Anthélia Mélincourt/La Cité de Novote

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Traduction par Mlle Al. de L**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (1p. 229-T).


LA CITÉ DE NOVOTE.


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Le dixième jour de marche, le barouche entra en triomphe dans la grande et populeuse cité de Novote, située à très-peu de distance de l’ancien bourg d’Onevote. La ville avait à peu près cinquante mille habitans qui ne nommaient point de représentans au parlement ; mais il y avait compensation par les deux membres qu’envoyait le bourg d’Onevote, qui n’ayant rien à faire pour le bourg, ou plutôt la bourgeoisie qu’on y supposait existante, avaient plus de loisir pour s’occuper des affaires des habitans de la ville qui s’adressaient à eux.

Sir Oran signala leur entrée en jouant l’air : voici les héros conguérans. Les cloches sonnaient, la bière coulait à grands flots. La populace hurlait des huzzas ; et il paraissait que tous les habitans de la cité étaient très-satisfaits de cette admirable doctrine, que la représentation positive d’un individu est inutile à une population de cinquante mille habitans. Les voyageurs apprirent que toutes ces fêtes avaient lieu par l’ordre de l’écuyer Simon-Sarcastic, candidat comme sir Oran, et que nous introduirons bientôt sur la scène.

Le barouche s’arrêta à la porte d’une magnifique auberge, la société fut reçue et saluée à la porte par tous les gens de l’hôtel, le maître formant l’avant-garde et les valets placés sur les derrières. On la conduisit dans un magnifique appartement où un grand feu fui allumé, pendant que sir Hippy regardait la carte et visitait le manger avec l’hôtesse, et que sir Télégraph détellait et étrillait ses quatre chevaux favoris.

Après le dîner, il se forma, comme à l’ordinaire, un demi cercle autour du feu ; la table était encore dressée, et elle était occupée par sir Hippy et Télégraph.

— C’est une chose très-agréable, dit sir Télégraph en se frottant les mains, de trouver après un jour aussi froid, une auberge excellente, un feu vivifiant, une société charmante, et le meilleur vin que nous ayons bu depuis notre départ de Mélincourt.

Les gens de l’auberge avaient appris, en servant le dîner, qu’une des personnes qui étaient à table, était désignée comme représentant futur du bourg d’Onevote ; ils communiquèrent cette découverte à l’écuyer Sarcastic, qui vidait solitairement sa bouteille de claret, dans un appartement voisin. Il fit faire des complimens à sir Oran, et le pria de vouloir bien permettre à son futur collègue, de se présenter dans sa société. Sir Hippy, Télégraph, et Forester répondirent pour sir Oran qui garda le silence, dans cette occasion, comme à son ordinaire ; l’écuyer Sarcastic fut introduit y et prit place dans le cercle.

Sir Télégraph lui dit, votre futur collègue est un homme qui parle peu ; mais il boira volontiers à une plus intime connaissance. (Les verres furent choqués par ces trois messieurs.)

Je suis charmé de votre complaisance à me recevoir. Demain est le jour fixé pour l’élection ; j’ai fait quelques préparatifs pour donner de l’éclat à cette fête : j’ai commencé par enivrer la moitié des habitans de cette cité ; d’après cela nous aurons foule au bourg ; j’ai l’intention de prononcer une harangue, sur le bienfait et l’opportunité de sa représentation.

— Je profiterai, peut-être, aussi de cette circonstance, dit Forester, pour dire quelques mots, sur ce sujet, mais avec des vues très-différentes.

— Peut-être que la diversité de nos sentimens n’existe que dans la manière de les exprimer. Mon usage ordinaire est de réduire la pratique en théorie ; c’est, je crois, une habitude qui m’est particulière et elle me procure une source intarissable d’amusemens.

— Versez ! et expliquez-nous votre système, dit sir Telégraph.

— Rien n’est si rare, vous le savez, que l’accord entre la pratique et la théorie. Un homme qui, dit-il, braverait les élémens pour servir son ami, ne lui donnerait pas cinq guinées pour l’empêcher de mourir de faim ; un poëte qui écrit des vers sur l’indépendance, devient le parasite du premier grand qui l’admet à sa table ; un électeur jure que son vote est libre, pendant qu’il tient dans sa main le prix de sa conscience, etc. etc. Je ne veux pas accumuler les exemples. Alors voici comment je mets mon système en application : j’observe attentivement celui que je veux séduire, et je lui présente les principes qui lé dirigent comme une théorie. Ainsi un jour ayant besoin des bons offices de sir Olivier Oilcake, je lui dis qu’à son exemple, quand j’entrerai dans le parlement, je mettrai ma voix aux enchères ; que je n’aurai que mon intérêt pour règle de mon opinion ; que j’approuverai toutes les mesures de toutes les administrations, eussent-elles pour résultat de ruiner la moitié de la nation, pour rétablir le grand Lama sur son trône. Je donnai l’assurance positive à sa seigneurie, que quand j’aurai un vaisseau chargé de tortues et de Madère pour mon usage, je m’embarrasserai fort peu du peuple. À ces mots, sir Olivier Oilcake devint furieux ; il me quitta en me disant qu’il ne voulait plus voir un homme qui soutenait des principes aussi infâmes.

— C’est assez plaisant, dit sir Hippy, de mettre un individu vis-à-vis de ses actions, et de les lui faire condamner comme celles d’un vrai fripon.

— J’ai dit à miss Peunylove, que je savais désirer faire un bon mariage ; que quand une fille était en âge de se marier, il fallait charger le courtier Christic, de la mettre aux enchères ; que le plus offrant devait être celui à qui on l’adjugerait ; si une contestation devait avoir lieu entre plusieurs prétendant, il faudrait la remettre de nouveau, aux criées, et que le sort décida à qui le lot resterait. Miss Peunylove témoigna son étonnement, de ce qu’un anglais, et un père surtout, pouvait tenir un discours si contraire à la dignité et à la délicatesse de l’homme.

— Quelle horrible idée, s’écrièrent mistriss et miss Pinmoney ; mettre une demoiselle aux enchères !

— C’est le fait, mes chères dames, c’est le fait, qui est affreux. Miss Peunylove, peu de temps après y épousa un homme assez vieux pour être son grand-père, qui n’avait d’autres qualités que la fortune ; en l’épousant elle brisa le cœur d’un jeune homme de mes amis, assez riche pour avoir une bonne maison, et dont le seul tort était d’aimer une pareille folle. En quoi la dignité et la délicatesse de ce personnage auraient-elles été blessées, si son mariage s’était traité par l’entremise d’un courtier ?

— Je ne conçois pas la critique de ces dames, dit sir Hippy ; toute la différence se trouve dans la forme et non dans le fait. C’est vraiment une pitié que cet usage ne soit pas à la mode, il éviterait beaucoup d’embarras.

J’offensai, d’une manière irréparable, le révérend docteur Vorax, en lui disant, qui si j’avais un neveu qui se destina à l’église, je voudrais qu’il fut un grand buveur, un excellent cuisinier, et qu’il put s’illustrer à l’université, en donnant son nom à un nouveau pudding. J’ai perdu la confiance de mistriss Cullender, pour lui avoir dit, quand elle me donnait le secret d’un nouveau traité de commerce, que j’étais enchanté de cette nouvelle, et qu’il n’y avait rien de si agréable pour moi, que d’en être instruit des premiers, puisque je me ferais un plaisir de la raconter à toutes mes connaissances. Ce discours la mit dans une si grande fureur, qu’elle me quitta en protestant qu’elle ne dirait plus rien à un homme aussi indiscret.

— C’est par trop plaisant, s’écria Télégraph ; buvons à l’honneur de mistriss Cullender !

— De tout mon cœur, et un autre coup, s’il vous plaît, en l’honneur de M. Christopher Corporate, l’illustre bourgeois dont nous avons l’honneur, monsieur et moi, dit-il, en montrant sir Oran, de représenter l’unité pluriel.

— On doit boire un troisième coup, dit sir Hippy, en l’honneur du duc de Rottenburg, dont sir Corporate est le prête-nom.

— Que le quatrième et dernier soit à la fondation d’une représentation spirituelle, que je veux proposer aux habitans de Novote, et qui nous serait d’un grand profit.

On sonna ; les domestiques firent disparaître les bouteilles et les verres, l’urne à thé et les tasses, les remplacèrent, sir Télégraph et sir Hippy prirent place près de mistriss et de miss Pinmoney.

— Votre systême est amusait, reprit sir Forester ; mais je doute de son utilité, l’objet que la censure doit avoir en but, est la réforme, et le mode de l’attaque doit-être la sincérité et le courage.

— J’essayai de ces moyens, dans ma jeunesse ; quand réformer le monde, était ma passion dominante ; mais il y a long-temps que je suis guéri de cette fantaisie. L’habitude est une colonne inébranlable à laquelle les opinions sont attachées par les liens de l’intérêt. Ce n’est pas par la raison que l’on peut vaincre l’habitude, mais par le ridicule. La réforme de l’Angleterre a été, je le suppose, un des plus beaux triomphes de la raison ; mais si les passions de Henri VIII, n’avaient pas été intéressées à l’adopter, il aurait plutôt bâti des mosqués, que fait démolir les abbayes. Vous pouvez observer que, dans tous les cas, les réformes ne s’étendent pas aussi loin que la raison le désire ; mais qu’elles s’arrêtent juste où l’intérêt personnel veut qu’elles arrivent. Placez le peuple près de quelques tonneaux de vin ; prêchez-lui la tempérance ; si quelqu’un s’écrie buvons, vous pouvez être sûr, qu’un triple toast sera porté.

Au mot, buvons, auquel le capitaine Hawllanglit avait accoutumé sir Oran, celui-ci chercha, des yeux, son verre ; mais comme on les avait emportés, il prit une tasse de thé des mains de miss Danaretta, il l’adoucit par une grande quantité de crème ; son ami Forester lui ayant interdit l’usage du sucre, et, il avala tout ce que la tasse contenait.

C’est, dit sir Télégraph, comme doit faire un membre de l’opposition dans la chambre des communes ; quand il a détaché une longue série d’argumens irrésistibles, sans avoir l’espérance qu’ils puissent changer le vote de la majorité, il font qu’il sache adoucir l’amertume de son échec.

— Une réforme dans cet honorable corps, reprit l’écuver Sarcastic, si elle peut jamais avoir lieu, serait aussi un des triomphes de la raison ; mais fou qui l’espère ; toutes les raisons sur ce sujet, ont été dites depuis longues années, par des hommes de tous les parus.

— Avant de faire partie du parlement ; car du moment qu’ils ont été élus, leur opinion a été en opposition avec la raison, et cela sera toujours de même, tant que les ministres seront les distributeurs des places et des grâces.


fin du tome premier



Tome I