Souvenirs (Tocqueville)/Texte entier

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Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. Gt.-431).
SOUVENIRS
DE
ALEXIS DE TOCQUEVILLE
PUBLIÉS PAR
LE COMTE DE TOCQUEVILLE
PARIS
CALMANN LÉVY, EDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3

1893

AVANT-PROPOS

« C’est tousiours plaisir de veoir les choses escriptes par ceux qui ont essayé comme il les faut conduire.

» Montaigne. »

Alexis de Tocqueville, qui était entré dans la vie politique en 1839, se trouvait au moment de la révolution de Février dans la force de l’âge et dans toute la maturité de son talent. Résolu à se consacrer à la défense des intérêts de la société et du pays, il s’engagea dans la lutte et fut l’un des premiers, parmi ces hommes de grand cœur et de bonne foi, qui tentèrent alors de maintenir la république dans des voies sages et modérées, en évitant pour elle le double écueil du césarisme d’un côté et de la révolution de l’autre : périlleuse et ingrate entreprise, dont un esprit aussi clairvoyant que le sien ne pouvait se dissimuler les difficultés et dont il présageait de bonne heure l’éphémère durée.

Après la chute de son court ministère rempli de tant de soucis et de si fortes agitations, se croyant écarté pour un temps (ce devait être pour toujours) de la conduite des affaires publiques, il voulut trouver d’abord en Normandie, puis à Sorrente, dans la baie de Naples, le repos et la tranquillité, qui lui étaient nécessaires. Mais l’esprit n’est point d’ordinaire l’esclave docile de la volonté, et le sien, pour lequel l’inaction était une véritable souffrance, fut dès lors en travail cherchant un objet digne de le captiver et le trouvant bientôt dans ce grand drame de la révolution française, qui l’attirait invinciblement et qui devait être la matière de son œuvre la plus parfaite.

C’est dans le même moment et au milieu des graves préoccupations que lui donnaient d’un autre côté les nouvelles tous les jours plus sombres de la situation du pays, qu’Alexis de Tocqueville écrivit les Souvenirs, que nous publions aujourd’hui, simples notes jetées sur des feuilles volantes, au courant de la plume, à bâtons rompus, et dont il ne devait autoriser la publication qu’à la fin de sa vie sur les instances de ses amis les plus intimes. Il prit goût à envisager encore et à retracer ainsi les événements auxquels il venait d’être mêlé et dont l’image semblait d’autant plus fugitive et d’autant plus précieuse à fixer que d’autres événements arrivaient soudain précipitant la crise et changeant la face des choses. Tels ces voyageurs qui, au cours d’une aventureuse traversée, ont rencontré au milieu des récifs une île abrupte et sauvage, où ils ont abordé et vécu quelques jours et qui, au moment de s’éloigner à jamais de ses rivages et avant qu’elle disparaisse à leurs yeux dans l’immensité des flots, jettent sur elle un long et mélancolique regard. Déjà l’Assemblée n’avait plus d’indépendance, déjà s’effondrait le régime de la liberté constitutionnelle dont la France vivait depuis trente-trois ans ; déjà, suivant un mot célèbre : « l’Empire était fait. »

Nous sommes aujourd’hui bien placés pour juger l’époque dont ces Souvenirs font le récit, car elle semble encore reculée loin de nous par les révolutions, les guerres, les malheurs mêmes, que le pays a subis depuis, et ne nous apparaît plus que dans cette sorte de demi-teinte qui laisse surtout bien voir les grandes lignes, tout en permettant aux yeux plus perspicaces ou plus scrutateurs de découvrir encore les traits secondaires ; assez proches de ces temps pour en recueillir des témoignages de la bouche même des survivants, assez éloignés pour que les passions en soient apaisées et les rancunes éteintes, nous ne saurions manquer ni de lumières, ni d’impartialité. Quelle impression, par exemple, avons-nous gardée de cette image de Ledru-Rollin qui pourtant terrifiait nos pères ? Notre génération n’a-t-elle pas vu à l’œuvre Raoul Rigault et Delescluze ? Quel étonnement pourraient causer les théories de Louis Blanc ou de Considérant dans un temps où leurs idées sont devenues monnaie courante et où la plupart des hommes politiques croient devoir se barbouiller d’une teinte de socialisme quelconque, que ce soit socialisme chrétien, socialisme d’État ou socialisme révolutionnaire ? Cormenin, Marrast, Lamartine n’appartiennent-ils pas aussi bien à l’histoire que Sieyès, Pétion ou Mirabeau ; et n’apprécions-nous pas d’un esprit aussi libre les hommes et les événements de 1848 que ceux de 1830 ou ceux de 1789 ?

Ces jugements de la postérité, Alexis de Tocqueville a eu le rare mérite de les devancer, et si nous recherchons le secret de cette sorte de prescience, de cette hauteur de vue particulière dont il était doué, nous voyons que, n’appartenant à aucun parti, il restait au-dessus de tous ; que, ne dépendant d’aucun chef, il gardait les mains libres et que, n’ayant point de vulgaire ambition, il réservait ses efforts pour le noble but qu’il déclarait vouloir atteindre, le triomphe de la liberté et de la dignité humaine.

On lira sans doute avec intérêt dans ces Souvenirs le récit des journées de révolution retracé par un des témoins les plus autorisés et l’on y suivra avec attachement les péripéties de ce court ministère dirigé avec tant de droiture et de talent ; mais ce qu’on aimera surtout à y trouver, ce sont les larges aperçus d’un grand esprit sur l’ensemble de notre histoire et ses hautes considérations sur l’avenir du pays et de la société, ce sont ces jugements si fermes et si consciencieux sur ses contemporains, ces portraits enfin dessinés de main de maître, toujours ressemblants et toujours vivants. Il semble qu’en lisant cette œuvre intime, qui n’a été ni revue, ni corrigée par son auteur, nous approchions davantage des sentiments, des désirs, des aspirations, j’allais dire des rêves de ce rare esprit, de ce grand cœur poursuivant si ardemment la chimère du bien absolu, que rien ne parvenait à le satisfaire ni dans les institutions, ni dans les hommes.

Quelques années s’écoulèrent, l’empire s’effondra dans un terrible désastre. Alexis de Tocqueville n’était plus, et l’on peut dire que ce fut alors pour le pays un vide irréparable. Qui sait le rôle qu’il eût été appelé à jouer, l’influence qu’il aurait pu avoir pour démasquer les coupables intrigues et déjouer les mesquines ambitions dont, après vingt années, nous portons encore le poids ? Éclairé par la dure épreuve de 1848, aurait-il encore tenté cette expérience, qui ne peut être qu’un éternel provisoire, de gouverner la république avec l’appui des monarchistes ? Persuadé comme il l’était que « le gouvernement républicain n’est pas le mieux approprié aux besoins de la France », que ce « gouvernement sans contrepoids promet toujours plus, mais donne toujours moins de liberté que la monarchie constitutionnelle », n’est-ce pas à cette dernière qu’il serait venu demander la sauvegarde de cette liberté qui lui était si chère ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’eût « jamais subordonné au besoin de se maintenir celui de rester lui-même ».

Nous avons pensé que la génération actuelle, qui a si rarement l’occasion de rencontrer un caractère, s’arrêterait volontiers devant cette fière et grande figure. Elle aimera, nous n’en doutons pas, à vivre pendant quelques moments dans ces hautes régions où elle ira chercher de fortes leçons ; elle y trouvera l’exemple de la vie publique la plus noble et la plus fidèle à ses premières aspirations, la plus remplie de ces deux grandes choses : le culte de l’honneur et la passion de la liberté.

COMTE DE TOCQUEVILLE.

PREMIÈRE PARTIE

Écrite en juillet 1850 à Tocqueville.

I

Origine et caractère de ces Souvenirs. — Physionomie générale de l’époque qui a précédé la révolution de 1848. — Signes avant-coureurs de cette révolution.

Éloigné momentanément du théâtre des affaires, je suis réduit, au milieu de ma solitude, à me considérer un instant moi-même, ou plutôt à envisager autour de moi les événements contemporains dans lesquels j’ai été acteur ou dont j’ai été témoin. Le meilleur emploi que je puisse faire de mes loisirs me paraît être de retracer ces événements, de peindre les hommes qui y ont pris part sous mes yeux, et de saisir et graver ainsi, si je puis, dans ma mémoire, les traits confus qui forment la physionomie agitée de mon temps.

En prenant cette résolution, j’en ai pris une autre à laquelle je ne serai pas moins fidèle ; ces souvenirs seront un délassement de mon esprit et non point une œuvre de littérature. Ils ne sont retracés que pour moi seul. Cet écrit sera un miroir dans lequel je m’amuserai à regarder mes contemporains et moi-même, et non point un tableau que je destine au public. Mes meilleurs amis n’en auront point connaissance, car je veux conserver la liberté de peindre sans flatterie et moi et eux-mêmes. Je veux rechercher sincèrement quels sont les motifs secrets qui nous ont fait agir, eux et moi aussi bien que les autres hommes, et, les ayant compris, les dire. En un mot, je veux que l’expression de mes souvenirs soit sincère et, pour cela, il est nécessaire qu’elle reste entièrement secrète.

Mon intention n’est pas de faire remonter mes souvenirs plus haut que la révolution de 1848, ou de les conduire au delà de ma sortie du ministère, le 30 octobre 1849. C’est dans ces limites seulement que les événements que je veux peindre ont quelque grandeur, ou que ma position m’a permis de les bien voir.

J’ai vécu, quoique assez à l’écart, au milieu du monde parlementaire des dernières années de la monarchie de Juillet. Toutefois, j’aurais peine à retracer d’une manière distincte les événements de ce temps si proche et cependant resté si confus dans ma mémoire. Je perds le fil de mes souvenirs au milieu de ce labyrinthe de petits incidents, de petites idées, de petites passions, de vues personnelles et de projets contradictoires, dans lequel s’épuisait la vie des hommes publics d’alors. Il ne me reste bien présent à l’esprit que la physionomie générale de cette époque ; car je la considérais souvent avec une curiosité mêlée de crainte, et je discernais nettement les traits particuliers qui la caractérisaient.

Notre histoire, de 1789 à 1830, vue de loin et dans son ensemble, ne doit apparaître que comme le tableau d’une lutte acharnée entre l’ancien régime, ses traditions, ses souvenirs, ses espérances et ses hommes représentés par l’aristocratie, et la France nouvelle conduite par la classe moyenne. 1830 a clos cette première période de nos révolutions ou plutôt de notre révolution, car il n’y en a qu’une seule, révolution toujours la même à travers des fortunes diverses, que nos pères ont vu commencer et que, suivant toute vraisemblance, nous ne verrons pas finir. En 1830, le triomphe de la classe moyenne avait été définitif et si complet que tous les pouvoirs politiques, toutes les franchises, toutes les prérogatives, le gouvernement tout entier se trouvèrent renfermés et comme entassés dans les limites étroites de cette seule classe, à l’exclusion, en droit, de tout ce qui était au-dessous d’elle et, en fait, de tout ce qui avait été au-dessus. Non seulement elle fut ainsi la directrice unique de la société, mais on peut dire qu’elle en devint la fermière. Elle se logea dans toutes les places, augmenta prodigieusement le nombre de celles-ci et s’habitua à vivre presque autant du Trésor public que de sa propre industrie.

À peine cet événement eut-il été accompli, qu’il se fit un très grand apaisement dans toutes les passions politiques, une sorte de rapetissement universel en toutes choses et un rapide développement de la richesse publique. L’esprit particulier de la classe moyenne devint l’esprit général du gouvernement ; il domina la politique extérieure aussi bien que les affaires du dedans : esprit actif, industrieux, souvent déshonnête, généralement rangé, téméraire quelquefois par vanité et par égoïsme, timide par tempérament, modéré en toute chose, excepté dans le goût du bien-être, et médiocre ; esprit, qui, mêlé à celui du peuple ou de l’aristocratie, peut faire merveille, mais qui, seul, ne produira jamais qu’un gouvernement sans vertu et sans grandeur. Maîtresse de tout comme ne l’avait jamais été et ne le sera peut-être jamais aucune aristocratie, la classe moyenne, devenue le gouvernement, prit un air d’industrie privée ; elle se cantonna dans son pouvoir et, bientôt après, dans son égoïsme, chacun de ses membres songeant beaucoup plus à ses affaires privées qu’aux affaires publiques et à ses jouissances qu’à la grandeur de la nation.

La postérité, qui ne voit que les crimes éclatants et à laquelle, d’ordinaire, les vices échappent, ne saura peut-être jamais à quel degré le gouvernement d’alors avait, sur la fin, pris les allures d’une compagnie industrielle, où toutes les opérations se font en vue du bénéfice que les sociétaires en peuvent retirer. Ces vices tenaient aux instincts naturels de la classe dominante, à son absolu pouvoir, au caractère même du temps. Le roi Louis-Philippe avait peut-être contribué à les accroître.

Ce fut un singulier composé que ce prince, et il faudrait l’avoir vu plus longtemps et de plus près que je ne l’ai fait pour pouvoir le peindre en détail.

Quoique je n’aie jamais été dans ses Conseils, j’ai eu cependant assez souvent l’occasion de l’approcher. La dernière fois que je le vis de près, ce fut peu de temps avant la catastrophe de février. J’étais alors directeur de l’Académie française et j’avais à entretenir le roi de je ne sais quelle affaire relative à ce corps ; après avoir traité la question, qui m’avait amené, j’allais me retirer ; le roi me retint, s’assit sur une chaise, me fit asseoir sur une autre et me dit familièrement : « Puisque vous voilà, monsieur de Tocqueville, causons ; je désire que vous me parliez un peu d’Amérique. » Je le connaissais assez pour savoir que cela voulait dire : je vais parler d’Amérique. Il en parla en effet fort curieusement et fort longuement, sans que j’eusse la possibilité ni même le désir de placer un mot, car il m’intéressait réellement. Il peignait les lieux comme s’il les voyait ; il se rappelait les hommes distingués qu’il avait rencontrés il y avait quarante ans, comme s’il les eût quittés d’hier ; il citait leurs noms, leurs prénoms, disait l’âge qu’ils avaient alors, contait leur histoire, leur généalogie, leur descendance avec une exactitude merveilleuse et des détails infinis sans être ennuyeux. D’Amérique et sans souffler il revint en Europe, me parla de toutes nos affaires étrangères ou intérieures avec un abandon incroyable, car je n’avais nul droit à sa confiance, me dit grand mal de l’empereur de Russie, qu’il appela Monsieur Nicolas, traita en passant lord Palmerston comme un polisson, et finit par m’entretenir longuement des mariages espagnols, qui venaient d’avoir lieu et des embarras qu’ils lui suscitaient du côté de l’Angleterre : « La reine m’en veut beaucoup, dit-il, et se montre fort irritée, mais, après tout, ajouta-t-il, ces criailleries ne m’empêcheront pas de mener mon fiacre. » Quoique cette locution datât de l’ancien régime, je pensai qu’il était douteux que Louis XIV s’en fût jamais servi après avoir accepté la succession d’Espagne. Je crois, du reste, que Louis-Philippe se trompait, et, pour emprunter son langage, les mariages espagnols ont fort contribué à faire verser son fiacre.

Au bout de trois quarts d’heure, le roi se leva, me remercia du plaisir que notre conversation lui avait procuré (je n’avais pas dit quatre mots) et me congédia, enchanté évidemment de moi comme on l’est d’ordinaire de tout homme devant lequel on croit avoir bien parlé. Ce fut la dernière fois qu’il m’entretint.

Ce prince improvisait réellement les réponses qu’il faisait, même dans les moments les plus critiques, aux grands corps de l’État ; il avait dans ces circonstances la même faconde que dans sa conversation, mais moins de bonheur et de traits. En pareil cas, il devenait souvent obscur, parce qu’il se lançait, hardiment et, pour ainsi dire tête baissée, dans de longues phrases dont il n’avait pu d’avance mesurer l’étendue ni apercevoir le bout, et dont il sortait enfin de force par une vraie voie de fait, en brisant le sens et en ne terminant pas la pensée.

Dans ce monde politique ainsi composé et ainsi conduit, ce qui manquait le plus, surtout vers la fin, c’était la vie politique elle-même. Elle ne pouvait guère naître ni se soutenir dans le cercle légal que la constitution avait tracé ; l’ancienne aristocratie était vaincue, le peuple était exclu. Comme toutes les affaires se traitaient entre les membres d’une seule classe, dans son intérêt, dans son esprit, on ne pouvait trouver de champ de bataille où de grands partis puissent se faire la guerre. Cette singulière homogénéité de position, d’intérêt et, par conséquent, de vues, qui régnait dans ce que M. Guizot avait appelé le pays légal, ôtait aux débats parlementaires toute originalité, toute réalité, partant toute passion vraie. J’ai passé dix ans de ma vie dans la compagnie de très grands esprits, qui s’agitaient constamment sans pouvoir s’échauffer et qui employaient toute leur perspicacité à découvrir des sujets à dissentiments graves sans en trouver.

D’une autre part, la prépondérance que le roi Louis-Philippe avait acquise dans les affaires et qui faisait qu’il ne fallait jamais se laisser entraîner très loin des idées de ce prince, pour ne pas s’éloigner en même temps du pouvoir, réduisait les différentes couleurs des partis à de petites nuances et la lutte à des querelles de mots. Je ne sais si jamais Parlement (sans en excepter l’Assemblée constituante, je dis la vraie, celle de 1789) a jamais renfermé plus de talents variés et brillants que n’en contenait le nôtre durant les dernières années de la monarchie de Juillet. Cependant, je puis affirmer que ces grands orateurs s’ennuyaient fort à s’écouter entre eux, et, qui pis était, la nation entière s’ennuyait à les entendre. Elle s’habituait insensiblement à voir dans les luttes des Chambres des exercices de l’esprit plutôt que des discussions sérieuses et, dans tout ce qui divisait les différents partis parlementaires, — majorité, centre gauche ou opposition dynastique, — des querelles intérieures entre les enfants d’une même famille cherchant à se friponner les uns les autres. Quelques faits éclatants de corruption découverts par hasard lui en faisant supposer partout de cachés, lui avaient persuadé que toute la classe qui gouvernait était corrompue, et elle avait conçu pour celle-ci un mépris tranquille, qu’on prenait pour une soumission confiante et satisfaite.

Le pays était alors divisé en deux parts ou plutôt en deux zones inégales : dans celle d’en haut, qui seule devait contenir toute la vie politique de la nation, il ne régnait que langueur, impuissance, immobilité, ennui ; dans celle d’en bas, la vie politique, au contraire, commençait à se manifester, par des symptômes fébriles et irréguliers que l’observateur attentif pouvait aisément saisir.

J’étais un de ces observateurs et, bien que je fusse loin d’imaginer que la catastrophe fût si proche et dût être si terrible, je sentais l’inquiétude naître et grandir insensiblement dans mon esprit et s’y enraciner de plus en plus l’idée que nous marchions vers une révolution nouvelle. Cela marquait un grand changement dans ma pensée, car l’apaisement et l’aplatissement universel, qui avaient suivi la révolution de Juillet, m’avaient fait croire, pendant longtemps, que j’étais destiné à passer ma vie dans une société énervée et paisible. Et qui n’eût regardé, en effet, que le dedans de la fabrique du gouvernement en eût été convaincu. Tout y semblait combiné pour produire, avec les rouages de la liberté, un pouvoir royal prépondérant presque jusqu’au despotisme ; et, en réalité, ce résultat s’y produisait sans effort par le mouvement régulier et paisible de la machine. Le roi Louis-Philippe était persuadé que, tant qu’il ne porterait pas la main lui-même sur ce bel instrument et le laisserait opérer suivant ses règles, il était à l’abri de tous les périls. Il ne s’occupait qu’à le tenir en ordre et à le faire fonctionner suivant ses propres vues, oubliant la société elle-même sur laquelle cette ingénieuse mécanique était posée ; il ressemblait à cet homme qui refusait de croire qu’on eût mis le feu à sa maison parce qu’il en avait la clef dans sa poche. Je ne pouvais avoir les mêmes intérêts et les mêmes soins, et cela me permettait de percer au travers du mécanisme des institutions et de la masse des petits faits journaliers pour considérer l’état des mœurs et des opinions dans le pays. Là, je voyais clairement apparaître plusieurs des signes qui annoncent d’ordinaire l’approche des révolutions et je commençais à croire que, en 1830, j’avais pris la fin d’un acte pour la fin de la pièce.

Un petit écrit resté inédit, que je composai alors, et un discours que je prononçai au commencement de 1848 témoignent de ces préoccupations de mon esprit.

Plusieurs de mes amis parlementaires s’étaient réunis au mois d’octobre 1847 dans le but de s’entendre quant à la marche à suivre dans la session législative prochaine. Il fut convenu que nous publierions un programme sous forme de manifeste, et je fus chargé de ce travail : depuis, l’idée de cette publication fut abandonnée, mais j’avais rédigé la pièce qui m’avait été demandée. Je la retrouve dans mes papiers et j’en extrais les phrases que voici. Après avoir peint la langueur de la vie parlementaire, j’ajoutais :

« Le temps viendra où le pays se trouvera de nouveau partagé entre deux grands partis. La Révolution française, qui a aboli tous les privilèges et détruit tous les droits exclusifs, en a partout laissé subsister un, celui de la propriété. Il ne faut pas que les propriétaires se fassent illusion sur la force de leur situation, ni qu’ils s’imaginent que le droit de propriété est un rempart infranchissable parce que, nulle part jusqu’à présent, il n’a été franchi, car notre temps ne ressemble à aucun autre. Quand le droit de propriété n’était que l’origine et le fondement de beaucoup d’autres droits, il se défendait sans peine ou plutôt il n’était pas attaqué ; il formait alors comme le mur d’enceinte de la société dont tous les autres droits étaient les défenses avancées ; les coups ne portaient pas jusqu’à lui ; on ne cherchait même pas sérieusement à l’atteindre. Mais aujourd’hui que le droit de propriété n’apparaît plus que comme le dernier reste d’un monde aristocratique détruit, lorsqu’il demeure seul debout, privilège isolé au milieu d’une société nivelée, qu’il n’est plus à couvert derrière beaucoup d’autres droits plus contestables et plus haïs, il n’en est plus de même ; c’est à lui seul maintenant à soutenir chaque jour le choc direct et incessant des opinions démocratiques…

» …Bientôt, ce sera entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas que s’établira la lutte politique ; le grand champ de bataille sera la propriété, et les principales questions de la politique rouleront sur des modifications plus ou moins profondes à apporter au droit des propriétaires. Nous reverrons alors les grandes agitations publiques et les grands partis.

» Comment les signes précurseurs de cet avenir ne frappent-ils pas tous les regards ? Croit-on que ce soit par hasard, par l’effet d’un caprice passager de l’esprit humain, qu’on voit apparaître de tous côtés ces doctrines singulières, qui portent des noms divers, mais qui toutes ont pour principal caractère la négation du droit de propriété, qui, toutes, du moins tendent à limiter, à amoindrir, à énerver son exercice ? Qui ne reconnaît là le dernier symptôme de cette vieille maladie démocratique du temps dont peut-être la crise approche ? »

J’étais plus explicite encore et plus pressant dans le discours que j’adressais à la Chambre des députés le 29 janvier 1848 et qu’on peut lire au Moniteur du 30.

En voici les principaux passages :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« …On dit qu’il n’y a point de péril, parce qu’il n’y a pas d’émeute ; on dit que, comme il n’y a pas de désordre matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous.

» Messieurs, permettez-moi de vous dire que je crois que vous vous trompez. Sans doute, le désordre n’est pas dans les faits, mais il est entré bien profondément dans les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières, qui, aujourd’hui, je le reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu’elles ne sont pas tourmentées par les passions politiques proprement dites, au même degré où elles en ont été tourmentées jadis ; mais, ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont devenues sociales ? Ne voyez-vous pas qu’il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées, qui ne vont point seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement même, mais la société, à l’ébranler sur les bases sur lesquelles elle repose aujourd’hui ? N’écoutez-vous pas ce qui se dit tous les jours dans leur sein ? N’entendez-vous pas qu’on y répète sans cesse que tout ce qui se trouve au-dessus d’elles est incapable et indigne de les gouverner ; que la division des biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste ; que la propriété repose sur des bases qui ne sont pas les bases équitables ? Et ne croyez-vous pas que, quand de telles opinions prennent racine, quand elles se répandent d’une manière presque générale, que, quand elles descendent profondément dans les masses, qu’elles doivent amener tôt ou tard, je ne sais pas quand, je ne sais comment, mais qu’elles doivent amener tôt ou tard les révolutions les plus redoutables ?

» Telle est, messieurs, ma conviction profonde : je crois que nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan, j’en suis profondément convaincu…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» …Je vous disais tout à l’heure que ce mal amènerait tôt ou tard, je ne sais comment, je ne sais d’où elles viendront, mais amènerait tôt ou tard les révolutions les plus graves dans ce pays : soyez-en convaincus.

» Lorsque j’arrive à rechercher dans les différents temps, dans les différentes époques, chez les différents peuples, quelle a été la cause efficace qui a amené la ruine des classes qui gouvernaient, je vois bien tel événement, tel homme, telle cause accidentelle ou superficielle, mais, croyez que la cause réelle, la cause efficace qui fait perdre aux hommes le pouvoir, c’est qu’ils sont devenus indignes de le porter.

» Songez, messieurs, à l’ancienne monarchie ; elle était plus forte que vous, plus forte par son origine ; elle s’appuyait mieux que vous sur d’anciens usages, sur de vieilles mœurs, sur d’antiques croyances ; elle était plus forte que vous, et, cependant, elle est tombée dans la poussière. Et pourquoi est-elle tombée ? Croyez-vous que ce soit par tel accident particulier ? pensez-vous que ce soit le fait de tel homme, le déficit, le serment du Jeu de Paume, La Fayette, Mirabeau ? Non, messieurs ; il y a une autre cause : c’est que la classe qui gouvernait alors était devenue, par son indifférence, par son égoïsme, par ses vices, incapable et indigne de gouverner.

» Voilà la véritable cause.

» Eh ! messieurs, s’il est juste d’avoir cette préoccupation patriotique dans tous les temps, à quel point n’est-il pas plus juste de l’avoir dans le nôtre ? Est-ce que vous ne ressentez pas, par une sorte d’intuition instinctive qui ne peut pas s’analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe ? Est-ce que vous ne sentez pas… que dirais-je ?… un vent de révolution qui est dans l’air ? Ce vent, on ne sait où il naît, d’où il vient, ni, croyez-le bien, qui il enlève : et c’est dans de pareils temps que vous restez calmes en présence de la dégradation des mœurs publiques, car le mot n’est pas trop fort.

» Je parle ici sans amertume, je vous parle, je crois, même sans esprit de parti ; j’attaque des hommes contre lesquels je n’ai pas de colère, mais enfin, je suis obligé de dire à mon pays ce qui est ma conviction profonde et arrêtée. Eh bien ! ma conviction profonde et arrêtée, c’est que les mœurs publiques se dégradent ; c’est que la dégradation des mœurs publiques vous amènera dans un temps court, prochain peut-être, à des révolutions nouvelles. Est-ce donc que la vie des rois tient à des fils plus fermes et plus difficiles à briser que celle des autres hommes ? Est-ce que vous avez, à l’heure où nous sommes, la certitude d’un lendemain ? Est-ce que vous savez ce qui peut arriver en France d’ici à un an, à un mois, à un jour peut-être ? Vous l’ignorez ; mais, ce que vous savez, c’est que la tempête est à l’horizon, c’est qu’elle marche sur vous ; vous laisserez-vous prévenir par elle ?

» Messieurs, je vous supplie de ne pas le faire ; je ne vous le demande pas, je vous en supplie ; je me mettrais volontiers à genoux devant vous, tant je crois le danger réel et sérieux, tant je pense que le signaler n’est pas recourir à une vaine forme de rhétorique. Oui, le danger est grand ! Conjurez-le, quand il en est temps encore ; corrigez le mal par des moyens efficaces, non en l’attaquant dans ses symptômes, mais en lui-même.

» On a parlé de changements dans la législation. Je suis très porté à croire que ces changements sont non seulement très utiles, mais nécessaires : ainsi, je crois à l’utilité de la réforme électorale, à l’urgence de la réforme parlementaire ; mais, je ne suis pas assez insensé, messieurs, pour ne pas savoir que ce ne sont pas les lois elles-mêmes qui font la destinée des peuples ; non, ce n’est pas le mécanisme des lois qui produit les grands événements, messieurs, c’est l’esprit même du gouvernement. Gardez les lois, si vous voulez ; quoique je pense que vous ayez grand tort de le faire, gardez-les ; gardez même les hommes, si cela vous fait plaisir : je n’y fais, pour mon compte, aucun obstacle ; mais, pour Dieu, changez l’esprit du gouvernement, car, je vous le répète, cet esprit-là vous conduit à l’abîme[1]. »

Ces sombres prédictions furent accueillies par des rires moqueurs du côté de la majorité. L’opposition applaudit vivement, mais par esprit de parti, plus que par conviction. La vérité est que personne ne croyait encore sérieusement au danger que j’annonçais, quoiqu’on fût si près de la chute. L’habitude invétérée, qu’avaient contractée tous les hommes politiques durant cette longue comédie parlementaire, de colorer outre mesure l’expression de leurs sentiments et d’exagérer démesurément leurs pensées, les avait rendus peu capables de mesurer le réel et le vrai. Depuis plusieurs années, la majorité disait tous les jours que l’opposition mettait la société en péril, et l’opposition répétait sans cesse que les ministres perdaient la monarchie. Ils avaient affirmé le fait tant de fois de part et d’autre, sans y croire beaucoup, qu’ils avaient fini par n’y plus croire du tout, au moment où l’événement allait leur donner raison à tous les deux. Mes amis particuliers pensaient eux-mêmes que j’avais dépassé le but et qu’il y avait un peu de rhétorique dans mon fait.

Je me rappelle qu’en descendant de la tribune, Dufaure me prit à part et me dit avec cette sorte de divination parlementaire qui fait son seul génie : « Vous avez réussi, mais vous auriez bien plus réussi encore si vous n’aviez autant dépassé le sentiment de l’assemblée et voulu nous faire si grand’peur. » Et maintenant que me voici en face de moi-même et que je cherche sérieusement dans mes souvenirs si, en effet, j’étais aussi effrayé que j’en avais l’air, je trouve que non, je discerne sans peine que l’événement m’a plus promptement et plus complètement justifié que je ne le prévoyais (ce qui est arrivé quelquefois peut-être à d’autres prophètes politiques, mieux autorisés que moi à prédire l’avenir). Non, je ne m’attendais point à une révolution telle que nous l’allions voir ; et qui eût pu s’y attendre ? J’apercevais, je crois, plus clairement qu’un autre les causes générales, qui préparaient l’événement ; mais je ne voyais pas les accidents qui allaient le précipiter. Cependant, les jours qui nous séparaient encore de la catastrophe s’écoulaient rapidement.


II

Les banquets. — Sécurité du gouvernement. — Préoccupation des chefs de l’opposition. — Mise en accusation des ministres.

Je n’avais pas voulu me mêler à l’agitation des banquets. J’avais eu de petites et de grandes raisons de m’en abstenir ; ce que j’appelle mes petites raisons, et je dirais volontiers mes mauvaises raisons, quoiqu’elles fussent honorables et eussent été excellentes dans une affaire privée, c’était l’irritation et le dégoût que me donnaient le caractère et les manœuvres de ceux qui conduisaient cette entreprise, mauvais guide, j’en conviens, en politique que le sentiment particulier que nous inspirent les hommes.

On en était arrivé alors à former une union intime entre M. Thiers et M. Barrot, et à opérer une véritable fusion entre les deux fragments de l’opposition, que nous appelions dans notre jargon parlementaire le centre gauche et la gauche. Presque tous les esprits raides et indociles, qui se rencontraient en si grand nombre dans ce dernier parti, avaient été successivement adoucis, détendus, pliés, assouplis par les promesses de places qu’avait prodiguées M. Thiers. Je crois même que, pour la première fois, M. Barrot s’était laissé non pas gagner précisément, mais surprendre par des arguments de cette espèce. L’intimité la plus complète existait donc entre les deux grands chefs de l’opposition quelle qu’en fût la cause, et M. Barrot, qui mêle volontiers un peu de niaiserie à ses faiblesses comme à ses vertus, s’évertuait de son mieux pour faire triompher son allié, fût-ce même à ses propres dépens. M. Thiers l’avait laissé s’engager dans cette affaire des banquets, je pense même qu’il l’y avait poussé sans s’y engager lui-même, voulant bien le résultat mais non la responsabilité de cette agitation dangereuse. Quant à lui, entouré de ses amis particuliers, il se tenait immobile et muet à Paris, tandis que Barrot parcourait seul le pays en tous sens depuis trois mois, faisant, dans toutes les villes où il s’arrêtait, de longs discours et ressemblant assez, suivant moi, à ces batteurs qui font grand bruit afin que le tireur à l’affût puisse rencontrer le gibier à portée ; je sentais peu de goût pour me mêler à cette chasse. Mais, la principale et sérieuse raison qui me retint était celle-ci : je la déduisis bien souvent alors à ceux qui voulaient m’entraîner dans ces réunions politiques.

« Pour la première fois depuis dix-huit ans, disais-je, vous entreprenez de parler au peuple et vous cherchez votre point d’appui en dehors de la classe moyenne ; si vous ne parvenez pas à agiter le peuple (ce qui me semblait le résultat le plus probable), vous deviendrez encore plus odieux que vous ne l’êtes déjà aux yeux de ceux qui gouvernent et de la classe moyenne qui, en majorité, les soutient et vous affermirez ainsi l’administration que vous voulez renverser ; si vous parvenez, au contraire, à agiter le peuple, vous ne pouvez pas plus prévoir que moi où doit vous conduire une agitation de cette espèce. »

À mesure que la campagne des banquets se prolongeait, cette dernière hypothèse devenait, contre mon attente, la plus vraisemblable. Une certaine inquiétude commençait à gagner les meneurs eux-mêmes, inquiétude vague, il est vrai, qui traversait leur esprit sans s’y fixer. J’appris de Beaumont, qui alors était l’un des principaux d’entre eux, que l’agitation créée dans le pays par les banquets dépassait non seulement les espérances mais les désirs de ceux qui l’avaient fait naître ; ceux-ci travaillaient plutôt à la calmer qu’à l’accroître. Leur intention était qu’il n’y eût pas de banquet à Paris et qu’il ne s’en tînt même nulle part après la convocation des Chambres. La vérité est qu’ils ne cherchaient qu’une issue pour sortir du mauvais chemin dans lequel ils étaient entrés. C’est assurément malgré eux que ce banquet final fut résolu ; ils s’y associèrent par contrainte, par entraînement et vanité compromise. Le gouvernement lui-même poussait l’opposition par ses défis à cette démarche périlleuse croyant la conduire à sa perte. L’opposition s’y porta par bravade et pour ne pas paraître reculer, l’un l’autre, s’irritant, s’aiguillonnant, se poussant ainsi vers le commun abîme ; ils marchaient encore sans le voir.

Je me souviens que, deux jours avant la révolution de Février, me trouvant à un grand bal chez l’ambassadeur de Turquie, je rencontrai Duvergier de Hauranne. J’avais pour lui de l’estime et de l’amitié ; quoiqu’il eût à peu près tous les défauts que l’esprit de parti peut donner, il y joignait, du moins, une sorte de désintéressement et la sincérité qui se rencontrent dans les passions vraies, deux avantages rares de nos jours où l’on n’a d’autre passion vraie que celle de soi-même ; je lui dis avec la familiarité que nos rapports autorisaient : « Courage, mon cher ami, vous jouez une dangereuse partie. » À quoi il répliqua gravement, mais sans donner aucun signe de crainte : « Croyez que tout ceci se passera bien ; d’ailleurs, il faut bien risquer quelque chose. Il n’y a pas de gouvernement libre qui n’ait supporté de pareilles épreuves. » Cette réponse peint parfaitement cet homme résolu et borné, borné avec beaucoup d’esprit toutefois, mais de cet esprit, qui, voyant clairement et en détail tout ce qu’il y a dans son horizon, n’imagine point que l’horizon puisse changer ; érudit, désintéressé, ardent, vindicatif, de cette race savante et sectaire qui fait de la politique par imitation étrangère et par réminiscence historique, qui renferme sa pensée dans une seule idée, s’y échauffe et s’y aveugle.

Le gouvernement, du reste, était encore moins inquiet que ne l’étaient les chefs de l’opposition. Peu de jours avant cette conversation, j’en avais eu une autre avec le ministre de l’intérieur Duchâtel. J’étais en bons termes avec ce ministre, bien que, depuis huit ans, je fisse une guerre très vive (trop vive même, je l’avoue, quant à la politique extérieure), au ministère dont il était l’un des chefs. Je ne sais même si ce défaut ne m’avait servi à ses yeux, car, je crois qu’il avait au fond du cœur, une assez tendre faiblesse pour ceux qui attaquaient son collègue des affaires étrangères, M. Guizot. Une lutte, que nous avions eu à soutenir, M. Duchâtel et moi, quelques années auparavant en faveur du système pénitentiaire, nous avait rapprochés et, en quelque sorte liés. Celui-ci ne ressemblait guère à l’homme dont j’ai parlé plus haut : il était aussi lourd dans sa personne et dans ses manières que l’autre était malingre, anguleux et parfois aigre et tranchant. Il avait autant de scepticisme que l’autre avait de convictions ardentes, de molle indifférence que celui-ci avait d’activité fébrile ; esprit très souple, très délié, très subtil, renfermé dans un corps massif, comprenant admirablement les affaires, en parlant avec supériorité ; connaissant bien la grosse corde des mauvaises passions humaines et surtout des mauvaises passions de son parti et sachant toujours la tirer à propos ; sans préjugés, sans rancune, d’un abord chaud, facile et toujours prêt à obliger quand son intérêt ne s’y opposait pas ; plein de mépris et de bienveillance pour ses semblables.

Quelques jours donc avant la catastrophe, je pris à part M. Duchâtel dans un coin de la salle des conférences et je lui représentai que le gouvernement et l’opposition semblaient travailler de concert à pousser les choses à une extrémité qui pourrait bien finir par être dommageable à tout le monde ; je lui demandai, s’il n’apercevait pas quelque issue honnête pour sortir d’une situation fâcheuse, quelque transaction honorable qui permît à chacun de reculer. J’ajoutai que mes amis et moi nous serions heureux qu’on nous l’indiquât et que nous ferions tous nos efforts pour la faire accepter à nos collègues de l’opposition : il écouta attentivement mon discours, m’assurant qu’il comprenait ma pensée ; mais je vis bien qu’il n’y entrait point. « Les choses en étaient arrivées à ce point, dit-il, qu’on ne pouvait plus trouver l’expédient que je cherchais ; le gouvernement était dans son droit, il ne pouvait céder ; si l’opposition persistait dans son chemin, il en résulterait peut-être un combat dans la rue, mais ce combat était prévu depuis longtemps, et, si le gouvernement était animé des mauvaises passions qu’on lui supposait, il désirerait cette lutte au lieu de la craindre, bien sûr qu’il était d’un triomphe. » Il partit de là pour me faire complaisamment le détail de toutes les mesures militaires, qui étaient prises, de l’étendue des ressources, du nombre des troupes, de l’accumulation des munitions… Je le quittai, convaincu que le gouvernement, sans travailler précisément à faire naître l’émeute, était loin de la redouter et que le ministère, assuré de rester vainqueur, voyait dans l’événement qui se préparait, le seul moyen qui lui restât peut-être de rallier ses amis dispersés et de réduire enfin ses adversaires à l’impuissance. J’avoue que je le croyais comme lui ; son air d’assurance non feinte m’en avait imposé.

Il n’y avait de véritablement inquiets, en ce moment, dans Paris, que les chefs des radicaux ou les hommes, qui approchaient d’assez près le peuple et le parti révolutionnaire pour savoir ce qui se passait de ce côté. J’ai lieu de croire que la plupart de ceux-là voyaient avec crainte les événements prêts à se précipiter ; soit qu’ils conservassent la tradition de leurs anciennes passions plutôt que ces passions mêmes, soit qu’ils commençassent à s’habituer à un état de choses dans lequel ils avaient pris rang après l’avoir tant de fois maudit, soit qu’ils doutassent du succès ; soit plutôt que, placés de manière à voir de près et à bien connaître leurs auxiliaires, ils fussent effrayés à ce moment suprême de la victoire qu’ils allaient leur devoir. La veille même des événements, madame de Lamartine étant venue voir madame de Tocqueville, lui montra une anxiété extraordinaire et lui fit voir un esprit échauffé et presque troublé par tant de sinistres idées que celle-ci en fut émue et m’en fit part le soir même.

Ce n’est certes pas un des caractères les moins bizarres de cette révolution singulière que l’événement qui l’a produite ait été amené et presque désiré par ceux-là qu’elle devait précipiter du pouvoir, et qu’il n’ait été prévu et craint que par les hommes qui allaient vaincre par elle.

Ici, j’ai besoin de rétablir un peu la chaîne de l’histoire, pour pouvoir y rattacher plus commodément le fil de mes souvenirs particuliers.

On se rappelle qu’à l’ouverture de la session de 1848, le roi Louis-Philippe avait qualifié, dans le discours de la couronne, les auteurs des banquets d’hommes excités par des passions aveugles ou ennemies. C’était mettre la royauté directement aux prises avec plus de cent membres de la Chambre. Cette insulte, venant ajouter la colère à toutes les passions ambitieuses qui troublaient déjà le cœur de la plupart de ces hommes, acheva de leur faire perdre la raison. On s’attendait à un violent débat ; il n’eut pas lieu d’abord. Les premières discussions de l’adresse furent calmes, la majorité et l’opposition, comme deux hommes qui se sentent en fureur et qui craignent en cet état de faire ou de dire des sottises, se continrent au début.

Mais la passion éclata enfin, et elle se fit jour avec une violence inaccoutumée ; le feu extraordinaire de ces débats sentait déjà la guerre civile, pour qui sait flairer de loin les révolutions.

Les orateurs de l’opposition modérée furent conduits dans la chaleur de la lutte à établir que le droit de s’assembler dans les banquets était un de nos droits les plus incontestables et les plus nécessaires[2] ; que le contester, c’était fouler aux pieds la liberté même et violer la Charte, sans voir qu’ils faisaient ainsi, sans s’en douter, un appel non à la discussion mais aux armes. De son côté, M. Duchâtel qui, d’ordinaire, était fort adroit, se montra, dans cette circonstance, d’une maladresse consommée[3]. Il nia d’une manière absolue le droit de s’assembler et, cependant, il ne dit pas clairement que le gouvernement était décidé à empêcher désormais toute manifestation semblable ; au contraire, il semblait inviter l’opposition à tenter de nouveau l’aventure, afin que les tribunaux pussent être saisis de la question. Son collègue, le ministre de la justice, M. Hébert, fut plus maladroit encore, mais c’était sa coutume. J’ai toujours remarqué que les magistrats ne devenaient jamais des hommes politiques ; mais je n’en ai jamais rencontré aucun qui le fût moins que M. Hébert. Il était resté procureur général jusque dans la moelle des os ; il avait le caractère et la figure de cet emploi. Imaginez-vous une petite face grippée, chafouine, comprimée vers les tempes, un front, un nez et un menton pointus, des yeux secs et vifs, des lèvres retirées et sans rebords ; ajoutez à cela une longue plume placée d’ordinaire en travers de la bouche et qui, de loin, paraissait la barbe hérissée d’un chat et vous aurez le portrait de l’un des hommes que j’aie jamais vu ressembler le plus à un animal carnassier. Il n’était, cependant, ni bête ni même méchant, mais il avait un esprit naturellement emporté et sans jointures qui dépassait toujours le but pour ne pas savoir se détourner ou s’arrêter à temps et qui tombait dans la violence sans le vouloir par ignorance des nuances. Il fallait que M. Guizot attachât bien peu de prix à la conciliation pour envoyer un pareil orateur à la tribune dans de telles circonstances[4] ; son langage y fut tellement exagéré et provocateur que Barrot, hors de lui, s’écria presque à son insu et d’une voix à moitié suffoquée par la colère, que les ministres de Charles X, Polignac et Peyronnet, n’avaient jamais osé parler de la sorte. Je me rappelle que je frémis malgré moi, sur mon banc, en entendant cet homme naturellement modéré, mais alors poussé à bout, évoquer pour la première fois les terribles souvenirs de la révolution de 1830, la donner en quelque sorte pour exemple et suggérer involontairement l’idée de l’imiter.

On sait que le résultat de cette discussion enflammée fut une sorte de cartel échangé entre le gouvernement et l’opposition ; on se donna de part et d’autre rendez-vous à la barre de la justice ; il fut tacitement convenu que les opposants se réuniraient dans un dernier banquet ; que le pouvoir, sans empêcher cette réunion, en poursuivrait les auteurs et que les tribunaux prononceraient.

Les débats de l’adresse furent clos, s’il m’en souvient bien, le 12 février ; c’est vraiment à partir de ce moment que le mouvement révolutionnaire se précipita ; l’opposition constitutionnelle, qui n’avait cessé depuis plusieurs mois d’être poussée par le parti radical, fut dirigée et conduite de ce jour-là moins par les hommes de ce parti qui occupaient des sièges dans la Chambre des députés (la plupart de ceux-là s’étaient attiédis et comme énervés dans l’atmosphère parlementaire) que par les hommes plus jeunes, plus hardis et moins pourvus, qui écrivaient dans la presse démagogique. Cette substitution apparut surtout dans deux grands faits, qui eurent une influence prépondérante sur les événements : le programme du banquet et la mise en accusation des ministres.

Le 20 février, parut dans presque tous les journaux de l’opposition, sous le nom de programme du prochain banquet, une véritable proclamation, qui appelait la population entière à former une manifestation politique immense, qui convoquait les écoles et invitait la garde nationale elle-même à se rendre en corps à la cérémonie. On eût déjà dit un décret émané du gouvernement provisoire, qui, trois jours après, devait se fonder. Le ministère, qui était déjà blâmé par une partie des siens d’avoir tacitement permis le banquet, se crut autorisé à se rétracter. Il annonça officiellement qu’il le défendrait et qu’il l’empêcherait par la force.

Ce fut cette déclaration du pouvoir qui fournit le champ à la lutte. Je puis affirmer, quoique la chose soit à peine croyable, que le programme qui fit ainsi tourner sur-le-champ le banquet en insurrection fut composé, arrêté, publié, sans la participation et à l’insu des hommes parlementaires qui croyaient encore conduire le mouvement qu’ils avaient fait naître. Ce programme fut l’œuvre nocturne et précipitée d’une réunion de journalistes et de radicaux, et les chefs de l’opposition dynastique le connurent comme le public par la lecture qu’ils en firent en se réveillant.

Et voyez par quels contre-coups sont poussées les choses humaines ! M. Odilon Barrot, qui blâmait ce programme autant que personne, n’osa le désavouer, de peur de blesser les hommes qui, jusque-là, avaient paru marcher avec lui ; puis, lorsque le gouvernement, effrayé de la publication de cette pièce, eut défendu le banquet, M. Barrot, se trouvant en face de la guerre civile, recula. Il renonça lui-même à cette manifestation dangereuse ; mais, en même temps qu’il faisait cette concession aux opinions modérées, il concédait aux extrêmes la mise en jugement des ministres. Il accusait ceux-ci d’avoir violé la constitution en défendant le banquet, fournissant ainsi une excuse à ceux qui allaient prendre les armes au nom de la constitution violée.

Ainsi, les principaux chefs du parti radical, qui croyaient qu’une révolution était prématurée et qui ne la voulaient point encore, s’étaient crus obligés dans les banquets, pour se différencier de leurs alliés de l’opposition dynastique, de tenir des discours très révolutionnaires et de souffler le feu des passions insurrectionnelles. L’opposition dynastique, de son côté, qui ne voulait plus de banquets, avait été forcée de persévérer dans cette mauvaise voie pour ne pas paraître reculer devant les défis du pouvoir ; et enfin, la masse des conservateurs, qui croyaient de grandes concessions nécessaires et désiraient les faire, fut entraînée par les violences de ses adversaires et les passions de quelques-uns de ses chefs à nier jusqu’au droit de se réunir dans des banquets privés et à refuser au pays l’espérance même d’une réforme quelconque.

Il faut avoir vécu longtemps au milieu des partis et dans le tourbillon même où ils se meuvent pour comprendre à quel point les hommes s’y poussent mutuellement hors de leurs propres desseins et comme la destinée de ce monde marche par l’effet, mais souvent au rebours des volontés qui la produisent, semblable au cerf-volant qui chemine par l’action opposée du vent et de la corde.


III

Troubles du 22 février. — Séance du 23. — Nouveau ministère. — Sentiments de M. Dufaure et de M. de Beaumont.

La journée du 22 février ne me parut pas de nature à donner des inquiétudes sérieuses. Déjà la foule encombrait les rues, mais elle me semblait composée de curieux et de frondeurs plus que de séditieux : le soldat et le bourgeois, en se rencontrant, se renvoyaient des bons mots, et j’entendais dans la foule moins de cris que de quolibets. Je sais qu’il ne faut pas se fier à ces apparences. Ce sont les gamins de Paris qui, d’ordinaire, engagent les insurrections et ils le font en général allègrement, comme des écoliers qui vont en vacances.

Rentré à la Chambre, j’y trouvai une impassibilité apparente, à travers laquelle on apercevait le bouillonnement interne de mille passions contenues. C’était, depuis le matin, le seul lieu de Paris où je n’eusse point ouï parler tout haut de ce qui préoccupait en ce moment toute la France. On discutait nonchalamment la création d’une banque à Bordeaux, mais il n’y avait, à vrai dire, que l’homme qui parlait à la tribune et celui qui devait lui répondre qui s’occupassent de l’affaire. M. Duchâtel me dit que tout allait bien. Il dit cela d’un air assuré et agité à la fois qui me parut suspect. Je remarquai qu’il remuait le cou et les épaules (ce qui était son tic habituel) beaucoup plus vivement et plus fréquemment que de coutume ; je me rappelle que cette petite observation me donna plus à réfléchir que tout le reste.

J’appris qu’en effet il y avait eu sur plusieurs points, que je n’avais pas visités, des troubles sérieux ; un certain nombre d’hommes étaient tués ou blessés. On n’était plus accoutumé à ces sortes d’aventures, comme on l’avait été quelques années auparavant et surtout comme on le devint quelques mois après ; l’émotion était vive. J’étais précisément invité à dîner ce jour-là chez un de mes collègues de Chambre et d’opposition, M. Paulmier, député du Calvados. J’eus quelque peine à pénétrer chez lui à travers les troupes qui gardaient les rues environnantes. Je trouvai la maison de mon hôte en grand désarroi : madame Paulmier, grosse alors et effrayée d’une échauffourée qui avait eu lieu sous ses fenêtres, s’était couchée. Le repas était magnifique, mais la table était déserte ; de vingt invités, cinq seulement se présentèrent ; les autres furent retenus par des obstacles matériels, ou les préoccupations du jour. Nous nous assîmes d’un air fort pensif au milieu de cette abondance inutile. Parmi les convives se trouvait M. Sallandrouze, l’héritier de la grande maison de commerce de ce nom, qui s’est si fort enrichi dans la fabrication des tissus. M. Sallandrouze était un de ces jeunes conservateurs qui, moins pourvus d’honneurs que d’argent, montraient de temps à autre des velléités d’opposition ou plutôt de fronderie, surtout, je crois, pour se donner quelque importance. Celui-ci avait présenté durant la dernière discussion de l’adresse un amendement[5] qui eût compromis le cabinet si on l’eût adopté. Dans le temps où cet incident préoccupait le plus les esprits, M. Sallandrouze se rendit un soir à la réception des Tuileries, espérant bien que, cette fois, il ne resterait pas inaperçu dans la foule. En effet, dès que le roi Louis-Philippe le vit, il vint à lui d’un air empressé et le tira à part gravement ; il se mit aussitôt à lui parler avec beaucoup d’intérêt et de chaleur de l’industrie à laquelle le jeune député devait sa fortune. Celui-ci ne s’en étonna pas d’abord, pensant que ce prince, habile à manier les esprits, prenait ce petit chemin particulier pour arriver par un détour aux grandes affaires. Mais il se trompait, car au bout d’un quart d’heure, le roi changea non de conversation mais d’interlocuteur, laissant mon homme fort confus au milieu de ses laines et de ses tapis. M. Sallandrouze n’avait pas encore digéré cette espièglerie, mais il commençait à avoir très grand peur d’être trop vengé. Il nous raconta que, la veille, M. Émile Girardin lui avait dit : « Dans deux jours, la monarchie de Juillet n’existera plus. » Cela nous parut à tous hyperbole de journaliste et l’était peut-être en effet ; mais l’événement en fit un oracle.

Le lendemain, 23 février, j’appris, en m’éveillant, que l’agitation de Paris, au lieu de se calmer, s’accroissait. Je me rendis de bonne heure à la Chambre ; le silence régnait autour de cette Assemblée ; des bataillons d’infanterie en occupaient et en fermaient les abords, tandis que des escadrons de cuirassiers étaient rangés le long des murs de son palais. Au dedans, les passions s’agitaient sans savoir encore précisément à quoi se prendre.

La séance avait été ouverte à l’heure ordinaire ; mais l’Assemblée ne s’étant pas trouvé le courage de jouer la même comédie parlementaire que la veille, avait suspendu ses travaux ; elle recueillait les bruits de la ville, attendait les événements et comptait les heures dans une oisiveté fébrile. À un certain moment, un grand bruit de clairons se fit entendre au dehors. On apprit bientôt que les cuirassiers, qui gardaient le palais, s’amusaient, pour passer le temps, à sonner des fanfares. Les sons triomphants et joyeux de cet instrument contrastaient d’une manière si douloureuse avec la pensée secrète qui agitait tous les esprits, qu’on se hâta de faire cesser cette musique incommode et indiscrète, qui mettait si péniblement chacun en face de lui-même.

On venait enfin de se décider à parler à haute voix de ce dont tout le monde s’entretenait à voix basse depuis plusieurs heures. Un député de Paris, M. Vavin, commençait à interpeller le cabinet sur l’état de la ville ; il était trois heures, lorsque M. Guizot parut à la porte de la salle. Il entre de son pas le plus ferme et de son air le plus altier ; il traverse silencieusement le couloir et monte à la tribune en renversant presque la tête en arrière de peur de paraître la baisser ; il annonce en deux mots que le roi vient d’appeler M. Molé pour former un nouveau ministère. Jamais je ne vis un tel coup de théâtre.

L’opposition demeure à ses bancs, la foule de ses membres pousse des cris de victoire et de vengeance satisfaite ; ses chefs seuls restent silencieux, occupés à contempler intérieurement l’usage qu’ils vont faire du triomphe, et se gardant déjà d’insulter une majorité dont ils allaient bientôt peut-être avoir à se servir. Celle-ci frappée d’un coup si imprévu, s’agite un instant sur elle-même comme une masse qui oscille, sans qu’on sache de quel côté elle va tomber ; puis, ses membres descendent tumultueusement dans l’hémicycle, les uns entourent les ministres pour leur demander des explications ou leur apporter de derniers hommages, la plupart s’élevant contre eux en bruyantes et injurieuses clameurs. « Quitter le ministère, abandonner ses amis politiques dans de telles circonstances, disent-ils, c’est une insigne lâcheté » ; d’autres s’écrient qu’il faut se rendre en corps aux Tuileries et forcer le roi de revenir sur une résolution si funeste. Ce désespoir ne surprendra personne, si l’on songe que le plus grand nombre de ces hommes se sentaient atteints non seulement dans leurs opinions politiques, mais dans le plus sensible de leur intérêt privé. L’événement qui renversait le ministère compromettait la fortune entière de celui-ci, pour celui-là la dot de sa fille, pour cet autre la carrière de son fils. C’est par là qu’on les tenait presque tous. La plupart d’entre eux ne s’étaient pas seulement élevés à l’aide de leurs complaisances, on peut dire qu’ils en avaient vécu ; ils en vivaient encore, ils espéraient bien continuer à en vivre, car, le ministère ayant duré huit ans, on s’était accoutumé à l’idée qu’il durerait toujours ; on s’y était attaché comme par le goût honnête et tranquille qu’on porte à son champ. Je voyais de mon banc cette foule ondulante ; j’apercevais la surprise, la colère, la peur, la cupidité, troublées avant d’être repues, mêler leurs différents traits sur ces physionomies effarées ; je comparais à part moi tous ces législateurs à une meute de chiens qu’on arrache, la gueule encore à moitié pleine, à la curée.

Il faut, du reste, reconnaître que, pour un grand nombre de membres de l’opposition, il n’avait manqué, pour donner un tel spectacle, que d’être mis à une telle épreuve. Si beaucoup de conservateurs ne défendaient le ministère qu’en vue de garder des émoluments et des places, je dois dire que beaucoup d’opposants ne me paraissaient l’attaquer que pour les conquérir. La vérité est, vérité déplorable, que le goût des fonctions publiques et le désir de vivre de l’impôt ne sont point chez nous une maladie particulière à un parti, c’est la grande et permanente infirmité de la nation elle-même ; c’est le produit combiné de la constitution démocratique de notre société civile et de la centralisation excessive de notre gouvernement ; c’est ce mal secret, qui a rongé tous les anciens pouvoirs et qui rongera de même tous les nouveaux.

Le tumulte finit par s’apaiser : on connut mieux la nature de l’événement : on sut que les dispositions insurrectionnelles d’un bataillon de la cinquième légion, et une démarche directe faite auprès du roi par plusieurs officiers de cette même garde l’avaient amené.

Dès qu’il avait appris ce qui se passait, le roi Louis-Philippe, qui changeait le moins d’idée mais le plus volontiers de conduite qu’homme que je vis jamais, avait, sur-le-champ, pris son parti ; et le ministère, après huit ans de complaisances, s’était trouvé congédié par lui, sans phrases et en deux minutes.

La Chambre ne tarda pas à se séparer, chacun songeant au changement de ministère et oubliant la révolution.

Je sortis avec M. Dufaure ; je ne tardai pas à m’apercevoir que celui-ci était non seulement préoccupé, mais contraint ; je compris tout aussitôt qu’il se sentait dans la situation critique et compliquée d’un chef de l’opposition près de se transformer en ministre et qui, après avoir tenté l’utilité dont lui étaient ses amis, commence à penser aux embarras que leurs prétentions pourraient bien lui causer.

M. Dufaure avait un esprit un peu sournois, qui donnait volontiers entrée à de pareilles pensées et une sorte de rusticité naturelle qui, entremêlée d’une grande honnêteté, ne lui permettait guère de les cacher. C’était, du reste, le plus sincère et de beaucoup le plus homme de bien de tous ceux qui, à ce moment, avaient la chance de devenir ministre. Il croyait toucher au pouvoir et il aspirait avec une passion d’autant plus entraînante qu’elle était combattue et discrète. À sa place, M. Molé eût senti bien plus d’égoïsme et d’ingratitude encore, mais il n’en eût été que plus ouvert et plus aimable.

Je le quittai bientôt et me rendis chez M. de Beaumont, là, je trouvai tous les cœurs réjouis. J’étais loin de partager cette joie et, me trouvant avec des gens devant qui je pouvais parler en liberté, j’en donnai les raisons. La garde nationale de Paris, disais-je, vient de détruire un cabinet ; c’est donc sous son bon plaisir que les nouveaux ministres vont diriger les affaires. Vous vous réjouissez de ce que le ministère est renversé ; mais n’apercevez-vous pas que c’est le pouvoir lui-même qui est à terre ? Beaumont goûtait peu cette politique chagrine ; la rancune et l’ambition l’emportaient. « Vous voyez toujours tout en noir, me disait-il ; jouissons d’abord de la victoire ; nous nous inquiéterons plus tard de ses suites. »

Madame de Beaumont, présente à cet entretien, me parut partager elle-même les ardeurs de son mari, et rien ne me montra jamais davantage l’entraînement irrésistible de l’esprit de parti, l’intérêt et la haine étant naturellement très étrangers au cœur de cette femme distinguée et attachante, l’une des plus véritablement et constamment vertueuses que j’aie rencontrées dans ma vie, et celle qui a jamais su le mieux rendre la vertu touchante et aimable. À la noblesse de cœur des La Fayette, elle ajoutait de l’esprit, un esprit fin, délicat, bienveillant et juste.

Je n’en maintins pas moins ma thèse, et contre elle et contre lui, soutenant qu’à tout prendre, l’incident était malheureux, ou plutôt qu’il fallait y voir plus qu’un incident, mais un grand événement qui allait changer la face de toutes choses. J’étais, il est vrai, fort à l’aise pour philosopher ainsi, car je ne partageais pas les illusions de mon ami Dufaure. Le mouvement imprimé à la machine politique me paraissait trop violent pour que le pouvoir dût s’arrêter dans les partis intermédiaires auxquels j’appartenais, et je prévoyais qu’il allait tomber bientôt dans des mains qui m’étaient alors presque aussi hostiles que celles mêmes auxquelles il échappait.

Je fus dîner chez un autre de mes amis, M. Lanjuinais, dont j’aurai souvent à parler dans la suite ; la société était assez nombreuse et fort mêlée quant à la politique ; plusieurs des convives se réjouissaient du résultat de la journée, d’autres s’en alarmaient ; tous croyaient que le mouvement insurrectionnel allait s’arrêter de lui-même pour éclater de nouveau plus tard à une autre occasion et sous une autre forme. Tous les bruits qui nous arrivaient de la ville semblaient confirmer cette croyance ; les cris de guerre étaient remplacés par des cris de joie. Nous avions parmi nous Portalis, qui, quelques jours après, fut procureur général de Paris, non le fils mais le neveu du premier président de la Cour de cassation. Ce Portalis-là n’avait ni la rare intelligence, ni les mœurs exemplaires, ni la pieuse platitude de son oncle. Son esprit, grossier, violent et de travers, était entré de lui-même dans toutes les idées fausses et dans toutes les opinions extrêmes de notre temps. Quoique lié avec la plupart de ceux qu’on a appelés les auteurs et les meneurs de la révolution de 1848, il ne s’attendait pas plus que nous ce soir-là, je puis l’affirmer, à cette révolution. Je suis convaincu que, même à cette heure suprême, on en aurait pu dire autant de la plupart de ses amis. C’est mal employer le temps que de rechercher quelles conspirations secrètes ont amené des événements de cette espèce. Les révolutions, qui s’accomplissent par émotion populaire, sont d’ordinaire plutôt désirées que préméditées. Tel qui se vante de les avoir machinées n’a fait qu’en tirer parti. Elles naissent spontanément d’une maladie générale des esprits amenée tout à coup à l’état de crise par une circonstance fortuite que personne n’a prévue ; et, quant aux prétendus inventeurs ou conducteurs de ces révolutions, ils n’inventent et ne conduisent rien ; leur seul mérite est celui des aventuriers qui ont découvert la plupart des terres inconnues. Oser aller toujours droit devant soi tant que le vent vous pousse.

Je me retirai de bonne heure et me couchai aussitôt. Quoique je logeasse fort près de l’hôtel des affaires étrangères, je n’entendis point la fusillade qui exerça tant d’influence sur les destinées, et je m’endormis sans savoir que j’avais vu le dernier jour de la monarchie de Juillet.


IV

Le 24 Février. — Plan de résistance des ministres. — La garde nationale. — Le général Bedeau.

Le lendemain, 24 février, comme je sortais de ma chambre à coucher, je rencontrai la cuisinière qui revenait de la ville ; cette bonne femme était tout hors d’elle-même et me fit je ne sais quel galimatias larmoyant où je ne compris rien, sinon que le gouvernement faisait massacrer le pauvre peuple. Je descendis aussitôt et n’eus pas plutôt mis le pied dans la rue que je respirai pour la première fois l’atmosphère des révolutions : le milieu de la rue était vide ; les boutiques n’étaient point ouvertes ; on ne voyait point de voitures ni de promeneurs ; on n’entendait point les cris ordinaires des marchands ambulants ; devant les portes, les voisins causant entre eux, à demi-voix, par petits groupes, avec une mine effarée ; toutes les figures bouleversées par l’inquiétude ou par la colère. Je croisai un garde national, qui, le fusil à la main, marchait d’un pas pressé avec un port tragique ; je l’accostai, mais ne pus rien apprendre de lui, sinon que le gouvernement faisait massacrer le peuple (à quoi il ajoutait que la garde nationale saurait bien y mettre ordre) ; c’était toujours le même refrain ; on comprend que cette explication ne m’expliquait rien. Je connaissais trop les vices du gouvernement de Juillet pour ne pas savoir que la cruauté ne s’y rencontrait pas. Je le tenais pour un des plus corrupteurs, mais aussi un des moins sanguinaires qui eût jamais existé, et je ne rapporte ce propos que pour montrer à l’aide de quelles rumeurs les révolutions cheminent.

Je courus chez M. de Beaumont, qui logeait dans la rue voisine ; là, j’appris que, dans la nuit, le roi avait fait appeler près de lui celui-ci. La même réponse me fut faite chez M. de Rémusat, où j’allai ensuite. M. de Corcelles, que je rencontrai, me rendit compte de ce qui se passait ; mais d’une manière encore très confuse, car dans une ville en révolution, comme sur un champ de bataille, chacun prend volontiers l’incident dont il est le témoin pour l’événement de la journée. J’appris par lui la fusillade du boulevard des Capucines, le développement rapide de l’insurrection dont cet acte de violence inutile avait été la cause ou le prétexte : le refus de M. Molé de prendre les affaires dans de telles circonstances et, enfin, l’appel au château de MM. Thiers, Barrot et de leurs amis chargés définitivement de former un cabinet, faits trop connus pour que j’aie besoin de m’y arrêter. Je demandai à M. de Corcelles comment les ministres comptaient s’y prendre pour apaiser les esprits. « Je tiens de M. de Rémusat, me dit-il, que le plan adopté est de faire replier toutes les troupes et d’inonder Paris de gardes nationales. » Ce sont ses propres expressions. J’ai toujours remarqué qu’en politique, on périssait souvent pour avoir eu trop de mémoire.

Les hommes qui étaient chargés alors d’arrêter la révolution de 1848 étaient précisément les mêmes qui avaient fait la révolution de 1830. Ils se souvenaient que, dans ce temps, la résistance de l’armée ne les avait pas arrêtés et, qu’au contraire, la présence de la garde nationale, si imprudemment dissoute par Charles X, aurait pu les embarrasser beaucoup et les empêcher de réussir. Ils prirent le contrepied de ce qu’avait fait le gouvernement de la branche aînée et arrivèrent au même résultat que lui. Tant il est vrai que, si l’humanité est toujours la même, tous les incidents de l’histoire sont différents, que le passé n’apprend pas grand’chose sur le présent et que ces anciens tableaux, qu’on veut faire entrer de force dans de nouveaux cadres font toujours un mauvais effet.

Après avoir devisé quelques moments sur la situation périlleuse des affaires, nous fûmes, M. de Corcelles et moi, chercher M. Lanjuinais et, tous les trois ensemble, nous nous rendîmes chez M. Dufaure, qui habitait dans la rue Le Peletier ; le boulevard que nous suivîmes pour y arriver, présentait alors un étrange spectacle. On n’y apercevait presque personne, quoiqu’il fût près de neuf heures du matin ; et l’on n’y entendait pas le moindre bruit de voix humaine ; mais toutes les petites guérites, qui s’élèvent le long de cette vaste avenue, semblaient s’agiter, chanceler sur leurs bases et, de temps en temps, il en tombait quelqu’une avec fracas, tandis que les grands arbres des bas-côtés s’abattaient sur la chaussée comme d’eux-mêmes. Ces actes de destruction étaient le fait d’hommes isolés, qui les opéraient silencieusement, régulièrement et à la hâte, préparant ainsi les matériaux de barricades que d’autres allaient élever. Rien ne m’a jamais paru mieux ressembler à l’exercice d’une industrie et, pour la plupart de ces hommes, c’en était une, en effet, dont l’instinct du désordre leur avait donné le goût et l’expérience de tant d’insurrections précédentes la théorie. Je ne sais si dans tout le cours de la journée, je fus aussi vivement ému qu’en traversant cette solitude, où l’on voyait, pour ainsi dire, s’agiter les plus mauvaises passions humaines sans que les bonnes parussent. J’aurais mieux aimé rencontrer dans les mêmes lieux une foule en fureur ; et je me rappelle que, montrant à Lanjuinais ces colonnes croulantes et ces arbres tombant, et laissant échapper le mot qui était depuis longtemps sur mes lèvres, je lui dis : « Croyez que, pour cette fois, que ce n’est plus une émeute : c’est une révolution ».

M. Dufaure nous raconta ce qui le concernait dans les incidents de la soirée précédente et de la nuit. M. Molé s’était d’abord adressé à lui pour l’aider à former le nouveau cabinet ; la gravité croissante de la situation leur avait bientôt fait comprendre à l’un et à l’autre que le moment de leur intervention était passé. M. Molé l’avait déclaré au roi vers minuit, et celui-ci avait envoyé chercher M. Thiers, lequel lui-même n’avait point voulu prendre le pouvoir sans qu’on lui eût adjoint M. Barrot. À partir de là, M. Dufaure n’en savait pas plus que nous. Nous nous quittâmes sans avoir pu rien décider sur la conduite qui nous restait à suivre et sans avoir pris d’autres résolutions que celle de nous rendre à la Chambre dès l’ouverture.

M. Dufaure n’y vint pas et je n’ai jamais su en détail pourquoi. Ce ne fut pas assurément par faiblesse ; car je le vis depuis très calme et très simplement ferme dans des circonstances bien plus périlleuses. Je crois qu’alarmé pour sa famille, il voulut d’abord aller mettre celle-ci en sûreté hors de Paris. Ses vertus privées et ses vertus publiques, car il avait des unes et des autres et de fort grandes, ne marchaient point du même pas, les premières précédaient toujours les secondes ; nous les verrons plus d’une fois prendre la même allure. Je ne saurais, du reste, lui en faire un grand crime. Les vertus de toute nature sont assez rares pour qu’il ne faille pas chagriner ceux qui les possèdent sur leur espèce et sur leur rang.

Le temps que nous avions passé chez M. Dufaure avait suffi aux émeutiers pour élever un grand nombre de barricades le long du chemin que nous venions de parcourir ; on y mettait la dernière main lorsque nous repassâmes. Ces barricades étaient construites avec art par un petit nombre d’hommes, qui travaillaient très diligemment, non comme des coupables pressés par la crainte d’être pris en flagrant délit, mais comme de bons ouvriers qui veulent expédier vite et bien leur besogne. Le public les regardait placidement, sans désapprouver et sans aider. Je ne trouvais nulle part cette espèce de bouillonnement universel que j’avais vu en 1830 et qui, à cette époque, m’avait fait comparer la ville entière à une vaste chaudière en ébullition. Cette fois, on ne renversait pas le gouvernement, on le laissait tomber.

Nous rencontrâmes sur le boulevard une colonne d’infanterie qui se repliait vers la Madeleine ; personne ne lui disait rien ; cependant, sa retraite semblait une déroute. Les rangs étaient rompus, les soldats marchaient en désordre, la tête basse, d’un air à la fois honteux et craintif ; dès que l’un d’entre eux se détachait un moment de la masse, il était aussitôt entouré, saisi, embrassé, désarmé et renvoyé ; tout cela se faisait en un clin d’œil.

En traversant la place du Havre, je rencontrai, pour la première fois, un bataillon de cette garde nationale, dont on devait inonder tout Paris. Ces hommes marchaient d’un air étonné et d’un pas incertain, entourés de gamins qui criaient : « Vive la réforme ! » et auxquels ils répondaient par le même cri, mais avec une voix voilée et un peu contrainte ; ce bataillon appartenait à mon quartier, et la plupart de ceux qui le composaient me connaissaient de vue, quoique moi-même je n’en connusse presque aucun. Ils m’entourèrent et me demandèrent avidement des nouvelles ; je leur dis que nous avions obtenu tout ce que nous pouvions désirer, que le ministère était changé, que tous les abus dont on se plaignait allaient être réformés ; que le seul danger qu’on courût maintenant était qu’on allât trop loin et que c’était à eux de l’empêcher. Je vis bien qu’ils n’entendaient guère de cette oreille-là. « Ah bien oui ! monsieur, me dirent-ils, le gouvernement s’est mis dans l’embarras par sa faute, qu’il s’en tire comme il pourra… » J’eus beau leur représenter qu’il s’agissait à présent bien moins de gouvernement que d’eux-mêmes. « Si Paris est livré à l’anarchie, leur disais-je, et tout le royaume en confusion, pensez-vous qu’il n’y ait que le roi qui en souffre ? » Je n’en obtenais rien et ne pus jamais en tirer autre chose que cette étonnante niaiserie : au gouvernement la faute, à lui le péril ; nous ne voulons pas nous faire tuer pour des gens qui ont si mal mené les affaires. C’était cependant là cette classe moyenne dont on caressait toutes les convoitises depuis dix-huit ans : le courant de l’opinion publique avait fini par l’entraîner elle-même ; il la poussait contre ceux qui l’avaient flattée jusqu’à la corrompre.

Je fis, à cette occasion, une réflexion qui s’est bien souvent présentée depuis à mon esprit : c’est qu’en France, un gouvernement a toujours tort de prendre uniquement son point d’appui sur les intérêts exclusifs et les passions égoïstes d’une seule classe. Cela ne peut réussir que chez des nations plus intéressées et moins vaniteuses que la nôtre ; chez nous, quand le gouvernement ainsi fondé devient impopulaire, il arrive que les membres de la classe même pour laquelle il se dépopularise, préfèrent le plaisir de médire de lui avec tout le monde aux privilèges qu’on leur assure. L’ancienne aristocratie française, qui était plus éclairée que notre classe moyenne et pourvue d’un esprit de corps bien plus puissant, avait déjà donné le même exemple ; elle avait fini par trouver de bel air de blâmer ses propres privilèges et par tonner contre les abus dont elle vivait. Je pense donc, qu’à tout prendre, la méthode la plus sûre que puisse suivre chez nous le gouvernement, pour se maintenir, est de bien gouverner, de gouverner dans l’intérêt de tout le monde. Encore dois-je convenir que, même en prenant cette voie, il n’est pas bien certain qu’il dure longtemps.

Je partis bientôt pour me rendre à la Chambre, quoique l’heure indiquée pour l’ouverture de la séance ne fût point arrivée ; il était, je crois, environ onze heures. Je trouvai la place Louis XV encore vide de peuple, mais occupée par plusieurs régiments de cavalerie. Lorsque je vis ces troupes si nombreuses et en si belle ordonnance, je crus qu’on n’avait abandonné les rues que pour se réunir en grande masse autour des Tuileries et s’y défendre ; au pied de l’obélisque se trouvait l’état-major dans lequel je reconnus, en approchant, Bedeau que son mauvais destin avait fait revenir depuis peu d’Afrique pour enterrer la monarchie. J’avais passé quelques jours avec lui à Constantine, l’année d’avant, et il en était résulté, entre nous, une sorte d’intimité qui a continué depuis. Bedeau ne m’eut pas plutôt aperçu, qu’il sauta à bas de son cheval, vint à moi et me serra la main d’une façon qui m’indiqua sur-le-champ l’agitation de son esprit. Sa conversation me le témoigna mieux encore ; je ne m’en étonnai pas, car j’ai toujours remarqué que les hommes qui perdent le plus aisément la tête et qui se montrent d’ordinaire les plus faibles dans les jours de révolution sont les gens de guerre ; habitués à trouver devant eux une force organisée et dans leurs mains une force obéissante, ils se troublent aisément devant les cris tumultueux de la multitude et à la vue de l’hésitation et quelquefois de la connivence de leurs propres soldats. Il est incontestable que Bedeau était troublé ; personne n’ignore quelles furent les conséquences de ce trouble, comment la Chambre fut envahie par une poignée d’hommes à une portée de pistolet des escadrons qui la gardaient, comment, par suite, la déchéance fut proclamée et le gouvernement provisoire élu. Le rôle que joua Bedeau dans cette fatale journée fut, malheureusement pour lui, si prépondérant que je veux m’arrêter un moment ici pour considérer cet homme et les motifs qui le firent agir. Nous avons été assez liés avant et après cet événement pour que je puisse parler de lui en connaissance de cause. Il est certain qu’on lui avait transmis l’ordre de ne pas combattre, mais pourquoi a-t-il suivi un ordre si extraordinaire et que les circonstances rendaient si inexécutable ?

Bedeau n’était pas timide assurément, ni même, à proprement parler, indécis ; car, son parti une fois pris, on le voyait marcher vers son but avec beaucoup de fermeté, de calme et de hardiesse ; mais il avait l’esprit le plus méthodique, le plus défiant de soi, le moins aventurier et le moins fait pour les impromptus qu’on se puisse imaginer. Il était habitué à considérer l’acte qu’il allait entreprendre sous toutes ses faces avant de se mettre à l’œuvre, commençait d’abord cette revue par les plus mauvaises et perdait un temps précieux à détremper une même pensée dans beaucoup de paroles. C’était, du reste, un homme juste, modéré, libéral, humain, comme s’il n’avait pas fait pendant dix-huit ans la guerre d’Afrique, modeste, moral, délicat même et religieux ; de l’espèce d’homme de bien qu’on rencontre le plus rarement sous le harnais et même partout ailleurs. Ce ne fut certes pas un manque de cœur qui lui fit faire des actes qui pouvaient paraître en montrer, car il était d’un courage à toute épreuve ; ce fut encore moins la trahison qui lui servit de mobile ; quoiqu’il ne fût pas attaché aux d’Orléans, il était aussi incapable de trahir ces princes que leurs meilleurs amis pouvaient l’être et bien plus que leurs créatures ne l’ont été. Son seul malheur fut d’être mêlé à des événements plus grands que lui, de n’avoir que du mérite là où il fallait avoir du génie et surtout de ce génie particulier des révolutions, qui consiste principalement à ne régler ses actions que sur les faits et à savoir désobéir à propos ; les souvenirs de Février ont empoisonné la vie du général Bedeau et laissé au fond de son âme une blessure cruelle, dont la douleur se trahissait sans cesse par des narrations et des explications éternelles sur les événements de cette époque.

Comme il était en train de me faire part de ses perplexités et de me remontrer que le devoir de l’opposition était de descendre en corps dans la rue pour y calmer l’émotion populaire par ses discours, une foule de peuple se glissant entre les arbres des Champs-Élysées, s’avançait vers la place Louis XV par la grande avenue. Bedeau aperçut ces hommes, m’entraîna vers eux à pied à plus de cent pas de ses escadrons et se mit à les haranguer ; car il avait plus le goût de la harangue que je ne l’ai jamais vu à aucun homme portant épée.

Pendant qu’il discourait ainsi, je m’aperçus que le cercle de ses auditeurs s’allongeant, peu à peu autour de nous allait bientôt nous enfermer et, à travers une première ligne de badauds, je vis très clairement se glisser des hommes à figure d’émeute, tandis que j’entendais sourdement murmurer dans les profondeurs de la foule ces mots dangereux : « C’est Bugeaud. » Je me penchai alors à l’oreille du général et je lui dis tout bas : « J’ai plus que vous l’expérience des mouvements populaires ; croyez-moi, regagnez à l’instant votre cheval, car, si vous restez ici, vous serez tué ou pris avant qu’il soit cinq minutes. » Il me crut et fit bien. Ces mêmes hommes qu’il avait entrepris de convertir massacrèrent, peu de moments après, le poste de la rue des Champs-Élysées ; j’eus moi-même quelque peine à me frayer un chemin parmi eux. L’un d’eux, petit, trapu, qui semblait appartenir aux rangs secondaires de l’industrie, me demanda où j’allais ; je répondis : à la Chambre et j’ajoutai, pour lui montrer que j’étais de l’opposition : « Vive la Réforme ! vous savez que le ministère Guizot est chassé ? — Oui, monsieur, je le sais, me répondit cet homme d’un air goguenard, en me montrant les Tuileries, mais nous voulons mieux que cela. »


V

Séance de la Chambre. — Madame la duchesse d’Orléans.Gouvernement provisoire.

J’entrai à la Chambre ; la séance n’était point ouverte ; les députés allaient et venaient dans les corridors comme des gens éperdus, vivant de rumeurs et sans nouvelles ; c’était moins une assemblée qu’une multitude, car personne ne dirigeait.

Les principaux chefs des deux partis étaient absents ; les anciens ministres étaient en fuite ; les nouveaux n’avaient pas paru ; on demandait à grands cris de commencer la séance par besoin vague d’action plutôt que par un dessein arrêté ; le président s’y refusait : il était habitué à ne rien faire sans ordres ; or personne, depuis le matin, n’ordonnant plus, il ne savait que résoudre. On me pria de l’aller trouver pour le déterminer à monter au fauteuil et j’y fus. Je trouvai cet homme excellent, — car il l’était malgré qu’il se permît souvent les supercheries bénignes, les mensonges pieux, les petites bassesses, tous les menus péchés qu’un cœur timide et un esprit incertain peuvent suggérer à une âme honnête ; — je le trouvai, dis-je, se promenant seul dans son appartement en proie à l’émotion la plus vive. On sait que M. Sauzet avait de beaux traits sans distinction, une dignité de suisse de cathédrale, un corps grand et gros, auquel étaient attachés des bras fort courts. Dans les moments où il était inquiet et troublé, et il l’était presque toujours, il agitait ses petits bras d’une façon convulsive et les remuait autour de lui comme un homme qui se noie. Pendant que nous causions, il se démenait d’une étrange manière, il marchait, s’arrêtait, s’asseyait, un pied retourné sous son gros derrière, comme il avait coutume de le faire dans les moments de grande agitation, se relevait, s’asseyait encore et ne concluait à rien. Ce fut un grand malheur pour la maison d’Orléans d’avoir un honnête homme de cette espèce à la tête de la Chambre un pareil jour : un coquin hardi eût mieux valu.

M. Sauzet me donna beaucoup de raisons pour ne pas entrer en séance, mais une, qu’il ne me donna pas, me convainquit. Le voyant sans direction et si incapable d’en trouver une de lui-même, je jugeai qu’il augmenterait la confusion des esprits en voulant les diriger. Je le quittai donc et, pensant qu’il était plus nécessaire de trouver des défenseurs à la Chambre que de la réunir, je sortis afin de me rendre au ministère de l’intérieur et de réclamer du secours.

Comme je traversais la place du Palais-Bourbon, dans ce dessein, j’aperçus une foule fort mélangée qui accompagnait avec de grands vivats deux hommes que je reconnus aussitôt pour Barrot et Beaumont ; ceux-ci avaient le chapeau enfoncé jusque sur les yeux, les habits souillés de poussière, la joue creuse, l’œil fatigué ; jamais triomphateurs ne ressemblèrent mieux à des gens qu’on va pendre. Je courus à Beaumont et lui demandai ce qui se passait ; il me dit à l’oreille que le roi avait abdiqué en sa présence, que ce prince était en fuite, que Lamoricière, suivant toute apparence, venait d’être tué en allant annoncer l’abdication aux insurgés (un aide de camp était revenu dire, en effet, qu’il l’avait vu, de loin, tomber de cheval), que tout allait à la dérive et qu’enfin lui, Beaumont, ainsi que Barrot se rendaient au ministère de l’intérieur pour en prendre possession et tâcher d’établir un centre d’autorité et de résistance quelque part. « Et la Chambre ! dis-je ; avez-vous pris quelques précautions pour sa défense ? » Beaumont reçut cette observation avec humeur, comme si je lui eusse parlé de ma propre maison. « Qui pense à la Chambre ? me répondit-il brusquement ? À quoi peut-elle servir et à quoi peut-elle nuire dans l’état des affaires ? » Je trouvai qu’il avait tort de penser ainsi, et il l’avait en effet. La Chambre, il est vrai, était, en ce moment, réduite à une singulière impuissance, sa majorité étant méprisée et sa minorité dépassée par l’opinion du jour. Mais M. de Beaumont oubliait que c’est surtout en temps de révolution que les moindres organes du droit, bien plus, les objets extérieurs eux-mêmes, qui rappellent à l’esprit du peuple l’idée de la loi, prennent le plus d’importance ; car, c’est principalement au milieu de cette anarchie et de cet ébranlement universel, qu’on sent le besoin de recourir à quelque simulacre de tradition et d’autorité pour sauver ce qui reste d’une constitution à moitié détruite, ou pour achever de la faire disparaître. Si les députés avaient pu proclamer la régence, peut-être celle-ci aurait-elle fini par prévaloir, malgré leur impopularité ; et, d’une autre part, on ne saurait nier que le gouvernement provisoire n’ait dû beaucoup au hasard qui le fit naître entre les quatre murs que la représentation nationale avait si longtemps habités.

Je suivis mes amis jusqu’au ministère de l’intérieur où ils se rendaient. La foule, qui nous accompagna, y entra ou plutôt y roula tumultueusement et pénétra avec nous jusque dans l’enceinte étroite du cabinet que venait de quitter M. Duchâtel. Barrot chercha aussitôt à se dégager en congédiant cette cohue, mais il ne put y parvenir.

Ces hommes, qui appartenaient à deux opinions très opposées, ainsi que je m’en aperçus alors, les uns étant républicains et les autres constitutionnels, se mirent à discuter d’une façon véhémente avec nous et entre eux sur les partis qu’il y avait à prendre, et, comme on était serré les uns contre les autres dans un fort petit espace, la chaleur, la poussière, la confusion et le vacarme devinrent bientôt effroyables. Barrot qui trouvait toujours de longues phrases pompeuses dans les moments les plus critiques, et gardait un air digne et presque mystérieux même dans les situations les plus ridicules, pérorait de son mieux in angustiis. Sa voix dominait quelquefois le tumulte, mais sans parvenir à le faire cesser. Désespéré et dégoûté à la vue d’une scène si violente et si burlesque, je quittai ce lieu, où l’on échangeait presque autant de gourmades que de raisonnements, et je retournai à la Chambre.

Je touchais déjà à la porte de cette assemblée sans me douter encore de ce qui se passait dans l’intérieur quand je vis des gens qui couraient en criant que madame la duchesse d’Orléans, le comte de Paris et le duc de Nemours venaient d’arriver ; à cette nouvelle, j’escaladai quatre à quatre les escaliers du Palais et je me précipitai dans la salle.

Au pied de la tribune et adossés contre elle, je vis, en effet, les trois princes qu’on m’avait nommés. La duchesse d’Orléans était assise, vêtue de deuil, pâle et calme ; je vis bien qu’elle était fort émue ; mais son émotion me parut de celles que ressentent les âmes courageuses plus prêtes à se tourner en héroïsme qu’en frayeur.

Le comte de Paris avait l’insouciance de son âge et l’impassibilité précoce des princes. Debout, à côté d’eux, se tenait le duc de Nemours, serré dans son uniforme, droit, raide, froid ; ce fut, à mon avis, le seul homme qui, dans cette journée, courut un véritable péril ; pendant tout le temps que je l’y vis exposé, je remarquai toujours en lui le même courage, ferme et taciturne.

Autour de ces princes malheureux, se pressaient des gardes nationaux arrivés avec eux, des députés et quelques gens du peuple, ceux-ci en petit nombre. Les tribunes étaient vides et fermées, à l’exception de celle des journalistes, dans laquelle avait pénétré une foule désarmée, mais déjà bruyante. Je fus plus frappé par les cris qui s’échappaient de là de temps à autre que par tout le reste de la séance.

Il y avait cinquante ans qu’on n’avait vu un spectacle de ce genre. Depuis la Convention, les tribunes étaient muettes et le silence des tribunes était entré dans nos mœurs parlementaires. Toutefois, si au moment dont je parle, la Chambre se sentait déjà gênée dans ses mouvements, elle n’était pas encore comprimée ; les députés étaient assez nombreux ; les principaux chefs de parti manquaient toujours. J’entendis demander de toutes parts où étaient M. Thiers et M. Barrot ; j’ignorais ce qu’était devenu M. Thiers, mais je ne savais que trop ce que faisait M. Barrot. Je lui envoyai à la hâte un de nos amis pour le prévenir de ce qui se passait, et il accourut en toute hâte, car, pour celui-là, je puis répondre que son âme n’a jamais connu la crainte.

Après avoir considéré un instant cette séance extraordinaire, j’avais regagné à la hâte ma place accoutumée sur les bancs relevés du centre gauche ; j’ai toujours eu pour maxime que, dans les moments de crise, il faut non seulement être présent à l’assemblée dont on fait partie, mais s’y tenir à l’endroit où on a l’habitude de vous voir.

On avait commencé une espèce de délibération confuse et tumultueuse ; j’entendis M. Lacrosse, qui fut depuis mon collègue au ministère, s’écrier au milieu du bruit : « M. Dupin demande la parole. — Non pas ! — Non pas ! répliquait celui-ci, je ne l’ai pas demandée ! — N’importe, répondait-on de toutes parts ; parlez ! parlez ! » Ainsi poussé, M. Dupin monta à la tribune et y proposa en deux mots de revenir sur la loi de 1842 et de proclamer la duchesse d’Orléans régente ; il y eut des applaudissements dans l’Assemblée, des cris dans la tribune et des murmures dans les couloirs ; ceux-ci, d’abord assez libres, commençaient à s’engorger d’une manière inquiétante ; le peuple n’entrait pas encore dans la Chambre par flots, il s’y introduisait peu à peu, homme par homme ; à chaque instant, apparaissait une figure nouvelle ; c’était une inondation par infiltration. La plupart de ces nouveaux venus appartenaient aux dernières classes ; plusieurs étaient armés.

Je voyais de loin cet envahissement croissant et sentais le péril augmenter de minute en minute avec lui ; je cherchais des yeux dans toute la Chambre quel était l’homme qui pouvait le mieux s’opposer au torrent ; je ne vis que Lamartine qui eût la position voulue et la capacité requise pour le tenter ; je me rappelais qu’en 1842 il avait été le seul à proposer la régence de la duchesse d’Orléans. D’une autre part, ses derniers discours et surtout ses derniers écrits lui avaient obtenu la faveur populaire. Son genre de talent allait, d’ailleurs, au goût du peuple. J’ignorais qu’une demi-heure auparavant, il avait préconisé la république au milieu d’une assemblée de journalistes et de députés réunis dans un des bureaux de la Chambre. Je l’aperçus debout à son banc, je fendis la foule et, arrivé jusqu’à lui : « Nous périssons, lui dis-je à voix basse et à la hâte ; vous seul en ce moment suprême pouvez vous faire écouter ; montez à la tribune et parlez. » Je crois encore le voir à l’instant où j’écris ces lignes, tant sa figure me frappa. Je vois sa longue taille droite et mince, son œil tourné vers l’hémicycle, son regard fixe et vacant, absorbé dans une contemplation intérieure plus que dans la vue de ce qui se passait autour de lui. Au bruit de mes paroles, il ne se retourna pas vers moi, mais se borna à étendre le bras vers la place où se tenaient les princes, et répondant à sa pensée plus qu’à la mienne : « Je ne parlerai point, me répliqua-t-il, tant que cette femme et cet enfant seront là. » Je ne lui demandai rien de plus ; j’en savais assez ; je regagnai mon banc, et, passant au centre droit près du siège où étaient assis Lanjuinais et Billault : « Est-ce que vous ne voyez pas quelque chose que nous puissions faire ? » leur dis-je. Ils firent tristement le signe que non ; et je continuai ma route.

Pendant ce temps la foule s’était tellement entassée dans l’hémicycle que les princes risquaient à tout moment d’y être écrasés ou étouffés.

Le président voulut en vain dégager la salle ; ne pouvant y parvenir, il pria la duchesse d’Orléans de se retirer ; cette courageuse princesse s’y refusa ; ses amis l’arrachèrent alors à grand’peine du milieu de la presse et la firent monter sur le sommet du centre gauche, où elle s’assit avec son fils et le duc de Nemours.

Marie et Crémieux venaient de proposer, au milieu du silence des députés et des acclamations du peuple, l’établissement d’un gouvernement provisoire, lorsque enfin Barrot parut ; il était essoufflé, mais non effrayé ; il escalada les degrés de la tribune : « Notre devoir est tout tracé, dit-il, la couronne de Juillet repose sur la tête d’un enfant et d’une femme. » La Chambre, reprenant courage, se redresse alors et éclate en acclamations, le peuple à son tour se tait. La duchesse d’Orléans se lève de son banc, semble vouloir parler, elle hésite, écoute de timides conseils et se rassied ; la dernière lueur de sa fortune venait de s’éteindre. Barrot achève son discours, sans retrouver l’effet des premières paroles ; cependant la Chambre est un peu raffermie et le peuple hésite.

Dans ce moment, la foule, qui remplissait l’hémicycle, est refoulée par un flot du dehors vers les bancs du centre déjà mal garnis ; elle déborde et s’y répand. Des députés qui les occupaient encore, les uns s’esquivent et quittent la salle, tandis que les autres reculent de banc en banc, comme ces malheureux qui surpris par la marée montante se retirent de rocher en rocher toujours poursuivis par la mer qui s’élève. Tout ce mouvement était produit par deux troupes d’hommes, la plupart armés, qui s’avançaient dans les deux couloirs, ayant chacun à leur tête des officiers de la garde nationale et des drapeaux. Les deux officiers, qui portaient les drapeaux, dont l’un à mine de sacripant était, à ce qu’on m’a dit depuis, le colonel en retraite Dumoulin, montent à la tribune d’un pas théâtral, y agitent leurs étendards et y braillent avec beaucoup de haut-le-corps et de grands gestes de mélodrame je ne sais quel galimatias révolutionnaire. Le président déclare que la séance est suspendue et veut, suivant l’usage, se couvrir ; et, comme il avait le don de rencontrer le ridicule au milieu des situations les plus tragiques, il prend dans sa précipitation le chapeau d’un secrétaire pour le sien et se l’enfonce jusqu’au dessous des yeux.

De pareilles séances ne se suspendent point, comme on peut croire, et la tentative du président ne fit que rendre celle-ci plus désordonnée.

À partir de cet instant, ce ne fut plus qu’un tumulte continu traversé de quelques moments de silence ; dès lors, les orateurs n’apparaissent à la tribune que par groupes ; Crémieux, Ledru-Rollin, Lamartine enfin s’y élancent en même temps. Ledru-Rollin en chasse Crémieux et s’y attache de ses deux larges mains, tandis que Lamartine, sans la quitter et sans lutter attend que son collègue ait parlé ; Ledru-Rollin commence et divague, interrompu à chaque instant par l’impatience de ses propres amis : « Concluez ! concluez ! » lui crie Berryer plus expérimenté que lui et plus avisé dans sa rancune dynastique que l’autre dans ses passions républicaines. Ledru-Rollin demande enfin la nomination d’un gouvernement provisoire et descend.

Lamartine s’avance alors, et il obtient le silence : il commence par un magnifique éloge du courage de la duchesse d’Orléans, et le peuple lui-même, qui n’est jamais insensible à des sentiments généreux renfermés dans de grands mots, applaudit. Les députés respiraient. « Attendez, disais-je à mes voisins, ce n’est que l’exorde. » En effet, bientôt Lamartine tourne court et marche droit au même but que venait d’indiquer Ledru-Rollin.

Jusque-là, ainsi que je l’ai dit, toutes les tribunes excepté celle des journalistes étaient restées vides et closes ; mais, au moment où Lamartine parlait, de grands coups retentissent à la porte de l’une d’elles ; la porte, cédant sous l’effort, vole en éclats. La tribune est aussitôt envahie par une cohue armée, qui l’occupe tumultueusement, et bientôt après toutes les autres. Un homme du peuple, mettant le pied sur la corniche intérieure, dirige son fusil vers le président et l’orateur ; d’autres font mine de baisser les leurs sur l’Assemblée. Des amis dévoués entraînent la duchesse d’Orléans et son fils hors de la salle dans le corridor du fond, le président marmotte quelques mots qui voulaient dire que la séance est levée ; il descend ou plutôt il coule en bas de l’estrade sur laquelle son siège était placé. Je le vis passer devant mes yeux comme un objet sans forme ; je n’aurais jamais cru que la peur pût inspirer une telle vitesse ou plutôt réduire soudainement à une sorte de fluidité un si gros corps. Tout ce qui restait de députés conservateurs se disperse alors, et la populace se vautre sur les bancs du centre en s’écriant : « Prenons la place des vendus ! »

Durant toutes les scènes tumultueuses que je viens de décrire, j’étais resté immobile sur mon banc : très attentif, mais assez médiocrement ému ; et maintenant, lorsque je recherche pourquoi je n’avais pas éprouvé une émotion plus vive en présence de l’événement qui devait exercer tant d’influence sur la destinée de la France et sur la mienne propre, je trouve que la forme sous laquelle se produisit cette grande aventure en diminua pour moi beaucoup l’effet.

J’ai assisté pendant le cours de la révolution de Février à deux ou trois spectacles qui avaient de la grandeur ; (j’aurai l’occasion de les décrire en leur temps), mais celui-ci en manqua absolument, parce que la vérité ne s’y rencontra jamais. Nos Français, surtout à Paris, mêlent volontiers les souvenirs de la littérature et du théâtre à leurs manifestations les plus sérieuses ; cela fait souvent croire que les sentiments qu’ils montrent sont faux, tandis qu’ils ne sont que maladroitement ornés. Ici, l’imitation fut si visible que la terrible originalité des faits en demeurait cachée. C’était le temps où toutes les imaginations étaient barbouillées par les grosses couleurs que Lamartine venait de répandre sur ses Girondins. Les hommes de la première révolution étaient vivants dans tous les esprits, leurs actes et leurs mots présents à toutes les mémoires. Tout ce que je vis ce jour-là porta la visible empreinte de ces souvenirs ; il me semblait toujours qu’on fût occupé à jouer la Révolution française plus encore qu’à la continuer.

Malgré la présence des sabres nus, des baïonnettes et des mousquets, je ne pus me persuader un seul moment non seulement que je fusse en danger de mort, mais que personne le fût, et je crois sincèrement que personne ne l’était en effet. Les haines sanguinaires ne vinrent que plus tard ; elles n’avaient pas eu le temps de naître ; l’esprit particulier qui devait caractériser la révolution de Février ne se montrait point encore. On cherchait, en attendant, à se réchauffer aux passions de nos pères, sans pouvoir y parvenir ; on imitait leurs gestes et leurs poses tels qu’on les avait vus sur le théâtre, ne pouvant imiter leur enthousiasme ou ressentir leur fureur. C’était la tradition d’actes violents suivie, sans être bien comprise, par des cœurs refroidis. Quoique je visse bien que le dénouement de la pièce serait terrible, je ne pus jamais prendre très au sérieux les acteurs ; et le tout me parut une mauvaise tragédie jouée par des histrions de province.

Je confesse que ce qui m’émut le plus dans toute cette journée, ce fut la vue de cette femme et de cet enfant sur lesquels retombait tout le poids de fautes qu’ils n’avaient pas commises. Je considérais souvent avec compassion cette princesse étrangère jetée au milieu de nos discordes civiles ; et, quand elle eut fui, le souvenir des regards tristes, doux et fermes que je lui avais vu promener durant cette longue agonie sur l’Assemblée, revint si vivement à ma mémoire ; je me sentis si touché de pitié en pensant au péril qui allait accompagner sa fuite, que, me levant tout à coup, je m’élançai vers l’endroit où ma connaissance des lieux me faisait croire qu’elle avait dû chercher, ainsi que son fils, un asile ; je perçai, en un instant, la foule, franchis la salle des conférences, parcourus le vestiaire et parvins ainsi jusqu’à l’escalier dérobé qui conduit du guichet de la rue de Bourgogne dans les combles du palais. Un huissier, que j’interrogeai en courant, m’apprit que j’étais sur la trace des princes, et, en effet, j’entendis plusieurs personnes qui montaient précipitamment dans la partie supérieure de l’escalier. Je continue donc ma course, j’arrive à un palier ; les bruits de pas qui me précédaient avaient cessé depuis un moment de se faire entendre. Je me trouve en face d’une porte fermée, je frappe, on n’ouvre pas. Si les princes étaient comme Dieu qui lit dans les cœurs et accepte l’intention comme l’acte, assurément ceux-ci me sauraient gré de ce que j’ai voulu faire en ce jour ; mais ils ne le sauront jamais, car personne ne me vit et je ne l’ai dit à personne.

Je revins dans la salle et fus reprendre ma place ; presque tous les députés s’étaient retirés. Les bancs étaient occupés par des hommes du peuple ; Lamartine, toujours à la tribune entre les deux drapeaux, continuait à haranguer la foule ou plutôt conversait avec elle ; car il me parut qu’il y avait presque autant d’orateurs que d’assistants. La confusion était au comble ; dans un moment de demi-silence, Lamartine se mit à lire une liste qui contenait les noms des différentes personnes proposées par je ne sais qui pour faire partie du gouvernement provisoire qui venait d’être décrété on ne sait comment. La plupart de ces noms furent acclamés, quelques-uns repoussés par des murmures, d’autres accueillis par des plaisanteries, car, dans les scènes populaires, comme dans les drames de Shakspeare, le burlesque coudoie volontiers le terrible, les quolibets se mêlaient donc parfois aux ardeurs révolutionnaires. Lorsqu’on vint à proposer le nom de Garnier-Pagès, j’entendis une voix crier : « Vous vous trompez, Lamartine, c’est le mort qui est le bon ». On sait que Garnier-Pagès avait eu un frère célèbre, auquel il ne ressemblait guère que par le nom. M. de Lamartine commençait, je crois, à être fort embarrassé de sa position, car, dans une émeute comme dans un roman, ce qu’il y a de plus difficile à inventer, c’est la fin ; quand quelqu’un s’avisa de dire : « À l’Hôtel de Ville ! — Oui, à l’Hôtel de Ville, » répondit Lamartine, et il sortit presque aussitôt, entraînant avec lui la moitié de la foule ; l’autre resta avec Ledru-Rollin, qui, pour se conserver, j’imagine, un premier rôle, crut devoir recommencer à son tour le même simulacre d’élection ; après quoi, il partit de son côté pour l’Hôtel de Ville. Là, la même parade électorale fut renouvelée, et, à ce propos, je ne puis m’empêcher de rapporter une anecdote que me raconta, quelques mois après, M. Marrast. Elle coupe un peu le fil de mon récit, mais elle peint à merveille deux hommes qui jouaient à ce moment un grand rôle, et montre la différence, sinon de leurs sentiments, au moins de leur éducation et de leurs mœurs. On avait formé à la hâte, me dit Marrast, une liste de candidats pour le gouvernement provisoire ; il s’agissait de la faire connaître au peuple ; je la donnai à Lamartine en le priant de la lire à haute voix du haut du perron. « Je ne puis, me répondit Lamartine après en avoir pris connaissance, mon nom s’y trouve. » Je la passai alors à Crémieux, qui, après l’avoir lue : « Vous moquez-vous de moi, me dit-il, de me proposer de lire au peuple une liste sur laquelle mon nom ne se trouve pas ! »

Quand je vis Ledru-Rollin quitter la salle, où il ne resta plus que la pure canaille de l’insurrection, je compris qu’il n’y avait plus rien à faire là ; je sortis donc, mais, comme je ne voulais pas me trouver au milieu de la cohue qui marchait vers l’Hôtel de Ville, je pris l’opposé du chemin qu’elle suivait et me mis à descendre cet escalier droit et rapide, comme un escalier de cave, qui conduit à la cour intérieure du palais ; j’y vis alors venir à moi une colonne de gardes nationaux armés, qui remontaient le même escalier en courant, la baïonnette au bout du fusil. Devant eux étaient deux hommes habillés en bourgeois, qui paraissaient les conduire et qui criaient à tue-tête : « Vive la duchesse d’Orléans et la régence ! » Dans l’un d’eux je reconnus le général Oudinot et dans l’autre Andryane, celui qui a été renfermé au Spielberg et qui a écrit des Mémoires en imitation de ceux de Silvio Pellico ; je n’en vis pas d’autre, et rien ne me montre mieux combien il est difficile que le public sache jamais le vrai sur les événements qui se passent au milieu du tumulte d’une révolution. Je sais qu’il existe une lettre du maréchal Bugeaud, dans laquelle celui-ci raconte qu’il parvint à rassembler quelques compagnies de la dixième légion, les anima en faveur de la duchesse d’Orléans et les conduisit au pas de course, par la cour du Palais Bourbon, jusqu’aux portes de la Chambre qu’il trouva vide. Le récit est vrai, sauf la présence du maréchal, que j’aurais assurément fort remarqué, s’il avait été là ; il ne s’y trouvait, je le répète, que le général Oudinot et M. Andryane. Celui-ci, voyant que je restais immobile et ne disais rien, me prit assez vivement par le bras en s’écriant : « Monsieur, il faut se joindre à nous pour dégager madame la duchesse d’Orléans et sauver la monarchie. — Monsieur, lui répondis-je, l’intention est bonne, mais vous venez trop tard : la duchesse d’Orléans a disparu et la Chambre est dispersée. » Or, où était le même soir ce fougueux défenseur de la monarchie ? Le trait mérite d’être raconté et remarqué parmi tous les traits de versatilité dont l’histoire des révolutions fourmille. M. Andryane était dans le cabinet de M. Ledru-Rollin, administrant au nom de la République comme secrétaire général du ministère de l’intérieur.

Pour en revenir à la colonne qu’il conduisait, je me joignis à elle, quoique je n’espérasse plus rien de ses efforts. Obéissant machinalement au mouvement qui lui avait été imprimé, elle s’avança jusqu’aux portes de la Chambre ; là, les hommes qui la composaient apprirent ce qui venait d’avoir lieu ; ils tournoyèrent un moment sur eux-mêmes, puis se débandèrent de tous côtés. Une demi-heure plus tôt, cette poignée de gardes nationaux eût put comme au 15 mai suivant, changer les destinées de la France. Je laissai écouler cette nouvelle foule et repris ensuite, seul et fort pensif, le chemin de ma maison, non sans avoir jeté un dernier regard sur cette salle maintenant déserte et muette, où j’avais entendu retentir, durant neuf ans, tant de paroles éloquentes et vaines.

M. Billault, qui avait quitté la Chambre, quelques moments avant moi, par le guichet de la rue de Bourgogne, me raconta avoir rencontré dans cette dernière rue M. Barrot. « Celui-ci, me dit-il, marchait précipitamment sans s’apercevoir qu’il n’avait plus son chapeau sur sa tête, et que ses cheveux gris, qu’il ramenait d’ordinaire avec soin le long des tempes, tombaient des deux côtés et voltigeaient en désordre sur ses épaules ; il semblait hors de lui. » Cet homme avait fait toute la journée des efforts héroïques pour soutenir la monarchie sur la pente où il l’avait poussée lui-même, et il restait comme écrasé sous sa chute. J’appris de Beaumont, qui ne le quitta point de tout le jour, que le matin, M. Barrot avait affronté et surmonté vingt barricades, s’avançant vers chacune d’elles, sans arme, essuyant quelquefois des injures, souvent des coups de feu, parvenant toujours enfin à conquérir ceux qui les gardaient par sa parole.

Sa parole, en effet, était puissante sur la multitude ; il avait tout ce qu’il faut pour agir, à un moment donné, sur elle : une voix forte, une éloquence boursouflée et un cœur intrépide.

Dans le même moment où M. Barrot quittait ainsi en désordre la Chambre, M. Thiers plus éperdu encore errait autour de Paris, n’osant regagner sa demeure. On l’avait aperçu un instant à l’Assemblée avant l’arrivée de la duchesse d’Orléans, et il avait disparu aussitôt, donnant le signal de la retraite à beaucoup d’autres. J’appris, dès le lendemain, les détails de sa fuite par M. Talabot, celui même qui l’avait aidé à l’exécuter. J’étais lié avec M. Talabot par des relations assez intimes de parti, et M. Thiers, je crois, l’était avec lui par d’anciennes relations d’affaires. M. Talabot était un homme plein de vigueur d’esprit et de résolution, très propre à servir dans une occasion pareille. Voici ce qu’il me raconta, je crois n’en rien omettre et n’y rien ajouter : « Il paraît, me dit-il, que M. Thiers en traversant la place Louis XV avait été injurié et menacé par quelques hommes du peuple ; il était très troublé et très ému quand je le vis arriver dans la salle des conférences ; il vint à moi, me prit à l’écart et me dit qu’il allait être massacré par la populace si je ne l’aidais à fuir ; je le pris aussitôt sous le bras et le priai de m’accompagner sans rien craindre. M. Thiers voulut éviter le pont Louis XVI de peur de se trouver dans la foule ; nous allâmes au pont des Invalides, mais arrivé là, il crut apercevoir un attroupement de l’autre côté de la rivière et refusa encore de passer. Nous gagnâmes le pont d’Iéna qui était libre, nous le traversâmes sans difficulté ; arrivé de l’autre côté, M. Thiers, découvrant sur les gradins en amphithéâtre, où devait être bâti le palais du roi de Rome, quelques gamins qui criaient, se jeta aussitôt dans la rue d’Auteuil, et entra dans le bois de Boulogne ; là, nous eûmes le bonheur de trouver un cabriolet qui consentit à nous conduire par les boulevards extérieurs, jusqu’aux environs de la barrière de Clichy, par où nous regagnâmes sa maison. Pendant tout ce trajet, ajoutait M. Talabot, et surtout au début, M. Thiers me parut presque hors de son bon sens ; il gesticulait, il sanglotait, il prononçait des paroles incohérentes ; la catastrophe dont il venait d’être témoin, l’avenir du pays, ses propres périls, formaient un chaos au milieu duquel sa pensée s’agitait et s’égarait à tous moments. »


DEUXIÈME PARTIE

[Tout ce que contient ce cahier (à savoir du numéro 4 au numéro 11 inclusivement) est écrit à Sorrente à bâtons rompus, en novembre, décembre 1850, janvier, février et mars 1851.]

I

Mon jugement sur les causes du 24 février et mes pensées sur ce qui allait en sortir.

Voilà donc la monarchie de Juillet tombée, tombée sans lutte, en présence plutôt que sous le coup des vainqueurs, aussi étonnés de leur victoire que les vaincus de leurs revers. J’ai entendu plusieurs fois, depuis la révolution de Février, M. Guizot et même M. Molé et M. Thiers dire qu’il ne fallait attribuer cet événement qu’à une surprise et ne le considérer que comme un pur accident, un coup de main heureux et rien de plus. J’étais toujours tenté de leur répondre, ainsi que le misanthrope de Molière à Oronte :

Pour en juger ainsi, vous avez vos raisons ;

car ces trois hommes avaient dirigé les affaires de la France sous la main du roi Louis-Philippe pendant dix-huit ans, et il leur était difficile d’admettre que le mauvais gouvernement de ce prince eût préparé la catastrophe qui l’a précipité du trône.

Quant à moi qui n’ai point les mêmes motifs de croyance, je ne saurais être tout à fait du même avis. Ce n’est pas que je croie que les accidents n’ont joué aucun rôle dans la révolution de Février ; ils en ont eu au contraire un très grand, mais ils n’ont pas tout fait.

J’ai vécu avec des gens de lettres, qui ont écrit l’histoire sans se mêler aux affaires, et avec des hommes politiques, qui ne se sont jamais occupés qu’à produire les événements sans songer à les décrire. J’ai toujours remarqué que les premiers voyaient partout des causes générales, tandis que les autres, vivant au milieu du décousu des faits journaliers, se figuraient volontiers que tout devait être attribué à des incidents particuliers, et que les petits ressorts, qu’ils faisaient sans cesse jouer dans leurs mains, étaient les mêmes que ceux qui font remuer le monde. Il est à croire que les uns et les autres se trompent.

Je hais, pour ma part, ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’histoire du genre humain. Je les trouve étroits dans leur prétendue grandeur, et faux sous leur air de vérité mathématique. Je crois, n’en déplaise aux écrivains qui ont inventé ces sublimes théories pour nourrir leur vanité et faciliter leur travail, que beaucoup de faits historiques importants ne sauraient être expliqués que par des circonstances accidentelles, et que beaucoup d’autres restent inexplicables ; qu’enfin le hasard ou plutôt cet enchevêtrement de causes secondes, que nous appelons ainsi faute de savoir le démêler, entre pour beaucoup dans tout ce que nous voyons sur le théâtre du monde ; mais je crois fermement que le hasard n’y fait rien, qui ne soit préparé à l’avance. Les faits antérieurs, la nature des institutions, le tour des esprits, l’état des mœurs, sont les matériaux avec lesquels il compose ces impromptus qui nous étonnent et nous effraient.

La révolution de Février, comme tous les autres grands événements de ce genre, naquit de causes générales fécondées, si l’on peut parler ainsi, par des accidents ; et il serait aussi superficiel de la faire découler nécessairement des premières, que de l’attribuer uniquement aux seconds.

La révolution industrielle qui, depuis trente ans, avait fait de Paris la première ville manufacturière de France, et attiré dans ses murs tout un nouveau peuple d’ouvriers, auquel les travaux des fortifications avaient ajouté un autre peuple de cultivateurs maintenant sans ouvrage ; l’ardeur des jouissances matérielles qui, sous l’aiguillon du gouvernement lui-même, enflammait de plus en plus cette multitude ; le malaise démocratique de l’envie qui la travaillait sourdement ; les théories économiques et politiques, qui commençaient à y pénétrer et qui tendaient à lui faire croire que les misères humaines étaient l’œuvre des lois et non de la Providence, et qu’on pouvait supprimer la pauvreté en changeant la société d’assiette ; le mépris dans lequel était tombée la classe qui gouvernait et surtout les hommes qui marchaient à sa tête, mépris si général et si profond qu’il paralysa la résistance de ceux mêmes qui avaient le plus d’intérêt au maintien du pouvoir qu’on renversait ; la centralisation qui réduisit toute l’opération révolutionnaire à se rendre maître de Paris et à mettre la main sur la machine toute montée du gouvernement ; la mobilité enfin de toutes choses, institutions, idées, mœurs et hommes dans une société mouvante, qui a été remuée par sept grandes révolutions en moins de soixante ans, sans compter une multitude de petits ébranlements secondaires : telles furent les causes générales sans lesquelles la révolution de Février eût été impossible. Les principaux accidents qui l’amenèrent furent les passions de l’opposition dynastique qui prépara une émeute en voulant faire une réforme ; la répression de cette émeute d’abord excessive, puis abandonnée ; la disparition soudaine des anciens ministres venant rompre tout à coup les fils du pouvoir, que les nouveaux ministres, dans leur trouble, ne surent ni ressaisir à temps ni renouer ; les erreurs et le désordre d’esprit de ces ministres si insuffisants à raffermir ce qu’ils avaient été assez forts pour ébranler ; les hésitations des généraux, l’absence des seuls princes qui eussent de la popularité et de la vigueur ; mais surtout l’espèce d’imbécillité sénile du roi Louis-Philippe, faiblesse que nul n’aurait pu prévoir, et qui reste encore presque incroyable après que l’événement l’a montrée.

Je me suis demandé quelquefois ce qui avait pu produire dans l’âme du roi cet accablement soudain et inouï ? Louis-Philippe avait passé sa vie au milieu des révolutions et ce n’était assurément ni l’expérience, ni le courage, ni l’esprit qui lui manquaient, bien qu’ils lui aient fait si complètement défaut ce jour-là. Je crois que sa faiblesse vint de l’excès de sa surprise ; il fut terrassé avant d’avoir compris. La révolution de Février fut imprévue pour tous, mais pour lui plus que pour aucun autre ; nul avertissement du dehors ne l’y avait préparé, car, depuis plusieurs années, son esprit s’était retiré dans cette espèce de solitude orgueilleuse, où finit presque toujours par vivre l’intelligence des princes longtemps heureux, qui, prenant la fortune pour le génie, ne veulent plus rien écouter, parce qu’ils croient n’avoir plus rien à apprendre de personne. Louis-Philippe d’ailleurs avait été déçu, comme j’ai déjà dit que ses ministres le furent, par cette lueur trompeuse que jette l’histoire des faits antérieurs sur le temps présent. On pourrait faire un tableau singulier de toutes les erreurs qui se sont ainsi engendrées les unes des autres sans se ressembler. C’est Charles Ier poussé à l’arbitraire et à la violence par la vue des progrès qu’avait faits l’esprit d’opposition en Angleterre, sous le règne bénin de son père ; c’est Louis XVI déterminé à tout souffrir parce que Charles Ier avait péri en ne voulant rien endurer ; c’est Charles X provoquant la révolution, parce qu’il avait eu sous les yeux la faiblesse de Louis XVI ; c’était enfin Louis-Philippe le plus perspicace de tous, se figurant que, pour rester sur le trône, il suffisait de fausser la légalité sans la violer, et que, pourvu qu’il tournât lui-même dans le cercle de la Charte, la nation n’en sortirait pas. Détourner l’esprit de la constitution sans en changer la lettre ; opposer les vices du pays les uns aux autres ; noyer doucement la passion révolutionnaire dans l’amour des jouissances matérielles : telle avait été l’idée de toute sa vie ; elle était peu à peu devenue non seulement la première mais l’unique. Il s’y était renfermé ; il y avait vécu ; et lorsqu’il s’aperçut tout à coup qu’elle était fausse, il fut comme un homme qui est réveillé la nuit par un tremblement de terre et qui, sentant au milieu des ténèbres sa maison croulante et le sol même qui semble s’abaisser sous ses pieds, demeure éperdu dans cette ruine universelle et imprévue.

Je raisonne aujourd’hui fort à mon aise, sur les causes qui ont amené la journée du 24 février, mais dans l’après-midi de ce jour-là, j’avais bien d’autres choses en tête ; je songeais à l’événement lui-même et je cherchais moins ce qui l’avait produit que ce qui allait le suivre.

Je revins lentement chez moi. J’expliquai, en peu de mots, à madame de Tocqueville ce que je venais de voir, et me mis dans un coin à rêver. Je crois que jamais je ne me sentis l’esprit plus plein de tristesse. C’était la seconde révolution que je voyais s’accomplir, depuis dix-sept ans, sous mes yeux !

Le 30 juillet 1830, au lever du jour, j’avais rencontré, sur les boulevards extérieurs de Versailles, les voitures du roi Charles X, portant leurs écussons déjà grattés, marchant, à pas lents, à la file, avec un air de funérailles ; à ce spectacle, je n’avais pu retenir des larmes. Cette fois, mon impression était d’une autre nature, mais plus vive encore. Ces deux révolutions m’avaient affligé ; mais combien les impressions causées par la dernière étaient plus amères ! J’avais ressenti, jusqu’à la fin, pour Charles X un reste d’affection héréditaire, mais ce roi tombait pour avoir violé des droits qui m’étaient chers, et j’espérais encore que la liberté de mon pays serait plutôt ravivée qu’éteinte par sa chute. Aujourd’hui, cette liberté me paraissait morte ; ces princes qui fuyaient ne m’étaient rien, mais je sentais que ma propre cause était perdue.

J’avais passé les plus belles années de ma jeunesse au milieu d’une société qui semblait redevenir prospère et grande en redevenant libre ; j’y avais conçu l’idée d’une liberté modérée, régulière, contenue par les croyances, les mœurs et les lois ; les charmes de cette liberté m’avaient touché ; elle était devenue la passion de toute ma vie ; je sentais que je ne me consolerais jamais de sa perte, et qu’il fallait renoncer à elle.

J’avais acquis trop d’expérience des hommes pour me payer cette fois de vains mots ; je savais que, si une grande révolution peut fonder la liberté dans un pays, plusieurs révolutions qui se succèdent y rendent pour très longtemps toute liberté régulière impossible.

J’ignorais encore ce qui sortirait de celle-ci, mais j’étais sûr déjà qu’il n’en naîtrait rien qui pût me satisfaire ; et je prévoyais que, quel que fût le sort réservé à nos neveux, le nôtre désormais était de consumer misérablement notre vie, au milieu de réactions alternatives de licence et d’oppression.

Je me mis à repasser dans mon esprit l’histoire de nos soixante dernières années, et je souris amèrement en remarquant les illusions qu’on s’était faites à la fin de chacune des périodes de cette longue révolution ; les théories dont ces illusions s’étaient nourries ; les rêveries savantes de nos historiens, et tant de systèmes ingénieux et faux, à l’aide desquels on avait tenté d’expliquer un présent que l’on voyait encore mal, et de prévoir un avenir qu’on ne voyait pas du tout.

La monarchie constitutionnelle avait succédé à l’ancien régime ; la république, à la monarchie ; à la république, l’empire ; à l’empire, la restauration ; puis était venue la monarchie de Juillet. Après chacune de ces mutations successives, on avait dit que la révolution française, ayant achevé ce qu’on appelait présomptueusement son œuvre, était finie : on l’avait dit et on l’avait cru. Hélas ! je l’avais espéré moi-même sous la restauration, et encore après que le gouvernement de la restauration fut tombé ; et voici la révolution française qui recommence, car c’est toujours la même. À mesure que nous allons, son terme s’éloigne et s’obscurcit. Arriverons-nous, comme nous l’assurent d’autres prophètes, peut-être aussi vains que leurs devanciers, à une transformation sociale plus complète et plus profonde que ne l’avaient prévue et voulue nos pères, et que nous ne pouvons la prévoir nous-mêmes ; ou ne devons-nous aboutir simplement qu’à cette anarchie intermittente, chronique et incurable maladie bien connue des vieux peuples ? Quant à moi, je ne puis le dire, j’ignore quand finira ce long voyage ; je suis fatigué de prendre successivement pour le rivage des vapeurs trompeuses, et je me demande souvent si cette terre ferme que nous cherchons depuis si longtemps existe en effet, ou si notre destinée n’est pas plutôt de battre éternellement la mer !

Je passai le reste de cette journée avec Ampère, mon confrère à l’Institut et l’un de mes meilleurs amis. Il venait savoir ce que j’étais devenu dans la bagarre, et me demander à dîner. Je voulus d’abord me soulager en lui faisant partager mon chagrin ; mais j’aperçus presque aussitôt que son impression n’était pas semblable à la mienne, et qu’il voyait d’un autre œil la révolution qui s’opérait. Ampère était un homme d’esprit et, ce qui vaut mieux, un homme plein de cœur, d’un commerce doux et sûr. Sa bienveillance le faisait aimer ; il plaisait par une conversation variée, spirituelle, amusante, sans méchanceté, dans laquelle il lançait une foule de traits, dont aucun, à la vérité, n’allait bien haut, mais qui tous étaient très agréables à voir passer. Malheureusement il était fort enclin à transporter dans la littérature l’esprit des salons, et dans la politique l’esprit littéraire. Ce que j’appelle l’esprit littéraire en politique consiste à rechercher ce qui est ingénieux et neuf plus que ce qui est vrai, à aimer ce qui fait tableau plus que ce qui sert, à se montrer très sensible au bien jouer et au bien dire des acteurs, indépendamment des conséquences de la pièce, et à se décider enfin par des impressions plutôt que par des raisons. Je n’ai pas besoin de dire que ce travers se rencontre ailleurs que dans les académiciens. À vrai dire, toute la nation en tient un peu, et le peuple français, pris en masse, juge très souvent en politique comme un homme de lettres. Ampère méprisait fort le gouvernement qui tombait, et les derniers actes de ce gouvernement l’avaient beaucoup irrité. Il venait d’ailleurs d’être témoin, parmi les insurgés, de traits de désintéressement, de générosité même et de courage : l’émotion populaire l’avait gagné.

Je vis que non seulement il n’entrait pas dans mon sentiment, mais qu’il était disposé à en prendre un tout contraire ; cette vue fit tourner, tout à coup, contre Ampère tous les sentiments d’indignation, de douleur et de colère qui s’accumulaient depuis le matin dans mon cœur ; et je lui parlai avec une violence de langage, que je me suis rappelée souvent depuis avec un peu de honte, et qu’une amitié aussi sincère que la sienne pouvait seule excuser. Je me souviens, entre autres, que je lui dis : « Vous ne comprenez rien à ce qui ce passe ; vous en jugez en badaud de Paris ou en poète. Vous appelez cela le triomphe de la liberté ; c’est sa dernière défaite. Je vous dis que ce peuple, que vous admirez si naïvement, vient d’achever de montrer qu’il était incapable et indigne de vivre libre. Montrez-moi ce que l’expérience lui a appris ? Quelles sont les vertus nouvelles qu’elle lui a données ; les anciens vices qu’elle lui a ôtés ? Non, vous dis-je, il est toujours le même ; aussi impatient, aussi irréfléchi, aussi contempteur de la loi, aussi faible devant l’exemple et téméraire devant le péril que l’ont été ses pères. Le temps n’a rien changé en lui et l’a laissé aussi léger dans les choses sérieuses, qu’il l’était jadis dans les futiles. » Après avoir beaucoup crié, nous finîmes par en appeler tous les deux à l’avenir, juge éclairé et intègre, mais qui arrive, hélas ! toujours trop tard.


II

Paris le lendemain du 24 février et les jours suivants. — Caractère socialiste de la nouvelle révolution.

La nuit se passa sans accidents, bien que les rues ne cessassent de retentir, jusqu’au matin, de cris et de coups de fusil, mais c’étaient des bruits de triomphe et non de combat. Dès qu’il fit jour, je sortis pour aller voir l’aspect de la ville et pour savoir ce qu’étaient devenus mes deux jeunes neveux[6] qu’on élevait alors au petit séminaire. Le petit séminaire était situé rue de Madame, derrière le Luxembourg, j’eus donc à traverser une grande partie de la ville pour y parvenir.

Je trouvai les rues paisibles et même à moitié désertes, ainsi qu’on les trouve d’ordinaire à Paris le dimanche matin, lorsque les riches dorment encore et que les pauvres se reposent. On rencontrait bien de temps en temps, le long des murs, des vainqueurs de la veille, mais ils étaient plus remplis de vin que de passions politiques, et la plupart cherchaient à regagner leur demeure sans s’occuper des passants. Dans le petit nombre de boutiques qui étaient ouvertes, on apercevait des bourgeois effrayés, mais surtout étonnés, comme des spectateurs qui, parvenus au dénouement, n’ont pas encore bien compris la pièce. Ce qui se voyait le plus, dans ces rues abandonnées du peuple, c’étaient des soldats ; les uns isolés, les autres en petits groupes, tous sans armes, qui traversaient la ville pour regagner leurs foyers. La défaite que ces hommes venaient de subir avait laissé dans leur âme une impression fort vive et très durable de honte et de colère ; on s’en est bien aperçu depuis, mais il n’en paraissait rien alors ; le plaisir de se retrouver libres paraissait absorber tous les autres sentiments chez ces jeunes gens ; ils marchaient d’un air insouciant, d’un pas dégagé et léger.

Le petit séminaire n’avait été ni attaqué ni même insulté. Mes neveux, d’ailleurs, n’y étaient plus ; dès la veille au soir, on les avait renvoyés chez leur grand’mère maternelle. Je revins donc chez moi, en prenant par la rue du Bac, afin de savoir ce qu’était devenu Lamoricière qui demeurait alors dans cette rue ; ce ne fut qu’après m’avoir reconnu que les domestiques m’avouèrent que leur maître était au logis et consentirent à m’introduire près de lui.

Je trouvai cet homme singulier, dont j’aurai plus d’une fois à parler dans la suite, étendu sur son lit et réduit à une immobilité bien contraire à sa nature et à son goût. Sa tête était à moitié rompue ; ses bras, percés de coups de baïonnettes ; tous ses membres meurtris et perclus ; du reste, toujours le même, l’esprit allumé et le cœur indomptable. Il me raconta ce qui lui était arrivé la veille et les mille périls auxquels il n’avait échappé que par miracle. Je lui conseillai fort de se tenir en repos jusqu’à ce qu’il fût guéri et longtemps encore après afin de ne pas compromettre inutilement sa personne et sa réputation au milieu du chaos qui allait suivre ; conseils bons à donner sans doute à un homme si amoureux de l’action et si habitué à agir, qu’après avoir fait les choses nécessaires et utiles, il est toujours prêt à entreprendre les nuisibles et les dangereuses plutôt que de ne rien faire du tout, mais conseils bien peu efficaces comme la plupart de ceux qui prennent à rebours le naturel.

Je passai tout l’après-midi à me promener dans Paris. Deux choses me frappèrent surtout : la première, ce fut le caractère, je ne dirai pas principalement, mais uniquement et exclusivement populaire de la révolution qui venait de s’accomplir ; la toute-puissance qu’elle avait donnée au peuple proprement dit, c’est-à-dire aux classes qui travaillent de leurs mains, sur toutes les autres. La seconde, ce fut le peu de passion haineuse et même, à dire vrai, de passions vives quelconques que faisait voir dans ce premier moment le bas peuple devenu tout à coup seul maître de Paris.

Quoique les classes ouvrières eussent souvent joué le principal rôle dans les événements de la première République, elles n’avaient jamais été les conductrices et les seules maîtresses de l’État, ni en fait ni en droit ; la Convention ne contenait peut-être pas un seul homme du peuple ; elle était remplie de bourgeois et de lettrés. La guerre entre la Montagne et la Gironde fut conduite, de part et d’autre, par des membres de la bourgeoisie, et le triomphe de la première ne fit jamais descendre la puissance dans les seules mains du peuple. La révolution de Juillet avait été faite par le peuple, mais la classe moyenne l’avait suscitée et conduite, en avait recueilli les principaux fruits. La révolution de Février, au contraire, semblait être faite entièrement en dehors de la bourgeoisie et contre elle.

Dans ce grand choc, les deux parties qui composaient principalement en France le corps social, avaient en quelque sorte achevé de se disjoindre, et le peuple, resté à part, demeurait seul en possession du pouvoir. Rien n’était plus nouveau dans nos annales ; des révolutions analogues avaient eu lieu, il est vrai, dans d’autres pays et en d’autre temps, car l’histoire même de nos jours, quelque nouvelle et imprévue qu’elle paraisse, appartient toujours par le fond à la vieille histoire de l’humanité, et ce que nous appelons des faits nouveaux ne sont le plus souvent que des faits oubliés. Florence, notamment, vers la fin du moyen âge avait présenté en petit un spectacle semblable au nôtre ; à la classe noble avait d’abord succédé la classe bourgeoise, puis, un jour, celle-ci avait été chassée à son tour du gouvernement, et l’on avait vu un gonfalonier marcher pieds nus à la tête du peuple et conduire ainsi la république. Mais, à Florence, cette révolution populaire avait été produite par des causes passagères et particulières, tandis qu’ici elle était amenée par des causes fort permanentes et si générales qu’après avoir agité la France, il était à croire qu’elle remuerait tout le reste de l’Europe. Cette fois, il ne s’agissait pas seulement de faire triompher un parti ; on aspirait à fonder une science sociale, une philosophie, je pourrais presque dire une religion propre à être apprise et suivie par tous les hommes. C’était là la partie réellement nouvelle de l’ancien tableau.

Durant cette journée, je n’aperçus pas dans Paris un seul des anciens agents de la force publique, pas un soldat, pas un gendarme, pas un agent de la police ; la garde nationale elle-même avait disparu. Le peuple seul portait les armes, gardait les lieux publics, veillait, commandait, punissait ; c’était une chose extraordinaire et terrible de voir dans les seules mains de ceux qui ne possédaient rien, toute cette immense ville, pleine de tant de richesses ou plutôt cette grande nation ; car, grâce à la centralisation, qui règne à Paris commande à la France. Aussi, la terreur de toutes les autres classes fut-elle profonde ; je ne crois pas qu’à aucune époque de la révolution, elle ait été aussi grande, et je pense qu’on ne saurait la comparer qu’à celle que devaient éprouver les cités civilisées du monde romain, quand elles se voyaient tout à coup au pouvoir des Vandales et des Goths. Comme rien de semblable ne s’était vu jusque-là, bien des gens s’attendaient à des actes de violence inouïs. Pour mon compte, je ne partageai jamais ces craintes. Ce que je voyais me faisait présager, dans un avenir prochain, des perturbations étranges, des crises singulières. Je ne crus jamais au pillage des riches ; je connaissais trop les hommes du peuple de Paris pour ne pas savoir que leurs premiers mouvements, en temps de révolution, sont ordinairement généreux, qu’ils passent volontiers les jours qui suivent immédiatement le triomphe, à se vanter de leur victoire, à faire acte de leur autorité et à jouer aux grands hommes ; pendant ce temps-là, il arrive d’ordinaire qu’un pouvoir quelconque s’institue, la police revient à son poste et le juge à son siège ; et quand nos grands hommes veulent enfin descendre sur le terrain plus connu et plus vulgaire des petites et mauvaises passions humaines ils ne sont plus libres de le faire et ils doivent se réduire à vivre simplement en gens honnêtes. Nous avons passé, d’ailleurs, tant d’années en insurrections, qu’il s’est formé parmi nous une espèce de moralité particulière au désordre, et un code spécial pour les jours d’émeute. D’après ces lois exceptionnelles le meurtre est toléré, la dévastation est permise, mais le vol est sévèrement défendu, ce qui n’empêche pas, quoi qu’on en dise, qu’on ne vole beaucoup ces jours-là, par la raison qu’une société d’émeutiers ne saurait faire exception à toutes les autres, dans le sein desquelles il se trouve toujours des coquins, qui se moquent, en leur particulier, de la morale du corps, et qui méprisent fort son point d’honneur quand personne ne les voit. Ce qui me rassurait d’ailleurs, était de penser que les vainqueurs avaient été pris à l’improviste par le succès, aussi bien que leurs adversaires par le revers ; leurs passions n’avaient pas eu le temps de s’allumer et de s’aigrir dans la lutte ; le gouvernement était tombé sans être défendu et sans se défendre lui-même. Il avait été soit combattu, soit au moins vivement censuré depuis longtemps par ceux-là mêmes qui, au fond de leur cœur, regrettaient le plus sa chute.

Depuis un an, l’opposition dynastique et l’opposition républicaine avaient vécu dans une intimité trompeuse, faisant les mêmes actes dans des pensées contraires. Le malentendu qui avait facilité la révolution, la rendait aujourd’hui plus douce. La monarchie disparue, le champ de bataille paraissait vide ; le peuple n’y voyait plus distinctement, quels étaient les ennemis qui lui restaient à poursuivre et à abattre ; les vieux objets de sa colère, eux-mêmes, lui manquaient ; le clergé ne s’était jamais complètement réconcilié avec la nouvelle dynastie, et il voyait sans peine sa ruine ; l’ancienne noblesse y applaudissait, quelle que dût en être la conséquence : le premier avait souffert du système intolérant de la bourgeoisie, l’autre de son orgueil ; tous les deux méprisaient ou craignaient son gouvernement.

C’était pour la première fois, depuis soixante ans, que les prêtres, l’ancienne aristocratie et le peuple se rencontraient dans un sentiment commun, sentiment de rancune, il est vrai, et non d’affection ; mais c’est déjà beaucoup en politique où la communauté des haines fait presque toujours le fond des amitiés. Les véritables et les seuls vaincus du jour étaient les bourgeois, mais ceux-là mêmes avaient peu à craindre. Leur gouvernement avait été plutôt exclusif qu’oppresseur, corrupteur, mais non pas violent, il était plus méprisé que haï ; la classe moyenne d’ailleurs ne forme jamais, au sein de la nation, un corps compact et une partie bien distincte dans le tout ; elle participe toujours un peu de toutes les autres, et se confond en quelques endroits avec celles-ci. Ce manque d’homogénéité et de limites précises rend le gouvernement de la bourgeoisie faible et incertain, mais il la rend elle-même insaisissable et comme invisible à ceux qui veulent la frapper quand elle ne gouverne plus.

De toutes ces causes réunies provenait, je pense, cette langueur du peuple qui m’avait frappé, en même que sa toute-puissance, langueur d’autant plus visible, qu’elle contrastait singulièrement avec l’énergie ampoulée du langage, et les souvenirs terribles que celui-ci évoquait. On faisait parler, dans la langue enflammée de 93, les passions tièdes du temps, et l’on citait à tout moment l’exemple et le nom d’illustres scélérats, auxquels on n’avait ni l’énergie ni même le désir sincère de ressembler.

Ce furent les théories socialistes, ce que j’ai déjà appelé précédemment la philosophie de la révolution de Février, qui allumèrent plus tard des passions véritables, aigrirent les jalousies et suscitèrent enfin la guerre entre les classes. Si les actes au début furent moins désordonnés qu’on aurait pu le craindre, il se manifesta, en effet, le lendemain même de la révolution, dans les idées du peuple une agitation extraordinaire et un désordre inouï.

Dès le 25 février, mille systèmes étranges sortirent impétueusement de l’esprit des novateurs, et se répandirent dans l’esprit troublé de la foule. Tout était encore debout sauf la royauté et le parlement, et il semblait que du choc de la révolution, la société elle-même eût été réduite en poussière, et qu’on eût mis au concours la forme nouvelle qu’il fallait donner à l’édifice qu’on allait élever à sa place ; chacun proposait son plan ; celui-ci le produisait dans les journaux ; celui-là dans des placards, qui couvrirent bientôt les murs ; cet autre en plein vent par la parole. L’un prétendait détruire l’inégalité des fortunes, l’autre l’inégalité des lumières, le troisième entreprenait de niveler la plus ancienne des inégalités, celle de l’homme et de la femme ; on indiquait des spécifiques contre la pauvreté et des remèdes à ce mal du travail, qui tourmente l’humanité depuis qu’elle existe.

Ces théories étaient fort diverses entre elles, souvent contraires, quelquefois ennemies ; mais toutes, visant plus bas que le gouvernement et s’efforçant d’atteindre la société même, qui lui sert d’assiette, prirent le nom commun de socialisme.

Le socialisme restera le caractère essentiel et le souvenir le plus redoutable de la révolution de Février. La république n’y apparaîtra de loin que comme un moyen mais non un but.

Il n’entre pas dans le dessein de ces Souvenirs de rechercher ce qui donna le caractère socialiste à la révolution de Février, je me borne à dire, que la vue de cette physionomie nouvelle de la Révolution française n’était pas de nature à surprendre autant qu’elle l’a fait. Ne s’apercevait-on pas, depuis longtemps, que le peuple agrandissait et élevait continuellement sa condition, que son importance, ses lumières, ses désirs, son pouvoir, s’augmentaient sans cesse ? Son aisance avait cru aussi, mais moins vite, et elle approchait du terme qu’elle ne dépasse guère dans les vieilles sociétés, où il se rencontre beaucoup d’hommes et peu de places. Comment des classes pauvres, inférieures et pourtant puissantes n’auraient-elles pas songé à sortir de leur pauvreté et de leur infériorité, en se servant de leur pouvoir, dans un temps surtout où la vue de l’autre monde est devenue plus obscure, et où les misères de celui-ci sont plus visibles et paraissent plus intolérables ? Aussi y travaillaient-elles depuis soixante ans. Le peuple avait d’abord voulu s’aider en changeant toutes les institutions politiques, mais après chaque changement, il avait trouvé que son sort ne s’était point amélioré, ou ne s’améliorait qu’avec une lenteur insupportable à la précipitation de ses désirs. Il était inévitable qu’il finirait un jour ou l’autre par découvrir que ce qui le resserrait dans sa position, ce n’était pas la constitution du gouvernement, c’était les lois immuables qui constituent la société elle-même ; et il était naturel qu’il serait amené à se demander s’il n’avait pas le pouvoir et le droit de changer aussi celles-là, comme il avait changé les autres. Et pour parler spécialement de la propriété, qui est comme le fondement de notre ordre social, tous les privilèges qui couvraient et qui, pour ainsi dire, cachaient le privilège de la propriété étant détruits, et celui-ci restant le principal obstacle à l’égalité parmi les hommes, et paraissant en être le seul signe, n’était-il pas nécessaire, je ne dis pas, qu’on vînt à l’abolir à son tour, mais du moins que la pensée de l’abolir se présentât à l’esprit de ceux qui n’en jouissaient pas ?

Cette inquiétude naturelle de l’esprit du peuple, cette agitation inévitable de ses désirs et de ses pensées, ces besoins, ces instincts de la foule formèrent, en quelque sorte, le tissu sur lequel les novateurs brodèrent tant de figures monstrueuses ou grotesques. On peut trouver leurs œuvres ridicules, mais le fond sur lequel ils ont travaillé est l’objet le plus sérieux que les philosophes et les hommes d’État puissent regarder.

Le socialisme restera-t-il enseveli dans le mépris qui couvre si justement les socialistes de 1848 ? Je fais cette question sans y répondre. Je ne doute pas que les lois constitutives de notre société moderne ne soient fort modifiées à la longue ; elles l’ont déjà été dans beaucoup de leurs parties principales, mais arrivera-t-on jamais à les détruire et à en mettre d’autres à la place ? Cela me paraît impraticable. Je ne dis rien de plus, car, à mesure que j’étudie davantage l’état ancien du monde, et que je vois plus en détail le monde même de nos jours ; quand je considère la diversité prodigieuse, qui s’y rencontre, non seulement parmi les lois, mais parmi les principes des lois, et les différentes formes qu’a prises et que retient, même aujourd’hui, quoi qu’on en dise, le droit de propriété sur la terre, je suis tenté de croire que ce qu’on appelle les institutions nécessaires ne sont souvent que les institutions auxquelles on est accoutumé, et qu’en matière de constitution sociale, le champ du possible est bien plus vaste que les hommes qui vivent dans chaque société ne se l’imaginent.


III

Incertitudes des anciens parlementaires sur l’attitude à prendre. — Mes propres réflexions sur ce que j’ai à faire et mes résolutions.

Pendant les premiers jours qui suivirent le 24 février, je ne recherchai et ne vis aucun des hommes politiques dont les événements de ce jour m’avaient séparé, je n’en sentis point le besoin et, pour dire la vérité, je n’en éprouvai pas le goût. J’avais une sorte de répugnance instinctive à me rappeler ce misérable monde parlementaire que j’avais habité pendant dix ans, et au sein duquel j’avais vu germer la révolution.

Je trouvais d’ailleurs, en ce moment, une grande vanité dans toute sorte de conversations ou de combinaisons politiques. Quelque faibles qu’eussent été les raisons qui avaient imprimé d’abord le mouvement à la foule, ce mouvement était devenu irrésistible. Je sentais que nous étions tous au milieu d’une de ces grandes inondations démocratiques, où les digues que veulent opposer les individus, et même les partis, ne servent qu’à noyer ceux qui les élèvent, et où il ne reste, pendant quelque temps, rien à faire qu’à étudier les caractères généraux du phénomène. Je passais donc tout mon temps dans la rue avec les vainqueurs comme si j’eusse été un adorateur de la fortune. Il est vrai que je ne rendis pas hommage au nouveau souverain, et ne lui demandai rien. Je ne lui parlai même pas ; je me bornai à l’écouter et à le regarder.

Au bout de quelques jours pourtant, je rentrai en commerce avec les vaincus ; je revis d’anciens députés, d’anciens pairs, des gens de lettres, des hommes d’affaires et de négoce ; des propriétaires, ce qu’on commençait à appeler des oisifs dans le langage du moment. Je trouvais que l’aspect de la révolution n’était pas moins extraordinaire vu ainsi par en haut qu’il ne m’avait semblé en le considérant d’abord par en bas. Je rencontrai là beaucoup de peur, mais aussi peu de véritable passion que j’en avais vu ailleurs ; une résignation singulière, surtout nulle espérance et, je dirais presque, nulle idée de retour vers le gouvernement qu’on ne venait pourtant que de quitter. Quoique la révolution de Février ait été la plus courte et la moins sanglante de toutes nos révolutions, elle avait rempli les esprits et les cœurs de l’idée et du sentiment de sa toute-puissance beaucoup plus qu’aucune autre. Je crois que cela tint surtout à ce que ces esprits et ces cœurs étaient vides de croyance et d’ardeurs politiques et qu’il n’y restait plus guère, après tant de mécomptes et d’agitations vaines, que le goût du bien-être, sentiment très tenace et très exclusif, mais très doux, qui s’accorde aisément de tous les régimes de gouvernement, pourvu qu’on lui permette de se satisfaire.

J’apercevais donc un effort universel pour s’accommoder de l’événement que la fortune venait d’improviser, et pour apprivoiser le nouveau maître. Les grands propriétaires aimaient à rappeler qu’ils avaient toujours été ennemis de la classe bourgeoise et toujours favorables à la classe populaire ; les bourgeois eux-mêmes se souvenaient avec un certain orgueil que leurs pères avaient été ouvriers, et, quand ils ne pouvaient pas remonter, à cause de l’obscurité inévitable des généalogies, jusqu’à un ouvrier qui eût travaillé de ses mains, ils tâchaient du moins de dater d’un malotru qui eût fait sa fortune par lui-même. On prenait autant de soin à mettre en évidence celui-là qu’on en eût mis, quelque temps auparavant, à le cacher, tant il est vrai que la vanité des hommes, sans changer de nature, peut donner les spectacles les plus divers. Elle a une face et un revers, mais c’est toujours la même médaille.

Comme il n’y avait plus alors d’autres passions vraies que celle de la crainte, loin de rompre avec ceux de ses parents qui s’étaient jetés dans la révolution, on cherchait à s’en rapprocher. C’était le moment où on tâchait de tirer parti de tout mauvais sujet qu’on possédait dans sa famille. Si par bonheur il se trouvait qu’on eût un cousin, un frère ou un fils qui se fût ruiné par ses désordres, celui-ci était en belle passe de réussir, et, s’il s’était fait connaître par quelque théorie extravagante, il pouvait espérer d’arriver à tout. La plupart des commissaires et sous-commissaires du gouvernement furent gens de cette espèce.

Quant au roi Louis-Philippe, il n’en était pas plus question que s’il eût appartenu à la dynastie des Mérovingiens. Rien ne me frappa plus que le silence profond qui s’était tout à coup établi autour de son nom. Je n’entendis, pour ainsi dire, pas prononcer celui-ci une seule fois, soit par le peuple, soit plus haut. Ceux de ses anciens courtisans que je vis n’en parlaient point, et je crois que véritablement ils n’y pensaient pas. La révolution leur avait donné une distraction si forte, qu’ils en avaient perdu le souvenir de ce prince. C’est, me dira-t-on, le sort ordinaire des rois qui tombent ; mais, ce qui semble plus digne d’être observé, ses ennemis mêmes l’avaient oublié, ils ne le redoutaient plus assez pour le calomnier, peut-être même pour le haïr, injure sinon plus grande au moins plus rare de la fortune.

Je ne veux pas faire l’histoire de la révolution de 1848, je tâche seulement de retrouver la trace de mes actions, de mes idées et de mes impressions au travers de cette révolution ; je saute donc par-dessus les faits qui s’accomplirent durant les premières semaines qui suivirent le 24 février, et j’arrive à l’époque qui précéda immédiatement les élections générales.

Le moment était venu où il s’agissait de savoir si l’on voulait ne faire qu’observer cette singulière révolution ou se mêler aux événements. Je trouvai sur ce point les anciens chefs de partis divisés entre eux ; on aurait pu penser que chacun d’eux l’était de plus avec lui-même, à en juger par l’incohérence du langage et la mobilité des avis. Ces hommes politiques, qui s’étaient presque tous formés aux affaires au milieu du mouvement régulier et contenu de la liberté constitutionnelle, et qu’une grande révolution venait surprendre, ressemblaient à des bateliers qui, n’ayant jamais navigué que sur des fleuves, seraient jetés tout à coup en pleine mer. La science qu’ils avaient acquise dans leurs petits voyages les troublait plus qu’elle ne leur servait en cette grande aventure, et ils se montraient souvent plus interdits et plus incertains que les passagers eux-mêmes.

M. Thiers fut plusieurs fois d’opinion qu’il fallait se présenter aux élections et se faire élire, et plusieurs fois d’avis qu’il convenait de se tenir à l’écart. Je ne sais si son hésitation naissait de la crainte des dangers qui pourraient suivre l’élection, ou de la peur de n’être pas élu. Rémusat, qui voit toujours si clairement ce qu’on pourrait et si obscurément ce qu’on devrait faire, exposait les bonnes raisons qu’il y avait à rester chez soi, et les raisons non moins bonnes qui devaient porter à en sortir. Duvergier était éperdu. La révolution avait brisé ce système de l’équilibre des pouvoirs, sur lequel son esprit s’était tenu immobile pendant tant d’années, et il se croyait suspendu dans le vide. Quant au duc de Broglie, il n’avait pas sorti la tête de dessous son manteau depuis le 24 février, et il attendait ainsi la fin de la société qui devait, à son avis, être fort proche. M. Molé, seul, quoiqu’il fût de beaucoup le plus vieux de tous les anciens chefs parlementaires et peut-être à cause de cela même, resta toujours très résolument dans l’idée qu’il fallait se mêler aux affaires et essayer de conduire la révolution ; soit que sa plus longue expérience lui eût mieux appris qu’en temps de troubles, le rôle même de spectateur est dangereux ; soit que l’espérance d’avoir de nouveau quelque chose à diriger, le ragaillardît et lui cachât le danger de l’entreprise ; soit enfin qu’après avoir été plié tant de fois en sens contraire, sous tant de régimes divers, son esprit fût devenu plus ferme en même temps qu’il était devenu plus souple et plus indifférent à l’espèce du maître. De mon côté, j’examinais très attentivement, comme on peut croire, le parti que je devais prendre.

Je voudrais bien rechercher ici les raisons qui me déterminèrent alors, et, les ayant retrouvées, les exposer sans détour ; mais qu’il est difficile de bien parler de soi ! J’ai observé que la plupart de ceux qui ont laissé des Mémoires ne nous ont bien montré leurs mauvaises actions ou leurs penchants que quand, par hasard, ils les ont pris pour des prouesses ou de bons instincts, ce qui est arrivé quelquefois. C’est ainsi que le cardinal de Retz, pour atteindre à ce qu’il considère comme la gloire d’avoir été un bon conspirateur, nous avoue ses projets d’assassiner Richelieu, et nous raconte ses dévotions et ses charités hypocrites de peur de ne point passer pour un habile homme. Ce n’est pas alors l’amour du vrai qui fait parler, ce sont les travers de l’esprit qui trahissent involontairement les vices du cœur.

Mais alors même qu’on veut être sincère, il est bien rare qu’on mène à bout une telle entreprise. La faute en est d’abord au public qui aime qu’on s’accuse, mais qui ne souffre pas qu’on se loue ; les amis, eux-mêmes, ont coutume d’appeler candeur aimable le mal qu’on dit de soi, et vanité incommode le bien qu’on en raconte ; de telle sorte que la sincérité devient, à ce compte, un métier fort ingrat, où l’on n’a que des pertes à faire et point de gain. Mais la difficulté est surtout dans le sujet lui-même ; on est trop proche de soi pour bien voir, on se perd aisément au milieu des vues, des intérêts, des idées, des goûts et des instincts qui vous ont fait agir. Cette multitude de petits sentiers mal connus de ceux même qui les fréquentent, empêche de bien discerner les grands chemins qu’a suivis la volonté pour arriver aux résolutions les plus importantes.

Je veux cependant essayer de me retrouver dans ce labyrinthe, car il est juste de prendre enfin, vis-à-vis de moi-même les libertés que je me suis déjà permises et que je me permettrai si souvent encore envers tant d’autres.

Je dirai donc que, quand je vins à regarder attentivement dans le fond de mon propre cœur, j’y découvris, avec quelque surprise, un certain soulagement, une sorte de joie mêlée à toutes les tristesses et à toutes les craintes que la révolution faisait naître. Je souffrais pour mon pays de ce terrible événement, mais il était clair que je n’en souffrais pas pour moi-même ; il me semblait au contraire que je respirais plus librement qu’avant la catastrophe. Je m’étais toujours senti comprimé dans le sein de ce monde parlementaire, qui venait d’être détruit : j’y avais trouvé toutes sortes de mécomptes, et quant aux autres et quant à moi-même ; et, pour commencer par ces derniers, je n’avais point tardé à découvrir que je n’y possédais pas ce qu’il fallait pour jouer là le rôle brillant que j’avais rêvé ; mes qualités et mes défauts, y faisaient obstacle. Je n’étais, point assez vertueux pour imposer le respect, et j’étais trop honnête pour me plier à toutes les petites pratiques, qui étaient alors nécessaires au prompt succès. Et remarquez que cette honnêteté était sans remède car elle tient si bien à mon tempérament autant qu’à mes principes que, sans elle, je ne puis jamais tirer le moindre parti de moi-même. Quand par hasard j’ai été obligé de parler dans une mauvaise cause, ou de marcher dans une mauvaise voie, je me suis aussitôt trouvé dépourvu de tout talent et de toute ardeur : et je confesse que rien ne m’a plus consolé en voyant le peu de succès que mon honnêteté avait souvent, que la certitude où j’ai toujours été que je n’aurais jamais fait qu’un coquin très maladroit et fort médiocre. J’avais fini également par m’apercevoir que je manquais absolument de l’art nécessaire pour grouper et mener ensemble beaucoup d’hommes. Je n’ai jamais pu avoir de dextérité que dans le tête-à-tête, et me suis toujours trouvé gêné et muet dans la foule ; ce n’est pas qu’à un jour donné je ne sois capable de dire et de faire ce qui peut lui plaire, mais cela est loin de suffire ; ces grandes opérations sont fort rares dans la guerre parlementaire. Le fond du métier, chez un chef de parti, consiste à se mêler continuellement parmi les siens et même parmi ses adversaires, à se produire, à se répandre tous les jours, à se baisser et à se relever, à chaque instant, pour atteindre le niveau de toutes les intelligences, à discuter, à argumenter sans repos, à redire mille fois les mêmes choses sous des formes différentes, et à s’animer éternellement en face des mêmes objets. De tout ceci, je suis profondément incapable : la discussion sur les points qui m’intéressent peu m’est incommode, et sur ceux qui m’intéressent vivement, douloureuse ; la vérité est pour moi une chose si précieuse et si rare, que je n’aime point à la mettre au hasard d’un débat quand une fois je l’ai trouvée ; c’est une lumière que je crains d’éteindre en l’agitant ; et quant à pratiquer les hommes, je ne saurais le faire d’une manière habituelle et générale, parce que je n’en connais jamais qu’un très petit nombre. Toutes les fois qu’une personne ne me frappe point, par quelque chose de rare dans l’esprit ou les sentiments, je ne la vois pour ainsi dire pas. J’ai toujours pensé que les hommes médiocres, aussi bien que les gens de mérite, avaient un nez, une bouche et des yeux, mais je n’ai jamais pu fixer dans ma mémoire la forme particulière qu’avaient ces traits chez chacun d’eux. Je demande sans cesse le nom de ces inconnus que je vois tous les jours, et je l’oublie sans cesse ; je ne les méprise point pourtant, mais je les fréquente peu, je les traite comme les lieux communs. J’honore ceux-ci, car ils mènent le monde, mais ils m’ennuient profondément.

Ce qui avait achevé de me rebuter fut la médiocrité et la monotonie des événements parlementaires de cette époque, ainsi que la petitesse des passions et la perversité vulgaire des hommes qui croyaient les faire ou les conduire.

J’ai quelquefois imaginé que si les mœurs des diverses sociétés diffèrent, la moralité des hommes politiques qui mènent les affaires est partout la même. Ce qui est bien certain, c’est qu’en France, tous les chefs de parti que j’ai rencontrés de mon temps m’ont paru à peu près également indignes de commander, les uns par leur défaut de caractère ou de vraies lumières, la plupart par leur défaut de vertus quelconques. Je trouvais donc en moi autant de difficultés à m’associer qu’à me suffire, à obéir qu’à me conduire.

Mais, ce qui m’avait le plus désespéré et énervé, durant les neuf ans que je venais de passer dans les affaires, et ce qui reste encore aujourd’hui pour moi le souvenir le plus affreux de ce temps, c’est l’incertitude incessante dans laquelle il m’avait fallu vivre, sur ce qu’il y avait de mieux à faire chaque jour. Il me semble que chez moi le caractère incertain prend naissance dans les nuages de mon intelligence, plutôt que dans la faiblesse de mon cœur, et que je n’ai jamais ni hésitation ni peine à prendre le chemin le plus scabreux, quand je vois clairement où il doit me conduire. Mais, au milieu de ces petits partis dynastiques, si peu différents par la fin qu’ils se proposaient, si semblables par les mauvais moyens qu’ils mettaient en pratique, quel sentier conduisait visiblement à l’honnête, même à l’utile ? Où était le vrai ? Où était le faux ? De quel côté les méchants ? De quel côté les gens de bien ? Je n’ai jamais pu, dans ce temps-là, le discerner pleinement, et je déclare qu’aujourd’hui même je ne saurais le bien faire. La plupart des hommes de parti ne se laissent ni désespérer ni énerver par de pareils doutes ; plusieurs même ne les ont jamais connus, ou ne les connaissent plus. On les accuse souvent d’agir sans conviction ; mon expérience m’a montré que cela était bien moins fréquent qu’on ne l’imagine. Ils possèdent seulement la faculté précieuse et même quelquefois nécessaire en politique, de se créer des convictions passagères suivant leurs passions et leurs intérêts du moment, et ils arrivent ainsi à faire assez honnêtement des choses assez peu honnêtes. Malheureusement je n’ai jamais pu parvenir à éclairer mon intelligence par ces lumières particulières et artificielles, ni à me figurer si aisément que mon avantage fût conforme au bien général.

C’est ce monde parlementaire, dans lequel j’avais souffert toutes les misères que je viens de décrire, que la révolution avait brisé ; elle avait mêlé et confondu les anciens partis dans une ruine commune, déposé leurs chefs, détruit leurs traditions et leur discipline. Il en était sorti, il est vrai, une société désordonnée, confuse, mais où l’habileté devenait moins nécessaire et moins prisée que le désintéressement et le courage ; où le caractère était plus important que l’art de bien dire ou de manier les hommes, mais surtout, où il ne restait plus aucun champ libre à l’incertitude de l’esprit : ici le salut du pays, là, sa perte. Il n’y avait plus à se tromper sur le chemin à suivre ; on allait y marcher au grand jour, soutenu et encouragé par la foule. La route paraissait dangereuse, il est vrai, mais mon esprit est ainsi fait qu’il redoute bien moins le péril que le doute. Je sentais, d’ailleurs, que j’étais encore dans la force de l’âge, que j’avais peu de besoins, et surtout que je trouvais dans ma maison l’appui, si rare et si précieux en temps de révolution, d’une femme dévouée, qu’un esprit pénétrant et ferme, et une âme naturellement haute devait tenir sans effort au niveau de toutes les situations, et au-dessus de tous les revers.

Je me décidai donc à me jeter à corps perdu dans l’arène, et à risquer pour la défense, non pas de tel gouvernement, mais des lois qui constituent la société même, ma fortune, mon repos et ma personne. Le premier point était de se faire élire, et je partis aussitôt pour mon pays de Normandie, afin de me présenter aux électeurs.


IV

Ma candidature dans le département de la Manche. — Aspect de la province. — L’élection générale.

Le département de la Manche est peuplé presque uniquement d’agriculteurs, comme chacun sait. On y trouve peu de grandes villes et peu de manufactures, point de lieux où les ouvriers soient réunis en grand nombre, excepté Cherbourg. La révolution y fut d’abord comme inaperçue. Les classes supérieures plièrent aussitôt sous ce coup, et les classes inférieures le sentirent à peine. Il est ordinaire que les populations agricoles reçoivent plus lentement et gardent plus obstinément que toutes les autres les impressions politiques ; elles sont les dernières à se lever et les dernières à se rasseoir. Le garde de mes propriétés, demi-paysan, me rendant compte de ce qui se passait dans le pays, aussitôt après le 24 février, m’écrivait : « Les gens disent que si Louis-Philippe a été renvoyé, c’est bien fait et qu’il l’avait bien mérité… » C’était là, pour eux, toute la morale de la pièce. Mais quand ils entendirent parler du désordre qui régnait dans Paris, des impôts nouveaux qu’on allait établir, de la guerre générale qui était à craindre ; lorsqu’ils virent le commerce qui s’arrêtait et l’argent qui semblait s’enfoncer sous terre et que, surtout, ils apprirent qu’on attaquait le principe de la propriété, ils s’aperçurent bien qu’il s’agissait d’autre chose que de Louis-Philippe.

La peur, qui s’était d’abord arrêtée dans le haut de la société, descendit alors jusque dans le fond de la classe populaire, et une terreur universelle s’empara de tout le pays. C’est en cet état que je le trouvai, lorsque j’y arrivai vers le milieu de mars. Je fus frappé aussitôt d’un spectacle qui m’étonna et me charma. Une certaine agitation démagogique régnait, il est vrai, parmi les ouvriers des villes, mais dans les campagnes tous les propriétaires, quels que fussent leur origine, leurs antécédents, leur éducation, leurs biens, s’étaient rapprochés les uns des autres, et ne semblaient former qu’une seule classe ; les anciennes haines d’opinion, les anciennes rivalités de caste et de fortune n’étaient plus visibles. Plus de jalousies ou d’orgueil entre le paysan et le riche, entre le gentilhomme et le bourgeois ; mais une confiance mutuelle, des égards et une bienveillance réciproques. La propriété, chez tous ceux qui en jouissaient, était devenue une sorte de fraternité. Les plus riches étaient les aînés, les moins aisés les cadets ; mais tous se considéraient comme des frères, ayant un même intérêt à défendre l’héritage commun. Comme la Révolution française avait répandu la possession du sol à l’infini, la population tout entière semblait faire partie de cette vaste famille. Je n’avais rien vu de pareil, et personne n’avait rien vu de tel en France de mémoire d’homme. L’expérience a prouvé que cette union n’était pas aussi intime qu’elle en avait l’air, et que les anciens partis et les différentes classes s’étaient plutôt rapprochés que confondus ; la peur avait agi sur eux comme aurait pu le faire une pression mécanique sur des corps fort durs, qui sont forcés d’adhérer entre eux tant que celle-ci continue, mais qui se séparent dès qu’elle se relâche.

Du reste, dans ce premier moment, je ne vis point la moindre trace de ce qu’on doit appeler, à proprement parler, des opinions politiques. On eût dit que le gouvernement républicain était devenu tout à coup, non pas seulement le meilleur, mais le seul qu’on pût imaginer pour la France ; les espérances et les regrets dynastiques étaient si bien enterrés au fond des âmes qu’on ne voyait même plus la place qu’ils avaient occupée. La république respectait les personnes et les biens, et on la tenait pour légitime. Ce qui me frappa le plus après le spectacle que je viens de décrire, ce fut de voir la haine universelle mêlée à la terreur universelle qu’inspirait pour la première fois Paris. En France, les provinciaux ont pour Paris et pour le pouvoir central, dont Paris est le siège, des sentiments analogues à ceux qu’ont les Anglais pour leur aristocratie, qu’ils supportent quelquefois avec impatience et voient souvent avec jalousie, mais, qu’au fond, ils aiment parce qu’ils espèrent toujours faire servir ses privilèges à leurs avantages particuliers. Cette fois, Paris et ceux qui parlaient en son nom avaient tellement abusé de sa puissance, et semblaient tenir si peu de compte du reste du pays, que l’idée de secouer le joug et d’agir enfin par eux-mêmes se présentait à beaucoup d’esprits qui ne l’avaient jamais conçue ; désirs incertains, il est vrai, et timides, passions éphémères et molles dont je ne crus jamais qu’il y eût beaucoup à espérer ni beaucoup à craindre ; ces sentiments nouveaux se tournaient alors en ardeur électorale. On voulait aller aux élections, car choisir des ennemis de la démagogie parisienne se présentait moins aux esprits comme l’usage régulier d’un droit que comme le moyen le moins dangereux dont on pouvait se servir pour affronter le maître.

Je m’étais arrêté dans la petite ville de Valognes, qui était le centre naturel de mon influence et, aussitôt que j’eus connu l’état du pays, je m’occupai de ma candidature. Je vis bien alors ce que j’ai souvent remarqué en mille autres circonstances, que rien ne sert plus au succès que de ne point le désirer avec trop d’ardeur. J’avais grande envie d’être élu, mais dans les conditions si difficiles et si critiques des affaires, je m’accommodais aisément de l’idée de ne pas l’être, et je puisais, dans cette attente paisible d’un échec, une tranquillité et une netteté d’esprit, un respect de moi-même et un mépris des folies du temps que je n’aurais peut-être pas trouvés au même degré si je n’avais été que sous l’empire de la passion de réussir.

Le pays commençait à se couvrir de candidats ambulants, qui colportaient de tréteaux en tréteaux leurs protestations républicaines ; je refusai de me présenter devant un autre corps électoral que celui du lieu que j’habitais. Chaque petite ville avait son club, et chaque club demandait aux candidats des explications de leurs opinions et de leurs actes, et leur imposait des formules. Je refusai de répondre à aucun de ces insolents interrogatoires. Ces refus, qui auraient pu paraître du dédain, semblèrent de la dignité et de l’indépendance en face des nouveaux souverains, et l’on me sut plus de gré de ma révolte qu’aux autres de leur obéissance.

Je me bornai donc à publier une circulaire et à la faire afficher dans tout le département.

La plupart des prétendants avaient repris les vieux usages de 92. On écrivait aux gens en les appelant « Citoyens » et on les saluait « avec fraternité ». Je ne voulus jamais me couvrir de ces friperies révolutionnaires. Je commençai ma circulaire en nommant les électeurs « Messieurs » et je la finis en me déclarant fièrement « leur très humble serviteur ». « Je ne viens pas solliciter vos suffrages, leur disais-je, je viens seulement me mettre aux ordres de mon pays ; j’ai demandé à être votre représentant dans des temps paisibles et faciles ; mon honneur me défend de refuser de l’être dans des temps qui sont déjà pleins d’agitation et qui peuvent devenir pleins de périls. Voilà ce que j’avais d’abord à vous dire. » J’ajoutais que j’avais été fidèle jusqu’au bout au serment que j’avais prêté à la monarchie, mais que la république, venue sans mon concours, aurait mon appui énergique, que je ne voulais pas seulement la laisser subsister, mais la soutenir. Puis je reprenais : « Mais de quelle république s’agit-il ? Il y a des gens qui entendent par république une dictature exercée au nom de la liberté ; qui pensent que la république ne doit pas seulement changer les institutions politiques, mais remanier la société elle-même ; il y en a qui croient que la république doit être conquérante et propagandiste. Je ne suis pas républicain de cette manière. Si c’était là votre façon de l’être, je ne pourrais vous être utile à rien, car je ne serais pas de votre avis ; mais, si vous comprenez la république comme je la comprends moi-même, vous pouvez compter que je me dévouerai de toute mon âme à faire triompher une cause qui est la mienne aussi bien que la vôtre. »

Les gens qui n’ont pas peur, en temps de révolution, sont comme les princes à l’armée ; ils font un grand effet à l’aide d’actions fort ordinaires, parce que la position particulière qu’ils occupent les place naturellement hors de pair avec la foule et les met très en vue. Ma circulaire eut un succès qui m’étonna moi-même ; elle me rendit, en quelques jours, l’homme le plus populaire du département de la Manche et fixa de tous côtés sur moi les regards. Mes anciens adversaires politiques, les agents de l’ancien gouvernement, les conservateurs eux-mêmes, qui m’avaient le plus fait la guerre et que la république avait renversés, vinrent en foule m’assurer qu’ils étaient prêts non seulement à me nommer, mais à suivre en toutes choses mes avis.

Sur ces entrefaites, la réunion préparatoire des électeurs de l’arrondissement de Valognes eut lieu ; j’y parus ainsi que les autres candidats ; le forum était un hangar qui servait de halle ; le bureau de président était établi au fond, et de côté se trouvait une chaire de professeur, qui avait été transformée en tribune. Le président, qui était lui-même un professeur du collège de Valognes, me disait avec une grosse voix et un air magistral, mais d’un ton fort respectueux : « Citoyen de Tocqueville, je vais vous faire connaître les questions qui vous sont adressées et auxquelles vous aurez à répondre » ; à quoi je répliquai d’un ton assez dégagé : « Monsieur le président, je vous écoute. »

Un orateur parlementaire dont je veux taire le nom, me disait un jour : « Voyez-vous, mon cher ami, il n’y a qu’un moyen de bien parler à la tribune, c’est de se bien persuader, en y montant, qu’on a plus d’esprit que tout le monde. » Cela m’avait toujours paru plus facile à dire qu’à faire, en présence de nos grandes assemblées politiques. Mais, je confesse qu’ici le précepte me sembla assez aisé à suivre, et que je le trouvai merveilleusement bon. Je n’allai pas pourtant jusqu’à penser que j’avais plus d’esprit que tout le monde ; mais, je m’aperçus bientôt que j’étais seul à bien connaître les faits qu’on rappelait, et même la langue politique qu’on voulait parler ; il est difficile de se montrer plus maladroit et plus ignorant que mes adversaires ; ils m’accablèrent de questions qu’ils croyaient très serrées, et qui me laissaient très libre ; et, de mon côté, je leur fis des réponses qui, quelquefois, n’étaient pas bien fortes et qui leur parurent toujours très concluantes. Le terrain sur lequel ils croyaient surtout pouvoir m’accabler, était celui des banquets. Je n’avais pas voulu, comme on sait, prendre part à ces manifestations dangereuses ; mes amis politiques m’avaient blâmé de les avoir abandonnés en cette circonstance, et plusieurs continuaient à m’en garder rancune, quoique la révolution m’eût donné raison, ou peut-être parce qu’elle l’avait fait. « Pourquoi vous êtes-vous séparé de l’opposition à l’occasion des banquets ? » me dit-on. Je répondis hardiment : « Je pourrais chercher un prétexte, mais j’aime mieux vous dire mon vrai motif : je ne voulais pas de banquets parce que je ne voulais pas de révolution, et j’ose dire que presque aucun de ceux qui se sont assis à ces banquets ne l’auraient fait, s’ils avaient prévu, comme moi, l’événement qui allait en sortir. La seule différence que je vois donc entre vous et moi, c’est que je savais ce que vous faisiez tandis que vous ne le saviez pas vous-mêmes. » Cette audacieuse profession de foi antirévolutionnaire avait été précédée d’une profession de foi républicaine ; la sincérité de l’une avait paru attestée par la sincérité de l’autre ; l’assemblée rit et applaudit. On se moqua de mes adversaires et je sortis triomphant.

J’avais gagné la population agricole du département par ma circulaire, je gagnai les ouvriers de Cherbourg par un discours. On avait réuni ceux-ci au nombre de deux mille dans un dîner patriotique : invité en termes très obligeants et très pressants à m’y rendre, je m’y rendis en effet.

Lorsque j’arrivai, j’aperçus en tête du cortège prêt à se mettre en marche pour gagner le lieu du banquet mon ancien collègue Havin, qui était venu tout exprès de Saint-Lô pour présider à la fête. C’était la première fois que je le rencontrais depuis le 24 février. Ce jour-là je l’avais vu donnant le bras à la duchesse d’Orléans et, le lendemain au matin, j’avais appris qu’il était commissaire de la république dans le département de la Manche. Je n’en avais pas été surpris car je le connaissais pour un de ces ambitieux déroutés, qui s’étaient trouvés arrêtés pendant dix ans dans l’opposition, en croyant d’abord ne faire que de la traverser. Combien n’ai-je pas vu près de moi ces hommes tourmentés de leur vertu et tombant dans le désespoir, parce qu’ils voyaient la plus belle partie de leur vie se passer à critiquer les vices des autres sans pouvoir enfin jouir un peu des leurs, et sans avoir à se repaître que de l’image des abus ! La plupart avaient contracté dans cette longue abstinence un si grand appétit de places, d’honneurs et d’argent, qu’il était facile de prévoir qu’à la première occasion, ils se jetteraient sur le pouvoir avec une sorte de gloutonnerie, sans se donner le temps de choisir le moment ni le morceau. Havin était le type de ces hommes. Le gouvernement provisoire lui avait donné pour associé et même pour chef un autre de mes anciens collègues de la Chambre des députés, M. Vieillard, devenu célèbre depuis comme ami particulier du prince Louis-Napoléon. Celui-ci était dans son droit en servant la république, car il avait été au nombre des sept à huit républicains que renfermait la Chambre sous la monarchie. C’était d’ailleurs un de ces républicains qui avaient passé par les salons de l’empire avant d’arriver à la démagogie ; classique intolérant en matière de belles-lettres, voltairien en fait de croyances, un peu fat, très bienveillant, honnête homme et même homme d’esprit ; mais fort bête en politique. Havin en avait fait son instrument ; toutes les fois qu’il voulait frapper un de ses propres adversaires ou récompenser un de ses propres amis, il ne manquait point de mettre en avant Vieillard, qui le laissait faire. Havin cheminait ainsi bien couvert à l’abri de l’honnêteté et du républicanisme de Vieillard, se faisant toujours précéder par celui-ci, comme le mineur pousse devant soi son gabion.

Havin eut à peine l’air de me reconnaître ; il ne m’invita point à prendre place dans le cortège. Je me retirai modestement au sein de la foule et, arrivé à la salle du banquet, je m’assis à une table secondaire. On en vint bientôt aux discours : Vieillard fit un discours écrit fort convenable, Havin fit un autre discours écrit qui fut assez goûté ; j’avais grande envie de parler aussi, mais je n’étais pas inscrit, et, d’ailleurs, je ne savais trop comment entrer en matière. Un mot que dit un orateur (car tous ces parleurs s’appelaient des orateurs) sur la mémoire du colonel Briqueville, me donna mon entrée. Je demandai la parole, l’assemblée voulut m’entendre. En me trouvant perché sur le haut de cette tribune, ou plutôt de cette chaire qui dominait de vingt pieds la foule, je me sentis un peu interdit, mais je me remis bientôt, et fis un petit pathos oratoire qu’il me serait impossible de me rappeler aujourd’hui. Je sais seulement qu’il s’y rencontrait un certain à-propos et la chaleur, qui ne manque guère de se faire jour au travers du désordre de l’improvisation, mérite très suffisant pour réussir devant une assemblée populaire et même devant toute sorte d’assemblées, car on ne saurait trop le redire, les discours sont faits pour être écoutés et non point pour être lus, et les seuls bons sont ceux qui émeuvent.

Le succès de celui-là fut complet et bruyant, et j’avoue qu’il me parut très doux de me venger ainsi de l’abus que mon ancien collègue avait voulu faire de ce qu’il considérait comme les faveurs de la fortune.

C’est, si je ne me trompe, entre cette époque et celle des élections que doit se placer le voyage que je fis à Saint-Lô, comme membre du conseil général. On avait réuni ce conseil en session extraordinaire ; il était encore composé comme sous la monarchie : la plupart de ses membres s’étaient montrés les complaisants des administrateurs de Louis-Philippe, et pouvaient compter parmi ceux qui avaient le plus contribué à faire mépriser, dans notre pays, le gouvernement de ce prince. La seule chose que je me rappelle du voyage du Saint-Lô, est la singulière servilité de ces anciens conservateurs. Non seulement ils ne firent pas d’opposition à Havin qu’ils avaient tant injurié depuis dix ans, mais ils se montrèrent ses courtisans les plus attentifs. Ils le louaient par les paroles, ils le justifiaient par les votes, ils l’approuvaient doucement du geste ; ils en disaient du bien, même entre eux, de peur d’indiscrétion. J’ai souvent vu de plus grands tableaux de la bassesse des hommes, mais je n’en ai jamais vu de plus parfait ; et je trouve qu’il mérite, malgré sa petitesse, d’être mis dans tout son jour ; je l’éclairerai donc de la lumière que donnent les faits subséquents, et j’ajouterai que quelques mois après, quand le retour du flot populaire les eût reportés au pouvoir, ils se reprirent aussitôt à poursuivre le même Havin avec une violence et, quelquefois, avec une injustice inouïes. On vit reparaître toute leur ancienne haine au milieu des derniers tressaillements de leur peur, et elle parut s’être encore accrue du souvenir de leurs complaisances.

Cependant l’époque des élections générales approchait, et, chaque jour, l’aspect de l’avenir devenait plus sinistre ; toutes les nouvelles qui arrivaient de Paris nous représentaient cette grande ville comme étant sur le point de tomber sans cesse dans les mains des socialistes armés. On doutait que ceux-ci laissassent faire les électeurs, ou du moins qu’ils se soumissent à l’Assemblée nationale. Déjà, de toutes parts, on faisait jurer aux officiers de la garde nationale de marcher contre l’Assemblée s’il s’élevait un conflit entre celle-ci et le peuple. Les provinces s’alarmaient de plus en plus, mais aussi s’affermissaient à la vue du péril.

Je fus passer à mon pauvre et cher Tocqueville les derniers jours qui précédèrent la lutte électorale ; j’y revenais pour la première fois depuis la révolution ; peut-être allais-je le quitter pour toujours ! Je fus saisi, en y entrant, d’une tristesse si grande et si particulière, qu’elle a laissé dans mon souvenir des traces qu’aujourd’hui encore je retrouve marquées et visibles, parmi tous les vestiges des événements de ce temps-là. J’arrivai sans être attendu. Ces salles vides, dans lesquelles je ne rencontrai pour m’accueillir que mon vieux chien, ces fenêtres détendues, ces meubles entassés et poudreux, ces foyers éteints, ces horloges arrêtées, tout me parut annoncer l’abandon et présager la ruine. Ce petit coin de terre isolé, et comme perdu au milieu des haies et des prairies de notre bocage normand, qui m’avait paru tant de fois la plus charmante solitude, me semblait dans l’état actuel de mes pensées, un désert désolé ; mais, à travers la désolation de l’aspect présent, j’apercevais, comme du fond d’un tombeau, les images les plus douces et les plus riantes de ma vie. J’admire comme chez l’homme l’imagination est plus colorée et plus saisissante que réelle. Je venais de voir tomber la monarchie ; j’ai assisté depuis aux scènes les plus sanglantes ; eh bien ! je le déclare, aucun de ces grands tableaux ne m’avait causé et ne me causa une émotion aussi poignante et aussi profonde, que celle éprouvée par moi, ce jour-là, à la vue de l’antique demeure de mes pères et au souvenir des jours paisibles et des heures heureuses que j’y avais passés sans connaître leur prix. Je puis dire que ce fut là et ce jour-là que je compris le mieux toute l’amertume des révolutions. La population m’avait toujours été bienveillante, mais je la retrouvai cette fois affectueuse, et jamais je ne fus entouré de plus de respect que depuis que l’égalité brutale était affichée sur tous les murs. Nous devions aller voter ensemble au bourg de Saint-Pierre, éloigné d’une lieue de notre village. Le matin de l’élection, tous les électeurs (c’est-à-dire toute la population mâle au-dessus de vingt ans) se réunirent devant l’église. Tous ces hommes se mirent à la file deux par deux, suivant l’ordre alphabétique ; je voulus marcher au rang que m’assignait mon nom, car je savais que dans les pays et dans les temps démocratiques, il faut se faire mettre à la tête du peuple et ne pas s’y mettre soi-même. Au bout de la longue file venaient sur des chevaux de bât ou dans des charrettes, des infirmes ou des malades qui avaient voulu nous suivre ; nous ne laissions derrière nous que les enfants et les femmes ; nous étions en tout cent soixante-dix. Arrivés au haut de la colline qui domine Tocqueville, on s’arrêta un moment ; je sus qu’on désirait que je parlasse. Je grimpai donc sur le revers d’un fossé, on fit cercle autour de moi et je dis quelques mots que la circonstance m’inspira. Je rappelai à ces braves gens la gravité et l’importance de l’acte qu’ils allaient faire ; je leur recommandai de ne point se laisser accoster ni détourner par ceux, qui, à notre arrivée au bourg, pourraient chercher à les tromper ; mais de marcher sans se désunir et de rester ensemble, chacun à son rang, jusqu’à ce qu’on eût voté. « Que personne, dis-je, n’entre dans une maison pour prendre de la nourriture ou pour se sécher (il pleuvait ce jour-là) avant d’avoir accompli son devoir. » Ils crièrent qu’ainsi ils feraient, et ainsi ils firent. Tous les votes furent donnés en même temps, et j’ai lieu de penser qu’ils le furent presque tous au même candidat.

Aussitôt après avoir voté moi-même, je leur dis adieu, et, montant en voiture, je partis pour Paris.


V

Première réunion de l’Assemblée constituante. — Aspect de cette Assemblée.

Je ne m’arrêtai à Valognes que pour dire adieu à quelques-uns de mes amis ; plusieurs ne me quittèrent que les larmes aux yeux, car c’était une croyance répandue en province, que les représentants allaient être exposés à de grands dangers dans Paris ; plusieurs de ces braves gens me dirent : « Si on attaque l’Assemblée nationale, nous viendrons vous défendre. » Je me reproche de n’avoir vu alors dans ces paroles que de vains mots, car ils vinrent tous, en effet, eux et beaucoup d’autres, comme on le verra plus loin.

Ce ne fut qu’à Paris, que j’appris que j’avais eu cent dix mille sept cent quatre suffrages sur cent vingt mille votants à peu près ; la plupart des collègues qu’on m’avait donnés, appartenaient à l’ancienne opposition dynastique ; deux seulement avaient professé des opinions républicaines avant la révolution, et étaient ce qu’on appelait dans le jargon du jour des républicains de la veille. On sait qu’il en fût de même dans la plus grande partie de la France.

Il y a eu des révolutionnaires plus méchants que ceux de 1848, mais je ne pense pas qu’il y en ait jamais eu de plus sots ; ils ne surent ni se servir du suffrage universel, ni s’en passer. S’ils avaient fait les élections le lendemain du 24 février, alors que les hautes classes étaient étourdies du coup qu’elles venaient de recevoir, et quand le peuple était plutôt étonné que mécontent, ils auraient obtenu peut-être une assemblée suivant leur cœur ; s’ils avaient hardiment saisi la dictature, ils auraient pu la tenir quelque temps dans leurs mains. Mais ils se livrèrent à la nation et, en même temps, ils firent tout ce qui était le plus propre à l’éloigner d’eux ; ils la menacèrent en se livrant à elle ; ils l’effrayèrent par la hardiesse de leurs projets et par la violence de leur langage, et l’invitèrent à la résistance par la mollesse de leurs actes ; ils se donnèrent les airs d’être ses précepteurs en même temps qu’ils se mettaient dans sa dépendance. Au lieu d’ouvrir leurs rangs après la victoire, il les resserrèrent jalousement, et semblèrent, en un mot, s’être donné à tâche de résoudre ce problème insoluble, à savoir : de gouverner par la majorité, mais contre le goût de celle-ci.

Suivant les exemples du passé sans les comprendre, ils s’imaginèrent niaisement qu’il suffisait d’appeler la foule à la vie politique pour l’attacher à leur cause, et que pour faire aimer la république, c’était assez de donner des droits sans procurer des profits ; ils oubliaient que leurs devanciers, en même temps qu’ils rendaient tous les paysans électeurs, détruisaient la dîme, proscrivaient la corvée, abolissaient les autres privilèges seigneuriaux et partageaient entre les anciens serfs les biens des anciens nobles, tandis qu’eux ne pouvaient rien faire de pareil. En établissant le vote universel ils croyaient appeler le peuple au secours de la révolution, ils lui donnèrent seulement des armes contre elle. Je suis loin de croire pourtant, qu’il fût impossible de faire naître des passions révolutionnaires même dans les campagnes. En France tous les cultivateurs possèdent quelque portion du sol, et la plupart d’entre eux sont obérés dans leur petite fortune ; il ne fallait donc pas s’attaquer aux propriétaires, mais aux créanciers ; ne pas promettre l’abolition du droit de propriété, mais l’abolition des dettes. Les démagogues de 1848 ne s’avisèrent point de ce moyen ; ils se montrèrent beaucoup plus malhabiles que leurs devanciers sans être pour cela plus honnêtes, car ils furent aussi violents et aussi iniques dans leurs désirs que les autres l’avaient été dans leurs actes ; mais pour faire des actes d’iniquité violente, il ne suffit pas à un gouvernement de le vouloir, ni même de le pouvoir, il faut encore que les mœurs, les idées et les passions du temps s’y prêtent.

À mesure cependant que le parti qui tenait le gouvernement voyait ses candidats rejetés, il entrait dans une grande tristesse et dans une grande colère, il se plaignait tantôt tendrement, tantôt rudement des électeurs qu’il traitait d’ignorants, d’ingrats, d’insensés, ennemis de leur propre bien ; il s’irritait contre la nation elle-même et, poussé à bout par sa froideur, il me semblait toujours prêt à lui dire comme Arnolfe de Molière à Agnès :

Pourquoi ne m’aimer pas, madame l’impudente ?

Ce qui n’était point ridicule, mais réellement sinistre et terrible, c’était l’aspect de Paris quand j’y rentrai. Je trouvai dans cette ville cent mille ouvriers armés, enrégimentés, sans ouvrage, mourant de faim, mais l’esprit repu de théories vaines et d’espérances chimériques. J’y vis la société coupée en deux : ceux qui ne possédaient rien, unis dans une convoitise commune ; ceux qui possédaient quelque chose, dans une commune angoisse. Plus de liens, plus de sympathies entre ces deux grandes classes, partout l’idée d’une lutte inévitable et voisine. Déjà les bourgeois et le peuple, car ces anciens noms de guerre avaient été repris, en étaient venus aux mains avec des fortunes contraires, à Rouen, à Limoges, à Paris ; il ne se passait guère de jours sans que les propriétaires ne fussent atteints ou menacés soit dans leur capital, soit dans leurs revenus ; tantôt on voulait qu’ils fissent travailler sans vendre, tantôt qu’ils déchargeassent leurs locataires du prix des loyers, sans avoir eux-mêmes d’autres revenus pour vivre. Ils se pliaient autant qu’ils le pouvaient, à toutes ces tyrannies, et tâchaient de tirer au moins parti de leur faiblesse en la publiant. Je me rappelle avoir lu, entre autres, dans les journaux d’alors cette annonce, qui me frappe encore comme un modèle de vanité, de poltronnerie et de bêtise agréablement mêlées ensemble. « Monsieur le rédacteur, y était-il dit, j’emprunte la voix de votre journal pour prévenir mes locataires que, voulant mettre en pratique à leur égard les principes de fraternité qui doivent guider les vrais démocrates, je délivrerai à ceux de mes locataires qui le réclameront, quittance définitive du terme prochain. »

Cependant un sombre désespoir s’était emparé de cette bourgeoisie ainsi opprimée et menacée, et ce désespoir se tournait insensiblement en courage. J’avais toujours cru qu’il ne fallait pas espérer de régler par degrés et en paix le mouvement de la révolution de Février, et qu’il ne serait arrêté que tout à coup par une grande bataille livrée dans Paris. Je l’avais dit dès le lendemain du 24 février ; ce que je vis alors me persuada que non seulement cette bataille était en effet inévitable, mais que le moment en était proche, et qu’il était à désirer qu’on saisît la première occasion de la livrer.

L’Assemblée nationale se réunit enfin le 4 mai ; jusqu’à la dernière heure on avait douté qu’elle pût le faire. Je crois bien que les plus ardents des démagogues eurent plusieurs fois, en effet, la tentation de se passer d’elle, mais ils ne l’osèrent ; ils restèrent accablés sous le poids de leur propre dogme de la souveraineté du peuple.

Je devrais avoir devant les yeux le tableau que présenta l’Assemblée à son début ; mais je trouve, au contraire, que ce souvenir m’est demeuré très confus. On aurait tort de croire que les événements restent présents à la mémoire en raison seulement de leur importance ou de leur grandeur ; ce sont plutôt certaines petites particularités qui s’y rencontrent, qui les font pénétrer profondément dans l’esprit et les y attachent d’une manière durable ; je me souviens seulement que nous criâmes quinze fois : « Vive la république ! » durant le cours de la séance, à l’envi les uns des autres. L’histoire des assemblées est pleine d’incidents analogues, et l’on y voit sans cesse un parti outrer l’expression de ses sentiments pour embarrasser son adversaire, et celui-ci feindre les sentiments qu’il n’a pas pour éviter le piège. Tous donc se poussaient par un effort commun soit au delà, soit à l’opposé du vrai. Je crois, du reste, qu’ici le cri fut de part et d’autre sincère ; il répondait seulement à des pensées diverses ou même contraires. Tous voulaient alors conserver la république, mais les uns voulaient s’en servir pour attaquer, les autres pour se défendre. Les journaux du temps parlèrent de l’enthousiasme de l’Assemblée et de celui de la foule ; il y eut beaucoup de bruit, mais d’enthousiasme point. Chacun était trop préoccupé du lendemain pour se laisser entraîner bien loin de cette pensée par un sentiment quelconque. Un décret du gouvernement provisoire avait réglé que les représentants porteraient le costume des conventionnels et surtout le gilet blanc rabattu avec lequel on ne manquait jamais de représenter Robespierre sur le théâtre. Je crus d’abord que cette belle idée était venue dans l’esprit de Ledru-Rollin ou de Louis Blanc, mais j’appris ensuite qu’elle était due à l’imagination fleurie et littéraire d’Armand Marrast. On sait que personne n’obéit au décret, pas même son auteur ; il n’y eut que Caussidière qui se déguisa de la manière indiquée. Cela me le fit remarquer, car je ne le connaissais non plus que la plupart de ceux qui allaient s’appeler les Montagnards, toujours pour se conformer aux souvenirs de 93. Je vis un corps très grand et très gros, sur lequel était posée une tête triangulaire, enfoncée profondément entre les deux épaules, l’œil rusé et méchant, un air de bonhomie répandu sur le reste du visage. C’était, en somme, une masse de matière fort informe, mais dans laquelle s’agitait un esprit assez subtil pour savoir tirer parti de sa grossièreté et de son ignorance.

Le lendemain et le surlendemain, les membres du gouvernement provisoire nous racontèrent successivement ce qu’ils avaient fait depuis le 24 février. Chacun dit beaucoup de bien de soi et même assez de bien de ses collègues, quoiqu’il fût difficile de rencontrer des hommes qui se haïssent plus sincèrement entre eux que ceux-là. Indépendamment des haines et des jalousies politiques qui les divisaient, il me parut qu’ils ressentaient encore, vis-à-vis les uns des autres, cette irritation particulière qu’éprouvent des voyageurs qui ont été forcés de vivre ensemble dans le même vaisseau, pendant une longue et orageuse traversée, sans se convenir et sans s’entendre. Je vis reparaître à cette première séance presque tous les hommes parlementaires parmi lesquels j’avais vécu. À l’exception de M. Thiers, qui avait échoué, du duc de Broglie qui ne s’était pas présenté, je crois, et de MM. Guizot et Duchâtel, qui étaient en fuite, tous les orateurs célèbres et la plupart des parleurs connus de l’ancien monde politique étaient là ; mais ils s’y trouvaient comme dépaysés, ils se sentaient isolés et suspects, ils faisaient peur et ils avaient peur, deux contraires qui se rencontrent souvent en politique. Ils ne possédaient rien alors de cette influence que le talent et l’expérience leur redonnèrent bientôt. Tout le reste de l’Assemblée était aussi novice que si nous vinssions de sortir de l’ancien régime ; car, grâce à la centralisation, la vie publique ayant toujours été resserrée dans les seules limites des Chambres, tous ceux qui n’avaient été ni pairs ni députés savaient à peine ce que c’était qu’une assemblée, ni comment il convenait de s’y comporter et d’y parler ; ils en ignoraient profondément les habitudes journalières et les usages les plus ordinaires ; ils étaient inattentifs aux moments décisifs et écoutaient très attentivement les choses sans importance. C’est ainsi que le second jour, ils se pressèrent autour de la tribune et firent faire un grand silence pour mieux entendre la lecture du procès-verbal de la séance précédente, se figurant que cet acte insignifiant était une pièce fort importante. Je suis sûr que neuf cents paysans anglais ou américains, pris au hasard, auraient bien mieux présenté l’aspect d’un grand corps politique.

Sur les gradins d’en haut, toujours en imitation de la Convention nationale, s’étaient placés les hommes qui professaient les opinions les plus radicales et les plus révolutionnaires ; ils y étaient fort mal, mais ils y acquéraient le droit de s’appeler eux-mêmes Montagnards, et, comme les hommes aiment volontiers à se repaître d’imaginations agréables, ceux-ci se flattaient très témérairement de ressembler aux célèbres scélérats dont ils prenaient le nom.

Les Montagnards se divisèrent bientôt en deux bandes fort distinctes : les révolutionnaires de la vieille école et les socialistes ; du reste, les deux nuances n’étaient pas tranchées. On passait de l’une à l’autre par des teintes insensibles : les Montagnards proprement dits avaient presque tous dans le cerveau quelques idées socialistes, et les socialistes agréaient très volontiers les procédés révolutionnaires des premiers ; cependant ils différaient les uns des autres assez profondément pour qu’il leur fût impossible de marcher toujours d’accord, et c’est ce qui nous sauva. Les socialistes étaient les plus dangereux, car ils répondaient plus exactement au vrai caractère de la révolution de Février et aux seules passions qu’elle eût fait naître ; mais ils étaient plus gens de théorie que d’action et, pour bouleverser la société à leur aise, ils auraient eu besoin de l’énergie pratique et de la science des insurrections que leurs confrères seuls possédaient bien.

De la place que j’occupais, je pouvais facilement entendre ce qui se disait sur les bancs de la Montagne et surtout voir ce qui s’y passait. Cela me donna occasion d’étudier assez particulièrement les hommes qui habitaient cette partie de la Chambre. Ce fut pour moi comme la découverte d’un nouveau monde. On se console de ne point connaître les pays étrangers en pensant qu’on connaît du moins son propre pays, et l’on a tort, car il se trouve toujours dans celui-là même des contrées qu’on n’a point visitées et des races d’hommes qui vous sont nouvelles. Je l’éprouvai bien dans cette circonstance. Il me semblait que je voyais pour la première fois ces Montagnards, tant leur idiome et leurs mœurs me surprirent. Ils parlaient un jargon qui n’était proprement ni le français des ignorants ni celui des lettrés, mais qui tenait des défauts de l’un et de l’autre, car il abondait en gros mots et en expressions ambitieuses. On entendait sortir de ces bancs de la Montagne un jet continu d’apostrophes injurieuses ou joviales ; il s’y faisait en même temps une foule de quolibets et de sentences, et on y prenait alternativement un ton très grivois et des airs très superbes. Évidemment, ces gens-là n’appartenaient pas plus au cabaret qu’au salon ; je crois qu’ils s’étaient poli les mœurs dans les cafés et nourri l’esprit dans la seule littérature des journaux. C’était, en tout cas, la première fois depuis le commencement de la révolution que cette espèce se produisait dans une de nos assemblées ; elle n’y avait jamais été représentée jusque-là que par des individus isolés et inaperçus, plus occupés à se dissimuler qu’à se montrer.

L’Assemblée constituante avait deux autres aspects qui me parurent aussi nouveaux que celui-ci, quoique bien différents de lui. Elle renfermait infiniment plus de grands propriétaires et même de gentilshommes que n’en avait eu aucune des Chambres choisies dans les temps où la condition nécessaire pour être électeur et pour être élu était l’argent. Et l’on y rencontrait un parti religieux plus nombreux et plus puissant que sous la Restauration même ; j’y comptais trois évêques, plusieurs vicaires généraux et un dominicain, tandis que Louis XVIII et Charles X n’avaient jamais pu réussir qu’à faire élire un seul abbé.

L’abolition de tout cens, qui mettait une partie des électeurs dans la dépendance des riches, la vue des périls de la propriété, qui portait le peuple à choisir pour représentants ceux qui avaient le plus d’intérêt à la défendre, sont les raisons principales qui expliquent la présence de ce grand nombre de propriétaires. L’élection des ecclésiastiques provenait de causes semblables et d’une cause différente et plus digne encore d’être considérée. Cette cause était un retour presque général et très inattendu d’une grande partie de la nation vers les choses religieuses.

La révolution de 92, en frappant les hautes classes, les avait corrigées de l’irréligion ; elle leur avait fait toucher du doigt sinon la vérité, au moins l’utilité sociale des croyances. Cette leçon avait été perdue pour la classe moyenne, restée leur héritière politique et leur rivale jalouse ; celle-ci était même devenue plus incrédule à mesure que l’autre semblait redevenir dévote. La révolution de 1848 venait de faire en petit pour la bourgeoisie ce que celle de 92 avait fait pour la noblesse : mêmes revers, mêmes terreurs, même retour, c’était le même tableau, peint seulement plus en petit et avec des couleurs moins vives et, sans doute, moins durables. Le clergé avait facilité cette conversion en se détachant lui-même de tous les anciens partis politiques et en rentrant dans l’esprit ancien et véritable de tout clergé catholique, qui est de n’appartenir qu’à l’Église ; il professait donc volontiers des opinions républicaines, tout en donnant aux intérêts anciens la garantie de ses traditions, de ses mœurs et de sa hiérarchie. Il était accepté et choyé de tous. Les prêtres qui vinrent à l’Assemblée y jouirent toujours d’une considération très grande, et ils la méritèrent par leur bon sens, leur modération et leur modestie. Quelques-uns d’entre eux tâchèrent de paraître à la tribune, mais ils ne purent jamais apprendre la langue de la politique ; ils l’avaient oubliée depuis trop longtemps ; tous leurs discours tournaient insensiblement en homélies.

Du reste, le vote universel avait remué le pays de fond en comble, sans mettre en lumière aucun homme nouveau qui méritât de paraître. J’ai toujours pensé que, quel que soit le mode suivi dans une élection générale, la plupart des hommes rares que la nation possède arrivent en définitive à être élus. Le système électoral qu’on adopte n’exerce une grande influence que sur l’espèce des hommes ordinaires que renferme l’Assemblée et qui forment le fond de tout corps politique. Ceux-ci appartiennent à des rangs très différents et ont des dispositions très diverses, suivant que l’élection a été faite dans un système ou dans un autre. Rien ne me confirma mieux dans cette pensée que la vue de l’Assemblée constituante. Presque tous les hommes qui y remplirent les premiers rôles m’étaient déjà connus, mais la foule des autres ne ressemblait à rien de ce que j’eusse vu jusque-là ; ceux-ci étaient animés d’un nouvel esprit et montraient un nouveau caractère et de nouvelles mœurs.

Je dirai qu’à tout prendre cette Assemblée valait mieux, à mon avis, qu’aucune de celles que j’avais vues. On rencontrait dans son sein plus d’hommes sincères, désintéressés, honnêtes et surtout courageux que dans les Chambres de députés au milieu desquelles j’avais vécu.

L’Assemblée constituante avait été élue pour affronter la guerre civile : ce fut son principal mérite ; tant qu’il fallut combattre, en effet, elle fut grande ; elle ne devint misérable qu’après la victoire et quand elle sentit qu’elle s’affaissait par l’effet même et comme sous le poids de cette victoire.

Je choisis ma place du côté gauche de la salle, sur un banc d’où on pouvait facilement entendre les orateurs et se rendre à la tribune quand on voulait parler soi-même. Un grand nombre de mes anciens amis m’y rejoignirent ; Lanjuinais, Dufaure, Corcelles, Beaumont et plusieurs autres s’assirent dans le voisinage. Je veux dire un mot de cette salle elle-même, bien que tout le monde la connaisse ; cela est nécessaire à l’intelligence du récit et, d’ailleurs, quoique ce monument de bois et de plâtre doive durer vraisemblablement plus longtemps que la république dont il a été le berceau, je ne pense pas que son existence soit fort longue et, quand on l’aura détruit, plusieurs des événements qui s’y sont accomplis seront difficile à comprendre.

La salle formait un carré long d’une prodigieuse grandeur ; à un bout était adossé le bureau du président et la tribune ; neuf rangs de bancs s’élevaient en gradins le long des trois autres murs. Au milieu, en face de la tribune, s’étendait un vaste espace vide, comme l’arène d’un amphithéâtre, avec cette différence que cette arène était carrée et non point ronde ; la plupart des auditeurs ne faisaient donc qu’entrevoir de côté celui qui parlait et les seuls qui vissent celui-ci en face en étaient fort loin ; disposition singulièrement favorable à l’inattention et au désordre, car les premiers, voyant mal l’orateur et se regardant toujours les uns les autres, étaient plus occupés à se menacer et à s’apostropher qu’à écouter, et les autres n’écoutaient pas davantage, parce que, s’ils voyaient bien celui qui occupait la tribune, ils l’entendaient mal.

De grandes fenêtres, placées tout au haut de la salle, s’ouvraient directement à l’extérieur et faisaient pénétrer l’air et la lumière ; quelques drapeaux ornaient seuls les murs ; le temps avait heureusement manqué pour y joindre toutes ces plates allégories de carton et de toile dont les Français aiment à remplir leurs monuments, quoiqu’elles soient insipides à ceux qui les comprennent et incompréhensibles pour le peuple. Le tout avait un aspect immense, une physionomie froide, grave et presque triste. On avait préparé des sièges pour neuf cents membres, chiffre plus nombreux qu’aucun de ceux des Assemblées qui s’étaient réunies en France depuis soixante ans.

Je sentis sur-le-champ que l’atmosphère de cette Assemblée me convenait. J’y éprouvais, malgré la gravité des événements, une sorte de bien-être qui m’était nouveau. Pour la première fois, en effet, depuis que j’étais entré dans la vie publique, je me sentais mêlé au courant d’une majorité et suivant avec elle la seule direction que mon goût, ma raison, et ma conscience m’indiquassent, sensation nouvelle et très douce. Je démêlais que cette majorité repousserait les socialistes et les Montagnards, mais voudrait sincèrement maintenir et organiser la république. Je pensais comme elle sur ces deux points principaux ; je n’avais nulle foi monarchique, nulle affection ni regrets pour aucun prince ; point de cause à défendre sinon celle de la liberté et de la dignité humaine. Protéger les anciennes lois de la société contre les novateurs à l’aide de la force nouvelle que le principe républicain pouvait donner au gouvernement ; faire triompher la volonté évidente du peuple français sur les passions et les désirs des ouvriers de Paris ; vaincre ainsi la démagogie par la démocratie, telle était ma seule visée. Jamais but ne me parut à la fois ni plus haut ni plus visible. Je ne sais si le trajet un peu hasardeux qu’il fallait faire avant de l’atteindre ne me le rendait pas encore plus attrayant, car j’ai un penchant naturel pour les aventures, et une petite pointe de péril m’a toujours paru le meilleur assaisonnement qu’on puisse donner à la plupart des actes de la vie.


VI

Mes rapports avec Lamartine. — Tergiversations de celui-ci.

C’était le moment où Lamartine était au plus haut de sa renommée : il apparaissait à tous ceux auxquels la révolution avait fait mal ou avait fait peur, c’est-à-dire à la grande majorité de la nation, comme un sauveur. Paris et onze départements venaient de l’élire à l’Assemblée nationale ; je ne crois pas que personne ait jamais inspiré d’aussi vifs transports que ceux qu’il faisait naître alors ; il faut avoir vu l’amour ainsi aiguillonné par la crainte pour savoir avec quel excès d’idolâtrie peuvent aimer les hommes. L’emportement de la faveur qu’on lui témoignait alors ne saurait se comparer à rien, sinon, peut-être, à l’excès de l’injustice dont on usa bientôt envers lui. Tous les députés, qui arrivaient à Paris avec le désir de réprimer les excès de la révolution et de lutter contre le parti démagogique, le considéraient d’avance comme leur unique chef, et s’attendaient à ce qu’il allât se mettre sans hésiter à leur tête pour attaquer et abattre les socialistes et les démagogues ; ils s’aperçurent bientôt qu’ils se trompaient, et ils virent que Lamartine n’entendait pas le rôle qui lui restait à jouer, d’une façon aussi simple. Il faut avouer que sa position était bien complexe et bien difficile. On oubliait alors, mais il ne pouvait oublier lui-même qu’il avait contribué, plus que personne, au succès de la révolution de Février. La terreur effaçait en ce moment ce souvenir de l’esprit du peuple, mais la sécurité publique ne pouvait manquer de le faire reparaître bientôt. Il était facile de prévoir que du moment où le courant, qui avait amené les affaires au point où elles se trouvaient, aurait été arrêté, il s’établirait un courant contraire qui pousserait la nation en sens opposé, plus vite et plus loin que Lamartine ne pouvait et ne voulait aller. Le succès des Montagnards amènerait sa ruine immédiatement, mais leur complète défaite le rendait inutile et devait, tôt ou tard, faire sortir le gouvernement de ses mains. Il voyait donc pour lui presque autant de dommages et de périls à vaincre qu’à être vaincu.

Je crois, en effet, que si Lamartine se fût mis résolument, dès le premier jour, à la tête de l’immense parti qui voulait ralentir et régler la révolution et qu’il eût réussi à conduire celui-ci à la victoire, il n’aurait pas tardé à être enterré dans son triomphe ; il n’eut pu arrêter à temps son armée qui l’aurait bientôt laissé en arrière et se fût donné d’autres conducteurs.

Je ne pense pas qu’il lui fût possible, quelque conduite qu’il eût tenue, de garder longtemps le pouvoir ; je crois qu’il ne lui restait que la chance de le perdre avec gloire, en sauvant le pays. Lamartine n’était assurément pas homme à se sacrifier de cette manière. Je ne sais si j’ai rencontré, dans ce monde d’ambitions égoïstes, au milieu duquel j’ai vécu, un esprit plus vide de la pensée du bien public que le sien. J’y ai vu une foule d’hommes troubler le pays pour se grandir : c’est la perversité courante ; mais il est le seul, je crois, qui m’ait semblé toujours prêt à bouleverser le monde pour se distraire. Je n’ai jamais connu non plus d’esprit moins sincère, ni qui eût un mépris plus complet pour la vérité. Quand je dis qu’il la méprisait, je me trompe ; il ne l’honorait point assez pour s’occuper d’elle d’aucune manière. En parlant ou en écrivant, il sort du vrai et y rentre sans y prendre garde ; uniquement préoccupé d’un certain effet qu’il veut produire à ce moment-là.

Je n’avais pas revu Lamartine depuis la journée du 24 février. Je l’aperçus pour la première fois la veille de la réunion de l’Assemblée dans la nouvelle salle où je venais choisir mon siège, mais je ne lui parlai pas ; il était entouré alors de quelques-uns de ses nouveaux amis. Dès qu’il m’aperçut, il feignit d’avoir affaire à l’autre bout de la salle et s’éloigna de moi précipitamment. Il me fit dire ensuite par Champeaux (qui lui appartenait moitié comme ami, et moitié comme domestique) qu’il ne fallait pas que je trouvasse mauvais qu’il m’évitât, que sa position l’obligeait d’en agir ainsi à l’égard des anciens hommes parlementaires, que ma place était, du reste, marquée parmi les futurs conducteurs de la république, mais qu’il fallait attendre que les premières difficultés du moment fussent surmontées pour pouvoir directement nous entendre. Champeaux se dit, de plus, chargé de me demander mon avis sur l’état des affaires ; je le donnai très volontiers, mais très inutilement. Cela établit de certains rapports indirects entre Lamartine et moi par l’intermédiaire de Champeaux. Celui-ci me vint voir souvent pour me faire part, au nom de son patron, des incidents qui se préparaient, et je l’allai voir quelquefois dans une petite chambre qu’il occupait sous les combles d’une maison de la rue Saint-Honoré ; il s’y retirait pour recevoir les visites suspectes, quoiqu’il eût un logement aux Affaires étrangères.

Je le trouvais d’ordinaire accablé de solliciteurs, car en France la mendicité politique est de tous les régimes, elle s’accroît par les révolutions mêmes qui sont faites contre elle, parce que toutes les révolutions ruinent un certain nombre d’hommes, et que parmi nous un homme ruiné ne compte jamais que sur l’État pour se refaire. Il y en avait de toutes sortes, tous attirés par ce reflet de puissance dont l’amitié de Lamartine illuminait très passagèrement Champeaux. Je me souviens entre autres d’un certain cuisinier, homme peu illustre dans son métier, à ce qu’il me semblait, qui voulait absolument entrer au service de Lamartine, devenu, disait-il, le président de la République. « Mais il ne l’est pas encore, lui criait Champeaux. — S’il ne l’est pas, repartait l’autre, comme vous l’assurez, il va l’être et il doit déjà s’occuper de sa cuisine. » Pour se débarrasser de l’ambition obstinée de ce marmiton, Champeaux lui promit de placer son nom sous les yeux de Lamartine, dès que celui-ci serait président de la République, et ce pauvre homme s’en fut fort satisfait, rêvant sans doute aux splendeurs bien imaginaires de sa condition prochaine.

Je pratiquais assez assidûment Champeaux dans ce temps-là, quoiqu’il fût très vaniteux, très bavard et fort ennuyeux, parce que, en causant avec lui, je me mettais mieux au courant des pensées et des projets de Lamartine, que si j’eusse entendu son patron lui-même. L’esprit de Lamartine se réfléchissait dans la sottise de Champeaux comme le soleil dans un verre noirci à la fumée, qui fait voir celui-ci sans rayon, mais plus net qu’à l’œil nu. Je démêlais sans peine que dans ce monde chacun se repaissait à peu près des mêmes chimères que le cuisinier dont je viens de parler, et que Lamartine goûtait déjà dans le fond de son cœur les charmes de ce souverain pouvoir qui s’échappait pourtant à ce moment même de ses mains. Il suivait alors cette voie tortueuse qui devait le conduire si tôt à sa perte, s’efforçant de dominer les Montagnards sans les abattre, et de ralentir le feu révolutionnaire sans l’éteindre, de façon à donner au pays assez de sécurité pour en être béni, mais pas assez pour en être oublié. Ce qu’il redoutait par-dessus tout, c’était de laisser retomber la direction de l’Assemblée dans les mains des vieux chefs parlementaires. Je crois que c’était alors sa passion dominante. On le vit bien lors de la grande discussion sur la constitution du pouvoir exécutif ; jamais les partis ne montrèrent mieux cette sorte d’hypocrisie pédante qui leur fait cacher les intérêts derrière les idées ; c’est le spectacle ordinaire, mais il fut plus frappant cette fois que de coutume, parce que le besoin du moment força chaque parti à s’abriter derrière des théories, qui lui étaient étrangères ou même opposées. L’ancien parti royaliste soutint que l’Assemblée devait gouverner elle-même et choisir les ministres, ce qui la faisait toucher à la démagogie ; et les démagogues prétendirent qu’il fallait remettre la puissance exécutive à une commission permanente, laquelle gouvernerait et choisirait tous les agents du gouvernement : système qui se rapprochait des idées monarchiques. Tout ce verbiage voulait dire que les uns voulaient écarter Ledru-Rollin du pouvoir et les autres l’y maintenir.

La nation apercevait alors dans Ledru-Rollin l’image sanglante de la Terreur ; elle voyait en lui le génie du mal comme en Lamartine celui du bien et elle se trompait des deux parts ; Ledru-Rollin n’était qu’un gros garçon très sensuel et très sanguin, dépourvu de principes et à peu près d’idées, sans véritable audace d’esprit ni de cœur, et même sans méchanceté, car il voulait naturellement du bien à tout le monde et était incapable de faire couper le cou à aucun de ses adversaires, si ce n’est peut-être par réminiscence historique ou par condescendance pour ses amis.

Le sort du débat fut longtemps douteux : Barrot le fit tourner contre nous en faisant en notre faveur un très beau discours. J’ai vu beaucoup de ces incidents imprévus dans la guerre parlementaire, et les partis sans cesse trompés de la même manière, parce qu’ils ne songent jamais qu’au plaisir que leur procure à eux-mêmes la parole de leur grand orateur et jamais à l’excitation dangereuse qu’elle va donner à leurs adversaires.

Quand Lamartine, qui s’était tenu jusque-là dans le silence, et, je crois, dans l’indécision, entendit pour la première fois depuis février retentir de nouveau avec éclat et avec succès la voix de l’ancien chef de la gauche, il prit soudainement son parti et demanda la parole. « Vous comprenez, me dit Champeaux le lendemain, qu’avant tout il fallait empêcher l’Assemblée de prendre une résolution sur l’avis de Barrot. » Lamartine parla donc, et, suivant sa coutume, il parla d’une manière brillante.

La majorité, qui était déjà entrée dans la voie que lui ouvrait Barrot, rebroussa chemin en l’écoutant (car cette Assemblée était plus crédule et plus soumise qu’aucune autre que j’eusse encore vue, aux tromperies de l’éloquence ; elle était assez novice et assez innocente pour rechercher les raisons de se décider dans les discours des orateurs). Ainsi Lamartine gagna sa cause, mais il manqua sa fortune ; car il fit naître ce jour-là des défiances qui s’accrurent bientôt, et le précipitèrent du faîte de la popularité qu’il occupait, plus vite qu’il n’y était monté. Les soupçons prirent un corps dès le lendemain, quand on le vit patronner Ledru-Rollin, et forcer la main à ses propres amis pour obtenir d’eux qu’ils lui donnassent celui-ci pour collègue dans la commission exécutive. À cette vue, ce fut dans l’Assemblée et dans la nation un désappointement, une terreur et une colère inexprimables. Je ressentais, pour ma part, ces deux derniers sentiments au plus haut point ; je voyais clairement que Lamartine se détournait du grand chemin qui nous menait hors de l’anarchie, et je ne pouvais deviner dans quel abîme il allait nous conduire en suivant les voies détournées qu’il prenait ; comment prévoir, en effet, où peut aller une imagination toujours bondissante que la raison ou la vertu ne limitent pas ; le bon sens de Lamartine ne me rassurait pas plus que son désintéressement ; et, en fait, je le tenais pour capable de tout, excepté d’agir lâchement et de parler d’une façon vulgaire.

J’avoue que les journées de Juin modifièrent un peu l’opinion que j’avais alors de sa manière d’agir ; elles me montrèrent que nos adversaires étaient plus nombreux, mieux organisés et surtout plus déterminés que je ne le croyais.

Lamartine n’ayant vu depuis deux mois que Paris et y ayant habité pour ainsi dire dans l’intérieur même du parti révolutionnaire, s’exagérait la puissance de celui-ci et l’inertie de la France, il dépassait, en cela, le vrai. Mais je ne sais si, de mon côté, je n’outrais pas les idées contraires ; la route à suivre me paraissait si bien tracée et si visible que je n’admettais point qu’on pût s’en écarter par erreur ; il me paraissait évident qu’il fallait se hâter de profiter de la force morale que possédait l’Assemblée en sortant des mains du peuple pour se saisir du gouvernement, et, par un grand effort, de le raffermir ; tout retard me paraissait de nature à diminuer nos forces et à accroître celles de nos adversaires.

Ce fut, en effet, durant les six semaines qui s’écoulèrent depuis la réunion de l’Assemblée jusqu’aux journées de Juin que les ouvriers de Paris s’enhardirent à la résistance, s’animèrent, s’organisèrent, se procurèrent des munitions aussi bien que des armes et se préparèrent enfin à la lutte ; je suis porté à croire, toutefois, que les tergiversations de Lamartine et sa demi-connivence avec l’ennemi, qui le perdirent lui-même, nous ont sauvés ; elles eurent pour effet d’amuser les chefs de la Montagne et de les diviser. Les Montagnards de la vieille école qu’on gardait dans le gouvernement se séparèrent des socialistes qu’on en excluait. Si tous avaient été unis par un intérêt commun et poussés par un même désespoir avant notre victoire, comme ils finirent par l’être depuis, on peut douter que cette victoire eût été remportée. Quand je songe que nous manquâmes de périr, bien que nous n’eussions contre nous que l’armée révolutionnaire sans ses chefs, je me demande quel eût été le sort du combat si ces chefs se fussent montrés et que l’insurrection eût pu s’appuyer sur un tiers de l’Assemblée nationale.

Lamartine voyait ces périls de plus près et plus clairement que moi et je pense aujourd’hui que la crainte de faire naître un conflit mortel influa autant que l’ambition sur sa conduite. J’aurais dû en juger ainsi, dès ce temps-là, en écoutant madame de Lamartine, dont les terreurs pour la sûreté de son mari et pour celle même de l’Assemblée étaient excessives. « Gardez-vous, me disait-elle, toutes les fois qu’elle me voyait, de pousser les choses à l’extrême ; vous ne connaissez pas les forces du parti révolutionnaire. Si nous entrons en lutte avec lui, nous périrons tous. » Je me suis souvent reproché de n’avoir pas plus cultivé la société de madame de Lamartine, car je lui ai toujours trouvé une vraie vertu, mais elle y ajoutait presque tous les défauts qui peuvent s’incorporer à la vertu et qui, sans l’altérer, la rendent moins aimable : une humeur dominante, beaucoup d’orgueil, un esprit droit, mais raide et parfois rude, de telle sorte qu’on ne pouvait ni s’empêcher de l’honorer, ni se plaire avec elle.


VII

Le 15 mai 1848.

Le parti révolutionnaire n’avait pas osé s’opposer à la réunion de l’Assemblée, mais il ne voulait pas se laisser dominer par celle-ci ; il entendait bien, au contraire, la tenir sous sa main et obtenir d’elle, par la contrainte, ce que la sympathie lui refusait. Les clubs retentissaient déjà de menaces et d’injures contre les représentants. Et, comme les Français dans leurs passions politiques sont aussi raisonneurs qu’ils sont déraisonnables, on s’occupait sans relâche au sein de ces assemblées populaires à fabriquer les théories sur lesquelles on pût ajuster plus tard des actes de violence ; on y soutenait que le peuple, toujours supérieur à ses mandataires, n’aliène jamais complètement sa volonté dans leurs mains, principe vrai dont on tirait faussement cette conséquence que les ouvriers de Paris étaient le peuple français. Une grande et vague agitation n’avait cessé de régner dans la ville depuis notre première séance. La foule se réunissait tous les jours dans les rues et sur les places ; elle s’y répandait sans direction comme les flots de l’océan dans la houle. Les abords de l’Assemblée étaient toujours occupés par un attroupement de ces redoutables oisifs. Un parti démagogique a tant de têtes, le hasard tient toujours une si grande et le conseil une si petite place dans ses actes, qu’il est presque impossible de dire soit avant, soit après l’événement, ce qu’il veut ou ce qu’il a voulu. Mon opinion était pourtant alors, et elle est restée telle depuis, que les principaux démagogues ne visaient pas à détruire l’Assemblée et qu’ils ne cherchaient encore qu’à s’en servir en l’opprimant. L’attaque qu’ils dirigèrent le 15 mai me parut plutôt destinée à l’effrayer qu’à l’abattre ; ce fut, du moins, une de ces entreprises, d’un caractère équivoque, si fréquentes dans les temps d’agitation populaire, dont les promoteurs eux-mêmes ont soin de ne tracer et de ne définir exactement à l’avance, ni le plan, ni le but, afin de pouvoir s’arrêter dans une démonstration pacifique ou pousser jusqu’à une révolution, suivant les incidents du jour.

On s’attendait, depuis huit jours, à quelque tentative de cette espèce, mais l’habitude de vivre dans de continuelles alarmes finit par rendre les assemblées comme les individus incapables de discerner, parmi tous les signes qui annoncent la venue du péril, celui qui le précède immédiatement. On savait seulement qu’il s’agissait d’une grande démonstration populaire en faveur de la Pologne, on s’en inquiétait mais vaguement. Sans doute, les membres du gouvernement avaient plus de renseignements et plus de craintes que nous, mais ils cachaient les uns et les autres et j’étais placé trop loin d’eux pour pénétrer leurs pensées secrètes.

Je vins donc, le 15 mai, à l’Assemblée sans prévoir ce qui allait se passer. La séance commença comme eût commencé toute autre ; et, ce qu’il y eut de fort étrange : vingt mille hommes environnaient déjà la salle, sans qu’aucun bruit du dehors annonçât leur présence. Wolowski était à la tribune : il mâchonnait entre ses dents je ne sais quel lieu commun sur la Pologne, lorsque le peuple manifesta enfin son approche par un cri terrible, qui, pénétrant de tous côtés à travers les fenêtres du haut qu’on avait laissées ouvertes à cause de la chaleur, tomba sur nous comme s’il fût venu du ciel. Je n’eusse jamais pu imaginer que des voix humaines, en s’unissant, pussent produire un bruit aussi immense, et la vue de la foule elle-même, quand elle envahit l’Assemblée, ne me parut pas aussi formidable que ce premier rugissement qu’elle fit entendre avant de se montrer. Plusieurs représentants, cédant à un premier mouvement de curiosité ou de crainte, se levèrent ; d’autres crièrent avec force : « En place ! » Chacun se rassit, se raffermit sur son banc et se tut. Wolowski reprit son discours et le continua quelque temps. Je crois que c’est la première fois de sa vie qu’il ait été écouté en silence ; encore n’était-ce pas lui qu’on écoutait, mais la foule dont le bruissement devenait à chaque instant plus distinct et plus proche.

Tout à coup, un de nos questeurs, Degousée, gravit solennellement l’escalier de la tribune, écarte sans parler Wolowski, et dit : « Contrairement à la volonté des questeurs, le général Courtais vient d’ordonner aux gardes mobiles, qui défendent la porte de l’Assemblée, de remettre la baïonnette dans le fourreau. » Ayant prononcé ce peu de mots, il se tut. Ce Degousée, qui était un fort bon homme, avait la figure la plus patibulaire et la voix la plus caverneuse qu’on pût rencontrer. La nouvelle, l’homme et le ton s’accordaient donc pour causer une impression étrange, l’Assemblée s’émeut, puis se calme aussitôt ; il n’y avait plus rien à faire : la salle était forcée.

Lamartine, qui était sorti au premier bruit, venait de reparaître à la porte avec un air déconcerté ; il avait traversé le couloir central et regagné son banc à grands pas, comme si un ennemi invisible pour nous l’eût poursuivi. Derrière lui parurent presque aussitôt plusieurs hommes du peuple ; ceux-ci s’arrêtent sur le seuil, surpris à la vue de cette immense assemblée assise. Au même instant, comme au 24 février, les tribunes s’ouvrent avec fracas ; le flot du peuple les inonde, les remplit et bientôt les déborde. Pressés par la foule qui les suit et les pousse sans les voir, les premiers venus franchissent les balustrades des tribunes, entreprennent de trouver une issue dans la salle même, au-dessus du sol de laquelle ils n’étaient guère qu’à dix pieds, se laissent pendre le long des murs et sautent dans la salle d’une hauteur de cinq à six pieds. La chute successive de chacun de ces corps, frappant l’un après l’autre sur le plancher, y produisait un ébranlement sourd, que je pris d’abord, au milieu du tumulte, pour le bruit lointain de la canonnade. Pendant qu’une partie du peuple tombait ainsi dans la salle, une autre composée principalement des chefs des clubs, y entrait par toutes les portes. Ceux-là, portant avec eux plusieurs emblèmes de la terreur, agitaient des drapeaux, dont quelques-uns étaient surmontés du bonnet rouge.

Cette foule remplit en un instant le grand vide qui était au centre de l’Assemblée, s’y presse et s’y trouvant bientôt à l’étroit, remonte par tous les petits chemins qui conduisaient à nos bancs, s’entasse de plus en plus dans ces petits espaces sans cesser de s’y agiter. Au milieu du mouvement tumultueux et incessant de cette multitude, la poussière devient très épaisse et la chaleur si étouffante que peut-être serais-je sorti pour respirer s’il ne s’était agi que de l’intérêt public, mais l’honneur nous clouait sur nos bancs.

Quelques-uns de ceux qui nous envahirent ainsi étaient armés, plusieurs autres laissaient voir des armes cachées, mais aucun ne semblait avoir la pensée arrêtée de nous frapper. Leurs regards étaient étonnés et malveillants, plutôt qu’hostiles ; chez beaucoup une sorte de curiosité grossière, en train de se satisfaire dominait tout autre sentiment, car, dans nos émeutes même les plus sanglantes, il se trouve toujours une multitude de gens moitié coquins et moitié badauds, qui se croient au spectacle. Du reste, point de chef commun auquel on semblât obéir, c’était une cohue et non une troupe. Je vis parmi eux des hommes ivres, mais la plupart paraissaient seulement en proie à une excitation fébrile que l’entraînement et les cris du dehors, la touffeur, le resserrement et le malaise du dedans leur avaient donnée ; ils dégouttaient de sueur, quoique la nature et l’état de leurs vêtement ne dût pas leur rendre la chaleur très incommode, car plusieurs étaient fort débraillés. Il s’élevait de cette multitude un bruit confus du milieu duquel on entendait sortir quelquefois des propos fort menaçants. J’aperçus des gens qui nous montraient le poing, en nous appelant leurs commis. Ils répétèrent souvent cette expression ; depuis plusieurs jours les journaux ultra-démocratiques ne nommaient les représentants que les commis du peuple et ces goujats s’étaient complus dans cette idée. J’eus l’occasion, un moment après, de remarquer avec quelle vivacité et quelle netteté l’esprit du peuple reçoit et réfléchit les images. J’entendis un homme en blouse qui disait, à côté de moi, à son camarade ! « Vois-tu, là-bas, ce vautour ? J’ai bien envie de lui tordre le cou. » En suivant le mouvement de son bras et de ses yeux, je compris sans peine qu’il parlait de Lacordaire, qu’on voyait assis en habit de dominicain sur le haut des gradins de la gauche. Le sentiment me parut fort vilain, mais la comparaison admirable ; le cou long et osseux de ce père sortant de son capuchon blanc, sa tête pelée, entourée seulement d’une houppe de cheveux noirs, sa figure étroite, son nez crochu, ses yeux rapprochés, fixes et brillants lui donnaient, en effet, avec l’oiseau de proie dont on parlait, une ressemblance dont je fus saisi.

Pendant que ce désordre avait lieu dans son sein, l’Assemblée se tenait passive et immobile sur ses bancs sans résister, sans plier, muette et ferme. Quelques membres de la Montagne fraternisaient avec le peuple, mais furtivement et à voix basse. Raspail s’était emparé de la tribune et se préparait à y lire la pétition des clubs ; un jeune député, d’Adelsward se lève et s’écrie : « De quel droit le citoyen Raspail prend-il ici la parole ? » Des hurlements furieux s’élèvent ; des hommes du peuple se précipitent sur d’Adelsward, on réussit à les arrêter et à les contenir. Raspail obtient à grand’peine de ses amis un moment de silence et lit la pétition ou plutôt l’ordre des clubs, qui nous enjoignent de nous prononcer immédiatement en faveur de la Pologne.

« Dépêchez-vous, on attend la réponse », crie-t-on de toutes parts. L’Assemblée continue à ne donner aucun signe de vie ; le peuple, dans son impatience et dans son désordre, fait un tumulte effroyable qui nous dispense d’ailleurs de répondre. Le président Buchez, dans lequel les uns ont voulu voir un coquin et les autres un saint, mais qui était à coup sûr, du moins ce jour-là, une grosse bête, agite de toutes ses forces sa cloche pour obtenir le silence, comme si le silence de cette multitude n’avait pas été dans la circonstance présente plus à redouter que ses cris.

C’est alors que je vis paraître, à son tour, à la tribune un homme que je n’ai vu que ce jour-là, mais dont le souvenir m’a toujours rempli de dégoût et d’horreur ; il avait des joues hâves et flétries, des lèvres blanches, l’air malade, méchant et immonde, une pâleur sale, l’aspect d’un corps moisi, point de linge visible, une vieille redingote noire collée sur des membres grêles et décharnés ; il semblait avoir vécu dans un égout et en sortir ; on me dit que c’était Blanqui.

Blanqui dit un mot de la Pologne ; puis, tournant court du côté des affaires intérieures, demande vengeance de ce qu’il appelait les massacres de Rouen, il rappelle avec menace la misère dans laquelle on laissait le peuple et se plaint des premiers torts de l’Assemblée envers celui-ci. Après avoir ainsi animé son auditoire, il revient à la Pologne et réclame, comme Raspail, un vote immédiat.

L’Assemblée continue à rester immobile, le peuple à s’agiter et à pousser mille cris contradictoires, le président à agiter sa cloche. Ledru-Rollin essaie d’obtenir de la foule qu’elle se retire, mais personne ne pouvait déjà plus rien sur elle. Ledru-Rollin, presque hué, quitte la tribune.

Le tumulte renaît, s’accroît, s’engendre pour ainsi dire de lui-même, car le peuple n’est plus assez maître de soi pour pouvoir même comprendre qu’il faut qu’il se contienne un moment pour atteindre l’objet de sa passion. Un long temps se passe ; Barbès s’élance enfin, monte à la tribune ou plutôt y bondit. C’était un de ces hommes chez lequel le démagogue, le fou et le chevalier s’entremêlent si bien qu’on ne saurait dire où finit l’un et où l’autre commence, et qui ne peuvent se faire jour que dans une société aussi malade et aussi troublée que la nôtre. Je crois pourtant qu’en lui le fou prédominait, et sa folie devenait furieuse quand il entendait la voix du peuple. Son âme bouillonnait naturellement au milieu des passions populaires comme l’eau sur le feu. Depuis que la foule nous avait envahis, je n’avais cessé d’avoir l’œil sur lui, je le considérais comme l’homme le plus à redouter qu’il y eût parmi nos adversaires, parce qu’il était le plus insensé, le plus désintéressé et le plus résolu de tous. Je l’avais vu monter sur l’estrade où siégeait le président et s’y tenir longtemps immobile en promenant seulement ses regards agités sur l’Assemblée ; j’avais remarqué et fait remarquer à mes voisins l’altération de ses traits, sa pâleur livide, l’agitation convulsive qui lui faisait, à chaque instant, tortiller sa moustache dans ses doigts ; il était là comme l’image de l’irrésolution, penchant déjà vers un parti extrême. Cette fois, Barbès venait de se décider ; il voulait résumer en quelque sorte les passions du peuple et assurer la victoire en précisant son but. « Je demande, dit-il d’une voix saccadée et haletante, qu’immédiatement et séance tenante, l’Assemblée vote le départ d’une armée pour la Pologne, un impôt d’un milliard sur les riches, la sortie des troupes de Paris, la défense de battre le rappel ; sinon les représentants seront déclarés traîtres à la patrie. »

Je crois que nous étions perdus si Barbès avait réussi à faire voter sur sa motion ; car si l’Assemblée l’eût admise, elle était déshonorée et désarmée, et si elle l’eût repoussée, ce qui est vraisemblable, elle courait risque d’être égorgée. Mais Barbès lui-même ne parvint pas à obtenir un moment de silence pour qu’on pût nous mettre en demeure de nous prononcer. La clameur colossale qui suivit les derniers mots qu’il prononça ne s’apaisa point ; elle se continua au contraire sous mille intonations diverses. Barbès s’épuisa en efforts pour la dominer, mais en vain, bien qu’il fût puissamment aidé par la cloche du président qui ne cessait de résonner pendant ce temps-là comme un glas.

Cette séance extraordinaire durait depuis deux heures ; l’Assemblée tenait bon, l’oreille tendue à tous les bruits du dehors, et attendant qu’on vînt à son aide, mais Paris semblait une ville morte. Nous avions beau écouter, nous n’entendions aucune rumeur en sortir.

Cette résistance passive irritait et désespérait le peuple ; c’était comme une surface froide et unie sur laquelle sa fureur glissait sans savoir à quoi se prendre ; il s’agitait et se débattait en vain sans trouver une issue à son entreprise. Mille clameurs diverses ou contraires remplissaient l’air : « Allons-nous-en, disaient les uns… L’organisation du travail !… Un ministère du travail !… L’impôt sur les riches !… — Nous voulons Louis Blanc ! » criaient les autres ; on finit par se battre au pied de la tribune pour savoir à qui y monterait ; cinq ou six orateurs l’occupaient à la fois et y parlaient ensemble souvent. Comme il arrive toujours dans les émeutes, le ridicule et le terrible se mêlaient. La chaleur était si étouffante que beaucoup des premiers envahisseurs quittaient la salle ; ils étaient aussitôt remplacés par d’autres qui attendaient aux portes le moment d’entrer. Je vis descendre ainsi, par le couloir qui passait le long de mon banc, un pompier en uniforme : « On ne peut les faire voter ! lui cria-t-on. — Attendez, attendez, répondit-il, j’y vas, je vas leur dire leur fait. » Là-dessus, il enfonce son casque d’un air déterminé, l’assure par les jugulaires, fend la foule en renversant tout ce qui se rencontre et monte à la tribune. Il se figurait qu’il se trouverait là aussi à son aise que sur un toit, mais la parole lui manqua aussitôt arrivé et il resta tout court ; le peuple lui criait : « Parle donc, pompier ! » Il ne disait mot et on finit par le chasser de la tribune. En ce moment, plusieurs hommes du peuple saisirent Louis Blanc dans leurs bras et le promenèrent ainsi en triomphe dans la salle. Ils le tenaient par ses petites jambes au-dessus de leurs têtes ; je le vis qui faisait de vains efforts pour leur échapper, il se repliait et se tordait de tous les côtés sans pouvoir glisser d’entre leurs mains, tout en parlant d’une voix étranglée et stridente ; il me faisait l’effet d’un serpent auquel on pince la queue. On le posa enfin sur un banc au-dessous du mien. Je l’entendis qui criait : « Mes amis, le droit que vous venez de conquérir… » Le reste de ses paroles se perdit dans le bruit. On me dit que Sobrier était porté de la même manière un peu plus loin.

Un événement bien tragique faillit interrompre ces saturnales : tout à coup les tribunes du fond de la salle craquèrent, penchèrent de plus d’un pied, et menacèrent de verser dans la salle la multitude qui les surchargeait et qui les abandonna avec épouvante. Cet incident effrayant suspendit un instant le tumulte et j’entendis pour la première fois alors, dans le lointain, le bruit des tambours qui battaient le rappel dans Paris. La foule l’entendit comme moi et elle poussa un long cri de colère et de terreur. « Pourquoi bat-on le rappel ? s’écrie Barbès hors de lui et se faisant de nouveau jour à la tribune, qui bat le rappel ? Que ceux qui font battre le rappel soient mis hors la loi ! » Des cris : « On nous trahit, aux armes ! À l’Hôtel de Ville ! » s’élèvent du peuple.

Le président est chassé de son fauteuil ou, s’il faut en croire la version qu’il en donna depuis, il s’en fait volontairement chasser. Un chef de club, nommé Huber, monte sur le bureau, y arbore un drapeau surmonté d’un bonnet rouge ; cet homme venait, à ce qu’il paraît, d’avoir un long évanouissement épileptique causé sans doute par l’excitation et la chaleur ; c’est au sortir de cette espèce de sommeil troublé qu’il se présentait ; il avait encore les habits en désordre et l’air effaré et hagard ; il cria deux fois d’une voix éclatante qui, partant ainsi d’en haut, remplit la salle et domina tous les autres bruits : « Au nom du peuple, trompé par ses représentants, je déclare l’Assemblée nationale dissoute ! »

L’Assemblée, qui n’avait plus de bureau, se disperse. Barbès et les plus hardis des clubistes sortent pour se rendre à l’Hôtel de Ville. Cette conclusion était loin d’être du goût de tout le monde. J’entendis à côté de moi des gens du peuple qui disaient entre eux, avec douleur : « Non, non ; ce n’est pas cela que nous voulons. » Beaucoup de républicains sincères étaient désespérés. Je fus abordé, au milieu de ce tumulte, par Trélat, révolutionnaire du genre sentimental et rêveur qui avait conspiré en faveur de la République pendant tout le temps de la monarchie, du reste, médecin de mérite qui dirigeait alors un des principaux hôpitaux de fous de Paris, quoiqu’il fût un peu timbré lui-même. Il me prit les mains avec effusion et, les larmes aux yeux : « Ah ! monsieur, me dit-il, quel malheur et qu’il est étrange de penser que ce sont des fous, des fous véritables qui ont amené ceci ! Je les ai tous pratiqués ou traités. Blanqui est un fou, Barbès est un fou, Sobrier est un fou, Huber surtout est un fou, tous fous, monsieur, qui devraient être à ma Salpêtrière et non ici. » Il se serait assurément ajouté lui-même à la liste, s’il se fût aussi bien connu qu’il connaissait ses anciens amis. J’ai toujours pensé que dans les révolutions et surtout dans les révolutions démocratiques, les fous, non pas ceux auxquels on donne ce nom par courtoisie, mais les véritables, ont joué un rôle politique très considérable. Ce qu’il y a de certain, du moins, c’est qu’une demi-folie ne messied pas dans ces temps-là et sert même souvent au succès.

L’Assemblée s’était dispersée, mais on peut bien croire qu’elle ne se jugeait pas dissoute.

Elle ne s’estimait même pas vaincue. La plupart des membres qui quittèrent la salle, le firent avec la ferme volonté de se réunir bientôt ailleurs ; ils le disaient entre eux et je suis convaincu qu’ils y étaient bien résolus en effet. Quant à moi, je pris la résolution de rester, retenu moitié par cette curiosité qui me lie invinciblement aux lieux où se passent des choses singulières, moitié par la pensée que j’avais alors, comme au 24 février, que la force d’une Assemblée réside en partie dans la salle qu’elle occupe. Je restai donc et j’assistai aux scènes désordonnées et grotesques, mais sans intérêt et sans portée, qui suivirent. La foule entreprit, au milieu de mille désordres et de mille cris, de composer un gouvernement provisoire. C’était la parodie du 24 février, comme le 24 février avait été lui-même la parodie d’autres scènes révolutionnaires. Cela durait depuis assez longtemps, quand je crus entendre au milieu du bruit un son irrégulier qui partait de l’extérieur du palais. J’ai l’oreille fort alerte et je ne tardai pas à discerner le son d’un tambour qui s’avançait en battant la charge ; car, dans nos temps de discordes civiles, chacun a appris à connaître la langue de ces instruments guerriers. Je courus aussitôt vers la porte par où ces nouveaux venus allaient entrer.

C’était un tambour, en effet, qui précédait une quarantaine de gardes mobiles. Ces jeunes gens pénétrèrent dans la foule avec assez de résolution, mais sans qu’on pût trop dire d’abord ce qu’ils y venaient faire ; bientôt, ils y disparurent et y demeurèrent comme noyés, mais, à peu de distance derrière eux, marchait une colonne épaisse de gardes nationaux ; ceux-ci se précipitèrent dans la salle aux cris significatifs de : « Vive l’Assemblée nationale ! » Je mis ma carte de représentant à mon chapeau et j’entrai avec eux. On vida d’abord les tribunes de cinq ou six orateurs qui y parlaient à la fois dans ce moment-là et qu’on lança sans beaucoup de cérémonie sur les degrés du petit escalier qui y conduit. À cette vue, les insurgés veulent d’abord résister, puis une terreur panique s’empare d’eux ; ils escaladent nos bancs vides en se culbutant dans les intervalles, gagnent les corridors extérieurs et, par toutes les fenêtres, sautent dans les cours. En quelques minutes, il ne restait plus que des gardes nationaux dans la salle et les cris de : « Vive l’Assemblée nationale ! » en ébranlaient les murs.

L’Assemblée elle-même était absente, mais, peu à peu, les membres dispersés aux environs accoururent ; on serrait la main aux gardes nationaux, on s’embrassait, et on regagnait son banc. Les gardes nationaux criaient : Vive l’Assemblée nationale ; les représentants : Vive la garde nationale et vive la république !

À peine la salle était-elle reprise que le général Courtais, premier auteur de nos périls, eut l’incomparable impudence de s’y présenter ; les gardes nationaux l’accueillent avec des cris de fureur ; on le saisit, on le traîne au pied de la tribune, je le vis passer devant moi, pâle comme un mourant au milieu d’épées flamboyantes : je crus qu’on allait l’égorger et je m’écriai de toutes mes forces : « Arrachez-lui ses épaulettes, mais ne le tuez pas ! » ce qui fut fait.

Lamartine reparut alors. Je n’ai jamais su comment il avait employé son temps durant les trois heures pendant lesquelles nous fûmes envahis ; je l’avais entrevu durant la première ; il était placé, à ce moment-là, sur un banc au-dessous du mien, et il peignait ses cheveux collés par la sueur avec un petit peigne qu’il avait tiré de sa poche ; la foule se reforma et je ne le revis plus. Il paraît qu’il se rendit dans les salles intérieures du palais où avait également pénétré le peuple, qu’il voulut le haranguer et en fut fort mal reçu. On me raconta, le lendemain, sur cette scène des détails curieux, que j’eusse rapporté ici, si je n’avais résolu de ne dire que ce que j’ai vu. On assure qu’ensuite, il se retira près de là, dans le palais, alors en construction, destiné aux affaires étrangères ; il eût assurément mieux fait d’aller se mettre à la tête de la garde nationale et de venir nous délivrer. Je pense qu’il fut saisi d’une de ces défaillances de cœur auxquelles sont sujets les hommes les plus braves (et il était du nombre de ceux-là) quand ils ont l’imagination mobile et vive.

Quand il rentra dans la salle, il avait retrouvé son énergie et son beau langage ; il nous dit que sa place n’était pas dans l’Assemblée, mais dans la rue, qu’il allait marcher sur l’Hôtel de Ville et y étouffer l’insurrection. Ce fut la dernière fois que je l’entendis applaudir avec transport. Il est vrai que ce n’était pas lui seulement qu’on applaudissait, mais la victoire ; ces cris, ces battements de mains, n’étaient qu’un écho des passions tumultueuses qui agitaient encore tous les cœurs. Lamartine sortit ; les tambours qui avaient battu la charge une demi-heure auparavant battirent la marche. Les gardes nationaux et les gardes mobiles, qui étaient encore en foule au milieu de nous, se rassemblèrent et le suivirent. L’Assemblée, encore très incomplète, reprit sa séance ; il était six heures.

Je rentrai un instant chez moi pour prendre de la nourriture ; je retournai ensuite à l’Assemblée, qui s’était déclarée en permanence ; nous apprîmes bientôt que les membres du nouveau gouvernement provisoire étaient arrêtés. On mit en accusation Barbès et ce vieil imbécile de Courtais, qui ne méritait que les étrivières ; bien des gens voulaient y mettre aussi Louis Blanc, mais celui-ci entreprit courageusement de se défendre ; il venait d’échapper avec peine à la fureur des gardes nationaux qui occupaient la porte, il avait encore ses habits déchirés, souillés de poussière et en désordre. Cette fois, il ne se fit pas apporter l’escabeau, sur lequel il avait l’habitude de grimper afin de déborder d’une hauteur suffisante le rebord de la tribune (car il était presque nain) ; il oublia même l’effet qu’il voulait produire pour ne songer qu’à ce qu’il avait à dire. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, il gagna pour le moment sa cause ; je ne lui ai jamais trouvé de talent que ce jour-là ; car je n’appelle pas talent l’art de polir des phrases brillantes et creuses, qui sont comme de beaux plats bien ciselés où il n’y a rien.

Du reste, j’étais si las des agitations de la journée, que je n’ai gardé qu’un souvenir peu vif et même peu distinct de cette séance de nuit ; je n’en dirai donc rien de plus, car ce sont mes impressions personnelles que je veux rendre ; pour le détail et la suite des faits, le Moniteur vaut mieux que moi.


VIII

La fête de la Concorde et préparation aux journées de Juin.

Les révolutionnaires de 1848, ne voulant ou ne pouvant imiter les folies sanguinaires de leurs devanciers, s’en consolaient en imitant leurs folies ridicules. C’est ainsi qu’ils avaient imaginé de donner au peuple de grandes fêtes allégoriques.

Malgré l’état effroyable des finances, le gouvernement provisoire avait décidé qu’une somme de un ou deux millions serait employée pour célébrer dans le Champ de Mars la fête de la Concorde.

Suivant le programme, qui fut publié d’avance et ensuite fidèlement suivi, le Champ de Mars devait être rempli de figures destinées à représenter toutes sortes de personnages, de vertus ou d’institutions politiques et même de services publics. La France, l’Allemagne et l’Italie se donnant la main, l’Égalité, la Liberté, la Fraternité se donnant aussi la main, l’Agriculture, le Commerce, l’Armée, la Marine et surtout la République, celle-ci de grandeur colossale. Un char devait y être traîné par seize chevaux de labour ; ce char, disait le même programme, de forme simple et rustique, portera trois arbres, un chêne, un laurier, un olivier, symboles de force, d’honneur et d’abondance et, de plus, une charrue au milieu d’un groupe d’épis et de fleurs. Des laboureurs et des jeunes filles vêtues de blanc entoureraient le char en chantant des hymnes patriotiques. On nous avait aussi promis des bœufs avec des cornes dorées mais on ne nous les donna pas.

L’Assemblée nationale n’avait pas la moindre envie de voir toutes ces belles choses ; elle craignait même fort que l’immense concours de peuple qui ne pouvait manquer de se faire à cette occasion n’amenât quelque dangereux désordre.

Elle avait donc retardé le plus possible l’époque de la fête ; mais, les préparatifs en étant faits, il n’y avait plus moyen de reculer et on dut la fixer au 21 mai.

Ce jour-là, je me joignis de bonne heure à l’Assemblée qui devait se rendre en corps et à pied au Champ de Mars. J’avais mis des pistolets dans mes poches et, en causant avec mes collègues, je découvris que la plupart d’entre eux étaient comme moi secrètement armés ; celui-ci avait pris une canne à épée, cet autre un poignard, presque tous avaient quelque moyen de se défendre. Edmond La Fayette me montra une arme d’une espèce particulière. C’était une boule de plomb cousue dans une courte lanière de cuir qu’on pouvait facilement s’attacher au bras ; on aurait pu appeler une pareille arme un casse-tête portatif. La Fayette m’assura que ce petit instrument était fort répandu dans l’Assemblée nationale, surtout depuis le 15 mai. C’est ainsi que nous nous rendîmes à cette fête de la Concorde.

Des rumeurs sinistres annonçaient que quelque grand péril attendait l’Assemblée quand elle traverserait au milieu de la multitude le Champ de Mars, et qu’elle irait prendre sa place sur l’estrade qui lui était réservée à l’École militaire. La vérité est que rien n’eût été plus facile que de tenter un coup de main contre elle dans ce long trajet, car elle le fit à pied et sans être, pour ainsi dire, gardée. Sa véritable sauvegarde était dans le souvenir du 15 mai et cela suffisait. Il est bien rare, quelque occasion qui se présente, qu’on affronte un pouvoir le lendemain d’une victoire. Les Français, d’ailleurs, ne font jamais deux choses à la fois, leur esprit change souvent d’objet mais il est toujours tout entier à celui qui l’occupe et je crois qu’il est sans exemple qu’ils aient fait une insurrection au milieu d’une fête ou même d’une cérémonie. Ce jour-là donc, le peuple parut entrer assez volontiers dans la fiction de son bonheur et mettre pour un moment de côté la mémoire de ses misères et de ses haines, il fut animé sans être turbulent. Le programme avait dit qu’il devait régner une confusion fraternelle. Il y eut, en effet, une confusion extrême, mais pas de désordre, car, nous sommes d’étranges gens : nous ne pouvons nous passer de la police quand nous sommes en bon ordre, et, dès que nous entrons en révolution, elle semble devenue inutile. Le spectacle de cette joie populaire transportait d’aise les républicains modérés et sincères et les portait à une sorte d’attendrissement.

Carnot me dit avec cette niaiserie que les démocrates honnêtes ne manquent guère de mêler à leur vertu : « Croyez-moi, mon cher collègue, il faut toujours se fier au peuple. » Je me rappelle que je lui répondis assez brusquement : « Eh ! que ne me disiez-vous cela la veille du 15 mai ? » La commission exécutive occupait une partie de l’immense estrade qui avait été élevée le long de l’École militaire et l’Assemblée nationale, l’autre. On fit d’abord défiler, devant nous, tous les différents emblèmes des nations, ce qui prit un temps énorme, à cause de la confusion fraternelle dont avait parlé le programme, puis vint le char et enfin les jeunes filles vêtues de blanc. Il y en avait là au moins trois cents qui portaient leur costume virginal d’une façon si virile qu’on eût pu les prendre pour des garçons habillés en filles. On leur avait mis chacune dans la main un gros bouquet qu’elles nous firent la galanterie de nous jeter en passant. Comme c’étaient des commères qui avaient des bras fort nerveux et qui étaient plus habituées, je pense, à pousser le battoir qu’à répandre des fleurs, ces bouquets tombaient sur nous comme une grêle fort drue et fort incommode.

Une grande jeune fille se détacha de ses compagnes et, s’arrêtant devant Lamartine, récita un hymne à sa gloire ; peu à peu, elle s’anima en parlant de telle sorte qu’elle prit une figure effrayante et se mit à faire des contorsions épouvantables. Jamais l’enthousiasme ne m’avait paru si près de l’épilepsie ; quand elle eut fini, le peuple voulut néanmoins que Lamartine l’embrassât ; elle lui présenta deux grosses joues ruisselantes de sueur qu’il baisa du bout des lèvres et d’assez mauvaise grâce.

La seule partie sérieuse de la fête fut la revue ; je n’ai jamais aperçu sur un seul point tant d’hommes armés de ma vie, et je pense que peu en ont vu davantage ; indépendamment de la foule innombrable de curieux que renfermait le Champ de Mars, on y apercevait un peuple tout entier sous les armes ; le Moniteur évalua à trois cent mille le nombre des gardes nationaux et des soldats de ligne qui se trouvaient là, ce qui me parut exagéré, mais je ne pense pas qu’on puisse en réduire le nombre à moins de deux cent mille.

Le spectacle de ces deux cent mille baïonnettes ne sortira jamais de ma mémoire. Comme les hommes qui les portaient étaient étroitement serrés les uns contre les autres, afin de pouvoir tenir entre les talus du Champ de Mars et que, d’ailleurs, du lieu peu élevé que nous occupions, nous ne pouvions jeter sur elles que des regards presque horizontaux, elles ne formaient à l’œil qu’une surface plane et légèrement ondoyante, qui miroitait au soleil, et faisaient ressembler le Champ de Mars à un grand lac rempli d’acier liquide.

Tous ces hommes défilèrent successivement devant nous ; il y avait, dans cette armée, bien plus de fusils que d’uniformes.

Les légions des quartiers riches présentaient seules un très grand nombre de gardes nationaux revêtus de l’habit militaire. Ce furent les premières qui parurent, elles criaient : « Vive l’Assemblée nationale ! » avec ardeur. Dans les légions des faubourgs qui, à elles seules, formaient de véritables armées, on ne voyait guère que des vestes ou des blouses, ce qui ne les empêchait pas de marcher avec une contenance très guerrière. La plupart d’entre elles, en passant devant nous, se bornèrent à crier : « Vive la république démocratique ! » ou à chanter la Marseillaise ou l’air des Girondins. Vinrent ensuite les légions de la banlieue qui, composées de paysans mal équipés et mal armés et couverts de blouses comme les ouvriers des faubourgs, apportaient un esprit tout contraire au leur ; elles le firent bien voir par leurs gestes et par leurs clameurs. Les bataillons de la garde mobile firent entendre des acclamations diverses qui nous laissèrent pleins de doutes et d’anxiété sur l’intention de ces jeunes gens ou plutôt de ces enfants qui tenaient alors, plus que personne, dans leurs mains nos destinées.

Les régiments de ligne qui fermaient la marche défilèrent en silence.

J’assistai à ce long spectacle, le cœur rempli de tristesse ; jamais, à aucune époque, tant d’armes n’avaient été mises à la fois dans la main du peuple. On peut croire que je ne partageais pas la niaise confiance ni la sotte joie de mon ami Carnot ; je prévoyais, au contraire, que toutes ces baïonnettes que je voyais briller au soleil seraient bientôt levées les unes contre les autres et je sentais que c’était la revue des deux armées de la guerre civile que nous venions de faire. J’entendis encore souvent dans cette journée retentir le cri de : « Vive Lamartine ! » cependant la grande popularité de celui-ci passait déjà ; on peut presque dire qu’elle était passée ; mais, dans toutes les foules, il se rencontre un grand nombre d’individus attardés qui s’émeuvent de l’enthousiasme de la veille, comme ces provinciaux qui commencent à prendre la mode de Paris le jour où les Parisiens l’abandonnent.

Lamartine ne tarda pas à se soustraire lui-même à ce dernier rayon de son soleil ; il se retira bien avant que la cérémonie fût terminée. Il avait l’air soucieux et las ; beaucoup de membres de l’Assemblée, vaincus également par la fatigue, l’imitèrent, et la revue se termina en face de bancs à peu près vides. Elle avait commencé de bonne heure et ne finit qu’à la nuit close.

On peut dire que tout le temps qui s’écoula depuis la revue du 21 mai jusqu’aux journées de Juin ne fut rempli que par l’anxiété que causait l’approche de ces journées. Tous les jours, de nouvelles alarmes y vinrent mettre sur pied la garde nationale et l’armée ; les artisans et les bourgeois ne vivaient plus dans leurs maisons, mais sur les places publiques et sous les armes. Chacun désirait ardemment se soustraire à la nécessité d’un conflit et tous sentaient vaguement que cette nécessité devenait de jour en jour plus inévitable. L’Assemblée nationale était si constamment obsédée de cette pensée, qu’on eût dit qu’elle lisait les mots : guerre civile, écrits sur les quatre murs de la salle.

De tous côtés, on y faisait de grands efforts de prudence et de patience pour empêcher ou, du moins, retarder la crise. Les membres, qui étaient, au fond de leur cœur, les plus ennemis de la révolution, retenaient avec soin l’expression de leur répugnance ou de leur sympathie ; les anciens orateurs parlementaires se taisaient, de peur que leur voix ne fit naître des ombrages ; ils abandonnaient la tribune à de nouveaux venus, qui eux-mêmes ne l’occupaient guère, car les grandes discussions avaient cessé. Suivant l’usage de toutes les assemblées, ce qui troublait le plus le fond des esprits était ce dont on parlait le moins, mais on prouvait chaque jour qu’on y pensait ; toutes sortes de moyens pour secourir la misère du peuple étaient proposés et discutés. On entrait même volontiers dans l’examen des différents systèmes socialistes, et chacun s’efforçait de bonne foi d’y trouver quelque chose qui fût applicable ou du moins compatible avec les anciennes lois de la société.

Pendant ce temps, les ateliers nationaux continuaient à se remplir ; leur population dépassait déjà cent mille hommes. On sentait qu’on ne pouvait vivre en les conservant, et on craignait de périr en essayant de les dissoudre. Tous les jours, cette question brûlante des ateliers nationaux était traitée, mais superficiellement et timidement ; on y touchait sans cesse sans oser jamais la saisir.

D’une autre part, il était visible qu’en dehors de l’Assemblée, les différents partis, tout en redoutant la lutte, s’y préparaient avec activité. Les légions riches de la garde nationale donnaient à l’armée et à la garde mobile des banquets dans lesquels on s’excitait mutuellement à s’unir pour se défendre.

Les ouvriers des faubourgs, de leur côté, faisaient en secret ces amas de cartouches, qui leur permirent plus tard de soutenir un si long combat. Quant aux fusils, le gouvernement provisoire avait eu soin de leur en fournir avec profusion ; on peut dire qu’il n’y avait pas d’ouvrier qui n’en eût au moins un et quelquefois plusieurs.

Le péril s’apercevait aussi bien de loin que de près. Dans les provinces, on s’indignait et on s’irritait contre Paris ; pour la première fois depuis soixante ans, on osait affronter l’idée de lui résister ; on s’armait et on s’encourageait à venir au secours de l’Assemblée ; on lui envoyait des milliers d’adresses pour la féliciter de sa victoire du 15 mai. La ruine du commerce, la guerre universelle, la crainte du socialisme y rendaient de plus en plus la République haïssable ; cette haine s’épanchait surtout dans le secret des scrutins. Les électeurs eurent à se réunir de nouveau dans vingt et un départements ; ils choisirent en général les hommes qui représentaient à leurs yeux sous une forme quelconque l’image de la monarchie. M. Molé fut élu à Bordeaux et M. Thiers à Rouen.

Ce fut à cette époque que surgit tout à coup, pour la première fois, le nom de Louis Napoléon. Ce prince fut élu, à la fois, à Paris et dans plusieurs départements ; des républicains, des légitimistes, des démagogues, lui donnèrent leurs voix ; car la nation était alors comme un troupeau effarouché, qui court de tous côtés sans suivre aucun chemin. Je ne me doutais guère, en apprenant la nomination de Louis Napoléon, qu’un an après, jour pour jour, je serais son ministre. J’avoue que je vis rentrer les anciens chefs parlementaires avec beaucoup d’appréhensions et de regrets, non que je ne rendisse justice à leurs talents et à leur savoir faire, mais je craignais que leur approche ne fît reculer vers les montagnards les républicains modérés qui venaient vers nous. Je les connaissais, d’ailleurs, trop bien eux-mêmes pour ne pas savoir qu’à peine rentrés dans les affaires ils voudraient aussitôt les conduire et qu’il leur conviendrait peu de sauver le pays s’ils ne le dirigeaient pas. Or, une telle entreprise me semblait prématurée et dangereuse. Notre rôle et le leur était d’aider les républicains raisonnables à gouverner la République sans chercher à la gouverner nous-mêmes indirectement et surtout sans paraître y tendre.

Je ne doutais pas, pour mon compte, que nous ne fussions à la veille d’une lutte terrible ; toutefois, je n’en compris bien les périls que par une conversation que j’eus vers cette époque avec la célèbre madame Sand. Je la vis chez un Anglais de mes amis, Milnes, membre du Parlement, qui était alors à Paris. Milnes était un garçon d’esprit qui faisait et, ce qui est plus rare, qui disait beaucoup de bêtises. Combien ai-je vu de ces figures dans ma vie dont on peut affirmer que les deux profils ne se ressemblent pas : hommes d’esprit d’un côté et sots de l’autre. Je n’ai jamais vu Milnes qu’engoué de quelqu’un ou de quelque chose. Cette fois-là, il était épris de madame Sand et, malgré la gravité des événements, il avait voulu donner à celle-ci un déjeuner littéraire ; j’assistai à ce déjeuner et l’image des journées de Juin qui suivirent presque aussitôt après, au lieu d’en effacer de mon esprit le souvenir, l’y réveille.

La société était fort peu homogène. Indépendamment de madame Sand, j’y trouvai une jeune dame anglaise, fort modeste et très agréable, qui dut trouver assez singulière la compagnie qu’on lui donnait, quelques écrivains assez obscurs et Mérimée. Milnes me plaça à côté de madame Sand ; je n’avais jamais parlé à celle-ci, je crois même que je ne l’avais jamais vue (car j’avais peu vécu dans le monde d’aventuriers littéraires qu’elle fréquentait). Un de mes amis lui ayant demandé un jour ce qu’elle pensait de mon livre sur l’Amérique : « Monsieur, lui dit-elle, je suis habituée à ne lire que les livres qui me sont offerts par leurs auteurs. » J’avais de grands préjugés contre madame Sand, car je déteste les femmes qui écrivent, surtout celles qui déguisent les faiblesses de leur sexe en système, au lieu de nous intéresser en nous les faisant voir sous leurs véritables traits ; malgré cela, elle me plut. Je lui trouvai des traits assez massifs, mais un regard admirable ; tout l’esprit semblait s’être retiré dans ses yeux, abandonnant le reste du visage à la matière ; ce qui me frappa surtout fut de rencontrer en elle quelque chose de l’allure naturelle des grand esprits. Elle avait, en effet, une véritable simplicité de manières et de langage, qu’elle mêlait peut-être à quelque peu d’affectation de simplicité dans ses vêtements. Je confesse que, plus ornée, elle m’eût paru encore plus simple. Nous parlâmes une heure entière des affaires publiques, on ne pouvait parler d’autre chose dans ce temps-là. D’ailleurs, madame Sand était alors une manière d’homme politique ; ce qu’elle me dit sur ce sujet me frappa beaucoup ; c’était la première fois que j’entrais en rapport direct et familier avec une personne qui pût et voulût me dire ce qui se passait dans le camp de nos adversaires. Les partis ne se connaissent jamais les uns les autres : ils s’approchent, ils se pressent, ils se saisissent, ils ne se voient point. Madame Sand me peignit très en détail et avec une vivacité singulière l’état des ouvriers de Paris, leur organisation, leur nombre, leurs armes, leurs préparatifs, leurs pensées, leurs passions, leurs déterminations terribles. Je crus le tableau chargé et il ne l’était pas ; ce qui suivit le montra bien. Elle parut s’effrayer pour elle-même du triomphe populaire et prendre en grande commisération le sort qui nous attendait. « Tâchez d’obtenir de vos amis, monsieur, me dit-elle, de ne point pousser le peuple dans la rue en l’inquiétant ou en l’irritant ; de même que je voudrais pouvoir inspirer aux miens la patience ; car, si le combat s’engage, croyez que vous y périrez tous. » Après ces paroles consolantes, nous nous séparâmes et, depuis, je ne l’ai jamais revue.


IX

Journées de Juin.

Me voici enfin arrivé à cette insurrection de Juin, la plus grande et la plus singulière qu’il y ait eu dans notre histoire et peut-être dans aucune autre : la plus grande, car, pendant quatre jours, plus de cent mille hommes y furent engagés ; la plus singulière, car les insurgés y combattirent sans cri de guerre, sans chefs, sans drapeaux et pourtant avec un ensemble merveilleux et une expérience militaire qui étonna les plus vieux officiers.

Ce qui la distingua encore parmi tous les événements de ce genre qui se sont succédé depuis soixante ans parmi nous, c’est qu’elle n’eut pas pour but de changer la forme du gouvernement, mais d’altérer l’ordre de la société. Elle ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique (dans le sens que nous avions donné jusque-là à ce mot) mais un combat de classe, une sorte de guerre servile. Elle caractérisa la révolution de Février, quant aux faits, de même que les théories socialistes avaient caractérisé celle-ci, quant aux idées ; ou plutôt elle sortit naturellement de ces idées, comme le fils de la mère ; et on ne doit y voir qu’un effort brutal et aveugle, mais puissant des ouvriers pour échapper aux nécessités de leur condition qu’on leur avait dépeinte comme une oppression illégitime et pour s’ouvrir par le fer un chemin vers ce bien-être imaginaire dont on les avait bercés. C’est ce mélange de désirs cupides et de théories fausses qui rendit cette insurrection si formidable après l’avoir fait naître. On avait assuré à ces pauvres gens que le bien des riches était en quelque sorte le produit d’un vol fait à eux-mêmes. On leur avait assuré que l’inégalité des fortunes était aussi contraire à la morale et à la société qu’à la nature. Les besoins et les passions aidant, beaucoup l’avaient cru. Cette notion obscure et erronée des droits, se mêlant à la force brutale, communiqua à celle-ci une énergie, une ténacité et une puissance qu’elle n’aurait jamais eues seule.

Il faut remarquer encore que cette insurrection formidable ne fut pas l’entreprise d’un certain nombre de conspirateurs, mais le soulèvement de toute une population contre une autre. Les femmes y prirent autant de part que les hommes. Tandis que les premiers combattaient, les autres préparaient et apportaient les munitions ; et, quand on dut enfin se rendre, elles furent les dernières à s’y résoudre.

On peut dire que ces femmes apportaient au combat des passions de ménagères ; elles comptaient sur la victoire pour mettre à l’aise leur mari, et pour élever leurs enfants. Elles aimaient cette guerre comme elles eussent aimé une loterie.

Quant à la science stratégique que fit voir cette multitude, le naturel belliqueux des Français, la longue expérience des insurrections et surtout l’éducation militaire, que reçoivent tour à tour la plupart des hommes du peuple suffisent pour l’expliquer. La moitié des ouvriers de Paris ont servi dans nos armées et ils reprennent toujours volontiers les armes. Les anciens soldats abondent en général dans les émeutes. Le 24 février, Lamoricière, entouré d’ennemis, dut deux fois la vie à des insurgés, qui avaient combattu sous lui en Afrique, et chez lesquels les souvenirs des camps militaires se trouvèrent plus puissants que la fureur des guerres civiles.

On sait que ce fut la dispersion des ateliers nationaux qui fut l’occasion du soulèvement. N’osant licencier d’un seul coup cette milice redoutable, on avait essayé de la disperser en envoyant dans les départements une partie des ouvriers qui la composaient : ceux-ci refusèrent de partir. Le 22 juin ils parcoururent Paris en grandes bandes, ils chantaient en cadence et d’un ton monotone : « On ne partira pas, on ne partira pas… » Des députations d’entre eux vinrent faire des sommations hautaines aux membres de la commission du pouvoir exécutif, et, ayant éprouvé un refus, se retirèrent en annonçant que le lendemain on aurait recours aux armes.

Tout, en effet, annonçait que la crise si longtemps attendue était arrivée.

Ces nouvelles, portées à l’Assemblée, y firent naître une grande inquiétude comme on peut croire. Cependant elle n’interrompit pas son ordre du jour ; elle continua la discussion d’une loi d’affaire, et même, quoique émue, l’écouta ; il est vrai qu’il s’agissait d’une question bien importante et qu’on écoutait un orateur très éminent.

Le gouvernement avait proposé de s’approprier par un rachat tous les chemins de fer. Montalembert s’y opposait ; sa cause était bonne, mais son discours fut excellent ; je ne crois pas l’avoir entendu parler si bien soit avant soit depuis ; je pensais, à la vérité, comme lui, cette fois, mais je crois que, même aux yeux de ses adversaires, il se surpassa. Il fut vif dans son attaque, sans être aussi hargneux et aussi outrageant qu’à son ordinaire. Une certaine peur tempérait son insolence naturelle et posait des limites à son humeur paradoxale et querelleuse, car, comme tant d’autres gens de parole, il avait bien plus de témérité de langage que de hardiesse de cœur.

La séance se termina sans qu’il fût question de ce qui se passait au dehors, et l’Assemblée se dispersa.

Le 23, comme je me rendais à l’Assemblée, je vis un grand nombre d’omnibus réunis autour de la Madeleine ; cela m’apprit qu’on commençait à élever des barricades dans les rues ; c’est ce qui me fut confirmé à mon arrivée au palais. Cependant, on doutait encore qu’il s’agît d’une prise d’armes sérieuse. Je résolus d’aller m’assurer pax moi-même de l’état des choses, et, avec Corcelles, je me rendis aux environs de l’Hôtel de Ville. Dans toutes les petites rues qui avoisinent ce monument, je trouvai le peuple occupé à établir des barricades ; il procédait à ce travail avec l’habileté et la régularité d’un ingénieur, ne dépavant que ce qu’il fallait pour fonder, à l’aide des pierres carrées qu’il se procurait ainsi, un mur épais, très solide et même assez propre, dans lequel il avait soin d’ordinaire de laisser une petite ouverture le long des maisons afin qu’on pût circuler. Impatients de nous renseigner plus vite sur l’état de la ville, nous convînmes, Corcelles et moi, de nous séparer ; il alla d’un côté et moi de l’autre ; son excursion faillit lui tourner mal. Il m’a raconté depuis qu’après avoir franchi sans encombre plusieurs barricades à moitié construites, à la dernière, on l’arrêta ; les hommes du peuple qui élevaient celle-ci, voyant un beau monsieur en habit noir et linge très blanc parcourir doucement les rues sales des environs de l’Hôtel de Ville et s’arrêter devant eux d’un air placide et curieux, imaginèrent de tirer parti de cet observateur suspect. Ils lui demandèrent, au nom de la fraternité, de les aider dans leur ouvrage ; Corcelles était brave comme César, mais il jugea avec raison que, dans cette circonstance, il n’y avait rien de mieux à faire que de céder sans bruit. Le voilà donc remuant les pavés et les posant le plus proprement possible les uns sur les autres. Sa maladresse naturelle et ses distractions vinrent heureusement à son aide ; on le congédia bientôt comme un ouvrier inutile.

Il ne me survint aucune aventure semblable ; je parcourus les rues du quartier Saint-Martin et Saint-Denis sans rencontrer pour ainsi dire de barricades, mais l’agitation y était extraordinaire. En revenant, je rencontrai dans la rue des Jeûneurs un garde national couvert de sang et de fragments de cervelle, il était très pâle et rentrait chez lui. Je lui demandai ce qui se passait ; il me dit que le bataillon dont il faisait partie venait de recevoir à bout portant, à la porte Saint-Denis, une fusillade très meurtrière ; un de ses camarades, dont il me dit le nom, avait été tué à côté de lui et c’est à ce malheureux qu’appartenaient le sang et les débris dont il était lui-même couvert.

Je revins à l’Assemblée, m’étonnant de n’avoir pas rencontré un seul soldat dans tout le chemin que je venais de parcourir ; ce ne fut qu’arrivé en face du Palais Bourbon que j’aperçus enfin de grosses colonnes d’infanterie en marche et suivies de canons.

Lamoricière, en grand uniforme et à cheval, était à leur tête ; je n’ai jamais vu une figure plus resplendissante de passions agressives et je dirai presque de joie, et, quelle que fût la fougue naturelle de son humeur, je pense qu’elle ne l’entraînait pas seule en ce moment et qu’il s’y mêlait aussi l’ardeur de se venger des périls et des outrages qu’on lui avait fait subir en février. — « Que faites-vous, lui dis-je ? On s’est déjà battu à la porte Saint-Denis et les environs de l’Hôtel de Ville se couvrent de barricades. — Patience, me dit-il, nous y allons. Croyez-vous que nous soyons assez sots pour éparpiller nos soldats un jour comme celui-ci dans les petites rues des faubourgs ? Non ! non ; nous laissons les insurgés se concentrer dans les quartiers que nous ne pouvons leur disputer et nous irons ensuite les y détruire. Ils ne nous échapperont pas cette fois. »

Comme je rentrais à l’Assemblée, il survint un orage épouvantable qui inonda la ville. J’espérais un peu que ce mauvais temps nous tirerait d’affaire pour ce jour-là ; et il eût suffi, en effet, pour faire avorter une émeute ordinaire : car le peuple de Paris a besoin de beau temps pour se battre, et il craint plus la pluie que la mitraille.

Je perdis bientôt cet espoir ; à chaque instant, les nouvelles devenaient plus inquiétantes. L’Assemblée qui a voulu reprendre ses travaux ordinaires a peine à les suivre ; agitée mais non encore vaincue par l’émotion du dehors, elle sort de son ordre du jour, y rentre, en sort encore, l’abandonne enfin et se livre aux seules préoccupations de la guerre civile. Divers membres viennent raconter à la tribune ce qu’ils ont vu dans Paris. D’autres y proposent des partis à prendre. Falloux, au nom du Comité de l’assistance publique, vient proposer un décret qui dissout les ateliers nationaux, et on l’applaudit. Le temps se consume en vaines conversations, en vains discours. On ne savait rien de précis ; on réclamait à tout moment la présence de la commission exécutive pour connaître l’état de Paris : celle-ci ne paraissait pas. Il n’y a rien de plus misérable que la vue d’une assemblée dans un moment de crise, quand le gouvernement lui-même manque. Elle ressemble à un homme encore plein de passions et de volontés, mais perclus et qui s’agite puérilement au milieu de l’impuissance de ses organes. Deux membres de la commission exécutive paraissent enfin ; ils annoncent que la situation des affaires est périlleuse, mais que, cependant, on espère étouffer l’insurrection avant la nuit. L’Assemblée se déclare en permanence et s’ajourne au soir.

À la reprise de la séance, nous apprenons que Lamartine a été reçu à coups de fusil devant toutes les barricades qu’il a essayé d’approcher ; deux de nos collègues, Bixio et Dornès, ont été blessés mortellement en voulant haranguer les insurgés. Bedeau a eu la cuisse traversée à l’entrée du faubourg Saint-Jacques ; beaucoup d’officiers de marque sont déjà tués ou hors de combat : un membre, Victor Considérant parle de faire une concession aux ouvriers ; l’Assemblée, qui était tumultueuse et troublée, mais non pas faible, se soulève à ces mots : « À l’ordre, crie-t-on de toutes parts avec une sorte de fureur : il n’est permis de parler ainsi qu’après la victoire. » Le reste de la soirée et une partie de la nuit se passent à parler vaguement, à écouter, à attendre. Vers minuit, Cavaignac se présente. La commission exécutive avait concentré dans les mains de celui-ci, depuis l’après-midi, tous les pouvoirs militaires. D’une voix saccadée et brisée et en paroles simples et précises, Cavaignac raconte les principaux incidents de la journée. Il annonce qu’il a donné l’ordre à tous les régiments placés le long des chemins de fer de marcher sur Paris et que toutes les gardes nationales des environs sont averties ; il conclut en disant que les insurgés sont repoussés aux barrières et qu’on espère être enfin maître de la ville. L’Assemblée, épuisée de fatigue, laisse son bureau en permanence et s’ajourne au lendemain huit heures.

Lorsqu’en quittant cette enceinte tumultueuse, je me retrouvai à une heure du matin sur le pont Royal, et que de là j’aperçus Paris enveloppé dans les ténèbres, calme comme une ville endormie, j’eus peine à me persuader que tout ce que j’avais vu et entendu depuis le matin eût existé dans la réalité et ne fût point une pure création de mon esprit. Les places et les rues que je traversais étaient absolument désertes ; pas un bruit, pas un cri ; on aurait dit un peuple industrieux, qui, fatigué de la veille, se repose avant de reprendre les paisibles travaux du lendemain. La sérénité de cette nuit finit par me gagner moi-même ; je parvins à me persuader que nous avions déjà triomphé et, rentré chez moi, je m’endormis aussitôt.

Je me réveillai de très grand matin ; le soleil était déjà depuis quelque temps sur l’horizon, car nous étions dans les jours les plus longs de l’année ; en ouvrant les yeux, j’entendis un son métallique et sec, qui remuait nos vitres et s’éteignait aussitôt au milieu du silence de Paris : « Qu’est-ce là ? » dis-je. Ma femme me répondit : « C’est le canon, voilà près d’une heure que je l’entends ; je n’ai pas cru devoir vous réveiller, car vous allez sans doute avoir besoin de vos forces dans le jour. » Je m’habillai à la hâte et sortis ; le tambour commençait à battre de tous côtés le rappel : le jour de la grande bataille était bien réellement venu. Les gardes nationaux quittaient leurs demeures en armes ; tous ceux que je vis me parurent pleins d’énergie, car le bruit du canon qui faisait sortir les braves de chez eux, retenait les autres au logis. Mais ils étaient au désespoir ; ils se croyaient ou mal conduits ou trahis par la commission exécutive, et faisaient entendre contre elle des imprécations terribles. Cette extrême défiance de la force armée, à l’égard de ses chefs, me parut un symptôme formidable. En poursuivant ma route, je rencontrai, à l’ouverture de la rue Saint-Honoré, une foule d’ouvriers qui écoutaient avec anxiété le bruit du canon. Ces hommes étaient tous en blouse, ce qui est pour eux, comme on sait, l’habit de combat aussi bien que l’habit de travail ; cependant ils n’avaient pas d’armes, mais on voyait dans leurs regards qu’ils étaient bien près de les prendre. Ils remarquaient avec une joie à peine contenue que le bruit de la canonnade semblait se rapprocher, ce qui annonçait que l’insurrection gagnait du terrain. J’augurais déjà que toute la classe ouvrière était engagée, soit de bras, soit de cœur, dans la lutte ; cela me le prouva. L’esprit d’insurrection circulait en effet, d’un bout à l’autre de cette vaste classe et dans chacune de ses parties, comme le sang dans un seul corps ; il remplissait les quartiers où l’on ne se battait pas, comme ceux qui servaient de théâtre au combat, il avait pénétré dans nos maisons, autour, au-dessus, au-dessous de nous. Les lieux mêmes où nous nous croyions les maîtres, fourmillaient d’ennemis domestiques ; c’était comme une atmosphère de guerre civile qui enveloppait tout Paris et au milieu de laquelle, dans quelque lieu qu’on se retirât, il fallait vivre et, à ce propos, je vais violer la loi que je me suis imposée de ne parler jamais sur la foi d’autrui et raconter un fait que me fit connaître, quelques jours après, mon confrère Blanqui[7] ; quoique fort léger, il marque merveilleusement la physionomie du temps. Blanqui avait fait venir des champs et placé dans sa maison comme domestique, le fils d’un pauvre homme dont la misère l’avait touché. Le soir du jour où l’insurrection commença, il entendit cet enfant, qui disait en desservant le dîner de la famille : « Dimanche prochain (on était au jeudi), c’est nous qui mangerons les ailes de poulet ; » à quoi une petite fille qui travaillait dans la maison répondit : « Et c’est nous qui porterons les belles robes de soie. » Qui pourrait mieux donner une idée de l’état des esprits que cette scène enfantine ? Et ce qui la complète, c’est que Blanqui se garda bien d’avoir l’air d’entendre ces marmots : ils lui faisaient grand’peur. Ce ne fut que le lendemain de la victoire, qu’il se permit de reconduire ce jeune ambitieux et cette petite glorieuse dans leur taudis.

Je parvins enfin à l’Assemblée ; les représentants y accouraient en foule, quoique l’heure indiquée pour la réunion ne fût pas venue. Le bruit du canon les rassemblait. Le palais avait l’aspect d’une place de guerre ; des bataillons campaient autour ; des canons étaient braqués vers toutes les avenues qui pouvaient y conduire.

Je trouvai l’Assemblée très résolue, mais elle était très inquiète ; et il faut avouer qu’il y avait de quoi l’être. À travers la contrariété des rapports, il était facile d’apercevoir qu’on avait affaire à l’insurrection la plus générale, la mieux armée et la plus furieuse qu’on eût jamais vue dans Paris. Les ateliers nationaux et plusieurs bandes révolutionnaires qu’on venait de licencier lui fournissaient des soldats déjà disciplinés et aguerris et des chefs. Elle s’étendait à chaque instant encore et il était difficile de croire qu’elle ne finît pas par être victorieuse en se rappelant que toutes les grandes insurrections qui avaient eu lieu depuis soixante ans avaient triomphé. À tous ces ennemis, nous ne pouvions opposer que les bataillons de la bourgeoisie, des régiments désarmés en février et vingt mille jeunes gens indisciplinés de la garde mobile, qui tous étaient fils, frères ou parents d’insurgés, et dont les dispositions étaient fort douteuses.

Mais ce qui nous effrayait le plus était nos chefs. Les membres de la commission exécutive nous inspiraient une profonde défiance. Sur ce point, je retrouvai, dans l’Assemblée, les mêmes sentiments que je venais de voir éclater dans la garde nationale. Nous nous défiions de la fidélité de quelques-uns, de la capacité de tous. Ils étaient trop nombreux, d’ailleurs, et trop divisés pour pouvoir agir en un complet accord, et trop gens de parole et de plume pour pouvoir, dans une telle circonstance, agir avec efficacité, quand ils se seraient entendus.

Nous triomphâmes, pourtant, de cette insurrection si formidable : bien plus, ce qui la rendait si terrible fut précisément ce qui nous sauva et jamais on ne peut mieux appliquer ce mot célèbre du prince de Condé dans les guerres de religion : « Nous périssions, si nous n’eussions été si près de périr. » Si la révolte avait eu un caractère moins radical et un aspect moins farouche, il est probable que la plupart des bourgeois seraient restés dans leurs maisons ; la France ne serait pas accourue à notre aide ; l’Assemblée nationale elle-même eût peut-être cédé ; une minorité de ses membres l’aurait conseillé du moins ; et l’énergie du corps en eût été fort énervée. Mais l’insurrection fut de telle nature que toute transaction avec elle parut sur-le-champ impossible et qu’elle ne laissa, dès le premier moment, d’autre alternative que de la vaincre ou de périr.

Cette même raison empêcha aucun homme considérable de se mettre à sa tête. Il est ordinaire que les insurrections, je parle de celles mêmes qui triomphent, commencent sans chef ; mais elles finissent toujours par en rencontrer. Celle-ci se termina sans en avoir trouvé, elle embrassa toutes les classes populaires mais elle n’en dépassa jamais les bords. Les montagnards de l’Assemblée eux-mêmes n’osèrent se prononcer pour elle. Plusieurs se prononcèrent contre elle. Ils ne désespéraient pas encore d’arriver à leurs fins par une autre voie ; ils craignaient, d’ailleurs, que la victoire des ouvriers leur devînt bientôt fatale. Les passions cupides, aveugles et grossières, qui mettaient au peuple les armes à la main leur faisaient peur : passions presque aussi redoutables en effet pour ceux qui y sympathisent sans s’y abandonner entièrement que pour ceux qui les réprouvent et les combattent.

Les seuls hommes qui eussent pu se mettre à la tête des insurgés de juin s’étaient fait prendre prématurément comme des sots, le 15 mai, et ils n’entendirent le bruit du combat qu’au travers des murs du donjon de Vincennes.

Quelque préoccupé que je fusse des affaires publiques, je ne laissais pas d’être fort tourmenté de l’inquiétude que me donnaient derechef mes jeunes neveux. On les avait remis au petit séminaire et je jugeais bien que l’insurrection devait serrer de fort près le lieu qu’ils habitaient si elle ne l’avait déjà atteint. Comme leurs parents n’étaient pas à Paris, je me décidai à les aller chercher : je parcourus donc, de nouveau, le long chemin qui sépare le Palais Bourbon de la rue Notre-Dame-des-Champs. Je rencontrai quelques barricades élevées pendant la nuit par des enfants perdus des insurgés, mais elles avaient été abandonnées ou reprises au jour.

Tous ces quartiers retentissaient d’une musique diabolique, mélange de tambours et de clairons dont les sons heurtés, discordants et sauvages m’étaient inconnus. Je l’entendais, en effet, pour la première fois, et je ne l’entendis jamais depuis : c’était la générale qu’on était convenu de ne battre que dans les périls extrêmes, pour appeler à la fois tout le monde aux armes.

Partout des gardes nationaux sortaient des maisons ; partout des groupes d’ouvriers en blouse écoutaient la générale et le canon, d’un air sinistre. Le combat ne s’était point encore étendu jusqu’à la rue Notre-Dame-des-Champs quoiqu’il en fût fort proche. Je pris avec moi mes neveux et je revins à la Chambre.

Comme j’en approchais, et que j’étais déjà au milieu des troupes, qui la gardaient, une vieille femme qui conduisait une voiture de légumes me barra obstinément le passage ; je finis par lui dire assez rudement de se retirer ; au lieu de le faire, elle quitta sa voiture et s’élança tout à coup sur moi avec une telle frénésie, que j’eus grand’peine à m’en garantir. L’expression hideuse et terrible de son visage me fit horreur, tant la fureur des passions démagogiques et la rage des guerres civiles y étaient bien peintes. Je cite ce petit fait, parce que j’y vis alors, avec raison, un grand symptôme. Dans les moments de violentes crises, les actions même qui n’ont aucun rapport à la politique prennent un caractère singulier de désordre et de colère, qui n’échappe point à l’œil attentif et qui est un indice très sûr de l’état général des esprits. Ces grandes émotions publiques forment une sorte d’atmosphère ardente au milieu de laquelle toutes les passions particulières s’échauffent et bouillonnent.

Je trouvai l’Assemblée agitée par mille bruits sinistres. L’insurrection gagnait partout du terrain. Son foyer et, pour ainsi dire, son corps se trouvait derrière l’Hôtel de Ville : de là, elle étendait de plus en plus ses longs bras à droite et à gauche dans les faubourgs de Paris et menaçait de nous enserrer bientôt nous-mêmes. Le canon se rapprochait, en effet, sensiblement. À ces nouvelles vraies se joignirent mille rumeurs mensongères. Les uns disaient que les munitions commençaient à manquer à nos troupes ; les autres, qu’une partie de celles-ci avait mis bas les armes ou était passée du côté des insurgés.

M. Thiers pria Barrot, Dufaure, Rémusat, Lanjuinais et moi de le suivre dans un cabinet particulier ; là, il nous dit : « Je me connais en insurrection ; celle-ci, croyez-moi, est la plus terrible qu’on ait jamais vue. Dans une heure, les insurgés peuvent être ici, et nous serons massacrés individuellement. Ne pensez-vous pas qu’il conviendrait de nous entendre pour proposer à l’Assemblée, dès que cela nous paraîtra nécessaire et avant qu’il soit trop tard, de rappeler autour d’elle les troupes, afin que, placés au milieu d’elle, nous sortions tous ensemble de Paris pour aller transporter le siège de la République dans un lieu où nous puissions appeler l’armée et toutes les gardes nationales de France à notre aide ? » Il dit cela d’un ton très animé et avec plus d’émotion peut-être qu’il ne convient d’en montrer dans les grands périls. Je vis que le spectre de Février le poursuivait. Dufaure, qui avait l’imagination moins prompte et qui d’ailleurs ne se résoudrait qu’avec peine à s’associer aux gens qu’il n’aime point, même pour se sauver, Dufaure, dis-je, expliqua avec un flegme un peu moqueur qu’il n’y avait pas encore lieu de s’occuper d’un tel plan ; qu’on pourrait en parler plus tard ; que nos chances ne lui paraissaient pas assez désespérées pour qu’on fût obligé de songer à un moyen si extrême, que c’était s’affaiblir que d’y songer. Assurément, il avait raison : ces mots rompirent la conférence. J’écrivis aussitôt quelques lignes à ma femme pour lui dire que le péril croissait de moment en moment, que Paris finirait peut-être par tomber tout entier au pouvoir de la révolte ; qu’alors, nous serions obligés nous-mêmes d’en sortir pour aller continuer ailleurs la guerre civile. Je lui enjoignis de se rendre à l’instant même à Saint-Germain par le chemin de fer, qui était encore libre, et d’y attendre de mes nouvelles ; je chargeai mes neveux de porter la lettre et je rentrai dans l’Assemblée.

Il s’agissait de voter un décret qui mît Paris en état de siège, fit cesser les pouvoirs de la Commission et la remplaçât par une dictature militaire que le général Cavaignac exercerait.

L’Assemblée savait précisément que c’était cela qu’elle voulait. La chose était facile à faire : elle pressait et pourtant ne se faisait point. De petits incidents, de petites motions venaient, à chaque instant, rompre et détourner le courant de la volonté générale, car les assemblées sont fort sujettes à ces sortes de cauchemars dans lesquels une force inconnue et invisible semble s’interposer toujours au dernier moment entre la pensée et l’acte et empêche l’une de pousser jamais jusqu’à l’autre. Qui aurait pu imaginer que ce fût Bastide qui dût décider l’Assemblée ? Ce fut lui pourtant.

Je lui avais entendu dire avec grande raison, parlant de lui-même, qu’il ne trouvait jamais que les quinze premiers mots d’un discours. Mais les hommes qui ne savent pas parler, je l’ai remarqué quelquefois, produisent de plus grands effets, quand la circonstance s’y prête, que les plus beaux discoureurs. Ils n’apportent qu’une seule idée, celle du moment, enchâssée dans une seule phrase et la posent en quelque façon sur la tribune comme une inscription écrite en gros caractères, que tous aperçoivent et dans laquelle chacun reconnaît aussitôt sa propre pensée. Bastide nous montra donc à la tribune sa longue, honnête et triste figure, il dit d’un air dolent : « Citoyens, au nom de la patrie, je vous supplie de voter le plus tôt possible. On nous annonce que dans une heure peut-être l’Hôtel de Ville sera pris. »

Ce peu de mots mit fin aux débats ; le décret fut voté en un tour de main.

Je me levai contre le paragraphe qui mettait Paris en état de siège ; je le fis par instinct plus que par réflexion. J’ai naturellement un tel mépris et une si grande horreur pour la tyrannie militaire que ces sentiments se soulevèrent en tumulte dans mon cœur, quand j’entendis parler de l’état de siège, et dominèrent ceux mêmes que le péril faisait naître. En ceci, je fis une faute qui, fort heureusement, eut assez peu d’imitateurs.

Les amis de la commission exécutive ont dit fort aigrement que ses adversaires et les partisans du général Cavaignac avaient répandu à dessein des bruits sinistres afin de hâter le vote. Si ceux-ci ont, en effet, employé cette supercherie, je le leur pardonne volontiers, car les mesures qu’ils firent ainsi prendre étaient indispensables au salut du pays.

Avant d’adopter le décret dont je viens de parler, l’Assemblée en avait voté par acclamation un autre, qui déclarait que les familles de ceux qui succomberaient dans la lutte recevraient une pension du Trésor et que leurs enfants seraient adoptés par la République.

On décida que soixante membres de la Chambre, choisis par les bureaux, se répandraient dans Paris, iraient annoncer aux gardes nationaux les différents décrets que venait de rendre l’Assemblée et ramèneraient la confiance de cette milice, qu’on disait incertaine et découragée.

Dans le bureau dont je faisais partie, au lieu de nommer immédiatement les commissaires, on se mit à discuter sans fin sur l’inutilité ou le danger de la résolution qui venait d’être prise ; beaucoup de temps se perdit ainsi. Je finis par arrêter ce ridicule bavardage d’un mot. « Messieurs, dis-je, l’Assemblée peut avoir eu tort, mais permettez-moi de vous faire observer qu’une double résolution ayant été publiquement prise, il y aurait honte pour elle à reculer et honte pour nous à ne pas nous soumettre. »

On vota sur-le-champ ; je fus, comme je m’y attendais, nommé commissaire tout d’une voix. On me donna pour collègues Cormenin et Crémieux, à qui on adjoignit Goudchaux. Celui-ci était moins connu alors, quoique, dans son genre, il fût le plus original de tous. Il était tout à la fois radical et banquier, union rare, et, à force de voir de près les affaires, il avait fini par recouvrir de quelques idées raisonnables le fond de son esprit, qui était rempli de théories folles, et dont on finissait toujours par les voir sortir. Il était impossible d’être plus vaniteux, plus irascible, plus querelleur, plus pétulant, ni plus facile à émouvoir. Il ne pouvait parler des embarras du budget sans verser des larmes ; au demeurant, l’un des plus vaillants petits hommes qu’on pût rencontrer.

Grâce à la discussion intempestive du bureau, les autres députations étaient déjà parties et, avec elles, les guides et l’escorte qui devaient nous accompagner. Nous nous mîmes cependant en route après avoir ceint nos écharpes, et nous nous dirigeâmes seuls et un peu au hasard vers l’intérieur de Paris, le long de la rive droite de la Seine. L’insurrection avait alors fait de tels progrès, qu’on voyait des canons en batterie et tirant entre le pont des Arts et le pont Neuf. Les gardes nationaux, qui nous voyaient du haut de la terrasse de l’eau, nous regardaient avec anxiété ; ils ôtaient respectueusement leurs chapeaux en disant à demi-voix d’un ton pénétré : « Vive l’Assemblée nationale ! » Jamais acclamation bruyante poussée à l’aspect d’un roi ne partit plus visiblement du fond du cœur et n’annonça une sympathie moins feinte. Quand nous eûmes tourné les guichets, et que nous fûmes sur le Carrousel, je m’aperçus que Cormenin et Crémieux gagnaient insensiblement vers la droite, c’est-à-dire du côté des Tuileries, et j’entendis l’un, je ne me souviens plus lequel, qui disait : « Où pouvons-nous aller ? Et que pouvons-nous faire d’utile sans guides ? Le mieux n’est-il pas de nous borner à parcourir le jardin des Tuileries ? Plusieurs bataillons de réserve y stationnent ; nous leurs annoncerons les décrets de l’Assemblée. — Assurément, répondait l’autre, je crois même qu’en cela nous remplirions mieux que nos collègues les instructions de l’Assemblée ; car que peut-on dire à des gens déjà engagés dans l’action ? Ce sont les réserves qu’il convient de préparer à entrer à leur tour en ligne. » J’ai toujours trouvé qu’il était assez intéressant de suivre les mouvements involontaires de la crainte chez les gens d’esprit. Les sots montrent grossièrement leur peur toute nue, mais les autres savent la couvrir d’un voile si fin et si délicatement tissu de petits mensonges vraisemblables qu’il y a quelque plaisir à considérer ce travail ingénieux de l’intelligence.

On comprend qu’une promenade aux Tuileries n’était pas mon compte, j’étais parti d’assez méchante humeur. Mais, le vin étant tiré, comme on dit, je pensais qu’il fallait le boire. Je m’adressai donc à Goudchaux et lui fis remarquer le chemin que prenaient nos collègues. « Je le vois bien, me répondit-il d’un air furieux ; aussi, je les quitte et je vais publier sans eux les décrets de l’Assemblée. » Nous prîmes ensemble le chemin du guichet opposé. Cormenin et Crémieux nous rejoignirent bientôt, un peu honteux de leur tentative. Nous gagnâmes ainsi la rue Saint-Honoré dont l’aspect fut peut-être ce qui me frappa le plus durant les journées de Juin. Cette rue si populaire et si bruyante était, en ce moment-là, plus déserte que je ne la vis jamais dans l’hiver à quatre heures du matin. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait âme qui vive ; les boutiques, les portes, les fenêtres étaient hermétiquement fermées. Rien ne paraissait, rien ne remuait, on n’entendait ni le bruit d’une roue, ni le fer d’un cheval, ni le pas d’un homme, mais seulement la voix du canon qui semblait résonner dans une ville abandonnée. Les maisons pourtant n’étaient pas vides ; car, à mesure que nous avancions, nous apercevions en dedans des croisées des femmes et des enfants qui, collés contre les carreaux, nous regardaient passer d’un air effaré.

Près du Palais-Royal, nous rencontrâmes enfin de gros partis de gardes nationaux et notre mission commença. Quand Crémieux vit qu’il ne s’agissait que de parler, il devint tout de feu ; il apprit à ces gens ce qui venait de se passer à l’Assemblée nationale et leur chanta un petit air de bravoure qui fut fort applaudi. Nous trouvâmes là une escorte et nous passâmes outre. Nous circulâmes longtemps à travers les petites rues de ces quartiers, jusqu’à ce que nous fussions arrivés en face de la grande barricade de la rue Rambuteau qui n’était pas encore prise et qui nous arrêta. De là, nous revînmes à travers toutes ces petites rues, qui avaient été ensanglantées par des luttes récentes ; on s’y battait encore de temps en temps. Car c’était une guerre d’embuscades dont le théâtre n’était pas fixe et qui sans cesse revenait sur ses pas. Au moment où on s’y attendait le moins, on était fusillé par une lucarne ; et, quand on pénétrait dans la maison, on trouvait bien le fusil, mais non le tireur : celui-ci s’était esquivé par une porte de derrière, tandis qu’on enfonçait la porte ; aussi les gardes nationaux avaient-ils l’ordre de faire ouvrir toutes les persiennes qu’ils rencontraient et de tirer sur tous ceux qui se montraient aux fenêtres, ordre qu’ils avaient si bien pris à la lettre qu’ils manquèrent ainsi tuer plusieurs curieux à qui la vue de nos écharpes faisaient mettre le nez dehors. Pendant ce trajet qui dura deux ou trois heures, nous eûmes à faire au moins trente discours : je parle de Crémieux et de moi, car Goudchaux ne savait parler que sur les finances, et quant à Cormenin, on sait qu’il a toujours été muet comme un poisson. À vrai dire, presque tout le poids du jour tomba sur Crémieux. Il me remplit, je ne dirai pas d’admiration, mais de surprise. Janvier a dit de Crémieux que c’était un pou éloquent. Que ne l’a-t-il vu ce jour-là, harassé, débraillé, dégouttant de sueur et souillé de poussière, entortillé d’une longue écharpe qui se tournait plusieurs fois en divers sens autour de son petit corps, mais trouvant sans cesse des idées nouvelles ou plutôt des tours et des mots nouveaux, mettant tantôt en mouvement ce qu’il venait de mettre en récit, tantôt en récit ce qu’il venait de mettre en mouvement ; toujours éloquent, toujours chaleureux. Je ne crois pas qu’on ait jamais vu et je doute qu’on ait jamais imaginé un homme qui fût plus laid ni plus disert.

Je remarquai que quand on annonçait aux gardes nationaux que Paris était en état de siège, ils en étaient contents, et quand on leur disait que la commission exécutive était renversée, ils poussaient des cris de joie. Jamais peuple ne fut si aise d’être débarrassé de sa liberté et de son gouvernement. Voilà pourtant où la popularité de Lamartine avait abouti en moins de deux mois.

Quand nous avions fini de parler, ces hommes nous entouraient ; ils nous demandaient si nous étions bien sûrs que la commission exécutive eût cessé ses fonctions ; il fallait leur montrer le décret pour les satisfaire.

Ce que je remarquai surtout, ce fut l’attitude ferme de ces hommes ; nous étions venus pour les encourager, et c’étaient plutôt eux qui nous encourageaient. « Tenez bon à l’Assemblée nationale, nous criaient-ils, et nous tiendrons bon ici ; courage, pas de transaction avec les insurgés ! Nous viendrons à bout de cette émeute ; tout ceci finira bien. » On n’avait jamais vu la garde nationale si résolue, et je crois qu’on aurait tort de s’attendre à la retrouver telle une autre fois, car son courage était celui de la nécessité et du désespoir et il tenait à des circonstances qui ne peuvent guère se reproduire.

Paris me rappelait, ce jour-là, certaine ville de l’antiquité dont les bourgeois défendirent les murailles en héros parce qu’ils savaient que, la ville prise, ils seraient traînés eux-mêmes en esclavage. Comme nous revenions à l’Assemblée, Goudchaux nous quitta : « Maintenant que nous avons fini notre mission, me dit-il en serrant les dents et avec un accent moitié alsacien et moitié gascon, maintenant je veux un peu aller me pattre. » Il dit cela d’un ton si martial et si peu d’accord avec sa tournure pacifique que je ne pus m’empêcher de sourire.

Il alla se battre, en effet, à ce qu’on me raconta le lendemain, et si bien qu’il eût pu se faire percer en deux ou trois endroits sa petite panse, si le sort l’eût permis. Je revins de cette tournée avec la confiance que nous resterions vainqueurs ; ce que je vis en m’approchant de l’Assemblée acheva de me le persuader.

Par tous les chemins que les insurgés ne commandaient pas, entraient alors dans la ville des milliers d’hommes accourant de tous les points de la France à notre aide. Grâce aux chemins de fer, il en venait déjà de cinquante lieues, quoique le combat n’eût commencé que la veille au soir. Il en vint de cent et de deux cents lieues le lendemain et les jours suivants. Ces hommes appartenaient indistinctement à toutes les classes de la société ; il y avait, parmi eux, beaucoup de paysans, beaucoup de bourgeois, beaucoup de grands propriétaires et de nobles, tous mêlés et confondus dans les mêmes rangs. Ils étaient armés d’une manière irrégulière et insuffisante, mais ils se ruaient dans Paris avec une ardeur sans égale ; spectacle aussi étrange et aussi nouveau dans nos annales révolutionnaires que celui offert par l’insurrection elle-même. Il était évident, dès lors, que nous finirions par triompher, car les insurgés ne recevaient pas de troupes fraîches, et nous, nous avions pour réserve toute la France.

Je rencontrai sur la place Louis XV, au milieu des habitants armés de son canton, mon parent, Lepelletier d’Aunay, qui avait été vice-président de la Chambre des députés durant les dernières années de la monarchie, il ne portait ni l’uniforme ni le mousquet, mais seulement une petite épée à poignée d’argent qu’il avait suspendue à son côté par-dessus son habit à l’aide d’une étroite bandoulière de toile blanche.

Je fus touché jusqu’aux larmes en voyant cet homme respectable et à cheveux blancs ainsi accoutré. « Ne voulez-vous pas dîner aujourd’hui chez moi, lui dis-je ? — Non pas, me répondit-il, que diraient les braves gens qui m’accompagnent et qui savent que j’ai bien plus à perdre qu’eux au triomphe de l’insurrection, s’ils me voyaient les laisser ainsi pour aller prendre mes aises ? Non, je partagerai leur repas et je coucherai ici dans leur bivouac : la seule chose que je vous demande, c’est de presser un peu, s’il est possible, l’envoi du pain de munition qu’on nous a promis, car nous sommes sans nourriture depuis ce matin. »

Je rentrai à l’Assemblée vers les trois heures, je pense, et n’en sortis plus.

Le reste de cette journée ne fut rempli que des récits du combat, chaque instant produisait son événement et sa nouvelle. On annonçait l’arrivée des volontaires d’un département, on amenait des prisonniers ; on apportait des drapeaux pris sur les barricades. On citait des actes de bravoure, des mots héroïques ; à tout moment, on apprenait la blessure ou la mort de quelque personne de marque. Quant au sort final de la journée, rien ne le faisait encore entrevoir.

Le président ne réunissait que de loin en loin, et pour peu de temps, l’Assemblée en séance et il avait raison ; car les assemblées sont comme les enfants, l’oisiveté ne manque guère de leur faire dire ou faire beaucoup de sottises. À chaque reprise, il venait lui-même nous faire le narré de ce qu’on avait appris de certain pendant qu’on ne siégeait pas. Ce président était, comme on sait, Sénard, célèbre avocat de Rouen, homme de courage, mais qui avait contracté dès sa jeunesse une si grande habitude de la scène dans les comédies journalières qu’on joue au barreau qu’il avait perdu la faculté de rendre avec vérité ses impressions vraies, quand par hasard il arrivait qu’il en eût. Il fallait toujours qu’il ajoutât aux traits de courage qu’il racontait quelques boursouflures de sa façon et qu’il exprimât l’émotion qu’il en ressentait réellement, je pense, avec des sons caverneux, des tremblements de voix et une sorte de hoquet tragique qui le faisait ressembler dans ces moments mêmes à un acteur. Jamais le ridicule et le sublime ne furent si voisins, car le sublime était dans les faits et le ridicule dans le narrateur.

Nous ne nous séparâmes que fort avant dans la nuit pour prendre un peu de repos. Le combat avait cessé, mais pour recommencer le lendemain. L’insurrection, contenue partout n’était encore domptée nulle part.


X

Suite des journées de Juin.

Nous avions alors pour portier de la maison que nous habitions rue de la Madeleine, un homme fort mal famé dans le quartier, ancien soldat, un peu timbré, ivrogne et grand vaurien, qui passait au cabaret tout le temps qu’il n’employait point à battre sa femme. On peut dire que cet homme était socialiste de naissance ou plutôt de tempérament.

Les premiers succès de l’insurrection l’avaient exalté, et, le matin du jour dont je parle, il avait parcouru les cabarets des environs, et, entre autres méchants propos qu’il y avait tenus, il avait dit qu’il me tuerait le soir quand je reviendrais chez moi, si j’y revenais jamais ; il avait même montré un long couteau dont il comptait se servir. Une pauvre femme, qui l’avait entendu, courut, en grand émoi, avertir madame de Tocqueville ; celle-ci, avant de quitter Paris, me fit parvenir un billet dans lequel, après m’avoir raconté le fait, elle me priait de ne point rentrer de la soirée, mais d’aller chez mon père, alors absent, et dont la maison était fort proche ; c’est ce que je m’étais bien promis de faire ; mais, quand je quittai, vers minuit, l’Assemblée, je n’eus pas le courage de suivre ce dessein. J’étais épuisé de fatigue et j’ignorais si je trouverais un gîte préparé hors de chez moi. Je croyais peu, d’ailleurs, à l’exécution de ces meurtres annoncés à l’avance et j’éprouvais enfin cette sorte d’insouciance qui suit les émotions prolongées. Je fus donc frapper à ma porte, ayant pris seulement la précaution d’armer les pistolets que, dans ces temps malheureux, il était très ordinaire de porter sur soi. Ce fut mon homme qui vint m’ouvrir, j’entrai, et, comme il fermait derrière moi les verrous avec grand soin, je lui demandai si tous les locataires étaient rentrés. Il me répondit laconiquement qu’ils avaient tous quitté Paris dès le matin et qu’il n’y avait que nous deux dans la maison ; j’aurais préféré un autre tête-à-tête, mais il n’y avait plus moyen de reculer ; je le regardai donc dans le blanc des yeux et lui ordonnai de marcher devant moi en m’éclairant. Arrivé à une porte qui menait dans la cour, il s’arrête et me dit qu’on entend au fond des remises un bruit singulier qui l’inquiète et dont il me prie de venir avec lui rechercher la cause ; en disant ces mots, il prend le chemin de la remise. Tout ceci commençait à me paraître fort suspect, mais je pensais, qu’engagé jusque-là, il était plus sûr d’avancer. Je le suivis donc, mais sans perdre un de ses mouvements de vue et bien résolu à le tuer comme un chien au premier signe qui m’annoncerait un mauvais dessein. Nous entendîmes, en effet, le bruit fort étrange dont il m’avait parlé. Il ressemblait à un roulement sourd de l’eau ou au bruit lointain d’une voiture, quoiqu’il partît évidemment d’un lieu fort proche ; je n’ai jamais pu savoir quelle en était la cause, il est vrai que je ne la recherchai pas longtemps. Je rentrai bientôt dans la maison et me fis conduire par mon compagnon jusqu’à mon palier, toujours le regardant ; je lui dis d’ouvrir ma porte, et, dès qu’elle fut ouverte, je lui pris le flambeau des mains et rentrai chez moi. Ce ne fut que quand il me vit près de disparaître qu’il se détermina à ôter son chapeau et me saluer. Cet homme avait-il eu, en effet, l’intention de me tuer, et, en me voyant sur mes gardes, et les deux mains dans les poches, a-t-il pensé que j’étais mieux armé que lui et qu’il devait renoncer à son dessein ? J’ai cru alors qu’il n’avait jamais sérieusement conçu celui-ci et je le crois encore. Dans les temps de révolution, on se vante presque autant des crimes prétendus qu’on veut commettre que, dans les temps ordinaires, des bonnes intentions qu’on prétend avoir. J’ai toujours pensé que ce misérable ne fût devenu dangereux que si la fortune du combat avait paru tourner contre nous, mais elle penchait, au contraire, de notre côté, quoique encore indécise, et cela suffisait pour me garantir.

À la pointe du jour, j’entendis quelqu’un qui pénétrait chez moi, je me réveillai en sursaut : c’était mon domestique qui s’était servi pour entrer d’une clef particulière de l’appartement, qu’il possédait ; ce brave garçon sortait du bivouac (je l’avais muni, à sa demande, d’un uniforme de garde national et d’un bon fusil), il venait savoir si j’étais rentré et si ses services ne m’étaient pas nécessaires. Celui-ci n’était socialiste, à coup sûr, ni de théorie, ni de tempérament. Il n’était même atteint, à aucun degré de la maladie la plus ordinaire du siècle, qui est l’inquiétude de l’esprit et on eût difficilement rencontré, même dans d’autres temps que les nôtres, un homme plus tranquille dans sa position et moins chagrin de son sort. Toujours très content de lui-même et assez satisfait d’autrui, il ne convoitait d’ordinaire que ce qui était à sa portée et atteignait à peu près, ou croyait atteindre, tout ce qu’il convoitait, suivant ainsi, à son insu, les préceptes que les philosophes enseignent et ne suivent guère et jouissant par un don de nature de cet heureux équilibre entre les facultés et les désirs, qui donne seul le bonheur que la philosophie promet.

« Eh bien, Eugène, lui disais-je le matin, quand il entrait chez moi, comment vont les affaires ? — Très bien, monsieur, parfaitement bien ! — Comment, très bien, mais j’entends toujours le bruit du canon ? — Il est vrai qu’on se bat toujours, répondait-il, mais tout le monde assure que ça finira très bien. » Ceci dit, il ôtait son uniforme, nettoyait mes bottes, brossait mes habits, puis, ayant endossé de nouveau l’uniforme : « Si monsieur n’a plus besoin de moi, disait-il, et s’il veut bien me le permettre, je vais maintenant m’en retourner à la bataille. » Il fit ce double métier pendant quatre jours et quatre nuits, aussi simplement que je le raconte ; j’éprouvais une sorte de repos au milieu de ces journées si remplies d’agitations et de haines, quand j’apercevais la figure paisible et satisfaite de ce jeune homme.

Avant de me rendre à l’Assemblée où je ne pensais pas qu’il y eût de mesures importantes à prendre, je résolus de pénétrer jusqu’aux lieux où on était encore aux prises et où j’entendais le bruit du canon. Ce n’est pas que j’eusse l’envie d’aller un peu me battre comme Goudchaux, mais je voulais juger par moi-même de l’état des choses, car, dans ma complète ignorance de la guerre, je ne pouvais comprendre ce qui faisait durer si longtemps le combat. Et puis, d’ailleurs, le dirai-je, une âpre curiosité se faisait jour au milieu de tous les sentiments qui remplissaient mon âme et, de temps en temps, les dominait. Je parcourus une grande partie du boulevard sans trouver de traces de la bataille, mais, à partir de la porte Saint-Denis, elles abondaient ; on marchait au milieu des débris laissés par l’insurrection dans sa retraite : des fenêtres brisées, des portes enfoncées, des maisons tachetées par les balles ou percées par les boulets, des arbres abattus, des pavés amoncelés, de la paille mêlée de sang et de boue, tels étaient ces tristes vestiges.

J’arrivai ainsi au Château-d’Eau, autour duquel était amassé un gros corps de troupes de différentes armes. Au bas de cette fontaine était une pièce de canon, qui tirait dans la rue Samson. Je crus d’abord que les insurgés y répondaient de leur côté par le canon, mais je finis par m’apercevoir que j’étais trompé par un écho qui répétait avec un fracas épouvantable le bruit de notre propre pièce. Je n’en ai jamais entendu un pareil ; on eût pu se croire au milieu d’une grande bataille. En réalité, les insurgés ne répondaient que par un feu de mousqueterie rare mais meurtrier. C’était un étrange combat. La rue Samson, comme on sait, n’est pas fort longue ; à l’extrémité passe le canal Saint-Martin, et, derrière le canal, une grande maison fait face à la rue.

La rue était absolument déserte, on n’y voyait point de barricade et le canon avait l’air de tirer à la cible ; de temps en temps seulement, un nuage de fumée sortait de quelques fenêtres et annonçait un ennemi présent mais invisible ; nos tirailleurs placés le long des murs visaient dans les fenêtres d’où ils voyaient des coups partir en arrière de la fontaine. Lamoricière, planté sur un grand cheval, en point de mire, donnait ses ordres au milieu des balles. Je le trouvai plus animé et plus loquace que je n’imaginais que dût être un général en chef dans une telle conjoncture ; il parlait, criait d’une voix enrouée, gesticulait avec une sorte de furie. Il était facile de voir à la netteté de sa pensée et de son expression qu’au milieu de ce désordre apparent il ne perdait pas son sang-froid : mais une pareille manière de commander eût été capable de le faire perdre aux autres et j’avoue que j’aurais plus admiré son courage s’il eût été plus tranquille.

Ce combat dans lequel on n’apercevait personne devant soi, ce feu, qui ne semblait dirigé que contre des murs, m’étonnait étrangement. Je ne me serais jamais imaginé la guerre sous cet aspect. Comme, au delà du Château-d’Eau, le boulevard paraissait libre, je ne comprenais pas pourquoi nos colonnes ne passaient pas outre ni pourquoi, si on tenait à s’emparer d’abord de la grande maison qui faisait face à la rue, on ne l’enlevait pas en courant, au lieu de rester si longtemps exposés à la fusillade meurtrière qui en partait. Rien pourtant de plus facile à expliquer ; le boulevard qui me paraissait libre à partir du Château-d’Eau ne l’était pas ; au delà d’un coude qu’il fait en cet endroit, il était au contraire hérissé de barricades jusqu’à la Bastille. Avant d’attaquer les barricades, on voulait se rendre maître des rues qu’on laissait derrière soi et surtout s’emparer de la maison qui faisait face à la rue et qui, dominant le boulevard, eût beaucoup gêné nos communications et enfin, on ne prenait pas cette maison d’assaut, parce qu’on était séparé d’elle par le canal que, du boulevard, je ne voyais pas. On se bornait donc à tâcher de la détruire à coup de canon ou du moins de la rendre intenable. Cette œuvre était fort longue à accomplir, et, après m’être étonné le matin de ce que le combat ne finissait pas, je me demandais comment, à ce train, il pourrait jamais finir. Car ce que je voyais sous mes yeux au Château-d’Eau se reproduisait au même moment sous d’autres formes en cent autres endroits de Paris.

Comme les insurgés n’avaient pas de canon, la guerre manquait ici de cet aspect horrible qu’elle doit avoir quand le champ de bataille est labouré par le boulet. Les hommes qui étaient atteints devant moi semblaient percés par un trait invisible ; ils chancelaient et tombaient sans qu’on vît d’abord autre chose qu’un petit trou fait dans leurs vêtements ; dans les événements de cette espèce dont je fus témoin, ce fut moins la vue de la douleur physique que le tableau de l’angoisse morale qui me frappa. C’était une chose étrange, en effet, et effrayante que de voir changer soudainement les visages et le feu du regard s’y éteindre tout à coup dans la terreur de la mort.

Au bout d’un certain temps, je vis le cheval de Lamoricière qui s’affaissait, une balle venait de le traverser : c’était le troisième cheval qui était tué sous le général depuis l’avant-veille ; celui-ci sauta légèrement à terre et continua à pied sa conversation furibonde.

Je remarquai que, de notre côté, les moins animés étaient les soldats de ligne ; ils restaient affaiblis et comme engourdis au milieu des souvenirs de Février et ne paraissaient pas encore bien sûrs qu’on ne dût point leur dire le lendemain qu’ils avaient mal fait. Les plus vifs étaient, sans contredit, ces mêmes gardes mobiles dont nous nous étions tant défiés, et je dis encore, malgré l’événement, avec tant de raison, car il tint à fort peu qu’ils ne se décidassent contre nous au lieu de tourner de notre côté ; mais, jusqu’à la fin, ils firent voir que c’était bien plus le combat qu’ils aimaient que la cause pour laquelle ils combattaient. Toutes ces troupes, du reste, étaient fort novices et très sujettes à la panique : j’en fus moi-même juge et quasi victime. Au coin de la rue, tout à côté du Château-d’Eau, se trouvait alors une grande maison en construction ; des insurgés, venus sans doute par derrière à travers les cours, s’y étaient logés sans qu’on l’eût soupçonné ; tout à coup, ils paraissent au sommet de l’édifice et font une grande décharge sur les troupes qui remplissaient le boulevard et qui étaient loin de s’attendre à voir l’ennemi ainsi posté et si proche. Le bruit de leurs fusils, se répercutant contre les maisons opposées avec un grand fracas, fait croire qu’une surprise de la même nature a lieu de ce côté-là. Aussitôt, la plus incroyable confusion se met dans notre colonne ; artillerie, infanterie, cavalerie, se mêlent en un instant, les soldats tirent dans tous les sens, sans savoir ce qu’ils font, et reculent tumultueusement de soixante pas. Ce mouvement de retraite fut si désordonné et si impétueux que je fus jeté contre le mur des maisons qui font face à la rue du Faubourg-du-Temple, renversé par la cavalerie et serré de telle façon que j’y laissai mon chapeau et faillis y laisser ma personne. C’est assurément le danger le plus sérieux que j’aie couru dans les journées de Juin. Cela me fit penser que tout n’était pas toujours héroïque dans le jeu de la guerre ; je ne doute pas que des accidents de cette espèce n’arrivent souvent aux meilleures troupes ; personne ne s’en vante et les bulletins n’en parlent pas.

Ce qui fut sublime, en ce moment, ce fut Lamoricière ; il avait gardé jusque-là son épée dans le fourreau, il la tire alors, court à ses soldats, la plus magnifique fureur dans tous les traits ; il les arrête de sa voix, les saisit de ses mains, les frappe même du pommeau de son épée, les retourne, les ramène, et, se mettant à leur tête, les force de passer au petit pas sous le feu de la rue du Faubourg-du-Temple pour enlever la maison d’où la fusillade était partie ; ce qui fut fait en un instant et sans coup férir ; l’ennemi avait disparu.

Le combat reprit sa physionomie morne et dura encore quelque temps jusqu’à ce que le feu des insurgés fût enfin éteint et la rue occupée. Avant de passer à une autre opération, il y eut un moment d’arrêt : Lamoricière entra dans son quartier général, qui n’était autre qu’un cabaret du boulevard placé près de la porte Saint-Martin et je pus enfin le consulter sur la situation des affaires. « Combien pensez-vous, lui dis-je, que tout ceci durera ? — Eh ! qu’en sais-je, me répondit-il, cela dépend de l’ennemi et non pas de nous. » Il me montra alors sur la carte toutes les rues qui avaient déjà été enlevées et qui étaient occupées et toutes celles qui restaient à prendre et il ajouta : « Si les insurgés veulent se défendre sur le terrain qui leur reste comme ils l’ont fait sur celui que nous avons déjà conquis, nous pouvons en avoir pour huit jours encore et nos pertes seront énormes, car nous perdons plus qu’eux ; ici, c’est le premier auquel la force morale manquera qui sera vaincu. »

Je lui reprochai alors de s’exposer si témérairement et, à mon avis, si inutilement. « Que voulez-vous que je fasse ? me dit-il. Dites à Cavaignac de m’envoyer des généraux qui sachent ou veuillent me seconder et je me tiendrai plus à l’écart ; mais il faut sans cesse payer de sa personne, quand on ne compte que sur soi. » M. Thiers survint alors et se jeta au cou de Lamoricière en lui disant qu’il était un héros. Je ne pus m’empêcher de sourire en voyant cette effusion, car ils ne s’aimaient point, mais le grand péril est comme le vin, il rend les hommes tendres.

Je laissai Lamoricière dans les bras de M. Thiers et retournai à l’Assemblée ; il était tard ; et je ne sache d’ailleurs rien de plus sot qu’un homme qui se fait casser la tête à la guerre par curiosité.

Le reste du jour s’écoula comme la veille ; même anxiété dans l’Assemblée, même inaction fébrile, même fermeté.

Les volontaires continuaient à entrer en foule dans Paris ; à chaque instant, on annonçait quelque événement tragique ou quelque mort illustre. Ces nouvelles attristaient, mais animaient et raffermissaient l’Assemblée. Tous les membres qui se hasardaient à proposer d’entrer en pourparlers avec les insurgés étaient reçus avec des cris de colère. Vers le soir, je voulus me rendre moi-même à l’Hôtel de Ville, afin d’apprendre là des nouvelles plus certaines des résultats de la journée. Cette insurrection, après m’avoir inquiété par sa violence, m’inquiétait par sa durée. Car, qui pouvait prévoir l’effet que produirait, dans certaines parties de la France et surtout dans les grandes villes ouvrières telles que Lyon, la vue d’un combat si longtemps incertain. Comme je passais sur le quai de la Ferraille, je rencontrai des gardes nationaux de mon voisinage, qui rapportaient sur des civières plusieurs de leurs camarades et deux de leurs officiers blessés. Je remarquai, en causant avec eux, avec quelle effrayante rapidité, même au milieu d’un siècle aussi civilisé que le nôtre, les âmes les plus pacifiques se mettent, pour ainsi dire, à l’unisson des guerres civiles, et comme le goût de la violence et le mépris de la vie humaine s’y répandent tout à coup en ces temps malheureux. Les hommes avec qui je m’entretenais alors étaient des artisans rangés et paisibles, dont les mœurs douces et un peu molles étaient encore plus éloignées de la cruauté que de l’héroïsme. Ils ne rêvaient pourtant que destruction et massacre. Ils se plaignaient qu’on n’employât pas la bombe, la sape et la mine contre les rues insurgées et ne voulaient plus faire de quartier à personne ; déjà, le matin, j’avais failli voir fusiller devant moi sur les boulevards un pauvre diable qu’on venait d’arrêter sans armes, mais dont la bouche et les mains étaient noircies par une substance qu’on supposait être et qui était sans doute de la poudre. Je fis ce que je pus pour calmer ces moutons enragés. J’assurai que le lendemain on prendrait des mesures terribles. Lamoricière m’avait en effet dit, le matin, qu’il faisait venir des obus pour les lancer derrière les barricades ; et je savais qu’on attendait de Douai un régiment de sapeurs dont on voulait se servir pour percer les murs et abattre avec le pétard les maisons assiégées. J’ajoutai qu’ils ne devaient fusiller aucun prisonnier, mais qu’il fallait tuer sur-le-champ tout ce qui faisait mine de se défendre. Je laissai mes gens un peu plus tranquilles, et, en continuant mon chemin, je ne pouvais m’empêcher de faire un retour sur moi, et de m’étonner de la nature des arguments dont je venais d’user et de la promptitude avec laquelle je m’étais familiarisé moi-même en deux jours avec ces idées d’inexorable destruction qui m’étaient naturellement si étrangères. En repassant devant les petites rues à l’entrée desquelles j’avais vu, l’avant-veille, construire des barricades, si solides et si propres, je m’aperçus que le canon avait fort dérangé ces beaux ouvrages, mais on en voyait la trace.

Ce fut Marrast, maire de Paris, qui me reçut, il me dit qu’en effet l’Hôtel de Ville était dégagé ; mais que peut-être, durant la nuit, les insurgés essayeraient de reprendre les rues qu’on venait de leur enlever. Je le trouvai moins rassuré que ses bulletins. Il me conduisit à une chambre où on avait déposé Bedeau dangereusement blessé dès le premier jour. Ce poste de l’Hôtel de Ville était bien fatal aux généraux qui y commandaient. Bedeau manqua y périr. Duvivier et Négrier, qui lui succédèrent, y furent tués. Bedeau se croyait légèrement atteint, et il n’était préoccupé que de la situation des affaires ; l’activité de son esprit me parut toutefois de mauvais augure et m’inquiéta.

La nuit était venue depuis assez longtemps lorsque je quittai l’Hôtel de Ville pour revenir à l’Assemblée. On voulut me donner une escorte que je refusai, ne croyant pas en avoir besoin ; mais je le regrettai plus d’une fois dans le chemin. Pour empêcher que les quartiers insurgés ne reçussent des renforts, des munitions ou des avis des autres parties de la ville, où tant d’hommes étaient prêts à embrasser la même cause, on avait pris depuis le matin avec beaucoup de raison, le parti de suspendre d’une manière absolue la circulation dans toutes les rues. On arrêtait toutes les personnes qui sortaient de chez elles sans une carte de sûreté ou sans une escorte. On m’arrêta donc très souvent durant mon trajet et on m’obligea de montrer ma médaille. Plus de dix fois, je fus couché en joue par ces factionnaires novices, qui parlaient toutes sortes de patois ; car Paris était rempli de campagnards, arrivés de toutes les provinces et dont beaucoup s’y trouvaient pour la première fois.

Quand j’arrivai, la séance était levée depuis assez longtemps, mais le palais était néanmoins en fort grand émoi. Il s’y était répandu le bruit que les ouvriers du Gros-Caillou, profitant de la nuit, allaient venir s’en emparer. Ainsi, cette Assemblée, qui, après trois jours de lutte, avait reporté le combat jusqu’au sein des quartiers occupés par ses ennemis, tremblait pour ses foyers. Rien n’était moins fondé, mais rien ne montre mieux le caractère de cette guerre où l’ennemi pouvait toujours être le voisin et où l’on n’était jamais sûr de n’avoir pas sa maison saccagée tandis qu’on triomphait loin de là. Pour mettre le palais à l’abri d’un coup de main de cette espèce, on élevait à la hâte cette nuit-là des barricades à l’entrée de toutes les rues qui peuvent y conduire. Quand je vis qu’il ne s’agissait que d’une fausse rumeur, je fus me coucher.

Je ne dirai rien de plus des combats de Juin. Les souvenirs des deux derniers jours rentrent dans ceux des premiers et s’y perdent. On sait que le faubourg Saint-Antoine, dernière citadelle de la guerre civile, mit bas les armes le lundi seulement, c’est-à-dire le quatrième jour après le commencement de la lutte ; ce n’est que le matin de ce même jour que les volontaires de la Manche purent atteindre Paris. Ils avaient fait grande hâte, mais ils venaient de plus de quatre-vingts lieues à travers des pays qui n’ont point de chemins de fer. Ils étaient au nombre de quinze cents. Je reconnus avec émotion, parmi eux, des propriétaires, des avocats, des médecins, des cultivateurs, mes amis et mes voisins. Presque toute l’ancienne noblesse du pays avait pris les armes à cette occasion et faisait partie de la colonne. Il en fut ainsi dans presque toute la France. Depuis le hobereau le plus encrassé au fond de sa province jusqu’aux héritiers élégants et inutiles des grandes maisons, tous se ressouvinrent à cet instant qu’ils avaient fait partie d’une caste guerrière et régnante, et partout ils donnèrent l’exemple de la résolution et de la vigueur, tant est grande la vitalité de ces vieux corps aristocratiques. Ils gardent une trace d’eux-mêmes quand déjà ils semblent réduits en poussière et se relèvent plusieurs fois du milieu des ombres de la mort avant d’y retomber à jamais. Ce fut précisément au milieu des journées de Juin qu’expira l’homme qui, de nos jours, a peut-être le mieux conservé l’esprit des anciennes races, M. de Chateaubriand, dont tant de liens de famille et de souvenirs d’enfance m’avaient rapproché. Depuis longtemps, il était tombé dans une sorte de stupeur muette qui laissait croire par moments que son intelligence était éteinte. Dans cet état pourtant, il entendit la rumeur de la révolution de Février ; il voulut savoir ce qui se passait. On lui apprit qu’on venait de renverser la monarchie de Louis-Philippe ; il dit : « C’est bien fait ! » et se tut. Quatre mois après, le fracas des journées de Juin pénétra jusqu’à son oreille et il demanda encore quel était ce bruit. On lui répondit qu’on se battait dans Paris et que c’était le canon. Il fit alors de vains efforts pour se lever en disant : « Je veux y aller », puis il se tut et cette fois pour toujours, car il mourut le lendemain.

Telles furent les journées de Juin, journées nécessaires et funestes ; elles n’éteignirent pas en France le feu révolutionnaire, mais elles mirent fin, du moins pour un temps, à ce qu’on peut appeler le travail propre à la révolution de Février. Elles délivrèrent la nation de l’oppression des ouvriers de Paris et la remirent en possession d’elle-même.

Les théories socialistes continuèrent à pénétrer dans l’esprit du peuple sous la forme de passions cupides et envieuses et à y déposer la semence de révolutions futures ; mais le parti socialiste lui-même demeura vaincu et impuissant. Les montagnards, qui ne lui appartenaient pas, sentirent bientôt qu’ils étaient irrévocablement atteints par le même coup qui l’avait frappé. Les républicains modérés ne tardèrent pas à craindre eux-mêmes que cette victoire ne les eût placés sur une pente qui pouvait les conduire hors de la république, et ils firent aussitôt effort pour se retenir, mais en vain. Moi, qui détestais les montagnards et ne tenais guère à la république, mais qui adorais la liberté, je conçus, dès le lendemain de ces journées, de grandes appréhensions pour elle. Je considérai sur-le-champ le combat de Juin comme une crise nécessaire mais après laquelle le tempérament de la nation se trouverait en quelque sorte changé. À l’amour de l’indépendance allait succéder la crainte et peut-être le dégoût des institutions libres ; après un tel abus de la liberté, un tel retour était inévitable. Ce mouvement de retraite commença, en effet, dès le 27 juin ; d’abord très lent et comme invisible à l’œil nu, puis rapide, puis impétueux et irrésistible. Où s’arrêtera-t-il ? Je l’ignore. Je crois que nous aurons grand peine à ne pas rouler fort au delà du point que nous avions atteint avant Février, et je prévois que tous, socialistes, montagnards, républicains libéraux, nous tomberons dans un même discrédit, jusqu’à ce que les souvenirs particuliers de la révolution de 1848 s’éloignent et s’effacent et que l’esprit général du temps reprenne son empire.


XI[8]

Commission de constitution.
(Sorrente — Mars 1851.)

Je change à présent de sujet, et quitte avec plaisir les scènes de guerre civile pour retourner aux souvenirs de ma vie parlementaire. Je veux parler de ce qui s’est passé dans la commission de constitution dont j’ai fait partie. Ceci nous forcera de revenir un peu en arrière, car la nomination et les travaux de cette commission sont antérieurs aux journées de Juin ; mais je n’ai pas voulu en parler plus tôt, de peur d’interrompre le cours des faits qui nous conduisait directement et rapidement jusqu’à ces journées. On commença à nommer la commission de constitution le 17 mai ; l’opération fut longue, parce qu’on avait décidé que les commissaires seraient choisis par l’Assemblée entière à la majorité absolue des voix. Je fus élu au premier tour de scrutin[9] avec Cormenin, Marrast, Lamennais, Vivien et Dufaure. Il fallut je ne sais combien de scrutins pour compléter la liste qui devait être de dix-huit.

Quoique la commission eût été nommée avant la victoire de juin, presque tous ses membres appartenaient aux différents partis modérés de l’Assemblée. La montagne n’y avait que deux représentants : Lamennais et Considérant. Encore ceux-là n’étaient-ils que des rêveurs chimériques, Considérant surtout, qui aurait mérité d’être placé aux petites maisons s’il eût été sincère, mais je crains qu’il ne méritât mieux.

En envisageant la commission dans son ensemble, il était facile de voir qu’il ne fallait pas s’attendre à une œuvre bien remarquable.

Parmi ses membres, les uns avaient passé leur vie à diriger ou à contrôler l’administration sous le dernier gouvernement. Ils n’avaient jamais vu, étudié, compris que la monarchie. Encore, pour la plupart, en avaient-ils appliqué plutôt qu’étudié les principes. Ils ne s’étaient guère élevés au-dessus de la pratique des affaires. Chargés aujourd’hui de réaliser des théories qu’ils avaient toujours méconnues ou combattues, et qui les avaient soumis sans les convaincre, il leur était bien difficile d’apporter à leur travail d’autres idées que des idées monarchiques ; ou, s’ils entraient dans les idées républicaines, ils devaient le faire tantôt avec timidité, tantôt avec emportement, toujours un peu au hasard comme des novices.

Quant aux républicains proprement dits qui se trouvaient dans la commission, ceux-là avaient peu d’idées d’aucune sorte, si ce n’est celles qu’ils avaient conçues en lisant les journaux, ou en les écrivant ; car plusieurs étaient journalistes. Marrast avait, comme on sait, dirigé le National pendant dix ans ; Dornès en était alors le directeur en chef. Vaulabelle, esprit sérieux, mais grossier et même cynique, écrivait habituellement dans cette feuille. C’est lui qui, un mois après, s’étonnait lui-même avec grande raison d’être devenu ministre de l’instruction publique et des cultes.

Tout cela ne ressemblait guère à ces hommes, si sûrs de leur but et si bien au courant des moyens à prendre pour l’atteindre, qui, sous la présidence de Washington, rédigèrent, il y a soixante ans, la constitution d’Amérique.

Quand la commission, d’ailleurs, eût été capable de bien faire, le manque de temps et la préoccupation de ce qui se passait au dehors l’en eussent empêchée.

Il n’y a pas de nation qui s’attache moins à ceux qui la gouvernent que la nation française, ni qui sache moins se passer de gouvernement. Dès qu’elle se voit obligée de marcher seule, elle éprouve une sorte de vertige qui lui fait croire à chaque instant qu’elle va tomber dans un abîme. Au moment dont je parle, elle désirait, avec une sorte de frénésie, que l’œuvre de la constitution fût accomplie, et que le pouvoir prît une assiette sinon solide, au moins permanente et régulière. Il lui fallait moins une bonne constitution qu’une constitution quelconque. L’Assemblée partageait ces ardeurs et ne cessait de nous aiguillonner, quoique nous n’eussions guère besoin de l’être. Le souvenir du 15 Mai, l’appréhension des journées de Juin et la vue de ce gouvernement divisé, énervé et incapable qui dirigeait les affaires suffisaient pour nous pousser. Mais, ce qui ôtait, surtout à la commission sa liberté d’esprit, il faut le dire, c’était la crainte du dehors et l’entraînement du moment. On ne saurait se figurer quel effet produisait cette pression des idées révolutionnaires sur les esprits les moins disposés à les adopter ; et comme elle poussait sans cesse ceux-là même presque à leur insu plus loin qu’ils ne voulaient aller, quand elle ne les écartait pas entièrement de la direction qu’ils voulaient suivre. Assurément, si la commission se fût réunie le 27 juin au lieu du 16 mai, son travail eût été tout autre.

La discussion s’ouvrit le 22 mai ; il s’agissait d’abord de savoir par quel côté on entreprendrait cette œuvre immense. Lamennais proposa de commencer par régler l’état des communes. Il avait procédé ainsi lui-même dans un projet de constitution qu’il venait de publier pour s’assurer la primeur de ses découvertes. Puis il passa de la question de priorité à celle du fond : il se mit à parler de la centralisation administrative, car sa pensée ne se divisait guère ; son esprit était toujours occupé en entier par un seul système et toutes les idées qui s’y trouvaient y adhéraient si bien entre elles que, quand l’une en sortait, il était comme nécessaire que les autres suivissent ; il fit donc voir avec une grande force qu’une république, dont les citoyens n’auraient pas l’esprit et l’habitude journalière de se conduire eux-mêmes, était un monstre qui ne pouvait vivre.

Là-dessus, la commission prit feu ; Barrot, qui, au milieu des nuages de son esprit, a toujours aperçu assez clairement la nécessité des libertés locales, soutint vivement Lamennais ; je fis de même. Ce furent Marrast et Vivien qui nous combattirent. Vivien était dans son rôle en défendant la centralisation ; car le mouvement des affaires administratives était sa profession ; son naturel, d’ailleurs, l’y portait. Il avait tout ce qui fait le légiste habile et l’excellent commentateur, rien de ce qui est nécessaire au législateur et à l’homme d’État. Cette fois, le danger qu’il voyait courir aux institutions qui lui étaient si chères l’enflammait ; il s’emporta jusqu’à prétendre que la république, loin de restreindre la centralisation, devait encore l’accroître. On eût dit que c’était le côté par lequel la révolution de Février lui agréait.

Quant à Marrast, il appartenait à la race ordinaire des révolutionnaires français qui, par liberté du peuple, ont toujours entendu le despotisme exercé au nom du peuple. Cet accord soudain de Vivien et de Marrast ne me surprit donc point. J’étais habitué à ce spectacle et j’avais remarqué depuis longtemps que le seul moyen de mettre à l’unisson un conservateur et un radical, c’était d’attaquer non dans l’application, mais dans le principe, le pouvoir du gouvernement central. On était sûr de se les attirer aussitôt sur les bras l’un et l’autre.

Lors donc qu’on prétend qu’il n’y a rien parmi nous qui soit à l’abri des révolutions, je dis qu’on se trompe, et que la centralisation s’y trouve. En France, il n’y a guère qu’une seule chose qu’on ne puisse faire : c’est un gouvernement libre, et qu’une seule institution qu’on ne puisse détruire : la centralisation. Comment pourrait-elle périr ? Les ennemis du gouvernement l’aiment et les gouvernants la chérissent. Ceux-ci s’aperçoivent, il est vrai, de temps à autre, qu’elle les expose à des désastres soudains et irrémédiables, mais cela ne les en dégoûte point. Le plaisir qu’elle leur procure de se mêler de tout et de tenir chacun dans leurs mains leur fait supporter ses périls. Ils préfèrent une vie si agréable à une existence mieux assurée et plus longue, et ils disent comme les roués de la régence : « Courte et bonne. »

La question ne put être décidée ce jour-là ; mais on la préjugea en réglant qu’on ne s’occuperait pas d’abord du système communal.

Le lendemain, Lamennais donna sa démission. Dans les circonstances où nous nous trouvions, un tel événement était fâcheux. Il ne pouvait manquer de répandre ou d’enraciner les préjugés qui existaient déjà contre nous. Aussi fit-on des démarches fort pressantes et assez humbles pour faire renoncer Lamennais à sa résolution. Comme j’avais partagé son opinion, on me chargea de l’aller voir et de le presser de revenir. Je le fis, mais en vain. Il n’avait pourtant été battu que sur une question de forme, mais il en avait conclu qu’il ne serait pas le maître. C’en fut assez pour le déterminer à ne vouloir rien être. Il fut inflexible, malgré tout ce que je pus lui dire dans l’intérêt même des idées qui nous étaient communes.

Ce sont surtout les prêtres défroqués qu’il faut considérer si l’on veut se faire une idée juste de la puissance indestructible et pour ainsi dire infinie qu’exercent l’esprit et les habitudes cléricales sur ceux qui les ont une fois contractées. Lamennais avait beau porter des bas blancs, un gilet jaune, une cravate bariolée et une redingote verte, il n’en était pas moins resté prêtre par le caractère et même par l’aspect. Il avançait à petits pas pressés et discrets, sans jamais détourner la tête ni regarder personne, et se glissait ainsi dans la foule d’un air gauche et modeste, comme s’il fût sorti d’une sacristie, et avec cela un orgueil à marcher sur la tête des rois et à tenir tête à Dieu. Ne pouvant vaincre l’obstination de Lamennais, on passa outre ; et, pour ne point se perdre de nouveau dans des discussions prématurées, on chargea une sous-commission de régler l’ordre des travaux et d’en proposer la matière. Malheureusement, la sous-commission fut composée de telle manière que Cormenin qui nous présidait en fut le maître, et se substitua en réalité à elle. Cette initiative permanente dont il se trouva ainsi chargé, et la direction des débats qui lui appartenait comme président, exercèrent la plus funeste influence sur nos opérations, et je ne sais s’il ne faut pas leur attribuer principalement les vices de notre œuvre.

Ainsi que Lamennais, Cormenin avait composé et publié une constitution de sa façon et il prétendait bien, comme celui-ci, que nous l’adopterions. Mais il ne savait trop comment nous y amener. L’extrême vanité rend, d’ordinaire, très hardi à parler au très timide. Celle de Cormenin ne lui permettait guère d’ouvrir la bouche dès qu’il avait trois auditeurs. Il eût fait volontiers comme un de mes voisins de Normandie, grand amateur de polémique, mais auquel le ciel avait refusé la douceur de pouvoir disputer de vive voix : dès qu’il m’arrivait de combattre les opinions de celui-ci, il retournait chez lui à la hâte, et m’écrivait aussitôt ce qu’il aurait dû me dire. Cormenin désespérait donc de nous convaincre, mais il se flatta de nous surprendre. Il espéra nous faire admettre son système peu à peu et, pour ainsi dire, à notre insu, en nous en présentant tous les jours un petit morceau. Il fit si bien qu’une discussion générale ne put jamais s’établir sur l’ensemble de la constitution et que, dans chaque matière même, il fut presque impossible de rechercher et trouver les idées mères. Il nous apportait chaque jour cinq ou six articles tout rédigés, et ramenait peu à peu et patiemment sur ce petit terrain tous ceux qui voulaient s’en écarter. On regimbait quelquefois, mais, de guerre lasse, on finissait par céder à cette contrainte douce et continue. L’influence d’un président sur les travaux d’une commission est immense ; tous ceux qui ont vu de près ces petites assemblées me comprendront. Il faut convenir pourtant que si plusieurs d’entre nous avaient eu la volonté de se soustraire à cette tyrannie, ils auraient fini en s’entendant par y parvenir. Mais le temps manquait pour les grandes discussions, et le goût aussi. L’immensité et la complication du sujet effrayaient et fatiguaient d’avance les esprits : la plupart n’avaient même pas essayé de l’étudier ou n’en avaient tiré que des idées très confuses ; et ceux qui s’en étaient formé de plus nettes se sentaient mal à l’aise pour les exposer. On craignait, d’ailleurs, de se jeter dans des luttes violentes et interminables en tentant de descendre au fond des choses et l’on préférait avoir l’air de rester d’accord en se tenant à la surface. Nous cheminâmes ainsi jusqu’à la fin, adoptant de grands principes explicitement à propos de petits détails, et montant peu à peu toute la machine du gouvernement sans nous bien rendre compte de la force relative des différents rouages et de la manière dont ils pouvaient fonctionner ensemble.

Dans les moments de repos qui interrompaient ce beau travail, Marrast, qui était un républicain à la façon de Barras, et qui a toujours préféré le luxe, la table et les femmes à la démocratie en guenilles, racontait de petites aventures galantes, tandis que Vaulabelle disait des mots gras. Je désire beaucoup, pour l’honneur de la commission, qu’on ne publie jamais le procès-verbal, très mal fait du reste, que le secrétaire a dressé de ses séances. La stérilité du débat au milieu de la fécondité exubérante de la matière aurait assurément de quoi surprendre. Quant à moi, je déclare que je n’en vis jamais de plus misérable dans le sein d’aucune des commissions dont j’ai fait partie.

Il y eut cependant une grave discussion. Elle porta sur le système de la Chambre unique. À vrai dire, les deux partis qui divisaient sourdement la commission ne s’abordèrent et ne se saisirent que cette seule fois. Ce fut moins encore des deux Chambres qu’il s’agit que du caractère général qu’on devait donner au nouveau gouvernement : voulait-on persévérer dans le système savant et un peu compliqué des contrepoids, et placer à la tête de la république des pouvoirs contenus, et par conséquent prudents et modérés ? ou devait-on entrer dans la voie contraire et adopter la théorie plus simple, suivant laquelle on livre les affaires à un pouvoir unique, homogène dans toutes ses parties, sans barrière, par conséquent impétueux dans ses démarches et irrésistible ? Tel fut le fond du débat. Cette question générale aurait pu se présenter à propos d’une foule d’autres articles, mais était renfermée mieux que nulle part ailleurs dans la question particulière des deux Chambres.

La lutte fut longue et dura deux séances ; le résultat n’en fut jamais un instant douteux : car l’opinion publique s’était prononcée avec une grande force en faveur de la Chambre unique non seulement à Paris, mais dans presque tous les départements. Barrot parla le premier en faveur des deux Chambres ; il reprit ma thèse et la développa avec beaucoup de talent, mais sans tempérance ; car, à la révolution de Février, son âme avait comme perdu l’équilibre et, depuis, elle n’avait pu reprendre son aplomb. J’appuyai Barrot et revins plusieurs fois à la charge. Je fus un peu surpris d’entendre Dufaure se prononcer contre nous, et le faire assez vivement. Les avocats ne peuvent guère échapper à l’une de ces deux habitudes : ils s’habituent à plaider ce qu’ils ne croient pas, ou à se persuader fort aisément ce qu’ils ont envie de plaider. Dufaure était fait de cette dernière façon. L’entraînement de l’opinion publique, de ses propres passions ou de son intérêt ne l’eût jamais conduit jusqu’à embrasser une cause qu’il eût jugé mauvaise, mais il arrivait jusqu’à lui donner le désir de la trouver bonne et souvent cela suffisait. Son esprit naturellement incertain, ingénieux et subtil l’inclinait peu à peu vers elle ; et il finissait quelquefois par y entrer non seulement avec croyance, mais avec emportement. Combien de fois me suis-je étonné en le voyant défendre si vivement des thèses que je lui avais vu prendre avec tant d’hésitation !

La principale raison qu’il fit valoir cette fois en faveur de l’unité du Corps législatif (et c’était la meilleure, je crois, qu’on pût trouver) fut que, parmi nous, un pouvoir exécutif exercé par un seul homme que le peuple élirait deviendrait à coup sûr prépondérant si on ne plaçait à côté de lui qu’un pouvoir législatif affaibli par sa division en deux branches.

Je me souviens que je lui répondis qu’en effet cela pourrait se rencontrer, mais que ce qui était sûr dès à présent, c’est que deux grands pouvoirs naturellement jaloux l’un de l’autre et placés dans un tête-à-tête éternel (ce fut mon mot), sans pouvoir jamais recourir à l’arbitrage d’un troisième pouvoir, seraient aussitôt en mauvais procédé ou en guerre et y resteraient constamment jusqu’à ce que l’un eût détruit l’autre. J’ajoutai que, s’il était vrai qu’un président élu du peuple et possédant les immenses prérogatives qui appartiennent en France au chef de l’administration publique, pût comprimer quelquefois un corps législatif divisé, un président qui se sentirait une telle origine et de tels droits refuserait toujours de devenir le pur agent, et de rester soumis aux volontés capricieuses et tyranniques d’une seule assemblée.

Nous avions raison des deux parts. Le problème, ainsi posé, était insoluble, mais la nation le posait ainsi. C’était rendre la république impossible que de laisser au président le pouvoir qu’avait le roi et le faire élire par le peuple. Il fallait comme je le disais plus loin, ou rétrécir infiniment la sphère de ses pouvoirs ou le faire élire par l’Assemblée, mais la nation ne voulait souffrir ni l’un ni l’autre.

Dupin acheva notre déroute ; il défendit la Chambre unique avec une verve surprenante. On eût dit qu’il n’eût jamais été d’un autre avis. Je m’y attendais. Je lui connaissais un cœur habituellement intéressé et lâche, sujet seulement de temps à autre à des soubresauts de courage et d’honnêteté. Je l’avais vu, pendant dix ans, rôder autour de tous les partis sans y entrer et courir sus à tous les vaincus ; moitié singe et moitié chacal, sans cesse mordant, grimaçant, gambadant et toujours prêt à se jeter sur le malheureux qui tombait. Il se montra semblable à lui-même dans la commission de constitution, ou plutôt il s’y surpassa. Je n’aperçus jamais en lui aucun de ces soubresauts dont je viens de parler : il fut uniment plat d’un bout à l’autre. Il restait d’ordinaire, silencieux tant que la majorité était indécise ; mais, dès qu’il la voyait se prononcer en faveur d’opinions démocratiques, il courait impétueusement se mettre à sa tête et la dépassait souvent de très loin. Une fois, il s’aperçut au milieu du chemin qu’il s’était trompé, et que la majorité ne marchait pas dans le sens qu’il avait cru ; aussitôt par un prompt et leste effort de l’intelligence, il s’arrêta, se retourna et revint toujours en courant vers l’avis dont il s’éloignait.

Presque tous les anciens parlementaires opinèrent ainsi contre les deux Chambres. La plupart cherchèrent des prétextes plus ou moins plausibles de leurs votes. Les uns voulaient trouver dans un conseil d’État le contrepoids qu’ils reconnaissaient nécessaire, les autres se promettaient d’assujettir l’assemblée unique à des formes dont la lenteur l’assurerait contre ses propres entraînements et contre la surprise, mais la raison véritable finit par être donnée. Nous avions dans la commission un ministre du saint Évangile, M. Coquerel, qui, voyant ses confrères du clergé catholique entrer dans l’assemblée, voulut y paraître aussi et il eut tort ; de prédicateur fort admiré qu’il était, il se transforma tout à coup en orateur politique très ridicule. Il ne pouvait guère parler sans dire pompeusement quelques balourdises. Cette fois, il eut la naïveté de nous apprendre qu’il continuait à être partisan des deux Chambres, mais qu’il voterait pour la Chambre unique parce que l’opinion publique le poussait et qu’il ne voulait pas, ce furent ses propres mots, lutter contre le courant. Cette candeur chagrina fort ceux qui faisaient comme lui, et nous réjouit beaucoup, Barrot et moi, mais ce fut la seule satisfaction que nous eûmes ; car au vote nous ne nous trouvâmes que trois.

Cette chute à plat me découragea un peu de la lutte, et acheva de faire perdre son assiette à Barrot. Il ne vint plus que de loin en loin et pour donner des signes d’impatience ou de dédain plutôt que des avis.

On passa au pouvoir exécutif. Malgré tout ce que j’ai dit des circonstances du temps et des dispositions de la commission, on aura encore peine à croire qu’un sujet si immense, si difficile, si nouveau n’y fournît la matière d’aucun débat général, ni même d’aucune discussion fort approfondie.

On était unanime pour confier le pouvoir exécutif à un seul homme. Mais quelles prérogatives et quels agents lui donner, quelle responsabilité lui imposer ? Il est clair qu’aucune de ces questions ne pouvait être traitée d’une manière arbitraire ; que chacune d’elles avait un rapport nécessaire avec toutes les autres et surtout ne pouvait être décidée qu’en vue de l’état particulier des mœurs et des habitudes du pays. C’était de vieux problèmes sans doute, mais que la nouveauté des circonstances rajeunissait.

Cormenin, suivant son usage, ouvrit la discussion en proposant un petit article tout rédigé, d’où il résultait que ce chef du pouvoir exécutif ou ce président, comme il fut nommé dès ce moment-là, serait élu directement par le peuple à la majorité relative, le minimum des suffrages nécessaires étant fixé à deux millions de voix. Je crois que Marrast seul s’y opposa ; il proposa de faire élire le chef du pouvoir exécutif par l’Assemblée ; il était alors enivré de sa fortune, et il se flattait, quelque étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, que ce serait sur lui que le choix de l’Assemblée tomberait. L’article proposé par Cormenin fut néanmoins adopté sans difficultés, autant que je puis m’en souvenir ; il faut avouer, pourtant, que la convenance de faire nommer le président par le peuple n’était pas une vérité évidente de soi, et que la disposition qui le faisait élire directement était aussi nouvelle que dangereuse. Dans un pays sans traditions monarchiques où le pouvoir exécutif a toujours été faible et continue à être fort restreint, il n’y a rien de plus sage que de charger la nation de choisir un représentant. Un président, qui n’aurait pas la force qu’il puise dans cette origine, y serait le jouet des assemblées, mais les conditions du problème parmi nous étaient bien autres ; nous sortions de la monarchie et les habitudes des républicains eux-mêmes étaient encore monarchiques. La centralisation, d’ailleurs, suffisait à rendre notre situation incomparable ; d’après ses principes, toute l’administration du pays dans les plus petites aussi bien que dans les plus grandes affaires ne pouvait appartenir qu’au président ; les milliers de fonctionnaires, qui tiennent le pays tout entier dans leurs mains, ne pouvaient relever que de lui seul ; cela était ainsi, d’après les lois et même d’après les idées en vigueur que le 24 Février avait laissé subsister, car nous avions conservé l’esprit de la monarchie, en en perdant le goût. Dans de telles conditions, que pouvait être un président élu par le peuple, sinon un prétendant à la couronne ? L’institution ne pouvait convenir qu’à ceux qui voulaient s’en servir pour aider la transformation des pouvoirs présidentiels en royauté ; il me paraissait clair alors, et il me semble évident aujourd’hui que, si on voulait que le président pût, sans danger pour la république, être l’élu du peuple, il fallait restreindre prodigieusement le cercle de ses prérogatives ; et encore, je ne sais si cela eût suffi, car sa sphère ainsi resserrée dans la loi eût conservé, dans les souvenirs et dans les habitudes, son étendue. Si, au contraire, on laissait au président ses pouvoirs, il ne fallait pas le faire élire par le peuple. Ces vérités ne furent point exposées ; je crois qu’elles furent à peine entrevues dans le sein de la commission. L’article de Cormenin, d’abord adopté, fut cependant plus tard l’objet de très vives attaques ; mais il fut attaqué par d’autres raisons que celles que je viens de donner ; c’était le lendemain du 4 juin. Le prince Louis Napoléon, auquel personne ne songeait quelques jours auparavant, venait d’être élu à l’Assemblée par Paris et trois départements. On commençait à craindre qu’il ne fût bientôt placé à la tête de la république si le choix du président était laissé au peuple. Les divers prétendants et leurs amis s’émurent, la question fut de nouveau posée dans la commission et la majorité persista dans son premier vote.

Je me souviens que, durant tout le temps que la commission s’occupa de cette matière, mon esprit fut en travail pour deviner de quel côté devait habituellement pencher la balance du pouvoir dans une république, comme celle que je voyais qu’on allait faire ; tantôt je croyais que ce serait du côté de l’Assemblée unique et tantôt de celui du président élu ; cette incertitude me jetait dans une grande gêne. Le vrai est que cela était impossible à prévoir à l’avance ; la victoire de l’un ou de l’autre de ces deux grands rivaux devait dépendre des circonstances, et des dispositions du moment. Il n’y avait de sûr que la guerre qu’ils se feraient et la ruine de la république.

De toutes les idées que je viens d’exposer, aucune ne fut approfondie dans le sein de la commission ; on peut même dire qu’aucune n’y fut discutée. Barrot, un jour, les rencontra en passant, mais sans s’y arrêter. Son esprit (qui était plutôt endormi que débile, et qui pouvait même apercevoir de très loin quand il s’appliquait à regarder) les entrevit un moment comme entre somme et veille et n’y pensa plus.

Je ne les indiquai moi-même qu’avec une sorte d’hésitation et de réserve. Mon échec à propos des deux Chambres me laissait peu de cœur à la lutte. J’étais d’ailleurs, je l’avoue, plus préoccupé du désir d’arriver rapidement à placer un chef puissant à la tête de la république qu’à organiser une constitution républicaine parfaite. Nous étions alors sous le gouvernement divisé et incertain de la commission exécutive, le socialisme était à nos portes et nous approchions des journées de Juin, il ne faut pas l’oublier. Plus tard et après ces journées, je soutins avec vivacité devant l’Assemblée le système de l’élection du président par le peuple et contribuai dans une certaine mesure à le faire prévaloir. La principale raison que je donnai fut, qu’après avoir annoncé à la nation qu’on lui accorderait ce droit qu’elle avait toujours souhaité avec ardeur, il n’était plus possible de le lui dénier : cela était vrai ; toutefois, je regrette d’avoir parlé dans cette occasion.

Je reviens à la commission : ne pouvant ou ne voulant même pas m’opposer à l’adoption du principe, j’essayai, du moins, d’en rendre l’application moins dangereuse. Je proposai, d’abord, de restreindre sur plusieurs points la sphère du pouvoir exécutif ; mais je vis bien qu’il n’y avait rien à tenter de sérieux de ce côté-là ; je me rejetai alors sur le mode même de l’élection et je fis remettre en discussion la portion de l’article de Cormenin, qui y avait trait. Cet article, comme je l’ai dit plus haut, disposait que le président serait nommé directement à la majorité relative, le minimum de cette majorité étant fixé à deux millions de suffrages ; ce mode avait plusieurs inconvénients très grands.

Le président étant choisi directement par les citoyens, l’entraînement et l’engouement du peuple étaient très à craindre ; et, de plus, le prestige et le pouvoir moral que devait posséder l’élu étaient beaucoup plus grands. La majorité relative devant suffire pour rendre l’élection valable, il pourrait se faire que le président ne représentât que les volontés d’une minorité de la nation. Je demandai qu’on ne fît point nommer directement le président par les citoyens, mais qu’on chargeât de ce soin des délégués que le peuple élirait.

En second lieu, je proposai de substituer la majorité absolue à la majorité relative ; si la majorité absolue n’était pas obtenue au premier tour, l’Assemblée serait chargée de faire le choix. Ces idées, je le crois, étaient bonnes, mais elles n’étaient pas neuves ; je les avais prises dans la constitution d’Amérique. Je crois qu’on ne s’en serait pas douté, si je ne l’avais pas dit, tant la commission était peu préparée à jouer son grand rôle.

La première partie de mon amendement fut rejetée, je m’y attendais ; nos grands hommes jugèrent que ce système n’était pas assez simple et ils le trouvèrent légèrement entaché d’aristocratie ; la seconde fut admise ; c’est l’article actuel de la constitution.

Beaumont proposa que le président ne fût pas rééligible ; je l’appuyai très vivement et la proposition passa. Nous tombâmes l’un et l’autre, en cette occasion, dans une grande erreur qui aura, je le crois bien, de très fâcheuses conséquences ; nous avions toujours été fort frappés des dangers que ferait courir à la liberté et à la moralité publique un président rééligible, qui emploierait d’avance à se faire réélire, comme cela ne pouvait manquer d’arriver, les immenses moyens de contrainte ou de corruption, que nos lois et nos mœurs accordent au chef du pouvoir exécutif. Notre esprit ne fut pas assez souple et assez prompt pour se retourner à temps et apercevoir que, du moment où il avait été décidé que ce seraient les citoyens eux-mêmes qui choisiraient directement le président, le mal était irréparable, et que c’était l’accroître que d’entreprendre témérairement de gêner le peuple dans son choix.

Ce vote et la grande influence que j’y eus est le souvenir le plus fâcheux qui me soit resté de ce temps-là. À chaque instant, nous venions nous heurter contre la centralisation et, au lieu d’écarter l’obstacle, nous y trébuchions. Il était de l’essence de la république que le chef du pouvoir exécutif fût responsable, mais responsable de quoi, et dans quelle mesure ? Pouvait-on le rendre responsable des mille détails d’administration, dont notre législation administrative est surchargée, et auxquels il est impossible et serait d’ailleurs dangereux qu’il veillât lui-même ? Cela eût été injuste et ridicule ; et s’il n’était pas responsable de l’administration proprement dite, qui le serait ? On décida que la responsabilité du président s’étendrait aux ministres, et que leur contre-seing serait nécessaire comme du temps de la monarchie. Ainsi le président était responsable, et cependant il n’était pas entièrement libre dans ses actions et il ne pouvait couvrir ses agents.

On passa à la constitution du conseil d’État. Cormenin et Vivien s’en chargèrent ; on peut dire qu’ils s’y employèrent comme des gens qui travaillent à leur propre maison. Ils firent de leur mieux pour que le conseil d’État devînt un troisième pouvoir, mais sans succès. Il resta un peu plus qu’un conseil administrateur, mais infiniment moins qu’une assemblée législative.

La seule partie de notre œuvre qui fut traitée avec supériorité et réglée, ce me semble, avec sagesse, fut celle qui regardait la justice. Sur ce terrain la commission se retrouvait, la plupart de ses membres ayant été ou étant encore avocats ; grâce à eux nous pûmes sauver le principe de l’inamovibilité des juges ; il tint bon comme en 1830 contre le courant qui entraînait tout le reste. Les républicains d’origine l’attaquèrent pourtant et très stupidement, à mon avis, car ce principe est bien plus favorable à l’indépendance des concitoyens qu’à la puissance de ceux qui gouvernent. Le tribunal des conflits et surtout le tribunal chargé de juger les crimes politiques furent constitués du premier coup, tels qu’on les voit aujourd’hui (1851). Beaumont fut le rédacteur de la plupart des articles qui se rapportent à ces deux grandes cours. Ce que nous fîmes en ces matières est très préférable à tout ce qu’on avait essayé de faire dans le même but depuis soixante ans. C’est probablement la seule partie de la constitution de 1848 qui survivra.

On décida, sur la demande de Vivien, que la constitution ne pourrait être revisée que par une Assemblée constituante, ce qui était juste, mais on y ajouta que cette revision ne pourrait avoir lieu que si l’Assemblée nationale le demandait par une délibération expresse, prise trois fois de suite aux quatre cinquièmes des voix, ce qui rendait toute revision régulière à peu près impossible. Je ne pris pas part à ce vote. Je pensais, depuis longtemps, qu’au lieu de viser à rendre nos gouvernements éternels, il fallait tendre à ce qu’on pût les changer d’une manière facile et régulière. Je trouvais cela, à tout prendre, moins dangereux que le système contraire ; et je pensais qu’il convenait de traiter le peuple français comme ces fous qu’il faut se garder de lier, de peur qu’ils ne deviennent furieux par la contrainte.

Je remarquai en passant plusieurs opinions singulières qui furent émises. Martin (de Strasbourg) qui, non content d’être républicain de la veille, déclara un jour si ridiculement à la tribune qu’il était républicain de naissance, Martin proposa néanmoins de donner au président le droit de dissoudre l’Assemblée, sans voir qu’un pareil droit eût rendu facilement celui-ci maître de la république ; Marrast voulut qu’on donnât au conseil d’État une section chargée d’élaborer les idées nouvelles, c’eût été la section du progrès ; Barrot proposa de remettre au jury la décision de tous les procès civils, comme si une semblable révolution judiciaire eût pu s’improviser. Enfin, Dufaure proposa d’interdire le remplacement et d’obliger tout le monde à satisfaire en personne au service militaire, mesure qui eût détruit toute éducation libérale si on n’avait beaucoup réduit le temps de ce service, ou désorganisé l’armée si on avait fait cette réduction.

C’est ainsi que toujours pressés par le temps et mal préparés à traiter de si grands sujets, nous approchions du terme de notre travail. On disait : Adoptons, en attendant, les articles qu’on nous propose ; nous reviendrons ensuite sur nos pas ; la vue de cette ébauche nous permettra d’arrêter plus aisément les traits définitifs et d’en ajuster les parties entre elles. Mais on ne revint pas et l’ébauche resta le tableau.

Nous nommâmes Marrast rapporteur. La manière dont il s’acquitta de cette grande mission mit bien à découvert le mélange de paresse, d’étourderie et d’impudence qui faisait le fond de son caractère. Il fut d’abord plusieurs jours sans rien faire, bien que l’Assemblée demandât sans cesse à connaître le résultat de nos délibérations, et que toute la France souhaitât avec ardeur de l’apprendre. Puis il expédia son travail en une nuit, celle qui précéda le jour où il devait en faire part à l’Assemblée. Dans la matinée, il le communiqua à un ou deux collègues qu’il rencontra par hasard, se présenta ensuite hardiment à la tribune, et y lut au nom de la commission un rapport dont presque aucun membre de celle-ci n’avait entendu le premier mot. Cette lecture eut lieu le 19 juin. Le projet de constitution contenait cent trente-neuf articles ; il avait été dressé en moins d’un mois. On ne pouvait aller plus vite, mais on aurait pu mieux faire. Nous avions adopté beaucoup des petits articles que nous avait successivement apportés Cormenin ; mais nous en avions rejeté un plus grand nombre, ce qui avait causé à leur auteur une irritation d’autant plus vive, qu’elle n’avait jamais pu dépasser le nœud de la gorge. Il voulut que le public le consolât. Il publia ou fit publier (je ne me souviens plus lequel des deux), dans tous les journaux, un article, dans lequel on racontait ce qui s’était passé dans le sein de la commission, attribuant tout ce qu’elle avait fait de bien à M. de Cormenin et tout le mal à ses adversaires. Une pareille publication nous déplut fort, comme on peut croire : et il fut décidé qu’on ferait connaître à Cormenin le sentiment que son procédé inspirait. Mais personne ne voulait être l’orateur de la compagnie. Nous avions parmi nous un ouvrier (car on mettait alors les ouvriers à tout) nommé Corbon, dont l’esprit était assez droit, et le caractère ferme. Il se chargea volontiers de l’emploi. Le lendemain donc et comme la séance de la commission venait de s’ouvrir, Corbon prit la parole et, avec une simplicité et un laconisme cruels, il fit connaître à Cormenin ce que nous pensions. Celui-ci se troubla, et chercha des yeux tout autour de la table si quelqu’un ne venait pas à son aide. Personne ne bougea. Il dit alors d’un ton mal assuré : « Dois-je conclure de ce qui vient de se passer, que la commission désire que je la quitte ? » Nous ne dîmes mot. Il prit son chapeau et sortit sans que personne le retînt. Jamais plus gros outrage ne fut avalé avec moins d’effort ni de grimace. Je crois que, quoique prodigieusement vaniteux, il n’était pas bien sensible aux injures secrètes, et que, pourvu que son amour-propre fût chatouillé en public, il n’aurait pas fait trop de façons pour recevoir quelques coups de bâton en particulier.

Beaucoup ont cru que Cormenin, depuis que de vicomte il était devenu tout à coup radical, en restant dévot, n’avait cessé de jouer un rôle et de trahir sa pensée ; je n’oserais dire qu’il en fût ainsi, quoique j’aie souvent remarqué d’étranges incohérences entre les choses qu’il disait en causant et celles qu’il écrivait, et qu’à vrai dire il m’ait toujours paru plus sincère dans la peur que lui faisaient les révolutions que dans les opinions qu’il leur avait empruntées. Ce qui m’a toujours frappé surtout en lui, ce sont les défauts de son esprit. Jamais auteur n’a mieux conservé dans les affaires les habitudes et les travers de ce métier-là. Quand il avait établi un certain rapport entre les différentes dispositions d’une loi et donné un certain tour ingénieux et frappant à la rédaction, il croyait avoir tout fait ; la forme, l’enchaînement, la symétrie l’absorbaient. Mais, ce qu’il lui fallait surtout, c’était le neuf. Les institutions, déjà essayées ailleurs ou dans d’autres temps, lui paraissaient aussi haïssables que les lieux communs et le premier mérite d’une loi, à ses yeux, était de ne ressembler en rien à ce qui l’avait précédée. On sait que la loi d’après laquelle la constituante avait été nommée était son ouvrage. Au moment des élections générales, je le rencontrai, et il me dit avec une certaine complaisance : « A-t-on jamais vu dans le monde rien de semblable à ce qui se voit aujourd’hui ? Où est le pays où l’on a jamais été jusqu’à faire voter les domestiques, les pauvres, les soldats ? Avouez que cela n’avait jamais été imaginé jusqu’ici. » Et il ajouta en se frottant les mains : « Il sera bien curieux de voir ce que tout cela va produire. » Il en parlait comme d’une expérience de chimie.


TROISIÈME PARTIE

MON MINISTÈRE

Partie commencée à Versailles le 16 septembre 1851 pendant la prorogation de l’Assemblée nationale.

Pour en arriver sur-le-champ à cette partie de mes souvenirs, je saute par-dessus l’époque antérieure qui s’étend depuis la fin des journées de Juin 1848 jusqu’au 3 juin 1849. J’y reviendrai plus tard si j’ai le temps. Il m’a paru plus important, pendant que mes souvenirs sont encore tout frais, de retracer les cinq mois que j’ai passés dans le gouvernement.

I

Retour en France. — Formation du cabinet.

Tandis que j’étais ainsi occupé à voir jouer sur la scène particulière de l’Allemagne un des actes du grand drame de la révolution européenne, mon attention fut tout à coup ramenée vers la France et fixée sur nos affaires par des nouvelles inattendues et alarmantes. J’appris l’échec presque incroyable de notre armée sous les murs de Rome, les outrageants débats qui s’ensuivirent dans le sein de la Constituante, l’agitation du pays produite par ces deux causes et, enfin, les élections générales dont le résultat, trompant les prévisions des deux partis, faisait entrer plus de cent cinquante Montagnards dans la nouvelle Assemblée. Du reste, le vent démagogique, qui avait soufflé tout à coup sur une partie de la France, n’avait point régné dans le département de la Manche. Tous les membres de l’ancienne députation qui s’étaient séparés du parti conservateur de l’Assemblée avaient succombé dans le scrutin. Des treize représentants, qui composaient cette députation, quatre seulement avaient survécu ; quant à moi, j’avais réuni plus de voix que tous les autres, bien que je fusse absent et muet, et malgré que j’eusse ostensiblement voté pour Cavaignac au mois de décembre précédent ; tout le monde, néanmoins, me nomma, moins pour mes opinions qu’à cause de la grande considération personnelle dont je jouissais en dehors de la politique ; position honorable sans doute, mais difficile à tenir au milieu des partis et destinée à être très précaire le jour où ceux-ci deviendraient eux-mêmes exclusifs en devenant violents.

Je partis dès que j’eus reçu ces nouvelles. À Bonn, une indisposition subite obligea madame de Tocqueville à s’arrêter ; elle me pressa elle-même de la quitter et de continuer ma route, ce que je fis, mais à regret ; car je la laissais seule au milieu d’un pays encore agité par la guerre civile, et c’est d’ailleurs dans les moments de difficultés ou de périls que son courage et son grand sens me sont de secours.

J’arrivai à Paris, si je ne me trompe, le 25 mai 1849, quatre jours avant la réunion de l’Assemblée législative et pendant les dernières convulsions de la Constituante. Quelques semaines avaient suffi pour rendre l’aspect du monde politique entièrement méconnaissable, moins par les changements qui avaient eu lieu dans les faits extérieurs, qu’à cause de la révolution prodigieuse qui s’était opérée en peu de jours dans les esprits.

Le parti qui tenait le pouvoir lors de mon départ l’avait encore et le résultat matériel des élections devait, ce me semble, l’affermir dans ses mains. Ce parti, composé de tant de partis divers, qui voulait soit arrêter, soit faire reculer la révolution, avait obtenu une majorité énorme dans les collèges ; il allait former plus des deux tiers de la nouvelle Assemblée ; cependant, je le retrouvai en proie à une terreur si profonde, que je ne saurais la comparer qu’à celle qui suivit Février, tant il est vrai qu’en politique il faut raisonner comme à la guerre et ne jamais oublier que l’effet des événements doit se mesurer moins à ce qu’ils sont en eux-mêmes, qu’aux impressions qu’ils donnent.

Les conservateurs, qui avaient vu depuis six mois toutes les élections partielles tourner invariablement à leur avantage, qui remplissaient et dominaient presque tous les conseils locaux, avaient mis dans le système du vote universel une confiance presque sans limite, après avoir professé contre lui une défiance sans bornes. Dans l’élection générale qui venait d’avoir lieu, ils s’étaient attendus non seulement à vaincre, mais à anéantir, pour ainsi dire, leurs adversaires, et ils se montraient aussi abattus pour être restés au-dessous du triomphe qu’ils avaient rêvé que si réellement ils avaient été vaincus ; et, d’un autre côté, les Montagnards qui s’étaient crus perdus étaient aussi enivrés de joie et d’une folle audace que si les élections leur eussent assuré la majorité dans la nouvelle Assemblée. Pourquoi l’événement avait-il ainsi trompé tout à la fois les espérances et les craintes des deux partis ? il est difficile de le dire avec certitude, car les grandes masses d’hommes se meuvent en vertu de causes presque aussi inconnues à l’humanité elle-même que celles qui règlent les mouvements de la mer ; des deux parts, les raisons du phénomène se cachent et se perdent, en quelque sorte, au milieu de son immensité.

Il est toutefois permis de croire que les conservateurs durent principalement leur échec aux fautes qu’ils commirent eux-mêmes. Leur intolérance, quand ils se croyaient sûrs du triomphe, à l’égard de ceux qui, sans partager toutes leurs idées, les avaient aidés à combattre les Montagnards ; l’administration violente du nouveau ministre de l’intérieur, M. Faucher, et, plus que tout le reste, le mauvais succès de l’expédition de Rome, indisposèrent contre eux une partie des populations qui étaient disposées à les suivre et jetèrent tout à coup celles-ci dans les bras des agitateurs.

Cent cinquante Montagnards, ainsi que je l’ai dit, venaient donc d’être élus ; une partie des paysans et la majorité des soldats avaient voté pour eux : c’étaient les deux ancres de miséricorde qui venaient de se briser au milieu de la tempête. La terreur était universelle : elle rapprenait aux différents partis monarchiques la tolérance et la modestie qu’ils avaient pratiquées après Février, mais qui avaient été fort oubliées par eux depuis six mois ; de toutes parts, on reconnaissait qu’il ne pouvait plus être question, quant à présent, de sortir de la république et qu’il ne restait qu’à opposer les républicains modérés aux Montagnards.

On accusait ces mêmes ministres qu’on avait suscités et excités et l’on demandait à grands cris une modification du cabinet ; le cabinet lui-même se reconnaissait insuffisant et réclamait des successeurs. Au moment de mon départ, j’avais vu le comité de la rue de Poitiers refuser d’admettre sur ses listes le nom de M. Dufaure ; je retrouvais tous les regards tournés vers M. Dufaure et ses amis qu’on adjurait de la manière la plus pathétique de sauver la société en prenant le pouvoir.

Le soir même de mon arrivée, j’appris que quelques-uns de mes amis dînaient ensemble chez un petit restaurateur des Champs-Élysées. J’y courus ; je trouvai là, en effet, Dufaure, Lanjuinais, Beaumont, Corcelles, Vivien, Lamoricière, Bedeau et un ou deux autres encore dont les noms sont moins connus. On me mit, en quelques mots, au courant de la situation. Barrot, chargé par le président de recomposer un cabinet, s’épuisait, depuis quelques jours, en vains efforts pour y parvenir. M. Thiers, M. Molé et leurs principaux amis avaient refusé de se charger du gouvernement. Ils entendaient bien, pourtant, rester les maîtres, comme on verra, mais sans devenir ministres. L’incertitude de l’avenir, l’instabilité de toutes choses, les difficultés et peut-être les périls du moment les tenaient à l’écart. Ils voulaient bien le pouvoir, mais de responsabilité point. Barrot, repoussé de ce côté, était venu à nous. Il nous demandait, ou plutôt il nous suppliait de devenir ses collègues. Mais, qui d’entre nous prendre ? Quels ministères nous livrer ? Quels collègues nous adjoindre ? Quelle politique commune adopter ? De toutes ces questions, il avait surgi des difficultés d’exécution, qui avaient paru jusqu’alors insurmontables. Plusieurs fois déjà, Barrot était retourné vers les chefs naturels de la majorité et, repoussé par eux, s’était rejeté vers nous.

Le temps s’écoulait au milieu de ce travail stérile ; les périls et les difficultés grandissaient ; les nouvelles devenaient chaque jour plus alarmantes et, d’un moment à l’autre, le ministère pouvait être mis en accusation par l’Assemblée mourante, mais pleine de fureur.

Je revins chez moi très préoccupé, comme on peut croire, de ce que je venais d’entendre. J’étais convaincu qu’il ne tenait qu’à moi et à mes amis de devenir ministres. Nous étions les hommes indiqués et nécessaires. Je connaissais assez les chefs de la majorité pour être sûr qu’ils ne voudraient jamais se commettre jusqu’à se charger des affaires sous un gouvernement qui leur paraissait si éphémère, et que s’ils en avaient le désintéressement, ils n’en auraient point la hardiesse ; leur orgueil et leur timidité me répondaient de leur abstention. Il nous suffisait donc de nous tenir fermes sur notre terrain, pour qu’on fût contraint de venir nous y chercher ; mais fallait-il vouloir être ministre ? Je me le demandais très sérieusement. Je crois pouvoir me rendre cette justice de dire que je ne me faisais pas la moindre illusion sur les vraies difficultés de l’entreprise, et que j’apercevais l’avenir avec une netteté de vues qu’on n’a guère qu’en considérant le passé.

On s’attendait généralement à une bataille dans la rue. Je la considérais moi-même comme imminente ; l’audace furieuse que le résultat des élections avait donnée au parti montagnard et l’occasion que lui fournissait l’affaire de Rome me semblaient rendre un tel événement inévitable. J’en redoutais, du reste, peu l’issue. J’étais convaincu que, bien que les soldats eussent voté en majorité pour la montagne, l’armée combattrait sans hésitation contre elle. Le soldat qui vote individuellement pour un candidat dans un scrutin, et le soldat qui agit sous la pression de l’esprit de corps et de la discipline militaire, sont en effet deux hommes. Les pensées de l’un ne règlent pas les actions de l’autre. La garnison de Paris était très nombreuse, bien commandée, très expérimentée dans la guerre des rues, et pleine encore du souvenir des passions et des exemples que lui avaient laissé les journées de Juin. Je me tenais donc pour certain de la victoire. Mais j’étais très préoccupé de son lendemain ; ce qui semblait la fin des difficultés me paraissait leur commencement. Je les jugeais à peu près insurmontables, et je crois qu’elles l’étaient en effet.

De quelque côté que je tournasse mes regards, je ne voyais pour nous aucun point solide ni durable.

L’opinion publique nous appelait, mais il eût été bien imprudent de compter sur elle ; la peur poussait le pays vers nous, mais ses souvenirs, ses secrets instincts, ses passions ne pouvaient guère manquer de le retirer bientôt de nos mains, dès que la peur aurait disparu. Notre but était de fonder, s’il était possible, la république, ou du moins de la maintenir quelque temps, en la gouvernant d’une façon régulière, modérée, conservatrice et toute constitutionnelle, ce qui ne pouvait nous laisser longtemps populaires, car tout le monde voulait sortir de la constitution. Le parti montagnard voulait plus qu’elle et les partis monarchiques voulaient bien moins.

Dans l’Assemblée, c’était bien pire encore. Les mêmes causes générales s’aggravaient par mille accidents naissant des intérêts et des vanités des chefs de parti. Ceux-ci pouvaient bien consentir à nous laisser prendre le pouvoir, mais quant à nous laisser gouverner, il ne fallait pas s’y attendre. La crise passée, on devait prévoir de leur part toutes sortes d’embûches.

Quant au président, je ne le connaissais point encore, mais il était clair que nous ne pouvions compter pour nous soutenir dans son Conseil, que sur les jalousies et les haines que lui inspiraient nos communs adversaires. Ses sympathies devaient toujours être ailleurs ; car nos visées étaient non seulement différentes, mais naturellement contraires. Nous voulions faire vivre la république : il en voulait hériter. Nous ne lui fournissions que des ministres, quand il avait besoin de complices.

À ces difficultés qui étaient comme inhérentes à la situation et, par conséquent, permanentes, s’en joignaient de passagères, qu’il n’était guère facile de surmonter : l’agitation révolutionnaire ranimée dans une partie du pays, l’esprit et les habitudes d’exclusion répandus et déjà enracinés dans l’administration publique ; l’expédition de Rome si mal conçue et si mal conduite qu’il était désormais aussi difficile de la pousser à bout que d’en sortir ; tout l’héritage enfin des fautes commises par ceux qui nous avaient précédés.

Voilà bien des raisons d’hésiter, et, au fond, je n’hésitais point.

L’idée de prendre un poste dont la crainte écartait tant de gens et de tirer la société du mauvais pas dans lequel on l’avait engagée, flattait tout à la fois mon honnêteté et mon orgueil. Je sentais bien que je ne devais faire que passer dans le gouvernement sans m’y arrêter ; mais j’espérais y rester assez de temps pour pouvoir y rendre quelque service signalé à mon pays, et pour m’y grandir moi-même. Cela suffisait à m’entraîner.

Je pris sur-le-champ trois résolutions :

La première était de ne point refuser le ministère si une bonne occasion s’offrait ;

La seconde, de n’entrer dans le gouvernement qu’avec mes principaux amis, dirigeant les principaux ministères, de manière à rester toujours les maîtres du cabinet ;

La troisième, enfin, de me conduire chaque jour, étant ministre, comme si je devais cesser de l’être le lendemain, c’est-à-dire sans jamais subordonner au besoin de me maintenir celui de rester moi-même.

Les cinq ou six jours qui suivirent se consumèrent tout entiers en efforts inutiles pour composer un ministère ; les tentatives furent si nombreuses, si croisées, si remplies de petits incidents, grands événements du jour oubliés le lendemain, que j’ai peine à en retrouver la trace dans ma mémoire, malgré que j’aie été moi-même quelquefois l’un de ces incidents. Le problème était, en effet, difficile à résoudre dans les conditions qu’on lui donnait. Le président voulait bien modifier en apparence son ministère, mais il entendait conserver les hommes qu’il considérait comme ses principaux amis. Les chefs des partis monarchiques refusaient de se charger eux-mêmes du gouvernement, mais ils ne voulaient pas non plus qu’on le remît tout entier à des hommes sur lesquels ils n’auraient eu aucune prise. Si l’on consentait à nous admettre, c’était en très petit nombre et dans des postes secondaires. On nous considérait comme un remède, nécessaire mais désagréable à prendre, qu’on désirait ne s’administrer qu’à très petites doses.

On offrit d’abord à Dufaure d’entrer seul et de se contenter des travaux publics. Il refusa, demanda l’intérieur et deux autres ministères pour ses amis. On accorda avec beaucoup de difficulté l’intérieur, mais on refusa le reste. J’ai lieu de croire qu’il fut sur le point d’accepter cette proposition et de me laisser encore en route comme six mois auparavant, non qu’il fût trompeur ou indifférent dans ses amitiés, mais la vue de ce grand ministère, presque sous sa main et qu’il pouvait honnêtement prendre, avait pour lui des entraînements étranges ; elle ne lui faisait pas précisément abandonner ses amis, mais elle l’en distrayait et les lui faisait volontiers oublier. Il tint bon pourtant cette fois et, ne pouvant l’avoir seul, on offrit de m’admettre avec lui. J’étais le plus indiqué, parce que la nouvelle Assemblée législative venait de me nommer l’un de ses vice-présidents[10]. Mais où me placer ? Je ne me croyais propre qu’à occuper le ministère de l’instruction publique. Malheureusement ce ministère se trouvait alors dans la main de M. de Falloux, homme nécessaire, que ne voulaient laisser partir ni les légitimistes dont il était l’un des chefs, ni le parti religieux qui voyait en lui sa garantie, ni enfin le président dont il s’était fait l’ami. On me proposa l’agriculture ; je refusai. En désespoir de cause, Barrot vint enfin m’offrir de prendre le ministère des affaires étrangères. J’avais fait moi-même de très grands efforts pour déterminer M. de Rémusat à accepter cette place, et ce qui se passa à cette occasion entre lui et moi est trop caractéristique pour ne pas mériter d’être rapporté. Je tenais beaucoup à ce que M. de Rémusat fût avec nous dans le ministère. Il était tout à la fois ami de M. Thiers et galant homme, chose assez rare ; lui seul pouvait nous assurer, sinon l’appui, au moins la neutralité de cet homme d’État, sans nous infester de l’esprit de celui-ci. Vaincu par les instances de Barrot et par les nôtres, Rémusat, un soir, avait cédé. Il s’était engagé vis-à-vis de nous, mais, dès le lendemain matin, il vint reprendre sa parole. Je sus avec certitude que, dans l’intervalle, il avait vu M. Thiers, et il m’avoua lui-même que M. Thiers, qui pourtant proclamait alors très haut la nécessité de notre entrée aux affaires, l’avait dissuadé d’entrer avec nous. « J’ai bien vu, dit-il, que de devenir votre collègue ce ne serait pas vous donner son concours, mais seulement m’exposer à être moi-même bientôt en guerre avec lui. » Voilà à quels hommes nous allions avoir affaire !

Je n’avais jamais pensé au ministère des affaires étrangères et mon premier mouvement fut d’en rejeter l’offre. Je me jugeais impropre à remplir une tâche à laquelle rien ne m’avait préparé. Je retrouve au milieu de mes papiers la trace de ces hésitations, dans une sorte de conversation écrite qui eut lieu à un dîner que nous fîmes à ce moment-là, quelques-uns de mes amis et moi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me déterminai enfin à accepter le ministère des affaires étrangères, mais j’y mis pour condition que Lanjuinais entrerait en même temps que moi au Conseil. J’avais plusieurs raisons très fortes pour agir ainsi. Il me semblait d’abord que trois ministères nous étaient indispensables, afin d’acquérir dans le cabinet la prépondérance dont nous avions besoin pour bien faire. Je pensais de plus que Lanjuinais serait très utile pour retenir, dans la ligne que je voulais suivre, Dufaure lui-même sur lequel je ne me sentais pas assez de prise. Je voulais surtout placer près de moi un ami avec lequel je pusse m’ouvrir de toutes choses : avantage précieux dans tous les temps, mais principalement dans les temps de soupçons et de versatilité comme les nôtres, et pour une œuvre aussi hasardeuse que celle que j’entreprenais.

À tous ces différents points de vue, Lanjuinais me convenait merveilleusement, quoique nous fussions de tempéraments bien dissemblables. Son humeur était aussi calme et aussi paisible que la mienne était inquiète et troublée. Méthodique, lent, paresseux, prudent, méticuleux même, il n’entrait que très difficilement dans une entreprise ; mais, une fois entré, il n’y reculait jamais et s’y montrait, jusqu’au bout, résolu et têtu comme un Breton de bonne roche. Très réservé à exprimer son opinion, et très explicite et même d’une franchise fort rude quand il l’exprimait, il ne fallait attendre de son amitié ni entraînement, ni chaleur, ni abandon ; mais on ne devait non plus y redouter ni défaillance, ni trahison, ni arrière-pensée. En somme, c’était un associé très sûr et, à tout prendre, le plus honnête homme que j’aie rencontré dans la vie publique, et celui de tous qui m’ait paru mêler à son amour du bien public le moins de vues particulières ou intéressées.

Personne ne fit d’objections au nom de Lanjuinais ; mais la difficulté était de lui trouver un portefeuille. Je demandai pour lui celui de l’agriculture et du commerce, que tenait depuis le 20 décembre Buffet, ami de Falloux ; celui-ci refusa de laisser partir son collègue ; je m’opiniâtrai ; le nouveau cabinet presque formé fut pendant vingt-quatre heures comme dissous. Pour vaincre ma résolution, Falloux tenta une démarche directe ; il vint chez moi, où j’étais retenu dans mon lit, me pressa, me pria de renoncer à Lanjuinais et de laisser son ami Buffet à l’agriculture. J’avais pris mon parti et je restai sourd. Falloux dépité, mais toujours maître de lui-même, se leva enfin. Je crus que tout était manqué ; tout était gagné, au contraire. « Vous le voulez, me dit-il en me tendant la main avec cette bonne grâce aristocratique dont il savait si naturellement recouvrir tous ses sentiments, même les plus amers ; vous le voulez ; c’est à moi de céder. Il ne sera pas dit qu’une considération particulière m’aura fait rompre dans des temps si difficiles et si critiques une combinaison si nécessaire ; je resterai seul au milieu de vous. Mais vous n’oublierez pas, j’espère, que je ne suis pas seulement votre collègue, mais votre prisonnier. » Une heure après, le cabinet était formé[11], et Dufaure, qui me l’annonçait, m’engageait à prendre immédiatement possession des affaires étrangères.

Telle fut la naissance de ce ministère si péniblement et si lentement formé, et qui devait durer si peu. Durant le long enfantement qui le précéda, l’homme le plus en peine qu’il y eût en France fut assurément Barrot : son amour sincère du bien public le portait à vouloir un changement de cabinet, et son ambition, qui était plus intimement et plus étroitement entrelacée dans son honnêteté qu’on aurait pu le croire, lui faisait désirer avec une ardeur sans égale de rester à la tête du cabinet nouveau. Il allait donc et venait sans cesse des uns aux autres, faisant à chacun des objurgations très pathétiques et quelquefois très éloquentes, tantôt s’adressant aux chefs de la majorité, tantôt à nous, tantôt même à des républicains de la veille qu’il jugeait plus modérés qui les autres, assez disposé, du reste, à prendre avec lui les uns ou les autres, car, en politique, il était incapable d’amitié comme de haine. Son cœur est un vase qui fuit, rien n’y reste.


II

Physionomie du cabinet. — Ses premiers actes, jusqu’après les tentatives insurrectionnelles du 13 juin.

Le ministère était ainsi composé : Barrot, ministre de la justice, président du Conseil ; Passy aux finances ; Rulhière à la guerre ; Tracy à la marine ; Lacrosse aux travaux publics ; Falloux à l’instruction publique ; Dufaure à l’intérieur ; Lanjuinais à l’agriculture, et moi aux affaires étrangères. Dufaure, Lanjuinais et moi, nous étions seuls ministres nouveaux, tous les autres appartenaient au précédent cabinet.

Passy était un homme d’un vrai mérite, mais d’un mérite peu aimable. C’était un esprit raide, maladroit, contrariant, dénigrant, plutôt ingénieux que juste ; plus juste, pourtant, quand il fallait réellement agir que quand il s’agissait seulement de parler ; car il aimait plus le paradoxe qu’il n’était sujet à l’exercer. Je n’ai jamais vu de plus grand causeur, ni qui se consolât si aisément des événements fâcheux, en exposant les causes qui les avaient produits et les conséquences qui devaient s’ensuivre ; quand il avait fini de tracer le plus sombre tableau de l’état des affaires, il terminait d’un air souriant et placide, en disant : de telle sorte qu’il n’y a à peu près aucun moyen de nous sauver et que nous devons nous attendre à une subversion totale de la société. Au demeurant, c’était un ministre instruit, expérimenté, d’une honnêteté et d’un courage à toute épreuve et aussi incapable de plier que de trahir. Ses idées, ses sentiments, son ancienne liaison avec Dufaure et surtout son animosité vivace contre M. Thiers nous répondaient de lui.

Rulhière aurait été du parti monarchique et ultraconservateur s’il eût appartenu à un parti, et surtout si Changarnier n’avait pas été au monde ; mais, c’était un soldat, qui ne songeait qu’à rester ministre de la guerre. Nous aperçûmes du premier coup d’œil que la jalousie extrême que lui causait le commandant en chef de l’armée de Paris ; la liaison de celui-ci avec les chefs de la majorité et son influence sur le président obligeaient Rulhière à se rejeter vers nous et le mettaient forcément dans notre dépendance.

Tracy avait naturellement un caractère faible, qui s’était trouvé comme renfermé et contenu dans des théories très systématiques et très absolues qu’il devait à l’éducation idéologique que lui avait donnée son père. Mais, à la longue, le contact des faits journaliers et le choc des révolutions avaient comme usé cette enveloppe rigide, et il n’était plus resté qu’une intelligence flottante et un cœur mou, mais toujours honnête et bienveillant.

Lacrosse était un pauvre diable, assez dérangé dans sa fortune, qui, du plus épais de l’ancienne opposition dynastique, avait été poussé par les hasards de la révolution à la direction des affaires, et qui ne se blasait pas sur le plaisir d’être ministre. Il s’appuyait volontiers sur nous, mais il cherchait en même temps à s’assurer la bienveillance du président de la république par toutes sortes de petits services et de menues platitudes. À vrai dire, il lui eût été difficile de se recommander autrement, car il était d’une nullité rare et n’entendait précisément rien à rien. On nous reprochait d’être entrés aux affaires dans la compagnie de ministres aussi incapables que Tracy et Lacrosse, et on avait raison ; ce fut une grande cause de ruine ; non seulement parce qu’ils administraient mal, mais encore parce que leur insuffisance notoire tenait pour ainsi dire leur succession toujours ouverte et créait une sorte de crise ministérielle en permanence.

Quant à Barrot, il adhérait naturellement à nous par le fond de ses sentiments et de ses idées. Ses vieilles habitudes libérales, ses goûts républicains, ses souvenirs d’opposition nous l’attachaient. Autrement associé, il fût peut-être devenu, bien qu’à regret, notre adversaire ; mais, l’ayant une fois au milieu de nous, nous étions sûrs de lui.

De tout le ministère, il n’y avait donc que Falloux qui nous fût étranger par son point de départ, par ses engagements et par ses tendances ; seul, il représentait dans le Conseil les chefs de la majorité, ou plutôt, il semblait les y représenter, car, en réalité, ainsi que je le dirai plus loin, il ne représentait, là comme ailleurs, que l’Église. Cette situation isolée, autant que les visées secrètes de sa politique, le portaient à chercher son point d’appui hors de nous ; il s’efforçait de le placer dans l’Assemblée et chez le président, mais discrètement et habilement, comme il faisait toutes choses.

Ainsi constitué, le cabinet avait une grande faiblesse : il allait gouverner avec le concours d’une majorité coalisée, sans être lui-même un ministère de coalition.

Mais il possédait, d’une autre part, la force très grande que donnent à des ministres une origine semblable, des instincts identiques, d’anciens liens d’amitié, une confiance mutuelle et une visée commune.

On me demandera, sans doute, quelle était cette visée, où nous allions, ce que nous voulions. Nous vivons dans des temps si incertains et si obscurs qu’il me paraîtrait téméraire de répondre à cette question au nom de mes collègues ; mais j’y répondrai volontiers au mien. Je ne croyais pas plus alors que je ne crois aujourd’hui que le gouvernement républicain fût le mieux approprié aux besoins de la France ; ce que j’entends à proprement parler par le gouvernement républicain, c’est le pouvoir exécutif électif. Chez un peuple où les habitudes, la tradition, les mœurs ont assuré au pouvoir exécutif une place si vaste, son instabilité sera toujours, en temps agité, une cause de révolution ; en temps calme, de grand malaise. J’ai toujours considéré, d’ailleurs, que la république était un gouvernement sans contrepoids, qui promettait toujours plus, mais donnait toujours moins de liberté que la monarchie constitutionnelle. Et, pourtant, je voulais sincèrement maintenir la république ; et, bien qu’il n’y eût pour ainsi dire pas de républicains en France, je considérais l’entreprise de la maintenir, comme n’étant pas absolument impossible.

Je voulais la maintenir, parce que je ne voyais rien de prêt, ni de bon à mettre à la place. L’ancienne dynastie était profondément antipathique à la majorité du pays. Au milieu de cet alanguissement de toutes les passions politiques que la fatigue des révolutions et leurs vaines promesses ont produit, une seule passion reste vivace en France : c’est la haine de l’ancien régime et la défiance contre les anciennes classes privilégiées, qui le représentent aux yeux du peuple. Ce sentiment passe à travers les révolutions sans s’y dissoudre, comme l’eau de ces fontaines merveilleuses qui, suivant les anciens, passait au travers des flots de la mer sans s’y mêler et sans y disparaître. Quant à la dynastie d’Orléans, l’expérience qu’on en avait faite ne donnait pas beaucoup de goût pour revenir sitôt vers elle. Elle ne pouvait manquer de rejeter de nouveau dans l’opposition toutes les classes supérieures et le clergé, et de se séparer, comme elle l’avait déjà fait, du peuple, laissant le soin et les profits du gouvernement à ces mêmes classes moyennes que j’avais vues pendant dix-huit ans si insuffisantes à bien gouverner la France. D’ailleurs, rien n’était prêt pour son triomphe.

Louis Napoléon seul était préparé à prendre la place de la république, parce qu’il tenait déjà le pouvoir. Mais que pouvait-il sortir de son succès, sinon une monarchie bâtarde, méprisée des classes éclairées, ennemie de la liberté et gouvernée par des intrigants, des aventuriers et des valets ?

La république était sans doute très difficile à maintenir, car ceux qui l’aimaient étaient, la plupart, incapables ou indignes de la diriger et ceux qui étaient en état de la conduire la détestaient. Mais elle était aussi assez difficile à abattre. La haine qu’on lui portait était une haine molle, comme toutes les passions que ressentait alors le pays. D’ailleurs, on réprouvait son gouvernement sans en aimer aucun autre. Trois partis, irréconciliables entre eux, plus ennemis les uns des autres qu’aucun d’eux ne l’était de la république, se disputaient l’avenir. De majorité, il n’y en avait pour rien.

Je pensais donc que le gouvernement de la république, ayant pour lui le fait et n’ayant jamais pour adversaires que des minorités difficiles à coaliser, pouvait se maintenir au milieu de l’inertie de la masse, s’il était conduit avec modération et avec sagesse. Aussi j’étais déterminé à ne point me prêter aux entreprises qu’on pourrait tenter contre lui, mais à le défendre. Presque tous les membres du Conseil avaient la même pensée. Dufaure croyait plus que moi à la bonté des institutions républicaines et à leur avenir. Barrot était moins enclin que moi à les faire respecter toujours ; mais tous nous voulions, dans le moment présent, les maintenir fermement. Cette résolution commune était, en politique, notre lien et notre drapeau.

Dès que le ministère se fût réuni, il se rendit chez le président de la république pour tenir conseil. C’était la première fois que j’approchais celui-ci. Je ne l’avais aperçu que de loin lors de la Constituante. Il nous reçut poliment. Nous ne pouvions en attendre davantage, car Dufaure avait agi vivement contre lui, et parlé presque outrageusement de sa candidature, il n’y avait pas plus de six mois, et j’avais voté ostensiblement, ainsi que Lanjuinais, pour son compétiteur.

Louis Napoléon a joué un si grand rôle dans le reste de cette histoire, qu’il me semble mériter un portrait à part, au milieu de cette foule de contemporains dont je me borne à esquisser les traits. Je crois avoir été de tous ses ministres, et peut-être de tous les hommes qui n’ont pas voulu prendre part à sa conspiration contre la république, celui qui s’est le plus avancé dans ses bonnes grâces, qui l’a vu de plus près et a pu le mieux juger.

Il était très supérieur à ce que sa vie antérieure et ses folles entreprises avaient pu faire penser à bon droit de lui. Ce fut ma première impression en le pratiquant. Il déçut sur ce point ses adversaires et peut-être plus encore ses amis, si l’on peut donner ce nom aux hommes politiques qui patronnèrent sa candidature. La plupart de ceux-ci le choisirent, en effet, non à cause de sa valeur, mais à cause de sa médiocrité présumée. Ils crurent trouver en lui un instrument dont ils pourraient user à discrétion, et qu’il leur serait toujours loisible de briser à volonté. En quoi ils se trompèrent fort lourdement.

Louis Napoléon avait, comme homme privé, certaines qualités attachantes : une humeur bienveillante et facile, un caractère humain, une âme douce et même assez tendre, sans être délicate, beaucoup de sûreté dans les rapports, une parfaite simplicité, une certaine modestie pour sa personne au milieu de l’orgueil immense que lui donnait son origine. Capable de ressentir de l’affection, il était propre à la faire naître chez ceux qui l’approchaient. Sa conversation était rare et stérile ; chez lui, nul art pour faire parler les autres et se mettre en rapport intime avec eux ; aucune facilité à s’énoncer lui-même, mais des habitudes écrivassières et un certain amour-propre d’auteur. Sa dissimulation, qui était profonde comme celle d’un homme qui a passé sa vie dans les complots, s’aidait singulièrement de l’immobilité de ses traits et de l’insignifiance de son regard : car ses yeux étaient ternes et opaques, comme ces verres épais destinés à éclairer la chambre des vaisseaux qui laissent passer la lumière, mais à travers lesquels on ne voit rien. Très insouciant du danger, il avait un beau et froid courage dans les jours de crise et, en même temps, chose assez commune, il était fort vacillant dans ses desseins. On le vit souvent changer de route, avancer, hésiter, reculer à son grand dommage : car la nation l’avait choisi pour tout oser, et ce qu’elle attendait de lui, c’était de l’audace et non de la prudence. Il avait toujours, dit-on, été très adonné aux plaisirs et peu délicat dans le choix. Cette passion de jouissances vulgaires et ce goût du bien-être s’étaient encore accrus avec les facilités du pouvoir. Il y alanguissait chaque jour son énergie, y amortissait et rabaissait son ambition même. Son intelligence était incohérente, confuse, remplie de grandes pensées mal appareillées, qu’il empruntait tantôt aux exemples de Napoléon, tantôt aux théories socialistes, quelquefois aux souvenirs de l’Angleterre où il avait vécu ; sources très différentes et souvent fort contraires. Il les avait péniblement ramassées dans des méditations solitaires, loin du contact des faits et des hommes, car il était naturellement rêveur et chimérique. Mais, quand on le forçait de sortir de ces vagues et vastes régions pour resserrer son esprit dans les limites d’une affaire, celui-ci se trouvait capable de justesse, quelquefois de finesse et d’étendue, et même d’une certaine profondeur, mais jamais sûr et toujours prêt à placer une idée bizarre à côté d’une idée juste.

En général, il était difficile de l’approcher longtemps et de très près sans découvrir une petite veine de folie, courant ainsi au milieu de son bon sens, et dont la vue, rappelant sans cesse les escapades de sa jeunesse, servait à les expliquer.

On peut dire, au demeurant, que ce fut sa folie plus que sa raison qui, grâce aux circonstances, fit son succès et sa force : car le monde est un étrange théâtre. Il s’y rencontre des moments où les plus mauvaises pièces sont celles qui réussissent le mieux. Si Louis Napoléon eût été un homme sage, ou un homme de génie, il ne fût jamais devenu président de la république.

Il se fiait à une étoile ; il se croyait fermement l’instrument de la destinée et l’homme nécessaire. J’ai toujours cru qu’il était réellement convaincu de son droit, et je doute que Charles X ait jamais été plus entiché de sa légitimité qu’il l’était de la sienne ; aussi incapable, du reste, que celui-ci, de rendre raison de sa foi : car s’il avait une sorte d’adoration abstraite pour le peuple, il ressentait très peu de goût pour la liberté. Le trait caractéristique et fondamental de son esprit, en matière politique, était la haine et le mépris des assemblées. Le régime de la monarchie constitutionnelle lui paraissait plus insupportable que celui même de la république. L’orgueil que lui donnait son nom, qui était sans bornes, s’inclinait volontiers devant la nation, mais se révoltait à l’idée de subir l’influence d’un parlement.

Il avait eu, avant d’arriver au pouvoir, le temps de renforcer ce goût naturel que les princes médiocres ont toujours pour la valetaille, par les habitudes de vingt ans de conspirations passés au milieu d’aventuriers de bas étage, d’hommes ruinés ou tarés, de jeunes débauchés, seules personnes qui, pendant tout ce temps, avaient pu consentir à lui servir de complaisants ou de complices. Lui-même, à travers ses bonnes manières, laissait percer quelque chose qui sentait l’aventurier et le prince de hasard. Il continuait à se plaire au milieu de cette compagnie subalterne, alors qu’il n’était plus obligé d’y vivre. Je crois que la difficulté qu’il avait à exprimer ses pensées autrement que par écrit l’attachait aux gens qui étaient depuis longtemps au courant de ses idées et familiers avec ses rêveries, et que son infériorité dans la discussion lui rendait, en général, le contact des hommes d’esprit assez pénible. Il désirait, d’ailleurs, avant tout, rencontrer le dévouement à sa personne et à sa cause, comme si sa personne et sa cause eussent pu le faire naître ; le mérite le gênait pour peu qu’il fût indépendant. Il lui fallait des croyants en son étoile et des adorateurs vulgaires de sa fortune.

Tel est l’homme que le besoin d’un chef et la puissance d’un souvenir avaient mis à la tête de la France, et avec lequel nous allions avoir à la gouverner.

Il était difficile de prendre les affaires dans un moment plus critique. L’Assemblée constituante, avant de terminer sa turbulente existence, avait pris une décision, le 7 juin 1849, qui interdisait au gouvernement d’attaquer Rome. La première chose que j’appris en entrant dans le cabinet, c’est que l’ordre d’attaquer Rome était transmis depuis trois jours à notre armée. Cette désobéissance flagrante aux injonctions d’une Assemblée souveraine, cette guerre commencée contre un peuple en révolution, à cause de sa révolution, et en dépit des termes mêmes de la constitution, qui commandaient le respect des nationalités étrangères, rendaient inévitable et très prochain le conflit qu’on redoutait. Quelle allait être l’issue de cette nouvelle lutte ? Toutes les lettres des préfets qui furent mises sous nos yeux, tous les rapports de police qui nous parvenaient, étaient de nature à nous jeter dans de très grandes alarmes ; j’avais vu, à la fin de l’administration de Cavaignac, comment un gouvernement pouvait être entretenu dans des espérances chimériques par la complaisance intéressée de ses agents. Je vis cette fois, et de bien plus près encore, comment ces mêmes agents peuvent travailler à accroître la terreur de ceux qui les emploient ; effets contraires produits par la même cause : chacun d’eux, jugeant que nous étions inquiets, voulait se signaler par la découverte de nouvelles trames, et nous fournir à son tour quelque indice nouveau de la conspiration qui nous menaçait. On nous parlait d’autant plus volontiers de nos périls, qu’on croyait plus à notre succès. Car c’est un des caractères et des dangers de ces sortes d’informations, qu’elles deviennent plus rares et moins explicites à mesure que le péril devenant plus grand, elles seraient plus nécessaires. Les agents, doutant alors de la durée du gouvernement qui les emploie et craignant déjà son successeur, ne parlent plus guère ou se taisent entièrement. Cette fois, ils faisaient grand bruit. À les entendre, il était impossible de ne pas croire que nous étions sur le penchant d’un abîme, et pourtant, je n’en croyais rien. J’étais très convaincu dès lors, comme je l’ai toujours été depuis, que les correspondances officielles et les rapports de la police, qui peuvent être bons à consulter quand il s’agit de découvrir un complot particulier, ne sont propres qu’à donner des notions exagérées et incomplètes, toujours fausses, quand on veut juger ou prévoir les grands mouvements des partis. En pareille matière, c’est l’aspect du pays tout entier, la connaissance de ses besoins, de ses passions, de ses idées, qui peuvent nous instruire, données générales qu’on peut se procurer par soi-même, et que les agents les mieux placés et les plus accrédités ne fournissent jamais.

La vue de ces faits généraux m’avait porté à croire qu’en ce moment une révolution à main armée n’était pas à craindre ; mais un combat l’était, et l’attente de la guerre civile est toujours bien cruelle, surtout quand celle-ci vient joindre sa fureur aux horreurs de la peste. Paris était, en effet, ravagé alors par le choléra. La mort frappait cette fois dans tous les rangs. Un assez grand nombre de membres de la Constituante avaient déjà succombé ; et Bugeaud, qu’avait épargné l’Afrique, était mourant.

Si j’avais pu douter un moment de l’imminence de la crise, l’aspect seul de la nouvelle Assemblée me l’aurait clairement annoncée. On peut dire que, dans son enceinte, on respirait l’air de la guerre civile. Les paroles y étaient brèves, les gestes violents, les mots excessifs et les injures outrageantes et directes. Nous étions momentanément réunis dans l’ancienne Chambre des députés. Cette salle, préparée pour quatre cent soixante membres, en contenait difficilement sept cent cinquante. On s’y touchait donc, tout en se détestant ; on s’y pressait les uns contre les autres, en dépit des haines qui éloignaient ; la gêne y augmentait la colère. C’était un duel dans un tonneau. Comment les Montagnards auraient-ils pu se contenir ? ils se voyaient assez nombreux pour se juger très forts dans la nation et dans l’armée. Ils demeuraient pourtant trop faibles dans le parlement pour pouvoir espérer y dominer ou même y compter. Une belle occasion de recourir à la force leur était offerte. Toute l’Europe, encore en branle, pouvait, par un grand coup frappé dans Paris, être de nouveau rejetée en révolution. C’était plus qu’il n’en fallait à des hommes d’un tempérament si sauvage.

On pouvait prévoir que le mouvement éclaterait au moment où on connaîtrait que l’ordre avait été donné d’attaquer Rome et que l’attaque avait eu lieu. Il en fut ainsi en effet.

L’ordre donné était resté secret. Mais, le 10 juin, la nouvelle du premier combat se répandit.

Dès le 11, la Montagne éclata en paroles furieuses. Ledru-Rollin fit, du haut de la tribune, un appel à la guerre civile, en disant que la constitution était violée et que ses amis et lui étaient prêts à la défendre par tous les moyens, même par les armes. La mise en accusation du président de la république et du précédent cabinet fut demandée.

Le 12, la commission de l’Assemblée, chargée d’examiner la question posée la veille, repoussa la mise en accusation et demanda à l’Assemblée de prononcer sans désemparer sur le sort du président et des ministres. La Montagne s’opposa à la discussion immédiate et réclama la production de pièces. Quel était son but en reculant ainsi le débat ? Cela est difficile à dire. Espérait-elle, à l’aide de ce retard, achever d’enflammer les esprits, ou voulait-elle secrètement se donner le temps de les calmer ? Il est certain que ses principaux chefs, qui étaient plus habitués à parler qu’à combattre et plus passionnés que résolus, montrèrent ce jour-là, au milieu de l’intempérance de leur langage, une sorte d’hésitation qu’ils n’avaient pas fait voir la veille. Après avoir à moitié tiré l’épée, ils semblaient vouloir rengainer ; mais il était trop tard, le signal avait été vu par leurs amis du dehors, et, désormais, ils ne dirigeaient plus, ils étaient conduits.

Durant ces deux jours, ma situation fut très cruelle ; je désapprouvais entièrement, comme on l’a vu, la manière dont l’expédition de Rome avait été entreprise et conduite. Avant d’entrer dans le cabinet, j’avais déclaré solennellement à Barrot que je n’entendais prendre de responsabilité que pour le futur, et que ce serait à lui seul de défendre ce qui s’était fait jusque-là en Italie. Je n’avais accepté le ministère qu’à cette condition. Je me tus donc dans la discussion du 11 et laissai Barrot supporter seul l’effort de la bataille. Mais quand, le 12, je vis mes collègues menacés d’accusation, je ne crus pas pouvoir plus longtemps m’abstenir. La demande de nouvelles pièces me donna l’occasion d’intervenir, sans avoir à exprimer d’opinion sur le fond de l’affaire. Je le fis vivement, mais en très peu de mots.

Quand je relis dans le Moniteur ce petit discours, je le trouve assez insignifiant et fort mal tourné ; je fus pourtant applaudi à outrance par la majorité ; parce que, dans les moments de crise où l’on touche à la guerre civile, c’est le mouvement de la pensée et l’accent des paroles, plus que leur valeur, qui entraîne. J’avais été droit à Ledru-Rollin ; je l’avais accusé avec emportement de ne demander que le trouble et de semer les mensonges pour le créer. Le sentiment qui me faisait parler était énergique, le ton déterminé et agressif, et, bien que je parlasse fort mal, étant encore troublé de mon nouveau rôle, je fus fort goûté.

Ledru me répondit, et dit à la majorité qu’elle était du parti des Cosaques ; on lui répondit qu’il était du parti des pillards et des incendiaires. Thiers, commentant cette pensée, dit qu’il y avait une liaison intime entre l’homme qu’on venait d’entendre et les insurgés de Juin. L’Assemblée, à une grande majorité, repoussa la demande de mise en accusation et se sépara.

Quoique les chefs de la Montagne eussent continué à être outrageants, ils ne s’étaient pas montrés très fermes ; de sorte qu’on put se flatter que le moment décisif de la lutte n’était pas encore arrivé. On se trompait. Les rapports que nous reçûmes dans la nuit nous apprirent qu’on préparait une prise d’armes.

Le lendemain, en effet, le langage des journaux démagogiques annonçait que leurs rédacteurs ne comptaient plus sur la justice, mais sur une révolution pour les absoudre. Tous en appelaient directement ou indirectement à la guerre civile. La garde nationale, les écoles, la population tout entière étaient conviées par eux à se rendre, sans armes, à un lieu désigné, pour venir ensuite se présenter en masse devant les portes de l’Assemblée. C’était un 23 juin qu’on voulait faire commencer par un 15 mai ; sept à huit mille personnes se réunirent, en effet, vers onze heures au Château-d’Eau. De notre côté nous tenions conseil chez le président de la république. Celui-ci était déjà en uniforme et prêt à monter à cheval dès qu’on lui annoncerait que la bataille serait commencée. Il n’avait, du reste, changé que d’habits. C’était précisément le même homme que la veille : le même aspect un peu morne, la parole aussi lente et aussi embarrassée, l’œil aussi terne. Rien de cette sorte d’agitation guerrière et de gaieté un peu fébrile que donne souvent l’approche du danger : attitude qui peut-être, après tout, n’est que la marque d’une âme ébranlée.

Nous fîmes venir Changarnier, qui nous expliqua ses dispositions et répondit de la victoire. Dufaure nous fit connaître les rapports qu’il avait reçus et qui tous annonçaient une insurrection formidable. Il se retira ensuite au ministère de l’intérieur, où était le centre de son action, et, vers midi, je me rendis à l’Assemblée.

Celle-ci fut assez longtemps sans se réunir, parce que, sans nous consulter, le président, en réglant la veille l’ordre du jour, avait déclaré qu’il n’y aurait pas séance publique le lendemain, étrange étourderie qui eût paru de la trahison chez un autre homme. Pendant qu’on courait avertir chez eux les représentants, je me rendis chez le président de l’Assemblée ; la plupart des chefs de la majorité y étaient déjà. Il régnait là sur tous les visages beaucoup d’animation et d’anxiété ; la bataille était tout à la fois redoutée et appelée. On commençait à fort accuser le ministère de mollesse. Thiers, plongé dans un grand fauteuil, les jambes étendues sur un autre, se frottait le ventre (car il ressentait quelques atteintes de la maladie régnante) et s’écriait, avec hauteur et avec humeur, de sa voix de fausset la plus grêle, qu’il était bien singulier qu’on ne songeât pas à mettre Paris en état de siège. Je lui répondis modérément qu’on y avait songé, mais que le moment de le faire n’était pas venu, puisque l’Assemblée n’était pas encore réunie.

Les représentants arrivaient de toutes parts, attirés, moins par le message qu’on leur avait transmis et que la plupart n’avaient pas reçu, que par les rumeurs de la ville. À deux heures, on entra en séance ; les bancs de la majorité étaient remplis, le haut de la Montagne était désert. Le silence morne qui régnait dans cette partie de l’Assemblée était plus effrayant que les cris qui en partaient d’ordinaire. Il annonçait que la discussion avait cessé et que la guerre civile commençait.

À trois heures, Dufaure vint demander la mise en état de siège de Paris. Cavaignac l’appuya par une de ces allocutions brèves, comme il en faisait quelquefois, et dans lesquelles son esprit, naturellement médiocre et obscur, gagnait les hauteurs de son âme, approchait le sublime. Dans ces circonstances, il devenait, pour un moment, l’homme le plus véritablement éloquent que j’aie entendu dans nos Assemblées : il laissait bien loin derrière lui tous les parleurs :

« Vous dites, s’écria-t-il, s’adressant au montagnard[12] qui descendait de la tribune, que je suis tombé du pouvoir, j’en suis descendu ; la volonté nationale ne renverse pas, elle ordonne : on lui obéit. J’ajoute, et je désire que toujours le parti républicain puisse le dire avec justice : j’en suis descendu, honorant par ma conduite mes convictions républicaines. Vous avez dit que nous avions vécu dans la terreur : l’histoire est là, elle parlera. Mais ce que je vous dis, moi, c’est que, si vous n’êtes pas parvenu à m’inspirer un sentiment de terreur, vous m’avez inspiré un sentiment de douleur profonde. Voulez-vous que je vous dise un mot enfin ? Vous êtes des républicains de la veille ; moi, je n’ai pas travaillé pour la république avant sa fondation, je n’ai pas souffert pour elle, je le regrette, mais je l’ai servie avec dévouement ; j’ai fait plus, je l’ai gouvernée. Je ne servirai pas autre chose, entendez-vous bien ! écrivez ce mot, sténographiez-le, qu’il reste gravé dans les annales de nos délibérations : Je ne servirai pas autre chose. Entre vous et nous, n’est-ce pas ? c’est à qui servira le mieux la république. Oh bien ! ma douleur c’est que vous la serviez fort mal. J’espère bien, pour le bonheur de mon pays, qu’elle n’est pas destinée à périr ; mais, si nous étions condamnés à une pareille douleur, rappelez-vous bien, rappelez-vous que nous en accuserions vos exagérations et vos fureurs. »

Peu de temps après que la mise en état de siège eut été prononcée, on apprit que l’insurrection était étouffée. Changarnier et le président, à la tête de la cavalerie, avaient coupé et dispersé la colonne qui se dirigeait vers l’Assemblée. Quelques barricades à peine élevées avaient été détruites presque sans coup férir. Les Montagnards, cernés dans le Conservatoire des arts et métiers, dont ils avaient fait leur quartier général, étaient ou arrêtés ou en fuite. Nous étions maîtres de Paris.

Le même mouvement eut lieu dans plusieurs grandes villes, avec plus d’intensité, mais non moins de succès. À Lyon, on se battit durant cinq heures avec acharnement, et la victoire fut un moment douteuse. Du reste, vainqueurs à Paris, nous nous inquiétions peu des provinces, car nous savions qu’en France, pour l’ordre comme contre l’ordre, Paris fait loi.

Ainsi finit la seconde insurrection de Juin, très différente de la première par la violence et la durée, mais semblable par les causes qui la firent échouer. Lors de la première, le peuple, entraîné moins par des opinions que par des appétits, avait combattu seul, sans pouvoir attirer ses représentants à sa tête. Cette fois, les représentants n’avaient pu se faire suivre par le peuple au combat. En juin 1848, les chefs manquèrent à l’armée ; en juin 1849, l’armée aux chefs.

C’étaient de singuliers personnages que ces Montagnards : leur naturel querelleur et leur orgueil se manifestaient encore dans les démarches qui le comportaient le moins. Entre ceux qui, par leurs journaux et par eux-mêmes, avaient poussé le plus violemment à la guerre civile et nous avaient accablés de plus d’outrages, se trouvait Considérant, l’élève et le successeur de Fourier, l’auteur de tant de rêveries socialistes qui n’eussent été que ridicules dans d’autres temps, mais qui étaient dangereuses dans le nôtre. Considérant parvint, avec Ledru-Rollin, à s’échapper du Conservatoire et à gagner la Belgique. J’avais eu avec lui jadis des rapports de société, et, arrivé à Bruxelles, il m’écrivit : « Mon cher Tocqueville (suivait la demande d’un service qu’il me priait de lui rendre, puis il ajoutait) : … Comptez à l’occasion sur moi pour tout service personnel ; vous en avez encore pour deux ou trois mois peut-être, et les Blancs purs qui vous suivront, pour six mois dans la plus longue hypothèse. Vous aurez, c’est vrai, parfaitement gagné, les uns et les autres, ce qui vous arrivera infailliblement un peu plus tôt, un peu plus tard. Mais, ne parlons pas politique et respectons le très légal, très loyal et très Odilon Barrotique état de siège. » À quoi je répondis : « Mon cher Considérant, ce que vous désirez est fait. Je ne veux pas me prévaloir d’un si petit service, mais je suis bien aise de constater, en passant, que ces odieux oppresseurs de la liberté qu’on nomme les ministres inspirent assez de confiance à leurs adversaires pour que ceux-ci, après les avoir mis hors la loi, n’hésitent pas à s’adresser à eux pour obtenir ce qui est juste. Cela prouve qu’il y a encore du bon en nous, quoi qu’on en dise. Êtes-vous bien sûr que, si les rôles étaient changés, je puisse me conduire de la même façon, je ne dis pas vis-à-vis de vous, mais vis-à-vis de tel ou tel de vos amis politiques que je pourrais nommer ? Je crois le contraire, et je vous déclare solennellement que, si jamais ils sont les maîtres et qu’ils me laissent seulement ma tête, je me tiendrai pour satisfait et prêt à déclarer que leur vertu a dépassé mon espérance. »


III

Gouvernement intérieur. — Querelles intestines du cabinet. — Ses difficultés vis-à-vis de la majorité et du président.

Nous étions victorieux ; nos difficultés véritables allaient apparaître, je m’y attendais. J’ai, d’ailleurs, toujours eu pour maxime que c’est après un grand succès que se rencontrent, d’ordinaire, les chances les plus dangereuses de ruine : tant que le péril dure, on n’a contre soi que ses adversaires, et on en triomphe ; mais, après la victoire, on commence à avoir affaire à soi-même, à sa mollesse, à son orgueil, à l’imprudente sécurité que la victoire donne ; on succombe.

Je n’étais point exposé à ce dernier péril, car je n’imaginais pas que nous eussions surmonté nos principaux obstacles ; je savais que ceux-là étaient dans les hommes mêmes avec lesquels nous allions avoir à diriger le gouvernement, et que la défaite complète et rapide de la Montagne, au lieu de nous garantir du mauvais vouloir de ceux-là, allait nous y exposer sur-le-champ. Nous eussions été bien plus forts si nous avions moins réussi.

La majorité était formée principalement alors, de trois partis (le parti du président était encore trop peu nombreux et trop mal famé pour devoir être compté dans le parlement). Soixante à quatre-vingts membres au plus essayaient sincèrement, comme nous, de fonder la république modérée : c’était notre seul point d’appui solide dans cette immense Assemblée. Le reste de la majorité se composait de légitimistes, au nombre d’environ cent soixante, et d’anciens amis ou partisans de la monarchie de Juillet, représentants pour la plupart de ces classes moyennes qui avaient gouverné et surtout exploité la France pendant dix-huit ans. Je sentis aussitôt que, de ces deux partis, celui dont il nous serait le plus facile de nous aider dans notre dessein était le parti légitimiste. Les légitimistes avaient été exclus du pouvoir sous le dernier gouvernement ; ils n’avaient donc point de places, de traitements à regretter. Grands propriétaires pour la plupart, ils n’avaient pas d’ailleurs le même besoin de fonctions publiques que les bourgeois ; ou du moins l’usage ne leur en avait pas autant enseigné la douceur. Quoique plus irréconciliables que d’autres par leurs principes avec la république, ils s’accommodaient mieux que la plupart de la durée de celle-ci, car elle avait détruit leur destructeur et leur avait ouvert le pouvoir ; elle avait servi tout à la fois leur ambition et leur vengeance ; elle n’excitait contre elle que leur peur, qui était, à la vérité, fort grande. Les anciens conservateurs, qui formaient le gros de la majorité, étaient bien plus pressés de sortir de la république ; mais, comme la haine furieuse qu’ils portaient à celle-ci était fort tenue en bride par la crainte des hasards auxquels on s’exposerait en cherchant prématurément à l’abolir ; que, d’ailleurs, ils avaient la longue habitude de marcher derrière le pouvoir, il nous eût été facile de les conduire si nous avions pu obtenir l’appui ou seulement la neutralité de leurs chefs, dont les principaux étaient alors, comme on sait, M. Thiers et M. Molé.

Cette situation bien aperçue, je compris qu’il fallait subordonner tous les buts secondaires au principal, qui était d’empêcher le renversement de la république, et surtout de prévenir l’établissement de la monarchie bâtarde de Louis Napoléon ; c’était, pour lors, le péril prochain.

Je songeai d’abord à me garantir des fautes de nos amis, car j’ai toujours trouvé d’un sens profond le vieux proverbe normand qui dit : « Bon Dieu ! préserve-moi de mes amis, je me garderai moi-même de mes adversaires. »

À la tête de nos adhérents, dans l’Assemblée nationale, se trouvait le général Lamoricière, dont je redoutais fort la pétulance, les imprudents propos et surtout l’oisiveté. J’entrepris de lui donner une grande ambassade lointaine. La Russie avait spontanément reconnu la république ; il était convenable de renouer avec elle les relations diplomatiques qui avaient été presque interrompues sous le dernier gouvernement. Je jetai les yeux sur Lamoricière pour le charger de cette mission extraordinaire et lointaine. Il était, d’ailleurs, l’homme indiqué pour un tel emploi, où il n’y a guère que les généraux, et les généraux célèbres, qui réussissent. J’eus quelque peine à l’y décider, mais le plus difficile à persuader fut le président de la république ; il y résista d’abord ; il me dit à cette occasion, avec une sorte de naïveté qui annonçait moins sa franchise que l’embarras de sa parole (celle-ci ne livrait guère ses pensées, mais se les laissait dérober quelquefois), qu’il voulait avoir dans les grandes cours des ambassadeurs à lui. Ce n’était pas mon affaire, car, moi, qui devais diriger les ambassadeurs, je comptais bien n’être qu’à la France. J’insistai donc, mais j’aurais échoué si je ne me fusse aidé de M. de Falloux, qui était alors le seul homme du ministère dans lequel le président eût confiance. Falloux le décida par des raisons que j’ignore ; et Lamoricière partit. Je dirai plus loin ce qu’il fit.

Rassuré par son départ sur la conduite de nos amis, je songeai à gagner ou à retenir nos alliés nécessaires. Ici, la tâche était de tous points plus difficile, parce que, hors de mon département, je ne pouvais rien faire qu’avec l’assentiment du cabinet, dans lequel se trouvaient plusieurs des esprits les plus honnêtes qu’on pût rencontrer, mais si raides et si bornés en politique, qu’il m’est arrivé quelquefois de regretter de n’avoir pas plutôt affaire à des coquins intelligents.

Quant aux légitimistes, mon avis fut qu’il fallait leur laisser une grande influence dans la direction de l’instruction publique. Ce parti avait des inconvénients, mais c’était le seul qui pût les satisfaire et nous procurer, en retour, leur appui, lorsqu’il s’agirait de contenir le président et de l’empêcher de renverser la constitution. Ce plan fut suivi. On laissa Falloux libre de ses mouvements dans son département, et le conseil lui permit de présenter à l’Assemblée le projet sur l’instruction publique qui est devenu depuis la loi du 15 mars 1850. Je conseillai aussi de tout mon pouvoir, à mes collègues, de se ménager individuellement de bons rapports avec les principaux membres du parti légitimiste, et je pratiquai moi-même cette conduite. Je fus bientôt et restai celui de tous les membres du cabinet qui vécut en meilleurs termes avec eux. Je finis même par devenir l’unique intermédiaire entre eux et nous.

Il est vrai que mon origine et le monde dans lequel j’avais été élevé me donnaient pour cela de grandes facilités que les autres n’avaient pas ; car, si la noblesse française a cessé d’être une classe, elle est restée une sorte de franc-maçonnerie dont tous les membres continuent à se reconnaître entre eux par je ne sais quels signes invisibles, quelles que soient les opinions qui les rendent étrangers les uns aux autres ou même adversaires.

Il arriva donc qu’après avoir contrarié Falloux plus qu’aucun autre avant d’entrer dans le cabinet, je me trouvai facilement son ami, dès que j’y fus entré. L’homme, d’ailleurs, valait la peine qu’on cherchât à le capter. Je ne sais si, dans ma carrière politique, j’en ai rencontré aucun qui fût d’une espèce plus rare. Il possédait à la fois les deux choses les plus nécessaires à la conduite des partis : une conviction ardente qui le poussait continuellement vers son but sans se laisser détourner par les déboires ou par les périls, et un esprit aussi souple que ferme, qui appliquait une grande multiplicité et une variété prodigieuse de moyens à l’exécution d’un plan unique. Sincère en ce sens qu’il ne considérait, comme il le disait, que sa cause et non son intérêt particulier, mais au demeurant très fourbe et d’une fourberie peu commune et très efficace, car il parvenait à mêler momentanément dans sa propre croyance le vrai et le faux avant de servir ce mélange à l’esprit des autres ; seul secret qui puisse donner les avantages de la sincérité dans le mensonge et permettre d’entraîner vers l’erreur qu’on juge bienfaisante ceux qu’on pratique ou qu’on dirige.

Quelque effort que je fisse, je ne pus jamais établir, je ne dirai pas de bons rapports, mais même des rapports convenables entre Falloux et Dufaure ; il est vrai que ces deux hommes avaient précisément les qualités et les défauts contraires. Dufaure, qui était resté au fond du cœur un vrai bourgeois de l’Ouest, ennemi des nobles et des prêtres, ne pouvait s’accommoder ni des principes ni même des belles manières raffinées de Falloux, quelque agréables qu’elles me parussent. Je parvins pourtant, à grands efforts, à lui faire comprendre qu’il fallait ne pas gêner celui-ci dans son département ; mais, quant à lui laisser exercer la moindre influence sur ce qui se passait au ministère de l’intérieur (dans les limites même où cela était permis et nécessaire), il ne voulut jamais en entendre parler. Falloux avait dans son Anjou un préfet dont il croyait avoir à se plaindre, il ne demandait pas qu’on le destituât ni même qu’on lui refusât de l’avancement ; il désirait seulement qu’on le changeât de place ; il croyait sa propre situation compromise tant que n’aurait pas lieu ce changement, qui, d’ailleurs, était réclamé par la majorité de la députation de Maine-et-Loire. Malheureusement, ce préfet était un ami déclaré de la république ; c’en fut assez pour remplir Dufaure de défiance et lui persuader que le seul but de Falloux était de le compromettre, en se servant de lui pour frapper ceux des républicains qu’on n’avait pas osé atteindre jusque-là. Il refusa donc ; l’autre insista ; Dufaure se raidit. C’était une chose assez plaisante de voir Falloux tourner autour de Dufaure, en caracolant avec grâce et avec adresse, sans pouvoir trouver aucune entrée pour pénétrer dans son esprit.

Dufaure le laissait faire, puis il se bornait à lui répondre laconiquement, sans le regarder, ou en détournant, de son côté, un regard tors et terne : « Je voudrais bien savoir pourquoi vous n’avez pas profité du séjour de votre ami, M. Faucher, au ministère de l’intérieur pour vous délivrer de votre préfet. » Falloux se contenait, quoiqu’il fût, à ce que je crois, naturellement très emporté ; il venait me conter ses griefs et je voyais le fiel le plus amer couler à travers le miel de sa parole. J’intervenais alors ; je tâchais de faire entendre à Dufaure qu’une demande de cette espèce était de celles qu’on ne pouvait refuser à un collègue, à moins qu’on ne voulût rompre avec lui. Je passai ainsi un mois à m’entremettre tous les jours entre ces deux hommes, dépensant là plus d’efforts et de diplomatie que je n’en employai, pendant ce temps, à traiter les grandes affaires de d’Europe. Plusieurs fois, le cabinet fut sur le point de rompre sur ce misérable incident ; Dufaure céda enfin, mais de si mauvaise grâce qu’on ne pouvait lui en savoir gré ; de sorte qu’il livra son préfet sans gagner Falloux.

Mais la partie la plus difficile de notre rôle fut la conduite à tenir vis-à-vis des anciens conservateurs qui formaient le gros de la majorité, ainsi que je l’ai dit.

Ceux-là avaient tout à la fois des opinions générales à faire prévaloir et beaucoup de passions particulières à satisfaire. Ils voulaient qu’on rétablît l’ordre avec énergie ; sur ce point, nous étions leurs hommes ; nous le voulions comme eux et le faisions autant qu’ils pouvaient le désirer, et mieux qu’ils n’auraient pu le faire. Nous avions mis en état de siège Lyon et plusieurs départements, qui avoisinaient cette ville, suspendu, en vertu de l’état de siège, six journaux révolutionnaires de Paris, cassé les trois légions de la garde nationale parisienne qui avaient montré de l’indécision le 13 juin, arrêté sept représentants en flagrant délit et demandé la mise en accusation de trente autres. Des mesures analogues étaient prises dans toute la France. Des circulaires adressées à tous les agents leur montraient qu’ils avaient affaire à un gouvernement qui savait se faire obéir et voulait que tout pliât devant les lois.

Toutes les fois que Dufaure était attaqué pour ces différents actes par les Montagnards qui étaient restés dans l’Assemblée, il leur répondait avec cette éloquence mâle, nerveuse et acérée dont il possédait si bien l’art, et sur le ton d’un homme qui combat après avoir brûlé ses vaisseaux.

Les conservateurs ne désiraient pas seulement qu’on administrât avec vigueur ; ils entendaient qu’on profitât de la victoire pour faire des lois répressives et préventives. Nous sentions nous-mêmes la nécessité d’entrer dans cette voie, sans vouloir nous y avancer aussi loin qu’eux.

J’étais d’avis, pour mon compte, qu’il était sage et nécessaire de faire sur ce point de grandes concessions aux terreurs et aux ressentiments légitimes de la nation, et que le seul moyen qui restât, après une si violente révolution, de sauver la liberté était de la restreindre. Mes collègues étaient de mon avis ; nous proposâmes donc successivement une loi qui suspendait les clubs ; une autre qui réprimait avec plus d’énergie qu’on ne l’avait fait, même sous la monarchie, les écarts de la presse ; une troisième, enfin, qui régularisait l’état de siège. « C’est une loi de dictature militaire que vous faites ! nous cria-t-on. — Oui, répondit Dufaure, c’est une dictature, mais une dictature parlementaire. Contre le droit imprescriptible qu’a une société de se sauvegarder, il n’y a point de droits individuels qui puissent prévaloir. Il est des nécessités impérieuses qui sont les mêmes pour tous les gouvernements, monarchies ou républiques ; ces nécessités, qui les a fait naître ? De qui nous vient cette cruelle expérience que nous ont donnée dix-huit mois d’agitations violentes, de complots incessants, de formidables insurrections ? Oui, sans doute, vous dites vrai, il est déplorable qu’après tant de révolutions faites au nom de la liberté, il nous faille encore voiler sa statue et mettre à la main des pouvoirs publics des armes terribles ! Mais, à qui la faute, si ce n’est à vous, et qui sert le mieux le gouvernement républicain, de ceux qui favorisent les insurrections, ou de ceux qui, comme nous, s’appliquent à les réprimer ? »

Ces mesures, ces lois, ce langage plaisaient aux conservateurs, mais sans les satisfaire ; à vrai dire, pour les contenter il n’eût rien moins fallu que la destruction de la république. Leur instinct les poussait sans cesse jusque-là, bien que leur prudence et leur raison les retinssent sur la route.

Mais, ce qu’il leur fallait surtout, c’était ôter les places à leurs ennemis et les reprendre au plus vite pour leurs partisans ou pour leurs proches. Nous retrouvions là toutes les passions qui avaient amené la chute de la monarchie de Juillet. La révolution ne les avait pas détruites et elle les avait seulement affamées ; ce fut notre grand et permanent écueil. Ici encore, je jugeais qu’il y avait des concessions à faire ; on rencontrait encore dans les fonctions publiques un très grand nombre de ces républicains ou peu capables ou tarés, que les hasards de la révolution avaient poussés au pouvoir. Mon avis était de nous débarrasser de ceux-là sur-le-champ, sans attendre qu’on nous demandât leur renvoi, de manière à donner confiance dans nos intentions et à acquérir le droit de défendre tous les républicains honnêtes et capables ; mais jamais je ne pus y faire consentir Dufaure. Il avait déjà dirigé le ministère de l’intérieur sous Cavaignac. Plusieurs des fonctionnaires qu’il eût fallu révoquer avaient été nommés ou du moins maintenus par lui. Sa vanité était engagée à les soutenir, et la défiance que lui causaient leurs détracteurs eût, d’ailleurs, suffi pour le déterminer à résister aux cris de ceux-ci ; il résista donc. Il devint bientôt aussi lui-même le point de mire de toutes leurs attaques. On n’osait pas le saisir à la tribune, car, là, il était un rude jouteur ; mais on le frappait sans cesse de loin et dans l’ombre des couloirs, et je vis bientôt s’amasser contre lui un gros orage.

« Qu’avons-nous entrepris ? lui disais-je souvent. Est-ce de sauver la république avec les républicains ? Non, car la plupart de ceux qui portent ce nom nous tueraient assurément avec elle ; et ceux qui méritent de le porter ne s’élèvent pas à cent dans l’Assemblée. Nous avons entrepris de sauver la république avec des partis qui ne l’aiment point. Nous ne pouvons donc gouverner qu’à l’aide de concessions : seulement il ne faut jamais céder rien de substantiel. En cette matière, tout est dans la mesure. La meilleure garantie, et peut-être la seule, qu’ait en ce moment la république, est notre maintien aux affaires. Il faut donc prendre tous les moyens honorables de nous y maintenir. » À quoi il répondait qu’en luttant comme il le faisait tous les jours avec la plus grande énergie contre le socialisme et l’anarchie, il devait satisfaire la majorité, comme si l’on pouvait jamais satisfaire les hommes en ne s’occupant que de leur bien général sans tenir compte de leur vanité et de leurs intérêts particuliers. Encore si, tout en refusant, il avait su le faire avec grâce ; mais la forme de ses refus désobligeait plus que le fond. Je n’ai jamais pu concevoir qu’un homme si maître de sa parole à la tribune, si habile dans l’art de choisir les arguments et les mots les plus propres à plaire, si sûr de s’y tenir toujours dans les nuances qui pouvaient le mieux y faire agréer sa pensée, fût si gêné, si maussade et si maladroit dans la conversation. Cela venait, je pense, de son éducation première. C’était un homme de beaucoup d’esprit ou plutôt de talent, car de l’esprit proprement dit, il n’en avait guère, mais d’aucun usage du monde. Il avait mené dans sa jeunesse une vie laborieuse, concentrée, presque sauvage. Son entrée dans la carrière politique avait peu changé ses habitudes. Il s’y était tenu à part, non seulement des intrigues, mais du contact des partis, s’occupant assidûment des affaires, mais évitant les hommes, détestant le mouvement des assemblées, redoutant la tribune qui était sa seule force. Ambitieux pourtant à sa manière, mais d’une ambition mesurée et un peu subalterne, qui visait au maniement des affaires plutôt qu’à la domination. Ses façons de traiter les gens comme ministre étaient quelquefois bien étranges. Un jour, le général Castellane, alors fort en crédit, lui demanda une audience. Il est reçu, il explique longuement ses prétentions et ce qu’il appelait ses droits. Dufaure l’écoute longuement et attentivement, puis il se lève, reconduit le général à la porte avec force révérences et l’y laisse ébahi, sans lui avoir répondu un seul mot, et, comme je lui reprochais cette conduite : « Je n’aurais eu à lui dire que des choses désagréables, répondit-il, le plus raisonnable n’était-il pas de ne lui rien dire du tout ! » On peut croire qu’on ne sortait guère de chez un pareil homme que de très méchante humeur.

Par malheur, il était doublé d’un chef de cabinet aussi rustre que lui, et de plus, très sot ; de telle sorte que, quand les solliciteurs passaient du cabinet du ministre dans celui du secrétaire, cherchant à se réconforter un peu, ils trouvaient les mêmes aspérités avec l’esprit en moins. C’était tomber d’une haie vive sur un fagot d’épines. Malgré ces désavantages, Dufaure se faisait supporter des conservateurs, mais leurs chefs furent toujours ingagnables.

Ceux-ci, comme je l’avais bien prévu, ne voulaient pas prendre le gouvernement ni laisser personne gouverner avec indépendance. Ils ne pouvaient souffrir aux affaires des ministres qui n’étaient pas leurs créatures et qui refusaient d’être leurs instruments. Je ne crois pas que, depuis le 13 juin jusqu’aux dernières discussions sur Rome, c’est-à-dire pendant la durée presque totale du cabinet, il se soit passé un seul jour où ils ne nous aient tendu des embûches. Ils ne nous combattirent jamais à la tribune, il est vrai ; mais ils animaient sans cesse d’une manière secrète la majorité contre nous, blâmaient nos choix, critiquaient nos mesures, interprétaient défavorablement nos paroles, et, sans vouloir résolument nous renverser, s’arrangeaient de manière que, nous trouvant sans point d’appui, ils pussent toujours, du moindre coup, nous mettre à terre. Après tout, les défiances de Dufaure n’étaient pas toujours sans fondement. Les chefs de la majorité voulaient se servir de nous pour prendre les mesures de rigueur et obtenir les lois répressives qui devaient rendre le gouvernement commode à ceux qui nous succéderaient, et nos opinions républicaines nous y rendaient, dans ce moment-là, plus propres que les conservateurs. Ils comptaient bien ensuite nous éconduire, et faire monter leurs doublures sur la scène. Non seulement, ils ne voulaient pas que nous puissions fonder notre influence au sein de l’Assemblée ; mais ils travaillaient sans cesse à nous empêcher de nous établir dans l’esprit du président. Ils étaient encore dans cette illusion que Louis Napoléon se trouverait toujours heureux de subir leur tutelle. Ils l’obsédaient donc ; nous étions instruits, par nos agents, que la plupart d’entre eux, mais surtout M. Thiers et M. Molé, le voyaient sans cesse en particulier, et le poussaient de tout leur pouvoir à renverser, d’accord avec eux, et à frais et profits communs, la république. Ils formaient comme un ministère secret à côté du cabinet responsable. À partir du 13 juin, je vécus dans des alarmes continuelles, craignant tous les jours qu’ils ne profitassent de notre victoire pour pousser Louis Napoléon à quelque usurpation violente, et qu’un beau matin, comme je le disais à Barrot, l’empire ne vînt à lui passer entre les jambes. J’ai su, depuis, que nos craintes étaient plus fondées encore que je ne le croyais. Depuis ma sortie du ministère, j’ai appris de source certaine que, vers le mois de juillet 1849, le complot fut fait pour changer de vive force la constitution par l’entreprise combinée du président et de l’Assemblée. Les chefs de la majorité et Louis Napoléon étaient d’accord, et le coup ne manqua que parce que Berryer, qui, sans doute, craignit de faire un marché de dupe, refusa son concours et celui de son parti. On ne renonça pas à la chose, pourtant, mais on ajourna, et quand je songe qu’au moment où j’écris ces lignes, c’est-à-dire deux ans seulement, après l’époque dont je parle, la plupart de ces mêmes hommes s’indignent de voir le peuple violer la constitution en faisant pour Louis Napoléon précisément ce qu’ils lui proposaient de faire alors eux-mêmes, je trouve qu’il est difficile de rencontrer un plus notable exemple de la versatilité des hommes et de la vanité des grands mots de patriotisme et de droit, dont les petites passions se couvrent.

Nous n’étions pas plus sûrs, comme on le voit, du président que de la majorité. Louis Napoléon était même, pour nous comme pour la république, le plus grand et le plus permanent péril.

J’en étais convaincu, et pourtant, quand je l’eus étudié fort attentivement, je ne désespérai pas de nous établir dans son esprit, pour un temps du moins, d’une manière assez solide. Je parvins bientôt, en effet, à découvrir que, tout en admettant sans cesse les chefs de la majorité près de lui, en recevant leurs avis, les suivant quelquefois et complotant au besoin avec eux, il supportait cependant très impatiemment leur joug ; qu’il était humilié de paraître subir leur tutelle et qu’il brûlait secrètement de s’y soustraire. Ceci nous donnait un point de contact avec lui et une prise sur son âme ; car nous étions nous-mêmes bien décidés à rester indépendants de ces grands meneurs et à maintenir le pouvoir exécutif hors de leur atteinte.

Il ne me paraissait pas, d’ailleurs, qu’il nous fût impossible d’entrer en partie dans le dessein de Louis Napoléon sans sortir du nôtre. Ce qui m’avait toujours frappé, lorsque je songeais à la situation de cet homme extraordinaire (non par son génie, mais par les circonstances qui avaient pu élever sa médiocrité si haut), ce qui m’avait frappé, dis-je, c’était la nécessité qu’il y avait de nourrir son esprit d’une espérance quelconque, si l’on voulait tenir celui-ci en repos. Qu’un tel homme, après avoir gouverné la France pendant quatre ans, pût être replacé dans la vie privée, cela me paraissait très douteux ; qu’il consentît à y rentrer, fort chimérique ; qu’on parvînt même à l’empêcher, pendant la durée de son mandat, de se jeter dans quelque entreprise dangereuse, semblait bien difficile, à moins qu’on ne découvrît à son ambition un point de vue qui pût, sinon la charmer, du moins la contenir. C’est à quoi je m’appliquai, dès l’abord, pour ma part. — « Je ne vous servirai jamais, lui dis-je, à renverser la république ; mais je travaillerai volontiers à vous y assurer une grande place, et je crois que tous mes amis finiront par entrer dans le même dessein. La constitution peut être revisée ; l’article 45, qui prohibe la réélection, peut être changé. C’est là un but que nous vous aiderons volontiers à atteindre. » Et, comme les chances de la revision étaient douteuses, j’allais plus loin et je lui laissais entrevoir dans l’avenir que, s’il gouvernait la France tranquillement, sagement, modestement, bornant ses visées à n’être que le premier magistrat de la nation et non son suborneur ou son maître, il se pourrait qu’à la fin de son mandat, il fût réélu, malgré l’article 45, d’un consentement presque unanime, les partis monarchiques ne voyant pas, dans la prolongation limitée de son pouvoir, la ruine de leurs espérances, et le parti républicain lui-même, envisageant un gouvernement tel que le sien comme le meilleur moyen d’habituer le pays à la république et de la lui faire goûter. Je lui disais ces choses d’un ton sincère, parce que j’étais sincère en les disant. Ce que je lui conseillais me semblait, en effet, et me semble encore ce qu’il y avait de mieux à faire dans l’intérêt du pays et peut-être dans le sien propre. Il m’écoutait volontiers sans laisser apercevoir l’impression que produisait sur lui mon langage : c’était son habitude. Les paroles qu’on lui adressait étaient comme les pierres qu’on jette dans un puits ; on en entendait le bruit, mais on ne savait jamais ce qu’elles devenaient. Je crois pourtant qu’elles n’étaient point entièrement perdues, car il y avait en lui deux hommes ; je ne tardai pas à m’en apercevoir. Le premier était l’ancien conspirateur, le rêveur fataliste qui se croyait appelé à être le maître de la France, et, par elle, à dominer l’Europe. L’autre était l’épicurien qui jouissait mollement du bien-être nouveau et des plaisirs faciles que lui donnait sa position présente, et ne se souciait plus de la hasarder pour monter plus haut. En tout cas, il semblait de plus en plus m’agréer. Il est vrai que, dans tout ce qui était compatible avec le bien du service, je faisais de grands efforts pour lui plaire. Quand, par hasard, il me recommandait, pour un poste diplomatique, un homme capable et honnête, je mettais un grand empressement à le placer. Lors même que son protégé était peu capable, si le poste était sans importance, il m’arrivait, d’ordinaire, de le lui donner ; mais, le plus souvent, le président honorait de ses recommandations des gens de sac et de corde, qui s’étaient jetés autrefois en désespérés dans son parti, ne sachant plus où aller, et dont il se croyait l’obligé ; ou bien, il entreprenait de placer dans les grandes ambassades ce qu’il appelait des gens à lui ; c’est-à-dire, le plus souvent, des intrigants ou des fripons. Dans ce cas, je l’allais trouver, je lui faisais connaître les règlements qui s’opposaient à son désir, les raisons politiques qui m’empêchaient d’y obtempérer ; j’allais même quelquefois jusqu’à lui laisser entrevoir que je me retirerais plutôt que d’en passer par ce qu’il désirait. Comme il n’apercevait, au travers de mes refus, aucune vue particulière, ni aucun désir systématique de lui résister, il cédait sans m’en vouloir ou ajournait l’affaire.

Je n’avais pas aussi bon marché de ses amis. Ceux-ci étaient d’une ardeur sans égale à la curée. Ils m’assaillaient sans cesse de leurs demandes, avec tant d’importunité et souvent d’impertinence que j’eus souvent envie de les faire jeter par la fenêtre. Je m’efforçais pourtant de me contenir. Une fois, cependant, que l’un d’eux, vrai gibier de potence, insistait avec hauteur, en disant qu’il était bien singulier que le prince n’eût pas le pouvoir de récompenser ceux qui avaient souffert pour sa cause, je lui répondis : « Monsieur, ce que le président a de mieux à faire est d’oublier qu’il a été un prétendant et de se souvenir qu’il est ici pour faire les affaires de la France et non les vôtres. »

L’affaire de Rome, dans laquelle, ainsi que je le dirai plus loin, je soutins fermement sa politique, jusqu’au moment où elle devint excessive et déraisonnable, acheva de me mettre dans ses bonnes grâces ; il m’en donna un jour une grande preuve. Beaumont, durant sa courte ambassade en Angleterre, à la fin de 1848, avait tenu sur Louis Napoléon, alors candidat à la présidence, des propos fort outrageants, qui, rapportés à celui-ci, lui avaient causé une irritation extrême. J’avais plusieurs fois essayé, depuis que j’étais ministre, de rétablir Beaumont dans l’esprit du président ; mais je n’aurais jamais osé proposer de l’employer, quelque capable qu’il fût et quelque désir que j’en eusse. L’ambassade de Vienne vint à vaquer vers le mois de septembre 1849. C’était un des postes les plus importants qu’il y eût, en ce moment, dans notre diplomatie à cause des affaires d’Italie et de Hongrie. Le président me dit de lui-même : « Je vous propose de donner l’ambassade de Vienne à M. de Beaumont. J’ai eu, en effet, fort à me plaindre de lui, mais je sais qu’il est votre meilleur ami et cela suffit pour me décider. » Je fus ravi ; personne ne convenait mieux que Beaumont à la place qu’il s’agissait alors de remplir, et rien ne pouvait m’être plus agréable que de la lui offrir.

Tous mes collègues ne m’imitaient pas dans le soin que je mettais à capter la bienveillance du président, sans sortir de mes opinions et de mes devoirs.

Dufaure, pourtant, contre toute attente, fut toujours vis-à-vis de lui ce qu’il devait être, je crois que la simplicité des manières du président l’avait à demi gagné ; mais Passy semblait se plaire à lui être désagréable. Je pense que celui-ci avait cru s’abaisser en devenant le ministre d’un homme qu’il considérait comme un aventurier, et qu’il cherchait à reprendre son niveau par l’impertinence. Il le contrariait tous les jours sans nécessité, rejetant tous ses candidats, rudoyant ses amis, repoussant ses avis avec un dédain mal couvert ; aussi en était-il sincèrement exécré.

Celui des ministres qui avait le plus sa confiance était Falloux ; j’ai toujours cru que celui-ci l’avait gagné par quelque chose de plus substantiel que ce qu’aucun de nous ne pouvait ou ne voulait offrir.

Falloux, qui était légitimiste de naissance, d’éducation, de société et de goût, si l’on veut, n’appartenait, au fond, qu’à l’Église. Il ne croyait pas au triomphe de la légitimité qu’il servait et ne cherchait, au travers de nos révolutions, qu’un chemin pour ramener la religion catholique au pouvoir. S’il était resté au ministère, c’était pour veiller aux affaires de celle-ci, et, comme il me le dit dès le premier jour, avec une habile franchise, par le conseil de son confesseur. Je suis convaincu que, dès l’origine, Falloux avait entrevu le parti qu’on pouvait tirer de Louis Napoléon pour l’accomplissement de ce dessein, et que, se familiarisant de bonne heure avec l’idée de voir le président devenir l’héritier de la république et le maître de la France, il n’avait songé qu’à utiliser dans l’intérêt du clergé cet événement inévitable. Il avait offert l’appui de son parti sans pourtant se donner jamais lui-même.

Depuis notre entrée aux affaires jusqu’au moment de la prorogation de l’Assemblée, qui eut lieu le 13 août, nous ne cessâmes de gagner du terrain du côté de la majorité, en dépit de ses chefs. Elle nous voyait chaque jour, sous ses yeux, aux prises avec ses ennemis et les attaques furieuses que ceux-ci dirigeaient à tout moment contre nous nous avançaient par degré dans ses bonnes grâces. Mais, par contre, durant ce temps-là, nous ne fîmes aucun progrès dans l’esprit du président, qui semblait nous supporter dans ses conseils plutôt que nous y admettre.

Six semaines après, c’était précisément le contraire. Les représentants revinrent des provinces aigris par les clameurs de leurs amis auxquels nous n’avions pas voulu livrer le gouvernement des affaires locales ; et, par contre, le président de la république s’était rapproché de nous, je montrerai plus loin pourquoi. On eût dit que nous nous étions avancés de ce côté-là en proportion exacte de ce que nous avions reculé de l’autre.

Ainsi placé sur deux étais mal joints entre eux et toujours branlants, le cabinet s’appuyait tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre, toujours prêt à tomber entre les deux. Ce fut l’affaire de Rome qui amena la chute.

Tel était l’état des choses quand les travaux parlementaires furent repris le 1er octobre 1849 et qu’on aborda, pour la seconde et dernière fois, les affaires de Rome.


IV

Affaires étrangères.

Je n’ai pas voulu interrompre le récit de nos misères intérieures pour parler des embarras que nous rencontrions au dehors et dont je supportais plus qu’aucun autre le poids. Je retourne maintenant sur mes pas et je reviens à cette partie de mon sujet.

Quand je fus installé au ministère des affaires étrangères et qu’on m’eut mis sous les yeux l’état des affaires, je fus effrayé du nombre et de la grandeur des difficultés que j’apercevais ; mais ce qui me donnait plus d’inquiétude que tout le reste, c’était moi-même.

J’ai naturellement grande défiance de moi-même. Les neuf années que j’avais consumées assez misérablement dans les dernières Assemblées de la monarchie avaient fort augmenté cette infirmité naturelle, et, bien que la manière dont je venais de supporter l’épreuve de la révolution de Février m’eût un peu accrédité à mes propres yeux, cependant je n’avais accepté une si grande charge, dans de pareils temps, qu’avec beaucoup d’hésitation, et je n’y entrais qu’avec beaucoup de crainte.

Je ne tardai pas à faire un certain nombre de remarques qui me tranquillisèrent, si elles ne me rassurèrent pas entièrement. J’observai d’abord que les affaires ne devenaient pas toujours plus difficiles en devenant plus grandes, ainsi que cela apparaît volontiers de loin ; c’est plutôt le contraire qui est le vrai. Leurs complications ne croissent point avec leur importance ; il arrive même souvent qu’elles prennent un aspect plus simple, à mesure que leurs conséquences peuvent être plus étendues et plus redoutables. Celui d’ailleurs, dont la volonté influe sur la destinée de tout un peuple, trouve toujours sous sa main plus d’hommes en état de l’éclairer, de l’aider, de le décharger des détails, plus disposés à l’encourager, à le défendre, qu’on ne saurait en rencontrer dans les œuvres secondaires et dans les rangs subalternes. Enfin, la grandeur même de l’objet qu’on poursuit surexcite à un tel point toutes les forces de l’âme que, si la tâche est un peu plus difficile, l’ouvrier est beaucoup plus fort.

Je m’étais senti perplexe, plein de soucis, de découragement et d’agitations désordonnées, en présence de responsabilités petites. J’éprouvai une tranquillité d’esprit et un calme singulier quand je me vis en face des plus grandes. Le sentiment de l’importance des choses que je faisais alors m’éleva sur-le-champ à leur niveau et m’y retint. L’idée d’un échec m’avait paru jusque-là insupportable ; la perspective d’une chute éclatante sur un des plus grands théâtres du monde où j’étais monté, ne me troublait point, ce qui me fit bien voir que mon faible n’était pas la timidité, mais l’orgueil. Je ne tardai pas non plus à m’apercevoir qu’en politique, comme en beaucoup d’autres matières, en toutes peut-être, la vivacité des impressions reçues n’était pas en raison de l’importance du fait qui la produisait, mais de la répétition plus ou moins fréquente de celui-ci. Tel qui se trouble et s’émeut dans le maniement d’une petite affaire, la seule dont il se soit par hasard chargé, finit par trouver son aplomb au milieu des plus grandes, si celles-là reviennent tous les jours ; leur fréquence en rend l’effet comme insensible. J’ai dit combien je m’étais fait autrefois d’ennemis en me tenant à l’écart de gens qui n’attiraient mon attention par aucun mérite, et comme on avait pris souvent pour de la hauteur l’ennui qu’on me causait, je redoutais fort pour moi cet écueil dans le grand voyage que j’allais entreprendre. Mais je remarquai bientôt que, si l’insolence croît chez certaines personnes en proportion exacte du progrès de la fortune, il en était autrement pour moi, et qu’il m’était beaucoup plus aisé de me montrer prévenant et même empressé quand je me sentais hors de pair, que dans la foule. Cela vient de ce qu’étant ministre, je n’avais plus la peine d’aller chercher les gens, ni la crainte d’en être froidement reçu, les hommes se faisant un besoin d’aborder d’eux-mêmes ceux qui occupent ces sortes de places, et étant assez simples pour attacher une grande importance à leurs moindres mots. Cela vient encore de ce que, comme ministre, je n’avais plus seulement affaire aux idées des sots, mais à leurs intérêts, qui fournissent toujours un sujet de conversation tout trouvé et facile.

Je vis donc que j’étais moins impropre que je ne l’avais craint, au rôle que j’avais entrepris de jouer ; cette expérience m’enhardit, non seulement pour le moment présent, mais pour le reste de ma vie ; et, si l’on me demande ce que j’ai gagné dans ce ministère, si troublé, si traversé et si court que je n’ai pu qu’y commencer les affaires sans en finir aucune, je répondrai que j’y ai gagné un grand bien, le plus grand peut-être des biens de ce monde, la confiance en moi-même.

Au dehors comme au dedans, nos plus grands obstacles venaient moins de la difficulté des affaires que de ceux qui devaient les conduire avec nous ; je le vis tout d’abord. La plupart de nos agents, créatures de la monarchie, détestaient furieusement, au fond de leur cœur, le gouvernement qu’ils servaient ; et, au nom de la France démocratique et républicaine, ils préconisaient la restauration des vieilles aristocraties et travaillaient secrètement au rétablissement de toutes les monarchies absolues de l’Europe. D’autres, que la révolution de Février avait tirés d’une obscurité où ils auraient dû toujours vivre, appuyaient au contraire, sous main, les partis démagogiques que le gouvernement français combattait ; mais le vice du plus grand nombre était la timidité. La plupart de nos ambassadeurs craignaient de s’attacher à aucune politique dans le pays où ils nous représentaient et redoutaient même de manifester à leur propre gouvernement des opinions dont on eût pu plus tard leur faire un crime. Ils avaient donc soin de se tenir cachés et bien à couvert dans un fouillis de petits faits, dont ils remplissaient leurs correspondances (car en diplomatie, il faut toujours écrire, ne sût-on rien ou ne voulût-on rien dire) ; ils se gardaient bien d’y montrer ce qu’ils pensaient des événements dont ils faisaient le récit, et encore moins d’indiquer ce que nous devions en conclure.

Cette nullité volontaire, à laquelle se réduisaient nos agents et qui, à la vérité, chez la plupart d’entre eux, n’était qu’un perfectionnement artificiel de la nature, me porta, dès que je l’eus reconnue, à employer dans les grandes cours des hommes nouveaux.

J’aurais bien voulu pouvoir me débarrasser de même des chefs de la majorité, mais ne le pouvant, j’entrepris de vivre en bonne intelligence avec eux, et je ne désespérai même pas de leur plaire, tout en restant indépendant de leur influence ; entreprise difficile, dans laquelle je réussis pourtant, car je fus, de tout le cabinet, le ministre qui contrariait le plus leur politique, et le seul qui restait néanmoins dans leurs bonnes grâces. Mon secret, puisqu’il faut que je le dise, consista à flatter leur amour-propre, en même temps que je négligeais leurs avis.

J’avais fait, dans les petites affaires, une remarque que je jugeais très applicable aux grandes : j’avais trouvé que c’est avec la vanité des hommes qu’on peut entretenir le négoce le plus avantageux, car on obtient souvent d’elle des choses très substantielles, en donnant en retour fort peu de substance ; on fera toujours de moins bonnes affaires avec leur ambition ou leur cupidité ; mais il est vrai que pour traiter avantageusement avec la vanité des autres, il faut mettre entièrement de côté la sienne propre, et ne s’occuper que du succès de ses desseins ; c’est ce qui rendra toujours ce genre de commerce difficile. Je le pratiquai très heureusement dans cette circonstance et y fis de grands profits. Trois hommes, par le rang qu’ils avaient occupé jadis, se croyaient surtout en droit de diriger notre politique étrangère : c’étaient M. de Broglie, M. Molé et M. Thiers. Je les accablai tous les trois de déférence ; je les fis venir souvent chez moi, et me rendis quelquefois chez eux pour les consulter et leur demander, avec une sorte de modestie, des conseils dont je ne profitai presque jamais ; ce qui n’empêcha pas que ces grands hommes ne se montrassent très satisfaits. Je leur agréais davantage en leur demandant leur avis sans le suivre, que si je l’avais suivi sans le leur demander. Ce fut surtout avec M. Thiers que ce manège me réussit merveilleusement. Rémusat, qui, sans prétentions personnelles, désirait sincèrement la durée du cabinet, et qu’une pratique de vingt-cinq ans avait familiarisé avec tous les faibles de M. Thiers, m’avait dit un jour : « Le monde connaît mal M. Thiers ; il a bien plus de vanité que d’ambition ; il tient aux égards plus encore qu’à l’obéissance, et aux apparences du pouvoir qu’au pouvoir même. Consultez-le beaucoup et faites ensuite comme il vous plaira. Il tiendra plus de compte de votre déférence que de vos actes. » Ainsi fis-je, et avec grand succès. Dans les deux principales affaires que j’eus à traiter pendant mon ministère, celle du Piémont et celle de la Turquie, je fis précisément le contraire de ce que voulait M. Thiers, et nous n’en restâmes pas moins jusqu’à la fin bons amis.

Quant au président, c’est surtout dans le maniement des affaires étrangères qu’il faisait voir combien il était encore mal préparé au grand rôle que l’aveugle fortune lui avait donné. Je ne tardai pas à m’apercevoir que cet homme, dont l’orgueil aspirait à tout conduire, n’avait encore su prendre aucune mesure pour être au courant de rien. Ce fut moi qui lui proposai de faire faire chaque jour une analyse de toutes les dépêches, et de la faire passer sous ses yeux. Auparavant, il ne connaissait ce qui se passait dans le monde que par ouï-dire, et ne savait que ce que le ministre des affaires étrangères voulait bien lui apprendre. Le terrain solide des faits manquait donc toujours aux opérations de son esprit, et il était facile de s’en apercevoir à toutes les rêveries dont celui-ci était plein. J’étais quelquefois effrayé en apercevant ce qu’il y avait de vaste, de chimérique, de peu scrupuleux et de confus dans ses desseins ; il est vrai qu’en lui expliquant l’état vrai des choses, je le faisais facilement convenir des difficultés qu’elles présentaient, car le débat n’était pas son fort. Il se taisait, mais ne se rendait pas. L’une de ses chimères était une alliance contractée avec l’une des deux grandes puissances de l’Allemagne, dont il comptait s’aider pour refaire la carte d’Europe et y effacer les limites que les traités de 1815 avaient tracées à la France. Comme il vit que je ne croyais point qu’on pût trouver ni l’une ni l’autre de ces puissances disposée à faire une telle alliance et à lui donner un semblable objet, il prit le parti de sonder lui-même leurs ambassadeurs à Paris. L’un d’eux vint un jour, tout ému, me dire que le président de la république lui avait demandé si, moyennant quelques équivalents, sa cour ne consentirait pas à ce que la France s’emparât de la Savoie. Une autre fois, il conçut l’idée d’envoyer un agent particulier, un homme à lui, comme il l’appelait, pour s’entendre directement avec les princes d’Allemagne. Il choisit Persigny, en me priant de l’accréditer ; ce que je fis, sachant bien qu’il ne pouvait rien résulter d’une négociation semblable. Je crois que Persigny avait une double mission : il s’agissait de faciliter l’usurpation au dedans et un agrandissement de territoire au dehors. Il se rendit d’abord à Berlin et ensuite à Vienne ; comme je m’y attendais, il fut bien reçu, fêté et éconduit.

Mais c’est assez m’occuper des personnes ; venons aux affaires.

Au moment où j’entrai au ministère, l’Europe était comme en feu, bien que l’incendie fût déjà éteint en certains pays.

La Sicile était vaincue et soumise ; les Napolitains étaient rentrés dans l’obéissance et même dans la servitude ; la bataille de Novare venait d’être livrée et perdue ; les Autrichiens vainqueurs négociaient avec le fils de Charles-Albert, devenu roi de Piémont par l’abdication de son père ; leurs armées, sortant des limites de la Lombardie, occupaient une partie des États de l’Église, Parme, Plaisance, la même Toscane où elles étaient entrées sans être appelées, et malgré que le grand-duc eût été restauré par ses sujets, bien mal payés, depuis, de leur fidélité et de leur zèle. Mais Venise tenait encore, et Rome, après avoir repoussé notre première attaque, appelait à son aide tous les démagogues de l’Italie et agitait l’Europe entière de ses clameurs. Jamais peut-être, depuis Février, l’Allemagne n’avait paru plus divisée ni plus troublée. Quoique la chimère de l’unité allemande se fût évanouie, la réalité de l’ancienne organisation germanique n’avait pas encore repris sa place. L’Assemblée nationale, qui avait essayé jusque-là de créer cette unité, réduite à un petit nombre de membres, fuyait Francfort, promenant de place en place son impuissance et le spectacle de ses fureurs ridicules. Mais sa chute ne rétablissait pas l’ordre ; elle laissait, au contraire, un champ plus libre à l’anarchie.

Les révolutionnaires modérés, et on peut dire innocents, qui s’étaient flattés de pouvoir amener paisiblement, par des raisonnements et des décrets, les peuples et les princes de l’Allemagne à se soumettre à un gouvernement unitaire, ayant échoué et se retirant découragés de l’arène, laissaient la place aux révolutionnaires violents, qui avaient toujours assuré que l’Allemagne ne pouvait être conduite à l’unité que par la ruine complète de tous ses anciens gouvernements et l’abolition entière du vieil ordre social. Aux discussions parlementaires succédaient donc de toutes parts des émeutes. Les rivalités politiques tournaient en guerre de classes ; les haines et les jalousies naturelles du pauvre contre le riche devenaient des théories socialistes en beaucoup d’endroits, mais surtout dans les petits États de l’Allemagne centrale et dans la grande vallée du Rhin. Le Wurtemberg était agité ; la Saxe venait d’avoir une insurrection terrible, dont on n’avait pu triompher qu’à l’aide des secours de la Prusse ; d’autres insurrections avaient troublé la Westphalie ; le Palatinat était en pleine révolte et les Badois venaient de chasser leur grand-duc et de nommer un gouvernement provisoire. Et pourtant la victoire définitive des princes, que j’avais présagée un mois auparavant, quand je traversais l’Allemagne, n’était plus douteuse ; ces violences mêmes la précipitaient. Les grandes monarchies avaient reconquis leurs capitales et leurs armées. Leurs chefs avaient encore des difficultés à vaincre, mais plus de périls ; et maîtres chez eux, ou sur le point de l’être, ils ne pouvaient manquer de le devenir bientôt dans les États secondaires. En troublant ainsi violemment l’ordre public, on leur donnait le désir, l’occasion et le droit d’intervenir.

La Prusse avait déjà commencé à le faire ; les Prussiens venaient de réprimer, les armes à la main, l’insurrection de la Saxe : ils entraient dans le Palatinat du Rhin, offraient leur intervention au Wurtemberg et allaient envahir le grand-duché de Bade, occupant ainsi par leurs soldats ou leur influence presque toute l’Allemagne.

L’Autriche était sortie de la crise terrible qui avait menacé son existence, mais elle était encore en grand travail. Ses armées victorieuses en Italie étaient battues en Hongrie.

Désespérant de venir seule à bout de ses sujets, elle avait appelé la Russie à son aide et le tsar, par un manifeste du 13 mai, venait d’annoncer à l’Europe qu’il marchait contre les Hongrois. L’empereur Nicolas était jusque-là resté tranquille dans sa puissance incontestée. Il avait vu de loin avec sécurité, mais non avec indifférence, les agitations des peuples. Seul désormais parmi les grands gouvernements, il représentait la vieille société et l’ancien principe traditionnel de l’autorité en Europe. Il n’en était pas seulement le représentant, il s’en considérait comme le champion. Ses théories politiques, ses croyances religieuses, son ambition et sa conscience le poussaient également à prendre ce rôle. Il s’était donc fait de la cause de l’autorité dans le monde, comme un second empire plus vaste encore que le premier, encourageant par ses lettres et récompensant par des honneurs tous ceux qui, dans un coin quelconque de l’Europe, remportaient des victoires sur l’anarchie et même sur la liberté, comme s’ils avaient été ses sujets et eussent contribué à affermir son propre pouvoir. C’est ainsi qu’il venait d’envoyer vers l’extrémité méridionale de l’Europe un de ses ordres à Filangieri, vainqueur des Siciliens, et qu’il lui écrivait une lettre autographe pour lui témoigner qu’il était satisfait de la conduite que ce général avait tenue. De la région supérieure qu’il occupait, et d’où il considérait en paix les divers incidents de la lutte qui agitait l’Europe, l’empereur jugeait librement et suivait avec un certain dédain tranquille non seulement les folies des révolutionnaires qu’il poursuivait, mais encore les vices et les fautes des partis et des princes auxquels il venait en aide ; il s’exprimait à ce sujet simplement, suivant l’occasion, sans s’empresser de produire sa pensée ni se soucier de la cacher.

« Le tsar m’a dit ce matin, m’écrivait le 11 août 1849 Lamoricière dans une dépêche secrète : « Vous croyez, général, que vos partis dynastiques seraient capables de s’unir aux radicaux pour renverser une dynastie qui leur déplairait, dans l’espoir de faire arriver la leur à la place ; et moi j’en suis sûr. Votre parti légitimiste surtout n’y manquerait pas. Il y a longtemps que je pense que ce sont les légitimistes qui rendent la branche aînée de Bourbon impossible. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai reconnu la république, et aussi parce que je trouve qu’il y a dans votre nation un certain bon sens qui manque aux Allemands. » Plus loin, l’empereur m’a dit aussi : « Le roi de Prusse, mon beau-frère, avec lequel j’étais étroitement lié d’amitié, n’a tenu aucun compte de mes conseils. Nos relations politiques s’en sont singulièrement refroidies, à ce point qu’elles ont réagi même sur mes relations de famille. Voyez quelle a été sa conduite : ne s’est-il pas mis à la tête de ces fous qui rêvent l’unité de l’Allemagne ! à présent qu’il a rompu avec le parlement de Francfort, ne vient-il pas de s’engager à combattre besoin, lui-même, les troupes des duchés de Schleswig et Holstein qui s’étaient organisées sous son patronage ! Est-il possible d’imaginer rien de plus honteux ? Et maintenant, qui sait où il va avec ses projets de constitution ? » Il a ajouté : « Ne croyez pas que parce que j’interviens en Hongrie, je veuille justifier la conduite de l’Autriche dans cette affaire. Elle a accumulé les unes sur les autres les fautes les plus graves, les folies les plus grandes, mais, en fin de compte, elle avait laissé envahir le pays par des doctrines subversives ; le gouvernement y était tombé aux mains des hommes de désordre. Cela ne se pouvait souffrir. » Parlant des affaires d’Italie : « Nous autres gens, dit-il, nous ne concevons rien à ces fonctions temporelles remplies à Rome par des ecclésiastiques, mais peu nous importe la manière dont ces calotins s’arrangent, pourvu qu’on fasse là quelque chose qui tienne et que vous y constituiez le pouvoir de manière qu’il puisse se maintenir. » Et comme Lamoricière, blessé de ce ton léger qui sentait un peu l’autocrate et laissait voir une sorte de rivalité de pape à pape, défendait les institutions du catholicisme : « C’est bien, c’est bien ! disait l’empereur en finissant, que la France soit catholique tant qu’elle voudra, mais qu’elle se défende des théories et des passions insensées des novateurs. »

Austère et dur dans l’exercice de sa puissance, le tsar était simple et presque bourgeois dans ses mœurs, ne gardant du souverain pouvoir que la substance et en repoussant la pompe et la gêne. « L’empereur est ici, m’écrivait l’envoyé français à Saint-Pétersbourg le 17 juillet ; il y est arrivé de Varsovie sans aucune suite et sur une charrette de poste (sa voiture s’étant cassée à soixante lieues d’ici), afin d’assister à la fête de l’impératrice qui vient d’avoir lieu. Il a fait le voyage en deux jours et demi avec une vitesse extraordinaire, et repart demain (21). On est touché ici de ce contraste de simplicité et de puissance, à la vue de ce souverain, qui, après avoir lancé cent vingt mille hommes sur un champ de bataille, parcourt les routes comme un feld-jäger, pour ne pas manquer la fête de sa femme. Rien n’est plus conforme à l’esprit des Slaves chez lesquels on peut dire que le principal élément de la civilisation est l’esprit de famille. »

On aurait bien tort, en effet, de croire que l’immense pouvoir du tsar ne fût basé que sur la force. Il était surtout fondé sur les volontés et les ardentes sympathies des Russes. Car le principe de la souveraineté du peuple réside au fond de tous les gouvernements, quoi qu’on en dise, et se cache sous les institutions les moins libres. La noblesse russe avait adopté les principes et surtout les vices de l’Europe ; mais le peuple était sans contact avec notre Occident et l’esprit nouveau qui l’anime. Il voyait dans l’empereur non seulement le prince légitime, mais l’envoyé de Dieu et presque Dieu même.

Au milieu de cette Europe, que je viens de peindre, la situation de la France était embarrassée et faible. Nulle part la révolution n’avait réussi à fonder une liberté régulière et stable. Partout les anciens pouvoirs étaient en voie de se relever du milieu des ruines qu’elle avait faite, non pas, il est vrai, tels qu’ils étaient tombés, mais fort semblables. Nous ne pouvions aider ceux-ci à se raffermir, ni assurer leur victoire, car le régime qu’ils rétablissaient était antipathique, je ne dirai pas seulement aux institutions que la révolution de Février avait créées, mais au fond même de nos idées, à ce qu’il y a de plus permanent et de plus invincible dans nos nouvelles mœurs. De leur côté, ils se défiaient de nous et avec raison. Le grand rôle de restaurateurs de l’ordre général en Europe nous était donc interdit. Ce rôle d’ailleurs était déjà pris par un autre ; il appartenait de droit à la Russie, le second seul nous fût resté. Quant à placer la France à la tête des novateurs, il fallait encore moins y songer par deux raisons : la première, qu’il eût été absolument impossible de conseiller ceux-ci et de se flatter de les conduire à cause de leur extravagance et de leur détestable impéritie ; la seconde, qu’on ne pouvait les soutenir au dehors sans tomber sous leurs coups au dedans. Le contact de leurs passions et de leurs doctrines eût bientôt mis la France en feu, les questions de révolution dominant alors toutes les autres. Ainsi nous ne pouvions nous unir aux peuples qui nous accusaient de les avoir soulevés et trahis, ni aux princes qui nous reprochaient de les avoir ébranlés. Nous en étions réduits au bon vouloir stérile des Anglais ; c’était le même isolement qu’avant Février avec le continent plus ennemi et l’Angleterre plus tiède. Il fallait donc, comme alors, se réduire à vivre petitement, au jour le jour ; mais cela même était difficile. La nation française, qui avait fait et qui faisait encore à certains égards une si grande figure dans le monde, regimbait contre cette nécessité du temps ; elle était restée superbe en cessant d’être prépondérante, elle craignait d’agir et voulait parler haut et demandait aussi à son gouvernement d’être fier, sans pourtant lui permettre les hasards d’un pareil rôle.

Jamais les regards n’avaient été attachés avec plus d’anxiété sur la France qu’au moment où le cabinet venait de se former. La victoire si facile et si complète que nous remportâmes le 13 juin dans Paris, eut des contre-coups extraordinaires dans toute l’Europe. On était généralement dans l’attente d’une nouvelle insurrection en France. Les révolutionnaires, à moitié détruits, ne comptaient plus que sur cet événement pour se rétablir, et ils redoublaient d’efforts afin d’être en état d’en profiter. Les gouvernements à demi vainqueurs, craignant d’être surpris par cette crise, s’arrêtaient avant de frapper leurs derniers coups. La journée du 13 juin fit pousser des cris de douleur et de joie d’un bout du continent à l’autre. Elle décida tout à coup la fortune, et la précipita du côté du Rhin.

L’armée prussienne, déjà maîtresse du Palatinat, pénétra aussitôt dans le Grand-Duché de Bade, dispersa les insurgés et occupa tout le pays à l’exception de Rastadt qui tint quelques semaines[13].

Les révolutionnaires du Grand-Duché de Bade se réfugièrent en Suisse. Il en venait alors dans ce même pays d’Italie, de France et, à vrai dire, de tous les coins de l’Europe, car toute l’Europe, moins la Russie, venait d’être ou était en révolution. Leur nombre s’éleva bientôt à dix ou douze mille. C’était une armée toujours prête à tomber sur les États voisins. Tous les cabinets s’émurent.

L’Autriche et surtout la Prusse, qui avaient déjà eu à se plaindre de la Confédération, la Russie même, que cela ne regardait guère, parlaient d’envahir à main armée le territoire helvétique, et d’y venir faire la police au nom de tous les gouvernements menacés. C’est ce que nous ne pouvions souffrir.

J’essayai d’abord de faire entendre raison aux Suisses et de leur persuader de ne point attendre qu’on les menaçât, mais de chasser eux-mêmes de leur territoire, comme le droit des gens les y obligeait, tous les principaux meneurs qui menaçaient ouvertement la tranquillité des peuples voisins. « Si vous allez ainsi au-devant de ce qu’on peut vous demander de juste, répétai-je sans cesse au représentant de la Confédération à Paris, comptez sur la France pour vous défendre contre toutes les prétentions, injustes ou exagérées des cours. Nous risquerons plutôt la guerre que de vous laisser opprimer ou humilier par elles. Mais si vous ne mettez pas la raison pour vous, ne comptez que sur vous-mêmes, et défendez-vous seuls contre toute l’Europe. » Ce langage avait peu d’effet, car rien n’égale l’orgueil et la présomption des Suisses. Il n’y a pas un de ces paysans qui ne croie fermement que son pays est en état de braver tous les princes et tous les peuples de la terre. Je m’y pris alors d’une autre façon, qui me réussit mieux. Ce fut de conseiller aux gouvernements étrangers, qui n’y étaient du reste que trop disposés, de n’accorder, pendant quelque temps, aucune amnistie à ceux de leurs sujets qui s’étaient réfugiés en Suisse, et de leur refuser à tous, quelle que fût leur culpabilité, la permission de revenir dans leur patrie. De notre côté nous fermâmes nos frontières à tous ceux qui, après s’être réfugiés en Suisse, voulaient traverser la France pour se rendre en Angleterre et en Amérique, à la foule des réfugiés inoffensifs aussi bien qu’aux meneurs. Toutes les issues étant ainsi bien closes, la Suisse resta encombrée de ces dix ou douze mille aventuriers, gens les plus remuants et les moins ordonnés qui fussent en Europe. Il fallut les nourrir, les héberger et même les solder afin qu’ils ne missent pas le pays à contribution. Cela éclaira tout à coup les Suisses sur les inconvénients du droit d’asile. Ils se fussent bien arrangés de conserver indéfiniment parmi eux les chefs illustres malgré le danger que ceux-ci faisaient courir aux voisins, mais l’armée révolutionnaire les incommodait fort. Les cantons les plus radicaux demandèrent les premiers à grands cris qu’on les débarrassât au plus vite de ces hôtes incommodes et coûteux. Et comme il était impossible d’obtenir des gouvernements étrangers d’ouvrir leur territoire à la foule des réfugiés inoffensifs qui pouvaient et voulaient quitter la Suisse, sans avoir préalablement chassé les chefs qui eussent trouvé bon d’y rester, on finit par expulser ceux-ci. Après avoir failli s’attirer toute l’Europe sur les bras plutôt que d’éloigner ces hommes de leur territoire, les Suisses les en chassèrent volontairement afin d’éviter une gêne momentanée et une médiocre dépense. Jamais on ne vit mieux le naturel des démocraties, lesquelles n’ont, le plus souvent, que des idées très confuses ou très erronées sur les affaires extérieures, et ne résolvent guère les questions du dehors que par des raisons du dedans.

Pendant que ces choses se passaient en Suisse, les affaires générales d’Allemagne changeaient d’aspect. À la lutte des peuples contre les gouvernements succédaient les querelles des princes entre eux. Je suivis d’un regard très attentif et d’un esprit perplexe cette phase nouvelle de la révolution.

La révolution en Allemagne n’aurait pas procédé d’une cause simple, comme dans le reste de l’Europe. Elle aurait été produite à la fois par l’esprit général du temps et par les idées unitaires, particulières aux Allemands. Aujourd’hui la démagogie était vaincue, mais la pensée de l’unité de l’Allemagne n’était pas détruite ; les besoins, les souvenirs, les passions qui l’avaient inspirée, subsistaient encore. Le roi de Prusse avait entrepris de se l’approprier et de s’en servir. Ce prince, homme d’esprit, mais de peu de sens, flottait depuis un an entre la peur que lui causait la révolution et l’envie qu’il avait d’en tirer parti. Il luttait autant qu’il le pouvait contre l’esprit libéral et démocratique du siècle ; mais il favorisait l’esprit unitaire de l’Allemagne, jeu de brouillon, dans lequel, s’il eût osé aller jusqu’au bout de ses désirs, il eût risqué sa couronne et sa vie. Car, pour briser les résistances que ne pouvaient manquer d’opposer à l’établissement d’un pouvoir central les institutions existantes et l’intérêt des princes, il eût fallu appeler à son aide les passions révolutionnaires des peuples, dont Frédéric-Guillaume n’aurait pu se servir sans être bientôt détruit lui-même par elles.

Tant que le parlement de Francfort conserva son prestige et son pouvoir, le roi de Prusse le ménagea et s’efforça de se faire mettre par lui à la tête du nouvel empire. Quand ce parlement fut tombé dans le discrédit et dans l’impuissance, le roi changea de conduite sans changer de dessein. Il essaya d’hériter de cette assemblée et de réaliser, pour combattre la révolution, la chimère de l’unité allemande, dont les démocrates s’étaient servis pour ébranler tous les trônes. À cet effet il invita tous les princes allemands à s’entendre avec lui pour former une confédération nouvelle et plus serrée que celle de 1815, et à lui en donner le gouvernement. À ce prix il se chargeait de les établir ou de les raffermir dans leurs États. Ces princes, qui détestaient la Prusse, mais qui tremblaient devant la révolution, acceptèrent pour la plupart le marché usuraire qu’on leur proposait. L’Autriche, qui se serait trouvée par le succès de cette entreprise chassée de l’Allemagne, protesta, ne pouvant encore mieux faire. Les deux monarchies principales du midi, la Bavière et le Wurtemberg, imitèrent son exemple, mais tout le nord et tout le centre de l’Allemagne entrèrent dans cette confédération éphémère, qui fut conclue le 26 mai 1849 et qui prend dans l’histoire le nom de l’union des trois rois.

La Prusse devint ainsi tout à coup dominante dans une vaste contrée, qui s’étendait depuis Memel jusqu’à Bâle, et vit un moment marcher sous ses ordres vingt-six ou vingt-sept millions d’Allemands. Tout ceci achevait de s’accomplir peu après mon arrivée aux affaires.

Je confesse qu’à la vue de ce singulier spectacle, d’étranges idées me traversèrent l’esprit et que je fus un moment tenté de croire que le président n’était pas aussi fou dans sa politique étrangère qu’il m’avait paru l’être d’abord. Cette union des grandes cours du Nord, qui avait si longtemps pesé sur nous, était brisée. Deux des grandes monarchies du continent, la Prusse et l’Autriche, étaient en querelle et presque en guerre. Le moment n’était-il pas venu pour nous de contracter une de ces alliances intimes et puissantes, qui depuis soixante ans nous manquaient, et peut-être de réparer en partie nos désastres de 1815 ? La France, en aidant froidement Guillaume dans ses entreprises, que l’Angleterre ne contrariait pas, pouvait partager l’Europe et susciter une de ces grandes crises qui amènent le remaniement des territoires.

Le temps semblait si bien se prêter à de telles idées, qu’elles remplissaient l’imagination de plusieurs des princes allemands eux-mêmes. Les plus puissants ne rêvaient que changements de frontières et accroissement de pouvoir aux dépens de leurs voisins. La maladie révolutionnaire des peuples semblait avoir gagné les gouvernements. — « Il n’y a pas de confédération possible avec trente-huit États, disait le ministre de Bavière, M. Von der Pfordten, à notre ambassadeur. Il est nécessaire d’en médiatiser un grand nombre. Comment, par exemple, espérer de jamais rétablir l’ordre dans un pays comme le Grand-Duché de Bade, à moins de le partager entre des souverains assez forts pour s’y faire obéir ? Le cas échéant, ajoutait-il, la vallée du Neckar nous reviendrait naturellement[14] »

Quant à moi, je ne tardai pas à rejeter de mon esprit, comme des chimères, toute pensée de cette espèce.

Je reconnus bientôt que la Prusse ne pouvait et ne voulait rien nous donner de considérable en retour de nos bons offices ; que son pouvoir sur les autres États germaniques était très précaire et serait éphémère ; qu’on ne devait faire aucun fondement sur son roi qui, au premier obstacle, nous eût manqué en se manquant à lui-même, et surtout que de si grands et si larges desseins ne convenaient pas à une société aussi mal assise, à des temps aussi troublés et aussi périlleux que les nôtres, ni à des pouvoirs passagers, comme celui qui se trouvait par hasard dans mes mains.

Une question plus sérieuse que je me posai fut celle-ci : je la rappelle ici parce qu’elle doit se représenter sans cesse : L’intérêt de la France est-il que le lien de la Confédération germanique se resserre ou se relâche ? En d’autres termes, devons-nous désirer que l’Allemagne devienne à certains égards une seule nation, ou reste une agrégation mal jointe de peuples et de princes désunis ? C’est une ancienne tradition de notre diplomatie qu’il faut tendre à ce que l’Allemagne reste divisée entre un grand nombre de puissances indépendantes ; et cela était évident, en effet, quand derrière l’Allemagne ne se trouvaient encore que la Pologne et une Russie à moitié barbare ; mais en est-il de même de nos jours ? La réponse qu’on fera à cette question dépend de la réponse qu’on fera à cette autre : quel est au vrai, de nos jours, le péril que fait courir la Russie à l’indépendance de l’Europe ? Quant à moi, qui pense que notre occident est menacé de tomber tôt ou tard sous le joug ou du moins sous l’influence directe et irrésistible des tsars, je juge que notre premier intérêt est de favoriser l’union de toutes les races germaniques, afin de l’opposer à ceux-ci. L’état du monde est nouveau ; il nous faut changer nos vieilles maximes et ne pas craindre de fortifier nos voisins pour qu’ils soient en état de repousser un jour avec nous l’ennemi commun.

L’empereur de Russie voit bien de son côté quel obstacle lui opposerait une Allemagne unitaire. Lamoricière dans une de ses lettres particulières me mandait qu’un jour l’empereur lui dit avec sa franchise et sa hauteur ordinaire : « Si l’unité de l’Allemagne, que vous ne désirez sans doute pas plus que moi, venait à se faire, il faudrait encore pour la manier un homme capable de ce que Napoléon lui-même n’a pu exécuter, et, si cet homme se rencontrait, si cette masse en armes devenait menaçante, ce serait notre affaire à vous et à moi. »

Mais quand je me posais ces questions, le temps n’était pas venu de les résoudre ni même de les débattre, car l’Allemagne retournait d’elle-même et irrésistiblement vers sa constitution ancienne et l’ancienne anarchie de ses pouvoirs. La tentative unitaire de l’assemblée de Francfort avait échoué. Celle du roi de Prusse allait avoir le même sort.

C’était la peur de la révolution qui seule avait poussé les princes allemands dans les bras de Frédéric-Guillaume ; à mesure que, grâce aux efforts des Prussiens, la révolution comprimée partout cessait de se faire craindre, les alliés (on pourrait presque dire les nouveaux sujets) de la Prusse aspiraient à ressaisir leur indépendance. L’entreprise du roi de Prusse était de cette espèce malheureuse où les succès mêmes nuisent au triomphe, et, si je voulais comparer les grandes choses aux moindres, je dirais que son histoire était un peu la nôtre, et, comme nous, il devait échouer lorsqu’il aurait rétabli l’ordre et parce qu’il l’aurait rétabli. Les princes, qui avaient adhéré à ce qu’on appelait l’hégémonie prussienne, ne tardèrent donc point à chercher une occasion d’y renoncer. L’Autriche la leur fournit, dès que, victorieuse des Hongrois, elle put reparaître sur le théâtre des affaires allemandes avec sa puissance matérielle et celle des souvenirs qui s’attachent à son nom. C’est ce qui arriva dans le courant de septembre 1849. Quand le roi de Prusse se revit en face de ce puissant rival, derrière lequel il apercevait la Russie, le cœur lui manqua tout à coup, comme je m’y étais attendu, et il rentra dans son ancien rôle. La constitution germanique de 1815 reprit son empire, la diète ses séances ; et bientôt de tout ce grand mouvement de 1848 il ne resta plus en Allemagne que deux traces visibles : une dépendance plus grande des petits États à l’égard des grandes monarchies, une atteinte irréparable portée à tout ce qui restait des institutions féodales ; leur ruine, consommée par les peuples, fut sanctionnée par les princes. D’un bout de l’Allemagne à l’autre la perpétuité des rentes foncières, les dîmes seigneuriales, les corvées, les droits de mutation, de chasse, de justice, qui constituaient une grande partie de la richesse des nobles restèrent abolis[15]. Les rois étaient restaurés, mais les aristocraties ne se relevèrent pas[16].

M’étant convaincu de bonne heure que nous n’avions aucun rôle à jouer dans cette crise intérieure de l’Allemagne, je ne m’appliquai qu’à vivre en bonne intelligence avec les différentes parties contondantes. J’entretins surtout des rapports d’amitié avec l’Autriche, dont le concours nous était nécessaire, ainsi que je le dirai plus loin, dans l’affaire de Rome. Je m’efforçai d’abord d’amener à bon terme les négociations depuis longtemps pendantes entre elle et le Piémont ; j’y mettais d’autant plus de soin que j’étais persuadé que tant qu’une paix solide ne serait pas établie de ce côté-là, l’Europe n’était point rassise et pouvait être rejetée à chaque instant dans de grands hasards.

Le Piémont négociait inutilement avec elle depuis la bataille de Novare. L’Autriche avait d’abord voulu imposer des conditions inacceptables. Le Piémont de son côté conservait des prétentions que n’autorisait plus sa fortune. Les négociations, plusieurs fois interrompues, venaient d’être reprises quand j’arrivai aux affaires. Nous avions plusieurs raisons très fortes de désirer que cette paix se fît sans retard. La guerre générale pouvait, à chaque instant, sortir de ce petit coin du continent. Le Piémont d’ailleurs était trop près de nous, pour que nous pussions souffrir qu’il perdît ni son indépendance qui le séparait de l’Autriche, ni les institutions constitutionnelles, nouvellement acquises, qui le rapprochaient de nous ; deux biens qui couraient pourtant les plus grands hasards, si l’on avait encore recours aux armes.

Je m’entremis donc très ardemment, au nom de la France, entre les deux parties, tenant à chacune d’elles le langage que je croyais le plus propre à convaincre.

À l’Autriche je faisais remarquer combien il était pressant d’assurer la paix générale de l’Europe par cette paix particulière, et je m’efforçais de lui montrer ce qu’il y avait d’excessif dans ses demandes.

Au Piémont, j’indiquais les points sur lesquels il me paraissait que l’honneur et l’intérêt lui permettaient de céder. Je m’attachais surtout à donner d’avance à son gouvernement des idées nettes et précises sur ce qu’il pouvait attendre de nous, afin qu’il ne lui fût pas permis de concevoir ou de feindre avoir conçu des illusions dangereuses[17]. Je n’entrerai pas dans le détail des conditions débattues, point sans intérêt aujourd’hui ; je me bornerai à dire qu’à la fin on parut prêt à s’entendre, et l’on ne différa plus guère que sur une question d’argent. On en était là, et l’Autriche nous faisait assurer par son ambassadeur à Paris de dispositions conciliantes ; je croyais déjà la paix faite, lorsque j’appris tout à coup que le plénipotentiaire autrichien changeant soudainement d’attitude et de langage, avait posé, le 19 juillet, dans les termes les plus durs un ultimatum très rigoureux et n’avait laissé que quatre jours pour y répondre. Au bout de ces quatre jours l’armistice devait être dénoncé et la guerre reprise. Déjà le maréchal Radetsky concentrait son armée et se préparait à entrer de nouveau en campagne. Ces nouvelles, contraires aux assurances pacifiques qui nous étaient données, me surprirent étrangement et m’indignèrent. Des demandes si exagérées, présentées avec des formes si hautaines et si violentes, semblaient annoncer que la paix n’était pas le seul but de l’Autriche, mais que c’était à l’indépendance du Piémont qu’on en voulait, et peut-être à ses institutions représentatives ; car tant que la liberté se montre dans un coin de l’Italie, l’Autriche se sent mal assise dans tout le reste.

Je pensai sur-le-champ qu’à aucun prix il ne fallait laisser opprimer un voisin si proche, livrer aux armées autrichiennes un territoire qui couvrait nos frontières, ni souffrir qu’on abolît la liberté politique dans le seul pays où, depuis 1848, elle se fût montrée modérée. Je trouvai de plus que le procédé de l’Autriche à notre égard indiquait soit l’intention de nous tromper, soit l’envie de prouver jusqu’où pouvait aller notre tolérance, ou, comme on dit communément, de nous tâter.

Je vis que c’était là une de ces circonstances extrêmes que j’avais envisagées d’avance où il convenait de risquer non seulement mon portefeuille, ce qui, il est vrai, n’était pas risquer grand’chose, mais le sort de la France. Je me rendis au Conseil ; j’exposai l’affaire.

Le président et tous mes collègues furent unanimes pour penser qu’il fallait agir. On expédia aussitôt par le télégraphe des ordres pour concentrer l’armée de Lyon au pied des Alpes, et, rentré chez moi, j’écrivis moi-même (car le style flasque de la diplomatie ne convenait pas à la circonstance) la lettre suivante[18] :

« Si le gouvernement autrichien persistait dans les exigences qu’indique votre dépêche télégraphique d’hier, si, sortant du cercle des discussions diplomatiques, il dénonçait l’armistice et entreprenait, comme il le dit, d’aller dicter la paix à Turin, le Piémont pourrait être assuré que nous ne l’abandonnerions pas. La situation ne serait plus la même que celle dans laquelle il s’était mis avant la bataille de Novare quand il reprenait spontanément les armes et recommençait la guerre malgré nos conseils. Ici, ce serait l’Autriche qui prendrait elle-même l’initiative sans y être provoquée ; la nature de ses exigences et la violence de ses procédés nous donneraient lieu de croire qu’elle n’agit point seulement en vue de la paix, mais qu’elle menace l’intégrité du territoire piémontais ou, tout au moins, l’indépendance du gouvernement sarde.

» Nous ne laisserons pas, à nos portes, accomplir de tels desseins. Si, dans ces conditions, le Piémont est attaqué, nous le défendrons. »

Je crus, de plus, devoir faire venir chez moi le représentant de l’Autriche (petit diplomate très semblable au renard par la mine et aussi par le naturel), et, persuadé que dans le parti que nous prenions l’emportement était prudence, je profitai de ce que les habitudes de la réserve diplomatique devaient m’être encore peu familières pour lui exprimer notre surprise et notre mécontentement en termes si rudes qu’il m’avoua depuis que jamais il n’avait été si mal reçu de sa vie.

Avant que la dépêche dont je viens de citer quelques mots fût parvenue à Turin, l’accord entre les deux puissances avait eu lieu. On s’était entendu sur la question d’argent, qui fut réglée à peu près dans les termes qui avaient été indiqués antérieurement par nous.

Le gouvernement autrichien n’avait voulu que précipiter les négociations en faisant peur ; il se montra très facile sur les conditions.

Le prince de Schwarzemberg me fit donner toutes sortes d’explications et d’excuses, et la paix fut définitivement signée le 6 août ; paix inespérée pour le Piémont après tant de fautes et de malheurs, puisqu’elle lui assura plus d’avantages qu’il n’avait osé d’abord en réclamer.

Cette affaire mit très en relief les habitudes de la diplomatie anglaise, et, en particulier, celle de lord Palmerston qui la dirigeait ; le trait mérite d’être cité. Depuis le commencement de la négociation, le gouvernement anglais n’avait cessé de montrer beaucoup d’animosité contre l’Autriche et d’encourager hautement les Piémontais à ne point se soumettre aux conditions que celle-ci leur voulait imposer ; ce qui l’avait fait bien venir à Turin. Mon premier soin, après avoir pris les résolutions que je viens d’indiquer, fut de les faire connaître à l’Angleterre et de chercher à l’engager dans la même voie. J’envoyai donc à Drouyn de Lhuys, qui était alors ambassadeur à Londres, copie de ma dépêche, et je lui enjoignis d’en donner lecture à lord Palmerston et de savoir quelles étaient les intentions de ce ministre. — « Pendant que j’instruisais lord Palmerston de vos résolutions et de vos instructions que vous aviez transmises à M. de Boislecomte, me répondit Drouyn de Lhuys[19] » il m’écoutait avec les signes les plus vifs d’assentiment, mais quand je lui dis : « Vous voyez, mylord, jusqu’où nous voulons aller ; pouvez-vous m’apprendre jusqu’où vous irez vous-même ? » lord Palmerston me répondit sur-le-champ : « Le gouvernement britannique, dont l’intérêt dans cette affaire n’est pas égal au vôtre, ne prêtera au gouvernement piémontais qu’une assistance diplomatique et un appui moral. » N’est-ce point caractéristique ?

L’Angleterre, à l’abri de la maladie révolutionnaire des peuples par la sagesse de ses lois et la force de ses anciennes mœurs, de la colère des princes par sa puissance et son isolement au milieu de nous, joue volontiers, dans les affaires intérieures du continent, le rôle d’avocat de la liberté et de la justice. Elle aime à censurer et même à insulter les forts, à justifier et à encourager les faibles, mais il semble qu’il ne s’agisse pour elle que de prendre un bon air et de discuter une théorie honnête. Ses protégés viennent-ils à avoir besoin d’elle, elle offre son appui moral.

J’ajoute, pour terminer sur ce chapitre, que cela lui réussit fort bien. Les Piémontais restèrent convaincus que l’Angleterre les avait seule défendus, et que nous les avions presque abandonnés. Elle demeura fort populaire à Turin, et la France fort suspectée. Car les nations sont comme les hommes, elles aiment encore mieux ce qui flatte leurs passions que ce qui sert leurs intérêts.

À peine sortis de ce mauvais pas, nous tombâmes dans un pire. Nous avions vu avec regret et avec crainte ce qui se passait en Hongrie. Les malheurs de ce peuple infortuné excitaient nos sympathies. L’intervention des Russes, qui subordonnait pour un temps l’Autriche au tsar et faisait pénétrer de plus en plus la main de celui-ci dans le maniement des affaires générales de l’Europe, ne pouvait nous plaire. Mais tous ces événements se passaient hors de notre portée, et nous n’y pouvions rien. « Je n’ai pas besoin de vous dire, écrivais-je dans les instructions données à Lamoricière, avec quel vif et douloureux intérêt nous suivons les événements de Hongrie. Malheureusement, dans cette question, notre rôle ne peut, quant à présent, qu’être passif. La lettre et l’esprit des traités ne nous ouvrent aucun droit d’intervention. D’ailleurs, l’éloignement où nous nous trouvons du théâtre de la guerre imposerait seul, dans l’état actuel de nos affaires et de celles de l’Europe, une certaine réserve. Ne pouvant parler et agir avec efficacité, il est de notre propre dignité de ne point montrer, à l’égard de cette question, une agitation stérile et un bon vouloir impuissant. Notre devoir, quant aux événements de Hongrie, doit donc se borner à bien observer ce qui se passe et à rechercher ce qui va avoir lieu. »

On sait qu’accablés sous le nombre, les Hongrois furent vaincus ou se rendirent, et que leurs principaux chefs, ainsi qu’un certain nombre de généraux polonais qui s’étaient associés à leur cause passèrent le Danube, vers la fin du mois d’août, et vinrent à Widdin se jeter dans les bras des Turcs. De là, les deux principaux d’entre eux, Dembiski et Kossuth, écrivirent à notre ambassadeur à Constantinople[20]. Les habitudes et l’esprit particulier de ces deux hommes se révélaient dans leurs lettres. Celle de l’homme de guerre était courte et simple ; celle de l’avocat et de l’orateur était longue et ornée. Je me rappelle, entre autres, une de ses phrases, où il disait : « J’ai choisi comme un bon chrétien l’inexprimable douleur de l’exil au lieu de la tranquillité de la mort. » Toutes deux finissaient par réclamer la protection de la France.

Pendant que les proscrits imploraient notre appui, les ambassadeurs d’Autriche et de Russie se présentaient devant le Divan pour demander qu’on les leur livrât. L’Autriche fondait sa demande sur le traité de Belgrade, qui n’établissait nullement son droit ; et la Russie la sienne sur le traité de Kaïnardji (10 juillet 1774), dont le sens était au moins fort obscur. Mais au fond ce n’était pas à un droit international qu’on en appelait, mais à un droit mieux connu et plus pratiqué, celui du plus fort. Il y parut bien par les actes et le langage. Les deux ambassades firent entendre, dès le premier jour, qu’il s’agissait d’une question de paix ou de guerre. Sans consentir à discuter, ils exigeaient une réponse par oui ou par non, déclarant que si cette réponse était négative, ils cesseraient aussitôt toute relation diplomatique avec la Turquie.

À ces violences les ministres turcs répondaient avec douceur que la Turquie était un pays neutre ; que le droit des gens leur défendait de livrer les proscrits qui s’étaient réfugiés sur leur territoire ; que souvent les Autrichiens et les Russes leur avaient opposé le même droit lorsque des Musulmans rebelles étaient venus chercher un asile en Hongrie, en Transylvanie et en Bessarabie. Ils représentaient modestement que ce qui était permis sur la rive gauche du Danube, semblait devoir l’être sur la rive droite. Ils assuraient enfin que ce qu’on leur demandait, était contraire à leur honneur et à leur religion, qu’ils se chargeraient volontiers d’interner les réfugiés et de les mettre dans des lieux où ils ne pourraient nuire, mais qu’ils ne pouvaient consentir à les livrer au bourreau.

Le jeune sultan, me mandait notre ambassadeur, à répondu hier à l’envoyé d’Autriche, que tout en désavouant ce qu’avaient fait les rebelles hongrois, il ne pouvait plus voir en eux que des malheureux cherchant à échapper à la mort, et que l’humanité lui défendait de les livrer. De son côté, le grand vizir Rechid-Pacha, ajoutait notre ministre, m’a dit : « Si je perds le pouvoir pour ceci, j’en serai fier », et il ajoutait d’un air pénétré : « Dans notre religion tout homme qui demande merci doit l’obtenir. » C’était parler comme des gens civilisés et des chrétiens. Les ambassadeurs se bornèrent à répondre en vrais Turcs, qu’il fallait livrer les fugitifs, ou subir les conséquences d’une rupture, qui irait probablement jusqu’à la guerre.

La population musulmane, elle-même, était émue ; elle approuvait et soutenait son gouvernement ; et le muphti vint remercier notre ambassadeur de l’appui qu’il prêtait à la cause de l’humanité et du bon droit.

Dès l’origine du débat le Divan s’était adressé aux ambassadeurs de France et d’Angleterre. Il en avait appelé à l’opinion publique des deux grands pays qu’ils représentaient, demandé leur conseil et réclamé leur secours, dans le cas où les puissances du nord exécuteraient leurs menaces. Les ambassadeurs avaient répondu sur-le-champ qu’à leur avis l’Autriche et la Russie dépassaient leur droit ; et ils avaient encouragé le gouvernement turc dans sa résistance.

Sur ces entrefaites parut à Constantinople un aide de camp du tsar ; il apportait une lettre que ce prince s’était donné la peine d’écrire de sa main au sultan, pour réclamer l’extradition des Polonais qui avaient servi pendant la guerre de Hongrie, six mois avant, contre l’armée russe. Cette démarche paraîtra bien étrange si l’on ne pénètre les raisons particulières qui firent agir le tsar en cette circonstance. Ce passage d’une lettre de Lamoricière les indique avec beaucoup de sagacité, et montre à quel point l’opinion publique est redoutée dans cette extrémité de l’Europe, où elle semble n’avoir ni organe ni pouvoir.

« La guerre de Hongrie, vous le savez, m’écrivait-il[21], faite pour soutenir l’Autriche que l’on hait comme peuple et que l’on n’estime pas comme gouvernement, était très impopulaire ; elle n’a rien rapporté, elle a coûté quatre-vingt-quatre millions de francs. Les Russes espéraient, pour prix des sacrifices de la campagne, ramener Bem, Dembiski et les autres Polonais prisonniers en Pologne. Il y a dans l’armée surtout une véritable rage contre ces hommes. Le désir de cette satisfaction d’amour-propre national, quelque peu sauvage, était exalté chez les soldats et le peuple. L’empereur, malgré sa toute-puissance, est obligé de tenir grand compte de l’esprit des masses sur lequel il s’appuie, et qui fait sa véritable force. Ce n’est pas ici simplement une question d’amour-propre individuel : le sentiment national du pays et de l’armée est en jeu. »

Ce furent, sans nul doute, ces considérations qui portèrent le tsar à la démarche hasardée dont je viens de parler. Le prince Radziwill présenta sa lettre et n’obtint rien. Il partit aussitôt, en refusant avec hauteur une nouvelle audience, qu’on lui offrait pour prendre congé ; et les ambassadeurs de Russie et d’Autriche déclarèrent officiellement que tous rapports diplomatiques avaient cessé entre leurs maîtres et le Divan.

Celui-ci agit, en cette circonstance critique, avec une fermeté et une tenue, qui eussent fait honneur aux cabinets les plus expérimentés de l’Europe. En même temps que le sultan refusait de se rendre aux demandes, ou plutôt aux ordres des deux empereurs, il écrivait au tsar pour lui dire qu’il ne voulait pas discuter avec lui la question de droit, que soulevait l’interprétation des traités, mais qu’il s’adressait à son amitié et s’en rapportait à son honneur, le priant de trouver bon que le gouvernement turc ne prît pas une mesure qui le perdrait dans l’estime du monde. Il offrait, du reste, de nouveau, de mettre lui-même les réfugiés hors d’état de nuire. Abdul-Medjid chargea l’un des hommes les plus sages et les plus habiles qui fussent dans son empire, Fuad-Effendi, d’apporter cette lettre à Saint-Pétersbourg. Une lettre analogue fut écrite à Vienne, mais celle-ci dut être remise à l’empereur d’Autriche par l’envoyé turc qui résidait dans cette cour, ce qui marquait par une nuance très visible, le prix différent qu’on attachait à l’assentiment des deux princes. Ces nouvelles me parvinrent vers la fin de septembre. Mon premier soin fut de les faire parvenir en Angleterre. J’écrivis en même temps[22] à notre ambassadeur une lettre particulière où je lui disais :

« La conduite que va tenir l’Angleterre, plus intéressée que nous dans cette affaire et moins exposée dans le conflit qui en peut sortir, doit avoir une grande influence sur la nôtre. Il faut que le cabinet anglais dise clairement et catégoriquement jusqu’où il entend aller. Je n’ai point oublié l’affaire du Piémont. Si l’on veut de nous, qu’on mette les points sur les i. Il est possible qu’alors on nous trouve très résolus ; sinon, non. Il est bien important aussi que vous vous assuriez des dispositions dans lesquelles ces événements trouveraient les tories de différentes nuances ; car, dans un gouvernement parlementaire, par conséquent mobile, l’appui du parti dominant n’est pas toujours une suffisante garantie. »

Malgré la gravité des circonstances, les ministres anglais, alors dispersés à cause des vacances du parlement, furent assez longs à se réunir, car, en ce pays, le seul dans le monde où l’aristocratie gouverne encore, la plupart des ministres sont en même temps de grands propriétaires et, d’ordinaire, de grands seigneurs. Ils se délassaient, en ce moment, dans leurs terres des fatigues et des ennuis des affaires ; ils ne se pressèrent pas de les quitter. Pendant cet intervalle, toute la presse anglaise, sans distinction de parti, prit feu. Elle s’emporta contre les deux empereurs et enflamma l’opinion publique en faveur de la Turquie. Le gouvernement anglais, ainsi chauffé, prit aussitôt son parti. Cette fois il n’hésitait point, car il s’agissait, comme il le disait lui-même, non seulement du sultan, mais de l’influence de l’Angleterre dans le monde[23]. Il décida donc : 1o qu’on ferait des représentations à la Russie et à l’Autriche ; 2o que l’escadre anglaise de la Méditerranée se rendrait devant les Dardanelles, pour donner confiance au sultan et défendre, au besoin, Constantinople. On nous invita à faire de même et à agir en commun. Le soir même, l’ordre de faire marcher la flotte anglaise fut expédié.

La nouvelle de ces résolutions décisives me jeta dans une grande perplexité ; je n’hésitais pas à penser qu’il fallait approuver la conduite généreuse qu’avait tenue notre ambassadeur et venir en aide au sultan[24], mais quant à l’attitude belliqueuse, je ne pensais pas qu’il fût encore sage de la prendre. Les Anglais nous conviaient à agir comme eux ; mais notre position ne ressemblait guère à la leur. En défendant les armes à la main la Turquie, l’Angleterre risquait sa flotte et nous notre existence. Les ministres anglais pouvaient compter qu’en cette extrémité le parlement et la nation les soutiendraient, nous étions à peu près sûrs d’être abandonnés par l’Assemblée et même par le pays, si les choses en venaient jusqu’à la guerre. Car les misères et les périls du dedans rendaient en ce moment les esprits insensibles à tout le reste. J’étais convaincu, de plus, qu’ici, la menace, au lieu de servir à l’accomplissement de nos desseins, était de nature à lui nuire. Si la Russie, car c’était d’elle seule au fond qu’il s’agissait, voulait par hasard ouvrir la question du partage de l’Orient par l’envahissement de la Turquie, ce que j’avais peine à croire, l’envoi de nos flottes n’empêcherait pas cette crise : et s’il ne s’agissait réellement, comme cela était vraisemblable, que de se venger des Polonais, il l’aggravait, en rendant la retraite du tsar difficile et en mettant sa vanité au secours de son ressentiment. J’allai dans ces dispositions au Conseil. Je m’aperçus sur-le-champ que le président était déjà décidé et même engagé, comme il nous le déclara lui-même. Cette résolution lui avait été inspirée par l’ambassadeur anglais, lord Normanby, diplomate à la manière du xviiie siècle, lequel s’était fort établi dans les bonnes grâces de Louis Napoléon… La plupart de mes collègues pensèrent comme lui, qu’il fallait entrer sans hésitations dans l’action commune à laquelle nous conviaient les Anglais, et envoyer comme eux notre flotte aux Dardanelles.

N’ayant pu faire ajourner une mesure que je trouvais prématurée, je demandai du moins qu’avant de l’exécuter on consultât Falloux que l’état de sa santé avait forcé de quitter momentanément Paris et de se retirer à la campagne. Lanjuinais se rendit à cet effet près de lui, lui exposa l’affaire, et revint nous exposer que Falloux avait été, sans hésitation, d’avis de faire partir la flotte. L’ordre fut expédié sur-le-champ. Cependant Falloux avait agi sans consulter les chefs de la majorité et ses amis, et même sans se bien rendre compte des suites de l’acte ; il avait cédé à un mouvement irréfléchi, ce qui lui arrivait quelquefois ; car la nature l’avait fait léger et étourdi, avant que l’éducation et l’habitude l’eussent rendu calculé jusqu’à la duplicité. Il est probable qu’après avoir parlé à Lanjuinais, il reçut des conseils ou fit de lui-même des réflexions, contraires à l’avis qu’il avait exprimé. Il m’écrivit donc une lettre fort longue et très embrouillée[25] dans laquelle il prétendait n’avoir pas bien compris Lanjuinais (ce qui n’était pas possible, Lanjuinais étant le plus clair et le plus net de tous les hommes dans ses paroles comme dans ses actes.) Il revenait sur son opinion et cherchait à couvrir sa responsabilité ; je répondis aussitôt par ce billet :

« Cher collègue, la résolution du Conseil est prise et, à l’heure qu’il est, il n’y a plus rien à faire qu’à attendre les événements ; du reste, en cette matière, la responsabilité de tout le Conseil est une. Il n’y en a pas d’individuelle. Je n’étais pas d’avis de la mesure, mais la mesure prise, je suis prêt à la défendre envers et contre tous[26]. »

Tout en donnant une leçon à Falloux, je n’en étais pas moins inquiet et fort embarrassé de mon rôle. Je ne me troublais guère de ce qui allait se passer à Vienne, car je n’assignais dans cette affaire à l’Autriche d’autre position que celle de satellite. Mais qu’allait faire le tsar, qui s’était engagé si inconsidérément et en apparence si irrévocablement vis-à-vis du sultan, et dont l’orgueil était mis à une si rude épreuve par nos menaces ? Heureusement, j’avais alors à Saint-Pétersbourg et à Vienne deux agents habiles, avec lesquels je pouvais m’expliquer à cœur ouvert. « Engagez l’affaire très doucement, leur mandai-je[27], gardez de mettre contre nous l’amour-propre de nos adversaires, évitez une trop grande et trop ostensible intimité avec les ambassadeurs anglais, dont le gouvernement est abhorré dans les cours où vous êtes, tout en conservant pourtant avec ces ambassadeurs de bons rapports. Pour arriver au succès, prenez le ton de l’amitié, et ne cherchez pas à faire peur. Montrez notre situation au vrai ; nous ne voulons pas la guerre ; nous la détestons ; nous la craignons ; mais nous ne pouvons nous déshonorer. Nous ne pouvons conseiller à la Porte, qui nous demande avis, de faire une lâcheté ; et, lorsque le courage qu’elle a montré et que nous avons approuvé lui attirera des périls, nous ne pouvons, non plus, lui refuser une aide qu’elle réclame. Il faut donc qu’on nous prépare un moyen de sortir d’affaire. La peau de Kossuth vaut-elle la guerre générale ? Est-ce l’intérêt des puissances que la question d’Orient s’ouvre en ce moment et de cette façon ? Ne peut-on trouver un biais qui ménage l’honneur de tout le monde ? Que veut-on enfin ? Ne veut-on que se faire livrer quelques pauvres diables ? Cela ne mérite pas assurément de si grandes querelles ; mais si c’était un prétexte, si au fond de cette affaire se trouvait l’envie de porter, en effet, la main sur l’empire ottoman, ce serait alors décidément la guerre générale qu’on voudrait ; car, tout ultra-pacifiques que nous sommes, nous ne laisserions jamais tomber Constantinople sans tirer l’épée. »

L’affaire était heureusement terminée quand ces instructions arrivèrent à Saint-Pétersbourg. Lamoricière s’y était conformé sans les connaître. Il avait agi, dans cette circonstance, avec une prudence et une mesure qui surprirent ceux qui ne le connaissaient pas, mais qui ne m’étonnèrent point. Je savais que son tempérament était impétueux, mais que son esprit formé à l’école de la diplomatie arabe, la plus savante de toutes les diplomaties, était circonspect et fin jusqu’à l’artifice.

Lamoricière, dès que le bruit de la querelle lui fut arrivé par la voie directe de la Russie, se hâta d’exprimer très vivement, quoique sur un ton amical, qu’il blâmait ce qui venait de se passer à Constantinople ; mais il se garda de faire des représentations officielles et surtout menaçantes. Tout en se concertant avec l’ambassadeur d’Angleterre, il évita soigneusement de se compromettre avec lui dans des démarches communes ; et quand Fuad-Effendi, chargé de la lettre d’Abdul-Medjid, arriva, il lui fit dire secrètement qu’il n’irait pas le voir, afin de ne pas compromettre le succès de la négociation, mais que la Turquie pouvait compter sur la France.

Il fut merveilleusement aidé par cet envoyé du Grand Seigneur, qui, sous sa peau de Turc, cachait une intelligence très prompte et très déliée. Quoique le sultan eût réclamé l’appui de la France et de l’Angleterre, Fuad en arrivant à Saint-Pétersbourg, ne voulut pas même rendre visite aux représentants de ces deux puissances. Il refusa de voir personne avant d’avoir parlé au tsar de la volonté libre duquel il attendait seulement, disait-il, le succès de sa mission.

Celui-ci dut éprouver un amer déplaisir en voyant le peu de succès qu’avaient eu ses menaces et le tour imprévu que prenaient les choses, mais il eut la force de se contenir. Au fond, il ne voulait pas ouvrir la question d’Orient, bien que, peu de temps auparavant, il se fût laissé aller à dire : « L’empire ottoman est mort ; il ne reste plus qu’à régler l’ordre de ses funérailles. »

Faire la guerre pour forcer le sultan à violer le droit des gens était bien difficile. Il eût été aidé en cela par les passions sauvages de son peuple, mais repoussé par l’opinion de tout le monde civilisé. Il savait déjà ce qui se passait en Angleterre et en France. Il résolut de céder avant qu’on le menaçât. Le grand empereur recula donc, à la profonde surprise de ses sujets et même des étrangers. Il reçut Fuad et se désista de la demande qu’il avait faite au sultan. L’Autriche se hâta de suivre son exemple. Quand la note de lord Palmerston arriva à Saint-Pétersbourg, tout était fini. Le mieux eût été de ne plus rien dire, mais tandis que dans cette affaire nous n’avions visé qu’au succès, le cabinet anglais avait, de plus, cherché le bruit. Il en avait besoin pour répondre à l’irritation du pays. L’ambassadeur anglais lord Bloomfield, le lendemain même que la résolution de l’empereur eût été connue, se présenta donc chez le comte de Nesselrode, qui le reçut fort sèchement[28], et il lui lut la note, par laquelle lord Palmerston demandait d’une façon polie, mais péremptoire, qu’on ne forçât pas le sultan à rendre les réfugiés. — Le Russe répliqua qu’il ne concevait ni le but ni l’objet de cette demande ; que l’affaire dont, sans doute, on voulait parler était arrangée, et que, d’ailleurs, l’Angleterre n’avait rien à y voir. Lord Bloomfield demanda où en étaient les choses. Le comte de Nesselrode refusa avec hauteur de lui donner aucune explication ; parce que ce serait, dit-il, reconnaître le droit de l’Angleterre de s’immiscer dans une affaire qui ne la regarde point. Et comme l’ambassadeur anglais insistait pour laisser du moins copie de la note dans les mains du comte de Nesselrode, celui-ci après s’y être d’abord refusé, reçut enfin la pièce de mauvaise grâce et le congédia en disant nonchalamment, qu’il allait répondre à cette note, qu’elle était terriblement longue et que ce serait fort ennuyeux. « La France, ajouta le chancelier, m’a déjà fait dire les mêmes choses ; mais elle les a fait dire plus tôt et mieux. »

Au moment où nous apprenions la fin de cette dangereuse querelle, le cabinet, après avoir ainsi vu se terminer heureusement les deux grandes affaires extérieures, qui tenaient encore en suspens la paix du monde, la guerre du Piémont et celle de Hongrie, le cabinet allait tomber.


APPENDICES

J’ai retrouvé dernièrement ces quatre notes dans le chartrier de Tocqueville, où mon grand-père avait eu le soin de déposer, à côté de nos plus précieuses archives de famille, tous les manuscrits qui lui venaient de son frère. Elles m’ont paru devoir jeter quelques lumières sur la révolution de Février et sur la question de la revision de la Constitution en 1851, et mériter d’être publiées en même temps que les Souvenirs.
COMTE DE TOCQUEVILLE

I

Le 24 février, suivant G. de Beaumont.

J’ai eu aujourd’hui (24 octobre 1850) avec Beaumont une conversation qui mérite d’être notée. Voici son récit :

Le 24 février, à sept heures du matin, Jules Lasteyrie et un autre (j’ai oublié le nom que m’a dit Beaumont) sont venus me chercher pour me conduire chez M. Thiers, où devaient se trouver Barrot, Duvergier et plusieurs autres.

D. — Savez-vous ce qui s’était passé, la nuit, entre Thiers et le roi ?

B. — Il m’a été raconté par Thiers, et surtout par Duvergier, qui avait pris note immédiatement du récit de Thiers, que celui-ci avait été appelé vers une heure, qu’il avait trouvé le roi indécis ; qu’il lui avait dit, du premier mot, qu’il ne pouvait entrer qu’avec Barrot et Duvergier ; que le roi, après plusieurs objections, avait paru céder ; qu’il avait ajourné Thiers au matin ; que, cependant, en le reconduisant, il lui avait dit que, de part et d’autre, on n’était pas encore lié. (Évidemment le roi se réservait de tenter une autre combinaison avant le matin.)

Il faut que je place ici, continue Beaumont, une anecdote curieuse : Savez-vous à quoi s’occupait Bugeaud durant cette nuit décisive, aux Tuileries même, où on venait de lui donner le commandement général ? Le voici : L’ambition et l’espérance de Bugeaud étaient de devenir ministre de la guerre quand Thiers arriverait aux affaires. Les choses tournaient, à ce qu’il voyait bien, que cet événement était impossible ; mais ce qui le préoccupait, c’était de s’assurer l’influence prépondérante dans le ministère, s’il ne le conduisait pas. En conséquence, dans la nuit du 24 février, vers le matin, Bugeaud écrivit du château, de sa main, à Thiers, une lettre de quatre pages qui contenait en substance : Je comprends les difficultés qui vous empêchent de me prendre pour ministre de la guerre ; j’ai cependant toujours eu du goût pour vous, et je suis sûr qu’un jour nous gouvernerons ensemble ; mais enfin, je comprends les raisons présentes et je m’y rends, mais je vous prie, du moins, de donner à M. Magne, qui est à moi, la place de sous-secrétaire d’État du ministère de la guerre.

Beaumont, reprenant le récit général, continue :

— Quand j’arrivai place Saint-Georges, Thiers et ses amis étaient déjà partis pour les Tuileries. Je m’y rendis à la hâte et y arrivai en même temps qu’eux. L’aspect de Paris était déjà formidable ; cependant le roi nous reçut comme à l’ordinaire, la même abondance de langage et les mêmes façons que vous savez. Avant de le voir (je crois du moins que Beaumont place là cet incident), nous causâmes entre nous des affaires. J’insistai vivement pour le renvoi de Bugeaud : Si on veut lutter par la force contre le mouvement public, disais-je, il faut en effet le nom et l’audace de Bugeaud ; mais on veut essayer la conciliation et on suspend les hostilités[29]… le nom de Bugeaud est un contresens. Les autres m’appuyant, Thiers se rendit avec hésitation et répugnance. On prit le biais que vous savez : Bugeaud gardant nominalement le commandement général et Lamoricière mis à la tête de la garde nationale. Thiers et Barrot entrèrent dans le cabinet du roi, et je ne sais ce qui s’y passa. L’ordre avait été donné partout aux troupes de cesser le feu et de se replier sur le château pour laisser la place à la garde nationale. Je rédigeai moi-même à la hâte, avec Rémusat, la proclamation qui faisait connaître ces ordres et les expliquait à la population. Vers neuf heures, on convint que Thiers et Barrot en personne tenteraient une démarche personnelle sur le peuple ; on arrêta Thiers dans l’escalier et on lui fit rebrousser chemin, mais avec peine, je dois le dire. Barrot seul partit, je le suivis. (Ici le récit de Beaumont est identique à celui de Barrot.) Barrot fut admirable dans toute cette course, dit Beaumont. J’eus peine à le faire revenir, bien qu’arrivés à la barricade de la porte Saint-Denis, il y eut impossibilité d’aller plus loin. Notre retour empira la situation : nous ramenâmes à notre suite, en lui faisant un passage, une population plus hostile que celle que nous avions traversée en allant ; arrivé à la place Vendôme, Barrot, craignit de prendre, malgré lui, les Tuileries d’assaut, avec la multitude qui le suivait ; il se déroba et rentra chez lui. Je revins au château, la situation me paraissait très grave, mais loin d’être désespérée, et je fus rempli de surprise en apercevant le désordre qui avait gagné tous les esprits pendant mon absence, et l’affreuse confusion qui régnait déjà aux Tuileries. Je n’ai pas pu bien comprendre ce qui s’était passé, ni bien savoir les nouvelles qu’on avait reçues et qui avaient mis ainsi tout sens dessus dessous. Je mourais de fatigue et de faim ; je m’approchai d’une table et pris quelque nourriture à la hâte. Dix fois, durant ce repas de trois ou quatre minutes, un aide de camp du roi ou un prince vint me chercher, me parla dans un langage confus et me quitta sans avoir bien compris ma réponse. Je me joignis à la hâte à Thiers, à Rémusat, à Duvergier et à un ou deux autres qui devaient composer le nouveau cabinet. Nous nous rendîmes ensemble dans le cabinet du roi : c’est le seul conseil auquel j’aie assisté. Thiers prit la parole et commença une grande moralité sur les devoirs du roi et du père de famille. — C’est-à-dire que vous me conseillez d’abdiquer, dit le roi, médiocrement touché de la partie sensible du discours, et allant au fait. Thiers en convint et dit les raisons. Duvergier l’appuya avec une grande vivacité. N’étant pas prévenu, je manifestai mon étonnement et m’écriai que tout n’était pas perdu. Thiers parut très contrarié de mon exclamation, et je ne pus m’empêcher de penser que, dès le principe, le but secret de Thiers et Duvergier avait été de se débarrasser du roi, sur lequel ils ne pouvaient jamais compter, et de gouverner sous le nom du duc de Nemours ou de la duchesse d’Orléans, après qu’ils auraient forcé le roi à abdiquer. Celui-ci, qui m’avait paru très ferme jusqu’à un certain moment, me parut, vers la fin, s’abandonner entièrement lui-même. [Ici, il y a une lacune de souvenir, pour moi, dans le récit de Beaumont, je la comblerai dans une autre conversation. J’arrive à la scène d’abdication qui eut lieu peu après.]

Dans l’intervalle, les événements et les nouvelles s’aggravant et la panique gagnant, Thiers avait déclaré qu’il n’était déjà plus possible, ce qui était peut-être vrai, et que Barrot à peine l’était. Il disparut alors, du moins je ne le revis plus dans les derniers moments, ce qui fut un grand tort, car, quoiqu’il déclinât le ministère, il ne devait pas abandonner, dans un instant si critique, les princes et demeurer leur conseiller s’il n’était plus leur ministre. J’assistai à la scène finale d’abdication : le duc de Montpensier priait son père d’écrire et le pressait avec tant de vivacité que celui-ci s’arrêtant lui dit : « Mais enfin, je ne puis aller plus vite. » La reine était désespérée et héroïque : sachant que j’avais paru opposé à l’abdication dans le conseil, elle me prit les mains et me dit qu’il ne fallait pas laisser consommer une lâcheté semblable, qu’il fallait se défendre, qu’elle se ferait tuer, devant le roi, avant qu’on ait pu parvenir jusqu’à lui. L’abdication n’en fut pas moins signée, et le duc de Nemours me pria de courir annoncer au maréchal Gérard, qui était à l’extrémité du Carrousel, que j’avais vu signer le roi, afin qu’il pût annoncer au peuple officiellement que le roi avait abdiqué. J’y courus ; je revins ; tous les appartements étaient vides. J’allai de chambre en chambre sans rencontrer personne. Je descendis dans le jardin ; je trouvai Barrot qui, arrivant du ministère de l’intérieur, venait de se livrer aux mêmes recherches inutiles. Le roi s’était sauvé par la grande allée ; il paraît que la duchesse d’Orléans se dirigeait par l’allée souterraine du bord de l’eau. Aucune nécessité ne les obligeait à quitter le château, qui était alors parfaitement en sûreté et que le peuple n’aborda que près d’une heure après qu’on l’eut abandonné. Barrot voulait absolument dégager la duchesse. Il faisait préparer à la hâte des chevaux pour elle, le jeune prince et pour nous, et voulait que nous nous jetassions tous ensemble au milieu du peuple, seule chance, en effet, qui restait, mais chance bien faible. Ne pouvant regagner la duchesse, nous partîmes pour le ministère de l’intérieur. Vous nous rencontrâtes sur le chemin ; vous savez le reste.


II

Conversation avec Barrot. Le 24 février suivant sa version.
(10 octobre 1850).

Je crois que M. Molé n’a refusé le ministère qu’après la fusillade du Boulevard. Thiers m’a dit qu’il avait été appelé à une heure du matin, qu’il m’avait demandé au roi comme l’homme nécessaire ; que le roi avait résisté, puis cédé, qu’enfin il avait ajourné à neuf heures du matin notre réunion près de lui.

À cinq heures, Thiers vint chez moi m’éveiller ; nous causâmes ; il retourna chez lui, où je me rendis seulement à huit heures. Je le trouvai faisant tranquillement sa barbe. C’est un grand malheur que le roi et M. Thiers aient ainsi perdu le temps qui s’est écoulé de une heure du matin à huit heures. La barbe faite, nous nous rendons au château ; la population était déjà très émue ; on élevait des barricades et même quelques coups de fusils avaient déjà été tirés des maisons voisines sur les Tuileries. Cependant, nous trouvâmes le roi encore très calme et dans son habitude d’être ordinaire. Il me fit les phrases banales que vous pouvez imaginer. À cette heure-là, Bugeaud était encore général en chef. J’engageai fortement Thiers à ne pas prendre les affaires sous la couleur de ce nom, et à le corriger du moins en donnant le commandement de la garde nationale à Lamoricière, qui était là. Thiers accepta cet arrangement, qui fut agréé par le roi et Bugeaud lui-même. Je proposai ensuite au roi la dissolution de la Chambre des députés. « Jamais ! jamais ! » dit-il ; il s’emporta et se retira en nous fermant, à Thiers et à moi, la porte au nez. Il était évident qu’il ne consentait à nous prendre que pour sauver le premier moment, et qu’il comptait bien après nous avoir compromis avec le peuple, nous jeter par terre, à l’aide du parlement. Aussi, dans des temps ordinaires, je me serais immédiatement retiré ; mais la gravité de la situation me fit rester, et je proposai de me présenter au peuple ; de lui apprendre moi-même l’arrivée du nouveau cabinet et de le calmer. Dans l’impossibilité où nous étions de rien faire imprimer et afficher à temps, je me considérai comme un homme affiche. Je dois rendre cette justice à Thiers qu’il voulut m’accompagner et que ce fut moi qui, craignant le mauvais effet de sa présence, refusai. Je partis donc ; je m’avançai sans armes devant chaque barricade ; les fusils s’abaissaient, les barricades s’ouvraient ; on criait : « Vive la réforme ! vive Barrot ! » Nous allâmes ainsi jusqu’à la porte Saint-Denis, où nous trouvâmes une barricade haute de deux étages et garnie d’hommes qui ne répondirent par aucun signe d’adhésion à mes paroles et ne firent point mine de laisser franchir la barricade ; force fut donc de revenir sur mes pas. Je trouvai, à mon retour, le peuple plus animé qu’à mon passage ; cependant je n’entendis pas un seul cri séditieux, rien qui annonçât une révolution immédiate ; le seul mot grave que j’entendis fut d’Étienne Arago. Il s’avança vers moi et me dit : « Si le roi n’abdique pas, nous aurons une révolution avant huit heures du soir. » J’arrivai ainsi à la place Vendôme ; des milliers d’hommes me suivaient en criant : « Aux Tuileries ! aux Tuileries ! » Je me demandai ce que j’avais à faire. Aller aux Tuileries à la tête de cette multitude, c’était me rendre maître absolu de la situation, mais par un acte qui eût pu paraître révolutionnaire et violent. Si j’avais su ce qui se passait en ce moment à ces Tuileries, je n’aurais pas hésité ; mais je n’avais encore nulle inquiétude. L’attitude du peuple ne me paraissait pas encore décidée. Je savais que toutes les troupes se repliaient vers le château, que le gouvernement et les généraux y étaient ; je ne pouvais donc pas imaginer la panique qui, peu après, le mit aux mains de la multitude. Je tournai à droite et revins me reposer un instant chez moi ; je n’avais pas encore mangé et j’étais épuisé. Au bout de quelques instants, Malleville me fit dire du ministère de l’intérieur qu’il était urgent de venir pour signer des dépêches télégraphiques aux départements. Je m’y rendis dans ma voiture, aux acclamations du peuple ; de là, je partis pour me rendre au château. J’ignorais encore tout ce qui se passait. Arrivé sur le quai, en face du jardin, je vis un régiment de dragons qui rentrait à la caserne ; le colonel me dit : « Le roi a abdiqué ; toutes les troupes se retirent. » Je courus ; arrivé aux guichets, j’eus grand’peine à pénétrer dans la cour, toutes les troupes sortant impétueusement par toutes les issues. J’arrivai enfin dans la cour, que je trouvai déjà à peu près vide ; le duc de Nemours y était ; je lui demandai avec instance où se trouvait la duchesse d’Orléans ; il me répondit qu’il ne le savait pas, mais qu’il croyait qu’elle était en ce moment dans le pavillon du bord de l’eau. J’y courus ; on me dit que la duchesse n’y était pas. Je forçai la porte, je parcourus les appartements, qui, en effet, étaient vides. Je quittai les Tuileries, recommandant à Havin, que j’y trouvai, de ne pas aller avec la duchesse, si on la retrouvait, à la Chambre, assemblée dont on ne pouvait rien faire. Mon intention avait été, si j’avais trouvé la duchesse et son fils, de les mettre à cheval et de me jeter avec eux dans le peuple ; j’avais déjà même fait préparer les chevaux. Ne trouvant pas cette princesse, je revins au ministère de l’intérieur ; je vous rencontrai sur le chemin, vous savez ce qui se passait au ministère. On vint m’y demander en hâte pour aller à la Chambre ; à peine entré là, les chefs de l’extrême gauche m’entourèrent et m’entraînèrent presque de force dans le premier bureau ; là, ils me supplièrent de proposer à l’Assemblée la nomination d’un gouvernement provisoire dont je ferais partie ; je les envoyai promener, et rentrai dans la Chambre. Vous savez le reste.


III

Traces du 24 février 1848.
Efforts de M. Dufaure pour empêcher la révolution de Février. Responsabilité de M. Thiers, qui les rend impuissants.

Aujourd’hui (19 octobre 1850), Rivet rappelle et constate avec moi les circonstances d’un incident très digne d’être gardé en mémoire.

Dans la semaine qui précéda celle où la monarchie fut renversée, un certain nombre de députés conservateurs conçurent des inquiétudes que le ministère et leurs collègues ne partageaient pas. Ils pensèrent qu’il était préférable de renverser le cabinet, pourvu que ce fût sans violence, que de courir l’aventure des banquets. L’un d’eux, M. Sallandrouze, s’adressa à M. Billault et lui proposa ceci (le banquet devait avoir lieu le mardi 22) : Dans la journée du 21, M. Dufaure et ses amis présenteraient un ordre du jour motivé dont la rédaction serait convenue avec Sallandrouze et ceux au nom desquels il parlait, dont il donna les noms et qui étaient au nombre de quarante. L’ordre du jour serait voté par eux, à la condition que, de son côté, l’opposition renoncerait au banquet et arrêterait le peuple.

Dimanche 20 février, nous nous réunîmes chez Rivet pour discuter cette proposition. Étaient présents, autant que je puis m’en souvenir, Dufaure, Billault, Lanjuinais, Corcelles, Ferdinand Barrot, Talabot, Rivet et moi.

La proposition de Sallandrouze nous fut expliquée par Billault ; nous l’acceptâmes aussitôt et rédigeâmes un ordre du jour en conséquence. Ce fut moi qui le rédigeai, et cette rédaction, après avoir été modifiée, fut acceptée par mes amis. Les termes que j’ai oubliés étaient très modérés, mais l’adoption de cet ordre du jour amenait forcément la retraite du cabinet.

Restait à remplir la condition du vote des conservateurs, c’est-à-dire le renoncement au banquet. Nous étions restés étrangers à ce mouvement, ce n’était pas nous qui pouvions l’arrêter. Il fut convenu que l’un d’entre nous irait trouver immédiatement Duvergier de Hauranne et Barrot et leur proposerait d’agir dans le sens de la condition exigée. Rivet fut choisi pour cette négociation et nous nous ajournâmes au soir pour savoir ce à quoi il avait réussi.

Le soir, il vint en effet nous rendre compte de ce qui avait eu lieu ; le voici :

Barrot était entré dans l’ouverture avec ardeur ; il avait pris avec effusion les mains de celui qui la lui faisait, et s’était déclaré disposé à faire tout ce qu’on exigeait de lui dans le sens indiqué ; il paraissait soulagé d’un grand poids en entrevoyant la possibilité d’échapper à la responsabilité du banquet. Mais il ajouta qu’il n’était pas seul engagé dans cette entreprise et qu’il fallait s’entendre avec ses amis sans lesquels il ne ferait rien. Nous ne le savions que trop !

Rivet se rendit chez Duvergier. Celui-ci était au Conservatoire de musique ; mais il devait rentrer chez lui avant dîner. Rivet l’attendit. Duvergier revint. Rivet lui fit part de la proposition des conservateurs et de notre ordre du jour. Duvergier reçut assez dédaigneusement cette communication ; ils étaient trop avancés, dit-il, pour reculer ; les conservateurs revenaient à résipiscence trop tard ; lui Duvergier et ses amis ne pouvaient, sans perdre leur popularité et peut-être toute leur influence sur les masses, entreprendre de faire renoncer celles-ci à la manifestation projetée. Du reste, ajouta-t-il, je ne vous donne ici que mon impression instantanée et personnelle, mais je vais dîner chez Thiers et je vous enverrai ce soir un billet qui vous fera connaître notre dernier mot.

Ce billet arriva, en effet, comme nous étions réunis ; il portait en quelques mots que l’opinion exprimée avant dîner par Duvergier était celle de Thiers, et qu’il fallait renoncer à l’affaire dont on avait parlé. Nous nous séparâmes immédiatement : le sort était jeté !

Je ne doute pas que parmi les motifs du refus de Duvergier et de Thiers ne se soit trouvé en première ligne celui-ci, qui ne fut pas exprimé : le ministère tombant sans bruit, par l’effet commun d’une partie des conservateurs et par les nôtres et sur un ordre du jour présenté par nous, le pouvoir nous arrivait et n’allait point jusqu’à ceux qui avaient monté toute cette grande machine des banquets pour le conquérir.

Conduite de Dufaure, le 24 février 1848.

Rivet me disait aujourd’hui (19 octobre 1850) qu’il n’avait jamais causé avec Dufaure de ce qui était arrivé à celui-ci le 24 février ; mais que, par la conversation de personnes de sa famille ou de son intimité, il avait conclu ceci :

Vers six heures un quart, le 23 février, M. Molé, après s’être concerté avec M. de Montalivet, envoya prier Dufaure de passer chez lui. Celui-ci, en se rendant chez M. Molé, entra chez Rivet et le pria de l’attendre, parce que son intention était de revenir chez Rivet en sortant de chez M. Molé. Dufaure ne revint pas et Rivet ne le revit qu’assez longtemps après, mais il croit savoir qu’arrivé chez Molé, et après une assez longue conversation, Dufaure se retira, déclarant qu’il ne voulait pas faire partie du nouveau cabinet, et qu’à son avis, les circonstances demandaient les hommes qui avaient amené le mouvement, c’est-à-dire Thiers et Barrot.

Il revint chez lui fort effrayé de l’aspect de Paris, trouva sa belle-mère et sa femme plus effrayées encore, et, à cinq heures du matin, le 24, partit avec elles et les conduisit à Vanves. Lui, de sa personne, revint ; je le vis vers huit ou neuf heures et je ne me rappelle pas qu’il m’ait dit avoir fait ce voyage matinal. J’étais venu chez lui avec Lanjuinais et Corcelles ; nous nous séparâmes bientôt, nous donnant rendez-vous à midi, à la Chambre des députés. Dufaure n’y vint pas ; il paraît qu’il en avait pris en effet le chemin, qu’il arriva jusqu’au palais de l’Assemblée qui, sans doute, en ce moment était envahi. Ce qui est certain, c’est qu’il passa outre et alla retrouver sa famille à Vanves.


IV

Conversation que j’ai eue avec Berryer, le 21 juin 1851, dans un rendez-vous que je lui avais donné chez moi. Nous étions tous deux membres de la commission de revision.

Je l’abordai ainsi : Laissons de côté, entre nous, les apparences. Vous ne faites pas une campagne révisionniste, vous faites une campagne électorale. Il me répondit : C’est vrai ; vous avez bien jugé. Soit, lui dis-je ; nous verrons tout à l’heure si vous avez raison. Ce que je dois vous dire tout de suite, c’est que je ne puis entrer dans une manœuvre qui n’aurait pour but que de sauver, aux élections prochaines, une portion seulement du parti modéré, laissant en dehors de l’opération plusieurs autres et notamment celle dont je fais partie. Ou donnez aux républicains modérés une raison honnête pour voter la revision, en donnant à celle-ci un caractère républicain, ou attendez-vous à ce que nous ferons de notre mieux pour démonter vos batteries. Il en convint, mais opposa les difficultés que faisaient naître les passions et les préjugés de son parti. Nous discutâmes quelque temps ce qu’il y avait à faire et nous en vînmes enfin, au fond des choses, à la politique qu’il suivait.

C’est ce que je lui dis à ce sujet dont j’ai voulu surtout garder la trace.

Je lui dis : Berryer, vous nous entraînez tous, malgré nous, dans une situation dont vous aurez la responsabilité seul, sachez-le. Si les légitimistes s’étaient joints à ceux qui voulaient lutter contre le président, la lutte était peut-être encore possible. Vous avez entraîné, un peu malgré lui, votre parti dans une voie opposée ; dès lors, toute résistance nous est impossible ; nous ne pouvons rester seuls avec les Montagnards ; nous allons donc plier, puisque vous pliez, mais quelle va en être la conséquence ? Je vois votre pensée, elle est claire : vous croyez que les circonstances rendent l’ascendant du président irrésistible et le mouvement qui porte le pays vers lui insurmontable. Ne pouvant lutter contre ce courant, vous vous y jetez au risque de le rendre ainsi plus violent encore, mais dans l’espoir qu’il vous portera, vous et vos amis et diverses autres portions du parti de l’ordre, peu sympathique au président, jusque dans l’Assemblée prochaine. Là seulement vous croyez trouver un point d’appui solide pour lui résister, et c’est en faisant aujourd’hui ses affaires que vous croyez conserver, dans la prochaine Assemblée, un noyau d’hommes en état de lui tenir tête. Lutter contre le flot qui le porte en ce moment, c’est se rendre impopulaire et inéligible, c’est livrer le parti aux socialistes et aux bonapartistes, que vous ne voulez voir triompher ni les uns ni les autres, fort bien ! Ce plan a des côtés plausibles, mais il pèche par un point principal que voici : Je vous concevrais si l’élection devait avoir lieu demain et que vous dussiez récolter immédiatement le fruit de votre manœuvre, comme lors de l’élection de décembre ; mais près d’un an vous sépare encore des élections. Vous ne parviendrez pas à les faire faire au printemps prochain, si vous y parvenez. D’ici là, croyez-vous que le mouvement bonapartiste, aidé, précipité par vous, va s’arrêter ? Ne voyez-vous pas qu’après vous avoir demandé la revision, l’opinion excitée par tous les agents du pouvoir et conduite par notre propre faiblesse, va nous demander une autre chose et puis une autre, jusqu’à ce que nous soyons amenés à favoriser ostensiblement la réélection illégale du président et à faire ses affaires purement et simplement ? Pouvez-vous aller jusque-là ? Votre parti le voudra-t-il, si vous le voulez ? Non. Vous arriverez donc à un moment où il faudra s’arrêter, tenir bon sur votre terrain, résister à l’effort combiné de la nation et du pouvoir exécutif, c’est-à-dire, d’une part devenir impopulaire, et de l’autre perdre cet appui, ou du moins cette neutralité électorale du gouvernement que vous voulez ; vous vous serez asservi, vous aurez accru immensément les forces qui vous sont contraires, voilà tout. Je vous prédis ceci : ou vous passerez complètement, et jusqu’à la fin, sous les fourches caudines du président, ou vous perdrez au moment de le recueillir tout le fruit de la manœuvre que vous faites, et vous aurez pris seulement, devant vous-même et votre pays, la responsabilité d’avoir contribué à élever ce pouvoir qui sera peut-être, malgré la médiocrité de l’homme, mais par la puissance extraordinaire des circonstances, l’héritier de la révolution et notre maître.

Berryer me parut rester interdit, et l’heure étant venue de nous séparer, nous nous quittâmes.


TABLE


I. — 
Origine et caractère de ces souvenirs. — Physionomie générale de l’époque qui a précédé la Révolution de 1848. — Signes avant-coureurs de cette Révolution. 
 3
II. — 
Les banquets. — Sécurité du gouvernement. — Préoccupations des chefs de l’opposition. — Mise en accusation des ministres. 
 22
III. — 
Troubles du 22 février. — Séance du 23. — Nouveau ministère. — Sentiments de M. Dufaure et de M. de Beaumont. 
 37
IV. — 
Le 24 février. — Plan de résistance des ministres. — La garde nationale. — Le général Bedeau. 
 49
V. — 
Séance de la Chambre. — Madame la duchesse d’Orléans. — Gouvernement provisoire. 
 62
I. — 
Mon jugement sur les causes du 24 février et mes pensées sur ce qui allait en sortir. 
 87
II. — 
Paris le lendemain du 24 février et les jours suivants. — Caractère socialiste de la nouvelle révolution. 
 99
III. — 
Incertitude des anciens parlementaires sur l’attitude à prendre. — Mes propres réflexions sur ce que j’ai à faire et mes résolutions. 
 113
IV. — 
Ma candidature dans le département de la Manche. — Aspect de la province. — L’élection générale. 
 127
V. — 
Première réunion de l’Assemblée constituante. — Aspect de cette Assemblée. 
 144
VI. — 
Mes rapports avec Lamartine. — Tergiversations de celui-ci. 
 162
VII. — 
Le 15 mai 1848. 
 173
VIII. — 
La fête de la Concorde et préparation aux journées de Juin. 
 193
IX. — 
Journées de Juin. 
 207
X. — 
Suite des journées de Juin. 
 238
XI. — 
Commission de la Constitution. 
 258
I. — 
Retour en France. — Formation du cabinet. 
 289
II. — 
Physionomie du cabinet. — Ses premiers actes jusqu’après les tentatives insurrectionnelles du 13 juin. 
 306
III. — 
Gouvernement intérieur. — Querelles intestines du cabinet. — Ses difficultés vis-à-vis de la majorité et du président. 
 331
IV. — 
Affaires étrangères. 
 356
I. — 
Le 24 févrire, suivant G. de Beaumont
 413
II. — 
Conversation avec Barrot. — Le 24 février suivant sa version. 
 418
III. — 
Traces du 24 février 1848. 
 421
IV. — 
Conversation avec Berryer, le 21 juin 1851. 
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  1. Discours prononcé à la Chambre des députés, le 27 janvier 1848, dans la discussion du projet d’Adresse en réponse au discours de la couronne. (Note de l’éditeur.)
  2. Discours de M. Duvergier de Hauranne, 7 février 1848. (Note de l’éditeur.)
  3. Le ministre répondait à M. Léon de Hatteville ; il invoqua les lois de 1790 et 1791 conférant à l’autorité le droit de s’opposer aux réunions publiques, quand celles-ci paraissent devoir être dangereuses pour l’ordre public, cita des précédents, et déclara que le gouvernement accomplissant son devoir ne céderait pas devant des manifestations, quelles qu’elles fussent. Il reprit à la fin de son discours les mots : passions aveugles ou ennemies, et s’efforça de les justifier. (Note de l’éditeur.)
  4. M. Hébert, répondant à M. O. Barrot, prétendit que le droit de réunion n’ayant pas été énoncé dans la Charte n’existait pas. (Note de l’éditeur.)
  5. M. Sallandrouze de Lamornaix avait proposé d’atténuer les expressions de passions aveugles ou ennemies en les faisant suivre de ce paragraphe : au milieu des manifestations diverses votre gouvernement saura reconnaître les vœux réels et légitimes du pays ; il prendra, nous l’espérons, l’initiative de réformes sages et modérées que réclame l’opinion publique, parmi lesquelles il faut d’abord placer la réforme parlementaire. Dans une monarchie constitutionnelle, l’union des grands pouvoirs de l’État permet de suivre sans danger une politique de progrès et de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels du pays. (Note de l’éditeur.)
  6. Hubert et René de Tocqueville. (Note de l’éditeur.)
  7. De l’Institut, frère de Blanqui du 15 mai.
  8. Il y a une grande lacune dans ce chapitre, je n’y parle pas des discussions et des résolutions relatives aux principes généraux.

    Plusieurs de ces discussions ont été assez approfondies et la plupart de ces résolutions ont été assez sages et même courageuses. La plupart des entraînements révolutionnaires et socialistes du temps y ont été combattus. Sur ces questions générales on était préparé et sur ses gardes.

  9. J’eus quatre cent quatre-vingt-seize suffrages.
  10. 1er juin 1849 : trois cent trente-six voix sur cinq cent quatre-vingt-dix-sept votants.
  11. Le décret du Président est du 2 juin 1819.
  12. Pierre Leroux.
  13. Rien de plus misérable que la conduite de ces révolutionnaires. Les soldats, qui au commencement de l’insurrection, avaient chassé ou tué leurs officiers, lâchaient pied devant les Prussiens. Les meneurs ne surent que se disputer et se diffamer au lieu de se défendre, et se réfugièrent en Suisse après avoir pillé les caisses publiques et rançonné leur propre pays.

    Tant que dura la lutte, nous tînmes très fortement la main à ce que les insurgés ne reçussent aucun secours de la France. Ceux d’entre eux qui, en très grand nombre, passèrent le Rhin, reçurent de nous l’asile, mais furent désarmés et internés. Les vainqueurs, comme il était facile de le prévoir, abusèrent aussitôt de la victoire. Beaucoup de prisonniers furent mis à mort, toutes les libertés furent suspendues indéfiniment, le gouvernement même qu’on venait de restaurer fut tenu très étroitement en tutelle. Je m’aperçus bientôt que le représentant de la France dans le Grand-Duché de Bade non seulement ne cherchait pas à modérer ces violences, mais trouvait très bon qu’on s’y livrât. Je lui écrivis aussitôt : « Monsieur, il me revient que beaucoup d’exécutions militaires ont eu lieu, et que beaucoup d’autres sont annoncées. Je ne comprends pas que ces faits n’aient pas été signalés par vous, et que vous n’ayez pas cherché à y mettre obstacle, sans même attendre notre direction. Nous avons contribué autant que nous pouvions le faire sans entrer dans la lutte, à la répression de l’insurrection ; raison de plus pour désirer que la victoire à laquelle nous avons aidé ne soit pas souillée par des actes de violence, que la France réprouve et que nous jugeons tout à la fois odieux et impolitiques. Il y a un autre point qui nous préoccupe beaucoup et qui ne paraît pas exciter au même degré votre sollicitude. Je veux parler des institutions politiques du Grand-Duché. N’oubliez pas que le but du gouvernement de la République a été d’aider, dans ce pays, à la répression de l’anarchie, mais non à la destruction de la liberté : Nous ne pouvons en aucune manière prêter les mains à une restauration antilibérale. La royauté constitutionnelle avait besoin de créer ou de maintenir autour de la France des États libres. La république y est plus obligée encore. Le gouvernement demande donc à tous ses agents et exige impérieusement de chacun d’eux de se conformer fidèlement à ces nécessités de notre situation. Voyez le grand-duc et faites-lui bien comprendre quels sont les désirs de la France. Nous ne laisserons certainement jamais établir à côté de nous ni une province prussienne, ni un gouvernement absolu à la place d’une monarchie indépendante et constitutionnelle. »

    Au bout de peu de temps, les exécutions cessèrent. Le grand-duc protesta de son attachement aux formes constitutionnelles et de sa résolution de la maintenir. C’était, pour le moment, tout ce qu’il pouvait faire, car il ne régnait plus que de nom. Les Prussiens étaient les vrais maîtres.

  14. Dépêche du 7 septembre 1849.
  15. Lettre particulière de Baumont de Vienne, du 10 octobre 1849. — Dépêche de M. Lefèbre de Munich, 23 juillet 1849.
  16. J’avais prévu dès l’origine que l’Autriche et la Prusse rentreraient bientôt dans leur ancienne sphère et retomberaient l’une et l’autre sous l’influence de la Russie. Je retrouve ces prévisions dans les instructions que je donnai le 24 juillet, c’est-à-dire avant les événements que je viens de raconter, à l’un de nos ambassadeurs qui se rendait en Allemagne. Ces instructions sont rédigées par moi-même, comme toutes mes dépêches principales, j’y lis :

    « Je sais que la maladie qui travaille toutes les vieilles sociétés européennes est incurable, qu’en changeant de symptôme elle ne change pas de nature et que tous les anciens pouvoirs sont plus ou moins menacés d’être modifiés ou détruits. Mais je ne serais pas éloigné de croire que l’événement prochain soit le raffermissement de l’autorité dans toute l’Europe. Il ne serait pas impossible que sous la pression d’un instinct commun de défense et sous l’influence commune de faits récents, la Russie ne voulût et ne pût ramener l’accord entre le nord et le midi de l’Allemagne, rapprocher l’Autriche et la Prusse, et que tout ce grand mouvement n’aboutit encore qu’à une nouvelle alliance de principes entre les trois monarchies aux dépens des gouvernements secondaires et de la liberté des citoyens. Considérez lu situation à ce point de vue et rendez moi compte de vos observations. »

  17. Dépêche du 4 juillet 1849, à M. Boislecomte :

    « Les conditions qui sont faites au Piémont par Sa Majesté l’empereur d’Autriche sont rigoureuses sans doute, mais cependant elles ne menacent pas ce royaume dans l’intégrité de son territoire, ni dans son honneur. Elles ne lui enlèvent point la force qu’il doit conserver, ni la juste influence qu’il est appelé à exercer sur la politique générale de l’Europe et en particulier sur les affaires d’Italie. Le traité qu’on lui propose de signer est fâcheux sans doute, mais il n’est pas désastreux, et, après que le sort des armes a prononcé, il ne dépasse pas ce qui était naturellement à craindre.

    » La France n’a négligé et ne néglige aucun effort pour obtenir que ce projet soit modifié ; elle insistera pour obtenir du gouvernement autrichien les changements qu’elle croit conformes non seulement aux intérêts du Piémont, mais au maintien facile et durable de la paix générale ; elle usera pour atteindre ce résultat de tous les moyens que la diplomatie peut lui fournir, mais son intention n’est pas d’aller au delà. Elle ne croit pas que, dans les limites où la question se pose et dans les degrés ou les intérêts du Piémont sont engagés, il soit opportun de faire plus. Ayant cette opinion ferme et mûrie, elle n’hésite point à la faire connaître. Laisser croire même par son silence, à des résolutions extrêmes qu’on n’a pas prises, suggérer des espérances qu’on n’est pas certain de vouloir réaliser, pousser indirectement par des paroles à une action qu’on ne croit pas devoir appuyer par des actes ; engager, en un mot, les autres, sans s’engager soi-même ou s’engager sans le savoir, plus qu’on ne croit et ne veut ; c’est là, de la part du gouvernement comme des particuliers une manière d’agir qui ne me paraît ni prudente ni honnête.

    » Vous pouvez compter, monsieur, que tant que j’occuperai le poste où la confiance de M. le président m’a placé, le gouvernement de la république n’encourra pas un tel reproche ; il n’annoncera rien qu’il ne soit résolu à exécuter ; il ne promettra rien qu’il ne soit décidé à tenir ; et il mettra autant son honneur à dire d’avance ce qu’il ne veut pas faire, qu’à exécuter avec promptitude et avec vigueur ce qu’il aura dit qu’il ferait.

    » Vous voudrez bien lire cette dépêche à M. d’Azeglio. »

  18. Lettre à M. de Boislecomte, du 25 juillet 1849.
  19. Dépêches des 25 et 26 juillet 1849.
  20. Lettres des 22 et 24 août 1849.
  21. Dépêches des 11 et 25 octobre 1849.
  22. Lettre particulière du 1er octobre 1849.
  23. Lettre particulière de M. Drouyn de Lhuys, du 2 octobre 1849.
  24. Lettres particulières à Lamoricière et à Beaumont, 5 et 9 octobre 1849.
  25. Lettre de Falloux du 11 octobre 1849.
  26. Lettre à Falloux du 12 octobre 1849.
  27. Lettres particulières à Lamoricière et à Beaumont, 5 et 9 octobre 1849.
  28. Lettre de Lamoricière du 19 octobre 1849.
  29. Ceci montra bien, indépendamment de ce que me dit positivement Beaumont, à quel point l’idée mère du nouveau cabinet était de céder.