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La République (trad. Chambry)/Introduction

La bibliothèque libre.
La République, livres I-III
Traduction par Émile Chambry.
Les Belles Lettres (p. v-cliv).

INTRODUCTION


I

POLITIQUE ET PHILOSOPHIE CHEZ PLATON

Les exposés les plus classiques du Platonisme ont coutume de nous présenter en ordre didactique les parties successives d’un système complet : théorie de l’être et du connaître ; théorie de la nature ; morale, politique, pensées sur la religion et l’art. Les titres peuvent changer, les méthodes et les conclusions peuvent s’opposer absolument, la place faite à la politique ne change pas : dans une dogmatique cherchée et construite pour elle-même, la politique vient s’insérer tardivement comme une conséquence déjà lointaine, sinon comme un surcroît. Si utiles que puissent être de tels exposés, ils nous ont habitués, fût-ce même contre le gré de leurs auteurs, sinon à négliger totalement la politique de Platon, du moins à la regarder comme originellement distincte de sa philosophie et à nous demander par quelles voies détournées celle-ci l’engendre ou se l’annexe. Or, Platon n’est venu en fait à la philosophie que par la politique et pour la politique, et si, chez lui, philosophie et politique viennent à se distinguer et à se séparer, nous aurions à nous demander en quelle mesure, à quels moments, pour combien de temps. La philosophie ne fut originellement, chez Platon, que de l’action entravée, et qui ne se renonce que pour se réaliser plus sûrement. C’est ce que nous atteste la Lettre VII, cette source biographique si précieuse, qu’ont toujours exploitée, bon gré mal gré, ceux-là mêmes qui la jugeaient apocryphe. Mais un simple fait matériel nous montre la persistance de cette orientation première. Les deux plus grandes œuvres de Platon, celle où s’épanouit sa maturité, et celle que put à peine achever sa féconde vieillesse, sont la République et les Lois. Or, à elles seules, même sans y ajouter le Politique ni la Lettre VII, elles comptent exactement autant de pages qu’en comptent ensemble onze grands dialogues classiques : Apologie, Protagoras, Charmide, Gorgias, Ménon, Cratyle, Banquet, Phédon, Phèdre, Théétète, Timée.

Fils d’une famille riche et illustre, élève des Sophistes comme à peu près tous les jeunes gens de son monde, élève de Socrate comme le furent avant lui son cousin Critias, son oncle Charmide et leur ami Alcibiade, Platon était naturellement destiné à la politique et s’y portait de tout son désir. L’époque était pleine de troubles : de son adolescence à sa trentième année, de quels spectacles il fut témoin ! Le départ triomphal de l’expédition de Sicile et son issue désastreuse ; l’ennemi aux portes d’Athènes ; la démocratie renversée et l’oligarchie des Quatre-Cents prête à traiter avec Lacédémone ; l’énergie d’Athènes se réveillant pour chasser les Quatre-Cents et laisser le pouvoir à une sage combinaison d’oligarchie et de démocratie ; Alcibiade, Théramène et Thrasybule reconquérant l’Hellespont, puis le Bosphore, et l’empire athénien se reconstituant en même temps que la concorde intérieure ; puis la défaite navale de Notium, le nouvel exil d’Alcibiade, la victoire des Arginuses déshonorée par le honteux procès des généraux, la flotte athénienne anéantie par surprise à Aegospotamoi, et Lysandre entrant à pleines voiles dans le Pirée à la tête de la flotte Spartiate ; enfin, sous les auspices de Lysandre, l’établissement du gouvernement des Trente dans Athènes démantelée. Platon avait vingt-trois ans. Son cousin Critias et son oncle Charmide faisaient partie du gouvernement, probablement avec d’autres amis ou relations, et ils « l’invitèrent aussitôt comme à des travaux qui lui convenaient ». Jeune et plein d’illusions, il s’imaginait « qu’ils gouverneraient la ville en la ramenant des voies de l’injustice dans celles de la justice ». Il s’abstint cependant, et demeura spectateur. Il vit les Trente « faire regretter en peu de temps l’ancien ordre de choses comme un âge d’or ». Sous prétexte d’épurer la cité, ils procédèrent sans retard aux confiscations, aux bannissements et aux massacres. Ils s’épurèrent eux-mêmes, et Critias, ayant fait exécuter son collègue plus modéré, Théramène, sévit comme un fou furieux. Les bannis se groupèrent, et ce fut la guerre civile jusqu’au retour de la démocratie triomphante. Charmide et Critias avaient été tués les armes à la main. Malgré quelques vengeances inévitables, les vainqueurs surent en général pratiquer l’amnistie jurée, et Platon, bien qu’ébranlé dans sa foi par de si douloureuses expériences, se reprenait au désir de contribuer à la restauration de la justice et de l’ordre, lorsqu’arriva la suprême catastrophe : Socrate, accusé d’impiété par un ancien ami de Théramène, Anytos, fut condamné à mort, en 399.

Ce fut le grand coup porté aux espérances de Platon, aux illusions qu’il gardait sur la possibilité de sauver son pays par l’action politique immédiate. Plus il avançait en âge, plus il se rendait compte que tout était corrompu : les hommes, les lois, les mœurs. Il essaya d’espérer encore, il attendit en vain quelque signe d’amélioration. Finalement, nous dit-il, « je compris que tous les États actuels sont mal gouvernés, car leur législation est à peu près incurable sans d’énergiques préparatifs joints à d’heureuses circonstances. Je fus alors irrésistiblement amené à louer la vraie philosophie et à proclamer que, à sa lumière seule, on peut reconnaître où est la justice dans la vie publique et dans la vie privée. Donc les maux ne cesseront pas pour les humains avant que la race des purs et authentiques philosophes n’arrive au pouvoir ou que les chefs des cités, par une grâce divine, ne se mettent à philosopher véritablement ». C’est ainsi que la Lettre VII, exposant rétrospectivement les expériences politiques de Platon jusqu’à l’époque de son premier voyage en Sicile (324 b-326 b, trad. Souilhé), esquisse en fait la genèse intérieure de la République.

Ainsi trois expériences principales ont ouvert les yeux de Platon sur la politique telle qu’elle se fait pour la corruption et la ruine de la cité, et sur la politique telle qu’il la faudrait faire pour que la cité soit juste et heureuse. Le spectacle de la tyrannie des Trente, puis la condamnation de Socrate lui ont prouvé l’égale impuissance et l’égale injustice de l’oligarchie et de la démocratie. Mais aurait-il compris cette impuissance et cette injustice irrémédiables, s’il n’y avait été préparé par la critique mordante qui faisait des entretiens de Socrate le scandale des uns et le ravissement des autres ? Aurait-il hésité devant les invitations de ses parents et de ses amis, serait-il resté, malgré les espérances qu’il avoue et qui étaient si naturelles, spectateur attentif et secrètement inquiet, si la réfutation socratique n’avait éveillé en lui, comme chez tant d’autres, comme chez Alcibiade et Critias, par exemple, que la joie maligne de la jeunesse et l’émulation de l’orateur politique de demain ? N’est-ce pas dans les leçons du Maître qu’il avait puisé cette exigence d’une totale volonté de justice, qui le faisait, devant le pouvoir offert, inconsciemment scrupuleux et craintif ? N’y avait-il pas puisé aussi cette exigence d’une totale clarté de l’idée, qui, seule, fonde la rectitude de l’action, et cette conception d’une science du Bien, guide infaillible des cités comme des individus ? C’est par Socrate que le primat de la politique est devenu, pour Platon, le primat de la vérité, le primat de la science. Si l’action de la cité comme celle de l’individu doit être régie, non par la routine, non par une opinion que manie à son gré l’illusionnisme intéressé des orateurs ou par le caprice d’un pouvoir jouisseur, mais par une loi valable pour tous et toujours, cela veut dire qu’il y a une vérité comme il y a un ordre naturel des choses. Si l’action a sa norme, c’est que les choses ont leur structure : la théorie des Formes ou Idées n’est que l’expression intellectuelle de cette exigence de l’action droite. Ainsi les dialogues où s’affirme et se raisonne cette théorie des Idées, Cratyle, Phédon, Banquet, sont, aussi bien que le Gorgias, des étapes vers la République et sa cité parfaite. Qu’est-ce d’ailleurs que l’Académie, sinon la forme socratique et platonicienne de l’hétairie politique ? Elle est sporadique avec Socrate et se cherche encore, elle se trouve et s’établit avec Platon. On y prépare l’action future, non par les intrigues et les complots, mais par l’étude des lois de l’action, qui sont les lois mêmes du réel. On a commencé par dédaigner ou plutôt par rejeter avec horreur l’action immédiate, pour ne pas perdre inutilement sa vie en cherchant le Bien ou la sauver honteusement en se prêtant à l’injustice du monde ; mais cette abstention, pour Platon comme pour le Socrate du Gorgias (521 d), est, d’ici longtemps, d’ici à un avenir presque idéal peut-être, la vraie politique.

Ainsi le primat de la politique a, dès le début, un tout autre sens pour Platon qu’il n’avait pour les politiciens et les condottières de son temps. Il est le primat d’une politique. Parce que cette politique est fondée sur la science et la vérité, parce qu’elle se réfugie, pour un temps indéterminé, dans une abstention laborieuse, dans l’effort associé d’un certain nombre d’intelligences sous la conduite d’un maître, elle oscillera forcément entre deux attitudes, celle du renoncement durable, parce que le monde est trop mauvais, celle de l’expectative ardente vers le moment où l’on conquerra ou convertira le pouvoir. En attendant, on forme les esprits et les cœurs, et ceux-ci s’éprennent de plus en plus aussi bien de la poésie de cette recherche commune que de l’âpre séduction des vérités qui en sont le but. La joie de la conversation vivante et du mutuel amour qu’elle nourrit, la complaisance, si naturelle aux esprits grecs, dans les jeux savants de la dialectique, la poursuite passionnée des sciences qu’on n’a d’abord cultivées qu’à titre d’auxiliaires dans l’ascension vers la vision du Bien, tout cela fit la vie et la fécondité de l’Académie, tout cela fait aussi la vie prodigieuse, le charme inépuisable, la valeur d’éternité des dialogues. Nous n’avons donc pas besoin de déflorer Platon ni d’en faire un sec et froid doctrinaire pour soutenir la thèse du primat de la politique dans sa philosophie. Car Platon a joui et de ce foisonnement inévitable autour de la pensée maîtresse, et de la richesse qu’il donnait à son enseignement comme à son œuvre écrite ; mais il a toujours conservé, dominante, l’idée de la Cité Sainte, et, quand il l’a fallu, a tout risqué pour la réaliser. Le charme puissant de la République vient de ce qu’elle nous montre, mieux que tous les autres dialogues, et, à leur défaut, suffirait seule à nous montrer cette complexité harmonieuse de son génie et de sa vie[1].

II

LES GRANDES DIVISIONS DU DIALOGUE

Les grandes divisions de la République sont nettement marquées par Platon lui-même. Au début du Livre II, Socrate s’aperçoit que ce qui précède n’était qu’un prélude. À la fin du Livre IV, ayant défini la justice dans la cité et dans l’individu, Socrate s’apprêtait à traiter de l’injustice et des formes défectueuses de gouvernement, quand ses interlocuteurs le pressent de s’expliquer tout au long sur la communauté des femmes, à laquelle il a fait une allusion passagère. Au début du Livre VIII, il résume les traits de la cité parfaite et revient expressément au point où la discussion avait été rompue, en reprenant l’examen des constitutions imparfaites. Au début du Livre X, il jette un regard de complaisance sur la cité idéale dont il vient de tracer le plan, et s’arrête à justifier la rigueur avec laquelle il en a banni les poètes. Le texte de notre dialogue se partage donc en cinq masses distinctes : Livre I ; Livres II à IV ; Livres V à VII ; Livres VIII et IX ; Livre X. Ces cinq masses ont entre elles, en gros, les proportions suivantes : 1, 3, 3, 2, 1.

Livre I :  1 185 lignes[2]
Livres II-IV :  3 432
V-VII :  3 416
VIII-IX :  1 902
Livre X :  1 082.

Or, ces partages correspondent bien aux grandes divisions logiques. Le sujet du dialogue est parfaitement indiqué par le titre et le sous-titre : La République ou de la Justice. La justice, vertu éminemment sociale, se manifeste au mieux dans un certain ordre établi entre les éléments ou individus qui composent la cité ; mais cet ordre ne saurait exister s’il n’a ses racines dans les dispositions intérieures des individus. La justice, suprême idéal de la conscience, est, contre le scandale et la tyrannie d’une société mauvaise, le suprême refuge de l’individu, la source de son bonheur en ce monde et dans l’autre ; mais elle ne se forme bien dans l’individu que sur le modèle et par l’action d’une cité droitement administrée : le Juste lui-même, s’il est capable de se conserver pur dans sa solitude et son exil intérieur, ne se réalise pourtant pleinement que « dans une république convenable » (497 a). Aussi justice sociale et justice individuelle, ordre de la cité et ordre de l’âme, s’entremêleront-ils sans cesse à travers tout ce dialogue. Nous n’avons donc pas à nous demander quel est le sujet primaire et quel est le sujet secondaire ; le sujet est un : c’est la République (parfaite) ou la Justice. Un prélude, le Livre I, expose les opinions des honnêtes gens, des poètes et des sophistes sur la justice et ses avantages ou désavantages. Adimante et Glaucon montrent que la question est ainsi mal posée, et demandent qu’on étudie la justice et l’injustice en elles-mêmes, abstraction faite de leurs suites. D’où trois parties :

1) En quoi consiste la justice ? (Livres II à IV). Socrate accepte la question telle que la posent Adimante et Glaucon, et, pour définir la justice, la montre d’abord réalisable dans la cité par la subordination mutuelle des classes dont la cité se compose, puis, dans l’individu, par une même subordination entre les puissances de son âme.

2) À quelles conditions se réalisera la justice ainsi définie ? (Livres V à VII). Socrate s’effraie de répondre, car il lui faut, pour cela, affronter successivement trois vagues plus redoutables les unes que les autres : la coéducation de l’homme et de la femme, la communauté des femmes et des enfants, enfin l’exercice du pouvoir par les seuls philosophes, qu’on y préparera par une éducation spéciale.

3) Comment s’établit l’injustice dans la cité et dans l’individu ? (Livres VIII et IX). Par une déchéance progressive de cet ordre parfait dans la cité ou dans l’âme. Socrate expose, en effet, comment se forment et ce que deviennent la timocratie et l’homme timocratique, l’oligarchie et l’homme oligarchique, la démocratie et l’homme démocratique, la tyrannie et l’homme tyrannique, et compare cette suprême forme de l’injustice à l’idéal de justice que réalise, dans la cité comme dans l’individu, la république parfaite.

Enfin, une fois établie ainsi la valeur propre de la justice, il revient à la question de ses avantages ou désavantages, montre qu’on a eu raison de récuser le jugement des poètes et de leur enlever leur fonction usurpée d’éducateurs nationaux, expose les véritables récompenses promises au juste en ce monde et dans l’autre.

LE PRÉLUDE

Comme dans le Protagoras, le Charmide, le Lysis, c’est à un auditoire anonyme que Socrate s’adresse pour narrer la conversation qui se tint hier, au Pirée, chez Polémarque, fils de Céphale. Il y avait là Céphale lui-même, ses deux autres fils Lysias et Euthydème, Thrasymaque de Chalcédoine, Charmantide de Péanée, Clitophon, fils d’Aristonyme, enfin Adimante et Glaucon, fils d’Ariston. Céphale, occupé ce soir à un sacrifice domestique, ne resta que quelques instants dans la société. Mais Socrate, auquel il reprochait aimablement ses trop rares visites, ayant amené la conversation sur la vieillesse, Céphale dit qu’elle lui était douce à porter, car, suivant le mot de Sophocle, en apaisant la fureur des sens elle nous libère, et, d’ailleurs, elle n’est insupportable qu’aux caractères à qui jeunesse et vieillesse le seraient également. Le vulgaire ne pensera-t-il pas, riposte Socrate, que la richesse de Céphale est pour beaucoup dans cette égalité d’humeur ? La richesse n’aide en cela que les sages, dit le vieillard ; mais son plus grand bienfait est d’apaiser les craintes de l’au-delà par l’assurance qu’elle donne qu’on s’en ira sans avoir été jamais exposé à mentir et sans laisser de dette impayée, soit envers les hommes, soit envers les dieux. Est-ce donc là définir exactement la justice ? Consiste-t-elle précisément à dire la vérité et à rendre à chacun ce qui lui appartient ? N’oblige-t-elle pas, en certains cas, à faire le contraire ? N’importe, dit Polémarque intervenant, c’est bien en cela qu’elle consiste, s’il faut en croire Simonide. Et Céphale retourne à son sacrifice, laissant son fils Polémarque « héritier du discours ». Ainsi s’est amorcée la discussion sur la justice (327 a-331 d).


Socrate et Polémarque.

Elle se fait en deux étapes, dont la première est assez brève (331 e-336 a) et tout à fait du genre des discussions d’Hippias Mineur sur la véracité et le mensonge, de Lachès sur le courage, d’Euthyphron sur le pie et l’impie. Le ton de ce débat entre Polémarque et Socrate demeure toujours très courtois. Simonide s’est prononcé en poète, en homme savant et divin, mais qui parle par énigmes. Que veut dire en fait sa définition ? Qu’il faut rendre à chacun ce qui lui convient, puisqu’on ne doit, d’après Simonide, à ses amis que du bien et, d’après Polémarque, à ses ennemis que du mal ? Or, cela, le médecin le fait en cas de maladie, le pilote en cas de danger sur mer ; en quel cas le fera l’homme juste ? En cas de guerre. Sera-t-il donc inutile en temps de paix ? Non, il rendra service en toute tractation d’argent. Mais non pas pour employer l’argent, car on demandera plutôt conseil et aide au maquignon, au pilote, à l’architecte. Si ce n’est que pour le conserver en dépôt et le laisser oisif, la justice ne sera donc utile que pour ce dont on n’use pas et n’aura ainsi pas grande valeur. D’autre part, l’homme le plus habile à se garer des coups n’est-il pas celui qui sait le mieux les donner, et le plus habile à nous protéger contre la maladie celui qui saura nous l’inoculer à l’insu de tous, et le plus habile à garder un camp celui qui saura le mieux dérober les desseins de l’ennemi ? Le juste, habile à garder l’argent, sera donc tout aussi adroit à le voler : alors la justice sera l’art de voler pour servir ses amis et nuire à ses ennemis. Ainsi Socrate, dans Hippias Mineur, acculait Hippias à cette conclusion paradoxale que l’homme bon est celui qui commet volontairement l’injustice (334 b).

Mais qu’est-ce qu’un ami ? Nous nous trompons là-dessus si souvent, prenant pour amis des méchants et traitant les bons comme des ennemis ! Si nous ne voulons pas qu’il soit juste de faire du mal à ceux qui n’en font pas, appelons amis ceux qui paraissent et sont bons, et disons : la justice, c’est de faire du bien à son ami bon, du mal à son ennemi méchant. L’homme juste fera donc du mal à quelqu’un ? Mais les chiens ou les chevaux que l’on bat en valent-ils mieux ? Et l’homme à qui l’on fait du mal s’en améliore-t-il en sa vertu d’homme, qui est la justice ? Comment la justice aurait-elle pour effet de rendre injuste et méchant le sujet auquel elle s’applique ? Disons que le juste, qui est bon, ne peut faire de mal à personne, et n’acceptons pas que Simonide ni aucun autre sage soit l’auteur de cette maxime : « Faire du bien aux amis et du mal aux ennemis ». Elle ne peut être « que de Périandre, de Perdiccas ou de Xerxès, d’Isménias le Thébain, ou de quelque autre personnage qui se croit tout-puissant parce qu’il a beaucoup d’or ». Ainsi nous rejoignons la polémique du Gorgias, où Socrate conteste à Polos que ce soit être tout-puissant que de pouvoir tuer, spolier, exiler qui l’on veut (336 a).


Thrasymaque.

Mais nous voici en plein drame. Pendant toute la discussion qui précède, Thrasymaque, furieux, bouillonnant, n’a été contenu qu’avec peine par ses voisins. À la fin, il n’y tient plus et bondit comme une bête fauve. Est-ce là discuter ? N’est-ce pas plutôt faire un ridicule assaut de politesses mutuelles ? Que Socrate cesse le jeu où il se complaît, qu’il ne se borne plus à poser des questions et démolir les réponses, qu’il réponde à son tour. Mais pas n’importe quoi, pas une définition par le convenable, l’utile, l’avantageux, etc. Au lieu de ces sornettes, une réponse précise. Socrate s’effraie, essaie de le calmer, proteste de sa bonne volonté ; peu à peu, ses prières, celles de l’assistance et la vanité aidant, Thrasymaque consent à dire lui-même ce qu’il entend par la justice. Et la discussion recommence.

Relativement très longue, puisqu’elle occupe exactement les deux tiers du Livre I, elle est habilement coupée et dramatisée par une petite discussion entre Clitophon et Polémarque sur un détail d’interprétation, par une grossière violence de Thrasymaque suivie d’un « bain d’éloquence » et d’une fausse sortie, par un court dialogue entre Socrate et Glaucon sur la contrainte qu’est, pour les gens de bien, l’obligation d’accepter le pouvoir, par la peinture de l’embarras croissant de Thrasymaque : il ne lâche que par force ses aveux successifs, il sue à grosses gouttes, et, chose qui ne s’était jamais vue, il rougit. Amené sur la scène uniquement pour y introduire, sous sa forme la plus franche et la plus violente, la doctrine du droit de la force, il s’y démène avec la fougue tapageuse et les effets voyants d’un avocat d’assises ; comme un taureau déchaîné, il s’emporte contre les banderilles, mugit et fonce, et s’étonne de n’avoir tué personne, de retrouver calme, précis, impitoyable, son ironique adversaire ; à la fin, harassé, il tombe et gît dans un coin. Il y restera silencieux, apaisé, comme, dans le Théétète (155 e), les matérialistes ou « non-initiés », uniquement amenés pour introduire par contraste le relativisme absolu des « délicats » ; comme, dans le Sophiste (245 e/8 a), les grossiers Fils de la Terre, dont le seul rôle est d’apporter la définition provisoire de l’Être, où s’amorcera la démonstration fondamentale. Un instant, au milieu de la grande apologie du philosophe (Rép. 498 c/d), son nom sera prononcé : « Ah ! ne me brouillez pas avec Thrasymaque, dit Socrate, puisque nous sommes désormais amis et ne fûmes jamais ennemis ; je n’aurai de cesse, en effet, que je n’aie fini de le convaincre, lui et tous les autres. » Amis, puisqu’il s’est joint aux autres auditeurs pour demander que Socrate expose ses idées sur la communauté des femmes (450 a). Voilà les seuls rappels de sa présence au cours du grand dialogue après les éclats dont il a rempli le Livre I et sa mise à l’écart, trop prompte et trop facile au gré de Glaucon. Mais ce n’est pas que sa thèse ait impressionné Glaucon par une originalité quelconque : elle est banale, et des milliers d’autres que lui nous en rebattent les oreilles (358 c). Platon, dans le Gorgias, a donné, au panégyriste du droit des forts, Calliclès, sinon plus de relief, au moins plus de prestige, et l’orgueil du surhomme en révolte contre l’oppression de la masse hypocrite couvre d’un manteau de noblesse romantique la thèse odieuse de l’exploitation du faible. Ici, la thèse est dépouillée de toute poésie ; c’était inévitable, puisque la question qu’on traite est uniquement d’avantage et d’intérêt. Socrate le dira lui-même : il s’agit de savoir de quelle façon on doit vivre pour vivre avec le plus de profit (344 e) et si l’injustice est plus avantageuse que la justice (348 b).


Nature et valeur de la Justice.

Thrasymaque l’a voulu, d’ailleurs, puisqu’après avoir solennellement interdit à Socrate toute définition par le convenable, l’utile, l’avantageux, il déclare que la justice, c’est l’avantage du plus fort. Marquons rapidement les arêtes de la discussion.

Le plus fort peut se tromper sur son intérêt et, gouvernant, porter ses lois de travers. Le gouverné, pour qui la justice est d’obéir, sera donc juste en agissant contre l’intérêt du plus fort ? Non, répond Thrasymaque : un technicien n’est technicien que dans la mesure où il est et demeure compétent, c’est-à-dire infaillible ; comme le médecin ou le calculateur, le législateur est infaillible en tant que tel et ne pèche qu’en cessant d’être législateur ; la justice est donc l’intérêt vrai du plus fort (341 a).

Mais aucune technique ne cherche son bien propre : elle l’a en elle-même, tant qu’elle est saine et parfaite. Le seul bien qui manque et qu’elle cherche par destination, c’est le bien du sujet auquel elle s’applique. Médecin, pilote, gouvernant, ne cherchent donc pas leur avantage personnel, mais seulement celui de leur sujet. Sottise, dit Thrasymaque : est-ce pour leur bonheur à elles que le berger engraisse ses brebis ? Aussi la justice est-elle réellement avantage du fort qui commande, dommage du faible qui obéit. D’où l’infériorité constante du juste : le tyran, qui réalise l’injustice intégrale, est envié par ceux-là mêmes qui le blâment, car on ne blâme l’injustice que par crainte de la subir (344 c).

Il est étrange alors que le vrai gouvernant ne gouverne pas par plaisir et que toutes les techniques exigent un salaire. C’est cela, d’ailleurs, qu’elles ont de commun. Distinctes qu’elles sont les unes des autres par leur efficacité respective, la médecine ayant pour œuvre la santé, l’architecture la bâtisse, elles se ressemblent en cela que, pour faire vivre celui qui les exerce, une technique nouvelle s’adjoint à chacune d’elles, la même pour toutes : la technique du gain. Leur efficacité propre et directe demeure consacrée au bien de leur sujet. On ne gouverne donc que dans l’intérêt des gouvernés, et c’est pour cela qu’il faut un salaire même, ou plutôt surtout, aux honnêtes gens, pour les décider à briguer le pouvoir. Non pas de l’argent, ni des honneurs, mais la conviction qu’ils évitent ainsi d’être gouvernés par des méchants. Dans une cité d’honnêtes gens, le sort de simple gouverné susciterait autant de brigue qu’aujourd’hui celui de gouvernant (347 d).

Thrasymaque maintient que la justice est niaiserie, et l’injustice sagesse et vertu, surtout lorsqu’elle est parfaite et subjugue cités et nations, car le métier de coupeur de bourses a du bon aussi, mais jamais pour longtemps. Or, cette ardeur, chez l’injuste, à l’emporter sur tous, justes et injustes, est marque d’ignorance et de perversion, car aucun technicien n’agit ainsi : le musicien travaillera-t-il à tendre les cordes de sa lyre au delà du point où les tend le parfait technicien dans son art, ou le médecin à prescrire une diète qui dépasse ce que prescrirait le médecin le plus éclairé ? D’ailleurs, l’emporter ainsi sur tous, est-ce bien une marque de force ? Oui, mais cela n’arrive, dit Thrasymaque, traduisant comme toujours la sagesse réaliste du siècle, qu’à la cité parfaitement gouvernée et parfaitement injuste. Or, c’est là une erreur, car une cité, une armée, une bande même de voleurs, ne réussit dans ses entreprises injustes que si elle garde encore assez de justice pour tenir ses membres en accord, et capables de s’unir dans une œuvre d’ensemble. C’est que la justice est, dans le groupe et dans chacun de ses membres, condition indispensable d’harmonie et de puissance (352 d).

Enfin, chaque chose a son œuvre propre, mais ne saurait la faire si elle ne possède la vertu requise pour cette œuvre. On peut, à la rigueur, tailler la vigne avec un couteau, mais tailler la vigne est proprement l’œuvre d’une serpette. Ainsi voir est l’œuvre des yeux, entendre celle des oreilles, et penser, délibérer, vivre, est l’œuvre propre de l’âme. Si l’âme est privée de sa vertu, vivra-t-elle bien ? Assurément non. Or, la vertu propre de l’âme, c’est la justice. Donc l’âme injuste vivra mal, et malheureuse ; l’âme juste vivra bien, et bienheureuse (354 a).

Mais, si logique soit-elle, cette conclusion est prématurée. Avant de décider si l’injustice est ou non plus avantageuse que la justice, il eût fallu résoudre la première question que nous nous sommes posée : en quoi consiste la justice ? Et, cette question, nous l’avons laissée en route (354 c).


Le Livre I
et la critique.

Ainsi finit ce premier Livre. À le lire sans connaître ce qui suit, on a l’impression d’un dialogue achevé. La critique a noté cela, au moins depuis Hermann, et en a tiré des inférences qui vont parfois jusqu’à l’extrême. Cependant, Ferdinand Dümmler, qui fut le premier à donner au dialogue supposé le titre Thrasymaque, se refusait à le croire complet dans sa teneur présente, jugeant à bon droit qu’une apologie platonicienne de la justice est inimaginable, à quelque date qu’on la rapporte, si elle se termine sans ouvrir au moins quelque échappée sur les rémunérations de l’au-delà. Il estimait aussi que la comparaison inévitable avec Gorgias lui fait tort, et, pour ce motif, voulait que ce Thrasymaque eût précédé notre Gorgias, qu’il cite pourtant, mais après coup, et une seule fois, au dire de Dümmler. Von Arnim, après celui-ci, a repris en grand cette comparaison des deux « dialogues » en accentuant encore l’infériorité de Thrasymaque[3]. N’élargissons pas en ce moment le débat, dont nous ne verrons que plus tard la véritable portée. Mais notons ici d’abord, à propos de cette impression d’achevé que donne notre Livre I, qu’elle saisirait tout aussi bien le lecteur de Gorgias, si ce dialogue était divisé en deux livres et que le lecteur eût seulement sous les yeux le premier, qui s’arrêterait après la joute entre Socrate et Polos. Il manquerait alors assurément à Gorgias sa plus grosse moitié, la plus tragique et la plus belle, mais le thème du dialogue, nature et utilité de la rhétorique, serait, pour le lecteur ignorant cette seconde moitié, traité de façon apparemment suffisante. D’autant que l’argument même du dialogue se partage exactement en ces trois scènes successives, et se distribue entre trois acteurs, qui se donnent le tour un peu mécaniquement, au dire de bons auteurs, « comme sur le théâtre français ou grec »[4].

Quant à l’infériorité du Livre I de la République à l’égard de Gorgias, elle est certes indéniable, mais à la condition qu’on ait le droit de les comparer l’un à l’autre. Or, a-t-on ce droit ? Sont-ce là des unités de même ordre ? Oui, s’il était d’avance avéré que ce Livre I fut jadis le dialogue Thrasymaque, un dialogue sur la nature et les effets de la justice, écrit pour être publié comme tel et subsister comme tel. Alors il se présenterait mal, survenant après Gorgias, et ne se comprendrait qu’écrit avant lui, premier jet d’une pensée qui, une fois parvenue à concevoir et traiter d’une façon plus pleine et plus brillante ce thème qui la tourmente, laisse d’abord subsister côte à côte l’ébauche et la façon plus parfaite, puis, reprise bientôt par ce thème vital, le poursuivant, l’agrandissant jusqu’aux proportions qu’il exige, revient à la première ébauche et l’utilise comme prélude du grand œuvre. C’est bien ce qu’on prétend et ce qu’on est forcé de prétendre[5], mais on a tort, en ce cas, de vouloir prouver l’existence indépendante d’un dialogue Thrasymaque par l’impression d’achevé que donne le Livre I de la République, et l’antériorité de ce Thrasymaque à l’égard de Gorgias par sa moins grande perfection, car les raisons par lesquelles on prouve cette imperfection militent contre l’indépendance. L’infériorité ou supériorité ne peut exister qu’entre unités commensurables, et la commensurabilité n’existe naturellement entre Thrasymaque et Gorgias que si l’existence indépendante de ce Thrasymaque est déjà prouvée.

L’est-elle ou peut-elle l’être ? La comparaison des doctrines étant non seulement sujette à subjectivité, mais forclose par raison de méthode, les seuls arguments possibles seraient des arguments de tradition ou des arguments stylistiques. L’indépendance du Livre I n’a pour elle aucun témoignage antique. Reste le style. Depuis les Untersuchungen de Ritter, la jeunesse stylistique du Livre I de la République relativement aux autres Livres est un fait établi : Lutoslawski a ramassé dans une page pleine et claire les particularités de dernier style qui sont absentes de ce premier Livre et communes à tous les Livres suivants[6]. Mais cette jeunesse relative prouve-t-elle nécessairement l’existence indépendante ? Même écrit un certain temps avant les autres Livres et séparé d’eux par d’autres travaux, ce dialogue entre Socrate et Thrasymaque n’a-t-il pu être conçu du premier coup comme prélude au grand œuvre de la République ? Platon n’a-t-il pu avoir en tête, dès ce moment, son plan général, ses idées maîtresses, ses grandes divisions, sans pour cela être prêt à remplir complètement le cadre qu’il se traçait ? Quelle que soit, en gros, l’uniformité stylistique des Livres II-X, il ne les a cependant pas écrits d’un trait, sans respirer ; il les a composés lentement, à loisir, comme l’exigeait leur ampleur et comme le montre leur perfection ; et, parmi les critiques, plusieurs même de ceux qui acceptent qu’il les ait publiés par fractions successives, avec au moins un intervalle de quelques années, ne cessent pas pour cela d’affirmer leur unité et leur continuité de plan[7]. Qui empêche d’englober dans cette continuité le Livre I ? Le nombre d’années qui le sépare des autres Livres ? Si largement que l’on calcule, ce temps ne dépassera guère, il n’égalera peut-être pas celui qui fut nécessaire pour les écrire. Nous n’avons d’ailleurs qu’à prendre ce Livre I tel qu’il est pour voir qu’il s’adapte admirablement aux autres et qu’il leur est la plus merveilleuse préface qu’on puisse rêver, posant la question fondamentale, amenant sur la scène, à côté des personnages d’introduction, et mettant en relief à dessein les futurs grands rôles du dialogue, semant de-ci de-là, discrètement mais visiblement, les idées qui formeront les membrures de l’œuvre, préparant celle-ci autant par ses silences et ses lacunes que par ses suggestions[8]. Expliquer tout cela par une adaptation postérieure, ne serait-ce pas exiger que Platon eût récrit entièrement à neuf le Thrasymaque primitif ?

Quant à son antériorité à l’égard du Gorgias, peut-on l’établir en s’appuyant précisément sur sa jeunesse stylistique ? Les efforts de von Arnim en ce sens ont laissé incrédules les gens du métier : la méthode stylistique, fondée sur la parenté linguistique plus ou moins grande des dialogues avec le dialogue de la vieillesse, les Lois, perd naturellement de sa sûreté à mesure qu’on s’éloigne de ce terme de référence et, dans les premiers dialogues, ne peut tout au plus constituer que des groupes. Aussi est-ce l’infériorité, signe pour lui d’antériorité, que von Arnim s’évertue à prouver[9], et nous savons qu’isolé du tout qu’il prépare, le Livre I ne peut se comparer au Gorgias sans lui paraître inférieur là où il est simplement différent. Mais plus nous le rapprocherons du Gorgias par sa date, plus nous le justifierons de ne pas lui ressembler et de ne pas vouloir lui ressembler, même s’il veut être un dialogue complet et qui se suffit à lui-même. À plus forte raison le justifierons-nous d’être autre, si sa manière propre lui est imposée par ce qui doit le suivre et ce qu’il prépare.

PREMIÈRE PARTIE : DÉFINITION DE LA JUSTICE

Distribution des rôles.

Ce n’est pas Thrasymaque seulement qui s’efface désormais et, sauf un court moment, reste muet jusqu’à la fin, Euthydème, Lysias, Charmide ne quitteront pas leur rôle de simples assistants, de pures ombres. Clitophon a pris la parole une fois et ne la reprendra plus. Le vieux Céphale est parti sitôt la discussion nouée. Son fils Polémarque n’interviendra désormais qu’une fois, dans la même occasion que Thrasymaque : il donnera précisément le signal des protestations et des supplications qui ramèneront Socrate au problème de la communauté des femmes (449 a, b). Dans tout son exposé sur la cité de justice, sur ses conditions de réalisation, sur ses déviations, Socrate n’aura plus que deux interlocuteurs alternants : Adimante et Glaucon. N’était-il pas naturel, pour une discussion qui deviendra progressivement un exposé presque continu, de ne conserver que le moins possible d’interlocuteurs, et surtout des disciples intimes, capables de suivre, de relancer et d’animer cet exposé sans le troubler ? N’était-il pas naturel aussi que ce discours sur la cité parfaite, sur la Gallipolis, n’eût comme « répondants » que des citoyens, de purs Athéniens ? Pour ce rôle d’honneur, Platon tient en réserve ses frères depuis le début du dialogue.

Adimante est venu avec Polémarque dans la jeune bande joyeuse qui somma Socrate de rester en leur compagnie jusqu’au soir. Glaucon est venu directement avec Socrate. Il a tenu, dans la grande discussion avec Thrasymaque, son « bout de rôle », en demandant à Socrate quel est ce châtiment dont sont menacés les justes lorsqu’ils fuient le pouvoir et en donnant sa prompte et ferme adhésion à la thèse que défend Socrate lui-même : le sort du juste est plus avantageux que celui de l’injuste. C’est son intervention qui rouvre le débat au moment où il paraissait clos ; c’est à lui que Socrate s’adressera, non seulement au cours de l’exposé qui occupe la dernière partie du neuvième Livre et tout le dixième, mais encore dans l’exhortation qui dégage la leçon du mythe et termine tout le dialogue. À côté du nom de Socrate, son nom ouvre et ferme, pour ainsi dire, la République, et, dans l’immense étendue de texte que comportent les Livres II-X, seul interlocuteur avec Adimante, il est, des deux, le principal, car il sert de répondant à Socrate pendant les deux tiers de son exposé. Mais cet empiétement du rôle de Glaucon sur celui d’Adimante ne se fait pas tout d’un coup, et leur alternance suit une progression curieuse.

Ils développent d’abord, l’un après l’autre, au début du second Livre, leur « interpellation », et somment Socrate d’étudier la justice en elle-même, abstraction faite de ses avantages ou désavantages. Or, ces deux interpellations (Glaucon 357 a-362 c, Adimante 362 d-367 e) sont de longueur égale. Après un tout petit entr’acte sur la difficulté de la tâche et la méthode qu’il prétend suivre, Socrate, conservant pour interlocuteur Adimante, décrit la cité de nature (368 e-372 c) ; puis, sur une observation de Glaucon, il se tourne vers celui-ci pour décrire la cité civilisée et guerrière, et poser la question : Comment élever les gardiens ? (372 c-376 d). Adimante soulignant l’importance de cette éducation, c’est avec lui que Socrate commence d’étudier l’enseignement de la musique et traite de tout ce qui concerne les discours et les fables (376 d-398 c). Il finit avec Glaucon cet exposé sur la musique, puis traite de la gymnastique et du choix des chefs (398 c-417 b). Dans toutes ces alternances encore, les longueurs se balancent, et, si nous faisons une coupure ici, c’est-à-dire exactement à la fin du Livre III, nous pourrons observer, tout en nous excusant de notre apparent pédantisme, que leurs proportions varient parallèlement : 221 lignes et 213, 190 (y compris les 35 du petit entr’acte) et 182, 771 et 769. En somme, sur les 2 346 lignes que comportent les Livres II et III, le rôle de Glaucon en couvre 1 172 ; celui d’Adimante 1 174 (1 139 seulement si nous soustrayons le petit entr’acte). Cet entr’acte sert d’ailleurs à rompre la monotonie de ces alternances égales, et Platon a pris soin d’y obvier encore d’une autre manière : les divisions logiques, à partir au moins du moment où Adimante et Glaucon deviennent de simples répondants, empiètent régulièrement sur les divisions de rôles.

L’étude de la condition des gardiens, entamée avec Glaucon par les règles pour la sélection des chefs, se continue avec Adimante (419 e-427 d = 332 lignes), et Socrate, proclamant achevée la construction de la cité, invite les fils d’Ariston et tous les assistants à examiner où réside en elle la justice ou l’injustice. Avec Glaucon (427 e-445 e), Socrate définit alors la justice comme harmonie des classes dans la cité et des parties de l'âme dans l’individu. Après ce long rôle de Glaucon (764 lignes), vient le court entr’acte où Polémarque, Adimante, Glaucon, Thrasymaque décident Socrate à traiter de la communauté des femmes. C’est encore à Glaucon que Socrate adresse directement cet exposé et c’est avec lui qu’il entame la question du gouvernement des philosophes (450 b-487 a = 1 332 lignes). Adimante lui oppose alors l’opinion courante sur les philosophes, et Socrate, faisant leur apologie, montre par quelles études on les formera ; la plus haute sera celle du Bien, qu’Adimante lui demande de définir (487 b-506 d = 776 lignes). Glaucon intervenant, c’est à lui que Socrate adresse cet exposé sur la nature du Bien et sur la dialectique. Nous sommes à la fin du Livre VII.

Socrate ne change d’interlocuteur qu’une fois expliquée la décadence de la cité parfaite et décrites les origines et les mœurs de la timocratie (548 d). À ce long rôle de Glaucon (1 470 lignes) succède un assez long rôle d’Adimante (1 055 lignes) : il couvre l’étude de l’homme timocratique, de l’oligarchie, de la démocratie, et les origines de la tyrannie et de l’homme tyrannique (548 e-576 b). C’est la dernière fois qu’Adimante prend la parole. Ni son nom ni aucun autre nom ne sera désormais prononcé que celui de Glaucon. De ce dernier tiers du Livre IX jusqu’à la fin du Livre X, c’est à Glaucon que Socrate s’adressera pour comparer le sort du philosophe et du tyran, pour justifier la condamnation portée contre la poésie, pour exposer le bonheur du juste dans ce monde et dans l’autre (576 c-621 d = 1 733 lignes). Au moment où il rend à la justice ces avantages dont on avait fait abstraction au début du Livre II, et lorsqu’il commence de raconter la vision d’Er, fils d’Armenios, il dit « vous », s’adressant ainsi à tous les auditeurs, mais devant eux, au premier plan, c’est Glaucon qu’il interpelle par son nom, et c’est lui qu’il exhorte directement à la foi dans le bonheur inadmissible du juste.

C’était une difficile gageure de conserver la forme du dialogue à un traité aussi long que la République, mais Platon maintiendra une telle gageure jusque dans les Lois, qui sont plus longues encore. Après le dramatique prélude que constitue le Livre I, la République a pris naturellement un cours plus calme : les deux discours de Glaucon et d’Adimante, se succédant sans interruption, servent de transition entre ce dialogue de combat et le dialogue nouveau, dialogue de critique sociale, puis de construction, où le drame ne naîtra que du tragique même de la pensée. Dans cet exposé dialogué, Platon a jeté, outre l’ardeur de son âme et la force de sa dialectique, les beautés à foison. Mais tout en réduisant le plus possible le nombre des interlocuteurs pour ne pas contrarier le développement de l’exposé, il a voulu d’abord garder à la forme même du dialogue un peu de variété et d’animation. Aussi a-t-il conservé deux « répondants », dont l’alternance serait une première variété ; leurs caractères, transparents ou expressément indiqués, en seraient une autre. Mais, en ce qui regarde les caractères, il s’est contenté d’indications rapides, espacées et peu nombreuses[10], et, quant au rythme des alternances, il l’a laissé peu à peu s’allonger, se détendre et mourir. Après la fin du Livre III, nous voyons se succéder une série de dialogues à un seul répondant, dont la longueur dépasse parfois celle de Ménon ou même celle de Parménide. Tout entier à sa pensée, sûr du mouvement qui la portait et de la flamme qui l’illuminait, sûr peut-être même d’un public désormais conquis par elle, il l’a laissée maîtresse de son allure, libre de tout ce qui eût inutilement compliqué la forme élémentaire d’interrogation et de réponse qui demeure jusqu’au bout son exigence vitale.


Position
de la question
et méthode.

Au moment donc où Socrate croyait la conversation finie, Glaucon proteste contre la soumission trop prompte de Thrasymaque. Entre la justice et l’injustice, la question de valeur est loin d’être tranchée, car, dans la discussion qui précède, elle a été mal posée. Une chose, en effet, peut valoir par elle-même, ou par elle-même et par les avantages qu’elle procure, ou enfin par ses seuls avantages et non par elle-même. Or, entre Socrate et Thrasymaque, le débat n’a porté vraiment que sur les avantages ou désavantages comparés de la justice ou de l’injustice. Voilà ce qu’affirme Glaucon, et Glaucon a raison, quoi qu’en pensent certains critiques modernes qui croient trouver, dans une contradiction entre cette affirmation et la vraie teneur de la discussion précédente, la fente où s’enfoncera le coin de leurs thèses séparatistes[11]. Même entre Polémarque et Socrate, les définitions successives ont été éprouvées à cette pierre de touche : à quoi servirait la justice ainsi définie ? Quand Thrasymaque l’eut définie par l’intérêt du plus fort, on a bien vu que, pour lui, ce que la morale ordinaire appelle injustice est vraiment notre avantage, et ce qu’elle appelle justice, l’avantage d’autrui (343 c). Socrate a donc eu raison de dire : la question est de savoir quelle est la vie la plus avantageuse (344 e), et si l’injustice est plus profitable que la justice (348 b, 354 a). Si cette formule fait place un instant à une autre : « Le juste vit-il mieux, donc avec plus de bonheur que l’injuste ? » (352 d), celle-ci est tout de suite ramenée à la première par la conclusion : « Donc il est avéré que l’injustice n’est jamais plus avantageuse que la justice » (354 a). Cette distinction entre avantage et bonheur n’est qu’une pierre d’attente qui se dissimule. Pierre d’attente aussi la définition de la justice comme vertu propre de l’âme, puisque cette vertu ne révèle pas ici son essence ou son origine, mais seulement son effet : que le juste vive bien, donc soit heureux, donc profite.

Que réclame donc Glaucon ? À Socrate, pour qui la justice vaut par elle-même et par ses avantages, il oppose l’opinion du grand nombre : la justice n’est qu’un compromis entre le plus grand bien, qui est de commettre l’injustice, et le plus grand mal, qui est de la subir. On ne l’aime que par impuissance, et si juste et injuste recevaient en même temps l’anneau de Gygès qui rend invisible, ils en useraient l’un comme l’autre pour assouvir leur caprice de puissance et de jouissance. Il n’y a qu’une façon de voir si la justice vaut par elle-même : opposer l’un à l’autre le juste et l’injuste en leur vérité nue, celui-ci pratiquant l’injustice intégrale « en homme qui sait son métier », sous le voile impénétrable ou tout de suite habilement retissé de la justice parfaite, et l’autre se dépouillant, par la pratique même de l’absolue justice, de tout ce qui en est le rayonnement et le renom. Eh bien ! le dernier sera condamné, torturé, supplicié, parce qu’il a voulu être juste et non le paraître ; et celui qui aura choisi de paraître juste pour masquer son injustice aura tous les succès et toutes les estimes. Ainsi juge le monde (357 a-362 c). Oui, dit Adimante, et c’est ainsi que ses éducateurs, pères de famille, précepteurs et poètes, prêchent aux jeunes gens la justice. Tantôt ils la montrent gorgée des biens de la terre, puis enivrée aux banquets des dieux, tantôt ils la font voir aussi pénible que belle, alors que l’injustice, heureuse et facile en ce monde, trouve toujours, pour l’autre, des rites et des charmes qui lui gagnent l’indulgence divine. La jeunesse conclut : ou pas de dieux, ou des dieux insouciants, ou des dieux corruptibles ; donc l’injustice est le parti le plus sûr. Aussi, à moins d’en être détourné par quelque grâce divine ou par une vraie science, on ne la hait que par impuissance, on la pratique sitôt libre. Que Socrate rompe donc avec cette errance traditionnelle, et nous montre que la justice, dussent hommes et dieux l’ignorer ou la méconnaître, a valeur en elle-même ; que, par elle-même, elle est le plus grand bien de l’âme, comme l’injustice est son plus grand mal (367 e).

Soit ! dit Socrate, défendre ainsi la justice est une tâche difficile, mais que je ne saurais refuser. Cherchons donc un biais qui la rendra plus aisée : avant d’étudier la justice dans l’âme individuelle, considérons le tableau plus large qu’est l’âme collective. Dans cette âme de la cité, la nature de la justice est écrite en caractères plus grands et plus lisibles. De là nous reviendrons à l’âme individuelle, et la comparaison des deux lectures dégagera la notion cherchée. Quant à la cité, la meilleure façon de l’étudier est de la regarder naître et se former (369 b). Ainsi Platon a noté en passant les trois racines de la justice, don de nature ou de grâce divine, opinion transmise par l’éducation, science ; il a flétri la malfaisance de l’éducation traditionnelle, dont les poètes sont les grands inspirateurs ; et, pour trouver l’essence de la justice, il s’est tourné vers la cité, âme commune dont l’âme individuelle est à la fois une composante et une résultante ; enfin, cette âme commune, il veut, pour la comprendre, la saisir en sa genèse même.


La cité et ses
gardiens.

Il n’est pas le premier à exposer cette genèse, et il le sait. Dans son dialogue Protagoras, il a fait conter au grand sophiste comment les humains, d’abord dispersés, se rassemblèrent pour se défendre contre les bêtes et fondèrent des cités, mais restèrent impuissants à les maintenir jusqu’à ce que Zeus leur envoyât, par le ministère d’Hermès, la pudeur et la justice. C’était d’ailleurs une description fréquente, chez les poètes du ve siècle, que celle de la vie animale, troglodyte, des premiers hommes. Au mythe de l’âge d’or, Xénophane n’avait-il pas, depuis longtemps, opposé la naissance laborieuse et lente de la civilisation[12] ? Platon utilise et transpose aussi bien l’une des idées que l’autre, lorsqu’il raconte à son tour comment naît une cité.

L’impuissance de l’homme isolé crée l’association, dans laquelle se développe très vite la division du travail et la spécialisation des fonctions : le germe de cité constitué par quatre ou cinq personnes qui s’unissent pour se procurer la nourriture, le logement, le vêtement, produit bientôt une cité complexe qui ne peut plus se suffire par elle-même et recourt au commerce, à la navigation, à tous les intermédiaires d’échange. À ce stade, limitée aux besoins les plus essentiels et les satisfaisant sans peine, cette cité de nature est un modèle d’innocence heureuse et de justice élémentaire : nourris d’orge, de froment, de légumes et de fruits, arrosant le tout d’un vin léger, ayant peu d’enfants, ses habitants ignorent les soucis, la pauvreté, la guerre. Ils vivent sainement et longtemps : n’est-ce pas l’âge d’or, tel que Platon le décrira dans le Politique et les Lois ? Mais cette béatitude sans les efforts et les joies de l’esprit ne fut jamais son rêve ; aussi Glaucon l’estime-t-il ici grossière et niaise : « C’est une cité de pourceaux à l’engrais ! » (372 d). Il faudra donc le luxe, la peinture, tous les arts, et la terre deviendra trop petite : c’est la guerre, c’est l’armée. Une armée de métier, car, si le cordonnier ne peut se mêler de tisser la toile ou de bâtir des maisons sans gâcher tous ces métiers et le sien tout d’abord, comment songer à faire de bons soldats sans les spécialiser étroitement ? La cité civilisée veut des gardiens de profession (374 d).

Ce sont des chiens de garde : œil vif, jambes rapides, muscles robustes, colère prompte. Alors ils seront féroces ? Non : un bon chien de garde est philosophe à sa façon, car il est doux envers ceux qu’il connaît, et connaître, pour lui, c’est aimer. Comment dresserons-nous ces gardiens-nés, que caractérise l’heureuse alliance du courage et de la douceur ? Par les moyens traditionnels : nous formerons leur corps par la gymnastique et leur âme par la musique (376 e).


La réforme
de l’éducation.

La musique, le don des muses, c’est toute la culture de l’esprit, ce sont nos belles-lettres et nos beaux-arts. Rien de plus pénétrant que ce lent pétrissage de la pensée et du cœur, rien de plus puissant et de plus redoutable. Il commence dès le bas-âge, par des fables, et les Grecs étaient comme les autres hommes : ils restaient longtemps enfants. Homère, Hésiode, ont façonné l’âme de l’Hellade ; Héraclite et Xénophane l’ont dit longtemps avant Platon, et, longtemps avant lui, ils se sont emportés contre la domination incontrôlée et malfaisante de ces maîtres de fictions. Mais la critique de Platon va bien plus loin que les sarcasmes de ses devanciers. Il fonde une cité, il sait que la base la plus indispensable en est l’éducation de la jeunesse, il sait aussi, lui qui voit le salut suprême dans la science, chez combien d’hommes la science ne régnera que du dehors, par l’autorité d’une opinion bien établie, et combien, chez ceux mêmes qu’elle doit éclairer et régir du dedans, elle n’aura d’entrée et d’action facile que dans une âme déjà imbue, par des croyances et des habitudes persuasives, de l’amour et de l’instinct du vrai. Il faut, dira-t-il (402 a), que nos gardiens soient élevés dans une atmosphère saine, où, les yeux et le cœur toujours pleins de belles œuvres et de belles pensées, ils soient d’avance inconsciemment si pénétrés de raison, si enclins à juger comme elle juge et aimer comme elle aime, que, lorsqu’elle viendra, ils la reconnaissent et l’embrassent dès leur premier élan.

Or, les grands poètes nationaux sont-ils capables de créer cette atmosphère ? L’ont-ils créée ? N’ont-ils pas au contraire fait et dit tout ce qui était en leur pouvoir pour tarir au cœur de la Grèce toutes les sources des vertus ? Platon l’affirme et le prouve en détail, point par point, citant textes sur textes, les commentant l’un après l’autre, préparant et formulant ses conclusions, et, au bout de ce long et ardent réquisitoire, prononçant finalement la condamnation. Toutes les vertus auxquelles nous devons former nos gardiens, piété, courage, modestie, véracité, tempérance, les poètes les détruisent par ce qu’ils nous racontent des dieux et des héros. Quels modèles ils nous peignent là ! Des dieux qui se révoltent contre leur père et le mutilent, qui, entre eux, se querellent et se battent, qui commettent le stupre et l’adultère, qui sont jaloux des hommes et les trompent par toutes sortes de mensonges et de déguisements, alors que la fable même se doit de représenter Dieu tel qu’il est : essentiellement bon, même quand il punit, parfait et simple en sa nature, immuable et vrai. Des héros qu’effraient les perspectives de l’au-delà et qui repoussent l’idée même de la mort, qui pleurent ou qui rient sans mesure, qui mentent, s’enivrent de tous les plaisirs et s’abandonnent à toutes les fureurs, à toutes les cruautés. Pour couronner tout cela, l’idée incessamment répétée qu’être juste, c’est travailler pour le bien d’autrui et pour son malheur propre (377 b-392 c).

Ce n’est d’ailleurs pas seulement la matière de ces fictions, c’est la forme même qu’il en faut condamner. Elle est essentiellement imitative. Or, comme on ne fait bien qu’une chose, on n’imite parfaitement qu’une chose. Nos gardiens ont renoncé à tout autre métier que celui d’être les artisans de la liberté de la cité. Comme ils ne doivent rien faire d’autre, ils ne doivent non plus rien imiter que les vertus dont ils ont besoin pour cette œuvre, car l’imitation prolongée devient habitude et nature ; ce serait leur faire perdre leur être propre que de les laisser amollir et déformer par cette poésie qui, dans ses paroles, ses harmonies et ses rythmes, s’étudie à tout imiter et tout reproduire : éléments, animaux, hommes, vertus et vices, passions nobles et viles, bien et mal. Nous louerons, s’il le faut, la souplesse infinie de cette maîtresse d’illusion, mais nous la bannirons de notre cité et ne conserverons que la poésie austère et simple, incapable d’imiter autre chose que le bien (398 b). Autant que les paroles, nous surveillerons donc les harmonies et les rythmes, écartant les modes plaintifs ou voluptueux et ne conservant que ceux qui respirent la bravoure et la sagesse. Nous imposerons les mêmes règles à la peinture, à l’architecture, à tous les arts. Ainsi pourrons-nous créer cette atmosphère de grâce mesurée et de saine beauté, où les âmes de nos jeunes gens doivent s’imprégner des justes enthousiasmes et des chastes amours. Chastes, car Platon réformateur insiste solennellement sur cette loi de la cité parfaite : plus encore que la beauté des corps, on y estimera et chérira la beauté des âmes, et du mutuel amour entre les gardiens sera expressément bannie toute volupté sensuelle (403 c).

À des hommes ainsi formés, avons-nous besoin de donner des règles détaillées pour la culture du corps ? Non : c’est l’âme qui, bien dressée, doit à son tour dresser et façonner le corps. Elle trouvera d’elle-même le régime qu’il faut à nos gardiens : sobre et souple, aussi éloigné de la diète compliquée des athlètes professionnels, si engourdissante pour l’esprit, que des raffinements de la gourmandise ou de la volupté. Éveillés, alertes, supportant joyeusement les privations et les fatigues, ils auront des corps sains au service d’âmes saines et n’importuneront pas plus les médecins qu’ils n’importuneront les juges. Car ils sont des ouvriers, eux aussi, ouvriers de la liberté de la cité. Pas plus que des bûcherons, ils n’ont de temps ni de goût pour les médications ou les procédures, et la cité, attentive à ramener à la norme, s’il le faut, par une opération rapide, les corps ou les âmes qui s’en écarteraient en passant, ne gagnerait rien à prolonger, par de laborieux ou indulgents sursis, la vie de corps ou d’âmes gangrenés. Là où le mal est trop profond, la mort est le seul remède (410 a).

Voilà donc au moins esquissée cette culture harmonieuse du corps et de l’âme qui doit produire, non des reitres ni des esthètes, mais de sages et valeureux gardiens : la cité ne sera sûre de son salut que si elle trouve, pour former sa jeunesse, l’homme capable de réaliser cet indispensable mélange de la douceur et de la force (412 b). Une « philosophie exempte de mollesse », un esprit cultivé servant une volonté robuste, d’autres, avant Platon, ont exprimé cet idéal. Ici encore Platon est de son pays et de son temps. Mais il ne fait pas seulement, de cet idéal, la règle de sa psychologie et de sa politique, ici et dans le Théétète, dans le Politique, dans les Lois ; il en fait la loi même du Créateur, qui ordonne et gouverne l’univers en pénétrant d’intelligence l’aveugle matière et en mariant, au service du Bien, la persuasion et la force, l’Esprit et la Nécessité[13].


La condition
des gardiens.

Quelle hiérarchie mettrons-nous entre ces gardiens ? Comment distinguerons-nous ceux qui doivent commander aux autres ? Nous choisirons naturellement pour chefs les plus âgés et les meilleurs, ceux qui auront subi le plus longtemps notre dressage et se seront montrés le plus constamment prudents, énergiques, dévoués de cœur et d’action à la cité. Les opinions droites et les bons sentiments que cette éducation première leur confère n’ont pas encore de racines scientifiques, ce sont des vertus de caractère et d’habitude que l’oubli, la crainte, la séduction peuvent encore ébranler. Soumettons-les à ces dangers contraires, étudions-les aux prises, non seulement avec le temps et l’oubli, avec les fatigues, les souffrances, les combats, mais aussi avec les plaisirs. Ceux qui sortiront vainqueurs de cette diversité d’épreuves, nous leur donnerons l’autorité, et nous les appellerons gardiens parfaits : quant aux plus jeunes, que nous nommions jusqu’ici des gardiens, ils seront les assistants et les auxiliaires des chefs (414 b).

Mais l’autorité a besoin d’un peu de mystère et de lointain. Nous arrangerons une fable que nous essaierons de persuader aux chefs eux-mêmes, en tout cas au reste des citoyens. Gouvernants, guerriers, artisans ou laboureurs, ils sont tous nés de la même terre, mais à la terre-mère le dieu qui les forma mêla pour les uns de l’or, pour d’autres de l’argent, pour les derniers du fer et de l’airain. S’il arrive cependant, à l’encontre des lois normales de l’hérédité, qu’un enfant naisse mêlé d’un autre métal que son père, on le fera sans pitié ni scrupule descendre ou monter au rang que sa nature mérite, car la corruption de la race gouvernante serait la ruine de la cité (415 d).

Et maintenant armons ces fils de la terre, groupons-les derrière leurs chefs, campons-les à l’endroit d’où ils protégeront plus sûrement la cité contre les ennemis du dehors et du dedans. Car ils sont faits pour la protéger : ce sont des chiens de garde que nous donnons à notre troupeau, non pas des loups ; des défenseurs, non pas des maîtres ou des tyrans. Il faut donc leur enlever toute tentation de transformer leur service en puissance et en jouissance. Ils sont une garnison, que les citoyens logent et nourrissent : maison commune, table commune, subsistance assurée d’avance pour l’année, donc aucun besoin d’or ni d’argent et défense absolue d’en posséder, d’en manier, presque d’en voir (417 a). C’est leur faire, dit Adimante, un sort peu enviable et bien étrange : comment ? maîtres de la cité comme ils le sont en fait, ils n’en tireront et accepteront de n’en tirer aucun profit ? Nous sommes, en effet, à l’extrême opposé de la thèse soutenue au premier Livre par Thrasymaque, aussi bien que de l’opinion et de la pratique générale : comme Socrate le voulait contre Thrasymaque, le gouvernement que nous instituons ne profite qu’aux gouvernés. Il est non pas une exploitation, mais un service[14]. N’est-ce pas juste ? La cité est-elle faite pour les gardiens, ou les gardiens, comme tous autres, pour la cité ? Notre but est qu’elle soit heureuse et non ses gardiens ou ses artisans, ou plutôt, n’est-ce pas en contribuant chacun dans sa mesure et par sa fonction propre au bien de la cité qu’ils trouveront leur part naturelle de bonheur ? D’ailleurs, l’absolue pauvreté que nous exigeons des gardiens n’est que la fleur suprême de l’esprit de mesure qui doit régner dans toute la cité. Aux artisans, il faut un peu d’argent si nous voulons qu’ils puissent apprendre et pratiquer leur métier, pas trop si nous ne voulons pas qu’ils le gâchent ou le lâchent. Notre cité sera pauvre, donc gênée pour faire la guerre ? Non, elle trouvera toujours des alliés au dehors contre les riches proies que seront les autres cités, et trouvera toujours en elle-même, dans l’union absolue de ses membres, assez de force contre ces cités, inévitablement divisées en parti des pauvres et parti des riches. N’eût-elle que mille combattants, ils seront tout à elle (423 b). Chiffre minimum pour Platon, qui, dans les Lois, exigera davantage. Mais beaucoup de petites cités avaient moins, Sparte n’avait guère plus du double à cette époque, et nous verrons que son oliganthropie progressive et sa ruine ne vinrent pas de sa pauvreté.

Une cité aussi grande qu’elle peut l'être sans cesser d'être une, voilà notre idéal. Cette unité de l’ensemble sera maintenue si chaque membre demeure à sa place et remplit exactement sa fonction. Mais l’esprit qui l’inspire, et qui doit s’étendre jusqu’aux lois du mariage et de la procréation, esprit d’union et de communauté véritable, c’est à l’éducation de le faire naître et subsister. Que cette éducation soit la grande loi, la seule loi intangible de la cité : elle formera les mœurs, elle dictera les quelques règlements inévitables, elle dispensera de la poussière de règlements où tant de « grands politiques » mettent leur ambition et leur gloire[15]. Quant à la religion, le dieu de Delphes en est l’interprète naturel (427 c).


La Justice.

Voilà donc notre cité construite. Reste à voir ou nous y trouverons la justice et l’injustice, en quoi l’une et l’autre diffèrent et laquelle des deux est, par elle-même, suffisante à faire à la fois notre excellence et notre bonheur intimes. Ce problème, Platon va le résoudre en utilisant parallèlement la tripartition de la cité et la tripartition de l'âme individuelle.

Hippodamos de Milet, le Haussmann du siècle de Périclès, grand aligneur de rues et logicien de l’urbanisme, avait porté son amour de la symétrie jusque dans l’organisation sociale. Trois classes de citoyens : artisans, laboureurs et guerriers ; trois parts du territoire, dont l’une consacrée aux dieux, l’autre à l’entretien des guerriers, et la troisième laissée en propre aux laboureurs ; trois sortes de lois, réprimant l’outrage, le dommage ou le meurtre ; une suprême cour d’appel, qui tient au besoin un compte exact des « circonstances atténuantes » ; des encouragements aux inventeurs, et l’idée, qui fut bientôt réalisée, d’instituer a des pupilles de la nation » ; enfin tous les magistrats élus par les trois classes de la cité, ce schéma est tout ce qu’Aristote nous transmet des plans d’Hippodamos et, à en juger par les questions qu’il pose, tout ce qu’il en connaissait lui-même. Faut-il attribuer à une influence des Pythagoriciens cette prédilection pour le nombre trois ? En tout cas, puisque nous n’avons, sur les Pythagoriciens avant Platon, que des témoignages postérieurs à Platon, affirmer l’origine pythagoricienne des « trois parties de l’âme » ou des trois parties de la cité est plus facile que de la prouver[16]. Mais que nous importe cela pour notre appréciation de la République ? Comme tous les vrais génies, Platon ne s’arrête guère sérieusement à prendre des brevets d’invention : quand il souligne une nouveauté, c’est souvent par formule de style, imitation des poètes ou des rhéteurs, et combien plus souvent il aime à s’abriter sous une autorité plus ou moins supposée ! Il ramasse en passant tout ce qui peut lui servir, ou plutôt l’attire par le magnétisme de sa pensée, et poursuit son chemin victorieux vers l’idée. Qu’est cette division brute des classes sociales par Hippodamos, ou quelque autre même plus affinée, au regard du principe où Platon fonde le salut de la cité : séparer le politique de l’économique, pour que gouverner ne soit plus une exploitation, mais un service ? Et qu’importe à qui Platon pourrait devoir la tripartition parallèle de la cité et de l’individu, si lui seul y trouve de quoi fonder en raison le plus ambitieux idéal de valeur humaine et de justice sociale ?

Puisque, par hypothèse, notre cité est parfaite, elle possède assurément les quatre excellences fondamentales, que Platon assemble ici très intentionnellement : sagesse, courage, tempérance, justice. Où réside et en quoi consiste la justice, nous le verrons en appliquant la méthode des résidus. La sagesse, ou bon conseil en vue de conserver la cité, réside naturellement dans les magistrats ; le courage, opinion droite et disciplinée sur ce qu’on doit craindre ou ne pas craindre, appartient aux guerriers ; la tempérance, harmonie et symphonie volontaire entre les parties supérieure et inférieure de l’âme, ne peut être, dans l’âme collective ou cité, qu’un mutuel et complet accord entre gouvernants et gouvernés. Il est clair que ce qui reste doit être la justice. Et nous la connaissons depuis longtemps, puisque nous avons posé, comme fondement de notre république, le principe : que chacun reste à sa place et remplisse la fonction pour laquelle il est né. Or, c’est bien ce principe qui fonde les autres vertus, qui maintient le gouvernant à son poste de prévoyance, le soldat à sa faction, le cordonnier à son échoppe, et nous pouvons déclarer : du seul fait que mercenaire, auxiliaire et gardien demeurent chacun à son poste et font chacun son œuvre propre, la justice est réalisée dans la cité (434 c).

Mais notre définition ne vaudra que si elle se vérifie dans l’individu : d’où la cité, en effet, aurait-elle ses caractères, sinon des éléments qui la composent ? L’individu aurait donc en lui des principes d’action différents et spécialisés ? Oui, nous le prouverons en appliquant le principe suivant, qui est évident : une même chose ne peut ni produire ni subir des effets opposés dans le même temps et le même rapport (436 b). Nous pouvons donc assurer que le mouvement qui nous porte vers une jouissance et l’interdiction intérieure qui tend à réprimer ce mouvement ne viennent pas du même pouvoir : l’un, aveugle et irréfléchi, est le désir ; l’autre, calme et calculateur, est la raison. Or, celle-ci trouve souvent un allié dans un mouvement de réaction et de révolte, qui sourd obscurément du fond de l’être, comme le désir, mais résiste parfois au désir lui-même : c’est la colère. Sa violence est toute spontanée, irraisonnée, mais elle se déchaîne naturellement contre ce qui paraît injuste. Elle n’est pas la raison, ni sœur de la raison, sœur du désir plutôt ; mais elle est susceptible d’écouter la raison et de se mettre à son service. Elle donne à la sagesse le nerf et la force. Ainsi le guerrier appuie de son courage le gouvernant contre l’aveugle et basse passion du mercenaire. Eh bien ! que la raison en nous commande et que la colère la seconde, gouvernant et comprimant de concert le turbulent désir, alors se réalisera la subordination mutuelle de nos puissances intérieures et l’application de chacune à son œuvre propre : notre vie, entretenue par le désir, contenue au besoin par les réactions de la colère, toujours guidée et unifiée par la raison, sera une vie juste et heureuse. La justice est donc bien en nous, comme dans la cité, l’ordre qui maintient chacune des forces intérieures à sa place et dans sa fonction (443 b). Est-il besoin de dire qu’elle n’est possible en la cité que si elle existe en nous, que la justice des actes n’est rien sans cette justice du cœur, et que le grand, l’essentiel bienfait de l’éducation est d’établir cet équilibre et cette harmonie de nos puissances ? Que l’une d’elles se révolte, ce sera en nous la sédition intérieure, le trouble, le détraquement de tout notre être, la maladie et le malheur. Cette sédition intérieure, qui est l’injustice, aura les mêmes effets dans la cité. Nous n’avons donc plus à examiner laquelle est la plus avantageuse de la justice ou de l’injustice, car nous avons prouvé que la justice est par elle-même le plus grand bien de l’âme et l’injustice son plus grand mal (445 b).


Les « duo fere libri » d’Aulu-Gelle.

Ainsi finit cette première partie, car les quelques lignes qui suivent sur les formes injustes de gouvernement contiennent une promesse que Platon entend bien ne remplir que plus tard. La diversion qui va l’empêcher n’est que feinte : il faut bien rompre un peu en apparence la logique, si l’on ne veut qu’elle nous fatigue et nous importune. Sur la composition et la publication de ces Livres I-IV, les hypothèses et les systèmes n’ont pas manqué, mais ce n’est pas encore ici le lieu de les discuter ou même de les signaler utilement. L’une de ces hypothèses cependant, parce qu’elle est antique et se présente un peu comme un témoignage, doit retenir un moment notre attention.

Aulu-Gelle, au XIVe Livre de ses Nuits Attiques, s’interroge sur la portée des rivalités qui, d’après les conjectures de bons auteurs, auraient séparé jadis Platon et Xénophon[17]. Ces conjectures, nous dit-il, s’appuient soit sur le fait que Platon ne fait jamais mention de Xénophon ni Xénophon de Platon, soit sur la façon souvent contradictoire dont l’un et l’autre nous rapportent les paroles et les actions de Socrate. Elles s’autorisent aussi d’une polémique indirecte de Xénophon dans sa Cyropédie contre la République de Platon ; ce car Xénophon, ayant, de ce célèbre ouvrage de Platon sur la meilleure constitution et le meilleur gouvernement, lu les deux livres environ qui en étaient parus d’abord, prit position là-contre et composa, sous le nom d’Éducation de Cyrus, un tout autre plan de constitution royale[18] ». Platon, d’ailleurs, ne manqua pas de rendre la pareille à Xénophon, puisque, parlant quelque part de Cyrus, il dit que ce prince, si brave qu’il pût être, avait manqué totalement d’éducation (cf. Lois 694 c). Il ne peut être question de mettre en doute ni la bonne foi ni l’intelligente lecture d’Aulu-Gelle : les bons auteurs dont il parle utilisaient certainement une tradition plus ou moins vieille sur cette opposition de la Cyropédie à la République, tradition qui pouvait être faite elle-même de conjectures et de combinaisons sans manquer pour cela de certains points d’attache dans les textes ou les faits. Nous la retrouvons abrégée, encore que plus complète et plus correcte sur un point, dans Diogène Laërce[19], mais Diogène rappelle simplement l’opposition de la Cyropédie à la République, sans parler pour celle-ci d’une publication échelonnée. Athénée, à propos de Cyrus, parle seulement de la contradiction visiblement voulue entre les Lois et la Cyropédie, et ne dit rien de la République ; mais, de même qu’Aulu-Gelle, il présente bien toute cette rivalité entre Platon et Xénophon comme conjecturée et construite, encore que d’après des indices pour lui très valables[20]. En ce qui concerne l’opposition de Platon à la Cyropédie, l’indice est un texte indéniable des Lois. Quant à l’opposition de la Cyropédie à la République, pouvons-nous penser qu’elle fut conclue, non seulement des différences de doctrine constatées, mais aussi du fait par ailleurs avéré d’une publication au moins partielle de la République précédant notablement celle de la Cyropédie ?

Ce que nous savons de la chronologie des œuvres de Xénophon ne nous aide guère, car nous savons peu, et, sur la date de la Cyropédie en particulier, les distances entre les critiques sont très grandes : un peu après 382 ou un peu après 360 sont les hypothèses extrêmes, un peu après 369 l’hypothèse moyenne[21]. Une telle incertitude devrait rendre plus facile une attitude impartiale, sur cette question des duo fere libri de la République : elle ne rend pas plus facile une réponse décisive. En tout cas, par lui seul, le texte d’Aulu-Gelle ne milite qu’en faveur d’une publication échelonnée de la République actuelle. Prétendre que les duo fere libri sont notre Livre I serait vain. Mais Hirmer a montré, par son tableau des citations de l’Antiatticiste[22], que, dans la division antique en six livres, la coupure entre le deuxième et le troisième Livre se faisait après la page 411, avant la page 422 Estienne. Les deux premiers Livres de cette division en six correspondaient donc à nos trois premiers actuels. Pouvaient-ils, étant publiés d’abord, inciter Xénophon à composer un plan de « gouvernement royal » qui fût opposé au gouvernement idéal de Platon et, pour cela, décrivît « l’éducation de Cyrus » ? À supposer même que la tradition où puise Aulu-Gelle fût pure construction, ses auteurs ont-ils pu la bâtir sur quelque apparence raisonnable ? Si rapide qu’ait été notre analyse, elle nous permet de répondre affirmativement : genèse de la cité, sa division en classes, fonctions de ces classes, éducation des gardiens, enfin condition des gardiens et choix des gardiens chefs, tout cela est largement exposé avant la fin de notre Livre III. Aulu-Gelle, d’ailleurs, et sa source lointaine disent : « duo fere libri, la valeur environ de deux livres », et, par suite, rien ne nous interdit de porter jusqu’à la fin même de cette construction de la cité, c’est-à-dire jusqu’à 427 d dans notre Livre IV, l’étendue de cette première publication. Nous n’ajouterions ainsi que 332 lignes à nos trois Livres actuels, et l’étendue de ces duo fere libri qui primi in uulgus exierant (3 863) ne dépasserait que de 191 lignes environ l’étendue théorique de deux Livres normaux d’une édition de la République en six Livres (3 672 lignes).

Or, nous avons observé, en étudiant la distribution des rôles, que ceux de Glaucon et d’Adimante couvraient, dans nos Livres II et III, une étendue égale de texte, et qu’à partir de là commençait de s’accuser une disproportion croissante. Nous avons dit aussi que Platon s’ingéniait à rompre de temps à autre, au cours des Livres II et III, ces alternances égales, ne fût-ce qu’en faisant régulièrement empiéter les divisions logiques sur les divisions de rôles. Nous ne trouverions donc nullement étonnant, si Platon a vraiment publié sa République par fragments successifs, qu’il eût, à la fois, rompu cette balance des rôles et achevé un tout logique, en ne terminant sa publication qu’après ces quelque trois cents lignes où Socrate discute avec Adimante sur la portée de la richesse ou de la pauvreté pour le bonheur des guerriers et de la cité. Ainsi la construction idéale de la cité se trouvait achevée, et le lecteur attendait, pour le début de la publication suivante, la définition promise de la justice. Quant à ce fait de publier par parties successives un dialogue de cette importance, il n’aurait non plus rien qui dût nous étonner, et cette première coupure au moment où Platon va commencer de se moins soucier de la proportion des rôles serait assez marquante au point de vue de la forme extérieure du dialogue. Faire, en ce moment, des hypothèses sur la date de cette publication serait prématuré, sinon tout à fait vain. Mais discuter ici sur l’étendue et la teneur de l’Ur-Politeia, dont on a voulu prouver l’existence et la date par ce texte d’Aulu-Gelle, serait certainement plus vain encore : les duo fere libri et leur influence possible sur la Cyropédie s’expliquent parfaitement sans cette hypothèse, que nous ne tarderons d’ailleurs pas à retrouver sur notre route.


SECONDE PARTIE : LES CONDITIONS DE RÉALISATION

1. — Les femmes-gardiens.
Continuité
du plan.

Nous avons donc construit la cité et montré qu’en elle, aussi bien que dans chacun de ses membres, la justice naîtra du fait que leurs parties composantes resteront chacune à leur place et joueront leur rôle propre. Mais, dans cette appropriation des parties, garantie du travail harmonieux de l’ensemble, à qui revient le rôle principal ? Évidemment à la partie dirigeante, à celle qui, voyant l’ensemble et son but, tient orientée vers ce but sa propre action et celle des autres parties. Quelle sera donc la condition fondamentale pour que se réalise cette justice parfaite, sinon que la partie dirigeante ne cesse de voir et de vouloir la fin générale, de la voir dans une clarté totale et inamissible, de la vouloir et de s’y consacrer sans partage et sans retour ? Cette clarté inamissible, c’est celle de la science : il faut donc que nos gardiens cherchent et conquièrent la science, il faut, en un mot, qu’ils soient philosophes. À ce degré, voir, c’est vouloir, et l’intuition claire fait l’action infaillible. Mais se consacrer sans partage à la fin et, pour cela, monter sans arrêt vers la vision totale, réclame une volonté dégagée de toutes les entraves, purifiée de toutes les attaches étrangères : aussi, comme nous avons précédemment enlevé à nos gardiens les passions et les soucis de la vie matérielle, nous leur enlèverons maintenant les passions et les soucis de la famille. La communauté des femmes et des enfants est la condition négative, la « philosophie » des gardiens est la condition positive de réalisation de la justice parfaite.

Disons-nous là quelque chose d’essentiellement nouveau et quittons-nous le cours de notre exposé ? Au contraire, nous le suivons et le découvrons de plus en plus clairement. Nous avons orienté toute notre construction sociale vers un idéal de justice, qui s’est révélé peu à peu comme un idéal d’unité : que chacun demeure à sa place et remplisse exactement sa fonction, c’est là, disions-nous, la justice, et c’est aussi la condition d’unité de la cité. L’éducation que nous avons esquissée avait pour but de faire naître et d’entretenir, dans les cœurs des gardiens, cet esprit de justice et cet esprit d’unité : nous observions qu’il s’étendrait de lui-même et par sa propre logique jusqu'à une véritable communauté des femmes et des enfants (423 c-424 a). Quant au sens plein que va prendre à cette heure la philosophie des gardiens, ne devions-nous pas le prévoir et n’est-ce pas là un épanouissement naturel ? Nous les avions orientés vers la justice et l’unité en cultivant chez eux des opinions droites et des vertus d’habitudes, opinions et vertus que nous savions exposées aux dangers de l’oubli, de la crainte et de la séduction, et nous avions décidé d’élire pour dirigeants ceux de nos gardiens qui surmonteraient le mieux ces dangers (414 b). Mais, quel autre moyen avions-nous de fixer à demeure ces opinions et ces vertus, nous disciples de Socrate, sinon cette science que Socrate proclamait inamissible ? Et comment assurer par nos gardiens l’orientation générale vers l’unité, si nous n’en donnions, à tout le moins aux meilleurs d’entre eux, la vision synoptique par cette science même ? Sans parler de la doctrine constante des dialogues platoniciens, ne doit-on pas affirmer que la seule lecture des Mémorables (III, IX, 4, 5, 10, 11) eût dû interdire aux critiques d’imaginer une cité platonicienne dont la justice ne fût pas fondée sur la compétence et la science, mais sur l’opinion et l’habitude ?

Quelque intervalle de temps que nous imaginions entre les Livres V-VII et les premiers livres de la République, il n’y a pas entre eux d’hiatus logique, et lors même que la République actuelle fût, comme certains l’ont supposé très affirmativement, le développement et le remaniement d’un premier essai, d’une Ur-Politeia, ce noyau de notre République ne pouvait être ni platonicien ni même socratique sans contenir ce qui fait l’idée essentielle et l’esprit même de ces Livres V-VII : la science infaillible du Bien.

Féminisme et Communisme.

Socrate s’engageait donc dans l’examen des formes vicieuses de gouvernement. Mais Polémarque a retenu cette allusion passagère à la communauté des femmes et des enfants qu’Adimante approuva si vite, peut-être si distraitement. Il désire une explication plus ample et la fait demander par Adimante, que tous appuient de leurs instances. Socrate hésite, se débat et finalement consent (451 c).

Il faut être logiques, en effet. Nous avons comparé nos gardiens aux chiens bergers d’un troupeau. Or, laissons-nous toujours les chiennes au logis ? Ne voulons-nous pas, tout en ménageant leurs forces, qu’elles soient aussi bonnes gardeuses, aussi bonnes chasseuses, et fassent le même service que les mâles ? Ne les dressons-nous pas de la même façon ? Comment alors ne pas traiter en gardiennes les femmes de nos gardiens et comment ne pas les exercer à ce rôle ? Nous les élèverons donc comme les hommes, par la musique et la gymnastique. On rira de les voir nues sur le gymnase, surtout si elles sont vieilles, et de les voir monter à cheval, manier les armes ? Eh bien ! on a ri des premiers Grecs, ceux de Crète et de Lacédémone, qui se dévêtirent pour les exercices, et l’on ne rit plus aujourd’hui. Devant ce qui se révèle utile et bon, la raillerie tombe : seuls les sots s’y attardent. La femme gardienne est-elle possible ? On nous dira : vous-même avez pour principe « À chacun sa nature, à chacun sa fonction » ; or, la femme est autre que l’homme par nature. Oui, en ce qu’elle enfante et que l’homme engendre. Non, pour tout le reste : plus faible en tout, et nous en tiendrons compte, elle est susceptible en tout des mêmes aptitudes ou inaptitudes que l’homme, et, comme lui, sera meilleure tantôt dans les travaux domestiques, tantôt dans la médecine, la musique, la gymnastique, la guerre, la philosophie. La femme gardienne est-elle utile ? Comment en douter, puisqu’elle doublera cette élite forcément restreinte que sont les gardiens de la cité ? Exerçons-la donc vêtue de sa vertu, et laissons rire les sots (407 b).

Mais ce n’est là que la première vague, heureusement franchie. Voici la seconde : entre nos gardiens, les femmes seront communes, aucune n’habitera exclusivement avec aucun ; les enfants aussi seront communs et ni l’enfant ne connaîtra son père, ni le père son enfant, Ici encore Platon est logique : la femme soldat ne peut tenir ni une maison ni une famille. Au lieu d'être cloîtrée dans le gynécée, elle vit la vie de l’homme, avec l’homme, vêtue et dévêtue comme lui. Donc l’attrait sexuel s’exerce. Heureusement, car Platon, qui demande à ses gardiens la pauvreté et l’obéissance des moines, est loin de songer à leur imposer la continence : on n’empêche pas une belle race bien dressée de se reproduire, on l’y pousse au contraire, mais on surveille, on choisit, on réglemente. Ainsi fait Platon, qui ne veut pas plus d’amour libre entre ses gardiens que n’en veut un éleveur entre des bêtes de race. Il veut des mariages, officiels, solennels, sanctifiés, car la cité sanctifie tout ce qui lui est utile, et des mariages d’inclination, car l’homme est capricieux, sentimental, et, s’il croit suivre son seul désir, il n’en ira que mieux là où l’avenir de la race exige qu’il aille. Donc un herd-book tenu par les magistrats, et tous les arrangements possibles pour que les sujets d’élite se reproduisent et non les autres. Quant aux enfants, s’ils valent d'être élevés et non pas mis au rebut, on les porte à une pouponnière où les mères viendront les nourrir sans les connaître : on évitera d’ailleurs qu’elles ne se fatiguent, et on les déchargera de toute la besogne de l’élevage. Au-dessus comme au-dessous d’un certain âge, la procréation est interdite et ses fruits déclarés illégitimes : une fois cet âge passé, l’amour est libre, sauf entre parents et en veillant bien à ce qu’il demeure stérile (461 c). C’est l’eugénisme dans toute sa logique.

Comment donc reconnaîtra-t-on les parents ? On ne les reconnaîtra pas, et c’est en cela que Platon voit l’avantage moral de cette institution. Il n’a supprimé la famille que pour la reconstruire plus au large : la cité tout entière ne fera qu’une famille. Non seulement, en effet, le peuple verra dans les gardiens ses défenseurs et non ses maîtres, et les gardiens verront dans les autres citoyens leurs nourriciers et non leurs sujets, ce qui abolit, dans notre cité, la profonde division dont souffrent les autres et crée une réciprocité d’intérêts et de gratitude là où n’existe si souvent qu’antagonisme et envie ; mais le groupe des gardiens, source active de cette unité civique, sera plus étroitement uni encore, puisqu’il le sera par le cœur et le sang. Grâce à la communauté des femmes et des enfants, tous les membres du groupe se regarderont comme parents et se traiteront comme tels, indistinctement, quitte à décréter, entre les enfants nés dans une même période, des « empêchements d’affinité » pour éviter l’inceste. Et Socrate s’attarde à célébrer les bienfaits de cette unité que rien ne divise (466 d).

Les longues hésitations de Socrate au début de ce livre de la République et ses déclarations au début du Timée montrent bien que Platon avait conscience de l’énormité de ses propos. Mais il suivait la logique de l’Idée, et personne, on l’a dit souvent, n’est aussi radical qu’un idéaliste. Il suivait aussi une autre logique, plus concrète et plus proche. Les Doriens de Crète étaient constitués en une classe guerrière et gouvernante, qu’entretenait, sans trop souffrir ni se révolter, une classe serve agricole, et l’État nourrissait en commun les guerriers. Les Doriens de Sparte étaient des soldats campant sur une terre conquise ; les vaincus, les hilotes, la travaillaient pour eux et leur servaient une redevance fixe, égale pour tous ; quant à eux, de vingt à trente ans, « ils logeaient à la caserne ; jusqu’à soixante, ils mangeaient à la cantine » ; de sept à vingt ans, ils étaient élevés en commun, médiocrement instruits, mais dressés à une stricte discipline et à tous les travaux de la guerre, et les filles s’exerçaient au gymnase avec les garçons, « cuisses nues et robes flottantes ». Enfin, les « lois de Lycurgue » fixaient les limites d’âge pour le mariage, ordonnaient au vieillard impuissant de se faire suppléer pour perpétuer sa famille, permettaient au mari de prêter sa femme à un célibataire peu porté au mariage et pourtant désireux d’une belle postérité[23]. Or, dans la Grèce démocratique de l’époque platonicienne, Sparte, si détestée et si odieuse dans ses rapports avec les autres cités, exerçait par sa constitution un prestige extraordinaire, assez fort pour survivre à toutes les infidélités qu’elle lui faisait et à toutes les décadences qui s’accusaient ou s’annonçaient. Le monde intellectuel, et particulièrement le cercle socratique, en était engoué. Dans ses Oiseaux, en 414, Aristophane raillait cette spartanite chronique des Athéniens, tous gagnés, à son dire, par la manie laconisante de Socrate[24].

Quant à la communauté des femmes, Hérodote déjà l’avait montrée en usage parmi certaines peuplades scythes, aussi bien que l’habitude, pour les femmes, de monter à cheval, de suivre leurs maris à la chasse et à la guerre. Cette communauté avait, d’après lui, pour but « de ne faire de la peuplade qu’une seule famille, si étroitement unie par les liens du sang que toute haine et toute jalousie y soient impossibles »[25]. Euripide la faisait prôner par un de ses personnages (Protésilas fr. 655) et nous pouvons penser qu’elle n’avait pas été sans exciter l’imagination des Sophistes et des théoriciens politiques, si nombreux en cette période. Le mariage, qui créa naturellement en Grèce, comme partout, des tendresses familiales fortes et délicates, ne comportait à Sparte aucune vie commune, et les législateurs comme les intellectuels grecs étaient portés à n’y voir qu’un procédé légal et réglementable de procréation. La poésie de l’amour était ailleurs. La pratique si courante du malthusianisme et de l’exposition et l’étatisme naturel aux cités grecques entretenaient l’esprit favorable aux théories eugéniques[26]. il fallait Platon pour synthétiser tout cela dans la construction d’une cité de justice, mais était-il besoin de lui pour que de telles idées se fissent jour dans le public et fournissent aux comédiens une riche et facile matière ? Cependant, si l’Assemblée des Femmes peut, sans viser la République, railler plusieurs des thèses que celle-ci expose, il n’est guère possible de ne pas entendre, en plusieurs passages du dialogue, des répliques formelles à la comédie.


Platon
et Aristophane.

Si nous pouvions regarder « la première livraison » de la République, les duo fere libri d’Aulu-Gelle, comme antérieurs aux années 398/2, nous dirions qu’Aristophane a connu par là le communisme de Platon et l’a parodié dans l’Assemblée des Femmes, et que Platon lui donne la riposte dans notre Livre V. Mais qu’y gagnerions-nous ? Était-ce vraiment assez, pour déchaîner la verve du comédien, de cette simple phrase sur « la possession des femmes, le mariage, la procréation des enfants et toutes choses de ce genre, qui, suivant le proverbe, doivent être autant que possible communes entre amis » (424 a) ? Supposons-le : il reste à expliquer les nombreux parallèles de détail entre la comédie et le Livre V, soit par un enseignement oral de Platon, qu’Aristophane parodie et que Platon néanmoins répète lorsqu’il reprend la plume, soit, au contraire, en faisant du Livre V de la République une véritable et volontaire parodie de l’Assemblée des Femmes[27]. Ainsi le même problème se pose et les mêmes explications s’offrent que dans le cas où nous supposons la République tout entière publiée postérieurement à la comédie d’Aristophane. Ce résultat vaut-il que nous reculions la composition des Livres II-IV plus loin que ne le permettent les résultats les plus vraisemblables de la stylistique ? Le plus simple est donc de traiter en bloc au moins les Livres II-X comme postérieurs à l’Assemblée des Femmes. Nous trouverons alors très naturelles les précautions que prend Platon pour introduire son projet de communauté des femmes. Étrange, inouï, scandaleux, ce projet l’est encore même à l’heure où il se présente, quelques années au moins après la comédie d’Aristophane, car une comédie est un jeu où l’on peut introduire tous les rêves qu’on veut, une cité commandée par les femmes et conduite au rebours de toutes les règles de gouvernement ou de morale usuelles, aussi bien qu’une cité bâtie en l’air par les oiseaux[28]. Plus c’est extravagant, plus on rit, parce qu’on est venu là pour entendre et voir des choses qui ne se voient ni ne s’entendent. Mais proposer sérieusement de telles choses est scandaleux : les gens vont se révolter. À moins qu’ils ne crient : « Au fou ! », car les proposer sérieusement après que le comédien s’en est fait un succès de rire dans une pièce que le public a fraîche encore dans sa mémoire, qu’il a sous les yeux, c’est le comble du ridicule. Or, en fait, Platon est autant sinon plus préoccupé du ridicule que du scandale. Non pas seulement pour le spectacle des femmes s’exerçant nues à la palestre, faisant des armes et montant à cheval, où il avoue le danger, mais aussi pour le reste de ses projets, où il le brave en l’ignorant délibérément (402 b/c). Car sa tactique est manifeste. L’Assemblée des Femmes ne parle ni des femmes gymnastes ni des femmes soldats. Lysistrata y a fait peut-être allusion jadis, mais c’est lointain[29]. Aussi est-ce à ce propos que Platon évoque et, disons le mot, exorcise le rire menaçant. Il en parle comme s’il en était obsédé, il prononce, en moins d’une page, huit fois le mot « risible » ou « faire rire », une fois le mot « raillerie », une fois le mot « parodie comique », y revient deux ou trois fois au cours des pages suivantes, et, s’acharnant à montrer que ces railleries sont retardataires, injustes et ridicules, achève enfin cette lutte contre « la première vague » par une phrase où il prononce le mot « risible » trois fois en quatre lignes[30]. Puis c’est fini ; Platon a posé et fait accepter le grand principe : « Il n’y a de honte qu’en ce qui est nuisible » ; armé de ce principe, il affronte la seconde vague, y entre délibérément, la traverse et en sort sans avoir une seule fois prononcé le mot « rire ». Ignore-t-il cependant la comédie autant que cette gravité indifférente le ferait croire ? Nullement. Il ne le pouvait, d’ailleurs, car de quelle façon traiter le même thème sans rencontrer les mêmes idées ? Hérodote, nous l’avons vu, disait déjà (IV, 104) que la communauté des femmes établit entre tous la parenté et l’harmonie. Le Blépyros d’Aristophane demande (635) : « Comment reconnaîtra-t-on ses enfants » ? Réponse : « Les enfants regarderont comme leurs pères tous les hommes d’une génération plus âgée. » Réplique : « Alors, on étranglera tous les vieillards, puisqu’on étrangle déjà ses parents. » Glaucon pose à Socrate la même question : « Comment reconnaître son père, sa fille ? » (461 d). Réponse : « On ne les reconnaîtra pas, mais on établira, d’après les âges, certaines affinités pour éviter les incestes, et cette parenté universelle sera le grand bienfait de la cité, dont elle fera une seule famille, un seul homme » (461 e-465 d). Le respect et la crainte, en tout cas, empêcheront toujours qu’un jeune homme porte la main sur un vieillard (465 b).

À quoi bon entreprendre un parallèle détaillé[31] ? Ne voit-on pas comment Platon, qui ne peut éviter les rencontres d’idées, mais pourrait éviter les rencontres de formules, accepte celles-ci, les recherche peut-être, et continue imperturbablement le développement de sa propre thèse, transposant, exhaussant à son plan idéal les thèmes que rabaissait la comédie, corrigeant s’il le faut un détail au passage, mais de loin, sans en avoir l’air, et sans jamais s’apercevoir devant nous que la comédie existe ? Il l’avait tout aussi bien ignorée quand il parlait (415 e-421 c) de la communauté des biens, qui tient une si grande place dans l’Assemblée des Femmes (590-610 et passim), et l’ignore encore en en reparlant ici, aussi bien que des procès rendus par elle impossibles (Rép. 464 b/e-Assemblée 635-671). Mais, sitôt qu’il aborde, avec la troisième vague, le gouvernement des philosophes, dont Aristophane n’a point fait mention, alors Socrate recommence ses allusions et parle « du flot de ridicule et de honte qui menace de le submerger » (473 c). Ainsi procède Platon pour traverser sans danger la zone d’idées où le comédien a semé les formules et les situations les plus fécondes en ridicule : il paralyse d’abord, par une attaque abondante et serrée, la puissance d’action de ces moyens comiques et seulement alors se lance dans le terrain dangereux, certain d’étouffer le péril par le seul déploiement et le progrès de sa thèse. Quelque hypothèse qu’on fasse, ce procédé n’est intelligible que si l’exposé de la communauté des femmes dans la République a été conçu après celui de la comédie. Nous ne pouvons prendre l’Assemblée des Femmes comme terminus ante quem ni pour une première édition abrégée de la République, ni pour une publication du Livre V, ni même utilement pour la publication des duo fere libri ou Livres I-IV, 427 c de la République[32].}}

2. — Le gouvernement des philosophes.


L’aptitude
des philosophes.
Avant d’aborder la troisième vague, Platon éprouve le besoin de reposer et rafraîchir son lecteur : il profite des avantages qu’offre, même en temps de guerre, sa communauté des femmes et des enfants, pour s’arrêter un instant avec nous dans un oasis de nobles et humaines pensées. Ses guerriers feront la guerre en commun, y emmenant même leurs enfants, pour les exercer tout en veillant sur eux. Ils la feront bravement, encouragés par toutes sortes de menus privilèges et de solennels honneurs. Ils la feront enfin comme des Grecs qui luttent contre des Grecs : Platon ne dit pas encore « comme des hommes qui luttent contre des hommes », mais n’est-ce pas préparer le « droit des gens » que de proclamer un droit des Hellènes, dans cette Hellade depuis toujours ensanglantée par des guerres de canton à canton ? Aristophane avait, dès 411, dans Lysistrata, fait honte aux Athéniens comme aux Spartiates, fils d’une même famille, adorant les mêmes dieux en des sanctuaires communs, de se tuer entre Hellènes et de ruiner des cités grecques sous les yeux des barbares en armes (1128-1135). L’âme des foules devait être sensible à ces idées d’union contre l’ennemi de la race, puisque les rhéteurs qui se succédaient périodiquement aux grandes fêtes olympiques ne trouvaient pas de thème plus inépuisable que celui-là pour leurs discours d’apparat. Mais ni Gorgias, ni Lysias, ni même Isocrate ou Platon, ni les phrases les plus savantes ni les plus patriotiques appels, n’eurent de force contre des fatalités trop vieilles : ce n’est peut-être d’ailleurs pas parce que les hommes se savent parents et frères qu’ils sentent moins vives leurs oppositions d’intérêts et d’orgueil[33]. Au moins Platon veut que ces guerres entre Hellènes soient avouées pour ce qu’elles sont : des guerres civiles ; qu’on en limite le plus possible les ravages, comme on ferait pour une peste, et qu’on n’y commette rien d’inexpiable, rien dont la paix de demain doive rester empoisonnée (471 c).

Différée un instant, la question essentielle doit pourtant être résolue : la cité de justice que nous construisons ici n’est-elle qu’un rêve pieux ? Pouvons-nous, au contraire, espérer qu’elle se réalise un jour, ne fût-ce que de façon approchée ? Que faut-il, pratiquement, pour que s’établisse, dans les institutions et dans les mœurs, cet esprit de collaboration ordonnée et de communauté parfaite ? Une seule chose, répond Socrate, mais plus difficile encore et plus inouïe que toutes les autres, bien que très simple : que les philosophes arrivent au pouvoir ou que les hommes au pouvoir deviennent philosophes (473 d).

À quelles railleries, à quelle grêle de pierres peut-être il s’expose par une telle prétention ! Les gens d’esprit ne seront pas les derniers à l’en punir. Eh bien ! disons-leur avec lui que cette prétention n’est pas trop haute en faveur de vrais philosophes. Qu’entendons-nous, en effet, par la philosophie ? Par définition même, elle est l’amour de la sagesse. Amour, donc passion exigeante, insatiable : le philosophe est avide de toute sorte de sapience, il veut tout savoir. Non qu’il soit de ces gens frivoles et trépidants qui courent les spectacles et les auditions, ou de ces tatillons qui se perdent dans les petits savoir-faire. Son « tout savoir », à lui, c’est un savoir de fond, qui va uniquement et directement à la vérité et la saisit tout entière. Or, la vérité est-elle dans les apparences ondoyantes et diverses qui flattent nos yeux et nos oreilles ? De belles voix, de belles figures, de belles couleurs sont-elles le beau ? Non, elles n’en sont que de pâles et changeants reflets ; celui qui s’y attarde et s’en contente sans chercher plus avant, celui-là n’embrasse qu’un semblant et ne forme en son esprit aucune pensée certaine, mais seulement une opinion (δόξα). Sa pensée n’est pas vide, ce qu’elle saisit n’est pas un néant, c’est la demi-réalité et le demi-néant d’un songe. Pour saisir du réel, il faut que, derrière ce flottement chatoyant, elle pénètre jusqu’à la source unique et permanente, à la Forme-type (εἶδος) dont les choses belles, bonnes, justes, empruntent passagèrement leur qualification, car elles ne sont belles, bonnes et justes que sous un aspect et pour un temps, mais la Forme dont elles participent est belle ou bonne ou juste par elle-même et pour toujours. Seule, elle est vraiment par nature et par droit ce qu’elle est ; les choses ne sont ce qu’elles sont qu’en participant d’elle et trouvent en elle, pour cette part de réalité précise, la loi et la source de leur structure. De telles Formes ou Idées (εἶδη, ἰδέαι), beauté, bonté, justice, sainteté, grandeur, égalité, pesanteur en soi, voilà les réalités que saisit la science ; elle les saisit en leur unité distincte et leur immutabilité permanente, que n’altèrent ni leurs mutuelles relations, ni les relations où elles se prêtent avec les choses et les actions individuelles. Aux gens d’esprit qui refusent d’admettre de telles existences et prétendent vivre dans ce qu’ils appellent le réel, c’est-à-dire dans cette réalité de rêve offerte par les sens et toujours ballottée entre l’être et le non-être, disons très doucement, sans les vouloir fâcher, qu’ils se parent indûment du nom de philosophes. Ils n’y ont aucun droit : épris, non de sapience et de science, mais de vraisemblance et d’opinion, ils sont tout simplement des philodoxes (480).

Que vient faire, dans une définition de « l’homme de gouvernement », ce long développement sur ce qu’on appelle « la théorie platonicienne des Idées » ? Ne marque-t-il pas l’intrusion de préoccupations métaphysiques toutes nouvelles, et n’est-il pas le premier indice que ces Livres V-VII sont une addition très postérieure au projet de cité parfaite[34] ? Non : l’ascension à un plan supérieur est manifeste ici, mais elle est naturelle et logique. Lorsque nous formions les âmes de nos gardiens aux vertus de caractère et d’habitude, le mot « philosophie » permettait d’opposer, à l’ardeur d’un courage brutal, la douceur d’une nature avide de connaître et d’aimer : le philosophe était, dans ce sens-là, un philomathe (376 b). Les enseignements qu’on lui donnait mettaient seulement en lui, nous l’avons vu, des opinions droites aussi stables que possible. Cependant, lorsque, pour définir la justice, on caractérisait la vertu propre de chaque classe sociale, on laissait entrevoir déjà, dans la sagesse des gouvernants, le résultat « d’opinions droites fortifiées par l’intelligence, μετὰ νοῦ τε καί ὀρθῆς δόξης ; » (431 c). À cette heure, il ne s’agit plus de la première formation des gardiens, il s’agit de l’éducation supérieure de ceux qui, parmi eux, seront appelés à gouverner. Comment Platon ne tiendrait-il pas à distinguer, dès l’abord, cette éducation supérieure de celle que les rhéteurs d’alors offraient comme la seule suffisante et la seule efficace ? Les esprits politiques de tous les temps font profession d’être des réalistes et de voir les choses comme elles sont. Or, elles sont, à leur dire, mobiles et fluentes : cités, constitutions, mœurs, religions et dieux même naissent, meurent, se transforment au gré des opinions et des passions de l’homme. Il n’y a ni vérité, ni droit, ni justice en soi ; il n’y a pas de nature des choses, mais seulement des croyances que le politique doit savoir manier et modeler selon ses vues. Il lui faut, pour cela, non pas une méthode pédante pour la recherche exacte du vrai, ni d’autre part une simple série de recettes mécaniques pour l’art de bien dire, mais une culture générale tout orientée vers l’usage, un trésor de notions sur les hommes et les choses dans un esprit souple et bien exercé. Voilà ce qu’avaient donné les Sophistes, surtout Protagoras et Gorgias ; voilà ce que donnait éminemment Isocrate. Ils appelaient cela philosophie[35]. Platon ne fait pas ici de polémique, mais il est bien obligé d’écarter les voisinages trompeurs et de marquer son domaine. Cette culture générale n’est supérieure que de nom : elle reste volontairement dans le domaine de l’opinion et s’y complaît, parce qu’elle ne croit pas à la vérité et ne conçoit rien au delà des multiples et mobiles contingences. Faisons-lui donc sa part et donnons-lui son juste nom : elle n’est qu’une philodoxie. Nous, qui croyons au vrai et voulons que nos gouvernants se règlent sur les réalités profondes et permanentes, nous formerons des philosophes.

Comment ne pas nous complaire, avec Socrate, dans ces types achevés d’hommes d’État que sont nos philosophes ? Ils ont autant d’expérience que les autres, non moins de capacités et d’adresse. Ils ont en plus ce qui manque aux autres : une règle sûre, un idéal solidement établi et méthodiquement suivi. Leur total dévouement à la science les garde contre les dangers du plaisir et de l’argent ; leur grandeur d’âme, éprise de tout l’infini de la nature divine et humaine, compte pour rien le sacrifice de la vie ; leur culture aussi large qu’harmonieuse suppose et développe tous les dons de l’esprit, et les revêt de mesure et de grâce. N’est-ce pas à de telles gens, mûris par l'âge et l’expérience, que nous pouvons et devons confier la cité ? (487 a).

Rêve de professeur, dit Adimante, séduisante construction de dialecticien : dans le fait, on a tôt vu que les philosophes sont des êtres bizarres, insupportables, inutiles. La philosophie n’est bonne que si l’on en sort à temps : Calliclès le disait dans le Gorgias (485 c/6 d), les rhéteurs et les politiques le répètent à l’envi, et Socrate évoquera lui-même malicieusement (498 a) ces « gens arrivés » qui viennent aux grands jours écouter, d’un air d’ennui condescendant, les disputes d’école dont ils s’évadèrent vers la vie. Fadaises donc cette science trop scrupuleuse, — mais des matelots ignares et ivres n’en disent-ils pas autant de la science du pilote ? C’est ce que Socrate développe dans une allégorie saisissante : la science des philosophes n’est inutile que parce qu’on se refuse à l’utiliser (489 d). Avouons, d’ailleurs, que les philosophes trop souvent tournent mal. Sujets d’élite, ils n’en deviennent que plus néfastes si l’éducation et le milieu les pervertissent. Pense-t-on vraiment que les Sophistes sont les auteurs de cette corruption ? La foule, qui les accuse, est elle-même le premier sophiste, la grande corruptrice : ses applaudissements et ses blâmes, toujours excessifs, ses promesses, ses contraintes, ont une telle emprise sur les âmes et les façonnent si puissamment, que réagir sur place, par l’éducation privée, contre cette éducation collective serait humainement impossible. Les Sophistes, hélas ! se gardent bien de l’essayer : la foule les croit ses concurrents, ils ne sont que ses échos et ses vils flatteurs. Familiers de la bête, ils en étudient anxieusement les désirs et les manies, non pour les corriger et les redresser, mais pour les servir et s’en servir. Comment, dans ce milieu, le philosophe-né pourrait-il sauver et poursuivre sa vocation, lui dont la riche nature et l’avenir prometteur attirent la flatterie et la corruption intéressées ? Dans la place qu’il laisse vide, les intrus se poussent, âmes mesquines et basses qui cherchent, dans la philosophie, la consécration de leur arrivisme et lui apportent le décri de leur sagesse sophistiquée. À l’écart, dans l’isolement où l’exil, la fierté, la maladie parfois les maintiennent, quelques natures de philosophes se préservent et se cultivent, mais elles ne rempliront jamais tout leur destin (497 a).

Que leur a-t-il donc manqué, sinon une cité propice, notre cité à nous, telle que nous l’avons décrite ? Encore faudra-t-il veiller à faire, pour la philosophie, exactement le contraire de ce qui se fait à présent. On l’aborde en effet trop vite, au seuil de l’adolescence ; on la quitte trop tôt, avant d’en avoir pratiqué la partie essentielle, les exercices dialectiques ; on la traite comme un passe-temps, comme une façon distinguée d’occuper l’intervalle entre l’enfance et la vie active. Il faudrait, au contraire, ne donner à l’enfance qu’une philosophie élémentaire (μειρακιώδη παιδείαν καὶ φιλοσοφίαν), préparer les corps à supporter plus tard les travaux de l’esprit, et cultiver progressivement celui-ci jusqu’à l’heure où, la vie active terminée, on se consacrera tout entier à la philosophie (498 c). Ainsi Platon justifie à la fois le niveau inférieur où s’est tenue jusqu’ici l’éducation de ses gardiens et le plan supérieur où il va nous introduire en esquissant l’éducation des gouvernants.

La situation est donc nette. Toute politique sérieuse est reconnue impossible tant que durent les constitutions actuelles : comme dans le Gorgias (484/5, 510), les quelques rares sages échappés à la corruption sont condamnés à l’abstention. Mais ils sont là. On ne peut les confondre ni avec les dilettantes de la phrase, ni avec les disputeurs et les insulteurs de métier. Le peuple lui-même, dont l’âme est saine au fond, peut reconnaître un jour que, tout entiers consacrés à la vérité, ils sont seuls capables d’établir dans la cité quelque chose de cet ordre divin dont ils sont les contemplateurs. D’autre part, il n’est pas totalement impossible que des fils de rois ou de potentats naissent philosophes et, qui plus est, se conservent philosophes : n’y en eût-il qu’un, ce serait assez. Notre idéal est donc difficile à réaliser : il n’est pas un pur rêve (502 c). Nous regrettons parfois que Platon, comme le philosophe qu’il décrit, « ne fasse pas de personnalités » (500 b). Notre curiosité voudrait trouver des noms à ces dilettantes de la phrase, si proches parents d’Isocrate, mais aussi bien de Gorgias et de Protagoras ; à ces disputeurs et insulteurs du peuple, qui d’avance ressemblent tant aux Cyniques[36] ; à ces princes philosophes enfin, suprême espoir que nous imaginerions incarné peut-être dans le jeune Denys, si ce n’était là une anticipation risquée sur un avenir probablement lointain. En tout cas, si Platon vint pour la première fois à Syracuse le cœur plein, comme dit la Lettre VII, de telles pensées sur l’alliance nécessaire de la force et de l’idée et sur sa réalisation possible par le chef ou l’héritier d’un gouvernement absolu, la conquête qu’il fit à cette cour en gagnant à ses rêves le jeune Dion, beau-frère de Denys Ier, ne pouvait que renforcer sa foi. Au moment où il rédige ce sixième Livre de la République, le dilemme « Ou les philosophes devenant rois ou les rois devenant philosophes », logiquement né du développement de sa pensée à partir au moins du Gorgias, se colore nécessairement des espoirs entretenus par cette conversion d’un prince, sinon héritier, du moins parent, auxiliaire et ami d’un tyran. Le roi ou tyran devenant philosophe simplifie le passage du désordre à l’ordre, car lui seul fera sans peine et sans délai l’épuration nécessaire, et livrera tout de suite aux législateurs cette tabula rasa sur laquelle ils doivent écrire (501 a). Mais il n’est, en tant que tyran ou roi, qu’un transmetteur. Les agents durables du salut sont les philosophes, que nous verrons, après une longue formation théorique et pratique, passer tour à tour de la contemplation du Bien au gouvernement actif de la cité.


L’éducation
des gouvernants.
L’idée du Bien.

Nous avons déjà parlé du choix des gouvernants et des épreuves qu’ils devraient subir, mais nous ne l’avons fait alors que d’une façon enveloppée, car nous avions peur de prononcer le mot qu’il a bien fallu dire enfin : nos gardiens les plus parfaits doivent être autant de philosophes. Ils seront peu nombreux, vu l’alliance rare que nous en exigeons et que Platon décrira si souvent : un esprit vif et brillant dans une âme calme et ferme (Rép. 503 b/d ; Théét. 144 a/b, 194 e et suiv. ; Politique 306-310). Sur la formation des caractères, nous avons dit alors ce qu’il fallait. Reste la formation supérieure de l’esprit : elle se fera par une série échelonnée d’études, par un grand circuit, qu’il n’est point en notre pouvoir d’abréger pour nos futurs gouvernants (504 b/d).

Où donc doit les mener ce grand circuit ? À quelque chose de plus haut encore que les vertus décrites par nous et la justice qui les couronne, à une science suprême et qui cependant n’est pas inconnue aux auditeurs de Socrate : la science du Bien. Il leur a dit souvent « que cette Forme ou Idée du Bien est l'objet le plus indispensable à connaître, celui sans lequel aucune chose, juste ou autre, ne peut servir à rien ». On peut suivre, en effet, la notion de cet unum necessarium à travers les dialogues platoniciens : dans Charmide, où la suprême condition du bonheur est la science du bien et du mal (174 b/d) ; dans Lachès, où cette science constitue la vertu tout entière (199 d/e) ; dans Gorgias, où l’on montre que le but de la vie ne peut être découvert et assuré que par une science, que ce but est le bien, identique au bonheur, que le bien est fin, parce qu’il est essence, ordre, harmonie, loi d’existence comme d’action (cf. 503-505) ; dans Euthydème, où l’on met au-dessus de toutes les sciences, même de la science royale ou politique, même d’une science qui nous rendrait immortels, celle qui nous apprend à quelle fin les utiliser (288 b-290 d). Socrate répète donc ici : à quoi nous servirait de tout posséder et de tout savoir, s’il nous manquait de posséder et de savoir le Bien ? (505 b).

Comment définir ce Bien ? Par l’intelligence, comme le veulent les délicats ? Mais ils sont obligés, au bout du compte, de dire que cette intelligence est l’intelligence du Bien. Par le plaisir ? Ses partisans sont contraints d’avouer qu’il est parfois mauvais. Les lecteurs de Platon connaissaient, en effet, cette insuffisance de la science purement formelle par Charmide (169 c-172 a) ; cette insuffisance du plaisir par Protagoras (351 c/d) et par la longue discussion de Socrate avec Calliclès dans Gorgias (495 a/500 a)[37]. Socrate a raison de dire que nous ne pouvons nous définir adéquatement le Bien, puisque toute note qui sert à le définir l’implique. Cependant il est la fin vers laquelle toute âme est tendue, l’objet que rien ne remplace ni ne supplée. Comment alors accepterions-nous que les chefs de notre cité l’ignorent ? Que faire donc ? Impuissants à le définir exactement, incapables même de l’étudier par la méthode approchée qui nous a servi jusqu’ici, mais nous refusant à émettre sur sa nature de simple » opinions, nous prendrons un biais et, au lieu de le considérer directement, nous considérerons son rejeton : le Soleil (506 e).

Rappelons-nous, en effet, l’opposition que nous avons si souvent établie entre les multiples beautés et bontés que nous présentent les choses, et l’unique Beau en soi, l’unique Bien en soi, où notre pensée voit l’essence même du Beau ou du Bien. Les premières sont perçues par nos sensations ; des autres, nous n’avons qu’une intuition intellectuelle (νόησις). Or, parmi nos sensations, la vision est privilégiée, car le divin artiste a fait pour elle plus de frais que pour les autres. Entre l’ouïe et l’objet sonore, dit curieusement Platon, il n’y a besoin d’aucun intermédiaire, alors que, de l’objet coloré à l’œil, aucune relation efficace n’aurait lieu sans la lumière qui les unit[38]. D’où vient cette lumière, qui seule donne à nos yeux la puissance de voir, comme aux objets colorés leur visibilité, sinon de l’astre divin ? De ce foyer puissant notre œil est un reflet : ni lui ni sa vision ne sont des soleils ; ils sont seulement, de tous nos organes et de toutes nos sensations, les plus semblables au soleil, et c’est de lui qu’ils tiennent toute leur efficace, c’est par sa propre lumière qu’ils le perçoivent lui-même. Or, le soleil n’est à son tour qu’une image : il est le fils que le Bien engendre à sa ressemblance, et le rôle qu’il joue dans le monde sensible à l’égard de la vision et de ses objets, le Bien l’exerce dans le monde intelligible, étant source d’intelligibilité pour les essences et d’intellection pour notre pensée. Ainsi la réalité même des essences, faite de cette intelligibilité, et notre science ou notre intelligence, intuition de ces intelligibles, si semblables qu’elles soient au Bien, sont loin d’être le Bien lui-même. Le soleil, en effet, donne aux choses de ce monde non seulement leur visibilité, mais encore leur naissance, leur croissance, leur nourriture, alors que lui n’a point de naissance. Disons pareillement que le Bien donne aux choses intelligibles non seulement d’être intelligibles, mais encore d’exister et d’être, alors que lui n’est pas un être et se place au-dessus de l’être en dignité et en puissance (509 b).

Faut-il, avec Glaucon, nous étonner de ces hauteurs « hyperboliques » où Platon nous élève ? Il fait ici même, ne l’oublions pas, acte de réformateur et d’éducateur politique. Il construit la cité, choisit ses gardiens, distingue parmi eux les futurs gouvernants, se préoccupe de leur donner une formation supérieure, spécialement adaptée à leur fonction. Il veut, avant tout, qu’ils sachent pour quelle fin ils gouverneront, à quel but suprême ils devront sacrifier non seulement leurs intérêts et leurs attachements les plus naturels, mais jusqu’aux pures joies d’une contemplation intellectuelle inentravée. Cette fin doit les tenir par toutes leurs fibres et synthétiser toutes les tendances de leur esprit. Leur montrer qu’elle tient ainsi suspendue toute existence, que vers elle monte tout ce qui, dans notre monde, fait effort pour durer, vivre ou connaître, et tout ce qui, dans un monde supérieur, sert de modèle et de loi permanente à cet effort éphémère, n’est-ce pas rendre cette fin à la fois plus rationnelle et plus sacrée ? Or, c’est ici l’essentiel. Si on se contente de leur dire qu’elle est proprement indéfinissable, sans leur indiquer par quelles notions plus précises pourrait se déterminer son contenu, c’est d’abord qu’il faudrait pour cela une étude expresse, conduite d’une façon technique : l’ordre et l’harmonie du Gorgias, la mesure, la proportion parfaite du Philèbe, le Tout divin du Timée, des Lois, du Sophiste même, servent tour à tour, chez Platon, à définir ou figurer ce Bien, strictement indéfinissable. Qu’il soit transcendant, supérieur même à l’être et, par suite, ne soit pas un être, n’est-ce pas logique, puisqu’il est source et fin de tout être ? Cependant il est, puisqu’il agit : il est un efficient à sa manière, qui est la plus haute, car, pour Platon comme pour Aristote, la fin seule est proprement efficiente, et le Tout n’est pas simple résultante des parties, mais leur cause. Aussi le Bien est-il appelé, ici même, ce qu’il y a de plus éclatant dans l’être (518 c, 532 c), ce qu’il y a de plus bienheureux dans l’être (526 e), ce qu’il y a de plus excellent parmi les êtres (532 c)[39]. Si enfin Platon n’exalte ici que les caractères formels du Bien, son universalité, sa transcendance idéale, sa réalité suprêmement agissante, rappelons-nous que son contenu positif et topique est fourni aux gouvernants par toute la réalité sociale dont ils ont la charge, et qu’il importait surtout de relever et sanctifier cette réalité sociale en la suspendant et l’exhaussant jusqu'à la plus haute des réalités intelligibles. Le programme d’éducation des gouvernants est un programme d’ascension continue vers le Bien. Si transcendant que soit le terme de cette ascension, si intellectuelles et si techniques parfois qu’en puissent paraître les démarches, elle demeure toujours animée de cet esprit noblement pratique : s’instruire pour contempler, contempler pour agir[40].


La conversion
et ses degrés.
La ligne.

Deux images nous feront comprendre ces oppositions et ces correspondances entre le monde visible et le monde intelligible. Soit d’abord une droite quelconque ; divisons-la en deux segments inégaux, puisque l’un, qui représentera le monde visible, est de beaucoup inférieur en valeur à l’autre, représentant le monde invisible (509 d). Divisons maintenant chacun de ces segments suivant la même raison. Nous distinguerons ainsi, dans le monde visible, d’une part les images, ombres, reflets des eaux et des surfaces polies ; d’autre part, les originaux, qu’ils soient des animaux, des plantes ou des objets fabriqués. Nous dirons alors que l’image a autant, c’est-à-dire aussi peu, de vérité par rapport à l’original, que l’objet de l’opinion en a par rapport à l’objet de la science. Si nous transportons au segment intelligible la même division et le même rapport, nous aurons encore, d’un côté, des images et, de l’autre, des objets purs. Un certain emploi des images, en effet, est encore indispensable dans les premières sciences rationnelles que nous rencontrons : les sciences mathématiques. Elles ont pour véritable objet l’invisible, mais ne peuvent raisonner sur lui qu’en le rendant visible par un artifice et une suppléance : la géométrie, par exemple, traite du triangle en soi et du cercle en soi, du rectangle en soi et de sa diagonale, et cependant, pour suivre plus facilement les opérations tout idéales qu’elle pratique sur eux, leur substitue, dans une intuition sensible, les grossières approximations que lui en offrent les corps ou qu’elle dessine et fabrique elle-même. Les sciences mathématiques ont encore une autre infériorité : ces réalités purement rationnelles qu’elles étudient, elles ne les traitent pas rationnellement jusqu’au bout, elles ne s’en rendent pas totalement raison. Arithmétique et géométrie, par exemple, commencent par se donner leurs objets avec leurs propriétés essentielles et leurs lois fondamentales, mais de quel droit font-elles cela ? elles ne s’en inquiètent pas. Elles les supposent donnés, elles les postulent, et leurs positions fondamentales ne sont pas ainsi des points de départ justifiés, des fondements et des bases véritables, mais des postulats et des hypothèses. Partant de ces hypothèses initiales, elles vont de déduction en déduction, par une démonstration rigoureuse, jusqu’aux conclusions qu’elles cherchaient, mais, tout le long du chemin, elles se sont appuyées sur des images tout en raisonnant sur des objets purement rationnels, et, avant de se mettre en chemin, n’ont pas su remonter au delà des hypothèses pour les supprimer et leur substituer un principe absolument indiscutable (511 a).

Ce qu’elles ne peuvent faire, une autre science le fait, qui, elle, est rationnelle jusqu’au bout : c’est la Dialectique. Si elle part, elle aussi, d’hypothèses, ce n’est plus en les acceptant telles quelles comme évidentes pour en déduire immédiatement les conséquences, mais en les regardant comme hypothèses, comme points de départ et tremplins d’une vérification régressive, qui, remontant de condition en condition, parvient enfin au principe qui ne suppose plus de condition et qui, fondé en lui-même, engendre et justifie tout le reste. Alors, le principe une fois saisi, elle en redescend, par une déduction continue, de conséquence en conséquence jusqu’à la conclusion dernière. Mais, qu’elle monte ou descende, elle opère tout le long du chemin sur des objets purs, c’est-à-dire qu’elle raisonne uniquement sur des Formes intelligibles ou Idées, et, sans jamais se servir d’images pour soutenir ses intuitions ou ses raisonnements, part des Idées, chemine d’Idées en Idées, et aboutit finalement à des Idées (511 c).

Faisons comme Glaucon : de ce programme ambitieux que Socrate assigne à sa dialectique, comprenons au moins le résultat immédiat, qui est de mettre, au-dessous de l’intuition intellectuelle (νοῦς), mais au-dessus de la connaissance sensible (opinion, δόξα), l’espèce intermédiaire de connaissance que constitue la « pensée moyenne » ou connaissance mathématique (διάνοια)[41]. La connaissance sensible s’attache ou bien aux choses elles-mêmes, et elle s’appelle alors croyance (πίστις), — ou bien seulement à leurs images, et elle s’appelle imagination (εἰκασία). Comparées l’une à l’autre, la première a naturellement plus de droit au titre de connaissance, droit provisoire d’ailleurs, et qui ne vaut qu’aussi longtemps que le domaine sensible est seul envisagé ; la seconde, relativement à cette science provisoire, n’a qu’une pure valeur d’opinion. Or, la pensée moyenne ou διάνοια n’opère sur les intelligibles qu’à travers des symboles sensibles ; elle est donc, relativement à l’intuition directe des intelligibles, quelque chose comme une connaissance par images et, comparée à cette science parfaite, prend ainsi valeur d’opinion. L’introduction de cette pensée moyenne ou entendement a comme résultat d’accuser davantage l’éminente dignité de l’intellection pure et des réalités ou Idées qu’elle saisit, et de rendre plus transcendante encore et plus lointaine, si possible, l’Idée du Bien qui les domine, les éclaire et les engendre.


La caverne.

Plus populaire que l’image de la ligne et de ses segments proportionnels, l’image de la caverne[42] est aussi plus mouvante : elle montre d’une façon saisissante la hiérarchie des valeurs et l’effort tragique des ascensions successives (514 a-521 b). Nous avons, comme Platon, souvent admiré le théâtre des marionnettes. Transposons ce théâtre, de façon que les spectateurs tournent le dos aux poupées et à leur manieur invisible, et voient les mouvements des poupées projetés sur une toile en face d’eux : il suffit, pour cela, d’une source lumineuse convenablement placée derrière le manieur. C’est ce que fait Platon : il allume un feu sur une hauteur, remplace le manieur et ses marionnettes par des gens qui vont et viennent portant des statuettes sur leurs épaules, prend comme toile le fond d’une caverne et, comme spectateurs, des gens qui sont enchaînés là depuis leur naissance, face au fond, sans pouvoir tourner la tête en arrière ; interpose enfin, entre les porteurs et la caverne, un mur assez bas pour laisser entrer la lumière, assez haut pour que les statuettes seules émergent et soient projetées. Comme les prisonniers n’ont jamais vu le vrai jour et les réalités qu’il éclaire, ils prendront invinciblement les ombres pour des êtres et les voix des porteurs pour les voix de ces êtres. Ce sera pour eux le monde : ceux d’entre eux qui sauront le mieux observer les ombres et leurs fréquences respectives sauront aussi prédire leurs réapparitions et leurs mouvements ou leurs gestes probables, on les admirera et les honorera de toutes manières. Leur dire qu’il y a un autre monde, que cet autre monde est le seul vrai, c’est dangereux : ils rient d’abord et puis se fâchent. Même si l’on en a délié quelques-uns pour les tourner vers la clarté, les faire regarder les statuettes ou le feu lui-même, les traîner enfin par la pente escarpée jusqu’au grand jour où luit le vrai soleil, un tel voyage est si pénible, ce qu’ils racontent une fois redescendus est si incroyable, et leur maladresse à se réadapter aux réalités de la caverne est si ridicule, que leurs compagnons de chaînes sont tout prêts à tuer le premier prétendu sauveur qui voudra les entraîner à leur tour (517 a).

Ils ont pu, en effet, tuer Socrate, mais la vérité reste, et ceux-là seuls la contempleront qui auront fait courageusement l’ascension. Il y faut, d’ailleurs, une progression prudente : aux yeux fragiles de ces rescapés, on montrera d’abord les ombres des objets, puis leurs reflets dans les eaux, puis les objets eux-mêmes ; on les habituera aux clartés nocturnes du ciel avant de les faire regarder le grand jour, et c’est en dernier lieu seulement qu’ils pourront fixer le soleil lui-même, non plus en image ou en reflet, mais à sa place et tel qu’il est, source de lumière et d’existence pour toute réalité d’ici-bas. On a compris que la caverne, c’est notre monde ; que le feu qui l’éclaire de loin est le soleil visible, et que notre science et toute notre vie ne sont que jeux d’ombres illusoires. La pénible remontée vers le jour, c’est l’ascension de l’âme vers le lieu intelligible, et le soleil qui éclaire ce lieu supérieur, c’est l’Idée du Bien. Cause de toute rectitude et de toute beauté, ce Bien engendre, dans le visible, la lumière et son foyer, et, dans l’intelligible, la réalité connaissable aussi bien que l’Intellect qui la perçoit. Ainsi l’âme ne reçoit pas la science comme une chose que l’on introduit en elle du dehors, elle n’a qu’à se détourner tout entière des ténèbres vers la région lumineuse, pour fixer sa puissance innée de vision intellectuelle vers l’être et vers ce qu’il y a de plus éclatant dans l’être, le Bien. Alors elle est si totalement éclairée, si pleinement satisfaite, que les privilégiés qui parviennent à cette contemplation ne souhaitent que de s’y établir à demeure, libérés pour toujours des soucis et des devoirs humains. Ils sont d’ailleurs si ridicules lorsqu’ils s’y rappliquent tout d’abord et que, les yeux encore éblouis des splendeurs d’en haut, ils ont à se débattre, dans l’ombre menteuse des tribunaux, contre de vains semblants de justice ! Cette aversion du sage pour le monde, cette infériorité du sage devant les habiles de ce monde, Platon ne les proclame pas seulement ici. Nous retrouverons, groupés dans le large tableau que brosse le Théétète (172 c-177 c), tous les traits où se marque cette opposition. Mais Platon les disperse intentionnellement un peu partout dans la République : les sarcasmes de Thrasymaque dans le Livre I, la comparaison du juste et de l’injuste dans le Livre II, la supériorité apparente des méchants dans les débats judiciaires et leur infériorité devant les amis du Bien, dont ils n’ont pas en eux le modèle (III, 409), la discussion sur l’utilité des philosophes au Livre VI, l’élévation du sage au-dessus du cercle étroit de la cité et l’abstention où il se réfugie pour échapper à la fois aux menaces et à la contagion de ce monde (496), tout cela sert à maintenir à travers le dialogue une continuité de ton. La cité de Platon n’est pas de ce monde, il nous l’a dit tout au long de la République, mais l’Apologie, le Gorgias, le Phédon, le Banquet ne prêchent-ils pas la même aversion à l’égard du monde tel qu’il est, la même conversion vers un monde plus juste ou plus beau ? Cependant, c’est dans notre monde à nous, dans le monde des hommes, que Platon entend réaliser le plus qu’il pourra de la cité parfaite, et, s’il veut que ses philosophes montent vers le Bien absolu et s’arrêtent à le contempler, il ne veut pas qu’ils y trouvent seulement la joie de leurs esprits, mais aussi « la règle de toute vie publique ou privée » (517 c). Ignorer le Bien serait manquer de cette règle, s’attarder à le contempler serait la rendre inutile. Platon écarte du gouvernement aussi bien les purs méditatifs que les « charnels » inéclairés. Formés pour la cité par la cité, ses philosophes à lui n’ont plus le même droit d’abstention qu’avaient les rares sages qui se formaient tout seuls contre l’exemple et contre le gré d’un État corrompu. La cité peut donc exiger que, pleins de la clarté contemplée, ils redescendent, et s’en servent pour mieux se guider eux-mêmes et mieux guider leur peuple. Ce n’est pas pour leur seule jouissance qu’on les a faits « rois de la ruche », c’est pour qu’ils soient des éclaireurs et des « assembleurs[43] ». Ils quitteront donc à tour de rôle ces hauteurs divines de l’intelligible et s’appliqueront de gré ou de force au gouvernement. N’avons-nous pas déjà déclaré que la cité la mieux gouvernée serait celle où le gouvernement serait le moins brigué ? Plus de mendiants qui viennent s’enrichir au pouvoir, mais de vrais riches, les riches de sagesse, que l’on arrache à leur loisir pour les contraindre à un service (521 b).

3. — L’échelle des sciences et la dialectique.


L’état
des mathématiques
grecques
au temps de Platon.

La tradition nous parle de certains privilégiés qui sont montés de l’Hadès vers le séjour des dieux : une telle ascension vers la lumière, voila ce qu’est la vraie philosophie, la seule qui convienne à nos futurs gouvernants. Demandons-nous donc quelles sciences, par ailleurs utiles à des guerriers, auront le pouvoir d’éveiller leurs pensées, de l’attirer vers les hauteurs et de la soutenir dans cet envol continu vers l’éclatante réalité de l’Être. Ne parlons plus, pour cela, des disciplines auxquelles nous les avons déjà soumis : la gymnastique a pour objet le corps éphémère, la musique établit dans l’âme des gardiens une harmonie, non pas une science. Parlons moins encore des techniques : elles sont mécaniques et bornées, et nous voulons des disciplines d’une portée universelle. Cherchons-les plutôt dans la série échelonnée que forment les sciences suivantes : arithmétique ou théorie du nombre, géométrie, stéréométrie, astronomie, harmonie.

Le mot μαθήματα couvre encore, chez Platon, toutes les disciplines capables de former l’homme, puisque, nous le voyons ici-même, elles désignent, à côté de nos « sciences exactes », les arts techniques ou mécaniques, et des arts libéraux comme la musique et la gymnastique. Mais, parmi ces μαθήματα, il donne, sinon la première place, du moins une place privilégiée, aux sciences que l’on devait bientôt appeler plus spécialement les mathématiques[44]. Ce n’est pas ici le lieu de relever, dans les dialogues précédents, les appels passagers qu’il fait à l’une ou l’autre de ces sciences, encore que ces exemples jetés au cours de la conversation socratique nous soient d’ordinaire de précieux témoins sur l’état des connaissances générales à cette époque. Mais l’importance accordée dans le Gorgias à l’égalité géométrique, au calcul analogique ou proportionnel, à la sûreté des raisonnements qui s’y appuient, est déjà bien autrement notable. Le Ménon fonde sa preuve de la réminiscence sur la spontanéité de l’imagination mathématique chez un jeune esclave sans culture, et prend comme exemple l’incommensurabilité de la diagonale par rapport au côté du carré. Il emprunte aux géomètres leur raisonnement hypothétique, et l’illustre par cette méthode de construction plane des aires sur une droite déterminée, qui préludait à la théorie plus savante des sections coniques. Dans le Phédon, c’est à l’aide surtout de notions mathématiques, le grand, le petit, l’égal, que se précise la formule de la théorie des Idées, et c’est encore par une transposition de la méthode hypothétique des géomètres qu’elle assure au besoin ses positions successives et sa certitude fondamentale[45]. La pensée de Platon est donc depuis longtemps familière avec les résultats, les problèmes et les méthodes de la mathématique contemporaine, et, depuis longtemps, les effleure volontiers au passage ou les utilise de façon profonde et délibérée. Mais c’est ici que, préoccupée de donner aux futurs chefs de la cité une éducation supérieure appropriée, elle va définir exactement quels services elle entend demander pour cette fin aux sciences mathématiques, et quelle liberté ou plutôt quelle maîtrise elle revendique à leur égard.

L’histoire de la science grecque avant Platon est loin d’être faite et, pour les mathématiques en particulier, ce sont encore les dialogues mêmes de Platon qui fournissent souvent les plus sûres bases d’inférences. Nous commençons aujourd’hui à nous libérer de la trop facile et trop longue confiance accordée aux panégyristes et aux hagiographes du Pythagorisme primitif et à regarder comme des découvertes de l’époque platonicienne ou de l’époque immédiatement antérieure ce que les dialogues platoniciens célèbrent en fait comme des nouveautés, Philolaos n’est, pour le Phédon, qu’un prêcheur d’observances et d’espérances orphiques, et nous savons aujourd’hui que le fameux traité de la Nature, seul témoignage écrit de l’antique doctrine pythagoricienne et prétendue source du Timée, n’est qu’une fiction littéraire. Il serait pourtant dangereux d’aller trop loin dans cette réaction, de ne pas voir que la mystique des nombres, caractéristique du plus vieux Pythagorisme, suppose ou entraîne facilement des recherches dont les résultats au moins servent directement la science[46]. D’autre part, le fait que, dès le début de la seconde moitié du ve siècle, apparaît un manuel de mathématiques, les Éléments d’Hippocrate, témoigne d’un trésor de connaissances bien assurées et qui n’attendaient plus que d’être assemblées et coordonnées pour devenir à la fois une source de culture générale et une base de recherches ultérieures[47]. Une assez longue période de tâtonnements et de progrès plus ou moins dispersés a donc précédé cette floraison. Tant de mains et d’esprits y furent à l’œuvre ! Marins, arpenteurs, bâtisseurs et techniciens de tous genres, qui appliquent, raisonnent, étendent les connaissances empruntées à Babylone et à l’Égypte ; sectes réformatrices qui trouvent, dans la contemplation du nombre, une des sources les plus divines de l’ordre intellectuel et moral ; philosophes d’Élée, qui créent les formes essentielles de la pensée logique et tout de suite soumettent à leur critique les concepts fondamentaux de la science, temps, espace, mouvement, continuité et division ; mécanistes et atomistes, qui expliquent tout le visible par la figure, l’ordre et la disposition d’éléments invisibles ; Anaxagore, qui substitue aux minima insécables des atomistes la loi de division et composition infinies, et soumet leur Nécessité à la prévision de l’Esprit ; inventeurs anonymes, dont les trouvailles accumulées constituent peu à peu ce premier corpus de géométrie plane et d’arithmétique élémentaire qu’Hippocrate va rassembler. La seconde moitié du ve siècle voit l’éclosion des découvertes[48]. Œnopide, qui découvre vers 450 l’obliquité de l’écliptique, s’occupe en géométrie de problèmes très élémentaires, mais, quand les Pythagoriciens ont constaté l’incommensurabilité de la diagonale et du côté du carré, la notion d’irrationnelle apparaît, dans ce premier exemple, comme une étrangeté d’abord déconcertante. Elle devient extraordinairement féconde, lorsque Théodore de Cyrène, entrant dans cette piste neuve, étudie les racines de 3, 5, etc. jusqu’à 17, et que son jeune élève Théétète découvre qu’il y a des grandeurs dont les carrés eux-mêmes ne sont pas rationnels. Il généralise ainsi la notion d’irrationnelle, en classe les espèces, et fonde la théorie des incommensurables telle qu’elle sera exposée dans le Livre X d’Euclide. La vieille théorie des proportions, qui ne connaissait que des rapports exprimables numériquement, exigeait une refonte, qu’accomplissent le pythagoricien Archytas de Tarente, contemporain de Platon, et son élève Eudoxe de Cnide.

Les Sophistes ont eu, dans ce développement des mathématiques, un rôle non négligeable[49]. D’après ce que nous dit Platon, ce sont eux qui donnèrent à la « diagonale » son nom ; eux aussi qui, se faisant fort d’enseigner à la jeunesse tout le savoir possible, ont vulgarisé le calcul, l’astronomie, la géométrie, la musique. Au moment où, la géométrie plane constituée en gros, l’effort se tourne vers la « géométrie dans l’espace », nous les trouvons en tête des recherches nouvelles. Pour rendre possible la division d’un angle dans un rapport donné, Hippias d’Élis invente la première courbe que l’on ait connue en dehors du cercle. Comme lui, et avant lui, l’auteur des Éléments, Hippocrate de Chios, est un professeur ambulant ; dans le problème de la quadrature du cercle, il intervient en sophiste, et résout la question par un tour de passe-passe géométrique, car il arrive, par un artifice de style, à faire croire au lecteur non averti que, la quadrature de la lunule une fois obtenue, celle du cercle est réalisée par là-même. De tels jeux supposent une science sûre de ses moyens et, dans le public, une curiosité déjà très informée. D’ailleurs Méton n’apparaît-il pas en 414, dans les Oiseaux d’Aristophane, carrant le cercle avec la règle et le compas ? Comme la construction plane des aires sur une droite déterminée résout géométriquement nos équations du second degré, ainsi la multiplication du cube résout nos équations cubiques, et le mérite d’Hippocrate est d’avoir ramené le problème de la duplication du cube à l’invention de deux moyennes proportionnelles entre le côté et le double de ce côté. Ces deux moyennes, Archytas, Eudoxe et Ménechme les détermineront, peut-être mécaniquement, à l’aide de courbes savantes, et Ménechme, partant de là, imaginera de couper par une section perpendiculaire à une génératrice un cône aigu, droit ou obtus, pour obtenir l’ellipse, la parabole et l’hyperbole. Avec de tels problèmes, on était en plein dans la stéréométrie, ou science des solides, qu’Euclide exposera dans ses Livres XI et XIII. Or, cette science avait commencé par les études d’Anaxagore et de Démocrite sur la perspective, excitées par les inventions d’Agatharque en décoration scénique ; Démocrite avait peut-être trouvé le premier les volumes de la pyramide et du cône à l’aide de sections parallèles à la base ; en tout cas, nous savons par le scholiaste d’Euclide que, des cinq solides (réguliers) inscriptibles dans une sphère, les Pythagoriciens connaissaient seulement la pyramide, le cube et le dodécaèdre ; c’est Théétète, l’élève de Théodore, qui découvrit l’octaèdre et l’icosaèdre. D’autre part, Suidas nous apprend qu’à ce même Théétète est due « la construction » de ces cinq corps « dits Platoniciens », et les historiens les plus récents sont fondés à le considérer, non seulement avec Tannery comme l’auteur de la substance du Livre XIII d’Euclide, mais comme le véritable créateur de la stéréométrie.

Ainsi, à l’époque où Platon compose la République, l’étude scientifique des irrationnelles est, depuis un certain temps, en train de renouveler totalement l’arithmétique et la géométrie, et commence seulement, c’est lui qui nous le dit, de créer une science nouvelle : la stéréométrie. Hippocrate et Hippias ont donné l’élan à l’invention et à la construction des courbes, et de cette recherche naît déjà, avec Archytas, la mécanique mathématique. C’est peut-être au même Archytas qu’est due, en astronomie, la découverte ou du moins l’explication scientifique du mouvement propre des planètes, de son irrégularité apparente et de l’espèce de spirale qu’il décrit ; en tout cas, l’Athénien des Lois avoue ne l’avoir connue que tardivement, et, d’ailleurs, la sphéricité de la terre est elle-même traitée, dans le Phédon, comme une nouveauté admirable1. Platon ne nous renseigne pas ici sur cette astronomie nouvelle, mais il la met en œuvre, au Livre X, dans le mythe d’Er le Pamphylien, où les indications sur l’ordre et les vitesses relatives des planètes concordent avec celles que donnera le Timée. L’astronomie a comme sœur, dit Platon avec les Pythagoriciens, l’harmonie ou théorie de la musique, l’une étudiant les mouvements que perçoivent les yeux, l’autre ceux que perçoivent les oreilles. Mais il y avait alors plusieurs écoles d’harmonie (530 e-531 c). L’une, purement expérimentale, peut-être celle de Démocrite, « mettant les cordes à la torture », cherchait à déterminer les intervalles par l’oreille et la mesure directe et, décomposant, pour ainsi dire, atomiquement les sons, prétendait saisir l’intervalle élémentaire qui sert de mesure à tous les autres. L’autre, celle des Pythagoriciens, « ne regardait pas l’oreille comme supérieure à l’esprit » et, au lieu de vouloir saisir un atome de son, déterminait, par la mesure et le calcul, les rapports numériques auxquels correspondent les intervalles recevables. Là encore, le progrès décisif avait été fait par Archytas, qui, le premier, définit le son comme

I. Phédon, 108 c (cf. L. Robin, Notice, p. lv et suiv. ; Études sur la signification et la place de la Physique dans la phil. de Platon, 1919, p. 15) ; Frank, p. 184-198. P. Friedländer, Platon, Eidos, Exkurs. I, Platon als Geograph, p. 242/69 et art. de Gisinger, RE Suppl. IV, 672 et suiv. Sur l’explication du mouvement propre des planètes et le rôle d’Archytas, Frank, 201/5 (cf. Platon, Lois, 821 a comparé à Rép., 616 d/e). — A. Rivaud, Études platoniciennes, I, Le système astron. de Pl. (Rev. d’Hist. de la Philos., II, 1 (1928), p. 1-26). Sur l’harmonie, Frank, p. 150-167, Tannery, Mém. scient., III, p. 225-282 ; A. Rivaud, Ét. Plat., II, Platon et la musique (Rev. d’Hist. d. la Philos., III, 1 (1929), p. 1-30 ; ici, surtout p. 5/8). Sur la constitution de la mathématique et en particulier de l’harmonie pythagoricienne en opposition à Démocrite, Frank, p. 222-233 (mais l’attaque de Platon contre les empiristes purs vise une méthode plus qu’un groupe, et Frank y sous-entend trop de précisions). Fragments d’Archytas dans Diels I3 331/7 et Nachträge XXIX. un mouvement où la hauteur croît avec la vitesse, prouva, par lui-même ou par son élève Eudoxe, que seuls sont consonants les tons dont les rapports sont exprimables en nombres entiers rationnels et constitua la théorie des rapports harmoniques. Mais Archytas menait encore de front les considérations théoriques et l’observation ; ces lois numériques dont il faisait sa recherche, c’étaient celles des harmonies que perçoit l’oreille. Platon l’en blâme, et nous ne cesserons de nous en étonner qu’en revenant à son plan général d’éducation des philosophes et au rôle très défini qu’il y assigne aux sciences mathématiques.


Platon
et les
mathématiques.

Ces progrès merveilleux qui se continuent surtout depuis la fin du ve siècle, Platon non seulement les connaît, comme nous venons de le voir ; il les admire aussi, les encourage et les dirige. S’il ne nous donne, dans l’occasion présente, aucun renseignement positif sur l’état de l’arithmétique et de la géométrie, s’il n’attire d’abord notre attention que sur une science qui n’a guère encore qu’une existence de désirs et d’efforts (528 a), ne reconnaît-on pas l’animateur précisément à ce trait, que sa sollicitude va surtout à la découverte encore entravée, à la discipline que tout le monde ignore, l’opinion, l’État, les savants mêmes, et qui, bon gré mal gré, veut naître ? Comme il déplore cette indifférence, comme il adjure les cités de prendre intérêt à ces progrès de la science, de les diriger et de les promouvoir elles-mêmes ! Car il sait les efforts héroïques des découvreurs isolés, il sait par quels charmes puissants la science à faire tient ses amoureux et au prix de quels sacrifices elle réalise ses lentes avances, mais il connaît aussi combien chercheurs et spécialistes sont rétifs à toute direction étrangère. Il faut pourtant une direction, une vision synoptique et divinatrice : n’est-ce pas un esprit de logique et de méthode qui ordonne, du plus simple au plus complexe, cette série des sciences exactes, arithmétique, géométrie, stéréométrie, astronomie, harmonie, et n’est-ce pas l’exigence même de cet ordre qui, après le premier accroissement (du point à la ligne ou au nombre) et le second (de la ligne à la surface), a fait voir que le troisième (de la surface au volume) était délaissé ? (528 c). Comment ne pas reconnaître ici le chef de l’Académie, non spécialiste lui-même, mais ouvert à toutes les curiosités et à toutes les recherches, et s’efforçant de les promouvoir en les guidant toutes vers un but commun ? Donnerons-nous tort à la tradition[50] qui fait de Platon, réformateur politique et moral, le centre des mathématiciens de son temps ? Il est l’ami d’Archytas de Tarente et, au moins par lui, en relations avec son élève Eudoxe, chef de l’école de Cyzique ; il suit avec passion les efforts du jeune inventeur Théétète, célèbre ses découvertes, les incorpore dans ses œuvres et dédie à sa mémoire un dialogue sur la science. Si, parmi ceux de ses élèves qui se distinguèrent dans les mathématiques, certains ne sont pour nous que des noms, d’autres sont justement célèbres : Ménechme inventa les sections coniques ; Dinostrate appliqua à la quadrature du cercle la courbe inventée par Hippias ; Philippe d’Oponte, l’éditeur des Lois, écrivit de nombreux traités sur l’astronomie ; et, sans parler de brillants élèves comme Speusippe, Xénocrate, Héraclide du Pont, qui s’adonnèrent aux mathématiques tout en s’occupant de philosophie et, d’ailleurs, au dire d’Aristote, firent de la philosophie même une mathématique (Métaph. 992 a, 82), les auteurs d’Éléments qui, entre Hippocrate et Euclide, synthétisent les conquêtes nouvelles, Léon peut-être, en tout cas Theudios, Athénée de Cyzique, Hermotime de Colophon, appartiennent à l’Académie. Que Proclus soit parfois l’écho de légendes et que nous ne devions pas attribuer avec lui à Platon l’invention de méthodes comme l’analyse régressive ou le diorisme, pas plus que la solution de tel ou tel problème particulier, peu importe, si l’emploi de ces méthodes est tellement significatif dans les dialogues, si les définitions mathématiques y sont tellement précises et les axiomes si nettement formulés que nous comprenons du même coup à quelle source lesdites légendes auront puisé leur aliment et quelle vérité profonde elles traduisent. Nulle part, mieux que dans ces pages de Platon, les méthodes qui se cherchaient, s’appliquaient ou se perfectionnaient dans la mathématique nouvelle ne pouvaient prendre conscience de leur sens et de leur esprit, et nul mieux que l’auteur de ces pages ne pouvait, dans la direction d’un institut de travail aussi riche et aussi actif, s’approprier cet esprit, le vivifier et l’étendre. L’exploitation mathématique des dialogues n’est pas achevée, celle de la tradition académique ou aristotélicienne concernant l’enseignement oral de Platon est à peine commencée, et l’on s’aperçoit de plus en plus que l’esprit qui anima jusqu'à la fin cet enseignement oral comme cet enseignement écrit annonçait les tendances et anticipait les vues de la mathématique la plus moderne[51].


Le rôle auxiliaire
des mathématiques.

Cependant ces sciences dont il connaît, admire, dirige les progrès, Platon les trouve ici insuffisantes par elles-mêmes et ne les traite qu’en auxiliaires. Il les loue de leur désintéressement, de leur « inutilité », et les adjure de s’y tenir : au regard du Socrate de la République, leurs usages pratiques, qui comptent seuls pour le Socrate des Mémorables, s’acquièrent à peu de frais et ne sont qu’accessoires. Elles ont pourtant une valeur éducative générale, qu’il souligne à plusieurs reprises : elles sont difficiles et supposent une telle vivacité d’esprit, que ceux qui y sont aptes par nature sont prompts à toute science, et que l’effort qu’elles exigent améliore les plus lents[52]. Mais, dans l’éducation des futurs gouvernants, qui s’orientera tout entière vers la vision et la contemplation du Bien, leur valeur essentielle est précisément de susciter et d’entretenir cette orientation. Elles sont des éveilleuses : elles secouent l’esprit, l’empêchent de s’endormir dans la foi paresseuse qu’il accorde naturellement aux sens, le déroutent, l’appellent et le tirent sur la voie qui monte vers l’invisible et vers l’Être par excellence, vers le Bien, mais elles ne l’y conduisent pas.

Ce rôle indispensable d’excitatrice, l’arithmétique ou science du nombre est apte à l’exercer, parce que nombrer est essentiellement discriminer. Pour les yeux et le toucher, le même objet est, suivant le moment et les circonstances, épais et mince, dur et mou, grand et petit, un et multiple, simple et infiniment divisé. La pensée, qui se heurte à ces contradictions des sens, s’efforce de voir clair dans cette confusion, de séparer et de distinguer les êtres et les aspects : placée devant un pareil amalgame, elle le divise, elle dit « deux », et, pour justifier ce « deux », conçoit chacun des composants comme réellement un. Elle monte ainsi peu à peu à la notion de l’unité qui ne se divise ni ne s’altère, donc de l’unité incorporelle et suprasensible, de l’être purement intelligible (522 c-526 c). Géométrie, stéréométrie, astronomie, science de l’harmonie peuvent et doivent continuer à exciter, à soutenir cet envol de la pensée. Mais à quelles conditions ? C’est, dit Platon, qu’on les pratique nettement dans un autre esprit qu’aujourd’hui, qu’on n’y ait décidément d’autre but que de connaître, et d’autre objet à connaître que l’invisible et l’intelligible. Un savoir-faire, une technique n’est pas une science, et trop de géomètres parlent encore comme des manœuvres et semblent croire que véritablement ils carrent, construisent, ajoutent ou enlèvent : l’algèbre, qui dépouille ces problèmes et ces « opérations » de leur aspect matériel, eût satisfait davantage Platon (527 a/b). D’autre part, il n’y a pas de science du visible (529 b). C’est ici que Platon heurte le plus nettement notre conception moderne de la science et, disons-le, celle des chercheurs de son temps. Que reproche-t-il, en effet, aux astronomes ? De prétendre expliquer scientifiquement les mouvements des astres et découvrir, dans le ciel visible et ses constellations, un ordre véritable (529 a/c). Que reproche-t-il à l’acoustique savante que sont en train de créer ses amis, les Pythagoriciens de l’école d’Archytas ? De chercher, entre les sons mêmes que perçoit l’oreille, des rapports harmoniques (531 a/c). Pour lui, si parfait que soit le ciel et si bon son créateur, il est matériel, il appartient au devenir et n’est pas susceptible d’un ordre absolu. Moins susceptibles encore d’une exacte harmonie sont évidemment les sons matériels. Ce n’est pas en eux qu’il faut chercher les justes consonances : c’est dans les nombres. Ce n’est pas dans les constellations qu’il faut chercher les vraies figures ni les vraies vitesses ni les rapports qu’elles ont entre elles : c’est dans les Formes et dans les nombres intelligibles. Une musique mathématique, un ciel mathématique et idéal, voilà ce vers quoi tend Platon dans cet essai de réforme. Si abstrait qu’il puisse paraître, si dangereuse qu’en dût être l’application radicale, ce programme n’a cessé d’agir sur le développement de la science pure comme un appel jamais totalement satisfait et toujours efficace[53].

Mais, à supposer que les sciences mathématiques le remplissent, elles ne conduiront pas encore au terme voulu. Elles ne nous mettront un peu avant sur la voie que si nous en faisons la synthèse, pour saisir leurs mutuels rapports et leur intime parenté, qui est, on le voit par tout ce qui précède, d’offrir à l’esprit des problèmes de plus en plus élevés et de le faire chercher la consonance et l’harmonie en des relations de plus en plus éloignées du monde sensible. Mais l’harmonie qu’elles découvrent ainsi progressivement n’est elle-même qu’un prélude (531 d).


La dialectique.

Si étrange, en effet, que puisse paraître un tel jugement, Platon n’hésite plus à le prononcer : les disciplines mathématiques elles-mêmes ne sont pas encore des sciences, ne sont pas la Science. Elles se donnent pour objet son objet, l’être, mais ne l’atteignent encore qu’en rêve, parce que leur méthode est encore imparfaite et leur rigueur seulement approchée. Savoir quelque chose, c’est s’en rendre entièrement compte : le font-elles ? Non ; car, nous l’avons vu, elles déduisent avec suite et avec rigueur, mais en partant d’hypothèses qu’elles n’ont pas démontrées, et en s’appuyant tout le temps sur des figures visibles, et elles concluent sans remonter à leurs hypothèses pour les « lever » et certifier ainsi toute leur démarche. Point de départ, stades de passage, terme final, si rien de cela n’est assuré, comment leur liaison même la plus logique aurait-elle valeur de science ? Or, Platon veut fonder l’action de ses gouvernants sur une science véritable, sur la science totale de la fin à poursuivre. Monter par le raisonnement pur, dépouillé de toute trace de sensation, jusqu’aux réalités intelligibles, et, progressant de l’une à l’autre, ne pas s’arrêter avant d’avoir saisi la réalité qui fonde toutes les autres, le Bien, c’est là vraiment procéder par étapes sûres, ne partir d’une assertion que pour la fonder en une assertion ou hypothèse plus haute, et, enlevant ainsi à ces positions successives ce qu’elles ont chacune d’arbitraire et d’hypothétique, parvenir enfin à la formule qui justifie toutes les autres parce que, seule, elle se justifie elle-même. Alors on pourra, de cette cime intelligible, redescendre en chaque cas par des étapes purement intelligibles jusqu’à la conclusion cherchée. Une seule science fait cela, et c’est la dialectique. Voilà ce que Socrate affirme à Glaucon (533 a/d).

Celui-ci n’a rien du dialecticien de métier. À l’éloge enthousiaste de cette ascension vers le Bien, que l’étude progressive des sciences a pour seul but de préparer, il a répondu par la formule même que justifiera dialectiquement la première partie du Parménide (cf. Parm., 135 a/c) mais qui, dans sa bouche, est le simple aveu d’un profane : « Croire à tout cela est difficile, mais n’y pas croire l’est autant » (532 d). Il admet donc provisoirement, en attendant de la comprendre pleinement, cette nécessité de la dialectique, et demande qu’on aille de l’avant, qu’on lui décrive plus en détail cette fameuse méthode, ses espèces, ses voies. Mais Socrate lui répond : « Tu ne saurais plus suivre, car il me faudrait alors parler autrement qu’en images et en symboles. Mais je te répète ce qui est ma conviction : la dialectique seule a cette puissance, d’atteindre l’ultime réalité qui est le Bien. Seule aussi elle est science, et les disciplines mathématiques, souvent appelées par nous du nom de sciences, par habitude, ne sont que des connaissances moyennes. Reprenons donc le tableau que nous dressions précédemment et disons que deux sortes de connaissances ont pour objet l’être et sont intellectuelles : ce sont la science (ἐπιστήμη) et la pensée moyenne (διάνοια) ; deux sortes ont pour objet le devenir et ne sont qu’opinion, l’une étant la croyance (πίστις) et l’autre, l’imagination (εἰκασία). Or, l’intellection n’est complète que si elle atteint l’essence et peut ainsi se rendre totalement compte de son objet, c’est-à-dire si elle est science, c’est-à-dire encore si elle est la dialectique. Nous ne pouvons accepter que nos gouvernants n’aient pas du Bien, c’est-à-dire de la fin vers laquelle tend leur action et l’organisation de toute la cité, une clarté absolument rationnelle. Nous devons donc leur imposer l’étude de la dialectique et nous n’avons plus à chercher pour eux de discipline plus haute : elle est le faîte et le couronnement » (533-535).

Deux inquiétudes au moins nous sont venues au cours de cette étude sur le rôle des sciences mathématiques et de la dialectique. Nous étions tentés tout à l’heure de réclamer, avec Glaucon, un exposé précis de cette méthode transcendante et, quelque peu déçus par la réponse évasive de Socrate, nous nous sommes peut-être demandé : « Cette fameuse méthode ne serait-elle donc qu’un rêve ? » D’autre part, une contradiction troublante nous était apparue entre le caractère nettement scientifique des sciences mathématiques au temps de Platon, caractère scientifique si hautement proclamé par lui en bien des passages et dont il est pour une grande part le promoteur, et la façon dont il les traite ici, les mettant au service d’une tendance métaphysique et les dépouillant tellement de toute trace d’attache au réel qu’il paraît les volatiliser et les dénaturer.

Répondons tout de suite à ce dernier doute en observant d’abord que la métaphysique à laquelle Platon subordonne les sciences mathématiques tendra de plus en plus elle-même à se mathématiser, et que le Bien, qui est son terme et son pôle, s’exprimera, dans les dernières leçons de l’enseignement oral, par la notion même de l’Un. La tendance unifiante et collectivisante du rêve politique et le mathématisme croissant de la pensée métaphysique se rejoignent naturellement ainsi, dans la conception de cette harmonie universelle que réalise la totale emprise de l’Un sur le multiple : c’est par là que tend à se définir l’indéfinissable Bien. Ne nous étonnons pas non plus que Platon semble ici tellement dédaigner ce que nous appellerions la culture désintéressée de la science, le renoncement du spécialiste qui s’enferme dans sa discipline pour y chercher la vérité qu’elle seule peut livrer, et s’isole ainsi dans une abstraction au moins temporaire sans laquelle toute comparaison et toute synthèse serait vaine. Platon ne dresse pas ici des spécialistes, mais de futurs gouvernants. Qu’il comprenne cependant les spécialistes, non sans regretter un peu leur rétivité, qui, parfois, en écartant toute direction synoptique, compromet le progrès même de leur discipline, nous l’avons vu à propos de la stéréométrie. Qu’il les ait fréquentés, écoutés, exploités, tant d’allusions précises dans ses dialogues le prouvent, et sa dialectique même, dont les procédés ne font que prolonger et transposer ceux de la mathématique contemporaine. Ils les complètent aussi : la voie descendante de la dialectique, telle qu’il la décrit ici même, enrichira la méthodologie mathématique en y ajoutant la synthèse à l’analyse presque exclusivement pratiquée jusqu’alors. Mais, de ses gouvernants, Platon ne veut pas faire des spécialistes, pas plus qu’il n’en veut faire ou des disputeurs de métier ou de purs contemplatifs.

Plus encore, en effet, qu’il n’a senti le charme des mathématiques et peut-être lutté parfois pour s’y soustraire, il a senti le puissant attrait de la dialectique militante et, à d’autres moments, ces ravissements de la contemplation, que la dialectique ascendante offre de plus en plus vifs à chacun de ses paliers. Il a écrit l’Euthydème, il écrira le Parménide, de même que, après le Banquet, il composera un jour le Phèdre. Il chantera, dans le Théétète, les loisirs et l’indépendance du sage et semblera dire à la politique un éternel adieu. Cependant il écrit aujourd’hui la République et, après le Théétète, écrira le Politique, puis les Lois. Dans son âme, en effet, comme dans son œuvre, l’harmonie s’établit par une sorte d’équilibre mouvant, d’oscillation rythmée entre des tendances apparemment ennemies, mais l’une d’elles, au bout du compte, domine et discipline toutes les autres : c’est celle du réformateur politique. Celui-ci parle ici en maître. Il veut que ses futurs gouvernants parcourent tous les échelons de la mathématique, mais non qu’ils s’attardent et s’attachent à l’un d’eux, puisqu’ils ne doivent les gravir que pour entrer dans la voie royale de la dialectique. Il veut qu’ils montent jusqu’au sommet de cette voie royale, et non qu’ils s’arrêtent le long du parcours et s’éternisent dans l’éristique et la disputaillerie (537 c-539 d), puisque c’est seulement au terme de l’ascension qu’ils pourront contempler l’ultime source et loi de toute existence, le Bien. Il veut qu’ils s’adonnent de tout leur cœur à cette contemplation, mais non qu’ils s’y installent en dilettantes ou en extatiques, car le Bien est pour eux une règle de vie et d’action politiques, il faut, lorsqu’ils l’ont contemplé, qu’ils redescendent dans la caverne pour éclairer et guider les hommes. Partout la mesure, la discipline, la subordination à la fin suprême. Nous étonnerons-nous donc de voir Platon obéir, dans son exposé même, à cet esprit de mesure et d’opportunité ? Il prêche ici la nécessité de la dialectique, exalte sa transcendance, explique les raisons de sa puissance privilégiée, unique. Avait-il à décrire en détail ses procédés ? Non, il l’a fait et le fera ailleurs, dans le Phédon et même le Banquet, surtout dans la seconde partie du Phèdre, dans le Parménide, le Sophiste et le Politique, le Philèbe[54]. Tous ces derniers dialogues sont des dialogues d’école, et l’exposé ou la discussion des procédés de la dialectique est occupation intérieure d’école. Ici Platon légifère, dit quelle sera la nature de l’éducation des gouvernants, quels buts elle doit poursuivre et quels périls éviter, quel programme général elle doit s’imposer. Mais il ne professe pas, et le mot de Socrate à Glaucon : « Tu ne pourrais plus suivre » veut dire : « Ce n’est pas ici le lieu ». Ce sur quoi il insiste, c’est la fin de cette formation dialectique. À des gouvernants, il faut la claire vue du but à poursuivre, la conviction raisonnée de son excellence, la détermination et la force de ne s’en laisser détourner par aucun sophisme ; il leur faut donc un entraînement qui les habitue à raisonner et défendre leurs principes d’action. Des exercices dialectiques bien conduits leur donneront seuls cet entraînement (534 b/e).


Les étapes
de la carrière.

La mise en œuvre du programme est conçue dans ce même esprit de mesure et d’appropriation. Nous avons, une première fois, choisi comme chefs les plus vieux parmi nos gardiens, mais, le bon ordre ainsi assuré, ce n’est naturellement pas dans les vieillards que nous choisirons nos élèves gouvernants. Aux meilleurs parmi les jeunes, une fois achevées leurs deux ou trois années de gymnastique, nous enseignerons sans contention et sans contrainte, par la joie, les sciences mathématiques. À vingt ans, nouvelle élimination, et application des sujets les plus distingués à l’étude synthétique des sciences apprises dans l’adolescence. Leur faire voir les rapports mutuels de ces disciplines et leur rapport mutuel à l’être, voilà ce qui prépare le mieux en eux des esprits synoptiques, c’est-à-dire des dialecticiens. À trente ans, nouvelle ascension des meilleurs, qui pratiqueront pendant cinq ans la dialectique. Pas avant cet âge, et en prenant bien soin de choisir des natures solides, car les natures faibles ne peuvent devenir critiques sans succomber au scepticisme, et les jeunes gens prennent tant de plaisir à la discussion qu’ils deviennent facilement des disputeurs et compromettent le renom de la philosophie. À trente-cinq ans, ils redescendront dans la caverne et, pendant quinze ans, passeront par les divers commandements militaires et civils, pour être sûrs de ne le céder à personne en fait d’expérience. À cinquante ans, ils gouverneront à tour de rôle et, dans leurs intervalles de loisir, s’adonneront à la contemplation du Bien. Ils vivront ainsi, tour à tour gouvernant d’après cette règle suprême et sacrifiant leurs aises au salut de la cité, ou jouissant du bonheur de méditer et philosopher, élevant en même temps dans cet esprit leurs futurs successeurs, jusqu’à ce qu’ils s’en aillent dans les îles Fortunées, honorés de tombeaux magnifiques et de sacrifices tels qu’on les doit à des démons ou du moins à des hommes divins (540 b).

Voilà donc formés nos gouvernants et gouvernantes. La cité et la constitution qu’ils doivent régir est assurément un idéal, mais un idéal réalisable, pourvu que l’on soit déterminé à mettre la justice au-dessus de tout et qu’on ne recule pas devant les mesures radicales. Sitôt le pouvoir en mains, notre philosophe ou nos philosophes devront en effet, pour réussir, faire table rase du passé : ils relégueront à la campagne tous les gens au-dessus de dix ans et, toute influence mauvaise se trouvant ainsi écartée, élèveront les enfants suivant les principes que nous avons établis. C’est le sûr moyen d’instaurer en peu de temps la cité parfaite et l’homme parfait (541 c). Platon est de son époque, de l’époque où l’on a peut-être le plus parlé d’épuration préalable et peut-être pratiqué avec le moins de scrupule les divers procédés de nettoyage par le vide. Le décret proposé par Cléon contre les Mityléniens (426), la destruction de Mantinée par les Spartiates (385), la cruelle politique des Trente à Athènes (403) et, tout au long des ve et ive siècles, le cruel chassé-croisé de massacres et de bannissements qui se joue dans chaque ville grecque entre aristocrates et démocrates, tout cela donne figure de réalité au fantastique projet d’éducation en serre close que Socrate formule ici et que, d’ailleurs, il nous a fait prévoir au Livre VI[55]. Mais l’impitoyable logique des réformateurs n’est-elle pas la même en tous les temps, et les radicaux de toutes sectes n’ont-ils pas toujours rêvé d’isoler ainsi l’enfance pour la façonner à leur guise et construire avec ces pierres de choix la Cité Sainte ?

TROISIÈME PARTIE : LES CONSTITUTIONS DÉGÉNÉRÉES


Division
et méthode.

Une fois décrite ainsi la cité idéalement juste et défini l’homme juste par excellence, que nous reste-t-il à faire si nous voulons remplir le programme que nous nous sommes tracé dès le début et si souvent remémoré au cours de cette discussion : opposer l’une à l’autre la Justice et l’Injustice en leur formule la plus pure et voir laquelle des deux a le plus de valeur ? Nous devons évidemment considérer la cité et l’homme en qui se réalise l’injustice suprême. Mais, de même que nous avons étudié la genèse de la cité normale, les conditions de réalisation de la cité parfaite et la voie ascendante par laquelle l’homme de cette Cité parvient à sa perfection, de même il est naturel que nous examinions par quelles étapes de déchéance progressive et par quelle logique de corruption intérieure la cité s’achemine vers la pire des constitutions, et l’homme vers l’iniquité la plus achevée.

Avant même de discuter les possibilités de réalisation de la cité parfaite, nous avions indiqué les quatre formes vicieuses de constitution qui s’opposaient à cette constitution idéale (445 c/e). Rappelons brièvement ses traits distinctifs : tout y est commun, femmes, enfants, éducation, exercices de guerre et de paix ; ceux-là y sont rois qui l’emportent par leur valeur militaire et leur excellence en philosophie, et chefs comme gardiens ne possèdent rien en propre, mais sont entretenus par les autres citoyens, envers qui ils s’acquittent de leur commandement comme d’un service. Quelles sont maintenant les constitutions imparfaites ? Ce sont, par rang de valeur à l’estime des hommes, celle de Crète et de Lacédémone, puis l’oligarchie et son opposée, la démocratie, enfin la pire de toutes, la tyrannie authentique, quatrième et dernier stade de corruption de la cité. Laissons de côté les formes aberrantes et ne comptons comme espèces définies que ces cinq sortes de constitutions, une parfaite et quatre imparfaites, auxquelles correspondent naturellement cinq types d’hommes, car ce sont les mœurs des hommes qui font les constitutions. Comme nous l’avons fait jusqu’ici, nous procéderons de la constitution à l’homme, du tableau agrandi au dessin plus réduit, et nous progresserons ainsi, par la timocratie et l’homme timocratique, l’oligarchie et l’homme oligarchique, la démocratie et l’homme démocratique, jusqu'à la tyrannie et à l’homme tyrannique, pour opposer à la Justice cette dernière et suprême forme de l’Injustice et voir laquelle des deux engendre le plus de bonheur ou le plus de malheur (545 c).

Platon n’est pas le premier à faire cette étude comparée des constitutions. Ne se faisait-elle pas tous les jours, toute seule, dans l’esprit des Grecs un peu cultivés, et les orateurs populaires ne comptaient-ils pas, parmi leurs plus faciles et brillants lieux communs, l’éloge de la démocratie athénienne, devant laquelle ils rabaissaient toutes les autres formes de gouvernement ? La victoire contre les Perses avait exalté pour longtemps la fierté du libre Hellène, repoussant l’attaque des hordes que menait le fouet d’un despote. La lutte continuelle des partis entretenait à l’intérieur de chaque cité, et la concurrence de Sparte et d’Athènes pour l’hégémonie étendait à la conscience commune de la Grèce, une comparaison spontanée entre aristocratie et démocratie, comparaison que ravivaient les plaidoyers incessants de l’une et de l’autre, par la parole et la plume, par l’intrigue et la violence, par l’argent comme par le sang. Presque toutes les cités grecques avaient connu la tyrannie et plusieurs la subissaient encore, et les pays voisins leur donnaient le spectacle de toutes les formes possibles de l’aristocratie ou de la monarchie. La littérature s’est faite de bonne heure l’écho de ces comparaisons inévitables, mais c’est Hérodote qui nous offre la première discussion un peu étendue sur la valeur respective des trois constitutions, monarchique, aristocratique, démocratique (III, 80-82). Hérodote subit probablement l’influence des Sophistes, mais nous ne savons pas au juste en quelle mesure ni dans quel sens les Antilogies de Protagoras, par exemple, ont pu traiter cette question[56]. De tous les pamphlets qu’ont suscités les luttes politiques à l’intérieur d’Athènes vers la fin du ve siècle, nous n’avons conservé que celui du « vieil oligarque » contre la démocratie. Critias, à qui on l’a souvent attribué, est l’auteur d’une série d’études probablement plus objectives sur les constitutions de la Thessalie, d’Athènes et de Lacédémone. Les révolutions qui se succédèrent de 411 à 403 firent fleurir non seulement les pamphlets politiques, mais aussi une série de constitutions plus ou moins éphémères, de projets de constitutions, ou même de pseudo-constitutions inventées pour soutenir tel ou tel essai de réforme. Aristote lui-même s’y est laissé tromper. Lorsqu’on voit enfin ce dernier rassembler et commenter cent cinquante-huit constitutions, on comprend quelle riche matière Platon dut avoir comme substruction de la synthèse qu’il nous livre ici[57].

Cette matière, il ne la traite ni en pamphlétaire ni en pur historien, encore moins en collectionneur. Ici comme toujours, son but est d’un réformateur et sa méthode d’un philosophe, c’est-à-dire d’un synoptique. Nous savons quel idéal éclaire et guide sa philosophie de l’histoire : partant de la constitution où se réalise la justice totale, il nous montre par quelle série logique de déchéances s’établit, avec le tyran, le règne de l’injustice intégrale. D’une constitution à l’autre, il suit toujours le même schème, nettement dessiné : genèse et mœurs de la constitution, genèse et mœurs de l’individu qui lui correspond. Mais, comme la tyrannie balance en importance à ses yeux les trois autres constitutions, elle prend aussi, dans son exposé, sensiblement autant de place que ces trois autres ensemble. D’autre part, le tyran n’est étudié si attentivement que pour être comparé au roi philosophe. L’exposé général se divise donc en trois parties bien équilibrées : de la timocratie à la démocratie (545 c-562 a), la tyrannie (562 a-576 b), bonheur comparé du philosophe et du tyran (576 c-592 b).

1. — De la timocratie à la démocratie.


La timocratie.

Nous avons parlé d’une logique interne de corruption et de déchéance : comment supposer pareille chose dans la constitution idéale ? Cependant, sitôt réalisée, elle appartient au monde du devenir, et par là même, est corruptible. Ne savons-nous pas que, pour Platon, tout composé, si beau qu’il soit et si proche par là de l’indissolubilité absolue, n’en est pas moins, par nature, sujet à se dissoudre ? L’âme, dans la troisième preuve du Phédon, n’est encore immortelle, à ce point de vue, qu’autant qu’elle aide et achève, par ses propres efforts, sa parenté avec les réalités intelligibles (80 c-82 a) ; elle ne le sera de même, dans notre Livre X, qu’autant qu’elle se dégage des impuretés de la vie corporelle (611 c-612 a) et les dieux du Timée n’auront, comme garantie suprême de leur éternité, que la volontaire complaisance du Démiurge souverain pour l’harmonieuse composition de leur nature (41 a/b). Platon ne sort donc pas de la logique propre de sa pensée quand il entrevoit, pour sa cité parfaite elle-même, l’heure fatale où elle se dissoudra. Comme tout gouvernement humain, elle se corrompra par la tête, et la désunion entre ses gouvernants sera le début de sa ruine. Pour proclamer cette loi et nous faire entrevoir comme déjà réalisée en quelque passé lointain cette déchéance, Platon fait naturellement appel à l’histoire mythique, aux Muses d’Homère et d’Hésiode, et, pour déterminer l’heure fatale tout en lui laissant son mystère, l’enveloppe dans l’énigme solennelle d’un calcul aux apparences abstruses[58]. Il y a, pour les générations humaines comme pour le devenir de toute créature et du monde lui-même, un point critique, et le savant calcul n’a pour but que de le fixer numériquement. Lorsque les chefs de la cité ignoreront ce nombre, il feront à contre-temps les mariages, laisseront le fer se mêler à l’argent et l’airain à l’or, et, négligeant de plus en plus le soin de l’éducation, ne sauront empêcher la sédition entre les races ainsi altérées. Gardiens et gouvernants demeurant les plus forts s’approprieront les terres et les maisons des artisans et laboureurs, et de ces gens qui étaient leurs nourriciers et leurs amis, feront des serfs (547 b).

Ainsi Platon nous représente comme évolution intérieure d’une cité ce qui fut, jadis, le résultat de l’invasion et de la conquête : la Crète et Sparte, Platon nous l’a dit lui-même, sont les modèles de cette timocratie. Elle tient le milieu entre l’aristocratie et l’oligarchie. Elle conserve de la première le respect de l’autorité, l’aversion pour les arts mécaniques, l’usage des repas en commun, des exercices gymnastiques et militaires, mais ne connaissant les philosophes que par des exemplaires dégénérés, ne les estime plus assez pour leur confier les plus hautes charges, et leur préfère les natures soldatesques. Elle penche vers l’oligarchie parce que, ne recevant qu’une éducation toute de contrainte, sans philosophie, elle adore sauvagement, hypocritement, l’argent et les jouissances qu’il procure. Cependant l’ambition domine en elle sur tout le reste : l’appétit irascible la gouverne. Capable d’apprécier la culture mais non de s’y livrer et d’y exceller, dur pour les esclaves, doux avec ses égaux, empressé envers ses supérieurs, toujours en quête d’une action d’éclat qui lui vaudra quelque avancement, mais, à mesure qu’il prend de l’âge, de plus en plus porté vers l’argent, voilà l’homme timocratique. Il est né, dans une cité mal gouvernée, d’un père qui se réfugiait dans l’abstention et d’une mère qu’exaspéraient ce calme renoncement et cette médiocrité volontaire, et, la sagesse de l’un l’empêchant d’aller jusqu’à la vie de plaisir, le bruyant dépit de l’autre et les commentaires quotidiens de ses gens cultivèrent en lui la passion des honneurs (550 c).


L’oligarchie

Une timocratie de ce genre est représentée dans l’histoire par la Sparte des origines et surtout par la Sparte du ve siècle, en voie déjà de s’appauvrir en hommes par orgueil féodal et de corrompre ses rudes vertus par l’amour de l’argent. Celle du ive siècle a descendu la pente : parmi les huit à neuf mille citoyens égaux, elle a laissé s’aggraver de plus en plus les inégalités que créait la fortune, banni de sa grande assemblée comme inférieurs un nombre de plus en plus grand de citoyens ruinés par l’emprunt, et ne mettra plus en ligne à la bataille de Leuctres que deux mille Spartiates. Fermée à tout renouvellement, décimée par la guerre, cette minorité ne fera que décroître, d’autant qu’elle est riche du butin fait sur l’ennemi, de l’argent extorqué aux cités occupées ou gagné de la main gauche dans les missions et les ambassades, de l’usure pratiquée sans pitié sur ceux de ses membres moins favorisés qui hypothèquent leur kléros inaliénable et insuffisant, et que, riche et jouisseuse, elle a de moins en moins d’enfants. Lacédémone est, à l’époque de Platon, la cité de Grèce la plus pauvre en hommes (Xénophon, Rép. Lacéd. I, 1, Hellén. III, 3, 5-6) et la plus riche en or (Platon, Alcib. I, 122 d 23 a). Mais elle n’a plus seulement à craindre, à l’intérieur, la haine des Hilotes, qu’elle a toujours contenus par la terreur et dont elle se défie d’autant plus aujourd’hui qu’elle est maintenant forcée de les armer pour sa défense : il n’y a pas un Périèque, pas un inférieur qui ne soit « prêt à manger tout vifs » ses oppresseurs, et la conspiration de Cinadon (398), cruellement réprimée, a révélé un mal qui ne fera que croître[59].

C’est d’une telle situation et de l’évolution qui l’a créée que s’inspire le plus directement la peinture que Platon nous fait de l’oligarchie, de ses origines et de ses mœurs. L’exemple des premiers citoyens de la timocratie suscitant une envie et une émulation de fortune et de luxe ; le pouvoir bientôt fermé aux moins riches par la fixation d’un cens minimum ; la division en deux cités, l’une riche, l’autre pauvre, qui s’entre-déchirent ; l’impuissance croissante de la minorité privilégiée, parce que l’argent ne fait pas la compétence et ne remplace pas les hommes, qu’on le donne d’ailleurs avec peine et qu’on n’arme qu’en tremblant ceux qui sont le nombre ; la liberté laissée aux uns d’acheter, aux autres de vendre le bien de famille, et, ruinés, de vivre dans la cité sans être de la cité, bourdons remuants et, lorsqu’ils sont pourvus d’un aiguillon, prêts à toutes malfaisances (550 c-553 a). L’homme de cette constitution et de ce caractère a vu jadis son père précipité soudainement des honneurs et injustement condamné, et, dans sa jeune rancœur, s’est tourné vers l’argent, épargnant, amassant, assoiffé de jouissance, mais ne dépensant volontiers que le bien des autres, dépourvu de tout noble sentiment et ne refoulant que par crainte les bourdons avides ou malfaisants qui s’agitent au fond de lui-même (555 a).


La démocratie.

Platon a connu, jeune, toutes les tentatives et les audaces oligarchiques des hétairies. Il avait seize ans quand, en 411, une révolution réduisit à cinq mille le nombre des citoyens actifs, et son cousin Critias était du nombre des Quatre-Cents qui, flanqués de cent vingt jeunes gardes et serrant eux-mêmes leurs poignards sous l’aisselle, délogèrent brutalement le vieux Conseil, et gouvernèrent en fait à la place des Cinq-Mille. Il vit la désunion et l’impuissance des Quatre-Cents, leur chute, préparée par Théramène et Critias, et, sous une oligarchie modérée, le retour de la paix intérieure et de la victoire ; puis le second exil d’Alcibiade entraînant celui de Critias (407), enfin les désastres militaires de 405 amenant au pou- voir, sous la protection d’une garnison spartiate, le groupe oligarchique des Trente, où Critias fit vite triompher une politique de terreur. Trois mille citoyens seulement gardant leur titre et leurs droits, les autres désarmés et, sur eux autant que sur les métèques, les confiscations, les condamnations à mort ou à l’exil tombant en ouragan, voilà ce dont Platon fut le témoin pendant ces huit mois, et comme la Lettre VII nous l’atteste, le témoin indigné et déçu. Vinrent la révolte des bannis, la guerre civile, la mort de Critias et de son cousin Charmide (mai 403), la restauration de la démocratie : la modération de celle-ci semblait donner à Platon quelque espoir, lorsque la condamnation de Socrate fixa ses sentiments à l’égard du régime[60].

L’histoire vécue si directement n’a pu rester sans influence sur les idées que Platon s’est faites et sur les tableaux qu’il nous dessine des constitutions politiques. Ce n’est pas Sparte, c’est Athènes avec les Quatre-Cents et les Trente, qui impose par la force et fixe par une loi un revenu minimum et une limite rigoureuse au nombre des citoyens. Ce n’est pas à Sparte que s’achève en fait l’évolution naturelle de l’oligarchie en démocratie, c’est dans l’Athènes de Solon à Clisthènes, mais aussi dans cette Athènes de 411 et de 403 qui semble offrir, en quelques années ou quelques mois comme en un raccourci d’histoire, les traits les plus violents de l’oligarchie et ses conséquences les plus graves. Nous ne pouvons donc nous imaginer Platon empruntant à une seule cité les couleurs dont il fait son tableau, ni s’attachant à suivre servilement la succession exacte des faits et des constitutions, si diverse selon les cités. Il cueille ici et là le trait significatif, y saisit la courbe et la loi de développement, et, philosophe, cherche partout l’essence et l’éternel. Cependant, quel relief, quelle vie, quelle actualité dans cette généralisation ! La rapacité hypocrite des grands oligarques facilite aux jeunes gens le libertinage et la ruine, faute d’une loi qui interdirait ou la vente du bien de famille ou le prêt usuraire, et ces jeunes nobles rejetés de leur caste n’aspirent plus qu’à la détruire. D’ailleurs, à voir de près, sur les navires ou à l’armée, leurs maîtres amollis par la richesse, les pauvres les jaugent, se les montrent et se disent : « Ils sont nuls : nous les aurons quand nous voudrons ». À la première occasion, ils se révoltent, massacrent et bannissent à leur tour, et, à ceux qu’ils épargnent, disent : « Part égale ! » Les magistratures se partagent au sort : la démocratie est née (557 a).

Cette démocratie, Platon nous la montre telle en son essence qu’elle est en fait devenue à son époque et, de ce qu’elle a produit, conclut à ce qu’elle contenait par elle-même[61]. Régime de liberté, de bon plaisir, le tout est synonyme à son sens : la démocratie est faite pour tout comprendre, tout permettre, tout désirer. Chacun y fait ce qu’il veut, s’y montre tel qu’il lui plaît d’être. Elle est souple et riche de tons. Ce n’est pas un régime, mais tous les régimes possibles à votre choix, comme en un bazar. On obéit quand on veut ; on est soldat, juge ou magistrat quand on veut ; et, condamné à mort ou banni, on se promène dans la cité sans que personne vous remarque. On accède au commandement sans tout ce long dressage dont nous avons dit la nécessité et tracé le plan. Aucune éducation n’est requise : aimer le peuple suffit. Plaisante, anarchique, ondoyante, la démocratie fait ce miracle de mettre au même niveau l’égal et l’inégal (558 c). Platon ne peut ignorer avec quelle perfection il parodie le fameux discours de Périclès. Mais, comme d’ordinaire, il cherche le ressort psychologique de la constitution qu’il décrit ; ici, c’est le désir ou plutôt le foyer même des désirs : la concupiscence. Il y a des désirs nécessaires et profitables, d’autres superflus et prodigues. L’oligarque avare est dominé par les premiers, le bourdon dissipateur par les seconds. Autour de l’acropole vide de sciences, de nobles exercices, de principes vrais qu’est l’âme d’un fils d’oligarque, quels combats entre ces désirs opposés ! Platon nous les décrit en moraliste et en poète, et les auteurs de Combats Spirituels auraient pu trouver chez lui tout l’essentiel de leur imagerie. Le jeune homme se livre d’abord à tous les désirs, sans choix et sans répit. Puis il prend de l’âge, se modère, mélange aux vices quelques vertus utiles, goûte successivement les unes ou les autres, au hasard des dés, et ne tient pour mauvais aucun plaisir du moment que c’est un plaisir. Il devient ainsi le démocrate parfait, accueillant et dilettante, tout entier au désir du moment, aujourd’hui ascète et demain viveur, passant de l’ardeur pour la gymnastique à l’indolence absolue ou se donnant des airs de philosopher, puis se jetant dans la politique pour y dire et faire ce qui lui passera par la tête, à moins que ce ne soit dans la guerre ou dans le commerce. Pas de règle, pas de contrainte à cette vie, et pas de monotonie, car elle a tous les tons et tous les caractères et, comme la constitution démocratique elle-même, contient des modèles pour tout et pour tous (561 e). Ainsi Périclès vantait cette flexibilité pleine de grâce et cette richesse de talents : ἐπὶ πλειστ’ ἂν εἴδη καὶ μετὰ χαρίστων μάλιστ’ ἂν εὐτραπέλως.

2. — La tyrannie.


Le tyran
dans l’histoire
et la littérature
grecques.

Le mot τύραννος apparaît pour la première dans fois chez les lyriques : Archiloque de Paros (fr. 26), Simonide d’Amorgos (fr. 7), Alcée de Mitylène (fr. 73 A). Il vient du lydien, où il signifiait « chef, prince ». Chez Hérodote comme chez Simonide, il est synonyme de μόναρχος. En réalité, il a toujours désigné dans l’histoire grecque le chef qui s’est poussé lui-même au pouvoir en profitant d’une lutte violente des partis. Cette lutte violente s’est généralisée surtout au moment où, le régime économique se modifiant, le commerce et l’industrie prenant un essor inconnu jusque-là, une richesse capitaliste est née, désaxant l’ordre social, donnant le pouvoir avant tout à l’argent et créant, dans chaque cité, en face des anciens et des nouveaux riches, une plèbe besogneuse et remuante qu’encadrèrent peu à peu les gens de métiers et les marchands, en train de se faire une solide aisance et résolus à conquérir une place dans la cité comme ils en avaient une à l’armée. Il se trouva presque partout des aristocrates ruinés ou simplement pressés d’ambition pour flatter cette force nouvelle, la mener à la bataille et lui faire accepter, dans leur propre élévation, sa victoire. La plupart des tyrans se donnèrent, en effet, comme les défenseurs du peuple. C’est du viiie au vie siècle, mais surtout dans le viie et le viiie que les cités commerçantes ou industrielles, celles d’Éolide, d’Ionie et des îles d’abord, puis, en Grèce propre, Sicyone, Corinthe, Mégare, enfin Athènes avec Pisistrate et Hippias, accomplirent cette révolution. À la fin du vie siècle et au commencement du ve, elle se produisit dans presque toutes les villes de Sicile et de la Grande-Grèce. Ennemis des riches, dont ils confisquent les gros domaines pour les partager aux paysans, protecteurs du commerce et de l’industrie, ils favorisent le petit peuple, répandent les cultes qu’il aime, mais développent aussi la vie de cour, le luxe, les lettres, les arts. Toutefois, issu de la force, pesant non seulement aux riches, mais aux pauvres mêmes quand il a facilité leur montée sociale, leur pouvoir disparaît d’ordinaire assez vite et laisse un renom généralement odieux. Les Grecs n’ont jamais aimé le « monarchisme », jamais supporté longtemps l’hégémonie d’un homme ou celle d’une cité, et peut-être, en fait, n’ont-ils jamais toléré, sauf trop tard et imposé du dehors, un pouvoir fort. Si enclins qu’ils fussent toujours au développement exagéré de l’individualité, si riches en candidats à la tyrannie, en condottières et en aventuriers de toutes sortes, ils eurent, chez eux, le culte de la liberté, de l’égalité devant la loi. C’est à cet idéal que toute leur littérature oppose le tyran[62]. Arbitre entre les partis, Solon aurait pu se faire tyran, tant d’autres l’auraient fait et blâment sa retenue ! Mais, à la démesure et à la violence, il préfère εὐνομίη (fr. 3 et 28). Alors que la démocratie est pouvoir responsable, délibération commune et ἰσονομίη, le gouvernement d’un seul ou tyrannie, dit Otanès chez Hérodote, est irresponsabilité, démesure, envie et violence (II, 80). Les tragiques opposent la πόλις grecque au despotisme oriental, Sophocle condamne la tyrannie au nom des lois sublimes « dont l’Olympe seul est le père », Thucydide regarde la loi et la tyrannie comme les deux pôles extrêmes, et le tyran comme un égoïste absolu qui ne gouverne que pour lui et non pour le bien de la cité. Même lorsque l’idée du monarque arbitre et sauveur aura fait son chemin, c’est par ces marques traditionnelles que Xénophon distinguera le tyran et le roi : celui-ci règne conformément aux lois sur des sujets qui l’acceptent de plein gré ; l’autre commande par la force, en ne suivant que son caprice et sans consulter les lois (Mém., IV, 6, 12).


La tyrannie
et le tyran
dans Platon.

Nous verrons, dans le Politique, à quelle critique Platon soumet ces prétendues marques distinctives du bon et du mauvais gouvernant. L’essentiel de cette critique n’est d’ailleurs pas fait pour surprendre les lecteurs de la République : le gouvernant idéal est celui qui gouverne par science ; du moment qu’il a cette science, il ignore tous ces critères usés, fortune ou pauvreté, violence ou persuasion, respect ou mépris des lois ; il peut et doit se passer aussi bien du consentement de ses sujets que de toute légalité définie par des textes ou des coutumes (296 e et suiv.). Le Politique n’en dira pas moins que le respect de la loi est la seule sauvegarde des gouvernements imparfaits (301 a). Or, ici, nous sommes dans les gouvernements imparfaits ; nous venons de suivre les degrés de leur déchéance progressive et nous sommes parvenus au fond de cette déchéance. Ne nous étonnons donc pas de nous mouvoir encore entre des oppositions traditionnelles, si nouveau que soit l’esprit qui les interprète.

Toute constitution se corrompt par l’excès même de sa tendance naturelle. La passion de l’argent a perdu l’oligarchie, la passion de la liberté perd la démocratie. Tout gouvernant qui exige le respect des lois est accusé et condamné comme oligarque, tout citoyen qui se soumet aux lois méprisé comme un vil esclave : gouvernants et gouvernés, parents et enfants, maîtres et esclaves, hommes et animaux, tous sont égaux, ou plutôt enfants, esclaves et bêtes suivent leur seul caprice et soumettent tout et tous à leur seul caprice. Plus de lois qui comptent, écrites ou non écrites ; plus de maître (563 d). Dans ce désordre universel, ce sont les plus remuants et les plus hardis qui profitent. Ils déclament à la tribune, un cercle de vauriens bourdonnent alentour, étouffant toute voix adverse : leurs décrets sont votés. Que décrètent-ils ? Naturellement, de prendre à ceux qui ont pour donner à ceux qui n’ont pas, et qui sont le grand nombre. Les riches se plaignent, protestent, crient ; les bourdons les accusent de comploter et trompent facilement le peuple ; quand les riches, à la fin, en viennent à faire ce dont on les accusait et se défendent par tous les moyens possibles, le peuple se tourne vers les bourdons à aiguillon pour en faire ses chefs et ses protecteurs. Le plus violent d’entre eux ou le plus rusé accapare la défense du peuple, accuse, bannit ou tue les riches, abolit les dettes, partage les terres. Chassé, il revient plus fort. Menacé par les conspirations, il obtient une garde. Les riches émigrent, le peuple exulte, le tyran s’installe (566 d).

Il est d’abord tout sourires, promesses, largesses. Mais, lui qui a commencé par faire sa paix avec les ennemis du dehors pour avoir les mains libres, sent bientôt le besoin d’occuper le peuple, de perpétuer son rôle de sauveur, de se débarrasser des gens qui le gênent le plus, et, pour cela, suscite guerre après guerre. Ceux qui l’ont élevé au pouvoir s’épouvantent ou s’indignent, il s’en débarrasse ainsi que de toutes gens de valeur, qui le gênent, et pratique l’épuration à rebours. Il s’entoure de mercenaires, ramassis de tous pays, et d’esclaves qu’il affranchit. Voilà sa cour. N’a-t-il pas aussi ses panégyristes, les poètes tragiques, eux qui reçoivent de lui d’abord, de la démocratie ensuite, honneurs et largesses, et que nous eûmes raison de bannir de notre cité comme de toute cité qui lui ressemble plus ou moins ? Ce coup de boutoir jeté en passant, pour nous garder en éveil et préparer l’assaut final contre les poètes, Platon continue : cette garde, il faut la nourrir, et piller les temples ne suffit bientôt plus ; le tyran pressurera donc le peuple, ce peuple qui l’a fait et qui s’aperçoit trop tard qu’il est passé de la licence à l’esclavage le plus amer. Telle est la genèse, telles sont les mœurs de la tyrannie (569 c).

Analyse merveilleuse, que Platon fouille à plaisir. Nous pourrions nous étonner de le voir considérer le tyran comme la fleur de sang éclose de la corruption de la démocratie extrême, alors que l’histoire nous l’a montré plutôt comme un éclair de violence, un agent de transition rude et rapide, entre l’oligarchie et la démocratie. Platon lui-même rêvera de s’en servir pour une opération de cette sorte, pour le coup de force qui permettrait de passer, avec le minimum de troubles, d’une constitution mauvaise à la constitution parfaite[63]. Mais, si plein qu’il soit des enseignements du passé, il ne fait pas ici l’histoire du passé, il s’en aide seulement pour dégager la logique éternelle des choses, et dans cette vision d’éternité, peut-être aussi le présent met-il naturellement une lumière plus vive et plus absorbante. À Syracuse règne depuis longtemps Denys Ier. C’est par des manœuvres de démagogue, en exploitant le trouble qui suivit la chute d’Agrigente, qu’il se fit élire stratège, puis stratège unique, et conquit le pouvoir absolu. La paix faite d’abord avec les Carthaginois pour être tout entier à ses desseins, les guerres continuelles qu’il entretient dans la suite, les riches pourchassés, les terres distribuées au peuple, aux soldats, aux esclaves, sa vie soupçonneuse et cruelle dans la forteresse d’Ortygie, tout répond à la description classique du tyran, telle que Platon la fixe ici. Et Denys est le présent, un présent qui tous les jours s’étend et se fortifie. Les tyrans des viie et vie siècles ont pu être des transitions : celui-ci, aux yeux de Platon, doit tout naturellement paraître une conclusion[64].

Quand il lui faudra juger du bonheur ou du malheur du tyran, Platon va faire appel au témoin qui a connu celui-ci dans son privé, dépouillé de sa grandeur de théâtre : ce témoin, est-ce Platon lui-même, ou plutôt Dion, beau-frère de Denys et son homme de confiance, que Platon conquit à la philosophie lors de son premier séjour à Syracuse, en 388 ? Peu importe : la genèse psychologique et les mœurs du tyran, telles qu’elles sont esquissées ici (571 a-576 b), peuvent avoir tous les traits individuels qu’on voudra et surtout nous peindre au vif les hommes de violence et d’aventure qui s’agitent si nombreux dans cette époque troublée, elles n’en veulent pas moins être et sont en fait une peinture générale, éternelle[65]. Le fond bestial que révèlent en tout homme les rêves de la nuit, et qui se déchaîne sans pudeur si l’on ne s’est endormi dans la méditation, avec un corps assagi par une vie mesurée, nous force d’ajouter, aux désirs nécessaires et aux désirs superflus, une troisième espèce : les désirs illégitimes ou anormaux (παράνομοι). Au fils de notre démocrate dilettante, l'éducation n’a pas donné les habitudes et les sentiments qui refouleraient ces désirs bestiaux. Autour du plus sauvage d’entre eux, l’amour, ils sont comme un cortège de bourdons furieux. Débauches, dissipations, appels d’argent toujours renouvelés, vols domestiques, violences aux parents, vols au dehors et crimes, voilà où cet amour-luxure conduit l’homme qu’il tyrannise. Autour de ce possédé s’agitent les natures condottières qui le servent et s’en servent : à l’occasion, mercenaires de quelque tyran étranger ; dans la cité, bande turbulente et malfaisante ; toujours esclaves et despotes, jamais libres ni sociables. Flatté, corrompu, poussé au pouvoir par eux et là seulement réalisant toute la méchanceté de sa nature, tel est l’homme tyrannique.

3. — Bonheur comparé du philosophe et du tyran.

Cet homme, suprême exemplaire du crime, n’est-il pas aussi le suprême exemplaire du malheur ? Le moment est venu, en effet, de décider entre lui et le juste par excellence, le gouvernant de notre cité parfaite, le philosophe-roi. Comparaison parallèle des types de cités et des types d’hommes (577 c-580 c), comparaison des espèces d'âmes et des plaisirs qui leur correspondent (580 d-583 a), comparaison des degrés de pureté et de vérité (583 b-588 a), voilà par quelle série ascendante d’arguments Platon obtient cette décision. Parallèle de la cité et de l’individu, parallèle des classes qui composent la cité et des âmes ou facultés qui constituent l’individu, étaient déjà les pivots de la définition de la justice (Livres II-IV) et de la classification destinée à montrer, dans la suite des cités imparfaites, la genèse et la croissance progressive de l’injustice (Livres VIII-IX, 676 b). La distinction des degrés d’être et des degrés de vérité correspondants a servi plus spécialement à fonder les droits du philosophe sur le gouvernement de la cité parfaite et à déterminer la nature et les étapes de l’éducation à laquelle serait astreint ce philosophe-roi (Livres V 471 e-VII). On peut, avec James Adam (II, p. 334), dire que le premier de ces arguments est surtout politique, le second psychologique, le troisième métaphysique, mais à la condition d’observer que la théorie du plaisir, même dans le troisième argument, ne s’élève aux régions plus hautes qu’en s’appuyant sur l’expérience psychologique.

L’excellence et la félicité relatives de deux individus sont les mêmes que celles des deux cités correspondantes, ou, comme Platon aime à l’exprimer en langage de proportion mathématique : ce qu’une cité est à une cité, l’homme-type de cette cité l’est à l’homme-type de l’autre (676 c). Pour juger du bonheur ou du malheur de la cité où règne le tyran, il ne faut pas se laisser éblouir par le faste dont se parent le tyran et ses satellites : il faut pénétrer au cœur de la cité. Alors on verra qu’elle est la plus infortunée de toutes, et celle que gouverne le roi formé selon nos vœux, la plus fortunée. Ainsi pour l’individu tyrannique et le tyran lui-même : il faut, pour le juger, l’avoir vu chez lui, dans sa vie de tous les jours, ou dans les dangers graves. Alors on le trouvera aussi esclave que la cité qu’il opprime, aussi pauvre et irrassasié, aussi rempli de craintes et de gémissements. D’ailleurs, pour apercevoir à nu la faiblesse d’un potentat, il n’y a qu’à le dépouiller de tout ce que l’environnement social lui confère de sécurité. Que serait, transporté au milieu d’un désert avec sa femme, ses enfants et toute sa bande d’esclaves, le maître orgueilleux à qui tout obéit ? Un simple homme, à la merci de cette bande, lui et les siens : il lui faudrait trembler, flagorner, être esclave de chacun pour se garer de tous, surtout si le voisinage d’antiesclavagistes les excitait et les soutenait. Ainsi vit le tyran, seul, claustré, enviant la liberté du moindre bourgeois ; esclave de ses frayeurs comme de ses passions, lui qui commande aux hommes, et condamné par son pouvoir même à s’enfoncer de plus en plus dans sa méchanceté. Dans l’échelle des cinq caractères, royal, timocratique, oligarchique, démocratique, tyrannique, n’hésitons pas à dire que le bonheur va décroissant comme l’excellence (580 c).

Aux trois parties que nous avons distinguées dans l’âme individuelle correspondent trois espèces de plaisirs : pour l’âme raisonnable, le plaisir de la pensée ; pour l’âme irascible, celui de la domination ; pour l’âme concupiscible, celui de la jouissance. Mais nous avons vu que le domaine des désirs et de la jouissance était très divers ; si nous voulons rassembler cette diversité sous un seul nom, nous nous rappellerons que toutes ces jouissances s’achètent et que l’argent est leur commun instrument. Nous adopterons donc comme plaisirs fondamentaux la pensée, la domination, l’argent. Entre ces trois plaisirs, qui sera juge ? L’homme qui aura le plus d’expérience, de sagesse, de raisonnement. Sera-ce l’homme qui résume toutes les cupidités, l’homme d’argent ? Sera-ce l’ambitieux ? Ni l’un ni l’autre ne raisonne aussi sûrement que le philosophe, dont c’est le métier. Ni l’un ni l’autre n’a cultivé autant que lui la sagesse. Mais ne l’emportent-ils pas par l’expérience ? Non : le philosophe a goûté, par nécessité, à l’argent, aux honneurs mêmes et à l’estime des hommes, il peut en juger comme les autres, alors que son plaisir à lui, celui de contempler la nature même de l’être, les autres ne le connaîtront jamais. C’est donc à lui d’estimer et de classer les valeurs, et nous devons les classer comme lui : en haut, son plaisir à lui, puis celui de l’ambitieux et, en dernier lieu seulement, celui de l’homme cupide (583 a).

Le plaisir du philosophe n’est pas seulement le plus excellent : il est le seul vrai plaisir. Celui des autres, en effet, n’est ni vrai ni pur : il n’est qu’un trompe-l’œil, comme les peintures du théâtre. Socrate affirme cela, non de lui-même, mais sur la vague autorité de quelque sage. Pourquoi ? Parce que nous entrons ici dans des considérations d’un autre ordre que les précédentes, dans des questions d’école, et Socrate s’excuse ainsi de son apparent pédantisme. Mais devons-nous chercher à donner un nom à ce sage ou à ces sages ? Que le plaisir du sage soit le seul vrai, cela n’est-il pas déjà l’enseignement du Gorgias comme celui du Phédon ? Socrate nous dit ici : les plaisirs qui viennent à l’âme par le corps, et qui sont les plus vifs et les plus nombreux, ne sont en vérité, pour la plupart, que des cessations de douleurs ; or, cessations de douleurs ou cessations de plaisir ne sont pas des états positifs, ce sont des états neutres, ni proprement plaisants ni proprement douloureux ; comme un homme qui ne ferait jamais que passer de la région moyenne du monde à la plus basse et inversement, sans même soupçonner la région supérieure, s’imaginerait faussement être en haut quand il est au milieu, ainsi l’homme qui s’attache aux sensations violentes prend pour un véritable plaisir ce qui n’est qu’une cessation de douleur, alors que les plaisirs vraiment purs, ceux, par exemple, que donnent les odeurs, sont des états positifs, qui apparaissent et disparaissent sans être précédés ni suivis d’aucune douleur (585 a)[66].

D’ailleurs, tout besoin provient d’un vide, corporel ou spirituel ; on le comble en prenant la nourriture du corps ou de l’esprit ; or, ce qui remplit le mieux est ce qui a le plus de réalité : est-ce donc le corps, ou bien est-ce l’opinion vraie, la science, l’intuition intellectuelle, la vertu ? Le plus réel est assurément ce qui tient de l’essence vraie, immuable, immortelle, ou se produit dans une nature de cette sorte, car essence, science et vérité sont liées. Donc le corps a moins de vérité et moins d’être que l’âme, et ce qui entretient le corps a moins de vérité et moins d’être que ce qui entretient l’âme. Si le plaisir consiste à satisfaire un besoin, à se remplir de ce qui convient à la nature propre, se remplir de réel est un plaisir plus vrai et plus solide. Ceux donc qui ne connaissent ni sagesse ni vertu et ne font que se quereller et se battre pour la satisfaction de leurs désirs bestiaux, se battent, au bout du compte, pour des ombres, comme les Troyens, jadis, pour le fantôme d’Hélène. Si les natures irascibles, qui poursuivent des buts moins vils, d’ambition, d’honneur, savent se plier aux ordres de la science et de la raison, elles cessent alors de presser de simples ombres et leurs plaisirs acquièrent toute la réalité dont ils sont susceptibles. Mais l’âme ne goûte vraiment, en chaque partie d’elle-même, les plaisirs les plus vrais et les plus purs que lorsqu’elle est harmonieusement équilibrée et suit d’un élan concordant l’appel de la sagesse. Plus elle s’éloigne de la raison et de la philosophie, plus ses plaisirs sont faux. Le plaisir du tyran est donc le plus éloigné du plaisir vrai. À quelle distance exacte est-il de ce plaisir véritable et royal ? Le tyran vient au troisième rang après l’homme oligarchique, celui-ci au troisième rang après l’homme royal, donc l’homme tyrannique vient, en somme, au neuvième. Or, le cube de 9 est 729, nombre qui mesure les minutes du jour, les heures du mois, les jours et les nuits de l’année, et Platon se plaît à nous montrer, par ce jeu de calcul, de combien le plaisir du tyran est inférieur à celui du philosophe, à toute minute et à toute heure du jour et de la nuit. Si telle est la distance entre le tyran et le philosophe à l’égard du plaisir, quelle ne sera-t-elle pas au point de vue de la décence, de la beauté, de la vertu ? (588 a).

Parvenus à cette conclusion, nous sommes en mesure de répondre d’abord à la thèse dont Glaucon s’est fait l’interprète au début du Livre II (360 e-362 c) : l’injustice est avantageuse à qui la pratique intégralement en se couvrant des dehors de la justice. Nous le ferons en imaginant l’âme humaine sous la forme d’une complexe et monstrueuse créature : une énorme bête à têtes multiples et changeantes, douces ou féroces à son gré ; un lion, de proportions plus petites ; un homme, plus petit encore. Dire qu’on doit préférer l’injustice, c’est dire qu’on doit nourrir en soi le monstre et le lion, et laisser dépérir l’homme intérieur, de façon qu’il soit à la merci des deux autres. Ne doit-on pas, au contraire, fortifier l’homme intérieur, faire du lion son auxiliaire pour dompter le monstre, et tenir ainsi les trois parties de l’âme en paisible et active harmonie ? Ce qui vaut mieux doit dominer ce qui vaut moins, et si les classes d’hommes en qui la raison a le moins de force doivent obéir à celui que gouverne plus directement la raison, Thrasymaque avait bien tort de prétendre (343 b et suiv.) que celui qui obéit ne le fait qu’à son dam. Cette divine autorité de la raison est, au contraire, un facteur d’union et d’assimilation entre les classes de la société comme entre les facultés de l’individu. C’est là l’esprit de la loi, qui prête son assistance à tous les membres de la cité ; c’est l’esprit de l’éducation, qui ne laisse les jeunes hommes libres et sans tutelle que lorsqu’elle a établi en eux, comme dans la cité, une constitution qui donne le pouvoir à ce qui vaut le mieux (591 a).

Nous voyons enfin qu’il ne sert à rien de commettre l’injustice, dût-elle nous donner richesse et puissance, et que, l’injustice une fois commise, l’impunité serait le plus grand dommage, puisque le châtiment corrige et convertit (cf. II, 380 b et Gorgias 473 b, 476-78). Le sage dirigera donc toute sa vie vers la culture de l’âme et de son bien, n’estimant les sciences qu’autant qu’elles conduisent à cette fin, ne cultivant l’harmonie de ses puissances corporelles qu’en vue de l’harmonie de sa cité intérieure, évitant de compromettre celle-ci par trop de richesse ou trop de pauvreté ou par une poursuite indiscrète des honneurs. Il ne fera donc pas de politique active dans sa patrie, s’il n’y est contraint par quelque nécessité providentielle, se réservant pour la cité de son rêve, celle que nous avons décrite. Réalisable ou non quelque jour, elle n’en subsiste pas moins réellement, modèle céleste offert à quiconque veut le contempler pour régler et modeler d’après lui la cité qu’il construit dans son âme. Ainsi la « politique » de Platon demeure la même ici qu’elle était au Livre VII et que nous la montreront les Lettres : politique de non-participation et d’attente ; non-participation à des régimes essentiellement mauvais ; attente, parce que le philosophe ne veut pas faire violence à sa patrie et parce que, cependant, une chance providentielle peut subvenir ; mais attente active, de propagande et d’enseignement auprès de « ceux qui veulent voir », et d’intense formation personnelle. Ni par ses dialogues, ni par la direction qu’il a donnée à l’Académie, ni par ses entreprises en Sicile, Platon n’a démenti ce programme.

LE LIVRE X : CONCLUSION GÉNÉRALE

1. — La Condamnation de la Poésie.
Pourquoi
on la renouvelle ici.

Étrange à première vue en cet endroit et d’ailleurs amenée comme un épilogue, choquante pour beaucoup de lecteurs, scandaleuse pour certains et contristant, dans le cœur même de celui qui la prononce, des vénérations et des tendresses invétérées (595 b/c), combien elle est cependant logique et naturelle à la fin de la République, cette condamnation de la poésie par le plus grand poète en prose qui fut jamais ! Car ce poète est un lutteur, il livre ici « un combat dont la justice est l’enjeu », un enjeu qu’il ne faut sacrifier « ni à l’argent, ni aux honneurs, ni à quelque autorité que ce soit, ni même à la poésie » (608 b).

Il lutte en réformateur politique et social, et contre qui ? Contre une autorité politique et sociale, autorité qu’il juge déformatrice et perverse. Ne nous leurrons pas, en effet ; si nous sommes choqués, comme d’un contresens presque ridicule, de l’entendre demander à Homère « quelle constitution il a réformée, quelles lois établies, quelle guerre menée à bien, quelle école de vie fondée, quelle invention utile produite » (599 b-600 b), c’est que nous sommes, nous, les fils, d’ailleurs vieillis, d’un siècle dilettante et d’une société qui cultive ou cultiva « l’art pour l’art », et qui ne demandait à la poésie que les enchantements d’une vie et d’un monde irréels. Mais la société grecque lui demandait et en recevait autre chose : tout ce qu’une société croyante voudrait trouver dans ses livres saints, dût-elle les tourmenter pour les faire parler selon ses vœux, et tout ce qu’un peuple jeune cherche dans ses chroniques, aidé au besoin par des commentateurs experts. Leçons de morale et de savoir-faire, de sagesse et d’adresse individuelle, de politique, de religion, mais aussi de stratégie et de toutes sortes de techniques militaires ou civiles, voilà ce que les Grecs cherchaient depuis toujours chez leurs poètes, surtout chez le plus grand de tous, et l’Homérolatrie avait ses prêtres et ses exégètes : aucune question ne restait sans réponse. Le réformateur lutte donc ici contre une force, qu’il juge d’autant plus dangereuse qu’elle est plus séduisante, plus pénétrante et plus ignorante, en même temps que plus directement opposée aux méthodes et à l’esprit de la réforme qu’il entreprend.

Il lutte en éducateur rationnel et en savant contre une éducatrice sentimentale et antiscientifique. Lui, qui poursuit la vérité de toute son âme, déteste, dans la poésie, la grande maîtresse d’illusion qu’elle est, comme toute imitation que ne dirige pas la science, et la grande maîtresse d’impression et de suggestion, comme tout art qui endort la raison et suscite la sympathie, le mimétisme inné de notre sensibilité. Il a condamné, aux Livres II et III, à la fois les erreurs religieuses et morales que contiennent ou engendrent ses fictions les plus fameuses, et sa curiosité indiscrète et versatile, qui, prétendant tout imiter, sans règle et sans choix, est grosse d’émotions et de suggestions funestes. Mais n’est-ce pas lorsqu’il a établi la distinction et la hiérarchie des facultés de l’âme (Livre IV) qu’il peut le mieux montrer sur quel bouleversement de cette hiérarchie se fonde un tel art d’illusionnisme et d’impressionnisme, et n’est-ce pas après avoir tracé le programme de l’éducation par la science et dressé le tableau des degrés de l’être et du connaître (Livres VI et VII) qu’il mesurera le mieux à quelle distance de toute vérité et de toute réalité en reste cette poésie, qui sait tout et enseigne tout ?

Enfin, analyste et historien de l’âme collective et individuelle, il a décrit aux Livres VIII et IX, la genèse des perversions progressives de la cité et du citoyen. Or, les étapes de cette progression dans le mal, depuis la timocratie jusqu’à la tyrannie, correspondent aux empiétements successifs des classes inférieures de la société et des facultés inférieures de l’âme sur les classes et les facultés supérieures. La poésie, dont le charlatanisme funeste est fondé sur les mauvais instincts qu’elle flatte et surexcite dans ces facultés inférieures, n’est-elle pas un des facteurs les plus naturels de cette déchéance sociale ? Platon nous l’affirma lui-même au Livre VIII : les poètes, tragiques et autres, sont en fait les courtisans et les flatteurs empressés des deux tyrannies les plus voisines, celle de la foule et celle du despote (568 b). Dans le Gorgias, il nous avait dit que la tragédie est une rhétorique à l’usage des foules, une rhétorique-flatterie qui vise avant tout le plaisir (502 a/b), mais il nous avait aussi montré (484 b, 488 b) les prétentions de la violence et du despotisme s’appuyant, avec Calliclès, sur une parole de Pindare que les Lois (714 c/e) prendront encore la peine de combattre. Que les grands tragiques d’Athènes aient été plus naturellement les courtisans de la démocratie que ceux de la tyrannie ; que, d’autre part, les poètes aient afflué à la cour des tyrans, qui usaient volontiers de ces agents de réclame et de propagande, ce sont là des faits certains. Platon peut être injuste envers les tragiques lorsqu’il s’autorise de la vérité avec laquelle ils traduisent les sentiments et les idées de chaque personnage pour faire d’eux les interprètes bénévoles, les preneurs de l’injustice et de la tyrannie[67]. Qu’on le traite, si l’on veut, de prédicant et de sectaire, mais il est dans la logique de son rôle en considérant les effets, non le but, de ces apologies trop éloquentes et de ces représentations trop fidèles. En tout cas, nous ne pouvons trouver que tout naturel le fait que l’assaut décisif contre la poésie ait été reculé jusqu’après ces Livres VIII et IX, où Platon nous décrit les déchéances extrêmes que la poésie a non seulement flattées et célébrées, mais contribué à produire.


Les arguments
de l’accusation.

Voici donc par quels arguments Platon justifie d’avoir banni de sa cité parfaite la poésie qui est purement imitative. Ils peuvent se résumer, nous le savons déjà, dans ces deux chefs d’accusation : la poésie est un art d’illusionnisme, la poésie est un art d’impressionnisme. À ces deux titres, elle est une force de perversion (595 c-607 a).

Illusionniste, elle l’est, comme la peinture et comme toute imitation déformante. Qu’est-ce, en effet, que l’imitation ? Pour le savoir, procédons comme nous le faisons d’ordinaire. À chaque fois que nous rassemblons sous un même nom plusieurs choses, nous leur reconnaissons une même unité de structure, une seule et unique forme-type, ou Idée. Il y a, par exemple, bien des lits et bien des tables, mais il n’y a, dirions-nous, qu’une seule loi de structure du lit ou de la table, qu’un seul lit-type, une seule table-type : tout ce qui s’en écartera ne sera ni lit ni table. Platon dit : il n’y a qu’un εἶδος, qu’une ἰδέα du lit, qu’une essence de lit ou qu’un lit en soi (αὐτὴν ἐκείνην ἔ ὅστι κλίνη), qu’un lit originel (ἐν τῇ φύσει οὖσα). Cette essence de lit, le menuisier la prend comme loi de fabrication : il travaille d’après elle, mais il ne la crée pas. Vient une autre sorte d’ouvrier ; le peintre. Vous savez qu’avec un simple miroir le premier venu peut tout fabriquer : soleil et astres, ciel, terres, hommes et animaux, objets artificiels. Mais ce n’est qu’en apparence. C’est de cette façon que le peintre fabrique toutes choses. Donc une essence, une structure ou forme-type, une Idée de lit, que personne n’a fabriquée, sauf Dieu. Un lit particulier, que le menuisier fabrique en contemplant cette forme ou Idée. Une imitation de lit, que le peintre fait d’après ce lit particulier. Platon nous a laissé comprendre, au Livre VI, que le triangle en soi est le seul triangle réel (610 d/e). Il nous dit ici que le lit en soi est la seule réalité de lit, que celui du menuisier n’est qu’une copie de réalité, que celui du peintre enfin n’est qu’une copie de copie. Tout art d’imitation ne vient donc « qu’au troisième rang après le Roi et la vérité ». Encore, est-elle fidèle, cette copie à la seconde puissance ? Non, elle est essentiellement déformante : elle altère les proportions pour mieux rendre l’apparence, elle ne produit qu’un simulacre, un εἴδωλον. Elle est un trompe-l’œil, mais elle n’abuse qu’à distance, et que les ignorants. Comme tout charlatanisme, elle n’est qu’une contrefaçon de science (596 a-597 d). Platon entre ici bien avant dans la technique d’école, plus avant que ne le comporte le ton général de la République, plus avant même que dans les Livres VI et VII. Il le sait, et s’en excuse en faisant appel à ceux « qui pratiquent habituellement ces sortes de discussions ». Nous sommes ici, en effet, sur le terrain dialectique du Cratyle, qui fondait la spécification des actes sur la spécification des essences, et d’avance sur le terrain du Sophiste, qui, par sa théorie du non-être, explique la possibilité métaphysique des arts d’illusion. Les concordances d’idées et de formules sont multiples, surtout avec ce dernier dialogue[68].

Quant à la tragédie et à son chef, Homère, que valent ses prétentions d’omniscience ? Platon fait ici une réponse curieuse : si le poète savait réellement ce qu’il se donne l’air de savoir, il ferait de l’action et non de l’imitation, il serait chef d’armée ou législateur, et préférerait vivre une grande vie plutôt que de la raconter (599 b). Nous pourrions observer que les gens qui rêvent et parlent le plus de l’action sont ceux qui, par la force des choses ou de leur tempérament, en font le moins. La vie est courte : ceux mêmes qui suivent la carrière de leur choix s’imaginent volontiers dans une autre, dont ils caressent le regret. Adam rappelle finement les rêves d’action qui tourmentent les hommes de lettres. Mais il y a davantage ici : nous savons que la philosophie politique de Platon, ou plutôt que toute la philosophie de Platon n’est que de l’action entravée, et, par compensation, — mais lui ne le savait pas, — de l’action condensée pour les siècles à venir. Si le Protagoras déjà, et surtout le Phèdre et la Lettre VII mettent l’enseignement oral tellement au-dessus de l’enseignement écrit[69], n’est-ce pas que l’enseignement oral est de l’action, alors que le dialogue demeura toujours, aux yeux de Platon, de la « littérature » ? Homère, en effet, poursuit Platon, n’a connu l’action ni comme chef d’armée ni comme législateur ni comme fondateur d’école : il n’a même pas groupé ici ou là des disciples comme l’ont fait les Sophistes. Si on l’a laissé continuer sa route errante sans l’arrêter au passage ou chercher à le suivre, c’est qu’on n’attendait de ses leçons aucun bien (600 e).

La poésie n’est, en effet, comme la peinture, qu’un charlatanisme et une magie. Magie de musique : ôtez-lui ses agencements de mots, ses rythmes, ses harmonies, comme elle est pauvre et pâle en sa nudité ! Son visage a perdu toute sa fleur. Elle n’avait, d’ailleurs, là-dessous, qu’un savoir puéril. Comme la peinture, elle est imitatrice, et non pas de l’être des objets, mais de leur apparence superficielle. Le peintre imite un frein et un mors, le sellier et le forgeron les fabriquent, mais qui connaît vraiment à fond ce frein et ce mors ? Pas l’imitateur, pas même le fabricant, puisqu’il fabrique au compte et au goût de quelqu’un, qui est l’usager, le cavalier. Cet usager seul a la science, et l’Euthydème, qui nous l’a dit, nous a montré aussi que tous les arts et toutes les techniques, même les mathématiques, même l’art royal et politique, sont des manœuvres et des demi-savants au service de qui possède la science du Bien (388 d-290 d). L’ouvrier, qui se fie et se prête à la pensée de l’usager, n’a pas la science, mais la croyance droite (πίστιν ὀρθήν) ; l’imitateur n’a ni la science ni même l’opinion droite (δόξαν ὀρθήν). Son imitation, qu’elle soit peinture ou poésie, n’est donc qu’ignorance et tromperie, dilettantisme et illusionnisme (602 b).

Contre les déformations visuelles de grandeur et de forme, sur lesquelles tous les arts d’illusion fondent leurs prestiges, nous nous défendons par le calcul, la mesure, la pesée, donc par notre faculté raisonnante (logistique). Mais une autre faculté les accueille volontiers : c’est le sentiment, essentiellement impressionnable et irritable (τὸ ἀγανακτητικόν). Alors que la raison est calme et constante, donc monotone, la faculté irascible est toujours en mouvement, toujours émue et tiraillée par des sollicitations contraires, et c’est elle, par conséquent, que la poésie imite de préférence. Une partie de cet irascible tend à se soumettre à la raison et à la loi, qui lui prescrivent, non de ne pas sentir et de ne pas accuser par une réaction immédiate les coups de la fortune, puisqu’une telle insensibilité est impossible, mais de refouler son chagrin et d’en modérer l’expression : Platon tempère d’avance le stoïcisme par le bon sens, par le sens de l’humain. On ne sait, en effet, ce que tel malheur contient de vrai mal ou de vrai bien. Et puis, à quoi bon geindre ? Aucune chose humaine ne vaut tant de douleur ; et la douleur qui geint oublie la seule réaction utile, qui serait, non de tenir la main sur la plaie en criant, mais d’y appliquer le remède. Or, la poésie se plaît à reproduire, et, par là, elle aide et sollicite les mouvements de révolte de l’irascible inférieur, et opprime la raison, comme ferait, dans une cité, celui qui donnerait le pouvoir aux méchants et ruinerait les gens de bien (605 c).

Le plus funeste effet de cet impressionnisme est la sympathie qu’elle éveille et caresse, dans les plus honnêtes gens, pour des sentiments et des actes mauvais. Elle endort notre vigilance sur cette partie émotive de notre âme, y déchaîne tour à tour ou les larmes ou le rire, et nous fait applaudir et épouser au théâtre ce que nous réprouverions dans la vie réelle. Toutes les passions, tous les désordres du sentiment, voilà ce que le poète éveille et nourrit en nous, voilà ce qu’il y renforce et rend souverain. Platon ne voit dans la sympathie qu’une puissance d’excitation et de suggestion, il en ignore la puissance apaisante et purgative, qu’Aristote juge si essentielle. Non seulement Bossuet et Nicole, mais les réformés de Genève et d’ailleurs l’ignorent ou la méprisent aussi délibérément : il est difficile à qui prétend construire ou gouverner la cité des Saints de s’arrêter à peser des nuances, et plutôt que de chercher dans le poison un vaccin éventuel, ils préfèrent le proscrire tout net. Des hymnes, des éloges en l’honneur des gens de bien, « des chants édifiants », voilà quelle poésie Platon accueillera dans sa cité (607 a).

C’est ainsi que Platon justifie la condamnation portée contre la poésie dans les premiers livres de sa République. La poésie, d’ailleurs, n’a pas à s’étonner que la philosophie la combatte : n’est-elle pas sa rivale depuis toujours[70] ? Nous ne saurions dire à quelles œuvres Platon fait allusion, lorsqu’il cite bout à bout cette série de brocards lancés contre la chienne hurleuse (cf. Lois, 967 d), contre les tas de paroles vides et les rognures de pensée dont vivent ces mendiants de philosophes. Aristophane n’eut pas le monopole de ces railleries, et Platon pouvait choisir. Il n’avait pas à nous rappeler ici les coups portés ou rendus par la philosophie, les indignations de Xénophane (fr. 10-12 D.) et les sarcasmes d’Héraclite (fr. 40/2, 56/7) : de même qu’il avait, dans le Gorgias, livré le grand combat à la rhétorique, il a, dans ses Livres II et III, épuisé le débat contre l’autre rivale en éducation. Dans sa lutte contre la rhétorique, aucune hésitation sentimentale ne le retenait. Ici, les admirations de l’enfance et des tendresses toujours vivaces plaident contre la raison sévère. Mais tout cela n’est-il pas l’emprise persistante de l’éducation donnée par « ces beaux régimes » que remplacera la cité parfaite ? En tous cas, il faut sauver « sa cité intérieure » et libérer sa conscience : trahir ses convictions serait une impiété (607 b-608 b).

2. — Les récompenses de la justice.


L’immortalité
de l’âme.

À quoi, d’ailleurs, sacrifierait-on ses convictions ? Que peut-il y avoir de grand dans la vie, dans ce bref intervalle entre l’enfance et la vieillesse ? Et comment un être immortel pourrait-il enfermer dans cette étroite durée sa pensée faite pour l’éternité ? De quel être immortel s’agit-il donc ? Glaucon s’étonne. Il oublie que Socrate (VI, 498 d), en prêchant Thrasymaque et le reste de ses auditeurs, entendait, sinon les convaincre immédiatement, du moins semer en eux des pensées utiles pour le jour où ils reviendraient sur la terre, et ce délai, disait-il en réponse à l’exclamation sceptique de Glaucon, est bien court au regard de l’éternité (498 d). Platon a donc posé ses jalons. D’avance, ou après coup ? Peu nous importe, car cette démonstration de l’immortalité était certainement voulue d’avance. Même des séparatistes comme Dümmler reconnaissent qu’une apologie de la justice sans rémunération dans l’au-delà est inconcevable pour Platon et, à cause de cela, ajoutent, à l’hypothétique Thrasymaque, précisément la démonstration de l’immortalité que nous trouvons ici (608 c-611 a), et un mythe eschatologique moins étendu que celui de notre République, plutôt analogue à celui du Gorgias (Prolegomena, p. 242). D’ailleurs, cet exposé des récompenses ou des châtiments qui attendent l’homme dans une autre vie était indispensable comme pendant aux considérations émises par Céphale au début du prélude (330 d-331 b), de même que l’exposé général des avantages de la justice, en ce monde ou dans l’autre, était indispensable comme retour à la vérité, après l’abstraction acceptée par Socrate pour de pures raisons de méthode (367 e-368 c).

Quelle preuve de l’immortalité de l’âme Platon devait-il donner ici pour rester dans le ton général de la République ? Autant que possible, évidemment, une preuve tirée des notions de justice et d’injustice. Aucune, en fait, n’était plus appropriée que la présente, qui fait pendant à la considération de la vertu propre dans le Livre I (352 e-354 a) et à la démonstration établissant, à la fin du Livre IV, que la justice est le bien propre et l’injustice le mal propre de l’âme (434 c-445 b). Toute l’étude sur la nature de la justice et sur son rôle dans la société, c’est-à-dire, en somme, toute la République à partir du Livre II, n’a été entreprise que pour montrer, à la demande de Glaucon, que l’injustice est elle-même le plus grand mal de l’âme (366 e-367 e). Si l’on peut maintenant prouver que ce plus grand mal de l’âme, tout en ruinant son bonheur, est impuissant à la détruire, quel relief nouveau donné au malheur que crée naturellement l’injustice, puisque, ce malheur, elle l’éternise ! Car toute chose est détruite par son mal propre, comme elle est conservée par son bien propre, et, si l’âme fait vraiment exception, si elle n’est pas détruite par son mal propre, l’injustice, quel autre mal pourra jamais la détruire ? Pas celui du corps, — mort ou maladie —, car le mal d’une chose ne saurait détruire une autre chose que si elle influe sur le mal propre de celle-ci et l’augmente. La maladie ou la mort du corps n’aurait donc d’action sur l’âme que si elle augmentait son mal propre, l’injustice. Mais, pour soutenir cette séquence nécessaire entre la mort du corps et l’injustice de l’âme, il faudrait pouvoir soutenir que cette séquence existe dans les deux sens, et que l’injustice de l’âme tue le corps. Quelle délivrance ce serait d’ailleurs pour le criminel ! Mais c’est faux : l’injustice du criminel le rend vivant, alerte, toujours aux aguets. Ainsi l’âme, que ne détruit ni son mal propre ni le mal étranger, est nécessairement immortelle (611 a).

Cette immortalité entraîne deux conséquences. En premier lieu, le nombre des âmes existantes est constant : il ne peut diminuer, puisqu’elles ne meurent pas ; il ne peut augmenter, car ce ne serait qu’au dépens des choses mortelles, et, dans ce cas, tout deviendrait finalement immortel. D’autre part, comment dire immortelle une chose dont la composition serait multiple et grossière comme nous a paru celle de l’âme ? Or, elle est véritablement immortelle, le présent raisonnement le démontre, et nous en connaissons d’autres, aussi probants. Nous ne devons donc pas croire que cette existence actuelle de l’âme, enfoncée dans le corps et dans ses passions comme le dieu marin Glaucus dans les algues, les pierres et les boues sous-marines, nous la montre en sa véritable nature. Elle ne serait connaissable en son état pur que dégagée de cette gangue, mais, pour nous figurer cet état pur, nous n’avons qu’à considérer ses tendances et ses parentés intimes, toutes orientées vers le divin, l’immortel, l’éternel. Nous l’imaginerons alors telle qu’elle serait, au terme de cette poursuite et de cette assimilation : c’est à ce terme seulement que nous saurions si elle est composée ou simple et comment elle est constituée. Aujourd’hui, nous n’avions à étudier que sa vie dans le corps, et les effets que produit en elle, le désordre qu’y développe cette incorporation (612 a).

Platon, tout au long de sa République, n’a prétendu traiter que de politique, c’est-à-dire, d’après sa conception de la politique, de morale individuelle et sociale. Il ne pouvait donner un plus naturel et plus noble horizon à cette morale que celui de l’au-delà, où la justice trouve son achèvement et ses récompenses suprêmes. Il lui fallait démontrer l’immortalité de l’âme par une preuve issue du cœur même de cette aspiration vers l’éternelle justice, mais entrer dans une démonstration métaphysique de l’immortalité et dans une étude approfondie de la nature de l’âme eût été, dans un tel dialogue, un contresens littéraire. Sa preuve avait cependant besoin, pour ne pas sembler fragile ou incomplète en son isolement, du souvenir discret des autres preuves qui fondent cette immortalité, des inductions ou des analyses qui montrent ses conditions, sa possibilité, sa préparation progressive. C’est à cela qu’il pourvoit par les allusions rapides, mais si claires, qu’il fait au Phédon (64 a/8 b, 78 b-84 b) : parenté de l’âme avec l’intelligible et le divin, son emprisonnement actuel dans la boue pesante du corps, sa purification et libération progressives, sa presque absolue simplicité de nature défigurée par la vie corporelle et les passions et retrouvée peu à peu par une désincarnation qui se poursuit, de vie en vie, jusqu’à l’immatérialité parfaite. Il ne se sent donc pas si éloigné du Phédon qu’ont pu le croire beaucoup de critiques et n’a aucun besoin de renoncer à l’une ou l’autre des preuves avancées dans ce dialogue. Il n’y a jamais affirmé la simplicité absolue de l’âme, mais sa ressemblance native et presque indéfiniment perfectible à l’essence intelligible et absolument simple ; il l’y a dite, non totalement, mais presque indissoluble (80 b/c). Il y a déclaré que seul est indissoluble par nature ce qui est incomposé (78 c), il n’a pas exclu une autre sorte d’indissolubilité, qui se fonderait sur l’excellence du composé et sur la sagesse divine, répugnant à détruire un tel composé (Timée 41 a/b). C’est à cette indissolubilité de grâce divine qu’il fait appel ici pour concilier tripartition et immortalité. La composition de l’âme est-elle assez parfaite pour mériter cette grâce ? Nous pourrions croire que non en nous rappelant la créature monstrueuse qui nous servit à figurer cette composition. Mais elle ne la figure, en réalité, que déformée par la vie terrestre. Nous ne pouvons pas plus juger de la vraie nature de l’âme sur cette image faussée, que nous ne jugerions de la forme naturelle de Glaucus sur la chose sans nom qu’en a faite ce long séjour au fond de la mer (611 d). Glaucus avait un corps, mais les membres primitifs (τά τε πάλαια τοῦ σώματος μέρη) en ont été ou brisés ou défigurés, et d’autres lui ont poussé en plus de ceux-là, accrétions étrangères, amas de coquillages, d’algues et de cailloux (ἄλλα δὲ προσπεφυκέναι). Ainsi la bête polycéphale poussait à volonté (δυνατοῦ φύειν ἐξ αὑτοῦ) ces têtes apprivoisées ou sauvages qui accroissaient sans cesse et compliquaient de plus en plus la créature composite originelle (588 c). À voir Glaucus au fond de la mer, à voir notre âme défigurée par ces excroissances sauvages, comment dire si, dans sa nature réelle, elle est simple, ou multiple, ou de quelle façon vraiment elle est faite (εἴτε πολυειδὴς εἴτε μονοειδὴς εἴτε ὅπῃ ἔχει καὶ ὅπως, 612 a) ? Est-ce que Platon exclut ici une composition native, et dément-il d’avance le Phèdre et sa tripartition originelle ? Non : il nous dit simplement que l’aspect déformé de l’âme ne nous permet pas d’en juger, mais la multiplicité désordonnée que nous présentent ses deux symboles successifs, le monstre du Livre IX, le Glaucus du Livre X, pousse sur une composition normale. C’est la multiplicité désordonnée, ce n’est pas la composition normale qu’il lui importe ici de nier, puisque, dans le même instant où il constate qu’une multiplicité désordonnée exclut l’immortalité, il nous affirme que l’immortalité de l’âme est une chose prouvée (611 b)[71]. Rien ne nous empêche de penser que Platon ait travaillé au Phèdre tout en composant sa République, mais ce n’est certainement pas ce passage de la République qui peut, en excluant d’avance le mythe du Phèdre, nous contraindre à insérer chronologiquement le Phèdre avant le Livre X.


Les avantages
de la justice.

Au début du Livre II, Socrate avait placé la justice « dans la plus belle classe de biens, parmi ceux qu’il faut aimer pour eux-mêmes et pour leurs suites, si l’on veut être heureux » (358 a) et c’est provisoirement seulement, par raison de méthode, qu’il avait accepté de la dépouiller de ses avantages pour ne considérer que sa valeur interne (368 b/c). Le moment est venu de lui rendre ces avantages, qu’ils lui soient dus par les hommes ou les dieux, puisque, sûrs maintenant qu’elle s’impose par elle-même, nous n’avons plus à craindre que de tels avantages ne masquent son excellence propre et inamissible. Supprimons donc maintenant les hypothèses provisoirement accordées, et nions que l’homme juste puisse être méconnu, soit par les dieux, soit par les hommes. La divinité l’aime, puisqu’il ne cherche qu’à lui ressembler le plus possible, et tout ce qu’elle lui envoie, même l’infortune, n’est que pour son perfectionnement et sa félicité. L’estime des hommes, l’honneur, la gloire, finit toujours par couronner sa vie, alors que les méchants, si vites et si fiers au départ, achèvent leur course haletants, l’oreille basse, et ne recueillent que hontes et châtiments. Voilà quel tableau doit remplacer, en définitive, celui que dressait Glaucon au Livre II (360 e/2 c) des sorts du juste et de l’injuste.

Mais la rémunération véritable se fait hors de cette vie, et c’est un revenant, Er, fils d’Arménios, qu’on nous donne comme garant de la façon grandiose et souverainement équitable dont elle est distribuée. Un jugement, les méchants punis sous terre pendant autant de fois mille ans qu’ils ont commis d’injustices, les bons récompensés dans les mêmes proportions, les plus méritants jouissant de félicités plus hautes, les plus grands criminels, tyrans pour la plupart, condamnés à des supplices éternels, les pécheurs ordinaires remontant de l’enfer au terme de leur peine et se retrouvant avec les bons, qui redescendent du ciel, pour choisir leurs vies nouvelles, voilà le contenu doctrinal du mythe. Platon l’a parsemé de détails précis, qui donnent au conte la couleur et la vie et le maintiennent dans l’atmosphère des légendes et mystères orphiques. Il lui a donné comme cadre une cosmographie où sa fantaisie de poète joue habilement avec les résultats, les plus nouveaux de la science contemporaine[72]. Un fuseau suspendu aux extrémités du ciel, qui se nouent au milieu d’une colonne lumineuse ; ce fuseau descendant jusque sur les genoux de la Nécessité, et roulant sur lui-même d’un mouvement uniforme ; le peson de ce fuseau contenant dans son intérieur sept autres pesons concentriques, lesquels tournent avec des vitesses inégales et lentement, en sens contraire à celui du fuseau ; les trois Moires, filles de la Nécessité, assises autour du fuseau et guidant de leurs mains ses mouvements contraires ; sur le bord circulaire de chacun des pesons, une Sirène assise, chacune donnant sa note, toujours la même, et les Moires accompagnant de leur voix cette mystérieuse harmonie : voilà quel mécanisme Platon imagine pour figurer les distances et les mouvements des planètes. Ne lui demandons ni la pédante rigueur d’un astronome ni les scrupules minutieux d’un doctrinaire orphique. Il n’en a souci, car il ne veut ici nous apprendre, ni comment le ciel est fait ni comment on s’en va aux régions de l’au-delà ou comment on en revient, mais nous rappeler, en cette suprême leçon, comment il faut vivre notre vie sur notre terre d’épreuve.

Car c’est là, il nous le dit lui-même, le sens profond du choix des vies. Il n’y a pas de science plus précieuse que celle-là : savoir quelle vie est préférable. Et comment l’acquiert-on ? Par les tranquilles habitudes d’une vertu bourgeoise dans une cité bien policée ? Non, mais par la souffrance et la réflexion sur la souffrance, surtout par la philosophie. Elle seule nous évitera de choisir par impulsion aveugle ou par routine, elle seule nous donnera le goût de la mesure et le sens de la sagesse, elle seule nous exercera aux opérations d’intelligence nécessaires pour un sûr discernement, opérations logiques et scientifiques de discrimination par récapitulation, composition et division (διαγιγνώσκοντα, ἀναλογιζόμενον, ξυντιθέμενα, διαιρούμενα, συλλογισάμενον, κ. τ. λ., 618 c/d). Et les critères de ce choix seront toujours la supériorité des biens de l’âme, l’absolue excellence de la justice : voilà quelle conviction il faut garder infrangible à travers cette vie si l’on ne veut, au jour de la décision périlleuse, choisir aveuglément son propre malheur. Ainsi Platon met une dernière fois, au-dessus des biens d’opinion, au-dessus de la sagesse moyenne et routinière, dans leur alliance indissoluble, la vraie philosophie et l’idéale justice.

III

LA COMPOSITION DE LA RÉPUBLIQUE


La critique
et l’unité de plan.

Nous avons vu, dès le début de cette étude, quelle étendue matérielle représente la République : à elle seule, elle contient autant de texte, moins quelque quatre-vingts lignes, qu’en contiennent ensemble les dialogues Protagoras, Gorgias, Ménon, Phédon, Ménexène, Lysis. Notre essai d’analyse a pu nous faire entrevoir la complexité des problèmes qu’elle traite, la masse d’idées qu’elle remue : quant aux richesses d’art et de sentiment, quant à la profondeur du génie, quant à la vie puissante, à la sublimité du style, tempérée par tant de fraîcheur et de simplicité, quelle analyse tenterait de les expliquer ? On comprend que, devant cette œuvre grandiose, l’admiration même excite et nourrisse des curiosités quelque peu exigeantes. C’est l’œuvre d’un penseur qui a cherché, progressé, varié. C’est l’œuvre d’un poète, d’un prophète, mais aussi d’un artiste, chez qui la flamme de l’inspiration laisse à la pensée constructive son calme et sa lucidité. Nous voudrions savoir d’abord, pour ce dialogue comme pour tous les autres, à quelle époque il l’a publié, mais, pour ce dialogue surtout parmi tous les autres, notre désir serait naturel de savoir combien de temps il le porta dans son âme, comme un rêve, à quelle époque il sentit s’en former les idées maîtresses, comment pour lui s’en dessina le plan et s’en construisit la bâtisse, si ce fut d’une façon continue et, pour ainsi dire, d’un jet soutenu et prolongé, ou si ce fut par essais successifs, par liaison et unification progressive de parties d’abord indépendantes, par correction, transformation et agrandissement, à l’âge mûr, d’une première œuvre que le grand œuvre absorba et ensevelit dans sa perfection achevée.

Les réponses, ou plutôt les hypothèses, que suscita d’abord une telle curiosité sont aujourd’hui dépassées, et nous avons de la peine à être équitables envers elles. Krohn s’était fié à l’apparente ingénuité de l’artiste, il avait pris au sérieux ses allures détachées et cru pour de bon que sa pensée se laissait voguer d’une idée à une autre, au gré de l’inspiration, ὅπου ἂν ὁ λόγος ὥσπερ πνεῦμα φέρῃ (Pl. Staat, p. 27). Aussi niait-il chez lui toute composition systématique et, trouvant partout des lacunes, des jointures hâtives, des contradictions manifestes, s’en allait répétant : « Où donc est l’unité si vantée ? » Il imagina donc une République bâtie de pièces et de morceaux, au cours des années. D’autres le suivirent, Pfleiderer, Dümmler, et l’on comprend mal qu’un écrivain comme Rohde prit la file. Mais le jeu était si passionnant de supposer et de deviner, à force d’inductions et de combinaisons, comment Platon avait travaillé ! Inductions et combinaisons eurent au moins cela d’utile que les bouleversements où elles conduisaient appelèrent la réaction et, du travail d’épreuve et de rectification qui suivit, l’unité de plan de la République est sortie plus manifeste. Le petit livre d’Hirmer, dense et minutieux, les Essais de Campbell, le commentaire d’Adam, sans parler d’autres travaux, l’ont établie comme une base désormais indiscutable, et d’où partent ceux-là mêmes qui voient dans cette unité, non pas le fait d’une continuité de pensée, mais le résultat d’une refonte savante. Il y a pour eux deux Républiques : l’une publiée vers 390, l’autre vers 370, et leur ingéniosité se complaît à retrouver le plan et le contenu de la première, le prompt « élargissement d’horizon » dans lequel elle apparut trop étroite et dut être remplacée par une autre plus compréhensive, les chances éphémères qu’elle eut de revoir le jour avant de sombrer définitivement dans l’oubli. Voyons rapidement les raisons dont ils appuient leurs conjectures.


L’hypothèse
d’une
première édition.
Ses raisons.

Elles se reproduisent semblables à peu de chose près dans deux travaux séparés par un certain nombre d’années : le chapitre ix de Pohlenz dans son livre Aus Platos Werdezeit (1913), l’article bref et plein de Post dans le Classical Weekly (XXI, 6, 1927, p. 41/4). Ce sont sinon l’indépendance totale du Livre I, au moins (Pohlenz, 209, n. 1) les discordances qui le séparent des autres livres, — la tradition rapportée par Aulu-Gelle sur les duo fere libri publiés les premiers, et qui suscitèrent par opposition la Cyropédie de Xénophon, — la citation de la République (478 d) dans la Lettre VII, (826 a), — la récapitulation du contenu de la République au début du Timée, — les multiples allusions à la République dans le Busiris, qui lui est antérieur, — le parallélisme frappant qui existe entre le Livre V de la République et l’Assemblée des Femmes d’Aristophane, qui date au plus tard de 390. L’ensemble est imposant, et chaque partie en est présentée dans son meilleur jour. On accorde, naturellement, que la première édition de la République est une hypothèse ; mais quelles autres garanties peut-on demander à une hypothèse que d’expliquer au mieux les faits qui s’imposent ? Or, elle seule explique les faits dans leur détail et leur ensemble. On est donc libre de nous offrir le plan de cette pré-République : Livre I à peu près comme nous l’avons ; de II-IV, seulement l’essentiel, une déclaration de Socrate sur sa conception propre de la justice, la genèse de la cité, caractère des gardiens, sélection des chefs, définition des quatre vertus dans la cité et, plus brièvement, dans l’individu ; de V, féminisme et communauté des femmes, et l’exigence d’une éducation philosophique pour les gouvernants. Vingt pages Estienne pour II-IV, autant pour le Livre V, qui sera largement récrit dans la seconde édition, quelques pages sur la musique, la gymnastique et les mathématiques, pages qui seront remplacées dans la seconde édition par les Livres VI et VII. En tout, avec le Livre I, environ 70 pages Estienne. Ainsi composée, cette pré-République, nous dit son récent défenseur, supprime toutes les difficultés.

À tort ou à raison, nous croyons avoir écarté déjà trois de ces difficultés. Nous nous sommes du moins efforcé de prouver que les discordances prétendues entre le Livre I et les suivants n’existent pas, et que les appels indéniables qu’il fait à ces livres rendent au contraire son indépendance inconcevable ; que la tradition concernant les duo fere libri d’Aulu-Gelle et leur influence éventuelle sur la Cyropédie s’expliqueraient parfaitement sans l’hypothèse d’une première édition de la République ; enfin que la façon dont Platon procède pour exposer son plan de communauté des femmes ne se comprend que si cet exposé succède, tout neuf, à la comédie d’Aristophane, toute publication antérieure d’une République abrégée, ou du Livre V, ou même des Livres II-IV n’y ajoutant aucune lumière. Que répondrons-nous aux trois autres arguments ?


Le début du Timée.

À celui que l’on tire de l’entretien récapitulé au début du Timée, la Notice de ce dialogue a déjà répondu[73]. Nous y renverrons donc le lecteur. Mais, dans l’exposé de Pohlenz, cet argument est étroitement lié à celui que l’on tire du Busiris d’Isocrate. Prenons-les ainsi réunis. Le début du Timée, nous dit-on, suppose une formule de l’État platonicien différente de celle de notre République actuelle, et qui ne contenait que les régulations concrètes pour la constitution de cet État. Or, c’est exactement à une œuvre de ce caractère que nous reportent les allusions d’Isocrate dans son Busiris, sauf que celui-ci, en décrivant la société égyptienne, laisse de côté le paradoxe de la communauté des femmes et des enfants (Pohlenz, 222). Qu’y a-t-il de vrai dans ces assertions ?

Au début du Timée, Socrate, parlant à Timée, Hermocrate et Critias, résume l’entretien qu’il eut la veille avec eux et un quatrième personnage, « sur la meilleure constitution et les qualités requises des citoyens qui la composent ». L’essentiel en était : les guerriers séparés des laboureurs et artisans ; chaque métier rigoureusement spécialisé et les guerriers uniquement chargés de garder la cité contre les ennemis du dehors et du dedans et de juger avec douceur les citoyens, d’où l’alliance exigée de deux qualités opposées, ardeur irascible et philosophie ; leur éducation dans la gymnastique, la musique « et toutes les autres connaissances nécessaires » ; la défense qu’on leur fait de rien posséder, ceux qu’ils protègent leur devant une solde alimentaire, sur laquelle ils vivent en commun ; les femmes élevées comme les hommes, préparées à la guerre comme eux et partageant tous leurs exercices ; les femmes et les enfants communs, les précautions nécessaires étant prises contre l’inceste ; l’excellence de la race sauvegardée par l’assortiment secret des mariages et par l’organisation d’un dépôt d’inaptes, où l’on relègue les enfants mal nés, pour les y reprendre au besoin s’ils s’améliorent et les y remplacer par ceux de bonne naissance qui ne donnent pas satisfaction (17 c-19 a). Ce résumé fait, Socrate demande s’il est complet, et Timée le rassure : rien n’y manque. Ainsi le Timée est la suite d’une conversation sur la meilleure constitution. Il s’ouvre par le résumé de cette conversation. Ce résumé contient en fait l’essentiel de l’organisation décrite dans les Livres II-V de la République. Si donc il fait allusion à celle-ci, il n’est pas complet, quoi que Socrate en dise. Donc, observe Pohlenz (214), ou bien Platon limite volontairement son choix, ou il imagine de toutes pièces un dialogue antérieur dont le contenu répondrait au résumé, ou il fait allusion à un dialogue que nous ne possédons plus et dont le contenu était vraiment tel. Or, aux yeux de Pohlenz et de beaucoup d’autres critiques, cette dernière hypothèse est la seule admissible.

Mais pourquoi ne pas dire simplement que Platon, dans l’entretien fictif qui constitue notre Timée, imagine un autre entretien qui l’a précédé et qui va servir de base à la suite d’exposés que le Timée prétend inaugurer ? Socrate a bâti la veille le plan de la meilleure cité, comme en rêve et en souhait ; ses compagnons vont, par une imagination hardie, mettre cette meilleure cité en existence et en action, Timée racontant d’abord la naissance et l’histoire du monde jusqu’à l’homme, et Critias profitant de l’histoire contée à Solon par les prêtres Égyptiens sur l’Athènes « d’il y a neuf mille ans » pour montrer, dans cette lointaine Athènes, la cité idéale de Socrate réalisée par avance, et conter les exploits que lui valut son admirable constitution. On s’étonne que Platon limite son choix entre les détails que lui fournissait sa République, celle que nous avons ? Mais précisément pour que la conversation imaginée restât conversation et ne tournât pas au décalque pédant d’une œuvre publiée, que tout le monde pouvait lire, il fallait qu’il fût bien visible qu’elle ignorait de grosses parties de cette œuvre. Ainsi l’illusion pouvait durer, qu’on avait devant soi le vrai Socrate, parlant à des gens de son temps, leur rappelant ce qu’il avait dit la veille et s’arrangeant avec eux pour donner une suite à ces doctes propos. Si Platon prend la peine d’attester que le résumé est fidèle, c’est précisément parce qu’il le sait infidèle pour qui le regarderait comme « le résumé d’un livre », et afin que, le sentant infidèle, on oublie le livre assez pour croire à la conversation qui se continue et y prêter sa curiosité, tout en s’en souvenant assez pour jouir des allusions qui y sont faites et des rappels plus larges qu’elles permettent. Car pourquoi, par exemple, dans ce résumé qui ne rappelle que l’essentiel des Livres II-V, nous est-il dit que les gardiens sont nourris non seulement dans la gymnastique et la musique, mais aussi μαθήμασιν τε ὅσα προσήκει τούτοις… ἐν ἅπασι. (18 a) ? N’est-ce pas pour entr’ouvrir un instant l’horizon infiniment plus large des Livres VI et VII ? Platon a besoin, pour son jeu, que notre pensée oscille entre le livre que nous avons lu et la conversation qui nous est racontée. Aussi place-t-il la conversation un jour de fête, comme le dialogue, mais, pour le dialogue, c’était la fête des Bendidies ; pour la conversation, ce sont les Panathénées. Il a soin de changer les noms des auditeurs, car Critias et ses amis ont bien été les auditeurs de la conversation qu’on résume, non pas ceux de la conversation ni même du récit de conversation qui constitue la République. Mais l’un de ces auditeurs de la conversation d’hier est absent aujourd’hui, et nos imaginations de courir : toutes les thèses trouvent un nom ou un emploi pour cet anonyme. Platon n’aurait-il pas voulu cela : laisser nos imaginations courir ?


Le Busiris.

On compte sur le Busiris d’Isocrate[74] pour mieux assurer l’existence et le contenu de cette République première façon.

Pour faire pièce à Polycrate, auteur d’une apologie de Busiris, Isocrate lui montre comment il aurait dû louer, plutôt que défendre, le fabuleux roi de l’antique Égypte. Il fait donc de celui-ci un fondateur et un organisateur, nous conte (15) comment il divisa son peuple en classes séparées, prêtres, artisans et guerriers, combien (16) une pareille division du travail est utile, combien, par suite (17), les Égyptiens ont acquis de renommée dans tous les arts et trouvé de bienfaits dans leur constitution, tellement « que les philosophes les plus fameux parmi ceux qui entreprirent de parler de tels sujets louent délibérément la constitution égyptienne, et que les Lacédémoniens n’ont un si excellent gouvernement que parce qu’ils l’ont réglé en partie sur ce modèle ». Interdiction (18) de voyager sans l’aveu des autorités, repas publics, exercices physiques, participation de tous les citoyens, pauvres ou riches, au gouvernement, tous autres métiers leur étant étrangers, tout cela leur est, en effet, venu de là, mais (19) ils n’en ont profité que pour militariser toute leur vie et ne rêver que violence et conquêtes, alors que les Égyptiens sont si loin et de cette négligence de leurs propres affaires et de cet esprit de rapine ! Ce qui montre la différence des deux systèmes, c’est (20) que celui des Lacédémoniens généralisé ruinerait tous les Grecs par la disette et par la guerre mutuelle, et celui des Égyptiens, mettant les uns au travail, les autres à la défense commune, assurerait le bonheur de tous. Busiris a d’ailleurs (21) favorisé la sagesse en procurant aux prêtres l’aisance, la vie réglée, le loisir, dont ceux-ci ont profité (22) pour inventer une médecine sûre et bienfaisante, et fonder la philosophie, qui crée les lois et cherche la nature des choses. Il confia (28) aux hommes d’âge les charges les plus hautes, appliquant les jeunes à l’étude des astres, aux calculs, à la géométrie, dont tout le monde célèbre, soit les utilités diverses, soit l’heureuse influence sur la vertu… Il y aurait encore (28) beaucoup à dire sur la piété des Égyptiens, que, parmi tant d’autres, a célébrée Pythagore. Il les visita, il fut leur disciple, rapporta de chez eux en Grèce la philosophie et un grand zèle pour la religion, certain que sa piété lui vaudrait, sinon les faveurs divines, en tout cas la plus grande renommée parmi les hommes. L’événement lui a donné raison, car (29) sa gloire devint si éminente que tous les jeunes gens voulaient être ses disciples, et que tous les parents acceptaient avec joie de voir leurs enfants négliger tout le reste pour le suivre. Nous les comprenons, car, maintenant encore, ceux qui se disent ses disciples sont plus admirés, même gardant le silence, que les orateurs les plus réputés.

Dans ce développement d’Isocrate, on relève d’abord la phrase sur « les philosophes les plus fameux » qui se sont occupés de politique, et l’on demande : « Qui peut-elle viser si ce n’est Platon » ? La division en trois classes est d’ailleurs la sienne, les prêtres ici correspondant à ses philosophes. Les arguments qui justifient la division du travail sont les siens. Les traits que Lacédémone est supposée emprunter à l’Égypte, repas publics, vie uniquement militaire, interdiction des voyages à l’étranger, se retrouvent dans le règlement des gardiens de la République, et nous retrouvons aussi bien dans la République l’application des jeunes gens aux mathématiques et des hommes mûrs au gouvernement. Donc c’est la cité parfaite de Platon qu’Isocrate vise ici. A-t-il donc en vue la République même ? C’est impossible : le Busiris ne peut guère être postérieur à 385, car Isocrate insiste, dans sa conclusion, sur l’audace qu’il paraît avoir en faisant la leçon à Polycrate, lui, le plus jeune des deux (νεώτερος ὤν). D’ailleurs, où trouver, dans notre République, l’éloge déclaré de la constitution égyptienne ? Platon y parle des Égyptiens en passant, jamais de leur constitution. Il en parle autre part, assurément, et c’est au début du Timée. Là, nous retrouvons les trois classes : prêtres, guerriers, artisans ; l’étroite spécialisation des métiers, l’éducation scientifique des prêtres ; et le détail du texte offre certains parallélismes frappants avec le Busiris. Or, Isocrate n’utilise certainement pas ici le Timée, pas plus que le Timée ne peut avoir imité cette pièce de rhétorique qu’est le Busiris. Donc Timée et Busiris sont l’écho d’un ouvrage antérieur. Nous savons que Platon se réfère, dans ce début du Timée, à une première édition de sa République. Donc c’est là qu’il a parlé de la constitution égyptienne et c’est à l’ordre de choses prôné par cette République première manière que le Busiris d’Isocrate fait allusion dans tout cet exposé.

J’ai tenu à reproduire tout ce raisonnement, qui, certes, est impressionnant. J’ai tenu aussi à reproduire toute la substance de l’exposé sur lequel s’appuie ce raisonnement, et j’ai même poussé l’analyse un peu plus loin, on verra pourquoi. Mais ne devons-nous pas commencer par observer que la critique est loin de s’être accordée sur la date du Busiris[75] ? De Benseler (393) à Meyer (373) et H. Gomperz (372), il y a loin, et les dates intermédiaires sont autant des conjectures que les dates extrêmes. Pohlenz (p. 219) et tous les auteurs qui le suivent, nous disent : « En 373, Isocrate aurait eu 64 ans : comment eût-il pu alors s’excuser de sa jeunesse ? ». Or, sommes-nous si certains qu’Isocrate ait en fait allégué cette excuse, puisque dans ces lignes finales où la vulgate nous la fait lire, la première main de notre meilleur manuscrit, l’Urbinas, ignore précisément les deux incises qui font mention de l’âge[76] ? Une date tardive n’est donc pas absolument impossible, encore moins une date moyenne, car Pohlenz, qui maintient contre Drerup ces deux incises, prend comme terme extrême 385, que Drerup proposait comme date approchée. Ainsi la marge à demander ne serait pas grande pour permettre un recours aux duo libri d’Aulu-Gelle, si, parmi les parallélismes qu’on nous montre dans le Busiris, les plus délicats, par exemple les arguments qui justifient la spécialisation du travail, restaient inexplicables sans un emprunt d’Isocrate à Platon, car ils ne nous forcent pas à dépasser les limites possibles de cette « première livraison ». Mais l’hypothèse de l’emprunt, inutile pour tous les autres, ne s’impose même pas pour ceux-là, et la date du Busiris, obligatoirement fixée en deçà de certaines limites pour les partisans d’une pré-République, est pour nous matière beaucoup plus libre et, disons le mot, plus indifférente.

Quelle nécessité nous contraint, en effet, de reconnaître Platon dans ces philosophes politiques célèbres qui ont loué délibérément la constitution égyptienne ? Quel besoin avons-nous de chercher dans un ouvrage de lui les traits de cette description égyptianisée de la société idéale que nous présente le Busiris ? Pohlenz (216) renvoie lui-même à Hérodote II 164/8, mais se hâte d’abandonner ce terrain, pour nous dire qu’Isocrate a stylisé consciemment et ces emprunts de Sparte et le schématisme des trois castes, et le reste. Soit : il n’en est pas moins indispensable d’observer que ce passage classique d’Hérodote sur les classes de la société égyptienne, sur l’interdiction faite aux guerriers de se livrer à aucun art mécanique, sur la transmission aux Grecs et surtout aux Lacédémoniens de ces traditions de la caste militaire, a chance d’avoir été, dès avant Hérodote, un lieu de débats écrits et oraux[77]. La façon dont il s’exprime (167) suppose nettement que la question des emprunts était discutée avant lui. Il est d’ailleurs possédé par cette mode égyptianisante, encore qu’il critique parfois les prétentions des Égyptiens : ils se disent inventeurs de l’astronomie (II, 4) aussi bien que de la théologie et du culte (50, 58), mais Hérodote, qui avoue l’emprunt grec pour les noms des dieux et reconnaît que les Égyptiens ont inventé la géométrie, sait bien que l’astronomie ne leur est pas due et qu’elle nous vient de Babylone (II, 109). Isocrate avait-il besoin de Platon pour faire, des sept classes d’Hérodote, trois classes et ramasser sous le nom de τέχναι les cinq sortes de métiers qu’Hérodote oppose aux μάχιμοι et aux ἱρέες ? Personne ne pouvait-il, avant Platon et Isocrate, en parlant de la constitution lacédémonienne, mettre en un seul groupe, en face des guerriers, toutes ces sortes d’occupations qu’on leur interdisait comme inférieures, là et dans bien d’autres pays grecs ? Personne aussi ne pouvait-il, avant Platon et Isocrate, chercher et trouver des arguments pour justifier, avec la spécialisation du travail, la séparation des classes ? Le mérite de Platon est-il d’avoir inventé de pareilles choses, ou de s’en être servi pour établir sa conception de la justice et de l’idéale cité ? Pour que les repas publics, l’interdiction de voyager à l’étranger et autres traits proprement Spartiates se retrouvent dans la République de Platon, ne suffisait-il pas de la tendance laconisante de Platon et des socratiques en général, même plus généralement des intellectuels athéniens ? Pour que, sans le secours de Platon, Isocrate les déduisît de la constitution égyptienne, ne suffisait-il pas, ou que la mode égyptianisante l’eût fait faire à d’autres avant lui, ou que l’occasion offerte par son thème lui en donnât l’idée ?

Un des rapprochements qui font le plus d’impression est celui qu’on établit entre Busiris 23 et République 412 c, 536 d : l’application des hommes mûrs au gouvernement et des jeunes aux sciences mathématiques. Fallait-il vraiment attendre Platon pour réserver le gouvernement aux hommes d’un certain âge ? Les oligarchies grecques n’avaient-elles pas « une inclination naturelle pour la gérontocratie » ? (Glotz, Cité grecque, 113). Fallait-il attendre Platon pour compter, parmi les études formatives de cette jeunesse qu’on préparait à la vie politique, l’astronomie, le calcul, la géométrie ? Nous avons parlé plus haut du rôle des Sophistes dans l’enseignement et le progrès des mathématiques. En face de Busiris (23) : τοὺς δὲ νεωτέρους.. ἐπ’ ἀστρολογίᾳ καὶ λογισμοῖς καὶ γεωμετρίᾳ διατρίβειν ἔπεισαν, que l’on mette donc ce passage du Protagoras où le grand Sophiste déclame contre ses confrères, Hippias et autres, qui, à leurs jeunes gens fuyant les arts mécaniques, imposent d’autres arts aussi peu nobles, τὰς γὰρ τέχνας αὐτοὺς πεφευγότας ἄκοντας πάλιν αὖ ἄγοντες ἐμβάλλουσιν εἰς τέχνας, λογισμούς τε καὶ ἀστρνομίαν καὶ γεωμετρίαν καὶ μουσικὴν διδάσκοντες (318 e). N’est-ce pas, extérieurement, déjà la partie mathématique de l’éducation platonicienne ? Mais, dira-t-on, le Busiris insiste sur l’influence moralisante de ces sciences (πλεῖστα πρὸς ἀρετὴν συμβαλλομένας). Avait-il donc besoin de Platon pour nous donner cette vague formule de rhéteur ? Si l’on veut, à cette distinction entre les avantages pratiques des mathématiques et leur vertu éducatrice, trouver un sens un peu relevé et des auteurs responsables, les Sophistes mêmes ne sont-ils pas là, et, à leur défaut, les Pythagoriciens ? C’est dans un bien autre esprit, nous l’avons vu, que Platon à la fois exalte la puissance excitatrice de ces disciplines et délimite leur portée scientifique. Est-ce vraiment un vague programme du genre Busiris, n’est-ce pas le programme et l’esprit platoniciens qu’aux lecteurs de la République devait évoquer la formule volontairement brève du Timée : μαθήμασίν τε ὅσα προσήκει τούτοις.. ἐν ἅπασι ? Comment auraient-ils pu supposer que Platon, en de telles allusions, reculait d’un bond par-dessus les hauteurs de la République, pour nous ramener aux platitudes genre Busiris d’une prétendue pré-République depuis longtemps oubliée ? Quant à nous, comment pourrions-nous supporter l’hypothèse d’un Platon s’attardant, à quelque moment et dans quelque œuvre que l’on prétende, à des conceptions d’un niveau si moyen ?

Mais la phrase d’Isocrate sur les philosophes politiques les plus célèbres s’applique, dit-on, à Platon et ne peut s’appliquer à nul autre. Pourquoi ? Concédons qu’Hippodamos ne peut guère être visé ; mais Wilamowitz indiquait Pythagore, et toute la suite du texte (28) plaide dans ce sens. Delatte a prétendu, non sans raison, que les passages sur la « philosophie », les prêtres égyptiens et leurs méthodes médicales ou sur les rôles différents qu’ils donnent aux anciens et aux jeunes (22-24) ne sont « qu’un démarcage, à peine déguisé, de la philosophie et des mœurs pythagoriciennes » (Essai, p. 45). En tout cas, au τῶν φιλοσόφων τοὺς ὑπὲρ τῶν τοιούτων λέγειν ἐπιχειροῦντας καὶ μάλιστ’ εὐδοκιμοῦντας (17) correspond nettement la phrase sur Pythagore, attendant de sa piété, sinon la faveur des dieux, ἀλλ’ οὖν παρά γε τοῖς ἀνθρώποις ἐκ τούτων μάλιστ’ εὐδοκιμήσειν (23). La phrase suivante (29) sur sa gloire éminente (τοσοῦτον γὰρ εὐδοξίᾳ τοὺς ἄλλους ὑπερέβαλεν) et sur l’influence actuelle de son école, ne fait qu’accentuer ce parallélisme. Isocrate habille donc à l’égyptienne les idées des Pythagoriciens de son temps sur la politique aussi bien que sur la religion, et, lors même qu’il n’aurait pas, comme le suppose avec quelque vraisemblance Wilamowitz (I, 242/3, II, 116, n. 3), trouvé dans un libelle contemporain ce qu’il nous dit des rapports de Sparte avec l’Égypte, nous savons qu’une vieille tradition littéraire pouvait le lui inspirer. Rien, dans le Busiris, ne nous contraint de recourir à une pré-République dont et le Busiris et le début du Timée garderaient les traces. Platon, certes, a lui-même habillé à l’égyptienne ses propres idées, ou plutôt, projetant dans le passé ses rêves d’avenir, il a voulu leur donner le plus de recul historique possible. Quel meilleur moyen avait-il de leur assurer cette antiquité, sinon celui qu’il a choisi, faisant la plus ancienne civilisation connue de son temps se porter garante de l’ancienneté d’Athènes en même temps qu’elle s’en proclame l’héritière et qu’elle atteste que cette primitive Athènes réalisait la république idéale (Timée, 23 b-25 d) ? Ainsi Platon suit la mode égyptianisante en l’invertissant. Mais, parce que l’acribie littérale des commentateurs n’a pas su ou n’a pas voulu comprendre l’esprit de pareilles transpositions[78], faut-il que nous, modernes, soyons condamnés à recueillir et amplifier la série de leurs racontars sur les emprunts de Platon à l’Égypte, ou bien quel besoin avons-nous de leur chercher comme source un dialogue que nous sommes obligés de fabriquer de toutes pièces, au lieu de la trouver là où elle est, dans ces pages d’introduction du Timée ? L’imagination critique est une chose précieuse ; mais, dans ces questions de composition, elle gagne à prendre conseil du simple bon sens littéraire, qui est peut-être fait surtout de soumission aux textes, aux méthodes et à l’esprit de l’écrivain qu’on étudie.


La Lettre VII
et les dates possibles
de la République.

Laissons donc de côté le Busiris : nous pouvons attendre avec une patience impartiale que sa chronologie enfin établie quelque jour nous permette de fixer plus sûrement ses rapports avec les dialogues de Platon, mais nous savons que ses ressemblances partielles avec le Timée ou la République ne nous contraignent en aucune manière de recourir, pour celle-ci, à une première édition aujourd’hui disparue. J’ai réservé pour la fin l’argument qu’on emprunte à la Lettre VII. en faveur de cette hypothèse, parce que le texte qu’il utilise est séparable de l’hypothèse et, en dehors d’elle, sert souvent de base à des inductions chronologiques. Nous l’avons cité au début de notre introduction. Platon y raconte les ambitions politiques de sa jeunesse, ses désillusions successives, l’obstination compréhensible qui le fit s’accrocher de toute sa volonté aux espoirs qui fuyaient, enfin la conviction qui s’imposa finalement à son esprit que, dans toutes les cités qu’il connaissait, la corruption des institutions et des mœurs était incurable, à moins de médications énergiques favorisées par d’heureuses circonstances. Il fut donc, nous dit-il, irrésistiblement amené à louer la vraie philosophie et à dire qu’elle seule permet de reconnaître « où est la justice dans la vie publique et dans la vie privée », que, par suite, l’unique salut pour l’humanité est dans l’accession des vrais philosophes au pouvoir ou dans l’action de quelque grâce divine convertissant à la vraie philosophie ceux qui ont le pouvoir dans les cités. Telles étaient, ajoute-t-il, ses convictions, quand il aborda pour la première fois l’Italie et la Sicile : ταύτην δὴ τὴν διάνοιαν ἔχων εἰς Ἰταλίαν τε καὶ Σικελίαν ἦλθον, ὅτε πρῶτον ἀφικόμην (326 b). Parce que cette déclaration se retrouve presque textuellement dans notre République actuelle (V, 478 c et VI, 499 b), devons-nous dire, avec les partisans d’une première édition : « La République telle que nous l’avons ne peut certainement pas être antérieure à 388 ; donc le témoignage de la Lettre VII nous contraint de supposer une République antérieure à 388 et autre que la République actuelle »[79] ? Ou bien devons-nous, au contraire, déclarer, avec Taylor par exemple (p. 20), que l’allusion à VI 499 étant indéniable, toute la partie de la République antérieure à ce passage était déjà écrite en 388/7 ? Taylor en conclut, d’ailleurs, que le dialogue tout entier était achevé peu après la quarantième année de Platon et avant peut-être la fondation de l’Académie, mais cela est lié dans sa pensée à sa thèse sur les deux grandes périodes de l’activité littéraire de Platon, dont la première (399-388/7) est suivie de vingt années d’enseignement actif à l’Académie et de silence littéraire (p. 21). Nous ne pouvons discuter ici cette thèse, qui tient à tout un système d’interprétation[80]. Zeller avait jadis une autre solution : il rejetait sans hésiter le témoignage de la Lettre VII, qu’avec beaucoup d’autres critiques il regardait comme évidemment apocryphe. Mais, si la lettre est apocryphe, elle est née dans l’Académie du ive siècle : il faut donc expliquer comment, dans ce cercle intime, on pouvait entretenir de telles convictions sur la date de la composition de la République ou au moins sur la date où Platon avait conçu l’idée fondamentale de sa République[81]. Sommes-nous donc vraiment obligés, par cette « citation » de la République dans la Lettre VII, de choisir entre les trois assertions : la lettre est apocryphe, — la République a tout entière été composée avant 388 ou très peu après 388, — notre édition de la République a été précédée d’une édition antérieure, celle-là composée avant 388 ? Pohlenz (p. 161), tout en acceptant l’authenticité de la lettre, doutait lui-même que Platon eût déjà trouvé, avant son premier voyage en Sicile, la formule exacte que nous donne Rép. 473 d. Mais il notait que la pensée est déjà, au fond, contenue dans le Gorgias. En tout cas, nous savons que l’évolution qui conduisit Platon du Gorgias à la République fut logique et continue. Or, lorsque Platon écrit la Lettre VII, vers 354, il a soixante-treize ans. Il répond aux amis de Dion qui lui demandent conseil. Il répond aussi, sans le dire, aux critiques et aux railleries qu’ont excitées ses entreprises politiques et leur issue malheureuse. Il refait alors l’histoire de sa vie et de ses idées ; mais, dans cette vision rétrospective, le regard qu’il prolonge jusqu’aux premières origines, puis de là au progrès et enfin à la conception exacte de sa tâche réformatrice, ce regard peut-il s’arrêter aux détails précis des dates et des synchronismes ? Platon ressaisit et parcourt à nouveau le grand drame de sa pensée, se voit, dès les premières années qui suivirent la mort de Socrate, de plus en plus travaillé par la lutte entre sa volonté d’agir et l’évidente impossibilité d’action immédiate, puis prenant peu à peu conscience du bouleversement qu’il faudrait apporter dans la société pour l’orienter vers le Bien. Un jour, cette conscience est devenue plus claire : la formule de salut est apparue, décisive. Cette formule, Platon la garde en son cœur, depuis longtemps, fixée naturellement dans les termes où elle s’est précisée quand il écrivit son œuvre maîtresse. Cette œuvre est là, sous sa main probablement, en tout cas toujours vivante dans sa pensée. Il cite la formule telle qu’elle s’est ainsi écrite et fixée, ou plutôt il la projette, ainsi écrite et fixée, jusqu’en ce moment révélateur où elle était encore dans toute sa chaleur de fusion. Une telle « citation » n’a rien d’un témoignage sur une date, sur le synchronisme d’une publication et d’un voyage. Elle est un témoignage sur une vie, sur la vie d’une pensée avide de se répandre et de se réaliser. Elle ne nous contraint pas de croire que Platon avait écrit ou le tout ou la plus grosse moitié de sa République avant son premier voyage en Sicile. Mais elle ne nous empêche pas de croire que Platon avait commencé sa République dès avant cette date : nous qui acceptons la jeunesse stylistique du Livre I, mais n’avons pas la prétention de compter combien de pages Platon écrivit chaque année ou combien de pages avait un de ses dialogues aujourd’hui perdu, nous disons simplement que le plan de la République a pu, a dû être conçu, et sa mise en œuvre commencée avant 388. On l’a dit souvent : la République ne s’est pas écrite en un jour. Elle regarde en arrière, non seulement vers le Gorgias, mais vers l’Euthydème et le Cratyle, vers le Phédon et le Banquet. Elle est toute penchée vers le Phèdre. Elle est pleine de pensées et d’images qui vont mûrir dans le Parménide, le Théétète, le Sophiste, le Philèbe, le Timée. Elle est l’œuvre centrale, celle où se fait la synthèse du passé et de l’avenir de cette pensée toujours mouvante et toujours une. Ses Livres VIII et IX sont un discours sur l’histoire universelle, mais plein de jugements et de tableaux qu’inspire l’histoire du ive siècle et d’une période avancée de ce siècle. La remarque faite par Wilamowitz (II, 180) et par Manicus dès 1854 (dans Raeder, 244 n. 2), que Platon ne pouvait guère différer jusqu’à cinquante ans l’âge où ses philosophes prendraient à tour de rôle le gouvernement s’il n’avait atteint lui-même cet âge, conserve sa probabilité en dépit des critiques. La date que Zeller proposait en 1889 (p. 554) pour l’achèvement et la publication de la République, — vers 875, — coïncide avec celle que proposait Wilamovitz en 1919 : vers 374, au plus tard 373. Shorey place la composition entre 380 et 370. La date moyenne, 375, est donc très recevable, pour fixer au moins provisoirement un terminus ante quem. Toutes ces dates sont conjecturales et sont données comme telles. Il faudra certes encore beaucoup de recherches et beaucoup de conjectures, méthodiques, patientes, avant que nous puissions, sans vantardise trop risquée, dire comment et à quelles dates Platon a composé les parties successives de sa République. Nous n’avons heureusement pas besoin d’attendre de pareilles précisions pour l’étudier, pour nous en enchanter et nous en nourrir[82].

A. Diès.

IV

ÉTABLISSEMENT DU TEXTE

Le texte de cette édition a été établi d’après deux manuscrits, le Parisinus 1807 (A) et le Vindobonensis 55 (F), auxquels il faut ajouter le Marcianus 4, 1 (T) pour les deux premiers livres et le commencement du troisième, les papyrus d’Oxyrhynchus, et les nombreuses citations de la République que l’on trouve dans les auteurs anciens.


Le Parisinus A.

Le Parisinus 1807 est de la fin du ixe siècle ; il est un peu plus ancien que le Bodleianus (B), lequel fut copié en 895. Ces deux manuscrits sont les représentants les plus autorisés du texte de Platon ; mais ils ont été mutilés tous les deux. Le Bodleianus avait probablement deux volumes ; nous n’avons plus que le premier, qui contient les six premières tétralogies. Le Parisinus au contraire a perdu son premier volume, où se trouvaient les sept premières tétralogies ; il commence par le Clitophon, qui y porte le no κθʹ (29), et contient la huitième et la neuvième tétralogie avec les Définitions et sept apocryphes. Le Parisinus est un des joyaux de notre bibliothèque nationale : c’est un exemplaire de luxe rédigé et accentué avec soin. Cobet lui attribuait une si haute valeur qu’il s’en tenait à lui seul, et jugeait inutile de recourir à d’autres manuscrits. Hermann l’a strictement suivi dans l’édition qu’il a donnée chez Teubner. Il tient la première place dans les éditions de Campbell et d’Adam. Il se distingue non seulement par l’excellence du texte, mais encore par les formes attiques qu’il a conservées plus fidèlement que les autres manuscrits platoniciens. Toutes les deuxièmes personnes du singulier du présent et du futur passifs ou moyens y étaient terminées en ει ; on les a grattées, sauf deux ou trois qui ont passé inaperçues, pour leur substituer la désinence . La forme attique en η de la première personne du plus-que-parfait actif a été grattée de même et remplacée par la forme en ειν. Les composés de ξυν commencent pour la plupart par ξυν et non συν ; c’est d’ailleurs l’écriture de F et de tous les manuscrits que j’ai collationnés. Le neutre de τοιοῦτος est τοιοῦτον dans A, τοιοῦτο dans les autres ; on y trouve toujours ταὐτόν, et non ταὐτό. La particule δέ, dans l’expression τί δέ, a été grattée et remplacée par δαί dans les huit premiers livres et le commencement du neuvième : le correcteur n’a pas pris le temps de pousser jusqu’au bout.

J’ai suivi scrupuleusement l’orthographe de A sauf pour les mots dont l’orthographe attique a été certainement changée par les scribes. J’ai ainsi rétabli ὠφελία, qui se rencontre d’ailleurs dans tous les manuscrits, pour ὠφελία, ὑός pour ὑιός, Πειραιῶς pour Πειραιέως, φιλόνικος (ambitieux) qui se rencontre çà et là dans A et dans F, pour φιλόνεικος, μείγνυμι pour μίγνυμι, ἀποκτεινύναι qui se lit une fois dans A et dans F, pour ἀποκτιννύναι. J’ai mis l’augment aux verbes qui commencent par la diphtongue ευ, comme εὔχομαι, εὑρίσκω, etc., augment généralement omis, sauf dans quelques endroits des manuscrits secondaires.

Mais j’ai gardé τίθης, alors que Burnet adopte τιθεῖς, εἰργάζετο au lieu de le corriger en ἠργάζετο. Pour les verbes où il y a deux μ dans deux syllabes consécutives, comme ἐμπίμπρημι, ἐμπίμπλημι, etc., les manuscrits suppriment le plus souvent le second μ ; quand il a été omis dans A, il est fréquemment rétabli au-dessus de la ligne : je l’ai rétabli partout. Pour les élisions, il y a de perpétuelles variations d’un manuscrit à l’autre : ici encore j’ai fidèlement suivi le texte de A. J’ai fait de même pour le ν éphelcystique. Les autres manuscrits, à quelques exceptions près, fréquentes surtout dans D, le mettent devant les mots qui commencent par une voyelle, et l’omettent devant ceux qui commencent par une consonne. A le met toujours devant une voyelle ; devant une consonne, tantôt il l’emploie, tantôt il l’omet. J’ai strictement suivi l’usage de A, et je n’ai pas signalé dans l’apparat critique la leçon divergente. Je ne l’ai pas fait davantage pour de menues différences, comme celle qui résulte de l’emploi ou de l’omission de la crase. J’écris par exemple avec A ταὐτά, τἆλλα, sans signaler qu’ailleurs il y a τὰ αὐτά, τὰ ἄλλα.

Pour l’accentuation des enclitiques, j’ai naturellement suivi l’usage ordinaire, et non l’usage de A, qui accentue constamment les enclitiques, spécialement après des syllabes non accentuées, qui met un accent supplémentaire sur les paroxytons suivis d’une enclitique (ἄλλό τι), qui accentue enfin les mots composés ou contractés comme si les parties composantes étaient indépendantes : γ’ οὖν, ὅστισοῦν, ἐγ’ ὦμαι. L’accentuation des mots ordinaires y est fort correcte, sauf pour les mots qui, selon le sens, admettent des accents différents. Ainsi, dans A, comme dans tous les manuscrits, il y a confusion fréquente entre ἦ, ᾗ, ἣ, ἢ, ἡ, entre et , entre αὐτοῦ et αὑτοῦ, αὕτη et αὐτή. La raison en est que les accents ont été mis après coup, peut-être par une autre main, celle du diorthote ; car ils sont d’une encre différente. Comme le diorthote ne se donnait peut-être pas toujours le temps de suivre le sens du texte, il a commis ainsi un grand nombre d’étourderies sur les mots qui reçoivent des accents divers.


Le Vindobonensis F.

En opposition avec A, formant une classe tout à fait différente, il faut placer le Vindobonensis F. Longtemps méconnu, à cause de sa date récente — il est du xive siècle — et des lacunes et des fautes dont il fourmille, il n’en a pas moins une valeur éminente. Un des meilleurs éditeurs de la République, Chr. Schneider, attira le premier l’attention sur ce manuscrit. Il avait remarqué qu’il s’accorde souvent d’une manière surprenante avec certaines citations de Clément d’Alexandrie, d’Eusèbe, de Stobée. Burnet s’en fit faire une collation par Kral et prouva qu’il était le témoin d’une recension indépendante de celle du Parisinus A et antérieure au ve siècle de notre ère. Aussi a-t-il fait une large place à F dans son édition de la République. Il n’y prend pas seulement les leçons meilleures que celles de A, mais encore des variantes indifférentes, notamment des particules, surtout la particule γε qui abonde dans F, en sorte que son texte est un compromis entre les deux manuscrits A et F. Je n’ai pas suivi l’illustre éditeur de Platon dans cette voie, et je suis resté fidèle au Parisinus, toutes les fois que cela était possible, pour deux raisons. La première est que le texte de A est beaucoup plus correct et plus satisfaisant que celui de F ; et la deuxième, que l’accord de F et des citations antiques ne prouve pas, comme le croyait Alline, que ses leçons soient plus authentiques et meilleures que celles de A. Si en effet cet accord était universel et perpétuel, on pourrait croire que le texte lu par Eusèbe ou par Stobée est le vrai texte de Platon. Mais les citateurs sont parfois, quelques-uns très souvent, d’accord avec A seul ; d’autres fois, ils ne sont d’accord ni avec A ni avec F. De plus ils ne sont pas d’accord entre eux ; ils ne sont même pas toujours d’accord avec eux-mêmes, et, lorsqu’il y a dans Stobée, plusieurs citations du même passage, il arrive qu’elles ne portent pas les mêmes leçons. Il n’y avait donc pas de vulgate établie au ve siècle : il y avait des exemplaires différents ; et, si F s’accorde plus souvent que les autres manuscrits avec les citateurs antiques, cela laisse supposer que la recension de F était alors la plus répandue, mais non pas qu’elle était la meilleure. En conséquence j’ai maintenu ses droits à A ; j’en ai fait la base de ma recension. Je ne lui ai préféré F que lorsque F est nettement supérieur, quand il supplée une omission ou qu’il donne seul la véritable leçon.


Le Marcianus T.

À ces deux manuscrits il faut joindre la partie ancienne du Marcianus (1) app. class. 4, no 1, qui va du début au livre III 889 d (δεήσει), excellent manuscrit copié sans doute vers la fin du xie siècle, ou au début du xiie siècle sur le Parisinus A, au temps où il était complet. Il ne diffère guère du modèle que par quelques leçons empruntées à la classe de F, et l’on pourrait à la rigueur s’en passer pour la constitution du texte de la République. Toutes les leçons qui ne lui sont pas communes avec A ou A2 se réduisent à πέρι, correctement accentué 364 c, et à τις, au lieu de τι (AF) 386 d ; une troisième , pour ἦν (AF) n’est pas dans le texte de A, mais s’y trouvait primitivement, comme l’indique une scholie marginale de A. Vers la fin du xve siècle, on compléta le manuscrit sur un autre qui, d’après Alline, serait dérivé indirectement du Venetus D. En collationnant la partie ajoutée, je l’ai trouvée assez différente de D. Elle se rapproche plutôt du Vindobonensis 54 W et semble dériver du même exemplaire que lui. Aussi est-ce à peine si j’y ai relevé une ou deux leçons que j’ai marquées de la lettre t, pour la distinguer du texte ancien marqué par T.


Les
autres manuscrits.

Des trois autres familles B, Y, W, les deux premières ne contiennent pas la République. Elle se trouve dans W, mais elle ne fait point partie de la rédaction primitive qui est du xiie siècle et qui comprend les sept premières tétralogies. La huitième (1-3) qui donne la République est d’une main plus récente, probablement du milieu ou de la fin du xive siècle, s’il est vrai que le Lobcovicianus ait été copié en ce siècle sur W. J’ai collationné W sur une photographie, et quoique cette partie soit récente, elle m’a paru mériter une attention particulière. Elle est contaminée de A et de F ; elle suit T d’assez près jusqu’à l’endroit où il finit, c’est-à-dire jusqu’à 389 d (δεήσει). Jusque-là elle diffère complètement du Venetus D : puis elle tient à la fois de A et de F et se rapproche du Venetus D. Elle a des lacunes communes avec D, d’autres qui lui sont propres ; pour une petite moitié de ses leçons, elle est apparentée à D ; elle l’est pour une grosse moitié dans les Livres VII et VIII. Je n’ai point relevé dans W les leçons qui se retrouvent soit dans A, soit dans F ; mais il y a quelques leçons originales que j’ai mises dans mon texte, et quelques autres intéressantes que j’ai glissées dans mon apparat.

J’ai écarté aussi les deux manuscrits du xiie siècle dont Campbell, suivi par Burnet, a fait état dans son édition, à savoir le Venetus 185 (D[83]) dont je viens de parler et le Malatestianus ou Caesenas pl. XXVIII, 4 (M). Campbell a eu raison d’en tenir compte, puisqu’il ne connaissait pas F. Mais depuis que Burnet a mis en lumière la grande originalité de F, ces deux manuscrits sont devenus à peu près superflus ; car ils sont une contamination de A et de F ; M est beaucoup plus près de A et de T, D beaucoup plus près de F. M en effet ne diffère guère de A et de T que par un petit nombre de variantes et par une accentuation plus exacte de certains mots qui, selon le sens, portent des accents différents. Je ne l’ai pas collationné : je me suis borné à utiliser les apparats de Campbell et Burnet, où j’ai relevé quelques leçons. Pour D, plus important, je l’ai collationné sur une photographie. J’y retrouve la tradition de A dans une petite moitié des leçons, dans les deuxièmes personnes en ει du présent ou du futur passifs et moyens, dans la forme pour ἦν (328 c), dans l’emploi fréquent du ν éphelcystique devant un mot commençant par une consonne, etc. ; mais sur le fonds pris à A le copiste a transplanté une grande partie des leçons propres à F. L’activité des copistes est en effet plus grande qu’on ne le croit généralement. Ils ne copient pas toujours servilement, tant s’en faut ; ils choisissent souvent entre deux ou plusieurs exemplaires, et ne se font pas scrupule de corriger ce qui leur semble incorrect ; ils ajoutent même au texte pour le rendre plus clair. C’est par là que s’expliquent pour moi des additions qui ont paru très importantes à Campbell ; ainsi 333 b la malencontreuse addition οἰκοδομικοῦ τε καί, 370 d celle de ἢ οὔ, sorte de formule qui complète souvent une interrogation, celle de διαμάχεσθαι 374 a qui est inutile, celle de ἀλλὰ σκυτοτόμον 374 b, plus plausible, mais non nécessaire. Les autres divergences de AF et de D sont je crois des corrections de copiste, par exemple 337 c ἀποκρινεῖσθαι que le sens exige, au lieu de ἀποκρίνεσθαι AF, ποιεῖν pour ποιεῖ AF 352 a, et πάρεργον 411 e pour εἰπερ ἔργον A ou πάρεργον F, προϊὸν 536 d pour προιὼν F et προσιὸν A, toutes corrections qui se présentent d’elles-mêmes. Il n’est d’ailleurs pas imposque le copiste les ait prises dans quelque exemplaire perdu de A ou de F ou dans quelque exemplaire contaminé. C’est ce qu’il a fait sans doute pour quelques leçons d’ailleurs peu importantes, où le texte de D, en désaccord avec A et F, concorde avec celui d’Eusèbe ou de Stobée, par exemple 628 d il donne avec Stobée χαίρω γε, tandis que F porte χαίρω τε et A χαίρω sans particule ; de même 379 b il omet τε avec Eusèbe ; et 381 b il a γε avec Eusèbe pour τε AF. Ce que je viens de dire de D est vrai aussi de M et de W. Copiés sur de bons originaux, ces trois manuscrits doivent être consultés après A et F qu’ils contrôlent, et peut-être complètent ou corrigent pour quelques menues leçons, en particulier pour les accents. Sans les admettre dans l’apparat, qu’ils eussent inutilement surchargé, j’y ai pris tout ce qui pouvait améliorer le texte de A ou de F.

J’ai eu beaucoup moins à relever dans les deux Parisini 1810 et 1642 que j’ai collationnés. On tient généralement le premier pour une copie de D ou de l’original complet de D. Je le crois aussi ; mais le copiste n’a pas reproduit trop soigneusement le texte de D. Il a d’ailleurs consulté d’autres manuscrits, comme le prouve, entre autres choses, l’addition de καὶ ἀσχημοσύνης 400 c, le remplacement de συγγίγνεσθαι 329 c par συμμίγυσθαι (= W) etc. Il corrige souvent son modèle, quelquefois très heureusement ; par exemple 329 b à ἐρωτώμενος il substitue ἐρωτωμένῳ, 400 c il substitue la vraie leçon δύνασαι à celle de D δύνασθαι, etc. Il est d’ailleurs incomplet ; car il a perdu trois feuillets, à partir de 429 e τὸ ἄνθος ἀφαιρεῖσθαι jusqu’à 422 d πόλεως τε καὶ ἰδιώτου. Tel qu’il est, le Par. 1810 n’est pas sans valeur, et il fournit quelques bonnes leçons. Le Par. 1642 au contraire est négligeable : il semble avoir été copié sur le précédent, quand celui-ci était complet ; mais il ajoute à ses fautes, sans offrir aucune correction acceptable.

Enfin j’ai pris chez Stallbaum, Adam et Burnet quelques leçons qui proviennent d’autres manuscrits, en particulier du Monacensis 237 et du Venetus 184, qui tous les deux ont été fortement corrigés par des copistes intelligents.


Les papyrus.

L’excellence du texte de nos manuscrits est confirmée par les rares et courts fragments de la République que nous trouvons dans les papyrus d’Oxyrhynchus édités par Grenfell et Hunt. Ils sont au nombre de quatre. L’un, Pap. Oxyr. III 455, du iiie siècle après J.-C., se rapporte au IIIe livre : il va de 406 a εἰ γε ἐννοεῖς ; à 406 b παρακολουθῶν. Il ne diffère de notre texte qu’en deux points insignifiants : εἰ γε pour εἰ γ’ et ἔπειτα pour ἔπειτ’. Il sera désigné par le sigle Pap. 1. Un deuxième, Pap. Oxyr. III 456 (fin du iie ou commencement du iiie siècle) consiste en cinq lignes du IVe livre. Il commence à ἐκ τῶν εἰκότων 422 c et finit à χρυσίῳ οὐδ’ ἀργυ 422 d. Il est en tout point conforme au texte de A. Sigle : Pap. 2. Un troisième, Pap. Oxyr. XV 1808, le plus important de tous, est de la fin du iie siècle. Il consiste en cinq colonnes qui se font suite, sauf une lacune provenant de la perte d’une colonne entre la troisième et la quatrième de celles qui nous restent ; mais nous n’avons conservé que la partie supérieure de ces cinq colonnes ; la partie inférieure est perdue. Les deux premières se rapportent au fameux nombre platonicien. La première va de γεν] νήσουσι παῖδας à λαβοῦσαι ὁμοι [υ 546 b : elle ne diffère pas de nos manuscrits. La deuxième va de μήκη μὲν τῇ à χειρόνων 546 c, la troisième, de λεῖν φύλακες ὄντες 546 d à χαλ]κοῦν καὶ σιδη ; la quatrième, de πλουσίω τὰς ψυχὰς 547 b à ὑπ' [αὐ 547 c ; enfin la cinquième de νυ μὲν οὖν με 547 c à τῶι μὲν τιμᾶν. Ces quatre parties offrent quelques fautes qu’un correcteur à réparées. Sigle : Pap. 3. Le quatrième fragment, Pap. Oxyr. I p. 52, du iiie siècle, se rapporte au Xe livre. Il commence 607 e à γε μή, ὦ φίλε, et finit 608 a à μὲν ἐσόμεθα φανῇ. Il ne présente que deux variantes insignifiantes οὕτω pour οὕτως et ἐνγεγονότα pour ἐγγεγονότα. Sigle : Pap. 4. La tradition indirecte a une bien autre importance que les papyrus, d’où il n’y a rien à relever. Stobée en particulier a extrait de la République une foule de passages dont quelques-uns sont fort longs. Nous avons dit plus haut qu’il y a souvent accord entre Stobée et la deuxième classe de nos manuscrits, F. En faisant la vérification de ces passages dans l’excellente édition de Wachsmuth-Hense, nous avons rectifié un certain nombre de leçons attribuées à Stobée par Burnet. Burnet n’avait eu en effet à sa disposition que l’édition de Gaisford où le texte de Platon a souvent été substitué sans avertissement au texte de Stobée : de là ces erreurs dont on ne peut lui faire grief. Pour les autres citateurs, les vérifications ont été faites sur les éditions suivantes : Plutarque, Bernardakis (Teubner). Théon, Hiller (id.). Justin, Gutterbet (Leipzig, Lesimple). Marc-Aurèle, Trannoy (Budé). Hermogène, Rhetores graeci, Spengel (Teubner). Aristide, Libri rhetorici II, Schmidt (id.). Clément d’Alexandrie, Stromata, Stählin (Chr. Schriftsts.) Athénée, Deipnosophistae, Kaibel (Teubner) Alcinoüs, Isagoge, dans le Platon de G. F. Hermann, tome VI. Porphyre, Nauck (Teubner). Eusèbe, Praeparatio evangelica, Gifford (Oxford). Jamblique, Protrepticus, Pistelli (Teubner). Themistius, Spengel (Teubner). Proclos, In rempublicam, Diehl (Teubner). Cyrille, Aubert (Migne). Théodoret, Graecarum affectionum curatio, Raeder (Teubner). Damascius, Ruelle (Klincksieck). Simplicius, Heiberg, Kalbfleisch, Diels (Teubner). Suidas, Lexicon, Adler. Thomas magister, Ecloga vocum atticarum. Ritschl. Quant à Galien, je n’ai consulté que les volumes édités chez Teubner, de Helmreich, Kalbfleisch, Marquardt, et les deux volumes parus du Corpus medicorum graecarum. Pour le reste, il faut attendre la fin de l’édition du Corpus, si l’on veut avoir le vrai Galien. En attendant, je me suis contenté de reproduire les citations de Burnet, tirées de la médiocre édition Kühn. Telles sont les ressources dont nous disposons pour établir le texte de la République. Elles ne suffisent pas pour élucider toutes les difficultés, et il reste place aux conjectures des savants. Ils y ont déployé toute leur sagacité, et il faudrait des volumes pour relater toutes les corrections qu’ils ont proposées. Je n’ai admis dans le texte que celles qui sont à peu près incontestables, et je n’ai relevé dans l’apparat que les plus ingénieuses et les plus vraisemblables.

É. Chambry.

PLAN SCHÉMATIQUE DU DIALOGUE



PRÉLUDE : LES OPINIONS COURANTES SUR LA JUSTICE
Livre I (1 185 lignes)[84].
I
Introduction. Les opinions des honnêtes gens. Céphale 
327 a-331 d (192).
II
Les opinions des poètes (Simonide). Socrate et Polémarque 
331 e-36 a (195).
III
Les opinions des orateurs et sophistes. Socrate et Thrasymaque 
336 b-54 c (798).
1. introduction et définition : la justice, droit du plus fort 
336 b-38 c (101).
2. intérêt du plus fort et intérêt vrai du plus fort 
38 c-41 a (112).
3. technique service et technique profit : la justice dommage du juste ? 
41 a-44 c (155).
4. le sens du salaire : les vrais mobiles du gouvernant 
44 d-47 d (133).
5. la mesure, loi de toute technique ; la justice, salut de tout groupe 
47 e-52 d (216).
6. la notion de l’œuvre propre 
52 e-54 c (81).
PREMIÈRE PARTIE : DÉFINITION DE LA JUSTICE
Livres II-IV (3 432 lignes).
I
Position de la question et méthode 
357 a-69 b (488).
1. mauvaises façons de louer la justice :
a) comme moindre mal 
57 a-62 c (221).
b) comme masque utile 
62 d-67 e (213).
2. biais qu’on prendra pour découvrir sa nature :
la cité, tableau agrandi 
67 e-69 b (54).
II
Justice et cité 
369 b-444 a (2875).
§ 1. Construction de la cité 369 b-427 c (2182).
1. sa genèse : la cité de nature 
69 b-72 c (136).
2. la cité civilisée est militaire 
72 c-76 d (188).
3. éducation des gardiens : 
76 e-412 b (1323).
A. Musique 
76 e-403 c (977).
a) discours et fables : contenu 
76 c-92 c (515).
a) discours et fables : forme 
92 c-98 b (246).
b) mélodies et rythmes 
98 b-401 a (121).
c) tous les arts (l’amour vrai) 
401 a-403 c (95).
B. Gymnastique 
03 c-12 b (346).
a) le régime, sobre comme la musique 
03 c-05 a (59).
b) médecins et juges 
05 a-10 a (199).
c) le mélange nécessaire : courage et sagesse 
10 a-12 b (88)
4. Condition des gardiens 
412 b-27 c (535).
a) sélection des chefs 
12 a-14 b (88).
b) fable des castes ; inter-échanges 
14 b-15 d (54).
c) logement et possessions 
15 d-17 b (69).
d) médiocrité, condition d’unité 
19 a-23 b (149).
e) l’éducation, économie de lois 
23 c-27 c (175).
§ ii. La Justice par la Cité 
27 d-44 a (693).
1. la justice, harmonie des trois classes de la Cité 
27 d-34 c (293).
2. la justice, harmonie des trois puissances de l’individu 
34 c-44 a (400).
III
Nature de l’injustice 
44 a-45 c (69).
DEUXIÈME PARTIE : CONDITIONS DE RÉALISATION DE LA CITÉ JUSTE
Livres V-VII (3 416 lignes).
Introduction 
49 a-51 c (89).
Première vague : la femme-soldat 
51 c-57 b (232).
Seconde vague : communauté des femmes et des enfants 
57 c-71 c (576).
1. la loi 
57 c-61 e (188).
2. utilité et convenance 
61 e-66 d (195).
3. humanisation de la guerre 
66 e-71 c (193).
Troisième vague : gouvernement des philosophes 
471 c-541 b (2519).
A. Formule et justification 
471 c-502 c (1095).
1. le principe 
71 c-74 c (121).
2. définition du philosophe 
74 c-80 a (240).
3. son aptitude naturelle 
84 a-87 a (119).
4. motifs de son inutilité apparente 
87 a-97 a (398).
5. son salut par l’éducation convenable dans la cité convenable 
97 a-502 c (217).
B. Éducation du philosophe gouvernant 
502 c-41 b (1424).
1. le grand mathème : le Bien 
502 c-21 b (641).
a) nécessité et méthode (le Fils) 
02 c-09 b (271).
b) les divisions du connaissable 
09 b-11 e (95).
c) la caverne et son symbole 
14 a-21 b (275).
2. l’ascension vers le Bien : le Cursus 
21 c-35 a (536).
a) les sciences éveilleuses : arith­métique 
21 c-26 c (203).
b) sciences du plan, du solide, du mouvement 
26 c-31 c (205).
c) la dialectique 
31 c-35 a (128).
3. les étapes de la carrière 
35 a-45 b (247).
TROISIÈME PARTIE : L’INJUSTICE DANS LA CITÉ
ET DANS L’INDIVIDU
Livres VIII-IX (1 902 lignes).
I
Introduction : méthode 
543 a-545 c (88).
II
Les mauvaises constitutions et leurs types individuels 
45 c-76 b (1175).
1. de la timocratie à la démocratie 
45 c-62 a (646).
a) la timocratie 
45 c-50 c (185).
b) l’oligarchie 
50 c-55 a (188).
c) la démocratie 
55 b-62 a (278).
2. la tyrannie et le tyran 
62 a-76 b (529).
III
Bonheur comparé du tyran et du philosophe 
76 b-88 a (484).
IV
Conclusion : c’est le Juste qui est le sage (symbole de la Chimère). 
88 b-92 b (155).
CONCLUSION DU DIALOGUE : CONDAMNATION DÉFINITIVE
DE LA POÉSIE. — RÉCOMPENSES DE LA JUSTICE
Livre X (1 082 lignes).
I
Retour à la condamnation de la poésie imitative 
595 a-608 b (540).
1. introduction : la raison contre le sentiment 
95 a-95 c (19).
2. la poésie, art d’illusionnisme 
95 c-602 b (278).
a) imitation et contre-façon : la peinture 
95 c-98 d (126).
b) imitation et contre-façon : la tragédie 
98 d-601 b (108).
c) imitation et contre-façon : toute imitation 
601 b-602 b (44).
3. la poésie, art d’impressionnisme 
602 c-607 a (195).
4. les deux rivales : poésie et philosophie 
07 b-08 b (48).
II
Les récompenses de la justice 
608 b-621 d (542).
1. immortalité et nature vraie de l’âme 
08 b-12 a (151).
2. récompenses du juste dans la vie présente 
12 a-13 e (73).
3. récompenses du juste dans la vie future 
13 e-21 d (318).
A. Diès.

SIGLES


A = 
cod. Parisinus 1807.
F = 
cod. Vindobonensis 55.
T = 
cod. Marcianus 4. 1, jusqu’à 389 d.
Pap. 1, 2, 3, 4 = 
Papyrus Oxyrhynchus 1, 2, 3, 4.
Manuscrits cités.
W = 
Vindobonensis 54.
D = 
cod. Vendus 185.
M = 
cod. Malatestianus ou Caesenas XXVIII, 4.
Mon. = 
cod. Monacensis 237[85].

En général, on n’a marqué les sigles que pour les leçons écartées. Comme il n’y a que trois, puis deux manuscrits considérés, il est facile, par élimination, de connaître d’où vient la leçon suivie. Si l’on voit par exemple ἀρκέσει, ἀρκεί ; F, on en conclut que ἀρκέσει est la leçon de A et de T. Néanmoins, toutes les fois que la leçon de A a été rejetée, la leçon adoptée porte le sigle du manuscrit d’où on l’a tirée.

Les sigles A2 F2 T2, attachés à une leçon, indiquent que la première main de ces manuscrits porte une leçon différente. Ex : σίτου : σιτίου. Concluez que σίτου est la leçon des manuscrits, mais que A porte la correction σιτίου.

Quand l’exposant n est accolé au nom d’un citateur, cela veut dire que les manuscrits du citateur ne s’accordent pas entre eux.

Ma traduction doit beaucoup aux observations pénétrantes de mon reviseur, M. A. Diès, fin connaisseur non seulement de la philosophie, mais encore du style de Platon. Je me plais à reconnaître ici ma dette envers lui. Je dois beaucoup aussi aux encouragements et à l’amitié de M. Mazon, et je le prie d’agréer le témoignage de ma gratitude.


  1. J’aurai déjà trop de notes pour les proportions de cette introduction ; j’aurais dû cependant les multiplier pour appuyer mes assertions, indiquer les livres ou articles qui me les ont inspirées ou sont propres à les illustrer. Une bibliographie de la seule République ferait un volume. Je signale seulement ce qui me paraît le plus marquant, et rendrai ainsi un peu de ce que je dois parfois aux auteurs que je n’ai pu citer. Commentaires : Procli in Rempublicam, éd. Kroll, vol. 2, Leipzig, 1899-1901 ; B. Jowett a. L. Campbell, vol. 3, Oxford, 1894 (I Texte, II Essais, III Commentaire); J. Adam, texte et comm., vol. 2, Londres, 1902 ; Peroutky et Novotny, trad. avec introd. et notes, Prague, 1921 (en tchèque) ; O. Maass, Platons Staat, Leipzig, 1921 (texte et comm. scolaire) ; W. Andreae, Platons Staatschriften, II. 2. introd. et notes, Iena, 1925 ; St. Lisiecki, trad. avec introd. et notes, Cracovie, 1929 (en polonais) ; P. Shorey, Plato Republic I (Loeb Classical Library), 1930. — Études : A. Krohn, Der platonische Staat, Halle, 1876 ; F. Dümmler, Prolegomena zu Pl’s Staat. Basel, 1891 (= Kleine Schriften I, p. 150-228) ; Zur Komposition des plat. Staates, Basel, 1895 (= Kl. Sch. I, p. 229-270) ; J. Hirmer, Entstehung und Komposition der plat. Politeia, Munich, 1897 ; J. von Arnim, De reipublicae Plat. compositione ex Timaeo illustranda, 1898 ; A. Lombard, La poésie dans la Rép. et dans les Lois de Pl., Nancy, 1903 ; C. Ritter, Plat. Staat (analyse), Stuttgart, 1909 ; H. v. Arnim, Platos Jugenddialoge u. die Entstehungszeit des Phaidros, Leipzig, 1914. Voir naturellement les volumes ou chapitres relatifs à Platon dans les histoires générales de la philosophie grecque : E. Zeller, II, I4 ; Gomperz, Les penseurs de la Grèce (trad. Reymond) ; L. Robin, La Pensée Grecque, Paris, 1923 ; É. Bréhier, Histoire de la Philosophie I, Paris, 1926 ; A. Rivaud, Les Grands Courants de la Pensée antique, Paris, 1930 ; D. Ritchie, Plato, Édimbourg, 1902 ; P. Shorey, Unity of Platos Thought, Chicago, 1903 ; É. Faguet, Pour qu’on lise Platon, Paris, 1905 ; H. Raeder, Platons Philosophische Entwickelung, Leipzig, 19051, 19202 ; C. Ritter, Platon I (1910), II (1923) et Die Kerngedanken der platonischen Philosophie, Munich, 1931 ; M. Pohlenz, Aus Platos Werdezeit, Berlin, 1913 ; J. Burnet, Gr. Philos. I, Thales to Plato, Londres, 1914 et Platonism, Berkeley, 1928 ; E. Barker, Greek Political Theory, Plato and his Predecessors, 19181, 19252 ; Wilamowitz, Platon, vol. 2 1919 et suiv. ; P. Friedländer, Platon I (1928) et II (1930) ; Z. Stenzel, Platon der Erzieher, Leipsig, 1928 ; J. Woodbridge, The Son of Apollo, Boston, 1929 ; A. E. Taylor, Plato, the man and his work, 3e éd., Londres, 1929 ; G. Field, Plato and his contemporaries, Londres, 1930 ; P. Frutiger, Les Mythes de Platon, Paris, 1930. — Shorey, The Idea of Justice in P’s Republic (Ethical Record, 1890, p. 185-199), The Idea of Good in P’s Rep. (Studies in Class. Philol. I, 1895, p. 188-289) ; R. Stübe, Platon als politischpädagogischer Denker (Archiv f. Gesch. d. Philos. XXIII, I (1909), p. 185-197) ; L. Robin, Platon et la science sociale (Rev. Mét. et Mor., 1913, p. 211-255) ; A. Schwessinger, Die Eigenart plat. Kunst im Aufbau der Politeia (Bay. Bl. f. d. Gymn. Schulw. 60 (1924), p. 99-111 et 247-263) ; G. Colin, Platon et la poésie (Rev. Ét. Gr., 1928, p. 1-72) ; R. Klee, La théorie et la pratique dans la cité platonicienne (Rev. d’Hist. d. Philos., 1930, p. 309-353, et 1931, p. 97-108) ; G. Méautis, Sur une phrase de Platon (Rev. de Philologie, 1931, p. 97-103).
  2. J’ai compté les lignes non d’après l’édition Teubner ou Didot, mais d’après l’édition Tauchnitz, qui ne contient pas d’alinéas et donne ainsi partout des lignes sensiblement égales. Qu’on me pardonne ce pédantisme : un compte exact est utile, nous le verrons, pour apprécier les proportions des rôles ; il l’est autant pour apprécier les proportions des divisions logiques.
  3. Cf. Hermann, Gesch. u. System der plat. Philosophie, Heidelberg, 1839 : le Livre I a d’abord existé pour lui-même, à l’époque de Lysis et Charmide, et n’a été donné que tardivement comme préface aux autres livres. — Dümmler, Zur Komposition, surtout p. 241/3. Friedländer, Platon, II, p. 50, n. 1 ; v. Arnim, Jugenddialoge, p. 76-87.
  4. Le mot est d’A-E. Taylor (Plato, the man and his work, 3e éd., 1929, p. 106, n. 3) qui voit là une des marques de la jeunesse du Gorgias, antérieur, selon lui, au Protagoras, et de peu d’années postérieur à la mort de Socrate. Sur les dépendances mutuelles et la savante progression des trois scènes du Gorgias, voir, dans l’édition Croiset-Bodin (Paris, 1923), le sommaire (p. 104-107) et surtout les notes, pleines d’indications suggestives.
  5. H. v. Arnim (Iugenddialoge), mais Pohlenz (Aus Platos Werdezeit, p. 209, n. 1), à la suite duquel Arnim marche souvent, est d’avis que le livre I n’a jamais été indépendant.
  6. C. Ritter, Untersuchungen über Plato, 1888, p. 35-47. Le livre I contient pourtant un γε μήν, une question par πῶς ἄν ; un ἄριστα εἴρηκας, un datif ionien, où Ritter voit les traces probables d’un remaniement postérieur. Lutoslawski, The Origin and Growth of Plato’s Logic, 1897, p. 155, p. 319-322 ; É. des Places, Études sur quelques particules de liaison chez Platon, Paris, 1929, p. 186.
  7. C. Ritter, Untersuchungen, p. 46/7. Zeller, p. 555/8. Lutoslawski, p. 319 et suiv.
  8. Sur ces correspondances, cf. Adam un peu partout au cours de son commentaire, Hirmer, Reip. Comp., p. 606/8 et tout récemment Verdam (De Platonis dialogo Thrasymacho qui vocatar, Mnemosyne LV, 3 (1927), p. 313 et suiv.). Celui-ci a surtout bien montré comment la tripartition est essentielle à la composition de la République : or, elle se répète dans la distribution des rôles, Socrate représentant l’amour de la sagesse, Glaucon l’amour des honneurs, Thrasymaque l’amour de l’argent. On ne comprendra bien ces correspondances qu’au cours de notre analyse. Disons pourtant dès maintenant que Céphale aura son répondant au Livre X dans Er (les châtiments infernaux), que les rôles de Glaucon et d’Adimante sont déjà préparés dans I, que la façon grossièrement utilitaire dont Thrasymaque conçoit les fins du pouvoir (I, 345 e) aura comme réponse la théorie du pouvoir-service (III, 416 a/b), que la nécessité d’une contrainte pour obliger les meilleurs à gouverner (I, 347 d) sera expliquée par VII, 520 d, que la justice créatrice d’harmonie et de force dans le groupe et dans ses membres (I, 351 b) se retrouvera comme substance du livre IV, de même que la théorie de la fonction propre dans la définition de la justice au même livre.
  9. I. Wilamowitz (Platon II1, p. 181) accorde assez de confiance aux preuves stylistiques d’Arnim, mais voir, sur les Sprachliche Forschungen d’Arnim, C. Ritter dans G. Bursian’s Jahresbericht, Bd. 188 (1921), p. 99, 166, Bd. 191, p. 7 et son compte rendu de Platos Jugenddialoge dans Deutsche Literaturzeitung, 1916, p. 304-306. Sur l’infériorité de Rép. I, voir Jugenddialoge, p. 76-89. Arnim a voulu prouver aussi l’antériorité relativement au Gorgias en montrant (p. 80-87) que celui-ci dépend de Rép. I, et trahit sa dépendance en ceci, qu’il en prend des pensées étrangères à son orientation générale (v. g. la vertu propre). D.-H. Verdam l’a bien réfuté sur ce point (p. 308).
  10. Le caractère d’Adimante n’apparaît qu’au ton et à la façon de ses interventions : il est plus pénétrant que Glaucon, voit mieux les lacunes du raisonnement et fait des objections plus graves. Le caractère de Glaucon est indiqué : 307 a (hardi et impétueux), 398 e (musicien), 459 a (amateur des chiens de chasse et des oiseaux de race), 474 d (porté à l’amour), 548 e (ambitieux, mais de façon noble, ami du bien dire). Wilamowitz a bien marqué (I1 p. 440/1) l’effacement progressif des caractères au cours de ce long exposé.
  11. Pohlenz (Platos Werdezeit, p. 209, n. 1) avait déjà compté, parmi les changements visibles de plan, la transition défectueuse entre le premier et le second Livre. Arnim en fait grand état et montre (p. 73/4) que la critique de Glaucon à l’égard de la discussion précédente est injustifiée, mais nécessitée par le plan nouveau de Platon. Celui-ci veut amalgamer le thème politique (la cité parfaite) de sa nouvelle œuvre avec le thème moral (valeur de la justice) de son premier traité, où, d’après l’analyse d’Arnim, Socrate avait considéré, non les avantages extérieurs de la justice, mais sa valeur immanente.
  12. Protagoras, 320 c-322 d. Voir Eschyle, Prométhée, 447-468, Sophocle, Antigone, 332 et suiv. Euripide, Suppliantes, 195 et suiv. Critias, Sisyphe, fr. 25, Phérécrate, les Sauvages, fr. 5 sq.. Kock, et, au ive s., Moschion, fr. 6 Nauck, mais aussi Isocrate, Nicoclès, 5-9, Antidosis, 253-257 et Panégyrique, 28-50. Cf. W. Nestle, Spuren der Sophistik bei Isokrates, Philologus, LXX, 1 (1911), p. 24/ 9, et sa récente (7e) édition du Protagoras, Leipzig, 1931, p. 22/6, p. 58-62, où les textes sont donnés au complet. — Pour Xénophane, cf. fr. 18 Diels.
  13. Cf. note ad loc. On retrouvera cette préoccupation de l’heureux mélange dans le portrait du philosophe (Rép., 503 c/d) auquel correspond celui du jeune Théétète (Théét., 144 a/b). La loi du créateur (Timée, 48 a) est aussi celle du législateur (Rép. 519 e, Lois 722 b, Polit. 308 ad fin.).
  14. On serait tenté de pardonner beaucoup à Krohn quand on lit Pl. Staat, p. 33 : « Platon a établi, au centre de sa cité, une autorité de droit divin. Mais, à ceux qui la détiennent, il donne, non des droits, mais des devoirs transcendants. »
  15. Dümmler (Chronologische Beiträge, p. 911) croit que ce passage vise Isocrate, et lui applique aussi, p. 12 (comme Teichmüller, Literarische Fehden, I, p. 104), le passage VI, 493 a et suiv. sur les Sophistes. Adam (ad loc.) a raison de dire que la portée de l’un et l’autre passage est plus générale. Sur l’Ecclesia d’Athènes légiférant à tort et à travers et le pullulement des politiciens au ive s., voir Glotz, Cité Grecque, p. 384 et suiv.
  16. Sur Hippodamos, cf. Aristote, Politique, II, 8 et VII, 11, 1330 b 24, les textes rassemblés dans Diels, Vorsokratiker, I3, p. 293/4, et l’article de Fabricius dans RE, VIII 2, col. 1781/4. Sur le Περὶ πολιτείας en dialecte dorien attribué à Hippodamos (4 fragments dans Stobée, Flor., XLIII, 92/4 = Anthol., IV, 1, 98/6, Hense, XCVIII, 71 et CIII, 26), voir A. Delatte, Essai sur la politique pythagoricienne (Paris-Liège, 1922, p. 125 à 160), qui montre, contre Fabricius, que l’ouvrage ne contient aucune des thèses caractéristiques de notre Hippodamos, sauf la distinction des trois classes. Pour l’origine pythagoricienne des trois parties de l’âme (en accord avec la distinction des trois vies), cf. surtout Burnet, Early Greek Philosophy p. 108/9, P’s Phædo comm. p. 40, et Taylor, Plato, p. 281 et Commentary on Timaeus p. 496/8 ; Rohde, Psyché II 3, p. 170 et n. 2. Platon est-il venu de la distinction des parties de l’âme à celle des classes ? Rohde l’affirme (p. 272 n. 6) ainsi qu’Adam I p. 262, Wilamowitz I p. 891, Frutiger p. 82/6, alors que Cornford (Psychology and social structure in the Rep. of Pl. Class. Quarterly, 1912, p. 209-264) et Pohlenz (p. 228-285) regardent la tripartition politique (empruntée à Hippodamos, cf. Pohlenz, p. 281) comme essentielle et première : la tripartition psychologique ne sert qu’à l’illustrer. C’est ce que disait déjà Shorey (Unity, p. 42/8). L’étude qui reste fondamentale est Leissner, Die platonische Lehre von den Seelenteilen, Munich, 1909.
  17. Les sources les plus immédiates d’Aulu-Gelle sont naturellement Taurus et surtout Favorinus. Mais la tradition sur les duo fere libri est évidemment antérieure à la division en dix livres, dont Thrasylle se servait peut-être déjà. Les compilateurs qui nous la transmirent ne soupçonnèrent pas le sens ni la portée de ces δύο σχεδὸν λόγοι et ne virent là aucune difficulté. Sur la valeur d’Aulu-Gelle comme dernier témoin de cette tradition, j’ai tenu à consulter M. É. Galletier, et je le remercie d’avoir bien voulu appuyer et éclairer de sa science le jugement auquel me portaient mes impressions de lecteur occasionnel.
  18. N. A., XIV, 3 : « …Id etiam esse non sincerae neque amicae uoluntatis indicium crediderunt, quod Xenophon inclyto illi operi Platonis, quod de optimo statu reipublicae ciuitatisque administrandae scriptum est, lectis ex eo duobus fere libris qui primi in uulgus exierant, opposuit contra conscripsitque diuersum regiae administrationis genus, quod Παιδείας Κύρου inscriptum est ».
  19. Diog., III, 34 : « …ils ne font aucune mention l’un de l’autre, sauf toutefois que Xénophon parle de Platon dans le troisième Livre de ses Mémorables ».
  20. Comparer Aulu-Gelle : « et eius rei argumenta quaedam coniectatorie ex eorum scriptis protulerunt » ; et Athénée (XI, 504/5) « οὐ μόνον ἐξ ὧν εἰρήκασι τεκμαιρομένοις ἡμῖν, ἀλλὰ κἀκ τῶν αὐτῶν ὑποθέσεων » et « ὥσπερ ἐναντιούμενος ἐν τρίτῳ Νόμων ».
  21. Cf. St. Witkowski, Historiografja Grecka (II, Krakow, 1926, p. 169), qui se décide pour environ 362 d’après Meyer (III, 8), Schwartz (Fünf Vorträge über den griechischen Roman, p. 67 et suiv.), Mahaffy, etc. La date moyenne (avant 367) est soutenue par W. Schmid, Gr. Lit., I6, p. 518. Erwin Scharr (Xenophon Staats und Gesellschaftsideal u. seine Zeit, 1919, p. 40, n. 78) dit : « La finale sûrement pas avant 362, le corps de l’œuvre sûrement après 369 ». Si, avec W. Gemoll (Phil. Woch., 1929, p. 277), on date l’Anabase du séjour à Scyllonte (avant 380, puisqu’Isocrate la cite dans son Panégyrique, cf. A. Kappelmacher ap. P. Masqueray, tome I, Paris, 1980, p. 8) et la Cyropédie des premières années qui suivent (la vraie langue écrite de Xénophon est celle de l’Anabase et de la Cyropédie, L. Gautier, La langue de Xénophon, p. 286), on rejoindra ainsi la date que donnait déjà Ralinka dans Zeitschr. f. öster. Gymn., 1905, p. 402 : après 379.
  22. J. Hirmer, Entstehung u. Komposition der plat. Politeia, Appendice I, d’après Bekker, Anecd., p. 75-116. Le mot ἀκράχολος (III, 411 c) est cité comme étant du second Livre, et μειζόνως (IV, 422 e) comme étant du troisième. Ces deux mots (μειζόνως au sens de μεῖζον) sont des ἅπαξ εἰρημένα. — C’est C. Ritter qui a supposé (Platon, I, 1910, p. 278) que la tradition mal comprise par A. Gelle se rapportait au Livre I. Il regarde d’ailleurs (ib., n. 2) la vieille division en six livres retrouvée par Hirmer comme inutile pour l’explication du témoignage d’Aulu-Gelle.
  23. Sur la Crète, cf. Glotz, Histoire Grecque, I, p. 301 ; art. Kreta dans RE, XI, 2, Verfassung par J. Œhler, col. 1818-1822. Sur Sparte, art. d’Ehrenberg dans RE, III A 2, spécialement col. 1381/3 ; Glotz, Hist. Gr., surtout p. 353/6 1 (caserne et cantine, p. 359) ; Fougères, dans Peuples et Civilisations, I2, p. 304/9. Pour les exercices des filles, Euripide, Andromaque, 595 (trad. Méridier). Pour la législation du mariage, Xénophon, Rép. Lacéd., I, 6-9.
  24. Sur le prestige de la constitution de Sparte et sa survivance, cf. Ehrenberg, loc. cit. ; Glotz, Hist. Gr., p. 336/8 (Le roman de Sparte) ; Aristophane, Les Oiseaux, 1281 et suiv. (A. Diès, Autour de Platon, p. 239) ; Xén., Rep. Lac., X, 8 : ἐπαινοῦσι μὲν πάντες τὰ τοιαῦτα ἐπιτηδεύματα, μιμεῖσθαι δὲ αὐτὰ οὐδεμία πόλις ἐθέλει. — Platon, ici même (VIII, 544 c) : ἥ τε ὑπὸ τῶν πολλῶν ἐπαινουμένη (πολιτεία), ἡ Κρητική τε καὶ Λακωνικὴ αὕτη.
  25. Hérodote, I, 216, 1 (les Massagètes) ; IV, 104 (les Agathyrses) ; IV, 172, 2 (les Nasamones). Les Agathyrses ἐπίκοινον δὲ τῶν γυναικῶν τὴν μεῖξιν ποιεῦνται, ἵνα κασίγνητοί τε ἀλλήλων ἔωσι καὶ οἰκήιοι ἐόντες πάντες μήτε φθόνῳ μήτ’ἔχθεϊ χρέωνται ἐς ἀλλήλους.. Voir Macan, Herodotus IV-VI, vol. I, p. 76, n. 3.
  26. Cf. Glotz, Hist. Gr., I, p. 360 (pour Sparte) ; Barker, Gr. Polit. Theory, p. 218 (la cité grecque est un club d’hommes ; le mariage n’entraîne pas d’union spirituelle, etc.). Socrate, dans Xén., Mémor., II, ii, 4 : φανεροὶ δ’ἐσμὲν καὶ σκοπούμενοι, ἐξ ὁποίων ἂν γυναικῶν βέλτιστα ἡμῖν τέκνα γένοιτο. L’idée exprimée est parfaitement normale et se continue par une description admirable du rôle de la mère. Mais le texte insiste sur les multiples sources de satisfaction sensuelle qui s’offrent en dehors du mariage. Sur la poésie de l’amour et la pédérastie, cf. Phèdre ; sur le malthusianisme et l’exposition des enfants, Glotz, Cité Grecque, p. 31 et art.  Expositio dans Dict. Antiq. (impassibilité des lois, p. 936 et suiv.).
  27. Sur la question générale, voir, dans le commentaire d’Adam, l’Appendice I au Livre V (I, p. 345-355). Indépendamment de la question Aulu-Gelle, Krohn (Plat. Staat, p. 80/2) suppose effectivement que le Livre IV de Platon et les réponses qu’il a faites dans l’Académie aux questions suscitées par ce Livre ont excité la verve d’Aristophane et fait naître l’Ass. d. Femmes : à celle-ci répond le Livre V en renchérissant sur le paradoxe du Livre IV. Stein (de Ar. Eccles. arg. e quarto reip. Plat. lib. sumpto, 1880, ap. Adam, loc. cit.) croit que la phrase du Livre IV (424 a) suffisait à elle seule, indépendamment de toute leçon ou explication orale, à susciter la comédie d’Aristophane.
  28. Cf. Van Daele (Aristophane, tome V, Paris, 1930, Notice, p. 11) : « Fiction ingénieuse, fantaisie amusante, prétexte à scènes gaies et spirituelles, …l’Ass. d. Femmes n’a point d’autre portée. »
  29. Un seul vers (82, γυμνάδδομαι γὰρ καὶ ποτὶ πυγὰν ἅλλομαι) parle de gymnastique, mais nullement de gymnastique en commun.

    Je ne réussis pas non plus à trouver, dans ce que L. Post (Cl. Weekly, 1927, p. 41/4) nous raconte sur le Stratiotides de Théopompe (Fr. 54-58, Kock, I, 747/8), la preuve d’allusions à la 1re édition de la République. L’une de ces dames-officiers est la femme d’un Thrasymaque (fr. 56) : pourquoi y chercher le souvenir d’un dialogue Thrasymaque, alors que le nom est si indiqué dans une comédie pour le mari d’une « colonelle » ? Une telle allusion eût été, d’ailleurs, bien peu naturelle, car ce n’est pas Thrasymaque, c’est Socrate qui eût exposé, dans ce dialogue, ce plan d’exercices féminins.

  30. Voir 452 a γελοῖα.. γελοιότατον — 452 b γελοῖον.. σκώμματα — 452 c γελοῖα — 452 d κωμῳδεῖν.. γελοῖον (bis) ..γελωτοποιεῖν.. γελοίου et 457 b γελῶν.. γελοίου.. γελᾷ..
  31. On trouvera, d’ailleurs, ce parallèle détaillé chez Adam, I, p. 350/1 ; les pages qui suivent discutent excellemment la portée de ces rencontres. Je suis seul responsable des idées émises ici sur la tactique de Platon dans cette circonstance. Adam donne (p. 345 et suiv.) la bibliographie essentielle de la question depuis le xviiie s. jusqu’à 1905. Pour les années suivantes, cf. Ueberweg-Prächter, 12e éd. 1926.
  32. Morgenstern (de Plat. Rep. comment. prima, 1794, p. 74/8, ap. Adam, I, 345) émettait déjà l’idée qu’Aristophane avait sous les yeux une 1re « édition (moins étendue) de la Rép. Voir, plus récemment, Pohlenz, Aus P.’s Werdezeit (1913), p. 228-228, qui date l’Ass. des Femmes de 391/0 et la 1re République de peu auparavant. Teichmüller (Lit. Fehden, I, 1881, p. 14 et suiv.) voulait que la comédie d’Aristophane fût parue après le Livre V, longtemps avant le Livre VI de la République ; Krohn (Plat. Staat, 1876, p. 72-88) et Chiapelli (Rivista di Filologia, XI (1888), p. 161-178) la placent entre les Livres I-IV et le Livre V. — Voir, dans Philologus, LVII, 8 (juillet 1922), p. 821-355, l’article posthume de G. Robert, Aphoristische Bemerkungen zu den EUklesiazusen des Aristophanes, qui rejette l’idée d’une première édition de la République, attribue le parallélisme des pensées et des textes au fait qu’Aristophane a connu par ouï-dire et par conversation directe les idées de Platon et les a parodiées d’ailleurs amicalement [ainsi Meyer, Gesch. d. Altert., IV, p. 429] et croit trouver, dans les règlements contre les dangers d’inceste (461 d), une correction que Platon apporte à ses anciennes idées en souvenir d’un avertissement d’Aristophane (v. 1042 τὴν γὴν ἅπασαν Οἰδιπόδων ἐμπλήσετε).
  33. Sur les tendances panhelléniques à cette époque, cf. G. Mathieu, Les Idées Politiques d’Isocrate, Paris, 1925, en particulier, p. 17-28 (l’idée d’unité hellénique avant Isocrate : discours olympique de Gorgias, 392, de Lysias, 388, et [Lysias] Oraison Funèbre, vers 398) et p. 29-64 (les idées directrices d’Isocrate). Il est bon de voir (v. g. dans E. Scharr, Xen. Staats u. Ges. ideal, p. 45-95) comment, même chez les plus nobles esprits, ces tendances généreuses sont contrariées ou absorbées par le patriotisme de clocher, et comment surtout, dans la politique concrète des cités, les exigences panhellènes émises par l’un ou l’autre camp ne sont d’ordinaire que des paravents pour des buts égoïstes. Mais il faut compter aussi avec le poids lourd du passé et les nécessités vitales immédiates. Cf. Bulletin de l’Assoc. G. Budé, No 27 (avril 1930), p. 22/3. Platon, avec ses vœux précis et limités, est vraiment ici l’homme des réalisations.
  34. C’est l’idée de Krohn, qui fait se succéder I-IV, VIII-X, V-VII (Die Platonische Frage, 1878) ; — de Rohde (Psyché, 1894 et suiv.) : II, 10-V, 450 (récit des Atlantides) ; V, 460 d-476 e ; VIII, IX en gros, X, 608 ad fin. ; V, 476 c-VII ; IX, 580 d-588 a ; X à 608 b (donc tout ce qui tient à la théorie des Idées est postérieur) ; — de Pfleiderer (Zur Lösung d. plat. Frage, 1888, et Sokrates u. Plato, 1896) : V, 471 c-VII en dernier lieu ; — de W. Christ aussi (Gr. Lit., p. 386), mais la 6e éd. (W. Schmid, 1912, p. 688) regarda cette opinion comme a très discutable ».
  35. Cf. la formule de Protagoras : l’homme mesure des choses (Théét., 152 a, 166 d ; Sext. adv. math., VII, 60 ; notice à mon éd. du Théétète, p. 130, et Cratyle 386 a/e, notice de Méridier, p. 47). Sur l’ἀλήθεια et les ἀντιλογίαι de Protagoras, éd. commentée du Prot. par W. Nestle, Leipzig, 1931, p. 14/8 et 26. Sur la philosophie « culture générale » au service de la rhétorique, A. Diès, Autour de Platon, p. 101 et suiv. ; p. 402-432. Voir les traces de ce subjectivisme dans la politique réaliste chez Thucydide (v. g. V, 85-91).
  36. Dümmler (Chron. Beiträge, p. 8-15) croit que Platon vise ici surtout Isocrate et spécialement son Panégyrique ; 498 e peut s’appliquer à tous les émules de Gorgias, mais Isocrate en était le plus marquant. Il prendra même pour lui le mot sur les disputeurs (500 b) et y répondra dans l’Antidosis, 260 et suiv. Cf. Adam, ad loc.
  37. Adam a raison : les partisans du plaisir sont pris ici en bloc, c’est le vulgaire ; et les délicats sont tous ceux qui, comme Socrate et ses disciples, Platon en tête, veulent que l’esprit, et non les sens, règle notre vie. Nous retrouverons, dans le Philèbe (31 b-59 d), la discussion sur la vie bonne et la part qu’on doit faire, dans le mélange qui la constitue, à l’intelligence d’abord, puis aux plaisirs les plus purs.
  38. Sur la théorie platonicienne de la vision, cf. Beare, Greek Theories of elementary cognition, Oxford, 1906, p. 42-56, et A. Rivaud, éd. du Timée, Paris, 1926, Notice, p. 104 et suiv. 45 b-46 c, 67 c-69 a. Pour une traduction du fragment de Théophraste sur les théories de la sensation, P. Tannery, Science Hellène, 2e éd. 1930, p. 348-380.
  39. Gorgias, 503 d-505 : le Bien est fin parce qu’il est forme, ordre constitutif et loi de structure, expression achevée d’une réalité ou d’une nature ; c’est cela que cherche à réaliser tout créateur, peintre, architecte, constructeur (et c’est ce que réalisera le Démiurge dans le Timée). La gradation εἶδος, τάξις, κόσμος est ici savamment agencée. Bien général et bien propre sont ainsi définis, et l’un comme l’autre inclus plus loin (508) dans l’égalité géométrique, synonyme et fondement de l’ordre. Sur l’échelle finale des biens dans le Philèbe (66 a/d) et la définition du Bien par les trois termes beauté, mesure, vérité, cf. A. Diès, Autour de Platon, p. 385-399 ; sur les rapports du Bien au Démiurge, ou bien au Tout du Timée (passim), des Lois (821 a et 908 b/c), du Sophiste (248 e-249 d), cf. ib., p. 537-570 et p. 583/5.
  40. Sur le caractère hautement pratique de l’Idée du Bien dans la République, cf. P. Shorey, Unity, p. 16 et suiv., Idea of Good, p. 196/7, 216/7, 228.
  41. Je dis « pensée moyenne » et non pas « connaissance discursive », parce que ce dernier terme est trompeur, la dialectique elle-même n’étant encore pleinement intuitive qu’à son terme : progressant, si l’on veut, d’intuitions partielles en intuitions plus larges, elle est encore, en cette mesure, discursive.
  42. Sur cette allégorie, cf. P. Frutiger, Les Mythes de Platon, Paris, 1930, p. 101/5 (différences entre l’allégorie et le mythe, bibliographie de la question) ; pour les correspondances entre l’allégorie et la doctrine, Adam, ad loc. et p. 156-163, Raeder, Platons Phil. Entw., p. 227 ; pour les origines de l’image, F. M. Cornford, From religion to philosophy, London, 1912, p. 435-441 (les cérémonies d’initiation), Frutiger, op. cit., 262/5, A. Diès, Guignol à Athènes (Bull. de l’Assoc. G. Budé, 14/15, 1927, p. 6-19 et 38-46).
  43. Cf. 520 a ἐπὶ τὸν ξύνδεσμον τῆς πόλεως520 b ὥσπερ ἐν σμήνεσιν ἡγεμόνας τε καὶ βασιλέας, et comparer le rôle unitif du royal tisserand dans le Politique, 306 a ad fin., l’impuissance des cités imparfaites à engendrer ce roi de la ruche (301 e ; pour cette image, cf. Xén. Cyrop., V, 1, 24 et suiv.).
  44. Sur les rapports de Platon avec les mathématiques et sur l’histoire des mathématiques avant Platon, la bibliographie est trop grosse pour que je l’établisse ici. Voir plus spécialement C.-A. Bretschneider, Die Geometrie und die Geometer vor Euklides, Leipzig, 1870. — Allman, Greek Geometry from Thales to Euclid, Dublin, 1877. — B. Rothlauf, Die Mathematik zu Platons Zeiten und seine Beziehungen zu ihr, Iena, 1878. — P. Paul Tannery, L’éducation platonicienne. Revue philos., 1880/1, cf. Mémoires Scientifiques, VII, p. 1-102 ; toute la série d’articles reproduits dans Mém. Sc., I-III (Sciences Exactes dans l’Antiquité) ; La Géométrie Grecque, 1887 ; Recherches sur l’Histoire de l’Astronomie Ancienne, 1898. — H. Zeuthen, Die Lehre von den Kegelschnitten im Alterthum, Kopenhagen, 1886 ; Geschichte d. Mathematik im Altert. u. Mittelatter, Kop, 1896, tr. fr. par J. Mascart, Paris, 1903. — G. Loria, Le Scienze esatte nell’ antica Grecia, Modena, 1898 et suiv. (résumé en fr. Hist. d. sc. math. dans l’ant. hellén., Paris, 1929). — M. Cantor, Vorlesungen über Gesch. d. Math., I, Leipzig, 1894. — G. Milhaud, Leçons sur les origines de la science grecque, 1896 ; Les Philosophes géomètres de la Grèce, Platon et ses prédécesseurs, 1900. — A. Sturm, Gesch. d. Mathematik, Leipzig, 1911 et suiv.E. Hoppe, Mathem. o. Astronomie im klass. Altertum, Heidelberg, 1911. — Th. Heath, Aristarchus of Samos (a History of Greek Astronomy before Aristarchus), Oxford, 1911 ; A History of Greek Mathematics, I. From Thales to Euclid., ib., 1931 ; A Manual of Gr. Mathematics, ib. 1981. — J. Heiberg, Naturwissenschaften u. Mathematik im Klass. Altertum, Leipzig, 1912-1920. — L. Brunschvicg, Les étapes de la philosophie mathématique, Paris, 1912. — A. Reymond, Histoire des Sciences exactes et naturelles dans l’antiquité Gréco-Romaine, Paris, 1924, surtout le clair exposé sur les principes et les méthodes, p. 102-172. Voir les articles généraux dans Dict. d. Antiq. et dans RE, et, dans celle-ci, les articles biographiques. Sur la science orientale, A. Rey, La Science orientale avant les Grecs, Paris, 1980. Sur la science « pythagoricienne », E. Frank, Plato u. die sogenannten Pythagoreer, Halle, 1928 ; — Eva Sachs, De Theaeteto Atheniensi Mathematico, diss. Berlin, 1914 ; Die funf platonischen Körper zur Gesch. d. Mathem. u. d. Elementarlehre Platons u. der Pythagoreer (Philol. Unters., XXIV), Berlin, 1917. — La nouvelle revue Quellen u. Studien zur Geschichte der Mathematik, éditée par Neugebauer, Stenzel et Töplitz, Berlin, 1929 et suiv. entend couvrir tout ce domaine.
  45. Pour les détails sur les dialogues, cf. Rothlauf, p. 19-74. Voir Gorgias, 465 c, Ménon, 83 b-86 c (la diagonale), 87 a et suiv. (la méthode hypothétique), Phédon, 100 e-101 c (les essences), 101 c-102 a (la méthode) ; cf. L. Robin, Notice (éd. 1926, p. li).
  46. Ce redressement a été surtout l’œuvre de Sachs, puis de Frank, utilisant et prolongeant Tannery. Voir spécialement, dans Frank, sur les mathématiques pythagoriciennes, les appendices XV et XVI (p. 222-236) ; sur les fragments dits de Philolaos, l’appendice XX (p. 263-335). Frank attribue cette invention à une fiction littéraire de Speusippe, peut-être à tort, mais il a démontré définitivement l’inauthenticité (de l’aveu de C. Ritter, C. Bursian’s Iahresbericht, Bd 225 (1930), p. 155 et suiv., qui le loue avec raison d’avoir ainsi mis en lumière le rôle d’Archytas comme centre « des savants dits Pythagoriciens », mais croit que la distinction entre mathématiciens et acousmatiques a dû exister dès le début). Frank reconnaît lui-même (p. 75) que la doctrine authentique de Pythagore a dû originellement avoir cette tendance à la mystique des nombres ; sans quoi, on ne saurait comprendre comment l’interprétation scientifique postérieure s’y est rattachée.
  47. Sur Hippocrate de Chios (fl. 450-400), cf. Tannery, Géom. gr., p. 108-120 et ses articles dans Mém. Sc., I-III ; Björnbo, dans RE, VIII 2 (1913), col. 1780-1801. Ses Éléments furent les premiers ; sur leur contenu (probablement Euclide I-IV et VI), col. 1783/5. Aucun rapport avec les Pythagoriciens, malgré Jamblique de comm. math. scientia, éd. Festa, 77, 18 (Géom. gr., p. 109 — Rudio, Bibl. mathem., VIII, 3 (1907), p. 308).
  48. Sur cette éclosion de découvertes, Frank, p. 71. Sur Œnopide, Tannery, Géom. gr., p. 86/9 (il résout les 2 problèmes : « Abaisser, d’un point donné, une perpendiculaire sur une droite donnée. Construire un angle égal à un angle donné, le sommet et un côté de l’angle à construire étant donnés » ). Sur la découverte et le développement de la théorie des irrationnelles, Tannery, Géom. gr. (p. 100 et passim) et Mém. Scient., III, p. 85-89 (rôle de la musique grecque dans ce développement) ; Milhaud, Les Philos. géom., p. 159 et suiv. ; E. Sachs, De Theaeteto, p. 43-61 ; Junge (Novae symbolae Joachimicae, Halle, 1907, p. 223 et suiv.) ; H. Vogt, Bibl. mathem., 1908, p. 15 ; 1910, p. 97 ; 1914, p. 9-29 ; H. Zeuthen, Sur l’origine historique de la connaissance des quantités irrationnelles, C. R. Ac. d. se. Copenhague, 1916, p. 333-362. — E. Sachs, Plat. Körper, p. 3 et suiv., 32 et suiv. — Platon, Théétète, 147 d-148 e, et ma Notice (Paris, 1924), p. 125/8. - Frank, 224-233 et passim (théorie des proportions 225/6). — A. Rome, Bulletin d’Histoire des Sciences, dans Revue des Questions Scientifiques, 1929, p. 258-75 ; 1931, p. 279-805.
  49. Le rôle des Sophistes a été trop négligé par Frank. Sur Hippocrate et sa quadrature, Tannery, Mém. Scient., I, p. 45/52, 174/5, 273/5, 353/8, 363/8 ; III, 119-130, et Björnbo pour la bibliographie et la discussion (col. 1787-1800). J’ai adopté dans le texte sa solution, contre Tannery et la plupart des critiques, qui rejettent sur l’incompréhension de Simplicius (ou d’Aristote) les sophismes ou les fautes de la démonstration. Sur Méton, P. Tannery, Astron. ancienne, p. 12-13. Sur Hippias d’Élis, art. de Björnbo, RE, VIII, 2, col. 1707/11. Sur lui et les Sophistes en général comme professeurs de mathématiques, Hipp. Maj., 285 b/e, Protagoras, 315 c-318 d, Ménon, 85 b (καλοῦσιν δέ γε ταύτην (la diag.) διάμετρον οἱ σοφισταί). Sur la quadatrice d’Hippias et l’étude générale des courbes, Björnbo, c. 1710, Frank, p. 286/8. Sur la stéréométrie, ib. 288/6, Cantor, Vorlesungen, p. 194-202, Tannery, Géom. gr., p. 60 (la scénographie), 99-102 etc., et surtout Sachs, Plat. Körper, p. 88-119 (textes, p. 9-22), De Theaeteto (textes, p. 10-18). Platon n’a pas employé le mot et l’eût rejeté ; cf. Épinomis, 990 d, blâmant le mot « géométrie », mais Aristote l’emploie. Anal. Post., I, 13, 78 b 38 (Tannery, Mém. Scient., VII, 10, n. 1).
  50. Sur la tradition concernant Platon, voir la critique de Tannery, Géom. Gr., p. 75-81, 111/3, 125/8, 130/3 et passim. Pour l’invention de l’analyse, Proclus in Eucl., 211 ; du diorisme, ib. 66 ; de la façon de trouver les côtés des triangles rectangles, ib. 428. Pour la duplication du cube, Eutocius in Archim. de sphaera et cyl., II, a, Heiberg, III, 102 et Plutarque (Quaest. conviv., VIII, 2, 1. — Vita Marcelli, 14, 5), Philoponus in Anal. Post. p. 102, 16, Wallies. Mais le diorisme est appliqué dans Ménon (86 e/87 b), l’analyse régressive dans Phédon (100 a, 100 d/e) et Rép. (511 a suiv., 523 b suiv.). Platon ne l’invente naturellement pas, le texte d’Hippocrate de Chios, premier texte mathématique grec connu (Björnbo, 1790), en est un bel exemple, mais il lui donne sa forme régulière en la complétant par la synthèse (Tannery, Mém. sc., VII, 40/4). Quant aux définitions et axiomes, voir les définitions de la droite (Parménide, 137 e, cf. Proclus in Eucl., 109), du cercle (ib.), de la surface (Ménon, 76), des variétés de pair et impair (Parm., 143 e), du contact et de ses lois (Parm., 149 e et suiv.), etc. Des axiomes mathématiques le Parménide fait le grand instrument de son jeu dialectique, cf. surtout 154 b/c et A. Diès, Notice (1923), p. 33/4 et notes passim.
  51. Sur la façon dont Platon anticipe l’idée moderne du nombre, cf. Milhaud, Philos. géom., p. 178, p. 327-866, et passim ; Taylor, Plato, p. 503-516 ; W. D. Ross, Theophrastus Metaphysics, Oxford, 1939, p. 50/4 ; O. Töplitz, Das Verhältnis von Mathematik u. Ideenlehre bei Plato (Quellen u. Studien, 1929, p. 3-33). Cf. Supplément Critique, 1930, p. 15-22. Le fondement de toutes études possibles sur la tradition est toujours L. Robin, La théorie platonicienne des idées et des nombres d’après Aristote (1908), mais beaucoup reste à faire aussi pour exploiter les dialogues, par exemple le Parménide (cf. dans mon édition, p. 81 n. 2, 82 n. 1, 96, 97 n. 1 et Töplitz, loc. cit. dans Quellen u. Studien, 1929).
  52. Utilité purement pratique : Xén., Mém., IV, 7, 2. Valeur éducative : Rép., 526 b/c, 527 c.
  53. Cf. Cantor, Gesch. d. Math., 202-216 ; Adam, II, 136/8 et n. ad 528 e (l’astronomie poétique et métaphysique de Pl. « has a permanent value even in the history of Astronomy as a passionate protest against mere empiricism », etc.) ; Tannery, Mém. sc., VII, p. 55/8 (la position qu’a prise Platon lui permet de garder son esprit libre et prêt à accueillir toute idée neuve, etc.) ; Duhem, Le système du monde, I, p. 94/6 ; Taylor, Plato, p. 290/1 ; Frank, 161/7. Les Lois (VII, 819 a-822 c) portent, dans l’enseignement des mathématiques, le même esprit que Rép., VII.
  54. Phédon (100 a-101 c). Banquet (la dialectique de l’Amour, 210 a-212 c, cf. L. Robin, Notice, p. xciv et Théorie Plat. de l’Amour (Paris 1908), p. 183/9), Phèdre (définition, analyse et synthèse, 270 a-272 c), Parménide (la méthode esquissée 136 a/c, appliquée dans toute la seconde partie ; cf. A. Diès, Notice, p. 29-40), Soph. et Politique (la dichotomie, cf. J. Stenzel, Stadien z. Entwicklung d. plat. Dial. 2e éd., Berlin, 1931, p. 45-112), Philèbe (entre l’Un et l’Infini, détermination de la quantité précise, 15 a-18 d).
  55. Cf. 492 e, 501 a, mais aussi Politique 298 d, où sont justifiés, comme moyens d’assainissement ou de rénovation, la peine de mort, l’exil, la fondation de colonies, l’apport d’habitants étrangers, et Lois 735 b-736 e, où sont distingués les moyens doux ou violents et les circonstances possibles de leur application.
  56. W. Nestle (Spuren der Sophistik bei Isokrates. Philologus, 70 (1911), p. 29 et suiv. ; éd. du Protagoras, p. 36/7) pense que Prot. y étudiait l’origine, la nature et la valeur des constitutions, et qu’elles sont la source d’Euripide, Phéniciennes, 499 et suiv. ; Suppliantes, 403 et suiv. ; Hérodote, III, 80-82 ; Isocrate, ad Nic., 13, 16, 28, Nic., 7, 14 et suiv., Panathen., 119 et suiv. 132. Influence (orale) des sophistes sur Hér. : Jacoby, s. v. RE Suppl. II, 500/2.
  57. Voir le texte de [Xén.] Ἀθηναίων πολιτεία dans Xén., Scripta minora, II, Rühl, Leipzig, 1919, p. 29-48. Pour les pamphlets politiques, cf. Aristote, Constitution d’Athènes, Mathieu-Haussoullier, Paris, 1922, p. v et suiv. Aristote en utilise au moins trois : l’un, de tendances démocratiques ; un autre, violemment oligarchique, écrit par un ami de Critias ou peut-être par Critias au début de 403 ; le troisième, d’un oligarque modéré, favorable à Théramène. Sur les constitutions, et spécialement la constitution dite de Dracon qu’Ar. utilise au chap. iv (falsification née peut-être vers 409), cf. ib., p. vii/ix. Sur les 158 Constitutions d’Ar. cf. Diog. La., V, 27.
  58. J’ai plaisir à me rencontrer ici, sans l’avoir su, avec P. Frutiger, Les Mythes de Platon, p. 41/9 : chacune des définitions des gouvernements défectueux est manifestement dialectique, « car le philosophe détermine avec la même sûreté les concepts des États imparfaits et des caractères injustes que ceux de la cité idéale et de la justice aux Livres II, III et IV », mais « la manière dont ces définitions sont reliées les unes aux autres est mythique », etc. Sur le nombre de Platon, on trouvera, avec la bibliographie essentielle, la plus satisfaisante étude dans Adam, II, p. 264-312 (lire en outre les intéressants compléments de G. Kafka, Zu J. Ad. Erklarung der Pl. Zahl, Philologus, xxiii, 1 (1914) p. 109-21). Le premier chiffre, 216, exprime en jours le temps le plus court de la gestation (humaine) ; le second 12 960 000, en jours aussi, la durée de la Grande Année cosmique ; le troisième, 36 000, exprime cette durée en années. Les deux membres de cette dernière égalité 3 6002 = 4 800 ⨉ 2 700 seront les deux cycles décrits dans le Politique (Adam, ad loc., p. 202).
  59. Sur les causes de la décadence de Sparte, voir Ehrenberg, RE, III, A 2, loc. cit.}}, cf. P. Cloché ap. P. Roussel, La Grèce et l’Orient, p. 395, et le magnifique exposé de Glotz, Hist. Gr., I, p. 867/70 ; sur Cinadon, art. de Lenschau, RE, XI, 1, col. 458, Xén., Hellén., III, 3, 5-11 (6. ὅπου γὰρ ἐν τούτοις τις λόγος γένοιτο περὶ Σπαρτιατῶν, οὐδένα δύνασθαι κρύπτειν τὸ μὴ οὐχ ἡδέως ἂν καὶ ὠμῶν ἐσθίειν αὐτῶν).
  60. Cf. Thucydide, VIII, 65 ad fin. ; Xén., Hellén., I et II (sur les Trente et Critias, II, 3 et 4) ; Platon, Lettre VII, 324 c/5 d.
  61. Cf. Glotz, Cité Gr., I, p. 384/99 (corruption des institutions démocratiques au ive s.), p. 162/5 (jugement sur la démocratie athénienne à son apogée), p. 166 et suiv. (les idées sur la démocratie). Comparer, dans Thucydide, le discours de Périclès (II, 36/41) mais aussi le portrait de Cléon (IV, 21/2, 37 ; V, 7, 16) et le discours d’Alcibiade aux Lacédémoniens (VI, 89, la démence reconnue de la démocratie). Tempérer la sévérité de Platon ici par son jugement sur l’honnêteté foncière du peuple (VI, 499 d et suiv.) et le souvenir de sa confiance de jeune homme dans une démocratie modérée (Lettre VII, 325 b. - Le beau-père de Platon avait servi la politique de Périclès), par le Criton aussi : soumission à la légalité, respect de la patrie, qui se retrouvent dans Lettre VII, 321 c/d, Lois, 715 a/d, et dans le Politique, où Platon nous dira que la démocratie est, parmi les gouvernements normaux, le pire, mais, parmi les gouvernements corrompus (entendez les gouvernements de fait), le meilleur (303 a).
  62. Pour l’histoire de la tyrannie, cf. Glotz, Hist. Gr. I, p. 238-250, Cité Gr., p. 126-186. Pour l’opposition littéraire du tyran à la cité et à la loi, G. Heintzeler, Das Bild des Tyrannen bei Plato, Stuttgart, 1927, p. 1-15. À la bibliographie de Glotz, Hist. Gr., I, n. 84, ajouter Fr. Cornelius, Die Tyrannis in Athen, Munich, 1929.
  63. Lois, 710 c-711 d, à comparer avec Lettre VII, 328 c.
  64. Cf. art. Dionysos, RE, V 1 (1903), col. 882-903 (Niese) ; art. Σικελία, ib. II A2 (1923), col. 2498/9.
  65. Alcibiade, Critias, Lysandre, Agésilas, autant de types de cette nature condottiere et tyrannique (Scharr, p. 178). Mais Xénophon lui-même en est un exemple, bien que de moyenne taille. Cf. G. Cousin, Kyros le Jeune en Asie-Mineure (Paris, 1904), p. 207/10 ; P. Masqueray, Anabase I (Paris, 1980), Notice, p. 11-14, et 21-9.
  66. Cf. Gorgias, 500 a, Phédon, 69 b/c. Nous retrouverons dans le Philèbe, 31 b-55 c, plus développée et plus scientifique, la distinction entre plaisirs impurs ou faux et plaisirs purs ou vrais (exemples de ceux-ci : les belles figures, les beaux sons, les odeurs [cf. Rép. 584 b], les plaisirs intellectuels).
  67. Platon a pu profiter de certains passages d’Euripide, v. g. dans Archélaos, frgt 250 (si les tyrans étaient immortels, ils jouiraient de tous les bonheurs), Phéniciennes, 524 et suiv. (la tyrannie vaut bien un crime) — d’autre part, Suppliantes, 404 et suiv. (Thésée louant la liberté d’Athènes) et tant de passages qui donneraient presque raison à Aristophane l’accusant d’avoir flatté le peuple (v. g. Andromaque, 699 et suiv. etc., cf. P. Masqueray, Euripide et ses idées, p. 381/3). Il aurait pu aussi bien tenir compte des railleries contre la foule, que mènent à leur gré les orateurs ; contre ceux-ci, qui cherchent moins à être utiles qu’à plaire (Hécube, 131, 254 et suiv. Ion, 832 et suiv. Hippolyte, 486 et suiv.) — et de tant de traits dispersés dont on composerait une image du tyran semblable à celle que nous donne Platon lui-même : flatteur de la foule (Antigone, fr. 171), ennemi des honnêtes gens (Péliades, fr. 605), s’entourant de scélérats (Ion, 627), faisant violence aux riches, aux femmes (Suppl., 448 et suiv.), soupçonneux et craintif, haï, s’effondrant au moindre choc (Ino, fr. 420). Mais voir aussi, dans Masqueray qui rassemble tous ces textes, cette adresse et cette complaisance d’Euripide à plaider les deux thèses contraires (v. g. le débat entre Thésée et le héraut pour et contre la démocratie, 399-456). — Cf. Burnet, Essays and Addresses (Londres, 1929), p. 57-63.
  68. Cratyle, 386 a/7 b (cf. éd. de L. Méridier, Paris, 1931, p. 8 et 30). Sophiste, 288 a/6d, 264 c ad fin. (éd. A. Diès, 1926, p. 271).
  69. Comparer Protagoras, 329 a (les rhéteurs ὥσπερ βιβλία οὐδὲν ἔχουσιν οὔτε ἀποκρίνασθαι οὔτε αὐτοὶ ἐρέσθαι κ. τ. λ.) à Phèdre, 270 d et Ép. VII, 341 c. Les propos de Platon sur l’imperfection du discours écrit ne sont donc pas l’écho de doutes tardifs, comme on l’a dit trop souvent. Sur cette continuité d’opinion chez Platon, cf. Friedländer, Platon, Eidos, p. 182 et suiv. (Rev. de Philol., V, 3 (1981), p. 284).
  70. La poésie est rivale de la philosophie en tant qu’éducatrice, mais la philosophie est elle-même rivale de la poésie, en tant qu’imitatrice et poète en son genre ; cf. Lois, 817 b/d : « ἡμεῖς ἐσμὲν τραγῳδίας αὐτοὶ ποιηταὶ κατὰ δύναμιν ὅτι καλλίστης ἅμα καὶ ἀρίστης· πᾶσα οὐν ἡμῖν ἡ πολιτεία συνέστηκε μίμησις τοῦ καλλίστου καὶ ἀρίστου βίου, ὃ δή φαμεν ἡμεῖς γε ὄντωω εἶναι τραγῳδίαν τὴν ἀληθεστάτην. ποιηταὶ μὲν οὐν ὑμεῖς, ποιηταὶ δὲ καὶ ἡμεῖς ἐσμὲν τῶν αὐτῶν, ὑμῖν ἀντίτεχνοί τε καὶ ἀνταγωνισταὶ τοῦ καλλίστου δράματος, ὃ δὴ νόμος ἀληθὴς μόνος ἀποτελεῖν πέφυκεν κ. τ. λ. ». Platon livre ici le fond de sa pensée : « Nous nous disputons l’âme de la cité ; ne vous imaginez donc pas que nous vous laisserons, vous dont la voix est plus puissante que la nôtre (μεῖζον φθεγγομένους ἡμῶν), planter où vous voudrez vos tréteaux contre les nôtres et y enseigner à votre gré le contraire de ce que nous enseignons ».
  71. Sur l’interprétation de tout ce passage j’ai plaisir à constater mon accord substantiel avec P. Frutiger, Les Mythes de Platon. p. 76-96. Mais je crois qu’il accentue trop vivement la simplicité de l’âme dans l’argument du Phédon. Sur les rapports de celui-ci avec la République, cf. L. Robin, Phédon, p. 89, n. 3.
  72. Cf. A. Rivaud, Études platoniciennes, I. Le Système Astronomique de Platon (Revue d’Hist. de la Philos., II, 1, p. 1-26) ; Frank, p. 27, p. 344, n. 69 ; Adam, II, p. 470/9 ; Duhem, Le Système du Monde, I, p. 59-64.
  73. A. Rivaud, éd.du Timée, p. 19/21 ; cf. Raeder, Platons Phil. Entw., p. 374/6 ; Ritter, Neue Unters., p. 174.
  74. Sur ce discours, voir la notice de G. Mathieu dans Mathieu-Brémond, Isocrate, Discours, I, Paris, 1928, p. 183/5.
  75. Pour la bibliographie du Busiris et le débat sur les dates, cf. G. Mathieu, loc. cit. et Münscher, art. Isokrates, RE, IX, 2, spécialement col.  2177/80. Münscher accepte les arguments de Pohlenz sur les relations du Busiris avec la pré-République de Platon.
  76. Dans Bus. 50 « καὶ μὴ θαυμάσῃς, εἰ (νεώτερος ὤν καὶ) μηδέν σοι προσήκων… ἡγοῦμαι γὰρ οὐ (τῶν πρεσβυτάτων οὐδὲ) τῶν οἰκειοτάτων κ. τ. λ. », Urbinas (Γ) ignore les mots que j’ai mis entre crochets. Cf. E. Drerup, hoc. op. omn. I, Leipzig, 1906, p. cxxxi sq., apparat p. 98 (et p. 91 pour les renvois concernant la valeur de la seconde main).
  77. Hérodote utilise ici Hécatée de Milet ; il a eu des rapports directs avec les Sophistes ; cf. Jacoby, s. v. Hek. RE, VII 2, col. 2686 ; s. v. Herod. RE, Suppl. II col. 503, et Diels, Neue Jahrbücher, 1910, I, 14.
  78. Voir au moins Diodore I, 98. Pohlenz (p. 226) en appelle d’abord à Politique, 1309 b 3, mais Aristote, ayant dit que l’Égypte inventa la première la division en classes, ajoute (ib.25) que de telles inventions furent souvent réinventées au cours du temps. Je ne puis entrer ici dans l’examen des critiques élevées par Aristote contre la République. E. Bornemann l’a refait minutieusement (Philologus LXXIX (1923), p. 70-111, 113-158 [la République, 234-257 [les Lois]. Il a montré combien ces critiques sont, dans l’ensemble, erronées ou étroites et que, si nous n’avions le texte de la Rép. et des Lois, elles ne sauraient nous donner de la politique de Platon qu’une idée totalement déformée.
  79. La formule est de Rudolf Adam, Ueber die Platonischen Briefe, Archiv. f. Gesch. d. Philos., XVI, 1 (1909), p. 43. Il compare Lettre VII, 826 a à Rép., 478 d et Lois, 712 a, mais néglige Rép., 499 b, qui offre pourtant, en face de Lettre VII λέγειν ἠναγκάσθην κ. τ. λ., le parallèle assez frappant : ἡμεῖς τότε καὶ δεδιότες ὅμως ἐλέγομεν, ὑπὸ τἀληθοῦς ἠναγκασμένοι κ. τ. λ..
  80. La position de Taylor est la même, dans l’ensemble, que celle de Burnet (voir, de celui-ci, Platonism, Berkeley, 1928, p. 15 : il y a deux Platon, celui de la jeunesse, grand génie dramatique, qui se donna pour tâche de peindre Socrate tel qu’il était ; l’autre, qui a perdu ce pouvoir créateur, mais dirige une école, a une philosophie propre, etc. Au premier appartiennent toutes les œuvres qui précèdent la fondation de l’Académie). Les situations soit scientifiques, soit politiques que vise la République sont uniquement celles du ve siècle (Taylor, p. 289, p. 295 et suiv.).
  81. Zeller, II, i4, p. 551, n. 2 ; au contraire Pohlenz (p. 213) : « On a dû croire dans l’Académie que Platon, dès avant son voyage de Sicile, avait conçu la nécessité de l’État idéal », ceci pour conclure à une 1re éd. de Rép.
  82. MM. P. Mazon, É. Chambry et É. des Places ont bien voulu lire cette Introduction. Leurs observations m’ont été très précieuses : qu’il me soit permis de leur exprimer ici mes vifs remercîments.
  83. Ce manuscrit a deux lacunes importantes : la première va de 507 e après ὃ δὴ jusqu’à 515 d après ἀληθέστερα ; la deuxième, de 612 après ἔστι ταὖτα jusqu’à la fin.
  84. Les lignes sont celles de l’édition Tauchnitz, qui ne contient pas d’alinéas ; mais les proportions relatives resteraient les mêmes ou à peu près en prenant pour base une autre édition. Les chiffres entre parenthèses indiquent précisément le nombre de lignes correspondant à chaque division ou subdivision logique.
  85. J’ai collationné moi-même 7 manuscrits de la République : A, F, T, W, D, et les deux Parisini 1810 et 1642. Bien que A ait été mainte fois collationné, j’ai trouvé encore quelques erreurs à corriger, qui ont échappé à Burnet. Quant à F, j’en donne pour la première fois, je crois, la collation complète dans mon apparat.