qu’il a défendu de rien faire par vanité, qu’il a montré combien cette passion serait pernicieuse, comme ce serait travailler inutilement et perdre tout le fruit des bonnes œuvres, il relève ensuite les pensées des auditeurs, en leur parlant de son Père et du ciel, pour ne pas les toucher par la seule crainte de ce qu’ils peuvent perdre, mais pour les encourager encore par le souvenir de Celui qui les a créés. « Autrement vous ne recevrez point la récompense de votre Père qui est dans le « ciel (1). » Il ne s’arrête pas là, mais il va plus loin et se sert de plusieurs moyens pour dé tourner de la vaine gloire. Comme il leur a proposé auparavant les publicains elles païens pour confondre par cette comparaison ceux qui les imiteraient, il leur propose ici de même les hypocrites. « Lors donc que vous ferez l’aumône ne faites point sonner la trompette devant vous, « comme le font les hypocrites dans les synagogues et dans les places publiques, pour être honorés des hommes. Je vous dis en vérité que déjà ils ont reçu leur récompense (2). » Je ne parle pas de la sorte pour marquer qu’en effet ces personnes sonnent de la trompette en donnant l’aumône, mais pour montrer seulement la passion furieuse qu’ils avaient d’être vus des hommes, se moquant d’eux par cette expression figurée. Et c’est avec grande raison qu’il les appelle « hypocrites », puisqu’ils sont charitables en apparence, mais cruels et inhumains dans le cœur. Car ils ne donnent pas l’aumône par une sincère compassion de leur prochain, mais par un désir de s’acquérir de la gloire. Et n’est-ce pas une cruauté extrême, lorsque votre frère meurt de faim, de penser à vous procurer de l’estime et non à le soulager dans ses maux ? Ainsi la vertu de l’aumône ne consiste pas simplement à donner, mais à donner de la manière et pour la fin que Dieu nous commande.
2. Après qu’il a blâmé la vanité des hypocrites, jusqu’à faire rougir ceux de ses auditeurs qui en étaient coupables, il apporte maintenant le remède à une âme frappée de ce mal, et, après avoir dit ce qu’il faut éviter en faisant l’aumône, il dit ensuite ce qu’il faut y observer. « Mais lorsque vous ferez l’aumône, que votre main gauche ne sache pas ce que fait votre main-droite (3). » Il ne parle point encore ici de la main du corps, mais il se sert de cette expression, comme s’il disait : Il faudrait, si cela se pouvait faire, que vous ignorassiez vous-même ce que vous faites, et que vos propres mains dont vous vous servez pour faire vos bonnes œuvres ne les sussent pas. Il n’entend pas par ce mot de main gauche, comme pensent quelques-uns, que nous ne devons nous cacher que des personnes injustes. Dieu étend ce commandement du secret à l’égard de toutes sortes de personnes.
Considérez maintenant quelle est la récompense qu’il promet. Comme il a fait voir le châtiment à encourir par l’ostentation, il montre maintenant la récompense à mériter par la modestie, double considération dont il se sert pour exciter plus puissamment et pour conduire à des préceptes plus relevés. Car il nous invite à ne pas perdre de vue que Dieu est présent partout ; que nos biens ou nos maux ne se terminent pas à cette vie ; que nous devons en sortant de ce monde, être présentés à un tribunal terrible, où nous rendrons un compte exact de toutes nos actions, pour en recevoir ou la peine, ou la récompense ; enfin qu’aucune chose grande ou petite n’est cachée aux yeux de ce juge, si bien cachée soit-elle à ceux des hommes. C’est ce que Jésus-Christ insinue en ces termes : « Afin que votre aumône se fasse en secret, et votre Père qui voit ce qui est de plus secret, vous en rendra lui-même la récompense devant tout le monde (4). » Il semble qu’il expose l’homme sur un grand et magnifique théâtre, et qu’il lui donne ce qu’il désirait, avec une magnificence qu’il n’aurait osé espérer. Car que prétendez-vous ? lui dit-il. N’est-ce pas d’avoir quelques témoins de vos bonnes œuvres ? Et vous aurez pour témoins non les anges et les archanges, mais Dieu même. Que si vous souhaitez que les hommes en soient spectateurs, je ne vous priverai pas même de cette satisfaction, lorsque le temps en sera venu, et ce que je vous donnerai passera tous vos souhaits. Si vous vouliez faire paraître ici vos bonnes œuvres, vous le feriez peut-être à l’égard de dix, ou de vingt, ou de cent personnes ; mais si vous avez soin de les cacher, Dieu lui-même les découvrira en présence de toute la terre. C’est pourquoi, si vous avez tant de désir que les hommes connaissent vos bonnes actions, cachez-les ici un peu de temps, et ils les verront un jour avec plus d’éclat, lorsque Dieu les fera paraître, qu’il les louera, et qu’il les exposera aux yeux de tout l’univers. Ceux qui s’aperçoivent ici que vous voulez être vu, vous blâment comme un homme vain. Mais quand ils vous verront un jour couronné de gloire, non seulement ils ne vous blâmeront pas, mais ils vous admireront. Puis donc que vous pouvez, en différant un peu de temps, recevoir une plus grande récompense, et vous acquérir une gloire pins solide ; quel aveuglement serait-ce de perdre par votre précipitation, l’un et l’autre, et de souhaiter que les hommes soient spectateurs du bien que vous faites, sans vous contenter qu’il soit vu de Dieu seul, de qui vous en attendez le prix et la récompense ? Que si nous souhaitons d’avoir quelque témoin de nos actions, qui devons-nous choisir plutôt que notre Père qui est dans le ciel, puisque lui seul a le pouvoir de nous couronner ou de nous punir ? Mais quand même notre vanité ne nous devrait pas coûter la perte de notre salut, il serait néanmoins indigne de celui qui est jaloux de la gloire, d’aimer mieux avoir pour témoins de ses actions les yeux des hommes que ceux de Dieu. Car qui serait assez fou dans le monde, pour ne pas se contenter qu’un roi fût spectateur d’une action héroïque qu’il aurait faite, mais qui souhaiterait d’être regardé alors, et d’être loué par les plus méprisables de tous les hommes ? C’est pourquoi Jésus-Christ ne nous défend pas seulement de ne point aimer à faire voir nos bonnes œuvres, mais il nous commande même de les cacher. Car il y a bien de la différence entre ces deux choses, et c’est bien moins de n’affecter point de faire paraître ses bonnes œuvres, que de s’étudier même à les tenir secrètes. « Ainsi lorsque vous priez, ne faites point comme les hypocrites qui affectent de prier en se tenant debout dans les synagogues et dans les coins des rues, afin qu’ils soient vus des hommes : Je vous dis en vérité que déjà ils ont reçu leur récompense (5). » « Mais vous, lorsque vous priez, entrez en un « lieu retiré de votre maison, et fermant la porte, priez votre Père en secret (6). » Jésus-Christ appelle encore ces personnes hypocrites, et très justement, puisque, feignant de prier Dieu, ils ne font que regarder les hommes autour d’eux, et qu’ils ressemblent moins à des suppliants qu’à des comédiens. Car celui qui prie vraiment Dieu, quitte tout le reste, et n’est attentif qu’à Celui qui a le pouvoir de lui accorder sa demande. Que si vous le quittez pour porter ailleurs votre attention et vos regards, et partout à la ronde, vous vous en retournerez les mains vides, c’est-à-dire avec ce que vous avec demandé. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas que ces personnes ne recevront point leur récompense, mais qu’ils l’ont déjà reçue ; c’est-à-dire qu’ils l’ont reçue des hommes, et qu’ils ont trouvé ce qu’ils désiraient. Ce n’était pas là le dessein de Dieu. Il voulait nous donner lui-même la récompense de notre prière. Mais lorsqu’on la prétend d’ailleurs, on ne mérite pas de rien recevoir de lui, puisqu’on n’attend rien de lui. Qui n’admirera la bonté de Dieu, qui promet de nous récompenser, même de ce que nous lui avons demandé ses grâces ?
3. Après avoir blâmé ceux qui abusent de la prière, en leur reprochant le lieu qu’ils affectent et leur intention corrompue, et fait voir qu’ils sont plus dignes d’être moqués que d’être exaucés, il enseigne ensuite une excellente manière de prier, à laquelle il attache une grande récompense : « Entrez, dit-il, dans un « lieu retiré de votre maison. » Vous me direz peut-être, ne faut-il point prier dans l’église ? Oui, il le faut, mais dans la même disposition de cœur que si vous étiez en un lieu secret. Car Dieu considère toujours le but et la fin qu’on se propose, puisque quand vous entreriez dans le lieu le plus retiré de votre logis, et que vous fermeriez la porte sur vous, si vous le faisiez par vanité, toute cette retraite ne vous servirait de rien. C’est donc avec grande sagesse que Jésus-Christ ajoute ce mot, « afin qu’ils soient vus des hommes. » Quoique vous preniez soin de fermer la porte de votre cabinet, il veut que vous en preniez encore plus de fermer celle de votre cœur et de votre intention. Car on doit toujours combattre et rejeter la vaine gloire, mais particulièrement en priant. Que si lors même que nous sommes exempts de cette passion, nous ne laissons pas d’être égarés et distraits dans nos prières ; que sera-ce si nous y apportons une intention si corrompue ? Comment nous écouterons-nous nous-mêmes ? Et si nous, qui prions et qui sommes dans le besoin, ne nous écoutons pas dans la prière, comment voulons-nous que Dieu nous écoute ? Cependant, après tant de menaces que Jésus-Christ fait ici, il se trouve des personnes qui ont si peu de honte et de retenue dans les prières, que, si elles sont cachées de corps, elles tâchent de se faire entendre de tout le monde par des exclamations, des soupirs et un fatras de paroles qui les rendent la risée des autres. Un homme trouverait mao vais qu’on vînt en pleine rue le prier de la sorte, et il repousserait celui qui le ferait. Lorsqu’au contraire quelqu’un prie modestement et comme il convient, tous ceux qui peuvent lui donner sont plus portés à le faire,
Apportons donc à la prière, non la posture du corps, ru les cris de la bouche, mais la ferveur de l’esprit et le cri du cœur. Ne faisons point un bruit qui nous fasse remarquer, ni qui incommode nos frères ; mais prions modestement, avec un cœur brisé, devant Dieu, et des larmes répandues en sa présence. Que si vous me dites que vous ne pouvez retenir vos cris dans la douleur dont vous êtes saisi ; Je vous réponds que rien n’est plus propre à ceux qui sont touchés de douleur que de prier de la manière que je viens de dire. Moïse, percé de douleur, priait en silence, et Dieu entendit le cri de son cœur, lorsqu’il lui dit : « Pourquoi criez-vous vers moi ? » (Ex. 20,13) Anne, mère de Samuel (1Sa. 1,12), pria de même sans qu’on entendît sa voix ; et il obtint de Dieu tout ce qu’elle voulait, parce que son cœur criait vers lui. Abel aussi criait devant Dieu, non seulement dans son silence, mais même étant mort (Gen. 4,13), et sou sang élevait au ciel une voix plus puissante et plus forte que le bruit des trompettes. Criez vous-même comme ces saints et je ne vous en empêcherai pas. « Déchirez votre cœur », comme dit le Prophète, « et non pas vos vêtements » (Jol. 2,1) « Criez au Seigneur, comme David (Ps. 124), « de la profondeur » où vous vous trouvez, du fond de votre cœur, et faites que votre oraison soit une chose secrète, et soit un mystère. Ne voyez-vous pas que devant les rois tout est en silence, et que tout tumulte cesse ? Vous entrez ici dans un palais bien plus terrible que ceux des rois de la terre, dans le palais du roi du ciel, gardez-y donc une parfaite modestie. Vous avez part au chœur des anges ; vous entrez en société avec les archanges et vous joignez vos chants à ceux des séraphins mêmes. Ces habitants du ciel témoignent une frayeur modeste, et offrent à Dieu, avec crainte et tremblement, des hymnes saints et des concerts ineffables. Mêlez-vous avec eux lorsque vous priez, et tâchez d’imiter leur retenue et leur modestie toute céleste. Car ce n’est pas un homme que vous priez, mais Dieu qui est présent partout, qui vous entend avant même que vous lui parliez et qui voit à nu tous les secrets de votre cœur. Si vous priez de la sorte, vous en recevrez une grande récompense. « Et votre Père qui voit ce qu’il y a de plus secret, vous en rendra la récompense devant tout le monde (6). » Il ne dit pas, vous donnera, mais « vous rendra. » Car il veut bien se rendre votre débiteur et c’est un grand honneur qu’il vous fait. Mais comme il est invisible lui-même, il veut aussi que votre prière soit secrète et invisible ; il marque ensuite la manière dont nous devons prier. « Ne soyez pas grands parleurs dans vos prières comme font les païens, qui s’imaginent qu’à force de paroles ils obtiendront ce qu’ils demandent (7). » Lorsqu’il a parlé de l’aumône, il s’est contenté d’en retrancher la vanité sans spécifier de quoi il faut faire l’aumône, c’est-à-dire d’un bien acquis par un juste travail, et non pas par l’avarice ou par les rapines. Cela était si clair que personne n’en pouvait douter, et il l’avait déjà assez marqué lorsqu’il appelait « bienheureux ceux qui auraient faim et soif de la justice. » Mais lorsqu’il parle de l’oraison, il ajoute quelque chose de plus en retranchant le trop de paroles. En parlant de la vanité des aumônes, il avait rapporté l’exemple des hypocrites, il rapporte ici celui des païens, afin de confondre partout ses auditeurs par la bassesse des personnes avec qui il les compare. Il se sert de ce moyen pour nous corriger, parce qu’il n’y a presque rien qui nous touche plus que lorsqu’on nous compare à des personnes méprisables.
Jésus-Christ appelle ici « grands discours » toutes les demandes que nous lui faisons, qui ne nous sont pas utiles, les dignités, les honneurs, l’avantage sur nos ennemis, l’abondance des richesses, et en un mot tout ce qui ne nous sert pas pour notre salut. « C’est pourquoi ne vous rendez pas semblables à eux ; parce que votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez (8). »
4. Il me semble encore que par là il défend tes longues prières. Mais j’appelle longues prières celles qui le sont, non par le temps, mais par la multitude des paroles. Car il est bon de persévérer longtemps à demander à Dieu une même chose. « Soyez assidus à l’oraison (Col. 4,14) », dit saint Paul. Et lorsque Jésus-Christ nous propose l’exemple de cette veuve qui fléchit par l’assiduité de ses prières la dureté d’un juge cruel et impitoyable, et celui d’un homme qui vient trouver son ami au milieu de la nuit, et qui obtient de lui non tant par amitié que par importunité qu’il se lève, et qu’il lui donne ce qu’il lui demande ; il ne nous ordonne autre chose que de nous présenter continuellement devant lui, non pour lui offrir une prière longue et étendue en paroles, mais pour lui exposer simplement notre besoin. C’est ce qu’il exprime cri disant que « les païens s’imaginent qu’à force de paroles ils obtiendront ce qu’ils demandent. C’est pourquoi », ajoute-t-il, « ne vous rendez pas semblables à eux, car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. » S’il sait ce dont nous avons besoin, dites-vous, pourquoi le lui demander ? Ce n’est pas pour l’en instruire, mais pour le toucher ; afin que vous acquériez avec lui une divine familiarité par le commerce continuel que vous avez avec lui dans vos prières ; afin que vous vous humiliiez devant lui, et que vous vous souveniez souvent de vos péchés. « Voici donc comme vous prierez : Notre Père qui êtes dans les cieux (9). » Voyez comment il relève d’abord les esprits, et rappelle en notre mémoire toutes les grâces que nous avons reçues de Dieu. En nous apprenant à appeler Dieu « notre Père », Il marque en même temps par ce seul mot la délivrance des supplices éternels, la justification des âmes, la sanctification, la rédemption, l’adoption au nombre des enfants de Dieu, l’héritage de sa gloire qui nous est promis, l’association à son Fils unique ; et enfin l’effusion de son saint Esprit. Car il est impossible à celui qui n’a pas reçu tous ces biens, d’appeler avec vérité Dieu « son Père. » II nous attire donc à. Dieu par deux considérations très puissantes par la majesté de celui que nous invoquons, et par la grandeur des dons que nous en avons reçus. Quand il dit que « Dieu est dans les cieux », ce n’est pas comme pour le berner et l’y renfermer ; mais pour retirer de la terre l’esprit de celui qui prie et pour l’attacher au ciel.
Il nous apprend encore à faire nos prières en commun pour tous nos frères. Car il ne dit pas : Mon père « qui êtes dans les cieux ; » mais « notre père », afin que notre oraison soit généralement pour tout le corps de l’Église, et que chacun ne regarde point son intérêt particulier, mais celui de tous. Il bannit aussi par là toutes les aversions, et les inimitiés ; il réprime l’orgueil, il chasse l’envie, et il introduit dans les âmes la charité, cette mère divine de tous les biens. Il détruit encore toutes les inégalités et les différences de conditions et d’états, et il égale admirablement le pauvre avec le riche, et le sujet avec le prince ; puisque nous nous trouvons tous unis dans les choses les plus importantes et les plus nécessaires, qui sont celles du salut.
En quoi peut donc nous nuire la bassesse de notre naissance selon la chair, puisqu’une autre naissance nous unit tous, sans que l’un ait aucun avantage sur l’autre : ni le riche sur le pauvre ; ni le maître sur le serviteur ; ni le magistrat sur le particulier ; ni le roi sur le soldat ; ni le philosophe sur le barbare ; ni le plus savant sur le plus simple et le plus ignorant ? Car Dieu rend tous les hommes également nobles, lorsqu’il veut bien s’appeler également le père de tous.
Après donc qu’il a représenté à ses disciples cette noblesse et la grandeur de ce don de Dieu ; l’égalité qui doit régner entre eux, et la charité qu’ils doivent avoir les uns pour les autres ; après qu’il les a relevés de la terre pour les attacher au ciel, voyons ce qu’il leur ordonne de demander. Il est vrai que les premières paroles de cette prière semblaient devoir suffire pour le leur apprendre. Car il est bien juste que celui qui appelle Dieu « son Père », et un père commun à tous, vive de telle sorte qu’il ne paraisse pas indigne d’une qualité si haute, et qu’il corresponde à l’excellence de ce don par la sainteté de sa vie. Mais Jésus-Christ ne s’arrête pas là, et il ajoute : « Que votre nom soit sanctifié(9). » C’est une prière digne d’un homme qui vient d’appeler Dieu son Père, de n’avoir rien tant à cœur que la gloire de ce Père, et de mépriser toutes les autres choses en comparaison de celle-là. Car ce mot « soit sanctifié », veut dire, soit glorifié. Dieu a sa gloire qui est toujours pleine, toujours infinie, et qui demeure toujours la même. Et il commande néanmoins à celui qui le prie de vouloir qu’il soit encore honoré par là sainteté de notre vie. C’est ce qu’il avait déjà dit en ces termes : « Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et qu’ils glorifient votre Père qui est dans le ciel. » (Mt. 5,15) Quand les séraphins louent Dieu, ils ne disent que ces paroles : « Saint ; saint, saint. » C’est pourquoi ce mot : « Que votre nom soit sanctifié », veut dire, qu’il soit glorifié. Daignez, s’il vous plaît, disons-nous à Dieu, régler et purifier notre vie de telle sorte, que tout le monde vous glorifie en nous voyant. C’est là la perfection d’un chrétien d’être si irréprochable dans toutes ses actions, que chacun de ceux qui le voient en rende à Dieu la gloire qui lui est due.
5. « Que votre règne arrive (10). » C’est encore là la prière d’un véritable enfant de Dieu, de ne point s’attacher aux choses visibles, et de ne point estimer les biens présents ; mais de nous soupirer toujours vers son Père, et de désirer les biens à venir. C’est là l’effet d’une bonne conscience, et d’une âme dégagée de la terre. C’était le souhait continuel de saint Paul. C’était ce qui lui faisait dire : « Nous qui avons reçu les prémices de l’Esprit, nous soupirons et nous gémissons en nous-mêmes, attendant l’effet de l’adoption divine, c’est-à-dire la rédemption et la délivrance de notre corps. » (Rom. 8,43) Celui qui est brûlé de ce désir ne peut plus s’enfler des avantages de ce monde, ni s’abattre dans ses maux, mais comme s’il était déjà dans le ciel, il n’est plus sujet à l’une et l’autre de ces deux inégalités si différentes. « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel (40). » Il y a une admirable suite dans ces paroles. Il nous commande bien de désirer les biens futurs, et de tendre toujours au ciel : mais il veut de plus qu’en attendant cet avenir, nous imitions même sur la terre, la vie des anges dans le ciel. Vous devez, nous dit-il, désirer le ciel et les biens que je vous y prépare ; mais je vous commande cependant de faire de la terre un ciel, et d’y vivre, d’y parler et d’y agir comme si vous étiez déjà dans le ciel. C’est cette grâce que vous devez me demander. Quoique vous soyez sur la terre, vous devez néanmoins tâcher de vivre comme ces puissances célestes, puisque vous pouvez tout ensemble être ici-bas, et vivre comme elles. Voici donc ce que nous marquent ces paroles de Jésus-Christ. Comme les anges dans le ciel obéissent librement et toujours avec la même ferveur, comme ils ne sont point inconstants, obéissant dans une occasion et n’obéissant point dans l’autre ; mais qu’ils se soumettent toujours et demeurent parfaitement assujettis, parce qu’ils sont « puissants en vertu », dit le Prophète, « pour accomplir les ordres de Dieu (Ps. 102,20) ;» faites-nous cette même grâce à nous autres hommes, de ne point faire votre volonté en partie, mais de l’accomplir entièrement en toutes choses.
Considérez aussi comment Jésus-Christ nous apprend à être humbles, en nous faisant voir que notre vertu ne dépend pas de notre seul travail, mais de la grâce de Dieu. Il ordonne encore ici à chaque fidèle qui prie de le faire généralement pour toute la terre. Car il ne dit pas : « Que votre volonté soit faite » en moi ou en nous, mais « sur toute la terre ; » afin que l’erreur en soit bannie ; que la vérité y règne ; que le vice y soit détruit ; que la vertu y refleurisse ; et que la terre ne soit plus différente du ciel. Car si Dieu était ainsi obéi dans le monde, quoique les habitants du ciel soient bien différents de ceux de la terre, la terre néanmoins deviendrait un ciel, et les hommes seraient des anges, parce qu’ils vivraient comme les anges. « Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour (11). » Comme il vient de dire : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme « au ciel », et qu’il parlait à des hommes environnés d’une chair fragile, sujets à diverses nécessités, et incapables de jouir encore de l’impassibilité des anges, il veut bien nous commander d’accomplir la volonté de Dieu, aussi parfaitement que les anges, mais il condescend en même temps à la faiblesse de notre nature : J’exige de vous, dit-il, la vertu de mes anges, mais non leur impassibilité. La fragilité de votre nature en est incapable, et elle a nécessairement besoin d’une nourriture qui la soutienne.
Mais remarquez combien il veut en nous de spiritualité même dans ce qui regarde le corps. Car il ne nous commande point de lui demander des richesses, ou des plaisirs, ou des habits précieux, ou rien de semblable, mais seulement du pain, et le pain dont nous avons besoin le jour où nous vivons, sans nous mettre en peine du lendemain : « Donnez-nous », dit-il, « notre pain de chaque jour. » Et non content de cela, il ajoute encore : « Donnez-nous aujourd’hui », afin d’exclure entièrement de nos esprits le soin et l’embarras du jour suivant. Car pourquoi vous tourmenter du soin d’un jour que vous n’êtes pas assuré de voir ? Aussi il s’étend plus au long sur ce sujet dans la suite : « Ne vous mettez point en peine du lendemain », dit-il. Car il veut que nous soyons toujours ceints pour le voyage, et tout prêts à prendre notre essor vers le ciel, ne donnant au corps que ce que la nécessité commande.
Mais parce qu’un chrétien ne devient pas impeccable par le baptême, Jésus-Christ nous témoigne encore ici sa tendresse, en nous prescrivant cette prière pour fléchir la bonté de Dieu, et pour lui demander le pardon de vos péchés. « Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons à ceux qui nous doivent (12). » Considérez jusqu’où va l’excès de l’amour que Dieu porte aux hommes. Il croit encore dignes du pardon ceux qui l’offensent après avoir été délivrés de tant de maux, et après avoir reçu des grâces si ineffables. Car c’est pour les fidèles que cette prière est faite, comme la coutume de l’Église nous le montre, et le premier mot même de cette oraison, puisqu’une personne qui n’est pas encore baptisée ne peut pas appeler Dieu son « Père. » Si donc cette prière est pour les fidèles, et s’ils demandent à Dieu le pardon de leurs péchés, il est visible que Dieu ne nous refuse pas, même après le baptême, le remède de la pénitence. S’il n’avait voulu nous persuader cette vérité, il ne nous aurait pas prescrit cette prière. Mais en parlant des péchés, et en nous commandant d’en demander le pardon ; en nous apprenant le moyen de l’obtenir par cette voie facile, qui consiste à remettre afin qu’on nous remette ; il est clair qu’il a voulu nous montrer par là que les péchés peuvent encore être effacés après le baptême, et que c’est pour nous le persuader qu’il nous commande de prier de cette manière. Ainsi en nous faisant souvenir de nos péchés, il nous inspire des sentiments d’humilité. En nous commandant de pardonner aux autres, il efface de notre esprit le souvenir des injures. En nous promettant de nous pardonner nos fautes, il relève nos espérances. Et en nous rendant les imitateurs de sa douceur et de sa bonté ineffable, il nous élève jusqu’au comble de la sagesse.
Mais voici qui est extrêmement remarquable : puisqu’il avait renfermé dans chacune de ces demandes toute la perfection chrétienne, il y avait compris par conséquent l’obligation de pardonner les injures. Comme en effet l’abrégé de toute la vertu est dans cette parole : « Votre nom soit sanctifié ; » ou dans cette autre : « Que votre volonté soit faite sur la terre, comme elle l’est dans le ciel ; » ou dans cette faveur qu’il nous donne d’appeler Dieu « notre Père », on peut dire que toutes ces vertus renferment aussi la nécessité d’oublier les injures que nous avons reçues de nos frères. Et cependant il ne se contente pas de cette recommandation implicite, et pour montrer combien il avait à cœur ce précepte, il en fait un article exprès de la prière qu’il nous prescrit, et quand il l’a achevée, il n’en répète aucun autre que celui-là seul, en nous assurant : « Que si nous ne pardonnons point aux hommes les péchés qu’ils ont commis contre nous, notre Père céleste ne nous pardonnera point aussi les nôtres. »
Ainsi Dieu fait dépendre de nous notre fin, et nous rend maîtres de l’arrêt qu’il doit prononcer un jour. Car afin que, quelque déraisonnable que vous soyez, vous ne puissiez vous plaindre en quoi que ce soit du jugement que Dieu doit prononcer, il veut que vous, qui êtes le coupable, soyez néanmoins le maître de votre sentence. Comme vous aurez jugé de vous, ainsi en jugerai-je moi-même, et si vous pardonnez à un homme comme vous, je vous promets de vous pardonner. Et néanmoins Dieu égale en cela deux choses bien inégales. Car vous pardonnez, parce que vous avez besoin qu’on vous pardonne ; mais Dieu fait grâce sans avoir besoin de rien. Vous pardonnez comme serviteur à celui qui est ce que vous êtes ; mais Dieu pardonne comme un maître à son esclave. Vous faites grâce, parce que vous êtes chargé de péchés ; Dieu fait grâce, étant la sainteté même, incapable de la moindre faute.
Mais il y a encore ici une grande preuve de sa bonté. Car il pouvait absolument vous pardonner vos péchés ; mais en ne le faisant qu’à proportion que vous pardonnez aux autres, il vous fait naître mille occasions d’exercer la douceur et la charité. Il vous donne lieu d’éteindre votre colère, et d’étouffer dans votre cœur tout ce qui y pourrait être de brutal et d’inhumain, et il vous apprend à vous unir très étroite ment avec vos frères, qui font avec vous partie du même corps.
Après cela de quelle excuse vous couvrirez-vous ? Direz-vous que votre frère vous a mal traité sans sujet ? C’est ce qu’on suppose, puis qu’on vous commande de lui pardonner. S’il y avait de la justice dans ce qu’il a fait, il n’y aurait plus de péché. C’est donc son injustice, c’est son péché qu’on vous exhorte de lui pardonner, comme c’est pour des péchés semblables, et pour beaucoup d’autres encore plus grands, que vous demandez à Dieu qu’il vous pardonne. Mais avant même qu’il vous accorde le pardon, il vous fait grâce, en vous commandant de le demander de la sorte, et en vous apprenant ainsi à être doux et charitable envers vos frères. Et de plus il vous promet après cela une grande récompense, en vous assurant qu’il ne vous demandera plus compte d’aucun de vos péchés.
De quel supplice donc serons-nous dignes, si après que Dieu a mis ainsi notre salut en notre pouvoir, nous nous trahissons nous-mêmes, et nous nous perdons volontairement ? Comment osons-nous demander à Dieu, qu’il soit doux et indulgent envers nous, puisque dans une chose qui dépend de nous, nous sommes si cruels et si inhumains envers nous-mêmes ? « Et ne nous laissez point succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal, parce qu’à vous appartient la royauté, la puissance et la gloire, dans tous les siècles, Amen (13). » Rien de plus propre à nous faire voir notre bassesse et à rabattre notre présomption que ces paroles qui nous enseignent à ne pas fuir les combats, mais aussi à ne pas nous y jeter de nous-mêmes, C’est ainsi et qu’il nous sera plus glorieux de vaincre, et plus honteux au démon d’être vaincu. Car lorsque nous sommes forcés de combattre, il faut le faire avec fermeté et avec vigueur : mais quand nous n’y sommes point appelés, il faut nous tenir en repos, et attendre le temps du combat, afin de montrer tout ensemble de l’humilité et du courage. Il entend par ce mot, « du mal », qui signifie aussi « du méchant », le malin esprit, et il nous exhorte à avoir contre lui une inimitié irréconciliable. Il nous apprend aussi qu’il n’est pas méchant par sa nature. Car la malice n’est pas naturelle à la créature, mais elle vient du choix de la volonté. Jésus-Christ l’appelle absolument « le méchant », parce qu’il l’est au suprême de gré ; et comme, sans avoir jamais reçu de nous la moindre injure, iI nous fait une guerre qui ne connaît pas de trêve, le Seigneur nous fait dire non pas : « Délivrez-nous des méchants, »mais « du méchant ; » afin de nous commander de n’avoir point d’aigreur contre nos frères dans les maux que nous en souffrons, mais de tourner toute notre haine sur cet esprit de malice, l’auteur et le principe véritable de tous les maux.
Après nous avoir excités au combat par le souvenir de cet ennemi, et exhortés à fuir la tiédeur et la paresse, il nous encourage de nouveau, et relève nos esprits en nous représentant quel est le roi que nous servons, et nous faisant voir qu’il est lui seul plus puissant que tous : « Car à vous appartient la royauté, la puissance et la gloire. » Si donc la royauté appartient à Dieu, il ne faut rien craindre, puisqu’il n’y a personne qui soit capable de lui résister, et qui puisse lui ravir son pouvoir suprême. Lorsqu’il dit, « la royauté est à vous », il fait voir que cet ennemi même qui nous attaque, lui est soumis, et que s’il nous fait la guerre, ce n’est que parce que Dieu le souffre. Il est du nombre de ses esclaves, quoique déjà condamné et réprouvé par lui, et quelque furieux qu’il soit, il n’oserait attaquer un homme, s’il n’en avait reçu le pouvoir de Dieu. Que dis-je, qu’il n’oserait attaquer un homme ? Il n’osa pas même autrefois entrer dans des pourceaux, sans en avoir reçu auparavant la permission de Jésus-Christ ; comme il n’osa non plus toucher aux bœufs et aux brebis du saint homme Job. qu’après que Dieu même lui en eut donné le pouvoir. Quand vous seriez donc mille fois plus faible que vous n’êtes, si vous êtes juste, vous devez avoir toute confiance, ayant un si grand roi, un roi qui peut faire par vous tout ce qu’il lui plaît.
7. « A vous appartient la gloire dans tous les siècles. Amen. » Dieu ne vous délivre pas seulement de vos maux, il peut encore vous donner la gloire. Comme sa puissance est infinie, sa gloire est ineffable, et l’une et l’autre s’étendront dans tous les siècles. Vous voyez combien de choses il nous propose pour nous exciter à combattre, et pour nous inspirer la fermeté et la confiance.
Et pour montrer ensuite, comme je vous l’ai déjà dit, qu’il ne hait rien tant que le souvenir des injures, et qu’il n’aime rien tant que la douceur et la modération qui lui est opposée ; après qu’il a achevé cette prière, il reprend cet article, et il nous exhorte, et par la peine dont il nous menace si nous ne le pratiquons, et par la récompense qu’il nous promet, si nous avons soin d’y obéir. « Car si vous pardonnez aux hommes, votre Père céleste vous pardonnera aussi (14). Mais si vous ne leur pardonnez point, votre Père ne vous pardonnera point (15). » Il parle encore d’un « Père » et d’un « Père céleste », afin de nous faire rougir de honte, si, ayant un tel Père, nous devenions durs et inhumains comme les bêtes, et si, appelés au ciel, nous n’avions que des pensées basses et terrestres. Ce n’est pas assez d’être enfants de Dieu par la grâce qu’il nous a faite, il faut l’être encore par nos actions. Rien ne nous rend si semblables à Dieu, que la douceur et la charité que nous témoignons envers ceux qui nous outragent avec le plus de malice et de violence. C’est ce qu’il a marqué lui-même, lorsqu’il a dit que Dieu « fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants. » C’est pour ce sujet qu’il est indiqué dans tous les articles de cette prière qu’elle doit se faire en commun. « Notre Père », dit-il, « que votre nom soit sanctifié ; que votre royaume arrive ; que votre volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel. Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour, et remettez-nous nos dettes ; ne nous laissez point succomber à la tentation, et délivrez-nous du mal. » Il veut que nous parlions toujours en commun pour nous apprendre que nous devons être toujours parfaitement unis, sans qu’il nous reste la moindre trace d’animosité ou d’aversion contre notre frère.
Quel supplice donc mériteront ceux qui, après ces préceptes de Jésus-Christ, non seulement ne pardonnent point à leurs ennemis, mais osent même prier Dieu de les en venger, et qui ne craignent pas de combattre sa loi sainte, et ce soin qu’il nous témoigne en tant de manières de prévenir toutes nos divisions, et tout ce qui peut mettre dans nos esprits quelque semence d’aversion ou de haine. Comme il sait que la charité est la racine de tous les biens, il veut retrancher de nous tout ce qui pourrait l’altérer en quelque manière, afin que nous demeurions parfaitement unis, en nous réunissant tous ensemble, comme membres d’un même corps. Car il n’y a personne, non, je le dis encore une fois, il n’y a personne sur la terre, sans excepter père, mère, ou quelque autre ami que ce soit, qui nous aime autant que Dieu nous a aimés. Il n’en faut point d’autre preuve que les grâces qu’il nous fait tous les jours, et les commandements qu’il nous prescrit.
Que s’il vous semble que es maladies, les misères publiques, et les autres maux dont Dieu nous afflige dans cette vie, ne s’accordent pas avec cette affection si tendre qu’il a pour nous ; considérez combien vous l’offensez fous les jours, et vous ne vous étonnerez plus, quand vous en souffririez encore davantage. Vous serez surpris, au contraire, lorsque vous recevrez quelque bien. Mais pour nous, nous nous arrêtons à considérer les différents maux que nous souffrons, et nous ne considérons jamais cette multitude de fautes que nous commettons de jour en jour. De là vient que nous tombons dans la tristesse, et que nous nous abattons aisément.
Que si nous voulions compter exactement, seulement durant un jour, les péchés que nous commettons, nous reconnaîtrions aussitôt que nous mériterions de souffrir encore beaucoup plus que nous ne souffrons. Je ne m’arrêterai pas aux péchés que chacun de vous peut avoir jusqu’ici commis ; je ne veux que vous représenter ceux de ce jour. Je ne sais pas en détail tout ce qui se passe chez, vous, cependant le nombre de nos fautes est si grand, que ceux qui ne les peuvent toutes comprendre, peuvent au moins en connaître une partie par ce que je vais vous dire. Car qui de nous n’a pas été négligent dans ses prières ? qui n’a point eu de vanité ? qui ne s’est point enorgueilli ? qui n’a point médit de son frère ? qui n’a point eu de mauvais désir ? qui n’a point jeté un regard trop libre ? qui n’a point senti quelque émotion et quelque trouble en se souvenant de son ennemi.
Si jusque dans l’église et durant si peu de temps, nous nous sommes rendus coupables de tant de maux, que deviendrons-nous quand nous en serons sortis ? Si nous ressentons tant d’orages dans le port, lorsque nous rentrerons au milieu de la mer, je veux dire au milieu du monde et des affaires de ce siècle, comment pourrons-nous nous reconnaître nous-mêmes ? Cependant Dieu nous a donné un moyen bien court et bien facile pour nous délivrer de ce poids effroyable de tant de péchés. Car quelle peine, y a-t-il de pardonner à celui qui vous a offensé ? Il y a de la peine à nourrir de l’aversion dans son cœur, mais il n’y en a point à pardonner. Car en étouffant notre colère, nous assurons la paix de notre âme, et notre volonté seule suffit pour cela. Il ne faut ni passer les mers, ni faire de longs voyages, ni traverser les montagnes, ni dépenser notre bien, ni lasser notre corps. Il suffit de vouloir, et tout le mal que notre ennemi nous a fait est effacé.
8. Mais si, au lieu de lui pardonner, vous vous adressez à Dieu afin qu’il vous venge de lui, quelle espérance vous restera-t-il de votre salut, puisque tors même que vous devriez fléchir la colère de Dieu, vous l’irritez davantage, et qu’ayant l’apparence d’un suppliant, vous vous expliquez par des paroles qui seraient plus dignes d’une bête farouche que d’un homme, et qui sont comme autant de flèches mortelles que vous donnez au démon, afin qu’il s’en serve pour percer votre âme ? C’est pourquoi saint Paul, parlant de la prière, ne recommande rien tant que de pratiquer ce précepte : « Levez au ciel vos mains pures, » dit-il, « sans colère et sans dispute. » (1Thes. 2,5) Car si, lors même que vous avez besoin de miséricorde, bien loin d’étouffer votre colère, vous en nourrissez le ressentiment, quoi que ce soit alors vous mettre vous-même le poignard dans le sein : quand pourrez-vous prendre des sentiments plus doux, et quand rejetterez-vous de votre cœur cette humeur maligne qui vous empoisonne et qui vous tue ?
Que si vous ne comprenez pas encore la grandeur de ce péché, jugez-en par ce qui se passe parmi les hommes, et vous reconnaîtrez alors combien grand est l’outrage que vous osez faire à Dieu. Bien que vous ne soyez qu’un homme, si quelqu’un venait vous demander pardon, et qu’apercevant son ennemi, lorsqu’il serait à vos pieds, il se levât et vous quittât tout à coup pour aller le tuer, n’est-il pas certain qu’il vous irriterait encore davantage par cette satisfaction si offensante ? Jugez par là de ce qui se passe entre Dieu et vous. Vous offrez à Dieu votre prière, vous vous abaissez devant lui, et après cela vous le quittez soudain, pour attaquer votre ennemi par des imprécations sanglantes. Ce n’est pas là prier Pieu, c’est le déshonorer. Vous invoquez contre celui qui vous a offensé Celui qui vous commande de lui pardonner, et vous le priez de faire le contraire de ce qu’il vous ordonne une vous suffit pas de violer la loi de Dieu ; mais pour augmenter votre supplice, vous le priez encore de la violer lui-même. Croyez-vous qu’il ait oublié ce qu’il ordonne ? Est-ce avec un homme que vous traitez, qui peut quelquefois manquer de mémoire, ou avec un Dieu qui sait tout, et qui veut qu’on garde ses lois très exactement ? Aussi est-il si éloigné de taire ce que vous lui demandez, qu’il ne peut souffrir seulement la demande que vous lui faites, qu’il vous a en horreur, et qu’il vous destine déjà au dernier supplice. Comment donc prétendez-vous obtenir de lui ce qu’il vous commande de fuir avec tant de soin ?

Cependant il y a des personnes si insensées, que non seulement elles prient Dieu contre leurs ennemis, mais encore contre les enfants de leurs ennemis, et que dans la fureur qui les possède, elles voudraient les dévorer si cela leur était possible ; ou plutôt elles les dévorent en effet. Et ne me dites point que vous n’avez point déchiré avec les dents la chair de ces personnes. Vous les avez déchirées encore plus cruellement par les désirs de votre cœur, lorsque vous avez conjuré Dieu de faire tomber sur elles toute sa colère, que vous avez souhaité qu’elles fussent damnées éternellement, et que toute leur famille pérît avec elles. Quelles plaies sont aussi cruelles ? quels traits sont aussi envenimés que ces désirs ?

Ce n’est pas là ce que Jésus-Christ vous a appris. Il ne vous a point enseigné à ensanglanter ainsi votre bouche. Vous êtes plus horrible aux yeux de Dieu par ces prières détestables, que vous ne le seriez aux yeux des hommes si vous aviez la bouche pleine du sang et de la chair de vos ennemis. Comment donnerez-vous en cet état le baiser de paix à vos frères ? Comment approcherez-vous, du sacrifice ? comment pourrez-vous boire le sang de Jésus-Christ ayant le cœur si plein de poison ? Quand vous dites : Mon Dieu, étendez, votre malédiction sur mon ennemi, renversez toute sa famille, qu’il périsse avec tout ce qui est à lui, et que vous lui souhaitez ainsi mille morts, en quoi Êtes-vous différent d’un assassin et d’un meurtrier, ou plutôt des bêtes les plus farouches ?

9. Bannissons de nous, mes frères, cette fureur et cette manie. Témoignons envers ceux qui nous offensent la, douceur que Jésus-Christ nous commande, afin que nous soyons semblables à notre Père qui est dans les cieux. Nous le serons si nous rappelons en notre mémoire tous les péchés de notre vie, si nous examinons avec soin combien nous offensons Dieu, soit dans notre maison, soit dehors, soit dans les lieux publics ou dans les églises. Quand nous n’aurions point fait d’autre mal, la seule négligence que nous témoignons en ce lieu si saint suffirait pour nous rendre dignes du dernier supplice. Les prophètes font retentir ici leurs divins oracles ; tes apôtres nous prêchent, Dieu nous parle lui-même, et notre esprit cependant s’échappe et s’égare, et s’occupe des soins et des affaires du monde.

Nous n’écoutons pas dans l’église la loi de Dieu avec autant de silence et de retenue, que ceux qui assistent aux théâtres, en témoignent pour les édits de l’empereur. Les consuls alors, les sénateurs, les magistrats, et tout le peuple, se lèvent et se tiennent debout pour écouter ce qui se lit avec un profond respect. Si quelqu’un osait faire du bruit et élever sa voix dans ce grand silence, on punirait ce crime de mort, comme étant commis contre la majesté du prince. Et ici lorsqu’on lit publiquement les lettres que Dieu nous écrit du ciel, tout est en tumulte et on n’entend que du bruit de tous côtés. Cependant Celui qui nous écrit ces lettres est bien plus grand que l’empereur ; et cette assemblée où on les lit est bien plus auguste que celle de vos théâtres. Il n’y a que des hommes dans ces assemblées ; mais celle-ci, les anges s’y trouvent avec les hommes. De plus les prix qui sont promis par ces décrets du ciel à ceux qui seront vainqueurs, sont sans comparaison plus grands que ne sont toutes ces vaines récompenses d’ici-bas.

C’est pourquoi non seulement les hommes, mais les anges, les archanges, tous les chœurs du ciel, et tous les peuples de la terre, doivent rendre ici leur commun hommage à leur commun roi, selon ce commandement exprès que nous en fait l’Écriture : « Bénissez le Seigneur, vous tous qui êtes ses ouvrages. » (Daniel, 3,30) Car tous ses ouvrages sont admirables. Ils sont élevés au-dessus de la raison, et l’esprit humain ne les peut comprendre. Les prophètes nous les annoncent tous les jours, et chacun d’eux en relève différemment l’excellence et la grandeur. L’un dit : « Dieu montant en haut a emmené avec lui la captivité même captive, il a fait des dons aux hommes (Ps. 17,49) ;» et : « Le Seigneur est puissant, Dieu est fort dans les armées. »(Ps. 23,8) L’autre dit : « Il divisera les dépouilles des puissants, parce qu’il est venu pour annoncer aux captifs leur délivrance, et pour rendre la vue aux aveugles. » (Is. 13,12) Un autre chantant la gloire que Dieu a remportée sur la mort, s’écrie : « O mort, où est ta victoire ? ô enfer, où est ton aiguillon ? »(Os. 13,14) Un autre prédisant la paix profonde qui régnerait dans le monde dit : « On « brisera les épées pour les employer au fer « des charrues, et on changera les lances en « faux. » (Is. 2,4) Un autre parlant a Jérusalem lui dit : « Tressaillez de joie, fille de Sion fille de Jérusalem, annoncez partout que votre roi vient vous voir et vous témoigner sa douceur, qu’il est assis sur une ânesse et sur un ânon. » (Zac. 9,9) Un autre prédit son avènement, et dit : « Le Seigneur que vous cherchez viendra, et qui pourra soutenir le jour de son avènement ? Tressaillez de joie et bondissez comme de jeunes veaux qu’on a déliés. » (Joël II, 2) Un autre encore s’écrie sur le même sujet avec admiration : « C’est là notre Dieu et il n’y en a point d’autre qu’on puisse lui comparer. »(Deut. 4,35) Cependant lorsque nous entendons tant de merveilles, au lieu de trembler dans ce lieu saint, et de croire que nous sommes plutôt dans le ciel que sur la terre, nous faisons du bruit comme si nous étions dans un marché. Nous remplissons de tumulte le temple de Dieu, et nous y passons une grande partie du temps à parler de folies et de bagatelles.
Lors donc que nous sommes si négligents et en public et en particulier, et dans l’Église même, et à écouter la parole de Dieu, et dans toutes nos actions grandes ou petites ; et que de plus nous faisons tant d’imprécations contre nos ennemis, comment espérons-nous de nous sauver, puisque nous ajoutons à tant de crimes des prières encore plus criminelles ? Après cela devons-nous nous étonner s’il nous arrive quelque malheur ; et ne serait-ce pas plutôt une merveille s’il ne nous en arrivait pas ? Le premier effet semble naturel et ordinaire ; et le second est contraire à la raison. Car il serait tout à fait injuste, qu’étant ennemis de Dieu, et l’irritant continuellement, nous jouissions de son soleil, de ses pluies et de tous ses autres biens qui découlent de lui comme de leur source : puisque n’ayant que l’apparence d’hommes, nous sommes en effet plus cruels que les bêtes les plus sauvages ; puisque nous nous déchirons les uns les autres et que nous trempons notre langue dans le sang de nos frères. Et cela après avoir mangé avec eux à la table divine et spirituelle ; après avoir reçu tant de grâces pour cette vie, et tant de promesses pour être éternellement heureux en l’autre.
Pensons, mes frères, à ces vérités si importantes. Rejetons de nos âmes ce poison mortel, brisons ces chaînes de la haine et de la colère, offrons à Dieu des prières dignes de lui et de nous ; et au lieu d’être cruels comme les démons, devenons doux et charitables comme les anges. De quelque manière qu’on nous ait outragés, que le souvenir de nos péchés, et la récompense que Jésus-Christ joint à ce précepte de pardonner aux autres, adoucisse notre esprit, et arrête tous les mouvements de notre colère, afin qu’ayant toujours conservé la pair dans notre cœur pendant cette vie, Dieu nous traite dans l’autre avec autant de bonté, que nous en aurons témoignée envers nos frères. Si ce tribunal d’un Dieu nous épouvante, rendons-le-nous favorable en pardonnant à nos ennemis, et ouvrons-nous maintenant la porte de sa miséricorde, pour paraître alors devant lui avec confiance. Si nous n’avons pu mériter cette grâce en ne péchant point, nous l’obtiendrons, en pardonnant à ceux qui auront péché contre nous. Cette condition est sans doute très avantageuse pour nous, et elle ne nous sera point pénible. Faisons du bien à nos ennemis, et nous amasserons un trésor de miséricorde. Ainsi nous serons aimés non seulement des hommes, mais de Dieu même, qui nous couronnera enfin, et nous fera jouir des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il

HOMÉLIE XX[modifier]


« LORSQUE VOUS JEÛNEZ, NE SOYEZ POINT TRISTES COMME LES HYPOCRITES QUI PARAISSENT AVEC UN VISAGE DÉFIGURÉ, AFIN QUE LES HOMMES CONNAISSENT QU’ILS JEÛNENT. JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’ILS ONT DÉJÀ REÇU LEUR RÉCOMPENSE. – MAIS VOUS, LORSQUE VOUS JEÛNEZ, PARFUMEZ VOTRE TÊTE, ET LAVEZ VOTRE VISAGE. – AFIN DE NE PAS FAIRE PARAÎTRE AUX HOMMES QUE VOUS JEÛNEZ, MAIS SEULEMENT A VOTRE PÈRE QUI EST PRÉSENT DANS LES LIEUX LES PLUS SECRETS, ET VOTRE PÈRE QUI VOIT CE QU’IL Y A DE PLUS SECRET, VOUS EN RÉCOMPENSERA. » (CHAP. 6,16, 17, 18 ; JUSQU’AU VERSET 24)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Comment il faut entendre cette parole : Parfumez vos têtes.
  • 2. Contre la feinte vertu.
  • 3. Combien les richesses sont difficiles à conserver. – Ce que l’œil est au corps, l’âme l’est à l’homme.
  • 4. De quelle manière les richesses deviennent fructueuses.
  • 5.et 6. Qu’il faut tacher de vaincre l’avarice par la foi, et de rendre Dieu le dépositaire de notre bien.- Qu’on doit craindre d’être surpris par le jugement dernier, qui surprendra tout le monde.


1.Il faut gémir ici, mes frères. Il faut pleurer notre malheur, puisque nous n’imitons pas seulement, mais que nous surpassons même ces hypocrites dont parle Jésus-Christ. Car je sais, et je ne le sais que trop, qu’il y a aujourd’hui plusieurs personnes qui, par une hypocrisie bien différente de celle des pharisiens, ne jeûnent pas comme eux, afin qu’on les voie ; mais qui veulent faire croire qu’ils jeûnent lorsqu’ils ne jeûnent pas. Ils allèguent pour excuse une raison qui est pire encore que leur crime, en disant qu’ils affectent de paraître ainsi jeûner, afin de ne scandaliser personne. Pensez-vous bien à ce que vous dites ? Quoi ! Dieu vous fait un commandement, et vous nous parlez de scandale ? Vous croyez scandaliser le monde, en faisant ce que Dieu commande, et éviter le scandale en le violant ? Y a-t-il rien de plus criminel et de plus extravagant que cette excuse ? Jusqu’à quand surpasserez-vous en malice les hypocrites mêmes ? Jusqu’à quand userez-vous d’une double hypocrisie dans un seul crime, et pratiquerez-vous ce raffinement de malice si ingénieusement inventé par vous ? Ne rougissez-vous point de l’expression si forte dont Jésus-Christ se sert en cet endroit, où il ne se contente pas d’appeler ces personnes qui vous ressemblent « hypocrites », mais où il ajoute : « Qu’ils abattent et décolorent leur visage ? » C’est-à-dire, qu’ils le corrompent et le défigurent.
Mais si c’est se défigurer le visage que de vouloir par vanité paraître pâle et blême à cause du jeûne ; que dirons-nous, mes frères, du fard, des eaux et des poudres dont les femmes couvrent leur visage pour corrompre les âmes des jeunes gens ? Les premiers se contentent de se perdre eux-mêmes : mais celles-ci en se perdant font périr encore ceux qui les regardent. Il faut donc éviter avec un soin égal cette double peste : et c’est pour ce sujet que Jésus-Christ nous commande encore ici, comme il l’avait déjà fait, non seulement de ne point faire voir notre jeûne, mais encore de le cacher.
Remarquez que le Sauveur, en parlant de l’aumône, ne dit pas simplement : « Prenez garde de ne pas faire vos aumônes devant les hommes », mais qu’il ajoute formellement, « afin d’être vus d’eux ; » au lieu que lorsqu’il parle de la prière et du jeûne, il n’ajoute pas cette même circonstance. Pourquoi cela ? C’est sans doute parce que souvent nous ne pouvons cacher nos aumônes, quelque désir que nous en ayons ; au lieu que nous pouvons toujours garder le secret dans notre jeûne et notre prière. Comme donc lorsqu’en disant : « Que votre main gauche ne sache pas ce que fait la droite, il ne veut pas qu’on prenne ces paroles à la lettre, mais seulement qu’on ait grand soin de cacher ses aumônes ; et comme lorsqu’il nous commande d’entrer dans un lieu secret pour prier, il ne nous oblige point à ne faire nos prières que dans ces lieux retirés, mais seulement à ne pas rechercher les yeux des hommes ; de même, lorsqu’il nous dit ici de parfumer et de laver notre visage, il ne faut point entendre ce commandement à la lettre, puisque nous ne l’observons point de cette manière, non plus que ces peuples entiers de solitaires qui vivent sur les montagnes. Ce n’est donc point là ce que Jésus-Christ demande de nous ; mais comme les anciens se parfumaient le visage les jours de fête et de réjouissances, ainsi qu’on le voit par David et Daniel, il nous dit de nous parfumer aussi, ce qui ne doit pas s’entendre au pied de la lettre, mais en ce sens que nous devons être attentifs à cacher soigneusement ce précieux trésor du jeûne.
Et pour nous faire voir que c’est de cette manière que doit s’entendre ce commandement, Jésus-Christ a fait lui-même ce qu’il nous a commandé de faire : il a jeûné quarante jours dans le désert, et il n’a ni lavé ni parfumé son visage ; et néanmoins sa conduite était exempte de la plus légère ombre d’affectation. Car son dessein principal dans ces paroles, est de nous inspirer un grand éloigne ment de la vaine gloire. C’est pourquoi il se sert du mot « d’hypocrite », qui signifie aussi un comédien, afin de nous éloigner de ce vice par deux considérations différentes. La première en nous montrant combien ce vice est ridicule et dangereux pour le salut ; et la seconde, en nous faisant voir que ce déguise ment et cette imposture ne peuvent pas durer longtemps. Un homme qui joue un personnage sur un théâtre, ne peut être estimé que le temps que dure la comédie. Tous même ne l’estiment pas alors, puisque plusieurs de ceux qui le voient, savent très bien qu’il n’est pas en effet ce qu’il paraît être. Mais au moins lorsque la comédie est jouée, il est reconnu de tout le monde pour ce qu’il est. C’est ce qui arrivera indubitablement aux amateurs de la vaine gloire. Plusieurs dès cette heure reconnaissent leur déguisement. On sait déjà qu’ils ne sont pas ce qu’ils paraissent, et qu’ils n’en ont que l’extérieur. Mais ils seront reconnus clairement pour ce qu’ils sont dans ce grand jour où Dieu fera voir à nu les secrets des cœurs.
Jésus-Christ nous montre par cette même parole combien ce commandement qu’il nous fait est doux. Cari ! ne nous ordonne pas d’augmenter nos jeûnes et de les rendre plus austères ; mais il nous avertit seulement de n’en pas perdre le mérite. Tout ce qu’il y a de pénible dans le jeûne nous est commun avec les hypocrites, puisqu’ils jeûnent en effet ; mais ce que Jésus-Christ nous ordonne en cet endroit est extrêmement doux, puisqu’il ne tend qu’à nous empêcher de perdre notre récompense. Il n’ajoute rien à nos travaux ; mais il nous en assure le mérite, et sa bonté ne peut souffrir que nous perdions notre couronne comme les hypocrites la perdent.
Ces âmes vaines ne veulent pas imiter ceux qui combattent dans les jeux olympiques, qui voyant devant eux une si grande foule de peuple qui les regarde, et tant de magistrats qui les environnent, négligent néanmoins tout ce monde, et ne tâchent qu’à plaire à celui qui leur promet le prix s’ils sont vainqueurs, quand même sa qualité serait beaucoup moindre que celle des autres. Vous, vous avez des raisons puissantes de ne vouloir que Dieu seul pour témoin de votre victoire, et parce que c’est lui seul qui vous en donne le prix, et parce qu’il est infiniment élevé au-dessus de tous, et cependant vous ne laissez pas de vouloir être vus des autres, qui non seulement ne vous servent pas, mais qui vous nuisent même beaucoup par leur estime et par leurs louanges.
2. Néanmoins Dieu est si bon qu’il semble vous dire : Si vous voulez encore après ce que je vous dis être vus des hommes, je ne m’oppose pas. Attendez un peu ; et je vous accorderai ce que vous désirez, d’une manière puis avantageuse et plus éclatante que vous ne l’osez espérer. La gloire que vous recherchez ici des hommes, vous ravit celle que je vous prépare ; et en méprisant celle-là, vous vous assurez celle-ci. C’est alors que vous jouirez de tout avec une pleine assurance, mais même avant ce temps vous recevrez dès ici-bas cet avantage si important, de fouler aux pieds toute la gloire des hommes, de vous affranchir du honteux esclavage des ambitieux, et de ne contrefaire pas seulement la vertu, mais de la posséder véritablement.
Que si vous désirez d’être vus des hommes, quand vous seriez dans le fond d’un désert, vous ne laisseriez pas de perdre le fruit de tous vos travaux. N’est-ce pas faire une grande injure à la vertu, que de ne pas la suivre pour elle-même, mais pour être loué seulement de quelques gens du peuple qui vous verront, et de ceux qui ne sont dignes que de mépris ? Vous voulez être bon afin que des méchants vous admirent, et vous cherchez pour spectateurs de votre vertu les ennemis mêmes de la vertu. N’est-ce pas imiter celui qui voudrait être chaste, non parce que la chasteté est une chose excellente, mais pour être loué des impudiques ? Ainsi vous n’auriez point été ami de la vertu, si elle n’avait point d’ennemis ; au lieu que vous devriez l’admirer d’autant plus que ses ennemis eux-mêmes ne peuvent s’empêcher de l’admirer. Il faut donc aimer la vertu pour elle-même, et non point par d’autres considérations. Nous croyons qu’on nous fait injure lorsqu’on ne nous aime pas pour nous-mêmes, mais par des raisons qui ne nous regardent point. Traitez donc au moins la vertu comme vous voulez qu’on vous traite. Aimez-la pour elle-même, et non à cause des autres. N’obéissez pas à Dieu à cause des hommes ; mais obéissez plutôt aux hommes à cause de Dieu. Quant vous agissez autrement, quoique vous paraissiez aimer la vertu, vous ne l’aimez pas en effet, et vous irritez autant Dieu, que ceux qui la haïssent et qui la méprisent. Ceux-là l’offensent en ne faisant pas le bien ; et vous, vous l’offensez en le faisant mal.
« Ne vous faites point de trésors sur la terre où les vers et la rouille les mangent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent (19). Mais faites-vous des trésors dans le ciel, où « les vers et la rouille ne les mangent point, et où il n’y a point de voleurs qui les déterrent et qui les dérobent (20). » Après que Jésus-Christ a banni de nous la vaine gloire, il en vient ensuite tout naturellement à combattre l’avarice, parce que rien n’entretient tant en nous cette passion que l’ambition et le désir de l’honneur. C’est pour s’attirer cette vaine estime, qu’on veut avoir une foule de valets, des troupes d’eunuques, des chevaux superbes et tout couverts d’or, des meubles somptueux et mille autres semblables folies que les hommes ne recherchent ni pour la nécessité, ni même pour le plaisir ; mais seulement pour paraître, et pour donner des marques de leur magnificence et de leurs richesses.
Jésus-Christ nous avait exhortés auparavant à être miséricordieux ; mais il montre ici jusqu’où doit aller notre charité en disant : « Ne vous faites point de trésors sur la terre. » Comme il eût été dangereux de commencer d’abord par attaquer ouvertement l’avarice, et par exhorter tout d’un coup les hommes au mépris des richesses, à cause du grand empire que cette passion exerce sur les cœurs, c’est peu à peu et par degrés qu’il attaque cette maladie pour en délivrer les hommes ; il entre donc doucement dans les esprits pour leur faire mieux accueillir ce qu’il doit dire. Il se contente d’abord de dire en général : « Bienheureux ceux qui font miséricorde ! » Il passe ensuite plus avant : « Soyez », dit-il, « d’accord avec votre ennemi. » Il ajoute après : « Si quelqu’un veut vous ôter votre robe, donnez-lui aussi votre manteau. » Voici enfin la loi portée dans son absolue perfection. Auparavant il s’était contenté de dire : Si vous voyez qu’on vous menace d’un procès, laissez-vous plutôt ôter votre bien ; car il vaut mieux perdre du bien pour n’avoir point de procès, que d’avoir un procès pour gagner du bien. Ici, sans parler d’ennemi, ni de procès, ni d’aucune violence qu’on nous fasse, il nous commande simplement et absolument de mépriser les richesses, et il montre qu’il fait ce commandement moins pour ceux qui reçoivent la charité, que pour ceux qui la font. De sorte que quand il n’y aurait personne qui nous fît injure, ou qui nous appelât en jugement, nous devrions néanmoins nous porter de nous-mêmes à mépriser les richesses et les donner de bon cœur aux pauvres.
Il use encore ici néanmoins de quelque réserve dans la forme, et il ne dit les choses que peu à peu. Quoiqu’il eût montré en sa personne un si grand exemple de ce mépris des richesses, en rejetant, lorsqu’il fut tenté dans le désert, tous les biens du monde que le diable lui promettait ; il ne s’en sert pas néanmoins et n’en parle point, parce que le temps de découvrir ces choses n’était pas encore venu. Il se contente de nous porter à ce mépris par des raisons qu’il propose, et d’agir plutôt en ami qui conseille, qu’en souverain qui commande. Car après avoir dit « Ne vous faites point de trésors dans la terre », il ajoute : « où les vers et la rouille les mangent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent. » Il montre d’abord combien le trésor qu’il promet dans le ciel surpasse celui qu’on peut amasser sur la terre, soit par la différence du lieu où ces trésors sont en dépôt, soit par l’avantage que l’un a naturellement sur l’autre.
3. Mais il ne s’arrête pas là, et se sert encore d’un autre raisonnement. Il détourne d’abord les hommes de l’avarice par la crainte des maux mêmes qu’ils appréhendent davantage. Car, que craignez-vous ? dit-il. Appréhendez-vous que votre bien ne se perde si vous en faites l’aumône ? Au contraire, faites l’aumône, et il ne se perdra jamais. non seulement il ne se perdra pas, mais il profitera beaucoup. Car il vous acquerra tous les biens du ciel. C’est ce qu’il marque dans la suite. Mais il se contente d’abord de proposer ce qui pouvait avoir le plus de force sur les esprits, savoir, la conservation des trésors. A cette considération, il en ajoute une autre qui était très propre à toucher les cœurs, comme s’il disait : non seulement votre bien se conservera si vous le donnez en aumône, mais il périra, au contraire, si vous ne le donnez pas. Et remarquez la sagesse ineffable du Sauveur. Car il ne dit pas Vous laisserez cet argent à vos héritiers, ce qui est une satisfaction pour beaucoup ; mais chose terrible, cette consolation, les avares ne l’auront même pas, parce qu’à supposer que les hommes n’y touchent point, il y a autre chose qui ne manquera pas de les détruire, les vers et la rouille. Quoique ce danger ne paraisse rien, il est néanmoins inévitable, et quelque précaution que vous y puissiez apporter, vous ne le préviendrez pas. Quoi donc, me direz-vous, la rouille consumera mon or ? Si la rouille ne le consume, les voleurs l’enlèveront. Mais tout le monde a-t-il donc été volé ? C’est le sort de la plupart, sinon de tous. Jésus-Christ établit ensuite la même vérité par une autre raison. « Car où est votre trésor, là est aussi votre cœur (21). » Quand vous éviteriez tous ces malheurs, vous ne laisseriez pas de souffrir un grave dommage de votre honteux attachement aux choses d’en-bas : vous voilà esclave au lieu de libre, déchu des choses du ciel, incapable de tout grand sentiment, ne rêvant qu’argent, qu’usure, que créances, que gain, qu’abjects trafics. Quoi de plus misérable qu’un tel état ? Il n’y a point de plus triste servitude que celle d’un homme qui s’assujettit lui-même à cette tyrannie de l’avarice, et, ce qu’il y a de plus mortel, qui foule aux pieds la noblesse et la liberté de l’homme. Tant que vous aurez l’esprit ainsi attaché à vos richesses, quelques vérités qu’on vous annonce, et quelque avis qu’on vous donne pour votre salut, tout vous sera inutile. Vous serez comme ces chiens qu’on attache à des sépulcres, et votre avarice vous y liera plus étroitement que toutes les chaînes. Vous y aboierez contre tout le monde, et vous n’aurez point d’autre occupation que de conserver pour d’autres les trésors que vous gardez. Je vous demande encore une fois s’il n’y a rien de plus misérable que cet état ?
Cependant, comme ces choses étaient encore trop relevées pour la faiblesse de ses auditeurs, et qu’ils ne pouvaient aisément comprendre ni le tort qu’ils se faisaient en conservant leur trésor, ni le gain qu’ils retiraient eu le méprisant ; mais qu’il fallait avoir l’esprit plus éclairé pour concevoir ces vérités, Jésus-Christ ajoute aussitôt cette maxime claire et constante : « Où est votre trésor, là est aussi votre cœur », ce qu’il éclaircit après à l’aide d’une comparaison sensible en disant : « La lumière de votre corps, c’est votre œil. » Voici donc le sens de tout ce passage : N’enfouissez point votre or ni autre chose enterre, puisque agir de la sorte c’est amasser pour les vers, la rouille et les voleurs. Et quand vous éviteriez ces pertes, vous ne pourrez empêcher que votre cœur ne soit l’esclave de cet or que vous aimez, et qu’il ne s’attache à la terre : « Car où est votre trésor, là est aussi votre « cœur. » Mais mettez votre trésor en dépôt dans le ciel, et vous ne retirerez pas seulement l’avantage d’y devenir heureux un jour, mais, par une récompense anticipée, vous aurez dès cette terre votre conversation dans le ciel, ne pensant plus qu’aux biens qui y sont, et n’ayant plus d’autre soin que de les posséder bientôt, puisque « où est votre trésor, là est aussi votre cœur. » Que si au contraire vous cachez votre or dans la terre, vous y ensevelirez aussi votre âme, et elle deviendra toute terrestre. Et parce qu’il pouvait y avoir quelque obscurité dans ce discours, il l’éclaircit encore beaucoup par la suite. « Votre œil est la lampe de votre corps. Si votre œil est pur et simple, tout votre corps sera éclairé (22). Mais si votre œil est impur et mauvais, tout votre corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en vous n’est que ténèbres, combien seront grandes les ténèbres mêmes (23). » Il a recours aux objets sensibles. Comme il vient de parler de l’âme qui devient captive, qui est réduite en esclavage, et que ces idées dépassaient la portée de la multitude, il se tourne vers les choses extérieures, vers les objets qu’on a tous les jours sous les yeux pour éclaircir et continuer son enseignement, se servant du sensible pour faire comprendre l’intelligible. Si vous ne concevez pas encore, leur dit-il, le malheur de cette âme, jugez-en par ce qui se passe dans le corps. Car l’esprit est à l’âme ce que l’œil est au corps. Vous ne consentiriez certainement jamais à payer par la perte de vos yeux la vaine satisfaction de porter des vêtements d’or et de soie ; vos yeux, une fois perdus, quel serait désormais le bonheur de votre vie ? Or, l’extinction de la lumière intellectuelle n’a pas de suites moins graves pour l’âme que n’en a pour le corps la perte de la vue ; soyons donc conséquents, et si nous prenons tant de soin pour conserver l’œil qui dirige notre corps, n’en ayons pas moins pour entretenir saine et sauve la raison qui éclaire notre âme. D’où nous viendra désormais la lumière si nous en éteignons en nous le foyer ? Comme celui qui arrête la source d’un fleuve en dessèche aussitôt le lit, de même celui qui obscurcit sa raison, plonge aussi du même coup toute sa vie dans les ténèbres. C’est pourquoi Jésus-Christ dit : « Si la lumière qui est en vous n’est que ténèbres, combien seront grandes les ténèbres mêmes ? » Lorsque la lampe s’éteint, lorsque le pilote se noie, lorsque le général d’armée est pris, quelle espérance reste-t-il aux autres ?
4. Jésus-Christ ne s’arrête plus à parler ici des autres maux qui peuvent arriver aux riches : des procès, des disputes et des querelles dont il avait assez parlé en disant : « Prenez garde que votre ennemi ne vous livre au juge et le juge au ministre ; » il parle d’autres anaux bien plus effroyables, pour nous éloigner de cette malheureuse passion des richesses. Il n’y a pas d’emprisonnement que l’on puisse comparer au malheur d’être dans les liens de cette funeste maladie. De plus tous les avares ne sont pas toujours exposés à cette première disgrâce, mais ils tombent nécessairement dans les ténèbres intérieures, dont Jésus-Christ ne parle qu’après comme étant le plus grand et le plus inévitable de tous les maux.
Car Dieu nous a donné la raison, afin qu’elle bannisse l’ignorance de nos esprits, qu’elle nous fasse juger équitablement des choses, qu’elle soit comme la lumière qui conduit tous nos pas et comme un bouclier qui nous couvre de tous côtés contre ce qui pourrait nous attrister et nous nuire. Cependant nous foulons aux pieds ce don de Dieu, et nous le livrons pour des choses vaines et superflues. A. quoi servent des soldats couverts d’armes éclatantes d’or, lorsque leur général est pris ? A quoi sert un vaisseau orné de magnifiques peintures, lorsque son pilote est submergé dans la mer ? A quoi sert un corps bien fait et bien proportionné, lorsqu’il est sans yeux ? Il faut que le médecin se porte bien lui-même pour pouvoir guérir les autres. Si donc vous rendez malade votre médecin et que vous le couchiez dans un lit d’or et dans une chambre d’argent, quel service pourra-t-il vous rendre dans votre maladie ? Or voilà ce que vous faites pour votre raison, qui est le médecin des maladies de votre âme, lorsqu’après avoir altéré sa santé vous l’enfermez dans le coffre où vous mettez votre or, non seulement sans profit pour vous, mais au grand détriment, au grand malheur de votre âme.
Et remarquez, je vous prie, que Jésus-Christ excite les hommes à la vertu et les détourne de l’amour des richesses par les raisons mêmes pour lesquelles ils se portent le plus à les désirer. Pourquoi souhaitez-vous les richesses ? vous dit-il. N’est-ce pas pour goûter du plaisir et des jouissances ? Eh bien ! ce n’est pas là ce que vous devez en attendre, mais bien tout le contraire. Car si, lorsque nous perdons les yeux du corps, nous perdons en même temps tous les plaisirs de la vie, que dirons-nous lorsque nous perdons ceux de l’âme ? Pourquoi cachez-vous aussi vos biens dans la terre, sinon pour les mieux garder ? Et moi je vous dis que c’est le plus court moyen de les perdre.
Il en use ici envers les amateurs des richesses comme il a fait précédemment envers ceux qui jeûnent, qui prient ou qui font l’aumône par vanité. Il a tâché de les corriger de cette passion par le désir même de la gloire dont ils étaient possédés, en leur disant : Pourquoi voulez-vous vous faire voir lorsque vous jeûnez, lorsque vous priez et lorsque vous donniez l’aumône, sinon parce que vous recherchez l’honneur et la gloire ? Et moi je vous dis au contraire de ne point faire vos œuvres en cette vue, parce que vous en recevrez alors la gloire que vous désirez quand le temps en sera venu. Il s’efforce de même ici de guérir l’avare par la raison même qui lui fait plus désirer l’argent. Car quel est votre plus grand désir ? lui dit-il. N’est-ce pas que votre argent soit bien gardé, et que vous viviez dans les plaisirs et dans les délices ? Et moi je vous promets que si vous voulez mettre votre argent en dépôt où je vous commande de le mettre, je vous en ferai jouir et je vous comblerai de délices pour jamais.
Il fait voir encore plus sensiblement dans la suite les blessures que l’âme reçoit des richesses, en les comparant à des épines qui la déchirent. Et néanmoins ce qu’il dit ici n’est guère moins fort, lorsqu’il représente celui qui est possédé de l’amour du bien, comme un homme qui marche dans une nuit sombre. Car, de même que ceux qui sont plongés dans les ténèbres ne peuvent rien discerner, qu’ils prennent une corde pour un serpent, et que les montagnes ou les rochers les font mourir de peur ; de même ces personnes aveuglées par l’avarice, ont pour suspectes les choses le moins à craindre et qui ne font aucune peur à ceux qui voient clair ils craignent par exemple la pauvreté, et non seulement la pauvreté, mais les moindres pertes qui peuvent leur arriver ; et elles leur sont plus sensibles que la dernière nécessité ne l’est aux pauvres.
On a vu même plusieurs de ces riches se pendre pour n’avoir pu supporter une pareille disgrâce. Le mépris paraît à quelques-uns d’entre eux si insupportable, que plusieurs en sont morts de douteur. Leurs richesses les ont rendus mous et lâches, et incapables de souffrir aucune peine, excepté celle qu’impose le soin de ces mêmes richesses. Faut-il garder servilement leurs biens ? vous les voyez affronter la mort, les fouets, les outrages, l’ignominie. Et n’est-ce pas un étrange renversement, d’être lâche et sans vigueur lorsqu’il faudrait être courageux ; et d’être hardi et impudent, lorsqu’il serait bon d’être timide ?
5. Il arrive à ces personnes ce qui arrive à ceux qui dépensent leurs biens avec profusion à des choses superflues. Après avoir consumé ce qu’ils avaient dans des bagatelles, ils se trouvent réduits ensuite à manquer des choses les plus nécessaires. Ils ressemblent encore à ces danseurs de corde qui manient leur corps avec tant d’art, et qui s’exposent à des dangers extrêmes pour voltiger sur une corde, lorsqu’en même temps ils sont les plus lâches et les plus maladroits de tous les hommes pour s’occuper à un travail plus utile et plus nécessaire. Ils marchent sans peur sur une corde tendue en l’air, ils montrent beaucoup de fermeté lorsque tout le monde tremble pour eux. Mais lorsqu’il se présente une occasion pour faire paraître qu’ils ont de l’honneur et du courage, ils sont incapables non seulement de faire une action, mais même de former la moindre pensée d’un homme de cœur. C’est ainsi que les avares, qui peuvent tout et qui font tout pour les richesses, ne peuvent rien, absolument rien pour la vertu.
Comme ceux dont nous venons de parler, passent misérablement leur vie dans une Occupation très dangereuse et en même temps très inutile, de même ces avares sont toujours dans les travaux et dans les dangers, sans en retirer aucun bien solide. Ils sont deux fois aveugles, d’abord parce que la cupidité a éteint en eux la lumière intérieure de l’âme, ensuite parce qu’ils sont plongés dans le nuage épais d’une multitude de soucis grossiers. C’est pourquoi il leur est si difficile de recouvrer la vue. Celui que la nuit toute seule empêche de voir, commence à voir aussitôt que le soleil paraît ; mais celui qui est aveugle ne voit rien, lors même que le soleil est dans son midi. C’est là le véritable état des avares. Lorsque le Soleil de justice jette sa lumière de toutes parts, ils n’en peuvent voir la clarté, parce que leur avarice est comme un voile qui couvre leurs yeux. C’est pourquoi ils souffrent comme un double aveuglement ; l’un qui leur vient d’eux-mêmes et de leur propre corruption ; et l’autre de ce qu’ils ne veulent pas même faire attention au divin Maître.
Pour nous, mes frères, obéissons à JésusChrist avec amour et fidélité, afin que nous puissions enfin recouvrer la vue et voir la véritable lumière. Vous me demandez comment vous pourrez voir cette lumière. Je vous réponds que vous n’avez qu’à considérer comment vous l’avez perdue. Qu’est-ce qui vous a aveuglés, sinon cette passion criminelle dont nous parlons ? Car l’avarice est comme une humeur maligne qui, se répandant sur vos yeux, y forme un nuage obscur ; mais ce nuage peut aisément se dissiper si nous nous exposons aux rayons de la doctrine de Jésus-Christ, et si nous l’écoutons lorsqu’il nous dit : « Ne vous faites point de trésors sur la terre. »
Que me sert, me direz-vous peut-être, d’entendre ce que Jésus-Christ me dit, puisque je suis dominé par l’avarice ? Mais je vous réponds que si vous continuez à écouter la parole de Dieu, elle vous délivrera d’une passion si honteuse. Que si vous y demeurez toujours engagés, reconnaissez qu’il y a en vous quelque chose de plus qu’une simple passion. Car qui peut désirer d’être esclave, d’être assujetti à un tyran, d’être entouré de chaînes pesantes, de languir dans les ténèbres, d’avoir l’esprit toujours agité, de souffrir mille peines sans aucun fruit, de garder ses biens pour d’autres, et souvent même pour ses plus grands ennemis ? Qu’y a-t-il en cela qu’un homme puisse désirer et qu’il ne doive pas fuir au contraire avec aversion et avec horreur ? Peut-on désirer de mettre son trésor en un lieu exposé aux voleurs ? Si vous aimez votre argent, mettez-le en un lieu où il ne puisse être dérobé. Mais la conduite que vous tenez est telle qu’il semble que vous ne désiriez pas tant d’être riche que d’être esclave, que d’être misérable, que d’être toujours dans le chagrin et dans les ennuis. Si un homme vous offrait un lieu assuré pour y garder votre bien, vous n’hésiteriez pas, et vous le suivriez pour cela jusqu’au fond d’un désert. Dieu vous offre cette sûreté non dans un désert, mais dans le ciel, et vous ne voulez pas l’écouter. Quand vos trésors seraient ici-bas dans une entière sûreté, vous ne pourriez néanmoins vous empêcher d’en avoir de l’inquiétude. Vous pourriez bien ne les perdre pas, mais vous ne pourriez pas ne point craindre de les perdre. Mais que craignez-vous quand Dieu vous assure ? non seulement votre or sera en sûreté, mais il profitera même et il se multipliera entre ses mains. Le même argent vous devient en même temps un trésor et une semence. Vous y trouverez même quelque chose de plus que ce que je dis. Car la semence ne demeure plus à celui qui l’a semée ; au lieu que votre trésor vous demeurera toujours. Et le trésor ne produit rien dans la terre et ne germe pas, au lieu que celui-ci produit des fruits qui ne périront jamais.
6. Que si vous m’alléguez la longueur du temps, et si vous vous plaignez du délai de la récompense que vous en devez recevoir, je pourrais par avance vous faire voir quels sont les biens que vous recevez dès ce monde. Mais sans m’arrêter à cela, je tâcherai de vous convaincre, par l’état même de cette vie, de la fausseté de ce prétexte dont vous vous couvrez. Car combien préparez-vous de choses en ce monde dont vous ne jouirez jamais ? Si quelqu’un vous accusait en cela d’être peu sage, ne lui répondriez-vous pas que vous vous croyez trop bien payé de vos travaux en pensant que vos enfants et les enfants de vos enfants en pourront jouir ? Car, lorsque dans la vieillesse la plus avancée vous bâtissez ces maisons magnifiques que votre mort souvent vous empêche d’achever, lorsque vous faites ces plantations d’arbres qui ne porteront du fruit que longtemps après votre mort, lorsque vous achetez des terres et des fonds dont vous ne devez avoir la propriété que plusieurs années après, lorsqu’enfin vous faites tant d’autres choses dont vous ne recevrez aucun fruit, croyez-vous les faire pour vous ou pour ceux qui vous survivront ? N’est-ce donc pas une extrême folie de ne compter pour rien en ces sortes de choses la longueur du temps, lors même qu’elle est cause que tous nos travaux périssent pour nous, et de nous décourager ici d’un petit délai qui sert même à augmenter et à nous assurer notre gain, sans qu’il puisse passer à d’autres, et dont nous devons jouir pour jamais ?
Considérez d’ailleurs que ce retard n’est pas long. Le jugement de Dieu est à notre porte, et nous ne savons pas si ce ne sera point de notre temps que le monde sera détruit, et que viendra ce grand jour où nous verrons Jésus-Christ assis sur ce tribunal si sévère et si redoutable. Nous en avons déjà vu beaucoup de signes : l’Évangile a été prêché presque par tout l’univers ; les guerres, les tremblements de terre, les famines sont arrivées, et ce jour terrible ne peut pas être fort éloigné. Mais vous ne voyez pas ces signes, dites-vous, et je vous réponds que c’est cela même qui est le plus grand de tous ces signes. Personne, du temps de Noé, ne voyait les signes de ce déluge qui était près d’inonder toute la terre ; et lorsque les hommes ne pensaient qu’à se divertir, à faire festin, à se marier et à continuer toutes les choses auxquelles ils avaient accoutumé de s’occuper, ils furent tout d’un coup surpris par cette effroyable inondation qui les enveloppa tous. La même chose arriva aux gens de Sodome. Ils vivaient dans l’excès des délices, ils n’avaient pas le moindre soupçon de ce qui allait leur arriver, et c’est alors que le feu du ciel tomba sur eux et les consuma.
Considérons ces exemples, mes frères, et tenons-nous prêts à tous moments à sortir de cette vie. Quand le jour qui réduira tout ce monde en cendre ne serait pas encore si proche, celui de la mort de chacun de nous, soit vieux ou jeune, ne peut être fort éloigné. Quand ce moment sera venu, nous ne pourrons plus trouver d’huile pour nos lampes qui s’éteindront, ni obtenir le pardon que nous demanderons trop tard. Dieu nous rejettera alors, quand Abraham même, quand Noé, quand Job ou Daniel intercéderait pour nous. (Ez. 14,20) C’est pourquoi, lorsqu’il nous reste encore du temps, préparons nos lampes, remplissons nos vases d’huile, faisons-nous comme un trésor de confiance, et mettons tout en dépôt dans le ciel ; afin que lorsque nous serons dans le besoin, nous le retrouvions pour en jouir éternellement, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXI[modifier]


« NUL NE PEUT SERVIR DEUX MAÎTRES, CAR OU IL HAÏRA L’UN, ET AIMERA L’AUTRE ; OU IL S’ATTACHERA À L’UN, ET MÉPRISERA L’AUTRE » CHAP. 6,24, JUSQU’AU VERSET 28)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Le Christ nous est utile en supprimant ce qui nous nuit.
  • 2. Des maux qu’enfantent les richesses.
  • 3. Le Nouveau comme l’Ancien Testament emprunte des exemples à l’histoire de la Nature.
  • 4. Que les imparfaits ne doivent pas croire que la perfection soit impossible ; qu’ils doivent s’encourager par l’exemple des autres.


1. Jésus-Christ dégage peu à peu ses disciples de l’amour du monde. Il diversifie les raisons par lesquelles il tâche de les retirer de l’affection des richesses, et de réprimer en eux cette passion si violente. Il ne se contente pas de ce qu’il leur en a déjà dit, quoiqu’il en ait parlé longuement et fortement. Il y ajoute encore d’autres considérations plus puissantes et plus terribles. Car y a-t-il rien qui nous doive plus effrayer que ce qu’il nous dit ici, que si nous sommes esclaves des richesses, nous cesserons d’être serviteurs de Jésus-Christ ? Et qu’y a-t-il au contraire qui nous puisse consoler davantage, que de pouvoir devenir ses véritables amis, en méprisant les richesses au lieu de les aimer ?
Remarquez encore ici ce que je vous fais voir si souvent : que Jésus-Christ porte ses disciples à lui obéir par deux raisons différentes, par l’utilité qu’ils y trouvent, et par le mal qu’ils souffriraient s’ils ne lui obéissaient pas. Il nous avertit, comme un sage médecin, des maladies où nous tomberons si nous négligeons ses ordonnances ; et de la santé dont nous jouirons si nous pratiquons ce qu’il nous commande.
Et considérez quel avantage Jésus-Christ nous promet ici, et combien ses préceptes nous sont utiles, puisqu’ils nous délivrent de si grands maux. Le mal que vous causent les richesses, dit-il, n’est pas seulement d’armer contre vous les voleurs, et de remplir votre esprit d’épaisses ténèbres. La plus grande plaie qu’elles vous font, c’est qu’elles vous arracheraient de la bienheureuse servitude de Jésus-Christ, pour vous rendre esclaves d’un métal insensible et inanimé. Ainsi elle vous cause le double mal, et de vous rendre esclaves d’une chose dont vous devriez être les maîtres, et de vous retirer de l’assujettissement à Dieu, auquel il vous est très avantageux et très nécessaire d’être soumis. Comme Jésus-Christ avait déjà fait voir la double perte que nous faisons lorsque nous mettons notre argent où la rouille le corrompt, et que nous ne le mettons pas où il demeure incorruptible ; il fait voir de même ici dans l’avarice un double mal, qui consiste en ce qu’elle sépare de Dieu et qu’elle nous asservit au démon de l’argent.
Il ne dit pas même d’abord cette vérité à ses disciples. Il les y dispose peu à peu par cette maxime générale : « Nul ne peut servir deux maîtres (24) ; » c’est-à-dire, deux maîtres qui commandent des choses toutes contraires. Car s’ils ne commandent que la même chose, ils ne sont qu’un maître, comme autrefois « toute la multitude de ceux qui croyaient n’était qu’un cœur et qu’une âme » (Act. 4,32) Il y avait plusieurs personnes, et néanmoins la parfaite union des cœurs faisait que plusieurs n’étaient qu’un. Mais Jésus-Christ, insistant sur cette pensée, l’accuse plus fortement, et dit que l’homme non seulement ne servira pas l’un de ces deux maîtres, mais que même il le haïra et détestera. « Car ou il haïra l’un et aimera e l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre (24). »
Il semble que ce dernier membre soit une redite. Cependant ce n’est pas sans raison que la chose est ainsi présentée ; le Seigneur veut faire voir qu’il est aisé de passer de l’un de ces deux maîtres à celui qui est le meilleur. Afin que vous ne veniez pas dire : je suis déjà engagé, je suis déjà l’esclave de l’argent, il montre que l’on peut s’en délivrer, et revenir du tyran au roi véritable, comme on l’avait quitté pour s’assujettir au tyran. Il commence donc par dire en général qu’on ne peut servir deux maîtres, pour être plus sûr de trouver dans l’auditeur un juge impartial de ce qu’il avance, un juge qui ne se prononcera que d’après la nature des choses, et ce principe accordé, il se découvre aussitôt, en disant : « Vous ne pouvez servir tout ensemble Dieu et l’argent (24). » Tremblons, mes frères, quand nous pensons à ce que nous forçons Jésus-Christ de nous dire, lorsqu’il parle de l’argent comme d’une divinité opposée à Dieu. Si cela est horrible à dire, combien l’est-il plus de le faire, et de préférer le joug de fer des richesses au joug doux et agréable de Jésus-Christ ? Mais quoi ! me direz-vous, les anciens patriarches n’ont-ils pas trouvé le moyen de servir tout ensemble Dieu et l’argent ? – Nullement. – Mais comment donc Abraham, comment Job. ont-ils jeté tant d’éclat par leur vertu ? Je vous réponds qu’il ne faut point alléguer ici ceux qui ont possédé les richesses, mais ceux qui en ont été possédés. Job était riche ; il se servait de l’argent, mais « il ne servait pas l’argent. » Il en était le maître et non l’idolâtre. Il considérait son bien comme s’il eût été à un autre ; il s’en regardait comme le dispensateur et non le propriétaire. Il était si éloigné de ravir le bien d’autrui, qu’il donnait le sien aux pauvres : et, ce qui est encore plus grand, il ne se réjouissait pas même d’être riche ; il le dit lui-même : « Vous savez si je me suis réjoui de mes grandes richesses. » (Job. 3,25) C’est pourquoi il ne s’affligea point lorsqu’il les perdit.
Mais les riches de ce temps sont bien éloignés de cet esprit. L’argent est leur maître et leur tyran. Il leur fait payer avec une extrême rigueur le tribut qu’il leur impose, et ils le servent comme les plus lâches et les plus malheureux de tous les esclaves. Cet amour de l’or possède leur cœur, et il s’y retranche comme dans une place forte, d’où il leur impose tous les jours de nouvelles lois, pleines d’injustice et de violence, sans qu’aucun d’eux ose résister. N’opposez donc point de vains raisonnements à la voix de Dieu. Puisque Jésus-Christ a prononcé cet oracle, et qu’il a dit qu’il est impossible de servir deux maîtres, ne dites point que cela se peut. L’un de ces maîtres vous commande de voler le bien d’autrui, l’autre de donner ce qui est à vous. L’un veut que vous soyez chastes, et l’autre que vous soyez impurs. L’un vous porte à la bonne chère, et l’autre vous recommande l’abstinence. L’un vous persuade d’aimer te monde, l’autre vous commande de le mépriser. L’un veut que vous admiriez le luxe et la magnificence des bâtiments, et l’autre que, pleins de mépris pour ces vanités, vous n’aimiez que la beauté de la vertu et de la sagesse. Comment donc pouvez-vous servir tout ensemble ces deux maîtres, puisqu’ils vous commandent des choses toutes contraires ?
2. Jésus-Christ donne à l’argent le nom de « maître », non qu’il soit tel par sa nature, niais parce qu’il le devient par l’esclavage volontaire de ceux qui lui sont assujettis. C’est ainsi que saint Paul appelle le ventre un « Dieu (Phil. 3,49) », pour marquer, non la dignité du tyran, mais la bassesse de ceux qui le servent : service pire que tout supplice, et bleu capable, même avant tout supplice, de châtier celui qui s’y livre. Qu’y a-t-il donc au monde de plus misérable que ceux qui, ayant Dieu pour maître, quittent son joug si doux, pour s’asservir volontairement à ce tyran si cruel, dont l’esclavage leur est si pernicieux, même en cette vie ? Car c’est de cet amour et de cette idolâtrie de l’argent que naissent une infinité de pertes, de procès, de querelles, de médisances, de guerres, de travaux, et de ténèbres intérieures et spirituelles ; et, ce qui est encore plus à déplorer, c’est que cette servitude Si malheureuse nous ravit encore tous les biens du ciel.
Après que Jésus-Christ a montré par tout ce qu’il vient de dire combien il est avantageux en toute manière de mépriser les richesses, qu’en les méprisant on les conserve, et que cette disposition nous donne la paix du cœur, nous élève à la plus haute vertu, et nous rend fermes et inébranlables dans la piété, il montre maintenant que ce qu’il commande n’est point difficile. Car un sage législateur ne doit pas seulement ordonner des choses utiles, mais tâcher encore de les rendre aisées. Ainsi il ajoute : « C’est pourquoi je vous le dis, ne vous mettez point en peine pour votre âme, où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger, ni d’où vous aurez des vêtements pour couvrir votre corps (25). »
Pour empêcher qu’on ne dise : Mais si nous quittons tout, comment pourrons-nous vivre ? il prévient admirablement cette objection. S’il eût dit tout d’abord : « Ne vous mettez point en peine de la nourriture », cela eût pu paraître dur. Mais en faisant voir ce que produit l’avarice, il a disposé les esprits à recevoir cet avis. Il ne vient donc pas simplement et sans aucune précaution nous dire : « Ne vous mettez pas en peine. ». Il commence par émettre la raison, puis il énonce le précepte comme une conséquence qui en découle. « Vous ne pouvez », dit-il, « servir Dieu et l’argent ; c’est pourquoi », ajoute-t-il, « je vous le dis, ne vous mettez point en peine » Qu’est-ce à dire « c’est pourquoi ? » de quoi s’agit-il ? D’une perte irréparable, non pas seulement d’un dommage d’argent, niais d’un coup mortel à tout ce qu’il y a de plus précieux en vous, je veux dire la perte du salut éternel ; puisque ces soucis de l’argent vous séparent du Dieu qui vous a créé, qui prend soin de vous et qui vous aime. « C’est pourquoi je vous dis : Ne vous mettez point en peine pour votre âme où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger. » Il propose hardiment le précepte dans toute sa force, après qu’il a montré ce que l’on perdait à ne pas le suivre. Il veut que non seulement nous renoncions à notre bien, mais que nous ne nous mettions pas même en peine pour la nourriture la plus nécessaire : « Ne vous mettez point en peine pour votre âme, où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger » Ce qu’il dit, non que l’âme ait besoin de nourriture, puisqu’elle est spirituelle, mais c’est une manière ordinaire dé parler dont il se sert. D’ailleurs, encore qu’elle n’ait pas besoin de nourriture, elle ne pourrait néanmoins demeurer dans un corps qui en manquerait.
Mais lorsque Jésus-Christ interdit ces soins, il ne le fait pas d’une autorité absolue. Il sa sert pour nous le persuader, d’une raison qu’il tire de ce qui se passe en nous-mêmes, et d’autres comparaisons sensibles. « L’âme n’est-elle pas plus que la nourriture ; et le corps plus que le vêtement (45) ? » Comment donc Celui qui donne ce qui est plus considérable ne donnera-t-il pas aussi ce qui l’est moins ? Comment Celui qui a formé la chair dans cette nécessité d’être nourrie, ne lui donnera-t-il pas cette nourriture dont il a voulu qu’elle eût besoin ? C’est pourquoi il ne dit pas simplement : « Ne soyez point en peine où vous trouverez de quoi vivre ; » mais il ajoute : « pour votre âme et pour votre corps », parce qu’il voulait appuyer son discours par la comparaison de l’une et de l’autre de ces deux parties qui composent l’homme. Car une fois que Dieu a donné l’âme, elle demeure ce qu’elle est : mais le corps croît tous les jours. Après avoir ainsi fait voir l’immortalité de l’âme et la fragilité du corps il ajoute : « qui d’entre vous peut ajouter à sa taille naturelle la hauteur d’une coudée ? » Il ne parle point ici de l’âme parce qu’elle est incapable d’accroissement, mais seulement du corps, qui selon cette parole reçoit son accroissement non de la nourriture, mais de la providence de Dieu ; pensée que saint Paul exprime différemment en disant : « Celui qui plante n’est rien, celui qui tu arrose n’est rien, mais tout est de Dieu qui s donne l’accroissement. » (1Cor. 3,7) Voilà donc les raisons qu’il tire de ce qui se passe dans nous ; puis il a recours à des comparaisons tirées d’ailleurs : « Considérez » dit-il « les oiseaux du ciel ; ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni n’amassent rien dans des greniers ; mais votre Père céleste les nourrit. N’Êtes-vous pas sans comparaison plus grands qu’eux ? Pour nous empêcher de croire que ces soins que Jésus-Christ nous défend, puissent nous être fort avantageux, il nous en fait voir clairement l’inutilité dans les plus grandes comme dans les plus petites créatures : dans les plus grandes, comme sont notre âme et notre corps ; et dans les plus petites, comme sont les oiseaux du ciel. Si sa providence, nous dit-il, témoigne tant de soin pour des êtres qui sont beaucoup moins que vous, comment vous manquera-t-elle ? C’est ainsi qu’il parle au peuple assemblé ; mais il ne traite pas ainsi le démon. Il repousse sa tentation par une raison bien plus relevée. « L’homme », lui dit-il, « ne vit pas seulement de pain, mais de toute s parole qui sort de la bouche de Dieu. »(Mt. 4) Il se contente ici de parler des « oiseaux du ciel » à ce peuple, manière excellente d’exhorter et d’avertir, et qui ne pouvait qu’agir fortement sur ces esprits.
3. Mais quelques impies en sont venus à ce degré de démence, que d’oser trouver à redire dans ces paroles du Sauveur. Il ne devait pas, disent-ils, proposer aux hommes l’exempte des oiseaux, puisqu’il voulait porter les hommes à agir librement et volontairement, au lieu que les oiseaux n’agissent que par l’instinct et le mouvement de la nature. Que répondre à cela sinon que nous pouvons acquérir par la volonté ce que la nature a donné aux oiseaux ? Aussi Jésus-Christ, ne dit pas : Considérez que les oiseaux du ciel volent, parce que nous ne pouvons pas les imiter en cela, mais qu’ils n’ont point de soin de leur nourriture, ce que nous pouvons faire aisément si nous le voulons. L’exemple des saints qui ont vécu selon ce précepte, en est une preuve. Admirable sagesse du divin Législateur qui pouvant nous proposer l’exemple de tant d’excellents hommes, comme de Moïse, d’Élie, de saint Jean et de tant d’autres, qui ne se sont mis nullement en peine de trouver de quoi se nourrir, aime mieux se servir de celui des oiseaux, comme plus capable de frapper l’esprit de ses auditeurs et de ses disciples. Car s’il leur eût donné ces hommes de Dieu pour modèle, ils lui eussent peut-être répondu qu’ils n’étaient pas encore arrivés comme ces saints, au comble de la vertu. Mais en ne leur proposant que l’exemple des oiseaux, ils ne pouvaient pas s’excuser, et ils devaient plutôt rougir de ne pouvoir pas les imiter.
Il imite encore en ce point l’ancienne loi, qui renvoie quelquefois les hommes à l’exemple de l’abeille, de la fourmi, de la tourterelle, et de l’hirondelle. Et ce n’est pas une petite preuve de la gloire, et de la grandeur de l’homme, de pouvoir imiter par le choix libre de sa volonté, ce que ces animaux font par la nécessité de l’instinct de la nature. Si donc Dieu prend tant de soin des choses qu’il a crées pour nous, combien en prendra-t-il plus de nous-mêmes ? S’il veille tant sur les serviteurs, combien veillera-t-il plus sur le maître ? C’est pourquoi après avoir dit : « Regardez les oiseaux du ciel », il n’ajoute point : que ces oiseaux ne s’occupent point à des commerces et à des trafics injustes parce qu’il semblerait n’avoir eu en vue que les hommes les plus méchants et les plus avares ; mais seulement « qu’ils ne sèment et qu’ils ne moissonnent point. »
Quoi donc ! me direz-vous, voulez-vous nous empêcher de semer ? Jésus-Christ ne défend point de semer ; mais il défend d’avoir trop de soin de ce qui est même le plus nécessaire. Il ne défend point de travailler, mais il ne veut pas qu’on travaille avec défiance, et avec inquiétude Il vous promet donc, et il vous commande même de vous nourrir ; mais il ne veut pas que ce soin vous tourmente, et vous embarrasse l’esprit. David avait longtemps auparavant marqué cette vérité obscurément « Vous ouvrez votre main, et vous remplissez de bénédiction tout ce qui a vie. » (Ps. 144, 5. 16) Et ailleurs : « Dieu donne aux animaux et aux petits des corbeaux, la nourriture qu’ils lui demandent. » (Ps. 146,16)
Vous me direz, peut-être, quel est l’homme qui puisse s’exempter de ces soins ? Ne vous souvenez-vous point de tant de justes que je viens de vous nommer ? Ne savez-votas pas encore que le patriarche Jacob sortit nu de son pays et qu’il dit : « Si le Seigneur me donne du pain pour manger et des habits pour une « couvrir », etc. (Gen. 28,20) Ce qui marque assez qu’il n’attendait point sa nourriture de ses soins, mais de Dieu seul. C’est ce que les apôtres ont fait depuis en quittant tout et ne s’inquiétant de rien. On a vu ces cinq mille personnes ensuite, et ces trois mille autres pratiquer la même chose. Si après toutes ces raisons et tous ces exemples, vous ne pouvez vous résoudre à vous décharger de ces soins qui sont comme des chaînes qui vous accablent ; reconnaissez au moins combien ils vous sont inutiles, et que cette inutilité vous porte à vous en dégager. « Car qui est celui d’entre vous qui puisse avec tous ses soins ajouter à sa taille naturelle la hauteur d’une coudée (27) ? » Il se sert de la comparaison d’une chose claire, pour en faire comprendre une qui est obscure et cachée. Comme avec tous vos soins, dit-il, vous ne pouvez faire croître votre corps, vous ne pouvez de même avec toutes vos inquiétudes, quelque nécessaire que vous les croyiez, vous assurer votre nourriture. Ceci nous fait donc voir que ce ne sont point nos soins particuliers, mais la seule providence de Dieu qui fait tout dans les choses mêmes où nous paraissons avoir plus de part : que si Dieu nous abandonnait, rien ne nous pourrait soutenir ; et que nous péririons avec tous nos soins, toutes nos inquiétudes, et tous nos travaux.
4. Ne disons donc point, mes frères, que ces commandements de Dieu sont au-dessus de nos forces, et impraticables. Il y a encore aujourd’hui, par la miséricorde de Dieu, plusieurs personnes qui les accomplissent. Si vous l’ignorez, je ne m’en étonne pas, puisque Eue croyait être seul, lorsque Dieu lui dit : « Je me suis réservé sept mille hommes, qui n’ont point fléchi le genou devant Baal. » (1R. 8,13) Cet exemple doit nous convaincre qu’il y en a encore aujourd’hui qui mènent une vie apostolique, et qui imitent les premiers chrétiens, dont il est parlé dans les Actes. Si nous ne le croyons pas, ce n’est pas que cette vertu si excellente ne se trouve encore en plusieurs ; mais c’est qu’elle est trop disproportionnée à notre faiblesse et à notre esprit. Nous sommes semblables en cela à un homme sujet au vin, qui ne peut croire qu’il y en ait qui non seulement n’en boivent point, mais qui ne boivent même de l’eau qu’avec réserve et avec mesure, comme tant d’excellents solitaires dans les déserts ; ou bien nous ressemblons à un impudique qui ne peut croire qu’on puisse vivre dans le célibat, et demeurer toujours vierge ; ou à un voleur qui accoutumé à ravir le bien d’autrui, ne peut comprendre comment on peut donner aux autres le sien propre. C’est ainsi que ceux qui sont déchirés tous les jours de mille soins, ne peuvent croire qu’il y en ait plusieurs qui en soient exempts, et qui vivent dans une profonde paix.
Il nous serait donc aisé de faire voir, par l’exemple de ceux dont la vie est encore aujourd’hui conforme à cette règle qui nous est prescrite dans l’Évangile, combien de chrétiens ont suivi autrefois cet excellent précepte de Jésus-Christ. Mais pour vous, mes frères, il vous suffit d’abord d’apprendre à n’être point avares, de savoir que l’aumône est une vertu très agréable à Dieu, et que vous devez faire part de vos biens aux pauvres. Ces premières pratiques de piété vous conduiront peu à peu à un plus haut degré de vertu. Commençons donc par retrancher ces magnificences superflues ; contentons-nous d’une juste médiocrité, et ne pensons à acquérir du bien, que par un travail et un emploi légitime.
Nous voyons que saint Jean ne recommandait d’abord aux publicains et aux soldats, que de se contenter de leurs gages. Son zèle eût bien voulu passer plus loin, et les élever à une plus haute perfection ; mais comme ces hommes n’en étaient pas encore capables, il use de condescendance et se contente de leur proposer ces avis pour ainsi dire tout élémentaires ; s’il avait voulu leur donner les enseignements les plus hauts, ils n’auraient pas même tenté de suivre ceux-ci, et ils auraient peut-être encore manqué à ceux-là. C’est ainsi que nous tâchons de vous faire entrer d’abord dans les exercices les plus bas et les plus faciles de la vertu. Nous savons que l’état des parfaits qui renoncent à tout et qui ne possèdent rien, est au-dessus de vos forces, et que cette haute vertu est aussi éloignée de vous, que le ciel l’est de la terre. Exerçons-nous donc au moins à pratiquer les commandements les plus faciles, et nous y trouverons la consolation et le salut de nos âmes.
Il s’est trouvé même des philosophes grecs, qui ont fait ce que je vous dis, et qui ont quitté tout leur bien, quoique par un mouvement qui n’était pas celui qu’il fallait. Mais pour vous, je me contenterai que vous fassiez de grandes aumônes ; nous arriverons bientôt à la perfection de la vertu, si nous y montons par ces degrés. Que si nous ne faisons pas même ces premiers pas, quelle excuse nous restera-t-il si, étant obligés d’être plus justes que les justes de l’ancienne loi, nous le sommes moins que les philosophes païens ? Que serait-ce si, devant être des anges et des enfants de Dieu, nous ne nous conservons pas même la qualité d’hommes ? Car ce n’est plus garder la douceur d’un homme, que de ravir le bien d’autrui. C’est imiter la cruauté des bêtes les plus farouches, et la passer même en quelque sorte. Les bêtes ne suivent que l’instinct que la : nature leur donne. Mais nous, après avoir été honorés de la raison, nous violons la nature même, et nous dégénérons de l’excellence de l’homme dans la bassesse des bêtes.
Considérons sérieusement, mes frères, quelle est cette haute vertu que Jésus-Christ nous propose en cet Évangile ; et si nous ne pouvons pas y atteindre, efforçons-nous au moins d’y faire quelque progrès. C’est ainsi que nous nous délivrerons des supplices à venir, et que nous avançant de degré en degré, nous monterons jusqu’au comble de tous les biens que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXII[modifier]


« POURQUOI DE MÊME VOUS METTEZ-VOUS EN PEINE POUR LE VÊTEMENT CONSIDÉREZ COMMENT CROISSENT LES LIS DES CHAMPS. ILS NE TRAVAILLENT POINT », ETC. (CHAP. 6,28, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. La beauté de la création proclame la sagesse de Dieu.
  • 2. Dieu qui donne ce qui paraît superflu donnera à bien plus forte raison le nécessaire.
  • 3. C’est par le secours de Dieu que nous faisons tout le bien que nous faisons.
  • 4. Comment il faut comprendre le mot : Malitia dans cette parole : sufficit diei malitia sua.- Est-ce une consolation que le délai du supplice de l’enfer.
  • 5. Il n’est pas de péché qui ne cède à la pénitence ; des conditions d’une véritable prière.
  • 6. Excellent modèle de la prière de la Chananéenne.


1. Après que Jésus-Christ a parlé de la nourriture la plus nécessaire, et qu’il a montré qu’il ne fallait s’en point mettre en peine, il passe à ce qui est moins important, puisque le vêtement n’est pas si nécessaire que la nourriture. On demandera peut-être pourquoi il ne rapporte pas encore ici l’exemple des oiseaux, et d’où vient qu’il ne parle point du paon, ou du cygne. Ou de la brebis, qui pouvaient lui fournir de nombreuses comparaisons. Il cite le lis afin de nous toucher plus fortement par le contraste qu’il nous fait voir entre une vile herbe, et l’extrême magnificence dont Dieu s’est plu à la décorer. C’est pourquoi, poursuivant son raisonnement, il ne dit plus « un lis », mais « le foin des champs. » Ce terme ne lui suffit même pas, il en ajoute un autre qui exprime encore plus fortement la vileté. « Le foin des champs qui est aujourd’hui, et qui demain », non seulement ne sera plus ; mais, ce qui est beaucoup plus expressif, « sera jeté dans le four. » Et il ne dit pas simplement : « Que Dieu le pare », mais « s’il le pare de la sorte. »
Voyez-vous que d’expressions vives et fortes ? Le Sauveur les emploie pour faire une plus grande impression dans l’esprit de ceux qui l’écoutent. C’est toujours avec la même pensée qu’il conclut en disant : « Combien plus le fera-t-il pour vous ? » Cette parole est d’une emphase énergique ; et ce mot « vous » dans la bouche du Sauveur montre bien ce que vaut l’homme et l’attention qu’il mérite : c’est comme s’il disait : Vous à qui Dieu a donné une âme raisonnable, dont il a formé le corps, pour qui il a fait le ciel et la terre, à qui il a envoyé ses prophètes et donné sa loi, qu’il a comblé de tant de biens, pour qui il a livré son Fils unique, et à qui il a donné enfin avec lui, la plénitude de ses bénédictions et de ses grâces.
Mais après le souvenir de tant de dons, il fait à ses auditeurs une réprimande en les appelant « hommes de peu de foi. » Tel est le sage conseiller, il joint toujours le reproche à l’exhortation, pour opérer plus sûrement la persuasion. Le Seigneur, par ces paroles, ne nous apprend pas seulement à ne nous inquiéter d’aucune chose, mais encore à n’être point touchés de la beauté et de la magnificence des vêtements. A l’herbe l’éclat de la parure, au gazon la beauté, nous dit-il, ou plutôt le foin de la prairie vaut encore mieux que son splendide vêtement. Pourquoi donc vous enorgueillir de choses dans lesquelles une simple plante l’emporte sur vous de beaucoup ?
Mais remarquez comment Jésus-Christ adoucit tout d’abord ce précepte par l’opposition des contraires, puisqu’il semble n’y porter les hommes, que pour les délivrer de la chose du monde qu’ils craignent le plus. Car après avoir dit : « Considérez comment croissent les lis des champs », il ajoute : « Ils ne travaillent point ni ne filent point. » De sorte que c’est afin de nous délivrer de nos peines qu’il nous fait ce commandement. Ainsi on ne doit pas dire qu’il y a de la peine à suivre ce précepte, mais qu’au contraire il y en a à ne le pas suivre. De même qu’en disant « que les oiseaux ne sèment point », Jésus-Christ n’a pas prétendu nous défendre de semer, mais seulement de nous absorber dans cette préoccupation ; de même ici, lorsqu’il dit que « les lis ne travaillent, ni ne filent point », ce n’est pas le travail qu’il condamne, mais seulement l’agitation inquiète. « Et cependant je vous déclare que Salomon même dans toute sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux (29). » Ainsi, selon la parole de Jésus-Christ, tout ce grand éclat de Salomon a cédé à celui des lis. Et on ne peut pas dire que sa magnificence a quelquefois égalé la beauté des lis, et que quelquefois aussi l’éclat des lis l’a surpassée ; puisqu’il est marqué expressément qu’il n’a jamais été vêtu comme le lis « dans toute sa gloire », c’est-à-dire qu’il n’y a eu aucun jour de son règne, où il ait été paré comme un lis. Que s’il n’a pu égaler dans sa magnificence la fleur du lis, il n’a point non plus égalé les autres fleurs, mais il leur a cédé à toutes, puisque leur beauté vive et naturelle passe autant toutes les broderies d’or et de soie, que la vérité passe le mensonge. Si donc le plus magnifique de tous les rois doit reconnaître ici qu’il est vaincu ! comment prétendez-vous par tout votre luxe, je ne dis pas surpasser le lis, mais approcher seulement de la beauté de la moindre fleur ?
Jésus-Christ nous avertit donc ici de ne point rechercher cette sorte d’éclat. Or, semble-t-il nous dire, voyez la fin de cette fleur ; après le triomphe remporté par sa beauté, elle est jetée au four. Que si Dieu prend un tel soin de choses de si peu d’importance et de prix, comment pourrait-il oublier l’homme, qui est la plus excellente de ses créatures ?
Vous me demanderez peut-être, pourquoi Dieu a donné tant de beauté à ces fleurs ? Je vous réponds que c’est pour nous montrer sa sagesse et sa puissance, et pour nous faire admirer en toutes choses la magnificence de sa gloire. Car ce ne sont pas seulement « les cieux qui racontent la gloire de Dieu. » (Ps. 18,4) La terre le fait aussi comme le montre David lorsqu’il dit : « Louez le Seigneur, vous « arbres fruitiers, et tous cèdres. » (Ps. 148,40) Les uns, par la douceur de leurs fruits, les autres par la grandeur de leurs branches, les autres par une beauté particulière, publient la gloire de leur Créateur. Dieu ne pouvait mieux nous faire voir les richesses infinies de sa puissance et de sa sagesse, qu’en répandant ainsi tant de beauté sur les choses les plus basses, puisqu’il n’y a rien de plus vil que ce qui est aujourd’hui, et qui cessera d’être demain.
Que si Dieu donne à ces herbes ce qui ne leur était point nécessaire, puisque cet éclat qu’elles ont ne sert nullement à nourrir le feu qui les brûle ; comment vous refuserait-il à vous ce qui vous est nécessaire ? Après avoir paré les moindres choses de tant d’ornements superflus, seulement pour montrer sa toute-puissance, comment vous négligerait-il, vous, qui êtes le chef-d’œuvre de ses créatures ? Comment vous refuserait-il ce qui vous est nécessaire pour le soutien de la vie ? Après donc qu’il a ainsi montré aux hommes jusqu’où s’étend sa providence, il juge à propos de les réprimander, mais il ne le fait qu’avec beaucoup de retenue, et au lieu de les appeler des gens sans foi, il se contente de les appeler des « hommes de petite foi. »
2. « Si donc Dieu a soin de vêtir de la sorte une herbe des champs, qui est aujourd’hui et que demain on jettera dans le four, combien plus le fera-t-il pour vous, hommes de peu de foi (30) ? » Celui qui dit ces paroles, est celui-là même qui fait toutes choses : « Toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait. » (Jn. 1,3) Cependant il ne dit pas comme Créateur. Il lui suffisait pour un temps de montrer son autorité en disant à chacun de ses commandements : « Il a été dit aux anciens, etc, mais moi je vous dis. » Ne vous étonnez donc pas après cela qu’il se cache dans la suite, et qu’il parle si humblement de lui-même. Il n’a point d’autre but maintenant que de proportionner sa parole à la faiblesse de ceux qui l’écoutent, et de témoigner partout qu’il n’est pas un ennemi de Dieu, et qu’il s’accorde parfaitement en toutes choses avec son Père. C’est ce qu’il observe particulièrement dans ce long sermon sur la montagne. Il y parle constamment du Père. Il relève partout sa providence, sa sagesse et sa bonté qui s’étend généralement sur toutes choses, et qui veille autant sur les plus petites que sur les plus grandes. Quand il défend « de jurer par Jérusalem », il l’appelle « la ville du grand roi. » Quand il « parle du ciel », il dit, « que c’est le « trône de Dieu. » Quand il parle de la conduite et du gouvernement du monde, il l’attribue tout à Dieu : « Il fait », dit-il, « lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes. » Il apprend de même à la fin de la prière qu’il a enseignée, que toute grandeur est à Dieu, en disant : « Que le royaume, que la puissance « et que la gloire sont à lui. » De même ici lorsqu’il veut montrer sa providence, et marquer combien elle est admirable dans les moindres choses : « Celui », dit-il, « qui a soin de vêtir de la sorte une herbe des champs », etc. Il ne le nomme jamais « son père ;» mais seulement leur père ; afin de les toucher et de les toucher par cet honneur, et de ne point exciter leur indignation, lorsqu’il appellerait Dieu son père.
Si donc, mes frères, il ne faut pas se mettre en peine des choses les plus nécessaires, comment excusera-t-on ceux qui s’empressent tant pour les superflues ? ou plutôt, comment excusera-t-on ceux qui perdent même le dormir pour voler le bien des autres ? « Ne vous mettez donc point en peine en disant : Où aurons-nous de quoi manger, de quoi boire, de quoi nous vêtir (31), comme font les païens qui recherchent toutes ces choses (32) ? » Jésus-Christ fait encore ici un reproche à ses disciples, et il leur fait voir qu’il ne leur commande rien de fort difficile. Il disait auparavant : « Si vous aimez ceux qui vous aiment, vous ne faites rien d’extraordinaire, puisque les païens en font autant », et il stimulait ainsi ses disciples et les excitait à une plus haute vertu par la comparaison qu’il faisait d’eux avec les païens : il se sert encore ici de ce même exemple pour leur faire voir qu’il n’exigeait d’eux qu’une conduite très juste et très raisonnable. Car si nous devons être plus justes que les scribes et que les pharisiens, que ne mériterons-nous point, si, bien loin d’être plus justes que les juifs, nous nous rendons semblables aux païens, et si nous n’avons pas plus de confiance en Dieu qu’ils n’en ont ? Mais après leur avoir fait cette réprimande pleine de sévérité et de force pour les réveiller de leur assoupissement, et pour leur imprimer une honte salutaire, il les console ensuite en disant : « Votre Père sait que vous avez besoin de toutes ces choses (32). » Il ne dit pas, Dieu sait ; mais « votre Père sait », afin que ce mot de « Père » les fît entrer dans une confiance plus ferme et plus assurée. Car si vous avez un père, leur dit-il, et un père tel que Dieu, il ne pourra pas sans doute vous laisser souffrir les dernières extrémités, puisque les pères d’ici-bas n’ont pas cette dureté à l’égard de leurs enfants.
Il joint à ceci une autre raison : « Vous avez besoin », dit-il, « de toutes ces choses ; » comme s’il disait : ce ne sont pas là des choses superflues, et dont Dieu puisse vous laisser manquer, lui qui ne dédaigne pas de donner aux fleurs des embellissements si peu nécessaires. Je sais que ces choses dont je vous défends le soin sont les plus nécessaires à la vie. Nais cette nécessité que vous regardez comme un motif légitime de souci, j’estime au contraire que c’est elle qui doit vous affranchir de tout souci. Vous dites : je dois me mettre en peine de ces choses parce que je ne puis m’en passer ; et moi je vous dis au contraire, que c’est pour cela même que vous ne vous en devez point mettre en peine, parce qu’elles sont nécessaires. Quand elles seraient superflues, vous ne devriez pas même alors concevoir de défiance, mais espérer que la bonté de Dieu ne laisserait pas rie vous les donner. Mais du moment qu’elles sont nécessaires, vous ne devez pas avoir le moindre doute qu’il ne vous les donne. Quel est le père qui refuse à ses enfants ce qui leur est le plus nécessaire pour la vie ? C’est donc parce que cela est nécessaire que Dieu vous le donnera nécessairement. C’est lui qui a fait la nature humaine, et il en connaît parfaitement les besoins.
Vous ne pouvez pas dire : Il est vrai que Dieu est notre père, et que ces choses sont entièrement nécessaires ; mais il ne sait peut-être pas qu’elles nous manquent. Car puisqu’il connaît la nature, qu’il l’a créée, qu’il l’a faite ce qu’elle est, il est évident qu’il sait mieux ses besoins que vous-même qui les souffrez. C’est lui-même quia voulu que vous fussiez sujet à ces besoins, il n’ira donc pas contredire ce qu’il a voulu, en vous imposant d’un côté cette nécessité impérieuse et en vous ôtant de l’autre les moyens d’y satisfaire.
3. Donc, mes frères, bannissons tous ces soins qui ne servent qu’à nous torturer l’esprit inutilement. Puisque, soit que nous nous inquiétions ou que nous ne nous inquiétions pas, c’est Dieu seul qui nous donne toutes ces choses et qui nous les donne d’autant plus que nous nous en inquiétons moins, à quoi nous serviront tous nos soins, qu’à nous tourmenter et nous faire souffrir en pure perte ?
Celui qui est invité à un festin magnifique, ne se met pas en peine s’il y trouvera de quoi manger : et celui qui va à une source, ne s’inquiète point s’il y apaisera sa soif. Puis donc que nous avons la providence de Dieu, qui est plus riche que les plus magnifiques festins, et plus inépuisable que les sources les plus profondes, ne concevons ni inquiétude ni défiance. D’ailleurs nous allons trouver, dans les paroles qui suivent, un nouveau sujet de confiance. « Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît (33). » Après avoir dégagé nos âmes du soin de toutes choses, il nous avertit de tendre au ciel. Il était venu pour anéantir tout ce qui était vieux et pour nous rappeler à notre véritable patrie. C’est pourquoi il tâche par tous les moyens de nous dégager des choses superflues et de nous délivrer des soins de la terre. C’est dans ce dessein qu’il nous avertit de nous garder d’imiter les païens, qui se mettent en peine de ces sortes de choses, dont tous les soins se bornent à la vie présente, qui n’ont aucun souci de l’avenir, ni aucune pensée des biens du ciel. Pour vous, mes disciples, leur dit-il, ce n’est pas là à quoi vous devez tendre. Vous avez un autre objet et une autre fin. En effet, nous ne sommes pas nés pour boire, pour manger et pour nous vêtir ; mais pour plaire à Dieu et pour mériter les biens éternels. Comme donc ces besoins présents doivent tenir le dernier lieu dans nos pensées, qu’ils tiennent aussi le dernier rang dans nos prières. « Cherchez, dit-il, premièrement le royaume et la justice de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît. » Il ne dit pas seulement : « Vous seront données, mais vous seront données comme par « surcroît », pour montrer qu’il n’y a rien dans les dons qui regardent cette vie, qui mérite d’être comparé avec les biens à venir. C’est pourquoi il n’ordonne point qu’on lui demande ces choses, mais qu’on lui en demande de plus importantes et qu’on espère de recevoir en même temps celles-ci, « comme par surcroît. » Cherchez les biens à venir et vous recevrez les biens présents. Ne désirez point les choses d’ici-bas et vous les posséderez infailliblement. Il est indigne de vous, d’importuner votre Seigneur pour des sujets qui le méritent si peu. Vous vous abaissez honteusement, si lorsque vous ne devez être occupés que des biens ineffables de l’autre monde, vous vous consumez dans les vains désirs des choses qui passent. Pourquoi donc, me direz-vous, Jésus-Christ nous commande-t-il de lui demander notre pain ? – Oui, Jésus-Christ nous commande cela, mais en ajoutant « notre pain de chaque « jour ; » et en marquent expressément, donnez – nous « aujourd’hui. » Il fait ici la même chose : « C’est pourquoi ne vous mettez point en peine pour le lendemain ; car le lendemain se mettra en peine pour soi-même. A chaque jour suffit son mal (34). » Il ne dit pas généralement : « Ne vous mettez point en peine ;» mais il ajoute, « pour le lendemain ; » nous donnant par ces paroles la liberté de lui demander les besoins du jour présent et bornant en même temps tous nos désirs aux choses les plus nécessaires. Car Dieu nous commande de lui demander ces choses, non parce qu’il a besoin que nous l’en avertissions dans nos prières, mais pour nous apprendre que ce n’est que par son, secours que nous faisons tout ce que nous faisons de bien, pour nous lier et comme pour nous familiariser avec lui par cette obligation continuelle de lui demander tous nos besoins. Remarquez-vous comment il leur donne la confiance qu’il ne les laissera pas manquer des choses nécessaires, et que Celui qui leur donne si libéralement les plus grandes choses, ne leur refusera pas les plus petites ? Car je ne vous commande pas, leur dit-il, de ne vous mettre en peine de rien, afin que vous deveniez misérables et que vous n’ayez pas de quoi couvrir votre nudité, mais c’est afin que vous soyez dans l’abondance de toutes choses. Rien sans doute n’était plus propre à lui concilier les esprits que cette promesse. Ainsi comme en les exhortant à ne point rechercher une vaine gloire dans leurs aumônes, il les y porte en leur promettant une autre gloire plus grande et plus solide : « Votre Père », dit-il, « qui voit en secret, vous en rendra la récompense devant tout le monde ; » de même il les éloigne du soin des choses présentes, en leur promettant qu’il satisfera d’autant plus à tous leurs besoins, qu’ils se mettront moins en peine de les rechercher. Je vous défends, leur dit-il, de vous inquiéter, de ces choses, non afin qu’elles vous manquent ; mais au contraire afin que rien ne vous manque. Je veux que vous receviez toutes choses d’une manière digne de vous et qui vous soit véritablement avantageuse. Je ne veux pas qu’en vous bourrelant vous-mêmes d’inquiétude, en vous laissant déchirer à mille soucis, vous vous rendiez indignes des secours du corps aussi bien que de ceux de l’âme, et qu’après avoir été misérables en cette vie, vous perdiez encore la félicité de l’autre.
4. « Ne vous mettez donc point en peine pour le lendemain. Car à chaque jour suffit son mal ; » c’est-à-dire son affliction et sa misère. Hélas ! ne vous suffit-il pas de manger « votre pain à la sueur de votre visage ? » Pourquoi chercher dans l’inquiétude encore un nouveau tourment, vous qui devez même être affranchi de Celui-là ? Ce mot de « mal », ne signifie donc pas malice ou malignité ; Dieu nous garde de cette pensée ! mais il signifie le travail, les afflictions et les misères. Nous voyons encore d’autres endroits dans l’Écriture où ce mot de « mal », se prend en ce même sens : « Il n’y a point de mal dans la ville que le Seigneur n’ait fait. » (Amo. 3,6) Ce que le Prophète n’entend point de l’avarice ou des rapines, ou des autres vices semblables ; mais des plaies dont Dieu avait frappé les habitants : « C’est moi », dit-il encore, « qui fais la paix, « et qui crée le mal (Is. 45,7) ; » ce qui ne veut pas dire les crimes, mais la peste, la guerre, et la famine, et d’autres choses semblables, qui passent pour de véritables maux, dans l’esprit de la plupart des hommes, (1Sa. 6,9) C’est du reste ainsi qu’on les appelle ordinairement, par exemple, les prêtres et les devins de ces cinq villes, qui attelèrent à l’arche des vaches qu’ils séparèrent de leurs veaux, et qu’ils laissèrent aller seules, appelaient « mal » les plaies dont Dieu les avait frappés, et la douleur qu’ils en ressentaient. C’est donc en ce sens qu’il faut prendre ces paroles : « À chaque jour suffit son mal ; » parce qu’en effet il n’y a rien qui tourmente plus une âme, que le soin et l’inquiétude. C’est pourquoi saint Paul, exhortant les hommes à l’amour du célibat, leur dit : « Je voudrais vous voir dégagés de soins et d’inquiétudes. » (1Cor. 7,32) Lorsque Jésus-Christ dit : « Le lendemain se mettra en peine pour « soi-même », il ne marque pas que ce jour du lendemain soit capable en effet de quelque inquiétude ; mais comme il parlait à un peuple grossier, et qu’il voulait lui rendre sensible ce qu’il lui disait, il personnifie ce temps et ce jour, et en parlant aux hommes, il se sert d’un langage ordinaire aux hommes. Et remarquez, mes frères, qu’il ne dit tout ceci que comme un conseil qu’il donne. Nous verrons dans la suite qu’il en fera un commandement absolu : « N’ayez », dira-t-il, « ni or, ni argent, ni bourse dans le chemin. » (Mt. 10,9) Il ne faisait du reste que prescrire ce qu’il pratiquait lui-même : une loi déjà promulguée par les actions pouvait s’accentuer plus hardiment par les paroles ; la parole ne pouvait qu’être bien venue puisque les actions lui avaient aplani la voie. – Mais où donc ce précepte nous a-t-il été donné en action ? – Écoutez cette parole : « Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. » (Mt. 18,20) Mais non content de ce qu’il a fait lui-même, il a retracé encore dans ses disciples cette même forme de vie, et il leur a fait pratiquer une pauvreté semblable, sans les laisser manquer de rien.
Remarquez, je vous prie, combien sa providence surpasse la tendresse de tous les pères. Je ne vous commande cela, leur dit-il, que pour vous délivrer d’un soin superflu. En effet, quand vous auriez aujourd’hui de l’inquiétude pour demain, vous ne laisseriez pas demain d’en avoir encore de même. Pourquoi donc vous tourmentez-vous inutilement ? pourquoi forcer le jour présent à supporter plus de peine qu’il ne lui en revient ? pourquoi, au faix qui lui est propre, ajouter encore le fardeau qui appartient au jour à venir, et cela sans pouvoir aucunement soulager celui-ci, ni rien gagner qu’un surcroît de peines superflues ? Car pour produire plus d’effet, il anime pour ainsi dire le temps, le jour, et il l’introduit comme un plaignant qui vient réclamer contre une injustice dont il est victime.
Et en effet, Dieu vous donne le jour présent pour faire ce que présentement vous devez faire Pourquoi donc l’accablez-vous encore du souci d’un autre jour ?n’est-il pas assez chargé de ses propres soins ? pourquoi lui en ajoutez-vous d’autres, et le surchargez-vous ?
Mes frères, c’est le Législateur suprême, c’est Celui qui nous jugera un jour, qui parle ainsi : reconnaissez donc quelle espérance il nous donne, et quel doit être le bonheur qu’il nous promet en l’autre vie, puisqu’il nous assure qu’il trouve lui-même celle-ci si misérable, que c’est tout ce que nous pouvons faire que d’endurer chaque jour la peine qui l’accompagne. Cependant après tant de promesses nous ne pouvons nous empêcher de nous inquiéter encore pour les besoins de cette misérable vie. Nous n’élevons jamais notre esprit au ciel. Nous renversons tout l’ordre des choses, et nous combattons doublement le précepte de Jésus-Christ. Ne cherchez point, nous dit-il, les choses présentes : et c’est de quoi nous nous occupons toujours. Cherchez, nous dit-il, les biens du ciel ; et c’est à quoi nous ne nous appliquons jamais. Nous n’y pouvons pas penser même durant une heure ; et autant nous témoignons d’empressement pour ce monde, autant et plus encore témoignons-nous de froideur pour l’autre. Mais cette indifférence et cette ingratitude envers Dieu ne demeurera pas toujours impunie. Nous pouvons bien le négliger durant quelques mois et quelques années ; mais tôt ou tard il faut enfin que nous tombions entre ses mains, et que nous paraissions devant ce tribunal si terrible.
Mais ce délai nous console, direz-vous. – Quelle est cette consolation d’attendre chaque jour l’heure du supplice ? Si vous voulez que ce temps que Dieu vous donne vous soit un sujet de consolation, servez-vous-en pour vous corriger par une sérieuse pénitence. Si vous regardez comme un bien le retard du châtiment, que sera-ce de l’éviter ?
Usons donc de ce temps que Dieu nous donne, pour nous délivrer entièrement des maux à venir. Jésus-Christ ne nous a rien commandé d’onéreux ni de pénible. Tous ses préceptes au contraire sont si faciles, que pour peu que nous y apportions de bonne volonté, nous pouvons les accomplir tous, si grands pécheurs que nous ayons été.
Manassès avait commis des crimes sans nombre, puisqu’il avait porté ses mains cruelles sur les saints ; qu’il avait introduit dans le temple du Seigneur l’abomination des idoles ; qu’il avait rempli la ville de carnage, et commis mille autres excès qui paraissaient le rendre indigne de toute miséricorde. Cependant, après tant de crimes, il trouva un moyen de se purifier entièrement. Quel moyen ? Ce fut, mes frères, sa pénitence et la contrition de son cœur.
5. Car il n’y a point, non, il n’y a point de péché qui ne, cède à la force de la pénitence, ou plutôt à la force de la grâce de Jésus-Christ. Aussitôt que nous nous convertissons, il devient lui-même notre force, et notre coopérateur dans le bien. Si vous, voulez devenir vertueux, rien ne vous en empêchera ; ou plutôt le démon tâchera de l’empêcher, mais il ne le pourra faire, parce que vous l’aurez prévenu par vos saintes résolutions, et que vous aurez par elles attiré Dieu même à votre secours. Que si vous ne voulez pas demeurer fermes, et que vous vous rangiez du côté de votre ennemi, comment Dieu pourra-t-il vous secourir ? Il ne veut pas user de violence ou de contrainte, et il ne sauve que celui qui veut se sauver.
Si vous aviez un serviteur qui vous haït, qui eût horreur de vous, qui voulût toujours s’enfuir, vous ne pourriez vous résoudre à le retenir, et cela quand vous auriez besoin de son service : à plus forte raison Dieu qui n’a aucun besoin de vous, qui n’exige de vous aucun service que pour votre bien, sera-t-il éloigné de vous faire violence pour vous retenir à son service malgré vous : si, au contraire, vous témoignez seulement quelque désir de lui plaire, il ne vous abandonnera point, quoi que puisse faire le démon.
Nous sommes donc nous-mêmes les auteurs de notre perte, puisque nous n’avons jamais recours, à Dieu, et que. Nous ne nous approchons jamais de lui pour l’invoquer comme il faut. Lorsque nous le prions, il semble que nous n’attendions rien de lui. Nous ne partons point à la prière un cœur plein de foi et de ferveur. Nous sommes comme des personnes qui n’ont rien à demander ou à désirer ; nous demeurons tout assoupis, sans application et sans vigueur. Cependant Dieu veut qu’on le presse avec instance, et qu’on importune et il agrée l’importunité de la prière. C’est le seul débiteur qui soit ravi qu’on lui redemande sa dette ; il donne même sans qu’ou lui ait rien prêté. Plus il voit que nous le pressons, et, que nous lui faisons d’instances ; plus il nous fait rie grâces, quoiqu’il ne nous doive rien. Que si nous sommes lâches à lui demander, il diffère aussi à nous donner, non qu’il n’en ait le désir, mais parce qu’il veut être importuné, et qu’il prend plaisir qu’on lui fasse violence. C’est pourquoi il nous donne dans l’Évangile pour modèle de la prière, tantôt l’exemple d’un homme qui va importuner son ami au milieu de la nuit, pour lui demander du pain ; et tantôt l’exemple de ce juge qui ne craignait ni Dieu ni les hommes, qui se laissa néanmoins fléchir par les instantes sollicitations de la veuve. Il ne s’est pas contenté même de ces paraboles. Il y a joint des exemples effectifs, comme celui-de la Chananéenne qu’il renvoya après l’avoir comblée d’un si grand don. Il fit voir en cette occurrence, qu’il donne même ce qui est au-dessus du mérite de ceux qui le prient, lorsqu’ils prient avec ferveur : « Il n’est pas bon », dit-il à cette femme, « de prendre le pain des enfants, et de le donner aux chiens ; » et cependant il le lui donna, parce qu’elle le demandait avec ardeur. Il nous montre encore dans la personne des Juifs, qu’il refuse de donner aux tièdes et aux négligents, ce qui leur appartenait légitimement.
Bien loin de recevoir de lui des grâces nouvelles, ils ont perdu celles qu’ils avaient déjà reçues. Ils n’ont pu conserver ce qui était à eux, parce qu’ils ont prié avec tiédeur. La Chananéenne, au contraire, priant avec ardeur et avec une violence toute sainte, est entrée dans l’héritage des autres ; et après avoir été appelée « chienne », elle a été mise au rang des « enfants. » Tant la prière a de force lorsqu’elle est pressante et persévérante ! Si vous vous adressez à Dieu de la sorte, quand vous ne seriez qu’un chien, vous précéderez les enfants paresseux et lâches. Ce que l’on ne peut espérer de l’amitié, l’assiduité opiniâtre le procure.
Ne dites donc point : Dieu est irrité contre moi, il – n’écoutera point mes prières. Il vous écoutera bientôt si vous le priez avec importunité. S’il ne vous exauce pas parce qu’il vous aime, il vous exaucera parce que vous ne cessez point de le prier : l’inimitié, ni le contretemps, ni quoi que ce soit ne vous sera un obstacle. Ne dites pas non plus : Je ne suis pas digne de rien recevoir de Dieu, c’est pourquoi je ne le prie pas. La Chananéenne était dans le même état que vous.
Ne dites pas davantage : J’ai beaucoup offensé Dieu, et je ne puis apaiser sa colère. Dieu ne considère point votre mérite, niais la disposition de votre cœur. Si une veuve a fléchi un juge qui ne craignait ni Dieu ni les hommes, combien plus une prière continuelle apaisera-t-elle un Dieu si doux et si plein de miséricorde ? Quand donc vous ne seriez pas ami de Dieu ; quand vous lui demanderiez des choses qui ne vous seraient point dues ; quand vous auriez consumé tout le bien de votre père, comme l’enfant prodigue ; que vous auriez été longtemps banni de sa présence ; que vous auriez dégénéré d’un tel père ; que vous seriez devenu le dernier de tous les hommes ; que vous présentant devant lui vous apercevriez sur son visage les marques de son indignation et de sa colère : commencez seulement à le prier et à vous rapprocher de lui, vous éteindrez la colère et la damnation, et vous recouvrerez votre première dignité.
Mais je prie, me dites-vous, et mes prières ne me servent de rien. C’est parce que vous ne priez pas comme ceux que je vous cite ; comme la Chananéenne, comme cet ami qui va au milieu de la nuit demander des pains, comme cette veuve qui importunait son juge, et comme cet enfant qui retourne à son père après avoir dissipé tout ce qu’il avait. Si vous aviez prié de la sorte, vous auriez été bientôt exaucé. Quoique vous ayez offensé Dieu, il ne laisse pas d’être votre père. Quoique vous l’ayez fâché, il ne laisse pas d’aimer ses enfants. Il ne cherche pas votre perte, mais votre salut. Il ne désire pas de se venger de l’injure que vous lui avez faite, mais de vous voir vous convertir, et lui demander miséricorde. O si nous avions autant d’ardeur pour aller à lui, que ses entrailles paternelles ont de tendresse pour nous ! Sa charité est un feu brûlant. Il ne veut qu’une petite étincelle pour trouver entrée dans votre cœur, et pour l’embraser et le combler de ses grâces.
6. Ce qui le fâche dans les outrages que vous lui faites, ce n’est pas que l’offense s’adresse à lui, mais c’est que vous en êtes l’auteur, et que vous agissez sous l’impulsion de l’ivresse et de la fureur.
Si, quelque méchante que nous soyons, nous ne laissons pas lorsque nos enfants nous insultent, d’en être plus affligés pour eux que pour nous ; combien Dieu, que nos injures ne peuvent atteindre ; en sera-t-il plus touché pour notre intérêt, que pour le sien ? Si nous agissons de la sorte envers nos enfants, quoique notre amour ne soit qu’un effet de la nature ; que devons-nous attendre de l’amour de Dieu, qui est infiniment élevé au-dessus du nôtre ? « Quand une mère », dit-il, « oublierait l’enfant qu’elle a porté dans son sein, je ne vous oublierai pas. » (Is. 49,15)
Approchons-nous donc de lui, et lui disons : « Oui, Seigneur ; les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » (Mt. 15) Approchons-nous de lui, soit à temps, soit à contre-temps. Mais je me reprends. Nous ne pouvons approcher de lui à contre-temps, ni lui être importuns. C’est l’importuner que de ne le pas prier toujours. On ne peut s’adresser à contre-temps à celui qui est en tout temps prêt à donner. Comme l’homme n’est point importuné de respirer sans cesse l’air qui le fait vivre ; Dieu de même ne le sera point, lorsque nous lui demanderons toujours l’esprit de sa grâce ; et c’est lui déplaire au contraire, que de ne pas le lui demander toujours. Comme notre corps a besoin à tout moment de respirer l’air : notre âme de même a toujours besoin de ce secours et de cet Esprit que Dieu nous donne. Si nous le voulons nous l’attirerons aisément en nous.
Le prophète montre combien Dieu est prêt à nous faire toujours du bien, lorsqu’il dit : « Nous le trouverons toujours prêt comme le « jour du matin. » (Os. 6,3) Toutes les fois que nous nous approcherons de lui, nous sentirons qu’il n’attend que nos prières pour nous exaucer. Que si nous ne puisons rien dans cette source si abondante de-toutes les vertus, c’est nous-mêmes que nous en devons accuser, et non la source. C’est ce qu’il reprochait aux Juifs, lorsqu’il leur disait : « Ma miséricorde est comme une nuée du matin, et comme une rosée qui tombe à la pointe du jour. »(Os. 6,4) Comme s’il leur disait : Pour moi, j’ai fait de mon côté, tout ce que je devais faire ; mais pour vous, vous avez été comme un soleil brûlant qui sèche cette rosée et qui dissipe les nuées, et vous avez arrêté par votre malice, la source et les influences de ma bonté.
Cette conduite de Dieu, mes frères, est un effet de sa miséricorde sur nous. Quand il voit que nous sommes indignes des grâces qu’il nous faisait, il les retient, de peur qu’il ne nous rende paresseux et lâches, en nous donnant ce que nous ne daignons pas seulement lui demander. Mais si nous sortons enfin de cet assoupissement, et si nous reconnaissons seulement que nous l’avons offensé, sa grâce coulera aussitôt sur nous comme une source abondante, ou plutôt elle se répandra sur nous comme une mer. Plus vous recevrez de lui, plus vous le comblerez de joie, et plus il sera porté à vous donner. Il regarde comme ses propres richesses le salut des âmes, et la grâce qu’il fait à ceux qui le prient. « Dieu est riche en miséricorde (Eph. 2,4) », comme dit saint Paul, « et il répand ses richesses sur tous ceux qui l’invoquent. » (Rom. 10,12) Il ne se fâche contre nous que lorsque nous ne nous adressons pas à lui en l’invoquant. Il ne se détourne de nous, que lorsque nous ne nous approchons pas de lui. Car il ne s’est fait pauvre que pour nous rendre riches, et il n’a tant souffert pour nous que pour nous encourager davantage à le prier. C’est pourquoi ne tombons jamais dan sa défiance : mais puisque Dieu nous ouvre tant de voies de salut, et nous donne tant de raisons d’espérer en sa miséricorde, quand nous pécherions tous les jours, ne laissons pas de nous approcher de lui pour le prier, et conjurons-le continuellement de nous pardonner nos fautes. C’est ainsi que nous arrêterons le cours de nos péchés ; que nous chasserons le démon de nos cœurs ; que nous attirerons sur nous la miséricorde de Dieu et que nous jouirons enfin des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXIII.[modifier]


« NE JUGEZ POINT AFIN QUE VOUS NE SOYEZ POINT JUGÉS.- PARCE QUE VOUS SEREZ JUGÉS SELON QUE VOUS AUREZ JUGÉ LES AUTRES, ET ON SE SERVIRA ENVERS VOUS DE LA MÊME MESURE DONT VOUS VOUS SEREZ SERVIS ENVERS EUX », ETC. (CHAP. 7,1, 2, JUSQU’AU VERSET 21)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Nolite judicare, comment on doit entendre cette parole.


2. Ejice primum trabem de oculo tuo.

  • 3. Les mystères se célébraient les portes closes, pourquoi ?
  • 4. Il faut persévérer dans la prière.
  • 5. De quelle manière la voie étroite devient commode.
  • 6. Le démon substitue le mensonge à la vérité.
  • 7. C’est une plus grande peine d’être privé de la gloire céleste que d’être livré aux flammes de l’enfer.
  • 8. Le Christ est tout pour nous.
  • 9. et 10. Que la frayeur des jugements de Dieu nous doit faire quitter l’amour du monde. – Combien l’humble l’emporte sur l’orgueilleux.


1. Quoi donc ! nous ne devons point reprendre nos frères lorsqu’ils pèchent ? Saint Paul aussi nous le défend, ou plutôt Jésus-Christ par saint Paul, en ces termes ; « Pourquoi jugez-vous votre frère ? Pourquoi méprisez-vous votre frère ? (Rom. 4,10) Qui Êtes-vous pour « oser condamner le serviteur d’autrui ? » (Id. 4) Et ailleurs : – « Ne jugez point avant le temps jusqu’à ce que le Seigneur vienne. » (1Co. 4,5) Comment donc le même Apôtre dit-il en un autre endroit : « Reprenez, corrigez, exhortez à temps et à contre-temps. » (2Ti. 4,2) Et ailleurs : « Reprenez les pécheurs devant tout le monde. » Et Jésus-Christ dans l’Évangile : « Si votre frère a péché contre vous, allez lui faire réprimande en particulier, entre vous et lui. S’il ne vous écoute point, prenez encore avec vous une ou deux personnes. Que s’il ne les écoute point, dites-le à l’Église. » (Mat. 18,15) S’il est vrai qu’on ne doive point juger, comment Jésus-Christ établit-il tant de personnes, non seulement pour reprendre, mais pour punir même ceux qui pèchent ? Pourquoi ordonne-t-il à tous les fidèles de regarder comme « un publicain et comme un païen » celui qui n’écoute point l’Église ? Comment aussi donne-t-il les clefs à ses apôtres ? Car s’ils n’ont pas droit de juger, ils n’ont pas droit non plus d’user de ces clefs, et ce serait en vain qu’ils auraient reçu la puissance de lier et de délier. De plus, si cette liberté de pécher impunément prévalait dans le monde, tout serait en confusion et dans l’Église, et dans l’État, et dans les familles. Car si le maître ne se rendait point juge de son serviteur, et la maîtresse de sa servante, le père de son fils, et l’ami de son ami, à quel excès monteraient enfin les crimes et les désordres ? Et non seulement un ami doit juger son ami, mais nous devons juger et reprendre nos ennemis même, puisqu’à moins de cela nous ne pourrions jamais terminer les différends que nous avons avec eux et que tout serait livré à un bouleversement universel.
Quel est donc le sens précis de la parole évangélique ? Examinons-la avec soin, afin que personne ne soit tenté de voir dans ces lois, qui sont des remèdes de salut et de paix, des instruments de subversion et de trouble. Jésus-Christ fait assez voir par la suite aux personnes intelligentes, quelle est la force de ce précepte, et comment on doit l’entendre, lorsqu’il reprend ceux qui voient « une paille dans l’œil de leur frère, et qui ne s’aperçoivent pas d’une poutre qui est dans le leur. » Peut-être que cette parole paraîtra encore obscure à quelques esprits paresseux, mais j’espère, en remontant au principe, pouvoir l’éclaircir complètement.
Il me semble donc que Jésus-Christ ne défend pas absolument de juger tous les péchés, et qu’il n’ôte pas ce droit généralement à tout le monde, mais seulement à ceux qui, remplis eux-mêmes de vices, condamnent insolemment dans leurs frères les défauts les plus légers. Il me semble qu’il désigne particulièrement les Juifs, qui étaient de très sévères censeurs des moindres fautes des autres, et qui ne voyaient pas dans eux-mêmes les plus grands excès. Jésus-Christ leur fait ce reproche vers la fin de cet évangile : « Vous liez », leur dit-il, « des fardeaux pesants et qu’on ne saurait porter, et vous les mettez sur les épaules des autres ; pour vous, vous ne voulez pas les remuer seulement du doigt. (Mt. 23,14) Vous payez la dîme de la menthe, du « cumin et de l’aneth, pendant que vous négligez ce qu’il y a de plus important dans la loi, la justice, la miséricorde et la foi. »(Id. 23) C’est aussi contre ces mêmes Juifs que paraît dirigée la parole qui nous occupe ; c’est une réponse anticipée aux accusations qu’ils devaient élever contre les disciples. Les pharisiens leur imputaient à péché des choses qui n’étaient pas réellement des péchés : comme de ne pas garder le sabbat, de se mettre à table sans se laver les mains, et de manger avec les publicains et les pécheurs : ce que le Sauveur appelle ailleurs « passer ce que l’on boit, de peur d’avaler un moucheron, et avaler néanmoins un chameau. » (Mt. 23,24)
Ce sont ces sortes de jugements contre lesquels Jésus-Christ donne ici une loi absolue. Saint Paul ne défend pas aux Corinthiens, simplement de juger, mais seulement de juger ceux qui étaient établis pour les conduire ; ni de juger des matières qui ont acquis une notoriété publique, mais seulement des choses cachées et incertaines. Il ne leur défend pas absolument de corriger ceux qui péchaient, et la défense qu’il fait ne s’adresse pas indistinctement à tous, mais seulement aux disciples, qui avaient la hardiesse de juger et de condamner leurs maîtres, et à ceux-qui, coupables de mille crimes, publiaient des médisances atroces contre les personnes les plus innocentes. C’est aussi ce que le Christ donne ici à entendre ; que dis-je, donne à entendre ! C’est ce qu’il défend expressément sous la menace d’un supplice inévitable, lorsqu’il ajoute : « Vous serez jugés selon que vous aurez jugé les autres. Et on se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servi envers les autres (2). » Ce n’est pas votre frère, dit-il, que vous condamnez, c’est vous-même ; vous dressez contre vous un redoutable tribunal, devant lequel vous rendrez un compte rigoureux. Dieu donc nous mesurera « à notre mesure ; » et comme il nous pardonnera nos péchés, selon que nous aurons pardonné aux autres, il nous jugera de même selon que nous les aurons jugés. Il faut non pas injurier ni insulter, mais avertir ; non pas accuser, mais conseiller. Il faut redresser votre frère avec des témoignages d’affection et de tendresse, et non s’élever contre lui avec insolence. Ce n’est pas votre frère, c’est vous – même que vous livrerez au dernier châtiment, si vous le traitez sans ménagement, lorsqu’il vous faudra prononcer sur ses manquements. 2. Admirez donc, mes frères, combien ces deux commandements de Jésus-Christ sont doux et comme ils sont une source ou de biens pour ceux qui les pratiquent, ou de maux pour ceux qui les méprisent. Car celui qui pardonne à son frère, c’est lui-même plus encore que son frère qu’il absout de tout grief et cela sans peine aucune ; et celui qui juge les fautes des autres avec ménagement et indulgence, s’amasse un trésor de miséricorde pour le jour auquel Dieu le jugera.
Vous me direz peut-être : Mais si un homme tombe dans la fornication, ne lui dirai-je point que la fornication est un grand crime et ne le reprendrai-je pas de son dérèglement ? Oui, reprenez-le, non comme un ennemi qui cherche à se venger, mais comme un médecin qui veut guérir un malade. Jésus-Christ ne vous dit pas : Ne l’empêchez point de pécher, mais « ne le jugez pas ; » c’est-à-dire ne le condamnez pas avec aigreur. Car il ne parle point ici, comme je l’ai déjà dit, des grands péchés, de ces crimes scandaleux, mais de ceux qui paraissent l’être et ne le sont pas. C’est pourquoi il dit ensuite : « Pourquoi voyez-vous une paille dans l’œil de votre frère lorsque vous ne vous apercevez pas d’une poutre qui est dans le vôtre (2) ? Ou comment dites-vous à votre frère : Laissez-moi ôter la paille qui s est dans votre œil, vous qui avez une poutre dans le vôtre (4) ? » C’est une faute où tombent aujourd’hui la plupart des gens du monde. S’ils voient un religieux avoir un habit de trop, ils osent lui reprocher aussitôt cette superfluité et ils lui objectent la règle que Jésus-Christ donne dans l’Évangile, lorsqu’ils ravissent eux-mêmes le bien d’autrui et qu’ils s’enrichissent par l’injustice et la violence. S’ils voient un solitaire prendre un peu plus de nourriture qu’il ne devrait, ils prennent aussitôt le rôle d’accusateurs sévères, eux qui passent toute leur vie dans les excès de bouche et de vine Ils ne s’aperçoivent pas qu’outre ce que méritent déjà leurs crimes, ils s’attirent encore de bien plus cruels supplices, et que, par cette liberté de juger, ils se rendent entièrement inexcusables. Car vous forcez Dieu de vous traiter avec rigueur par la rigueur dont vous usez et vous l’obligez d’examiner sévèrement votre vie, lorsque vous jugez si durement celle des autres. Ne vous plaignez donc pas un jour, si vous recevez le traitement que vous vous serez attiré vous-mêmes. « Hypocrite, ôtez premièrement la poutre qui est dans votre œil, et après cela vous verrez comment vous pourrez tirer la paille de l’œil de votre frère (5). » Jésus-Christ nous marque par ces paroles combien il est animé contre ceux qui agissent de la sorte. Car toutes les fois qu’il veut témoigner qu’un péché est grand, qu’il le regarde dans sa colère, et qu’il le punira très sévèrement : il commence toujours à reprendre ceux qui le commettent, par une parole de condamnation et de reproche. C’est ainsi qu’il dit d’abord avec indignation à ce serviteur qui exigeait si cruellement cent deniers de son frère : « Méchant serviteur, je vous avais remis tout ce que vous me deviez. » (Mt. 18,32) Il commence ici de même par dire : « Hypocrite. » Car ce jugement si sévère contre nos frères ne peut venir d’une charité compatissante, mais d’une inhumanité cruelle. Cet homme paraît ami à l’extérieur, mais il agit comme un ennemi plein de fiel, en attribuant de faux crimes à son frère, et prenant insolemment la place de juge, lorsqu’il ne mérite pas même celle de disciple. Voilà pourquoi Jésus-Christ l’appelle « hypocrite. » Comment, lui dit-il, pouvez-vous être un censeur si rigoureux quand il s’agit des moindres fautes de vos frères, et au contraire, quand il s’agit des vôtres être négligent, et distrait, au point de passer sans rien voir, sur les plus grosses ? « Otez premièrement la poutre qui est dans votre œil : et après cela vous verrez comment vous pourrez tirer la paille de l’œil de votre frère. »
Jésus-Christ ne défend donc pas absolument de juger ; mais il nous commande de commencer par ôter la poutre de notre œil, et de corriger ensuite nos frères. Car il est certain que chacun connaît toujours mieux son état que celui des autres, qu’il aperçoit plus aisément les grandes choses que les petites, et qu’il s’aime toujours plus qu’il n’aime son frère. Si c’est donc la charité qui vous porte à reprendre les autres, usez-en premièrement envers vous-même en condamnant votre péché qui est plus grand et plus visible. Que si vous négligez votre propre salut, il est constant que vous ne traitez pas ainsi votre frère parce que vous l’aimez, mais parce que vous le haïssez, et que vous voulez le déshonorer. S’il est nécessaire que votre frère soit jugé, ce n’est pas vous qui le devez faire, mais quelque autre qui soit exempt du mal qu’il reprend.
Comme le Sauveur établissait ici les plus hauts points de la vertu chrétienne, il fallait que personne ne pût lui objecter que c’était toujours chose aisée d’être parfait en paroles : c’est donc pour montrer la ferme confiance qu’il a d’être demeuré pur de toute faute, d’avoir toujours marché dans la voie droite, qu’il se sert de cette comparaison que nous venons de voir. C’est pourquoi, s’il a depuis jugé et condamné les pharisiens en leur disant : « Malheur à vous ! scribes et pharisiens hypocrites (Mt. 23,19) », il a pu le faire en toute justice, puisqu’il était irrépréhensible de ce qu’il reprenait dans les autres. On ne pouvait pas dire de lui qu’il avait une poutre dans son œil, et que ce n’était qu’une paille qu’il voulait enlever de l’œil des autres, puisqu’il reprenait de grands péchés dont il était lui-même parfaitement pur. Car nul ne doit condamner son frère, lorsqu’il est lui-même coupable de ce qu’il reprend en lui. Et faut-il s’étonner que Jésus-Christ établisse cette loi, puisqu’un voleur même l’a gardée, lorsqu’étant en croix, il dit à celui qui était le compagnon de ses crimes et de son supplice : « N’avez-vous donc point de crainte de Dieu, vous qui vous trouvez condamné au même supplice ? » (Lc. 23,40) Parole par laquelle il exprime la même pensée que Jésus-Christ. Mais vous, vous êtes si loin de rejeter la paille qui est dans votre œil, que vous ne la voyez pas même.
Et cependant vous voyez dans l’œil de votre frère jusqu’à la moindre paille. Vous le jugez et vous entreprenez de le corriger. Vous ressemblez à celui qui étant hydropique ou atteint de quelqu’autre mal incurable, le négligerait, et qui blâmerait en même temps son frère, de n’avoir pas soin de guérir une petite enflure qui lui serait survenue. Si c’est un mal de ne pas voir ses défauts ; c’en est un incomparablement plus grand de juger les autres, et de voir une paille dans leur œil, lorsqu’on ne sent pas une poutre dans le sien. Car le péché est plus pesant dans une âme, qu’une poutre ne le serait dans les yeux.
3. Jésus-Christ donc ordonne parce précepte, que celui qui s’est noirci de vices, ne s’érige point en censeur de ses frères, surtout lorsque leurs fautes ne sont pas considérables. Il ne défend pas généralement de corriger nos frères ; mais il ne veut pas que nous dissimulions nos propres défauts, lorsque nous nous élevons avec insolence contre ceux des autres. Cette déposition ne peut servir qu’à faire croître notre malice, et à nous rendre doublement coupables. Car celui qui néglige ses propres fautes, quoiqu’elles soient grandes, et qui reprend avec aigreur celles des autres, qui sont beaucoup moindres, fait un double mal : premièrement en ce qu’il néglige de se corriger ; secondement en ce qu’il attire sur lui par ses répréhensions, la haine et l’aversion de tout le monde, et qu’endurcissant son cœur de plus en plus, il s’accoutume à devenir cruel et impitoyable.
Après avoir remédié à tous ces maux par l’établissement de cette belle loi, Jésus-Christ passe à un autre commandement. « Ne donnez point les choses saintes aux chiens, et ne jetez point vos perles devant les pourceaux (6). » D’où vient donc qu’il dit ensuite : « Dites dans la lumière ce que je vous dis dans l’obscurité, et prêchez sur le haut des maisons ce qui vous a été dit à l’oreille ? » (Mt. 10,27) Mais l’un de ces commandements ne combat point l’autre, parce que ce dernier n’ordonne pas aux apôtres de prêcher la vérité indifféremment à tout le monde, mais seulement de la prêcher avec assurance à ceux qu’il faudrait en instruire. Il entend par ce mot de « chiens », ceux qui sont tellement endurcis dans le mal, qu’ils paraissent entièrement incurables, et ne laissent pas espérer de conversion : et par celui de « pourceaux », il marque ceux qui sont plongés dans les vices les plus infâmes. Il déclare que toutes ces personnes sont indignes d’entendre la vérité. Saint Paul exprime la même pensée lorsqu’il dit : « L’homme animal ne perçoit point ce qui est de l’Esprit : c’est folie à ses yeux. » (1Cor. 2,14) Et il témoigne en beaucoup d’autres endroits que la corruption des mœurs rend les hommes incapables d’entendre les instructions les plus relevées. C’est pourquoi l’Évangile nous défend de découvrir à ces hommes les secrets de Dieu, parce qu’ils deviennent plus insolents après les avoir appris. Ceux dont l’esprit est sage et réglé, admirent ces vérités saintes, lorsqu’elles leurs ont révélées ; mais les insensés les respectent davantage, lorsqu’ils les ignorent. Puis donc qu’ils n’ont pas assez de lumière naturelle pour les comprendre, qu’ils demeurent dans cette ignorance qui les entretient dans le respect, Un pourceau ne peut savoir quel est le prix d’une perle : ni cet homme brutal, quel est le prix de la vérité qu’on lui annonce. Puis donc qu’il ne peut la comprendre, qu’on ne la lui découvre jamais, de peur qu’il ne foule aux pieds une chose si précieuse qu’il ne comprend pas. Ceux qui sont dans cet état deviendront encore plus coupables si on les instruit. Car ils profaneront les choses les plus sacrées dont ils ignorent la sainteté, et cette instruction ne servira qu’à irriter et à armer contre nous leur orgueil et leur insolence. C’est ce que Jésus-Christ marque en ces termes : « De peur qu’ils ne les foulent aux pieds, « et que se tournant contre vous-mêmes ils ne « vous déchirent (6). » Vous me direz peut-être, que ces vérités devraient être si puissantes que l’esprit en fût convaincu aussitôt qu’il les apercevrait, et qu’elles ne pussent donner à nos ennemis des armes pour nous combattre. Je réponds à cela que si on abuse de ces vérités saintes, on ne les doit point accuser de cet abus. Elles ne sont dignes que de respect, mais les pourceaux les méprisent parce qu’ils sont des pourceaux. Ainsi lorsque ces mêmes animaux foulent une perle aux pieds, on ne l’en estime pas pour cela moins précieuse, et l’on croit que cette sorte de profanation est aussi indigne d’elle, qu’elle est digne d’eux. Il ajoute : « Et que se tournant contre vous, ils ne vous déchirent. Car ils contrefont les humbles pour apprendre nos mystères, et lorsqu’ils les savent, ils deviennent tout d’un coup d’autres hommes. Ils se raillent de nous, et ils nous insultent comme nous ayant surpris par leur artifice. C’est pourquoi saint Paul dit à Timothée : « Gardez-vous de celui-là, parce qu’il a fortement combattu la doctrine que j’enseigne. » (2Tim. 4,15). Et ailleurs : « Évitez avec soin ces personnes. » (Id) Et à Tite : « Évitez celui qui est hérétique, après l’avoir averti une et deux fois. » (Tit. 3, 10) Ce ne sont donc point nos vérités qui leur mettent les armes en main ; c’est leur orgueil et leur vanité qui les aveugle, et qui en prend occasion de s’élever plus insolemment contre nous. C’est pourquoi ce n’est pas un petit avantage qu’ils les ignorent, puisque cette ignorance les empêche de les mépriser ; que si au contraire on veut les instruire, on leur fait un double mal, parce qu’après avoir connu la vérité ils en deviennent pires au lieu d’en devenir meilleurs ; et parce qu’ensuite ils nous causent mille peines.
Qu’ils écoutent ceci, ceux qui parlent indifféremment à toute sorte de personnes, et qui rendent ainsi méprisables les choses les plus sacrées. Quand nous fermons nos portes avant que de célébrer nos mystères, et que nous renvoyons les personnes non initiées, ce n’est point que nous craignions qu’on y reconnaisse quelque chose qui les puisse faire mépriser, mais c’est que nous jugeons ces personnes indignes de participer à des sacrements si redoutables. Jésus-Christ lui-même, pour nous donner un modèle de cette réserve, a dit beaucoup de choses aux Juifs seulement en paraboles, parce qu’en « voyant ils ne voyaient pas (Mt. 13,7) ; » et saint Paul nous ordonne de savoir « comment il faut répondre à chacun de ceux qui nous interrogent. » (Col. 4,6)
4. « Demandez et l’on vous donnera ; cherchez et vous trouverez ; frappez et l’on vous ouvrira (7). Car quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve, et on ouvrira à celui qui frappe à la porte (8). » Comme Jésus-Christ avait ordonné de si grandes choses à ses disciples ; qu’il leur avait commandé d’être exempts de toutes passions ; qu’il les avait élevés jusques au ciel, et exhortés à se rendre semblables, autant qu’il, leur serait possible, non aux anges ou aux archanges, mais è Dieu même ; comme, outre la pratique particulière de ces vertus, il leur commandait encore d’instruire les autres, de les reprendre, et de discerner les méchants d’avec les bons, et les chiens d’avec les enfants, il était à craindre que les apôtres, dans la vue de tant de choses, et particulièrement de cet abîme si impénétrable du cœur de l’homme qu’on les obligeait de discerner, ne se décourageassent et ne dissent comme saint Pierre le dit ensuite : « Qui pourra donc être sauvé ? » (Mt. 19,25) Et au même endroit : « S’il est ainsi du mariage, il n’est pas avantageux de se marier. » (Ibid. 9) Jésus-Christ donc pour les empêcher d’avoir ces pensées, après leur avoir déjà fait voir par ce qui précède, qu’il n’y a rien que d’aisé et de facile dans ses préceptes, le fait voir encore plus sensiblement dans ces dernières paroles, par lesquelles il leur promet une consolation ineffable dans leurs travaux, c’est-à-dire, celle qu’ils attireraient par une prière continuelle à laquelle il les exhorte. Vous ne devez pas, leur dit-il, vous contenter de vos efforts, mais vous devez encore implorer le secours du ciel, qui vous viendra sans doute, qui vous sera présent, qui vous assistera dans vos combats, et qui vous rendra tout facile. C’est pourquoi il nous commande de prier, et il nous promet de nous exaucer. Il ne veut pas que ces prières soient froides et lâches, mais ferventes et continuelles. C’est ce qu’il marque par ce mot : « cherchez. » Celui qui cherche une chose, bannit les autres de son esprit, il ne s’occupe que de ce qu’il cherche, et il ne pense à rien de tout le reste. Ils comprennent ce que je dis, ceux qui ont perdu leur or ou des esclaves, et qui les cherchent.
Cet autre mot « frappez », montre l’ardeur avec laquelle nous devons prier, et quelle doit être la ferveur de notre oraison. Ne vous découragez donc pas, et ne témoignez pas moins de zèle pour la vertu, que vous n’en montrez pour rechercher de l’or. Cet or, vous n’êtes pas assuré, en le cherchant, de le trouver, et néanmoins dans cette incertitude vous ne laissez pas de renverser tout, et vous n’épargnez aucune peine. Ici, au contraire, vous êtes assuré de trouver ce que vous cherchez, et vous ne montrez pas la moindre partie de cette ardeur que vous avez pour les richesses. Que si vous ne recevez pas d’abord ce que vous voulez, ne vous découragez pas. C’est pour cela que Jésus-Christ dit : « frappez », afin de vous apprendre que s’il ne vous ouvre pas du premier coup la porte, vous ne devez pas en être surpris, mais attendre humblement qu’il vous ouvre. Si vous ne voulez pas m’en croire, croyez au moins Jésus-Christ, qui fait ce raisonnement : « Quel est parmi vous le père qui donne une pierre à son fils, lorsqu’il lui demande du pain (9) ? – Ou s’il lui demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent (10) ? » Lorsque vous pressez trop les hommes vous leur devenez importun ; mais Dieu se fâche contre vous, si vous ne le pressez avec instance. Que si vous l’importunez par vos prières, quoiqu’il diffère à vous accorder vos demandes, soyez sûr néanmoins qu’il le fera. Il ne tient la porte fermée qu’afin de vous exciter davantage à frapper ; et s’il diffère à vous exaucer, c’est afin que vous le priiez avec plus d’instance. Soyez donc ferme et persévérant dans la prière, et vous serez exaucé. C’est pour que vous ne disiez pas : Mais si je prie et que je ne reçoive rien ? que Jésus-Christ fait le raisonnement que nous venons de voir, afin que cette vue de la conduite ordinaire de tous les hommes vous établisse dans une ferme confiance. II vous apprend en même temps non seulement que vous devez prier, mais encore ce que vous devez demander : « Quel est parmi vous », dit-il, « le père qui donne une pierre à son fils lorsqu’il lui demande du pain ? » Si vous n’êtes pas exaucé dans votre prière, c’est parce que vous demandez « une pierre », au lieu de demander « du pain. » La qualité de « fils » ne vous suffit pas pour obtenir généralement tout ce que vous désirez. Ce qui vous empêche, au contraire, d’être exaucé, c’est qu’étant fils de Dieu, vous lui demandez des choses indignes de ce que vous êtes. Ne demandez que les biens de l’esprit, et non ceux de la chair et du monde, et vous les recevrez. Voyez combien promptement Salomon reçut de Dieu ce qu’il lui avait demandé, parce que ses demandes étaient sages et raisonnables.
Il faut donc ces deux conditions dans notre prière : demander avec ardeur, et ne demander que ce qu’il faut demander. Vous voyez vous-mêmes, dit Jésus-Christ, que, bien que vous soyez pères, et que vous aimiez vos enfants, vous attendez néanmoins qu’ils vous exposent ce qu’ils désirent de vous. Lorsqu’ils vous demandent quelque chose qui peut leur nuire, vous ne les écoutez pas ; mais lorsque leurs demandes sont raisonnables, vous y consentez aussitôt. Ayez toujours cet exemple présent à l’esprit et ne cessez point de demander que vous n’ayez reçu ce que vous voulez. Ne cessez point de chercher que vous n’ayez trouvé ce que vous cherchez. Ne cessez point de frapper qu’on ne vous ait ouvert. Si vous venez à la prière dans cette disposition, et si vous dites : je ne sortirai point d’ici que je n’aie reçu ce que je demande, vous le recevrez sans doute, pourvu que vous ne demandiez rien qui soit indigne de Celui que vous priez, et qui vous soit dangereux à vous-même.
Que devez-vous donc observer dans vos demandes ? C’est de ne demander que des choses spirituelles ; c’est de pardonner à vos frères avant que de prier Dieu qu’il vous pardonne ; c’est « d’élever des mains pures et saintes, sans « colère et sans dispute. » (1Tim. 2,8) Si nous prions de la sorte, nous serons toujours exaucés. Mais hélas ! nos prières aujourd’hui sont une dérision. Elles sont plus dignes de personnes ivres que de personnes ayant leur sang-froid. D’où vient, dites-vous, que je demande à Dieu des choses spirituelles, et que je ne les reçois pas ? C’est parce que vous ne les demandez pas avec assez de ferveur. C’est parce que vous vous êtes rendu indigne de les recevoir, ou que vous avez trop tôt cessé de les demander. Pourquoi, me direz-vous, Jésus-Christ n’a-t-il pas marqué précisément ce qu’il fallait lui demander ? Il l’a marqué clairement, et vous venez de le voir. Ne dites donc point : j’ai prié, mais je n’ai rien reçu line tient jamais à Dieu que vous ne soyez exaucé. L’amour qu’il a pour vous surpasse infiniment celui des pères, et est autant élevé au-dessus du leur, que la bonté l’est au-dessus de la malice : « Si donc, étant mauvais comme vous êtes, vous savez bien néanmoins donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père qui est dans le ciel donnera-t-il les vrais biens à ceux qui les lui demandent (11) » ? Jésus-Christ ne nous appelle pas « mauvais » pour déshonorer notre nature, ni pour montrer qu’elles sont mauvaises par elle-même. Il veut marquer seulement qu’en comparaison de l’amour que Dieu a pour nous, toute la tendresse des pères pour leurs enfants peut passer pour malice, tant est grande la bonté et l’affection qu’il a pour les hommes !
5. Avez-vous remarqué dans ces paroles une raison de confiance, capable de rassurer les cœurs les plus abattus, et de leur faire concevoir de meilleures espérances ? Car Jésus-Christ nous y montre l’amour excessif que Dieu a pour nous en nous le représentant comme notre « père », au lieu qu’auparavant il nous l’avait représenté comme le Créateur de notre âme et de notre corps. Néanmoins, quoi qu’il dise ici du grand amour de Dieu envers nous, il n’en découvre pas encore la plus grande preuve et le principal effet, qui est son incarnation et sa présence visible. Car, comment Celui qui a livré pour nous son Fils à la mort, ne nous donnera-t-il pas tout le reste ? Aussi Jésus-Christ n’avait pas encore été crucifié, et il ne pouvait pas nous en parler. Mais saint Paul le fait lorsqu’il dit : « Comment celui qui n’a pas épargné son Fils unique, mais qui l’a livré pour nous tous, ne « nous donnera-t-il pas avec lui toutes choses ? » (Rom. 8,32) Le Sauveur, cependant, ne parle point encore d’un si grand bienfait, mais seulement de faveurs plus sensibles et plus proportionnées à l’esprit des hommes.
Il nous apprend ensuite ces deux choses très importantes, que nous ne devons pas nous confier uniquement dans nos prières, sans les accompagner de nos bonnes œuvres et de nos efforts ; et que nous ne devons pas non plus nous appuyer entièrement sur notre travail et sur nos efforts, mais y joindre la prière, et implorer sans cesse le secours de Dieu li nous commande continuellement d’allier ces deux choses ensemble. C’est pourquoi, après avoir donné beaucoup d’avis importants à ses disciples, il les exhorte à la prière dont il leur trace le modèle ; et après leur avoir enseigné à prier, il leur donne encore de nouveaux avis pour leur conduite. Puis il retourne encore à la nécessité d’une prière continuelle en disant : « Demandez, cherchez et frappez », et il revient encore une fois à la nécessité du zèle et des efforts vertueux. « Faites donc à autrui ce que vous voulez que l’on vous fasse ; car c’est toute la loi et les Prophètes (12). » II dit ici comme en abrégé tout ce qu’il a dit auparavant, et il montre que la vertu peut se réduire à peu de paroles très aisées et très intelligibles à tout le monde. Il ne dit pas simplement : Faites à autrui, mais : « Faites donc à autrui. » Ce n’est pas sans raison qu’il met ce mot « donc ; » c’est comme s’il disait : Si vous désirez d’être exaucé, outre les autres avis que je vous ai déjà donnés, pratiquez encore celui-ci : « Faites à autrui ce que vous voulez que l’on vous fasse. » Jésus-Christ pouvait-il marquer plus clairement combien il est nécessaire que nous accompagnions nos prières de nos bonnes œuvres et de notre vigilance ? Il ne dit pas : Tout ce que vous voulez que Dieu fasse pour vous, faites-le vous-même pour vos frères, afin que vous ne veniez pas dire : Comment cela se peut-il faire ? Il est Dieu ; et moi je suis homme. Mais il dit : Agissez envers vos frères comme vous voulez que vos frères, qui sont hommes comme vous, agissent envers vous. Qu’y a-t-il de plus doux et de plus juste que ce précepte ? Aussi il en fait voir l’excellence avant même que de parler de la récompense qui devait suivre. « C’est là toute la loi et les Prophètes. » On voit clairement par ces paroles que la vertu est conforme à la nature même : que nous avons au dedans de nous un maître qui nous apprend ce que nous devons faire ; et qu’ainsi nous ne pouvons nous excuser sur notre ignorance. « Entrez par la porte étroite, parce que la porte de la perdition est large, et le chemin qui y mène est spacieux, et il y en a beaucoup qui marchent par ce chemin (13). Que la porte de la vie est petite, et que le chemin qui y mène est étroit, et qu’il y en a peu qui « le trouvent (14) ! » Cependant Jésus-Christ dit dans la suite : « Mon joug est agréable, et mon fardeau est léger (Mt. 2,30) », et il a donné à entendre la même chose dans ce qui précède : Comment donc, dit-il ici, que cette porte est « petite », et que ce chemin est « étroit ? » Mais si vous pesez exactement ses paroles, vous reconnaîtrez, mes frères, qu’ici même il marque clairement que sa voie, quoiqu’étroite, ne laisse pas d’être douce et aisée. Vous demandez comment une voie si étroite, et une porte si petite peut être aisée. C’est parce que ce n’est qu’une « porte. » C’est parce que ce n’est qu’une « voie ; » de même que l’autre, quoique large et spacieuse, n’est aussi qu’une voie et qu’une porte. Car rien n’est stable ni permanent dans l’une et dans l’autre. Tout y passe également, et les biens de l’une disparaissent aussi vite que les maux de l’autre. Mais ce n’est pas cela seul qui nous rend le chemin de la vertu doux et agréable. C’est encore et surtout le terme auquel il aboutit. Ce qui excite et encourage davantage ceux qui s’y exercent, ce n’est pas seulement que ces peines et ces travaux ne font que passer ; mais qu’ils se terminent très heureusement à une vie qui n’a point de fin. Ainsi la courte durée des travaux, l’éternité des couronnes, ceux-là conduisant à celles-ci, celles-ci succédant à ceux-là, voilà de quoi procurer la plus grande consolation. C’est ainsi que saint Paul appelait l’affliction « légère », non en la regardant en elle-même, mais en la considérant dans la disposition de ceux qui la souffrent, et par rapport aux biens – à venir : « Car le moment si court », dit-il, « des légères afflictions de cette vie produit en nous le poids éternel d’une gloire incomparable, ne considérant point les choses visibles, mais les invisibles. » (2Cor. 14) Si tout paraît doux et léger aux hommes, les flots au pilote, la mort et les blessures aux soldats, la rigueur de l’hiver aux laboureurs, et les plus rudes coups aux athlètes, à cause de la récompense qu’ils espèrent, quoique si vaine et si périssable : combien plus le ciel qu’on nous promet, et ces biens ineffables qui y sont, nous doivent-ils rendre comme insensibles aux maux de ce monde ? Si après cela quelqu’un croit encore que cette voie soit laborieuse, ce n’est pas qu’elle soit pénible en effet, mais c’est qu’on manque de courage.
6. Mais remarquez encore combien Jésus-Christ rend cette voie facile, en nous com mandant de ne point donner les choses saintes aux chiens et aux pourceaux, de nous garder des faux prophètes, et d’être toujours prêts à combattre. C’était même un excellent moyen de rendre cette voie aisée, que de dire, « qu’elle est étroite », parce que c’était avertir ainsi ceux qui y marchent, de se tenir toujours sur leurs gardes. Car comme lorsque saint Paul nous dit : « Nous n’avons pas à combattre « contre la chair et le sang (Eph. 6,2) », il ne prétend pas nous décourager, mais nous exciter au combat ; de même Jésus-Christ, voulant réveiller de leur assoupissement ceux qui marchaient par cette voie, leur déclare qu’elle est âpre et laborieuse.
Mais il ne se sert pas seulement de cette considération pour les rendre vigilants. Il les avertit encore que cette voie est pleine d’ennemis qui ne pensent qu’à les surprendre, et qui sont d’autant plus à craindre qu’ils se cachent davantage. Car c’est ainsi que toit tous les faux prophètes. Mais ne regardez point la difficulté de cette voie. Voyez seulement où elle se termine : et ne considérez point aussi, si celle qui lui est opposée est large et aisée, mais où elle conduit ceux qui y marchent Jésus-Christ n’a point d’autre but en tout cet que de nous encourager, comme encore lorsqu’il dit ailleurs : « Le royaume des cieux souffre violence, et les violents l’emportent. » (Mt. 11,12) Car lorsque l’athlète remarque que celui qui préside à ses combats, en admire la peine et le péril, il en devient bien plus courageux.
Ne nous laissons donc point abattre lorsqu’il nous arrive des maux. Il est vrai que la voie est étroite, et que la porte est petite, mais la ville où elles conduisent ne l’est pas ; et si nous ne devons point attendre ici de repos, nous ne devons non plus craindre là aucune misère. Mais en disant qu’il « y en a peu qui trouvent la voie étroite », il fait voir encore la lâcheté de plusieurs. Il instruit ceux qui l’écoutent à ne point s’arrêter au grand nombre de ces qui marchent dans la voie large avec un succès heureux en apparence ; mais à jeter les yeux sur ce petit nombre qui gémit et qui souffre dans la voie étroite. Car la plupart dit-il, non seulement ne marchent point dans cette voie, mais ne la veulent pas même trouver par un aveuglement qui est le comble de la folie. Mais il ne faut point se laisser influencer ni troubler par la multitude. Animons-nous plutôt de zèle pour imiter le petit nombre de ceux qui cheminent par la voie étroite, et pour nous entre-exhorter à les suivre et à marcher courageusement dans ce sentier laborieux. Car outre que cette voie est « étroite », il y en a encore beaucoup qui tâchent de nous en fermer l’entrée. C’est pourquoi Jésus-Christ ajoute : « Gardez-vous des faux prophètes qui viennent à vous vêtus comme des brebis, et qui au dedans sont des loups dévorants (15). »
Après nous avoir avertis de nous garder « des chiens et des pourceaux », il marque ici une autre sorte d’ennemis bien plus à craindre. Car ces premiers sont visibles et tout le monde les connaît, mais ces derniers sont cachés. C’est pourquoi Jésus-Christ dit des uns qu’on s’en détourne et des autres qu’on les discerne, et qu’on les examine parce qu’il est impossible de les reconnaître d’abord. C’est ce qui lui fait dire : « Gardez-vous », afin de nous rendre plus vigilants dans ce discernement.
Il était à craindre qu’en entendant dire qu’il fallait marcher dans une voie étroite et resserrée, voie opposée à celle du grand nombre, se garder des chiens et des pourceaux, ainsi que d’une autre espèce encore, celle des loups, les auditeurs ne perdissent courage au moment d’entrer dans cette voie, contraire à celle que suit la foule et, de plus ; infestée de tant d’ennemis et semée de tant de ronces ; c’est pourquoi il les fait souvenir des choses arrivées du temps de leurs ancêtres, et cela par ce seul mot de « faux prophètes » qu’il emploie. Ces épreuves, l’antiquité les a connues, ne vous troublez donc point ; rien de nouveau ni d’extraordinaire n’arrivera. C’est de tout temps que le démon a fait ce qu’il a pu pour substituer le mensonge à la vérité.
Je crois que par ce mot de « faux prophètes », il n’entend pas les hérétiques, mais ces personnes dont la vie est corrompue, et qui ont une apparence de vertu, qu’on appelle d’ordinaire hypocrites et imposteurs ; c’est pourquoi il ajoute : « Vous les reconnaîtrez par leurs fruits »(16). Car souvent les hérétiques sont réglés dans leur vie, mais ceux-ci ne le sont jamais. Et si vous me dites qu’ils feront peut-être semblant de l’être, je vous réponds qu’ils feront connaître bientôt ce qu’ils sont. Car la voie que je vous enseigne est pénible et laborieuse, et les hypocrites fuient le travail qui accompagne la vertu, et n’en cherchent que l’apparence. C’est pourquoi il est aisé de les connaître. Et comme il venait de dire : Que peu de personnes trouveraient la voie étroite, il leur apprend à séparer le petit nombre qui la trouve d’avec ceux qui ne la trouvent pas et qui font croire néanmoins qu’ils y marchent, en leur commandant de ne point considérer ceux qui n’ont que l’apparence de la vertu, niais seulement ceux qui la possèdent véritablement.
Mais, me direz-vous, d’où vient que Jésus-Christ ne rend pas lui-même ces personnes visibles et manifestes, sans nous donner la peine de les discerner ? Il ne le fait pas pour nous faire tenir toujours sur nos gardes, et dans une vigilance continuelle contre nos ennemis, en craignant sans cesse, et ceux qui sont déclarés, et ceux qui se cachent et qui sont couverts. C’est de ces derniers que saint Paul dit : « Que par leurs paroles douces ils séduisent le cœur des innocents. » (Rom. 16,18) Ne nous troublons donc point de voir en notre temps beaucoup de ces séries de personnes. Jésus-Christ nous en avertit dès le commencement de l’Église. Et admirez sa douceur ! Car il ne dit pas : Punissez-les, mais seulement : « Gardez-vous d’eux », de peur qu’en ne veillant pas sur vous-mêmes, vous ne tombiez dans leurs pièges.
7. Et ensuite pour vous empêcher de dire qu’il est impossible de reconnaître ces personnes, il se sert d’un exemple fort populaire : « Peut-on cueillir des raisins sur des épines ou des figues sur des ronces (16) ? Ainsi tout arbre : « qui est bon produit de bons fruits ; et tout, arbre qui est mauvais, porte de mauvais fruits (17). Le bon arbre ne peut produire de mauvais fruits, ni le mauvais arbre en produire de bons (18). » C’est de même que s’il disait : Ils n’ont rien de doux que cette peau de brebis : C’est pourquoi il est aisé de les discerner. Et pour ne vous plus laisser le moindre doute, il compare ce qu’il dit à une chose fondée dans la nature même et qui ne peut arriver d’une autre manière. C’est ainsi que saint Paul disait : « La Sagesse de la chair est une mort, parce qu’elle n’est pas assujettie à la loi de Dieu et qu’elle ne peut l’être. » (Rom. 8,7) Ce second membre de notre Évangile n’est pas une redite. Car afin que personne ne pût dire : Il est vrai qu’un méchant arbre porte de mauvais fruits, mais il en peut aussi porter de bons, et ainsi le discernement de ces deux sortes de fruits est difficile à faire, il prévient cette objection, et dit généralement : « Le mauvais arbre ne peut porter que de mauvais fruits, comme le bon n’en porte que de « bons. » Ce qu’on doit dire aussi du contraire. Quoi donc ! me direz-vous, n’a-t-on jamais vu un homme de bien devenir méchant, ni un méchant se convertir et devenir bon ? Oui, on en a vu, et la vie est pleine de ces exemples. Jésus-Christ aussi ne dit pas qu’un pécheur ne puisse se convertir, ou qu’un juste ne puisse tomber : mais seulement que pendant que le pécheur demeure dans le péché, il ne peut porter de bon fruit. Car il est hors de doute qu’un méchant homme peut devenir bon, mais il est aussi très constant que tant qu’il demeure dans le mal, il ne portera point de bon fruit.
Comment donc, me direz-vous, David qui était bon a-t-il porté de mauvais fruits ? Je vous réponds qu’il n’a pas porté ces mauvais fruits en demeurant bon, mais en devenant méchant. S’il fût demeuré bon comme il était, il n’aurait point porté ce mauvais fruit. Car, en se conservant dans la vertu, il n’eût jamais osé commettre un tel crime. « Tout arbre qui ne produit point de bon fruit sera coupé et jeté au feu (19). Vous les reconnaîtrez donc par les fruits qu’ils produiront (20). » Jésus-Christ disait ceci pour arrêter l’insolence des calomniateurs et pour fermer la bouche à la médisance. Car comme la plupart des hommes confondent les bons avec les méchants, Jésus-Christ par ces paroles veut leur ôter toute excuse. Vous ne pourrez pas me dire un jour : j’ai été trompé, j’ai été surpris ; car je vous ai donné une règle certaine qui est de juger des hommes par leurs actions, et de passer aux œuvres pour ne vous point tromper dans vos jugements. Et parce qu’il ordonnait non de punir ces personnes, mais seulement « d’y prendre garde », pour consoler tout ensemble ceux qui sont trompés par eux, et pour étonner ces imposteurs et les convertir, il leur met sous les yeux cette terrible vengeance qu’ils doivent attendre de lui. « Tout arbre qui ne produit point de bon fruit sera coupé et jeté au feu (19). Il tempère ensuite cette parole lorsqu’il ajoute : « Vous les connaîtrez donc par les fruits qu’ils produiront. » Et pour témoigner qu’il ne faisait point cette menace avec la résolution arrêtée de l’exécuter, il tâche de les exciter encore et de les rappeler à la vertu par ses conseils. Il me semble aussi qu’il veut parler ici des Juifs qui portaient de ces mauvais fruits. C’est pour quoi il se sert à dessein des mêmes expressions dont saint Jean se sert, et il leur représente comme lui les supplices de l’autre vie sous les mêmes images, ou d’un arbre qui est coupé, ou d’un feu qui ne sera jamais éteint »
8. Il semble, mes frères, que ce supplice dont Jésus-Christ nous menace se termine tout à ce seul mal d’être brûlé éternellement. Mais si on le considère avec plus de soin, on en trouvera un autre qui surpasse encore celui-là, puisque celui qui est dans l’enfer est privé du royaume de Dieu, et que cette privation est un plus grand mal que le supplice des flammes. Je sais que la plupart ne craignent que l’enfer et sont insensibles à la perte du paradis ; mais pour moi je crois que cette perte est un mal encore plus horrible que n’est le feu éternel. Je confesse que cela ne peut s’exprimer par les paroles. Nous ne pouvons comprendre combien grand est le bonheur de jouir de Dieu, pour concevoir ensuite quel est le malheur de ceux qui en sont privés. Saint Paul qui, dans son ravissement, avait goûté ces biens ineffables, savait aussi que le plus effroyable de tous les malheurs était de les perdre. Pour nous autres, nous ne le connaîtrons que lorsque nous l’éprouverons. Mais, ô mon Sauveur Jésus-Christ, Fils unique de votre Père, ne nous laissez point tomber dans ce malheur ni dans la funeste expérience d’un supplice si redoutable.
Il est donc impossible d’exprimer clairement quelle peine c’est que de perdre ce bonheur souverain. Je tâcherai néanmoins de vous le faire comprendre par quelques comparaisons qui vous en donneront quelque idée. Mais que pourrai-je dire qui en-approche ? Représentez-vous un jeune homme parfaitement accompli qui possède l’empire de toute la terre, qui soit si saint et si juste, et dont la vertu ait tant de charme, qu’il se fasse aimer de tous les hommes autant que les enfants le sont de leurs pères. Que ne souffrirait point le père d’un tel fils plutôt que d’être privé de sa compagnie ? Quel mal n’embrasserait-il pas de bon cœur pour avoir le bien de le voir et de jouir de sa présence ? C’est là une faible idée de ce que nous vous pouvons tracer de la gloire ; car il n’y a point de fils, quel qu’il soit, qui puisse donner autant de satisfaction à son père que la jouissance de ces biens, et que la vue de Jésus-Christ nous en donnera dans le ciel. L’enfer est sans doute une chose terrible ; cependant dix mille enfers ensemble ne seraient encore rien en comparaison de ces autres maux d’être honteusement chassé de la gloire, d’être haï de Jésus-Christ, d’entendre de sa bouche sacrée ces paroles foudroyantes : « Je ne vous connais point (Mt. 25) ; » et ces reproches sanglants : « Vous m’avez vu souffrir la faim, et vous ne m’avez pas donné à manger. » Nous aimerions mieux être percés de mille foudres que de voir un Dieu si doux détourner de nous son visage, et cet œil si serein et si tranquille ne pouvoir nous regarder qu’avec colère. Si lorsque j’étais son ennemi déclaré, que je le haïssais, que je le fuyais, il m’a néanmoins recherché et aimé au point de ne pas s’épargner lui-même et de se livrer à la mort, de quels yeux le regarderai-je, moi qui, en retour de tant de bienfaits n’aurai pas daigné lui donner un morceau de pain pour apaiser sa faim ?
Mais considérez ici même quelle est sa douceur : il ne vous reproche point les grâces qu’il vous a faites, ni l’ingratitude dont vous les avez payées. Il ne dit point : vous avez osé me mépriser, moi qui vous ai tiré du néant ; qui, d’un souffle de ma bouche, vous ai donné votre âme, qui vous ai rendu maître de tout ce qui est sur la terre ; qui ai créé pour vous le ciel et la terre, l’air et la mer et tout ce qui existe ; moi qui, insulté par vous jusqu’à voir préférer le démon à moi, bien loin de vous abandonner pour cet outrage, me suis ingénié à trouver de nouvelles grâces pour vous en combler ; moi qui ai bien voulu me rendre esclave pour vous ; qui ai souffert pour vous les soufflets, les crachats, la mort, et la mort la plus honteuse ; moi qui ai intercédé pour vous dans le ciel ; qui vous ai donné le Saint-Esprit ; qui vous ai invité à mon royaume, qui vous ai promis une si glorieuse destinée ; qui ai voulu me rendre votre chef, votre époux, votre vêtement, votre maison, votre racine, votre nourriture, votre breuvage, votre pasteur, votre roi et votre frère ; enfin moi qui vous ai choisi pour être l’enfant du même Père, l’héritier et le cohéritier du même royaume, et qui, pour vous rendre capable de ces grands dons, vous ai amené des ténèbres à la jouissance de ma lumière. Quoique Jésus-Christ puisse nous reprocher beaucoup d’autres choses semblables, il ne le fait pas néanmoins, et il se contente de nous représenter notre faute.
Il montre encore, par les dernières paroles qu’il dit aux réprouvés, quel est son amour envers nous, et le désir qu’il a de notre salut. Car il ne dit pas : allez au feu qui vous a été préparé ; mais, « Allez au feu qui a été préparé pour le démon et pour ses anges. » (Mt. 25,33) Avant de prononcer cet arrêt contre les réprouvés, il leur fait voir les péchés dont ils se sont rendus coupables, sans cependant les rappeler tous, mais seulement en partie ; et avant que de les punir il appelle les justes à son royaume, pour montrer l’équité des jugements qu’il allait exercer contre les autres. Quels supplices donc sont comparables à ces paroles de Jésus-Christ ? Un homme n’a pas assez de dureté pour négliger celui qui l’a obligé, lorsqu’il le voit souffrir la faim et la soif, et il rougirait de honte si cette personne lui reprochait son ingratitude. Il aimerait mieux tomber tout vif dans quelque abîme s’ouvrant sous ses pieds, que de voir deux ou trois de ses amis témoins d’une plainte semblable. Que deviendrons-nous donc, nous autres, lorsque Jésus-Christ nous fera ces reproches eu présence de toute la terre ? Sa douceur est si grande qu’il voudrait même nous épargner cette confusion, s’il n’était obligé de rendre tout le monde témoin de l’équité de ses jugements. Que ce ne soit pas dans une intention d’insulte, mais bien d’apologie personnelle, qu’il rappelle les péchés ; qu’il ne veut en cela que montrer combien est fondée en raison et en justice la sentence : « Retirez-vous de moi », c’est ce qui est évident par la grandeur même des grâces qu’il nous a faites. S’il voulait insulter, il rappellerait toutes ces grâces, au lieu qu’il se contente de reprocher aux réprouvés ce que leur ingratitude lui a fait souffrir.
9. Craignons, mes frères, d’entendre un jour ces paroles si terribles. Cette vie n’est point un jeu, ou plutôt cette vie d’une part ne semble qu’un jeu, si on la compare à la vie future ; et de l’autre, rien n’est plus sérieux ni plus important, puisqu’elle ne se termine pas à des ris, mais à des larmes et à des peines effroyables, qui accableront de maux ceux qui n’auront pas voulu régler leur conduite sur les lois de Dieu. Cependant nous faisons un jeu de notre vie. Car lorsque nous bâtissons ces maisons superbes, en quoi sommes-nous différents des petits enfants qui jouent et qui bâtissent des maisons de boue ? Quelle différence y a-t-il entre ces tables où ils se divertissent, et celles où nous nous livrons à tous les excès ? aucune, sinon que leurs amusements sont fort innocents, tandis que nos voluptés, étant très coupables, seront punies très sévèrement.
Si nous ne voyons pas maintenant la vanité de ces choses, nous ne devons pas nous en étonner. Nous ne sommes pas encore devenus hommes. Lorsque nous le serons, nous reconnaîtrons la bassesse et la puérilité de ce que nous appelons maintenant des affaires importantes. Nous nous rions des enfants lorsque nous sommes avancés en âge, mais lorsque nous étions enfants, nous faisions nos grandes affaires de ces petits jeux. Nous amassions avec soin de la terre et de la boue pour en faire une petite maison, et nous n’étions pas moins glorieux après l’avoir faite, que ne sont ceux qui bâtissent les plus superbes palais. Cependant ces maisons de boue tombaient aussitôt, et quand elles seraient demeurées fermes, elles n’auraient pu servir à rien. Il en est de même de ces édifices superbes. Ils sont indignes d’un chrétien, qui se souvient qu’il est le citoyen du ciel ; et la vue de cette divine patrie fait qu’il aurait honte d’y demeurer. Il détruirait de bon cœur ces grands édifices. Comme nous abattons souvent du pied ces maisons de boue que font les enfants, ainsi ce sage de Dieu renverse déjà dans sa pensée tous ces palais superbes qu’élèvent les hommes. Et comme nous rions en voyant les enfants pleurer le renversement de leurs petits châteaux, il rirait de même de voir des hommes pleurer la ruine de leurs maisons ; ou plutôt il n’en rirait pas, mais il en verserait des larmes. Car ces vrais chrétiens ont des entrailles de charité pour pleurer notre misère, et des yeux pour reconnaître le mal que nous nous faisons en nous amusant à ces bagatelles. Devenons donc enfin des hommes, et des hommes raisonnables. Jusqu’à quand nous traînerons-nous par terre ? jusqu’à quand mettrons-nous notre gloire dans des pierres et dans du bois ? jusqu’à quand serons-nous enfants ? Et plût à Dieu que nous ne fussions qu’enfants ! Mais il ne s’agit pas ici d’un jeu. Il s’agit de la perte de notre salut, que nous sacrifions à ces vains désirs. Nous voyons tous les jours que les enfants sont châtiés très sévèrement, lorsqu’ils négligent leurs études pour s’occuper à ces petits jeux ; et nous ne craignons point d’être condamnés au dernier supplice, lorsque Dieu nous redemandant un compte très exact de notre vie, il se trouvera que nous l’aurons consumée en des jeux d’enfants, au lieu de l’employer à des œuvres saintes. Nous n’aurons alors personne qui puisse nous tirer de ses mains. Il n’y aura ni père, ni frère, ni quelque autre que ce soit qui puisse nous secourir. Nos occupations passées s’évanouiront comme un songe, mais les peines qu’elles nous auront attirées, seront éternelles. Ainsi Dieu nous traitera comme on traite ces enfants, lorsque leurs pères, irrités de leur paresse, abattent, et renversent ces petites maisons qui les amusaient, et les laissent pleurer sans être touchés de leurs larmes.
Et pour mieux vous faire voir que ce que je dis est très véritable, examinons ce que les hommes convoitent le plus ardemment, la richesse ; faisons donc comparaître ici la richesse, et opposons-lui une vertu, celle que vous voudrez, et vous-verrez alors le peu que vaut la richesse. Je ne parle encore que d’une richesse acquise, non par avarice, mais par des voies justes et légitimes. Supposons donc deux hommes, dont l’un ne pense qu’à augmenter son bien, qui traverse les mers, qui cultive les terres, qui trafique, et qui trouve ainsi divers moyens d’acquérir du bien : je doute même si agissant de la sorte, il s’enrichira légitimement ; mais je le veux croire, et je suppose que tout le gain qu’il fera sera fort juste. Qu’il travaille donc à devenir riche. Qu’il achète des terres, des esclaves, et mille autres choses, sans commettre aucune injustice. Qu’un autre au contraire ayant possédé toutes ces richesses vende ses terres, ses maisons, et ses vases d’or et d’argent ; qu’il en donne le prix aux pauvres ; qu’il en assiste les malades et les indigents ; qu’il soit le protecteur des misérables ; qu’il tire les uns des prisons, les autres des mines, les autres de la servitude, et les autres de la mort où la pauvreté allait les réduire. Je vous demande maintenant lequel de ces deux hommes vous choisiriez d’être ? Je ne parle point encore de l’avenir ; je ne regarde que l’état de cette vie. A qui des deux aimeriez-vous mieux ressembler ? A celui qui ne pense qu’à amasser des richesses, ou à celui qui les emploie au soulagement des autres ? A celui qui acquiert de grandes terres, ou à celui qui se rend comme le port et l’asile des affligés ? A celui qui roule sur l’or, ou à celui qui est comblé de bénédictions ? N’est-il pas vrai que l’un ne paraît pas un homme, mais un ange descendu du ciel pour sauver les hommes : et que l’autre ne paraît pas un homme, mais un enfant, puisque tout le soin qu’il met à amasser de l’argent, n’est pas moins inutile que les jeux des enfants ? Que si c’est une folie à un tel homme de travailler ainsi à s’enrichir, quoique si légitimement, que sera-ce s’il joint encore l’injustice à cette folie ? Et si vous ajoutez de plus que tout le fruit de ce vain travail sera l’acquisition de l’enfer et la perte du paradis, qui pourra assez le plaindre et déplorer son malheur, soit durant sa vie soit après sa mort ?
10. Mais envisageons, si vous voulez, une autre espèce de vertu. Supposons un homme exerçant la souveraine puissance, imposant ses lois à tous, entouré de tout l’appareil de la majesté impériale : un héraut marche pompeusement devant lui, il a ceint le baudrier, insigne du pouvoir, des licteurs le précèdent, une cour nombreuse l’environne. N’est-ce pas là ce qu’on appelle être grand et heureux dans le monde ? mettons d’un autre côté un homme qui éclate en vertu, plein de douceur, d’humilité et de patience. Supposons qu’on le batte et qu’on l’outrage, qu’il l’endure sans peine, et qu’il bénit même ceux qui le maltraitent : lequel des deux vous paraît le plus estimable, ou celui qui est si superbe, ou celui qui est si humble ? N’est-il pas vrai que ce dernier paraît un ange plutôt qu’un homme, et que sa patience imite l’impassibilité de ces célestes esprits, et que l’autre enflé de gloire est semblable à un hydropique ? Que l’un paraît un sage véritable, et ressemble à un médecin spirituel, et l’autre à un enfant qui se rend ridicule, enflant ses joues, et se grossissant le visage ?
Car de quoi Êtes-vous fier, ô homme ? Est-ce parce que vous êtes monté sur un char magnifique, et traîné par des mulets ou par des chevaux ? Mais souvent on traîne aussi avec des chevaux le bois et les pierres. Est-ce parce que vous êtes superbement vêtu ? Mais comparez ce vain éclat avec celui de cet homme qui est orné de vertus, et vous verrez que vos ornements sont semblables à l’herbe séchée, et que cet homme au contraire est comme un arbre très agréable à la vue, et chargé d’excellents fruits. Ces habits dont vous vous, glorifiez, ne peuvent se défendre contre les vers ; et s’ils s’y engendrent une fois, toute leur beauté disparaîtra en un moment. Car les habillements superbes deviennent enfin la pâture des vers. L’or et l’argent viennent de la terre, et ils retourneront en terre. Celui au contraire qui est orné des vertus, a un vêtement que ni les vers ni la mort même ne peuvent corrompre. Car les vertus ne naissent point de la terre. Elles sont l’ouvrage du Saint-Esprit, et ainsi elles ne craignent point les vers. Ces vêtements se font dans le ciel, où les vers ni aucune espèce de corruption ne se trouvent point.
Mais je vous demande ce que vous croyez qu’on doive désirer davantage, d’être riche ou d’être pauvre ; d’être élevé en puissance, ou bien d’être sans honneur ; d’être dans les délices, ou dans la faim ? N’est-ce pas d’être dans l’honneur, dans les richesses et dans les délices ? Si vous voulez donc jouir solidement de ces biens, et ne vous pas contenter du nom et de l’apparence, renoncez à la terre et à tout ce qui y est, et élevez-vous vers le ciel. Car toutes les choses présentes ne sont qu’une ombre, mais les futures sont stables, solides et immuables. Chérissons ces biens, mes frères, et attachons-nous-y avec soin, afin que nous soyons délivrés des maux de la terre, et que, nous avançant vers le ciel, comme vers un port tranquille, nous y abordions chargés de richesses et du trésor de nos aumônes. C’est l’état où je souhaite que vous soyez, lorsque vous paraîtrez devant ce tribunal terrible, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXIV.[modifier]


« TOUS CEUX QUI ME DISENT : SEIGNEUR, SEIGNEUR, N’ENTRERONT PAS DANS LE ROYAUME DES CIEUX, MAIS CELUI-LÀ SEUL Y ENTRERA QUI FAIT LA VOLONTÉ DE MON PÈRE QUI EST DANS LE CIEL. » (CHAP. 7,21, JUSQU’AU VERSET 28)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. La volonté du Fils n’est pas autre que celle du Père. – L’opération des miracles ne sert de rien sans la vertu à celui qui les fait.
  • 2. Prérogative de la vertu.
  • 3. Nul ne peut nuire à l’homme vertueux. Les méchants endurent beaucoup de maux.
  • 4. Que la malice est toujours faible et timide, et la vertu forte et courageuse. Que ceux qui persécutent les bons les rendent illustres et se perdent eux-mêmes.


1. Pourquoi Jésus-Christ n’a-t-il pas dit : Celui qui fait ma Volonté ? Parce qu’il fallait d’abord se contenter de faire admettre la volonté du Père. C’était déjà même beaucoup, vu la faiblesse des hommes. Au reste, qui dit la volonté du Père dit la volonté du Fils, puisque la volonté du Fils n’est jamais différente de celle du Père. Il me semble que Jésus-Christ attaque ici particulièrement les Juifs, qui mettaient toute leur religion dans la spéculation et dans la doctrine, sans se mettre en peine de purifier leurs mœurs. C’est pourquoi saint Paul leur fait ce reproche : « Vous portez le nom de juif, vous vous reposez sur la loi ; vous vous glorifiez des faveurs que Dieu vous a faites, vous connaissez sa volonté. »(Rom. 2,17) Mais cette connaissance de la volonté de Dieu ne vous sert de rien, si vous n’y joignez la pratique des bonnes œuvres, et le règlement de votre vie. Jésus-Christ ne s’arrête pas là, et il dit quelque chose de plus fort. « Plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom ? n’avons-nous pas chassé les démons en votre nom ? et n’avons-nous pas fait plusieurs miracles en votre nom (22) ? non seulement, dit-il, celui qui ayant la foi néglige les mœurs, sera chassé du royaume : mais quand même un homme, avec une telle foi, ferait de grands miracles, si en même temps sa vie n’est pure, il sera exclu du ciel. « Car plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas e prophétisé en votre nom ? » Remarquez qu’il commence, quoique d’une manière couverte, à parler en Dieu, et qu’après avoir achevé ce long discours, il déclare enfin qu’il est juge. Il avait déjà montré que les pécheurs seraient infailliblement punis ; mais il fait voir ici quel serait Celui qui les punirait. Il ne dit pas néanmoins absolument : C’est moi, mais « plusieurs en ce jour-là me diront : Seigneur, Seigneur », ce qui est en effet la même chose. Car s’il n’était pas le juge, comment leur dirait-il : « Et alors je leur dirai hautement je ne vous ai jamais connus : retirez-vous de moi ? » « Je ne vous ai jamais connus », non seulement à ce moment que je vous juge, mais lors même que vous faisiez des miracles, C’est pourquoi il disait à ses disciples : « Ne vous réjouissez pas de ce que les démons « vous sont assujettis ; mais de ce que vos noms sont écrits dans le ciel. » (Luc. 10,20) Et il ne les exhorte partout qu’à régler leurs mœurs. Car lorsqu’un homme vit bien et dans l’éloignement du vice, il est impossible qu’il soit rejeté de Dieu. Quand même il serait dans quelque erreur, Dieu lui fera bientôt connaître sa vérité.
Quelques-uns croient que ceux qui diront alors à Jésus-Christ : « Qu’ils auront fait plusieurs miracles en son nom », le diront faussement, et qu’ils mentiront, et que c’est pour ce mensonge même que le Sauveur les condamnera. Mais ce sens n’est point vrai, il est entièrement contraire à ce que Jésus-Christ veut prouver en cet endroit. Car son dessein est de faire voir que la foi n’est rien sans les œuvres. Enchérissant donc sur ce qu’il vient de dire, il ajoute les miracles à la foi, et il déclare que la foi avec tout l’éclat de ces miracles, serait encore inutile, si elle n’était soutenue par la piété et par la vertu. Si donc ces personnes n’avaient fait de véritables miracles, comment le raisonnement de Jésus-Christ subsisterait-il ? Est-il croyable d’ailleurs qu’ils eussent assez de hardiesse pour mentir devant un Juge si redoutable ?
De plus la manière dont il parle à Jésus-Christ, et dont il leur répond, fait voir qu’ils avaient fait véritablement ces miracles. Car, surpris de trouver dans l’autre vie toute autre chose que ce qu’ils avaient attendu, et, au lieu qu’ils étaient ici admirés de tout le monde, se voyant condamnés par le juste Juge, ils s’écrient avec étonnement : « Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom ? » Comment donc nous rejetez-vous maintenant ? comment l’arrêt que vous prononcez contre nous est-il si contraire à nos espérances et à nos pensées ? Mais si ces personnes s’étonnent de se voir punies après avoir fait des miracles, pour vous, mes frères, ne vous en étonnez pas. Toutes les grâces viennent de Dieu et de la bonté de Celui qui les donne. Ceux-ci en avaient été favorisés, sans y avoir en rien contribué de leur part. Il est donc bien juste qu’ils en soient punis alors, puisqu’ils auront été si ingrats envers Celui qui les avait honorés de tant de grâces, lorsqu’ils en étaient si indignes. « Et alors je leur dirai hautement : Je ne vous ai jamais connus ; retirez-vous de moi vous tous qui vivez dans l’iniquité (23). » Vous me direz peut-être : Comment des hommes qui vivaient si mat pouvaient-ils faire des miracles ? Quelques-uns répondent qu’ils ne vivaient pas mal lorsqu’ils faisaient des miracles, et qu’ils se sont corrompus ensuite, et sont tombés dans l’iniquité. Mais si cela était vrai, le raisonnement de Jésus-Christ ne subsisterait pas encore. Car son but est de montrer que ni la foi, ni les miracles ne sont rien sans la bonne vie, comme saint Paul disait : « Quand j’aurais une foi à transporter les montagnes : quand je pénétrerais tous les mystères, et que j’aurais une pleine connaissance des choses divines ; si je n’ai point la charité, je ne suis rien. » (1Cor. 13,2) Vous me demandez quelles sont donc ces personnes. Il y en a plusieurs. (Mc. 6,43) Plusieurs de ceux qui croyaient en Jésus-Christ avaient reçu ce don de faire des miracles, comme celui dont il est parlé dans l’Évangile, qui chassait les démons, et qui, néanmoins, ne suivait pas Jésus-Christ ; ou comme Judas, qui ne laissa pas, quelque corrompu qu’il fût dans l’âme, de recevoir, comme les autres apôtres, la puissance de faire des miracles,
2. On voit aussi dans l’Ancien Testament que des personnes indignes ont souvent reçu ces grâces pour le bien des autres. Et la raison de cette conduite de Dieu, mes frères, c’est que tous alors n’étaient pas parfaits en tout. Les uns excellaient par la pureté de leur vie, mais ils n’avaient pas une foi si vive ; les autres au contraire, étaient fermes dans la foi, mais ils étaient faibles dans la vertu. Jésus-Christ donc voulait exhorter les uns par les autres. Il voulait que ceux qui avaient plus de vertu et moins de foi, en voyant faire aux autres de si grands miracles, et que ceux qui les faisaient et avaient beaucoup de foi, fussent excités par ce don ineffable, à rendre leur vie plus pure et plus sainte. C’est pour cette raison qu’il leur communiquait si libéralement un si grand don : « Nous avons », disent-ils eux-mêmes, « fait beaucoup de miracles : mais je leur dirai hautement : Je ne vous ai jamais connus. » Ils croient maintenant être mes amis ; mais ils reconnaîtront alors que ces grâces que je leur donnais n’étaient pas un effet de mon amour.
Et vous vous étonnez, mes frères, que Jésus-Christ ait communiqué ces dons à des personnes qui croyaient en lui, mais dont la vie ne répondait pas à leur foi, lorsqu’il se trouve qu’il les a faits même à ceux qui n’avaient ni l’un ni l’autre ? Car Balaam n’avait ni la foi ni la pureté de la vie, et, néanmoins, il reçut ce don pour l’édification des autres. Pharaon, du temps de Joseph, n’avait aussi ni l’un ni l’autre, et néanmoins Dieu par des songes lui découvrit l’avenir. Nabuchodonosor était très-méchant, et Dieu lui fit savoir aussi ce qui devait arriver longtemps après. Dieu fit encore la même faveur au fils de ce roi, quoiqu’il fût plus méchant que son père, et lui découvrit plusieurs choses, pour exécuter les grands desseins de sa providence et de sa justice.
Lorsque la prédication de l’Évangile ne faisait alors que commencer, comme il fallait beaucoup de miracles pour l’appuyer, Dieu faisait ces grâces à des hommes qui en étaient très indignes. Mais elles ne leur ont servi qu’à les rendre plus criminels, et à les faire encore punir davantage. C’est pourquoi il leur dit cette parole redoutable : « Je ne vous ai jamais connus. » Car il y a bien des personnes qu’il hait même dès cette vie, et qu’il a en horreur avant même qu’il les juge. Tremblons donc, mes chers frères ! et veillons avec soin sur notre vie, et ne nous croyons pas moins heureux, parce que nous ne faisons point de miracles. Comme ils ne nous serviront de rien alors si nous avons mal vécu ; si nous vivons bien au contraire, nous ne serons pas moins récompensés de Dieu pour n’en avoir pas fait. Nous ne sommes point redevables à Dieu pour n’avoir point fait d’actions extraordinaires et miraculeuses : mais Dieu lui-même sera notre débiteur pour les bonnes actions que nous aurons faites.
Après donc que Jésus-Christ a complété son enseignement sur la morale, qu’il a parlé de la vertu en descendant aux plus petits détails, et qu’il a fait voir que les hypocrites contrefont la vertu en diverses manières, les uns en priant et jeûnant par vanité ; les autres en n’ayant que l’apparence – et la peau de brebis ; les autres, qu’il appelle « chiens » et « pourceaux », en ruinant autant qu’ils peuvent la vérité ; pour montrer ensuite quel avantage nous retirons dès ce monde de la bonne vie, et quel désavantage nous recevons de la mauvaise, il ajoute : « Ainsi quiconque entend ces paroles que je vous dis, et les pratique, est semblable à un homme sage, qui a bâti sa maison sur la pierre. » Ceux qui ne pratiquent pas mes instructions ne laisseront pas, quand ils feraient des miracles, de tomber dans le malheur que vous venez d’entendre ; mais ceux qui les pratiqueront jouiront des biens que je leur ai promis, non seulement en l’autre monde, mais encore en celui-ci : « Quiconque », dit-il, « entend ces paroles que je vous dis, et les pratique, est semblable à un homme sage. » Considérez cette admirable sagesse avec laquelle il tempère et diversifie son discours. Tantôt il se découvre en disant : « Tous ceux qui me diront : Seigneur, Seigneur, », etc. Tantôt il se cache en disant « Celui qui fera la volonté de mon Père », Puis il fait voir qu’il est le souverain Juge en disant : « Je leur dirai hautement alors : Je ne « vous connais pas. » Et il déclare encore par ces dernières paroles qu’il a une souveraine puissance sur toutes choses : « Celui qui entend ces paroles que je dis. » Comme il ne leur avait encore promis que des biens futurs, leur faisant espérer un royaume éternel, une récompense infinie, et des consolations ineffables, il veut leur montrer encore ce qu’ils doivent attendre dès cette vie, et quel avantage ils y peuvent retirer de leur vertu. Quel est donc l’avantage de la vertu ? C’est de vivre dans la sécurité et sans rien craindre ; de ne pouvoir être abattu par tous les maux de cette vie, et de s’élever au-dessus de tous les événements fâcheux qui s’y peuvent rencontrer. Que peut-on trouver qui égale ce bonheur ? Les rois même, avec tout l’éclat de leur couronne, ne peuvent se le procurer. Il est uniquement réservé au juste. Lui seul lé possède surabondamment, et seul il jouit, dans ce flux et reflux perpétuel des affaires du monde présent, d’un calme, inaltérable. Car c’est ce qu’on ne peut assez admirer, qu’au milieu des tempêtes il conserve le calme dans son cœur, et qu’il jouisse d’une paix profonde parmi les troubles et les agitations de cette vie. « La pluie est tombée, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle n’est point tombée parce qu’elle était fondée sur la pierre (25). » Jésus-Christ, par ces mots de « vents », de « fleuves » et de « pluie », marque ici les maux et les afflictions de ce monde, comme les calomnies et les médisances, les pièges qu’on tend aux bons, la douleur, la perte de nos proches, les insultes des étrangers, et les autres maux semblables, et il assure que l’âme du juste ne cède à aucune de ces épreuves, parce qu’elle est fondée sur la « pierre », entendant par cette « pierre » la fermeté et l’immobilité de sa parole. Car ses préceptes sont plus inébranlables qu’un rocher. Ils élèvent ceux qui les gardent au-dessus de tous les flots de ce monde. Celui qui leur obéit avec une fidélité inviolable demeurera inaccessible, non seulement à toutes les attaques des hommes, mais encore à tous les pièges des démons.
3. Et pour vous faire voir qu’il y a dans ces paroles tout autre chose qu’une déclaration pompeuse et vaine, je n’ai qu’à vous citer l’exemple du bienheureux Job. qui reçut dans sa chair tous les coups dont le démon le voulut frapper, sans que son âme en reçût aucune atteinte. Considérez aussi les apôtres qui, assaillis par les flots déchaînés de toutes les colères de ce monde, par les tyrans et les nations barbares, par les Juifs et les Gentils, par leurs proches et par les étrangers, enfin par le démon même, qui épuisa contre eux tout ce que sa rage et son adresse peut inventer, furent toujours fermes parmi ces tempêtes comme les rochers au milieu de la mer, et non seulement ne cédèrent point à tous ces assauts, mais en demeurèrent victorieux.
Qu’y a-t-il de plus heureux que cet état ? Ni les richesses, ni la puissance, ni la gloire, ni la force du corps, ni les autres avantages de cette nature, ne peuvent établir l’homme dans cette fermeté intérieure. La vertu seule peut le faire. C’est elle seule qui peut mettre l’homme dans cet état heureux, qui le rend libre et exempt de tous les maux. Je vous prends à témoin de la vérité de mes paroles, vous qui savez combien la cour des princes est pleine de pièges et de périls, vous qui savez combien les maisons des grands et des riches sont remplies de tumultes, d’intrigues et de brouilleries. Les apôtres n’ont rien éprouvé de semblable.
Mais les apôtres, me direz-vous, n’ont-ils point été agités durant leur vie ? N’ont-ils pas souffert de grands travaux ? Voilà précisément ce qu’on ne peut assez admirer, qu’ayant passé leur vie dans une si grande agitation, ils aient pu conserver une paix profonde au milieu de ces tempêtes ; que ces flots soient venus se briser contre eux sans altérer la joie de leur cœur ; qu’ils ne se soient jamais laissé abattre, et qu’entrant nus dans la carrière, ils aient surmonté tous leurs ennemis. Si vous voulez suivre leur exemple, vous vous rirez de même de tous les maux de cette vie ; si vous savez vous revêtir de ces conseils comme d’une puissante armure, vous pouvez braver tous les traits de la douleur.
Car quel mal pourra vous faire celui qui vous dresse des pièges pour vous perdre ? Vous ravira-t-il votre bien ? Mais vous êtes obligé, même avant qu’il vous le ravisse, de le mépriser de telle sorte, qu’il ne vous est pas même permis d’en demander à Dieu dans vos prières. Vous mettra-t-il en prison ? Mais Jésus-Christ vous commande, avant même la prison, de vivre comme si vous étiez crucifié au monde. Vous noircira-t-il par ses médisances ? Mais Jésus-Christ vous délivre encore de toute appréhension à ce sujet, lui qui vous promet qu’après avoir enduré ces calomnies sans beaucoup de peine, vous en recevrez une grande récompense ; lui qui veut que, harcelés par les langues menteuses, vous restiez néanmoins exempts de colère et d’indignation jusqu’à prier pour vos ennemis. Que fera-t-il donc ? vous persécutera-t-il cruellement ? vous fera-t-il souffrir mille maux ? Mais ces persécutions ne feront qu’augmenter l’éclat de votre couronne. Vous tourmentera-t-il dans votre corps ? ira-t-il jusqu’à vous tuer, vous égorger ? C’est le plus grand bien qu’il puisse vous faire, puisqu’il vous procurera la couronne des martyrs. Son crime hâtera votre bonheur, et sa fureur sera comme un vent favorable qui vous fera plus tôt arriver au port, et ne servira qu’à vous donner confiance en ce jour où tous les hommes rendront compte de leurs actions devant Celui qui doit les juger. Ainsi ceux qui attaquent les justes, bien loin de leur nuire, ne servent qu’à les rendre plus illustres. Tant il est vrai que rien n’est égal à la vie vertueuse, qui peut seule établir les hommes dans un état si heureux !
Comme Jésus-Christ avait dit que « sa voie » était « étroite », il veut consoler ceux qui y marchent, en montrant que si elle est étroite, elle est sûre et même agréable ; comme au contraire celle qui lui est opposée est, quoique large et spacieuse, remplie de pièges et de travaux. Comme il a montré les avantages que l’on reçoit de la vertu même en ce monde, il fait voir aussi les maux qui accompagnent l’iniquité. Partout, je répète ici ce que j’ai déjà dit souvent, Jésus-Christ porte les hommes au soin de leur salut, par l’amour qu’il leur inspire pour la vertu et par l’aversion qu’il leur donne pour le vice. Et parce qu’il prévoyait qu’il y aurait des hommes qui admireraient ses paroles sans les pratiquer, il veut les effrayer ici par avance en leur disant que quelque saints que soient ses discours, il ne suffit pas de les entendre, mais qu’il faut encore les mettre en pratique par les bonnes œuvres, puisque c’est en cela que consiste toute la vertu. C’est par là qu’il termine son discours, laissant dans les cœurs une salutaire et vite impression de crainte. De même qu’il venait d’exciter à la vertu, non seulement par la promesse des récompenses à venir et de ces consolations ineffables dont nous jouirons dans le ciel, mais encore par des avantages présents, comme par cette fermeté solide et cette constance inébranlable dont il a parlé ; de même encore il détourne du vice non seulement par les supplices futurs, en disant « que le mauvais arbre sera coupé et jeté au feu ; » et par ces paroles redoutables : « Je ne vous connais pas ; » mais encore par les malheurs présents qu’il exprime par cette ruine et ce renversement d’une maison. Ces comparaisons dont il se sert donnent à sa parole une grande puissance d’expression. Son discours n’aurait jamais eu tant de force s’il avait dit simplement que le juste sera ferme et inébranlable et que l’injuste sera ruiné, que lorsqu’il exprime ces mêmes vérités par les termes figurés de « pierre, de sable, de maisons, de fleuves, de vents et de pluie. Mais quiconque entend ces paroles que je vous dis et ne les pratique point, est semblable à un insensé qui a bâti sa maison sur le sable (26). » « La pluie est tombée, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle est tombée, et la ruine en a été grande (27). » C’est avec grande raison, mes frères, que Jésus-Christ appelle « insensé », cet homme qui bâtit sur le sable. Car quelle plus grande folie que d’avoir toute la peine d’un bâtiment, pour ne retirer ensuite aucun fruit de ses travaux, loin de là, pour n’y trouver que son supplice I On sait assez ce que souffrent ceux qui s’abandonnent au péché. Combien un calomniateur, combien un adultère et combien un voleur souffre-t-il pour réussir dans ses détestables entreprises ? Cependant tous ces travaux, au lieu de leur être utiles, ne leur causent que des maux. C’est ce que saint Paul donne à entendre lorsqu’il dit : « Celui qui sème dans sa chair, recueillera de sa chair la corruption et la mort (Gal. 6,8). » A celui-là ressemblent bien ceux qui bâtissent sur le sable ; c’est-à-dire sur la fornication, sur la luxure et la débauche, sur la colère et sur les autres crimes semblables.
4. Achab était de ce nombre, mais Élie au contraire n’en était pas. J’oppose à dessein ces deux personnages l’un à l’autre, parce que nous verrons bien mieux la différence du vice, en le comparant avec la vertu. Car l’on peul dire avec vérité qu’Élie bâtit sur la pierre ferme et Achab sur le sablé. C’est pourquoi tout roi qu’il était, il tremblait devant ce prophète, qui n’était vêtu que d’une peau de brebis. Les Juifs aussi ont bâti sur le sable, et les apôtres sur la pierre ferme. C’est pourquoi ceux-ci, bien qu’en si petit nombre et chargés de fers, se montrèrent aussi immobiles que des rochers ; et les Juifs au contraire qui étaient si nombreux et qui avaient avec eux des gens armés, étaient plus faibles que le sable. Ils se voyaient forcés de céder à la fermeté des apôtres. C’est ce qui leur faisait dire en tremblant : « Que ferons-nous à – ces hommes-là ? » (Act. 4,46)
Admirez, mes frères, ce prodige. Voyez dans le trouble et l’agitation, non pas ceux que l’on a pris et que l’on a mis en prison, mais ceux qui les ont fait prendre, et qui les ont chargés de fers. Les Juifs ont enchaîné les apôtres ; et ils paraissent eux-mêmes accablés de chaînes. Mais ils souffraient la juste peine de leur folie, puisque n’ayant bâti que – sur le sable, ils devaient être les plus faibles de tous les hommes : « Que faites-vous », disaient-ils, « pourquoi voulez-vous attirer sur nous le sang de cet homme ? » (Act. 5,28) Quoi ! vous maltraitez les autres et vous craignez ? Vous persécutez, et vous avez peur ? Vous jugez, et vous tremblez ? Tant il y a de faiblesse dans la malice ! Mais les apôtres sont dans une disposition bien différente. Ils disent hautement : « Nous ne pouvons pas, nous autres, ne point dire ce que nous avons vu, et ce que nous avons entendu. » (Id. 4,20) Qui n’admirera cette grandeur de courage ? Qui n’admirera ces fermes rochers qui se moquent des flots et de la tempête, et cet édifice si solide qui résiste à toute la violence des vents ?
Ce qui m’étonne davantage, c’est que non seulement ils ne sont point ébranlés des maul dont on les menace, mais qu’ils en tirent au contraire une hardiesse et une vigueur toute nouvelle, et qu’ils jettent l’épouvante dans l’âme de leurs persécuteurs. Celui qui frappe sur un diamant se blesse au lieu de le rompre. Celui qui regimbe contre l’éperon se perce lui-même et reçoit des blessures dangereuses, et celui qui attaque les gens de bien, au lieu de leur nuire, se perd lui-même. Plus la malice attaque la vertu, plus elle découvre et augmente sa propre faiblesse. Et comme celui qui lie des charbons ardents dans ses habits brûle ses habits sans éteindre les charbons, de même ceux qui persécutent les saints, qui les emprisonnent et qui les chargent de chaînes, les rendent plus illustres et se perdent pour jamais. Plus vous souffrirez étant innocent et juste, plus vous deviendrez fort et courageux ; car plus nous nous appliquerons à la vertu, moins nous aurons besoin de tout le reste, et cette indépendance de toutes choses nous rendra invincibles, et nous élèvera au-dessus de tout.
Tel a été saint Jean-Baptiste. Rien n’était capable de l’étonner et il faisait trembler Hérode même. Il n’a rien, il est nu, et il s’élève contre un prince, et ce prince au contraire, orné de la pourpre et du diadème, est saisi de crainte devant un homme nu. Cette tête même qu’il a coupée, il ne peut la regarder sans épouvante. Le seul souvenir de Jean comme on le voit dans l’Évangile, troublait son esprit et le remplissait de crainte. « C’est là Jean que j’ai tué (Mt. 14,2) », dit-il. Ce n’est pas par vanité qu’il dit : « J’ai tué », mais pour se consoler et se rassurer en quelque sorte, en voyant revivre celui qu’il était effrayé d’avoir fait mourir, tant est grande la force de la vertu, qui rend les morts même redoutables aux vivants.
Lorsque le même saint Jean était encore en vie, on voyait des riches courir à lui de toutes parts, qui lui disaient : « Maître, que ferons-nous ? » Quoi ! vous avez tant de biens, et vous venez apprendre, de moi qui n’ai rien, le moyen de vous rendre heureux ? Vous voulez qu’étant pauvre, j’enseigne aux riches où est le véritable bonheur ; qu’un homme qui n’a pas où reposer sa tête instruise ceux qui commandent les armées ?
Telle était aussi la générosité du prophète Élie dont saint Jean fit revivre l’esprit et le zèle. Il témoigna la même fermeté dans les reproches qu’il faisait à tout le peuple. Saint Jean les appelait : « Race de vipère », et Élie leur disait : « Jusqu’à quand clocherez-vous ainsi des deux côtés ? » (1R. 19) Élie disait hautement à Achab : « Vous avez tué et « vous avez possédé (1R. 18) », comme saint Jean disait à Hérode : « Il ne vous est pas permis d’avoir la femme de Philippe, votre « frère. » Considérez donc dans les uns la solidité de la pierre et dans les autres l’instabilité du sable. Admirez comme la malice est faible, comme elle cède aux moindres maux et comme elle tombe d’elle-même, quoiqu’elle soit soutenue de toute la puissance royale et d’une multitude d’hommes armés. Elle rend stupides et insensées les âmes qu’elle domine, et elle ne les précipite pas seulement, mais elle les brise dans leur chute, selon la parole du Fils de Dieu : « Et la ruine en a été grande. » Il ne s’agit pas ici, mes frères, d’un péril médiocre, il s’agit du salut de l’âme, du royaume de Dieu et de la perte de biens ineffables et éternels, ou plutôt il s’agit de commencer dès cette vie ces tourments qui ne finiront jamais, puisque la vie des méchants est une anticipation de l’enfer, par les passions, par les frayeurs, par les ennuis et par les inquiétudes qui leur déchirent sans cesse l’esprit et le cœur. Le Sage a exprimé cette vérité lorsqu’il a dit : « L’impie s’enfuit sans que personne le poursuive (Prov. 28,4) ; » car ces hommes tremblent toujours. Ils ont pour suspects amis et ennemis, domestiques et étrangers ; ceux qui les connaissent et qui ne les connaissent pas. Ils appréhendent leur ombre même, et ils anticipent suries tourments qui leur sont réservés, par les peines dont ils s’accablent dès cette vie. C’est ce que Jésus-Christ veut dire par cette parole : « La ruine en a été grande. »
Il ne pouvait mieux finir tant d’instructions si saintes que par ces paroles, par lesquelles il fait trembler ceux qui ne craignent pas assez l’avenir, et les détourne du vice par l’appréhension des maux mêmes de cette vie. Car si la considération des maux éternels est beau-coup plus grande en elle-même, la crainte néanmoins des maux présents agit plus puissamment sur les âmes basses et charnelles, pour les retirer de l’enchantement du vice. C’est pourquoi il finit son discours en frappant leur âme de la salutaire impression de cette crainte.
Puis donc, mes très chers frères, que nous n’ignorons rien des maux dont nous sommes menacés et en ce monde et en l’autre, fuyons le vice et embrassons la vertu, afin que nos travaux ne nous soient pas inutiles, et qu’après avoir rendu notre édifice ferme et solide, nous jouissions d’une profonde paix en cette vie, et de la gloire dans l’autre, où je prie Dieu de nous conduire, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXV[modifier]


« JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES DISCOURS, LES PEUPLES ÉTAIENT RAVIS EN ADMIRATION DE SA DOCTRINE. – CAR IL LES ENSEIGNAIT COMME AYANT AUTORITÉ ET NON PAS COMME LES DOCTEURS DE LA LOI. » (CHAP. 7,28, 29, JUSQU’AU VERSET 5 DU CHAP. VIII)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Le Christ fuyait l’ostentation.
  • 2. Jésus-Christ tantôt observait la loi mosaïque et tantôt s’en dispensait.
  • 3. Explication de cette parole : In testimonium illis.
  • 4. et 5. Rien n’est plus important pour la piété que l’humble reconnaissance des dons de Dieu ; l’ingratitude est l’ennemie du salut.


1. Ne semblait-il pas que ce peuple dût au contraire souffrir avec peine qu’on lui imposât tant de lois nouvelles et s’abattre à la vue d’une doctrine si pure et si élevée ? D’où vient donc qu’au contraire il est ravi de joie ? C’est la puissance de Celui qui enseignait qui opéra ce prodige, c’était elle qui s’emparait des cœurs, qui jetait les esprits dans le ravissement, qui persuadait par le charme de cette parole ; c’était elle qui, même après que le divin Maître eut fini de parler, retenait les auditeurs autour de lui. En effet le texte sacré nous apprend que lorsque Jésus descendit de la montagne, toute cette multitude l’accompagna, ne pouvant se résoudre à le quitter, tant sa parole avait de force et de charmes ! On admirait particulièrement l’autorité avec laquelle il prêchait. Car il ne parlait point comme de la part d’un autre, ainsi que Moïse et les prophètes ; mais il témoignait partout que c’était lui qui avait le pouvoir de commander, et qu’il lui appartenait d’établir des lois, Aussi lorsqu’il publiait ces lois, il disait presque toujours : « Et moi je vous « dis », etc. Et quand il parlait de ce jour terrible du jugement, il déclarait assez qu’il était le Juge qui devait punir les méchants et récompenser les bons.
Aussi sa parole produisait-elle un étonnement bien naturel. Car si les scribes, lors même qu’il leur témoignait sa puissance par ses actions et par ses miracles, ne laissaient pas de le décrier, et voulaient même le lapider ; combien plus les auditeurs du sermon sur la montagne devaient-ils être scandalisés, lorsqu’il ne se faisait encore connaître que par des paroles, particulièrement dans ces commencements, où il n’avait point fait encore de miracles qui rendissent témoignage à sa puissance ? Cependant tel n’était pas l’effet produit sur eux par la parole de Jésus. C’est qu’un cœur simple, et une bonne âme se rend sans peine à la lumière de la vérité. Ainsi les pharisiens sont scandalisés de la puissance de Jésus-Christ lorsqu’il la prouve par ses miracles ; et ceux-ci, sans avoir vu de prodiges, sont édifiés de l’autorité avec laquelle il leur parle, ils sont persuadés de ce qu’il leur dit, et ils le suivent. C’est ce que l’Évangéliste témoigne lorsqu’il dit : « Jésus étant descendu de la montagne, une « grande foule de peuple le suivit. (8, 1) Ce ne sont pas les scribes ni les princes qui le suivent, c’est un peuple simple, exempt de corruption et de malice. Voilà ceux qu’on voit dans tout l’Évangile s’attacher toujours à lui. Lorsqu’il parlait en public, ils l’écoutaient avec un profond silence, sans faire de bruit, sans l’interrompre, sans lui faire d’objection, sans le tenter, et sans rien trouver à redire à ce qu’il disait, comme les pharisiens ont fait si souvent. C’est pourquoi nous voyons ici qu’après même un si long discours, ils ne laissent pas de le suivre, et d’être dans l’admiration de sa doctrine.
Mais je vous prie, mes frères, de considérer ici combien est grande la sagesse de Jésus-Christ, et comme il varie sa conduite en la proportionnant au besoin de ses auditeurs, en passant tantôt des miracles aux instructions, et tantôt des instructions aux miracles. Avant que de monter sur la montagne, il guérit plusieurs malades, pour disposer les esprits à le croire ; et après ce long sermon, il recommence à faire encore de nouveaux miracles, pour appuyer ce qu’il avait dit. Puisqu’il enseignait « comme ayant puissance, il fallait empêcher qu’on ne s’imaginât que cette manière d’enseigner n’était que le fait d’une vanité présomptueuse, c’est pourquoi il fait éclater la même autorité dans ses œuvres, et il guérit les maladies comme ayant puissance ; » le ton de souveraineté qui paraissait dans sa parole ne devait plus sembler étrange dès qu’on apercevait dans ses miracles le même caractère. « Lors donc qu’il fut descendu de la montagne, une grande foule de peuple le suivit. Et un lépreux venant à lui l’adorait en lui disant : Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir (2). Et Jésus « étendant la main le toucha en lui disant : Je le veux, soyez guéri. Et aussitôt sa lèpre fut guérie (3). » Cet homme fait preuve de beaucoup de sagesse et de foi en approchant de Jésus-Christ. Il ne va point inconsidérément interrompre son discours. Il ne fend point la foule pour venir avec précipitation jusqu’au Sauveur. Il attend paisiblement une occasion favorable, et lorsqu’il le voit descendre, il s’approche de lui, non d’une manière indifférente, mais avec une humilité profonde. Il se prosterne à ses pieds, comme le marque un autre Évangéliste, avec un respect qui montrait quelle foi sincère il avait, et quelle grande idée il se faisait de Jésus-Christ. Il ne lui dit point : Si vous priez Dieu pour moi ; mais : « Si vous le voulez, vous pouvez me guérir. » Il ne dit pas non plus : « Seigneur, guérissez-moi : » mais il lui laisse tout entre les mains ; il le rend maître absolu de sa guérison, et il rend témoignage à sa toute-puissance. Mais, dira-t-on, si l’opinion du lépreux était une opinion erronée ?… – Alors il eût fallu détruire l’opinion, et reprendre et redresser celui qui l’avait. Or est-ce que Jésus-Christ l’a fait ? Point du tout ; au contraire il confirme et corrobore ce qu’a dit cet homme, C’est pourquoi il ne dit pas simplement : soyez guéri, mais : « Je le veux, soyez guéri, de sorte que le dogme de la toute-puissance et de la divinité de Jésus-Christ ne repose plus seulement sur l’opinion d’un homme quelconque, mais sur l’affirmation même de Jésus-Christ. Les apôtres ne parlaient pas de la sorte, et ne s’attribuaient pas ainsi cette puissance dans les miracles qu’ils faisaient. Car voyant les hommes surpris et étonnés des prodiges qu’ils faisaient en leur présence, ils leur disaient : « Pourquoi nous regardez-vous avec admiration, comme si c’était nous qui par notre « propre puissance eussions fait marcher cet homme ? » (Act. 3,12) Mais le Seigneur, lui, que dit-il, lui qui parlait d’ordinaire si humblement de lui-même, et dont le langage était infiniment au-dessous de sa gloire ; que dit-il, pour établir le dogme de sa divinité, devant toute cette multitude qui le regarde avec stupéfaction ? « Je le veux, soyez guéri. »
2. Quoique le Sauveur ait opéré une infinité d’autres miracles très-éclatants, on ne voit pas qu’il fasse usage de ce mot ailleurs qu’ici ; il en use ici à dessein pour appuyer la pensée que ce lépreux et tout le peuple avait de sa puissance. Il dit sans hésiter : « Je le veux ; » et il le dit efficacement, et ce qu’il veut, s’exécute au moment qu’il le commande. Que si cette parole eût été une parole de blasphème, elle n’aurait pas été autorisée par un miracle. Mais voici que la nature obéit à l’ordre que Jésus lui donne, elle se hâte d’obéir, elle obéit plus vite encore que l’Évangéliste ne le marque. Car ce mot, « aussitôt », est encore trop lent pour marquer la promptitude de l’opération.
Jésus-Christ ne se contente pas de dire « Je le veux : soyez guéri ;» mais « il étend sa main et le touche. » Cette circonstance mérite d’être examinée. Car pourquoi, guérissant le lépreux par sa volonté et par la force de sa parole, veut-il encore le toucher de la main ? Il me semble qu’il le fait, pour montrer qu’il n’était point sujet à la loi qui défendait de toucher un lépreux ; mais qu’il était au-dessus d’elle, et qu’il n’y a rien d’impur pour un homme qui est pur. Le prophète Élisée n’osa pas agir avec cette autorité dans une occasion semblable. Il ne voulut point voir Naaman qui le vint trouver pour être guéri de sa lèpre : et quoiqu’il sût que cet eunuque se scandalisait de ce qu’il ne le voyait pas pour le toucher, il voulut néanmoins observer la loi à la rigueur, et sans sortir de chez lui : il se contenta de l’envoyer au Jourdain pour s’y laver. Jésus-Christ fait donc voir en touchant ce lépreux, qu’il n’agit pas en serviteur, mais en maître. Cette lèpre ne rendit point impure la main de Celui qui la touchait ; et le lépreux au contraire fut purifié par cet attouchement divin. Car Jésus-Christ n’est pas venu seulement pour guérir les corps, mais pour instruire les âmes de ses vérités saintes, et pour les porter à la vertu. Comme il ne défendit point de se mettre à table sans laver ses mains, lorsqu’il établit cette loi si excellente de manger indifféremment de toute sorte de viandes ; il fait voir ici de même que c’est le cœur qu’il faut purifier et non le corps ; et que, sans se mettre en peine de ces purifications extérieures et judaïques, il ne fallait plus penser qu’à guérir la lèpre intérieure et spirituelle. Car la lèpre du corps n’empêche point la vertu de l’âme. Jésus-Christ donc est le premier qui ose toucher un lépreux, et personne de tout ce peuple ne lui en fait un crime ; c’est qu’il n’avait pas affaire à des juges corrompus, ni à des témoins rongés par l’envie. Ainsi bien loin de tirer de ce miracle un sujet de médire, ils le considèrent avec admiration et avec respect ils reconnaissent et ils adorent dans les paroles et dans les actions de Jésus-Christ une puissance souveraine à qui rien ne peut résister.
Après qu’il eut guéri ce lépreux, il lui dit : « Gardez-vous bien de parler de ceci à personne : mais allez vous montrer au prêtre, et offrez le don prescrit par Moïse, afin que ce leur soit un témoignage (4). » Quelques-uns croient que Jésus-Christ défendit au lépreux de parler de ce miracle, de peur de donner lieu à la malignité des prêtres de s’exercer dans l’examen qu’ils en feraient. Cette interprétation est sans apparence de raison, puisque le lépreux avait été si bien guéri qu’il n’y avait pas lieu à révoquer en doute la guérison. Il voulait donc faire voir par cette conduite combien il était éloigné de rechercher la gloire et l’applaudissement des hommes. Quoiqu’il sût que cet homme ne s’empêcherait jamais de dire un si grand miracle ; et qu’il l’allait publier de toutes parts, le Seigneur ne laisse pas de faire tout ce qu’il doit de son côté pour éviter l’ostentation et la vaine gloire. Pourquoi donc, me direz-vous, Jésus-Christ commande-t-il à un autre homme qu’il avait guéri, de publier sa guérison ? Il n’y a pas là de contradiction, mais seulement une différence de conduite qui s’explique par la différence des motifs ; dans le cas que l’on objecte il voulait enseigner la reconnaissance ; en effet, il ne commandait pas qu’on le célébrât lui-même, mais que l’on rendît gloire à Dieu. Il nous apprend donc par celui-ci à être humbles ; et par cet autre qu’il délivra d’une légion de démons, il nous apprend avec quelle reconnaissance nous devons recevoir les grâces de Dieu. Comme les hommes se souviennent d’ordinaire de Dieu lorsqu’ils sont malades, et qu’ils l’oublient lorsqu’ils sont guéris, Jésus-Christ avertit cet homme qui avait été possédé, de rendre gloire à Dieu de sa guérison (Mc. 5,19), pour nous porter à nous souvenir également de Dieu, et dans la maladie et dans la santé.
Mais pourquoi Jésus-Christ ordonne-t-il à ce lépreux de se montrer au prêtre et d’offrir son présent ? Il voulait accomplir la loi. Car s’il ne l’observait pas toujours, il ne la détruisait non plus toujours. Il faisait usage tantôt de l’un, tantôt de l’autre de ces moyens : de l’un pour préparer les hommes à l’établissement de son Évangile, de l’autre pour fermer la bouche aux juifs téméraires, et pour condescendre à leur faiblesse. Et doit-on s’étonner que Jésus-Christ ait usé de ce tempérament dans les commencements de sa prédication, lorsqu’on voit les apôtres, qui cependant avaient reçu l’ordre formel d’aller prêcher aux gentils, de rompre toutes les digues pour laisser les flots de la doctrine se répandre sur le monde, d’exclure l’ancienne loi, de renouveler les commandements, d’abroger les antiques observances, lorsqu’on les voit tantôt observer la loi et tantôt s’en dispenser ?
Mais, me dira-t-on, quel rapport y a-t-il entre l’observation de la loi et cette parole : Montrez-vous au prêtre ? Un rapport évident. Il y avait une vieille loi qui réglait que, lorsqu’un lépreux était guéri, il ne devait pas être lui-même juge de sa guérison, mais se montrer au prêtre, lui fournir la preuve de sa guérison, pour être autorisé par lui à rentrer dans les rangs des purs. Si le prêtre ne prononçait lui-même le jugement sur la guérison, le malade était toujours obligé de demeurer hors du camp séparé des autres. C’est pourquoi Jésus-Christ dit à ce lépreux : « Allez vous montrer au prêtre, et offrez le don prescrit par Moïse. » Il ne dit pas, le don que j’ai prescrit, mais il le renvoie encore à la loi, pour ôter tout prétexte à la médisance de ses envieux. Et afin qu’on ne pût pas dire de lui qu’il ravissait aux prêtres l’honneur qui leur était dû, après avoir guéri ce lépreux, il le leur renvoie, pour leur laisser le discernement de cette guérison, et les rendre juges de ses miracles. II semble qu’il dise : Je suis si éloigné de m’opposer ou à Moïse, ou aux prêtres de la loi, que je porte même ceux que je guéris à leur obéir en toute chose.
3. Mais examinons ce que veut dire cette parole : « afin que ce leur soit un témoignage ;» c’est-à-dire, afin que cette guérison soit la conviction de leur malice, et qu’elle soit leur condamnation s’ils veulent toujours être ingrats et rebelles à la vérité. Comme ils me veulent faire passer pour – un séducteur, et qu’ils me persécutent comme un ennemi de Dieu et le violateur de la loi, vous me servirez un jour de témoin contre eux, que je ne l’ai point violée, puisqu’après vous avoir guéri, je vous renvoie aussitôt au prêtre : ce qui est le fait d’un homme qui honore la loi, qui a de la déférence pour Moïse, bien loin qu’il soit hostile aux anciennes croyances. Que si d’ailleurs Jésus-Christ prévoyait que cette exacte observance de la loi ne lui servirait de rien à l’égard des Juifs, nous pouvons juger par là même quelle estime il en faisait, puisque la prévision qu’il avait de l’inutilité de ses soins, ne l’empêchait pas de faire tout ce qui dépendait de lui. Il savait bien que ce soin serait sans effet. C’est pourquoi il dit que ce miracle leur sera non une instruction, ou un avis qui les redressera ; mais « un témoignage » qui les condamnera et les confondra : un témoignage, dit-il, qui leur prouvera que c’est de moi que vous avez tout reçu. Je prévois que ce ménagement sera inutile, mais je ne veux pas laisser d’être exact à ne rien omettre de ce que je dois faire, quoique je sois certain qu’ils demeureront dans leur opiniâtreté et dans leur endurcissement. Il dit la même chose ailleurs : « Cet Évangile sera prêché dans tout le monde pour servir de témoignage à toutes les nations ; et alors viendra la consommation de toutes choses. » (Mt. 26,43) A quelles nations servira-t-il de témoignage ? à celles qui n’obéiront pas, et qui ne consentiront pas à l’Évangile. Car afin que personne ne pût dire : pourquoi prêchez-vous à tout le monde, puisque tout le monde ne doit pas croire votre parole ? Je le fais, dit-il, afin qu’on reconnaisse que j’ai fait ce que je devais, et que personne ne puisse se plaindre de n’avoir point entendu prêcher mon Évangile. Cette prédication répandue dans toute la terre sera un témoignage qui convaincra les infidèles, et personne ne pourra dire : nous n’avons point entendu ces vérités n puisque « le bruit s’en est répandu « jusqu’aux extrémités de la terre. » (Ps. 18,3)
Travaillons donc, mes frères, à accomplir exactement, à l’imitation de Jésus-Christ, ce que nous devons à notre prochain, et à rendre à Dieu de continuelles actions de grâces. Car ce serait une étrange ingratitude de recevoir tous les jours tant d’effets de sa bonté, et de ne pas lui en témoigner notre reconnaissance, sinon par nos actions, au moins par nos paroles et par nos cantiques, et cela lorsque ces actions de grâces ont pour nous de si grands avantages. Dieu n’a nul besoin de nous ; mais nous avons infiniment besoin de lui. L’action de grâces que nous lui rendons n’ajoute rien à ce qu’il est, mais nous sert à l’aimer davantage, et à avoir plus de confiance auprès de lui. Car si le souvenir des biens que nous avons reçus des hommes, nous porte à les aimer avec plus d’ardeur, il est hors de doute que si nous repassons souvent dans notre esprit les grâces dont Dieu nous a comblés, nous nous sentirons plus prompts et plus ardents à lui obéir.
Aussi saint Paul nous donne cet avis si important : « Soyez reconnaissants. » (Col. 3,15) En se souvenant des bienfaits de Dieu on se les assure, et la continuelle action de grâces est la garde fidèle de toutes les grâces. C’est pourquoi nos mystères si terribles et si salutaires tout ensemble, qui se célèbrent dans toutes les assemblées de l’Église, s’appellent « Eucharistie » : c’est-à-dire, action de grâces, parce qu’ils sont le monument d’une infinité de dons que Dieu nous a faits, et du plus grand de tous ces dons, et que nous y trouvons toujours de nouveaux sujets de renouveler nos sentiments de gratitude et de reconnaissance. Si c’est un miracle prodigieux qu’un Dieu soit né d’une vierge, et si l’Évangéliste même n’en parle qu’avec admiration, lorsqu’il dit par ces paroles courtes, mais pleines de sens : « Tout cela s’est fait, etc. (Mt. 1,22), »que devons-nous dire de sa mort même ? Si l’Évangile dit seulement de sa naissance que c’était « tout ; » que dirons-nous de ce qu’il a bien voulu être crucifié, qu’il a répandu son sang pour nous, et qu’il s’est donné à nous pour être notre aliment et notre festin spirituel ?
Rendons-lui donc de continuelles actions de grâces, et que ce sentiment prévienne toujours toutes nos paroles et toutes nos actions. Rendons grâces à Dieu, non seulement des biens que nous en avons reçus nous-mêmes, mais encore de ceux qu’il a faits aux autres. Ce sera ainsi que nous étoufferons en nous toute envie, et que nous enracinerons dans notre cœur une charité pure et sincère, puisque nous ne pouvons pas envier aux autres les biens qu’ils ont reçus de Dieu, après l’avoir remercié avec joie de ce qu’il lui a plu de les leur donner. C’est pour cette raison que le prêtre, à l’autel, nous commande de rendre grâces à Dieu en présence de cette divine hostie, et de prier généralement pour toute la terre, pour ceux qui nous ont précédés, pour ceux qui vivent maintenant, et pour ceux qui nous suivront. Car cette disposition nous dégage de la terre, nous élève dans le ciel, et fait que d’hommes nous devenons des anges.
4. Nous savons qu’autrefois les anges s’assemblèrent en troupes pour rendre grâces à Dieu des biens ineffables dont il nous avait comblés en nous donnant son Fils, et qu’ils firent retentir dans l’air ces paroles de reconnaissance : « Gloire à Dieu dans les cieux, et paix sur la terre, et bonne volonté dans les hommes ! » (Lc. 2,14) Vous me direz peut-être que cet exemple ne nous concerne pas, puisqu’il est tiré des anges et non pas des hommes. Et moi je vous dis qu’il nous intéresse au plus haut point, puisqu’il nous apprend que nous devons aimer nos frères, au point de nous réjouir du bien qui leur arrive comme s’il nous arrivait à nous-mêmes. Aussi saint Paul rend grâces à Dieu, presque dans toutes ses épîtres, pour tout le bien qui se fait dans tout le monde. Imitons ce saint apôtre, et témoignons à Dieu une continuelle reconnaissance pour toutes les grâces grandes ou petites qu’il fait ou à nous-mêmes ou à tous les autres. Les dons de Dieu les plus petits deviennent grands lorsque l’on considère la grandeur de Celui qui donne, ou plutôt ceux même qui paraissent petits, sont encore grands, non seulement parce qu’ils viennent de lui, mais par leur propre nature.
Pour ne rien dire maintenant de tant de biens dont Dieu comble les hommes, qui surpassent en nombre le sable de la mer, qu’y a-t-il de comparable au mystère de notre rédemption ? Il a donné ce qu’il avait de plus cher et de plus précieux. Il a livré son Fils unique pour nous qui étions ses ennemis. non seulement il l’a donné pour être notre prix et notre rançon, mais encore pour être notre nourriture. Il fait lui seul tout en nous, et nous donnant tout, il nous inspire encore la reconnaissance de ses dons. Et comme l’homme est, d’ordinaire, porté à l’ingratitude, use met lui-même en notre place, et fait pour nous ce que nous devrions faire nous-mêmes. Que s’il a porté autrefois les Juifs à la reconnaissance en établissant parmi eux des fêtes, en certains temps et en certains lieux, pour les faire souvenir de ses bienfaits, il le fait maintenait parmi nous d’une manière beaucoup plus admirable par le sacrifice qu’il a institué dans la loi nouvelle, où nous lui offrons par son propre Fils de continuelles actions de grâces.
Jamais personne ne s’est tant appliqué à élever un autre homme, à l’agrandir et à lui inspirer la reconnaissance de tous ses soins, que Dieu ne le fait à l’égard de nous. Il nous fait même souvent du bien malgré nous, et il nous assiste de mille manières que nous ne connaissons pas. Si ce que je vous dis vous surprend, je vous le ferai voir sensiblement dans un exemple, tiré non pas dol premier venu, mais de saint Paul même. Ce bienheureux apôtre, affligé et pressé d’une tentation fâcheuse qui le mettait en danger, pria Dieu souvent de les délivrer. Mais Dieu considéra plus son avantage que sa demande, comme il le lui déclina lui déclara lui-même par ces paroles : « Ma grâce vous suffit, car ma force se perfectionne dans l’infirmité. » (2Cor. 12,9) Ainsi avant même que de lui découvrir ce qui le portait à lui refuser ce qu’il demandait, il lui faisait un bis malgré lui et sans qu’il le sût.
Après cela Dieu nous demande-t-il quelque chose de grand et de pénible, lorsque pour tant de soins et tant de tendresses qu’il a pour nous, tout ce qu’il désire de nous c’est que nous n’en soyons pas ingrats ? Obéissons donc, et rendons-lui cette reconnaissance qu’il nous demande. Rien n’a tant perdu les Juifs que l’ingratitude. C’est surtout ce crime qui leur a attiré cette suite et cet enchaînement ; maux dont Dieu les a punis dans sa colère. C’est ce crime qui avant même ces plaies sensibles dont Dieu les frappait, perdait leurs âmes invisiblement : « Car l’espérance d’un ingrat », dit l’Écriture, « est comme un brouillard d’hiver. » (Sag. 16,27) L’ingratitude tue plus les âmes que les brouillards les plus malsains ne tuent les corps. Et cette plaie si effroyable, mes frères, vient principalement de l’orgueil et d’une persuasion secrète qu’on est digne de ces dons. Mais au contraire un cœur contrit et humilié rend également grâces à Dieu de toutes choses, non seulement pour les biens, mais encore pour les maux de cette vie ; et quoi qu’il souffre, il ne croit jamais souffrir que ce qu’il mérite.
Travaillons donc, mes frères, à humilier notre cœur à proportion que nous avancerons dans la vertu, puisque cette humilité intérieure est l’effet et la marque de la plus haute vertu. Comme à mesure que notre vue devient plus claire et plus forte, nous voyons plus distinctement combien nous sommes éloignés du ciel ; de même, à proportion que nous avançons dans la piété, nous reconnaissons mieux la différence qui est entre Dieu et nous. C’est une grande partie de la sagesse chrétienne que de bien connaître ce que nous sommes. Nul ne se connaît plus parfaitement que celui qui croit qu’il n’est rien du tout. David et Abraham n’ont jamais été si humbles que lorsqu’ils ont été au comble de la vertu. C’est alors que l’un s’est appelé « de la poudre et de la cendre (Gen. 18,27) », et l’autre, « un ver de terre. » (Ps. 21,9)
Tous les saints ont eu de semblables sentiments et se sont anéantis comme ceux-ci. Le superbe, au contraire, et le présomptueux, est connu des autres, et inconnu à lui-même. C’est pourquoi nous avons coutume de dire de ces orgueilleux : Cet homme s’oublie, il ne sait ce qu’il est. Que pourra donc connaître celui qui ne se connaît pas lui-même ? Comme en se connaissant bien on connaît tout ; en ne se connaissant pas on ignore tout. Tel est celui qui disait : « J’établirai mon trône au-dessus des astres. » (Is. 14,44) En méconnaissant ce qu’il était, il est tombé dans une ignorance de toute chose. Saint Paul était bien éloigné de cette pensée. Il se regarde comme un « avorton (1Cor. 15,8) », et comme le « dernier de tous les saints ; » c’est-à-dire de tous les fidèles. Et après tant de travaux, après tant d’actions si éclatantes, il n’ose pas même se donner le nom d’apôtre.
Imitons, mes frères, cet homme si humble, et pour nous rendre capables de le suivre, dégageons-nous de la terre et de tous ses soins. Car il n’y a rien qui nous fasse tant oublier ce que nous sommes, que l’attachement aux choses du monde ; comme rien n’attache tant au monde que l’ignorance de ce qu’on est. Ces deux maux sont inséparables, et ils naissent mutuellement l’un de l’autre. Comme celui qui recherche la gloire du monde, et qui estime les biens présents, ne se pourra jamais bien connaître quelque effort qu’il fasse ; celui au contraire qui se méprise, se connaîtra sans peine, et cette connaissance lui ouvrira l’entrée de toutes les autres vertus. Pour acquérir donc une connaissance si utile, dégageons-nous de toutes ces choses vaines qui allument et entretiennent en nous le feu de nos passions : apprenons quelle est notre bassesse et notre néant. Descendons dans l’humilité la plus profonde, pour nous élever dans la plus haute sagesse, afin de jouir en cette vie et en l’autre, des biens que Dieu nous a préparés, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, appartient toute la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXVI[modifier]


« ET JÉSUS ÉTANT ENTRÉ A CAPHARNAÜM, UN CENTENIER VINT A LUI LE SUPPLIANT, ET LUI DISANT : SEIGNEUR, MON SERVITEUR EST MALADE DE PARALYSIE DANS MA MAISON, ET IL EST EXTRÊMEMENT TOURMENTÉ. » (CHAP. 8,5, JUSQU’AU VERSET 14)

ANALYSE.[modifier]

  • 1 et 2. Admirable Foi du centurion. L’envie aveugle l’esprit.
  • 3 et 4. Combien le centurion l’emportait sur les Juifs par l’excellente disposition de son cœur.
  • 5. Soyons sur nos gardes constamment, même lorsque nous sommes debout dans la voie du bien. Contre les manichéens.
  • 6. C’est avec confiance et tout ensemble avec crainte qu’il faut s’avancer dans la voie étroite. Contre les manichéens et les marcionites.
  • 7 et 8. Faites pénitence et le pardon ne vous sera pas refusé. Grandeur du crime du roi David et grandeur de sa pénitence.


1. Le lépreux approcha de Jésus-Christ lorsqu’il descendait de la montagne, et ce centenier vient à lui lorsqu’il entrait à Capharnaüm. Pourquoi ni l’un ni l’autre ne l’allait-il point trouver lorsqu’il parlait sur cette montagne ? Ce n’était point sans doute par négligence ou par paresse, puisque l’un et l’autre avaient une foi si vive, mais seulement de peur d’interrompre son discours. « Seigneur, mon serviteur est malade de paralysie dans ma maison, et il est extrêmement tourmenté (6). » Quelques-uns disent que le centenier disait ceci pour s’excuser de ce qu’il n’avait pas amené son serviteur ; et il était en effet très difficile de transporter une personne en cet état, puisque, selon que saint Luc le remarque, il était tout près de mourir. Mais pour moi je crois que ces paroles sont une preuve de sa grande foi, que je préfère de beaucoup à la foi de ceux qui découvrirent le toit pour descendre un paralytique, et le présenter à Jésus-Christ. Ce centenier ne douta point qu’une seule parole de la bouche de Jésus-Christ ne pût guérir son serviteur ; et il crut qu’il était superflu de le lui présenter en personne. Mais que fit ici le Sauveur ? « Jésus lui dit : J’irai et le guérirai (7). » Jésus-Christ fait ici ce qu’on ne voit point qu’il ait fait ailleurs. Il se contentait toujours de suivre le désir de ceux qui s’adressaient à lui : mais ici il va même au-delà. Il ne promet pas seulement au centenier de guérir son serviteur, mais encore d’aller chez lui, Il agissait de la sorte, mes frères, pour nous faire voir quelle était la foi de ce centenier. Car s’il ne se fût ainsi offert d’aller chez lui, et qu’il lui eût dit tout d’abord :
Allez, votre serviteur est guéri, la vive foi de cet homme nous eût été inconnue. Il traita de même la chananéenne, quoique d’une manière qui paraît contraire, puisqu’il s’offre ici d’aller chez le centenier qui ne l’en prie pas, pour nous donner lieu de connaître l’humilité et la foi de cet homme ; et qu’il refuse pour le même sujet à la chananéenne ce qu’elle lui de mande, et demeure inflexible à ses instantes prières. Jésus-Christ est un médecin infiniment sage, qui sait l’art de produire le même effet, par des moyens qui semblent contraires. Ce médecin fait voir ici la grande foi d’un centenier en s’offrant de l’aller voir ; et il montre ailleurs celle de la Chananéenne, en différant longtemps de lui accorder ce qu’elle désire C’est encore la conduite qu’il tint à l’égard d’Abraham lorsqu’il lui déclara le dessein qu’il avait sur l’abominable Sodome : « Je ne céderai point », dit-il, « à mon serviteur Abraham », etc. (Gen. 18,47) Il voulait nous faire comprendre son extrême charité pour tous les hommes et sa bienveillante providence même pour une Sodome. (Gen. 19,3) Les anges au contraire qui avaient été envoyés à Loth, refusèrent d’entrer chez lui, afin que, par la violence qu’il fit pour les retenir, on connût le zèle de ce saint homme pour exercer l’hospitalité envers tout le monde. « Et le centenier lui répondit : Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison (8). » Écoutons ces paroles, nous autres qui devons recevoir Jésus-Christ. Car il ne nous est pas impossible encore aujourd’hui de le recevoir chez nous. Écoutons ce centenier, mes frères, imitons sa foi, et estimons autant que lui la gloire de recevoir Jésus-Christ. Car lorsque vous retirez chez vous un pauvre qui meurt de froid et de faim, vous y retirez, et vous nourrissez Jésus-Christ même. « Mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri (8). » Ces paroles nous font voir que ce centenier, aussi bien que le lépreux, avait une haute idée de la toute-puissance du Fils de Dieu. Car il ne dit pas : Priez ou demandez, mais « commandez. » Et craignant ensuite que l’humilité de Jésus-Christ ne l’empêchât de consentir à sa demande, il ajoute : « Car moi qui ne suis qu’un homme soumis à la puissance d’un autre, et qui ai des soldats sous la mienne, je dis à l’un : Va, et il va, viens, et il vient ; et à mon serviteur, fais cela, et il le fait (9). » Mais vous direz peut-être que nous ne devons pas tirer une preuve de la divinité de Jésus-Christ des paroles de cet homme, mais considérer seulement si Jésus-Christ les a approuvées. Je reconnais que ce que vous dites est très-raisonnable, et c’est aussi ce que je vous prie d’examiner. Car si nous examinons avec soin ce qui se passe, nous remarquerons aisément, au sujet du centenier, ce que nous avons vu à propos du lépreux. Nous voyons que ce lépreux dit à Jésus-Christ : « Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir. » Et cependant ce n’est pas tant la parole de cet homme qui nous assure de la toute-puissance de Jésus-Christ, que la réponse même du Sauveur, qui bien loin de reprendre la pensée que le lépreux avait de lui, la confirma au contraire en disant : « Oui, je le veux, soyez guéri. » Car ce « Oui, je le veux », eût été superflu, si Jésus-Christ n’eût voulu appuyer la vérité de cette parole : « Si vous le voulez, vous pouvez. » Nous pourrons voir ici la même chose dans le centenier. Il s’est servi d’une expression par laquelle il attribuait à Jésus-Christ plutôt la puissance d’un Dieu que celle d’un homme, et néanmoins non seulement Jésus-Christ ne l’en reprit pas, mais il l’approuva, et il releva sa foi avec de grandes louanges. Car l’Évangéliste ne se contente pas de dire simplement que Jésus-Christ loua le centenier ; mais ce qui est sans comparaison davantage, il dit qu’il « l’admira. » « Jésus entendant ces paroles fut dans l’admiration (10). » Et il ne fut pas seulement dans l’admiration de la foi de cet homme, mais il la proposa comme un modèle à tout le peuple qui l’environnait. Voyez-vous, mes frères, combien Jésus-Christ loue partout ceux qui reconnaissaient sa toute-puissance. Le peuple admirait sa manière de parler, parce qu’il « enseignait comme ayant autorité », et Jésus-Christ ne rejeta point cette pensée qu’ils avaient de lui, mais descendant avec eux de la montagne, il voulut la confirmer par la guérison du lépreux. Ce lépreux dit à son tour : « Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me « guérir. » Et Jésus-Christ ne réfuta point ses sentiments, mais les confirma en le guérissant, et en se servant même de ses propres termes : « Je le veux, soyez guéri. » De même le centenier ayant dit : « Dites seulement une « parole, et mon serviteur sera guéri », Jésus-Christ admira sa foi : « Et dit à ceux qui le suivaient : Je vous dis en vérité que je n’ai pas trouvé une si grande foi dans Israël même (10). »
2. Il est aisé de montrer la vérité de cette parole de Jésus-Christ en comparant le centenier avec ceux d’entre les Juifs qui ont eu plus de foi en lui. Marthe croyait au Sauveur ; et cependant elle ne dit rien qui approche de la foi de ces deux hommes. Au contraire elle lui parle d’une manière bien différente : « Je sais que Dieu vous accordera tout ce que vous lui demanderez. » (Jn. 11,22) Aussi Jésus-Christ non seulement ne la loua pas de cette parole, mais quoiqu’elle fût aimée particulièrement de lui, et qu’elle eût une grande affection et un grand zèle pour lui, il ne laissa pas de la reprendre, comme ayant exprimé des sentiments trop bas et trop indignes de lui. Car il lui répondit aussitôt : « Ne vous ai-je pas dit que si vous croyez vous verrez la gloire de Dieu ? « (Id) » l’accusant visiblement de n’avoir pas encore une véritable foi. Et pour mieux réfuter cette pensée qu’elle témoignait avoir de lui, en disant : « Je sais que Dieu vous accordera ce que « vous lui demanderez (Id) », il lui apprend qu’il n’avait pas besoin de rien recevoir d’un autre, et qu’il était lui-même la source de tous les biens : « Je suis », dit-il, « la résurrection et la vie », c’est-à-dire, je n’attends point cette puissance d’un autre ; mais je puis tout par moi-même. C’est donc pour récompenser cette vive foi du centenier qu’il l’admire, qu’il le loue, qu’il le préfère à tout Israël, qu’il lui donne rang dans le royaume des cieux, et qu’il porte tout le monde à l’imiter. Et pour vous mieux faire voir que Jésus-Christ ne parlait de la sorte que pour exhorter les autres à la même foi, voyez avec quel soin un autre Évangéliste le marque : « Jésus se tournant vers ceux qui le « suivaient, leur dit : Je n’ai pas trouvé une si grande foi dans Israël même. » (Lc. 7, 9) Ainsi la foi consiste principalement à avoir une haute idée de la grandeur de Jésus-Christ. C’est ce qui nous ouvre le royaume des cieux, et qui nous devient une source de biens infinis.
Mais Jésus-Christ ne se contenta pas de louer seulement en paroles le centenier. Il voulut encore récompenser sa foi en guérissant son serviteur malade. Il lui promit un rang honorable dans son royaume, une couronne glorieuse, et les délices éternelles du paradis. Aussi je vous déclare que plusieurs viendront « d’Orient, et d’Occident, et auront leur place dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob (11). Mais les enfants du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (12). » Après l’ascendant qu’il a pris sur l’esprit de ce peuple par ses grands miracles, il commence à lui parler avec une fermeté plus libre. Et pour faire voir-en même temps qu’il n’avait point usé de flatterie à l’égard du centenier, et qu’il représentait fidèlement la véritable disposition de son cœur, voyez ce qui suit « Et Jésus dit au centenier : Allez, et qu’il vous soit fait selon que vous avez cru (43). » Et aussitôt le miracle rendit témoignage à sa foi, et à ce qu’il avait dans le cœur. « Et son serviteur fut guéri à la même heure. » Il dit la même chose à la Syro-phénicienne : « O femme, votre foi est grande ! qu’il vous soit fait selon que vous avez cru, et sa fille fut guérie aussitôt. »(Mt. 15,28) Mais parce que saint Luc en rapportant ce miracle, y mêle quelques circonstances particulières, qui semblent contraires à ce que dit saint Matthieu, il sera bon de les expliquer.
Saint Luc dit que le centenier envoya les prêtres des Juifs à Jésus-Christ, pour le prier de venir chez lui, et saint Matthieu dit qu’il vint lui-même, et dit : « Je ne suis pas digne « que vous entriez chez moi. » Quelques-uns croient qu’il s’agit de deux hommes différents, mais qui ont beaucoup de rapport entre eux. Car les Juifs disent de l’un : « Qu’il leur avait bâti une synagogue, et qu’il aimait leur nation. » (Lc. 7,40) Et Jésus-Christ dit de l’autre : « Qu’il n’avait pas trouvé une aussi grande foi dans Israël même. » Jésus-Christ ne dit pas non plus au sujet du premier : « Que plusieurs viendraient de l’Orient et de l’Occident », d’où l’on peut croire qu’il était juif. Que dirons-nous à cela, mes frères, sinon que ce serait là sans doute la solution la plus commode, mais que la question est de savoir si elle est vraie. Car pour moi, je crois qu’en ces deux endroits, il n’est en effet parlé que d’un même homme.
Mais comment donc saint Matthieu lui fait-il dire : « Je ne suis pas digne que vous entriez chez moi (Lc. 7,10) », lorsque saint Luc dit, « qu’il l’envoya prier d’y venir ? » Il me semble que saint Luc nous veut apprendre deux choses ; la première, jusqu’où allait la flatterie des Juifs ; et l’autre, que les hommes qui se trouvent dans une grande affliction n’ont aucun conseil qui soit stable, mais qu’ils prennent tantôt l’un et tantôt l’autre. Car il est assez vraisemblable que le centenier ayant voulu venir lui-même trouver Jésus-Christ en personne, en fut empêché par les Juifs, qui s’offrirent de le faire, et de l’amener chez lui. Écoutez en effet le langage qu’ils tiennent à Jésus-Christ, langage plein de flatterie pour le centenier : « Il aime beaucoup notre nation », lui disent-ils, « et il nous a bâti une synagogue. » Ils ne savaient pas même la manière de le bien louer. Ils devaient dire de lui à Jésus-Christ : Il voulait vous venir trouver lui-même, mais nous l’en avons empêché à cause de l’affliction où il est, et du malade qui est comme un cadavre dans sa maison. Ils devaient représenter quelle était la grandeur de sa foi, et la haute idée qu’il avait de Jésus. Christ ; mais l’envie qu’ils avaient contre le Sauveur, leur fait dissimuler la foi de cet homme. Plutôt que de révéler la grandeur de Celui qu’ils viennent supplier, en publiant la foi de celui pour qui se fait leur démarche, ils aiment mieux envelopper d’ombres cette vive foi, au risque de compromettre le succès de leur mission. Car l’envie aune étrange force pour aveugler ceux qu’elle possède. Mais Dieu qui connaît le secret des cœurs, voulut leur faire voir malgré eux-mêmes quelle était la foi de cet homme.
3. Et pour vous mieux faire voir la vérité de cette interprétation, écoutez saint Luc qui vous la donne lui-même : Il rapporte, en effet, que comme Jésus approchait, le centenier lui envoya dire : « Seigneur, ne vous donnez pas cette peine, car je ne suis pas digne que vous entriez chez moi. » (Lc. 7,44) Aussitôt qu’il se vit dégagé de l’importunité des Juifs, il envoya des personnes à Jésus-Christ pour lui dire que ce n’était point par indifférence qu’il n’était pas venu le trouver lui-même, mais parce qu’il se croyait très-indigne de le recevoir chez lui. Il est vrai que, selon saint Matthieu, ce fut le centenier lui-même qui dit ces paroles à Jésus-Christ, et non à ses amis, mais cela ne fait rien. Car il ne s’agit ici que de savoir si l’un et l’autre Évangéliste nous témoignent que le centenier avait une foi vive, et une convenable idée de – la – puissance du Sauveur. Il est même vraisemblable que le centenier vint ensuite lui-même dire ce qu’il avait d’abord fait dire par ses amis. Saint Lc. me direz-vous, ne rapporte pas que le centenier soit venu en personne. Mais saint Matthieu non plus ne dit pas qu’il ait envoyé ses amis ; quoi qu’il en soit, ce n’est pas là se contredire, mais simplement se suppléer mutuellement.
Saint Luc relève encore la foi du centenier, lorsqu’il dit que son serviteur était tout près de mourir. Car il ne fut point ébranlé dans un état si désespéré. Il ne conçut point de défiance, et espéra contre toute apparence que Jésus-Christ pourrait lui rendre son serviteur.
Ce que Jésus-Christ dit selon saint Matthieu, « qu’il n’avait pas trouvé une aussi grande foi dans Israël même », fait bien voir que cet homme n’était point juif. Et ce que saint Luc rapporte « qu’il avait bâti une synagogue », n’y est point contraire, puisque le centenier, sans être juif lui-même, pouvait néanmoins aimer ce peuple et lui bâtir des synagogues.
Mais je vous prie d’examiner avec soin les paroles de cet homme, et de ne pas oublier qu’il était centenier, c’est-à-dire qu’il commandait cent hommes de guerre, pour juger delà quelle était sa foi. Car l’orgueil est grand dans les charges publiques, et il ne cède pas même à l’affliction. Aussi l’officier dont il est question dans saint Jean (Jn. 4,35), entraîne plutôt Jésus-Christ chez lui, qu’il ne l’invite à y descendre : « Seigneur », dit-il, « descendez avant que mon fils ne meure. » Ce n’est pas là l’humble prière de notre centenier, et sa foi est même beaucoup plus grande que celle de ceux qui découvraient le toit d’une maison pour descendre le paralytique, et le présenter devant le Sauveur. Car il ne croit point que la présence extérieure de Jésus-Christ fût nécessaire, et il ne se met point en peine de lui présenter le malade. Il rejette toutes ces pensées comme trop disproportionnées à ce Médecin céleste. Mais se formant une idée du Fils de Dieu digne véritablement de sa grandeur, il ne lui demande autre chose, sinon qu’il dise une seule parole, et qu’il commande à la maladie de s’en aller.
Il ne commence pas même par là ; mais il représente d’abord son affliction. Car son extrême humilité l’empêchait de croire que Jésus-Christ se rendît si tôt à sa prière, et qu’il s’offrît même de venir chez lui. C’est pourquoi, surpris de cette parole : « J’irai et je le guérirai », il s’écrie aussitôt : « Je n’en suis pas digne, Seigneur ; dites seulement « une parole. » L’affliction où il était ne lui ôte point la liberté de son jugement, et il montre une haute sagesse dans sa douleur. Il n’était point tellement préoccupé de sauver son serviteur malade, qu’il n’appréhendât en même temps de rien faire d’irrespectueux pour le Sauveur. Et quoique Jésus-Christ s’offrît de lui-même à aller chez lui sans qu’il l’y eût engagé, il ne laissait pas de craindre cette visite comme une grâce dont il était trop indigne, et comme un honneur qui l’accablait.
Qui n’admirera donc d’une part la sagesse de cet homme, et de l’autre la folie des Juifs, qui disaient hautement à Jésus-Christ e qu’il était « digne de cette grâce ? » Car, au lieu l’avoir recours à l’extrême bonté de Jésus-Christ, ils mettent en avant le mérite de cet homme, sans même savoir en quoi consiste surtout ce mérite. Mais le centenier au contraire proteste qu’il est indigne, non seulement de la grâce qu’il demande, mais encore de recevoir Jésus-Christ chez lui. Après lui avoir dit : « Mon serviteur est malade », il n’ajoute pas aussitôt : « Dites seulement une parole », parce qu’il craignait d’être trop indigne de cette faveur, mais il se contente d’avoir exposé simplement ce qui l’affligeait. Et lorsque Jésus-Christ le prévient et lui promet plus qu’il ne demande, il n’ose pas même encore accepter ses offres, mais sans s’enfler de cet honneur il se conserve toujours dans un sentiment humble et modeste.
Que si vous me demandez pourquoi Jésus-Christ n’alla point chez lui, et ne l’honora pas de sa visite, je vous réponds qu’il l’honora d’une manière bien plus excellente. Premièrement en faisant voir sa foi et son humilité, qui parurent surtout en ce qu’il ne souhaita point que Jésus-Christ vînt en sa maison. Secondement en protestant devant tout le monde qu’il aurait place dans le royaume de Dieu, et en le préférant généralement à tous les Juifs. Car c’est pour ne s’être pas cru digne de recevoir Jésus-Christ chez lui, qu’il mérita d’être appelé au royaume du ciel, et d’avoir part aux biens ineffables dont Dieu a récompensé la foi d’Abraham.
4. Vous me demanderez encore pourquoi Jésus-Christ ne loue pas ainsi le lépreux qui semble avoir eu plus de foi que le centenier même, puisqu’il ne dit pas au Sauveur : « Si vous dites seulement une parole ; » mais ce qui est encore plus : « Si vous le voulez, vous pouvez me guérir ; » parole qui revient exactement à ce que le Prophète a dit du Père : « Il a fait tout ce qu’il a voulu. » (Ps. 113,2) Je vous réponds que Jésus-Christ a assez loué ce lépreux lorsqu’il lui a dit : « Allez, offrez le don que Moïse a prescrit, afin que ce leur soit un témoignage. » Car il lui marque par ces paroles qu’il accuserait ces prêtres, et que sa foi condamnerait leur incrédulité. Toutefois croire en Jésus-Christ était beaucoup plus méritoire chez un gentil que chez un juif. Or, que le centenier n’était pas juif, c’est ce qui se conclut aisément et de son office même et de cette parole : « Même en Israël je n’ai point trouvé une foi si grande. » C’était en effet une chose bien rare, qu’un homme qui n’était pas juif eût ces sentiments. Car je m’imagine qu’il se représentait cette milice toute sainte, et ces troupes d’anges qui sont dans le ciel, que Jésus-Christ en était le chef ; et qu’il dominait aussi souverainement sur les maladies, sur la mort et généralement sur toutes choses, que lui-même sur ses soldats. C’est pourquoi il dit : « Car moi qui ne suis qu’un homme soumis à d’autres. » C’est-à-dire, je ne suis qu’un homme et vous êtes Dieu. Je suis soumis à d’autres, et vous ne dépendez de personne. Si donc étant homme et soumis à d’autres, j’ai néanmoins tant d’autorité ; que ne devez-vous point faire vous qui êtes Dieu et indépendant de tout ? En parlant ainsi il veut raisonner non d’égal à égal, mais du moins au plus. Si moi qui ne suis que ce que sont ceux qui m’obéissent, et qui suis même soumis à d’autres plus puissants que moi, j’obtiens néanmoins dans ma charge, quoique bien petite, une telle obéissance ; si mes subordonnés exécutent, sans hésiter, chacun les différents ordres que je leur donne ; en effet, je dis à celui-ci : va et il va ; à celui-là : viens, et il vient ; » combien plus pourrez-vous vous faire obéir en tout ce qu’il vous plaira de commander ? Quelques-uns lisent ainsi ce passage : « Si moi qui ne suis qu’un homme, ayant sous moi des soldats. » Mais considérez surtout comment il montre que Jésus-Christ peut maîtriser la mort comme il ferait son esclave, et lui commander en maître absolu.
Car en disant : « Je dis à mon serviteur : viens, et il vient ; va, et il va ; » il semble dire à Jésus-Christ : Si vous défendez à la mort de venir où est mon serviteur, elle n’y viendra point ; si vous lui commandez de s’en aller, elle s’en ira. Admirez donc, mes frères, jusqu’où allait la foi de cet homme ! Il prévient l’avenir, et il montre par avance ce que tout le monde devait reconnaître ensuite. Il déclare hautement que Jésus-Christ avait un empire souverain sur la vie et sur la mort, qu’il pouvait conduire jusqu’aux portes de l’enfer, et en rappeler. Il ne compare pas cette puissance de Jésus-Christ sur la mort seulement à l’autorité qu’il a sur ses soldats ; mais ce qui est encore plus, au pouvoir qu’il a sur ses serviteurs. Cependant quoiqu’il ait une foi si vive, il ne se croit pas digne que Jésus-Christ entre chez lui. Mais Jésus-Christ, pour faire voir qu’il était très digne de cette grâce, lui en fait encore de bien plus grandes. Car il relève sa foi avec admiration. Il la propose pour modèle à tout le monde, et il lui donne infiniment plus qu’il ne lui avait demandé. Il ne lui demandait que la guérison de son serviteur, et il obtient une place dans le royaume du ciel.
Voyez-vous ici l’accomplissement manifeste de cette parole du Sauveur, « Demandez premièrement le royaume du ciel, et toutes choses vous seront données comme par surcroît ? » (Mt. 6,33) À cause de la foi et de l’humilité admirables qu’il a montrées, Jésus-Christ lui donne le ciel, et il ajoute à ce don, comme par surcroît, la santé de son serviteur. Mais pour témoigner encore davantage l’estime qu’il avait pour lui, il montre qui sont ceux qu’il exclut de ce royaume dont il le rend héritier. Il déclare nettement à tout le monde qu’à l’avenir ce ne serait plus la justice de la loi, mais la foi qui sauverait : que ce don serait offert non seulement aux Juifs, mais encore aux gentils ; et aux gentils même plus qu’aux Juifs : car ne croyez pas, leur dit-il que ce que je dis ici s’accomplisse seulement dans le centenier ; cela s’accomplira généralement dans toute la terre.
Ainsi il prédit la vocation des gentils, dont plusieurs l’avaient suivi de la Galilée, et il relève leurs esprits par les grandes espérances qu’il leur donne. Il relève d’un côté le courage de ces peuples, et il humilie de l’autre l’orgueil des Juifs. Néanmoins, pour ne les pas offenser par ses paroles, et pour ne leur point donner occasion de l’accuser et de médire de lui, il ne parle pas ouvertement des gentils dans son discours ; mais il prend occasion du centenier d’en parler comme en passant. Il ne prononce pas même le nom de gentils. Il ne dit pas : « plusieurs des gentils ; » mais « plusieurs de l’Orient et de l’Occident », ce qui marquait sans doute les Gentils, mais d’une manière obscure qui ne pouvait pas blesser ceux qui l’écoutaient. Il tempère encore ce langage si nouveau par un autre adoucissement, en s’exprimant plutôt par le mot de sein d’Abraham, que par celui du royaume : car ce dernier était peu connu des Juifs ; mais le seul nom d’Abraham était capable de faire une grande impression dans leurs esprits. Aussi saint Jean voulant étonner les Juifs, ne leur parle point d’abord de l’enfer, mais de ce qui les touchait davantage : « Ne dites point », leur dit-il, « nous avons Abraham pour père. » (Mt. 3,9)
Jésus-Christ voulait empêcher aussi qu’on ne le prît pour un ennemi de la loi, puisqu’on ne pouvait raisonnablement avoir ce soupçon d’un homme qui témoignait tant d’estime des patriarches, qu’il faisait consister la souveraine félicité à se reposer dans leur sein. Remarquez donc, je vous prie, mes frères, le double sujet que les Juifs ont ici de s’affliger, et le double sujet qu’ont les gentils de se réjouir : les uns parce qu’ils sont non seulement exclus d’un royaume, mais d’un royaume qui leur avait été promis ; et les autres, parce qu’ils sont appelés non seulement à des biens inestimables, mais encore à un bonheur qui ne leur avait point été promis, et qu’ils n’avaient jamais osé espérer. C’était encore un grand sujet de douleur aux Juifs de voir les gentils leur ravir l’héritage de leur père. Jésus-Christ les appelle « enfants du royaume », parce que le royaume, en effet, leur avait été préparé. Et c’est ce qui devait les toucher sensiblement, d’avoir reçu la promesse de reposer un jour dans le sein et dans l’héritage d’Abraham, et de s’en voir néanmoins exclus pour jamais. Et comme cette parole était une prophétie, pour en faire voir la vérité, il la confirme aussitôt par une guérison miraculeuse de ce serviteur malade.
5. « Et Jésus dit au centenier : Allez, et qu’il vous soit fait selon que vous avez cru : et son « serviteur fut guéri à la même heure (13). » Ainsi celui qui ne croirait pas que ce serviteur paralytique eût été guéri par une seule parole, en doit être persuadé aujourd’hui par l’accomplissement de cette prophétie, que le Sauveur joignit alors à ce miracle. Et avant même que cette prophétie s’accomplît, le miracle dont elle fut suivie en devait prouver la vérité à tout le monde. C’est pourquoi aussitôt qu’il l’a faite, il guérit ce serviteur malade, pour établir ainsi les choses futures par les présentes, et un moindre miracle par un plus grand : car il est aisé de comprendre que les bons seront un jour récompensés, et que les méchants seront punis li n’y a rien en cela que de conforme aux lois, et aux sens des hommes ; mais de raffermir un corps paralytique, et de rendre la vie et le mouvement à des membres morts, c’est un ouvrage qui est au-dessus de la nature.
Jésus-Christ nous témoigne aussi que le centenier ne contribua pas peu à ce grand miracle par la fermeté de sa foi : « Allez », dit-il, « qu’il vous soit fait selon que vous avez cru. » La guérison donc de ce serviteur fut en même temps une preuve, et de la toute-puissance de Jésus-Christ et de la grande foi du centenier, et de la vérité indubitable de la prophétie que le Sauveur venait de faire : ou plutôt ces trois choses ensemble publièrent hautement la souveraine puissance de Jésus-Christ, qui ne rendit pas seulement la santé du corps à ce malade, mais qui attira le centenier à la foi par la grandeur de ses miracles. Et remarquez, mes frères, non seulement la foi de ce centenier, et la guérison du serviteur, mais la manière prompte dont elle se fit. L’Évangéliste le remarque en disant : « Et le serviteur fut guéri à l’heure même ; » ce qu’il avait aussi marqué à propos du lépreux : « Et il fut guéri aussitôt. » Il ne faisait pas seulement éclater sa puissance par ces guérisons miraculeuses ; mais encore par l’extrême promptitude avec laquelle il les faisait. Et sa bonté ne pouvant se contenter de ces grâces extérieures qu’il faisait aux hommes, il entremêlait encore à ses miracles ses divines instructions, par lesquelles il attirait tous les hommes à son royaume.
Lors même qu’il menaçait les Juifs de les en exclure, ce n’était pas pour les en exclure, en effet, mais bien plutôt pour les y attirer par la crainte de voir un jour s’exécuter cette menace. Que si leur dureté leur a rendu ce remède inutile, ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes, ainsi que tous ceux qui imitent encore aujourd’hui l’insensibilité de ce peuple. Car ce malheur dont Jésus-Christ parle n’est pas seulement arrivé aux Juifs ; les chrétiens y tombent encore tous les jours. Judas était « enfant du royaume », Jésus-Christ lui avait dit comme aux autres apôtres : « Vous serez assis sur douze sièges (Mt. 19) ; » et il ne laissa pas néanmoins de devenir « d’enfant du royaume enfant de la géhenne et de l’enfer. » Au contraire l’eunuque d’Éthiopie, dont il est parlé dans les Actes, quoique d’un pays barbare, et du nombre de ceux qui devaient venir de l’Orient et de l’Occident (Act. 8) », jouira éternellement des biens du ciel avec Abraham, Isaac et Jacob.
La même chose arrive encore tous les jours parmi les fidèles. « Plusieurs de ceux qui sont e les premiers », dit l’Évangile, « seront les derniers ; et ceux qui sont les derniers seront les premiers. » (Mt. 20,16) Jésus-Christ parlait de la sorte, afin que les uns ne se décourageassent point par le désespoir d’avoir part à ce royaume ; et que les autres ne se relâchassent point, pour être trop assurés de le posséder. C’est pourquoi saint Jean avait déjà dit avant lui : « Dieu peut de ces pierres susciter des enfants à Abraham. » Comme cette révolution terrible devait arriver certainement, Dieu voulut la faire prédire d’abord, afin que le monde n’en fût point surpris. Mais saint Jean étant homme, ne parle de cela que comme d’une chose qui pourrait bien arriver : « Dieu peut », dit-il. Jésus-Christ au contraire, étant Dieu, prédit clairement que cela arriverait, et le prouve ensuite par ses miracles. Donc, mes frères, ne soyons pas trop confiants, lors même que nous sommes debout, mais disons-nous à nous-mêmes : « Que celui qui se croit debout prenne garde qu’il ne tombe. » (1Cor. 10) Et si nous sommes tombés, ne désespérons pas de nous relever ; mais disons-nous : « Celui qui est tombé ne se relèvera-t-il pas ? » (Ps. 60,9) Nous savons que plusieurs, après s’être élevés jusqu’au ciel, après s’être enrichis de toutes sortes de vertus, après avoir passé la plus grande partie de leur vie dans les déserts, après avoir évité la vue des, femmes, sans que dans les songes même il s’en présentât à eux aucune image, n’ont pas laissé néanmoins de se perdre par leur négligence et de tomber, par leur trop grande assurance, dans l’abîme de tous les vices. D’autres, au contraire, d’une vie infâme et malheureuse, sont montés jusqu’au comble de la vertu. Ils ont passé du théâtre et de la comédie à une vie angélique ; et ils sont devenus si purs et si saints, qu’ils ont chassé les démons, et qu’ils ont fait de très grands miracles.
Toute l’Écriture est pleine de ces exemples, et nous ne voyons rien de plus ordinaire tous les jours devant nos yeux. Les adultères et les personnes débauchées peuvent aujourd’hui fermer la bouche aux manichéens, qui disent qu’on ne peut jamais guérir les plaies du péché ; qui lient les mains de ceux qui veulent se faire violence pour se corriger de leurs vices ; et qui se rendent les ministres du démon pour introduire un désordre et une confusion générale dans la vie des hommes. Ceux qui enseignent ces erreurs, non seulement nous ravissent les biens du ciel, mais ils troublent même autant qu’ils le peuvent tout l’ordre du monde. Car comment celui qui est dans le vice pourra-t-il penser à embrasser la vertu, s’il ne lui reste aucun moyen de quitter le mal pour faire le bien, et s’il croit qu’il lui est impossible de se convertir ? Si, maintenant qu’il y a tant de lois qui menacent les hommes du supplice ou qui leur promettent des récompenses ; que la foi nous fait craindre l’enfer et espérer le paradis ; que les méchants tombent dans l’opprobre et dans l’infamie, et que les bons au contraire sont loués et honorés, quelques-uns néanmoins ont tant de peine à entrer dans le sentier pénible de la vertu, et à mépriser le plaisir du vice ; si l’on ôte encore ces considérations si puissantes, qui pourra retenir les hommes, et les empêcher de courir à leur perte en s’abandonnant à toute sorte de dérèglements ?
6. Reconnaissons donc, mes frères, l’artifice du démon qui nous parle par ces hérétiques. Souvenons-nous qu’ils combattent également les ordonnances des législateurs, les oracles de Dieu, les principes de la raison, et cette lumière que la nature même a imprimée dans tous les hommes, qui ne peut être effacée ni dans les Scythes, ni dans les Thraces, ni dans les esprits les plus barbares. Fuyons encore tous ceux qui enseignent qu’il y a un destin, et une nécessité inévitable qui gouverne toutes choses, et, pleins d’horreur pour tous ces mensonges, tenons-nous sur nos gardes, et marchons dans la voie étroite avec crainte et avec confiance ; avec crainte, parce que nous-sommes environnés de précipices de toutes parts ; et avec confiance, parce que Jésus est avec nous et est notre guide. Soyons circonspects et vigilants. Ne nous laissons point endormir, parce que si nous nous assoupissons tant soit peu, nous tomberons aussitôt dans le précipice.
Nous ne sommes pas plus parfaits que David, qui pour s’être laissé aller à une légère négligence, fut entraîné dans l’abîme du péché, d’où néanmoins il se releva bientôt. Ne considérez pas tant son péché que la manière dont il l’effaça. Dieu a voulu faire écrire cette histoire dans ses livres saints, non afin que vous voyiez, seulement comment tombe ce sage, mais afin que vous admiriez comment il se relève ; et que vous appreniez, lorsque vous serez tombé comme lui, à vous relever aussi comme lui. De même que les médecins traitent dans leurs livres des maladies les plus violentes et de la manière de les guérir, afin que l’expérience des cas les plus graves apprenne à traiter facilement les plus légers ; Dieu de même a fait marquer dans ses Écritures les plus grands péchés de ses saints, afin que ceux qui en commettent de moindres, apprennent, dans la manière dont les autres se sont guéris, comment ils doivent se guérir eux-mêmes. Car si des crimes si énormes ont bien pu trouver des remèdes, il y en aura sans doute encore bien plutôt pour des fautes beaucoup plus légères. Voyons donc quelle fut la maladie de ce saint homme, et comment il en fut guéri.
David tomba dans l’adultère, et à l’adultère il joignit l’homicide. Je ne crains point, mes frères, de publier hautement le crime de ce saint prophète. Si le Saint-Esprit n’a pas cru ternir sa mémoire en le faisant écrire dans l’histoire sainte, nous ne devons pas nous mettre en peine de le cacher. C’est pourquoi non seulement je vous rapporte ici sa chute, mais j’y ajouterai même les circonstances qui font le plus paraître l’énormité de son crime. Car il me semble que ceux qui tâchent de couvrir sa faute, obscurcissent sa plus grande gloire ; ils lui font le même tort que si dans le dénombrement de ses victoires, ils passaient sous silence son combat avec Goliath. Ce que je dis vous semble un paradoxe ; mais attendez un peu, et vous en reconnaîtrez la vérité. Je vous représenterai son crime dans toute sa grandeur, pour vous faire encore mieux connaître la grande vertu du remède qui l’a guéri.
Quelle circonstance ajouté-je donc pour mieux faire juger de son péché ? La vertu de cet homme, c’est là une circonstance aggravante. Car les fautes sont différentes selon la différence des personnes. « Les puissants », dit l’Écriture, « seront tourmentés puissamment. »(Sag. 6) Et ailleurs : « Celui qui connaît la volonté de son maître, et ne la fait pas, sera sévèrement châtié. » (Lc. 12) Ainsi celui qui a plus de connaissance et de lumière, sera plus puni que celui qui en a moins. C’est pourquoi lorsque l’évêque ou le prêtre commet les mêmes péchés que le peuple, ils sont plus coupables que les autres ; et quoique le péché soit égal, la peine néanmoins ne le sera pas.
Peut-être qu’en voyant grandir le crime sous ma parole vous craignez, vous tremblez, et vous vous demandez avec effroi comment j’éviterai le précipice où il vous semble que je marche à grands pas. Mais moi, j’ai tant de confiance au mérite de ce juste, que j’irai encore plus loin ; plus, en effet, j’exagérerai le crime de David, plus je multiplierai la matière de son éloge. Vous me demandez s’il y a quelque chose de plus que l’adultère et l’homicide ? Et voici ce que je vous réponds : Comme le meurtre que commit Caïn fut un crime plus grand que beaucoup de meurtres, parce qu’il ne tua pas simplement un homme, mais son propre frère ; qu’il ne tua pas celui dont il avait été offensé, mais celui qu’il avait offensé lui-même ; et qu’il ne suivit pas en cela l’exemple d’un autre, mais qu’il fut le premier auteur de l’homicide, et le chef de tous les meurtriers futurs ; de même le péché de David n’est pas simplement un meurtre, c’est un meurtre commis par un grand prophète, non pour venger une injure, mais venant s’ajouter à l’injure la plus sanglante que l’on puisse faire à un homme, puisque David avait auparavant déshonoré la femme de celui qu’il tua.
Vous voyez que je n’épargne point David, et que je ne diminue point son péché. Cependant j’entreprends si hardiment sa défense, après même avoir exagéré son crime de cette manière, que je souhaiterais que tous les manichéens qui rejettent ces histoires de l’Ancien Testament, et tous les marcionites fussent ici présents, pour leur fermer la bouche et pour les confondre. Mais David, disent-ils, a commis un homicide et un adultère. Et moi je réponds qu’il n’a pas seulement commis un homicide, mais un double homicide, si l’on considère que celui qui tue est un prophète, et que celui qui est tué est un innocent qui est puni pour l’injure même qu’il a soufferte. Car il y a bien de la différence entre un homme, qui après avoir reçu le Saint-Esprit, après avoir été comblé de grâces, après avoir été uni avec Dieu par une amitié et une familiarité toute sainte jusqu’à un âge déjà avancé, tombe dans un grand crime, et celui qui pèche sans avoir joui d’aucun de ces avantages. Mais c’est là précisément ce qui doit augmenter notre admiration pour le courage de cet homme, qu’après être tombé de si haut et si bas, il ne s’est pas abattu, il n’a point désespéré, il n’est point resté par terre comme blessé à mort par le démon ; mais qu’il s’est relevé bientôt et même aussitôt, et qu’il a porté à son ennemi, d’une main vigoureuse, un coup plus mortel que celui qu’il en avait reçu.
7. Pour voir une image de ce que je vous dis, transportez-vous sur un champ de bataille, et supposez qu’un de nos plus braves guerriers reçoive de la main d’un barbare un premier coup de lance ou de javelot qui lui perce le cœur ou le foie, puis une seconde blessure encore plus mortelle qui le fasse tomber baigné dans son sang ; supposez qu’ainsi blessé, il se relève néanmoins aussitôt, et que d’un coup de sa lance il fasse mordre la poussière à son ennemi. C’est la même chose ici ; plus vous exagérez la blessure et la chute de David, plus vous donnez lieu d’admirer le courage qu’il fallut à ce fier combattant pour se relever, s’élancer au front de la phalange et terrasser celui qui l’avait blessé. Ceux qui sont tombés dans de grands crimes comprendront aisément combien il est difficile de se relever de la sorte.
Il n’est pas besoin, ce me semble, d’un si grand courage pour continuer notre course lorsque nous marchons avec succès dans la bonne voie, puisqu’alors la confiance en Dieu nous accompagne, nous anime, nous soutient, et nous donne toujours de nouvelles forces. Mais de voir un homme qui après avoir vaincu autant de fois qu’il a combattu, est renversé tout à coup par son ennemi, et se relève néanmoins aussitôt et recommence sa course avec plus de vigueur qu’auparavant, c’est ce qu’on ne peut assez admirer.
Pour vous expliquer ceci plus clairement je me servirai d’une comparaison encore plus sensible. Représentez-vous un pilote qui a traversé toutes les mers sans y faire naufrage ; et qui après s’être tiré par son adresse de tous les périls, des flots, des tempêtes et des écueils, fait enfin naufrage au port, d’où il a peine à se sauver tout nu ; dans quelle disposition croyez-vous que cet homme puisse être à l’avenir à l’égard de la navigation ? Croyez-vous qu’à moins d’avoir un courage tout extraordinaire, il voulût seulement voir un vaisseau, ou regarder le bord de la mer ? Je ne doute point qu’après cela il ne penserait plus qu’à mener une vie cachée, qu’il perdrait toutes les espérances qu’il aurait conçues, et qu’il aimerait mieux mendier pour vivre que de s’exposer encore aux mêmes périls. Ce qui relève donc le courage de David, c’est qu’il a fait avec tant de générosité ce que ce pilote ne pourrait faire. Après ce naufrage horrible qui lui fit perdre en un moment ce qu’il avait acquis durant tant d’années, après tant de travaux employés inutilement, il ne tombe point dans le désespoir, et ne se condamne point à d’éternelles ténèbres. Il ramasse les débris de son naufrage ; il radoube son vaisseau ; il en réunit les ais séparés ; il en rejoint les voiles déchirées, il reprend le gouvernail en main ; et se remettant en mer, il amasse plus de richesses qu’il n’en avait acquis auparavant.
Si l’on admire celui qui peut se tenir ternie sans tomber, quelle louange mérite celui qui tombe, mais qui loin de s’abattre, se relève si promptement ? Cependant combien de considérations devaient jeter David dans le désespoir ! Premièrement la grandeur de son crime. En second lieu l’âge où il était, puisqu’il n’était plus dans la jeunesse dont la vigueur nourrit aisément notre espérance, mais dans la vieillesse. Aussi le marchand qui fait naufrage presque en s’embarquant ne s’en afflige pas tant que celui qui revenant d’une longue et heureuse navigation perd tout le fruit de sa peine en se brisant contre un écueil. En troisième lieu, l’immensité des richesses perdues dans le désastre ; en effet, quelle fortune spirituelle n’avait-il pas amassée depuis son enfance, depuis le temps qu’il était berger, par son combat contre Goliath ; par son extrême douceur envers Saül, témoignant à son égard une générosité tout évangélique, lui pardonnant toutes les fois qu’il tombait entre ses mains, et aimant mieux perdre son pays, sa liberté et sa vie même, que de tuer un ennemi si injuste, qui cherchait sans cesse des moyens de le perdre ; enfin par les actions de vertu qu’il fit encore après qu’il eut ceint le diadème royal !
8. Mais dans quelle peine et quelle agitation croyez-vous qu’il ait été, en considérant les pensées que les hommes auraient de lui, et qu’il avait perdu en un moment toute cette haute estime qu’il s’était acquise dans leur esprit ? Car l’éclat de sa pourpre le parait moins qu’il n’était déshonoré par la laideur de son crime. Vous n’ignorez pas de quelle force d’esprit nous avons besoin pour n’être point troublé, lorsque nous voyons nos crimes partout divulgués, et tout le monde instruit de nos plus honteux désordres. Il faut avoir une âme héroïque pour ne se point décourager en ces occurrences. David bannit toutes ces pensées de son esprit. Il arracha de sa plaie le fer qui l’avait blessé, il la lava de tant de larmes, et devint si pur aux yeux de Dieu, qu’il a pu même après sa mort secourir ceux qui étaient descendus de lui, dans les péchés qu’ils avaient commis. C’est ce que Dieu dans l’Écriture a dit d’Abraham. Mais il l’a dit aussi de David, et quelquefois même avec encore plus d’avantage. Il dit en parlant d’Abraham, qu’il s’est souvenu de l’alliance qu’il avait faite avec lui ; mais eu parlant de David, il ne marque point d’alliance. Il dit : « Je protégerai cette ville à cause de David mon serviteur. » (IV R. 19,34) Et Salomon son fils ayant commis des crimes détestables, Dieu, en considération de David son père, ne voulut point le priver de son royaume. Sa réputation a toujours été si grande parmi les Juifs que saint Pierre, longtemps après sa mort, dit au peuple : « Permettez-moi, mes frères, de vous dire librement que le patriarche David est mort et qu’il a été enseveli. » (Act. 2,26) Jésus-Christ même parlant aux Juifs témoigne que ce saint roi reçut une si grande effusion du Saint-Esprit, même après son péché, qu’il mérita de nouveau de prophétiser touchant la divinité du Christ. Car se servant de ses psaumes pour fermer la bouche aux Juifs, il leur dit : « Comment donc David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur par ces paroles : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : « Asseyez-vous à ma droite ? » (Mt. 22,42 ; Ps. 109,1)
Dieu même témoigna autant de zèle pour les intérêts de ce saint prophète, qu’autrefois pour ceux de Moïse. Comme il vengea Moïse quoique malgré lui de l’injure que Marie sa sœur lui avait faite, parce qu’il aimait tendrement Moïse ; il vengea de même David quoique malgré lui, de la révolte si cruelle et si dénaturée de son propre fils. Il n’y a rien qui prouve davantage la vertu d’un homme que ce zèle que Dieu témoigne pour le protéger. Car lorsque Dieu parle, et qu’il prononce lui-même sur les choses dont nous doutons, il faut que l’homme et la raison humaine se taisent.
Que si vous voulez connaître plus particulièrement la vertu de ce saint roi, voyez dans son histoire comment il se conduisait envers Dieu après son péché, avec quelle liberté il lui parlait, de quel amour il brûlait pour lui, quel progrès il faisait de jour en jour dans la vertu, enfin dans quelle circonspection et quelle vigilance il vécut jusqu’au dernier moment de sa vie.
Encouragés par ces grands exemples que Dieu nous propose, tâchons, mes frères, de ne nous point laisser tomber ; ou si ce malheur nous arrive, de ne pas demeurer longtemps dans notre chute. Ce n’est point pour vous rendre plus négligents et plus lâches que je vous parle ainsi de David, mais pour vous imprimer plus de crainte. Car si cet homme si saint, si juste, si parfait s’est vu par un petit défaut de vigilance, frappé tout d’un coup d’une plaie mortelle, et dans un si grand danger de se perdre, que deviendrons-nous nous autres, dont la vie est si molle et si relâchée ?
Ne considérez pas seulement que ce saint prophète est tombé, de peur que cette considération ne vous rende encore plus lâches et plus tièdes ; mais examinez avec soin ce qu’il fait pour se relever de sa chute, combien de soupirs il exhale, combien de larmes il verse, comme il s’entretient dans des sentiments de pénitence, non seulement le jour, mais même la nuit, baignant son lit de ses larmes, et cela sans jamais quitter son cilice. Si David a eu besoin de tous ces remèdes pour se purifier de son péché ; comment pourrons-nous nous sauver, nous qui commettons tant de crimes, et qui n’en avons aucun repentir ? De plus David avant son péché, avait vécu si saintement, que ses vertus passées pouvaient en quelque sorte couvrir son crime, mais nous qui n’avons rien fait, nous sommes pour ainsi dire tout nus et sans défense, et tous les coups que nous recevons nous blessent à mort.
Pour éviter ce malheur, mes frères, couvrons-nous de nos bonnes œuvres, comme d’un bouclier impénétrable, et si nous remarquons en nous quelque tache du péché, effaçons-la par nos larmes, afin qu’en recherchant la seule gloire de Dieu, nous méritions d’être heureux en cette vie et en l’autre, par ta grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXVII[modifier]


« OR JÉSUS ÉTANT DANS LA MAISON DE PIERRE, VIT SA BELLE-MÈRE QUI ÉTAIT AU LIT ET AVAIT LA FIÈVRE. – IL LUI TOUCHA LA MAIN ET LA FIÈVRE LA QUITTA, ET, S’ÉTANT LEVÉE, ELLE LES SERVAIT. » (CHAP. 8,14, 15)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Ce qu’il y a de plus miraculeux dans la guérison de la belle-mère de saint Pierre, ce n’est pas qu’elle fut guérie tout à coup, mais c’est qu’elle le fut entièrement et sans avoir besoin de convalescence.
  • 2. Ce n’étaient pas seulement les miracles que faisait le Christ qui attiraient à lui les hommes, mais sa seule vue était pleine de grâces et charmait les âmes. Speciosus forma prae filiis hominum. (Ps. 44,3) Douceur de Jésus-Christ.
  • 3. Jésus-Christ faisait ses réponses selon la pensée secrète de ceux qui l’interrogeaient.
  • 4 et 5. Exhortation. Il faut préférer le salut à toutes choses. Qu’il n’y a rien de si effroyable que la mort de l’âme. Qu’un pécheur est sans comparaison plus mort que ne sont les morts enfermés dans le tombeau.


1. Saint Marc voulant marquer la promptitude de cette guérison, ajoute ce mot, « aussitôt ; » ce que saint Matthieu ne rapporte pas, se contentant d’avoir marqué le miracle. Saint Luc dit aussi que cette femme malade pria Jésus-Christ de la guérir ; ce que saint Matthieu a omis encore. Tout cela néanmoins ne prouve pas que les Évangélistes se combattent ; mais seulement que les uns ont voulu être plus courts, et les autres, rapporter les choses plus exactement.
Mais pourquoi Jésus-Christ allait-il dans la maison de saint Pierre ? Je crois que c’était pour y manger ; et l’Évangéliste le fait assez voir, lorsqu’il dit que cette femme, après qu’elle fut guérie, « se leva et les servit. » Car Jésus-Christ allait ainsi manger chez ses disciples, comme on le voit encore par saint Matthieu, chez qui il alla, lorsqu’il l’appela pour être apôtre : ce qu’il faisait afin d’honorer ainsi ses disciples, et de les rendre plus ardents le servir.
Remarquez ici le profond respect de saint Pierre pour son Maître. Quoiqu’il eût chez lui sa belle-mère malade d’une fièvre dangereuse, il ne le pria point de la venir voir. Il attendit qu’il eût achevé ce long discours de la montagne, et qu’il eût guéri tous les autres malades qui se présentaient à lui de toutes parts. C’est seulement lorsque le Seigneur entre dans le logis de l’Apôtre que celui-ci le prie enfin de guérir sa belle-mère. Tant il était instruit dès lors à préférer le bien des autres à ses propres intérêts
Ce n’est pas saint Pierre qui prie le Sauveur de tenir chez lui. C’est le Sauveur qui y vient de lui-même ; et un moment après que le centenier eut dit : « Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez chez moi, afin de témoigner jusqu’à quel point il voulait favoriser son disciple. Et quoiqu’il soit, aisé de juger quelles pouvaient être les maisons de ces pauvres gens qui n’étaient que des pêcheurs, Jésus-Christ néanmoins ne laisse pas d’aller clans ces cabanes, pour nous apprendre toujours à fouler aux pieds le faste et la vanité.
Il est remarquable que Jésus-Christ guérit quelquefois les malades par sa seule parole, quelquefois il étend sa main, quelquefois il joint les deux ensemble, pour rendre la guérison plus sensible Il ne voulait pas agir toujours si souverainement ; et si divinement dans ses miracles. Il avait besoin de se cacher pour un temps, principalement à l’égard de ses apôtres, de peur que l’excès de leur joie ne leur fît dire à tout le monde ce qu’il était. C’est pourquoi nous voyons qu’après s’être transfiguré devant eux sur la montagne du Thabor, il leur défendit de dire à qui que ce fût ce qu’ils avaient vu.
Il touche donc ici la main de cette femme malade, et non seulement il éteint l’ardeur de sa fièvre, mais il la rétablit même tout d’un coup dans une santé parfaite. Comme la maladie était tout ordinaire, il voulut au moins signaler sa puissance en la guérissant comme l’art des médecins n’aurait pu le faire. Vous savez en effet que, même après l’a cessation de la fièvre, il faut encore beaucoup de temps pour que les malades recouvrent toutes leurs forces. Mais ce double effet, Jésus-Christ l’opéra dans le même moment ; il fit quelque chose de semblable lorsqu’il apaisa la mer. Non seulement il arrêta les vents et la tempête, mais il calma soudain jusqu’au mouvement des flots, phénomène opposé aux lois de la nature, puisque, même après que la tempête a cessé, le mouvement qu’elle a imprimé aux ondes continue encore fort longtemps. La parole de Jésus-Christ fit donc en un instant ce que la nature ne fait que peu à peu. C’est encore ce qui arriva au sujet de cette femme, comme l’atteste l’Évangile « Elle se leva, » dit-il, « et les servit ; ce qui nous montre d’un côté la souveraine puissance de Jésus-Christ dans ses miracles, et de l’autre, la disposition de cette femme, et le grand zèle qu’elle avait pour Jésus-Christ.
Nous apprenons encore en ce miracle que Jésus-Christ accorde quelquefois la guérison de quelques personnes à la foi des autres. Car nous voyons ici que saint Pierre prie pour sa belle-mère, comme le centenier avait prié pour son serviteur. Ce n’est pas que Jésus-Christ dispensât ceux qu’il guérissait de croire en lui ; mais parce que ou l’âge encore trop tendre les empêchait de venir à lui, ou que l’ignorance où ils étaient ne leur permettait pas d’avoir de lui des sentiments assez relevés, il suppléait à ce qui manquait au malade parla foi de ceux qui priaient pour lui.
« Le soir étant venu, ils lui présentèrent plusieurs possédés et il chassa d’eux les malins esprits par sa parole, et guérit tous ceux qui étaient malades (16). Afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie : Il a pris sur lui nos langueurs, et il s’est chargé de nos maladies (17). » Remarquez comme la foi de ce peuple s’est déjà accrue. La nuit même ne peut les porter à se retirer, et ils ne craignent point, d’importuner Jésus-Christ en lui amenant si tard leurs malades. Et je vous prie de considérer quelle foule de miracles les Évangélistes nous rapportent en un mot. Car ils ne s’arrêtent plus à rapporter chaque guérison en particulier ; mais ils en marquent comme en passant un nombre prodigieux. Et de peur que ce prodige ne parût incroyable à cause de sa grandeur même, puisqu’une multitude innombrable fut guérie en un moment de tant de différentes maladies, l’Évangéliste rapporte la parole du prophète Is. qui avait rendu témoignage si longtemps auparavant de ces merveilles qu’on voyait alors. Par là il nous apprend comme il fait partout ailleurs, qu’une preuve tirée des paroles de l’Écriture, n’a pas moins d’autorité qu’en ont les miracles. C’est dans cette vue qu’il rapporte cet endroit d’Isaïe : « Il a pris sur lui nos langueurs, et il s’est chargé de nos maladies. » (Is. 53,4) Il ne dit pas qu’il les a dissipées, ou qu’il les a guéries ; mais qu’il « les a prises sur lui, et qu’il s’en est chargé lui-même. » Ce que le Prophète a, selon moi, particulièrement entendu de nos péchés, et dans le même sens que saint Jean dit : « Voilà l’Agneau de Dieu, voilà Celui qui porte le péché du monde. » (Jn. 1,28)
2. Pourquoi donc, me direz-vous, l’Évangéliste applique-t-il cette même parole aux maladies du corps ? C’est ou parce qu’il a pris ce passage simplement à la lettre, ou plutôt parce qu’il a voulu nous marquer que la plupart des maladies corporelles, tirent leur source de celles des âmes. Car si la mort, qui est le dernier et le plus grand de tous les maux, ne vient que de cette racine, faut-il s’étonner si les autres en sortent aussi comme de leur tige ? « Mais Jésus voyant autour de lui une grande foule de peuple, ordonna à ses disciples, de passer à l’autre bord (18). » Vous voyez partout combien Jésus-Christ est éloigné de tirer vanité de ses miracles. Car les autres Évangélistes remarquent ici qu’il défendait au démon de dire qui il était, et saint Matthieu écrit qu’il renvoya le peuple ; ce qu’il faisait d’un côté pour nous donner un exemple d’humilité, nous avertissant de ne rien faire pour la vaine gloire ; et pour adoucir de l’autre l’envie que les Juifs avaient contre lui. Car il n’avait pas seulement soin de guérir les corps, et il en avait bien plus de sauver les âmes, et de les porter à la vertu. Il se révélait de deux manières, et en guérissant miraculeusement les maladies, et en ne faisant rien par le désir de la gloire. Il renvoie donc ce peuple qui s’attachait à sa personne par le lien de l’amour et de l’admiration, et qui ne souhaitait rien tant que de toujours jouir de sa vue et de sa présence. En effet, qui aurait pu quitter un homme qui faisait tant de miracles ? Qui n’aurait désiré de voir seulement ce visage, et de contempler cette bouche d’où sortaient des paroles si divines ? Car il n’était pas seulement admirable par les prodiges qu’il faisait, mais sa seule vue et sa seule présence répandait la joie et la grâce dans ceux qui le regardaient. C’est pourquoi le Prophète dit de lui : « Votre beauté surpasse la beauté « de tous les hommes. » (Ps. 44,3) Et ce que dit Isaïe : « Qu’il n’avait ni forme ni beauté (Is. 53,6) », ne se doit entendre qu’en comparant son humanité à la gloire ineffable de sa divinité ; ou en le considérant dans le moment de sa passion, où il fut déshonoré et défiguré d’une manière si horrible ; ou pour marquer l’état simple et pauvre dans lequel il a passé toute sa vie.
Jésus-Christ ne commande à ses disciples de passer à l’autre bord, qu’après qu’il a guéri tous ceux qui étaient là. Ils eussent eu trop de regret de le quitter, s’il n’eût satisfait à toutes leurs prières. C’est tout ce qu’ils peuvent faire après même qu’il a guéri leurs malades. Sur la montagne, ces gens n’étaient pas seulement, restés immobiles autour de lui pendant qu’il parlait, mais encore ils l’avaient suivi lorsqu’il eut cessé de parler ; de même ici ils demeurent encore auprès du Sauveur, alors qu’ils n’ont plus de miracles à voir ni à attendre, uniquement retenus par le bonheur de contempler sa face divine. Car si le visage de Moïse était tout brillant de gloire, et si celui de saint Étienne paraissait comme le visage d’un ange, quel a dû être le visage de Ce lui qui a été le Seigneur de l’un et de l’autre ?
Peut-être que quelques-uns de vous souhaiteraient de voir le Sauveur tel qu’il était alors. Mais si nous le voulons, mes frères, nous verrons cette divine face dans un éclat sans comparaison plus grand. Si nous vivons ici-bas comme nous devons, nous verrons ce même Sauveur au milieu des airs, nous irons au-devant de lui pour le recevoir sur les nuées, revêtus d’un corps immortel et incorruptible.
Mais considérez, je vous prie, qu’il ne renvoie pas simplement ce peuple, ce qui aurait pu lui faire de la peine. Il ne dit pas : retirez-vous, allez-vous-en, mais il donne seulement à ses disciples l’ordre de passer sur l’autre bord, laissant espérer à la foule qu’elle le retrouverait là.
Mais pendant que ces multitudes témoignaient tant d’affection, et un si grand zèle pour Jésus-Christ, un homme possédé de l’amour de l’argent et du désir de la gloire s’approcha de lui, et lui dit : « Maître, je vous suivrai en quelque lieu que vous alliez (19). » Remarquez l’orgueil de cet homme. Il dédaigne d’être du commun du peuple, et il s’approche de Jésus-Christ à part, comme un personnage d’importance et qui ne vent pas être confondu avec la foule. On reconnaît bien là le caractère juif, plein de liberté et de hardiesse. Et nous en verrons bientôt un autre élever la voix du milieu d’une assemblée silencieuse, pour faire à contre-temps cette question à Jésus-Christ : « Maître, quel est le premier commandement de la loi ? » (Mt. 22,36) Cependant Jésus-Christ ne le reprit point, de cette liberté indiscrète, pour nous apprendre à souffrir nous-mêmes l’importunité de ces personnes.
Nous voyons aussi qu’il ne reprend pas ouvertement ceux qui s’approchent de lui avec une mauvaise volonté. Il se contente de répondre à leurs pensées, d’une manière qui leur fait assez connaître qu’il voit et qu’il condamne le fond de leur cœur. Ainsi il leur procure un double avantage : premièrement il leur fait connaître qu’il pénètre le secret de leurs pensées ; ensuite il épargne leur pudeur, en ne découvrant point aux autres leur vanité qu’ils tiennent cachée, et leur donnant lieu néanmoins, s’ils le veulent, de s’en corriger eux-mêmes.
On peut voir ici un bel exemple de cette sage conduite. Car cet homme voyant les grands miracles que faisait le Fils de Dieu, et que tout le monde venait à lui, crut que c’était là un excellent moyen pour s’enrichir. C’est ce qui lui inspira le désir de le suivre. La réponse du Sauveur est une preuve de ce que je dis. Car il répond moins aux paroles de cet homme, qu’à la pensée de, son cœur. Vous vous imaginez, dit-il, que vous amasserez beaucoup d’argent en me suivant ; et vous ne voyez pas que je n’ai pas seulement comme les oiseaux un petit abri pour me retirer. « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête (20). » Il ne rejetait pas ce disciple en lui parlant de la sorte. Il reprenait seulement son désir secret, et lui laissait la liberté de le suivre, s’il voulait vivre aussi pauvrement que lui. Voyez la mauvaise disposition de cet homme, jugez-en par sa conduite ; lorsqu’il a entendu ces paroles, et qu’il s’est senti pénétré et, condamné, il se garde bien de dire : je suis tout prêt à vous suivre.
3. Jésus-Christ a souvent usé de cette même conduite. Il ne reprochait point ouvertement leurs crimes à ceux qui lui parlaient ; mais il leur faisait connaître par ses réponses quel était le fond de leur cœur. C’est ainsi qu’il agit envers cet homme qui l’appelait « bon Maître », et qui espérait par cette flatterie de se le rendre favorable. Il lui répondit selon la pensée qu’il lui voyait dans le cœur : « Pourquoi », dit-il, « m’appelez-vous bon, puisqu’il n’y a personne de bon que Dieu seul ? » (Mt. 12) C’est ainsi qu’il se conduisit encore lorsque le peuple lui dit : « Voilà votre mère et vos frères qui vous cherchent. » (Mc. 3) Comme alors ses parente agissaient humainement, et qu’ils demandaient à approcher de lui, moins pour apprendre quelque chose d’utile, que pour montrer qu’ils étaient ses proches, et tirer gloire de cet avantage, voici ce qu’il leur répondit : « Qui est ma mère, ou qui sont mes frères ? » et le reste. Il traite encore ses parents de même, lorsque, pour satisfaire leur vanité, ils le portaient à s’acquérir de la réputation en lui disant : « Faites-vous connaître au monde. Votre temps, leur dit-il, est toujours prêt, mais le mien ne l’est pas encore. » (Jn. 7,6)
Il répond aussi à la pensée du cœur, mais pour l’approuver et non pour la reprendre, lorsqu’il dit de Nathanaël : « Voilà un véritable israélite, en qui il n’y a point de tromperie. » (Jn. 1,46) Lorsqu’il dit aux disciples de saint Jean : « Allez et dites à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu (Lc. 7,9) », il ne répondait pas tant à ceux qui l’interrogeaient, qu’à la pensée de celui qui lui envoyait faire cette demande.
Jésus-Christ de plus a répondu à la pensée du peuple, lorsqu’il dit aux Juifs : « Qu’Êtes-vous allés voir dans le désert ? » Comme il voyait que dans leur pensée Jean n’était qu’un homme versatile et inconstant, c’est ce sentiment qu’il réfute et corrige en disant : « Qu’Êtes-vous allés voir dans le désert ? Un roseau agité du vent ? ou un homme vêtu d’étoffes délicates ? » montrant par là que l’âme de ce saint avait toujours été ferme et qu’aucune volupté n’avait pu l’amollir. C’est donc de cette même manière que Jésus-Christ répond en cet endroit, non aux paroles, mais à la pensée de cet homme qui le voulait suivre. Et considérez, avec quelle modestie il lui répond ! Il ne lui dit point : J’ai ; mais : Je méprise ; il dit simplement : Je n’ai pas, parole aussi exacte que pleine de condescendance. Et de même, lorsqu’il mangeait et buvait avec les Juifs et qu’il menait une vie qui semblait toute contraire à celle de saint Jean, il n’avait pour but que leur salut, ou plutôt que celui de tous les hommes. Il a voulu fermer ainsi la bouche aux hérétiques qui devaient nier un jour qu’il eût été véritablement homme et gagner par surcroît l’affection de ceux avec qui il vivait, en rendant sa vie semblable à la leur. « Un autre de ses disciples lui dit : Seigneur, permettez-moi, avant que je vous suive, d’aller ensevelir mon père (21). » Admirez quelle différence il y a entre ces deux hommes. L’un dit hardiment : « Je vous suivrai partout où vous irez. » Et l’autre qui cependant demandait quelque chose de louable en soi, dit modestement : « Permettez-moi. » Mais Jésus-Christ ne permit pas, et voici sa réponse : « Jésus lui dit : Suivez-moi, et laissez aux morts le soin d’ensevelir leurs morts (22). » On voit partout que Jésus-Christ pénétrait le fond des cœurs. Mais, direz-vous, pourquoi refuser cette permission ? Parce qu’il y avait d’autres personnes pour ensevelir son père, et qu’il n’était pas raisonnable que cette occupation détournât ce disciple d’une autre beaucoup meilleure. Quand il dit : « Laissez aux morts le soin d’ensevelir leurs morts », il montre que celui-ci n’était pas de ce nombre ; quant à son père, c’était apparemment un infidèle.
Que si vous vous étonnez que ce jeune homme demande permission pour s’acquitter d’un devoir si nécessaire, et qu’il ne prend pas sur lui de s’en aller sans même consulter, je vous réponds que ce qu’il faut surtout admirer, c’est que, la défense faite, il se rend et obéit docilement.
Mais n’est-ce pas une étrange ingratitude, direz-vous, de n’assister pas à la sépulture de son propre père ? J’avoue que s’il l’eût fait par indifférence, c’eût été de l’ingratitude, mais s’il ne le faisait que pour ne pas interrompre une affaire plus importante, ç’aurait été au contraire une extrême folie de s’en aller malgré tout pour faire les funérailles mêmes de son père. Jésus-Christ ne fait pas cette défense pour nous apprendre à mépriser nos parents, mais pour nous faire voir que nous n’avons rien de plus important que l’affaire de notre salut ; que c’est à cela que nous devons nous attacher de tout notre cœur, sans différer d’un moment à nous y appliquer, quelque pressants que soient les motifs qui s’y opposent ; car quoi de plus nécessaire parmi les affaires de ce monde que d’assister aux funérailles de son père ? Et tout ensemble quoi de plus facile, et qui exige moins de temps ?
Si donc, mes frères, il nous est défendu de perdre aussi peu de temps qu’il en faut peur ensevelir notre père, et s’il n’est pas sûr d’interrompre pour un moment ses exercices spirituels, jugez de quels supplices nous nous rendons dignes en nous éloignant continuellement de ce qui nous pourrait approcher de Jésus-Christ, en nous amusant volontairement à des choses où nous n’avons pas le moindre prétexte de nous appliquer, et en préférant des bagatelles et des folies à notre salut.
Mais ne devons-nous pas admirer ici la conduite et la sagesse de Jésus-Christ, qui d’abord attache ce jeune homme à sa parole, et qui le délivre ainsi d’une Infinité, de maux, comme des pleurs, des cris et de tout ce que des funérailles entraînent après soi de pénible et de douloureux ? Car après l’enterrement de son père, il aurait fallu ouvrir le testament, partager la succession, et faire bien d’autres choses qui suivent nécessairement la mort d’un père. Ainsi dans ce flux et reflux d’affaires, ce jeune homme se serait trouvé comme emporté dans la haute mer et bien éloigné du port de son salut. Jésus-Christ donc lui fait une grande grâce en le tirant de tous ces embarras, et le tenant attaché auprès de lui.
Que si vous continuez à croire qu’il y avait de la dureté à ne pas permettre à un fils d’assister aux funérailles de son père, je vous, prie, de considérer que tous les jours, lorsqu’on prévoit que quelqu’un serait trop douloureusement affecté de la mort d’un père ou d’un fils, ou de quelqu’autre de ses proches, on lui cèle sa mort, on laisse passer le temps de l’enterrement, et l’on attend un moment favorable pour lui dire et lui adoucir en même temps cette nouvelle. Cependant on ne croit point qu’il y ait de la dureté dans cette conduite, on croirait au contraire être cruel, de dire tout d’un coup à ces personnes ce qui devrait les accabler de douleur. Que si c’est un mal, de pleurer à l’excès la mort d’un père, et de tomber pour cette cause dans une prostration qui anéantit l’âme, combien sera-ce encore un plus grand mal, si, pour la même cause, nous nous privions de la partie spirituelle qui donne la vie ? C’est pourquoi Jésus-Christ dit ailleurs : « Celui qui met la main à la charrue et qui tourne la tête en arrière, n’est pas propre au royaume de Dieu. » (Lc. 9,62) N’est-il pas plus avantageux d’annoncer le royaume de « Dieu », et de retirer les autres de la mort, que de rendre à un mort un service qui ne peut lui servir de rien, surtout lorsqu’il y en a d’autres qui peuvent lui rendre ce dernier devoir ?
4. Ce que nous devons donc apprendre de cette conduite du Sauveur, c’est qu’il ne faut jamais perdre le moindre temps en ce qui regarde notre salut ; qu’il faut préférer à toutes les affaires de ce monde, quelque nécessaires qu’elles puissent être, les occupations chrétiennes et spirituelles ; et qu’il faut bien comprendre ce que c’est dans la vérité que la vie et ce que c’est que la mort. Car plusieurs paraissent vivre qui sont morts en effet, parce qu’ils vivent mal, ou plutôt dont l’état est bien pire que celui des morts. « Celui qui est mort », dit saint Paul, « est délivré du péché. » (Rom. 6,7) Et l’autre au contraire, celui qui est mort spirituellement, est encore l’esclave du péché.
Ne me dites donc point : Mais on ne lui a pas fermé les yeux ; il n’est pas étendu dans le sépulcre ; il n’est pas enveloppé dans un, linceul ; il n’est point mangé des vers. Je vous dis qu’il est mort et pire que les morts. Les vers ne mangent point son corps, mais son âme est déchirée par ses passions comme par autant de bêtes cruelles. Il a les yeux encore ouverts ; mais il vaudrait mille fois mieux que la mort les lui eût fermés. Les yeux d’un homme-mort ne voient plus rien ; mais celui-ci voit tous les jours mille choses criminelles, et ses regards sont autant de flèches qui lui percent le cœur. Un mort est couché dans son sépulcre, sans vie et sans mouvement ; mais celui-ci est enseveli dans ses vices, et il est lui-même son tombeau vivant.
Quelqu’un me dira peut-être : Mais nous ne voyons pas néanmoins que le corps de cet homme soit corrompu comme celui d’un mort. Il est vrai ; mais c’est en cela qu’il est plus malheureux. Car son corps est sain et son âme est déjà pourrie et d’une pourriture pire que celle des corps. Ceux-ci sentent mauvais durant quelques jours, mais l’âme et la bouche de cet homme exhalent durant toute sa vie, par des paroles licencieuses, une odeur plus insupportable que celle de la fange et de la boue. Il y a encore une grande différence entre ces deux morts : l’un, celui qui ne meurt que par le corps, n’éprouve que la corruption que lui impose la loi de la nature ; l’autre, qui n’est pas exempt de cette corruption-là y ajoute encore la pourriture volontaire de ses iniquités et de ses désordres, inventant chaque jour de nouveaux éléments de décomposition. Mais, dites-vous, ce mort dont vous parlez, je le vois sur un cheval magnifique ! Et qu’est-ce que cela fait ? Cet autre n’est-il pas aussi sur un lit superbe ? Mais voici qui est plus fâcheux : celui-ci, du moins, s’il se décompose et sent mauvais, personne ne le voit, un voile recouvre même la bière où il est enfermé ; tandis que celui-là, fétide, déjà, quoique encore en vie, promène de tous côtés sa puanteur, et, comme un sépulcre toujours ouvert, porte son âme morte dans un corps vivant. Que si vous aviez des yeux pour voir l’état d’une âme plongée dans les délices et dans le péché, vous comprendriez sang peine qu’il vaut mieux sans comparaison être lié dans un drap mortuaire, que d’être garrotté avec les chaînes de ses passions, et avoir une grande pierre qui nous couvre, que d’être accablé du poids de ses crimes.
Il est donc bien juste que ceux qui sont liés de parenté avec ces sortes de morts, pleurent sur eux, puisqu’ils ne pleurent pas sur eux-mêmes. Il convient d’implorer pour eux le Sauveur comme Magdeleine le pria pour, Lazare. (Jn. 11) Quand ce mort exhalerait déjà une extrême puanteur, quand il serait en terre depuis quatre jours, ne perdez point courage ; allez, et levez d’abord cette pierre qui le couvre. Vous le verrez alors étendu dans le sépulcre, vous le verrez enveloppé d’un linceul et de bandelettes.
Mais, pour rendre plus clair ce que nous disons, prenons pour exemple quelques-uns des grands de ce monde. Ne craignez point, je ne nommerai personne, et quand je nominerais quelqu’un, il n’y aurait rien à craindre. Car – qui pourrait craindre un homme mort ? Quoi qu’il fasse, il est toujours mort ; et ainsi il ne peut faire aucun mal à ceux qui vivent. Je dis donc qu’il m’est aisé de vous faire voir, en vous dépeignant tel qu’il est, l’un de ces grands du monde, qui est véritablement mort. Premièrement sa tête est couverte d’un suaire. Puisqu’il est toujours dans l’ivresse, n’est-il pas vrai que les vapeurs du vin sont comme des enveloppes et des bandelettes qui tiennent sa tête et sa raison liée, et lui interdisent l’usage de, l’esprit et même des sens ? Considérez ensuite comme il a les mains. Vous les verrez attachées à son ventre, non avec des bandes comme celles des morts ; mais ce qui est encore plus horrible, avec les chaînes de l’avarice, qui les empêchent de s’étendre pour faire l’aumône, et qui les rendent plus immobiles et plus mortes pour les bonnes œuvres que celles des morts. Voulez-vous voir aussi comme ses pieds sont liés ? Vous n’avez qu’à considérer cette foule d’affaires, dont il est accablé sans cesse, qui ne lui permettent pas d’aller à l’église pour adorer Dieu. Je vous ai fait voir le mort ; voyez maintenant l’ensevelisseur. Quel est-il l’ensevelisseur de ces morts ? Il n’est pas autre que le diable ; c’est lui qui les enveloppe et les bande avec tant de soin, qu’un homme ne paraît plus un homme, mais seulement un morceau de bois sec. Là, en effet, où l’on ne voit plus d’yeux, plus de mains, plus de pieds, aucun membre, pourrait-on voir l’homme et l’apparence même de l’homme ? Eh bien ! telle est l’âme de ces hommes : elle est tellement enveloppée et si bien bandée qu’on ne voit plus qu’une idole au lieu d’une âme.
Puis donc, mes frères, que ces hommes sont aussi insensibles que des morts, allons nous adresser à Jésus-Christ pour le prier de les ressusciter. Ôtons cette pierre qui les couvre, et rompons ces bandes et ce drap mortuaire qui les lie. Car si vous pouvez leur ôter cette pierre qu’ils ont sur le cœur, c’est-à-dire cette insensibilité dans laquelle ils vivent, vous les ferez sortir aisément de leurs tombeaux ; et lorsqu’ils en seront sortis, vous les délierez sans peine. Jésus-Christ commencera alors à connaître ce mort, lorsqu’il sera sorti du sépulcre, et qu’il sera délié, et il l’invitera à sa table.
Vous donc qui êtes les amis de Jésus-Christ ; vous tous qui êtes ses disciples ; vous tous qui aimez ce mort, courez à Jésus, et priez-le pour celui qui est sans vie et sans mouvement. Car encore que ces morts répandent une puanteur détestable, nous ne devons pas néanmoins nous éloigner d’eux. Nous devons au contraire nous en approcher davantage, et imiter ces saintes sœurs de Lazare, qui ne cessèrent point de prier pour leur frère, jusqu’à ce qu’elles le virent ressuscité. Si nous témoignons à Dieu, ce soin pour notre salut et pour celui de nos frères, il nous comblera enfin du bonheur de l’autre vie, dont je le prie de nous faire jouir, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXVIII[modifier]


« JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS UNE BARQUE, SES DISCIPLES LE SUIVIRENT ; ET AUSSITÔT UNE GRANDE TEMPÊTE S’ÉLEVA SUR LA MER, EN SORTE QUE LA BARQUE ÉTAIT COUVERTE DES FLOTS, ET LUI CEPENDANT DORMAIT. » (CHAP. 8,23, 24, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Les Évangélistes ne se contredisent pas.
  • 2. Le Christ et Moïse ont fait tous les deux des miracles, mais le Christ faisait les siens en maître qui trouve en lui-même son pouvoir et Moïse en serviteur dont le pouvoir vient d’ailleurs.
  • 3. Les âmes des morts une fois sorties de ce monde n’y peuvent plus librement revenir. Il n’est personne qui ne soit l’objet de la providence de Dieu.
  • 4. et 5. Exhortation. Que ceux dont l’âme est possédée par le démon sont plus dignes de compassion que les possédés. Portrait de l’avare.


1. Saint Lc. pour prévenir la curiosité de ceux qui voudraient s’informer trop précisément du temps auquel ce miracle de la tempête arriva, dit en général : « Et il arriva un jour qu’il monta dans une barque avec ses disciples. » (Lc. 8,22) Saint Marc fait la même chose. (Mc. 4,35) Mais saint Matthieu observe ici l’ordre des temps. C’est que les Évangélistes ne rapportent pas tous toutes les actions de Jésus-Christ. Je vous en ai déjà avertis afin que personne ne prenne une omission pour une contradiction. Jésus-Christ donc, mes frères, renvoie le peuple, et retient seulement ses disciples avec lui. Tous les Évangélistes demeurent d’accord de cette circonstance. Et ce n’était pas au hasard ni sans grand sujet qu’il les retenait avec lui. Il voulait les rendre témoins de ce grand miracle qu’il allait faire. Comme un excellent maître d’exercices, il dressait et assouplissait ses apôtres de manière à les rendre imperturbables dans les dangers, et modestes au milieu des honneurs. Pour qu’ils ne soient pas trop vains de ce qu’il les a retenus auprès de lui après avoir renvoyé les autres, Jésus permet que ses disciples soient battus par la tempête, et tout ensemble il prépare le grand miracle qu’il fera bientôt, et exerce leurs cœurs à supporter courageusement les épreuves. Les autres miracles que Jésus-Christ avait déjà faits en leur présence, étaient sans doute très considérables ; mais celui-ci a une vertu toute particulière pour les rendre hardis et courageux. La mer devint alors comme une carrière dans laquelle le Sauveur exerçait ses nouveaux athlètes. C’est pourquoi il voulait qu’il n’y eût que ses disciples avec lui. Lorsqu’il n’a dessein que de faire des miracles, il veut que tout le peuple en soit témoin ; mais lorsqu’il y a quelque péril ou quelque mal à souffrir, il renvoie le peuple et ne retient que ceux qu’il formait comme des athlètes aux combats qui devaient bientôt se livrer par toute la terre.
Saint Matthieu dit simplement que Jésus-Christ « dormait », mais saint Marc dit « qu’il dormait sur un oreiller. » Il voulait nous apprendre par là combien le Fils de Dieu était éloigné de tout faste et de tout orgueil, et nous exhorter à suivre l’exemple de cette simplicité. Lors donc que la mer soulevait de plus en plus ses flots, et que la tempête devenait très violente : « Alors ses disciples s’approchant de lui le réveillèrent et lui dirent : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons (25). » Jésus-Christ en se réveillant s’adresse plutôt à ses disciples qu’à la mer. Il reprend plutôt le peu de foi des uns qu’il ne commande à l’autre de se calmer ; parce que, comme je l’ai déjà dit, il permettait cette tempête pour les exercer ; et il traçait ici une figure des tentations dont ils se trouveraient agités durant toute la suite de leur Vie. On les a vus depuis, battus par des tempêtes d’événements beaucoup plus fâcheuses que celle-là, sans que le Sauveur se soit mis en peine de les en tirer. C’est ce qui fait que saint Paul dit, en écrivant aux Corinthiens : « Je suis bien aise, mes frères, que vous sachiez l’affliction qui nous est survenue en Asie, parce qu’elle a été d’un poids excessif et au-dessus de nos forces, jusqu’à nous faire désespérer de sauver notre vie. » (2Cor. 1, 8) Et il dit encore au même endroit : « Dieu nous a délivrés d’un si grand péril de mort. » (Id. 10)
Pour apprendre donc ici à ses apôtres, que quelque grands que fussent les maux dont ils seraient accablés à l’avenir, ils devaient toujours conserver une grande fermeté de courage, et croire que Dieu ne permettait ces épreuves que pour leur bien, il commence par les reprendre aussitôt qu’il se réveille. Ce trouble même dans lequel il permet qu’ils tombent, leur devait être très avantageux, puisque le miracle leur en devait paraître plus grand, et que le souvenir en serait mieux imprimé dans leur mémoire. Quand Dieu veut faire quelque action extraordinaire, il ménage beaucoup de circonstances et d’accidents particuliers propres à graver fortement dans les esprits le souvenir de l’événement miraculeux, de peur qu’aussitôt qu’il sera passé on ne l’oublie. C’est ainsi qu’il permit que Moïse fût d’abord frappé d’horreur en voyant sa verge changée en serpent, afin qu’en sortant ensuite de cette épouvante, il admirât davantage ce prodige. C’est ce qui arrive ici aux apôtres. Dieu ne les sauve que lorsqu’ils se croyaient perdus ; afin qu’en se souvenant de la frayeur dont ils avaient été saisis et du péril dans lequel ils étaient, ils se souvinssent en même temps de la grandeur du miracle qui les en avait délivrés. C’était dans ce dessein que Jésus dormait. S’il eût été éveillé, peut-être que les disciples n’auraient pas eu peur, ou qu’ils n’auraient pas invoqué son aide, ou qu’i1s ne l’auraient pas cru assez puissant pour dissiper un tel danger. Il dort donc pour donner lieu la crainte de saisir leurs cœurs, et pour leur rendre ensuite ce miracle plus sensible. Nous ne voyons jamais si bien les miracles que les autres éprouvent, que ceux dont nous ressentons nous-mêmes les effets. Les apôtres voyaient à la vérité de nombreux miracles de guérison opérés tons les jours sur d’autres personnes, mais comme ces miracles ne les touchaient pas personnellement, il pouvait arriver qu’ils les laissassent indifférents. Comme ils n’étaient ni boiteux, ni atteints d’aucune autre infirmité corporelle, et qu’il était néanmoins utile qu’ils ressentissent personnellement la bonté et la puissance de leur Maître, Jésus-Christ permet la tempête puis il les en délivre, leur imprimant ainsi un plus vif sentiment de sa bienfaisance. Le Sauveur fait ce miracle loin de la foule pour n’avoir pas à condamner publiquement le manque de foi de ses disciples ; il les en reprend, mais en particulier et lorsqu’ils sont seuls avec lui ; avant même de calmer la tempête qui agitait les eaux, il apaise par la réprimande celle qui troublait leurs âmes.
Jésus leur répondit : « Pourquoi Êtes-vous ainsi timides, ô hommes de peu de foi ? Et se levant ensuite, il parla avec empire aux vents et à la mer, et il se fit un grand calme (26). » Jésus-Christ nous apprend par ce reproche que la crainte et le trouble ne viennent point des maux ni des tentations par elles-mêmes, mais de la faiblesse de nos âmes et de notre peu de foi. Et si quelqu’un m’objecte que ce n’était point une marque de faiblesse dans les apôtres, mais plutôt une preuve de leur grande foi de s’adresser ainsi à Jésus-Christ et de le réveiller pour lui demander du secours,.. je lui répondrai que les apôtres montraient qu’ils n’avaient pas encore une juste idée de la puissance de leur Maître, par cela même qu’ils ne le croyaient pas assez puissant pour apaiser la tempête à moins qu’il ne fût éveillé.
Et ne vous étonnez pas de l’imperfection qu’ils montrent ici, puisque vous la retrouverez encore plus tard en eux lorsqu’ils auront été témoins de beaucoup d’autres miracles. C’est ce qui leur attirera tant de réprimandes du genre de celle-ci : « Êtes-vous donc encore, vous aussi, sans intelligence ? » (Mt. 15,16) Et si les disciples eux-mêmes étaient si imparfaits, ne nous étonnons pas, mes frères, que le peuple n’eût pas des pensées plus relevées du Fils de Dieu. Car les disciples étaient dans l’étonnement et disaient : « Quel est cet homme-ci à qui les vents et la mer obéissent (27) ? »
2. Cependant Jésus-Christ ne les reprend point de ce qu’ils ne le regardent encore que comme un homme ; et il attend sans impatience que le grand nombre de ses miracles les persuade eux-mêmes de la fausseté de leurs pensées. Que si vous me demandez pourquoi ils le regardaient toujours comme un homme ordinaire, je vous répondrai que c’est à cause de tout ce qui paraissait en lui au-dehors, de ce qu’il donnait comme nous, et qu’il se servait d’un vaisseau, pour passer la mer. C’est ce qui jetait leurs esprits dans le trouble et dans la confusion à son sujet. Le sommeil où ils le voyaient et tout ce qui paraissait en lui, faisait voir que ce n’était qu’un simple homme ; mais cette tempête si divinement, calmée montrait qu’il était Dieu. Et si Moïse autrefois commanda aussi à la mer, ce qu’il fit ne sert qu’à montrer la supériorité de Jésus sur lui. Car Moïse agissait en serviteur, mais Jésus-Christ commandait en maître. Il n’étend point sa verge comme Moïse, il ne lève point comme lui les mains au ciel, il n’use point de prières. Il agit souverainement en créateur qui se fait obéir de sa créature, et comme un ouvrier qui dispose de son ouvrage selon qu’il lui plaît. Il calme par une seule parole l’agitation de la mer et il lui impose comme un frein pour dompter ses flots. Il fait succéder tout d’un coup le calme à la tempête, sans qu’il en reste la moindre trace, ce que l’Évangéliste marque par cette parole : « Et il se fit un grand calme. »
Jésus-Christ fait dans ce miracle ce que l’Écriture admire comme un rare prodige dans le Père dont il est écrit : « Il a parlé et la tempête s’est arrêtée. » (Ps. 106,20) C’est exactement ce que l’on dit ici de Jésus-Christ.: Il parle et « il se fait aussitôt un grand calme. » Voilà ce qui causait à la multitude une si extraordinaire admiration ; et certainement cette admiration eût été – moindre si Jésus avait opéré comme Moïse.
Lorsque Jésus-Christ eut quitté la mer, il fit voir un autre miracle encore plus terrible.
Deux démoniaques, en le voyant, furent saisis de frayeur comme des esclaves fugitifs qui aperçoivent leur Maître. Écoutons l’Évangile : « Jésus ensuite étant passé à l’autre bord, dans le pays des Géraséniens, il vint au-devant de lui deux possédés sortant des tombeaux ; ils étaient si furieux que personne n’osait passer par ce chemin-là (28). Et ils commencèrent à crier : Jésus, Fils de Dieu, qu’y a-t-il de commun entre vous et nous ? Êtes-vous venu ici pour nous tourmenter s avant le temps (29) ? » Pendant que le peuple regarde Jésus-Christ comme un « homme », les démons viennent publier qu’il est « Dieu ». Et ceux qui n’avaient pas entendu la voix de cette mer agitée d’abord, puis tout d’un coup calmée, entendirent les démons répéter à haute voix et distinctement ce que la mer avait déjà proclamé si haut par son subit apaisement. Et afin que ces paroles des démons ne parussent point une flatterie, ils en font voir tout d’abord la vérité, en avouant ce qu’ils souffrent : « Êtes-vous venu ici », disent-ils, « pour nous tourmenter avant le temps ? » Ils déclarent d’abord qu’ils sont ses ennemis, afin que la prière qu’ils lui feraient ensuite ne parût point une chose concertée. Ils étaient invisiblement tourmentés ; Ils sentaient des agitations plus grandes que celles des flots de la mer. La présence de Jésus-Christ les brûlait au dedans d’eux-mêmes et leur faisait souffrir des maux effroyables.
Comme personne n’osait amener ces possédés à Jésus-Christ, il les va trouver lui-même. Saint Matthieu marque seulement qu’ils dirent à Jésus-Christ « Êtes-vous venu ici pour nous tourmenter avant le temps ? » Mais les autres Évangélistes ajoutent : « Qu’ils le priaient et le conjuraient de ne les point jeter dans l’abîme. » Car ils crurent que le temps marqué pour leur supplice était venu, et ils furent saisis de crainte, se croyant près d’être précipités dans l’enfer. Que si saint Luc ne parle que d’un possédé, tandis que saint Matthieu parle de deux, ce n’est point une contradiction. Si saint Luc assurait formellement qu’il n’y en avait qu’un et qu’il n’y en avait point d’autre avec lui, ce serait alors qu’il combattrait ce que saint Matthieu a dit. Mais lorsqu’un Évangéliste ne parle que d’un possédé et qu’un autre parle de deux, ce n’est plus se contredire, mais rapporter différemment une même histoire. Il me semble que saint Luc ne parle que d’un, parce qu’il avait dans l’esprit le plus violent de ces possédés. C’est pourquoi il s’arrête à décrire ce malheur d’une manière plus tragique, et rapporte que brisant toutes les chaînes dont on le « voulait lier, il errait dans les déserts. » Saint Marc ajoute : « Qu’il se frappait à coups de pierres. » Mais les seules paroles de ces possédés suffisent pour faire voir leur cruauté et leur impudence : « Êtes-vous venu pour nous punir avant le temps ? » disent-ils. Ne pouvant pas dire qu’ils n’ont pas péché, tout ce qu’ils demandent, c’est qu’ils ne soient point châtiés de leurs crimes avant le temps destiné à leur supplice. Comme le Sauveur les surprenait au milieu de leurs coupables pratiques, exerçant leur malice à pervertir et à tourmenter ses créatures, ils crurent que cédant à l’indignation que lui causait leurs excès, il ne différerait pas davantage à les punir. C’est dans cette appréhension qu’ils conjurent le Fils de Dieu et qu’ils lui disent : « Êtes-vous venu « pour nous punir avant le temps ? » Ceux que les chaînes ne pouvaient arrêter, qui brisaient leurs fers, qui se tenaient sur les montagnes, en descendent enfin d’eux-mêmes et de leur propre mouvement, viennent trouver le Sauveur, enchaînés qu’ils sont par sa puissance ; ils empêchaient les autres de passer, et c’est maintenant Jésus-Christ qui leur ferme le passage, et ils s’arrêtent immobiles devant lui.
Mais d’où vient qu’ils se plaisaient tant dans les sépulcres ? Pour insinuer dans l’esprit des hommes quelque croyance funeste, par exemple pour leur persuader que les âmes des morts deviennent des démons. Ce que je prie Dieu, mes frères, de détourner à jamais de notre pensée. Mais si cela n’est ainsi, me dira quelqu’un, comment se fait-il qu’il y a des magiciens qui s’emparent de petits enfants, et qui les égorgent pour se faire de leurs âmes des auxiliaires dans leurs entreprises ? – Il se peut que des magiciens égorgent des enfants comme plusieurs personnes l’affirment ; mais d’où savez-vous que les âmes de ces enfants agissent ensuite de concert avec eux pour faire réussir leurs projets ?
Les démons eux-mêmes, me direz-vous, crient tous les jours : Je suis l’âme d’un tel. Mais cela n’est-il pas un piège qu’ils nous tendent, et un effet de leur tromperie ? Ce n’est point l’âme de cet homme mort qui parle de la sorte, c’est le démon qui feint de l’être, et qui tâche de nous séduire par cette imposture. Si l’âme pouvait passer dans la substance d’un démon, elle rentrerait encore bien plus aisément dans le corps même d’où elle est sortie. Quelle apparence y aurait-il d’ailleurs, qu’une âme outragée et déshonorée, voulût servir à celui même qui l’outrage, et l’aider dans ses desseins ? Et qui croira qu’un homme puisse faire qu’une substance spirituelle se transforme en une autre substance ? Si cela est impossible dans les corps ; et si le corps d’un homme ne se change point en celui d’une bête, combien [2] est-il moins croyable que son âme puisse se changer en la substance d’un démon ?
3. C’est pourquoi il faut mépriser ces discours, comme des contes de vieilles femmes ivres et comme des fables bonnes à faire peur aux enfants. Une fois qu’une âme est séparée de son corps, il ne lui est plus permis d’être dans ce monde. L’Écriture dit : « Que les âmes des justes sont dans la main de Dieu. » (Sag. 3,1) Si les âmes des justes sont dans la main de Dieu, il est hors de doute aussi que celle des enfants qui n’ont point péché y sont. Nous savons aussi que les âmes des pécheurs sont aussitôt après leur mort enlevées de ce monde, comme nous le voyons dans l’histoire du Lazare et du mauvais riche ; et Jésus-Christ dit en un autre endroit de son Évangile : « On vous redemandera votre âme. » (Lc. 12,20) Il est donc certain que dès qu’une âme est sortie de son corps, elle ne peut plus demeurer sur la terre. Et certes cela paraît bien raisonnable. Si lorsque nous voyageons en ce monde, revêtus de notre corps, sur une terre qui nous est cependant familière et connue, nous ne savons plus, pour peu que nous entrions dans une voie nouvelle, de quel côté dirige nos pas, et que nous avons besoin de quelqu’un qui nous guide ; comment une âme, arrachée de son corps, et tout à coup transportée dans des régions qu’elle ne connaît point, pourra-t-elle savoir de quel côté se tourner, sans quelqu’un qui lui montre le chemin ?
Il y a cent autres raisons qui font voir que lorsqu’une âme est sortie du corps, elle ne demeure plus sur la terre. Nous voyons que saint Étienne dit : « Recevez mon âme (Act. 7,50) ; » que saint Paul dit : « Je désire d’être avec Jésus-Christ (Phil. 1,23) ; » et qu’il est dit d’un ancien patriarche : « II fut mis au rang de ses pères, et mourut dans une « heureuse vieillesse. » (Genèse, 25,2) Que si vous voulez encore une autre preuve pour vous faire voir que les âmes de ceux qui sont morts ne demeurent point sur la terre, écoutez ce que dit le mauvais riche, et voyez ce qu’il demande sans pouvoir l’obtenir. Si les âmes avaient la liberté de demeurer sur la terre après leur mort, pourquoi ce mauvais riche ne serait-il pas venu lui-même avertir ses frères de ce qui se passe là-bas ? (Lc. 15,25) Ce seul endroit de l’Écriture suffit pour nous faire voir que les âmes, après leur mort, vont dans un lieu fixe et arrêté, d’où elles ne sont plus maîtresses de sortir, et où elles attendent le jour terrible du jugement. « Or il y avait au-delà, un peu plus loin, un grand troupeau de pourceaux qui paissaient (30). Et les démons lui disaient en le suppliant : Si vous nous chassez d’ici, permettez-nous d’aller en ce troupeau de pourceaux (31). Et il leur répondit : Allez, et étant sortis ils entrèrent dans les pourceaux ; et voilà que tous ces pourceaux coururent avec violence se précipiter dans la mer, et moururent dans les eaux (32). » Si quelqu’un veut savoir pourquoi les démons firent cette demande à Jésus-Christ, et pourquoi le Sauveur la leur accorda, je lui réponds que ce n’était point pour se rendre à leur prière ni pour leur faire une grâce ; mais pour nous apprendre plusieurs choses très importantes. Il voulait en premier lieu faire comprendre à ceux qu’il délivrait combien funeste et violente était la domination de ces tyrans sans cesse occupés à tendre des pièges, aux hommes. Il voulait en second lieu nous assurer que les démons n’osent pas même entrer dans des pourceaux, s’ils n’en reçoivent de Dieu la permission. Il voulait encore nous faire voir que s’il n’eût retenu la malice des démons, et si sa providence n’eût arrêté leur fureur, ils auraient encore fait plus de mal aux hommes qu’ils n’en firent aux pourceaux.
Car il est certain qu’ils ont pour nous une haine bien plus grande que contre les bêtes.
Si donc ils n’épargnèrent pas les pourceaux, et s’ils les précipitèrent dans la mer aussitôt qu’ils en eurent reçu le pouvoir ; que n’eussent-ils point fait à ces possédés qu’ils emmenaient et égaraient dans les solitudes, si Dieu n’eût mis des bornes à leur rage ?
Cet exemple nous fait voir qu’il n’y a personne sur qui la providence de Dieu ne veille.
Si nous n’en ressentons pas tous également les mêmes preuves, c’est par un autre grand effet de cette même providence, qui ne se découvre à chacun de nous qu’autant qu’il lui est nécessaire. Nous apprenons encore par cette histoire que Dieu ne veille pas seulement en général sur tous les hommes, mais sur chacun d’eux en particulier. Jésus-Christ sans doute le déclare expressément à-ses disciples lorsqu’il leur dit : « Tous les cheveux de votre tête ont été comptés (Mt. 10,30) », mais nous en voyons une preuve bien claire dans l’exemple de ces possédés, que les démons auraient fait mourir, si Dieu n’eût veillé à leur conservation. Outre ces raisons, on peut encore dire que Jésus-Christ voulait donner aux habitants du pays une idée de sa puissance : « Ce que voyant ceux qui les gardaient, ils s’enfuirent, et, étant venus-à la ville, ils donnèrent avis de tout, et de ce qui était arrivé aux possédés (33). Et aussitôt toute la ville sortit pour aller au-devant de Jésus ; et, l’ayant vu ils le supplièrent de se retirer de leur pays (34). » Lorsque sa réputation était répandue en quelque endroit, Jésus ne s’y montrait plus que rarement et n’y faisait plus guère de miracles ; mais lorsqu’il était inconnu dans quelque ville et qu’on n’y parlait point de lui, c’est alors qu’il se signalait par ses prodiges, afin d’attirer ainsi le peuple à la connaissance de sa divinité.
Que les habitants de cette ville fussent des hommes stupides, on le devine aisément, puisqu’au lieu d’admirer et d’adorer Celui qui déployait une telle puissance, ils le renvoyèrent et le supplièrent de s’éloigner de leur contrée. Mais pourquoi les démons précipitèrent-ils les pourceaux dans lamer ? C’est parce qu’ils tâchent partout de jeter les hommes dans l’abattement, et qu’ils se réjouissent toujours de leur perte. C’est ce que le démon témoigna autrefois à l’égard du bienheureux Job. Dieu lui donna puissance sur son serviteur, non pour condescendre à son désir cruel et à son envie furieuse ; mais pour rendre ce saint athlète plus illustre et pour ôter à cet esprit de malice tout sujet d’excuse, en faisant retomber sur sa tête tous les maux dont ce juste aurait été affligé.
Nous voyons encore ici arriver le contraire de ce que les démons souhaitaient. Car la puissance de Jésus-Christ qu’ils s’efforçaient d’obscurcir, en parut avec plus d’éclat ; et la malice furieuse de ces esprits, dont Dieu délivra les possédés, inspira plus d’horreur à tout le monde. On remarqua en même temps leur faiblesse puisqu’ils n’avaient pas même la puissance de nuire à des pourceaux, si Dieu, le créateur de toutes choses, ne la leur donnait.
4. Si quelqu’un veut entendre cette histoire dans le sens anagogique, je ne m’y oppose pas. Il suffit qu’il reconnaisse que la vérité de l’histoire est telle que l’Évangile la rapporte. Or la leçon que nous donne ce passage ainsi entendu c’est que lorsque les hommes vivent en pourceaux, ils tombent aisément sous la puissance du démon. Tant qu’ils demeurent encor hommes, et qu’ils ne sont pas tout à fait pourceaux, ils peuvent comme les deux possédés être encore délivrés de la puissance du diable ; mais lorsqu’ils ont étouffé en eux tous les sentiments de l’homme, le démon non seulement s’empare d’eux, mais il les précipite dans l’abîme. Afin que personne ne prît pour une fable l’expulsion des démons, mais que l’on y crût comme à un fait certain, Jésus-Christ permet que l’on en voie la preuve dans la mort des pourceaux.
Mais qui n’admirera ici la bonté du Sauveur en même temps que sa puissance ? Ces hommes qui ont reçu un si grand bien du Sauveur dans la délivrance de ces possédés, sont assez ingrats pour le faire sortir de leur pays, et lui ne s’y oppose pas, mais il se retire, sans témoigner la moindre résistance. Après qu’ils se sont déclarés si visiblement indignes de la prédication de sa parole, il les quitte et se retire loin d’eux. Il leur laisse pour maîtres ceux qui avaient été possédés, et ceux qui paissaient les pourceaux, afin qu’ils apprissent d’eux comment tout s’était passé.. Mais en s’éloignant de ce peuple, il le laissa pénétré de crainte. Car la grandeur de la perte éprouvée, favorisait la divulgation de l’événement, dont le prodige dut faire une forte impression sur les esprits. Le bruit du miracle éclatait de toutes parts. Il était publié par toutes sortes de gens, par ceux qui avaient été délivrés, par les maîtres à qui appartenaient ces pourceaux, et par ceux qui les gardaient.
Il y a encore aujourd’hui, mes frères, bien « des possédés qui demeurent dans des sépulcres », et dont rien ne saurait retenir la fureur : ni le fer, ni les chaînes, ni les exhortations, ni les menaces, ni la crainte de Dieu ou des hommes. Quelle différence y a-t-il entre un homme possédé du démon et un impudique, qui s’abandonne aux dérèglements les plus infâmes, dont le cœur commet autant de crimes qu’il se présente d’objets à ses yeux ? Il ne le croirait pas « nu » ; il l’est néanmoins, quelque magnifiquement habillé qu’il vous paraisse parce qu’ayant perdu Jésus-Christ dont il était revêtu, il a été dépouillé de toute sa gloire : « Il ne se frappe pas à coups de pierres », mais il se brise par ses péchés, qui font à l’âme des plaies plus sanglantes que les pierres n’en font au corps.
Qui pourra donc lier un tel homme ? Qui pourra l’arrêter ? Qui pourra le délivrer de cette passion qui l’agite et le tourmente, qui l’emporte hors de lui-même, et qui le fait toujours demeurer « dans les sépulcres » ? Ne sont-ce pas en effet des sépulcres, ces lieux infâmes où il passe sa vie, et ces détestables repaires de femmes perdues, où la corruption et la pourriture répandent de toutes parts une odeur de mort ?
Ne pouvons-nous pas dire aussi de l’avare ce que nous avons dit de l’impudique ? Qui peut le retenir ? Qui peut « le lier » ? N’est-il pas vrai « qu’il rompt ses chaînes », qu’il se rit également de toutes les exhortations, de toutes les menaces, et de tous es conseils ? Ne conjurent-ils pas tous ceux qui tâchent de le guérir de son avarice, de ne le pas faire ? et ne regarde-t-il pas comme un supplice, d’être délivré d’un cruel supplice ? Y a-t-il au monde un état plus misérable que celui-là ? Si « ce « possédé » de l’Évangile méprisa les hommes, il se rendit au moins à la parole de Jésus-Christ ; mais l’avare n’écoute pas Jésus-Christ, même. Quoiqu’il l’entende dire tous les jours : « Vous ne pouvez pas servir Dieu et l’argent » (Mt. 6,32) ; quoiqu’on le menace de l’enfer, quoiqu’on lui dise que ses tourments seront inévitables, il ne croit rien de ce qu’on lui dit ; il ne se rend point à la vertu des paroles de Jésus-Christ, non parce qu’il est plus puissant que Jésus-Christ, mais parce que ce divin médecin ne nous guérit point malgré nous. Aussi quoique ces avares demeurent au milieu des villes, ils y sont néanmoins comme dans le fond « d’un désert. » Car quel est l’homme un peu raisonnable qui voulût demeurer avec eux ? Pour moi, j’aimerais mieux vivre avec mille possédés, qu’avec un seul de ceux qui seraient frappés de cette horrible maladie : et il ne faut que considérer l’état des uns et des autres pour voir la vérité de ce que je dis.
Les avares considèrent comme leurs ennemis les personnes les plus innocentes. Ils sont prêts à rendre esclaves, s’ils le peuvent, les hommes libres, et à les accabler de tous les maux ; les possédés ne sont pas dangereux pour les autres, et le plus souvent ils ne sont malades que pour eux-mêmes.
Les avares renversent des familles entières ; ils sont cause par leurs injustices qu’on blasphème le nom de Dieu : ils sont comme une peste publique, qui dépeuple toute une ville, et qui répand sa contagion sur toute la terre. Les possédés ne causent point tous ces désordres et ces ravages. Au contraire, ils nous font compassion, et nous ne les pouvons voir sans verser des larmes. S’ils font quelque mal, c’est sans réflexion, et presque sans le savoir ; mais les avares méditent leurs injustices, ils font le mal avec art et avec étude, et ils se livrent au milieu des villes à une sorte de manie furieuse, qui est accompagnée de lumière et de raison. Aussi tous les possédés ensemble pourraient-ils faire autant de mal qu’en a fait Judas qui est monté par son avarice jusqu’au comble de l’impiété ? Tous ceux qui l’imitent dans sa passion pour les richesses sont comme des bêtes farouches qui rompent leurs liens, et qui viennent remplir les villes de confusion et de trouble sans que personne les puisse arrêter. On tâche de les retenir par de fortes chaînes, comme par la terreur du jugement, par la sévérité des lois, par la crainte de la haine et de l’aversion de tous les hommes, et par tout ce qui est capable de leur donner de l’effroi ; mais ils brisent toutes ces chaînes, et ils portent le feu et le désordre partout. Si l’on supprimait ces salutaires entraves, on verrait alors combien le démon qui les agite est plus violent que ceux qui tourmentaient ces possédés dont il est parlé dans l’Évangile. Mais puisque cela ne se peut, supposons du moins que cela soit. Représentons-nous un avare dégagé de toute contrainte, et qui s’abandonne à sa fureur avec liberté. Je vous ferai voir une bête furieuse et un monstre horrible, mais ne craignez point, ce ne sera qu’une peinture, et non pas une vérité.
5. Représentez-vous un homme noir et hideux, qui jette le feu par les yeux et qui ait au lieu de bras et de mains, deux épouvantables dragons qui lui sortent des épaules. Que sa bouche ait au lieu de dents des épées tranchantes pressées l’une contre l’autre, et qu’il coule de sa langue une source d’un poison mortel. Que son ventre soit plus dévorant qu’une fournaise, et qu’il consume en un moment tout ce qu’on y jette. Que ses pieds aient des ailes et soient plus légers et plus prompts que la flamme la plus vive. Qu’il ait au lieu de visage une tête mêlée de chien et de loup. Que sa parole ne soit point celle d’un homme, mais plutôt un hurlement qui n’ait rien que de triste et de terrible. Enfin qu’il ait un feu dans ses mains, et des flambeaux ardents pour mettre le feu partout.
Peut-être que ce que je vous dis vous fait peur ; mais ce n’est pas encore assez, et il faut ajouter le reste. Représentons-nous donc encore que ce monstre dévore tous ceux qu’il rencontre ; qu’il suce leur sang et qu’il se rassasie de leur chair. Il semble que je dis beaucoup, mais je dis trop peu. L’avare est, sans comparaison, encore pire. C’est la mort même qui n’épargne personne. C’est l’enfer qui engloutit tout. C’est l’ennemi commun de tous les hommes, qui voudrait qu’il, n’y en eût plus un seul, afin que ce qu’ils ont tous ne fût qu’à lui seul. Mais l’excès de sa passion ne s’arrête pas encore là. Après avoir dans son cœur détruit tous les hommes, il voudrait encore anéantir la terre et en changer la substance en celle de l’or. Il ne voudrait pas voir seulement des campagnes, mais des montagnes, des fontaines et des fleuves d’or.
Et pour vous faire voir que nous n’en disons pas encore assez, supposons qu’il n’y ait personne qui ose accuser cet homme possédé de l’avarice, qu’il ne craigne ni les lois, ni la justice des-hommes : vous le verrez alors, l’épée à la main, tuer ce qui se présentera à lui pour avoir son bien, sans épargner ni ami, ni parent, ni frère, ni son père même. Mais laissons là les fictions. Demandez à un avare, si tous les jours ces pensées ne lui passent pas dans L’esprit, s’il ne forme pas continuellement des desseins contre ses amis, contre ses proches, contre son propre père ? Il n’est pas même besoin de l’interroger. Tout le monde sait assez que ceux qui sont frappés de ce mal s’ennuient de ce que leurs pères vivent trop longtemps, qu’ils trouvent fâcheux et onéreux de devenir pères eux-mêmes, et que cette affection si tendre que la nature inspire pour les enfants, n’a pour eux que du dégoût et de l’amertume. On en a vu même qui n’ont pas craint de procurer la stérilité à leurs femmes, et de faire violence à la nature. Et s’ils n’ont pas été assez cruels pour tuer leurs enfants après leur naissance, ils l’ont été assez pour les empêcher de naître.
Ne vous étonnez donc pas que nous dépeignions ainsi les avares, puisque nous ne pouvons égaler leur méchanceté par nos paroles. Mais voyons de quelle manière nous pourrons chasser d’eux ce démon qui les possède. Je crois que le moyen de les guérir est de leur persuader que l’avarice même est un grand obstacle pour amasser de grandes richesses, Car poursuivre un petit gain c’est souvent le moyen de faire de grandes pertes. Et cette vérité est si connue qu’elle est même passée en proverbe. Il arrive souvent que, pour vouloir prêter à gros intérêts, on agit avec une précipitation aveugle, qui ne permet pas même de s’enquérir à qui l’on prête, et que l’on perd tout, intérêt et principal. D’autres étant tombés dans de grands périls, et n’ayant pas voulu s’en délivrer pour un peu d’argent, ont perdu tout ensemble leur bien et leur vie. Quelques-uns auraient pu acheter des charges et des emplois qui leur auraient été très-avantageux ; mais ils ont eu peur de dépenser tant d’argent, et ils ont perdu tout ce qu’ils avaient voulu épargner. Comme ils ne savent point semer, et qu’ils veulent toujours moissonner, en ne semant point ils ne moissonnent point non plus. Car on ne peut ni moissonner toujours, ni gagner toujours. Ne sachant donc pas dépenser à propos, ils ne savent pas non plus l’art de gagner. Lors même qu’ils veulent se marier, ils sont souvent trompés par leur avarice. Car ou ils se méprennent en croyant riche une femme pauvre, ou ils s’abusent encore davantage, en en prenant une qui est riche effectivement, mais dont les nombreux défauts leur font souffrir mille maux.
Ce n’est point le bien d’une femme, mais sa vertu, qui enrichit son mari et sa maison. À quoi sert cette grande dot qu’une femme apporte, lorsque ses profusions et son luxe dissipe tout, ou lorsqu’elle se plaît à être vue et à être aimée ? Que si elle aime la dépense et la bonne chère, elle a beau être riche, elle ruinera bientôt son mari. Ce n’est pas seulement dans le choix d’une femme qu’ils se trompent de la sorte, mais encore dans les esclaves qu’ils achètent Car n’en voulant point avoir de bons, parce qu’ils coûtent trop cher, ils en achètent à vil prix, et ils perdent au lieu de gagner. Je vous conjure donc, vous qui êtes possédés de cette passion, de bien penser à ce que je dis. Je ne vous parle point maintenant ni des tourments de l’enfer, ni de la gloire du ciel, parce que vous êtes sourds à ces vérités. Considérez seulement les pertes que vous avez faites si souvent par le trop grand désir de gagner, eu en donnant votre argent à intérêt, ou en achetant des esclaves, ou en choisissant une femme, ou dans les tutelles et dans toutes les autres choses semblables, et ces seules considérations vous pourront suffire présentement pour vous porter à haïr l’avarice. Ainsi vous vous conduirez avec plus de sûreté dans cette vie même, et lorsque vous serez un peu plus avancés, vous deviendrez capables d’entendre les vérités qui vous apprendront à être sages non plus selon le monde mais selon Dieu. Les yeux de votre âme se fortifieront peu à peu, et s’accoutumeront à voir et même à aimer la lumière du Soleil de justice, pour jouir ensuite des biens qu’il a promis, que je prie Dieu de nous accorder, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXIX[modifier]


« ET JÉSUS ÉTANT ENTRÉ EN UNE BARQUE PASSA AU-DELÀ DE L’EAU ET VINT EN SA VILLE. » (CHAP. 9,1, JUSQU’AU VERSET 9)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Que les évangiles font mention de deux paralytiques différents. Jésus-Christ se montre Fils de Dieu égal à son Père.
  • 2. Il n’appartient qu’à Dieu seul de connaître les secrets des cœurs.
  • 3. Exhortation. Que nous devons, à l’imitation de Dieu, employer beaucoup de modération, de patience et de charité pour corriger les défauts des hommes.


1. L’Évangéliste dit que Capharnaüm était la ville de Jésus-Christ. Il était né à Bethléem ; il avait été élevé à Nazareth ; mais Capharnaüm était le lieu où il demeurait d’ordinaire. Ce paralytique n’est pas le même que celui dont parle saint Jean. L’un était à la piscine de Jérusalem, et l’autre à Capharnaüm. L’un avait trente-huit ans, et il n’est rien marqué de semblable touchant l’autre. L’un n’avait personne qui le secourût, l’autre au contraire était assisté de ses proches qui le portaient et qui avaient soin de lui. Jésus-Christ dit à l’un « Mon fils, ayez confiance, vos péchés vous sont remis ; » et il dit à l’autre : « Voulez-vous être guéri ? » L’un est guéri le jour du sabbat, et à propos de l’autre on ne croit pas que les Juifs accusent Jésus-Christ de violer le sabbat. Enfin les Juifs demeurent confus et sont réduits au silence après que Jésus-Christ aura guéri l’un de ces paralytiques, et au contraire après qu’il a guéri l’autre, ils le persécutent plus cruellement. Je vous dis ceci, mes frères, afin que vous ne confondiez point ces deux malades comme si ce n’en était qu’un, et que vous ne croyiez ensuite que les Évangélistes se contredisent et se combattent.
Mais considérez, mes frères, la douceur et l’humilité de Jésus-Christ. Il fait retirer par modestie les multitudes qui l’accompagnaient partout. Lorsque les Gadaréniens le chassent, il s’en va sans leur résister, et se retire quoique non loin d’eux. Enfin lorsqu’il est obligé de passer l’eau, pouvant le faire à pied, il aime mieux se servir d’une barque comme le reste des hommes. Car il ne voulait pas toujours agir en Dieu, ni faire continuellement des miracles, pour établir mieux le mystère de son Incarnation, en paraissant véritablement homme. « Ils lui présentèrent un paralytique couché dans son lit. Et Jésus voyant leur foi dit au paralytique : Mon fils, ayez confiance, vos péchés vous sont remis (2). » Saint Matthieu dit simplement qu’on amena cet homme devant Jésus-Christ. Mais les autres Évangélistes disent que ceux qui le portaient le descendirent par le haut du toit, et le présentèrent à Jésus-Christ sans lui dire une seule parole, et en le laissant faire ce qu’il lui plairait. Lorsque Jésus-Christ commençait à prêcher, il allait lui-même de tous côtés dans les villes, et il n’exigeait pas une si grande foi de ceux qui le venaient trouver ; mais ici il laisse venir ces gens à lui, et il veut qu’ils aient de la foi « Jésus voyant leur foi », dit l’Évangile, c’est-à-dire la foi de ceux qui avaient descendu ce malade du haut du toit. Car Jésus-Christ n’exigeait pas toujours la foi de celui-là même qui était malade, comme lorsqu’il avait l’esprit aliéné, ou qu’il souffrait de quelqu’une de ces maladies qui attaquent la raison. Toutefois on peut dire ici que celui même qui était malade avait de la foi, puisque sans cela il n’eût jamais souffert qu’on le descendit de la sorte.
Voyant donc la grande foi que ces gens lui témoignaient, Jésus-Christ de son côté se hâta de leur donner un témoignage de sa puissance, en déliant avec l’autorité d’un Dieu les péchés de ce malade, et en se montrant égal en tout à son Père. Il s’était déjà fait connaître plus haut, lorsqu’il enseignait comme ayant autorité, lorsqu’il disait au lépreux : « Je le veux, soyez guéri ; » lorsqu’il louait le centenier d’avoir dit : « Dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri ; » lorsqu’il mettait par une seule parole un frein à la mer, et calmait les flots et la tempête ; lorsqu’il chassait les démons en Dieu, et leur faisait sentir qu’il était leur Seigneur et leur juge. Mais il force encore ici bien plus hautement ses ennemis de le reconnaître et de confesser son égalité avec son Père, et de l’établir même de leur propre bouche.
Jésus-Christ montre encore ici un grand éloignement de la vaine gloire. Environné d’une grande foule qui fermait même l’entrée de la maison, et qui obligea ces hommes à descendre leur malade par le toit, il ne se hâte pas de faire d’abord un miracle visible en guérissant la maladie extérieure et corporelle, mais il attend que ses ennemis lui en donnent l’occasion. Il commence par un miracle invisible, en guérissant l’âme du malade, et en la délivrant de ses péchés, ce qui était infiniment plus avantageux à cet homme, mais moins glorieux en apparence pour Jésus-Christ. Cependant les Juifs poussés par leur malice, et, voulant profiter de ce que disait Jésus-Christ pour l’accuser, donnèrent lieu malgré eux à la suite du miracle. Car Dieu, dont la providence ne trouve jamais d’obstacles, fit servir leur envie même à rendre ce miracle plus éclatant. « Aussitôt quelques-uns des docteurs de la loi dirent en eux-mêmes : Cet homme blasphème : qui peut remettre les péchés sinon « Dieu seul (3) ?. » Que répond Jésus-Christ à ces murmures ? » Improuve-t-il ce qu’ils disent ? S’il n’eût en effet été égal à son Père, ne devait-il pas leur dire : pourquoi avez-vous de moi une opinion qui n’est pas conforme à la vérité ? Je suis bien éloigné d’avoir cette souveraine puissance. Il ne dit rien de semblable ; mais il confirme plutôt ce qu’ils disent et par ses paroles et par ses miracles. Comme celui qui parle avantageusement de lui-même, semble ôter toute créance à ce qu’il dit, Jésus-Christ se sert du témoignage des autres pour affirmer ce qu’il est, et non seulement du témoignage de ses amis, mais ce qui est encore plus admirable, de celui de ses ennemis eux-mêmes. C’est en cela qu’éclate son infinie sagesse. Il se sert du témoignage de ses amis, quand il dit : « Je le veux, soyez guéri. » Et : « Je n’ai, point trouvé une si grande foi dans Israël même. » Et il se sert ici du témoignage de ses ennemis, lorsqu’après qu’ils ont dit : « Personne ne peut remettre les péchés que Dieu seul », il ajoute : « Or afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés : « levez-vous », dit-il alors au paralytique, « emportez votre lit et allez-vous-en dans votre « maison. »
Ce n’est pas seulement en cette rencontre que Jésus-Christ tira sa gloire de ses propres ennemis. Il le fit encore lorsqu’ils lui dirent : « Ce n’est pas à cause de vos bonnes œuvres que nous voulions vous lapider, mais à cause de vos blasphèmes, parce qu’étant homme vous vous faites Dieu. » (Jn. 10,33) Il ne réfuta point leur opinion alors, mais il l’approuva en disant : « Si je ne fais pas les actions de mon Père, ne me croyez pas ; mais si je les fais, croyez au moins à mes actions si vous ne voulez pas croire à mes paroles. » (Jn. 10,37-38)
2. Mais outre la guérison du paralytique, il y a encore ici une autre preuve, par laquelle Jésus-Christ fait voir qu’il est Dieu, égal à son Père. Les Juifs disaient en eux-mêmes : il blasphème, parce qu’il n’appartient qu’à Dieu de remettre les péchés ; et lui, non seulement remet les péchés, mais auparavant, répondant à leur pensée, quoiqu’ils ne l’eussent pas exprimée, il montre qu’il est Dieu en pénétrant le secret 1es cœurs, qui n’est connu que de Dieu seul.
Et pour montrer qu’il n’y a que Dieu qui puisse connaître le secret des cœurs, il ne faut qu’écouter ce que dit le Prophète : « Vous êtes le seul qui connaissez les cœurs » (2Chr. 6,30) Et ailleurs : « Vous êtes le Dieu qui sondez les cœurs et les reins des hommes », (Ps. 9,10) Et Jérémie : « Le cœur de l’homme est profond et impénétrable, et qui le pourra sonder ? » (Jer. 8,9) Et ailleurs : « L’homme voit la face, mais Dieu voit le cœur. » (1R. 16,9) Nous pouvons voir par beaucoup d’autres endroits semblables, qu’il n’y a que Dieu seul qui puisse connaître les pensées de l’homme. Jésus-Christ donc voulant montrer clairement qu’il est Dieu et égal à son Père, révèle à ses ennemis ce qu’ils pensaient en eux-mêmes, et qu’ils n’osaient publier parce qu’ils craignaient le peuple. « Jésus connaissant ce qu’ils pensaient leur dit : pourquoi donnez-vous entrée dans vos cœurs à de mauvaises pensées (4) ? Car lequel des deux est plus aisé de dire : vos péchés vous sont remis, ou, levez-vous et marchez (5) ? » Il laisse voir encore ici une admirable douceur : « Pourquoi », dit-il, « donnez-vous entrée dans vos cœurs à de mauvaises pensées ? » Si quelqu’un pouvait avoir de l’aigreur contre Jésus-Christ, ce devait être plutôt le malade que tout autre. Il pouvait se plaindre d’avoir été trompé. Il pouvait dire : je suis venu à vous pour trouver la santé du corps, et vous hie parlez de celle de l’âme. Où pourrai-je savoir que mes péchés me sont remis ? Cependant il ne dit rien de semblable. Il s’abandonne entièrement à la puissance du médecin. Il n’y a que les scribes qui par l’excès de leur malice et de leur envie, s’opposent aux grâces que Jésus-Christ fait aux autres.
Le Sauveur les reprend d’une disposition si mauvaise ; mais il le fait avec une extrême douceur. Si vous ne croyez pas, leur dit-il, que je puisse remettre les péchés, mais que j’usurpe par vanité ce qui ne m’appartient pas, regardez comme une preuve de ma divinité la connaissance que j’ai de ce qui se passe dans vos cœurs, à laquelle j’ajoute encore la guérison de ce malade. Lorsque Jésus-Christ parle au paralytique, il ne lui déclare pas ouvertement qu’il est Dieu, il ne lui dit pas : « Je vous pardonne vos péchés ; » mais, « vos péchés vous sont pardonnés. » Mais lorsque ses ennemis le pressent, et le forcent de se déclarer, il le fait enfin, et leur dit : « Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés : Levez-vous, dit-il, emportez votre lit, et allez-vous-en dans votre maison. Et le paralytique se levant, s’en alla à sa maison (7). »
On voit clairement par ces paroles que Jésus-Christ veut bien qu’on le croie égal à son Père. Car il ne dit pas que le Fils de l’homme ait besoin d’un autre, ou que Dieu lui ait donné cette puissance, mais il dit absolument : « Que le Fils de l’homme a cette puissance. » Ce que je ne dis point par vanité, dit-il, mais pour vous persuader que je ne suis point un blasphémateur, lorsque je déclare que je suis égal à mon Père.
Il veut partout convaincre les hommes de la vérité de ce qu’il leur dit, par des preuves dont ils ne puissent douter, comme lorsqu’il dit au lépreux : « Allez vous montrer aux prêtres ; » lorsqu’il donne en un moment une santé si parfaite à la belle-mère de saint Pierre, qu’elle le sert à table en sortant du lit ; et lorsqu’il permet aux pourceaux de se précipiter dans la mer. Il prouve ici de même par la guérison du paralytique que les péchés de celui-ci lui sont véritablement remis ; et il prouve la guérison en commandant à cet homme d’emporter sou lit, afin qu’on ne s’imaginât pas que ce miracle ne fût qu’une illusion.
Mais avant que de guérir miraculeusement ce malade, il fait cette demande aux scribes : « Lequel des deux est le plus aisé, ou de dire : vos péchés vous sont remis ; ou de dire : « Levez-vous et marchez, et allez-vous-en dans votre maison ? » C’est comme s’il leur disait :
Lequel des deux sous paraît le plus aisé, de raffermir un corps paralytique, ou de délier les péchés de l’âme ? N’est-il pas vrai qu’il est plus aisé de guérir un paralytique ? Car autant l’âme est élevée au-dessus du corps, autant ses maladies sont plus grandes et plus difficiles à guérir. Néanmoins parce que la guérison de rune est cachée, et que celle de l’autre est toute visible, je prélude à la guérison de l’âme par celle du corps, qui est moindre, mais qui est plus sensible, afin que ce qui paraît à vos yeux vous porte à croire ce qui vous est invisible. C’était ainsi qu’il commençait à révéler par ses œuvres ce que Jean avait dit de lui par ces paroles : « C’est lui qui porte le péché du monde. »(Jn. 1,30)
3. Lorsque, par son ordre, le paralytique s’est levé, Jésus le renvoie dans sa maison, montrant par là son humilité en même temps qu’il prouve que la guérison est réelle et non fantastique ; il prend pour témoin de cette guérison ceux qui l’avaient été de la maladie. J’aurais souhaité, semble-t-il dire, par, votre maladie que j’ai guérie, guérir aussi ceux qui sont malades ici, non dans le corps, mais dans l’âme ; mais puisqu’ils ne le veulent pas, allez-vous-en chez vous, afin que vous guérissiez au moins les âmes malades de vos proches. Il fait voir ainsi qu’il est également le créateur du corps et de l’âme, en guérissant la paralysie de, l’âme avant même celle du corps, et en prouvant l’une qui était invisible, par l’autre qui était manifeste aux yeux de tous.
Cependant l’âme de ces hommes rampe encore à terre, car l’Évangéliste ajoute : « Le peuple voyant cela, fut rempli d’admiration et rendit gloire à Dieu, de ce qu’il avait donné une telle puissance aux hommes (8). » Après ce grand miracle, il regarde encore Jésus-Christ comme un « homme. » La chair dont il s’était revêtu les empêchait de le regarder comme un Dieu. Cependant Jésus-Christ ne leur reproche point leur peu d’intelligence. Il tâche seulement de les exciter de plus en plus, et d’élever leurs pensées par la sublimité de ses œuvres. C’était déjà beaucoup qu’ils le regardassent comme le plus grand de tous les hommes, et comme étant venu de Dieu. Cette opinion, une fois bien enracinée dans leurs esprits, pouvait peu à peu les conduire plus avant, et leur faire croire qu’il était véritablement le Fils de Dieu. Mais ils n’y demeurèrent pas fermes. Leur inconstance fut cause qu’ils ne purent s’élever plus haut, et qu’ayant changé de sentiment, ils dirent : « Cet homme n’est point de Dieu. Comment cet homme pourrait-il être de Dieu ? » (Jn. 7,20) Ils redisaient continuellement ces paroles pour se faire un prétexte à leur infidélité et à leurs passions secrètes. C’est l’état, mes frères, où tombent aujourd’hui ceux qui, sous prétexte de venger l’honneur de Dieu, se vengent eux-mêmes et satisfont leur animosité particulière, au lieu que des chrétiens devraient se conduire en tout avec douceur et modération. Dieu même, qui est si fort offensé par les blasphèmes de ses créatures, et qui pourrait les anéantir d’un coup de foudre, « fait néanmoins lever son soleil sur ces ingrats, et tomber sa pluie sur eux », et il les comblé de mille biens. Imitons, mes frères, ce grand modèle envers ceux qui nous offensent. Exhortons-les, avertissons-les, excitons-les, témoignons-leur une extrême douceur, sans nous laisser jamais emporter. Pourquoi les blasphèmes lancés contre Dieu vous jettent-ils dans l’impatience ? il est hors d’atteinte à tous ces outrages. L’impiété ne nuit qu’à l’impie ; les traits qu’il lance ne blessent que lui. Pleurez-le donc, répandez des larmes sur son malheur, puisqu’il mérite qu’on le pleure, et qu’il n’y a point de remède plus souverain pour guérir ces sortes de plaies que la douceur et la patience, car la douceur est plus efficace que toute la violence dont on userait.
Considérez de quelle manière Dieu même, qui est l’offensé, parle dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament. Il dit dans l’Ancien : « Mon peuple ; que vous ai-je fait ? » (Mic. 6,3) Et dans le Nouveau : « Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous ? » (Act. 9,4) Aussi ce même apôtre recommande-t-il ensuite de reprendre avec douceur nos adversaires. Jésus-Christ lui-même, lorsque ses disciples lui demandaient que le feu tombât du ciel sur une ville, leur fit une sévère réprimande, et leur dit : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes. » (Lc. 9,55) Nous n’entendons de même ici aucune injure sortir de sa bouche, il ne dit pas aux pharisiens : O hommes exécrables, ô funestes charlatans, cœurs affligés par l’envie, ennemis du salut du monde ; mais seulement : « Pourquoi donnez-vous entrée à de mauvaises pensées dans votre cœur ? »
Il faut donc traiter avec une grande douceur les maladies de nos frères, parce que celui qui ne se retire du vice que par une crainte purement humaine, y retombera bientôt. Ce fut pour cette raison que Jésus-Christ défendit d’arracher l’ivraie de son champ, voulant par cette patience donner lieu à la pénitence des hommes. On a vu quelquefois par ce moyen des pécheurs touchés d’un profond regret, et de corrompus devenir très vertueux. Saint Paul, le publicain, le bon larron, ont été de ce nombre. Ce n’était d’abord que de l’ivraie, et ils furent changés ensuite en excellent grain. Les semences de la terre ne sont point susceptibles de ce changement ; mais les dispositions des hommes peuvent être ainsi changées. Car la volonté n’est point liée ni assujettie aux lois inviolables de la nature ; et Dieu l’a honorée du don de la liberté.
Lors donc que vous voyez quelque ennemi de la vérité, faites tous vos efforts pour le guérir ; ménagez-le, tâchez de l’attirer au bien, exhortez-le à la vertu, montrez-lui l’exemple d’une vie pure, parlez-lui d’une manière édifiante ; témoignez-lui dans tous ses besoins une charité parfaite. Tentez toutes sortes de voies pour le ramener à la santé. Enfin imitez en cela les plus habiles médecins du corps : ils ont divers remèdes pour guérir leurs malades. Sils pausent une plaie, lorsque ce qu’ils y ont mis d’abord ne réussit pas, ils y appliquent un nouveau remède, et passent ainsi de l’un à l’autre. Ils sont même quelquefois contraints de lier les malades, d’employer le fer et le feu, et de guérir la douleur par la douleur, et une plaie par d’autres plaies.
Vous donc qui êtes les médecins des âmes ne vous lassez pas de tenter tous les moyens de les guérir, selon les règles que Jésus-Christ a prescrites, afin que vous soyez récompensés pour vous être sauvés vous-mêmes en sauva les autres, et pour avoir tout fait pour la gloire de Dieu seul, ce qui vous comblera vous-mêmes de gloire. Car Dieu dit dans l’Écriture : « Je glorifierai ceux qui me glorifient, et ceux qui me méprisent seront méprisés. » (1Sa. 2,9) Faisons donc tout pour glorifier le Tout-Puissant, et nous trouverons dans sa gloire notre repos : c’est ce que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXX[modifier]


« ET JÉSUS SORTANT DE LÀ, VIT EN PASSANT UN HOMME QUI ÉTAIT ASSIS AU BUREAU DES IMPÔTS, NOMME MATTHIEU, AUQUEL IL DIT : SUIVEZ-MOI, ET LUI SE LEVANT, LE SUIVIT. » (CHAP. 9,9, JUSQU’AU VERSET 19)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Vocation de saint Matthieu ; éloge de sa vertu.
  • 2. Contre ceux qui recherchent l’estime des hommes en jeûnant.
  • 3. Les disciples de Jean jaloux de Jésus-Christ.
  • 4. Qu’il ne faut prescrire les choses difficiles qu’à ceux qui en sont capables.
  • 5. et 6. Exhortation. Cette règle s’applique à tout. Par exemple qu’un mari veuille corriger sa femme de son goût pour la vanité, il devra procéder doucement et avancer par degrés.


1. Jésus-Christ ayant fait ce miracle, sort de ce lieu aussitôt, de peur que sa présence n’irritât encore davantage l’envie. Il se retire donc pour adoucir l’aigreur de ses ennemis, et il nous montre en cela l’exemple que nous devons imiter. Il nous apprend à ne point irriter encore davantage nos envieux en les bravant mais à tâcher de guérir leurs plaies, et de les apaiser par notre douceur.
Mais d’où vient que Jésus-Christ n’a point appelé l’apôtre dont nous venons de lire la vocation, avec saint. Pierre, saint Jean et les autres ? Il avait choisi pour appeler ceux-ci le temps où il savait que ces hommes répondraient à leur vocation. De même il appela saint Matthieu lorsqu’il eut la certitude que ce publicain se rendrait à sa parole. C’est ainsi encore qu’il pêcha saint Paul, après sa résurrection. Car celui qui sonde les cœurs et qui voit à nu les pensées des hommes, n’ignorait pas le moment le plus propre pour se faire suivre de chacun de ses apôtres. Il n’appela point d’abord saint Matthieu, parce que son cœur était encore trop endurci ; mais après tant de miracles, et cette grande réputation qu’il s’était acquise, il l’appela enfin, parce qu’il savait qu’il ne lui résisterait pas.
Mais nous devons admirer ici la grande humilité de cet Évangéliste, qui ne dissimule point sa vie passée, et qui marque expressément son nom de « Matthieu », lorsque tous les autres le cachent et l’appellent Lévi.
Pourquoi marque-t-il qu’il était « assis au bureau des impôts ? » C’est pour faire voir la force toute-puissante de Celui qui l’appela, et qui le choisit pour son disciple, avant qu’il eût renoncé à une profession si déshonorante, avant qu’il eût cessé ses coupables exactions et lorsqu’il y était actuellement occupé. C’est ainsi qu’il appela ensuite le bienheureux apôtre saint Paul, lorsqu’il était plein de rage et de furie contre les disciples. Ce saint apôtre exprime lui-même quelle était la toute-puissance de Celui qui l’appelait, lorsqu’il dit aux Galates : « Vous savez, mes frères, de quelle manière j’ai vécu autrefois dans le judaïsme, avec quelle fureur je persécutais l’Église de Dieu. » (Gal. 1,13)
Il appela encore les pêcheurs, lorsqu’ils étaient à leurs filets. Mais cette occupation, qui était celle de bons paysans, d’hommes rustiques et simples, n’avait cependant rien d’infamant : au lieu que le métier de publicain était rempli d’injustice, de cruauté et d’infamie, et passait pour un trafic honteux, pour un gain illicite, et pour un vol qui s’exerçait sous le couvert des lois. Cependant Jésus-Christ ne rougit point d’avoir pour disciples des hommes de cette sorte.
Mais devons-nous nous étonner que le Sauveur n’ait point rougi d’appeler un publicain, lui qui n’a pas rougi d’appeler à lui une femme impudique, qui lui a permis de baiser ses pieds, et de les arroser de ses larmes ? C’est pour cela qu’il était venu. Ce n’est pas tant le corps qu’il a voulu affranchir de ses maladies que l’âme qu’il a désiré guérir de sa malice. Il le fit bien voir à propos du paralytique. Avant d’appeler à lui un publicain, et de l’admettre au nombre de ses disciples, ce qui aurait pu scandaliser, il prit la précaution de faire voir qu’il lui appartenait de remettre les péchés.
Car qui peut trouver étrange que Celui qui est assez puissant, pour guérir les péchés des hommes, appelle un pécheur et en fasse un apôtre ?
Mais après avoir vu la puissance du Maître qui appelle, admirez la soumission du disciple qui obéit. Il ne résiste point ; il ne témoigne point de défiance en disant en lui-même : Que veut dire cet homme ? N’est-il pas visible qu’il me trompe en m’appelant à lui, moi qui suis un publicain et un pécheur ? Il ne s’arrête point à des pensées que lui auraient pu inspirer une humilité fausse et indiscrète ; mais il suit Jésus-Christ avec tant de promptitude, qu’il ne prend pas même le temps d’en aller demander avis à ses proches.
Le publicain obéit avec la même docilité que les pêcheurs. Ils avaient à l’instant quitté leurs filets, leur barque et leur père, celui-ci renonce de même à cette banque et au gain qu’il en retirait. Il témoigne combien il était disposé et préparé à tout. Il rompt tout d’un coup tous les liens et tous les engagements du siècle ; et cette prompte obéissance rend témoignage à la sagesse et à la grâce pleine d’à-propos de Celui qui l’appelait.
Mais pourquoi, me direz-vous, Dieu a-t-il voulu faire marquer dans l’Évangile la manière dont quelques apôtres, comme Pierre, Jacques, Jean et Philippe ont été appelés et qu’il n’a rien fait dire touchant la vocation des autres ? – Il a fait une mention expresse et particulière de ceux-ci, parce qu’ils étaient dans les occupations ou les plus viles, ou les plus opposées à la vocation de Jésus-Christ. Rien en effet de pire que la profession de publicain, ni de plus bas que celle de pêcheur. On peut juger aussi que Philippe était fort pauvre par le pays d’où il sortait. En parlant plus spécialement de ces apôtres et de leurs occupations qui sont si humbles, les Évangélistes montrent combien on doit ajouter foi à leurs récits lorsqu’ils contiennent des choses merveilleuses. En effet, puisqu’ils craignent si peu de raconter des choses qui semblent faites pour rabaisser dans l’opinion des hommes soit les disciples ; soit le Maître lui-même, qu’ils paraissent s’y attacher de préférence et les mettre en relief avec un soin particulier ; comment pourrait-on raisonnablement suspecter leur véracité lorsqu’ils rapportent des actions éclatantes et sublimes ? et cela surtout lorsque l’on voit qu’ils ne touchent que comme en passant une multitude infinie des miracles de Jésus-Christ, et qu’ils publient au contraire très-haut et très en détail les apparentes ignominies de la croix ; qu’ils parlent sans rien déguiser de la profession des disciples quoique si humble et si vile aux yeux du monde ; et qu’en retraçant la généalogie de leur Maître, ils nomment à haute voix ses ancêtres les plus décriés par leurs péchés comme les moins élevés par leur condition. Tout cela nous fait assez voir quel zèle ils avaient de dire la vérité eu toutes choses et qu’ils n’écrivaient rien ni par vanité ni par flatterie.
2. « Et Jésus étant assis à table dans la maison de cet homme, il y vint aussi beaucoup de publicains et de gens de mauvaise vie qui étaient assis avec Jésus et ses disciples (10). » Jésus-Christ ayant appelé saint Matthieu, l’honora aussitôt d’une visite, et il ne dédaigna pas de manger à sa table. Il voulait par cette conduite si obligeante lui faire concevoir de grandes espérances pour l’avenir lui donner plus de confiance. Car Jésus n’attendit pas longtemps pour refermer les plaies de l’âme de son nouveau disciple, il le guérit en un moment de tous ses péchés.
Il veut bien même manger non avec lui seul, mais avec beaucoup d’autres de la même profession, quoique ce fût un crime aux yeux des Juifs que cette condescendance qu’il montrait pour les pécheurs en les laissant approcher de sa personne. Les Évangélistes n’oublient pas encore de marquer cette circonstance et de rapporter combien ces envieux condamnèrent cette action. Il était tout simple que les publicains vinssent s’asseoir à la table d’un homme de la même profession qu’eux. Saint Matthieu, ravi de joie de l’honneur que lui faisait Jésus-Christ, convia tous ses amis. La bonté du Sauveur tentait toutes sortes de voies pour sauver les hommes : les uns en leur parlant, les autres en guérissant leurs maladies, les autres en les reprenant, et les autres en mangeant avec eux. Il voulait nous apprendre qu’il n’y avait point ou de temps, ou de condition où nous ne puissions nous convertir.
Quoique tout ce qu’on lui servait à table vînt de rapine, d’injustice et d’avarice, il rie refusa pas néanmoins d’en manger, parce qu’il voyait l’avantage qu’il en devait retirer, et il ne craint pas de se trouver avec de si grands pécheurs dans la même maison et à la même table. C’est ainsi qu’un médecin se doit conduire. S’il ne souffre la pourriture et la puanteur de ses malades, il ne les délivrera point de leurs maux. Ainsi Jésus-Christ n’appréhende point le mal qu’on peut dire ou penser de lui, de ce qu’il mange avec un publicain dans la maison d’un publicain, et avec d’autres publicains. Vous savez aussi combien les Juifs lui en ont fait de reproches : « Voilà, » disent-ils, « un homme de bonne chère et qui aime à boire : c’est un ami des publicains et des gens de mauvaise vie. » (Mt. 11,13)
Que ces hypocrites qui désirent tant de se faire estimer par leurs jeûnes écoutent ces paroles. Qu’ils considèrent que Jésus-Christ n’a pas rougi de passer pour un homme qui aimait le vin et la bonne chère, et qu’il a méprisé tous ces propos pour arriver à la fin qu’il se proposait, la conversion des âmes. Et nous voyons comment il convertit en effet saint Matthieu, et comment d’un pécheur il fit un apôtre.
Pour mieux juger de l’avantage que saint Matthieu reçut de cette condescendance du Fils de Dieu, il ne faut que considérer ce que dit Zachée, un autre publicain. Aussitôt que Jésus-Christ lui dit : « Zachée, il faut que je loge chez vous (Lc. 19,5) », il fut transporté de joie ; et, dans cette ferveur, il dit à Jésus-Christ : « Je suis résolu, Seigneur, de donner moitié de mon bien aux pauvres ; et si j’ai trompé quelqu’un je lui rendrai quatre fois autant », ce qui porta Jésus-Christ à lui répondre : « Aujourd’hui le salut a été donné à cette maison. » Tant ce que nous venons de dire est véritable, qu’il n’y a point d’état où l’on, ne puisse se convertir ! Mais pourquoi donc, me direz-vous, saint Paul ordonne-t-il « de n’avoir point de commerce et de ne point manger avec celui de nos frères qui est fornicateur ; ou avare, ou idolâtre, ou médisant, ou ivrogne, ou ravisseur du bien d’autrui ? » (1Cor. 5,11) D’abord on ne voit pas très-bien si c’est aux pasteurs qu’il parle en cet endroit, ou seulement aux fidèles.
Ensuite ces publicains n’étaient pas encore du nombre des vrais fidèles, ils n’étaient pas encore frères. De plus saint Paul ne commande d’éviter nos frères que lorsqu’ils demeurent toujours dans le mal. Ces publicains au contraire étaient déjà convertis dans le cœur et avaient renoncé à leur vie passée. Mais comme rien ne pouvait ni servir aux pharisiens, ni les toucher, ils s’adressent ici aux disciples de Jésus-Christ et leur disent : «. Pourquoi notre Maître mange-t-il avec des publicains et des gens de mauvaise vie (11) ? » On voit ailleurs que lorsqu’ils croyaient avoir surpris les apôtres en quelque faute, ils viennent dire à Jésus-Christ : « Pourquoi vos disciples font-ils ce qu’il ne leur est pas permis de faire le jour du sabbat ? » au contraire ils blâment le Maître devant ses disciples. Ils montrent partout leur malice et ils s’efforcent de séparer les disciples d’avec leur Maître. Mais que leur répond cette sagesse infinie ? « Jésus les ayant entendus, leur dit : Ce ne sont pas les sains, mais les malades qui ont besoin de médecin (12). » Qui n’admirera comment il retourne leurs paroles, et s’en sert contre eux-mêmes ? Ils lui font un crime d’aller avec cette sorte de gens, et il leur montre au contraire qu’il serait indigne de lui et de sa parfaite charité, d’avoir de la répugnance à converser avec les pécheurs et qu’essayer de les convertir est une chose non seulement irrépréhensible, mais de première importance, nécessaire et digne de toutes les louanges.
Ensuite, pour que cette parole : « ceux qui « sont malades », par laquelle il désignait ceux qui étaient assis à table avec lui, ne leur causât trop de honte, il la corrige et l’adoucit en y joignant une réprimande à l’adresse de ses censeurs : « C’est pourquoi », dit-il, « allez et apprenez ce que veut dire cette parole : « J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice. » (Os. 6) Il leur cite ce passage du Prophète, pour leur faire voir dans quelle ignorance ils étaient des paroles de l’Écriture. Il anime même ici son discours un peu plus qu’à l’ordinaire, non par émotion ou par colère, Dieu nous garde de cette pensée ! mais pour tâcher de les émouvoir et de les instruire. Quoiqu’il eût pu leur dire : N’avez-vous pas vu de quelle manière j’ai guéri le paralytique, et comment j’ai affermi tout son corps ? il ne leur dit rien de semblable. Il leur répond d’abord par un raisonnement tout ordinaire et il s’appuie ensuite sur l’autorité de l’Écriture. Après avoir dit que le médecin n’était pas pour les sains, mais pour ceux qui se portaient mal, et insinué, par ces paroles, qu’il était l’unique et le véritable Médecin, il ajoute ensuite : « C’est pourquoi allez et apprenez ce que veut dire cette parole : J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice.
Saint Paul agit de même : car après avoir débuté en disant : « Qui est celui qui paît un troupeau, et qui ne mange point du lait du troupeau ? (1Cor. 9,7) », il rapporte ensuite le témoignage de l’Écriture et dit : Il est écrit dans la loi de Moïse : Vous ne tiendrez point la bouche liée au bœuf qui foule le grain » (Id. 9) Et un peu après : « Le Seigneur a ordonné à ceux qui annoncent l’Évangile de vivre de l’Évangile. » (Id. 14)
3. Jésus-Christ traitait ses disciples d’une autre manière, et il leur rappelait à la mémoire les miracles qu’ils lui avaient vu faire, en leur disant : « Avez-vous oublié qu’avec cinq pains j’ai nourri cinq mille hommes, et combien de corbeilles vous remplîtes de ce qui restait ? » (Mc. 8) Mais il n’agit pas ici avec les Juifs de la même manière. Il se contente de les faire souvenir de la faiblesse commune, de tous les hommes, et de leur faire comprendre qu’étant hommes eux-mêmes, ils sont aussi du nombre des faibles, puisqu’ils n’avaient aucune connaissance des Écritures, ni aucun amour pour la vertu ; mais qu’ils réduisaient toute la piété à leurs oblations et leurs sacrifices. C’est cet abus que Jésus-Christ condamne hautement, en rapportant en peu de paroles ce que tous les Prophètes ont dit : « Apprenez ce que veut dire cette parole : « j’aime mieux la miséricorde que le sacrifice. » Il leur fait voir que ce sont eux qui violent la loi, et non pas lui. Il semble qu’il leur dise : pourquoi m’accusez-vous de ce que je fais rentrer les pécheurs dans la justice ? Si je suis coupable en cela, vous devez donc accuser aussi mon Père. Il se sert ici du même raisonnement dont il se servit ailleurs, lorsqu’il disait : « Mon Père, depuis le commencement du monde jusqu’aujourd’hui, ne cesse point d’agir ; et moi j’agis aussi avec lui. » (Jn. 5,47) Il fait ici la même chose, en disant : « Allez et apprenez ce que veut dire cette parole : j’aime mieux la miséricorde que le sacrifice. » Comme mon Père aime mieux l’un que l’autre, je l’aime mieux aussi moi-même.
Il déclare donc que leur sacrifice était superflu, et que la miséricorde est entièrement nécessaire. Car il ne dit pas : je veux la miséricorde et le sacrifice ; mais « je veux la miséricorde et non pas le sacrifice. » Il approuve l’un et rejette l’autre. Il montre que ce qu’ils blâmaient, non seulement était permis, mais même commandé, et bien plus formellement que le sacrifice ; ce qu’il confirme par un passage bien clair de l’Ancien Testament. Après donc les avoir convaincus et par des raisons communes, et par l’autorité de l’Écriture, il ajoute : « Car je ne suis pas venu appeler les justes à la pénitence, mais les pécheurs (13). » Lorsqu’il les appelle « justes » c’est par ironie, et comme il dit autrefois d’Adam : « Voilà qu’Adam est devenu comme l’un de nous. ».(Gen. 3,22) Et ailleurs : « Si j’ai faim je ne vous le dirai pas. » (Ps. 49,13) Saint Paul dit clairement que Dieu n’a trouvé personne qui fût juste sur la terre : « Tous ont péché », dit-il, « et ont besoin de la gloire de Dieu. » (Rom. 3,23) Jésus-Christ parlait donc de la sorte pour la consolation de ceux qui étaient à ce festin avec lui.
Je suis si éloigné, dit-il, d’avoir de l’aversion pour les pécheurs, que c’est pour eux seuls que je suis venu. Mais afin de ne les point rendre lâches et paresseux par des paroles pleines d’une si grande confiance, après avoir dit : « qu’il était venu appeler les pécheurs », il ajoute aussitôt, « à la pénitence. » Car je ne suis pas venu, dit-il, afin que les pécheurs demeurent dans leurs péchés ; mais afin qu’ils en sortent et deviennent justes.
Enfin les Juifs confondus de toutes manières et ne pouvant répondre ni aux raisons de Jésus-Christ, ni aux passages de l’Écriture, voyant qu’ils n’avaient plus rien à dire, qu’ils étaient coupables eux seuls des péchés dont ils accusaient Jésus-Christ, qu’ils étaient opposés à la loi même ancienne, les Juifs quittent la personne de Jésus-Christ et tournent leurs accusations contre ses disciples. Saint Luc attribue les paroles qui suivent aux pharisiens, et saint Matthieu aux disciples de saint Jean. Mais il est vraisemblable qu’ils s’étaient joints ensemble, parce que les pharisiens se voyant trop faibles, eurent recours aux disciples de saint Jean comme ils eurent recours ensuite aux Hérodiens. Car les disciples de saint Jean avaient une jalousie continuelle contre Jésus-Christ. Ils témoignaient partout combien ils lui étaient opposés, et ils ne purent être humiliés que lorsque leur maître fut en prison. Ils parurent un peu plus doux alors, et ils vinrent trouver Jésus-Christ pour lui en donner avis, Mais on voit que dans la suite ils retournèrent à leur première jalousie. Que disent-ils donc ici à Jésus-Christ ? « Pourquoi les pharisiens et nous jeûnons-nous souvent, et que vos disciples ne jeûnent point (14) ? » C’était là proprement la maladie mortelle que Jésus-Christ tâchait de guérir lorsqu’il disait : « Quand vous jeûnerez, parfumez-vous la tête, et lavez-vous le visage (Mt. 5,20) », prévoyant combien de maux devaient naître de cette source. Cependant Jésus-Christ ne leur fait point de reproche. Il ne les appelle point vains et frivoles ; mais demeurant dans sa douceur ordinaire, il leur répond paisiblement : « Ceux qui accompagnent l’époux peuvent-ils jeûner pendant que l’époux est avec eux (15) ? » Quand Jésus-Christ parlait pour des personnes qui ne lui appartenaient pas, comme pour les publicains, il ne craignait pas, pour mieux consoler et adoucir leur âme blessée, de s’élever avec vigueur contre ceux qui les outrageaient ; mais quand c’est à lui ou à ses disciples que les Juifs s’en prennent, il leur répond avec la plus grande douceur du monde. Le reproche qu’ils faisaient à Jésus-Christ revient à ceci : Soit, vous êtes médecin, et en cette qualité vous êtes obligé d’user de cette condescendance envers vos malades ; mais quel prétexte peuvent avoir vos disciples de mépriser le jeûne pour se trouver à ces festins ? Et pour donner encore plus de poids à leur accusation, ils se nomment les premiers et les pharisiens ensuite, afin que ces comparaisons rendissent la conduite des apôtres encore plus odieuse. « Nous autres, » disent-ils, « et les pharisiens jeûnons beaucoup. » Ils jeûnaient tous, en effet, les uns, parce qu’ils l’avaient appris de saint Jean et les autres de la loi. C’est ce qu’on voit par ce pharisien qui disait : « Je jeûne deux fois la semaine. » (Lc. 15,12)
Que répond donc Jésus à cette accusation ? Ceux qui accompagnent l’époux peuvent-ils « jeûner pendant que l’époux est avec eux ? » Il vient de faire voir qu’il était le médecin des âmes, et il montre maintenant qu’il en est l’époux, découvrant des mystères ineffables dans ces différents noms qu’il se donne. Il pouvait répondre à ces calomniateurs d’une manière qui les confondît davantage. Il pouvait leur dire : Vous n’avez pas autorité pour établir par vous-même cette loi de jeûne et l’imposer aux hommes. Quelle utilité prétendez-vous tirer de vos jeûnes, lorsque votre âme est remplie de corruption et de malice ? lorsque vous accusez les autres, lorsque vous les condamnez pour une paille que vous voyez dans leur œil, sans vous apercevoir qu’il y a des poutres dans le vôtre, enfin lorsque vous faites tout par ostentation et par vanité ? Il faudrait commencer par renoncer à ce vain désir de gloire, travailler à acquérir les véritables vertus, et à vous établir dans la charité, dans la douceur et dans l’amour de vos frères. Il ne leur dit rien de semblable. Il leur répond seulement avec une humble modestie : « Ceux qui accompagnent l’époux ne peuvent pas jeûner pendant que l’époux est avec eux », les faisant souvenir de ces paroles de saint Jean : « L’époux est celui à qui est l’épouse ; mais l’ami de l’époux qui se tient debout et l’écoute, est ravi de joie parce qu’il entend la voix de l’époux. » (Jn. 3,29) Comme s’il leur disait : Ce temps est pour mes disciples un temps de joie, durant lequel il ne leur faut parler de rien qui soit triste ; non que le jeûne le soit de soi-même, mais il l’est pour ceux qui sont encore faibles. Car lorsqu’un homme veut résolument s’avancer dans la vertu, le jeûne lui est doux et agréable, bien loin d’avoir quelque chose de pénible. Comme le corps est dans la joie, lorsqu’il est parfaitement sain ; l’âme de même en ressent beaucoup plus, lorsqu’elle est saine et pure au dedans. Mais. Jésus-Christ parle ici selon la pensée des Juifs. C’est ainsi qu’Isaïe parlant du jeûne l’appelle aussi « l’abaissement et l’humiliation de l’esprit. » (Is. 35) Et Moïse en parle de la même manière.
4. Non content de les avoir réfutés par ce qu’il vient de dire, Jésus-Christ ajoute encore : « Mais il viendra un temps que l’époux leur « sera ôté, et alors ils jeûneront (15). » Il leur fait voir par ces paroles que ce n’était point par intempérance que ses disciples ne jeûnaient point, mais par un ordre admirable de sa sagesse. Il mêle aussi en répondant aux Juifs quelques paroles qui font allusion à sa passion et à sa croix, afin que ses disciples s’accoutument insensiblement à entendre ces choses fâcheuses du moins en apparence, et qu’ils se préparent aux afflictions. Ils étaient encore trop faibles pour porter les discours clairs que Jésus-Christ leur aurait directement adressés sur ce sujet, puisqu’on voit dans la suite qu’ils en furent troublés quand ils les entendirent ; mais dites à d’autres en leur présence, ces choses leur causaient une moins pénible impression. Ensuite comme vraisemblablement les disciples de Jean tiraient vanité de la passion de leur maître, Jésus-Christ rabat leur orgueil en laissant entrevoir sa propre passion dans l’avenir. Il n’avance encore rien touchant sa résurrection ; il n’était pas encore temps. C’était une chose naturelle que celui qu’ils regardaient comme un pur homme, mourût, mais il était au-dessus de la nature qu’étant mort il ressuscitât.
Après s’être justifié de la sorte contre l’accusation des Juifs, il fait encore ici ce qu’il vient de faire auparavant. Car comme lorsque ses envieux tâchaient de le couvrir de confusion parce qu’il mangeait avec des pécheurs, il leur fit voir que bien loin d’être coupable, cette conduite était au contraire sage et méritoire ; de même ici, lorsqu’ils veulent le convaincre de ne pas savoir diriger ses disciples, il leur prouve au contraire qu’ils n’entendaient rien eux-mêmes à gouverner les autres, et que ce n’était que la passion qu’ils avaient de l’accuser qui les faisait parler de la sorte. « Personne ne met une pièce de drap neuf à un vieux vêtement, parce que le neuf emporte encore une partie du vieux, et qu’ainsi « la rupture en devient plus grande (16). » Il leur rapporte encore une comparaison familière pour leur prouver mieux ce qu’il leur dit. Voici le sens de ces paroles : Mes disciples ne sont pas encore très-forts. Ils ont besoin qu’on ait pour eux beaucoup de condescendance. Le Saint-Esprit ne les a pas encore renouvelés. Il ne faut pas accabler leur faiblesse par trop de préceptes. Jésus-Christ traçait ici une règle importante à ses apôtres, afin que lorsqu’ils auraient eux-mêmes ensuite des disciples qui viendraient à eux de tous les endroits de la terre, ils les traitassent avec une douceur et une patience qui eût du rapport avec celle que Jésus-Christ leur témoignait à eux-mêmes. « Et l’on ne met point non plus de vin nouveau dans de vieux vaisseaux ; parce que si on le fait, les vaisseaux se rompent, le vin se répand, et les vaisseaux sont perdus ; mais on met le vin nouveau dans des vaisseaux neufs, et ainsi le vin et les vaisseaux se conservent (17). » Jésus-Christ se sert ici d’exemples semblables à ceux dont se sont servis les prophètes. Car Jérémie compare le peuple à une ceinture comme Jésus-Christ compare ici ses disciples à un vêtement ; et ce même prophète parle de vin et de vaisseaux comme Jésus-Christ fait ici. (Jer. 13) Il choisit à dessein ces comparaisons parce qu’il s’agissait d’intempérance et d’excès de bouche. Saint Luc dit quelque chose de plus, savoir, que « le neuf déchire le vieux « auquel on le coud. » (Lc. 5) Vous voyez donc que bien loin d’en recevoir quelque utilité on n’en retira qu’un plus grand mal. Ainsi par une même parole il leur apprend leur état présent et leur prédit leur état futur ; c’est-à-dire qu’ils seraient entièrement renouvelés. Mais avant ce temps il ne leur veut rien commander de trop fort et de trop austère.
Celui qui veut imposer aux hommes des lois pénibles, avant qu’ils soient capables de les porter, ne les trouvera plus disposés à les recevoir lorsque le temps sera venu, parce, qu’il les en aura rendus incapables par sa précipitation. Ce malheur ne vient plus ni des vaisseaux, ni du vin, mais de l’imprudence et de l’indiscrétion de ceux qui le versent.
Jésus-Christ nous apprend ici la raison pour laquelle il s’abaisse si souvent dans ses discours ; c’est que son langage s’accommodait à la faiblesse de ceux qui l’écoutaient, plus qu’il n’était en rapport avec sa propre grandeur. Il s’en explique lui-même très-clairement lorsqu’il dit à ses apôtres : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les pouvez porter maintenant. » Il ne veut pas qu’ils croient qu’il n’avait plus rien à leur dire, mais que ce n’était que leur faiblesse qui l’empêchait de leur déclarer des vérités plus importantes, qu’il promet de leur découvrir, lorsqu’ils seraient devenus plus forts. Il fait la même chose ici : « Le temps viendra, dit-il, que l’époux leur sera ôté, et alors ils jeûneront. » (Jn. 16,12)
Imitons cette conduite, mes frères. N’exigeons pas tout, dès le principe, de toutes sortes de personnes. Contentons-nous dans les commencements de ce que chacun peut faire, et notre modération les rendra capables de tout. Si vous avez un grand zèle de voir les âmes s’avancer bien vite, c’est ce zèle même qui doit vous porter à ne les presser pas trop, afin que vous les voyiez bientôt dans l’état que vous souhaitez. Si ceci vous paraît être une énigme, jetez les yeux sur toute la nature, et vous reconnaîtrez cette vérité. Ne vous laissez point ébranler par les reproches de ceux qui vous accuseront injustement.
Quoiqu’ici les accusateurs soient des pharisiens, et les accusés des disciples, cependant Jésus-Christ ne modifie en rien sa conduite ; il ne dit point : C’est une chose honteuse que ceux-là jeûnent et que mes disciples ne jeûnent pas. Il fait comme un sage pilote qui ne s’arrête pas à considérer la violence des flots agités, mais qui ne pense qu’à conduire son vaisseau, et à suivre toutes les règles de son art. C’est ainsi que Jésus-Christ fait. Il voyait que c’était une chose honteuse, non que ses disciples ne jeûnassent pas, mais qu’ils reçussent une plaie mortelle du jeûne, et qu’ils en devinssent comme un vêtement qui se déchire, ou comme un vaisseau qui se rompt.
5. Apprenons donc par là, mes frères, les règles de la conduite que nous devons garder envers toutes les personnes de notre maison. Vous avez, je suppose, une femme qui aime le luxe, qui ne respire qu’après les parures de toutes sortes, telles que les couleurs appliquées sur le visage et autres de ce genre, qui se plonge dans les délices et, les voluptés, qui ne sait pas retenir sa langue, qui est légère, sans esprit, sans jugement. Je sais qu’il est difficile qu’une seule femme réunisse tant de défauts ; mais enfin supposons-en une dont ce soit là le portrait fidèle. Mais pourquoi, direz-vous, supposer une femme plutôt, qu’un homme ?
Je n’ignore pas qu’il y a des hommes encore pires que cette femme telle que nous l’avons représentée. Mais puisque la supériorité a été départie à l’homme, c’est l’ordre même établi par Dieu qui fait que je parle ici de la lemme, et ce n’est nullement que je croie de ce côté la malice plus grande. On voit même chez les hommes des crimes qui ne se commettent guère parmi les femmes, comme les meurtres, la violation des sépulcres et mille autres choses semblables. Ne croyez donc point que je vous propose ici les femmes par un mépris de ce sexe. Je vous déclare que je suis très-éloigné de cette pensée, et que je ne le fais que parce que je trouve cet exemple bien plus propre à mon sujet.
Supposons donc qu’une femme ait tous les défauts dont j’ai parlé, et que son mari fasse tous ses efforts pour la corriger. Quelle conduite doit-il garder dans ce dessein ? Il faut que d’abord il ne lui ordonne pas trop de choses à la fois ; qu’il commence par les plus aisées, et par celles où elle a le moins d’attache. Car si vous la voulez obliger à faire tout d’un coup tout ce que vous désirez d’elle, elle ne fera rien du tout. Ne commencez donc pas par vouloir la forcer à faire le sacrifice de ses parures d’or. Permettez-lui de s’en servir encore, puisqu’il y a moins de mal en cela qu’à se farder le visage par des couleurs empruntées.
Tâchez de retrancher cela d’abord, non point en usant de menaces ou de sévères réprimandes,.mais par des raisons douces et persuasives, en blâmant devant elle les autres personnes qui s’en servent, ou en témoignant dire simplement votre pensée et vos sentiments sur ce sujet. Qu’elle sache et qu’elle soit bien persuadée que ces visages fardés ne vous plaisent pas, et que vous n’avez que de l’aversion pour cette beauté peinte et contrefaite. Ne vous contentez pas de lui dire votre sentiment personnel ; représentez-lui aussi la pensée de ceux qui sont là-dessus d’accord avec vous. Dites-lui que ces poudres et que ces peintures gâtent le teint naturel, afin de la guérir de cette passion par l’amour même qu’elle a pour sa personne.
Ne lui parlez point encore de l’enfer ni du ciel, car ce serait un langage qu’elle n’entendrait pas. Dites-lui que vous prenez plus de plaisir à voir son visage tel que Dieu l’a fait, et qu’il n’y a point d’homme sage qui ne condamne et même qui ne trouve laides celles qui se déguisent ainsi le visage par des poudres et par des couleurs empruntées, pour forcer en quelque sorte la nature, et pour se donner ce qu’elles n’ont pas. Servez-vous de ces raisons communes et sensibles pour la guérir de cette maladie. Et après que vous lui aurez adouci l’esprit, et que vous la verrez plus susceptible des raisons spirituelles, vous pourrez aussi lui parler du péril où elle s’expose de se perdre pour jamais. Ne vous lassez point de lui redire ces choses. Si vous ne gagnez rien la première, la seconde ou la troisième fois, ne perdez pas courage. Continuez à lui faire les mêmes représentations sans aigreur, sans chaleur et sans aversion, mais avec amour et avec douceur, tantôt en lui parlant obligeamment, tantôt en lui témoignant quelque froideur, pourvu que ce soit pour revenir bientôt aux caresses et aux moyens agréables. Ne voyez-vous pas combien les peintres effacent de fois ce qu’ils ont fait, combien ils rappliquent de fois leurs couleurs pour former un beau visage ? Ne leur cédez pas en ce point. S’ils prennent tant de peine pour représenter une figure morte sur du bois ou sur de la toile, que ne devez-vous point faire pour retracer dans une âme l’image de Dieu ? Lorsqu’elle aura acquis cette beauté intérieure et spirituelle, vous ne la verrez plus farder et déshonorer son visage ; elle ne rougira plus ses lèvres ; elle n’ensanglantera plus sa bouche, comme un ours qui revient du carnage ; elle ne noircira plus ses sourcils, et elle ne blanchira plus ses joues, se souvenant « de ces sépulcres blanchis » dont il est parlé dans l’Évangile. Car tous ces fards qui ne sont que du plâtre et de la poudre, nous représentent fort bien tout ce que nous ne voyons qu’avec horreur au fond des tombeaux.
6. Mais je ne sais comment je me suis laissé emporter insensiblement, et je m’aperçois que tout en vous portant à être doux, je ne le suis pas moi-même, et que je vous parle de la modération avec chaleur. Je reviens donc à ce que je vous disais, savoir, qu’on doit supporter d’abord les femmes dans leurs défauts pour les gagner peu à peu, et pour les faire entrer dans la disposition que l’on désire. Ne voyez-vous pas tous les jours avec quelle douceur les mères traitent leurs enfants lorsqu’elles les veulent sevrer ? Ces enfants crient et pleurent sans cesse. Cependant elles font tout et elles souffrent tout pour gagner cette seule chose, qu’ils ne retournent plus à la mamelle. Imitez la douceur de cette conduite. Souffrez tout d’une femme, pourvu que vous obteniez d’elle qu’elle ne se serve plus de fard. Quand vous l’aurez gagnée sur ce point, vous passerez à un autre. Vous commencerez à lui parler doucement contre ces parures d’or qu’elle porte. En formant ainsi peu à peu votre femme dans la vertu, vous deviendrez devant Dieu un excellent peintre, un serviteur fidèle, et comme un jardinier habile qui a soin du champ qui lui a été confié.
Représentez-lui ces femmes illustres de l’Ancien Testament, Sara, Rébecca et les autres dont les unes, selon l’Écriture, ont été très belles, et les autres ne l’étaient pas, mais qui ont toutes été également sages. Quoique Lia, l’une des femmes du patriarche. ne fût pas fort belle ni fort aimée de son mari, elle n’eut jamais recours au fard, ni à de semblables artifices, et sans jamais emprunter ces couleurs étrangères, elle voulut demeurer telle qu’elle était, sans altérer en rien l’ouvrage de Dieu et de la nature. Et cependant elle avait été élevée parmi des infidèles et des idolâtres. Mais vous qui avez été nourrie dans la foi et la connaissance du vrai Dieu, vous qui avez Jésus-Christ pour chef, oserez-vous bien chercher une beauté artificielle dans ces déguisements que le diable a inventés ? Ne vous souvenez-vous plus de cette eau divine du baptême, qui a lavé et consacré votre tête et votre visage ; de cette chair du Sauveur qui a tant de fois sanctifié vos lèvres, et de ce sang adorable qui a rougi votre langue ? Si vous n’aviez point oublié toutes ces grâces, il vous serait impossible de devenir ainsi idolâtre de votre visage, et toutes ces peintures de blanc et de rouge vous seraient insupportables. Considérez que Jésus-Christ est votre époux, que c’est pour lui que vous devez vous parer, et vous fuirez avec horreur ces embellissement si honteux. Car Jésus-Christ n’aime point ces agréments faux et contrefaits. Il veut que ses épouses soient belles, mais d’une beauté véritable, je veux dire de la beauté spirituelle. C’est cette beauté que le Prophète vous avertit de conserver avec soin, lorsqu’il vous dit « Et le roi aimera votre beauté. » (Ps. 44,9) Ne cherchons donc plus ces beautés étudiées aussi difformes qu’elles sont vaines. Les ouvrages de Dieu sont achevés. Il y a mis tout ce qui y doit être, et il n’a pas besoin de vous pour les réformer. Après qu’un excellent peintre a achevé le portrait de l’empereur, nul n’oserait y ajouter des couleurs étrangères, et cette audace ne serait pas impunie. Vous avez donc du respect pour l’ouvrage d’un homme, et vous osez altérer et corrompre l’ouvrage de Dieu ? Vous ne vous souvenez plus qu’il y a un enfer ? Vous ne tremblez point au souvenir de ses flammes ? Vous oubliez même votre âme, et vous la traitez indignement sans en avoir aucun soin, parce que vous donnez tontes vos pensées et toutes vos affections à votre corps !
Mais j’ai tort de vous parler de votre âme, puisque vous ne traitez-pas mieux votre corps et qu’il lui arrive tout le contraire de ce que vous prétendez. Vous voulez paraître belle par ce fard, et il ne sert qu’à vous rendre laide. Vous voulez plaire à votre mari, et rien ne lui déplaît davantage ; et non seulement à lui, ruais à tout le monde. Vous voulez passer pour jeune, et vous en devenez plus vieille. Enfin vous voulez qu’on admire votre beauté, et tout le monde se moque de vous. Vous ne sauriez voir sans quelque honte, ni vos amies, et les personnes qui sont vos égales, ni même vos servantes et vos domestiques ; et votre miroir même vous fait rougir.
Mais je ne veux point m’arrêter à ces raisons. Il y en a d’autres bien plus fortes et bien plus considérables. Car vous péchez contre Dieu ; vous perdez la pudeur qui est la gloire de votre sexe ; vous allumez des flammes criminelles dans le cœur des hommes, et vous vous rendez semblable à ces victimes infâmes de l’impudicité publique. Pensez donc avec attention à tous ces avis que je vous donne, Méprisez à l’avenir ces ornements diaboliques. Renoncez à ces faux embellissements, ou plutôt à ces véritables laideurs, pour ne vous occuper plus que de cette beauté intérieure et invisible de l’âme, que les anges désirent ; que Dieu aime, et qui sera précieuse et vénérable à ceux à qui vous êtes unie d’un lien sacré ; afin qu’ayant passé cette vie dans une honnêteté vraiment chrétienne, vous passiez en l’autre dans la gloire qui vous est promise, dont je prie Dieu de nous faire jouir tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXI[modifier]


« COMME JÉSUS DISAIT CECI, LE CHEF DE LA SYNAGOGUE S’APPROCHA DE LUI, ET IL L’ADORAIT EN LUI DISANT : SEIGNEUR, MA FILLE EST MORTE PRÉSENTEMENT, MAIS VENEZ LUI IMPOSER LES MAINS, ET ELLE VIVRA. » (CHAP. 9,18, JUSQUES AU VERSET 27)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Jésus-Christ comme homme ne recherchait point la gloire.
  • 2. Guérison de l’hémorrhoïsse.
  • 3. Qu’il faut éviter le faste et la vaine gloire. De combien de maux la vie présente est remplie.
  • 4. et 5. Exhortation. Que c’est blesser la foi et la raison, que de pleurer avec excès, et de paraître inconsolable à la mort des personnes qui nous sont chères.


1. Jésus-Christ joint maintenant l’action à la parole, afin de confondre encore davantage les pharisiens et de leur fermer la bouche. Car celui qui le vient trouver ici était « chef de la synagogue » et sa douleur était excessive ; parce que l’enfant qui était morte était sa fille unique, qu’elle était déjà arrivée à l’âge de douze ans, c’est-à-dire à la fleur de son âge. C’est pourquoi il le conjure de se hâter.
Que si saint Luc rapporte que quelques-uns vinrent dire à ce père affligé : « Ne tourmentez pas inutilement le Maître, parce que votre fille vient de mourir (Lc. 8,46) », nous pouvons dire que par ces paroles : « Elle vient de mourir », ils conjecturaient peut-être qu’elle l’était depuis le temps qu’ils étaient sortis du logis ; ou qu’ils parlaient de la sorte pour exagérer sa maladie. Car c’est ainsi qu’agissent ceux qui souffrent quelque mal. Ils le font toujours paraître plus grand qu’il n’est pour toucher davantage ceux dont ils implorent le secours. Voyez, je vous prie, jusqu’où va la stupidité de ce chef de synagogue. Il demande deux choses à Jésus-Christ : l’une « qu’il vienne chez lui », et l’autre, « qu’il mette les mains sur sa fille », ce qui marque qu’il l’avait laissée encore en vie. C’est la même prière que faisait Naaman au Prophète lorsqu’il disait : « Il sortira et il étendra sa main sur moi (2R. 5) : car les personnes grossières ont besoin de quelque chose qui frappe les yeux, et qui leur touche les sens.
Saint Marc et saint Luc marquent que Jésus-Christ prit avec lui trois de ses disciples, et saint Matthieu dit en général qu’il mena ses disciples avec lui. Mais d’où vient que saint Matthieu n’était pas l’un de ces trois, puisque Jésus-Christ venait de l’appeler presqu’en ce moment à sa suite ? C’était pour augmenter son désir, et parce qu’il était encore trop imparfait. Il voulait honorer ces trois de ces faveurs extraordinaires pour exciter les autres à les imiter. Il suffisait pour lors à saint Matthieu de voir le miracle de l’hémorrhoïsse, et d’avoir reçu Jésus-Christ à sa table et d’avoir mangé le sel avec lui. « Et Jésus se levant le suivit avec ses disciples (19). » Lorsque Jésus-Christ allait à cette maison, il fut accompagné de beaucoup de monde ou parce qu’on espérait voir un grand miracle, ou à cause de la dignité de la personne dont la fille était malade. Encore fort grossiers et plus curieux de voir la guérison des corps que celle des âmes, ces hommes accouraient en foule à Jésus-Christ, ou pour être guéris eux-mêmes de leurs maladies corporelles, ou pour voir tous les jours de nouveaux miracles dans la guérison des autres ; mais peu venaient à lui pour entendre ses prédications, et pour profiter de sa doctrine. Cependant Jésus-Christ ne laisse entrer personne de tout ce peuple avec lui dans la maison. Il prend seulement ses disciples et non pas même tous, pour nous apprendre à fuir l’ostentation et la vaine gloire. « En même temps une femme qui depuis douze ans avait une perte de sang s’approcha de lui par-derrière et toucha le bord de son vêtement (20). Pourquoi ne s’approche-t-elle de Jésus-Christ, que par-derrière et en tremblant ? Que ne se présente-t-elle à lui hardiment ? C’était sans doute son mal qui lui causait trop de pudeur, et qui faisait qu’elle se regardait comme une personne impure. Car si les femmes passaient pour impures au temps de leurs incommodités ordinaires, celle-ci avait bien plus de raison de se regarder comme telle dans une si longue perte de sang, qui n’était point naturelle, mais contre l’ordre de la nature. C’est pourquoi elle se cache et ne veut point paraître en face devant le Sauveur. Et surtout elle n’avait pas encore une juste idée de ce qu’était Jésus-Christ, ni une foi parfaite, car autrement elle n’eût pas cru pouvoir se cacher de lui. C’est ici la première femme qui ose publiquement approcher de Jésus-Christ, parce qu’elle avait déjà su que Jésus-Christ voulait bien aussi guérir ce sexe, et qu’il était actuellement en chemin pour aller ressusciter la fille de ce prince de la synagogue. Elle n’ose prier Jésus-Christ de venir chez elle, quoiqu’elle fût riche. Elle ne vient pas même à lui devant tout le monde ; elle ne le fait qu’en secret et par-derrière, et elle touche ses habits avec foi. Je dis avec foi, parce qu’elle n’hésita point, et qu’elle ne dit point : Serai-je guérie de ma maladie si je touche ses habits, ou ne le serai-je plus ? Elle, ne doute point que cet attouchement ne la guérisse, et elle s’approche avec confiance. « Car elle disait en elle-même : Si je puis seulement toucher son vêtement je serai guérie (21). » Elle voyait que Jésus-Christ sortait de la maison d’un publicain, et que ceux qui l’accompagnaient étaient des publicains et des pécheurs. Tout cela lui donnait une sainte hardiesse et une ferme confiance. Mais que fait Jésus-Christ en cette rencontre ? Il ne veut pas souffrir qu’elle demeure cachée comme elle le désirait ; il la fait venir au milieu de cette foule et il manifeste sa foi devant tout le peuple. Il avait d’excellentes raisons pour agir ainsi, bien que des insensés aient osé dire qu’il l’avait fait par amour de la gloire. Pourquoi, disent-ils, ne la laissait-il pas demeurer dans ce secret qu’elle avait cherché ? Que dites-vous impie ? Que dites-vous blasphémateur ? Celui qui défend qu’on ne publie ses miracles, qui fait mille prodiges en passant, sans que les hommes les connaissent, aurait-il pu ici rechercher la gloire ? D’où vient donc, me direz-vous, qu’il manifeste cette femme et qu’il la produit devant tout le monde ? C’était premièrement pour dissiper la grande appréhension de cette femme, et pour empêcher le scrupule dont sa conscience l’aurait tourmentée dans la suite, comme ayant dérobé en quelque sorte sa santé sans l’avoir demandée à Jésus-Christ. C’était encore pour ajouter à sa foi ce qui lui manquait, puisqu’elle avait cru pouvoir faire quelque chose sans être vue par le Sauveur. C’était en troisième lieu pour proposer sa foi comme un modèle que tout le monde devait imiter. D’ailleurs était-ce un moindre miracle de connaître le secret des cœurs, que d’arrêter la perte du sang ?
Enfin comme la foi du chef de la synagogue était chancelante, et, que sa complète défaillance aurait tout gâté et empêché la guérison de la jeune fille, Jésus-Christ la raffermit par ce miracle de l’hémorrhoïsse. C’est qu’en effet il était déjà venu quelqu’un dire au chef de la synagogue : « Ne lui donnez pas la peine de venir chez vous, parce que votre fille est morte (Lc. 8,49) ; » et ceux qui étaient au logis « se moquaient de lui lorsqu’il disait qu’elle dormait. » C’est donc pour empêcher cette défaillance de foi assez présumable dans le père de la jeune fille, que Jésus révèle à tous et cette femme et la guérison qui vient de s’opérer en elle. Car on peut assez juger que cet homme était des plus grossiers par cette parole que Jésus-Christ lui dit dans saint Luc : « Ne craignez point : croyez seulement et votre fille sera guérie. » (Lc. 8,50)
2. Il attend même à dessein que cette jeune fille soit morte, afin de faire, en la ressuscitant, un miracle plus éclatant. Il ne se hâte point, il marche seulement, et s’arrête à parler longtemps avec cette femme, afin de n’arriver qu’après que la jeune fille serait morte, selon ce qui est rapporté dans saint Luc : « Lorsqu’il parlait encore », dit-il, « il vint quelqu’un lui dire : Ne lui donnez pas la peine de venir chez vous parce que votre fille est morte. » (Lc. 8,48) Ainsi il voulut qu’on ne doutât point de la mort, afin qu’ensuite on ne pût douter de la résurrection. C’est ce qu’il a observé presque partout. C’est ainsi qu’il ne se pressa point d’aller voir Lazare le premier, ou le second, ou le troisième jour. Ce fut donc pour ces raisons qu’il découvrit le miracle arrivé eu la personne de cette femme. « Mais Jésus se retournant et la voyant lui dit : Ma fille, ayez confiance (22). » Il avait dit de même au paralytique : « Mon fils, ayez confiance. » Comme cette femme était toute troublée, Jésus-Christ commence par l’exhorter à « avoir confiance ; » et il l’appelle « sa fille », parce que sa foi la mettait au nombre de ses enfants. Il lui donne même des louanges publiques et lui dit : « Votre foi vous a sauvée. Et cette femme fut guérie à l’heure même (22). » (Lc. 8,46) Saint Luc s’étend bien plus au long en parlant de cette femme. Il rapporte qu’après qu’elle se fut approchée de Jésus-Christ et qu’elle eut été guérie, Jésus-Christ ne l’appelle pas d’abord, mais dit premièrement : « Qui est-ce qui m’a touché ? » A quoi saint Pierre et les autres répondirent : « Maître, la foule du peuple vous presse et vous étouffe, et vous demandez qui vous a touché ? » Ce qui nous marque en passant que Jésus-Christ était véritablement revêtu de notre chair, et qu’il foulait aux pieds tout faste, puisqu’il se laissait approcher de si près par ces foules, et qu’il ne leur commandait pas de ne le suivre que de loin.
Cependant Jésus-Christ continue de dire « Quelqu’un m’a touché, car j’ai reconnu qu’une vertu est sortie de moi. » S’il use ici d’une expression et d’une image quelque peu matérielle, c’est pour être mieux entendu de cette multitude inculte. Et ce qu’il dit, c’est pour porter cette femme à avouer elle-même ce qui s’est passé. Il ne la découvre pas lui-même, il se contente de lui faire entendre qu’il sait tout clairement, il veut qu’elle vienne d’elle-même tout déclarer, qu’elle publie elle-même le miracle qui s’est accompli, il ne veut pas, en le faisant connaître lui-même, donner lieu à aucun soupçon. Voyez-vous une femme meilleure qu’un chef de synagogue ? Elle ne retient point Jésus-Christ, elle ne l’arrête point, et elle se contente de le toucher en passant et du bout du doigt ; aussi, quoique venue la dernière, elle est guérie la première : le chef de synagogue entraîne le médecin en personne chez lui ; pour la femme, c’est assez qu’elle le touche ; sa maladie l’entravait, mais sa foi lui donnait des ailes. Aussi voyez comment le Seigneur La console en lui disant : « Votre foi vous a guérie » Parole qu’il n’eût pas dite, si c’eût été par ostentation qu’il eût produit cette femme en public. Il la dit pour affermir la foi du chef de synagogue, et pour relever publiquement celle de cette femme, ce qui lui cause une joie dans te fond du cœur, beaucoup plus grande que celle qu’elle avait reçue par la guérison si miraculeuse de son corps. N’est-il pas encore visible par ce que je vais dire, que ce n’était point par vanité qu’il produisait cette femme, mais pour mettre en évidence sa foi, et la proposer comme un modèle aux autres ? Jésus-Christ n’avait point besoin de ce miracle pour se faire estimer des hommes, et il n’en eût pas moins paru Dieu par cette foule de prodiges et de miracles qu’il avait déjà faits et qu’il devait faire encore dans la suite de sa vie. Mais s’il n’avait point découvert ce qui était arrivé à cette femme, elle n’aurait point reçu les louanges qu’elle avait si justement méritées. C’est pourquoi il rend public ce qu’elle avait fait en secret. Il dissipe cette crainte avec laquelle elle s’était approchée de lui, il lui commande d’avoir de la confiance et la rétablissant dans une parfaite santé, il ajoute à sa guérison une grâce pour la conduire paisiblement dans le chemin du salut en lui disant : « Allez en paix. » (Mc. 5,33) « Or Jésus étant venu en la maison de ce chef de synagogue, et voyant les joueurs de flûtes, et une troupe de gens qui faisaient grand bruit (23), il leur dit : Retirez-vous, cette fille n’est pas morte, elle n’est qu’endormie ; et ils se moquaient de lui (24). » Vous voyez quel était l’esprit et la disposition de ces princes de la synagogue, de faire venir ainsi des joueurs de flûtes et de cymbales, pour pleurer leurs morts. Que fait donc ici Jésus-Christ ? Il chasse tout le monde, excepté les parents de la jeune fille, afin qu’ils fussent témoins que c’était lui et non pas un autre qui l’aurait ressuscitée. Et avant de la ressusciter en effet, il la ressuscite en parole en disant : « Elle n’est pas morte, mais elle dort. »
Il fait la même chose en plusieurs autres endroits de l’Évangile. Et comme on voit qu’avant que d’apaiser la tempête, il reproche à ses disciples leur peu de foi, de même il dissipe le trouble des personnes présentes ; il leur fait voir ici qu’il lui est aussi facile de ressusciter cette fille de la mort que de la réveiller du sommeil. Ce qu’il fit encore à propos de Lazare en disant : « Notre ami Lazare dort. » (Jn. 2,15) Il voulait nous apprendre dans toutes ces rencontres, que la mort n’est plus à craindre aux hommes, puisqu’elle n’est plus une mort et qu’elle est devenue un sommeil. Comme il devait mourir bientôt lui-même, il accoutumait ses disciples, par la mort et par la résurrection des autres, à ne perdre point la foi lorsqu’il serait mort, puisqu’ils voyaient que depuis qu’il était venu au monde, la mort n’était plus qu’un sommeil. Cependant on se moquait de lui, et lui ne s’indignait pas que sa puissance fût mise en doute par ceux même en faveur de qui il allait faire un grand miracle. Il ne fit aucune réprimande au sujet de ces rires qui allaient devenir, ainsi que les flûtes et les cymbales et tout le reste de l’appareil funèbre, une preuve irrécusable de la mort. Comme la plupart du temps les miracles une fois opérés ne rencontrent plus que l’incroyance, Jésus-Christ se sert ici des propres paroles de ces gens pour les convaincre ; il les enlace dans leurs propres filets.
3. Dieu usa de la même conduite envers Moïse autrefois, et depuis encore dans la résurrection de Lazare. Dieu dit à Moïse : « Qu’est-ce que vous tenez dans votre main « (Ex. 4,2) ? » afin qu’en voyant la verge qu’il tenait changée en serpent, il n’oubliât point que ce n’était d’abord que du bois, et que ses propres paroles lui en rendant témoignage, il fût dans une admiration continuelle. Et Jésus-Christ dit en parlant de Lazare : « Où l’avez-vous mis (Jn. 11,34) ? » afin que ceux qui lui répondirent « Venez et voyez », et peu après : « il sent déjà mauvais, parce qu’il y a quatre jours qu’il est mort », ne pussent plus nier ensuite qu’il n’eût été Véritablement ressuscité. « Mais après qu’on eut fait sortir tout le monde, il entra, prit la main de la jeune fille, et dit : Levez-vous, et la jeune fille se leva (25). Et le bruit s’en répandit dans tout le pays (26). » Jésus voyant donc toute cette foule de monde et tous ces joueurs de flûtes, les fit tous sortir, puis, sous les yeux des parents, il opéra le miracle. Dans ce corps inanimé, il n’introduit pas une nouvelle âme, Mais il rappelle celle qui venait de sortir, et mec autant de facilité que s’il la réveillait d’un sommeil. Il prend la main de la jeune fille pour mieux Convaincre de sa mort tous ceux qui étaient présents, et pour que le témoignage de leurs yeux ne laisse subsister aucun doute touchant la résurrection. Le père lui avait dit : « Mettez votre main sur elle ;» mais Jésus-Christ fait plus. Car il ne se contente pas de mettre sa main sur elle, il la prend et la lève, pour montrer que tout lui cède et lui obéit. Il est marqué dans saint Luc « qu’il lui fit aussitôt donner de la nourriture (Lc. 8,55) », pour empêcher que ce miracle ne passât pour un prestige. II ne fait pas cela lui-même ; mais il ordonne aux autres de le faire, comme il fit délier Lazare par les autres. « Déliez-le », dit-il, « et le laissez aller, puis il accepte d’être son convive. » Il voulait en toutes ces rencontres qu’on fût convaincu de ces deux choses, que les personnes étaient véritablement mortes, et qu’ensuite elles étaient véritablement ressuscitées.
Remarquez ici, mes frères, non seulement la résurrection de cette fille, mais encore le commandement que Jésus-Christ fait de n’en parler à personne ; ce qui seul suffit pour faire voir contre les blasphémateurs de Jésus-Christ combien il était éloigné de rechercher la gloire. Considérez aussi qu’il chasse tous ces pleureurs comme indignes de voir un si grand miracle. Ne sortez donc pas avec les joueurs d’instruments, mais demeurez-y avec ces trois disciples si chéris qui méritèrent d’être témoins de ce prodige.
Si Jésus-Christ rejeta alors d’auprès de lui ces gens qui pleuraient les morts, doutez-vous qu’aujourd’hui il ne les rejette bien davantage ? On ne savait pas alors que la mort ne fût qu’un sommeil, et cette vérité aujourd’hui est plus claire que le soleil. Vous me direz peut-être : Mais si ma fille meurt maintenant, Jésus-Christ ne la ressuscitera point. Il est vrai, mais il la ressuscitera un jour avec beaucoup plus de gloire. La jeune fille que nous venons de voir ressuscitée mourut encore une fois ; mais quand Jésus-Christ ressuscitera la vôtre, il la rendra immortelle.
Que personne ne pleure donc plus les morts à l’avenir. Qu’on ne les plaigne plus, qu’on se souvienne que Jésus-Christ est ressuscité, et qu’on ne fasse plus cet outrage à la victoire qu’il a remportée sur la mort. Pourquoi vous laissez-vous aller inutilement aux soupirs et aux larmes ? La mort n’est plus qu’un sommeil. Pourquoi vous laissez-vous abattre dans l’excès de votre douleur ? On se rirait d’un païen qui s’affligerait dans ces rencontres ; mais qui pourrait excuser ces larmes dans un chrétien ? Comment pourrait-on lui pardonner cette faiblesse après que la résurrection a été établie par tant de preuves si constantes, et par le consentement de tant de siècles ?
Cependant il semble que vous preniez plaisir à augmenter cette faute. Vous nous faites venir des pleureuses vous nous amenez des femmes païennes pour augmenter le deuil, pour attiser la flamme de la douleur. Vous n’écoutez point saint Paul qui vous dit : « Quel rapport y a-t-il entre Jésus-Christ et Bélial ; ou qu’a de commun un fidèle avec un infidèle ? » (2Cor. 5,15) Les païens qui n’ont aucune foi ni aucune espérance de la résurrection, ne laissent pas de trouver des raisons pour consoler, leurs amis dans ces accidents. Soyez fermes, leur disent-ils, dans votre malheur. Il faut supporter doucement ce qui arrive nécessairement. Ce qui est fait est fait. Vos larmes ne le changeront pas, et elles ne rendront pas la vie à celui que vous pleurez. Et vous, chrétien, vous qui avez des connaissances plus pures et plus hautes que les infidèles, vous ne rougissez pas d’être plus lâche qu’eux dans ces rencontres ?
Nous ne vous disons point, comme eux : Supportez ce mal constamment puisqu’il est inévitable et que toutes vos larmes y sont inutiles. Nous vous disons au contraire : prenez courage, votre, fille ressuscitera. Elle n’est pas morte, elle n’est qu’endormie, elle repose en paix, et elle passera de ce sommeil-tranquille dans une vie immortelle, dans une paix angélique et dans un bonheur qui ne finira jamais. N’entendez-vous pas le Prophète qui vous dit : « Mon âme, rentrez dans votre repos, parce que le Seigneur vous a fait grâce ? » (Ps. 114,9) Dieu appelle la mort une grâce et vous pleurez ? Que pourriez-vous faire de plus si vous étiez l’ennemi mortel de celui qui meurt ?
Si quelqu’un doit pleurer alors, c’est le démon qui le doit faire. Oui, qu’il pleure, qu’il s’afflige : qu’il se déchire, et se désespère, de ce que notre mort maintenant n’est plus qu’un passage à une vie immortelle. Cette tristesse est digue de sa malice, mais elle est indigne de vous qui êtes appelé au repos, qui allez recevoir la couronne, et dont la mort est un port tranquille après la tempête.
Voyez de combien de maux cette vie est pleine, souvenez-vous combien de fois vous l’avez eue en horreur, combien d’imprécations vous avez faites en voyant les maux qui l’assiègent sans cesse, et qui se succèdent les uns aux autres. Considérez que dès le commencement du monde Dieu nous a condamnés à souffrir. Il dit à la femme : « Vous enfanterez avec douleur. » (Gen. 3,16) Il dit à l’homme : « Vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage. » (Id) Et Jésus-Christ dit à ses apôtres : « Vous aurez de grandes afflictions dans le monde. » (Jn. 16,53) On ne nous prédit rien de semblable pour l’autre vie. On nous assure au contraire que « la douleur, la tristesse et les gémissements en seront éternellement bannis (Is. 33) ; et qu’il viendra des personnes de l’Orient et de l’Occident pour se reposer dans le sein d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (Mc. 8 ; Ez. 40) ; » que l’époux vous recevra dans sa chambre nuptiale, au milieu des lampes ardentes, et que votre vie sera changée en une vie toute céleste.
4. Pourquoi donc déshonorez-vous la mort de votre ami par vos larmes ? Pourquoi en pleurant ainsi la mort apprenez-vous aux autres à craindre la mort ? Pourquoi donnez-vous sujet aux faibles d’accuser Dieu même, de ce qu’il nous a exposés à tant de malheurs ? Mais je vous demande, au contraire, pourquoi, après la mort de vos proches, vous assemblez les pauvres ? Pourquoi vous appelez les prêtres, afin qu’ils offrent pour ceux que vous pleurez leurs prières et, leurs sacrifices ? Vous en répondrez que c’est afin, que celui qui est mort entre bientôt dans le repos éternel, et que son Juge lui soit, favorable. Et cependant vous ne cessez point de crier, et de répandre des larmes. Ne vous combattez-vous pas vous-même ? Vous croyez que votre ami est dans le port, et pour cela, vous vous jetez vous-même dans le trouble et dans la tempête ?
Mais que ferai-je ? me direz-vous. C’est la faiblesse de la nature qui fait cela. Et moi je vous dis : N’accusez point la nature, accusez-vous vous-même et votre propre mollesse, qui, vous fait dégénérer de cette haute dignité que la foi vous avait donnée, et qui vous rend pires que les infidèles. Comment après cela oserons nous parler aux païens de l’immortalité de l’âme ? Comment leur persuaderons-nous que nous ressusciterons un jour, puisque nous craignons la mort plus qu’ils ne la craignent eux-mêmes ? On a vu des infidèles autrefois, qui sans rien connaître de ce que la foi nous apprend, n’ont pas laissé de se couronner de fleurs et de prendre leurs plus beaux habits à la mort de leurs enfants pour se faire estimer des hommes, et pour s’acquérir un faux honneur ; et après cela, cette gloire incompréhensible que nous attendons dans le ciel, n’aura pas assez de force sur nos esprits pour bannir de nous, à la mort de nos proches, cette tristesse lâche et efféminée, et cette mollesse si indigne d’un chrétien ?
Mais je perds mon héritier, me direz-vous ; je n’ai plus personne à qui je laisse tous mes biens. Aimez-vous donc mieux que votre fils hérite d’un peu de bien sur la terre que de tous les biens qui sont dans le ciel ? Aimez-vous mieux qu’il jouisse de ces richesses qu’il devait quitter si tôt, que de celles qui ne périront jamais ? Mon fils, dites-vous, ne sera point mon héritier. Il est vrai, il ne sera point l’héritier de son père, mais il le sera de Dieu. Il ne sera point le cohéritier de ses frères ; mais il le sera de Jésus-Christ.
Mais dans quelles mains donc, me direz-vous, passeront ces meubles si riches, ces habits si précieux, ces maisons si magnifiques, ce grand nombre d’esclaves, et ces terres si vastes et si étendues que nous possédons ? Elles passeront si vous voulez entre les mains de votre fils, et avec plus d’assurance que s’il était encore en vie. Si les barbares ont brûlé autrefois avec les morts ce qu’ils avaient de plus précieux ; combien est-il plus digne d’un chrétien de sacrifier avec son fils tout ce qui lui appartenait, non pour le réduire en cendres comme les barbares, mais pour augmenter le bonheur et la gloire de ce mort qui leur est si cher ? Si ce fils avait des péchés en mourant, ces biens que vous donnez pour lui en effaceront les taches. S’il était juste et innocent, ils augmenteront sa récompense.
Mais vous désireriez bien de le voir. Hâtez-vous donc de sortir de ce monde et de vivre comme il a vécu, afin que vous le voyiez bientôt. Si vous n’écoutez pas mes raisons pour vous consoler, considérez que tôt ou tard, le temps même vous consolera et qu’il fera cesser votre douleur. Mais cette paix où vous vous trouverez alors ne sera point récompensée, parce qu’elle ne sera qu’un effet du temps et non point l’ouvrage de votre vertu. Que si vous voulez entrer dès maintenant dans les sentiments de la, sagesse chrétienne, vous en tirerez deux grands avantages : l’un, que vous vous délivrerez de beaucoup de maux, et l’autre, que vous vous procurez auprès de Dieu une très glorieuse couronne. Car l’aumône et les bonnes œuvres ne sont point d’un si grand mérite devant Dieu que cette modération et cette paix que nous conservons dans nos plus grands maux.
Considérez que le Fils de Dieu a bien voulu mourir lui-même. Il est mort, mais pour vous ; et vous, vous mourez pour vous-même. Il est mort après avoir dit : « Mon Père, si cela est possible, que ce calice s’éloigne de moi. » (Mt. 26) II est mort après avoir été dans la frayeur et dans l’agonie, et après avoir ressenti une profonde tristesse. Mais cependant il a accepté la mort et s’est soumis à toutes les circonstances cruelles et honteuses qui l’accompagnaient. Il a souffert avant la mort les fouets, et avant les fouets, les railleries, les outrages et les insultes, pour vous apprendre à souffrir avec une fermeté inébranlable. Il est mort enfin, et son âme a été séparée de son corps, mais il l’a repris aussitôt, et l’a rempli de sa gloire, afin que sa résurrection vous fût un gage et une assurance de la vôtre. Si donc notre croyance n’est point une fable, ne vous affligez point de la mort des hommes. Si elle est véritable, ne pleurez point. Que si vous pleurez, comment pourrez-vous en persuader la vérité aux infidèles ?
5. Mais peut-être que tout ce que nous vous représentons n’empêche pas que cette mort ne voua paraisse insupportable. C’est donc pour cela même que vous devez cesser de pleurer, puisque la mort de celui que vous regrettez l’a délivré de tant de maux. Ne lui portez donc point envie, et ne soyez point fâché de son bonheur. Car lorsque vous souhaitez vous-même de mourir parce qu’un des vôtres est mort un peu trop tôt et que vous vous affligez de ce qu’il ne jouit plus d’une vie qui l’aurait exposé à tant de misères, il semble que vous agissez plus par un mouvement d’envie que par une amitié véritable. Ne considérez donc pas que vous ne reverrez plus votre fils mort, mais pensez que vous l’irez retrouver bientôt. Ne regardez point qu’il n’est plus en ce monde, mais que ce monde un jour ne sera plus, que tout y changera de forme, que le ciel, la terre et la nier passeront, et qu’alors vous recevrez votre fils dans une gloire infinie.
Si celui que vous pleurez est mort dans le péché, la mort en arrête le cours ; et si Dieu eût prévu qu’il en eût dû faire pénitence, il ne l’eût pas sitôt retiré du monde. Que s’il est mort dans la grâce et dans l’innocence, son innocence n’est plus en danger, et il en possède une récompense qui ne finira jamais.
Il paraît donc, par tout ce que nous avons dit, que vos larmes sont plutôt l’effet d’un trouble d’esprit et d’une passion peu raisonnable, que d’un amour sage et bien réglé. Que si vous aimiez véritablement celui qui est mort, vous devriez vous réjouir clé ce qu’il a été délivré bientôt d’une navigation dangereuse. Car il y a quelque chose de stable dans le cours ordinaire de la nature. Le jour succède à la nuit et la nuit au jour. L’été vient après l’hiver et l’hiver après l’été. Ainsi les saisons s’entre-suivent et elles sont toujours liées de même es unes aux autres. Mais les maux au contraire viennent en foule et à contre temps, sans ordre et sans mesure, et notre vie est sujette à des accidents toujours nouveaux.
Voudriez-vous donc que votre fils fût encore assujetti à ces misères, qu’à chaque jour il fût exposé à une nouvelle peine, qu’il fût tantôt dans la maladie, tantôt dans la tristesse, et toujours dans la souffrance d’un mal et dans l’appréhension d’un autre ? Car vous ne pouvez pas dire qu’il eût pu passer le cours de cette vie sans éprouver toutes ces inquiétudes et tous ces soins.
Mais vous, ô mère, qui pleurez votre fils, considérez que celui que vous aviez mis au monde n’était pas immortel, et que s’il n’était mort maintenant, il devait mourir bientôt après. Que si vous dites que vous n’avez pas eu le temps de jouir de lui, vous le ferez pleinement dans le ciel. Mais vous le voudriez voir maintenant ? Et moi je vous dis que si vous êtes sage de la sagesse de Dieu, il lie tiendra qu’à vous de le voir. Car l’espérance des chrétiens est beaucoup plus claire et plus assurée que vos propres yeux.
Si l’on voulait tirer votre fils d’auprès de vous pour le faire roi d’un grand royaume, refuseriez-vous de le laisser aller pour ne pas perdre le vain plaisir de le voir ? Et maintenant qu’il est passé en un royaume infiniment plus grand et plus heureux que tous ceux de la terre ensemble, vous ne pouvez souffrir d’être un moment séparée de lui, lors particulièrement qu’au lieu d’un fils vous avez un mari qui vous console. Que si vous n’en avez plus, vous avez toujours pour consolateur « le père des orphelins et le juge des veuves. » Voyez de quelle manière saint Paul relève ces sortes de veuves : « Celle », dit-il, « qui est véritablement veuve et désolée, met son espérance en Dieu. » (1Tim. 5,5) Ce sont là les plus excellentes veuves, puisque ce sont les plus patientes.
Ne pleurez donc plus, et ne vous affligez point d’une chose pour laquelle vous espérez une si grande récompense. Vous n’avez fait que rendre un dépôt que l’on vous avait confié. C’est pourquoi n’en soyez plus en peine, puisque Dieu l’a repris et l’a mis dans son trésor éternel. Que si vous comprenez bien la différence qu’il y a entre la vie de la terre et celle du ciel, si vous voyez à fond l’inconstance et le néant de celle-ci et la grandeur et la solidité de l’autre, vous n’aurez pas besoin que je vous dise rien davantage. C’est de cette agitation et de ce trouble que votre fils maintenant est délivré. S’il était demeuré sur la terre, vous ne savez s’il eût été bon ou méchant. Ne voyez-vous pas tous les jours combien de pères sont contraints de chasser leurs fils d’auprès d’eux et de les déshériter ; et combien d’autres les retiennent malgré eux, quoiqu’ils soient pires que ceux que l’on chasse ? Pensons donc à toutes ces choses et servons-nous-en pour régler nos mœurs. Car c’est ainsi que notre patience sera approuvée des morts mêmes que nous pleurons, qu’elle sera estimée des hommes et couronnée par la miséricorde de Dieu, qui nous fera jouir des biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et la puissance, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXII[modifier]


« COMME JÉSUS SORTAIT DE CE LIEU, DEUX AVEUGLES LE SUIVIRENT, CRIANT APRÈS LUI ET DISANT : FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE NOUS. » (CHAP. 9,27. JUSQU’AU VERSET 16 DU CHAP. X)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Qu’il faut fuir l’ostentation.
  • 2. Il faut répondre aux calomnies, non par des calomnies, mais par des bienfaits.
  • 3. Liste des noms des apôtres.
  • 4. Les miracles, sans les bonnes œuvres, ne servent de rien.
  • 5. Les apôtres ont été plus remarquables par leurs vertus morales que par leur puissance de faire des miracles.
  • 6. De la paix qui se donnait dans l’église pendant l’office divin. Malades guéris par l’onction faite avec l’huile de la lampe des églises.
  • 7 et 8. De la sainteté de l’église et de la parole de Dieu. Avec quel respect on doit entendre les prédicateurs. Charité de saint Chrysostome pour son peuple. Qu’on ne doit pas désirer maintenant des miracles que de bien régler sa vie.


1. Pourquoi. Jésus-Christ tire-t-il ces aveugles du milieu du peuple d’où ils criaient, sinon pour nous apprendre encore avec quel soin nous devons fuir la gloire des hommes ? Comme la maison était proche, il les y conduit pour les guérir plus en secret. Et ce désir d’être caché dans cette action paraît en ce qu’il défend à ces aveugles de ne parler de ce miracle à personne. Mais certes ces deux aveugles sont le sujet d’un grand reproche aux Juifs. Le seul bruit des miracles de Jésus-Christ les fait croire en Celui qu’ils ne pouvaient voir ; et les Juifs, qui voyaient tous les jours de leurs propres yeux tant de miracles de Jésus-Christ, font le contraire de ces aveugles.
Jugez de l’ardeur de leur foi, et par les cris qu’ils poussent, et par la demande qu’ils font. Car ils ne s’approchèrent pas froidement de Jésus-Christ, mais en criant beaucoup, et demandant seulement miséricorde : « ayez pitié de nous. » Ils l’appelèrent « Fils de David », parce que ce nom paraissait alors glorieux : et lorsque les prophètes mêmes voulaient parler d’un roi avec honneur, ils l’appelaient fils de David. « Et lorsqu’il fut entré dans la maison ces aveugles s’approchèrent de lui, et Jésus leur dit : Croyez-vous que je puisse faire ce que vous me demandez ? Ils lui répondirent : « Oui, Seigneur (28). » Ainsi lorsque les aveugles venus avec lui sont arrivés dans la maison, Jésus-Christ leur fait encore une seconde demande : « Croyez-vous », leur dit-il, « que je puisse faire ce que vous me demandez ? » Il s’étudiait partout à ne guérir que ceux qui l’en priaient, de peur qu’on ne crût qu’il cherchât sa gloire dans ces miracles, et qu’il les lit par vanité ; outre qu’il voulait montrer encore que ces hommes étaient dignes de cette grâce, pour prévenir l’accusation de quelques impies qui eussent pu dire : s’il ne sauve et guérit les hommes que par miséricorde, pourquoi ne les sauve-t-il pas tous ? Car la miséricorde que Dieu témoigne pour les hommes, a sans doute quelque rapport à la foi de ceux qu’il sauve.
Il avait encore une raison particulière pour exiger la foi de ces aveugles. Comme ils l’appelaient « Fils de David », il voulait les élever plus haut, et leur faire avoir des sentiments plus dignes de lui. C’est pourquoi il leur dit : « Croyez-vous que je puisse faire ce que vous me demandez ? » il ne dit pas : croyez-vous que je puisse par mes prières obtenir ce miracle de mon Père ; mais « que je puisse, moi, faire ce que vous demandez ? » Que répondent ces aveugles ? « Oui, Seigneur. » Ils ne l’appellent plus de Fils de David ; » mais élevant leur foi plus haut ils reconnaissent la souveraine puissance de Celui à qui ils parlent. « Alors il leur toucha les yeux en disant qu’il vous soit fait selon votre foi ! Et aussitôt leurs yeux furent ouverts (29). » Jésus-Christ alors étend sa main sur eux pour les guérir, et leur dit : « Qu’il vous soit fait selon votre foi. » Le Fils de Dieu fait trois choses par ces paroles. Il affermit la foi de ces aveugles, il montre que leur volonté avait eu aussi quelque part à leur guérison, et il tait voir que la manière dont il leur avait parlé, ne pouvait être suspecte de flatterie. Car il ne leur dit pas : que vos yeux soient ouverts ; mais : « qu’il vous soit fait selon votre foi. » C’était ce qu’il observait presque envers tous ceux qu’il guérissait, voulant que tout le monde reconnût quelle était la foi de leur âme, avant que d’être témoin de la guérison de leur corps ; pour rendre en même temps ceux qui étaient guéris encore plus fervents dans la foi, et les autres qui les voyaient plus disposés à la recevoir.
Ce fut ainsi qu’avant que de guérir le paralytique, il guérit son âme par ces paroles : « Mon fils, ayez confiance, vos péchés vous « sont remis ; » qu’ayant ressuscité la jeune fille, il demeura là, et commanda qu’on lui apportât à manger, afin qu’elle connût Celui qui l’avait ressuscitée ; qu’il fit voir, dans la guérison du serviteur du centenier, que c’était la foi avec laquelle le centenier la lui avait demandée, qui avait tout fait ; et qu’avant que de délivrer ses disciples de la tempête, il les délivra auparavant de leur manqué de foi. II fait donc encore ici la même chose. Quoiqu’il sût parfaitement le fond du cœur de ces deux aveugles, il les interroge néanmoins devant tout le monde, pour exciter les autres par leur exemple, et pour faire connaître leur vive foi, c’est-à-dire la cause secrète de leur guérison. Après les avoir guéris il leur défend aussitôt d’en rien dire à personne, et par un commandement qu’il accompagne de beaucoup de sévérité. « Jésus leur dit avec des paroles fortes et pressantes : Prenez bien garde que personne ne le sache (30). Mais eux s’en étant allés répandirent sa réputation dans tout ce pays-là (3l). » Ils ne purent donc se retenir, ils se firent prédicateurs et Évangélistes, et malgré l’ordre formel qu’ils avaient reçu de tenir caché ce qui leur était arrivé, ils ne purent résister au désir de le répandre. Nous voyons dans l’Évangile que le Sauveur a dit à un autre malade qu’il guérit : « Allez et racontez la gloire de Dieu. » Mais cette parole, bien loin d’être contraire à ce que nous voyons ici, s’y accorde parfaitement. Jésus-Christ nous apprend d’une part à cacher toujours ce qui nous peut être avantageux, et à ne pas même souffrir que d’autres nous louent. Mais lorsque toute la gloire d’une action retourne à Dieu seul, non seulement il ne nous empêche point, mais il nous commande même de faire en sorte qu’on le loue. « Et lorsqu’ils furent sortis, voici qu’on lui présenta un homme muet, possédé du démon (32). » L’infirmité de cet homme n’était point un effet de la nature, mais de la seule malice du démon. C’est pourquoi il fallait qu’il fût amené à Jésus-Christ par d’autres, puisqu’étant muet il ne le pouvait prier par lui-même, ni – prier les autres de l’y mener, parce que son âme était liée par le démon aussi bien que sa langue. Jésus-Christ donc, sans exiger de lui la foi, le guérit aussitôt. « Et le démon ayant été chassé, le muet parla, et tout le peuple en fut dans l’admiration, et ils disaient : on n’a jamais vu rien de semblable en Israël (33). » Ces paroles perçaient les pharisiens parce que le peuple témoignait publiquement préférer Jésus-Christ à tout, et l’estimer incomparablement plus que ceux qui non seulement étaient dans la Judée, mais qui y furent jamais ; non seulement parce qu’il guérissait les malades, mais parce qu’il les guérissait en un moment, et avec une facilité admirable, quoique leurs maladies fussent inconnues et incurables à tout le reste des hommes. Mais pendant que le peuple est dans une disposition si raisonnable, les pharisiens entrent dans des sentiments bien différents ; et ne se contentant pas de calomnier ces miracles de Jésus-Christ, ils ne rougissent point de se couper dans leurs propres paroles et de se combattre eux-mêmes. C’est ce qui arrive d’ordinaire à la méchanceté envieuse.
2. « Mais les pharisiens disaient au con traire : Il chasse les démons par le prince des démons (34). » Y a-t-il rien de plus extravagant que cette pensée, comme Jésus-Christ le leur reproche ensuite ? Il est impossible que le démon chasse le démon. Cet esprit de malice ne détruit pas ses propres desseins, mais il ne tend et ne travaille au contraire qu’à les affermir. D’ailleurs Jésus-Christ ne faisait pas seulement paraître sa puissance en chassant les démons ; mais encore en guérissant les lépreux, en ressuscitant les morts, en calmant la mer, en pardonnant les péchés ; en prêchant le royaume du ciel, et en conduisant les hommes à Dieu son Père : merveilles d’autant plus impossibles au démon, que n’en ayant point le pouvoir il n’en a pas même la volonté.
Les démons détournent les hommes du culte de Dieu, et ils les portent à adorer les idoles ils les attachent à cette vie, et ils leur ôtent la foi de l’autre. De plus, si l’on offense le démon, il n’a garde de faire du bien au lieu de se venger, puisqu’il nuit même à ceux qui le servent le mieux, et qui l’honorent davantage. Mais Jésus-Christ se conduit d’une manière bien différente, puisqu’après ces médisances, ces outrages et ces blasphèmes ; l’Évangile ne laisse pas d’ajouter : « Et Jésus allait de tous côtés dans les villes et dans les villages enseignant dans leurs synagogues, et prêchant l’évangile du royaume, et guérissant toutes sortes de maladies et de langueurs (35). » Bien loin de punir leur ingratitude, il ne veut pas même les en reprendre.
Il leur témoigne son extrême douceur, et en même temps il réfute leurs calomnies. Car il veut les convaincre d’abord de la fausseté de leurs accusations par une grande multitude de miracles, et les confondre ensuite par ses paroles et par ses raisons. Après donc avoir été ainsi outragé, il ne laisse pas d’aller dans les villes, dans les villages et dans les synagogues des Juifs, pour nous apprendre à riposter à nos calomniateurs, non en leur répondant injure pour injure, mais en redoublant notre affection envers eux. Car si vous ne regardez que Dieu et non pas les hommes, dans la charité que vous leur faites, vous ne cesserez jamais de leur faire du bien, quelque ingrats qu’ils puissent être envers vous, sachant que leur ingratitude augmentera votre récompense.
Celui qui se lasse de faire la charité, parce qu’on médit de lui, et qu’on le décrie, témoigne assez qu’il a été plutôt charitable pour être loué des hommes que pour plaire à Dieu. Jésus-Christ au contraire nous voulant apprendre qu’il ne suivait dans ces guérisons que le mouvement de sa bonté n’attend pas, même après toutes ces médisances, que les malades le viennent trouver. Il va les trouver jusque dans leur pays et dans leurs villes, Il leur fait deux grâces très-considérables en même temps : l’une qu’il leur prêche l’Évangile, et l’autre qu’il les guérit de toutes leurs maladies. Il ne passait aucune ville, il ne négligeait aucun village, mais il allait indifféremment en toutes sortes de lieux. Il n’arrêtait pas encore là l’excès et la tendresse de sa charité. « Car voyant la multitude du peuple, ses entrailles furent émues de compassion, parce qu’ils étaient languissants et dispersés çà et là, comme des brebis qui n’ont point de pasteur (36). » Considérez encore ici, mes frères, combien Jésus-Christ est éloigné de la vaine gloire. Pour ne pas attirer à lui tout le monde, il aime mieux envoyer ses disciples. Il veut que d’abord la Judée soit comme le lieu où ils s’exercent, pour les rendre ensuite capables de combattre et de lui assujettir toute la terre. Il les met d’abord dans des épreuves assez fortes, si l’on considère que leur vertu était encore bien faible, afin que s’étant fortifiés de plus en plus ils puissent entreprendre une guerre plus pénible. C’est un aigle qui tire du nid ses aiglons pour leur apprendre à voler.
Il leur donne d’abord de pouvoir de guérir les corps pour les rendre ensuite les médecins et les conducteurs des âmes.
Et remarquez comment il leur fait voir en même temps la nécessité et la facilité de ce qu’il leur ordonne. « La moisson est grande », dit-il, « et il y a peu d’ouvriers. » Je ne vous envoie pas pour semer, mais pour recueillir une moisson toute préparée. C’est ce qu’il dit dans saint Jean : « Les autres ont travaillé et vous êtes entrés dans leurs travaux. » (Jn. 4,59) Il leur parlait de la sorte pour les empêcher de s’enorgueillir et pour leur donner en même temps de la confiance en leur faisant voir que le plus grand travail était déjà fait.
Il est remarquable encore que ce qu’il fait en cette rencontre n’est point l’ouvrage d’une justice qui rende ce qui est dû, mais d’une miséricorde toute pure et toute gratuite. « Voyant la multitude du peuple, ses entrailles furent émues de compassion, parce qu’ils « étaient languissants et dispersés çà et là comme des brebis qui n’ont point de pasteur. » Ces paroles sans doute retombent comme une accusation grave sur la tête des Juifs, puisqu’au lieu d’être les pasteurs des peuples ils en étaient devenus les loups. Car non seulement ils ne les redressaient point de leurs égarements, mais ils s’opposaient même au progrès qu’ils auraient pu faire dans la vertu. Aussi nous voyons que lorsque le peuple, ravi des miracles de Jésus-Christ, publie hautement « qu’on n’a jamais rien vu de semblable dans Israël », les pharisiens crient au contraire : « Il chasse les démons par le prince des démons. »
3. « Alors il dit à ses disciples : Il est vrai que la moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers (37). Priez donc le maître de la moisson qu’il fasse aller les ouvriers à sa moisson (38). » Qui sont « ces ouvriers » dont Jésus-Christ parle en ce lieu, sinon ses douze disciples ? il dit « qu’ils sont peu, et néanmoins il n’y en ajoute point d’autres, et il les envoie sans en accroître le nombre. Pourquoi dit-il donc : « Priez le maître de la moisson qu’il fasse aller les ouvriers dans sa moisson », puisqu’il n’y en ajoute pas un seul lui-même ? C’est parce que, bien qu’ils ne fussent que douze, il sut les multiplier, non pas en augmentant leur nombre, mais en leur communiquant sa puissance et sa grâce. « Priez », dit-il, « le maître de la moisson. » Il leur apprend par ces paroles quelle est la grandeur du don qu’il leur doit faire, et il marque aussi obscurément qu’il est lui-même « le maître de cette moisson. » Puisqu’aussitôt qu’il leur a donné cet avis, sans qu’ils eussent prié personne, il les fait apôtres et les envoie prêcher, les faisant souvenir en même temps de ces paroles de saint Jean de « l’aire », du « van », de « la paille », et du « bon grain. » Ce qui montre clairement que c’est lui qui est le véritable laboureur, et qu’il est le maître de la moisson et des prophètes qui l’ont semée. Car en voyant ses apôtres recueillir la moisson, il est hors de doute qu’il ne les envoie pas recueillir la moisson d’un autre, mais celle qui était à lui, comme l’ayant lui-même semée par la prédication des prophètes. Mais il n’encourage pas seulement ses disciples, en leur représentant que leur travail est une moisson, mais en leur rendant encore ce travail facile. « Jésus ayant appelé ses douze disciples, leur donna puissance sur les esprits impurs pour les chasser et pour guérir toutes sortes de maladies et de langueurs (10, 1) » Cependant le Saint-Esprit n’avait pas encore été donné ; saint Jean le dit clairement : « Le Saint-Esprit n’était pas encore donné, parce que Jésus n’était pas encore glorifié. » (Jn. 7,39) Comment donc les apôtres pouvaient-ils chasser les démons, sinon par la puissance de Jésus-Christ, et par la vertu de la mission qu’il leur avait donnée ? Considérez aussi, mes frères, comme il ne les envoie que lorsqu’il est temps. Il ne les envoie point d’abord lorsqu’ils ne commençaient que de le suivre, mais après qu’ils ont été longtemps en sa compagnie, après, qu’ils l’ont vu ressusciter les morts, chasser les démons, commander à la mer, guérir les paralytiques et les lépreux, remettre les péchés ; enfin après les avoir suffisamment convaincus de sa toute-puissance par ses actions et par ses paroles, il leur dit alors : « Allez, je vous envoie. » Il ne les expose pas d’abord à de grands périls, puisqu’il n’y avait encore rien à craindre pour eux dans la Palestine, et qu’ils n’avaient qu’à se fortifier contre les injures et les médisances. Cependant il leur prédit de grands maux pour l’avenir, et il leur en parle sans cesse, afin qu’ils s’y préparent de bonne heure, et qu’ils soient plus fermes et plus courageux dans le péril.
Mais comme l’Évangéliste, n’avait encore parlé que de quatre apôtres, saint Pierre, saint André, saint Jacques et saint Jean et de saint Matthieu ensuite, sans avoir rien dit ni de la vocation, ni du nom même des autres, il rapporte ici leurs noms et leurs nombres. « Voici les noms des douze apôtres. Le premier, Simon, qui est appelé Pierre, et André son frère (2). » Il marque avec soin les noms et le pays des apôtres, parce qu’il y en avait deux qui s’appelaient Simon ; l’un Simon Pierre, et l’autre Simon le Chananéen ; comme il y en avait deux appelés Judas, dont l’un était le traître, et l’autre le frère de Jacques ; comme il y en avait aussi deux nommés Jacques l’un qui était fils d’Alphée, et l’autre, de Zébédée. Saint Marc en les nommant observe le rang et la dignité. Car après avoir nommé les deux chefs, il nomme en troisième lieu saint André. Mais notre Évangéliste nomine saint Thomas avant de se nommer lui-même, quoique saint Thomas lui fût de beaucoup inférieur.
Mais voyons cette liste jusqu’au bout. « Le premier est Simon, qui est appelé Pierre, et André, son frère. » Ce n’est pas là un petit éloge de saint Pierre, de le placer le premier à cause de sa vertu, et de lui joindre André, son frère, à cause du rapport de vertu et de mœurs qui était entre eux. « Jacques fils de Zébédée, et Jean son frère ; Philippe et Barthelemi ; Thomas et Matthieu le Publicain ; Jacques fils d’Alphée ; et Lebbée, surnommé Thaddée (3). » Il est visible que l’Évangéliste ne prend pas garde au rang et à la dignité, puisqu’il me semble que saint Jean était plus grand non seulement que les autres, mais encore que son frère même. De même, après avoir nommé « Philippe et Barthelemi », il parle de « Thomas et de Matthieu le Publicain. » Mais au lieu que saint Matthieu met saint Thomas avant lui, saint Luc met saint Matthieu avant saint Thomas. Il appelle « Jacques fils d’Alphée », parce qu’il y avait, comme j’ai déjà marqué, un autre Jacques fils de Zébédée, après lequel il émet « Lebbée, surnommé Thaddée ; Simon le Chananéen, et Judas Iscariote, celui qui le trahit. »
Il met Judas le dernier de tous, et il en parle non comme un ennemi et avec passion, mais comme un historien fidèle qui dit les choses dans leur ordre. Il ne dit point, le méchant, le détestable Judas, mais il l’appelle seulement comme les autres, du nom de la ville d’où il était, « Judas Iscariote », parce qu’il y avait un autre Judas, Judas Lebbée, surnommé Thaddée, que saint Luc dit être fils de Jacques. « Judas Iscariote, celui qui le trahit. » Il ne rougit point de rapporter cette parole : « Qui fut celui qui le trahit », parce qu’il a soin de ne rien cacher de ce qui paraît mêlé de honte. Ainsi on voit assez, par son Évangile, que saint Pierre, le premier de tous, était un homme du peuple sans lettres et sans science. Mais voyons où Jésus-Christ envoie ses disciples, et vers qui il les envoie. « Jésus envoya ces douze après leur avoir s donné ces instructions et leur avoir dit (5) : Quels sont ces douze ? » Ce sont des pêcheurs et des publicains, puisqu’il y en avait parmi eux quatre qui étaient pêcheurs et deux qui étaient publicains, saint Matthieu et saint Jacques. Et l’un de ces douze encore devait être le traître de Celui qui l’envoyait. Mais voyons quels sont les ordres et les instructions que Jésus-Christ leur donne. « N’allez point vers les Gentils, et n’entrez point dans les villes des samaritains (6). Mais allez plutôt aux tribus de la maison d’Israël qui sont perdues (6). » Ne croyez pas, leur dit-il, que j’aie quelque aversion pour les Juifs qui m’outragent et m’appellent démoniaque. Ce sont au contraire les premiers que je tâche de convertir, et je vous défends d’aller prêcher à d’autres qu’à eux, parce que je veux que vous soyez leurs maîtres et leurs médecins, non seulement je vous défends de prêcher aux autres avant eux, mais je ne vous permets pas de faire un pas dans la voie qui conduit aux autres peuples, ni d’entrer dans une seule de leurs villes, pas même dans celles des samaritains qui étaient toujours opposés aux Juifs.
4. Et quoique ce peuple fût beaucoup plus aisé à convertir que les Juifs, et qu’il fût plus susceptible de la foi, Jésus envoie néanmoins ses apôtres plutôt aux Juifs qu’à ceux-ci, pour faire mieux voir le zèle et le soin qu’il avait de leur salut, Son dessein était de fermer ainsi la bouche aux Juifs, de les disposer à la prédication des apôtres, de prévenir les calomnies qu’ils publiaient contre eux de ce qu’ils iraient prêcher aux incirconcis, et d’empêcher que la haine qu’ils devaient leur porter un jour ne parût avoir quelque fondement. Il les appelle des « brebis perdues. » Il ne dit point qu’elles se soient volontairement égarées. Il leur témoigne partout qu’il est prêt à leur pardonner, et il tâche toujours de les attirer à lui. « Et dans les lieux où vous irez, prêchez en disant : le royaume des cieux est proche (7). » Admirez ici la grandeur des apôtres et la dignité de leur ministère ! Jésus-Christ ne leur commande point de prêcher rien de sensible, ou de semblable à ce que Moïse et les prophètes avaient annoncé avant eux. Ils proposent des choses nouvelles et inouïes jusqu’alors. Les prophètes ne promettaient que la terre et les biens terrestres ; mais les apôtres annonçaient le royaume du ciel, et promettaient des biens éternels.
Ce n’est pas néanmoins cette seule excellence des promesses de l’Évangile qui rend les apôtres supérieurs aux prophètes, mais encore cette obéissance si prompte qu’ils témoignent à Jésus-Christ. Ils ne s’excusent point, ils ne résistent point comme quelques-uns des prophètes. De quelques périls, de quelques maux, de quelques combats qu’on les menace, ils ne laissent pas d’embrasser avec une parfaite soumission tout ce qu’on leur commande, comme de véritables prédicateurs d’un royaume céleste et divin.
Et quoi d’étonnant, direz-vous, si, n’ayant rien à publier de pénible et de fâcheux, ils obéissent sans difficulté ? —. Que dites-vous ? est-ce qu’ils n’avaient à exécuter aucune mission difficile ? est-ce que vous n’entendez pas parler de prisons, de supplices, de guerres civiles, de haine universelle et de tant d’autres maux qui les attendent ? Il les rend pour les autres des sources de biens et de grâces, mais il ne leur promet à eux-mêmes que des afflictions et des maux. Pour les rendre ensuite dignes de toute créance il leur dit : « Guérissez les infirmes, purifiez les lépreux, ressuscitez les morts, chassez les démons. Vous « avez reçu ces dons gratuitement, dispensez-les gratuitement (8). »
Considérez, mes frères, comme Jésus-Christ a souci des mœurs non moins que des miracles, et comme il montre que les miracles même ne sont rien sans la bonne vie : « Vous « avez », dit-il, « reçu ces dons gratuitement, dispensez-les gratuitement. » Il les détourne par ces paroles de deux grandes passions premièrement de l’avarice, puisqu’il est bien juste qu’ils dispensent ses dons aussi gratuitement qu’ils les ont reçus. Secondement de l’orgueil, afin qu’ils ne s’imaginent pas que les miracles que Dieu fait par eux, soient leur propre ouvrage et qu’ils ne s’en glorifient pas : « Vous les avez reçus gratuitement », leur dit-il : vous ne donnez rien du vôtre à ceux qui les reçoivent ; et ces effets miraculeux ne sont point la récompense de vos travaux, Ma grâce est à moi. Vous l’avez reçue de moi gratuitement, dispensez-la aux autres gratuitement. N’attendez point de prix de ce qui n’a point de prix. Et, pour arracher d’abord la racine de tous les maux, il dit : « Ne possédez ni or, ni argent, ni aucune monnaie dans vos ceintures (9). Ne préparez, pour le chemin, ni sac, ni deux habits, ni souliers, ni bâton (10). » Il ne leur dit pas seulement : Ne prenez point d’or avec vous ; mais quand on vous en offrirait, rejetez-le, fuyez la maladie si dangereuse de l’avarice. Jésus-Christ remédie par ce seul précepte à beaucoup de maux. Il empêche premièrement que l’on ne puisse soupçonner ses apôtres d’avarice. Secondement, il les dégage de toute sorte de soins, afin qu’ils soient plus libres pour la prédication de l’Évangile. En troisième lieu, il leur montre sa souveraine puissance, ainsi qu’il leur fait remarquer ensuite : « Quand je vous ai envoyés sans habits et sans souliers, avez-vous manqué de quelque chose ? » Il ne leur dit pas tout d’abord : « N’ayez ni or ni argent. » Il leur donne premièrement le pouvoir de guérir les lépreux et de chasser les démons, et il leur dit ensuite : « Ne possédez rien. Vous avez reçu ces dons gratuitement, donnez-les aussi gratuitement », se réservant de leur faire connaître par leur propre expérience qu’il ne leur donnait que des ordres très-saints en soi, très-utiles pour eux-mêmes et très faciles à exécuter.
Vous me direz peut-être que toutes ces ordonnances sont très-justes, mais que vous ne pouvez comprendre pourquoi il leur défend d’avoir « une bourse, deux habits, des souliers », et de porter même « un bâton. » Je vous réponds que c’était pour exercer les disciples dans la pauvreté la plus exacte. C’est ainsi que nous avons déjà vu qu’il leur a défendu de se mettre en peine du lendemain. Comme il les envoyait pour être les docteurs des nations, il en fait en quelque sorte des anges en les détachant de tous les soins de cette vie, pour les attacher uniquement à leur ministère. Il ne veut pas même qu’ils se mettent en peine sur ce point : « Ne vous mettez point en peine », leur dit-il, « comment vous leur parlerez. » Ainsi il leur rend très-aisé ce qui paraissait le plus pénible. Car rien ne donne tant de joie à l’âme que cette absence de tout soin, lors principalement que sans nous mettre aucunement en peine, nous sommes assurés de ne manquer jamais de rien, Dieu pourvoyant à tous nos besoins et nous tenant seul lieu de toutes choses.
5. Mais parce que ses disciples auraient pu dire en eux-mêmes : D’où aurons-nous donc ce qui nous est nécessaire pour la vie ? il prévient cette pensée et il ne leur propose plus ce qu’il avait dit ailleurs : « Considérez les oiseaux du ciel. » Ils n’étaient pas encore en état de pratiquer ce conseil ; mais il les fortifie contre cette appréhension, par une considération moins haute : e Celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse (10). » Il montre par là que ceux qu’ils instruiraient les devaient nourrir, afin-que d’une part les maîtres ne s’élevassent point au-dessus de leurs disciples, comme leur donnant tout et ne recevant rien d’eux, et que les disciples de l’autre n’eussent point la douleur de voir que ceux qui les instruisaient ne voulussent point souffrir qu’ils leur rendissent aucune assistance. Ensuite, pour que les apôtres ne disent pas qu’il les oblige donc à mendier pour vivre, il leur fait comprendre que ce qu’ils recevront sera moins un don qu’une dette ; il leur fait comprendre cela par cette qualité « d’ouvriers » qu’il leur donne et en appelant salaire ce qui leur sera offert. Car encore que tout ce que vous faites, leur dit-il, ne consiste qu’à parler et à instruire ; néanmoins votre ministère sera très-avantageux aux peuples et à vous très-laborieux ; et ainsi ce que vous en recevrez sera moins une grâce qu’une récompense très juste et très-légitime : « Car celui qui travaille mérite qu’on le récompense. » Ce qu’il ne dit pas pour nous faire croire que les travaux de ses apôtres fussent dignement payés de ce prix ; Dieu nous garde de cette pensée ; mais pour persuader à ces docteurs des peuples de ne rien exiger de plus et pour apprendre aux disciples que, lorsqu’ils assistent ceux qui les instruisent, ils ne font pas un acte de libéralité, mais qu’ils s’acquittent d’une dette. « En quelque ville, ou en quelque village que vous entriez, informez-vous du plus digne, et demeurez chez lui jusqu’à ce que « vous vous en alliez (11). » Ne croyez pas, leur dit-il, que par ces paroles : « Un ouvrier mérite qu’on le nourrisse », j’aie prétendu vous ouvrir les maisons de tout le monde. Je veux qu’en ce point vous ayez beaucoup de réserve, puisque cette réserve même vous fera plus respecter et portera les hommes à contribuer à votre subsistance avec plus de joie. Si vous ne vous retirez que chez des personnes qui le méritent, ils vous donneront sans doute tous vos besoins, principalement lorsque vous ne leur demanderez que le nécessaire. Et il ne se contente pas de commander à ses apôtres de n’aller que chez des personnes qui en soient digues, il leur défend même de passer de maison en maison, pour ne point faire de peine à celui qui les aurait reçus d’abord et pour empêcher qu’ils ne passassent pour légers et amis de la bonne chère. C’est ce qu’il veut faire entendre par ces mots : « Demeurez là jusqu’à ce que vous vous en alliez. » Et ce point est aussi mis en lumière par les autres Évangélistes. (Mc. 6 ; Lc. 10)
Vous voyez donc combien Jésus-Christ recommande d’une part la gravité à ses apôtres ; et de l’autre l’empressement à ceux qui, les reçoivent, leur représentant que ce sont eux qui reçoivent dans ces visites tout l’honneur et tout l’avantage. Et pour confirmer davantage ce qu’il venait de dire, il ajoute : « Entrant dans la maison saluez-la en disant : la paix soit à cette maison (12) ! Que si cette maison en est digne, votre paix viendra sur elle ; et si elle n’en est pas digne, votre paix retournera à vous (13). » Considérez, mes frères, jusqu’à quelles particularités Jésus-Christ veut bien descendre. Et c’est avec raison. Car puisqu’il formait les athlètes de la piété et les prédicateurs de l’univers, il convenait d’en faire des hommes que leur modération ferait rechercher et aimer de tout le monde. « Lorsque quelqu’un ne voudra point vous recevoir ni écouter vos paroles, en sortant de cette maison ou de cette ville, secouez la poussière de vos pieds (14). Je vous dis en vérité qu’au jour du jugement Sodome et Gomorrhe seront traitées moins rigoureusement que cette ville (15). » Ne prétendez point, parce que vous êtes les maîtres dont la mission est d’enseigner le monde, que les hommes vous doivent saluer les premiers, mais prévenez-les vous-mêmes en les saluant. Et montrant ensuite que cette salutation ne doit point être seulement une civilité humaine et stérile, mais une source de bénédictions : « Si cette maison en est digne », dit-il, « votre paix viendra sur elle. » Que si elle vous traite indignement, sa première punition sera de ne point jouir de votre paix, et la seconde sera d’être traitée avec plus de rigueur que n’ont été Sodome et Gomorrhe.
Mais comme si ses apôtres lui disaient : de quoi nous servira à nous ce terrible châtiment ? Vous aurez, leur répond-il, pour vous recevoir les maisons de ceux qui en seront dignes. Et que signifie ceci : Secouez la poussière de vos pieds ? C’est ou pour signifier qu’ils n’ont rien à eux, pas même la poussière de la terre ; ou pour témoigner de la longueur du chemin parcouru pour ces ingrats qui les repoussent. Remarquez ici que le Fils de Dieu ne donne pas tout ce qu’il pouvait donner à ses apôtres, puisqu’il ne leur donne pas l’esprit de discernement et de prévoyance, pour distinguer ceux qui seraient dignes de les recevoir d’avec ceux qui ne le seraient pas. Il veut qu’ils en fassent l’essai eux-mêmes, et qu’ils s’exposent à cette épreuve. Pourquoi donc Jésus-Christ logea-t-il lui-même chez un publicain ? parce que le changement de vie de ce publicain le rendit digne de cette visite.
Mais qui n’admirera en ce point la conduite du Sauveur ? Il dépouille ses disciples de tout, et en même temps il leur donne tout, leur permettant d’entrer et de demeurer dans la maison de ceux qu’ils auraient instruits. Ainsi par ce seul précepte du Fils de Dieu, les apôtres se trouvaient délivrés de tous les embarras de la terre, et ils faisaient voir clairement à ceux qui les recevaient, que ce n’était que pour leur salut qu’ils les venaient visiter, puisqu’ils ne portaient point d’argent avec eux, et qu’ils ne voulaient rien d’eux que le nécessaire, et qu’ils n’entraient pas indifféremment chez toutes sortes de personnes, mais avec réserve et avec choix. Jésus-Christ ne voulait pas que ses disciples se signalassent seulement par les miracles. Il leur commandait de se rendre encore plus illustres par leurs vertus que par ces prodiges. Car il n’y a point de caractère et de marque plus propre d’une vertu vraiment chrétienne que d’aimer à n’avoir rien de superflu, et de se passer de tout ce qui n’est pas absolument nécessaire. Les faux apôtres même savaient et pratiquaient cette vérité, et saint Paul, en faisant voir son désintéressement, disait d’eux : « Afin qu’en cela même dont ils « se glorifient tant, ils soient trouvés semblables à nous. » (1Cor. 2,12) Que si ceux même qui vont dans des pays étrangers et chez des inconnus, n’en doivent rien rechercher que la nourriture de chaque jour, combien sont plus obligés à cela ceux qui demeurent toujours chez eux ?
6. Écoutons ceci, mes frères ; mais écoutons-le pour le pratiquer. Jésus-Christ n’a pas dit ces paroles seulement pour ses apôtres. Il les a dites pour tous ceux qui voudraient se sanctifier dans la suite de tous les siècles. Rendons-nous donc dignes nous autres de recevoir chez nous de si divins hôtes, puisque c’est par la disposition intérieure de ceux qui les reçoivent, que cette paix ou descend sur eux, ou se retire d’eux. Elle ne dépend pas seulement de la vertu des prédicateurs qui la donnent, mais encore de la sainteté des disciples qui la reçoivent. Que personne ne regarde comme une perte légère la privation de cette paix. Le Prophète l’avait prédite autrefois en disant : « Que les pieds de ceux qui annoncent la paix sont beaux ! » (Nahum, 1,15) Et pour en marquer davantage l’excellence, il ajoute : « de « ceux qui annoncent les biens. » Jésus-Christ montre assez quelle elle est, lorsqu’il dit : « Je vous laisse la paix : je vous donne ma paix » (Jn. 14,13)
Il faut, mes frères, faire toutes choses pour jouir d’une paix si précieuse, et dans vos maisons, et dans nos églises. Car celui qui préside ici et qui tient la première place dans l’église, donne comme vous savez la paix à tout le peuple ; et cette paix est la figure de celle que Jésus-Christ a donnée à ses apôtres. C’est pourquoi il faut la recevoir de tout son cœur avant que de se présenter à la sainte table. Si c’est un si grand mal de ne point participer à cette table, quel mal serait-ce de chasser et d’outrager celui même qui la bénit ? C’est pour vous que le prêtre se tient assis dans l’église, et que le diacre est debout avec beaucoup de peine quelle excuse donc vous restera-t-il de ne pas recevoir le ministre de Dieu, au moins en écoutant sa parole ?
Cette église est la maison commune de tous. Vous y entrez les premiers, et nous y venons ensuite, et nous pratiquons en y entrant, ce que Jésus-Christ ordonne ici à ses apôtres. Nous vous y bénissons tous en général, et nous vous y donnons d’abord cette paix que Jésus-Christ commande à ses disciples de donner lorsqu’ils entrent dans une maison. Que personne donc ne soit lâche et paresseux, que personne ne s’abandonne à l’égarement de ses pensées, lorsque les ministres de Dieu entrent et parlent dans ce lieu saint, Car cette négligence sera terriblement punie. Pour moi j’aimerais cent fois mieux être maltraité de vous, lorsque je vais vous voir dans vos maisons, que de n’être pas écouté ici lorsque je vous parle de la part de Dieu. Ce dernier mépris est d’autant plus grand, que cette maison est sans comparaison plus sainte et plus excellente que les vôtres.
Car c’est ici, mes frères, que sont renfermées nos plus précieuses richesses ; c’est ici qu’est l’objet de toutes nos espérances. Qu’y a-t-il ici qui ne soit grand et terrible ? Notre table est plus sainte et plus délicieuse que les vôtres. Notre huile est plus précieuse ; et tout le monde sait combien de personnes recevant avec foi cette divine onction dans leurs maladies, se sont trouvées guéries de leurs maux. Cette armoire où l’on garde l’Eucharistie est aussi bien plus estimable que ne sont les vôtres. Car elle ne renferme pas de riches habits, mais elle contient la miséricorde même, quoiqu’il y ait peu de personnes ici qui en jouissent et qui la possèdent. Le lit aussi où l’on se repose ici est bien plus doux que les vôtres, puisque la lecture et la méditation de l’Écriture est un repos plus agréable que celui que vous prenez chez vous.
Si nous étions tous dans une parfaite union, nous n’aurions point besoin d’autre maison que de celle-ci. Ces trois mille hommes d’autrefois, et ces cinq autres mille ensuite montrent la vérité de ce que je dis, puisqu’ils n’avaient tous qu’une même maison, qu’une même table, et qu’une même âme. « La multitude des fidèles », disent les Actes « n’avaient tous qu’une âme, et qu’un cœur. » (Act. 4,32) Mais puisque nous sommes trop éloignés de cette haute vertu, et que nous sommes dispersés en plusieurs maisons différentes, au moins lorsque nous nous rassemblons ici, rentrons le plus que nous pourrons dans cet esprit et cette charité de l’Église à sa naissance. Quand nous serions pauvres dans tout le reste, soyons riches en ce point.
Je vous conjure donc, mes frères, de nous recevoir avec affection lorsque nous entrons ici. Quand nous vous disons : « Que la paix « soit avec vous », répondez-nous : « Et qu’elle soit avec votre esprit ; » mais du cœur plus que de la bouche, et plus par un véritable désir que par le son extérieur de la parole. Que si après m’avoir dit ici avec tout le peuple : « Que la paix soit avec votre esprit », lorsque vous êtes revenus chez vous, vous me faites une guerre sanglante par vos médisances, par vos injures, et par toute sorte d’outrages, que doit-on dire de cette paix que vous m’aurez donnée dans l’église ?
Pour moi je vous assure que quand vous diriez de moi tout le mal imaginable, je ne laisserai pas de vous donner et de vous souhaiter toujours très-sincèrement la paix. Je n’aurai jamais pour vous qu’une affection très-pure. Car je sens que j’ai pour vous tous les entrailles d’un vrai père. Si je vous fais quelquefois des réprimandes un peu fortes, ce n’est que par le zèle que j’ai de votre salut. Mais lorsque je vois que vous me décriez en secret et que dans la maison même du Seigneur, vous ne me recevez pas, et que vous ne m’écoutez pas avec un esprit de paix, je crains fort que vous rie redoubliez ma tristesse, non parce que vous tâchez de me noircir par vos injures, mais parce que vous rejetez de vous la paix que je vous donnais, et que vous attirez sur vous ces supplices effroyables dont Dieu menace ceux qui méprisent les prédicateurs de sa parole.
Quoique « je ne secoue point contre vous la poussière de mes pieds », quoique je ne me retire point d’auprès de vous ; l’arrêt néanmoins que Jésus-Christ a prononcé contre vous subsiste. Pour ce qui est de moi je ne cesserai point de vous souhaiter la paix, et je dirai continuellement : « Que la paix soit avec vous ! » Si vous la rejetez avec mépris, je ne secouerai point contre vous la poussière de mes pieds, non que je veuille en ce point désobéir à mon Sauveur, mais parce que la charité qu’il m’a donnée pour vous m’empêcherait de le faire.
Il est vrai que j’ai peut-être tort de m’attribuer ce que Jésus-Christ dit ici à ses apôtres puisque je n’ai rien souffert pour vous, que je ne vous suis point venu chercher de loin pour vous annoncer l’Évangile, et que je ne vous ai point paru dans cet extérieur pauvre que Jésus-Christ a commandé à ses disciples, ni sans chaussures, ni sans une double tunique. Je veux bien être le premier à m’accuser moi-même, mais je suis obligé de vous dire que cela ne suffit pas pour vous justifier devant Dieu. J’en serai peut-être plus condamné, mais vous ne serez pas excusés.
7. Les maisons particulières étaient autrefois des églises, et les églises aujourd’hui ne sont plus que comme des maisons particulières. Les chrétiens alors ne parlaient que des choses du ciel dans leurs maisons, et aujourd’hui ils ne parlent plus dans les églises que des choses de la terre. Vous introduisez le siècle dans nos temples, et vous faites entrer le tumulte du palais jusque dans le sanctuaire. Quand Dieu parle, et que Son Évangile frappe votre oreille, au lieu de l’écouter dans le silence, vous ne vous entretenez que de vos affaires, et plût à Dieu que vous ne parlassiez alors que de vos affaires ! mais vous parlez alors, et vous entendez parler de choses encore plus vaines et plus inutiles.
Je vous avoue, mes frères, que c’est là le sujet de ma douleur. C’est pour cela que je pleure, et que je ne cesserai jamais de pleurer. Je ne suis plus libre de quitter cette église pour passer dans une autre. Il faut nécessairement que je demeure et que je souffre ici jusqu’à la fin de ma vie. « Recevez-nous donc », comme saint Paul disait à un peuple, qu’il conjurait par ces paroles de lui donner entrée non à leur table, mais dans leur cœur. C’est ce que nous vous demandons, mes frères. Nous ne désirons de vous que cette charité qui a de l’ardeur, et cette amitié sincère et véritable. Que si vous refusez de nous aimer, au moins aimez-vous vous-mêmes, en renonçant à cette tiédeur malheureuse dont vous êtes possédés. Il nous suffira pour nous consoler de voir que vous devenez meilleurs, et que vous avancez dans la voie de Dieu. C’est en cela même que mon affection paraîtra plus grande, si, lorsque j’en ai beaucoup pour vous, vous en avez peu pour moi.
Car il y a bien des liens qui nous unissent ensemble, et qui nous obligent de nous entr’aimer. Un même père nous a engendrés ; une même mère nous a enfantés avec les mêmes douleurs : nous mangeons à la même table, et non seulement nous recevons un même breuvage, mais nous buvons même à la même coupe. C’est un artifice de la sagesse et de la bonté de notre Père qui est dans le ciel, d’avoir voulu que nous bussions ainsi du même calice, ce qui est le fait de la plus parfaite charité.
Vous me direz peut-être que je suis bien éloigné du mérite et de la dignité des apôtres : je le reconnais de tout mon cœur, et je ne le désavouerai jamais. Bien loin de m’égaler à eux, je confesse que je ne suis pas digne d’être comparé, je ne dis pas avec eux, mais avec leur ombre. Si vous faites néanmoins ce que vous devez, non seulement mes défauts ne vous nuiront point, mais ils vous pourront même beaucoup servir. Car vous serez d’autant plus récompensés de Dieu, que vous témoignerez plus d’affection et d’obéissance envers des ministres qui par eux-mêmes en auraient été indignes.
Nous ne vous parlons point ici de nous-mêmes, et nous ne vous disons point nos propres pensées. Nous n’avons point de maître sur la terre, selon la parole de Jésus-Christ, nous n’en avons qu’un qui est dans le ciel. Nous vous donnons ce que nous avons reçu, et en vous le donnant nous ne vous redemandons autre chose que votre amour. Que si nous en sommes indignes, aimez-nous néanmoins, et peut-être que votre charité nous en rendra dignes. Ce n’est pas trop pour vous que d’aimer ceux qui ne méritent pas d’être aimés, puisque Jésus-Christ vous commande d’aimer même vos ennemis. Qui pourrait donc après un commandement si doux avoir l’âme si barbare et si inhumaine que de haïr celui qui l’aime, quand d’ailleurs il serait engagé dans mille vices ?
Une même table, une même viande nous unit tous, qu’un même amour divin et spirituel unisse nos cœurs. Si les voleurs les plus cruels épargnent ceux avec qui ils ont bu et mangé, et oublient à leur égard cette inhumanité qui leur est si naturelle, quelle excuse nous restera-t-il, si après avoir mangé ensemble la même chair du Sauveur, nous avons moins de tendresse et moins d’amitié que des voleurs ? Les païens autrefois se sont entr’aimés, non pour n’avoir eu qu’une même maison et une même table, mais seulement pour avoir été citoyens d’une même ville ; que pourrons-nous donc attendre de Dieu ? Nous nous trouvons divisés les uns des autres, nous qu’il a unis par tant de nœuds et par des chaînes si sacrées ; nous qui demeurons dans la même ville et dans la même maison ; nous qui marchons dans la même voie ; qui entrons par la même porte ; qui sommeS les rejetons d’une même tige ; qui sommes les membres d’une même tête et d’un même chef, et enfin nous qui n’avons tous qu’une même vie, un même créateur, un même père, un même pasteur, un même roi, un même maître et un même juge.
Vous voudriez peut-être que nous fissions des miracles tomme les apôtres en ont fait. Vous voudriez voir les lépreux guéris, les démons chassés et les morts ressuscités ; mais c’est – là la plus grande preuve de votre foi et de votre amour pour Dieu, de croire fermement en lui sans tous ses miracles. C’est pour cela même que Dieu a fait cesser les miracles, quoiqu’il y en ait encore d’autres raisons. Car si lors même que Dieu a retiré ces dons qui ont plus d’éclat, ceux qui excellent en d’autres, comme dans celui de la science et de la vertu, s’enorgueillissent aisément, et par le désir d’une vaine estime se séparent d’avec leurs frères ; s’ils avaient le don des miracles, combien tomberaient-ils encore plus aisément dans le même orgueil, et dans les schismes qui en peuvent naître ? Ce que je vous dis n’est point seulement une vaine conjecture, mais nous en voyons une preuve dans ce que saint Paul dit des Corinthiens, parmi lesquels il se forma beaucoup de divisions, parce qu’ils aimaient fort les dons extérieurs, et entr’autres celui des miracles.
Ne cherchez point, mes frères, ces effets miraculeux, mais la guérison de vos âmes. Ne désirez point de voir ressusciter un mort, puisque vous savez que tous les morts ressusciteront un jour. Ne demandez point comme une grâce de voir un aveugle recouvrer la vue ; mais considérez plutôt tant de personnes à qui Dieu a ouvert les yeux du cœur et qu’il a si divinement éclairées dans l’âme. Apprenez à leur exemple à rendre votre œil chaste et modeste, et à régler tous vos regards. Si notre vie était telle qu’elle devrait être, les païens seraient plus touchés en la voyant, que, si nous taisions les plus grands miracles ; car les miracles ne persuadent pas toujours. On croit quelquefois qu’ils ne sont que feints et en apparence, ou qu’il s’y mêle quelque chose de mauvais, quoiqu’il soit vrai que ce soupçon ne puisse tomber sur ceux qui se font parmi nous. Mais une vie pure ne saurait être suspecte. Elle est hors d’atteinte à la calomnie, et elle ferme la bouche à tous les hommes. Appliquons-nous donc plus qu’à toute autre chose à bien régler notre vie. La bonne vie est un grand trésor et un grand miracle. C’est elle qui donne la véritable liberté. Elle rend les esclaves parfaitement libres, non, en les tirant de la servitude, mais en les rendant sans comparaison plus libres que les personnes libres, quoiqu’ils demeurent extérieurement toujours esclaves, ce qui est beaucoup plus grand que de leur donner la liberté. La bonne vie enrichit le pauvre, non en le tirant de sa pauvreté, mais en faisant que, demeurant pauvre il est plus content, il a moins de besoin, et il est plus riche, en effet, que tous les riches.
8. Si vous désirez de voir des miracles, tâchez de vaincre en vous le péché, et vous verrez ce que Vous désirez. Car le péché, mes frères, est un démon, et un démon redoutable, Si vous le chassez de vous, vous faites un plus grand miracle que ne font les exorcistes lorsqu’ils chassent les démons des possédés. Écoutez ce que dit saint Paul, et voyez combien il préfère la vertu à tous les miracles. « Désirez » dit-il, « entre les dons ceux qui sont les plus excellents, et je vous montrerai une voie qui « est encore beaucoup plus élevée au-dessus de tous ces dons. » (1Cor. 12,31) Expliquant ensuite quelle est cette « voie », il ne parle ni de la résurrection des morts, ni de la guérison des lépreux, ni des autres miracles semblables, mais seulement de la charité. Considérez aussi ce que Jésus-Christ dit à ses apôtres : « Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous obéissent, mais réjouissez-vous plutôt de ce que vos noms sont écrits au ciel. » (Lc. 9,21) Et ailleurs : « Plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé ? n’avons-nous pas chassé les démons, et fait beaucoup de miracles en votre nom ? Et je leur répondrai alors : je ne vous connais point. » (Mt. 7,26) Et lorsque, près de mourir sur la croix, il donne ses dernières instructions à ses apôtres, il leur dit : « On reconnaîtra que vous êtes mes disciples », non pas si vous chassez les démons, mais « si vous vous aimez l’un l’autre. » (Jn. 13,35) Et un peu après : « C’est en cela, mon Père, qu’on reconnaîtra que vous m’avez envoyé », non pas si mes apôtres ressuscitent les morts, mais « s’ils sont tous une même chose. » (Jn. 17)
Souvent les miracles ont peu servi à ceux qui les voyaient, et ont nui beaucoup à celui qui les faisait, en lui donnant des sentiments de complaisance et de vaine gloire. Mais on ne peut craindre ce mauvais effet de la bonne vie et de la vertu. Car la vertu sert à ceux qui la voient et encore plus à celui qui la pratique. Travaillez donc, mes frères, à bien vivre, et vos actions seront des miracles. Si, d’avare que vous étiez ; vous devenez libéral, vous avez guéri une main desséchée qui ne pouvait s’étendre pour donner l’aumône. Si vous renoncez au théâtre, pour venir dans nos églises, vous avez guéri un boiteux, et vous l’avez fait marcher droit. Si vous éloignez vos yeux de la courtisane et de la femme d’autrui pour n’avoir plus à l’avenir que des regards chastes vous aurez rendu la vue à un aveugle. Si vous détestez ces chansons diaboliques pour ne chanter à l’avenir que nos cantiques spirituels, vous aurez fait parler un muet. Voilà les merveilles qui sont véritablement estimables. Voilà les miracles que je vous souhaite. En faisant ces œuvres saintes et miraculeuses, nous deviendrons grands nous-mêmes, et nous servirons aux autres par notre exempté, nous les ferons passer d’une vie mauvaise à une vie sainte, et nous nous ouvrirons ainsi l’entrée du ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire, et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXIII[modifier]


« JE VOUS ENVOIE COMME DES BREBIS AU MILIEU DES LOUPS. SOYEZ DONC PRUDENTS COMME DES SERPENTS ET SIMPLES COMME DES COLOMBES. » (CHAP. 10,16 JUSQU’AU VERSET 25)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Les brebis du Christ vainquent les loups qui sont partout dans le monde.
  • 2. Unir la simplicité et la patience. C’est la patience qui seule fait des chrétiens.
  • 3. Constance et fermeté des apôtres.
  • 4. Que les philosophes les plus fameux sont loin d’égaler les. Apôtres.
  • 5. Ferveur initiale et persévérance finale.
  • 6 et 7. Que la souffrance des premiers chrétiens devrait confondre notre mollesse. Qu’il faut se préparer aux grands maux par les petits. Vertu de Job égale à celle des apôtres.


1. Nous avons vu, mes frères, que Jésus-Christ a assuré ses disciples qu’ils ne manqueraient de rien ; qu’il leur a ouvert les maisons de tous les fidèles ; qu’il leur a prescrit même avec combien de modération et de retenue ils y devaient entrer, non comme des vagabonds et des mendiants, mais comme des hommes graves qui venaient obliger ceux qui les recevaient et qui étaient même fort au-dessus d’eux ; c’est en effet ce qui découle comme conséquence de ce qu’il a dit : « Que celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse ; » de ce qu’il leur a commandé de s’informer de ceux qui seraient dignes d’être honorés de leur visite, de demeurer chez eux, et de les saluer en entrant ; de ce qu’il prononce de terribles menaces contre ceux qui ne les recevraient pas. Après donc que le Sauveur a délivré ses apôtres de tous ces soins, qu’il les a comme armés de la puissance de faire des miracles, et que par ce dégagement même de tous les embarras de la vie, il les a rendus fermes comme le fer et le diamant, il leur prédit enfin les maux qui leur allaient arriver : et non seulement ceux dont ils étaient bientôt menacés, mais encore ceux qui leur arriveraient durant tout le cours de leur vie, pour les former de bonne heure à cette guerre si difficile et si dangereuse qu’ils allaient entreprendre contre les démons.
Ces prédictions leur étaient extrêmement utiles. Car premièrement elles faisaient voir la toute-puissance de Celui à qui l’avenir était présent. Secondement elles empêchaient qu’on ne pût attribuer les maux que souffriraient les apôtres à la faiblesse et à l’impuissance de leur Maître. En troisième lieu, elles prévenaient les troubles où ils auraient pu tomber, s’ils avaient été surpris de ces afflictions contre leur attente. Et enfin elles les disposaient à ne pas s’étonner lorsque Jésus-Christ leur prédirait sa mort, quand il serait sur le point de la souffrir. Car ils furent étonnés alors, et Jésus-Christ même leur fait ce reproche « Parce que je vous ai dit, ces choses, la tristesse a rempli votre cœur, et personne de vous ne me demande : où allez-vous ? » (Jn. 16,3)
Il ne leur parle point encore ici de lui-même. Il ne leur dit point qu’il serait lié, qu’il serait flagellé, et qu’il serait attaché en croix : ce qui sans doute les aurait extraordinairement troublés, mais il leur prédit seulement les maux qui leur devaient arriver.
Il leur fait voir ensuite combien la guerre à laquelle il les destinait était nouvelle, et comme la manière même de combattre serait tout à fait extraordinaire il leur avait déjà dit qu’il les envoyait sans armes, n’ayant qu’une robe, sans souliers, sans bâton, sans bourse, sans vivres, et leur commandant de manger chez ceux qui les recevraient. Mais il va encore plus loin, et pour leur montrer son ineffable puissance, il dit : allez ainsi et néanmoins montrez-vous doux comme des brebis, et cela lorsque c’est contre des loups que je vous envoie, et non seulement contre des loups mais au milieu des loups. Outre la douceur des agneaux, il leur commande encore d’avoir la simplicité de la colombe. C’est ainsi, leur dit-il, que je signalerai ma toute-puissance, lorsque les agneaux se trouvant au milieu des loups, et étant déchirés par leurs morsures cruelles, non seulement les agneaux ne céderont pas aux loups, mais qu’ils changeront même les loups en agneaux. Il est sans doute bien plus admirable de transformer son ennemi en un autre homme que de le vaincre ; et de lui changer l’esprit et le cœur, que de lui ôter la vie. Mais ce qui est encore plus étrange, c’est qu’il n’envoie que douze agneaux pour s’assujettir toute la terre qui était pleine de loups.
Rougissons donc, nous autres, qui faisons maintenant tout le contraire de ce que Jésus-Christ ordonne aux apôtres, et qui combattons nos ennemis non comme des agneaux, mais comme des loups. Tant que nous demeurerons agneaux, nous serons vainqueurs ; mais si nous devenons des loups, nous serons vaincus, parce que nous serons abandonnés de ce pasteur souverain qui paît des agneaux et non pas des loups. Il se retire de vous alors, et il vous abandonne ; parce que vous l’empêchez de faire éclater en vous sa toute-puissance. Car lorsqu’en souffrant beaucoup de vos ennemis vous ne témoignez contre eux aucune aigreur, à lui est attribué tout l’honneur de la victoire. Mais si vous vous élevez contre eux, et si vous les attaquez, vous obscurcissez l’éclat de son triomphe.
Mais je vous prie de considérer ici quels sont ceux à qui Jésus-Christ prédit des choses si capables de les remplir de frayeur. Ce sont des hommes timides, ignorants, grossiers, sans lettres, sans aucune connaissance des lois et du barreau, enfin des pêcheurs et des publicains, en qui il n’y a rien que de bas, puisque tout conspire à leur abaisser l’esprit et le cœur. Si des choses si grandes et si difficiles auraient pu étonner les cœurs les plus haut placés, et ébranler les courages les plus fermes, comment des hommes sans expérience, qui n’avaient jamais pensé à rien de grand, ont-ils pu les entendre sans être abattus et atterrés ? Et cependant ils ne le furent pas. Il n’y a rien d’étonnant à cela, dira quelqu’un, puisque Jésus-Christ leur avait donné la puissance de guérir les lépreux et de chasser les démons. Et moi je réponds au contraire que c’est ce qui les devait troubler davantage, qu’en ressuscitant les morts et faisant tant de miracles ils dussent souffrir néanmoins des maux si épouvantables, endurer les prisons et les chaînes, être traînés devant les tribunaux, enfin être en butte aux attaques de tous et devenir l’horreur du genre humain. Rien n’était plus capable de les étonner, que cette alliance incompréhensible des plus grands maux avec les miracles.
2. Que leur reste-t-il donc pour les consoler, sinon la puissance de Celui qui les envoie ? C’est pourquoi il dit dès l’entrée de ce discours : « Je vous envoie. » Cela seul suffit pour vous consoler : cela seul suffit pour vous donner du courage, et pour vous empêcher de craindre ceux qui vous attaqueront. Qui admirera cette autorité, cette puissance, cette force à qui rien n’est difficile ? Il semble qu’il leur dise : Ne vous troublez point de ce que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups, et de ce que je vous commande d’être simples comme des colombes. Il me serait aisé de choisir une autre conduite. Je pourrais bien vous dispenser si je le voulais de tous les maux que je vous prédis. Je pourrais bien empêcher que vous ne fussiez exposés à vos ennemis comme des agneaux à des loups, et vous rendre au contraire plus terribles que des lions. Mais il est mieux que je me conduise de la sorte, puisque ma puissance et votre vertu en paraîtront davantage. C’est ce qu’il dit lui-même ensuite à saint Paul : « Ma grâce vous suffit, parce que ma force se perfectionne dans l’infirmité. » (2Cor. 21,9) C’est donc moi, leur dit-il, qui ai voulu vous rendre ainsi doux comme des agneaux. Car lorsqu’il leur dit : je vous envoie comme des brebis, il leur donne ceci à entendre : ne vous laissez point abattre, car je sais, je sais très certainement que c’est principalement par cette douceur que vous serez invincibles à tous les efforts de vos ennemis.
Et voulant ensuite que ses apôtres fissent tout ce qui dépendait d’eux-mêmes sans se négliger, comme si tout devait venir de la grâce, ou qu’on pût recevoir la couronne sans : l’avoir justement méritée, il ajoute : « Soyez donc prudents comme des serpents et simples comme des colombes (16) » Mais quel avantage tirerons-nous de toute « notre prudence » parmi de si grands périls ? Comment pourrons-nous appliquer notre raison et notre jugement au milieu de ces tempêtes ? De quoi servira à l’agneau toute sa sagesse, lorsqu’il est environné de loups et de loups si furieux ? De quoi servira à la colombe d’être simple, lorsqu’elle est assaillie de tant de vautours ? Il est vrai que cela est inutile dans ces animaux ; mais vous en retirerez vous autres de grands avantages. Il veut que la prudence qu’il demande de ses apôtres soit une « prudence de serpent. » Car, comme le serpent abandonne tout son corps pour conserver sa tête, ainsi abandonnez tous vos biens, votre corps et votre vie même s’il est besoin, pour conserver votre foi. Elle est votre tête, elle est votre racine. Conservez-la seule, et quand vous auriez tout perdu, tout refleurira avec plus d’abondance, et vous recouvrerez tout avec plus de gloire. C’est pourquoi il ne leur commande point séparément ou d’être simples, ou d’être prudents, mais il allie ensemble ces deux qualités, afin qu’unies l’une à l’autre, elles deviennent des vertus. Il demande une prudence de serpent, afin que pour sauver votre tête vous exposiez tout le reste ; et une simplicité de colombe, afin que vous ne vous vengiez point de ceux qui vous font injure, et que vous ne désiriez point la punition de ceux qui vous dressent des pièges pour vous perdre. Car toute la prudence du serpent serait inutile, si elle n’était accompagnée de cette douceur de la colombe. Quelqu’un me dira peut-être : Qu’y a-t-il de plus pénible que ce précepte ? Ne suffit-il pas de souffrir tout le mal qu’on veut nous faire ? Non, répond Jésus-Christ. Cela ne vous suffit pas, mais je vous défends encore d’eu ressentir la moindre aigreur. Et c’est en cela que je veux que vous ayez la simplicité de la colombe. N’est-ce pas, mes frères, la même chose que si quelqu’un jetant un roseau dans le feu, non seulement lui défendait de brûler ; mais lui commandait même d’éteindre le feu ?
Cependant ne nous troublons point. L’événement a justifié la sagesse de ce précepte. On l’a vu accompli parfaitement. Les apôtres ont effectivement été sages comme des serpents et simples comme des colombes, non en changeant de nature, mais en demeurant toujours des hommes semblables à nous. Que personne donc ne croie que ces commandements de Jésus-Christ soient impossibles. Personne ne connaît mieux le véritable état des choses que celui-là même qui donne ces lois. Il sait parfaitement que l’audace ne s’abat point par l’audace, et qu’elle ne cède qu’à la douceur. Si vous désirez de savoir comment ce précepte a été accompli, lisez les Actes des apôtres. Vous y verrez combien de fois, lorsque le peuple juif se levait furieux contre les apôtres, et qu’il aiguisait déjà ses dents comme une bête fauve, ils se sont sauvés de sa rage en imitant la douceur de la colombe ; vous verrez que c’est en répondant avec une grande modération, qu’ils ont apaisé la colère, éteint la fureur, arrêté l’emportement. Lorsque les Juifs leur dirent : « Ne vous avons-nous pas commandé très expressément de ne point parler au peuple, et de ne le point enseigner en ce nom (Act. 4) ? » au lieu qu’ils pouvaient se justifier par une infinité de miracles, ils ne font et ne disent rien qui puisse témoigner la moindre aigreur, mais ils répondent avec une souveraine modération : « Jugez vous-mêmes s’il est juste que nous vous écoutions plutôt que Dieu. » Vous voyez dans ces paroles la douceur et la simplicité de la colombe, voyez maintenant la prudence du serpent : « Car nous ne pouvons pas ne point dire ce que nous avons vu et ce que nous avons entendu. » Considérez donc, mes frères, combien nous devons être sur nos gardes, afin que d’un côté nous ne soyons point abattus par les dangers, et que de l’autre nous ne, soyons point emportés par la colère. C’est dans cette vue que Jésus-Christ leur dit : « Mais donnez-vous de garde des hommes, car ils vous feront comparaître devant l’assemblée de leurs magistrats et ils vous feront fouetter dans leurs synagogues (17). Et vous serez menés à cause de moi devant les gouverneurs et devant les rois ; afin que ce leur soit un témoignage tant à eux qu’aux gentils (18). » Il les avertit encore ici d’être sur leurs gardes et de se préparer à tout, en ne leur promettant que des maux, et permettant aux hommes de les affliger pour nous apprendre qu’on ne peut vaincre qu’en souffrant, et que c’est la patience qui nous couronne. Il ne leur dit point : « Combattez contre eux et résistez à ceux qui vous attaqueront ». Il leur prédit seulement qu’ils souffriront les dernières extrémités.
3. Qui peut assez admirer d’un côté la puissance du Maître qui parle et de l’autre la vertu des disciples qui l’écoutent ? Car ne doit-on pas s’étonner comment de pauvres gens accoutumés à la pêche, et qui ne connaissaient que leurs filets et le lac où ils pêchaient, ne se sont pas retirés aussitôt qu’ils ont entendu ces paroles, comme ils n’ont point dit en eux-mêmes :
De quel côté fuirons-nous à l’avenir ? Tous les tribunaux sont déclarés contre nous, tous les souverains nous persécutent, les princes des prêtres sont nos ennemis, les synagogues nous haïssent. Les juifs et les gentils, les princes et les peuples sont unis et conspirent tous ensemble contre nous. Vous ne nous parlez plus seulement de la Judée. Vous nous dites que nous serons menés « devant les gouverneurs et devant les rois. » Ainsi vous nous faites voir tout un monde armé contre nous, les peuples, les magistrats et les souverains. Vous dites même, ce qui est encore plus horrible, que notre doctrine fera massacrer les frères par les frères, les fils par les pères, les pères par les fils dans tous les lieux de la terre. « Le frère, dites-vous, livrera son frère à la mort, et le père son fils, les enfants se soulèveront contre leurs pères et leurs mères, et les feront mourir. » Comment donc pourra-t-on croire ce que nous dirons, si l’on voit que nous sommes cause que le frère tue son propre frère, le père son fils et le fils son père, et que toute la terre soit remplie de meurtres et de parricides ? Ne nous chassera-t-on pas comme de mauvais démons, comme des corrupteurs des hommes, comme des pestes publiques, lorsqu’on verra les familles divisées, la tendresse la plus naturelle changée en haine et les plus proches s’entre-tuer les uns les autres ? Est-ce ainsi que nous devons donner la paix à ceux qui nous recevront dans leurs maisons, auxquels, au contraire, nous ne devons apporter que la guerre, le sang et le meurtre ? Quand nous serions un grand nombre au lieu que nous ne sommes que douze ; quand nous serions savants et éloquents au lieu que nous sommes ignorants et grossiers ; enflez quand nous serions rois au lieu de pauvres que nous sommes, et que nous aurions des richesses immenses et de puissantes armées, nous ne pourrions néanmoins jamais persuader aux hommes de recevoir une doctrine qui doit produire parmi eux des guerres domestiques et civiles, et plus que civiles. Enfin, quand nous mépriserions notre propre vie comme vous nous le commandez, que gagnerions-nous après tout cela, pour acquérir quelque créance dans l’esprit des hommes ?
Les apôtres ne pensent et ne disent rien de semblable. Ils ne pénètrent point trop curieusement dans les ordres qu’on leur prescrit, et ils n’en demandent point les raisons. Ils se rendent simplement à ce qu’on leur ordonne, et obéissent à ce qu’on leur commande. Et cette soumission était une preuve non seulement de la vertu des disciples, mais encore plus de la sagesse du Maître. Car je vous prie de considérer comme il apporte à chacun de ces maux le remède et la consolation qui lui était propre. Il dit d’abord contre ceux qui ne les recevraient pas, « que le peuple de Sodome et de Gomorrhe endurerait des maux plus supportables que la ville qui les rejetterait. »Après qu’il leur a dit « qu’ils seraient menés devant les tribunaux des juges et devant les rois », il ajoute aussitôt : « à cause de moi, pour leur être en témoignage ainsi qu’aux gentils. » Voilà une grande consolation, de souffrir pour Jésus-Christ et pour servir de témoignage à l’égard de ceux même qui nous font souffrir. Car lorsque Dieu a entrepris une chose, il la fait réussir infailliblement, et il l’exécute lui-même, quoique par des voies inconnues à tous les hommes. Ces paroles consolaient les apôtres, non parce qu’ils désiraient de voir leurs ennemis punis, mais parce qu’elles leur donnaient la confiance de trouver Dieu présent partout, lui qui savait tout et qui leur avait tout prédit, et en même temps, parce qu’ils souffraient comme des ministres de Dieu, et non comme des méchants et des criminels. Ce qu’il leur dit ensuite est encore un sujet de grande consolation. « Lorsqu’ils vous livreront aux juges, ne vous mettez point en peine comment vous leur parlerez ni de ce que vous leur devez dire. Car ce que vous leur devez dire vous sera donné à l’heure même (19). Ce n’est pas vous qui parlez, mais c’est l’Esprit de votre père qui parle en vous (20). » Il veut leur ôter tout sujet de dire : Comment pourrons-nous leur persuader ce que nous leur prêcherons, lorsque notre doctrine produira de si étranges effets ? C’est pourquoi il leur ordonne d’attendre de lui ce qu’ils devront répondre pour se défendre. Il leur dit ailleurs : « Je vous donnerai moi-même une bouche et une sagesse à laquelle tous vos ennemis ne pourront contredire ni résister. » (Lc. 21,15) Et il dit ici : « C’est l’Esprit de votre père qui parle en vous : » les égalant ainsi aux prophètes qui parlaient par l’Esprit de Dieu. Ce n’est qu’après leur avoir marqué la force invincible qui leur serait donnée, qu’il leur parle de meurtres et de massacres. « Le frère livrera son frère à la mort, et le père son fils ; les enfants se soulèveront contre leurs pères et leurs mères et ils les feront mourir (21). » Il ne s’arrête pas même à cela. Il dit des choses plus horribles, qui pouvaient ébranler des cœurs de marbre et de diamant. « Vous serez », dit-il, « haïs de tous les hommes », à quoi il joint aussitôt la consolation, lorsqu’il ajoute ces paroles : « à cause de mon nom ; » et ces autres : « Celui-là sera sauvé qui persévérera jusqu’à la fin (22). » D’ailleurs rien n’était si propre à les consoler que de savoir que leur prédication serait si puissante qu’elle rendrait les hommes capables de rompre toutes les liaisons de la parenté et du sang, et de mépriser tout ce qu’il y a de plus aimable ou de plus redoutable dans la vie. C’est comme si Jésus-Christ leur disait : Qui pourra vous vaincre si vous surmontez la nature même et si elle est contrainte de céder à la vertu de vos paroles, quelque absolue qu’elle soit d’ailleurs sur l’esprit des hommes ? Cependant n’espérez pas pour cela que votre vie en soit plus tranquille et plus assurée. Vous aurez pour ennemis tous les hommes, et vous serez comme en butte à la haine et à l’aversion de toute la terre.
4. Où est maintenant ce Platon si célèbre parmi les païens ? où est ce Pythagore ? où sont tous les stoïciens ensemble ? N’est-il pas certain que si Platon s’est acquis une grande réputation, il a néanmoins été méprisé de telle sorte qu’il a même été vendu sans qu’il ait jamais pu persuader ses sentiments à un seul tyran ? Quant à l’autre, tout le monde sait qu’après avoir trahi ses disciples il finit misérablement sa vie. Et les ordures des cyniques se sont évanouies il y a longtemps comme des songes et comme des fables. Cependant ces philosophes n’ont point été haïs comme le Fils de Dieu le prédit à ses apôtres. Ils ont été au contraire très-estimés pour leur éloquence, au point que les Athéniens exposèrent en public les lettres de Platon envoyées par Dion. Quelques-uns d’entre eux ont vécu dans la mollesse et dans les délices, et ont possédé de grandes richesses. On rapporte d’Aristippe qu’il a eu des prostituées qu’il avait achetées à grand prix. Un autre fit un testament par lequel il laissa de grandes sommes à ses héritiers. Un autre était si superbe qu’il se faisait comme un pont de ses disciples et marchait sur eux. On écrit de Diogène qu’il commettait des infamies en pleine place publique. Voilà donc les actions d’éclat de ces grands esprits.
On ne voit rien de semblable dans les apôtres. Toute leur conduite a été modeste, et toutes leurs actions ont été réglées ils ne sont pas tombés dans le vice, ils lui ont déclaré une guerre mortelle. Ils ont entrepris d’établir dans toute la terre le règne de la vérité et de la piété, et lorsqu’on les a tourmentés et tués cruellement, ils ont vaincu et ils ont triomphé dans la mort même. Vous me direz peut-être qu’on a vu aussi parmi ces anciens de grands courages et des capitaines illustres comme Thémistocle et Périclès. Mais si vous comparez ce qu’ils ont fait avec ce que des pêcheurs ont accompli parmi nous, vous verrez que ces grandes actions de ces sages de la Grèce n’ont été que des jeux d’enfants. Car en quoi consiste la grandeur de Thémistocle ? Est-ce en ce qu’il a persuadé aux Athéniens de monter sur leurs vaisseaux, lorsque Xerxès entrait dans la Grèce avec une puissante armée ? Mais nous ne voyons plus ici une armée de Perses qui attaque les Grecs. Nous voyons le diable même, qui vient avec tous les hommes de la terre et tous les dénions de l’enfer attaquer douze pêcheurs et leur faire une guerre mortelle, non pas durant quelque temps, mais pendant toute leur vie. Cependant ces douze hommes ont soutenu ces efforts, et sont demeurés vainqueurs, non en tuant leurs ennemis, mais, ce qui est plus admirable, en les convertissant et en leur faisant changer de vie.
Car il ne faut pas oublier que les apôtres ne se sont pas défaits de leurs ennemis par la force et par la violence, mais qu’ils les ont transformés heureusement, et que des démons ils ont fait des anges. Ils ont tiré la nature humaine des chaînes du démon, de cette servitude si honteuse et si misérable, et ils ont chassé ces tyrans et ces séducteurs des âmes non seulement des maisons et des villes, mais des autres déserts les plus reculés. On voit la vérité de ce que je dis par ces troupes de moines et de solitaires dont ils ont peuplé toutes les solitudes du monde, purifiant par la force de leur prédication, non seulement toute la terre habitable, mais encore jusqu’aux déserts eux-mêmes. Et ce qui est plus admirable, c’est que pour accomplir ces grandes actions, ils n’ont eu besoin ni d’armes, ni de corps d’armées, mais qu’ils sont venus à bout de tout par leurs travaux et par leurs souffrances !
Les villes, les synagogues et les rois avaient au milieu d’eux douze hommes pauvres et grossiers qu’ils tenaient dans les prisons, qu’ils chargeaient de chaînes, qu’ils déchiraient par les fouets et par mille autres tourments, qu’ils faisaient errer de ville en ville, et de province en province ; et cependant ils ne pouvaient leur fermer la bouche. Il leur était aussi impossible de lier leur langue qu’il le serait de lier les rayons du soleil. Et nous ne devons pas nous en étonner, parce qu’un si grand miracle n’était point l’ouvrage de ceux qui parlaient, mais du Saint-Esprit qui parlait par eux. Ce fut par cette force invisible que saint Paul vainquit Agrippa, et Néron même, le plus méchant de tous les hommes. « Le « Seigneur », dit-il, « m’a secouru de sa présence, il m’a fortifié, et m’a délivré de la gueule du lion. » (2Tim. 4,16)
Mais admirez comment, après avoir entendu ces paroles : « Ne vous mettez en peine de rien », ils les pratiquent en effet, sans se laisser ébranler par tout ce qu’il y a de plus terrible. Que si vous dites qu’ils ont été assez fortifiés par cette parole « L’Esprit de votre Père parlera en vous », je dis au contraire que ce qui m’étonne davantage, c’est que, loin de chanceler dans leur résolution, ils n’ont pas même désiré d’être délivrés de tant de maux, dont ils se voyaient menacés non pas durant un an ou deux ans, mais pendant toute leur vie. Car c’est le sens de cette parole : « Celui-là sera sauvé, qui persévérera jusqu’à la fin. »
Il ne veut pas que sa grâce fasse tellement tout dans eux, qu’ils n’y contribuent en rien de leur part. Il y a des choses qui viennent de lui seul, et d’autres qui viennent aussi des apôtres. Les miracles étaient de lui seul ; le renoncement à tous les biens était aussi des apôtres. Cette entrée libre dans toutes les maisons des chrétiens venait de Dieu seul ; mais cette retenue qui les bornait au seul nécessaire venait aussi d’eux : « Car celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse. » La puissance de donner la paix en entrant était une grâce de Dieu seul, mais le soin de ne chercher que ceux qui en étaient dignes, et dé n’aller pas indifféremment chez tout le monde, était l’effet de leur sagesse. La punition de ceux qui ne les recevaient pas, était de Dieu seul, mais la douceur qu’ils témoignaient dans ces rencontres, en se retirant sans aigreur et sans reproches, était des apôtres. C’était Dieu qui leur donnait le Saint-Esprit, et qui les empêchait de se mettre en peine de ce qu’ils devraient dire, mais c’était par leur constance et par leur sagesse qu’ils enduraient tout avec courage, et qu’ils étaient doux comme des brebis et simples comme des colombes. C’était par leur force qu’ils voyaient sans s’abattre cette haine que tous les hommes avaient pour eux ; mais c’était la grâce de Celui qui les envoyait qui les faisait persévérer, et qui les sauvait. C’est pour ce sujet qu’il disait : « Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé. » Comme plusieurs ont coutume de commencer d’abord avec ferveur et avec zèle, et de se relâcher ensuite, je vous avertis, leur dit-il, que je considère principalement la fin. Que sert-il que les grains fleurissent d’abord, s’ils sèchent aussitôt après ?
5. Il veut donc que ses apôtres aient une patience persévérante pour empêcher qu’on ne crût que Dieu faisait tout dans les apôtres, sans qu’ils y eussent aucune part, et qu’on ne devait pas beaucoup admirer leur courage, puisqu’ils n’auraient rien de bien pénible à souffrir. Il leur dit clairement qu’ils auraient besoin de patience : Quand je vous délivrerai d’un péril, ce sera pour vous laisser tomber dans un autre. Vous passerez d’un moindre dans un plus grand, et la fin de tous vos travaux sera la perte de votre vie. C’est ce qu’il leur promet par ces paroles : « Celui-là sera sauvé qui persévérera jusqu’à la fin. » C’est pourquoi leur ayant dit ici : « Ne soyez point en peine de ce que vous répondrez », il dit ailleurs : « Soyez prêts à répondre à toutes sortes de personnes qui vous demanderont compte de votre foi. »
Quand nous n’avons à disputer qu’avec nos amis, il semble qu’il nous laisse à nous, et qu’il veut que nous nous mettions nous-mêmes en peine de ce que nous devons dire. Mais quand nous sommes devant le tribunal d’un juge sévère, environnés d’une populace furieuse, et que tout est capable de nous frapper de terreur, il nous assiste alors de sa force, pour nous rendre fermes de cœur et, d’esprit, et pour nous faire répondre avec hardiesse, sans blesser en rien ni la vérité ni la justice. Car représentez-vous, je vous prie, un homme qui ne s’est occupé toute sa vie que de pêche, ou de cuirs, que de banque, et qui paraît tout d’un coup devant des rois assis dans leurs trônes, environnés de grands officiers, de gardes et d’épées nues et d’une foule innombrable de peuple, et qui entre seul devant tout ce monde, ayant les mains liées et les yeux baissés vers la terre ; croyez-vous qu’un homme en cet état aurait eu seulement la hardiesse d’ouvrir la bouche, et de dire une parole ?
On ne pouvait même souffrir qu’ils parlassent pour se justifier, et pour défendre la vérité de leur doctrine, mais on les regardait comme des corrupteurs et des perturbateurs de toute la terre, qu’il fallait exterminer et condamner aux plus effroyables supplices : « Voilà », disaient-ils, « ces gens qui troublent toute la terre (Act. 16) », ces séditieux « qui osent parler contre les édits de César, en appelant Jésus-Christ roi. » (Id. 17) Ainsi les juges étaient prévenus contre eux par ces fausses impressions, et il était besoin d’avoir une force et une lumière toute divine, pour persuader ces deux choses : l’une que la doctrine qu’ils prêchaient était vraie ; et l’autre qu’elle n’était point contraire aux lois civiles et aux intérêts de l’État. Car si, d’une part, ils soutenaient la vérité qu’ils prêchaient, ou les accusait de renverser les lois de l’État ; et si de l’autre, ils se mettaient en peine de prouver qu’ils n’étaient point contraires au bien des États, ils étaient en danger d’affaiblir en quelque chose la vérité et la sainteté de l’Évangile.
Cependant nous savons avec quelle sagesse saint Pierre et saint Paul, et tous les autres apôtres se sont conduits dans de semblables rencontres. On les accusait partout comme des factieux, comme des gens qui voulaient introduire des nouveautés par des intrigues et par des cabales, et néanmoins non seulement ils se sont purgés de toutes ces fausses accusations, mais ils ont même donné des impressions toutes différentes de leur conduite, et tout le monde a reconnu qu’ils étaient les sauveurs de la terre, les bienfaiteurs et les pères communs de tous les hommes. Et ils se sont acquis cette réputation par leurs longs travaux, et par une extrême patience. C’est pourquoi saint Paul disait de lui-même qu’il mourait chaque jour : « Je meurs tous les jours », dit-il, et ainsi sa vie n’a été qu’une souffrance et une mort continuelle.
Après cela, mes frères, comment pouvons-nous nous excuser d’avoir de si grands exemples et de vivre dans une mollesse criminelle, lorsqu’il nous serait si aisé de servir Dieu dans la paix de son Église ? Nous nous laissons tuer sans que personne nous fasse la guerre. Nous mourons sans qu’aucun ennemi nous persécute. Dieu nous commande de nous sauver, nous sommes en pleine paix, et nous ne le pouvons faire. Les apôtres voyant toute la terre en feu, se jetaient au milieu des flammes, et en retiraient tous ceux qui brûlaient. Nous sommes, nous autres, dans le plus grand calme du monde, et nous ne pouvons nous sauver nous-mêmes. Après cela quelle excuse nous restera-t-il ?
Nous ne sommes plus menacés ni de prisons ni de chaînes. On ne parle plus ni de fouets ni de tortures.. Les princes et les synagogues ne fulminent plus, d’arrêts contre nous. Tout est changé maintenant. Nous dominons et nous régnons, puisque nous avons des princes fidèles et religieux. Le nom chrétien est en vénération et en honneur, et ceux qui en font profession sont dans les magistratures et dans lés premières charges ; et cependant nous nous laissons vaincre au milieu de cette paix. Les apôtres et leurs disciples, alors battus de verges et tourmentés de mille manières, faisaient leurs délices de leurs tourments ; et nous qui ne souffrons pas aujourd’hui le, moindre mal, nous sommes plus mous que de la cire.
Mais, me direz-vous, les apôtres faisaient des miracles ? Mais leurs miracles les empêchaient-ils de souffrir les fouets, les prisons et les bannissements ? Et ce qu’il y a d’étrange, c’est précisément qu’ils étaient si cruellement traités par ceux qui recevaient leurs bienfaits, et qu’ils ne se troublaient point de cette ingratitude et qu’ils recevaient sans s’étonner de si grands maux au lieu des grands biens qu’ils avaient faits. Vous au contraire, si vous avez rendu à quelqu’un le moindre service, et qu’ensuite il vous désoblige en quelque chose, vous entrez dans le trouble, vous avez l’esprit aigri et agité, et vous vous repentez du bien que vous lui avez fait.
6. Que serait-ce s’il arrivait, ce que je prie Dieu de ne pas permettre ; que serait-ce, dis-je, s’il arrivait quelque persécution dans l’Église ? Quel désordre ne verrait-on pas, et à quelle confusion ne serions-nous pas exposés ? Car où est le fidèle qui pourrait combattre, puisque personne ne s’exerce avant le combat ? Quel est l’athlète qui puisse vaincre son adversaire, et remporter le prix aux jeux olympiques, si dès sa jeunesse il ne s’est formé dans l’art de la lutte ? Ne devrions-nous pas courir tous les jours dans la carrière de la foi et combattre tous les jours ? Ne voyez-vous pas que les athlètes qui n’ont pas d’antagonistes se servent d’un sac plein de sable, pour faire ainsi l’essai de leurs forces, et que les plus jeunes d’entre eux s’exercent contre d’autres plus robustes pour se préparer à un combat véritable ? Imitez-les, vous qui êtes les athlètes de Jésus-Christ. Exercez-vous dans les combats de la piété et de la sagesse. Nous trouvons tous les jours des personnes qui nous portent à l’aigreur et à la colère, et qui allument en nous le feu de nos passions. Résistez à ces ennemis invisibles, supportez ces peines de l’âme, pour vous rendre plus supportables celles du corps.
Si le bienheureux Job ne se fût ainsi exercé avant le combat, il n’eût jamais témoigné dans l’occasion une patience si inimitable. S’il ne se fût longtemps étudié à étouffer tous les murmures et les ressentiments de son cœur il eût sans doute dit quelque parole déréglée, lorsqu’il se vit tout d’un coup accablé de tant de maux. Mais parce qu’il s’était acquis une grande force en s’accoutumant à tout souffrir, il ne put être abattu ni par la perte de tous ses biens, ni par la mort si soudaine de tous ses enfants, ni par la fausse compassion de sa femme, ni par les plaies horribles de tout son corps, ni par les reproches de ses amis, ni par les insultes de ses domestiques.
Que si vous désirez de savoir quels furent les exercices par lesquels il se prépara à ce grand combat, écoutez jusqu’à quel point il témoigne lui-même qu’il méprisait les richesses. « Vous savez, Seigneur », dit-il à Dieu, « si je me suis réjoui d’avoir de grands biens, si j’ai regardé l’or comme mon appui, et si j’ai mis ma confiance dans les pierres précieuses. » (Job. 31,25) Ainsi il ne se troubla point d’être devenu pauvre, parce qu’il n’avait point eu de joie de se voir si riche.
Considérez aussi de quelle manière il gouvernait ses enfants. Sa conduite envers eux n’était point molle et relâchée comme la nôtre ; niais pleine de vigilance et d’une sage sévérité. Car s’il avait tant de soin d’offrir à Dieu des victimes pour leurs fautes secrètes, avec quel zèle les a-t-il dû reprendre pour celles qui étaient visibles ? Si vous voulez voir encore comment il s’exerçait à la continence, voyez ce qu’il dit : « J’ai fait un pacte avec mes yeux, pour n’avoir pas seulement une pensée d’une vierge. » (Job. 31,1) Nous voyons aussi que sa femme ne put abattre son grand courage, parce qu’il ne l’aimait que comme un homme sage doit aimer sa femme. C’est pourquoi j’ai admiré souvent en moi-même comment le démon osa tenter ce saint homme, et comment il entreprit même de le vaincre, lui qui savait que par un long exercice il s’était élevé jusqu’au comble de la vertu. Mais le démon est comme une bête cruelle. Il est toujours altéré de sang. Il ne se rebute point, et il ne désespère jamais de nous perdre. Son opiniâtreté est la condamnation dé notre mollesse, puisqu’il ne désespère jamais de nous perdre, au lieu que nous désespérons au contraire si aisément de nous sauver. Mais considérez encore comment ce saint homme se préparait aux maux du corps et aux plaies horribles dont il fut frappé. Comme il n’avait rien à souffrir en lui-même, parce qu’il vivait dans les richesses, dans l’abondance de toutes choses et dans la magnificence, il arrêtait ses yeux sur les misères des autres. Et c’est ce qui lui fait dire : « Le mal que je craignais m’est arrivé, et les afflictions que je considérais avec frayeur sont tombées sur moi. » Et ailleurs : « J’ai répandu des larmes sur toutes les personnes affligées, et j’ai soupiré quand j’ai vu un homme dans la misère. » (Job. 3,25) C’est là ce qui l’a rendu invincible dans sa douleur et invulnérable à tous les traits du démon.
Car il ne faut pas seulement compter parmi ses maux la perte de ses biens, la mort de ses enfants, les plaintes empoisonnées de sa femme et les plaies incurables de tout son corps. Il faut jeter les yeux sur d’autres encore beaucoup plus sensibles. Cela vous surprend sans doute, et vous demandez en vous-même ce que Job a souffert de plus grand et de plus sensible que ce que nous venons de dire, puisque c’est tout ce que l’Écriture nous en rapporte. Je ne m’étonne pas de votre doute. Je sais avec quelle négligence vous lisez l’Écriture, et ainsi je ne m’étonne pas que vous y remarquiez si peu de chose. Mais ceux qui pèsent la parole de Dieu comme l’or et qui savent le prix de ces perles spirituelles, y trouvent bien dans cette histoire d’autres sujets de douleur pour ce saint homme.
Ils considèrent premièrement qu’il n’avait pas encore une connaissance bien claire du royaume du ciel et de la résurrection des hommes. C’est ce qui lui faisait dire : « Je n’ai point à vivre éternellement, pour ne me lasser point dans ma patience. » (Id. 7) Secondement, qu’il se voyait accablé de maux, après le grand nombre d’actions saintes qu’il avait faites. Troisièmement, qu’il ne se sentait coupable d’aucun crime. En quatrième lieu, qu’il croyait que Dieu était l’auteur des maux qu’il souffrait, et que quand même il les eût attribués au démon, c’en était encore assez pour le troubler. Cinquièmement, qu’il voyait que ses amis étaient devenus ses accusateurs et qu’ils lui disaient : « Vous n’avez pas encore souffert autant que vous le méritez. » Sixièmement, qu’il considérait que des hommes plongés dans le vice étaient comblés de biens, et qu’ils lui insultaient dans son malheur. Septièmement, qu’il n’y avait eu encore personne avant lui qui eût souffert de la sorte et dont l’exemple le pût consoler.
7. Pour comprendre combien toutes ces circonstances aggravaient son mal, il n’en faut juger que parce que nous voyons aujourd’hui. Car encore que nous croyions maintenant avec tant d’assurance au royaume des cieux et à la résurrection de la chair ; que nous nous sentions coupables de tant de péchés ; que nous ayons tant de grands exemples et tant de modèles excellents de toutes sortes de vertus ; cependant s’il nous arrive de perdre quelque argent que peut-être nous avions volé, ce seul mal, sans être accompagné ni des reproches d’une femme, ni de la mort d’un enfant, ni des accusations d’un ennemi, ni des insultes d’un domestique, lorsqu’au contraire beaucoup de choses pourraient et devraient l’adoucir, ne laisse pas de nous être insupportable et de nous rendre la vie odieuse. Quelles louanges donc mérite Job. qui, après avoir perdu en un moment ce qu’il avait amassé par un juste travail durant tant d’années, voit comme pleuvoir sur lui les malheurs de toutes parts sans que sa constance soit ébranlée, et sans cesser jamais de rendre à son Créateur les actions de grâces qui lui sont dues ?
Car, pour ne point parler de tout le reste, les seules paroles de sa femme n’auraient-elles pas été capables d’ébranler les pierres les plus dures ? Considérez, je vous prie, avec quelle adresse elle tâche de le surprendre. Elle ne se plaint point de la perte de ses biens. Elle ne lui parle point de ses chameaux, de ses brebis et de tout le reste, parce qu’elle savait combien son mari méprisait toutes ces choses. Elle s’arrête à la mort de ses enfants, qui pouvait le plus le toucher. Elle la déplore avec des plaintes excessives ; elle l’exagère autant qu’elle peut. Que si l’on a vu souvent des personnes qui, dans un état très-heureux, n’ont pas laissé de faire de grandes fautes par la persuasion de leurs femmes ; quel courage devait avoir cette âme héroïque, pour repousser sa femme qui venait l’attaquer avec tant d’avantage et pour étouffer en même temps deux passions si fortes, l’amour et la compassion ? il est arrivé souvent que ceux qui avaient résisté à la première de ces passions ont succombé à la seconde. Le patriarche Joseph foula aux pieds l’amour impudique, en repoussant l’Égyptienne avec tous les attraits et tous les artifices dont elle usa ; mais il ne put résister à la compassion ni retenir ses larmes, lorsqu’il vit ses frères qui l’avaient vendu autrefois ; et ne pouvant plus souffrir le déguisement et la feinte, il se fit reconnaître pour ce qu’il était. Lors donc que ce n’est pas un frère qui parle à son frère, mais une femme qui parle à son mari et qui lui dit des choses touchantes, qu’elle est d’ailleurs secondée par la conjoncture du temps, par les plaies, par la douleur et par mille maux de celui à qui elle parle, il est certain qu’à moins d’avoir un cœur plus ferme que le diamant on ne peut pas résister à cette tempête.
Permettez-moi, mes frères, de vous déclarer avec liberté ce que je pense de ce saint homme. Je ne dis pas que Job a été plus grand que les apôtres. Mais j’ose dire qu’il leur a été égal. Les apôtres avaient une très-grande consolation que Job n’avait pas. Ils savaient qu’ils souffraient pour Jésus-Christ, ce qui était un si grand soulagement dans leurs maux que Jésus-Christ ne manque jamais de marquer cette circonstance en leur disant : « Vous souffrirez à cause de moi : vous souffrirez pour mon nom. S’ils ont appelé le maître Béelzébub, comment ne traiteront-ils pas de même ses disciples ? » Mais Job ne pouvait pas se consoler par une si haute considération. Il n’avait point reçu comme les apôtres le don de faire des miracles et il n’était point assisté de Dieu si puissamment. Car il n’avait point reçu le Saint-Esprit dans cette plénitude avec laquelle il a depuis été donné à l’Église.
Nous devons encore considérer que Job avait été nourri dans une grande délicatesse ; qu’il avait vécu dans les plaisirs et dans la jouissance de toutes sortes de biens ; qu’il était en cela bien différent des apôtres, pêcheurs accoutumés à une vie dure et pauvre ; et qu’ainsi il fallait une grande vertu pour passer tout d’un coup du comble des délices dans une extrême misère. Il a souffert aussi comme les apôtres, les injures, les outrages et les insultes ; mais ceux qui le traitaient de la sorte étaient ses propres amis et ses domestiques, car il était également haï de ses ennemis, et de ceux qu’il avait le plus obligés. Mais dans tous ces maux il n’a point eu le bonheur, comme nous l’avons déjà remarqué, d’être soutenu par cette ancre sacrée qui rassurait les apôtres parmi toutes les tempêtes de ce monde, c’est-à-dire de souffrir « pour Jésus-Christ et pour le nom du Sauveur. » J’admire ces trois jeunes hommes de la fournaise, qui résistèrent à ce tyran si redoutable, et qui méprisèrent toute la violence des flammes. Mais considérez aussi ce qu’ils disent à ce roi barbare : « Nous n’adorons point vos dieux, et nous n’adorerons jamais cette idole que vous avez faite. » (Dan. 3,7) C’était là leur grande consolation, de savoir qu’ils souffraient pour Dieu tout ce qu’ils souffraient. Job au contraire ne savait pas que tout ce qu’il souffrait venait d’un combat qui se passait dans sa personne entre Dieu et le démon ; et sans doute que s’il l’eût su, cette pensée l’aurait rendu insensible à tous ses maux. C’est pourquoi, aussitôt qu’il eût entendu ces paroles du Seigneur : « Croyez-vous que je vous aie ainsi affligé pour un autre sujet que pour faire connaître et publier votre vertu et votre justice (Job. 24,3) ? » vous voyez comme à cette parole, il reprend une nouvelle force, comme il s’anéantit en lui-même, et comment il croit n’avoir pas même souffert ce qu’il a souffert. « Pourquoi », dit-il, « croit-on encore que Dieu m’ait traité de la sorte pour mes péchés, après avoir entendu ces paroles, moi qui ne suis rien ? » (Job. 24,13) Et ailleurs : « Je ne pouvais que vous écouter auparavant, mais maintenant mon œil vous a vu. C’est pourquoi je me méprise moi-même, je me fonds et je m’écoule comme l’eau, et je me regarde comme la poussière et la cendre. » (Job. 42,5)
Imitons, mes frères, ce courage si fort et si humble. Imitons, nous qui ne sommes plus sous la loi, mais sous la grâce, un homme qui vivait avant la loi et avant le temps heureux de la grâce, afin que nous puissions mériter d’entrer un jour comme lui dans les tabernacles éternels où je prie Dieu de nous conduire, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXIV[modifier]


« ALORS DONC QU’ILS VOUS PERSÉCUTERONT DANS UNE VILLE, FUYEZ DANS UNE AUTRE. JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QUE VOUS N’AUREZ PAS ACHEVÉ DE PARCOURIR TOUTES LES VILLES D’ISRAËL, QUE LE FILS DE L’HOMME NE SOIT VENU. » (CHAP. 10,23, JUSQU’AU VERSET 34)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Le Christ propose son exemple à ses apôtres pour leur apprendre à supporter courageusement les injures.
  • 2. Si nous le voulons, nous ne serons pas vaincus.
  • 3. Celui qui confesse Jésus-Christ, le fait par la force que lui châtiments. Dieu dispense plus volontiers les biens que les châtiments.
  • 4. Des maux qui s’ensuivraient si les corps ne se corrompaient point après la mort.
  • 5. Rien de plus beau qu’une belle âme.


1. Après tant de prédictions pleines de terreur que Jésus-Christ vient de faire à ses apôtres, prédictions qui pouvaient abattre les cœurs les plus fermes, après ce déluge de maux qui devait fondre sur eux, lorsqu’après être mort sur une croix, leur Maître serait ressuscité et monté au ciel, il passe à des choses moins pénibles et moins dures, pour donner lieu à ses nouveaux soldats de reprendre un peu leurs esprits, et pour les rassurer contre la crainte. Car il ne leur commande pas d’aller attaquer eux-mêmes et d’irriter leurs persécuteurs, mais de les fuir.
Comme ils étaient faibles et qu’ils ne faisaient que débuter dans l’apostolat, il use d’une grande condescendance. Il ne leur parle point encore des persécutions qui devaient suivre sa passion, mais seulement de celles qui la devaient précéder. Il marque cela formellement lorsqu’il dit : « Je vous dis en vérité que vous n’aurez pas achevé de parcourir toutes les villes d’Israël, que le Fils de l’homme ne soit venu. » Il semble qu’il les veuille prévenir et les empêcher de dire : Mais si, lorsque nous aurons fui d’une ville dans une autre, nos persécuteurs nous y viennent encore chercher, que devrons-nous faire ? Il les délivre de cette crainte en les assurant qu’ils n’auraient point achevé de parcourir toutes les villes de la Judée « avant que le Fils de l’homme soit venu. »
Il est remarquable aussi que Jésus-Christ ne veut point dispenser ses disciples de souffrir, mais qu’il leur promet seulement de les assister dans leurs périls et dans leurs travaux, Il ne leur dit pas : Je vous retirerai de toutes ces persécutions, mais : « Vous n’aurez point achevé de parcourir toutes les villes « d’Israël, que le Fils de l’homme ne soit venu. » Je viendrai, leur dit-il, parce que sa seule vue leur suffisait pour les consoler de toutes leurs peines.
Considérez aussi comment il ne laisse pas tout faire à sa grâce ; mais qu’il veut que ses apôtres travaillent, et qu’ils contribuent de leur part. Si vous craignez, leur dit-il, fuyez et ne craignez plus. Il ne leur commande pas de fuir les premiers et de leur propre mouvement, mais d’attendre qu’on les y force, et de se retirer lorsqu’on les y oblige. Il ne leur donne pas même une grande étendue de terre pour y chercher leur sûreté, mais seulement les pays de la Judée.
Il les excite ensuite à pratiquer encore une autre vertu. Après les avoir dégagés du soin de la nourriture ; après les avoir délivrés de la crainte des périls, il les fortifie maintenant contre les médisances et les calomnies. Il les a dégagés de tous les soins qu’apporte la nourriture, en leur disant : « Celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse », en les assurant que plusieurs les recevraient chez eux. Il leur a ôté la crainte des périls lorsqu’il leur a dit : « Ne vous mettez point en peine de ce que vous direz ou comment vous répondrez ; » et en les assurant que « celui-là sera sauvé « qui persévérera jusqu’à la fin. » Mais parce qu’il prévoyait qu’ils passeraient pour des méchants et des séducteurs, ce qui paraît à quelques-uns la chose du monde la plus insupportable, il les fortifie contre cette crainte par son exemple, en les faisant ressouvenir de ce qu’on avait dit contre lui, ce qui était la plus grande consolation que ce divin Maître pût laisser à ses disciples. Ainsi comme lorsqu’il leur avait dit auparavant : « Tout le monde vous haïra », il ajoute aussitôt : « à cause de « mon nom ; » il les console ici de même, mais en ajoutant une nouvelle raison. Voici ce qu’il dit : « Le disciple n’est pas plus que le maître, ni l’esclave plus que son seigneur (24). C’est assez pour un disciple d’être comme son maître, et pour un esclave d’être comme son seigneur. S’ils ont appelé le père de famille Béelzébub, combien plutôt traiteront-ils de même ceux de sa maison (25) ? » Il fait voir clairement dans ces paroles qu’il est Dieu, et Créateur de toutes choses. Quoi donc ! me direz-vous, n’y a-t-il jamais de disciple qui soit plus grand que son maître, ni d’esclave qui soit plus estimable-que son seigneur ? Non, le disciple en tant que disciple, l’esclave en tant qu’esclave n’est jamais plus grand que son maître selon l’ordre naturel des choses. Ne me citez pas ici quelques exceptions fort rares, raisonnez d’après la règle générale.
Remarquez aussi qu’il ne dit pas : « S’ils ont appelé le père de famille Béelzébub, combien plus traiteront-ils de même » ses esclaves ? mais ceux de sa maison, usant de ce terme pour montrer l’affection qu’il avait pour eux ; comme il fait encore ailleurs en leur disant : « Vous serez mes amis si vous faites ce que je vous ai commandé ; » et : « Je ne vous donnerai plus le nom d’esclaves, mais d’amis. » (Jn. 15,14-15) Il ne leur dit pas en général qu’on a outragé le père de famille, mais il marque en particulier l’injure, en disant qu’on l’a appelé Béelzébub. Il joint à cela une troisième consolation plus grande que les deux premières ; parce que, comme ils n’étaient pas encore élevés à une haute vertu, il avait besoin de les exciter par des considérations plus sensibles. C’est ce qu’il fait ici par une sentence qui semble générale et universelle, mais qu’il ne faut entendre néanmoins que du sujet auquel Jésus-Christ l’applique. « Ne les craignez donc point. Car il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni de secret qui ne doive être connu (26). » Il leur dit par là : Il vous doit suffire pour votre consolation que moi, qui suis votre Maître et votre Seigneur, j’ai bien voulu passer le premier, par les mêmes outrages que vous aurez à souffrir. Si cela ne vous, suffit pas pour adoucir votre douleur, considérez au moins que dans peu de temps vous serez délivrés de ces faux soupçons. Car de quoi vous affligez-vous ? Est-ce de ce qu’on vous appelle des séducteurs et des imposteurs ? mais attendez un peu, et vous verrez tout le monde reconnaître et publier hautement que vous êtes les sauveurs de toute la terre.
Le temps découvre enfin ce qui est le plus caché. Il fera connaître un jour votre innocence, et la malice de ceux qui vous calomnient ; Quand on verra par vos actions que vous êtes la lumière du monde, que vous comblez de grâces tous les hommes, et que vous éclaterez en toutes sortes de vertus, on ne s’arrêtera plus alors aux discours de vos calomniateurs ; mais on jugera de vous selon la vérité. Vos ennemis passeront publiquement pour des imposteurs, pour des médisants, pour des âmes noires et malignes, et votre vertu sera plus éclatante que le soleil. Votre réputation se répandra et se publiera dans toute la terre, et tous les hommes seront les témoins de vos grandes actions. Ne vous laissez donc pas abattre par les maux que je vous prédis maintenant, mais fortifiez-vous par l’espérance des biens à venir. Car remplissant la mission à laquelle je vous destine, il est impossible que vous demeuriez éternellement dans l’obscurité.
2. Après donc que Jésus-Christ a délivre ses apôtres de toute crainte et de toute inquiétude, et qu’il les a élevés au-dessus de la calomnie, il les porte maintenant à témoigner une grande liberté dans la prédication de l’Évangile. « Dites dans la lumière ce que je vous dis dans l’obscurité ; et prêchez sur le haut des maisons ce qui vous aura été dit à l’oreille (27). » Quoique Jésus-Christ ne dît point ceci aux apôtres dans les ténèbres, et qu’il ne leur parlât point à l’oreille, il use néanmoins de cette expression par une espèce d’hyperbole. Comme il leur parlait à eux seuls, et dans un petit coin de la Judée, il dit qu’il leur parlait dans l’obscurité et à l’oreille, en comparaison de cette liberté qu’il leur devait donner un jour dans la prédication de sa parole. Car tous n’annoncerez pas, dit-il, mon Évangile à une, à deux ou trois villes seulement, mais généralement à toutes les parties du monde ; vous traverserez les terres et les mers, les pays habités et inhabités ; vous prêcherez devant les rois et devant les peuples ; vous enseignerez les philosophes et les orateurs, et vous leur parlerez avec une fermeté et une assurance qui leur donnera de la terreur. Il se sert de ces mots : « Qu’ils prêcheront sur le haut des maisons, et dans la lumière », pour marquer cette hardiesse sainte avec laquelle ils devaient parler.
Mais ne suffisait-il pas de leur dire : « Prêchez sur le haut des maisons et dans la lumière ? » Pourquoi ajoute-t-il : « Ce que je vous ai dit à l’oreille et dans les ténèbres », sinon pour leur élever l’esprit, et les rendre capables de ses grands desseins ? C’est ainsi qu’il leur dit dans saint Jean : « Celui qui croit en moi fera les mêmes œuvres que je fais, et en fera même de plus grandes. » (Jn. 14,1) Il montre ici de la même manière qu’il ferait tout par eux, et plus encore qu’il n’avait fait par lui-même. J’ai commencé, leur dit-il, j’ai marqué la première trace, et j’ai comme ébauché les choses ; mais je veux par vous achever le reste.
Cette parole au reste n’est pas seulement un commandement, c’est encore une prédiction ; c’est la parole d’un homme sûr que ce qu’il dit s’accomplira, et qui affirme aux apôtres qu’ils triompheront de toutes les difficultés, et qui, en leur montrant le succès, détruit doucement mais sûrement l’angoisse que leur causait la prévision des calomnies auxquelles ils seraient en butte. Il semble qu’il leur disait : Comme la prédication de l’Évangile, qui jusqu’ici a été cachée et secrète, remplira néanmoins toute la terre ; de même ces calomnies que vos ennemis publieront de toutes parts contre vous, se dissiperont bientôt et s’évanouiront comme des songes. Après les avoir ainsi fortifiés, il leur prédit encore de plus grands périls. Mais il leur inspire en même temps un si grand courage, qu’il met leur âme au-dessus de tous les maux. « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme ; mais craignez plutôt celui qui peut perdre et le corps et l’âme en les jetant dans l’enfer (28). » Considérez, mes frères, combien Jésus-Christ élève ses disciples, non seulement au-dessus des soins, des inquiétudes, des périls et des pièges, des médisances et des calomnies, mais au-dessus de la mort même, qui est la chose de toutes la plus terrible, et non seulement de la mort, mais de la mort la plus sanglante et la plus cruelle. Il ne leur dit point : On vous tuera. Il use d’une expression plus douce et moins effrayante : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme, mais craignez plutôt celui qui peut perdre et le corps et l’âme en les jetant dans l’enfer. »
Il use souvent de cette conduite, et il ménage tellement la pensée des hommes, qu’il leur fait conclure tout le contraire de ce qu’ils croyaient. Vous craignez la mort, leur dit-il, et cette crainte vous fait appréhender de prêcher mon Évangile. Mais c’est au contraire, parce que vous craignez la mort, que vous devez prêcher hardiment, puisqu’il n’y a que cette hardiesse sainte qui vous puisse délivrer de la véritable mort. Vos ennemis vous peuvent tuer, mais quelques efforts qu’ils fassent, ils ne peuvent vous toucher dans la plus noble partie de vous-mêmes. C’est pourquoi il ne dit pas seulement de ces ennemis qu’ils ne tuent point l’âme, mais « qu’ils ne la peuvent tuer », pour montrer que quand ils le voudraient ils ne le pourraient pas. Si donc vous craignez les tourments des hommes, craignez encore plus ceux dont Dieu vous menace dans l’enfer.
Vous voyez encore ici que Jésus-Christ ne promet point à ses disciples de les délivrer de la mort, et qu’il les abandonne à la violence des hommes ; mais qu’il leur promet une grâce plus grande que la délivrance même de la mort, puisque c’est beaucoup plus de persuader à un homme de mépriser la mort, que de le délivrer de la mort. Ainsi Jésus-Christ n’abandonne pas ses apôtres aux périls, mais il leur donne un courage plus grand que tous les périls.
Il établit ici en passant la vérité de l’immortalité de l’âme ; et il imprime par ce peu de paroles dans l’esprit de ses disciples une doctrine salutaire qui les devait fortifier contre tous les maux. Mais pour les consoler d’une autre manière, et pour les empêcher de se croire abandonnés de Dieu, en se voyant dans les périls, dans les tourments et dans la mort même, il les instruit encore et les assure de sa providence dans la suite. « N’est-il pas vrai qu’on a deux passereaux « pour une obole ? et néanmoins aucun d’eux « ne tombe sur la terre sans la volonté de « votre père (29). Les cheveux mêmes de votre « tête sont tous comptés (30). » Qu’y a-t-il de plus vil « que ces petits passereaux ? » leur dit-il, et cependant on n’en prend pas un sans que Dieu le sache. Il ne dit pas que c’est Dieu qui les fait tomber sur la terre : cela serait trop indigne de la majesté divine ; mais il déclare seulement que cela ne se fait point sans sa connaissance. Que si Dieu n’ignore rien de tout ce qui arrive ; et s’il vous aime avec encore plus de tendresse que les pères n’aiment leurs enfants, et jusqu’à tenir compte de tous vos cheveux, que devez-vous craindre ? Jésus-Christ parle de la sorte, non que Dieu compte effectivement le nombre de leurs cheveux ; mais seulement pour faire voir jusqu’où va son soin et sa vigilance sur ceux qui le servent. Puis donc qu’il connaît tout, et qu’il peut et veut vous sauver, lorsque vous souffrirez quelque chose, ne croyez point que ce soit parce qu’il vous abandonne. Car son dessein n’est pas de vous délivrer des maux du corps, mais de vous apprendre à les mépriser, parce que ce ne sont plus des maux quand on les méprise.
3. « Et ainsi ne craignez point : vous valez beaucoup mieux qu’un grand nombre de passereaux (31). » Vous voyez, mes frères, comme il arrête leur crainte. Car il pénétrait le secret de leurs pensées. C’est pourquoi il dit : « Ne les craignez donc point. » S’ils ont quelque avantage sur vous, ce ne sera que sur la plus faible et sur la plus vile partie de vous-mêmes, sur le corps, qui mourrait de lui-même par une mort toute naturelle, si on ne la prévenait par une autre plus glorieuse. Ainsi ce ne seront point proprement vos ennemis qui vous feront mourir : ce sera plutôt la nature qui leur cédera son pouvoir. Que si vous craignez un homme qui a cette puissance, combien devez-vous plus craindre celui qui peut perdre l’âme et le corps, en les jetant dans l’enfer ? Il ne dit pas clairement que ce soit lui qui ait cette puissance de perdre l’âme et le corps en les jetant dans l’enfer, mais il est aisé de tirer cette conséquence par ce qui précède, puisqu’il déclare qu’il est le juge du monde.
Cependant, mes frères, nous faisons le contraire de ce que Jésus-Christ nous commande. Nous ne craignons point celui qui peut perdre nos âmes, et nous craignons beaucoup ceux qui peuvent perdre nos corps, quoique Dieu puisse perdre en même temps et l’âme et le corps, et que les hommes soient si éloignés de nuire à l’âme, qu’ils n’ont pas même le pouvoir de punir le corps. Car ils ont beau le déchirer et le mettre en pièces, ils l’honorent au lieu de le punir, et toutes ses peines deviennent sa gloire. C’est ainsi que Jésus-Christ adoucit les travaux auxquels il les destinait. Car la mort leur paraissait encore bien terrible, et elle faisait une grande impression sur leurs esprits, parce que jusqu’alors on ne nous avait point appris à la vaincre, et que ceux qui la devaient mépriser n’avaient pas encore reçu la grâce et l’effusion du Saint-Esprit.
Mais après avoir banni cette frayeur qui les abattait, il les encourage encore dans la suite. Il chasse une crainte par une autre crainte, et il y joint l’espérance d’une grande récompense. Il allie ainsi les menaces avec les promesses, et il se sert de ces moyens opposés pour les encourager à prêcher la vérité avec une liberté apostolique. « Quiconque donc me confessera et me reconnaîtra devant les hommes, je le reconnaîtrai aussi devant mon Père qui est dans le ciel (32). Et « quiconque me renoncera devant les hommes, je le renoncerai aussi devant mon Père qui est dans le ciel (33). » Il n’exhorte pas seulement ses disciples par l’espérance des biens futurs, mais encore par la terreur de ses jugements. L’Évangile ne dit pas proprement Quiconque me confessera ; mais « quiconque confessera en moi », c’est-à-dire, en mon nom, en ma puissance, pour marquer que celui qui fait cette confession ne la fait point par sa propre force, mais par le secours et par la grâce de celui qui confesse. Il dit au contraire de celui qui renonce « Celui qui me renoncera », et non pas « qui renoncera en moi », parce qu’il ne renonce qu’étant privé du secours de la grâce.
Vous me direz, peut-être : Pourquoi donc accuse-t-on celui qui renonce Jésus-Christ, puisqu’il ne le fait qu’étant abandonné du secours de Dieu ? C’est parce qu’il n’a été abandonné de Dieu que par sa faute.
Mais pourquoi, me direz-vous, Jésus-Christ ne se contente-t-il pas de la seule foi du cœur ? pourquoi exige-t-il encore cette confession de la bouche ? Jésus-Christ le fait pour nous exciter à être courageux et intrépides. Il veut que par cette confession généreuse nous témoignions l’ardeur de notre charité, et que nous nous élevions au-dessus de tout. C’est pourquoi il parle en général à tout le monde, et il n’adresse point ici son discours seulement à ses apôtres. II ne se contente pas de les rendre généreux, mais il veut que cette même générosité passe dans tous leurs disciples. Aussi celui qui considère bien ces paroles de Jésus-Christ, non seulement publiera hardiment la vérité, mais il souffrira même de grand cœur tous les maux qui lui en pourront arriver. C’est la confiance dans ces paroles de Jésus-Christ qui a donné aux apôtres un grand nombre de disciples. Car elles nous font voir que le supplice de ceux qui auront renoncé Jésus-Christ sera effroyable ; comme la récompense de ceux qui l’auront confessé devant les hommes, sera incompréhensible. Plus les souffrances du juste se seront prolongées dans cette confession de Jésus-Christ, plus s’accroîtra pour l’éternité la somme de son bonheur ; au contraire le pécheur qui se flatte en ce monde du retard de sa peine, n’y gagnera rien, sinon de la trouver un jour augmentée d’autant plus qu’elle aura été plus retardée. Vous m’avez confessé avec courage, dira Jésus-Christ à l’un, et moi je vous promets aussi une récompense infiniment au-dessus de vos mérites. Car « je vous confesserai devant mon Père. » Et vous qui m’avez renoncé, « je vous renoncerai aussi devant les anges de Dieu. »
Vous voyez donc que c’est pour l’autre vie que Jésus-Christ réserve la dispensation des biens et des maux. Après cela pourquoi vous hâtez-vous ? pourquoi vous précipitez-vous ? pourquoi cherchez-vous ici votre récompense, vous qui selon saint Paul « êtes sauvé par l’espérance ? » (Rom. 8,30) Si vous faites quelque bien dont vous ne receviez ici aucune récompense, ne vous troublez pas, mais réjouissez-vous plutôt de ce qu’on vous en réserve une infiniment plus grande. Si au contraire vous commettez de grands crimes sans en être puni dans cette vie, ne croyez pas pour cela qu’ils demeurent impunis, puisque Dieu vous en châtiera un jour d’une manière terrible, si vous ne prévenez ici sa justice par une patience sincère et par le changement de votre vie.
Si vous ne croyez pas ce que je vous dis, jugez de l’avenir parce que vous voyez tous les jours. Car si la gloire de ceux qui confessent Jésus-Christ est si grande dans ce temps même qui est le temps du combat, quelle pensez-vous qu’elle doive être, lorsque Dieu même les couronnera ? Si dès cette vie même vos ennemis sont contraints de vous huer, combien Dieu vous relèverait-il encore davantage, lui qui vous aime avec plus de tendresse que les meilleurs pères n’aiment leurs infants, lorsque le temps de récompenser les bons et de punir les méchants sera venu ? Ceux au contraire qui, renoncent Jésus-Christ en seront punis terriblement dans l’autre monde, et ils le sont déjà dans celui-ci. Ils sont continuellement déchirés par les remords de leur conscience. Pour avoir craint une seule mort, ils meurent cent fois ; et au lieu des supplices qui auraient passé en un moment, ils se précipitent dans les éternels.
Mais ceux qui meurent en confessant Jésus-Christ sont heureux en ce monde et en l’autre. Leur mort est un gain puisqu’ils en achètent l’immortalité ; et après s’être acquis ici-bas une gloire qui est plus grande que celle de tous les hommes, ils jouissent dans le ciel d’une félicité qui est ineffable. Car Dieu est toujours prêt à récompenser comme à punir, et il est encore plus, porté à faire du bien qu’à rendre le mal. Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ parle ici deux fois de l’enfer, quoiqu’il ne parle qu’une fois du paradis. Il le fait parce qu’il sait que la crainte des peines arrête bien plus les hommes que l’espérance des biens. C’est pourquoi, après avoir dit : « Craignez celui qui peut perdre le corps et l’âme en les jetant dans l’enfer », il dit encore : « Je le renoncerai devant mon Père. » C’est la conduite que saint Paul a gardée en parlant continuellement des supplices de l’enfer.
Vous voyez, mes frères, comme Jésus-Christ se sert de tout pour fortifier ses disciples. Il leur ouvre le ciel, il les fait descendre jusqu’aux enfers. Il leur représente ce tribunal terrible, cette assemblée redoutable de tous les anges, et cette publique distribution des couronnes immortelles, pour les exciter par ces grands objets, à s’acquitter avec ferveur du ministère de la prédication de sa parole. Et pour empêcher que leur timidité n’arrêtât le progrès de l’Évangile, lorsqu’il se présenterait des maux à souffrir, il veut qu’ils soient prêts à s’exposer à la mort la plus cruelle, persuadés que leurs travaux auront leur récompense, et que ceux qui les persécutent seront punis, s’ils ne reviennent de leurs égarements.
4. Méprisons donc la mort, mes frères, quoiqu’il ne se présenta pas encore d’occasion de la souffrir, puisqu’elle n’est à notre égard qu’un passage à une meilleure vie. Mais le corps, dans le tombeau, se réduit en poudre ?— Raison de plus pour se réjouir de ce que la mort est détruite, de ce que la mortalité, et non la substance de notre corps est anéantie. Quand vous voyez jeter dans la fournaise une statue pour la refondre, vous ne tenez pas le fait pour une destruction, mais pour une restauration avantageuse.
Jugez de même de la destruction de votre corps, et cessez de vous affliger. Si le corps devait toujours demeurer dans cet état pénible où la juste punition de Dieu l’a réduit en cette vie, ce serait alors qu’il faudrait pleurer.
Mais ne serait-il pas plus avantageux, me direz-vous, que nos corps passassent à cette, immortalité sans passer par la corruption et la pourriture ? Je ne vois pas, si cela était, quelle utilité en pourraient retirer n les vivants ni les morts. Jusques à quand donc, idolâtres de votre corps, jusques à quand serez-vous ainsi attachés à la terre ? jusques à quand aimerez-vous l’ombre et les ténèbres d’ici-bas ? Car que vous servirait-il que vos corps demeurassent toujours entiers, ou quel désavantage au contraire n’en résulterait pas pour vous ?
Si nos corps n’étaient point réduits à cet anéantissement, il s’ensuivrait le plus grand des maux, l’orgueil chez un grand-nombre. Que s’il s’en est trouvé qui ont voulu passer pour des dieux, quoique leurs corps fussent mangés dés vers et consumés de pourriture, que n’auraient-ils point fait s’ils eussent été incorruptibles ? D’ailleurs les hommes n’eussent pu croire qu’ils n’eussent été qu’un peu de terre. Nous le voyons maintenant et nous avons peine à le concevoir ; combien donc en aurions-nous douté davantage si nous n’en avions pas ce témoignage de nos propres yeux ? En troisième lieu les hommes auraient eu une attache bien plus grande pour les corps, et en seraient devenus bien plus charnels et bien plus grossiers. Car s’il s’en trouve encore aujourd’hui qui veulent bien souffrir la puanteur des sépulcres pour se tenir auprès des personnes qui leur ont été chères durant leur vie, que n’auraient-ils point, fait, si les corps fussent demeurés entiers et incorruptibles après la mort ? De plus, si nous n’avions été réduits à cet anéantissement dans cette vie, nous aurions moins désiré la félicité de l’autre. Ceux qui croient aussi que le monde est éternel se seraient servis de l’incorruptibilité de nos corps pour appuyer leur erreur, et pour en conclure que le monde n’aurait point été créé. Nous pouvons ajouter encore que, si le corps n’était entièrement détruit après la mort, nous n’aurions pas assez compris quelle est la vertu de l’âme, et comment c’est elle qui fait tout dans notre corps.
Enfin, si Dieu n’avait disposé les choses de cette manière, il se serait trouvé des personnes tellement possédées de passion pour leurs proches qui seraient morts, qu’abandonnant les villes, ils seraient venus demeurer auprès de leurs tombeaux, pour jouir de la présence de leurs corps, et pour s’entretenir avec eux autant qu’ils pourraient. Car si, maintenant que les corps périssent et se réduisent en cendre, quoi qu’on puisse faire pour les conserver, il y en a néanmoins qui s’attachent tellement à un portrait, et à la seule figure morte de ceux qu’ils aimaient, qu’ils passent leur vie à la regarder ; que ne feraient-ils point, s’ils pouvaient conserver et voir devant eux leurs corps tout entiers ? Pour moi, je me persuade aisément qu’il s’en serait trouvé qui auraient bâti des temples à ces corps morts, et que, l’art de la magie se mêlant à cette passion furieuse, se serait servi du démon pour faire parler ces morts, comme s’ils eussent été encore vivants, puisque nous voyons aujourd’hui que ceux qu’on appelle nécromanciens entreprennent des choses semblables, et même encore plus criminelles, quoique les corps, après la mort, soient réduits en cendre et en poussière. Et ainsi il ne pourrait naître de cette conservation de nos corps qu’une source d’impiété et d’idolâtrie. C’est donc pour prévenir tous ces abus et tous ces désordres, c’est pour nous détacher de la terre et pour nous élever au ciel, que Dieu a voulu que nos corps se détruisent et disparaissent aux yeux des hommes. Si celui qui est passionné pour la beauté d’une jeune fille ne peut pas se laisser persuader à la raison, et reconnaître la vanité de ce qu’il estime tant, Dieu veut qu’il en soit convaincu par ses yeux. Il veut qu’il voie tous les jours des femmes du même âge, mieux faites et plus riches que celle qu’il aime, disparaître tout d’un coup, et exhaler une grande puanteur un ou deux jours après leur mort, et être livrées à la corruption, à la pourriture et aux vers. Jugez donc par là, leur dit-il, quelle est cette beauté que vous aimez, et combien est insensée cette passion qui vous possède.
On n’aurait point compris si sensiblement toutes ces choses si l’on n’avait vu les corps se corrompre. Et comme les démons courent aux sépulcres et y font leur demeure ordinaire ; ainsi ceux qui auraient été si passionnés pour les corps lorsqu’ils vivaient, les auraient toujours voulu voir après leur mort. Ils auraient habité dans les sépulcres comme les possédés, et devenus bientôt eux-mêmes les sépulcres des démons, ils auraient enfin perdu la vie aussi bien que la raison par une manie si honteuse et si détestable.
5. Outre les autres raisons qui nous peuvent détacher des morts, celle-ci est très-importante, savoir, que la disparition de l’objet aimé et de son image entraîne insensiblement l’oubli de la passion et son extinction complète. Que si le corps ne périssait de la sorte, on verrait aujourd’hui, au lieu de sépulcres et de mausolées, des villes entières pleines non pas de statues, mais de corps morts, chacun désirant de voir celui de la personne qui lui aurait été chère. Il naîtrait de là une horrible confusion. On n’aurait plus aucun soin de l’âme des morts, et on ne voudrait plus même entendre parler de l’immortalité de nos âmes. On verrait de plus beaucoup de désordres encore plus grands que ceux-ci, qu’il est plus utile d’ensevelir dans le silence.
Dieu veut donc que le corps soit détruit en un moment, afin qu’on voie plus clairement la beauté de l’âme. Car si elle a la force de donner toute la vie, et toute la beauté à notre corps, combien doit-elle être et plus vivante et plus belle que le corps ? et si elle peut conserver cette chair si fragile et si corrompue, combien plus se conservera-t-elle elle-même ? Car le corps n’est beau que par la disposition et par le mouvement de tous ses membres, et par cette couleur vive qui l’anime et qui l’embellit, et c’est l’âme seule qui lui donne cet avantage. Aimez donc votre âme, puisque c’est elle seule qui embellit ce corps que vous aimez tant.
Mais pourquoi me mets-je en peine de vous faire comprendre ce que le corps reçoit de l’âme, par la vue de l’état où il se trouve après la mort, puisque vous le pouvez voir si aisément par ce qui se passe même durant cette vie ? Si l’âme est dans la joie, elle la répand aussitôt sur le visage par cette couleur vermeille qui y paraît. Si elle est triste, elle efface cet éclat du teint, et elle défigure tout le visage. Lorsque l’âme est contente et n’a point de soin, le corps est dans une parfaite santé ; et lorsqu’elle est inquiète et mélancolique, le corps devient tout sec et tout languissant. Si l’âme est agitée de colère, elle répand un feu sur tout le visage ; si elle est dans la paix, elle rend l’œil doux et serein. Si l’âme est jalouse et envieuse, le visage en devient tout pâle et tout maigre ; si elle a de la bonté et de l’affection, on le voit par l’ouverture même et par la candeur du visage. C’est pourquoi il est arrivé souvent que des personnes qui n’étaient point belles de figure l’étaient néanmoins par la beauté de leur âme, et que d’autres au contraire qui avaient de beaux traits sont devenues difformes par le dérèglement de leurs passions.
Ainsi lorsque la pudeur fait rougir une personne modeste, cette rougeur donne à son visage beaucoup de grâce. Et au contraire lorsque l’impudence empêche une personne de rougir, elle devient laide, quelque agréable qu’elle puisse être, et elle ressemble plus aux bêtes, qu’aux hommes. Tant il est vrai que rien n’est plus beau ni plus attrayant que la pureté de l’âme ! Il n’y a que de la douleur et de l’infamie dans l’amour des corps : il n’y a que de la joie, et qu’une joie toute pure dans l’amour de l’âme. L’âme est la reine, et le corps l’esclave. Pourquoi abandonnez-vous celle qui commande pour admirer celui qui lui obéit ? Pourquoi quittez-vous celle qui possède la lumière et la sagesse, pour vous asservir au corps et aux sens qui ne sont que ses organes ? Si les yeux d’une personne vous paraissent beaux, considérez l’âme qui, les gouverne. Si cette âme est difforme et déréglée, méprisez ses yeux comme elle-même. Si vous voyiez une personne fort laide couverte d’un voile extrêmement beau, vous ne seriez point touché de la beauté de ce voile. Et si une personne dont on estimerait la beauté était tellement voilée qu’on ne la pût voir, vous souhaiteriez qu’on ôtât ce voile, et qu’on vous permît de la voir. Faites donc la même chose à l’égard de l’âme, qui est couverte du corps comme d’un voile. Quand le corps est difforme, il demeure toujours ce qu’il est ; mais l’âme la plus laide peut devenir belle si elle le veut. Elle aurait les yeux difformes, durs et repoussants, qu’elle pourrait en un moment les changer en d’autres, qui seront doux, sereins, paisibles et agréables. Cherchons donc, mes frères, cette beauté intérieure et invisible, afin que nous rendant agréables à Dieu, elle nous ouvre l’entrée en son éternelle gloire, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXV[modifier]


« NE PENSEZ PAS QUE JE SOIS VENU POUR APPORTER LA PAIX SUR LA TERRE ; JE NE SUIS PAS VENU POUR Y APPORTER LA PAIX, MAIS L’ÉPÉE. CAR JE SUIS VENU POUR SÉPARER L’HOMME D’AVEC SON PÈRE, ET LA FILLE D’AVEC SA MÈRE, ET LA BELLE-FILLE D’AVEC SA BELLE-MÈRE. ET L’HOMME AURA POUR ENNEMIS CEUX DE SA PROPRE MAISON. » (CHAP. 10,31, 35, 36, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Mieux vaut la douceur des effets que celle des paroles. Défense de l’Ancien Testament contre les Manichéens.
  • 2. Des grands avantages promis à ceux qui reçoivent les apôtres.
  • 3-5. Contre les riches qui, au lieu d’assister tes pauvres, les rejettent avec mépris et avec injure, les accusent de paresse et se plaignent de leurs importunités.


1. Jésus-Christ recommence encore à donner ici des préceptes sévères et pénibles, et il parle avec une grande autorité. Il prévient de lui-même ses apôtres qui, entendant des prédictions si terribles, lui pouvaient dire : Quoi donc ! Seigneur, Êtes-vous venu au monde pour nous perdre, et avec nous ceux qui ajouteront foi à nos paroles, et pour remplir la terre de divisions et de troubles ? Il leur répond par avance et leur déclare : « Qu’il n’est pas venu au monde pour y apporter la paix. »
Comment donc a-t-il commandé à ses apôtres, lorsqu’ils entreraient dans une maison, d’y donner la paix ? Comment les anges ont-ils dit à sa naissance : « Gloire à Dieu dans le ciel, et paix aux hommes sur la terre (Lc. 2,26) ? » et comment enfin tous les prophètes ont-ils prédit que Dieu donnerait un jour la paix aux hommes ? C’est parce que c’est donner la paix que de retrancher la partie qui gâte les autres, et de séparer ce qui peut causer la division. C’est ainsi que le ciel se peut réconcilier avec la terre. Un médecin a donné au corps la santé qui en est la paix, en coupant un membre malade qu’il est impossible de guérir. Un général apaise toutes ses troupes lorsque, pour étouffer une conspiration, il divise les factieux les uns contre les autres. C’est ce qui se fit autrefois dans cette fameuse tour. Une division salutaire rompit une union très-pernicieuse, et la confusion produisit la paix. C’est ainsi que saint Paul divisa ceux qui s’étaient unis pour le perdre. Et au sujet de Naboth, l’accord qui se fit produisit une paix plus cruelle que la plus cruelle guerre. La paix n’est pas toujours un bien, puisque les voleurs et les scélérats ont la paix entre eux. Mais cette guerre dont Jésus-Christ parle ne vient pas tant de son premier dessein, que de la malice des hommes. Il souhaiterait qu’ils fussent tous liés ensemble par un même esprit de piété ; mais parce qu’ils se divisent les uns contre les autres, ces divisions produisent nécessairement la guerre. Lors donc qu’il dit ces paroles « Je ne suis point venu pour apporter la paix sur la terre », il les dit pour consoler ses apôtres, comme s’il leur disait Ne croyez pas que ce soit vous qui soyez cause de toutes ces divisions. C’est par mon ordre et par ma volonté qu’elles doivent arriver ; parce que je connais quelle sera pour lors la disposition des hommes. Ne vous troublez donc point alors, comme s’il vous arrivait quelque chose que vous n’eussiez pas prévu ; c’est moi-même qui le veux ; c’est moi qui vous assure que je suis venu « pour apporter la guerre au « monde. » Ainsi ne vous étonnez point que, toute la terre s’arme et se soulève contre vous. Quand, par ces combats, ce qu’il y a de corrompu dans le monde en aura été retranché, le ciel se réconciliera avec la terre.
Jésus-Christ leur parle de la sorte pour les fortifier contre les opinions peu avantageuses que plusieurs devaient avoir d’eux. Il ne leur dit pas même : « Je suis venu apporter » la guerre, mais ce qui est plus effrayant : « Je suis venu apporter l’épée sur la terre. » Et ne vous étonnez pas qu’il se serve de paroles qui semblent si dures. Il a voulu les accoutumer d’abord à ces expressions fortes, afin qu’ils ne fussent pas surpris, lorsqu’ils se trouveraient dans l’occasion. Il voulait empêcher qu’on ne pût dire qu’il eût trompé la simplicité de ses apôtres par des paroles douces et flatteuses en leur cachant le mal qu’ils devaient souffrir un jour. Il affecte même de leur parler de ces choses en des termes plus durs que ne sont ceux dont on devrait naturellement user pour exprimer ce qu’il dit, parce qu’il vaut mieux témoigner sa douceur par des effets que par des paroles. C’est pourquoi il ne se contente pas de cette proposition générale. Il s’étend même sur les circonstances de cette nouvelle sorte de guerre qu’il apporte au monde, et il en fait une peinture qui surpasse tout ce qu’il y a d’horreur dans les plus cruelles guerres civiles. « Car je suis venu pour séparer l’homme d’avec son père, la fille d’avec sa mère, et la belle-fille d’avec sa belle-mère (35). » On ne verra pas seulement les citoyens s’élever contre les citoyens, et les amis contre les amis ; mais les plus proches et ceux qui étaient le plus étroitement liés, se feront une plus cruelle guerre. La nature se déclarera contre elle-même. Le fils se séparera de son père, et la fille de sa mère. Ce ne seront plus seulement ceux de la même maison qui se feront la guerre, mais ceux qui étaient le plus unis par tous les liens du sang. Rien ne pouvait mieux marquer la toute-puissance de Jésus-Christ que de voir les apôtres entendre ces prédictions effroyables, et les croire sans s’étonner, et pouvoir même les persuader aux autres.
Mais il faut toujours se souvenir que ce n’était pas Dieu qui était l’auteur de ces sanglantes divisions, et qu’elles n’étaient que l’effet de la malice des hommes. Cependant il parle comme s’il en était l’auteur, car c’est la coutume de l’Écriture de s’exprimer de la sorte, comme elle dit ailleurs : « Dieu leur a donné des yeux afin qu’ils rie voient point. » (Is. 12,2) Et Jésus-Christ le fait en cette rencontre, afin, comme nous avons dit, que lorsqu’ils seraient dans l’occasion, et qu’on les attaquerait avec toutes sortes d’outrages et d’injures, ils ne se trouvassent point surpris après qu’il leur avait prédit et représenté toutes choses d’une manière si forte.
Que si quelqu’un s’étonne que des divisions si étranges aient pu arriver à l’occasion de l’Évangile, qu’il se souvienne de l’Ancien Testament. On y a vu des histoires aussi sanglantes que celle que prédit Jésus-Christ, et qui font voir une liaison admirable de l’une et de l’autre loi ; et que Celui qui parle ici à ses apôtres était le même qui présidait alors à tous ces événements. Qu’il se souvienne que du temps de Moïse la colère de Dieu ne put être apaisée qu’après que les frères eurent tué leurs propres frères pour venger Dieu qui avait été outragé par le culte impie et idolâtre qu’on avait rendu au veau d’or et à Belphégor. (Ex. 32,27)
Où sont donc ceux qui disent : le Dieu de l’Ancien Testament est un Dieu méchant, mais le Dieu du Nouveau est un Dieu doux et plein de bonté ? Qu’ils considèrent que Jésus-Christ, parlant de son Évangile, dit que les proches répandront le sang de leurs proches. Et nous soutenons que cela même est un effet de la douceur de Dieu, et une grande miséricorde. Aussi Jésus-Christ voulant montrer qu’il était le même qui avait agréé dans l’ancienne loi ces victimes sanglantes, veut bien rapporter l’endroit d’un prophète, qui bien qu’il n’ait pas été dit pour ce sujet, ne laisse pas de l’exprimer parfaitement. « L’homme aura pour ennemis ceux de sa propre maison. » (Mic. 7,3) Voyant que les Juifs étaient divisés, qu’il y avait de vrais et de faux prophètes, et que toutes les familles étaient partagées à leur sujet, les uns voulant suivre les véritables, et les autres s’attachant aux faux, le prophète Michée avertissait le peuple de se tenir sur ses gardes « N’ayez point », disait-il, « de confiance dans vos amis, ni d’espérance dans vos chefs. Gardez-vous même de votre propre femme, et ne lui confiez rien, parce que l’homme aura pour ennemis ceux de sa propre maison. » Le prophète tâche par ces paroles d’élever celui qui les croirait au-dessus de tout. Car ce n’est pas un mal que de mourir ; mais c’est un mal que de mourir mal.
Jésus-Christ dit aussi : « Je suis venu apporter le feu sur la terre. » Il marque par là combien grand doit être l’amour qu’il nous demande. Il nous a aimés avec excès, il veut que nous l’aimions de même. C’est pourquoi il fortifiait ses disciples par ces paroles, et il voulait les mettre au-dessus de tous les maux. Il semble qu’il leur dise : Si ceux que vous allez enseigner doivent renoncer à leurs femmes, à leurs enfants et à leurs pères, jugez ce que vous devez faire, vous autres qui serez leurs maîtres. Car tous les maux que je vous prédis ne se termineront pas à vous, mais ils passeront encore à ceux que vous convertirez, et qui embrasseront mon Évangile. Je suis venu apporter aux hommes des biens ineffables je redemande aussi d’eux une grande obéissance et un grand amour. « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi (37). » Remarquez ici, mes frères, l’autorité de Celui qui parle. Voyez comment il se déclare Fils unique de son Père, en commandant de renoncer à tout, et de préférer son amour à tout le reste. Je ne vous commande pas seulement, dit-il, de me préférer à vos amis et à vos proches. Mais je vous dis de plus, que si vous préférez votre propre vie à l’amour que vous me devez, vous êtes bien éloignés d’être du nombre de mes disciples.
Quoi donc ! Ces paroles ne sont-elles pas opposées au commandement que Dieu fait dans l’ancienne loi d’honorer son père et sa mère ? – Au contraire, le rapport est, sur ce point, parfait entre l’une et l’autre loi. Ainsi dans l’ancienne, Dieu commande non seulement de haïr les idolâtres, mais même de les lapider. Et le Prophète admire dans le Deutéronome ceux de qui il dit : « Celui qui dit à son père et à sa mère : Je ne vous connais point ; et à ses frères : Vous m’êtes étrangers ; et à ses enfants : Je ne sais qui vous êtes, celui-là, Seigneur, garde votre parole. » (Deut. 7,13) Que si saint Paul recommande avec tant de soin aux enfants d’être obéissants à leurs pères, ne vous en étonnez pas. Car il ne leur commande de leur obéir qu’en ce qui ne blesse point la piété. C’est une chose qui de soi est très-juste et très-sainte de leur rendre toute sorte d’honneur et de déférence. Mais s’ils exigent de nous ce qui ne leur est point dû, il ne faut point leur obéir contre l’obéissance qui est due à Dieu. C’est pourquoi saint Luc dit : « Si quelqu’un vient à moi, et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sa vie même, il ne peut être mon disciple. » (Lc. 14,27) Dieu ne vous dit pas d’une manière absolue : Haïssez vos parents et vos proches, mais seulement lorsqu’ils voudront que vous les aimiez plus que moi ne craignez point alors de les haïr, puisque cet amour si déraisonnable que vous auriez pour eux ne servirait qu’à perdre et celui qui aime et ceux qui seraient aimés.
2. Ainsi par un même commandement Jésus-Christ rend les enfants plus hardis et plus courageux lorsqu’il s’agit de la piété, et les pères qui les en voudraient détourner, plus raisonnables et plus doux. Car voyant que Dieu est assez puissant pour attacher leurs enfants à lui, et les séparer de leurs pères, ils ne tenteront pas de les lui ôter, comprenant bien que tous leurs efforts pour cela seraient inutiles. C’est pourquoi Jésus-Christ en cet endroit ne s’adresse qu’aux enfants. Il ne parle point aux pères ; mais il les avertit suffisamment de ne point tenter l’impossible en voulant lui arracher leurs enfants.
Mais afin que les pères ne se fâchent point de ce commandement qu’il fait aux enfants, considérez jusqu’où il porte ce renoncement qu’il nous ordonne. Après avoir dit : « Celui qui ne hait pas son père et sa mère », il ajoute aussitôt : « et sa vie même. » Croyez-vous, dit-il, que je ne vous commande que de renoncer à vos parents, à vos enfants et à vos femmes ? Il n’y a rien de plus uni à l’homme que son âme ; or si ce renoncement ne va jusqu’à l’abandonner elle-même et à la haïr, je vous traiterai non comme mes amis, mais comme mes ennemis. Et il ne commande pas seulement de la haïr, mais il veut que ce soit jusqu’à l’exposer à tous les combats et à tous les périls, et à ne rien craindre de tout ce qui peut nous ôter la vie. « Et celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n’est pas digne de moi (38). » Il veut que nous soyons toujours prêts non seulement à la mort, mais à une mort sanglante, et même la plus honteuse de toutes les morts. Il ne leur parle point encore de sa passion, mais de choses cependant qui devaient les rendre plus susceptibles d’en entendre parler.
Mais ne devons-nous pas admirer, mes frères, comment les apôtres, après des prédictions si effroyables, non seulement n’ont pas été saisis de crainte, mais ne sont pas morts effectivement de frayeur, puisqu’ils ne voyaient pour eux que des maux présents, et que tout le bien qu’ils attendaient n’était qu’en promesse et en espérance ? Comment donc ne se sont-ils pas abattus ? commuent sont-ils demeurés fermes ? Nous n’en pouvons trouver d’autre cause que la grandeur de la puissance du Maître et de la charité des disciples. C’est pourquoi se voyant exposés à souffrir des choses beaucoup plus dures et plus fâcheuses que ces grands hommes, Moïse et Jérémie, n’en avaient souffertes, ils n’en ont point été surpris et ils se sont soumis à tout sans rien répliquer. « Celui qui conserve sa vie la perdra, et celui qui perd sa vie pour l’amour de moi, la conservera (39). » Considérez ici, mes frères, ce que perdent ceux qui ont trop d’amour pour leur vie, et ce que gagnent ceux qui savent la haïr et la perdre quand il le faut Comme Jésus-Christ commandait à ses apôtres des choses si difficiles, de renoncer à père, mère, femme et enfants, à toute la terre, et à leur vie même, il leur montre en même temps la grande récompense qu’ils en doivent retirer. Ces maux, leur dit-il, non seulement ne vous nuiront pas, mais ils vous seront même très avantageux, et ce serait pour vous le plus grand des maux que de ne vouloir pas vous y exposer. Il fait encore ici ce qu’il a accoutumé de faire : il se sert de ce qu’ils désirent pour leur persuader ce qu’il leur dit. Car pourquoi, leur dit-il, ne voulez-vous point abandonner votre vie ? n’est-ce pas à cause que vous l’aimez ? Si donc vous l’aimez, méprisez-la. C’est l’aimer que de la perdre, puisque vous la gagnez en la perdant.
Et remarquez la sagesse ineffable de Jésus-Christ ! Parlant du détachement des pères et des mères, il y joint aussitôt le détachement de sa propre vie, pour faire comprendre que s’ils sauvent leur vie en la méprisant, ils serviront aussi très-utilement leurs pères en leur désobéissant. Tout ceci était capable de persuader les hommes de recevoir chez eux les apôtres qui leur pouvaient procurer de si grands biens. Car qui n’aurait reçu avec joie des hommes si généreux, qui allaient comme des lions par toute la terre, et qui méprisaient leur propre vie pour sauver les autres ?
Mais il leur propose encore une autre récompense, qui fait voir qu’il ne s’intéresse pas moins à ceux qui recevront qu’à ceux qui seront reçus. Il commence par montrer d’abord quel honneur les hommes retireraient en recevant chez eux les apôtres. « Celui qui vous reçoit, me reçoit ; et Celui qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé (40). » Peut-on souhaiter une plus grande gloire que de recevoir, chez soi Jésus-Christ et son Père même ? II promet encore ensuite une autre récompense en disant : « Celui qui reçoit le prophète en qualité de prophète, recevra la récompense du prophète ; et celui qui reçoit le juste en qualité de juste, recevra la récompense du juste (41). » Il avait fait auparavant de grandes menaces contre ceux qui ne recevraient pas ses apôtres ; et il promet ici le comble des biens à ceux qui les recevront. Et pour marquer expressément qu’il avait en cela plus de soin de ceux qui traiteraient bien ses disciples que de ses disciples même, il ne dit pas simplement : « Celui qui recevra un prophète, ou un juste ; » mais il ajoute : « en qualité de prophète ; et en qualité de juste » ce qui retranche toutes les considérations d’intérêts, et suppose qu’on ne reçoit ce prophète et ce juste que parce qu’il est juste et prophète. Il recevra, dit Jésus-Christ, la récompense du prophète et du juste, c’est-à-dire la récompense que mérite raisonnablement celui qui reçoit un juste ou un prophète ; ou bien la récompense que ce prophète et ce juste recevront de Dieu C’est ce que disait saint Paul : « Afin que votre abondance supplée à leurs besoins et que leur abondance aussi supplée à ce qui vous manque. » (1Cor. 8,14) Et pour empêcher qu’on ne s’excuse sur la pauvreté, il dit : « Quiconque donnera seulement à boire un verre d’eau froide à l’un de ces plus petits parce qu’il est de mes disciples, je vous dis en vérité qu’il ne sera point privé de sa récompense (42). » Un verre d’eau froide ne vous coûte rien ; et néanmoins je vous récompenserai. Parce que, lorsque je vous envoie mes disciples, je le fais pour votre avantage et non pour le leur.
3. Considérez, mes frères, combien de raisons Jésus-Christ apporte pour persuader aux hommes de recevoir ses apôtres, et comme il ouvre à ceux-ci les maisons de toute la terre, en leur faisant voir combien tous les hommes leur seront redevables. Nous pourrions compter jusqu’à neuf raisons : La première est que « celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse. » La seconde, qu’il les envoie sans rien, et presque tout nus. La troisième, qu’il les expose à des combats et à de grands périls pour le bien de ceux qui les recevraient. La quatrième, qu’il leur donne le pouvoir de faire de grands miracles. La cinquième, qu’à leur seule parole, cette paix qui est le comble de tous les biens devait entrer dans la maison où ils auraient été reçus. La sixième, qu’il menace de punir ceux qui ne les recevraient pas, plus sévèrement que Sodome et que Gomorrhe. La septième, qu’il assure qu’en recevant ses disciples, on le recevrait lui-même et Dieu son Père. La huitième, qu’il promet à ceux qui les recevront la récompense qui est due au juste et au prophète. Et enfin la neuvième, c’est qu’il promet de récompenser jusqu’à un verre d’eau froide qu’on leur donnera.
Il ne faudrait qu’une seule de ces considérations pour persuader aux chrétiens de recevoir avec grande joie dans leurs maisons les ministres de Jésus-Christ. Car, qui serait assez dur pour voir un général d’armée, qui revient du combat, chargé de dépouilles, et en même temps percé de coups et couvert de sang, et qui ne s’estimerait pas heureux de lui ouvrir toutes ses portes, et d’honorer sa maison en l’y recevant ?
Vous me direz peut-être : Mais qui ressemble aujourd’hui aux apôtres, pour mériter qu’on le reçoive de la sorte ? Jésus-Christ répond à cette pensée en ajoutant ces paroles avec tant de soin : « Celui qui reçoit mon disciple en qualité de juste, de prophète et de disciple », pour marquer qu’il récompenserait cette charité, non selon le mérite, de celui que l’on reçoit, mais selon le zèle de celui qui l’aurait reçu.
Souvenez-vous donc, mes frères, que si Jésus-Christ nous exhorte ici à recevoir les apôtres, les prophètes, les justes et ses disciples, il nous commande ailleurs de le recevoir lui-même en la personne des pauvres et de ceux qui paraissent lés derniers des hommes, et qu’il menace des plus grands supplices ceux qui refuseraient de les recevoir : « Autant de fois », dit-il, « que vous avez rendu ces devoirs de charité aux moindres de mes frères, c’est à moi-même que vous les avez rendus. Et autant de fois que vous avez manqué de rendre ces assistances aux moindres de ces petits, vous avez manqué de me les rendre à moi-même. » (Mt. 25,40) Quoique celui qui implore votre charité n’ait rien de grand ni d’estimable, il ne laisse pas d’être homme comme vous, d’être dans le même monde, de voir le même soleil, d’avoir une âme semblable à la vôtre, d’adorer le même Dieu, de participer aux mêmes mystères, d’être appelé au même royaume, et d’y avoir même plus d’entrée et plus de droit que vous par le mérite de sa pauvreté.
Je vous vois souvent combler de dons ces importuns qui viennent au fond de l’hiver vous réveiller au son des trompettes et des instruments de musique. Vous ne refusez pas votre argent à des bouffons, à des gens qui se noircissent le visage pour avoir la liberté d’offenser tout le monde impunément ; et si un pauvre, qui n’a pas un morceau de pain, vous va demander l’aumône, vous vous emportez contre lui, vous lui dites cent injures, vous l’accusez de paresse, et vous vous répandez en insultes et en invectives. Vous ne considérez pas que vous êtes vous-mêmes mille fois plus paresseux que ce pauvre que vous outragez, et que néanmoins Dieu ne laisse pas de vous combler de ses biens.
Et ne me dites point que vous travaillez beaucoup. Il n’est pas question de savoir si vous faites quelque chose, mais si vous faites ce qu’il serait nécessaire que vous fissiez. Si vous ne me parlez que de votre trafic, de vos usures et de vos adresses pour amasser de l’argent, je vous réponds que ce n’est point là un travail ni des actions de chrétien. Les œuvres d’un chrétien sont les aumônes, la prière, la défense des pauvres, la protection des opprimés, et tout ce qui a du rapport à ces actions. Quoi que vous fassiez, en ne vous occupant point à ces choses, votre vie n’est qu’une oisiveté et une paresse. Cependant, Dieu ne vous dit pas
Puisque vous êtes paresseux, je ne ferai plus luire sur vous mon soleil, je couvrirai la lune de ténèbres, je vous rendrai toute la terre stérile, et je tarirai toutes les sources, je sécherai tous les fleuves et tous les étangs, j’anéantirai tout l’air, et je retiendrai toutes les pluies. Dieu, dis-je, n’agit point de la sorte, mais il verse sans cesse avec une grande abondance toutes tes richesses de sa bonté. Il fait luire son soleil et il répand ses pluies, non seulement sur des lâches et des paresseux, mais sur des méchants et des scélérats.
Souvent, lorsque vous voyez un pauvre, vous vous écriez : Ce misérable me met en colère, il est jeune, il est sain et robuste, il peut travailler et il ne le fait pas, et après cela il veut qu’on lui donne de quoi nourrir sa paresse. C’est un vagabond qui s’est enfui et qui s’est dérobé lui-même à son maître. Voilà les reproches que vous faites à ce pauvre. Mais vous devriez vous les faire à vous-même ; ou plutôt si vous lui en aviez donné la liberté, vous devriez trouver bon qu’il vous les fit, et qu’il dît de vous plus justement que vous n’avez dit de lui : Cet homme me met en colère ; il est sain, il est fort et robuste, et cependant il est lâche, et il ne fait rien de ce que Dieu lui commande ; c’est un serviteur désobéissant et rebelle ; c’est un fugitif qui s’est dérobé à son maître et qui est maintenant vagabond dans une terre étrangère, c’est-à-dire plongé dans toutes sortes de crimes : dans l’ivrognerie, dans la gourmandise, dans les larcins et les vols. Il me reproche ma paresse et moi j’aurais à lui reprocher ses crimes, ses fourberies, ses parjures, ses mensonges, ses rapines, et mille autres dérèglements.
4. Je dis ceci, mes frères, non pour autoriser la paresse, Dieu me garde de cette pensée I Je souhaite avec ardeur que tout le monde travaille, car l’oisiveté est la mère et la maîtresse de tous les maux. Mais je vous conjure en même temps de n’être pas durs, sans compassion et miséricorde. Saint Paul a fait de grands reproches contre les lâches : « Si quelqu’un », dit-il, « ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus (2Thes. 3,1) ;» mais il ne laisse pas de dire aussitôt : « Pour vous, mes frères, ne vous lassez pas de faire le bien. » Il semble qu’il y ait de la contradiction dans ces paroles :
Si vous défendez aux paresseux de manger, comment nous commandez-vous de leur donner à manger ? Il est vrai, nous répond ce grand apôtre, que j’ai commandé qu’on se séparât en quelque sorte d’eux, et qu’on n’eût avec eux aucun commerce ; mais je vous ordonne aussi de ne les point regarder comme des ennemis, et au contraire d’avoir grand soin d’eux. Je ne me contredis point, et tout cela s’accorde parfaitement. Si vous êtes prompts à faire l’aumône, votre charité apprendra à travailler à celui qui la reçoit, et vous bannirez en même temps la paresse de son cœur et la dureté du vôtre.
Mais ce pauvre, me direz-vous, invente tous les jours cent mensonges. Et voilà précisément ce qui le rend plus digne de compassion ! la nécessité où il est réduit le jette dans cette extrémité et lui fait perdre la honte, après avoir perdu tout le reste. Cependant non seulement nous ne sommes point touchés de cette misère, mais nous leur disons même des paroles outrageantes : Ne t’ai-je pas déjà donné hier ? ne t’ai-je pas encore donné avant-hier ? Quoi ! mes frères, ce pauvre, pour avoir vécu hier et avant-hier, ne doit-il pas vivre aujourd’hui ?
Vous imposez-vous cette loi à vous-mêmes ? vous dites-vous : j’ai bien mangé hier, j’ai bien mangé avant-hier, je ne mangerai donc point aujourd’hui ? Vous ne laissez pas, après ces festins des jours précédents, de bien manger encore aujourd’hui, et vous ne donnez pas ce peu que vous demande ce pauvre, dont vous devriez avoir d’autant plus de compassion qu’il est contraint de vous demander chaque jour de quoi pouvoir vivre. Cela seul devrait vous toucher, puisqu’il n’a recours si souvent à vous, que parce qu’il y est contraint par l’extrémité où il se trouve réduit. Si vous n’êtes point sensible à son état, vous le devriez être au moins à cette dure nécessité qui l’oblige d’essuyer tous vos reproches, et de perdre la honte en vous importunant encore, parce que la misère le presse et l’accable. Et cependant au lieu de lui faire la charité vous lui faites outrage ; et au lieu que Dieu vous commande de lui donner en secret, vous le confondez devant tout le monde, et vous lui insultez pour les raisons mêmes qui devraient vous porter à le secourir.
Si vous ne lui voulez rien donner, pourquoi le tourmentez-vous, et pourquoi ajoutez-vous cette nouvelle affliction à tant d’autres qui l’accablent ? Il vient à vous comme un homme qui a fait naufrage, il vous tend es mains. Et au lieu de lui servir de port et d’asile, vous le rejetez dans la mer et dans la tempête. Pourquoi lui reprochez-vous l’état où il est ? Croyez-vous qu’il se fût jamais adressé à vous, s’il en eût attendu ce traitement ? Et si connaissant votre dureté il n’a pas laissé de venir à vous, n’est-ce pas ce qui le rend plus digne de compassion, et qui vous devrait faire rougir de votre cruauté, puisqu’une si épouvantable misère ne peut amollir la dureté de votre cœur ?
Ne croyez-vous pas que cette violence de la faim qui le presse est une excuse assez légitime de l’importunité qu’il vous donne ? Vous l’accusez d’être un impudent, vous qui l’êtes si souvent dans des choses qui devraient vous couvrir de honte ? La misère du pauvre excuse son peu de pudeur ; mais qui peut nous excuser, nous autres, lorsque nous faisons volontairement et sans rougir des actions honteuses et criminelles ? Et après cela, au lieu de nous confondre de nos excès, nous insultons aux misérables, et au lieu de guérir leurs maux, nous leur faisons de nouvelles plaies.
Si vous ne voulez rien donner, à ce pauvre, pourquoi le frappez-vous ? Si vous ne voulez point le secourir, pourquoi l’outragez-vous ? Vous me direz qu’il ne s’en va point si on ne le traite de la sorte. Mais suivez-vous en cela l’avis que le Sage nous a donné quand il nous a dit : « Répondez au pauvre paisiblement et avec douceur ? » Ce n’est que malgré lui qu’il est importun, et qu’il a si peu de honte. Il n’y a point d’homme qui veuille être impudent s’il n’y est contraint ; et l’on ne me fera jamais croire que celui qui pourrait ne pas mendier puisse se résoudre à le faire.
Ainsi, mes frères, que personne ne vous trompe par de faux raisonnements. Que si saint Paul dit : « Que celui qui ne veut point travailler ne doit point manger (2Thes. 3,1) », c’est pour les pauvres qu’il le dit mais pour nous il nous dit le contraire : « Ne cessez point », nous dit-il, « de faire du bien. »
Nous agissons ainsi tous les jours dans nos maisons. Quand deux personnes disputent l’une contre l’autre, nous les prenons séparément, et nous les mettons chacune dans son tort.
Moïse a autrefois gardé cette conduite. Car il dit à Dieu, lorsqu’il lui parle en particulier : « Seigneur, si vous pardonnez ce péché à ce peuple, pardonnez-le ; sinon effacez-moi, et « faites-moi périr avec eux (Ex. 32) ; » et parlant ensuite aux Hébreux, il commande de tuer ceux qui étaient tombés dans l’idolâtrie, et de ne pas même épargner leurs plus proches parents. Ces deux choses, semblaient se contredire en apparence, mais elles s’accordaient en effet et n’avaient qu’un même but. Dieu s’est servi aussi de cette même conduite. Il dit à Moïse pour intimider les Juifs : « Laissez-moi faire et je perdrai ce peuple. » (Id. 32) Car quoique les Juifs ne fussent point présents, lorsque Dieu parlait de la sorte, Moïse néanmoins leur devait rapporter cette parole. Mais lorsque Dieu s’entretient en particulier avec Moïse, il lui parle d’une manière tout opposée, et il l’exhorte à supporter son peuple. C’est pourquoi ce même prophète s’écrie ailleurs : « Seigneur, les ai-je conçus dans, mes entrailles, vous qui me dites : Portez-les dans votre sein, comme une nourrice porte le nourrisson qu’elle allaite ? » (Nb. 11,12) C’est encore ce qui arrive tous les jours dans vos familles. Souvent un père voyant le précepteur de son fils le traiter durement, l’avertit en secret, et le prie de n’être pas si sévère, et il exhorte au contraire son fils en particulier à souffrir ce traitement de son maître, quand même il serait injuste, et ainsi il établit l’union entre eux, en leur parlant d’une manière qui semble opposée. Saint Paul fait ici la même chose : il dit à ceux qui sont forts et qui mendiant pour vivre : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange « point », parce qu’il voulait les encourager au travail. Mais il dit à ceux qui les peuvent secourir : « Pour vous ne vous lassez point de faire du bien », afin de les exciter aux œuvres de miséricorde. Ce même apôtre écrivant aux Romains use encore de la même prudence dans cette comparaison qu’il apporte de l’olivier franc et de l’olivier sauvage. Car lorsqu’il parle aux Juifs, il leur apprend à ne point s’élever au-dessus des gentils ; et lorsqu’il parle aux gentils, il leur apprend à avoir du respect pour le peuple juif.
Ayons donc de la charité, mes frères, et ne soyons pas durs et inhumains. Écoutons saint Paul qui nous dit : « Pour vous ne vous lassez point de faire le bien. » Écoutons Jésus-Christ même qui nous dit : « Donnez à tous ceux qui vous demandent. » Et ailleurs : « Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux. » (Mt. 5,42 ; Lc. 6,36) Quoiqu’il ait donné beaucoup d’autres avis dans ce sermon sur la montagne, il ne nous exhorte néanmoins à imiter Dieu que dans ce qui regarde la charité et la miséricorde. Car il n’y a rien qui nous rende plus semblables à Dieu que de faire du bien à tout le monde.
Mais, direz-vous, rien n’est plus insupportable qu’un pauvre. Mais qu’est-ce qui le rend si insupportable ? Il va de tous côtés, dites-vous, et il crie après tout le monde. Voulez-vous que je vous montré combien nous sommes plus impudents et plus insupportables que ce pauvre ? Combien de fois vous est-il arrivé qu’en un jour de jeûne, lorsque l’heure du soir était venue, et que le couvert était mis, voyant que vos gens tardaient un peu à servir, vous les avez outragés en paroles, et même battus ? Combien de fois, dis-je, vous Êtes-vous mis en colère, quoique vous sussiez que dans un moment vous alliez apaiser cette faim qui vous rendait de si mauvaise humeur ? Cependant vous ne vous appelez point insolent et insupportable, vous qui, dans ces occasions, êtes plus semblable à une bête farouche qu’à un homme. Et lorsqu’un pauvre est en danger non de manger un peu plus tard, mais de ne point manger du tout, vous le chargez d’injures, et vous croyez, que son importunité est insupportable. Après cela avez-vous de la honte, vous qui reprochez aux autres de n’en avoir point ? Mais nous ne faisons jamais réflexion sur nous-mêmes. Nous accusons les pauvres, et nous les condamnons comme impudents et fâcheux, quoiqu’en nous comparant avec eux, nous soyons en ce point plus coupables qu’ils ne le sont. Ne soyez donc point si dur et si inhumain dans vos jugements. Quand vous seriez le plus innocent du monde, la loi de Dieu ne vous permettrait pas d’examiner et de juger si sévèrement votre frère. Si l’Évangile nous assure que cette faute perdit le pharisien, quelle excuse nous restera-t-il en la commettant ? S’il est défendu aux innocents mêmes de censurer les autres avec trop de rigueur, combien l’est-il plus aux pécheurs ?
Cessons donc, mes frères, d’être si cruels envers les pauvres, cessons d’être sans compassion et sans miséricorde. Car je sais que quelques-uns ont témoigné tant de dureté, que voyant des personnes qui mouraient de faim, ils les laissaient en cet état pour s’épargner une peine très-légère. Je n’ai point ici mes gens, leur disaient-ils, ma maison est loin et je n’ai ici personne de connaissance à qui je puisse emprunter de l’argent. O cruauté plus digne des bêtes que des hommes ! Vous laisserez donc un pauvre mourir de faim, pour vous épargner la peine de faire trois pas ! O négligence barbare ! ô mépris insolent et insupportable ! Quand vous auriez eu une demi-lieue à faire, auriez-vous dû appréhender ce chemin ? Ne pensez-vous pas que plus vous avez de peine, plus vous en serez récompensé ? Quand vous donnez de votre bien, Dieu vous en tient compte ; mais si vous y joignez votre travail, vous en recevrez une double récompense. N’est-ce pas ce que nous admirons avec sujet dans ce grand patriarche Abraham ? il avait trois cent dix-huit serviteurs, et il ne s’en servit point pour exercer la charité par leurs mains, mais il alla lui-même au troupeau pour y prendre de quoi donner à manger aux hôtes qui l’étaient venu trouver ; et nous voyons aujourd’hui des personnes assez superbes pour ne faire leurs charités que par leurs valets.
Mais si je fais ces aumônes par moi-même, dites-vous, ne semblera-t-il pas que je recherche la vaine gloire ? Mais c’est par une autre vaine gloire que vous agissez ainsi, vous qui rougissez qu’on vous voie parler à un pauvre. Ce n’est pas néanmoins ce que je veux examiner ici ; donnez seulement l’aumône soit par vous, soit par les autres, et ne querellez point les pauvres, ne les frappez plus, et ne leur dites plus d’injures. Ce pauvre qui s’adresse à vous a besoin d’être guéri et non d’être blessé ; il a besoin de pain et non pas de coups. Si un homme avait reçu un coup de pierre à la tête, et que vous choisissant entre tous les autres, il vint 5e jeter à vos genoux, tout couvert de sang, seriez-vous assez cruel pour le frapper de nouveau, et pour lui faire une seconde blessure ? Je ne vous crois pas assez durs, et je m’assure au contraire que vous tâcheriez de guérir sa première plaie. Pourquoi donc agissez-vous autrement à l’égard du pauvre ?
Ne savez-vous pas quelle impression fait sur un esprit une parole douce ou sévère ? N’est-il pas écrit « que la parole douce vaut mieux que le don ? » (Prov. 26) Ne voyez-vous pas que vous tournez votre propre épée contre vous-même, et que vous vous blessez plus que vous ne blessez ce pauvre, lorsque vous l’obligez par vos traitements injurieux à gémir en secret et à répandre des larmes ? N’était-ce pas Dieu qui vous envoyait ce pauvre ? Considérez donc sur qui retourne cette injure, puisque Dieu vous envoyant ce pauvre, et vous commandant de l’assister, non seulement vous ne lui donnez pas l’aumône, mais vous osez même l’outrager.
Si vous ne comprenez pas encore l’excès que vous commettez en cela, jugez-en par ce qui se passe entre les hommes, et vous comprendrez alors la grandeur de votre faute. Que diriez-vous si vous aviez donné ordre à un de vos domestiques de redemander à un autre qui serait aussi à vous l’argent que vous lui auriez donné, et que celui qui serait dépositaire de cet argent, non seulement ne le rendit pas, mais traitât même avec toute sorte d’outrages celui qui le lui redemanderait votre part ? Comment puniriez-vous ce serviteur dont vous croiriez avoir été si cruellement offensé ? Et cependant vous traitez Dieu comme vous vous plaindriez alors d’avoir été traité de ce serviteur. C’est lui qui vous envoie ce pauvre, et il vous commande de lui donner ce qu’il vous a donné, et ce qui est plus à Dieu qu’à vous. Que si au lieu de lui faire l’aumône, nous le traitions avec outrage, jugez comment nous mériterions d’être punis, comment nous mériterions d’être foudroyés.
Pensons donc, mes frères, à toutes ces choses. Ne déshonorons plus notre bouche par ces injures, ni notre cœur par cette inhumanité, et consacrons nos mains en les employant aux œuvres de miséricorde. Assistons les pauvres de notre argent, et consolons-les par nos paroles. Ainsi nous éviterons les supplice dont Dieu menace ceux qui disent des injures à leurs frères, et nous obtiendrons la couronne qu’il promet à ceux qui les assistent, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXVI[modifier]


JÉSUS AYANT ACHEVÉ DE DONNER CES INSTRUCTIONS A SES DOUZE DISCIPLES, IL PARTIT DE LÀ POUR S’EN ALLER ENSEIGNER ET PRÊCHER DANS LES VILLES DE CETTE CONTRÉE » (CHAP. 11,1, JUSQU’AU VERSET 7)

ANALYSE.[modifier]

  • 1 et 2. Jalousie des disciples de Jean contre Jésus-Christ.
  • 3. Les prophètes savaient que le Christ mourrait sur la croix.
  • 4. Combien il faut craindre les supplices de l’enfer. Que le seul crime d’avoir profané le corps et le sang de Jésus-Christ par des communions sacrilèges suffit pour justifier l’éternité des peines.


1. Après que Jésus-Christ a donné mission à ses apôtres, il se retire, et il les laisse pour leur donner lieu d’agir par eux-mêmes, et de faire ce qu’il leur venait de prescrire. Car s’il fût demeuré toujours avec eux, personne n’eût voulu quitter Jésus-Christ pour s’adresser aux apôtres et leur faire guérir des malades. « Mais Jean ayant appris dans la prison les œuvres merveilleuses de Jésus-Christ lui fit dire par deux de ses disciples qu’il lui envoya, etc. (2). » Saint Luc marque que les disciples de saint Jean rapportèrent à leur maître les miracles de Jésus-Christ, et que saint Jean les envoya le trouver. Cette circonstance néanmoins ne fait aucune difficulté, mais elle renferme seulement une grande instruction, puisqu’elle fait voir que les disciples de saint Jean avaient comme une secrète envie contre le Sauveur. Mais la parole qui suit est un peu plus difficile et mérite que nous nous y arrêtions davantage. « Êtes-vous celui qui doit venir, ou si nous devons en attendre un autre (3) ? » Comment celui qui avait connu Jésus-Christ avant même qu’il fît des miracles, à qui le Saint-Esprit l’avait révélé, à qui la voix du Père l’avait enseigné, qui avait dit hautement devant tout le monde : « Voilà l’Agneau de Dieu (Jn. 1,29) », comment, dis-je, envoie-t-il savoir maintenant si c’est celui qui doit venir, ou s’il en doit venir un autre ? Si vous doutez que Jésus soit le Christ, comment prétendez-vous qu’on vous croie lorsque vous rendez témoignage d’une chose que vous ignorez ? Avant qu’un homme assure une chose, il faut qu’il la sache tellement, qu’il mérite qu’on ajoute foi à ce qu’il dit. N’est-ce pas vous qui disiez : « Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers ? » (Luc. 3,15). N’avez-vous pas dit : « Pour moi je ne vous connaissais pas ; mais celui qui m’a envoyé baptiser avec de l’eau, m’a dit : « Celui sur qui vous verrez descendre et demeurer le Saint-Esprit, c’est celui qui baptise par le Saint-Esprit ? » (Jn. 1,33) N’avez-vous pas vu le Saint-Esprit sous la forme d’une colombe ? N’avez-vous pas ouï la voix du Père ? (Mat. 3,17) Ne l’avez-vous pas empêché vous-même, lorsqu’il s’est venu faire baptiser ? Ne lui avez-vous pas dit : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par vous, et vous venez à moi ? » (Id. 44) N’avez-vous pas dit à vos disciples : « Il faut qu’il croisse et que je diminue ? » (Jn. 3,30) N’avez-vous pas enfin témoigné devant tout le peuple que ce serait lui « qui baptiserait par le Saint-Esprit, et par le feu », et que « c’était lui qui était l’Agneau de Dieu qui portait le péché du monde ? » (Id) N’avez-vous pas rendu ces témoignages de Jésus-Christ avant qu’il fît aucun miracle ? Comment donc maintenant qu’il s’est fait connaître par tant de prodiges, que sa réputation s’est répandue dans toute la Judée, qu’il ressuscite les morts, qu’il chasse les démons, qu’il guérit toutes sortes de maladies, comment, dis-je, envoyez-vous maintenant savoir si c’est celui qui doit venir, ou si on en doit attendre un autre ? Tout ce que vous nous avez dit jusqu’ici n’était donc qu’un songe et une fable, ou un artifice pour nous tromper ?

Qui serait, mes frères, l’esprit un peu raisonnable qui pût avoir cette pensée, je ne dis pas de saint Jean qui tressaillit de joie dès le ventre de sa mère ; qui annonça Jésus-Christ avant même que de naître ; qui passa toute sa vie dans le désert, et y vécut comme un ange ; mais je dis même du dernier des hommes ? Pourrait-il, après tant de témoignages qu’on lui avait rendus de Jésus-Christ ou qu’il en avait rendus lui-même aux autres, douter encore de ce qu’il était ? Il est donc visible que si saint Jean s’informe ainsi de Jésus-Christ, ce n’est pas qu’il ne sût qui il était ou qu’il en doutât.

On ne peut pas dire qu’à la vérité il l’avait connu avant sa prison, mais que depuis il était devenu timide, et que sa crainte lui avait fait dissimuler ce qu’il savait. Pouvait-il espérer sa délivrance par cette ambassade ? Et quand il l’aurait espérée, aurait-il pu trahir la vérité, lui qui était si résolu de mourir ? S’il n’eût été ainsi préparé à la mort, aurait-il témoigné tant de vigueur et tant de force en parlant à tout un peuple accoutumé depuis longtemps à répandre le sang des prophètes ? Aurait-il repris avec une liberté si généreuse ce tyran incestueux en présence de ses sujets, et avec aussi peu de crainte que s’il eût parlé à un homme du peuple ?

Si sa prison l’avait rendu timide, comment n’eût-il pas rougi au moins devant ses disciples qui étaient témoins de tout ce qu’il avait publié de Jésus-Christ, et comment les eût-il choisis pour cette ambassade, puisqu’il aurait pu en envoyer d’autres, et s’épargner ainsi cette honte ? Car il savait fort bien qu’ils avaient conçu de la jalousie contre Jésus-Christ, et qu’ils auraient été ravis de trouver une occasion de le décrier. Comment n’aurait-il point même appréhendé la confusion de témoigner, devant tous les Juifs, qu’il avait quelque doute touchant Jésus-Christ, après qu’en leur présence il lui avait rendu des témoignages si avantageux ? Que pouvait-il aussi espérer de cette ambassade pour sa délivrance ? Ce n’était point sur le sujet de Jésus-Christ, ni pour lui avoir rendu témoignage, qu’on l’avait mis en prison, mais pour avoir condamné un mariage incestueux et illégitime. Il est donc clair, qu’à moins d’avoir perdu le sens, on ne peut porter de saint Jean un jugement si peu raisonnable.

Mais quel est donc le sujet de cette ambassade ? Et puisqu’il est visible par tout ce que nous venons de dire qu’il ne pouvait plus rester, je ne dis pas à saint Jean mais à la personne du monde la plus grossière, le moindre doute touchant Jésus-Christ, nous devons rechercher maintenant quel a pu être le dessein de Jean lorsqu’il a envoyé ses disciples vers le Sauveur. On voit clairement par l’Évangile que les disciples de ce saint avaient de l’éloignement pour Jésus-Christ, et qu’ils ont toujours nourri une secrète jalousie contre lui. Cette disposition paraît assez, par ce qu’ils disent à leur maître : « Celui qui était avec vous au-delà du Jourdain, à qui vous avez rendu témoignage, baptise maintenant, et tout le monde vient à lui. » (Jn. 2,30) Il s’éleva aussi quelque contestation entre eux et les Juifs au sujet de la purification. (Mat. 15) On voit encore qu’ils vinrent dire à Jésus-Christ : Pourquoi nous et les pharisiens jeûnons-nous souvent, et que vos disciples ne jeûnent pas ? » (Mat. 9,14) Comme ils ne savaient pas encore qui était Jésus-Christ, et qu’ils avaient de lui une opinion fort médiocre, et une très-grande, au contraire, de saint Jean qu’ils regardaient comme plus qu’un homme, ils ne pouvaient souffrir de voir la réputation de Jésus-Christ croître de jour en jour et celle de saint Jean diminuer, selon la parole de celui-ci.

2. C’est ce qui les empêchait de croire en Jésus-Christ ; leur envie était comme un mur qui leur fermait la voie pour aller à lui. Tant que saint Jean fut avec eux, il les instruisait et les exhortait continuellement, sans qu’il pût rien gagner sur eux ; mais se voyant près de mourir, il s’y appliqua avec encore plus de soin. Il craignait qu’il ne restât dans leurs esprits quelque semence de schisme, et qu’ils demeurassent toujours séparés de Jésus-Christ. C’était l’unique but que ce saint homme avait eu dès le commencement, et il avait tâché dès le principe de mener tous ses disciples au Sauveur. N’ayant pu jusque-là les persuader, il fait ce dernier effort, lorsqu’il se voit près de mourir.

S’il leur eût dit : Allez trouver Jésus-Christ, parce qu’il est plus grand que moi, l’attachement qu’ils avaient pour saint Jean les eût empêchés de lui obéir. Ils eussent pris ces paroles comme un effet de son humilité, de sa modestie, et bien loin de les détacher de lui, elles eussent encore redoublé cette grande affection qu’ils avaient pour lui. Que s’il eût gardé le silence, ce silence ne lui aurait pas été plus avantageux. Que fait-il donc ? Il veut apprendre par eux-mêmes combien Jésus-Christ fait de miracles. Il ne veut pas même les envoyer tous à Jésus. Il en choisit deux qu’il savait être les plus disposés à croire, afin que s’acquittant de leur mission sans prévention, ils vissent eux-mêmes par des effets sensibles la différence qui était entre Jésus-Christ et lui.

« Allez », leur dit-il, « et dites-lui : Êtes-vous celui qui doit venir, ou en attendons-nous un autre ? » Jésus-Christ, pénétrant dans la pensée de saint Jean ne répond point à ces deux disciples : Oui, c’est moi : ce que naturellement il devait faire ; mais sachant qu’ils en auraient été blessés, il aime mieux leur faire connaître ce qu’il est par les miracles qu’il fait devant eux. Car l’Évangile remarque que plusieurs malades s’approchèrent alors de lui, et qu’il les guérit tous. Quelle conséquence aurait-on pu tirer lorsqu’on lui demande s’il est le Christ, et que pour toute réponse il guérit beaucoup de malades, sinon qu’il voulait faire entendre ce que je viens de dire ? Il savait que le témoignage des œuvres est moins suspect que celui des paroles.

Jésus-Christ donc étant Dieu, et connaissant les pensées de saint Jean qui lui envoyait ses disciples, guérit aussi beaucoup d’aveugles, de boiteux et d’autres malades, non pas pour apprendre à saint Jean qui il était, puisqu’il les avait déjà, mais seulement à ses disciples qui étaient encore dans le doute. C’est pourquoi après tous ces miracles il leur dit : « Allez dire à Jean ce que vous entendez, et ce que vous voyez (4). Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent, les morts ressuscitent, l’Évangile est annoncé aux pauvres (5). Et bienheureux celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale et de chute (6). » Il leur montrait par ces paroles qu’il pénétrait dans leurs pensées. S’il leur eût dit : Oui, c’est moi, cette réponse les eût blessés, et ils eussent pu dire, au moins en eux-mêmes, ce que lui dirent les Juifs : « Vous vous rendez témoignage à vous-même. » (Jean 8,27) Pour éviter cela, il ne leur dit rien de lui ; il les laisse juger eux-mêmes de toutes choses par les miracles qu’il fait devant eux, les instruisant ainsi de la manière la plus persuasive et la moins suspecte. Il leur fait même un reproche secret par ces paroles. Sachant qu’ils étaient scandalisés en lui, il leur découvre leurs maladies cachées, mais n’en rend témoin que leur propre conscience. Il leur fait voir à eux seuls le scandale où ils tombaient à son sujet, et il tâche en les épargnant de les attirer à lui davantage : « Heureux », leur dit-il en les désignant, « celui qui ne tirera point de moi un sujet de chute et de scandale ! »

Mais pour éclaircir davantage cette difficulté, il est bon qu’après vous avoir dit ma pensée, je vous rapporte aussi celles des autres, afin qu’en les examinant et les comparant ensemble, nous en puissions tirer quelque lumière pour le discernement de la vérité. Il y en a qui soutiennent que saint Jean n’a pas envoyé cette ambassade au Sauveur pour la raison que nous venons de dire. Ils prétendent que saint Jean doutait en effet, non pas absolument si Jésus était le Christ, mais s’il devait mourir pour les hommes, et que c’est pour cette raison qu’il fait dire à Jésus-Christ : « Êtes-vous celui qui doit venir ? » c’est-à-dire Êtes-vous celui qui doit descendre dans les enfers pour en retirer les captifs ?

Mais ce sentiment est sans apparence, parce que saint Jean ne pouvait pas même ignorer ce qu’on dit qu’il ignorait, puisqu’il l’avait prêché lui-même et qu’il avait dit : « Voilà l’Agneau de Dieu qui porte le péché du monde. » Il l’appelle « l’agneau » pour marquer qu’il devait être immolé sur la croix ; et il dit la même chose par ces autres paroles : « C’est lui qui ôte le péché du monde », puisqu’il ne devait ôter le péché du monde qu’en mourant sur une croix. C’est ce que saint Paul déclare, lorsqu’il dit que Jésus-Christ a effacé « la cédule qui nous était contraire, et qu’il l’a entièrement abolie en la clouant à sa croix. » (Col. 2,14) De plus saint Jean nous assurant que ce serait lui qui baptiserait par le Saint-Esprit, prédit comme prophète ce qui devait suivre la résurrection du Sauveur.

3. Il est vrai, réplique-t-on, que saint Jean savait que Jésus-Christ ressusciterait et qu’il donnerait le Saint-Esprit ; mais il ne savait pas qu’il serait crucifié. Et moi je demande comment Jésus-Christ pouvait-il ressusciter sans être mort et sans avoir été crucifié ? Comment saint Jean qui était le plus grand de tous les prophètes, aurait-il ignoré ce que tous les autres prophètes avaient su et prédit de Jésus-Christ ? Car on ne peut douter que saint Jean n’ait été le plus grand de tous les prophètes, puisque Jésus-Christ le dit lui-même ; et on voit partout que les prophètes ont su et prédit la croix et la passion du Sauveur. (Mat. 11,9) « Il a été mené comme un agneau à la boucherie », dit Isaïe : « et il se taira comme une brebis qui n’ouvre pas la bouche devant celui qui la tond. » (Isa. 53,7) Et il avait dit auparavant : « Il sortira une tige de Jessé d’où naîtra Celui qui doit régner sur les Gentils, et les Gentils mettront en lui leur espérance. » (Id. 11,1) Et marquant ensuite les souffrances et la gloire de la passion, il ajoute : « Le sépulcre où il reposera sera en honneur. » Isaïe ne prédit pas seulement que le Christ serait crucifié, mais il marque ceux mêmes qui seraient compagnons de son supplice : « Il a été mis au nombre des scélérats. » (Id) Il prédit encore qu’il ne se défendrait pas : « Il n’ouvrira pas sa bouche », et fait voir l’injustice de ceux qui le condamneraient en ajoutant : « On lui a prononcé son arrêt dans son humilité. 3 » (Id)

David avait prédit avant lui ces mêmes choses : « Pourquoi », dit-il, « les nations se sont-elles assemblées en tumulte, et pourquoi les peuples ont-ils formé de vains projets ? Pourquoi les rois de la terre et les princes se sont-ils élevés ensemble et ont-ils conspiré contre le Seigneur et contre son Christ ? » (Psa. 2,1) Il marque ailleurs la croix en particulier, lorsqu’il dit : « Ils ont percé mes pieds et mes mains. », (Psa. 21,17) Et il décrit même exactement l’attentat des soldats : « Ils ont partagé entre eux mes vêtements et ils ont jeté le sort sur ma robe. » (Id) Il n’oublie pas même ailleurs de marquer le vinaigre qu’on lui présenta : « Ils m’ont donné pour mets du fiel très amer et lorsque j’ai eu soif, ils m’ont donné du vinaigre à boire. » (Ps. 68) Ainsi après que les prophètes ont décrit si longtemps auparavant le jugement et la condamnation de ceux qui seraient crucifiés avec le Sauveur, le partage de ses vêtements, le sort qu’on, jetterait sur sa robe et plusieurs autres particularités semblables que je ne rapporte point de peur d’être long, qui pourrait croire que le plus grand des prophètes aurait ignoré ces choses ? Ce sentiment ne se soutient donc pas. D’ailleurs si telle eût été la pensée de saint Jean pourquoi ne disait-il pas clairement à Jésus-Christ : Êtes-vous celui qui doit venir aux enfers, et non pas simplement « Êtes-vous celui qui doit venir ? »
Ils ajoutent encore à cela quelque chose de bien plus ridicule, savoir, que saint Jean lui faisait cette question, afin d’y annoncer sa venue prochaine. Ne peut-on pas dire à ces personnes ces paroles de saint Paul : « Mes frères, n’ayez point un esprit d’enfants ; mais soyez sans malice comme des enfants et ayez un esprit d’hommes. » (1Cor. 14,17) La vie présente est le temps auquel il faut penser à soi. On ne trouve plus à la mort que le jugement de Dieu et le supplice des coupables. David dit : « Qui vous confessera dans l’enfer ? » (Ps. 6,5)
Comment donc, me direz-vous, Jésus-Christ « a-t-il brisé les portes d’airain ? comment a-t-il rompu les gonds de fer (Ps. 100,17) », comme il est dit dans le psaume ? Je vous réponds que ce fut par la vertu de son corps. Car on vit alors, pour la première fois, un corps immortel vaincre la mort et détruire sa domination et sa tyrannie. Ce que prouvent ces paroles de l’Écriture, c’est que Jésus-Christ fut alors le vainqueur de la mort, mais non pas qu’il délivra de leurs péchés ceux qui étaient morts avant sa venue au monde. Que si ce que je dis n’était pas, et s’il était vrai que Jésus-Christ eût délivré de l’enfer tous ceux qui y étaient auparavant, comment aurait-il dit lui-même : « Le peuple de Sodome et de Gomorrhe sera traité plus doucement alors ? » (Lc. 10,12) Il ne dit pas qu’ils ne seront point punis alors, mais qu’ils seront moins punis. Il suppose donc que ceux qui auront été punis comme ceux de Sodome, le seront encore éternellement. Que si ceux qui auront été châtiés si sévèrement dès ce monde ne laissent pas de l’être dans l’autre ; combien plus le seront ceux qui n’auront point été punis de leurs crimes dans cette vie ?
Vous me direz, peut-être, que la manière dont ceux qui sont morts avant Jésus-Christ, ont été traités, ne paraît pas juste. Si, leur punition est juste. Car ils pouvaient se sauver sans confesser Jésus-Christ. Dieu n’exigeait point cela d’eux, mais seulement qu’ils s’éloignassent de l’idolâtrie, et qu’ils adorassent le vrai Dieu : « Le Seigneur votre Dieu est seul Dieu. » C’est pourquoi nous admirons les Macchabées qui aimèrent mieux souffrir de si grands tourments que de trahir leur loi. Nous admirons encore ces trois enfants de la fournaise et beaucoup d’autres d’entre les Juifs qui vécurent sans reproche et qui conservèrent inviolablement cette connaissance qu’ils avaient de Dieu, sans qu’on exigeât d’eux rien de plus. Car, comme j’ai déjà dit, il suffisait alors de connaître un seul Dieu. Mais il n’en est plus ainsi maintenant. Il faut joindre à cette foi la connaissance de Jésus-Christ. C’est pourquoi il dit lui-même : « Si je n’étais point venu et si je ne leur avais point parlé, ils n’auraient point de péché ; mais ils n’ont plus maintenant d’excuse de leur péché. » (Jn. 15,22)
Nous sommes de même obligés de vivre plus saintement, et d’être plus réglés dans les mœurs que n’étaient les Juifs. Les Juifs étaient condamnés à mort quand ils avaient tué un homme, et un chrétien est condamné, lors seulement qu’il se met en colère contre un autre homme. On punissait alors celui qui commettait un adultère, et on punit maintenant jusqu’aux regards impudiques. Comme les connaissances sont devenues plus grandes dans la loi nouvelle, la morale aussi est devenue plus pure et plus parfaite que dans la loi ancienne.
Nous voyons donc par tout ce que j’ai dit que Jésus-Christ n’avait pas besoin de précurseur dans les enfers. Car si les incrédules pouvaient se convertir après leur mort et croire en Dieu, personne ne périrait jamais, puisque tous se repentiront un jour et adoreront Jésus-Christ selon cette parole : « Toute langue confessera que Jésus-Christ est le Seigneur, et tout genou fléchira devant lui dans le ciel, sur la terre et dans les enfers. » (Phil. 2,14) Et ailleurs : « La mort sera le dernier ennemi que Jésus-Christ détruira. » (1Cor. 5,11) Mais toutes ces adorations seront alors très-inutiles, parce qu’elles ne viendront point d’une humiliation volontaire, mais d’une reconnaissance forcée.
4. Éloignons de nous, mes frères, ces opinions puériles et ces fables judaïques. Écoutons plutôt ce que dit saint Paul : « Tous ceux qui ont péché sans la loi périront aussi sans la loi (Rom. 2,12) », ce qu’il dit de ceux qui l’ont précédée ; « et tous ceux qui ont péché dans la loi seront jugés par la loi », ce qu’il dit de tous ceux qui sont venus après Moïse. « Car Dieu », dit le même apôtre, « découvre du ciel sa colère et sa vengeance contre toute l’impiété et l’injustice des hommes. L’affliction et le désespoir accablera tout homme qui fait le mal, le juif premièrement, et puis le gentil. » Les histoires saintes et profanes nous font assez voir selon cette parole de saint Paul, combien les gentils dans tous les siècles ont souffert de maux. Car qui peut dire ce qu’ont enduré les Babyloniens ou les Égyptiens ? Et pour faire voir que ceux qui ont précédé Jésus-Christ, et qui sans l’avoir pu connaître ont fui l’idolâtrie et adoré le vrai Dieu en réglant leurs mœurs selon la justice, seront comblés de tous biens, il ne faut que considérer ce que dit saint Paul : « La gloire, l’honneur, la paix à tout homme qui fait le bien, au juif premièrement, et au gentil. » (Id) Ainsi vous voyez clairement par tout ce que nous venons de dire, que Dieu récompense toujours les bons, comme il punit toujours les méchants.
Où sont donc ceux qui croient qu’il n’y a point d’enfer ? Si ceux qui ont précédé l’avènement de Jésus-Christ, qui n’ont jamais entendu parler de l’enfer ni de la résurrection, et qui ont souffert de si grands maux en ce monde, ne laissent pas d’être encore punis après cette vie, que deviendrons-nous nous autres, après avoir reçu de Dieu des connaissances si saintes et si relevées ?
Mais comment se peut-on persuader, me direz-vous, que ceux qui n’ont jamais entendu parler de l’enfer durant leur vie y tombent après leur mort ? Ne pourraient-ils pas dire à Dieu : Si vous nous aviez menacé de ces flammes éternelles, nous les aurions appréhendées, et nous aurions mieux vécu ? Et moi je vous dis sur cela, mes frères, que ces personnes auraient donc été bien plus sages que nous puisque nous entendons à tout moment parler de l’enfer, sans y faire la moindre réflexion et sans en devenir meilleurs. Mais sans m’arrêter à cela, ne peut-on pas dire que celui qui n’est point retenu par les peines qu’il voit tous les jours dans ce monde le serait bien moins par tout ce qu’on pourrait lui dire de celles de l’autre ? Car les choses présentes touchent beaucoup plus les hommes grossiers et charnels que celles qu’ils ne voient pas, et qui ne leur doivent arriver que longtemps après.
Vous me direz, peut être : Si nous avons aujourd’hui tant de sujets de crainte, que n’ont pas eu ceux qui ont précédé Jésus-Christ ? Dieu les a-t-il traités avec toute la justice qu’il serait à souhaiter ? Oui, mes frères, la conduite de Dieu est très-juste. Car nos obligations sont beaucoup plus grandes que n’ont été les leurs, Il était donc bien raisonnable que ceux qui étaient chargés de plus de préceptes, fussent aussi soutenus d’un plus grand secours. C’est ce que Dieu a fait en augmentant notre crainte. Que si nous avons l’avantage de mieux connaître l’avenir que ceux qui ont précédé Jésus-Christ, ils ont eu eux aussi leur avantage sur nous : c’est d’avoir vu dès ce monde des châtiments épouvantables qui les retenaient dans le devoir.
Il y en a encore qui nous disent : Où est la justice de Dieu de punir et sur la terre et dans l’enfer ceux qui n’ont péché que sur la terre ? Voulez-vous bien rue permettre de vous répondre à cela par vous-mêmes, et que sans me mettre en peine de chercher d’autres raisons, je vous prie seulement de vous rendre attentifs à ce que vous pensez, et à ce que vous dites tous les jours ? J’ai souvent ouï plusieurs d’entre vous se plaindre, lorsqu’ils voyaient conduire un voleur au supplice et dire hautement : Quoi ! ce scélérat a tué cent hommes durant sa vie, et il ne mourra qu’une fois ? Où est la justice ? Vous avouez vous-mêmes qu’une mort ne suffit pas à ce voleur pour le punir selon la justice : pourquoi donc jugez-vous autrement en cette rencontre, sinon parce qu’il s’agit de vous-mêmes ? Tant il est vrai que l’amour-propre couvre l’âme de ténèbres, et l’empêche de voir ce qui est juste. Ainsi quand nous jugeons les autres, nous voyons clairement tout ce qu’il faut voir : mais quand nous nous jugeons nous-mêmes, nous sommes aveugles.
Si nous tenions la balance aussi droite, lorsque nous examinons ce qui nous touche, que ce qui se passe dans les autres, nous jugerions de nous-mêmes selon l’équité. Car combien avons-nous commis de crimes, qui ne méritent pas une ou deux, mais dix mille morts ?
Souvenons-nous seulement, pour ne rien dire de tout le reste, combien de fois nous avons participé indignement aux saints mystères, et cependant selon saint Paul nous nous sommes rendus autant de fois coupables du corps et du sang de Jésus-Christ. Quand donc vous parlez avec tant d’ardeur contre les homicides, pensez à vous en même temps. Ce meurtrier a tué un homme, et vous vous êtes rendu coupable de la mort d’un Dieu. Ce voleur, lorsqu’il a commis ses crimes, était banni de nos saints mystères ; mais vous avez commis les vôtres, lorsque vous aviez l’avantage d’approcher de cette table sacrée.
Que dirai-je encore de ceux qui dévorent leurs frères, en quelque sorte, qui déchirent leur réputation et l’infectent du venin de leur langue ? Que dirai-je de ceux qui ravissent le pain du pauvre ? Si celui qui ne donne pas l’aumône tue le pauvre, combien est plus meurtrier celui qui lui ravit son sang et sa vie ? N’est-il pas vrai encore que les avares sont plus cruels que les voleurs, et que les usuriers sont plus barbares que les meurtriers et les violateurs des sépulcres ? Com bien en voyons-nous à qui il ne suffit pas d’avoir pillé le bien des autres, mais qui sont encore altérés de leur sang ?
Non, non, dites-vous, personne n’est assez cruel pour cela : Vous le dites maintenant ; mais dites-le, lorsque vous aurez un ennemi. Dites-vous alors ces paroles à vous-mêmes, et arrêtez votre colère pour ne pas tomber dans le malheur de Sodome et de Gomorrhe, et pour ne pas vous exposer aux supplices de Tyr et Sidon ; ou plutôt pour ne point offenser Jésus-Christ, ce qui est encore bien plus horrible. Car quoique plusieurs regardent l’enfer comme le plus grand de tous les maux, je ne cesserai jamais néanmoins de publier et de soutenir que c’est un mal sans comparaison plus grand, de voir Jésus-Christ irrité contre nous, que d’être condamné au feu de l’enfer. Et je vous conjure, mes frères, d’entrer avec nous dans cette pensée, parce que c’est le moyen d’éviter l’enfer et de mériter la gloire de Jésus-Christ, par la grâce et la miséricorde de ce même Sauveur, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXVII[modifier]


« MAIS COMME ILS S’EN ALLAIENT, JÉSUS COMMENÇA À DIRE AU PEUPLE, EN PARLANT DE JEAN : QU’Êtes-vous ALLÉS VOIR DANS LE DÉSERT ? UN ROSEAU AGITÉ DU VENT ? QU’Êtes-vous, DIS-JE, ALLÉS VOIR ? UN HOMME VÊTU AVEC LUXE ET AVEC MOLLESSE ? VOUS SAVEZ QUE CEUX QUI S’HABILLENT DE CETTE SORTE SONT DANS LES MAISONS DES ROIS. » (CHAP. 11,7, JUSQU’AU VERSET 25)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Jésus-Christ défend saint Jean.
  • 2. En quoi saint Jean l’emporte sur les autres prophètes. Que Jésus-Christ ne se compare point à saint Jean.
  • 3 et 4. Jésus-Christ et saint Jean tendaient au même but par des voies différentes.
  • 5-7. Combien il est dangereux pour les chrétiens d’assister aux spectacles et aux comédies. Qu’ils doivent éviter les divertissements honteux et criminels, et ne rechercher que ceux qui sont saints et innocents.


1. Tout ce qui se passa entre Jésus-Christ et les disciples de saint Jean fut conduit avec une admirable sagesse, et ils s’en retournèrent persuadés par tons ces miracles qu’ils virent de leurs propres yeux. Il restait encore d’apporter quelque remède aux illusions de ce peuple. En effet, quoique ces disciples n’eussent aucun mauvais soupçon de leur maître en cette rencontre, le peuple pouvait néanmoins avoir des pensées fâcheuses et très-déraisonnables touchant cette ambassade que saint Jean envoyait faire à Jésus-Christ. Ces hommes qui ne pénétraient pas les raisons du saint précurseur, pouvaient aisément dire en eux-mêmes : Jean n’a-t-il pas rendu un témoignage très-avantageux à Jésus-Christ ? d’où vient donc qu’il doute maintenant si c’est lui qui doit venir, ou si on en doit attendre un autre ? est-ce qu’il n’est plus uni maintenant à lui comme il était auparavant ? est-ce qu’il est devenu plus timide dans sa prison ? ou que ces témoignages qu’il avait rendus autrefois n’étaient pas fondés en vérité ? Voilà les soupçons qui pouvaient s’élever dans l’esprit de ces hommes. Or admirez, mes frères, comment Jésus-Christ soutient leur faiblesse, et de quelle manière il éloigne d’eux toutes ces pensées. « Lorsque ces disciples s’en allaient, Jésus « commença à dire au peuple, en parlant de Jean (7). » Pourquoi attend-il qu’ils s’en soient allés ? C’est afin de ne pas paraître flatter saint Jean. Mais en voulant redresser l’égarement de ce peuple, il ne rapporte point publiquement leurs soupçons, et il se contente de répondre à leurs secrètes pensées pour leur apprendre qu’il connaissait le fond de leur cœur. Il ne leur dit point comme aux Juifs : « Pourquoi avez-vous des pensées mauvaises dans votre cœur ? » Car s’ils avaient formé ces soupçons, ce n’était pas néanmoins par malice, mais par ignorance. C’est pourquoi Jésus-Christ leur parle fort doucement. Il ne les reprend point, mais il les guérit de leurs doutes. Il justifie devant eux la conduite de saint Jean et il leur fait voir qu’il n’est point changé, et qu’il est demeuré toujours ferme dans son premier sentiment : que ce n’était point un homme léger et volage, mais ferme et constant, et entièrement incapable de trahir le ministère que Dieu lui avait confié.
Il les dispose même peu à peu à entrer dans ce sentiment. Il ne leur parle pas d’abord comme de lui-même, mais il se sert de leur propre témoignage, et il les fait souvenir qu’ils ont assez fait voir non seulement par leurs paroles, mais encore par leurs actions qu’ils avaient été toujours persuadés de la fermeté de saint Jean. Car il leur dit : « Qu’Êtes-vous allés voir dans le désert ? Un roseau agité du vent(7) ? » C’est-à-dire : qui vous a portés à quitter les villes et vos maisons pour aller en foule dans le désert ? Était-ce pour y voir un homme inconstant et léger ? Cela serait sans apparence. Vous n’auriez pas-sans doute témoigné un si grand empressement pour si peu de chose. Tant de peuples et tant de villes ne seraient pas venus fondre de tous côtés sur le bord du Jourdain, si vous n’eussiez eu une idée de Jean comme d’un grand homme, comme d’un homme admirable et plus ferme qu’un rocher. « Car vous n’êtes pas allés dans le désert pour y voir un roseau agité du vent. » Le roseau est proprement la figure des esprits légers qui se laissent emporter sans aucune résistance, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, qui disent aujourd’hui une chose et demain tout le contraire. Considérez comme Jésus-Christ s’applique particulièrement à lever ce soupçon qu’ils avaient pu avoir de quelque inconstance qui aurait paru dans saint Jean. « Qu’Êtes-vous, dis-je, allés voir ? un homme vêtu avec luxe et avec mollesse ? Vous savez « que ceux qui s’habillent de la sorte sont dans les maisons des rois (8). » Il semble qu’il leur dise par ces paroles : Il est certain que Jean ne vous a pas paru de lui-même léger et inconstant, puisque cette ardeur avec laquelle vous l’avez été trouver en foule prouve le contraire. Vous ne pouvez pas dire non plus qu’étant ferme par lui-même, il s’est laissé amollir et relâcher par les délices de la vie.
Car les hommes sont d’ordinaire ce qu’ils sont, ou parce qu’ils sont nés tels, ou parce qu’ils le sont devenus ensuite. Il y a des personnes qui sont colères naturellement. Il y en a d’autres qui, tombés dans une longue maladie, sont devenus colères par l’impatience que leur a causé leur mal. Il y en a de même qui sont légers et inconstants de leur nature, et il y en a d’autres qui le sont devenus en vivant dans le luxe et dans les délices. Mais Jean leur dit Jésus-Christ, n’est ni léger par lui-même, puisque « vous n’êtes point allés dans le désert pour y voir un roseau agité du vent ;» et il n’a point depuis cessé d’être ferme, en s’abandonnant au plaisir et au luxe, puisque son vêtement, son désert et sa prison prouvent le contraire. S’il avait aimé les délices, il n’aurait point choisi un désert pour sa demeure. Il aurait bien pu aussi éviter la prison, et demeurer dans les maisons des princes. Il n’avait qu’à se taire pour cela, et il eût joui en paix d’un très grand bon fleur. Car si Hérode l’a tant respecté, quoiqu’il le reprît si librement, et s’il l’a révéré dans sa prison même, combien l’aurait-il encore plus honoré s’il eût voulu garder le silence ? Qui peut donc raisonnablement soupçonner de légèreté un homme qui témoigne tant de constance dans ses actions ?
2. Après avoir ainsi relevé saint Jean par le lieu où il demeurait, par le vêtement dont il usait, et par ce concours de peuple qui affluait vers lui de toutes parts, il ajoute une chose qui lui est encore plus avantageuse. « Qu’Êtes-vous donc allés voir ? un prophète ? Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète (9). Car c’est de lui qu’il est écrit : j’envoie devant vous mon ange qui vous préparera la voie (10). »
Après avoir rapporté le témoignage que tous les Juifs ont rendu à Jean il passe à celui que lui ont rendu les prophètes, ou plutôt il rapporte premièrement le témoignage des Juifs qui était très-considérable, puisqu’il lui était rendu par ses propres ennemis. Le second témoignage est celui que rendait à saint Jean la sainteté de sa vie. Le troisième est celui qu’il lui rend lui-même, et le quatrième enfin celui que lui rend le Prophète, fermant ainsi la bouche à tous ceux qui auraient pu avoir des pensées désavantageuses à ce saint. Et pour les empêcher de dire : mais s’il a d’abord été tel, ne peut-il pas s’être relâché dans la suite ? il leur montre le contraire par l’habit dont il s’est toujours servi, par la prison où sa générosité l’a fait mettre, et enfin par le témoignage du prophète même.
Ensuite, comme il l’avait appelé le plus grand des prophètes, il montre en quoi il est le plus grand. En quoi est-il plus grand que les autres ? Parce qu’il était lé plus proche du Messie que les prophètes avaient annoncé « J’envoie », dit-il, « mon ange devant vous », c’est-à-dire proche de vous. Comme ceux qui sont les plus proches de la personne du roi sont les plus honorables ; ainsi saint Jean comme le plus grand de tous, marche immédiatement devant le Sauveur. Mais remarquez que ce témoignage si avantageux ne le satisfait pas encore, il va plus loin et ajoute cet oracle de sa propre bouche. « Je vous dis en vérité qu’entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste (11) », c’est-à-dire que jamais femme n’a eu de fils plus grand ni plus saint que saint Jean. Quoique cet oracle suffise tout seul, néanmoins si vous en voulez mieux voir la vérité, souvenez-vous de la vie de Jean quelle était sa nourriture, quelle était sa demeure, et combien son esprit était élevé en Dieu. Il vivait sur la terre comme s’il eût été déjà dans le ciel. Il s’était mis au-dessus de toutes les nécessités de la nature. Sa vie était toute nouvelle et inouïe jusqu’alors ; il était toujours occupé à la contemplation et à la prière. Il ne parlait jamais à personne, et il ne s’entretenait qu’avec Dieu seul. Il ne voulait voir aucun homme, ni ne se laissa voir à aucun. Il ne fut point nourri de lait. Il ne se servit ni de lit, ni de maison, ni de tous les secours qu’on va chercher dans les villes, et qui sont les plus nécessaires à la vie des hommes. Et quoique sa vie fût si dure, il était doux néanmoins, et il avait allié en lui la douceur avec la fermeté et le courage. Sa douceur paraît dans la manière dont il supporte les défauts de ses disciples, sa fermeté dans les exhortations qu’il fait aux Juifs, et son courage dans la liberté avec laquelle il reprend Hérode. C’est pourquoi Jésus-Christ dit : « Entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste. »
Mais pour empêcher encore que ces louanges ne fissent un mauvais effet dans l’esprit des Juifs, qui estimaient plus saint Jean que Jésus-Christ, considérez avec quelle sagesse il remédie à ce mal. Comme, en effet, ce que saint Jean avait fait dire à ses disciples troublait le commun des Juifs en leur faisant croire qu’il y avait quelque légèreté dans sa conduite, ce que Jésus-Christ aussi avait dit à l’avantage de saint Jean pour le justifier de ce reproche pouvait beaucoup nuire à ses disciples en leur donnant lieu de préférer leur maître à Jésus-Christ même. C’est donc ce qu’il veut prévenir par ces paroles : « Mais, dans le royaume des cieux, le plus petit est plus grand que lui (11). » Jésus-Christ s’appelle plus petit que Jean parce qu’il était un peu moins âgé, ou parce qu’il était plus petit que saint Jean dans l’esprit du peuple qui disait de Jésus : « Voici un homme de bonne chère, et « qui aime à boire : n’est-ce pas là le fils de cet « artisan ? » et qui partout parlait de lui avec mépris. – Quoi donc ! me direz-vous, Jésus-Christ se compare avec saint Jean et nous marque qu’il était plus grand que lui ? Dieu nous garde de cette pensée ! Quand saint Jean dit lui-même de Jésus-Christ : « Il est plus fort que moi », ce n’est point en se comparant à Jésus-Christ qu’il parle de la sorte. Que saint Paul parlant de Moïse dise que Jésus-Christ « mérite plus de gloire que lui (Héb. 3,3), » ce n’est point en faisant aucune comparaison entre eux deux. Et lorsque Jésus-Christ dit de lui-même : « Celui qui est ici est plus grand que Salomon (Mt. 12,42) », il ne se compare nullement avec ce roi.
Que si nous accordions que ces paroles renferment une comparaison, il faudrait dire que le Fils de Dieu n’en avait usé que pour s’accommoder à la faiblesse de ce peuple, parce que les Juifs avaient conçu une estime extraordinaire de saint Jean qui s’était encore beaucoup augmentée depuis sa prison, parce qu’ils voyaient que la générosité avec laquelle il avait repris le roi lui avait fait perdre sa liberté. Et ainsi c’était relever Jésus-Christ à leur égard que de l’égaler à saint Jean. Nous voyons que l’Écriture se sert de cette même conduite, et qu’elle compare des choses qui n’ont aucune proportion entre elles pour condescendre à la faiblesse des hommes, et pour les tirer de leurs erreurs, comme lorsqu’elle dit : « Entre tous les dieux il n’en est point qui vous ressemble, Seigneur. Il n’y a point de Dieu qui soit semblable à notre Dieu. » (Ps. 85,7)
Quelques-uns disent que ces paroles de Jésus-Christ en parlant de Jean : « Celui qui est le plus petit dans le royaume de Dieu, est plus grand que lui (Ex. 8,8) », se doivent entendre des apôtres ; d’autres les appliquent aux anges : mais cette explication ne peut subsister. Lorsqu’on s’écarte une fois du point de la vérité, on tombe aisément dans beaucoup d’erreurs. Car quelle liaison auront ces paroles avec celles qui les précèdent, si on les entend des apôtres ou des anges ? D’ailleurs s’il voulait parler de ses apôtres, pourquoi ne les aurait-il pas nommés ? Que s’il ne se nomme pas lui-même, bien que ce soit de lui-même qu’il parle, cela s’explique, parce que le peuple était prévenu contre lui, et parce qu’il ne voulait pas parler à son avantage, ce que nous voyons qu’il a toujours évité avec grand soin. Qu’est-ce à dire dans le royaume des cieux ? c’est-à-dire, dans les choses spirituelles, et qui regardent le ciel. Mais Jésus-Christ fait voir encore qu’il ne fait point comparaison de lui avec saint Jean lorsqu’il dit : « Qu’entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’est point élevé de plus grand prophète que Jean-Baptiste. » Car s’il est né d’une femme, il n’en est pas né comme saint Jean. Il n’était pas un simple homme, il n’était pas né comme les hommes naissent d’ordinaire, mais d’une manière tout extraordinaire et tout ineffable.
3. « Et depuis le temps de Jean-Baptiste jusqu’à présent le royaume des cieux se prend « par violence, et ce sont les violents qui l’emportent (12). » Quel rapport y a-t-il de ces dernières paroles avec celles qui les précèdent ? Il y en a un grand et profond. Jésus-Christ porte ici ce peuple à croire en lui, et il confirme ce qu’il avait dit auparavant de saint Jean. Car si toutes choses ont été accomplies jusqu’à saint Jean c’est donc moi, dit-il, qui devais venir selon ce qui avait été prédit. « Car jusqu’à Jean tous les prophètes aussi bien que la loi ont prophétisé et annoncé des choses futures (13). » Les prophètes n’auraient donc point cessé si je n’étais venu au monde. N’attendez donc plus personne, et n’en cherchez plus d’autre que moi. Il est clair que c’est moi qui devais venir, puisque tous les prophètes ont cessé dès que je suis venu, et que tous les jours le monde se hâte de croire en moi. La foi que l’on a en moi est déjà si claire et si connue, que plusieurs la prennent et la ravissent comme par violence. Qui sont, dites-vous, ces personnes qui l’ont prise par violence ? tous ceux qui se sont approchés de Jésus-Christ avec ardeur. Il ajoute ensuite une autre marque, lorsqu’il dit : « Si vous voulez le recevoir, c’est lui-même qui est cet Élie qui doit venir (14). » Il est dit dans l’Écriture : « Je vous enverrai Élie pour réunir les cœurs des pères avec leurs enfants. » (Mal. 4,5) « C’est là », dit-il, « cet Élie si vous voulez le recevoir. Car j’enverrai mon ange devant votre face. » (Id. 3) Il dit fort bien : « si vous le voulez recevoir », pour montrer qu’il ne contraint et ne violente personne. Et il parlait de la sorte afin qu’on l’écoutât favorablement, et qu’on reconnût qu’en effet Élie était Jean et que Jean était Élie. Ils ont eu tous deux le même ministère, et l’un et l’autre ont été véritablement précurseurs. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas généralement : C’est là Élie, mais : « Si vous le voulez recevoir, c’est Élie », c’est-à-dire, si vous voulez comprendre ce que je dis, et examiner avec soin et sans contention les actions de l’un et de l’autre. Et ne se contentant pas encore de cela, pour montrer quelle prudence il fallait pour entendre ces paroles, il ajoute : « Que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre (45). » Il leur disait tant de choses si obscures et si confuses pour les exciter à lui faire des questions, que s’ils ne sortaient pas encore de leur assoupissement, ils en seraient bien moins sortis s’il leur eût dit des choses claires et manifestes. Car on ne peut pas dire que les Juifs n’avaient pas la hardiesse d’interroger Jésus-Christ, parce qu’il était trop difficile d’approcher de lui. Comment ces Juifs qui lui faisaient des questions sur les moindres sujets, qui le tentaient en tant de manières, qui après avoir été tant de fois confondus par les réponses de Jésus-Christ, ne se rebutaient jamais comment, dis-je, ces hommes ne l’eussent-ils pas interrogé, questionné, quand il s’agissait d’un sujet si important, s’ils avaient eu quelque désir de s’instruire ? Après lui avoir fait si à contre-temps des questions sur la loi, et lui avoir demandé quel en était le premier commandement, sans qu’ils eussent aucun besoin de l’apprendre de lui, comment, s’ils avaient eu l’amour de la vérité, ne l’eussent-ils pas prié d’expliquer une réponse obscure qu’il semblait être obligé d’éclaircir, et qu’il ne leur faisait même que pour les exciter à en demander l’éclaircissement ? Car en disant : « Les violents l’emportent », et ajoutant aussitôt, « que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre », il est clair qu’il les invitait en quelque sorte à lui demander l’intelligence de ces paroles. « Mais à qui dirai-je que ce peuple-ci est semblable ? Il est semblable à ces enfants qui sont assis dans la place, et qui crient à leurs compagnons, et leur disent (16) : Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé : nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil (17). » Quoique ce passage paraisse encore détaché de ce qui précède, il y est néanmoins fort bien lié, c’est toujours sur le même sujet que parle Jésus-Christ : il veut montrer que, malgré toutes les apparences contraires, il existait entre lui et Jean un parfait accord ; c’est ce qui a déjà été indiqué à propos de l’ambassade. Il fait donc voir aux Juifs que de tous les moyens qui pouvaient procurer leur salut, il n’en a omis aucun. C’est la répétition de ce que disait le Prophète : Que puis-je faire à cette vigne que je ne lui aie déjà fait ? – « A qui », dit en effet le Sauveur, dirai-je que ce peuple-ci est semblable ? Sinon à ces enfants qui sont assis dans la place et qui crient à leurs compagnons : Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé : nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil. » (Is. 5,4) « Car Jean est venu ne mangeant ni ne buvant, et ils disent : Il est possédé du démon (18). Le Fils de l’homme est venu mangeant et buvant, et ils disent : C’est un homme de bonne chère, et qui aime à boire ; c’est un ami des publicains et des gens de mauvaise vie (19). » Il semble que Jésus-Christ veuille leur dire par ces paroles : Nous sommes venus Jean et moi par deux voies toutes contraires : nous avons imité les chasseurs qui poursuivant une bête fort difficile à prendre, lui tendent des filets en divers endroits, afin que s’ils la manquent d’un côté ils la prennent de l’autre. Comme tout le monde d’ordinaire admire ceux qui jeûnent beaucoup, et qui mènent une vie dure et austère, Dieu par une mesure pleine de sagesse, fait que Jean dès le berceau s’accoutume à cette vie, afin que le peuple surpris de cette austérité, l’écoute avec respect, et ajoute foi à ses paroles.
Pourquoi donc, me dira quelqu’un, Jésus-Christ n’a-t-il pas suivi la même voie ? je réponds qu’il l’a suivie, comme on le voit assez par les quarante jours de son jeûne, et par le reste de sa vie, puisqu’allant prêcher de village en village, il n’avait pas même un lieu pour reposer sa tète. Mais il a trouvé encore un autre moyen de tirer avantage de ce genre de vie, qui avait paru dans saint Jean avec tant d’éclat. Car il s’est acquis une aussi grande estime dans l’esprit des Juifs par le témoignage que lui a rendu saint Jean si célèbre par l’autorité de sa vie, que s’il eût été lui-même aussi austère que son précurseur. D’ailleurs saint Jean n’a été recommandable que par l’éminence de sa vertu. Car « Jean n’a fait aucun miracle (Jn. 10,20) », comme il est marqué dans l’évangile : au lieu que Jésus-Christ n joint encore à sa vertu le témoignage de ses miracles. C’est pourquoi Jésus-Christ laissant à saint Jean la gloire qu’il s’était acquise par ses jeûnes, a voulu marcher par une autre voie. Il s’est trouvé, pendant le temps de sa prédication ; à la table des publicains et des pécheurs, et il a bien voulu boire et manger avec eux.
4. Après cela voici ce que nous avons à dire aux Juifs. Aimez-vous l’austérité ? Louez-vous le jeûne ? Pourquoi donc n’avez-vous pas cru saint Jean lorsqu’il a voulu vous persuader que Jésus-Christ était le Messie ? Que s’ils répondent au contraire que le jeûne est une chose rude et pénible, nous leur dirons : pourquoi donc n’avez-vous pas cru en Jésus-Christ, qui n’a pas jeûné comme saint Jean et qui amené une vie commune ? Ainsi qu’ils approuvassent l’une ou l’autre de ces conduites différentes, Dieu leur avait ouvert un chemin pour gagner le ciel. Mais au lieu de se servir de ce double moyen qu’ils avaient de se sauver, ils se sont jetés comme des bêtes furieuses et sur saint Jean et sur Jésus-Christ même.
Il n’y a donc pas de faute à imputer à ceux qui n’ont pas été crus, tout le crime retombe sur ceux qui n’ont pas voulu croire. Car il n’y a point d’homme raisonnable qui loue et qui blâme en même temps des choses toutes contraires. Par exemple celui qui aime les personnes gaies et de bonne humeur, n’aime point celles qui sont d’un naturel triste et sauvage. Et celui qui aime ces derniers, n’aura point d’inclination pour les premiers. Car nous ne pouvons avoir la même affection pour deux choses toutes contraires. C’est pourquoi Jésus-Christ fait parler ces enfants ainsi : « Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé ; » c’est-à-dire : j’ai voulu vous attirer à moi, en menant une vie commune et ordinaire, et vous ne m’avez pas écouté : « Nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil. » C’est-à-dire, Jean est venu à vous, menant une vie dure et austère, et vous ne l’avez pas cru. Nous n’avions l’un et l’autre qu’un même but et qu’une même pensée, et quoique nous ayons suivi une conduite toute différente, cette contrariété apparente n’a pas empêché que nous n’ayons eu la même fin dans nos actions. C’était au contraire votre parfaite union qui produisait ces deux conduites si opposées. Après cela, quelle excuse vous reste-t-il ? C’est pourquoi il ajoute : « Mais la sagesse a été justifiée par ses enfants (19) » C’est-à-dire : Quoique vous n’ayez pas voulu me croire, vous n’aurez pas néanmoins sujet de vous plaindre de moi. David dit la même chose du Père : « Afin que vous paraissiez juste dans vos paroles. » (Ps. 50,6) Car encore que Dieu prévoie que tout le soin qu’il prend de nous par sa providence et par sa bonté doive être inutile, il ne laisse pas de faire de sa part tout ce qu’il doit faire, pour confondre les âmes ingrates, et pour ne leur laisser pas la moindre ombre dont ils puissent couvrir leur opiniâtreté et leur impudence.
Que si ces comparaisons de « flûtes » et de « danses » dont Jésus-Christ se sert ici pour expliquer de si grandes choses, paraissaient basses, ne vous en étonnez pas, puisqu’il en usait par condescendance pour la faiblesse de ses auditeurs. C’est ainsi qu’Ézéchiel (Ez. 4,16) se proportionne aux Juifs dans des exemples qui paraissent bas et disproportionnés à la majesté de Dieu. Car rien n’est plus digne de la bonté et de la grandeur de Dieu, que de s’abaisser ainsi pour gagner les hommes.
Mais considérez, je vous prie ici, dans quelles contradictions s’engagent les Juifs. Ils disent de saint Jean qu’il était possédé du démon. Ils disent encore la même chose de Jésus-Christ qui avait suivi une conduite toute différente. Ainsi ils se combattent dans leurs pensées, et ils ne sont pas d’accord avec eux-mêmes. Saint Luc ajoute ensuite une circonstance qui aggrave beaucoup le crime des Juifs, lorsqu’il dit : « Que les publicains ont justifié Dieu en recevant le baptême de Jean. Jésus-Christ donc ayant fait voir que la sagesse était justifiée par ses enfants, et que Dieu avait fait tout ce qu’il devait de sa part, commence ensuite à faire des reproches aux villes où il avait prêché. N’ayant pu rien gagner sur ces peuples par ses raisons, il déploie leur malheur, ce qui n souvent plus de force que les menaces. Après que sa doctrine et ses miracles leur ont été inutiles, il ne reste plus qu’à leur reprocher leur incrédulité opiniâtre. « Alors Jésus commença à faire des reproches aux villes dans lesquelles il avait fait plusieurs miracles, de ce qu’elles n’avaient point fait pénitence (20). Malheur à vous Corozaïn ! malheur à vous Bethsaïde (21) ! » Pour montrer que ces peuples n’étaient pas tombés dans ce malheur par une nécessité naturelle et inévitable, mais par leur seule malice, il marque entre ces villes celle d’où il avait tiré cinq de ses disciples, puisque Philippe et les quatre autres, qui ont tenu le premier rang entre les apôtres, étaient tous de Bethsaïde. « Parce que si les miracles qui ont été faits chez vous, avaient été faits dans Tyr et dans Sidon, il y a déjà longtemps qu’elles auraient « fait pénitence dans le sac et dans la cendre (21). C’est pourquoi je vous déclare qu’au jour du jugement, Tyr et Sidon seront irritées moins rigoureusement que vous (22). « Et vous Capharnaüm, qui avez été élevée jusqu’au ciel, vous serez abaissée jusqu’au fond des enfers ; parce que si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Sodome, elle se serait conservée jusqu’aujourd’hui (23). C’est pourquoi je vous déclare qu’au jour du jugement, Sodome sera traitée moins rigoureusement que vous (24). » Ce n’est pas sans sujet que Jésus-Christ parle ici de Sodome. Il veut par cette comparaison augmenter le crime de ces villes. Car il n’y avait point de plus grande preuve à donner de leur malice, que de les montrer pires que les cités les plus corrompues, non seulement qui étaient alors sur la terre, mais qui y eussent jamais été. Il condamne encore ailleurs les Juifs en rapportant l’exemple des Ninivites et de la reine de Saba. Mais au lieu qu’en cet autre endroit il les compare avec un peuple dont la conduite avait été très-louable, il les compare ici avec les plus corrompus des hommes, moyen beaucoup plus énergique d’exprimer la même pensée. Ézéchiel connaissait et pratiquait aussi ce mode de réprobation, lorsqu’il disait, s’adressant à Jérusalem : « Vous avez justifié vos sœurs criminelles par la grandeur de vos crimes (Ez. 16,2) ; » et on voit partout que Jésus-Christ se sert des mêmes expressions dont Dieu s’est servi dans la loi ancienne. Il ajoute ensuite : « C’est pourquoi je vous déclare qu’au jour du jugement Sodome sera traitée moins rigoureusement que vous (24). » Il augmente encore ici la frayeur qu’il leur avait inspirée auparavant, en disant qu’ils seront punis plus rigoureusement que ceux de Sodome et de Tyr. Ainsi il te sert d’un double moyen pour les toucher, en déplorant d’une part leur malheur extrême, et en leur représentant de l’autre la grandeur du supplice dont Dieu les menace.
5. Écoutons ceci, mes frères, Jésus-Christ ne menace pas seulement les incrédules de les traiter avec plus de sévérité que Sodome et que Gomorrhe. Il nous fait aussi la même menace, si nous ne recevons les hôtes qui viennent chez nous, lorsqu’il leur commande de « secouer contre nous la poussière de leurs pieds. » Et c’est avec grande raison qu’il nous châtiera ainsi. Car si les désordres de Sodome furent effroyables, il faut néanmoins observer qu’ils eurent lieu avant la loi de grâce. Mais à quels supplices nous exposons-nous, si après que Dieu a fait de si grandes choses pour nous sauver, nous sommes encore si éloignés d’exercer l’hospitalité, si nous n’ouvrons point nos maisons aux hôtes, si nous fermons même l’oreille pour ne point entendre leurs prières et leurs cris.
Mais pourquoi me plaindre de ce que vous n’écoutez pas les pauvres lorsqu’ils vous prient, puisque vous ne voulez pas écouter les apôtres même lorsqu’ils vous parlent, et que c’est pour cela même que vous n’écoutez point les pauvres ? Saint Pan ! vous parle dans ses épîtres, lorsqu’on le lit ici devant tout le monde. Saint Jean vous prêche dans son Évangile, et vous ne daignez écouter ni l’un ni l’autre. Et après cela nous étonnerons-nous que vous soyez sourds aux cris des pauvres, puisque vous l’êtes à la voix des apôtres mêmes ? Afin donc que nos maisons soient toujours ouvertes aux pauvres, et l’oreille de nos cœurs aux instructions des apôtres, purifions-les de tout ce qui les souille et qui les rend sourds. Car de même que l’oreille du corps, si elle est remplie de terre et de boue, ne peut pins entendre, ainsi l’oreille de notre cœur devient sourde, lorsqu’elle est remplie de chansons impudiques, des fables et des vains discours du monde ; des inquiétudes que causent les dettes, et du soin d’amasser de l’argent par des usures. Toutes ces choses ne bouchent pas seulement les oreilles du cœur, mais elles les souillent plus que ne pourraient faire les choses les plus immondes. C’est le sens de la parole de ce barbare qui menaçait le peuple de Dieu, en lui disant : Vous mangerez vos propres excréments. Voilà l’indignité que vous font endurer ces chanteurs que vous allez entendre au théâtre, non plus seulement en paroles, mais par les effets ; ou plutôt, ce qu’ils vous font est encore pire, puisqu’il n’y a pas d’ordures aussi dégoûtantes que leurs chansons lubriques. Et cependant lorsque les comédiens les récitent devant vous, non seulement vous n’en avez pas de la peine, mais vous en riez, vous vous en divertissez, bien loin d’en avoir de l’aversion et de l’horreur.
Que ne montez-vous donc aussi sur le théâtre, aussi bien que ces bouffons, qui vous font rire ? Si ce qu’ils font n’est pas infâme, que n’imitez-vous ce que vous louez ? Allez seulement en public avec ces sortes de personnes. Cela me ferait rougir, dites-vous. Pourquoi donc estimez-vous tant ce que vous auriez honte de faire ? Les lois des païens rendent les comédiens infâmes ; et vous allez en foule, avec toute la ville, pour les regarder sur leur théâtre, comme si c’étaient des ambassadeurs ou des hérauts d’armées, et vous y voulez mener tout le monde avec vous, pour emplir vos oreilles des ordures et des infamies qui sortent de la bouche de ces bouffons. Vous punissez très-sévèrement vos serviteurs lorsqu’ils disent chez vous des paroles peu honnêtes. Vous ne pouvez souffrir rien de sale dans vos enfants, ni dans vos femmes le moindre mot qui choque l’honnêteté ; et lorsque les derniers des hommes vous invitent à entendre publiquement ces infamies que vous détestez si fort dans vos maisons, non seulement vous n’en avez point de peine, mais vous vous en divertissez, et vous louez ceux qui les débitent. N’est-ce pas là le comble de l’extravagance ?
Vous me répondrez peut-être que ce n’est pas vous qui dites ces choses si infâmes. Si vous ne les dites pas, vous aimez au moins ceux qui les disent. Mais d’où prouverez-vous que vous ne les dites pas ? Si vous n’aimiez point à les dire, vous n’auriez point tant de plaisir à les écouter, ni tant d’ardeur à courir à ces folies.
Quand vous entendez des personnes qui blasphèment, vous ne prenez point de plaisir à ce qu’elles disent. Vous frémissez au contraire, et vous vous bouchez les oreilles pour ne les point entendre. D’où vient cela, sinon parce que vous n’êtes point blasphémateur ? Conduisez-vous de même à l’égard de ces paroles infâmes ; et si vous voulez que nous croyions que vous n’aimez pas à dire des turpitudes, n’aimez pas non plus à les écouter.
Comment vous pourrez-vous appliquer aux bonnes choses, étant accoutumé à ces sortes de discours ? Comment pourrez-vous supporter le travail qui est nécessaire pour s’affermir dans la continence, lorsque vous vous relâchez jusqu’à prendre plaisir à entendre des mots et des vers infâmes, Car si, lors même qu’on est le plus éloigné de ces infamies, on a tant de peine à se conserver dans toute la pureté que Dieu nous demande : comment notre âme pourra-t-elle demeurer chaste, lorsqu’elle se plaira à entendre des choses si dangereuses ?
Ne savez-vous pas quelle pente nous avons au mal ? Lors donc qu’à cette inclination naturelle nous ajoutons encore l’art et l’étude, comment ne tomberons nous pas dans l’enfer, puisque nous nous hâtons de nous y jeter ? N’entendez-vous point ce que dit saint Paul : « Réjouissez-vous dans le Seigneur ? » (Phil. 1) Il ne dit pas, réjouissez-vous dans le démon. Comment écouterez-vous ce saint apôtre, comment serez-vous touché du ressentiment de vos péchés, étant toujours comme ivre et hors de vous, par la vue malheureuse de ces spectacles ?
6. Que si vous ne laissez pas néanmoins de venir en ce lieu, je ne m’étonne pas que vous vous acquittiez encore de ces devoirs extérieurs, ou plutôt je m’en étonne. Car vous ne venez ici que froidement et comme par coutume, au lieu que vous courez au théâtre avec une ardeur et une avidité insatiable. On n’en voit que trop les malheureux effets, lorsque vous retournez chez vous. C’est là que chacun de vous remporte toutes ces ordures dont les paroles licencieuses, les vers impudiques et les ris dissolus ont rempli vos âmes. Toutes ces images honteuses demeurent dans votre esprit et dans votre cœur. De là vient que vous n’avez que de l’aversion pour ce que vous devriez aimer, et que vous aimez ce que vous devriez avoir en horreur.
Il y en a parmi vous qui entrent dans le bain, lorsqu’ils reviennent d’un enterrement ; et lorsqu’ils reviennent de la comédie, ils ne pleurent point, au lieu qu’ils devraient verser des torrents de larmes. Un corps mort n’a rien d’impur, et ne souille point celui qui en approche. Mais le péché infecte l’âme de telle sorte, et y imprime des taches si horribles que toutes les eaux de la mer ne suffiraient pas pour les effacer. Il n’y a que les larmes et la pénitence qui le puissent faire. Mais comme ces taches sont invisibles, on n’y pense point. Ainsi nous ne craignons pas ce qui serait véritablement à craindre, et nous craignons ce qui n’est rien.
Mais que dirai-je du bruit et du tumulte de ces spectacles ? de ces cris et de ces applaudissements diaboliques ? de ces représentations et de ces habits qu’il n’y a que le démon qui ait inventé ? On y voit un jeune homme, qui, les cheveux rejetés derrière la tête, prend des airs de femme et s’étudie à paraître une fille dans ses habits, dans son marcher, dans ses regards et dans sa parole. On y voit un vieillard qui, après avoir quitté toute honte avec ses cheveux qu’il a fait couper, se ceint d’une ceinture, s’expose à toute sorte d’insultes, et est prêt à tout dire, à tout faire, et à tout souffrir. On y voit des femmes, qui, la tête nue, paraissent hardiment sur un théâtre devant un peuple ; qui ont fait une étude de l’impudence, qui par leurs regards et par leurs paroles répandent le poison de l’impudicité dans les yeux et dans l’oreille de tous ceux qui les voient et qui les écoutent, et qui semblent conspirer par tout cet appareil qui les environne à détruire la chasteté, à déshonorer la nature, et à se rendre les organes visibles du démon, dans le dessein qu’il a de perdre les âmes. Enfin tout ce qui se fait dans ces représentations malheureuses ne porte qu’au mal les paroles, les habits, la démarche, la voix, les chants, les regards des yeux, les mouvements du corps, le son des instruments, les sujets mêmes et les intrigues des comédies, tout y est plein de poison, tout y respire l’impureté.
Comment donc espérez-vous de demeurer chaste après que le diable vous a fait boire de ce calice de l’impudicité ; qu’il en a enivré votre âme, et que par ses noires fumées il vous a obscurci la raison ? Car c’est là qu’il vous fait voir tout ce que le vice a de plus honteux, la fornication, l’adultère, le déshonneur du mariage, la corruption des femmes, des hommes et des jeunes gens, enfin le règne de l’abomination et de l’infamie. Toutes ces choses devraient donc porter ceux qui les voient, non à rire, mais à pleurer.
Quoi ! me direz-vous : voulez-vous que nous fermions le théâtre pour jamais, et que nous renversions tout pour vous obéir ? Tout est déjà renversé, mes frères. Car d’où viennent tous ces pièges que l’on tend tous les jours à la chasteté des mariages, sinon de ces représentations honteuses ? N’est-ce pas de là que naissent ces adultères, dont tout est plein aujourd’hui ? N’est-ce pas de là que viennent ces maris insupportables à leurs femmes, et ces femmes qui se rendent si justement méprisables à leurs maris ? Il est donc visible que c’est le théâtre qui perd tout, et qu’il détruit l’autorité des rois légitimes pour introduire celle d’un tyran.
Vous me direz peut-être que le théâtre est autorisé par les lois, et qu’ainsi on n’y peut rien trouver de violent et de tyrannique. Mais je vous demande si les tyrans ne sont pas ceux qui s’emparent injustement des villes, qui séparent les femmes d’avec leurs maris, qui violent la loi de la nature, et qui font servir tout à leur passion détestable ?
Qui est-ce, me direz-vous, que le théâtre a rendu adultère ? Et moi je vous demande au contraire, qui est celui qu’il n’a point rendu adultère ? Si je pouvais ici citer des noms propres, je vous ferais voir combien ces femmes prostituées, qui paraissent sur le théâtre, ont perdu d’hommes ou en les séparant de celles avec qui Dieu les avait unis, ou en leur faisant préférer l’avantage honteux du vice et de l’infamie au lien sacré du mariage. Quoi donc ! me direz-vous, renverserons-nous les lois en détruisant le théâtre qu’elles autorisent ? Quand vous aurez détruit le théâtre, vous n’aurez pas renversé les lois, mais le règne de l’iniquité et du vice. Car le théâtre est la peste des villes. C’est de là que naissent toutes les séditions et tous les troubles. Ceux qui sont accoutumés à cette vie de théâtre, qui vendent leur voix pour avoir rie quoi vivre, qui n’ont point d’autre occupation ni d’autre étude que de dire et de faire des folies, sont les plus propres à exciter des séditions, et à causer des troubles parmi le peuple. Tous ces jeunes gens accoutumés à l’oisiveté, et nourris à cette vie de divertissements et de plaisir, sont les premiers à se soulever et deviennent plus cruels que les bêtes les plus farouches.
7. Qui a porté encore les hommes à rechercher les secrets de la magie sinon le théâtre ? Afin d’attirer tout un peuple à venir en foule voir leurs folies, pour assurer à leurs représentations et à leurs danses le plus d’acclamations et d’applaudissements qu’ils peuvent pour procurer à d’infâmes prostituées comme une escorte d’honnêtes femmes, ils se sont tellement plongés dans toutes les abominations de la magie, qu’ils n’épargnent pas même les os des morts. N’est-ce pas de là que vient cette profusion de tant d’argent que l’on dépense pour avoir un commerce détestable avec le démon ? Que dirai-je des impuretés et de mille autres crimes qui se commettent en ce lieu ? Il est donc clair que c’est vous-mêmes qui corrompez les mœurs des hommes, en les attirant à ces divertissements si dangereux.
Irons-nous donc, direz-vous, détruire tout l’amphithéâtre ? Plût à Dieu qu’il fût déjà détruit ! quoiqu’à notre égard, il le soit il y a longtemps. Néanmoins, je ne vous le commande pas : conservez l’amphithéâtre, mais bannissez-en tous les spectacles et les comédies, et ce vous sera une plus grande gloire que si vous l’aviez détruit.
Imitez au moins les barbares qui se passent bien de tous ces jeux. Quelle excuse nous restera-t-il, si étant chrétiens, c’est-à-dire citoyens des cieux et associés aux anges et aux chérubins, nous ne sommes pas néanmoins si réglés en ce point que le sont les païens et les infidèles ?
Que si vous avez tant de passion pour vous divertir, il y a bien d’autres divertissements moins dangereux et plus agréables que ceux-là. Si vous voulez vous relâcher l’esprit, allez dans un jardin, promenez-vous sur le bord d’une rivière ou d’un étang. Allez dans un lieu dont la vue soit belle, écoutez le chant des oiseaux ; ou pour vous divertir plus saintement, allez visiter les tombeaux des martyrs. Tous ces plaisirs sont innocents, vous y trouverez la santé du corps et le bien de l’âme ; et ils n’ont rien de ces divertissements criminels, où l’on ne trouve qu’une joie fausse et un prompt repentir.
Mais de plus vous avez votre femme, vous avez vos enfants. Qu’y a-t-il de comparable à la satisfaction que vous trouvez en eux ? Vous avez votre famille ; vous avez vos amis ce sont là les honnêtes divertissements que vous pouvez prendre, et qui soient également utiles et modestes. Car en vérité qu’y a-t-il de plus agréable que les enfants ? qu’y a-t-il de plus doux qu’une femme chaste à un mari chaste ?
Les barbares ont dit autrefois une parole digne des plus sages d’entre les philosophes. Car entendant parler de ces folies du théâtre et de ces honteux divertissements qu’on y va chercher : « Il semble », dirent-ils, « que les Romains n’aient ni femmes ni enfants, et qu’ainsi ils aient été contraints de s’aller divertir hors de chez eux ; » ils voulaient dire par là qu’il n’y à point de plaisir plus doux à un homme sage et réglé, que celui qu’il reçoit de sa femme et de ses enfants.
Mais si je vous montre, me direz-vous, des personnes à qui ces jeux et ces comédies n’ont fait aucun mal ? N’est-ce point un assez grand mal que d’employer si-inutilement un si long temps, et d’être aux autres un sujet de scandale ? Quand vous ne seriez point blessé de ces représentations infâmes, n’est-ce rien que d’y avoir attiré les autres par votre exemple ? Comment donc Êtes-vous innocent, puisque vous êtes coupable du crime des autres ? Tous les désordres que causent parmi le peuple ces hommes corrompus, et ces femmes prostituées ; et toute cette troupe diabolique qui monte sur le théâtre, tous ces désordres, dis-je, retombent sur vous. Car s’il n’y avait point de spectateurs, il n’y aurait point de spectacles ni de comédies ; et ainsi tant ceux qui les représentent que ceux qui les voient, s’exposent au feu éternel, C’est pourquoi, quand même vous seriez assez chaste pour n’être point blessé par la contagion de ces lieux, ce que je crois impossible, vous ne laisserez pas d’être sévèrement puni de Dieu, comme coupable de la perte de ceux qui vont voir ces folies, et de ceux qui les représentent sur le théâtre. Que s’il est vrai que vous soyez tellement pur, que ces assemblées dangereuses ne vous nuisent point, vous le seriez encore bien davantage, si vous aviez soin de lés éviter.
Quittons donc ces vaines excuses, et ne cherchons point des prétextes si déplorables. Le meilleur moyen de nous justifier est de fuir cette fournaise de Babylone, de nous éloigner des attraits de l’Égyptienne, et s’il est nécessaire, de quitter plutôt notre manteau, comme Joseph, pour nous sauver des mains de cette prostituée. C’est ainsi que nous jouirons dans l’esprit, d’une joie céleste et ineffable, qui ne sera point troublée par les remords de notre conscience ; et qu’ayant mené ici-bas une vie chaste, nous serons couronnés dans le ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire maintenant et toujours et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXVIII[modifier]


« EN CE TEMPS-LA JÉSUS PASSAIT, UN JOUR DE SABBAT, À TRAVERS LES BLÉS ; ET SES DISCIPLES, AYANT FAIM, SE MIRENT A ROMPRE DES ÉPIS ET À MANGER. CE QUE VOYANT LES PHARISIENS, ILS LUI DIRENT : VOILA VOS DISCIPLES QUI FONT CE QU’IL N’EST POINT PERMIS DE FAIRE AU JOUR DU SABBAT. » (CHAP. 12,1. 2, JUSQUES AU VERSET 9)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Qu’il faut fuir l’orgueil et aimer la simplicité.
  • 2. Que le Fils est consubstantiel au Père. Contre l’hérétique Marcion. Que l’humilité est la mère des vertus.
  • 3. Que la loi de Jésus-Christ est un fardeau léger.
  • 4. Il en coûte encore plus pour satisfaire ses passions que pour les vaincre.


1. Considérez, mes frères, de combien de moyens Jésus-Christ se sert peur exciter les Juifs à croire en lui. Premièrement, il donne des louanges extraordinaires à saint Jean en leur présence, parce qu’en leur représentant la grandeur et la sainteté d’un homme si admirable, il leur faisait voir en même temps qu’ils devaient ajouter foi aux témoignages si avantageux qu’il rendait de lui. Secondement, il dit que le royaume des cieux souffrait violence, ce qui était non pas les porter simple ment, mais comme les pousser et les entraîner à la foi. Troisièmement, il les assure que les prophéties ont cessé, leur déclarant ainsi que c’était lui que les prophètes avaient promis. Quatrièmement, il leur apprend qu’il avait fait de son côté tout ce qu’il devait faire pour leur salut, ce qu’il exprime par la comparaison de ces enfants que nous avons vue. Cinquièmement, il reproche aux incrédules leur peu de foi, il déplore leur misère, et tâche de les étonner par les maux terribles dont il les menace. Et enfin il rend grâces à son Père pour ceux qui avaient cru en lui. Car ce mot : « Je vous rends gloire », est la même chose que s’il disait : « Je vous rends grâces. Je vous rends grâces », dit-il, « de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux « prudents. »
Quoi donc ! est-ce qu’il se réjouit de la perte de ceux qui n’ont pas voulu croire ? Nullement, mais Dieu garde cette conduite très-sage pour notre salut. Lorsque les hommes s’opposent à la vérité, et refusent de la recevoir, il ne les force point, mais il les rejette, afin qu’ayant méprisé celui qui les appelait, et ne s’étant point corrigés de leurs désordres, ils rentrent en eux-mêmes, en se voyant rejetés, et qu’ils commencent à désirer ce qu’ils avaient négligé. Cette conduite servait aussi à rendre plus ardents ceux qui avaient embrassé la foi.
Ces mystères donc, si grands et si divins, ne pouvaient être révélés aux uns sans que Jésus-Christ en ressentît de la joie, ni cachés aux autres, sans lui causer une profonde tristesse, comme il le témoigna en effet en pleurant sur cette Ville malheureuse. Ce n’est donc point parce que ces mystères sont cachés aux sages que Jésus-Christ se réjouit, mais parce que ce qui était caché aux sages était révélé aux petits. C’est ainsi que saint Paul dit : « Je rends grâces à Dieu de ce qu’ayant été auparavant esclaves du péché, vous avez obéi du fond du cœur à la doctrine de l’Évangile, à laquelle vous vous êtes conformés comme à votre modèle. » (Rom. 6,7) Il ne se réjouit pas de ce qu’ils avaient été esclaves du péché, mais de ce qu’ayant été tels, ils se sont convertis à Dieu.
Jésus-Christ, par ce mot de « sages », entend les scribes et les pharisiens. Et il parle de la sorte pour relever le courage de ses disciples, en leur représentant que tout pécheurs et grossiers qu’ils sont, ils ne laissent pas d’avoir reçu des lumières et des connaissances que les sages et les prudents avaient laissé perdre. Jésus-Christ marque donc par ce mot de « sage » non ceux qui le sont véritablement, mais ceux qui le croient être, parce qu’ils ont cette sagesse que le monde estime. Aussi il ne dit pas : « Et vous les avez révélées » aux fous et aux insensés, mais « aux petits », c’est-à-dire à ceux qui sont simples et sans déguisement. Ce qui fait voir que si ces faux sages n’ont pas reçu cette grâce, ç’a été par une grande justice de Dieu.
Il nous avertit aussi par ces paroles de fuir la vaine gloire, et de rechercher avec ardeur la simplicité et l’humilité. C’est ce que saint Paul marque clairement et avec force, lorsqu’il dit : « Que nul ne se trompe soi-même : Si quelqu’un d’entre vous pense être sage selon le monde, qu’il devienne fou à l’égard du monde pour devenir vraiment sage. » (1Cor. 3,17). C’est dans cette sainte folie que paraît la grâce de Dieu.
Mais pourquoi Jésus-Christ rend-il grâces de cette conduite à son Père, puisqu’il en est lui-même l’auteur ? Comme il prie ailleurs son Père pour nous, il lui rend à cette occasion ces actions de grâces pour nous, et dans lés deux cas il montre l’excès de l’amour qu’il nous porte. Il fait voir encore par ces paroles que ces sages superbes sont rejetés de son Père comme de lui. Il pratique ici par avance ce qu’il a commandé à ses apôtres, lorsqu’il leur a dit : « Ne donnez point les choses saintes aux chiens. » (Mt. 7,6)
Il montre encore par là, et que lui et que son Père nous préviennent de leur bonne volonté, le Fils en se réjouissant et en rendant grâces des faveurs que nous recevons, et le Père en nous faisant voir qu’il les a faites de son mouvement propre, et sans y être excité par aucune prière. « Oui », dit-il, « mon Père, parce qu’il vous a plu ainsi. » Saint Paul nous apprend pourquoi il a plu à Dieu de cacher ses mystères à ces faux sages : « Parce que cherchant », dit-il, « à établir leur propre justice, ils n’ont pas été assujettis à la justice de Dieu. » (Rom. 1,3)
Dans quels sentiments croyez-vous qu’étaient alors les apôtres d’avoir des connaissances que les sages du monde n’avaient pas, de les avoir en demeurant toujours petits, et de les avoir par la révélation de Dieu même ? Saint Luc marque que Jésus-Christ vit alors ses soixante-douze disciples revenir à lui, et lui dire « que les démons leur étaient assujettis », et qu’il commença à se réjouir en esprit, et à dire ces paroles précédentes, qui leur inspiraient tout ensemble, et du zèle pour Dieu, et un humble sentiment d’eux-mêmes.
2. Cet empire qu’ils exerçaient sur les démons élevait naturellement les cœurs des disciples. Jésus-Christ les rabaisse par ces paroles, en leur montrant que les 1umières qu’ils avaient ne venaient que de la pure volonté de Dieu, et non point de leur mérite ; comme s’il leur disait : Les scribes et les pharisiens qui ont été sages et prudents en eux-mêmes sont tombés par leur orgueil. Si donc Dieu leur a caché ces mystères à cause de leur présomption, vous, mes apôtres, appréhendez un traitement semblable, et demeurez toujours petits, puisque c’est cette simplicité et cette humilité d’enfants qui vous a fait mériter ces secrets du ciel, comme il n’y a que l’orgueil qui en ait privé ces sages. Lorsque Jésus-Christ dit à son Père : « Vous leur avez caché ces choses », il ne marque pas qu’il soit le seul auteur de cette punition, sans qu’ils y aient contribué de leur part. Mais comme lorsque saint Paul, en disant que Dieu « a livré et abandonné les sages du monde à l’égarement d’un esprit dépravé et corrompu (Rom. 1,28) », n’entend pas que ce soit Dieu qui, de lui-même, les ait jetés dans ces ténèbres, mais qu’ils s’y sont précipités par leur faute ; il faut entendre de même ce que Jésus-Christ dit en ce lieu : « Vous avez caché ces choses aux sages, et les avez révélées aux petits. »
Mais Jésus-Christ voulant empêcher qu’on ne crût par ces paroles « Je vous rends gloire, mon Père, de ce que vous avez révélé ces choses aux petits », qu’il n’eût pas lui-même la puissance de faire ces révélations, il ajoute : « Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains (27). » Il semble dire à ses disciples qui se réjouissaient de ce que les dé-mous leur étaient assujettis Pourquoi admirez-vous tant que les démons vous obéissent ? Tout est à moi : « Mon père m’a mis toutes choses entre les mains. » Quand vous entendez ces paroles : « Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains », n’ayez point de pensées basses et terrestres. Car, de peur que vous ne crussiez qu’il y eût deux dieux non engendrés, il se sert à dessein du mot de « Père », et il montre ainsi en plusieurs autres endroits qu’il est, et engendré du Père, et en même temps le Seigneur souverain de toutes choses. Mais il ajoute encore quelque chose de plus grand pour élever nos esprits plus haut. « Nul ne connaît le Fils que le Père, comme « nul ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils l’aura voulu révéler (47). » Ces paroles paraîtront peut-être à ceux qui n’ont pas assez de lumière n’avoir aucune liaison avec ce qui les précède, mais cette liaison existe. Après avoir dit : « Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains », il semble qu’il ajoute : Pourquoi vous étonnez-vous que, je sois le Maître souverain ? J’ai quelque chose encore de bien plus grand, savoir, de connaître parfaitement mon Père, et d’être de même substance que lui. Car c’est ce qu’il donne à entendre en disant qu’il est le seul qui connaît son Père.
Mais il ne leur parle ainsi, que lorsqu’il leur a donné par ses miracles une preuve de sa puissance, et que non seulement ils lui voyaient faire ces miracles à lui-même, mais qu’ils en faisaient eux-mêmes, par la vertu de son nom. Et comme il venait de dire en parlant à son Père : « Vous avez révélé ces choses aux petits », il montre que cette révélation venait aussi de lui-même en disant : « Nul ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils l’aura voulu révéler ;» non celui à qui Dieu aura ordonné, ou à qui il aura commandé de révéler le Père, « mais à qui le Fils l’aura voulu révéler. » Que « s’il révèle son Père », il se révèle aussi lui-même ; mais il ne le dit pas expressément parce que c’est une chose qui s’entend assez d’elle-même. Mais il marque positivement qu’il révèle son Père, il le fait ici et ailleurs encore, comme lorsqu’il dit : « Nul ne peut venir à mon Père, sinon par moi. » (Jn. 14,8)
Il montre encore par ces paroles, qu’il n’a qu’une même volonté et qu’un même sentiment avec son Père : Je suis, dit-il, si éloigné d’avoir jamais de différend avec lui et de le combattre en rien, qu’il est au contraire impossible de venir à lui que par moi. Comme les Juifs étaient particulièrement scandalisés de ce que Jésus-Christ leur paraissait un adversaire de Dieu, un homme qui usurpait la Divinité, il s’efforce par tout, et par ses actions, et encore plus ici par ses paroles, de détruire cette pensée.
Quand il dit « que personne ne connaît le Père que le Fils », il ne veut pas dire que tout le reste des hommes l’ignore entièrement, mais seulement que les hommes n’ont pas la même connaissance du Père qu’en a le Fils, et que de même ils ne connaissent point le Fils, comme le connaît le Père. Car Jésus-Christ ne dit pas ces paroles comme l’impie Marcion le croit, de quelque Dieu inconnu dont jamais personne n’ait eu la moindre connaissance ; mais il marque ici une connaissance très-claire et très-parfaite ; et cette connaissance, nous ne la possédons ni du Père, ni du Fils, selon cette parole de saint Paul : « Ce que nous avons maintenant de connaissance et de prophétie est très-imparfait. » (1Cor. 13,12)
Le Fils de Dieu, après avoir excité par ces paroles l’ardeur de ses disciples, et leur avoir montré qu’il est tout-puissant, commence ensuite à les appeler à lui. « Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai (28). » Il n’appelle point celui-ci ou celui-là en particulier, mais en général tous ceux qui sont accablés de soins, de tristesses, d’inquiétudes et de péchés. « Venez à moi », leur dit-il, non pas afin que je tire vengeance de vos crimes, mais afin que je vous en délivre. « Venez à moi », je vous invite, non que j’aie aucun besoin de vos louanges, mais parce que j’ai une ardente soif de votre salut. « Et je vous soulagerai. » Il ne dit pas seulement : Je vous sauverai, mais : Je vous établirai dans un très-parfait repos. « Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos de vos âmes. Car mon joug est doux et mon fardeau est léger (29, 30). » Ne tremblez point quand vous entendez parler de « joug », car il est « doux. » Ne craignez point quand je vous parle d’un « fardeau », car il est « léger. » Comment donc, me direz-vous, Jésus-Christ dit-il ailleurs : « que la porte est petite et la voie « étroite ? » Elle est petite si vous êtes lâche, elle est étroite si vous êtes paresseux. Mais quand vous accomplirez ce que Jésus-Christ vous commande, son fardeau vous sera léger. C’est dans ce sens qu’il lui donne ici ce nom.
Mais comment, me direz-vous, pourrai-je accomplir ce que Jésus-Christ commande ? Vous l’accomplirez, si vous êtes doux, modeste et humble. Car l’humilité est la mère de toutes les vertus. C’est pour cette raison que lorsque Jésus-Christ, prêchant sur la montagne, veut apprendre aux hommes la loi de Dieu, il commence par l’humilité. Il confirme encore ici ce qu’il a dit alors, et il promet à cette vertu une grande récompense. Elle ne vous rendra pas, dit-il, seulement utile aux autres ; vous serez le premier qui en recevrez le fruit, puisque « vous trouverez le repos de vos âmes. » Il vous donne dès ce monde ce qu’il vous prépare en l’autre, et il vous fait goûter par avance le repos » du ciel.
3. Mais pour vous rendre plus doux et plus agréable ce qu’il vous commande, il se propose lui-même pour modèle. Que craignez-vous ? dit-il. Appréhendez-vous de paraître méprisable en vous humiliant ? Regardez-moi ; considérez-en combien de manières je me suis humilié, et vous reconnaîtrez quel bien c’est que l’humilité.
Remarquez, mes frères, par combien de raisons Jésus-Christ exhorte ses apôtres à être humbles. Il leur propose son exemple : « Apprenez de moi », dit-il, « que je suis doux et humble de cœur. » Il leur marque les récompenses des humbles : « Vous trouverez », dit-il, « le repos de vos âmes. » Il leur promet lui-même de les assister : « Car je vous soulagerai », dit-il. Enfin il les assure qu’il leur adoucira son joug : « Car mon Joug est doux, et mon fardeau est léger. » C’est ce que saint Paul tâche de persuader aux chrétiens, lorsqu’il leur dit : « Le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons, produit en nous le poids éternel d’une souveraine et incomparable gloire. » (2Cor. 4,17)
Mais comment, me direz-vous, peut-on appeler ce fardeau léger ; puisqu’il nous dit : « Si quelqu’un ne hait son père et sa mère et s’il ne porte sa croix et ne me suit, il n’est pas digne de moi. Si quelqu’un ne renonce à toutes choses, il ne peut être mon disciple (Lc. 14,26-29) ; » et qu’il nous commande même de donner notre propre vie ? Il faut que saint Paul vous apprenne comment ces deux choses peuvent s’allier : « Qui nous séparera », dit-il, de l’amour de Jésus-Christ ? Sera-ce « l’affliction, ou les déplaisirs, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou le fer et la violence ? » (Rom 8,35)
Il dit encore au même endroit : « Quand je considère les souffrances de la vie présente, je trouve qu’elles n’ont aucune pros portion avec cette gloire que Dieu doit découvrir un jour, et faire éclater en nous. » Mais passez des paroles aux actions, et considérez la joie que recevaient les apôtres, lorsqu’après avoir été fouettés dans les synagogues, ils s’en retournaient avec joie : « Parce qu’ils avaient été trouvés dignes de souffrir cette ignominie pour le nom de Jésus-Christ. » (Act. 5,54) Que si après cela vous tremblez encore en entendant ce mot de « joug et de fardeau », vous n’en devez accuser que votre propre paresse. Quand vous serez prêts à tout, et que vous vous offrirez de bon cœur à ce qui vous arrivera, tout vous paraîtra facile.
C’est pourquoi Jésus-Christ voulant nous montrer que nous devons nous efforcer de notre part à nous faire violence, évite égale ment ou de ne nous dire que des choses douces et agréables, ou de ne nous en dire aussi que de pénibles et sévères ; mais tempérant les unes par les autres, il appelle sa loi un « joug », mais un joug agréable ; et un « fardeau », mais un fardeau « léger ; » afin que vous n’en ayez ni horreur comme étant trop pénible, ni mépris comme étant trop léger.
Si donc la vertu vous paraît encore rude et austère, jetez les yeux sur les peines encore plus fâcheuses qui accompagnent la mauvaise vie. Jésus-Christ les indique assez, lorsqu’avant que de parler de son joug, il dit : « Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés », pour montrer combien le péché est pénible, et que c’est un fardeau accablant et insupportable li ne dit pas seulement « qui êtes fatigués ; » mais il ajoute : « Qui êtes chargés », ce que David marque plus clairement en exprimant quelle est la nature du péché : « Mes iniquités se sont appesanties sur « moi comme un lourd fardeau. » (Ps. 37, 4) Et le prophète Zacharie décrivant le péché l’appelle « un talent de plomb. » (Zac. 5,9) Mais nous ne le sentons que trop par notre propre expérience. Rien ne rend l’âme si pesante, ne l’accable davantage, et ne la rend plus aveugle que le poids du péché, et la mauvaise conscience, comme il n’y a rien au contraire qui la rende plus légère, et qui l’élève plus à Dieu que la vertu.
Qu’y a-t-il de plus pénible en apparence que de ne rien posséder ? que de tendre la joue droite quand on nous a frappés sur la gauche ? que de ne point rendre le mal pour le mal, que de s’exposer à une mort violente ? Cependant si nous jugeons sainement des choses, non seulement nous ne trouverons pas ces choses pénibles, mais elles nous paraîtront même très-douces et très agréables. Ne soyez point surpris de ceci, et ne vous troublez pas de ce que je dis. Examinons avec soin chacune de ces choses dont je viens de vous parler. Commençons, si vous voulez, par ce qui paraît plus insupportable presque à tout le monde. Dites-moi donc lequel des deux vous choisiriez, d’avoir simplement le Soin de votre nourriture de chaque jour, ou de vous charger l’esprit de mille inquiétudes pour l’avenir ? de n’avoir qu’un habit sans en désirer davantage, ou d’en posséder un grand nombre, et d’être tourmente jour et nuit par le soin de les garder, d’être toujours dans l’appréhension, ou que les vers ne les mangent, ou que les voleurs ne les emportent, ou qu’un serviteur ne vous les dérobe ?
Je ne puis pas vous exprimer par mes paroles le bonheur de cet état autant qu’on le ressent par l’expérience, et je souhaiterais de tout mon cœur qu’il y eût ici un de ces chrétiens parfaits qui vivent retirés du monde. Vous reconnaîtriez le contentement ineffable dont il jouit dans cette profession, et vous verriez que, considérant sa pauvreté comme son trésor, il ne voudrait pas la changer contre tous les biens du monde. Mais les riches, dites-vous, voudraient-ils devenir pauvres, pour se décharger des soins qui les accablent ? Il est vrai qu’ils ne le voudraient pas. Mais cet attachement qu’ils ont à leurs richesses n’est pas une preuve de la satisfaction qu’ils y trouvent, mais de la maladie et du dérèglement de leur esprit. Je n’en veux point d’autres juges qu’eux-mêmes, puisqu’ils se trouvent tous les jours accablés de nouvelles inquiétudes, et qu’ils pro-testent que la vie leur est à charge. Ces pauvres évangéliques dont je parle ont bien différents. Ils sont toujours dans la joie, toujours dans la paix, et ils se glorifient plus de leur pauvreté que les rois de leur diadème.
4. Considérez aussi combien la pratique des conseils de l’Évangile peut contribuer à notre repos, puisqu’il est plus aisé de tendre l’autre joue à celui qui nous a donné un soufflet, que de se mettre en état de le lui rendre. L’un est la source des divisions et des guerres, l’autre apaise toutes les querelles. L’un allume encore davantage le feu de la passion qui brûlait dans notre frère, l’autre l’éteint, et dans lui et dans nous-mêmes. Or il est indubitable qu’il est plus doux de ne point brûler que d’être consumé du feu. Et si cela est vrai du corps, c’est encore plus vrai de l’âme.
Vous regardez de même la mort comme un grand mal, et cependant elle est un bien pour les serviteurs de Dieu. Car lequel est le plus agréable de lutter dans le combat, ou d’être déjà vainqueur ; de courir dans la carrière, ou d’être déjà couronné ; de combattre encore contre les flots, ou d’être déjà arrivé au port ? La mort donc est préférable à la vie. L’une délivre de la tempête, l’autre en ajoute toujours de nouvelles, et nous expose à mille périls et mille malheurs qui nous rendent insupportables à nous-mêmes.
Si vous ne me croyez pas, demandez à ceux qui ont été témoins de la constance des martyrs ; Ils savent que ces saints ont été battus de verges et déchirés par des ongles de fer, avec un visage serein et tranquille, qu’ils se sont étendus sur des grils brûlants, comme s’ils se fussent couchés sur des roses, et qu’ils ont trouvé les délices et une joie toute céleste dans les supplices les plus effroyables, et dans la mort même. C’est pourquoi saint Paul, près de mourir, et d’une mort violente, dit : « Je me réjouis et je me conjouis pour vous tous, et vous, réjouissez-vous de même, et conjouissez-vous avec moi. » (Phil. 2,16-17) Qui n’admirera le zèle avec lequel ce grand apôtre exhorte toute la terre à prendre part à sa joie ? Tant il croyait que c’est un grand avantage de sortir bientôt de cette vie, et que la mort qui paraît si terrible n’a rien que d’aimable et de désirable à un disciple de Jésus-Christ !
On pourrait prouver encore par beaucoup d’autres raisons combien le joug du Sauveur est doux et léger, mais considérons maintenant combien celui du péché est dur et insupportable. Examinons ces avares qui ne rougissent point de leurs rapines et de leurs usures. Qu’y a-t-il de plus pénible que ce commerce infâme ? combien de soins, combien d’afflictions, combien de périls, combien de piéges, combien de guerres naissent tous les jours de ce désir d’amasser ? Comme la mer n’est point sans agitation, ainsi ces personnes ne sont jamais sans trouble et sans crainte. Les peines et les inquiétudes se succèdent les unes aux autres, et avant que les unes soient finies les autres recommencent, et trouvant l’âme déjà blessée, lui font encore de nouvelles plaies.
Que si vous passez des avares aux personnes colères et insolentes, où trouverez-vous un supplice aussi grand que le leur ? Combien se blessent eux-mêmes en blessant les autres, et combien est ardente cette fournaise qu’ils allument sans cesse dans leur cœur, dont la flamme secrète et intérieure ne s’éteint jamais ?
Qu’y a-t-il encore de plus misérable que ceux qui sont possédés d’une passion brutale et honteuse ? ils vivent comme Cala, toujours dans l’agitation, toujours dans la crainte ; et ils sont plus touchés de la mort des personnes qu’ils aiment criminellement, qu’ils ne le sont de celles de leurs plus proches.
Qu’y a-t-il aussi de plus inquiet et de plus furieux que l’orgueilleux ? Venez donc, venez tous à moi, dit Jésus-Christ : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. » Car la douceur qui est humble est la mère de tous les biens. Ne craignez donc point ce joug, ne fuyez point ce fardeau, qui vous décharge de ces autres infiniment plus pesants. Soumettez-vous à ce joug de tout votre cœur, et vous reconnaîtrez combien il est doux. Il ne vous accablera point. Il vous sera un ornement plutôt qu’une charge. Il vous conduira dans la voie droite et royale sans tomber dans les précipices, à droite et à gauche, et il vous fera marcher avec plaisir et avec liberté dans le sentier de Jésus-Christ.
Puis donc que ce joug est si doux, qu’il nous met dans une si grande assurance, et qu’il nous remplit d’une joie ineffable, embrassons-le de tout notre cœur, et portons-le avec ardeur et avec zèle, afin que nous trouvions ici le repos de nos âmes, et dans le ciel les biens éternels, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ à qui est la gloire et l’empire maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXIX[modifier]


« ALORS JÉSUS DIT CES PAROLES : JE VOUS RENDS GLOIRE, MON PÈRE, SEIGNEUR DU CIEL ET DE LA TERRE, DE CE QUE VOUS AVEZ CACHÉ CES CHOSES AUX SAGES ET AUX PRUDENTS, ET QUE VOUS LES AVEZ RÉVÉLÉS AUX SIMPLES ET AUX PETITS. OUI, MON PÈRE, PARCE QU’IL VOUS A PLU AINSI. » (CHAP. XI. 25,26, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Comment Jésus-Christ se dispense d’observer le sabbat.
  • 2. Comment il se justifie de la violation du sabbat que lui reprochaient les Juifs.
  • 3. Utilité du sabbat. – le sabbat sous le règne de la Loi Ancienne et de la Loi Nouvelle.
  • 4. Que nos efforts personnels doivent concourir avec la grâce divine. – Que les préceptes évangéliques sont faciles à pratiquer.


1. Saint Luc dit que ceci arriva le jour du sabbat appelé « le second premier. » Que veut dire ce mot, sinon qu’il y avait alors une double solennité : l’une du sabbat du Seigneur, et l’autre de quelque fête qui y survenait encore ? Car les Juifs appelaient ces fêtes également du nom de sabbat. Mais d’où vient que celui qui prévoyait tout, conduisait ses disciples par cet endroit, sinon pour montrer qu’il ne voulait point alors observer le sabbat ? Il ne le voulait pas garder alors pour de grandes raisons, Car on voit partout qu’il ne se dispense de l’observer que lorsqu’il en avait un légitime sujet, afin de faire cesser la loi sans scandaliser personne.
Il y a néanmoins eu des occasions où il a témoigné vouloir à dessein ne la pas garder, comme lorsqu’il fit de la boue pour en frotter les yeux de l’aveugle-né, et lorsqu’il dit « Mon Père depuis le commencement du monde agit, et moi j’agis aussi avec lui. » (Jn. 5,8) Jésus-Christ se conduisait avec cette modération ou pour glorifier son Père ou pour épargner la faiblesse de ce peuple. C’est ce qu’il fait dans notre évangile, lorsqu’il s’excuse de la violation du sabbat, par la nécessité où se trouvaient ses disciples. Or, ce qui est évidemment péché ne s’excuse par aucune raison. Un homicide ne peut point s’excuser sur sa colère, ni un adultère sur sa passion. Mais comme il ne s’agissait point ici d’une chose essentiellement mauvaise, la nécessité où les apôtres étaient réduits pouvait suffire pour les exempter de faute.
Mais admirons ici, je vous prie, le détachement des apôtres : comme ils n’avaient aucun soin du corps ; comme les moindres choses leur suffisaient pour les nourrir, et comme dans les besoins même les plus pressants, ils ne pensaient point à s’éloigner tant soit peu de la compagnie de Jésus-Christ ! Car s’ils n’eussent souffert une grande faim, ils n’auraient jamais voulu violer le sabbat. « Ce que voyant les pharisiens, ils lui dirent : Voilà vos disciples qui font ce qui n’est point permis de faire au jour du sabbat (2). » Les pharisiens ne paraissent pas ici aussi aigres qu’à l’ordinaire, quoique le sujet semble le comporter. Ils se contentent de dire assez simplement le mal qu’ils reprennent dans les disciples ; au lieu que lorsque Jésus-Christ rétablit miraculeusement la main desséchée, on les vit s’emporter d’une si furieuse colère, qu’ils délibérèrent de le tuer. D’où vient cette différence ? C’est que lorsqu’ils ne voient rien d’éclatant dans les actions de Jésus-Christ, ils sont un peu plus paisibles ; mais lorsqu’ils voient des guérisons miraculeuses, ils deviennent cruels et furieux. Tant ils étaient ennemis du salut des hommes ! Mais remarquez comment Jésus-Christ excuse ses disciples. « N’avez-vous pas lu ce que fit David lorsque lui et ceux qui l’accompagnaient furent pressés de la faim (3) ? Comme il entra dans la maison de Dieu, et mangea les pains qui y étaient exposés, qu’il n’était permis de manger qu’aux seuls prêtres, et non point à lui ni à ceux qui étaient avec lui (4). » Quand Jésus-Christ défend ses apôtres, il allègue David ou quelque prophète ; mais quand il se défend lui-même, il allègue son Père céleste. Il leur parle avec force : « N’avez-vous point lu », leur dit-il, « ce que fit David ? » La gloire et la réputation de ce saint roi était si grande que saint Pierre, après la résurrection de Jésus-Christ, parlant de lui devant les Juifs, se croit obligé d’user de ces termes : « Permettez-moi, mes frères, de vous dire avec liberté, touchant le patriarche David, qu’il est mort, et qu’il a été mis dans le sépulcre. » (Act. 2,29)
Mais pourquoi Jésus-Christ, lorsqu’il parle de ce saint prophète, soit ici, soit plus tard, ne lui donne-t-il jamais de louanges ? C’était peut-être parce qu’il descendait de lui. Si les pharisiens eussent été plus doux et plus compatissants, Jésus-Christ se fût contenté d’excuser ses apôtres par la faim qu’ils enduraient ; mais parce qu’ils étaient durs et inhumains, il leur rapporte cet exemple.
Saint Marc dit que le fait concernant David se passa sous le grand-prêtre Abiathar ; en cela il ne contredit pas l’auteur du premier livre des Rois, mais montre seulement que ce prêtre avait deux différents noms. Il marque même que ce fut ce prêtre qui donna ces pains, pour mieux défendre ses disciples, en rappelant qu’un prêtre avait non seulement permis une pareille action, mais y avait même contribué.
Et il serait inutile de dire que David était prophète, puisque les prophètes mêmes n’avaient point ce droit qui était uniquement réservé aux prêtres, ainsi que le dit expressément Jésus-Christ : « Il n’était permis de les manger qu’aux seuls prêtres. » Quand il eut été mille fois prophète, il n’était point prêtre. Et s’il était prophète, ceux qui l’accompagnaient ne l’étaient pas, et ils mangèrent néanmoins de ces pains que le grand prêtre leur donna.
Mais quoi ! me direz-vous, les apôtres étaient-ils égaux à David ? Que me parlez-vous de dignité quand il est question d’une violation au moins apparente de la loi, et d’une pressante nécessité naturelle ? Si la nécessité a excusé David, elle doit à plus forte raison excuser les apôtres. Et plus David aura été grand, plus ceux qui l’auront imité seront excusables.
2. Mais à quoi sert toute cette histoire, me direz-vous, puisque David n’a point violé le sabbat ? Il n’a point violé le sabbat, mais il a fait ce qui était encore moins permis : c’est donc une raison de plus pour admirer la sagesse de Jésus-Christ qui, pour justifier ses disciples d’avoir violé le sabbat, rapporte un exemple qui n’est pas tout à fait semblable, mais qui prouve beaucoup plus. Car ce n’était pas une égale faute de ne pas garder le respect dû au jour du sabbat, ou de toucher à cette table sacrée, dont il n’était pas permis d’approcher. Il y avait plusieurs exemples de la violation du sabbat. On le violait presque tous les jours, comme dans la circoncision, et dans plusieurs actions semblables. On voit même qu’il fut violé dans la prise de Jéricho. Mais il n’y avait que ce seul exemple de la profanation de ces pains ; ce qui le rendait bien plus fort, et plus propre aux desseins de Jésus-Christ. Il aurait pu même insister davantage sur cet exemple, et leur dire : Comment personne n’a-t-il accusé David de cette profanation, puisqu’elle donna même lieu à la mort de tant de prêtres ? Mais il ne le fait pas, et il se contente de prendre de cette histoire ce qui était entièrement attaché à son sujet. Il justifie encore ses apôtres d’une autre manière, et après avoir fermé la bouche aux pharisiens par l’exemple de David, et réprimé leur insolence par l’autorité de ce saint prophète, il leur apporte un autre argument pour les confondre encore davantage. « N’avez-vous point lu dans la loi que les prêtres au jour du sabbat violent le sabbat dans le temple et ne sont pas néanmoins coupables (5) ? » Dans l’action de David, c’est la circonstance qui produit la violation, mais il n’y avait rien de semblable dans la manière dont les prêtres violaient le sabbat. Néanmoins Jésus-Christ ne rapporte point d’abord cette raison si convaincante. Il défend premièrement cette action de ses apôtres, comme en l’excusant, et ensuite il la justifie entièrement. Il fallait ainsi réserver pour la fin ce qu’il y avait de plus fort, quoique cette première raison eût aussi sa force. On me dira que ce n’est pas décharger quelqu’un d’un crime que de dire qu’un autre y soit tombé. Mais lorsqu’une action s’est faite publiquement sans donner lieu à une accusation, il semble que son exemple est la justification de ceux qui l’imitent.
Cependant Jésus-Christ ne se contente pas de cela. Il apporte encore une raison plus puissante, et il montre que cette violation du sabbat n’est point un péché, ce qui lui donnait tout l’avantage sur ses ennemis. Il fait voir que la loi se détruisait elle-même ; qu’elle se détruisait doublement, puisqu’elle ne permettait pas seulement de violer le sabbat, mais de le violer dans le temple même ; ou plutôt qu’elle se détruisait triplement, car ce n’était pas simplement le sabbat qui était violé et dans le temple, mais encore c’étaient les prêtres qui commettaient cette violation, sans qu’il y eût en cela aucun péché : « Et ils ne sont pas néanmoins coupables », dit Jésus-Christ.
Considérez donc, mes frères, combien de preuves Jésus-Christ rapporte tout ensemble : preuves tirées du lieu, c’est dans le temple ; des personnes, ce sont des prêtres ; du temps, c’est le jour du sabbat ; de la chose même, c’est la violation d’un jour saint. Car Jésus-Christ ne dit pas : Ils n’observent pas le sabbat ; mais ce qui est beaucoup plus, ils « le violent », et ceux qui sont plus que ses apôtres, non seulement n’en sont point punis, mais ils ne fout pas même la moindre faute : « Et ne sont pas néanmoins coupables. »
Cette dernière preuve est donc bien différente de la première. Car David n’a fait qu’une fois ce qu’il fit alors : il ne l’a fait que par une nécessité absolue ; il n’était pas prêtre lorsqu’il le faisait, ce qui le rendait fort excusable : au lieu que ce que dit Jésus-Christ dans cette dernière raison, se faisait à chaque jour de sabbat, et par les prêtres, et dans le temple même, et par l’ordre de la loi. Car lorsque j’excuse les prêtres en cette rencontre, dit Jésus-Christ, ce n’est point en usant envers eux d’aucune condescendance, mais en les jugeant selon la justice. Il semble faire l’apologie des prêtres, mais il fait en effet celle des apôtres : et en assurant des uns « qu’ils ne sont aucunement coupables », il fait voir que les autres sont très-innocents.

Mais les apôtres, direz-vous, n’étaient pas prêtres, ils étaient plus que les prêtres, puisqu’ils appartenaient au véritable Seigneur du temple, à Celui qui n’était pas la figure des choses divines, comme le temple des Juifs, mais la vérité même. C’est pourquoi Jésus-Christ leur dit : « Et cependant je vous dis que Celui qui est ici est plus grand, que le temple (6). » J’admire que les Juifs entendant cette parole n’en sont point irrités. C’était peut-être parce qu’elle n’était point accompagnée de miracles et de la guérison de quelque malade. Cependant comme elle, pouvait leur paraître dure, il la couvre aussitôt et détourne son discours ailleurs en leur disant avec quelque force ! « Que si vous entendiez bien cette parole : J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice, vous n’auriez pas condamné, des innocents. (7) ». (Os. 6) Il diversifie son discours. Il fait voir tantôt que ses apôtres méritent qu’on les excuse et tantôt qu’ils n’ont rien fait dont on les puisse accuser : « Vous n’auriez pas », dit-il, « condamné des innocents » Il avait déjà fait voir par la comparaison des prêtres que ses disciples n’étaient point coupables, mais il l’assure ici de son autorité propre qu’il appuie néanmoins sur la loi, en rapportant le passage du prophète Enfin, après tant de raisons, il finit par cette dernière.
3. « Car le Fils de l’Homme est maître du sabbat même (8) » Ce qu’il entend de lui-même, quoique saint Marc témoigne que cette parole a été dite en général de tous les hommes. Car il dit « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat ». Si cette parole est vraie, me direz-vous, pourquoi celui qui ramassait du bois le jour du sabbat en fut il puni ? Je vous réponds que Dieu usa alors de cette rigueur, parce que s’il eut laissé violer impunément cette loi aussitôt qu’elle fut faite, on ne saurait point garder ensuite. L’observation du sabbat était d’abord très avantageuse aux hommes Elle leur apprenait a être doux et charitables les uns envers les autres, et les instruisait de la sagesse et de la providence de Dieu dans la conduite du monde, comme le témoigne Ézéchiel. (Ez. 20,6) Elle les avertissait de se séparer au moins pour un peu de temps de leurs dérèglements et de leurs péchés, et de s’appliquer aux choses spirituelles. Si Dieu, en donnant cette loi aux Juifs, leur eut dit Vous pourrez vous appliquer à quelque bon ouvrage au jour du sabbat, mais vous ne ferez en ce jour rien de ce qui sera mauvais, ils n’eussent pu s’empêcher de travailler. C’est pourquoi il leur dit absolument : Ne faites aucun ouvrage en ce jour ; et ils ne peuvent pas même ainsi se soumettre à cette loi. Mais Dieu a fait assez voir, en l’établissant, qu’il ne désirait autre chose des Juifs, sinon qu’ils s’abstinssent de faire le mal : « Vous n’y ferez rien », dit-il, « excepté les ouvrages qui sont propres à « l’âme. » Car dans le temple tout se passait ce jour-là comme les autres jours : on y travaillait même beaucoup plus que les autres jours, Et ainsi Dieu découvrait dès lors à ce peuple par des ombres et des figures la lumière de sa vérité.
Jésus-Christ donc, me direz-vous, a-t-il voulu abolir une loi qui était si utile ? À Dieu ne plaise ! Bien loin de l’abolir, il l’a étendue encore plus loin. Le temps était venu d’instruire les hommes de toutes les vérités, et d’une manière plus sublime et plus élevée. Il ne fallait plus que ces ordonnances légales liassent les mains à un homme qui, étant délivré et affranchi du péché, courait avec ardeur dans la voie de Dieu. Ce n’était plus le temps d’apprendre seulement par l’observation du sabbat que Dieu était le maître et le créateur da toutes choses, ni de se servir de cette considération pour être plus doux et plus humain, lorsque les hommes étaient invités à se rendre les imitateurs de la charité infinie de Dieu même : « Soyez », dit-il, « miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux. » (Lc. 6,22) Il ne fallait plus non plus nous ordonner de célébrer seulement un jour de la semaine, puisque Dieu nous commande maintenant de ne faire de toute notre vie qu’une seule fête : « Célébrons une fête », dit saint Paul, « non pas dans le vieux levain, ou dans le levain de la malice ou de la corruption, mais avec les pains purs de la sincérité et de la vérité. » (1Cor. 5,7) Pourquoi commander de passer le jour auprès de l’arche de Dieu et de l’autel d’or, à ceux qui deviennent eux-mêmes le temple de Dieu, qui l’ont toujours présent dans eux et qui s’entretiennent sans cesse avec lui par leurs prières, par leurs sacrifices, par la lecture de sa parole et par la pratique de l’aumône et des bonnes œuvres ? Enfin de quoi servirait l’observation du jour du sabbat à celui qui passe sa vie dans une fête qui ne finit point, et dont la conversation est toujours dans le ciel ?
Célébrons, mes frères, ce sabbat céleste et continuel, et abstenons-nous de toute œuvre servile et mauvaise Appliquons-nous de plus en plus à des choses divines et spirituelles, et séparons-nous de tout ce qui est humain et terrestre : entrons comme dans un saint repos, dans une inaction et une oisiveté bienheureuse, empêchant nos mains de se prêter à l’avarice et tout notre corps de s’employer à des travaux vains et inutiles, semblables à ceux où s’occupaient autrefois les Juifs en Égypte.
Car lorsque nous amassons évidemment de l’or, nous ne différons en rien de ces Hébreux que des maîtres cruels tenaient attachés à la boue et à la paille qu’ils travaillaient sous le fouet, et dont ils faisaient de la brique. Le démon oblige encore aujourd’hui à ces mêmes ouvrages et avec la même barbarie que Pharaon autrefois y forçait les Juifs. Car qu’est autre chose l’or et l’argent sinon de la terre et de la paille ? L’argent n’allume pas moins la passion et l’avarice que la paille n’allume le feu, et il ne salit pas moins notre âme que la boue notre corps. C’est pourquoi Dieu nous a donné un Sauveur, non en nous envoyant Moïse du fond d’un désert, mais son Fils même du haut du ciel. Si après cela vous demeurez encore en Égypte, vous serez enveloppé dans le malheur des Égyptiens. Mais si vous y renoncez pour être du nombre des véritables Israélites, vous verrez toutes les merveilles que Dieu fera en votre faveur.
4. Ce n’est pas que cette seule retraite vous suffise pour le salut. C’est peu que de sortir de l’Égypte, si l’on n’entre dans la terre promise. Les Juifs, comme dit saint Paul, ont tous passé la mer Rouge, ils ont mangé la manne, ils ont bu un breuvage spirituel, et néanmoins ils n’ont pas laissé de périr. De peur donc que ce mal-heur ne nous arrive, ne soyons point lâches et paresseux. Quand il y aurait encore aujourd’hui des personnes dangereuses comme ces espions d’autrefois qui rendraient suspecte la vie évangélique, et qui décrieraient la voix étroite en la représentant comme trop rude et trop pénible, n’imitez point la lâcheté de ce peuple juif, qui se laissa abattre par ces faux rapports, mais le zèle de Josué et de Caleb, et ne les quittez point jusqu’à ce que vous soyez entré avec eux dans la véritable terre promise. Ne craignez point toute la peine et tous les périls qui peuvent se rencontrer dans ce chemin. Lorsque nous étions ennemis de Dieu, il nous a réconciliée avec lui nous abandonnera-t-il après nous avoir rendus ses amis ?
Vous me direz peut-être que cette voie que je vous propose est bien étroite et bien difficile. Et moi je vous réponds que celle où vous marchiez auparavant était bien plus dure et plus pénible. Elle n’était pas seulement étroite et resserrée, mais pleine de ronces et d’épines, et infestée par un grand nombre de bêtes farouches. Comme il était impossible aux Égyptiens de passer la mer, si Dieu ne l’eût ouverte par un grand miracle, il nous est impossible de même de passer de notre première vie à une vie sainte et céleste, à moins que le Sauveur ne nous ouvre les eaux salutaires du baptême. Si Dieu a bien pu faire alors que ce qui était entièrement impossible devînt possible, il pourra bien faire maintenant que ce qui est difficile devienne facile.
Mais cette merveille qui se fit alors, me direz-vous, était purement l’ouvrage de la grâce et de la bonté de Dieu. C’est ce qui vous doit donner plus de confiance. Car si les Juifs alors, sans contribuer en rien de leur part, ont surmonté de si grandes difficultés par la seule miséricorde de Dieu, que ne devez-vous point espérer, lorsque vous tâcherez de joindre votre travail et vos efforts au secours et à l’opération de la grâce ? S’il a sauvé ceux qui étaient lâches et paresseux, abandonnera-t-il ceux qui agissent et qui travaillent ?
Nous vous avons exhortés, jusqu’à cette heure, à avoir confiance en Dieu, dans ce qui vous paraîtra rude et pénible, en considérant qu’il a fait autrefois des choses entièrement impossibles ; mais je vous dis maintenant que si nous sommes vraiment sages, ce que nous appréhendions tant ne nous paraîtra plus difficile. Car considérez combien Jésus-Christ nous a aplani la voie. La mort a été foulée aux pieds ; le démon a été terrassé ; la domination du péché a été détruite ; la grâce du Saint-Esprit a été donnée ; toutes ces ordonnances si pénibles de la loi ont été abolies, et la vie même, qui est le temps du travail, a été réduite à fort peu d’années.
Et pour vous faire voir par des preuves effectives combien tout ce que Dieu nous demande est léger, voyez combien de personnes sont allées même au-delà des commandements de Jésus-Christ. Et après cela vous craignez des ordonnances si douces et si modérées ? Quelle excuse donc restera-t-il à votre lâcheté, si lorsque les autres courent avec joie au-delà même des bornes prescrites, vous perdez courage avant que d’y arriver ? Nous avons peine à vous persuader de donner seulement une partie de, vos biens aux pauvres, et les autres renoncent à tout ce qu’ils possèdent. Nous travaillons beaucoup pour obtenir de vous que vous, viviez chastement dans le mariage, et les autres n’en ont pas même voulu user. Nous avons peine à gagner, sur vous que vous ne soyez plus envieux, et la charité des autres sacrifie pour leurs frères leur propre vie. Nous vous conjurons, beaucoup de pardonner aisément les injures qu’on vous fait et de ne vous point laisser emporter à la colère contre ceux qui vous offensent, et les autres, lorsqu’on leur a donné un soufflet, tendent l’autre joue.
Que dirons-nous donc à Dieu un jour ? que lui répondrons-nous, pour nous excuser de n’avoir pas fait ce qu’il nous ordonne, lorsque tant d’autres vont même au-delà, par l’ardeur et le zèle de leur piété ? Ces personnes auraient-elles été si ferventes dans les œuvres saintes, si elles ne les avaient trouvées faciles ? Car je vous demande lequel des deux sèche de déplaisir, ou celui qui se fâche du bien de ses frères, ou celui qui s’en réjouit comme du sien propre ? Lequel des deux est toujours dans la crainte, ou celui qui est pur et chaste, ou celui qui est impudique et adultère ? lequel des deux est toujours dans la joie, ou celui qui ravit le bien d’autrui, ou celui qui donne le sien aux pauvres ?
Pensons à ceci, mes frères, et ne témoignons plus à l’avenir de tant de mollesse dans les exercices de la piété. Courons avec vigueur dans cette carrière sainte. Souffrons un travail léger pour recevoir enfin cette couronne immortelle que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


HOMÉLIE XL[modifier]


« JÉSUS ÉTANT PARTI DE LA, VINT EN LEUR SYNAGOGUE. ET COMME IL S’Y TROUVA UN HOMME QUI AVAIT LA MAIN DESSÉCHÉE, ILS LUI DEMANDÈRENT S’IL ÉTAIT PERMIS DE GUÉRIR LE JOUR DU SABBAT, POUR AVOIR UN SUJET DE L’ACCUSER. » (CHAP. 12,9,10, JUSQU’AU VERSET 25)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Guérison de la main sèche.
  • 2-3. Que l’envie est un très grand mal.
  • 4 et 5. Des remèdes propres à guérir l’envie. – Combien les honneurs sont funestes à ceux qui n’y prennent pas garde. – Qu’on devrait plutôt avoir de la compassion que de l’envie pour ceux qui sont dans les charges de l’Église. – Que leur réputation même est capable de les perdre.


1. Jésus-Christ guérit encore ici cet homme le jour du sabbat pour justifier davantage ses apôtres. Les antres Évangélistes remarquent que Jésus-Christ ayant mis cet homme au milieu des Juifs, leur demanda s’il était permis de faire du bien au jour du sabbat. N’admirez-vous point, mes frères, la bonté et la tendresse du Sauveur ? Il met cet homme au milieu d’eux, afin de les toucher par la seule vue de sa misère, et que la compassion prenant la place de la malignité et de l’envie, ils rougissent de perdre la douceur naturelle à l’homme pour agir avec une brutalité barbare et inhumaine. Mais ces cœurs de pierre, que rien ne peut amollir et qui semblent avoir déclaré la guerre à l’humanité, trouvent bien

  1. Le mot pauvres ne traduit que très imparfaitement le grec πτωκός qui signifie étymologiquement ( πτωσσω) craintif, timide, tremblant, et par extension chétif, misérable, pauvre. C’est au sens étymologique que saint Chrysostome s’attache ici, de sorte que selon lui l’expression (οἱ πτωκοἱ τῶ πνεύματι) veut dire ceux qui ont l’esprit, la conscience timide, tremblante)
  2. Voyez la note de la page 167 du tome 1er