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Poésies de Marie de France (Roquefort)/Tome 1/Texte entier

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Poésies de Marie de France (Roquefort)/Tome 1
Traduction par B. de Roquefort.
Poésies de Marie de France, Texte établi par B. de RoquefortChasseriautome 1 (p. Titre-581).


POÉSIES
DE
MARIE DE FRANCE.


TOME PREMIER.




IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
IMPRIMEUR DU ROI, RUE JACOB, N°24

Les deux Amants.

Dessiné par Ch. Chasselat

Gravé par Ad. Godefroy

POÉSIES
DE
MARIE DE FRANCE,
Poète Anglo-Normand du XIIIe siècle,
OU RECUEIL
DE LAIS, FABLES ET AUTRES PRODUCTIONS DE CETTE FEMME CÉLÈBRE ;
Publiées d’après les manuscrits de France et d’Angleterre, avec une Notice sur la vie et les ouvrages de Marie ; la traduction de ses Lais en regard du texte, avec des notes, des commentaires, des observations sur les usages et coutumes des François et des Anglois dans les XIIe et XIIIe siècles ;
Par B. DE ROQUEFORT,
Des Sociétés de Gœttingue, des Antiquaires de France, etc.
TOME PREMIER.
À PARIS,
Chez CHASSERIAU, LIBRAIRE,
AU DÉPÔT BIBLIOGRAPHIQUE, RUE DE CHOISEUIL, no 3.
1820


À Monsieur
Gervais de la Rue,

Chanoine honoraire de la cathédrale de Bayeux, professeur d’histoire à l’Académie de Caen, correspondant de l’Institut de France, membre de la Société des antiquaires de Londres et de France, des Académies de Rouen, de Caen, etc., etc.


Monsieur et savant ami,


Cest à vous qui avez si bien fait connoître Marie, et qui avez si dignement loué ses compositions, que j’en dédie le recueil. J’ai désiré de le faire paroître sous vos auspices, parce que depuis plusieurs années que je m’occupe de ce travail, vous m’avez sans cesse encouragé à le publier, en me promettant de m’éclairer de vos conseils. Si cet ouvrage obtient le succès qu’il me semble mériter, j’en serai d’autant plus glorieux que je vous en devrai une partie. Au surplus, et je ne m’en défends pas, j’ai cherché à prévenir les savants en ma faveur en leur apprenant que vous m’honorez de votre estime et de votre amitié.

Je suis avec reconnaissance,
Monsieur et savant ami,
Votre tout affectionné
B. de Roquefort.
TABLE DES PIÈCES
CONTENUES DANS CE PREMIER VOLUME.

 42


Fin de la Table du premier volume.


NOTICE
sur la vie et les écrits
DE MARIE DE FRANCE.




Cette femme, la première de son sexe qui ait fait des vers françois, ou la première du moins dont il nous en soit parvenu, peut être regardée comme la Sapho de son siècle[1]. Il est à regretter que, dans aucun de ses nombreux ouvrages, elle ne nous ait rien appris sur sa vie. Cependant elle occupe un rang distingué parmi les poëtes anglo-normands, dans les écrits desquels on devoit espérer de trouver quelques renseignements sur ce qui la concerne ; tous, à l’exception de Denys Pyramus, qui en dit peu de chose, ont gardé un profond silence sur cette femme fort supérieure à son siècle par ses lumières, par ses sentiments et par le courage qu’elle eut de dire la vérité à des oreilles mal disposées ou peu accoutumées à l’entendre.

Marie naquit en France : son surnom l’indique ; mais elle a laissé ignorer dans quelle province elle avoit reçu le jour, et les raisons qui l’avoient déterminées à passer en Angleterre où il paroît qu’elle résidoit dès le commencement du XIIIe siècle ; il y a tout lieu de croire que Marie étoit née dans la Normandie. Philippe-Auguste se rendit maître de cette province en 1204, et nombre de familles normandes, soit par motifs de parenté avec des familles établies en Angleterre, soit pour y former de nouvelles entreprises, soit enfin par attachement au gouvernement anglois, allèrent s’établir dans la Grande-Bretagne. Il est à présumer que les mêmes raisons avoient engagé Marie à se retirer dans ce royaume, où elle suivit sans doute ses parents. Si cette opinion n’étoit pas adoptée, il seroit impossible de fixer dans quelle autre province de la France, sous la domination des Anglois, on pourrait placer le lieu de la naissance de cette femme célèbre, parce que son langage ne ressemble ni au gascon, ni au poitevin, ni au provençal, ni à aucun des jargons usités dans le midi de la France. Il paraît au contraire que la langue de la Basse-Bretagne lui étoit très-familière, sans qu’on en puisse conclure cependant qu’elle fût née dans cette province. À l’époque dont nous parlons, le duc de Bretagne possédoit le comté de Richemont en Angleterre[2] ; plusieurs de ses sujets armoricains auxquels il avoit concédé des fiefs de chevalier dans ce comté, s’y étoient établis, et Marie pourroit avoir appartenu à l’une de ces familles ; elle étoit d’ailleurs très-versée dans la littérature bretonne, et j’aurai l’occasion de faire remarquer qu’elle a emprunté les sujets qu’elle a traités aux écrivains de la Basse-Bretagne.

Il est possible aussi que ce soit en Angleterre que Marie ait acquis ses connoissances dans les langues armoricaine et angloise. Elle étoit également versée dans la littérature latine, et sentoit quels avantages elle pourroit retirer de cette littérature appliquée aux autres langues. C’est sans doute ce qui lui avoit donné cette vivacité, cette finesse de tact et de discernement, ce style élevé et soutenu que l’on remarque dans ses ouvrages. Marie prévient qu’elle employa plusieurs années pour y parvenir : et, cependant, quel que soit le but qu’elle s’est proposé, ses écrits ne jettent aucune clarté sur sa vie privée, sur le nom et sur le rang de sa famille.

On ignore pour quelle raison Marie a parlé aussi peu de sa personne : on ne peut croire qu’en se nommant dans plusieurs de ses poësies, elle ait voulu transmettre son nom à la postérité ; en effet, si telle eût été sa pensée, elle seroit entrée dans de plus grands détails : il faut en conclure que son but étoit uniquement d’empêcher que ses productions ne fussent attribuées à d’autres et de recueillir, de son vivant, la portion d’éloges qui lui étoit due, et qu’elle méritoit à juste titre.

Dans les écrits de Marie, comme dans les écrits des poëtes ses contemporains, on découvre des expressions vagues qui découragent le biographe jaloux de s’instruire, qui le contraignent à entrer dans de longues ou de pénibles discussions, dont le résultat conduit à des conjectures judicieuses en apparence, mais qui souvent manquent de fondement ; en sorte que le silence de cette femme est cause que l’on ne peut connoître la plupart des noms des personnes illustres à qui elle avoit dédié ses ouvrages, ou à la recommandation desquelles elle les avoit entrepris. Néanmoins, en traitant des écrits de cet auteur, je ferai mes efforts pour découvrir quels peuvent avoir été ses protecteurs.

Les premières productions de Marie de France sont une collection de Lais en vers françois, qui renferme plusieurs histoires ou aventures galantes arrivées à de vaillants chevaliers. Ces Lais, composés suivant l’usage du temps, sont généralement remarquables par le récit de quelques singulières catastrophes. Quelques-uns seulement existent dans les manuscrits de la Bibliothèque royale ; mais la plus grande partie se trouve dans le Museum Britannicum[3]. Ils font connoître l’étendue et en même temps le genre de la plupart des anciens essais de poësies anglo-normandes, qui nous ont été transmis par les Anglois.

Les romans de chevalerie des anciens Gallois et des Bas-Bretons semblent avoir fourni à Marie les différents sujets de ses Lais. Il paroît encore que les productions de ces peuples furent l’objet continuel de ses lectures avant qu’elle n’écrivît ses poësies ; il paroît aussi, que, douée d’une mémoire heureuse, elle comptoit sur sa facilité à retenir ; car elle dit avoir mis en vers des sujets qu’elle avoit entendu conter ou simplement réciter il y avoit long-temps ; peut-être qu’en les rimant, elle les corrigeoit, les changeoit, et quelquefois même elle les continuoit différemment[4].

Marie prévient ses lecteurs qu’elle a hésité long-temps avant de se livrer à ce genre de littérature ; elle avoit même entrepris de traduire du latin plusieurs sujets tirés de l’histoire ancienne ; mais s’étant aperçue que ce genre de travail avoit été adopté par la plus grande partie des écrivains de son temps, qu’elle ne parcourroit qu’une route battue, elle abandonna ce projet pour se livrer entièrement à la recherche des Lais gallois et armoricains. Peut-être est-ce à la singularité de son plan, qu’est due l’origine de sa renommée.

Sa réputation s’accrut bien davantage, lorsqu’elle joignit à ses compositions des réflexions sur l’amour et sur les diverses émotions qui en résultent ; sur la chevalerie et les actes de valeur que la beauté inspiroit aux guerriers qui étoient revêtus de l’ordre sublime[5], ou qui aspiroient à chausser les éperons d’or[6].

En chantant de pareils sujets, sur-tout en montant sa lyre au ton des opinions reçues, elle devoit être assurée du succès. En effet Denys Pyramus, poëte anglo-normand et contemporain de Marie[7], rapporte que les productions de cette femme étoient fort estimées, que la noblesse et particulièrement les dames les entendoient avec un plaisir inexprimable. Il en fait l’éloge, et cette approbation de la part d’un rival, qui jouissoit lui-même du plus grand crédit à la cour des barons anglois, ne peut être que sincère et justement méritée.

Au nombre des raisons qui ont engagé Marie à apporter plus de soins dans la composition de ses ouvrages, on ne doit pas avoir égard à sa qualité d’étrangère qui, dit-elle, lui faisoit craindre d’être critiquée plus sévèrement. On voit en effet un grand nombre d’écrivains anglois qui ont réussi dans la poësie françoise, et dont les productions sont recommandables. Parmi ces derniers, on remarque Robert Wace, Philippe de Than, Geoffroy Gaimar, Simon Dufresne, Everard de Kirkam, Samson de Nanteuil, Denys Pyramus, Hélie de Winchester, Guillaume de Wadington, Étienne de Langton, David, et beaucoup d’autres.

Marie pensoit que la satisfaction d’un poëte devoit consister dans le soin et la correction de ses ouvrages, à leur donner un degré de supériorité dont l’auteur lui-même s’apercevroit bientôt, et par-là à se faire des protecteurs puissants et mériter l’estime publique. En effet, les efforts et l’application de cette femme tendoient à jouir d’une renommée justement acquise, et d’une distinction particulière. On voit par ses productions qu’elle étoit sans cesse tourmentée de la crainte de ne pas réussir. C’est ce qu’elle exprime avec sa simplicité naturelle dans le Lai de Gugemer[8].

En lisant le prologue des Lais, on s’aperçoit qu’ils sont adressés à un souverain qui n’est pas nommé[9]. Mais quel est le monarque auquel Marie a fait cet hommage ? Ce fait étoit connu de son temps : et malgré la distance qui en éloigne, le peu de matériaux qui restent, nous allons, par une suite de rapprochements, chercher à découvrir son nom.

Dans son Prologue, Marie fait part de ses craintes ; elle tremble que la jalousie ne cherche à traverser les succès que pourront obtenir ses ouvrages dans un pays étranger ; d’après cet aveu, il est hors de doute que ses écrits ne peuvent pas avoir été faits en France. Lorsqu’elle se trouve embarrassée soit par une expression, soit par la quantité, elle emploie des mots anglois pour remplir son idée ou la mesure de son vers[10].

Il sera démontré qu’elle écrivoit plus particulièrement pour les Anglois ; car ses poësies contiennent souvent des expressions qui appartiennent essentiellement à leur langue, et nullement à la romane françoise.

Marie a donc dédié ses Lais à un roi qui savoit l’anglois ; elle a même pris soin de traduire dans cette langue tous les noms propres armoricains ou gallois qu’elle a été obligée d’y introduire. Par exemple, dans le Lai de Bisclavaret, elle rapporte que les Anglois traduisent ce nom par celui de Garwaf ou Garwall[11], que le Lai du Chèvre-Feuille est nommé Gotelef[12], et que celui de Laustic est appelé Nightgale, etc.[13], ce qui prouve que Marie avoit fait hommage de ses productions à un prince qui parloit la langue angloise.

Elle rapporte dans le Prologue qu’elle a refusé de traduire du latin en roman, par la raison que beaucoup d’autres s’en étoient occupés, que son nom seroit confondu parmi la multitude, et qu’elle ne retireroit aucune gloire de ses travaux. Cette circonstance s’accorde parfaitement avec le règne de Henri III, qui occupa le trône d’Angleterre depuis 1216 jusqu’à l’an 1272 ; c’est sous ce règne qu’un grand nombre de poëtes normands et anglo-normands traduisirent du latin une multitude d’ouvrages, des romans de chevalerie, et particulièrement ceux de la Table-Ronde. Enfin Fauchet[14], Pasquier[15], Massieu[16], Le Grand d’Aussy[17], et tous les biographes indiquent que Marie florissoit vers le milieu du XIIIe siècle, et ce temps se rapporte avec le règne de Henri III. À leur témoignage se joint celui de Denys Pyramus, qui parle de Marie dans les termes les plus honorables et les plus flatteurs ; il dit que sa personne et ses écrits étoient généralement estimés, qu’il les connoissoit, les aimoit, et qu’il en faisoit le plus grand cas[18]. Or on sait que Denys Pyramus, contemporain de Marie, écrivoit sous le règne du même Henri III.

D’après les rapprochements qui viennent d’être mis sous les yeux du lecteur, il sera hors de doute que Henri III aura été le prince auquel Marie a dédié ses Lais. Cependant quelques critiques pourroient présumer qu’elle en a fait hommage à un roi de France. Examinons parmi les souverains de ce royaume quel pourroit être celui à qui cette dédicace auroit été faite. Marie vécut sous les règnes de Philippe-Auguste, de Louis VIII et de Louis IX ; l’on ne peut croire qu’en s’adressant à l’un de ces princes, elle ait traduit des noms gallois et armoricains en anglois. Comment se seroit-elle permis l’emploi d’une langue inintelligible pour le souverain et pour la plupart des François ? Quelquefois, il est vrai, Marie a traduit en roman ces expressions étrangères ; mais ces exemples sont très-rares ; on voit même que, pour ces explications, elle préfère employer la langue angloise, qui paroît lui avoir été très familière. Par cette préférence ne semble-t-elle pas indiquer quelle étoit la classe de ses lecteurs, et que le prince à qui elle adresse ses poësies est Henri III ?

On doit regretter que nos bibliothèques, si riches d’ailleurs, ne renferment qu’une très-petite partie des Lais de Marie ; tous, sans en excepter les plus courts, contiennent des renseignements précieux sur les mœurs et les usages du XIIIe siècle. Les descriptions du poëte sont à-la-fois fidèles et amusantes ; il fixe l’attention par le choix des sujets, par l’intérêt qu’il sait y répandre, et sur-tout par le charme d’un style simple et naturel. Malgré la rapidité de sa diction, rien ne lui échappe lorsqu’il décrit, rien n’est omis dans les détails, l’action n’est point embarrassée et marche vivement.

Avec quelle grâce et quelle noblesse ne dépeint-elle pas la charmante protectrice du malheureux Lanval ? Quelle impression sa beauté séduisante ne fait-elle pas sur cette multitude qui ne la suit que pour l’admirer ? Le coursier blanc qui lui sert de monture, semble être orgueilleux de porter une divinité ; le lévrier qui la suit et le faucon qu’elle porte, annoncent son illustre origine ; quelle splendeur et quel air imposant dans ses traits, que de grace, quelle recherche et quelle magnificence dans ses vêtements ! …

À un goût épuré, à des formes gracieuses, à des pensées agréables, Marie joignoit une grande sensibilité, et souvent la muse angloise semble l’avoir inspirée. Elle paroît s’être attachée à parler plus au cœur qu’à l’esprit, soit par les situations malheureuses où elle a placé ses héros, soit par les catastrophes qui terminent ses récits ; et par ce moyen elle attendrit le lecteur, et fait passer dans son âme tous les sentiments dont ses personnages sont animés.

Nos différents biographes et bibliographes[19], n’ont pas eu connoissance des Lais de Marie, et n’ont parlé que de ses fables. Le Grand d’Aussy[20] en a traduit quatre, et les a publiés sans en faire connoître l’auteur. Il est probable que ce critique n’avoit jamais entendu parler de la collection des Lais qui existe parmi les manuscrits du Museum Britannicum. Dans l’espèce de préface dont ils sont précédés, Marie se fait connoître et se nomme en commençant.

Le second ouvrage de notre poëte consiste dans un recueil de fables, intitulé le Dit d’Ysopet, qu’il a traduit en vers françois. Il prévient dans le prologue et dans l’épilogue, que ce travail n’a été entrepris qu’à la sollicitation d’un homme qui est la fleur de la chevalerie et de la courtoisie ; en un mot, à la prière du comte Guillaume[21].

Le Grand d’Aussy a traduit librement quelques-unes des fables de Marie[22], et a mis en tête de cette version infidèle une préface[23], dans laquelle il établit que le personnage de Guillaume, est le comte de Dampierre. Cette opinion n’étant fondée sur aucun témoignage, ne doit être regardée que comme une simple conjecture. Si cet écrivain a eu quelques raisons pour avancer un fait aussi étrange, il ne sera pas difficile d’en trouver pour les réfuter ; et la première est que Guillaume, seigneur de Dampierre, second fils de Guy, sire de Bourbon, n’avoit aucun droit au titre de comte.

Dans le XIIIe siècle, ce titre n’étoit point accordé indistinctement aux gentilshommes françois ; il étoit expressément réservé au seigneur, au propriétaire d’une province, ou d’une grande cité dépendante d’un comté. Telles étoient les provinces de Flandre, d’Artois, de Poitou, d’Anjou, de Champagne, de Brie, de Valois, etc., et les villes de Paris, de Sens, de Chartres, d’Évreux, de Mâcon, de Châlons, de Vienne, d’Auxerre, etc. C’est alors que ces grands seigneurs, qui étoient grands vassaux de la couronne, avoient droit au titre de comte, et pouvoient le porter[24] Cette dénomination ne convenoit donc pas à la ville de Dampierre, puisque dans le XIIIe siècle son territoire n’étoit qu’un simple fief appartenant aux seigneurs de ce nom[25]. On pourroit objecter, il est vrai, que, vers l’année 1223 ou 1224, Guillaume de Dampierre épousa Marguerite de Flandre. Mais cette dame ne gouvernoit pas encore le comté de Flandre ; ce ne fut qu’en 1246 qu’elle en prit possession, et à cette époque elle étoit veuve[26]. Guillaume ne porta donc pas le titre de comte, puisque son fils, Guy de Dampierre, ne succéda qu’en 1275[27] à sa mère, et ne fut reconnu comte qu’en 1280[28]. En examinant tous les seigneurs françois qui portèrent le nom de Guillaume, on n’en voit aucun auquel Marie ait pu dédier ses ouvrages. D’ailleurs cette femme, écrivant en Angleterre, elle y composa ses fables ; il est donc à présumer que c’est dans ce royaume qu’il faut diriger ses recherches pour trouver le personnage dont il s’agit. Après y avoir réfléchi, on conviendra sans doute que c’est Guillaume, surnommé Longue-Épée, fils naturel de Henri II, créé comte de Salisbury et de Romare par Richard Cœur-de-Lion, et que Marie appelle la fleur de chevalerie, l’homme le plus vaillant du royaume[29] ; expressions qui s’appliquent parfaitement au caractère de Guillaume-Longue-Épée, si renommé par sa bravoure[30]. Les louanges que lui prodigue Marie, expriment les sentiments de ses contemporains et se trouvent encore dans son épitaphe[31].

Guillaume étant mort en 1226[32], il faut alors que Marie ait publié ses fables avant cette époque ; la brillante réputation qu’elle s’étoit acquise par ses Lais, a sans doute engagé le fils d’Henri II à la solliciter pour traduire une collection de fables qui, dit-elle, existoit alors en anglois. Marie ne pouvoit être arrêtée par la crainte de ne pas réussir dans cette espèce d’apologue, après avoir décrit avec tant de fidélité et de naturel les mœurs de son siècle.

Elle avoit cette pénétration qui fait distinguer au premier aperçu les différentes passions de l’homme, saisir les diverses formes qu’elles prennent et qui, en remarquant les objets qui attirent leur attention, fait découvrir à l’instant même les moyens qu’elles emploient pour y parvenir. Tous ces avantages ont été développés dans les premières productions de Marie, et on les retrouve encore dans ses autres écrits.

Ses fables, composées avec cet esprit qui pénètre les secrets du cœur humain, se font remarquer sur-tout par une raison supérieure, un esprit simple et naïf dans le récit, par une justesse fine et délicate dans la morale et les réflexions. Car la simplicité du ton n’exclut point la finesse de la pensée ; elle n’exclut que l’afféterie. On y retrouve cette simplicité de style particulière à nos romans anciens, et qui fait douter si la Fontaine n’a pas plutôt imité notre auteur que les fabulistes d’Athènes et de Rome. L’inimitable Bon-homme n’auroit point trouvé dans Ésope et dans Phèdre les avantages qui lui ont été offerts par Marie. À la moralité simple et nue des récits du fabuliste phrygien, l’affranchi d’Auguste joignit l’agrément de la poësie. On connoît la pureté de son style, sa concision, son élégance. Marie écrivant en françois, dans un temps où la langue, encore dans son enfance, ne pouvoit offrir que des expressions simples et sans art ; elle y joignit des tournures agréables, et une manière naturelle de tourner la phrase sans laisser apercevoir le travail ; Ésope et Phèdre, ayant au contraire écrit en grec et en latin, n’ont pu fournir à la Fontaine que des sujets et des idées, tandis que Marie lui présentant les uns et les autres, a pu lui suggérer aussi des expressions, des tournures et même des rimes. Il est inutile de faire remarquer que dans les ouvrages de la Fontaine, il se trouve une foule de mots anciens qui, sans un commentaire, seraient inintelligibles.

La dernière production de Marie est l’histoire, ou plutôt le conte du Purgatoire de Saint Patrice[33], traduit du latin et mis en vers françois. On connoît trois textes latins du récit de cette fable, composés par les moines Henri, de Saltrey et Josselin de Citeaux.

Marie a dédié son poëme à un Prud’homme qui, l’honorant de son estime et de son amitié, répand sur elle ses bienfaits. Le peu de détails que donne cette femme relativement à cet hommage, ne permet pas de faire connoître le personnage auquel elle s’est adressée[34].

Il est possible que Marie soit encore auteur de quelques autres pièces de poësie ; mes recherches ont été vaines à cet égard.



NOTICE

SUR LES LAIS.


Je n’ai pas eu l’avantage de trouver pour les Lais une aussi grande quantité de copies que pour les Fables ; les manuscrits de France ne contiennent que ceux de Gugemer, de Lanval, d’Ywenec, de Graelent et de l’Espine. Les autres, avec le prologue, se trouvent dans un seul manuscrit du Museum Britannicum[35]. J’en dois la communication à l’amitié et à l’obligeance de M. Douce. Ce généreux ami des lettres, a non-seulement pris la peine de transcrire trois Lais, mais encore il a eu l’extrême complaisance de revoir avec soin sur l’original, la copie des six Lais faite par M. Cohen, jeune homme fort instruit, et qui ne tardera pas à se faire avantageusement connoître. En me flattant d’avoir une copie très-exacte du manuscrit d’Angleterre, M. Douce a bien voulu joindre quelques notes aux endroits où le texte lui paraissoit avoir été altéré.

Le Lai d’Ywenec, très-fautif dans les manuscrits de la Bibliothèque royale, a été corrigé d’après la copie imprimée qui se trouve dans l’ouvrage de M. Ellis ; le Lai de Gugemer a été revu sur la copie de M. Cohen ; je dois à mon ami M. de la Rue, le Lai des Deux Amants, qu’il avoit transcrit à Londres, lors de son séjour en Angleterre.

Le peu de soin qu’apportaient les copistes anciens dans la transcription des ouvrages, vient sans doute de la promptitude avec laquelle ils travailloient ; quel qu’en soit le motif, cette incurie devient pour le littérateur un sujet de recherches, de peines et de réflexions. Nos pères, malgré la dureté de leur langage, avoient dans leurs vers de la mesure, de la cadence et même de l’harmonie. Ils rimoient assez exactement, et si l’on trouve des fautes de quantité dans les manuscrits, on peut à coup sûr les attribuer au défaut d’attention du copiste plutôt qu’à son ignorance, ou à celle du poëte. C’est une vérité dont il est facile de se convaincre en lisant les productions de nos anciens conteurs et romanciers. Dans le XIIe siècle la langue françoise étoit plus près d’une certaine perfection qu’elle ne le fût au XVIe ; les règles de la grammaire étoient exactement observées par les prosateurs, comme on peut le voir en parcourant les traductions françoises des sermons de saint Bernard, des dialogues de saint Grégoire, des sermons sur Job et sur la Sagesse, des quatre livres des Rois, du commentaire sur le Pseautier, etc. etc. Au surplus, mon ami et mon excellent confrère, M. de Mourcin, s’occupe d’un mémoire sur ce point curieux et important. Cette dissertation, en montrant la légèreté avec laquelle on avoit parlé de la langue romane, ne laissera aucun doute à l’égard de ce qui a été dit.

Les Lais que Marie dit avoir tirés de la littérature bretonne, doivent, dit M. de la Rue[36], être regardés comme des poëmes, contenant le récit d’un événement intéressant, d’une longueur modérée, toujours sur un sujet grave et ordinairement armoricain ou gallois, et toujours en vers de huit pieds du moins dans les traductions françoises et angloises qui sont parvenues jusqu’à nous.

« Nous disons, continue le savant professeur, d’une longueur modérée, pour ne pas les confondre avec les romans ; sur un sujet grave, pour les distinguer des fabliaux et des contes qui sont toujours plaisants, ordinairement armoricain ou gallois, parce que les Bretons prirent quelquefois leurs sujets dans la mythologie, comme le Lai de Narcisse[37], et quelquefois dans l’histoire de France, comme le Lai des Deux Amants[38], le Lai du comte de Toulouse. Enfin, nous disons en vers de huit pieds, pour les distinguer des différentes pièces auxquelles les Trouverres donnèrent le nom de Lais, et qu’ils composèrent à volonté, en vers de différentes mesures. »

On ignore d’où vient le mot Lai, et comment nos Bretons le nommoient ; non-seulement ce mot ne se trouve pas dans leurs dictionnaires, mais encore aucun autre qui en approche. Car le latin barbare Leudus, déjà en usage au VIe siècle[39], paroît avoir été formé des langues du Nord. On le trouve, en effet, dans le teuton lied, le danois leege le saxon leoth, l’anglo-saxon leod, l’islandois liod, l’irlandois laoi[40], mots qui servent à désigner une pièce de vers faite pour être chantée. On le tire aussi de l’ancien allemand leikr, jeu d’instruments, dont on auroit fait successivement leich, laics, lays, lay, et puis lai. D’autres le font venir du latin lessus, plainte, lamentation. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas confondre les Lais bretons, autrement dits Lais de Chevalerie, avec les autres pièces qui portèrent le même nom, et dont Alain Chartier paroît avoir le premier fixé les règles. Les Trouverres appelèrent Lais, des chansons, des contes dévots, des fabliaux et même des fables. Ainsi le roi de Navarre composant une chanson en l’honneur de la Vierge, dit qu’il va faire un Lai[41]. Il en est de même d’Audrefroi-le-Bastard[42]. Gautier de Coincy[43], dans ses Contes Dévots[44] intitule quelques-unes de ses pièces Lais à la Vierge. Les Trouverres appelèrent Lais d’Amour, des chansons en l’honneur des dames ; les Lais d’Aristote[45], de Conseil[46], de l’Ombre[47], etc., sont de véritables fabliaux, de même que le Lai de l’Oiselet[48] est une fable.

En général, toutes les définitions et les acceptions du mot Lai données jusqu’à-présent doivent être rejetées, parce que les auteurs qui en ont traité, manquoient de matériaux, et sur-tout de pièces de comparaison. Il appartenoit à mon savant ami, M. de la Rue, à l’homme le plus instruit de l’Europe dans la connoissance de notre ancienne poësie, de déterminer les différents changements survenus dans le Lai, et les diverses formes qu’on lui a fait prendre.

Les auteurs anciens, tels que Possidonius d’Apamée, Strabon, Diodore de Sicile, Lucain, Corneille Tacite, Ammien Marcellin, ont fait l’éloge des Bardes gaulois ; ils ont vanté leurs talents pour la poësie et pour la musique. En effet, au mérite de composer des vers, ils ajoutoient celui de les chanter en s’accompagnant de la harpe.

Lorsque Jules-César fit la conquête de la Gaule, les Bardes effrayés s’enfuirent devant les vainqueurs. La Bretagne devint leur asile jusqu’au moment où les barbares sortis du Nord, chassèrent les Romains. Ces derniers, à leur tour, se réfugièrent dans l’Armorique, et introduisirent l’usage de la langue latine dans cette province qui avoit toujours eu peu de relations avec le reste de la Gaule[49]. Leur séjour et l’établissement du christianisme, ne purent effacer les anciennes traditions apportées par les Bardes, partagées et conservées même par les Francs. De-là l’usage de chanter des vers, en s’accompagnant de la harpe.

J’ai fait observer que, dès le VIe siècle, le poëte Fortunat, évêque de Poitiers, avoit souvent fait mention des Lais ; il dit autre part[50], en s’adressant à Loup, comte de Champagne : « que la lyre des Grecs et des Romains, que la harpe des Barbares et la rote[51] des Bretons, célèbrent à l’envi votre valeur et votre justice. »

Cet usage se conserva dans le moyen âge ; il explique la raison pour laquelle Marie dit dans quelques-uns de ses Lais qu’ils se chantoient accompagnés de la harpe et de la vièle[52]. Dans les romans de la Table-Ronde, composés d’après les traditions bretonnes[53], la plus grande partie des personnages sont armoricains ; le lieu de la scène est toujours dans la petite ou dans la Grande-Bretagne.

L’île de Sein ou de Saine, séjour des Fées gauloises[54] ; la forêt de Brecheliant ou de Broceliande, près Quintin, qui renfermoit le tombeau de l’enchanteur Merlin[55] ; la fontaine de Barenton et le Perron merveilleux, étoient placés dans l’Armorique[56]. C’est dans cette province que Geoffroy de Monmouth découvrit l’ouvrage original qui servit de guide à ces écrivains du XIIe siècle, qui, les premiers, firent passer dans notre langue les exploits d’Arthur et des vaillants paladins de sa cour[57].

Les traditions bretonnes et le merveilleux employé dans les romans de la Table-Ronde et dans les Lais, ont été tirés en partie de la Bible et de la mythologie des Grecs ; ces combats héroïques, ces aventures périlleuses, ces géants ou ces hommes sauvages, ces serpents terrassés, ces lions ou léopards domptés, ces monstres ou dragons vaincus se rencontrent à chaque pas dans ces deux livres.

Les Lais bretons étoient fort estimés, car le plus bel éloge qu’on pouvoit faire d’un chevalier, étoit de dire qu’à la valeur il joignoit le talent de chanter ou de composer des Lais en s’accompagnant de la harpe[58] ; tous les romans fournissent la preuve de ce fait. Mais rien n’est immuable dans le monde, et les Lais bretons, après avoir long-temps brillé d’un grand éclat, furent négligés. On altéra ses formes, et son nom fut donné à des pièces qui n’avoient aucun rapport avec ce genre de poësie. Pour mieux faire sentir les différents changements que cette composition a essuyés, il faudroit rapporter celles qui n’ont pas été imprimées ou traduites, et indiquer les autres.

Les Lais composés par Marie, sont en assez grand nombre ; M. de la Rue en a fait connoître dix ; j’en ai découvert quelques-autres qui completteront son travail.

I. Le Prologue[59].

II. Lai de Gugemer, fils d’Oridial[60], seigneur de Léon, en Basse-Bretagne[61] ; Le Grand d’Aussy en a donné une analyse[62].

III. Lai d’Équitan, seigneur de Nantes[63].

IV. Lai du Fresne[64]. Il contient l’histoire d’une demoiselle noble de la Basse-Bretagne, qui, née en légitime mariage, fut néanmoins exposée comme un enfant naturel.

V. Lai de Bisclavaret, chevalier bas-breton[65].

VI. Lai de Lanval, chevalier bas-breton[66]. Genèvre, épouse d’Arthur, avoit accusé Lanval d’avoir fait insulte à sa beauté ; le monarque irrité assemble ses barons à Cardiff[67], pour faire juger le coupable. Mais une fée bienfaisante qui protégeoit Lanval, vient le délivrer au moment où il alloit être injustement condamné, et le conduit à l’île d’Avalon[68]. Il existe une ancienne version de cette pièce en vers anglois[69], qui a été traduite en prose par Le Grand d’Aussy[70].

VII. Lai des deux Amants[71]. Il renferme l’histoire des deux jeunes gens qui, victimes de leur tendresse et des caprices d’un père, moururent le même jour. Ce sujet paroît avoir été pris d’une tradition de l’histoire ecclésiastique de la Normandie. Il existe encore près de Rouen le Prieuré des deux Amants, qui, d’après cette tradition, auroit été fondé par le père de l’une des victimes sur la place même où elles terminèrent leur existence, et sur laquelle leur fut élevé un tombeau qui les renfermoit toutes deux.

VIII. Lai d’Ywenec, chevalier bas-breton[72], fils d’Eudemarec, seigneur de Caervent.

IX. Lai du Laustic. Il fait connoître les aventures de deux chevaliers armoricains, dans lesquelles un rossignol joue un grand rôle[73]. Le Laustic a été traduit en prose et en vers anglois sous le titre du Rossignol[74].

X. Lai de Milun, chevalier bas-breton[75].

XI. Lai du Chaitivel[76] ; c’est l’histoire d’une dame de Nantes, qui, requise d’amour par quatre chevaliers armoricains, promit son cœur à celui qui, par ses exploits, se distingueroit davantage. Un tournoi est annoncé et bientôt a lieu. Les quatre rivaux s’élancent dans la carrière et cherchent à faire preuve de valeur, afin d’obtenir le don d’amoureuse merci. Trois d’entre eux trouvent la mort au milieu du combat, et le quatrième est grièvement blessé. C’est ce dernier qui porte le nom de Chaitivel ou de malheureux.

XII. Lai du Chèvre-Feuille[77], épisode du roman de Tristan de Léonnois et de sa mie la blonde Yseult.

XIII. Lai d’Éliduc, chevalier bas-breton[78] dont les aventures présentent un grand intérêt.

XIV. Lai de Graalent[79], chevalier bas-breton[80], dont le sujet et les aventures ont beaucoup d’analogie avec le Lai de Lanval.

XV. Lai de l’Espine[81] ; on y raconte les amours d’un chevalier bas-breton[82].


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PROLOGUE[83].

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Ki Deus ad doné en science,
De parler la bone éloquence,
Ne s’en deit taisir ne celer,
Ainz se deit volunters mustrer.
Quant uns granz biens est mult oïz,
Dunc à per-mesmes est-il fluriz ;
E quant loez est de plusurs
Dunc ad espandues ses flurs.
Custume fut as Ansciens,
Ceo le tesmoine Prescien,10
Es livres que jadis feseient,
Assez oscurement diseient,
Pur ceus ki à venir esteient
E ki aprendre les deveient,
Ki puessent glosser la lettre,
E de lur sen le surplus mettre ;
Li Philesophe le saveient
Et par eus mesmes entendeient,
Cum plus trespassèrent le tens,

PROLOGUE.

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Ceux à qui le ciel a départi le talent oratoire, loin de cacher leur science, doivent au contraire révéler leur doctrine et la propager. L’homme qui publie les bons exemples, est alors bien digne d’estime ; aussi est-il loué de tous les instants où il les met en pratique.

D’après le témoignage de Priscien[84], on voit qu’il étoit d’usage parmi les écrivains de l’antiquité, de placer parfois dans leurs ouvrages des passages obscurs, dans le dessein d’embarrasser ceux qui, par la suite, vouloient les étudier et les interpréter. C’est par cette raison que les philosophes qui les entendent

parfaitement, parce qu’ils ont

E plus furent sutil de sens,20
E plus se savèrent garder,
De ceo ki est à trespasser.
Ki de vice se volt défendre
Estudier deit è entendre ;
E grevos ovres comencier,
Par se puet plus esloignier,
E de grant dolur délivrer,
Pur ceo començai à penser
D’aukune bone estoire faire,
E de Latin en Romaunz traire ;30
Mais ne me fust guaires de pris
Tant se sunt altres entremis.
Des Lais pensai k’oï aveie
Ne dutai pas, bien le saveie,
Ke pur remanbrance les firent
Des aventures k’il oïrent,
Cil ki primes les comencièrent,
E ki avant les ....[85] vièrent :
Plusurs en ai oï conter,
Ne voil laisser nes’ oblier :
Rimez en ai, è fait ditié
Soventes fiez en ai veillié,
En l’honur de vos, nobles Reis,

consacré leur temps à cette étude, s’attachent

à commenter et à expliquer ce qui pourroit paroître diffus. Les philosophes savent se garantir de faire ce qui est mal, et ceux qui desirent marcher sur leurs traces, doivent étudier et s’instruire, se donner de la peine pour en recueillir le fruit. D’après les exemples qui viennent d’être rapportés, j’avois eu d’abord l’intention de traduire quelque bonne histoire du latin en françois ; mais je m’aperçus bientôt que beaucoup d’autres écrivains avoient entrepris un semblable travail, et que le mien offriroit un foible intérêt. C’est alors que je me déterminai à mettre en vers d’anciens Lais que j’avois entendu raconter. Je savois, à n’en pouvoir douter, que nos aïeux les avoient écrits ou composés pour garder le souvenir des aventures qui s’étoient passées de leur temps. J’en ai entendu réciter plusieurs, que je ne veux pas laisser perdre ; c’est pour cela que j’ai entrepris de les mettre en vers, travail qui m’a coûté bien des veilles.

C’est par vos ordres, noble Prince[86],

Ki tant estes pruz è curteis,
A ki tute joie s’encline,
E en ki quoer tuz biens racine ;
M’entremis de Lais assembler
Por rime faire è reconter.
En mun quoer penseie è diseie,50
Sire, ke vus presentereie ;
Si vus les plaist à receveir,
Mult me ferez grant joie aveir.
A-tuz-jurs-mais en serai lie.
Ne me tenez à surquidie,
Si vos os faire icest présent.
Ore oez le comencement.56


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si preux et si courtois, vous qui possédez toutes les qualités du cœur et de l’esprit, que j’ai rassemblé les Lais que j’ai traités. Aussi la reconnoissance me fait-elle un devoir de vous en faire l’hommage ; je n’éprouverai jamais de plaisir plus grand, si vous daignez l’accepter, et ne perdrai jamais le souvenir de cette faveur. Veuillez ne pas m’accuser de présomption, si j’ose vous offrir mon travail, et daignez en écouter le commencement.


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LAI DE GUGEMER.

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Volentiers devreit-hum oïr
Cose k’est bonne à retenir ;
Ki de boine matère traite
Mult me peise se bien n’est faite :
Oiez, Segnurs, ke dit Marie
Ki en sun tens pas ne s’ublie[87].
Ce lui deivent la gent loer,
Ki en bien fait de sei parler ;
Mais quant oent en un païs,
Humme u femme de grant pris,10
Cil ki de sun bien unt envie,
Suvent en dient vileinie ;
Sun pris li volent abeisier,
Par çeo coumencent le mestier.
Del’ malveis chien, coart, félun,
Ki mort la gent par traisun
Nel’ voil mie pur çeo laissier.
Si jangleur u si losengier
Le me volent à mal turner
Çeo est lur dreit de mesparler.20

LAI DE GUGEMER[88].

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On devroit retenir en général le récit des grandes choses qui se sont passées. Je vous avouerai, Sire, qu’en traitant une bonne matière, je crains toujours de manquer mon sujet, c’est l’avis de Marie ; elle pense qu’il n’appartient de faire parler de grands personnages qu’à celui qui n’a pas cessé d’être vertueux. Lorsque dans un pays il existe une personne respectable de l’un ou de l’autre sexe, elle trouve des envieux, qui, par des rapports calomnieux, cherchent à lui nuire et à ternir sa réputation. Ces jaloux ressemblent au mauvais chien qui mord en trahison les honnêtes gens. Je veux démasquer et poursuivre ces misérables, qui ne

veulent et ne disent que du mal des autres.

Les cuntes ke jo sai verais
Dunt li Bretun unt fait lor Lais,
Vus cunterai assez briefment
El cief de cest coumencement.
Sulunc la lettre è l’escriture[89],
Vus musterai une aventure
Ki en Bretaigne la menur,
Avint al tens anciénur.
En cel tens tint Artus la terre[90],
Souvent i ot è peis è guerre :30
Li Reis aveit un sien Barun
Ki Sires esteit de Liun ;
Oridials est apelez,
De sun Seignur fu mult amez.
Chevaliers ert pruz è vaillans ;
De sa moullier out deux enfans,
Un fis è une fille bele,
Noguent ot nun la Dameisele :[91]
Gugemer[92] noment le Dansel,[93]

Le conte suivant, dont les Bretons ont fait un Lai, est de la plus grande vérité ; je le rapporte entièrement d’après les écrits de ces peuples, et en prévenant que cette aventure arriva fort anciennement dans la Petite-Bretagne.[94]

Au temps du règne d’Arthus,[95] ce prince eut parmi ses vassaux un Baron appelé Oridial[96], qui étoit seigneur de Léon. Le roi l’estimoit fort pour sa vaillance. De son mariage étoient nés deux enfants, un fils et une fille, nommés Gugemer et Noguent.

Doués d’une figure charmante, ils étoient

En nul réaulme n’out plus bel :40
A merveille l’amot sa mère,
E mult esteit bien de sun père.
Quant il le pout partir de sei,
Si l’envéat servir le Rei :
Li Vadlet fu sages è pruz,
Si se faseit amer de tuz.
Quant fu venus termes è tens,
K’il ot assés éage è sens,
Li Reis l’adouba ricement,
Armes li dune à sun talent.50
Gugemers se part de la Curt,
Mult i dona ainz qu’il s’enturt :
En Flaundres vait pur sun pris querre,
Là out tusjurz estrif è guerre.
En Loreine, ne en Burguine,
Ne en Angwe, ne en Gascuine,
A cel tens ne pot-hum truver
Meillor cevalier ne sun per :
De tant i ot mespris nature,
Ke unc de nul amur n’out cure,60
Sous ciel n’out dame ne pucele,
Ki tant fu avenans et bele ;[97]

l’idole de leurs parents. Quand Oridial vit

son fils en âge, il l’envoya auprès d’Arthus pour apprendre l’état des armes. Le jeune homme se distingua tellement par sa valeur et par la franchise de son caractère, qu’il mérita d’être armé chevalier par le grand Arthus, qui, en cette occasion, lui fit présent d’une superbe armure. Gugemer veut aller chercher des aventures, et avant son départ il fait de riches présents à toutes les personnes de sa connoissance. Il se rend dans la Flandre pour faire ses premières armes, parce que ce pays était presque toujours en guerre. J’ose assurer d’avance qu’à cette époque, on ne pouvoit trouver un meilleur chevalier dans la Lorraine, la Bourgogne, la Gascogne et l’Anjou. Il avoit néanmoins un défaut, c’étoit de n’avoir pas encore songé à aimer. Cependant il n’y avoit ni dame ni demoiselle qui, s’il en eut témoigné le desir, ne se fût fait honneur d’être sa mie ; quoique même plusieurs d’entre

elles lui eussent, sur cet objet, fait des

Se il d’amor la requisist,
Ke volentiers nel’ retenist.
Pluisors l’en requistrent suvent,
Mais il n’en aveit nul talent,
Nus ne pooit aperceveir,
Que il vousist amur aveir,
Pour çou le tienent à péri,
L’estrange gent et si ami.70
En la flur de sun meillur pris,
S’en vait li Ber en sun païs[98],
Véer son père, son Segnur,
Sa boune mère è sa sorur,
Ki mult l’aveient desiré ;
Ensemble od eus ad sujurné,
Ceo m’est avis, un meis entier.
Talent le prist d’aler chacier :
La nuit somunt ses Cevaliers,
Ses vénéors et ses berniers[99] ;80
Al matin vunt en la forest,
Kar cel déduit forment li plest.
A un grant cerf sont aruté,
E li cien furent descuplé,
Li vénéor curent devant,
Li Damoisiaus s’en va criant.
Son arc li porteit un Vallez,
Sun hansart et sun berserez ;
Traire vossist, se mès éust.
Ains ke d’ileuc se reméust,90

avances, cependant il n’aima point. Personne

ne pouvoit concevoir pourquoi Gugemer ne vouloit point céder à l’amour, aussi chacun craignait-il qu’il ne lui arrivât malheur.

Après nombre de combats, d’où il sortit toujours avec avantage, Gugemer voulut retourner dans sa famille, qui depuis longtemps desiroit le revoir. Après un mois de séjour, il eut envie d’aller chasser dans la forêt de Léon. Dans ce dessein, il appelle ses chevaliers, ses veneurs, et à l’aube du jour ils étoient dans le bois. S’étant mis à la poursuite d’un grand cerf, les chiens sont découplés, les chasseurs prennent les devants, et Gugemer, dont un jeune homme portoit l’arc, les flèches et la lance, vouloit lui porter le premier coup. Entraîné par l’ardeur de son coursier, il perd la chasse, et dans l’épaisseur d’un buisson il aperçoit

une biche toute blanche, ornée de bois,

En l’espeise d’un grant buissun,
Vit une Bisse od sun foun,
Tute esteit blaunce cele beste,
Perches de cerf out sur la teste.[100]
Par l’abai des bracez[101]sailli,
Il tent sun arc, si traist à li,
En l’esclot la féri devaunt,
Ele chaï de maintenaunt.
La saïete ressort arière,
Gugemer fiert en tel manière100
En la quisse, que del’ ceval[102]
Le fist caïr mult tost à-val :
A tere chiet sor l’erbe drue
Delez la Beste k’eust ferue ;
La Bisse ke nafrée esteit,
Angousseusement se plaigneit[103],
Après parla en itel guise.
Aï mi ! las, jeo suis ocise,
Et tu, Vassau, ki m’as nafrée,
Tel seit la tuë destinée ;110
Jamais n’aies-tu médecine,
Ne par herbe, ne par racine,
Ne par mire[104], ne par pociun[105],

laquelle étoit accompagnée de son faon.

Quelques chiens qui l’avoient suivi attaquent la biche ; Gugemer bande son arc, lance sa flèche, blesse l’animal au pied et le fait tomber. Mais la flèche retournant sur elle-même vient frapper Gugemer à la cuisse, si violemment, que la force du coup le jette à bas de cheval. Étendu sur l’herbe auprès de la biche qui exhaloit ses plaintes, il lui entend prononcer ces paroles : Ah Dieu ! je suis morte, et c’est toi, vassal[106], qui en es la cause. Je desire que dans ta situation

tu ne trouves jamais de remède à tes

N’aies-tu jamès garissun,
De la plaie ke as en la quisse,
De-ci que cele t’en guarisse,
Ki suffera pur tue amur,
Si grant paine è si tel dolur,
K’unkes femme taunt n’en sufri :
Et tu referas taunt pur li,120
Ke tut cil s’en merveillerunt
K’aiment, è amé averunt,
U ki puis amerunt après ;
Va t’en de-ci, me laisse en pès.
Gugemer fu forment blesciez,
De çou k’il out est esmaiez ;
Coumençat soi à purpenser,
En quel tere purrat aler,
Pur sa plaïe faire guarir
Kar ne se volt laissiez murir.130
Il set assez è bien le dit,
Ke ainc femme nule ne vit
A ki il aturnast s’amur,
Qu’il’ garesist de sa dolur.
Sun Vallet apela avaunt :[107]
Amis, dist-il, va tost poignaunt
Fais mes compaignuns returner,
Kar jo vauroie ad eus parler.
Cil point avaunt è il remaint
Mult angousseusement se plaint ;140
De se cemise estreitement

maux, ni de médecin pour soigner ta blessure ;

je veux que tu ressentes autant de douleurs que tu en fais éprouver aux femmes, et tu n’obtiendras de guérison que lorsqu’une amie aura beaucoup souffert pour toi. Elle endurera des souffrances inexprimables, et telles qu’elles exciteront la surprise des amants de tous les âges. Au surplus, retire-toi et me laisse en repos.

Gugemer, malgré sa blessure, est bien étonné de ce qu’il vient d’entendre ; il réfléchit et délibère sur le choix de l’endroit

où il pourroit se rendre, afin d’obtenir sa

Bende sa plaïe fermement.
Puis est muntez, d’ileuc se part,
K’eslongiés soit mult li est tart ;
Ne volt ke nus des suens i vienge,
Ke desturnast et ki detienge.
Le travers del’ bois est alez,
Un vert chemin ki l’ad menez
Fors de la launde enmi la plaigne,
Voit la faloise et la muntaigne.150
D’une ewe ki desuz cureit,
Braz fu de mer, hafne i aveit ;
El hafne out une sule nef
Dunt Gugemer counut le tref :
Mult bien esteit aparilliée,
Defors è dedens ert poiée.
Nuls hum n’i pout trover jointure,
N’i out keville ne closture
Ke ne fust tute d’ébenus[108],
N’est sous ciel ors qui vaille plus[109].160
Le veile esteit tute de seie,
Mult est bèle, ki la despleie ;
Li Chivaliers fu mout pensis,
Car en la terre n’u païs[110],
N’out unkes mès oï parler,
Ke nefs i pussent ariver.
Il vait avaunt, si descent jus,
A graunt anguisse munta sus ;
Dedenz quida hummes truver,

guérison. Il ne sait à quoi se résoudre, ni à

quelle femme il doit adresser ses vœux et ses hommages. Il appelle son varlet, lui ordonne de rassembler ses gens et de venir ensuite le retrouver. Dès qu’il est parti, le chevalier déchire sa chemise, et bande étroitement sa plaie ; puis, remontant sur son coursier, il s’éloigne de ce lieu fatal, sans vouloir qu’aucun des siens l’accompagne. Après avoir traversé le bois, il parcourt une plaine et arrivé sur une falaise au bord de la mer. Là étoit un hâvre où se trouvoit un seul vaisseau dont Gugemer reconnut le pavillon. Ce bâtiment, qui étoit d’ébène, avoit les voiles et les cordages en soie. Le chevalier fut très-surpris de rencontrer une nef dans un lieu où il n’en étoit jamais arrivé. Il descend de cheval, et monte ensuite avec beaucoup de peine sur le bâtiment où il comptoit rencontrer les hommes de l’équipage,

et où il ne trouva personne. Dans

Ki la nef déussent garder,
Ni aveit nul, ne nul ne vit[111].
Enmi la nef trovat un lit,
Dunt li pecun è li limun
Furent al overe Salemun.
Tailliés à or et à trifoire[112],
De cifres et de blance ivoire ;
D’un drap d’Aufrique à or tissu,
Ert la coute qui dedens fu[113] :
Les altres dras ne sai preisier,
Mès tant vos di del’ oreillier,180
Ki sus i eust son cief tenu,
Il ne l’éust jamais kenu[114].
La couverture tut sebelin,
Taillié d’un drap Alixandrin.
Deus chandelabres de fin or,
Les pieres valent un trésor,
El cief de la nef furent mis,
Desus out deus cirges espris[115] :
De çeo esteit moult merveilliez.
Desor le lit s’est apoiez,190
Reposé s’est et sa plaie deut,
Puis est levez, aler s’en veut :
Il ne pout mie returner,
La nés esteit en halte mer,
Od lui s’en vat délivrement,
Bon oret a et suef vent.
N’i ad mais nient de sun repaire,

une des chambres étoit : un lit enrichi de

dorures, de pierres précieuses, de chiffres en ivoire. Il étoit couvert d’un drap d’or, et la grande couverture faite en drap d’Alexandrie étoit garnie de martre-zibeline. La pièce étoit éclairée par des bougies que portoient deux candélabres d’or garnis de pierreries

d’un prix, considérable. Fatigué de sa

Mult est dolent ne seit ke faire,
N’est merveille se il s’esmaie,
Kar grant dolur out de sa plaie.200
Suffrir li estut s’aventure,
Et prie Diu qu’en prenge cure[116],
K’à son plaisir le mete à port,
Si le deffende de la mort.
El lit se colcha, s’i s’endort,
Hui ad trespassé le plus fort,
Ainz le vespre ariverat,
Là ù sa garisun aurat.
Desuz une antive cité,
Ki ciés esteit de cel regné,210
Li Sires ki la mainteneit
Mult fu velz hum, è femme aveit ;
Une Dame de haut parage,
France è curteise, bele è sage,
Jalous esteit à démesure :
Kar çeo perportoit sa nature,
Ke tut li viel seient gélous,
Mult het cascuns ke il seit cous ;
Tel est d’aage li trespas,
Il nel’ la guardat mie à gas.220
En un vergier souz le dongun,
Un clos aveit tut envirun.
De vert marbre fu li muralz,
Mult par esteit espès è halz ;
N’i out fors une sule entrée,

blessure, Gugemer se met sur le lit ; après

avoir pris quelques instants de repos, il veut sortir ; mais il s’aperçoit que le vaisseau, poussé par un vent propice, étoit en pleine mer. Inquiet de son sort, souffrant de sa blessure, il invoque l’éternel, et le prie de le conduire à bon port. Le chevalier se couche et s’endort pour ne se réveiller qu’aux lieux où il doit trouver un terme à ses maux.

Il arrive vers une ville ancienne, capitale d’un royaume dont le souverain, homme fort âgé, avoit épousé une jeune femme. Craignant certain accident, il étoit extrêmement jaloux. Tel est l’arrêt de la nature que tous vieillards soient jaloux, et que lorsqu’ils épousent de jeunes femmes, on ne soit nullement étonné de ce qu’elles leur soient infidèles. Sous le donjon étoit un verger fermé par une muraille en marbre verd, et bordé par la mer. La seule porte qui servoit d’entrée étoit gardée nuit et jour. On

ne pouvoit y entrer du côté du rivage qu’au

Cele fu noit è jur gardée.
De l’altre part fu clos de mer
Nuls ne pout issir ne entrer,
Si ceo ne fust od un batel,
Qui busuin éust ù castel.230
Li Sire out fait dedenz le meur,
Pur sa femme metre à seur.
Chaumbre souz ciel n’out plus bele ;
A l’entrée fu la capele :
La caumbre ert painte tut entur ;
Vénus la dieuesse d’amur,
Fu très bien mis en la peinture,
Les traiz mustrez è la nature,
Cument hum deit amur tenir,
E léalment è bien servir.240
Le livre Ovide ù il ensegne,
Coment cascuns s’amour tesmegne,
En un fu ardent les jettout ;
È tuz iceux escumengout,
Ki jamais cel livre lireient,
Et sun enseignement fereient[117].
Là fu la Dame enclose è mise ;
Une Pucele à sun servise[118],
Li aveit ses Sires bailliez,
Ki mult ert France è ensegniez.250
Sa nièce ert, fille sa sorur,
Entre les deus ont grant amur,
Od li esteit quant il errout,

moyen d’un bateau. Pour que sa femme fût

plus exactement surveillée, le jaloux lui avoit fait construire un appartement dans la tour. Sur les murs, on avoit peint Vénus, déesse de l’amour, et représenté comment doivent se comporter les amants heureux ; d’un autre côté la déesse jetoit dans les flammes le livre où Ovide enseigne le remède pour guérir d’amour. Déclarant avec indignation qu’elle ne favoriseroit jamais ceux qui liroient cet ouvrage et qui en pratiqueroient la morale. La dame avoit près d’elle sa nièce, jeune personne qu’elle aimoit beaucoup ; celle-ci accompagnoit sa tante toutes les fois qu’il lui prenoit

envie de sortir, et la reconduisoit ensuite

De-ci là que il repairout,
Hume ne feme ni venist,
Ne fors de cel muraill n’issist.
Uns vix Prestres blans et floriz,
Guardout la clef de cel postiz ;
Le plus bas menbre aveit perdu
Autrement n’i fu pas créu :260
Le servise Diu li diseit
Et à sun mengier la serveit.
Cel jur méisme ainz relevée
Fu la Dame el vergié alée ;
Dormi aveit après mengier,
Si s’est alée esbanoier :
Ensanble od li eut la Mescine,
Gardent à-val lès la marine,
La neif virent qui vint singlant[119],
Si cum li flos veneit muntant ;270
Ne veient rien qui la cunduie.
La Dame vout tuner en fuie,
S’el ad paor n’est pas merveille,
La face l’en devint vermeille[120].
Mès la Meschine ki fu sage,
È plus hardie de curage,
La recunforte et aséure ;
Cele part vunt grant aléure :
Son mantel oste la Pucele,
Entre en la neif qui mult fu bele,280
Ni trovat nule rien vivant,

au logis. Un vieux prêtre aux cheveux blancs

avoit seul la clef de la tour, et indépendamment de son âge, il se trouvoit hors d’état d’alarmer un jaloux, autrement il n’eût pas été accepté ; outre la messe qu’il disoit tous les jours, notre prêtre servoit encore à table.

À l’issue de son dîner, la dame voulant se promener, emmena sa nièce avec elle. Tournant les yeux du côté de la mer qui baignoit le bord du jardin, elle aperçoit le vaisseau qui cingloit à pleines voiles de son côté. Ne voyant personne sur le pont, elle fut effrayée et voulut prendre la fuite ; mais la jeune personne naturellement plus hardie et plus courageuse que sa tante, parvint à la rassurer ; lorsque le vaisseau fut arrêté, elle ôte son manteau et descend dans la nef. Elle n’aperçoit personne à l’exception de Gugemer étendu sur le lit, où il dormoit encore. À la pâleur de son teint, au sang dont il

étoit couvert, elle s’arrête, et le croit mort

Fors sul le Cevalier dormant.
Pâle le vit, mort le cuida,
Arestut soi, si l’esgarda ;
Arière vait la Dameisele,
Hastivement sa Dame apele[121],
Tute la vérité li dit,
Mut pleint le mort que ele vit.
La Dame dist : Or’i aluns[122]
Et s’il est mors, nus l’enfouïruns ;290
Nostre Prestres nus aidera,
Se il est vis, si parlera[123].
Ensanble i vunt ne targent mès,
La Dame avant è cele après,
Quant ele est en la neif entrée,
Devant le lit est arestée,
Le Cevalier a esgardé,
Mut pleint sun cors et sa biauté ;
Pur lui esteit triste è dolente
Et puis dist : Mar fu sa juvente,300
Desor le pis li mist sa main,
Caut le senti et le quer sain,
Ki sous le costé li bateit.
Li Chevaliers qui se dormeit
S’est esveilliés ; si l’ad véue,
Mut très ducement la salue[124] ;
Bien seit k’il est venus à rive.
La Dame plurante è pensive
Li respundi mult boinement,309

La pucelle retourne aussitôt vers sa tante

et lui fait part de ce qu’elle venoit de voir. La dame répondit : Retournons sur le champ au vaisseau, et si le chevalier a cessé de vivre, nous le ferons ensevelir par notre vieux chapelain. Dès qu’elle fut entrée dans le bâtiment, la dame aperçut le chevalier dont elle plaignit le malheur, et déplora la perte. Elle s’avance, lui met la main sur le cœur, et le sent battre. Aussitôt Gugemer se réveillant, salue la dame qui pleuroit ; celle-ci s’empresse de lui demander quel est son nom, sa patrie ; par quel hasard il est venu dans ce pays, et enfin s’il a été blessé à la guerre. Madame, dit-il, je vais vous dire la vérité toute entière. Je suis de la petite Bretagne ; étant allé chasser hier, je blessai une biche blanche ; la flèche revenant sur

elle-même, est venue me frapper la cuisse

Demanda li cumfaitement310
Il est venuz et de quel tere,
E s’il ert escilliés par guere.
Dame, fait-il, ceo n’i ad mie,
Mais s’il vus pleist que je vus die
La vérité vus cunterai,
De rien ne vus en mentirai.
De Bretaine la menor sui,
Au bois alai cacier dès-hui,
Une Beste blance i féri,
E la saïete resorti320
En la quisse si m’ad nafré,
Jamès ne quid avoir santé[125].
La Bisse se pleint et parlat[126],
Mut me maudist et si jurat
Que jà n’éusse guarisun,
Se par une Meschine nun,
Ne sai ù ele seit trovée.
Quant jeo oï la Destinée,
Hastivement del’ bos issi,
En un hafne ceste nef vi,330
Dedenz entrai, si fis folie,
Od mei s’en est la nef ravie,
Ne sai ù jeo sui arivez,
Coument ad nun ceste citez.
Bele Dame, pour Deu vus pri,
Cunsellez mei vostre merci ;
Kar jeo ne sai quel part aler,

avec tant de violence, que je pense ne

pouvoir jamais être guéri. Cette biche m’annonça que ma blessure ne se fermeroit que lorsque j’aurois rendu une femme sensible à mon amour. Dès que j’eus entendu mon arrêt, sortant du bois je vins sur les bords du rivage, où trouvant ce vaisseau, je fis la folie d’y entrer, et bientôt je me vis en pleine mer ; je suis arrivé près de vous, et j’ignore le nom du pays et de cette ville en particulier. Ah ! belle dame, daignez me conseiller dans mon infortune, je ne sais où aller, et je suis hors d’état de gouverner mon vaisseau. Beau sire, je vous donnerai volontiers les renseignements que vous demandez. Cette ville et les contrées qui l’environnent

appartiennent à mon mari, homme

Ne la neif ne puis governer.
El li respunt : Biau Sire ciers,
Cunseil vus donrai volentiers ;340
Ceste cités est mun Segnur ;
E la cuntrée tut en-tur,
Rices hum est de haut parage,
Mais vix est è de grant éage ;
Anguissusement est gelus,
Par cele fei ke jeo dei vus ;
Dedenz ce mur m’ad enfermée[127],
N’i ad fors k’une sule entrée.
Un vix Prestre la porte garde,
Maus fus et male flambe larde[128] ;350
Ci sui et nuit et jur enclose,
Jà ne serai nul fiez si ose,
Que j’en isse s’il nel’ comande,
U me Sire ne me demande.
Ci ai ma chambre et ma chapele,
Ensanble od mei ceste Pucele ;
Se vus i plest à demurer,
Tant que vus mix pussez errer,
Volentiers vus séjurnerums.
Et de bun queor vus servirums.360
Quant il ad la parole oïe,
La Dame forment en mercie[129],
Od li séjurnera ceo dit :
En estant s’est dréciés el lit,

riche et de grande naissance, mais très-vieux,

et de plus, extrêmement jaloux. Il m’a renfermée dans cette enceinte, dont la seule porte toujours fermée, est gardée par un vieux prêtre. Jamais je ne sortirai de ce lieu sans l’ordre de mon époux. J’ai près d’ici mon appartement et ma chapelle ; et cette jeune personne partage l’ennui de ma solitude. Au surplus, si cela vous est agréable, venez demeurer avec nous ; nous aurons soin de votre personne. À cette proposition Gugemer s’empresse de remercier la dame, et accepte l’offre qui vient de lui être faite ; il se dresse sur son lit, ces dames l’aident à marcher et le conduisent à la tour. On

lui donne le lit et la chambre de la jeune

Celes li ajuent à peine.
La Dame le prent, si l’enmaine[130],
Desor le lit à la Meschine,
Très un dossal qui por cortine[131],
Fu en la chambre apareilliez.
Là est li Dameisels cuchiez.370
En bacins d’or l’eve aportèrent,
Sa plaie è sa quisse lavèrent ;
A un bel drap de cheisil blanc,
Li ostèrent d’entur le sanc ;
Puis l’unt estreitement bendé[132],
Mult le tienent en grant chierté.
Quant lur mangiers al vespres vint
La Pucele tant en retint,
Dunt li Chevaliers out assez,
Bien fu péuz et abevrez.380
Amurs le puint d’une estincele[133]
Dedens le quers lès la mamele ;
Kar la Dame l’ad si nafré,
Tut ad sun païs ublié :
De sa plaïe nul mal ne sent,
Mut suspire angusceusement ;
La Meschine k’il deit servir
Prie qu’ele le laist dormir ;
Cele s’en part, si l’ad laissié,
Puis k’il li ad duné cungié,390
Devant sa Dame en est alée,
Qui aukes est jà escaufée

personne et sitôt qu’il fut arrivé, elles lui

lavèrent et bandèrent sa plaie. Les soins les plus tendres sont prodigués à Gugemer ; mais bientôt amour lui fait une blessure bien plus dangereuse ; à mesure que la première se fermoit et se cicatrisoit, l’autre prenoit un caractère bien différent. Il oublie son ancien mal, sa patrie, mais il soupire sans cesse ; qu’il seroit heureux s’il savoit que son ardeur est partagée ! Resté seul, il s’abandonnoit à ses réflexions, et voyoit bien que si la dame ne venoit à son

secours, il mourroit infailliblement. Que

Del’ fu dunt Gugemer se sent
Qui son queor alume è esprent.
Li Chevaliers est remès sous,
Pensis esteit è angoisous ;
Ne seit encore que ceo deit,
Mès nepurquant bien s’aparçeit,
Se par la Dame n’est garis,400
De la mort est séurs è fis.
Hà ! Las, fait-il, que je ferai !
Irai à li, si li dirai
Que ele ait merci et pitié
De cest caitif descunseillié !
S’ele refuse ma prière
E tant seit orgoilluse è fière,
Dunc m’estuet à doel murir,
U de cest mal tus-jurs languir.
Lors suspira ; en poi de tens
Li est venus novel purpens,410
E dist que suffrir li estuet,
Car ensi fait qui mix ne puet.
Tute la nuit ad si veillié,
Et suspiré è traveillié,
En sun quer alot recordant,
Les paroles è le sanblant,
Les oilz vairs et la bele buche,
Dunt la duçors al quer le tuche ;
Entre ses dens merci li crie,
Pur poi nel’ apelet s’amie.420

ferai-je ? disoit-il ; j’irai vers elle et lui découvrirai

ma flamme ; je la prierai d’avoir pitié d’un malheureux abandonné qui n’a de conseil de personne ! Oui, si elle rejette mes vœux, si je ne puis dompter son orgueil, il ne me reste qu’à mourir de langueur. Bientôt, changeant d’avis, il prend le parti de se taire et de cacher ses souffrances. Le sommeil fuit loin de sa paupière, il ne fait que soupirer et se plaindre nuit et jour ; sa pensée lui rappelle les appas de sa belle, ses grâces, ses beaux yeux et surtout cette bouche charmante et ces douces paroles qui lui portent au cœur. Il lui crie merci, et peu s’en faut qu’il ne l’appelle à son secours. Il croit toujours la voir et lui parler ; quel eût été le bonheur de Gugemer, s’il eût connu les sentiments de la dame ! Que d’inquiétudes il se fût épargnées, et ces souffrances qui avoient effacé l’incarnat de son teint ! Si le chevalier ressentoit les maux d’amour, ils étoient également ressentis par la dame.

Aussi inquiète que son amant, dont elle

partageoit les sentiments, la belle qui ne

Se il seust que ele senteit,
E cum l’amurs la destragneit,
Mut en fust liez mien ensient ;
Un poi de rasuagement
Li tolist auques la dolur,
Dunt il ot pâle la colur.
Se il ad mal pur li amer,
Ele ne s’en puet nient loer.
Par matinet einz la jurnée
Esteit la Dame sus levée,430
Veillié aveit ; de ceo se pleint ;
Ceo fait Amurs qui la destreint.
La Pucele qui od li fu,
Ad le sanblant apercéu
De sa Dame que jà amout
Le Chevalier qui sojurnout
En la chambre por guarisun,
Mès el ne set se l’aime u nun.
La Dame est entrée el mustier,
E cele vait al Chevalier ;440
Asis se sunt devant le lit,
Et il l’apele, si li dit :
Amie, ù est ma Dame alée,
Purquoi est-el si tost levée ?
A-tant se tut, si suspira.
La Meschine l’areisuna ;
Sire, fist-ele, vus amez.
Gardez que trop ne vus célez.

pouvoit dormir, s’étoit levée de grand matin.

Elle se plaint des souffrances qu’elle endure. Sa nièce qui lui tenoit compagnie, s’aperçut de l’amour que sa tante portoit au chevalier. Elle ignore si ce dernier partage les doux sentiments qu’on a pour lui. Afin de s’en éclaircir, elle profite de l’instant où sa tante étoit à la chapelle, pour interroger Gugemer. À cet effet, elle se rend près de lui. Le chevalier après l’avoir fait asseoir devant le lit, lui demande où étoit sa dame, et pourquoi elle s’étoit levée de si grand matin. Craignant d’avoir commis une indiscrétion, il s’arrête et soupire. Sire chevalier, dit la pucelle, vous aimez et vous avez tort de cacher votre amour ; d’ailleurs il n’y auroit rien que de très-honorable pour vous, si vous obteniez la tendresse de ma tante. Cet amour est parfaitement bien assorti, vous êtes tous deux beaux, aimables et jeunes. Ah ! chère amie, je suis si fortement épris que je deviendrai le plus malheureux des hommes, si je ne suis pas secouru. Conseillez-moi, douce amie, et veuillez m’apprendre

ce que je dois espérer. La jeune

Amer poez en itel guise
Car bien est vostre amur assise ;450
Ki ma Dame vaureit amer,
Mut devreit bien de li penser ;
Cest amurs sereit covenable,
Si vus amdui feussez estable,
Vus estes biax è ele est bele ;
Il respundi à la Pucele :
Jeo sui de tel amur espris
Bien me purrat turner à pis
S’or n’en ai sucurs è aïe ?
Cunseillez me, ma duce amie,460
Ke ferei-jou de ceste amur ?
La Meschine par grant duçur,
Ad le Chevalier conforté,
E de s’aïe aséuré,
De tuz les riens qu’ele pout feire ;
Mut ert curteise è deboneire.
Quant la Dame ad la messe oïe,
Arière vait, pas ne s’ublie ;
Saver voleit que cil feseit
Se il veilleit, u il dormeit,470
Pur ki amur ses quers ne fine ;
Avant apelat la Meschine.
Al Chevalier la feit venir ;
Bien li purat tut à leisir,
Mustrer è dire sun curage,
Fust li à preu u à damage.

personne du ton le plus affectueux, s’empressa

de rassurer le chevalier, et lui promit de le servir de tout son pouvoir dans ce qu’il voudroit entreprendre, tant elle est bonne et serviable. Dès qu’elle eut entendu la messe, la dame désira savoir des nouvelles de son amant et s’informer de ce qu’il faisoit. Elle appelle sa nièce, parce qu’elle veut avoir un entretien secret avec Gugemer, entretien d’où doit dépendre le bonheur de sa vie.

Après s’être rendue dans l’appartement de Gugemer, les deux amants se saluent réciproquement, et tous deux intimidés, osent à peine parler. L’embarras du chevalier est d’autant plus grand, qu’il est étranger, qu’il ignore les usages du pays où il est venu. Il craint aussi de commettre une indiscrétion, qui lui enleveroit les bonnes grâces de sa mie et la forceroit à se retirer. Qui ne découvre son mal, est bien plus

difficile à guérir[134]. Amour est une plaie

Il la salue è ele lui,
En grant effrei èrent amdui ;
Il ne la seit nient requere ;
Pour ceo k’il est d’estrange tere,480
Aveit paour si el li mustrast,
Que nel’ haïst et eslongast.
Mès ki ne mustre s’enferté,
A paines puet aveir santé ;
Amur est plaïe dedens cors
E si ne pert noient defors.
Ceo est un max qui lunges tient
Pur ceo que de nature vient,
Plusur le tienent à gabois,
Si cumme cil vilain curtois,490
Kil’ gulousent par tut le munt,
Puis se vantent de çou qu’il funt.
N’est pas amurs, ainz est folie,
Et mauveisté et lécerie ;
Ki en puet un loïal trover,
Mut le deit servir et amer,
E estre à son cumandement.
Gugemer aime durement ;
U il aura hastif securs,
U li esteut vivre à reburs.500
Amurs li dune hardement ;
Il li descovre sun talent.
Dame, fet-il, je muir pur vus,
Mis quors en est mult angoisus ;

intérieure qui ne laisse rien apercevoir au

dehors. C’est un mal qui dure long-temps, parce qu’il est naturel. Je sais qu’il en est plusieurs qui tournent en plaisanteries les souffrances d’amour. Ainsi pensent ces hommes discourtois, qui sont jaloux des gens heureux, et qui vantent par-tout leurs bonnes fortunes. Non ils ne savent ce que c’est que l’amour, ils ne connoissent que la méchanceté, le libertinage et la débauche. De son côté, la dame qui aimoit tendrement le chevalier n’ignoroit pas que, lorsqu’on trouve un ami sincère et vrai, on doit le chérir et faire tout ce qu’il peut désirer. Enfin l’amour donne à Gugemer le courage de découvrir à sa mie toute la violence de sa passion. Je meurs pour vous, dit-il, daignez m’accorder votre amour ; et si vous rejetez ma tendresse, je n’ai d’autre espoir que la mort. Ah ! de grace, je vous en supplie, ne me refusez pas. Bel ami, un instant, je vous prie ; une pareille demande à laquelle je ne suis pas accoutumée mérite réflexion. Pardon, madame, si mon

discours peut vous blesser. Vous n’ignorez

Se vus ne me vulez guarir,
Dunc m’estuet-il enfin morir ?
Jo vus requier de druerie,
Bele, ne m’escundisciez mie.
Quant ele l’at bien entendu,
Avenaument ad respundu510
Tut en riant li dit : Amis,
Cis cunsaus sereit trop hastis,
D’otrier vus ceste prière,
Jeo n’en sui mie acostumière.
Dame, fet-il, por Deu, merci ;
Ne vus ennoit se jel’ vus di.
Femme vilainne de mestier[135],
Se deit fère longtans prier,
Pur sei cierir, que cil ne quit
Qu’ele eit usé itel déduit.520
Mès, la Dame de bon purpens,
Ki en sei at valurs et sens,
S’ele voit hum de sa manière,
Ne se ferat vers li trop fière,
Ainz l’amerat, s’en arat joie,
Ainz ke nul le sachet u l’oie,
Arunt-il mut de lur buns fait.
Duce Dame, finum cest plait[136].
Ele set bien que veirs a dit[137],
Se li otrie sanz nul respit530
L’amur de li è il la baise :
Desor est Gugemer à aise,

pas, sans doute, qu’une coquette doit se

faire long-temps prier pour accorder ses bonnes graces, afin de ne pas se découvrir et d’éviter de faire soupçonner ses intrigues. Lorsqu’une femme bien née, tout-à-la-fois aimable, jolie et spirituelle, voit un homme de son rang qui lui convient, loin de le refuser, elle acceptera volontiers son hommage, et leur union sera déjà ancienne lorsqu’elle sera connue. La dame persuadée de la vérité de ce discours, accorda au chevalier le don d’amoureuse merci, et depuis ce jour ils furent heureux.

Depuis un an et demi nos deux amants jouissoient d’un parfait bonheur, mais la fortune cessa de leur être favorable. Sa roue tourne, et en peu d’instants elle porte au-dessus celui qui étoit dessous. Ils en firent la triste expérience, car ils furent aperçus.

Par un beau jour d’été nos deux amants,

réunis dans la même couche, s’entretenoient

Ensamble gisent è parolent,
E sovent baisent è acolent.
Bien lur covienge del’ sorplus
De ceo que li autre unt en us.
Ce m’est avis, an è demi
Fu Gugemer ensanble od li :
Mut lor délite cele vie[138],
Mès Fortune qui nes’ ublie,540
Sa roeue turne en petit d’hure,
L’un met desuz, l’autre desure,
Ensi est-il d’aus avenu,
Kar tost furent aparcéu.
Al tans d’esté par un matin
Jut la Dame lès le Mescin[139] ;
La buche li baise è le vis[140]
Puis si li dit : biax duz Amis,
Mis quers me dist que jeo vus pert
Ke nus serum en descovert.550
Se vus murez, jeo voil murir :
E se vus en poez partir,
Vus recoverez autre amur,
E jeo remeindrai en dolur.
Jà joie, ne repos, ne pais[141],
Ne me doint Dix se je vous lais,
Que vers nul autre arai amor !
N’aiez de çou nule paor
Amis ! de ceo m’aséurez,
Vostre cemise me livrez,560

de leurs amours, et se confondoient dans

leurs embrassements. La dame prenant la parole dit : Mon doux ami, de sinistres pressentiments m’annoncent que je vous perdrai, et que nous serons découverts ; mais si vous venez à mourir, je ne veux plus vivre. Si vous vous échappez, vous pourrez faire une autre conquête, et j’en périrai de chagrin. Ah ! si j’étois forcée de vous quitter, non-seulement je ne ferois point d’autre ami, mais je n’aurois plus ni joie ni repos, ni paix. Pour vous donner un gage de ma foi, vous allez me remettre votre chemise, j’y ferai un pli dans un des coins ; promettez-moi de n’aimer que la personne qui pourra le défaire. Le chevalier remet sa chemise à la dame ; elle fait un nœud arrangé

de telle manière qu’il ne pouvoit

El pan desus ferai un ploit,
Cungié vus doins ù ke ceo soit,
D’amer cele k’il defferat,
E ki despléer le porrat.
Cele li baille et l’aséure ;
Le plet i fet en teu mesure,
Nule femme nel’ deffereit
Se force u cutel ni meteit,
Le chemise li dune et rent,
Il l’a reçeit par tel convent,570
K’ele le face seur de li.
Par une çainture autresi,
Dunt à sa car nuë l’a çaint.
Parmi les flans aukes l’estraint.
Qui la bucle porrat ovrir,
Sans dépescer è sans crasir,
Il li prie que celi aint[142]
Puis l’a baisié ; à-taunt remaint.
Cel jur furent aparcéu,
Descovert, trové et véu,580
D’un Cambrelenc mal veisié
Que se Sires ot enveié ;
A la Dame voleit parler,
Ne pout dedenz la chanbre entrer,
Par une fenestre les vit,
A sun Seignur va, si li dit :
Quant li Sires l’ad entendu,
Unques mais si dolans ne fu ;

être défait à moins de déchirer le linge ou

de le couper. De son côté le chevalier prend une ceinture nouée d’une façon particulière, l’attache autour du corps de sa maîtresse, en cache les boucles, et celle-ci lui jure de n’aimer jamais que la personne qui pourra la dénouer sans rien casser ni rompre.

Ils avoient raison d’en agir ainsi, car dans la journée, ils furent découverts par un maudit chambellan, que l’époux envoyoit à sa femme. Il attendoit le moment où il pourroit entrer, et remplir l’objet de sa mission, lorsque regardant à travers la fenêtre, il aperçut Gugemer. Ayant terminé, il s’empresse de retourner vers son maître, pour lui faire part de cette découverte. À cette nouvelle, le vieillard transporté de fureur, prend avec lui trois de ses serviteurs, les conduit à l’appartement de sa femme, dont il fait briser la porte. Le premier objet qu’il aperçoit est le chevalier.

Dans un mouvement dont le mari n’est

De ses priveiz demande treiz,
A la chambre vait demaneiz.590
L’uis commanda ad despécier[143],
Dedenz trovat le Chevalier,
Par le grant duel que il en a,
A ocire le cumaunda.
Gugemer est en piez levez,
Ne s’est de nient éffréez
Une grosse perce de sap,
U suleïent pendre li drap,
Prist en sa main, si les atent,
Il en ferat aukun dolent ;600
Ainz k’il de eus seit apreismiez
Les arat-il tous damagiez[144] ?
Le Sire l’ad mult esgardé ;
Enquis li ad è demandé,
K’il esteit è dunt il fu nez,
Et coment ert laiens entrez.
Cil li cunte cum il i vint,
Et cum la Dame le retint ;
Tute li dit la Destinée,
De la Bisse ki fu nafrée,610
E de la neif è de sa plaie,
Or est del’ tut en sa manaie.
Il li respunt que pas nel’ creit
Que ensi fust cum il diseit :
Mais se il peut la neif trover,
Il le metreit giers en la mer.

pas le maître, il donne l’ordre de s’emparer

du coupable et de le faire mourir. Gugemer peu effrayé de sa menace, se saisit d’une grosse perche de sapin, sur laquelle on étendoit du linge ; par son assurance et son courage, il contient les assaillants qui n’osent avancer. Après l’avoir beaucoup regardé, le mari demande à Gugemer son nom, son pays, et comment il a fait pour s’introduire dans son château. Le chevalier raconta naïvement son aventure, depuis l’instant où il blessa la biche jusqu’à ce moment. Le mari doute de la vérité du récit qu’il vient d’entendre ; s’il trouve le vaisseau qui avoit amené le chevalier, il le forcera à se rembarquer sur le champ. Plût à Dieu, ajouta-t-il, que tu puisses te noyer ! En effet, s’étant rendus au port, ils aperçurent le bâtiment près du rivage ; Gugemer y entre, et la fée sa protectrice le conduit

dans son pays.

S’il garesist, ceo li pesast,
Et bel li fust se il néiast :
Quant il eut bien aséuré,
El hafne sunt ensemble alé :620
La barge trevent, enz l’unt mis,
Od lui s’en vet en sun païs.
La nés s’en va, pas ne demure,
Li Chevaliers suspire è plure,
La Dame regretout sovent,
Et prie Deu omnipotent,
Qu’il li dunast hastive mort,
Et que jamès ne vienge à port,
S’il ne repeot aver s’amie
K’il désirast plus que sa vie.[145]630
Tant l’ad cele dolur tenue,
Ke la neif est à port venue,
U ele fu primes trovée ;
Assez ert près de sa cuntrée,
Au plustost k’il pout s’en issi,
Un Damisel qu’il ot nurri,
Errot après un Chevalier,
En sa main tint un destrier ;640
Il le counut, si l’apelat,
E li Vallez le reguardat.
Sun Seignur veit, à pié descent,
Le cheval li met en présent :
Od li s’en veit, grant joie en funt
Tut si ami kant trové l’unt ;

Je laisse à penser quel étoit le chagrin de notre chevalier : absent de sa maîtresse dont il est peut-être éloigné pour toujours, il pleure et soupire. Dans son désespoir, il prie le ciel de le faire mourir, sur-tout s’il perd l’objet qu’il aime plus que la vie. Il réfléchissoit encore à toute l’étendue de son malheur, lorsque le vaisseau entra dans le port d’où il étoit parti la première fois. Il prit terre aussitôt, s’empressa de descendre, parce qu’il étoit près de son pays. À peine étoit-il débarqué, qu’il fit la rencontre d’un jeune homme dont il avoit soigné l’enfance. Ce jeune homme accompagnoit un chevalier, et menoit en laisse un cheval de bataille tout équipé. Gugemer l’appelle, et le jeune homme reconnoissant son seigneur, s’empresse de lui offrir un coursier. Il retourne dans sa famille où il est parfaitement bien reçu. Afin de le fixer

dans le pays, et de dissiper la mélancolie dans

Mut est preisiés en sun païs,
Mès mult esteit maz et pensis.
Femme voleient que il pressist,
E il forment s’en escundit ;
Jà ne prendra femme à nul jur,
Ne pur avoir, ne pur amur,650
S’èle ne péust dépléier
Sa chemise sans dépescier.
Par Bretaine veit la novèle,
Ne remaint dame ne pucèle,
Ki ne viegne pur essaier,
Mais ne le peuvent despléier.
De la Dame vus voil mustrer
Que Gugemer pot tant amer,
Par le cunseil d’un sien Barun,
L’ad se Sires mise en prisun,660
En une tur de marbre gris ;
Le jur ad mal è la nuit pis,
Nul hum ne vus porreit descrire[146],
Sa grant paine, ne le martire,
Ne l’anguisse, ne la dolur,
Que la Dame suffri en la tur[147].
Deus anz i fu è plus jeo quit,
Unc n’i ot joïe ne déduit ;
Sovent regrète sun ami.
Gugemer, sire, mar vus vi :670
Mix voil hastivement murir,
Que lungement cest mal suffrir.

laquelle il étoit plongé, ses amis veulent lui

donner une épouse, mais Gugemer s’en défendit en déclarant qu’il ne prendroit aucune femme, soit par amour ou par richesse, que celle qui pourroit défaire le pli de la chemise. Quand cette nouvelle fut répandue dans la Bretagne, tout ce qu’il y avoit de filles et de femmes à marier, vint pour tenter l’aventure, mais aucune n’en put venir à bout.

Pendant ce temps, l’objet des amours de Gugemer, la dame infortunée gémissoit dans un cachot, où l’avait fait mettre son mari, d’après les conseils d’un de ses courtisans. Renfermée dans une tour de marbre, elle passoit le jour dans la tristesse et les nuits étoient plus tristes encore. Personne ne pourroit raconter toutes les peines qu’elle essuya pendant plus de deux ans qu’elle y resta. Elle songeoit sans cesse à son amant. Ah ! Gugemer, je vous ai vu pour mon malheur,

mais je préfère la mort plutôt que de

Amis ! si jeo puis eschaper
J’alasce ù fustes mis en mer[148] !
Quant ce ot dit se liève sus,
Tute esbahie vint à l’hus,
N’i trova cleif ne serréure,
Fors en issi par aventure.
Unques nul ne la destorba,
Au hafne vint, la neif trova,680
Atachiée fu al rochier,
U èle se voleit néier.
Quant el la vit, enz est entrée ;
Mès, d’une rien s’est porpensée,
K’iloec fu sis amis néiez,
Dunc ne peut ester sor ses piez,
Se dusque al port péust venir,
Ele se laissast jus caïr.
Assez soeuffre travail et paine,
La neif s’en veit qui tost l’enmeine :690
En Bretaigne est venue al port,
Sus un chastel vaillant è fort.
Li Sires ki le castiaus fu
Aveit à nun Mériadu ;
Si guerroioit un sien veisin,
Pur ceo fu levé par matin,
Sa gent voleit fors envéier,

souffrir plus long-temps. Cher ami, si je peux

parvenir à m’échapper, j’irai à l’endroit où vous vous êtes embarqué, pour me précipiter dans la mer. Elle avoit à peine achevé ces paroles qu’elle se lève, et vient à la porte où elle n’aperçoit ni verrou ni serrure. Profitant de l’occasion, elle sort de suite, se rend sans obstacle au port où elle trouve le vaisseau qui avoit conduit son amant ; il étoit amarré à la roche, d’où elle vouloit se précipiter dans les flots. Elle s’embarque sur-le-champ, mais une réflexion vient modérer la joie qu’elle ressent d’avoir obtenu la liberté. Son ami n’auroit-il pas péri ? Cette idée lui fait tant de mal, qu’elle est prête à s’évanouir et qu’elle la force à s’asseoir. Le vaisseau vogue et s’arrête dans un port de la Bretagne, vers un château parfaitement bien fortifié. Il appartenoit au roi Mériadius[149], qui pour lors étoit en guerre

Pur sun anemi damagier :
A une fenestre s’estot,
E vit la neif qui arrivot.700
Il descent parmi le degré[150],
Son Camberlenc ad apelé,
Hastivement à la neif vunt,
Par l’esciele muntent à munt ;
Dedenz unt la Dame trovée,
Ki de biauté resanbloit Fée :
Il la saisit par le mantel,
Od lui l’enmeine en sun castel.
Mult fu liez de la trovure,
Kar bèle esteit à desmesure,710
Ki que l’éust mise en la barge,
Bien seit qu’el est de haut parage,
A li aturnat tel amur,
Unques à femme n’ot greinur.
Il out une serur pucèle,
En sa chambre qui mult fu bèle ;
La Dame li ad commandée,
Bien fu servie et honurée.
Ricement la vest è aturne,

avec des princes ses voisins. Il s’étoit levé

de grand matin parce qu’il vouloit envoyer un détachement pour ravager les terres de ses ennemis. En regardant par une croisée, il aperçut le vaisseau qui approchoit. Suivi d’un chambellan, il s’empresse de se rendre au port et de monter à bord. Mériadus voyant la beauté de la dame la prend pour une fée, la saisit par le manteau et la conduit dans son château. Enchanté de l’aventure, le monarque est peu curieux d’apprendre comment cette beauté est venue seule dans la nef, il lui suffit de savoir qu’elle est de haut parage. Épris de ses charmes, plus que je ne le pourrois dire, Mériadus ordonne à sa jeune sœur d’avoir les plus grands égards pour la dame ; il lui fait donner les vêtements les plus riches, mais la dame est toujours plongée dans la tristesse ; peu touchée des soins et de l’empressement de Mériadus, qui la requiert souvent d’amour, elle lui montre la ceinture et lui annonce qu’elle n’aimera jamais que celui qui pourra dénouer cette ceinture sans la déchirer.

Mériadus piqué au vif, apprend à la

Mès tusjurs est pensive è murne ;720
Il veit sovent à li parler,
Kar de bon quoer la vot amer.
Il la requert, èle n’a cure,
Ainz li mustre de la ceinture,
Jamès hume n’en amera,
Se celi nun ki l’overa
Sans dépescier ; quant il l’entent
Lors li respunt par maltalent :
Ensement ad en cest païs
Un chevalier de mult grant pris,730
De femme prendre en itel guise,
Se deffent par une chemise,
Dunt li destres pans est pléiés,
Il ne peot estre desliés ;
Ki force, u coutel ni metoit,
Vous fesistes, jeo quit, cel ploit.
Quant el l’oï si suspira,
Pur un petit ne se pasma :
Il la retint entre ses bras,
De sen bliaut[151] trença les laz,740
La ceinture voleit ovrir,
Mès il n’en pot à cief venir ;
Puis n’ot el’ païs Cevalier,
Ki ni venist por assaier.
Ensi remist bien lungement
Deci qu’à un turneiement,
Que Mériadus afia

dame, que dans le pays, il y avoit un chevalier

fort renommé qui ne vouloit prendre femme à cause d’une chemise dont le pan droit étoit plié d’une façon particulière. Je ne serois point étonné, madame, d’apprendre que c’est vous qui avez fait ce pli. Peu s’en fallut que la dame ne perdit l’usage de ses sens, lorsqu’elle entendit cette nouvelle. Mériadus la retint dans ses bras et coupa le lacet de sa robe. Il entreprit de dénouer la ceinture ; mais lui, ses courtisans et tous les chevaliers du pays échouèrent dans leur entreprise.

Dans l’espoir de rencontrer la personne qui devoit mettre fin à l’aventure, Mériadus fait publier un grand tournoi ; il s’y rendit un grand nombre de chevaliers, en tête desquels se trouvoit Gugemer. Il étoit prié d’y venir comme ami et comme compagnon d’armes, parce que Mériadus avoit besoin

de son secours ; aussi avoit-il plus de cent

Cuntre celui qu’il guerréia.
Moult a semons de Cevaliers[152]
Gugemer fu tous li premiers.750
Il li manda par gueredun,
Si cum ami è cumpainun,
K’a cel busuin ne li falist,
E en s’aïe à lui venist :
Alez i est mut richement
Chevaliers mène plus de cent.
Mériadus à grant honur[153]
Les herberga dedenz sa tur ;
Encuntre li sa serur mande,
Par deus Chevaliers li commande,760
Que s’aturne è vienge avant,
È la Dame qu’il aime tant ;
Cele ad fet sun coumandement.
Vestuës furent richement,
Main à main vinrent en la sale ;
La Dame fu pensive è pâle.
Ele oï Gugemer nomer,
Adunc ne peut sor piés ester,
Se cèle ne l’éust tenue,
Ele fust à terre chéue.770
Li Chevaliers cuntre eus leva
La Dame vit è esgarda.
E sun semblant è sa manière,
Un petitet s’est tret arière.
Est-ceo, fet-il, ma duce Amie,

chevaliers à sa suite qui furent parfaitement

bien reçus et qui logèrent dans la tour. Dès qu’ils furent arrivés, Mériadus envoya deux chevaliers, prier sa sœur de descendre avec la belle dame à la ceinture. Elles entrèrent bientôt couvertes de riches vêtements, et se tenant par la main. Quelqu’un appella Gugemer, et sitôt que la dame qui étoit pâle et pensive, entendit nommer son amant, elle fut prête à défaillir ; elle fût même tombée à terre, si la jeune personne ne l’eût retenue. Le chevalier se leva à l’approche de sa belle, la regarda fixement et l’entraînant un peu à l’écart, il lui dit : Ne seroit-ce pas ma douce amie, mon bonheur, mon espérance, ma vie, la belle dame qui tant m’aima ? Mais d’où vient-elle ? Qui peut l’avoir conduite dans ces lieux ? Où s’égare ma tête ! Ce ne peut pas être elle. Souvent les femmes se ressemblent, et votre vue bouleverse toutes mes idées. Oh ! cette

M’espéraunce, mun queor, ma vie,
Ma bele Dame ki m’ama ?
Dunt vient-èle, ki l’amena ?
Or ai pensé mult grant folie,
Bien sai que ceo n’est èle mie.780
Femmes s’entresanblent assez,
Por nient chaunge mes pensez,
Mès pur cele qu’èle resanble,
Pur ki mi quors suspire et tranble ;
A li parlerai volenters.
Dunc vet avant li Chevalers,
Il la baisot lez lui l’asist,
Unques nul autre mot ne dist,
Fors tant que seoir la rouvat ;
Mériadus les esguardat,790
Moult li pesat de cel sanblant ;
Gugemer apèle en riant.
Sire, fet-il, s’il vus pleseit,
Ceste pucèle asaiereit
Vostre chemise à despléier,
S’èle i poroit riens espleitier ?
Il li respont è jeo l’otrei.
Un Cambrelenc apèle à sei,
Ki la chemise ot à garder,
Il li commande à aporter,800
A la Pucèle fu baillie,
Mès ne l’ad mie despléie.
La Dame connut bien le pleit,

ressemblance me fait battre le cœur, et je ne

puis m’empêcher de frémir et de soupirer. Je veux absolument m’en convaincre et l’interroger. Gugemer après avoir embrassé la dame, la fait asseoir et prend place à son côté. Mériadus fort inquiet n’avoit pas perdu un seul de leurs mouvements ; prenant un air riant, il prie Gugemer d’inviter la belle inconnue à tenter l’épreuve de la chemise. Avec plaisir répond le chevalier qui donne l’ordre de l’aller chercher. Le chambellan apporte la chemise, Gugemer la prend et la remet à la dame qui reconnut aussitôt le nœud qu’elle avoit fait elle-même. Elle n’ose cependant le défaire, parce que son cœur éprouve la plus grande agitation. Mériadus dont l’inquiétude étoit bien plus grande, l’invite à tenter l’aventure. Sur son invitation, la dame prend la chemise et la déploie sur le champ. On ne peut se figurer l’étonnement de Gugemer, il ne peut douter que cette femme ne soit sa maîtresse, et il ose à peine en croire ses yeux. Est-ce bien vous, tendre amie, qui êtes devant

moi ! Laissez-moi, je vous prie, examiner une

Mut est sis quors en grant destreit,
Kar volentiers assaiast,
S’ele le peut u ele osast.
Bien s’aperçeit Mériadus,
Dolans esteit, ainc ne fu plus ;
Dame, fet-il, kar assaiez
Se le defferre le poriez,810
Quant ele ot le commandement
Le pan de la chemise prent,
Légièrement le despléiat.
Li Chevaliers s’esmerveillat
Bien la connut, mès nequedent
Ne le pot creire fermement,
A li parlat en tel mesure.
Amie, duce créature
Estes-vos ? çou dites le moi,
Est-ce vostre cors que je voi820
La ceinture dont jeo vus ceins ?
A ses costez li mit ses meins,
Il ad trovée la çainture.
Bele, fet-il, qu’ele aventure,
Que jeo vus ai issi trovée,
Ki vous ad ici amenée ?
Ele li cunte la dolur,
Les granz paines è la tristur,
De la prisun là ù el fu,
E coument li est avenu,830
Coument ele s’en escapa.

chose. Alors lui portant la main sur le côté,

il s’aperçoit qu’elle porte la ceinture qui doit servir à leur reconnoissance. Ah ! belle amie, dites-moi de grâce par quel hasard heureux je vous trouve en ce pays ! qui peut vous y avoir amenée ! Aussitôt elle lui raconta les peines et les tourments qu’elle avoit endurés, son emprisonnement, sa résolution de se détruire, sa délivrance, son voyage et son arrivée chez Mériadus, qui la combloit d’honneurs, mais qui la requéroit sans cesse d’amour : réjouissez-vous, mon ami, votre amante vous est rendue.

Gugemer se lève aussitôt, et s’adressant à l’assemblée, il dit : Beaux seigneurs, daignez m’écouter ; je viens de retrouver mon amie, que je croyois avoir perdue pour toujours. Je prie donc Mériadus de me la rendre, et pour le remercier, je deviendrai son homme-lige ; je m’engage à le servir pendant deux ou trois ans avec cent chevaliers que je soudoierai. Cher ami, répond Mériadus, la guerre que je soutiens ne m’a pas encore réduit au point de pouvoir accepter

l’offre que vous me faites. J’ai trouvé

Néer se volt, la neif trova,
Dedenz entra, à cel port vint,
E li Chevaliers la retint ;
Gardée l’ad à grant honur,
Mês tusjurs la requist d’amur.
Ore est sa joie revenue,
Amis, menés ent vostre Drue.
Gugemer s’est en piez levez ;
Seignurs, fet-il, or escutez.840
J’ai ci m’amie counéue
Ke jeo quidoie aveir perdue ;
Mériadus requier et pri
Rendez le mei, Sire, merci ;
Ses humes liges devendrai[154],
Deus u treis anz le servirai,
Od cent Chevaliers u od plus.
Dunc respundi Mériadus ;
Gugemer, fet-il, biax amis,
Jeo ne sui mie si surpris,850
Ne si destreis par nule guerre
Que de ceo me deiez requerre,
Jeo la trovai ; si la tendrai
Encuntre vus la deffendrai.
Quant il l’oï, hastivement
A fait munter tute sa gent[155]
D’iluec se part, celui deffie,
Mult est dolans qu’il laist s’amie.
En la vile n’out Chevalier

cette belle dame, je l’ai accueillie, je la garderai,

et malheur à qui voudra me la disputer ! Après cette déclaration, Gugemer fait monter tous ses chevaliers ; devant eux il défie Mériadus, et il part avec la douleur de quitter encore sa mie. Il n’est aucun des seigneurs venus pour le tournoi qu’il n’emmène avec lui ; chacun d’eux lui fait la promesse de le suivre par-tout où il ira, et de regarder comme traître celui qui manqueroit à son serment.

La troupe se rend le soir même chez le prince avec lequel Mériadus étoit en guerre, qui les loge et les reçoit à bras ouverts. Ce secours lui fait espérer d’avoir bientôt la paix. Le lendemain, dès l’aube du jour, les troupes se mettent en marche sous la conduite de Gugemer. On assiége le château dont il veut absolument se rendre maître. La place

investie de toutes parts est bientôt réduite.

Qui fust venus pur turneier,860
Ke Gugemer n’enmaint od sei ;
Cascuns li afie sa fei[156]
K’od li irunt quel part k’il aut,
Mult est huniz qui or li faut.
La nuit sunt au chastel venu,
Si gueréient Mériadu ;
Li Sires les ad herbégiez,
Ki mut en fu joians et liez,
De Gugemer è de s’aïe,
Bien set que la guerre a fenie.870
El demain par matin levèrent,
Par les hostex se cunreièrent ;
De la ville issent à grant bruit,
Gugemer devant les cunduit.
Ad castel vindrent si l’assalent,
Mès fors esteit, auprès défalent ;
Gugemer ad la ville assise,
N’enturnera, s’il ne l’ad prise,
Tant li crurent ami et gens,
Ke tuz les afama dedenz.880
Le chastel ad destruit è pris,
Et le Seignur dedenz ocis ;
A grant joïe s’Amie enmaine
Mut ont trespassée la paine.
De cest Cunte k’oï avez
Fu Gugemer le Lai trovez,
Qu’hum dist en harpe è en rote,
Boine en est à oïr la note[157].888


Enfin, on s’empare du château, qu’on détruit,

Mériadus est tué. Après tant de dangers et de peines, Gugemer retrouve son amie, qu’il conduit dans ses terres.

Du conte que je viens de rapporter, les Bretons ont composé le Lai de Gugemer ; il se chante avec accompagnement de harpe et de vielle, et l’air en est bon à retenir.

LAI D’ÉQUITAN.

Séparateur


Mut unt esté noble Barun
Cil de Bretaine li Bretun ;
Jadis suleient par pruesce,
Par curteisie, è par noblesce,
Des aventures qu’ils oieent,
Ki à plusur gent aveneient
Fère les Lais pur remenbrance
Qu’en ne les meist en ubliance.
N’ent firent ceo oï cunter
Ki n’est fet mie à ublier.10
D’Equitan qui mut fu curteis
Sire des Nauns jostis è leis.
Équitan fu mut de grant pris
E mut amez en sun païs ;
Déduit amout è druerie,
Pur ceo amot Chevalerie.
Cil met lur vie en une cure
Que d’amur n’unt sens è mesure.
Tels est la mesure de amer
Que nul ni deit reisun garder.20
Équitan ot un Séneschal
Bon Chevalier pruz è léal,
Tute sa tere li gardoit,

LAI D’ÉQUITAN.[158]

Séparateur


On ne sauroit exprimer combien les anciens Bretons de la petite Bretagne étoient nobles de vie et de mœurs. Ils avoient la coutume pour rappeler les belles actions, de mettre par écrit les aventures qui arrivoient de leur temps, ou qu’ils entendoient raconter. Lorsqu’elles offroient des faits intéressants, ils s’empressoient d’en faire un Lai, afin que l’exemple n’en fût pas perdu pour la postérité. En effet, celui-ci étant fort curieux, je veux qu’il ne soit pas oublié.

Je veux donc rapporter le Lai d’Equitan, Roi de Nantes, homme sage, courtois et loyal, que ses bonnes qualités avoient fait chérir de tous ses sujets. Par la raison qu’il aimoit l’amour et les plaisirs qu’il procure, il n’est pas besoin de demander s’il étoit bon chevalier. Equitan se livroit trop au plaisir

d’aimer ce qui par-fois lui faisoit commettre

E meinteneit è justisoit ;
Jà, se pur ostier ne fust,
Pur nul busuin ki li créust,
Li Reis ne laissast sun chacier,
Sun déduire, sun rivéier.
Feme espuseot li Séneschals
Dunt puis vint el païs grant mals.30
La Dame est bele durement,
E de mut bon affeitement ;
Gent cors out è bele faiture,
En li former muat Nature.
Les oilz out veirs[159], è bel le vis,
Bele buche, neis ben asis ;
El Réaume ne out sa per.
Li Reis l’oï sovent loer
Soventefez l’a salua,
De ses aveirs li envéia ;40
Sanz véue l’a coveita
E cum ainz pot à li parla.
Pur privéement esbanier,
En la cuntrée ala chacier,
Là ù li Séneschal maneit.
El chastel ù la Dame esteit

des imprudences ; tels sont ceux qui d’amour

sont épris, ils ne gardent aucune mesure et perdent entièrement la raison.

Le sire de Nantes avoit pour sénéchal un chevalier loyal et brave qui commandoit en son absence, et rendoit la justice en son nom. Ce n’est pas qu’Équitan pour remplir ces devoirs, n’abandonnât souvent la chasse, la pêche et les autres plaisirs. Ce sénéchal épousa une femme qui causa bien des chagrins au pays. La dame est aussi belle, aussi bien faite qu’elle est aimable. L’ensemble de ses qualités est tel que pour la former, la nature fit un prodige. Elle avoit des yeux bleus, la figure charmante, le nez bien fait, la plus jolie bouche, enfin qu’il vous suffise de savoir que le royaume ne pouvoit offrir une pareille beauté. Équitan avoit plusieurs fois entendu faire l’éloge de cette femme ; plusieurs fois aussi il l’avoit vue, saluée, et lui avoit fait même quelques présents. Le roi la trouvant à son gré, désira lui parler en secret. Pour être plus à son aise, il alla chasser dans le pays où le sénéchal faisoit

sa résidence, puis alla coucher au

Herberjat li Réis la nuit.
Quant repeirout de sun déduit,
Asez poeit à li parler,
Sun curage è sun bien mustrer ;50
Mut la trova curteise è sage,
Bele de cors è de visage ;
De bel semblant è enveisie.
Amurs l’ad mis a sa maisnie ;
Une séiete ad vers li traite
Qui mut grant plaie li ad faite :
El quor li ad lancié è mise,
N’i ad mestier, sens ni cointise.
Pur la Dame l’ad si surpris,
Tut en est murnes è pensis.60
Or li estut del’ tut entendre ;
Ne se purrat nient défendre.
La nuit ne dort ne se respose ;
Mès séï mêmes blasme è chose.
Allas ! fet-il, quel destinée
M’amenat en ceste cuntrée ?
Pur ceste Dame qu’ai véue,
M’est un anguisse al quoer ferue,
Qui tut le cors me fet trembler,
Jeo quit que mei l’estuet amer.70
E si jo l’aim, jeo ferai mal ;
Ceo est la femme al Séneschal.
Garder lui deis amur è fei,
Si cum jeo voil qu’il face à mei.

château. Dans l’entretien qu’il eut avec la dame,

Équitan ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle étoit aussi sage que belle. Mais l’ayant regardée trop attentivement, l’éclat de ses charmes embrasa le monarque des feux les plus ardents. Amour l’assujettit à ses lois et le blessa d’une flèche qui, l’atteignant au cœur, lui fit une blessure profonde que rien n’auroit pu guérir. Il est tellement épris des attraits de sa belle, qu’il devient morne et pensif. Il ne fait plus rien, il n’entend rien pendant le jour, et pendant la nuit il ne peut sommeiller. Il se reproche ses amours. Hélas ! dit-il, pourquoi le sort m’a-t-il conduit dans ce château ? La vue de cette beauté me cause un tourment affreux, je tremble en sa présence : jusques à quand l’aimerai-je ainsi ? Mais en l’aimant je commets un crime : n’est-elle pas la femme de mon sénéchal ? Je dois à ce dernier la foi et l’amour que je serois en droit d’exiger de lui. Ne pourrois-je pas trouver quelque moyen pour connoître la pensée de la dame que j’adore, car je suis trop malheureux de souffrir tout

seul. Il n’est point de belle femme, tant

Si par nul engin le saveit,
Bien sai que mut l’en pesereit.
Mès nepurquant pis iert asez
Que pur li séie afoléz.
Si bele Dame tant mar fust,
Si ele n’amast, u dru ust ;80
Que devendreit sa curteisie,
Si ele n’amast de druerie ?
Suz ciel n’ad femme, s’ele amast,
Ki de amur n’en amendast.
Li Séneschal, si l’oit cunter
Nel’ en deit mie trop peser.
Sul ne la peot-il nient tenir ;
Certes jeo voil od li partir.
Quant ceo ot dit si suspira,
Enprès se jut è si pensa.90
Sui en estrif è en effrei ?
Uncore ne sai n’en ai seu
S’ele fereit de mei sun dreu ;
Mès jeo sauerai hastivement.
S’ele sentist ceo ke jeo sent,
Jeo perderei ceste dolur,
E deuz tant ad de-ci qu’al jur,
Jeo ne puis jà repos aveir ;
Mut ad ke jeo cuchai eir seir.100
Li Reis veilla tant que jur fu ;
A grant peine ad atendu.

méchante soit-elle, qui ne veuille aimer ou

faire un amant ; car enfin, que seroit sa courtoisie si elle n’aimoit tendrement. Non, il n’est point de femme sur la terre qui ne sacrifie à l’amour[160]. Si mon sénéchal vient à connoître mes sentiments pour sa moitié, il ne pourra pas en être fâché, car il ne doit pas certainement la garder pour lui seul ; puis enfin je le renverrai et me séparerai de lui. Après ces réflexions, Équitan soupira et se prit à dire : Parbleu je prends bien de la peine d’avance, puisque je ne sais pas encore si la belle veut m’accepter pour ami ; mais dès aujourd’hui je saurai si elle partage mes sentiments, je perdrai, je l’espère, ce chagrin qui m’accable nuit et jour, sans me laisser un instant de repos.

Le jour que le prince attendoit avec tant d’impatience vint enfin à paroître. Aussitôt il se lève et part pour la chasse, mais il

ordonne bientôt de rentrer sous le prétexte

Il est levez, si vet chacier ;
Mès tost se mist el reperier.
E dit que mut est déhaitiez,
El chambre vet, si s’est cuchiez.
Dolent en est li Sénescaus,
Il ne seit pas quels est li maus
De quei li Reis sent les friçuns.
Sa femme en est dreit acheisuns :110
Pur sei déduire è cunforter
La fist venir à li parler.
Sun curage li descovri,
Savoir li fet qu’il murt pur li.
Del tut li peot faire confort,
E bien li peot doner la mort ;
Sire, la Dame li ad dit,
De ceo m’estuet aveir respit.
À ceste primère féiée
Ne sei-jeo mie cunseillée ?120
Vus estes Rei de grant noblesce ;
Ne sui mie de teu richesce,
Que méi déiez arester
Ne druerie ne vostre amer.
Si avez fait vostre talent.
Jeo sai de veir, ne dut nient ;
Tost m’averez entrelaissiée,
Jeo sereie mut empeirée,
Se si fust que jeo vus aimasse,
E vostre requeste otréiasse.130

d’une indisposition. Il monte dans son appartement

et se couche. Le sénéchal vivement affecté de cette indisposition subite est loin de penser que sa femme soit la cause de la maladie de son prince. Il est tellement persuadé du contraire, qu’à la prière de ce dernier, il invite sa femme à venir tenir compagnie à son hôte afin de le distraire. Dès l’instant où ils sont seuls, Équitan découvre son amour à la belle ; il lui apprend qu’il meurt pour elle, et que dans le cas où ses vœux seroient rejetés, il se donnera la mort. La dame surprise lui dit aussitôt : Sire, excusez-moi si je ne réponds pas sur-le-champ à votre question ; elle est embarrassante et demande réflexion. Vous êtes trop riche et de trop haute naissance pour m’offrir vos vœux. Lorsque vous aurez satisfait vos desirs, je sais à n’en pouvoir douter que vous m’abandonnerez. Je serois trop malheureuse si je venois à vous aimer et à vous accorder votre demande. Il ne convient pas que nous nous attachions l’un à l’autre. Vous êtes un seigneur puissant, et

mon mari, votre vassal, est trop au-dessous

Ne sereit pas bele partie
Entre nus deus la druerie ;
Pur ceo que estes Rei puissaunz,
E mi Sire est de vus tenaunz,
Que déréiez à mun espeir
Le danger del’ amur aveir.
Amur n’est pruz se n’est égals ;
Meuz vaut un povre hum léals,
Si en sei ad sens é valur.
Greinur joïe est de s’amur,140
Qu’il n’est de Prince u de Rei,
Quant il n’ad léauté en sei.
Si aukun aint plus haltement
Que sa richesce n’en apent,
Cil se dut de tele rien.
Li riches hume requid bien
Que nuls ne li toille s’amie
Qu’il volt amer pur seignurie.
Equitan li respunt après :
Dame, merci, nel’ dites mès.150
Cil ne sunt mie del’ tut curteis ;
Ainz est bargaine de burgeis
Qui pur aveir ne pur grant fiu,
Mettent lur peine en malveis liu.
Suz ciel n’ad Dame, s’èle est sage,
Curteise è franche de curage,
Pur que d’amer se tienge chière
Qu’elle ne seit mie novelère.

de votre dignité pour que vous espériez et

que vous n’ayez point songé à cette difficulté. D’ailleurs, sire, l’amour n’est heureux qu’entre gens de conditions égales ; mieux vaut un homme peu favorisé des dons de la fortune, s’il joint la prudence à la valeur. Ses vœux sont plus agréables à recevoir que ceux d’un prince ou d’un roi, personnages bien rarement fidèles. Qui aime dans une classe plus élevée fait bien ; l’homme riche et puissant ne croit pas qu’on puisse lui enlever sa mie, et pense que celle-ci doit l’aimer à cause de sa naissance et de ses privilèges. Ah, madame, répondit Équitan, ce que vous me dites n’est pas aimable ; permettez-moi de vous faire observer que les exemples que vous me citez sont des dictons de bourgeois, qui placent toujours mal leur affection. J’oserai vous dire qu’il n’est aucune femme bien née qui, si elle n’est point changeante et qu’elle veuille aimer, n’accorde sa tendresse à un prince et ne l’aime véritablement. Quant à ces grands seigneurs qui, par goût du changement,

courent de belle en belle, ils

Si ele n’ust suz sun mantel
Qu’uns riches Princes de chastel ;160
Ne se déust pur li pener
E léalment è bien amer.
Cil ki d’amur sunt novelier
E ki s’aturnent de trichier,
Il sunt gabé et décéu,
E de plusurs l’avum nus veu.
N’est pas merveille se cil pert
Ki par son crime le désert.
Ma chiere Dame à vus mustrei ;
Ne me tenez dunc pas pur Rei,170
Mès pur vostre hum è vostre ami.
Séurement vus jure è di
Que jeo ferai vostre pleisir,
Ne me laissez pur vus murir.
Vus seiez Dame, è jeo servant,
Vus orguilluse, è jeo préiant.
Tant ad li Reis parlé od li
E tant li ad crié merci,
Que de s’amur l’aséura,
E èle sun cors li otria.180
Par lur anels s’entresaisirent,
Lur fiaunce s’entreplévirent ;
Bien les tiendrent mut s’entraimèrent,
Puis il mururent è finèrent.
Lung-tens durrat, lur druerie,
Qui ne fu pas de gent oïe ;

doivent être vilipendés ainsi qu’il est arrivé à

plusieurs. D’ailleurs il est juste de tromper un trompeur. Ainsi, belle dame, je vous en supplie, ne regardez pas à mon rang, mais prenez-moi pour votre homme-lige et pour votre ami. Je vous promets et vous jure de faire entièrement votre volonté ; ne me laissez pas mourir ; vous serez ma dame et moi votre esclave, vous commanderez et j’obéirai. Enfin, après toutes les protestations et les assurances d’un amour éternel, la dame lui accorda sa demande ; ils échangèrent leurs anneaux, se donnèrent mutuellement leur foi qu’ils tinrent. Ils s’aimèrent tendrement jusqu’à leur mort qui arriva le même jour.

Ce commerce dura fort long-temps sans être aperçu, et lorsque Équitan vouloit entretenir en secret sa maîtresse, il annonçoit aux gens de sa maison, qu’ayant besoin d’être saigné, il desiroit être seul et qu’on

ne laissât entrer, personne[161]. Quel eût été

As fines de lur assembler,
Quant ensemble durent parler,
Li Reis feseit dire à sa gent
Que seignez iert privéement ;190
Le us des chambres furent clos,
Ne troveissez hume si os,
Si li Rei pur li n’envéiast,
Jà une feiz dedenz entrast.
Li Séneschal la curt teneit
Les plaiz, è les clamurs oïeit ;
Li Reis l’ama mut lungement
Qui d’autre femme n’ot talent.
Il ne voleit nule espuser ;
Jà ne rovast oïr parler.200
La gent le tindrent mut à mal ;
Tant que la femme al Séneschal
L’oï suvent, mut li pesa,
E de lui perdre se duta.
Quant èle pout à li parler
E èle li duit joïe mener,
Baisier, estreindre è acoler,
E ensemble od li juer,
Forment plurt è grant déol fist.
Li Reis demanda è enquist210
Que deueit è que céo fu.
La Dame li ad respundu :
Sire, jo plur pur nostre amur,
Qui mei revert à grant dolur.

l’homme assez osé pour enfreindre les ordres

du souverain, et pour entrer s’il n’eût été appellé. Pendant ce temps, le sénéchal tenoit la cour, jugeoit les procès, écoutoit les réclamations. Aussi le prince l’estimoit-il autant qu’il aimoit la dame. Cependant il apprit que ses barons et ses sujets le blâmoient de ce qu’il ne prenoit pas une compagne. Ces bruits parvinrent à l’oreille de la femme du sénéchal, qui craignoit de perdre son

amant. La première fois qu’elle vit Équitan,

Femme prendrez, fille à un Rei,
E si vus partirez de mei :
Sovent l’oi dire è bien le sai ;
E jeo lasse que devendrai !
Pur vus m’estuet auques la mort
Car jeo ne sai autre cunfort.220
Li Reis li dit, par grant amur,
Bele amie, n’éiez pour
Certes jà femme ne prendrai
Ne pur autre ne vus lairai.
Sacez de ver è si créez,
Si vostre Sire fust finez,
Reine è Dame vus fereie
Jà pur femme ne vus lerreie.[162]
La Dame l’en ad mercié,
E dit que mut li sot bon gré ;230
E si de ceo l’aséurast,
Que pur autre ne la lessast,
Hastivement purchacereit,
A sun Seignur que mort sereit.
Legier sereit à purchacier
Pur ceo k’il li vousist aidier
Il li respunt que si ferat ;
Jà cele rien ne li dirrat,
Que il ne face à sun poeir,
Fust à folie u à saveir.240
Sire, fet-èle, si vus plest,
Venez chacer en la forest,

au lieu de jouer et d’user des plaisirs qu’amour

procure, la dame pleure et se désole. Équitan s’empresse de lui demander le motif de son chagrin. Seigneur, je pleure pour nos amours dont la fin me fera mourir de douleur. D’après la demande de vos vassaux, vous allez m’abandonner pour vous marier avec quelque princesse ; je le sais, j’en suis certaine, et moi, malheureuse, que vais-je devenir ? J’aime mieux la mort que de vous perdre, car je ne connois aucun autre remède

à mes maux. Belle amie,

En la cuntrée ù jeo sujur :
Dedenz le chastel mun Seignur
Sujurnez ; si serez seignez,
E al terz jur si vus baignez.
Mi Sires od vus se seignera
E od vus puis se baignera ;
Dites li bien nel’ lessez mie
Que il vus tienge cumpainie.250
E jeo ferai les bains tremper
E les deux cuves aporter ;
Sun bain si chaut è si buillant,
Suz ciel ne ad humme vivant,
Ne fust escaudez è mal mis
Einz que dedenz si fust asis.
Quant mort serat è escaudez,
Nos humes è les soens mandez,
Si lur mustrez cum faitement
Est mort al bain sudeinement.260
Li Réis li ad tut graunté,
Qu’il en ferat sa volenté.
Ne demurat mie treis meis
Qu’el païs vet chacier li Reis ;
Seiner se fet cuntre sun mal
Ensemble od li sun Séneschal.
Al terz jur dist k’il baignereit :
Li Séneschal dit : jo l’otrei.
La Dame fet les bains tremper
E les deus cuves aporter.270

rassurez-vous, lui dit le roi avec tendresse, soyez

certaine que jamais je ne vous quitterai pour une autre femme, et je vous promets que dans le cas où vous deviendriez veuve, vous partagerez mon trône et ma puissance. La dame remercia Équitan de l’assurance qu’il venoit de lui donner, sur-tout de ce qu’il ne prendroit point d’autre femme. Et puisqu’il en étoit ainsi, elle alloit aviser aux moyens de se défaire de son époux, chose fort aisée dans le cas où son amant voudroit l’aider. Équitan répondit qu’il étoit prêt à faire tout ce qu’elle lui ordonneroit. Eh bien ! sire, venez chasser dans notre forêt, vous logerez au château. Puis, trois jours après vous être fait saigner, vous prendrez un bain, mon mari en fera autant ; vous aurez soin qu’il vous tienne toujours compagnie. Pendant ce temps je ferai apprêter les baignoires et les bains, je tiendrai celui de mon mari si chaud que personne ne pourroit le supporter ; enfin, à peine y sera-t-il entré, qu’à l’instant même il aura cessé de vivre. Aussitôt cet événement,

vous manderez vos hommes et les siens

Devant le lit, tut à devise,
Ad chescune des cuves mise ;
L’ewe buillant fait aporter,
U li Sénescal deust entrer.
Li Preudum esteit sus levez ;
Put déduire fu fors alez.
La Dame vient parler al Rei,
E il la mist dejuste sei :
Sur le lit al Seignur cuchèrent,
E déduistrent, è enveisèrent ;280
Ileoc unt ensemble géu ;
Pur la cuve qui devant feu.
L’us firent tenir è garder,
Une Meschine i deust ester.
Li Séneschal hastif revint
A l’hus buta, cèle le tint,
Icil le fiert par tel haïr,
Par force li estut ovrir.
Le Rei è sa femme ad trovez
U il gisent entreacolez.290
Li Reis garda, sil’ vit venir,
Pensa sa vileinie couvrir,
Dedenz la cuve saut joinz pez,
É il fu nuz è despuillez.
Unques garde ne s’en dona,
E ileoc murut escauda.
Sur li est le mal revertiz ;
E il est sauf è bien gariz.

pour leur montrer que mon mari est mort

subitement dans le bain. Équitan approuva ce projet, et lui promit de concourir à son exécution.

Trois mois s’étoient à peine écoulés que le roi alla chasser comme il en étoit convenu, il se fait saigner de concert avec son sénéchal ; Équitan prévient qu’ils se baigneront au bout de trois jours. En effet la dame fait apporter les cuves devant les lits, et n’oublie pas l’eau bouillante pour la baignoire où son mari devoit entrer. Le sénéchal étant sorti pour quelques affaires, sa femme vint parler au prince qui la fit placer à côté de lui, sur le lit du mari, et pour être plus en sûreté pendant qu’ils prenoient leurs ébats, la porte étoit gardée par une jeune fille. Le sénéchal s’empresse de revenir, frappe à la porte de son appartement, mais la jeune fille la retenoit ; en colère de ce retard, il frappe de nouveau avec tant de violence qu’il fallut enfin lui ouvrir. En entrant, il trouva le roi et sa femme couchés dans le même lit. Équitan voyant

arriver le sénéchal, honteux d’avoir été

Le Sénescal ad bien véu
Coment del’ Rei est avenu ;300
Sa femme prent demeintenant
El bain la met le chief avant.
Issi mururent ambedui,
Li Reis avant, è èle od lui ;
Ki bien vodreit reisun entendre,
Ici purreit ensample prendre :
Tel purçace le mal d’autrui,
Dunt le mals revertit sur lui ;
Issi avient, cum dit vus ai,
Li Bretun en firent un Lai,310
De Equitan cum il fina,
E la Dame qui tant l’ama.312

surpris, sort du lit à la hâte, saute à pieds

joints dans l’une des cuves ; pour son malheur il se précipite dans celle qui étoit remplie d’eau bouillante, et il y périt aussitôt. Ainsi le mal qu’il vouloit faire est entièrement retombé sur lui. Le sénéchal connut alors l’intrigue et les projets de sa femme : furieux d’avoir été trompé, il la prend et la jette, la tête la première, à côté de son suborneur. Ainsi périrent les deux amants, d’abord le prince, puis son amie. L’homme raisonnable verra par ce que je viens de raconter la vérité de cet argument : tel cherche le mal des autres qui en est atteint le premier.

De cette aventure, comme je l’ai dit, les Bretons ont fait le Lai d’Équitan et de la dame son amie.


LAI DEL FREISNE

Séparateur


Le lai del Freisne vus dirai
Sulunc le cunte que jeo sai[163].
En Bretaine jadis aveient
Dui Chevaliers, veisin esteient ;
Riches hummes furent è manant[164],
E chevaliers prux è vaillant.
Prochein[165] furent d’une cuntrée,
Chescun femme aveit espusée ;
L’une des Dames enceinta
Al fin qu’ele délivera10
A cele feiz ot deus enfanz
Sis Sires est liez è joianz ;
Pur la joïe que il en a,
A un bon veisin le manda,
Que sa femme ad deus fiz éuz,

LAI DU FRÊNE.[166]

Séparateur


Je rapporterai le Lai du Frêne, d’après le récit qui m’en a été fait.

Il existoit jadis dans la Bretagne, deux seigneurs qui étoient si proches voisins que leurs biens se touchoient. À-la-fois vaillants chevaliers et hommes riches, tous deux étoient mariés, et leur habitation n’étoit pas éloignée de la ville. L’une des dames devint enceinte, et au bout du terme, elle accoucha de deux enfants. Le mari, charmé de cet événement, s’empressa de le mander à son voisin ; il lui envoie un messager pour lui faire part que sa femme étoit accouchée de deux enfants mâles, et pour le prier d’être parrain de l’un de ses fils. Le messager arrive chez l’ami pendant qu’on étoit

à table, il s’agenouille et remet sa dépêche.

De tanz enfanz esteit créuz.
L’un li transmettra à lever,
De sun nun le face nomer.
Li riches hum sist al manger
A-tant es-vos le messager ;20
Devant le deis s’agenoila
Tut sun message li cunta.
Li Sires en ad Deu mercié
Un bel cheval li ad doné.
La femme al chevalier surist,
De juste li al manger sist ;
Kar èle ert feinte è orguilluse,
E médisante è enviuse.
Ele parlat mut folement,
E dist devant tute sa gent,30
Si m’eït Deus jo m’esmerveil
U cest Preudum prist cest cunseil
Qu’il ad mandé à mun Seignur,
Sa hunte è sa deshonur.
Que sa femme ad eu deus fiz,
E il, è èle en sunt huniz.
Nus savuns bien qu’il i afiert,
Unques ne fut ne jà n’en iert,
K’en avendrat cel aventure
Qu’à une sule portéure40
Que une femme deus fiz eit,
Si deus hummes ne li unt feit.
Sis Sires l’a mut esgardée ;

Le voisin remercie le ciel du bonheur qu’éprouve

son ami, et fait présent d’un superbe cheval à l’envoyé[167]. Sa femme qui mangeoit aux côtés de son époux, se mit à sourire en écoutant le récit du messager ; elle étoit fausse, hautaine, médisante et envieuse. Cette dame parla fort légèrement lorsqu’elle dit devant ses domestiques : Avec l’aide de Dieu, je suis en vérité surprise de ce que le chevalier notre voisin ait osé mander à mon mari ce qui doit faire sa honte et son déshonneur, puisque sa femme est accouchée de deux enfants à la-fois. Comment publier ce qui doit faire le déshonneur de ces époux ? On sait parfaitement qu’il ne s’est jamais vu et que l’on ne verra jamais pareille chose, si la femme n’a pas eu commerce avec deux hommes. Le mari étonné d’un pareil langage, regarde fixement sa

femme, et la blâme de ce qu’elle vient de

Mut durement l’en ad blamée ;
Dame, fet-il, lessez ester,
Ne devez mie issi parler :
Vérité est que ceste Dame
Ad mut esté de bone fame.
La gent qui en la meisun èrent,
Cele parole recordèrent,50
Asez fu dite è conue
Par tute Bretaine fut seue.
Mut en fu la Dame haïe,
Pos en dut estre maubalie,
Tutes li femmes ki l’oïrent
Povres è riches l’en haïrent.
Cil qui le message ot porté
A sun Seignur ad tut cunté,
Quant il l’oï dire è retraire,
Dolent en fu, ne sot qu’i faire ;60
La preude femme en haï
E durement la mescréi,
E mut la teneit en destreit,
Sanz ceo qu’ele nel’ déserveit.
La Dame qu’isi mesparla,
En l’an méismes enceinta ;
De deuz enfanz est enceintié
Ore est sa veisine vengié.
Dèsqu’à sun terme les porta,
Deus filles ot, mut li pesa ;70
Mut durement en est dolente,

dire. Dame, reprit-il, vous feriez mieux

de vous taire que de parler ainsi ; il est certain que l’accouchée mérite la bonne réputation dont elle jouit. Les gens de la maison, présents à la scène qui venoit d’avoir lieu, répétèrent les propos tenus par leur maîtresse. La nouvelle s’en répandit dans toute la Bretagne. La méchante fut blâmée par toutes les personnes du sexe ; pauvres et riches la prirent en haine et la méprisèrent. Le messager de retour chez son maître, lui rapporta la conversation qu’il avoit entendue. Celui-ci fut bien chagrin des propos qui avoient été tenus chez son ami ; il prit son épouse en aversion, et pensa qu’elle l’avoit réellement trompé ; dès cet instant il fit mauvais ménage, et n’eut plus de confiance dans la mère de ses enfants ; il sembloit que ce mari recherchât tous les moyens imaginables pour affliger cette malheureuse femme, tant il étoit persuadé qu’elle étoit coupable.

La dame qui avoit si mal parlé devint enceinte à son tour dans la même année, et

arrivée à son terme, elle accoucha de deux

A sei méismes se desmente ;
Lasse, fet-èle, que ferai !
Jamès pris ne honur n’aurai !
Hunie suiz, c’est véritez ;
Mis Sire è tut sa parentez
Certes jamès ne me crerrunt
Dès que ceste aventure sauerunt ;
Kar jeo méismes me jugai
De tutes femmes mesparlai.80
Dunc dis-jeo que unc ne fu,
Ne nus nel’ avium véu
Que femme deus enfanz éust,
Si deus humes ne conéust.
N’en ai deus, ceo me est avis ;
Sur méi est turné le pis.
Ki sur autre mesdit è ment
Ne seit mie qu’à l’oil li pent.
De tel humme peot l’um parler
Que meuz de li fet aloser.90
Por mei defendre de hunir,
Un des enfanz m’estuet murdrir.
Meuz le voil vers Deu amender
Que mei hunir è vergunder.
Ceo qui en la chambre esteient
La cunfortèrent è diseient
Que èles nel’ suffreïent pas ;
De humme ocire n’est pas gas.
La Dame aveit une Meschine

filles. Je vous demande si la voisine ne

fut pas alors bien vengée, et quels regrets eut à son tour la méchante. Malheureuse que je suis, dit-elle, que ferai-je ? me voilà déshonorée pour la vie. Je vais être méprisée de mon mari et de mes parents qui vont me haïr, d’après les propos que j’ai tenus sur ma voisine. Ils ne voudront plus croire à ma vertu dès qu’ils seront instruits de mon aventure, je me suis condamnée moi-même, en soutenant qu’une femme ne pouvoit avoir deux enfants, si elle n’avoit eu commerce avec deux hommes. Or, pareil malheur m’arrive et je me trouve dans la même situation que ma voisine. Je vois maintenant la vérité de l’adage : Qui médit des autres et les blâme, ne sait pas souvent ce qui doit lui arriver. Mieux convient la louange que la critique ; car si j’avois profité de cet avis, je ne serois pas tant à plaindre. Il me faut faire périr un des enfants ; j’aime mieux implorer la miséricorde divine pour ce crime que d’être avilie et maltraitée. Les personnes qui prenoient soin de cette femme, s’empressèrent

de la consoler et la prévinrent

Qui mut estéit de franche orine100
Lung-tens l’ot gardée è nurie,
E mut amée è mut chérie.
Cèle oï sa Dame plurer,
Durement pleindre è doluser ;
Anguissusement li pesa,
Ele vient, si la cunforta.
Dame, fet-èle, ne vaut rien :
Lessez cest dol, si ferez bien.
L’un des enfanz me baillez ça,
Jeo vus en déliverai jà,110
Si que honie ne serez,
Ne ke jamès ne la verez.
A un mustier la geterai,
Tut sein è sauf la porterai ;
Aucun Preudhum la trovera,
Si Deu plaist nurir la fera.
La Dame oï que Cele dist,
Grant joie en out, si li promist
Si cel service li feseit,
Bon guerdun de li avereit.120
En une chince de chesil,
Envlupèrent l’enfant gentil ;
E desus un paile roé ;
Ses Sires li ot aporté
De Costentinoble ù il fu,
Unc si bon ne èrent véu.
A une pice de sun laz,

qu’elles ne souffriroient pas l’exécution d’un

crime semblable. La dame avoit auprès d’elle une jeune personne de condition libre qu’elle avoit élevée et qu’elle chérissoit. Voyant sa protectrice pleurer et se plaindre, la jeune fille affligée cherchoit tous les moyens de la consoler. Dame, lui dit-elle, cette douleur ne convient nullement à votre état ; veuillez-vous appaiser et entendre mon avis. Vous me donnerez l’un des enfants, je vous en délivrerai secrètement, de manière à ce que jamais vous ne le reverrez. Personne ne pourra désormais vous blâmer. Je porterai votre fille près la porte d’un couvent ; j’en prendrai le plus grand soin dans la route, et j’ose présumer, avec la grace de Dieu, qu’elle sera trouvée par quelque prud’homme qui se chargera de l’élever. La dame éprouva un grand plaisir à cette proposition ; elle promit à la pucelle que pour le grand service qu’elle vouloit lui rendre, elle s’engageoit de son côté à la récompenser convenablement. Le bel enfant fut enveloppé dans un linge très-fin,

recouvert d’une étoffe de soie vermeille

Un gros anel li lie al braz,
De fin or i aveit un unce ;
En chescun turn out un jagunce.130
La verge entra ; esteit lettrée
Là ù la Meschine est trouvée,
Bien sachent tuit vereïement
Qu’ele est née de bone gent.
La Dameisele prit l’Enfant,
De la chambre s’en ist à-tant ;
La nuit quant tut fut aseri,
Fors de la vile s’en eissi,
En un grand chemin est entré
Ki en la forest l’ad mené.140
Parmi la forest sa veie tint,
Od tut l’Enfant utre en vint,
Unques del’ grand chemin n’eissi.
Bien loinz sur destre aveit oï
Chiens abaier, è coks chanter,
Iloc purrat vile trover.
Cele part vet à grant espleit
E la noise des chiens oïeit ;
En une vile riche è bele,
Est entrée la Dameisele ;150
En la vile out une abéie,
Durement riche è garnie.
Mun escient Noneins i ot,
E Abéesse kis guardot.
La Meschine vist le mustier,

que le mari de la dame avoit rapportée de

Constantinople. Jamais aussi belle étoffe ne fut vue. Avec un bout de ruban on lui lia au bras un gros anneau d’or qui pesoit plus d’une once. Il étoit entouré de grenats, et l’on y fit graver le nom de l’endroit où l’enfant devoit être déposé. Cette précaution fut prise afin que ceux qui trouveroient la pauvre petite, apprissent qu’elle étoit bien née et qu’elle appartenoit à des gens riches. La pucelle prit l’enfant et l’emporta de la chambre ; profitant de l’obscurité et du silence de la nuit pour sortir de la ville, elle prend d’abord le grand chemin, traverse la forêt, puis au loin, sur la droite, la pucelle ayant entendu le chant des coqs et l’aboyement des chiens, elle présuma que de ce côté il devoit y avoir une ville. Cet espoir ranime ses forces et lui fait doubler le pas. Son attente ne fut pas trompée, elle entra dans une ville considérable, où se trouvoit une riche abbaye de femmes. Quantité de nones y étoient sous la direction d’une abbesse. La jeune personne après avoir

considéré les différentes parties du

Les turs, les murs, è le clochier,
Hastivement est là venue,
Devant li hus est arestue.
L’Enfant mist jus qu’ele aporta,
Mut humblement s’agenuila,160
Ele comence s’oreisun.
Deus, fait-ele par tun seint nun,
Si céo te vient à pleisir,
Cest Enfant garde de périr.
Quant la prière out finée,
Arière s’est regardée,
Un Freisne vit lé è branchu,
Et mut espès è bien ramu ;
E quatre fois esteit ramé,
Por umbre faire i fut planté.170
Entre ses braz ad pris l’Enfant,
Desi qu’al Freisne vient corant ;
Desuz le mist, puis le lessa,
A Deu de veir le comanda.
La Dameisele arière vait,
Sa Dame cunte qu’ele a fait.
En l’abbéie ot un Porter
Ovrir suleit l’us del muster,
Defors par unt la gent veneient,
Quil’ service Deu oïr voleient.180
Icele nuit par tens leva,
Chandeille è lampes alluma,
Le seins sona, è l’us ovri ;

monastère, telles que les tours, les murs, le

clocher, s’arrêta devant la porte pour implorer la faveur du ciel. Après s’être agenouillée, elle fit la prière suivante. Fais-moi la grace, ô mon Dieu, par ton saint nom de prendre cet enfant en pitié, et de le garantir de tout malheur. Sa prière achevée, la pucelle regarde derrière elle, et aperçoit un très-gros frêne, dont le fût se divisoit en quatre branches qui couvroient le terrain à l’entour de leur ombrage. Reprenant aussitôt entre ses bras l’innocente créature qu’elle avoit déposée, elle s’empresse de la placer sur cet arbre, puis l’ayant de nouveau recommandée à Dieu, la demoiselle part pour revenir vers sa dame, et lui rendre compte de ce qu’elle avoit fait.

En l’abbaye restoit un portier dont les fonctions étoient d’ouvrir les portes aux personnes qui venoient aux prières. Ce jour-là cet homme s’étoit levé de meilleure heure qu’à l’ordinaire. Après avoir allumé les cierges et les lampes, sonné les cloches, il ouvre la grande porte et sort ; le premier

objet qui frappe ses regards en jettant les

Sur le Freisne les dras choisist,
Quidat ke aukun les ust prist
En larecin, è iloec mis :
D’autre chose n’ot-il regard,
Plus tost qu’il pot vint cele part,
Taste, si ad l’Enfant trové,
E il ad Deu mut mercié ;190
E puis l’ad pris, si ne le laist,
A sun ostel arière vait.
Une Fille ot qui vedve esteit.
Sis Sires fut mort, Enfant aveit,
Petit en berz è aleitant.
Li Preudum l’apelat avant :
Fille, fet-il, levez, levez,
Fu è chaundele alumez ;
Un enfaunt ai ci aporté,
Là fors el Freisne l’ai trové.200
De vostre lait le alaitez,
Eschaufez-le è sil’ baignez.
Cele ad fet sun comandement,
Le feu alum è l’Enfant prent ;
Eschaufé l’ad è bien baigné
Puis l’ad de sun leit aleité.
Entur sun braz treve l’anel,
Le pali virent riche è bel,
Bien surent cil tut ascient,
Qu’ele est née de haute gent.210
El demain après le servise,

yeux sur le frêne, est l’étoffe de soie dont

l’enfant étoit enveloppé. Présumant que cet objet, pouvoit avoir été dérobé, le portier s’empresse de venir à l’arbre pour prendre cette étoffe, et la remettre au véritable propriétaire. Mais au moment où il y portoit la main, le prud’homme découvre que l’étoffe de soie servoit à envelopper un enfant. Il rendit grace au ciel, alla prendre cette innocente créature, la porta aussitôt dans sa maison, la remit à sa fille, laquelle étoit veuve et avoit un jeune enfant qu’elle allaitoit. Le prud’homme rentrant au logis appelle la jeune veuve en lui disant : Allons ma fille, levez-vous sur le champ, allumez la chandelle et le feu. Je vous apporte un enfant que j’ai trouvé sur le frêne, vous allez le réchauffer, le baigner et le nourrir de votre lait. La veuve suivit de point en point les ordres de son père, elle allume le feu, rechauffe l’enfant, le baigne et l’allaite ; puis en déshabillant la petite, la vue de l’anneau d’or et de l’étoffe de soie, firent présumer à ces bonnes gens que le petit abandonné devoit appartenir

à une classe élevée. Le lendemain après

Quant l’Abbesse eist del’ Eglise,
Li Portiers vet à li parler,
L’aventure li vait cunter,
Del’ Enfant cum il le trovat.
L’Abbéesse le comaundat
Que devaunt li seit aporté
Fut issi cum il fut trové.
A sa meisun vet li Portiers
L’Enfant aporte volentiers ;200
Si l’ad à la Dame mustré ;
Cele l’ad forment esgardé,
E dit que nurir le fera
E por sa nièce le tendra.
Al Portier ad bien défendu
Qu’il ne die cument il fu.
Ele méismes l’ad levée.
Pur ceo qu’al Freisne fut trovée,
La Freisne li mistrent al nun,
E le Freisne l’apelet hum.230
La Dame la tient pur sa nièce,
Issi fut celée grant pièce ;
Dedenz le clos de l’abbéie
Fu la Dameisele nurie.
Quant ele vient en tel éé
Que Nature furme beauté,
En Bretaine ne fu si bele,
Ne tant curteise Dameisele.
Franche esteit è de bone escole,

l’office, au moment où l’abbesse sortoit de

l’église, le portier vint vers elle pour lui conter son aventure. L’abbesse demande à voir cet enfant habillé de la même manière qu’il avoit été trouvé. On va le chercher, et la dame après l’avoir bien examiné, prévient qu’elle se chargera de son éducation, qu’elle l’élevera comme sa nièce. L’abbesse défend au portier de faire connoître la manière dont cet enfant avoit été abandonné et trouvé sur un frêne, dont le nom lui fut donné et qu’elle conserva. Enfin l’enfant fut nourri dans l’abbaye sous les yeux de l’abbesse, qui l’appeloit sa nièce. Quand Frêne fut parvenue à cet âge où la nature forme les jeunes personnes, elle surpassa en beauté et en amabilité toutes les demoiselles de la Bretagne. La bonté de son caractère, le charme de sa conversation, la faisoient chérir de tout le monde, et ses qualités surpassoient encore les graces de son visage. Elle étoit si bonne, si aimable, si bien élevée, elle parloit avec tant de douceur et de grace qu’on ne pouvoit la voir sans l’aimer et

sans l’estimer. Il existoit à Dol un seigneur

E en semblant è en parole ;240
Nul ne la vist que ne l’amast,
E à merveille la preisast.
A Dol aveit un bon Seignur,
Unc puis ne einz n’i ot meillur.
Ici vus numerai sun nun ;
El païs l’apelet Burun.
De la Pucele oït parler,
Si l’a cumença à amer.
A un turneiement ala,
Par l’abbeie se returna :250
La Dameisele ad demandée
L’Abbéesse li ad mustrée ;
Mut la vit bele è enseignée,
Sage, curteise è afeitée.
Si il ne ad l’amur de li,
Mut se tendrat à mau-bailli.
Esgaurez est, ne sait coment ;
Kar si il repairout sovent,
L’Abéesse s’aparcevereit,
Jamès des oilz ne la vereit ;260
D’une chose se purpensa ;
L’abeie crestre vodera,
De sa tere tant i durra,
Dunt à tuz-jurs l’amendera ;
Kar il vout aveir en retur
E le repaire è le sujur,
Pur aveir lur fraternité,

appellé Buron, lequel étoit chéri de ses

vassaux. Il entendit parler des bonnes qualités de Frêne, et ne put s’empêcher de l’aimer. En revenant d’un tournois, il passa par le couvent, et pria l’abbesse de faire venir sa nièce. Le chevalier trouva la demoiselle si fort au-dessus du portrait qu’on lui en avoit fait, qu’il en fut entièrement épris. Il se regardera comme très-malheureux s’il n’obtient l’amour de cette belle. Sa raison se trouble et il ne sait à quoi se résoudre, ni quel parti prendre. S’il vient trop souvent à l’abbaye, la supérieure découvrira le motif de ses visites, et lui défendra de les continuer. À force de réfléchir à sa situation, il pensa qu’en faisant diverses donations au couvent, il l’enrichiroit à jamais, et qu’il demanderoit en retour un appartement pour l’occuper lorsqu’il passeroit dans le canton. Pour obtenir la confiance des religieuses il leur donna des terres considérables, afin de faire prier pour lui, mais Buron avoit bien d’autres motifs que celui de demander le pardon de

ses fautes. Dès qu’il eut obtenu l’objet de

Lor ad grantment le soen doné.
Mès il ad autre achéisun
Que de receivre le pardun ;270
Souvente feiz i repeira,
A la Dameisele parla ;
Tant li pria, tant li premist,
Q’Ele otria ceo ke il quist.
Quant aséur fut de s’amur,
Si la mist à reisun un jur.
Bele, fet-il, ore est issi
Ke de mei avez fet ami :
Venez vus ent del’ tut od mei,
Saver poez jeol’ quit è crei,280
Si vostre Aunte s’aperceveit,
Mut durement li pesereit,
Encur si feussez enceintez
Durement sereit encruciez ;
Si mun cunseil crere volez,
Ensemble od mei vus en vendrez,
Certes jamès ne vus faudrai,
Richement vus cunseillerai.
Cele qui durement l’amot,
Bien otriat ceo qui li plot,290
Ensemble od li en est alée,
A sun chastel l’ad amenée.
Sun pali porte è sun anel,
De ceo li pout estre mut bel ;
L’Abéesse li ot rendu,

sa demande, il venoit souvent au monastère

pour trouver l’occasion de parler à Frêne. Il la pria tant, lui fit de si belles promesses que cette demoiselle consentit enfin à lui accorder son amour. Ayant obtenu les faveurs de sa belle, il lui parla un jour en ces termes : Belle amie, puisque vous m’avez choisi pour amant, suivez-moi dans mon château. Jugez de la colère de votre tante si elle étoit instruite de nos amours, et quel seroit son courroux si vous deveniez enceinte. Si vous m’en croyez venez avec moi, vous ne manquerez jamais de rien, et vous partagerez mes richesses. La belle Frêne qui aimoit tendrement son ami se rendit sans peine à ses desirs, et suivit Buron dans son château. Elle emporta dans sa fuite l’anneau et l’étoffe qui devoient servir à la faire reconnoître un jour. L’abbesse lui avoit raconté comment elle avoit été trouvée sur un arbre, aussi Frêne conservoit-elle précieusement dans un coffre les divers objets dont elle étoit enveloppée.

Ce fut un grand bonheur pour cette

malheureuse demoiselle, que la bonne

E dist come il est avenu,
Quant primes li fut envéiée,
E suz le freisne fut cuchée,
Le pali è l’anel li bailla,
Cil qui primes le envéïa,300
Plus d’aver ne reçut od li ;
Come sa nièce la nuri,
La Meschine ben les gardast,
En un cofre les afermat,
Le cofre fist od sei porter,
Nel’ volt lesser ne ublier.
Li Chevaliers ki l’amena,
Mut la chéri è mut l’ama,
E tut si humme è si servant
N’i out un sul petit ne grant,310
Pur sa franchise nel’ amast,
E ne chérist, è honerast.
Lungement ot od li esté,
Tant que li Chevalier luité
E mut grant mal li atournèrent.
Sovente feiz à li parlèrent,
Qu’une gentil-femme espusast,
E de cele se délivrast.
Lié sereient s’il eust héir,
Qui après lui puist avéir320
Sa tere è sun hiretage,
Trop i avereit grant damage
Si il laissast pur sa suivant

abbesse qui l’avoit élevée et nourrie en lui

rendant la bague et l’étoffe de lui avoir appris comment elle avoit été abandonnée dès sa naissance, et par quel hasard elle étoit tombée entre ses mains. Connoissant l’importance dont ces deux objets étoient pour elle, Frêne n’avoit garde de les oublier. Aussi en prenoit-elle le plus grand soin et veilloit sans cesse à ce qu’ils ne s’égarassent.

Buron dont la tendresse étoit extrême conduisit sa belle maîtresse dans sa terre, où elle se fit aimer et chérir de tous ceux qui la connurent. Ils étoient depuis long-temps ensemble, lorsque les chevaliers exposèrent à plusieurs reprises à leur seigneur qu’ils seroient flattés de lui voir épouser une femme de son rang, et de renvoyer son amie, afin d’avoir un héritier. Les chevaliers lui font entrevoir que s’il laisse sa terre à un étranger ou à sa mie, ils ne le tiendront plus pour seigneur, et qu’ils cesseront de le servir. Buron forcé de déférer à l’avis de ses chevaliers, leur demanda quelle femme de la province il pourroit

prendre. Sire, ici près est un prud’homme,

Que de espuse n’eust enfant,
Jamès pur Seinur nel’ tendrunt,
Ne volentiers nel’ servirunt
Se il ne fait lur volenté :
Le Chevaliers ad graunté
Qu’en lur cunseil femme prendra ;
Ore esgardent è ceo sera,330
Sire, funt-il, ci près de nus,
Ad un Preudum parlé od nus ;
Une fille ad qui est suen heir,
Mut poez tere od li aveir,
La Codre ad nun la Dameisele,
En cet païs ne ad si bele.
Pur le Freisne que vus lairez
En eschange le Codre arrez.
En la Codre ad noiz è déduiz,
Freisne ne porte unke fruiz :340
La Pucele purchaserunt
Si Deu plest si la vus durrunt.
Cel mariage unt purchacié,
E de tutes parz otrié.
Allas ! cum est avenéu
Ke li aukun ne unt séu
L’aventure des Dameiseles
Qui esteient sérur gemeles.
El Freisne cele fu celée,
Sis amis ad l’autre espusée.350

père d’une fille unique et fort riche. Cette

jeune personne qui est la plus jolie du canton se nomme Coudre. Ainsi en abandonnant Frêne, vous aurez pour la remplacer Coudre ; ce dernier donne du fruit, et le Frêne n’en porte point[168]. La demande ayant été faite aux parents fut acceptée. Mais hélas ! les chevaliers ignoroient que les deux jeunes personnes étoient sœurs jumelles. Frêne étoit la malheureuse abandonnée, et sa sœur étoit destinée à devenir l’épouse de son ami. Le mariage est enfin arrêté, et dès que Frêne apprend que son ami va se marier, elle ne laisse apercevoir aucune trace de chagrin, et se dévoue aux plus rudes travaux. Elle sert son seigneur comme à l’ordinaire et prend soin de tout le monde ; aussi toutes les personnes invitées ou celles de la maison s’émerveilloient-elles de son courage et de son dévouement. Les amis de Buron s’étoient

rendus au château le jour de la noce, ainsi

Quant ele sot ke il la prist,
Unques péjur semblant ne fist.
Sun seignur sert mut bonement
E honure tute sa gent.
Li Chevalier de la meisun,
E li vadlet, è li garçun,
Mervéïllus dol en meneient
De ceo ke perdre la deveient.
Al jur des noces qu’il unt pris,
Sis Sires i mande ses amis,360
E l’Erceveske i esteit,
Cil de Dol qui de lui teneit,
S’Espuse li unt amenée,
E sa mère est od li alée.
De la Meschine aveit pour
Vers ki sis Sirs ot tel amour
Que à sa fille mal tenist,
Vers sun Seignur si ele poïst,
De sa meisun la getera ;
A sun Gendre cunseilera370
Que à un Preudum la marit
Si s’en déliverat, ceo quit.
Les noces tiendrent richement,
Mut i out esbaniement,
La Dameisele ès chambres fu ;
Unques de quanke ele ad véu,
Ne fist semblant que li pesast,

que l’archevêque ; les chevaliers de la ville

de Dol lui amenèrent la nouvelle épouse. La mère de Coudre avoit accompagné sa fille ; craignant que son gendre ne revînt à ses premières amours, elle vouloit lui conseiller de renvoyer Frêne, et de la marier à quelque homme de bien. Les noces furent très-belles, et pendant qu’on se livroit au plaisir, Frêne parcourut les chambres du château pour examiner si tout étoit en place et si rien ne manquoit. Il ne paroissoit point que cet hymen lui déplût, car elle avoit servi la nouvelle mariée avec tant de graces que les convives ne pouvoient revenir de leur surprise. Chacun louoit sa conduite, ses soins et son activité. La mère en admirant le courage, la patience, le bon cœur de Frêne, lui accorda son estime et son amitié. Ah ! si elle avoit reconnu sa fille, elle n’eût sans doute pas voulu lui enlever son ami. Toujours attentive, Frêne va faire dresser le lit nuptial. Quittant son manteau, elle montre aux chambellans la manière dont il falloit le faire pour se

conformer au goût de leur seigneur. Le lit

Ne tant qu’ele se curuçast.
Entur la Dame bonement
Serveit mut aféitement.380
A grant merveille la teneient
Cil è celes ki la véient.
Sa mère l’ad mut esgardée,
En sun quor preisié é amée ;
Pensat è dist, si ele le sust,
La manière k’ ele le fust,
Jà pur sa fille ne perdist,
Ne sun Seignur ne li tolist.
La noit, al lit apariller,
U l’espuse deveit cucher,390
La Damisele i est alée ;
De sun mauntel s’est desfublée ;
Les chamberlencs i apela,
La manière lur enseigna
Cument si Sires le voleit
Kar mainte feiz véu l’aveit.
E quant le list fu apresté
Un coverture unt sus jeté ;
Li dras esteit d’un viel bofu,
La Dameisele l’ad véu.400
N’est mie bons, ceo li sembla,
En sun curage li pesa ;
Un cofre ovri, sun pali prist
Sur le lit sun Seignur le mist :[169]

étoit dressé, et voyant qu’il étoit recouvert

d’une étoffe peu riche et de mauvais goût, Frêne ouvre son coffre, en retire la belle étoffe dont elle avoit été enveloppée, et la fit servir à décorer le lit de son ami. Elle le faisoit avec d’autant plus de plaisir que l’archevêque devoit venir pour bénir la chambre des deux époux, et remplir son ministère. Sitôt que tout fut apprêté, la mère conduit Coudre dans la chambre nuptiale et la veut faire coucher. En jetant les yeux sur le lit, elle aperçoit l’étoffe précieuse, la reconnoît, se ressouvient de l’emploi qu’elle en fait, puis éprouve un frémissement involontaire. D’où peut venir cette étoffe ? par

quel hasard se trouve-t-elle dans le château

Pur li honurer le feseit
Kar L’Erceveske i esteit
Pur eus beneistre è enseiner,
Ceo afereit à sun mestier : [170]
Quant la chaumbre fu délivrée,
La Dame ad sa fille amenée ;410
Ele la volt fère cuchier,
Si la cumande à despolier.
Le pali esgarde sur le lit
Que unke mès si bon ne vit
Fors sul celui ke le dona
Od sa fille ke le céla.
Adunc li remembra de li,
Tut li curages li frémi.
Le chamberlenc apele à sei :
Di mei, fet-ele, par ta fei420
U fu cest bon pali trovez ?
Dame, fet-il, vus le sauerez,
La Dameisele l’aporta,
Sur le covertur le geta ;
Kar ne li sembla mie boens,
Jeo quit que le pali est soens.
La Dame l’aveit apelée,
E ele est devant li alée :
De sun mauntel se deffubla,
E la mère l’areisuna :430
Bele amie, nel’ me celez,
U fu cist bons palis trovez !

de mon gendre ? Pour s’en éclaircir, la dame

appelle un chambellan ; Dites-moi, mon ami, vous devez le savoir, comment votre maître est-il devenu propriétaire de cette étoffe ? Je vais vous satisfaire, madame, c’est Frêne, la jeune personne qui l’a apportée ; voyant que la couverture de mon seigneur n’étoit pas assez riche pour un jour aussi solennel, elle a donné celle que vous voyez. Faites-la venir sur-le-champ, et sitôt qu’elle l’aperçut ; Ah ! belle amie, lui dit la mère, veuillez m’apprendre où cette bonne étoffe a été trouvée, d’où vient-elle, qui vous l’a donnée ? Dame, ma tante l’abbesse qui a pris soin de mon enfance et qui m’a élevée, me remit cette

étoffe ainsi qu’un anneau d’or, et

Dunt vus vient-il, kil’ vus dona,
Kar me dites kil’ vus bailla !
La meschine li respundi ;
Dame, m’Aunte ki me nuri,
L’Abbéesse kil’ me bailla
A garder le me comanda.
Cest è un anel me baillèrent
Cil ki à nurir m’enveièrent.440
Bele, pois-jeo véer l’anel ?
Oïl Dame, céo m’est bel.
L’anel li ad dunc aporté,
E ele l’ad mut esgardé,
E l’ad très bien reconéu
E le pali k’ ele ad véu.
Ne dute, mès bien seit è creit,
Qu’ele mesme sa fille esteit.
Oiant tuz dist ; ne céil mie,
Tu es ma fille, bele amie !450
De la pité ke ele en a,
Arière cheit, si se pauma :
E quant del’ paumeisun leva
Pur sun Seignur tost envéia.
E il vient tut effréez.
Quant il est en chambre entrez,
La Dame li chéi as piez,
Estréitement l’ad baisiez ;
Pardun li quert de sun meffait.
Il ne saveit nient del’ plait ;460

m’enjoignit de les conserver précieusement. Ils

m’avoient été donnés sans doute par les auteurs de mes jours qui m’envoyèrent au couvent. Belle amie, ne pourrois-je voir cet anneau ? oui madame, sans doute, je vais le chercher et vous l’apporter. Dès que la dame l’eut regardé, elle reconnut l’anneau, ne douta plus que Frêne ne fût sa fille. Embrasse-moi, mon enfant, tu es ma fille ; la révolution

que cette malheureuse mère éprouva

Dame, fet-il, que dites vus ?
Il n’ad si bien nun entre nus.
Quanke vus plest seit parduné,
Dites mei vostre volunté.
Sire, quant parduné l’avez,
Jel’ vus dirai, si m’escutez :
Jadis par ma grant vileinie
De ma veisine dis folie ;
De ses deus enfanz mesparlai,
E vers mei méismes errai.470
Verité est que j’enceintai,
Deus filles eus, l’une celai.
Ad un muster la fis geter,
E nostre pali od li porter,
E l’anel que vus me donastes
Quant vus primes od mei parlastes.
Ne nus peot mie estre celé ;
Le drap è l’anel ai trové ;
Nostre fille ai ici conue,

en disant ces paroles, la fit tomber en pamoison.

Revenue à elle, la dame fait appeler son mari, qui arrive tout effrayé. Sitôt qu’il est entré, sa femme tombe à ses genoux qu’elle baise, et le prie de lui pardonner. Le mari, qui ne savoit rien de l’aventure, répondit : Dame, il n’existe aucune dispute entre nous, veuillez-vous lever, car vous êtes toute pardonnée. Faites-moi le plaisir de me faire connoître ce que vous desirez. Sire, je n’avouerai ma faute que lorsque vous m’aurez écoutée, et ensuite pardonnée. Il vous ressouvient du jugement téméraire que je portai sur ma voisine qui étoit accouchée de deux garçons. Je parlai contre moi sans le savoir. À mon tour j’eus deux filles à-la-fois ; j’en cachai une qui fut portée dans un couvent. Je l’enveloppai avec l’étoffe précieuse que vous aviez rapportée de Constantinople,[171] et je cachai dans ses langes le bel anneau que vous m’aviez donné la première fois que vous me parlâtes. Eh bien, sire, rien ne peut être caché, je viens de retrouver ici l’étoffe,

l’anneau, et ma fille que j’avois perdue par

Que par ma folie ai perdue.480
E jà est ceo la Dameisele
Qui tant est pruz è sage è bele,
Ke li Chevaliers ad amée
Ki sa serur ad espusée.
Li Sires dit : de ceo sui liez
Unckes mès ne fu si haitiez,
Quant nostre fille avum trovée,
Grant joïe nus ad Deu donée
Ainz que li péchez fust dublez :
Fille, fet-il, avant venez.490
La Meschine mut s’esjoï,
Del’ aventure ke ele oï.
Sun père ne volt plus atendre
Il méismes vet pur sun gendre,
E l’Erceveske i amena,
Cele aventure li cunta.
Li Chevaliers quant il le sot
Unkes si grant joïe n’en ot.
L’Erceveske ad cunseilié
Que issi seit la noit laissié,500
El demain les départira
Lui è cele qu’il espusa.
Issi l’unt fet è graunté,
El demain furent désevré ;
Après ad s’amie espusée,
E li pères li ad donée,
Qui mut ot vers li bon curage ;

ma faute. C’est cette personne si aimable,

si sage et si belle que le chevalier aimoit depuis long-temps, et dont il vient d’épouser la sœur. Madame, répondit l’époux, je suis très-satisfait et bien joyeux que nous ayons retrouvé notre fille avant que la faute fût augmentée, le ciel nous accorde doublement ses faveurs. Venez, ma chère enfant, venez embrasser votre père. Frêne est au comble du bonheur, puisqu’elle vient de retrouver ses parents. Son père les quitte aussitôt pour aller parler à son gendre et à l’archevêque, et leur faire part de cette nouvelle. Dès qu’il en est instruit, Buron ne peut contenir sa joie, et le prélat donne le conseil d’attendre que la nuit soit passée, parce qu’il rompra le lendemain les nœuds qu’il avoit formés la veille. Il fut donc arrêté que le premier mariage seroit déclaré nul, et que Buron épouseroit son amie avec le consentement de ses parents. Le père divisa son bien en deux parts égales, dont une fut donnée à Frêne. Lorsque le chevalier et sa femme retournèrent dans leur pays, après

la noce qui fut très-belle, ils emmenèrent

Par mie li part sun héritage.
Il è la mère as noces furent,
Od lur fille, si cum il durent,510
Quant en lur païs s’en allèrent,
La Coudre lur fille menèrent.
Mut richement en lur cuntrée,
Fu puis la Meschine donée.
Quant l’aventure fu séue
Coment ele esteit avenue,
Le Lai del’ Freisne en unt trové ;
Pur la Dame l’unt si numé.

avec eux Coudre, leur autre fille, qui trouva

dans son pays un parti fort riche.

Quand on connut cette aventure et sa fin, les Bretons en firent le Lai du Frêne, ainsi appelé de la dame qui en est le sujet.


LAI DU BISCLAVERET.

Séparateur


Quant de Lais faire m’entremet
Ne voil ublier Bisclaveret ;
Bisclaveret ad nun en Bretan,
Garwall l’apelent li Norman.
Jadis le poët-hum oïr,
E souvent suleit avenir,
Humes plusurs Garwall devindrent
E es boscages meisun tindrent.
Garwall si est beste salvage ;
Tant cum il est en cele rage,10
Humes dévure, grant mal fait,
Es granz forest converse è vait.
Cest afère les ore ester
Del’ Bisclaveret voil cunter.
En Bretaine maneit un Ber
Merveille l’ai oï loer ;
Beau chevaliers è bon esteit
E noblement se cunteneit.
De sun Seinur esteit privez
E de tuz ses veisinz amez.20
Femme ot espusé mut vailant
E qui mut feseit beau semblant.

LAI DU BISCLAVARET.

Séparateur


Puisque je m’occupe à traduire des Lais, je ne veux pas oublier celui du Bisclavaret, ainsi nommé par les Bretons, et que les Normands appellent Garwal[172]. Il est très-certain et cela arrivoit souvent dans les temps anciens, que les hommes étoient transformés en loups-garous. C’est une bête farouche, qui habite les forêts ; sa rage est si grande que dans sa férocité, cette bête dévore les humains, cause les plus grands ravages : Mais laissons cela, et veuillez écouter le Bisclavaret, que je desire vous raconter.

Parmi les seigneurs de la Bretagne, il en

Il amot li è ele lui ;
Mès d’une chose ert grant envi
Qu’en la semeine le deperdeit
Treis jurs entiers qu’ele ne saveit.
U deveneit, ne ù alout ;
Ne nul des soenz nient ne sout.
Une feiz esteit repeirez
A sa meisun joius è liez ;30
Demandé li ad è enquiz,
Sire, fait-el, beau duz amiz,
Une chose vus demandasse
Mut volentiers si jeo osasse :
Mès jeo creim tant vostre curuz
Que nule rien tant ne redut.
Quant il l’oï si l’acola,
Vers li la traist, si la beisa,
Dame, si fait-il, demandez ;
Jà cele chose ne me direz40
Si jeo la sai, ne la vus die.
Par fei, fet-ele, ore sui garie :
Sire, jeo sui en tel effrei,
Les jurs quant vus partez de mei ;
El lever en ai grant dolour
E de vus perdre tele pour,
Si jeo n’en ai hastit cunfort,
Bien-tost en puis avoir la mort.
Kar me distes ù vus alez,
U vus estes, ù conversez.50

étoit un qui méritoit les plus grands éloges ;

brave chevalier, il vivoit d’autant plus noblement qu’il étoit le favori du prince, aussi étoit-il chéri de tous ses voisins. Il avoit épousé une demoiselle de bonne famille, qu’il aimoit tendrement, et dont il étoit tendrement aimé. Néanmoins, une chose affectoit la dame. Toutes les semaines son mari s’absentoit pendant trois jours entiers, et ni elle ni personne ne savoit où il alloit, ni ce qu’il devenoit pendant ce temps. Notre chevalier rentre un jour chez lui fort gai et fort joyeux ; après les premières caresses, sa dame prenant la parole, lui parle en ces termes : Sire, mon beau doux ami, si je l’osois, je me hasarderois à vous faire une

question. Mais je crains de vous fâcher, et

Mun escient, qui vus amez,
E si si est vus meserrez.
Dame, fet-il, pur Deu merci,
Mal m’en vendra si jol’ vus di :
Kar de m’amur vus partirai
E me-mesmes en perderai.
Quant la Dame l’od entendu,
Nel’ ad nient en gas tenu
Suvente feiz li demanda,
Tant le blandi, è losenga,60
Que s’aventure li cunta,
Nule chose ne li céla.
Dame jeo deviens Bisclaveret,
En cele grant forest me met,
Al plus espès de la gaudine,
Si vif de preie è de racine.
Quant il li aveit tut cunté,
Enquis li ad è demaundé
S’il se despuille u vet vestu.
Dame, fet-il, jeo vois tut nu.70
Di mei, par Deu, ù sunt voz dras ?
Dame, ceo ne dirai vus pas
Kar si jeo les eusse perduz
E de ceo feusse aparcéuz,
Bisclaveret sereie à tuz-jurs ;
Jamès n’avereie mes sucurs,
De ci k’il me fussent rendu :
Por ceo ne voil k’il seit séu.

je ne redoute rien plus au monde que votre

courroux. Le mari presse sa femme entre ses bras et l’embrasse. Chère dame, demandez-moi tout ce que vous voudrez, je n’ai point de secrets pour ma femme, et si je sais la chose dont vous desirez être instruite, je me ferai un plaisir de vous l’apprendre. Eh bien, sire, me voilà rassurée, mais vous ne pouvez vous faire une idée de l’inquiétude que j’éprouve les jours que vous vous éloignez de moi. Le matin je me lève, le soir je me couche avec la crainte de vous perdre, et si vous ne calmez mes justes alarmes, il ne me reste qu’à mourir.


De grace, veuillez m’instruire du lieu où vous vous rendez, de ce que vous faites et de ce que vous devenez. Chère amie, par la miséricorde de Dieu, je crains qu’il ne m’arrive malheur si je vous apprends mon secret ; peut-être cela m’empêcheroit-il de vous aimer, et m’exposeroit peut-être encore à vous perdre. La dame fut bien étonnée

de ce discours, qui n’étoit rien moins que

Sire, la Dame li respunt,
Jeo vus eim plus que tut le mund ;80
Nel’ me devez nient céler,
Ne de nule rien duter :
Ne semblereit pas amisté.
Qu’ai-jeo forfait, por quel péché
Me dutez vus de nule rien ?
Dites mei et si ferez bien.
Tant l’angoussa, tant le surprist,
Ne pout-il faire, si le dist :
Dame, fet-il, delez cel bois,
Lez le chemin, par un troivois,90
Une vielz chapele i esteit,
Ke meintefeiz grant bien me feit ;
Là est la pierre cruose è lée,
Suz un bussun, dedanz cavée ;
Mes draz i met suz le buissun
Tant que jeo revine à meisun.
La Dame oï cele merveille,
De päour fu tute vermeille,
De l’aventure s’éffréa,
E maint endreit se purpensa100
Cume ele s’en puist partir ;
Ne voleit mès lez-lui gesir.
Un Chevalier de la cuntrée
Qui lungement l’aveit amée
E mut préié è mut requise,
E mut durré en sun servise

plaisant. Elle ne perdit pas courage, elle flatta et

caressa si tendrement le chevalier, que celui-ci lui découvrit entièrement son secret.

Sachez donc que pendant mon absence je deviens loup-garou ; j’entre dans la grande forêt, et vais me cacher dans le plus épais du bois, et là, je vis de proie et de racines. — Mais, bon ami, veuillez me dire si vous vous dépouillez de vos habits, ou bien si vous les gardez ? — Madame, je vais tout nu. — De grâce enseignez-moi où vous déposez vos vêtements. — Cela m’est impossible, car non-seulement si je venois à les perdre, mais encore à être aperçu, quand je les quitte, je resterois loup-garou toute la vie, et je ne pourrois reprendre ma forme ordinaire qu’à l’instant où ils me seroient rendus ; d’après cela vous ne devez pas être surprise de mon silence à cet égard. Sire, vous savez que je vous aime au-delà, de toute expression, dès lors vous n’avez rien à craindre de ma part et ne devez rien me cacher. La confiance naît de l’amitié, et vous me feriez croire

que je ne possède ni l’une ni l’autre chez

Ele ne l’aveit unkes amé,
Ne de s’amur aséuré,
Celui manda par sun message
Si li descouvri sun curage ;110
Amis, fet-ele, séez lez,
Ceo dunt vus estes traveillez
Vus otri-jeo sanz nul respit ;
Jà m’averez nul cuntredit ;
M’amur è mun cors vus otrei :
Vostre drue feites de mei.
Cil l’en mercie bonement
E la fiance de li firent ;
E ele le met par serement ;
Puis li cunta cum-faitement,120
Ses Sires ala, è k’il devint ;
Tute la veie ke il tint.
Vers la forest l’enséïgna,
Pur sa despuille l’envéia.
Issi fu Bisclaveret trahiz
E par sa femme maubailiz.
Pur ceo qu’hum le perdeit sovent,
Quidouent tuz comunalment.
Quant dunc s’en fust del’ tut alez,
Asez fu quis è demandez :130
Mès nel’ porent mie trover ;
S’il lur estuit lesser ester.
La Dame ad cil dunc espusée
Qui lungement l’aveit amée ;

mon époux ; je vous le demande, ai-je rien

fait pour cesser de les mériter ? dites-le-moi, je vous prie. Enfin la dame redoublant de caresses et d’instances, obtint l’aveu qu’elle desiroit tant. — Dans la forêt, près d’un carrefour, et sur le bord du chemin est une vieille chapelle, qui souvent me devient fort nécessaire. Là, sous un buisson se trouve une grande pierre creuse où je cache mes habits jusqu’au moment où je dois les reprendre pour revenir à la maison.

La femme fut tellement effrayée de la révélation de son mari, qu’elle pensa dès-lors aux moyens de le quitter, et ne voulut plus coucher avec lui. Dans le voisinage étoit un chevalier qui lui avoit long-temps fait la cour ; elle ne lui avoit jamais rien accordé, pas même une promesse. Par un message la dame l’engagea à revenir auprès d’elle. Réjouissez-vous, bel ami, lui dit-elle en le voyant, les maux que vous avez soufferts vont cesser ; je vous offre aujourd’hui tout ce que vous m’avez demandé, je vous donne

mon cœur, mon amour, et faites de moi

Issi remist un an entier,
Tant que li Reis ala chacier :
A la forest ala tut dreit,
La ù li Bisclaveret esteit.
Quant li chiens furent descuplé,
Li Bisclaveret unt encuntré ;140
A lui currurent tute jur,
E li chiens è li venéur
Tant que par poi nel’ eurent pris,
E tut déciré è mau-mis.
Desi qu’il ad le Rei choisi ;
Vers li curut querre merci.
Il l’aveit pris par l’estrié,
La jambe li baise è le pié.
Li Reis le vit grant poür ad ;
Ses cumpainuns tuz apelad.150
Seignurs, fet-il, avant venez,
Ceste merveille esgardez ;
Cum ceste beste se humilie :
Ele ad sen de hum, merci crie
Chacez mei tuz ces chiens arère,
Si gardez que hum ne la fière.
Ceste beste ad entente è sen,
Espleitez vos ; alum nus en.
A la beste durrai ma pès
Kar ici ne chacerrai huimès.160
Li Reis s’en est turné à-tant.
Le Bisclaveret li vet siwant ;

votre amie. Le chevalier charmé d’apprendre

une nouvelle aussi agréable, remercie la dame. Ils promettent par serment de s’aimer toujours. Dès que l’intimité fut établie, la dame instruisit son amant de tout ce que faisoit son mari ; elle lui enjoignit d’aller prendre ses vêtements dans l’endroit où ils étoient déposés. Ainsi le Bisclavaret fut trahi par sa femme, qui le rendit bien malheureux, puisqu’on ignoroit entièrement l’époque où il reparoîtroit. Ses amis et ses parents inquiets de ne plus le voir, venoient souvent à sa maison pour s’informer de ses nouvelles. Plusieurs même partirent pour aller à sa recherche ; l’inutilité de leurs démarches les engagea à n’en plus faire. La dame épousa bientôt le chevalier, dont elle étoit aimée depuis long-temps.

Il s’étoit bien passé un an depuis que le roi n’avoit été à la chasse. Le prince eut envie de prendre cet exercice et se rendit à cet effet dans le bois habité par le Bisclavaret que les chiens rencontrèrent dès l’instant, où ils furent découplés. Il fut poursuivi tout le jour,

avoit reçu plusieurs blessures par des

Mut se tint près, n’en vout partir,
Il n’ad cure de li guerpir.
Li Reis l’enmeine en sun chastel,
Mut en fu liez, mut li est bel,
Ke unke mès tel n’ot véu.
A grant merveille l’ot tenu,
E mut le tient à grant chierté,
A tuz les siens ad comaundé170
Que sur s’amur le gardent bien
E ne li meffacent de rien,
Ne par nul d’eus ne seit feruz,
Bien seit abevreiz è péuz.
Cil le gardèrent volenters.
Tuz-jurs entre les Chevalers,
E près del’ Rei s’alout cuchier.
Ni ad celui qui nel’ ad chier,
Tant esteit franc è déboneire :
Unc ne volt à rien meffaire.180
U ke li Reis déust errer
Il n’out cure de desevrer ;
Ensemble od li tuz-jurs alout,
Bien s’apareit que il l’amout.
Oez après cument avint
A une Curt ke li Rei tint,
Tuz li Baruns aveit mandez,
Ceus ki furent de li chacez,
Pur aider sa feste à tenir,
E lui plus beal faire servir.190

chasseurs qui étoient près de le prendre, lorsque

voyant venir le roi, il alla à sa rencontre pour demander grace. Le Bisclavaret saisit l’étrier du monarque, lui baise le pied et la jambe. Le roi eut d’abord peur, mais aussitôt revenu de son effroi, il appelle à lui ses compagnons. Venez, seigneurs, venez considérer cette merveille ; regardez comme cet animal s’humilie ; il a l’intelligence de l’homme, puisqu’il crie miséricorde. Faites retenir les chiens et veillez à ce que personne ne le blesse. Allons, apprêtez-vous, retournons au château, car je ne veux pas chasser davantage, et suis trop satisfait de ma découverte. Le prince se met en marche avec le Bisclavaret qui suit ses pas, et qui ne veut pas l’abandonner. Le roi joyeux de sa capture qu’il regarde comme une chose surprenante l’emmène au château. Ayant pris le Bisclavaret en affection, le monarque ordonne aux gens de sa cour, sous peine d’être privés de ses bonnes graces, non-seulement de ne point battre ou toucher à son loup, mais encore d’en avoir le plus grand soin. Pendant

le jour, le Bisclavaret restoit près des

Richement è bien aturnez,
Li Chevaler i est alez
Ki la femme Bisclaveret ot.
Il ne saveit ne ne quidot
Qu’il le déust trover si près.
Si tost cum il vint al paleis,
E le Bisclaveret l’aparceut,
De plain esleis vers li curut.
As dens le prist, vers li le trait,
Jà li éust mut grant leid fait,200
Ne fust li Reis ki l’apela
D’une verge le manaça.
Deus feis le vout mordre al jur.
Mut s’esmerveillent li plusur,
Kar unkes tel semblant ne fist,
Verz nul hume ke il véist.
Céo vient tut par la meisun
Ke il ne fet mie sans reisun ;
Meffait li ad coment que seit
Kar volentiers se vengereit.210
A cele feiz remist issi,
Tant ke la feste départi ;
E li Baruns unt pris cungé ;
A lur meisun sunt repeiré.
Alez s’en est li Chevalers,
Mien escient tut as premers,
Que le Bisclaveret asailli ;
N’est merveille s’il le haï.

chevaliers, et passoit les nuits dans la chambre

du roi. Tout le monde l’aimoit parce qu’il ne faisoit de mal à personne, et que par-tout où il suivoit le roi, jamais on n’avoit eu à s’en plaindre, mais au contraire à s’en louer.

Or écoutez ce qui arriva plus tard à une cour plénière tenue par le roi, et à laquelle pour la rendre plus belle, il avoit invité tous ses barons et ses vassaux. Le chevalier époux de la femme du Bisclavaret s’y rendit avec sa dame, qui ne savoit pas se rencontrer avec son premier mari. Dès que le Bisclavaret aperçoit le chevalier qui entroit au palais, il court à sa rencontre, s’élance, le saisit, le mord et lui fait une large blessure. Le traître eût sans doute perdu la vie si le roi n’eût rappellé le Bisclavaret, et ne l’eût menacé d’une baguette. Deux autres fois il voulut encore se jeter sur son ennemi ; chacun fut étonné de la colère de cet animal qui, jusques-là, avoit été d’une douceur extrême. Dans tout le palais, il n’étoit d’autre bruit que le Bisclavaret ne l’avoit sans

doute pas fait sans raison et sans doute aussi

Ne fu puis guères lungement,
Ceo m’est avis, si cum j’entent,220
Qu’à la forest ala li Reis,
Qui tant fu sages è curteis,
U li Bisclaveret fu trovez ;
E il i est od li alez.
La nuit, quant il s’en repeira,
En la cuntrée héberga ;
La femme Bisclaveret le sot ;
Avenantment s’appareilot,
Al demain vait al Rei parler,
Riche présent li fait porter.230
Quant Bisclaveret la veit venir
Nul hum nel’ poeit retenir,
Vers li curut cum enragiez,
Oiez cum il est bien vengiez.
Le neis li esracha del’ vis ;
Quei li péust-il faire pis ?
De tute parz l’unt manacié
Jà le eussent tut dépescié,
Quant un sages Hum dist al Rei :
Sire, fet-il, entent à mei ;240
Ceste Beste ad esté od vus,
Ni ad ore celui de nus,
Qui nel’ eit véu lungement,
E près de li alé sovent.
Unke mès hume ne tucha,
Ne félunie ne mustra,

qu’il avoit à venger un méfait. Pendant la

durée de la fête, il fut toujours le même. Lorsqu’elle fut achevée, les barons prirent congé pour retourner chez eux. Le chevalier que le Bisclavaret avoit assailli avec tant de raison, fut un des premiers qui s’en alla.

Il arriva peu de temps après que le roi voulut aller chasser dans la forêt où le Bisclavaret avoit été trouvé. Il suivit le prince qui séjourna dans la contrée où demeuroit son infidèle épouse ; instruite du passage du monarque, la dame s’apprête richement et demande audience pour lui faire un présent. Le prince l’octroie, et comme elle entroit dans la chambre, le Bisclavaret l’aperçoit, sans que personne puisse l’arrêter, il court sur elle, lui saute à la figure, et pour assouvir sa vengeance, il lui arrache le nez. Les courtisans le menacent et il alloit être mis en pièces, lorsqu’un philosophe prenant la parole, dit au roi : Sire, daignez m’écouter : cet animal vous accompagne sans cesse, il n’est aucun de nous

qui ne le connoisse parfaitement, et qui

Fors à la Dame qu’ici vei,
Par cele fei que jeo vus dei :
Aukun curuz ad il vers li
E vers sun Seignur autresi.250
Ceo est la femme al Chevaler
Qui taunt par suliez aveir cher,
Qui lung-tens ad esté perduz,
Ne sumes ù est devenuz.
Kar metez la Dame en destreit,
S’aucune chose vus direit ;
Pur quei ceste Beste la heit,
Fètes li dire s’el le seit.
Meinte merveille avum véu,
Que en Bretaigne est avenu.260
Li Reis ad sun cunseil créu,
Le Chevaler ad retenu,
Del’ autre part ad la Dame prise,
E en mut grant destresce mise ;
Tant par destresce è par poür,
Tut li cunta de sun Seignur,
Coment ele l’aveit trahi,
E sa despoille li toli.
L’aventure qu’il li cunta
E que devint è ù ala,270
Puis que ses dras li ot toluz,
Ne fud en sun païz véuz,
Très bien quidat è bien créeit,
Que la beste Bisclaveret seit.

plusieurs fois n’ait été placé près de lui ; jamais

il n’a fait de mal à personne, si ce n’est à cette dame qui vous a été présentée. Par la foi que je vous dois, il faut absolument qu’il ait à se plaindre tant de cette femme que de son mari. Elle avoit d’abord épousé ce chevalier dont vous estimiez tant les vertus et le courage, et dont on n’a point de nouvelles depuis long-temps. On ne sait pas ce qu’il est devenu. Faites renfermer cette dame, sire, ordonnez qu’elle soit mise à la gêne ; par ce moyen vous lui ferez dire pourquoi cette bête la hait. Car vous savez que nous avons vu mainte aventure extraordinaire qui ont eu lieu dans la Bretagne.

Le roi suivit le conseil qui venoit de lui être donné, il fit arrêter le chevalier et sa femme qui furent conduits en prison. Bientôt la dame effrayée des mesures qu’on prenoit avoua comment elle avoit trahi son premier époux, en indiquant l’endroit où il cachoit ses vêtements. Elle ne savoit ce qu’il étoit devenu depuis cette époque, puisqu’il n’étoit point retourné

chez lui. Au surplus la dame pensoit et

Le Reis demande la despoille :
U bel li seit u pas nel’ voille ;
Arière la fet aporter,
Al Bisclaveret la fist doner.
Quant les urent devant li mise
Ne se prist garde en nule guise ;280
Li Prudum le Rei apela,
Cil ki primes le cunseilla :
Sires, ne fètes mie bien
Cist nel’ fereit pur nule rien,
Que devant vus ses dras reveste,
Ne muet semblance de beste.
Ne savez mie que ceo munte
Mut durement en ad grant hunte :
En tes chambres le fai mener,
E la despoille od li porter ;290
Une grant pièce l’i laisrums,
S’il devient hum bien le verums.
Li Reis méïsmes le mena,
E tus les hus sur li ferma ;
Al chief de pièce i est alez,
Deus Baruns ad od li menez,
En la chambre entrent tut trei
Sur le demeine lit al Rei
Trova dormant le Chevalier.
Li Reis le curut enbracier,300
Plus de cent feiz l’acole è baise,
Si tost cum il pot aver aise.

croyoit que le Bisclavaret pouvoit être son

premier mari. Le roi ordonna sur le champ d’apporter les habits, que cela lui fut agréable ou non. Sitôt qu’ils sont arrivés, on les étala devant le Bisclavaret, qui sembla d’abord n’y pas faire grande attention, parce qu’il y avoit trop de monde devant lui. Le philosophe fit appeler le roi pour lui donner un nouveau conseil. Sire, permettez-moi de vous dire que votre loup ne veut pas mettre ses vêtements en public, puisqu’il doit redevenir homme. Il craint et a peur d’être aperçu dans sa métamorphose. Faites-le conduire dans vos appartements avec ses dépouilles, nous le laisserons reposer à son aise, puis on verra bien s’il devient homme. Le roi conduisit lui-même le Bisclavaret, et revint en fermant toutes les portes sur lui. Au bout de quelque temps d’attente, le prince, suivi de deux barons, entra dans la chambre, où il aperçut le chevalier qui dormoit dans son lit. Aussitôt le roi courut l’embrasser, puis le serra dans ses bras. Dès

qu’ils eurent causé, il lui rendit sa terre

Tute sa tere li rendi,
Plus li duna ke jeo ne di.
La feme ad del’ païs ostée,
E chacié hors de la cuntrée.
Cil s’en alat ensemble od li
Par ki sun Seignur od trahi,
Enfanz en ad asez éuz,
Puis unt esté bien cunéuz,310
Del’ semblant è de le visage :
Plusurs femmes de cel lignage,
C’est vérité, senz nés sunt néies,
E si sovienent esnaséies.
L’aventure k’avez oïe
Veraïe fu, n’en dutez mie ;
De Bisclaveret fu feit li Lais,
Pur remembrance à tut-dis-mais.318

et lui fit des dons magnifiques. La dame

infidèle fut chassée du pays ainsi que son époux, pour une trahison aussi noire. Ils eurent parsuite plusieurs enfants qui étoient fort aisés à reconnoître. Toutes les filles vinrent au monde sans nez. Ceci est de la plus exacte vérité, c’est pourquoi elles furent surnommées énasées.

N’en doutez pas, l’aventure que vous venez d’entendre est très-vraie. Les Bretons qui en conserveront toujours le souvenir, en ont fait le Lai du Bisclavaret.


LAI DE LANVAL.

Séparateur


L’aventure d’un autre Lai
Cum il avint vus cunterai ;
Feit fu d’un mult riche vassal,
En Breton l’apelent Lanval.
A Cardueill séjurna li Reis
Artus, li prex è li curteis,
Pur les Escos è pur les Pis
Qui destruiseient mult le païs ;
En la terre de Logres esteient
Et mut suvent la damageient.10
En la Pentecuste en esté
I aveit li Reis séjurné ;
Assez duna de rices duns

LAI DE LANVAL[173].

Séparateur


Je veux vous apprendre les aventures d’un autre Lai ; il fut composé au sujet d’un riche chevalier que les Bretons appellent Lanval[174].

Le roi Arthur, toujours preux et courtois étoit venu passer quelques temps à Carduel[175],

pour châtier les Irlandois[176] et les

E as Cuntes è as Baruns,
A cex de la Table Réunde
N’ot tant de tex en tut le munde.
Honurs è terres départi
Fors à un seu qui le servi ;
Ce fu Lanvax, ne l’en suvint,
Ne nus des siens, bien ne li tint.20
Pur sa valur, pur sa largesse,
Pur sa biauté, pur sa pruësce,
L’en ameit bien tut li pluisur ;
Tès li mustreit si tant d’amur,
S’au Chevalier mèsavenist,
Jà une fois ne l’en plaisist.
Fix à Roi fu de haut parage,
Mais luins fu de sun hiretage,
De la maisnie le Roi fu,
Mais sun avoir ot despendu.30
Car li Rois rien ne li duna,
Ne Lanvax ne li demanda ;
Or est Lanvax mut entrepris,
Mut est dolans, mut est pensis ;
Segnur ne vus en merveilliez,

Pictes qui ravageoient ses possessions et particulièrement la terre de Logres.


Aux fêtes de la Pentecôte, Arthur tint une grande cour plénière ; il fit des présents magnifiques[177], et répandit ses bienfaits sur les comtes, les barons et les chevaliers de la table ronde[178]. Enfin il n’y en eut jamais une aussi belle, puisqu’il donna des terres et qu’il conféra des titres de noblesse. Un seul homme qui servoit fidèlement le monarque, fut oublié dans ces distributions. C’étoit le chevalier Lanval qui, par sa valeur, sa générosité, par sa bonne mine et ses brillantes actions, étoit aimé de tous ses égaux, lesquels ne voyoient qu’avec chagrin tout ce qui pouvoit lui arriver de

désagréable. Lanval étoit fils d’un roi dont

Hum estranges, descunseilliez,
Mut est dolans en autre terre
Quant il ne set ù se cors querre.
Li Chevaliers que je vus di
Ki tant aveit le Rei servi,40
Un jur munta sun destrier
Si s’en ala esbanoier.
Fors de la vile en est issus
Tut seus est en un pré venus,
Vers une eve curant descent
Mès ses chevaux fors va tremblant.
Il le descengle, si le let,
Enmi le pré vautrer le fet ;
Le pan de sun mantel ploia
Desous sun chief, puis se coucha.50
Mut est pensis pur se mèseise,
Il n’oït cose qui li pleise
Là ù il gist en cel manière ;
Garda à-val lès la rivière,
Si vit venir deus Dameiseles,
Unques n’éut véues si beles.
Vestues furent richement,
E laciées estreitement,
De dex bliaus dé purpre bis,
Mout par aveient biaus les vis.60
L’ainsnée purteit un bacins
D’or esmeré, bien fais et fins ;

les états étoient fort éloignés ; attaché au

service d’Arthur, il dépensa son avoir avec d’autant plus de facilité que ne recevant rien et ne demandant rien, il se vit bientôt dénué de ressources. Le chevalier est fort triste de se voir dans une situation pareille ; ne vous en étonnez pas, sire, il étoit étranger, et personne ne venoit à son secours ; après y avoir mûrement réfléchi, il prend la résolution de quitter la cour de son suzerain.

Lanval qui avoit si bien servi le roi, monte sur son destrier, et sort de la ville sans être suivi de personne ; il arrive dans une prairie arrosée par une rivière qu’il traverse. Voyant son cheval trembler de froid, il descendit, le dessangla, puis le laissa paître à l’aventure. Ayant plié son manteau, le chevalier se coucha dessus, et rêvoit tristement à son malheur. En jetant les yeux du côté de la rivière, il aperçoit deux demoiselles

d’une beauté ravissante, bien faites et

Le voir vus en dis-jeo sans faille.
L’autre purteit une touaille ;
Eles en sunt alées dreit
Là ù li Chevaliers giseit.
Lanvax qui mut fu ensegniez
Cuntre eles s’est levés en piez ;
Celes l’unt primes salué,
Le message li unt cunté.70
Sire Lanval, ma Dameisele
Ki mut est curteise et bele,
Ele nus enveie pur vus
Car i venrez ensanble od nus.
Sauvement vus i cunduiruns,
Véez, près est ses paveilluns.
Li Chevaliers aveuc s’en veit,
De sun cheval ne tient nul pleit
Ki devant lui paiseit ù pré ;
Desi qu’al tré l’unt amené80
Qui mut fu biax è bien assis.
La Roïne Sémiramis

vêtues très-richement d’un bliaud[179] de pourpre

grise[180]. La plus âgée portoit un bassin d’or émaillé, d’un goût exquis, et la seconde tenoit en ses mains une serviette. Elles viennent droit à lui, et Lanval en homme bien élevé, se relève aussitôt à leur approche. Après l’avoir salué, l’une d’elles lui dit : Seigneur Lanval, ma maîtresse, aussi belle que gracieuse, nous envoie pour vous prier de nous suivre, afin de vous

conduire près d’elle. Regardez, sa tente est

Qant ele eut unques, plus aveir
E plus poisçance et plus saveir ;
Ne l’Emperère Octévian
N’esligascent le destre pan.
Un aigle d’or ot desus mis,
D’icel ne sai dire le pris,
Ne des cordes, ne des paisçuns,
Qui del’ tref tienent les giruns.90
Sous ciel n’a Roi qui s’esligast
Pur aveir que il en dunast.
Dedenz le tref fu la Pucele,
Flurs de lis è rose nuvele,
Quant ele pert ù tans d’esté
Trespasseit-ele de biauté.
Ele jut sor un lit mult bel,
Li drap valeient un castel ;
En sa cemise sanglement,
Mut ot le cors è bel è gent.100
Un cier mantel de blanc ermine
Cuvert de purpre Alissandrine,
Eut pur le caut sur li geté,
Tut eut descuvert le custé
Le vis, le col è la poitrine,
Plus ert blance que flurs d’espine.
Li Chevaliers avant ala,
E la Pucele l’apela,
Puis s’est devant le lit assis.
Lanval, dist-ele, biax amis,110

tout près d’ici ; le chevalier s’empresse de

suivre les deux jeunes personnes, et ne songe plus à son cheval qui paissoit dans la prairie. Il est amené au pavillon qui étoit fort beau et sur-tout très-bien placé. La reine Sémiramis au temps de sa grandeur, et l’empereur Octave n’auroient jamais eu une plus belle draperie que celle qui étoit placée à droite. Au-dessus de la tente étoit un aigle d’or dont je ne pourrois estimer la valeur, non plus que des cordages et des lances qui la soutenaient. Il n’est aucun roi sur la terre qui pût en avoir un semblable, quelle que fût la somme qu’il offrît. Dans le pavillon étoit la demoiselle qui, par sa beauté, surpassoit la fleur de lys et la rose nouvelle quand elles paroissent au temps d’été. Elle étoit couchée sur un lit magnifique dont le plus beau château n’auroit pas seulement payé le prix des draperies. Sa robe qui étoit serrée laissoit apercevoir l’élégance d’une taille faite au tour. Un superbe manteau doublé d’hermine et

teint en pourpre d’Alexandrie, couvroit ses

Pur vus ving-jeo fors de ma terre,
De Lains vus sui venue querre.
Si vus estes prox è curteis
Enperère ne Quens, ne Reis,
N’eut unques tant joie ne bien
Car je vus aim sur tute rien
Amurs le point isnelement
Que sun cuer alume et esprent.
Bele, dist-il, s’il vus plaiseit
E icele joie m’aveneit120
Que vus me vausisiez amer,
Ne ne sariez rien cumander
Ke je ne face à mun pooir,
Tort à folie u à savoir.
Jeo ferai vos cumandemens
Pur vus geupirai-jeo mes gens ;
Jameis ne quier de vus partir
Ce c’est la riens que plus desir ?
Quant la Pucele l’ot parler
Celui qu’ele puet tant amer,130
S’amur è sun cuer li otreie ;
Or est Lanvax en dreite veie.
Un dun li a duné après,
Icele rien ne vaudra mès
Que il ne l’ait à sun talent.
Doinst è despende largement,
Ele li truvera assez
Mut est Lanvax bien asenez ;

épaules. La chaleur l’avoit forcée de l’écarter

un peu, et à travers cette ouverture qui lui mettoit le côté à découvert, l’œil aperçevoit une peau plus blanche que la fleur d’épine.

Le chevalier arriva jusqu’à la demoiselle qui, l’appelant, le fit asseoir à ses côtés, et lui parla en ces termes : C’est pour vous, mon cher Lanval, que je suis sortie de ma terre de Lains[181], et que je suis venue en ces lieux. Je vous aime, et si vous êtes toujours preux et courtois, je veux qu’il n’y ait aucun prince de la terre qui soit aussi heureux que vous. Ce discours enflamme subitement le cœur du chevalier, qui répond aussitôt : Aimable dame, si j’avois le bonheur de vous plaire et que vous voulussiez m’accorder votre amour, il n’est rien que vous ne m’ordonniez que ma valeur n’ose entreprendre. Je n’examinerai point les motifs de vos commandements. Pour vous j’abandonne le pays qui m’a vu

naître ainsi que mes sujets. Non, je ne

Cum plus despendra largement,
E plus ara or et argent.140
Amis, dist-el, or vus casti[182]
Si vus cumande è si vus pri,
Ne vus descuvrez à nul hume,
De ce vus diroi-jeo la sume.
A tus-jurs m’ariez perdue,
Se ceste amurs esteit séue ;
Mès ne me purriez véoir,
Ne de mun cors sésine avoir.
Il li respunt que bien tenra
Tut çou qu’on li cummandera.150
Dalès li est ù lit couciés,
Or est Lanvax bien herbegiés ;
Ensanble od li la relevée,
Demura dusqu’à la vesprée,
E plus i fust se il poïst,
E s’Amie li consentist.
Amis, dist-ele, levez sus,
Vus ne poez demurer plus ;
Alez vus-ent jeo remeindrai.
Mais une cose vus dirai,160
Quant vus vourez à mei parler,
Jà ne sarez cellui penser,
U nus hum puist truver s’Amie,
Sans repruce et sans vilonie,
Ke je ne vus seie en présent
A faire vos cumandement ;

veux jamais vous quitter, c’est la chose

que je desire le plus au monde que de rester avec vous. La demoiselle ayant entendu le vœu que formoit Lanval, lui accorde son cœur et son amour. Elle lui fait un don précieux dont nul autre ne pourra profiter. Il peut donner et dépenser beaucoup, et se trouvera toujours fort riche. Ah ! que Lanval sera donc heureux, puisque plus il sera généreux et libéral, plus il aura de l’or et de l’argent. Mon ami, dit la belle, je vous prie, vous enjoins, vous commande même de ne jamais révéler notre liaison à qui que ce soit ; qu’il me suffise de vous dire que vous me perdriez pour toujours, et que vous ne me verriez plus si notre amour étoit découvert. Lanval lui fait le serment de suivre entièrement ses ordres. Ils se couchèrent ensemble et restèrent au lit jusqu’à la fin du jour ; Lanval qui ne s’étoit jamais aussi bien trouvé, seroit resté

bien plus long-temps, mais son amie

Nus hum fors vus ne me verra
Ne me parole n’en ora.
Quant il l’oï mult en fu liez,
170Il la baise, puis est dréciez.
Celes qui el tref l’amenèrent,
De rices dras le cunréèrent ;
Quant il fu vestu de nuvel,
Sous ciel n’eut plus bel Dameisel ;
N’esteit mie fort ne vilains.
L’ève li dunent à ses mains,
E la touaille à essuier.
Après li dunent à mangier ;
Od s’Amie prist le souper,
180Ne feseit mie à refuser.
Mut fu servis curteisement,
E il à grant joie le prent ;
Un entremès i eut plénier,
Ki mult plaiseit au Chevalier,
Car s’Amie baiseit suvent,
Et acoleit estreitement.
Quant del’ mangier furent levé,
Sun cheval li unt amené,
Bien li eurent la sele mise,
190Mut a truvé rice servise.
Il prist cungié, si est muntés.
Vers la cité en est alés,
Suvent regarde arière sei,
Mult est Lanvax en grant estrei,

l’invita à se lever, car elle ne vouloit pas qu’il

demeurât davantage. Avant de nous quitter, je dois vous faire part d’une chose, lui dit-elle ; lorsque vous voudrez me parler et me voir, et j’ose espérer que ce ne sera que dans des lieux où votre amie pourra paroître sans rougir, vous n’aurez qu’à m’appeler et sur-le-champ je serai près de vous. Personne, à l’exception de mon amant, ne me verra, ni ne m’entendra parler. Lanval enchanté de ce qu’il apprend, pour exprimer sa reconnoissance embrasse son amie et descend du lit. Les demoiselles qui l’avoient conduit au pavillon, entrèrent en apportant des habits magnifiques, et dès qu’il en fut revêtu, il sembla mille fois plus

beau. Après qu’on eut lavé[183], le souper

De s’aventure vait pensant,
Et en sun curage dutant,
Esbahis est, ne set que faire,
N’en cuida jà à nul chef traire.
Il est à sun hostel venus,
Ses humes truve bien vestus ;200
Icelement buen ostel tint,
Mès il ne seit dunt ce li vint :
Dans la vile n’eut Chevalier,
Ki de séjur éust mestier,
Qu’il ne face à lui venir,
E ricement e bien servir.
Lanvax duneit les rices duns,
Lanvax raiembe les prisuns,
Lanvax vesteit les jongléurs,
Lanvax feiseit les grans honurs.210
N’i eut estrange ni privé,
A cui Lanvax n’eust duné ;
Lanvax eut mut joie et déduit
U seit par jur, u seit par nuit,
S’Amie puet véoir suvent,
Tut est à sun cumandement.
Ceo m’est avis, méisme l’an,
Après la feste Saint-Jehan,
Desi qu’à trente Chevalier,
S’èrent alé esbanoier,220
En un vergié desous la tur,
U la Roïne ert à séjur.

fut servi. Quoique le repas fût assaisonné

d’appétit et de bonne chère, Lanval avoit un mêts à lui seul qui lui plaisoit beaucoup. C’étoit d’embrasser son amie et de la serrer dans ses bras.

En sortant de table on lui amène son cheval qui étoit tout apprêté, et après avoir fait ses adieux, il part pour retourner à la ville, mais tellement étonné de son aventure qu’il ne peut encore y croire, et qu’il regarde de temps en temps en arrière, comme pour se convaincre qu’il n’a pas été abusé par une illusion flatteuse.

Il rentre à son hôtel et trouve tous ses gens parfaitement bien vêtus. Il fait grande dépense sans savoir d’où l’argent lui vient. Tout chevalier qui avoit besoin de séjourner à Carduel pouvoit venir s’établir chez Lanval qui se faisoit un devoir de le traiter parfaitement. Outre les riches présents qu’il faisoit, Lanval rachetoit les prisonniers, vêtissoit

les ménétriers[184], il n’eut pas un seul

Ensanble od eus esteit Gauvains,
Et ses cousins li biaus Ivains.
Ce dist Gauvains li biaus, li prus,
Ki se faiseit amer à tus ;
Por Diu, Segnur, ne feisum mal
De nustre cumpagnun Lanval,
Ki tant est larges è curteis,
E ses pères est si rices Reis,230
Ke nus ne lavuns amené.
A-tant se sunt aceminé,
A sun ostel revunt arière,
Lanval ameinent par proière.
A une fenestre entaillée,
S’estoit la Roïne apoiée ;
Trois Dames ot ensanble od li,
Li une d’eles ad coisi.
Lanval cunut et esgarda,
Une des Dames apela ;240
Tantost manda ses Dameiseles,
Les plus cointes è les plus beles,
Od li s’iront esbanoier
Là ù cil èrent ù vergier,
Trente en mena od li è plus,
Par les degrés descendent jus.
Li Chevalier encuntre vunt
Qui pur eles grant joie funt ;
Il les unt prises par les mains,
Cil parle nient n’est pas vilains.250

habitant de la ville, un étranger même,

qui n’eût part à ses libéralités. Aussi étoit-il le plus heureux des hommes, puisqu’il avoit de la fortune, qu’il étoit considéré et qu’il pouvoit voir son amie à tous les instants du jour et de la nuit.

Dans la même année, vers la fête de la saint-Jean, plusieurs chevaliers allèrent se récréer dans le verger au-dessous de la tour habitée par la reine[185]. Avec eux étoit le

brave Gauvain[186] qui se faisoit aimer de

Lanval s’en va autre part
Loins des autres ; mult li est tart
Ke s’Amie puise tenir,
Baisier, acoler è sentir ;
L’autre joïe prise petit,
Se il n’en ad le sien délit.
Quant la Roïne seul le voit,
Au Chevalier en voie droit,
Lès li s’asist, si l’apela,
Tut sun curage li mustra,260
Lanval, mut vus ai honuré
E mult cieri è mult amé ;
Tute m’amur puez aveir,
Car m’en dites vostre vuleir.
Qant ma druerie vus otrei,
Mut devez estre liés de mei.
Dame, fet-il, laisciés m’ester
Jeo n’ai cure de votre amer,
Lungement ai servi le Roi,
Ne li vuel pas mentir ma foi !270
Jà pur vus, ne pur vustre amur
Ne mefferai vers mun seignur.
La Roïne se cureçat
Iriée fu si mesparlat.
Lanval, fait-ele, bien le quit
Vus n’amez gaires ce déduit ;
Assez le m’a-t’un dit suvent
Que de femme n’avez talent.

tous, et son cousin le bel Yvain[187]. Seigneurs,

dit-il, ce seroit mal faire que de nous divertir sans notre ami Lanval, homme aussi brave que généreux, et fils d’un riche roi. Il faut l’aller chercher et l’amener ici. Aussitôt ils partent, se rendent à l’hôtel de Lanval qu’ils trouvent, et à force de prières, ils parviennent à l’emmener avec eux. À leur retour la reine s’étoit appuyée sur l’une de ses croisées, derrière elle se tenoient les dames de sa suite. Ayant aperçu Lanval qu’elle aimoit depuis long-temps, Genèvre appelle ses suivantes, choisit les plus jolies et les plus aimables, il y en avoit au moins trente, et descend au verger pour partager les jeux des chevaliers. Dès qu’ils voient venir les dames, ils s’empressent d’aller à leur rencontre jusqu’au perron pour leur offrir la main. Pour être seul, Lanval s’éloigne de ses compagnons ; il lui tarde beaucoup de rejoindre son amie, de la voir, de

Valletz avez bien afaitiez,
Ensanble od eus vus déduisiez ;280
Vilains couars mauvais faillis,
Mut est me Sire mal-baillis,
Ki entur lui vus a suffert
Mien ensient que dui en pert.
Quant il l’oï mut fu dolens
De respundre ne fu pas lens ;
Tel cose dist par mal-talent
Dunt il se repenti suvent.
Dame, dist-il, de tel mestier
Je n’en rien sai nient aidier,290
Mais je aim è se suis amis,
Celi qui deit aveir le pris,
Sur tutes celes que je sai ;
E une cose vus dirai,
Bien le saciez en descuvert,
Une de celes qui la sert,
Tute la plus povre mescine ;
Vaut mix de vus, Dame Roïne,
De cors, de vis, è de biauté,
D’ensegnement, è de bunté.300
La Roïne s’en part à-tant,
En sa canbre s’en va plurant ;
Mut fu dolente et curécie
De ce que si l’eut avillie.
En sun lit malade cucha
Jamès, ceo dist, n’en lévera

lui parler, de la presser entre ses bras. Il

ne peut trouver de plaisir là où n’est pas l’objet de son amour. Genèvre qui cherchoit l’occasion de le trouver seul, suit ses pas, l’appelle, s’assied auprès de lui, et lui parle en ces termes ; Lanval, depuis longtemps je vous estime, je vous aime tendrement, et il ne tient qu’à vous d’avoir mon cœur. Répondez-moi, car, sans doute, vous devez vous estimer heureux puisque je vous offre de devenir mon ami. Madame, daignez me permettre de ne pas vous écouter, je n’ai nul besoin de votre amour. J’ai long-temps servi le roi avec fidélité, et je ne veux pas manquer à l’honneur et à la foi que je lui ai promise. Jamais par vous ou par l’amour de toute autre femme je ne trahirai mon seigneur suzerain. La reine courroucée de cette réponse se répandit en invectives. Il paroît, Lanval, et j’en suis persuadée, que vous n’aimez guère les plaisirs de l’amour : aussi m’a-t-on souvent dit qu’à des femmes aimables, dont au surplus vous savez vous passer

vous préfériez des jeunes gens bien mis

Si li Reis ne li feiseit dreit
De ce dunt ele se pleindreit.
Li Rois fu du bos repairiés
Mut ot esté le jur haitiés ;310
As chambres la Roïne entra
Quant el le le vit si se clama
As piez li ciet, merci li crie,
E dist que Lanvax l’a hunie ;
Ke de druerie la requist
Pour çou que ele l’escundit,
La laidi mut et avilla ;
De tele amie se vanta,
Ke mult et cointe et noble et fière,
E mix valeit sa canberière320
La plus povre qui la serveit
Que la Roïne ne feiseit.
Li Reis s’en cureça furement,
Juré en ad sen sairement,
S’il ne se puet en Curt deffendre,
Il le fera ardoir u pendre.
Fors de la canbre issi li Rois
De ses Baruns demanda trois ;
Il les enveie pur Lanval
Ki assez a dolur è mal330
A sun ostel ert revenus,
Ja s’esteit bien apercéus,
Kil aveit perdue s’Amie,

avec lesquels vous vous amusiez. Allez, misérable,

allez, le roi a fait une bien grande sottise lorsqu’il vous retint à son service. Piqué des reproches de Genièvre, Lanval lui fit dans la colère, une confidence dont il eut bien à se repentir. Madame, lui dit-il, je n’ai jamais commis le crime dont vous m’accusez. Mais j’aime et je suis aimé de la plus belle femme qu’il y ait au monde. Je vous avouerai même, madame, et soyez-en persuadée, que la dernière de ses suivantes est supérieure à vous par la beauté, l’esprit, les grâces et le caractère. Genèvre en fureur de cette réponse humiliante, se retire dans sa chambre pour pleurer, elle se dit malade, se met au lit d’où elle ne sortira, dit-elle, que lorsque le roi son époux aura promis de la venger.

Arthur avoit passé la journée à la chasse, et à son retour, encore joyeux des plaisirs qu’il avoit goûtés, il se rendit à l’appartement des dames. Sitôt que Genèvre l’aperçoit, elle vient se jeter aux pieds de son

époux, et lui demande vengeance de

Descuverte ot sa druerie.
En une canbre fu tut sox,
Pensix esteit et angusox ;
S’Amie apèle mult suvent,
Mes il ne li valeit noient.
Il se pleigneit è suspireit,
D’eures à autres se pasmeit,340
Puis lui crie cent fois merci,
K’ele parlast à sun ami ?
Sun cuer è sa buce maudist
C’est merveille que ne s’ocist ;
Il ne set tant crier ne braire,
Soi débatre ne soi detraire,
K’el en voelle merci avoir
Seul tant qu’elle puisce véoir !
Las, cument se cuntentera
Cil cui li Rois guerroiera.350
Cil sunt venu, si li unt dit
K’à la Curt viegne sans respit,
Li Rois l’aveit par eus mandé,
La Roïne l’ot encusé.
Lanvax i va, à sun grant doeul ;
Cil l’euscent ocis sien voeul.
Il est devant le Rois venus,
Mout est pensis, taisant è mus
De grant dolur mustreit sanblant.
Li Roi li dist par mautalent360
Vassal, vus m’avez mut meffait ;

l’outrage qu’elle dit avoir reçu de Lanval. Il a

osé me requérir d’amour, et d’après mon refus, il m’a injuriée et avilie. Il a osé se vanter d’avoir une amie d’une beauté incomparable, dont la dernière des suivantes valoit mieux que moi. Le roi enflammé de colère fit serment que si le coupable ne se justifioit pas à l’assemblée des barons, il le feroit pendre ou brûler.

En sortant de chez la reine, Arthur ordonna à trois barons de se rendre chez Lanval, qui étoit bien triste et bien chagrin. En rentrant chez lui il s’était aperçu qu’il avoit perdu son amie pour avoir découvert son amour. Seul et renfermé dans son appartement, il songeoit à son malheur. Un moment il appeloit son amie qui ne venoit point, puis il se mettoit à soupirer et à pleurer ; souvent même il perdit l’usage de ses sens. C’est en vain qu’il demandoit pardon et crioit merci, sa belle refusa toujours de se montrer. Il maudissoit sa tête et sa bouche ; son chagrin étoit si violent,

qu’on doit regarder comme une merveille

Mut cumençastes vilain plait,
De moi bunir è laidengier,
E de la Roïne avillier.
Vantez vus estes de folie
E trop par est vustre amie
Quant plus est bele sa mescine
E plus vaillans que la Roïne.
Lanvax deffent sa deshunur
E la hunte de sun Ségnur ;370
De mot en mot, si cum il dist,
Que la Roïne le requist.
Mès de ce que il ot parlé,
Recounut-il la vérité,
De l’amur dunt il se vanta,
Dolans en est, perdue l’a ;
De ce lur dist que il fera,
Quanque li Cours esgardera.
Li Rois fu mut vers li irés
Tus ses humes ad cunjurés380
Pur dire droit qu’il en deit faire,
C’um dire le puisse à mal retraire.
Cil unt sun cummandement fait
U eus seit bel, u eus seit lait ;
Cummunément i sunt alé
Si unt jugié et esgardé,
Ke Lanvax deit aveir un jur ;
Mais Plège truist à sun Seignur,
K’il atendra le jugement,390

de ce qu’il ne s’ôta pas la vie. Il ne fait que

gémir, pleurer, se tordre les mains, et donner les marques du plus grand désespoir. Hélas, que va devenir ce chevalier loyal que le roi veut perdre ! Les barons viennent lui intimer l’ordre de se rendre sur-le-champ à la cour, où le roi le mandoit pour répondre à l’accusation faite par la reine. Lanval les suit le désespoir dans le cœur ; et ne desirant que la mort ; il arrive en cet état devant le monarque.

Dès qu’il parut, Arthur lui dit avec emportement : Vassal[188], vous êtes bien coupable à mon égard, et votre conduite est répréhensible ? Quel étoit votre dessein en insultant la reine, et en lui tenant des discours déplacés. Vous n’aviez sans doute pas la raison bien saine lorsque, pour vanter les charmes de votre maîtresse, vous avez avancé que la dernière de ses suivantes étoit plus belle et plus aimable que la reine.

Lanval se défendit sur la première accusation

d’attenter à l’honneur de son prince,

E revenra en sun présent.
Si sera la Cors enforcie,
Car or ni a fors la maisnie ;
Au Roi revienent li Barun,
Si li mustrèrent la raisun ;
Li Rois a plèges demandez ;
Lanvax fu seus et esgarez.
N’aveit ni parent ni ami,
Gauvains i va qui le plevi,
E tut si cumpaignum après,
E dist li Rois relevuns plès400
Sur quanque vus tenez de mei,
Fiés è terres cascuns par sei.
Quant plévi l’unt dunt n’i ot el
Alés s’en est à sun ostel ;
Li Chevalier l’unt cunvéié,
Mut l’um blasmé et castoié,
K’il ne face si grant dolur,
E maudient sa fole amur.
Cascun jur l’aleient véoir,
Pur çou qu’il voleient savoir,410
Se il béut, se il mangast,
Mut dutoient que ne s’afolast.
Al jur que il eurent noumé
Li Barun furent asanblé ;
Li Rois é la Roïne i fu
E li Plège unt Lanval rendu.
Mut étoient-il pur lui dolent,

il raconta mot à mot la conversation qu’il

avoit eue avec la reine, et la proposition qu’elle lui avoit faite ; mais il reconnut la vérité de ce qu’il avoit dit à l’égard de sa dame, dont il avoit perdu les bonnes graces. Au surplus, il s’en rapportera entièrement au jugement de la cour.

Le roi toujours en colère, rassemble ses barons, pour nommer des juges choisis parmi les pairs de Lanval. Les barons obéissent, fixent le jour du jugement, ensuite ils exigent qu’en attendant le jour indiqué, Lanval se constitue prisonnier, ou bien qu’il donne un répondant[189]. Lanval étranger, n’avoit point de parents en Angleterre ; étant dans le malheur, il n’osoit compter sur des amis, il ne savoit qui nommer pour répondant, lorsque le roi lui eut annoncé qu’il

en avoit le droit ; mais Gauvain alla

Jeo quit qu’il en i ot trois cent,
Ki fésissent tut lur pooir,
Pur lui saus par délivre avoir.420
Il est retés de mut grant tort ;
Li Rois demande le recort,
Selunc le claim è les respuns,
Or est del’ tut en ses Baruns.
Il sunt au jugement alé,
Mut sunt pensiu et esgaré,
Del’ franc hume d’autre païs,
Qui entre eux est si entrepris ;
Encunbrer le veulent plusur,
Pur le volunté lor Segnur :430
Ce dist li Duc de Cornouaille,
Jà en-droit nus n’i ara faille.
Car qui k’en plort ne qui k’ençant,
Se droit estuet aler avant.
Li Rois parla vers un vassal
Que je vus oï irou ni Lanval,[190]
De félounie le reta,
E d’un meffait l’ocoisonna,
D’une amur dunt il se vanta,
E ma Dame s’en cureça.440
Nus ne l’apele fors le Rei,
Par cele fei que je vus dei ;

sur-le-champ s’inscrire avec plusieurs autres chevaliers.

Sire, dit-il, nous répondons de Lanval, et nous offrons pour cautionnement nos terres et nos fiefs. La garantie ayant été acceptée, Lanval revint à son hôtel, suivi de ses amis qui le blâmoient et le reprenoient sur sa douleur extrême. Chaque jour ils venoient le visiter pour s’informer s’il prenoit des aliments, et bien loin de lui faire des reproches, ils l’engageoient à prendre quelque nourriture, car ils craignoient qu’il ne perdît entièrement la raison.

Les barons se rassemblèrent au jour désigné ; la séance étoit présidée par le roi, qui avoit son épouse à ses côtés. Les plèges vinrent remettre l’accusé entre les mains de ses juges ; tous étoient peinés de le voir en cet état, et faisoient des vœux pour qu’il fût acquitté. Le roi expose les motifs de l’accusation, et procède à l’interrogatoire de l’accusé. On fait ensuite sortir les barons pour aller aux opinions ; ils sont généralement peinés de la malheureuse position

d’un gentilhomme étranger qui avoit une

Qui bien en veut dire le voir,
Jà n’i déust repuns avoir,
Se pur çou nun que sun Seignur,
Doit-hum faire par-tut honur,
Un sairement l’enwagera,
E li Rois le nus pardonra ;
E s’il poet aveir sun garant,
E s’Amie venist avant,450
E ce fu veirs que il en dist,
Dunt la Roïne ne se marist,
De ce aura-il bien merci,
Quant pur vilté nel’ dist de li,
E s’il ne poeut garant aveir,
Ce li devuns faire saveir,
Tut sun service part del’ Rei,
E si le cungie de sei.
Al Chevalier unt envoié,
E se li unt dit è pruvé,460
Que s’Amie face venir,
Pur lui tenser è garantir.
Il leur a dit qu’il ne purreit
Ne jà par li secure n’areit ;
Cil s’enturnent as jugéors
Ki n’atendeient nul secors,
Li Rois les hasteit durement,
Pur la Roïne qui s’atent.
Quant il deveient départir,
Deus Puceles virent venir,470

affaire aussi désagréable. D’autres, au contraire,

pour faire leur cour au monarque, desirent le voir punir. Le duc de Cournouailles prit sa défense. Seigneurs, dit-il, le roi accuse un de ses vassaux de félonie, et parce qu’il s’est vanté de la possession d’une maîtresse charmante, la reine s’est courroucée. Veuillez bien observer que nul ici, à l’exception du roi, n’accuse Lanval ; mais, pour bien connoître la vérité, pour juger avec connoissance de cause, en conservant tout le respect dû au souverain, et le roi même l’accordera, je propose que Lanval s’oblige par serment à faire venir ici sa maîtresse, pour juger si la comparaison dont la reine est si fort offensée, est conforme à son dire. Il est vraisemblable que Lanval n’a pas avancé pareille chose sans être persuadé de la vérité. Dans le cas où il ne pourroit pas montrer sa dame, je pense que le roi doit le renvoyer de son service, et le congédier. L’assemblée approuva la proposition, et les plèges se rendirent près de Lanval pour lui faire part de la délibération

qui venoit d’être prise, et

Sor deus blans palefrois anblans,
E mut par eseteint avenans ;
De vermax cendax sunt vestues,
Tut senglement à lor cars nues.
Cil les esgardent volentiers ;
Gauvain od lui trois Chevaliers,
Vait à Lanval, si li cunta,
Les deus Puceles li mustra
Mut fu haitiés furment li prie,
K’il li désist se c’ert s’Amie ?480
Celes sunt alées avant
E tut par itel beau sanblant,
Descendirent devant le dois[191]
Là u esteit asis li Rois.
Eles furent de grant biauté
Si unt curteisement parlé.
Rois, faites canbres délivrer,
E de pailes encurtiner
U ma Dame puise descendre,
Car aveuc vus veut ostel prendre.490
Il lur otreie volentiers :
Si apela deus Chevaliers,
Es canbres les mainent lassus
A cele fois ne disent plus.
Li Rois demande à ses Baruns,
Le jugement è le respuns,
E dist que mut l’unt curécié,
De çou que tant l’unt délaié.

engagèrent à inviter sa maîtresse à se rendre

à la cour, afin de le justifier et de le faire absoudre. Il leur répondit que la chose demandée n’étoit pas en son pouvoir. Les plèges s’en retournent porter la réponse de Lanval, et le roi animé par son épouse pressoit les juges de prononcer.

Les barons alloient aller aux voix lorsqu’ils virent arriver deux, jeunes demoiselles montées sur des chevaux blancs[192], et vêtues de robes en soie, de couleur vermeille. Leur présence fixe les regards de l’assemblée. Aussi Gauvain, suivi de trois chevaliers, s’en va tout joyeux trouver Lanval ; il lui montre les deux jeunes personnes, et le

prie de lui indiquer laquelle est sa maîtresse.

Sire, funt-il, nus départimes
Par les Dames que nus véimes,500
Ni aviuns nus esgart fait
Or cumenceruns nustre pleit.
Lors rasanblèrent tut pensif
Assés i eut noise et estrif :
Quant il èrent en cil effrei
Deus Puceles de grant conrei,
Vestues de dex bliaus frois,
Chevaucent deux muls espanois,
Virent venir la rue à-val
Grant joie en eurent li Vassal :510
Entre eux dirent k’or iert garis,
Lanvax li prox è li hardis.
Gauvain en est od li alés,
Ses cumpaignuns i ad menés,
Sire, dist-il, rehaitiés vus,
Pur amur Diu parlez à nus.
Jà viennent ci dex Dameiseles,
Mut acesmées è mult beles,
C’est vostre amie vraiement !
Lanvax lur respunt simplenent,520
E dit que pas nès’ a véues,
Ni amées, ne cunéues.
A-tant furent celes venues,
Devant le Rei sunt descendues :
E mut les louent li pluisur,
E de biauté è de coulur ;

Ni l’une ni l’autre, répond-il. Elles descendent

au bas du trône, et l’une s’exprime en ces termes : Sire, faites préparer et orner une chambre où ma dame puisse descendre, car elle desire loger dans votre palais. Arthur accueille leur demande, et charge deux chevaliers de conduire les jeunes personnes à l’appartement qu’elles devoient occuper. Sitôt qu’elles eurent quitté l’assemblée, le roi ordonne qu’on reprenne sur-le-champ le jugement, et blâme les barons du retard qu’ils apportent. Sire, nous avons interrompu la séance à cause de l’arrivée de ces deux dames ; nous allons la reprendre et nous hâter. Déjà, et c’est avec regret, on recueilloit les avis qui étoient fort partagés, lorsque deux autres jeunes personnes encore plus belles que les premières, paroissent. Elles étoient vêtues de robes brodées en or, et montoient des mules espagnoles. Les amis de Lanval pensent en les voyant que le bon chevalier sera sauvé et se réjouissent. Gauvain suivi de ses compagnons vient à Lanval, et lui dit : Sire, reprenez courage, et pour l’amour de Dieu,

N’i ot celi mix ne vausist
Que la Roïne ne fésist.
La maistre fu cortoise et sage
Avenament dist sun mesage.530
Rois, car nus fais canbres baillier,
Aveuc nos Dames herbregier,[193]
Ele vient ci à tei parler,
Il les coumanda à mener,
Od les autres qui ançois vindrent,
Unques depuis nul plait ne tindrent.
Quant il fu delès délivrez,
Puis a tus ses Baruns mandez,
Si lur a dit que seit rendus,
Li jugemens trop est tenus :540
La Roïne se cureçeit
De çou que trop i demereit.
Jà le départissent aitant,
Qant par la vile vint pognant,
Tost à ceval une Pucele,
En tut le munde n’ot si bele.
Un blanc palefroi cevauçoit
Qui bien è souef le porteit :
Moult ot bien fait è col è teste,
Sos ciés n’out plus gente beste ;550
Rice ator ot el palefroi,
Sous ciel n’en ot si rice Roi,
Qui tot le péust acuitier,
Sans tere vendre u engagier.

daignez nous écouter. Il arrive en ce moment

deux demoiselles supérieurement vêtues et d’une beauté rare, l’une d’elles, doit être votre amie ; Lanval lui répond simplement : Je ne les ai jamais vues, ni connues, ni aimées.

À peine étoient-elles arrivées que les deux demoiselles se hâtent de descendre et de venir devant le roi. Tous les barons s’empressent de louer leurs attraits, la fraîcheur de leur teint. Ceux qui étoient du parti de la reine craignoient pour la comparaison.

L’aînée des deux jeunes personnes qui étoit aussi aimable que belle, pria le roi de vouloir bien leur faire préparer un appartement pour elles et pour leur dame, qui desiroit lui parler. Le monarque les fit conduire vers leurs compagnes, et comme s’il eût craint que Lanval n’échappât à sa vengeance, il presse le jugement, et ordonne qu’il soit rendu sur-le-champ. La reine se courrouçoit de ce qu’il ne le fût

point encore.

Ele est vestue en itel guise,
De cainse blanc è de cemise,
Ke tout li costé li paroient,
Qui de deus pars lacié estoient :
Le cors ot gent, basse la hance,
Le col plus blanc que nois sor brance ;560
Les ex ot vairs è blanc le vis,
Bele bouce, nés bien assis ;
Les sorcils bruns è bel le front,
Le cief crespu è auques blont.
Ses mantiaus fu de pourpre bis,
Les pans en ot entur li mis :
Un espervier sor sun puing tint,
E uns livrers après li vint.
Il n’ot el’ Borc petit ne grant,
Ne li Vallet, ne li Sergant,570
Qui ne la voïssent esgarder,
Si com il la voient errer ;
De sa biauté n’est mie gas,
Ele venoit plus que le pas.
Tout li Hume qui l’esgardoient,
A grant merveille la tenoient ;
N’i ot un seul qui l’esgardast,
De droite amur ne s’escaufast :
Cil qui le Chevalier ameient,580
A lui vindrent si li cunteient,
De la Pucele qui venoit,
Se Diu plaist sel’ déliveroit.

On alloit donc prononcer lorsque de bruyantes acclamations indiquent l’arrivée de la dame qui venoit d’être annoncée. Elle étoit d’une beauté surnaturelle et presque divine. Elle montoit un cheval blanc si admirable, si bien fait, si bien dressé, que sous les cieux on ne vit jamais un si bel animal. L’équipage et les harnois étoient si richement ornés qu’aucun souverain de la terre ne pouvoit s’en procurer un pareil, sans engager sa terre et même la vendre. Un vêtement superbe laissoit apercevoir l’élégance de sa taille, qui étoit élevée et noble. Qui pourroit décrire la beauté de sa peau, la blancheur de son teint qui surpassoit celle de la neige sur les arbres, ses yeux bleus, ses lèvres vermeilles, ses sourcils bruns, et sa chevelure blonde et crêpée. Revêtue d’un manteau de pourpre grise qui flottait derrière ses épaules, elle tenoit un épervier sur le poing, et étoit suivie d’un

lévrier[194]. Il n’y avoit dans la ville ni petit ni

Sire conpaing, ci en vient une,
Mais elle n’est fauve ne brune,
C’est la plus bele de cest munt
De tutes celes qui i sunt.
Lanvax l’oï, si suspira,
Bien la conut, sun cief leva,
Li sans li est muntés el vis,
De parler est auques hastis :590
Par foi, dist-il, ce est m’Amie ;
Or ne m’est gaires que m’ocie,
S’ele n’en a merci de moi,
Car garis sui qant jeo la voi.
La Pucele entre ù palais,
Unques si bele ni vint mais,
Devant le Roi est descendue,
Si que de tus fu bien véue :
Sun mantel a laiscié caïr,
Que mix puissent sun cors véir.600
Li Rois qui mut fu ensegniés
Il s’est encuntre li dréciés,
E tut li autre se levèrent,
E de li servir se penèrent.
Qant il l’eurent bien esgardée,
E sa biauté asez loée,
Ele parla en tel mesure ;
Car de demourer n’avoit cure.
Rois, g’ai amé un tien vassal,
Veéz le là, seignor, Lanval :610

grand, ni jeune ni vieux, qui ne fût accouru

pour la voir passer ; et tous ceux qui la regardoient étoient embrasés d’amour. Les amis de Lanval viennent sur-le-champ le prévenir de l’arrivée de la dame. Pour le coup, c’est elle, c’est votre maîtresse, vous serez délivré enfin ; car celle-ci est la plus belle femme qui soit au monde.

En écoutant ce discours Lanval soupira, il lève la tête et reconnoît l’objet dont son cœur est épris. Le rouge lui monte à la figure. Oui, c’est elle, s’écria-t-il, en la voyant ; j’oublie tous mes maux ; mais si elle n’a pas pitié de moi, peu m’importe de la vie, qu’elle vient cependant de me rendre.

La belle dame entre au palais, et vint descendre devant le roi. Elle laisse tomber son manteau pour mieux laisser admirer la beauté de sa taille. Le roi qui connoissoit les lois de la galanterie, se leva à l’arrivée de la dame ; toute l’assemblée en fit autant, et chacun s’empresse de lui offrir ses services.

Quand les barons l’eurent assez

Acoisonés fu en ta Cort,
Ne voeus mie que mal li tort ;
De ce qu’il dist, ce saces tu,
Que la Roïne a tort éu !
Unques nul jor ne le requist,
De la vantance que il fist.
Se par moi puet estre aquités,
Par vos Baruns soit délivrés,
Ce qu’il engagerunt par dreit ;
Li Rois otroie que si seit. 620
N’i a un seul qui n’ait jugié,
Que Lanvax a tout desraisnié ;
Délivrez est par lor esgart,
E la Pucele s’en despart :
Ne la pot li Rois retenir,
Assez ot gent à li servir,
Fors de la salle aveit-un mis,
Un grant peron de marbre bis,
U li poisant hume munteient,
Qui de la Curt le Roi esteient.630
Lanvax esteit muntés desus,
Qant la Pucele ist fors de l’us,
Sor le palefroi dérier li,
De plain eslais Lanvax sali.

examinée,et détaillé tous ses perfections, elle

s’avança et parla en ces termes : Roi, j’ai aimé un de tes vassaux, c’est Lanval que vous voyez là-bas. Il fut malheureux à ta cour, tu ne l’as point récompensé ; et aujourd’hui il est injustement accusé. Je ne veux pas qu’il lui arrive le moindre mal. La reine a eu tort ; jamais Lanval n’a commis le crime dont il est accusé. Quant à l’éloge qu’il a fait de ma beauté, on a exigé ma présence, me voici : j’espère que tes barons vont l’absoudre. Arthur s’empressa de se conformer aux volontés de la dame, et les barons jugèrent d’un commun accord que Lanval avoit entièrement prouvé son droit. Sitôt qu’il fut acquitté, la dame fait ses adieux et se dispose à partir malgré les pressantes sollicitations du monarque et de sa cour, qui vouloient la retenir. Dehors la salle étoit un grand perron de marbre gris[195], il servoit pour monter à cheval ou pour en descendre aux seigneurs qui se rendoient à la cour. Lanval monta dessus, et lorsque la dame sortit du palais, il sauta sur son cheval

et sortit avec elle.

Od li s’en vait en Avalon,
Ce nus racuntent li Breton,
En une isle qui mut est biax,
Là fu ravis li Damoisiax.
E nus n’en oï plus parler,
Ne jeo n’en sai avant cunter.640



Les Bretons rapportent que la fée emmena son amant dans l’île d’Avalon[196] où ils vécurent long-temps fort heureux. On n’en a point entendu parler depuis, et quant à moi, je n’en ai pas appris davantage.

LAI DES DEUS AMANZ.

Séparateur


Jadis avint en Normendie
Une aventure mut oïe
De Deus Amanz qui s’entr’amèrent
Par amur ambedeus finèrent ;
Un Lai en firent li Bretun
Des Deus Amanz reçuit le nun.
Vérités est ke en Neustrie
Que nus apelum Normendie
Ad un haut munt merveilles grant,
Là-sus gisent li Dui Enfant.10
Près de cel munt à une part
Par grant cunseil è par esgart,
Une Cité fist faire un Reis
Qui estoit Sire des Pistreis ;
Des Pistréins la fist numer,
E Pistre la fist apeler.
Tuz-jurs ad puis duré li nuns

LAI DES DEUX AMANTS.

Séparateur


Jadis dans la Normandie il arriva une aventure bien connue de deux jeunes gens qui s’aimoient d’amour tendre, et qui moururent des suites de leur passion. Les Bretons en ont fait un Lai, nommé le Lai des Deux Amants.

Dans la Neustrie que nous appellons aujourd’hui la Normandie, est une grande et haute montagne où sont déposés les

restes de ces tendres victimes[197]. Près cette

Uncore i ad vile è meisuns :
Nus savum bien de la Cuntrée.
Li Vals de Pistre est nomée.20
Li Reis ot une fille bele
Mut curteise Daméïsele ;
Cunfortez fu par la Meschine
Puisque perdue ot la Réïne :
Plusurs à mal li aturnèrent
Li suen méisme le blasmèrent.
Quant il oï qu’hum en parla
Mut fu dolent, mut li pesa ;
Cumenca sei à purpenser
Cument s’en purrat délivrer,30
Que nul sa fille ne quesist
E luinz, è près, manda è dist :
Ki sa fille vodreit aveir,
Une chose séust de veir,
Sortiz esteit è destiné.
De sur le munt fors la cité

montagne le roi des Pistréiens fit élever la

capitale de ses états, et lui donna le nom de Pistres. Cette ville existe encore de nos jours ; on y remarque le château, des maisons particulières, et la contrée est nommée la Vallée de Pistres[198].

Le roi avoit une très-belle fille dont l’heureux caractère et les qualités aimables l’avoient

Entre ses bras la portereit
Si que ne se reposereit.
Quant la novele fu couneue
È par tute la cuntrée seue[199],40
Assez plusurs si i allèrent
Qui nule rien n’i espleitèrent ;
E tuz ceus qui tant s’esforçoent
Qui enmi le munt la portoent,
Ne poeient plus avant aler,
Il lur esteut laissier ester.
Lungtens remist cele à doner
Que nul ne la volt demander.
Al païs ot un Damisel
Fiz à un Cunte, gent è bel ;50
De ben faire, pur aveir pris,
Sur tuz autres s’est entremis.
En la Curt le Reis conversot,
Assez sovent i sujurnot ;
La fille al Réi ama
E maintefeiz l’areisuna
Qu’ele s’amur li otréiast
E par france druerie l’amast,
Pur ceo k’il est pruz è curteis
E pur ceo le prisot li Reis ;60
Ensemble parlèrent sovent
E s’entramèrent léaument,
E célereient à lur poeir
Que hum nes’ puist aperceveir.

consolé de la perte d’une épouse chérie. Sa fille croissoit

en âge comme en beauté ; les gens de sa maison et ses sujets murmuroient de ce qu’il ne songeoit pas à la marier. Le roi fut instruit des plaintes de son peuple ; et malgré le chagrin qu’il ressentoit de se séparer d’une personne aussi chère, pour ne mécontenter aucun des nombreux prétendants à la main de sa fille, il fit proclamer dans ses états que celui qui, sans se reposer, porteroit la princesse sur le sommet de la montagne, deviendroit son gendre. Dès que cette nouvelle fut répandue, il se rendit de tous côtés une foule de jeunes gens qui essayèrent en vain de remplir la condition imposée, mais inutilement. Les uns alloient au quart du chemin, les autres à la moitié ; enfin, rebutés de l’inutilité de la tentative, ils retournèrent tous chez eux. En sorte que la difficulté de l’entreprise fut cause que personne ne demanda la belle demoiselle.

Dans le pays étoit un jeune homme, fils

La suffrance mut lur greva
Mès li Vallez se purpensa
Que meuz en volt les maus suffrir,
Que trop haster è dunc faillir ;
Mut fu par li amur destreiz,
Puis avient si qu’à une feiz70
Qu’à s’Amie vient li Damiseas
Qui tant est sages, pruz è beas,
Sa pleinte li mustra è dist :
Anguissusement li requist
Que s’en alast ensemble od lui,
Ne poeit mès suffrir l’enui ;
Si à son Père la demandot
Il saveit bien que tant l’amot
Que pas ne li vodreit doner[200],
Si il ne la puist aporter80
Entre ses braz ensum le munt.
La Damisele li respunt :
Amis, fait-ele, jeo sai bien
Si ne me porteriez pur rien[201] ;
N’estes mie si vertuus,
Si jo m’en vois ensemble od vus,
Mi Pères auereit è doel è ire
Ne vivereit mie sanz martire.
Certes tant l’aim è si fais chier
Jeo nel’ vodréie curucier ;90
Autre cunseil vus estuet prendre,
Kar cest ne voil-jeo pas entendre.

d’un comte, beau, bien fait et vaillant ; il

résolut de tenter l’aventure et d’obtenir la main de la fille du prince. Ses biens étant situés dans le voisinage de la Vallée de Pistres, il venoit souvent à la cour du roi, y séjournoit même ; ayant vu la jeune personne, il ne tarda pas à l’aimer et à devenir éperduement amoureux. Il pria souvent cette belle de vouloir bien répondre à ses sentiments. L’amitié que portoit le roi au jeune comte, sa valeur, sa courtoisie, décidèrent la demoiselle en sa faveur. Tous deux renfermoient avec soin leur amour, et le déroboient à tous les yeux. Leur souffrance s’accroissoit chaque jour, lorsque le comte envisageant l’excès de ses maux, ne voulant rien hâter pour ne pas se perdre, vint trouver sa belle et lui dit : Si vous m’aimez, tendre amie, suivez mes pas, allons dans une autre contrée ; si je vous demande à votre père, connoissant l’amitié qu’il a

pour vous, j’obtiendrai un refus ou bien

En Salerne ai une Parente
Riche femme, mut a grant rente ;
Plus de trente ans i ad esté
L’art de phisike ad tant usé,
Que mut est saines de mescines,
Tant cunust herbes è racines ;
Si vus à li volez aler
E mes lettres od vus porter,100
E mustrer li vostre aventure,
Ele en prendra cunseil è cure.
Uns lettuaires vous dunrat
E teus beivres vus baillerat,
Que tut vus recunforterunt
E bone vertu vus dunrunt.
Quant en cest païs revendrez
A mun Père me requèrez :
Il vus en tendrat pur enfant,
Si vus dirat le cunvenant,110
Que à nul hum ne me dunrat
Jà cele peine ni mettrat,
Si al munt ne me peust porter
Entre ses bras sanz reposer.
Li Vallez oï la novele
E le cunseil à la Pucele,
Mut en fu lié, si la mercie,
Cungié demande à s’Amie.
En sa cuntrée en est alez,
Hastivement s’est atornez120

il exigera que je vous porte au sommet du

mont. Cher amant, je n’ignore pas que vous n’aurez jamais assez de force pour me porter à l’endroit désigné. Mais, si je vous accompagne dans votre fuite, pensez, je vous prie, au chagrin et au désespoir de mon père, qui en mourroit de chagrin. Certes, je l’aime trop pour vouloir empoisonner ses dernières années. Cherchez un autre moyen, celui-ci ne peut me convenir.

Écoutez, j’ai une parente fort riche à Salerne. Pendant plus de trente ans qu’elle a demeuré dans cette ville, elle a étudié et pratiqué la médecine, science dans laquelle elle est fort habile. Elle connoît à fond les vertus et les propriétés des herbes et des racines ; vous vous rendrez près d’elle avec mes lettres ; vous lui expliquerez le sujet de votre voyage. Ma tante vous fournira des conseils et des remèdes. Elle vous donnera des potions et des liqueurs qui en réconfortant, doubleront vos forces et votre courage. Sitôt que vous serez de retour, vous me demanderez à mon père ; je sais

qu’il ne manquera pas de vous répéter les

De riches dras è de divers
Ce palefreiz è de sumers,
De ses humes les plus privez,
A li Danzeas od sei menez.
A Salerne vait séjurner[202]
A l’Aunte s’Amie vet parler
De sa part li dunat un brief :
Quant el l’ot lu de chief en chief
Ensemble od li l’a retenu
Tant que sun estre ad tant séu.130
Par mescines l’ad esforcié,
Un tel beivre li ad chargié,
Jà ne sera tant travailliez.
Ne si ateint, ne si chargiez,
Ne li resfrechit tut le cors,
Néis les vaines, ne les os,
E qu’il n’en ait tele vertu
Si-tost cum il en aura bu,
Puis le remeine en sun païs ;
Le beivre ad en un vessel mis140
Li Damiseas joios è liez.
Quant arière fu repeiriez
Ne séjurnat pas en la terre,
Al Rei ala sa fille quere,
Qu’il li donast, il la prendreit,
En-sum le munt la portereit.
Li Réis nel’ escundist mie,
Mès mut le tint à grant folie,

conditions qu’il a mises pour m’obtenir, et

qui sont de me porter sur le haut de la montagne sans se reposer.

Le comte enchanté du conseil, remercie sa belle et prend congé d’elle pour le mettre à exécution. Il retourne dans ses états, fait ses préparatifs et part. Il emmène avec lui une grande suite, composée de plusieurs de ses amis, puis des chevaux de luxe et des bagages. Sitôt son arrivée à Salerne, il se rend chez la tante de son amie, et lui remet les lettres de sa nièce. Après les avoir

lues et s’être enquise de l’objet de son

Pur ceo qu’il iert de jéosne âge ;
Tant produm, è vaillant è sage150
Unt asaié icele afaire
Ki n’en purent à nul chief traire.
Terme li a numé et pris,
Ses hume mande è ses amis
E tuz ceus k’il poeit aveir,
Ne ni laissa nul remaneir,
Pur sa Fille, pur le Vallet
Ki en aventure se met,
De li porter en-sum le munt,
De tutes parz venus i sunt.160
La Dameisele s’aturna
Mut se destreint, è mut juna,
E à manger pur aléger
Qu’od sun ami voleit aler.
Al jur quant tuz furent venu
Le Dameisel premier i fu,
Sun beivre ni ublia mie[203]
Devers Seigne en la praerie
Fu la grant gent tut assemblée,
Li Reis ad sa Fille menée.170
N’ot drap vestu fors la chemise ;
Entre ses bras l’aveit cil prise,
La fiolette od tut sun beivre,
Bien seit qu’ele nel’ vout déceivre ;
En sa main porter li baille.
Mès jeo creim que poi li vaille,

voyage, la vieille fait prendre au jeune homme

des remèdes réconfortants ; et avant son départ, elle lui remet une liqueur qui dissipe la fatigue à l’instant qu’on l’a prise, et qui rafraîchit le corps, les veines, les os. Dès qu’il a reçu ce précieux breuvage, le comte tout joyeux se remet en route, arrive chez lui, et ne tarde pas à se rendre auprès du roi pour lui faire la demande de sa fille, et lui offrir de la porter à l’endroit convenu. Le roi le reçut fort bien ; mais il pensa que le comte faisoit une folie, qu’il étoit beaucoup trop jeune, qu’il échoueroit sans doute dans une entreprise où tant de forts et vaillants hommes n’avoient pas réussi. Le jour est pris où notre amoureux doit tenter l’aventure ;

chacune des deux parties invite ses

Kar n’ot en lui point de mesure,
Od lui s’en veit grant aléure.
Le munt munta desi qu’en-mi ;
Pur la joïe qu’il od de li180
De sun beivre ne li membra :
Ele senti qu’il abaissa
Amis, fet-ele, kar bevez
Jeo sai bien que vous vous lassez
Si recuvrez votre vertu.
Le Damisel a respondu :
Bele, jeo sens tut fort mun quer
Ne m’arestereie à nul fuer
Si lungement que jeo béusse
Pur quei treis pas aller péusse ;190
Ceste gent nus escriereient
De lur noise m’esturdireient,
Tost me porreïent desturber
Jo nel’ voil pas ci arester.
Quant les deus parz fu munté suz
Pur un petit qu’il ne chiet jus ;
Sovent li prie la Meschine,
Ami, bevez vostre mescine.
Jà ne la volt oïr ne creire,
A grant anguisse od tut l’eire,200
Sur le munt vint, tant se greva,
Ileoc chaï, puis ne leva ;
Li quors del’ ventre s’en parti.
La Pucele vit sun ami,

amis et ses hommes à venir en voir l’issue.

La curiosité en avoit amené de tous les côtés. La jeune personne s’étoit soumise à un jeûne sévère, pour alléger son amant. Enfin, au jour convenu, le comte arrive le premier au rendez-vous, et ne manqua pas d’apporter avec lui la précieuse liqueur. La foule étoit rassemblée dans la prairie devant la Seine. Le roi vient suivi de sa fille, qui n’avoit qu’une seule chemise pour vêtement. Le comte la prend aussitôt entre ses bras, et lui remet le vase qui contenoit la liqueur dont il croit pouvoir se passer. Il avoit d’autant plus de tort qu’il monta avec rapidité la moitié de la montagne. La joie qu’il ressentoit lui avoit fait oublier le remède dont il devoit faire usage. La demoiselle observant que son amant foiblissoit et ralentissoit le pas, lui dit : Mon ami, vous êtes las, buvez, je vous prie, le breuvage vous rendra tout votre courage. Non, ma belle, je me sens encore plein de vigueur, et pour toute chose au monde, je ne m’arrêterois

pas. En buvant je serois forcé de ralentir

Quida qu’il fust en paumeisuns
Lez lui se met en genuilluns ;
Sun beivre li voleit doner
Mès il ne pot od lui parler.
Issi murut cum jeo vus di,
Ele le pleint à mut haut cri ;210
Puis a jeté è espendu
Le veissel ù le beivre fu :
Li muns en fu bien avusez,
Mut en a esté amendez.
Tut le païs è la cuntrée,
Meinte bone herbe i unt trovée,
Ki del’ beivre orent racine.
Or vus dirai de la Mescine,
Puisque sun Ami ot perdu,
Unkes si dolente ne fu,220
Lez lui se cuche è estent,
Entre ses braz l’estreint è prent,
Sovent li baise oïl è buche,
Li dols de li al quor la tuche ;
Ilec murut la Dameisele,
Qui tant est pruz, è sage et bele.
Li Reis è cil lur atendeient
Quant unt vu que il ne veneient
Vunt après eus sis unt trovez,
Li Reis chiet à terre paumez.230
Quant pot parler, grand dol démeine

ma marche. Tout ce peuple se mettroit à

crier, à m’étourdir de ses huées ; ces cris me troubleroient et je ne pourrois peut-être pas continuer ma route. En arrivant aux deux tiers de la course, le comte foiblissoit encore davantage, la jeune fille le prie à plusieurs reprises d’avaler la liqueur. Il ne veut rien en faire, il s’anime en voyant le but de la carrière ; mais il y touchoit lorsqu’il tomba épuisé de fatigue. La demoiselle pensant que son amant se trouvoit mal, se mit à genoux pour lui faire prendre la liqueur qui devoit lui rendre les forces. Il étoit trop tard, le malheureux avoit rendu le dernier soupir. Elle pousse un cri, répand des larmes, et jette loin d’elle la bouteille qui contenoit le remède. Depuis ce temps les herbes qui en ont été arrosées, sont devenues célèbres par les guérisons qu’elles ont faites.

La princesse au désespoir se jette sur le corps de son ami, elle le serre dans ses bras, lui baise les yeux et la bouche, enfin la

douleur la fait tomber à côté de son amant.

Ki si firent la gent foreine.
Treis jurs les unt tenu sur terre
Sarcu de marbre firent quere
Les Deus Enfans unt mis dedenz.
Par le cunseil de cele genz,
Sur le munt si les enfuïrent,
E puis à-tant se départirent.
Pur l’aventure des Enfanz
Ad nun li Munz des Deus Amanz ;240
Issi avint cum dit vus ai
Li Bretun en firent un Lai.


Ainsi mourut une jeune demoiselle qui tout-à-la-fois étoit vertueuse, belle et bonne. Le roi et toute l’assemblée ne voyant point reparoître les deux amants, prennent le parti de gravir la montagne. Témoin de cet horrible spectacle, le roi perd l’usage de ses sens et ne les recouvre que pour plaindre son malheureux sort, exhaler son chagrin, qui fut partagé par tout le peuple.

Trois jours après l’événement on fit construire un cercueil de marbre, où furent renfermés les corps des jeunes gens. D’après les conseils de plusieurs personnes, ils furent déposés sur le haut de la montagne. Le peuple ne se sépara qu’après cette triste cérémonie. Depuis cette malheureuse aventure, le lieu où elle se passa fut nommé le Mont des Deux Amants. Ainsi que j’en ai prévenu, les Bretons ont fait un Lai de cette histoire.

LAI D’YWENEC.


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Puisque du Lai ai coumencié,
Jà n’iert par nul travail laissié ;
Les aventures que jeo sai
Tut prime vus les cunterai.
En pensé ai et en talant
Que d’Ywenec vus cunte avant ;
Dunt il fu nez, è de sun père,
Cum il vint primes à sa mère.
Icil qui gendra Ywenec
Il ot à nun Eudemarec.10
En Bretaigne aveit jadis
Uns riches Huns vielz et ancis ;
De Caerwent fu avoez,
E du païs Sire clamez.
La cité si est sor Duglas,
Jadis i ot deul è trespas ;
Mut fu trespassez en aage.
Pur ce k’il ot bon héritage,
Fame prist pur enfans aveir
Qui après lui fussent si heir :
De haute gent fu la Pucele
Sage et curteise et forment bele,

LAI D’YWENEC[204].

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Puisque j’ai commencé des Lais, je veux achever mon travail. Les aventures que je sais, je vous les conterai tout d’abord. Mon projet est avant tout de vous faire connoître le Lai d’Ywenec, fils du chevalier Eudemarec, les amours de son père et de sa mère, et sa naissance.

Il y avoit jadis en Bretagne un vieil homme fort riche, lequel étoit seigneur de Caerwent[205]. Cette ville, célèbre par les événements malheureux qui s’y sont passés, est

bâtie sur les bords de la rivière de

Ki à riche humme fu dounée
Pur sa biauté fu mult amée.
Purqu’en fereie autre parole,
Ne n’ot sun per desc’ à Incole ;[206]
Ne très-que Yllande de là,[207]
Grant péchié fist qui li duna,
Purce qu’ele ert et bele et gente ;
En li garder turna s’entente,30
Dedens sa tur l’a enserrée,
En une grant chambre pavée.
Il ot une soë serur ;
Viele ert è vueve sanz seignur :
Ensemble od la Dame l’a mise,
Pur lui tenir plus en justise ;
Autres fames i ot ce croi,
En une autre chambre par soi.
Mès jà la Dame ne parlast,
Se sa Vieille nel’ commandast ;40
Einsi la tint plus de set ans,
Unques entre eulz n’orent enfanz ;
Ne fors de celle tur n’issi,
Ne pur parent ne pur ami.
Quant el vuleit aler cuchier,
Ni ot Chamberlenc ne uissier,

Duglas[208]. Notre vieux et riche personnage se

maria dans le dessein d’avoir des enfants, auxquels il transmettroit son immense héritage. La nouvelle épouse issue d’une grande famille, étoit aimable, sage et très-belle. Enfin elle avoit tant de bonnes qualités qu’on n’auroit pu trouver sa pareille depuis son pays jusqu’à Lincoln, et même en Irlande. Les parents commirent une grande faute en sacrifiant ainsi leur fille. Notre vieil homme qui étoit fort jaloux, mit tous ses soins à garder sa jeune femme ; pour cela il l’enferma dans une tour, et lui donna pour la surveiller davantage, moins que pour lui tenir compagnie, une vieille sœur qui étoit veuve depuis long-temps. Il y avoit bien d’autres femmes pour faire le service, mais elles se tenoient dans une autre chambre. La pauvre petite dame ne pouvoit ouvrir la bouche et dire un mot sans le consentement de son antique gardienne.

Plus de sept ans s’écoulèrent sans que

Ki en la chambre osast entrer,
Ne devant lui cierge alumer.
Mut ert la Dame en grant tristurs,
A lermes, à suspirs, à plurs :50
Sa biauté pert en tel mesure,
Ce est ele qui n’en prent cure,
De soi méismes melz vousist,
Que au jurs hastiue la preist :
Ce fu el mois d’avril entrant,
Quant cil oisel lievent lur chant ;
Li Sires fu matin levez,
D’aler en bois s’est aprestez :
La Vieille a fait lever sus,
Et après lui fermer les us.60
Cele a sun coumandement fet,
En une autre chambre s’en vet ;
En sa main porteit un sautier,
Où ele voleit verseillier.
La Dame plore en esveil,
Choisi la clarté du souleil :
De la Vielle est apercéue,
Qui de la chambre esteit issue ;
Mult se plaigneit è suspireit.
Et en plurant se démenteit.70
Lasse, fet-ele, mar fui née,
Mout est dure ma destinée,
En ceste tor suis en prisun,
Jà n’en istrai se morte nun.

le mari eût des enfants, sans que la dame

sortît de la tour, et sans voir ses parents ou ses amis. Lorsqu’elle alloit se coucher, aucun chambellan ou domestique n’entroit dans sa chambre pour allumer les flambeaux. La pauvre femme devient si triste de sa position qu’elle passe des journées entières dans les soupirs et dans les larmes. Ne prenant aucun soin de sa personne, elle perd presque toute sa beauté et maudit ses attraits qui ont causé son malheur.

Au commencement d’avril, saison où les oiseaux font entendre leurs doux chants, le seigneur s’apprêta de grand matin pour aller à la chasse. Avant de partir il ordonne à la vieille de se lever pour fermer les portes sur lui. Après avoir obéi, la vieille prend son livre de prières et se met à lire. La dame se réveille, et déjà des pleurs inondent son visage ; elle est aperçue de la vieille qui n’y fait pas attention. Elle se plaignoit et soupiroit. Dieu ! que je suis malheureuse d’être au monde ! Ma destinée est de vivre dans

cette prison, d’où je ne sortirai qu’après

Cist vielz jalous de quoi se tient,
Ki en si grant prisun me tient ?
Mut par est fols et esbahiz,
Il crient estre tus-jurs trahiz.
Ge ne puis au mustier venir,
Ne le Servise-Dieu oïr ;80
Se je poisse à gent parler,
Et en déduit o lui aler,
Ge li moustrasse biau semblant,
Jà ne n’éusse-jeo talent !
Malooit seient mi parent,
E li autre communement,
Qui à cest jalus me donèrent,
E de sun cors me marièrent.
A forte corde trait è tir,
Il ne porra jamès morir ?90
Quant il dut estre baptisiez,
Si fu el flun d’Enfer plungiez.
Durs sont li nerf, dures les vaines,
Qui de vif sanc sunt tutes plaines ;
Mut ai oï suvent cunter,
Que um souleit jadis truver,
D’avantures en cest païs,
Qui esrachoient les pensis.
Chevaliers truvoient Puceles
A lor talent, gentes è beles :100
E Dames truvoient des Amans,

ma mort. Je ne sais ce que peut avoir ce

vieux jaloux pour me retenir en esclavage ; quelle folie et quelle sottise de toujours craindre d’être trahi ! Je ne puis aller à l’église ni entendre les offices. Si je pouvois du moins causer avec quelqu’un et me promener, j’oublierois les torts de mon époux dans les moments mêmes où j’en aurois le moins d’envie. Maudits soient mes parents et tous ceux qui m’ont fait contracter une pareille alliance ! Le mien est si vigoureusement constitué que je ne puis espérer sa mort. Sans doute qu’à son baptême il fut plongé dans le fleuve d’enfer[209] ; car ses veines pleines de sang, la force de ses muscles, appartiennent à un homme robuste.

J’ai souvent entendu raconter que dans les temps anciens, il arrivoit souvent aux affligés d’avoir des aventures qui mettoient un terme à leurs chagrins. Les chevaliers

trouvoient des maîtresses charmantes, et

Biax è curteis, preux è vaillans,
Si que blasmées n’en estoient,
Nés nus fors elles nes’ veoient,
Se ce puet estre ne ce fu,
Onques a nul est avenu ;
Diex ki de tout a poosté,
Il en face ma volenté.
Quant Elle ot fait sa plainte issi,
L’umbre d’un grant Oisel choisi,110
Parmi une estreite fenestre,
Ele ne set que ce puet estre :
En la chambre volant entra,
Giez ot espiez, Ostoir sembla,[210]
Deci ne mues fu où désis,
Il s’est devant la Dame assis :
Quant il i ot un poi esté,
Et ele l’ot bien esgardé,
Chevaliers biaus è gens devient ;
La Dame à merveille le tient,120
Li sans li remut è frémi,
Grant poor eut, son chief covri.
Mut fu curteis li Chevaliers,
Il l’a arésouna premiers :
Dame, fet-il, n’aiez poor,
Gentilz oisel a en Ostor :

les dames n’étoient jamais blâmées pour

faire choix d’un amant jeune, beau, vaillant et libéral. D’ailleurs personne, à l’exception d’elles, ne voyoit leurs amants. Je m’abuse peut-être, et peut-être aussi ne vit-on jamais aventure pareille. Ah ! Dieu qui a tout pouvoir puissie-t-il combler mon desir !

Après avoir donné un libre cours à ses plaintes, la dame aperçoit près de sa fenêtre l’ombre d’un grand oiseau de proie, et ne peut deviner ce que ce peut être. Il entre dans la chambre en volant, et vient se placer auprès d’elle. Après s’être arrêté un instant, et pendant que la dame l’examinoit, l’oiseau prend la forme d’un jeune et beau chevalier. La dame surprise change de couleur, et se couvre le visage pour la grande frayeur qu’elle ressent. Le chevalier, qui étoit fort courtois, lui parla en ces termes : Madame, daignez vous calmer ; j’ai pris la forme d’un autour, qui est un oiseau bien élevé ; mon discours, peut vous paroître peu

clair, mais attendez, et vous serez instruite

Se li segré vus sunt oscur
Gardez que séiez asséur.
Si faites de moi vostre ami,
Pur ce su-geo venus ici ?130
Jeo vus ai longement amée,
E en mun cuer mult désirée !
Unques fors vus fame n’amai,
Ne jamès autre ne ferai.
Mès ne pooie à vus venir,
Ne fors de mun païs issir,
Se vus ne m’éussiez requis,
Or puis bien estre vostre amis.
La Dame se raséura,
Sun chief descuvri, si parla :140
Le Chevalier a respundu
E dit qu’elle en fera son Dru,
S’en Dieu créust et ainsi fust.
Que lor amor estre péust :
Car mut par a de grant biauté ;
Unques un jour en sun aé,
Si beau Chevalier n’esgarda,
Ne si bel jamès ne verra.
Dame, fet-il, vus dites bien
Ne voudreie pur nule rien,150
Que de moi i ait acheson,
Mescréance, ne souspeçon :
Ge croi très bien le Criatour,
Qui vus geta de la tristour,

des motifs de ma démarche. Je suis venu

en ces lieux pour solliciter la faveur d’être votre ami ; depuis long-temps je vous aime et mon cœur vous desire. Je n’ai jamais aimé et n’aimerai jamais d’autre femme que vous ; et je vous l’avouerai, je ne serois point venu en ces lieux, je ne serois pas même sorti de mon pays, si vous ne m’aviez, vous même, fait le plaisir de me demander pour être votre amant. La dame qui avoit repris courage découvrit sa figure, et répondit au chevalier. Seigneur, je consens à vous accepter pour être mon ami ; mais au préalable je veux être certaine que vous croyez en Dieu. Le chevalier avoit tout ce qu’il falloit pour captiver une femme ; il étoit dans la fleur de l’âge, beau et bien fait. Dame, vous avez parfaitement raison, je ne voudrois pour nulle chose au monde que vous ayez quelque soupçon sur ma foi. Je crois fermement au créateur qui mourut pour nous racheter du péché de notre père Adam, causé par le manger d’une pomme bien amère. Il a été, il est, il sera éternellement

la vie et le refuge des pécheurs. Au surplus,

Où Adans nus mist nostre père,
Par le mors de la pome amère ;
Il est, et fu et ert tuz-jors
Vie et lumière as péchéors.
Se vus de ce ne me créez,
Vostre Chapelain demandez :160
Dites que mals vus asoupisse,
Si volez aveir le Servise,
Que Diex a el munt establi,
Dont li péchéor sunt gari :
La semblance de vus prendrai,
Le corps Dame-Dieu recevrai.
Ma créance vus dirai tute,
Ja ne serez de ce en dute.
Elle respunt que bien a dit,
Delez li s’est couchiez el lit,170
Mès il ne voust à lui touchier,
Ne d’acoler ne de bésier.
A-tant la Vielle est reperiée,
La Dame truva esveilliée,
Dist li que tans est de lever,
Ses dras li voleit aporter :
La Dame dist qu’elle est malade,
Du Chapelain se praigne garde,
Car grant poor a de mourir.
........................[211]180

si vous conceviez quelque doute, mandez

votre chapelain ; dites-lui que très-malade, vous desirez entendre le service établi par Dieu lui-même, pour effacer les fautes des humains. Je prendrai votre figure et vos traits pour recevoir le corps du Seigneur, je réciterai mes prières, et j’ose espérer que vous serez entièrement convaincue de mes sentiments religieux[212]. J’y consens, reprit la dame. En attendant le chevalier lui propose de se coucher sur le même lit. On cause, mais il se garde bien d’embrasser sa belle ou de faire ce que sa position semble pouvoir

autoriser.

La Vielle dist : or soufferrez
Mes Sires est el bois alez,
Nus ne vendra çaiens fors moi ;
Mult est la Dame en grand effroi.
Semblant fist qu’ele se pasma,
Cele la vit, mut s’esmaïa,
L’uis de la chambre a deffermé,
Si a le Prestre demandé ;
E cil i vint plus tost qu’il pot,
CORPUS DOMINI aportot.190
Li Chevaliers l’a récéu
Le vin du calice a béu :
Li Chapelain s’en est alez,
E la Vielle a les huis fermez.
La Dame gist lez sun ami,
Ains mes si biau couple ne vi ;
Quant unt assez ris è joé,
E de leur priveté cunté,
Li Chevaliers cungié a pris,
R’aler s’en vet en sun païs.200
Elle le prie ducement
Que il la revoie suvent.
Dame, fet-il, quant vus plera
Jà heure ne trespassera ;
Mès tel mesure en esgardez,
Que nul de nus seit encumbrez :
Ceste Vielle nus traïra,
E nuit è jur nus guetera ;

Revenue dans la chambre, la vieille trouve la dame réveillée, et lui fait observer qu’il est temps de se lever ; elle lui propose même de lui apporter ses vêtements. La dame répond qu’elle est fortement indisposée, et que, bien loin de songer à s’habiller, par les douleurs qu’elle éprouve, elle a plutôt besoin des secours du chapelain. Souffrez en paix, madame, lui dit la vieille, votre mari étant allé à la chasse, personne, excepté moi, n’entrera céans. Je laisse à penser quel fut le désespoir de la dame. Pour en venir à ses desirs, elle feint de se trouver mal. La vieille effrayée de ce qu’elle voit, ouvre la porte, et court aussitôt chercher le prêtre. Celui-ci fait diligence, part, arrive et apporte avec lui l’eucharistie qui lui avoit été demandée. Le chevalier qui avoit pris la semblance de la dame, reçoit le pain et le vin du calice ; le chapelain sort, et la vieille court fermer les portes après lui.

La dame se repose près du chevalier, et jamais vous n’avez vu un aussi beau couple.

Après avoir assez ri, assez joué, et après qu’ils

Elle apercevra notre amur,
Sel’ cuntera à sun Seignur.210
Si nus avient cum jeo vus di,
E nus soumes issi traï,
Ne m’en puis mie départir,
Que moi n’en estuet ce morir.
Li Chevalier à-tant s’en vet
En grant joïr sa Dame let ;
El demain liève tute saine,
Mut fu hétiée la semaine :
Sun cors teneit en grant chierté,
Tute recuvre sa biauté.220
Or li plest plus à séjurner,
Qu’en nul autre déduit aler ;
Sun ami puet suvent véoir,
E sa joie puet de lui avoir
Dès que ses Sires s’en despart,
E nuit et jor et tost et tart,
Elle l’a tut à sun plésir,
Or l’en doinst Diex longues joïr.
Pur la grant joïe où elle fu.
Que suvent puet voir son Dru,230
Estoit tuz ses semblant changiez ;
Ses Sires fu mut vesiez,
En son curage, s’aperceit,
C’autrement ert qu’il ne soleit.
Mescréance a vers sa serur,
Si l’a mist à resun un jur :

furent convenus de tous leurs faits, le chevalier

prit congé pour retourner dans son pays. La dame le prie avec tendresse de revenir souvent. Belle amie, je vous verrai toutes les fois que vous le desirerez, à toutes les heures du jour si cela peut vous plaire. Mais je vous en conjure, prenez garde à ne commettre aucune indiscrétion qui puisse faire connoître notre intelligence. Méfiez-vous particulièrement de cette vieille, laquelle vous guettant nuit et jour finira par nous surprendre. Apercevant notre amour, elle en fera part à votre époux, et si jamais le malheur arrive que nous soyons découverts, je suis forcé de vous avouer que je ne puis m’en défendre et qu’il me faudra mourir.

En partant le chevalier laisse son amie dans la plus grande joie ; le lendemain elle se lève avec plaisir, et pendant toute la semaine, elle fut d’une gaieté charmante. Pour plaire à son amant, elle soigne davantage sali toilette. Son esprit plus tranquille lui laisse reprendre ses attraits, et bientôt elle

a recouvré toute sa beauté. La tour qu’elle

Dist li que mult a grant merveille,
Que sa Dame si s’apareille ;
Demanda lui que ce devot,
Sa Vielle dist qu’el’ ne savot,240
Car nus ne puet parler à li.
N’ele ne voit dru ne ami,
Fors tant que sole remaneit,
Plus volentiers qu’el ne soleit,
De ce s’estoit apercéue.
Dont l’a li Sires respondue :
Par foi, fet-il, ce croi-geo bien,
Or nus estuet fère une rien.
Au matin quant g’ière levez,
E vus aurez les us fermez,250
Fêtes semblant dehors issir,
Si la lessiez sule gésir ;
En un secré leu vus estez,
E si voiez et esgardez,
Ce que puet estre et dunt ce vient,
Qui en si grant joïe la tient.
De ce cunseil sunt départi
Alas ! cum ièrent mal-bailli
De ce que hum les vet guetier,
Pur eulz traïr et engrégier.260
Tiers jurs après ice cunter,
Fet li Sires semblant d’esrer :
A sa fame a dist è cunté,
Que li Rois l’a par brief mandé,

habitoit et qui, naguère lui déplaisoit tant,

devient pour elle un séjour agréable ; elle le préfère à tout autre, puisqu’elle peut voir son amant aussi souvent qu’elle le desire. Sitôt que son mari est absent, le jour, la nuit elle peut converser avec le chevalier aussi long-temps qu’elle le desire. Que Dieu prolonge le temps heureux où elle peut jouir du bonheur d’être aimée !

Le vieux mari remarqua, non sans surprise, le grand changement qui s’étoit opéré dans le caractère et dans la conduite de sa femme. Il soupçonna que ses ordres étoient mal exécutés par sa sœur, c’est pourquoi la prenant un jour à part, il lui demanda la raison pourquoi sa moitié qui naguère étoit si triste, apportoit maintenant le plus grand soin à se bien vêtir. La vieille lui répondit qu’elle l’ignoroit absolument. Il est impossible de pouvoir parler à votre femme, elle ne peut avoir ni amant, ni ami ; j’ai cependant observé comme vous qu’elle aime mieux sa solitude que par le passé.

Je vous crois parfaitement, ma sœur, mais

Mès hastivement revendra :
De la chambre ist, l’uis referma,
Dunt esteit la Vielle levée
Derrier la curtine est alée,
Bien purra oïr è véoir.
Ce qu’elle covoite savoir.270
La Dame jut, pas ne dormi
Car mut desirre sun ami :
Venus i est, pas ne demure
Ne trespasse terme ne hure ;
Ensemble funt joïe mult grant,
E par parole et par semblant,
Desi que tans fu de lever,
Ça dunt l’en estovoit aler.
Ele le vit et esgarda,
Coument il vint è il ala,280
Mès de ce ot ele poor,
Comme meuit è puis ostor.
Quant li Sires fu repairiez,
Qui n’esteit guères esloigniez,
La Vielle li a tut mustré,
Du Chevalier la vérité.
Mut en est dolens è pensis,
E mut de l’enging fu hastis,
A ocirre le Chevalier ;
Quatre broches ad fait forgier,290
D’acier mut agües devant,
Soz ciel n’ot rasoir plus tranchant ;

il faut agir de ruse pour éclaircir le mystère.

Écoutez, le matin lorsque je serai levé et que vous aurez fermé les portes sur moi, vous ferez semblant de sortir et de laisser ma femme toute seule dans son lit. Cachez-vous dans quelque coin d’où vous puissiez tout voir, tout entendre, et faites en sorte de découvrir le motif de son contentement. Ils s’arrêtent à ce conseil. Hélas ! quel malheur pour ces amants dont on conjure la perte !

Trois jours après cette détermination, le mari prétexte un voyage ; il prévient sa femme que le roi, par une lettre, l’a mandé à sa cour, mais qu’il reviendra bientôt. Il sort de la chambre en fermant la porte après lui. La vieille se lève et va se cacher derrière un lit d’où elle pourra s’instruire de tout ce qu’elle desire savoir. La dame étoit couchée, mais elle ne dormoit pas. Se croyant seule, elle desire la présence de son amant. Il arrive bientôt pour passer quelques instants avec elle, ils se réjouissent ensemble,

et dès qu’il est heure de se lever, le

Quant il les ot appareilliées,
Et ès chiés devant estochier,
Sor la fenestre les ad mises,
Bien serrées è bien assises,
Par ù li Chevaliers passeit,
Quant à la Dame repereit.
Hé ! Diex, qu’il ne le set ou voit,
É la traïsun n’aperçoit.300

El demain à la matinée,
Li Sires liève à l’ajurnée,
E dit qu’il veut aler chacier ;
La Vielle le vet cunvoier.
Puis se recuche pur dormir,
Car ne pooit le jur choisir.
La Dame veille, si atent
Celui qu’elle aime loyaument.
Et dit c’or porroit bien venir
Et estre od lui tut à lésir.310
Si tost cum el l’ot demandé
N’i a puis guères demuré ;
En la fenestre vint volant,
Mès les broches furent devant.
L’une le fiert parmi le cors,
Li sans vermalz en sailli fors ;
Quant il se seust à mort navrez,
Desore sor euls est entrez,
Devant la Dame el lit descent,

chevalier s’en va. La vieille remarqua la manière

dont l’amant entroit et s’introduisoit auprès de sa belle, et comment il la quittoit. Elle ne pouvoit cependant se rendre compte de cette métamorphose d’oiseau en homme et d’homme en oiseau. Dès que le mari, qui ne s’étoit guère écarté, fut de retour, la vieille lui raconta tout ce dont elle avoit été témoin. Dans sa colère il jure de se venger. Pour cela il fait sur-le-champ construire un piége qui doit donner la mort au chevalier. Ce piége consistoit en quatre broches d’acier fort pointues qui se replioient l’une sur l’autre en se fermant, et qui étoient plus tranchantes que le meilleur rasoir. Sitôt que cet objet de vengeance fut achevé, le mari le fait poser sur le bord de la fenêtre par où entroit le chevalier quand il venoit visiter sa dame. Ah Dieu ! pourquoi faut-il qu’il ne soit pas instruit du sort affreux qu’on lui prépare !

Le mari se leva le lendemain matin avant le jour ; il dit qu’il part pour aller chasser. La vieille sort du lit pour l’accompagner,

puis elle revient se coucher parce que

Que tut li drap en sunt sanglent ;320
El voit le sanc è la plaïe
Mut angoissement s’esmaïe.
Il li a dit : Ma duce amie,
Pur vus pert-jeo ainsi la vie :
Bien le vus dit qu’il avendreit,
Vostre semblans vus occireit,
Quant ele l’oï, si chiet pasmée,[213]
Tute fu morte une liuée ;
Il la cunforte ducement,
E dit que deulz ni vaut néent330
Que de li est grosse d’enfant.
Un filz aura preus è vaillant,
Icil la recunfortera,
Iwenec noumer le fera :
Cil vengera et el et li,
Il ocira son anemi ;
Il n’i poït demurer mès,
Car la plaïe sainnoit adès :
A grant dolur s’en est partis,
Ele le seust à mult haus cris,340
Par une fenestre s’en ist,
Cest à merveil qu’el ne s’ocist,
Car bien avoit vint piez de haut,
D’Ilec ù el a pris son saut.
Ele estoit nue en sa chemise ;
En la trace du sanc s’est mise,
Qui du Chevalier dégutot,

l’aurore paroissoit à peine. La dame s’étoit réveillée

et savoit qu’elle étoit seule. Pensant à son ami, elle veut le voir, lui parler, et son desir est aussitôt accompli. Il vient en volant contre la fenêtre, et sitôt qu’il s’appuie dessus, les broches se referment et le blessent dangereusement ; l’une lui entre dans le corps, et son sang coule de tous côtés. Lorsque le chevalier s’aperçoit qu’il est blessé à mort, il entre malgré le piége, et va contre le lit de la dame qu’il inonde de son sang. Elle considère les plaies de son ami, et ne peut revenir de sa surprise et de sa douleur. Tendre amie, c’est pour vous que je meurs. Je vous avois bien prévenue du sort qui m’étoit réservé. En écoutant, son ami, la dame perdit connoissance et fut long-temps évanouie. Lorsqu’elle fut revenue, le chevalier la console ; il la supplie de ne pas trop s’affliger, parce qu’elle

est enceinte d’un fils qui fera sa

Sur le chemin ù il alot.
Icel sentier erra et tint,
Desi k’à une hoge vint ;350
En cele hoge ot une entrée,[214]
De ce sanc fut tute arosée,
Ne pot avant nient véoir,
Dunt cuidoit-elle bien savoir,
Que ses amis entrez i seit ;
Dedens se met à grant espleit,
El n’i truva nule clarté ;
Tant a le dreit chemin erré,
Que fors de la hoge est issue,
Et en un mult biau pré venue :360
Du sanc truva l’herbe moilliée,
Dunt s’est-ele mult esmaiée,
La trace en fu parmi le pré,
Assez près vit une cité ;
De murs fu close tut entur,
Ni ot méson, sale, ne tur,
Qui n’aparut tute d’argent
Mut sunt riches les Mandevent.[215]
Devers le Burc sont li mareis,
E la forest è li destreis ;370
De l’autre part vers le donjun,
Cort une eve tut envirun.
Iluec arrivoient les nés
Plus i aveit de trois cens trés,
La porte à-val fu deffermée,

consolation. Vous le nommerez Ywenec. Preux et

vaillant, il sera le vengeur de ses parents, et tuera le détestable auteur de tous nos maux. Le sang qui ruisseloit de ses blessures ne permet pas au chevalier de pouvoir rester plus long-temps. Il fait ses adieux à son amante et part désolé. La dame le suit précipitamment en remplissant l’air de ses cris. Elle s’élance d’une croisée dans la campagne, tombe de plus de vingt pieds de haut, et par une espèce de miracle, elle ne se fait aucun mal. Sortant de son lit, la dame n’étoit vêtue que d’une simple chemise ; les marques de sang qui sortoient des blessures d’Eudemarec aident la dame à marcher sur ses traces. Elle entra dans une petite cabane où son amant avoit pris quelque repos. Cette cabane dont le plancher étoit arrosé de sang, n’avoit qu’une seule entrée. Elle le cherche dans l’obscurité et

ne le trouvant pas, elle sort de la cabane,

La Dame est en la ville entrée.
Tuz-jurs après le sanc nuvel,
Parmi le Burc dusc’ au Chastel,
Unques nulz à lui ne parla,
N’ome, ne fame, ni trova.380
El palès vint, l’épuiement[216]
De sanc le truva tut sanglant :
En une basse chambre entra,
Un Chevalier dormant truva ;
Nel’ conut pas, si va avant
En une altre chambre plus grant ;
Un lit i truve, nient plus,
Où uns Chevaliers gisoit sus ;
Elle s’en est outre passée
En la tierce chambre est entrée,390
Le lit sun Ami a truvé.
Li pécol sunt d’or esméré ;
Ne sai mie les dras prisier,
Les cierges è li chandelier,
Qui nuit è jur sunt alumé ;
Valent tut l’or d’une cité.
Si tost cum ele est là venue,
Li Chevaliers l’a conéue,
Avant ala tute effrée,[217]
E deseur lui chaï pasmée.400
Cil la reçoit qui forment l’aime,
Maleuérox suvent se claime ;
Quant del’ pasmer fu trespassée

poursuit sa course, traverse une belle prairie

dont, à son grand étonnement, l’herbe étoit couverte de sang, et laissoit néanmoins apercevoir la route qu’avoit suivie le chevalier. La dame arrive près d’une ville fermée de murs. Il n’y avoit aucune maison, aucune tour qui ne fût supérieurement construite, parce que les habitants étoient fort riches. Près de la ville se trouve le marais pour pêcher, la forêt pour la chasse et le port pour les vaisseaux. De l’autre côté, vers le donjon, étoit la rivière qui étoit fort rapide. C’est là qu’arrivoient les vaisseaux dont le nombre s’élevoit à plus de trois cents. La dame entra dans la ville par la porte d’en bas qui étoit ouverte, elle traverse la rue principale, et la trace de sang l’aide à trouver le château où elle ne rencontre personne.

L’escalier étoit tout taché de sang.

Il l’a ducement cunfortée.
Bele amie, pur Diu vus pri,
Alez vus-ent, tolez de-ci,
S’enprès murrai enmi le jur,
Çaiens aura si grant dolur
Se vus i estiez truvée,
Tutes en seriez turmentée.410
Bien ert entre ma gent séu
K’il m’unt par vostre amur perdu,
Pur vus sui dolant è pensis.
La Dame li a dit, Amis,
Je veuil ensenble od vus murir,
Sus mun Segnur paine suffrir,
S’à lui revois il m’ocira ;
Le Cevalier l’a rasseura,
Un anel d’or li a baillié ;
Si li a dit et ensengnié,420
Jà tant com el le gardera,
A sun segnor ne membrera.
Se rien nule que faire doit
Ne ne le tenra en destroit ;
S’espée li coumande et rent,
Après le conjuire et deffent,
Que jamais hum n’en soit saisis,
Mais bien le gart aveuc sen Fis.
Quant il sera créus è grans
E Chevaliers preus è vaillans,430
A une feste ù Ele ira

Elle traverse successivement deux pièces,

l’une petite, l’autre plus grande ; elles étoient occupées chacune par un chevalier qui dormoit, mais à la troisième, elle trouve le lit de son amant. Les soutiens sont en or émaillé, et l’on ne pourroit estimer la valeur des couvertures, des chandeliers et des cierges qui brûlent nuit et jour, parce qu’ils valent tout l’argent d’un royaume. Sitôt qu’elle fut entrée la dame reconnoît son amant ; toute effrayée du spectacle qu’elle aperçoit elle perd l’usage des sens. Le chevalier qui l’aime tendrement lui prodigue des secours malgré la douleur qu’il éprouve de ses blessures. Sitôt qu’elle fut revenue, le chevalier cherche à la consoler, et lui dit : Belle amie, au nom de Dieu, je vous en conjure, sortez d’ici, car je mourrai vers le milieu de la journée. Le chagrin qu’éprouveront mes gens sera si grand que si vous étiez trouvée ici vous pourriez être insultée. Mes chevaliers n’ignorent pas qu’ils me perdent par suite de notre amour, et j’éprouve pour

vous beaucoup d’inquiétude. La dame lui

E sun Segnor od lui menra.
En une abéie venrunt
Pur une tumbe quil verrunt ;[218]
Orunt nuveles de la mort,
E cum il i fu mis à cort.
Ileuc li baillerez l’espée,
L’Aventure li seit cuntée
Cum il fu nés, qui l’engendra,
Assez verrunt qu’il en fera.440
Quant tut li ot dit è mustré,
Un cier bliaut li a duné ;
Si li cumanda à vestir,
Puis l’ad faite de lui partir ;
Ele s’en va, l’anel enpourte,
E l’espée qui la confourte.
A l’isséue de la cité
Si n’eut pas demie liue alé,
Quant ele oï les sains soner,
E le doel el castel lever,
Pur lur Segnur qui dévioit ;
Cele set bien que mors estoit.
De la dolur que ele en a
Quatre foués si se pasma ;
E quant de pasmeisun revint,
Vers la hoge sa voïe tint :
Dedens entra, oltre est passée,
Si s’en reva en sa cuntrée ;
Ele revint dedens sa tor[219]

répondit : je veux mourir avec vous, cher

amant, puisqu’en retournant chez mon mari, je suis certaine qu’il me tuera. Rassurez-vous, belle dame, prenez cet anneau d’or ; tant que vous le garderez, votre mari ne pensera point à vous et ne vous fera plus souffrir. Le chevalier prend son épée, la donne à la dame en lui recommandant de ne la remettre à personne, et de la garder soigneusement pour leur fils lorsqu’il sera en état d’en faire usage, et qu’il aura été armé chevalier. Vous vous rendrez alors à une fête, accompagnée de votre mari. Vous serez reçus dans une abbaye où vous verrez un grand tombeau, et on vous parlera de la fin du chevalier qu’il renferme, vous remettrez alors mon épée à votre fils ; vous lui raconterez l’histoire de sa naissance, de nos malheurs, de ma mort, et l’on verra

l’effet de sa vengeance.

E puis jà demoure maint jor,460
Ainc de cel fait ne l’arêta,
Ne ne destrut, ne ne gueta.
Ses Fix fu nés è bien nurris
E bien gardés è bien servis :
Iwenec le feisoient numer,
Ens el Regne n’avoit sun per,[220]
Si bel, si prou, ne si vaillant,
Si large, ne si despendant.
Quant il fu venus en aé,
A Chevalier l’unt adoubé,470
En l’an méïsme que çou fu
Oiiez cum lur est avenu.
A la feste saint Aaron[221]
K’um célébroit à Carlion,
E en plusurs autres cités,
Li Sires avoit esté mandés,
Qu’il i ala od ses amis,
A la custume du païs.
Sa femme è sun fil i menast
E ricement s’aparellast.480
Ensi i vint, alé i sunt,
Mais il ne sevent ù il vunt.
Ensamble od eus ot un Mescin

Après avoir terminé ses instructions, Eudemarec donne à son amie un bliaut d’une étoffe précieuse, l’en fait revêtir, et la prie de le laisser seul. La dame désolée s’en va emportant avec elle l’anneau et l’épée qui doit un jour la venger. Elle n’étoit pas éloignée d’une demi-lieue de la ville, qu’elle entendit sonner les cloches et s’élever des cris perçants jetés par les gens du château, qui venoient de perdre leur seigneur. Par la douleur qu’elle éprouve en apprenant la mort de son ami, la dame tomba quatre fois pâmée ; et lorsque les sens lui furent revenus, elle se repose un moment dans la cabane qu’elle avoit visitée le matin ; continuant à marcher elle arriva au château de son époux, qui la laissa depuis parfaitement tranquille.

La dame accoucha d’un fils qu’elle nourrit et qu’elle nomma Ywenec. Dans le royaume on n’auroit pas trouvé son pareil en beauté, en prouesse, en courage et en générosité. Lorsqu’il eut atteint l’âge exigé, il reçut la chevalerie. Or, écoutez ce qui lui

arriva dans la même année.

Ques’ a menés le dreit cemin,
Tant qu’il vindrent à un castel,
En tut le siècle n’ot si bel :
Une abéïe aveit dedens
De mult religieuses gens ;
Li Vallés les i herbega,
Ki à la feste les mena.490
En la chambre que fu l’Abé,
Sunt bien servi et abévré ;
El demain vunt la messe oïr,
Puis s’en voleient départir.
Li Abés va vers aus parler,
Mut les prie demourer ;
Si lur musterra sun dortoir,
Sun capitle et sun refroitoir,
E cum il fut bien herbégié,
Li Sires li a otroié.500
Si tot quant il eurent disné
As offécines sunt alé,
El capitre en entrent avant :
Une tumbe i truvèrent grant,
Cuverte d’un cuer paile roé,
D’un rice orfroi parmi bandé,
Au cief, as piés è as costés
Aveit vint cierges alumés :
D’or fin èrent li candelier,510
D’émétiste li encensier,
Dunt il encensèrent le jur,

On célébroit à Carlion et en plusieurs autres villes la fête, de saint Aaron. Selon la coutume du pays, le mari, outre plusieurs de ses amis, s’y rendit avec une suite nombreuse, sa femme et le jeune Ywenec. Connoissant peu la route qu’ils devoient tenir, ils avoient avec eux un jeune homme qui dirigeoit leur marche, et qui les conduisit dans une ville superbe qu’ils ne connoissoient pas. On y distinguoit une riche abbaye où le jeune homme qui les guidoit les fit loger. La société fut reçue et traitée dans la chambre même de l’abbé. Les voyageurs préviennent qu’il partiront le lendemain à l’issue de la messe. L’abbé les conjure de vouloir lui accorder la journée. Il veut leur montrer les salles du chapitre, le réfectoire, les appartements ; et, en raison de ce qu’ils avoient été parfaitement reçus, les voyageurs consentent à prolonger leur séjour.

Après le dîner, les étrangers visitant la maison, et entrent dans la salle du chapitre. On y voyoit un grand tombeau couvert d’une tapisserie précieuse richement brodée en or

en haut, en bas et sur les côtés. Le tombeau

Icele tumbe à grant honur.
Cil unt demandé et enquis,
A ceus qui èrent du païs,
De le tombe cui ele esteit,
E quel hum fu qui i gisseit.
Cil coumencièrent à plurer,
Et en plurant à racunter,
Que c’ert li mieudres Chevaliés,
Li plus fors è li plus proisiés,520
Li plus biax è li plus amés,
Ki jamès soit è n’ière nés ;
De cel tere ot esté Reis,
Unques ne fu nus si curteis.
A Caerwent fu entrepris
Pur l’amur d’une Dame ocis ;
Unques puis n’éust mès signur,
Ains avuns atendu maint jur,
Un filz qu’en la Dame engenra,
Si cum il dist è cummanda.530
Quant la Dame oït la nuvele,
A haute vois sun fil apele :
Biax Fils, fait-ele, avez oï
Que Dix nus ad amenés ci ;
C’est vostre Père qui ci gist,
Que cil Viellars à tort ocist.
A-tant li baille et tent l’espée
Que elle aveit lunc-tans gardée ;
E quant il ot çou counéu

étoit entouré de vingt cierges allumés, que

portoient des chandeliers également en or ; les encensoirs destinés au service du défunt étoient d’améthyste. Les voyageurs prièrent leur guide de vouloir bien leur apprendre le nom et l’histoire du personnage que renfermoit le tombeau. Les religieux répandent des larmes, et racontent en pleurant que c’est le corps du plus vaillant, du plus beau et du plus aimé des chevaliers nés et à naître. Celui-ci a été notre roi, et jamais on n’en vit un plus affable. Il fut tué par suite de ses amours avec une dame de Caerwent ; et depuis cette époque, la terre est sans seigneur. Nous attendons avec impatience l’arrivée d’un fils qu’il a eu avec sa maîtresse, lequel d’après ses dernières volontés doit lui succéder.

Lorsque la dame eut entendu ce discours, elle appelle Ywenec, et lui dit : Vous savez, beau fils, pourquoi Dieu nous a conduits ici ; voici le tombeau de votre père, et voilà son meurtrier. Elle lui remet en même temps l’épée d’Eudemarec qu’elle portoit

toujours avec elle. Ywenec connut le secret

E dit de veir que ses Fius fu,
E cum cil vint parler à li,[222]
E cum li Jalox le traï,
E eut l’aventure cuntée,[223]
Sur la tumbe çhaï pasmée.
Voiant eus trestous dévia,[224]
Unques puis un mot ne parla.
Quant voit ses Fix que morte fu
Au Viellart a le cief tolu ;
A l’eur venga la mort sun père,[225]
A un seul cop è de sa mère ;550
Luès que ce fu avenu,
E par la cité fu conu,
A honur la Dame unt porté,
El sarcu posée et mussé,
Délés le cors de sun ami ;
Dix lor face bone merci.
Lur Segnur unt fait d’Iwenec,
Ainz que il départist d’illec :[226]
Cist qui cest aventure oïrent,
Lunc-tens après un Lai en firent.560
De la plainte et de la doulur
Que cist suffrirent pur amur.562

de sa naissance, l’histoire des amours de

ses parents, l’assassinat de son père. Après ce discours la dame tomba morte sur le tombeau de son amant. Ywenec voyant que sa mère n’existoit plus, vient contre le vieillard, prend sa bonne épée, et lui fait voler la tête de dessus les épaules. Il vengea en un seul coup les malheurs des auteurs de ses jours.

Sitôt que la nouvelle de cet événement fut répandue dans la ville, le corps de la dame fut placé et renfermé dans le cercueil de son amant. Dieu veuille les avoir en sa miséricorde.

Le peuple reconnut Ywenec pour son roi avant qu’il ne sortît de l’église.

Les personnes qui eurent connoissance de cette aventure en firent long-temps après un lai pour rappeler les chagrins et les douleurs que supportèrent deux tendres amants.


LAI DU LAUSTIC[227].

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Une aventure vus dirai
Dunt li Bretun firent un Lai ;
Laustic ad nun ceo m’est avis,
Si l’apelent en lur païs :
Céo est reisun en Franceis,
E Nihtegale en dreit Engleis.
An Seint Mallo en la cuntrée
Est une ville renumée ;
Deus Chevaliers illec maneient,
E deus forez maisunz aveient.10
Pur la bunté des deus Baruns
Fu de la vile bons li nuns.
Li uns aveit femme espusée,
Sage, curteise, mut acemée ;
A merveille se teneit chière,
Sulunc l’usage è la manière.
Li autres fu un Bachelers
Bien ert conu entre ses pers,
De pruesce, de grant valur,
E volentiers feseit honur,20

LAI DU LAUSTIC.

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Je vous rapporterai une autre aventure dont les Bretons ont fait un Lai ; ils le nomment dans leur langue Laustic[228] ; les François par cette raison, l’appellent Rossignol, et les Anglois Nihtegale[229].

À saint Malo[230], ville renommée dans la Bretagne, résidoient deux chevaliers fort riches et très-estimés. La bonté de leur caractère

étoit tellement connue, que le nom de la

Munt tenéot è despendeit,
E bien donot ceo qu’il aveit.
La Femme sun Veisin ama ;
Tant la requist, tant la préia,
E tant parot en lui grant bien,
Q’Ele l’ama sur tute rien,
Tant pur le bien qu’ele oï,
Tant pur ceo qu’il iert près de li.
Sagement è bien s’entreamèrent,
Mut se covrirent è esgardèrent30
Qu’il ne fussent aparcéuz,
Ne desturbez, ne mescréus :
E ensi le poient bien fère,
Kar près esteient lur repère ;
Preceines furent lur maisuns,
E lur sales, è lur dunguns.
N’i aveit bare ne devise,
Fors un haut mur de piere bise ;

ville où ils demeuroient étoit devenu célèbre.

L’un d’eux avoit épousé une jeune femme sage, aimable et spirituelle. Elle aimoit seulement la parure ; et par le goût qu’elle apportoit dans ses ajustements, elle donnoit le ton à toutes les dames de son rang. L’autre étoit un bachelier[231] fort estimé de ses confrères ; il se distinguoit particulièrement par sa prouesse, sa courtoisie et sa grande valeur ; il vivoit très-honorablement, recevoit bien et faisoit beaucoup de cadeaux. Le bachelier devint éperduement amoureux de la femme du chevalier ; à force de prières et de supplications et sur-tout à cause des

louanges qu’elle en entendoit faire,

Des chambres ù la Dame jut,
Quant à la fenestre s’estut,40
Poiet parler à sun Ami,
Del’ autre part, è il a li ;
E lurs aveirs entre-changier,
E par geter, è par lancier.
N’unt guères rien qui lur despleise
Mut estéïent amdui à eise,
Fors tant k’il ne poient venir
Del’ tut ensemble à lur pleisir.
Kar la Dame ert estreit gardée,
Quant Cil esteit en la cuntrée ;50
Mès de tant avéïent recur,
U fut par nuit, u fut par jur,
Que ensemble poeient parler ;
Nul ne poët de ceo garder,
Qu’à la fenestre ne venissent.
E iloëc s’entrevéissent.
Lungement se sunt entre-amé,
Tant que ceo vint à un esté,
Que bois è prés sunt reverdi,
E li vergier ièrent fluri.60
Cil oiselez par grant duçur,
Mainent lur joie ensum la flur ;
Ki amer ad à sun talent,
N’est merveille s’il i entent.
Del Chevaliers vus dirai veir,
Il i entent à sun poeir ;

peut-être aussi à cause de la proximité de leur

demeure, la dame partagea bientôt les feux dont brûloit son amant. Par la retenue qu’ils apportèrent dans leur liaison, personne ne s’aperçut de leur intelligence. Cela étoit d’autant plus aisé aux deux personnages que leurs habitations se touchoient, et qu’elles n’étoient séparées que par un haut mur noirci de vétusté. De la fenêtre de sa chambre à coucher la dame pouvoit s’entretenir avec son ami. Ils avoient même la facilité de se jeter l’un à l’autre ce qu’ils vouloient ; la seule chose qui leur manquoit étoit de ne pouvoir pas se trouver ensemble, car la dame était étroitement gardée. Quand le bachelier étoit à la ville, il trouvoit facilement le moyen d’entretenir sa belle, soit de jour, soit de nuit. Au surplus ils ne pouvoient s’empêcher l’un et l’autre de venir à la croisée pour jouir seulement du plaisir de se voir.

Ils s’aimoient depuis long-temps, lorsque

pendant la saison charmante où les bois et

E la Dame del’ autre part,
E de parler, è de regart :
Les nuits quant la lune luseit,
E ses Sires cuché esteit,70
De juste li sovent levot,
E de sun mantel s’afublot ;
A la fenestre ester veneit,
Pur sun ami qu’el’ i saveit.
Qui autre teu vie demenot,
E le plus de la nuit veillot.
Délit avéient à véer
Quant plus ne poeient aver.
Tant i estut, tant i leva.
Que ses Sires s’en curuça,80
E meintefeiz li demanda,
Pur quoi levot è ù ala ?
Sire, la Dame li respunt,
Il n’en ad joïe en cest mund,
Ki n’en ot le Laustic chanter ;
Pur ceo me vois ici ester,
Tant ducement le oi la nuit,
Que mut me semble grant déduit.
Tant me délit, è tant le voil,
Que jeo ne puis dormir del’ oil.90
Quant li Sires ot que ele dist,
De ire è mal-talent en rist.
De une chose purpensa,
Que le Laustic enginnera ;

les prés se couvrent de verdure, où les arbres

des vergers sont en fleurs, les oiseaux font entendre les chants les plus agréables et célèbrent leurs amours, les deux amants deviennent encore plus épris qu’ils ne l’étoient. La nuit, dès que la lune faisoit apercevoir ses rayons, et que son mari se livroit au sommeil, la dame se relevoit sans bruit, s’enveloppoit de son manteau et venoit s’établir à la fenêtre pour parler à son ami, qu’elle savoit y rencontrer. Ils passoient la nuit à parler ensemble ; c’étoit le seul plaisir qu’ils pouvoient se procurer. La dame se levoit si souvent, ses absences étoient si prolongées, qu’à la fin le mari se fâcha contre sa femme, et lui demanda plusieurs fois avec colère quel motif elle avait pour en agir ainsi et où elle alloit. Seigneur, dit-elle, il n’est pas de plus grand plaisir pour moi que d’entendre chanter le rossignol ; c’est pour cela que je me lève sans bruit la plupart des nuits. Je ne puis vous exprimer ce que je ressens du

moment où il vient à se faire entendre.

Il n’ot Vallet en sa meisun,
Ne face engin, reis ù lasçuns,
Puis le mettent par le vergier.
Ni ot codre, ne chastainier,
U il ne mettent laz u glu,
Tant que pris l’unt è retenu.100
Quant le Laustic éurent pris,
Al Seignur fu rendu tut vis.
Mut en fu liez quant il le tient,
As chambres la Dame s’en vient ;
Dame, fet-il, ù estes vus ?
Venez avant, parlez à nus :
Jeo ai le Laustic englué
Pur qui vus avez tant veillé.
Désor poez gésir en peis,
Il ne vus esveillerat meis.110
Quant la Dame l’od entendu,
Dolente è cureçuse fu ;
A sun Seignur l’ad demandé,
E il l’ocist par engresté ;
Le col li rumpt à ses deus meins,
De ceo fist-il ke trop vileins ;
Sur la Dame le cors geta,
Si que sun chainse ensanglanta,
Un poi desur le piz devant,
De la chambre s’en ist à-tant.120
La Dame prent le cors petit,
Durement plure è si maudit

Dès-lors il m’est impossible de pouvoir fermer

les yeux et de dormir. En écoutant ce discours le mari se met à rire de colère et de pitié. Il lui vient à l’idée de s’emparer de l’oiseau chanteur. Il ordonne en conséquence à ses valets de faire des engins, des filets, puis de les placer dans le verger. Il n’y eut aucun arbre qui ne fût enduit de glu ou qui ne cachât quelque piège. Aussi le rossignol fut-il bientôt pris. Les valets l’apportèrent tout vivant à leur maître, qui fut enchanté de l’avoir en sa possession ; il se rend de suite auprès de sa femme. Où êtes-vous madame, lui dit-il, j’ai à vous parler ? Eh bien ! cet oiseau qui troubloit votre sommeil ne l’interrompra pas davantage, vous pouvez maintenant dormir en paix, car je l’ai pris avec de la glu. Je laisse à penser quel fut le courroux de la dame en apprenant cette nouvelle ; elle prie son mari de lui remettre le rossignol. Le chevalier, outré de jalousie, tue le pauvre oiseau, et chose très-vilaine, il lui arrache la tête et jette son corps ensanglanté sur

les genoux de sa femme, dont la robe fut

Tuz ceus qui le Laustic traïrent
E les engins è laçuns firent.
Kar mut l’unt coleré grant hait
Lasse, fet-ele, mal m’esteit !
Ne purrai mès la nuit lever,
Aler à la fenestre ester,
U jeo suleie mun Ami veir ;
Une chose sai-jeo de veir,130
Il quidra ke jéo me feigne
De ceo m’estuet que cunseil preigne :
Le Laustic li trameterai ;
L’aventure li manderai.
En une pièce de samit
A or brusdé è tut escrit
Ad l’Oiselet envolupé ;
Un sien Vallet ad apelé,
Sun message li ad chargié,
A sun Ami l’ad enveié.140
Cil est al Chevalier venuz
De par sa Dame li dist saluz ;
Tut sun message li cunta,
E le Laustic li présenta.
Quant tut li ad dit è mustré,
E il l’aveit bien escuté,
Del’ aventure esteit dolenz
Mès ne fu pas vileinz, ne lenz ;
Un vasselet ad fet forgier,
Uncques ni ot fer ni acier ;150

tachée sur la poitrine. Aussitôt il sortit de

l’appartement. La dame ramasse le corps du rossignol, elle verse des larmes et maudit de tout son cœur les misérables qui avoient fait les engins et les lacs. Ah ! malheureuse, quelle est mon infortune, je ne pourrai désormais me lever la nuit ni aller me mettre à la fenêtre, où j’avais coutume de voir mon ami. Je n’en puis douter, il va penser sans doute que je ne l’aime plus ; je ne sais à qui me confier, et à qui demander conseil. Eh bien ! je vais lui envoyer le rossignol, et l’instruire de ce qui vient de se passer. La dame enveloppe le corps du malheureux oiseau dans un grand morceau de taffetas brodé en or, sur lequel elle avoit représenté et décrit l’aventure. Elle appelle un de ses gens et l’envoie chez son ami. Le valet remplit sa mission, il se rend auprès du chevalier, le salue de la part de sa maîtresse, puis, en lui remettant le rossignol, il lui raconta l’histoire de sa mort. Le bachelier qui étoit fort sensible fut vivement affecté d’apprendre cette nouvelle ;

il fit faire un petit vase, non pas de

Tut fu d’or fin od bones pières,
Mut précieuses, è mut chières,
Covercle i ot très bien asis,
E le Laustic ad dedenz mis :
Puis fist la châsse ensééler,
Tuz-jurs l’ad fet od li porter.
Cele aventure fu cuntée,
Ne pot estre lungues celée ;
Un Lai en firent li Bretun
E le Laustic l’apellent hum.160


fer ou d’acier, mais d’or fin et enrichi de

pierres précieuses et fermé par un couvercle. Il y enferma le corps de l’oiseau, puis ensuite il fit sceller le vase qu’il porta toujours sur lui.

Cette aventure qui ne pouvoit long-temps rester ignorée, fut bientôt répandue dans tout le pays. Les Bretons en firent un Lai

auquel ils donnèrent le nom du Laustic.

LAI DE MILUN.

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Ki divers Cuntes veut traitier,
Diversement deit comencier ;
E parler si rainablement,
K’il seit pleisibles à la gent.
Ici comencerai Milun
E mustrai par brief sermun,
Pur quoi è coment fu trovez
Li Lais ke ci vus ai numez.
Milun fu de Suhtwales nez,
Puis le jur k’il fu adubez,10
Ne trova un sul Chevalier
K’il abatist de sun destrier.
Mut par esteit bons Chevaliers,
Francs, è hardiz, curteis, è fiers ;
Amez fu conuz en Irlande,
En Norweje è en Guhtlande,
En Loengre è en Albanie.
Eurent plusurs de li envie ;
Pur sa pruesce iert mut amez,
E de muz Princes honurez ;20
En sa cuntrée ot un Barun
Mès jeo ne sai numer sun nun :
Il aveit une fille bele,

LAI DE MILON.

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Le poëte qui s’occupe à composer des contes doit varier ses récits ; il parlera toujours d’une manière raisonnable, afin que ses discours puissent plaire à la société.

En traitant de Milon je vous dirai en peu de mots les raisons qui ont déterminé à faire nommer ainsi ce Lai.

Milon étoit né dans le Southwales[232], et du moment où il fut armé chevalier, il n’entroit pas de fois en lice qu’il n’abattît ses rivaux et ne les étendît sur l’arène. Aussi sa renommée s’étendit-elle promptement. Milon étoit estimé et fort connu dans l’Irlande, la Norwège[233], le Dannemarck[234], le

pays de Logres[235] et l’Albanie ; plusieurs

Mu curteise Dameisele
Ele ot oï Milun nomer,
Mut le comencat à amer.
Par sun message li manda
Que si li plust, el l’amera.
Milun fu liez de la novele,
Si en merciat la Dameisele ;30
Volenters otriat l’amur,
Ne partirat jamès nul jur,
Asez li fait curteis respuns,
Al messagé dona granz duns,
E grant amistié préinet ;
Amis, fet-il, ore entremet,
Que à m’Amie puisse parler,
E de notre cunseil celer :
Mun anel d’or li porterez,
E de meïe part li direz,40
Quant li plerra si vien pur mei,
E jeo irai ensemble od lei :
Cil prent cungé, è si le lait ;
A sa Dameisele revait,
L’anel li dune, si li dist,
Que bien ad fet céo k’il quist.
Mut fu la Dameisele lie
De l’amur issi li otrie :
Delez la chambre en un vergier,
U ele alout esbanier,50
Là instorent lur parlement,

étoient jaloux de ses succès, d’autres l’aimoient

pour sa prouesse, et nombre de princes avoient pour lui une grande estime.

Dans son pays étoit un baron, dont le nom ne me revient pas, lequel avoit une fille charmante. Le récit des hauts faits de Milon lui étant parvenu, ils inspirèrent une violente passion à cette jeune personne qui le fit prévenir des sentiments qu’elle avoit pour lui. Le chevalier flatté d’apprendre une nouvelle aussi agréable, s’empresse de remercier la demoiselle, lui jure un amour sans fin, et lui dit cent choses pareilles. Il récompense généreusement le messager porteur de la nouvelle. Mon ami, lui dit-il, j’exige de votre amitié que vous me fassiez obtenir un rendez-vous avec ma belle, afin de nous entendre et de tenir nos amours secrètes. Vous lui remettrez mon anneau d’or, et lui direz que s’il lui plaît, elle viendra vers moi ou bien que je me rendrai auprès d’elle. Le messager retourne au château rendre compte de sa mission, et remet l’anneau qu’il avoit reçu. La demoiselle

flattée de voir ses vœux accomplis, accepte

Milun è ele bien suvent.
Tant i vint Milun, tant l’ama,
Que la Dameisele enceinta.
Quant aparceit qu’ele est enceinte,
Milun manda, si fist sa pleinte ;
Dist li cum cil est avenu,
Sun père è sun bien ad perdu,
Quant de tel fet s’est entremise,
De li iert fait grant justise.60
A glaive serat turmentée
Vendue en autre cuntrée,
Ceo fu custume as anciens,
Issi teneïent en cel tens.
Milun respunt que il fera
Ceo que ele cunseillera :
Quant l’Enfant, fait-ele, ert nez,
A ma Serur le porterez
Qui en Norhumbre est mariée,
Riche Dame, pruz, enseignée.70
Si li manderez par escrit,
E par paroles, è par dit,
Que c’est l’enfant de sa serur,
S’en ad suffert meinte dolur.
Ore gart k’il seit bien nuriz,
Qu’il ke co seit u fille, u fiz ;
Votre anel al col li pendrai,
E un brief li enveierai,
Escrit iert le nun sun Père,

la proposition qui lui est faite ; elle invite

son amant à venir la trouver dans un verger près de sa chambre, où elle avoit coutume d’aller se récréer. Milon s’y rendoit souvent ; son amour augmentoit sans cesse, et son amie ne tarda pas à montrer les preuves de sa foiblesse. Dès que la demoiselle aperçoit son état, elle mande son amant, se plaint amèrement de ce qu’elle a perdu son père et ses biens. Tous les malheurs vont fondre sur moi, dit-elle, et je serai cruellement punie. Vous savez que je serai traitée sans ménagement, et que je serai vendue pour aller dans un autre pays ; et vous ne devez pas l’ignorer, cette coutume vient des anciens qui l’ont établie[236]. Milon fort affligé demande conseil à sa mie, et lui promet d’exécuter tout ce qu’elle lui commandera. Dès que je serai accouchée, vous

porterez mon enfant chez ma sœur, femme

E l’aventure de sa Mère.80
Quant il serat grant è créuz
E en tel éage venuz,
Que il sache reisun entendre
Le bref è lanel li deit rendre ;
Si li cumant tant à garder
Que sun père puisse trover.
A sun cunseil se sunt tenu,
Tant que li termes est venu,
Que la Dameisele enfanta :
Une Vielle ki la garda,90
A ki tut sun estre géi,
Tant l’a cela, tant l’a covri,
Uncques ne fu aparcevance
En parole, ne en semblance.
La Meschine ot un Fiz mut bel,
Al col li pendirent l’anel,
E une aumonière de seie
Puis le brief que nul nel’ veie.
Puis le cuchent en un bercel,
Envolupé d’un blanc lincel ;100
Desuz la teste al enfant,
Mistrent un oreiller vaillant ;
E de suz lui un covertur,
Urlé de martre tut entur.
La Vielle l’ad Milun baillié
Cil at atandu al vergié,
Il le cumaunda à teu gent,

sage, instruite, qui est richement mariée,

et qui demeure dans la Northumbrie[237]. Vous lui manderez par votre lettre que cet enfant est à moi, et qu’il me cause bien du chagrin, que je la prie de le faire nourrir et d’en avoir le plus grand soin, peu importe que ce soit garçon ou fille. Outre que je lui attacherai votre anneau au col, je placerai entre ses langes une lettre dans laquelle j’écrirai les noms et l’aventure de ses parents. Ces marques ne lui seront remises que lorsqu’il aura atteint l’âge de raison, afin qu’il puisse un jour nous reconnoître. Cet avis fut adopté ; et, arrivée à son terme, la demoiselle mit au monde un fils. Une vieille femme qui la gardoit prit

si bien ses mesures, que personne du

Ki l’aportèrent léaument ;
Par les viles ù il errouent
Set féïz le jur resposouent.110
L’enfant feseient alietier
Cucher de nuvel, è baignier ;
Nurice menoent od aus,
E itant furent-il léaus,
Tant unt le dreit chemin erré,
Qu’à la Dame l’unt comandé,
El le receut s’il en fu bel,
Le brief li baille è le scel ;
Quant ele sot ki il esteit,
A merveille le chériseit,120
Cil ki l’enfant eurent porté
En lur païs sunt returné.
Milun eissi fors de sa tere
En soudées pur sun pris quere,
S’Amie remist à meisun ;
Sis Pères li duna Barun ;
Un mut riche Hume del’ païs,
Mut efforcible, è de grant pris.
Quant elle sot cele aventure,
Mut est dolente à démesure,130
E suvent regrete Milun
E mut dute la mesprisun
De céo que ele ot enfant,
Il le sauera de meintenant.
Lasse, fet-ele, quoi ferai !

château ne se douta de ce qui s’étoit passé. La

mère passa au col de son bel enfant l’anneau du chevalier et une bourse de soie qui renfermoit la lettre, afin que personne ne pût la lire. L’enfant fut ensuite placé dans un berceau entouré de beau linge blanc ; sa tête reposoit sur un excellent oreiller ; le tout étoit enveloppé d’une riche étoffe bordée de martre tout alentour. C’est dans cet état que la vieille femme remit le nouveau né à Milon, qui attendoit dans le jardin. Le chevalier commande à ses gens de porter son fils dans l’endroit désigné, et leur trace la route qu’il doivent suivre.

Pendant le voyage, deux nourrices le faisoient boire sept fois par jour, le baignoient[238] et le faisoient reposer à plusieurs reprises. Enfin on arrive chez la tante qui, après avoir lu la lettre, prit le plus grand

Aurai Seignur cum le perdrai.
Jà ne sui-jeo mie Pucele,
A tuz-jurs mès serai ancele :
Jeo ne sai pas qu’il fust issi,
Ainz quidoue aveir mun ami.140
Entre nus, ce lisum l’afaire
Jà nel’ oïsse aillurs retraire,
Meus me vaudreit murir que vivre
Mès jeo ne sui mie délivre ;
Ainz ai asez sur mes gardeins
Veuz è jeofnes, mes Chamberleins
Que tuz-jurz héent bone amur,
E se délitent en tristur.
Or m’estuvrat issi suffrir,
Lasse ! quant jeo ne puis murir,150
Al terme ke ele fu donée
Sis Sires l’ad puis amenée.
Milun revient en sun païs,
Mut fu dolent è mut pensis,
Grant doel fist è démena,
Mès de ceo se recunforta,
Que près esteit de la cuntrée
Cele k’il tant aveit amée ;
Milun se prist à purpenser
Coment il li purrat mander,160
Si qu’il ne seit aparcéuz
Que il est al païs venuz.
Ses lettres fist, sis sééla ;

soin de son neveu et renvoya les valets

chez leur maître.

Milon quitta son pays pour aller servir un prince étranger. Pendant son absence, le baron maria sa fille à l’un de ses voisins, homme très-vaillant et fort estimé. Quel fut le désespoir de cette tendre amante en apprenant la nouvelle de cet hymen ! D’un côté elle regrette Milon ; de l’autre elle craint que son époux ne s’aperçoive qu’elle a été mère. Non-seulement je ne suis plus vierge, mais je crains encore, en perdant mon mari, de descendre au rang de servante pour le reste de mes jours. Je ne me doutois pas qu’il en fût ainsi, je pensois au contraire ne jamais appartenir qu’à mon amant. Il me convient de mourir pour le chagrin que j’éprouve, mais je ne suis pas libre. Malheureusement je suis entourée de gardiens vieux et jeunes, de chambellans qui, haïssant l’amour, ne semblent s’amuser que de la tristesse des autres. Il faut donc renfermer ma douleur puisque je ne peux

mourir. Enfin, les noces eurent lieu, et le

Un Cisne aveit k’il mut ama
Le brief li ad al col lié
E dedenz la plume muscié
Un suen Esquier apela,
Sun message li enchargea.
Va tost, fet-il, change tes dras.
Al chastel m’Amie en irras :170
Mun Cisne porteras od tei,
Garde que en prengez cunrei
U par servant, u par meschine,
Que presenté li seit le Cisne.
Cil ad fet sun comandement
A-tant s’en vet, le Cigne prent,
Tut le dreit chemin que il sot ;
Al chastel vient si cum il pot.
Parmi la vile est trespassez,
A la mestre porte est alez,180
Le portier apelat à sei ;
Amis, fet-il, entent à mei :
Jeo sui un hum de tel mester
D’oiseus prendre me sai aider,
Une huchie de suz Karliun
Pris un Cisne od mun lacun ;
Pur force è pur meintenement,
La Dame en voil fère présent
Que jeo ne seie desturbez,
E cest païs achaisunez.190
Li Bachelers li respundi :

nouvel époux emmena sa femme dans son château.

En revenant dans son pays, Milon réfléchissoit à son sort et à ses espérances, il ne pouvoit se défendre malgré lui d’une tristesse extrême qui ne se dissipa qu’auprès des lieux habités par son amie. Mais comment pourra-t-il lui mander son retour sans être aperçu. Il écrit une lettre, la scelle, et la confie à un cygne qu’il avoit élevé et qu’il aimoit singulièrement. La lettre cachée parmi les plumes est attaché au col de l’oiseau. Milon appelle son écuyer et le charge du message. Habille-toi sur-le-champ, puis tu te rendras au château de ma belle. Tu prendras avec toi mon cygne, et ne laisse à personne autre que toi le soin de le présenter. Suivant l’instruction qu’il avoit reçue, l’écuyer sort en emportant l’oiseau ; il arrive au château, traverse la ville, et la grande porte dont il appelle le gardien. Ami, lui dit-il, fais-moi le plaisir de m’écouter. Je suis oiseleur de mon métier,

j’avois tendu mes lacs à une portée de voix

Amis, nul ne parole od li ;
Mès pour ce jeo irai saveir
Si jéo poeïe lui véeir,
Que jeo te puisse amener
Jeo te fereïe à li parler.
A la sale vient li Porters
Ni trova fors deus Chevalers,
Sur une grant table séeient,
Od uns granz eschés déduieent.200
Hastivement retourne arère
Celui ameine en teu manère,
Que de nul ne ne fu scéuz,
Desturbez, ne aparcéuz.
A la chambre vient, si apele
L’us lur ovri une Pucele :
Cil sunt devant la Dame alé
Si unt le Cigne presenté.
Ele apelat un suen Varlet
Puis si li dit ore t’entremet210
Que mis Cisnes seit bien gardez,
E ke il eit viande asez.
Dame, fet-il, k’il’ aporta,
Jà nul fors nus nel’ recevra,
E jà est-ceo présent réaus
Véez cum est bons è béaus.
Entre ses mains li baille è rent
El le receit mut bonement.
Le col li manie è le chief,

de Carlion[239], j’ai pris un superbe cygne dont je veux faire hommage à la dame de céans, et je desire le présenter moi-même. Mon cher, répondit le portier, personne ne parle à madame ; cependant je vais aller m’informer si cela peut se faire. Suis-moi. Ils viennent d’abord à la salle où deux chevaliers, assis près d’une grande table, faisoient une partie d’échecs, et retournent promptement sur leurs pas, afin de n’être point vus, se rendent à l’appartement sans que personne se soit aperçu de leur démarche. Avant d’entrer le portier appelle, et aussitôt une jeune fille leur ouvre la porte, les introduit auprès de sa maîtresse, à laquelle le cygne est présenté. La dame recommande à l’un de ses varlets d’avoir le plus grand soin de cet oiseau. Je vous le promets, madame, je puis même vous assurer que l’homme qui vous l’a apporté n’en prendra jamais un pareil. C’est un vrai présent royal qu’il vous a fait, car l’animal paroît être aussi

bien dressé qu’il est beau. Le varlet remet le

Desuz la plume sent le brief ;220
Le sanc li remut è frémi,
Bien sot qu’il vient de sun Ami ;
Celui ad fet del’ suen doner,
Si l’en cumande à aler.
Quant la chambre fu délivrée
Une Meschine ad apelée,
Le brief aveient deslié
Ele en ad le scel debrusé.
Al primer chief trova Milun,
De sun Ami cunut le nun ;230
Cent feiz le baise en plurant,
Ainz que ele puist dire avant :
Al chief de pièce véit l’escrit,
Ceo k’il ot cumandé è dit :
Les granz peines, è la dolur,
Que Milun séofre nuit ê jur.
Ore est del’ tut en sun pleisir,
De lui ocire u de garir,
Si ele seust engin trover,
Cum il péust à li parler :240
Par ses lettres si remandast,
E le Cisne li renvéast ;
Parmi le face bien garder,
Puis se le laist tant jéuner
Treis jurs que il ne seit péuz,
Le brief li seit al col penduz,
Laist l’en aller, il volera,

cygne entre les mains de la dame qui, en lui

caressant la tête et le col, s’aperçoit qu’une lettre est cachée sous la plume. Elle tressaille, et la rougeur lui monte au visage. Quel autre que son amant peut avoir employé un semblable moyen ? Elle fait récompenser l’écuyer et demande à rester seule. À peine les hommes sont-ils partis qu’elle mande une jeune personne sa confidente, pour l’aider et lui demander conseil. On détache la lettre dont le cachet brisé laisse lire la signature de Milon. Cette tendre amante baise cent fois en pleurant ces caractères, sans pouvoir parler. Elle apprend le détail de toutes les peines et des chagrins que son ami a soufferts nuit et jour pour elle. En vous, lui mandoit-il, est ma vie ou ma mort. Tâchez de trouver le moyen de pouvoir nous parler si vous voulez que je vive. Le chevalier, dans sa lettre, prioit sa dame de lui renvoyer sa réponse par le cygne, qu’elle priveroit de nourriture pendant trois jours avant de le laisser partir. Vous pouvez être assurée qu’il reviendra

aux lieux d’où il est parti, et qu’il me

Là ù il primes conversa.
Quant ele ot tut l’escrit véu,
E ceo quele i ot entendu,250
Le Cigne fet bien surjurner,
E forment pestre è abevrer ;
Dedenz sa chambre un meis le tint
Mès ore oez cum l’en avint,
Tant quist par art è par engin,
Ke ele ot enkre è parchemin,
Un brief escrit tel cum li plot,
Od un anel l’en séelot.
Le Cigne ad laissié juner,
Al col li pent, sil’ laist aler :260
Li Oiseus esteit fameillus,
E de viande covéitus,
Hastivement est revenuz,
Là dunt il primes fu venuz.
A la vile è en la meisun
Descent devant les piez Milun.
Quant il le vit mut en fu liez
Par les èles le prent haitiez :
Il apela un despensier,
Si li fet doner à mangier.270
Del’ col ad le brief osté,
De chief en chief l’ad esgardé,
Les enseignes qu’il i trova,
E des saluz se reheita ;
Ne pot ganz li nul bien aveir,

rapportera votre missive. Elle profita du conseil,

aussi après avoir eu grand soin de l’oiseau pendant un mois, elle le mit ensuite à la diète. La dame n’avoit gardé aussi longtemps l’oiseau que parce qu’elle ne savoit comment pouvoir se procurer de l’encre et du parchemin. La dame fit tant qu’elle parvint à se procurer les choses qui lui étoient nécessaires pour écrire. Elle fait sa lettre qu’elle scella de son anneau, et après avoir privé le cygne de nourriture, la dame la lui attache au col, et le met ensuite en liberté. Cet oiseau qui, par sa nature, mange beaucoup, étant affamé ne tarda pas à se rendre à l’endroit d’où il étoit sorti la première fois. Il prend son vol, vient à la ville, reconnoît la maison de son maître, aux pieds duquel il vient se placer. Milon voyant le cygne est au comble de la joie, il le prend par les ailes et le caresse. Puis appellant son dépensier, il lui ordonne de faire manger son oiseau. Avant de le lui remettre, il lui détache du col la lettre qu’il attendoit avec tant d’impatience. Son amante lui mandoit :

Sans vous je ne puis vivre et goûter aucun

Or li remeint tut sun voleir.
Par le Cigne si faitement
Si ferat-il hastivement ;
Vint anz menèrent cele vie,
Milun entre lui è s’Amie :280
Del Cigne firent messager
Ni aveïent autre enparler,
E si le feseient jeuner.
Ainz qu’il le lessassent aler,
E cil à ki l’Oiseus veneit,
Ceo sachez que il le peisseit ;
Ensemble viendrent plusurs feiz,
Nul ne pot estre si destreiz,
Ne si tenuz estreitement,
Que il ne truisse lui sovent.290
La Dame qui sun Fiz nurri
Tant ot esté ensemble od li,
Quant il esteit venut en ée,
A Chevalier l’ad adubé.
Mut i aveit gent Dameisel
Le brief li rendi è l’anel,
Puis li ad dit ki est sa Mère,
E l’aventure de sun Père,
E cum il est bon chevaliers,
Tant pruz, si hardi, è si fiers.300
N’ot en la tère nul meillur
De sun pris ne de sa valur :
Quant la Dame li ot mustré

plaisir, et ma seule consolation est de recevoir

de vos nouvelles. Pendant vingt ans le cygne fut le messager des deux amants qui ne pouvoient se voir ni se parler. Pendant vingt ans il fut comblé d’amitiés et de caresses. Ils n’employoient d’autre moyen que de faire jeûner l’oiseau avant de le laisser partir. Celui chez lequel il arrivoit lui donnoit aussitôt à manger. Le cygne étoit entièrement dressé à cet exercice, il s’en acquittoit d’autant plus facilement que la dame étoit fort gênée et tenue assez étroitement pour la trouver toujours.

La sœur de la dame à laquelle avoit été confié le fils de Milon en avoit pris le plus grand soin. Sitôt qu’il eût atteint l’âge accompli, ce jeune homme d’une tournure distinguée, avoit déja gagné ses éperons, et venoit d’être armé chevalier. Avant le départ de son neveu pour aller chercher des aventures, la bonne tante lui rendit l’anneau et la lettre qu’il portoit à son col lorsqu’il lui fut remis. Elle lui apprit l’histoire de sa naissance, le nom de son père, celui de sa mère, et lui fit connoître les exploits de l’auteur de

E il l’aveit bien escuté,
Del’ bien sun père s’esjoï
Liez fu de çeo k’il ot oï.
A sei méïsmes pense è dit,
Mut se deit-hum priser petit,
Quant il issi fu engendrez,
E sun Père est si alosez,310
S’il ne se met en greinur pris ;
Fors de la tère è del païs.
Asez aveit sun estuveir,
Il ne demure fors le seir
Al demain ad pris cungié
La Dame l’ad mut chastié,
E de bien fère amonesté,
Asez li ad aveir doné.
A Suhthamptune vait passer,
Cum il ainz pot se mist en mer,320
A Barbefluet est arrivez,
Dreit en Brutaine est alez :
Là despendi è turnéia,
As riches hummes s’acuinta.
Unkes ne vint en nul estur,
Que l’en nel’ tenist à meillur.
Les povres chevaliers amot,
Ceo que des riches il gainot,
Lut donout è sis reteneit,
E mut largement despendeit.330
Unkes sun voil ne sujurna

ses jours. Sur terre, lui dit-elle, il n’est

meilleur chevalier, il est preux, hardi et vaillant. Le jeune homme qui écoutoit avec attention, fut agréablement surpris lorsqu’il entendit le récit des hauts faits de Milon ; enchanté de ce qu’il venoit d’apprendre, il réfléchit qu’il ne seroit pas digne d’une telle origine, s’il ne cherchoit pas à s’illustrer dans les pays étrangers. Le lendemain il prend congé de sa tante qui, en lui donnant beaucoup d’argent, l’exhorte à toujours se conduire comme un loyal chevalier. Le jeune homme part, arrive à Southampton[240], s’embarque, et descend à Barfleur. Il se rend aussitôt en Bretagne, où il se fit remarquer dans les tournois et estimer des gens braves et riches. Le jeune homme ne se rendoit jamais dans un tournoi sans remporter l’avantage sur les autres combattants. Il aimoit les pauvres chevaliers, leur donnoit

ce qu’il gagnoit sur les riches, et faisoit

De tutes les tères de là,
Porta le pris è la valur,
Mut fu curteis, mut sot honur.
De sa bunté è de sun pris,
Vint la novele en sun païs,
Qu’un Damisels de la tere
Ki passa mer pur pris quere,
Puis ad tant fet par sa pruesce,
Par sa bunté, par sa largesce,340
Que cil ki nel’ seivent numer
L’apelent hum par tut Sanz-Per.
Milun oï celui loer
E les biens de lui recunter,
Mut ert dolent, mut se pleigneit
Del’ Chevalier qui tant valeit.
Pur tant cum il péust errer,
Ne tourneier, ne armes porter,
Ne déust nul del’ païs nez,
Estre preisiez ne alosez.350
De une chose se purpensa,
Hastivement mer passera,
Si justera al Chevalier
Pur li leidier è l’empeirer ;
Par ire se vodra cumbatre,
Sil’ le pout del’ cheval abatre
Dunc serat-il enfin honiz,
Après irra quere sun Fiz,
Qui fors del’ païs est eissuz

toujours une grande dépense[241]. Par-tout où il porta ses pas, le jeune chevalier remporta le prix de la valeur. Aussi la nouvelle de son courage, de sa courtoisie, de sa libéralité, et la réputation du héros se répandirent promptement. On apprit même dans son pays qu’un damoisel avoit passé la mer pour aller remporter le prix dans les tournois, et qu’il faisoit remarquer en lui toutes les qualités exigées dans l’homme revêtu de l’ordre sublime. Comme on ignoroit son origine, on l’avoit surnommé l’homme sans pareil.

Le bruit de ses exploits parvint aux oreilles de Milon ; il est fâché de trouver un brave plus brave que lui, et devient jaloux en pensant qu’un jeune chevalier pouvoit le surpasser. Il s’étonne que parmi les anciens aucun n’ait osé essayer ses forces contre le nouveau venu. Milon forme le projet de passer la mer et d’aller jouter contre le

Mès ne saveit ù est venuz.360
A s’Amie le fet saveir,
Cungé voleit de li aveir ;
Tut sun curage li manda,
Brief è sçel li envéa,
Par le Cigne mun escient
Or li remandast sun talent.
Quant ele oï sa volenté
Mercie l’en, si li sot gré,
Quant pur lur Fiz trover è quere,
Voleit eissir fors de la tere,370
Pur le bien de li mustrer,
Nel’ voleit mie desturber.
Milun oï le mandement,
Il s’aparaille richement,
En Normendie est passez,
Puis est desque Bretaine alez.
Mut s’aquointa, à plusurs genz,
Mut cercha les tournéiemenz,
Riches osteus teneit sovent,
E si dunot curteisement ;380
Tut un yver, ceo m’est avis,
Conversa Milun al païs ;
Plusurs bons Chevaliers retient.
Desque près la Paske revient,
Kil recummencent les tourneiz,
E les guères, è les dereiz,

jeune aventureux, afin de le combattre et de

le vaincre. Il veut absolument jouter avec lui pour avoir l’honneur de lui faire quitter les étriers, de le renverser sur l’arène, pour venger son honneur qu’il croit outragé. Après le combat, il ira à la recherche de son fils, dont il n’a point de nouvelles depuis l’instant où il a quitté la maison de sa tante. Milon prévient son amie de ses vues, lui fait part de ses desseins, et lui parle du cygne qui fera supporter plus aisément l’ennui de l’absence.

Quand la dame fut instruite du projet de son amant, elle le félicite et approuve sa conduite. Bien loin de vouloir le détourner, elle l’engage au contraire à partir pour se rendre promptement auprès de leur fils. Après avoir lu la lettre de son amie, Milon s’apprête richement, il part et débarque dans la Normandie pour se rendre en Bretagne. Il visite les chevaliers, s’enquiert des lieux où il y avoit des tournois. Milon tenoit un grand état, et donnoit généreusement à tous les pauvres chevaliers. Pendant un hiver qu’il demeura dans l’Armorique, il retint

Al munt Seint-Michel s’asemblèrent,
Normein, è Bretun i alèrent ;
E li Flamenc, è li Franceis,
Mès ni ot guère de Engleis.390
Milun i est alé primers
Qui mut esteit bons Chevalers ;
Le bon Chevaler demanda,
Asez i ot ki li cunta,
De quel part il esteit venuz,
A ses armes, à ses escuz ;
Tut l’eurent à Milun mustré
E il l’aveit bien esgardé.
Dunc li tourneimenz s’asembla ;
Ki juste quist tost l’a trova,400
Ki aukes volt les rens cerchier,
Tost pout i perdre u gaignier,
E encuntrer un Cumpainun,
Tant vus voil dire de Milun ;
Mut le fist bien en cel estur
E mut i fu prisez le jur.
Mès li Vallez dunt jeo vus di,
Sur tuz les autres ot le cri,
Ne se pot nul acumpainier,
De turnéer ne de juster.410
Milun le vit si cuntenir,
Si bien puindre, è si férir,
Parmi tut ceo k’il l’enviot :
Mut li fu bel, è mut li plot.

plusieurs braves avec lui, et dès les fêtes de

Pâques, époque où recommencent les joutes, les combats, il se mit à chercher par-tout l’occasion de faire sentir la force de son bras. Un tournois fut annoncé au mont Saint-Michel ; on y remarquoit un nombre considérable de Normands, de Bretons, de Flamands, de François, mais fort peu d’Anglois. Milon le bon chevalier qui s’y étoit rendu l’un des premiers, pria qu’on lui désignât le jeune héros qui remplissoit la terre du bruit de ses prouesses. Plusieurs lui fournirent des renseignements, lui indiquèrent les lieux qu’il avoit parcourus, les victoires qu’il avoit remportées, et lui firent remarquer la couleur de son écu et les armes qu’il portoit. Le tournois commence ; qui joute cherche, la trouve de suite ; qui veut combattre dans les rangs, peut bientôt perdre ou gagner, et peut trouver un rival dangereux. Je vous dirai que Milon s’étant mis au nombre des combattants, fit dans cette journée maints exploits recommandables. Mais le jeune homme

remporta le prix. Milon s’avança dans la

Al renc se met encuntre lui,
Ensemble justèrent amdui :
Milun le fiert si durement,
Lansce dépièce vereiement.
Mès nel’ aveit mie abatu
Jà l’aveit lui tant si feru,420
Que jus del’ cheval l’abati ;
De suz la ventaille choisi,
La barbe e les chevoz chanuz,
Mut li pesa k’il fu chéuz.
Par la reisne le cheval prent,
Devant lui le tient en présent,
Puis lui ad dit : Sire, muntez,
Mut sui dolent è trespensez,
Que nul hume de vostre eage,
Devreit faire tel utrage :430
Milun saut sus, mut li fu bel,
Al dei celui cunuit l’anel,
Quant il li rendi sun cheval,
Il areisune le Vassal.
Amis, fet-il, à mei entent,
Pur amur Deu omnipotent !
Di mei cument ad nun tun père,
Cum as-tu nun, ki est ta mère ?
Saveir en voil la vérité.
Mut ai véu, mut ai erré,440
Mut ai cerché en autres tères,
Par turneiemenz, è par guères,

mêlée, il vit son fils si bien se servir de ses

armes, qu’il fut enchanté de son courage et de sa bonne contenance. Il se met vis-à-vis de lui pour jouter ; à la première course la lance de Milon se brise en éclats, mais sans être seulement ébranlé, son fils lui fait vider les étriers. Dans sa chûte la visière du casque de Milon vint à s’ouvrir, et le jeune homme aperçoit que son adversaire avoit la barbe et les cheveux blanchis par les années ; attristé de ce qui venoit d’arriver, il saisit le coursier du guerrier abattu par les rênes, et dit à ce dernier : Seigneur, remontez à cheval, je ne saurais vous exprimer le chagrin que je ressens d’avoir jouté contre un chevalier de votre âge, veuillez être persuadé que mon dessein n’étoit pas de vous outrager. En reprenant son cheval, Milon flatté de la courtoisie de son adversaire, avoit reconnu l’anneau que portoit le jeune homme, et sitôt qu’il fut remonté, il lui parla en ces termes : Mon ami, pour l’amour de Dieu, fais-moi le plaisir de m’écouter, dis-moi le nom de tes parents,

j’ai le plus grand intérêt à le savoir. Je

Unc par coup de nul Chevalier,
Ne chaï mès de mun destrier.
Tu m’as abatu al juster,
A merveille te puis amer.
Cil li respunt, jol’ vus dirai
De mun père tant cum j’en sai.
Jeo quid k’il est de Gales nez
E si est Milun apelez ;450
Fille à un riche hume ama
Céléement me engendra ;
En Northumbre fu envéez
Là fu nurri è enseignez.
Une vieil Aunte me nurri
Tant me garda ensemble od li,
Chevals è armes me dona,
En ceste tère m’envéa.
Ci ai lungement conversé
En talent ai è en pensé,460
Hastivement mer passerai
En ma cuntréie m’en irrai ;
Savéir voil l’estre mun père
Cum il se cuntient vers ma mère
Tel anel d’or li musterai,
E teus enseignes li dirai,
Jà ne me vodra renéer
Ainz m’amerat è tendrat chier.
Quant Milun l’ot issi parler,
Il ne poeit plus escuter ;470

t’avouerai que j’ai beaucoup voyagé, que je

me suis trouvé, à nombre de combats, de guerres, de tournois, et que jamais je n’ai quitté les étriers. Tu m’as abattu à la joute, et partant je dois particulièrement t’estimer[242]. Mon père, répondit le jeune homme, est né, je crois, dans le pays de Galles, et il se nomme Milon. Il aima la fille d’un homme riche qui accoucha secrètement de moi. Dès ma naissance j’ai été envoyé dans la Northumbrie, où j’ai été élevé chez une vieille tante qui prit le plus grand soin de mon enfance. Lorsque j’eus atteint l’âge, elle me donna des armes, un cheval, et m’envoya dans ce pays, où je suis depuis longtemps. J’ai le projet de passer la mer pour me rendre dans ma patrie, afin de savoir comment l’auteur de mes jours se comporte avec ma mère. Je lui montrerai son anneau

d’or et je lui donnerai tant de

Ayant sailli hastivement,
Par le pan del’ hauberc le prent,
E Deu, fait-il, cum sui gariz,
Par fei, amis, tu es mi Fiz,
Pur tei trover è pur tei quere,
Eissi vins-jeo fors de ma tere.
Quant cil l’oï à pié descent,
Sun Peire baisa ducement,
Bel semblant entre eus feseient,
E iteus paroles diseient480
Que li autres kes’ esgardouent,
De joie è de pité plurouent.
Quant li turnéiemenz départ,
Milun s’en vet mut li est tart,
Qu’à sun Fiz parlot à leisir,
E qu’il li die sun pleisir :
En un ostel furent la nuit,
Asez eurent joie è déduit,
Les Chevalers eurent plenté.
Milun ad à sun Fiz cunté490
De sa Mère, cum il l’ama,
E cum sis Pères l’a duna
A un Barun de sa cuntrée,
E cument il l’ad puis amée
E ele lui de bun curage
E cum del’ Cigne fist message.
Ses lettres lui feiseit porter,
Ne s’osot en nullui fier.

renseignements qu’il ne pourra me méconnoître. Je

suis au contraire persuadé qu’il m’aimera tendrement et qu’il m’estimera. Quand Milon eut entendu ce discours, il ne peut se contenir ; il descend aussitôt de cheval, et saisissant le pan du haubert[243] du jeune guerrier : Ami, dit-il, Dieu soit loué, tu es mon fils, c’est pour aller à ta recherche que je suis venu dans ces lieux, et que j’ai quitté mon pays. Le jeune homme se jette dans les bras de Milon, l’embrasse, et tous deux répandent les plus douces larmes. Les spectateurs de cette scène attendrissante les regardoient avec intérêt ; ils pleuroient de joie et de tendresse.

Le tournois achevé, les deux braves rentrent ensemble, car il tarde à Milon de parler à ce fils si digne de lui, et de connoître

les desseins qu’il a formés. Ils rentrent

Le Fiz respunt : par fei, bel Père,
Assemblerai vus è ma Mère,500
Sun Seignur qu’ele ad ocirai
E espuser l’a vus ferai :
Cele parole dunc lessèrent
E al demain s’apareillèrent ;
Cungé prenent de lur amis,
Si s’en revunt en lur païs.
Mer passèrent hastivement,
Bon ore eurent è suef vent ;
Si cum il eirent le chemin,
Si encuntrèrent un Meschin,510
Del’ Amie Milun veneit
En Bretaigne passer voleit :
Ele li aveit envéié,
Ore ad sun travail acurcié ;
Un brief li baille ensçelé
Par parole li ad cunté
Que s’en venist, ne demurast,
Morz est sis Sires or s’en hastast.
Quant Milun oï la novele
A merveille li sembla bele ;520
A sun Fiz ad mustré è dit,
Ni ot essuigne, ne respit.
Tant eirent que il sunt venu
Al chastel ù la Dame fu ;
Mut par fu liez de sun beau Fiz
Qui tant esteit pruz è gentiz,

à leur hôtel, et dès qu’ils sont désarmés, ils donnèrent une fête aux chevaliers. Milon raconta à son fils l’histoire de ses amours avec sa mère, le mariage qu’elle avoit été forcée de contracter, la durée de leurs feux ; les messages du cygne ne furent point oubliés. On rapporta comment lorsque l’on ne pouvoit se fier à personne, cet oiseau portoit les lettres et leurs réponses.

Mon père, dit le fils, je veux vous unir avec votre bien-aimée, je vais aller défier son mari, je le tuerai, puis vous épouserez sa veuve. Le lendemain les deux chevaliers prirent congé de leurs amis, et partirent pour se rendre dans la Galles. Ils traversèrent la mer par un bon vent, et ils venoient de débarquer pour se mettre en route lorsqu’ils furent joints par un jeune homme qui venoit de la part de la dame, et alloit se rendre en Bretagne pour remettre une lettre à Milon. Il a bien diminué sa peine puisqu’il a fait cette rencontre. En remettant la missive dont il étoit porteur, le jeune homme invite les deux voyageurs à faire

Unc ne demandèrent parent,
Sanz cunseil de tut autre gent,
Lur Fiz amdeus les asembla,
La Mère à sun Père dona.530
En grant bien è en grant duçur,
Vesquirent puis è nuit è jur.
De lur amur è de lur bien
Firent un Lai li Auncien ;
E Jeo qui l’ai mis en escrit
Al recunter mut me délit.536

diligence pour revenir promptement chez

la dame, parce qu’elle venoit de perdre son époux. Milon, que cette nouvelle avoit mis au comble de la joie, la communique à son fils, et tous deux se hâtant, ils arrivent bientôt au château de la dame, qui fut enchantée des hautes qualités de son fils. Ils ne demandèrent conseil à personne, n’invitèrent aucuns parents, le fils réunit ensemble les auteurs de ses jours qui vécurent encore long-temps dans une félicité parfaite.

De l’histoire et du bonheur de ces époux, les anciens Bretons firent un Lai ; et moi, qui l’ai mis en vers, je trouve beaucoup de plaisir à le raconter.


LAI DU CHAITIVEL.

Séparateur


Talent me prist de remembrer
Un Lai dunt jeo oï parler :
L’aventure vus en dirais
E la Cité vus numerai,
U il fu nez, cum il ot nun,
Le Chaitivel l’apelet-hum ;
E si ad plusurs de céus
Ki l’apelent les Quatre Deuls.
En Bretaine à Nantes maneit
Une Dame qui mut valeit10
De beauté è d’enseignement,
E de tut bon affeitement ;
N’ot en la tère Chevalier,
Qi aukes fust à préisier,
Pur ceo q’une feiz la véist,
Qi nel’ amast è requéist.
Ele nes’ pot mie tuz amer,
Ne ele nes’ pot mie tuer ;
Tutes les Dames d’une tère,
Vaudréit meuz d’amur requère20
Que un fol de sun pan tolir,
Kar cil le volt arreire férir.
La Dame fait à celui gré
De tuz le bone volunté,

LAI DU CHAITIVEL.

Séparateur


Jéprouve le désir de réciter un Lai que j’ai déjà entendu raconter. J’indiquerai en même temps les noms de ce Lai, celui de la ville où se passa l’aventure ; plusieurs l’appellent le Lai du Chaitivel[244], et beaucoup d’autres le Lai des quatre douleurs.

Vous saurez donc qu’à Nantes, en Bretagne, il étoit une dame charmante, autant instruite que belle. Aussi tout chevalier du pays qui la voyoit une fois seulement, ne manquoit pas de lui adresser ses vœux et de la requérir d’amour. Elle ne pouvoit certainement pas les aimer tous, mais elle ne vouloit pas aussi les désespérer ; il vaudroit mieux alors qu’un homme fit la cour à toutes les femmes de la même contrée, que de le voir malheureux par les souffrances d’amour. Notre beauté étoit fort avenante envers ses

adorateurs ; et sans vouloir les écouter, en

Pur quant s’ele nes’ veolt oïr,
Nes’ deit de paroles leidir,
Mès énurer, è tenir chier,
A gré servir è mercier.
La Dame dunt jo voil cunter
Qi tant fu requise de amer,30
Pur sa beauté, pur sa valur,
S’en entremistrent nuit è jur.
En Bretaine ot quatre Baruns
Mès jeo ne sai numer lur nuns,
Mès mut èrent de grant beauté
Il n’aveient guères de ée,
E Chevalers preux, è vaillanz,
Larges, curteis, è despendanz :
Mut estéient tuz de grant pris,
E gentiz hummes del’ païs,40
Icil quatre la Dame amoent
E de bien fère se penoent,
Pur li è pur l’amur aveir,
I meteit chescun sun poeir ;
Chescun par sei la requereit,
E tute sa peine i meteit.
Ni ot celui ki ne quidast
Qi meuz d’autre ni espleitast ;
La Dame fu de grant prisens
En respit mist è en purpens,50
Pur saver, è pur demander,
Liquils sereit meuz à amer.

rejetant leurs vœux, elle mettoit tant de

grace dans ses refus qu’on ne pouvoit s’empêcher de l’aimer davantage et de chercher à lui plaire. La dame dont je vous parle, par sa beauté et par ses différentes qualités, étoit requise d’amour par un grand nombre de soupirants.

Il y avoit en Bretagne quatre chevaliers dont j’ignore les noms. Il suffira de savoir qu’ils étoient jeunes, riches, vaillants et pourvus d’une grande libéralité. Tous quatre tenoient aux premières familles du pays, tous quatre également aimables, ils adressoient leurs vœux à la belle dame, et faisoient consister leur gloire à se distinguer par leurs prouesses, afin d’obtenir un regard de leur belle maîtresse. Chacun ambitionnoit le bonheur d’être aimé, et requéroit d’amour la cruelle ; ils cherchoient à se surpasser mutuellement, et il n’étoit aucun d’eux qui ne fût persuadé de mieux faire que son compagnon. De son côté, la dame qui voyoit dans ses soupirants tant de zèle et de courage, eut bien desiré faire un choix,

mais elle n’osoit. Souvent même elle

Tant furent tuz de grant valur,
Ne pot eslire le meillur ;
Ne volt les treis perdre pur l’un
Bele semblant fait à chescun :
Ses drueries tus lur donout,
Ses Messages lur enveiout ;
Li uns del’ autre ne saveit,
Mès départir nul nès poeit,60
Par bel servir, è par prier,
Ke dot chescun meuz espleiser.
Al assembler des Chevaliers

réfléchissoit et se demandoit lequel, parmi

les chevaliers, il lui conviendroit d’aimer. Ils étoient également aimables, vaillants, comment pouvoir se déterminer, puisqu’en prenant un amant, elle en perdoit trois. Aussi faisoit-elle bonne mine à tous, recevoit des cadeaux, des messages et leur en rendoit d’autres ; elle n’accordoit rien et laissoit croire à chacun d’eux qu’il étoit le préféré. Dans toutes les joutes les quatre rivaux vouloient toujours être les premiers et remporter le prix. Lorsque les chevaliers étoient rassemblés tous quatre la tenoient pour amie et, en signe d’amour, ils portoient un présent qu’ils tenoient d’elle. L’un avoit sa bague, le second une manche ; celui-ci un gonfanon[245], celui-là une écharpe. Enfin, tous quatre n’avoient pour

cri d’armes[246] que le nom de la belle dame.

Voleit chescun estre primers
De bien fère, si il péust,
Pur ceo que à la Dame pleust :
Tuz la teneïent pur amie,
Tuz portouent sa druerie,
Anel, u mance, u gumfanun,
E chescun escriot sun nun.70
Tuz quatre les ama è tient
Tant qu’après une Paske vient,
Que devant Nantes la cité
Ot un turnéïement crié,
Par aquointer les Quatre Druz,
I sunt d’autre païs venuz :
E li Franceis, è li Norman,
E li Flemens, è li Breban,
Li Buluinez, li Angevin ;
Cil ki près furent véïsin80
Tuz i sunt volenters alé
Lunc-tens aveïent sujurné,
Al vespres del’ turnéïment,
S’entreférirent durement :
Li Quatre Druz furent armé,
E eissèrent de la cité.
Lur Chevaliers viendrent après
Mès sur eus Quatre fu le fez.
Cil defors les unt conéuz,
As enseignes, è as escuz,90
Cuntre envéïent Chevaliers

Aux fêtes de Pâques un grand tournoi eut lieu dans la plaine située devant la ville de Nantes, pour jouter contre les quatre prétendants. On y vint de plusieurs pays ; car on y remarquait des François, des Normands, des Flamands, des Bretons, des Boulonois, des Angevins, et des braves de divers autres lieux. On y remarquoit encore les habitants des environs de Nantes qui s’y étant rendus en foule, séjournèrent beaucoup plus long-temps que les autres. On se battit avec acharnement à ce tournoi. Les prétendants s’étant armés, sortirent de la ville ; ils étoient suivis par les autres chevaliers de leur parti. Mais le coup mortel devoit tomber sur les quatre prétendants que les étrangers reconnurent facilement à leurs enseignes et à leurs écus. Quatre chevaliers armés de toutes pièces, dont deux étoient de la Flandre et les deux autres du Haynaut, forment le dessein de les attaquer. Loin d’être découragés, les prétendants voyant arriver les étrangers sur eux, chacun choisit son homme et apprête sa lance pour le bien recevoir. Le choc fut

si terrible que les étrangers furent jetés sur

Deus Flamens, è deus Henoiers
Apareillez cume de puindre,
Ni ad celui ne voille juindre,
Cil les virent vers eus venir,
N’aveïent pas talent de fuir,
Lance baissié tut à esplun,
Choisi chescun sun compainun.
Par tel haïr s’entreférirent
E li Quatre defors obéirent ;100
Il n’eurent cure des destriers
Ainz laissèrent les estriers,
Sur les abatuz se resturent,
Lurs Chevalers les succururent.
A la rescusse ot grant meslée
Meint coup i ot féru d’espée.
La Dame fu sur une tur,
Bien choisi les suens è les lur ;
Ses Druz i vit mut bien aidier,
Ne seit que il deit plus prisier.120
Li turnéïement cumenca,
Li reng crurent, mut espessa
Devant la porte meintefeiz,
Fu le jur mellé le turneiz.
Li Quatre Druz bien feseïent,
Si ke de tuz le pris aveïent :
Tant ke ceo vient al avesprer,
Que il deveïent désevrer.
Trop folement s’abaundonèrent,

le sable. Ils abandonnèrent les étriers et

n’eurent plus besoin de leurs chevaux. Les compagnons des vaincus accoururent pour les secourir et les garantir de la foule. Lors de la reprise du combat la mêlée fut terrible par l’acharnement des deux partis, et la force des coups qu’ils se portoient. La dame monta sur une tour pour mieux juger de l’adresse de ses amants, qu’elle sut parfaitement distinguer. Elle leur vit faire tant de prodiges de valeur qu’elle ne sait auquel devoir accorder le prix. Encouragés par les regards de leur belle, ils cherchent à se surpasser l’un pour l’autre. Le tournoi avoit commencé par le combat où les tournoyants séparés en deux troupes rangées chacune sur une ligne venoient se frapper de la lance pour se renverser. Il se termina par le combat à la foule, sorte de mêlée confuse, où l’on frappoit à tort et à travers sans savoir sur qui. Les quatre prétendants, qui n’avoient pas quitté la lice, se firent tellement remarquer que chacun leur accordoit le prix. Malheureusement, sur le déclin du jour, lorsqu’on

faisoit la dernière course, les quatre

Luinz de lur gens s’il comperèrent120
Kar li Treis si furent ocis,
E li Quart nafrez è malmis ;
Parmi la quisse è einz al cors,
Si qe la lance parut defors.
A traverse furent perduz,
E tuz Quatre furent chéuz.
Cil ki à mort les unt nafrez,
Lur escuz unt ès chans getez,
Mut esteïent par eus dolent,
Nel’ firent pas à escient.130
La noise levat è le cri,
Uns tel doel mais ne fu oï ;
Cil de la cité i alèrent
Unkes les autres ne dutèrent.
Pur la dolur des Chevaliers,
I aveit iteus deus milliers,
Ki lur ventaille deslacièrent,
Chevoiz, è barbes détraihèrent.
Entre eus esteit li doels comuns,
Sur sun escu fu mis chescuns ;140
En la Cité les unt porté,
A la Dame kis’ ot amé :
Desqu’Ele sot cele Aventure
Paumée chiet à tère dure.
Quant Ele vient de paumeisun,
Chescun regrette par sun nun.
Lasse, fet ele, quoi ferai,

guerriers s’abandonnant trop à l’impétuosité

de leur courage, et s’étant trop éloignés de leurs gens, trois tombèrent atteints d’un coup mortel ; le quatrième fut dangereusement blessé à la cuisse et en diverses parties de son corps qui avoit été traversé d’un coup de lance. Tous quatre restèrent confondus parmi les étrangers qui gisoient sur l’arène. Les vainqueurs firent jeter au loin les écus de ces quatre chevaliers pour venger sans doute la mort de leurs amis, et en cela ils se comportèrent fort mal.

Je ne saurois exprimer le chagrin des habitants de Nantes, lorsqu’ils furent instruits de la perte de leurs braves compatriotes. Le deuil fut général, et jamais on n’en vit un pareil. Tous sortirent de la ville pour aller au-devant de leurs dépouilles mortelles. On remarquoit deux mille chevaliers qui avoient délacé leurs casques ; dans leur douleur ils s’arrachoient les cheveux et la barbe. Après avoir cherché et trouvé les écus des quatre prétendants, on y plaça leurs corps dessus ; ils furent porté à la

ville et présenté à la Dame. Dès qu’elle

Jamès haitiée ne serai ;
Ces Quatre Chevaliers amoue,
E chescun par sei cuveitoue,150
Mut par aveit eus granz biens,
Il m’amouent sur tute riens.
Pur lur beauté, pur lur pruesce,
Pur lur valur, pur lur largesse,
Les fis d’amer pur mei entendre
Nes’ voil tuz pesdre pur l’un prendre
Ne sai lequil jeo dei plus pleindre.
Mès ne puis covrir, ne feindre.
L’un vei nafré, li trei sunt mort,
N’ai rien el mund ki me confort :160
Les morz ferai ensevelir,
E si li nafrez poeit garir,
Volenters m’entremeterai
E bons mires li baillerai.
En ses chambres le fet porter,
Puis fist les autres cunréer.
A grant amur è noblement,
Les aturnat è richement ;
En une mut riche abéie,
Fist grant offrende è grant partie170
La ù il furent enfuï.
Deus lur face bone merci.
Sages mires aveit mandez
Sei ad al Chevalier livrez
Ki en sa chambre jut nafrez,

est instruite de la mort de ses amants, la

dame tombe sans connoissance et ne reprend l’usage de ses sens que pour exhaler ses plaintes et ses regrets. Malheureuse que je suis, dit-elle, que vais-je devenir ? plus jamais je n’aurai de plaisir. J’ai perdu les quatre chevaliers qui m’aimoient sincèrement ; outre l’amour extrême qu’ils me portoient, combien ils étoient beaux, preux, vaillants, et généreux ! J’avois toute leur tendresse et je ne veux pas en perdre trois pour en garder un seul. Mais quel est celui que je dois plaindre davantage ? Je ne peux me faire illusion, trois ont perdu la vie et l’autre est dangereusement blessé. Je vais faire inhumer convenablement les premiers et aviser au moyen de guérir l’autre que je mettrai entre les mains des meilleurs chirurgiens. La dame fait transporter le blessé dans sa maison. Par le grand amour qu’elle portoit à ses amants, elle leur fit faire des funérailles magnifiques qui eurent lieu dans une riche abbaye à laquelle la dame donna beaucoup

d’argent. Que Dieu veuille accorder sa

Tant qu’à garisun est turnez.
Ele l’alot véer sovent,
E cunfortout mut bonement.
Mès les autres treis regretot,
E grant dolur pur eus menot.180
Un jur d’esté après manger,
Parlot la Dame al Chevaler
De sun grant doel li remembrot,
Sun chief ça jus bien en baissot,
Forment comencet à pener
E il l’a prist à regarder ;
Bien aperceit que ele pensot ;
Avénaument l’areisunot.
Dame, vus estes en effrei !
Quoi pensez vus, dites le mei :190
Lessez votre dolur ester,
Bien vus devriez conforter.
Amis, fet-ele, jeo pensoue
E vos cumpainuns remenbroue ;
Jamès Dame de mun parage,
Tant n’iert bele, pruz, ne sage,
Teuz quatre ensemble n’amerai
E en un jur si n’es perdrai,
Fors vus tut sul ki nafrez fustes,
Grant paour de mort en éustes.200
Pur ceo que tant vus ai amez
Voil que mes doels seit remembrez.
De vus Quatre ferai un Lai,

miséricorde aux trois chevaliers. La dame

avoit mandé les plus habiles chirurgiens pour soigner le blessé qu’elle avoit fait transporter dans sa chambre, afin de veiller à ses besoins. Graces à ces précautions, le malade fut bientôt guéri. La dame le voyoit tous les jours, l’exhortoit à la patience ; cependant elle regrettoit les trois autres, et rien ne pouvoit la distraire de sa douleur.


Un jour d’été après le repas, la dame assise auprès du chevalier lui rappeloit les souffrances qu’elle ressentoit. Laissant tomber sa tête sur sa poitrine, elle réfléchissoit à l’étendue de son malheur. Le chevalier qui observoit tous les mouvements de sa belle, se doutant bien du sujet qui l’occupoit, lui parla en ces termes : Vous avez un chagrin, ma dame, je le vois ; faites m’en part, veuillez oublier vos peines et chercher, du moins, à vous consoler. Mon ami, je pense sans cesse à vos compagnons ; aucune femme de ma naissance, qui ne sera pas belle, vertueuse et sage, ne voudra aimer quatre amants à-la-fois pour les perdre en un seul jour, excepté vous qui fûtes blessé et dont nous avons bien craint la mort.

Pour ceux que vous avez tant aimé et pour souvenir de ma douleur, de vous quatre je ferai un lai et je

E Quatre Dols vus numerai.
Li Chevalers li respundi
Hastivement quant il l’oï ;
Dame, fètes le Lai novel,
Sil’ apelez le Chaitivel,
E jeo voil mustrer la reisun,
Que il deit issi aver nun.210
Li autre sunt piéça finé
E tut le sècle unt usé,
La grant peine qu’il en suffreient,
De l’amur qu’il vers vus aveient :
Mès jo ki sui eschapé vif,
Tut esgaré è tut cheitif,
Ceo qu’al sècle puis plus amer,
Vei sovent venir è aler ;
Parler od mei matin è seir.
Si n’en puis nule joie aveir,220
Ne de baisier, ne d’acoler,
Ne d’autre bien fors de parler.
Teus cest maus me fètes suffrir,
Meuz me vaudreit la mort tenir,
Ceo ert li Lai de mei nomez,
Le Chaitivel iert apelez ;
Ki Quatre Dols le numera,
Sun propre nun li changera,
Par fei, fet-ele, ceo m’est bel,
Ore l’apelum le Chaitivel.230

l’appellerai le Lai des Quatre Douleurs.

Dès que le chevalier l’eut entendue, il s’empressa de lui répondre : Ah ! dame, en composant ce Lai nouveau, donnez-lui le nom du Lai de l’Infortuné, et je vais vous expliquer la raison pourquoi vous devez le nommer ainsi. Mes trois amis ont perdu la vie, ils ne ressentent plus les peines qu’ils enduroient pour votre amour. Mais moi qui suis réchappé, je suis le plus malheureux. J’ai le bonheur de voir à chaque instant du jour la femme que j’aime le plus au monde, je peux lui parler le matin et le soir ; mais je n’en puis obtenir la moindre faveur, pas un embrassement, un baiser ; il ne me reste d’autre consolation que de lui expliquer mes sentiments. Les maux que j’éprouve par votre rigueur, me font desirer la mort. Voilà le motif qui me fait vouloir que votre Lai porte mon nom ; il sera intitulé le Lai de l’Infortuné ; et qui l’appellera le Lai des Quatre Douleurs, en changera le vrai nom. Vous

avez raison et je vous approuve, répond

Issi fu li Lais comenciez,
E puis parfaiz è anunciez,
Icil kil’ portèrent avant,
Quatre Dols l’apelent alquant.
Chescun des nuns bien i afiert :
Kar la matire le requiert :
Le Chaitivel ad nun en us,
Ici finist, kar ni ad plus,
Plus n’en oï, ne plus n’en sai,
Ne plus ne vus en cunterai.240


la dame ; dès cet instant nous dirons le

Lai de l’Infortuné.

Voici les raisons qui ont déterminé à faire ce Lai, et à lui donner le titre qu’il porte. Plusieurs personnes veulent l’appeler le Lai des Quatre Douleurs. Cependant chacun de ces noms lui convient parfaitement, puisqu’ils sont nés du sujet ; mais l’usage est de dire le Lai de l’Infortuné. Je termine ici, parce qu’on ne m’a rien dit de plus, que je n’en sais pas davantage ; par conséquent, je suis forcée de finir.

LAI DU CHEVREFOIL.

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Assez me plest è bien le voil,
Del’ Lai qu’hum nume Chevrefoil
Que la vérité vus en cunt
Purquoi il fut fet è dunt,
Plusurs le m’unt cunté è dit,
E jeo l’ai trové en escrit.
De Tristam è de la Reïne,
De lur amur qui tant fu fine,
Dunt il éurent mainte dolur,
E puis mururent en un jur.10

LAI DU CHÈVREFEUILLE.

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J’aurai beaucoup de plaisir à raconter le Lai du Chèvrefeuille, mais je veux auparavant vous apprendre pourquoi il fut fait. Vous saurez donc que je l’ai entendu réciter plusieurs fois et que je l’ai même trouvé en écrit. Je parlerai de Tristan[247] de sa mie Yseult la blonde[248], de leur amour extrême qui leur causa tant de peines, et de leur

mort qui eut lieu le même jour[249].

Li Reis Markes esteit curucié
Vers Tristam sun nevuz irié ;
De sa tère le cungéa,
Pur la Reïne qu’il ama.
En sa Cuntrée en est alez,
En Suht-wales ù il fu nez ;
Un an demurat tut entier,
Ne pot arière repeirier,
Mès puis se mist en abandun,
De mort è de destructiun.20
Ne vus esmerveilliez néent,
Kar ki eime mut léalment
Mut est dolenz è trèspensez,
Quant il n’en ad ses volentez.
Tristam est dolent è trespensis,
Por ceo s’en vet de sun païs :
En Cornuwaille vait tut dreit,
La ù la Reïne maneit ;
En la forest tut sul se mist,
Ne voleit pas que hum le vist.30
En la vesprée s’en eisseit,

Le Roi Marc[250] fort irrité contre son neveu, le chassa de son royaume parce qu’il aimoit la reine, dont il étoit tendrement aimé. Tristan revint dans le Southwales[251] sa patrie, où il demeura pendant une année. L’éloignement de sa belle, l’ennui de l’absence, le conduisoient insensiblement au tombeau. Ne vous étonnez pas de l’état du chevalier, tous ceux qui aiment loyalement ressentent les mêmes douleurs quand ils éprouvent des maux pareils. Pour dissiper son chagrin, Tristan quitte sa patrie et se rend dans la Cornouailles, province que la belle Yseult habitoit. Voulant se dérober à tous les regards, il habitoit une forêt, de laquelle il ne sortoit que le soir ; et quand venoit la nuit, il alloit demander l’hospitalité à des paysans, puis s’informoit près d’eux des nouvelles de la ville et de la cour, et de ce que faisoit le roi.

Ceux-ci lui répondirent qu’ils avoient

Quant tens de herberger esteit,
Od païsans, od povre gent,
Preneit la nuit herbergement :
Les noveles lur enquereit,
Del’ Rei cum il se cunteneit ;
Ceo li dient qu’il unt oï
Que li Barun èrent bani.
A Tintagel deivent venir,
Li Reis i veolt sa Curt tenir,40
A Pentecuste i serunt tuit,
Mut i avera joie è déduit.
E la Reïne i sera ;
Tristam l’oï, mut se haita,
Ele ne porrat mie aler
K’il ne la veie trespasser.
Le jur que li Rei fu méuz,
E Tristam est al bois venuz,
Sur le chemin que il saveit
Que la Reine passer deveit,50
Une codre trencha parmi,
Tute quarreïe l’a fendi
Quant il ad paré le bastun,
De sun cutel escrit sun nun,
De la Reine s’aparceit,
Qui mut grant garde empreneit ;
Autre-feiz li fu avenu,
Que si l’aveit aparcéu,
De sun Ami bien conustra,

entendu dire que les barons bannis de la cour,

s’étoient réfugiés à Tintagel ; que le roi, aux fêtes de la Pentecôte, tiendroit dans cette ville une cour plénière[252] extrêmement belle, où l’on devoit beaucoup s’amuser, enfin que la reine devoit y assister.


Tristan fut d’autant plus enchanté de ce qu’il venoit d’apprendre, que la reine devoit infailliblement traverser la forêt pour se rendre à Tintagel. En effet, le roi et son cortège passèrent le lendemain. Yseult ne devoit pas tarder à venir ; mais comment lui apprendre que son amant est si près d’elle ? Tristan coupe une branche de coudrier, la taille quarrément et la fend en deux, sur chaque côté de l’épaisseur il écrit son nom avec un couteau, puis met les deux

branches sur le chemin, à peu de distance

Le bastun quant ele le vera.60
Ceo fu la summe de l’escrit
Que il l’aveit mandé è dit,
Que lunges ot ilec esté
E atendu è surjurné,
Por atendre è por saver,
Coment il l’a péust véer ;
Kar ne pot nent vivre sanz li,
D’euls deus fu-il tut autresi,
Cume del’ Chevrefoil esteit,
Ki à la codre se preneit.70
Quant il est si laciez è pris ;
E tut entur le fust s’est mis,
Ensemble poient bien durer
Mès ki puis les volt désevrer,
Li codres muert hastivement,
E Chevrefoil ensemblement ;
Bele amie si est de nus
Ne vus sanz mei, ne mei sanz vus.
La Reïne vait chevachant,
Ele esgardat tut un pendant,80
Le bastun vit bien l’aperceut,
Tutes les lettres i conut.
Les Chevaliers qui la menoent,
Qui ensamble od li erroent
Si cumanda tuz arester,
Descendre vot è reposer.
Cil unt fait sun comandement,

l’une de l’autre. Si la reine aperçoit le nom

de son ami, ainsi que cela lui étoit déja arrivé, il n’y a pas de doute qu’elle ne s’arrête. Elle devineroit sur-le-champ qu’il avoit long-temps attendu pour la voir. D’ailleurs elle ne peut ignorer que Tristan ne peut vivre sans Yseult, comme Yseult ne peut vivre sans Tristan. Il vous souvient, disoit-il en lui-même, de l’arbre au pied duquel est planté du chèvrefeuille. Cet arbuste monte, s’attache et entoure les branches. Tous deux semblent devoir vivre longtemps, et rien ne paroît pouvoir les désunir. Si l’arbre vient à mourir, le chèvrefeuille éprouve sur-le-champ le même sort. Ainsi, belle amie, est-il de nous. Je ne puis vivre sans vous comme vous sans moi, et votre absence me fera périr.

La reine montée sur un palefroi arrive enfin ; le bâton sur lequel étoit écrit le nom de son ami, frappe ses regards ; elle voit le nom de Tristan qui ne peut être éloigné. Mais comment se dérober à cette suite de

chevaliers qui l’accompagne ? Elle fait arrêter

Ele s’en vait luinz de sa gent :
Sa Meschine apelat à sei,
Brenguein qui fu de bone fei.90
Del’ chemin un poi s’esluina,
Dedenz le bois celui trova,
Qui plus l’amot que rien vivant ;
Entre eus meinent joïe grant
A lui parlat tut à leisir,
E ele li dit sun pleisir.
Puis li mustra cum faitement,
Del Rei aurat acordement.
E que mut li aveit pesé
De céo qu’il ot sun cungié :100
Par encusement l’aveit fait,
A-tant s’en part sun Ami lait.
Mès quant ceo vient al désevrer,
Dunc comencent-ils à plurer.
Tristam à Wales s’en r’alla
Tant que sis Uncles le manda.
Por la joie que il ot éue
De s’Amie qu’il ot véue,
E por ceo qu’il aveit escrit
Si cum la Reïne l’ot dit,110

le cortège sous prétexte de profiter de la

beauté du lieu et de se reposer. Elle défend de la suivre, ses ordres sont exécutés et bientôt elle est loin de sa suite. Son amie Brangien[253], la confidente de ses amours est la seule qui la suive. À peine entrée dans le bois, Yseult vit devant elle celui qu’elle aimoit plus que la vie. Dieu ! quel bonheur, et que de choses à se dire après une aussi longue absence ! Elle lui fait espérer un prompt retour, et d’obtenir sa grace auprès du roi son époux. Combien j’ai souffert de votre exil ! Mais, cher ami, il est temps de nous quitter et je ne le puis sans répandre des pleurs. Adieu, je ne vis que dans l’espérance de vous revoir bientôt. Yseult alla rejoindre sa suite, et Tristan retourna dans le pays de Galles, où il demeura jusqu’à son rappel. De la joie qu’il avoit éprouvée en voyant son amie, et du moyen qu’il avoit inventé à cet effet, de la promesse qu’elle lui avoit faite, de tout ce qu’elle lui avoit dit, Tristan qui pinçoit supérieurement

de la harpe en fit un Lai nouveau.

Por les paroles remembrer
Tristam ki bien saveit harper,
En aveit feit un nuvel Lai
Asez brèvement le numerai.
Gotelef l’apelent en Engleis,
Chevrefoil le nument en Franceis ;
Dit vus en ai la vérité
Del’ Lai que j’ai ici cunté.118


Les Anglois le nomment Goatleaf[254] et

les François le Chevrefeuille.

Voici la vérité de l’aventure que vous venez d’entendre et que j’ai mise en vers.

LAI D’ELIDUC.


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De un mut ancien Lai Bretun
Le cunte è tute la reisun,
Vus dirai si cum jeo entent,
La vérité mun escient.

En Bretaine ot un Chevalier
Pruz, è curteis, hardi, è fier ;
Eliduc ot nun, ceo m’est vis,
N’ot si vaillant hum al païs.
Feme ot espusée noble è sage,
De haut gent è de grant parage :10
Ensemble furent lunguement ;
Mut s’entreamèrent léaument,
Mès puis avient par une guere
Que il alat soudées quere,
Iloc ama une Meschine,
Fille est à Rei è à Reïne.
Guillardun ot nun la pucele,
El Réaume n’en ot plus bele,
La femme resteit apelée
Guildeluec en sa cuntrée :20
De les deus ad li Lai à nun
Guildeluec è Guillardun.


LAI D’ELIDUC.


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Je vais franchement réciter un très-ancien Lai breton, et je le rapporterai tel que je l’ai appris, sans y rien changer.

Il étoit en Bretagne un chevalier brave, courtois et généreux appellé Eliduc, qui n’avoit pas son pareil dans le pays. Il avoit épousé une femme bien née, aussi aimable que sage qui faisoit son bonheur. Ils s’aimoient beaucoup quoiqu’ils fussent mariés depuis long-temps. Mais il advint que la guerre ayant été déclarée, Eliduc fut obligé d’aller combattre en pays étranger. Il y fit la connoissance d’une jeune personne d’une beauté rare, nommée Guillardun, laquelle étoit fille d’un roi et d’une reine. La femme d’Eliduc étoit appelée Guildeluec dans la Bretagne, aussi le Lai est-il intitulé de Guildeluec et de Guillardun après avoir porté le titre de Lai d’Eliduc. Mais ce titre a été changé à cause des deux dames. Quoi qu’il en soit je vous

Eliduc fu primes nomez,
Mès ore est li nuns remuez,
Kar des Dames est avenu,
L’aventure dunt li Lais fu ;
Si cum avint vus cunterai
La vérité vus en dirai.
Eliduc aveit un Seignur
Reis de Brutaine la Meinur,30
Qui mut l’amot è chérisseit
E il léaument le serveit.
Usque li Reis déust errer,
Il aveit la tere à garder.
Pur sa pruesce le retint,
Purtant de mauz mut li avint :
Par les forez poeit chacier,
Ni ot si hardi forestier
Ki cuntre-dire li osast,
Ne jà une feiz en gruscast.40
Pur l’envie del’ bien de lui,
Si cum avient sovent d’autrui,
Esteit à sun Seignur medlez,
Empéïrez è encusez,
Que de la Curt le cungéa,
Sanz ceo qu’il nel’ areisuna.
Eliducs ne saveit purquei ;
Sovente feiz requist le Rei,
Qu’il escundist de lui préseist
E que losange ne créist.50

dirai la vérité à l’égard de l’aventure qui a fourni le sujet de ce Lai.

Eliduc avoit pour seigneur un des rois de la Petite-Bretagne qui l’aimoit tendrement, à cause des services qu’il lui avoit rendus. Dès que le roi alloit en voyage, Eliduc prenoit le commandement de la terre qu’il gouvernoit sagement[255]. Malgré tous les services qu’il rendoit, Eliduc eut à souffrir bien des chagrins. Il avoit le droit de chasse dans tous les bois de son seigneur, et il ne se seroit pas trouvé un forestier assez hardi pour le contredire, ou pour murmurer de ce qu’il chassoit sur

Mut l’aveit volenters servi,
Mes li Rei pas ne respundi :
Quant il nel’ volt de rien oïr
Si l’en covient-il dunc partir.
A sa meisun en est alez,
Si ad tuz ses amis mandez,
Del’ Rei sun Seignur lur mustra,
De l’ire que vers li leva.
Mut li servi à sun poeir,
Jà ne déust maugré aveir ;60
Li vileins dit par repruvier
Quant tence à sun charier,
Qu’amur de Seignur n’est pas fieuz,
S’il est sages è vedzieuz.
Ki leauté tient à sun Seignur,
Envers ses bons veisins amur :
Ne volt al païs arester,
Ainz passera ceo dit la mer.
Al Réaume de Loengre ira,
E une pièce se déduira ;70
Sa Femme en la tere l’arra,
A ses hummes cumandera,
Qu’il la gardoet léaument,
E tuit si ami ensement.
A cel cunseil s’est arestez,
Si s’est richement aturnez ;
Mut furent dolent si ami,
Pur ceo que d’eus se départi.

les plaisirs du roi. Cependant des jaloux

firent des rapports infidèles au prince qui se brouilla avec son favori. Eliduc dont la faveur avoit excité l’envie des courtisans, fut accusé et bientôt congédié de la cour, sans motifs apparents.

C’est en vain qu’il pria le roi de lui accorder un entretien particulier pour lui prouver son innocence ; le prince ne répondit jamais à sa demande, et le chevalier voyant que ses démarches étoient inutiles, prit le parti de quitter la cour et de revenir chez lui. Sitôt qu’il est de retour il mande tous ses amis, il les prévient qu’il ne peut connoître les motifs de son seigneur pour lui en vouloir, d’autant plus qu’il l’a fidèlement servi. J’étois loin de m’attendre à pareille récompense, mais ma position prouve la vérité du proverbe du villain qui dit qu’un homme sage et instruit ne doit jamais disputer avec son cheval de charrue, et ne doit jamais compter sur la reconnoissance de son prince ; le vassal doit à ce dernier la fidélité, comme à ses voisins des services

d’amitié. Le chevalier prévint ses amis

Dis Chevalers od sei mena,
E sa Femme le cunvéa80
Forment demeine grant dolur,
Al départir de sun Seignur.
Mès il l’aséurat de sei
Qu’il la porterat bone fei ;
De lui se départi à-tant,
Il tient sun chemin tut avant.
A la mer vient, si est passez,
En Toteneis est arivez ;
Plusurs Réis ot en la tere,
Entr’eus eurent estrif è guere.90
Vers Excestre en cel païs,
Maneit un Reis mut poestis,
Vieux humme è auntien esteit,
Ki héir madle ne aveit.
Une fille ot à marier,
Por ceo k’il ne la volt doner,
A sun père s’il guerriot,
Tute sa tere si gastot.
En un chastel l’aveit enclos,
N’aveit el chastel hum si os,100
Ki cuntre li osast eissir,
Ne estur ne mellée tenir.
Elidus en oït parler,
Ne voleit mès avant aler,
Quant iloc ad guere trovée ;
Remaner volt en la cuntrée.

qu’il alloit se rendre dans le royaume de

Logres ; pendant son absence sa femme gouvernera sa terre et il les prie de vouloir bien l’aider de tout leur pouvoir. Les amis d’Eliduc eurent le plus grand chagrin de son départ. Il emmène avec lui dix chevaliers. Sa femme vient l’accompagner et la séparation des deux époux est fort triste. Eliduc promet à sa femme de ne jamais l’oublier et de l’aimer toujours. Il arrive à un port de mer où il s’embarque, et vient descendre dans le Totenois, pays gouverné par plusieurs princes qui se faisoient la guerre entre eux. Du côté d’Excester, ville de la même province, étoit un prince très-puissant mais fort vieux qui n’avoit d’autre héritier qu’une fille en âge d’être mariée. Il étoit en guerre avec un prince, son voisin, parce qu’il lui avoit refusé la main de sa fille, et l’ennemi venoit souvent ravager sa terre. En attendant sa fille étoit retirée dans un château fortifié, de manière que les guerriers chargés de le défendre, n’avoient à redouter ni surprise

ni toute autre espèce d’attaque. Dès que

Li Reis ki plus esteit grevez,
E damagiez, è encumbrez,
Vodrat aider à sun poeir,
E en soudées remaneir.110
Ses Messages i envéïa,
E par ses lettres li manda,
Que de sun païs iert eissuz,
E en seïe esteit venuz.
Mès li mandast pur sun pleisir,
E s’il nel’ volust retenir,
Cunduit li dunast par sa tere,
Quant ireit ses soudées quere.
Quant li Reis oit les Messagers
Mut les ama, mut les ot chers ;120
Sun Cunestable ad apelez,
E hastivement comandez,
Que cunduit li appareillast,
Ke les Barun li amenast.
Si face osteus appareillier,
U ils puissent hébergier ;
Tant lur face livrer è rendre,
Cum il vodrunt le meis despendre.
Li cunduit fut apareillez,
E pur Eliduc envéiez,130
E à grant honur recéuz,
Mut par fu bien al Rei venuz.
Sun ostel fu chiés un Burgeis,
Qui mut esteit sage è curteis ;

notre chevalier fut instruit de la position

du vieillard, il ne veut pas aller plus avant et il séjourne dans le pays. Eliduc examine quel est le prince qui a le plus souffert des ravages des troupes pour lui offrir ses services et se mettre à sa solde. C’étoit le roi père de la demoiselle. Il lui fait mander par l’un de ses écuyers, qu’il avoit quitté sa patrie pour venir dans son royaume. Si vous voulez me retenir avec mes chevaliers, faites-moi délivrer un sauf-conduit pour venir vous trouver. Le roi reçut parfaitement les messagers ; il appelle son connétable, lui ordonne de prendre le plus grand soin des nouveaux arrivés, afin qu’ils ne manquent de rien, et de veiller à ce que l’argent qui pourroit leur être nécessaire leur soit délivré sur-le-champ. Le sauf-conduit est signé et aussitôt expédié à Eliduc qui l’ayant reçu, s’empresse d’arriver.

Le roi reçut à merveille le chevalier et le combla d’amitiés. Il fut logé chez un des bons bourgeois de la ville qui lui céda son plus bel appartement. Eliduc vécut fort honorablement

et invitoit à sa table tous les

Sa bele chambre encurtinée
Li ad li Ostes délivrée.
Eliduc se fist bien servir,
A sun manger feseit venir
Les buns Chevalers meseisez,
Qui al burc èrent herbergez ;140
A tuz ses hummes defendi,
Que ni éust nul si hardi,
Qui des quarante jurs primers
Préist livreisun ne deners.
Al terz jur qu’il ot surjurné,
Li criz leva en la Cité
Que lur enemi sunt venu,
E par la cuntrée espandu.
Jà vodrunt la ville asaillir,
E desi ke as portes venir ;150
Eliduc ad la noise oïe
De la gent ki est esturdie :
Il s’est armez plus ni atent,
E si cumpainuns ensement.
Quatorze Chevalers muntant,
Ot en la vile surjurnant ;
Plusurs en i aveit nafrez,
E des prisuns i ot asez.
Cil virent Eliduc munter
Par les osteus se vient armer,160
Fors de la porte od li eissirent,
Que sumunse ni atendirent.

pauvres chevaliers. Il défendit à ses gens

sous les peines les plus sévères, de ne rien exiger des habitants pendant les quarante premiers jours, soit en fournitures soit en argent. Eliduc étoit arrivé depuis trois jours seulement, lorsque les sentinelles firent savoir que les ennemis s’avançoient. Répandus dans le pays, leur dessein étoit de se rallier pour faire le siége de la ville. Sitôt qu’Eliduc apprend la nouvelle, il s’arme avec ses compagnons et marche à la tête de quatorze chevaliers seulement. Les autres étoient ou blessés ou faits prisonniers. Les hommes qui suivoient Eliduc et qui marchoient à l’ennemi, lui disent : Seigneur, nous ne vous abandonnerons jamais et nous suivrons toujours vos pas et votre exemple. C’est bien mes amis ; aucun de vous ne pourroit-il m’enseigner un pas d’armes dangereux pour le tenant, mais d’où l’on puisse faire beaucoup de mal à l’ennemi ? Je ne suis pas d’avis que nous l’attendions ici, la place ne me semble pas assez bonne et nous y conquerrions peu d’honneur.

Un des guerriers répondit : Seigneur,

Sire, funt-il, od vus irum
E ceo que vus ferez ferum ;
Il lur respunt, vostre merci.
Aureit-il nul de vus ici
Ki maupas u destreit séust
U l’um encumbrer les péust ?
Si nus ici les atendums,
Peot cel estre nus justerums.170
Mès ceo n’atent à nul espleit,
Ki autre cunseil en saveit ;
Cil li dient, Sire, par fei,
Près de cel bois en cel ristei,
Là ad une estreite charrière,
Par unt ils respeirent arrière :
Quant averunt fet lur eschec,
Si returnerunt par ilec.
Desarmez sur lur palefrez
Si s’en revunt sovente fez ;180
Si se mettent en aventure
Cum de murir à dréiture :
Bien-tost les poreit damagier,
E eus laidier è empeirier.
Eliduc lur ad dit : Amis,
La meie fei vus en pleivis,
Ki en tel liu ne va suvent,
U il quide perdre ascient ;
U jà guères ne gainera,
Ne en grant pris ne muntera.190

dans ce bois est un sentier situé près d’un

chemin fort étroit qui doit servir de retraite à l’ennemi lorsque nous l’aurons battu. Ses chevaliers s’en retournent fort souvent après s’être fait désarmer. Je pense que par ce moyen, il seroit facile d’en faire un grand carnage. Mes amis, reprit Eliduc, ce moyen demande à être examiné sérieusement, parce qu’il offre trop de chances. Vous êtes tous hommes du roi et vous devez le servir fidèlement. Promettez-moi de me suivre et de faire ce que je ferai, j’ose vous promettre qu’il ne vous arrivera rien de fâcheux et que je pourrai vous servir utilement. Les chevaliers vont se cacher dans le bois près de la route, en attendant l’arrivée de l’ennemi. Eliduc enseigne et explique à ses gens la manière de l’attaquer. Quand ils furent venus à l’endroit le plus étroit, Eliduc fait entendre son cri d’armes et recommande à ses compagnons d’agir ainsi qu’ils en étoient convenus. L’ennemi placé dans une mauvaise position, se présente et surpris d’étonnement à la vue des mesures qui avoient

été prises, il est obligé de se retirer en

Vus estes tuz humes le Rei,
Si li devez porter grant fei.
Venez od mei là ù j’irai,
Si fètes ceo que jeo ferai :
Jo vus asséur léaument
Jà ni aurez encumbrement,
Ne tant cum jeo vus puis aider,
Si nus ne pouvum rien gainer.
Ceo nus iert trop à grant pris
De damagier nos enemis200
Icil unt pris la séurté ;
Cil unt desi qu’al bois mené,
Près del’ chemin sunt enbuschié
Tant que cil se sunt repeirié.
Eliduc lur ad tut mustré,
E enseigné, è devisé,
De quel manère à eus puindrunt,
E cum il les escrierunt.
Quant al destreit furent arivez,
Eliduc les ad escriez,210
Tuz apela ses cumpainuns,
De bien faire les ad sumuns :
Il i fièrent durement,
Nes’ esparnièrent néant.
Cil estéïent tut esbaï
Tost furent rumpu è départi ;
En poi de hure furent vencu,
Lur Cunestable unt retenu,

laissant son connestable parmi les prisonniers

qui furent remis aux écuyers et dont le nombre s’élevoit à cinquante-cinq. Je ne parle pas de la prise des chevaux, des équipages et du butin. Les vainqueurs s’en retournent tous joyeux du gain de la journée. Le roi monté sur une haute tour, craignoit pour ses hommes ; il se plaignoit d’Eliduc, qu’il soupçonnoit de l’avoir abandonné. Il voit revenir une troupe nombreuse chargée de dépouilles. Et parce que le nombre de ses hommes qui venoient à la ville, étoit beaucoup plus considérable qu’à la sortie, le roi ne les reconnût pas. Dans le doute où il étoit, il donne l’ordre de fermer les portes, fait monter ses soldats sur les murs pour se défendre contre les arrivants ; par bonheur ces ordres sont inutiles. Un écuyer envoyé à la découverte, revient et fait connoître les détails de la victoire remportée par Eliduc ; il raconte la marche qu’il avoit suivie, comment il avoit fait à lui seul, outre le connestable, vingt-neuf prisonniers sans compter les morts et les blessés. Le roi

se réjouit fort à cette nouvelle, et

E tant des autres Chevaliers,
Tut en chargent lur esquiers.220
Vint è cinc furent cil de ça,
Trente en pristrent de ceus de là
Del’ harneis pristrent à grant espleit,
E merveillus gain i unt feit ;
Arière s’en vunt tut lié
Mut aveïent bien espleité.
Li Reis esteit sur une tour,
De ses hummes ad grant poour
D’Eliduc forment se pleigneit,
Kar il quidout è si crémeit230
Qu’il ert mis en abandun,
Ses chevaliers par trahisun.
Cil s’en vienent tut aruté
E tut chargié, è tut trussé,
Mut furent plus al revenir,
Qu’il n’estéïent al fors eissir.
Par ceo les descunut li Reis
Si fu en dute è en suspeis ;
Les portes cumande à fermer,
E les genz sur les murs munter,240
Pur traire à eus è pur lancier,
Mès n’en aurunt-il nul mestier.
Cil eurent envéié avant,
Un Esquier esperunant,
Qui l’aventure lur mustra,
E del’ Soudéeur li cunta :

descendant aussitôt de la tour, il vient au-devant

d’Eliduc, le félicite sur son succès et lui remet les prisonniers pour en tirer rançon. Eliduc distribue à ses compagnons d’armes tout le butin, et leur abandonna entièrement la part qui lui revenoit ; il ne retint pour lui que trois chevaliers prisonniers dont il avoit remarqué la valeur pendant le combat. Le roi plein d’estime pour Eliduc, le garda un an avec ses compagnons d’armes et au bout de ce temps le monarque, le fit gardien de sa terre.

Au courage, à la courtoisie, à la sagesse, à la générosité, Eliduc joignoit la beauté. La fille du roi qui avoit entendu parler de ses exploits, lui envoya un de ses chambellans[256] pour le prier de la venir voir et

Cum il ot ceus de là vencuz,
E cum il s’esteit cuntenuz ;
Unc mès teu Chevalier ne fu,
Lur Cunestable ad retenu,250
E vint è noef des autres pris
E muz nafrez, è muz ocis.
Li Reis quant la novele oï,
A merveille s’en esjoï :
Jus de la tur est descenduz,
E encuntre Elidus venuz.
De sun bien-fait le mercia,
E il les prisuns li livra :
As autres départ le harneis,
A sun los ne retient que treis260
Chevalers qui li èrent loé,
Tut ad départi è duné.
La sue part comunement
As prisuns è al autre gent ;
Après cel fet que jeo vus di,
Mut l’amat li Reis è chéri.
Un an entier l’ad retenu,
E ceus qui sunt od li venu ;
La fiance de li enprist,
De sa tere gardeur en fist.270
Eliduc fu curteis è sage,
Beau Chevaler, è pruz, è large ;
La fill le Rei l’oï numer
E les biens de lui recunter :

de lui faire le récit de ses hauts faits ; elle

lui témoignoit aussi son étonnement sur ce qu’il n’étoit pas encore venu la visiter. Eliduc répond qu’il se rendra chez la princesse et qu’il fera sa volonté. Il monte sur son bon cheval, suivi d’un seul chevalier, et arrive chez la demoiselle. Avant d’entrer, Eliduc prie le chambellan de prévenir la princesse de son arrivée. Celui-ci, d’un air joyeux, revient lui annoncer qu’il est attendu avec impatience. Eliduc se présente modestement devant Guillardon, la belle demoiselle, qu’il remercie de l’avoir demandé et il en est fort bien accueilli. Elle prend le chevalier par la main et le conduit près d’un lit où elle le fait asseoir à côté d’elle[257]. Après avoir parlé de choses et d’autres, la demoiselle considéra fort attentivement la figure, la taille et la démarche du chevalier qu’elle trouve sans

Par un suen chamberlenc privé
L’ad resquis, prié è mandé
Qu’à li venist esbainier,
E parler, è bien acunter ;
Mut durement s’esmerveillot
Que il à li ne repeirot.280
Eliduc respunt qu’il irrat,
Volenters si acunterat :
Il est munté sur sun destrier,
Od li mena un Chevalier,
A la Pucele veit parler,
Quant en la chambre deust entrer,
Le Chamberlenc enveit avant,
Cil s’alat aukes en targant,
Deci que cil revient arière,
Od duz semblant od simple chière, 290
Od mut noble acuntement,
Si parla mut afeitement,
E merciat la Dameisele,
Guilliardun qui mut fut bele,
De ceo que li plot à mander,
Que il venist à li parler.
Cele l’aveit par la mein pris,
Desur un lit èrent asis ;
De plusurs choses unt parlé,
Icele l’ad mut esgardé300
Sun vis, sun cors, è sun semblant :
Dit en lui n’ad mès-avenant,

défaut. Amour lui lance une flèche qui l’invite

à l’aimer ; puis ensuite elle pâlit, elle soupire et n’ose avouer son martyre, dans la crainte de perdre l’estime de son vainqueur. Après une longue conversation, Eliduc prend congé de la belle qui desiroit le retenir, puis il revint à son hôtel tout soucieux et pensif. Il se rappeloit avec plaisir le son de voix et les soupirs de la princesse. Il se repent de ne l’avoir pas vue plus souvent depuis qu’il est dans le pays. Puis ensuite il se reprend en songeant à sa femme à laquelle il a fait la promesse de rester fidèle. Mais la belle veut faire de lui son ami. Jamais elle ne trouva un chevalier plus digne de son amitié et tous ses soins seront employés pour le conserver.

La nuit se passa dans ces réflexions, et, de son côté, la princesse ne put fermer les yeux. Elle se lève de grand matin, appelle son chambellan et le conduisant vers une fenêtre, elle lui fait part de l’état de son cœur. Il

faut en convenir, je suis bien malheureuse

Forment le prie en sun curage
Amurs i lance sun message
Qui la somunt de lui aimer,
Palir la fist, è suspirer.
Mès nel’ volt mettre à reisun,
Qu’il ne li tint à mesprisun.
Une grant pièce i demura,
Puis prist cungé, si s’en ala ;310
El li duna mut à enviz,
Mès ne purquant s’en est partiz.
A sun ostel s’en est alez,
Tut est murnes è trespensez,
Pur la bele est en effrei,
La fille sun Seignur le Rei
Qui tant ducement l’apela,
E de ceo qu’ele supira.
Mut par se tient à entrepris
Que tant ad esté al païs320
Que nel’ ad pas véue soyent
Quant ceo od dit si se reprent ;
De sa femme li remembra,
E cum il li asséura
Que bone fei li portereit,
E léaument se cuntendreit,
La Pucele k’il ot véu
Vodra de li fère sun dru,
Unques mès tant nul ne prisa
Si ele peot s’il retendra.330

et je ne sais que faire. J’aime tant le chevalier

que j’en perds le repos et le sommeil. S’il veut m’aimer loyalement et me donner son cœur, mon bonheur sera de lui plaire. D’ailleurs quel heureux avenir pour lui, il sera roi de cette terre qu’il gouvernera sagement. S’il venoit à ne pas m’aimer ? Ah ! j’en mourrois de douleur. Quand la princesse eut terminé ses plaintes, le chambellan lui donna un conseil fort sage. Madame, puisque vous aimez le chevalier, assurez-vous s’il partage votre amour. Vous lui manderez que vous lui envoyez soit une ceinture, un ruban ou une bague ; s’il reçoit ce cadeau avec transport et qu’il soit joyeux de l’avoir, vous êtes sûre qu’il partage vos sentiments ; il n’est sous le ciel aucun souverain qui ne fût au comble de la joie, si vous le vouliez aimer. La demoiselle après avoir écouté son chambellan lui répondit : Comment pourrai-je avoir la certitude d’être aimée ? Je n’ignore pas qu’on n’a jamais vu faire pareille proposition à aucun chevalier. Dieux que je serois malheureuse s’il

venoit à se moquer de moi ! Pourquoi

Tute la nuit veillat issi
Ne reposa ne ne dormi ;
Al demain est matin levée,
Sun Chamberlenc ad apelé,
Tut sun estre li ad mustré,
A une fenestre est alé.
Par fei, fet-ele, mal m’esteit,
Jo sui chéïe en mal espleit :
Jeo eim le novel Soudéer
Eliduc li bon Chevaler.340
Unques à nuit n’en ai repos,
Ne por dormir les oilz ne clos.
Si par amur me veut amer,
E de sun cors asséurer,
Jeo ferai trestut sun pleisir,
S’il en peot grant bien avenir.
De ceste tere serat Reis
Tant par est sages è curteis ;
Que s’il ne m’aime par amur,
Murir m’estuet à grant dolur.350
Quant ele ot dit ceo ke li plot,
Li Chamberlenc qu’ele apelot
Li ad duné cunseil léal,
Ne li deit-hum turner à mal.
Dame, fet-il, quant vus l’amez
Envéez-i, si li mandez
Ceinture, u las, u anel,
Envéiez-li, si li est bel.

n’existe-t-il pas des signes certains pour lire dans

le cœur humain ? Allons, allons, mon ami, préparez-vous. Madame, je suis prêt. Vous irez de ma part saluer mille fois le chevalier ; vous lui remettrez cet anneau d’or et ma ceinture. Le chambellan part et peu s’en faut que la princesse ne le rappelle ; mais elle le laisse aller et se désole en attendant son retour : Que je suis malheureuse de m’être attachée à un étranger, car j’ignore sa naissance et s’il restera longtemps dans le royaume. Je serai donc dans la douleur, il faut en convenir, j’ai agi bien légèrement. Je lui parlai hier pour la première fois et aujourd’hui je le requiers d’amour. Sans doute qu’il va me blâmer ; non, il est brave, il est galant sans doute et me saura gré de ma démarche. S’il ne veut pas m’écouter, je me regarde comme la plus infortunée des femmes, jamais je n’aurai de plaisir en ma vie.


Dans l’intervalle que la princesse se désoloit,

le chambellan se hâtoit d’exécuter

S’il le reçeit tut bonement,
E joius seit del’ mandement,360
Séur séez de son amur ;
Il n’ad suz ciel Emperéur
Si vus amer bien le voliez,
Qui mut n’en déust estre liez.
La Dameisele respundi
Quant le cunseil oït de li :
Coment saurai par mun penser
S’il ad de mei talent d’amer,
Jeo ne vi unc nul Chevalier
Ki se féist de ceo prier ;370
Si il amast, u il haïst,
Que volenters ne retenist.
Cil prisent k’hum li envéast
Mut harréie k’il me gabast,
Mès nepurquant pur le semblant,
Peot l’um conustre li alquant.
Aturnez-vus, è si alez :
Je sui, fet-il, tut aturnez.
Un anel d’or li porterez,
E ma ceinture li dunrez380
Mile feiz si le saluerez.
Li Chamberlenc s’en est tornez.
Ele remeint en teu manère
Par poi n’el’ apelet arère,
E nekedent le lait aler,
Si se cumence à démenter.

sa commission. Il arrive chez Eliduc, le

salue de la part de sa maîtresse, lui présente l’anneau et la ceinture qu’il étoit chargé de lui remettre. Le chevalier remercie le chambellan, se met l’anneau au doigt et attache la ceinture autour de son corps. Le chevalier ne dit plus rien, mais il offre de l’or au chambellan qui après l’avoir remercié s’en retourne sur-le-champ pour rendre compte de son message. Il trouve la princesse dans son appartement, la salue et la remercie au nom du chevalier. Eh bien, dit-elle, ne me cachez rien, Eliduc veut-il partager mon amour. Je le pense, madame, je crois le chevalier trop sincère et trop galant pour vous tromper. En arrivant dans sa maison je l’ai salué de votre part et lui ai remis votre présent. Il a mis aussitôt votre bague à son doigt et votre ceinture autour du corps, puis ensuite je l’ai quitté. Peut-être suis-je sacrifiée ; a-t-il eu l’air d’être satisfait ? Madame, je ne sais, mais s’il eût rejeté votre prière, il eût refusé vos présents, Tu sembles en vérité tourner cela en plaisanterie,

je suis presque certaine qu’il ne

Lasse ! cum est mis quors suspris,
Por un humme d’autre païs ;
Ne sai s’il est de haute gent,
Si s’en irat hastivement.390
Jeo remeindrai cume dolente,
Folement ai mise m’entente ;
Unc mès ne parlai fors ier
Ore le faz de amer prier.
Jeo quide k’il me blamera ?
S’il est curteis gré me sauera.
Ore est del’ tut en aventure,
E si il n’ad de m’amer cure,
Mut me tendrai pur maubaillie,
Jamès n’aurai joïe en ma vie.400
Tant cum ele se dementa,
Li Chamberlanc mut se hasta.
A Eliduc esteit venuz
A cunseil li ad dit saluz
Que la Pucele li mandot,
E l’anelet li presentot :
La ceinture li ad donée,
Li Chevalier li ad merciée.
L’anelet d’or mist en sun dei,
La ceinture ceint entur sei,410
Ne li Vadlet plus ne li dist,
Ne il nient plus ne li requist,
Fors tant que du sien li offri,
Cil n’en prist rien, si est parti.

croit pas aux sentiments que j’ai pour lui.

Cependant je ne lui ai fait d’autre mal que de l’aimer tendrement. S’il venoit à me haïr, j’en mourrois de douleur. Jusqu’à ce qu’il vienne, je ne veux rien lui mander soit par toi, soit par d’autres. Je lui montrerai la force de mon amour ; malheureusement j’ignore s’il restera long-temps encore parmi nous. Madame, je sais que le roi l’a retenu par serment pour une année[258]. Vous avez alors toute la latitude de vous voir et de

A sa Dameisele reva,
Dedenz sa chambre la trova :
De part celui l’a salua,
E del’ présent l’a mercia.
Diva, fet-ele, nel’ me céler
Veut-il mei par amurs amer ?420
Il li respunt, ceo m’est avis.
Li Chamberlenc n’est pas jolis
Jeo le tienc à curteis è sage,
Qui bien seit celer sun curage :
De vostre part le saluai,
E voz aveirs li presentai.
De vostre ceinture se ceint,
E parmi les flancs bien s’estreint,
E l’anelet mist en son dei,
Ne li dis plus, ne il à mei.430
Nel’ reçeut-il pur druerie,
Peot cel estre jeo sui trahie.
Cil li ad dit : par fei ne sai ;
Ore oez ceo ke jeo dirai.
S’il ne vus vosist mut grant bien
Il ne vosist del’ vostre rien.
Tu paroles, fet-ele, en gas,
Jeo sai bien qu’il ne me heit pas,
Unc mès ne li forfis de nient,
Fors tant que jeo l’aim durement,430
E si pur-tant me veut haïr,
Dunc est-il digne de murir.

vous parler. Quand la princesse apprit que

son amant devoit rester, elle se réjouit de cette nouvelle. De son côté Eliduc souffroit beaucoup depuis l’instant où il avoit connu la jeune demoiselle dont il étoit fort amoureux. Dès ce moment, il n’eut aucun plaisir ; il pensoit toujours à Guillardon, et le souvenir de la promesse qu’il avoit faite à sa femme en la quittant, venoit empoisonner son bonheur.


Eliduc vouloit conserver la fidélité à son épouse, mais les charmes de Guillardon faisoient évanouir toutes ses résolutions. Il avoit la liberté de la voir, de lui parler, de l’embrasser, mais il ne fit jamais rien qui pût tourner au déshonneur de son amie, tant pour garder sa promesse envers sa femme, que parce qu’il étoit à la solde

du roi[259].

Jamès par tei, ne par autrui,
Desi que jeo paroge à lui,
Ne li vodrai rien demander,
Kar jeo mesmes li voil mustrer,
Cum l’amur de li me destreint,
Mès jeo ne sai si il remeint.
Li Chamberlenc ad respundu :
Dame, li Reis l’ad retenu450
Dèsqu’à un an par serement
Qu’il li servirat léaument ;
Asez purrez aveir leisir
De mustrer lui vostre pleisir.
Quant ele oït qu’il remaneit,
Mut durement s’esjoïeit,
Mut esteit lie de sujur,
Ne saveit nient de la dolur,
U il esteit puis qu’il la vit.
Unc n’ot joïe, unc n’ot delit,460
Fors tant cum il pensa de li,
Mut se teneit à maubailli.
Kar à sa feme aveit promis,
Ainz qu’il tornast de sun païs,
Que il n’avereit si li nun
Ore est sis quors en grant prisun ;
Sa léauté voleit garder,
Mès ne s’en peot néent juter
Que il n’en eimt la Dameisele
Guillardun qui tant fu bele.470

Eliduc ne peut supporter les peines qu’il endure ; suivi de ses compagnons il se rend au château pour aller parler au roi près duquel il verra son amie. Le monarque venoit de dîner ; et à l’issue du repas, il avoit été se reposer dans les appartements de la princesse. Il faisoit même une partie d’échecs avec un chevalier qui revenoit d’outre-mer[260].

Guillardon se tenoit près des joueurs

De li véer, è de parler,
E de baiser, è d’acoler ;
Mès ja ne li querra amur,
Ke li turt tant à deshonur.
Tant pur sa femme garder fei,
Tant cume il est od li Rei :
En grant peine fu Elidus,
Il est munté ne targe plus,
Ses cumpainuns apele sei,
Al chastel vet parler al Rei.480
La Pucele verra s’il peot
C’est l’acheisun pur quoi s’esmeot ;
Li Reis est del’ manger levez,
As chambres sa fille est entrez,
As eschés cumence à juer
A un Chevaler d’utre-mer ;
Del’  autre part del’ escheker,
Devent sa fille enseigner.
Elidus es alez avant,
Le Reis li fist mut bel semblant ;490
De juste lui séer le fist,
Sa fille apele, si li dist :
Dameisele, à cest Chevaler
Vus devriez bien aquinter,
E fère lui mut grant honur,
Entre cinc cenz n’en ad meillur.
Quant la Meschine ot escuté,
Cao que sis Sires ot cumandé,

afin de profiter de leur exemple. Eliduc entre

dans cet instant. Le roi lui fait beaucoup d’amitié et l’invite à s’asseoir à ses côtés. Appelant ensuite sa fille, il lui dit : Damoiselle, vous devriez vous lier avec ce chevalier et lui porter honneur ; car pour la bravoure, on ne trouveroit pas son pareil entre cinq cents.



La demoiselle fut très-joyeuse de l’ordre qu’elle venoit de recevoir. Elle s’éloigne, appelle

Eliduc et l’invite à venir se placer à ses

Mut en fu lée la Pucele ;
Dresciée s’est, celui apele,500
Luinz des autres se sunt assis,
Amdui èrent d’amur espris.
El nel’ osot areisuner,
E il dute à li parler,
Fors tant ke il la mercia
Del’ présent qu’el li envéia.
Unc mès n’ot avéir si chier ;
Ele respunt al Chevalier :
Que de ceo li esteit mut bel
Pur ceo li envéat l’anel,510
E la ceinture autresi,
Que de sun cors l’aveit seisi,
Ele l’amat de tel amur,
De lui volt faire sun Seignur.
Si ele ne peot lui aveir,
Une chose sace de veir,
James n’auera hume vivant,
Ne li redie sun talant.
Dame, fet-il, grant gré vus sai,
De vostre amur grant joie en ai,520
Quant vus tant me avez prisié,
Durement en dei estre lié ;
Me remeindrat pas en dreis mei,
Un an sui remis od le Rei,
La fiance ad de mei prise,
N’en partirai en nule guise

côtés. Oh ! comme d’amour ils sont épris !

La princesse n’ose commencer la conversation, le chevalier redoute de parler. Cependant il remercie Guillardon du présent qu’elle daigna lui envoyer ; il l’assure n’avoir jamais reçu rien de plus précieux. La princesse répond qu’elle avoit été flattée de ce qu’il eût fait usage de la bague et de la ceinture. Je vous aime si passionnément, que je veux vous prendre pour époux ; et si je ne puis vous avoir, je ne me marierai jamais. Madame, je ne saurois assez vous exprimer ma reconnoissance pour l’amour que vous m’accordez, et j’éprouve la plus grande satisfaction en apprenant que vous m’estimez. Mais j’ignore si je resterai long-temps dans vos états, puisque j’ai seulement promis à votre père de le servir pendant un an. Au surplus je ne le quitterai que lorsque la guerre sera entièrement terminée, puis je m’en irai dans mon pays, si cependant vous m’en accordez la permission. La pucelle lui répondit : je vois, mon ami, que vous êtes sage et courtois, je pense que vous avez

songé à tout ; vous êtes incapable de me

De si que sa guere ait finée,
Puis m’en irai en ma cuntrée,
Kar ne voil mie remaneir,
Si cungé puis de vus aveir.530
La Pucele li respundi :
Amis, la vostre grant merci,
Tant estes sages è curteis,
Bien averez purveu ainceis
Quei vus vodriez fère de mei ;
Sur tute rien vus aim è crei.
Bien s’estéent aséuré,
A cele feiz n’unt plus parlé.
A sun ostel Eliduc vet,
Mut est joius, mut ad bien fet,540
Sovent peot parler od s’Amie,
Grant est entre eus la druerie.
Tant s’est de la guere entremis,
Qu’il aveit retenu è pris
Celui ki le Rei guerréia,
E tute la tere aquita.
Mut fu prisez par sa pruesce,
Par sun sen, è par sa largesce ;
Mut li esteit bien avenu ;
Dedenz le terme ke ceo fu,550
Ses Sires l’ot envée quere,
Treis Messages fors de la tere ;
Mut est grevez è damagiez,
E encumbrez, è escilliez.

tromper, et je vous aime tant, que je crois

tout ce que vous me dites. Les deux amants se séparent, Eliduc rentre tout joyeux à son hôtel à cause de la confidence qu’il a faite à son amie de leur amour qui augmentoit sans cesse.


Eliduc par sa vaillance, fit prisonnier le roi qui avoit déclaré la guerre à son suzerain et délivra le pays du fléau de la guerre. Aussi fut-il grandement estimé pour son courage, pour ses avis et pour sa générosité. Pendant que ces choses se passoient, le roi dans les états duquel étoient situés les biens d’Eliduc, l’envoya chercher ; il avoit même trois messagers hors de ses états pour tâcher de découvrir le lieu de son séjour. Il lui mandoit que les ennemis ravageoient et pilloient ses terres, s’emparoient de ses châteaux, et désoloient son royaume. Le

roi s’étoit bien souvent repenti de la

Tuz ses chasteus alot perdant
E tute sa tere guastant :
Mut s’esteit sovent repentiz,
.....................[261]
Malvais cunseil en ot éu,
E malement l’aveit véu,560
Les trahiturs kil’ encusèrent,
E empeirèrent è medlèrent,
Aveit jeté fors del’ païs
E en eissil à tuz-jurs mis.
Por sun grant busuin le mandot,
E sumuneit, è conjurot,
Par l’aliance qu’il li fist,
Quant il l’umage de li prist
Que s’en venist pur lui aider,
Kar mut en aveit grant mester.570
Eliduc oï la novele,
Mut li pesa pur la Pucele :
Kar anguissusement l’amot,
E ele lui ke plus ne pot.
Mès n’ot entre eus nule folie,
Ne jolifre, ne vileinie ;
De dounéer è de parler,
E de lur beaus aveirs doner,
Esteit tute la druerie,
Par amur en lur cumpainie.580
Ceo fu s’entente, è sun espeir,
El le quidot del’ tut aveir,

conduite qu’il avoit tenue avec Eliduc, sur-tout

d’avoir cru les calomnies qui avoient été débitées par des traîtres et dont la suite l’avoit forcé de quitter le pays et de s’exiler. Le prince en mandant au chevalier le besoin qu’il avoit de sa valeur, lui exprimoit tous ses regrets de ne l’avoir plus dans ses états. Il le prioit, le conjuroit au nom de l’alliance qu’ils avoient contractée lorsqu’il avoit reçu sa foi et son hommage de venir l’aider dans la position pénible où il se trouvoit.


Quand Eliduc reçut cette nouvelle, elle le chagrina beaucoup pour la jeune beauté qui l’aimoit tant et dont il étoit si violemment épris. Cependant il ne s’étoit rien

passé entre eux que la décence ne dût

E retenir si ele peust
Ne saveit pas que femme eust.
Allas ! fet-il, mal ai erré,
Trop ai en cest païs esté,
Mar vi unkes ceste cuntrée
Une Meschine i ai amée,
Guilliardun la fille al Rei,
Mut durement è ele mei.590
Quant si del’ m’estuet partir,
Un de nus estuet murir,
U ambedus estre ceo pot,
E ne porquant aler m’esteot ;
Mis Sires m’ad par bref mandé,
E par serement conjuré :
E puis ma femme d’autre part
Or me convient que jeo me gart.
Jeo ne puis mie remaneir,
Ainz m’en irai par estuveir,600
Si m’Amie esteie espusez,
Ne le suffrireit Crestientez.
De tutes parz va malement,
Deu tant est dur le partement :
Mès ki k’il turt à mesprisun,
Vers li ferai tuz-jurs raisun.
Tute sa volonté ferai
E puis par sun cunseil errai :
Li Reis si Sires ad bone peis,
Ne qui que nul le guerreit meis610

avouer. Leur seul plaisir consistoit à s’entretenir

de leur passion et à se faire mutuellement des cadeaux. La pauvre demoiselle se flattoit de retenir le chevalier et de l’épouser, elle étoit loin de soupçonner qu’il fût marié. Hélas ! dit Eliduc, j’ai commis une grande faute en me fixant dans ce pays où je ne suis venu que pour mon malheur. J’ai aimé la belle Guillardon, la fille du roi, qui partage mon amour. Pour nous séparer il faut que l’un de nous meure ou même tous les deux ; et cependant il me faut la quitter. Mon seigneur naturel réclame mes services, au nom du serment que je lui ai prêté. D’un autre côté, ma femme me conjure de retourner près d’elle. Je ne puis rester, et il est nécessaire que j’abandonne ces lieux. Je ne puis épouser ma maîtresse, la religion et les lois me le défendent. Je ne vois aucun moyen pour sortir de ma peine. Dieu que mon départ va nous coûter de larmes ! Quelque soit le sort qui m’attend, je me soumettrai aux ordres de mon amie et je prendrai ses conseils. D’abord le

roi son père, tranquille dans ses états, n’a

Pur la busuin de mun Seignur,
Querrai cungé devant le jur,
Que mes termes esteit asis,
Ke od lui sereit al païs.
A la Pucele irai parler,
E tut mun afere mustrer,
Ele me dirat sun voler,
E jol’ ferai a mun poer.
Li Chevaler n’ad plus targié
Al Rei veit prendre le cungié620
L’aventure li cunte è dit,
Le bref li ad mustré è lit,
Que sis Sires li envéia,
Que par destresce le manda ;
Li Reis oï le mandement,
E qu’il ne remeindra nient.
Mut est dolent, è trespensez,
Del’ suen li ad offert asez
La terce part de s’hireté
E sun trésur abaundoné ;630
Puis remaneir tant li fera,
Dunt à tuz jurs le loera.
Par Deu, fet-il, à cest feiz,
Puis que mis Sires est destreiz,
E il m’ad mandé de si loin
Jo m’en irai pur sun busoin.
Ne remeindrai en nule guise,
S’avez mestier de mun servise,

plus besoin de mes services. Je lui manderai

ceux que réclame mon prince, je réclamerai un congé, m’engageant à revenir dans un temps déterminé. Je me rendrai ensuite vers la pucelle pour lui montrer mes lettres, elle me donnera ses avis et je les exécuterai.

Eliduc ne balance plus, il va près du roi réclamer un congé et lui montre la lettre qu’il a reçue de son prince. Le roi craignant qu’il ne revienne plus, est désolé de ce contre-temps. Il lui offre le tiers de ses états, de prendre dans ses coffres tout ce dont il aura besoin, et s’il veut rester, de le combler de tant de bienfaits, qu’il n’aura plus envie de le quitter.


Sire, mon prince est en péril, il m’écrit de si loin, que je ne puis me dispenser de voler à son secours. Je ne resterai point, mais en ce moment, vous n’avez plus besoin de moi. À mon retour, je promets de

vous amener un nombre considérable de

A vus revendrai volenters
Od grant efforz de Chevalers ;640
De ceo l’ad li Reis mercié,
E bonement cungé doné.
Tuz les aveirs de sa meisun,
Li met li Reis en abaundun ;
Or, è argent, chiens, è chevaus,
E dras de seie, bons, è beaus ;
Il en prist mesurablement,
Puis li ad dit avenantment,
Qu’à sa fille parler ireit,
Mut volenters si lui pleiset :650
Li Reis respunt : ceo m’est mut bel ;
Avant enveit un Dameisel
Qui l’us de la chambre ovri,
Eliduc vet parler od li,
Quant ele le vit, si l’apela,
E sis mil feiz le salua :
De sun afère cunseil prent
Sun eire li mustre brèvement,
Ainz qu’il li éust tut mustré
Ne cungé pris, ne demandé,660
Se pauma-ele de dolur,
E perdi tute sa culur.
Quant Eliduc la veit paumer
Si se cumence à desmenter,
La buche li baise sovent,
E si plure mut tendrement ;

chevaliers. Le roi remercie Eliduc et lui

accorde le congé qu’il réclame. Il lui offre de prendre dans son palais, l’or, l’argent, les chiens, les chevaux, les étoffes précieuses, qui pourront lui convenir. Eliduc prit ce dont il avoit besoin, puis sollicita du roi la permission de prendre congé de la belle Guillardon, ce qui lui fut accordé. Il envoie devant lui un damoisel qui lui ouvre les portes de l’appartement. Après les premières salutations, Eliduc raconte son dessein à sa belle et sollicite ses conseils. À peine commençoit-il son discours, que Guillardon perd l’usage de ses sens. Le chevalier désolé de voir sa maîtresse dans cet état, l’embrasse souvent et pleure de tendresse ; il la soutient, la presse entre ses bras et à force de soins, elle reprend connoissance. Chère amie, permettez-moi donc de vous assurer que vous êtes ma vie, ma mort, et qu’en vous est toute mon espérance. Je suis venu prendre vos conseils par l’amitié qui existe entre nous. C’est par besoin que je retourne dans ma patrie et que j’ai déjà pris congé

de votre père, mais je veux faire votre

Entre ses braz la prist è tient,
Tant que de paumeisuns revient.
Par Deu, fet-il, ma duce Amie,
Sufrez un poi ke jeo vus die,670
Vos estes ma vie è ma mort,
E en vus est tut mun confort.
Pur ceo preng-jeo cunseil de vus,
Que fiance ad entre nus.
Pur busuin vois en mun païs,
A vostre père ai cungé pris,
Mès jeo ferei vostre pleisir
Quoi ke me deive avenir.
Od vus, fet-ele, me amenez,
Puis ke remaneir ne volez,680
U si ceo nun me ocirai,
Jamès joie ne bien n’averei ;
Eliduc respunt par duçur,
Que mut l’amot de bon amur,
Bele, jeo sui par serement,
A vostre père veirement ;
Si jeo vus enmenoe od mei,
Jeo li mentirai ma fei ;
Desi k’al fine ki fu mis
Léaument vus jur é plevis,690
Si cungé me volez doner,
E respit mettre, è jur nomer,
Si vus volez que jeo reivenge,
N’est rien al munde ki me tienge,

volonté, quoi qu’il m’en puisse avenir. Eh ! bien, puisque vous ne voulez pas rester, emmenez-moi avec vous, sans cela je m’ôte la vie, puisque je n’aurais plus aucun plaisir. Eliduc répondit : Vous savez combien je vous aime, ma belle ; attaché à votre père par serment, je ne puis vous emmener avec moi sans le trahir et sans manquer à ma foi. Mais je vous jure, sur l’honneur, si vous voulez m’accorder congé, de revenir au jour que vous indiquerez ; rien au monde, puisque ma vie est entre vos mains, ne pourra me retenir, si cependant je suis encore vivant[262]. Guillardon permet alors à son amant de s’absenter et fixe l’époque de son retour. Leurs adieux les accablent de douleur. Avant de se quitter, ils échangent leurs bagues, puis se donnent le baiser de

séparation. Eliduc arrive vers la mer,

Pur ceo que seie vis è seins,
Ma vie est tute entre voz meins.
Cele ot de lui grant amur,
Terme li dune è nume jur.
De venir è pur li mener
Grant déol firent al désevrer.700
Lur anels d’or s’entrechangèrent
E ducement s’entrebaisèrent ;
Il est desqu’à la mer alez,
Bon ot le vent, tost est passez.
Quant Eliduc ot repeirez,
Sis Sires est joius è liez,
E si ami, è si parent,
E li autre comunement ;
E sa bone Femme sur tuz,
Qui mut est bele, sage è pruz.710
Mès il esteit tuz-jurs pensis,
Pur l’amur dunt il est suspris ;
Unques pur rien que il véist,
Joïe ne bel semblant ne fist.
Ne jamès joïe n’en auera,
Desi que s’Amie verra ;
Mut se cuntient sutivement,
Se Feme en ot le queor dolent,
Ne sot mie que ceo deveit,
A sei méismes se pleigneit.720
Ele lui demandot suvent,
S’il ot oï de nule gent

s’embarque, et les vents propices le conduisent

dans son pays. Sitôt qu’il est de retour, il en instruit son prince, qui est fort joyeux de cette nouvelle. Ses parents, ses amis, enchantés de le revoir, viennent le féliciter, surtout sa bonne femme qui joignoit à la beauté, la sagesse et la générosité. Mais Eliduc, malgré les marques d’amitié qu’il recevoit, étoit toujours triste et sombre, à cause de sa passion. Jamais il n’aura de plaisir que lorsqu’il sera près de sa belle. Son air chagrin alarme sa femme, qui ne peut en soupçonner la cause. Souvent elle le questionna pour lui demander, si pendant son absence, il avoit appris qu’elle lui eût fait la plus légère offense. Dites-le moi, mon ami, je prouverai publiquement mon innocence. Non, madame, je n’ai rien entendu dire sur vous, mais j’ai juré au roi du pays d’où j’arrive de revenir près de lui parce qu’il a besoin de mon courage. Si le roi, mon seigneur, signoit la paix, huit jours après je ne serois plus ici ; je supporterai bien des peines avant

de revenir, et jusqu’à cette époque je

Qu’ele eust meffet u mespris,
Tant cum il fut hors del’ païs,
Volenters s’en esdrescera,
Devant sa gent quant li plaira.
Dame, fet-il, ne vus aret
De mesprisiun, ne de meffet :
Mes al païs ù j’ai esté
Ai al Rei plevi è juré730
Que jeo dei à lui repeirer
Kar de mei ad bien grant mester ;
Si li Rei mis Sires aveit peis,
Ne remeindreie oit jurs après.
Grant travail m’estuvra suffrir,
Ainz que jeo puisse revenir,
Jà desi que revenu seie
N’averai joie de rien que veie,
Kar ne voil ma feie trespasser ;
A-tant le lest la Dame vester.740
Eliduc od Sun Seignur fu,
Mut li ad aidé è valu ;
Par le cunseil de lui errot,
E tute la tere gardot,
Mes quant li termes apreça
Que la Pucele li numa
De pais fère s’est entremis,
Tuz accorda ses enemis :
Puis s’est appareillé d’errer,
E quel gent il vodra mener.750

n’aurai pas l’esprit tranquille, car je ne veux

pas manquer à ma promesse.


Après avoir fait ses dispositions, Eliduc part et va servir son seigneur qui ne se conduisit que par ses conseils. Chargé de la défense du royaume, il justifia entièrement la confiance de son souverain. Mais lorsque l’époque fixée par Guillardon approcha, le chevalier força les ennemis à signer la paix. Il fit ensuite les préparatifs de son voyage et songea aux personnes qui devoient l’accompagner. Il choisit d’abord deux neveux qu’il aimoit tendrement, puis un de ses chambellans qui l’avoit déjà suivi dans son premier voyage, et enfin ses écuyers. Eliduc leur fit jurer à tous, de ne jamais divulguer les événements dont ils pourroient être témoins. Ils s’embarquent et arrivent bientôt au lieu où notre chevalier étoit si ardemment desiré. Eliduc agissant de ruse fut se loger loin du port, parce qu’il ne

voulait pas être vu ou reconnu de personne.

Deus ses Nevuz qu’il mut ama,
E un suen Chamberlenc mena ;
Cil ot de lur cunseil esté,
E le message aveit porté,
E ses Esquiers sulement,
Il n’ot cure de autre gent.
A ceus fist plévir, è jurer
De tut sun afaire celer.
En mer se mist, plus ni atent,
Utre furent hastivement ;760
En la cuntrée est arivez
U il esteit plus désirez.
Eliduc fut mut veistez,
Luin del’ hafnes s’est herbergiez,
Ne voleit mie estre véuz,
Ne trovez, ne recunéuz.
Sun Chamberlenc appareilla,
E à s’Amie l’envéia ;
Si li manda que venuz fu,
E bien ad sun cumand tenu.770
La nuit quant tut fut à vespré
S’en éissi de la cité :
Li Chamberlenc od li ira,
E il encuntre li sera ;
Cil aveit tuz changié ses dras,
A pié s’en vet trestut le pas.
A la cité ala tut dreit,
U la fille le Rei esteit ;

Il ordonne à son chambellan de se rendre

près de sa mie, pour la prévenir de son retour, et l’avertir de se préparer à partir le lendemain. À l’entrée de la nuit, le chambellan se mit en route pour remplir son message. Il étoit suivi d’Eliduc qui pour n’être pas reconnu, avoit changé de vêtements ; ils arrivent dans l’endroit où étoit Guillardon. Le chambellan entre dans le palais, et à force de chercher il parvient à trouver l’appartement de la princesse. Il la salue de la part de son amant dont il lui apprend le retour. Émue, hors d’elle-même, Guillardon pleure de joie, et embrasse à plusieurs reprises le porteur d’une nouvelle aussi agréable. Le chambellan la prévient de se tenir prête à partir et à venir joindre Eliduc. Ils passèrent la journée à faire tous leurs préparatifs, et lorsque la nuit fut avancée, que tout reposoit dans le château, la pucelle et le chambellan prirent la fuite. Craignant d’être aperçue, Guillardon vêtue d’une robe de soie légèrement brodée, étoit enveloppée d’un manteau

court. Non loin du palais et sur le bord

Tant aveit purchacié è quis,
Que dedenz la chambre s’est mis :780
A la Pucele dist saluz,
E que sis Amis est venuz ;
Quant ele ad la novele oïe,
Tute murne, è esbaïe,
De joïe plure tendrement,
E celui ad baisé suvent,
Il li ad dit que al vesprer,
Estuverat od li aler.
Tut le jur ot issi esté
E lur eire bien devisé.790
La nuit quant tut fu aseri,
De la vile s’en sunt parti ;
Li Dameisel è ele od li
E si ne furent mais il dui.
Grant pour ad ke hum ne la veie,
Vestue fu d’un drap de seie,
Menuement de or brosdé
E un curt mantel afublé.
Luinz de la porte al trait dun arc,
Là ot un bois clos d’un bel parc,800
Suz le paliz les atendeit,
Sis Amis ki pur li veneit.
Li Chamberlenc là l’amena,
E il descent : si la baisa.
Grant joïe firent al assembler,
Sur un cheval la fist munter,

d’un bois, le chevalier et ses amis attendoient

la princesse qu’ils virent arriver avec plaisir. Le chambellan remet à Eliduc son amie ; au comble de la joie, il l’embrasse tendrement et la fait monter en croupe. Ils se mettent en route, précipitent le pas et viennent au port de Totenois où ils s’embarquent de suite. Le vaisseau qu’ils montoient ne portoit que le chevalier, sa mie et leur suite. Ils eurent très-beau temps pendant la traversée, mais au moment de prendre terre, il s’éleva une tourmente furieuse ; le vent les jeta loin du port, la grande vergue fut rompue et les voiles déchirées.

Les passagers s’agenouillent en réclamant avec ferveur l’intercession de saint Clément, de saint Nicolas, et de madame sainte Marie ; ils la supplient d’implorer les bontés de son fils pour les garantir de péril et les conduire au port. Poussé par la tempête, le vaisseau dérive tantôt en avant, tantôt en arrière. Un des écuyers se mit à s’écrier : Qu’avons-nous besoin de

prières ? Vous avez près de vous, seigneur,

E il munta ; sa reisne prent,
Od li s’en vet hastivement.
Al hafne vient à Toteneis,
En la nef entrent demaneis ;810
Ni ot hume si les suens nun
E s’Amie Guilliardun.
Bun vent eurent è bon oré,
E tut le tens aséuré ;
Mès quant ils durent ariver,
Une turmente eurent en mer :
E un vent devant eus leva,
Qui luin del’ hafne les geta,
Lur verge brusa è fendi,
E tut lur sigle desrumpi.820
Deu réclement dévotement,
Seint Nicholas, è seint Clement,
E Madame Seinte Marie,
Que vers sun Fiz lur querge aïe,
Ke il les garisse de périr,
E al hafne puissent venir.
Un hure arière, un autre avant,
Issi alouent à costeant,
Mut estéïent près de turment.
Un des Déciples hautement830
S’est escriez : quoi faimes nus ?
Sire, ça einz avez od vus
Cele par qui nus périssumes ;
Jamès à tere ne vendrumes.

l’objet qui doit causer notre mort. Nous ne

viendrons jamais à terre ; parce que vous avez une légitime épouse et que vous emmenez une autre femme, au mépris de la religion, de la loi, de la probité et de l’honneur. Laissez-nous la jeter dans la mer, et vous verrez que nous arriverons sur-le-champ[263].

Peu s’en fallut qu’à ce discours

Femme léal, espuse avez,
E sur cele autre emmenez
Cuntre Deu, è cuntre la lei,
Cuntre dreiture, è cuntre fei ;
Lessez-la nus geter en mer,
Si povum s’emprès ariver.840
Eliduc oï que cil dist,
E à poi d’ire ne mesprist :
Fiz à putain, fet-il, mauveis,
Fel traïtre, nel’ dire meis,
Si m’Amie peust la laissier
Jeol’ vus eusse vendu mut cher.
Mès entre ses braz la teneit,
E cunfortout ceo qu’il poeit.
Del’ mal qu’ele ot en la mer
E de ceo qu’ele oï numer ;850
Femme espusé ot sis Amis
Autre ke li en sun païs,
De sur son vis chéi paumée
Tute pale, desculurée,
En la paumeisun demurra,
Quel ne revint, ne suspira.
Cil ki ensemble od lui l’enporte,
Quidot por veir k’ele fust morte ;
Mut fet grant doel, sus est levez,860
Vers l’esquier est tost alez,
Der avirun si l’ad feru
K’il l’abati tut estendu.

Eliduc n’étouffât de colère. Misérable, parjure,

traître, tu dois t’estimer heureux que je ne puisse quitter mon amie, tu payerois chèrement l’insulte que tu viens de me faire. En effet il la tenoit entre ses bras pour la réconforter et lui donner courage contre l’irritation de la mer. Mais dès que Guillardon eut entendu que son amant étoit marié, elle tomba sans connoissance, perdit à-la-fois la couleur, le pouls et la respiration. Les chevaliers qui aidèrent à la transporter, étoient persuadés qu’elle avoit cessé de vivre. Transporté de fureur, Eliduc se lève, vient vers l’écuyer auteur de ses maux, saisit un aviron, lui en décharge un coup sur la tête et l’étend à ses pieds. Ses compagnons, témoins de sa mort, ramassent le corps du jeune homme, le jettent à la mer, et les vagues l’ont bientôt fait disparoître. Eliduc se transporte au gouvernail et par ses soins le vaisseau entre dans le port. On jette l’ancre, on dresse le pont, et chacun sort. Eliduc fait descendre avec précaution son amie qui étoit encore évanouie et qui paraissoit

ne plus exister. Son désespoir étoit

Par le pié l’en ad jeté fors,
Les undes enportent le cors ;
Puisqu’il l’ot lancié en la mer,
Al estière vait guverner,
Tant guverna la neif è tint,
Le hafne prist à tère vint.
Quant il furent bien arivé
Le pont mist jus, ancre ad geté ;870
Encor jut-ele en paumeisun
Ne n’ot semblant si de mort nun.
Eliduc feseit mut grant doel,
Iloc fust mort od li sun voel,
A ses cunpainuns demanda,
Queil cunseil chescun li dura.
U la Pucele portera,
Kar de li jà ne partira,
Si serat enfuie è mise
Od grant honur, od bele guise,880
En cimiterie benéeit,
Fille ert à Rei s’en aveit dreit.
Cil en furent tut esgaré
Ne li aveient rien loé ;
Eliduc prist à purpenser,
Quel part il l’a purrat porter.
Sis recez fu près de la mer,
Estre i peust à sun deigner ;
Une forest aveit entur
Trente liwes ot de lungur.890

d’autant plus grand, qu’il se regardoit comme

la cause du trépas de Guillardon. Il consulte ses chevaliers pour lui désigner un endroit peu éloigné, où il pourra la faire ensevelir honorablement. Je veux la faire enterrer avec pompe dans une église[264], chose qui lui est due, puisqu’elle est fille de roi. Les chevaliers étoient si consternés du fatal événement dont ils avoient été les témoins, qu’ils ne savent que répondre. Eliduc se mit à réfléchir sur le lieu où il pourroit déposer les restes de l’objet de son amour, car son habitation étoit si près de la mer, qu’on pouvoit y arriver avant le dîner. Il se ressouvint que près de ses domaines, étoit une forêt de trente lieues de longueur, où demeuroit depuis plus de quarante ans un hermite auquel il avoit souvent parlé et qui

desservoit une petite chapelle. Je lui

Un seinz Hermites i maneit,
E une chapele i aveit,
Quarante anz i aveit esté,
Meinte feiz ot od li parlé.
A lui, ceo dist, la portera,
En sa chapele l’enfuira ;
De sa tere tant y durra,
Une Abéie i fundera,
Si metera cuvent de Moignes,
U de Nuneins, u de Chanoignes,900
Qui tuz-jurs prierunt pur li,
Deus li face bone merci.
Ses chevals ad fait amener,
Sis cumande tuz à munter :
Mes la fiaunce prent d’iceus
Qu’il n’iert descuvert par eus.
Devant lui sur sun palefrei,
S’Amie porte ensemble, od sei ;
Le dreit chemin ont tant erré
Qu’il estéïent al bois entré ;910
A la chapele sunt venu,
Apelé i unt è batu,
Ni trovèrent kis respundist,
Ne ki la porte lur ovrist.
Un des suens fist utre-passer
lia porte ovrir è deffermer ;
Oit jurs esteit devant finiz
Li seinz Hermites li parfiz.

porterai le corps de mon amie qu’il ensevelira

dans sa chapelle ; je lui ferai tant de bien, qu’il fondera une abbaye soit de religieux ou de chanoines qui nuit et jour prieront le Seigneur de lui accorder la vie éternelle. Eliduc monte à cheval ainsi que ses compagnons auxquels il fait jurer de ne jamais rien révéler de ce qu’ils vont voir. Devant lui, sur son palefroi, Eliduc portoit son amie. Ils entrent dans la forêt et arrivent à la chapelle ; ils frappent, ils appellent, mais ils ne trouvent personne qui vienne leur ouvrir. Impatienté d’attendre, Eliduc donne l’ordre à l’un des siens d’escalader le mur et d’ouvrir les portes, ce qui fut exécuté sur-le-champ. Sitôt qu’il est entré, Eliduc s’aperçoit que le saint ermite avoit terminé sa carrière depuis huit jours. La vue de sa tombe nouvellement élevée, augmenta la tristesse du malheureux amant. Ses amis vouloient creuser une seconde fosse pour y déposer Guillardon ; Eliduc les arrêta en les prévenant qu’il ne prendroit aucune détermination à l’égard des funérailles de cette

belle, avant d’avoir consulté les gens sages

La tombe novele trova
Mut fu dolenz, mut s’esmaia.920
Cil voleïent la fosse faire,
Mès il les fist arière traire ;
U il déust mettre s’Amie :
Il lur ad dit ceo ni ad mie,
Ainz en auerai mun conseil pris,
A la sage gent del’ païs,
Cun purrai le liu eshaucier,
U d’Abbéie, u de mustier.
Devant l’auter la cucherum
E à Deu la cumanderum ;930
Il ad fet aporter ses dras,
Un lit li funt igne-le-pas.
La Meschine desus covrirent
E cum pur morte la laissirent
Mès quant ceo vient al départir
Dunc quida-il de doel murir.
Les oilz li baise è la face ;
Bele, fet-il, jà Deu ne place
Que jamès puisse armes porter
Ne al sècle vivre ne durer.940
Bele Amie, mar me veistes,
Duce chère, mar me siwistes.
Bele, jà fuissiez uns Reïne,
Ne fust l’amur léale et fine,
Dunt vus m’amastes léaument
Mut ai pur vus mun quor dolent.

du pays. D’ailleurs, dit-il, mon dessein est

d’élever en ce lieu un monastère ou une abbaye. En recommandant à Dieu l’infortunée Guillardon, nous allons, en attendant, la coucher devant l’autel ; apportez-moi vos manteaux, je vais lui en faire un lit, puis je la couvrirai du mien. Quand vint le moment où le chevalier dut quitter sa maîtresse, il pensa mourir de chagrin. Il l’embrassoit, lui baisoit les yeux, l’arrosoit de ses larmes. Belle, je jure sur vous de renoncer aux armes et de me retirer du monde. Oui, tendre amie, c’est pour votre malheur que vous m’avez vu et que vous m’avez suivi. Que je suis donc à plaindre puisque c’est par votre amour pour moi que vous n’existez plus. Sans moi vous fussiez devenue reine. Le jour que je vous descendrai dans la tombe, j’entre dans un couvent, je renonce au monde et chaque jour près de vous, je viendrai m’entretenir de ma douleur.


Le chevalier abandonne ce triste lieu et

ferme avec soin les portes de la chapelle.

Le jur que jeo vus enfuirai,
Ordre de Moigne recevrai ;
Sur vostre tumbe chescun jur,
Ferai refreindre ma dolur.950
A-tant s’en part de la Pucele
Si ferme l’us de la chapele ;
A sun ostel ad envéé,
Sun Message li ad cunté
A sa femme que il veneit,
Mès las è travaillé esteit.
Quant el l’oï, mut en fu lié
Cuntre lui s’est apareillié ;
Sun Seignur receit bonement,
Mès poi de joïe l’en atent.960
Kar unques bel semblant ne fist
Ne bone parole ne dist,
Nul nel’ osot mettre à reisun,
Deus jurs esteit en la meisun.
La messe oeit bien par matin,
Puis se meteit sus al chemin,
Al bois alot à la chapele,
Là ù giseit la Dameisele.
En la paumeisun l’a trovot,
Ne reveneit, ne suspirot,970
De ceo li semblot grant merveille
K’il la véeit blanche è vermeille.
Unkes la colur ne perdi,
Fors un petit qu’ele enpali ;

Il dépêche un de ses écuyers vers sa femme

pour la prévenir qu’il revenoit malade et très-fatigué de son voyage. La bonne dame contente du retour de son mari, s’apprête pour le bien recevoir ; au lieu des caresses qu’elle attendoit, elle est toute surprise de le voir si triste, si sombre, et ne disant pas une parole. Pendant deux jours elle ne sut quel moyen employer pour le faire parler. Le chevalier se levoit de grand matin, entendoit la messe, puis se mettoit en route pour se rendre à la chapelle où étoit déposée sa mie Guillardon. Cette belle étoit toujours dans le même état ; toujours privée de connoissance, elle ne donnoit aucun signe de vie. Une chose surprenoit beaucoup Eliduc, c’étoit de voir que le visage de son amie n’avoit éprouvé d’autre changement que d’avoir un peu pâli. Il pleuroit amèrement, prioit avec ferveur pour son amie, puis il retournoit chez lui. La femme d’Eliduc curieuse de savoir où se rendoit son époux, le fit un jour guetter par un écuyer auquel elle promit une armure complette

et un cheval. Le varlet remplit

Mut anguissusement plurot,
E pur l’alme de li priot.
Quant aveit fète sa prière,
A sa meisun alot arière ;
Un jur al eissir del’ muster
L’avait sa femme fet gaiter,980
Un suen Vadlet mut li prémist,
De luinz alast è si véist
Quel part sis Sires turnereit
Chevals é armes li durreit ;
Cil ad sun cumandement fait,
Al bois se met, après li vait,
Si qu’il nel’ ad aparçéu
Bien ad esgardé è véu,
Cument en la chapele entra,
Le dol oï qu’il démena.990
Ainz qu’Eliduc s’en seit eissuz
Est à sa Dame revenuz ;
Tut li cunta ce que il vi
La dolur, la noise, è le cri,
Cum fet sis Sires en l’hermitage,
Ele en mua tut sun curage.
La Dame dit : s’emprès irums,
Tut l’hermitage cherchirums,
Mis Sires dit : ceo quide errer,
A la Curt vet al Rei parler.1000
Li Hermites fut mort pieça,
Jeo sai asez que il l’ama,

parfaitement la commission. Il suivit Eliduc sans

en être aperçu, le vit entrer dans la chapelle et l’entendit pleurer et se plaindre. Muni de ces instructions, l’écuyer craignant d’être aperçu, revient rendre compte à la dame de ce dont il avoit été témoin, de son entrée dans la chapelle, de la douleur et du désespoir du chevalier. La dame fort surprise de ce qu’elle apprenoit, mais néanmoins satisfaite d’avoir contenté sa curiosité, répondit : Il nous faut aller demain à l’ermitage, parce que mon mari doit se rendre à la cour pour aller parler au roi. Je sais que l’ermite est mort et que mon mari l’aimoit beaucoup, mais je ne puis croire que ce soit pour ce vieil homme qu’il est si affligé. Eliduc s’étant rendu à la cour, dans l’après-midi, la dame suivie de l’écuyer s’achemine vers l’ermitage. Sitôt qu’elle fut entrée dans la chapelle, elle aperçoit la jeune personne, qui sembloit rose nouvelle. En levant la couverture, elle voit un corps d’une beauté achevée, des bras et des mains d’une blancheur

éblouissante, des doigts longs et potelés.

Mes jà pur li ceo ne fereit,
Ne tel dolur ne demenreit.
A cele feiz le lait issi
Cel jur mesmes après midi,
Vait Eliduc parler al Rei.
Ele prent le Vadlet od sei,
Al hermitage l’ad mené,
Quant en la chapele est entré1010
E vit le lit à la Pucele
Qui resemblot rose nuvele,
Del’ cuvertur l’ad descovri,
E vit le cors tant eschevi ;
Les bras lungs, è blanches les meins,
E les deiz greilles, lungs, è pleins,
Or seit-ele la vérité
Porquoi sis Sires ad duel mené.
Le Vadlet avant apelat,
E la merveille li mustrat,1020
Veiz tu, fet-ele, ceste femme
Qui de beuté resemble gemme,
Ceo est l’Amie mun Seignur,
Parquoi il meine tele dolur.
Par fei, jeo ne me merveil mie
Quant si bele femme est périe,
Tant par pitié, tant par amur,
Jamés n’averai joie nul jur.
Ele cumencet à plurer,
E la Meschine regreter.1030

La dame connut de suite le sujet du

grand chagrin de son mari. Elle appelle le varlet, et lui dit : Vois-tu cette femme dont la beauté surpasse l’éclat de la pierre précieuse ; c’est l’amie de mon époux, c’est pour elle qu’il se désole. Je ne m’étonne plus de son chagrin d’après la perte qu’il a faite, car moi, par pitié autant que par tendresse, désormais je n’aurai plus de plaisir. La bonne dame s’assied devant le lit à la pucelle et se met à pleurer amèrement la mort de cette jeune personne.



Tandis que l’épouse d’Eliduc s’abandonnoit

à ses larmes, une belette sortie du

Devant li list s’asist plurant,
Une musteile vins curant,
Desuz l’auter esteil eissue
E le Vadlet l’aveit ferue
Por ceo que sur le cors passa,
De un bastun qu’il tint la tua.
Enmi l’eire l’aveit getée,
Ne demura ke une loée
Quant sa cumpaine i acurrut,
Si vit la place ù ele jut.1030
Ensur la teste li ala,
E del’&nbsp.pié suvent l’a marcha
Quant ne l’a pot fère lever,
Semblant feseit de doel mener.
De la chapele esteit eissue,
As herbes est al bois venue,
Od ses denz ad pris une flur,
Tute de vermeille colur,
Hastivement reveit arière,
Dedenz la buche en teu manère1040
A sa cumpaine l’aveit mise
Que li Vadlez aveit ocise
En mêmes l’ure fu revescue ;
Li Dame l’ad aparcéu :
Al Vadlet crie : si retien la,
Jetez franc-humme mar se ira,
E il geta, si la féri,
Que la florete li chéi.

dedans de l’autel, vint se promener dans la

chapelle, en passant sur le corps de Guillardon. L’écuyer ajuste son bâton, atteint la belette, la tue et jette l’animal dans un coin. Peu de temps après, la femelle parut et alla droit au corps de la belette qui avoit été tuée. Elle tourne autour de son compagnon, lui remue la tête, marche dessus, et voyant qu’elle ne peut faire relever son ami, elle semble se désespérer. Elle sort aussitôt de la chapelle, va dans le bois, y choisit une fleur rouge qu’elle rapporte entre ses dents, puis retourne près de l’animal qui étoit gisant. La belette place d’une certaine manière la fleur dans la bouche de son compagnon qui avoit été tué et qui revint aussitôt à la vie. La dame ayant remarqué cette cure merveilleuse, pria le varlet de retenir les belettes ; il jette son bâton sur ces animaux qui prennent la fuite, en abandonnant la fleur précieuse. La dame court s’en saisir et la met de suite dans la bouche de la pucelle. Après un moment d’attente, Guillardon revint à elle,

soupira, ouvrit les yeux, puis ensuite parla

La Dame liève, si la prent,
Arière va hastivement :1050
Dedenz la buche à la Pucele
Meteit la flur qui tant fu bèle
Un petitet i demurra.
Cele revint è suspira,
Après parla, les oilz overi,
Deu, fet-ele, tant ai dormi.
Quant la Dame l’oï parler,
Deu cumencat à mercier :
Demande li ki ele esteit,
E la Meschine li diseit ;1060
Dame, jeo sui de Logres née,
Fille à un Rei de la cuntrée,
Mut ai aimé un Chevalier
Eliduc le bon soudéer.
Ensemble od li m’en amena,
Peché ad fet k’il m’enginna.
Femme ot espusé nel’ me dist,
Ne, uncques semblant ne m’en fist.
Quant de sa femme oï parler
De duel k’eus m’estuet paumer,1070
Vileinement descunseillée
M’ad en autre terre laissée.
Trahi m’ad è ne sai que deit,
Mut est fole ke humme creit :
Bele, la Dame li respunt,
N’ad rien vivant en tut le munt,

Bon dieu, dit-elle, j’ai dormi bien long-temps.

La dame au comble de la joie de voir la jeune personne rendue à la vie, remercia le ciel de cette faveur. Mon amie, lui demanda-t-elle, quel est votre nom, votre famille ? Dame, répondit la pucelle, je suis la fille d’un roi du pays de Logres. J’aimai le chevalier Eliduc qui étoit au service de mon père ; il m’a emmenée avec lui et j’ai commis une grande faute, puisqu’il m’a trompée en me cachant avec soin qu’il avoit une épouse. Quand j’ai appris cette fâcheuse nouvelle, je suis tombée sans connoissance. Quel mal il m’a fait ! Après m’avoir trahie, il m’abandonne dans un pays étranger. Ah ! qu’une femme est donc folle de se fier aux promesses des hommes ! Belle amie, dit la dame, rien au monde ne causera plus de joie au chevalier que la nouvelle de votre retour à la vie. Depuis qu’il vous croit morte il se désole ; chaque jour il vient vous visiter, et il est loin de s’attendre à vous trouver vivante. C’est moi qui suis sa femme, et je ne puis vous exprimer la douleur que me

cause son désespoir. Le voyant sortir

Qui joïe li féist aveir,
Ceo vus peot-humme dire por veir.
Il quide ke vus séez morte,
A merveille se descunforte,1080
Chescun jur vus ad regardée,
Quide k’il vus trova pasmée,
Jeo sui sa spuse véreiment
Mut ai pur li mun quer dolent,
Pur la dolur ke il menot,
Saveir voleie ù il alot.
Après lui vins si vus trovai,
Que vive estes grant joie en ai,
Ensemble od mei vus enmenrai,
E à vostre ami vus rendrai.1090
Del’ tut le voil quite clamer,
E si ferai mun chef veler ;
Tant l’ad la Dame confortée,
Qu’ensemble od lui l’en ad menée.
Sun Vallet ad appareillé
E pur sun Seignur envéié ;
Tant errat cil, qu’il le trova,
Avenantment le salua,
L’aventure li dit è cunte ;
Sur un cheval Eliduc munte,1100
Une n’i atendi cumpainun,
La nuit revint à sa meisun.
Quant vive ad trovée s’Amie
Ducement sa femme mercie,

chaque jour, je voulus savoir où il alloit, je le

fis suivre et je suis venue moi-même pour connoître le sujet de son chagrin. Je ne saurois vous dire la joie que j’éprouve de vous voir rendue à la vie. Vous retournerez avec moi et je veux vous remettre entre les mains de votre ami. Je le tiens quitte de ses serments, puisque mon dessein est de prendre le voile. La dame s’y prit de telle manière, qu’elle parvint non-seulement à consoler la belle affligée, mais encore à l’emmener avec elle. Elle commande à l’écuyer d’aller trouver Eliduc et de lui rendre compte de ce qui s’étoit passé. L’écuyer fait diligence, rencontre le chevalier, lui raconte l’aventure et remplit parfaitement sa commission. Eliduc monte aussitôt à cheval sans attendre sa suite ; et arrive chez lui à la nuit fermée. En revoyant son amie, il remercie tendrement sa femme, il est au comble de la joie et ne fut jamais plus heureux. Il embrasse souvent sa belle qui lui rend ses caresses avec moins d’empressement. La femme d’Eliduc prie son mari de

lui donner congé, parce qu’elle veut se

Mut par est Eliduc haitiez,
Unc nul jur ne fu si liez.
La Pucele baise suvent,
E ele lui mut ducement,
Ensemble funt joïe mut grant,
Quant la Dame vit lur semblant,1110
Sun Seignur ad à reisun mis,
Cungé li ad rové è quis,
Que le puisse de li partir,
Nunnein volt estre Deu servir ;
De sa tère li doint partie,
U ele face une Abéie ;
Cele prenge qu’il aime tant,
Kar n’est pas bien ne avenant,
De deus espuses meintenir,
Ne la lei nel’ deit cunsentir.1120
Eliduc li ad otrié
E bonement cungé doné,
Tute sa volenté fera,
E de sa tere li durra
Près del chastel einz el boscage,
A la chapele al hermitage,
Là ad fet fère sun muster,
Ses méisuns édifier,
Grant tere i met è grant aveir,
Bien averat sun estuveir.1130
Quant tut ad fet bien aturner,
La dame i fet sun chief veler,

séparer et entrer en religion. J’espère que

vous me fournirez la somme nécessaire pour faire élever une abbaye. Vous pourrez alors épouser votre amie, car vous savez que la loi s’oppose à ce qu’un mari possède deux femmes. Eliduc consentit à tout, et dans le bocage, près du château, à la chapelle de l’ermitage, il fit élever un monastère avec tous les bâtiments nécessaires ; il y ajouta des terres, des revenus et enfin tout ce qui pouvoit être utile ou agréable à l’établissement nouveau. Lorsque tout fut en état, la dame prit le voile avec trente nonnains dont elle

devint la supérieure.

Trente nunains ensemble od li,
S’ajue è sun ordre establi.
Eliduc s’Amie ad prise,
A grant honur od bel guise,
En fu la feste démenée,
Le jur k’il l’aveit espusée.
Ensemble vesquirent meint jur
Mut od entre eus parfet amur.1140
Granz aumoines è granz biens firent
Tant que à Deu se cunvertirent.
Près del’ chastel, del’ autre part,
Par grant cunseil è par esgart,
Une église fit Elidus,
De sa tere i mist le plus ;
E tut sun or, è sun argent,
Hummes i mist, è autre gent,
De mut bone religiun,
Pur tenir l’ordre è la meisun.1150
Quant tut aveit appareillé
E n’en ad puis guèrres targé ;
Ensemble od eus se dune è rent,
Pur servir Deu omnipotent.
Ensemble od sa femme primère
Mist sa femme ke tant ot chère ;
El la reçeut cum sa serur,
E mut li porta grant honur :
De Deu servir l’amonesta,
E sun ordre li enseigna.1160

Eliduc épousa son amie, et le mariage

fut célébré par de grandes fêtes. Ils vécurent ensemble fort long-temps, parfaitement unis et parfaitement heureux. Les deux époux après avoir fait de grandes aumônes se consacrèrent au Seigneur. De l’autre côté de son château, Eliduc fit élever une église qu’il dota richement. Il y plaça des religieux renommés par la sainteté de leur vie et de leurs mœurs pour être l’exemple de la maison. Quand tout fut préparé, Eliduc se rendit au monastère pour se vouer au service de Dieu tout-puissant. Guillardon fut rejoindre la première femme d’Eliduc, qui la reçut comme une sœur et qui la combla d’amitié. Elle lui montra le service du couvent et lui enseigna les devoirs de la religion. Toutes deux prioient le ciel d’exaucer les vœux de leur ami, qui de son côté prioit pour ses deux femmes. Ils s’envoyoient réciproquement des messages pour avoir de leurs nouvelles et se donner mutuellement du courage. Chacun faisoit ses efforts afin

d’être agréable à Dieu, et chacun d’eux

Deu priérent pur lur ami,
Que il li fist bone merci,
E il pur eles repréïot,
Ses messages lur envéïot,
Pur saveir cument lur esteit,
E cum chescun se cunforteit.
Mut se pena chascun pur sei,
De Deu amer par bele fei,
E mut firent tuz bele fin,
La merci Deu le veir devin.1170
Del’ Aventure de ces treis,
Li auncien Bretun curteis
Firent le Lai pur remembrer
Que hum nel’ deust pas oblier.1174

mourut dans les sentiments de la plus grande

piété.


Sur l’aventure de ces trois personnages, les anciens Bretons, toujours courtois, composèrent un Lai, pour en rappeler le souvenir et empêcher qu’elle ne s’oubliât.


LAI DE GRAELENT.


Séparateur


Laventure de Graelent
Vus dirai si que jeo l’entent :
Bun en sunt li Lai à oïr
E les notes à retenir.
Graalent fu de Bretuns nés,
Gentix è bien enparentés ;
Gent ot le cors è franc le cuer,
Pur çou ot nun Graalent-Muer[265]
Li Reis qui Bretaigne teneit
Vers ses veisins grant guerre aveit ;10
Chevaliers manda et retint,
Bien sai que Graelens i vint.
Li Rois le retint vulentiers
Pur çou qu’il iert biax Chevaliers,
Mut le chéri è honera,
E Graelent mut se péna
De turnoier è de joster,
E de ses anemis grever.
La Roïne l’oï loer,
E les biens de lui racunter :20

LAI DE GRAELENT.[266]


Séparateur


Je vais vous conter l’aventure de Graelent, telle que je l’ai entendue ; la musique en est bonne à retenir et le Lai mérite d’être raconté.

Graelent étoit né dans la Bretagne, d’une famille illustre, et à une grande beauté, une superbe taille, il joignoit encore la droiture du cœur. C’est par cette raison qu’on l’avoit surnommé Graelent-Mor.

Le roi qui tenoit alors la Bretagne étant

Dedens son cuer l’en aama,
Sun Chanbrelenc en apela.
Diva, dist-ele, ne me celer[267],
N’as-tu suvent oï parler
Del’ bel Chevalier Graelent ?
Mut est amis à tute gent.
Dame, dist-il, mult par est prox
E mult se fait aimer à tox.
La Dame lués li respundi,
De lui veul faire mun ami :30
Jeo sui pur lui en grant effrei,
Va, si li di qu’il vigne à mei,
M’amor li metrai à bandun.
Mout li dunrés, dist-cil, grant dun,
Merveille est se il n’en ad joie :
N’a si boin Abé dusque à Troie,
S’il esgardeit vostre visage
Ne changeast mult tost sun curage.
Cil s’en turna, la Dame lait,
A l’ostel Graelent s’en vait :40
Avenamment l’a salué,
Sun message li a cunté
K’à la Roïne voist parler,
E n’ait cure de demurer.
Ce li respunt li Chevaliers,
Alés avant, biaus amis chiers.

entré en guerre avec les princes ses voisins, demanda un grand nombre de chevaliers pour les retenir à son service. Graelent fut des premiers à se ranger sous la bannière du roi. Celui-ci le retint à son service avec d’autant plus de plaisir qu’il étoit beau chevalier ; aussi lui donna-t-il des preuves de son estime et de son amitié. De son côté, Graelent cherchoit à mériter les bontés du monarque, soit en remportant le prix dans les joutes et les tournois, soit en combattant les ennemis de son prince. Le bruit de tant de mérite parvint bientôt jusqu’aux oreilles de la reine ; à force d’entendre vanter le courage et la beauté du chevalier, elle prit de l’amour pour lui. Un jour elle tire à part son chambellan : Parle-moi franchement, n’as-tu pas souvent entendu parler du beau chevalier Graelent dont chacun fait l’éloge ? Oui, ma dame, je sais qu’il est brave et courtois, aussi n’est-il personne qui ne l’aime. La reine répondit sur-le-champ : Mon cœur depuis long-temps me parle en sa faveur et je veux l’avoir pour ami. Va-le trouver, dis-lui de se rendre

Li Chambrelan s’en est alés,
E Graelens s’est aturnés ;
Sur un cheval ferrant munta[268] ;
Un Chevalier od lui mena.50
Al chastel sunt andui venu
E en la sale descendu,
Par devant le Roi trespassèrent,
Es cambres la Roïne entrèrent.
Quant el les voit, sis apela,
Mut les chéri è honera,
Entur ses bras prist Graelent
Si l’acola estreitement :
De joste li séir le fist
Sor un tapi, puis si li dist :60
Mut boinement a esgardé
Sun cors, sum vis, è sa biauté ;
A lui parla curteisement,
E il li respunt sinplement,
Ne li dist rien qui bien ne sièce.
La Roïne pensa grant pièce,
Merveille est s’ele ne li prie
Que il l’amast par druerie :
L’amurs de lui la fait hardie
Demande lui s’il a Amie,70

près de moi et que je veux lui abandonner mon amour. Ah ! quel don précieux vous lui faites, reprit le chambellan, je ne doute pas de la joie que lui causera une nouvelle aussi flatteuse. Il n’est si bon abbé, s’il venoit à voir votre beau visage, qui ne fût tenté de violer ses serments. Le chambellan part et se rend chez le chevalier : après l’avoir salué, il s’acquitte de sa mission et le prie de vouloir venir parler à la reine le plus promptement possible. Graelent lui répondit : Allez m’annoncer, cher ami, je pars. Il s’apprête et monte sur un beau cheval d’Afrique, suivi d’un seul chevalier. Arrivés au château, ils descendent dans la salle et passèrent chez le roi avant que d’entrer dans les appartements de la reine. Dès qu’ils paroissent, elle vient au devant d’eux, puis serrant le chevalier dans ses bras, elle l’embrasse étroitement et le fait

asseoir à ses côtés sur un tapis[269].

Ne se d’amurs est arestés,
Car il deveit bien estre amés.
Dame, dist-il, jeo n’aime pas,
D’amurs tenir n’est mie gas ;
Cil deit estre de mut grant pris
Qui s’entremet qu’il seit amis :
Tel cinc cent parolent d’amur,
N’en sevent pas le pior tur,
Ne que est loiax druerie.
Ains lor rage à lor folie,80
Perece, wiseuse è faintise
Enpire amor en mainte guise.
Amors demande caasté,[270]
En fais, en dis è en pensé :
Se l’uns des amans est loiax,
E li autre est jalox è faus,
Si est amors entr’ex fausée,
Ne puet avoir lunge durée.
Amors n’a soing de compagnun,
Boin amors n’est se de Dex nun,90
De cors en cors, de cuer en cuer,
Autrement n’est prex à nul fuer.
Tulles qui parla d’amistié,
Dist assés bien en son ditié,

Graelent répond avec modestie aux questions qui lui sont faites et ne dit pas un mot qui dépasse les règles de la bienséance. La reine fort embarrassée de cette réserve, n’ose se résoudre à faire l’aveu de ses sentiments. Enhardie par l’amour elle demande au chevalier s’il avoit une mie, car sans doute il aimoit et devoit être bien aimé. Non dame, je n’aime pas, parce que tenir les promesses d’amour n’est point une frivolité. Il doit être vertueux celui qui s’entremet d’aimer. Plus de cinq cents personnes parlent de ce tendre penchant, et toutes ignorent ce que c’est qu’un véritable attachement. C’est plutôt une rage, une folie ; c’est la paresse, la nonchalance, la fausseté, qui détruisent l’amour ; cette union exige la chasteté en pensées, en paroles, en actions. Si l’un des amants est fidèle, que l’autre soit faux et jaloux, leur liaison mal assortie ne peut être de longue durée. Le véritable amour, don du ciel, doit rester ignoré ; il doit se communiquer de corps en corps, de cœur en cœur, autrement il ne seroit

Que veut amis, ce veut l’amie
Dunt est boine la compaignie,
S’ele le veut è il l’otreit.
Dunt la druerie est à dreit,
Puisque li uns l’autre desdit,
Ni a d’amors fors c’un despit ;100
Assés puet-um amors trover,
Mais sens estuet al’ bien garder,
Douçour è francise, è mesure.
Amors n’a de grant forfait cure,
Loialté tenir è pramettre,
Pur çou ne m’en os entremetre.
La Roine oi parler Graelent,
Qui tant parla curteisement,
S’ele n’éust talent d’amer,
Si l’en estéut-il parler ;110
Bien set è voit, n’en dute mie,
Qu’en lui a sens è curteisie.
A lui parla tut en apert,
Sun cuer li a tut descuvert ;
Amis, dist-ele, Graelent,
Jeo vus aim mut parfitement,
Unques n’amai fors mun Seignur,
Mais jeo vus aim de bune amur.
Jeo vus otroi ma druerie,
Soiés amis è jou amie.120
Dame, dist-il, vostre merci,
Mais il peut pas estre ensi,

d’aucun prix. Cicéron dans son traité de l’amitié[271], dit expressément : ce que desire l’un des amants, doit être desiré par l’autre ; leur liaison devient charmante dès qu’il en est ainsi. Mais si l’un veut et que l’autre ne veuille pas, il n’existe plus d’amour alors. Il est aisé de faire une maîtresse, mais il est plus difficile de la conserver, sur-tout, si de chaque côté, l’on n’apporte pas de la douceur, de la franchise et de la régularité. L’amour ne doit jamais être souillé, son commerce demande une si grande loyauté que je n’ai jamais osé m’en entremettre.

La reine écouta avec plaisir le discours du chevalier qui lui paroissoit partager ses sentiments ; il n’auroit pas ainsi parlé, s’il n’avoit eu dessein d’aimer ; oui, j’en suis certaine, Graelent est un homme sage, aimable et courtois. Elle s’ouvre alors sans

Car jeo sui saudoiers le Roi,
Loiauté li pramis è foi,
E de sa vie è de s’anor,
Quant à lui remés l’autre jor
Jà par moi hunte n’i ara :
Dunt prist cungié, si s’en ala.
La Roïne l’en vit aler,
Si cummença à suspirer,130
Dolante est mult, ne sait que faire,
Ne s’en voleit par tant retraire ;
Suventes feiz le requereit,
Ses mésages li trameteit,
Riches présens li envoieit,
E il trestus les refuseit.
La Roïne mult l’en haï
Quant ele à lui del’ tut failli,
A sun Seignur mal le meteit,
E volentiers en mesdiseit.140
Tant cum li Rois maintint la guerre,
Remest Graelent en la terre ;
Tant despendi qu’il n’ot que prendre,
Car li Rois le faiseit atendre,
Ki li deteneit ses saudées.
Ne l’en aveit nules dunnées,
La Roïne li desturneit,
Au Roi diseit è cunseilleit
Ke nule rien ne li donast
Fors le cunroi qu’il n’en alast :150

réserve au chevalier et lui découvre sa passion. Ami, lui dit-elle, je vous aime passionnément ; et je vous l’avouerai même, j’ai toujours éprouvé pour le roi un attachement très-foible. Pour vous mon amour est sincère, je vous accorde toute ma tendresse, soyez mon ami et moi votre amie. Je vous remercie beaucoup, madame, de l’honneur que vous me faites ; je ne puis en profiter, puisque je suis à la solde du roi. En entrant à son service, je lui promis foi et fidélité, je lui promis de défendre sa vie et son honneur ; j’ai renouvelé mon serment et jamais je ne le trahirai.[272] À ces mots, il salua la reine et prit congé d’elle.

En le voyant partir la princesse soupire,

Povre le tenist entur lui,
Qu’il ne péust servir autrui.
Que fera ore Graelens ?
N’est merveille s’il est dolens ;
Ne li remest que engagier,
Fors un runcin n’est gaires chier :
Il ne puet de la vile aler
Car il n’aveit sor quoi munter.
Graelens n’atent nul securs ;
Ce fu en mai en des luns jurs,160
Ses Hostes fu matin levés,
Od sa Femme est el burc alés
Chiés un de ses veisins mengier.
Tut seul laisça le Chevalier,
Od li n’en eut en la maisun
Escuier, sergant, ne garçun,
Fors seul la File à la Burgeise,
Une Mescine mult curteise.
Quant vint à l’eure du disner,
Au Chevalier ala parler,170
Mult li pria qu’il se hastast,
E qu’il ensanble od li mengast.
Il ne se puet pas rehaitier,
Si apela sun escuiier,
Dist li k’amaint sun cacéor,
Sa sele mete et tot l’ator ;
Là hors irai esbanoier,
Car jeo n’ai cure de mangier.

devient triste et rêveuse ; elle ne sait à quoi se résoudre et ne peut cependant renoncer à lui. Pour chercher à l’attendrir, elle écrivoit au chevalier, lui envoyoit de riches présents ; mais Graelent refusa tout. Irritée de ses refus la reine change son amour en haine ; elle indispose le monarque son époux contre le chevalier dont elle disoit sans cesse du mal. Tant que la guerre continua, Graelent demeura dans le royaume ; cependant il n’étoit point payé, sa solde lui étoit retenue par les avis de la reine ; elle conseilloit au monarque de ne rien accorder au chevalier. On le tenoit dans une gêne aussi grande, pour qu’il lui fût impossible d’aller servir ailleurs. Que va devenir Graelent ? Il ne faut pas s’étonner de sa tristesse, puisqu’il ne lui reste pour vendre ou pour engager qu’un mauvais cheval de bagage de peu de valeur. Enfin le malheureux ne pouvoit sortir de la ville, n’ayant point de monture.

Graelent n’espéroit aucun secours de personne. Dans les beaux jours du mois de mai, son hôte s’étant levé de bon matin,

Il li respunt, n’ai point de sele.
Amis, ce dist la Dameisele,180
Une sele vus presterai,
E un boin frain vus baillerai.
Cil a le cheval amené,
En la maison l’a enselé :
Graelent est desus muntés,
Parmi le burc est trespassés ;
Unes viés piax ot afulées
Que trop lungement ot portées.
Cil è celes qui l’esgardèrent,
L’escarnirent mult è gabèrent.190
Tex est custume de burgeis,
N’en verrés gaires de curteis.
Il ne se prent de ce regart,
Fors de la vile aveit un gart,
Une forest grant è plénière,
Parmi cureit une rivière :
Cele part ala Graelent,
Très pensix, mornes è dolent.
N’eut gaires par le bos erré,
En un boisson espés ramé200
Voit une Bisse tute blance
Plus que n’est nois nule sor brance :
Devant lui la Bisse sailli,
Il la hua, si puinst à li.
Il ne la cunsivra jamès,
Purquant si la suit-il de près,

sortit avec sa femme pour se rendre à la ville et aller dîner chez un de leurs voisins. Ils avoient laissé le chevalier seul à la maison sans écuyer, sans domestique ou valet, à l’exception de leur fille, jeune personne fort aimable. À l’heure du repas, elle alla parler à Graelent, le prier de se hâter pour venir manger avec elle. Trop affligé pour prendre la moindre nourriture, le chevalier appelle son écuyer, lui commande de seller et brider son cheval de chasse et de le lui amener. J’irai me distraire dans la campagne, car je n’ai besoin de rien. Seigneur, dit l’écuyer, vous n’avez plus de selle. Ami, reprit la damoiselle, non-seulement je vous en prêterai une, mais encore je vous donnerai une bonne bride. L’écuyer va chercher le cheval qu’il revêt de ses harnois. Graelent monte et traverse la ville. La chabraque ou la couverture de son coursier consistoit en une vieille peau qui, pour avoir trop servie, étoit dans un fort mauvais état. Tous ceux qui le virent passer le huèrent et se moquèrent de lui. Telle est la coutume parmi les gens du peuple, vous n’en

Tant qu’en une lande l’en maine,
Devers le sors d’une fontaine,
Dunt l’iave esteit è clère è bele.
Dedens baigneit une Pucele,210
Dex Dameiseles la serveient :
Sor l’eur de la fontaine esteient.
Li drap dunt ele ert despoulie,
Erent dedens une foillie.
Graelens a celi véue
Qui en la fontaine esteit nue.
De la Bisse n’eut-il puis cure,
Cele part va grant aléure.
Tant la vit graisle è escanie,
Blanche è gente è colorie ;220
Les ex rians è bel le frunt,
Il n’a si bel en tut le munt :
Ne la veut en l’iave tuchier,
Par loisir la laisse baignier.
Sa despoulle est alés saisir,
Par tant le cuide retenir
Ses Dameiseles s’aperçurent
Del’ Chevalier, en effroi furent.
Lor Dame l’a araisuné,
Par mautalent l’a apelé :230
Graelent, lai mes dras ester,
Ne t’en pués gaires amender,
Se tu od toi les emporteies,
E ensi nue me laisseies ;

trouverez guères de polis. La mélancolie du chevalier l’empêche de faire attention aux cris que faisoit naître la vétusté de son harnois. Il continue sa route, sort de la ville, entre dans la forêt qui étoit traversée par une rivière sur les bords de laquelle il se rendoit. Graelent marchoit depuis peu de temps dans le bois, lorsque, au milieu d’un épais buisson, il aperçut une biche plus blanche que la neige. La biche part, il la crie, la poursuit et il ne pourra pas l’atteindre, quoiqu’il la suive de près. Elle conduit Graelent dans une prairie arrosée par la source d’une fontaine dont l’eau étoit claire et belle. Au bord, se baignoit une jeune dame. Deux pucelles qui se tenoient près d’elle la servoient et exécutoient ses ordres. Les vêtements qu’elle avoit quittés étoient suspendus à un arbre. Dès que Graelent eut aperçu la beauté qui étoit dans la fontaine, il ne songe plus à poursuivre la biche. Il admire sa taille élancée, la blancheur de son teint, l’incarnat de ses joues, ses yeux riants, la beauté de son front, enfin cet assemblage de perfections qui se

Trop sanleroit grant cunveitise.
Rent moi se viax nun ma chemise,
Li mantiax puet bien estre tuens,
Denier en prens, car il est buens.
Graelent respunt en riant,
Ne sui pas fix à marchéant,240
N’a Borgois pur vendre mantiax :
S’il valoit ore trois castiax,
Si n’enporteroie-jeo mie :
Isciés de cele iave, Amie,
Prenés vos dras, si vus vestés
Ançois que vus à mei parlés.
Je n’en voil pas, dist-ele, iscir,
Que de mei vus puisiés saisir ;
N’ai cure de vostre parole,
Ne sui nient de vostre escole.250
Il li respunt, je sofferai,
Vostre despoulle garderai,
Desque vus isterés ça fors :
Bele, mut avés gent le cors.
Qant ele voit qu’il veut atendre,
E que ses dras ne li veut rendre ;
Séurté demande de lui
K’il ne li face nul anui.
Graelent l’a aséuré ;
Sa chemise li a dunée :260
Cele s’en ist de maintenant,
Il li tint le mantel devant,

rencontre bien rarement. La jolie baigneuse ne vouloit pas sortir de l’eau : pour l’y forcer, le chevalier va s’emparer de ses vêtements croyant pouvoir la retenir par cette action. Les deux pucelles s’aperçoivent du dessein de Graelent et ont peur. La dame l’appelle avec colère et lui dit : Chevalier, laisse ces objets qui te rapporteroient peu de profit ; tu commettrois une bien vilaine action, si tu les emportois et me laissois aller toute nue. Rends-moi, je te prie, ma chemise ; quant au manteau, qui est très-beau, tu peux le garder pour le vendre.

Madame, répondit en riant le chevalier, pour vendre votre manteau, je ne suis pas fils de marchand ou de bourgeois ; il auroit même la valeur de deux ou trois châteaux, que je ne l’emporterois pas. Sortez de l’eau, belle amie ; voici vos vêtements, habillez-vous, et daignez venir me parler. Je ne veux pas en sortir, dit-elle ; je crains trop que vous ne vous empariez de ma personne ; je n’ai nul besoin de vos beaux discours et ne suis point de votre école. Belle dame, reprit Graelent, puisque vous ne voulez pas

Puis l’afula è si li rent.
Par la main senestre la prent,
Des autres dex l’a eslungié ;
D’amors la requise è proiié
E que de lui face son dru.
E ele li a respundu :
Ge ! tu quiers grant utrage,
Ge ne te tieng noient pur sage,270
Durement me doi merveiller,
Que m’oses de çou araisnier.
Tu ne dois estre si hardis,
T’en sereis tost malbaillis ;
Jà n’afiert pas à tun parage
Nule femme de mun lingnage.
Graelent la truve si fière
E bien entent que par proiière
Ne fera point de sun plaisir,
N’il ne s’en veut ensi partir :280
En l’espèse de la forest
A fet de li ce que li plest.
Qant il en ot fet sun talent,
Merci li prie dolcement
Que vers lui ne soit trop irée,
Mais or soit et france et sénée,
Si li otroie sa druerie,
E il fera de li s’Amie ;
Loialment è bien l’amera,
Jamès de li ne partira.280

déférer à mes prières, je garderai vos vêtements ; c’est fâcheux, mais vous avez un bien beau corps. La jeune personne voyant que le chevalier attendoit sa sortie de l’eau, qu’à ce prix seulement elle auroit ses vêtements, elle lui demande en grace de la respecter et de ne lui faire aucune insulte. Graelent la rassure à cet égard, lui présente d’abord la chemise qu’elle passe avant de sortir de l’eau, puis lui tient le manteau qu’il attacha lui-même. Lui donnant la main gauche, il l’éloigne de ses deux compagnes ; il la prie et la requiert d’amour et sollicite la faveur d’être son amant. La dame surprise répondit : Moi, ta maîtresse ! en vérité, cet excès de présomption me fait présumer que ta raison n’est pas saine. Je dois être bien surprise de ce que tu m’as osé proposer. Tant de hardiesse mériteroit une punition exemplaire. Il ne convient pas à un homme de ton espèce, de porter ses vœux sur une femme de mon rang. La fierté du caractère de la dame prouve à Graelent qu’il n’obtiendra rien de sa belle par la douceur ; et il ne veut pas se séparer d’elle avant

La Dameisele ot è entent
La parole de Graelent,
E voit qu’il est curteis è sage,
Buns Chevaliers è prox è large,
E set se il départ de li,
Jamais n’aura si boin Ami,
S’amur li a bien otreié ;
E il l’a ducement baisié.
A lui parole en itel guise :
Graelent, vus m’avés souprise,300
Jeo vus amerai vraiement,
Mais une chose vus deffent,
Que ne dirés parole aperte,
Dunt notre amurs seit descuverte.
Jeo vus dunrai mult richement
Deniers è dras, or è argent,
Mult ert l’amurs bone entre nus.
Nuit è jur g’irai aveuc vus ;
Dalés vus me verés aler,
A mei purrés rire et parler,310
N’aurés cunpaignun qui me voie,
Ne qui jà sace qui je soie.
Graelent, vos estes loiaus
Prox è curtois et assés biax :
Pur vus ving-jou à la fontaine,
Pur vus souferai-jou grant paine ;
Bien savoie ceste aventure,
Mais or soiiés de grant mesure.

d’avoir obtenu le don d’amoureuse merci. L’ayant conduite dans l’épaisseur de la forêt, il ravit de force ce qu’on refusoit à ses prières ; à peine se fut-il rendu coupable, qu’il lui demanda pardon ; daignez ne pas m’accabler de votre courroux, soyez assez bonne pour m’accorder votre amour ; vous serez mon amie que j’aimerai et servirai loyalement toute ma vie.

Pendant ce discours la belle dame réfléchissoit que Graelent étoit honnête, sage, bon chevalier, hardi et généreux. Si elle vient à le refuser, elle ne trouvera jamais un pareil amant ; elle se résout à lui accorder son amour et un baiser scella la réconciliation. Avant de nous quitter, Graelent, daignez m’écouter. Vous m’avez surprise, et malgré votre faute, je vous aimerai tendrement. Mais je vous défends de prononcer un seul mot qui puisse faire connoître notre liaison. Je vous donnerai de l’or, de l’argent, de riches vêtements, en abondance. Maintenant que nous sommes l’un à l’autre, nuit et jour je serai près de vous ; nous pourrons causer et rire ensemble sans que

Gardés que pas ne vus vantés
De chose par qoi me perdés ;320
Un an vus cunvenra, Amis,
Séjorner près de cest païs :
Errer poés dex mois entiers.
Mais ça seit vostre repairiers,
Pur çou que j’aim ceste cuntrée.
Alés vus ent, none est sonée (a),
Mun Mésage vus trametrai,
Ma vulenté vus manderai.
Graelens prent à li cungié,
Elle l’acole et a baisié.330
Il est à sun ostel venus,
De sun cheval est decendus.
En une chambre seus entra,
A la fenestre s’apoia,
De s’aventure mut pensis.
Vers le bos a turné sun vis,
Un Varlet vit venir errant
Desor un palefroi anblant ;
Desi à l’ostel Graelent
En est venus q’ainc ne descent.340
Au Chevalier en est venus,
E il est cuntre lui salus ;
Demande li dunt il veneit :
Cum aveit nun è qui esteit.
Sire, dist-il, ne dutez mie,
Jeo suis mésagés vostre Amie,

personne ne me voie et ne sache qui je suis. J’ai distingué vos qualités, car c’est pour vous que je suis venue à la fontaine ; et je savois d’avance ce qui devoit arriver. Je crains d’avoir à me repentir de ce que j’ai fait ; prenez bien garde à ne rien laisser transpirer de ce qui nous est arrivé, sans quoi vous me perdriez pour toujours. Il vous faudra séjourner un an près de ce canton ; vous pourrez néanmoins vous absenter pendant deux mois ; mais, à votre retour, revenez ici ; car j’aime beaucoup ce pays. Adieu, cher ami, la nuit s’approche[273] ; je vous ferai connoître mes intentions par un message que je vous transmettrai.

Graelent prend congé de sa belle, et ne la quitte qu’après l’avoir couverte de baisers ; il retourne à son hôtel, descend de cheval, et monte dans sa chambre, où il lui tarde d’être seul pour réfléchir sur son

Cest destrier par mei vus enveie,
Ensanble od vos veut que jeo seie :
Vos gages vus aquiterai,
De vostre hostel garde prendrai.350
Qant Graelent ot la novele,
Qui mult li sanble boine è bele ;
Le Vallet baise boinement,
E puis ad reçut le présent,
Le destrier sos ciel n’a si bel,
Ne mius corant, ne plus isnel ;
En l’estable pur sei le met,
E le cacéor au Varlet.
Cil a sa male destorsée,
En la canbre l’en a portée,360
Puis l’a uverte è deffremée
Une grant coute en a getée[274] :
D’un riche paile ovrée fu[275]
D’autre part d’un riche boufu[276],
Met le sor le lit Graelent ;
Après met sus or è argent,
Buins dras à sun Segnur vestir[277],
Après fait sun oste venir,

aventure. S’étant mis à la fenêtre pour regarder de loin encore la forêt témoin de son bonheur, il voit venir de son côté un varlet qui conduisoit un superbe cheval. L’écuyer arrive à l’hôtel de Graelent, s’empresse de descendre, de venir au-devant du chevalier et de lui présenter ses salutations. Graelent demande au varlet son nom, sa qualité, et le lieu d’où il venoit. Sire, n’en doutez pas, je suis messager de votre amie ; elle me charge de vous présenter ce beau coursier et m’a recommandé de demeurer avec vous. J’acquitterai vos dettes, et prendrai soin de votre maison. À cette nouvelle, Graelent ne se sent pas de joie il embrasse l’envoyé de sa mie et reçoit avec le plus grand plaisir les présents que lui fait son amie. Vous n’avez jamais vu sous les cieux un aussi beau palefroi, aussi vif et aussi bon coureur. Il en fera sa monture ordinaire et abandonnera son cheval de classe au varlet. L’écuyer monta dans l’appartement la malle qu’il avoit apportée avec lui ; l’ayant ouverte, il en tira d’abord une très-belle couverture d’une riche étoffe garnie

Deniers li baille ad grant plenté,
Si li a dit è cumandé370
Que ses Sires ert aquités,
E ses hostez bien acuntés :
Gart qu’assés i ait à mangier,
E s’en la vile a Chevalier
Qui séjorner voille tut coi,
Q’il l’en amaint ensanle od soi.
Li Hostes fu prex è curteis,
E mult vaillant cumme Burgeis :
Riche cunroi fist aturner,
Par la vile fet demander380
Les Chevaliers mesaaisiés,
E les prisuns è les croisiés ;
A l’ostel Graelent les maine,
Del’ honerer forment se paine,
Assés i eut joué la nuit
D’estrumens è d’autre déduit.
Le jur fu Graelent haitiés,
E ricement apareilliés.
Grans duns duna as harpéors
As prisuns è as guoors ;390
N’aveit berguis en la cité
Qui li éust aveir presté,
Qui ne li doinst é face honur,
Tant qu’il le tienent à Seignur.
Desor est Graelent à aise,
Ne voit mès rien qui li déplaise ;

de fourrures, qu’il jeta sur le lit du chevalier, puis beaucoup d’or et d’argent, et enfin un grand nombre de riches habits. Graelent fait ensuite venir son hôte, lui témoigne sa reconnoissance ainsi qu’à ceux qui lui avoient rendu quelques services. Il lui enjoint de tenir sa maison bien garnie de vivres et termine par lui recommander d’amener chez lui tous les pauvres chevaliers qui étoient dans la ville et qui voudroient le suivre. L’hôte, homme preux et courtois, s’empresse de remplir les intentions de Graelent. Dès qu’il a fait ses provisions, il va s’informer par la ville des chevaliers pauvres, des prisonniers, des pélerins et des croisés, puis les conduit à l’hôtel de Graelent et met tous ses soins à les bien recevoir. La nuit se passoit aussi agréablement que le jour, on avoit des instruments, des danses et bien d’autres jeux encore. Le chevalier toujours vêtu avec recherche, jouissoit du bien qu’il faisoit. Il donna de riches présents aux ménestriers, aux joueurs d’instruments, aux prisonniers, et aux jongleurs ; enfin il récompensa généreusement les

S’Amie voit lés lui aler,
A li se puet rire et juer.
La nuit le sent de juste lui,
Cument puet-il aveir anui ?400
Graelent oire mult suvent ;
El païs n’a turneiement,
Dunt il ne seit tus li premiers,
Mut est amés des Chevaliers.
Or a Graelent boine vie
E mult grant joie de s’Amie ;
Se ce li puet lunges durer,
Jà ne devreit-el demander.
Ensi fu bien un an entier,
Tant que li Reis dut ostoier.410
A Pentecuste chascun an
Semouneit ses Baruns par ban,
Tus cex qui de lui rien teneient,
E à sa Cort od lui mangeient :
Serveient le par grant amur.
Quant mengié aveient le jur,
La Roïne faiseit munter
Sor un haut banc è deffubler,
Puis demandeit à tus ensanble,
Segnur Barun, que vus en sanble ?420
A sous ciel plus bele Roïne ?
Pucele, Dame ne Mescine ;
A tox le conveneit loer,
E au Roi dire et afremer

bourgeois de la cité dont il avoit reçu quelques services. Aussi tous lui portoient autant d’honneur et de respect qu’ils en auroient porté à leur seigneur.

Graelent, au comble du bonheur, n’aperçoit aucun objet qui puisse lui déplaire. Il peut voir sa mie aussi souvent qu’il lui plaît, rire et jouer avec elle. Comment pourroit-il s’ennuyer la nuit, puisqu’il la sent à ses côtés ? Malgré son état heureux, le chevalier alloit souvent en voyage ; il ne se donnoit pas de tournoi dans le pays où il ne se rendît l’un des premiers, et où il ne remportât le prix. Aussi étoit-il grandement estimé des chevaliers. Que Graelent est donc fortuné ! quelle joie ne reçoit-il pas de sa mie ! Pareil bonheur ne peut longuement durer, on n’ose pas même y croire.

Il y avoit près d’un an que le roi devoit lever des troupes ; et à chaque année, à l’époque de la Pentecôte, le roi tenoit une cour plénière ; il invitoit à cette fête ses barons, ses chevaliers, tous ceux enfin qui relevoient de sa couronne, lesquels avoient l’honneur de manger avec lui. Après le

K’il ne sevent nule si bele
Mescine, Dame ne Pucele :
N’i ot un seul ne le prisast,
E sa biaté ne li loast,
Fors Graelent qui s’en taiseit,
A sei méisme surieit :430
En sun cuer penseit à s’Amie,
Des autres teneit à folie
Ki de tutes parts s’escrioient,
E la Roïne si looient :
Sun cief cuvri, sun vis baissa
E la Roïne l’esgarda,
Le Roi le mustra sun Seignur,
Voiés, Sire, quès deshonur !
N’avez Barun ne m’ait loée,
Fors Graelent qui m’a gabée.440
Bien sai qu’il m’a piéça haïe[278],
Jeo cuit qu’il a de moi envie.
Li Rois apela Graelent,
Demanda li, oïant la gent,
Par la foi que il li deveit,
Qui ses naturex hum esteit
Ne li celast, ains le désist
Pur-qoi baisa sun cief et rist.
Graelens respundi au Rei,
Sire, dit-il, entent à mei :450

repas, le monarque avoit établi une coutume bien singulière. Il faisoit monter la reine sur une estrade ; puis on lui ôtoit son manteau, afin de pouvoir admirer à son aise l’élégance de sa taille et de ses formes. Le monarque s’adressant ensuite à l’assemblée, leur disoit : Seigneurs barons, que vous en semble ? avez-vous jamais vu sur terre une aussi belle reine ? vous ne trouverez pas dans le sexe un objet qui puisse lui être comparé. Alors, tous de louer la souveraine. Plusieurs même, s’adressant au roi, lui affirmèrent que sur terre, il n’avoit paru une femme aussi belle, que la sienne. Les barons dont les esprits étoient échauffés faisoient tous l’éloge de la reine, à l’exception de Graelent qui ne dit pas un mot. Il sourioit même, parce qu’il songeoit à sa mie, et tenoit pour fous les barons qui s’extasioient sur une beauté très-ordinaire. Il avoit la tête baissée, et ne regardoit point. L’œil jaloux de la reine l’observoit. Voyez, dit-elle à son époux, voyez, sire, quel affront je reçois. Il n’est aucun des convives qui ne m’ait donné des louanges, à

Unques mais hum de tun parage
Ne fist tel fait ne tel folage ;
De ta femme fais mustrisun,
Qu’il n’a çaiens un seul Barun,
Cui tu ne le faces loer,
Dient qu’il n’a sous ciel sa per :
Pur veir vus di une nuvele,
On puet assés truver plus bele.
Li Reis l’oï, mult l’en pesa,
Par sairement le cunjura460
S’il en saveit nule plus gente :
Oïl, dist-il, qui vaut tès trente.
La Roïne mut s’en mari,
A sun Segnur cria merci,
K’au Chevalier face amener
Celi qu’il i oï loer,
E dunt i fet si grant vantance :
Entre nos dex seit la mustrance ;
S’ele est si bele, quite en seit,
U se ce nèn, fètes m’en dreit470
Del’ mesdit è de la blastenge.
Li Rois cumande k’on le prenge,
N’aura de lui amur ne pais,
De prisun n’istera jamais ;
Se cele n’est avant mustrée
Que de biauté a tant loée.
Graelens est pris è tenus,
Mix le venist estre téus :

l’exception de Graelent qui semble se moquer de moi. Etoit-ce donc à tort, que depuis long-temps, je me plaignois à vous de son ingratitude ? Le monarque irrité l’appelle à lui aussitôt, et le somme par la foi qu’il lui a jurée, puisqu’il est son homme naturel, de dire la raison de son silence et de ce ris moqueur.

Le chevalier pria respectueusement le roi de vouloir bien l’entendre. Sire, jamais homme de votre rang commit-il une folie pareille à la vôtre ? Comment ! vous faites montre de votre femme et commandez en quelque sorte les louanges de vos barons ! Sous le ciel, disent-ils, on ne trouveroit pas sa pareille ? Eh bien ! moi je vous préviens qu’on en peut trouver de beaucoup plus belle. Le roi requiert le serment du chevalier, pour savoir s’il parle sincèrement. Oui, sire, j’en connois une qui vaut trente fois mieux que votre femme.

La reine en fureur s’adresse à son époux pour obtenir la réparation de l’insulte qui vient de lui être faite ; elle demande que Graelent fasse venir la femme dont il a fait

Al Rei a demandé respit,
Bien s’aperçeit qu’il a mesdit ;480
S’Amie en cuide aveir perdue,
D’ire è de mautalent tressue.
Jà est bien dreis que mal li tort,
Plusur l’en plaignent en la Cort.
Le jur eut entur lui grant presse,
Duq’à l’autre an li Reis le lesse,
Ke sa feste rasanblera ;
Tus ses amis i mandera,
E ses Baruns è ses Fievés.
Là seit Graelent amenés,490
Celi amaint ensanble od sei
Que tant loa devant le Rei :
S’ele est si bele è si vaillans,
Bien li pura estre varans,
Quites en ert, rien n’i perdra ;
E s’el ne vient jugiés sera,
En la merci le Roi en iert,
Assés set çeu qu’il i affiert.
Graelens est de Cort partis
Tristes, coreçous è maris,500
Muntés est sor un buin destrier,
A sun hostel va herbegier :
Sun Canbrelanc a demandé,
Mais il n’en a mie truvé
Que s’Amie li eut tramis.
Or est Graelent entrepris,

un si grand éloge et tant vanté les attraits. Je veux lui être confrontée ; dans le cas où Graelent auroit dit la vérité, il doit être absous ; mais dans le cas contraire, vengez-moi de l’homme qui m’a si cruellement outragée. Le roi ordonne que le chevalier soit arrêté ; il ne lui accordera pas la moindre grace et jamais il ne sortira de prison qu’il n’ait auparavant montré cette beauté dont il a fait un si grand éloge.

Graelent est détenu ; il eût bien mieux valu pour lui de se taire ; il demande répit au monarque, parce qu’il s’aperçoit bien qu’il a commis une faute. La crainte d’avoir perdu sa mie, le fait trembler d’avance. Sa faute mérite un châtiment exemplaire ; plusieurs barons plaignent son sort et s’empressent de lui porter des paroles de consolation. Le roi lui donne un an pour attendre son jugement ; lors de la cour plénière, à la Pentecôte, il mandera ses vassaux, ses barons et ceux auxquels il a concédé des fiefs. Graelent y sera amené par ceux qui répondent de lui, et il y conduira la femme qu’il a tant louée. Si elle possède

Mix vaureit estre mors que vis.
En une chanbre s’est sul mis,
A s’Amie crie merci,
Por Diu qu’il puist parler à li,510
Ne li vaut rien, ni parlera,
Devant un an ne le verra,
Ne jà n’aura de li confort
Ains ert jugiés près de le mort.
Graelens maine grant dolur,
Il n’a repos ne nuit ne jur,
Qant s’Amie ne puet aveir.
Sa vie met en noncaleir,
Q’ançois que li ans fust passés,
Fu Graelens si aduilés ;510
Que il n’a force ne vertu :
Ce dient cil qui l’unt véu
Merveille est qu’il a tant duré.
Al jur que li Rois ot numé,
Ke sa feste deveit tenir,
Li Reis a fait grant gent venir.
Li Plege amainent Graelent[279]
Devant le Rei en sun present.
Il li demande ù est s’Amie.
Sire, dist-il, nel’ amain mie,530
Jeo ne la puis noient avoir,
Faites de moi vostre voloir.

cette beauté admirable, le chevalier peut être assuré d’être mis en liberté et de ne point perdre les bonnes graces de son suzerain. Mais dans le cas contraire, ou en supposant que la dame si vantée ne vienne pas, le chevalier sera jugé et mis à la disposition du monarque, lequel fera exécuter le jugement.

Le chevalier quitte la cour dans un état impossible à décrire ; il monte son bon cheval, arrive à son hôtel son premier soin est d’appeler l’écuyer que lui avoit envoyé son amie. Jugez de sa peine, lorsqu’il ne le trouve point ; dans son désespoir il appelle la mort à son secours. Seul, dans une chambre écartée, il demande pardon à sa mie, la prie au nom de Dieu de lui parler ; mais la cruelle est inexorable, il ne la verra pas avant un an, et il n’en recevra aucun secours, qu’après avoir été sur le point d’être condamné à mort.

Le grand chagrin que ressent le chevalier de ce qu’il ne peut voir sa belle, fait qu’il n’a de repos ni jour ni nuit. Peu lui importe de sa vie, d’après une semblable perte.

Li Reis respunt : Dans Graelent,
Trop parlastes vilainement ;
Vers la Roïne mespréistes,
E tus mes Baruns desdéistes :
Jamès d’autre ne mesdirés,
Qant de mes mains départirés.
Li Reis parole hautement,
Segnur, dist-il, del’ jugement540
Vus pri que ne le déportés
Selunc le dit q’oï avés,
Ke Graelent oïant vus dist,
E en ma Curt hunte me fist :
Ne m’aime pas de boine amur,
Qui ma Femme dist deshonur.
Ki volentiers fiert vostre chien[280],
Jà mar querés qu’il vus aint bien.
Cil de la Curt sunt fors alé,
Al jugement sunt asanblé :550
Une grande pièce sunt tut coi,
Qui n’i ot noise ni effroi
Mult lur poise del’ Chevalier,
S’il le vaulent par mal jugier.
Ains que nus dex mot i parlast,
Ne le parole racuntast,
Vint un Vallès qui lor a dit
Qu’il atendissent un petit.

Avant que l’année fût écoulée, le malheureux, plongé dans la douleur, avoit tellement perdu la force et le courage, que tous ses amis s’étonnoient de ce qu’il pouvoit résister à une pareille situation. Enfin, au jour assigné pour tenir cour plénière, le roi manda tous ceux qui relevoient de sa couronne ; les chevaliers qui s’étoient rendus cautions pour Graelent, le conduisirent devant le roi qui lui dit : Où est votre amie ? Sire, répondit-il, je ne l’amène point ; et puisque cela est impossible, faites de moi votre volonté.

Seigneur Graelent, reprit le roi, vous parlâtes d’une manière bien vilaine, lorsque, pour mépriser la reine, vous avez donné un démenti à mes barons. En sortant de mes mains, vous ne médirez plus d’aucune femme. Puis s’adressant à l’assemblée, le monarque continua en ces termes : Seigneurs, je vous prie de n’apporter aucun retard dans le jugement que vous allez prononcer. Vous connoissez l’affront que m’a fait l’accusé dans ma cour et en présence de tous mes vassaux. Celui qui insulte ma femme, ne peut

En la Cort vienent dex Puceles,
Al Roiame n’aveit plus beles ;560
Al Chevalier mult aiderunt
Si Diu plaist, sel’ délivrerunt.
Cil unt vulentiers atendu,
Ains que d’iloeuc soient méu,
Sunt les Dameiseles venues
De grant biauté è bien vestues :
Bien sunt en deus bliaus lacies,
Graisles furment è bien delgies[281].
De lur palefreis descendirent,
A dex Varlés tenir les firent :570
En la sale vindrent au Rei.
Sire, dist l’une, entent à mei,
Ma Dameiselle nus cumande,
E par nus dex vus pri et mande
C’un poi faites sufrir cest plait,
E qu’il n’i ait jugement fait ;
Ele vient ci à toi parler
Pur le Chevalier délivrer.
Ains que cele éust dist son cunte
Eut la Roïne mut grant hunte ;580
Ne demoura gaires après,
Devant le Rei en son palès
Vinrent dex autres mult plus gentes,
De colur blanches è roventes[282],

peut m’aimer ni me servir loyalement. Vous connoissez le proverbe : on ne croira jamais à l’amitié de celui qui bat votre chien. Les vassaux se rendirent dans la salle destinée à prononcer les jugements ; et lorsqu’ils sont assis, ils restent long-temps sans parler, même sans proférer un seul mot. Il leur peinoit d’avoir à juger un brave chevalier. On n’avoit rien dit encore et on alloit commencer, lorsqu’un écuyer vint prier l’assemblée de suspendre la séance. Seigneurs, il arrive à la cour deux pucelles si belles, qu’on ne pourroit pas en rencontrer de semblables dans le royaume. Il faut espérer, s’il plaît à Dieu, qu’elles seront utiles au chevalier et qu’elles le délivreront. Les vassaux ont attendu volontiers l’arrivée de ces demoiselles qui étoient d’une grande beauté et richement vêtues. Un bliaud lacé faisoit ressortir l’élégance de leur taille. Elles descendent de leurs palefrois qu’elles remettent aux écuyers, puis viennent devant le roi. Sire, dit l’une, daigne m’entendre. Notre maîtresse nous a ordonné à toutes deux de nous rendre ici, pour te prier de faire

Au Rei dient qu’il atendist
Tant que lor Dameisele venist.
Mut furent celes esgardées,
E lor biauté de tuz loées :
De plus beles en i aveit
Que la Roïne n’en esteit.590
E qant lor Dameisele vint,
Tote la Curt à li se tint :
Mut ert bele de grant manière,
A dox sanblant, od simple cière,
Biax ex, biax vis, bele façun,
En li n’a nient de mesproisun.
Tot l’esgardèrent à merveille,
D’une porpre tute vermeille
A or brosdée estreitement,
Esteit vestue richement ;600
Ses mantiax valeit un castel.
Un palefroi ot buin et bel :
Ses frains, sa sele è ses lorains,
Valoit mil livres de çartains.
Pur la véoir issent tut hors,
Sun vis loerent è sun cors,
E sun sanlant è sa faiture.
Ele ne vait grant aléure :
Devant le Roi vint à cheval,
Nus ne li puet turner à mal ;610
A pié descent emmi la place,
Sun palefrei pas n’i atace.

cesser les débats et de suspendre le prononcé du jugement. Ma dame vient te parler en faveur de Graelent, qu’elle veut délivrer. Avant que la pucelle eût cessé de parler, la reine fut très-mécontente de ce qui se passoit. Au bout de quelques instants, il arriva au palais deux autres demoiselles encore plus jolies que les premières. Elles prient le roi de vouloir bien attendre quelques instants encore, et le préviennent de la venue prochaine de leur maîtresse. Comme elles furent regardées ! les barons ne pouvoient tarir sur leur beauté dont la reine n’avoit jamais approché. Mais ce fut bien autre chose lorsque la fée vint à paroître. À son aspect, toute l’assemblée se leva ; son extrême beauté, la douceur de ses traits, enfin ses yeux, sa figure, sa démarche, ne peuvent se comparer. Toute l’assemblée étoit dans l’admiration. Elle étoit vêtue très richement ; son manteau d’une pourpre vermeille, brodée en or, valoit au moins un château. Vanterai-je le palefroi qu’elle montoit, la selle, et tout le harnois qui valoit certainement plus de mille livres. Dès qu’on

Au Roi parla curteisement,
Sire, fait-ele, à moi entent,
E vus trestout, Segnur Barun,
Entendés ça à ma raisun.
Asés savés de Graelent
Qu’il dist au Roi devant sa gent,
Au tans à se grant asanblée[283],
Qant la Roïne fu mustrée,620
Ke plus bele femme ot véue.
Ceste parole est bien séue,
Vérités est, il mesparla,
Puisque li Rois s’en coreça ;
Mais de ce dist-il vérité,
N’est nule de si grant biauté
Que autresi bele ne seit :
Or esgardez, s’en dites dreit,
Se par moi s’en puet aquiter,
Li Rois li doit quite clamer.630
N’i ot un seul, petit ne grant,
Ki ne désist bien en oïant,
Qu’ensanble li a tel mescine,
Qui de biauté vaut la Roïne ;
Li Rois méismes a jugié
Devant sa Cort è otroié
Que Graelent est aquités,
Bien doit estres quites clamés.

apprit qu’elle arrivoit, l’assemblée sortit pour aller au-devant de la fée, et les barons ne pouvoient pas tarir sur ses perfections. Elle arrive à cheval jusqu’au pied du trône, et on ne peut l’en blâmer ; puis elle descend et laisse son coursier en liberté. La dame d’une manière fort gracieuse, s’exprima en ces termes : Sire, daigne m’entendre ; et vous aussi, seigneurs barons. Vous connoissez le motif de cette réunion ; c’est pour juger Graelent, qui parla publiquement au roi, lors de cette grande cour plénière, où la reine fut montrée et où son époux la présenta comme la plus belle femme qui jamais eût été vue. Il est vrai de dire qu’il parla mal puisqu’il a excité la colère de votre majesté. Mais il dit la vérité en avouant que nulle femme ne pouvoit m’être comparée relativement à la beauté. Regardez-moi, seigneurs, donnez votre avis ; je pense qu’après l’avoir fait connoître, Graelent doit être acquitté et le roi doit lui accorder sa grace. Tous les barons, d’un mouvement unanime, déclarèrent que la dame avoit raison et que ses suivantes surpassoient la

Dementiers que li plais dura,
Graelent pas ne s’ublia ;640
Sun blanc cheval fist amener,
Od s’Amie s’en veut aler.
Quant ele ot fait çou qu’ele quist,
E ot oï que li Cors dist,
Cungié demande et prent del’ Roi,
E munte sor sun palefroi :
De la sale se départi,
Ses Puceles ensanble od li.
Graelent munte et vait après
Parmi la vile à grant eslès[284] ;650
Tuz-jurs li va merci criant,
Ele ne respunt ne tant ne quant.
Tant unt lor droit chemin tenu,
Qu’il sunt à la forest venu ;
Parmi le bos lor voie tinrent,
Desi qu’à le rivière vinrent,
Ki en une lande sorteit,
E parmi la forest coureit.
Mut en ert l’iave blanche et bele,
Dedens se met la Dameisele :660
Graelent i veut après aler,
Mais ele li cumence à crier :
Fui, Graelent, n’i entre pas,
Se tu t’i mès, tu noieras.

reine en beauté. Le monarque lui-même, souscrivit à cette décision et proclama que Graelent étoit acquitté.

Pendant qu’on le justifioit, le chevalier songeoit aux moyens de suivre sa mie ; dans cette intention, il se fait amener son beau cheval blanc. La fée ayant rempli le but qu’elle s’étoit proposé, demande et prend congé du roi, monte sur son cheval et part suivie de ses pucelles. Elle traverse la ville au grand galop. Graelent court après sa belle en lui demandant grace ; mais la fée ne répond pas un mot et continue sa route, sans vouloir donner la moindre attention aux prières de son amant. À force de cheminer, la fée arrive à la forêt, la traverse et vient contre une rivière dont les eaux étoient d’une transparence extrême ; elle prenoit sa source dans une lande et alloit arroser une partie du bois. La fée pousse son cheval dans l’eau et le chevalier veut en faire de même. Retire-toi, Graelent, lui dit-elle, fuis ; car tu es assuré, si tu entres dans l’eau de te noyer ; il ne tient compte de cet avis et se précipite dans la rivière.

Il ne se prent de ce regart,
Après se met, trop li est tart :
L’eve li clot deseur le frunt,
A grant paine resort à-munt ;
Mais el l’a par la renne pris,
A terre l’a arière mis,670
Puis li dit qu’il ne puet passer,
Jà tant ne s’en sara pener,
Cummande li que voist arière.
Ele se met en la rivière,
Mais il ne puet mie sufrir
Que de lui le voie partir :
En l’eve entre tut à cheval,
L’unde l’enporte cuntreval ;
Départi l’a de sun destrier.
Graelent fu près de noiier,680
Qant les Puceles s’escrièrent,
Ki aveuc la Damoisele èrent :
Damoisele, por Diu, merci,
Aiés pitié de vostre ami ;
Véés, il noie à grant dolur.
A las ! mar vit unques le jur
Que vus primes à lui parlastes,
E vostre amur li otroiastes :
Dame, voiiés, l’unde l’enmaine,
Por Diu, c’or le jetés de paine690
Mut est grant dex s’il doit morir[285],

L’eau lui passe par-dessus la tête, et à peine pouvoit-on l’apercevoir. Son amante saisit la rêne du cheval et conduit Graelent à terre ; elle l’invite de nouveau à ne pas s’obstiner à la suivre et à s’éloigner, s’il ne veut pas s’exposer à une mort inévitable. En achevant ces mots, elle pousse son cheval dans la rivière ; mais le chevalier ne peut supporter l’idée de perdre sa mie. Il entre dans l’eau, le courant l’entraîne et lui fait vider les étriers ; c’en étoit fait de lui, si les suivantes de la fée n’avoient parlé en sa faveur. Dame, au nom de Dieu, pardon, ayez pitié de votre amant ; vous le voyez, il est prêt à périr. Maudit soit le jour où vous lui parlâtes pour la première fois, et où vous lui accordâtes votre amour. Mais pour Dieu, le courant l’entraîne et bientôt il ne sera plus temps. Ah ! quel chagrin, s’il venoit à mourir ! et comment votre cœur peut-il le permettre ? Dame, vous êtes trop sévère, aidez-le donc, prenez-en soin, votre ami se noie, portez-lui secours, malgré les torts qu’il a eus envers vous. De grace laissez-vous attendrir et pardonnez-lui sa

Coment le poent vos cœurs sufrir ?
Trop par li estes ore dure,
Aidiés li, car en prenés cure.
Damoisele, vostre amis nie,
Soffrés qu’il ait un peu d’aïe ;
Vus avés de lui grant pécié.
La Damoisele en ot pitié
De çou qu’ele les ot se plaindre,
Ne se puet mais celer ne faindre.700
Hastiuement est returnée,
A la rivière en est alée,
Par les flancs saisist son ami,
Si l’en amaine ensanble od li.
Qant d’autre part sunt arivé,
Ses dras mulliés li a osté,
De sun mantel l’a afublé,
En sa terre l’en ad mené
Encor dient cil du païs
Que Graelent i est tous vis.710
Ses destriers[286] qui d’eve eschapa,
Pur sun Segnur grant dol mena :
En la forest fist son retur,
Ne fu en pais ne nuit ne jur ;

faute. La dame touchée des prières de ses suivantes, et d’ailleurs ne pouvant rester indifférente à la mort de son ami, court aussitôt après Graelent, le saisit par le corps et l’emmène sur le rivage. Lorsqu’il fut bien revenu à lui, on le fait changer de vêtements ; et comme il avoit froid, la fée le couvre de son manteau. Elle le conduisit dans sa terre, et les habitants de la Bretagne assurent que le chevalier existe encore dans cette terre.

Le bon cheval de Graelent s’échappa de la rivière, et il eut bien du chagrin de ne pouvoir retrouver son maître. Il se retira dans la forêt, et ne reposoit jamais, soit de jour soit de nuit. Il frappoit la terre de ses pieds, il hennissoit si fortement qu’il fut entendu par tous ceux du pays. Plusieurs qui avoient pensé pouvoir le prendre, n’en purent jamais approcher. Il s’enfuyoit dès

Des piés grata, furment heni,
Par la cuntrée fu oï.
Prendre cuident è retenir,
Unques pus d’aus nel’ pot saisir :
Il ne voleit nului atendre,
Nus ne le puet lacier ne prendre.720
Mut lunc-tans après l’oï-un
Chascun an en cele saisun,
Que se Sire parti de li,
La noise et le friente, et le cri
Ke li bons chevaus demenet
Pur sun Seignur que perdu ot.
L’aventure du bun destrier,
L’aventure du Chevalier
Cum il s’en ala od sa Mie,
Fu par tute Bretaigne oïe,730
Un Lai en firent li Bretun,
Graalent-Mor l’apela-un.

qu’il voyoit quelqu’un, dès-lors il devenoit impossible de pouvoir s’en emparer. La tradition rapporte que chaque année, ce cheval revenoit près de la rivière le jour où il avoit perdu son maître ; ne le retrouvant pas, il couroit çà et là, frappoit la terre de ses pieds et hennissoit fortement.

L’aventure de Graelent qui s’en alla avec sa mie, et du fidèle coursier, fut chantée dans toute la Bretagne. Les Bretons en firent un Lai, que l’on appella le Lai de Graelent-Mor.


LAI DE L’ESPINE.


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Qui que des Lais tigne à mençonge
Saciés je nès’ tiens pas à songe ;
Les Aventures trespassées
Que diversement ai contées,
Nès’ ai pas dites sans garant ;
Les estores en traï avant ;
Ki encore sont à Carlion[287],
Ens le Monstier Saint Aaron,
Et en Bretaigne sont séues,
Et en pluisors lius connéues.
Pour chou que les truis en mémore,
Vous wel démonstrer par estore,
De deus Enfans une aventure,
Ki tous-jours a été obscure.
En Bretaigne ot un Damoisel
Preu et cortois, et forment bel ;
Nés’ désoignant et fiex de Roi

LAI DE L’ÉPINE.[288]


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Bien des gens regardent les Lais comme des Fables. Je ne partage nullement cette opinion ; car toutes ces anciennes aventures que j’ai diversement rapportées, je ne les ai jamais écrites sans autorités. Les originaux sont déposés à Carlion, dans le monastère de Saint-Aaron[289] ; d’ailleurs, ces histoires sont connues dans la Bretagne où elles ont été chantées, et en bien d’autres lieux encore. Et puisque ma mémoire me rappelle un nouveau sujet, je veux vous faire connaître, d’après l’histoire, une avanture relative à deux jeunes enfants, qui est peu connue.

En Bretagne fut jadis un damoisel brave,

Père et Marastre[290] ot desus soi.
Li Roïs l’ot cier que plus n’ot,
20Et la Roïne mout l’amot.
De l’autre part une Meschine,
D’autre Signor ot la Roïne ;
Preus et cortoise ert la Pucele,
Et si estoit mout jovencele,
Fille de Roi et de Roïne,
La coulor ot et bele et fine
Andui furent de haut parage ;
N’estoient pas de viel éage ;
Li aisnés n’aveit que sept ans,
30C’est cil ki estoit li plus grans.
Li doi enfant mout bel estoient,
Volentiers ensanble vivoient,
....................[291]
En itel guise s’entramoient,
Que li uns d’aus riens ne valoit,
Se li autres dalès n’estoit ;
Ensi estoient ce me sanble,
Nourri trestout adès ensanble.
Ensanble aloient et vivoient,
Et cil ki garder les devoient,
40De tout lor donnoient congié,
Ne lor faisoient nul fourkié,

doux et très-beau de figure. Il étoit fils de

roi et n’avoit plus besoin des soins qu’exige la première enfance. Il n’avoit pour veiller sur lui que son père et une belle-mère. Tous deux l’aimoient bien tendrement. De son côté la reine avoit d’un premier lit, une demoiselle charmante, remplie de qualités aimables. La jouvencelle également fille d’un roi, se faisoit remarquer par la beauté de ses attraits. Tous deux, d’une haute naissance, étoient encore dans un âge bien tendre, puisque l’aîné, le garçon, qui étoit le plus grand, n’avoit encore que sept ans. Ces deux enfants s’aimoient si tendrement que rien ne leur faisoit plaisir, s’ils n’étoient pas réunis. Ils prenoient ensemble leurs repas, alloient, venoient et ne se quittoient jamais. Les gens chargés de les surveiller leur accordoient la permission de faire tout ce qui leur plaisoit, à l’exception cependant de coucher dans le même lit, chose qui n’auroit pas été convenable. Quand ces enfants eurent atteint l’âge où les passions commencent à agir, ils contractèrent une amitié qui, avec l’âge, devint beaucoup plus

Ne de boire ne de mangier,
Fors d’iax ensanble couchier,
Mais cho ne leur est pas en grée.
Tantost com furent de l’aé,
K’en soi le puist souffrir Nature,
En bien amer misent lor cure ;
Si fu li enfantis amours,
50K’il orent maintenu tous-jours ;
Une autre amors i herbeja
Que Nature i aporta.
N’i a celui qui ne s’en sente,
Toute i ont mise lor entente,
De lor déduit à çou mener,
En iax baisier et acoler.
Tant les mena qu’al cief del’tor,
Les joinst ensanble cel’amor,
Et tous li corages d’arière,
60Lor torna en autre manière,
Comme cascuns plus s’aparçut.
De tant en iax l’amors plus crut.
Mout s’entramoient loiaument,
S’il éussent tel essient
De bien lor amors à garder,
Com il orent en iax amer.
A paines fussent dechéu
Mais tost furent aperchéu.
Ensi avint que li Dansiax,
70Ki tant estoit et preus et biax,

intime. Cette amitié d’enfance se changea

en un violent amour ; ainsi l’ordonne nature. Au lieu de ces jeux innocents qui les avoient amusés, c’étoient des caresses tendres et des baisers brûlants. Déja pour les savourer avec plus de liberté, ils savoient tromper les yeux de leurs surveillants. Leur amour devint si vif, ils apportèrent si peu de prudence dans leurs démarches, que bientôt leur passion fut connue de tout le monde, et que leur bonheur fut troublé.

Un jour que le jeune prince, si vaillant et si beau, revenoit de la pêche, accablé de chaleur et de fatigue, il se rendit dans une chambre écartée, afin de n’être pas dérangé par le bruit, et se jeta sur un lit pour reposer. La reine étoit dans ses appartements occupée à instruire la jeune personne ; sitôt que cette dernière est instruite de l’arrivée de son ami, sans dire mot et sans être accompagnée de personne, elle se rend de suite dans la chambre où reposoit le prince. Il la reçut avec d’autant plus de plaisir, qu’il ne l’avoit pas vue de la journée. La jeune personne, fort innocente, ne

Est venus de rivière un jor,
Mal ot el cief por la calor.
En une cambre a recelée,
Por la noise et la criée,
Privéement ala couchier,
Por un poi la paine abrégier.
En ses cambres ot la Roïne,
Ki moult bonement l’adoctrine.
Devant sa mère estoit sa Drue ;
80Si comme ele sot sa venue,
Ni atent per ne compaignon,
Ne cele dist ni o ne non,
En la cambre s’en vait tout droit,
U ses Amis el lit gisoit.
Il l’a liement rechéue,
Car el jour ne la plus véue.
Icele qui riens ne douta,
Après lui el lit se coucha ;
Cent fois le baise par douçour.
90Trop par demeurent en la folour,
Car la Roïne s’aparçoit ;
En la cambre le sieut tout droit ;
Mont sovent ses pas i atient,
Ferméure ne le détient.
La cambre trueve deffremée,
Enes-le-pas est ens entrée,
Et vait avant s’es a trovés,
Là ù gisent entracolés ;

croyant pas mal faire, s’assit près son ami,

puis se couche à ses côtés. Elle lui donne cent baisers délicieux ; malheureusement pour eux, nos deux amants restèrent trop long-temps dans cette position. La reine s’étant aperçue de la disparition de sa fille, courut après elle et la trouva bientôt, puisque la porte de la chambre n’étoit pas fermée. En voyant ces deux amants étroitement serrés dans les bras l’un de l’autre, elle connoît leur amour et se doute bien de ce qui venoit de se passer. La reine irritée saisit sa fille par le bras, l’accable d’injures ; les deux amants sont séparés, la jeune fille est étroitement renfermée, et le roi est invité de faire veiller de près sur la conduite de son fils. Quel est le chagrin des jeunes gens ! Le prince ne pouvant supporter l’absence de son amie, il prend en haine la maison paternelle et veut l’abandonner. Dans ce dessein il va trouver le roi et lui parle en ces termes : Sire, je viens vous demander une grace, et j’ose espérer que vous ne me la refuserez pas. Je veux être armé chevalier, je veux aller en pays

L’amour connut tout en apert,
100De coi li uns à l’autre sert,
Mout fu dolante la Roïne ;
Par le puins saisist la Meschine.
Le Roi le Varlet gardera,
En sa Court garder le fera,
Ensi seront bien desevré ;
Esgardés ke ce soit celé.
A-tant laissent le parlement ;
Mais cil ki à duel faire entent,
Por nule riens il ne demeure,
110A sen père vint à cele eure,
S’entendement met à raison.
Sire, fait-il, je quier un don ;
Se de rien me volés aidier,
Que vous me faites Chevalier,
Car aler veul en autre terre
En saudées pour pris conquerre
Trop ai gaitié la cheminée,
S’en sai mont mains férir d’espée.
Li Rois pas ne l’en escondit,
120Toute sa requeste li fist ;
Puis li a dit que il séjourt,
Encore un an dedenz sa Court[292] ;
Entretant sive les tornois,

étranger, j’entrerai au service d’un prince

pour remporter le prix des armes. Depuis trop long-temps j’habite votre palais et je n’apprends point à me servir de mon épée. En lui accordant la faveur qu’il sollicitoit, le roi invita son fils à séjourner encore une année à sa cour, afin de suivre les tournois, de garder les pas d’armes, et courir les aventures, qui étoient assez fréquentes dans son royaume. Le damoiseau se rangeant à l’avis du roi, profita du conseil qu’il lui avoit donné, et il resta à la cour. De son côté sa jeune amie, qui demeuroit avec sa mère, étoit chaque jour injuriée, battue, maltraitée. Quel chagrin devoit éprouver le prince, lorsqu’il entendoit le bruit des coups donnés à son amie, et les cris que lui arrachoit la douleur ! Il ne sait quel moyen employer pour empêcher ces mauvais traitements dont il est l’unique cause. Les cris de sa maîtresse faisoient son supplice ; il fondoit en larmes dès qu’il les entendoit, et renfermé dans sa chambre, il employoit à pleurer, des journées entières. Malheureux ! se disoit-il ; comment ferai-je ? car je

Et gart les pas et les destrois[293].
Or avient sovent en la terre
Aventure ki le va querre.
Li Damoisiaus li otroia,
Qui escondire ne l’osa.
En la Court remest o son père,
130E la Meschine o sa mère,
Qui la laidist à cele fois ;
Apriès l’a mis en grant effrois,
Et le tint en grand désépline ;
Mout sueffre paine la Meschine.
Li Damoisiaus remest dolens,
Qant il oï les batemens,
La désépline et le casti,
Que sa mère fasoit por li.
Ne set que fache ne que die,
140Bien set k’enfin ele est traïe ;
Et que il est del’ tout traïs,
Car de tout est à li fallis.
De s’Amie fu anguissous,
Et de l’uevre plus vergoignous ;
D’une cambre n’ose issir fors,
A duel faire livre sen cors.
Hélas, fait-il, quesce ferai ?
Jà sans li vivre ne porai !

ne puis vivre sans l’objet de mes amours.

Oui, si je ne peux l’obtenir, j’en mourrai de douleur.


Pendant que les choses se passoient ainsi, la reine vint trouver son époux : Sire, dit-elle, je prends le plus grand soin de ma fille, et veille à ce que votre fils soit éloigné d’elle, car il n’a pas d’autre desir que de venir lui parler. Le malheureux prince restoit donc auprès du roi, comme son amie restoit auprès de sa mère. Ils étoient si étroitement surveillés, que, pendant un an, il leur fut impossible de pouvoir communiquer, soit par lettres, soit par messages. Ils étoient tenus si éloignés l’un de l’autre, qu’ils pouvaient à peine se voir et par conséquent s’adresser la parole.


Au terme fixé et huit jours avant la Saint-Jean, le prince reçut la chevalerie. Le roi

Diex ! quel cure et quel péciés !
150Com folement me sui gaitiés !
Certes se je ne r’ai m’Amie
Bien por li ne perdrai la vie.
Endementiers quel duel fait,
La Roïne au Roi s’en vait,
Ki jure et dit comme Roïne,
E bien se garde la Meschine
Que il o ma fille ne voist,
Car autre cose ne li loist,
C’à ma fille ne voist parler,
160Pensés de votre fil garder ?
En la Cort remest o son père,
Et la Meschine o sa mère ;
Mais endui si gardé estoient
Parler ensanble ne poeient,
Ne de riens n’avoient loisir,
Ne d’iax véoir ne d’iax oïr,
Par mésage ne par serjant.
Tant ala la mort destraignant
Huit jours devant le Saint Jehan,
170En méisme, en icel an
C’on fist del’ Varlet Chevalier,
Li Rois est venus de cachier.
Car ot prise à grant fuison,
Et volatile et venison ;
La nuit quant vint après souper,
Li Rois s’asist por déporter,

alla le lendemain à la chasse, où il prit une

quantité extraordinaire de gibier. Le soir, après le souper, entouré de ses chevaliers et de son fils, il s’assied sur un tapis[294] placé au bas du trône, pour s’amuser à écouter les ménestriers. L’assemblée entendit d’abord le Lai d’Alix ou d’Adélaïde, qui fut chanté avec beaucoup de grace par un Irlandois, lequel s’accompagnoit d’une vielle. Après l’avoir achevé, il en recommença un autre que la société écouta fort attentivement, ainsi que le Lai d’Orphée par lequel il termina. Les chevaliers parlèrent ensuite entre eux, ils racontèrent les aventures fameuses arrivées dans la Bretagne, dont eux ou leurs pères avoient été les témoins ou les héros. Une jeune demoiselle rapporta que, chaque année, la veille de la Saint-Jean, il y avoit au gué de l’Épine, une aventure célèbre qui demandoit le plus grand courage, et que nul chevalier poltron n’avoit osé et n’oseroit jamais entreprendre. Le jeune

Sor un tapis devant le dois,
Ot lui maint Chevalier cortois,
Et ensanble o lui ses fis.
180Le Lais escoutent d’Aielis,
Que uns Yrois doucement note
Mout le sonne ens sa rote.
Apriès celi d’autre commenche,
Nus d’iaus ni noise ne ni tenche ;
Le Lai lor sone d’Orphéy[295],
Et qant icel Lai ot feni,
Li Chevalier après parlèrent ;
Les aventures racontèrent
Que soventes fois sont venues
190Et par Bretaigne sont véues.
Entr’iaus avoit une Meschine ;
Ele dist au gué de l’Espine.
En la nuit de la Saint Jéhan,
En avenoit plus en tout l’an,
Mais jà nus chouars Chevaliers,
Cele nuit n’i iroit gaitier.
Li Damoisiaus ot et entent
Que mont ot en lui hardiement,

prince, rempli de courage, ayant entendu

le récit qui venoit d’être fait, pense que, puisqu’il a ceint l’épée et qu’il n’a pas encore eu l’occasion d’éprouver sa valeur, il doit tenter l’aventure et gagner ses éperons. Il se lève, demande la parole au roi et aux chevaliers et les prévient de son projet. Seigneurs, dit-il, je me vante que, dans la nuit indiquée par la demoiselle, je me rendrai au gué de l’Épine et tenterai l’aventure, quelles qu’en puissent être les suites. Les chevaliers louent la résolution du prince, mais le roi fut très-alarmé de la demande de son fils. Il essaie en vain de le détourner d’un projet aussi dangereux ; mais quand il vit que ses représentations étoient inutiles, il l’exhorta au moins à se montrer preux et hardi, et pria Dieu de bénir son entreprise.

Cette nouvelle, répandue dans le château,

parvint bientôt aux oreilles de la princesse.

Sor che que puis qu’il çaint l’espée,
200N’ot-il aventure trovée ;
Or li estuet par hardieche
Faire malvaistié ne proeche,
Apriès le conte, et la Pucele,
Le Roi et les Barons apiele,
Et tuit loent petit et grant.
Signor, fait-il, à vos me vant
Que la nuis, que dist la Mescine,
Gaiterai au Gué de l’Espine,
Et prendrai illuec aventure
210 Quels-qu’ele soit u povre u dure.
Quant li Rois l’ot s’en ot pesance,
La parole tint à enfance.
Biax Fils, fait-il, lais ta folie,
Cil dit qu’il ne le laira mie,
Mais toute voies i irai ;
Qant illec voit qu’il nel’ lairat,
Ne l’en volt avant faire vie.
Or tost, fait-il, à Dieu congie ;
Et si soiés preus et séurs,
220Et Diex te doinse bons éures.
Cele nuit alèrent cochier,
Ensi sueffre le Chevalier ;
Déssi qui fu au seme jor ;
S’Amie fu en grant fréor ;
Car bien ot oï noveler
Que ses amis en dut aler.

Elle tremble pour son amant, dont elle

desire partager les dangers, et ne songe plus qu’aux moyens de s’échapper pour se rendre à l’endroit désigné. Quand vint le soir, le prince, qu’enflamme la vaillance, étant armé de toutes armes, monte sur son bon cheval et se rend droit au gué de l’Épine. Que fait pendant ce temps la pauvre jeune personne[296] ? Elle descend au verger, dans le dessein de prier le ciel d’être favorable à son amant, afin qu’il revienne sain et sauf. Assise sur le tronc d’un arbre, elle soupire, pleure et se plaint. Ah ! Père céleste, qui avez été et serez toujours, daignez écouter ma prière ; aucune n’a été faite

avec plus de ferveur, et même par l’être le

Icele nuit fist à estrous,
Gaitier au Gué Aventurous ;
Et qant li jors trait vers le soir
230Li Chevaliers ot bon espoir ;
De toutes armes est armés[297],
Sor un bon cheval est montés,
Droit au Gué de l’Espine vait.
Et la Damoisiele ke fait ?
Seule s’en entre en un vergier,
Por son ami i molt proier,
Que sains et saus Diex le ramaint ;
Giéte un soupir et dont se plaint.
Puis s’est assise sor une ente[298].
240A soi méisme se demente,
Et donques dist : Père célestre,
Se onques fu, ne jà puet estre,
C’onques avenist orement,
Et chou c’on prie à nule gent,
Par coi nus hom fust deshaitiés,
Biaux Sire, prenge t’en pitiés
Que li miens Amis od moi fust,
Et jou od lui s’estre péust.
Eh Diex ! com seroie garie,
250Nus ne set com j’ai dure vie,

plus infortuné. Beau sire Dieu, prenez pitié

de moi ; daignez permettre que je trouve mon amant, qu’il soit avec moi et moi avec lui. Dieu ! combien je serois heureuse ! Nul ne peut concevoir les tourments que j’endure, à l’exception de celui qui aimeroit et qui ne pourroit pas obtenir l’objet de son amour. Ainsi parloit la jeune personne qui étoit assise sur l’herbe nouvelle. On la cherche et on l’appelle vainement au château, il est impossible de pouvoir la trouver. Enfoncée dans la réflexion, baignée de larmes, bourrelée de chagrins, tout entière à son amour, la jeune personne, appuyée sur le tronc d’un arbre, s’endort. Pendant son sommeil, la nuit semble faire place à l’aurore. Il n’y avoit pas long-temps qu’elle reposoit, lorsqu’elle se réveilla en sursaut pour se rendormir ensuite. Je ne saurois vous expliquer comment il se fit que l’endroit où elle s’étoit arrêtée, se trouva être le gué de l’Epine, lieu où son tendre amant s’étoit déjà rendu. Il y étoit depuis peu de temps ; venant près du buisson d’Épine,

il voit la jeune personne qui, en

Et nus savoir ne le poroit,
Fors sol ichil ki ameroit,250
La riens qu’il n’auroit à nul fuer,
Mais cil le set trestout par cuer.
Ensi parloit la Damoisiele
Et séoit sor l’erbe noviele ;
Assés fu quise et demandée,
Mais ains ne pot estre trovée.
Qu’il ne li siet cose ki vive
Tant est à s’amor ententive,
Et à plorer et à duel faire.
La nuis en vait, li jors repaire,260
Et donques fu auques lassée,
Desous l’ente fu akeutée.
Li cuers un petit li tressaut,
Illuec s’endort grant bien li faut ;[299]
Ni ot pas dormi longement,
Mais je ne sai confaitement,
Qui de desous l’ente fu prise,
Et au gué de l’Espine prise,
Là ù ses amis ciers estoit,
Mais ne fu gaires k’il i soit,270
Car repairiés est à l’Espine.
Dormant i troeve la Meschine,
Por la fréor cele s’esvelle,
Ne set ù en est, s’en mervelle.

s’éveillant, aperçoit un guerrier devant elle. Le saisissement, la frayeur, lui ôtent la parole et lui font couvrir le visage. Le chevalier s’empresse de la rassurer. Ne vous effrayez pas, madame, lui dit-il, je ne veux point vous faire peur ; daignez m’apprendre comment il se fait qu’une personne de votre âge se trouve seule en ces lieux et à pareille heure. Veuillez me raconter votre aventure, m’expliquer par quel moyen, par quelle adresse il vous a été possible de vous rendre ici. La jeune personne alloit répondre, mais la crainte s’empare d’elle en pensant qu’elle n’étoit plus dans le verger du château. Pour s’en assurer, elle demande au chevalier. Où suis-je, lui dit-elle ? Aimable damoiselle vous êtes au gué de l’Épine, lieu où il arrive des aventures tantôt agréables et tantôt malheureuses. Ah Dieu ! quel bonheur pour moi ! Sire, j’ai été, votre amie. Dieu a exaucé ma prière. Ce fut la première aventure qu’il arriva pendant la nuit au chevalier. Il descend de cheval, court embrasser sa maîtresse, la prend entre ses bras, la couvre de baisers,

Son cief couvri grant paour a
Li Chevalier l’asséura.
Diva, fait-il, por nient t’esfroies
Se est cose ki parler doies
Séurement parole à moi,
Por seul tant que ferme te voi,280
S’en Dieu as part soiés séure
Mais que me dies t’aventure,
Par quel guise et confaitement,
Tu venis chi si soutieument.
La Meschine l’aséura,
Ses sans li mut, se li membra
Qu’ele n’estoit pas el vergier ;
Dont apiele le Chevalier.
U sui-ge ? dont fait la Meschine ?
Damoisele, au Gué de l’Espine,290
U il arvient maint aventure,
Une fois bone, autre fois dure.
Hé Diex ! ce dist, com sui garie,
Sire, j’ai esté votre Amie,
Diex a oïe ma prière.
Ce fu m’aventure première
Que la nuit vint au Chevalier ;
S’Amie le court embracier,
Et il après à pié descent,
Entre ses bras souef le prent,300
Par cent fois baise la Meschine,
Et puis l’assiet desous l’Espine.

puis la fait asseoir dessous le buisson d’Épine. La princesse raconte à son amant comment elle étoit descendue au verger, où, après avoir marché long-temps, elle s’étoit endormie jusqu’à l’instant où il l’avoit trouvée. Tandis qu’il écoutoit sa maîtresse, le prince jette les yeux de l’autre côté de la rivière, et voit venir un chevalier[300] qui, la lance levée, demandoit le combat. Il étoit couvert d’armes vermeilles, et son cheval entièrement blanc, étoit étroit dessous le flanc et parfaitement bien fait. Il s’arrête, mais sans traverser la rivière. Le damoiseau prévient son amie qu’il va combattre et que, pendant le temps du combat, elle ne sorte point de sa place. La princesse pensoit que si elle pouvoit se procurer un cheval, elle pourroit soutenir son ami et veiller à sa défense. Les deux rivaux, après avoir pris carrière et piqué leurs chevaux, courent l’un sur l’autre avec impétuosité. Ils se

Cele li conte tout et dist
Comment el vergier s’endormist ;
Et comment il fu de-si là
Et comment dormant le trova.
Quant il ot trestout escouté,
Un regart fist oltre le Gué,
Et voit venir un Chevalier
Lance levée por guerroier,310
Ses armes sont toutes vermelles,
Et del’ cheval les deus orelles ;
Et li autres cors fu tous blans,
Bien fu estrois desos les flans,
Mais n’a mie passé le Gué,
De l’autre part s’est arresté.
Et li Dansiaus dist à s’Amie
Que faire vieut Chevalerie ;
D’illuec se part, pas ne se mueve,
S’autel cheval sa joste trueve,320
Mais primes pense à lui aidier ;
De l’autre part à l’estrivier,
Tant com cheval puet randir,
Grant cols se vont entreférir
Enson le vermés des escus,
Qui tous les ont frais et fendus.
Les hantes furent de quartier,
Sans mal metre et sans empirier ;
Se se versent endui el sablon,
Ni orent per ne compaignon,330

portent de si terribles coups sur le haut des écus, qu’ils en sont bientôt fendus et brisés. À la seconde course, leurs lances sont réduites en éclats, sans que l’un d’eux soit blessé ; mais tous deux, par la force du coup, sont renversés sur le sable. Ils n’avoient personne pour les relever et leur aider à remonter ; mais enfin, à force de peine, ils parvinrent à se placer sur leurs chevaux. Dès qu’ils sont en selle, les combattants rapprochent leurs boucliers de la poitrine, et abaissent leurs lances de bois de frêne. Le damoiseau, honteux d’avoir été renversé devant sa maîtresse, songe à se venger dans cette course, et à triompher. À la première attaque, leurs lances volent en éclats. Ils se portent des coups si terribles, que le chevalier aux armes vermeilles laisse tomber son bouclier. Encouragé par les regards de sa belle, le prince redouble d’efforts, renverse son ennemi, le contraint à vider les étriers, et s’empare de son cheval, qu’il retient par la bride.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qui les aidaist à remonter,
Or puest cascuns del’ relever,
Li graviers com plains et ingaus.
Et qant il furent as chevaus,
Les escus joingnent as poitrines,
Et baiscent les lances fraisines[301].
Li Damoisiax ot honte éue
Qu’à tiere vint devant sa Drue ;
A cele jouste prémeraine
Sel’ féri, si a le demaine,340
Que de l’escu porte les hiés[302],
Et cil refiert lui tout adiès.
Des hanstes font les trons voler,
Lequel que soit estuet verser.
Ce sent cil à vermelles armes,
De l’escu guerpi les énarmes,
Et del’ corant destrier la siele
(Voiant les iex à la Pucele)
Ses amis l’espaint el gravier
Par le règne prent le destrier.350
Icil dui passèrent le Gué,
Li Dansiaus en fu effréé,
Por cho qu’il n’estoient pas per ;
Mais ne l’estuet pas douter,
Jà nus n’aura de l’autre aïe
Se faire vient de Chevalerie

Tous deux passèrent le gué[303], et le damoiseau ne vit pas sans émotion que son dernier adversaire étoit beaucoup plus fort que lui, et qu’il seroit infailliblement battu, si tous deux venoient l’attaquer-à-la fois. Mais, en y réfléchissant, il ne peut supposer que l’un veuille porter du secours à l’autre. Si l’un d’eux desire jouter, il doit le faire d’une manière loyale, et pour lui même seulement. Étant remontés tous les trois sur leurs coursiers, ils traversent la rivière ; et dès qu’ils ont atteint l’autre bord, un défi est proposé et accepté. L’un des chevaliers se place pour mieux juger des coups, et les deux autres s’apprêtent en attendant le combat. Le chevalier est bien satisfait d’avoir à jouter contre le damoiseau dont il estime le courage, qui, de son côté, voyant les manières nobles de ses adversaires, est entièrement

rassuré au sujet des craintes qu’il

Faire le puet cortoisement
Et cascuns par soi simplement.
Qant à cheval furent tout troi
Cortoisement et sans desroi,
Le Gué passent le prémerain ;360
Qant outre furent li ciertain
Ne l’araisone ne tant ne qant,
Mais de jouster li font sanblant.
Li uns d’iaus fu cois et riestis,
Li autres est es armes mis.
Courtoisement l’atent et biel
Por avoir joste del’ Dansiel ;
Qant cil les voit de tel mesure
Isne-le-pas se raséure.
Et entre-tant s’est porpensés370
Por cho vient-il gaitier au Gués
Por pris et por honor conquerre.
Le vassal est alés requerre,
Lance baissé a l’escu pris,
El gravier est contre lui mis.
Andui por joindre ensanble meurent
Es lances andui se rechéurent,
Si que de lances font astieles,
Mais ne widièrent pas les sieles.
Tant furent fort li Chevalier380
Aquastroné sont li destrier,
Et cascuns a mis pié à tiere
Ot les bons brans se vont requerre ;

avoit conçues. Les deux chevaliers se doutent bien que le prince est venu garder le pas d’armes, pour donner des preuves de son courage, et remporter le prix décerné à la vaillance. Les combattants prennent leur écu, baissent la lance, et courent l’un sur l’autre. Dans cette attaque, leurs lances volent en éclats ; mais ils ne quittèrent pas la selle, tant ils étoient bons chevaliers ; seulement la force du coup ébranla si fortement leurs chevaux, qu’ils furent renversés. Ils mettent pied à terre et recommencent un combat terrible à l’épée, qui dura jusqu’à ce que le prince eût blessé son adversaire. Le chevalier, qui se tenoit à l’écart, vint alors séparer les combattants et interrompre la bataille. Les deux rivaux mirent leur épée dans le fourreau ; puis le chevalier, s’adressant au prince, lui parla en ces termes : Ami, montez à cheval et rompons encore une lance ; puis ensuite nous partirons, car il ne sera plus besoin de demeurer. D’ailleurs vous devez encore garder le pas d’armes jusqu’à ce que le jour soit venu. Si par hasard, dans cette nouvelle

Jà fu li caples commenciés
Et si fust li uns d’iaus bléciés ;
Qant li Chevaliers les départ,
Ki lons estoit à une part,
D’iax deux desoivre la mellée
Ni ot plus colp féru d’espée.
Puis a parlé au Damoisiel,390
Cortoisement li dist et bel,
Amis, fait-il, car retornés
Et une fois à moi joustés ?
Puis nous en porons bien aler,
Ne caut de plus demorer.
Car la paine de cest trespas
Vous ne le soufferrés pas
Ains que li jours doit esclaircir
Par toute la cité de Tir ;
Et se vous estiés mal mis400
Et par mésaventure ocis,
Vostre pris ariés-vous perdu,
Jà ne seriez amentéu ;
Nus ne seroit vostre aventure,
Ains seroit à tous-jors oscure ;
Menée en seroit la Pucele,
Od le boin destrier de Castiele,
Qui avoit conquis par proeche,
Ains-mais ne vistes tel richece.
Car tant le frain que li lairois410
Jà mar que mangier li donrois,

joute, vous veniez à perdre la vie ou à être dangereusement blessé, cela seroit bien malheureux ; outre le prix que vous auriez perdu, on ne parleroit point de vos hauts faits. Personne ne connoîtroit votre aventure qui resteroit ignorée à jamais. Votre belle amie seroit emmenée par le vainqueur avec le bon cheval castillan que vous avez conquis par votre courage. Outre la richesse de ses harnois, dont on n’a jamais vu de pareils, vous possédez le coursier le plus beau, le mieux fait ; on ne pourroit en rencontrer un plus véloce à la course. Ne soyez point surpris de mon discours, je sais que vous êtes courageux et brave, j’aurois également pu perdre ce magnifique cheval. Le prince partagea l’opinion du chevalier qui parloit d’une manière si sensée. Il eût bien voulu aller parler à son amie, mais il préfère jouter avec son adversaire dont il lui tarde d’être séparé. Saisissant les rênes de son cheval, il prend une bonne lance de frêne, puis s’éloigne du chevalier pour prendre carrière.

Les deux rivaux piquent des deux, pour

Et tous-jors l’aroit cras et biel,
Ainc-mais ne veistes plus isniel ;
Mais ne soiés ja esbahis,
Por cho qu’estes preus et hardis,
Puisque le frain l’aurois tolu,
Isnelement l’aurois perdu.
Li Damoisiax ot et entent
Qu’il parole raisnablement ;
Et se c’est voirs que li destine420
Aler en wet à la Meschine.
Mais primes wet à lui joster
Plus biel pora de lui sevrer
Avec les armes prent le regne
Et prent une lanche de fraisne
Eslongiés s’est del’ Chevalier
Et prendent le cors el gravier.
Por asanbler ensanble poignent,
Les lances baissent et eslongnent ;
Desor les escus à argent430
S’entrefièrent si fièrement.
Que tous les ont frais et fendus,
Mais les estriers n’ont pas perdus.
Et qant se sont si bien tenu
Si l’a le Damoisiaus feru

courir l’un sur l’autre ; ils s’atteignent si rudement, que la force du coup fait fendre leurs boucliers ; aucun d’eux ne quitta les étriers, tant ils étoient bons cavaliers. Le prince porta un si terrible coup à son adversaire, qu’il eût été jeté à terre, si, dans sa chute, il ne s’étoit retenu au col du cheval. Il s’éloigne pour laisser le temps à son rival de se remettre en selle ; au retour il le trouve prêt à fournir une nouvelle carrière. Les guerriers se couvrent de leurs écus, tirent leurs épées, et se portent de si grands coups, que les boucliers sont mis en pièces ; mais aucun d’eux n’abandonne la selle[304].

Que tous en fust venus à-val,
Qant au col se pent del’ cheval
Et li Varlets outre s’en passe
Son escu et sa lanche quasse.
Son tour fait, cele part s’adrece,440
Et li Chevaliers se redrèce
Au repairier tout prest le trueve
Cascuns de son escu se cuevre
Et il ont traites les espées.
Si se donnent mout grans colées,
Qui de lor escus font astièles
Mais ne widièrent pas les sièles
Mout fut la Mescine effrée,
Qu’adiès regarde la mellée ;
Grant paor a de son ami,450
Au Chevalier crie merchi,
Qui à lui a jousté avant,
Que il s’en départist à-tant.
Il fu cortois et afaitiés,
Cele part vint tous eslaisciés ;
D’illuec départi se sont,
L’aighe passent si s’en revont,
Et li Dansiaus plus ne demeure,
Od s’Amie vint énès l’eure,
Paoureuse est desor l’Espine,460
Devant soi liève la Meschine.
Le boin cheval en destre enmaine
Or a achevié sa painne :

La jeune personne spectatrice du combat, étoit dans un grand effroi pour son ami. Dans son désespoir, elle crie miséricorde au chevalier, et le prie de cesser un combat qui lui porte la mort dans le cœur.


Le chevalier, homme aimable et bien élevé, cessa aussitôt le combat et s’éloigna rapidement. Tous deux quittant la place, traversent la rivière, et le prince s’empresse de se rendre auprès de son amie qui étoit toute tremblante sous le Buisson d’Épine. La jeune personne voyant arriver son amant, se lève à son approche et monte sur le bon destrier de Castille qu’elle tenoit par la bride. Le jour étoit prêt à paroître, le prince avoit terminé son entreprise ; alors les jeunes gens se mettent en marche pour retourner à la cour, où ils arrivèrent dans la journée. Le roi fit le plus grand accueil à son fils ; mais une chose l’étonnoit beaucoup, c’étoit de le voir revenir avec la fille de sa femme.

Tant a erré que vint au jor,
Et vint à la Cort son Signor.
Li Rois le voit et fu moult liés,
Mais de chou s’est-il merveilliés,
Et cil a prise la Mescine,
Sire est endroit soi la Roïne.470
Cel jor si com j’oï conter
A fait li Rois sa Cort mander,
Et ses Barons et autre gent,
Por le droit d’un commandement.
De deux Barons qui se mêlèrent,
Et devant le Roi s’accordèrent.
Oïant toute cele asanblée
Li fu l’aventure contée
Comment avint au Chevalier
Au Gué ù il ala gaitier480
Premièrement de la Meschine
Qu’il l’a trouva desous l’Espine
Puis des joustes et del’ cheval
Que il gaaigna au vassal.
Li Chevaliers et près et loing
Le mena puis en maint besoin
Et richement garder le fist
Et la Meschine à feme prist
Tant garda et tint le destrier
Que la Dame voit assaier.490
Ce c’est de cheval vérité,
Que son Signor a tant gardé,

Le jour même de l’arrivée de son fils, le monarque manda à sa cour ses barons et ses hommes, à l’occasion d’une contestation qui s’étoit élevée entre deux de ses vassaux, et qui fut terminée à l’amiable. Le roi profita de la circonstance, pour raconter l’aventure du jeune prince, lequel avoit été garder le pas d’armes au gué du buisson d’épines ; comment il y avoit trouvé la jeune personne ; puis fit le détail des combats qu’il avoit soutenus et du bon cheval qu’il avoit conquis sur un des tenants.

Le prince, de loin ou de près, eut toujours le plus grand soin de ce cheval qu’il commit à la garde de plusieurs écuyers ; il épousa peu de temps après sa tendre amie qui se servit toujours du bon destrier. Ils le conservèrent long-temps encore ; mais un jour que le prince lui ôta sa bride, il mourut sur-le-champ[305].

Le frain del’ cief li a tolu,
Ensi ot le cheval pierdu.
De l’aventure que dit ai,
Li Breton en firent un Lai,
Pour chou qu’ele vint au Gué.
N’ont pas li Breton esgardé
Que li lais rechéust son non,
Ne fu se de l’espine non,500
Ne l’ont pas des enfans nomé,
Ains l’ont de l’Espine apielé,
Se a non li Lais de l’Espine,
Qui bien commenche et biel define.504

fin du tome premier

Les Bretons ont fait un Lai de l’aventure que je viens de raconter. Ils n’ont pas regardé s’il falloit l’appeler le Lai du Gué, parce que l’action s’y passe, ni même des deux jeunes gens qui y jouent un si grand rôle. Ils l’ont simplement nommé le Lai de l’Épine qui commence fort bien et finit mieux encore.

fin du tome premier

  1. Cette notice est en partie traduite d’une excellente dissertation sur les poëtes anglo-normands, insérée dans l’Archœologia ; or miscellaneous tracts relating to antiquity, vol. XIII, p. 36. L’auteur est M. l’abbé Gervais de La Rue, professeur d’histoire à l’académie de Caen, l’un des hommes les plus versés dans l’histoire de la littérature du moyen âge.
  2. Alain, duc de Bretagne, avoit accompagné le duc Guillaume dans son expédition d’Angleterre, et s’étoit particulièrement distingué à la fameuse bataille d’Hastings, qui eut lieu le 14 octobre 1066. Pour récompenser les services que lui avoit rendus Alain, son beau-père, Guillaume lui donna quatre cent quarante-deux terres dans la province d’Yorck, lesquelles par suite formèrent le duché de Richemont. Nombre de seigneurs armoricains et normands s’étant également signalés, reçurent des récompenses de la même espèce. Les ducs de Bretagne inféodèrent une grande partie de ces terres à des chevaliers, et parmi les seigneurs établis en Angleterre dans les XIe et XIIe siècles, on remarque des branches des familles d’Auray, du Boterel, de Chasteaubriant, de Guyon, de Maillé, de Montbourcher, de Montgommery, de Rohan, de Tintiniac, etc. On y remarque aussi une branche de la famille des Montmorency ; c’est peut-être la souche des Montmorency-Morès établie en Irlande.
  3. Parmi les manuscrits de la Bibliothèque Harléiène, no 978.
  4. Prologue des Lais, vers 39 et 40. Lai du Chevre-Feuille, vers 5 et 6.
  5. La chevalerie étoit ainsi appelée, par assimilation à la prêtrise. Voyez Le Grand d’Aussy, Fabliaux, in-8o, t. i, p. 144.
  6. Les éperons d’or ou dorés étoient le signe distinctif des chevaliers : les écuyers ne pouvoient en porter que d’argent. Aussi lors de la réception d’un chevalier, la première pièce de l’armure qu’il commençoit à prendre étoit les éperons d’or, et lors de la dégradation la première cérémonie étoit de les lui couper ou de lui faire chausser les éperons d’argent.
  7. Ses Lais soleient as Dames plaire,
    De joie les oient et de gré,
    Car sunt selun lor volenté.

    Denys Pyramus, Vie de saint Edmond,
    ms. Biblioth. Cottoniène, Domitien, A. XI.
  8. Au commencement.
  9. Vers 43 et suivants.
  10. Voyez le Lai du Fresne, vers 198.
  11. We’rewolf, homme-loup, loup-garou, homme qui a le pouvoir de se transformer en loup.
  12. Goatleaf, bouc et feuille, pour chèvre-feuille.
  13. Night’ingale, rossignol ou oiseau chanteur.
  14. Œuvres, p. 579
  15. Recherches de la France, liv. VIII, ch. 1, p. 754.
  16. Hist. de la Poësie françoise, p. 157.
  17. Fabliaux et Contes, in-8o, t. III, p. 441 ; t. IV, p. 151.
  18. Kar mult l’ayment, si l’unt mult cher
    Cunte, Barun et Chevaler,
    Et si en ayment mult l’escrit.

    Denys Pyramus, Vie de saint Edmond.
  19. Fauchet, Œuvres, p. 579. — La Croix du Maine, Bibliothèque franç., t. II, p. 89. — Du Verdier, ibid., t. V, p. 23. — Pasquier, Recherches des recherches, t. I, liv. VIII, ch. I, p. 754. — Du Cange, Glossarium med. et infim. lat., t. V, p. 532. — Massieu, Hist. de la poésie françoise, pag. 157. — Histoire littéraire des femmes françoises, t. I, p. 32. — Dictionnaire historique, IXe éd., art. Marie de France. — Madame Fortuné Briquet, Dict. des Femmes célèbres. — Mademoiselle de Kéralio (femme Robert), Collection des meilleurs ouvrages françois composés par des femmes, tom. II, pag. 4. — Le Petit Magasin des Dames, Ve année (1807), pag. 1—8. — L’abbé Guillon, dans son édition des Fables de la Fontaine ; Paris, an XI (1803), 2 vol. in-8o. — Poésies de Clotilde de Surville, Préface, p. xxxi et xcix. On ne peut rassembler plus d’erreurs et plus de faussetés que ne l’a fait M. de Surville, dans les deux articles qu’il a donnés sur Marie. En rapportant l’épilogue qui termine les fables, il s’est non-seulement permis de couper et de retrancher suivant son bon plaisir, mais encore d’altérer le texte et de composer des vers qu’il attribue à notre poëte. En comparant la fable de la Mors et de li Bosquillon avec celle que je publie, on sera bientôt convaincu de la supercherie, et je pense qu’on sera réellement affecté de voir qu’un auteur, d’ailleurs recommandable, ait employé des moyens aussi condamnables pour tromper le public.
  20. Fabliaux, tom. I, p. 93, Lai de Lanval ; p. 120, Lai de Graelant ; t. III, p. 244, Lai de l’Espine ; p. 251, Lai de Gugemer.
  21. Pur amur le cunte Williaume,
    Le plus vaillant de cest royaume,
    M’entremis de cest livre feire
    Et de l’anglois en roman treire, etc.

    Conclusion des Fables de Marie.
  22. Ibid., t. IV, p. 169—248.
  23. Ibid. p. 151
  24. Dict. raisonné de Diplomatique, au mot Comte.
  25. La Martinière, Dict. géogr., au mot Dampierre.
  26. Art de vérifier les dates, chap. Des Comtes de Flandre.
  27. Brunet, Abrégé chronol. des grands fiefs de la couronne de France, p. 495.
  28. Art de vérifier les dates.
  29. Voyez le Prologue des Fables, v. 30.
  30. Sandfort’s, Genealogical History of the Kings of England, p. 114. Matth. Paris, p. 491, 524, 525, 529, 534, 558, 572.
  31. Flos Comitum, Willelmus obiit, stirps regia, Longus
    Ensis vaginam cœpit habere brevem.

  32. Sandford, ibid.
  33. Bibliothèque du Roi ms. N, no , fo 102—122, vo fonds de l’Église de Paris ; cette pièce contient 2302 vers ; Museum Britannicum, Bibl. Cottoniène, A. VII. Dans cette copie la version contient près de 1800 vers, et Marie n’y est pas nommée.
  34. Voyez la notice placée en tête du Purgatoire de Saint Patrice.
  35. Bibliothèque Harléiène, no 978.
  36. Recherches sur les ouvrages des Bardes de la Bretagne armoricaine, dans le moyen âge. Seconde édition, p. 30 et 31. Voyez aussi Ritson, Ancient Engleish metrical Romanceës, t. III, p. 328.
  37. Ms. no 7989, fo 58, vo 7218 et 1830, fo 117, ro col. 3, fonds de l’Abbaye-Saint-Germain, imprimé dans le nouveau Barbazan, t. IV, p. 143.
  38. Par Marie de France, ms. Bibliothèque Harleiène, no 978.
  39. Barbaros Leudos harpâ relidebat.

    Venant. Fortunatus, lib. I, epist. I, ad Gregor Turonens.

    Hos tibi versiculos, dent barbara carmina Leudos ;
    Sic variante tropo, laus sonet una viro.

    Ibid. epist. ad Lupum Com. Campan.
  40. Ancient Engleish metrical romanceës, tom. III, pag. 243.
  41. Chanson LXIV, Poësies du roi de Navarre, publiées par Lévesque de la Ravallière, t. II, p. 156.
  42. Ms de la Bibl. royale, no 7222. Voyez aussi le Recueil ms. des Poëtes françois avant 1300, à la bibl. de l’Arsenal, pag. 850, 852, 855. Le Grand d’Aussy, Fabliaux et Contes, in-8o, tom. III, pag. 168—176, en a traduit cinq.
  43. Voyez sur ce religieux, De la Poësie françoise dans les XIIe et XIIIe siècles, p. 189, Glossaire de la langue romane, t. II, p.761, col. 2.
  44. Ms. M., no 20, et N, no 2, fonds de l’église de Paris et fonds de la Vallière, no 2710.
  45. Par Henri d’Andelys, ms. 7218 et 7615, imprimé dans le nouveau Barbazan, t. III, p. 96, traduit par Le Grand d’Aussy, t. I, p. 197.
  46. No 7218, traduit par Le Grand d’Aussy, tom. II p. 396
  47. Par Jehan Renart, ms. n°1830, fonds de l’Abbaye-Saint-Germain, f° 85, vo col. 1, et traduit par Le Grand d’Aussy, t. I, p. 179.
  48. Ms. 7218, 7615, imprimé dans Barbazan, t. III, p. 114, traduit par Le Grand d’Aussy, t. III, p. 113. La fable de l’Oiselet se trouve encore dans le Castoiement ; conte XX. Barbazan, t. II, p. 140, et parmi les Fables de Marie.
  49. Glossaire de la langue romane, Préface, p. v.
  50. Romanusque Lyrâ, plaudat tibi Barbarus harpâ,
    Græcus Achillianâ, Chrotta Britanna canat.

    Fortunat., lib. VII, p. 170.
  51. La Vièle : voy. Du Cange, au mot Rocta ; Le Grand d’Aussy, Fabliaux, in-8o, t. I, p. 50 et 304 ; État de la Poësie françoise dans les XIIe et XIIIe siècles, p. 107.
  52. Lais de Gugemer à la fin ; de Graelant, à la fin, etc. Voyez Le Grand d’Aussy, Fabliaux, t. I, p. 106. La plus grande preuve que les Lais devoient être chantés, se trouve dans le ms. 7989, où le Lai de Graelant est transcrit de manière à être noté au premier vers de la pièce, et à tous ceux qui commencent un alinéa. Il est à regretter que les portées, tracées en encre rouge, n’aient pas été notées comme on le voit dans le jeu d’Aucassin et Nicolette, qui fait partie du même manuscrit.
  53. État de la Poésie françoise, p. 142 ; Recherches sur les ouvrages des Bardes armoricains. passim.
  54. Pomponius Mela, lib. III, cap. VIII. Strabon, lib. IV. Le Grand d’Aussy, t. I, p. 79. Dans la Bretagne on trouve encore la roche aux fées, la grotte aux fées, le val des fées, la fontaine des fées, le trou des fées etc. Voyez M. de Penhouet, Recherches hist. sur la Bretagne, première partie, p. 63. Noual de la Houssaye, Dissertation dans les mémoires de l’Académie celtique, no XV, t. V, p. 371 et 396. De Cambry, Monuments celtiques, etc.
  55. Le Grand d’Aussy, loc. cit., t. I, p. 9 et 107.
  56. Guillelm. Britonis, lib. VI, apud Du Chesne, t. V.

    En Bretaigne ce treuve-on
    Une Fontaine et un Perron,
    Quant on gete l’iaue dessus,
    Si vente et toune et repluet jus.

    L’Image du monde, ms. no 7989 ², fo 143, vo col. 1, et N. no 5, fo 72, ro col. 2, fonds de l’église de Paris.

    Voyez encore Huon de Mery, Tournoiement d’Antecrit, ms. fonds de l’église de Paris, N, no 5, fo 213, ro col. 2—214, vo col. 2.

  57. État de la Poësie françoise, p. 142 et 471.
  58. État de la Poësie françoise, p. 114 et 115. Ancient Engleish metrical romanceës, selected and publish’d by Joseph Ritson, vol. III, pag. 272. M. de la Rue, loc. cit. p. 22—24.
  59. Ms. Bibl. Harléiène, no 978, contient 56 v.
  60. Ibid. et ms. du roi, no 7989, fo 48.
  61. Renferme 786 vers dans le ms. d’Angleterre, et 772 dans le second.
  62. Tom. III, p. 251.
  63. Biblioth. Harl., se compose de 312 vers.
  64. Ibid. contient 518 vers
  65. Ibid. a 318 vers.
  66. Ibid. Bibl. Cottoniène, Vespasien, B. XIV ; ms. du roi 7989, fo 54, renferme 640 vers.
  67. Cardueil ou Carduel, Kardeuyle, Kerdyf, Kardevyle Carleile, Kardoel, Kerdoel, l’une de quatre grandes cités du roi Arthur, que je crois être la capitale du comté de Glamorgham, dans la province de Galles, contre l’opinion de Ritson, loc. cit., tom. III, p. 235 et 344. Il présume que ce peut être la ville de Carlile, dans le duché de Cumberland, vers les frontières d’Écosse ; cependant l’auteur du roman de Merlin ne manque jamais de dire : La ville de Cardueil en Galles, Les autres cités étoient Caermalot, Caramalot, Kramalot, où étoit la fameuse Table-Ronde ; Caerdigan, Caradigan, aujourd’hui Cardingham, dans le Southwales, ou partie méridionale de la principauté de Galles ; Caerlion ou Carleon, Karlyon, célèbre par le monastère de Saint-Aaron, qui renfermoit les archives de la romancerie bretonne. Voyez Ritson ; loc. cit., t. III, p. 249 et 332. La terre, le pays, le royaume, la ville de Logres ou Loengres, dont il est souvent question, faisoient partie du Glamorganshire dans la province de Galles.
  68. Cette île d’Avalon ou d’Avallon est maintenant appelée Glastonbury, ou plutôt Glassembourg et Glaston (en latin Glastonium, Glastonia, Avalonia), ancienne ville qui n’est plus qu’un misérable village, situé à deux lieues de Welles, dans le comté de Sommerset. Avalon possédoit un monastère détruit par Henri VIII, qui passoit pour le plus ancien de la Grande-Bretagne, et qui avoit été le lieu de la sépulture des rois bretons.
  69. Bibl. Cottoniène, Caligula, A. II. Cette pièce, dont l’auteur est Thomas Chestre, a été publiée par Ritson, loc. cit., t. I, p. 170—215, et les notes, t. III, p. 242
  70. Fabliaux, t. I, p. 93.
  71. Biblioth. Harl. contient 242 v.
  72. Renferme 562 vers, ms. du roi, no M, fonds de l’église de Paris, et no 7989², fo 46. Dans cette copie le commencement n’y est pas, mais il existe un fragment de 160 vers.
  73. Il ne contient que 160 vers.
  74. Nigth’ingale, Bibliothèque Cottoniène, Caligula, A, II.
  75. 536 vers.
  76. 240 vers.
  77. Ne contient que 118 vers.
  78. C’est la plus longue des pièces de cette collection ; elle contient 1178 vers.
  79. Ms. du roi, no 7989², fo 65, ro, renferme 732 v.
  80. Imprimé dans le nouveau Barbazan, t. IV, p. 57, et traduit par Le Grand d’Aussy, Fabliaux, t. I, p. 120.
  81. Ms. du roi, no 7595, fo 481, vo col. 1, contient 404 vers. Il a été traduit en prose par Le Grand d’Aussy, t. III, p. 244.
  82. J’ignore d’après quelle autorité mon savant ami, M. de la Rue, qui pensoit avec moi que le Lai de l’Espine appartenoit incontestablement à Marie, veut aujourd’hui (ouvrages des Bardes Armoricains p. 16, seconde édition), l’attribuer à Guillaume-le-Normand, poëte estimé par ses productions. En effet, on connoît plusieurs pièces fort jolies composées par ce Trouverre. Mais, je le répète, le Lai précité n’a pas été composé par lui, et l’on ne trouve point, comme l’annonce M. de la Rue, Guillaumes li Clers qui fu Normans. J’ai fait imprimer d’après ma copie, et j’ai corrigé d’après le manuscrit. Si je m’élève contre le sentiment de mon confrère, c’est que dans la partie de nos antiquités son témoignage tient lieu de loi, et qu’il importe que cette erreur soit détruite.

    Au surplus, M. Ellis, savant distingué dont on doit regretter la perte, a publié une très-bonne notice sur les Lais de Marie. Elle se trouve dans Specimens of earli English metrical romanceës, London, 1805, t. I, p. 137—190. Voyez aussi The Canterbury, Tales of Chaucer, t. IV, passim, les excellentes remarques de M. Tyrwhitt ; et Ritson, loc. cit., t. III, p. 225—357.

  83. Ce Prologue, qui contient la dédicace des Lais, n’existe pas dans les manuscrits de France ; il se trouve dans le Museum Britannicum, ms. de la bibliothèque Harléiène, no 978.
  84. Priscien de Césarée, en latin Priscianus, célèbre grammairien du VIe siècle qui vint enseigner à Constantinople où il s’acquit une brillante réputation.

    On verra par la suite que Marie a souvent cité les auteurs anciens, et qu’elle paroît avoir singulièrement profité de leur lecture.

  85. Le manuscrit renferme une lacune. Peut-être faut-il les escrivièrent. M. de la Rue, Recherches sur les ouvrages des Bardes armoricains, p. 13, propose de lire romancièrent ; ce qui feroit présumer que ces anciennes pièces avoient été déjà traduites en langue romane.
  86. Henri III, roi d’Angleterre. Voyez la Notice sur la vie de Marie, p. 12.
  87. On voit, par le préambule de ce Lai, combien Marie
    étoit tourmentée par la crainte de ne pas réussir dans les
    ouvrages qu’elle publioit.
  88. Manus. du roi, no 7989-², fo, ro col. i, et Museum Britan., Bib. Harl., no 978. Le Grand d’Aussy en a donné une traduction libre dans ses Fabliaux et Contes, in-8o, t. III, p. 251.
  89. On voit par ce vers que Marie n’étoit que traducteur.
  90. Dans le manuscrit d’Angleterre on lit :

    En cel tens tint Troilas la terre
    Sovent en peis, sovent en guerre.

  91. No 7989-² on lit Vogine, au lieu de Noguent.
  92. Ms. d’Angleterre, Guigmar.
  93. Danzel, contraction de Damoisel, de domicellus, diminutif de dominus. On donnoit ce nom au jeune gentilhomme qui étoit destiné à recevoir l’ordre de la chevalerie ; l’héritier présomptif de la couronne étoit lui-même appelé Damoisel, et ce titre se perdoit lorsqu’on parvenoit à être revêtu de l’ordre sublime. Le P. Daniel, Hist. de la milice françoise, t. I, l. III, ch. vi, p. 130, n’est pas exact, en disant que le titre de Damoiseau étoit attaché à certaines seigneuries.
  94. La petite Bretagne, la Bretagne françoise, pour la distinguer de l’Angleterre, dès-lors appelée la Grande-Bretagne. Voy. Ritson, Ancient engleish metrical Romanceës, t. III, p. 249 et 328.
  95. Artus, Arthur, Arthus, surnommé le Bon, roi de la Grande-Bretagne, élève de l’enchanteur Merlin, et chef de l’ordre de la Table-Ronde, institué par Uther Pendragon, son père. Voyez État de la poësie françoise dans les XIIe et XIIIe siècles, p. 151. Lantin de Damerey, Glossaire du roman de la Rose, au mot Artus. Ritson, loc. cit., t. III, p. 231.
  96. Ce nom d’Oridial peut être formé du bas-breton oriat, oriaden, badin, folâtre, amoureux. Voy. Pelletier, Dictionnaire de la langue bretonne, col. 660.
  97. Qui tant par fust noble ne bele,
    Se il de amer la requist.

  98. Ber, Baron, homme fort et vaillant ; Voyez Glossaire

    de la langue romane, aux mots Baron et Ber.

  99. Dans le Manusc. d’Angleterre, on lit Berviers, que

    l’on peut expliquer par valets de chiens.

  100. Dans le no 7989, au lieu de pocion, le texte porte
  101. Bracet, Brachet, sorte de chien courant. Voyez Supplément au Glossaire de la langue romane, au mot Brace.
  102. Manuscrit d’Angleterre :

    En la quisse destre al cheval
    Ke tut l’estuet descendre à-val.

  103. Angussuse esteit, si se plaineit.

  104. Voyez la note de la Fable d’un Mire qui seina un Home,
  105. buisson, boisson, tisanne.
  106. Vassal, terme de mépris dont on se servoit en voulant insulter un chevalier, et qui devenoit bien plus injurieux quand l’insulté n’étoit pas vassal de celui qui lui parloit. Voyez Le Grand d’Aussy, Fabliaux, in-8o, t. I, p. 59. Glossaire de la langue romane au mot Vassal, et de Laurière, Glossaire du droit françois.
  107. Ce titre, synonyme de celui de Damoiseau, n’avoit rien d’avilissant ; il désignoit tout jeune homme en âge de puberté, qui n’étoit pas marié, qui étoit sous la domination de son père ou d’autres personnes chargées de sa conduite et de son éducation. On désignoit, sous le titre de Valet, les fils de rois, de grands seigneurs, qui n’étoient pas encore parvenus au grade de la Ceinture militaire ou de chevalier. Villehardouin nomme le fils de l’empereur d’Orient le Varlet de Constantinople. Dans le fabliau d’Aucassin et Nicolette, Aucassin, fils du comte de Beaucaire, est appelé le gentil valet. Enfin, dans un compte de la maison de Philippe-le-Bel, cité par de la Roque, Traité de la Noblesse, p. 6, les trois enfants de ce monarque, ainsi que de plusieurs autres princes sont qualifiés de Valets. Voyez Glossaire de la langue romane au mot Valet.
  108. C’est uniquement pour rimer qu’on a donné la terminaison latine au mot ébène.
  109. Suz ciel n’at or ki vaille plus.

  110. En la cuntrée n’el’ païs.

  111. Ne vient nul, ne nul n’en veit.

  112. Taillez à or tut à triffure
    De ciprès è de blanc ivoure,
    D’un drap de seie à or teissu,
    Est la colte ki desus fu.

    Les mots triffure ou trifoire signifient pierres précieuses, pierres montées. Le ms. de France porte chiffre, et celui d’Angleterre porte cyprès. Le Grand d’Aussy, dans la traduction de ce Lai, loc. cit., t. III, p. 253, adopte la seconde leçon.

  113. Coute, couverture. Ce mot désigne encore un lit de plume, un matelas, culcita. Voyez Supplément au Glossaire de la langue romane, au mot Keulte et Kouke. Le ms. du Museum Britannicum porte coltre. M. Douce propose le mot coilte.
  114. Jamais le peil n’aureit chanu.
    Le covertur tut sabelin,
    Tost fu du purpre Alexandrin.

  115. Cierge est l’expression consacrée pour désigner des bougies. Ce dernier mot se trouve employé pour la première fois dans une ordonnance de Philippe-le-Bel, en 1312, concernant les épiciers ; il leur défend de mêler du suif dans la cire des bougies. Voyez Ordonnances des rois de France, tom. I, p. 511 et 513.
  116. A Deu prie k’en prenge cure,
    K’a sun poeir l’ameint à port.

  117. Le Grand d’Aussy, Fabliaux in 8° tome III, page 258,
    à la note, fait une réflexion fort juste. Cette idée est ingénieuse,
    dit-il, mais est-ce là le tableau qu’un jaloux devoit faire représenter ?
  118. On comprenoit sous le titre de Pucelle, toute fille
    âgée de quinze à vingt-cinq ans, de quelque condition qu’elle
    fût. Ce nom étoit également donné à la fille d’un grand seigneur,
    comme à la fille du paysan. Pucellette étoit la jeune fille qui
    n’étoit pas encore nubile. Dans la Picardie, l’Artois et la
    Flandre, on appelle les premières G... et les secondes Garcettes
    et ces expressions ne sont jamais prises en mauvaise
    part.
  119. La neif virent al flot muntant
    Qui el hafne veneit siglant.

  120. Tute en fu sa face merveille.

  121. Le Grand l’appelle Nogive, Il a forgé ce nom de Vogine qui est celui de la sœur de Gugemer.
  122. Respunt la Dame ù alumes
    S’il est mort nus l’enfuirumes.

  123. Se vif le truis, il parlera.

  124.  Mut en fu lez, si l’a salue.

  125. Jamès ne quid estre sané.

  126. Le lecteur aura sans doute observé que cette biche est une fée ; son discours et les menaces dont il est rempli le prouvent suffisamment ; elle ne fait naître cette aventure que pour punir Gugemer de son insensibilité. Le Grand d’Aussy, Loc. Citat., p. 252, dans la traduction de ce Lai, admet deux fées. L’une qui se métamorphose en biche, est la fée ennemie ; l’autre qui a fait venir le vaisseau et qui le conduit, est la fée protectrice.
  127. Dedenz c’est clos m’ad enserée
    N’i ad fors une sule entrée.

  128. Que le tonnerre, la foudre, le feu du ciel vous brûlent ! Imprécation fort en usage dans les XIIe, XIIIe et XIVe siècles. On prétend que cette imprécation tire son origine d’une maladie épidémique dont les Parisiens furent attaqués en l’année 1136, sous le règne de Louis VI, dit le Gros. Voy. Glossaire de la langue Romane au mot Mal-feu.
  129. Ducement la Dame mercie.

  130. La Dame en sa chambre le meine.

  131. Le Dossal étoit un manteau d’étoffe précieuse, enrichi de broderies, de fourrures et d’ornements, et qui n’étoit porté que par les gens d’un rang élevé.
  132. On verra dans ma note sur la fable du Mire qui seina un Homme qu’il entroit dans l’éducation des jeunes personnes d’apprendre un peu de médecine-pratique, et la partie de la chirurgie, qui regarde le traitement des plaies.
  133. Le manuscrit 7989² est défectueux en cet endroit. J’ai cherché à suppléer à ce qui manque avec le manuscrit d’Angleterre, où on lit la leçon suivante :

    Mès amur l’ot feru al vif
    là ert sis quoers en grant estrif.

  134. Ancien proverbe.
  135. Per me l’alme del’ mestier
    Se deit lungeine faire preier.

  136. Nous avons remplacé ce mot doux par cher ; bel ami par bon ami.
  137. La Dame entent que veirs a dit.

  138. Mut fu délituse la vie.

  139. Mescin, meschin, mesquin, jeune homme. Au féminin mescine, meschine, mesquine, jeune fille.
  140. Vis, le visage, la figure, visus.
  141. Dame, fet-il, nel’ dites mès ;
    Jà n’eie-jeo joie ne pès,
    Quant vers nul autre averai retour, etc.

  142. aime.
  143. Il en ad fet l’us despécer.

  144. Les averat-il tut mainiez.

  145. Manuscrit, no 7989 ²

    Se il ne puet r’avoir s’amie
    U s’espérance est et sa vie.

  146. Nul hume el munde ne porreit dire.

  147. Ce vers, trop long d’un pied, se trouve ainsi dans les deux manuscrits de France et d’Angleterre.
  148. Là ù vus fustes mis en mer
    Me mettrai ; dunc liève sus.

  149. Mériadus l’un des rois de la Petite-Bretagne. Peut-être faudroit-il lire Méliadus, chevalier de la Table-Ronde, roi du Léonnois dans la Petite-Bretagne et père du célèbre Tristan.

    On aura sans doute observé que ce pays était celui de Gugemer.

  150. C’étoit un perron, sorte de massif de pierres avec des degrés. On le plaçoit à la porte des châteaux, des maisons de magistrats, sur les chemins, dans les forêts pour aider les chevaliers à monter sur leurs chevaux, ou pour en descendre. Voyez la note sur la fable Du Villain qui norri une Choë et Le Grand d’Aussy, Fabliaux, in 8.o tom. i. p.118
  151. Sorte de vêtement de dessus. En patois périgourdin, on appelle encore blaoudo un jupon.

    Voyez la note du Lai de Lanval

  152. Chevaliers manda è retient
    Bien seit que Guigemar i vient.

  153. Mériadus dedenz sa tur
    Le hebergat à grant honur.

  154. Voyez sur homme-lige, le mot lige dans le glossaire de la langue romane, tom. II, p. 83, et la note dans la fable d’un Estanc plain de Reines.
  155. Comanda à munter sa gent.

  156. Voyez la note de la fable du Lion qui en autre pays volt converser.
  157. Voyez le Grand d’Aussy, Fabliaux in-8o, tom. i, pag. 106.
  158. Manuscrit du Museum Britannicum bibliothéque Harléiène, no 978.
  159. Oilz veirs. Voy. Glossaire de la langue romane, tom. II, p. 660 ; le portrait d’une beauté dans la Ravallière, Poësies du Roi de Navarre, tom. I, pag 231, et le Grand d’Aussy, Fabliaux in-8o, tom. III, p. 346.
  160. Vers 83

    Suz ciel n’ad hume si ele amast.

    Hume est évidemment une faute de copie.

  161. L’usage de se faire saigner subsistoit dès les premiers temps de la monarchie ; il étoit surtout en faveur chez les moines qui, par leur vie sobre et uniforme, par le travail journalier auquel ils étoient assujettis, avoient moins besoin que d’autres, de pareils remèdes. Dans chaque couvent il y avoit des jours désignés pour employer ce remède que le concile d’Aix-la-Chapelle tenu en 817, défendit, en réglant que chaque religieux ne pourroit se faire saigner que lorsque sa santé l’exigeroit. Mais le préjugé l’emportant sur la loi du concile, il continua d’avoir lieu jusqu’au XVIe siècle. Ce temps de saignée générale s’appeloit jours malades, et jours de la minution del’ sanc. Les statuts des Chartreux leur permettoient, pour seul remède, la minution et le cautère, qu’ils pouvoient employer cinq fois l’année. Il en étoit de même des Prémontrés ; mais les Clunistes, les autres ordres et les Chanoines, étoient réduits au nombre de quatre saignées par an.

    Les Laïcs suivoient l’exemple des religieux, et souvent même, pour ce moment, ils alloient se retirer dans quelque monastère.

    Dans certaines chartes de fondation, le fondateur se réservoit ce droit pour lui et pour sa famille. Les mois propres à la saignée étoient ceux de février, avril, mai, juin, septembre, novembre et décembre. Ces règlements sanitaires institués et pratiqués dans des temps de barbarie, sont présentés au public dans les almanachs de Liége, autrement dit le Matthieu Laensberg, et dans le Messager boiteux. L’autorité ne devroit-elle pas défendre l’impression de pareilles balivernes, dont les habitants des campagnes sont encore infatués ?

  162. Vers 228

    Jà pur humme nel’ lerreie.

  163. Ce lai paroît être du nombre de ceux que Marie avoit entendu réciter.
  164. Le mot manant formé de manere n’avoit point l’acception injurieuse que nous lui avons donnée. Il désignoit d’abord l’habitant d’un pays, d’une cité, puis un homme fort aisé, très-riche même, lequel possédoit des terres et des fiefs.
  165. Voisin, rapproché, très-près, du latin proximus.
  166. Ritson loc. citat. tom. III pag. 330, annonce qu’une seconde copie de ce lai se trouve parmi les manuscrits de la bibliothèque d’Edimburgh.
  167. Voyez sur la coutume de faire des présents, État de la poésie françoise, dans les xiie et xiiie siècles p. 87. Le Grand d’Aussy, Fabliaux, in-8o tom. i p. 97, 113, 291, 412. Sainte-Palaye, Mémoires sur l’ancienne Chevalerie. tom. i p. 70 et 119.
  168. Cette comparaison de mauvais goût dans la narration, est empruntée de l’évangile.
  169. La conduite de Frêne en pareille circonstance, peut avoir donné l’idée du célèbre conte de Grisélidis, composé en France, et qui a le plus contribué à la réputation de Boccace. Lorsque le marquis de Saluces prévient Grisélidis du choix qu’il vient de faire d’une nouvelle épouse et de son arrivée prochaine, on la voit aussitôt donner des ordres aux domestiques, présider à tous les travaux, préparer la chambre nuptiale et le lit destiné à la femme qui doit la remplacer. De même que Frêne, Grisélidis est présente lors de l’arrivée de sa rivale, lui fait tous les honneurs, et toutes deux elles reviennent auprès de leurs époux. Voy. le Grand d’Aussy ; Fabliaux, tom. I, p. 269, Ginguené, histoire littér. d’Italie, tom. III, p. 111 et 112.
  170. Dans les temps à jamais funestes de la féodalité, il n’étoit pas permis à deux époux de coucher ensemble avant que leur lit n’eût été béni. L’archevêque ou l’évêque ne se dérangeoit que pour les rois et les princes, les curés pour les gens riches, et le moindre prêtre pour la classe ouvrière. Les ecclésiastiques recevoient, pour avoir marmoté quelques prières qu’ils n’entendoient pas plus que les assistants, un certain droit que l’église ou plutôt ceux qui sont censés la représenter avoient appelé le plat de noces. Les lits, anciennement meubles de parade et d’ostentation, étoient couverts de tapis et d’étoffes précieuses presque toujours bordés de pelleteries. Aussi le lit d’un noble étoit-il d’un prix fort élevé. Les ecclésiastiques toujours avides de richesses et sûrs de l’impunité, engagèrent les gens de qualité à léguer aux églises où ils étoient inhumés, leur lit avec tous ses ornements ainsi que leur cheval et leurs armes. Cet usage fut un de ceux que le clergé changea en obligation et en loi. De là ces revenus immenses puisqu’il falloit à la mort racheter son lit. Bientôt il fallut payer pour les trois premières nuits des noces ; la sépulture fut refusée à tout individu qui, dans son testament, n’abandonnoit pas aux prêtres une partie de ses biens, etc. Voy. du Cange, Glossar. lat. aux mots Lectus, Testamentum. Saint-Foix, Essais hist. sur Paris, tom. I, p. 114. Le Grand d’Aussy, Fabliaux, tom. I, p. 321.
  171. Dès les premiers temps de la monarchie, la France faisoit un grand commerce avec Constantinople alors le dépôt de toutes les marchandises d’Orient. On en tiroit des étoffes de soie richement brodées, de la pourpre, des pelleteries, et sur-tout des épices dont le débit étoit considérable.

    Voy. plus bas la note du Lai de Lanval.

  172. Garwal est une corruption du Wer-Wolf des Teutons ou Were-wolf des Anglois, le même que le λυχανθρωπος des Grecs, homme-loup, loup-garou, homme qui a le pouvoir de se transformer en loup. Il ne paroît pas que ce mot de Garwal se soit conservé en Normandie jusqu’à nos jours. Bisclavaret que Ritson (Loc. cit., tom. III, p. 331) prétend être la corruption et même l’altération faite à dessein de Bleiz-Garv, loup-méchant, ne se trouve pas davantage chez les Bretons qui disent encore Den-bleis (homme-loup), ce qui est absolument la même chose que Were-Wolf ou Garwal. Ces deux mots se trouvent encore dans le françois loup-garou, c’est-à-dire, mot-à-mot, homme-loup. On devroit dire Garou tout court. Voy. Rostrenen au mot garou, et le Pelletier au mot garw.
  173. Ms. du Roi, no 7989, fo 54, ro col. i ; bibliothèque Harléiène, ms. no 978 et bibl. Cottoniène, Vespasien, B. XIV. Cette pièce a été traduite par le Grand d’Aussy, Fabliaux, in-8o, tom. i, p. 93. Il en existe une ancienne traduction en vers anglois par Thomas Chestre, ms. bibl. Cottoniène, Caligula, A. II. imprimée dans le recueil de Ritson, tom. I, p. 170 ; les notes sont placées à la fin du vol. III, p. 242.
  174. En ancien anglois Launfal. J’avois eu dessein d’expliquer les divers noms donnés aux personnages de Lais, noms qui appartiennent incontestablement à notre Bretagne. Mon peu de connoissance dans la langue Bretonne, les systèmes exagérés auxquels elle a donné lieu, l’abus qu’on en a fait, la crainte de tomber dans les mêmes erreurs, telles sont les causes qui m’ont fait supprimer cette partie de mon travail.
  175. Voy. ci-dessus la note 4, p. 36.
  176. Le texte porte les escos, Écossois. Mais dans le moyen âge Hibernia et Scottia, étoient synonymes et ne désignoient que l’Irlande. Voy. Letronne, Recherches sur Dicuil, pag. 7 et 8. Quant aux Pis, ces derniers doivent être les Bretons d’Angleterre, sans doute une peuplade habitant les frontières du Glamorganshire en Galles, qui n’étoit pas encore soumise.
  177. Ces présents consistoient en dignités, en terres, en chevaux, en armures, en habits. Voy. État de la Poésie françoise, dans les XIIe et XIIIe siècles, p. 87.
  178. Dans la version angloise de Thomas Chestre, on nomme parmi les chevaliers présents, Perceval le Gallois, le sage Gauvain, neveu du Roi Arthur, Gaheris ou Gueresches, Agravain l’orgueilleux, tous deux frères de Gauvain, Lancelot du Lac, fils de Ban de Benoist, roi dans la petite Bretagne, Messire Yvain, fils du roi Urien, Galebaut, roi d’Outre-les-Marches, Messire Keux, sénéchal d’Arthur, etc. Voy. Ritson. Loc. cit., tom. I, p. 171, tom. III, p. 245 et 255.
  179. Le Bliaud étoit un habillement de dessus, une sorte de robe qui enveloppoit, ce que les dames pourroient appeler redingotte du matin.
  180. Le mot Pourpre ne signifioit pas toujours une couleur rouge et sanguine, mais il servoit à désigner toutes les couleurs qui ont beaucoup d’éclat. Il en étoit de même chez les Grecs qui les nommoient λαμπρώς, et λαμπροτάτος, et les Romains Coccum, Hysginum et Purpureus. C’est ce qui sert à expliquer pourquoi nos anciens poëtes ont toujours désigné la couleur de la pourpre. On en trouve de couleur noire, blanche, grise, rousse, bise, verte, sanguine, bleue, vermeille, etc. Le Grand, Fabliaux, in-8o, tom. i, p. 109, cite plusieurs autorités à cet égard ; au vers 565 de cette pièce, il est fait mention d’un manteau de pourpre grise, comme au vers 102, d’un manteau de pourpre Alexandrine. C’étoit la plus belle et la plus estimée ; on la tiroit d’Alexandrie, où les Italiens qui faisoient alors exclusivement le commerce de la Méditerranée, alloient la chercher.

    Ses mantiax fu et ses bliaus
    D’une porpre noire, estelée
    D’or, et n’étoit mie pelée.

    Rom. de Perceval, ms. de l’Arsenal ; fo 8, ro col. i.

  181. Je n’ai pu découvrir où étoit situé le pays ou la terre de Lains.
  182. Le verbe Castier signifioit recommander, inviter, donner avis, conseiller, instruire, et non corriger, châtier.
  183. Dans tous les repas l’usage étoit, avant de se mettre à table, de commencer par se laver les mains. Cette cérémonie, chez les grands, s’annonçoit au son du cor, c’est ce qu’on appelloit corner l’eau, et chez les moines, elle s’annonçoit au son d’une cloche. Voy. 2e édit. de la Vie privée des François, tom. III p. 310. Glossaire de la langue romane, tom. i, p. 301 et Supplément au mot corner l’eau.
  184. Sous ce nom étoient compris les jongleurs, les conteurs et les trouverres, troupe extrêmement famélique. C’étoit faire le plus grand éloge d’un chevalier, que de dire de lui qui étoit large ou libéral envers les ménestriers et les pauvres chevaliers.
  185. C’est la reine Genèvre ou Genièvre, fille de Léodogogan, roi de Thamelide, femme du roi Arthur, si connue par ses amours avec le beau Lancelot du Lac, fils du roi Ban de Benoit. Voy. Ritson, Loc. cit., tom. III, p. 235 et 246. Ces noms de Genèvre ou Genièvre, paroissent être formés du breton Gwenn, blanc et eure femme ; c’est-à-dire la blanche femme.
  186. Gauvain, fils de Loth, roi d’Orcanie et d’une fille d’Iguerne, mère d’Arthur. Il étoit le conseiller de ce prince, et fut l’un des plus vaillants chevaliers de la table ronde. Nos anciens romanciers ne le désignent que sous le nom du sage Gauvain. Voy. Ritson. Loc. cit., tom. III, p. 228.
  187. Messire Yvain, fils du roi Urien, l’un des rois vassaux d’Arthur, Voy. Ritson Loc. cit., tom. III, p. 225.
  188. Voy. la note I sur le Lai de Gugemer, p. 57.
  189. Les plèges étoient des seigneurs qui se rendoient caution d’un accusé dont ils répondoient. Celui-ci conservoit sa liberté, et par conséquent avoit toute la facilité de prouver son innocence. Voy. le Grand d’Aussy, Fabliaux, in-8o, tom. I, p. 14.
  190. Ce vers très-fautif est ainsi dans le manuscrit.
  191. On lit dans le man. crois, la croix, c’est une faute ; Dois, dais est le mot qui convient.

    Quant li Roi, fut au Deis assiz,
    A la costume del païz.

    Roman du Brut, cité par Ellis, dans Specimens of the early english poets, tom. i p. 46.

  192. Le cheval blanc étoit réservé aux souverains dans les marches solennelles, ou lorsqu’ils entroient dans quelques-unes de leurs villes.
  193. Nos Dames pour notre maîtresse.
  194. Cet oiseau et ce chien, signes de noblesse, annonçoient l’illustre origine de la maîtresse de Lanval.
  195. Voy. la note sur la fable XLVIII Dou Villain ki norri une Choe et le Grand d’Aussy, Fabliaux, in-8o, tom. I, p. 118.
  196. Voy. notice sur les Lais, p. 37 : note 1.
  197. Le prieuré des Deux Amants, l’une des plus anciennes fondations de la Normandie, est situé sur une montagne élevée de 350 pieds au-dessus de la Seine. Sa position lui donne une des vues les plus agréables de la France. Les poëtes ont donné à ce prieuré une origine romanesque rapportée dans le Journal de Paris (8 mars 1779), par Millin, Antiquités Nationales, tom. II, ch. XVII, Duplessis, Description de la haute et basse Normandie, tom. II, p. 331. G. F. La Rochefoucauld, Notice hist, sur l’arrondissement des Andelis, p. 50 et suivantes.

    Il y avoit à Lyon une communauté de religieuses, dite le monastère des Deux Amants, à cause d’un monument antique appellé le tombeau des Deux Amants, qui a été démoli en 1707. On trouve dans le Voyage Pittoresque de l’Espagne, tom. III, une montagne des Deux Amants.

  198. Pistres, aujourd’hui Pître, en latin Pistœ, Pistis, ancien château royal, situé sur les bords de la Seine, à trois lieues au-dessus de Rouen, vis-à-vis la ville de Pont-de-l’Arche, au confluent de l’Andelle et de l’Eure. Charles-le-Chauve y avoit tenu un parlement en 862 ; puis il y fit construire une forteresse pour arrêter les courses des Normands qui s’y étoient d’abord établis, et qui en avoient voulu faire leur place d’armes. Acad. des Inscriptions, tom. XX, p. 94, 197, 112, 117, 141. La Chronique de Fontanelle, année 855, dit que le château étoit anciennement appellé Petremamulum.Usque Pistis castrum quod olim Petremamulum vocabatur. La Chronique de saint Bertin en fait aussi mention sous l’année 862.
    Sous la seconde race le château ou la ville de Pistres étoit assez considérable puisqu’il s’y tint un concile en 861. Orderic Vital, sous l’année 1119, parle de la vallée de Pistres ; Raoul Gualder, dit-il, donne à Raoul de Conches, le Pont saint Pierre et toute la Vallée de Pistres. Totamque Vallem de Pistris.
    Quant aux mots Pistreins, Pistriens, Pistrois, en latin Pistrienses, ils désignent non pas une nation, mais les habitants du château de Pistres, les chevaliers et les seigneurs qui y faisoient leur résidence. On sait que chez nos pères, presque toujours le Château désigne une ville, ayant des rues, des monuments, etc.
  199. Le ms. porte : Quant la novele est séue.
  200. Pas ne vodreit doner.

  201. Ne me porteriez pur rien.

  202. La ville de Salerne dans le royaume de Naples fut longtemps célèbre par son école et ses principes de médecine ; le grand nombre de charlatans qui, dans les XIIe et XIIIe siècles, remplissoient les différentes villes de France, et qui annonçoient y avoir étudié, fit tomber cette école dans le discrédit.

    Guillot de Provins termine sa Bible par une violente satire contre les médecins, et ceux de Salerne sont les plus
    maltraités. Dans le dit de l’Herberie, dont il existe plusieurs versions (no 1830, fo 89, ro col. i ; no 7218 ; no M 11/3 fonds de N. D., fo 34, ro), il est rapporté des cures opérées par les étudiants revenus de Salerne, que n’auroit pas dédaignées notre célèbre Molière.

  203. Il est souvent fait mention de Boivres ou breuvages dans les anciens romans et fabliaux. Tous en général ont des propriétés admirables et surnaturelles. On en peut juger par celui-ci qui doubloit les forces, les entretenoit dans le même état, et faisoit disparoître toute fatigue. Dans notre charmant Roman de Tristan, il est fait mention d’un Boivre amoureux ; c’est par sa vertu que le chevalier tollut à la blonde Yseult le doux nom de pucelle.
  204. Ms. fonds de l’église de Paris, M, fo.241 ro col. 2 et ms. no 7989, fo 47, ancien fonds. Ce Lai est entier dans le premier ms. ; le second ne comprend qu’un fragment de 160 vers. Voy. Ellis, Specimens of Early english metrical romances, tom. I, p. 137 — 190.
  205. Caer ou Kaer, en Breton, ville, toute espèce d’habitation. Ritson, loc. cit., tom. III, p. 331, pense que Caerwent est l’ancienne Ventura Silurum ou Chepstow, ville d’Angleterre, dans le Monmouthshire, sur la Wie.
  206. C’est sans doute la ville de Lincoln.
  207. Ce vers dont il est difficile de comprendre le sens est ainsi écrit dans le manuscrit.
  208. Voy. Ellis, loc. cit., tom. I, p. 152 et Ritson, ibid.
  209. Imitation d’Homère où Achille est plongé dans le Styx.
  210. Les Giez étoient les liens, les courroies, les attaches pour retenir les oiseaux de proie et pour leur bander les yeux.
  211. Il manque un vers dans le manuscrit.
  212. Dans un assez grand nombre de Romans et de Fabliaux on trouve de pareils aveux. La fée Mélior couchée avec Parthenopex de Blois, fait dans le lit sa profession de foi (Le Grand d’Aussy, Fabliaux, in-8o, tom. IV, p. 284. Notices des Manuscrits, tom. IX, 2e partie, p. 27). La dame des Belles-Cousines voulant rendre heureux le petit Jehan de Saintré, s’informe s’il pratique exactement les devoirs de la religion. Voy. Roman du Petit Jehan de Saintré, tom. I, chap. V, p. 32 et chap. IX, p. 72, voy. encore Le Grand, loc. cit., tom. I, p. 92, note (e).
  213. Dans le manuscrit le vers est ainsi écrit :

    Quant elle l’oy dont elle chiet pasmée

    Le texte est évidemment corrompu.

  214. Le manuscrit porte entrer, et à la rime aroser.
  215. Quel est ce peuple ? Je l’ignore. Mes recherches à cet égard ne m’ont rien appris.
  216. Je soupçonne que ce mot épuiement qu’au surplus je trouve ici pour la première fois, signifie la rampe d’un escalier ou les premières marches d’un péristyle.
  217. Ici commence le fragment qui se trouve dans le manuscrit no 7989 ² f° 47.
  218. La mort renoveler orront
    Por la tombe d’un marbre gris
    Et que il fut à tort occis.

  219. Ensemblement o son Seignor,
    Demora maint dis è maint jor,

  220. El Regne ne pot homs trover.

  221. Voyez la note sur le 7e vers du Lai de l’Espine et la note 4 de la page 36.
  222. Com il souloit venir à lui.

  223. L’aventure li a contée.

  224. En la pasmoison dévia.

  225. De l’espée qui fu son Père
    Avoit vengié lui et sa mère.

  226. Ci faut li Lais d’Eudemarec.

  227. Ms. museum Britannicum, Bibl. Harléiène, no 978 ; la traduction en vers anglois se trouve Bibl. Cottoniène Caligula, A. II.
  228. Laustic ou Lostik, pour le Eostik, l’Eaustic et l’E’austicg, signifie en breton, rossignol, petite queue, suivant les Dictionnaires de Rostrenen et de Pelletier. Lustig, en allemand, s’explique par gai, joyeux. On trouve dans les Ballades Écossoises de Jamieson, une explication de ce mot. Les Latins donnèrent quelquefois au rossignol le nom de Motacilla, c’est-à-dire hoche-queue, qui remue la queue ; et Linnée appelle cet oiseau Motacilla rufo-cinerea, genuum annulis cinereis. Voy. Aëdologie ou traité du Rossignol, p. 3.
  229. Pour Night’ingale, rossignol, chantre de nuit.
  230. C’est sans doute la ville de Saint-Malo, en Bretagne. Voy. d’Anville, Notice de l’ancienne Gaule, p. 50.
  231. Le mot Bachelier avoit plusieurs acceptions ; il signifioit jeune homme, adolescent, aspirant, étudiant, apprenti. On donnoit le titre de Bachelier au propriétaire d’une terre qui comprenoit autant d’étendue que vingt bœufs pouvoient en labourer dans un jour. La terre bacele ou bachele étoit composée de dix mas et il falloit quatre terres en bacele pour former une terre bannière. Le roi pouvoit conférer au possesseur d’une terre de quatre baceles, savoir : à la première bataille, la bannière ; à la seconde, le nommer banneret ; et à la troisième, lui accorder le titre de baron, (Voy. Glossaire de la langue Romane au mot bacele, tom. I, p. 120). C’est d’un homme de cette espèce dont il est question dans le Lai de Laustic.

    On donnoit encore le nom de Bachelier à des chevaliers pauvres qui fréquentoient les tournois, afin de faire des prisonniers et d’en retirer de fortes rançons ; ils étoient connus sous la dénomination de bas chevaliers.

  232. Suhtwales pour Southwales, dans la Galles méridionale.
  233. En anglois Norway, chemin du Nord.
  234. Guhtlande, pour le Jutland.
  235. Loengre, la ville, le pays de Logres, qui faisoient partie du Glamorghaushire en Galles.
  236. Cela tient sans doute à l’ancienne jurisprudence du pays de Galles. Voy. Houard, Anciennes Lois des François, conservées dans les coutumes angloises, tom. I, p. 416.
  237. Le Northumberland ; la Northumbrie est l’ancien royaume des Anglo-Saxons, situé entre la mer d’Allemagne et celle d’Irlande, borné au nord par l’Écosse, et au midi par l’ancien royaume de Mercie.

    Ce fut le roi Edmond qui, dans le Xe siècle, chassa les princes danois, et réunit la Northumbrie à la monarchie angloise.

  238. L’usage des bains domestiques introduit par les Romains, tant dans les Gaules que dans l’Angleterre étoit généralement répandu, sur-tout avant que les deux nations eussent adopté l’usage du linge.
  239. L’une des quatre villes du roi Arthur.
  240. Ville dans le comté de Hante, à l’embouchure du Test, vis-à-vis de l’île de Wigth.
  241. C’étoit après la bravoure, le plus grand éloge qu’on pouvoit faire d’un chevalier, que de dire qu’il étoit libéral ou généreux.
  242. Une aventure-à-peu près semblable se trouve dans le roman d’Hildebrand et d’Hadubrand son fils. Voy. Etat de la Poésie Françoise dans les XIIe et XIIIe siècles, p. 52 — 55.
  243. Cotte de mailles que les chevaliers avoient seuls le droit de porter, et qui se mettoit par-dessus le gambeson. Cette cotte couvroit la poitrine jusqu’au défaut des côtes, et descendoit jusqu’aux genoux.

    Voy. Daniel, Milice Françoise, tom. I, p. 45.

  244. Malheureux, infortuné, captivus.
  245. Sorte de banderole terminée en pointe que les chevaliers portoient au bout de leurs lances. Les rois portoient aussi cet ornement qui s’attachoit près du fer, à peu-près dans le même genre que dans les corps de lanciers polonois.
  246. Clameur martiale dont l’usage date de l’origine de la chevalerie, et qui finit par remplacer la chanson de Roland et autres chansons de geste. Le cri d’armes se prononçoit au commencement et au milieu du combat, pour animer les troupes ; lorsque le chef, le commandant des troupes, entraîné par son courage, venoit à être enveloppé par l’ennemi, le cri d’armes indiquoit qu’il avoit besoin de secours et que ses soldats devoient marcher pour le délivrer. On les divise en huit espèces dont la première et la plus ordinaire, est le cri des bannerets et des comtes, etc. La seconde espèce est le cri d’invocation ; la troisième le cri de résolution. La quatrième est le cri d’exhortation et la suivante est le cri de défi. La sixième est le cri de carnage et de terreur ; la septième espèce le cri d’événement ; enfin la huitième et dernière espèce est le cri de ralliement. Voy. sur les cris d’armes les XIe et XIIe dissertations de Du Cange, sur l’Histoire de saint Louis, p. 203.—225.
  247. Tristan de Léonois, chevalier de la table-ronde, étoit fils de Méliadus, roi de Léon, dans la petite Bretagne, et d’Ysabelle de Cornouailles. Le roman de Tristan est peut-être l’ouvrage le plus agréable de notre ancienne littérature. La traduction en prose françoise faite dans le xiie siècle est due à Luces du Gast, seigneur Normand, qui demeuroit à Salisbury. Le célèbre poëte Chrestien de Troyes, mit cet ouvrage en vers, et ce travail est malheureusement perdu. Deux autres poëtes Anglo-Normands, Thomas Rymer ou de Learmont et Thomas d’Ercildoune, l’ont également traduit en vers françois. M. Francis Douce, aussi connu par sa riche bibliothèque que par ses manières généreuses, possède un assez long fragment de cette version. Voy. Ritson, loc. cit., tom. III, p. 325. Tressan, Roman de Tristan ; Glossaire de la Langue Romane, tom. II, p 750 ; Etat de la Poésie Françoise dans les xiie et xiiie siècles, p. 145—153 et 471. M. Creuzé de Lessert, poëme des Chevaliers de la Table-Ronde, préface, etc.
  248. Yseult la Blonde, fille d’Argius, roi d’Irlande, et femme de Marc, roi de Cornouailles, oncle de Tristan. Elle fut surnommée la blonde pour ne pas la confondre avec Yseult aux blanches mains, fille de Houel, roi de la petite Bretagne, et femme de Tristan. La première avoit pour frère le chevalier le Morhoult, et la seconde, le chevalier Kéhédin.
  249. Voy. les Chevaliers de la Table Ronde, xxe chant.
  250. Marc, roi de Cornouailles, oncle de Tristan, et mari d’Yseult la Blonde.
  251. Dans la Galles méridionale ; il se pourroit que ce pays ait été le lieu de la naissance de Tristan. On sait que sa mère essuya beaucoup de disgrâces de la part de son mari, qui la chassa de chez lui quoiqu’elle fut enceinte. Elle mourut dans une forêt, peu de temps après avoir donné le jour à Tristan.
  252. Grande assemblée qui se tenoit ordinairement aux trois ou quatre grandes fêtes de l’année. Pendant sa tenue le roi portoit toujours la couronne sur sa tête. Voyez le Grand d’Aussy, Fabliaux et Contes, in-8o, tom. I, p. 25.
  253. Confidente et l’amie d’enfance d’Yseult la blonde, à laquelle elle donna une grande marque de son attachement.
  254. Voy. ci-dessus notice sur les Lais, p. 11 note 3.
  255. Eliduc remplissoit les fonctions de sénéchal, charge alors fort importante. Le sénéchal tenoit le premier rang à la cour, commandoit les armées, rendoit la justice et il avoit l’administration des biens de la maison du roi. Il est bon de faire observer que sous la première, la seconde et même sous une partie de la troisième race des rois de France, ces princes, comme la plupart des princes de l’Europe, vivoient du revenu de leurs terres. Ils possédoient des troupeaux immenses en bœufs, vaches, moutons, cochons, etc. dont ils tiroient de gros revenus.
  256. On a remarqué sans doute, et non sans surprise, que la princesse, logée dans le palais du roi son père, n’ait pas auprès d’elle quelques pucelles pour la servir. Il en est de même de la femme d’Eliduc, de cette bonne Guildeluec, laquelle, est représentée sans cesse entourée de chevaliers ou d’écuyers. Ici le chambellan de Guillardon est le confident, le conseiller et l’ambassadeur de sa maîtresse.
  257. On a déjà vu dans le Lai de Lanval, un exemple de lit servant de siége ; il étoit de l’honnêteté, après y avoir pris place, d’y faire asseoir la personne qu’on distinguoit davantage.
  258. Lorsqu’un chevalier se mettoit au service, ou devenoit soudoyer d’un prince étranger, les engagements entre les parties contractantes se faisoient mutuellement sous la religion du serment. Le code de probité et de religion se réduisoit à quatre préceptes qui nous donnent une idée bien peu avantageuse de la perfection chrétienne et de la morale du siècle. 1o Ne point mentir. 2o Secourir les dames. 3o Aller à la messe. 4o Jeûner. Quelquefois, mais rarement, on y ajoutoit les punitions corporelles et l’aumône. Ce dernier article ne pouvoit guère être mis en pratique par la raison que les chevaliers recevoient l’hospitalité dans tous les châteaux et qu’ils ne portoient point d’argent avec eux lorsqu’ils faisoient leurs expéditions.
  259. Attenter à l’honneur de son prince, étoit un crime de félonie, quand on étoit à son service ; quand on étoit vassal c’étoit un crime de lèse-féodalité qui entre autres peines, entraînoit la confiscation du fief. On peut voir des exemples de punition infligée pour le crime de félonie dans les lais de Lanval p. 231 et de Graelant.
  260. Ce jeu originaire de l’Inde fut porté par les Persans chez les Grecs et chez les Sarasins de qui l’apprirent nos croisés. Les échecs eurent en France une vogue prodigieuse. On voit au cabinet des antiques de la bibliothèque Royale plusieurs pièces qu’on dit avoir fait partie d’un échiquier qui auroit appartenu à Charlemagne. Voy. Freret, Mémoires de l’académie des Inscriptions et Belles-lettres, t. V, Th. Hyde, De Ludis orientalibus, et Thiers, Traité des jeux.

    Il ne faut pas s’étonner de voir un roi s’amuser à faire sa partie, sur-tout à un jeu qui exige une application soutenue et beaucoup de sang-froid. Il en est pour ainsi dire, du jeu des échecs, comme des entreprises de la vie ; il faut avoir long-temps médité sur les moyens d’obtenir un succès complet, de triompher de tous les obstacles de les avoir prévus. Ce jeu est d’ailleurs un délassement digne des deux guerriers, puisqu’il est encore une image de la guerre, et que la science du joueur consiste à gagner des temps, à ne jouer sans motif, ni sans avoir étudié les projets et pénétré les desseins les plus cachés de son adversaire.

  261. Il manque un vers. Il me semble qu’on pourroit lui substituer celui-ci :

    Del’ Cevalier qu’il entrepris.

  262. La chevalerie étant une sorte de prêtrise (voyez ci-dessus p. 8), la promesse du chevalier devenoit une chose sacrée du moment qu’elle étoit faite. Aussi n’étoit-il pas permis de douter de la véracité d’un fait rapporté par un chevalier, ou de l’entreprise dont il formoit le projet.
  263. Pareil événement se fait remarquer dans le roman de Tristan de Léonnois.

    Sadoc, fils de Bron, avoit sauvé du naufrage une jeune personne nommée Chélinde, fille du roi de Babylone. Sadoc lui offre sa main qu’elle accepte. Il n’y avoit pas long-temps qu’ils étoient mariés qu’un des beaux-frères de Chélinde devient amoureux de cette dame et la viole. L’époux instruit de cet attentat court venger son injure dans le sang du coupable et s’embarque pour retourner chez lui. Une tempête s’élève, le vaisseau est prêt à s’abymer. Un vieillard annonce à l’équipage que Dieu n’avoit suscité cet orage que pour punir le crime commis par l’un des passagers. En effet, Sadoc fait l’aveu de son double malheur, puis il se précipite dans la mer. Alors la tempête s’appaise, le ciel devient serein, et le vaisseau poursuit tranquillement sa route.

  264. Le texte porte en cimetière béni que j’ai traduit par église.

    Cet usage d’inhumer dans les temples étoit déjà commun dans le XIIe siècle ; on en peut voir la preuve dans le Lai d’Ywenec, p. 305 et 309.

  265. Pour Graalent-Mor, ainsi qu’on peut le voir à la fin.
  266. Ms. no 7989 ² fo 65, ro. Col. 2, et imprimé dans la nouvelle édition de Barbazan, tom. IV, p. 157.

    Ce manuscrit renferme une particularité assez remarquable, en ce qu’il offre la preuve que les Lais se chantoient. Il est transcrit de manière à être noté au premier vers de la pièce et à tous ceux qui commencent un alinéa. Il est à regretter que la portée qui est composée de cinq lignes, n’ait pas été notée.

    Le Grand d’Aussy a traduit ce Lai, il se trouve à la p. 120 du 1er volume in-8o de ses Fabliaux. Voyez encore le même ouvrage p. 107.

  267. Diva, dame, sorte d’exclamation du latin diva.
  268. Cheval d’Afrique, cheval barbe, cheval gris tirant sur
    le blanc. On disoit aussi auferant, du latin afer, africanus, en
    bas lat. aferanus. Voy. les Chroniques de saint Magloire, Fabliaux
    de Barbazan, nouvelle édition, tom. II, p. 221.
  269. Cette coutume de s’asseoir sur des lits et sur des tapis est fort ancienne. Voy. Le Grand, Fabliaux in-8o, tom. I, p. 94, tom. II, p. 208. Joinville, Histoire de St. Louis, édition de 1761, p. 14. Le Roy.... fesoit estendre tapis pour nous seoir entour li.
  270. Cette chasteté recommandée par Marie ainsi que ses
    autres enseignements sur l’amour, font connoître la doctrine
    mystique et raffinée en usage de son temps.
  271. Tullius Cicéron qui a fait un traité sur l’Amitié. Marie est un des poëtes de son temps qui avoit le plus lu et qui citoit assez souvent. On en voit quelques exemples, mais ils sont rares. Rutebeuf, Jean de Meung, et autres, citent assez souvent les auteurs anciens.
  272. Ce discours de Graelent est fort sage, sur-tout quand on saura qu’attenter à l’honneur de son seigneur étoit un crime de félonie, si l’on étoit à son service. L’exemple de Lancelot dont on pourroit s’autoriser, est encore plus à blâmer, selon les statuts de la chevalerie et les lois alors en usage. Lancelot étoit vassal, il commettoit un crime de lèse-féodalité qui, entre autres peines, entraînoit la confiscation du fief.
  273. None, la neuvième heure du jour, ou plutôt les trios quarts de la journée. Au temps de Marie, on comptait par vingt-quatre heures ; douze heures de nuit, et douze heures de jour, à la manière des anciens.
  274. Coute, couverture, coussin, lit de plume, de culcita.
  275. Paille, étoffe quelconque ; tenture, tapisserie. On disoit
    paile ou paille de soie, pour taffetas, satin ; paile de penne,
    fourrure, etc.
  276. Boufu, garniture, frange, ornement.
  277. Draps, habits, vêtements, hardes en général.
  278. Piéça, il y a long-temps.
  279. Voy. la note i sur le Lai de Lanval p. 233.
  280. Ancien proverbe.
  281. Delgies, bien faites, d’une taille élégante.
  282. Roventes, rouges, vermeilles.
  283. Au tan, au temps, lors de.
  284. A grant eslès, au grand galop, rapidement.
  285. Dex, deuil, tristesse.
  286. Et non gesdefers, comme l’avoit lu d’abord Sainte-Palaye
    dans la copie qu’il a faite de ce Lai ; ensuite Le Grand
    d’Aussy dans ses Fabliaux in-8o t. I, p. 120 et 132. Voy. Notices
    des Manuscrits, t. IX, seconde partie, p. 6.
  287. Il existoit en France une île Saint-Aaron. Elle a été renfermée dans la ville de Saint-Malo, au moyen d’une chaussée. Voy. sur Carlion, Karlyon, Caerléon, Ritson, Loc. cit. tom. III, p. 249 et 332, et ci-dessus, p. 37, à la note.
  288. Ms. Biblioth. Royale, no 7595, fo 481. vo col. I. Ce Lai a été traduit par Le Grand d’Anssy, Fabliaux, in-8o, t. III. p. 244. Voy. ci-dessus, p. 40, note 4.
  289. Voyez ci-dessus, p. 306 et 309.
  290. Marastre, belle-mère.
  291. Il manque un vers dans le manuscrit.
  292. Dedens un an ens sa Court.
  293. Voyez la note sur le Grand d’Aussy, in-8o, tom. III,
    p. 250, sur les Pas d’armes.
  294. Voici encore une preuve qu’on s’asseyoit sur des tapis. Voyez la note sur le Lai de Graelent.
  295. Ces deux Lais étoient fort célèbres, car il en est question dans plusieurs productions du temps. Ils sont malheureusement perdus, car le Grand d’Anssy, M. de la Rue et moi n’avons pu les retrouver. Ce dernier lai traduit en vieux anglois, a été publié dans le tom. II du Recueil de Ritson, et les notes sont tom. III, p. 333.
  296. Le Grand d’Aussy, pour répandre plus d’intérêt sur son héroïne, a jugé à propos d’ajouter, en parlant de la jeune princesse : « avec le secours de ses draps « qu’elle attacha le matin à sa fenêtre, tandis que les surveillantes dormoient encore, elle descendit dans le verger et se rendit au gué du Buisson. » On voit qu’il n’est rien de tout cela, et que la princesse ne se rend dans le verger que pour y faire sa prière.
  297. Le manuscrit porte estamés, est amés, ce qui est évidemment une faute.
  298. Ente, pied d’arbre, tronc, souche.
  299. Pour fait.
  300. On ne sait pourquoi Le Grand d’Aussy a transformé ce chevalier en géant qui, au son du cor, défie tout ce que la Bretagne nourrissoit de braves.
  301. Le manuscrit porte frainines.
  302. Hiès, attaches.
  303. Il faut qu’il y ait une lacune dans le manuscrit ; car sitôt le combat terminé avec le chevalier aux armes vermeilles, on voit le prince se mettre aux prises avec un second dont l’arrivée n’est point annoncée.
  304. On aura dû remarquer que cette expression ils ne quittèrent pas la selle, est plusieurs fois répétée. En effet, le grand art de la joute ou du combat à cheval, consistoit à savoir opposer adroitement son écu pour parer le coup, et sur-tout de bien se tenir en selle. Le cavalier désarçonné étoit enlevé, et jeté à huit ou dix pas au loin ; la pesanteur de l’armure l’empêchant de pouvoir se relever, sitôt après sa chûte, l’homme renversé étoit à la merci du vainqueur, dans les combats à outrance. Souvent il arrivoit aux jouteurs habiles d’être renversés avec leurs chevaux, et alors, si ce dernier ne vidoit pas les arçons, il n’étoit pas censé vaincu. Aussi étoit-il sévèrement défendu de se faire attacher à la selle ; et dans les tournois, les hérauts étoient chargés de s’en assurer.
  305. Je regrette bien de n’avoir pas découvert un second manuscrit pour confronter. Car voilà un cheval à la conservation duquel on semble attacher une grande importance, et sur lequel le poëte devoit avoir fourni des renseignements.