Van Dyck (Fierens-Gevaert)/Texte entier

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Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 3-127).

LES GRANDS ARTISTES

LEUR VIE — LEUR ŒUVRE




VAN DYCK

PAR

FIERENS-GEVAERT


BIOGRAPHIE CRITIQUE

ILLUSTRÉE DE VINGT-QUATRE REPRODUCTIONS HORS TEXTE


Séparateur



PARIS

LIBRAIRIE RENOUARD

HENRI LAURENS, ÉDITEUR

6, RUE DE TOURNON (VIe)


I


On considère habituellement Antoine Van Dyck comme un peintre peu flamand. La grâce raffinée de sa personne, de ses manières, de ses modèles, le cosmopolitisme de son existence, et même la fluide souplesse de sa technique affaiblissent le caractère de son art aux yeux de ses critiques, de ses historiographes et de bon nombre de ses compatriotes. De ce que son génie se pare d’une fantaisie parfois ondoyante, de ce que sa physionomie morale est en apparence très différente de celle des grands Anversois du XVIIe siècle, de ce qu’il vit loin de sa patrie pendant le dernier quart de son existence et n’est point fidèle à la « manière flamande », on en conclut qu’il est comme une fleur très rare et très pure arrachée du sol natal, et qui ne s’est épanouie qu’imparfaitement à l’étranger…

Combien injuste est cette condamnation ! Van Dyck possède des vertus autochtones, locales. S’il en a conquis d’autres par le commerce avec les maîtres italiens, y pouvons-nous voir un amoindrissement de son art ? La force d’assimilation du grand portraitiste fut un inappréciable facteur dans l’histoire de la peinture. Instinctive et plus flamande qu’on ne croit, développée, affinée au cours des voyages, cette élégance infinie de Van Dyck que l’on admire comme une manifestation exceptionnelle — mais que des esprits étroits jugent dédaigneusement au nom de je ne sais quel protectionnisme esthétique — devient un exemple, une ressource, un idéal pour tous les peintres qui suivront. Supposez le XVIIe siècle privé de Van Dyck. Peut-être l’admirable école des portraitistes français du XVIIIe siècle aurait-elle rayonné d’un éclat moins vif et surtout moins soudain. Supposez maintenant que l’artiste ait passé les dix dernières années de sa vie à Anvers au lieu de porter son art aristocratique et subtil à Londres. Nous n’aurions certainement pas connu de peinture anglaise. Nous n’aurions admiré ni les œuvres de Gainsborough, de Lawrence, ni celles de l’illustre Reynolds qui, dans un élan d’enthousiasme filial, écrivait : « Van Dyck est le plus grand peintre de portraits qui ait jamais existé. »

Tandis que Rubens et son cortège brillant de collaborateurs font, à Anvers même, resplendir la gloire de la peinture flamande, Van Dyck est le missionnaire éloquent que le destin choisit pour assurer au dehors l’avenir de l’art. Le tumulte triomphal de la peinture flamande du XVIIe siècle étouffe la voix de bien des artistes. Que d’individualités effacées ou fondues dans le soleil de Rubens ! La réserve et la séduction de Van Dyck sont une leçon que l’on suit avec plus d’aisance et souvent même avec plus de profit. L’originalité dû peintre de Charles Ier dégénère parfois en une délicatesse exagérée ; mais son influence est indéniable. L’art de Van Dyck, détaché comme une branche splendide du tronc originaire, s’est ramifié en tous sens ; dans la peinture européenne et a déterminé une expression nouvelle de l’idéal plastique.

J’essayerai de montrer, par la biographie du maître, par quelques indications sur sa technique et ses œuvres capitales, par un bref tableau de son temps et de l’art au commencement du XVIIe siècle, comment cette formule, ou mieux ce style, dont nous trouverons les sources en Italie, s’est développé et affirmé dans la peinture à la faveur de l’esprit flamand et par l’intermédiaire de Van Dyck.


II. — Les historiens du Maître.

Il est impossible de retracer exactement la vie du grand portraitiste. Comme il est arrivé pour tous les maîtres, ses premiers biographes enregistrèrent avec plus d’empressement des légendes sans fondement que des événements véridiques. Étonnerai-je en disant que la lecture de ces « légendaires » est plus captivante que celle des critiques d’aujourd’hui ? Vraie ou quelque peu déguisée, la figure de l’artiste est vivante au moins dans leurs récits. Rien n’est gracieux comme les charmantes historiettes racontées par Bellori, l’auteur des pénétrantes Vite de Pittori ; par Houbraken et Weyerman toujours aux écoutes dans les intérieurs d’artistes et consignant les moindres anecdotes ; par Descamps, dont la littérature baroque est une vaste encyclopédie des commérages d’atelier ; par le naïf Mensaert qui croyait à toutes les intrigues galantes mises au compte de Van Dyck et décrivait toutefois avec un charme communicatif les œuvres religieuses du maître conservées dans les Pays-Bas.

La critique moderne, représentée tout d’abord par un anonyme dont le manuscrit est conservé au Louvre et par un érudit flamand, Mols, mort à Anvers en 1790, dirigea pour la première fois sa lumière sur ces chroniques, à la fin du XVIIIe siècle. Successivement parurent les travaux de M. Carpenter qui éclaircirent le séjour de Van Dyck en Angleterre, l’Abecedario de Mariette avec ses précieuses notes sur les dessins et les estampes du maître, l’excellente étude de Wibiral sur les eaux-fortes, le Catalogue raisonné de Smith, puis les volumes de Michiels, de Guiffrey, les documents, notices, études, de Percy Rendall Head, Carl Lemcke, Waagen, Duplessis et, en Belgique, les publications de MM. Hymans, Max Rooses, Fétis, Génard, Siret, Pinchart, Van den Branden, etc.

Je pourrais allonger cette liste. L’érudition contemporaine s’enorgueillit d’avoir débarrassé la figure de Van Dyck de quelques « vapeurs malsaines » ; elle a créé, en revanche, un remarquable labyrinthe d’hypothèses autour de cette jolie mémoire de peintre princier. J’en ai parcouru avec patience les moindres détours. Il y pénètre peu d’air et de lumière. La micrographie historique n’a pu fixer que d’une manière incertaine les grandes étapes de cette carrière. On n’est d’accord que sur certaines dates fournies presque toutes par M. Carpenter. Pour reconstituer la physionomie intime et publique du grand peintre, il faut se tourner bien souvent vers les premiers biographes, ou, ce qui vaut mieux, demander aux œuvres le secret de leur jeunesse et de leur beauté.


PORTRAIT DU JEUNE VAN DYCK
(Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.)



III. — Années de jeunesse.

Van Dyck naquit le 22 mars 1599. Son père était considéré comme l’un des bourgeois les plus riches d’Anvers. Sa mère, Marie Cuypers, possédait un talent très délicat de brodeuse. Elle exécuta, nous dit le bon chroniqueur Mensaert, plusieurs sujets d’histoire « avec un entendement et une adresse si surprenants qu’ils ont été regardés comme des chefs-d’œuvre par les maîtres dans cette profession ». Morte au moment où le jeune Antoine atteignait l’âge de huit ans, elle put lui enseigner les premiers éléments du dessin et déposer dans son esprit le goût instinctif des élégances féminines.

Sans nul doute le jeune Antoine reçut une éducation des plus soignées. La bourgeoisie flamande était fort instruite à cette époque. Virgile, Homère, Cicéron, Démosthène étaient aussi familiers aux jeunes gens d’alors que La Fontaine l’est aux générations actuelles. Les artistes eux-mêmes se montraient d’une inlassable curiosité d’esprit. Otto Venius et Rubens n’ont-ils pas offert le spectacle magnifique de leurs aptitudes universelles ? Van Dyck, doué d’une nature primesautière, élevé dans un milieu riche, grave, pieux, aux côtés d’un frère qui devint un savant prémontré et de sœurs vouées de bonne heure aux ordres, suivit sans trop d’effort, peut-on croire, le studieux exemple des siens. Il parlait le flamand, l’espagnol, le français, l’anglais, l’italien. La physionomie gracieuse et prenante du jeune artiste se dessine ainsi dès les premières années ; éclairée d’une flamme plus hardie après le séjour au delà des Alpes, elle conservera jusqu’à la fin la séduction tendre de l’enfance.

Les Liggeren ou registre des Corporations anversoises, transcrit par MM. Rombouts et Van Lerius, nous apprennent que le jeune Antoine entra chez Henri Van Balen comme leerjongen, c’est-à-dire comme apprenti ou écolier en 1609. Il n’avait que dix ans, — mais il poursuivit sans doute à la fois son éducation générale et ses études de peintre. Combien de temps passa-t-il chez son premier maître, artiste habile, sans originalité et qui semble un attardé de l’école de Fontainebleau si j’en juge d’après la figurine nue et banale de la Fécondité que conserve le musée de Bruxelles ? En quelle année Van Dyck devint-il ensuite le disciple de Rubens ? Autant d’interrogations qui restent sans réponse.


SAINT MARTIN
(Église de Saventhem, Belgique.)

Il fut l’élève de Van Balen pendant deux ans, a-t-on cru longtemps ; après quoi, dit Mols dans ses Additions au livre de Descamps, il passa, comme élève, dans l’atelier de Rubens « dont il fut le plus bel ornement ». Remarquez qu’il n’aurait eu que douze ans. M. Guiffrey, d’après l’anonyme du Louvre, pense qu’il fréquenta chez Rubens à partir de 1612 ; d’autres disent 1614, sans fournir plus de preuves ; Carpenter parle de 1615 ; M. Hymans enfin, dans un article publié par l’Encyclopédie britannique, suppose que dès l’âge de seize ans Van Dyck travailla d’une manière indépendante, qu’il ne fut pas l’élève, mais l’associé de Rubens à partir de 1619 alors qu’il était déjà membre de la Gilde de Saint-Luc. Mais, comme nous le verrons, Rubens a lui-même appelé Van Dyck le meilleur de ses élèves (leerlingen). Il n’y a donc pas de doute sur ce point. D’ailleurs, le géant anversois ne faisait-il pas, de tous ses élèves, des associés et des collaborateurs ? Cela n’empêchait point certains d’entre eux de parcourir des carrières personnelles et brillantes. Van Dyck lui-même n’avait pas vingt ans que les plus illustres membres de la pléiade anversoise reconnaissaient l’autorité de son génie naissant en lui accordant son brevet de maîtrise.

Quels que soient, au surplus, les liens qui unissent Rubens à son jeune émule, qu’on y reconnaisse ceux du maître et du disciple ou ceux du patron avec son plus précieux collaborateur, il est évident que Van Dyck subit à tous les points de vue l’ascendant du peintre de la Descente de croix. En pouvait-il être autrement ? Rubens était rentré à Anvers en 1608. Au moment où le talent de Van Dyck commençait à se distinguer, l’atelier de Pierre-Paul était un admirable foyer d’art où les peintres, les savants, les connaisseurs, les princes venaient s’emplir les yeux et le cœur de beauté. Qui n’a entendu parler des marbres antiques, des meubles de prix, des tableaux illustres qui décoraient la maison du maître — le palais plutôt, puisque sa construction avait coûté 60 000 florins à Rubens. Van Dyck avait sous les yeux le spectacle d’un luxe somptueux qui s’accordait avec ses goûts naissants et son éducation première. Il rencontrait chez Rubens non seulement des artistes qui travaillaient pour vivre, mais les jeunes gens des premières familles, — tels Pierre Stevens, dont les parents possédaient des trésors immenses, et Antoine Cornelissen, richissime amateur de beaux-arts et de littérature, — sans compter les amis du peintre de la Descente de croix : le bourgmestre Rockox et son neveu Gevaerts, le célèbre imprimeur Balthazar Moretus, etc.

Grâce à son génie précoce, Van Dyck put tout de suite se créer une situation très particulière dans cette foule brillante. De jolies anecdotes recueillies par Mensaert, Descamps, etc., sont les témoignages pittoresques, sinon irréfutables, de ce prestige rapidement conquis par le jeune artiste. Mensaert raconte d’une façon exquise comment Van Dyck fut désigné par ses camarades d’atelier pour repeindre dans une œuvre de Rubens un torse de saint Sébastien malencontreusement effacé par un des élèves en l’absence du maître. On voudrait citer tout le texte du vieux chroniqueur. Sur les supplications de ses amis, Van Dyck avait réparé l’accident en moins d’une heure. Quand Rubens rentra, un silence profond et inaccoutumé régnait dans l’atelier. Le jeune Antoine tremblait. Il s’attendait à être grondé. Le maître, au contraire, le félicita chaudement et il ajouta « qu’il était utile et nécessaire qu’il fît le voyage d’Italie, l’unique et seule école de laquelle les plus habiles hommes étaient sortis ». Sur quoi, ajoute le bon Mensaert : « Van Dyck lui dit qu’il le désirait, mais que sa bourse n’y répondait pas, et qu’il craignait d’être obligé de vendre son chapeau en chemin ! » N’est-ce point délicieux ?


SAMSON ET DALILA
(Musée de Vienne.)

Les chroniqueurs malheureusement ne s’accordent point sur les détails de l’anecdote. Descamps affirme que Van Dyck repeignit un bras et une tête de la Madeleine qui est aux pieds du Christ dans la Descente de croix, et que Rubens aurait dit en rentrant : « Voilà un bras et une tête qui ne sont pas ce que j’ai fait de moins bien. » Par malheur aussi l’anecdote se retrouve dans la biographie de plusieurs maîtres italiens. Et ces rencontres comme ces contradictions permettent à la critique moderne de tenir ces jolies historiettes pour de pures fables. Mais nous savons tout de même d’une façon positive que Rubens, de très bonne heure, considéra Van Dyck comme le plus habile de ses disciples. C’est à propos d’un tableau placé dans son hôtel : Achille chez les filles de Lycomède, qu’il écrivit : « Gemaakt door den besten mijner leerlingen en geheel hertoest van mijne hand. — Exécuté par le meilleur de mes élèves et entièrement retouché de ma main. » Si nous en croyons le consciencieux Bellori, qui tenait ses renseignements de sir Kenelm Digby, un ami de Van Dyck, le jeune artiste aurait été d’abord employé à exécuter des dessins et esquisses pour les graveurs de son illustre maître. Rubens estimait le jeune Antoine capable d’exécuter le patron des planches et de préparer le travail des chalcographes, ajoute Mariette. Ainsi, dès sa première jeunesse, Van Dyck aurait été mis en rapport direct avec l’admirable école anversoise de « graveurs coloristes » sur la technique desquels il exerça plus tard une influence considérable. Mais Rubens l’associa bientôt à des travaux plus importants. Le maître avait entrepris un énorme travail décoratif commandé par la Compagnie de Jésus — trente-neuf plafonds. Dans le contrat que Rubens passa avec les Pères, Van Dyck est le seul de tous ses collaborateurs qui soit nommé. Cette fois le disciple était véritablement devenu l’associé. Ces peintures ont malheureusement péri, quelques années plus tard, dans un incendie — sauf trois conservées à Vienne.


PORTRAIT D’ENFANT. — ANIMAUX DE FYT
(Musée d’Anvers.)

On s’étonne souvent du sans-gêne avec lequel les grands artistes de la Renaissance utilisaient les talents de leurs élèves pour la préparation de leurs œuvres. Rubens, en cela, suivait tout naturellement une tradition que Van Dyck plus tard ne manquera pas de maintenir. Au moyen âge et à l’époque de la Renaissance, l’art n’était point considéré comme un sacerdoce, mais comme une profession ; l’artiste n’était point un être sensible et vaniteux à l’excès, mais un artisan supérieur luttant pour assurer son existence. Les confréries de Saint-Luc étaient de grandes familles qui se subdivisaient en familles plus étroites : les ateliers. L’élève était un simple apprenti ; maître à son tour, après un jugement sérieux de ses pairs, il considérait encore comme un très grand honneur de pouvoir coopérer à l’œuvre du patron. Le religieux Memling, pas plus que Rubens, n’eut de scrupule à utiliser le talent de ses élèves. Cette association libre étouffait-elle la personnalité des disciples ? Amoindrissait-elle le génie des créateurs ? C’était un échange réciproque, infiniment fécond, dont les conséquences étaient puissantes et multiples. Le peintre David avait, à cet égard, hérité du bon sens de ses plus illustres devanciers. Ayant à traiter le sujet : Léonidas aux Thermopyles, il demanda des esquisses à tous ses élèves et les prévint qu’il leur emprunterait leurs meilleures idées pour son œuvre : « Tout le monde a des idées, ajoutait-il, le tout est de leur donner une forme définitive. » Il fit comme il avait dit. Et ceux d’entre ses disciples dont la juvénile ébauche avait suggéré quelque détail de son tableau étaient très fiers. Ce communisme artistique influençait l’ambiance morale chez les peintres anversois ; ils unissaient leurs enfants par le mariage ; l’élève épousait la fille du maître ; les nombreux « portraits de famille » qu’ont laissés ces artistes nous prouvent leur penchant à l’intimité domestique. Karel Van Mander ne commence-t-il pas son Livre des Peintres par une série de préceptes moraux à l’usage des confrères ? Ces grands peintres, très peu romantiques, ne pensaient pas que le génie est engendré par le désordre.

Van Dyck ne passe pas pour un saint ; mais c’est la légende qui lui a fait une mauvaise réputation. Rien ne nous autorise à croire qu’il ne bénéficia point de l’atmosphère d’honnêteté répandue dans l’atelier de Rubens et dans la société artistique d’Anvers. Avec des mots indignés, Houbraken et Descamps racontent que Van Dyck osa lever les yeux sur la femme de l’incomparable maître en qui il trouvait un père. Rubens, disent-ils, avait offert sa fille en mariage au jeune artiste qui l’aurait refusée parce qu’il aimait la mère, Isabelle Brandt. Carpenter n’a pas eu de peine à montrer l’absurdité de cette calomnie : Rubens n’eut point de fille de sa première femme Isabelle.

Il est vrai que le jeune peintre était très beau, très élégant, d’une distinction suprême. Les portraits de Van Dyck jeune (collection du duc de Grafton, National Gallery, pinacothèque de Munich, et surtout celui de l’Ermitage reproduit dans ce travail) font penser à Chérubin, à Musset jeune, ou mieux à quelque gracieux seigneur shakespearien : Laërte, Cassio, Benedict, Mercutio, figures en qui tout est charme, dont toutes les paroles sont dorées, dont chaque geste crée de la beauté. Cette séduction physique n’explique-t-elle pas l’origine de bien des récits perfides ? Et n’est-ce pas simplement cette beauté qui trouble le jugement de Descamps quand il prête à l’artiste, en termes élégamment surannés, « ce penchant pour l’amour » que tous les critiques et historiens depuis le crédule Houbraken jusqu’au scrupuleux Fromentin, ont considéré comme un obstacle au complet épanouissement spirituel de notre héros, à l’affirmation entière de ses dons de génie ?


MISE EN CROIX
(Église de Notre-Dame, Courtrai.)

Si Van Dyck ne menait pas une existence monacale — toutes les traditions orales recueillies sur ce point sont suspectes, — au moins savons-nous qu’il travaillait sans relâche. Sa réputation était solidement établie avant son départ pour l’Italie. Dès 1620, l’illustre Mécène Thomas Howard, comte d’Arundel, que Rubens appelait « un évangéliste pour le monde de l’art », engagea Van Dyck à s’établir en Angleterre. Le jeune peintre fut invité à la cour de Jacques Ier, exécuta des portraits, reçut une gratification de cent livres et, le 28 janvier 1621, « monsieur Antoine Van Dyck, serviteur de Sa Majesté », obtint un passeport « pour voyager durant huit mois, en vertu de la permission de Sa Majesté ». On en peut déduire que Van Dyck était célèbre à vingt-deux ans.

C’est alors qu’il part pour l’Italie. Est-ce avant ou après la mort de son père, en 1622, c’est-à-dire immédiatement après son retour d’Angleterre, ou en 1623 ? Aucun document irréfutable ne fixe notre incertitude. Ici encore un gracieux roman venait combler autrefois les lacunes de l’histoire. Il existe, entre Bruxelles et Louvain, un village appelé Saventhem, dont l’église possède un célèbre Saint Martin de la jeunesse du maître. L’impossibilité où l’on était d’expliquer la présence d’un chef-d’œuvre dans cet humble endroit a naturellement fait fleurir une légende. À peine en route pour l’Italie, Van Dyck se serait arrêté à Saventhem, séduit par les yeux d’une jolie meunière, avec laquelle il aurait vécu quelque temps ! Il aurait peint pour elle le Saint Martin, ou offert le tableau à l’église du village en signe de contrition.

L’anonyme du Louvre le premier suspecta cette tradition. Les critiques modernes l’ont réduite à néant. Ils y ont substitué des hypothèses. Ils ont tous leur histoire à propos du Saint Martin. Les uns disent que Van Dyck aima Isabelle van Ophem, la fille du bourgmestre de Saventhem, qu’il demanda sa main et qu’on la lui refusa ; mais ils laissent dans l’ombre les rapports de cette idylle avec le tableau. D’autres, plus judicieux, rapportent que Ferdinand de Boisschot, seigneur de l’endroit, commanda un Saint Martin à Van Dyck pour son église domaniale. Mais l’artiste a peint deux Saint Martin, celui de Saventhem et un autre conservé à Windsor. Ce dernier fut longtemps attribué à Rubens. On l’a restitué à l’élève et certains soutiennent même que ce serait là l’œuvre exécutée pour Ferdinand de Boisschot — ce qui est fort improbable.


PORTRAIT DE F. SNYDERS ET SA FAMILLE
(Musée de l’Ermitage.)

Les clartés de la critique font naître parfois quelque confusion dans les faits. Ah ! si l’on pouvait encore se fier aux légendaires ! Mais ils se contredisent autant que les érudits modernes. Que d’histoires ne racontent-ils pas à propos du départ pour l’Italie ! Van Dyck, assure l’un, reçut de Rubens une bourse bien garnie et un cheval — le célèbre cheval du tableau de Saventhem. Pas du tout, affirme un autre, le maître était jaloux de son trop galant disciple et le représenta aux côtés de sa seconde femme, parmi les damnés de son Christ aux limbes. — En réalité, Van Dyck prit congé de Rubens en termes affectueux, puisqu’il fit don à son maître d’un Ecce homo, d’un Christ au Jardin des Oliviers et d’un portrait d’Isabelle Brandt.

L’état d’âme du jeune artiste à ce moment est, semble-t-il, assez facile à déterminer. Van Dyck était riche ; il n’avait pas besoin que Rubens lui offrît une bourse ; il n’avait pas à craindre de devoir vendre son chapeau en chemin. Un correspondant du comte d’Arundel écrit de lui en 1620 : « E giovane di ventun anni con padre e madre in questa città molto ricchi. » Rubens ne fit pas d’aumône à son élève ; il lui paya tout simplement des honoraires mérités. Van Dyck n’était point à plaindre. Luxueusement équipé, à ce qu’il semble, un peu vain sans doute de ses séductions physiques, mais l’esprit droit et ferme, encore plein des exemples austères de la famille et des sages conseils de Rubens, confiant dans son génie naissant et livré au premier vertige de la gloire, — tel nous nous figurons Van Dyck en route pour cette merveilleuse Italie où son art allait prendre un premier et inoubliable essor.


IV. — Premières œuvres.

Les premiers tableaux de Van Dyck ne justifient pas absolument, il faut l’avouer, ce que la renommée du grand portraitiste eut de précoce. La première facture est toute rubénienne ; elle l’est avec excès. Van Dyck est si passionné pour la manière anversoise qu’il lui arrivera de contrefaire la magnificence débridée de Jordaens.

Jusqu’à l’année 1621 environ, il peint avec une forte brosse, très chargée. Sa couleur est à la fois épaisse et lisse. Dans les tons clairs seulement, pour indiquer le relief d’un muscle ou le pli lumineux d’un manteau, il a recours aux empâtements. Les chairs empourprées semblent refléter les lueurs d’un flambeau. Un contraste violent règne entre les ombres et les lumières. Les bruns profonds s’opposent aux rouges incandescents. Deux Têtes d’apôtres et le Christ succombant sous la croix, qui ont figuré à l’Exposition d’Anvers, sont les premiers types de cette manière ; ils datent de 1617.

Ce n’est pas sans succès que Van Dyck interroge le génie de Jordaens. Ses notes rouges, répétées avec obstination, comme dans le Silène ivre et le Martyr de saint Pierre, tous deux au musée de Bruxelles, produisent des accords flamboyants d’une belle vigueur ; il se contente d’un clair-obscur assez grossier, mais non dépourvu d’un certain mérite dramatique, comme dans un Jésus insulté par Judas que montra l’Exposition d’Anvers. Chose curieuse : cette toile — une esquisse — est en réalité d’une facture tranquille. L’artiste y a introduit un mouvement artificiel au moyen de nombreux rehauts rougeâtres distribués d’une manière assez arbitraire.


LE CHRIST ENTRE LES DEUX LARRONS
(Église Saint-Rombaut, Malines.)

Des harmonies plus douces, plus naturelles, commencent toutefois à se remarquer dans quelques œuvres de cette période. Il suffirait de citer la charmante série des portraits de Van Dyck jeune. Le maître y laisse entrevoir son génie futur. L’exagération des empâtements et des tons sanguins, la violence des lignes s’atténuent. Le grand portraitiste s’éveille.

Enfin le Van Dyck définitif apparaît dans le Saint Martin de Saventhem. Les masses colorées y sont distribuées habilement en vue de l’effet général. J’ai vu pour la première fois cette œuvre délicieuse à l’Exposition d’Anvers. Ses couleurs tendres, ses larges taches de gris argenté et de bleu céleste inspirées de Rubens, paraissaient employées sans goût. Le gris du cheval, l’azur du fond ne s’harmonisaient guère avec le rouge cru du manteau, le feu dur de la cuirasse, les bistrures opaques des ombres et des contours. L’apparente maladresse de l’ensemble ne me semblait rachetée que par la grâce juvénile du dessin. Mais les cimaises des expositions sont funestes. J’ai revu le Saint Martin dans l’église de Saventhem. Les couleurs chatoyaient avec douceur ; l’œuvre retrouvait sa place et son atmosphère familières ; elle vivait d’un charme singulièrement expressif et juste ; exécutée pour être mise à une certaine hauteur, dans une certaine lumière, elle devait perdre, à tout autre endroit, son équilibre si délicatement mesuré. Comme tous les maîtres de son temps, Van Dyck sentait profondément la valeur décorative de son art ; il s’entendait à animer les murailles d’un édifice ou d’une salle par des compositions se mariant avec leur cadre. Pour nous donner la satisfaction scientifique d’analyser de près ces œuvres dans un hall banal d’exposition, il faut que nous soyons bien barbares et bien sacrilèges.


V. — En Italie.

Nous avons indiqué jusqu’à quel point le mystère qui enveloppe l’adolescence du maître avait excité l’imagination de ses biographes et comment s’était constitué le type don-juanesque du Van Dyck traditionnel. Nous rencontrerons encore bien des récits pittoresques et suspects colportés par Bellori, Weyermann, Houbraken, Descamps, Mensaert — et même Mariette et Carpenter. Nous n’en ferons qu’un usage restreint pour notre étude. Le développement artistique de Van Dyck nous intéresse seul dorénavant. La personnalité du jeune peintre prend une importance réelle vers 1622 ou 1623, et si nous avons découvert dans le Saint Martin les premiers traits de son originalité, nous allons rencontrer en Italie les premières et inoubliables manifestations de sa maîtrise.

À cette date, l’art flamand se résumait entièrement dans le génie de Rubens. Comme tous les grands créateurs, le peintre de la Descente de croix avait suscité une superbe pléiade de disciples ; mais la force attractive de son génie, pour éveiller des énergies nombreuses, n’était pas sans nuire au développement spontané des individualités contemporaines. Ses élèves, malgré tout, restaient ses imitateurs. Ainsi Raphaël, Michel-Ange — de nos jours Wagner — ont à la fois agrandi et épuisé l’art pour une période. Les premières œuvres de Van Dyck attestent cette irrésistible domination du maître, soit qu’elle s’exerce directement, soit qu’elle agisse par l’intermédiaire de Jordaens. On a dit et on prétend encore que le disciple alla perdre en Italie ses heureuses dispositions natives, son énergie, sa robustesse flamandes ! Eût-on, par hasard, préféré qu’il s’affirmât le sous-Jordaens ou le sous-de Graver qu’annonçaient ses œuvres de début ? Van Dyck avait besoin de visiter l’Italie. La vue de certains maîtres allait lui révéler le principe même de son art sans rien lui faire perdre de la sûreté et de la précision techniques acquises chez Rubens.

L’Italie, malgré sa décadence, restait toujours le théâtre le plus actif et le plus brillant des grandes luttes artistiques. Au moment où Van Dyck débarque à Gènes, l’art vénitien achève son cours. De toute part on cherche des voies nouvelles. De 1580 à 1630, des révolutions nombreuses bouleversent les ateliers italiens. La hardiesse sublime de Michel-Ange engendre la préciosité puissante du Bernin ; l’idéalisme de Raphaël fait naître le naturalisme pathétique des Carracci et du Caravage ; l’art florentin, avec le Flamand Jean de Bologne, délaisse la réalité sobre et pensive et s’affaiblit dans la virtuosité. Sans conteste, les Bolonais dans la peinture, le Bernin dans la sculpture, apportent des visions nouvelles, et quelle que soit l’opinion qu’on se forme sur la valeur de ces maîtres — je les tiens personnellement pour très grands, — il est certain que leurs œuvres provoquèrent une admiration universelle chez les contemporains. Van Dyck respira la chaude atmosphère de cet enthousiasme. Il se passionna pour la dernière grande floraison de l’art italien. Son œuvre en garde le reflet indélébile. On a cherché ses maîtres italiens parmi les peintres du XVIe siècle ; il les connut certes, et les aima — surtout les Vénitiens. Mais il fut encore plus influencé par les décadents inspirés qui vivaient autour de lui. Le créateur le plus original peut-il ne pas sentir le souffle de son époque ? On dit que Van Dyck ne s’arrêta que très peu de temps à Bologne et que l’école des éclectiques ne laissa aucune trace dans son esprit. Presque tous ses tableaux religieux exécutés à Anvers, à son retour, démentent cette assertion. D’autre part, le style mis à la mode par le Bernin prend en quelque sorte sa forme picturale chez Van Dyck.

Le Bernin n’avait qu’un an de plus que Van Dyck, mais on sait que le maître napolitain créa de bonne heure son style. À dix-huit ans il sculptait le groupe si parfaitement berninesque d’Apollon et Daphné. Au surplus, l’admirable portraitiste de Sainte Thérèse n’est pas le seul inspirateur des tendances qui triompheront en lui et après lui. Michel-Ange fut berninesque avant la lettre. Rubens aussi, et je n’en veux pour preuve que les grandes figures qu’il peignit à Rome dans la Chiesa Nuova et qui ont la préciosité emphatique des apôtres colossaux sculptés pour les piliers de Saint-Pierre. Le XVIIe siècle a l’apanage du maniérisme et de la pompe. Van Dyck n’y échappera pas. Les contours arrondis des nus, la féminité de l’expression, le dessin volant des draperies vont caractériser ses grandes compositions. Quels sont, au surplus, les mérites indiscutables du style proprement berninesque ? Une haute perfection dans le portrait et une délicatesse extrême dans la représentation des figures d’enfants. Un autre peintre les a-t-il jamais possédées au même degré que Van Dyck ? Et si le grand disciple de Rubens s’abandonne trop volontiers au goût contemporain des élégances recherchées, ne nous en plaignons pas. C’est par là plus tard qu’il touchera les nouvelles générations et qu’il inspirera la peinture française du XVIIIe siècle.

Le premier séjour que le jeune peintre fit à Gênes fut sans doute, contrairement à la croyance générale, d’assez courte durée. Il devait avoir hâte de visiter Rome et Venise où l’attendaient, ici les merveilles du passé, là les luttes du présent.

Bellori nous a laissé sur son séjour dans la Ville éternelle des renseignements que personne ne songe à mettre en doute, bien qu’ils aient été recueillis vingt ans après la mort de l’artiste. Van Dyck, pour se faire remarquer dans la rue, portait, dit-il, une plume au chapeau, une chaîne d’or au cou et se faisait escorter d’une suite de serviteurs. Cette mode devait être assez générale. L’écrivain s’en étonne pourtant. Rome entière, s’il faut en croire Bellori, s’en montrait surprise. « Tout le monde regardait passer l’artiste et l’appelait il pittore cavalieresco. » Les peintres et sculpteurs flamands en séjour à Rome reprochaient à Van Dyck sa mise en scène et ses préoccupations vaniteuses de toilette et de luxe. Ils se réunissaient le soir dans une ostéria appelée la Sirène, où tout leur plaisir consistait à boire copieusement. Van Dyck refusa de participer à ces fêtes bachiques. On ne lui pardonna pas ce dédain, et les propos les plus calomnieux furent répandus sur sa personne. Il dut quitter Rome, « chassé par la haine de ses compatriotes ».

Quelle est la part de vérité dans ces racontars ? Van Dyck était descendu chez le cardinal Bentivoglio, ancien nonce dans les Pays-Bas catholiques, dont il exécuta le portrait et pour lequel, en outre, il peignit une scène de la Passion. Il travailla également pour les Barberini et les Colonna. On le recevait dans la plus haute société. C’est avec quelque raison qu’il évitait ses compatriotes, gens en général assez compromettants. Les documents d’archives publiés en 1880 par M. Bertolotti — Artisti belgi ed olandesi a Roma nei secoli XVI e XVII — prouvent que ces bons Flamands étaient trop souvent recueillis dans les postes de police pour cuver leur vin ou guérir plaies et bosses reçues en des rixes nocturnes. Van Dyck n’aimait point ces façons. Mais il est faux qu’il ait méprisé ses compatriotes. Il devint à Rome l’ami intime du grand sculpteur brabançon F. Duquesnoy, lequel était détesté et persécuté lui aussi, non pas seulement par les Flamands de Rome, mais par tous les sculpteurs italiens, uniquement, sans doute, parce qu’il avait du génie. Les conseils de ce maître furent sûrement précieux à Van Dyck. Duquesnoy — secondé par le Poussin à qui le liait la plus vive affection — tentait de réagir contre les excès du baroque. Aussi Van Dyck dut-il peut-être à ce compatriote de garder son sang-froid parmi les novateurs, tout en les admirant. En tout cas, il étudia Raphaël dont il devait se souvenir dans ses Madones et ses Saintes Familles. Le respect du passé tempérait ainsi les séductions du présent.


SNYDERS ET SA FEMME
(Musée de Cassel.)

Nous retrouvons ensuite Van Dyck à Florence, à Bologne — foyer de l’éclectisme pictural, — à Mantoue, à Palerme, à Naples. C’est ici qu’il faut placer l’épisode que Mariette raconte dans son Abecedario en ces termes : « J’ai trouvé écrit aux marges de mon exemplaire de « l’Académie des sciences et des arts » d’Isaac Bullart, à l’article Van Dyck, que ce grand artiste ayant quitté la Sicile sans avoir eu la précaution de se munir d’un bulletin de santé, fut arrêté sur les côtes du royaume de Naples et condamné aux galères, où, s’étant fait connaître pour ce qu’il était avant que d’être mis à la chaîne, il fit quelques portraits si beaux, qu’ils lui valurent la liberté. Le vice-roi de Naples se le fit amener, lui fit accueil, l’employa quelque temps et lui permit de continuer sa route… » On ne sait trop ce qu’il y a de vrai dans ce récit. Nous ne le discuterons pas. Nous suivrons plutôt Van Dyck à Venise.

Ici l’arrêt fut plus long. Les peintres anversois du XVIIe siècle considéraient les anciens Vénitiens comme des maîtres en quelque sorte « obligés ». Et n’est-il point curieux de constater que ces Vénitiens, qui étaient devenus des modèles constants pour les coloristes flamands, devaient eux-mêmes leur forte éducation aux gothiques brugeois ?

Antonello de Messine, qu’il fût venu à Bruges ou non, était sorti, on le sait, de la grande école néerlandaise du XVe siècle. Maître des Bellini, il apparaît indiscutablement comme un inspirateur décisif de la peinture vénitienne. Ses élèves et lui, peut-on dire, conservèrent et italianisèrent une part de la tradition brugeoise. Si modeste que fût cette part, les Anversois du XVIIe siècle étaient en droit de considérer le Titien, le Giorgione, le Corrège, le Tintoret, Paul Véronèse comme les membres d’une même famille artistique, comme des maîtres d’une même lignée. Pendant tout le XVIe siècle, les romanistes des Flandres, du Brabant, des provinces wallonnes s’étaient efforcés de s’assimiler les rythmes synthétiques des compositions romaines, la puissance morale de l’art michelangesque, — et cela à travers des tâtonnements, des recherches vaillantes, des pastiches lourds, des efforts opiniâtres. Rubens devait recueillir le fruit de cette époque intermédiaire, si féconde à tant d’égards. Elle lui enseigna la discipline des méthodes latines.


DÉPOSITION DE CROIX
(Musée du Prado, Madrid.)

Mais quelle allégresse ce fut pour lui quand il se trouva devant les Vénitiens, quand il rencontra ces maîtres chez qui vibraient comme des parcelles d’âme de sa propre race ! Au style romain il allait donc pouvoir associer légitimement les splendeurs du coloris ! À la vertu intellectuelle des lignes, il ajouterait l’élégance sensuelle des plans, l’accord voluptueux des ors éteints, l’expressive et troublante délicatesse du clair-obscur, la somptuosité captivante des vêtements précieux — tout cet enchantement, toute cette féerie de la couleur que les mystiques brugeois avaient entrevue et dont Giorgione, le Titien, le Corrège, Paul Véronèse, le Tintoret étaient devenus les harmonieux magiciens ! Rubens, avec ivresse, conquit ce domaine merveilleux et nouveau. Éclairée par son génie, l’école anversoise perpétua la manière de Venise ; elle continua avec autant d’éclat que les maîtres vénitiens cette inoubliable fête des couleurs. Elle la continua même avec plus de brio, plus de grandeur soutenue. Et je n’oserais point ici, me sentant enclin à des préférences partiales, émettre cette opinion, si un jour, à Venise, dans la douceur illuminée d’un soleil couchant, le plus coloriste des peintres d’aujourd’hui, M. Albert Besnard, en me parlant des décorations du Palais des Doges, de San Rocco et des chefs-d’œuvre de l’Académie, n’avait rappelé la création géante de la pléiade anversoise pour exprimer, avec la plus réfléchie des convictions, sa croyance en la supériorité de ces Flamands insignes.

Ce que Van Dyck dut à son tour aux Vénitiens, nous n’aurons point de peine à le démêler. La ville de Saint-Marc sacra, en quelque sorte, sa vocation. Comme portraitiste, Van Dyck est le véritable héritier des Vénitiens. Il résume, perpétue et renouvelle leur génie. L’Italie princière le comprit avec une merveilleuse spontanéité. De ce débutant qui n’avait point vingt-cinq ans, elle n’hésita pas à faire son portraitiste d’élection. Van Dyck retourna à Rome, et c’est alors sans doute, sous l’émotion de son séjour à Venise, qu’il peignit l’admirable portrait du cardinal Bentivoglio. Il se rendit ensuite à Turin, où il exécuta les beaux portraits de la famille de Savoie. Après Turin il regagna Gènes. Il y fut reçu à bras ouverts. L’aristocratie génoise adopta ce jeune homme de génie, ne le laissa point partir qu’il n’eût fixé son image en des toiles immortelles. Seigneurs et belles patriciennes se le disputaient. La chronique, peu indulgente, raconte que les dames s’exaltaient outre mesure pour son art et sa beauté. Dédaignons ces récits. Van Dyck trouva le temps d’exécuter un nombre prodigieux de tableaux et de portraits — voilà qui est sûr. Un ancien guide génois signale de lui quarante-cinq toiles figurant dans les collections particulières ! À Venise, le destin lui laissa quelque loisir pour méditer devant des chefs-d’œuvre ; à Gênes, où n’avait fleuri aucune école de peinture, il eut pour mission d’enrichir les palais d’un trésor à jamais glorieux et d’enfanter lui-même des chefs-d’œuvre, sans relâche.


VI. — Les œuvres de la période italienne.

Qui n’a point présentes à la mémoire les fières et nerveuses images conservées dans les palazzi génois ? Plusieurs sont malheureusement endommagées ; en outre, un certain nombre de portraits peints par Castiglione, Michele Fiammingo, Cornelis de Wael sont faussement attribués au maître. Mais combien le lot de Van Dyck reste impressionnant ! Au Palazzo Rosso voici le marquis et la marquise de Brignole. Le portrait de la marquise est un haut chef-d’œuvre et résume précisément les qualités acquises par Van Dyck pendant le séjour en Italie. Rien à reprendre à cette définitive figure. Les lumières sont admirablement réparties, aucune intention n’est trop soulignée. Le fond d’architecture plein d’ombre laisse vibrer en sourdine la robe bleu foncé, le corselet raide comme une cuirasse et tout galonné d’or, la fraise fine qui surmonte la tête à la fois majestueuse et souriante. Sur ces vêtements savamment maintenus dans une demi-teinte crépusculaire, les mains se détachent lumineuses, exquises de grâce, d’abandon spirituel, de vie tendre et supérieure. Quel peintre dès ce moment pénétrera et fixera mieux l’âme des mains ? L’or adouci de la robe qui vient éclairer le visage de la marquise rivalise avec les tons les plus rares du Tintoret, et tout le portrait est baigné dans ce clair-obscur animé que découvrit le Corrège.


MARIE-LOUISE DE TOUR ET TAXIS
(Musée de Liechtenstein.)

Le portrait du marquis semble exécuté avec quelque hâte. Mais combien vivant néanmoins ! Antoine de Brignole s’avance sur un cheval blanc et salue le spectateur en enlevant le chapeau de la main droite. Un sourire imperceptiblement ironique éclaire son visage mat qu’encadre une chevelure noire. Acuité spirituelle, indifférence morale, masque charmant : c’est le type du grand seigneur dilettante.

Au palais Durazzo resplendit la Dame assise que Burkhardt considère comme la plus belle œuvre génoise de Van Dyck, et qui est assurément un superbe poème de couleurs. La poitrine est stoïquement étranglée dans un corselet long terminé en triangle ; la lourde jupe en vieil or, où les bras du fauteuil produisent d’admirables cassures, s’arrondit en cloche rayonnante. La tête est fine, calme, maternelle, souveraine. Deux enfants sont près de la dame ; celui qui se tourne vers nous a l’élancement d’un lys dans son pourpoint de soie blanche. Dans le même palais nous reçoit un autre bambin célèbre : l’Enfant bleu, griserie délicieuse pour les yeux qui inspira, dit-on, à Gainsborough son célèbre Blue-Boy de la Grosvenor House. Traducteur de tout ce qu’exprime une main noble et dominatrice, Van Dyck en outre sera l’incomparable interprète des grâces juvéniles.


REPOS APRÈS LA FUITE EN ÉGYPTE
(Pinacothèque de Munich.)

Nous n’avons pas fini d’admirer les portraits de Gênes. Voici la Jeune Femme du palais Balbi, dont la chevelure fauve est traversée par une plume blanche affilée comme un stylet ; le Fiancé en pourpoint cerise du palais Doria ; les huit portraits de la Casa Casaretto, toutes œuvres irréprochables ; et ailleurs encore des seigneurs, des dames, des capitaines, des magistrats, toute une stupéfiante série de types personnifiant cette aristocratie individualiste et cultivée de Gênes, si profondément adéquate à la nature du peintre. À la même époque appartiennent le portrait de Jean-Vincent Imperiale, amiral de Gênes (musée de Bruxelles), imposante figure malheureusement très endommagée par les repeints ; le portrait de Thomas de Carignan (musée de Turin) avec sa fière harmonie de teintes vives : cheval blanc, écharpe rouge, cuirasse brillante, étoffe verte tombant du décor d’architecture, et enfin le portrait célèbre du cardinal Bentivoglio peint à Rome, aujourd’hui au palais Pitti à Florence. Cette œuvre est le prototype de tous les portraits de prélats qu’on exécuta dans la suite, et Philippe de Champaigne n’ignora point ce modèle lorsqu’il peignit son chef-d’œuvre : Richelieu. Écoutons ce que dit Reynolds du Bentivoglio : « Comme Van Dyck, écrit le peintre anglais, se trouva borné au cramoisi pour ce fameux portrait, il a placé dans le fond un rideau du même cramoisi et a répandu le blanc par une lettre qui se trouve sur la table et par un bouquet de fleurs qu’il a introduit pour le même effet du tableau. » Par des rappels ingénieux et discrets, Van Dyck ménageait ainsi des transitions entre les parties contrastantes. Et c’est une stupéfaction toujours nouvelle de se redire que l’artiste n’avait pas vingt-cinq ans, qu’il était au début de sa carrière quand il créa cette page royale que les peintres les plus illustres se sont fait un devoir d’étudier !

Le génie si intuitif et délicat du jeune peintre s’enchaîne pour ainsi dire à la grâce exquise de toute cette aristocratie décadente. Van Dyck, pendant cette période, sut conserver de l’Anversois la gaieté dans le labeur, le souci d’un travail sérieux, une sûreté féconde, qualités qui de son temps n’étaient égalées en Italie que par cet autre Flamand, Suttermans, le peintre des Médicis. De plus il trouva en Italie une humanité où il aperçut le reflet de sa propre organisation morale. Et il lui suffit de voir ce monde enchanteur et déjà un peu morbide, d’en saisir le mystère vital chez les maîtres italiens passés et présents, pour en avoir la sensation nette et en traduire la force dans la première et surnaturelle poussée de son inspiration.

Les innombrables commandes de portraits n’empêchèrent point Van Dyck d’exécuter un certain nombre de tableaux religieux pendant son séjour en Italie. À Gênes même, au palais Balbi Piovera, on montre du maître deux Saintes Familles de différente grandeur et de valeur inégale. Une autre Sainte Famille (musée de Turin) révèle visiblement l’influence du Titien ; c’est une belle toile, d’un coloris très séduisant. Cinq demi-figures la composent ; la Vierge qui tient l’enfant Jésus est exquise avec son visage tendre, naturel, d’une carnation élégamment discrète. Ce n’est point la seule œuvre titianesque. Le Christ et les deux Pharisiens, avec de belles têtes de vieillards, n’est qu’une réplique du Christ aux deniers du Titien. Autre influence vénitienne dans le Martyre de saint Laurent conservé à Venise (Santa Maria dell’Orto) ; mais ici perce la connaissance du Tintoret. La Vierge aux yeux levés du palais Pitti, d’une beauté sobre, rarement réalisée par Van Dyck dans ce genre de composition. témoigne du commerce avec Raphaël. À la Brera de Milan, signalons une Vierge avec saint Antoine de dimension importante ; à la Galerie nationale (Corsini) de Rome, une Madone d’un coloris un peu éteint mais qui montre des mains incomparables ; à Rome également, à l’Académie de Saint-Luc, une Vierge avec l’Enfant Jésus et deux anges musiciens. Cette dernière œuvre est détériorée ; mais le Jésus debout sur les genoux de sa mère et l’ange jouant du luth sont restés d’une grâce délicieuse.


BARON DE CROY
(Pinacothèque de Munich.)

Le plus remarquable des tableaux religieux de Van Dyck conservés en Italie est, selon nous, la Mise au tombeau du palais Borghèse. L’ordonnance en est simple et l’artiste l’a souvent répétée, notamment dans des toiles célèbres conservées au Prado, au musée d’Anvers, à la pinacothèque de Munich. Des mains pieuses ont assis le Christ sur le rebord du sarcophage ; le coloris de ce corps inerte, affalé, taché de sang, est la nature même ; des ombres splendides errent parmi les tons jaunâtres du torse et du visage. La Vierge, derrière le Sauveur, lève les yeux au ciel ; c’est une patricienne flamande, grasse et sensible. La Sainte Madeleine est tournée vers le spectateur ; dans ses tresses blondes ruisselle l’or du Titien et son corps a des sinuosités berninesques. L’ensemble est singulièrement tendre, ému, persuasif. Voisin de la célèbre Mise au tombeau de Raphaël qui accapare toutes les admirations, ce tableau est à peine connu. Rarement pourtant Van Dyck fut plus heureux. Les qualités acquises en Italie s’y ajoutent aux dons apportés de Flandre ; le passé et le présent y sont confondus en une formule harmonieuse ; le réalisme anversois s’adoucit dans le charme idéaliste de l’inspiration latine ; une fois de plus l’art du Nord et la beauté méridionale se rencontrent et se pénètrent dans l’unité du génie.


VII. — Retour à Anvers.

Van Dyck, suivant Carpenter, revint à Anvers en 1626 ; il y resta jusqu’en 1632. Cette partie de sa carrière est communément appelée la période flamande. L’artiste ne séjourna pas constamment dans sa ville natale. Il fit, croit-on, un second voyage à Londres en 1627 ; mais sa présence ne parait pas avoir attiré l’attention de la cour à ce moment. En 1630 le prince d’Orange le faisait demander à La Haye. Enfin, sur la prière du cardinal de Richelieu, il aurait visité Paris vers la même époque. En ce qui concerne ce séjour en France, nous ne possédons que le témoignage peu concluant de De Piles, un écrivain d’art de la fin du XVIIIe siècle.

Pendant ces six ans, Van Dyck produisit énormément et sa réputation acquit un éclat extraordinaire. Rubens s’étant absenté pendant quelques mois dans le cours des années 1629 et 1630, son disciple préféré fut pour un temps, comme l’a très bien remarqué M. Hymans, « le premier maître des Pays-Bas ». Son labeur est aussi varié d’aspect que de qualité ; il peint des compositions religieuses, mythologiques, des portraits de tous genres, une grande composition décorative pour l’hôtel de ville de Bruxelles — détruite malheureusement dans l’incendie allumé en 1695 par les bombes du maréchal de Villeroy ; — enfin il exécute vingt portraits à l’eau-forte et commence la publication de son beau recueil d’hommes célèbres : l’Icones centum, achevé avec le concours des meilleurs graveurs anversois du XVIIe siècle.

Il est tout naturel qu’en rentrant dans son pays Van Dyck ait tourné une partie de ses facultés vers la peinture d’église. Les Pays-Bas venaient d’être déchirés par d’effroyables convulsions religieuses. Mais les provinces méridionales allaient retrouver la tranquillité pour un demi-siècle. Dans les grandes villes flamandes, le culte catholique, rétabli par les Espagnols, se relevait avec force. Cependant les églises, ravagées par les iconoclastes, étaient vides. Il fallait les orner au plus vite de tableaux, de statues. Secondés par les archiducs, les ordres religieux y employèrent tout leur zèle. Les jésuites, en particulier, se montrèrent merveilleusement propres à cette besogne de restauration et d’embellissement. Grâce à eux, l’Église catholique se servit de toutes les ressources artistiques qu’offraient les provinces flamandes. Architecture, peinture, sculpture prirent un dernier essor sous l’impulsion de leur Compagnie. Leur influence sur la vie artistique du XVIIe siècle fut considérable ; ils jouèrent vis-à-vis de l’art le rôle protecteur des grandes confréries monastiques du moyen âge ; ils furent les Clunisiens de la seconde Renaissance.

Leur esprit pénétra partout. Rubens fut leur élève ; Van Dyck s’affilia, en 1628, à la « confrérie supérieure des célibataires » dirigée par la Compagnie de Jésus. Maître et élève ne connurent pas de meilleur client que l’ordre de Loyola. L’architecture et le décor se renouvelaient à cette époque, et les caractères essentiels de cette rénovation constituent précisément le « style jésuite » appelé dans les Pays-Bas « style Rubens ». Ce style, soit dit en passant, est injustement décrié. Pour nous en tenir à la Belgique, l’église Saint-Michel de Louvain et celle du Béguinage de Bruxelles, par exemple, sont des édifices très élégants et pleins d’invention. Il ne suffit point d’y reconnaître quelques traits marquants de l’art baroque pour les condamner. Le baroque est la dernière production originale de l’art chrétien. Les jésuites en ont été les parrains et les propagateurs. J’y vois pour eux un titre et pour nous un enseignement. Ils ont senti où palpitait la vie artistique de leur temps, ils ont encouragé la création vivante, si compromise qu’elle fût par les erreurs de goût. Plût au ciel qu’en nos temps de pastiches, d’éclectisme scientifique et de reconstitutions glaciales, la part originale de l’art connût encore ces consécrations traditionnelles !

Les jésuites, en Italie, aidèrent à la gloire du Bernin. Ils devaient accueillir avec faveur dans les Pays-Bas, tout ce qui portait le reflet de cet art. Or Van Dyck incarna pour les Flandres la formule artistique de l’église del Gesu. Sans doute, il n’est que trop souvent un instigateur du maniérisme et du naturalisme théâtral de la fin du XVIIe siècle. Il rapporta d’Italie un certain nombre de poncifs pathétiques que les Flamands admirèrent avec trop de ferveur. Ses Madones, ses Saintes Familles, ses Nativités, ses Martyres de saint Sébastien conservent dans leur dramatisation élégante, un écho de la religiosité italienne, mélangée de paganisme, imprégnée de volupté et de passion physique. L’ardeur religieuse de ses Madeleines mériterait bien souvent le mot malicieux du président Des Brosses parlant de la Sainte Thérèse du Bernin : « Si c’est ici l’amour divin, je le connais. » Mais — fait digne d’attention — cette évolution des types plastiques permit à l’art flamand de vivre jusqu’à Laurent Delvaux, c’est-à-dire jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Si la peinture flamande mourut presque immédiatement avec l’école anversoise, la sculpture, par contre, garda quelque temps encore sa vigueur. Elle doit beaucoup à Van Dyck. Pendant un siècle et demi, les Saint Jean et les anges peut-être un peu trop élégants du maître servirent de modèles aux sculpteurs des provinces flamandes et wallonnes, soit qu’ils exécutassent des confessionnaux somptueux ou d’imposantes clôtures de chœur, soit qu’ils élevassent ces grandes chaires de vérité qui animent de leur expansive bonne humeur la gravité médiévale des églises de Belgique.

VIII. — Les grandes compositions religieuses.

Pour connaître le grand, l’authentique Van Dyck, — c’est-à-dire le portraitiste, — il n’est point nécessaire d’aller en Belgique. Les musées de Bruxelles et d’Anvers ne possèdent que quelques portraits du maître. Les collections de Gènes, Munich, Paris, Vienne, Windsor sont, sous ce rapport, autrement riches et révélatrices. Van Dyck ne reçoit point ses admirateurs dans son pays natal, ainsi que le font Rubens et Rembrandt. Il y montre toutefois ses grandes œuvres religieuses. Elles datent toutes de la période flamande et sont conservées dans un certain nombre d’églises belges.


CHRIST AU TOMBEAU
(Musée d’Anvers.)

Sans doute, Van Dyck mit-il de l’amour-propre à les exécuter. Il ne lui convenait point de se confiner dans le portrait. Comme ses grands frères de l’école anversoise, il tenait à composer de grands tableaux. Il n’échoua pas absolument. Jamais, néanmoins, il ne se haussa au niveau de Rubens, ni de Jordaens. À peine égala-t-il de Crayer. Les deux tendances qu’il avait si adroitement harmonisées dans sa Mise au tombeau du palais Borghèse sont poussées à l’extrême dans ces immenses toiles et souvent s’y contrarient avec violence. Rentré dans son pays, le grand disciple de Rubens est de nouveau pénétré jusqu’aux moelles par l’ambiance flamande. Mais il ne réussit pas à dominer l’âme de sa race ; elle heurte trop souvent ses aspirations intimes ; il s’abaisse devant elle et ne la possède point. Le geste vigoureux de ses compatriotes ne lui est pas familier. Il exagère Rubens sans conviction, et quand il est las de cette imitation, il recourt au plus récent italianisme. Samson et Dalila du musée de Vienne en fournirait largement la preuve.

Dans l’Adoration de Termonde (église de Notre-Dame), l’une des assistantes, type curieux de vieille paysanne, le Saint Joseph et les Bergers gardent un caractère tout local dans un ensemble romain. Le Jésus, soutenu par la Vierge en manteau bleu, est charmant. Une Crucifixion de la même église, montre une Vierge et une Madeleine d’une éloquence tout à fait creuse. Deux beaux guerriers, en teintes perdues, y évoquent toutefois les fiers légionnaires du Dominiquin. La Mise en croix de l’église Notre-Dame de Courtrai, avec ses trois bourreaux hissant la croix à droite, son fossoyeur bêchant à gauche, son soldat du fond, garde un assez heureux équilibre dans sa fougue mélodramatique. La Mise en croix du musée de Lille peut en être rapprochée par le coloris. La Passion de l’église Saint-Michel de Gand, dont le musée de Bruxelles conserve l’esquisse, est une œuvre plus nuancée, d’un rythme plus tranquille.

La plus connue et la plus considérable des compositions religieuses de Van Dyck est le Christ entre les deux larrons de la cathédrale de Saint-Rombaut à Malines. Reynolds y voyait « le plus précieux de tous les ouvrages du maître relativement à la vérité du dessin ainsi qu’à la bonne entente du tout, un morceau qui peut être considéré comme un des premiers tableaux du monde ». Tenue dans une belle gamme bistrée, rappelant comme groupement le Coup de lance de Rubens, c’est une page sobre, simple, d’une sobriété et d’une simplicité que l’on voudrait cependant plus naturelles. La Vierge est expressive, mais sous l’étoffe noire son beau corps palpite d’une émotion toute physique. Il y a plus de volupté en elle que de douleur.

L’intimité mystique de ces pages nous échappe. Et pourtant, si nous en croyons Mensaert, pendant tout le XVIIIe siècle « elles inspirèrent une dévotion profonde ». Elles étaient issues d’une conception spirituelle que condamnent de nouveaux dogmes esthétiques.

Je me demande, après tout, jusqu’à quel point notre sévérité est impartiale. Nous nous étonnons de l’enthousiasme de Reynolds, de la ferveur de Mensaert. Est-ce parce que nous avons remis à la mode les primitifs qui nous ont enseigné d’autres formes de la religiosité ? Qu’on ne tienne donc pas pour absolu mon jugement sur les grandes œuvres religieuses de Van Dyck. Si, par aventure, il m’était arrivé de les apprécier avec quelque parti pris, il faudrait en accuser les méfiances et les préjugés très souvent mesquins de notre critique à l’égard de l’idéal religieux du XVIIe et du XVIIIe siècle. Et pour m’enlever tout remords, j’ajouterai qu’il y aurait aussi de l’imprudence à analyser de trop près la facture de ces grandes œuvres.

Comme coloriste, Van Dyck y semble inférieur à ses grands compatriotes. Son clair-obscur s’éparpille ; le grain de sa couleur s’épaissit. Mais la plupart de ces tableaux ont été l’objet de restaurations maladroites. Reynolds, dans ses Notes de voyage, s’en indignait déjà. Il signalait la Passion de Gand comme ayant particulièrement souffert. On ne peut donc s’aventurer qu’avec beaucoup de prudence dans l’examen technique de ces compositions. Nous ne saurions dire si Van Dyck, dans son Saint Augustin en extase (Anvers), a voulu les bleus violents du ciel et du manteau de l’ange, ou bien si cet emploi excessif d’une couleur dangereuse est imputable à d’obscurs barbouilleurs. Nous chercherions en vain pourquoi les bleus, les blancs, les rouges trop durs, trop éclatants s’opposent si brusquement dans la Mise en croix de Courtrai. Van Dyck avait-il déjà oublié les leçons des maîtres vénitiens ? Était-il incapable de retrouver pour les robes jaunes et brunes de ses femmes, pour le linceul du Christ, pour les visages de ses personnages mystiques les fines nuances dorées et argentées qui rayonnent dans tous ses portraits ? Qui peut le prétendre ?


LA VIERGE AUX DONATEURS
(Musée du Louvre.)

Et, si nous voulons connaître jusqu’à quel point ces restaurations du XVIIIe siècle furent des profanations, regardons les quelques tableaux religieux du maître qui sont restés intacts, ou à peu près : le Christ étendu de Munich, aux formes un peu trop arrondies, la jolie Fuite en Égypte (même musée), l’harmonieuse Déposition du Prado l’admirable Vierge aux donateurs du Louvre — qui n’a contemplé les frappantes images des donateurs agenouillés ? — le Christ en croix du musée d’Anvers que nul n’ignore, et, dans le même musée, le célèbre Christ au tombeau.

Ces œuvres sont de dimensions moindres et donneraient tout de même à croire que le génie du maître s’accommodait mieux d’un cadre restreint. Leur coloris est de la plus haute distinction. Le beau Christ au tombeau du musée d’Anvers, gracieux et touchant comme un Sodoma, est peint d’une main absolument familiarisée avec la science des accords lumineux, science si rare et qui apparaît comme le privilège exclusif des peintres de génie. La morbidesse charmante de ce tableau est même sans analogue dans l’art flamand. Une fois de plus Van Dyck avait unifié l’enseignement de ses maîtres et le langage de sa propre nature dans la poésie d’une création supérieure.


IX. — Portraits, tableaux mythologiques, eaux-fortes de la période flamande.

Si le peintre religieux reste incertain, le portraitiste ne cesse de grandir. D’Italie, le maître a rapporté le souci des interprétations synthétiques et des idéalisations élégantes. Ses fonds de paysage et de draperie, les attitudes nobles des personnages, l’art de souligner la vérité physionomique par un vêtement souple et parlant, tout ce qui ajoute à ses portraits la poésie du décor et d’une heureuse mise en page, lui vient des maîtres de Venise ou lui a été inspiré par les usages de l’aristocratie génoise. Même ses mains, ses divines mains, créées pour l’oisiveté ou la domination, sont d’une humanité altière et voluptueuse, étrangère à sa race.

J’ai dit que la manière proprement anversoise ne fut point celle qu’il s’assimila le mieux. Cela est vrai, s’il s’agit de la verve puissante et de la richesse colorée qui donnent un impérissable éclat aux grandes pages religieuses de l’école. Mais dans l’analyse d’un visage, aucun Anversois ne se montra plus Flamand que lui, — c’est-à-dire plus appliqué et plus concentré, — pas même son grand contemporain Corneille de Vos, ce dernier des gothiques. Van Dyck déclarait volontiers qu’à un moment de sa vie ses portraits étaient peints avec un soin absolu. Soyez assuré que ce fut pendant la période flamande. Ne voulant en rien être inférieur à ses compatriotes, il peignait, lui aussi, de grands tableaux d’église que ses contemporains admiraient fort. En outre, pour ne point donner prise à la moindre censure, il exécutait ses portraits avec tous les scrupules d’un technicien accompli. Ne suffit-il point de citer l’adorable petite Demoiselle (Anvers) figurée en chasseresse avec les animaux peints par le grand Fyt ; le François Snyders avec sa famille (Ermitage) d’une puissance si joyeuse, si intime, si sûre ; le même Snyders et sa femme (musée de Cassel) sévère, sobre, d’une vie intérieure intense, tout à fait digne d’un primitif ; le portrait somptueux, spirituel, inoubliable de Marie-Louise de Tour et Taxis (Liechtenstein) ; l’ample et décorative figure du baron de Croy (Munich) ; le beau portrait de l’abbé Scaglia (Anvers) ; les bustes d’hommes que possède le Louvre, les Donateurs cités plus haut et le Moncade si heureux, si franc « l’un des plus beaux portraits équestres qui existent », dirons-nous avec Waagen. Combien de chefs-d’œuvre encore seraient à mentionner ! Van Dyck peignit à cette époque les personnages les plus illustres : l’archiduchesse Isabelle, la reine mère de France Marie de Médicis et son fils Gaston, duc d’Orléans ; Gustave-Adolphe de Suède ; Albert de Wallenstein ; F. d’Autriche ; Jean de Nassau ; le prince Thomas, duc d’Arenberg ; Antoine Triest, évêque de Gand ; l’abbé Scaglia ; le conseiller Jean de Monfort ; trois bourgmestres d’Anvers : Van der Borght, Van Leers et De la Faille, puis encore Elisabeth d’Assche, les familles de Croy, de Taxis, Mme de Nole, et presque tous les peintres contemporains : P. Snayers, Palamedesz, de Wael, Snyders, Wilden, Symons, Ryckaert, Crayer, Brueghel, — galerie unique d’archétypes humains, aujourd’hui dispersée et dont chaque fragment enrichit les grands musées ainsi qu’un trésor.

En toutes ces images, la facture seconde, étroitement l’intention psychologique. La couleur est grasse sans être épaisse, la brosse est appliquée mais extrêmement légère, les contours ne sont plus arrêtés par une cernure artificielle, mais librement marqués par la rencontre des ombres et des lumières. L’effet du clair-obscur est d’une étonnante sûreté. Dans l’Al. de La Faille (musée de Bruxelles), qui est peut-être l’une des œuvres les plus séduisantes de Van Dyck, les trois quarts du tableau sont voilés d’une ombre douce ; la tête et la main seules reçoivent le jour. Un peu plus de jaune dans les chairs, un peu plus de bitume dans les fonds et nous aurions une page rembranesque. Dans un adorable Portrait de femme tenant un enfant (collection Brownlow), le groupe des deux personnages illumine toute la toile avec une force d’autant plus sûre qu’elle est discrète et contenue. Le Titien lui-même n’a jamais mieux fixé l’insaisissable et profond rapport qui s’établit entre les fugitives expressions de la lumière et les nuances morales du modèle.

De la même époque datent quelques tableaux mythologiques : Danaë (Dresde), Vénus reçoit de Vulcain les armes d’Énée (Vienne), Renaud et Armide (Louvre), etc. ; on fixerait sûrement, en les étudiant, les origines du bucolisme galant et de l’allégorie pastorale dans la peinture française du XVIIIe siècle.

De plus, dans une série de magistrales eaux-fortes dont la Chalcographie du Louvre a la bonne fortune de posséder les cuivres, Van Dyck grava d’un trait léger, précis, inaltérablement juste, les physionomies d’une vingtaine de célébrités contemporaines, parmi lesquelles bon nombre de maîtres anversois. Tous les amateurs d’estampes ont gardé devant leurs yeux ravis le souvenir de ces belles têtes où la bonté, l’intelligence, l’humour, le génie sont marqués d’un coup de burin presque insensible et aussi ferme que le pinceau d’un céramiste grec ou d’un illustrateur japonais. Voici Pierre Brueghel avec sa belle tête pensive ; Lucas Vosterman à l’opulente chevelure bouclée, au regard loyal et vif ; Adam Van Oort que l’on sent irrésistiblement joyeux et expansif ; Snellinx qui appartient à la même lignée de peintres exubérants ; Snyders, l’ami de Van Dyck, distingué, grave, légèrement caustique ; les de Waal, Pontius, Paul de Vos, Erasme, Franck, Momper, Cornelissen, Van Dyck lui-même, etc.


PORTRAIT DE BRUEGHEL
(Eau-forte.)

Les portraits entièrement de la main de Van Dyck sont au nombre de vingt-trois suivant les meilleurs experts. On y ajouta d’autres eaux-fortes exécutées sous les yeux de l’artiste et on publia le tout en recueil de cent portraits après la mort du maître sous ce titre : Icones principum virorum doctorum, pictorum, chalcographorum, statuariorum necnon amatorum pictoriæ artis numero centum ab Antonio Van Dick pictore ad vivum expressæ eiusque sumptibus æri incisæ. À côté de ces portraits il convient de signaler aussi deux compositions burinées par le maître : Titien et sa maîtresse, et le Christ au Roseau.

Ce célèbre Icones Centum ou principumconnu généralement sous le nom d’Iconographie de Van Dyck — éclaire pour nous l’art du maître d’une nouvelle lumière. La plupart de ces têtes sont d’une distinction et d’une finesse qui ne laissent point de surprendre. On ne s’imagine pas, en général, ces grands Anversois avec des dehors si séduisants, à part Rubens, artiste diplomate, et Van Dyck, pittore cavalieresco. Et pourtant tous, ou presque tous, ont le même « sang bleu ». Quelle surprise de voir sous les aspects d’un penseur mélancolique Pierre Brueghel, le peintre des kermesses rouges et des enfers grotesques ! Et l’on ne saurait dire que Van Dyck prêta sa propre beauté à ses amis. Ces portraits sont des documents d’une franchise absolue. Ses confrères se seraient moqués de lui, s’il avait songé le moins du monde à les embellir.

Or, l’art de tous ces maîtres n’est pas à leur image. L’art flamand du XVIIe siècle a des penchants populaires marqués ; il fréquente volontiers une humanité vulgaire, quitte à l’ennoblir par son interprétation. Ces peintres assurément ne se reconnaissent point dans leurs modèles. Ils devaient bien plutôt se sentir déclassés en leur présence. Van Dyck, au contraire, portraitiste de la société aristocratique et intellectuelle de son temps, restait à son niveau. Et il n’est vraiment pas exagéré de dire qu’aucun Anversois de son temps ne réalisa un idéal plus en accord avec sa culture, ses aspirations et ses dons naturels.

Van Dyck allait grandir encore. Sans doute il avait atteint souvent la perfection, pendant cette période flamande ; ses œuvres avaient ébloui la foule et les artistes ; comme le remarque Reynolds, les portraits d’alors « mettent du soleil dans l’appartement ». Et pourtant, à l’ensemble de cette production il manque encore, suivant nous, un sceau définitif, irrécusable. Le génie n’y vibre pas avec un enthousiasme absolument libre. Il est gêné par les scrupules du technicien. Est-ce parce que Van Dyck sent toujours à côté de lui « le grand astre » dont parle Fromentin ? Dans la ville de Rubens, il n’y a point de place, semble-t-il, pour un second créateur. Van Dyck enfin quitte Anvers. Non seulement son art désormais va porter les fruits mûrs d’une maîtrise absolument affranchie, mais sa personnalité, épanouie dans l’indépendance, se revêtira d’un prestige suprême. Comme Rubens, Van Dyck se hausse par-dessus l’école ; à son tour il devient un initiateur.


X. — En Angleterre.

Malgré le retentissement de son nom et de son art, Van Dyck est resté méconnu. Les légendes ont obscurci l’esprit des historiens ; la production inégale et diverse du maître a déconcerté la critique. On accorde à l’auteur du Saint Martin une habileté de pinceau, une sûreté d’œil, une précision de dessin supérieures, — toutes qualités relevant du métier. On lui concède même l’art de prêter à ses modèles les caractères extérieurs de sa propre personne : élégance, finesse, charme. Jamais, me semble-t-il, on a osé lui attribuer un idéal intime, une de ces fois ardentes qui font découvrir aux créatures d’élection les aspects vierges de la beauté.


CHARLES Ier, TROIS TÊTES D’ÉTUDE
(Windsor.)

Pour nous, Van Dyck ne se contenta point de sa merveilleuse virtuosité. Il réalisa quelque chose de plus. Maître de son exécution et de sa pensée, il nous transmet l’ineffaçable témoignage d’une vision inédite. Cette révélation dernière, il la reçut en Angleterre. Évidemment, dans bien des œuvres précédentes, il annonce les conquêtes de sa maturité et quelques-uns de ses portraits anglais s’inspirent encore par moments de Venise et de Gênes. On ne peut pas dire que toutes les toiles de la période anglaise soient incomparables et qu’à tous les portraits antérieurs manque la flamme suprême. Il est impossible de délimiter d’une manière absolue la marche progressive d’un esprit humain, fût-il, comme celui-ci, souriant, clair, plein de force juvénile et confiante. Les classements de la production du maître en deux, trois, voire en quatre manières, sont arbitrairement établis, et la vanité de ce petit jeu pseudo-scientifique éclate dans l’impossibilité pour ceux qui s’y livrent de trouver une base d’accord.

Ceci ne nous empêchera point — contrairement d’ailleurs à l’opinion répandue — de considérer la période anglaise comme un épanouissement. Nous avons parcouru aussi surpris qu’émerveillé, car notre joie imprévue bouleversait nos connaissances livresques, cette admirable salle de bal de Windsor où Van Dyck se montre peintre et créateur unique. Alors seulement nous avons appris comment ce maître, multiforme et inconstant en apparence, s’était transformé un jour en un artiste sans pareil — et les mots prodigués reprennent ici leur valeur — apportant à l’art, avec le prestige de sa destinée princière, l’exemple d’un novateur et d’un « générateur ».

Van Dyck avait trente-deux ans en débarquant à Londres. N’est-ce pas l’âge des accomplissements, des résolutions décisives ? Loin de s’appauvrir, sous le ciel étranger, son sang flamand, pendant les premières années du séjour en Angleterre, circula plus riche et plus pur. N’oublions pas que Van Dyck se transportait dans un pays privé de traditions artistiques. Holbein lui-même n’avait pas pénétré l’âme du peuple anglais. Van Dyck ne pouvait s’amoindrir par le besoin de flatter un goût national, et sa carrière devait désormais s’accomplir sans rivalités ou comparaisons d’aucun genre.

Tout d’abord il recula, semble-t-il, devant une installation définitive à Londres. Pour quelles raisons ? On l’ignore. Les circonstances de son départ sont enveloppées de ce voile impénétrable qui nous dérobe les principaux événements de sa vie. D’après Félibien — cité par Carpenter — Van Dyck fut invité par Kenelm Digby, sur la prière de Charles Ier. Bellori attribue ce rôle d’intermédiaire à lord Arundel. Walpole, dans les Mémoires de Mrs. Beale publiés par ses soins, dit que le roi forma le projet d’attirer Van Dyck après avoir vu le portrait de Nicolas Lanière, maître de chapelle de la cour d’Angleterre, œuvre à laquelle l’artiste avait consacré sept journées entières. On sait d’autre part que le souverain avait chargé Endymion Porter d’acheter pour son compte une composition du maître : Renaud et Armide.

Il est certain que le talent de Van Dyck était fort prisé à Londres. Pour être agréable à Charles Ier, un personnage remarquable de ce temps, Balthazar Gerbier, architecte, diplomate, dilettante, espion et conspirateur, fit don au monarque d’un tableau de maître Antoine. Un débat des plus singuliers s’éleva au sujet de cette toile. Quelques échos nous en sont parvenus ; ils sont fort troublants.


TROIS ENFANTS DE CHARLES Ier
(Windsor.)

Van Dyck avait à se plaindre de Balthazar Gerbier et prétendit ne pas avoir peint le tableau envoyé à Charles Ier. Or l’œuvre était de premier ordre. En contestant l’authenticité de la composition, Van Dyck dénonçait Gerbier comme faussaire au roi. La chose tourna mal pour le peintre. Le diplomate réunit des experts. Rubens lui-même déclara que Van Dyck n’avait jamais rien peint de plus beau ! On rédigea un acte notarié qui fut envoyé à Charles Ier, et, il faut bien l’avouer, la lecture des pièces publiées par M. Carpenter fait supposer qu’une vengeance irréfléchie ou le désir de jouer un bon tour entraînèrent Van Dyck à ce mensonge. C’est une ombre dans sa vie, une petite tache qu’on aimerait effacer. Au surplus, Balthazar Gerbier est une de ces rusées canailles à qui l’on regrette de devoir donner raison.

Le départ de Van Dyck pour Londres fut un moment compromis par cette affaire bizarre. L’artiste avait des protecteurs trop puissants pour que les difficultés ne fussent pas bientôt aplanies à son profit. À la fin de l’année 1632, il était définitivement installé à Londres, portait le titre de principal peintre ordinaire de Leurs Majestés, était créé chevalier, possédait une résidence royale à Blackfriars, se voyait, au bout de quelques mois, adulé, comblé de faveurs, traité d’égal par les seigneurs d’une des cours les plus cultivées et les plus fastueuses d’Europe.


LES CINQ ENFANTS DE CHARLES Ier : PRINCESSE MARIA, PRINCE JACQUES, PRINCE CHARLES, PRINCESSE ELISABETH ET PRINCESSE ANNA
(Musée de Berlin.)

Si l’Angleterre ignorait presque totalement la peinture, elle n’en était pas moins à cette époque un actif foyer de beauté et de pensée. L’âge d’or de la littérature anglaise cessait à peine. Le génie de Shakespeare, Bacon, Beaumont, Flechter, Marlowe, Johnson nourrissait encore l’âme de la nation. Peut-être même ces illustres disparus de la veille étaient-ils appréciés avec plus de profondeur et de calme que sous le règne peu contemplatif d’Elisabeth. Autour de Charles Ier, lettré plein de goût, autocrate rêveur, des grands seigneurs, des ministres : Buckingham, Thomas d’Arundel, Endymion Porter, Kenelm Digby soutenaient l’art avec une inlassable générosité. Faut-il s’étonner de l’empressement, de l’amitié que tous ces hommes de haut goût témoignèrent à Van Dyck ? Le triple prestige de l’art, de la beauté, d’une noblesse naturelle revêtait cet Anversois de trente-trois ans d’une séduction victorieuse. Voyez la superbe toile (musée de Madrid) où il s’est représenté lui-même aux côtés de sir Endymion Porter, devenu son ami intime. Tout de suite, à voir le visage fin, le sourire subtil, la toilette sobre du peintre contrastant avec l’allure plus massive du ministre, on surprend le secret de cet ascendant irrésistible exercé par l’homme de génie sur l’aristocratie britannique.

L’aventure merveilleuse de Gênes se renouvelle avec plus d’éclat et de durée. Ce fut, dans l’entourage royal, un enchantement immédiat. Les peintres accrédités à la cour : Mytens, Jansen, van Ceulen, s’effacèrent dans l’ombre. Toutes les flatteries, toutes les commandes étaient pour le nouveau favori. Le 17 octobre 1633, le roi lui accordait une pension annuelle de 200 livres et mettait une demeure d’été à sa disposition. À Eltham, comme à Blackfriars, Van Dyck recevait richement ses modèles, ses amis. Il entretenait des musiciens à gages dans son hôtel : « Sa maison était montée sur un pied magnifique, lisons-nous dans l’Essay towards an English School de M. Graham ; il possédait un équipage nombreux et élégant, et offrait si bonne chère que peu de princes étaient aussi visités et aussi bien servis que lui. » On se disputait l’honneur de lui être présenté. Le roi traitait son peintre comme un frère de son sang et de sa race. La calomnie, il va sans dire, s’attaquait avec plus d’acharnement que jamais à cette destinée brillante. De ce grand seigneur artiste, elle faisait le moins scrupuleux des lovelaces.

En réalité, Van Dyck peignait sans relâche. Loin de se perdre dans la volupté de cette existence nouvelle, son goût du travail s’accentuait, ses facultés s’aiguisaient. L’artiste avait reconnu ce nouveau milieu comme sien. Ses goûts de luxe et d’élégance y étaient satisfaits. Le faste qui manquait à la cour un peu provinciale des archiducs Albert et Isabelle, il le trouvait et en jouissait largement chez Charles Ier. Son rêve de vie princière devenait une réalité ; ses aspirations les plus intimes prenaient forme. L’œuvre d’un Léonard de Vinci n’a-t-il pas été réalisé dans le décor brillant des cours italiennes ? En conduisant Van Dyck en Angleterre, le destin lui assignait une tâche glorieuse. Nous verrons avec quel bonheur il sut la remplir.


XI — Les portraits anglais.

En moins de dix ans — depuis le jour de son arrivée à Londres jusqu’au moment de sa mort — Van Dyck peignit environ trois cent cinquante tableaux ! Près de cent maisons anglaises montrent avec orgueil quelques-unes — parfois une collection — de ses œuvres. À Windsor, dans les galeries Clarendon, Bedford, Petworth, Bothwell-Castle, etc., un monde revit, comme à Gênes, Trente-huit portraits de Charles Ier, dont sept équestres, trente-cinq portraits de la reine Henriette, d’innombrables effigies d’enfants royaux (Windsor, National Gallery, Louvre, Dresde, Saint-Pétersbourg, Turin, Berlin), attestent l’appel incessant que le roi faisait au génie de son peintre. La cour de White-Hall imite le monarque. Avec une aisance, une pénétration admirables, le maître fixe l’éblouissante figuration groupée autour du trône des Stuarts : ministres, ambassadeurs, magistrats, savants, guerriers titianesques aux cuirasses brillantes, capitaines cavalcadant sur des genets d’Espagne, gentilshommes imberbes, frêles et gracieux dans leur uniforme chatoyant ; grandes dames un peu figées dans leur toilette d’apparat, enfants exquis traduits par la poésie la plus délicate que jamais pinceau ait créée.

Deux œuvres marquent l’apogée de cet art : les Trois têtes d’étude (Windsor) représentant Charles Ier de profil, de trois quarts et de face, et le Charles Ier à la chasse du Louvre.

Les Trois têtes sont des merveilles d’analyse physionomique. Van Dyck, sans se soucier outre mesure de vie intérieure, apporte dans l’observation de la couleur, de la forme, de la lumière une telle justesse que le roi agit sous nos yeux dans le détail de ses ressorts intimes. N’est-ce pas en s’arrêtant à l’examen scrupuleux de l’enveloppe que les grands gothiques ont si merveilleusement réussi à traduire l’âme de leurs modèles ? Et Van Dyck ne s’affirme-t-il pas ici le petit-fils des anciens Flamands ? Ces trois têtes furent envoyées au Bernin qui, d’après ces modèles, sculpta un buste de Charles Ier. Le roi se montra tellement enchanté de ce marbre qu’il fit exécuter également le buste de la reine, en faisant parvenir au maître napolitain les études de son peintre. L’artiste flamand ne devait-il pas connaître à fond la manière du Bernin pour lui envoyer des documents aussi sûrs, aussi propres à l’inspirer ?

Le Charles Ier, mieux que les Trois têtes, trahit l’origine anversoise de Van Dyck. Un peintre flamand pouvait seul rapprocher avec cette heureuse intrépidité les gris bleuâtres, les blancs dorés, les tons fauves du costume royal. Van Dyck, de plus, composa une scène originale et vivante. Depuis son arrivée à Londres, il s’était détourné presque complètement des œuvres religieuses et mythologiques. Il n’avait guère réussi jadis dans les grandes compositions. Toutefois, à cette « école » il avait acquis une particulière sûreté dans l’arrangement de ses portraits en groupe. Cette science est si naturelle dans le Charles Ier qu’on se croirait devant une scène véridique. Rien de plus vrai que l’attitude du valet retenant le cheval au col fin et courbé ; rien de plus noble que la pose délicatement impertinente de ce roi frêle profilé sur l’exubérante nature chère aux maîtres d’Anvers. Un suprême rayon des splendeurs vénitiennes colore le domaine du souverain nostalgique… Tout Van Dyck est dans ce chef-d’œuvre : technicien merveilleusement habile, gentilhomme accompli, créateur découvrant des lois nouvelles de lumière, de coloris, de style pour les portraitistes de l’avenir. Peut-être une dernière influence est-elle venue favoriser cette transformation décisive. Velasquez semble avoir impressionné l’artiste flamand à un certain moment. Waagen le premier en a fait la remarque. Mais le maître espagnol devait lui-même beaucoup au maître anversois dont il avait vu les œuvres à Gênes. Ce fut donc entre eux un échange infiniment utile à l’art ; ils étaient également riches de dons divers ; ils pouvaient se prêter sans s’appauvrir.

Van Dyck se servait d’une matière de plus en plus délicate. Sa couleur était devenue de plus en plus mince, et l’on se demande comment il réussissait à indiquer les reliefs arrondis des mains ou les méplats du visage comme dans le portrait de John et Bernhardt Stuart, par exemple (collection du comte Darnley), où les tons perlés et transparents sont posés sur un fond de grisaille. La toile apparaît presque toujours sous la pâte, dans les portraits anglais. Voyez les Trois têtes de Charles Ier, le Vicomte Grandison (collection Jacoh Herzog, Vienne), Lord Digby et lord William (collection Spencer Althorp), et surtout, à Windsor, les prodigieux bustes du poète Carew et de l’acteur Killigrew. Le maître s’éloigne des procédés contemporains et revient à la facture des gothiques qui toujours usaient de la grisaille et des glacis ; mais la résonance de son coloris reste très chaude et dénonce l’école d’Anvers. Les tons les plus vifs s’assemblent ; en distribuant de légers empâtements dans les étoffes, Van Dyck, de-ci de-là, ajoute encore de fines étincelles. Autour des figures flotte une pénombre caressante, insaisissable, rompue par la lumière dorée qui semble s’échapper des visages. Est-il possible, à ce point de vue, de rêver, d’imaginer une œuvre plus harmonieuse que le portrait du séduisant et énigmatique Lord Wharton, cet inappréciable joyau de l’Ermitage ? Le gris bruni du pourpoint se prolonge dans la draperie du fond, l’or de l’écharpe répond aux teintes merveilleuses du visage et des mains ; les bistrures ombrant les étoffes rappellent les voiles crépusculaires répandus sur le paysage. Le blanc de la chemisette, seule note isolée dans cette symphonie de rêve, est à elle seule une trouvaille de génie.


XII. — Les dernières années.

Van Dyck, suivant tous ses historiographes, fut tué par les excès du plaisir et du travail. Sur ses aventures aucun renseignement précis ; sur sa production inlassable mille indications sûres. En 1634, le maître revit Bruxelles ainsi qu’Anvers où la gilde de Saint-Luc l’acclama comme doyen. Rentré à Londres, il y institua une corporation semblable. Van Dyck fondant une « société », n’est-ce pas un trait bien flamand de son caractère ?

Chargé de représenter l’ordre de la Jarretière pour l’une des salles de White-Hall, l’artiste exécuta la maquette d’un des panneaux. Le mauvais état des finances royales ne permit pas la réalisation de cette entreprise. À en juger d’après le dessin qui nous est resté, l’imagination de Van Dyck manquait vraiment de l’élan nécessaire. Après une courte apparition en Flandre et en Hollande, en 1640, nous le retrouvons à Paris, au commencement de 1641, quelques mois avant sa mort, malade déjà, épuisé, mais ne désespérant point d’obtenir de la Cour de France, comme autrefois son maître Rubens, la commande de quelque décoration gigantesque. Ses démarches n’eurent aucun succès. On lui opposait un nom écrasant : le Poussin.


WILLIAM VILLIERS, VICOMTE GRANDISON
(Collection Jacob Herzog, Vienne.)

Van Dyck avait épousé à Londres, en 1639 ou 1640, une jeune fille de haute famille, Marie Ruthven, attachée à la reine, petite-fille de lord Ruthven, comte de Gowrie. Une aimable personne appelée Marguerite Lemon, à qui ce mariage déplaisait, aurait conçu le dessein de couper le poignet à Van Dyck, « afin qu’il ne pût plus exercer son art ». Le projet fut découvert. Marguerite Lemon passa en Flandre, y perdit l’ami qui avait remplacé Van Dyck et se tua d’un coup de pistolet. Et c’est ainsi que la vie du grand portraitiste se dramatise jusqu’au dernier jour d’anecdotes empruntées, dirait-on, au répertoire alors en vogue, de Calderon et de Lope de Vega.

L’artiste, en tout cas, ne survécut pas longtemps à son mariage. Une maladie sourde, dont les causes sont inconnues, le minait depuis quelque temps. L’excès du travail surtout avait détruit avant l’heure sa constitution délicate. Pendant les dernières années de sa vie, il consacrait, dit-on, des journées et une partie de ses nuits à l’étude de l’alchimie. J. Lievens visita l’artiste en Angleterre et le trouva penché sur son creuset, « faible et décharné ». Descamps renchérit. « Il fit bâtir un laboratoire à grands frais, écrit-il, et vit en peu de temps s’évanouir par le creuset, l’or qu’il avait créé avec son pinceau. »

Les historiens modernes ont nécessairement mis ces témoignages en doute. Mais faut-il tant s’étonner de voir Van Dyck partager une croyance générale de son temps ? Il est certain que l’amour de la science ne le transforma pas en un Balthazar Claes, sacrifiant ses richesses à sa chimère. Il légua une fortune considérable à ses héritiers et son testament, publié par Carpenter, est un démenti préventif à l’adresse des chroniqueurs du XVIIIe siècle. Il est impossible de ne pas être frappé du ton digne et grave de ce document. Jamais on n’a vu un dissipateur et un débauché partager avec autant d’équité entre ses héritiers, des trésors acquis par un labeur incessant.

On a dit aussi que Van Dyck avait cherché à quitter l’Angleterre sans esprit de retour, en 1641, parce que ses tableaux restaient impayés et qu’un vent de révolution menaçait le trône des Stuarts ! Pure calomnie. Charles Ier n’aurait point pardonné cette ingratitude qui eût été une trahison. Profondément affligé de la maladie du peintre, le monarque promit trois cents livres à son médecin (physician) s’il pouvait sauver l’artiste. Ce fut en vain.

Van Dyck mourut à Blackfriars, en décembre 1641. Il fut enterré dans l’ancienne église de Saint-Paul, à côté du tombeau de John de Gaunt. L’Angleterre entoura ses funérailles d’une pompe magnifique. Solennellement elle s’engageait à ne point oublier la merveilleuse leçon de son premier maître et, dès ce jour, exprimait une admiration et une gratitude pieuses à l’illustre fondateur de sa grande école de peinture.

XIII. — Technique et sentiment.

Avant de parler de cette école, nous avons à préciser la physionomie du maître par l’analyse de ses moyens d’expression. Il n’est point pour la critique de problème plus captivant, mais aussi de plus délicat à résoudre que celui qui consiste à définir les procédés d’exécution d’un artiste, à déterminer les qualités progressives de sa facture, à décrire les ressources techniques au moyen desquelles il rend tangibles les aspirations les plus intimes, les nuances les plus subtiles de son idéal. Par malheur, pour Van Dyck les renseignements n’abondent guère. Reynolds, le continuateur du maître en Angleterre, nous a laissé dans ses Écrits quelques remarques très justes sur la facture de son illustre modèle. Le peintre diplomate de Piles, très curieux de ces questions techniques, a consigné dans son Traité de peinture, publié au commencement du XVIIIe siècle, des renseignements précieux qui lui furent fournis par des contemporains du maître. Parmi les critiques modernes qui s’occupèrent avec autorité de cette matière nous citerons surtout Waagen, l’écrivain allemand qui, en quelques traits, a marqué les modifications subies par le coloris de Van Dyck d’une période à l’autre. Ces travaux sont néanmoins pleins de lacunes. Et nulle technique pourtant n’est plus digne que celle-ci d’être étudiée avec attention.

Examinez n’importe quel beau portrait de Van Dyck, et quand vous en aurez apprécié le style, la richesse d’atmosphère, la délicatesse psychologique, songez à la facture de l’œuvre, à la main nerveuse qui fixa cette image humaine. Vous serez stupéfait de la rapidité d’exécution, de l’extraordinaire adresse manuelle que suppose une telle peinture. En Angleterre, la facture de Van Dyck était devenue tellement naturelle et simple que l’artiste n’avait plus à s’en inquiéter. Il peignait avec un minimum d’effort, de temps, de matière. Il exécutait des portraits en un jour, en quelques heures, et véritablement son génie semble vouloir donner raison à ces philosophes qui ne veulent voir dans l’art qu’un jeu.

Cette aisance de production déconcerte notre esprit habitué à chercher la beauté par des voies lentes, difficiles. Les maîtres d’autrefois n’avaient point comme nous le souci maladif de l’originalité ; leur sentiment artistique s’épanchait librement, instinctivement. Un portraitiste d’aujourd’hui n’oserait point répéter vingt fois la même attitude, vingt fois le même port de tête, vingt fois la même draperie ainsi que le faisait Van Dyck. Il éviterait avec soin une telle uniformité. L’œuvre de Van Dyck examinée au point de vue de cette remarquable aisance technique doit être pour nos artistes d’un puissant profit moral. On a trop répété à nos générations que les chefs-d’œuvre ne s’enfantaient que dans la douleur.

Le libre jeu des facultés artistiques n’entraînait nullement l’abandon des méthodes. Au contraire, il semble bien qu’une sévère discipline imposée au début de la carrière favorisait singulièrement cette indépendance du génie. Van Dyck n’a jamais reculé devant la nécessité de l’esquisse. Il en exécutait au bistre, en grisaille, parfois il les teintait légèrement de bleu dans les fonds en accentuant les figures au moyen de rehauts blancs comme dans le petit Crucifiement du musée de Bruxelles ; souvent il les peignait avec les tons de l’œuvre définitive. Les esquisses ou les dessins préparatoires de ses grandes compositions, à part quelques exceptions, sont incorrects, et Mariette a pu remarquer avec raison que Van Dyck ne les exécutait « que pour être entendus de lui seul ». Il n’en est pas de même des dessins et études faits en vue des portraits. L’artiste précisait la tête, les mains, indiquait avec soin la taille, qui, suivant la fine remarque de De Piles, contribue si fortement à la ressemblance. Ses eaux-fortes originales permettent du reste d’apprécier son talent de dessinateur. Et pourtant Van Dyck crayonnait en des minutes de loisir, pour se distraire, les croquis de ces chefs-d’œuvre achevés ensuite, lestement, en quelques heures.

Quand il s’agissait d’un portrait à peindre, Van Dyck livrait ses esquisses, ses dessins, ses grisailles à ses élèves. Ceux-ci peignaient une ébauche d’après le dessin ou coloraient les toiles que le maître avait couvertes de tons gris. Van Dyck en une séance ou deux terminait ensuite l’œuvre à laquelle lui seul pouvait communiquer la vie. D’après le fameux expert Jabach dont le témoignage si souvent cite a été recueilli par de Piles, Van Dyck ébauchait parfois ses portraits avant de dessiner sur papier la taille et les habits de son modèle. « Il donnait ce dessin, lisons-nous dans de Piles, à d’habiles gens qu’il avait chez lui, pour le peindre d’après les habits mêmes que les personnes avaient envoyés exprès à la prière de Van Dyck. Les élèves ayant fait d’après nature ce qu’ils pouvaient aux draperies, il passait légèrement dessus, et y mettait en très peu de temps, par son intelligence, l’art et la vérité que nous y admirons. » Jabach assure en outre que Van Dyck travaillait à plusieurs portraits en un jour avec une vitesse extraordinaire. Descamps dit « que le maître commençait à peindre une tête le matin, qu’il retenait à dîner la personne qui se faisait peindre et qu’après le dîner il la finissait ». Quelques contradictions se rencontrent dans ces divers renseignements, mais les historiographes sont d’accord sur la fécondité surprenante du maître. L’œuvre de Van Dyck, créée dans la vigueur souriante d’une nature toujours juvénile, était du reste la meilleure preuve que l’artiste pût fournir de ses inépuisables ressources techniques.

Van Dyck au surplus se préoccupait beaucoup de la qualité de ses couleurs ; il préparait lui-même ses toiles et essayait constamment de perfectionner les procédés en usage. Il attachait une importance méticuleuse au choix de son huile. C’est ce qui explique sans doute, outre l’emploi des grisailles et des glacis, la très particulière finesse de sa pâte. Les portraits de Van Dyck, d’après un dire du peintre Richardson, avaient un aspect rude et blanc les premiers jours. Le temps en adoucissait la surface, leur communiquait une patine dorée, une lumière caressante, merveilleusement propre, ainsi que le remarquait Bellori, au jour d’une chambre.


LORD GEORGES DIGBY, COMTE DE BRISTOL ET LORD WILLIAM, DUC DE BEDSFORD
(Collection du comte Spencer Althorp.)

Van Dyck a donc fini par acquérir une technique absolument originale et adéquate à son sentiment de la beauté. La grâce aristocratique de ses modèles nécessitait une délicatesse extrême de la facture. Avant Musset, Van Dyck avait connu le secret des ironies élégantes ; avant Schumann, il apportait à l’art les élans de la poésie intime ; avant Mozart, il cherchait des harmonies qui sont des caresses, découvrait une expression nouvelle de l’art qui est toute harmonie. Comme ces trois chantres inimitables des sentiments individuels, le grand disciple de Rubens fut, avant tout, un profond, un irrésistible charmeur. Il ne chercha pas à nous surprendre, à nous bouleverser ; il voulut tout simplement nous séduire. Aussi prêta-t-il à toutes ses figures un langage plein d’élégance, de beauté délicate et noble.

Il fut un temps, à l’époque des Van Eyck, des Memling, du musicien Willaert, où le mot flämisch était devenu en Allemagne synonyme de bon goût et d’esprit. Van Dyck presque seul de son temps n’a pas failli à cette antique réputation de sa race. L’art flamand ne fut pas exclusivement pléthorique, sanguin, il ne glorifia pas seulement, comme le croit Taine, les instincts sensuels, la grosse et grande joie, l’énergie rude des classes populaires. Il connut des raffinements qui n’étaient point de la préciosité, des élégances qui n’étaient point des mièvreries, des subtilités qui n’étaient point de la déliquescence. Van Dyck manifeste avec une abondance magnifique et victorieuse ce besoin de charmer, d’attirer par la grâce plus que par la grandeur. Et c’est précisément cet exemple mémorable qui allait toucher l’âme des peintres futurs. L’enseignement de Van Dyck fut plus écouté que celui de ses émules illustres : Velasquez et Franz Hals. En affinant l’idéal flamand du XVIIe siècle, « sir Anthony » lui assura la paternité d’une beauté nouvelle.


XIV. — L’École de Van Dyck.

Van Dyck accomplit ce miracle de créer une atmosphère d’art en Angleterre.

« Van Dyck est le premier peintre anglais », disait un jour M. Fernand Khnopff.

Encore convient-il de remarquer que les nombreux Flamands employés par le grand artiste dans son atelier de Londres pour la préparation de ses portraits : Jan Roose, Van Leemput, Thys, Van Belcamp, Corneille de Nève, Hannemann, et plus tard ses imitateurs anglais : les Dahl, les Richardson, les Jewas, les Thornhill, les Hudson, ne sont que des intermédiaires entre sir Anthony et la véritable école anglaise, née au commencement du XVIIIe siècle. Ces peintres obscurs maintinrent une tradition qui ne s’anima d’un souffle national qu’avec Reynolds et Gainsborough.


LORD JOHN ET LORD BERNHARDT STUART
(Collection du comte Darnley, Cobham Hall.)

Reynolds admirait profondément Van Dyck. Cette admiration pourtant va moins loin que ne le supposent certains historiens : Michiels, Fromentin, Guiffrey. Dans ses Discours, le grand peintre anglais met l’école romaine au-dessus des écoles flamande et vénitienne, parce qu’elle a mieux compris le grand style ; il reproche au Tintoret, à Paul Véronèse — et implicitement à Van Dyck — leur manière théâtrale ; il lui arrive même de faire des réserves sur le coloris du portraitiste anversois, « froid ou bien désagréable à force d’être rouge ». Il est vrai que, dans son Voyage en Flandre et en Hollande, il décrit avec enthousiasme les œuvres religieuses du maître ; nous avons vu ce qu’il pensait du tableau de Malines. Sa charmante lettre au Paresseux mentionne en outre un portrait de Charles Ier en pied par Van Dyck, qu’il distingue « comme une parfaite représentation du caractère ainsi que de la figure de ce prince ».

C’est par ses œuvres surtout que Reynolds trahit son admiration pour Van Dyck. Si le grand disciple anglais approfondit mieux les caractères locaux de ses modèles, si parfois aussi il nous découvre un souci ethnique plus moderne, ses portraits ont tous un air d’apparat emprunté à ceux de l’artiste flamand ; ses enfants et ses figures équestres rappellent les plus illustres peintures du maître anversois.

Gainsborough n’a pas écrit ce qu’il pensait de Van Dyck. Les œuvres ici encore nous renseignent. Reynolds, au surplus, nous apprend que son émule exécuta d’après le peintre de Charles Ier « des copies que les meilleurs connaisseurs pouvaient prendre sans honte au premier coup d’œil pour les originaux de ce maître ». Et à qui Gainsborough doit-il la simplicité gracieuse et mutine de ses portraits d’enfants, sa facture légère et finement rayonnante ? Son Blue-Boy de la Grosvenor House pourrait porter la signature de Van Dyck. N’étaient quelques particularités du costume, on attribuerait volontiers aux heures les plus inspirées du grand Flamand cette fantaisie exquise brossée avec de l’azur céleste et du soleil.

Reynolds et Gainsborough fondent l’école anglaise, non point, comme on l’a dit, en perpétuant la manière trop facile des deux ou trois dernières années du maître, mais en s’inspirant des meilleures œuvres anglaises de sir Anthony. Ils avaient sous les yeux des tableaux du Tintoret, de Véronèse, du Titien ; ils les comparaient aux œuvres de Van Dyck et notaient ainsi les qualités particulières de leur grand éducateur anversois. Raeburn et Lawrence, qui vinrent dans la suite, ne gardèrent ni la noblesse de Reynolds, ni le sens des couleurs chatoyantes, si développé chez Gainsborough. L’autorité de Van Dyck s’amoindrissait, l’école anglaise oubliait ses origines flamandes. Au milieu de notre siècle, elle sembla même les renier complètement. Pure apparence. La couleur, il est vrai, était devenue l’ennemie. Mais l’idéalisme instinctif de Van Dyck, le rêve délicat et tendre qui palpitait harmonieusement dans ses œuvres, se retrouvaient sous les symboles et les jolies anecdotes mystiques des préraphaëlites. L’école anglaise ne saurait effacer cette marque originaire. N’est-elle point retournée d’ailleurs, avec Whistler, aux magies de la couleur ? Comme Reynolds, le peintre aristocratique de Miss Rosa Corder, de l’Amazone, de Lady Archibald Campdell, devait tenir les portraits de Van Dyck « pour les plus grandes richesses qu’on se puisse donner ». Comme Van Dyck, Whistler se servait du burin en créateur de génie ; comme Van Dyck, l’auteur des Nocturnes et des Harmonies nota de subtils frissons humains, pénétra le mystère des visages en dominant la radieuse inconstance de l’atmosphère.


THOMAS KILLIGREW ET THOMAS CAREW
(Windsor.)

Le maître anversois devint également un des grands inspirateurs de l’école française, — bien qu’il n’eût pas été très apprécié en France de son vivant, du moins par la Cour et les peintres officiels qui le redoutaient. De Piles dans son Traité de peinture, encore consulté de nos jours, analyse complaisamment sa facture et sa méthode de travail, et sans nul doute, cet ouvrage écrit à la gloire des Flamands et des Vénitiens, nettement hostile aux tendances romaines de N. Poussin et Lebrun, prépara la venue d’un coloriste comme Watteau. Des liens plus puissants que ce frêle témoignage littéraire unissent Van Dyck à l’école française. Le célèbre émailleur Jean Petitot, l’un des collaborateurs du maître en Angleterre, fut le portraitiste attitré de la cour de Louis XIV. Il exécuta les portraits de Mlle de Lavallière, de Mme de Montespan, de Mme de Maintenon, et son art, à travers le maniérisme de Mignard, est le chaînon qui rattache la manière précise de Clouet et du Maître des demi-figures au style des Rigaud, des Van Loo, des Largillière, des Nattier. M. Lafenestre (Van Dyck en France) va même jusqu’à considérer Claude Lefebvre, de Tournières, François de Troy, Oudry et Watteau comme les disciples du maître anversois. Toutefois, dit-il, celui de nos grands portraitistes qui profita le plus de Van Dyck, ce fut Hyacinthe Rigaud, qui, sur le conseil de Lebrun, copia sans relâche les œuvres du « beau cavalier d’Anvers ».

Regardez au surplus certains portraits de Van Dyck : l’exquise Femme du peintre (pinacothèque de Munich) tenant d’une main sa viole de gambe, — ou même des œuvres médiocres de ses deux dernières années : la Comtesse Southampton, élevant le sceptre de sa main droite et s’appuyant du bras gauche sur le globe terrestre, ou Mary Ruthven, sa femme, déguisée en Minerve. Tout de suite vous découvrirez les sources où sont venus puiser les grands portraitistes français du XVIIIe siècle, si parents des Reynolds et des Gainsborough. L’enthousiasme de certains artistes français pour Van Dyck alla jusqu’au culte — si j’en crois l’ouvrage de Michiels : Van Dyck et ses élèves. Le sculpteur Puget l’aimait par-dessus tous les peintres et possédait quelques-uns de ses tableaux ; il les montrait avec orgueil et, comme Reynolds, estimait qu’il ne pouvait posséder de trésor plus précieux. Les portraits de ses amis décoraient le salon de sa maison de campagne ; celui du maître anversois occupait la place d’honneur.


LORD WHARTON, DIT « LE JEUNE HOMME À LA HOULETTE »
(Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.)

Interprété ensuite de façons diverses, non point contesté mais trop souvent jugé avec une sympathie banale, le génie de Van Dyck, malgré tout, est resté très près de nos cœurs. Des chefs-d’œuvre comme les Trois têtes de Charles Ier et le Roi à la chasse portent en eux des vertus indestructibles. Ils peuvent rester inaperçus pendant une ou deux générations. Artistes, érudits, public y reviennent tôt ou tard. Qui ne sortira émerveillé de la « salle Van Dyck » du Louvre ? Bien qu’elle contienne quelques beaux portraits exécutés par d’autres maîtres, — le Louis XIII couronné par la Victoire et surtout le souple et vivant Richelieu de Philippe de Champaigne — c’est tout de même Van Dyck avec son Charles Ier et son Moncade qui reste, dans cette assemblée de portraitistes, le roi incontesté, le maître des maîtres.

Nous nous flattons d’être les premiers à rendre justice au cavalier d’Anvers. Presque toutes ses œuvres du Louvre proviennent de Versailles ou de la petite galerie du Luxembourg. Leur nombre respectable dit la faveur qui entourait les Van Dyck au XVIIe et au XVIIIe siècle. Qu’on me permette encore quelques lignes à ce propos avant de fermer ce vade mecum. Si la Cour de France, trop accessible aux avis intéressés, négligea d’employer Van Dyck, elle devait, aussitôt l’artiste mort, faire amende plus qu’honorable en se disputant ses œuvres. Nous avons vu jusqu’où Lebrun, Puget, Rigaud poussaient la religion du grand charmeur. On peut facilement s’imaginer après cela ce que fut l’empressement des « gens de goût et de qualité ».

Le XVIIIe siècle y mit plus de ferveur encore que le précédent. Les Mémoires secrets de Bachaumont nous en fournissent une preuve caractéristique. Voici ce qu’on lit dans ce curieux mémorandum.

« 25 mars 1771. — L’impératrice de Russie a fait enlever tout le cabinet de tableaux de M. le comte de Thiers, amateur distingué qui avait une belle collection en ce genre. M. de Marigny a eu la douleur de voir passer ces richesses chez l’étranger, faute de fonds pour les acquérir pour le compte du roi. On distinguait, parmi ces tableaux, un portrait en pied de Charles Ier, roi d’Angleterre, original de Van Dyck. C’est le seul qui soit resté en France. Mme la comtesse Dubarri, qui déploie de plus en plus son goût pour les arts, a ordonné de l’acheter. Elle l’a payé 24 000 livres. »

Si cette note prouve que déjà au XVIIIe siècle l’étranger triomphait trop souvent dans les ventes, elle montre aussi que, voulant passer pour un « collectionneur » distingué, la Dubarri disputait à la grande Catherine une œuvre de Van Dyck, de préférence à tout autre tableau. Il est vrai que les Mémoires de Bachaumont cachent une malice sous leur style de procès-verbal, car la note ajoute :

« Sur l’observation qu’on lui faisait de choisir un pareil morceau entre tant d’autres qui auraient dû mieux lui convenir, elle (la comtesse) a répondu que c’était un portrait de famille qu’elle retirait. En effet, les Dubarri se prétendent parents de la maison des Stuarts. »

La royale comtesse, en tout cas, payait assez cher son amour de la famille et son « goût pour les arts ». Le Louvre lui doit quelque reconnaissance. Sans elle, c’est l’Ermitage sans doute qui posséderait aujourd’hui le Carolus 1° rex magnœ Britanniœ, l’un des plus beaux portraits du monde.


CHARLES Ier À LA CHASSE
(Musée du Louvre.)

Il faut ne point saisir la part créatrice de Van Dyck, n’avoir point observé dans ses ramifications diverses l’histoire de l’art en Europe depuis le commencement du XVIIe siècle, pour soutenir que le grand portraitiste flamand eût accompli une destinée plus illustre, vécu une existence plus féconde en ne quittant point sa patrie. Est-il moins flamand, après tout, pour avoir séjourné à Londres ? Est-il moins original pour avoir résumé les découvertes de ses maîtres et de ses contemporains avant d’avoir exprimé sa propre poésie ? Son art séducteur fut accueilli avec empressement à l’étranger, alors que l’inspiration épique de Rubens était souvent négligée ou incomprise. Et peut-on vraiment souhaiter une mission plus rare à Van Dyck, que celle d’avoir engendré une lignée de maîtres magnifiques chez deux peuples différents ?

Notre admiration et notre respect pour l’illustre maître d’autrefois dominent dorénavant les incertitudes de la mode et les divergences de la critique. La création d’une salle Van Dyck au Louvre, d’une autre à Munich, la belle exposition d’Anvers de 1899 l’attestent. Van Dyck est digne de cet hommage universel. Il fut l’un des enfants les plus justement fêtés du beau xviie siècle flamand. C’est diminuer l’artiste et méconnaître la grandeur de cet âge d’or de la peinture, que de souhaiter une autre carrière à l’inégalable traducteur des séductions humaines.


FIN

TABLE DES GRAVURES




TABLE DES MATIÈRES

I. — 
 5
III. — 
 11
IV. — 
 31
V. — 
 36
VII. — 
 60
X. — 
 80
 92
 96
 101
 108

10196-03. — Corbeil. Imprimerie Ed. Crété.