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L’Autel (Pert)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. --tdm).
L’Autel
DU MÊME AUTEUR

Le Frère. 
 1 vol
La Camarade. 
 1 vol
Les Florifères. 
 1 vol
Leur Égale. 
 1 vol
Nos amours, nos vices. 
 1 vol
La Loi de l’Amour. 
 1 vol
Mariage rêvé. 
 1 vol
En préparation
La petite Cady. 
 1 vol

Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark.

S’adresser, pour traiter, à la librairie Ollendorff, 50, Chaussée d’Antin, Paris

CAMILLE PERT
L’Autel


« Le sein de la femme est un autel

que profane l’égoïsme de l’époux et de l’amant, que ravage la vénalité ou

l’inconscience téméraire du chirurgien. »


PARIS


SOCIÉTÉ D’ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES

Librairie Paul Ollendorff

50, chaussée d’antin, 50



1907


Tous droits réservés



L’AUTEL


I

Un doux soleil de mai dorait le petit appartement clair, très moderne, situé au cinquième étage d’une maison neuve, rue Caulaincourt — ascenseur, électricité, chauffage, eau chaude. — La rumeur lointaine de Paris pénétrait à peine par les fenêtres entr’ouvertes du salon, un peu maigrement garni de meubles art nouveau à bon marché, et venait mourir au seuil vitré de la salle à manger.

Le déjeuner terminé, les maîtres de la maison et leur convive s’éternisaient autour de la nappe demi-desservie, sur laquelle s’effeuillaient les roses joliment disposées de la corbeille basse.

À présent que Paul Charvaud les avait quittés, courant à une interview dont il espérait ardemment un assez gros profit — Paul signait Guy de Vriane son « Courrier des théâtres » dans une feuille mondaine, et ne signait point dans un grand quotidien le reportage qui le faisait vivre, avec ces hauts et ces bas perpétuels du journalisme ; — à présent que Robert Castely, sa femme, la mignonne Suzanne, et le docteur Julien Dolle, se trouvaient seuls, la discussion, de générale qu’elle était, se particularisait brusquement.

Et, entre ces jeunes gens, amis éprouvés, pour ainsi dire complices en leur angoisse « d’arriver », de secouer l’obscurité, la pauvreté, la médiocrité, leur acharnement de parvenir au faite de la fortune et de la renommée, il passait en cet instant un souffle étrangement tragique…

Son coude nu, blanc et fragile, sortant du peignoir rose garni de dentelles, appuyé sur la table, ses doigts frêles brisant distraitement des miettes de pain oubliées, Suzanne, sa tête blonde penchée, ses fins traits tirés par une profonde et silencieuse émotion, écoutait les deux hommes avec une révolte, une anxiété, un effroi que son petit cœur vaillant et dévoué refoulait de son mieux.

Robert et Julien fumaient. L’un et l’autre n’avaient guère plus de trente ans, et cependant, sur leurs visages juvéniles — celui, entièrement rasé, du chirurgien, face coupante, aux méplats aigus ; celui, plus beau, plus intellectuel, de l’auteur dramatique, aux yeux de rêve et de passion, à la blonde moustache soyeuse — sur ces traits où persistait de l’adolescence, s’imprimait aussi une vieillesse précoce, l’amertume, la lassitude de déjà sept ou huit années d’âpre lutte, de combat acharné, d’espoirs magnifiques et de cruelles retombées.

Et, pour la seconde fois, Robert, la voix imperceptiblement altérée, recommençait à développer cette théorie nouvelle qu’a fait surgir en l’égoïsme éternel des hommes la spéciale difficulté de vivre des temps actuels.

— Oui, il faut le dire et le crier… La procréation est une chose imbécile et criminelle, si elle n’est pas raisonnée, voulue et calculée… La vraie paternité, c’est celle qui s’inquiète de l’enfant avant qu’il naisse, se demande : « Comment l’élèverai-je ? Quels soins matériels et intellectuels puis-je lui donner immédiatement ? » Le fou, le bourreau, c’est celui qui met au monde par routine, inadvertance et égoïsme, un être voué fatalement à la misère, aux privations, aux angoisses !…

— Dans le peuple… commença le docteur. Mais Robert l’interrompit avec une violence qui provenait de son âcre douleur d’avoir à briser, à torturer cette chère créature muette, immobilisée en face de lui ainsi que de sa sourde colère à la sentir, pour la première fois depuis un an qu’ils étaient mariés, résistante à sa volonté, raidie dans une terreur physique de l’acte qu’on lui suggérait, et un effroi moral de mal faire.

— Eh ! laissons le peuple !… Parlons de nous !…

Suzanne eut un subit tressaillement nerveux ; et, tandis qu’elle se courbait plus encore sur la table, son front et une partie de son visage, ses yeux cernés, au regard affolé, disparurent sous sa main crispée dans une instinctive défense.

Robert continuait avec volubilité :

— Parlons de nous !… de tous ceux qui, obligés à un décor, à un mensonge de luxe perpétuel, sont cent fois plus dénués, plus misérables que le dernier des prolétaires !… Parlons de toi, de tous ceux qui nous approchent… de nous deux… Suzanne et moi… pour qui l’enfant, en ce moment de notre vie, serait l’obstacle, la pierre qui fait trébucher quand l’abîme est tout autour de soi et que l’on ne se maintient sur l’étroite passerelle qui le traverse qu’à force d’équilibre, d’adresse et d’audace !… Un enfant !… Nous vois-tu un enfant ?… Nerveux, impressionnables, sans cesse secoués par les émotions, les déceptions, la lutte, comme nous le sommes, à quel être défectueux, marqué de toutes nos angoisses, donnerions-nous le jour ?… Comment Suzanne, qui partage mes efforts, qui souffre comme moi, qui ne tient debout que par les nerfs supporterait-elle cette épreuve où la paix, le calme, la richesse du sang sont des facteurs nécessaires pour la femme ? D’ailleurs, que deviendrions-nous, l’enfant né ?… Qu’en faire ?… Aperçois-tu Suzanne nourrice ?… Ajoutant ce labeur, cet épuisement à tant d’autres travaux, à tant d’autres lassitudes !… Nourrice, une Parisienne, et dans les conditions d’existence où nous sommes, dans cet état précaire où nous nous trouvons, avec dans la tête ce tracas perpétuel de la vie du lendemain et de la dette de la veille !… C’est impossible !… Alors quoi ?… Nous séparer de notre enfant ?… L’envoyer chez quelque brute de la campagne, qui l’assassinera ou qui en fera un animal inférieur, un étranger pour nous ?… Des enfants !… Sans doute, j’en veux, et non pas un seul, plusieurs !… Mais, plus tard, quand nous aurons surmonté les obstacles, vaincu la déveine… Quand nous serons parvenus au sommet où l’on souffle, où l’on se repose, où l’on vit véritablement… Alors, dans la sécurité, dans la paix, nous aurons filles et garçons, que nous pourrons aimer, que nous entourerons de bien-être, de soins, de bonheur. Seulement, ce jour-là n’est pas venu… Quand viendra-t-il ?… Peut-être dans trois ou quatre ans… Peut-être dans six mois, si ce que j’espère se réalise…

Le docteur l’interrogea soudain :

— Tu as des nouvelles de ta pièce ?…

L’épiderme à vif, l’auteur répondit avec brusquerie :

— Rien de décisif encore.

— Madeleine Jaubert ?

— Mady en est toujours enthousiasmée. Elle se démène comme moi, courageusement, la pauvre fille !… Mais, que veux-tu ! actrice sans théâtre, ayant glané difficultueusement des succès de ci de-là, sur des scènes à côté, comme moi j’ai été jouaillé par raccroc, elle n’a guère de moyens d’action. Il faut un joint, une chance… Dieu sait que nous ne ménageons pas nos peines pour les décrocher, mais il y a tant de gens dans notre cas, aussi enragés que nous à la réussite… C’est la bataille perpétuelle.

— Évidemment, fit Julien, pensif, rêvant à ses projets personnels, à cette clinique gynécologique modèle qu’il édifiait en songe depuis trois ou quatre ans, d’où sortirait infailliblement pour lui la notoriété et la richesse, mais pour l’établissement premier de laquelle il s’exténuait en vain pour découvrir le bailleur de fonds, crevant la faim en attendant, et réduit aux plus humiliants expédients de la carrière médicale.

Robert reprenait son idée fixe.

— Non, le droit de la vie appartient aux parents tant que l’enfant n’est qu’une promesse… et cela non pas uniquement dans l’intérêt personnel de ceux-ci, mais dans celui de l’enfant lui-même… C’est préjugé, pusillanimité, que d’hésiter à user de ce droit de légitime défense contre les surprises de la vie…

Suzanne se levait, dans un geste de fuite vers sa chambre, pour dérober aux deux hommes l’émoi irrésistible qui s’emparait d’elle, il la retint, son bras l’enlaçant, tendre et impérieux :

— Pourquoi t’en vas-tu ?

Elle murmura, la voix étouffée :

— Laisse-moi…

Mais, un peu pâle, une ride se creusant entre ses sourcils, il la força à demeurer contre lui, elle debout, lui assis, décidé à poursuivre le débat, à remporter une victoire qu’il savait urgente, qui s’imposait sans retard.

— Tu es ridicule !… voyons, devant Julien, est-ce qu’on ne peut pas… est-ce qu’on ne doit pas tout dire ?

Elle cessa de résister, ses membres mollirent, sa poitrine se souleva longuement, dans un sanglot profond et muet ; sur ses joues, des larmes débordant de ses yeux fixes, grands ouverts, coulèrent en deux sillons brillants, tandis que ses prunelles bleues luisaient d’une angoisse indicible dans la désolation de tout le visage.

Remué par ce trouble poignant, Robert la serra fièvreusement contre lui.

— Chérie ! pourquoi te bouleverser ainsi ! Ne crois-tu pas que je te dis vrai ?… Ne penses-tu pas qu’il vaut mieux que notre enfant vienne plus tard ?…

Ses yeux toujours attachés dans le vide, elle prononça avec effort :

— Oui… tu as raison…

Mieux encore que l’écrivain, elle connaissait les affres de leur dénûment âprement nié, elle souffrait des dessous pénibles de leur petit luxe apparent, des jours et des nuits hantés par cette obsession de l’argent, qui toujours faisait défaut, qu’il fallait acheter si chèrement !… Un enfant ! Ah ! pauvre petit !… que viendrait-il faire dans cet intérieur de clinquant et de misère, dans cette bohème de l’artiste moderne aux dehors de correction et d’opulence, cent fois pire que la pauvreté débraillée des héros et des compagnons de Murger ?

— Eh bien ! alors ?…

Absorbée dans sa rêverie, elle ne paraissait pas entendre son mari. Il la pressa, élevant sa voix qui devenait dure.

— Pourquoi ne veux-tu pas nous entendre ?… Croire ce que je te dis… ce que t’affirme Julien ?…

Un frisson la secoua tout entière. Elle s’arracha à l’étreinte de Robert, et, droite, elle recula, une lueur hagarde passant dans ses yeux durant une seconde, balbutiant d’un accent plaintif qui fit singulièrement vibrer les nerfs des deux hommes :

— J’ai peur…

Le chirurgien détourna les yeux, muet, soucieux. Robert cacha son trouble sous une irritation.

— Tu es absurde !

Et il obligea la jeune femme à se rasseoir.

— Écoute Julien. Et toi, docteur, répète-lui encore, ressasse-lui qu’elle est stupide de faire un monde, de se terrifier d’une chose aussi simple ! Voyons, Suzanne, réfléchis donc que la maternité, la grossesse, l’accouchement sont cent fois plus pénibles, plus dangereux. Parle donc, Julien…

— Je l’ai déjà dit à Suzanne, articula nettement le chirurgien, qui reprenait son sang-froid. L’insignifiante opération faite au moment favorable, c’est-à-dire à l’extrême début, ne peut prendre quelque importance que si elle est exécutée par des mains totalement incapables et non suivie de précautions hygiéniques du reste fort simples.

Suzanne releva la tête, les yeux secs, un vif coloris fièvreux montant à ses pommettes. Agressive, elle jeta, son regard plongeant dans celui du docteur :

— Et c’est vous-même qui accepteriez les responsabilités de ce crime ?

Il haussa les épaules et, sans détourner les yeux ni s’émouvoir, dit sèchement :

— Vous savez bien, Suzanne, que les grands mots et les rengaines courantes ne sont pas pour m’impressionner…

Robert s’écria avec acrimonie :

— Ah ! voilà bien les femmes !… On les croit siennes par la pensée comme par le cœur… On s’efforce de les mettre en communion intellectuelle avec soi… On croit les avoir convaincues, elles paraissent vous suivre, parfois même marcher en avant de vous… Mais, tout cela est théorique, factice, à fleur de peau… le jour où il faut appliquer les idées que l’on affichait, déroute !… Tout le vieux bagage familier des préjugés millénaires revient s’implanter, chasse, balaie le reste !… Hier, tu étais ma femme, aujourd’hui tu es redevenue la fille de tes parents !…

Toutes les couleurs délicates animant les joues de la jeune femme s’étaient enfuies ; une détresse reparut dans ses yeux ; elle inclina la tête et ses doigts tremblants tracèrent de vagues dessins sur la nappe, entre les pétales tombés et pâlis des roses mourantes.

Mais non, Robert, tu ne comprends, pas, fit-elle avec une soumission douloureuse. Tu ne peux pas comprendre ce qui se passe en moi… Avant, oui, j’admettais toutes les théories… je les admets encore quand elles ne s’appliquent pas à nous, à moi… Oui, je sais bien que c’est affreux de donner la vie à un être qui ne peut pas être heureux… lorsque rien ne facilitera son existence… Mais qu’importe !… À présent, je ne puis voir que ceci… il est… et le supprimer c’est un assassinat, quelque chose d’horrible, qui me fait mal, qui me révolte !

— Allons, tu es folle ! cria Robert avec véhémence. Songe donc qu’à l’heure actuelle il n’y a rien encore… presque rien de plus qu’il y a huit jours !… Peut-être même absolument rien du tout, car, en somme, il est possible que nous nous trompions et que nous nous soyons alarmés à tort…

Elle se raccrocha à cette supposition.

— Eh bien, attendons !…

Non, déclara le docteur. C’est alors qu’il y aurait imprudence et attentat. Je ne dis pas envers l’enfant, car ma conviction est que le procréateur a le droit formel de vie et de mort sur l’être qu’il juge inapte à vivre, même celui-ci venant de naître… Mais attentat envers la femme, envers vous, Suzanne. Aujourd’hui, nul danger, nulle crainte d’aucune sorte… Dans quinze jours, ce serait autre chose et ensuite, chaque vingt-quatre heures d’atermoiements apporterait un aléa nouveau.

Puis, d’une voix froide et incisive, il donna plusieurs détails en termes d’une cruelle précision technique.

C’en fut trop pour la jeune femme. Bouleversée, elle se leva avec rapidité et s’enfuit sans que, cette fois, contrarié, ému, Robert essayât de la retenir.

— Tu avais bien besoin de parler ainsi ! s’écria-t-il avec reproche dès que Suzanne eut disparu.

Julien sourit, dédaigneux :

— Tu prétends être un psychologue et en réalité, tu ne connais guère les femmes !… Sache donc que le seul moyen de les familiariser avec un acte brutal est de les rompre, précisément, avec la brutalité des mots qui l’évoquent… ensuite, cela va tout seul. Les idées que je viens d’imprimer en Suzanne feront leur chemin en elle, malgré elle. Et justement à cause de la nausée, de l’effroi que ces idées lui apportent, elle ne pourra ni les chasser, ni s’y soustraire. La femme n’est jamais persuadée par le raisonnement, mais par l’image que l’on a su graver en elle. Tu aurais vainement épuisé ton éloquence sans parvenir à l’ébranler ; moi, je l’ai contrainte à envisager l’acte… En dépit de sa volonté, grâce à la puissance imaginative inconsciente des femmes, elle le considère maintenant comme fait possible, presque fatal… et bientôt tu la verras le demander, l’exiger… non qu’elle le désire jamais véritablement, mais dans le but de se débarrasser de l’obsession dont je l’ai chargée. Robert, assombri, fit un geste de doute.

— En attendant, elle est partie et refuse de nous entendre.

Julien se leva et consulta sa montre.

— Sa fuite prouve précisément qu’elle est vaincue… Tant qu’elle se sentait sûre de sa résistance, elle nous a tenu tête. — Au revoir, je n’ai que le temps de courir chez le patron… S’il y a du nouveau, envoie-moi un bleu…

Trois fois par semaine le jeune chirurgien servait d’aide, sans rémunération, chez un grand praticien dont la lésinerie exploitait ses confrères débutants, en faisant briller à leurs yeux le titre d’élève de Corard que leur labeur complaisant payait.

Sur le palier, Julien Dolle eut un regard à la porte de l’appartement d’en face et demanda sur un ton de légèreté un peu forcé à Robert qui l’avait reconduit :

— La belle Féraud est toujours vertueuse ?

— Mais oui, répondit l’écrivain avec distraction, la pensée bien loin de sa voisine, peintre de talent et de certaine notoriété, divorcée, et qui vivait seule avec ses deux fillettes, dont l’une était estropiée.

Dolle ne pardonnait pas à cette femme, de deux ou trois ans plus âgée que lui, d’avoir tacitement refusé une proposition de mariage qu’il ne lui avait pas directement faite, et surtout d’avoir deviné les calculs qui, dans l’esprit du jeune homme, se mêlaient à un désir violent et sincère.

Resté seul, Robert revint à pas lents dans la salle à manger, d’où la présence de la domestique qui achevait de desservir, le chassa. Il vint s’accouder à l’une des fenêtres du salon, mal à l’aise, peu enclin à gagner son cabinet de travail, se sentant détourné du labeur quotidien, incapable de penser ni d’écrire, redoutant la chambre qui l’attirait pourtant, où Suzanne s’était réfugiée.

Il imaginait la jeune femme tombée sur le lit, sanglotant éperdûment, ses cheveux blonds défaits, ses petits poings serrés enfoncés dans l’oreiller, ainsi que lors des gros chagrins puérils qui parfois la saisissaient pour des riens.

Et les minutes s’écoulaient, augmentant son mécontentement d’elle et de lui, son agacement de ne pouvoir se déterminer à aucun geste.

Irait-il consoler Suzanne, ou quitterait-il la place ?… Fuirait-il vers quelque café, quelque bureau de rédaction ou atelier ami, où la conversation banale, des cigares allumés feraient s’envoler en fumée les impressions désagréables qui s’étaient emparées de lui et l’obsédaient actuellement ?

La porte s’ouvrant, le frôlement d’une robe sur le tapis le firent se retourner.

Suzanne était là.

— Sortons-nous ? demanda-t-elle simplement.

Elle avait revêtu un costume de sortie gris dont le boléro ouvrait sur une chemisette de crêpe de soie blanc très garnie de broderies, rehaussées de paillettes de nacre et de dentelles. Une voilette blanche, aux plis corrects, emprisonnait son visage calme, fraichement poudrerizé, aux yeux à peine soulignés de mauve, sous l’ombre claire du chapeau de feutre blanc, garni de violettes de Parme et de camélias roses et blancs.

Robert se rappela qu’il était convenu que tous deux feraient ce jour-là la promenade au Bois qui était leur ordinaire sortie lorsque le temps se montrait beau.

Et, soudain, un grand froid, une désillusion amère s’emparèrent de lui, à constater une fois de plus l’impossibilité de la communion réelle des pensées, même entre les êtres les plus profondément liés…

Cette impression se traduisit au dehors par une exclamation dont la sécheresse surprit la jeune femme.

— Tu aurais pu me consulter avant de t’habiller.

— Mais, ce matin, tu avais dit ?… fit-elle interdite.

Il secoua les épaules ;

— C’est bon.

Et il alla s’apprêter.

Sur la place Clichy, il prit à une bouquetière une botte de lilas blanc qu’il mit sur le bras de Suzanne, tout en poussant la jeune femme vers une voiture découverte qui s’arrêtait devant eux à son appel.

— Monte !

Elle obéit, respirant sans mot dire l’odeur délicate des fleurs que le soleil vif faisait se courber sur leur tige avec une grâce souffrante. Des fleurs, des voitures, ces mille riens superflus qui ruinent le Parisien, Robert s’en montrait toujours prodigue.

Et, bien que la sage ménagère que la gêne avait forcément fait naître en Suzanne se désolât parfois de ces dépenses, jamais elle ne risquait une observation, qui n’eût été accueillie que par un haussement d’épaules agacé ou un sourire indulgent, selon l’humeur de l’écrivain.

Il avait coutume de répéter : « Économisons sur tout ce que tu voudras, mais pas sur cela… On peut se passer de l’utile : l’inutile seul rend la vie supportable. »

Ils firent tout le trajet jusqu’au Bois, et encore un assez long détour dans les allées sans presque échanger deux paroles. Mais le silence n’était ni agressif ni pénible entre eux. Bien que leur pensée se continuât, toujours divergente, ils percevaient néanmoins s’épandre en leur âme et leur corps une entente très douce, de plus en plus accentuée, sinon sur les idées ou les paroles qui demeuraient figées en eux, au moins dans un même sentiment d’affection latente, que les circonstances de l’heure présente faisaient plus émue, plus chaude que naguère.

La perspective d’un sentier fuyant au milieu du bois tenta soudain Suzanne.

— Si nous marchions un peu ?

Robert acquiesça immédiatement.

— Je congédie la voiture, nous reviendrons par le Métro…

Dès qu’il la rejoignit, elle se pendit à son bras, et ils marchèrent épaule contre épaule, intimement heureux de ce contact, quoiqu’il leur fut très difficile de cheminer ainsi réunis, car la voie était étroite, inégalement mangée par l’herbe, les ronces et les broussailles. Pendant qu’ils avançaient, des branches inclinées frôlaient leur visage, se balançant longtemps après leur passage ; d’autres s’agrippaient à leur vêtement, pour l’abandonner aussitôt, comme des mains timides et effrontées aussi de petits mendiants. Ils avaient l’obscure sensation de traverser une persistante et amoureuse caresse venant des choses…

Comme c’est déjà vert ! s’extasia Suzanne.

Tout renaissait pour cette vie éphémère des champs et des bois proches des grandes villes, à la fraîcheur condamnée d’avance, que fripent trop de passants, qu’obscurcissent et souillent si promptement la poussière et la fumée. Les écorces lavées par une pluie récente, distendues par une brusque poussée de sève, s’écartaient pour laisser poindre de fragiles et hardis bourgeons ; les taillis frissonnaient, illuminés de soleil ; les herbes molles se dressaient en minuscules lames duvetées, d’une uniforme teinte crue ; les chèvrefeuilles se suspendaient aux branches, tiges de bois mince, gris, aux ondulations serpentines, sur lesquelles s’épanouissaient des bouquets de jeunes pousses veloutées ; une senteur de feuille morte et de verdure écrasée fluait, par ondes inégales, d’autant mieux perceptibles : tout donnait une illusion à la fois sincère et un peu ironique de vraie campagne.

— Te souviens-tu de la Métivière ? dit Suzanne, tandis que le bras de Robert quittait le sien pour enlacer tendrement sa taille.

La Métivière !… Cette propriété de Touraine, moitié ferme, moitié château, appartenant à la belle-mère de la sœur aînée de Suzanne, mariée à un officier ; c’était là qu’ils avaient passé le temps de leurs fiançailles… Six semaines de rêve inoubliable dans ce cadre de nature suave, hospitalière, leur faisant oublier l’aigreur, l’hostilité de la famille, qui n’acceptait qu’à contre-cœur le mariage de leur cadette avec l’auteur encore inconnu, ayant déjà dissipé tout ce que ses parents, en mourant, lui avaient laissé de bien en d’infructueux essais littéraires et dramatiques.

Certes, ils avaient connu plus tard des heures plus enivrantes, mari et femme, amant et maîtresse, mais jamais pourtant ils croyaient n’avoir goûté une félicité pareille à celle qui illuminait leurs fiançailles… félicité faite de contentement présent, et d’espoir délicieux, incommensurable, en l’avenir — en cet avenir radieux, splendide que leur union voulue avec obstination par tous deux découpait audacieusement dans l’inconnu du futur.

Leur rencontre, pendant l’hiver précédant leur mariage, dans une maison où chacun d’eux se rendait à peine une fois l’an, avait été un hasard. Un hasard aussi leur avait permis de causer, de se découvrir une amie commune, cette madame Henriette Féraud, près de laquelle ils habitaient maintenant.

Et tous deux poussés par un attrait brusque, étrange, profond, s’étaient ingéniés hardiment et ingénument pour se revoir, se créant, grâce à leur entente immédiate, une intimité inconnue de ceux qui les entouraient.

Robert Castély n’avait pas encore été présenté à M. et à Madame Lauraguet, les parents de Suzanne, lorsqu’il dit son amour à la jeune fille et qu’elle l’accepta.

Elle avait promis son existence sans presque rien connaître du jeune écrivain, sachant seulement qu’elle l’aimait éperdûment, qu’elle était sienne à jamais.

Et le mariage, la vie commune, les mois qui s’étaient écoulés, ne leur avaient apporté que de douces surprises.

Ils avaient reconnu en eux, sinon des goûts tout à fait semblables, au moins une pareille tolérance affectueuse des préférences de l’autre ; sinon la perfection impossible en chacun d’eux, une indulgence inlassable, aisée, naturelle, pour les défauts qu’ils se découvraient mutuellement.

Pour la plupart, le mariage provoque par lui-même la mésintelligence, et en chacun le dégoût, l’impatience de l’autre ; pour certaines natures, rare élite dont étaient Robert et Suzanne, la fusion est facile, complète, et ce sont les événements, l’extériorité fatalement hostile qui se chargent de la désunion, de la séparation déchirante de cœurs qui avaient sincèrement rêvé l’éternelle tendresse.

Jusqu’à ce jour, ils s’étaient aimés entièrement, la passion sensuelle et la pure affection se confondant sans effort en eux. Et leur amour — exclusif par soi-même, car il contentait tout leur être joint au sourd blâme, à la persistante malveillance qu’ils sentaient dans la famille de Suzanne les avait tout à fait isolé.

M. Lauraguet, fonctionnaire en retraite, dont autrefois Suzanne était l’enfant préférée, ne lui avait point pardonné un mariage préparé à son insu, ni la passion qu’elle éprouvait pour son mari.

Dans toute vive tendresse paternelle gît une inconsciente et invisible jalousie masculine. Fort correct envers son gendre, M. Lauraguet guettait néanmoins impatiemment la revanche qu’il ne doutait point de prendre un jour, lorsque sa fille lui reviendrait « désabusée sur ce mariage absurde qu’elle avait exigé, la tête tournée par cet écrivailleur. »

Quant à Madame Lauraguet, telle que beaucoup d’êtres au cœur étroit, qui ne sauraient dédoubler leur affection, sa fille aînée seule existait pour elle. Et, depuis le mariage de Lucie, la venue des quatre bambins charmants de celle-ci, dont elle raffolait, la grand’mère s’absorbait entièrement dans le ménage de son idole qu’elle comblait de tendresse et de cadeaux. À l’égard de Suzanne, l’on se bornait à lui verser strictement les 1.200 francs de rente représentant sa dot, et au froid baiser du jour de l’An, accompagné de l’invariable cadeau, un objet mobilier cossu dont le style s’harmonisait à rebours avec le genre ultra-moderne que Robert avait fait adopter à sa jeune femme. Présent rendu par les jeunes gens avec perte au marchand, ou jeté au fond de quelque cabinet. En ce faisant, ils n’avaient aucune crainte de blesser les susceptibilités familiales. M. et madame Lauraguet prétextaient de leur âge et de leurs rhumatismes pour ne jamais monter les cinq étages du logis de leur fille. Il y avait bien un ascenseur, mais ni l’un ni l’autre de ces anciens provinciaux, tout de suite acclimatés sur la rive gauche, et méfiants à l’égard des demeures et des usages modernes, n’auraient consenti à confier leurs précieuses existences à un pareil engin.

Les seules relations que Robert et Suzanne gardaient avec ces gens étaient cinq ou six dîners par an, rue d’Assas, auxquels assistait le jeune ménage, et la visite mensuelle que Suzanne s’obligeait à faire à sa mère, au jour de réception de celle-ci.

À se sentir vraiment seuls, abandonnés à leur unique tendresse mutuelle, leur ardeur de s’aimer s’était aiguisée et puissamment ramifiée. À leur passion d’amants se mêlait une sensation de paternité et de maternité, un besoin de protection attendri l’un vis-à-vis de l’autre. Père, Robert l’était envers Suzanne pour les questions matérielles de leur existence, et elle se montrait intensément maternelle à l’égard des blessures d’âme, des endolorissements dont, perpétuellement, souffrait l’artiste aux nerfs tressaillants.

Au milieu du fourré dans lequel ils avançaient solitairement, Robert aperçut deux chaises de fer, sans doute traînées là par quelque rôdeur sentimental et amoureux de ses aises.

— Restons ici… veux-tu ?

Et, tous deux assis, ils s’enlacèrent, du geste tendre qui leur était familier, où s’affirmait ce naturel et touchant égoïsme masculin que la femme adore tant qu’elle aime l’homme qui le lui impose. Les deux bras du jeune homme noués autour de la taille de Suzanne, il reposait sa tête en un entier abandon sur cette poitrine, sur ce sein fragile de femme presque encore enfant, et dont son énervement réclamait l’appui maternel.

Elle se tenait droite, un peu lasse, mais fière et attendrie sous ce cher poids. Son bras léger, et que, pleine de sollicitude, elle s’efforçait de rendre plus léger encore, posé sur l’épaule de Robert, l’enveloppait de précieuse affection.

Ils ne parlaient point ; il songeait ; elle ne pensait pas, ses yeux errant autour d’elle, buvant la paix verte qui enclosait leur caresse.

— Que c’est joli ici, et comme il fait beau, aujourd’hui ! murmura-t-elle, avec une gratitude pour ce lieu dont le charme endormait son souci.

Mais lui, ferma les paupières, comme repoussant la douceur ambiante.

— Il fait triste, aussi… N’as-tu jamais ressenti cette profonde mélancolie, que la paix, la sereine force de la matière fait lever en soi… Ah ! combien devant ce calme immense l’on perçoit nettement la fragilité, le perpétuel trouble, la souffrance sans trêve de l’humanité !… Ce bonheur stupide, immuable, grandiose des choses, qui ne l’envierait !

Flattant doucement le cou de Robert avec ses doigts dégantés, Suzanne railla :

— Tu voudrais être une pierre, de la mousse, un brin d’herbe ?… Eh bien ! quand même, tu n’échapperais pas à la loi universelle de souffrance et de destruction… Est-ce que l’herbe et la mousse ne meurent pas sous la gelée ?… Est-ce que le temps n’effrite pas la pierre ?

Robert se, serra plus fort contre elle. Sa fièvre de toute la matinée se fondait en un apitoiement sur lui-même, un désir de se faire plaindre, d’étaler tout ce qu’il y avait de blessures, de rancœurs au fond de lui, cachées orgueilleusement aux yeux des étrangers.

Et il cédait au double besoin de se soulager et de faire mal à celle qui l’écoutait, moitié pour alléger sa peine en la partageant, moitié par secrète rancune contre cette frêle Suzanne de la complication que sa malheureuse féminité mettait dans leur existence, déjà si tendue, si précaire.

Il faisait appel à la tendresse de l’amante, autant qu’il se vengeait de la résistance de la jeune femme à son vouloir, obscurément irrité de l’obstacle contre lequel sa fortune mal assurée allait peut-être se heurter, jaloux aussi du rival que la nature faisait sourdre au sein de celle qu’il voulait toute à lui, pour en être aimé uniquement.

— C’est que je suis à bout de forces, épuisé par la lutte, vois-tu, Suzanne. Et si ce dernier espoir qui me soutient encore s’écroule comme les autres, je crois que je n’aurai plus la force de recommencer le combat !…

Elle protesta, émue par l’acuité soudaine de son accent, par l’âpreté sincère de son aveu de désespérance.

— Que dis-tu ?…

— Pour tout le monde, je suis fort, je suis confiant ; on me croit orgueilleux, escomptant tranquillement un succès prochain, assuré… On admire mon énergie, ma persévérance… On vante mon adresse : on envie mon audace ; on me craint, parfois… J’ai la réputation d’être un arriviste déterminé, sans scrupules et sans défaillances… Mais toi seule, tu sais que tout cela est un masque, un rôle… Je suis faible, je suis maladroit, je doute de moi, de l’avenir, de mon talent… le moindre heurt retentit douloureusement en moi, me fait chanceler !… Je suis un comédien qui perpétuellement tremble en scène, et n’en impose au public que par l’effort surhumain de son mensonge !… Ah ! Suzanne, ma Suzanne, que j’ai mal !… Que je suis las !…

Le front penché, les yeux assombris, Suzanne écoutait cette plainte, le cœur palpitant de compassion.

— Dis-moi ta peine… toute ta peine… à moi qui suis encore toi…

Ces accès de faiblesse, de suprême découragement qu’il avait parfois auprès d’elle l’enchaînaient à lui encore plus absolument que son impérieuse ou câline tendresse des autres heures. Ils la grandissaient dans son rôle d’épouse-mère de cet homme qui redevenait enfant, qu’il fallait soutenir et consoler, chérir comme le plus petit des tout petits…

Il recommença sa lamentation :

— Ah ! si je l’avais, cette stupide et puissante confiance vaniteuse que l’on me suppose, cette rosserie implacable que je prétends posséder, comme je serais armé !… Quelles batailles je livrerais !… Mais, je mens, je mens !… Nul n’est plus lâche et honteux que moi derrière le bluff impudent que je m’impose ; nul n’est plus hésitant à mettre le pied dans la fange nécessaire, dans le fumier où fermentent et germent les gloires !… Nul n’a plus conscience que moi que le talent est quelque chose d’en dehors de soi, vers quoi l’on tend perpétuellement la main, et que l’on ne saisit jamais ; que l’on ne saurait s’incorporer définitivement !… Ah ! le supplice de sentir vous visiter, fugitive, l’Idée !… de la pourchasser, d’essayer de l’étreindre, de la vaincre, de la posséder au moins une fois, virilement !… et de toujours la voir fuir, puis revenir, ironique, indépendante, se prêtant un instant pour se reprendre tout à l’heure et s’envoler, ne laissant entre vos doigts qu’un mannequin ridicule, que l’on ne reconnaît plus, que l’on considère avec effroi et mépris… que l’on rejette, désespéré, pleurant le rêve radieux, évanoui !… Puis, après des heures de désespoir et de rage, perdant l’espoir de jamais retrouver le sublime fantôme, voici que l’on essaie de galvaniser ce grotesque cadavre que l’on hait pour tout ce qui habita en lui et en partit… On s’acharne à parer cette dépouille… Et honteux, torturé de son impuissance à lui glisser quelque vie, à ranimer cette chair morte, l’on relève malgré tout le front, l’on compose son maintien, l’on montre cette chose détestée, l’on affecte une fierté… l’on vante cette pourriture, afin d’en imposer aux autres… On essaie de persuader au public que l’on a pu emprisonner et garder le songe qui vous hanta… et, domptant sa nausée, l’on ouvre ce suaire… L’on dit avec une impudence angoissée : « Voici une œuvre superbe… Admirez mon génie ! » Et, c’est la lutte affolée pour que la foule s’agenouille devant une idole sur laquelle soi-même l’on crache !…

— Pauvre, pauvre cher ! murmurait Suzanne, caressant de ses lèvres le front brûlant de l’homme attaché désespérément à cette frêle colonne d’amour et de dévouement.

Déchirée par la souffrance qu’il révélait, elle était pourtant glorieuse de la confiance qu’il lui montrait.

— Oui, plains-moi, prononçait Robert d’une voix presque enfantine. Plains-moi, dorlote-moi, sois bonne, très bonne… parce que je souffre beaucoup, je t’assure… Sois forte et courageuse, car, moi, je suis vaincu.

— Non ! mais non, fit-elle doucement. Tu as une heure mauvaise, qui va bientôt être finie, et ensuite ta force, ta légitime foi en toi renaîtront… N’y a-t-il pas des jours sombres, infiniment sombres, où toute lueur semble morte à jamais… Pourtant, les nuages ayant glissé, l’éclaircie se fait, le soleil luit de nouveau… Sois certain, mon aimé, que ton soleil, le beau soleil de ta gloire sûre est là, tout proche… Ferme tes yeux, dors tandis qu’il fait nuit, et tu te relèveras au jour revenu, bientôt, je te le dis… je te l’affirme…

Dans un élan, tressaillant, il souleva son visage.

— Ma Suzanne… ma chère Suzanne !

En tous deux, leur émotion aux causes multiples et profondes se transmuait à cette minute en sensuel émoi d’une rare intensité…

Leurs regards se confondirent sans se voir, attirés quand même par l’embrassement impérieux de leurs rayons ; leurs lèvres se tendirent et se joignirent. Ils s’oublièrent dans une caresse violente, où leur anxiété, leur souffrance, tous les doutes et les remords anticipés qui les agitaient sombrèrent dans une confuse mêlée de joie et de douleur exaspérée.

Enfin, Suzanne eut un léger gémissement et un faible effort pour se libérer de l’étreinte étroite des bras de Robert. Il l’abandonna aussitôt et se leva, avec un soudain désir de fuir ce lieu où ils avaient touché au fond de ces voluptés cérébrales qui laissent autant et peut-être plus de vague effroi et de sourd dégoût que les joies purement physiques.

— Viens…

Pourtant, avant de reprendre le sentier qui les avait amenés, il enlaça de nouveau la taille de la jeune femme, et, avec un sérieux que rendaient presque tragique tant de sous-entendus qu’elle ne percevait que trop :

— Tu m’aimes ? demanda-t-il.

Pas un instant, au fond d’eux, sous leur silence ou leurs paroles quelconques, le sujet de la terrible discussion précisée avec brutalité par le docteur Julien Dolle ne les avait quittés.

Elle recula, baissant la tête, résignée, les yeux désormais clos obstinément pour suivre la voie fatale.

Elle dit, très bas :

— Je t’aime… Oh ! oui, je t’aime plus que tout au monde…

Dans ces paroles, il y avait moins un aveu qu’une promesse de soumission aveugle…

Il allumait une cigarette ; elle frissonna.

— Le soleil est parti… il fait froid.

Robert la regarda avec sollicitude.

— À cette époque de l’année, c’est absurde de sortir sans une fourrure…

Et, glissant son bras sous celui de la jeune femme, il l’entraîna.

— Au trot !… Réchauffons-nous !…

À présent, une victoire sonnait en sa voix éclaircie, brillait en ses yeux. La ride de son front disparut. Ses traits détendus, il rajeunit soudain : on ne lui eût pas donné plus de vingt-cinq ans.

Au lieu que, pâlie, le visage tiré, Suzanne s’enfonçait dans une rêverie oppressante, l’âme comme envolée de son corps, voyageant en des espaces lointains, où elle apercevait des spectacles d’horreur…

Robert bavardait sans discontinuer, aucune parole ne parvenant à l’entendement de Suzanne, bien qu’elle s’appliquât presque douloureusement à écouter, à saisir des mots qu’elle se répétait ensuite, incapable d’en déchiffrer ou d’en retenir le sens.

Ils arrivèrent à la gare de la Porte Dauphine. Le ciel s’était définitivement couvert et un souffle de vent aigre courait. En bas, il faisait chaud, et tout luisait. Le bruit du wagon courant impétueusement engourdit la souffrance mentale de la jeune femme. Elle se réveilla dans la vie ambiante. Sa main chercha furtivement celle de son mari, dans un ardent souhait de pitié, de protection.

— Robert ?

Il lui répondit, préoccupé et souriant :

— Écoute, chérie, je vais te laisser remonter seule… Je passe un instant chez Mady. Peut-être y a-t-il du nouveau. — Ah ! si ma pièce pouvait être jouée, ne fût-ce que pendant huit jours, n’importe où, n’importe par qui !…

Suzanne s’affaissa dans son coin, un pli de découragement à la lèvre, une lueur de détresse en ses pâles yeux bleus.

— Ah, tu me laisses ?…

L’on arrêtait. « Clichy ! » Ils sautèrent sur le trottoir et suivirent machinalement la foule au même pas de hâte. En haut, sur la place, le froid les ressaisit.

— Rentre vite, conseilla Robert affectueusement.

Il accompagna la jeune femme durant une dizaine de pas, et obliqua soudain.

— À ce soir !…

Tête basse, sans répondre, elle chemina, trébuchante. Puis, subitement, elle se retourna, hantée d’une pensée. Là-bas, Robert entrait au bureau de poste. Elle demeura immobile, inconsciente du mouvement des passants autour d’elle, jusqu’à l’instant où elle vit le jeune homme ressortir, tenant à la main une enveloppe qu’il glissa dans l’ouverture des « pneumatiques » avant de filer rapidement par la rue de Douai.

Elle vira automatiquement et reprit sa marche lente, les yeux fixés sur le sol, apercevant, tracés de l’écriture allongée, féminine de Robert sur l’enveloppe bleue, le nom et l’adresse du docteur Julien Dolle… Dedans ?… Oh ! sans doute quelques mots brefs… évocateurs de souffrance, de sang, de crime, en leur banale simplicité.

Elle s’arrêta, chancelante. Tout tournoyait autour d’elle. Ses yeux éperdus errèrent, appelant à l’aide, dans ce vide immense de la rue urbaine, où tant de vies vous coudoient, indifférentes, absentes, absorbées dans leurs propres tourments…

Une bouquetière approcha, tendant son panier : C’était celle qui avait vendu, quelques heures auparavant, la botte de lilas blanc qui gisait à présent tout là-bas, sur l’herbe foulée du bois, oubliée au pied des chaises rapprochées.

Machinalement, Suzanne porta la main à son corsage ; une branche qu’elle y avait glissée pendait, flétrie à cette heure, non plus fleur délicate et radieuse, mais petite chose flasque, sans nom, au parfum disparu, remplacé par une âcre senteur de mort…

Et, péniblement, gardant entre ses doigts ce triste cadavre d’amour et de printemps, elle reprit sa route vers le logis solitaire où la guettait la torture d’imaginer, sans répit, le lendemain… et les lendemains de ce lendemain de cauchemar.

II

Rue Fontaine, Robert suivit l’étroite allée pavée, sombre, encavée par les hautes maisons, traversa un porche, puis un jardinet planté d’arbustes et de quelques arbres, dont la fraîche verdure printanière tranchait avec la misère des écorces encrassées de suie, noires et lisses, plus semblables à des tiges de fonte qu’à des troncs de réels végétaux.

Il passa la tête au travers d’un carreau ouvert découpé dans la cloison d’une loge.

— Mademoiselle Jaubert ?

Une voix claire et jeunette répondit, empressée :

— Oui, monsieur, elle est chez elle… Mais dépêchez-vous, elle va sortir, elle a reçu un « petit bleu » tout à l’heure.

Robert laissa errer avec indifférence ses yeux sur la fillette qui lui parlait. Dix-sept ans au plus, joli visage pâle et rond, où luisaient une petite bouche faite en cerise et des yeux, bruns comme les cheveux en bandeaux, coquettement ondulés. La poitrine criblée d’épingles, elle tenait sur ses genoux recouverts de toile blanche une précieuse soierie que ses doigts adroits de corsagière ouvrageaient à l’infini.

— Merci.

Et il s’éloigna sans remarquer le long regard fervent qui l’accompagnait.

Que de fois l’on passe ainsi auprès d’un dévouement, d’un amour sincère, que l’on ignorera éternellement et qui sombre dans le néant…

Au rez-de-chaussée, il frappa fortement au battant de la petite porte verte à la sonnette absente. Au bout de quelques instants la voix mélodieuse, un peu grave de l’actrice résonna :

— Qui est-ce ?

— Moi, Castély.

Une exclamation joyeuse ; et, l’accent devenant plus clair, plus juvénile :

— Ah ! vous tombez à pic… Justement, j’avais à vous parler… J’ouvre !… Attendez une toute petite minute que je me sauve, car je suis en chemise…

La clef fut tournée, la porte bâilla ; Robert attendit consciencieusement le temps moral nécessaire pour que la jeune fille regagnât sa chambre, et pénétra dans l’étroit corridor.

Une cuisine de la grandeur d’un placard ; un petit salon servant à l’occasion de salle à manger, tendu d’étoffe vert mousse, et la chambre à coucher dont la portière soulevée ne laissait apercevoir qu’un grand paravent japonais déployé et le haut d’une glace délabrée par l’humidité. C’était tout l’appartement de Madeleine Jaubert, qui y vivait seule, sans amant en titre et sans amie avouée.

Malgré cette singularité, elle était assez aimée dans le cercle social où elle se mouvait. Un étrange monde de jeunes auteurs plus ou moins inconnus, de collaborateurs à des feuilles misérables, d’artistes sans théâtre ; mélange de débutants, de ratés, de talents incomplets, de génies en herbe, de fripouille de tout sexe, et aussi de corps et d’âmes encore presque intacts. Multitude qui se débat entre la faim et la gloire, dont la plupart coule à fond rapidement, dont quelques-uns surnagent, s’accrochant à toutes les épaves, noyant parfois le voisin, dont le très petit nombre atteint le but suprême, et, alors, changeant de costume et de peau, efface de soi les souillures de l’eau trouble du fossé qu’il faut traverser n’importe comment, si l’on n’est point parmi les rares privilégiés qui gagnent commodément la forteresse par le pont-levis et la poterne.

Serviable pour tous ceux qui l’approchaient, sans bégueulerie devant les femmes qu’elle fréquentait sans intimité, camarade avec les hommes, Madeleine était estimée ainsi qu’une force future que, seules, les circonstances, des malchances tenaient encore dans l’ombre. Avec l’indiscutable don théâtral qu’elle possédait, sa passion presque tragique pour son art, à ses vingt-trois ans sonnés, elle eût, sans doute, déjà occupé une place brillante au théâtre, si elle eût suivi la filière habituelle. Mais, enfant unique d’un veuf fonctionnaire, sans fortune, ou l’avait élevée dans le but de devenir institutrice ; il n’y avait que trois ans que la mort de son père lui avait permis de suivre la voie qui l’attirait. À cette heure, il était trop tard pour songer au Conservatoire ; d’ailleurs, elle croyait pouvoir s’en passer, emplie de toutes les illusions de ceux qui n’ont pas poussé dans le terreau dramatique. Elle s’était jetée dans la mêlée et s’y débattait énergiquement, taisant avec fierté ses déconvenues, ses souffrances, peut-être ses effrois et ses hontes, marchant bravement vers un but qui, cruellement, fuyait devant elle, sans qu’elle parût faiblir.

L’ayant vu jouer, un jour, aux Escholiers, Robert Castely, enthousiasmé par l’âme d’élite, par le tempérament dramatique exceptionnel de cette femme, l’avait jointe spontanément, lui avait confié plusieurs de ses pièces à lire. Et ç’avait été entre eux, tout de suite, une liaison profonde, solide, où rien de charnel, ni même précisément d’amical et de personnel ne se faisait jour, du moins jusqu’à présent. Ce qu’ils admiraient ardemment en eux, c’était l’auteur et l’artiste. Avec un pareil délire, une pareille angoisse, ils se disaient que la fusion de leurs dons pouvait les hausser aux sommets de la gloire et de la fortune, et que, peut-être, faute de l’occasion, jamais ni l’un ni l’autre n’arriverait au public, ne franchirait ce seuil de l’art vers lequel tant se ruent ; qu’ils ne parviendraient point à fendre la multitude encombrante, avide comme eux, et moins légitimement qu’eux.

— Alors, quoi, Mady ? interrogea avec anxiété le jeune homme, à peine entré dans le petit salon.

Elle répondit de la chambre, avec une hâte égale, la voix frémissante d’espoirs, d’ivresse, où la terreur de la déception possible se mélangeait.

— Lombez a enfin trouvé l’homme !… J’ai rendez-vous avec eux, tout à l’heure. Je crois que ça y est, cette fois, si rien ne craque !…

Robert haletait, subitement devenu tout pâle.

— Qui ?… Qui est-ce ?… Oh ! ce Lombez !… pourvu qu’il ne nous ménage pas encore une canaillerie !…

Un heurt de porcelaine venant de la chambre dénota un geste d’impatience.

— Ah ! taisez-vous donc, il est très fort !… Et d’ailleurs, en connaissez-vous d’autres ? prononça-t-on âprement. Quant à moi, vous m’entendez, mon cher, je suis à bout… On me demanderait d’assassiner un homme, si la réussite était derrière son corps, je marcherais !…

À bout de forces, à bout de patience, elle aussi, comme lui !…

Il prononça, la voix altérée :

— Enfin, qu’est-ce qui est en train ?… Car, depuis quinze jours, vous ne me parlez que par énigmes.

Le paravent s’écarta, Mady parut en corset, agrafant sa jupe de drap noir collant aux hanches, sans coquetterie ni impudeur, tout à la fièvre qui la possédait et gagnait son interlocuteur.

— Sur la table… Lisez la dépêche que je viens de recevoir de Gaston Lombez.

Le jeune homme se jeta sur le papier, sans un regard de curiosité pour l’actrice qui, à présent, enfilait les manches de son corsage très simple, noir, échancré sur du drap blanc brodé de soie noire, fileté d’or et d’un minuscule biais de velours vert.

Elle était grande, d’une minceur extraordinaire, sans hanches, sans poitrine. Et, pourtant, nulle maigreur, un idéal étirement de lys mystique. La beauté étrange de son visage surmontait et complétait ce corps énigmatique d’éphèbe et de vierge. Un front bas, d’une pâleur éclatante, ombragé de cheveux noirs caressés de lueurs métalliques artificielles, un nez long et mince aux narines mobiles, des lèvres étroites, impérieuses, qui, dans le sourire, s’épanouissaient voluptueusement, enfin des yeux sombres, d’expression changeante et profonde, lui composaient un masque de tragédienne moderne née.

C’était l’idéal physique des héroïnes névrosées, inquiétantes et complexes à l’infini des œuvres dramatiques du siècle, dont elle avait également les nuances déconcertantes de gaieté enfantine soudaine, presque candide, et les roueries, l’arrivisme déterminé qui, résolument pratiqué, n’empêche pourtant point l’âme de souffrir parfois et l’esprit d’envisager nettement la honte qu’il accepte, souvent.

Absorbé, Robert déchiffrait les lignes menues, serrées et quadrillées sur l’étroit espace du télégramme que l’énervement de Mady avait déchiré.

« Nous avons le type. C’est décidément le numéro 3. Reporte-moi à la fiche, et pas de gaffe. On t’attend pour enlever l’affaire définitivement et arracher la signature. Soigne ta toilette et ton dialogue, sois duchesse et faubourg Saint-Germain. Tu sors du Conservatoire, tu as refusé l’engagement des Français parce qu’on te faisait des passe-droits ; tu as fait partie d’une tournée avec Coquelin. Trouve-toi au thé de la rue de Sèze, à cinq heures précises, avec Yvette, qui est prévenue et donnera aussi ferme. Vous ne nous attendez pas. Nous supposons simplement que nous vous rencontrerons. Surtout, dis-toi que cette fois, c’est l’affaire, pour toi encore plus que pour d’autres, pas d’hésitations et de recul. Sans quoi, tu perds ton dernier atout et je te préviens que je ne te tends plus les cartes. Ne crois pas à des menaces, je sais parfaitement que ce n’est pas cela qui t’influencerait, je te dis avec sincérité, il faut réussir aujourd’hui ou passer la main. Maurice Sallus sera avec une femme du monde. Tu feindras ostensiblement de ne pas le voir, et la femme partie, vous vous serrerez la main et chuchoterez à dix pas de notre table. Il a ses indications. Nous entrerons vers la demie, mais arrive exactement à ton poste à cinq heures, nous pouvons être forcés d’avancer.

» Tout à toi,

Lombez. »

Quand Robert eut terminé sa lecture, Madeleine avait complètement achevé de s’habiller, posé son chapeau sur sa tête. Sa voilette, ses gants, une étole de fourrure étalés sur le petit canapé, attendaient ses derniers apprêts.

Robert jeta le papier sur la table.

— Que d’intrigues ! fit-il avec écœurement. Puis, il ajouta, laissant percer son désappointement :

— Et moi ? Je ne vois pas trop quelle place j’ai là-dedans…

La jeune fille eut un geste résolu.

— Laisse-moi donc faire, je suis là !…

Il la considéra souriant, avec une ironie amère.

— Vous jouez un joli rôle, ma pauvre Mady !…

Elle se planta devant lui.

— Ah ! mon cher ! s’écria-t-elle la voix dure, nous n’en sommes plus aux délicatesses, pas plus vous que moi !… Lombez a raison… il faut passer la main… ou résolument plonger… en tâchant de ramasser le moins de boue possible… Bah ! on s’en tire, avec de l’adresse…

— Et quelques éclaboussures… termina Robert…

Elle fit un geste vague et, sur le même ton de raillerie acerbe :

— Qu’importe, si l’on se brosse, une fois parvenus au but…

L’auteur reprit le télégramme avec une violence soudaine.

— Ce Lombez !…

Il évoqua la silhouette louche de l’individu. Taille moyenne, maigre, d’une élégance recherchée et râpée, un crâne chauve mal recouvert de mêches noires cosmétiquées, yeux saillants de myope qu’un monocle porté par chic servait mal, des méplats accusés sous la peau parcheminée, une moustache noire cirée : ensemble de mondain et d’agent de la sûreté. On le connaissait depuis quinze ans à Paris, bien que fréquemment il fit de longues absences qu’il expliquait par les tournées dramatiques qu’il organisait en province et à l’étranger. Ses amis prétendaient que Mazas était parfois le principal but du voyage. Dans le « Tout-Paris », il s’intitulait directeur de théâtre, et l’était parfois, mais rarement de façon durable, par suite de combinaisons compliquées, plus ou moins fructueuses, qui l’élevaient momentané- ment à cette fonction.

Mady prit sa défense mollement.

— Je n’ai jamais eu à m’en plaindre… Après tout, il tient ses engagements.

— Envers ses complices, c’est possible ; mais envers ses dupes ?

Elle eut un geste colère.

— Eh ! il n’y a plus de dupes !… Chacun tire à soi la couverture !…

— Pourtant, le « numéro trois » ?

Elle répliqua avec vivacité :

— Eh bien quoi ?… Que lui fera-t-on ?

Robert ricana.

— Rien, sans doute… que de le détester de quelques billets de mille.

— Et après ? puisqu’il en aura pour son argent !…

— Oh ! sans doute, si vous êtes le principal enjeu !…

Ces répliques avaient été jetées rapidement de part et d’autre, avec une nervosité extrême du côté de Mady, une colère de celui de Robert.

Elle poussa une exclamation.

— Oh ! Castély !

Il revint à sa correction habituelle.

— Je vous demande pardon… Je suis si énervé aujourd’hui !…

La jeune fille fit quelques pas dans la pièce, puis revint vers lui. Et, à voix basse, cette fois, l’accent las :

— Vous n’avez pas d’excuses à me faire… Vous n’avez dit que la vérité.

Il prit sa main, d’un geste affectueux et spontané.

— Non, Mady, je sais que cela n’est pas…

— Cela n’a pas été, c’est vrai, fit-elle avec douceur. À d’autres que vous, je ne le dirais pas… À vous, je le certifie, aujourd’hui… Jamais je n’ai fait marché du désir que les hommes peuvent avoir de moi.

Il ne la croyait pas. N’est-ce pas la manie de toutes ces pauvres filles de jurer de leur pureté… relative. D’ailleurs, en l’occurrence, que lui importaient ces détails d’une alcôve, à laquelle il n’avait jamais prétendu ? Pourtant, un malaise inexplicable le gagnait à songer à l’intrigue qui se nouait peut-être parce qu’il sentait qu’au fond, il souhaitait ardemment y être mêlé, en profiter.

— Je l’admets, Mady… Mais, ce sera-t-il toujours vrai ?

Elle eut un brusque changement d’humeur. Ses lèvres s’entr’ouvrirent, elle sourit, une double expression de malice et de volupté éclairant son visage de sphinx.

— Soyez tranquille !… je saurai me défendre…

Et les yeux sur la pendule, elle attacha sa voilette, posa son étole sur ses épaules et prit ses gants.

— Filons !… Il ne s’agit pas d’arriver en retard.

Dans la rue, elle demanda :

— Vous me conduisez ?

Déjà Robert hélait un fiacre.

— Naturellement.

Dans la voiture, leurs yeux se rencontrèrent, débordant d’une singulière émotion. Robert se détourna le premier, et, renversé sur les coussins, le front soudain creusé d’une ride profonde, il prononça, d’une voix hésitante, tout imprégnée des émotions qui l’enserraient :

— Voilà… il faudrait pouvoir faire de l’art purement, sainement… sans toutes ces compromissions, ces travaux d’approche louches et ardus, dans lesquels on s’épuise et on s’écœure… où l’on perd la faculté et le goût de produire, de créer…

Elle ne répondit pas, dérobant son visage, ainsi que les femmes ont coutume de le faire, lorsque des larmes involontaires et qu’elles jugent intempestives viennent gonfler leurs paupières.

Il devina son émotion. Il la partageait. Mais, comme tous deux s’apitoyaient uniquement sur eux-mêmes, aucun geste tendre ne vint confondre leur trouble.

Un brusque cahot coupa leur rêverie. Robert atteignit machinalement l’éternelle cigarette ; Mady tamponna ses joues d’une houpette tirée du petit mouchoir dissimulé dans son corsage.

— Et quel homme est-ce ? demanda Robert tout naturellement, sans s’expliquer davantage.

Elle répondit aussitôt :

— C’est un gros garçon, élevé en province, aux idées très timorées… un Joseph-Pol — trait d’union et Pol avec un o de La Boustière… petite noblesse de Champagne ; enrichi par sa mère qui possédait d’importants vignobles… Il fait de la poésie chrétienne… il a offert sans succès, à l’Odéon, à la Comédie-Française, à la Porte-Saint-Martin et au théâtre Sarah-Bernhardt, un drame chrétien, symbolique, social et politique. Quelque chose d’énorme. Mon Dieu, ce n’est pas absolument sans valeur, mais si bizarre, si peu dans la note. C’est Guy de Vriane qui a abouché le personnage avec Lombez…

Robert hocha la tête avec une nouvelle amertume.

— Lui aussi ! Je croyais qu’il laissait à d’autres le métier de rabattre du gibier pour votre ami.

Elle se rebella sérieusement.

Vous êtes injuste, à la fin !… Je vous affirme que cette fois, l’affaire est tout à fait loyale !… J’enregistre « cette fois ! » interrompit le jeune homme.

Elle continua sans l’entendre : Guy a fait la connaissance de ce La Boustière chez sa maîtresse.

— Il a donc des maîtresses, ce poète chrétien ?

— Mais non… la maîtresse de Guy… Celle dont le mari est commissionnaire en vins. Quoique ne s’étant jamais occupé de son champagne, M. La Boustière a cultivé les relations qu’il lui procurait à Paris, chez ses fournisseurs et ses clients. C’est ainsi qu’il est allé chez les Wolf… Naturellement, Guy lui a été présenté… Un couriériste théâtral, veine !… Il s’est épanché, il a conté ses efforts, ses déboires, son ardent désir de voir surgir de l’ombre la « Résurrection du Christ ! »

— Rien que cela !

— Parfaitement ! — Alors, après l’avoir fait un peu marcher, par blague, Guy a, tout à coup, songé à moi, à vous… Il a pensé que La Boustière étant riche, féru de théâtre, il pourrait commanditer une entreprise… et Lombez était tout indiqué pour faire prendre corps à cette idée. C’est à quoi l’on travaille depuis une quinzaine…

Robert réfléchissait, frappé d’une pensée.

— Je ne comprends pas !… Guy a déjeuné avec nous ce matin, et il ne m’a parlé de rien.

— Dame, mon cher, vous effrayez un peu vos amis… Tenez, si vous voulez que je vous le dise, c’est moi qui ai défendu à Guy de vous prévenir avant que l’affaire fût certaine…

Et, s’interrompant, elle expliqua :

Voici comment je vois les choses… Une fois que Lombez aura pris la direction des Folies-Parisiennes…

Castély tressaillit.

Comment, c’est cela dont il s’agit ?…

Il avait cru qu’il était question de quelque « Bodinière » ; mais cette jolie salle, ce véritable théâtre !…

Mady triomphait.

— Rien moins ! La boîte à fours, c’est vrai, depuis dix ans ; mais bah !… je ne la crains pas, moi, avec une pièce de vous !… Et, c’est ce que je veux, je ne marche dans la combinaison que pour cela… Joseph-Pol endosse la location pour un trimestre, avec faculté de prolongation…

Robert hocha la tête.

— C’est gros…

— Ce ne serait rien pour lui, mais il y a les frais accessoires… Vous pensez, cette baraque est en ruines… rien que pour la mise en état de l’électricité et du calorifère, c’est plus de quinze mille francs…

Anxieux, le jeune homme demanda :

— Est-il très riche au moins ?

— Très. Et décidé à faire jouer sa pièce… À le regarder, il est doux, timide, empâté. Au fond, c’est un enragé… Et puis, je vous le répète, son drame chrétien est beau… on le goûte quand on a vaincu la douche qu’il vous jette tout d’abord… Dame ! le Christ, Magdeleine, les apôtres, on n’est pas habitué à entendre converser ces gens-là autrement que dans un langage conventionnel… Là, c’est tout différent… Il paraît que le type est des plus savants… Il a écrit primitivement son texte en vieil hébreu, et sa pièce est une traduction… Cela garde une empreinte sauvage et fraîche très surprenante. Je ferais Magdeleine… et je vous assure que ce serait intéressant de me voir deux fois dans la soirée, interprétant cette Magdeleine et la vôtre… Car elle s’appelle aussi Magdeleine, votre chère bonne femme, comme moi !…

— Parce que vous, corrigea Robert. C’est tellement vous, votre nature, ce type de ma pièce.

Le regard perdu au dehors, la jeune fille eut un petit sourire, demi amer, demi moqueur.

— Ou, du moins, la femme que vous apercevez en moi… Vous vous trompez peut-être, cher ami !

Perverse, névrosée, compliquée, elle l’était si peu, en réalité, malgré sa menteuse silhouette !

Il répliqua vivement, avec un égoïsme candide :

— Qu’importe, du moment que je vous suppose ainsi, et que cette illusion m’a permis de bâtir un caractère curieux, que vous rendrez admirablement !…

Elle déblaya rapidement — parce que la voiture tournait le coin de la rue Vignon et s’arrêtait devant l’établissement de thé, aux larges vitres voilées de discrètes mousselines vert-pâle incrustées de guipûre :

— Je veux que la pièce d’ouverture soit la vôtre, accompagnant le drame La Boustière et cela, avant un mois, vous entendez !… Et, vous verrez si à nous tous, nous saurons mobiliser la critique et organiser un succès !

Un vertige montait à la tête de Robert ; il sauta sur le trottoir, les oreilles bourdonnantes, un brouillard devant les yeux, tendant machinalement la main à sa compagne, qui descendit, leste, avec un froufrou soyeux de ses dessous, surgissant de la voiture comme un grand iris noir vivant.

Robert paya le cocher et se disposa à suivre la jeune fille sous le large portail vitré dont le chasseur en livrée ouvrait, obséquieux, le battant.

Mady l’arrêta.

— Pas vous !… Vous ne devez pas paraître aujourd’hui, mon cher !… Sauvez-vous, je vous écrirai le résultat de notre conférence…

Il se révolta :

— Ah ! non, par exemple !… Vous croyez que je vais rester jusqu’à ce soir ou demain matin sans savoir !…

Et, soudain, suppliant :

— Laissez-moi entrer, je me cacherai dans un coin, je vous verrai de loin et personne ne m’apercevra.

Elle réfléchissait.

— Oui, au fait, c’est possible. Seulement, quittez-moi dès à présent, au cas où par hasard l’on m’aurait devancée… Ensuite, attendez un signe pour approcher, et si je ne bouge pas, ne me rejoignez sous aucun prétexte.

Il s’inclina : — Convenu.

Tous deux entrèrent sans se regarder, ainsi que des étrangers, dans la salle qui se perspectivait, déjà doucement éclairée à l’électricité, par des lampes fichées au plafond, tout entière d’une jolie tonalité vert-pâle à ramages vert plus cru, agrandie par de vastes panneaux de glaces.

Presque toutes les tables et les chaises de jonc tressé vert et bois étaient occupées ; un bruissement de conversation accompagnait et dominait parfois les accords de la musique tzigane placée au pied de l’escalier conduisant à la salle d’en haut qui ouvrait par un balcon orné de plantes grimpantes sur le fond de la salle du rez-de-chaussée. Une senteur pénétrante et subtile de thé, de vanille, de poudre de riz, de parfums divers flottait au-dessus des tables, entre lesquelles circulaient, d’un souple coup de hanches, évitant adroitement les traînes des jupes et les fourrures étalées sur le tapis du sol, les serveurs, des Cinghalais bronzés, aux vêtements blancs, ceinturés de rouge, aux lèvres noires, aux yeux de métal sombre, au (chignon lissé, tiré, couronné d’un peigne en hémicycle, fait d’écaille mouchetée, si transparente, si brillante que la lumière y allumait des feux comme si des diamants l’eussent constellée.

D’un pas lent, rythmé inconsciemment par la valse lente et sensuelle que modulaient les violons et la harpe des vestes rouges, là-bas, Mady dominant toute cette foule assise de sa haute taille svelte, avançait dans l’étroit espace libre, le visage impassible, examinant chacun des groupes. Assez vite elle aperçut la camarade qu’elle cherchait, la ronde, blonde, rose, mignonne Yvette Lamy, une fillette sans aucun talent, mais dont la beauté fraîche conquérait aisément l’indulgence du public et faisait les délices de la critique. Si elle n’avait eu un cœur d’une émotivité déplorable, et obéi sans cesse à de saugrenus coups de passion pour des cabots infimes, des journalistes de dernière catégorie, voire même des calicots en rupture de magasin, elle eût déjà brillé à côté de tant d’autres comédiennes auxquelles leur chair appétissante, leurs jolies dents, leurs yeux fripons ou langoureux servent de dons dramatiques. Mais, jusqu’ici, elle avait passé étourdiment à côté des occasions que la vie parisienne lui avait offertes. Elle n’appartenait à aucun théâtre et n’avait point de protecteur sérieux, jouant et aimant au hasard des jours et des nuits.

Elle accueillit Mady avec un geste empressé et un sourire un peu intimidé. Sa camarade, si supérieure à elle-même, lui en imposait.

Elles échangeaient des propos rapides à voix basse, tout en s’installant. Robert Castély monté au premier, ne les perdait pas de vue, suffisamment dissimulé par la balustrade et un palmier placé au coin du balcon.

Bientôt, un des hommes noirs vêtu de blanc apporta, sur un plateau, le minuscule service de faïence verte contenant le thé, le déposa avec précaution sur la table de rotin et s’éloigna sans bruit, d’un pas élastique et prompt. Sa figure immuable, ses yeux d’émail surveillaient pourtant avec une attention de bête de proie les visages féminins d’alentour, dont quelques-uns laissaient paraître leur admiration chatouillée pour ces êtres étranges, valets aux cheveux de femme et aux couronnes de rois.

Sans cesse des partants, des arrivants. Beaucoup de femmes, de jeunes hommes assez nombreux ; tous les mondes. Provinciales avec des enfants et d’innombrables petits paquets, lunchant copieusement, vidant avec soin les théières et les sucriers, avec des coups d’œil avides autour d’elles, pour surprendre les « secrets de la vie parisienne » ; demi-mondaines désœuvrées, attendant vaguement l’occasion ; premiers rendez-vous embarrassés et trépidants ; vieilles liaisons amicalement affectueuses qui se contentaient d’une heure de causette dans une atmosphère agréable ; petites jeunes filles venues en cachette, bourrant de thé et de cakes leur « promeneuse » britannique, tandis que, « par hasard », leur flirt s’installait à la table voisine et que l’on bavardait, les chaises se rapprochant insensiblement. De-ci, de-là, des groupes, hommes et femmes, causaient, sérieux, soucieux sous leur masque de paix ou de légèreté. Ici et là, se nouaient des affaires, se jouaient des drames, se vendaient des consciences, des femmes, des diamants vrais ou faux.

Justement, non loin de Mady, un individu étalait des pierres brillantes dans une soucoupe, d’un doigt agile, pendant que deux femmes et un homme mis avec opulence, visiblement étrangers, exprimaient leur admiration par des exclamations gutturales.

Robert tressaillit imperceptiblement ; une petite sueur perla à son front ; son estomac se contracta d’une crampe douloureuse. Il eut un geste dépité.

— Suis-je stupide d’avoir un trac pareil.

Il venait d’apercevoir, se frayant un passage jusqu’à la table des deux jeunes actrices, la maigre et familière silhouette courbée de Gaston Lombez. Le chapeau à haute-forme un peu en arrière, la pelisse ouverte et battante — une superbe pelisse toute neuve, doublée de vison, à l’immense col d’astrakan — le monocle à l’œil, le stick mince à la main. Il singeait avec orgueil les caricatures de snobs des dessinateurs à la mode. Derrière lui venait un homme corpulent qui se dandinait avec gaucherie, le ventre en avant, la figure imberbe, l’expression jeune et timide dans l’empâtement de la chair, un chapeau melon sur la tête, son pardessus boutonné sur sa rotondité, les mains ballantes. Enfin, Robert reconnut la personne menue, le visage délicat et fané du petit Paul Charvaud — alias, Guy de Vriane — qui piétinait impatiemment derrière le colosse dont, entre intimes, il s’intitulait le cornac.

Durant les présentations, la mimique menteuse, la scène convenue qui se jouait entre les deux femmes et les nouveaux arrivants, Robert se détourna, se refusant à suivre cette comédie qui l’irritait. Cependant la curiosité ne tarda pas à l’emporter, et ses yeux revinrent étudier avec avidité les attitudes des acteurs de cette pièce vécue, d’où sortiraient peut-être pour lui la richesse et la renommée.

Il ne regardait guère Lombez, qui parlait sans discontinuer, hâbleur inouï, raseur adroit, qui savait que souvent, le plus sûr moyen de convaincre est d’étourdir son adversaire ; ce qu’il suivait, c’était le jeu de Vriane, dont la gouaillerie jeune, fouettée ce jour-là par un espoir secret, s’ingéniait à faire briller tour à tour les deux femmes, la blonde et la brune, le lis mystérieux et la rose pompon au rire frais, aux lèvres tentantes, aux yeux émérillonnés.

— Quel cabotin ! murmura Robert Castély empli d’une honte pour l’ami — et aussi d’un certain contentement…

Les lâchetés de ceux qui nous entourent pallient les nôtres à nos propres yeux.

Et, entre ces gens, le provincial, but de leurs attaques, demeurait inerte, son gros corps maladroitement avachi sur la chaise, qui ployait sous son poids, témoignant seulement par le jeu inquiet, de plus en plus émotionné de ses yeux de rêve candide, du trouble extraordinaire où le mettaient les discours qu’il percevait vaguement, les espoirs dont on l’intoxiquait, le charme aigu, presque excessif pour sa chasteté timide, des deux femmes qu’excitaient une sorte d’odeur de combat, une fauve résolution de conquérir, de vaincre cet homme, qui détenait l’argent, la puissance, la royauté !…

À deux ou trois reprises, la musique s’était tue, puis ranimée, toujours, sensuelle et suave, véritable musique d’alcôve ; les tables s’étaient dégarnies et remplies de nouveau. Sans trêve, durant des instants, les Cinghalais souples et silencieux circulaient en vitesse, portant et rapportant les plateaux chargés ou vides ; puis, inoccupés pendant un court moment, ils stationnaient parfois debout, le coude appuyé le long d’une colonne, sur une seule jambe, d’un gracieux hanchement statuaire, leurs yeux de lynx dans le visage brun immuable fouillant les entours.

Et, la lutte, saisie et suivie uniquement par Robert, se poursuivait, acharnée, à la table de Mady. Maintenant, on devait en être à la discussion directe de l’affaire, car la petite Yvette se taisait, sérieuse, mordant sa lèvre. Guy de Vriane las, pâli, se renversait sur sa chaise, laissant la parole aux premiers rôles, Lombez et Mady, qui se redressaient de chaque côté du gros poète, le chambraient, le poussaient dans ses derniers retranchements, le visage du directeur tiré en une grimace de macaque entêté ; celui de Madeleine, durci par une étrange volonté de domination, en même temps que, quelquefois, ses yeux se chargeaient d’une séduction, d’un charme ensorceleur.

Enfin, Joseph-Pol La Boustière eut un geste de défaite, accompagné d’un sourire ravi et d’un long regard attendri sur Mady. Il chercha dans sa poche et ébaucha un geste exprimant le regret. Mais, comme continuant sa pensée, Lombez se fouillant, tira un bloc-notes, un stylographe et sur le guéridon d’osier au milieu de la débandade des tasses, commença à rédiger vivement le traité, ou au moins un projet de convention.

Tout à coup, Robert se rejeta en arrière révolté. La Boustière venait de prendre la main à Mady, et, penché, il parlait à la jeune femme, presque contre son oreille, tandis qu’elle souriait, droite, énigmatique, avec aux yeux, une lueur triomphante qui, rapidement, se répandait en tout son visage.

Yvette, d’un signe au Cinghalais qui les servait, s’était fait rapporter du thé et des sandwichs de foies gras qu’elle savourait, absorbée, indifférente, sa cervelle mobile incapable de suivre longtemps un même sujet. Guy semblait s’intéresser fortement aux divers groupes de la salle. Lombez écrivait, biffait, recommençait et, de temps en temps, lisait à mi-voix, rapidement, Joseph-Pol hochait la tête, avec un assentiment discret, ses yeux quémandant le regard de Mady.

Enfin, une dernière rédaction satisfit le futur directeur des Folies-Parisiennes ; il lut, scandant ses mots et vrillant son porte-plume entre ses doigts fins aux ongles carrés, jaunis par la nicotine.

La Boustière, un instant réveillé de son rêve, eut une légère hésitation, que Robert perçut, étreint par une affreuse angoisse, sentant tout craquer. Mais, à ce moment, Mady s’inclinant, posa doucement sa longue main étroite, dégantée, sur la manche du gros homme, en prononçant quelques mots intelligibles pour lui seul.

Le visage de Joseph-Pol s’illumina ; il sourit béatement, et acquiesça, enfin, à ce que Lombez recommençait à solliciter, plus impérieusement. Celui-ci inclina la tête pour dissimuler la grimace radieuse de sa face, referma le bloc-notes d’un geste vainqueur et le plongea dans l’intérieur de sa redingote.

— C’est fait ! pensa Robert.

Un flot de pensées, d’aspirations, d’effrois, de remords, d’espoirs fous s’agitait en lui, l’étourdissait. Jamais il n’avait senti en lui un bonheur aussi intense mêlé à tant de rage, d’inexprimable colère contre Mady, contre Lombez, contre lui-même.

En bas, une autre scène convenue se déroulait, ramenant encore une avidité aux entours de la proie convoitée.

Maurice Sallus, ce grand beau garçon, bretteur redouté, l’ami intéressé et cynique de tant d’actrices et de demi-mondaines, qui afferme un haut prix la critique dramatique du grand quotidien le Paris-Jour, et s’en fait un revenu triple, grâce à ce qu’il extorque aux directeurs, auteurs et artistes, pour faire un « loyal » compte rendu des pièces, Maurice Sallus, après avoir reconduit jusqu’à la porte de la salle une jeune femme très élégante, revenait d’un pas nonchalant vers Mady, que son regard insultant et froid de maquignon de chair féminine, déshabillait machinalement. Elle s’était levée, empressée ; tous deux causèrent pendant quelques instants. Elle parut vouloir ramener Sallus vers ses compagnons. Joseph-Pol La Boustière ouvrait de larges yeux admiratifs devant le célèbre critique dramatique. Mais le jeune maître fit un geste de refus insolent, serra la main de l’actrice, lui sourit avec familiarité et tourna les talons.

Il portait une longue redingote très pincée à la taille, et roulait un peu les hanches en marchant. En sortant du service militaire, il avait été écuyer de manège jusqu’au jour où, remarqué par la maîtresse d’un sénateur, il était entré comme secrétaire chez celui-ci. La vocation littéraire lui était venue par le canal d’une célèbre demi-mondaine qui, désireuse d’écrire ses mémoires, s’était attaché ce « secrétaire », dont les fonctions délicates n’étaient pas de tenir la plume sous la dictée de la charmante femme — un romancier fournissait le manuscrit, tout prêt à être signé — mais d’intimider ou de calmer, par la persuasion, la crânerie, ou la pointe de son épée, les personnages qui se froissaient de se voir un peu trop clairement désignés dans le livre de la dame, sinon écrit par elle, du moins composé d’après les révélations de son oreiller et de son cabinet de toilette.

Sitôt le critique disparu, Lombez se leva, entraînant La Boustière. Yvette et Vriane suivirent, tandis que Mady demeurait assise, après de courtes excuses. À peine la porte était-elle retombée derrière le groupe que Robert dégringolait l’escalier, se glissait prestement entre les tables, sans entendre l’harmonie recommençante des violons tziganes, et rejoignait la jeune femme. Elle l’accueillit du demi-sourire triomphant et menaçant qui ne l’avait pas quittée depuis une heure.

— Eh bien ! vous avez compris ? demanda-t-elle.

Et, répondant à l’interrogation ardente des regards du jeune homme :

— Oui, ça y est… Victoire sur toute la ligne !… Oh ! naturellement, il y aura encore à trimer, mais le plus dur est fait… Et je connais mon Lombez… Ce soir, il ne lâchera son homme que bouclé solidement, et les papiers dûment en règle…

— Alors quoi, en somme ?

Elle répondit d’abord à la question muette du serveur noir qui errait à leurs côtés.

— Oui, du thé… Je n’ai rien pris, moi, avec tout cela, et j’ai soif…

Puis, elle déblaya, d’un trait :

— La Boustière prend la salle des Folies-Parisiennes pour la fin de la saison, avec faculté de renouveler le bail ensuite, aux mêmes conditions… Lombez est directeur, Vriane secrétaire général… Moi, on me garantit 1,000 francs par mois, plus des feux raisonnables… Il est entendu que votre pièce passe avec celle de Joseph-Pol, en premier spectacle… Lombez a tous ses artistes sous la main, les traités en poche… Demain, il convoque tout le monde par dépêche, pour signer et faire la distribution des rôles… Il est convenu qu’on répétera en même temps que l’on exécutera les réparations les plus urgentes… Lombez se fait fort de tout terminer en quinze jours, et il est homme à tenir parole… Tous, nous l’y aiderons je vous en réponds…

Ébloui, anéanti, Robert courba la tête ; et, la voix altérée, il balbutia :

— Oh ! Mady… Mady !…

Tout en versant le thé bouillant sur le sucre, Madeleine jeta un regard bienveillant au jeune homme ; son sourire crispé de naguère disparaissant.

— Ne vous laissez pas aller à trop d’émotion, vous vous ferez mal, dit-elle. D’autant plus que, comme toujours, il y a des à-côtés qui ternissent le brillant de l’affaire.

Robert reprenait difficilement sa respiration.

— Quels ?

Ainsi que l’artiste le pensait, la perspective d’une nouvelle lutte à soutenir lui redonnait la vigueur tendue que l’excès du bonheur lui avait fait perdre pendant un instant.

— Eh bien ! Sallus — qui, entre parenthèses, vous avait aperçu là-haut, guettant l’issue de notre entretien — Maurice Sallus a flairé le solide régal avec Joseph-Pol, et pour mieux le déguster, plus tard, il le veut ménager pour l’instant…

Pâli, le buste droit, effilant sa moustache avec préoccupation, Robert l’interrompit.

— Et alors, c’est sur moi qu’il va tomber ?…

— Précisément… il m’a dit son ultimatum.

— Collaboration ?…

— Non seulement pour la pièce en question, mais pour les trois suivantes.

Robert eut une brusque rage.

— Ah ! le…

Ils parlaient à mi-voix, sans gestes, leurs paupières demi-closes, afin de ne point laisser deviner à leur entourage l’âpreté de leur conversation.

Il reprit à voix basse, violente pourtant :

— Jamais !… Il se f… de moi, le…

Lui, si réservé d’ordinaire, se soulageait par des mots grossiers.

Mady répliqua avec calme :

— Vous accepterez.

— Non !

— Si. D’abord, parce que vous ne pouvez faire autrement… Un éreintement de Sallus dans le Paris-Jour, avec sa rosserie, et nous sommes tous à plat, il n’y a plus qu’à fermer boutique. Du reste, sur l’affiche, son nom vous aidera et son avidité est de bon augure… S’il réclame sa part de votre avenir, c’est qu’il y croit. Étudiez un peu la question. Puisqu’il vous demande sa part de trois pièces, c’est qu’il pense que vous en aurez promptement le placement… qu’il y aidera… Et s’il n’exige pas un pacte plus long, c’est qu’il suppose que, dans quelques années, vous serez assez lancé pour lui verser simplement la forte somme chaque fois que vous aurez besoin de ses services de critique…

Robert se taisait, jouant distraitement avec la passoire d’argent pendue au bec de la minuscule théière verte. Mady continua :

Quant à moi, si cela peut vous consoler de le savoir, je suis tout autant dévorée que vous… Sallus m’a donné le conseil — autant dire l’ordre — de me faire habiller chez Sandy, le « seul couturier propre pour le théâtre ». Cela, c’est 25 0/0 de commission dans sa poche, et ma galette de trois mois nettoyée d’un coup, car c’est vrai que Sandy est un maître, mais il ne donne pas ses productions ! — Quant à Lombez, il est tapé sur toutes les coutures… Sallus lui impose un prête-nom comme directeur en titre, ce que notre ami est obligé d’accepter, à cause de certaines raisons connues du Parquet — et de Sallus, qui sait tout, l’animal ! — Raisons péremptoires qui ôtent à Lombez la faculté de signer aucun acte de façon valable…

Robert eut un geste.

— Mais, cassons-lui les reins, une bonne fois !…

Madeleine sourit, résignée. Au fond, le forban qu’était Sallus lui inspirait de l’admiration.

— Bah ! lui, supprimé, il en surgirait un second exemplaire… Sallus a cela de bon qu’il est redouté et qu’il éloigne tous les autres crocodiles de la proie sur laquelle il a posé ses griffes… Il vaut mieux nourrir un appétit qu’essayer de rassasier cent insatiables…

Un revirement subit se fit en Castély ; sa figure s’éclaira, il eut un rire jeune.

— Mady, je suis tout de même bien content !…

Inconsciemment, il s’était exprimé avec l’accent enfantin, câlin qu’il réservait d’ordinaire pour Suzanne.

Madeleine le regarda, surprise et touchée : les femmes adorent chez certains hommes ces retombées juvéniles. Elle s’abandonna sincère.

— Moi aussi, Castély…

Et leurs yeux émus se marièrent longuement, ainsi que, dans un embrassement passionné. Bien qu’ils ne songeassent à rien de précisément voluptueux, tout vibrait en eux. Ils se sentaient à la fois brisés et électrisés ; ils avaient le trouble spécial des minutes qui précèdent les grandes explosions d’amour.

Madeleine se ressaisit la première. Consultant avec inquiétude la pendule placée au fond de la salle

— Sept heures et demie ! s’écria-t-elle. Il faut que je rentre !… Je dîne en ville… un cachet chez des gens charmants…

— Moi, l’on m’attend chez moi, murmura Robert, la pensée à moitié ramenée vers Suzanne, vers les soucis de son ménage, et s’y dérobant avec une fatigue involontaire.

Machinalement, il avait tiré son porte-monnaie pour régler. Il eut une soudaine contrariété, examinant la multitude des tasses vides et les débris de la dînette.

— C’est que… j’ai oublié… Je suis sorti de chez moi presque sans argent..

Madeleine s’indigna.

— C’est vrai, mon pauvre Castély, ils se sont défilés !… Cet imbécile de La Boustière était trop bouleversé pour penser à quoi que ce soit… Vriane n’a pas le sou… Quant à Lombez, il n’en fait jamais d’autres !… Et moi qui n’ai que deux francs !… Oh ! je n’ai pas oublié… c’est tout ce que j’avais chez moi… Je compte sur le cachet de ce soir pour me ravitailler…

Elle rit tout à coup devant la figure déconcertée de son compagnon.

— Voyons, ne vous désolez pas !… Nos ressources réunies seront peut-être suffisantes… Combien avez-vous ?

Une gaieté revenait aussi à Robert.

— Quelle situation !…

Et, se fouillant, il compta : Six francs…

— Avec mon capital, ça fait huit… C’est peut-être assez ?

Elle examina la table.

— Non, reprit-elle avec désappointement, il y a huit thés, plus les sandwichs et les plum cakes, cela monte à environ douze francs, avec le pourboire.

Castély eut une inspiration.

— Écoutez !… Je vous laisse ici en gage. Je cours au Supplément, je dois y avoir un compte d’une vingtaine de francs… Je serai de retour dans dix minutes…

— La caisse est fermée à cette heure-ci.

— Il y aura bien quelqu’un pour m’avancer un louis…

Il lui fallut remonter au premier prendre son par-dessus. Là-haut, du balcon, ses yeux cherchèrent Mady et rencontrèrent les regards de la jeune femme et son sourire. Il fut alors frappé par son attirante beauté, par sa silhouette de grâce étrange et de sveltesse silhouette toute sombre en la salle claire presque entièrement déserte, où les hommes noirs vêtus de blanc mettaient de l’ordre, semblant encercler la jeune fille de leurs incessantes allées et venues de phalènes exotiques.

Elle lui paraissait précieuse, presque surhumaine… symbole, personnification des joies, des triomphes qu’il goûterait, en un lendemain proche…

Moins de dix minutes plus tard, il reparaissait, et jetait un billet de cinquante francs sur la soucoupe que vint prendre le serveur…

Mady détacha ses yeux d’un carnet sur lequel elle élaborait des comptes compliqués.

— Tant que cela ?

— Je ne suis pas allé au journal, expliqua Robert. J’ai aperçu Sallus à la Paix… C’était bien le moins qu’il m’avançât…

— Alors, vous êtes convenus de quelque chose ? interrogea Mady avec curiosité.

— Oui. L’exquis, c’est que ça ne traîne pas, avec lui… Une délicieuse impudeur pour vous rouler, et cela, sans réplique possible. C’est réglé, avec les frais accessoires que je supporterai seul, ma pièce aux Folies-Parisiennes — étant donné qu’elle ait du succès, — ne me rapportera pas un sou, — et pour les trois futures, je toucherai à peine un tiers de leur produit.

Tout en parlant, il avait tendu à Mady son étole, ses gants. Comme ils gagnaient la porte, elle conseilla :

— Quand même, il faut marcher… Sallus pour nous, c’est le succès assuré.

— Acheté, oui. Aussi, je marche, vous voyez bien, fit-il résolument.

Dehors, il proposa :

— Prenons-nous une voiture ?

Elle refusa.

— Non, tenez… montons à pied chez moi, voulez-vous ? J’ai besoin de respirer.

— Et votre dîner ?

— Tant pis, je n’irai que pour la soirée… Oh ! ils me savent très occupée et ne m’en voudront pas.

— Où dinerez-vous ?

— Je n’ai pas faim… ce thé… et puis, tout cela…

Il plaisanta :

— Les émotions…

— Elle répondit sérieusement :

— Oui.

Entre eux, un silence empli de mélancolie pesa. Robert évoquait l’image du gros homme penché sur la jeune fille ; il revoyait son regard un peu plus tard. Et, en eux deux, un pareil malaise se répandait, les unissant pour la première fois en une pensée commune profondément intime.

Par une impulsion involontaire, Robert passa son bras sous celui de Mady, du geste d’affectueuse familiarité qui lui était ordinaire avec Suzanne. Elle tressaillit imperceptiblement, mais s’abandonna sans protester.

Dehors, le jour s’évanouissait avec rapidité. Après la chaleur saturée de parfums de la salle de thé, l’air frais semblait bon aux deux jeunes gens. Il régnait cette paix de l’atmosphère particulière aux rues parisiennes, la nuit, qui ouate le froid, quel qu’il soit.

Ils remontèrent la rue Caumartin, longèrent le Hammam et s’engagèrent dans la rue Lafayette sans se désunir, sans parler, leur pensée vagabondant, d’eux-mêmes à la pièce de Castély, revenant à leurs personnes et s’enfuyant encore, par mille chemins de traverse, mille préoccupations accessoires.

Pourtant, malgré le kaléidoscope mental auquel il s’abandonnait, Robert retournait quand même toujours à la vision désagréable, de minute en minute plus précise, de l’auteur riche, de Joseph Pol La Boustière, qui tenait dans ses deux grosses mains gauches, et sa propre destinée et la femme dont lui, Robert, à cette heure, sentait contre son bras la tiédeur, percevait presque les battements du cœur, dans une chair qu’il devinait émue.

Il eut inopinément un cri amer, où s’exhalait toute son humiliation d’écrivain, toute son obscure jalousie masculine.

— Ah ! si j’avais de l’argent !… Si j’avais pu trouver quelque combinaison pour tenter seul l’affaire !… Mady répondit à voix basse, tremblant d’un regret immense :

— Puisque c’est impossible !…

Ils retombèrent dans le silence ; ralentissant le pas, avec, à présent, une sorte d’appréhension de se quitter.

Cependant, ils arrivèrent au but. Rue Fontaine, ils se désunirent et se regardèrent en face.

Robert prit la main de Madeleine.

— Alors, je vous laisse ? fit-il avec une singulière interrogation.

Une vive rougeur monta aux joues de la jeune fille. Elle retira avec précipitation sa main de l’étreinte prolongée de l’écrivain.

— Sans doute ! fit-elle, la voix brève.

Il n’insista pas, semblant rentrer en lui-même. Et, ce fut d’un accent changé, redevenu indifférent et banal qu’il demanda :

— Où et quand est-ce que je vous revois ?

Chez elle, le trouble persistait, s’aggravant, même ; elle balbutia : Je vous écrirai…

Et, elle s’enfuit dans l’allée sombre, où il ne songea point à la suivre.

Au contraire, le désir de se retrouver près de Suzanne reprit Robert dès qu’il demeura seul.

— Comme elle va être heureuse ! pensa-t-il en se hâtant vers son logis.

À mesure qu’il approchait, gravissant d’un bon pas la rue Caulaincourt, qu’il se jetait dans l’ascenseur et tournait le passe-partout dans la serrure de la porte, une allégresse plus intense se développait en lui et le possédait. Ce fut, un sourire radieux aux lèvres, une fièvre brûlant en ses yeux, qu’il entra tapageusement dans la pièce silencieuse, doucement éclairée, où la jeune femme se tenait assise près de la table, les mains jointes sur ses genoux, courbée, enfoncée dans une songerie muette.

— Suzanne !… victoire !… Suzanne, embrasse-moi, félicite-moi ! cria-t-il en se précipitant à genoux devant la mignonne créature qu’il enveloppa tout entière de ses deux bras.

Elle avait tressailli et se renversait, effarée, sans un mot, toute blanche, toute roide, les yeux assombris, comme ne pouvant plus refléter aucune flamme.

— Qu’as-tu ? fit-elle, très lointaine.

Il l’abandonna, se releva, dégrisé. Et, jetant son chapeau sur un meuble, il enleva son pardessus.

— Lombez prend la direction des Folies-Parisiennes, et ma pièce sera représentée dans une quinzaine, probablement, dit-il avec sécheresse.

Suzanne le considérait, comme si elle eût aperçu un être nouveau, inconnu, en cet homme, en ce mari, cet amant, qui, sans s’enquérir des heures de torture qu’elle venait de subir, sans chercher dans ses yeux l’angoisse de l’abîme où elle glissait, la regardant sans la voir, devant elle, et à cent lieues d’elle, venait léger, joyeux, vainqueur, lui parler de choses qui, à présent, la touchaient si peu !…

— Ah ! fit-elle, glacée.

Il tourna le dos et sortit précipitamment. Dans son cabinet, il ferma la porte, tourna le commutateur électrique et se jeta avec rage dans son vaste fauteuil anglais en cuir.

— Ah ! les femmes ! fit-il tout haut, les dents serrées, avec une expression de fureur et de mépris, unissant dans sa rancune violente celle qui le servait en se vendant, et celle qui souffrait un martyre inouï de corps et d’âme par lui et pour lui… et qui, toutes deux, le torturaient, justement par leur dévouement accepté.

III

Lorsque, le soir convenu, la vibration subite de la sonnerie électrique frissonna, inquiétante, menaçante dans le silence de l’appartement, — on l’entendit du salon où Suzanne et Robert attendaient, de plus en plus bouleversés à mesure que l’heure avançait, car ils avaient exprès laissé la porte de l’antichambre ouverte, — Castély se leva précipitamment pour aller ouvrir au docteur Julien Dolle : l’on avait intentionnellement envoyé la domestique se coucher.

Malgré qu’il fût prévenu de la présence nécessaire d’une aide, une étudiante en médecine russe qui était interne dans une clinique gynécologique, et pour laquelle Dolle avait la plus grande estime, Robert eut un léger recul en apercevant cette longue créature dégingandée, aux traits kalmoucks informes, au visage intelligent, dur et repoussant.

Julien Dolle la présenta brièvement :

— Sacha Ouloff… Tu sais…

Robert s’inclina ; et l’émotion lui coupant la voix, laissa écraser sa main dans le vigoureux shake-hands de la Russe aux phalanges noueuses et prodigieusement fortes.

— Suzanne nous attend ? demanda aussitôt le docteur d’un ton d’interrogation significative.

Au fond, il craignait qu’au dernier moment la résolution des deux époux ne faiblît ; et ceci l’irritait ; il mettait un orgueil à faire appliquer les théories qu’il soutenait.

Oui, oui, balbutia Robert.

Il fit entrer le couple dans le salon. Julien eut une exclamation désapprobative :

— Comment ! elle n’est pas couchée ?… Mais il faut qu’elle soit au lit !…

Pâle comme une morte, agitée d’un tremblement qui la secouait tout entière, Suzanne tenta de se lever pour recevoir les survenants, et retomba sur son siège, sans force, ses yeux attachés sur Sacha Ouloff avec égarement.

Robert supplia, bas :

— Ménage-la, Julien, elle est tellement émue…

Le docteur tombait des nues.

— Mais enfin, c’est inconcevable !… Voyons, Suzanne, regardez-moi !… Que diable imaginez-vous ?… Nous prenez-vous pour des assassins ? Allons, tâchez d’être vous-même, une gentille petite femme sensée, raisonnable, et écoutez-moi… Vous voyez Sacha Ouloff ?… Vous la voyez bien !… Mais non, vous ne la regardez pas… Regardez-la…

Sous l’influence de cet abord familier, habituel, où ne sonnait aucune émotion, qui raillait même discrètement, quelques couleurs revenaient aux joues de Suzanne, ses regards perdaient de leur affolement. Par un effort violent, elle parvint à refouler en elle son irrésistible panique de la première minute.

— Oui, je la vois, fit-elle d’une voix enfantine, appliquée, levant les yeux et fixant son regard sur la Russe.

Julien avait pris sa main, qu’il caressait affectueusement. Il aimait cette petite et lui voulait du bien, quoiqu’il méprisât un peu sa nature très féminine ; et, surtout, il mettait un orgueil à subjuguer ses clientes. Inconsciemment, Suzanne était pour lui un sujet sur lequel il s’essayait.

— Sacha est depuis trois ans dans une clinique où, tous les jours, vous m’entendez ?… tous les jours, il se fait cinq ou six curetages, pour ne parler que de l’opération qui nous intéresse… Sans cesse, des femmes entrent là, se font soigner, repartent guéries, et nulle, je vous en réponds, ne se tourmente ainsi que vous le faites, nulle ne montre une mine de sacrifiée comme vous.. Est-ce vrai, Ouloff…

Debout, ses interminables bras tombant le long de sa jupe noire, Sacha, qui examinait curieusement la jeune femme, eut un sourire dédaigneux pour toute réponse.

Suzanne restait crispée, la chair frémissante, son tremblement intermittent ne cessant point tout à fait. Par contre, le trouble de Robert s’évanouissait avec rapidité.

Enlaçant tendrement la jeune femme, il l’admonestait :

— Tu entends, chérie ?… Tu entends ?… Voyons, sois courageuse !…

Julien haussa les épaules, agacé.

— Eh ! c’est toi qui l’épouvantes !… Ne dirait-on pas que tu la supplies d’aller à l’échafaud !…

Sacha approcha.

— Ne vous troublez pas, madame, dit-elle avec plus de douceur que l’on n’eût pu en attendre de cette étrange fille, d’extérieur si peu féminin. D’abord, ce soir, ce n’est que la préparation… On ne vous fera aucun mal… Où est votre chambre ?… Venez-y avec moi…

La répulsion que Suzanne éprouvait pour la Russe s’atténua. Elle fit quelques pas vers elle.

— Alors, c’est vous ?…

— Oui, oui. Ce soir, le docteur ne vous touchera pas… Mais il faut vous mettre au lit, et puis nous causerons… Vous verrez, quand vous m’aurez écoutée et que vous serez bien au chaud, blottie dans votre duvet, vous n’aurez plus peur.

Gagnée par l’amicale sympathie émanant de cette disgraciée et qui, pourtant, quand elle parlait, n’avait plus rien de déplaisant, Suzanne s’abandonna :

— Je viens, dit-elle avec une confiance néanmoins encore angoissée.

Et, avec un signe d’adieu aux deux hommes, elle se dirigea d’un pas presque assuré vers la chambre où Sacha la suivit, après avoir pris des mains du docteur une petite boîte longue, une sorte d’étui enveloppé et ficelé qu’elle dissimula sous sa large main et son bras appliqué sur sa hanche plate.

À peine avaient-elles disparu que Robert jeta anxieusement :

— Quoi ? Que va-t-elle faire ?… Et toi, tu restes ici ?

Julien le rassura.

— Rien de grave… Tu sais bien, je t’ai expliqué…

Robert eut un geste.

— Ah ! oui, c’est vrai !…

Dans son émoi, il avait oublié.

— Tu as prévenu Suzanne de ce que c’est ?

Robert s’excusa :

— Non !… Ah ! que veux-tu, il était impossible d’aborder ce sujet avec elle !… Elle était dans un tel état !… Tu as bien vu…

Julien haussa les épaules, maussade.

— C’est ta faute ! Je t’ai pourtant répété que le seul moyen de réduire les folles appréhensions des malades était de ne pas craindre de les familiariser avec l’opération décidée… Je t’ai laissé exprès pour cela deux jours, et voilà que tu ne les as pas mis à profit !

Plein de désarroi, Robert reconnut :

— C’est vrai, j’ai eu tort !…

— Plus encore que tu ne crois… Je pensais, et je voulais trouver une femme préparée, calme… et nous voici devant un être nerveux, surexcité, toutes les fonctions de ses organes certainement en désordre… C’est détestable, je ne te le cache pas !…

— Mon Dieu, à cause de cela, pourrait-il survenir des complications ? — Alors, il faut attendre !…

La contrariété du docteur s’accentua.

— Ah ! non, alors !… Tu es fou, ce serait bien pis !… À présent, il faut marcher, et rondement. Bah ! après tout, Ouloff saura peut-être l’apaiser… elle est adroite sous ses dehors hirsutes !…

— Mais, ce soir ?…

— Ce soir, rien de plus à faire que ce que Sacha doit accomplir en ce moment, et attendre à demain…

Robert hocha la tête, n’ayant qu’une idée très confuse de ce que pouvait être cette laminaire, qui devait produire la dilatation intérieure indispensable à l’opération.

— Il faudra qu’elle garde cela toute la nuit ?

— Naturellement.

— Est-ce que cela la fera souffrir ?

— L’opération ?… Non, puisqu’elle sera chloroformée…

— Non, je veux dire… cette nuit… cette laminaire ?

Dolle fit un geste vague.

— Un peu, oui… probablement… Cela dépend d’elle… il y a des tissus aisément dilatables, et d’autres plus réfractaires. Je serai ici dès huit heures, demain, et nous ferons l’opération tout de suite. Suzanne a déjà été chloroformée ?

— Non, jamais.

— Ah ? D’ailleurs, peu importe, je l’ai examinée, il n’y a pas de raisons pour qu’elle ne le supporte pas fort bien.

Robert, préoccupé, remonta vers la chambre de Suzanne.

Le docteur l’arrêta :

— Je n’entends rien…

— Laisse-les !… Deux femmes se comprennent infiniment mieux si nul homme n’est entre elles. Dis-moi, as-tu quelque chose à m’apprendre ?… Pour moi, peut-être y aura-t-il du nouveau d’ici à peu de temps !…

Sans prendre garde au ton radieux avec lequel Julien Dolle prononçait ces dernières paroles, Robert répondit avec distraction :

— Ma pièce va être jouée aux Folies-Parisiennes, à la fin du mois, avec Mady pour principale interprète, et Jacques de Caula, que le Gymnase prête pour la circonstance.

Le visage du docteur exprima la plus profonde stupéfaction.

— Comment, c’est ainsi que tu me le dis ?… Et c’est aujourd’hui seulement que je l’apprends !…

Robert eut un geste de découragement.

— Ah ! depuis deux jours, avec cette abominable histoire, je ne vis plus !… C’est affolant, je ne saurais quitter Suzanne, et là-bas on aurait besoin de moi… Tout le bonheur de cet événement est gâché pour moi !…

Pourtant, Julien le questionnant avec avidité, il finit par s’animer, conter en détails à l’ami pour lequel il n’avait pas de secrets, les péripéties de la lutte engagée par Lombez et Madeleine Jaubert, ainsi que la victoire finale. Mady le tenait au courant par des « petit bleus » envoyés coup sur coup… Le traité avec Joseph-Pol de La Boustière était définitivement signé, le bail de la salle fait, les engagements d’artistes accomplis. On devait s’être réuni le jour même, au théâtre, pour la distribution des rôles des deux pièces d’ouverture : celle du commanditaire et celle de Castély.

— Et tu n’y étais pas ? s’écria Julien.

Une ombre de contrariété au front, Robert constata :

— Non !… Ah ! j’espère que le drame intime que nous jouons ici sera bientôt terminé, sans quoi le mien dégringolerait.

L’accent avec lequel il prononça ces paroles montrait à quel point la causerie dans laquelle Dolle l’avait entraîné avait changé le cours de ses idées.

À son tour, profondément heureux de la réussite de son ami, rajeuni par ses propres espérances, Julien Dolle confia, du ton qu’il avait jadis au collège auprès de son inséparable :

— Ah ! mon cher vieux, cela serait drôle si la chance, après nous avoir boudé si longtemps, après nous en avoir fait voir de si dures, nous souriait à la même heure, et presque de la même façon ! Ce soir, oui, tu peux voir que sous mon pardessus je suis en habit, — j’ai rendez-vous chez madame Galletier, avec un individu qui va peut-être me donner les moyens de rendre mon rêve tangible…

— Ta clinique ?… s’écria Robert joyeux.

— Oui, et cela sous une forme nouvelle, inédite, ingénieuse, qui fera un tapage inouï à Paris !… Imagine-toi…

Mais il s’arrêta soudain, sa parole haute, vibrante, brusquement coupée, une gravité de praticien tout à coup reparue sur son visage, que naguère transfigurait l’indicible joie de l’espoir.

— Qu’y a-t-il ? fit-il, la voix brève.

La porte de la chambre de Suzanne s’était ouverte.

Dans l’embrasure éclairée, la silhouette noire de Sacha Ouloff se profilait.

Elle dit, d’une voix mesurée, basse et nette qui tranchait singulièrement avec la vibrance un peu désordonnée des voix des deux hommes reconquis par leurs projets d’avenir.

— Monsieur Castély… venez.

Éperdu, entrevoyant mille vagues et tragiques incidents, Robert allait s’élancer.

Mais, du fond de la pièce, une voix s’éleva, faible extrêmement, et d’une douloureuse résignation.

— Non !… c’est inutile… Je veux bien.

Mademoiselle Ouloff arrêta le mari du geste.

— Chut !… Restez !…

Et elle referma aussitôt la porte.

Un instant de silence pesa. Un malaise obsédait obscurément les deux hommes.

Enfin, Julien Dolle reprit, mais, à voix basse, pleine de réserve :

— Voici ce qu’est l’affaire… Tu sais que tous les mondes se réunissent aux vendredis de madame Galletier, noblesse de l’Empire, égarés du vieux faubourg, financiers, artistes, tripoteurs, rastas, millionnaires, personnages douteux, femmes de tout genre… Tu sais aussi qu’après avoir brûlé pour toi d’une passion folle à laquelle tu t’es dérobé, les flammes de la dame sont retombées sur moi…

— Je me suis toujours demandé comment tu avais pu rester en bons termes avec elle… tout en ne marchant pas…

Julien eut un sourire ambigu.

— D’abord, qui te dit que je n’ai pas marché ?

Robert secoua la tête.

— Non, je ne te vois pas dans ce rôle-là.

Les traits de Julien se détendirent. Une expression à la fois très jeune et très usée se répandit sur son visage, dont l’épiderme imberbe ne précisait point l’âge.

— Tu as raison… je n’ai pas marché. Mon Dieu, ce n’est pas du tout parce que je me fusse considéré comme déshonoré pour être l’amant d’une femme influente, qui n’a, en somme, que quarante-deux ou quarante-trois ans, et garde une belle prestance…

— Avec le corset, interjeta Robert.

— Mais, non, sous le corset aussi, fit légèrement le docteur.

— Tu l’as constaté ?

— Dame ! je l’ai soignée pendant six mois d’une maladie inventée pour mon usage particulier et qui n’avait pas d’autre but que de permettre de palper. J’ai palpé.

— Et ?…

— Non. C’est tout. Avec une femme comme madame Galletier, s’est une gaffe énorme que d’en faire sa maîtresse… Elle est parfaite pour ses amis et rosse au possible à l’égard de ses anciens amants…

— Et, dit-on, l’on passe au cadre de réserve dans le courant du mois de l’élection ?

— Oui. C’est une question de lune, chez elle. Donc, je me suis prudemment abstenu ; et, c’est une justice à lui rendre, elle n’est pas du tout rancunière, du moment qu’elle est certaine que, si l’on se tient sur la réserve avec elle, c’est uniquement par calcul. Je lui avais confié mes projets, et elle m’affirmait qu’elle y songeait, qu’elle me signalerait la première occasion. Or, hier, elle m’a téléphoné chez le patron…

— Robert l’interrompit.

Il vous retient toujours le prix de la conversation, quand vous vous servez de son appareil ?

Le rire railleur du jeune chirurgien siffla :

— Toujours !… Seulement, il est honnête à sa façon, il a baissé ses tarifs en même temps que ceux des cabines publiques. — Madame Galletier m’appelle et me dit en résumé ceci : « Je crois que j’ai enfin trouvé votre affaire. Il s’agit d’un philanthrope américain, multimilliardaire, qui, trouvant que la philanthropie ne fait pas assez d’effet dans son pays, est venu pour la pratiquer en France. Mais, comme tout bon Yankee, sa philanthropie a des côtés pratiques, et il vend plus le bien qu’il ne le donne… En un mot, il souhaite d’établir, au centre de Paris, une sorte de colossal dispensaire, où toutes les maladies de l’humanité, et même celles des animaux, seront soignées par toutes les méthodes connues, où toutes les drogues, tous les systèmes hygiéniques seront procurés. Dans ce caravansérail de la science médicale, il y aura plus de cent cliniques dirigées et occupées par des multitudes de docteurs, d’internes, d’infirmiers. Et l’une des originalités du lieu sera que, pour y être admis comme client, il faudra donner non de l’argent, mais des tickets, et ces tickets seront vendus aux riches, distribués aux indigents, par une armée de membres de l’œuvre et de dames patronesses, afin que nul dans l’établissement ne distingue l’indigent du riche, et que le même traitement soit réservé pour tous. L’individu arrive à Paris pourvu seulement de son idée et des moyens pécuniaires pour l’exécuter ; il s’en remet à moi pour lui désigner les hommes capables de le seconder activement. — Je vous vois directeur de la clinique de gynécologie. Venez demain soir, causez avec lui, plaisez-lui, enthousiasmez-le, et, surtout, bluffez ferme, afin que nul autre ensuite n’arrive à le persuader que vous n’êtes pas le seul et unique génie de la chirurgie française !

Robert avait écouté en souriant. Sa main chercha affectueusement celle de Julien.

— Oui, nous allons enfin gravir ensemble les échelons décisifs ! fit-il avec une gravité émue et heureuse. Son esprit s’élançait hors de la pièce où ils se trouvaient, se dégageait de son ambiance angoissée, s’envolant dans le rêve aux joies presque cruelles et sans prix du succès, de la gloire ardemment souhaités, âprement convoités, que l’on a cru insaisissables, et dont tout à coup les mains tendues, crispées, se rapprochent… qu’elles vont tout à l’heure saisir…

Le craquement presque imperceptible de la porte dans le silence absorbé où ils demeuraient les fit tressaillir. Sacha Ouloff parut, referma délibérément le battant derrière elle et descendit, mettant ses gants de gros cuir éraillé sur ses mains humides de récentes ablutions. C’est fait, dit-elle avec tranquillité.

Tandis que, d’un saut intellectuel effroyable, Robert replongeait dans la nausée et les malaises de l’heure présente, à laquelle il venait d’échapper si complètement, Julien Dolle rentrait avec aisance en ses occupations de praticien.

— Rien d’anormal ? questionna-t-il.

La Russe secoua la tête.

— Non.

Elle arrêta Robert, qui se dirigeait vers la chambre de sa femme.

— Tout à l’heure !… Vous avez bien le temps… Écoutez auparavant les recommandations… Qu’elle demeure couchée, bien couverte, qu’elle ne prenne pas froid… Restez auprès d’elle, tâchez de la distraire, de la rassurer autant qu’il vous sera possible. Ne la plaignez pas, beaucoup de malades — et elle est de ceux-là — sont comme les chiens qui hurlent sans motif, si on s’apitoie sur leur compte. Si lors des douleurs, elle devenait peu maniable, ne craignez pas de lui parler avec autorité, même avec brutalité : il n’y a rien de meilleur pour détendre et apaiser les nerfs…

Une alarme montait en Castély.

— Les douleurs ?… Mais elle va donc souffrir ?…

Une impatience parut sur le visage de Dolle ; un sourire un peu dédaigneux passa sur les lèvres de mademoiselle Ouloff.

— Dame, fit-elle, c’est immanquable… Pas durant les premières heures, mais vers minuit, quand la dilatation commencera vraiment…

— Mon Dieu, mon Dieu ! balbutia Robert, démoralisé.

L’irritation de Julien Dolle se fit jour brusquement.

— Mon pauvre vieux, jamais je ne vous aurais cru si lâches que cela, toi et ta femme !… Elle souffrira !… Souffrira-t-elle ? Tu n’as que cela à la bouche !… Évidemment, elle souffrira un peu !… Est-ce qu’elle n’aurait pas autrement souffert pour accoucher !… Que diable, quand on a si peur pour sa peau, on se gare, et l’on ne fait pas d’enfant !…

Très pâle, Robert murmura :

— C’est vrai, après tout, c’est un enfant.

Et pour la première fois, en son esprit, le mot « avortement » se dépouilla du sens théorique, ampoulé, sous lequel il l’avait toujours aperçu.

Plus douce, Sacha expliquait :

— Vous comprenez, la dilatation interne que nous provoquons, cette nuit, dont nous avons besoin pour procéder au curetage, c’est la même qui s’effectuerait naturellement, lors du passage de l’enfant naissant.

Un cri rauque s’échappa de la gorge de Robert.

— Oh ! mon Dieu ! mais alors, ce sera atroce ! Je ne savais pas !… Pourquoi ne m’avez-vous pas dit ?

Julien jeta, colère :

— Tu es ridicule !… Ta femme sera-t-elle particulièrement à plaindre parce que, pendant quelques heures, elle souffrira la moitié moins que pour accoucher ?… Est-ce que toutes les femmes n’accouchent pas, et de nombreuses fois ?… Se jugent-elles martyres pour cela ? Ces arguments en imposèrent au jeune homme. Il dit pourtant, suppliant :

— Est-ce qu’on ne pourrait pas lui épargner ? N’y a-t-il pas un procédé d’anesthésie ?

— Non, répondit Dolle brièvement. Il est nécessaire que ce travail se fasse en laissant la femme dans son état normal… Mais ne t’effraie pas d’avance, je ne suis pas de l’avis de Sacha, et je crois que Suzanne ne ressentira que très peu de douleurs. L’autre jour, j’avais une cliente qui m’a assuré qu’elle craignait beaucoup plus une colique ordinaire, et cependant, chez elle, la dilatation était parfaite.

Robert se rassurait. Néanmoins, une invincible détresse l’étreignait en songeant qu’il allait rester seul auprès de Suzanne, si embarrassé auprès de sa souffrance possible, si ignorant des moyens de conduire, d’atténuer le drame commencé, inévitable désormais.

— Tu t’en vas, Julien ?

Une fébrilité gagnait le docteur. Visiblement, il songeait au rendez-vous d’où dépendait son avenir.

— Oui ! se hâta-t-il de répondre. Je devrais même être parti depuis longtemps. Mais si par impossible tu avais besoin de moi, jusqu’à une heure du matin, tu sais où me trouver… Plus tard, je serai chez moi.

Pris d’une idée soudaine, Robert s’adressa à Sacha :

— Mademoiselle, soyez bonne ! Restez !… Je vais vous dresser un lit dans le salon.

Mademoiselle Ouloff le regarda avec étonnement.

— Je vous assure que vous avez tort de vous inquiéter ainsi… Nulle complication ne peut survenir cette nuit. Puis, hésitant un peu :

— Du reste, je ne vous serais pas utile… Physiquement, madame Castély n’aura besoin d’aucun soin, et moralement, vous seul pouvez agir auprès d’elle… Tout à l’heure, elle m’a écoutée d’abord assez amicalement, et ensuite… elle a eu quelques mots… un peu durs… à mon endroit, qui me font penser que, si par hasard elle a une crise douloureuse à supporter, moi qui en serais la cause matérielle, elle aurait horreur de me voir. Sérieusement, monsieur, je ne puis vous être en ce moment d’aucune utilité, et il ne faut pas me retenir… Demain matin, je serai ici avec le docteur, et vous pouvez compter sur mon dévouement absolu… car c’est Dolle que j’oblige, je l’aime beaucoup et il sait qu’il peut tout me demander.

Robert s’inclina sans insister, et serra tour à tour fortement les mains de son ami et de la Russe.

— À demain.

Il les reconduisit jusqu’à l’escalier et referma la porte sur eux, revenant vers la chambre de Suzanne à pas lents, affecté par le silence soudain de l’appartement, la solitude de ces pièces uniformément éclairées par l’électricité, qu’il n’avait pas le courage d’éteindre, sentant bien que l’oppression que lui causait la lumière, l’obscurité en ferait de l’épouvante.

Devant la porte de la chambre il hésita longuement, pris d’une invincible lâcheté, son imagination débridée entrevoyant mille événements horribles. Durant un instant, les idées les plus extravagantes le traversèrent.

— Si elle est morte, je me tuerai…

Il s’apercevait ouvrant la fenêtre, enjambant le balcon, et sentait un vertige atroce, tel que celui de certains rêves, en même temps qu’il croyait voir les articles du lendemain dans les journaux, le double enterrement, la famille, les amis, les collisions et les grimaces des parents de Suzanne coudoyant les artistes et les journalistes…

Et, soudain, toute cette absurde fantasmagorie s’enfuit, disparut comme dans une trappe, chassée par l’appel réel d’une petite voix faible et plaintive.

— Robert !…

Il se rua vers la porte qu’il lui semblait ne pouvoir franchir tout à l’heure, et traversa vivement la chambre.

Étendue dans son lit, très pâle, très calme, trop calme, Suzanne le regardait d’yeux fixes, dont les prunelles semblaient se déplacer avec difficulté.

Le jeune homme vint s’agenouiller au pied du lit, étreint par une inquiétude sans nom, tant la Suzanne gisant là était peu la Suzanne habituelle.

— Ma chérie ! balbutia-t-il d’une voix étouffée. Tu m’appelais ? Veux-tu quelque chose ?…

Elle tourna lentement les yeux vers lui ; ni sa tête, ni ses deux mains allongées sur le drap n’eurent un mouvement.

— Non, dit-elle.

Sa voix étrange, impersonnelle, acheva de bouleverser Robert.

— Mon Dieu ! Qu’as-tu ? Pourquoi parles-tu ainsi ?… Est-ce que tu souffres ?…

Elle essaya de se soulever un peu, détourna la tête, posa sa joue sur l’oreiller, et prononça plus haut, avec tranquillité :

— Non !

Et, lentement, ses paupières s’abaissèrent, elle s’immobilisa, elle parut endormie — ou morte.

Paralysé, Robert la regardait, partagé entre les doutes les plus atroces et la crainte de tirer la pauvre enfant d’un sommeil qui, peut-être, lui redonnerait la force de subir les épreuves qui l’attendaient…

Pourtant, à la fin, son angoisse devint trop forte. Il se leva, se pencha, écouta, posa ses doigts sur la joue, sur le cou découvert par la chemise de nuit au grand col à volants de nansouck…

Suzanne respirait ; elle était tiède : elle vivait, elle dormait. Alors, soulagé, Robert traîna un fauteuil près du lit avec précaution et s’assit doucement, les yeux attachés sur elle. À cet instant, tout ce qui n’était pas cette frêle créature avait versé pour lui dans un vague chaos… elle, sa souffrance, son martyre… elle, pauvre petite !… Ah ! il l’aimait aujourd’hui d’un amour incommensurable… où une pitié, un remords s’implantaient, grandissaient, venaient submerger les autres sentiments d’amour, d’admiration, de désir qui, naguère, se partageaient son cœur…

— Suzanne ! ma pauvre, ma bien chère Suzanne, prononça-t-il avec une infinie compassion, avec la persuasion que jamais il n’avait aimé pareillement aucun autre être.

Et néanmoins il se passait en lui ce phénomène qu’à cette heure où il croyait son amour pour elle décuplé, fortifié par les sentiments nouveaux qui l’avaient envahi, son amour passionnel venait précisément de sombrer.

Elle dormait, immobile, prostrée, et, dans sa pose, sur son visage, Robert découvrait une autre femme. La puérilité, la tendresse, la gaieté, l’amour, tout avait disparu de ces traits détendus, pâles, à l’expression lasse et désabusée, de ces traits où venaient de s’imprimer pour la première fois les stigmates indélébiles des tortures et des terreurs qui créent la femme, la mère en l’amoureuse et l’amante.

Elle n’était plus, elle ne serait jamais plus la fleur d’amour et de désir, un être presque immatériel que seules jusqu’alors les préoccupations intellectuelles avaient atteint. Elle se transformait avec une rapidité prodigieuse sous l’empreinte de la douleur corporelle. Elle pourrait être plus belle, plus digne d’être aimée ; elle ne serait plus jamais la Suzanne qu’il avait tenue dans ses bras, la Suzanne uniquement adorée durant ces deux années qu’ils avaient passées côte à côte, âme contre âme.. Elle lui échappait, elle s’envolait… en vérité, elle était partie, et celle qui reposait là, muette, grave, vaincue, était une autre créature…

De nombreuses minutes avaient fui, tandis qu’il s’abandonnait à sa rêverie maladive, incohérente, tenant du cauchemar. Engourdi, glacé dans le fauteuil où il était étendu, il lui semblait impossible de se lever, de libérer en même temps son corps d’une immobilité pénible, et son esprit des douloureuses pensées qui l’avaient envahi. Suzanne se soulevant dans son lit avec une légère plainte rompit le charme. Il se leva, se pencha.

— Quoi ?… Qu’as-tu ?…

Cette fois, elle fixa sur lui un regard conscient, et ce fut de sa voix habituelle, seulement un peu plus basse et comme honteuse qu’elle répondit :

— Je souffre…

Il eut l’impression d’une lame aiguë et froide pénétrant dans sa chair à lui.

— Tu souffres ? Ma chère… Où souffres-tu ?

Elle détourna les yeux, gênée.

— Ce n’est rien, fit-elle avec une contrainte.

Il ne la questionna plus. Il s’assit sur le lit, l’entoura de ses bras, embrassa doucement, paternellement le front, les paupières, les tempes de la jeune femme. Sa peau était moite ; elle ne s’abandonnait pas à son étreinte ; il percevait quelque chose comme une onde douloureuse passant à tout moment dans sa chair.

Il la laissa.

— Je te fatigue ?… Je te fais mal ?

— Oui, dit-elle d’une voix éteinte, serrant ses lèvres soudain décolorées.

Il eut un cri de compassion.

— Mais tu souffres horriblement ! Avoue donc, voyons !

Tous deux, malgré leur intimité à cause de leur intimité d’amants avaient une pudeur à parler ouvertement du pénible mystère de l’heure présente. Ils redoutaient de s’avouer des vérités triviales, laides et basses. Obscurément, ils défendaient leur pauvre amour menacé par la vie et par eux-mêmes.

Pourtant, le nouveau sentiment d’affection apitoyée qu’il éprouvait pour elle le poussa à la forcer aux confidences.

— Avoue… plains-toi, je t’en prie, chérie, cela te fera du bien…

L’amante dominait encore en elle. Héroïquement, elle essayait de nier sa souffrance.

— Non, ce n’est rien…

Et elle parvint à rasséréner pendant quelques instants ses traits ravagés. Puis la réflexion lui revint.

— Quelle heure est-il ?… Pourquoi n’es-tu pas couché ? Viens dormir.

Il hésitait, moins encore parce qu’il croyait pouvoir lui être utile en restant habillé que par révolte de devoir s’allonger sur cette couche, auprès de ce corps chéri, en frère, en ami inquiet et précautionneux, au lieu de l’étreindre en toute folle liberté.

Cette chasteté forcée dans l’intimité suprême du lit lui semblait une insulte à leur fougueux, à leur tendre, à leur entier amour de naguère.

Pourtant, revenue à ses préoccupations habituelles, Suzanne demanda :

— As-tu éteint l’électricité ?…

Il avoua son oubli, et courut le réparer.

Quand il rentra, Suzanne s’était retournée dans le lit ; il n’apercevait plus d’elle qu’une ligue à peine onduleuse sous le couvre-pied de satin rose, et la masse de sa chevelure blonde, encore nouée sur sa tête, car elle avait omis de se coiffer pour la nuit.

Robert se déshabilla machinalement et s’étendit, avec la singulière sensation de prendre place dans une couche étrangère, auprès d’un être inconnu et indifférent.

Puis, soudain, il eut un brusque sursaut ; un flot de pitié et de terreur l’inonda… Il avait aperçu soudain le visage torturé de sa compagne, les deux grosses larmes débordant de ses paupières baissées et ruisselant jusqu’au coin crispé de cette petite bouche rentrée, tordue, dont les lèvres décolorées, déjà gercées par la fièvre, se serraient désespérément, retenant le cri de détresse montant de sa gorge…

— Oh ! Suzanne ! s’écria-t-il, déchiré par la torture de cette enfant.

Cette fois, elle fut vaincue ; et, se redressant dans une sorte de convulsion, elle jeta ses bras autour du cou de son mari, en une clameur balbutiée, incohérente, où ses affres et sa souffrance s’exhalaient éperdûment.

— Ah ! Robert, c’est affreux !… Je ne peux plus supporter… Oh ! cela me brûle !… J’aime mieux mourir, cent fois mourir tout de suite !… Oh ! les bourreaux qui ont inventé cela !… Cette femme, et l’autre, ton ami le médecin !.. le misérable !… Robert, je t’en supplie, délivre-moi… je n’en peux plus, je te dis !…

Elle se débattait entre les bras de Robert démoralisé, qui n’osait ni la lâcher ni resserrer une étreinte qui blessait son corps meurtri…

Non seulement la laminaire impitoyable développant son ruban desséché labourait sa chair, distendait cruellement ses tissus intérieurs, non seulement l’intimité de son être était un foyer d’atroce souffrance, mais la douleur montait en ondes rapides le long de tous ses nerfs, gagnait tous ses muscles. C’était comme une plaie sans nom qui, partant d’un point initial, s’agrandissait, s’étendait sans trêve, sans rémission, grimpait dans les reins, descendait dans les jambes, paralysait les cuisses, tordait les jarrets, serrait la poitrine, étreignait le cœur, les poumons, envahissait jusqu’à la tête, posait un affreux cercle de fer à la nuque, aux arcades sourcilières. Ses extrémités glacées lui semblaient mortes, au lieu que le sang battant sous ses oreilles, bourdonnant intensément, l’assourdissait. Égarée, elle entendait sa propre voix au travers d’un vacarme inouï, comme lorsqu’on parle dans un train franchissant un tunnel à toute vitesse.

— Robert ! sauve-moi !… Robert, ait pitié de moi !…

Sa coquetterie, ses réserves, sa pudeur d’amoureuse avaient sombré. Elle ne savait plus, ne voyait plus, n’existait plus, dans cet enfer qui ne laissait même pas son cerveau indemne.

Ses plaintes continuelles, très hautes, s’entrecoupaient de phrases décousues, sans suite, sans rapport avec la minute présente, comme si, dans sa tête en démence, toutes les impressions passées fussent bouleversées, mélangées, et reparussent en une course galopante de cinématographe tronqué, rompu, et interverti.

Jamais Robert n’avait ressenti une pareille impression de terreur, d’impuissance ; sa volonté désorientée était paralysée par l’inconnu de la situation. Il se sentait vaincu auprès de cette femme délirante, qui n’entendait aucune parole, sur laquelle nul raisonnement n’avait de prise ; il se trouvait désemparé comme devant un élément déchaîné.

Et, sa responsabilité l’écrasait. Que faire ?… La présence du docteur ?… Comment l’aller quérir ? Il n’avait personne auprès de lui, et il ne pouvait abandonner Suzanne dans l’état nerveux où elle se trouvait.

Il avait le vertige en songeant que, sans doute, il omettait des soins qui atténueraient la souffrance de Suzanne. Il tremblait en pensant qu’il ne savait pas remédier à l’exaltation qui la possédait, que l’on n’avait point prévue, qui résultait de son tempérament propre, des particularités de sa vie tendue, fébrile, des craintes qu’elle avait ressenties d’avance que cette fièvre allait peut-être amener en elle des ravages irréparables.

Il lui semblait impossible qu’une créature passât par une crise aussi violente sans que des lésions graves se produisissent. Des noms de maladies le hantèrent, vagues et redoutables, sur lesquels trônaient ces syllabes menaçantes : méningite !

Pourtant, une heure, deux heures — il n’aurait su le dire ! — s’étant écoulées, l’agitation de Suzanne s’éteignit graduellement. Elle ne recouvrait, d’ailleurs, point sa nette raison, et sa torture ne paraissait aucunement diminuée. Mais ses forces étaient entièrement épuisées. Elle tombait à une sorte de coma coupé de faibles gémissements inarticulés.

Un peu soulagé d’abord, matériellement, par le silence relatif, par le calme renaissant dans la chambre, Robert ne tarda pas à s’inquiéter de nouveau. Après trop d’excitation, Suzanne devenait trop inerte. Et, sa personnalité demeurait toujours absente.

Il connut alors l’effroi indicible de s’adresser à un être cher, et de voir que ni le son de la voix, ni le sens de ce que l’on dit ne pénètre jusqu’à l’entendement assoupi, aboli, de celui qui est là, dont les yeux ouverts, les mouvements témoignent qu’il n’est ni mort, ni même évanoui… et avec qui l’on ne communique plus, qui n’est ni lui ni un autre, qui n’est plus qu’une sorte de masse à la vie animale, étrange, en dehors de votre pouvoir et qui semble incertaine et vacillante comme un souffle.

Tout à l’heure, il eût donné de son sang pour étouffer la voix volubile de Suzanne emplissant la chambre de ses éclats ; et maintenant, il s’entêtait vainement pour lui arracher quelques paroles. Après la terreur de cette incessante clameur déraisonnante, il subissait celle de l’inertie invincible de ce corps que la mort semblait lentement envahir…

Enfin, il n’y tint plus. Il s’échappa de la chambre, grimpa aux mansardes, réveilla la domestique ahurie, lui commanda de ramener le docteur Dolle et regagna précipitamment son poste, avec la folle appréhension de trouver Suzanne morte, ou debout, reprise de fièvre, courant dans la pièce, peut-être ouvrant la fenêtre pour s’élancer dans le vide…

Il haletait en se ruant auprès du lit, où la jeune femme n’avait pas bougé, son corps se soulevant seulement rythmiquement, sous l’étau des douleurs analogues à celles du début de l’enfantement. Ses yeux clos, cernés de violet, semblaient s’être profondément enfoncés dans l’orbite ; ses narines pincées, ses joues tout-à-coup creusées, son teint livide, aux ombres jaunes lui composaient un masque absolument nouveau et qui dépaysait Robert.

En vérité, la femme qui gisait sur ce lit lui devenait étrangère. Il lui fallait à présent un effort d’imagination pour relier ses sentiments d’effroi et d’amour en faveur de la Suzanne de son souvenir, de la Suzanne d’hier, à cette Suzanne inconnue, qui usurpait l’amoureuse couche conjugale.

L’adorable Suzanne, dont la fragilité était, naguère, une grâce sans pareille, avait cédé la place à un petit être chétif, misérable, piteux… La pose renversée de la tête de la jeune femme faisait saillir sa mâchoire coupante ; ses cheveux relevés laissaient voir deux rides subitement tracées dans la peau fatiguée du front. Sa chemise de nuit, aux boutons arrachés, bâillait ; les clavicules amaigries se dessinaient ; un petit sein, à la pointe enfantine flétrie, déjà coloré de bistre par l’aube de la maternité, paraissait en une triste nudité. Ses mains, allongées sur le drap, avaient de grosses veines bleuâtres et semblaient celles d’une vieille femme cardiaque.

Robert se courba, referma gauchement la chemise, remonta la couverture et se détourna, étouffant d’insurmontables sanglots sous ses mains appuyées violemment sur sa bouche. En ce moment, il eût préféré voir Suzanne morte, en son sauvage désespoir de l’effondrement irrémédiable de leur amour.

Le docteur Dolle parut enfin, amené par la bonne effarée, rhabillé à la hâte, les traits fatigués. Il eut un coup d’œil à Suzanne, procéda à un rapide examen qui la tira à peine de sa prostration ; et, rejetant sur elle les couvertures, du geste indifférent et impudique propre au médecin, il bâilla, ennuyé.

— Eh bien ! mais tout est très normal… Oui un peu de fatigue… c’est la réaction… C’était inévitable.

Une sorte de douche étrange s’abattait sur Robert. En lui aussi s’épandait la réaction de sa souffrance morale, de sa terreur, de ses remords ; il en voulait presque à Suzanne de l’effroi démesuré qu’elle lui avait inspiré. Il avait honte vis-à-vis de son ami de sa pusillanimité.

Il s’excusa :

— Je te demande pardon de t’avoir dérangé… Mais la nuit a été si atroce… Je ne savais que faire…

Dolle le prit par le bras, l’emmenant dans la pièce à côté le cabinet de travail de Robert, où il savait trouver un large divan.

— Cela ne fait rien… Seulement, je te demanderai de me laisser dormir deux ou trois heures, sans quoi, lorsque Sacha viendra, je serais absolument incapable de procéder à l’opération… Je suis solide, mais, pourtant, il y a des bornes…

Robert s’inquiétait : Il faut que je reste auprès de Suzanne.

Dolle répondit tranquillement :

— Mais elle n’a besoin de rien… Elle sera beaucoup plus calme si elle ne te sent pas là…

D’un geste satisfait, il s’étendit sur le divan et bourra des coussins sous ses épaules.

— Là !… On est délicieusement.

Et les paupières déjà closes, il ajouta : Tu sais… cela marche, mon affaire… Ce sera peut-être long, mais je crois que cela aboutira… Épatant, l’Américain !… Et il est enchanté de moi…

Robert ne répondant pas, il se tut et ne tarda pas à s’anéantir en un de ces sommeils léthargiques que seuls connaissent ceux qui, encore en bonne santé, se surmènent à la fois par le corps et par l’intelligence.

À pas lents, Robert revint dans la chambre de Suzanne.

Elle était toujours inconsciente, gémissant plaintivement. Mais l’affirmation du docteur qu’elle ne courait aucun danger l’avait dépouillée de sa dernière auréole. Un détachement bien masculin envahissait invinciblement Robert pour ce corps féminin que torturaient des épreuves que sa chair à lui ne pouvait vraiment concevoir.

Il passa dans le cabinet de toilette et fit de longues et minutieuses ablutions qui le rafraîchirent, le reposèrent, lui redonnèrent une lucidité.

Rentré dans la chambre, l’air tiède et fade l’écœura ; il gagna le salon et ouvrit une fenêtre.

Le jour se levait, épandant une clarté blanche, puis couleur de rose-thé dans le ciel uni, sans nuages, où, çà et là, persistaient les petits points de feu des étoiles dans le velours pâle de la voûte sans fin. Tous les entours, les toits, l’étendue tassée des maisons demeuraient en une brume grise, trouble… Un souffle frais courait, apportant du lointain une senteur de terre mouillée et de verdure neuve. Sûrement il avait dû pleuvoir sur les plaines de la Beauce d’où provenait le vent, et dans lesquelles le blé grandissait, encore clairsemé et tout tendre.

Pendant le reste de la nuit, il alla et vint de cette fenêtre radieuse à la chambre close où se plaignait Suzanne.

Le jour s’affirma ; tout se précisa ; des rayées roses s’élancèrent dans le ciel, les cheminées, le profil des toits s’accentuèrent. Un air plus vif courut.

Glacé et frissonnant, Robert referma définitivement la croisée et revint au chevet de la jeune femme. Cette fois, le docteur l’y avait devancé. Penché sur Suzanne, il l’auscultait avec attention, l’air un peu soucieux.

— Robert l’interrogea : — Eh bien ?

Julien ne répondit pas tout de suite. Enfin, il se décida :

— Cela ne va pas mal… Elle est un peu plus abattue que je n’aurais souhaité… Pourtant, rien n’indique de façon absolue de retarder l’opération… Il est urgent de profiter du travail accompli cette nuit… sans quoi, tu comprends, tout serait à recommencer.

Une gêne singulière entravant ses mâchoires, Robert prononça avec difficulté :

— Il n’y a pas de danger ? Tu me l’affirmes ?

— Non, aucun ! répondit le chirurgien avec fermeté.

Brusquement, Robert eut conscience qu’en cette minute sa volonté seule décidait peut-être de la vie ou de la mort de cette enfant anéantie, livrée à eux — ou du moins de l’avenir de toute son existence.

Son esprit faiblit et chancela. Il eût voulu tout rompre, tout arrêter. Un grand cri montait à ses lèvres : « Va-t’en !… laisse-la !… laisse-la vivre selon la nature… tout ceci est un crime inutile ; même détruite, la maternité est, et l’amour s’est enfui ; nous avons voulu esquiver ses souffrances, ses soucis, et nous en avons assumé d’autres ! »

Pourtant, il ne dit rien, retenu, bridé par on ne sait quelle mauvaise honte, par un retour d’égoïsme, une lâcheté à lutter contre le chirurgien… avec, aussi, la sensation qu’il était trop tard…

Il courba la tête, soumis : et, néanmoins ne se résolvant pas à prononcer les paroles définitives.

La sonnerie impérieuse de la porte d’entrée fit cesser ses hésitations. C’était Sacha Ouloff. Sa venue tranchait la question.

Introduite dans la pièce, elle serra silencieusement la main des deux hommes, en examinant avec attention le visage altéré de Robert.

— Ça n’a pas été tout seul ? dit-elle enfin brièvement.

Robert fit un geste vague.

— Venez la voir.

En entrant dans la chambre, Sacha eut une exclamation.

— Ah ! de l’air, de la lumière !

Et, prestement, elle tira les rideaux, ouvrit les persiennes, laissant un instant les croisées ouvertes pendant qu’elle faisait disparaître l’électricité.

Suzanne s’était relevée sur son lit ; ses yeux voyageaient sans but, les prunelles vitreuses, dépourvues de regard. Sa plainte montait plus haut.

— Allons, il faut se réveiller ! s’écria Sacha.

Et passant son bras sous l’aisselle de la jeune femme, elle la souleva complètement et l’assit dans le lit.

Une clameur, des paroles précises jaillirent de la bouche de Suzanne :

— Ah ! je souffre !…

Sacha l’encouragea.

— Ça va bientôt finir… Le plus rude est terminé pour vous… C’est à nous de peiner.

Et s’adressant à Robert :

— Tenez, soutenez-la jusqu’à ce que nous soyons prêts… il ne faut plus qu’elle s’allonge.

Tremblant, Robert reçut le frêle fardeau, s’excitant à parler abondamment, bien qu’il fût douteux que Suzanne le comprit. C’était pour lui-même plutôt que pour elle qu’il remplissait ainsi le silence de la pièce.

Cinq minutes, qui lui semblèrent des siècles suffirent au docteur et à l’interne pour transformer la salle à manger en une salle d’opération : les chaises portées dans les pièces voisines, la table dégarnie de son tapis, des cuvettes, des linges, des instruments disposés sur l’étagère et sur le buffet.

Ils revinrent prendre Suzanne.

— Couvrez-lui le visage d’un mouchoir, recommanda Sacha à Robert, tandis qu’ils enlevaient le petit corps tout contracté.

Suzanne ne devait garder par la suite qu’une notion absolument confuse de ces instants, de la sensation désagréable d’abord du chloroforme, puis de la détente bienfaisante qui suivit, de la chute heureuse dans l’anéantissement qui lui dérobait toute la souffrance, toute l’horreur de l’opération.

Celle-ci, Robert, partagé entre une curiosité maladive et une nausée nerveuse, la suivait en tous ses détails vulgaires et tragiques, obéissant automatiquement aux ordres de Julien qui ne pouvait réclamer l’aide de Sacha, toute à la besogne de maintenir, trois quarts d’heure durant, l’opérée sous l’influence constante du chloroforme, sans que la perpétuelle menace de mort, se précisât, s’abattit, foudroyante…

IV

Aux Folies-Parisiennes, l’on répétait depuis dix jours les deux pièces d’ouverture. C’était dans le vieux théâtre délabré une activité et un désordre inouïs.

Lombez émettait volontiers cette opinion que rien ne s’accomplit mieux qu’en abordant tout simultanément, et que l’ordre le plus parfait naît volontiers du chaos.

Il était encore convaincu que l’on n’obtient de la célérité de la part des entrepreneurs, des ouvriers, des artistes, qu’en les mettant en contact et en opposition. Se gênant, se dévorant, ils ont plus de hâte de se débarrasser les uns des autres.

Par suite de ces principes, lorsque, vers deux heures, Robert Castély arriva au théâtre pour la répétition, qui durait tout l’après-midi, il se buta dans le corridor d’entrée à un amoncellement de madriers qui bouchait complètement le passage.

Il interpella la concierge, une jeune blonde dépeignée qui allaitait un petit enfant gourmeux dans une loge minuscule, bourrée de meubles et dans laquelle on avait encore remisé deux tonneaux vides.

— Eh ! madame Jacques, par où passe-t-on, aujourd’hui ?

Elle eut un geste vague.

— Je ne sais pas… Ils ont dit qu’on allait enlever cela tout à l’heure.

Une brusque colère rougit le front et les joues du jeune auteur.

— Non, mais, vous en avez de bonnes !… Alors, vous croyez que je vais rester là à attendre ?… Et ma répétition !… Je suis déjà en retard !…

La concierge objecta doucement :

— Mais, monsieur Castély, ce n’est pas ma faute… Si vous croyez que je ne me fais pas de mauvais sang avec tous ces particuliers ! Tenez, essayez donc de passer par l’entrée du public, je crois bien que c’est terminé, par là.

Sans un merci, encore tout agité d’impatience, Robert fila dans la rue, et dix mètres plus loin, parvint à la grande porte du théâtre. Il se faufila entre les échafaudages, car l’on réparait la marquise, qui, examen fait, menaçait de choir. Dans le vestibule, encombré de plâtras, il se trouva face à face avec le vide de l’escalier.

— À part les marches, il a tout ce qu’il lui faut ! jeta la voix gaie et familière de Guy de Vriane.

Robert se retourna, rasséréné, et pressa la main du jeune homme.

— Quelle sale boîte et quel gâchis !… Jamais l’on n’ouvrira dans huit jours !

— Mais si, affirma le secrétaire général avec tranquillité. Oh ! Lombez est étonnant ! Il obtient tout ce que qu’il veut.

— En attendant, comment parvient-on là-haut ?

Guy alla chercher une échelle dissimulée dans un coin sombre.

— Voilà !… Avec cela, on atteint facilement l’entresol… Au-dessus l’on n’a pas touché à l’escalier.

L’ascension faite, les deux jeunes gens se trouvèrent dans la nuit, mal dissipée par de rares lumignons, de corridors étroits bondés de vieux meubles de scène, de décors disloqués, de débris de toute sorte. Et, de partout, tombait une fine poussière grise ; de partout surgissait le bruit assourdissant des marteaux, des rabots, des pioches. Incessamment, c’étaient des chocs, des éboulis, des glissements, des craquements ; partout où l’on posait le pied le sol tremblait.

— Jamais cette vieille baraque ne résistera à des assauts pareils ! s’écria Robert.

Sans répondre, Vriane le poussa vivement.

— Dépêche-toi donc ! Nous allons tomber sur les auteurs !… Il ne faut pas que l’on me voie !

Ils laissèrent à gauche une petite pièce dans laquelle stationnaient une vingtaine de messieurs imberbes ou bar- bus, extraordinairement jeunes ou très flétris, et cinq ou six dames de mines diverses auteurs injoués et injouables qui, dès l’annonce de la réouverture des Folies-Parisiennes, avaient envahi l’antichambre directoriale, les poches bondées de manuscrits, s’entêtant à solliciter une entrevue à laquelle se dérobait invariablement Lombez.

Guy et Robert grimpèrent un petit escalier en échelle, longèrent presque à quatre pattes un corridor situé sous la scène, dont on apercevait le plancher éventré que des charpentiers réparaient, en un tintamarre fou.

Très haut, perchés sur des échelles, pendus comme des singes à des échafaudages, des électriciens en bourgeron bleu ajusté sur leur taille mince posaient l’écheveau de leurs fils dont le ruban indéfini traînait partout — piège pour les jambes des passants.

Ensuite, ils parvinrent à une pièce assez spacieuse, où riaient et causaient haut une quinzaine de faces pâles et grimaçantes ainsi que de femmes aux coiffures et aux vêtements extraordinaires — cabots faméliques en quête d’engagements.

— Attention ! murmura Guy de Vriane.

Et, enfonçant son chapeau sur ses yeux, il traversa précipitamment la chambre, bousculant tous et toutes sur son passage, afin de parvenir à la porte de son cabinet sans être arrêté.

Mais il avait été reconnu. Une clameur suppliante et impérieuse s’éleva ; un remous tassa les assistants sur ses talons. Pendant qu’il ouvrait en hâte la porte avec son passe-partout, des mains agrippèrent ses vêtements.

— Monsieur de Vriane, recevez-moi. J’attends depuis deux heures ! assurait une ingénue.

— Mon petit Guy, tu n’es qu’une rosse si tu ne me fais pas entrer ! déclara une jolie rousse grasse, chapeautée de vert.

— Mon cher Vriane !…

— Mon bon ami !…

— Monsieur le secrétaire général !…

Guy secoua toutes ces étreintes et poussa Robert dans son cabinet.

— Oui, oui, tout à l’heure.

Et, la porte refermée à clef sur les protestations bruyantes de cette multitude déçue, il ronchonna :

— C’est idiot à Lombez de me coller dans cette pièce où il n’y a qu’une issue pour y arriver du dehors !…

Très petit, le cabinet, vivement éclairé par trois papillons de gaz, avait ses murs de plâtre à moitié dissimulés sous de grandes affiches aux couleurs voyantes. Un gros chat blanc et noir occupait l’unique chaise. Assise sur un coin de la table couverte de papiers en désordre, Madeleine Jaubert causait avec Joseph-Pol La Boustière, debout devant elle, la couvant d’yeux attendris.

Par la porte ouverte donnant sur une autre salle, un bruit de déclamation monotone venait. L’on répétait les deux pièces un peu partout dans le théâtre, la scène n’étant pas encore complètement aménagée.

Robert eut un sursaut de colère.

— Comment, vous êtes ici, Mady !… Alors, on ne travaille pas aujourd’hui ?…

Il affectait de ne pas apercevoir La Boustière, qui saluait avec embarras : l’auteur parisien l’intimidait extrêmement.

Mady sourit, tendant la main.

— Eh bien, quoi ! l’on vous attendait pour l’ensemble… D’ailleurs, les autres piochent leurs scènes… La caresse de sa voix et de son regard agit instantanément sur Robert. Ses yeux répondirent affectueusement à la jeune femme ; et, se tournant, il serra la main de La Boustière.

— Ça va bien ?

Du reste, sans attendre la réponse de son confrère, il poussa Madeleine :

— Allons, dépêchons.

La Boustière osa objecter :

Mademoiselle Jaubert, vous m’aviez promis de reprendre la grande scène avec Jésus :

Robert protesta :

— Du, tout !… Voici une heure que vous auriez pu employer !… Si vous l’avez gâchée, tant pis pour vous !… Maintenant ma pièce seule doit passer !

La Boustière dit piteusement :

— Mademoiselle était prête, mais Jésus reste chez le directeur, qui le retient je ne sais pourquoi…

— Je m’en fiche un peu ! cria Robert, énervé. Allons ! Mady, en voilà assez, venez !…

Gentille, l’actrice sourit à La Boustière.

— Ne vous chagrinez pas… Jacques de Caula est libre ce soir, si vous voulez, nous répéterons à huit heures, chez moi… Nous ferons une bonne séance…

Sa main sur le bras de la jeune femme, Robert répéta avec sécheresse :

— Venez, Mady !…

Dans le corridor, tandis que Vriane, avec un regard furtif de leur côté retenait La Boustière sous un prétexte, Robert s’empara des mains de Mady, et les yeux dans ses yeux, son visage tout près de celui de la jeune femme, il jeta d’une voix basse, agressive et jalouse :

— Décidément, c’est votre amant ?

Elle se dégagea, souriant avec une gêne.

— Comme vous êtes drôle, Castély !… Bien sûr que non !…

Il continua avec dépit :

— Je me demande pourquoi vous vous donnez la peine de mentir avec moi, qui ne suis qu’un ami et qui ne serai jamais que cela pour vous !…

— Aussi, je ne mens pas…

Tous deux étaient pâles. En leur unique et absorbante préoccupation d’eux-mêmes, ils n’accordaient aucune attention aux perpétuelles allées et venues du personnel, des ouvriers, des maçons, des électriciens, des charpentiers qui passaient contre eux, chariant des sacs, des planches, emportant des décombres.

— Excusez ! excusez !…

Ils se rangeaient, aveugles et sourds pour ce qui les entourait, sans détacher leurs regards rivés qui essayaient avidement de lire dans l’âme de l’autre.

Robert insistait, presque grossier ; elle se défendait sans songer à s’offenser.

La voix furibonde de Lombez les rappela aux nécessités de l’heure présente.

— Non, mais, Mady, tu es là et tu ne montes pas !… Caula s’en allait !…

La jeune femme s’élança dans l’escalier.

— C’est M. La Boustière qui m’a retenue !

En haut, le camarade de Madeleine attendait, examinant avec froideur la visible émotion de l’auteur et de son interprète.

— Les imbéciles ! pensait-il, en leur appliquant un terme analogue, mais infiniment plus énergique.

De bonne famille gasconne, d’une noble origine portugaise, pourvu du diplôme de docteur en médecine, Jacques, au lieu d’exercer, s’était tout à coup fait comédien, conquérant d’emblée l’une des premières places parmi les acteurs en vedette du jour. Il gagnait gros, particulièrement parce que ce n’était pas un cabot proprement dit et qu’il avait la réputation de « faire de l’art pour l’art ».

C’était pour soutenir cette réputation qu’il acceptait volontiers de temps à autre — contre de fort cachets — de jouer « en représentations », dans quelque théâtre à côté, des pièces d’amateurs ou de jeunes. Dans ces œuvres, souvent inégales, incomplètes, mais qui offraient de beaux passages, des thèses curieuses, des élans juvéniles, le comédien trouvait l’occasion de déployer toutes ses qualités.

Il pouvait montrer un brio, une originalité, parfois même une excentricité dans le jeu qui lui étaient interdits sur la scène quasi-classique où venaient l’admirer les bourgeois de Paris et la foule des provinciaux.

D’une vanité raisonnée, très calculateur, le docteur-comédien jouissait des succès qu’il remportait devant un public d’artistes, de mondains dans le train, de snobs à ménager, et savait que rien ne valait la réclame gratuite que ceux-ci lui faisaient. De plus, il cherchait dans ces coulisses de hasard la géniale comédienne en herbe sur laquelle il jetterait le grappin avec l’offre du lien légitime. Il avait l’intention, dès qu’il aurait découvert la compagne rêvée, de fonder un théâtre où tous deux attireraient la foule. C’était la seconde fois qu’il jouait avec Madeleine Jaubert, et si le succès qu’elle remportait dans la pièce de Castély répondait à son attente, il était décidé à brusquer les choses : ce serait l’élue.

C’est pourquoi, clairvoyant, mais indulgent pour la liaison ébauchée entre la jeune femme et Joseph-Pol La Boustière, qui ne pouvait avoir aucun inconvénient, Jacques de Caula ne voyait pas sans ennui le trouble naissant du contact incessant de Mady et de Robert Castély.

Nous répétons ? fit-il brièvement.

Elle enlevait ses gants et son chapeau.

Mais oui.

Lombez protesta. — Pas ici, mes enfants !… J’attends le costumier… l’on va essayer les apôtres et les vierges !… Allez au foyer, il est complètement terminé… Ne vous frottez pas aux murs, vous serez bien gentils, la peinture est fraîche et vous risqueriez de tout gâter…

Jacques de Caula fit un mouvement de mauvaise humeur.

— C’est insipide !… Avec votre sale peinture, voilà deux jaquettes et un pardessus que je perds !… Vous me les paierez, vous savez, Lombez !…

— Eh, sans doute, sans doute, mon cher ! avec les bénéfices de la centième ! clama le directeur plein d’entrain.

Après le dédale des corridors obscurs, étouffants et encombrés, les deux comédiens et l’auteur eurent un soulagement à se trouver dans la longue galerie libre du foyer, que six grandes fenêtres éclairaient largement. Cela sentait bien un peu la térébenthine et le vernis, mais l’on n’y regardait pas de si près.

— Nous serons merveilleusement bien ! s’écria Mady, enchantée.

Cinq hommes et trois femmes tassés sur deux banquettes se levèrent avec empressement. C’étaient les comédiens jouant dans la pièce de Castély.

On va faire de la bonne besogne aujourd’hui ! déclara la petite Yvette Lamy, toute mignonne sous son toquet de roses pompon et de plumes de pigeon blanc.

Le régisseur, un petit homme blond, le visage maculé de taches de rousseur, la tête de côté, comme tordue par un torticolis perpétuel, aux yeux bleus ingénus et attentifs, achevait de « planter le décor » en posant, çà et là, de vieilles chaises dépaillées ou d’imposants trônes de carton doré qui figuraient, celui-ci une cheminée, cet autre une table, marquaient l’emplacement d’une fenêtre ou d’une porte.

Derrière lui, trottant menu, répétant tous ses mouvements, suivait un singulier bonhomme au front déprimé d’idiot, aux cheveux entièrement blancs, au nez de perroquet occupant tout le visage ratatiné. Personne ne faisait attention à lui ; il ne disait mot et ne parlait point.

Dites donc, Adolphe, peut-on commencer ? demanda impérieusement Jacques de Caula.

Le régisseur descendit vivement vers le célèbre comédien, en enlevant sa calotte graisseuse, geste immédiatement imité par l’homme au nez de perroquet qui marchait sur ses talons.

— À vos ordres, monsieur, tout est prêt.

Caula considéra l’idiot d’un air crispé.

— Celui-ci, ôtez-le de là, hein ?… Quand je le vois, j’ai la mémoire coupée !

Le régisseur courba immédiatement la tête.

— Bien, monsieur.

Et, prenant la main de l’idiot, il l’entraîna avec une affectueuse douceur :

— Viens, que je t’attache en bas, mon pauvre vieux !…

Intéressé, Robert demanda :

— En somme, qu’est-il au régisseur, ce monstre ?… Son père, son grand-père ?

Yvette Lamy éclata de rire :

— Pas du tout !… Bien qu’il ait des cheveux blancs, Coco est le fils d’Adolphe !… Et tous deux s’adorent !… Si le pauvre bonhomme n’avait pas ce fardeau, il au- rait sa situation faite, car c’est un homme surprenant… Si nous ouvrons de lundi en huit, comme c’est annoncé, ce sera bien grâce à lui…

Adolphe revenait.

— Mesdames et messieurs, on commence !

Soudain repris de l’émotion anxieuse qui le possédait à chaque audition de sa pièce, Robert attrapa un siège et s’isola, n’ayant plus d’yeux, plus d’oreilles que pour ce qui se passait sur cette soi-disant scène.

Pièce plus psychologique que vraiment dramatique, avec de graves défauts et quelques qualités de premier ordre, son œuvre montrait deux êtres éminemment modernes, deux mondains blasés, usés intellectuellement, avant même que d’avoir vécu, et qui néanmoins conservaient en eux, non pas des sentiments tendres et frais, mais la conscience nette de la possibilité de ces sentiments dans le cœur humain et le regret lancinant de les imaginer sans pouvoir les éprouver.

Madeleine est mariée à un homme qui l’aime profondément, qui a pour elle tous les dévouements, toutes les délicatesses qui souffre cruellement de sa froideur. Jean, va se marier à une jeune fille, un cœur exquis, subjugué par lui, qui l’adore ainsi qu’un dieu.

Et Madeleine et Jean sont attirés l’un vers l’autre, tout en sachant leur incapacité d’aimer, en déplorant amèrement que cette ombre de passion ne puisse jamais atteindre la simple grandeur de ceux qu’ils font souffrir, un peu par indifférence, un peu par curiosité, beaucoup par rancune de ne pouvoir les égaler.

Toute la valeur dramatique de la pièce reposait sur deux scènes supérieurement construites ; l’une qui tenait le deuxième acte presque en entier, entre Madeleine et Jean, où s’indiquait, montait, s’exaltait leur désir exaspéré d’aimer, leur élan l’un vers l’autre et leur suprême décevance devant leur impuissance morale invincible.

L’autre scène se passait entre Jean et sa fiancée. Jacques de Caula y déployait une maîtrise inouïe en son rôle difficile d’homme las et pourtant apitoyé au près de l’amour passionné et chaste d’une jeune fille.

Ces deux scènes, Robert Castély les voulait parfaites. Il les écoutait tremblant, une sueur perlant aux tempes, chaque jour repris par la même angoisse. Les modifications qu’il apportait au cours des répétitions le torturaient ; au lieu que dans le reste des trois actes il sabrait, hachait délibérément.

Il avait failli dix fois battre Yvette Lamy, parce que la comédienne interprétait tout de travers son rôle de jeune fiancée. Heureusement souple et obéissante, la mémoire excellente, elle finissait par répéter son rôle comme un phonographe, d’après chacune des intentions et des intonations soufflées par l’auteur, et aussi quelquefois par Adolphe, le régisseur, qui avait souvent de judicieuses, d’étonnantes remarques.

Deux heures se passèrent à répéter l’ensemble de la pièce qui demandait le concours de tous les acteurs : l’on sautait le grand dialogue entre Mady et de Caula, qui préféraient le répéter seul à seul avec l’auteur. L’on dit une fois seulement la scène de Caula et d’Yvette, la petite actrice implorant qu’on lui permit de partir de bonne heure, afin de se rendre à un rendez-vous urgent.

Et comédiens et comédiennes, enfin libérés, filèrent joyeusement en bavardant et en s’interpellant très haut, dès qu’ils ne furent plus en présence du grand comédien qui les intimidait par sa mine froide et dédaigneuse.

Le jour tombait, un crépuscule gris pénétrait dans la galerie aux murs blancs ramagés de saumon ; le bruit des travaux ne parvenait que très assourdi : une paix presque solennelle entourait la grande scène qui allait se dérouler. Mady et Jacques se recueillaient comme deux champions prêts à commencer la course.

Le jour proche où ils paraîtraient devant le public fouettait leur élan d’artistes qu’enivraient des rôles complexes, curieux, où leur tempérament et leur talent se développaient de façon éclatante. Sans pouvoir prédire si la pièce entière serait un succès, ils escomptaient le certain et brillant triomphe qu’ils remporteraient avec le deuxième acte.

La voix grêle d’Adolphe donna la réplique et la scène débuta…

Muet, captivé, ébloui, Robert écoutait…

Jamais encore les deux artistes ne s’étaient livrés à ce point. L’ère des tatonnements était passée. Ayant vaincu les difficultés matérielles, sûrs d’eux, entrés jusqu’au fond de leur personnage, ils offraient cette merveilleuse illusion de la vie supposée, de l’être fictif, et qui pour- tant existe réel, tangible… pour ainsi dire implanté, greffé en leur propre personnalité… Leurs yeux avaient de vraies larmes, leurs mains de sincères tremblements ; ils agissaient, ils aimaient, ils souffraient, ils étaient.

Lorsqu’ils se turent, haletants, pâles, épuisés par l’effort inouï que leur art dissimulait entièrement, Robert encore plus bouleversé qu’eux-mêmes, demeura inerte en face d’eux, sans un mot.

Surprise, Mady se tourna vers lui, quêtant un éloge. Elle avait conscience de la beauté qu’elle avait réalisé ce jour-là.

Jacques de Caula essuya son front d’un petit mouchoir de batiste, passa un étui de pommade sur ses lèvres desséchées, et un peu énervé, atteignit du tabac, du papier, et roula une cigarette — machinalement, car il ne fumerait pas au théâtre.

— Eh bien ? fit-il enfin d’un ton sec et mécontent. Mais Mady, qui s’était approché de Robert, eut une exclamation, émue et profondément remuée par l’immense tribut d’admiration que le mutisme de l’auteur leur apportait.

En silence, il pleurait.

— Oh ! mon ami !

Et emportée par un élan irrésistible, d’un geste spontané, comme oubliant la présence de Caula, elle posa ses mains sur les épaules du jeune homme, se courba, et ses lèvres appuyèrent un baiser sur son front.

Le comédien les regardait sans colère ; son amour-propre d’artiste était assez flatté pour noyer sa contrariété du mouvement inattendu de Mady.

— Oui, je crois que nous enlèverons le public, avec une scène comme celle-là, déclara-t-il.

Castély s’était remis. Il se leva avec vivacité et vint secouer la main de Caula.

— Vous êtes parfait !… Vous m’avez tous deux donné une sensation inoubliable, indicible !

— Mady m’est encore supérieure, constata Jacques. Elle a moins d’acquis que moi, mais ceci disparaît en ce rôle qu’elle pénètre merveilleusement et rend en toute simplicité.

Assise, sentant à présent son écrasante lassitude, Madeleine hocha la tête.

— C’est si adorable, si vrai…

La voix d’Adolphe rompit leur causerie, détruisit le charme de l’un de ces rares moments où auteur et interprètes se sentent unis comme par un mystérieux lien de chair

— Si ces messieurs et dame veulent bien profiter de ce que la sortie est libre… tout à l’heure, les ouvriers vont encore l’encombrer…

Les hommes passèrent leurs pardessus à la hâte. Mady épingla son chapeau au hasard sur ses cheveux, et ils dégringolèrent l’escalier en effet à peu près dégagé.

Dans la loge, le concierge geignait :

— Ces tonneaux !… Quand me débarrassera-t-on de ces tonneaux !…

Dehors, Caula alluma sa cigarette, salua et fila vers l’avenue de l’Opéra.

— À demain.

Robert héla un fiacre.

— Je vous mets chez vous, Mady.

Aussitôt assis, leurs mains se prirent, d’un geste affectueux, si spontané, si inconscient, que ni l’un ni l’autre ne chercha à l’expliquer.

Ils causaient de l’avenir, des pièces que Robert écrirait, que Mady jouerait, des grands théâtres que tous deux aborderaient ensemble, comme des fiancés parlent entre eux des années futures, liées et communes.

Quelque chose d’enfantin, de touchant s’était épandu en eux. Ce n’étaient plus l’écrivain et la comédienne déjà déflorés, fanés, brisés par la vie parisienne, mais un homme et une femme jeunes, obscurément poussés vers les tendres étreintes, vers l’éternelle illusion des faits et des êtres…

Cette fois, il la suivit chez elle sans qu’elle protestât, sans qu’elle eût l’idée qu’il pût en être autrement.

La solitude discrète et tiède du petit appartement, où régnait l’odeur de la femme, qui seule, l’habitait, les enchanta.

On est adorablement bien chez vous, dit Castély, qui allait et venait de la chambre au cabinet de toilette et au salon, sans gêne pour tous deux, en une liberté d’allures qui leur semblait naturelle.

Pour la première fois, Madeleine parla de son père, de son enfance à Robert. Elle lui montra une foule de ces vieux portraits d’un ridicule touchant, de ces petits souvenirs insignifiants ou saugrenus qui, indifférents d’abord, gardés le plus souvent par hasard, à mesure que les années s’écoulent, deviennent précieux aux âmes les moins sentimentales épaves du passé, parcelles d’un « soi » qui s’émiette implacablement.

Dans la griserie délicieuse, délicatement amoureuse où ils se laissaient glisser, il n’y avait aucun élan sensuel précis, aucun brutal désir. Il semblait que la suprême émotion artistique de tout à l’heure eût satisfait, en sa tension et son effort physique et psychique, tout le côté matériel de leur être, eût épuisé leurs forces corporelles, alangui leur individualité de muscles et de chair au point que seule demeurait active et libre leur intellectualité. Ils s’aimaient avec la chasteté naturelle et facile de réels amants durant les heures qui suivent une étreinte fougueuse.

Et les minutes passaient sans qu’ils en eussent conscience, en ces deux petites pièces closes dont le charme, intime enveloppait leur tête-à-tête. Ou plutôt, ils savaient bien au fond d’eux-mêmes que l’heure s’avançait, mais ils ne voulaient point s’en enquérir, redoutant comme un malheur insupportable la nécessité de se séparer.

Pourtant, la précise fuite des heures leur échappait ; ils se doutaient simplement qu’un long temps s’était écoulé.

Plusieurs coups frappés à la porte d’entrée les firent sursauter-tressaillir comme des coupables — les arrachèrent violemment au rêve puéril, exquis et doux dans lequel ils vivaient.

— Qu’est-ce que c’est ? fit Robert.

— Je ne sais pas, murmura Mady.

Ensuite, tous deux, au même instant, eurent un rappel brusque, un pareil mouvement pour chercher une montre.

— Huit heures vingt ! s’exclama Robert.

Une rougeur de contrariété envahit les joues mates de Madeleine.

— Ce sont eux ! murmura-t-elle.

N’avait-elle pas donné rendez-vous à Joseph-Pol de La Boustière et à Jacques de Caula ?…

On frappait plus fortement.

Elle se décida.

— J’y vais !…

En même temps Robert s’écriait :

— Ne répondez pas !… Je ne veux pas qu’on me trouve ici !… Songez donc, Mady !

Mais elle avait déjà ouvert la porte. Seul, La Boustière se trouvait derrière.

Il entra, empressé, joyeux, de son allure gauche et lourde de bon éléphant.

— Si vous saviez comme je suis heureux de voir votre chez-vous !…

Il n’apercevait ni la gêne de la jeune fille, ni le coloris inusité de son visage.

Ce lui fut une stupeur de trouver Robert Castély debout, au milieu du salon.

— Ah ! ah ! balbutia-t-il, interdit.

Et ce fut lui qui perdit contenance.

Deux nouveaux coups secs frappés à la porte permirent à Mady de s’enfuir.

— Ah ! voilà Jacques !…

Robert avait commencé :

— Je suis venu…

Puis, il se tut, incapable de trouver une explication de sa présence qui ne fût pas saugrenue.

La Boustière s’était laissé tomber sur un siège.

— Oui, oui, je comprends, murmura-t-il, accablé, un pli profondément creusé au front.

Alors, Robert fit un geste d’impatience et renonça à toute apologie.

— Après tout, je m’en fiche ! pensa-t-il, envahi par une lourde sensation d’ennui qui englobait jusqu’à Mady.

Avec une amertume, avec une sorte de nausée, il se demandait ce qu’il faisait dans cette chambre, chez cette femme, auprès d’un homme qui était ou serait l’amant de cette fille, qui la considérait déjà comme chose promise, achetée — et qu’il n’était même pas intéressant de tromper, car c’était aisé de voir qu’il avait l’immense lâcheté de ceux qui aiment vraiment.

D’ailleurs, Robert se souciait-il lui-même de devenir l’amant de Mady ?… Il n’en savait absolument rien. Tout à l’heure, seul avec elle, il avait la perception intellectuelle et physique de ne faire qu’un avec elle, d’être en communion inouïe — peut-être jamais encore rencontrée avec aucune autre femme. Et voici que cette impression s’était subitement évanouie… effacée au point de ne laisser aucune trace en lui, sinon une lassitude écrasante.

Il s’aperçut qu’il mourait de faim. Et il pensa aussi à l’inquiétude et à la tristesse de Suzanne, qui l’attendait au logis.

Il était résolu à partir immédiatement, lorsque la vue de Madeleine et de Jacques de Caula rentrant ensemble bouleversa soudain son vouloir.

Pourquoi, à de certaines heures, un geste, une attitude, un rire, le son de la voix, une parole insignifiante, en ceux qui vous intéressent, vous rend-il compréhensifs, clairs, tout une série de faits, de conceptions dont jamais auparavant le soupçon ne vous avait effleuré ? Pourquoi subitement sait-on une chose, des choses qui n’ont été ni déclarées, ni avouées, que rien, en somme, ne vous révèle ?…

À présent, la conviction s’imposait impérieusement à Robert, que Caula voulait Mady, qu’elle serait sienne un jour, de corps et d’âme ; et, un flot de jalousie âpre, furieuse, l’envahissait. Il haït l’homme, désira follement la femme.

Alors qu’il demeurait inerte, sans ressentiment, avec seulement un vague dégoût devant La Boustière, la rivalité élégante et presque insolente du docteur-comédien l’exaspérait suprêmement.

Il fit quelques pas vers Jacques et lui tendit la main, d’un geste de défi.

— Bonsoir !…

L’autre le regardait avec curiosité.

— Tiens, vous êtes là ?…

Bravement, Mady déclara :

— Nous ne nous sommes pas quittés, et nous avons si bien bavardé que nous avons oublié de dîner !

Muet, une souffrance, un déchirement visibles sur ses traits, La Boustière les contemplait ; tandis que d’un coup d’œil rapide et insultant Jacques de Caula inspectait la toilette des deux jeunes gens, les coussins du canapé — jusqu’au lit intact, à la couverture faite, de la chambre voisine sans rien découvrir de significatif ni même d’équivoque.

— Vous êtes un peu toquée, Mady, il y a longtemps que je le sais, se contenta-t-il de dire d’une voix blanche.

Alors, Madeleine se montra d’une féminité qui ne lui était pas ordinaire. Enjouée, coquette, électrisée entre ces trois hommes sourdement rivaux, elle les maîtrisa par d’indicibles effluves émanant d’elle, plutôt que par des paroles quelconques…

— Castély éprouvez-vous une faim irrésistible ?… Partez-vous pour dîner ?… Ou voulez-vous partager avec moi un repas des plus légers ?… J’ai là des petits pains, du chocolat préparé pour demain matin… en un instant, il sera chaud… Si cela peut vous suffire, restez, vous assisterez à la répétition… votre opinion nous sera précieuse… N’est-ce pas, La Boustière ?…

Sa dernière phrase contenait un tel ordre impérieux, et aussi prometteur, que Joseph-Pol s’inclina, vaincu :

— Mais, certainement…

Avant lui, Robert avait dit, les yeux attachés sur Caula :

— Je reste !…

Le comédien sourit, et d’un ton d’ironie discrète :

— Comment donc !… enchanté de votre présence et de vos critiques, cher maître !…

Et, en lui aussi, une poussée d’orgueil irrité de mâle surgit, qui l’emplit d’un besoin de suprématie. Il voulut triompher, subjuguer Mady, faire disparaître l’autre en son propre rayonnement irrésistible. Et le moyen se présenta immédiatement en son cerveau d’intellectuel, aux sens de fille que le métier de cabotin avait développés en son individualité raffinée — abjecte aussi parfois.

En lui-même, il se comparait volontiers parfois à ces affranchis artistes et baladins, autrefois les délices de Rome.

— Savez-vous, Mady ? dit-il pendant que la jeune femme allait et venait, disposant une nappe et des tasses sur un guéridon, tout en veillant au chocolat qui chauffait sur un fourneau à gaz dans la petite cuisine. Savez-vous ?… Nous devrions répéter en costume…

Elle approuva, enchantée.

— Oh ! oui, la bonne idée !… J’ai justement reçu mes vêtements ce matin.

Puis, se ravisant :

— Mais, vous ?…

Jacques fit un geste.

— Vous avez bien quelques draperies, quelques chiffons à me prêter ?

— Non… Ah ! si, peut-être.

Et, tout en versant le chocolat bouillant, croquant son pain, avalant de temps en temps une gorgée, elle courait à sa chambre, bouleversait armoire et placards, dépliait des écharpes, des étoffes.

Silencieux et vaguement inquiet, son appétit coupé, Castély mangeait sans goût. Il ne tarda pas à repousser sa tasse à demi pleine, le petit pain à peine entamé.

Lui et La Boustière échangèrent un regard involontaire.

Je crois que je ferai mieux de vous laisser répéter, prononça le jeune homme indécis.

Mais La Boustière le supplia, sincère.

— Non, restez !… Je vous assure que je vous en saurai gré.

Sa jalousie première sombrée, il s’accrochait à celui-ci, qui peut-être le défendrait de l’autre.

Jacques de Caula avait fait son choix.

— Là !… Maintenant, Mady, habillez-vous et laissez-moi la chambre ensuite.

Le rire de la jeune femme sonna.

— Tenez, pour aller plus vite, je vous abandonne le cabinet de toilette, enfermez-vous-y, je m’apprêterai dans ma chambre en même temps.

Il acquiesça : — Bon.

Et il disparut aussitôt dans la petite pièce, pendant que Mady plaçait le paravent devant la porte ouverte du salon.

— Comme cela, cria-t-elle aux autres hommes, vous pouvez causer, je vous entends.

Mais aucune parole ne montait à leurs lèvres. Ils guettaient malgré eux le léger bruit du déshabillage de la jeune femme.

Cependant, pour se donner une contenance, Robert feuilletait la brochure de la Résurrection du Christ, placée sur la table. Il posa quelques questions. La Boustière s’anima soudain et, prolixe, conta la genèse de son œuvre. — éclosion de son âme de timide, de mystique et de rêveur.

L’apparition adorable de Mady coupa ses confidences.

Incarnant si peu le type traditionnel d’opulente fille blonde de la Magdeleine, Mady, après réflexion, avait décidé d’en faire une création tout opposée. Au lieu des lourdes draperies dont les peintres affublent le corps charnu de l’amante de Jésus, une mince tunique de soie blanche souple épousait étroitement ses formes élancées, laissant ses bras complètement nus entre les longs pans fendus des manches en soierie d’Orient rayée de jaune et de grenat. Une écharpe jaune et violette enserrait ses cheveux noirs, flottant sur ses épaules : deux minces tresses renouées de cordonnets de soie jaune, verte et violette retombaient de chaque côté de son visage. Sans fard, elle avait néanmoins allongé et avivé ses yeux de kohl sombre.

Elle glissait sur le tapis, ses pieds nus en des sandales de maroquin jaune soulevant le bord de sa tunique traînante.

Elle s’arrêta devant les deux hommes.

— Je vous plais ? adressa-t-elle indistinctement à l’un et à l’autre.

Robert ne répondit rien, se renversant sur le canapé, ses yeux suivant avidement les contours de cette chair intime inconnue, qu’il imaginait pâle et fine, sous la draperie si fidèlement obéissante.

La Boustière la contemplait, plongé dans une ivresse infiniment plus mystique que sensuelle.

— Mon rêve ! murmura-t-il presque indistinctement. La Magdeleine ! la Magdeleine !

Dans sa bouche, ces syllabes semblaient avoir un sens mystérieux, profond, lointain, incommensurable, ainsi que le désert.

Mais un souffle de brutalité parut traverser la pièce avec le geste de Jacques de Caula, qui repoussait le paravent et paraissait, dans la hardiesse de sa demi-nudité provocante. Une pièce d’étoffe de soie de Chine vert pâle était nouée bas sur les reins, telle qu’un pagne de sauvage, découvrant la naissance du ventre audacieusement nu. Le torse blanc, mince et vigoureux, à l’épiderme délicat, complètement glabre, ou soigneusement épilé, apparaissait presque entièrement sous le haïck de soie blanche dont il s’était drapé avec un art tout oriental. Sur sa tête, un autre haïck formait turban et retombait en arrière.

Il expliqua :

— Ce sera l’affaire du coiffeur de modifier ma tête brune en blond, mais puisque c’est aussi votre avis, mon cher auteur, je romprai résolument avec l’absurde tradition qui revêt le Christ du costume et le coiffe des longs cheveux des chrétiens gaëls et celtes du deuxième ou du troisième siècle… je ferai de votre léssous, le juif oriental qu’il devait être. Le digne partenaire de cette incomparable Magdala que voici, ajouta-t-il en se tournant vers Mady avec un incroyable mélange de galanterie, d’effronterie et d’impudente vanité.

Il étalait sa beauté comme si elle eût été à vendre. Droite, immobile, ses bras pendant le long d’elle, Mady le considérait avec une apparente froideur un peu méprisante que démentait l’imperceptible frémissement de ses narines.

Non qu’à cet instant cette chair d’homme l’émût sensuellement ; mais elle devinait le vouloir du célèbre comédien de la séduire, et, quoi qu’elle en eût, elle était flattée. Jacques mettait à ses pieds mieux qu’un désir banal, mais l’enivrement de tous ses succès. Il semblait à l’artiste fougueuse qu’elle était, que de lui émanât l’indicible griserie des applaudissements frénétiques qu’il commandait à son gré.

— Commençons-nous ? fit-elle avec une certaine brusquerie.

Et elle jeta la brochure à La Boustière.

— Votre tâche de souffleur ne sera qu’une sinécure, dit-elle, car nous savons déjà parfaitement cette scène, Jacques et moi.

Il parut à Robert, révolté, que Mady avait un accent de douceur inusité pour prononcer ce nom de Jacques. De Caula s’était reculé. Quelque chose d’indéfinissable s’était répandu sur ses traits. Il n’était plus lui ; il ne marchait plus en cette chambre ; il jouait, transporté en un monde de convention et de rêve où, Mady elle, aussi instantanément, s’était élancée : ses beaux yeux non pas ternis mais embués d’un mystère troublant.

La scène d’amour commença entre léssous et Magdala, dite en entier, puis reprise dix fois, semblable toujours, et pourtant grandissant chaque fois en force et en émotion en le silence absolu de la chambre, où deux lampes voilées d’abat-jour projetaient sur le couple quasi divin des lueurs inégales, mettant en valeur, suivant leurs gestes, tel pli de leur vêtement, telle partie de leur visage, telle place nacrée ou doucement ombrée de leur chair nue.

La grâce de leurs bras dévoilés était remarquable chez tous deux ; la fragilité menue et longue de ceux de Mady était d’une beauté inouïe lorsqu’elle s’enroulait à la vigueur mate, sans exagération musculaire, de ceux de Jacques. Et leurs étreintes, avaient une volupté indescriptible, à cause de la demi-nuit, de l’intimité close de la pièce étroite, du mutisme et de l’immobilité des deux hommes présents, domptés par un obscur sentiment, où une inavouable joie sensuelle étouffait leur jalousie instinctive et leur égoïsme individuel.

Avec la volupté froide, pour ainsi dire cruelle, qui était en lui, Jacques de Caula attisait l’émotion ardente qui montait de leur duo, opposant à la passion brûlante des tirades que Mady traduisait avec une violence tout orientale — opposant à cette rare fougue amoureuse la sensualité mystique de son verbe d’illuminé.

Et à sa voix, il joignait le geste sournois et calculé, auquel elle obéissait.

Tout à coup, réveillé de son étrange rêve, Robert sursauta, plein de rage, devant l’enlacement du comédien et de la comédienne. Celle-ci enveloppait de ses deux bras la taille de celui qu’elle implorait ; et sa tête, son épaule, sa joue, presque ses lèvres s’appuyaient étroitement à la chair nue de l’homme dont le sein dé. couvert impudiquement offrait aux regards une auréole brune, comme meurtrie par les baisers, dans la matité blanche de l’épiderme.

— Mady ! cria Castély. Savez-vous qu’il est minuit passé !…

Madeleine dénoua aussitôt son étreinte, cessa le cou- plet qu’elle murmurait, recula, eut un geste de lassitude extrême, et, de sa voix ordinaire, seulement un peu voilée, elle dit :

— Oui… assez pour ce soir, n’est-ce pas ?

Caula rabattit lentement la draperie qui l’enveloppait.

— Si vous voulez.

Le front dans sa main, Joseph-Pol de La Boustière restait plongé dans un songe. Robert s’écria un peu trop haut :

— Mais, Mady, rhabillez-vous donc !…

De Caula eut un sourire ironique retroussant ses lèvres sur ses dents, et le dévisagea :

— Rien ne presse tant que cela, j’imagine !…

Maintenant, Mady parlait avec volubilité, vantant la pièce de La Boustière, dans laquelle chaque jour elle découvrait des beautés insoupçonnées jusqu’alors. Peu à peu conquis, rasséréné, Joseph-Pol laissa s’épanouir un ravissement sur ses traits bouffis par l’émotion récente.

Jacques reparut, correctement vêtu.

Apprêtez-vous, Mady, fit-il avec une autorité familière et nous irons tous souper au cabaret… Vous ne pouvez pas vous coucher avec ce maigre dîner sur l’estomac.

— Tiens, c’est une idée ! s’écria la jeune femme avec un entrain soudain. Vous venez, La Boustière ? Et vous, Castély ?

La Boustière s’inclina, soumis. Robert salua froidement.

— Oh ! non, je rentre chez moi !…

Et il eut une âcre déception de ce que l’amertume et le blâme de son accent demeurassent inaperçus de Mady, qui répondit avec légèreté :

— C’est vrai, vous n’avez pas prévenu… Alors, bonsoir !…

Robert serra les mains qui se tendaient.

— Bonsoir.

Dans la rue, le froid de la nuit, pourtant modéré, le transit. Il grelotta, et, sur la mobilité de son cerveau d’artiste, une foule d’images absurdes, de pressentiments sinistres, d’appréhensions stupides, s’imposèrent. Sans force pour remonter jusque chez lui, malgré le peu de distance qui le séparait de sa maison, il prit une voiture et s’affaissa sur les coussins, pleurant d’énervement, de rage, de volupté surexcitée.

Lorsqu’il paya le cocher, celui-ci le considéra, narquois, le croyant ivre.

Et, malgré la fatigue atroce de ses membres, sa faiblesse mentale était telle qu’il préféra gravir à pied les cinq étages, en une terreur morbide de l’ascenseur, de cet enlèvement dans les airs de la machine puissante…

Il pénétra doucement dans la chambre de Suzanne, où depuis l’opération de la jeune femme il couchait sur un petit lit déplié chaque soir dans un angle.

Elle ne dormait pas. À la lueur de la veilleuse, il la vit se dresser ; il entendit son soupir de soulagement, le faible murmure de ses lèvres :

— Enfin, te voilà !…

Et, tout à coup, emporté par une impulsion irrésistible, il courut au grand lit, s’agenouilla au bord, et enveloppa le corps fragile de sa femme d’une étreinte angoissée.

— Ma Suzanne !… Ma chère et bonne petite Suzanne !…

Elle frémit toute.

— Qu’as-tu ?… Qu’est-il arrivé ?… Pourquoi n’es-tu pas rentré dîner ?… J’ai eu si peur…

Facilement, il entassa des mensonges. Un accident était survenu à un ouvrier… il était resté au théâtre ; puis, la répétition interrompue avait été reprise dans la soirée.

— Mais, pourquoi pleures-tu ? soupira-t-elle, oppressée, ses lèvres ayant bu l’humidité des paupières et des joues du jeune homme — de cet être uniquement adoré.

Il dit des craintes qui, très nettes, cruelles, s’imposaient à lui réellement en ce moment. — Sa pièce tomberait… il y découvrait peu à peu des trous, des inconséquences, des faiblesses irrémédiables… D’ailleurs, Madeleine Jaubert ne s’intéressait plus à son rôle… Il n’était pas sûr de Caula, ou plutôt, il était certain que, comme tous les cabotins, ce misérable ne cherchait que le succès personnel… À la première, il lâcherait la pièce, ne sortirait qu’un ou deux passages où il savait se tailler un triomphe aux dépens de l’auteur !… N’était- il pas réputé pour ces trahisons !… et malgré cela, ces imbéciles de directeurs couraient après son nom !…

— Ces cabots, tu ne les connais pas !… Oui, ce sont des misérables !… d’infâmes, d’abjectes créatures !… et avec cela, des détraqués, des déséquilibrés, les femmes comme les hommes !…

Atterrée de ce découragement, effrayée de cette violence dont les causes uniquement passionnelles lui échappaient, la pauvre Suzanne flattait doucement la joue de Robert.

— Calme-toi ! soufflait-elle suppliante. Calme-toi, ne songe plus à tout ceci… ta tête est brûlante. Demain, tu ne penseras plus tout ce que tu dis…

Et comme il continuait ses plaintes et ses injures véhémentes, elle l’attira :

— Viens… viens là, près de moi. Vois, mes mains sont fraîches… je les mettrai sur ton front et je te guérirai.

Il sanglota.

— Oui, oh ! oui, tes chers bras si tendres, je les veux !…

Et il la rejoignit dans la couche conjugale dont l’exil lui paraissait si cruellement long, fauteur de tous ses tourments.

V

Cette même nuit, vers deux heures du matin, madame Henriette Féraud fut brusquement réveillée par une succession de coups de timbre. Comme la domestique ne couchait pas dans l’appartement, elle se leva, passa rapidement un peignoir et courut à l’antichambre.

— Qu’y a-t-il ?… Qui est là ?… demanda-t-elle avec inquiétude.

La voix de Castély résonna sourdement de l’autre côté du battant, altérée d’émoi.

— Venez, je vous en supplie, madame !… Suzanne !… Suzanne va mourir !…

Madame Féraud poussa une exclamation étouffée, détacha promptement la chaîne et ouvrit la porte.

— Qu’est ce que vous dites ?… Suzanne ?

La veille, elle avait passé deux heures près de sa jeune amie, qu’elle avait trouvée beaucoup plus forte que les jours précédents et qu’elle jugeait remise de son alerte. — Elle croyait à une fausse couche arrivée naturellement.

Livide et défait, un veston jeté sur sa chemise de nuit, Robert expliqua :

— Une hémorragie… Elle se meurt, je vous dis !… Il faut que je coure chercher Dolle, et je n’ose la laisser seule !

Madame Féraud fit un geste.

— Je suis à vous…

Elle rentra en courant dans l’appartement, s’assura que ses deux filles dormaient paisiblement, prit son passe-partout et revint à l’antichambre. Robert n’y était plus. La porte de son appartement était ouverte. Madame Féraud entra, pleine d’angoisse.

Dans la chambre de Suzanne, vivement éclairée, la jeune femme était renversée sur ses oreillers, pâle, semblant privée de sentiment.

Courbé sur elle, répondant à l’interrogation effrayée des yeux de madame Féraud, Robert murmura :

— Non, non, elle vit… mais elle est si faible !…

Puis, quittant Suzanne, il continua :

— L’hémorragie paraît arrêtée… Pourtant si, pendant mon absence, elle recommençait, vous savez ce qu’il faut faire… des injections très chaudes… il y a de l’eau bouillante dans le cabinet de toilette…

Madame Féraud eut un cri.

— Pour Dieu, n’allez pas jusque chez Lucien Dolle !… La rue de Vaugirard, c’est trop loin… ce serait trop long !… Il y a un médecin tout près, dans la rue, au numéro 55 !…

Mais Robert cria violemment :

— Eh ! je ne peux pas !… Julien seul doit la soigner !…

Quelque chose d’indicible en son accent — trouble, frayeur, menace, rancune — frappa madame Féraud, précisant tout à coup en elle de vagues soupçons.

Il recommença ses recommandations ; puis, son pardessus jeté sur ses épaules, son chapeau hâtivement mis sur sa tête, il disparut.

Le silence qui succéda parut affreux à Henriette. Sa responsabilité, son ignorance des véritables causes, du degré de gravité de l’accident de Suzanne, la terrifiaient. Elle fut traversée par ce sentiment d’épouvante, de suprême impuissance qui, à certains moments, gagne les plus courageux.

Pourtant, cette minute de faiblesse ne dura pas, sa nature énergique prit vite le dessus. Sans cesser de surveiller attentivement la jeune femme, toujours dans un état de prostration absolue, elle rangea la chambre en désordre, fit disparaître d’impressionnants linges ensanglantés, s’assura du remède à portée, apporta à tout hasard auprès du lit de l’eau de Cologne, des sels.

Ses yeux ne cessaient de se porter sur la pendule, suivant avec anxiété les aiguilles, si lentes à se mouvoir. Enfin, n’ayant plus à agir, elle vint s’asseoir au chevet du lit et ne quitta plus du regard le pâle visage amaigri de Suzanne.

— Pauvre petite ! murmura-t-elle, très assombrie, emplie d’une pitié infinie.

Au bout de quelques instants, les paupières de la jeune femme se soulevèrent ; elle ne bougea pas, mais ses yeux se tournèrent, elle aperçut madame Féraud.

— Vous, Henriette ? fit-elle avec étonnement.

Puis elle se souvint, — comprit.

— Oui, j’ai été très malade… Robert vous a appelée… il est parti chercher un médecin…

Henriette se pencha sur elle et l’embrassa avec affection.

— Ne parlez pas… Vous pourriez vous faire mal. Votre mari va bientôt ramener le docteur Dolle.

Au nom du médecin, les traits de Suzanne se contractèrent.

— Oh, lui !

Elle ferma les yeux, sembla se recueillir en une intérieure vision d’horreur ; puis, elle les rouvrit tout grands, et avec une expression indicible, elle dit lentement, bas :

— Ils m’ont tuée.

Madame Féraud tressaillit, douloureusement frappée,

— Chut, chut, ma chérie !… Calmez-vous. Essayez de dormir…

Un imperceptible sourire tirailla tristement les lèvres décolorées de Suzanne.

— Je n’ai pas la fièvre, je ne divague pas, dit-elle avec un peu plus de force. Je sais que je ne mourrai pas… Ceci est un accident dont je me remettrai… mais, je veux dire que je suis morte… bien morte pour l’aimer, lui Robert… pour être aimée de lui… C’est fini, je le vois bien… il s’éloigne… il s’éloignera de plus en plus… Je ne suis plus pour lui qu’une pauvre petite chose qu’il soigne, qu’il plaint, qui peu à peu lui pèsera, le répugnera… Et tout cela, à cause de ce qu’ils ont fait !… de ce qu’ils ont voulu !… de ce qu’ils m’ont imposé !… — À lui, Robert, je ne lui en veux pas, il ne se doutait pas… Mais son ami !… Ce chirurgien, et elle, cette femme… qui savaient !… Les bourreaux, les misérables !

Tout à fait alarmée par l’agitation qui montait en Suzanne, madame Féraud saisit ses mains, la conjura :

— Ne parlez pas, ne pensez pas !… Au nom du ciel, ma petite… mon enfant, fermez les yeux, apaisez-vous… ne songez plus à quoi que ce soit de pénible !…

Mais Suzanne eut un léger soubresaut, ses yeux virèrent, égarés.

— Ah ! Henriette… madame !… Je m’en vais !… Je meurs !…

Madame Féraud, épouvantée, souleva les draps, qui poissaient…

Peu de minutes plus tard, Robert entrait précipitamment, suivi de Julien Dolle et de Sacha Ouloff.

Deux heures après, tout danger écarté, Julien prit le bras de Robert.

— Va t’installer sur le divan de ton cabinet, il est essentiel que tu prennes un peu de repos. Sacha couchera sur le petit lit, près de Suzanne, et la surveillera. Quant à moi, si madame Féraud le permet, je dormirai quelques heures dans son atelier. Ce n’est pas d’une correction parfaite, mais je la crois au-dessus de ces niaiseries, et, du reste, personne ne le saura.

Henriette serra énergiquement la main de Castély, jeta un dernier coup d’œil à Suzanne endormie et fit un signe de tête à Dolle.

— Venez.

Elle le conduisit sans mot dire dans son atelier, une grande pièce simplement décorée, aux murs couverts d’études. Elle jeta sur le divan plusieurs coussins, apporta une fourrure et se disposa à regagner sa chambre.

Sur le seuil, ses yeux rencontrèrent ceux de Julien, son regard exprimant malgré elle une interrogation mélangée de blâme.

Le jeune homme eut un geste, hocha la tête et, soudain, s’écria avec irritation :

— Eh bien, oui, vous avez deviné !… D’ailleurs, je ne le nie pas… et je recommencerais… et je persiste à croire que je leur ai rendu un service imminent… que je les ai sauvés !… Ne vous exagérez pas l’accident de cette nuit, dans quinze jours, il n’y paraîtra plus… Et, du reste, jamais il ne fût survenu si de graves imprudences n’avaient été commises !…

Madame Féraud ferma résolument la porte, revint vers Julien et s’assit.

— Alors, c’est vrai ? fit-elle, la voix altérée par l’indignation.

Il eut une amertume.

— Comment, vous aussi, vous allez me parler de crime ?… invoquer la Société à qui il faut sans cesse des enfants, un troupeau de misérables, d’affamés…

Elle lui coupa la parole :

— Vous savez très bien que je suis au-dessus de ces préjugés… que j’estime, au contraire, que c’est une faute inqualifiable de mettre au monde des êtres frappés d’avance par une tare quelconque, physique ou morale, de malheureux enfants condamnés à la misère, à la souffrance, ou simplement à la torture de n’être ni aimés ni choyés en un foyer où ils entrent en intrus.

— Eh bien ? s’écria Dolle avec une certaine violence.

Madame Féraud éleva la voix, elle aussi :

— Mais encore ne faut-il pas sacrifier la femme !…

Il cria :

— Quand je vous répète que l’avortement — oui, appelons cela par le nom que les bonnes femmes prononcent en se voilant la face, dont les juges se gargarisent quand ils martyrisent la malheureuse fille qui s’y est décidée ! — Eh bien ! l’avortement, exécuté quand il faut, comme il faut, n’est que l’opération la plus élémentaire, la plus insignifiante !…

Madame Féraud étendit le bras dans la direction de l’appartement des Castély.

— Exemple !…

Dolle s’exaspéra.

— Comprenez-donc que Suzanne est folle et que Robert est une brute !… Je ne le lui ai pas caché tout à l’heure, je vous en réponds !… C’est leur faute, uniquement leur faute si cet accident est arrivé !… je leur avais assez répété qu’il fallait du repos… qu’il était urgent, indispensable d’observer un calme moral et sexuel absolu pendant six semaines, ou même deux mois !… Et, cette nuit, pas même quinze jours après l’opération !… C’est insensé ! — Qu’est-ce que vous voulez que le chirurgien fasse à cela ?… C’est comme lorsque, derrière le dos du médecin, le malade enfreint le traitement, se bourre de tout ce qui lui est pernicieux, et vient ensuite accuser celui dont il ne suit pas les prescriptions !… Est-ce juste ?

Madame Féraud eut un geste ; et, la voix incisive et vibrante :

— Mais vous, docteurs, vous montrez-vous logiques et sensés, vraiment scientifiques, lorsque vous n’envisagez vos sujets qu’au point de vue matériel ?… Quand vous agissez témérairement en supposant que vos défenses peuvent arrêter la course du cerveau, du cœur, des sens… paralyser l’affection, brider la jalousie, l’amour !… Opérez-vous des mannequins ou de la chair vivante ?… des animaux inférieurs ou des individus aux sens affinés, compliqués, soumis aux mille influences de l’existence où ils se trouvent, dont il leur est impossible de se dégager ? — Voilà le ménage de nos amis… Il règne entre ces jeunes gens un amour sensuel exalté par de jolis sentiments tendres, exacerbé par leur solitude dans la pénible lutte qu’ils soutiennent, par l’anxiété de leurs jours… Certes, la maternité dans ces conditions était inquiétante à tous points de vue pour Suzanne…

Le chirurgien triompha.

— Ah ! vous l’avouez !…

Henriette riposta avec feu :

— Mais, malheureux !… si la maternité normale, si les suites morales de la naissance d’un enfant pouvaient tourmenter, quel danger devait donc avoir une intervention antinaturelle !…

Dolle s’obstina :

— Il n’y avait aucun danger. Vous parlez en ignorante…

Elle l’interrompit.

— Je parle en femme qui a vécu, senti, réfléchi !… qui n’a pas étudié des formules abstraites, mais qui a regardé autour d’elle, qui, tant de fois, a vu les plaies secrètes de misérables femmes… Ces plaies inguérissables, matérielles et morales, que vous n’apercevez jamais, vous autres, hommes de science ! Que m’importe que vous me répétiez que l’opération ne comporte aucun aléa si la victime suit vos prescriptions avec obéis- sance… quand je sais qu’elle ne les suivra pas !… qu’elle ne pourra pas les suivre !…

Julien protesta.

— Elle ne pourra pas ?… et pour quelle raison ?…

— Pour mille raisons ! — Suzanne adore Robert… Lui, il a pour elle cet amour égoïste des hommes à qui il faut trouver à toute heure, à tout moment, l’amour, la pensée, le corps et le cœur de leur femme. Jusqu’à ces temps derniers, il l’a aimée uniquement, parce qu’en elle il n’y avait pas une parcelle qui ne fût à lui, que pas une de ses pensées n’était distraite de lui… Du jour où la souffrance l’a vaincue, lui a créé une personnalité, ils se sont détachés. — J’ai été la confidente du désespoir de cette pauvre petite, qui sentait se rompre, s’évanouir cette communion qui était tout son bonheur, toute sa vie… Elle s’exaspérait de ne pouvoir suivre son mari, partager comme auparavant son existence de tous les instants… elle s’affolait surtout de le sentir nerveux, déséquilibré par la privation de cet amour perpétuel auquel leur vie intime absurde l’avait accoutumé. Une peur lancinante la hantait, qu’il ne cédât à la tentation, auprès d’autres femmes, jolies et valides…

Julien s’exclama :

— Ah ! voilà ! — Cette terreur imbécile des femmes !… Cette puérilité d’attacher une importance capitale à un geste !…

Madame Féraud riposta avec chaleur :

— Comment pouvez-vous leur reprocher ce sentiment, puisque c’est justement celui qui vous les livre, qui fait qu’elles se donnent complètemet, qu’elles s’annihilent en vous !… Est-ce qu’elle vous aimera vraiment de cœur et de sens, la femme qui admettra le partage ?… qui estimera « geste », ainsi que vous dites odieusement, cet acte immonde, si on le réfléchit, s’il n’est pas enveloppé de la suprême illusion que la femme tisse autour de lui ! Suzanne voulait son mari tout à elle, et pour le garder, pour le ramener, il était fatal qu’elle commettrait toutes les imprudences ! — Il était coupable, criminel à vous, chirugien, qui étiez aussi l’ami, le confident de ces jeunes gens, de ne pas envisager la situation aussi bien au point de vue moral que physique !… Il fallait être aveugle pour ne pas prévoir l’impossibilité pour ces deux amants de réaliser l’état de calme, d’observer l’hygiène raisonnable que vous disiez indispensable à la guérison de celle que vous blessiez !…

Un peu ému par la véhémence et la conviction de l’apostrophe de madame Féraud, Julien répondit avec hésitation :

— Vous exagérez… et le mal, et ma faute… En définitive, le chirurgien ne peut pas être un psychologue aux aguels… Son rôle est matériel et restreint… C’est aux malades et à ceux qui les entourent qu’il appartient de faciliter, de compléter sa mission… En cette occasion, je crois avoir fait mon devoir, tout mon devoir envers Robert et Suzanne, que j’aime sincèrement, je vous le jure !

Henriette s’adoucit.

— Hé, mon pauvre ami, je le sais bien !… Vous avez agi en toute inconscience… Mais c’est ce que je déplore !… C’est ce qui me fait frémir, car vous êtes toute une école de jeunes chirurgiens, tout une foule de ménages d’époux-amants qui vous élancez avec une confiance orgueilleuse en une voie effrayante, néfaste, semée de terribles obstacles !…

Julien se leva, et se mit à marcher avec agitation dans la pièce.

— Vous avez raison jusqu’à un certain point, et en ce sens que l’éducation de la plupart des chirurgiens ainsi que de leurs clients est à faire, reconnut-il. Il est évident que beaucoup de mes confrères outrepassent ce que le simple bon sens indique… Accepter, par exemple, comme Victorin Vincent, de pratiquer sept avortements chez la même femme, en l’espace de trois années, c’est de la folie… Et il est irritant de voir que, dans le public, il n’y a pas de milieu entre une horreur irréfléchie, une terreur saugrenue de l’acte chirurgical, et une tendance funeste à oublier que celui-ci oblige à des précautions rigoureuses et soutenues… Telle femme qui, nouvellement accouchée, ou ayant éprouvé une fausse couche accidentelle, restera sans murmurer trois semaines au lit, éloignera son mari pendant des mois, se refuse à observer la même prudence lors d’une mesure provoquée…

— Mais, si cette opération apporte à la femme les mêmes malaises ; au ménage, le même trouble que la venue d’un enfant, pourquoi ne pas accepter celui-ci ?…

Julien se récria :

— Allons, comptez-vous pour rien les sept ou huit mois de souffrance que devra subir la femme allant jusqu’au bout de la grossesse ?… Et ensuite, la présence de cet enfant qu’on ne désire pas, dont on ne peut assurer la vie !… Vous dites que Suzanne se désolait de sa séparation d’avec son mari… Eh bien ! qu’eût-elle souffert pendant une grossesse normale, et après, durant les longs mois où la femme, récemment accouchée, convalescente, nourrice, vit d’une existence à part… forcément objet du respect dégoûté disons le mot — de son mari !…

Madame Féraud hocha la tête.

— Elle aurait eu au moins son enfant pour la distraire de son chagrin. — Écoutez, mon cher ami, quelque effort que vous tentiez, vous ne changerez pas une loi immuable… L’amour, en tant que désir sensuel et émotion sentimentale, est une chose essentiellement éphémère… Il est rare ; pourtant, il se rencontre chez certain… Robert et Suzanne en sont la preuve ; mais, pas plus que d’autres, ils ne peuvent éviter la loi commune… leur amour exclusif, parfait, devait sombrer… Je vous accorde que la venue d’un enfant dans un ménage détruit l’état de liaison amoureuse qui y régnait… Un mari ne peut plus être un amant après les détails poignants et vulgaires qui accompagnent la maternité… Mais lorsque celle-ci apparaît comme il ne peut manquer d’arriver un jour ou l’autre entre des époux, même usant de toutes les supercheries imaginables même si on l’élude, l’amour est touché… une fêlure s’est faite, qui se propagera inévitablement… et l’on n’arrivera seulement à ce résultat, que la passion sensuelle s’envolera et ne laissera même pas à sa place cette affection qui doit normalement succéder à l’amour dans l’union de deux êtres… Vous êtes persuadé d’avoir sauvé le ménage de vos amis en entravant la marche naturelle de leur existence conjugale… moi je suis convaincue que vous l’avez perdu…

Dolle se récria :

— Vous êtes cruellement injuste !…

Elle insista :

— Si, vous avez perdu l’avenir de ces enfants, et c’est vous le véritable, le seul coupable, car ce sont vos théories qui ont entraîné Robert et soumis Suzanne. L’acte qui a été commis vous appartient tout entier, et vous êtes responsable de ce qui suivra.

Il s’écria avec irritation :

— En somme, que voulez-vous qu’il arrive de si néfaste ?… Vous faites du roman, ma chère amie !… D’ailleurs, je ne devrais pas m’étonner… Vous suivez votre toquade… votre conception impossible d’une humanité bridée, châtrée !… Je devrais ne rappeler que vous niez l’amour, que vous prétendez que l’homme et la femme peuvent vivre dans un état de chasteté complète, éternellement !…

Madame Féraud eut une dénégation calme :

— Je n’ai jamais dit cela…

Le jeune homme se rebiffa, avec une amertume où un trouble vague se faisait jour.

— Ah ! pardon ! vous avez peut-être oublié, mais moi, je ne perdrai jamais le souvenir de certaine conversation qui eut lieu ici même, sur ce divan, entre vous et moi ! Si vous tirez quelque orgueil de penser que vous m’avez abasourdi, je vous le confesse volontiers !… Et j’avoue en surplus que, malgré que six mois se soient écoulés et que j’y aie souvent pensé, je ne m’explique encore ni vos paroles, ni votre conduite, ni votre pensée… Je ne me doute pas de la femme que vous êtes réellement !… Il vous a plu de jouer au sphinx avec moi, et je reconnais que vous y avez pleinement réussi !

Madame Féraud eut un mouvement des épaules indulgent.

— Vous êtes le dernier qui ayez le droit de parler ainsi, car justement j’ai fait pour vous ce que je n’ai fait pour aucun autre… Je vous ai dit toute ma vie, révélé mes idées, donné les raisons réelles qui me commandaient de vous repousser.

Le jeune homme eut un rire un peu forcé.

— Soyez franche ! Avouez que je ne vous plaisais pas !… Si vous aviez eu pour moi la vingtième partie de ce que je ressentais pour vous, toutes vos théories se seraient bellement envolées.

Sans le regarder, Henriette dit avec une douceur in- finie :

— Vous pouvez croire ce que vous voudrez…

Il eut un imperceptible frémissement et ses yeux s’arrêtèrent à la silhouette de la jeune femme.

Grande et mince, naturellement élégante, son peignoir en étoffe claire de forme Louis XV, l’habillait délicieusement. Et, dans la grâce de son cou nu, de ses bras découverts, de ses cheveux bruns légers, noués à la hâte sur sa tête, il y avait quelque chose d’intime, de voluptueux de très inusité en elle qui, d’ordinaire, ne se laissait jamais apercevoir autrement que dans l’austérité de robes de ville sombres et correctes.

— Quelle coquetterie raffinée vous avez ! s’écria-t-il, plein de rancune et de sensuel émoi.

Elle tressaillit, péniblement touchée par cette accusation.

— Que vous êtes injuste !…

Et Julien eut la stupeur de voir subitement briller deux larmes dans les yeux de son amie.

D’un geste fougueux, il se précipita à ses côtés, l’enlaça avec un cri de triomphe ému.

— Ah ! je savais bien qu’au fond, vous m’aimiez !…

Ses lèvres couvraient le visage de la jeune femme, interdite, d’une caresse chaste infiniment tendre, car il la croyait domptée, vraiment conquise, et un attendrissement montait en lui.

Mais elle ne tarda pas à reprendre son sang-froid et elle le repoussa, échappa à son étreinte avec une douceur pleine de cette fermeté à laquelle on ne résiste pas.

— Laissez-moi, Julien !… Encore une fois, il y a malentendu entre nous !

Une sensation pénible, un désappointement aigu s’épandirent en le jeune homme.

— Henriette ! s’écria-t-il, soudain pâli par une colère et une douleur naissantes.

Elle fit un geste de supplication.

— Non !… Ne soyez pas violent et cruel ! Ne devenez pas cette brute méchante et vindicative qu’est l’homme croyant qu’une femme se joue de lui !…

Il s’apaisait, par un énergique effort.

— Ah ! vous êtes inexplicable ! murmura-t-il avec plus de lassitude que de dépit.

Et, une vivacité lui revenant :

— Mais, ces larmes ?… Pourquoi, ces larmes ?… Car, enfin, je les ai vues !… J’en vois encore la trace !… Pourquoi pleuriez-vous, si vous n’avez vraiment pas pour moi l’ombre d’une affection… si vous ne ressentez pas un sourd regret de votre obstination à me repousser !…

Elle se leva, très pâle, elle aussi, avec une altération dans sa voix si harmonieuse, si posée d’habitude.

— Pourquoi faut-il que je vous répète ce que je vous ai déjà dit ?… ce que je vous ai expliqué un jour avec calme et que vous voulez que je recommence ce soir avec le trouble, l’énervement où m’ont jetée les angoisses et les fatigues de cette nuit !… Quel plaisir trouvez- vous à me faire souffrir et à me regarder souffrir !…

Il la contemplait avidement.

— Tout ce que vous dites, c’est reconnaître que vous m’aimez. Alors, pourquoi vous refuser ?… Soyez à moi… ma femme,’ma maîtresse, ce que vous voudrez ! Vous savez bien que vous n’avez qu’à me commander… Je vous obéirai…

Elle avait recouvré son énergie habituelle, bien qu’une douleur, un trouble sonnassent toujours dans son accent.

— Ce soir, comme autrefois, comme plus tard, je vous répéterai exactement les mêmes paroles, Julien… Si j’étais libre, je serais votre femme…

Il s’écria :

— Vous l’êtes, libre !

Elle riposta avec une pareille vivacité :

— Selon la loi, oui, mais non pas selon ma conscience !…

— Vous vous créez des devoirs absurdes !…

Elle répondit âprement.

— Appréciez mes idées comme vous l’entendrez, je n’en changerai pas !…

Julien fit un grand geste, se jeta sur le divan et reprit d’un ton plus calme, avec une obstination :

— Vous savez parfaitement que je serais un père dévoué pour vos filles ?

Elle sourit avec une ironie énervée :

— Ne prononcez pas de ces lieux communs !… Vous leur enlèveriez leur mère, voilà tout !…

Il eut une révolte rageuse :

— Et, après tout ?… N’avez-vous pas le droit d’être heureuse, de vivre ?… Est-ce à votre âge que l’on se sèvre des joies d’amour, pour se faire la gardienne, l’esclave de deux gamines !… Et croyez-vous qu’elles vous en sauront gré, plus tard, pauvre dupe ?…

Henriette jeta avec un tendre fanatisme :

— Mais, je ne leur demande aucune reconnaissance, maintenant, ni jamais, pauvres enfants !… Comme vous et la plupart des hommes et des femmes, vous avez de fausses idées sur vos devoirs !… Que de droits iniques vous revendiquez ! Je vous ai dit l’histoire de mon mariage… J’ai épousé M. de la Ferronnays à dix-huit ans, n’étant jamais sortie de mon milieu familial provincial, l’aimant de tout mon cœur, ignorante, innocente autant qu’on peut l’être. J’ai eu mes deux fillettes en un espace de temps très rapproché, et presque tout de suite, une épouvantable douleur est venue fondre sur moi… L’aînée de mes enfants, quoique délicate, avait échappé à un terrible mal héréditaire provenant de la famille de mon mari, mais la seconde, à peine née, présentait d’indéniables symptômes de la coxalgie qui en a fait une petite martyre, malgré l’amélioration que lui apportent les années et les soins énergiques. J’avais acquis la certitude, que tous les enfants que me donnerait mon mari devaient être plus ou moins marqués de l’épouvantable tare qu’il avait dans le sang… J’avais alors vingt-deux ans. Je ne me crus pas le droit de risquer de redevenir mère… Et, à la suite d’une séparation dans laquelle je m’entêtai, m’efforçant de faire partager à mon mari des idées que je crois encore saines, une lutte sans trive se leva entre nous, devenant de plus en plus âpre, jusqu’au jour où meurtris, suprêmement las, nous nous résolûmes au divorce…

Julien l’interrompit :

— J’admets tout ceci, mais où je ne peux plus vous approuver, c’est dans votre sacrifice exagéré, inutile, d’aujourd’hui.

— Mon dévouement, mon attention tendue de toutes les minutes est, au contraire, nécessaire à ces pauvres petites !… et il n’est que bien juste que je leur donne… moi, qui ai commis la faute de les mettre au monde !

Il protesta :

Vous avez été victime !

— J’étais inconsciente, mais, si c’est une excuse, ce n’est pas une raison pour me dérober à mon devoir.

— Eh ! qui vous empêche de l’accomplir en devenant ma femme ?

Le regard d’Henriette se voila ; une rougeur envahit son visage qu’elle rajeunit exquisement.

— Oh ! non, murmura-t-elle, je ne serais plus à elles, si j’étais aussi à vous !…

Il tressaillit, orgueilleusement remué par l’aveu caché de cet accent. Il se fit tendre et persuasif.

— Quelle folie de se refuser au bonheur auquel on a droit ! dit-il très bas, ses regards rivés sur elle avec passion.

Elle secoua la tête.

— Je suis persuadée, au contraire, que je n’ai plus droit au bonheur dont vous parlez.

— Quelle absurdité !…

Elle affirma :

— Non. J’ai tant réfléchi durant mes heures de travail solitaire… Je crois que le temps de l’amour insouciant, égoïste, doit être infiniment court pour l’homme comme pour la femme… Il cesse dès qu’ils ont donné la vie… Alors, leur destinée s’oriente dans une voie de dévouement naturel qu’ils ne quitteront plus, sinon au moment de la vieillesse et de la mort… J’ai eu ma saison… Tant pis pour moi si les circonstances n’ont pas permis qu’elle fût plus heureuse et plus longue.

Julien haussait les épaules.

— Alors, selon vous, la vie amoureuse d’une femme tient entre vingt et vingt-cinq ans ?… Plus tard, pour elle et son mari, il n’y a plus de bonheur permis, plus de joies à espérer ?…

Elle protesta :

— Vous dénaturez ma pensée !… Certes si, il y a des joies, mais pas les mêmes…

Il eut une violence.

— Et si je ne veux pas de celles-là ?… Oui, oui, je vous devine à peu près… Une tiède affection… des relations quasi fraternelles, voilà ce que vous supposez qui peut exister entre époux, après de trop courtes ivresses… Allons donc, est-ce que cela suffit ?… Si je veux l’amour, la passion, les bonheurs des sens auprès d’une femme qui m’aime comme je l’aime !…

Henriette riposta courageusement :

— Eh bien, cherchez une femme qui n’ait pas de devoirs, ou qui n’ait pas conscience de ceux qu’elle devrait remplir !

Il s’affaissa subitement à ses genoux, l’enlaçant avec passion :

— C’est vous que j’aime, que je désire uniquement, Henriette !…

Elle se dégagea encore une fois :

— Vous m’oublierez aisément, fit-elle avec un rien d’amertume… Vous n’êtes pas homme à vous éterniser en des chagrins d’amour.

Il se redressa, d’un geste souple.

— Me le reprochez-vous ? fit-il agressif.

— Certes non !

Il y eut un silence ; puis, le jeune homme reprit, avec dépit :

Au fond de toutes les belles choses que vous m’avez dites, il n’y a peut-être que ceci. — Vous ne m’aimez pas assez pour sacrifier votre indépendance à mon existence encore précaire… et vous éprouvez à mon égard la légère méfiance de la femme qui a de la fortune envers le pauvre diable qui la recherche… d’autant plus que, jadis, j’ai eu la maladresse de vous dire mes ambitions et de vous avouer que je serais heureux de profiter de vos relations pour me lancer.

Madame Féraud nia avec chaleur :

— Vous vous trompez complètement !… D’abord, mon aisance est plutôt modeste, et je la dois en partie à mon travail ; ensuite, j’aurais été heureuse de vous être utile si j’avais cru pouvoir devenir votre femme.

Il soupira, sincère :

— Ah ! Henriette, comme nous aurions été heureux !…

Les paupières de la jeune femme s’abaissèrent.

— Je le crois, dit-elle gravement.

Puis, comme il avait un geste pour se rapprocher, elle se leva vivement et gagna la porte.

— Nous sommes absurdes ! prononça-t-elle avec fermeté. Nous devrions reposer depuis une heure !

Il n’essaya pas de la rejoindre, et se jeta sur le divan, sombre et déçu, avec tout à coup la perception pénible de la fatigue corporelle immense qui brisait ses membres et alourdissait sa tête.

Et sa pensée sombra, dans un sentiment de rancune, presque de haine, envers tout ce qui l’entourait.

VI

La première représentation de la Résurrection du Christ et de la pièce de Robert Castély allait avoir lieu ce soir-là.

La veille, la répétition générale n’avait apporté aux artistes et au jeune auteur qu’énervement et indécision. Seul, Joseph-Pol La Boustière, transporté hors des réalités de l’heure, nageait dans un rêve de béatitude.

La plupart des critiques de grands journaux n’étaient pas venus, se réservant pour la première. La salle, à demi vide, avait cette nonchalance, cette veulerie et ces brefs enthousiasmes de commande que l’on observe en ces soirs où les places sont distribuées presque uniquement à des amis, dont l’approbation menteuse, factice, est doublée d’une rosserie si parfaitement apparente.

Maurice Sallus lui-même, bien qu’intéressé pourtant au succès des deux pièces, avait paru les lâcher complètement.

C’était donc le soir de la première que la bataille serait livrée.

Robert, arrivé dès le matin au théâtre — baptisé Théâtre-Moderne pour effacer jusqu’au nom de l’ancienne salle malchanceuse avait passé la journée entière avec Lombez, Vriane et le régisseur, affolés, surmenés par ces mille besognes toujours inachevées de la dernière heure.

Vers six heures, les jambes rompues, la tête vide, sombré en un écœurement général, l’auteur s’était décidé à remonter rue Caulaincourt, où l’attendait Suzanne. C’était, en elle, une fièvre indescriptible, encore accrue par le fait qu’elle n’assisterait pas à l’épreuve décisive. La veille, elle avait fait pour venir à la répétition générale, un effort qui l’avait épuisée et qu’il ne fallait pas songer à recommencer. Bien qu’incomplète, cette rentrée dans la vie de son mari l’avait transportée de joie et d’espoir. Elle escomptait le moment où, tout à fait remise, elle recommencerait à le suivre partout, à partager en une union effective et constante ses angoisses, ses victoires, ses élans et ses cruels déboires.

Durant le repas que fit Robert, sans appétit, l’estomac ravagé par l’émotion, la jeune femme, étendue près de lui sur sa chaise longue, oubliant ses propres misères, ne cessa de parler, sans quitter un instant l’unique sujet qui existât pour eux : la pièce, le résultat de la soirée, le succès actuel et futur…

Et, peu à peu, gagné par son ardente foi, l’auteur sentait s’épandre en lui une chaude quiétude, monter en son cœur une gratitude émue pour celle qui savait ainsi le raffermir, réparer le délabrement de ses nerfs, lui imposer une confiance, lui infuser une vie nouvelle.

— Chère !… Chère Suzy aimée ! murmurait-il avec une reconnaissance attendrie, ses lèvres dans les frisons du cou de la jeune femme.

Vibrante d’amour, palpitante d’orgueil, elle le serra contre elle, le devinant tout à elle, comme jadis. Et, durant l’heure qui suivit, ils se sentirent revenus à l’entente absolue qui les liait avant que les jours de souffrance subis par Suzanne les eussent éloignés corporellement et mentalement l’un de l’autre.

Cependant, il avait fallu s’arracher à cette grisante intimité ; et, après s’être attardé, pris de lâcheté, balan- çant en secret pour savoir s’il retournerait au théâtre ce soir-là, une impatience s’était soudain emparée de lui. Que faisait-il ici ?… Comment n’était-il pas déjà là- bas, soutenant les uns et les autres, attisant les bonnes dispositions, mâtant les malveillances, appelant le suc- cès de toute son ardente volonté !…

Son fiacre le jeta sur le trottoir devant le théâtre, en même temps que descendait d’une autre voiture Madeleine Jaubert, escortée de Joseph-Pol La Boustière.

Robert eut une exclamation agressive :

— Quoi, vous n’étiez pas déjà là, Mady ?

La jeune fille répondit avec calme.

— Je viens de me lever.

Et, au geste furieux de l’auteur, elle répliqua en posant sur lui un regard affectueux et indulgent elle comprenait si bien son énervement !

Mon cher, c’est sur mes épaules, sur mon équilibre moral et physique, que repose en partie le succès… Il faut que je puisse compter sur moi-même.

Sans s’occuper du poète qui les suivait, gauche, dandinant sa corpulence, avec un sourire intimidé, ils avaient pénétré dans les couloirs du théâtre, qu’encombrait la foule des figurants, par groupes agités et bruyants. Quelque chose d’inusité semblait régner dans l’atmosphère des coulisses.

— Qu’y a-t-il ? demanda Robert, inquiet.

Il redoutait un de ces mille incidents possibles qui, surgissant à la dernière minute viendraient entraver la représentation, feraient s’écrouler l’échafaudage de ces trois semaines d’effort surhumain, de labeur inouï.

Une voix s’éleva.

— C’est Coco, monsieur.

Et de vingt côtés différents, jaillit l’histoire de l’accident. Le malheureux idiot, le monstre à figure de perroquet, fils du régisseur, échappé à la surveillance de son père, absorbé par ses occupations, grimpant dans les cintres, se promenant, là-haut, comme un singe maladroit, aux cris épouvantés des assistants, et tout à coup trébuchant, tombant, venant s’écraser sur le plancher de la scène…

— La tête a porté et s’est ouverte… Il a fallu gratter la toile du fond, sur laquelle de la cervelle s’était collée… Et le sang sur les planches !… Voilà trois fois que l’on y passe du savon noir et de l’eau de Javel !…

Frappée, toute pâlie, Madeleine avait reculée, s’appuyant à la muraille.

Coco !… pauvre Coco !… et son père, le malheureux !..

Dans un élan égoïste, Robert avait juré :

— Nom de Dieu ! nous avions bien besoin de cela !…

Mais Jacques de Caula survenait, se frayant un passage dans le corridor du bout de sa canne, très élégant, un feutre gris sur la tête, son torse serré dans un gilet de soie de couleur. Il interrogea :

— Que se passe-t-il ?

Mis au courant du malheur, il en eut un geste indifférent.

— Surtout, qu’on lave soigneusement les planches à l’eau claire et que l’on passe force sciure… Je ne tiens pas à me casser une jambe en glissant sur du parquet savonné !…

Et, passant son bras sous celui de Mady, il l’entraîna, bousculant les figurants.

— Ne restez pas ici, ma chère, ça pue le fauve à tomber à la reaverse !…

Sentant la jeune femme toute tremblante, il s’écria, avec un sincère étonnement :

— Ce n’est pas la mort de Coco qui vous agite à ce point, voyons ?

Elle essaya de sourire.

— Si… ou plutôt, c’est tout… l’idée de la douleur du pauvre bonhomme. Puis un peu de superstition… Un vilain présage pour la soirée, avouez-le !…

Jacques de Caula eut un rire.

— Mais, pas du tout !… C’est, au contraire, la victime antique sacrifiée au seuil de tout édifice nouveau !… Vous verrez, ma chère, combien les mânes de Coco nous seront propices !… C’est le triomphe !…

Puis, sérieux :

— En attendant, passons dans votre loge, et relisons entièrement la pièce de M. Castély… Une précaution que je vous recommande de ne jamais négliger, Mady, si sûre de votre mémoire que vous soyez…

Il l’enveloppait de son regard plein de sollicitude..

— C’est que je vous veux parfaite, ce soir, murmura-t-il avec une caresse dans la voix.

L’épreuve de la répétition générale l’avait tout à fait édifié. Madeleine serait sa femme. Il était certain que la jeune artiste, polie par lui et présentée devant un public de choix, deviendrait l’étoile qu’il rêvait à ses côtés ; car, la veille, elle avait désarmé les malveillances, réveillé les léthargies d’une réunion de blasés, d’envieux, de ratés et d’imbéciles, au crasseux vernis littéraire et artistique ; elle s’était imposée au plus exécrable auditoire qui se pût imaginer.

Et il avait décidé de faire part de ses projets à la jeune fille, le soir même, à l’issue de la représentation.

Il ferma audacieusement la porte de la loge sur Castély et La Boustière, qui les suivaient.

— Personne que nous deux, messieurs !

Très rouge, décontenancé, La Boustière fit le geste de s’asseoir sur une chaise qui traînait dans le corridor. La voix tremblante de colère, Robert se récria :

— Vous n’allez pas faire le factionnaire devant cette porte ?… Venez chez Lombez !

Le gros garçon courba la tête, penaud, balbutia quelques paroles inintelligibles et suivit docilement le jeune homme qui gagnait avec rapidité le cabinet du directeur.

Mais ils tombèrent sur un poste d’électriciens qui, fenêtres ouvertes, allaient et venaient de l’intérieur de la pièce au balcon, qui donnait sur la rue, s’activant pour poser les derniers cadres sur lesquels auraient déjà dû étinceler le titre des deux pièces.

— Quel courant d’air !… C’est insoutenable !… Allons chez Vriane…

Dans la petite pièce devenue très confortable, tendue de tapis de faux Orient, bourrée de divans et de coussins, Guy de Vriane, assis à son bureau, écrivait, répondant quelques monosyllabes aux cris de pintade poussés par mademoiselle Yvette Lamy, debout devant lui, toute crispée, rouge et encolérée.

Les auteurs, arrêtés à la porte, surprirent ces paroles, jetées sans ménagement par sa petite bouche mignarde de rose pompon.

— Non, on n’est pas rosse, mufle à ce point !… Mais tu ne m’as pas regardée, mon petit, si tu crois qu’on me monte le coup !… Tu ne me feras pas rater cette occasion-là, je t’en réponds !… Ce monsieur montera dans ma loge à l’entr’acte, ou bien, c’est dit, je fous le camp !… Les jouera qui voudra, tes salops de rôles !…

Levant des yeux amusés, Guy aperçut les deux hommes dans le corridor. Il répondit avec calme et décision :

— Je te dis que ton miché restera dans la salle.

— Non, il n’y restera pas !

— Si… C’est le réglement.

— Non ! non ! et non !… quand je devrais lui ouvrir moi-même la porte de communication !

Un sourire épanouit le visage de Vriane ; il s’inclina :

— Oh ! alors, ma chère, je n’ai plus rien à dire !… Tu paieras l’amende, voilà tout !…

Interdite, incertaine, la petite actrice le dévisagea :

— Qu’est-ce que tu me racontes ?

— Dame, c’est bien simple… La consigne est donnée au personnel… Nul ne sera admis dans les coulisses par les préposés à la fermeture, sous peine de renvoi immédiat !… Mais cette clause ne peut s’appliquer aux artistes… Contre vous autres, nous n’avons que l’amende !… Si tu contreviens, tu paieras…

Elle releva une frimousse insolente :

— Ah ! parfait ! — Et combien ?

— Vingt francs.

Elle se fouilla, atteignit une pièce d’or et la jeta sur le bureau :

— Tiens !…

Et, virant avec une dignité impayable, elle gagna le couloir où elle appela très haut ses compagnes :

— Denise !… Simone !… Marguerite !… Vous pouvez passer au comptoir… C’est vingt francs !… Moins cher que chez Rachel !…

Tout une volée de jolies filles s’élança autour d’elle. Il y eut des pépiements animés, de petits cris indignés, des rires trépidants, d’où s’échappaient parfois un mot cru, une plaisanterie grossière visant à l’esprit.

— Ferme donc la porte sur cette volaille ! dit, dédaigneux, Vriane à Castély.

Et, avec tranquillité, il empocha le louis de la petite actrice.

— vVous savez la mort de Coco ?

Robert fit un geste de colère.

— Eh oui ! Tout est sans dessus dessous, grâce à l’accident de ce grotesque ! — Mais le père… Adolphe ?… où est-il ?…

— Oh ! à son poste !… Étonnant, cet homme ! — Il n’a pas eu un cri ni une larme… Il était sur la scène quand l’autre est tombé… il s’est précipité — un peu de plus il le recevait sur la tête ! — Il s’est penché, il a pris le corps et a été le déposer dans son bureau, où, ma foi, il est encore !… Puis, il a essuyé le sang qui tachait ses vêtements, et il est revenu pour la plantation du décor du premier tableau de la Résurrection… Et, tu sais, mon cher, ce fantoche, c’était toute la joie, tout l’intérêt de sa vie… Ce bonhomme se suiciderait après la représentation que cela ne me surprendrait pas.

— Diable ! s’écria Robert, alarmé, que deviendrions- nous sans lui !

Il se rappelait la vigilance, le zèle intelligent de l’individu, sa compétence en des questions les plus diverses.

Mais Lombez, qui venait d’entrer, eut un mouvement d’impatience.

— Et puis après ?… Maintenant que tout est organisé, Adolphe peut disparaître, ça n’a plus d’importance.

Et, vivement, il interpella Vriane au sujet de billets que certaine personnalité marquante se plaignait de n’avoir pas reçus.

— Va donc au téléphone et débrouille-toi. C’est insipide, on ne peut pas compter sur toi !…

La Boustière s’accrochait à lui, suppliant.

— Vous n’avez pas oublié mes cousins Lavigne ?

L’autre s’échappa :

— Eh ! mon cher monsieur, croyez-vous que j’aie dans la tête les noms de tous ceux à qui l’on a envoyé des invitations !…

— C’est que je tiens essentiellement à ce qu’Angèle applaudisse ma pièce.

Le directeur haussa les épaules, bourru :

— Angèle vous applaudira.. Espérons qu’elle ne sera pas la seule !…

— Comment ! Après une soirée comme celle d’hier vous avez des craintes ?

Lombez le considéra avec stupeur.

— Alors, vous êtes content, vous ?… Allons, tant mieux, vous n’êtes pas difficile !…

Joseph-Pol tombait de son haut.

— Vous estimez donc que le succès ne s’est pas assez nettement dessiné ?

Une fureur ravagea le visage maigre et parcheminé du directeur ; il ouvrit une gueule agressive ; puis, subitement, il se détourna, ronchonnant :

— Encore un succès comme celui-là, et nous fermons après-demain…

La Boustière resta coi, paralysé. — Ah ?…

Des roulements continus, venant du dehors, annonçaient que les voitures amenant les spectateurs commençaient à arriver. Lombez s’empara de Castély.

— Venez voir la ménagerie que nous aurons ce soir… J’espère que cela marchera mieux qu’hier… J’ai lavé la tête à cette fripouille de Sallus…

Dans une pièce vide et noire attenant à son cabinet, accoudés au balcon de la croisée ouverte, ils guettaient les arrivants, nommant un à un les couriéristes, les critiques, leurs femmes, leurs maîtresses, quelques écrivains, des comédiens en congé, des théâtreuses et des demi-mondaines, des directeurs de journaux, des éditeurs, plusieurs mondains, un petit lot d’artistes, deux hommes politiques, un prince étranger, dont toute solennité artistique s’assure la présence en y mettant le prix — d’ailleurs abordable — et toute cette foule disparate — uniforme au fond — pour qui un théâtre est moins un lieu de plaisir qu’un champ d’affaires de tout ordre.

— Allons, Sallus a bien fait les choses, et nous aurons une jolie salle ! déclara le directeur satisfait.

Puis, il eut tout-à-coup un rappel.

— Ah ! dites-moi donc, je voulais vous avertir !… Vous qui avez de l’influence sur Jaubert, surveillez-la donc… Vous n’êtes pas sans vous être aperçu à quel point Caula la chauffe ?…

Robert balbutia :

— Oui, en effet… Mais que voulez-vous que ?…

Lombez l’interrompit avec vivacité.

— Comment, ce que je veux ?… Mais nom de Dieu, je veux que cet animal ne nous joue pas le tour de cochon qu’il est en train de manigancer !… Vous savez que Caula a l’idée de se coller une légitime talentueuse et, à eux deux, de faire concurrence à l’Athénée et au Vaudeville… Mady le chausse, c’est pourquoi il a accepté de jouer ici avec elle…

Castély se récria :

— Comment, vous croyez ?… Mady deviendrait la femme de ce cabot ?… de cet individu horripilant !…

Lombez lui coupa la parole.

— Ça, mon cher, elle n’aurait pas tort… et puis du reste, c’est son affaire, et je m’en fous, pourvu que son mariage ou son collage n’ait pas lieu tout de suite… Ce que je ne veux pas, c’est que, après le succès que tout me fait espérer, ce soir, Caula tienne la pièce pendant trois soirées, puis lâche tout, et nous foute par terre… afin que l’on ferme et qu’il puisse emmener immédiatement sa demoiselle.

Suffoquant, Robert balbutia :

— Il ferait cela ?

— Ah ! il est coutumier de rosseries pareilles, le chameau !…

Violent, Robert s’écria :

— Mais pourquoi ne parlez-vous pas à Mady ?… N’agissez-vous pas ?

— Et de quelle façon ?… Vous en avez de bonnes, vous !… Qu’est-ce que vous voulez que je lui dise ?… Tout cela, c’est des choses en l’air, latentes, insaisissables. Seulement, vous, vous pouvez nous sauver.

— Moi !

Lombez se pencha, essayant de distinguer les traits du jeune homme dans la faible clarté provenant de la rue.

— Parlez-moi franchement… Vous êtes l’amant de Mady ?

Robert protesta avec une sincérité visible :

— Jamais de la vie !…

Lombez jeta avec décision :

— Eh bien ! il faut le devenir, et le plus vite possible.

Puis, avec une volubilité insinuante :

— Oh ! j’ai des yeux !… Cela ne vous sera pas difficile… L’enfant vous gobe… Vous n’avez qu’à y aller carrément et vous l’aurez… Alors, c’est bien le diable si votre nouveauté ne l’amuse pas durant un mois ! Un mois, c’est tout ce que je demande… Après cela, je me serai retourné et l’affaire marchera toute seule… Aimez-la, intéressez-la et elle saura bien faire patienter le Caula… Vous comprenez qu’il est trop fin, qu’il connaît trop bien les femmes pour la brusquer… Il lui laissera gentiment passer son caprice pour vous.

Robert l’interrompit avec une animation, un dépit soudains.

— Eh ! qui vous dit que je réussirais ?… et que, dès maintenant elle ne soit pas d’accord avec lui !… Une âpre jalousie l’envahissait, qui se confondait avec ses appréhensions d’auteur dont les intérêts étaient menacés.

Lombez ricana :

— Bah ! bah !… Je connais ma Jaubert !… En réalité, c’est une sentimentale, et ce morticole mué cabotin n’est pas pour l’émouvoir ; elle ne le prendra jamais que par calcul…

Robert se rappelait avec amertume la soirée où, chez Mady, la griserie sensuelle des deux artistes avait été si manifeste.

— Est-ce que l’on sait jamais avec les femmes !…

Les trilles d’une sonnette électrique les fit tressaillir. Lombez s’éloigna précipitamment.

— Songez à ce que je vous ai dit, et agissez sans retard !…

Machinalement, Robert se dirigea vers la loge de Madeleine ; Caula ne s’y trouvait plus, mais le jeune homme se heurta au gros corps de La Boustière, écroulé sur un petit canapé trop bas, aux ressorts effondrés.

Déjà revêtue de son costume de Magdeleine, Mady, penchée devant la glace de sa toilette, achevait soigneusement son visage, l’oil attentif, sérieuse, s’étudiant comme un tableau, ainsi que la réalisation d’art, quasi étrangère à sa personnalité, qu’elle s’efforçait de réussir en toute perfection.

Elle se tourna, s’adressant indistinctement aux deux hommes, dans une interrogation où nulle coquetterie, nulle puérilité féminine ne transparaissait.

Vous m’aimez, comme cela ?

Robert n’eut qu’un grognement indistinct. Au fond, cela l’exaspérait que Madeleine jouât dans une autre pièce que la sienne.

Le poète contemplait la jeune femme avec une admi- ration émue.

— Vous êtes belle… plus belle même que mon rêve, murmura-t-il très bas, avec dévotion.

Mais Mady eut un geste de contrariété, après s’être de nouveau scrutée sévèrement.

— Non, quelque chose encore est défectueux… J’ai le regard trop moderne… Mes traits, oui, je les modèle assez bien, comme je le veux… mes yeux m’échappent. Il y luit malgré moi tout le vingtième siècle, toutes les âpretés, toutes les émotions, tous les ressouvenirs et les préoccupations de l’être actuel… Pour une heure, il me faudrait effacer tout cela… me refaire une âme d’autrefois !… Que pensait-elle, que faisait-elle votre Magdeleine ?… Oh ! oui, je sais, c’était une courtisane… elle aimait ou elle se laissait aimer… C’est vrai que c’est toujours la même chose à vingt siècles de distance… Pourtant, il y a tant de nuances !… Tenez, venez ici, et dites-moi, vous qui avez tant étudié ces époques lointaines, dites-moi quelles étaient ses occupations journalières, les détails de son existence intime vulgaire… que je la vive vraiment…

Levé péniblement, La Boustière s’était approché de la comédienne, toujours assise ; et, la main sur le dossier de sa chaise, un peu interdit, il avait commencé d’une voix timide, aux inflexions douces :

— Eh bien, voilà… Magdeleine habitait une maison à l’orientale… un rez-de-chaussée de petites pièces basses, blanchies à la chaux, peu éclairées, aux ouvertures closes de tapis… Elle avait deux esclaves mâles : un vieux, intelligent et rusé, qui lui servait en ses affaires, et un jeune, solide, qui apprêtait les repas succulents, lorsqu’il y avait festin chez la courtisane… qui mettait à la porte les exigeants et les brutaux… qui allait recueillir les présents promis, presque toujours en nature, — bestiaux, céréales, étoffes, tapis, chez les amants quelquefois oublieux ou peu pressés de remplir leurs engagements… Beau garçon, quoique noir, il comblait parfois les fantaisies amoureuses de sa maîtresse… Magdeleine avait aussi quatre esclaves femmes, deux servantes expertes à la baigner, à la coiffer, à frotter son corps d’essences, à amuser ses demi-sommeils las d’amour et d’orgie par leurs chants à mi-voix, leurs récits, la musique dont elles la berçaient.. Puis, deux petites filles, qui ne la quittaient point, même durant les visites de ses amoureux… servantes attentives… piment des voluptés simples ou compliquées, témoins indifférents… parfois souffre-douleurs…

Les mains croisées, le buste un peu courbé, les yeux attachés sur le sol, Mady écoutait avait avidité.

— Oui, oui, je vois… Oh ! je la vois ! murmurait-elle en un ravissement d’art. Dites encore… Montrez-la moi son réveil… Dans la première scène, je ne saisis pas bien pourquoi elle rabroue avec tant de colère son serviteur… justement son vieil homme de confiance…

Joseph-Pol devenait prolixe, revivant son rêve avec une béatitude.

— Comprenez donc !… L’amour, le divin et charnel amour pour Jésus a pénétré son cœur… Sa vie habituelle lui pèse, toutes ses conséquences lui deviennent odieuses… Ahman a été, comme d’ordinaire, faire sa tournée au grand marché qui, chaque mois, réunit les hommes des tribus les plus éloignées… Il a parlé à des chefs opulents, il a vanté la beauté de Magdeleine, il a éveillé des curiosités et des désirs, obtenu des promesses de visites… il rentre pour rendre compte à sa maîtresse de sa mission, mission qui fait horreur à celle-ci, maintenant qu’elle est touchée par l’amour… l’amour immense qu’elle ressent pour Jésus…

Mady eut un cri :

— Oui, oui !… Oh ! je comprends !…

Et, la voix de l’avertisseur retentissant dans le couloir, elle bondit, tout enfiévrée, la voix claire :

— Ah ! vous verrez ! cria-t-elle radieuse. Je les aurai, les yeux de votre Magdeleine !

Robert haussait les épaules, plein de rancune et de désabusement. Cette fille était vraiment folle de s’enthousiasmer ainsi pour les élucubrations saugrenues de ce poète marchand de vin !…

Aussi, la comédienne ayant quitté sa loge, dit-il avec une amabilité affectée :

— Venez-vous dans la salle, La Boustière ? Pendant que l’on joue, cela n’a pas d’inconvénient, personne ne vous voit et l’on recueille parfois des impressions intéressantes…

Il se réjouissait d’avance des camouflets qu’allait probablement recevoir l’auteur.

Celui-ci asquiesça, naïvement reconnaissant.

— Bien volontiers !… Je vous remercie de me piloter… Jamais je ne me reconnaîtrais dans ces corridors.

Lorsqu’ils parvinrent dans le couloir longeant les loges de premières, celui-ci était entièrement vide, blanc et lumineux. Là-bas, deux ouvreuses classaient les pardessus et les manteaux dans les vastes armoires aux têtières de cuivre.

Robert poussa le battant de velours de l’entrée des fauteuils de balcon ; et les deux hommes s’adossèrent à la cloison des loges qui la bordaient.

C’était, dès l’abord, dans la demi-ombre de la salle l’apparent silence du public, une impression de mystère et de recueillement, qu’animait étrangement la voix des acteurs, à la fois naturelle et factice, très distincte et très lointaine.

Tendant l’oreille, impressionné, Joseph-Pol essayait de reconnaître la scène qui se déroulait sans y parvenir, le cerveau en désordre, éperdu par cette idée qu’une foule était là, muette et attentive, guettant le développement de sa pensée.

Durant un instant, le pouvoir d’un auteur lui parut dé- passer celui d’un roi.

Robert le toucha à l’épaule, murmurant :

— Écoutez…

L’on parlait dans la loge contre laquelle ils s’appuyaient. Deux voix de femmes alternaient, en ce susurrement discret des habitués de théâtre, avec cette expression vide, frivole, gentiment niaise qui dénote la jolie femme.

— Mais, c’est Quo Vadis !

— C’est joli, en somme… Tenez, le corsage de la femme… la blonde, là-bas, qui a des tresses roulées sur les tempes, on pourrait porter ça l’été…

— Oui, en pinçant un peu à la taille, cela ferait un joli blouson.

Un grand silence ; puis :

— Est-ce que ce sont des vers ?

— Oui. Non… Regardez sur le programme.

— Je ne peux pas, je l’ai laissé tomber… J’attends André pour plonger à sa recherche.

Un imperceptible bâillement fusa.

— Quand ont-ils dit qu’ils viendraient, ces messieurs ?

— André, pas avant onze heures, et je crois que votre mari ne sera libre qu’à la même heure.

— Peut-être bien… il n’a pas dîné à la maison…

— Tiens, voilà Jacques de Caula… Oh ! comme cela lui va mal, cette barbe !…

— Je ne trouve pas !…

— Oh ! vous !… vous avez des goûts dépravés !…

Un petit rire et encore une pause.

— Si… décidément, ce sont des vers.

— Moi, je n’essaie pas de deviner… Il n’y a qu’à la Comédie-Française que je suis tout de suite fixée…

— En effet, ils scandent…

— Ce n’est pas cela… C’est à leur façon de marcher en scène.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Mais, je vous assure…

La Boustière eut un brusque recul et regagna le couloir.

— Quelles dindes ! s’écria-t-il indigné. Comment de pareilles créatures sont-elles admises dans une salle de spectacle !… Ce sont des cuisinières !…

Robert sourit.

— Ma foi, je les imagine, au contraire, fort jolies, très élégantes, et « du monde ».

Ils se rendirent à l’autre entrée. Là, on causait presque haut, voix d’hommes et voix de femmes mêlées, ton libre et familier, allusions montrant qu’on était entre journalistes et théâtreuses.

— Vous avez vu les cabinets ?… Épatants !… Art nouveau et confort…

— Superbes, mais je trouve un peu répugnant de les étaler comme ça !…

— La préposée a l’ordre d’ouvrir la porte quand ils sont libres pour qu’on puisse admirer, elle me l’a avoué… Tu trouves cela joli, cette coiffure de Mady ? Comme cela !… Je l’aimais mieux dans son dernier rôle.

— Mais, mon petit veau, elle représentait une Espagnole. Carmen et la Magdeleine ne peuvent pas avoir la même tête ?…

— Avec cela !… On se fait la tête qui vous va !… Tu crois donc que tu parles à une grue !… J’ai joué, mon petit !…

— La Magdeleine !… Ça n’a jamais été la Magdeleine, ça, c’est la belle Fatma !…

— Caula ?… Oh ! ma chère, c’est un garçon étonnant !

— Tant que cela !… Je croyais qu’il ne se fatiguait pas ?…

— Qu’est-ce que ça fait !… Il a de ces trucs !…

— Oh ! écoutez donc !… C’est épatant, ce vers-là !

— Lequel ?

— Je ne sais pas… Je ne distingue jamais ce que je trouve joli… mais, ça me frappe en gros…

— Ils couchent, Caula et Mady ?

— Tu vois ce vieux patriarche, là-bas ?… Je l’ai eu quelque temps comme domestique.

— Il a une gueule d’ambassadeur.

— Je crois qu’il l’a été anciennement… Seulement, il se grise et il accueillait mes amies des femmes du monde…

— Oh ! la, la !…

… En les appelant « ma petite chatte » et en les embrassant dans le cou.

— Moi, je voudrais voir des chameaux et la danse du ventre !…

La Boustière entraîna Castély.

— Ne vous frappez pas, dit Robert avec une amertume qui échappa au provincial. Ce n’est pas cela qui vous empêchera d’avoir une bonne presse, demain… On y a mis le prix…

L’autre eut un grand geste, un fanatisme dans ses yeux de rêveur.

— Ils ne comprennent pas !… Mais, ils comprendront peu à peu… C’est une éducation à faire… Il n’est pas possible que la troisième partie ne les empoigne pas !

Robert haussa les épaules.

— Croyez-vous ?…

Cependant, lorsque plus tard, retourné dans les coulisses, il entendit des applaudissements retentir, spontanés et nourris, il eut un mouvement de contrariété.

— Qu’ont-ils, ces imbéciles ?

Il semblait que tout bravo accordé à La Boustière lui fût volé, à lui. Il ne respira, soulagé, que la toile définitivement tombée sur le dernier tableau de la Résurrection du Christ.

Lombez passa en courant, l’air enchanté.

— Mais cela marche !… Réjouissez-vous donc, mon cher ! Un succès en entraîne un autre !…

Castély se précipita dans la loge de Mady.

— Enfin ! vous allez peut-être penser à moi, à présent ?

Son fard fondu, de la sueur perlant sur son front, la jeune fille l’écarta en riant.

— Ah : laissez-moi à ma toilette, s’il vous plaît ! Allez donc chez Jacques, il a à vous parler !…

Il ne s’attarda pas à la familiarité amicale avec laquelle elle prononçait le nom de son camarade, tout à la trépidation douloureuse de l’auteur parvenu à l’ultime moment qui précède l’épreuve décisive.

— Oui, oui !… Mais, pour Dieu, dépêchez-vous !

Vous savez qu’il est tard !… Il ne faut pas indisposer le public en faisant attendre !

— Dix minutes et je suis votre Madeleine. Oh ! celle-là, je n’ai besoin d’aucun effort pour la vivre !…

Robert trouva le comédien entièrement nu, dans sa loge, étendu sur un divan. Une vieille femme à l’air décent le massait avec soin.

Castély recula. — Pardon !…

Mais l’autre le retint en riant.

— Entrez donc ! Oui, un procédé à moi… Je préfère un bon massage à huit heures de sommeil… et ça a l’avantage d’être plus expéditif. Dame ! vous autres auteurs, vous n’imaginez guère l’effort intellectuel et corporel qu’il nous faut donner pour — comme vous dites, rendre vos œuvres !…

— Vous désiriez me parler, m’a dit mademoiselle Jaubert ?

Devant Caula, Robert affectait une grande correction à propos de Mady, peut-être pour forcer celui-ci à en observer une pareille.

— Vous parler ? Ah ! oui… Vous savez, au deuxième acte, lorsque je murmure dans le cou de Madeleine ce petit couplet poétique ? Voyez-vous un inconvénient à ce que, ce soir, je substitue à vos vers une courte pièce de la comtesse de Mouchy ?… également très bien appropriée à la situation.

Castély sursauta.

— Par exemple !…

— Oh ! vos vers sont délicieux, je n’en disconviens pas… Mais, justement, la comtesse est là, dans la loge que je lui ai fait envoyer et vous savez qu’elle n’est pas du tout avide de réclame — néanmoins, elle sera contente de cette petite surprise… En définitive, c’est à vous qu’elle en saura gré !

Robert s’écria vivement :

— Voilà qui m’est égal…

Caula se pinça les lèvres.

— Vous avez tort, mon cher monsieur !

Et, avec une sécheresse, où l’auteur tout à coup angoissé sentit la menace :

— Alors, vous ne m’autorisez pas à cette insignifiante substitution ?… Je vous ferai observer que beaucoup d’interprètes, à ma place, n’y auraient pas mis ma délicatesse… et se seraient passés de solliciter votre permission !…

Le sang monta au visage de Robert. Il eut sur les lèvres une violente apostrophe. Puis, il se maîtrisa ; et, se détournant, il dit d’une voix qu’il s’efforçait, sans y parvenir, de rendre indifférente :

— Faites ce que vous voudrez… cela n’a aucune importance.

Caula eut le triomphe discret.

— Je vous affirme que cela peut avoir une sérieuse influence sur le succès de votre pièce.

— Vous n’aviez rien d’autre à me dire ?

— Mais, non.

— Alors, je vous laisse.

Robert s’éloigna rapidement, avec une hâte de se retrouver près de Mady. Puis, avant qu’il fût rendu à la loge de la jeune femme, un revirement complet se fit en lui. Il se sentit tout à coup seul, intrus, abandonné, auprès d’étrangers, chacun préoccupé de son unique intérêt personnel et prêt à marcher insolemment, implacablement sur le sien à lui.

— Ma pauvre petite Suzanne, pourquoi n’es-tu pas avec moi ! pensa-t-il tout à coup, en un ardent besoin de se blottir contre une sympathie réelle, un amour sans bornes, un dévouement éprouvé.

Et, fuyant, avec l’intime conviction que tous étaient ligués contre lui, qu’il allait vers la chute, l’irrémédiable écrasement de ses espoirs, de ses rêves, il courut se cacher au haut du théâtre, au second rang des galeries vides, où personne d’en bas ne pouvait le deviner.

Tout pouvait crouler, brûler, s’anéantir, il se sentait incapable de remuer, à bout de forces, les nerfs vaincus.

Cependant, lorsque la sonnette de l’entr’acte eut rassemblé les spectateurs dans la salle complètement pleine ; cette fois, quelque chose passa, très dissemblable de l’indifférence polie ou sourdement gouailleuse, de l’approbation voulue, affectée, accordée à la Résurrection du Christ. L’on eut l’impression que le public se pré- parait à entendre le seul spectacle qui comptât dans la soirée.

Sallus était unique pour mettre en scène » une salle de première. Tout l’inverse de ce qu’il s’était montré la veille, il se dépensait adroitement depuis le commencement de la soirée, parlant aux uns, aux autres, serrant la main de celle-ci, flirtant avec celle-la, jetant un mot à gauche, une recommandation à droite, suggérant impressions et expressions, faisant d’avance le « papier » de tous les critiques, à qui il soufflait le terme typique, précisément dans leur manière.

Et, de fait, que ce soit à cause de son habilité, du jeu inouï de Mady et de Caula, ou réaction de l’ennui qu’avait infligé à ces cerveaux de boulevardiers la poésie biblique de Joseph-Pol La Boustière, ce fut, pour la pièce de Castély, un immédiat emballement.

Comme parfois l’on rit, l’on ironise hors de propos, obstinément, ici, tout était accueilli bon ou mauvais — par l’approbation grisée de cette foule spéciale qui semble toujours sous l’influence d’un haschich quelconque. Ce fut un de ces succès de première étourdissants qui, la plupart du temps, n’ont aucun écho le lendemain, et qui, souvent, détraquent pour toujours l’auteur débutant. Il est difficile de ne pas se croire du génie lorsqu’on a été sacré dieu tout un soir.

Robert Castély n’avait pas bougé de sa place, aussi bouleversé que si la pire des catastrophes eût fondu sur lui ; persuadé stupidement que ce beau rêve allait tout à coup se muer en cauchemar, les sifflets se substituer aux bravos ; le cœur retourné après chaque réplique, croyant que la mémoire allait manquer aux acteurs, qu’ils oublieraient leurs effets, que Mady allait tomber en attaque de nerfs ou Caula se mettre à ricaner soudain et à adresser une déclaration aux loges…

Il semblait, en cet instant de suprême émotion pour le jeune auteur que tout l’alcool moral et effectif absorbé durant ses sept à huit années de vie parisienne bouillonnât en son cerveau et le mit en état d’insurmontable démence.

Lorsque le rideau, tombé sur des applaudissements soutenus, se releva, afin que Jacques de Caula, vint, avec sa grâce élégante, jeter le nom de l’auteur à la foule ; on acclama bruyamment Castély.

Le jeune homme, revenu à lui, dégringola précipitamment de son perchoir et gagna les coulisses comme un fou.

Une habilleuse l’arrêta mystérieusement :

Mademoiselle Jaubert fait dire à Monsieur qu’elle va descendre tout de suite, et qu’il l’attende par l’entrée du passage.

Surpris, Robert répondit machinalement : — Bien…

Et il manœuvra pour échapper aux manifestations de cette foule d’amis qu’un succès fait éclore dans le terreau littéraire.

Les cinq grandes minutes pendant lesquelles il attendit dans le passage désert, lui parurent interminables, vraiment odieuses.

Il jugeait sa fuite grotesque, il s’inquiétait des étonnements qu’elle avait dû soulever, s’exagérait les froissements qu’elle ne manquerait pas de causer. Il n’avait pas revu Lombez, pas serré la main à Caula, qui, sans conteste, s’était surpassé, et n’avait glissé dans aucune de ces rosseries que l’auteur craignait de sa part. Enfin, Maurice Sallus avait vu qu’il l’évitait, et il s’était dérobé au plus élémentaire des devoirs auprès du prince barbu de la critique dramatique. La conscience des irrémédiables « gaffes » commises par lui durant ce quart d’heure qu’il avait escompté cent fois auparavant, pour lequel il s’était tracé un minutieux programme, l’emplissait d’une maussaderie, d’une rancune pour celle qui allait venir, qui croissait démesurément de moment en moment.

Sa fatigue, son dégoût, son désappointement de tout étaient absolus. Il n’avait éprouvé aucun bonheur de son triomphe, tiré aucun parti des atouts que lui apportait cette soirée, et voici qu’il ne se souciait plus de la femme qui, visiblement, s’offrait.

Arrivé à l’extrémité du passage, il balança, près de sauter dans un fiacre et de rentrer chez lui, abandonnant le rendez-vous avec une satisfaction de la déconvenue qu’éprouverait Mady. Pourtant, presque malgré lui, il fit demi tour et revint encore sur ses pas.

Rapide, son grand manteau flottant autour d’elle, Madeleine Jaubert venait d’apparaître, semblant apporter avec elle une autre atmosphère, toute de vie, d’animation, d’exubérant enthousiasme.

Et, brusquement, toutes les impressions pénibles, les lassitudes, tous les écœurements du jeune homme disparurent ; un bonheur, une quiétude inouïs l’envahirent ; il sentit qu’en cette minute fugitive, l’artiste seule existait pour lui, au monde.

Elle l’enveloppait instantanément de son frémissement, de sa fièvre heureuse.

— Comment, vous n’avez pas eu l’idée de retenir une voiture ? s’écria-t-elle en riant.

Et, s’emparant du bras de Robert, elle l’entraîna vers l’autre bout du passage, du côté de la rue Saint-Honoré.

— Par là, nous serons plus certains de ne rencontrer aucun gêneur ! murmura-t-elle, penchée sur son compagnon, encore toute vibrante de cette soirée unique pour elle, où tous les triomphes de la femme, de l’artiste, de l’amoureuse s’étaient confondus.

Elle demanda, quêteuse de tendres paroles :

— À quoi songiez-vous en m’attendant ?

Il avoua, délicieusement troublé, s’abandonnant au désir qu’elle avait de lui :

— Je n’ai pensé à rien… qu’à vous maudire !

Elle éclata d’un rire à la caressante harmonie.

— Me maudire ?… Cela, c’est trop fort, par exemple !

— Dame !… Cette station interminable, tout seul, dans le silence et le froid de ce passage, quelle douche !…

Elle s’excusa :

— Je me suis pressée autant que j’ai pu… Mais, vous savez, se dépouiller de la matérialité d’un rôle, c’est encore long…

Puis avec une gravité tendre, un rien timide :

— Ai-je eu tort de vous arracher aux autres pour vous avoir à moi toute seule ?

— Non répondit-il en serrant contre lui le bras de la jeune femme.

Rue Saint-Honoré, il héla un fiacre ; tous deux y montèrent, l’adresse de Mady donnée.

Son agitation subitement tombée, la jeune femme s’appuyait au fond de la voiture, silencieuse. Robert prit sa main, la porta à ses lèvres et y déposa un long baiser, où il n’y avait peut-être encore que de la reconnaissance.

Elle demanda :

— Êtes-vous heureux ?

Il répondit avec sincérité :

— Je ne sais pas… je suis ahuri… les nerfs mal remis… un peu déçu — non pas du résultat, mais de l’absence de sentiment que ce succès a éveillé en moi… Je croyais que le triomphe était meilleur. Il faut qu’il y ait quelque chose de cassé en moi… et je m’en dépite…

Elle l’écoutait, hochant la tête.

— Je comprends !… C’est que, vous l’auteur, le jour décisif, vous êtes forcément en dehors de la lutte… La fièvre, la souffrance, et aussi l’indicible joie de la victoire, c’est nous, les interprètes, qui les supportons et les goûtons ! Où étiez-vous, je ne vous ai aperçu nulle part ?

— Là-haut, dans la salle, caché, tout seul, paralysé, souffrant mille morts…

Leurs mains nues s’étaient nouées, leurs doigts s’entrelaçaient, la tiédeur de ceux de Mady réchauffait peu à peu la glace de l’épiderme de Robert.

Elle interrogea avec anxiété :

— Pourtant, vous nous avez aimés ?… Nous avons bien réalisé votre rêve ?

Il s’anima.

— Oh ! Mady, vous avez été idéale, surhumaine !…

Et, citant, détaillant les scènes, l’une après l’autre, il perçut tout à coup que son esprit se dédoublant à son insu, tout en se torturant de mille appréhensions, avait néanmoins ineffablement joui de l’œuvre jaillie de lui et si amoureusement, si parfaitement interprétée par ce couple flexible et vibrant qu’étaient Madeleine Jaubert et Jacques de Caula.

— Mady ! Mady ! s’écria-t-il, enfiévré à son tour, vous êtes une artiste, une grande… grande artiste !…

D’un geste comme involontaire, elle se serra contre lui.

— Je suis votre artiste, murmura-t-elle à voix basse, en un aveu ardent, et vous êtes mon maître…

Il l’avait enlacée ; leurs lèvres s’épousaient en un baiser où s’exaspéraient toutes leurs fièvres de cette soirée emplie du vertige des efforts accomplis, douloureuse, angoissée… affolante aussi d’ivresse triomphante.

Ils arrivaient rue Fontaine. Ils descendirent de voiture, traversèrent le jardin, pénétrèrent dans l’appartement, emportés, perdus tous deux dans un désir impatient de solitude…

La tiédeur parfumée du petit appartement, où s’alanguissait une énorme corbeille de roses envoyée par La Boustière, les saisit délicieusement. Ils eurent tous deux la sensation d’être parvenus à l’étape… l’étape suprême vers laquelle ils soupiraient à leur insu depuis si long- temps.

Tous deux, l’un pour l’autre, étaient plus et mieux qu’elle et lui. Ils étaient, adorablement personnifiés, tous leurs rêves anxieux et radieux ; ils étaient, sous le leurre brutal de la sensualité, la célébrité, la fortune, les âpres jouissances intellectuelles et les joies suaves de l’imagination… ils étaient l’illusion suprême de leurs deux âmes d’artistes, suprêmement tendues et vibrantes.

Et, ce fut dans les bras de Mady, sur son sein palpitant de grandes ondes voluptueuses que Robert connut, enfin, l’immense joie de la victoire remportée là-bas sur la foule… tandis que les lèvres de la jeune femme se rassasiaient goulûment du triomphe qu’il lui avait procuré, des luttes et des gloires futures qu’il lui apporterait encore.

VII

On touchait aux derniers jours de juin. Une chaleur vraiment estivale enveloppait Paris. Tous ceux que des attaches ne retenaient pas à la ville, tous ceux qui peuvent se donner le luxe précieux du déplacement songeaient à partir.

Ce matin-là, de bonne heure, Madame Henriette Féraud, sonnant à la porte de l’appartement des Castély, eut l’étonnement de voir Suzanne ouvrir la porte, dans une tenue inusitée de ménagère : un vieux peignoir relevé dans la ceinture, de gros gants couvrant ses mains, ses jolis cheveux blonds non peignés auréolant son visage pâli, singulièrement creusé et fané.

— Tiens ! s’écria la jeune femme gaiement, vous avez renvoyé votre domestique ?

— Oui, répondit Suzanne avec contrainte.

— C’est comme moi… je pars pour le Croisic, seule avec mes filles… Je prendrai quelqu’un du pays. — Est-ce que je puis entrer cinq minutes sans vous déranger ?

— Certes !

Elles pénétrèrent dans la salle à manger, où le cou- vert de la veille n’était pas desservi.

— Je vous demande pardon, fit Henriette, un peu surprise de ce désordre. Je voulais vous dire adieu… Hier, ma petite Alice s’est trouvée très incommodée par la chaleur ; alors, j’ai décidé d’avancer notre départ de huit jours… Nous prenons le train ce soir…

— Je vous envie, dit Suzanne.

Il y avait une telle lassitude, un si lourd découragement dans son accent, que madame Féraud s’alarma.

— Voyons, qu’y a-t-il ?… Votre santé ?

— Toujours la même chose… Je ne suis pas malade… Je n’ai rien précisément… Mais je n’ai plus de forces, plus de ressort… et ma tête… ma pauvre tête est si vide…

— Il faudrait vous soigner.

Elle sourit tristement, les yeux comme fixés sur une vision intérieure d’angoisse.

— Me soigner !…

Évidemment, il y avait quelque chose !…

Et madame Féraud s’obstina à obtenir une confidence, qu’on lui refusa longtemps. Enfin, la pauvre enfant céda, et laissa deviner le drame poignant et mesquin dans lequel elle se débattait.

Le malheureux ménage d’artistes était en pleine crise de détresse. Absorbé par les répétitions de sa pièce, par les mille démarches qu’elle nécessitait, Robert avait forcément négligé les petits travaux littéraires obscurs qui les aidaient à vivre au jour le jour.

À présent, ils étaient absolument à bout de ressources. De toutes parts, les créanciers surgissaient. Ignorant les lamentables dessous littéraires, ils ne pouvaient imaginer que la pièce de Castély, quotidiennement jouée au Théâtre-Moderne, et dont les journaux enregistraient le succès, ne rapportât pas de grosses sommes à l’auteur. Et, patientant auparavant, ils se déchaînaient aujourd’hui, courroucés par ce qu’ils croyaient de la mauvaise volonté chez leur débiteur.

Madame Féraud restait interdite devant le mystère dévoilé des combinaisons que Robert avait dû accepter de la part de Maurice Sallus.

— Quelle abomination !…

Elle, aussi, avait cru que le succès littéraire de Castély était en même temps un important bénéfice pécuniaire ; et, elle s’en réjouissait pour ses jeunes amis, car, sans savoir exactement combien leur vie était précaire, elle les devinait gênés :

Maintenant, elle se désespérait.

— Que faire ?

À elle aussi, la vie était difficile, bien qu’elle passât pour riche. L’état de santé de ses fillettes la forcait à de grosses dépenses, et tous ses revenus avaient strictement leur emploi.

Elle eut une idée vraiment maternelle, le cœur navré de voir la jeunesse, la beauté, les forces de Suzanne sombrer dans ce combat trop âpre pour sa frêle nature :

— Écoutez… Faites ceci… Accompagnez-nous ; venez passer les mois d’été au Croisic, chez moi ; j’ai une grande maison où vous serez la bienvenue… Vous reprendrez de la santé, de la vigueur, pour recommencer la lutte à l’automne prochain…

Une lueur passa dans les yeux de Suzanne.

Mais, aussitôt, elle secoua la tête, sombre et découragée.

— Merci de votre pensée… Ce n’est pas possible.

— Pourquoi ?

— Je ne puis laisser Robert.

— Allons donc !… Un homme se débrouille toujours !… et je suis certaine que cela lui serait un soulagement de vous savoir à l’abri…

— Non, non !… Vous ne le connaissez pas ! C’est un enfant… il est bien moins fort que moi… Sans moi, il désespérerait… Et, loin de lui, dans quelles transes je vivrais !…

— Vous n’êtes pas raisonnable ! — Comprenez donc que si vous dépassez ce que votre corps, votre âme offrent de résistance, malgré votre courage, vous tomberez !… Et alors que deviendrez-vous tous deux ?…

Suzanne résistait, une fièvre fanatique dans les yeux.

— J’aurai la force… il le faudra bien !… ou si nous devons sombrer, ce sera ensemble ! — Le laisser, non, je ne peux pas !… Pour toute sorte de détails matériels, c’est impossible… pour une infinité de considérations morales, cela m’est encore plus défendu. Mais, Henriette, songez donc !… Puisque nous ne pouvons plus avoir de domestique, il faut bien que j’en prenne la place… Et, croyez-vous que si Robert savait le logis vide, il y rentrerait ?… J’ai assez de sujets d’inquiétude, de tourment… Je le sens déjà trop m’échapper… Moi partie, ce serait la fin… la rupture entre nous !…

Madame Féraud s’indigna :

— Quoi !… Vous croyez votre mari capable de vous être infidèle parce que vous seriez absente !… Vous supposez que vous ne le gardez que parce que vous le tenez à l’attache, et dans ces conditions, son amour vous paraît avoir du prix ?… Ah ! je ne vous comprends pas !…

Les yeux pleins de détresse de Suzanne s’attachèrent aux prunelles de la jeune femme tout enflammée de fière révolte.

— Je l’aime tant, balbutia-t-elle, je n’ai que lui au monde !…

Madame Féraud eut un geste.

— Ah ! oui, voilà, murmura-t-elle, plutôt pour elle-même. Voilà cet esclavage de l’épouse, de l’amante, que la maternité n’a pas libérée rejetée dans un autre esclavage, au moins plus logique.

Suzanne l’avait entendue.

— Oui, c’est vrai, reconnut-elle. J’aime Robert avec toute l’ardeur, tout le dévouement et l’abnégation que j’aurais pour un enfant… mais si cela est bien douloureux, c’est bon aussi !… Et, d’ailleurs, cela est nécessaire…

Madame Féraud nia avec énergie.

— Non !… cela est faux, au contraire !… Le petit être né de la veille, faible, incapable de défense, a besoin de tout l’amour, de toute l’âme, de tout le sang de sa mère pour vivre et se développer, mais l’époux n’a point le droit d’exiger le sacrifice d’une individualité ! Et, comme tout ce qui n’est pas juste et rationnel, celui-ci n’obtient que des résultats désastreux… Vous avez repoussé la maternité pour rester uniquement à votre mari, et votre union se détruit quand même, parce que le lien amoureux de l’homme et de la femme est naturellement éphémère et que, quoi que vous fassiez, vous ne retiendrez pas entre vous ce vertige voluptueux, qui ne peut avoir qu’un temps, qui n’est qu’un incident dans la vie humaine…

Suzanne protesta.

— Alors, vous admettez que cet amour qu’il m’avaiț donné, il le porte à d’autres, sans que moi, j’en souffre, je m’en désespère ?…

— Certes, non ! Je voudrais que tous deux vous acceptassiez avec calme de ne plus faire de l’amour le but, la préoccupation essentiels de votre existence… Ce qui me désole, c’est de voir les êtres se refuser à vivre de la vie successive qui, seule, est saine et logique. Pourquoi, lorsque, de jour en jour, tout en nous se transforme, s’acharner à rechercher, malgré nous, malgré le courant qui nous emporte, les éternellement pareilles sensations !… Pourquoi nous efforcer de retenir absurdement ce qui s’enfuit !… — Pourquoi ne pas vivre une existence de phases différentes, toutes bonnes également lorsqu’on sait les goûter. — Pourquoi, après l’insouciance de l’enfance, ne pas savourer l’amour chaste de l’adolescence, puis accueillir l’entraînement sensuel, qui le suit logiquement, en jouir pleinement, mais sans pour cela s’y accrocher désespérément. — La maternité, la paternité s’offrait à vous… il fallait l’accepter, en découvrir, en comprendre le bonheur…, puis, ensuite, vous laisser aller à ce courant naturel, qui pousse l’être humain ayant atteint son développement complet vers l’intérêt qu’offrent les matérialités de l’existence, de la carrière embrassée, et les élans de la pensée…

Suzanne ne suivait qu’à moitié la pensée d’Henriette qui, confusément, la révoltait.

— Nous sommes jeunes, il nous faut aimer !… Et, d’ailleurs, quel attrait aurait la vie si l’on en supprimait l’amour ! Il n’y a que l’amour qui nous rend capables d’enthousiasme, de dévouement, de grandes choses !…

Madame Féraud s’exaspéra :

— Redites, mensonges, faussetés !… L’amour n’est que le besoin sensuel qu’éprouvent naturellement les êtres à certaine période de leur existence !… Mais, cette sensualité qui n’est qu’un accident, il est néfaste et absurde d’en prolonger la durée, d’en exaspérer l’intensité en l’habillant d’oripeaux sentimentaux !… Toute votre misère de cœur actuelle, ma pauvre Suzanne, vient de ce que vous et votre mari êtes persuadés, comme la plupart de nos contemporains, que l’amour tient avec justesse une part prépondérante dans la vie humaine… Et, au lieu d’assister avec calme à son déclin en vous, vous vous acharnez absurdement, vous, à le retenir, lui, à en rechercher auprès d’autres le fantôme…

Suzanne se récria.

— J’aime Robert !… Je le veux !… Et, puisqu’il m’a aimée, qu’il m’a juré un amour éternel, je puis et je dois le lui réclamer, faire tout ce qu’il me sera possible pour le conserver !…

Madame Féraud la regarda, lançant avec une hardiesse que la tristesse de son accent rendait absolument chaste :

— Son amour ?… Vous voulez dire son étreinte, son baiser d’amant ?… Voilà ce que vous voulez insatiablement !… Voilà ce que vous croyez possible d’obtenir, divin de réaliser perpétuellement ! Vous, et des milliers d’autres, vous vous obstinez devant ce problème insoluble… éterniser dans l’être la répétition du plaisir, en supprimant son but, en le rendant hors nature, et cela, en croyant — insensés que vous êtes tous ! — que vous pourrez y parvenir sans vous détruire matériellement et intellectuellement !… sans asservir votre pensée, vos nerfs, vos muscles sous le joug de cette obsession de la sensualité stérile… sans désorganiser votre âme et votre corps sous cette perpétuelle secousse exaspérée ! — Je ne sais quel romancier[1]supposait dernièrement que la science arriverait à découvrir un élixir supprimant à volonté la possibilité de maternité chez la femme ; et, lui et bien d’autres, s’efforcent de présenter l’acte sexuel sous un aspect de beauté, s’étudient à détruire le sentiment de la pudeur chez les femmes, le respect et le regret de la chasteté chez les hommes… S’ils parvenaient à modifier la société dans le sens qu’ils indiquent, nous aurions bientôt une belle humanité de singes épileptiques !… sans frein moral ni physique, s’abrutissant, s’annihilant dans l’imbécillité d’un rut perpétuel ! — Heureusement qu’il y a chez l’homme un instinct d’harmonie qui arrête les sociétés près de la chute finale, et les redresse subitement, en une réaction contraire !… Après l’exaltation de la sensualité, la déification de la sexualité, nous en aurons sans doute le vomissement !…

Elle s’interrompit soudain, et, la voix changée, adoucie, pleine de pitié :

— En attendant, ma pauvre petite amie, vous souffrez, et je ne sais comment vous soulager !…

Un espoir ranimait l’âme meurtrie de la jeune femme.

— Oh ! murmura-t-elle avec ferveur, ce n’est qu’un moment d’épreuve à passer… Robert vaincra tout ce qui s’oppose à sa marche en avant… et moi, je finirai bien par me remettre. Quand je serai ainsi qu’autrefois, il m’aimera comme il m’aimait… Des liens pareils aux nôtres ne s’oublient pas…

Madame Féraud n’essaya point de la contredire, et changea de sujet.

— Ma petite Suzanne, je puis disposer, sans me gêner, de cinq cents francs, que je vous remettrai tout à l’heure. Vous tâcherez de faire patienter vos créanciers, et vous vivrez en attendant de meilleures heures.

Touchée, la jeune femme s’écria :

— Oh ! Henriette, je ne peux pas accepter.

Mais le timbre de l’entrée, violemment heurté une fois, puis, presque tout de suite, une seconde fois, avec l’impatience insolente de quelqu’un qui n’admet pas l’attente, les sépara précipitamment.

Détachant son peignoir, se recoiffant à la hâte, Suzanne courut ouvrir la porte au visiteur, avec, sur les lèvres et le visage, le sourire de commande, l’air gentiment emprunté d’une jeune femme que des ennuis domestiques forcent momentanément à un service ridicule. Elle recula, interdite.

— Monsieur Sallus !…

Que venait faire ce forban chez eux ?… Apporter une aide, ou essayer de pressurer encore l’auteur qu’il tenait sous sa griffe ?

Il la dévisageait, impertinent.

— Tiens, c’est vous ?… Qu’est-ce qu’il vous prend de faire la soubrette ?

Elle sourit avec aplomb.

— Mais, la nécessité ! plus personne ici… tout mon personnel est à la porte !… Une révolution !…

Il la poussait légèrement.

— Ah ! bon ! Vous me conterez cela une autre fois. Castély est là ?

— Oui, oui !… Il travaille dans son cabinet.

— Vraiment ?… J’aurais plutôt cru qu’il dormait.

Il ouvrit d’un coup de pied la porte de boiserie blanche sur laquelle sa bottine laissa une trace visible, et il pénétra dans la pièce. Robert, penché sur son bureau, eut un sursaut qui eût pu faire croire, qu’ainsi que le critique l’avait dit, il sortait d’un assoupissement.

— À quoi diable travaillez-vous là ? s’écria Sallus, s’emparant avec indiscrétion des papiers que, par instinct, le jeune homme essayait de lui dérober.

— Mais, pas grand’chose, dit Castély gêné, de la besogne en retard…

C’étaient deux ou trois chroniques ou nouvelles grivoises et idiotes, extirpées péniblement de son cerveau rebelle à ce travail ingrat qu’il exécutait sans goût, poussé par le besoin d’obtenir de nouvelles avances dans quelques journaux galants auxquels il collaborait secrètement.

L’autre jeta les manuscrits sur le bureau avec une désapprobation dédaigneuse.

— Et les trois actes dont vous m’aviez parlé ?

— Je n’ai pas pu m’en occuper.

— En vérité ?… Et d’où vient cette impossibilité ?…

Son ton agressif, insolent, commençait à irriter Castély.

— Je vous l’ai dit, fit-il avec sécheresse. J’avais des engagements antérieurs.

Sallus hocha la tête, coupa l’air de sa canne et prononça, important :

— Allons, je vois que j’ai bien fait de venir !… Mon cher Castély, je m’aperçois que nous ne nous sommes pas du tout compris !…

— À quel propos ?

— Mais, au sujet de nos conventions…

— Parce que ?…

— Lorsque j’ai accepté de lancer votre pièce qui, entre nous, ne vaut pas le diable et n’a une apparence de succès que grâce au mal que je me suis donné…

— Passons ! interrompit Robert, énervé.

— Pardon !… Ce que je dis a sa raison d’être !… Si donc, j’ai accepté de faire marcher votre enfant cala- miteux, c’est parce que vous aviez fait luire devant moi plusieurs sujets de pièces futures infiniment meilleures, pièces que, selon notre traité, vous devez mettre sur pied dans un délai très court… ou, pour parler avec plus de justesse, immédiatement.

Robert se récria :

— Eh ! mon Dieu, il n’y a pas péril !… En septembre, je vous remettrai le manuscrit de la première pièce dont le canevas vous a plu… Je m’occuperai de la seconde et de la troisième dans le courant de l’hiver prochain…

Sallus le considérait, affectant la stupeur.

— Ah ça ! êtes-vous un petit débutant arrivant de son trou de province ?

L’autre essaya de le dévisager avec assurance.

— Je ne le pense pas.

Sallus haussa les épaules.

— Alors, quelle comédie me jouez-vous ?

Robert jeta la voix tremblante.

— Ma foi, c’est ce que je vous demanderais bien, à vous !…

Sallus continua, sans paraître l’avoir entendu :

— Vous prétendez ne me remettre la pièce qu’en septembre ?… Alors que c’est tout de suite qu’il me faut la faire accepter. Êtes-vous un auteur dont on attend l’œuvre, à qui l’on réserve sa place dans la saison ?… Ignorez-vous que pour nous faire une place, il faut que je jette bas deux ou trois combinaisons, que j’écarte cinq ou six auteurs qui ont infiniment plus de talent que vous et des crocs presque aussi acérés que les miens !

Et, soudain, brutal :

— Allons, assez de plaisanteries !… Si dans quinze jours… vous m’entendez bien quinze jours !… je n’ai pas sur ma table le manuscrit complet de votre pièce sur le divorce, vous êtes prévenu que toutes nos conventions sont rompues. Pour le second drame, vous me l’apporterez à Ostende, fin août… Nous bâclerons l’affaire avec Sennet, qui sera chez sa maîtresse Claire Delion à cette époque, laquelle Claire n’a rien à me refuser et agira ferme en cette occasion.

Très pâle, Robert déclara :

— Écoutez, Sallus, n’essayez pas de m’intimider, c’est inutile !… Je vais me mettre au travail immédiatement… Mais quelque effort que je tente, il m’est impossible de terminer trois actes de cette importance en quinze jours, et même en un mois !…

Sallus le regarda dans les yeux.

— Vous vous trompez, mon cher.

— Non !

— Eh bien ! c’est parfait… Quelqu’un de plus expéditif que vous se chargera de la chose !…

Robert tressaillit.

— Vous dites ?…

— Qu’en sortant d’ici si vous persistez à m’affirmer que vous êtes incapable de mettre votre pièce debout en quinze jours, je vais m’aboucher avec un confrère plus expert que vous, et qui résoudra le problème.

Un vertige gagnait le jeune auteur.

— Vous voulez dire que vous me refuserez votre appui ?… Eh bien ! libre à vous !… Je m’en passerai… Et nous verrons si Chaîne conjugale ne forcera pas les portes d’un théâtre avec ma seule signature !…

Sallus ricana.

— Pardon !… Nous ne nous entendons pas !… Chaîne conjugale sera en effet très certainement jouée cet hiver, mais puisque vous refusez d’y travailler, elle sera simplement signée de moi et du bonhomme qui se sera chargé de l’écrire sur votre canevas, que je possède… canevas très complet, et dans lequel il y a très peu à modifier…

Robert bondit, suffoquant.

— Vous osez dire que vous me voleriez ma pièce ?… Mais vous êtes fou !… Si j’ai eu la naïveté de vous laisser ce canevas, j’en possède le double… Je puis le montrer partout, vous dénoncer, vous démasquer !… Vous faire condamner par le monde entier, après vous avoir souffleté en pleine rue ! Et je vous jure que c’est ce que je ferai !…

Maurice Sallus leva ses épaules carrées d’ancien sous-officier.

— Ne dites donc pas d’enfantillages !… Personne n’écoutera vos histoires de sujets volés, cela assomme le public, et mon nom triomphera toujours du vôtre, inconnu, ou presque… Ensuite, vous ne me souffletterez point, parce que le lendemain, je vous embrocherais comme une alouette. Et vous ne me démasquerez pas, attendu qu’il n’a jamais été dans mes habitudes de porter un masque, et que je ne crains pas le moins du monde l’opinion publique qui me connaît dans les coins et que j’ai accoutumée à sourire de tout ce qu’il me plaît de faire… Il n’est pas de crime dont on ne m’ait accusé, et parfois convaincu… Pas d’épithète malsonnante que l’on n’ait accolée à mon nom. De mon nom qui, malgré tout, est célèbre et adoré… Qu’apprendriez-vous de moi au public qu’on ne sache ? Vous êtes absolument désarmé contre moi, mon petit !… et vous le savez parfaitement.

Robert, outré, cria l’une des plus odieuses injures que l’on puisse appliquer à un homme.

— Ah !…

Sallus sourit.

— Bah ! tant de femmes sont, au fond, enchantées de mériter ce terme, que je ne vois pas pourquoi je m’en offusquerais !… Mais, finissons cette querelle. En réalité, je ne demande qu’une chose, mon petit Castély, c’est que vous fassiez vous-même votre pièce, parce qu’en somme elle sera plus proprement écrite par vous que par un nègre quelconque et ça ne me coûtera pas plus cher. Seulement, je voulais vous faire toucher du doigt que vous n’êtes pas indispensable et qu’il faut turbiner… Allons, tendez-moi la main, et, dites-moi gentiment que vous m’apporterez le manuscrit sans faute le 15 juillet. Vous voyez que je suis bon prince, je vous accorde trois semaines !…

Rapidement, Castély avait envisagé la situation, reconnu combien il était à la merci, pieds et poings liés, de son adversaire.

— C’est bien, dit-il, la voix altérée, vous aurez ma pièce dans le délai que vous m’imposez.

Sallus rit.

— Quant à votre poignée de main, je peux me taper, n’est-ce pas ? Peu m’importe, mon petit… Ces choses-là, ça n’a d’intérêt que devant le monde… Et je suis bien tranquille… En public, c’est vous qui la rechercherez, ma cordiale étreinte !…

— C’est vrai, reconnut Robert rancuneusement.

Debout, se dirigeant vers la porte, Sallus eut une dernière recommandation :

— Ah ! tancez donc la petite Mady !… L’autre soir, elle a été exécrable… Et justement, j’avais amené deux directeurs, Sennet et Richard, pour la voir !… Qu’elle se soutienne si elle veut des engagements !… Elle avait l’air crevée… Est-ce que c’est vous qui l’éreintez ainsi, ou ce gros plein de soupe… Comment l’appelez-vous ?… La Boustière ?

Robert haussa impatiemment les épaules.

— Mademoiselle Jaubert est surmenée, cela n’a rien d’étonnant… Avec ces deux rôles écrasants qu’elle joue tous les soirs… Sans compter les matinées du dimanche…

La porte ouverte, le critique jetait crûment, tout haut :

— Voyons, vous ne prétendez pas que vous ne couchez pas avec elle !… Le soir de la première, ça a été concluant !…

Robert l’arrêta avec inquiétude, montrant la porte de la salle à manger entrebâillée.

— Je vous en prie !… Ma femme est là !

Sallus rit.

Comment ! elle se préoccupe de cela ? Oh ! mais, dressez-la mon cher, ou vous n’êtes pas au bout des embêtements !…

La porte fermée avec un soulagement sur l’individu, Robert revint en courant vers la pièce où il craignait que Suzanne n’eût guetté leur entretien.

Mais, la salle à manger était vide. La jeune femme s’était réfugiée dans sa chambre. Elle accueillit Robert les bras ouverts.

— Écoute ! nous avons un répit, grâce à Henriette !…

Et, très vite, elle expliqua le prêt de leur amie, préparée à combattre toutes les objections de son mari ; mais il n’en fit aucune. Il soupira seulement, avec un double soulagement : Suzanne n’avait pas entendu les paroles grossières du critique ; le hasard lui apportait la faculté de se consacrer tout entier au travail surhumain qui lui était commandé.

Il s’assit sur la chaise-longue et attira Suzanne dans une douce étreinte.

— Ah ! ma pauvre chérie, il était temps que ce secours arrivât !…

Et il se déchargea le cœur en racontant la scène qui venait de se passer entre Sallus et lui. Préoccupée, elle n’eut pas l’indignation qu’il attendait blasée aussi sur les rosseries, les crimes courants de leur milieu. Sais-tu ce que nous devrions faire ? dit-elle. Quitter Paris, les tracas, les persécutions et le surmenage… louer deux pièces dans quelque ferme de la campagne normande…

Robert se récria :

— C’est impossible !… Je ne puis m’en aller de Paris tant que ma pièce est sur l’affiche !…

Fébrile, Suzanne s’écria comme malgré elle :

— Dis donc que tu ne veux pas t’éloigner de Madeleine Jaubert !…

Robert eut un geste de mauvaise humeur et prononça avec sécheresse :

— Je ne sais pas ce que signifie cette phrase stupide ! Je t’ai répondu sérieusement… Dispense-moi de discuter des insanités.

Le visage caché dans ses mains, elle pleurait, par petits sanglots doux.

— Ah ! Robert, j’ai tant de chagrin ! balbutia-t-elle plaintivement.

Il s’écria avec sincérité : — Mon Dieu, mais de quoi ?…

Le brusque affolement qui lui et la jeune actrice — les avait jetés aux bras l’un de l’autre, avait été sans lendemain ; et, vraiment, la conscience de Robert ne lui reprochait rien à l’égard de Suzanne. Il eût éprouvé plutôt un secret remords vis-à-vis de Mady, qu’il devinait affectée de son recul.

— Suzanne gémit : — Tu ne m’aimes plus !

Autrefois, il se fût ému de ce reproche, et la scène se serait terminée par des baisers et des larmes. Maintenant, il répondit avec lassitude :

— Je t’en prie, épargne-moi… J’ai assez de soucis…

— Si tu veux que nous sortions de nos embarras, étudie-toi à ne pas m’énerver, à ne pas me rendre le travail impossible.

Elle sècha ses larmes courageusement.

— C’est bien… Je ne t’ennuierai plus.

Mais comme, prenant un ouvrage de couture, elle se dirigeait vers le cabinet de Robert, il l’arrêta, un peu gêné :

— Non, voudrais-tu… Enfin, aujourd’hui, laisse-moi seul…

Elle courba la tête, assommée par ce coup inattendu. Jusque-là, silencieuse et discrète, ne parlant que lorsque l’écrivain l’interrogeait, la consultait sur des passages qu’il lui lisait, elle avait assisté à l’éclosion de tout ce que Robert avait écrit. C’était un de leurs meilleurs liens. Tant de fois, il avait répété à la jeune femme, doucement ravie, que sa présence devinée plutôt que sentie lui insufflait une ardeur, le préservait des découragements, de ces mille hantises quasi superstitieuses qui s’abattent sur les cerveaux surchauffés, déséquilibrés par l’effort créateur.

— Et maintenant, c’était fini ; il la chassait !…

Il essaya d’expliquer.

— Tu comprends, ce n’est plus un travail cher et libre comme autrefois. Je vais être obligé de concentrer toutes mes forces pour produire en quelques jours une besogne qui demanderait des mois de labeur normal… Rien qu’à cette idée, je me sens les nerfs à vif et je craindrais…

Elle l’interrompit :

— Bien, bien, va…

Il hésita, se pencha, l’embrassa avec une tendresse un peu factice, ou transparaissait une pitié légèrement impatientée.

— Tu ne m’en veux pas ?

— Mais non, articula-t-elle faiblement.

Il se détourna et alla s’enfermer dans son cabinet.

— À présent, l’habitude sera prise ! pensa-t-il, soulagé.

Lorsqu’il s’agit de production littéraire, l’on ne saurait se raisonner. Jadis, la présence de Suzanne lui était un stimulant ; à l’heure actuelle il se sentait incapable d’écrire une seule ligne devant elle. Le simple geste qu’elle avait fait pour l’accompagner le jetait dans une irritation violente, irraisonnée, insurmontable.

D’ailleurs, après avoir feuilleté le plan de Chaîne conjugale — un titre qu’il prit soudain en dégoût — une despotique paresse le coucha sur le divan, une cigarette aux lèvres, rêvant confusément sa pensée vagabondant de l’ébauche de sa pièce à mille sujets étrangers.

— Aujourd’hui, Chaîne conjugale dormira, s’accorda-t-il. J’ai besoin de me remettre au point… J’y travaillerai demain.

Alors, saisi d’un goût subit pour les piètres besognes sur lesquelles il peinait, l’heure précédente, il écrivit une saynète dialoguée pleine de verve, qu’il résolut de porter le jour même à un journal illustré qui payait assez bien.

À déjeuner, il annonça qu’il ne rentrerait pas dîner. Il passerait dans plusieurs journaux, ce qui le retiendrait assez tard.

Suzanne, dont le visage s’était imperceptiblement contracté, n’eût cependant pas une objection

— Veux-tu un peu d’argent ? demanda-t-elle avec douceur.

Robert s’empressa de refuser.

— Non, je porte de la copie… Je toucherai bien quelque chose.

Avec le prix de sa saynète, que sans doute on ne refuserait pas de lui verser au Paris qui rit, dont le rédacteur en chef était son ami, il songeait à offrir un modeste souper à Mady. — Oh ! non pas seuls !… Il emmènerait Guy de Vriane… L’on causerait une demi-heure devant un peu de viande froide et des fraises au champagne…

Et, à l’ami et à l’actrice, il soumettrait la modification qui s’imposait à lui au sujet de Chaîne conjugale. Peut-être, s’il suivait son idée nouvelle, la thèse perdrait-elle de son originalité, mais cela épargnerait à l’auteur un travail ardu, une préparation de caractères, une discussion dont l’ampleur le décourageait actuellement.

Après tout, plus le drame se banaliserait, et plus il avait chance de plaire à la foule qui n’aime guère les thèses trop neuves ni les pensées trop puissantes. Et, ce qu’il avait dédaigné jusqu’alors, il se promit de semer le dialogue de cet esprit facile à ceux qui fréquentent les coulisses, les salles de rédaction, les brasseries de noctambules et qui émoustille immanquablement le public.

Durant un instant fugitif, il songea avec amertume à la façon pour ainsi dire religieuse dont il avait écrit son premier drame, en creusant obstinément les personnages, en s’efforçant, jusqu’à l’hallucination, de vivre les scènes, en s’enthousiasmant des idées nouvelles et personnelles, hardies parfois, qu’il imposerait au public. — Et voici que, maintenant, tout ce feu était mort…

Voici qu’il glissait au faire banal, insouciant, au truquage de tant de ses confrères, naguère blâmés et méprisés par lui !… Voici, que comme eux, son esprit se dérobait, lâche, devant les problèmes trop graves ; voici qu’il consentait à recommencer l’éternelle pièce ressassée, aux silhouettes de convention, et que rajeunit une seule parure de surface !…

Mais il secoua les épaules. N’était-il pas conduit impérieusement par la nécessité ? Quand il aurait payé sa dette, fourni ses deux pièces à l’avidité de Sallus, il serait libre de recommencer à travailler avec la conscience de jadis.

L’après-midi passa vite pour lui, et il s’attarda si bien à la rédaction de la Lanterne Théâtrale, où son succès du Théâtre-Moderne lui valaient un empressement, des flatteries chatouillantes, qu’il dut se rendre au théâtre sans prendre le temps de dîner.

— Bah ! J’aurai de l’appétit pour le souper, pensa-t-il, l’estomac affadi, d’ailleurs, par la bière ingurgitée au Paris qui rit et l’absinthe bue en compagnie des rédacteurs de la Lanterne Théâtrale.

Au Théâtre Moderne, il se garda de passer par les coulisses et s’installa dans la salle comme un simple spectateur, voulant surveiller le jeu de ses interprètes sans que ceux-ci se doutassent de sa présence.

Le premier acte le laissa indécis. Mais, au second, il s’irrita. Là, dans les scènes de passion, Mady se montrait nerveuse, inégale, tantôt d’une rigidité absurde, tantôt exagérant l’émotion. Caula paraissait souffrir du jeu de sa partenaire ; et Robert, à deux reprises, distingua parfaitement que le comédien adressait à la jeune femme des observations dont elle ne tenait nul compte, les narines frémissantes, l’œil étrange, quelque chose de singulièrement crispé dans sa physionomie.

À l’entr’acte, l’auteur se dressa, mécontent.

— Allons, il faut que je lui parle !… Elle démolit la pièce…

Dans le couloir, il se buta à Guy de Vriane qui venait sa rencontre et s’empara de son bras.

— Je t’enlève… Il y a là une femme qui veut absolument que tu lui sois présenté.

Et, au refus de Robert agacé, il reprit avec vivacité :

— Mais, pas du tout, tu viendras !… C’est madame de Mamers, une femme délicieuse, très dans le train ! Oh ! tu perdrais une occasion merveilleuse, à tous points de vue !… Avec cela qu’elle est fort liée avec Mailly du Cher, le député… Mon petit, si tu couches avec elle, tu passes une pièce à l’Odéon, la saison prochaine, et tu es décoré au 14 juillet !…

Robert mollit et suivit l’impulsion de son camarade.

— Qu’est-ce que c’est que cette femme-là ?… Mamers ?… À part la sous-préfecture, ça ne me dit rien…

Brièvement, durant le trajet du rez-de-chaussée à la loge de premières, Guy narra :

Une provinciale élevée à Paris, dans un milieu politique et un peu rasta ; la mère veuve, maîtresse de Barbevier, l’ancien sous-secrétaire d’État ; elle, la fille, très jolie, demi-vierge dans l’acception la plus large du terme, faisait la joie des bals officiels, mariée assez tard à une bonne poire de province, un comte de Mamers, qui vit dans ses terres, près de Loches, et qui, au grand désespoir de Valentine, refuse obstinément d’habiter Paris l’hiver. Tout ce qu’elle obtient, c’est trois ou quatre petits congés par an, pendant lesquels elle s’installe à l’hôtel, à Paris, seule, et, alors, s’en donne tant qu’elle peut.

Castély demanda : Jolie ?

— Très excitante. Et puis, tu sais, avec elle, ça ne traîne pas. Je te préviens qu’elle est très emballée sur toi… Donc prépare-toi aux pires conséquences…

Ils arrivaient à la porte de la loge, qu’une ouvreuse s’empressa de leur ouvrir.

Robert vit un homme en habit, debout, et deux femmes assises, élégamment toilettées, qui causaient indolemment. Le mari et la femme, mondains quelconques, lui parurent essentiellement négligeables, au lieu que Valentine de Mamers l’intéressa immédiatement.

Grande, bâtie avec une solide élégance de femme de sport, elle devait avoir dépassé la trentaine, et offrait un singulier mélange de santé et de névrose en ses traits fins et contradictoires. Lèvres pleines et colorées de voluptueuse vigoureuse et saine, nez mince, aux narines convulsées parfois de tics, yeux énigmatiques, aux lourdes paupières léthargiques qui souvent se soulevaient avec vivacité et découvraient un regard d’une surprenante intensité spirituelle ou sensuelle.

Robert fut frappé du contraste des hanches, très développées, et de l’exiguité de la poitrine — presque une poitrine de garçon. — Tout en bassin et pas de seins, pensa-t-il.

Néanmoins, déshabillant la femme du regard, il la jugeait singulièrement tentante en sa structure inordinaire.

Sa voix était, d’ailleurs, d’une séduction rare. Et, elle avait, dans les termes, cette exagération adulatrice qui sied à certaines, alors qu’elle rend les autres grotesques.

La sonnette annonçant le troisième acte fit se lever Robert. Madame de Mamers posa vivement la main sur son bras.

— Restez ! s’écria t-elle avec une ardeur qui fit involontairement sourire le jeune homme.

Intelligente, elle surprit ce sourire, et se penchant elle dit à voix basse, d’un ton où se mélangeaient, de façon tout à fait séduisante, une légère ironie d’elle-même, et l’abandon d’un être vaincu par la volupté :

— Eh bien, oui, j’ai envie de vous garder… je ne sais pas mentir… et puis, je n’ai pas le temps.

Dans son regard, Robert voyait distinctement éclore des pensées, non formulées. Il devinait, indulgent, la raison de la facilité de cette belle créature qui devait contenter ses sens hâtivement, nouer et dénouer des liaisons entre le départ et l’arrivée des courts séjours.

En ce moment, il l’eût aimée fougueusement, sans l’ombre de ce vague mépris que l’homme ressent pour la femme qui s’abandonne avec une promptitude que la virilité se réserve.

Il s’attendait à ce que l’aventure eût un dénouement complet et immédiat ; aussi, lorsque, la pièce terminée, ils se levèrent, il eut un réel désappointement quand madame de Mamers lui jeta à voix basse :

— Demain, je voudrais vous voir… Chez moi, c’est impossible… Mais, chez vous ?…

Il eut un geste :

— Je suis marié.

— Ah ! fit-elle, un instant déconcertée.

Puis, elle reprit, avec une désinvolture que, cette fois, Castély jugea tout à fait « fille » :

— Eh bien, chez Vriane… Je le préviendrai… Demain, à cinq heures, cela va ?…

Robert s’inclina :

— Demain, c’est entendu.

À part lui, il se promettait de ne point se rendre au rendez-vous, totalement désenchanté. Il eût accepté avec entrain le coup de folie ce même soir ; la partie sensuelle, cyniquement arrangée pour le lendemain lui inspirait un dégoût irraisonné, insurmontable.

En même temps, l’assurance de la dame à disposer comme chose à elle du logis de son ami l’éclairait tout à coup. Bien souvent, il s’était demandé comment Guy, dans sa situation précaire, pouvait conserver une installation relativement aussi luxueuse évidemment, il n’était pas seul à payer !

Cette nouvelle petite ignominie découverte sur un camarade qu’il aimait le rendait maussade.

Sans chercher Vriane, l’évitant plutôt, il se rendit à la loge où Madeleine Jaubert, sans prendre la peine de se démaquiller, piquait un chapeau sur ses cheveux et agrafait rapidement le grand manteau de taffetas plissé que l’habilleuse posait sur ses épaules.

Elle eut une émotion en apercevant Robert.

— Ah, vous, enfin !… J’allais vous envoyer un bleu, demain… J’ai à vous parler ! fit-elle d’une voix brève, altérée.

Et, prenant le bras du jeune homme, elle l’entraîna.

— Venez !… Reconduisez-moi…

Cet accueil bizarre, la fièvre évidente de la jeune femme interdisaient l’auteur. Il oublia les reproches préparés ; il perdit de vue également sa première intention d’emmener Mady souper.

Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? dit-il, sourdement inquiet, lorsque le fiacre dans lequel ils étaient montés s’ébranla.

Mady lança brutalement, la voix rauque, vulgarisée par son angoisse et le terrible réalisme de sa révélation :

— Il y a que je suis enceinte !…

Robert eut la brusque, atroce et éblouissante sensation de chute dans le vide de certains cauchemars.

— Enceinte, vous ? répéta-t-il stupidement. Comment est-ce possible ?

Il songeait à La Boustière, à Caula.

La main de Mady se crispait à la sienne, glacée, ses ongles pénétrant dans la chair du jeune homme sans qu’elle en eût conscience.

— Mais comprenez donc que c’est vous, vous ! cria-t-elle exaspérée, pénétrant obscurément les pensées insultantes de celui qui, à son insu à lui, et malgré tout ce que le fait avait d’invraisemblable, — de celui qui avait été le premier, le seul amant de cette fille.

11 se redressa, comme lacéré par la lanière d’un fouet, et, dans un cri d’incommensurable égoïsme :

— Enceinte !… Mais, mon Dieu, ma pièce !… les suivantes !… tout notre avenir !…

Elle s’était si bien identifiée à lui ; d’ailleurs, son intérêt personnel, sa vie artistique étaient si étroitement liés à ceux de Castély que l’exclamation de Robert ne la révolta point.

— Nous sommes perdus ! balbutia-t-elle, les dents serrées, se laissant aller au fond de la voiture, soudain défaillante, la détresse des jours futurs lui apparaissant plus nette, plus implacable, maintenant que s’était échappé de ses lèvres le secret gardé jusqu’alors pour elle seule.

La voiture quittait la rue de Choiseul pour traverser le boulevard des Italiens et gagner la rue Laffitte.

Après la nuit de la petite rue que surplombait la masse énorme et sombre du Crédit Lyonnais, c’était tout à coup la joie lumineuse, à la fois élégante et obscène du boulevard nocturne, grouillant de voitures et de promeneurs, dans l’atmosphère lourde, déjà estivale. Partout, aux rez-de-chaussées et aux combles des façades, les affiches électriques clignaient, blanches, rouges ou vertes, violentant l’attention. Et sur le trottoir, à côté des paisibles groupes familiaux flânant à la sortie du théâtre, des volées de filles peintes, jupes courtes sur les bottines jaunes, coiffées coquettement sous le pauvre chapeau, pépiaient très haut, s’abordaient, se quittaient, s’injuriaient, aguichant les passants ou allant effronté- ment jeter un mot à l’ « ami » qui guettait le trafic au bord du trottoir ou adossé à une devanture close, les mains dans les poches, la cigarette aux lèvres, le chapeau melon, beige ou noir, enfoncé sur les cheveux pommadés.

C’était, au sortir de la paix sommeillante des rues voisines, une coulée extraordinaire de vie, de vices, de passions, la mêlée facile, simple, des êtres les plus dissemblables : bourgeois ignorés, célébrités, champignons de boue sociale, côte à côte sous l’étincellement froid, comme impassible et dédaigneux de l’électricité.

Rentrant dans la quasi-obscurité de la rue Laffitte, après le court éblouissement de la traversée du boulevard, Robert Castély se ressaisit :

— Voyons, parlez-moi ! dit-il avec une sourde colère. Êtes vous sûre de ce que vous dites ?

— Certes !… Sans quoi, je me tairais…

Il réfléchissait, calculait, se calmant un peu.

— En somme, c’est récent… Vous pouvez encore faire erreur…

Elle l’interrompit violemment :

— Non !… À quoi bon se leurrer !…

— Eh bien ! admettons… En tout cas, vous n’avez pas besoin de le dire… Forcément, nous fermons fin juillet… Alors…

La comédienne tressaillit, tout à coup cruellement frappée, continuant en elle la pensée de Castély.

En un instant, il l’avait rayée de sa vie, de ses projets d’avenir… Il se consolait du contretemps en réfléchissant qu’elle pourrait soutenir jusqu’au bout le succès qu’il lui devait en partie… Après, à Dieu vat !… Sans doute, il ne manquait pas d’artistes à Paris qui sauraient la remplacer !…

Une nuit soudaine, étouffante, oppressante l’enveloppa. Il lui sembla qu’elle plongeait en une boue gluante, impitoyable… Ah ! ses beaux rêves enflammés !… Son amour !… Car elle avait aimé cet homme de tout son cœur d’esseulée, de tous ses sens de vierge singulièrement raffinée et instruite par les contacts de son existence d’artiste… Où était tout cela !… Et, encore, ses griseries, en imaginant sa vie à venir, liée à celle de l’auteur dramatique… leurs baisers, et, mieux encore, leurs succès, étroitement unis… leur montée ensemble vers la gloire, vers l’éclatante lumière !…

Soudain, devant la vision de tout ce qui s’enfuyait d’elle, tout son courage, toutes ses forces fondirent ; elle ne se sentit plus qu’un pauvre être faible, abandonné, sans défense, incapable de lutter ; elle poussa un cri de détresse :

— Robert !… Que vais-je devenir ?…

À son tour, il frissonna, déconcerté, songeant à elle pour la première fois. — En effet, pauvre fille, c’était terrible !… Mais une irritation ne tarda pas à prendre le dessus sur sa compassion réelle, quoique si fugitive. Que diable ! Ce n’était pas à lui, un homme marié, et dans sa situation précaire, qu’il fallait demander assistance !…

— Dites-moi… Je vous demande pardon. Je ne voudrais pas vous paraître indiscret. Je serais désolé de vous être désagréable…

D’un geste spontané et implorant, elle passa son bras sous celui du jeune homme ; elle s’appuya à lui, tout son être meurtri évoquant les instants déjà presque loin- tains où, un soir pareil à celui-ci, dans un élan inouï, ils s’étaient pris, encore plus cérébralement que sensuellement.

— Oui, parlez, murmura-t-elle avec un espoir. Dites… Si vous saviez par quelles heures d’effroi, d’affolement je viens de passer ! J’ai tant, tant souffert, toute seule… Un peu gêné, il se recula, esquivant l’étreinte qu’elle sollicitait.

— C’est qu’il faut que vous me répondiez avec sincérité… Que vous soyez bien persuadée que je suis votre ami…

Elle répondit avec lenteur, cherchant à démêler la pensée du jeune homme sous ces paroles.

— Je vous répondrai en toute vérité.

Du reste, il s’expliqua aussitôt.

— La Boustière ?… Il est aussi votre amant, n’est-ce pas ?… Oh ! soyez convaincue que je ne vous fais aucun reproche… au contraire !…

Ces derniers mots sonnèrent comme un glas dans le cœur de Mady.

« Au contraire » ! Ah ! que de choses sous ces deux petits mots, prononcés avec une indifférence, un soulagement si évidents ! Oui, oui, elle comprenait !… La Boustière devenu son amant, c’était non seulement ce prétexte si cher à l’homme de douter, ou d’affecter de douter de sa paternité, mais c’était aussi la libération de tout devoir, de toute responsabilité… La Boustière, l’amant riche, naïf, aveuglément amoureux… La Boustière, c’était à La Boustière de s’occuper d’elle !… Quant à lui, Robert Castély, il se lavait les mains de l’aventure !…

Elle répondit, glacée, sans colère, comme envolée en des régions de suprême désolation.

— La Boustière n’a jamais été mon amant.

Et tout bas, presque inintelligiblement :

— Non plus qu’aucun autre, excepté vous.

Elle éprouvait un inexplicable sentiment de honte à proclamer une innocence physiologique que rien en elle, en son don fougueux n’avait pu faire soupçonner à son amant d’une nuit…

Une véritable contrariété possédait Castély.

— Écoutez, j’étais loin de supposer !… Je le voyais si épris de vous… et du reste, vos allures avec lui depuis quelque temps pouvaient faire croire…

Ils arrivaient au domicile de la comédienne.

— Entrez, supplia-t-elle. Oh ! nous ne pouvons nous quitter ainsi !…

Il hésita imperceptiblement.

— Oui, oui, certainement !…

Quand la lampe fut allumée dans le petit salon, Robert eut une exclamation involontaire en apercevant le visage de Mady défiguré par l’émotion, les larmes et le fard à demi enlevé.

— Oh ! regardez-vous !…

Les yeux de Madeleine se portèrent vivement sur une glace. Et son instinct de femme, malgré son désarroi et son déchirement lui rappela qu’il lui fallait absolument réparer son désordre, se montrer encore une fois séduisante : qu’à la vérité, on ne touche l’homme ni par le raisonnement, ni par le cœur, mais par les sens.

— Attendez-moi cinq minutes, dit-elle en courant à son cabinet de toilette.

Mais, tandis que Robert demeurait seul, étendu sur le petit canapé vert mousse, il songeait, tournait et retournait la situation, s’armant de mieux en mieux contre l’adversaire que, désormais, Madeleine était pour lui. Lorsqu’elle rentra dans la pièce, rafraîchie, recoiffée, souple et mince, sous le peignoir clair d’étoffe molle, il ne s’abandonna point à la sensation involontaire que lui causait cette vision de femme prête pour l’amour, en un cadre de suggestive intimité.

Il posa sur elle un regard froid, préoccupé.

— Que comptez-vous faire ?

Elle aussi s’était préparée à la lutte. Elle répondit, d’une voix blanche :

— Je n’en sais rien.

Et, étudiant le visage de son amant, elle ajouta :

— Le mieux serait, sans doute, de s’adresser à un médecin complaisant. Il n’en manque pas…

Robert avait tressailli.

— Surtout, pas cela ! s’écria-t-il, véhément. Je vous le défends !… N’y songez pas !

Ah ! l’opération !… le mensonge des docteurs, les affres, les horreurs de ces instants, il en avait essayé ! Après les heures d’angoisse passées près de Suzanne, il n’allait pas recommencer avec Mady !…

— Non, non !… Ah ! vous ne vous doutez pas de ce que c’est…

Elle poursuivait, avec un masque de froideur qu’elle s’imposait à force de volonté.

— Je n’ai pourtant pas d’autre parti à prendre… Que voulez-vous que je devienne ? Si la solution était proche, passe encore… mais, réfléchissez un peu… Je suis déjà souffrante, déséquilibrée… Je n’ai pas un genre d’existence ni une santé qui me permettent de supporter cette épreuve comme tant d’autres femmes… Je pourrais cacher évidemment très longtemps… mais ce sont mes forces qui me trahiront… Caula m’avait parlé d’un engagement pour l’été, à Dieppe, avec lui… Mais, c’est un service très dur… Je ne pourrai pas… il me faudra renoncer… Alors, après, c’est fini… Quand je serai dé- figurée, déformée, qui voudra de moi ?… et, c’est toute la saison d’hiver perdue… si ensuite, je ne suis pas morte — de faim, mon Dieu, tout simplement, sans compter les périls de la situation elle-même. Où irai-je ?… À ce moment, vous serez lancé, vous aurez vos interprètes, vous ne vous souviendrez plus de m’avoir connu… vous pas plus que les autres… Ah ! je suis perdue, si je ne me résous pas — et cela très vite — à ce que tant d’autres ont accepté…

Robert se récria, nerveux :

— Non, je vous dis !… c’est impossible !… Je ne le permettrai pas !

Elle s’anima, un éclair d’indignation dans ses longs yeux sombres :

— Vous ne le permettrez pas ?… C’est donc que vous vous arrogez des droits sur moi ?… Alors, il est étonnant que vous teniez si peu compte des devoirs !…

Il eut un sursaut, désagréablement atteint :

— Permettez ! fit-il d’un ton cassant. Expliquons-nous clairement.

Elle eut un geste, tout de suite vaincue, étendant la main comme si elle eût voulu écarter une arme la menaçant :

— Non, à quoi bon !… Rien ne fera que nous nous entendions ! dit-elle amèrement.

Il persista, la voix dure :

— Pardon ! Je vois que c’est indispensable !…

À cet instant, Mady lui était odieuse, et Suzanne se silhouettait dans son esprit, revêtue d’harmonieuses couleurs.

— Vous savez et vous saviez parfaitement que je suis marié, et que, par conséquent, il ne pouvait pas exister entre nous de liaison proprement dite… Vous me rendrez cette justice que je ne vous ai même pas courtisée, et qu’en somme, un certain soir, vous m’avez en quelque sorte enlevé, mis dans l’impossibilité, sous peine de ridicule, de rester dans les bornes amicales que je m’étais peut-être bien prescrites…

Elle tenta de l’arrêter :

— Je ne dis pas le contraire !… Oui, c’est moi qui vous ai provoqué… moi qui me suis donnée… Et, après avoir pourtant paru goûter une joie égale à la mienne, vous ne m’avez pas même épargné l’amertume de vous écarter de ma route… de vous reprendre après avoir semblé vous livrer… alors que moi, je m’étais faite vôtre, corps et âme…

Il l’interrompit :

— C’est justement parce qu’il me semblait que vous preniez l’aventure trop sérieusement que j’ai voulu la réduire à ce qu’elle devait être une simple curiosité de part et d’autre, un emballement, un soir d’énervement…

Elle eut une protestation :

— Ah ! comme vous me traitez !

— Vous me comprenez mal !… Je ne pense rien de blessant pour vous… Je veux dire encore une fois que ma vie est donnée… que j’ai une femme que j’aime… et que celles qui éprouveront une fantaisie pour moi doivent bien entendre que je ne puis leur concéder autre chose qu’une heure qu’il me faut oublier ensuite.

Elle se leva, s’écarta de lui avec une révolte.

— Vous mentez !… Oui, oui, tout cela, ce sont des paroles que je méprise, parce que, dessous, il y a tout autre chose !… Votre femme ? la tendresse que vous lui avez promise ?… Allons donc, est-ce qu’il en a été question entre nous !… Non, non, laissez-moi parler !… Je ne dis pas seulement le soir où nous avons été amants ; je sais que lors des minutes d’affolement sensuel, les hommes balbutient mille mensonges, dont sincèrement ils ne se souviennent plus ensuite !… Mais avant, durant les répétitions de cette pièce que, certaitainement j’ai créée autant que vous… il est faux, il est inique de prétendre qu’en ce moment votre pensée, votre âme, votre cœur n’ont pas été à moi !… Vous en faisiez bon marché, alors, de votre femme !… J’étais la seule qui pût vous comprendre, l’être unique auquel vous pouviez vous confier, dire tous vos rêves, avouer jusqu’à vos faiblesses et vos lâchetés !… Vous étiez à moi !… Ah ! certes, cent fois plus à moi que lorsque nos bras se sont enlacés là, sur ce lit, dans cette chambre où, égoïstement, vous m’avez prise, sans songer au germe de douleur, d’effroi… de mort… que vous mettiez en moi !…

— Mady !…

— Oui, vous étiez à moi autant que l’être humain peut être possédé !… Vous vous abandonniez à moi, mais parce qu’alors j’étais pour vous le soutien, l’espoir, la force, celle qui guide, celle qui prépare la gloire et la fortune… J’étais l’instrument que l’on admire et que l’on adore tant qu’il sert, puis que l’on jette au rebut dès qu’il est usé !… Et voilà, je vous aurai tout donné, j’aurai été pour vous la première marche, et maintenant que je ne puis plus vous servir, vous me reniez !…

Elle se tut subitement, épuisée, en un paroxysme d’exaltation qui la renversa, un coude sur la cheminée, sa belle tête ardente dressée, les yeux dans le vide, tout son buste jaillissant en avant, en un élan de désespoir. D’un bond, Castély fut près d’elle ; et soudain bouleversé par tout ce que charriait de voluptueux cette douleur et cette beauté, il l’enlaça avec ardeur.

— Tu divagues !… Mais je te pardonne, car tu souffres !…

Elle ne le repoussa pas, parce qu’elle l’aimait, bien qu’elle ne conservât aucun doute sur l’inanité des sentiments affectueux de l’écrivain à son égard.

— Tout ce que j’ai dit, je le pense… c’est la vérité, prononça-t-elle avec une fermeté mélancolique.

Pourtant, il y avait en elle encore trop d’illusions féminines pour que le subit énervement sensuel de Robert, son impétueux désir ne glissât pas en elle l’espoir de le reprendre, de se l’attacher de nouveau.

Sortant de ses bras, de son lit, pourrait-il la traiter en étrangère ?… Oserait-il la jeter hors de sa vie avec l’implacable désinvolture de naguère ?

Mais, cette fois, leur étreinte n’eut point l’incomparable élan, la simultanéité d’émotion sincère de leur premier baiser.

Elle se donnait, froide cérébralement, seulement troublée en son cœur et sa chair, s’étudiant à affoler Robert, anxieuse d’obtenir un triomphe qui le lui livrât véritablement.

Il la prenait, conscient de ses calculs à elle, et s’abandonnant d’autant plus à l’ébranlement de ses nerfs qu’il se savait nettement hors d’atteinte, garanti du danger de faiblesse, d’apitoiement par l’insincérité devinée de la caresse de sa maîtresse.

Ils se séparèrent sans que revînt entre eux la question d’angoisse qui eut dû les lier à jamais, et qui au contraire les écartait, les faisait désormais hostiles, meurtris et rancuneux.

Lorsque, rentré chez lui, Robert pénétra avec précaution dans la chambre où dormait Suzanne, la tiédeur parfumée qui régnait dans la pièce close l’écœura.

Il gagna son cabinet de travail et, soudain saisi d’un irrésistible désir de solitude, il disposa le divan pour y dormir avec l’adresse que lui donnait une ancienne habitude : célibataire, il n’avait pas d’autre lit.

Deux draps, une couverture de fourrure, une taie de lingerie enfermant un coussin, et, vite déshabillé, il s’é- tendit avec délices dans la fraîcheur de la toile.

— C’est décidément exquis de coucher seul ! murmura-t-il avec l’allégresse, le sournois triomphe de l’homme résolu à secouer toutes les entraves chères autrefois, et dont aujourd’hui il ne sentait plus que la gêne et le poids.

Et, tandis que les sanglots de Mady montaient, lugubres, dans le silence du petit appartement, là-bas ; tandis que, non loin, Suzanne demeurait pâle, brisée, sombrée dans un repos qui semblait le dernier anéantissement, Robert, s’endormit paisiblement en une délicieuse sensation de détachement, d’insouciance suprême.

VIII

Durant toute la matinée, Castély avait travaillé avec une persistance, un entrain, une lucidité qui l’émerveillaient lui-même.

En trois heures, il avait bâclé toute la charpente de la pièce promise à Sallus, ébauché çà et là les scènes les plus importantes ; et, s’interrompant à peine pour déjeuner, il s’était rejeté ensuite au travail, jusqu’à quatre heures.

Et, brusquement, il laissa tomber son porte-plume, sentit l’engourdissement de son poignet ; il se redressa, souffrit de la courbature aiguë étreignant ses reins et ses épaules.

L’enchantement s’était envolé ; les personnages avaient fui ; les sonorités s’étaient éteintes ; les images s’étaient évanouies ; il ne restait plus sur la table du bureau que du papier couvert de griffonnages, des feuillets en tas ; et, par terre, d’autres feuillets froissés, quelques gouttes d’encre jaillies d’une plume brisée que l’écrivain avait lancée derrière lui sans s’occuper de l’endroit où elle tomberait.

Il se détira, bâilla, murmura d’un ton gamin :

— Ah ! la barbe !…

Il se leva, ses jambes engourdies titubant un peu ; il prit une cigarette qu’il alluma et fuma goulument.

Les yeux sur le petit cartel qui battait éperdûment sur le bureau, et marquait à présent quatre heures dix, il pensa nonchalamment, une silhouette féminine venant se profiler devant ses yeux :

— Tout à l’heure, la « madame » arrivera chez Guy… Il revit un corps robuste, à la poitrine presque plate, aux hanches larges ; il se souvint de la finesse de l’épi- derme, à la nuque : elle devait avoir une peau exquise !.. Et, bien qu’il fut toujours décidé à ne pas se rendre au rendez-vous si impudemment donné la veille par la belle comtesse de Mamers, il jeta sa cigarette encore incomplètement consumée et passa dans le cabinet de toilette, où il savoura la caresse d’un bain qui, peu à peu, rendit de l’élasticité à ses membres endoloris, de la vivacité à son cerveau surmené, détendit ses traits las et crispés. 1 195 Revêtu, ses cheveux assez longs soigneusement recoif- fés, la barbe faite, il se sourit devant la haute glace, en nouant sa cravate. Mais je suis vraiment joli, aujourd’hui !… L’on ne dirait pas que je viens de fournir une « bûche » pa- reille… - Quoiqu’il se doutât que Suzanne fût sortie, il affecta, pour lui-même, de la chercher dans l’appartement, mur- murant avec un sourire sournois : La petite dinde !… si elle avait eu du flair… Je l’emmenais dîner à la campagne… - Cependant, il se hâta de descendre et se jeta dans le Métro, qui le mettait à deux pas de la demeure de Vriane.- C’était rue des Dames, une maison sans apparence, au fond d’un jardin, où une luxueuse garçonnière était aménagée.

La concierge, dans l’allée, salua Robert d’un sourire de connaissance.

— Madame y est déjà, fit-elle du ton mystérieux de commande particulier aux gens de cette sorte en pareille occurrence.

— Je parie que je vais la trouver en déshabillé galant, pensa Castély en posant le doigt sur le bouton électrique de la porte, au premier étage.

Pourtant, il se trompait. Ce fut correctement habillée d’un « tailleur » sombre que Valentine vint ouvrir. Elle n’avait pas de chapeau. Robert fut un peu choqué par la couleur ardente et factice de sa chevelure très ondulée. Son impression différa de celle de la veille. Il jugea la femme moins jeune et plus belle qu’il ne l’avait appréciée tout d’abord.

Elle avait pris la main du jeune homme et l’attirait dans l’appartement, tandis que, d’un geste brusque, elle refermait la porte.

— Je craignais que vous ne vinssiez pas, dit-elle en souriant.

Et ce sourire illumina son visage, la fit soudain attrayante et désirable.

Robert, chatouillé, répondit avec empressement :

— Par exemple !… Vous me supposez donc bien mal élevé ?…

Sincèrement, il oubliait sa résolution de naguère, et combien peu il s’en était fallu que madame de Mamers l’attendît en vain.

Ils étaient entrés dans une pièce aux belles tentures de soieries chinoises. Ils s’assirent sur un canapé profond et large, encombré d’une masse de coussins.

Une demi-ombre agréable régnait à cette place, car tout le jour du salon provenait d’une grande verrière drapée, découpée assez haut dans la muraille, justement au-dessus du canapé ; et la lumière frappait plutôt le centre et l’extrémité de la pièce que l’espace situé précisément sous la fenêtre.

— Qu’avez-vous fait, aujourd’hui ? demanda la jeune femme.

— J’ai travaillé… énormément travaillé, sans répit, enfoncé dans ma besogne…abruti, annihilé…

— Alors, pas du tout pensé à moi ?

Il répondit sincèrement — pour voir — guettant l’impression de Valentine :

— Non… excepté tout à l’heure, au moment de me rendre ici…

Elle demeura impassible.

— Ah ! Eh bien, moi, au contraire, je ne me suis occupée que de vous.

Il sourit — flatté quand même.

Parce que vous n’aviez rien de mieux à faire, voilà tout !…

Elle dit avec tranquillité :

— C’est vrai… J’avais envie de lire votre pièce… Mais comme elle n’est pas encore publiée, pour me la procurer, il m’a fallu aller au théâtre, me donner un mal infini.. soudoyer un bonhomme à prix d’or afin qu’il me confiât une brochure crasseuse criblée de cor- rections, de signes cabalistiques… et que, encore, je devais rapporter ce soir avant six heures…

Robert hocha la tête.

— Ah ! bien ! si Lombez se doutait que le père Leverd vous a prêté la brochure !

Et, avec inquiétude :

— Au moins, vous l’avez rendue !

Elle eut un rire jeune et un mouvement audacieux pour enlacer subitement les épaules du jeune homme et mettre un baiser dans son cou.

— Mais oui, soyez donc tranquille !…

Puis, comme le jeune homme la voulait étreindre, elle se dégagea.

— Non !… Ne vous croyez pas obligé, par politesse, à des démonstrations passionnées… Je n’estime que l’élan sincère et le désir spontané…

Elle parlait avec une bonne humeur qui surprit Robert.

— Vous êtes charmante ! dit-il.

Elle se rapprocha, reprenant :

— Du reste, cette brochure, maculée, raturée, m’a profondément intéressée ; on y suit matériellement, visiblement, toutes les phases de la naissance de l’œuvre.

— Vous l’aimez ma pièce ?

— Je vous ai dit, hier, l’impression qu’elle m’a faite, sous le charme du jeu plein d’habileté de vos interprètes… Lue, elle m’a paru plus belle encore… Cependant, j’ai mieux aperçu les lacunes.

Elle s’arrêta, le sonda du regard, craignant de le froisser.

— Allez donc, dit-il, très calme.

Elle poursuivit :

— Je ne m’érige ni en juge, ni même en connaisseur, ce qui serait fort ridicule de ma part ; cependant, je crois ne pas me tromper en vous disant qu’il y a des élans tout à fait beaux, presque sublimes, auprès de défauts très apparents dans cette œuvre. Élans, qu’il me semble, vous ne retrouverez plus… comme vous ne commettrez plus les mêmes fautes, par la suite… Je m’imagine que cette pièce sera unique dans votre vie d’auteur, et je suis profondément heureuse de l’avoir saisie à sa naissance…

Elle ajouta plus bas, ses yeux s’emparant avec insistance de ceux de Robert :

— J’ai savouré l’essor juvénile de votre âme, comme l’on goûte à des lèvres vierges…

Il se sentait peu à peu enveloppé, comme imprégné d’une volupté spéciale, imprécise, singulièrement irri- tante, et dont il n’eût su dire la provenance exacte :

— Vous êtes une femme étrange !…

Elle fit un geste :

— Mon Dieu, non…

— Mais si… j’ai malgré moi l’impression que je cause avec un homme, un camarade, et cela me gêne un peu !…

— Bah !

— Naturellement.

— En somme, ce n’est pas très poli, ce que vous me dites-là… Cela sous-entend qu’à mes côtés vous n’avez pas la moindre velléité de vous montrer… galant ?

Il sourit :

— Je pourrais vous répondre que, tout à l’heure, vous m’avez enjoint d’oublier la politesse… Mais je préfère avouer la vérité : vous me troublez, au contraire, beaucoup… jusqu’au malaise.

— Expliquez…

Il se leva, cherchant machinalement une cigarette dans la poche de sa jaquette.

— Vous permettez qu’on fume ?

— Certainement… J’ai également ce travers.

Il lui tendit son étui.

— Alors !…

Quelques minutes se passèrent, Robert avait repris sa place aux côtés de Valentine ; tous deux furent bientôt entourés de vapeur odorante.

— Je puis être très franc, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Oh ! brutal si vous voulez ! — Rien ne m’étonne, ni ne me choque, ni ne me froisse.

— Eh bien, précisément… Cette invulnérabilité qui ne paraît avoir pour base ni la froideur ni l’impudeur absolue, ne laisse pas que de surprendre et d’interloquer quelque peu votre partenaire.

— Ah ?

— Dame !… Mettez-vous à ma place, et réfléchissez à notre situation actuelle… Vous me donnez hier un rendez-vous, d’une façon et en un lieu qui ne me permettaient pas de douter de vos intentions précises à mon égard… Je viens donc ici…

Elle l’interrompit en riant.

— Résigné à tout !…

Il continua :

— Parfaitement. — Et je me trouve devant une dame réfrigérante au possible, comme toilette, maintien, langage…

Elle poursuivit :

— Ce qui n’empêche qu’en ce moment aussi bien qu’hier, vous ne doutez pas du tout de l’issue de cet entretien…

Il ne put s’empêcher de rire.

— Vous avez raison !… Mais, du diable si j’aperçois la transition, la bienheureuse transition qui nous conduira de cette conversation — laquelle, du reste, ne manque pas d’un certain charme — aux intimités réprouvées par la stricte morale, et que, pourtant nous commandent impérieusement les convenances spéciales concernant les gens en notre position…

Elle jeta indolemment, entre deux bouffées de fumée :

— Mais, pourquoi vous inquiétez-vous d’une « transition » ?… Il n’y a d’agréable que celles qui s’imposent en dehors de la volonté… qui viennent tout naturellement…

— Et si elles ne viennent pas du tout ?

Elle fit un geste d’indifférence hardie.

— Mon Dieu, quand même nous sortirions d’ici chastes et purs, en mourrons-nous tous deux ?…

Il remarqua en riant :

— Voilà de ces traits qui stupéfient dans la bouche d’une femme !

Elle se coula subitement tout contre lui, d’un geste soudain empreint d’une indicible volupté.

— Alors, vous me trouvez très garçon ?

Il la considéra longuement, ressaisi par son bizarre malaise de naguère.

— Vous êtes inquiétante ! finit-il par déclarer.

Elle répondit avec simplicité :

— Je n’y tâche pas le moins du monde… Les femmes compliquées sont aussi démodées que les créatures fatales de nos pères, sachez cela, jeune psychologue.

Renversé sur les coussins, préalablement tassés derrière ses reins, avec une science de sybarite, il l’étudiait avec un intérêt croissant.

— Parlez-moi un peu de vous… Tout votre être exhale une volupté intense, presque cruelle, presque morbide… malgré l’antithèse de votre belle santé apparente.

Elle interjeta :

— De ma parfaite santé réelle !… Ne me croyez point une détraquée, vous vous égareriez complètement !…

— Soit ! Mais êtes-vous une simple sensuelle ou une sensuelle cérébrale ?…

— Voilà ce que, très franchement, je ne saurais vous dire… Il n’y a rien qui me préoccupe moins que l’analyse de ma propre personnalité… si ce n’est celle des autres !

— Cependant, vous vous intéressez à… ces autres… à leur mentalité ? car, enfin, prenons moi pour exemple. Si vous avez désiré me connaître, c’était attirée, intriguée par cette manifestation tout intellectuelle qu’était la pièce que vous avez vu jouer et dont j’étais l’auteur. — Parce que je vous crois trop supérieure à la moyenne des humains pour avoir souhaité tout simplement vous « payer » l’homme qui venait de remporter quelques succès auprès de la foule.

Elle le regardait froidement et intensément.

— Ma foi, vous pourriez vous tromper… Dans mon avidité à vous connaître, il y avait peut-être un peu de ce sentiment vulgaire… Qui peut se vanter d’être toujours étranger aux sensations communes à la masse !… Pourtant, je crois qu’en ma curiosité de vous dominait le désir très vif, très impérieux, de transformer en volupté directe la sensation troublante que j’avais goûtée en voyant se dérouler sous mes yeux votre création…

Robert salua ironiquement.

— Alors, chère madame, dans votre pensée, l’homme que vous fites quérir par le cher Guy était déjà l’élu destiné à votre couche ?… Cependant, si vous vous étiez trouvée devant un vieux répugnant, ou un jeune grotesque ?… Eussiez-vous passé outre ?… Et l’illusion sensuelle de ma prose eût-elle voilé jusqu’à un physique calamiteux ?

Elle haussa les épaules.

— Vous êtes bête ! dit-elle familièrement, les lèvres à peine desserrées : un désir de baisers semblant traverser ses prunelles claires que des pupilles largement dilatées faisaient sombres parfois.

Puis, elle jeta sa cigarette et commença de dégrafer sa longue jaquette ajustée.

— Non, non, pas vous ! protesta-t-elle avec décision, comme Robert avançait la main, soudain gagné d’une impatience à la dévêtir.

Il s’arrêta, étonné :

— Pourquoi ?

Elle poursuivait son déshabillage avec tranquillité.

Les petites voluptés puériles m’agacent, expliqua-t-elle. Je ne suis pas de celles qui s’émeuvent à la seule idée de montrer leur corset à un monsieur, et je trouve stupide le monsieur qui défaille parce qu’il aperçoit une femme en jupon de dessous.

Robert alluma une seconde cigarette, avec un calme un peu affecté.

— Parfait !…

Pourtant, il s’énervait devant cette femme qui, les épaules, les bras nus, sculpturaux, la gorge superbe rendue libre sous la chemise de batiste, le corset enlevé, venait de passer sur sa quasi-nudité une robe japonaise de satin pâle, d’un gris à reflets roses.

Elle lui enleva sa cigarette d’un geste décidé ; et, souple, singulièrement provocante, s’étendit avec lui sur le canapé.

— Je te veux !… murmura-t-elle, en un souffle qui embrasa tout à coup le jeune homme, comme traversé par ce désir ardent.

— Ah ! tu es belle ! balbutia-t-il, l’étreignant, éperdu.

Elle s’abandonnait à ses baisers, à son enlacement, à ses caresses, le buvant elle-même de lèvres frémissantes…

Néanmoins, lorsqu’il eut un geste plus osé, elle glissa d’entre ses bras, se défendit ; il insista, ne comprenant pas. Toujours, elle demeura victorieuse.

— Enfin, quoi donc ? Pourquoi te refuser ainsi ? questionna-t-il dans un suprême désordre sensuel et cérébral.

Mais, à une phrase nette qu’elle lui glissa dans l’oreille, il se redressa, soudain dégrisé.

— Je vous demande pardon… Je n’avais pas prévu… Vous ne m’aviez pas prévenu…

Elle eut un rire nerveux.

— Vraiment ?… Pourtant, mon cher, vous n’êtes pas un collégien !… Vous savez ce qu’une femme risque dans ces aventures… n’est-il pas juste et tout simple que vous la délivriez de toute crainte à cet égard ?…

— Reprit par un violent désir, il l’enveloppa de ses bras, la supplia, murmura confusément mille promesses.

— Donne-toi !…

Elle restait inflexible, raidie en sa terreur féminine de l’étreinte dangereuse.

— Non, mon ami, pas aujourd’hui… pas comme cela !…

Elle refusait avec la même obstination tout ce qu’il lui proposait, affolé par sa résistance.

— Non, non ! Je n’ai pas confiance !…

Enfin, exaspéré, il la repoussa violemment et se re- dressa, rajustant ses vêtements avec colère.

— Comme il vous plaira !…

Au moment où, saisissant son chapeau, il se dirigeait vers la porte, elle bondit du canapé et lui barra le passage.

— Tu ne t’en iras pas de cette façon !… Promets-moi que je te verrai demain !

Il cria, perdant tout empire sur lui-même :

— Ah ! non, alors… Une fois comme cela, cela suffit !…

Elle le saisit aux poignets, d’une étreinte forte, presque virile.

— Expliquez-moi donc un peu cette injuste fureur ?…

Il lui lança un regard de rancune et de mépris. — Assez de comédie, chère madame !… J’ai horreur des allumeuses » !

Elle protesta, avec une sincère indignation :

— En quoi ai-je joué ce rôle vis-à-vis de vous ?

Il ricana bruyamment : — Dame !…

— Pardon !… Je suis venue à vous peut-être avec cynisme, mais au moins en toute franchise !… J’ai désiré une heure de volupté auprès de vous… vous l’avez acceptée, et maintenant…

Il l’interrompit :

— Maintenant, je me plains de ce qu’après vous être ingéniée pour me troubler, vous vous refusez…

À son tour, elle lui coupa la parole.

— Je ne me refuse pas, je me défends !… Si, par la vie que j’ai menée, à cause de mes lectures, de mes fréquentations, par suite aussi de mou esprit et de mon tempérament, j’en suis arrivée à considérer l’amour comme un passe-temps agréable, sans conséquences morales, ainsi que vous l’envisagez, vous autres hommes… Si mon âme s’est virilisée, je ne puis oublier que mon corps est demeuré celui d’une femme… C’est à-dire livré à cet aléa plein d’épouvante pour nous, s’il vous laisse indifférents, vous autres, qui vous détournez ensuite !… Vous me demandez une heure de plaisir… Je l’accepte volontiers, sans grimaces de fausse pudeur, mais seulement si elle doit être sans danger d’aucune sorte pour moi !…

Un revirement s’était fait en Robert. Plus calme, il espérait la fléchir. Et entre eux, une cynique, âpre et écœurante discussion s’éleva, s’éternisa.

Enfin, la rage se déchaîna de nouveau en lui.

— Ah ! allez au diable ! cria-t-il brutalement. Vous n’êtes qu’une impudente poupée ! et, Dieu merci, il ne manque pas de femmes plus braves, plus adroites et moins éhontées que vous !…

Et il sortit en tirant violemment la porte derrière lui.

Il arpentait rapidement le porche d’entrée lorsque Guy de Vriane s’élança à sa rencontre, s’écriant d’une voix altérée :

— Ah ! te voilà !… Je venais te chercher… Il y a un malheur… Quelque chose d’inconcevable… Au théâtre, on ne sait où donner de la tête… Justement, il y a pas mal de location… Il va falloir rendre l’argent… Et de- main, les jours suivants !… Ah ! nous sommes fichus !… C’est la guigne !…

Il était nerveux, pâle, des rides plissaient son front à la peau distendue de jeune vieux.

Envahi par les plus sombres pressentiments, Robert Castély bégaya :

— Mais, enfin, qu’y a-t il ?… Tu ne me dis rien !…

L’autre jeta sans préparation :

— Madeleine Jaubert est morte ! La nouvelle est par- venue tout à l’heure… On n’a même pas pu prévenir les autres qui vont arriver pour la représentation. Lombez est comme fou. Justement, il avait Yvette Lamy avec lui, et il s’entête à lui passer le rôle… C’est insensé ! On l’emboîtera à la troisième réplique !… Il faut faire relâche… Il faut fermer !…

Robert écoutait incrédule, stupide.

— Madeleine ? Mady ?… Mais, qu’est-ce que tu dis ?…

Vriane précisa, la bouche rageuse, crachant tout son fiel contre la malheureuse qui ruinait ses ambitions, sapait tout à coup l’ombre de situation qu’il s’était créée.

— Cette gourde était enceinte !… Elle s’est fait avorter ce matin, chez je ne sais quelle sage-femme, qui, voyant l’affaire tourner mal a été saisie de panique et a emballé la fille dans un sapin. Elle y est morte… Quand le taxi s’est arrêté rue Fontaine, rien n’a bougé. L’homme est descendu de son siège et l’a trouvée raide, les yeux fixes, la main si crispée au drap du coussin qu’il a fallu couper l’étoffe…

Castély eut une brusque explosion :

— Elle ! elle ! morte !… Hier !… hier soir, cette nuit, je l’ai vue !… j’étais avec elle !…

Guy répliqua vertement :

— Eh bien ! mon vieux, tu aurais dû y rester !… Tu nous tirais d’un sale pétrin !

Robert le saisit par le bras.

— Viens !… Allons-y !… Il faut que je la voie !… Il y a peut-être encore de l’espoir !… Ce n’est pas possible qu’il n’y ait rien à faire, à tenter !…

L’autre cria, exaspéré :

— Ah ! nom de Dieu ! tu as la cervelle dure !… Quand je te dis qu’elle est morte !… Morte, comprends-tu ?…

Robert tremblait de tous ses membres.

— Viens ! répéta-t-il avec entêtement.

Et il entraîna son camarade dans la rue. Ils ne tardèrent pas à rencontrer un fiacre vide dans lequel ils montèrent.

— Rue Fontaine ! cria Castély, en se laissant retomber lourdement sur les coussins de la voiture qui s’ébranlait.

Guy de Vriane grondait :

— Que vas-tu faire là ?… C’est absurde !… tu te compromets, et tu n’en as pas le droit… Tu es marié… Avant, oui, tu devais t’occuper d’elle, mais à présent qu’elle n’y est plus, à quoi bon ?… C’est au théâtre qu’il faudrait aller… Il est nécessaire de parler à Caula, de raisonner Lombez… Avec cela que cet animal de La Boustière est capable de nous lâcher salement !… Tout ce qu’il s’était engagé de verser a fondu… On comptait le taper à nouveau… S’il refuse, c’est la culbute !… Ah ! quelle marmelade !… Tu t’en fiches, toi… tu as les rentes de la femme… Après tout, c’est le pain assuré, mais moi !…

Robert, courbé, le front dans ses mains, se laissant aller à tous les cahots de la voiture, semblait perdu, abîmé dans une rêverie d’angoisse.

Le fiacre s’arrêta. Vriane poussa son ami du poing, grognant :

— Eh bien ! descends-tu, à présent ?

Mais Robert leva tout-à-coup un visage baigné de larmes.

— Non, dit-il doucement. J’aime mieux ne pas la voir, décidément.

Guy haussa les épaules, irrité :

— C’est vrai ?… Oui ?… C’était bien la peine de nous amener ici !… Enfin, c’est bon, filons au théâtre… Hein ! ça va ?…

L’autre acquiesca.

— Si tu veux.

Et cette fois bien que toujours absorbé, il resta droit, ses pleurs taris, son émotion tout-à-coup emportée par un obscur orage intérieur.

Même, il finit par entendre les lamentations acerbes de son compagnon ; il envisageait les complications qui naissaient pour lui de la mort de la jeune artiste.

— Un véritable suicide ! maugréait Vriane. Conçoit-on l’imbécilité de cette créature !… Se faire manipuler par une bonne femme quelconque, lorsqu’on aurait pu lui procurer des docteurs par douzaines !… Et courir là sans crier gare !… Et pas un mot à qui que ce soit, pas une lettre derrière elle ! — Elle est sortie vers dix heures, dans la toilette qu’elle portait habituellement pour faire ses petits achats du matin… Elle est passée sans dire bonjour à la concierge et à sa fille, qui ont remarqué qu’elle était plus pâle que de coutume, mais n’ont pas osé l’arrêter. — La bonne femme s’est hâtée de faire l’appartement, ainsi que chaque jour… Rien d’anormal, pas un indice de ce qui se préparait… Et midi n’était pas encore sonné que les appels du cocher faisaient accourir les deux femmes… qui reconnaissaient Mady dans ce cadavre rigide…

C’est la fille, la petite Cécile, qui a songé à nous prévenir… Il paraît qu’elle est d’abord allée chez toi, où, naturellement, elle ne t’a pas trouvé, et où ta femme n’a pu lui donner aucune indication pour te découvrir. — Alors, elle a couru au théâtre… Personne, à cette heure-là, bien entendu… elle a essayé de joindre La Boustière, Caula, aux adresses que lui donna la concierge ; mais partout, c’était comme un fait exprès, elle trouvait porte close. — Pendant ce temps, sa mère, une brave femme, se débrouillait, s’assurait d’un médecin disposé à fermer les yeux, consentant à constater le décès sans faire de potin. — Enfin, vers six heures, la gosse parvenait à mettre la main sur Lombez… Moi-même, je venais d’arriver. Ah ! quelle tuile ! Tout de suite, Lombez s’est mis à gueuler : « On jouera tout de même !.. Yvette sait le rôle, nom de Dieu ! elle le récitera aussi bien qu’une autre !… Oui, nom de Dieu ! on jouera ! On jouera jusqu’au jour annoncé pour la clôture ! » — Et, la fille pleurant à chaudes larmes, prête à tomber en attaque hystérique, il la forçait d’ânonner les répliques de Mady… En face d’eux, la petite Cécile les contemplait, ahurie, hypnotisée, et le personnel envahissait les couloirs, murmurant, prévoyant la fermeture et comptant les salaires eu retard. — J’ai filé pour te prévenir… Je savais dans quel nid je te trouverais, et, ma foi, j’allais tomber sur vous, sans discrétion, lorsque je t’ai vu sortir…

On arrivait devant le Théâtre-Moderne. Robert descendit, paya la voiture, et, très calme, comme détaché :

— Mon cher, il faut se retourner comme nous pourrons… Il n’y a pas d’autre solution que de fermer…

Il supputait au dedans de lui le temps qu’il lui faudrait pour terminer la pièce ébauchée le matin même.

— Après tout, Sallus avait raison, pensa-t-il. Il est bien inutile de s’éterniser sur des remâchages qui n’en sont pas meilleurs pour cela. Avant quinze jours, je lui porterai ma nouvelle pièce, et s’il peut la faire recevoir pour la saison prochaine, tout sera réparé. Le tapage que causera cette clôture forcée ne peut me faire du tort, au contraire, et comme, au bout du compte, c’était Sallus qui touchait la galette !…

Au travers des couloirs on entendait la voix enrouée du directeur. Lombez « gueulait » toujours :

« On jouera, nom de Dieu !… Je vous dis qu’on jouera ! »

Quand Robert pénétra dans la pièce où Lombez se démenait, vert à force d’être pâle, le corps agité tout entier de tics, une ombre s’élança vers le jeune homme :

— Oh ! monsieur Castély, enfin, vous voici !…

C’était Cécile, la petite corsagière, fille de la concierge de la rue Fontaine. Les larmes la suffoquèrent tout-à-coup, pendant qu’elle essayait de prononcer quelques mots.

— Mademoiselle Mady !… Oh ! monsieur Castély, quel malheur !…

L’auteur prit sa main avec une soudaine sympathie.

— Allez, allez, ne restez pas ici, fit-il avec une émotion sincère. Retournez près d’elle. Qu’elle soit au moins veillée par un peu d’affection.

Et, retrouvant dans sa poche l’argent que la veille il destinait au souper en compagnie de Madeleine, il le glissa dans la main de la jeune fille.

— Tenez, vous achèterez quelques fleurs.

IX

L’enterrement de Madeleine Jaubert avait lieu à Notre-Dame de Lorette, par les soins de Joseph-Pol La Boustière, qui avait fait distribuer de nombreuses invitations, poussé par Lombez, lequel se raccrochait à une occasion de publicité pour lui-même.

On ne connaissait aucun parent à la jeune fille, et l’abandon de sa si courte vie était souligné par la rédaction douloureusement comique des faire-part.

L’on y priait au « convoi, service et enterrement de mademoiselle Madeleine Jaubert, artiste dramatique », de la part de Gaston Lombez, son directeur », de celle de Joseph-Pol La Boustière, de Robert Castély, « ses auteurs », et de Jacques de Caula, « son camarade ».

Dans un style macabre et réclamiste, où le papier funèbre se mitigeait d’affiche théâtrale, on y mentionnait que l’artiste s’éteint éteinte subitement, au milieu d’une gloire naissante, arrêtant deux pièces en plein succès. Et, le domicile de la morte était remplacé par l’adresse du Théâtre-Moderne. On n’avait pas oublié de mentionner le numéro du téléphone.

— Bouffon !… du dernier bouffon ! murmurait un critique qui s’esclaffait, tout en gardant sur son visage l’expression décente requise.

Lorsque Castély, accompagné de Suzanne, descendit de l’omnibus Clichy-Odéon, il y avait foule sur les marches et sous le péristyle de la petite église.

Malgré que Mady ne fut point une comédienne en vedette, et qu’elle n’eût jamais appartenu à un grand théâtre, elle était très répandue dans le monde artiste, où sa mort lui créa soudain de nombreuses sympathies. Du reste, la certitude de rencontrer Caula, le directeur du Théâtre-Moderne, deux ou trois critiques que l’on savait attaché à la jeune fille, suffisaient pour attirer une multitude d’auteurs avides de nouer de précieuses relations, ainsi que d’artistes des deux sexes, toujours prêts à se prodiguer.

Guy de Vriane, tout de noir habillé, ainsi qu’un croque mort, le haut de forme un peu en arrière sur son front blême et ridé, ses yeux bleu pâle anxieux, se multipliait. Il courait aux tables drapées où des feuillets surveillés par des hommes solennels recevaient les signatures, galopait jusqu’au catafalque, qui se dressait immense, entouré de cierges et de fleurs dans la nef entièrement tendue de noir ; ensuite, il revenait en hâte, au péristyle, où il distribuait les poignées de main, énumérait pour les nouveaux arrivants les noms des personnalités intéressantes qui, déjà, s’étaient rendues à l’appel du Théâtre-Moderne.

L’aspect de l’entrée de l’église offrait une ressemblance frappante avec celle du théâtre, un soir de première, quant à la composition et l’attitude du public.

Suzanne au haut des marches, posa la main sur le bras de Robert.

— Voilà la voiture, murmura-t-elle.

Castély tressaillit et se retourna.

Le corbillard arrivait de la maison mortuaire, chargé de fleurs et presque solitaire.

Derrière lui se tenaient, découverts, Gaston Lombez, serré dans une redingote noire, raide, son regard avide comptant le nombre de ceux qui stationnaient sur les marches de l’église, et Joseph-Pol La Boustière, visiblement, ému, la tête basse, ses gros traits naïfs contractés par un chagrin sincère.

À côté d’eux marchait un jeune homme vêtu d’un complet étriqué, que personne ne connaissait, et, plus loin, dans un groupe de femmes, aux toilettes modestes, la petite Cécile, la fille de la concierge, pleurait abondamment, ses beaux cheveux dorés éclatant, lumineux, sous le chapeau de deuil.

À cette heure de la matinée, le mouvement de la rue de Châteaudun était déjà intense. Le pavé en bois, fraîchement lavé, répandait une fraîcheur dans l’air tiédi par le soleil qui dépassait déjà les hautes maisons et venait dorer le fronton du temple vieillot. Les tramways Cours-de-Vincennes-Saint-Augustin passaient pressés, ébranlant l’air de leurs coups de timbre impérieux : des charrettes de fleurs et de fruits circulaient, harcelées par les sergents, faisant de brusques crochets pour éviter les omnibus et les fiacres. Une foule féminine ralentissait le pas, s’arrêtait le long des grilles, intéressée par le corbillard somptueusement fleuri de roses, d’iris, de lilas blanc et d’orchidées.

Maintenant, l’assistance se reculait, obéissait à la hallebarde menaçante du suisse, qui creusait du geste un passage pour le cercueil que les hommes des pompes funèbres se hâtaient de dégager.

Les cloches tintaient, se mélangeant au bruit confus de la rue.

Instinctivement, Robert Castély glissa son bras sous celui de Suzanne et s’appuya, tandis que le coffre de chêne verni, apparent sous le drap mortuaire relevé, passait devant lui, pesant et sinistre sur les bras des porteurs.

Une vision déchirante, atroce, le traversait, du corps frêle et livide étendu là… dans le cercueil qui l’avait frôlé… de ce corps, l’avant-veille si souple entre ses bras, cette nuit tragique où ils s’étaient aimés… Le sillon ouvert se refermait. Comme une meute suit la proie morte que les piqueurs emportent en la dérobant, l’on suivait le corps invisible ; l’on pénétrait dans l’église noire aux lueurs d’or s’échappant des lustres qui tombaient très bas, presque au niveau des têtes des assistants.

Un parfum pénétrant d’encens s’épandait, mélangé à l’odeur âcre des tentures noires, à la senteur aiguisée des fleurs et des feuillages froissés.

La chaleur lourde, l’air déjà irrespirable, firent soupirer avec malaise tous les survenants.

— L’on va crever ici !…

Suzanne, serrée aux côtés de Robert, murmurait, en ce besoin de banalité que développe le voisinage des épouvantes chez ceux qu’elle ne frappe pas directement. Elle était très jeune, n’est-ce pas ? Au plus vingt-cinq ans ?

Il répondit, les dents serrées avec impatience :

— Oui, je crois… Je savais très peu de chose d’elle…

Et, suivant le flot qui triait les sexes, plaçait les hommes sur les rangs de chaises à droite et les femmes à gauche, il avança, comme invinciblement attiré par le catafalque lumineux et fleuri, autour duquel flambaient à présent quatre feux verts en des vases d’argent.

L’orgue jetait une harmonie presque assourdissante, qui couvrait les piétinements, les bruissements, les chuchotements, les allées et venues d’une foule désireuse de de ne point passer inaperçue cabots, comédiennes, gens de lettres de toute catégorie, qui échangeaient saluts, poignées de mains, signes et gestes de connaissance.

Cependant, le maître des cérémonies, voulant conduire Robert dans les rangs des sièges drapés de noir, trop clairsemés à son gré, le jeune homme refusa. Il demeura auprès de cet amoncellement de fleurs coupé symétriquement par les candélabres supportant les longs cierges pâles, à la lumière clignotante… auprès de ce drap sombre voilant celle peut-être déjà méconnaissable qu’il ne verrait jamais plus ; celle qui emportait avec elle des sensations, des sentiments, toute une part de lui-même, qui jamais plus ne soulèveraient le suaire…

Mady, dans la vie de Castély, ç’avait été l’art chaud et sincère, l’envolée enthousiaste vers une gloire qu’il imaginait alors pouvoir être pure et resplendissante.

Mady, la fragile et ardente fille brune, c’étaient les illusions de sa carrière d’écrivain… Comme Suzanne, la pâle blonde fanée, affaissée là-bas dans la pénombre, avait précédemment incarné pour lui celles de l’amour. Vers elles, vers les phantasmes radieux et décevants qu’elles matérialisaient, il s’était précipité, inconscient, fougueux. Et sous son étreinte avide, l’une après l’autre, elles s’étaient flétries ; tandis qu’une parcelle de son âme à lui se désséchait pareillement pour toujours.

L’amant sincère, l’artiste convaincu étaient morts en lui. Avec une angoisse exaspérée, il constatait chaque jour le vide croissant de son âme et de son cœur…

Aussi, entre Suzanne et Mady, entre ce frêle fantôme de femme encore debout, non loin du cercueil où reposait l’autre corps inerte, le désespoir de l’homme et sa révolte étaient-ils réels, profonds — immenses, car il pleurait sur lui-même.

Soutenues par le murmure apaisé et caressant de l’orgue, les voix d’un chœur de jeunes garçons s’élançaient, vibrantes, d’une sensualité ironique, figurant le mensonge perpétuel de la vie, qui offre aux aspirations un idéal splendide, enivrant, lequel, à mesure qu’on l’approche, se décolore, se remplit de taches, de tares, de suprêmes déceptions, jusqu’à la minute où il se désagrège définitivement et disparaît.

Puis, à plusieurs reprises, après des silences où la nuit factice du temple semblait plus lourde, plus anormale, des voix d’hommes, ténor frêle, baryton sonore, exprimèrent les réalités brutales, les angoisses, les espoirs, les leurres de l’humanité, en ce merveilleux langage mystérieux et souverain de l’harmonie.

Dans la flamme verte, dans les vapeurs capricieuses s’échappant des vases d’argent, mille formes indistinctes, mille sourires, mille rictus joyeux ou éperdus, vire-voltaient, s’étreignaient, se confondaient et s’envolaient, moqueusement intangibles.

Et, dominant la cérémonie, la sonnette impérieuse, aiguë, partant de l’autel, qui commandait à la foule aussi docile qu’inattentive, semblait le symbole de la fatalité obscure et despotique qui pèse sur l’existence, où, sans cesse l’on accomplit machinalement des gestes au but oublié, effacé gestes profondément inutiles pour nous-mêmes comme pour autrui.

La voix fielleuse et enrouée de Maurice Sallus murmurant quelque rosserie à son oreille rappela brusquement Castély à la réalité. Près d’une heure s’était écoulée sans qu’il aperçut un visage autour de lui, sans qu’il sortit de la rêverie douloureuse et hallucinée dans laquelle il était plongé.

— Que dites-vous ?

— Faites attention, mon cher… Quittez cette mine éperdue… Déjà, vous, Caula, et le gros monstre là-bas, l’on vous unit sous une commune appellation : « les trois bluffs inconsolables ».

Robert ricana, la gorge sèche : C’est charmant…

Sallus questionnait dans un susurrement.

— Alors, c’est vrai ?… Elle avait voulu se « faire passer ça » ?

Castély répondit sèchement :

— Je ne sais ni de qui ni de quoi vous parlez.

Sallus poursuivit, sardonique et nonchalant :

— Et elle s’est tuée !… Fantastique !… Car, enfin, le truc est inoffensif et à la portée de tout le monde !…

Castély crut l’écraser :

— Parlez pour vous !…

Dix ans auparavant, Sallus avait été impliqué dans une abominable affaire d’avortement et de chantage, dont il ne s’était tiré que grâce à son impudence et à ses relations toutes puissantes.

Il se contenta de hausser imperceptiblement les épaules, son regard glacé et railleur effleurant Robert.

— Que vous êtes jeune !

Puis avec une dureté soudaine : — Quant vous voit-on ?

Castély dompté, répondit aussitôt avec soumission :

— Dans peu de jours, je vous apporterai ce qui est convenu.

L’autre affecta de bâiller indolemment. Bon…

Puis, consultant sa montre :

— Fichtre… déjà midi !… On m’a assez vu, ici…

Et, sans souci du bruit et du dérangement qu’il causait, il s’éloigna, bousculant des chaises, échangeant des signes, des poignées de mains, jetant un mot à l’un ou à l’autre.

Les petites actrices, venues en foule, semi-grues, semi-théâtreuses, se le désignaient avec une avidité quasi respectueuse.

— Sallus !… c’est Sallus !…

Une grande et grosse femme très peinte, la peau éraillée et grumeleuse sous le fard, mise avec une opulence criarde, répondit à l’appel peu discret du critique dramatique et se hâta de le rejoindre, bousculant à son tour les rangs de dames.

Sous le péristyle, Sallus passa familièrement son bras sous celui de sa compagne.

— Tu as ton auto ?

— Mais oui.

— Le baron déjeune chez toi ?

— Certainement.

— Alors, barrons-nous… Et n’oublie pas ce que je t’ai dit… Si ta fille tient à perdre encore une fois la galette que tu as la bonté de lui ramasser, voilà une occasion inespérée d’acquérir, pour presque rien, un joli théâtre complètement remis à neuf. Seulement, il me faut l’argent et les pleins pouvoirs demain au plus tard.

— Tu les auras… J’ai parlé au baron… Depuis ta dépêche, Viviane est comme folle… Être enfin directrice, jouer ce qu’il lui plaira, comme elle le voudra, et non plus dans les salles miséreuses, louées pour trois ou quatre représentations… Avoir un théâtre permanent à elle, c’est son rêve, son obsession depuis si longtemps !

— Après tout, elle aura peut-être du succès… C’est un tempérament, ma fille !

Sallus haussa les épaules.

— Parlons-en !… Quand je pense que c’est toi, à ton âge, qui lui gagne ses fantaisies !…

L’autre eut un sourire extasié.

— Puisque cela me fait plaisir… que le baron, mou amant, est enchanté…

Sallus conclut tranquillement :

— Et que moi j’y trouve mon profit, tout est parfait. Pardieu, tu as raison, ma grosse, marche toujours… jusqu’à la minute où tu claqueras !…

Elle fit un geste résigné.

— À ce moment-là, j’espère que Viviane sera célèbre, alors, elle n’aura plus besoin de personne.

Dans l’église, Vriane s’était glissé, soucieux, près de Castély.

— Que te disait Sallus ?

— Rien, répondit Robert.

L’office approchait de sa fin. En un défilé lent, ponctué par les coups de hallebarde frappée par le suisse sur le sol dallé, le prêtre et les chantres faisaient le tour du catafalque, encensaient, bénissaient, répétaient les paroles rituelles auxquelles répondait l’éclat des chœurs et de l’orgue.

Guy expliquait :

— Lombez est très embêté… Il a par trois fois essayé d’avoir un entretien avec La Boustière ; l’autre s’est dérobé… Or, il faut absolument qu’il casque, autrement, la clé ! Tout à l’heure, de voir Sallus rôder en ricanant, ça l’a saisi… C’est que, on le connaît, Sallus, c’est le requin… On ne le voit que lorsqu’il y a un cadavre…

La voix nasillarde du prêtre s’élevant tout près d’eux les força au silence. Durant un instant, l’image de Mady flotta entre eux.

— Pauvre fille, elle nous a joué un sale tour ! laissa tomber Vriane avec une certaine douceur, lorsque l’orgue et les chœurs recommencèrent à tonner.

Robert, préoccupé, demanda :

— Mais, enfin, où sont passées les recettes ?… Car, depuis le début, cela s’est toujours soutenu passablement.

Vriane ne put réprimer un geste d’impatience.

— Mon vieux, les recettes !… les recettes !… Si une boîte comme la nôtre comptait uniquement sur cela, elle ne vivrait pas longtemps !… Rien que les feux de Caula emportaient une grosse partie ; après cela, le droit d’auteur…

Robert l’interrompit avec amertume :

— Tu sais que ce n’est pas moi qui vous ai fait tort de grand chose !…

— Peu importe que ce fût toi, ou d’autres…

Aigris et soucieux, ils ne s’apercevaient pas que le clergé s’était déjà retiré.

Dans une bousculade soulagée, presque gaie, l’on se hâtait de défiler devant le cercueil, le goupillon passant de main en main, pour aller ensuite saluer la pseudo-famille de la morte.

— Diable ! s’écria Vriane, mais il faut que je coure là-bas ! Tu viens à la sacristie ?… Si, si, tu dois recevoir avec nous !

Castély se récusa, presque violent :

— Pardon ! Vous m’avez mis, sans me consulter, sur les faire-part, cela suffit !… Je ne tiens pas à être grotesque !…

Vriane insista :

— Je te réponds que, si tu te défiles, tu seras mal jugé…

Ils avaient passé insoucieusement devant le cercueil. La petite main de Suzanne s’accrocha au bras de Robert.

— Je voudrais m’en aller, dit-elle avec timidité. Cette chaleur, ces fleurs… Je ne me sens pas bien…

Castély saisit le prétexte avec empressement

— Oui, oui, je t’emmène !…

Et, avec adresse et décision, il parvint à faire une trouée dans la foule qui avançait en sens contraire. A la queue, ils rencontrèrent Julien Dolle.

— Vous partez ? demanda le docteur.

— Oui, Suzanne est fatiguée.

— Je vous suis… Je ne tiens pas plus que cela à défiler devant ce singe de Lombez…

Dehors, Robert héla une voiture.

— Tu viens déjeuner avec nous, Julien ?

L’autre hésita. — Oui.

Il était si visiblement las, découragé, que Castély ne put faire autrement que de l’interroger.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tout !… Tout est par terre.

— Ton projet de clinique monstre ?… L’Américain ?…

— L’Américain a rencontré une drôlesse qui lui a aisément prouvé qu’il ferait infiniment mieux de lui donner à elle le capital qu’il destinait à son œuvre philanthropique, et que, pour le même prix, elle se chargeait de rendre son nom mille fois plus célèbre dans le Tout-Paris de la noce… Comme, au fond, le tapage, c’était tout ce que rêvait le bonhomme, il a accepté et envoyé par-dessus bord ses anciens projets.

Robert fit un geste de découragement.

— Ah ! mon pauvre vieux !… Et que dit madame Galletier ?…

— Que veux-tu qu’elle y fasse ?… Elle n’a pas trente-six millionnaires philanthropes dans sa manche… Elle m’avait découvert celui-ci… C’était déjà beau…

— Et alors ?

Les yeux aigus de Julien se posèrent sur ceux de son ami, avec une indéfinissable expression d’angoisse et d’obscure criminalité.

— Il faudra bien se débrouiller, dit-il, les dents serrées.

Le fiacre montait au pas la rue Notre-Dame-de-Lorette. En approchant de la rue Fontaine, Robert eut un brusque tressaillement.

— Écoutez ! fit-il la voix changée. Vous allez continuer tous deux jusqu’à la maison où je ne tarderai pas à vous rejoindre…

Sans parler, Julien Dolle le regardait fixement. Suzanne s’attrista :

— Où vas-tu ?… Mon Dieu, je pensais que tu déjeunerais avec ton ami…

Il laissa voir une impatience :

— Mais j’y compte !… Puisque je te dis que je vous retrouverai tout à l’heure…

Et, sans prendre la peine de mentir :

— Il faut que j’entre ici… chez mademoiselle Jaubert.

Suzanne objecta avec étonnement :

— Chez cette pauvre fille ?… Mais que peux-tu avoir à y faire ?…

Il expliqua, après avoir crié au cocher d’arrêter, et la portière déjà ouverte :

— Elle avait des manuscrits à moi. J’ai absolument besoin de rentrer en leur possession… Et, sans doute, tout ce qui était à elle va être promptement dispersé…

Dolle garda un instant la main de son ami dans la sienne.

— Faut-il vraiment t’attendre pour déjeuner ?… Je crois qu’il est plus simple que je rentre chez moi, après avoir mis Suzanne à sa porte.

L’autre tourna le dos, nerveux.

— Mon cher, tu feras exactement comme il te con- viendra !…

Ce fut Suzanne qui insista.

— Si, restez !… Si ce n’est pour lui, au moins pour moi.

À présent que sa santé perpétuellement ébranlée mettait la jeune femme à la merci du docteur, l’aversion qu’elle avait éprouvée pour lui s’était transformée en un besoin maladif de sa présence, de ses conseils. Elle, si réservée jadis, entrait avec lui en les détails les plus intimes de ses souffrances morales et de ses malaises physiques.

Elle, que, naguère, la perspective d’une opération affolait, s’obstinait à réclamer de Julien récalcitrant une nouvelle intervention chirurgicale qui, croyait-elle, la libérerait de ses misères présentes.

Robert pénétra, hésitant, dans la loge de la concierge, remué pour la première fois de la journée par une émotion profonde qui avait uniquement pour cause la morte.

La femme poussa une exclamation.

— Ah ! vous, monsieur Castély !… Cécile va être bien contente !

— Votre fille est là ?…

— Non, monsieur, elle n’est pas encore revenue de l’enterrement, mais elle ne tardera pas, car je lui ai fait promettre de ne pas aller au cimetière.

— Vous dites qu’elle souhaitait me voir ?

— Dame, oui, monsieur !… Vu que cette pauvre demoiselle Jaubert était absolument sans famille, nous avions pensé que ce serait monsieur qui profiterait de ses petites affaires. Et, comme c’est ma fille qui a tout rangé, elle serait bien aise qu’on la décharge.

Castély eut un redressement agacé.

— Mais, ma bonne dame, je n’ai aucune qualité pour me constituer l’héritier de mademoiselle Jaubert !…

La concierge, le considéra d’un air de blâme indulgent.

— Allons, monsieur, ce n’est pas à nous autres qu’il faut dire cela ! s’écria-t-elle avec sa ronde franchise populaire de brave femme, Mademoiselle Jaubert était une demoiselle bien comme il faut, bien rangée, pour une personne de son état !… et avec cela, pas fière. On était nous trois, un peu comme des amies, surtout ma fille qui a reçu de l’éducation. Eh bien, on n’était pas sans savoir des choses ! Une supposition que le malheur de l’autre jour ne serait pas arrivé, est-ce que vous l’auriez laissée dans la peine, avec son bébé ? Non, n’est-ce pas ? Alors, il est juste qu’au cas contraire vous ayez le bénéfice des petits avantages. Oh ! ils ne sont pas lourds ! Justement, mademoiselle Madeleine devait deux termes au propriétaire. Il s’arrangera sûrement du mobilier, car il ne sera pas fâché de louer désormais tout garni. C’est donc surtout ses petits bibelots personnels que vous aurez, et que, j’en suis certaine, elle serait heureuse que vous preniez, car elle vous aimait bien, allez !

L’arrivée de Cécile coupa le flot de paroles de la bonne femme, qui ne s’apercevait pas le moins du monde de l’irritation croissante de son auditeur.

— Ah ! vous, monsieur ! s’écria la jeune fille interdite, dévorant des yeux l’écrivain, tandis qu’une faible rougeur venait colorer ses joues pâles.

Castély expliqua d’un ton bref, sans remarquer l’émotion de la petite ouvrière :

— Il doit y avoir chez mademoiselle Jaubert deux manuscrits m’appartenant et dont je désire rentrer en possession immédiatement. Votre mère me dit que vous avez mis de l’ordre, vous les avez sans doute trouvés ?

— En effet, monsieur, se hâta de dire Cécile, qui avait enlevé son chapeau et ses gants.

— Alors, mademoiselle, veuillez me les remettre.

Déçu dans ce que, obscurément, il attendait de cette visite, nerveux, son attendrissement étranglé par les vulgarités qui l’enserraient, il n’avait plus que le désir de partir, de rejoindre Julien et Suzanne.

Cécile fit un pas vers la porte.

— Si monsieur veut venir… les papiers sont dans l’appartement.

Sa mère l’arrêta au passage.

— Je vais au lavoir. Fais entendre raison à monsieur pour ce qui est des objets qui lui reviennent… et prends ton temps, à cette heure-ci, il ne viendra personne.

En pénétrant dans l’appartement de Mady, encore tout semblable à ce qu’il était lorsque la jeune artiste vivait, où son parfum, son image flottaient encore, un frisson parcourut Robert. Frisson étrange où se mêlaient l’insurmontable effroi, l’obscure sensualité exaspérée qu’apporte au profond de l’être humain l’idée de la mort… de la mort d’un autre être jeune, en pleine force, en pleine beauté, et qui vient de vous être subitement arraché…

Bien que tout fût disposé ainsi que du vivant de la morte, un détail nouveau le seul qui existât — attira immédiatement l’attention de Robert.

Sur la cheminée de la chambre de Mady, deux photographies étaient placées côte à côte, et devant elles, un petit bouquet de violettes semblaient leur être naïvement consacré.

L’une de ces photographies représentait Madeleine ; l’autre était celle de Robert.

Cécile revenait avec deux paquets ficelés, sur la couverture de papier blanc desquels, elle avait tracé, de son écriture la plus appliquée : « Papiers appartenant à M. Robert Castély, auteur dramatique, rue Caulaincourt ».

Robert observa, désignant les photographies :

— Ceci n’était pas à cette place.

Une rougeur intense envahit le visage de la jeune fille. Elle balbutia :

— C’est vrai… je vous demande pardon… J’avais pensé…

Robert continuait :

— J’ignorais même que mademoiselle Jaubert possédât mon portrait.

Cécile se remettait.

— C’est M. de Vriane qui lui avait donné cette photographie, sur sa demande, prononça-t-elle tout bas.

Le jeune homme enleva le petit cadre, d’un geste vif.

— En tout cas, ma figure n’a rien à faire ici !…

Cécile eut une supplication irréfléchie :

— Oh ! si monsieur voulait ?…

— Quoi ? fit Castély, la considérant, et remarquant alors son émoi avec surprise.

Elle redevenait très pâle et reculait, posant les manuscrits sur la table :

— Rien, monsieur.

— Mais si, vous me demandiez ?… Parlez donc !… Est-ce que je vous fais peur ?

Elle prononça, presque inintelligiblement :

— Non, monsieur… J’aurais désiré… pour le souvenir… Si monsieur voulait me donner ces deux photographies.

Une curiosité venait à Robert.

— Les deux ? appuya-t-il. Pourquoi les deux ?… Celle de Madeleine, je comprends, mais la mienne ?…

La jeune fille se détourna, dans un désordre :

— Je vous demande pardon, monsieur, je ne voulais pas vous offenser…

Et, soudain, ses mains cachant son visage, elle sanglota amèrement.

Une idée traversa le jeune homme. Un rappel lui vint des longs regards de la petite ouvrière parfois surpris, de son trouble joyeux lorsque, par hasard, il lui parlait.

Il haussa les épaules, quand même flatté.

— Allons, calmez-vous, dit-il avec un rien d’ironie, et gardez tout ce que vous voudrez, ceci n’a aucune im- portance :

Ces paroles semblèrent cingler la pauvre fille et lui communiquèrent tout à coup une audace extraordinaire.

Elle découvrit son visage, montra ses yeux pleins de larmes, éclatant d’amour et de fièvre, de rêve et d’espoir anxieux.

— Ah ! monsieur, si j’osais vous dire ! Si j’osais vous avouer !…

— Quoi donc ? demanda Castély avec une feinte ignorance.

Avec une exaltation grandissante, elle ajouta :

— Si j’avais le courage de vous parler ! Avec mademoiselle Jaubert, nous causions de vous tout le temps… de votre avenir, de votre beau talent, de votre génie !… Votre pièce au Théâtre-Moderne, je l’ai vue jouer trois fois… Les autres, celles qui sont là, mademoiselle Madeleine me les lisait, elle étudiait devant moi ses rôles… et elle voulait que je joue aussi, moi. Elle me faisait réciter, parfois. Bien sûr que cela était très mal, mais, pourtant, elle me disait qu’avec du travail, j’arriverais. Et, ce que je voudrais vous dire, monsieur Castély, c’est que je suis prête à devenir votre esclave, votre chose… Remplacer mademoiselle Madeleine ?… Oh ! non, je sais bien que je ne le pourrais pas ! Mais, quand même, à force de me commander, de me diriger… je vous écouterais… Oh ! oui, de tout mon cœur, de toute mon âme !… et vous parviendriez, je vous le jure, à faire de moi celle qu’il vous faut pour créer votre œuvre.

Un sourire involontaire et pourtant attendri montait aux lèvres de Robert devant tant d’ardeur et d’inconscience.

— Pauvre petite Cécile ! laissa-t-il tomber.

D’un geste spontané, adorable parce qu’elle était très jeune, jolie et sincère, elle se jeta à genoux devant lui, saisit les mains du jeune homme, les ramenant sous ses lèvres, d’un mouvement passionné.

— Oh !… dites oui !… Prenez-moi !… je serais telle- ment… oh ! oui, tellement à vous ! balbutia-elle d’une voix étouffée.

L’équivoque de ces termes qu’elle prononçait en toute candeur chatouilla brusquement les sens du jeune homme. Il se pencha et l’enlaça pour la relever.

Voyons, ne restez pas ainsi à genoux, c’est ridicule !

Puis, lorsque debout, chancelante, elle le frôla de sa poitrine frêle, mettant la grâce souffrante de son visage de fillette anémiée sous les lèvres de l’homme énervé, il l’étreignit soudain violemment, murmurant à son oreille des paroles de désir.

Elle ne répondit pas, étourdie, s’abandonnant passivement à une volonté qu’elle adorait.

Le lit même de Madeleine Jaubert les reçut…

Et, jamais mieux qu’en la paix triste et solennelle de ce lieu presque funèbre, jamais mieux qu’en cette possession suprême, brutale, sans ménagement d’une chair vierge, délicate et soumise, d’une âme volontairement prosternée, anéantie, il n’avait goûté le triomphe éperdu, l’âcreté cruelle de la joie d’amour où sourd, où pointe, où bouillonne la sauvage criminalité du geste de Vie et de Mort… De ce geste moderne si semblable à celui des temps primordiaux, où chez les êtres l’accouplement était la joie suprême, unique et dernière de deux forces attirées invinciblement l’une vers l’autre et qui se confondaient, se dévoraient, s’anéantissaient en cette fusion où leur personnalité s’évanouissait, mourait pour donner la vie aux cellules nouvelles qui leur succéderaient.

X

Juillet finissait.

Trouville était encore calme ; pourtant, comme la chaleur sévissait à Paris, intolérable cette année-là, nombre de propriétaires de villas haut perchées sur la côte s’y étaient déjà installés, goûtant une fraîcheur et un repos relatifs.

À la villa Galletier, le déjeuner terminé, l’on venait de passer dans le petit salon, sorte de lanterne compliquée, tout en baies ouvrant sur la mer, et en panneaux de glaces, aux tentures de lampas citron pâle, aux divans moelleux, aux chaises hautes propices aux poses hiératiques : pièce ambiguë, oscillant entre la somptuosité naïve au goût douteux d’un palais italien, et la banalité d’un mauvais lieu haut tarifé.

Ce cadre s’accordait merveilleusement avec la société féminine, très changeante, mais toujours de même nature, qui florissait dans le salon Galletier, que celui-ci se trouvât à Paris, à Milan ou sur le bord de la Manche.

À cette époque, Julien Dolle et Robert Castély étaient les seuls hôtes masculins de la villa, et pas plus de trois femmes occupaient les vastes appartements que madame Galletier mettait à la disposition de ses amies.

Le café était servi, accompagné d’une infinité de liqueurs et de mélanges extraordinaires ; le domestique avait déposé sur la table de nacre des boîtes de cigares et des coupes de cigarettes. Des gerbes de grosses roses roses encore belles, mais datant de la veille, mettaient une odeur de chair meurtrie dans la pièce, que des stores baissés préservaient des souffles du dehors.

Immédiatement enlacées, les deux poétesses, Maud et Matilda, l’Italienne et l’Anglaise, deux admirables créatures, l’une brune, aux traits d’une superbe bestialité sensuelle, l’autre blonde, aux cheveux vaporeux, aux prunelles d’azur, vêtues de crêpe de chine saumon pour la première, blanc pour la seconde, les deux poétesses, la cigarette d’Orient aux lèvres, s’étaient étendues sur le divan, dans l’embrasure large ouverte sur la mer… Mer s’étalant à trente mètres en bas de la falaise, d’un indigo tournant au violet, sous la torpeur torride d’un midi qui voilait l’immensité de l’horizon d’une brume épaisse.

Silencieuses, belles jusqu’à l’invraisemblance, les bras à la taille, les hanches épousées, leurs cils baissés sur leurs regards morts, Maud et Matilda se répétaient en dedans des rimes savantes et harmonieuses, sur le rythme de Psapphâ. Peut-être ruminaient-elles aussi l’excellent déjeuner substantiel et les vins abondants de madame Galletier, n’étant point dédaigneuses, ces belles filles, de la chair saignante, des fruits juteux, des liqueurs de joie et d’ivresse.

À elles deux elles n’atteignaient pas tout à fait l’âge de la maîtresse du lieu, qui s’asseyait à l’extrémité de la pièce, en compagnie du docteur Julien Dolle ; tandis que Robert Castély suivait dans la profondeur d’une sorte de cabinet de glaces, une personnalité qu’il n’avait pas été peu étonné de retrouver dans ce milieu : la belle Valentine de Mamers.

Chez madame Galletier, particularité typique, quel que fut le nombre des visiteurs, au bout de quelques instants, il n’y avait plus dans le salon que des couples isolés.

Grande, un peu épaissie par la quarantaine fortement dépassée, des traits vulgaires marqués d’une sensualité quasi féroce, madame Galletier décourageait le désir par un visage déplorablement couperosé, qu’elle embarbouillait en vain des fards les plus savants. Pour faire oublier cette tare qui la désespérait, elle exposait — grâce aux entre-deux, aux mousselines transparentes de ses vêtements — le plus possible de son beau corps laiteux. Sa peau était admirable : elle semblait comme affinée, satinée par les contacts et les frôlements multiples de son existence d’amoureuse éternellement irrassasiée, pour qui tout, toutes et tous étaient bons.

Ce qui rendait cette femme intéressante, c’est que, chez elle, l’agitation des sens était accompagnée d’une égale, ou peut-être même supérieure activité intellectuelle. Avec enjouement et vérité, elle déplorait parfois que le hasard l’eût fait naître riche et mariée à un homme qui l’avait laissée veuve plus que millionnaire.

— Quel tempérament d’aventurière j’aurais eu ! s’écriait-elle en riant.

Ses intrigues, ses entreprises, ses projets, ses travaux de tout ordre et en tous sens étaient sans nombre. Milieux politiques, académiques, artistiques, philanthropiques, féministes, pacifistes, internationaux, régénératifs ; elle fréquentait tout, s’imposait partout, et partout devenait immédiatement indispensable.

Du reste, elle n’avait aucune marotte, aucune préférence : tout était excellente pâture pour sa boulimie constante. Et, ce labeur prodigieux, elle l’accomplissait par besoin instinctif, pour son plaisir particulier, car son propre intérêt dans toutes ces affaires sans cesse poursuivies était médiocre ou nul, et elle ne visait aucune notoriété évidente. À la vérité, elle ne jouissait point dans le Tout-Paris, qu’elle tenait en quelque sorte dans sa main, de la situation à laquelle elle aurait eu le droit de prétendre.

Ses protégés, ses ennemis, formaient une immense armée soigneusement immatriculée dans sa prodigieuse mémoire, et son zèle, ainsi que sa rancune, étaient aussi tenaces qu’actifs. Chaque unité la passionnait également, et il n’était pas de petit détail personnel qu’elle n’eût présent à l’esprit, lorsqu’elle se trouvait devant ses soldats fidèle ou réfractaire, admirateur ou détracteur. L’échec des projets de Julien Dolle concernant l’établissement gynécologique dont il devait être le directeur l’avait sincèrement affectée, et c’était avec une impérieuse sollicitude qu’elle exposait au jeune docteur un nouveau plan. Elle n’admettait pas une seconde qu’il pût ne pas l’adopter.

— Il ne faut ni hésiter ni se leurrer, mon cher, déclarait-elle… C’est pour vous le moment décisif, unique de vous lancer…

Le jeune homme acquiesçait avec un calme apparent, dissimulant son angoisse.

— Vous avez raison, mais ce que vous me proposez est si loin de ce que j’avais rêvé !…

Elle eut un rire vulgaire.

— Quand on n’a pas ce que l’on aime !… Et puis, après tout, quoi ?… Est-ce que au point de vue où vous vous placez toutes les femmes ne se valent pas ?… ce que vous voulez, de l’argent et de la notoriété, n’est- ce pas ?…

— D’abord de la notoriété, ensuite de l’argent, oui !…

— Enfantillage, cette distinction !… Ayez l’argent et la notoriété viendra toute seule… Qu’est-ce qu’il faut pour réaliser votre ambition… de la chair à charcuter, de la souffrance et de la terreur à rançonner, mon brave petit morticole !… Eh bien, que vous importe que cette chair et cette souffrance soient celles d’une cocotte ou celles d’une duchesse ?… du moment que vous pourrez exercer votre métier au mieux et que des billets de mille afflueront ?…

— Cet argument est excellent, je le reconnais, articula Dolle avec un rire forcé.

— Alors, pourquoi faites-vous tant de manières et de grimaces ?

— Que voulez-vous… j’ai horreur des grues… et la perspective de passer désormais ma vie dans ce milieu…

Madame Galletier allongea les lèvres et siffla un « Phutt » qui lui apporta tout à coup un masque absolument canaille.

— Pauvre petit !… Que d’illusions vous vous faites !… Comme si la plupart des mondaines n’étaient pas plus grues que les grues les plus notoires…

Julien continuait, soucieux :

— D’ailleurs, je n’ai rien de ce qu’il faut pour plaire à cette clientèle spéciale…

Madame Galletier l’interrompit :

— Pour ça, vous vous trompez complètement, affirma-t-elle avec décision. Évidemment, vous n’auriez aucun succès près de ces oiselles si vous faisiez de la clientèle » près d’elles. Mais vous serez l’homme grave, le chirurgien éminent que l’on consulte dans les accidents dangereux ; dans ce rôle, vous serez parfait, avec votre physionomie énigmatique et froide, votre regard, votre sourire macabres et sardoniques… votre autorité qui ressemble à celle de l’hypnotiseur : votre examen aigu pour accueillir la clientèle qui, tout de suite tombe sur un siège, subjuguée, persuadée que vous avez déjà diagnostiqué sa maladie, et que vous tenez la guérison au bout de vos longs doigts maigres.

Elle s’arrêta brusquement, saisit la main de Julien avec une familiarité hardie, et l’étendit sur sa paume allongée.

— Oui, très jolie, votre main… Une vraie main de chirurgien pour dames, dit-elle avec un rire plein de toutes sortes de sentiments équivoques.

Dolle se dégagea doucement de l’étreinte des doigts de madame Galletier.

— Madame…

Elle haussa les épaules avec dépit.

— Quel sauvage vous faites !… Et cela, quand je me donne tant de peine pour vous !

L’esprit tendu pour ne commettre aucune maladresse le jeune docteur se pencha, une gratitude vibrant dans sa voix.

— Vous savez combien je vous suis reconnaissant…

— Et vous savez, vous, combien je me fiche de ce genre de sentiments ! riposta-t-elle. Mon cher, une seule chose compte pour moi : l’amour… et encore, dans l’amour, la volupté !… Je ne vous ai jamais demandé que cette chose, et vous me l’avez toujours refusée…

Julien mit un peu de coquetterie dans son rire.

J’ai trop besoin de vous pour risquer de perdre l’amie précieuse que vous êtes pour moi !

Elle promit ; ses yeux dans ceux de Julien :

— Je resterais votre amie. Je vous affirme que je vous demeurerais attachée et serviable… J’éprouve, envers vous, un sentiment tout spécial, mon petit docteur.

Il réprima une réflexion impertinente et se contenta de saluer en souriant :

— Merci !… Néanmoins, permettez-moi de ne pas risquer l’aventure…

Puis, revenu au premier sujet de leur conversation : le seul qui l’intéressât, l’unique motif de sa venue à Trouville.

— Vous connaissez la personne en question ?… Celle qui ferait les frais de mon installation ?

— Indirectement, oui. Oh ! vous pouvez être tranquille quant à sa solvabilité… Si je vous l’indique, c’est que je suis assurée que cette commandite est on ne peut plus sérieuse.

— Elle habite ici ? C’est une femme, m’avez-vous dit ?

— Oui… une sorte de revendeuse à la toilette, prêteuse, courtière, très connue à Trouville des cocottes momentanément dans la dèche et qui, toutes, ont plus ou moins recours à ses services… non pas désintéressés… mais intelligents…

— Vieille, je suppose ?

— Cinquante à soixante ans. Elle a le génie des affaires ; elle a amassé pas mal d’argent et elle cherche un bon placement pour une partie de ses économies… L’idée de fonder une clinique gynécologique de gros rap- port lui a paru tout indiquée pour le monde avec lequel elle est en relations constantes. Elle sera votre principale, votre meilleure rabatteuse ; et, elle affirme qu’à l’heure qu’il est si votre maison était ouverte, vous auriez déjà vingt pensionnaires…

Dolle eut un ricanement amer.

— Succursale à Saint-Lazare !

Madame Galletier répliqua sèchement :

— Ne faites pas de mots, mon cher !… Ce que vous dites est à la fois inconvenant et déplacé… Il dépend de vous, de votre adresse, de votre doigté, de ne pas borner votre clientèle à la seule classe où puisera votre commanditaire…

Dolle réfléchissait ardûment.

— Oui, peut-être…

Et relevant soudain la tête, il montra son visage pâle, sur lequel venait de s’empreindre une résolution.

— Le nom, l’adresse de cette femme ? fit-il brièvement.

Madame Galletier sourit avec satisfaction, et, se levant, alla poser le doigt sur un bouton électrique.

— On va vous conduire chez elle. Du reste, Julien, ne signez pas sans m’avoir communiqué d’abord les papiers.

— Certes !

Une femme de chambre entrait, à laquelle sa maîtresse donna des instructions à voix basse. Dolle la suivit, après une dernière poignée de mains et un sourire reconnaissant à l’adresse de madame Galletier.

Elle hocha la tête, en jetant avec bonne humeur :

— Dire que j’envoie à la fortune un gaillard qui se moque de moi avec une pareille désinvolture !… Faut-il que je sois sotte !…

D’ailleurs, aussitôt le jeune homme disparu, toute sa gaieté tomba. Une expression de tristesse aiguë, de lourd ennui, de lassitude exténuée la vieillit soudain de dix ans. Elle vint à pas lents vers le groupe toujours uni des poétesses, et contempla longuement leur fraîche et triomphante beauté.

— Ah ! mes enfants ! s’écria-t-elle en s’asseyant sur le divan près d’elles et les couvrant de caresses gourmandes, que vous êtes heureuses d’avoir encore vingt ans devant vous à ignorer la joie de n’avoir que votre âge !…

Là-bas, au fond du salon, entre Robert Castély et Valentine de Mamers, la conversation prenait, de minute, en minute, un caractère d’intimité plus marqué. Le premier mouvement du jeune homme en découvrant inopinément son ancienne conquête chez madame Galletier, fut une vive contrariété. L’ébauche d’aventure passionnelle qui avait eu lieu entre eux ne lui laissait que le triple souvenir désagréable d’une déception voluptueuse, d’une blessure d’amour-propre, et la conscience de s’être montré quelque peu goujat en l’occurence.

Mais l’accueil paisible de la dame, son indifférence tranquille devant lui ne tardèrent pas à le piquer, à l’inciter à raviver chez cette femme l’impression qu’il lui avait faite et qui semblait effacée aujourd’hui.

Puis, brusquement, il vit « l’affaire » sous un jour tout nouveau.

Il se rappela les paroles de Guy de Vriane lui recommandant madame de Mamers ainsi qu’une influence à ménager et qui pouvait être précieuse. Et le jeune auteur dramatique comprit qu’en ce moment précis de sa carrière, la nouvelle rencontre de la belle Valentine était dans son jeu un atout considérable qu’il fallait se garder de laisser échapper.

En effet, il devenait de plus en plus urgent pour lui qu’il se défendît des crocs de Maurice Sallus. L’homme menaçait de le dévorer jusqu’à l’os. Le jeune auteur avait ponctuellement remis au critique les deux pièces promises, et ce dernier les avait déjà fait comprendre dans le programme de la saison d’hiver de deux scènes parisiennes. Cependant, même si ces ouvrages étaient. des succès retentissants, le résultat pécuniaire demeurerait nul pour l’auteur, tout étant raflé par l’intermédiaire.

Et les nécessités de l’existence pesaient de plus en plus sur l’écrivain, sans qu’il se sentît le pouvoir d’y parer. Parfois, il s’affolait, tremblait, pris de vertige devant le tourbillon qui l’emportait, dompté, impuissant pour lutter contre cette force surhumaine. Avec une détresse croissante, il notait la déperdition rapide de sa valeur intellectuelle, le désagrégement de sa pensée, la fuite de ses facultés heureuses d’autrefois, l’anémie brusque, la mort de ses tendances nobles, de ses élans, de ses enthousiasmes d’artiste. Il sentait le développement de son talent arrêté, sa personnalité atrophiée par l’ambiance mauvaise. Il comprenait, effrayé et désespéré que, désormais, il ne pourrait plus donner aucune œuvre jaillie de son cœur, mais seulement de ces échafaudages factices et adroits, à la savante préparation, qu’élaborent des cerveaux blasés et usés, non par la production et l’effort intérieur de la pensée, mais par l’âpre combat extérieur, le pugilat féroce commandé par l’arrivisme universel. Il se reconnaissait déjà l’âme défraîchie de ses contemporains.

Et à côté du deuil qu’il menait de son talent sincère, de l’homme qu’il avait failli être, et qui avait sombré, il y avait encore l’épouvante, de minute en minute plus : dominante, plus lancinante, du pain à gagner, de sa vie et de celle de Suzanne à assurer. Sous le mensonge perpétuel d’une existence presque brillante, c’était la pire angoisse… l’éternelle préoccupation mesquine, mais obsédante et exaspérante, qui, à la fin, submergeait irrésistiblement toute pensée plus haute, toute douleur plus profonde.

Gagner !… il fallait gagner de l’argent !…

Non point pour acquérir du luxe, des jouissances supplémentaires ; simplement pour manger demain, pour garder le toit qui abrite, pour remplacer le vêtement que l’on porte, pour remplir toutes les mains insatiables qui, perpétuellement, se tendent autour de vous…

L’écrivain se jetait alors aveuglément au travail, se découvrant tout à coup une singulière facilité pour une besogne qui n’avait plus aucun rapport avec l’ancienne production de son cœur et de son cerveau de jadis. Il devenait subitement l’auteur parisien, boulevardier, d’études hâtives, superficielles, dont les lacunes de pensées, les grossières erreurs philosophiques, l’escamotage des problèmes profonds sont comblés et voilés par des mots spirituels, des rosseries amusantes, une roublardise adroite pour contenter la sentimentalité banale, le lourd préjugé, la sensualité vulgaire de ceux de qui le succès dépend au théâtre.

Aussitôt bâclées, les deux pièces commandées par Sallus, il avait mis une troisième œuvre sur le chantier, avec l’idée préconçue de la placer seul, pour seul en bénéficier.

Il comptait profiter de la notoriété naissante que lui avaient acquises la représentation de sa première pièce au Théâtre-Moderne, et les récentes démarches de son « protecteur » pour se soustraire à l’exploitation impudente de celui-ci. Mais il lui fallait un défenseur nouveau. Valentine de Mamers et ses puissantes relations surgissaient donc sur sa route avec un à-propos merveilleux.

Dès lors, cette femme ne lui représentait plus une satisfaction sensuelle ou vaniteuse ; elle se dressait devant lui comme un élément de succès, de fortune dont il fallait impérieusement se rendre maître.

En somme, rien ne l’empêchait de briguer tout de suite l’Odéon ? Et la perspective de forcer un jour les portes de la Comédie-Française le faisait palpiter d’une joie sèche et rancuneuse… Car il n’était déjà plus l’écrivain orgueilleux qui rêve d’évangéliser et d’émouvoir la foule, mais l’auteur méprisant son public, cherchant à l’éblouir, à lui arracher ses suffrages monnayés, tout en se revengeant férocement de ses propres luttes, de ses déboires et de ses humiliations.

Pendant le déjeuner, sans s’adresser précisément à madame de Mamers, il s’était efforcé de la séduire, met- tant en œuvre avec un art qu’il s’amusait de trouver subitement formé en lui, tout ce qui lui était départi de charme physique et de grâce spirituelle.

C’était, transposé dans une personnalité masculine et à peine modifié, le jeu habile et audacieux de la fille qui s’offre et se fait désirer par le riche amateur. Enfin, il devina que ses efforts portaient. La belle Valentine perdait sa primitive froideur un rien narquoise ; elle faiblissait ; il la sentait prête à retomber sous son pouvoir. Il risqua une allusion au passé, certain à présent qu’elle serait bien accueillie.

Si vous saviez combien de fois j’ai songé à certain jour du dernier printemps…

— Vraiment ?… Alors, je vous plains, mon cher Castély !…

— Parce que ?

— Le souvenir devait plutôt vous être désagréable, il me semble.

Il fit un geste.

— Ah ! je crois que je n’ai jamais souffert autant que ce jour-là !… Que jamais je n’ai éprouvé une telle colère !… Je vous aurais tuée !…

— Vous voyez bien !…

— Cela ne fait rien… Le rappel de cette heure bizarre et complexe m’était étrangement voluptueux, et je m’y suis souvent attardé…

— Vous savez que je n’en crois rien…

— Vous avez tort… D’autant plus que, depuis ce jour qui me paraît si lointain, mes idées ont changé sur beaucoup de points…

— Ah ?

— Et, votre ombre à mes côtés, j’ai admis, j’ai rêvé des joies aiguës… que vous seule pourriez réaliser pour moi, parce que vous avez une âme, un caractère totalement différents de ceux des femmes ordinaires… des femmes que je rencontre journellement et dont j’ai la nausée.

Elle hochait la tête, les yeux perdus dans le vide.

— Je ne sais si cette dissemblance existe réellement… mais, jusqu’ici, vous n’avez pas paru beaucoup l’apprécier !…

Il n’y avait aucune amertume en son accent, et quelque chose d’extrêmement sensuel se glissait dans ses prunelles, en la grâce amollie de ses mouvements. Elle s’abandonnait visiblement au charme que le jeune homme exerçait sur elle.

Robert aux aguets, très froid, suivait en elle jusqu’au plus profond de ses pensées et de ses sensations.

Il se pencha.

— Vous voudrez encore ? supplia-t-il à voix basse, ardente.

— Elle affecta une incompréhension. Mais quoi donc ?

Il implora : — Chez vous, ce soir, voulez-vous ?… Oh, je vous en prie, dites oui ?

Elle eut un subit tressaillement et protesta :

— Ici… Non, non, c’est absolument impossible !…

— Alors, venez chez moi… Vous n’êtes pas tenue à l’attache à la villa ?

Elle haussa les épaules.

— Allons, vous n’imaginez pas que je vais m’afficher en plein jour vis-à-vis des habitants de votre hôtel… ni courir les rues de Trouville pendant la nuit !…

Robert se rapprocha avec une impatience.

— Écoutez, Valentine, je vous veux, vous entendez bien !…

Il avait pris la main de la jeune femme et la serrait d’une étreinte fiévreuse, sincère, presque cruelle. Il s’exaspérait de la lenteur probable que mettrait cette liaison à s’établir jusqu’au point d’intimité libre et amicale où elle lui deviendrait réellement profitable.

Elle poussa un léger cri de douleur, sans d’ailleurs essayer de se dégager.

— Vous me faites horriblement mal !… J’ai sûrement les os broyés !… Comme vous êtes violent et brutal !… Qui devinerait cela si l’on ne connaissait de vous que votre œuvre si subtile et si délicate !…

Il abandonna ses doigts.

— Je sais mal supporter la contrainte et, depuis que je vous connais, vous me résistez… Jamais aucune femme ne m’a irrité comme vous !…

Valentine protesta, avec une coquetterie pleine de sous-entendus hardis.

— Je vous ai résisté, moi ?… En vérité, j’aurais cru le contraire !…

Il baissa la voix, s’efforçant d’y mettre une émotion.

— Je vous en prie, soyez bonne.

Le rire énervé de madame de Mamers fusa tout à coup :

— Mais enfin, qu’est-ce que vous me demandez ?… Je ne peux tout de même pas autoriser les pires outrages, là, comme cela, dans ce salon…

Castély se leva.

— Alors venez.

— Où ?

— Je ne sais pas… Nous trouverons…

À son tour, elle s’était dressée, tout alanguie par la volupté qui se glissait irrésistiblement en elle. Quel grand fou, murmura-t-elle avec indulgence.

Il la devina entièrement conquise en cette minute. Et, l’attirant derrière un paravent les salons de madame Galletier fourmillaient de recoins propices aux furtives étreintes il l’enlaça étroitement, ses lèvres cherchant celles de la femme, qui ne se défendait qu’avec mollesse.

— Venez… Il ne manque pas dans la ville de lieux où nous serons tranquilles.

Elle se dégagea soudain en riant.

— Du tout !… À quoi bon risquer un nouveau tête à tête ?… Nous nous querellerions encore !…

Il promit, soumis. Non, puisque je ne ferai que ce que vous voudrez… comme vous voudrez…

— Hum !… Est-ce bien sûr ?…

— Je vous le jure…

— Eh bien, nous verrons… Plus tard… En ce moment, je suis attendue…

— Quelle blague !

— Du tout ! Si vous voulez, venez avec moi. Et, j’y songe, oui, vous ferez même très bien de m’accompagner.

— Où cela ?

— À deux pas d’ici… chez la comtesse Piazza.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Malhonnête !… Ca… C’est la mère d’une charmante personne très talentueuse que vous connaissez fort bien.

Robert grogna : — Je ne connais aucune comtesse.

— Vous connaissez Rita Léoni ?

Il dressa l’oreille, tout à coup frappé par ce nom d’artiste.

— Rita Léoni, la comédienne ?… La propriétaire actuelle du Théâtre-Moderne ?…

Madame de Mamers rit.

— Ah ! je savais bien que votre curiosité finirait par s’éveiller !

— Mais que me racontez-vous de comtesse Piazza ?

— Mais d’où sortez-vous, vous-même, mon cher… pour ignorer que Léoni est la fille de cette comtesse et d’un prince italien de sang royal.

Castély fit un geste d’indifférence.

— Je n’ai jamais eu de rapports avec cette demoiselle, et sa généalogie m’est tout à fait inconnue…

Madame de Mamers l’interrompit :

— Cette « demoiselle » est une créature pleine de talent et qui arrivera promptement à la gloire, je vous en réponds, à présent qu’elle a une salle à elle !… Venez, je vous présenterai, et si elle vous demande une pièce, dépêchez-vous de la lui promettre.

Comme le jeune homme esquissait une dénégation un peu maussade, elle insista.

— Vous me ferez plaisir.

Il s’inclina. — Alors !…

Elle prit sa main, touchée par la spontanéité de cet acquiescement à son ordre.

L’apparente soumission servile de l’homme enchante toujours la femme, et, si elle enorgueillit la très jeune, la rend plus sèche et plus despotique, elle attendrit infailliblement la femme mûre.

— Vraiment, vous m’obéirez ainsi ? demanda-t-elle d’une voix mouillée.

Il protesta, caressant : — Je ne demande que cela… Mettez moi à l’épreuve.

Leurs yeux se cherchèrent.

Leur égoïsme à tous deux tentait vainement de se transpercer, une sensualité à fleur de peau s’exacerbant seulement chez lui comme chez elle, en ce contact pro- longé de leurs regards qui, prudents, savaient ne rien révéler de leur âme.

Enfin, madame de Mamers sourit et, se détournant lentement.

— Attendez-moi cinq minutes… je prends un chapeau, et je vous emmène chez la comtesse Piazza… Vous verrez que vous ne regretterez pas cette visite.

À ce moment, Julien Dolle était déjà parti, courant lui aussi vers une fortune chèrement acquise par le froissement, l’émiettement implacable de tout ce qu’il y avait de sentiments de dignité en lui. Madame Galletier, Maud et Matilda avaient gagné la véranda, sous laquelle, à l’ombre du grand store rose, elles buvaient des sodas en face de l’immensité calme de la mer bleue.

Soucieux de ne point attirer l’attention du cénacle des trois amies, Robert gagna l’antichambre sur la pointe du pied, où il guetta le retour de Madame de Mamers.

Elle ne tarda pas à le rejoindre, rafraîchie par une nouvelle couche de poudre de riz, la blondeur de ses cheveux éclatant sous la dentelle blanche de son chapeau garni d’œillets rose vif.

— En route, fit-elle gaiment, en étirant ses longs gants de Suède blancs sur son bras nu jusqu’au coude.

Son regard s’attachait sur Robert, plein de satisfaction et d’autorité, comme inspectant un bien déjà acquis.

Ils suivirent la rue en pente et, bientôt, Valentine ferma son ombrelle.

— Nous sommes arrivés.

Ils étaient devant une villa dont l’architecture compliquée et bizarre se couvrait heureusement de la magnifique verdure d’une aristoloche monstrueuse.

À l’encontre de l’habitation de madame Galletier, toute resplendissante d’ors, de glaces, de tissus clairs, largement exposée au soleil, aux brises de mer, ici, tout était clos, sombre, mystérieux. On se mouvait dans une ombre fraîche que l’on devinait très encombrée de tentures et de bibelots.

Madame de Mamers expliqua :

— C’est la « folie » jadis donnée par le prince italien, et qui abrita ses amours avec la belle Aïscha, comtesse Piazza, aux environs de 1874 ou 1875…

Ce furent, durant de longs moments, des allées et ve- nues sans nombre de soubrettes qui galopaient à pas de souris sur les nattes et les tapis, semblant fouiller tous les recoins de la demeure pour y trouver ses habitantes.

— C’est toujours laborieux de se faire annoncer ici, remarqua madame de Mamers.

Enfin, une ombre majestueuse se profila dans l’embrasure de la porte ; tandis qu’une grosse voix éraillée, zézéyante et cordiale souhaitait la bienvenue à la visiteuse.

— Au nom du ciel, Aïscha ! s’écria Valentine, laissez pénétrer un peu de jour dans votre nécropole !… J’ai quelqu’un à vous présenter, et il est indispensable que vous distinguiez son visage !…

Le rire de la comtesse Piazza sonna dans l’obscurité.

— Je vous assure que l’on se fait très bien à ce demi- jour qui est si reposant pour la tête et les yeux…

Néanmoins, par condescendance, elle tira on ne sait quelles ficelles ; des draperies s’écartèrent ; des stores se soulevèrent. Quelque clarté se glissa ; les visages, les personnes émergèrent de l’ombre.

La comtesse n’était autre que la grosse femme peinte et blondie que Maurice Sallus avait abordée et accompagnée le jour de l’enterrement de Madeleine Jaubert. C’était sa fille Viviane, maintenant directrice du Théâtre Moderne, grâce à l’argent de l’amant de sa mère, qui portait à la scène le nom de Rita Léoni.

Il y eut d’abord entre les deux femmes un long colloque à voix basse traitant du sujet qui amenait madame de Mamers chez la mère de l’actrice et qui, apparemment, ne devait point être entendu des profanes.

Ensuite, la question épuisée, Valentine parla de Robert Castély, toujours d’une voix imperceptible pour le jeune homme. Et le regard de la comtesse, un regard hardi, d’une insolente sensualité de vieille femme galante riche, pesa lourdement sur l’écrivain, l’étudia, le jaugea.

Peu à peu, un malaise presque insupportable envahissait Castély. Près de ces femmes il se sentait amoindri, déchu, réduit à une humiliante servilité, comme prostitué moralement et physiquement.

Une honte douloureuse l’envahissait, accompagnée d’une violente rage sourde, d’une profonde rancune. Au-dedans de lui, mille pensées de vengeance, de représailles impitoyables bouillonnaient.

— Ah ! le jour où je n’aurai plus besoin de toutes ces ignobles femelles !…

Et, vaguement, la douce image de Suzanne se dressait devant lui…

Cependant, malgré tout ce qui traversait son cerveau, il gardait un visage impassible et souriant. Nonchalamment accoudé au marbre d’une table, il lissait, d’un geste doux et continu ses blondes moustaches soyeuses, sachant qu’elles devaient avoir une particulière séduction pour l’ancienne belle, qui le couvait d’yeux où l’égrillardise se mélangeait à une maternité attendrie.

— Je vais appeler Viviane, dit-elle en se levant.

Lorsqu’elle passa près de Robert, sa main qu’elle avait jolie, se posa sur l’épaule du jeune homme, dans un geste familier.

— Plaisez à ma fille, conseilla-t-elle en souriant de tout l’ivoire choisi de son râtelier. Vous aurez en elle un sérieux appui…

Mais, malgré les appels, les ordres réitérés de la comtesse, transmis par les soubrettes agiles qui paraissaient habituées à voler sans cesse du haut en bas de la maison, mademoiselle Viviane refusa obstinément de quitter l’atelier. Elle était en train d’y donner une leçon d’art dramatique à un jeune naturel du pays, chez lequel, paraît-il, elle avait récemment découvert un exceptionnel tempérament artistique qu’elle s’efforçait de développer.

Cependant, Mme de Mamers ayant recouru au petit téléphone qui mettait les appartements de Viviane en communication avec les pièces du rez-de-chaussée, et ayant vivement bataillé, elle eut gain de cause et força la consigne.

— Montons, dit-elle à Robert. Léoni nous attend.

Au troisième, le jeune homme et sa compagne pénétrèrent dans une immense pièce au plafond vitré.

Chatoyant de couleurs, ce lieu se caractérisait par une abondance exagérée de fleurs, de parfums et de divans.

Au centre, sur une ottomane, se tenaient assis l’élève — un grand beau garçon brun vêtu d’habits de matelot, à la tignasse frisée, aux yeux noirs intelligents et caressants dans la peau fine du visage uniformément hâlé — et le professeur qui se leva, d’un geste souple et vif, pour accueillir ses visiteurs.

Viviane était une petite femme maigre, nerveuse, très brune, à la peau ambrée, aux larges yeux noirs veloutés et ardents, au masque remarquablement mobile et expressif. Sans être jolie, elle possédait un indicible charme sensuel dont elle usait et abusait.

Elle sourit — et son sourire était délicieux, découvrant des dents un peu grandes, mais qui avaient une beauté naturelle préférable aux grains de riz douteux de la comtesse sa mère.

— Excusez-moi, ma bonne amie ! dit-elle à Valentine, en se haussant sur la pointe de ses petits pieds pour enlacer et embrasser la belle femme robuste qui la faisait paraître par contraste encore plus menue et gracile. Je suis enchantée de vous voir, mais j’étais plongée en une besogne qui m’intéresse passionnément… C’est pourquoi je me suis fait tant prier.

Et, sans s’occuper le moins du monde de Robert Castély qui, le chapeau à la main, contemplait avec curiosité les deux femmes et le matelot toujours assis, tournant tranquillement son béret entre ses doigts, mademoiselle Léoni amena son amie devant le « sujet. » )

— Hein ! est-il beau ? s’écria-t-elle avec une impétuosité, une exubérance qui atténuaient l’inconvenance de son admiration. Et si vous voyiez son torse !… C’est un dieu !…

Le jeune matelot souriait, nullement gêné, un rien narquois, considérant tour à tour Robert, madame de Mamers et l’actrice.

La directrice du Théâtre-Moderne continuait avec le même feu :

— Un mois encore d’exercices d’assouplissement, et je le mets tout de suite à même un rôle… un grand premier rôle !… Oh ! il me faut pour lui quelque chose de spécial, naturellement… Mais je prédis un de ces succès !…

Brusquement, elle saisit entre ses deux mains la tête de mouton noir du matelot, la renversa, et, les dents serrées, en une exaltation semi-artistique, semi-érotique, elle proféra :

— Tu entends ?… Un rôle, tout un grand rôle à côté de moi, avec moi… dans une scène parisienne !… les applaudissements de la foule !… Hein ! as-tu jamais rêvé pareil enivrement ?…

L’autre se dégagea avec douceur et se leva, hochant la tête.

— Si vous me dites que cela est possible, je veux bien, moi, dit-il d’une voix chantante.

Elle le contempla encore passionnément ; puis, elle poussa :

— Va !… Va-t’en ! En voilà assez pour aujourd’hui… Je t’attends demain, à la même heure.

Le matelot eut un geste machinal pour rattacher sa ceinture, rattrapa son béret abandonné sur l’ottomane, salua l’assistance avec une grâce délibérée, et serra la main de Léoni en souriant, ses yeux la caressant avec une chaude reconnaissance.

— À demain, mademoiselle.

Et il disparut, en se dépêchant beaucoup de dégringoler l’escalier, dont ses mains puissantes faisaient trembler la rampe.

— Imagineriez-vous qu’il n’a pas encore dix-neuf ans ! s’écria mademoiselle Léoni, toute vibrante.

Puis, subitement, son accent, son attitude, l’expression de ses traits changèrent. Elle perdit son exubérance nerveuse, redevint très maîtresse d’elle-même, et ce fut d’un geste cordial qu’elle montra des sièges à ses visiteurs, interrompant avec amabilité la présentation que Valentine de Mamers croyait devoir faire de Robert.

— J’ai rencontré plusieurs fois M. Castély et je le reconnais parfaitement, dit-elle. J’ai vu jouer sa pièce que je trouve d’une indéniable beauté…

Robert s’inclina. — Mademoiselle…

— De plus, je viens d’avoir tout récemment une longue conversation à son sujet avec l’un de ses amis intimes.

Et Robert étonné l’interrogeant du regard, elle sourit.

— Il s’agit de Guy de Vriane… Je viens de l’engager pour remplir chez moi les fonctions de secrétaire général, qui lui étaient dévolues au Théâtre-Moderne, sous l’autre direction. À dire vrai, votre ami n’a pas l’air très travailleur ni très entendu, mais il possède énormément de relations, ce qui est quelque chose, et c’est un gentil garçon, ce qui est beaucoup. Pour tout avouer, ma mère tenait essentiellement à ce que je l’engageasse…

Elle s’arrêta avec un rire léger, et, s’adressant à Valentine de Mamers :

— Il faut bien faire plaisir à sa mère !… surtout lorsque celle-ci a pour sa fille le dévouement que me montre cette excellente Aïscha !…

Par espièglerie, la singulière fille se plaisait souvent à qualifier la comtesse par son prénom prétentieux et démodé qui avait le don de la faire se tordre.

Enchanté, Robert demanda :

— Alors ce bon Vriane ?…

Viviane continua :

— Il m’a certifié que vous étiez tout à fait désigné pour écrire la pièce dont je vais vous donner immédiatement le schéma… Je la voudrais pour faire mon ouverture du Théâtre-Moderne, dès septembre… C’est un drame très noir, très sanglant, qui se passe dans le pays de mon père, en Italie… Il s’y trouve un splendide et terrible. caractère de femme qui m’affole à représenter, ainsi qu’un rôle où mon matelot sera inouï. Tenez, je vais vous apporter mon manuscrit !…

Elle s’envola vers un cabinet d’ébène et de nacre, d’où elle tira un volumineux rouleau de papier qu’elle vint jeter sur les genoux de Robert.

— C’est tout le dossier de cette passionnante affaire Sangremini qui n’a pas été plaidée à cause du suicide. des deux coupables… l’homme et la femme qui avaient assassiné non seulement le mari de madame Sangremini, mais aussi son autre amant…

Madame de Mamers souriait, ravie, caressant Robert du regard.

— Vous voyez, cher ami, combien j’avais raison d’insister pour vous amener ici. Croiriez-vous, Viviane, qu’il faisait des difficultés !…

Pour la première fois, mademoiselle Léoni considéra Castély avec attention. Et ses yeux perdirent leur banale expression de cordialité pour se charger d’une lueur singulièrement passionnée. De nouveau, le jeune homme se sentit examiné, détaillé, par une convoitise aussi insolente que hardie.

— Pourquoi donc ? prononça-t-elle d’une voix grave. Il me semble que nous sommes faits pour nous entendre, M. Castély et moi. Je désire depuis longtemps m’attacher un auteur de talent suffisant pour mettre à la scène, pour moi, tous les sujets que je rêve… tous les personnages que je suis capable d’incarner.

Elle s’arrêta brusquement ; puis, se levant, elle en- laça la taille de madame de Mamers et entraîna son amie tout au fond de l’atelier, jetant à Robert :

— Parcourez ces papiers, voulez-vous ?… Vous me direz ensuite si vous voyez la pièce se dessiner.

Castély tourna à peine quelques feuillets distraitement. À la dérobée, ses regards déçus et irrités revenaient continuellement vers les deux femmes, pour qui il ne semblait plus exister, et qui bavardaient bas, interminablement, avec parfois des rires, des baisers, de légères caresses familières.

Sa situation lui causait une sensation nouvelle et étrangement pénible. Devant ces femmes, il lui semblait ne plus être qu’un être inférieur, négligeable, envers lequel l’on usait avec la désinvolture que l’on montre vis-à-vis de subalternes. Jusque-là, près des femmes, il avait toujours joué le rôle du personnage prépondérant dans la dualité des rencontres passionnelles, affectueuses ou simplement amicales. Aujourd’hui, il lui était aussi surprenant que douloureux de tomber à cet effacement docile que le hasard le forçait à accepter, car les créatures aux fantaisies desquelles il devait se soumettre étaient investies du pouvoir de dispenser tout ce qu’il souhaitait âprement.

Enfin, le conciliabule prit fin. Valentine et Viviane revinrent près du jeune homme et cessèrent leurs confidences.

— Vous avez lu ? demanda mademoiselle Léoni.

— Parfaitement, répondit Castély, plein d’assurance.

L’actrice résuma pour madame de Mamers :

— C’est l’histoire d’une femme jeune et belle qui a épousé un vieillard et qui, à force de supplications et de menaces, a fini par faire empoisonner son mari par un amant à qui elle promet de devenir sa femme dès qu’elle sera libre. Puis, elle rencontre un certain Marco, un homme du peuple, une brute, mais un être superbe pour lequel elle se prend d’une folle passion. Le premier amant s’obstinant à la garder, elle et Marco le poignardent et s’enfuient. Ils sont sur le point d’être arrêtés, et après une lutte désespérée, ils se tuent. C’est splendide, n’est-ce pas, M. Castély, comme sujet de drame ?… et c’est vécu, on peut le dire !… Très hardi, très neuf… Cela doit faire un grand effet. — Vous trouvez cela intéressant, n’est-ce pas ?

— Mais oui, acquiesça l’écrivain avec calme. Je crois que l’on peut faire avec ce sujet une pièce très originale.

Madame de Mamers paraissait peu enthousiasmée par l’exposé de Léoni.

— Vous ne craignez pas que l’on trouve cela un peu gros ?…

Mais l’actrice s’emballa :

— Ma chère Valentine… l’amour primitif, bestial, et le sang, voilà ce qu’il faut au public de toutes les catégories !… Si c’est pour le peuple, situez le drame à l’époque contemporaine, montrez des filles, des souteneurs, la guillotine, Biribi… Si vous vous adressez aux gens du monde, colorez d’un peu d’exotisme, soignez la forme littéraire, enjolivez de décors amusants, de toilettes de grands couturiers, mais, au fond, ne changez rien !… Gardez le même thème !…

Valentine cessa d’insister et fit signe à Robert.

— Vous avez peut-être raison, chère amie. Maintenant, nous allons vous dire au revoir.

Cinq minutes plus tard, dans la rue, madame de Mamers questionnait Castély de nouveau.

— Cela vous enchante ce projet de pièce que vous propose Léoni ?

Il répondit paisiblement : — C’est idiot.

Elle rit. — Ah !… c’est bien ce que je pensais. Mais, alors, que ferez-vous ?

— J’écrirai trois actes, cinq actes, dix actes, tout ce que l’on voudra là-dessus ou sur n’importe quelle autre ineptie. Pour moi, il ne s’agit que de montrer ma bonne volonté à votre amie, par égard pour vous, qui le souhaitez.

Madame de Mamers réfléchissait.

— En réalité, je crois qu’elle ne se fait pas d’illusion sur la valeur littéraire de ce drame !… Seulement, elle y voit une occasion de succès personnel pour elle… Elle excelle dans ces rôles absurdes, excessifs, où toute sa nature exotique se révèle, déborde, s’étale…

Préoccupé, Robert ne l’écoutait pas.

— Ce que je rêve, moi, c’est de caser une pièce sé- rieuse… Mais, il me faut un cadre approprié, une grande scène… l’Odéon, par exemple. Malheureusement, je ne sais comment forcer la porte…

Madame de Mamers intéressée, demanda :

— Elle est écrite, cette pièce ?

Il mentit avec une rapidité et un aplomb merveilleux.

— Certainement.

— Oh ! vous me la ferez lire ?

— Avec le plus grand plaisir.

L’engagement l’effrayait peu : il ne manquerait pas de prétextes pour l’éluder au moment embarrassant.

— En somme, quelles influences vous faudrait-il mettre en jeu ?

— Politiques, uniquement, dit-il avec netteté. Les théâtres subventionnés dépendent de l’État, vous le savez, et ils n’ont rien à refuser à un député qui sait insister à propos et parler éloquemment de la place qu’il faut accorder aux jeunes talents nationaux.

Valentine fit un geste. — Très bien ! Le cœur de Robert battit violemment. Il comprit qu’il triompherait, et il se sentit prêt à toutes les soumissions, toutes les compromissions, vaincu, vendu — et heureux du marché.

— Par ici, dit-elle, comme le jeune homme dépassait une petite rue dans laquelle elle s’engageait.

Tout en causant, ils étaient parvenus au vieux Trouville. Ils arrivèrent devant une boutique dont la montre était encombrée de meubles anciens couverts de poussière, de faïences, de bijoux démodés, de paquets d’argenterie noués de rubans fanés. La devanture portait, en lettres de peinture écaillée « Antiquités ». Puis, contre la vitre de la porte, on lisait : « Maison Caillot, madame Hestelle, successeur ».

Valentine dit simplement : — Entrez.

L’intérieur de la pièce, embarrassée d’un fouillis indescriptible, sentait le moisi, le vieux bois et les parfums rancis. La sonnette de la porte avait faiblement grelotté. Très chez elle en ce lieu vaguement équivoque, madame de Mamers traversa la boutique d’un pas alerte et ouvrit une porte au fond, d’un geste délibéré.

Dans le petit salon étroit, donnant sur un jardin, Robert eut subitement la stupeur de reconnaître son ami Julien Dolle…

Le docteur était assis devant une table, très occupé à examiner des papiers, auprès d’une vieille femme vêtue de noir. Elle se leva vivement et pénétra dans le magasin, en refermant avec soin la porte derrière elle.

— Pardon ! dit-elle, je suis en affaires.

Elle était grande, le visage large et blafard. Ses cheveux, clairsemés sur les tempes, étaient surmontés de bandeaux et d’un chignon tressé opulents, visiblement postiches. Toute sa personne exhalait une austérité un peu démentie par le pli canaille de ses lèvres et l’acuité effrontée du regard perçant de ses petits yeux noirs en- foncés dans les mille replis de ses paupières molles et exsangues.

Madame de Mamers demanda seulement, avec un petit geste :

— On peut monter ?

Madame Hestelle recommanda :

— Dans ma chambre. Autre part, j’ai des amateurs… Vous y trouverez une vieille tapisserie que je viens de découvrir chez des nobles ruinés du voisinage… On ne peut rien voir de plus beau…

Et, posant un regard sournois et inquisiteur sur Castély.

— Si monsieur est connaisseur…

Madame de Mamers coupa brièvement.

— Laissez monsieur tranquille, madame Hestelle !…

Et faisant signe à Robert de la suivre, Valentine s’engagea dans un escalier en colimaçon qu’elle gravit prestement. Sans plus s’occuper de ses visiteurs, la propriétaire du lieu regagna la pièce où elle était en conférence avec Dolle, au sujet de la clinique gynécologique de laquelle l’entremetteuse acceptait de devenir la commanditaire occulte.

En haut, la chambre de la marchande d’antiquités était une petite pièce emplie de beaux meubles et d’une infinité de bibelots de prix. Par une porte entrebâillée, l’on apercevait un cabinet de toilette clair, élégant, absolument moderne.

Madame de Mamers eut un rire en voyant les yeux de Castély se diriger de ce côté.

— Oh ! madame Hestelle est une personne fort délicate, très soignée, dont les appartements sont pourvus du confort le plus raffiné !…

Et, elle ajouta avec impudence, en se rapprochant du jeune homme.

— Une particularité de la chambre de madame Hestelle… Les draps du lit y sont changés tous les matins… et pourtant, le soir, elle ne se couche jamais dans du linge complètement neuf !…

Robert se détourna, écœuré par ce cynisme, qui s’alliait à un lourd despotisme.

— Vous permettez, je crois, que l’on fume ? dit-il en tirant son porte-cigarettes.

Mais, elle lui enleva prestement l’objet.

— Non, pas aujourd’hui ! dit-elle.

Plus de deux heures plus tard, la tête vide, les nerfs à vif, presque chancelant, Robert regagnait son hôtel, et, s’enfermant dans sa chambre, se jetait sur le lit, tout à coup secoué de sanglots, le visage baigné de larmes, étouffant dans l’oreiller les cris d’une suprême angoisse physique et morale.

Sans témoins, il se laissait aller à toute l’intensité d’un désespoir qui ne se renouvellerait plus dans sa vie : dernière révolte, dernier sursaut, dernier tressaillement d’une âme qui sombrait définitivement sous les nécessités honteuses commandées par l’arrivisme.

XI

Sous la tente dressée au milieu de la plage déserte, l’ombre était crue, en opposition violente avec la clarté du sable et surtout avec l’étendue de la mer, qui scintillait intensément, sans couleur, rien que de métal en fusion, à l’incessant clapotement muet, éblouissant de mille prismes changeants.

Ce n’étaient plus le soleil discret dans sa pourtant vive lumière, le soleil pour ainsi dire parisien de Trouville, ni les brumes claires et fraîches du pays normand.

L’on était au Croisic qui, aux jours d’août, donne l’illusion d’une côte beaucoup plus méridionale, avec l’ardeur excessive de son ciel achevant de cuire les sables d’or semés des diamants du mica, effritant les masses de granit… ces roches immenses, si pareilles à des cathédrales écroulées, à des châteaux-forts démantelés que, malgré soi, l’œil s’attarde à essayer de préciser en ces pierres d’anciens contours détruits.

Plus loin que Port-Lin, la plage bordée d’élégantes villas, où les baigneurs s’entassent, madame Henriette Féraud possédait une villa sur la côte encore déserte. Tout le long du jour, elle s’installait sur la petite grève rocheuse au bas de sa propriété sous une vaste tente plantée à demeure, surveillant les jeux de l’aînée de ses filles, soignant la seconde que sa coxalgie forçait à une presque complète immobilité.

Ce jour-là, il y avait dans le petit salon en plein air, outre la mère et les deux enfants, Suzanne Castély en séjour depuis un mois chez son amie, puis Robert et Julien Dolle.

Brusquement, le docteur, à la suite de l’affaire définitivement conclue avec la marchande d’antiquités s’était décidé à venir au Croisic, résolu à tenter un dernier effort auprès de madame Féraud, vers laquelle le ramenait un désir tenace, exaspéré par la résistance obstinée de la jeune femme.

En ce moment, il tenait solidement les deux mains de la jeune Marguerite, l’aînée des Féraud, qui essayait vainement de s’échapper, mi-rieuse, mi-colère.

Mince et longue, l’enfant avait de beaux yeux noirs expressifs, brillant dans le hâle uni du visage à l’ovale prononcé, à la bouche et au menton volontaires.

Lâchez-moi, docteur ! criait-elle, avec cette nervosité particulière des fillettes très précoces dont l’innocence physique est déjà traversée de vagues troubles.

— Du tout ! répondait le docteur taquin. Je veux que tu me dises toi-même tes projets d’avenir… Est-ce vrai que tu veux devenir médecin ?

— Lâchez-moi ! répétait-elle en trépignant. Je ne vous dirai rien, rien !… Je vous déteste !

Julien riait.

— Bah ! ce n’est pas vrai !… Tu m’aimes beaucoup, au contraire !…

La voix d’Henriette Féraud s’éleva, légèrement contrariée.

— Laissez-la donc !… Je trouve stupide et injuste que l’on abuse de sa force et de sa supériorité envers les enfants !… Si j’avais su que vous taquineriez Marguerite, jamais je ne vous aurais parlé de sa vocation…

Le docteur l’interrompit, ironique.

— Vocation !… à son âge, c’est un bien grand mot !…

Madame Féraud riposta avec vivacité :

— Ah ! vous êtes comme tout le monde !… Vous ne pouvez admettre que les jeunes intelligences renferment souvent des idées graves.

Devenu tout à coup sérieux, Julien avait abandonné la fillette qui, bien que demeurant, boudeuse, ne s’éloignait point, à présent qu’elle était libre.

Je vous demande pardon à toutes deux, fit-il avec une contrition à peine moqueuse.

Il n’avait pas prêté grande attention au sens des paroles prononcées par Henriette, mais il subissait le charme de sa voix très harmonieuse, très diverse, merveilleusement changeante selon les pensées et les émotions de la jeune femme.

— Médecin ? reprit-il. Et pourquoi pas ? C’est une carrière comme une autre pour une femme, maintenant que tant d’entre elles prennent une profession.

Et, ses yeux étudiant la fillette campée devant lui, et dont le regard le revenait trouver, mi-admiratif, mi-rancuneux :

— Médecin, comme moi ? fit-il d’un ton énigmatique.

Une rougeur intense monta au visage de Marguerite. Elle fit un grand geste de protestation.

— Comme vous, oh ! non pas ! jeta-t-elle avec violence. Moi, je guérirai les femmes, et surtout je les empêcherai de se faire soigner par des hommes !

Julien Dolle partit d’un éclat de rire franc.

— Voyez-vous la concurrence, déjà !

La fillette eut un mouvement de dépit de se voir si mal comprise. Elle ouvrit la bouche pour s’expliquer ; puis, désespérant soudain de son éloquence, elle tourna le dos et s’enfuit, avec toute la vitesse que lui permettaient ses jambes nues, maigres, mais bien dessinées.

Marguerite reviens !… cria en vain le jeune homme.

Vous vous méprenez sur ce qu’elle veut dire, affirma madame Féraud. Je vous assure que sa vision très juste, très belle et très large du rôle du médecin-femme est telle qu’elle pourrait l’avoir et l’aura peut-être encore à vingt ans…

— Quel âge a-t-elle, votre fille ? demanda Julien.

Ce fut Suzanne Castély qui répondit :

— Bientôt onze ans, n’est-ce pas, Henriette ?

Amaigrie, nerveuse, plus jolie peut-être qu’autrefois, mais étrangement fanée, avec déjà des tares de vieillesse commençante, finie en quelque sorte avant d’avoir atteint vingt-deux ans, Suzanne exultait depuis que Julien Dolle avait formellement consenti à l’opération qu’elle sollicitait. Elle était fermement convaincue que celle ci la délivrerait des malaises qui la poursuivaient et gâtaient sa vie.

Elle serait l’héroïne de la première grande opération qui aurait lieu dans la nouvelle clinique. Ce serait l’inauguration de l’établissement qui ouvrirait en octobre. Déjà, une copieuse publicité avait été faite célébrant la clinique essentiellement moderne et cosmopolite.

Madame Féraud continua la conversation, répondant à Suzanne.

— Oui, Marguerite aura onze ans le mois prochain C’est une tout à fait grande fille, et qui, depuis deux ans, s’est développée avec une rapidité extraordinaire, au moral comme au physique.

Suzanne eut un petit rire où transparaissait un imperceptible blâme.

— Dame, tu lui laisses tout lire !…

— Tout… certes, non, fit doucement Henriette. Mais, j’ai trop souffert autrefois de mon ignorance de la vie et des êtres pour ne pas vouloir avertir et armer ma fille…

Dolle hocha la tête.

— Évidemment, cela est tentant en théorie… Reste à savoir si la jeune fille ayant mesuré d’avance toutes les laideurs matérielles et morales de l’existence et de l’humanité, gardera le ressort, le désir de vivre nécessaires…

Suzanne s’écria :

— Oui, voilà l’écueil de l’éducation des jeunes filles telle que, peu à peu, on arrive à la comprendre… Est-ce que, sous prétexte de leur épargner des désillusions et des fautes, on ne les prive pas de tout ce qui fait la saveur intense de quelques années ?… Ne vaut-il pas mieux souffrir de déceptions que de n’avoir jamais connu d’illusions et par conséquent de joies ?… Si un jour l’on doit expier, payer des heures de bonheur aveugle, n’est-il pas préférable de les avoir au moins goûtées ?… Est-ce exister que de vivre éternellement d’une vie nette, désabusée, perspicace, clairvoyante, nue comme un mur d’hôpital !…

Julien hocha la tête.

— Il y a du vrai en cela… Sans le mirage, l’inconnu dans lequel nous avançons, qui voudrait, qui pourrait se résigner à vivre !…

Henriette répondit avec lenteur, les yeux perdus dans l’immensité lumineuse de l’horizon :

— Je ne suis pas du tout de votre avis… Je crois qu’au contraire tous nos maux, toutes nos souffrances proviennent de notre ignorance… ou pour mieux dire, de notre mauvaise connaissance des réalités… Le bonheur n’est pas un tissu d’illusions, d’espérances fatalement destinées à être déçues… il réside dans un idéal tout proche, qu’il est donné à chacun d’atteindre, mais que trop souvent l’on ne sait pas apercevoir.

Suzanne eut une exclamation douloureuse.

— Le bonheur !… tout semble ligué, choses et gens, contre ceux qui pourraient le connaître, qui souhaitent le plus ardemment le garder !…

Julien Dolle haussa les épaules avec découragement :

— Qui peut se vanter d’être heureux !… sinon les brutes qui végètent sans réflexion et sans sensation !…

Madame Féraud s’anima :

— Pourquoi les êtres intelligents s’acharnent-ils à chercher le bonheur dans les nuages, au lieu de le prendre dans la réalité ?

Il riposta avec amertume : — Parce que la réalité est ignoble, écoœurante.

— C’est vous qui la faites ainsi !

— Ah ! si vous prétendez réformer l’humanité !… Vous n’avez pas les bras assez solides, ma pauvre amie !…

Henriette répartit avec vivacité :

— Voilà le raisonnement qui perd le monde !… Sous prétexte que les autres agissent mal, vous les imitez !… Vous redoutez d’être seul courageux et vous fuyez, sans réfléchir que c’est la défection individuelle qui crée le fléchissement universel !… Si chacun faisait son devoir, marchait dans la voie droite, résolument, combien l’équilibre serait vite rétabli !…

— D’accord, mais comme c’est irréalisable, pourquoi voulez-vous que l’individu entreprenne une lutte impossible, dans laquelle il se brisera les reins inutilement ?…

— Inutilement !… jeta-t-elle frémissante. Jamais aucun effort, si isolé soit-il, n’est complètement vain !… Et, le serait-il, qu’il crée encore le bonheur individuel pour celui qui goûte la joie d’avoir accompli intégralement son devoir !…

— Voilà une satisfaction bien problématique !

— Non pas, pour ceux élevés sainement !… Et c’est justement, parce que vous êtes des dévoyés, des égarés dans un faux idéal extra-humain que vous ne savez pas trouver le bonheur dans la vie réelle !…

Suzanne protesta, une émotion dans la voix :

— Comment pouvez vous parler de la sorte, Henriette, vous qui avez été si cruellement éprouvée par cette vie qui nous déchire tous !… Vous, qui avez coudoyé tant de peines, de chagrins et de misères !… Ah ! si l’on n’avait pas le leurre, l’idéal irréel, menteur si l’on veut, mais si reposant, si doux… Mon Dieu, dans quel enfer serait on ?… Et, c’est injuste de dire que notre souffrance provient de nos fautes… la plupart du temps, ce sont les événements, ce sont les autres autour de nous qui nous entraînent, qui nous dominent !…

— Parce que tous, tant que nous sommes, hommes et femmes, nous parvenons à l’âge adulte, au moment d’agir, insuffisamment avertis, n’ayant jamais pensé profondément, n’ayant jamais envisagé les questions capitales de l’existence, étrangers à tous les problèmes quotidiens qui se dressent devant nous, inexperts en tout, ne sachant pas plus voir en nous-mêmes qu’en autrui.

Suzanne accorda :

— Les jeunes filles sont peut-être ignorantes, mais les hommes !…

Madame Féraud affirma avec force :

— Tout autant !… et souvent plus encore !… Ah ! en vérité, la belle connaissance que le jeune homme de vingt à vingt-cinq ans a de la vie, aussi bien intellectuelle que matérielle !… Que lui a-t-on appris là-dessus ?… À quoi a-t-il réfléchi ?… Qu’a-t-il pu observer, dans l’isolement que crée la vie scolaire, entre l’enseignement dogmatique et fossile du cours de philosophie déguisé sous un nom ou un autre, et le bavardage absurde et immonde chuchoté à son oreille par des camarades pervertis !… Son bagage intellectuel se compose d’un lot de lieux communs, de rengaines sur les femmes, la société, la morale, qu’il débite d’un air plus ou moins entendu. Sa science physiologique se borne à la connaissance de quelques mystères sexuels guettés au seul point de vue de l’égrillardise et de la saleté… En réalité, il n’a pas en lui l’ombre d’un développement intellectuel personnel, une seule idée de conduite pratique ; il ignore tout de ses organes les plus essentiels ainsi que de ceux de la femme… Il est aussi incapable de diriger sa vie psychique que son existence physique… Dans l’une comme dans l’autre, il s’abandonne à ses instincts, parfois déviés, toujours obscurs et vagues.

Suzanne restait silencieuse, ne suivant pas entièrement la pensée de son amie. Julien Dolle objecta :

— Vous souhaitez une éducation mentale plus approfondie, une instruction physiologique plus large pour l’adolescent, fille ou garçon ?… Comment voulez-vous y parvenir ?… La morale enseignée sera toujours un radotage de pédagogue qui glisse sur l’indifférence et l’inattention de l’élève… et, un cours sur la génération deviendra forcément une cause d’agitation malsaine, un apprentissage d’érotisme plus ou moins déguisé pour les enfants qui l’écouteront.

Henriette se récria :

— Oui, s’il s’agit de morale empirique, faite d’assertions péremptoires, de préceptes sans bases positives !… Oui, si l’enseignement traitant de la question sexuelle se fait en commun !… Il est des sciences qu’il ne faut aborder qu’avec soi-même, et le livre est le meilleur des maîtres pour des sujets où même la dualité est un motif de trouble.

Dolle hocha la tête.

— Le livre est parfois le pire initiateur. Qui sait ce que l’enfant découvre entre les lignes les plus austères… Quels délires ignorés surgissent pour lui de pages de science pure !…

Madame Féraud nia :

— Ceci est faux, lorsque l’enfant est sain, vigoureux, vraiment bien préparé pour tout connaître de la vie !…

Dolle résuma :

— En somme, vous pensez qu’il est bon pour l’enfant d’enlever devant lui tous les voiles, de lui montrer hardiment les mystères passionnels aussi bien que les pires tares sociales ?… Eh bien ! je suis persuadé qu’avec ce système, vous en ferez un maniaque érotomane et un misanthrope…

Madame Féraud eut un geste de découragement.

— Oh ! tenez, nous sommes trop loin l’un de l’autre… Nous avons une vision tellement différente !…

— Que voulez-vous dire ?

Elle essaya d’expliquer :

Vous parlez de « mystères passionnels ». Ce n’est point cela que j’estime qu’il est bon de mettre sous les yeux de l’enfant, mais la simple et succincte vérité physiologique touchant des organes tout aussi essentiels que ceux dont on lui donne volontiers la description… Je suis persuadée que si l’on dégage résolument la question sexuelle de toute cause accessoire de volupté, la réalité sobrement livrée à l’enfant ne peut causer en lui aucun émoi… À moins que déjà sa curiosité n’ait été éveillée par des cachotteries maladroites ou des allusions vicieuses. Ce n’est pas la connaissance scientifique des vérités physiques qui trouble l’adolescent, c’est l’égrillardise, le mystère équivoque créé trop souvent autour de lui. Vous dites aussi que si l’on place devant lui un tableau de la vie réelle, le découragement le saisira ? Mais c’est que vous apercevez la vie et les hommes sous un aspect trop noir, que vous n’avez en vous ni indulgence ni philosophie. Je pense qu’il est particulièrement nuisible d’entretenir des nuages bleus autour des jeunes âmes, cependant il est tout aussi faux et pernicieux de ne leur montrer que le mal, la méchanceté, la traîtrise de leurs semblables, et cela, surtout, sans appuyer sur cette vérité profonde tous ceux qui font le mal sont des dévoyés, des aveugles ; ils sont les premières victimes de leur ignorance de la nécessité de la droiture, de la bonté, du bien, de l’harmonie universelle… Nul ne peut devenir misanthrope, quelque spectacle désolant qu’il ait sous les yeux, s’il cultive en lui résolument la pitié et la bonté.

Les yeux attachés sur la jeune femme, Dolle prononça :

Quels abîmes de candeur il y a en vous sous votre prétendue expérience !…

Elle leva sur lui son regard où les pensées et les chagrins avaient mis leur indicible patine.

— Ne croyez point que j’aie des illusions sur la société… J’ai souvent souffert par elle, et j’aperçois tout aussi nettement que vous les tares de l’humanité. Seulement, je crois que je vois plus juste que vous lorsque j’écarte de moi toute rancune contre des êtres qui sont ce que leur milieu les a faits, malgré eux, et surtout lorsque je me garde de prendre modèle sur eux.

Dolle allait répliquer lorsque le son d’une corne retentissant bruyamment lui coupa soudain la parole. En même temps, un assourdissant bruit de ferraille venait du chemin qui séparait la plage des jardins et des terrains vagues longeant la côte.

Robert Castély, qui s’était profondément endormi, étendu sur le sable, à l’ombre de la tente, un journal tombé à côté de lui, se réveilla en sursaut.

— L’omnibus !… Suzanne, viens-tu avec moi au Croisic, cet après-midi ?… J’ai une dépêche urgente à faire passer…

Certainement, fit-elle, avec le courage obstiné qui ne la quittait jamais.

Elle était résolue à suivre partout son mari, à ne jamais paraître fatiguée ni souffrante, à ne lui refuser quelque manifestation d’activité que ce fût, si pénible que celle-ci pût être pour elle, toujours accablée de malaises secrets.

Madame Féraud la regarda avec une affectueuse pitié.

— Par cette chaleur intolérable, tu ferais mieux de rester tranquillement ici, ma petite Suzanne.

Mais l’autre répondit avec une fébrile patience :

— Du tout !… Allons, Robert, le cocher nous fait signe, dépêchons-nous !…

Le jeune ménage s’éloigna précipitamment. Sur la route, on les vit se hisser en riant dans le véhicule étrange qui allait et venait entre le port et la plage, à des heures fantaisistes, mi-char à bancs, mi-tapissière, mi-mail, et attelé de haridelles inénarrables.

Madame Féraud avait suivi la femme de Robert avec des yeux pleins de sollicitude et de souci.

— Comme Suzanne est pâle aujourd’hui ! et combien elle est changée !… laissa-t-elle tomber d’un, ton chagrin.

Dolle s’était levé ; et debout, il examinait la face blanche, inerte de la petite Claire, la seconde fille d’Henriette, qui dormait paisiblement dans sa chaise longue roulante, tout au fond de la tente.

Il eut un geste insouciant et revint s’asseoir auprès de son amie, prenant la place naguère occupée par Suzanne.

— Vous trouvez ?… répondit-il distrait.

Puis, abordant aussitôt le sujet qui l’intéressait il dit :

— Comme vous avez été dure et sèche, pour moi, tout à l’heure !…

Mais madame Féraud restait préoccupée de Suzanne Castély.

— Voyons, Dolle, en toute vérité, dites-moi si vous êtes bien couvaincu que cette nouvelle opération lui sera utile ?…

Le jeune chirurgien fit un effort pour la suivre sur ce terrain.

— Pourquoi pas ? fit-il, visiblement ailleurs. Il paraît évident que l’un des ovaires est lésé… Son ablation radicale peut faire cesser tous les accidents dont notre amie se plaint…

Henriette s’écria avec vivacité :

— Ah ! il y a lésion, vous l’avouez enfin !… Et cette lésion, qu’est-ce qui l’a causée, sinon votre cruelle, votre abominable et criminelle intervention !…

Julien fit un geste d’impatience et répondit avec sécheresse :

— Vous êtes complètement dans l’erreur. Ce dont souffre actuellement Suzanne n’a aucun rapport avec la petite opération qu’elle a subie…

Henriette protesta avec indignation.

— Comment osez-vous me dire une chose pareille !… à moi qui vis près d’elle, à moi qui ai suivi pas à pas les phases croissantes du détraquement intérieur de cette malheureuse petite créature !… Je ne suis pas savante, j’ignore la plupart des termes techniques qui vous sont familiers, mais pourtant je ne suis pas absolument ignorante de l’anatomie du corps humain, et surtout, je suis femme, j’ai été mère, j’ai reçu les confidences d’une foule d’autres femmes… Je crois donc pouvoir raisonner, sinon scientifiquement, au moins pratiquement et avec logique. Vous déclarez que l’opération que vous avez exécutée sur Suzanne est insignifiante et ne pouvait présenter pour elle aucun danger, soit au moment où elle était faite, soit plus tard… Eh ! bien, moi, je proteste, je dis que cela est faux !… et l’expérience a prouvé que j’ai raison !…

— Permettez !…

— Non, laissez-moi parler !… Il y a trop longtemps que j’ai tout cela sur le cœur !…

— Un seul mot, Henriette !… et ensuite, je n’ouvrirai plus la bouche. Me prenez-vous pour un assassin ?… Ou, pour parler plus simplement, me jugez-vous un de ces arrivistes qui sacrifient délibérément la santé de leurs clients pour se créer des rentes ?…

Madame Féraud eut un geste de dénégation énergique.

— Certes, non ! Ainsi que nombre de vos confrères, vous agissez avec bonne foi, je le sais, j’en suis convaincue !… Mais, c’est là justement où j’aperçois l’immense danger pour nous autres femmes qui vous sommes livrées !… Vous avez le terrible aveuglement, l’étroitesse d’esprit des hommes d’une seule science, alors qu’il vous faudrait posséder un savoir universel pour aborder sans péril pour vos victimes ces problèmes que vous tranchez avec tant d’insouciance !… Dans ce cas de l’avortement, pour le déclarer sans aléa, vous examinez en simples anatomistes les organes de la femme, comme s’ils étaient indépendants du reste de son être, non soumis à l’état de son âme. Vous comptez sans les nerfs, sans l’imagination, sans les sens de votre patiente, sans le contre-coup de la douleur, de la terreur dans tout son organisme de femme, dont l’être entier était déjà ébranlé, déséquilibré par le fait qu’elle se trouvait au début d’une grossesse… Il y a là un mystère physiologique que, sans doute, vous pouvez expliquer infiniment mieux que moi et dont cependant, aucun homme, même le plus grand médecin, ne se figurera jamais bien la prodigieuse influence sur nous… Je sais, nous savons toutes, nous autres femmes-mères que dès l’extrême commencement de la grossesse… deux ou trois jours seulement après la conception, il se passe une incroyable révolution en nous… En quelques vingt-quatre heures, le cours régulier, normal de notre sang est renversé… Il y a comme une révolte en nos veines, avant que cette sève suprême se précipite vers le point intime où elle alimentera avec générosité l’existence du mystérieux parasite qui s’y développe… Une semaine, quinze jours s’écoulent, et le nouveau cours est résolument établi. La femme est mère en toutes ses fibres, en toutes ses cellules. — Et c’est à cet instant que, par un procédé ou un autre, vous venez, arracher un fruit vers lequel converge déjà toute la vie intérieure de la femme ! Oui, grâce à votre adresse chirurgicale, à vos précautions antiseptiques, l’accident immédiat, brutal, l’infection flagrante ne se produisent pas. Vous pouvez vous écrier avec une apparence de raison : « L’opération a parfaitement réussi ! » Mais vous fermez les yeux sur ses suites fatales !… Vous refusez d’envisager ce fait que la brusque suppression de l’enfant en un lieu préparé pour sa vie et son développement est une chose anormale, prodigieusement grave !… Vous avez fait disparaître l’embryon, mais vous n’avez point remédié à la disposition physique générale de la femme ; celle-ci est demeurée la même. Elle est encore en état de maternité. Toute la sève qui est en elle s’élance impétueusement vers ce sein, vers cet autel qui devrait être sacré et que vous avez témérairement profané et déchiré.

Pour que l’équilibre se rétablisse en elle, vous lui ordonnez, c’est vrai, le calme, l’immobilité, le repos complet, moral et physique… Mais si elle ne peut y atteindre à ce repos que lui commandent vos prescriptions dérisoires !… Et, justement, elle n’y parviendra point ! Ne serait-ce qu’à cause de ce fait irrémédiable que tout en elle est désorganisé, bouleversé, précisément par l’acte antinaturel qui s’est accompli en elle. À la suite de cette épreuve, son esprit, ses sens chavirés échappent au contrôle de sa raison… Il lui est impossible de commander à ses nerfs, c’est-à-dire à ses impulsions, à ses émotions, à toutes les impressions lui venant du dehors et qu’elle n’a plus la vigueur de coordonner… Ainsi que vous me l’avez dit une fois, vous croyez que le rôle du chirurgien cesse à partir de l’heure où est terminée l’opération ; c’est à la malade de se soigner ensuite. Et c’est elle seule que vous incriminez si vos recommandations ne sont pas suivies… Est-ce de sa faute, pourtant, si elle est dans un état qui ne lui permet plus de se diriger et de se contraindre ?… Etat que vous avez créé ! Fatalement, votre malade ira au-devant, d’une façon ou d’une autre, de l’imprudence qui entravera sa guérison, qui lui apportera des désordres profonds ou rouvrira la plaie volontairement faite par votre main. À la suite de la première hémorragie qui a failli emporter Suzanne, vous savez qu’elle en a eu plus de dix autres… moins graves, il est vrai, mais dénotant néanmoins que tout est déséquilibré en elle… Et actuellement, elle est sous l’empire tyrannique d’un malaise latent qui maintient un trouble perpétuel dans son esprit. Ce n’est plus la femme de jadis. Elle vit dans une perpétuelle exacerbation mentale causée par l’irritation de ses organes intimes, qui la livre sans défense à des émotions exagérées, soit dans le plaisir, soit dans la douleur. Incapable de se modérer, en quelque sens que ce soit, elle tombe en des excès qui entretiennent son état maladif, ramènent inexorablement la perturbation et l’accident qui l’affaiblissent encore, qui l’épuisent, la détraquent et la tuent !…

Elle s’arrêta, énervée à présent, par le mutisme de Julien Dolle, qu’elle avait d’abord exigé impérieusement, Immobile, les yeux attachés sur elle, la physionomie indéchiffrable, il ne manifestait aucune émotion sous ce flux de paroles véhémentes.

Reconnaissez-vous la vérité de ce que je dis ? lui demanda Henriette. Vous refusez-vous toujours à admettre que dans le « sujet » il y a un être dont il faut tenir compte ?… Que les organes humains sont tous solidaires et que la blessure de l’un entraîne l’altération de tous les autres ?… Refusez-vous d’ouvrir les yeux, d’apercevoir les abominables misères des femmes sous leur sourire courageux, sous le mensonge obstiné dont elles s’enveloppent, par coquetterie, pudeur ou dévouement… Misères dues à votre main, à votre audace criminelle, à votre aberration maniaque de gens hypnotisés par l’idée que le corps humain n’est qu’une machine dont les rouages sont modifiables au gré du chirurgien habile ?…

Et, comme le docteur restait toujours muet, elle s’é- cria avec impatience :

— Mais, parlez donc !… M’entendez-vous ? M’écoutez- vous ?…

Julien eut un tressaillement, comme si l’apostrophe l’eût tiré d’un monde suprêmement lointain.

— Que voulez-vous que je vous réponde ? fit-il avec une fièvre subite. Tout ceci, Suzanne Castély, les problèmes psychologiques et physiologiques me sont aujourd’hui si parfaitement indifférents !… Je suis venu ici pour vous, Henriette… Je pense à vous, je ne vois que vous… Rien ne m’est que vous… Au diable les autres !…

Madame Féraud détourna son regard, soudain saisie par l’émotion du jeune homme et brusquement arrachée aux préoccupations généreuses, aux idées générales qui l’enflammaient naguère.

— Ah ! fit-elle à voix basse.

Il se rendit compte du changement d’esprit de la jeune femme.

— Laissons tout cela, dites, je vous en prie ! supplia-t-il. Profitons de cette minute où nous sommes seuls et libres… J’ai à vous parler de moi, de vous, de nous deux. Instantanément, toutes les colères sincères d’Henriette, tous les soucis étrangers à sa propre personnalité s’étaient évanouis. Elle se vit seule avec Julien, et elle sentit avec une force qui la troubla, intensément, combien le désir persistant du jeune docteur occupait de place en ses pensées et en sa vie, malgré qu’elle s’en défendit.

— À quoi bon ? murmura-t-elle. Tout a déjà été dit entre nous… Pourquoi y revenir ?…

Néanmoins, elle n’avait pas le courage de prononcer les paroles nettes et glacées qui font taire les importuns.

De la deviner si proche, si consentante malgré elle, Julien acquit une ardeur pleine d’espoirs.

— Henriette, vous savez bien ce que j’ai à vous dire, à vous redire… Je vous voudrais à mes côtés… à moi. Oui, vous m’avez déjà repoussé, mais, depuis cette époque, les circonstances ont changé… Je ne suis plus en attente vague et presque désespérée de l’avenir. Je touche au but. Je suis parvenu à m’assurer du tremplin qui me permet l’élan sûr au bout duquel est la réussite. mathématique. Et je suis persuadé que vous me comprendrez, quand je vous dirai que je souhaiterais ardemment que vous fussiez ma femme à cette date capitale de mon existence… juste au moment où je vais mettre le pied sur le degré solide, afin que nous montions ensemble jusqu’au sommet, la main dans la main, épaule contre épaule… Nous éprouverons les mêmes émotions, nous lutterons simultanément, et nous parviendrons au faîte toujours côte à côte. Il ne faut pas me laisser seul, Henriette. Sans vous, à quoi bon triompher ?… »

Il s’arrêta, durant l’espace de quelques secondes, sans qu’Henriette, immobile, songeât à répondre, l’écoutant de toute son âme meurtrie, les yeux attachés sur le sol.

Là-bas, la mer commençait à abandonner le sable de la grève lentement, comme à regret. C’était à présent une grande accalmie de chaleur, l’acuité du soleil se dissipant avec son inclinaison plus accentuée sur l’horizon paisible.

Julien poursuivit, d’une voix atténuée, pleine de tendresse discrète :

Je ne sais pas si vous connaissez la page de ma vie ? Je ne crois pas vous l’avoir jamais dite… Non par faux orgueil, mais parce que, lorsque je suis auprès de vous j’aime mieux ne songer qu’à vous.

Je suis fils de paysans, c’est-à-dire que ma mère était une paysanne mariée à un cultivateur dont je porte le nom. En réalité, mon père était le médecin de la localité… C’est lui qui a payé mon instruction et qui m’a dirigé dans la carrière médicale, pensant que je lui succéderais un jour, là-bas. Il ne m’aimait point ; cependant, il était très fier de moi. C’était un homme dur, grossier et parfaitement égoïste. Mes sympathies allaient au mari de ma mère… une brute pacifique qui m’était bienveillante… Pour ma mère, j’étais simplement le prétexte aux cadeaux, qu’elle extorquait difficilement de son ancien galant, car elle était vite devenue fort laide. J’avais quinze ans quand elle est morte d’un accident. Mon père, le docteur, fut emporté par une apoplexie, il y a quatre ans. De famille, il me reste donc tout juste le bonhomme Dolle, qui vivote là-bas, sur son petit bien… Je vais le voir une fois par an et je lui envoie un peu de tabac, un couteau pour greffer ses pommiers, un tricot de laine et mes vieux chapeaux à haute-forme. Il m’appelle « mon garçon » et je le nomme « père ». Ce qui ne l’empêche pas à l’occasion de me dire philosophiquement, quand il parle du défunt docteur Besnard : « Ton paternel, le meg’sin. » Vous voyez combien je suis vraiment isolé dans la vie, et combien j’aurais besoin de votre présence. Vous, qui êtes pour moi l’être qui émeut si violemment les sens que l’on croit que nulle autre créature ne pourrait vous apporter une pareille ivresse… Vous, qui êtes aussi un ami sûr, clairvoyant, ferme, presque viril… Vous qui, surtout, représentez pour moi l’épaule tendre et compatissante, le giron de la femme, les bras enlaceurs et affectueux qui m’ont toujours manqués… que j’ai cru si longtemps m’être superflus et dont, auprès de vous, je sens un besoin fou, exaspéré… Tout cela, Henriette, je ne vous le dirais pas si je ne savais pas que vous m’aimez… À nulle femme, à nul être humain, je ne me suis confié comme je viens de le faire, comme il m’est facile et tentant de m’épancher près de vous… Parce que, vous !… Ah ! vous ne doutez pas de ce que vous êtes pour moi et je ne trouve aucune parole pour l’exprimer !…

Il se tut subitement, suffoqué par une émotion nerveuse. Le front courbé d’Henriette l’écoutait, infiniment douloureuse et torturée.

Cependant, lorsqu’elle releva ses paupières et que leurs regards se prirent, se pénétrèrent profondément, Julien fut saisi d’un cruel désappointement. Sans qu’il fût besoin qu’elle le déclarât, il savait qu’il avait vainement combattu : l’obstination de la jeune femme n’avait point été vaincue par la supplication de toute son âme offerte.

— Ah ! que vous êtes folle et stupide ! s’écria-t-il avec un âcre dépit.

Le regard grave de la mère alla de la petite malade endormie à la silhouette de l’aînée des fillettes qui pêchait tout là-bas dans les vasques rocheuses toutes recouvertes de goémon visqueux, dont la senteur pénétrante et âpre emplissait l’air, maintenant, remplaçant les molles langueurs des minutes précédentes.

— Je vous ai dit que je ne m’appartenais plus.

Il supplia encore, tout son orgueil abattu.

— Mais, puisque je vous affirme que je serai un ami sincère pour ces enfants… Puisque je vous jure de respecter religieusement leurs droits auprès de vous… Que j’accepte de venir bien loin derrière elles dans votre cœur, de n’occuper qu’une petite place à vos côtés… Vous me donnerez de vous, de vos pensées, de votre présence ce que vous voudrez, ce dont vous pourrez disposer, je m’en contenterai, je vous en serai reconnaissant.

Madame Féraud secoua la tête.

— Tout cela, ce sont des paroles inutiles, du rêve, dit-elle doucement. Ni moi ni vous ne pourrions, une fois mariés, maintenir notre affection dans les bornes que vous indiquez… Mon ami — le seul ami que j’aie eu dans ma vie — je vous le dis, je ne serai jamais votre femme, et vous devez bien comprendre que ceci est irrévocable. — Je crois que ceux qui ont des enfants ne doivent pas se remarier. Le remariage d’un père est un désastre pour ses enfants, celui d’une mère est un crime envers eux. Je suis fille d’un père remarié. Ma mère était morte lors de ma naissance. J’ai été élevée entre mon père et ma grand’mère paternelle sans jamais m’apercevoir du vide de la présence maternelle manquante. Mon père était pour moi un ami et un Dieu. Ma grand’ mère s’éteignit ; je n’avais que seize ans ; je vous affirme que mon père fut persuadé qu’il me donnait une preuve d’affection et de vigilance en mettant auprès de moi une << seconde mère. » Elle avait vingt-huit ans ; elle était douce et bonne ; je n’eus jamais rien à lui reprocher… Et pourtant, quoique je ne fusse ni méchante ni malveillante, je ne saurais vous dire la souffrance, la déception, l’amertume désolée que m’infligeait la présence de cette étrangère à notre foyer… L’involontaire révolte perpétuelle que j’éprouvais à la voir prendre ma place, s’installer dans l’affection de mon père, tout changer dans notre existence, dans l’aspect de notre maison, jusque dans l’extérieur, les pensées, les opinions de mon père… Que de fois j’ai pleuré, oh ! pleuré si douloureusement en sentant que je me détachais invinciblement de cet homme nouveau qu’il était devenu… lui, le mari de l’étrangère, cet homme presque étranger lui-même, où je ne retrouvais plus rien de mon père à moi… pas plus que je n’étais désormais chez moi dans cette demeure qui appartenait à sa fantaisie à elle et qu’elle modifiait comme elle avait transformé celui qu’elle m’avait pris… Et si l’enfant souffre ainsi du remariage de son père, combien plus cruellement encore son cœur sera atteint s’il voit sa mère lui échapper !… s’il sent se glisser entre lui et elle elle, trésor suprême ! — d’autres préoccupations, d’autres affections, la présence odieuse ou redoutable d’un homme étranger !…

Julien protesta :

— Jamais je ne deviendrais odieux à vos filles, Henriette !

Elle riposta, un peu pâle :

— Eh bien, vous seriez dangereux, ce serait pis encore !… Tenez, depuis quelque temps, je me suis aperçu d’une chose qui viendrait encore, s’il en était besoin, renforcer ma résolution de vous éloigner de nous… Marguerite est amoureuse de vous…

Julien eut une exclamation de mauvaise humeur et d’incrédulité.

— Marguerite ?… Cette gosse de onze ans !…

Madame Féraud poursuivit, sérieuse :

— Marguerite pense à vous, est obsédée de vous… Et cela, c’est ma faute… C’est parce que, malgré moi, sans m’en apercevoir, j’ai trop parlé de vous… Votre ombre s’est glissée dans notre intérieur… Ma fille vous a vu au travers de moi, et son imagination de fillette nerveuse très tôt femme s’est enflammée… Elle vous adore et vous déteste passionnément. Tout ceci ne sera qu’un feu de paille… mais, si j’avais la coupable faiblesse de vous amener à notre foyer, la curiosité, la rancune s’en mêlant, cette passionnette deviendrait dangereuse… Nous nous heurterions à l’écueil le plus lamentable du remariage d’une femme ayant déjà de grandes fillettes. La belle-fille en coquetterie avec le beau-père… la comédie honteuse, vulgaire… ou le drame atroce, qui déchire…

Julien se récria :

— Mon Dieu, que vous êtes romanesque ! Quelle imagination !…

Elle secoua la tête.

— Mais non, ce n’est que la simple réalité, murmura-t-elle avec chagrin.

Il se rapprocha d’elle, d’un geste vif, attiré par la palpitation involontaire des narines de la jeune femme émue…

— Eh bien ! alors, fit-il très bas, ardemment, ne devenez pas ma femme, mais soyez ma maîtresse !… Je ne paraîtrai jamais chez vous, vos filles ignoreront mon existence… Et parfois, en cachette, vous vous accorderez… vous me donnerez l’illusion pendant une heure que vous êtes mienne pour toujours !…

Elle le regarda bravement, honnêtement, tandis qu’une rougeur légère s’épandait sur son épiderme resté frais comme celui d’une jeune fille.

— Je vous l’avoue.. J’ai parfois pensé à cela… parfois balancé…

Il eut un élan, s’écriant avec une sorte de violence :

— Henriette ?…

Elle se recula instinctivement, et, la voix un peu altérée :

— Eh bien ! non, pas cela non plus !… Mes filles devineraient qu’elles ne sont plus seules dans mon cœur et ma vie, et je ne serais plus telle qu’il faut que je sois près d’elles…

— Quelle folie !…

— Non, non !… — Tout à l’heure, Suzanne m’a reproché de trop instruire ma fille… Je mets entre ses mains, c’est vrai, des livres d’histoire naturelle très crus, même des romans d’amour, de passion assez réalistes… Je suis persuadée que cette connaissance précoce trempera son âme, mais à condition que ces lectures s’accomplissent dans une ambiance de calme, de pureté absolue… Au sortir des tableaux fictifs troublants du roman, il est nécessaire qu’elle rentre dans une vie réelle aussi ferme que chaste… Alors, la petite effervescence équivoque qui l’a fugitivement visitée s’efface d’elle-même… Je pense que pour que l’enfant, fille ou garçon, s’élève sainement, conserve la vigoureuse chasteté d’esprit nécessaire pour lui modeler une âme et un corps vraiment vigoureux moralement et physiquement, il faut que toute ambiance passionnelle, quelle qu’elle puisse être, soit écartée de lui avec soin.

Julien eut un cri :

— C’est de la démence !… Eh bien ! dans le cas où le père est là ?… Est-ce que les enfants d’un ménage or- dinaire, rationnel, ne grandiront pas dans l’atmosphère amoureuse légitime de leurs parents ?… Est-ce que cela les pervertira ?…

Madame Féraud jeta avec vivacité :

— Appelez-moi folle si vous le voulez, mais je vous répondrai : Oui, rien n’est plus amollissant, plus intimement démoralisant pour l’enfant que la vue, la conscience de la passion physique mutuelle de ses parents !… que l’imagination, si vague et voilée qu’elle soit de leurs rapports qui, pour être légitimes n’en sont pas moins des actes passionnels…

— Alors ?…

— Je vous l’ai dit déjà… Je crois que les êtres humains ne peuvent et ne doivent aimer que durant un temps relativement court… Et, tout naturellement, sans regrets et sans sursauts, alors que le temps se passe sur leur liaison, que les enfants grandissent et deviennent clairvoyants, glisser à l’affection tranquille, à l’amical lien désexué qui ne saurait jeter dans l’atmosphère familiale aucune lueur trouble…

Les yeux fixés sur Henriette, ses pupilles largement dilatées, Dolle se pencha vers elle, essayant du magnétisme obscur de l’attouchement de sa main sur celle de la jeune femme, qui tressaillit tout entière à ce contact inattendu.

— Est-ce à votre âge, telle que vous êtes, que l’on profère de pareilles sottises ? dit-il à voix basse et passionnée. Avouez donc que toute femme et mère que vous êtes, vous ne vous doutez pas de ce que c’est que l’amour !… Voilà pourquoi vous prononcez de telles folies !… Venez à moi, laissez mes bras vous enlacer, ma bouche vous apprendre le baiser… Oh ! soyez à moi, et vous verrez combien vite s’envoleront de vous ces idées absurdes, ces théories fausses, toute votre aberration de femme qui se refuse insensément au bonheur, à la seule véritable ivresse de la vie !… Venez, Henriette, venez… Au fond de votre âme, vous me désirez comme je vous désire… et pour vous mes caresses seront sans prix, comme pour moi les vôtres, rien qu’à les imaginer, me rendent fou !… Henriette !… dites que vous voulez bien être mienne ?

Sans le regarder, sans essayer de dégager sa main inerte de l’étreinte brûlante du jeune homme, madame Féraud secoua la tête avec une négation inexorable.

Il la repoussa exaspéré et se dressa :

— Ah ! quelle femme êtes-vous donc ?… Rien ne vous touche !… Rien ne vous atteint !…

Elle répondit avec tristesse :

— Vous savez que si… Mais je ne suis pas de celles qui accomplissent quand même ce qu’elles jugent blâmable, voilà tout…

D’un geste colère, il avait saisi le siège sur lequel il était assis naguère, et le soulevant, il le projeta sur le sable si violemment que les pieds de bois léger se rompirent avec un craquement.

— Alors, adieu ! proféra-t-il, les dents serrées, dans une détresse et une rage infinies. Par votre obstination, votre détestable espèce de coquetterie glacée, vous venez de déraciner la seule petite fleur bleue — ridicule, il paraît ! — qui eût jamais poussé dans le jardin desséché de mon existence ! Désormais, c’est bien fini, je n’essaierai plus de demander à la vie et aux femmes ce qu’elles ne sauraient donner !… Adieu !…

Et, vindicatif, il ajouta, debout au seuil de la tente, très pâle, le masque tiré par un sourire mauvais :

— Je vous souhaite de ne pas, un jour, regretter votre entêtement !… Le jour où vous vous trouverez seule au monde… l’une de vos filles mariée, détachée de vous… et l’autre morte !…

Ces paroles prononcées, il s’éloigna rapidement sur la grève, sans un regard sur Henriette. Elle n’avait même pas proféré un gémissement ni fait un geste ; les mains abandonnées sur les bras de son fauteuil, les yeux clos, comme assommée par ce dernier coup impitoyable de l’homme qu’elle aimait, bien que sans inclairvoyance et sans lâcheté à son égard.

Pourtant, deux heures plus tard, les enfants rentrées à la villa, quelque temps encore devant s’écouler avant que la cloche du dîner sonnât, Henriette s’achemina à pas lents vers la pointe rocheuse où Julien Dolle s’était réfugié, sur laquelle l’on apercevait au loin sa silhouette immobile.

Elle parvint jusqu’à l’espèce de plate-forme rêvêtue d’herbe courte où il se tenait et s’assit silencieusement à ses côtés. Lentement, il se tourna vers elle et il la regarda muet, toute acrimonie enfuie de sa physionomie, comme elle non plus ne conservait aucune rancune sur son visage.

À leurs pieds, c’était un dévallement brusque de roches de granit arides, brûlées par le soleil et l’éclaboussement des vagues, qui, parfois, durant les tempêtes de l’hiver, escaladaient jusqu’à cette cime. En bas, la mer remontante écumait sur l’éboulis du rocher, en léchait les cassures, s’élançait dans les petites grottes d’où elle ressortait, gémissante et baveuse.

Et Julien parla, la voix apaisée.

— Après tout, peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi.

Henriette eut un imperceptible tressaillement. Quelque chose s’effondra en elle. Ce renoncement qu’elle avait voulu, imposé de toutes ses forces, était bien prompt…

D’ailleurs, ce petit désenchantement devait s’envoler peu à peu, faisant place à une sérénité très douce, bien qu’un rien mélancolique.

Julien répétait :

— Oui, vous avez eu raison, et je vous remercie… parce qu’après une heure de la plus atroce souffrance que j’aie jamais imaginée, je viens tout à coup de connaître la sensation la plus inattendue et la plus ineffable… Inaccessible, inattaquable, en votre fermeté pourtant si tendre, vous m’êtes apparue comme l’Amie, la Femme unique, incomparable… une sorte de matérialisation de toute cette sorte de féminité-sœur, mère, fille que l’on adore avec une absolue chasteté… Je vous ai aimée, je vous aime en cet instant de ma vie avec une ferveur inouïe. Sans doute, demain, plus tard, cette impression s’effacera, ma rancune reviendra… Je me révolterai et je me désespérerai de nouveau… et ma déception m’incitera à chercher en votre refus des raisons médiocres, des petitesses… Vous redeviendrez pour moi celle que l’on désire et pour laquelle parfois l’on se sent presque de la haine… Mais, ce soir, je vous aime parfaitement, d’un amour pareil au calme grandiose de l’atmosphère qui nous enveloppe… Rien ne me paraît plus exquis que cette communion d’âme absolue que je sens établie entre nous pour une minute fugitive, c’est vrai, mais dont néanmoins je suis persuadé que nous garderons le souvenir étonné et ravi tout le reste de notre vie…

Elle ne répondait pas, et pourtant il la savait intimement liée à sa propre pensée ; il poursuivit ;

— Évidemment, dès que le charme de cette heure sera rompu, je recommencerai à taxer vos idées d’utopie, mais j’espère néanmoins ne point perdre en entier le souvenir de les avoir pénétrées et partagées… d’en avoir ressenti passagèrement toute la si rare douceur. Je vous aime, à présent, Henriette, comme je devine que vous voudriez que s’aiment des époux encore dans la force de l’âge et chez qui, néanmoins, a disparu la tyrannie de la sexualité, vaincue par une cérébralité sereine. Oui, je vous remercie de m’avoir fait connaître ce sentiment bizarre et doux… de respect, de paix, de sécurité en même temps que de tendresse si profonde… d’allègement, en quelque sorte, de n’avoir plus à subir le despotisme de la préoccupation passionnelle… et. cela, auprès d’une femme éminemment désirable, pour laquelle je venais d’éprouver la colère la plus aiguë et la plus complexe qu’un homme puisse ressentir… Comment êtes-vous arrivée à ce miracle, c’est ce que je me demandais tout à l’heure. Et, je crois que j’ai trouvé le secret de votre influence… C’est parce que vous êtes parfaitement bonne et tendre sous vos dehors austères et votre rigidité inflexible.

Madame Féraud hocha la tête.

— Je parais souvent pédante… parce que, vivant à l’écart du monde, j’ai plus l’habitude de causer avec des livres qu’avec des vivants. Bonne ?… Je ne sais pas si je le suis… Il y a des êtres beaucoup plus sensibles que moi… et ma pitié prend souvent une forme qui n’est pas comprise de tout le monde…

Il l’interrompit par une question soudaine.

— Dites-moi est-ce que je vous parais un honnête homme ?

Elle répondit avec une franchise affectueuse :

— Dans un autre milieu, avec des influences différentes, je crois que vous fussiez devenu un homme remarquable par la force et la dignité du caractère… Tel que les circonstances vous ont modelé, vous obéissez au mauvais courant de l’existence moderne, vous vous persuadez qu’il faut parfois se courber sous les nécessités dégradantes et vous accepterez certaines compromissions… Vous êtes, avec plusieurs de ceux qui vous entourent, des âmes honnêtes, mais qui fléchissent sous cette déplorable conviction trop générale qu’il n’y a pour arriver que ceux qui recherchent tous les moyens de parvenir…

Il s’écria avec vivacité :

— N’est-ce pas une vérité ?… Qui voyons-nous escalader les sommets, dans quelque ordre que ce soit ?… Quels sont les talents réels, les valeurs certaines et modestes qui s’imposent ?…

Elle s’arrêta tout à coup et étendit la main, montrant l’horizon de la mer et du ciel dont le vert et le bleu initial se confondaient par une série de nuances d’une incomparable douceur veloutée.

— Voyez ce spectacle de beauté indicible qu’à chaque minute, dans le temps, les choses nous offrent avec une indifférente sérénité… Pourquoi ne nous contenterions-nous pas du bonheur discret, et pourtant si large et si profond d’atteindre, même en silence et à l’écart, à l’adorable harmonie du Beau et du Bien ?… Que nous importe le suffrage des autres, du moment que nous avons la secrète sensation de ce que, passagèrement, incomplètement, nous avons parfois réalisé ?…

Julien Dolle objecta :

— En somme, n’est-ce pas simplement magnifier l’adoration du Moi, que se contenter de son propre tribut ?…

Henriette songea.

— Il me semble que non… D’ailleurs, seul vis-à-vis de soi-même, comment n’apercevrait-on pas les imperfections fatales de son effort, de son être, de sa vie entière ?

Une angoisse revint étreindre le cœur du jeune homme.

— Ah ! oui ! la déception perpétuelle, le fatal échouement des rêves !… Pis que cela, leur déformation, leur vulgarisation jusqu’à une réalité d’où tout le charme s’est enfui… Le palais d’or et de cristal qui, à mesure que l’on approche, se transforme en banale « maison de rapport » !… C’est là l’évolution incessante et implacable dans laquelle la vie nous emporte !

Madame Féraud s’était levée, prêtant l’oreille au premier appel d’une cloche provenant de la villa.

— Il y a de la Beauté et de la joie partout, dit-elle avec douceur. Jusque dans les devoirs les plus austères… Jusque dans les sacrifices qui paraissent d’abord les plus douloureux !…

XII

Depuis huit jours, Suzanne Castély était installée dans la luxueuse maison de santé du docteur Julien Dolle, ouverte avenue Victor-Hugo, tout proche du square Lamartine. Elle attendait impatiemment que le chirurgien déclarât l’heure propice pour son opération.

Douze autres chambres étaient occupées par des clientes qui pouvaient presque se réclamer du vrai monde, et la publicité coûteuse habilement semée autour de l’ouverture de la clinique semblait devoir apporter d’excellents et de prompts résultats.

Aussi, le docteur Dolle était-il résolu à donner le plus d’éclat possible à l’opération de Suzanne, « la femme de l’un de nos grands dramaturges de l’avenir ». Cela procurerait en même temps un fraternel coup d’épaule à l’ami Castély, dont le nom, grâce à la maladie de sa femme, serait rappelé avec une insistance adroite dans tous les communiqués » à la presse.

Ce matin-là, Robert se rendait rue Fontaine, précisément à l’ancienne maison de Madeleine Jaubert, dont Joseph-Pol La Boustière sans doute par fidélité au souvenir de la jeune comédienne disparue avait loué le pied-à-terre.

Par une lettre amicale, le poète champenois avait convié Castély à se rendre chez lui. Il laissait pressentir un projet de collaboration qui avait tout de suite fait dresser l’oreille au jeune auteur, dont les embarras d’argent persistaient, toujours aussi cruels.

Ce n’était pas sans quelque répugnance, sans une sourde irritation, que Robert revenait vers ce lieu dont naguère il pensait ne plus jamais devoir franchir le seuil.

Mady !… Sa première pièce… Les angoisses, les déceptions, les joies des mois écoulés, que tout cela était loin !… et quel homme vraiment nouveau était né en lui depuis ces instants qui lui paraissaient déjà si profondément enfoncés dans le passé !…

Brusquement, comme il franchissait la voûte du porche et approchait de la loge de la concierge, le souvenir lui revint de cette autre petite… Comment se nommait-elle ?… Oui, Cécile, cette fillette frêle et pâle qui s’était jetée dans ses bras si inopinément le jour de l’enterrement de Madeleine Jaubert.

Qu’était-elle devenue ?

Il eut un geste pour éviter la loge, passer inaperçu, saisi d’une appréhension ennuyée de revoir ce visage… cette femme qu’il avait possédée qui l’aimait romanesquement, il se le rappelait à présent et qu’il avait si radicalement effacée de sa vie.

Pourtant, il s’arrêta, paralysé par le cri étouffé de la mère — de la vieille femme en deuil, amaigrie, changée, qui le reconnaissait et l’appelait à voix haute.

— Monsieur Castély !… Oh ! monsieur Castély, c’est vous, c’est bien vous !

Avec une précision, une force surprenante, l’idée d’un drame survenu fondit sur Robert…

Il questionna malgré lui :

— Votre fille ?

La concierge éclata en sanglots.

Morte, mon cher monsieur, morte, il y a six se- maines passées, déjà !…

Il recula. — Morte ?

D’un geste familier et suppliant, elle l’invita à entrer :

— Oh ! je vous en prie !… Faites-moi l’honneur, quelques instants… J’aimerais tant parler d’elle !… Il obéit machinalement, avec un regard autour de l’étroit logement, s’attardant à de menues reliques dévotement conservées par la mère : la photographie de la jeune fille, très ressemblante, avec son sourire puéril et ses yeux de rêveuse, aux doigts agiles et au cerveau inoccupé ; plus loin, pendu à la muraille, son petit tablier de percale rose à volants ; un corsage non terminé posé sur la table à ouvrage…

Bas, les yeux secs, aux paupières tremblantes et enflammées par trop de larmes, la vieille femme jeta, avec une volubilité fiévreuse :

— Elle s’est tuée, mon cher monsieur !… Ma petite fille, ma petite Cécile chérie s’est tuée ! Oh ! à vous qui étiez l’ami de mademoiselle Mady, qu’elle aimait tant, je dirai tout, et ça me soulagera, car, avec le monde, il faut que je me taise… il faut que je mente, pour ne pas la déshonorer auprès des gens !… Elle s’est tuée, monsieur, parce qu’elle était enceinte !… Le croiriez-vous ?… Elle !… si sage !… Une enfant qui faisait mon orgueil et mon étonnement. Oui, je peux bien le dire, mon étonnement, par sa raison et sa douceur… Enceinte, mon cher monsieur !… elle me l’avouait dans la lettre qu’elle me laissait, où c’était marqué qu’elle voulait mourir, qu’elle allait se jeter à la Seine, en ajoutant qu’elle me demandait bien pardon pour le chagrin qu’elle allait me causer, et m’avertissant d’aller la réclamer à la Morgue, afin que son corps n’y soit pas exposé trop, longtemps. Moi, sa mère, j’ai dû lire cela, monsieur. Mon sang n’a fait qu’un tour… j’ai été éblouie et je suis tombée là, par terre… que je ne sais pas comment mon crâne ne s’est pas trouvé fendu de par ma chute Et, quand je suis revenue à moi, j’avais toujours le papier serré dans ma main. Les voisines qui me soignaient m’ont cru folle, lorsque je me suis écriée que je voulais aller reconnaître le cadavre de ma fille là-bas, à la maison des noyés… et il paraît que je suis retombée plusieurs fois, les sentiments perdus… Pendant tout cela, la nuit était venue. On finit par me céder… On amène un fiacre… Il y avait un cheval blanc… et ça a été pour moi le dernier coup, car les animaux de cette couleur ont toujours conduit le malheur pour moi… À la Morgue, porte fermée… et les agents me bousculent : « Demain matin », qu’ils me disent. Ah ! monsieur, quelle nuit !… Et, l’on parle des enfers ?… Monsieur, je vous réponds qu’il y en a qui les ont connus sur terre !… J’avais renvoyé les personnes qui m’accompagnaient… J’aurais battu, assassiné, ceux qui me disaient de bonnes paroles… Pensez donc !… Ne pas savoir au juste si sa fille est morte ou vivante !… Si la rivière la roule, on ne sait où !… Ou si elle souffre, échouée quelque part, le souffle pas encore envolé !… Des fois, je m’imaginais qu’elle n’avait pas eu le courage de mourir… J’espérais la retrouver vivante… Un moment, l’idée poussa en moi qu’elle était justement en train de revenir à la maison, pendant que je rôdais inutilement aux environs de cette Morgue, où, bien sûr, elle ne se trouvait pas… Oui, une idée si forte qu’il me semblait que je voyais Cécile dans la nuit de la rue, que j’entendais résonner sur le trottoir son petit pas rapide, comme lorsqu’elle rentrait, le soir, après avoir reporté de l’ouvrage… Je ne fis qu’un saut ici… et la tête me partait de chagrin, à penser que peut-être elle arriverait avant moi et qu’elle trouverait la porte close… et qu’alors, découragée, elle repartirait dans le noir… dans l’abandon !… Et cela, par ma faute à moi, qui n’étais pas là pour la recevoir, pour la garder.

Les mains tremblantes et errantes sur son tablier qu’elle froissait d’un geste machinal, la vieille femme reprit haleine et repartit aussitôt, la voix cassée par la lassitude de parler et l’émotion croissante qui la gagnait à remuer ces souvenirs d’horreur encore si proches…

— Enceinte, enceinte, la pauvre petite !… Et, se tuer pour cela !… Elle n’avait qu’à le faire, son gosse, on l’aurait élevé !… Il n’y avait pas de père ici pour la cogner et lui dire des sottises, et ce n’est pas une mère qui peut trouver de grande colère dans son cœur pour une pauvre fille qui s’est laissé tromper… Mais elle était trop délicate, trop rêveuse, trop au-dessus de sa position, la pauvre enfant ! — Dans sa tête, c’étaient des idées comme on n’en voit que dans les livres… et pour elle le malheur n’était pas comme pour nous autres… Bref, monsieur, pour vous finir, j’ai couru la nuit entière d’ici à là-bas, et de là-bas ici… Dix fois, j’ai manqué d’être arrêtée et jetée au poste… mais, je m’échappais, je courais devant les agents comme une folle… Enfin, au matin, j’ai pu entrer à la Morgue. Elle n’y était pas !… J’ai conté mon histoire à un monsieur bien doux qui m’a donné des paroles d’espoir… On m’a mise dans une voiture, et l’on m’a ramenée ici… Cette fois, j’étais à bout… je suis tombée comme morte sur mon lit et j’ai dormi. J’ai pu dormir, monsieur… et c’était juste à ce moment que des mariniers repêchaient son corps… là-bas, vers Maisons-Laffite… Quand je me suis réveillée, un agent était la… où vous êtes… tenant à la main un papier… où était inscrit mon malheur…

Dans le silence qui suivit ce récit où les forces de la pauvre femme s’étaient épuisées, Robert Castély prononça, d’une voix hésitante :

— Et rien n’a pu vous faire soupçonner qui était l’homme ?…

La concierge fit un geste de dénégation, reprenant d’une voix chevrotante :

— Rien !… Non, en vérité, rien !… Des fois, je me suis demandé si elle n’avait pas été violentée… une aventure qu’elle n’aura pas osé me conter… C’est si exposé, nos pauvres filles, aux soirs où elles vont chercher ou porter leur ouvrage !… Elle n’avait jamais peur… Elle riait, répétant qu’il n’arrivait d’histoires qu’à celles qui le voulaient bien… Et, de fait, elle savait se faire respecter, même des voyous… Mais suffit qu’elle se soit trouvée en face d’un de ces fous qui rôdent le soir par les rues… Depuis plusieurs mois, monsieur, elle avait changé… si triste qu’elle était ! — Quand je la questionnais sur ce qui la tracassait, elle disait que je me faisais des idées, elle souriait, par frime… Ça me trompait… Je ne pouvais comprendre, n’est-ce pas, ce qui la travaillait ?…

Et Robert, ayant un mouvement machinal pour consulter sa montre, songeant à La Boustière qui l’attendait, la bonne femme le retint encore :

— S’il vous plaît, monsieur, pardonnez mon indiscrétion, mais je voudrais vous demander quelque chose, à vous qui êtes dans les livres… Je fais faire un tombeau à ma Cécile… Un monument tout à fait bien, en pierre… A quoi me serviront mes économies, maintenant, n’est-ce pas ? — Et alors, j’aurais voulu qu’on écrive dessusMais, les ouvriers, ça ne sait pas, ni moi… et si vous aviez la bonté, si vous vouliez…

Une lourde impression d’ennui et de nausée, le désagréable sentiment du ridicule et du navrant de cette naïve demande, faite précisément à lui, envahirent Castély.

— Une épitaphe ?… Que, moi, je vous fasse une épitaphe ?… Non, non, c’est impossible !…

Cependant, l’autre joignant les mains, insistante, il parut se décider tout à coup.

— Eh bien ! oui, c’est entendu… Je vais y songer… Je vous enverrai cela…

Et il s’esquiva promptement, sans vouloir écouter les remerciements émus de la vieille femme, et ses racontars recommençants.

— Dire que, dans la vie, les événements les plus poignants sombrent toujours dans le burlesque ! songeait l’écrivain en appuyant le doigt sur la sonnerie électrique de l’appartement de Joseph Pol La Boustière.

Ses lèvres murmurèrent encore machinalement : Pauvre fille !… Tandis qu’il s’efforçait d’évoquer en lui la silhouette vague de Cécile. Mais rien n’était vraiment touché en son cœur, et son sentiment dominant était une contrariété prononcée, le vif désir de secouer très vite cette impression pénible qui le rendait maussade. Il ne pouvait en être autrement : cette malheureuse fillette avait si peu participé à sa vie à lui et les tendresses, même les moins égoïstes, sont toujours graduées en raison de la part que l’on y a mis de soi-même.

Ce fut Joseph-Pol qui vint ouvrir lui-même et qui introduisit son visiteur dans le petit salon vert, où rien n’avait été changé depuis la mort de celle qui l’occupait auparavant.

Mais Castély n’eut pas le temps de se laisser gagner par le trouble des souvenirs rétrospectifs, car La Boustière exposait immédiatement le motif de l’entrevue qu’il avait provoquée. Il montrait cette hâte maladroite propre aux timides.

— Je suis très touché que vous ayez bien voulu venir à moi. Voici de quoi il s’agit… j’ai écrit une pièce… Je la crois bonne, parce que j’y ai mis… enfin, c’est l’ex- pression des choses que j’ai senties… cruellement. Mais je comprends très bien qu’elle est incomplète, qu’il y manque d’abord de la modernité, de l’esprit, une foule de détails, de… comment dirais-je ? de trucs que je se- rais incapable d’inventer et d’agencer… Et j’ai pensé à vous. Vous qui avez connu celle qui est l’âme de mon drame. Vous qui avez tout le talent que je n’aurai ja- mais… Alors, je me suis dit que peut-être, à cause d’elle, vous consentiriez à collaborer avec moi… à lire et à revoir ma pièce, à la remanier.

Les yeux attachés sur le gros homme, Robert questionna :

— Dois-je comprendre que l’héroïne est cette pauvre… ?

Joseph-Pol hocha la tête affirmativement et acheva :

— Madeleine Jaubert, oui, c’est elle, c’est sa figure qui s’est imposée à moi pour un drame… Mon Dieu, un drame que j’ai écrit d’une façon bizarre, comme si quelqu’un d’invisible en moi me l’eût dicté. Et quelque chose que je tiens à vous dire tout de suite, monsieur Castély, afin que rien d’équivoque ne se lève entre nous… Je n’ai jamais eu d’animosité contre votre personne, même aujourd’hui que Mady est morte… à cause de vous. Oh ! ne dites rien, ne protestez pas !… Je sais, j’ai deviné bien des choses… Je vous le répète, je ne vous en veux pas… Il y avait une mauvaise fatalité qui pesait sur nous tous… et tant de malentendus ! Enfin, si donc certain personnage de ma pièce vous paraissait avoir un peu de vos traits — un personnage dont le caractère est plutôt antipathique — n’y voyez aucune démonstration malveillante intentionnelle de ma part vis-à-vis de vous.

Attentif, intéressé, Castély demanda brièvement :

— Cette pièce est écrite ?

— Complètement. Seulement, je vous l’ai dit, je ne me fais pas d’illusions, je sens qu’elle a besoin d’être retouchée du commencement jusqu’à la fin par une main habile.

— Voulez-vous me la donner à lire ?

La Boustière se leva avec empressement. — Certes !

Il alla au buffet, ouvrit l’armoire supérieure, et, au milieu de linge, d’objets de toilette féminins que, le cœur un peu pincé soudainement, Robert reconnut, il prit un manuscrit assez volumineux.

— Voici.

Et tandis que le jeune homme défaisait l’attache de ruban noir liant les feuillets, il expliqua très vite, bredouillant un peu, les yeux fixés au sol.

— Je suppose une femme mariée… mariée à un homme qui me ressemble, pour lequel elle a de l’amitié, mais envers qui elle n’a jamais pu éprouver d’amour. Elle a aimé un homme qui est devenu son amant… un homme pareil à vous. Et, par lui, elle est devenue mère… Elle n’a jamais consenti au partage ; donc son mari ne peut avoir d’illusions… Elle propose à son amant de demander le divorce, afin de se marier… Il refuse, ce mariage pouvant compromettre son avenir… Alors, elle se tue, parce qu’elle n’a point compris que si le vrai père demeurait insensible devant sa maternité, l’autre, le mari, celui qu’elle avait trompé, et qui l’aimait, aurait volontairement fermé les yeux sur sa faute, et bien accueilli son enfant à elle…

Sèchement, la voix blanche, Robert Castély l’interrompit :

Voulez-vous me permettre de lire seul, sans interruption et sans commentaires de votre part ?… Je préfère cela pour juger l’œuvre.

La Boustière se leva avec embarras.

— Bien ! Bien ! Comme vous voudrez !… Est-ce que je dois vous laisser seul ?… Je puis m’en aller…

Robert fit un geste d’indifférence.

— Non, pourvu que vous ne me parliez pas pendant que je parcourrai ces pages, cela suffit.

La Boustière fut s’asseoir sur un petit canapé à l’extrémite du salon, promettant humblement :

— Je ne prononcerai pas un mot.

De longues minutes de silence absolu s’écoulèrent.

Lorsque Castély eut terminé sa lecture qu’il avait occomplie sans un repos, sans détacher ses yeux de la succession des feuillets, il était très pâle.

Il dit simplement :

— C’est une chose infiniment belle.

Ces mots sonnèrent frappauts, dans la paix muette du lieu.

L’auteur tressaillit, des larmes emplirent ses yeux. Il balbutia — Vrai ?

Robert se leva et jeta le manuscrit sur la table, comme il se fût débarrassé d’un remords, d’une chose sanglante, pleine d’épouvante.

— Oui, c’est très beau, murmura-t-il d’une voix altérée.

Puis, soudain étourdi, il revint en chancelant vers son siège où il se laissa tomber, la tête dans ses mains, empli d’il ne savait quelle intense émotion complexe…

En son bouleversement dominait un affreux écœurement de l’existence, une horreur de lui-même, cet âpre souhait d’anéantissement brusque, définitif, qu’éprouvent parfois les êtres que le courant impérieux, inéluctable de la vie emporte malgré eux, submerge, roule sur un fond de boue dont ils perçoivent toute l’horreur visqueuse, nauséabonde, impuissants néanmoins à remonter à la surface.

Et, devant ce trouble qui les unissait obscurément, le cœur de La Boustière creva.

— Je l’aimais tant !… C’avait été en moi une éclosion spontanée, irrésistible !… Je l’aimais comme si elle avait été mon enfant, et aussi comme quelqu’un de supérieur à l’humanité !… C’était une femme telle que je n’en avais jamais rencontré, et c’était le génie… C’était, vivante, ma chimère… C’était, dressée devant moi, la statue animée de tous les rêves de mon existence d’isolé, de paria… Car, je n’ai jamais été aimé, pas plus dans ma famille que par les femmes… et toujours j’ai dû me méfier, m’écarter des démonstrations menteuses et vénales que ma fortune m’attirait… Pas une fois je n’ai senti une sympathie sincère… tous, hommes et femmes, m’ont dédaigné… Je n’ai pas un ami… je n’ai jamais eu de maîtresse… Partout et toujours je n’ai connu que les relations banales, la poignée de main de l’indifférent, le baiser las et hostile de la fille accostée un soir de marasme et d’exaspération…

Interminablement coula sa lamentation, tantôt criée, tantôt balbutiée, sa plainte angoissée, qui fluait comme le sang d’une plaie ouverte.

Enfin, Robert releva la tête. Depuis longtemps, il n’écoutait plus l’autre homme qui gémissait et, en lui, l’émotion première s’était évaporée.

Il fit un geste impatient de la main, prononçant avec mécontentement.

Je vous en prie !… laissez-moi relire votre pièce sans me distraire.

Comme une masse, La Boustière, obéissant à cette injonction, fut s’abattre sur le canapé. Renversé, sa grosse tête écrasant les coussins que la main effilée de Madeleine Jaubert se plaisait autrefois à caresser, il ne prononça plus une parole.

Cette fois, très maître de lui, dégagé de toute autre préoccupation, Castély, avec un crayon détaché de sa chaîne de montre, biffait, soulignait, annotait dans les pages du manuscrit qui lui était abandonné. Le métier l’empoignait, et son cerveau s’enflammait de façon extraordinaire pour cette création d’un autre qui, de plus en plus, lui paraissait sienne, comme jaillie spontanément d’Elle et de Lui qui y vivaient, reproduits avec une merveilleuse vérité passionnée, dans la trame quelconque de la fable bâtie par le poète.

Deux heures s’écoulèrent sans que Castély, toujours absorbé, abandonnât un seul instant son travail acharné.

Cependant, cet effort prit fin. L’écrivain traça une dernière indication en marge de la dernière page et se rejeta en arrière sur son siège, le front couvert de sueur, le visage défait, les membres brisés par l’excessive tension cérébrale de ces minutes tel que le coureur, le cycliste, le champion de n’importe quelle manifestation physique, dont la fonction est de perpétuellement dépasser les forces intellectuelles et les ressources de vigueur corporelle dont il dispose.

— Trois actes !… Il ne faut pas plus de trois actes ! s’écria-t-il subitement. Et, les scènes actuelles trop lentes, trop floues, une fois condensées, les répliques allégées, nous avons une pièce admirable !…

Joseph-Pol s’était soulevé, un long frémissement traversant sa chair pesante. Il questionna avec anxiété :

— Alors ?

— Eh bien, c’est chose entendue, que nous allons régler tout de suite, afin qu’il ne se lève dans l’avenir aucun malentendu entre nous… Nous collaborons pour cette pièce ; vous me laissez mes coudées absolument franches pour couper, rogner, développer et modifier dans votre manuscrit…

Avec précipitation et effusion, La Boustière déclara :

— Vous ferez ce que vous voudrez… J’ai pleine confiance en vous, en votre talent et votre tact. Pour ce qui concerne la question pécuniaire, il est bien entendu que je ne veux pas toucher un sou si cette pièce doit rapporter de l’argent… J’aurais de la répugnance à en tirer quoi que ce soit de vénal… Si même, vous trouviez préférable que mon nom ne parût pas à côté du vôtre, peu m’importe, signez seul… Je ne cherche pas avec ce drame une satisfaction orgueilleuse, je n’en attends que la joie douloureuse de voir prendre vie à cet épisode où j’ai mis toute mon âme…

Castély l’interrompit :

— Pas du tout !… Il va de soi que nos deux noms figureront sur l’affiche ! Pour ce qui touche aux droits, je comprends très bien votre sentiment… Si je me trouvais dans une situation qui me permit le désintéressement, je ferais comme vous, et la recette intégralement irait aux pauvres… Malheureusement, mes moyens ne me permettent pas ces délicatesses…

Confus, La Boustière balbutia :

— Ne vous excusez pas, je vous en prie !

Castély reprit avec sécheresse :

— J’accepte donc de percevoir seul la totalité des droits concernant notre pièce, ainsi que vous me le proposez.

— C’est parfait ! se hâta d’aquiescer La Boustière Et puis-je vous demander à quel théâtre vous vous proposez de présenter le manuscrit ?

Robert vit soudain se dresser devant lui la silhouette un peu lourde et chevaline de la belle Valentine de Mamers. Des souvenirs complexes l’envahirent, où domina très vite un sentiment de triomphe.

— L’Odéon, dit-il résolument. Oh ! c’est chose certaine.

Puis, pendant que La Boustière ébloui, restait muet, figé à sa place, il rassembla d’une main preste tous les feuillets épars du manuscrit.

— Je l’emporte, je mets au net, nous faisons une lecture ensemble ; nous nous mettons d’accord sur tous les changements que je crois nécessaires, et immédiatement ensuite, je fais recopier. Il faut que la pièce soit acceptée et distribuée le mois prochain au plus tard.

Il songeait qu’il allait tout de suite passer un télégramme à madame de Mamers, lui donnant rendez-vous pour la lecture de « sa » pièce, dès le surlendemain.

Dehors, il hêla un taximètre et se carra sur les coussins, empli d’une joie orgueilleuse, se sentant devenu quelqu’un, promu véritable auteur dramatique, à présent qu’il escomptait, plein de confiance, le succès d’une pièce qui n’était pas de lui, et qui précisément allait monter son nom aux sommets de la gloire.

Comme il sortait d’un pas allègre de la maison de la rue Fontaine, l’esprit plein de pensées agréables, il n’eut même pas un regard pour la mère de Cécile, debout au seuil de la loge, le regardant tristement s’éloigner, sans oser le retenir et lui rappeler sa promesse.

Le beau tombeau de pierre de la petite ouvrière devait

toujours rester nu et lisse, privé de la pensée de l’écrivain.

XIII

Six mois avaient consacré le triomphe à l’Odéon de la pièce due à la collaboration de Joseph-Pol La Boustière avec Robert Castély, et ce dernier avait pris une place désormais incontestée parmi la douzaine d’auteurs dramatiques contemporains consacrés par l’opinion publique.

L’hiver s’était écoulé, charriant les événements et les hommes, poussant les uns toujours en avant et précipitant les autres vers la chute définitive dans l’égout béant.

Sur le quai de la gare de Paris-Lyon-Méditerranée, malgré l’heure relativement matinale, Robert Castély, arrivant de Monaco, où il avait surveillé les répétitions d’une piécette nouvelle, eut la surprise d’apercevoir madame de Mamers.

Elle était en élégante toilette de printemps — car le mois de mars était exceptionnellement beau cette année-là.

— Quel crampon ! pensa le jeune homme énervé, mécontent aussi de n’avoir fait, tout à l’heure, qu’une toilette assez succincte dans le cabinet du sleeping et de se sentir peu en beauté.

Mais Valentine venait à lui, pleine d’entrain et de bonne grâce, attirant l’attention des autres voyageurs par sa mise claire, la richesse de l’étole de plumes champagne qui l’enveloppait, par l’allure exagérément « bonne faiseuse » de son chapeau fleuri, par sa haute taille et sa voix, pas précisément éclatante ni perçante, mais singulièrement sonore.

— Hein ! on s’embrasse comme dans la bonne province ? s’écria-t-elle avec une gaieté qui voulait être entraînante.

Et, avant que Robert eut eu le temps d’esquiver ou même de prévoir son geste, elle avait déposé deux gros baisers sur ses joues.

Il sourit avec contrainte.

— Vous êtes un peu folle, je crois, Valentine, murmura-t-il, en appelant de la main un homme d’équipe pour s’occuper de son bagage.

Madame de Mamers avait passé son bras sous celui du jeune homme et se serrait amoureusement contre lui, le dévorant de regards ardents.

— Folle de toi, oui, certes !… Songes-tu que voilà six semaines exactement que nos corps n’ont connu ensemble la divine communion ?

Depuis que, pour la première fois de sa vie, Valentine était empoignée sérieusement par un « béguin » devenu bel et bien une passion, elle avait adopté une terrible phraséologie enflammée, qui crispait son amant au plus haut point sans qu’elle s’en doutât.

— Prenez garde ! on vous entend, s’écria-t-il précipitamment.

Car, bien qu’elle se fût efforcée de prononcer bas ces paroles suggestives, son timbre sonore était parvenu aux oreilles de plusieurs passants, qui s’esclaffaient plus ou moins discrètement.

Elle fit un geste d’insouciance :

— Peu m’importe ces imbéciles !…

Pour détourner la conversation des terrains brûlants, Robert se hâta de demander avec un feint intérêt :

— Suzanne va bien ?

La physionomie de madame de Mamers exprima une pitié dédaigneuse.

— Oh ! la pauvre petite ! aussi bien qu’elle peut aller !… Toujours détraquée, une santé perpétuellement clopin-clopant… Avec cela, pleine de lubies, de caprices… À présent, vous savez qu’elle se persuade qu’encore une autre opération la soulagerait…

Castély haussa les épaules avec un découragement chagrin, plus affecté que réellement sincère.

— Ah ! nous n’avons vraiment pas de chance !…

En réalité, rien désormais des épreuves qui touchaient Suzanne ne pouvait plus l’émouvoir ; la tendre entente d’autrefois s’était définitivement évanouie entre eux.

Ils étaient parvenus à la cour de la gare.

Madame de Mamers entraîna Robert vers une superbe Panhard grenat, aux vitres reluisantes.

— Voilà ma nouvelle acquisition !

Il admira. — Bigre ! quel chic !

Les yeux de Valentine flambèrent voluptueusement, tandis qu’elle ajoutait, tout à fait bas, cette fois-ci :

— Ce qui donne, pour moi, une valeur inestimable à cette machine, mon trésor, c’est qu’elle me mettra dans tes bras aussi souvent que je le voudrai…

Soudain refroidi par cette perspective, à laquelle il n’avait pas encore songé, Castély hocha la tête.

— C’est vrai, dit-il du bout des lèvres. Cela facilitera incontestablement vos voyages à Paris… C’est exquis !

Montant lestement dans le véhicule, madame de Mamers jeta avec gaieté :

— En trois heures, grande allure, je suis rendue à Paris, avec retour chez moi dans la même journée, ou le lendemain matin, à ma guise. Aussi, l’achat de cette automobile m’a fait modifier mes habitudes du tout au tout… Plus d’hôtel, désormais, ni de garçonnières clan- destines… un pied-à-terre à demeure… Ce sera infini- ment moins compromettant et beaucoup plus commode… n’est-ce pas votre avis, cher ?…

Robert acquiesça avec une vivacité surtout polie :

— Je crois bien !

Pourtant, il faillit ne pouvoir dissimuler son irritation, lorsque la belle dame lui apprit, triomphante autant. que folâtre :

— Et ce pied-à-terre, où le situons-nous, s’il vous plaît ?… Juste dans la maison, avenue de l’Alma, où se trouve ton nouvel appartement… où ta femme t’attend en ce moment…

Le sang brusquement monté aux pommettes, il balbutia rageusement :

— Comment, tu as ?…

Elle acheva :

— J’ai loué un entresol dans la cour. J’ai installé cela en pensant à toi tout le temps… c’est absolument exquis !

Robert se laissa aller sur les coussins de l’automobile.

— Allons, c’est complet ! pensa-t-il en cachant de son mieux son dépit et sa consternation.

Ah ! qu’aujourd’hui il était loin, l’emballement à fleur de peau qui, le premier soir de leur rencontre, lui avait fait trouver Valentine belle et désirable !

Maintenant, il ne voyait d’elle que son âge, décidément mûr, ses cheveux teints, la lourdeur de son corps aux muscles d’écuyer ou de gymnaste, et surtout son répugnant cynisme, doublé d’une exaspérante sentimentalité sensuelle.

Les bagages peu volumineux de l’écrivain chargés près du chauffeur, l’on partit.

Alors, madame de Mamers interrogea l’auteur avec intérêt.

— Et ta pièce, là-bas, c’est un gros succès, n’est-ce pas ?

Robert se dérida.

— Oui. Tous les soirs, salle comble… Et quelles salles !… Des gens épatants, venus des quatre coins du monde, avec l’idée préconçue de trouver tout bien, sur la foi de la publicité qui a été faite. Du reste, je me suis de mieux en mieux convaincu que cette pièce est réellement exécrable… C’est une véritable pitrerie, à la fois sensiblarde, ordurière et macabre !… Vraiment, après le triomphe de bon aloi que j’ai remporté l’an dernier à l’Odéon et celui que j’escompte pour la saison prochaine à la Comédie-Française, ce succès à Monaco, c’est déchoir. Et je me demande avec un peu de souci si cela ne va pas faire du tort à ma réputation. Ah ! s’il n’y avait pas eu une question de galette !…

Madame de Mamers haussa les épaules, maternelle et pratique.

— Tu n’y connais rien ! T’avais-je pas dit que tu mettrais dans le mille avec cette pochade ? Vois-tu, mon chéri, tu ne te répéteras jamais assez qu’au théâtre, ce qui apporte la veine, ce n’est ni le talent de l’écrivain, ni la valeur réelle des pièces, c’est le choix des sujets qui peuvent plaire ou émoustiller, c’est la souplesse et l’entregent de l’auteur… beaucoup aussi sa silhouette physique et le parti qu’il en sait tirer ; et puis la scène et la façon dont on présente l’œuvre. Évidemment, ta bluette est idiote, au point de vue de l’art pur, mais elle est admirablement faite pour l’intellect des gens du monde et surtout pour le public spécial de la côte d’Azur… Sois certain que cette « ordure », et d’autres du même genre, consacreront ta célébrité bien plus efficacement que des œuvres plus graves et plus profondes.

Elle s’interrompit, pour prendre un ton enfantin qui lui seyait assez mal.

— Et qui est-ce qui, dans cette occasion, a donné d’excellents conseils à son Bob ?… Est-ce pas Titine !

Robert Castély s’inclina avec une effusion correcte.

— Je vous suis, je vous l’affirme, on ne peut plus re. connaissant… Je reconnais que vous me guidez avec beau- coup d’habileté.

Elle le regarda d’un air moqueur.

— Mon Dieu que tu as donc peur de te compromettre !… Si tu savais combien tes airs compassés m’amusent ! Ne crains rien, Bigeon, mon chauffeur, ne peut t’entendre derrière cette vitre… Au reste, c’est un garçon très discret et qui m’est dévoué, ne dépendant que de moi.

Castély, piqué, laissa échapper un geste colère.

— Eh bien, je te préviens que j’aurais horreur de mettre sa discrétion à l’épreuve, déclara-t-il sèchement.

Et avec une rudesse subite :

— Je ne puis comprendre votre passion de nous afficher au dehors !… Mais c’est un travers féminin, cela !… Il semble que vous ne jouissiez d’avoir un amant que lorsque personne n’en peut plus douter ! — Que diable, s’il y a des chambres closes où l’on peut tout se permettre, c’est pour qu’en public l’on se tienne convenablement ! — Vous êtes mariée ; je le suis aussi… il est aussi indécent que dangereux de nous tutoyer dans la rue et de nous permettre gestes et paroles équivoques !

Durant cette violente apostrophe, madame de Mamers avait intensément rougi, puis était devenue très pâle.

C’était la première fois que Robert s’exprimait avec une telle liberté devant elle et à son sujet. C’était la seule fois qu’il lui eût laissé voir combien lui étaient désagréables les privautés qu’elle-même trouvait charmant d’étaler vis-à-vis d’inconnus.

Elle se rejeta en arrière.

— Ah ! Ah ! gronda-t-elle, l’œil mauvais, la mâchoire agressive.

Revenu à lui, à sa prudence habituelle, Robert eut un rapide regard sur elle ; et, brusquement, devant le masque tragique, convulsionné, menaçant de sa maîtresse, il sentit fondre toutes ses velléités de révolte.

Il mesura la profondeur de l’ornière de laquelle il sortait à peine ; il supputa les services qu’il pouvait encore attendre de cette femme énamourée ; il pesa tout le mal qu’elle pouvait lui faire si aisément ; et, soudain, transformé, souple, la physionomie détendue, éclairée d’un bon sourire, il hocha la tête.

— Grande folle, va ! murmura-t-il d’une voix caressante, pendant que sa main se glissait derrière la taille de sa maîtresse. Tout de suite reconquise, frémissante, elle eut un geste instinctif du buste, pour se coller à lui.

— Robert ! Mon Robert ! fit-elle d’un accent rauque et passionné.

Il mit un doigt sur sa bouche. — Chut !…

Lorsqu’ils s’arrêtèrent, avenue de l’Alma, peu de moments plus tard, l’écrivain promit docilement de rejoindre madame de Mamers à l’entresol, dès qu’il aurait paru durant quelques instants dans l’appartement conjugal.

Il trouva Suzanne dans sa chambre, étendue sur une chaise-longue. Les persiennes à moitié fermées mettaient une quasi-obscurité dans la pièce, assez vaste, luxueusement décorée de meubles neufs.

Les époux s’embrassèrent, échangèrent quelques paroles banales, et la jeune femme avertit son mari qu’il était attendu dans son cabinet par un rédacteur d’un grand illustré, qui souhaitait l’interviewer.

Robert se leva, soulagé, heureux d’échapper au tête-à-tête conjugal, à l’obligation de prononcer des paroles affectueuses qu’il tirait avec une peine infinie de son esprit distrait.

— Ah ! bon !… J’y vais.

Ce n’était pas sans une satisfaction orgueilleuse qu’il se hâtait de se rendre auprès du journaliste. Sans doute. nombre de fois déjà on avait parlé de lui dans la presse, de ses pièces, de sa personne, de son intimité… Mais, quand il ne s’agissait pas d’une réclame obtenue à force de sollicitations et d’interventions amicales, il savait le prix que lui coûtaient ces échos flatteurs.

Au contraire, aujourd’hui, la publicité venait spontanément vers lui, ce qui prouvait qu’il avait vraiment pénétré dans le cycle de ceux dont il est nécessaire d’entretenir les lecteurs d’un magazine — gens d’art, de politique, criminels, grands escrocs ou héros de sport.

Et il comprenait que la minute exacte était venue où il devait imposer au public une silhouette nette, précise, tout d’une pièce, de sa personnalité.

Or, rien n’est difficile comme de bien réussir ces sortes de médailles — ou de jetons — ou de jetons à lancer dans la circulation mondiale. Car si la vérité doit former la charpente d’une « biographie d’écrivain », le faux doit cependant se marier habilement à la réalité pour obtenir un relief suffisant. Ensuite, tout en conservant une allure « artiste » au personnage, il faut quand même veiller à ne point effaroucher les esprits trop timorés, et préparer de loin l’éventualité de la candidature à l’Académie française. Que d’écrivains ont échoué aux portes convoitées précisément à cause d’opinions trop intransigeantes, ou de particularités de leur existence intime imprudemment livrées au public !…

Assis de trois quarts devant son bureau empire, aux cuivres étincelants, Robert, en élégant veston d’appartement bleu marine ouvert sur la chemise de pongée, fumait négligemment une cigarette, tout en répondant des paroles calculées aux questions de son interviewer, qui écrivait à mesure sur un bloc-notes.

Et la fine tête intelligente du jeune auteur dramatique s’enlevait, sur le fond luxueux de la pièce aux bibliothèques bourrées de livres, donnant l’impression d’un portrait de maître bien composé.

— Votre origine ?… famille ?…

Entre deux bouffées, Robert jeta :

— Orphelin à vingt-deux ans… famille de la magistrature de l’Ouest.

Son père avait été vingt ans simple greffier dans une ville de Normandie.

— Vocation précoce ?

— Oh ! très nette !… À douze ans, j’avais déjà deux ou trois pièces en portefeuille. En prose, jamais de vers. Notez ceci, car c’est très caractéristique… je n’ai jamais fait le moindre hémistiche. Ma famille me destinait au barreau ; pour lui obéir, j’ai suivi des cours de droit, mais, dès que je fus libre, je repris la route vers laquelle mon inclination me dirigeait…

Le journaliste l’interrompit.

— Pardon !… À propos d’inclination, vous vous êtes marié très jeune, n’est-ce pas ?

Robert s’inclina :

— En effet. Vous pouvez dire que ce fut un mariage d’amour, bien que ma fiancée, fille et petit-fille de fonctionnaires de l’Etat, m’apportât en dot une fortune au moins égale à la mienne.

— Pas d’enfants ?

— Non.

— Vos débuts dans la carrière dramatique eurent bien lieu au Théâtre-Moderne ?

— Oui. J’ai connu immédiatement le succès…

— La gloire et la fortune !

Robert fit un geste négligent :

— Cela va ensemble. — Oui, mes débuts furent particulièrement brillants, mais il faut dire que, courageusement, je m’étais réservé durant plusieurs années, résistant à la tentation de soumettre au public des pièces incomplètes, trahissant l’inexpérience du débutant…

Enchanté, le jeune homme sténographiait avec rapidité, son bloc-notes appuyé sur son genou relevé.

— Parfait ! parfait !… Quelle prudence ! Quelle maîtrise de soi !… Et quelle leçon pour les jeunes auteurs toujours trop pressés de se faire connaître.

Les paupières demi-closes, le visage impassible, Robert revoyait rapidement, en opposition avec le tableau qu’il s’efforçait de tracer, la réelle lutte amère de huit longues années d’obscurité et d’âpre combat, les vains efforts pour se faire jouer… tous les dessous écœurants de sa lente et pénible montée.

Le journaliste relevait la tête, attendant la suite du récit.

Castély chassa les images importunes qui le hantaient et poursuivit, choisissant ses mots :

— C’est une erreur absolue de se présenter devant le public insuffisamment préparé et surtout sans avoir trois ou quatre autres œuvres toutes prêtes à voir le jour. Lorsque j’ai consenti à donner ma première pièce à mon ami Lombez, qui l’exigeait pour ouvrir sa salle, je savais que ce drame — point parfait, sans doute — était néanmoins assez au point pour se présenter honorable- ment aux suffrages. D’ailleurs, les artistes de grand ta- lent qui se chargeaient des rôles me séduisaient. Je sen- tais tout le prix d’être joué par eux.

Le journaliste demanda :

— Vous aviez Jacques de Caula ?

— Précisément.

— Et comme femme, n’était-ce pas mademoiselle Brandès ?

Robert cut sur les lèvres le nom de Madeleine Jaubert ; puis, réfléchissant à l’inutilité de cette rectification — ne valait-il pas mieux bénéficier de la notoriété d’une artiste vivante et au talent en vogue ? — il se contenta d’acquiescer d’un signe de tête vague.

— Après le succès de ce début au Théâtre-Moderne, le directeur du Gymnase et celui de la Comédie-Pari- sienne vous demandèrent chacun une pièce pour la sai- son suivante, si je ne me trompe ?…

Le souvenir de l’accord conclu avec Maurice Sallus, la façon dont il avait fallu bâcler ces pièces, leur réussite fort médiocre traversèrent désagréablement la mémoire de l’auteur. Il n’eut pas le courage de travestir cette lamentable page de sa vie d’homme et d’écrivain.

— C’est exact, se borna-t-il à dire froidement.

— Et, dans la même saison, l’Odéon recevait et jouait l’œuvre admirable qui consacra si justement votre nom ?

— Parfaitement !

L’autre s’extasiait. — Quels débuts aisés ! Quelle magnifique carrière ! Ah ! l’on peut dire que les roses ont toujours été sans épines pour vous, cher maître !

Il avait lancé le titre avec assurance : Robert ne broncha pas.

— J’ai été, c’est vrai, fort gâté par la vie et le public, répondit-il avec une charmante modestie.

Un rappel vint au journaliste. — Dites-moi, cher maître, est-ce que vous n’aviez pas un collaborateur pour votre admirable drame ?

Castély fit un geste insouciant et répondit avec une distraction évidente :

— J’ai, en effet, signé ma pièce de l’Odéon avec un ami.

— Un de nos auteurs connus ?

— Non, loin de là !… Un poète de province auquel, grâce à cette collaboration, j’espérais faire entr’ouvrir les portes du second Théâtre-Français… À l’inverse de moi, le pauvre garçon n’a jamais pu percer, malgré un certain talent.

— Bien ! bien ! fit l’autre, édifié. Dans ces conditions, est-il utile que je mentionne son nom à côté du vôtre ?

Robert se consulta.

— Mon Dieu, je ne demanderais pas mieux… Mais je craindrais que ce rappel lui fût pénible… Sa collaboration fut si insignifiante, et, depuis, il essuya tant de déboires…

Le journaliste biffa une ligne commencée. — Alors, supprimons. Maintenant, parlez-moi un peu de votre future pièce… Est-elle pour l’Odéon ou pour la Comédie-Française ?… Qui seront ses principaux interprètes ?

Castély sourit avec mystère.

— Cela, mon cher monsieur, il m’est totalement interdit de vous le dire, jusqu’à nouvel ordre.

L’autre supplia. — Pourtant ?

— Non ! non ! n’insistez pas, ce serait absolument inutile !

— Cependant, vous me permettrez de donner là-dessus mes renseignements personnels ?

— Qui sont ?

— Qu’une toute gracieuse sociétaire de la rue Richelieu est folle de votre œuvre et qu’elle se fait une fête de remplir le rôle principal.

Robert fit un geste.

— Je ne puis vous empêcher de mettre dans votre article ce que vous jugerez bon, mais j’insiste sur ceci que je ne vous ai point confié ces détails… j’ai horreur des indiscrétions, et je serais désolé que l’on pût m’en croire coupable en cette occurrence.

— Pas de collaborateur ?

L’écrivain chercha ses mots, hésitant imperceptiblement.

— Non. C’est-à-dire que, par hasard, je me suis rencontré, dans le choix d’un sujet, avec un romancier de mes amis… Son livre présentait une réelle analogie avec mon drame. Nous en avons causé, et, ma foi, comme il est convenu que son roman paraîtra en librairie en même temps que ma pièce sera jouée, il est probable que, par bonne confraternité, et pour que l’on ne nous accuse de plagiat ni l’un ni l’autre, nous signerons ensemble livre et pièce.

Il triait avec circonspection dans sa pensée, qui lui présentait les faits réels quelque peu différents de son explication.

C’était véritablement une pièce toute faite et que Robert avait à peine retouchée, de façon négligeable, que lui avait apportée un garçon de talent, sans relations, en pleine lutte anxieuse pour arriver, comme l’était naguère Castély.

Et l’auteur dramatique, maître à présent de la situation, avait tout naturellement écorché le nouveau venu comme on l’avait naguère écorché lui-même.

Le roman annoncé était bâclé d’aprés la pièce par un troisième personnage qui resterait dans la coulisse, et dont le travail anonyme serait misérablement remunéré.

Castély signait la pièce le premier et touchait intégralement les droits, se réservant encore les deux tiers de ce que produirait la vente du roman, que le succès présumé de la pièce pousserait.

Le journaliste implorait :

— Ne me donnerez-vous pas quelques indications sur cette œuvre que l’on attend avec tant d’impatience ?…

Robert secoua la tête avec décision :

— Oh ! cela est impossible ! Rien n’est funeste comme de parler trop tôt d’une œuvre dramatique !…

— C’est une thèse ?… un sujet d’actualité, n’est-ce pas ?

— La thèse générale, je puis vous la dire. Elle est audacieuse et neuve… au moins au théâtre, et nul de mes confrères ne l’a encore mise à la scène… Cela roule sur la question du droit de procréation à volonté que j’exige pour la femme.

Ravi de cette indication précieuse, le jeune publiciste remercia son interlocuteur avec effusion :

— Oh ! je vais avoir un article des plus intéressants ! — Demain, si vous voulez bien m’en donner l’autorisation, je reviendrai avec notre photographe, et nous prendrons quelques intantanés. Je vous prierai aussi de me remettre quelques coupures des meilleurs articles qui ont été publiés sur vos pièces, et des photographies de vous enfant et de votre villégiature. Le public adore ces détails d’intimité, vous savez…

Robert se rappela des épreuves prises jadis, pendant son voyage de noces, dans la belle propriété appartenant à des alliés de sa femme.

— Oui, oui, je vous procurerai cela.

Il ne s’expliqua pas autrement ; il était inutile de spécifier que le château, le parc, le bois, les superbes dépendances de la Métivière n’était point à lui. Et, complaisant, il consentit à donner encore un autographe, où il exagéra soigneusement l’originalité de son écriture inégale et nerveuse.

— Maintenant, une dernière question, et je vous quitte, cher maître. « Que pensez-vous de l’arrivisme actuel dans le monde littéraire, et de la difficulté du début que rencontrent les jeunes auteurs ? »

Castély affecta une lassitude.

— Mais, c’est toute une chronique que vous me demandez là !… Eh bien ! écoutez, mon opinion très ferme est que tout ce dont se plaignent les auteurs inconnus, ce sont des mots creux pour exprimer du vide !… Il n’existe ni difficultés insurmontables, ni barrières trop hautes pour les véritables talents… Quant aux pièges de la carrière littéraire, c’est tout bonnement des contes à dormir debout !… Je n’ai certes point la prétention de me placer au-dessus d’une modeste moyenne artistique…

Le journaliste protesta chaleureusement.

— Oh ! cher maître, le triomphe que vous avez remporté à l’Odéon, l’admiration que chacun a éprouvé devant ce chef-d’œuvre, vous classe, au contraire, parmi les plus éclatants talents de nos auteurs contemporains !…

Robert continua, imperturbable, sans paraître avoir entendu le moins du monde l’interruption.

— Eh bien, du jour où j’ai voulu être joué, je l’ai été… Partout, les portes se sont ouvertes toutes grandes devant moi !…

— Pourtant, objecta timidement le jeune journaliste !

Mais Castély lui coupa la parole avec une sorte de violence, dans laquelle peut-être y avait-il la sincérité de l’âcreté que mettait en lui le souvenir secret de tout ce qu’il avait dû subir pour parvenir…

— Non, monsieur, non !… il dépend des auteurs de réussir !… Qu’ils aient du talent et tout s’aplanira devant eux !… Il n’y a pas d’autre recette !… Les malchances, les obstacles invincibles n’existent que pour les incapables, les ratés !…

Il se tut durant une seconde, puis reprit d’un ton plus calme, avec un détachement prudent…

— Quant à l’arrivisme, mon Dieu !… Qu’entend-on par là, au juste ?… C’est une chose que l’on a créée un peu facticement dans l’opinon, après que l’on a eu inventé le mot, qui était amusant.

Le journaliste ne put s’empêcher de se récrier :

— Oh ! cependant, cher maître !…

— Mais non, je vous assure, c’est inexistant. Examinez bien les choses et les gens, sans parti pris. Où, dans la réalité, coudoyez-vous tant d’arrivistes ? Qui pourrait- on, sans injustice, taxer d’arriviste parmi nos notoriétés littéraires ? Non, non, ne prononcez aucun nom, je le récuse d’avance ! Ce terme, que l’on inflige à une quantité d’hommes de valeur, m’exaspère, car on l’applique vraiment à tort et à travers, sans savoir ce qu’il signifie. En fait, qu’appelle-t-on arrivisme ? Pour ma part, je ne le sais pas…

Et, comme il se taisait, les yeux fixés interrogativement sur son interlocuteur, celui-ci crut devoir prendre la parole. Il s’exprima avec un peu d’hésitation, le ton humble.

— Évidemment, l’opinion exagère quelque peu. Néanmoins, ne croyez-vous pas qu’il est certaines notoriétés usurpées et qui n’ont obtenu leur célébrité qu’à force de réclame éhontée et par suite de manœuvres plus ou moins louables ?

Robert l’interrompit avec impatience.

— Je ne vois aucun de ces gens-là parmi les auteurs en vogue !… et je ne saurais constater aucun succès dû uniquement à l’arrivisme, c’est-à-dire aux procédés que vous indiquez ! déclara-t-il péremptoirement.

Et le journaliste devenu muet, il pontifia avec solennité :

— Tout cela, c’est de la légende qu’il faut laisser aux envieux, aux blackboulés… Certainement tous, nous usons, nous devons user de la publicité, nous sommes de notre temps et nous nous en faisons gloire, mais il y a un véritable enfantillage, un déplorable snobisme à accuser la génération littéraire actuelle de vouloir parvenir par combinaisons, et autrement que par la force de son talent, de son labeur acharné, consciencieux et de sa réelle valeur !… Ce qui entretient ces mauvais bruits, je le répète hautement et avec une sincère indignation, c’est la foule des mal doués, des paresseux, des incapables, jalousant les intelligences supérieures ! Mais, monsieur, si l’arrivisme était roi, s’il dispensait d’avoir du talent, pourquoi donc y aurait-il tant de ratés ?… Tous, en bonne logique, devraient atteindre les suprêmes sommets de la gloire ! — Non, non l’arrivisme est un terme saugrenu et vide, et parmi les écrivains entourés de la bienveillance et de l’admiration du public, il n’y a pas d’arrivistes !…

Le journaliste ponctua d’un trait énergique la fin de cette tirade qu’il avait sténographiée.

— Mon cher maître, je vous remercie infiniment ! s’écria-t-il d’un ton pénétré de reconnaissance.

Castély lui serra la main avec condescendance.

— Vous me montrerez les épreuves de votre article ?

— Oh ! c’est trop juste ! s’empressa d’acquiescer le jeune homme.

Et, au moment de se retirer, il expliqua :

— Votre interview fera pendant à celle que je viens de consacrer à l’établissement du docteur Julien Dolle, et aux déclarations si curieuses du jeune maître de la chirurgie. Comme vous, il proclame hardiment le droit des humains de procréer à volonté et de limiter leur progéniture par tous les moyens merveilleux dont la science dispose aujourd’hui… Il aura le grand honneur d’avoir largement contribué au remarquable mouvement de l’opinion au sujet de l’avortement… terme et acte qui, naguère, étaient honteux et qui, à présent, prennent leur place dans le langage courant et sont envisagés sans effroi ni réprobation par les personnes les mieux placées dans l’opinion. — Ah ! nous sommes vraiment à une époque admirable et l’on peut dire que le corps humain, dans la main du chirurgien d’aujourd’hui, n’est plus qu’un mannequin soumis et docile !…

Castély hochait la tête avec approbation.

— Évidemment.

Resté seul, il revint à pas lents près de Suzanne, toujours alanguie sur sa chaise-longue. Il était content de cette interview, des paroles qu’il avait prononcées, du retentissement qu’elles ne pouvaient manquer d’obtenir. Il savourait la bouffée d’orgueilleuse satisfaction qui s’épandait en lui.

Il se sentait quelqu’un.

— Mon Dieu, Suzannne, comment peux-tu te complaire dans une pareille obscurité, s’écria-t-il.

Sa voix éclatait joyeusement — un peu trop — dans le silence de la chambre de l’inguérissable malade.

D’un geste impatient, tandis que sa femme le considérait avec une amertume grandissante, il poussa les persiennes demi-closes.

Placé au coin de l’avenue et de la place de l’Alma, l’appartement situé au cinquième, embrassait une vue admirable, qu’à ce moment un soleil radieux incendiait d’or.

— C’est splendide s’écria le jeune homme enthousiasme.

Il oubliait toutes les pénibles sujétions, les anxiétés et les rancœurs du passé ; il s’affranchissait avec insouciance des obligations, des servitudes du présent ; il s’élançait dans le soleil du succès artistique qui voile de son halo éblouissant les pires taches, les plus nauséabondes boues des entours.

La voix glaciale de Suzanne le rappela à la réalité, à son écœurant esclavage.

— N’oublie pas que tu dois aller chez madame de Mamers avant le déjeuner, Robert.

Il retourna, tressaillant :

— Ah !… on t’a dit ?…

Il ne savait quoi, dans l’accent pourtant si mesuré de la jeune femme lui avait inspiré la brusque crainte qu’elle ne soupçonnât quelque chose de sa liaison.

Mais Suzanne répondit avec une indifférence qui paraissait très naturelle :

— Oui… Quand elle est partie te chercher à la gare. en auto, elle est montée ici et m’a dit combien il lui tardait de te faire visiter son installation.

Un peu décontenancé, Robert demanda pour ne pas demeurer dans un silence gênant :

— Tu l’as vu son appartement ?… il est bien !

La voix de Suzanne sonna sèchement.

— Non, je n’y suis pas entrée.

Les craintes de Castély le ressaisirent, mais elle ajouta aussitôt :

— Je ne vais pas très bien, tu sais, et je ne sors guère… j’ai pour toute action, tout geste, une paresse insurmontable.

Il se rassura. Bah ! Suzanne ne savait rien ; elle ne se douterait jamais de rien ! Elle était bien trop occupée d’elle-même, de sa santé, de ses misères, pour espionner fructueusement son mari, ou même s’inquiéter de lui !… Il pouvait dormir tranquille !…

Il dit, avec aplomb.

— Eh bien, je vais faire un bout de toilette et je descends chez elle… j’ai bien le temps, et la corvée sera faite. — À midi et demi le déjeuner, n’est-ce pas ?

— Oui, j’attends Henriette.

Avant de sortir, Robert jeta :

— Tiens, madame Féraud est à Paris ?… Je la croyais encore en Algérie… Et, au fait, comment prend-elle la mort de sa seconde petite ?

Quelque chose d’infiniment douloureux apparut dans la voix de Suzanne.

— Elle souffre. — Mais, qui ne souffre pas ?

Une heure plus tard, Robert Castély, paresseusement allongé sur le lit du luxueux pied-à-terre de Valentine de Mamers, étendit le bras vers la petite table du chevet, attrapa une cigarette et l’alluma.

— Écoute, fit-il en repoussant doucement du geste la belle Valentine dont les caresses le harcelaient encore. J’ai à te parler sérieusement.

Elle appuya sa tête voluptueuse, aux cheveux ardents, sur l’épaule du jeune homme, le contemplant de près avec une amoureuse ardeur. — Parle.

— Tu sais que je veux absolument être décoré au 14 juillet prochain.

— Tu as raison, le moment est excellent à tous les points de vue.

— As-tu fait les démarches nécessaires ? Car tu sais que je compte uniquement sur toi pour la réussite de cette affaire.

Elle répondit avec un empressement heureux :

— Ne t’inquiète donc pas !

— Tu t’en es occupée ?

— Certes !… Qu’aurai-je donc fait tandis que j’étais toute seule, sinon penser à toi, essayer de te procurer toutes les joies que tu peux rêver ?

— Alors, ma nomination de chevalier de la Légion d’honneur est certaine ?… Je puis y compter ?…

— Je te l’affirme !

Il hocha la tête, satisfait.

— Allons, tu es une femme précieuse, il faut en con- venir.

Elle l’enlaça avec une nouvelle fureur :

— Je t’aime ! murmura-t-elle d’une voix étouffée par la passion et l’angoisse de ne point arriver à se dissimuler à elle-même que la gratitude était le seul lien qui lui attachât le jeune écrivain.

Il s’apprêtait à répondre avec le plus de chaleur possible à cet aveu brûlant, lorsque le bruit du timbre résonnant deux fois les fit tressaillir et se séparer.

— Quelqu’un est là ! fit Castély inquiet.

Madame de Mamers se dressa.

— Deux coups !… c’est le concierge. Que veut-il ? Il y a certainement quelque chose d’urgent ! Il faut voir…

Et, se jetant à bas de la couche, elle revêtit un peignoir hâtivement et gagna l’antichambre.

Pour conserver plus de liberté et éviter les espionnages dangereux, elle n’avait point de domestiques.

Robert, anxieux perçut au travers des portières tombées un cri étouffé, des chuchotement singuliers.

Puis, tout-à-coup, une voix s’éleva distincte. Une voix qu’il reconnut, éperdu… Suzanne ! Suzanne était là !… Suzanne face à face avec madame de Mamers, se trouvait là !…

Et, avant qu’il eût pu prendre un parti, essayer de fuir, de se cacher, la jeune femme avait paru sur le seuil de la chambre. Robert se sentit défaillir.

Pâle, se soutenant à peine, elle considéra pendant une seconde, avec une affreuse angoisse, son mari — celui qu’elle avait tant aimé, pour lequel elle avait tout sacrifié d’elle !…

Puis, se tournant vers l’antichambre, elle appela, à la fois vindicative et pleine de détresse :

— Henriette !… Venez ici, et constatez !

Madame Féraud en grand deuil, très grave, se silhouetta dans l’embrasure de la porte.

Son regard glacé réprobatif, profondément répugné, vint souffleter le jeune homme, qui rougit, percevant cruellement, durant le temps d’un éclair, toute l’ignominie de son acte et de sa situation.

Du reste, son attention revint aussitôt à Suzanne, qui chancelait, étourdie ; d’un geste prompt, elle la soutint.

— Venez, retirons-nous, dit-elle avec une tendresse pleine de compassion.

Revenu à lui, Castély s’habillait avec rapidité.

— Suzanne ! je te jure ! commença-t-il, voulant se disculper, avouer l’abominable servage, convaincu que la jeune femme lui pardonnerait mieux une bassesse qu’une infidélité passionnelle : elle avait suivi de si près ses luttes et ses souffrances !…

Mais la vue de madame de Mamers qui les épiait l’arrêta. Il fallait encore ménager celle-là !…

— Remontons chez nous, dit-il avec décision. Nous nous expliquerons mieux qu’ici, et plus décemment !

Et ce fut lui qui ouvrit la porte de l’appartement pour laisser passer Suzanne au bras d’Henriette Féraud, qui détournait son regard de lui, tout occupée de la jeune femme.

Avant de les suivre, Robert adressa un geste impérieux recommandant le calme et la circonspection à la belle Valentine, rouge et décontenancée, furieuse de la scène inopinée qui venait d’avoir lieu et qui dénotait chez Suzanne Castély des idées de vengeance, d’obscurs projets qui ne laissaient pas d’effrayer un peu la dame.

Là-haut, tandis que madame Féraud disparaissait discrètement, Robert vint se jeter à genoux près de la chaise-longue, sur laquelle Suzanne, défaillante, s’était laissée tomber.

— Ma Suzanne, mon enfant chérie ! s’écria-t-il d’un accent ému, plein de sincérité, et où reparaissait sa tendresse passionnée de jadis, notre amour ne peut pas sombrer ainsi si vilainement !… Ecoute-moi, crois-moi !… Plains-moi !… Et donne-moi, comme autrefois, ta poitrine pour ma tête endolorie ! Accorde-moi ton attention, ta pitié, ton indulgence !…

Du geste qui avait été tout puissant près de la jeune femme, il l’enlaçait, quêtant son appui dévoué, sa caresse quasi maternelle.

Il souffrait de la blessure qu’elle avait reçue. La fragilité, le changement de Suzanne, qui lui apparaissaient soudain à cette heure de claivoyance, lui causaient un grand trouble, un poignant remords.

Mais, elle le repoussa froidement.

— Non, non, va ! fit-elle, la voix lasse. Je ne peux plus… Je n’ai pas plus l’âme d’autrefois que tu n’es aujourd’hui l’homme que je consolais,’pour qui j’étais tout… Nous ne pouvons plus rien être l’un pour l’autre, sinon encore une cause de chagrin et de souffrance…

Il se redressa, douloureusement frappé.

— Oh ! Suzanne, est-ce vrai que tu ne m’aimes plus ? Car, il ne faut plus m’aimer pour être si dure !… pour ne pas comprendre qu’aujourd’hui, dans ce que tu as surpris, il n’y a pas de vraie trahison de ma part… il n’y a qu’amertume, honte, sujétion… asservissement duquel je ne puis me libérer. Oh ! toi qui as assisté à mes luttes désespérées… toi qui y as participé… toi qui connais le véritable mot de la gloire que j’ai mille fois payée !… Comment n’es-tu pas plus indulgente pour ce que tu sais être ma misère !… Comment ne ressens-tu pas une immense pitié pour moi, au lieu d’une injuste et cruelle rancune !…

Le front courbé dans ses mains, comme portant tout le poids de sa honte à lui, Suzanne répondit avec une tristesse infinie.

— Ne te défends pas… Ne t’excuse pas… Je comprends… Oh ! oui, je comprends, je sais tout… Mais, c’est justement ce qui me sépare invinciblement de toi !…

Très pâle, il jeta :

— Tu ne m’aimes plus ?…

Elle continua la voix brisée :

— Il y a des choses que tu ne devais pas accepter… que tu devais toujours refuser, quitte à renoncer au succès, si vraiment il ne s’obtient qu’en se salissant à ce point… Il y a des choses, vois-tu, que je ne peux te pardonner, ou plutôt, non, je m’exprime mal. Je ne t’en veux pas, je n’éprouve aucune colère contre toi, mais je ressens un détachement involontaire, irrésistible… Je ne peux plus être tienne…

Il répéta désespérément :

— Tu me m’aimes plus !… Que vais-je devenir ?…

Elle souleva son visage livide, couvert de larmes, ouvrit tout grands ses yeux qui semblaient ne plus rien apercevoir en ce monde d’où toutes ses illusions et ses joies avaient fui.

— Si, je t’aime encore, fit-elle tout bas et lentement. Si je ne t’aimais plus, je ne souffrirai pas… Je détournerais mes pensées de toi et je vivrais heureuse au milieu du luxe dont tu peux m’entourer à présent. — je t’aime encore, c’est-à-dire que j’aurai éternellement la douleur de toi en moi… Mais, je ne t’aime plus comme autrefois, oh ! non ! Je te le répète, tu n’es plus le Robert, je ne suis plus la Suzanne du passé !… de ce passé d’il y a deux ans, et qui pourtant est plus éloigné que si un quart de siècle avait coulé sur nous !…

Ces paroles tombaient sur le jeune homme, suprêmement cruelles, ressuscitant en lui les délicatesses, les élans, l’orgueil d’antan, aujourd’hui piétinés, étouffés. Par ce reproche discret, d’un cœur exquis, il se sentait plus humilié, plus flagellé que par les injures les plus grossières.

Il recula, détournant son regard, et s’en fut jusqu’à la fenêtre, comme s’il eût cherché instinctivement la lumière, l’astre qui réchauffe et vivifie. Mais les rayons radieux du dehors l’aveuglèrent seulement. Sous cette clarté, il sentit toute sa déchéance morale. Le front à la vitre, il baissa ses paupières et s’abandonna, vaincu, au flot amer qui s’épandait en lui.

Un sanglot déchirant souleva sa poitrine.

Cependant, il ne songeait plus à l’implorer, elle, la compagne des jours de jeunesse, de droiture et de dignité : il savait qu’elle avait dit vrai ; ils étaient séparés à jamais.

Des minutes longues passèrent.

Il se calma, il revint à Suzanne, poussé par il ne savait quelle force invisible à lui dire des paroles que, d’avance, il savait absolument vaines.

C’est vrai, fit-il d’une voix tremblante, ces jours ont particulièrement pesé sur nous… Néanmoins, tout au fond de nous, quelque chose est resté intact… et, pour nous deux seuls, nous pourrions redevenir ce que nous étions. Il serait si exquis, ce jardin secret dans lequel nous irions nous enfermer, oubliant le monde, les êtres nouveaux et factices que les circonstances ont créés en nous, malgré nous !…

Suzanne tourna vers lui son visage amaigri et ravagé.

— C’est impossible !… À quoi bon se leurrer. La vie nous a maltraités également tous deux. Moi, j’ai été atteinte dans ma santé, dans ma beauté, dans tout ce qui fait la femme et, qui, envolé, ne laisse plus qu’un cadavre, qu’une ombre. Toi, c’est ton cœur, ton âme, tout ce que tu avais de bon, de noble, de grand, qui sous la formidable pression de l’étau dans lequel tu nous as précipités, s’est réduit en miettes, en allé en poussière… Nous ne pouvons plus garder d’illusions l’un sur l’autre… L’amour, le désir que tu simuleras pour moi par pitié ou même que tu croiras éprouver passagèrement sera toujours faux… Et moi, jamais plus je ne saurais retrouver pour toi la confiance, l’orgueilleuse sécurité que j’avais lorsque j’étais sûre de ton amour, convaincue de ton génie, de ta valeur morale et de ta probité… Désormais, la vie côte à côte sera le perpétuel supplice du regret de ce qui fut, l’exaspération de ce que rien ne puisse relever ce qui est écroulé… Alors, pourquoi nous imposer la torture de notre présence ?

Castély l’écoutait, une appréhension subitement éveillée en lui par les dernières paroles de la jeune femme.

— Que veux-tu dire ?… Achève… Explique ta pensée jusqu’au bout.

Elle fit un effort.

— Oh ! tu as déjà deviné ! — Oui, quand j’ai pu envisager nettement nos âmes et nos cœurs, je me suis dit ce que je viens de te répéter aujourd’hui… Séparons-nous… divorçons… Seul et libre, tu t’élanceras plus aisément dans la voie que tu as choisie, et moi j’irai mourir dans un coin, au moins paisible.

Robert éclata.

— Ah ! Je comprends la présence de madame Féraud chez moi !… C’est elle qui t’a prêchée !… Le divorce ! elle ne connaît que cela !… C’est le grand remède, le fameux droit de reprise de la femme !

Suzanne fit un geste douloureux.

— Laisse Henriette !… Elle ne sait encore rien de mon projet, et j’ignore si elle m’accordera la permission d’aller me réfugier près d’elle, comme j’en ai l’intention…

Castély eût une révolte.

— Mais, tout ceci est absurde !… Au nom du ciel, ré. fléchis avec calme, ne prononce rien d’irrévocable, ne prends aucune décision en ce moment où tu es sous l’influence d’une découverte pénible, d’une surprise…

Suzanne l’interrompit avec une soudaine fièvre qui alla croissant, à mesure que ses paroles dévenaient plus âpres.

— Ne crois pas cela !… J’ai été longtemps aveugle, c’est vrai… Mais, pendant que tu étais absent, durant l’aménagement de cet appartement où j’ai vu quotidiennement cette femme qui, d’ailleurs, se souciait fort peu de se cacher, elle s’est trahie… Non seulement elle m’a très vite laissé deviner vos relations, mais encore, auprès d’elle, au travers de ses confidences, je n’ai pu m’empêcher de pénétrer les raisons obscures, écœurantes de votre liaison !… Robert, j’aurais pu te pardonner d’avoir une maîtresse que tu eusses aimée !… mais je ne peux plus vivre près de l’amant, de l’esclave, de la chose achetée de cette créature !… Je ne puis tolérer son despotisme, son impudence !… Maintenant que je suis avertie, je ne peux plus voir cette femme venir t’imposer une servitude d’amour, te plier à son caprice sensuel, te forcer à un simulacre de passion intéressée !… te vendre la gloire qu’elle te procure !…

Très pâle, les traits tirés, Castély s’écria avec violence :

— En voilà assez !… Tu as raison, divorçons !… Après que tu as articulé de telles paroles, nous ne pouvons plus que nous séparer pour ne plus nous revoir !… Je ne me donnerai même pas la peine de discuter tes divagations… Il suffit qu’elles aient occupé un instant la pensée pour que tout doive être rompu à jamais entre nous. Va, je ne te retiens plus… Tout ce que je te demande, tout ce que j’exige, c’est qu’aucun scandale n’atteigne une femme dont tu ne saurais comprendre le caractère ni le charme… qui a été pour moi une amie sûre et dévouée, une femme que j’aime sincèrement pour ses rares qualités…

Suzanne l’interrompit avec amertume :

— Sois tranquille !… Je ne veux point ébranler ta belle situation !… Je désire la paix, m’écarter de ta vie… non point briser celle que tu t’es faite et qui te contente ! — Si même tu préfères que la loi n’intervienne point entre nous, peu m’importe… Tout ce que je réclame de toi, c’est de me laisser partir immédiatement… Le peu, de bien que je possède suffira pour me faire vivre…

Il jeta, cassant :

— Ah ! non, non !… Si nous devons nous séparer, le fait sera public, définitif et radical !… Je ne veux pas d’une existence indéterminée, aux chaines dénouées et et non rompues !… Nous divorcerons légalement !

— Et puis, ajouta Suzanne avec un sourire déchiré, qui sait si, divorcé, tu ne rencontreras pas un nouveau mariage avantageux !… Toutes les étapes de ta carrière doivent être marquées par le sacrifice d’un cœur de femme le plus solide tremplin pour celui qui est décidé à parvenir, coûte que coûte !…

Castély ne releva pas ces paroles, déclarant avec sécheresse :

— Les torts sont de mon côté, il est donc juste que je les assume. Je verrai à organiser la comédie nécessaire pour faire briser notre lien, en te laissant tous les avantages de la demande en divorce…

Suzanne se souleva péniblement de sa chaise-longue et alla jusqu’à la porte.

Ces détails vulgaires de la rupture dépassaient ses forces.

— Henriette ! appela-t-elle, dans une détresse.

Et, quand madame Féraud parut, elle s’accrocha à elle.

— Comment te sens-tu ? demanda Henriette précipitamment, frappée par l’altération des traits de sa jeune amie.

L’autre ne répoudit pas à cette question, qu’elle n’avait probablement point entendue.

— Eh bien, tout est dit, murmura-t-elle avec une angoisse un peu égarée. Nous nous séparons… Je ne serai plus la femme de Robert… Je m’en vais… Où ? Je ne sais pas… Vous ne refuserez pas de m’emmener, n’est-ce pas ?… Je tâcherai de ne pas vous embarrasser long-temps… J’essaierai d’arranger ma vie…

Sa voix s’éteignit ; elle balbutia encore quelques mots sans suite, puis, ses yeux se fermèrent, elle vacilla, elle eût roulé à terre si madame Féraud ne l’eût vigoureusement soutenue de ses deux bras qui l’enlaçaient.

— Monsieur Castély ! cria-t-elle éperdue.

Déjà Robert accourait.

— Elle s’évanouit !…

Comme il se fût emparé d’un trésor — la scène qui venait d’avoir lieu instantanément effacée de son souvenir — il saisit le corps léger de la jeune femme tout à fait privée de connaissance et le porta sur le lit.

— Suzanne, ma chérie ! balbutiait-il, fou d’inquiétude.

Rapidement, Henriette Féraud apportait de l’eau de Cologne, baignait les tempes de Suzanne toujours inerte, dégrafait le col de sa robe de chambre.

— Elle revient à elle ! s’écria Robert avec un indicible soulagement.

Mais la mort semblait avoir passé sur ce corps fragile, dans lequel la vie recommençait son cours à regret, avec lenteur et nonchalance.

Près de dix minutes s’écoulèrent avant que la jeune femme parût recouvrer son entière conscience des choses, bien que ses paupières se fussent soulevées et que quelques faibles couleurs revinssent animer ses joues.

— Suzanne ! implora Robert.

Elle se tourna lentement et aperçut son mari penché sur elle, les yeux pleins de larmes.

Elle fit un imperceptible geste de détachement, et un mince sourire effleura ses lèvres encore décolorées.

Oublions tout ce que je t’ai dit, prononça-t-elle d’une voix de suprême renoncement. Je n’ai vraiment pas assez de temps à vivre pour prendre la peine de tant de tracas… Garde-moi jusqu’à la fin… Ce ne sera pas long… et tu seras libre naturellement, sans aucun scandale. — Cela vaut mieux.

Vaincu par une immense pitié, Robert prit la main frêle qu’elle n’essaya point de lui retirer et la porta dévotement à ses lèvres.

— Je t’aime, murmura-t-il doucement. Je te jure que je t’aime, uniquement… Je te jure aussi que tout ce que tu crois mort en moi n’est pas complètement disparu… puisque je souffre, moi aussi, puisque, par moments, je me raidis pour ne pas rejeter brutalement ce fardeau qui m’oppresse, quitte à retomber dans l’ornière de jadis… Je t’aime, toi qui es ma jeunesse, tout ce qu’il y avait de délicat, de fleuri et de sain en moi… Crois ce que je te dis, je t’en supplie, car c’est la vérité…

Elle sourit encore plus tristement qu’auparavant.

— Tu es sincère, je le vois et je sais bien que moi, ta pauvre petite Suzanne, je suis une parcelle de toi. Oui, je suis ton âme d’autrefois… mais, cette âme d’antan, hélas ! elle agonise avec moi…

À genoux, il sanglota. — Vis ! et elle vivra peut-être !

Elle secoua la tête. — Je ne peux plus vivre… pas plus que tu ne peux redevenir ce que tu as été.

Henriette Féraud approchait, les yeux fixés sur la jeune femme avec une inquiétude visible.

Elle posa sa main sur l’épaule de Robert.

— Laissez-la reposer, recommanda-t-elle, c’est trop d’émotions…

Castély se redressa, baisa encore plusieurs fois la main de Suzanne, et se retira lentement, courbé et las.

Suzanne attacha ses yeux de crucifiée sur son amie, ses petites mains amaigries jointes et crispées.

— Ah ! murmura-t elle avec désolation, il faudrait pouvoir mourir vite… en beauté… quand on laisserait encore quelques regrets.. un peu d’émotion dans un cœur qui n’est pas tout à fait désséché… et malheureusement, la vie s’acharne chez les condamnés, les traîne en longueur dans toutes les misères des agonies qui durent !…

À peine Castély fut-il entré dans son cabinet que le domestique lui remit une enveloppe fermée, à l’adresse hâtivement écrite.

Il eut un geste de lassitude et de dégoût. — Ah !

Pourtant, il décacheta et lut la missive brève et impérieuse que lui adressait madame de Mamers. « Entre elle et moi, pas d’hésitation, n’est-ce pas ? » Il froissa le papier brutalement et le jeta au panier. Puis, cette stérile exécution accomplie, il fit quelques tours dans la pièce, la mine soucieuse, l’œil fixe.

Et, avec un geste découragé des épaules, il se dirigea vers l’antichambre, prit son chapeau, son pardessus, à la boutonnière vierge encore du ruban qu’il lui fallait conquérir à tout prix.

— Prévenez madame que je ne déjeunerai pas, dit-il au valet de chambre qui mettait le couvert dans la salle à manger. Et, que l’on ne m’attende pas non plus pour le dîner… J’ai une infinité de courses urgentes, et je ne sais à quelle heure je rentrerai.

Dans le salon du petit entresol, madame de Mamers eut, en apercevant Castély, un cri de joie qu’elle n’essaya nullement de dissimuler.

— Ah, toi !… te voilà !…

Et avidement, elle questionna : — Suzanne ?

La physionomie dure, l’écrivain jeta : Suzanne, c’est le passé, n’en parlons plus, je te prie !

À ces mots, la femme qui, en réalité, l’aimait, eut un tressaillement.

— Elle est le passé ? fit-elle lentement. Et moi, je suis le présent. Mais alors, l’avenir, à qui appartiendra-t-il ?

Il eut un sourire mauvais, cravachant l’air de son bras étendu.

— Ah ! l’avenir !… N’y pensons pas, veux-tu ?… Cela vaudra mieux !

Elle détourna les yeux, songeuse.

— Tu as raison, murmura-t-elle avec un malaise.

Car, elle aussi, comme Suzanne naguère, elle avait eu la vision soudaine d’un Castély décoré, glorifié, rendu aux cimes ultimes ; et, ayant à chaque échelon gravi, repoussé du pied celles qui, de tout leur cœur, de toute leur chair sacrifiée, l’avaient aidé, soutenu, porté vers les sommets où lui seul parvenait, alors que toutes s’évanouissaient derrière lui, pareilles à des fantômes… destinées à disparaître successivement pour avoir concouru à l’enfantement du Grand Homme… suivant la destinée de la femme dans l’amour… la femme qui s’y livre corps et âme, suprême hostie dévorée par le dieu insouciant.

FIN

Imprimerie Générale de Châtillon-s-Seine. — A. Pichat.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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  1. M. Michel Corday, dans Sésame.