Contes d’Italie/Texte entier

La bibliothèque libre.
Contes d’Italie
Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. --312).



CONTES D’ITALIE





OUVRAGES DE MAXIME GORKI
(Traduits par Serge Persky)

Dans la Steppe (Nouvelles)
1 vol.
Caïn et Artème (Nouvelles)
1 —  
Wania (Nouvelles)
1 —  
En prison (Nouvelles)
1 —  
La Mère (Roman)
1 —  
Hôtes d’Été (Drame)
1 —  
Esclaves (Nouvelles)
1 —  
Une confession (Roman)
1 —  
L’Espion (Roman)
1 —  
Dans le Peuple (Nouvelles)
1 —  
Une tragique Enfance (Roman)
1 —  

OUVRAGES DE SERGE PERSKY

Poésies
(épuisé) 1 vol.
Tolstoï et Ibsen
1 —  
Tolstoï intime (avec 1 portrait)
1 —  
Les Maîtres du roman russe contemporain (avec 8 portraits)
1 —  
Ouvrage couronné par l’Académie Française.


À paraitre prochainement :

Fédor Dostoievsky. Sa vie, son œuvre
1 —  
La Russie d’aujourd’hui
1 —  


macon, protat frères, imprimeurs.
MAXIME GORKI


Contes


d’Italie
Il n’y a pas de contes plus beaux que ceux que la vie elle-même a composés.
(Andersen)


TRADUITS D’APRÈS LE MANUSCRIT


PAR


SERGE PERSKY


DEUXIÈME ÉDITION


PARIS LIBRAIRIE PAYOT ET O

46, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, 46


Il a été tiré de cet ouvrage
quinze exemplaires sur papier de hollande
numérotés à la presse.


AVANT-PROPOS


Maxime Gorki s’était surtout fait connaître jusqu’ici comme l’incomparable évocateur de la steppe, de la vie des vagabonds et de cette trouble époque que fut la révolution russe.

Après quelques années passées à Capri, il nous donne aujourd’hui des pages uniquement inspirées de cette terre italienne où le proscrit a trouvé un asile et l’écrivain le repos.

Les Contes d’Italie portent comme épigraphe ces mots d’Andersen : « Il n’y a pas de contes plus beaux que ceux que la vie elle-même a composés. »

Pénétré de cette pensée, Gorki nous apporte le fruit d’observations prises sur le vif, de confidences notées au jour le jour, de colloques entendus, voire de légendes antiques évoquées par un événement quelconque et qui, sous sa plume vigoureuse, revivent avec autant de puissance que d’originalité.

Les qualités qui ont consacré la réputation universelle de Maxime Gorki se retrouvent dans ces notations directes, volontairement simples et que n’alourdit aucune trame banale ou compliquée.

Parfois, — dans quelques-uns de ces contes, — transparaissent les tendances fondamentales du romancier, son amour de la justice et de la liberté, son inébranlable foi en une régénération sociale. Mais ces pages sont, pour ainsi dire, noyées dans l’ensemble du livre, qui est avant tout un poème du soleil, de la lumière et de la couleur.

Et c’est ainsi que l’artiste ajoute à une œuvre, aussi variée que forte, des fresques inattendues où rayonnent dans la transparente atmosphère du pays latin, la beauté de la mer et la gloire des jardins en fleurs.


S. P.

CONTES D’ITALIE

UNE GRÈVE À NAPLES


Les employés des tramways de Naples s’étaient mis en grève ; sur toute la longueur de la Riviera Chiaïa s’étendait une chaîne de wagons vides. Les conducteurs et les wattmen, Napolitains bruyants et gais, remuants comme du vif-argent, s’étaient rassemblés sur la place de la Victoire.

Au-dessus de leurs têtes, dépassant la grille du jardin public, un jet d’eau mince comme une lame d’épée étincelle au soleil. Les grévistes sont entourés d’une inquiétante foule de gens hostiles que leurs affaires appellent dans toutes les directions de l’immense cité ; et tous ces employés de magasins, ces artisans, ces petits commerçants, ces couturières, blâment les grévistes et élèvent la voix avec colère. Des propos malveillants circulent, mêlés à des railleries mordantes ; des mains s’agitent sans cesse, car les gestes des Napolitains sont aussi éloquents et expressifs que leurs paroles intarissables.

De la mer arrive une brise légère et les palmiers géants du jardin public balancent doucement les éventails de leurs branches vert foncé ; leurs troncs ressemblent étrangement à de grosses pattes d’éléphants monstrueux, et paraissent taillés dans de la pierre. Des gamins, — les enfants presque nus des rues napolitaines, — sautillent, tels des moineaux, et remplissent l’air de leurs cris aigus et de leurs sonores éclats de rire.

La ville, semblable à une vieille gravure, est généreusement inondée d’un ardent soleil ; elle chante ainsi qu’un orgue. Les flots bleus du golfe frappent en cadence les pierres du quai, accompagnant les grondements et les cris de la foule, comme des roulements de tambour.

Les grévistes se serrent les uns contre les autres d’un air sombre ; ils ne répondent presque pas aux exclamations exaspérées des assistants. Juchés sur la grille du jardin public, ils examinent avec inquiétude la rue au delà des têtes. Ils font penser à une bande de loups cernée par une meute. Il est évident pour tous que ces gens aux vêtements identiques sont fortement unis par une décision inébranlable et qu’ils ne céderont pas ; cette sensation irrite encore plus la foule, mais il se trouve aussi des philosophes parmi elle : ceux-ci se mettent tranquillement à fumer et exhortent au calme les adversaires trop fougueux de la grève.

— Ah ! signor. Que faire, si on n’a pas de quoi acheter des macaronis à ses enfants ?

Par deux, par trois, en petits groupes, les agents de la police municipale aux uniformes élégants veillent à ce que la foule ne gêne pas la circulation des fiacres. Ils sont strictement neutres et regardent avec la même tranquillité les grévistes et les protestataires ; avec bonhomie, ils apaisent en plaisantant les uns et les autres quand les gestes et les cris prennent un caractère trop violent. Au cas où une collision sérieuse se produirait, il y a dans la rue étroite, le long des murailles des maisons, un détachement de carabiniers armés de petits fusils légers. C’est un groupe assez sinistre de gens coiffés de tricornes, vêtus de manteaux courts et de pantalons dont les bandes rouges font penser à deux ruisselets de sang.

Les invectives mutuelles, les railleries, les reproches, les exhortations, tout se tait brusquement ; au-dessus de la foule passe un souffle nouveau comme conciliateur ; les grévistes prennent un air encore plus sombre ; en même temps, ils se serrent en une masse plus compacte. Dans la foule, des exclamations retentissent :

— Les soldats !

On entend un coup de sifflet ironique et joyeux à l’adresse des grévistes ; des cris de bienvenue s’élèvent et un gros homme vêtu d’un costume d’été clair, coiffé d’un panama, se met à sautiller, en frappant du pied les pavés de la chaussée. Les conducteurs et les wattmen se frayent lentement un passage dans la foule et se dirigent vers les tramways ; quelques-uns montent sur les plates-formes. Ils sont encore plus sombres et répondent avec rudesse aux exclamations de la foule. Le silence se fait. En traversant la masse humaine, ils ont divisé son épaisseur hostile en fragments, en groupes distincts, auxquels ils ont communiqué, semble-t-il, un état d’âme différent, moins bruyant, mais plus humain.

Du quai Santa-Lucia arrivent, d’un pas léger et dansant, de petits soldats couleur grisaille qui frappent le sol en cadence et balancent leur bras gauche d’un geste machinal et monotone. On les dirait en fer-blanc et fragiles comme des jouets automatiques. Ils sont commandés par un élégant et bel officier aux sourcils froncés, à la bouche tordue en une grimace de dédain. À côté de lui court un homme grand et corpulent coiffé d’un haut-de-forme, qui parle sans discontinuer tout en fendant l’air de gestes innombrables.

La foule s’est écartée des wagons, le long desquels les soldats s’égrènent maintenant comme des perles grises. Ils s’arrêtent près des plates-formes sur lesquelles se trouvent les grévistes.

L’homme en haut-de-forme, — ainsi que les personnages cossus qui l’entourent, — gesticule avec frénésie et crie :

— Pour la dernière fois… Ultima volta ! Entendez-vous ?

Visiblement ennuyé, la tête baissée, l’officier effilait sa moustache. L’homme en haut-de-forme accourut à ses côtés, agita très haut son couvre-chef et cria on ne sait quoi d’une voix rauque. L’officier lui jeta un coup d’œil oblique, se redressa, bomba la poitrine, et des paroles de commandement sonores retentirent.

Alors les soldats s’élancèrent sur les plates-formes, tandis que les conducteurs et les wattmen en descendaient.

La foule trouva la chose amusante ; des cris, des rires, des coups de sifflet éclatèrent pour mourir aussitôt. Silencieux, les traits tirés et un peu blêmes, les yeux écarquillés de surprise, les badauds s’écartèrent lourdement des derniers wagons pour se diriger vers le premier.

À deux pas de celui-ci, en travers de la voie, était étendu un wattman à tête blanche ; il avait enlevé sa casquette et était couché sur le dos ; sur son visage martial, les moustaches se hérissaient d’un air menaçant vers le ciel. Un petit jeune homme vif comme un singe se jeta également sur le sol à côté de lui ; un nombre toujours plus grand de grévistes les imitèrent sans se hâter…

La foule gronde avec un bruit sourd, des voix craintives implorent la Madone, les uns jurent avec colère, les femmes gémissent ou piaillent ; pareils à des balles de caoutchouc, les gamins, stupéfaits du spectacle, rebondissent partout.

L’homme en haut-de-forme hurle d’une voix sanglotante. L’officier le regarde et hausse les épaules. Il doit remplacer les grévistes par des soldats, mais il n’a pas reçu l’ordre d’attaquer.

Alors, l’homme en haut-de-forme, entouré de gens déférents, se jette du côté des carabiniers ; ceux-ci s’ébranlent, approchent, se penchent sur les employés couchés sur les rails et s’efforcent de les relever.

Un remue-ménage, une lutte commence, mais soudain la foule grise et poussiéreuse des spectateurs s’ébranle, pousse un hurlement, et se précipite sur les rails. L’homme en panama a arraché son chapeau de sa tête, l’a lancé en l’air et s’est couché le premier à terre à côté d’un gréviste ; il lui tape sur l’épaule et lui crie des encouragements dans la figure.

Puis, après lui, des gens bruyants et gais, des gens qui n’étaient pas là deux minutes auparavant s’étendirent à leur tour sur les rails, comme si on leur eût fauché les pieds. Ils se jetaient à terre, se faisaient des grimaces en riant, saluaient ironiquement l’officier qui secouait ses gants sous le nez de l’homme en haut-de-forme, lui parlait en souriant et en hochant sa belle tête.

Et les gens continuaient à se coucher sur la voie. Les femmes y déposaient leurs paniers et leurs paquets ; les enfants s’y asseyaient tout pelotonnés sur eux-mêmes comme des chiens transis de froid ; des gens bien vêtus se roulaient et se salissaient dans la poussière.

Sur la plate-forme du premier wagon, cinq soldats regardaient le monceau de corps entassés sous les roues et riaient, en vacillant sur leurs jambes, et en rejetant la tête en arrière. Ils ne ressemblaient plus à des jouets automatiques…


…Une demi-heure se passa. Les wagons parcouraient maintenant, en grinçant, toutes les rues de Naples. Debout sur les plates-formes, les grévistes vainqueurs souriaient gaîment, ou faisaient le tour du tramway en demandant poliment aux voyageurs :

— Vos billets, s’il vous plaît !

Et, leur tendant les bouts de papier jaune ou rouge, les gens clignaient de l’œil, souriaient ou grommelaient avec bonhomie.




À GÊNES



À Gênes, sur la petite place située devant la gare, une foule nombreuse s’est rassemblée ; l’élément ouvrier prédomine, mais on y voit aussi nombre de gens vêtus d’une manière cossue et qu’on sent bien nourris. En avant de la foule se trouvent les membres de la municipalité ; au-dessus de leurs têtes se balance le lourd drapeau de la ville, artistement brodé de soie et, à côté de lui, flottent les étendards multicolores des organisations ouvrières. L’or des pompons, des franges, des cordons, des lances des hampes étincelle, la soie bruit et la foule, dont l’émotion est solennelle, bourdonne comme un chœur qui chanterait à mi-voix.

Au-dessus d’elle, sur un piédestal élevé, s’érige la belle figure de Christophe Colomb, le rêveur qui a beaucoup souffert et qui a vaincu parce qu’il avait la foi. Maintenant encore, il domine les hommes, auxquels il semble dire de ses lèvres de marbre :

— Les croyants seuls peuvent triompher.

À ses pieds, autour du piédestal, les musiciens ont déposé leurs trompettes dont le cuivre reluit au soleil.

Étalée en demi-cercle, la gare, lourd édifice de marbre, déploie ses ailes comme pour étreindre la foule. Du port arrivent le bruit rauque de la respiration des bateaux, du travail des hélices dans l’eau, le tintement des chaînes, les coups de sifflet et des cris. Sur la place, tout est calme et inondé de chaleur ; l’air est étouffant. Sur les balcons, aux fenêtres des maisons, apparaissent des femmes lumineuses, tenant des bouquets à la main, et des enfants en habits de fête, pareils à des fleurs.

Une locomotive siffle en approchant de la gare. La foule tressaille ; quelques chapeaux fripés volent au-dessus des têtes, comme des oiseaux noirs. Les musiciens prennent leurs instruments ; des gens graves, d’âge mûr, s’agitent et se placent en avant ; tournés vers la foule, ils parlent en agitant les mains à droite et à gauche.

Lourdement, sans hâte, la foule se partage, et ménage un large espace au milieu de la place.

— Qui attend-on ?

— Les enfants de Parme !

Il y a grève à Parme. Les patrons ne cèdent pas ; les ouvriers sont à court d’argent, ils ont rassemblé leurs enfants qui commençaient déjà à souffrir de la faim et ils les ont envoyés à leurs camarades de Gênes.

De derrière les colonnes de la gare sort une procession bien réglée de petits hommes ; leurs vêtements les couvrent à peine et ils ont l’air velus dans leurs haillons, velus comme d’étranges petits fauves. Ils marchent en se donnant la main, par rangées de cinq ; ils sont très petits, poussiéreux, visiblement fatigués. Ils ont l’air grave, mais le regard brillant, net et clair, et quand la musique, pour les accueillir, se met à jouer l’hymne de Garibaldi, un sourire de satisfaction passe en une onde joyeuse sur ces visages anguleux et décharnés.

La foule souhaite la bienvenue aux hommes de l’avenir par un cri assourdissant ; les étendards s’inclinent devant eux ; le cuivre des trompettes rugit, assourdit et aveugle les bambins. Un peu déconcertés par cette réception, ils reculent pendant l’espace d’une seconde et, soudain, comme s’ils eussent tout à coup grandi, comme s’ils se fussent allongés et confondus en un seul corps, par des centaines de voix, mais avec le son d’une seule poitrine, ils crient :

Viva Italia !

— Vive la jeune Parme ! tonne la foule, en se jetant vers eux.

Evviva Garibaldi ! ripostent les enfants, en pénétrant dans la foule où ils se perdent.

Aux fenêtres des hôtels, sur les toits des maisons, des mouchoirs blancs battent comme des ailes. Une pluie de fleurs et de cris joyeux tombe de là sur la tête des gens.

Tout a pris un air de fête, tout s’est animé et le marbre gris s’est fleuri d’on ne sait quelles taches éclatantes.

Les étendards flottent, les bouquets et les chapeaux volent ; par-dessus la foule apparaissent des têtes d’enfants ; des pattes minuscules et brunies s’agitent, pour saisir les fleurs et saluer, tandis qu’un cri puissant et continu retentit :

Viva il Socialismo !

Evviva Italia !

On s’est emparé de presque tous les enfants ; on les porte ; ils sont assis sur les épaules des grandes personnes, serrés contre les larges poitrines d’hommes barbus et sévères, et la musique devient à peine perceptible au milieu du tapage, des cris et des rires.

Les femmes se faufilent et enlèvent ceux des nouveaux venus qui restent ; elles se crient l’une à l’autre :

— Vous en prenez deux, Annita ?

— Oui. Et vous aussi ?

— Il en faut un pour Marguerite l’infirme…

Partout on ne voit que des visages rayonnants, une animation joyeuse, de bons yeux humides ; de-ci, de-là, les enfants des grévistes mangent déjà du pain.

— On ne pensait pas à cela à notre époque ! dit un vieillard au nez crochu, qui tient un cigare noir entre les dents.

— C’est pourtant si simple !

— Oui ! C’est simple et intelligent !

Le vieux retire son cigare de la bouche, en examine le bout et secoue la cendre avec un soupir. Puis, apercevant à côté de lui deux gamins de Parme, des frères, on le voit, qui le regardent avec gravité, il prend un air rébarbatif, se hérisse, enfonce son chapeau sur ses yeux et ouvre les bras tout grands ; les enfants se serrent l’un contre l’autre, se renfrognent et reculent. Mais le vieillard s’accroupit soudain et se met à imiter avec beaucoup d’habileté le chant du coq. Les petits rient en trépignant de leurs talons nus sur les pavés ; le vieux se lève, rajuste son chapeau ; il se dit qu’il a fait tout ce qu’il fallait faire et s’en va en chancelant sur ses jambes affaiblies.

Une bossue, aux cheveux gris, au visage de sorcière, au menton velu et osseux, est debout près du piédestal de la statue de Colomb. Elle pleure et essuie ses yeux rouges avec le coin de son châle déteint. Sombre et difforme, elle paraît étrangement solitaire parmi la foule surexcitée.

Une Génoise aux cheveux noirs marche en sautillant et tient par la main un petit bonhomme qui a peut-être sept ans ; il est coiffé d’un chapeau aux larges ailes tombant jusque sur ses épaules et chaussé de sabots de bois. Il secoue sa petite tête pour repousser sur sa nuque son chapeau qui glisse sans cesse sur sa figure. La femme arrache la coiffure et l’agite bien haut en l’air. Elle chante et rit ; le gamin la regarde en souriant, la tête rejetée en arrière ; puis il saute, désireux de reprendre son chapeau ; et la femme et l’enfant disparaissent.

Un homme de taille élevée, au tablier de cuir, aux énormes bras nus, tient sur son épaule une fillette d’environ six ans, grise comme une souris ; il dit à la femme qui marche à côté de lui et qui conduit par la main un gamin roux comme la flamme :

— Comprends-tu, si ça réussit… il sera difficile de nous vaincre…

Il rit d’un rire épais, bruyant, triomphant et il crie en lançant son petit fardeau dans l’air bleu :

Evviva Parma — a !

Les gens s’en vont, accompagnant ou portant des enfants ; il ne reste sur la place que des fleurs piétinées, des papiers qui ont enveloppé des caramels, un joyeux groupe de facchini et, au-dessus, la noble figure de l’homme quia découvert le Nouveau Monde.

Et par les rues, semblables à d’immenses trompettes, arrivent les cris joyeux des hommes qui vont au-devant d’une vie nouvelle.




LES ŒILLETS


Il est midi, la chaleur est accablante. On ne sait où le canon vient de tonner. Dans l’air ébranlé par l’explosion, les odeurs caustiques de la ville sont devenues plus violentes ; on sent plus fortement l’ail, l’huile d’olive, le vin et la poussière chaude.

Le bruit de la journée méridionale, couvert par celui du canon, s’est appuyé pour un instant sur les pavés brûlants ; puis, s’élevant de nouveau au-dessus des rues, il s’est écoulé vers la mer en un large fleuve aux ondes troubles.

La ville est bariolée, allègre et éclatante, comme une chasuble richement brodée ; dans ses cris, son agitation et ses gémissements passe, tel un hymne sacré, le chant de la vie. Toute ville est un temple élevé par les travaux des hommes, tout travail est une prière à l’Avenir.

Le soleil est au zénith, le ciel surchauffé, aveugle comme si de chacun de ses points tombaient sur la terre et sur la mer des rayons de feu bleuâtre qui se planteraient profondément dans l’eau et dans les pierres de la ville. La mer étincelle, pareille à de la soie couverte d’une épaisse broderie d’or ; en effleurant le rivage de ses ondes verdâtres et tièdes, elle chante tout bas au soleil la grande chanson de la source du bonheur et de la vie.

Les gens couverts de poussière et de sueur s’interpellent joyeusement ; ils courent dîner. Beaucoup s’empressent d’aller sur le rivage ; ils se dépouillent à la hâte de leurs vêtements et sautent dans l’eau. Les corps basanés, dès qu’ils se plongent dans les flots, deviennent ridiculement petits, telles de noires parcelles de poussière tombant dans une grande coupe de vin.

Le rejaillissement soyeux des vagues, les cris joyeux, les rires et les glapissements des bambins, les bonds chatoyants de la mer déchirée par les sauts des baigneurs — tout s’élève vers le soleil, telle une offrande à la Divinité.

Sur le trottoir, dans l’ombre d’une grande maison, quatre paveurs, gris, secs et solides comme des pierres, sont assis et se préparent à dîner. Un vieillard, blanc de poussière comme si on l’avait saupoudré de cendres, ferme à moitié ses yeux vigilants et avides ; il tranche avec un couteau un pain long et veille à ce que chaque morceau soit de la même dimension. Il est coiffé d’un bonnet rouge tricoté, dont le pompon lui tombe sur la figure ; le vieillard secoue sa grosse tête d’apôtre, où saille son long nez crochu, pareil à celui d’un perroquet ; il renifle et ses narines se gonflent.

À côté de lui, un jeune homme, bronzé et noir comme un scarabée, est couché, face au ciel, sur les pavés tièdes. Des miettes de pain lui tombent sur le visage, il plisse les yeux paresseusement et chante à mi-voix, comme en rêve. Les deux autres sont assis et sommeillent, appuyés contre les murailles blanches de la maison.

Un garçonnet se dirige vers eux ; il tient d’une main une bouteille de vin entourée d’une clisse de paille et de l’autre un petit paquet. La tête rejetée en arrière, il pousse des cris aigus, tel un oiseau, sans remarquer qu’à travers la paille, s’échappent de lourdes et épaisses gouttes de vin, qui tombent à terre et étincellent comme des rubis.

Le vieillard s’en aperçoit ; il pose le couteau et le pain sur la poitrine de son voisin et appelle l’enfant avec des gestes d’inquiétude.

— Vite ! Vite ! Es-tu aveugle ? Regarde : le vin !

Le bambin élève la bouteille à la hauteur de son visage, pousse une exclamation et accourt auprès des paveurs. Ceux-ci s’agitent, s’écrient, tâtent la bouteille. Rapide comme une flèche, le gamin s’est enfui vers la cour et en revient avec la même hâte en apportant un grand plat jaune et profond.

On pose le plat à terre ; le vieillard y verse avec précaution un jet de liquide rouge et vivant ; quatre paires d’yeux admirent le chatoiement du vin au soleil et les lèvres desséchées frémissent avec avidité.

Une femme survient ; elle a une robe bleu pâle et un fichu de dentelle couleur d’or posé sur ses cheveux noirs. Les hauts talons de ses bottines jaunes résonnent distinctement. Elle mène par la main une fillette aux cheveux bouclés qui tient deux œillets écarlates et chantonne en marchant :

O, ma, o ma, o mia ma-a

La fillette s’arrête derrière le vieux paveur ; elle se tait, se dresse sur la pointe du pied et regarde gravement, par-dessus l’épaule du vieillard, le vin qui coule dans le plat jaune et qui chante comme s’il reprenait la chanson de l’enfant.

Celle-ci a dégagé sa main de la main de la femme, elle arrache les pétales de ses fleurs, et levant bien haut sa menotte noire comme l’aile d’un moineau, elle lance les œillets rouges dans le vase de vin.

Les quatre hommes tressaillent ; quatre têtes irritées et poussiéreuses se relèvent ; la fillette bat des mains et rit, en trépignant en cadence. La mère embarrassée la prend par le bras et prononce quelques mots d’une voix aiguë. Le gamin rit, plié en deux. Dans le vase, sur le vin noir, les pétales de fleurs flottent comme de petits bateaux roses.

Le vieillard tire un verre de sa poche ; il puise du vin et aussi des pétales ; il se soulève avec difficulté sur les genoux et, portant son verre à ses lèvres, il dit d’un ton grave et rassurant :

— Ça ne fait rien, madame ! Le cadeau d’un enfant, c’est un don de Dieu ! À votre santé, belle dame, et à la tienne aussi, petite ! Sois belle comme ta mère et deux fois plus heureuse…

Il trempe sa moustache grise dans le verre, plisse les paupières et aspire le liquide noir par lentes gorgées, en claquant de la langue, et en remuant son nez crochu.

La mère sourit, salue et part, entraînant la petite qui, les yeux mi-clos, se remet à chantonner :

O, ma-a… o, mia mia-a

Les paveurs tournent avec lassitude la tête et contemplent tour à tour le vin et la fillette qui s’en va ; ils regardent, sourient, et se parlent avec la volubilité propre aux méridionaux.

Dans le vase, à la surface du vin rouge foncé, flottent les pétales vermeils des œillets.

La mer chante, la ville bourdonne, le soleil étincelle, créateur de légendes.




LE NAUFRAGÉ


Les cyprès bruissent.

C’est comme si des milliers de cordes métalliques étaient tendues dans l’épaisse feuillée des oliviers ; le vent agite les feuilles roides qui frôlent les cordes et ces contacts légers et incessants remplissent l’air de sonorités chaudes et enivrantes. Ce n’est pas encore de la musique, mais il semble que des mains invisibles accordent des centaines d’invisibles harpes, il semble à chaque instant que le silence va se faire et que les cordes vont jouer de toute leur force un hymne au soleil, au ciel et à la mer.

Le vent souffle, les arbres se balancent et paraissent descendre la montagne pour aller vers la mer, en hochant leur cime. La vague se brise sur les rochers du rivage avec un bruit sourd et cadencé. La mer tout entière n’est que taches blanches et vivantes, comme si d’innombrables volées d’oiseaux s’étaient posées sur sa surface bleue ; toutes voguent dans le même sens et disparaissent en plongeant pour réapparaître et bruire d’un bruissement à peine perceptible. À l’horizon, deux embarcations se balancent, pareilles, elles aussi, à des oiseaux gris, avec leurs voiles triangulaires hissées très haut. Tout cela rappelle un rêve ancien, à demi oublié, qui ne ressemble pas à la réalité.

— Le vent est fort aujourd’hui, dit un vieux pêcheur assis à l’ombre des rochers, sur la petite plage parsemée de galets sonores.

Le brisant a couvert la grève de filaments d’algues odorantes, rousses, dorées et vertes, qui se flétrissent au soleil sur les galets brûlants. L’air salin est saturé de l’odeur âcre de l’iode. L’une après l’autre, les vagues onduleuses accourent sur le rivage.

Le vieux pêcheur ressemble à un oiseau, avec son petit visage ratatiné, son nez crochu et ses yeux ronds, très perçants, sans doute, que dissimulent les replis bronzés de la peau. Ses doigts sont secs, recourbés, et se meuvent avec difficulté.


— Il y a environ un demi-siècle de cela, signor, me dit le vieillard, et sa voix vibrait à l’unisson du bruissement des flots et du tintement des cyprès, il faisait une journée lumineuse et sonore comme celle-ci, tout riait et chantait. Mon père avait quarante ans, moi seize ; j’étais amoureux : vous savez que c’est inévitable à cet âge-là et sous un beau soleil.

— Allons pêcher des pezzoni, Guido, me dit mon père.

Le pezzone, signor, c’est un poisson très fin et délicat, qui a des nageoires roses. On l’appelle aussi poisson-corail, parce qu’il aime à vivre là où se trouve le corail, à une très grande profondeur. Pour le pêcher, on jette d’abord l’ancre et l’on charge de plomb les hameçons. C’est une bien jolie pêche…

Et nous partîmes sans nous attendre à rien, sauf à la bonne fortune. Mon père était un homme robuste, un pêcheur expérimenté ; mais, quelque temps auparavant, il avait été malade ; il souffrait de la poitrine et ses doigts étaient tordus par le rhumatisme. Il avait travaillé par une froide journée d’hiver, et le mal qui guette tous les pêcheurs avait fondu sur lui.

C’est un vent très méchant et rusé que celui qui nous caresse si doucement ; il souffle du rivage et semble nous pousser amicalement vers la mer. Mais là, il s’approche à la dérobée et se jette sur vous brusquement, comme si on l’avait insulté. La barque est aussitôt désemparée ; elle vogue au vent, quille en l’air parfois, et vous, vous barbotez dans l’eau. Tout cela en moins d’une minute ; à peine avez-vous le temps de recommander votre âme à Dieu, que vous voilà entraîné, pourchassé par le tourbillon. Les brigands sont plus honnêtes que ce vent diabolique. D’ailleurs, les hommes ne sont jamais pires que les éléments.

Or donc, c’est ce vent-là qui nous assaillit à quatre kilomètres du rivage, tout près, comme vous le voyez. Il nous assaillit à l’improviste, comme un poltron et un lâche.

— Attention, Guido ! me cria mon père, en s’emparant des rames. Vite ! l’ancre !

Mais, tandis que je levais l’ancre, mon père reçut un coup de rame en pleine poitrine ; le vent lui avait arraché l’aviron des mains ; il s’écroula évanoui au fond de la barque. Je n’avais pas le temps de lui venir en aide, car nous risquions d’être renversés d’un instant à l’autre. Quand je saisis les rames, nous étions déjà emportés, Dieu sait où, au milieu d’une poussière d’eau. Le vent éparpillait la crête des vagues et nous en aspergeait comme un prêtre, mais avec plus de zèle, bien que ce ne fût pas pour nous laver de nos péchés.

— C’est très grave, fils ! me dit le père en revenant à lui ; et après avoir jeté un coup d’œil vers le rivage, il ajouta : nous en avons pour longtemps…

Quand on est jeune, on croit difficilement au danger. J’essayais de ramer, je faisais tout ce qu’il importe de faire en mer à l’heure du danger, lorsque ce vent, haleine des méchants démons, nous creuse amicalement mille tombes et chante le Requiem sans qu’il nous en coûte rien.

— Reste tranquille, Guido, dit mon père avec un sourire et en secouant l’eau qui tombait sur sa tête. À quoi bon brasser la mer avec des allumettes ? Épargne tes forces, mon fils, sinon on t’attendra en vain à la maison.

Les flots se renvoyaient l’un à l’autre notre petite embarcation, comme des enfants jouant à la balle ; ils venaient nous faire visite en passant par-dessus bord ; ils s’élevaient au-dessus de nos têtes, en hurlant ; nous tombions dans des trous profonds, nous montions sur des crêtes écumeuses, et la terre ferme s’éloignait de nous toujours davantage. Mon père me dit :

— Guido, tu parviendras peut-être vivant au rivage, moi pas : écoute ce que je vais te dire…

Et il me fit part de tout ce qu’il savait des habitudes de tel ou tel poisson ; il m’apprit où, quand, et comment j’avais le plus de chances d’en prendre.

— Nous ferions peut-être mieux de prier, père ? proposai-je. Nous étions comme deux lapins cernés par une bande de molosses à la mâchoire découverte.

— Dieu voit tout, répliqua mon père. Il sait que les hommes créés pour la terre périssent en mer, et que moi, ton père, je dois t’enseigner ce que tu dois savoir. Ce n’est pas des prières qu’il faut à la terre et aux hommes, c’est le travail… Dieu le comprend…

Et après m’avoir confié tout ce qu’il savait de sa profession, mon père m’apprit comment je devais me comporter envers mon prochain.

— Est-ce bien le moment de m’instruire ? demandai-je. Tu ne l’as pas fait sur terre…

— Sur terre, je ne sentais pas la mort aussi proche qu’à présent…

Le vent hurlait comme un fauve et faisait rejaillir les vagues autour de nous. Mon père devait crier pour être entendu ; il clamait :

— Agis toujours comme si personne n’était meilleur ni pire que toi ! Le seigneur et le paysan, le prêtre et le soldat, tous ne forment qu’un seul corps.

Jamais il ne m’avait parlé de la sorte sur la terre ferme. Son visage était bon et gai, mais il me semblait qu’il me considérait avec ironie et méfiance, comme si je n’étais encore qu’un enfant à ses yeux. Parfois même, j’en étais offensé : quand on est jeune, on a de l’amour-propre.

Ses cris avaient sans doute dompté ma frayeur ; c’est probablement pour cette raison que je me souviens aujourd’hui si parfaitement…

Le vieux pêcheur se tut un instant, contempla la mer blanche, sourit, et continua en clignant de l’œil :

— Après avoir étudié avec attention les hommes, je sais, signor, que se souvenir c’est comprendre et que, plus on comprend, plus on aperçoit de bien autour de soi : c’est la vérité, croyez-moi !

Aujourd’hui encore, je me rappelle le visage mouillé de mon père et ses yeux immenses, qui me regardaient avec gravité, avec amour. Ce regard m’apprit alors que le jour de ma mort n’était pas encore venu. J’avais peur, certes ! mais je savais que je ne périrais pas.

Nous fûmes culbutés, cela va sans dire… Nous nous retrouvâmes tous deux dans l’eau bouillonnante, parmi l’écume qui nous aveuglait, au milieu des vagues affolées, qui se lançaient nos corps et les projetaient sur la quille de la barque. Avant de tomber à l’eau, nous avions attaché aux bancs tout ce qu’il était possible d’y assujettir ; nous tenions de solides cordes dans nos mains, afin de ne pas être arrachés de notre barque tant qu’il nous resterait des forces. Mais il était terriblement difficile de se maintenir sur l’eau. Plus d’une fois nous fûmes jetés, mon père et moi, contre la carène dont les flots nous éloignaient ensuite, presque aussitôt. Le pire était que nous avions le vertige ; nos yeux et nos oreilles se remplissaient d’eau et nous nous sentions devenir aveugles et sourds.

Cela dura longtemps, sept heures environ ; puis le vent eut une saute brusque ; il se précipita du côté du rivage et nous fûmes entraînés vers la terre. Alors je m’écriai joyeusement :

— Courage !

Le père cria aussi quelque chose, mais je ne compris qu’un seul mot :

— Brisés…

Il pensait aux rochers ; comme ceux-ci étaient encore loin je ne crus pas au péril. Mais mon père s’y connaissait mieux que moi. Nous voguions entre des montagnes d’eau, collés comme des limaces à notre gouvernail, contre lequel nous nous meurtrissions joliment ; nous sentions nos forces nous trahir, l’engourdissement nous gagner. Cela dura longtemps encore… Par contre, quand les montagnes noires du rivage devinrent visibles, tout se déroula avec une rapidité inconcevable. Elles se mouvaient en chancelant au-devant de nous, elles se penchaient sur l’eau, prêtes à s’écrouler sur nos têtes, d’une seconde à l’autre, et les vagues blanches jetaient nos corps à leurs pieds ; notre barque craqua, comme une noix sous le talon d’une botte ; je fus précipité dans les flots ; je vis les arêtes déchiquetées des rochers pointus pareils à des lames ; je vis la tête de mon père très haut au-dessus de moi, puis au-dessus de ces griffes diaboliques.

On le retira de l’eau deux heures plus tard, l’épine dorsale fracturée et le crâne ouvert jusqu’au cerveau. La plaie qu’il portait à la tête était immense ; une partie de la matière cérébrale avait été emportée par l’eau, mais je revois encore les fragments grisâtres aux veinules rouges qui étaient restés dans la blessure : on eût dit du porphyre ou de l’écume mêlée de sang. Quant au corps, il était effroyablement déchiqueté ; seul, le visage était indemne ; il avait une expression de calme et les yeux étaient bien clos.

Moi aussi, j’étais passablement contusionné ; on me ramena sur le rivage. Nous avions été jetés sur le continent, près d’Amalfi, un lieu inconnu pour moi, habité par des pêcheurs ; ces aventures-là ne les étonnent pas, elles les rendent bons. Les gens qui mènent une vie semée de dangers sont toujours bons !

Je crois que je n’ai pas su vous dire de mon père tout ce que je sens et ce que je garde en mon cœur depuis cinquante et un ans ; il faudrait des paroles spéciales pour cela, un chant peut-être, mais nous, nous sommes des gens simples comme les poissons, et nous ne savons pas trouver les paroles belles et expressives qui conviennent. On sent et on sait toujours plus qu’on ne saurait dire.

L’essentiel pour moi en cette affaire, c’est que mon père, à l’heure de la mort, n’a pas eu peur ; il n’a pas oublié son fils et il a trouvé la force et le temps de me confier ce qu’il considérait comme important. J’ai vécu soixante-sept ans, et je puis dire que tout ce qu’il m’a enseigné est vrai !

Le vieillard enleva son bonnet de tricot, rouge jadis, roux maintenant ; il en tira une pipe, et baissant son crâne nu et bronzé, il ajouta avec force :

— Tout est vrai, cher signor ! Les gens sont tels que vous voulez les voir ! Regardez-les avec bonté et vous vous en trouverez bien, eux de même. Ils en deviendront encore meilleurs et vous aussi ! C’est bien simple !


Le vent devenait toujours plus violent, et les vagues plus hautes, plus blanches et plus aiguës ; des oiseaux se groupèrent sur la mer ; ils se mirent à voguer au loin avec une vitesse toujours croissante ; les deux navires aux voiles triangulaires avaient déjà disparu derrière la bande bleue de l’horizon.

Sous l’écume des flots, les rives escarpées de l’île semblaient bordées de dentelle. L’eau bleue rejaillissait tumultueusement et les cyprès bruissaient, voluptueux et inlassables.




LA VENDETTA
Récit d’un Calabrais.


… Puisque la vie est devenue telle que l’homme ne peut plus trouver son pain sur la terre engraissée par les os des ancêtres, que, traqué par la misère, il doit partir le cœur serré, pour l’Amérique du Sud, à trente jours de voyage du sol natal, puisque la vie est telle, que voulez-vous donc de cet homme ?

Peu importe ce qu’il est ! Il est comme un enfant arraché du sein de sa mère ; le vin de l’étranger lui semble amer et ne réjouit pas son cœur ; au contraire, il l’empoisonne de tristesse et le rend imprégnable comme une éponge ; et de même qu’une éponge s’imbibe d’eau, ce cœur arraché du sein de la patrie absorbe avec avidité tout le mal ambiant.

Chez nous, en Calabre, avant de s’en aller au delà de l’Océan, les jeunes gens se marient ; peut-être est-ce pour approfondir encore l’amour pour la patrie par l’amour pour la femme ; car la femme attire tout autant que la patrie et rien ne préserve mieux l’exilé que l’amour, qui le pousse à revenir au pays, dans les bras de sa bien-aimée.

Mais les unions de ces gens que la misère condamne à l’exil sont presque toujours les prologues de drames atroces de la vengeance et de la fatalité.

Voici une tragédie qui s’est déroulée, il y a peu de temps, à Senerchia, commune située sur les contreforts des Apennins.

Pour prendre à son début cette histoire, simple et terrible comme un récit biblique, il faut remonter à cinq ans en arrière.

La belle Emilia Bracco vivait alors à Saracena, petit village de la montagne ; son mari était parti en Amérique et elle habitait la maison de sa belle-mère. Ouvrière adroite et robuste, elle possédait, en outre, une belle voix et un caractère gai. Elle aimait à rire et à plaisanter ; un peu coquette, elle excitait violemment par sa beauté les désirs ardents des garçons du village et des gardes-forestiers de la montagne.

Tout en s’amusant en paroles, elle savait garder son honneur de femme mariée ; son rire faisait naître de doux rêves, cependant personne ne pouvait se vanter de l’avoir vaincue.

Mais, comme vous le savez, c’est le diable et les vieilles femmes qui souffrent le plus de la jalousie. Emilia avait une belle-mère, et le diable est toujours présent là où le mal est possible.

— Tu es bien gaie pour une femme éloignée de son mari, disait la vieille ; j’ai envie de lui écrire. Prends garde, je suis chacun de tes pas ; rappelle-toi que ton honneur est lié à celui de notre famille.

Tout d’abord, Emilia assura sa belle-mère qu’elle aimait son mari et qu’elle n’avait rien à se reprocher. Mais l’autre la blessa de ses soupçons de plus en plus souvent et avec une violence croissante ; poussée par le diable, elle se mit à conter à droite et à gauche que sa bru avait perdu toute pudeur.

Quand elle l’apprit, Emilia eut peur. Elle supplia la vieille sorcière de ne pas la perdre par ses calomnies, jurant qu’elle n’était pas coupable, même en pensée, ce que la vieille refusa de croire.

— Je sais ce que c’est, disait la belle-mère ; moi aussi j’ai été jeune et je n’ignore pas ce que valent ces sortes de serments. D’ailleurs, j’ai déjà écrit à mon fils qu’il revienne au plus vite venger son honneur.

— Tu lui as écrit ? demanda tout bas Emilia.

— Oui.

— C’est bien…

Nos paysans sont jaloux comme des Arabes. Emilia savait ce qui l’attendait au retour de son mari.

Le lendemain, la belle-mère s’en alla dans la forêt ramasser du bois mort ; Emilia la suivit, une hache dissimulée sous sa jupe, et la tua. Puis elle alla se constituer prisonnière et fit l’aveu de son crime aux carabiniers.

— Mieux vaut être une criminelle que passer pour une femme éhontée, quand on est honnête, déclara-t-elle.

Son jugement fut son triomphe ; presque tous les habitants de Senerchia témoignèrent en sa faveur ; beaucoup dirent en pleurant aux juges :

— Elle est innocente, elle s’est perdue inutilement !

Seul, le vénérable archevêque Cozzi se décida à élever la voix contre la malheureuse ; il ne voulait pas croire en son innocence ; il parla de la nécessité de maintenir dans le peuple les vieilles traditions ; il exhorta le tribunal à ne pas tomber dans l’erreur, commise par les Grecs, qui acquittèrent Phryné, éblouis qu’ils étaient par la beauté d’une femme de mauvaise vie ; il dit tout ce qu’il devait dire et peut-être fut-ce à cause de lui qu’Emilia se vit condamner à quatre ans de détention.

De même que le mari d’Emilia, un autre habitant du village, Donato Guarnaccia, vivait en Amérique ; il avait lui aussi laissé dans sa patrie une jeune femme, dont l’occupation peu joyeuse était celle de Pénélope, tisser des rêves, sans vivre.

Or, voici trois ans de cela, Donato reçut un jour une lettre de sa mère ; elle l’informait que sa jeune femme Térésa était devenue la maîtresse de son beau-père, du père de son mari, et qu’elle vivait avec lui. Toujours le diable et la vieille femme, comme vous voyez !

Le fils Guarnaccia prit passage sur le premier navire en partance pour Naples et arriva brusquement, comme s’il tombait du ciel.

Sa femme et son père feignirent d’être surpris ; les premiers temps, le jeune mari, sévère et méfiant, se tint tranquille. Il voulait savoir au juste ce qu’il en était, car il connaissait l’histoire d’Emilia Bracco ; il se montra donc aimable avec Térésa, et pendant quelque temps il sembla que le couple vivait une seconde lune de miel.

La mère cependant essayait de verser le poison dans l’âme de son fils, mais celui-ci l’arrêtait :

— Assez ! Je veux me convaincre moi-même de la véracité de tes paroles ; ne me trouble pas.

La moitié de l’été s’écoula, paisible et calme ; la vie tout entière peut-être aurait passé ainsi, si durant les brèves absences du fils, le père ne s’était mis à relancer sa bru ; celle-ci repoussa le vieux débauché, qui résolut de se venger.

— Prends garde à toi ! lui cria-t-il. Tu mourras !

— Toi aussi ! répondit-elle.

On parle peu, chez nous.

Le jour suivant, le père dit au fils :

— Sais-tu que ta femme t’a été infidèle ?

L’autre, tout pâle, le fixa dans les yeux et demanda :

— En avez-vous la preuve ?

— Oui. Ses amants m’ont dit qu’elle avait une grosse envie au bas du ventre ; est-ce vrai ?

— C’est vrai, dit Donato. Et puisque vous, mon père, vous m’assurez qu’elle est coupable, elle mourra.

Le père cynique hocha la tête.

— Tu as raison ! Il faut être impitoyable pour les femmes débauchées.

— Et pour les hommes débauchés aussi ! ajouta Donato en sortant.

Il se rendit auprès de sa femme et, lui posant, ses mains pesantes sur les épaules :

— Je sais, dit-il, que tu m’as trompé, je le sais ; au nom de notre amour avant et après la trahison, dis-moi avec qui ?

— Ah ! s’écria-t-elle, tu n’as pu le savoir que par ton maudit père, il…

— Il… ? répéta Donato, et ses yeux s’injectèrent de sang.

— Il m’a prise de force, en me menaçant, mais… il faut que tu saches toute la vérité…

Elle suffoquait ; son mari la secoua :

— Parle !

— Oui, oui, oui, chuchota la femme au désespoir, nous avons été mari et femme, lui et moi, trente ou quarante fois…

Donato s’empara de son fusil et courut aux champs où se trouvait son père. Tout ce qu’un homme peut dire à un autre homme à un moment pareil, il le lui dit. Il finit par lui envoyer deux balles dans le corps ; ensuite, il cracha sur le cadavre et brisa le crâne à coups de crosse. On prétend même que Donato injuria le mort et qu’il dansa sur sa dépouille une sauvage danse de vengeance.

Puis il revint auprès de sa femme et lui dit, en chargeant son fusil :

— Recule de quatre pas et fais ta prière.

Elle éclata en sanglots et le supplia de lui laisser la vie.

— Non, dit-il, j’agis en toute justice, comme tu devrais agir envers moi si c’était moi le coupable.

Il l’abattit comme un oiseau ; puis il alla se remettre aux mains des autorités ; et quand il passa par la grand’rue du village, les gens lui firent place et beaucoup s’écrièrent :

— Tu as agi en honnête homme, Donato.

Devant les juges, il se défendit avec une sombre énergie, avec la brutale éloquence d’une âme primitive :

— J’ai pris une femme pour avoir d’elle un enfant dans lequel nous devions revivre tous deux. Quand on aime, il n’y a ni père ni mère, il n’y a que l’amour ; et l’amour vit éternellement, et ceux-là, hommes et femmes qui le souillent, qu’ils soient maudits de la malédiction de la stérilité, des maladies affreuses, de la mort atroce.

La défense demanda aux juges de reconnaître que le crime avait été commis sous l’empire de la colère. Ils firent mieux. Ils acquittèrent Donato, aux applaudissements frénétiques de l’auditoire. Et Donato revint à Senerchia avec l’auréole d’un héros ; on l’accueillit comme un homme qui avait strictement observé les vieilles traditions populaires, qui veulent qu’un outrage à l’honneur soit vengé dans le sang.

Peu après l’acquittement de Donato, Emilia Bracco, sa compatriote, sortit de prison ; c’était la triste saison hivernale ; Noël était proche, et à cette époque de l’année on sent tout particulièrement le besoin d’être au milieu des siens, sous le toit de la tiède maison familiale. Emilia et Donato étaient solitaires ; leur renommée n’était pas de celles qui inspirent l’amitié ; le criminel est malgré tout un criminel ; il peut étonner, mais non se faire aimer. Emilia et Donato avaient tous deux les mains teintes de sang, tous deux avaient le cœur brisé ; personne à Senerchia ne trouva donc bizarre que ces deux êtres, marqués par la fatalité, se liassent et décidassent d’embellir mutuellement leur vie tragique ; tous deux étaient jeunes et avaient besoin de caresses.

— Que ferons-nous ici, parmi les tristes souvenirs du passé ? dit Donato à Emilia, après les premiers baisers.

— Si mon mari revient, il me tuera, car maintenant, je l’ai effectivement trahi en pensée, répondit Emilia.

Ils résolurent de traverser l’Océan, dès qu’ils auraient amassé suffisamment d’argent pour le voyage ; peut-être seraient-ils parvenus à trouver dans le monde un refuge paisible et un peu de bonheur ; mais il se trouva autour d’eux des gens qui pensèrent :

— Nous pouvons excuser un meurtre par amour, nous avons applaudi à un assassinat commis pour venger l’honneur ; mais ces deux êtres ne vont-ils pas maintenant à l’encontre de ces traditions, qui leur ont tant coûté à défendre ?

Ces verdicts sévères, échos de la cruelle antiquité, se faisaient entendre avec une force toujours croissante ; enfin, la mère d’Emilia, Sérafina Amato, fut avertie de la conduite de sa fille. C’était une femme fière et forte ; malgré ses cinquante ans, elle a gardé jusqu’à aujourd’hui sa beauté de montagnarde.

Tout d’abord, elle ne voulut pas croire aux bruits qui couraient.

— Ce sont des calomnies, dit-elle aux gens ; vous oubliez ce qu’elle a souffert pour défendre son honneur !

— Non, c’est elle qui l’a oublié, pas nous ! répondit-on.

Alors, Sérafina, qui habitait dans un autre village, se rendit chez sa fille et lui dit :

— Je ne veux pas qu’on parle de toi ainsi. Ce que tu as fait autrefois était une œuvre honnête et pure, malgré le sang répandu ; et telle elle doit rester, pour l’édification de tous !

La fille se mit à pleurer et dit :

— Le monde entier est pour les gens, mais pourquoi donc sont les gens, si ce n’est pour eux-mêmes ?

— Demande-le au curé, si tu es trop bête pour le savoir ! répliqua la mère.

Puis, elle se rendit chez Donato et lui parla durement :

— Laisse ma fille tranquille, sinon il t’en cuira !

— Écoute, supplia le jeune homme, je suis épris de ta fille, qui est aussi malheureuse que moi ! Permets-moi de l’emmener sous un autre ciel et tout sera dit !

Ces mots ne firent que verser de l’huile sur le feu.

— Vous voulez fuir ? s’écria Sérafina, avec fureur et désespoir. Non, cela ne sera pas !

Ils se séparèrent en rugissant comme des fauves et en se mesurant l’un l’autre avec des yeux flamboyants d’ennemis irréconciliables.

Dès ce jour-là, Sérafina se mit à poursuivre les amoureux, comme un chien de race traque le gibier, ce qui n’empêchait d’ailleurs pas les jeunes gens de se voir en cachette, la nuit ; car l’amour aussi est rusé et habile comme un fauve.

Or, un soir, Sérafina surprit sa fille et Guarnaccia en train de discuter le plan de leur fuite ; elle les entendit et, en cet instant néfaste, elle résolut de commettre un acte terrible.

Le dimanche, les gens se réunirent à l’église pour entendre la messe. Les femmes, vêtues de leurs robes de fête et de leurs fichus bigarrés, se tenaient debout près de l’autel ; derrière elles, les hommes étaient agenouillés ; les amoureux vinrent prier la Madone de bénir leur sort.

Sérafina Amato arriva à l’église après les autres ; elle était vêtue de sa robe de fête ; un large tablier brodé de fleurs de laine couvrait sa jupe, et sous le tablier était dissimulée une hache.

Lentement, la prière aux lèvres, elle se dirigea vers l’image de l’archange Saint Michel, le patron de Senerchia ; elle ploya le genou, toucha du doigt la main du saint, puis sa propre bouche ; et s’approchant à la dérobée du séducteur de sa fille, qui était agenouillé, elle le frappa par deux fois à la tête, en formant sur le crâne du malheureux le cinq romain, ou la lettre V, qui signifie vendetta, vengeance.

Un tourbillon d’horreur souleva l’assistance. Avec des cris déchirants, tous se précipitèrent vers la porte ; beaucoup tombèrent sans connaissance sur les dalles ou pleurèrent comme des enfants ; la hache à la main, Sérafina demeura près du pauvre Donato et d’Emilia évanouie, comme la Némésis du village.

Elle resta ainsi pendant de longues minutes, et quand les gens, revenus à eux, s’emparèrent d’elle, elle se mit à prier à haute voix, levant au ciel ses yeux étincelants d’une joie féroce :

— Saint Michel, je te remercie ! C’est toi qui m’as donné la force nécessaire pour venger l’honneur outragé d’une femme, de ma fille !

Quand elle apprit que Guarnaccia était vivant, qu’on l’avait placé sur une chaise et conduit à la pharmacie pour panser ses horribles plaies, elle fut saisie d’un tremblement et, roulant des yeux fous pleins de terreur, elle s’écria :

— Non, non, je crois en Dieu, il mourra, cet homme ! Car je lui ai fait des blessures terribles ; mes mains l’ont senti… et Dieu est juste, il doit mourir…

Cette femme sera jugée prochainement, on la condamnera sans doute à une très forte peine ; mais que peut faire la prison à un être qui s’est arrogé le droit de frapper et de tuer ? Le fer ne s’attendrit pas quand on le forge.

Le jugement des hommes dit à l’accusé :

— Tu es coupable !

L’accusé répond « oui » ou « non » et rien n’est changé.

Pour conclure, chers signors, il faut souhaiter que l’homme croisse et multiplie là où le Seigneur l’a semé, là où l’aiment la terre et la femme…



EN CHEMIN DE FER


À une petite station, entre Rome et Gênes, le conducteur ouvrit la portière de notre compartiment et, avec le concours d’un graisseur aux habits malpropres, il hissa sur les marches du wagon un vieillard borgne.

— Il est très vieux, déclarèrent le conducteur et le graisseur d’une seule voix, avec un bon sourire.

Mais le vieillard était encore vert et, après avoir remercié ceux qui l’avaient assisté, d’un beau geste de sa main ratatinée, il souleva avec politesse le chapeau poussiéreux et cassé qui couvrait sa tête grise, examina la banquette d’un œil perçant, et demanda :

— Vous permettez ?

On lui fit immédiatement place ; il rectifia les plis de son costume de toile bleu foncé et poussa un soupir de soulagement ; les mains posées sur ses genoux, il souriait avec bonhomie, d’une bouche édentée.

— Vous allez loin, grand-père ? demanda mon camarade.

— À trois stations d’ici, seulement ! répliqua le borgne. Je vais à la noce de mon petit-fils.

Quelques minutes après, le vieillard nous parlait avec loquacité, parmi le fracas du train, en se balançant comme un rameau cassé un jour d’orage.

— Je suis Ligurien… Nous autres, Liguriens, nous sommes tous très robustes. J’ai treize fils, quatre filles ; je m’embrouille quand je veux compter mes petits-enfants. C’est déjà le troisième qui se marie ; c’est joli, n’est-ce pas ?

Et il regarda fièrement tout le monde de son œil décoloré, mais encore joyeux ; il eut un petit rire et ajouta :

— Hein, que de gens j’ai donnés au pays et au roi !… Comment j’ai perdu l’œil ? Oh ! il y a longtemps de cela ; j’étais encore un gamin alors, mais j’aidais déjà mon père. Il était en train de bêcher sa vigne ; le sol n’est pas bon, chez nous, il demande beaucoup de soins… il est très pierreux… Un caillou sauta sous la bêche de mon père et me frappa à l’œil… Je ne me rappelle pas si j’ai souffert, mais, au dîner, l’œil tomba ; c’était affreux, signors. On le remit en place, on y appliqua du pain chaud, mais l’œil mourut quand même !

Le vieillard frotta avec force sa joue ridée et rousse et se remit à sourire avec bonhomie :

— Il n’y avait pas tant de docteurs à cette époque-là et les gens vivaient plus bêtement… Oh ! oui. Ils étaient peut-être meilleurs. Hein ? Oui, c’est bien possible…

Son visage tanné, tout creusé de plis profonds et couvert de poils d’un gris verdâtre, pareils à de la moisissure, avait pris un air rusé et triomphant.

— Quand on a vécu aussi longtemps que moi, on peut parler des gens hardiment, n’est-ce pas ?

Il leva en l’air un doigt noir et crochu, comme s’il menaçait on ne sait qui.

— Et je vais vous conter différentes choses sur les gens, signors. Quand mon père mourut, j’avais treize ans ; vous voyez comme je suis petit, maintenant encore ? Mais j’étais adroit et infatigable à la besogne ; c’était tout ce que mon père me laissait en héritage, car notre maison et nos champs furent vendus pour payer les dettes. Et je vécus ainsi, avec un œil et deux bras, en travaillant partout où l’on me donnait de l’ouvrage… C’était pénible, mais la jeunesse ne craint pas le travail, n’est-ce pas ?

À dix-neuf ans, je rencontrai la jeune fille qu’il était de ma destinée d’aimer. Aussi pauvre que moi, elle était plus robuste et plus grande ; elle vivait avec sa vieille mère malade et, de même que moi, elle travaillait où elle pouvait. Elle n’était pas très jolie, non, mais elle avait du cœur et du bon sens. Et quelle belle voix ! Ah ! Elle chantait comme une artiste et c’est une fortune que cela, n’est-ce pas, signors ? Je ne chantais pas mal, moi non plus.

— Nous marions-nous ? lui demandai-je, quand nous nous fûmes longtemps regardés.

— Ce serait ridicule, le borgne ! me répondit-elle tristement. Je n’ai rien, toi non plus, comment vivrions-nous ?

C’était la sainte vérité ; elle n’avait rien, ni moi non plus. Mais que faut-il à l’amour quand on est jeune ? Vous savez tous, signors, qu’il faut bien peu de choses à l’amour ; j’insistai et j’eus la victoire.

— Oui, tu as peut-être raison, finit par dire Ida. Puisque la Sainte Vierge nous vient en aide à toi et à moi déjà maintenant, alors que nous vivons chacun pour nous, il lui sera certainement plus facile de le faire encore quand nous vivrons ensemble !

Nous tombâmes d’accord et nous allâmes chez le curé.

— C’est de la folie ! s’écria celui-ci. Manque-t-il donc de mendiants en Ligurie ? Malheureux que vous êtes, jouets du démon, vous devez lutter contre ses séductions ou bien vous paierez cher votre faiblesse !

Tous les jeunes gens de la commune se moquèrent de nous et, à dire vrai, tous les vieillards nous blâmèrent. Mais la jeunesse est obstinée et sensée à sa manière. Le jour de la noce arriva ; nous n’étions pas devenus plus riches et nous ne savions réellement pas où nous passerions notre première nuit.

— Nous irons dans les champs ! dit Ida. Pourquoi serait-ce mal ? La Sainte Vierge est également bonne pour tout le monde, et quand on est jeune, l’amour a partout la même ardeur…

Et nous décidâmes que la terre serait notre couche et que le ciel nous couvrirait.

Mais, maintenant, c’est une autre histoire qui va commencer, signors. Je réclame, toute votre attention : c’est la plus belle histoire de ma longue vie ! De grand matin, la veille du mariage, le vieux Giovanni, chez qui j’avais souvent travaillé, me parla sans desserrer les dents ni enlever sa pipe de sa bouche, car il ne s’agissait que d’une bagatelle :

— Hugo, tu devrais nettoyer la vieille étable des moutons et étendre de la paille. Quoiqu’elle soit sèche et que les moutons n’y aient pas passé plus d’une année, il te faut pourtant la nettoyer si tu veux y habiter avec Ida !

Ainsi, nous avions une maison !

Je travaillais, je chantais, j’arrangeais notre demeure. Constancio, le menuisier, se montra sur le seuil de sa porte et demanda :

— C’est ici que tu demeureras avec Ida ? Et où est votre lit ? Quand tu auras fini, tu viendras chez moi et tu en prendras un, celui que j’ai de trop.

Et comme j’allais chez lui, Maria, la boutiquière, si prompte à la colère, me cria :

— Ils se marient, ces malheureux, et ils n’ont ni draps ni oreillers, ni rien de rien ! Tu es complètement fou ! Borgne, envoie-moi ta fiancée ! Je lui donnerai le nécessaire !…

Et Ettore Viano, un cul-de-jatte, tordu par les rhumatismes, brûlé par les fièvres, qui était sur le seuil du cabaret, cria à la marchande :

— Demande-lui s’il a fait une bonne provision de vin pour offrir à ses invités ? Ah ! les hommes, qu’y a-t-il de plus insouciant qu’eux ? Dis-lui de venir me voir !…

Sur la joue du vieillard, dans une ride profonde, une larme de joie étincela ; il rejeta la tête en arrière et se mit à rire sans bruit ; sa pomme d’Adam jouait ; la peau fripée de son visage tremblait et ses mains s’agitaient en des gestes enfantins.

— O signors, signors ! continua-t-il, tout en riant et haletant, le matin de la noce nous avions tout ce qu’il faut dans une maison : une statue de la Madone, du linge, de la vaisselle, des meubles, tout, je vous le jure ! Ida pleurait et riait, moi aussi, et tout le monde riait. On ne doit pas pleurer le jour de son mariage, ce n’est pas convenable, et tous les nôtres se moquaient de nous…

Signors ! C’est bigrement bon d’avoir le droit d’appeler les gens « les nôtres ». Et c’est encore meilleur de les sentir à soi, proches de soi, de sentir que, pour eux, votre vie n’est pas une plaisanterie, ni votre bonheur un jeu !

Et la noce eut lieu. Ah ! quelle merveilleuse journée ! Toute la commune avait les yeux sur nous et tous vinrent dans notre étable, qui était tout à coup devenue une riche maison, comme dans les contes de fée. Et nous avions de tout : du vin et des fruits, de la viande et du pain ; tous mangèrent et tout le monde était joyeux… Car, signors, il n’est pas de joie meilleure que celle qu’on éprouve en obligeant autrui ; croyez-le, il n’y a rien de plus beau et de plus réconfortant que cela !

Le prêtre vint aussi. Il parla très bien, avec gravité :

— Voici, dit-il, des gens qui ont travaillé pour vous tous et vous avez pris soin qu’ils fussent sans soucis en ce jour, le plus beau jour de leur vie. C’est ce que vous deviez faire, car ils ont peiné pour vous, et le travail vaut toujours mieux que les pièces de cuivre et d’argent dont on le paie. L’argent s’en va, mais le travail reste !… Ces deux jeunes gens sont gais et modestes ; leur existence fut dure et ils l’ont subie sans se plaindre ; désormais, ils mèneront une vie plus pénible encore et ils ne gémiront pas. Vous leur viendrez en aide aux heures difficiles. Ils ont de bons bras et des cœurs encore meilleurs…

Il nous a dit des choses bien flatteuses à Ida, à moi et à toute la commune !

Le vieillard regarda triomphalement autour de lui, d’un œil rajeuni et animé, et conclut :

— Voilà, signors, ce que je voulais vous raconter à propos des gens. N’est-ce pas charmant ?…




L’AMOUR MATERNEL


« Glorifions la mère, car elle est la source intarissable de la vie toute-puissante ! »

Ce qui suit est extrait de l’histoire de Timour-Leng, l’homme d’airain, le tigre boiteux, Sahib-i-Kirani, l’heureux conquérant, Tamerlan, comme le nommèrent les infidèles, l’homme qui voulait détruire le monde entier par le fer et par le feu.

Pendant cinquante ans, il parcourut la terre ; son pas pesant écrasait les villes et les états, comme un pied d’éléphant écrase des fourmilières, et des fleuves de sang ruisselaient de toutes parts dans les voies qu’il suivait. Avec les ossements des peuples qu’il avait vaincus, il édifiait de hautes tours ; pour se venger de la Mort qui lui avait pris son fils Djiganjir, il s’efforçait de lui enlever toutes ses victimes, afin qu’elle crevât de misère et d’ennui.

Depuis le jour où son fils était descendu au tombeau et où les habitants de Samarkande avaient accueilli le vainqueur des Djettes, vêtus de noir et de bleu, la tête couverte de cendres et de poussière, jusqu’au moment où Timour rencontra la Mort à Otrara et fut vaincu par elle, c’est-à-dire pendant trente ans, le terrible guerrier ne sourit pas une seule fois. Il vécut ainsi, les lèvres closes, sans baisser la tête devant qui que ce fût, le cœur inaccessible à toute pitié !

Glorifions en ce monde la Mère, la seule force qui triomphe de la Mort ! Ceci est la véridique histoire d’une mère devant qui s’inclina Tamerlan, l’homme d’airain, le fléau sanglant de la terre, le pourvoyeur de la tombe.

Timour-Leng festoyait un jour dans la splendide vallée de Kanigoula, couverte d’un nuage de jasmin et de roses et que les poètes de Samarkande appelaient « L’Amour des fleurs ».

Quinze mille tentes rondes étaient disséminées en un large éventail dans la vallée. Elles ressemblaient à des tulipes, au-dessus desquelles des centaines de bannières de soie simulaient des fleurs vivantes.

Au milieu d’elles, la tente de Timour se dressait pareille à une reine entourée de ses dames d’honneur. Elle mesurait cent pieds de côté et trois lances de haut ; douze colonnes d’or de la grosseur d’un homme en formaient le centre ; une coupole bleue faite de bandes de soie noires, jaunes et bleues, s’arrondissait à son faîte. Cinq cents cordes rouges l’assujettissaient au sol, afin qu’elle ne pût s’élever vers le ciel. Il y avait un aigle d’argent à chacun des angles, et sous la coupole, au centre de la tente, se tenait, assis sur une estrade, l’invincible Timour-Leng lui-même, le roi des rois.

Il portait un ample vêtement de soie azurée, tout constellé de perles — il n’y en avait pas moins de cinq mille ! — Sur sa terrible tête grise, le rubis fixé à l’extrémité de sa coiffure blanche se balançait et étincelait, tel un œil sanglant regardant le monde.

Pareil à un large couteau, le visage du Boiteux semblait couvert de rouille, tant il était rongé par le sang dans lequel le roi s’était plongé des milliers de fois. Ses yeux petits et étroits, qui voyaient tout, brillaient d’un éclat semblable au froid reflet de la tzaramoute, la pierre favorite des Trabes, que les infidèles appellent émeraude et qui guérit du haut mal. Aux oreilles, le monarque portait des boucles de rubis de Ceylan, gemmes dont la couleur est pareille à celle des lèvres des belles filles.

À terre, sur des tapis comme il n’y en a plus, étaient disposés trois cents flacons dorés contenant les vins et les liqueurs du festin. Derrière Timour se tenaient des musiciens ; à ses pieds étaient assis les membres de sa famille, des rois et des princes, les chefs des armées ; et enfin celui qui est le plus proche de lui, le poète Kermani, l’ivrogne. Un jour que le destructeur du monde lui avait demandé :

— Kermani ! Combien donnerais-tu de moi, si j’étais à vendre ?

Celui-ci avait répondu :

— Vingt-cinq askers !

— Mais ma ceinture seule les vaut ! s’était écrié Timour étonné.

— C’est à la ceinture seule que je pense ! avait répliqué Kermani, à la ceinture seulement, car de toi je ne me soucie guère !

C’était ainsi que le poète Kermani parlait au roi des rois, à l’homme du mal et de l’horreur. Que la renommée du poète sincère soit à jamais plus grande à nos yeux que celle de Timour-Leng !

Glorifions les poètes pour qui Dieu se résume en une vérité qu’ils savent formuler harmonieusement et avec intrépidité !

Et c’est en cette heure de fête, de débauche, de fières évocations de batailles et de victoires, dans le bruit de la musique et des jeux populaires, devant la tente du roi, où d’innombrables bouffons bariolés gambadaient, où luttaient des athlètes, où des danseurs de cordes se ployaient de manière à faire croire que leurs corps étaient sans os, où des guerriers faisaient assaut d’adresse en l’art de tuer, où l’on donnait un spectacle comportant l’exhibition d’éléphants peints en rouge et en vert, à la fois hideux et terribles ; c’est à cette heure où se réjouissaient les hommes de Timour, ivres de la peur que leur inspirait le maître, de la fierté avec laquelle ils contemplaient sa gloire, des fatigues de la conquête, et aussi de vin et de lait de cavale fermenté ; c’est en cette heure de folie, que soudain, traversant le tumulte comme l’éclair transperce les nues, parvint aux oreilles de celui qui avait vaincu le sultan Bajazet, un cri de femme, un cri altier, un cri d’aiglonne, un son familier et proche pour son âme blessée, outragée par la Mort et devenue cruelle aux hommes et à la vie, tant était grand son ressentiment de l’offense.

Timour donna l’ordre de chercher qui criait ainsi d’une voix sans allégresse. On lui dit que c’était une femme couverte de guenilles et de poussière qui semblait avoir perdu l’esprit. Elle parlait l’arabe et elle demandait — elle exigeait — qu’on la mît en présence de Timour-Leng, le souverain des trois pays du monde.

— Amenez-la ! ordonna le roi des rois.

Et alors apparut devant lui une femme, dont les vêtements en lambeaux avaient été décolorés par le soleil ; ses pieds étaient nus et ses cheveux épars sur sa poitrine découverte qu’ils tentaient de voiler ! Son visage semblait de bronze, son regard était impérieux et la main brune qu’elle tendait vers le Boiteux ne tremblait pas.

— Est-ce toi qui as vaincu le sultan Bajazet ? questionna-t-elle.

— C’est moi. Je l’ai vaincu ; avant lui j’ai vaincu d’autres ennemis et je ne me sens pas encore las de conquêtes. Et toi, qui es-tu, femme ?

— Écoute ! dit-elle. Quoi que tu aies fait, tu n’es qu’un homme ; moi, je suis une mère ! Tu sers la mort et moi la vie. Tu es coupable envers moi, c’est pourquoi je suis venue te demander de racheter ta faute. On m’a dit que ta devise était : « La puissance dans la justice ! » Je ne le crois pas, mais tu as le devoir de te montrer juste envers moi, car je suis mère !

Le roi était suffisamment sage pour sentir la force que trahissaient ces paroles audacieuses, il répondit :

— Assieds-toi et parle, je t’écouterai.

Elle s’assit comme elle le jugea bon, sur le tapis, dans le cercle compact des rois, et voici quelles furent ses paroles :

— Je viens des environs de Salerne, très loin, en Italie. Mon père était pêcheur, mon mari aussi ; il était beau, comme l’est un homme heureux, car je lui donnais le bonheur ! Et j’avais aussi un fils, c’était le plus bel enfant de la terre…

— Comme mon Djiganjir, soupira le vieux guerrier.

—… le plus beau et le plus intelligent. Il avait atteint sa sixième année, quand des pirates sarrasins débarquèrent sur nos rivages. Ils tuèrent mon père et mon mari, et avec eux un grand nombre de gens. Ils enlevèrent mon enfant, et voici quatre ans que je suis à sa recherche. Il se trouve aujourd’hui parmi tes soldats, je le sais, car les soldats de Bajazet ont fait les pirates prisonniers, et lorsque tu vainquis le sultan, tu t’emparas de tout ce qu’il possédait. Tu dois donc savoir où est mon fils, et, puisque tu le sais, ton devoir est de me le rendre !

Tous les assistants se mirent à rire et les rois s’écrièrent (les rois se croient toujours intelligents) :

— Elle est folle !

Seul, Kermani regardait la femme avec gravité, tandis que Tamerlan la considérait plein d’étonnement.

— Elle est folle comme une mère, prononça tout bas l’ivrogne poète.

Le roi des rois, ennemi du monde, dit :

— Femme ! Comment es-tu venue de cette contrée que je ne connais pas, comment as-tu pu traverser les mers, les fleuves, les forêts et gravir les montagnes ? Pourquoi les fauves et les hommes — souvent plus féroces que les fauves les plus sanguinaires — ne t’ont-ils pas attaquée, toi qui n’avais même pas une arme, la seule amie des faibles et qui ne les trahit pas tant que leur bras est vigoureux ? Il faut que je sache tout cela pour te croire et pour que la surprise ne m’empêche pas de te comprendre…

…Gloire à la mère dont l’amour ne connaît pas de bornes, dont la poitrine nourrit l’univers ! Tout ce qui est beau en l’homme lui vient de la lumière du jour et du lait maternel — voilà ce qui nous imprègne d’amour pour la vie.

Elle dit à Timour-Leng :

— Je n’ai rencontré qu’une mer, où il y avait beaucoup d’îles et de bateaux de pêcheurs ; quand on cherche ce que l’on aime, les vents sont favorables. Il est facile de franchir les fleuves quand on est née et qu’on a grandi au bord de la mer. Les montagnes ? Je ne me suis pas aperçue qu’il y en avait…

Alors Kermani, l’ivrogne, dit :

— Quand on aime, les montagnes se transforment en plaines…

— J’ai traversé des forêts en grand nombre ! J’ai rencontré des ours, des sangliers, des loups-cerviers et des taureaux terribles dont la tête était penchée vers le sol ; par deux fois, des panthères m’ont guettée de leurs yeux pareils aux tiens. Mais toute bête a un cœur ; j’ai parlé avec ces fauves comme je parle avec toi ; ils comprirent que je suis une mère et ils s’éloignèrent en soupirant. Ils avaient pitié de moi ! Ne sais-tu donc pas que les fauves, eux aussi, aiment leurs petits et savent lutter pour les défendre et les garder aussi bien que font les hommes ?

— Oui, femme ! dit Timour. Et souvent, je le sais, ils aiment plus fort et luttent plus opiniâtrement que les hommes !

— Les hommes, continua-t-elle, comme un enfant, — toute mère est cent fois enfant en son âme, — les hommes, ce sont toujours les enfants de leur mère. Car chacun a une mère, chacun est le fils d’une mère ; toi aussi, vieillard, et tu le sais bien, tu as été enfanté par une femme ; tu peux nier Dieu, mais cela tu es obligé de le reconnaître !

— Oui, femme ! s’exclama l’intrépide poète Kermani. De même que d’un troupeau de bœufs il ne sortira pas de veaux, de même sans soleil les fleurs ne s’épanouissent pas ; sans amour il n’y a pas de bonheur ; sans femme il n’y a pas d’amour ; sans mère il n’y a ni héros ni poète !

Et la femme dit :

— Rends-moi mon enfant, Timour, car je suis mère et je l’aime !

…Inclinons-nous devant la Femme, elle a donné au monde Moïse, Mahomet et le grand prophète Jésus, qui a été mis à mort par les méchants ; mais, comme l’a dit Shérifeddin, il ressuscitera et viendra à Damas juger les vivants et les morts !

Inclinons-nous devant Celle qui enfante sans se lasser de grands hommes : Aristote est son fils et aussi Firdousi, et Saadi, doux comme le miel, et Omar Khayam, semblable à du vin mélangé avec du poison, et Iskander et Homère l’aveugle. Tous sont ses enfants. Tous ont bu son lait. Elle a fait entrer chacun d’eux dans le monde, en les tenant par la main, quand ils n’étaient pas plus haut qu’une tulipe. Tout ce qui fait l’orgueil des peuples vient des mères !

Et alors, Timour-Leng, le vieux tigre boiteux, le vieux destructeur de villes, se mit à réfléchir ; il garda longtemps le silence ; puis il dit, en s’adressant à tous :

Men tangri Kouli Timour ! Moi, Timour, serviteur de Dieu, je dis ce qu’il faut dire ! Voici : j’ai vécu, et depuis de longues années la terre gémit sous mon poids ; il y a trente ans que je détruis de ma main la récolte de la mort ; je la détruis pour venger mon fils Djiganjir, parce que la mort a éteint le soleil de mon cœur ! On m’a combattu pour conquérir des villes et des royaumes ; mais jamais personne ne m’a livré de combats pour la vie d’un homme. L’homme fut sans valeur à mes yeux ; je ne savais pas ce qu’il était ni pourquoi il se trouvait sur ma route. C’est moi, Timour, qui ai dit à Bajazet, après l’avoir vaincu : « Ô Bajazet ! les royaumes et les hommes ne sont rien aux yeux de Dieu. Vois : il les met au pouvoir de gens comme toi qui es difforme, ou comme moi qui suis boiteux ! » C’est ainsi que je lui ai parlé quand on me l’amena chargé de chaînes si lourdes qu’il chancelait sous leur poids, c’est ainsi que je lui ai parlé en le regardant dans son malheur et j’ai senti que la vie était amère comme l’absinthe, la plante des ruines.

Moi, Timour, serviteur de Dieu, je dis ce qu’il faut dire ! Voici : devant moi se trouve une femme comme il y en a des multitudes, et elle a éveillé en mon âme des sentiments qui m’étaient inconnus. Elle me parle comme à un égal et elle ne demande pas, elle exige. Et je vois que j’ai compris pourquoi cette femme est si forte. Elle aime, et l’amour l’a aidée à comprendre que son enfant est une étincelle de vie qui peut provoquer des flammes durant une longue suite de siècles. Les prophètes n’ont-ils pas tous été enfants et les héros faibles ? Ô Djiganjir, clarté de mes yeux ! tu aurais peut-être ensemencé la terre de bonheur ; moi, je l’ai arrosée de sang et elle est devenue stérile !

De nouveau, le fléau des peuples se plongea dans une longue méditation ; il reprit, enfin :

— Moi, Timour, serviteur de Dieu, je dis ce qu’il faut dire. Que trois cents cavaliers se dirigent à l’instant vers toutes les extrémités de mon royaume et qu’ils cherchent le fils de cette femme ! Elle attendra ici et j’attendrai avec elle. Celui qui reviendra en ramenant l’enfant en croupe sur son cheval sera heureux. Est-ce bien, femme ?

Elle rejeta en arrière ses cheveux noirs qui couvraient son visage, sourit au roi et répondit en secouant la tête :

— Oui ! C’est bien !

Alors, le vieillard terrible se leva et s’inclina silencieusement devant elle. Le joyeux poète Kermani chanta avec une allégresse juvénile :

Quoi de plus beau qu’un hymne aux astres et aux fleurs ?
« Une chanson d’amour ! » me répondra la Femme.
Quoi de plus beau que le soleil dans sa splendeur ?
L’amoureux s’écriera : « Celle qu’élut mon âme ! »
Certes, l’étoile est belle et l’éclatant flambeau
Du soleil embellit l’azur qui l’environne ;
Plus que les fleurs, les yeux d’une amante sont beaux,
Et mieux que le soleil son sourire rayonne.
Mais le plus beau des chants, nul encor ne l’a dit :
C’est le chant du principe éternel de la terre,
Le chant majestueux, où l’Amour resplendit,
De Celle qu’ici-bas nous appelons : la Mère !

Et Timour-Leng dit à son poète :

— Très bien, Kermani ! Dieu ne s’est pas trompé quand il a choisi tes lèvres pour célébrer sa sagesse.

— Dieu lui-même est un poète, déclara l’ivrogne Kermani.

La femme souriait ; les rois, les princes, les chefs d’armée et les autres enfants, tous souriaient en la regardant, elle, la Mère.

Ceci est la vérité ; tous les mots tracés sur ces pages sont la vérité ; nos mères le savent ; interrogez-les, et elles vous diront :

— Oui, c’est la vérité éternelle ; nous sommes plus fortes que la mort, nous qui donnons sans cesse au monde des sages, des poètes et des héros, nous qui semons en lui tout ce qui fait sa gloire !




LA MÈRE DU TRAITRE


Depuis plusieurs semaines déjà, la ville était entourée d’un réseau compact d’ennemis bardés de fer. La nuit, ils allumaient des feux, et dans les ténèbres épaisses les flammes regardaient les murs de la ville avec une multitude d’yeux rouges et malveillants. Et ces clartés épiantes suscitaient dans l’esprit des assiégés de sombres pensées.

Du haut des murs, on pouvait voir la chaîne des ennemis se resserrer chaque jour davantage et leurs ombres démesurées s’agiter autour des feux. On entendait le hennissement des chevaux repus, mêlé au cliquetis des armes, aux rires sonores et aux chants d’allégresse des soldats, et rien ne semblait plus atroce que la gaîté de cette armée, sûre de la victoire.

Toutes les sources qui alimentaient la ville avaient été comblées de cadavres par les ennemis. Ils avaient incendié les vignes, foulé aux pieds les champs, saccagé les jardins. La cité était ouverte de toutes parts, et il ne se passait pas de jour que les canons et les mousquets des assiégeants n’y envoyassent du fer et du plomb.

Dans les rues étroites, défilaient d’un air morne des détachements de soldats harassés et à demi morts de faim. Par les fenêtres des maisons s’échappaient les gémissements des blessés, les cris de délire, les prières des femmes et les sanglots des enfants. On ne parlait qu’à mi-voix, d’un ton accablé ; on se coupait brusquement la parole l’un à l’autre ; on écoutait avec attention si l’ennemi ne montait pas à l’assaut.

C’était surtout le soir que la vie devenait insupportable. Alors, dans le silence, les lamentations devenaient plus distinctes et plus nombreuses ; des ombres d’un bleu noir, dérobant aux regards le camp ennemi, rampaient hors des crevasses des montagnes lointaines pour se diriger vers les murailles à demi détruites, et la lune se levait au-dessus des dentelures sombres des sommets, pareille à un bouclier égaré, bosselé par les coups de pesantes épées.

N’espérant plus aucun secours, épuisés par la fatigue et par la faim, les assiégés regardaient avec effroi les dents aiguës des cimes, les gueules noires des gorges et le camp bruyant de l’ennemi. Tout leur parlait de la mort, et nulle étoile consolante ne brillait pour eux.

Dans les maisons, on craignait d’allumer des lumières ; des ténèbres épaisses inondaient les rues, et parmi ces ténèbres, une femme enveloppée de la tête aux pieds dans un manteau noir, se glissait sans bruit, comme un poisson au fond de la rivière.

En la voyant, les gens s’interrogeaient :

— Est-ce elle ?

— C’est elle !

Et ils se cachaient dans des encoignures, ou bien, baissant la tête, ils passaient vite et sans mot dire. Les chefs des patrouilles l’admonestaient d’une voix sévère :

— Vous voilà de nouveau dans la rue, Monna Marianna ? Prenez garde, vous pouvez être tuée, et personne ne recherchera le coupable…

Elle, toute droite, attendait, mais la patrouille s’éloignait, soit qu’elle n’osât pas porter la main sur elle, soit qu’elle dédaignât de le faire. Solitaire, Monna Marianna reprenait alors sa route vers on ne sait où, traversant rue après rue, muette et noire, pareille à l’incarnation des malheurs de la ville ; autour d’elle, des sons lugubres rampaient plaintivement et la poursuivaient : gémissements, pleurs, prières, bruit de voix mornes des soldats qui avaient perdu l’espoir de vaincre.

Citoyenne et mère, elle pensait à son fils et à la patrie. À la tête de ceux qui anéantissaient la ville se trouvait son propre fils, un beau garçon impitoyable et joyeux ; naguère encore, elle le regardait avec fierté, comme un cadeau précieux fait par elle à la patrie, comme une force bienfaisante, engendrée par elle pour secourir les habitants de la cité, du nid où elle était née elle-même, où elle l’avait mis au monde et nourri. D’innombrables liens indestructibles unissaient son cœur aux pierres antiques, dont ses ancêtres avaient bâti les maisons et édifié les murs de la ville, à la terre où reposaient les os des membres de sa famille, aux légendes, aux chansons et aux espoirs des siens. Ce cœur saignait d’avoir perdu l’être qui lui était le plus proche ; cependant Marianna n’aurait su dire lequel l’emportait en elle, de l’amour maternel ou de l’amour de la patrie.

C’est ainsi que Monna Marianna se promenait nuitamment dans les rues ; bien des gens s’effrayaient, qui prenaient sa noire silhouette pour la personnification de la mort, proche pour tous ; quand ils la reconnaissaient, ils s’écartaient, sans parler, de la mère du traître.

Or, une nuit, dans un coin solitaire, près du mur de la ville, elle aperçut une femme ; agenouillée à côté d’un cadavre, immobile, tel un bloc de terre, la femme priait, levant vers les étoiles son visage douloureux ; sur le mur, au-dessus de sa tête, des sentinelles s’entretenaient à voix basse ; les armes cliquetaient en se heurtant aux pierres des créneaux.

La mère du traître demanda :

— Est-ce ton mari ?

— Non.

— Ton frère ?

— Mon fils. Mon mari a été tué il y a treize jours, et celui-ci aujourd’hui.

Et se levant, la mère du mort ajouta d’un ton résigné :

— La Madone voit tout, connaît tout ; grâces lui soient rendues !

— Pourquoi ? demanda la première.

L’autre lui répondit :

— À présent qu’il est mort loyalement, en combattant pour sa patrie, je puis dire qu’il faisait naître en mon cœur une certaine appréhension : il était léger, il aimait trop la vie joyeuse, en sorte que je craignais qu’il ne fût entraîné à trahir la cité, comme l’a fait le fils de Marianna, l’ennemi de Dieu et des hommes, le chef de nos adversaires. Ah ! celui-là, qu’il soit maudit ! Que le sein qui l’a conçu soit maudit !

Se cachant le visage, Marianna s’en fut ; le lendemain matin, elle se rendit chez les défenseurs de la ville et leur dit :

— Tuez-moi, puisque mon fils est devenu votre ennemi, ou laissez-moi quitter la ville pour que je me réfugie auprès de lui…

— Tu es une créature humaine, et ta patrie doit t’être chère : ton fils est un ennemi pour toi comme il l’est devenu pour chacun de nous…

— Je suis sa mère, je l’aime et je me considère comme coupable de sa trahison.

Alors, ils tinrent conseil pour savoir ce qu’ils feraient d’elle, et voici ce qu’ils décidèrent :

— Femme ! l’honneur nous défend de te mettre à mort. Nous savons que tu n’as pu suggérer à ton fils le crime odieux qu’il a commis, et nous devinons combien tu dois en souffrir. Mais tu es inutile à la ville, même comme otage ; ton fils ne se soucie pas de toi. Nous pensons qu’il t’a oubliée, et ce sera là ton châtiment, si tu trouves que tu en mérites un ! Il nous semble pire que la mort !

— Oui, dit-elle, il est pire que la mort !

On ouvrit la porte devant elle, et elle sortit de la ville ; longtemps, du haut des murs, ses concitoyens la regardèrent marcher sur la terre natale tout imbibée du sang répandu par son fils. Elle allait lentement, détachant à grand’peine les pieds de ce sol ; elle saluait les cadavres des défenseurs de la ville, repoussait dédaigneusement du pied les armes brisées. Les mères haïssent les armes offensives, elles n’admettent que celles qui servent à défendre la vie humaine.

Elle semblait porter sous son manteau une coupe pleine d’un liquide qu’elle craignait de répandre ; en s’éloignant, elle devenait toujours plus petite ; et ceux qui la regardaient du haut des murs avaient l’impression de voir partir avec elle le désespoir et l’anxiété.

À mi-chemin, elle s’arrêta, rejeta en arrière le capuchon qui lui couvrait la tête, et contempla longuement la ville. Du camp ennemi, on aperçut cette femme seule au milieu des champs, et des silhouettes sombres s’approchèrent d’elle avec une lenteur prudente.

On lui demanda qui elle était et où elle allait.

— Votre chef est mon fils, déclara-t-elle, et aucun des soldats ne douta de sa parole. Ils se groupèrent autour d’elle et marchèrent à ses côtés en louant la vaillance et le génie de leur général. Elle les écouta en relevant la tête avec fierté, mais elle ne parut pas étonnée : c’est ainsi que devait être son fils.

Et la voilà devant celui qu’elle n’avait jamais senti hors de son cœur. Il était vêtu de soie et de velours, et ses armes étaient serties de pierres précieuses. Tel il lui apparut, tel elle l’avait vu maintes fois en rêve.

— Mère ! s’écria-t-il, en lui baisant les mains. Tu es venue à moi ; tu m’as compris ; je prendrai cette ville maudite demain !

— Cette ville où tu es né ! lui rappela-t-elle.

Enivré par ses exploits, ambitieux d’une gloire plus grande, il parla avec l’ardeur insolente de la jeunesse :

— Je suis né dans le monde et pour le monde, afin de le frapper d’étonnement ! Si j’ai fait grâce à cette ville, c’est à cause de toi ; elle m’empêche de voler à la gloire aussi vite que je le voudrais. Mais puisque tu l’as quittée, je détruirai dès demain ce repaire de rebelles !…

—…Où chaque caillou te connaît depuis ta plus tendre enfance, soupira-t-elle.

— Les pierres sont muettes, si l’homme ne les oblige pas à parler. Que les montagnes se mettent à parler de moi, tel est mon désir !

— Mais — les hommes ! demanda-t-elle.

— Mère, je ne les oublie pas. J’ai besoin d’eux aussi, car c’est seulement dans la mémoire des hommes que les héros sont immortels.

Elle dit :

— Le héros, c’est celui qui crée de la vie en dépit de la mort, c’est celui qui vainc la mort.

— Non ! répliqua-t-il. Celui qui anéantit une ville est aussi glorieux que celui qui l’a bâtie. Nous ignorons si c’est Enée ou Romulus qui a fondé Rome, mais nous savons avec certitude que c’est Alaric et ses soldats qui l’ont détruite.

Ils s’entretinrent ainsi jusqu’au coucher du soleil. Marianna interrompait avec une brusquerie toujours croissante les discours insensés de son fils et sa tête hautaine s’inclinait toujours davantage.

La mère crée, puis protège ; parler devant elle de destruction, c’est parler contre son œuvre. Le fils l’ignorait.

La mère est toujours l’adversaire de la mort, et la main qui tue dans la demeure des hommes est haïe de toutes les mères. Le fils ne le voyait pas, car il était aveuglé par le froid éclat de la gloire qui corrompt les cœurs.

Et il ne savait pas que la mère est un fauve rusé et impitoyable autant qu’intrépide, quand il s’agit de la Vie qu’elle a la mission sur terre de perpétuer et de secourir.

Marianna était assise, le dos voûté ; par la portière relevée de la somptueuse tente, elle pouvait voir la ville où elle avait éprouvé pour la première fois le doux émoi de la conception et les douloureuses convulsions de l’enfantement de celui qui voulait maintenant faire œuvre néfaste.

Les rayons écarlates du soleil inondaient de sang les murailles et les tours de la cité. Les vitres des fenêtres étincelaient d’un reflet menaçant. La ville tout entière semblait blessée, et la sève pourpre de la vie s’écoulait par mille plaies ; le temps passa ; la cité devint noire comme un cadavre ; pareilles à des cierges funéraires, les étoiles s’allumèrent au-dessus d’elle.

La mère voyait là-bas les maisons obscures où l’on craignait de faire de la lumière, pour ne pas attirer l’attention des ennemis ; elle voyait les rues ténébreuses qu’emplissaient l’odeur des cadavres et le chuchotement étouffé des gens qui attendaient la mort. Elle voyait chaque chose et tout le monde ; ce décor familier et cher était là, tout près d’elle, dans l’attente silencieuse de la décision qu’elle prendrait. Elle se sentait la mère de tous les habitants de la cité.

Du haut des noirs sommets de la montagne, les nuages descendaient dans la plaine, pareils à des chevaux ailés se ruant sur la ville vouée à la mort.

— Peut-être l’attaquerons-nous déjà cette nuit, s’il fait suffisamment sombre ! dit le fils. Il est incommode de massacrer quand le soleil éblouit et que les reflets des armes vous aveuglent. On porte souvent des coups à faux.

La mère demanda :

— Viens, pose ta tête sur mon sein, repose-toi, rappelle-toi comme tu étais bon et joyeux quand tu étais enfant ; alors tout le monde t’aimait.

Il obéit, se coucha sur les genoux de sa mère et ferma les yeux en disant :

— Je n’aime que la gloire et toi, parce que tu m’as fait ce que je suis…

— Et les femmes ? demandait-elle, en se penchant vers lui.

— J’en ai beaucoup ; elles lassent vite, comme tout ce qui est trop doux.

Elle le questionna une dernière fois.

— Et tu ne désires pas avoir d’enfants ?

— Pourquoi ? Pour qu’on les tue ? J’en souffrirais, et je serais sans doute déjà trop vieux et trop faible pour les venger.

— Tu es beau, mais stérile comme l’éclair, soupira-t-elle douloureusement.

Il répliqua en souriant :

— Oui, comme l’éclair…

Et il se mit à sommeiller sur le sein de sa mère, comme un enfant.

Alors, elle le couvrit de son manteau noir et lui plongea un poignard dans le cœur. Il tressaillit et mourut aussitôt ; le coup était allé droit à son but, car une mère sait toujours où bat le cœur de son enfant. Repoussant le cadavre qui gisait sur ses genoux jusqu’aux pieds des gardes consternés, elle s’écria, en regardant la ville :

— Comme citoyenne, j’ai fait pour la patrie tout ce que j’ai pu. Comme mère, j’accompagne mon fils ! Il est trop tard pour que j’en enfante un autre, ma vie n’est utile à personne !

Et ce même poignard, encore tiède du sang de son fils, — de son sang à elle, — elle le planta d’une main ferme dans son cœur. Quand le cœur souffre, il est facile de l’atteindre sans se tromper.




LA MÈRE DU MONSTRE


Un jour torride, le silence : la vie s’est figée en un repos lumineux ; le ciel contemple affectueusement la terre, d’un œil lucide et bleu dont le soleil est la prunelle flamboyante.

La mer est forgée d’un métal céruléen et lisse ; immobiles, les barques polychromes des pêcheurs semblent soudées à l’hémicycle du golfe aussi resplendissant que le ciel. Une mouette passe en agitant paresseusement ses ailes, et l’eau montre un autre oiseau, plus blanc et plus beau que celui qui vole dans les airs.

Le lointain est indistinct. Dans une brume, on entrevoit une île violette, dont on ne sait si elle vogue doucement ou si elle fond sous l’ardeur du soleil ; c’est un roc solitaire au milieu de la mer, une ravissante gemme du collier de la baie de Naples.

Tout en saillies, l’îlot pierreux descend vers la mer ; il est somptueux et couronné par le feuillage sombre de la vigne, des orangers, des citronniers et des figuiers, et par les minces feuilles des oliviers couleur d’argent terni. Parmi ce torrent de verdure qui dévale à pic dans la mer, des fleurs blanches, rouges et dorées sourient amicalement, et les fruits orangés et jaunes font penser aux étoiles qui brillent dans les nuits chaudes et sans lune, quand le firmament est sombre et l’air humide.

Au ciel, sur la mer et dans l’âme, le silence règne ; on se plaît à écouter la muette invocation de tous les êtres vivants au Dieu-Soleil.

Entre les jardins serpente un étroit sentier ; une femme le suit, qui se dirige vers la mer. Elle est grande, et sa robe noire et rapiécée est roussie par le soleil. Sur sa tête que n’abrite aucune coiffure, ses cheveux argentés scintillent ; ils entourent de petites boucles le haut front, les tempes et la peau bronzée des joues : sans doute est-il impossible de lisser ces cheveux-là.

Le visage est austère et rude ; qui l’a vu ne l’oublie pas ; il y a quelque chose de profondément antique dans cette physionomie sèche, et quand on rencontre le regard droit et sombre de ses yeux, on pense involontairement aux torrides déserts de l’Orient, à Débora et à Judith.

La tête penchée, la femme crochète ; l’acier de l’instrument étincelle ; le peloton de laine est caché dans une poche quelconque du vêtement, mais il semble que le fil rouge sorte de la poitrine de la femme. Le sentier est escarpé et capricieux, on entend les pierres crisser en dégringolant, mais la vieille descend avec autant d’assurance que si ses pieds eux-mêmes voyaient le chemin.

Voici quelle est son histoire. Peu après son mariage avec un pêcheur, son mari partit un jour pour la pêche ; il ne revint jamais, la laissant sur le point d’être mère.

Quand l’enfant naquit, elle le cacha aux yeux de tout le monde ; jamais on ne la vit sortir avec lui dans la rue, au soleil, pour se glorifier de son fils, comme font toutes les mères ; elle le tint, au contraire, enveloppé de chiffons, dans un coin obscur de sa chaumière ; et pendant longtemps, aucun voisin n’avait pu se rendre compte de la conformation du nouveau-né ; on apercevait seulement sa grosse tête et ses immenses yeux immobiles dans sa figure jaune. On remarqua aussi que la mère qui, auparavant, luttait contre la misère gaîment et sans se lasser, qui savait inspirer du courage aux autres, était devenue taciturne, et semblait toujours réfléchir on ne savait à quoi ; les sourcils froncés, elle regardait tout au travers d’un voile de douleur, d’un regard étrange qui paraissait questionner.

Il ne fallut pas longtemps pour que tous apprissent son malheur : l’enfant était venu au monde infirme ; voilà pourquoi elle le cachait, voilà ce qui l’accablait.

Alors les voisins compatissants lui dirent qu’ils comprenaient quelle honte c’était pour une femme d’être la mère d’un infirme ; personne, sauf la Madone, ne savait si cette cruelle épreuve était une juste punition ; quoi qu’il en soit, l’enfant n’était coupable en rien, et elle avait tort de le priver de soleil.

Elle écouta les gens et leur montra son fils : il avait des jambes et des bras courts comme des nageoires de poisson ; une tête boursouflée en forme de grosse boule, qui avait peine à se dresser sur le cou mince et frêle ; le visage était tout sillonné de rides, comme celui d’un vieillard ; les yeux étaient troubles, et la bouche se fendait en un sourire inerte.

Les femmes pleurèrent en le regardant, les hommes s’en allèrent, maussades, avec une grimace de mépris. La mère du monstre s’était assise à terre ; tantôt elle baissait la tête, tantôt elle la relevait, et regardait tout le monde comme si elle eût demandé sans parler quelque chose que personne ne comprenait.

Les voisins fabriquèrent pour l’infirme une caisse semblable à un cercueil ; ils la remplirent de peignures de laine, placèrent l’avorton dans ce nid moelleux et tiède et le portèrent dans un coin de la cour, dans l’espoir que le soleil, qui chaque jour fait des miracles, en accomplirait un de plus.

Mais le temps passa, et le monstre resta le même ; une énorme tête, un tronc allongé avec quatre moignons atrophiés. Seul, le sourire prit une expression toujours plus définie de gloutonnerie insatiable ; la bouche se garnit de deux rangées de dents aiguës et fortes. Les petites pattes courtes apprirent à saisir les morceaux de pain et à les porter, sans presque jamais se tromper, à la grande bouche chaude.

Il était muet, mais quand on mangeait près de lui, et qu’il sentait l’odeur de la nourriture, il ouvrait son museau et poussait des mugissements rauques, en hochant sa tête pesante ; le blanc terne de ses yeux se couvrait d’un rouge réseau de veinules sanglantes.

Il mangeait beaucoup, et toujours davantage. Son mugissement devenait continu. La mère travaillait sans prendre de repos, mais son gain était bien maigre ; parfois même elle n’en avait pas du tout. Elle ne se plaignait pas, et acceptait à contre-cœur et toujours en silence, le secours de ses voisins. Pendant son absence, les gens, énervés par le mugissement de l’infirme, s’empressaient de fourrer dans l’insatiable bouche des croûtes de pain, des fruits, des légumes, de tout ce qu’on peut manger.

— Il t’aura bientôt toute dévorée ! disait-on à la mère. Pourquoi ne le mets-tu pas dans un asile ?

Elle répondait d’un air sombre :

— Ne me parlez pas de cela ! Je suis sa mère ! C’est moi qui l’ai mis au monde ; c’est moi qui dois le nourrir !

Elle était belle, et plus d’un homme rechercha son amour, mais elle les éconduisit tous. À l’un d’eux qui lui plaisait mieux que tous les autres, elle dit :

— Je ne puis être ta femme. J’ai peur d’enfanter encore un monstre. Ce serait une honte pour toi. Non, va-t-en !

L’homme insista, lui rappela la Madone qui est juste envers les mères et les considère comme ses sœurs. La mère du monstre lui répondit :

— Je ne sais de quoi je suis coupable : hélas ! je suis punie bien cruellement.

Il supplia, pleura, se mit en colère, mais elle répéta, obstinée :

— J’ai peur… je n’ai plus foi dans mon destin… Va-t-en !

Il partit alors très loin et disparut à jamais.

Et ainsi, pendant de longues années, elle remplit la gueule sans fond qui mâchait toujours. Le monstre engloutissait le fruit de son travail, son sang et sa vie. La tête de l’avorton se développait et devenait toujours plus affreuse : on eût dit une boule prête à se détacher du mince cou atrophié et à s’envoler, se cognant aux angles des maisons et se balançant avec paresse de côté et d’autre.

Tous ceux qui regardaient en passant dans la cour s’arrêtaient sans le vouloir, stupéfaits, frissonnants, ne sachant ce qu’ils voyaient. Près du mur où grimpait une vigne, une caisse était posée sur des pierres, comme sur un autel, et de cette caisse surgissait la tête du monstre, qui attirait les regards des passants. Le visage était jaune et sillonné de rides, les pommettes saillantes ; les yeux ternes s’écarquillaient, désorbités, et leur image se gravait pour longtemps dans la mémoire. Le large nez épaté frémissait ; les mâchoires et les pommettes aux dimensions disproportionnées se mouvaient sans cesse ; les lèvres gercées remuaient, découvrant les dents carnassières, et deux grandes oreilles de bête saillaient de chaque côté de la tête comme si elles eussent vécu d’une vie propre. Ce masque terrifiant était surmonté d’une toison de cheveux noirs et frisés en petites boucles comme ceux d’un nègre.

Tenant dans sa main courte et menue, telle une patte de lézard, un morceau d’un comestible quelconque, le monstre penchait la tête avec les gestes d’un oiseau de proie, déchiquetait l’aliment avec ses dents, mâchait avec bruit et reniflait. Quand il était repu et qu’il regardait les gens, il découvrait toujours la mâchoire. Ses yeux se mouvaient vers la racine du nez et se confondaient en une tache trouble et sans fond, sur ce visage à demi-mort, dont les contractions rappelaient une agonie. Quand il avait faim, il tendait le cou en avant et ouvrait sa gueule rouge, agitant une mince langue de serpent et meuglant d’une voix impérieuse.

Les gens s’en allaient en se signant et en chuchotant des prières ; ils se rappelaient tout le mal dont ils avaient souffert, tous les malheurs qu’ils avaient éprouvés dans la vie.

Un vieux forgeron, homme de caractère morose, répéta bien des fois :

— Quand je vois cette bouche qui engloutit tout, je me dis que ma force à moi a été dévorée par je ne sais trop quoi, qui lui ressemble. Il me paraît que, tous, nous vivons et nous mourons pour entretenir des parasites.

Et cette tête muette faisait naître chez tout le monde des pensées mornes et des sentiments qui terrifiaient le cœur.

La mère du monstre se taisait, écoutant les propos des voisins. Ses cheveux devinrent très vite blancs, et des rides se dessinèrent sur son visage. Depuis longtemps déjà, elle ne savait plus rire. Les gens n’ignoraient pas qu’elle passait des nuits entières, immobile sur le seuil, à regarder au ciel, comme si elle en attendait du secours. Haussant les épaules, ils se disaient l’un à l’autre :

— Qu’a-t-elle à attendre ?

— Porte-le sur la place, près de la vieille église ! lui conseilla-t-on. Les étrangers s’y promènent ; ils lui jetteront quelquefois des sous de cuivre.

La mère tressaillit, effrayée, et répondit :

— Ce serait affreux si des étrangers le voyaient, que penseraient-ils de nous ?

On lui répliqua :

— Le malheur existe dans tous les pays ; personne ne l’ignore.

Elle hocha la tête négativement.

Or il advint que des étrangers qui rôdaient dans le village, en jetant des coups d’œil dans toutes les cours, aperçurent le monstre enfoui dans sa caisse. La mère fut témoin de leurs grimaces de dégoût, et les entendit parler avec répugnance de son fils. Mais elle fut surtout frappée par quelques mots prononcés avec mépris, avec animosité, avec un air de triomphe manifeste.

Elle retint ces sons, se répéta bien souvent ces paroles étrangères où son cœur d’Italienne et de mère devinait une signification insultante. Le même jour elle alla chez un portefaix de sa connaissance et lui demanda le sens des mots qu’elle avait entendus.

— Reste à savoir qui les a prononcés, répondit-il en fronçant le sourcil. Cela signifie : « L’Italie meurt avant toutes les autres nations latines »… Où as-tu entendu ce mensonge ?

Elle s’en alla sans répondre.

Et le lendemain, son fils ayant trop mangé, mourut dans les convulsions.

Elle s’assit dans la cour, près de la caisse, la main posée sur la tête inanimée. Paisible, elle attendait visiblement quelque chose ; elle jetait un coup d’œil interrogateur sur chacun de ceux qui venaient chez elle pour voir le mort.

Tous gardaient le silence. Personne ne lui demanda rien, quoique, peut-être, beaucoup eussent voulu la féliciter, car elle était libérée de son esclavage, — ou lui dire des paroles consolantes, puisqu’elle avait perdu son fils. Mais tous se turent obstinément. Parfois, les gens comprennent que certaines choses ne peuvent être dites sans réticences.

Longtemps après la mort du monstre elle regardait encore les gens en face comme si elle les eût interrogés à propos d’on ne sait quoi, puis, peu à peu, elle sembla oublier.




JUSTICE POPULAIRE
Récit d’un villageois.


… Le jour où la chose arriva, le sirocco soufflait. C’est un vent humide d’Afrique, un vilain vent qui excite les nerfs et rend les gens de méchante humeur. Voilà qui explique simplement pourquoi Giuseppe Cirotta et Luigi Meta, tous deux cochers, se disputèrent ce jour-là. La querelle naquit on ne sait comment, on ignore qui la suscita ; on vit seulement Luigi se précipiter sur Giuseppe et essayer de le saisir à la gorge, tandis que celui-ci, la tête rentrée dans les épaules, dissimulait son gros cou rouge, et se mettait en garde avec ses poings solides.

On les sépara sur-le-champ et on les interrogea.

— Qu’y a-t-il ?

Bleu de colère, Luigi cria :

— Que ce bœuf répète devant tout le monde ce qu’il a dit de ma femme !

Giuseppe voulait s’en aller ; il cacha ses petits yeux dans les plis d’une grimace dédaigneuse, secoua sa tête noire et ronde, et refusa de répéter les paroles outrageantes. Luigi dit à haute voix :

— Il prétend qu’il a reçu des caresses de ma femme.

— Hé ! dirent les gens, ce n’est pas une petite affaire. Elle mérite d’être étudiée attentivement. Du calme, Luigi ! Tu es étranger parmi nous, mais ta femme est d’ici ; nous l’avons tous connue enfant et, si tu es outragé, sa faute retombe sur nous tous, soyons justes !

On passa à Giuseppe.

— Tu as dit cela ?

— Hé bien, oui, avoua l’autre.

— Et c’est la vérité ?

— Qui et quand m’a-t-on convaincu de mensonge ?

Giuseppe était un honnête homme, un bon père de famille, et l’affaire prenait très mauvaise tournure. Les assistants étaient sombres et pensifs. Luigi rentra chez lui et dit à Concetta :

— Je pars ! Je ne veux plus rien savoir de toi tant que tu n’auras pas prouvé que les paroles de ce drôle sont des calomnies.

Elle pleura, naturellement, mais les larmes ne prouvent pas grand’chose. Luigi tint parole et elle resta seule, avec un enfant sur les bras, sans pain et sans argent.

Les femmes intervinrent, surtout Caterina, la marchande de légumes, fine commère, qui ressemblait à un vieux sac tout bourré de chair et d’os et plissé çà et là.

— Signors, dit-elle, vous l’avez entendu, votre honneur à tous est enjeu. Ce n’est pas une espièglerie, inspirée par une nuit de lune trop belle ; le sort de deux mères en dépend, n’est-ce pas ? Je prends Concetta chez moi, elle y vivra jusqu’au jour où nous découvrirons la vérité.

Ce qui fut fait ; puis Caterina et Lucia, sorcière sèche et braillarde dont la voix s’entend à trois kilomètres, entreprirent le pauvre Giuseppe : elles le firent venir chez elles et se mirent à tirailler son âme, comme si c’eût été un vieux chiffon.

— Eh bien, brave homme, dis un peu, l’as-tu eue souvent Concetta ?

Le gros Giuseppe gonfla ses joues, réfléchit et répondit :

— Une seule fois.

— On pouvait le dire sans réfléchir si longtemps, fit observer Lucia tout haut, mais comme si elle se parlait à elle-même.

— Était-ce le soir, la nuit, le matin ? demanda Caterina, du ton d’un juge d’instruction.

Sans hésiter, Giuseppe choisit le soir.

— Faisait-il encore clair ?

— Oui, répliqua-t-il.

— Alors, tu as vu son corps.

— Bien sûr !

— Dis-nous donc un peu comment il est fait !

Giuseppe comprit à quoi tendaient ces questions captieuses ; il ouvrit la bouche, comme un moineau étouffé par un grain d’orge et se mit à grommeler, si furieux que ses grandes oreilles s’injectèrent de sang et devinrent violettes :

— Que puis-je en dire ? fit-il. Je ne l’ai pas examinée comme un docteur.

— Tu manges des fruits sans les admirer ? demanda Lucia. Mais tu as peut-être quand même remarqué une particularité de Concetta ? continua-t-elle en clignant de l’œil malicieusement.

— Cela s’est fait si vite, que, vraiment, je n’ai rien remarqué, répondit Giuseppe.

— Donc, tu ne l’as pas eue ! conclut Caterina. Et les deux vieilles embrouillèrent si bien Giuseppe dans ses contradictions que le gaillard finit par avouer :

— Il ne s’est rien passé, j’ai parlé par méchanceté.

Les deux vieilles n’en témoignèrent aucune surprise.

— C’est bien ce que nous pensions, dirent-elles, et le laissant aller en paix, elles remirent l’affaire au jugement des hommes.

Deux jours après se réunit notre assemblée communale. Giuseppe Cirotta se présenta devant elle, accusé de calomnie envers une femme. Le vieux forgeron Giacomo Fasca prit la parole :

— Citoyens, camarades, braves gens ! Puisque nous désirons qu’on soit juste envers nous, nous devons nous montrer justes les uns envers les autres. Que tout le monde sache que nous comprenons la haute valeur de ce que nous réclamons et que pour nous la justice n’est pas un vain mot. Voici un homme qui a calomnié une femme, outragé un camarade, détruit un foyer et fait naître le chagrin dans un autre, en obligeant sa propre femme à souffrir de la jalousie et de la honte. Nous devons le traiter sévèrement. Que proposez-vous ?

Soixante-sept bouches prononcèrent :

— L’expulser de la commune !

Quinze hommes trouvèrent que le châtiment était trop sévère, et la discussion commença. On se mit à crier avec acharnement : il s’agissait là du sort d’un homme, qui, de plus, était marié et père de trois enfants… de quoi ceux-ci et leur mère étaient-ils coupables ? L’homme avait une maison, une vigne, une paire de chevaux, quatre ânes pour les étrangers ; il avait gagné tout cela à la sueur de son front ; il lui en avait coûté bien du travail. Le pauvre Giuseppe était seul, dans un coin, et regardait ses juges d’un air sombre.

Assis sur une chaise, le dos voûté, la tête basse, il pétrissait son chapeau entre ses mains ; il en avait déjà arraché le ruban et en déchirait peu à peu les bords, tandis que ses doigts dansaient comme ceux d’un violoniste. Quand on lui demanda ce qu’il avait à dire, il répondit, après s’être redressé et levé avec beaucoup de peine :

— Je réclame votre indulgence. Personne n’est impeccable. Me chasser du lieu où j’ai vécu plus de trente ans, où mes ancêtres ont travaillé, ce ne serait pas juste !

À leur tour, les femmes s’élevèrent contre l’expulsion ; enfin, voici ce que Fasca proposa :

— Je pense, mes amis, qu’il sera suffisamment puni si nous l’obligeons à verser à la femme et à l’enfant de Luigi, la moitié de ce que gagnait celui-ci !

On discuta encore longuement, mais finalement on adopta cette résolution. Giuseppe Cirotta fut fort satisfait de s’en être tiré à si bon compte : au surplus, tout le monde était content de cette solution : l’affaire ne serait pas portée devant les tribunaux, elle avait été réglée sans effusion de sang, en famille. Nous n’aimons pas que les journalistes commentent nos affaires dans une langue où les mots compréhensibles sont aussi rares que les dents dans la bouche d’un vieillard, ni que les juges, ces gens qui nous sont étrangers et qui comprennent très mai la vie, parlent de nous comme si nous étions des sauvages et eux des anges célestes. Nous sommes des gens simples et nous regardons la vie avec simplicité !

Il fut donc résolu que Giuseppe nourrirait la femme et l’enfant de Luigi ; mais l’affaire ne se termina pas ainsi. Quand ce dernier apprit que Giuseppe avait menti, que sa femme était innocente et que le calomniateur avait été condamné par nous, il fit venir Concetta auprès de lui en écrivant brièvement :

« Viens me retrouver et nous vivrons de nouveau heureux ensemble. N’accepte pas un centime de cet homme ; si tu en as déjà reçu de l’argent, jette-le-lui à la figure ! Je ne suis pas, moi non plus, coupable envers toi ; aurais-je pu penser qu’on peut mentir quand il s’agit d’amour ? »

Et à Giuseppe, il écrivit ceci :

« J’ai trois frères, et nous nous sommes juré tous les quatre que nous t’étranglerons comme un mouton si jamais tu quittes l’île pour venir à Sorrento, à Castellamare, à Torre, où que ce soit. Cela est aussi vrai que les gens de ta commune sont de braves et honnêtes gens. Ma femme n’a pas besoin de ton argent ; mon cochon lui-même refuserait de manger ton pain. Ne quitte jamais l’île avant que je t’aie permis de le faire ! »

Et voilà ! On dit que Giuseppe a porté cette lettre à notre juge et lui a demandé si Luigi ne pouvait pas être condamné pour menaces. Le juge aurait répondu :

— Évidemment, mais alors ses frères viendraient ici tous trois et vous égorgeraient à coup sûr. Je vous conseille d’attendre. Cela vaut mieux. La colère n’est pas comme l’amour : elle est de courte durée.

Le juge a pu parler ainsi ; c’est un homme très bon et très sensé, il compose de jolis vers, mais je ne crois pas que Giuseppe ait été chez lui pour lui montrer la lettre. Non, il est malgré tout un garçon correct ; s’il avait manqué de tact une fois de plus, on se serait moqué de lui.

Nous sommes des gens simples, signor, des ouvriers ; nous avons notre manière de vivre, de comprendre, de penser ; nous avons le droit de bâtir notre vie comme nous le voulons et de la manière qui est la meilleure pour nous.

Socialistes ? Oh ! mon ami, l’ouvrier naît socialiste, à ce que je crois ; nous ne lisons pas de livres, mais nous reconnaissons la vérité à son odeur. Elle sent fort, la vérité, et son odeur est toujours la même : c’est celle de la sueur et du travail.




LA MORT DE GIOVANNI TUBA


Dès sa prime jeunesse, le vieux Giovanni Tuba avait trahi la terre pour la mer — cette surface lisse et bleue, tantôt paisible et caressante comme le regard d’une jeune fille, tantôt tumultueuse comme un cœur de femme envahi par la passion, ce désert qui engloutit le soleil inutile aux poissons et qui n’engendre de son union avec l’or vivant des rayons, que de la beauté et un éclat aveuglant — la mer perfide, qui chante éternellement et qui inspire le désir invincible de voguer au loin.

Tuba était encore un gamin et travaillait à la vigne — échelonnée sur les saillies au flanc de la montagne, consolidée par de petits murs en pierre grise, parmi les figuiers et les oliviers tachetés, aux feuilles massives, sous l’ombre épaisse des orangers et des rameaux embrouillés des grenadiers, au grand soleil, dans le parfum des fleurs, sur la terre chaude — qu’il regardait déjà, les narines gonflées, l’œil bleu de la mer avec l’expression de l’homme sous les pieds duquel le sol vacille ; il le regardait en aspirant l’air salé et il devenait distrait, paresseux, désobéissant, comme il arrive toujours à ceux que la mer a enchantés et qu’elle appelle.

Les jours de fête, de grand matin, alors que le soleil avait à peine dépassé le sommet des montagnes, derrière Sorrente, quand le ciel était rosé et comme tissé de fleurs d’abricotiers, Tuba, tout hérissé, pareil à un chien de berger, dévalait la montagne, sa ligne sur l’épaule ; il sautait de pierre en pierre, tel un peloton de muscles élastiques, il courait à la mer et lui souriait de tout son large visage, semé de taches de rousseur ; et, dans l’air frais du matin, dominant la douce émanation des fleurs qui s’éveillaient, une odeur aiguë venait à lui, tandis que les vagues s’accrochaient aux pierres comme pour appeler le jeune homme.

Le voilà assis au bord d’un rocher gris et rosé ; il laisse pendre ses jambes bronzées ; ses yeux noirs, grands comme des prunes, plongent sans s’en détacher dans l’eau verdâtre et transparente ; au travers de ce verre liquide, ils distinguent un monde étonnant, plus beau que tous les contes ; ils voient la forêt des algues rousses et dorées, de laquelle jaillissent dès « violas » multicolores, vivantes fleurs de la mer ; puis voici les « perchia » aux yeux bêtes, au museau constellé de dessins et au ventre taché de bleu ; les « sarpa » dorées, les « canie » rayés et hardis ; les noirs « guaracini », qui se démènent comme de beaux diables ; les « sparalioni », les « occhiati » et autres merveilleux poissons qui scintillent, innombrables, tels des plats d’argent. Avant d’engloutir lever et l’hameçon, chacun d’eux les tâte adroitement avec ses petites dents, car tous sont intelligents et rusés.

Pareilles à des oiseaux dans l’air, les crevettes barbues volent dans cette eau lumineuse et caressante ; des crabes-ermites rampent sur la pierre, traînant après eux leur demeure ornée de dessins ; écarlates comme du sang, les étoiles de mer se meuvent doucement ; les clochettes lilas des méduses s’agitent sans bruit ; parfois, sous une pierre, surgit la tête irritée d’une murène aux dents aiguës ; son corps, serpentin tout constellé de taches magnifiques, ondule ; comme une sorcière de contes de fée, mais plus hideuse et plus terrifiante encore, une octopode grisâtre s’étale soudain dans l’eau, tel un chiffon sale, et s’élance avec rapidité, semblable à un oiseau de proie ; puis voici la langouste qui avance lentement en mouvant ses barbes longues comme des ramilles de bambou. Quantité de merveilles de tous genres apparaissent ainsi dans l’eau transparente, sous le ciel aussi clair mais plus vide que la mer.

La mer respire, son sein bleu se soulève rythmiquement ; les vagues vertes, puis blanches, rejaillissent sur le rocher aux pieds de Tuba ; elles jouent, se brisent sur la pierre, cliquètent ; elles aimeraient sauter aux pieds de l’enfant ; parfois, elles s’enfuient loin du rocher comme si elles avaient peur ; puis elles reviennent se jeter contre le roc ; un rayon de soleil plonge tout au fond de l’eau, il forme un entonnoir de vive lumière et perce doucement la masse des flots. L’âme s’endort d’un doux sommeil, sans penser à rien, sans désir de comprendre quoi que ce soit ; silencieuse et joyeuse, elle s’imprègne de tout ce qu’elle voit et elle est infiniment libre comme la mer.

C’est ainsi que Tuba passait ses jours de fête. Bientôt, il désira passer la semaine de la même manière, car quand la mer prend un homme au cœur, il devient une partie d’elle, de même que le cœur n’est qu’une partie de l’homme vivant. Un jour, laissant à son frère le soin de cultiver la terre, Tuba s’en alla, avec une troupe de gens amoureux comme lui de l’espace, se livrer à la pêche du corail sur les rives de la Sicile. C’est un labeur ardu mais glorieux ; on risque de se noyer dix fois par jour, mais, en revanche, que de choses étonnantes ne voit-on pas quand sort lourdement de l’eau bleue le filet où étincelle une multitude vivante et, parmi elle, les rameaux roses du précieux corail, cadeau de la mer !

C’est ainsi que s’endormit à jamais pour la terre l’homme captivé par la mer ; il aimait les femmes aussi, comme dans un rêve ; il aimait peu de temps et en silence ; il ne savait leur parler que de ce qu’il connaissait : des coraux, du jeu des vagues, des caprices du vent et des grands navires qui s’en vont vers les mers inconnues ; il était très doux quand il était sur la terre ferme ; il marchait avec précaution, avec méfiance presque ; en compagnie, il était muet comme un poisson ; il scrutait les yeux, du regard perspicace du pêcheur, accoutumé à épier les profondeurs trompeuses. En mer, il devenait plus gai ; il avait des attentions pour ses camarades et son adresse égalait celle d’un dauphin.

Mais si bonne que soit l’existence qu’un homme s’est choisie, elle a nécessairement un terme ; lorsque Tuba eut atteint ses quatre-vingt-dix ans, ses bras tordus par les rhumatismes refusèrent de travailler davantage ; ses jambes courbées soutenaient à grand’peine sa taille voûtée. Le vieillard, que tous les vents avaient battu, descendit un jour tristement dans l’île, grimpa sur la montagne et entra dans la cabane que son frère habitait avec ses enfants et ses petits-enfants. Mais ses parents étaient trop pauvres pour être bons, surtout à présent que le vieux Tuba ne pouvait plus leur apporter de beaux poissons comme autrefois.

Le vieillard ne tarda pas à se trouver malheureux dans sa nouvelle famille ; tous regardaient avec trop d’attention les morceaux de pain qu’il enfonçait dans sa bouche édentée avec sa main noire et noueuse. Il comprit bientôt qu’il était de trop ; son cœur s’assombrit, étreint d’une tristesse inconnue : les rides se firent encore plus profondes sur sa peau desséchée par le soleil ; et ses os lui causèrent une douleur jusqu’alors inconnue ; pendant des journées entières, il restait assis sur les pierres à la porte de la cabane ; de ses vieux yeux, il regardait la mer lumineuse où toute sa vie avait fondu, cette mer bleue sous l’éclat du soleil, cette mer, belle comme un rêve.

Elle était bien éloignée de lui et il était difficile au vieillard de parvenir au rivage ; néanmoins, il résolut d’y descendre ; et par une paisible soirée, il rampa, pareil à un lézard écrasé, au bas de la montagne, sur les pierres aiguës. Quand il arriva vers les vagues, elles l’accueillirent avec leur langage familier, plus amical que les voix humaines, par un clapotis sonore sur les pierres mortes de la terre ; et alors, comme on le devina plus tard, le vieillard se mit à genoux, leva les yeux au ciel et pria silencieusement pour les hommes qui lui étaient tous également étrangers. Sa prière finie, il enleva ses haillons, posa sur les pierres sa vieille dépouille qui appartenait à autrui, entra dans l’eau en hochant sa tête grise, se coucha sur le dos et disparut au loin, à l’endroit où le voile bleu foncé du ciel touche de son extrémité le noir velours des vagues marines et où les étoiles du ciel sont si proches de la mer qu’il semble qu’on puisse les toucher de la main

Par les paisibles nuits d’été, la mer est calme comme l’âme d’un enfant fatigué des jeux de la journée ; elle sommeille, en respirant tout doucement et elle a sans doute des rêves merveilleux ; si on navigue de nuit sur ses eaux épaisses et tièdes, des étincelles bleues scintillent sous les doigts ; une flamme bleue se dégage et l’âme humaine fond doucement dans ce feu, caressant comme un conte maternel.




LE BOSSU


Sur la terrasse de l’hôtel, au travers du rideau vert foncé des ceps de vigne, la lumière du soleil se répand comme une pluie dorée, en fils tendus en l’air. Par terre, sur le carrelage grisâtre et sur les nappes blanches des tables tombent les bizarres dessins des ombres ; il semble que si on les regardait longtemps, on apprendrait à les lire comme des vers et qu’on en saisirait la signification. Les grappes de la vigne brillent au soleil comme des perles ou comme l’étrange gemme trouble appelée olivine ; dans la coupe d’eau posée sur la table, étincellent des diamants bleus.

Sur la dalle, entre les tables, gît un petit mouchoir de dentelles ; c’est une dame qui l’a perdu, à coup sûr, et elle doit être divinement belle ; elle ne saurait être autrement, en ce jour paisible, plein d’un lyrisme torride, en ce jour où toutes les choses banales et ennuyeuses deviennent invisibles, comme si, honteuses d’elles-mêmes, elles se dérobaient aux regards du soleil.

Le silence règne ; seuls, les oiseaux gazouillent dans le jardin, les abeilles bourdonnent autour des fleurs, et sur la montagne, parmi les vignes, une chanson soupire avec ardeur. Les chanteurs sont deux, un homme et une femme, chaque couplet est séparé de l’autre par un instant de silence, ce qui donne à la chanson un accent singulier, vaguement religieux.

Une dame venant du jardin monte lentement les larges degrés de l’escalier de marbre. C’est une vieille femme, très grande, au visage sombre et austère, aux sourcils froncés ; ses lèvres minces sont serrées obstinément, comme si elle venait de déclarer farouchement :

— Non !

Sur ses épaules sèches est drapée une pèlerine de soie dorée, garnie de dentelles, ample et longue comme un manteau. Sa tête aux cheveux gris, petite et disproportionnée à la taille, est couverte d’une dentelle noire. D’une main, la dame tient une ombrelle rouge à long manche, et de l’autre un sac de velours noir brodé d’argent. Elle marche tout droit au travers du réseau des rayons, d’un pas ferme, comme un soldat, et frappe le carrelage sonore du bout de son ombrelle. De profil, son visage est encore plus dur : le nez est crochu, le menton pointu est marqué d’une grosse verrue grise ; le front bombé surplombe lourdement les trous obscurs où les yeux se dissimulent dans un tissu de rides. Ils sont si profondément cachés que la vieille femme semble aveugle.

Derrière elle, se dandinant comme un canard, un bossu trapu, monte sans bruit l’escalier. Sa grosse tête, coiffée d’un chapeau mou de couleur grise, est lourdement penchée. Il tient ses mains dans les poches de son gilet, ce qui le fait paraître encore plus large et anguleux. Il est vêtu d’un costume blanc et chaussé de bottines également blanches, à semelles souples. Sa bouche est entrouverte, en une grimace maladive qui découvre des dents jaunes et inégales ; sur la lèvre supérieure se hérisse une déplaisante moustache noire, dont les poils sont rares et rêches comme du fil de fer. L’homme a la respiration difficile et fréquente ; ses narines frémissent sans cesse, mais sa moustache ne remue pas. Il marche en ouvrant d’une manière hideuse ses courtes jambes ; ses yeux immenses examinent la terre d’un air las et ennuyé. Il y a sur ce petit corps beaucoup de grosses choses : une grosse bague d’or, où est enchâssé un camée, à l’annulaire de la main gauche ; une grosse breloque d’or incrustée de deux rubis à l’extrémité du ruban noir qui tient lieu de chaîne de montre ; à la cravate bleu foncé, est piquée une grosse opale, pierre maléfique.

Les deux promeneurs traversent la terrasse et se dirigent vers la porte de l’hôtel ; semblables à des personnages des tableaux de Hogarth, ils sont laids, tristes, ridicules et indifférents à tout sous ce magnifique soleil. Il semble que tout s’obscurcit et se ternit à leur vue.

Ce sont des Hollandais, le frère et la sœur, les enfants d’un marchand de diamants, des gens dont la vie est très étrange, à en croire ce qu’on raconte d’eux.

Dans son enfance, le bossu était tranquille, effacé, rêveur et n’aimait pas les jouets, ce qui n’avait attiré l’attention de personne, sauf de sa sœur. Le père et la mère estimaient qu’il devait être ainsi, puisque c’était un infirme ; mais la fillette, qui avait quatre ans de plus que son frère, ne laissait pas de se montrer inquiète du caractère de celui-ci.

Elle passait presque tout son temps avec lui, essayant de toutes manières d’exciter l’attention du petit garçon, de le faire rire ; elle lui glissait des jouets dans la main, avec lesquels il édifiait toutes sortes de pyramides ; bien rarement, cédant aux efforts de sa sœur, il souriait d’un petit sourire contraint ; en général, il la regardait comme il regardait tout le reste, avec une expression morne dans ses grands yeux, qui semblaient aveuglés par on ne sait quoi. Ce regard glaçait l’ardeur de la fillette et l’agaçait.

— Je ne veux pas que tu aies ce regard, tu deviendrais idiot ! criait-elle en tapant du pied. Elle le pinçait et le battait ; il pleurnichait et cherchait à défendre sa tête en levant les bras en l’air. Mais il ne s’échappait jamais et ne se plaignait à personne d’être battu par elle.

Plus tard, quand il sembla à la petite qu’il pouvait comprendre ce qui était déjà clair pour elle, elle l’exhortait :

— Puisque tu es infirme, tu dois être intelligent, sinon nous aurons honte de toi, papa, maman, notre famille entière ! Tout le monde sera honteux qu’il y ait un petit monstre dans une maison aussi riche que la nôtre ! Dans les maisons riches, tout doit être beau ou intelligent, as-tu saisi ?

— Oui, répondait-il gravement, en penchant de côté sa grosse tête et en regardant sa sœur en face, du sombre regard de ses yeux inanimés.

Le père et la mère admiraient la façon dont la fillette se comportait avec son frère, et louaient son bon cœur devant celui-ci. Peu à peu, elle devint pour le bossu une compagne de tous les instants, elle lui apprenait à se servir de ses jouets ; elle l’aidait à apprendre ses leçons, elle lui lisait l’histoire des princes et des fées.

Lui, cependant, continuait à entasser ses jouets comme s’il eût voulu atteindre quelque but mystérieux ; il apprenait mal ; seules, les merveilles des contes le poussaient à sourire d’un air indécis ; une fois, il demanda à sa sœur :

— Y a-t-il des princes bossus ?

— Non.

— Et des chevaliers ?

— Pas davantage.

Le garçonnet poussa un soupir de lassitude ; elle posa la main sur les cheveux rêches et dit :

— Mais les sages magiciens sont toujours bossus.

— Alors, je serai magicien, déclara l’enfant avec soumission, et il ajouta après un instant de réflexion :

— Et les fées, sont-elles toujours belles ?

— Toujours.

— Comme toi ?

— Peut-être ; je crois même qu’elles le sont encore davantage ! avoua la fillette avec une franchise toute juvénile.

Il atteignit ainsi sa huitième année. Sa sœur remarqua que chaque fois que dans leurs promenades ils passaient soit à pied, soit en voiture, devant des maisons en construction, une expression d’étonnement se marquait sur le visage du petit garçon ; il regardait longuement les gens qui travaillaient, puis il tournait ses yeux muets vers sa sœur comme pour l’interroger.

— Cela t’intéresse ? demandait-elle.

Il répondait brièvement :

— Oui.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas…

Pourtant un jour, il s’expliqua :

— Les ouvriers me paraissent petits, les briques aussi ; or les maisons qu’ils bâtissent sont très grandes… Est-ce que toute la ville est construite ainsi ?

— Certainement.

— Et notre maison aussi ?

— Elle aussi !

Elle lui jeta un coup d’œil et déclara d’un ton décidé :

— Tu seras un architecte célèbre, entends-tu !

On lui acheta une quantité de cubes de bois, et dès lors, la passion de construire le posséda tout entier ; pendant des journées entières, assis par terre, dans sa chambre, il élevait en silence de hautes tours qui tombaient avec fracas. Il les reconstruisait aussitôt et ce travail lui devint si indispensable que même à table, pendant le dîner, il essayait d’édifier quelque chose avec les fourchettes et les ronds de serviette. Ses yeux avaient pris une expression plus profonde et plus concentrée ; ses mains s’étaient animées et se mouvaient sans cesse, tâtant tous les objets dont elles pouvaient se servir.

Maintenant, quand il se promenait en ville, il était capable de rester des heures devant une maison en construction, à regarder comment, grâce à de menues choses, s’en développait une plus grande qui s’élevait vers le ciel ; ses narines frémissantes aspiraient la poussière des briques et l’odeur de la chaux bouillonnante ; et ses yeux se couvraient d’un voile de méditation attentive.

— Tu deviendras architecte, n’est-ce pas ? lui suggérait alors sa sœur.

— Oui, répondait-il docilement.

Un soir, après le dîner, comme on attendait le café au salon, le père déclara qu’il était temps d’abandonner les jouets et de se mettre sérieusement à l’étude. Mais la sœur demanda, du ton de quelqu’un dont on reconnaît l’intelligence et avec qui l’on doit compter :

— J’espère, papa, que vous ne pensez pas le placer dans un établissement scolaire ?

Le père, un homme imberbe, grand, paré d’une quantité de gemmes étincelantes, répliqua en allumant un cigare :

— Pourquoi pas ?

— Vous savez bien pourquoi.

Comme il était question de lui, le bossu s’éloigna sans bruit ; il marchait lentement, en sorte qu’il put entendre sa sœur s’écrier :

— Mais tout le monde se moquerait de lui !

— C’est certain ! renchérit la mère.

— Il faut cacher des êtres comme lui ! reprit la sœur avec feu.

— Certes, il n’y a pas de quoi en être fier ! appuya la mère. Dieu ! que tu es intelligente, chère petite.

— Vous avez peut-être raison ! acquiesça le père.

Le bossu revint, et cria sur le seuil de la porte ;

— Je ne suis pas bête, moi non plus…

— Nous verrons, répliqua le père, et la mère ajouta :

— Personne ne pense le contraire…

— Tu étudieras à la maison, déclara la sœur, en faisant asseoir le bossu à côté d’elle. Tu apprendras tout ce qu’un architecte doit savoir ; cela te plaît-il ?

— Oui, tu verras…

— Que verrai-je ?

— Que cela me plaît !

Elle avait alors quinze ans et était à peine plus grande que lui, mais sa petite personne effaçait tout, le père aussi bien que la mère. Le bossu ressemblait à un crabe, et il considérait sa sœur, mince, robuste et bien prise, comme une fée sous la domination de laquelle vivaient tous les êtres de la maison.

Et voici que des gens polis et froids viennent chaque jour lui expliquer les choses les plus diverses ; ils l’interrogent, et l’enfant leur avoue avec indifférence qu’il ne comprend pas les sciences ; il les regarde froidement un instant, et poursuit ses rêveries. Il est évident pour tous que le gamin ne pense pas comme tout le monde ; il parle, peu, mais parfois il pose des questions bizarres sur les êtres anormaux, sur Dieu, sur les riches et les pauvres.

Les maîtres disaient de lui :

— Il a peu d’aptitude pour les mathématiques, mais témoigne d’un grand intérêt pour les problèmes moraux.

— Tu parles beaucoup, remarqua sévèrement sa sœur, quand elle apprit les conversations qu’il avait avec les professeurs.

— Ils parlent plus que moi.

— Et tu ne pries pas assez Dieu…

— Il m’a fait naître bossu…

— Ah ! tu te mets à penser de la sorte ! s’exclama-t-elle avec étonnement ; puis elle déclara :

— Je te pardonne pour cette fois, mais oublie tous propos de ce genre, entends-tu ?

— Oui.

Elle portait déjà des robes longues, et lui n’avait que treize ans.

Depuis lors, des désagréments de toute nature ne cessèrent d’accabler la jeune fille. Presque chaque fois qu’elle entrait dans le cabinet de travail de son frère, un instrument, une planche ou une poutrelle, tombait à ses pieds, après l’avoir touchée à l’épaule, à la tête, aux doigts ; le bossu la prévenait d’ailleurs d’un cri :

— Attention !

Mais c’était toujours trop tard et la jeune fille se trouvait atteinte.

Une fois, toute pâle et irritée, elle se jeta sur lui en boitillant et elle lui cria en pleine figure :

— Tu le fais exprès, monstre ! Et elle le souffleta.

Il avait les jambes faibles, il tomba ; assis à terre, il dit tout bas, sans larmes et sans colère :

— Comment peux-tu le croire ? Car tu m’aimes, n’est-ce pas ? Tu m’aimes ?

Elle s’enfuit en gémissant ; puis elle revint à lui pour qu’il s’expliquât.

— Cela n’arrivait jamais auparavant…

— Cela non plus, fit-il observer, tranquillement, en décrivant de son long bras un vaste cercle : dans tous les coins de la pièce, des caisses et des planches étaient entassées ; le tout avait l’air d’un vrai chaos ; l’établi de menuiserie et le tour adossés aux murs étaient surchargés de morceaux de bois.

— Pourquoi as-tu rassemblé ici toutes ces ordures ? demanda-t-elle, en regardant autour d’elle d’un air méfiant et dégoûté.

— Tu verras !

Il commençait déjà à bâtir : il avait fait une maisonnette pour les lapins et une niche pour le chien ; il inventa une souricière. La sœur suivait jalousement ses travaux, et à table elle en parlait avec fierté à ses parents.

Le père hochait la tête d’un air approbatif et disait :

— Ce ne sont encore que des bagatelles, mais tout commence par cela !

Et la mère, étreignant sa fille, disait au bossu :

— Comprends-tu combien tu dois la remercier des soins qu’elle te prodigue ?

— Oui, répondait le bossu.

Quand il eut achevé la souricière, il appela sa sœur, et, lui montrant l’engin grossier, il dit :

— Ce n’est pas un jouet, on peut le faire breveter. Vois, comme c’est simple et fort ; pèse là-dessus.

La jeune fille posa le doigt sur la souricière ; tout à coup quelque chose claqua, elle poussa un hurlement sauvage, et le bossu, sautillant autour d’elle, grommelait :

— Oh ! non, pas là, pas là…

La mère accourut, suivie des domestiques. On brisa l’appareil, on libéra le doigt pincé et bleui, et on emporta la jeune fille évanouie. La mère s’écria avec colère :

— Je ferai jeter tout cela ; je te défends de continuer…

Le soir, on fit appeler le bossu chez sa sœur ; elle lui demanda :

— Tu l’as fait exprès ? Tu me hais ? Pourquoi ?

Secouant sa bosse, il répondit à mi-voix, tranquillement :

— Tu ne t’es pas servi de la main qu’il fallait, tout simplement.

— Tu mens !

— Pourquoi t’abîmerais-je la main ? Ce n’est même pas celle avec laquelle tu m’as souffleté !

— Prends garde, monstre, tu n’es pas plus intelligent que moi !

Il approuva :

— Je le sais.

Il ne semblait pas qu’il eût pitié de sa sœur ni qu’il se considérât comme coupable envers elle ; son visage anguleux était calme comme toujours, ses yeux avaient une expression concentrée ; on ne pouvait croire qu’il fût méchant ni qu’il pût mentir.

Sa sœur avait dix-neuf ans et elle était déjà fiancée, quand le père et la mère périrent, au cours d’une promenade qu’ils faisaient à bord d’un yacht de plaisance, lequel fut éventré et coulé par la faute d’un pilote ivre dirigeant un cargo-boat américain. La sœur devait prendre part elle aussi à cette excursion, mais un mal de dents subit l’en avait empêchée.

À l’annonce de la catastrophe, elle se mit à courir par la maison et à sangloter, en levant les bras au ciel :

— Non, non, ce n’est pas possible !

Le bossu était resté sur le seuil de la pièce, et, enveloppé dans la portière, il la considérait avec attention ; il déclara en secouant sa bosse :

— Le père était si rond et si vide ; je ne comprends pas qu’il ait pu se noyer !

— Tais-toi, tu n’aimes personne ! cria la sœur.

— Je ne sais pas dire des paroles affectueuses, tout simplement ! répliqua-t-il.

Le cadavre du père ne fut pas retrouvé, celui de la mère qui avait été tuée avant de tomber à l’eau fut placé dans un cercueil ; elle parut aussi sèche, fragile et pareille au rameau mort d’un vieil arbre, qu’elle l’avait été de son vivant.

— Nous voilà seuls, s’écria la sœur d’une voix contrite, après les funérailles, en repoussant son frère d’un regard aigu de ses yeux gris. La vie nous sera pénible, nous ne savons rien et nous pouvons perdre beaucoup. Quel dommage que je ne puisse pas me marier tout de suite !

— Oh ! s’exclama le bossu.

— Qu’est-ce que ce « oh » ?

Il dit, après un instant de réflexion :

— Nous sommes seuls.

— Tu dis cela comme si quelque chose te faisait plaisir.

— Rien ne me fait plaisir.

— C’est bien dommage, car tu ressembles vraiment peu à un être vivant.

Un soir, le fiancé se présenta : c’était un petit bonhomme plein de vie, aux sourcils et aux cils blonds, avec une moustache bien fournie dans un visage rond et hâlé. Il rit toute la soirée sans s’arrêter ; il aurait pu rire sans doute ainsi toute une journée. Les fiançailles étaient déjà officielles ; on construisait pour le couple une maison dans l’une des plus belles rues de la ville, dans la plus propre et la plus tranquille. Le bossu n’avait jamais vu ce chantier et il n’aimait guère à en entendre parler. Le fiancé lui tapait sur l’épaule, d’une petite main boursouflée, ornée de bagues, et lui disait, en découvrant une quantité de petites dents :

— Tu devrais bien aller voir ça, hein ? Qu’en penses-tu ?

Longtemps, le bossu refusa sous divers prétextes ; enfin, il céda et accompagna les deux jeunes gens ; quand il fut parvenu avec le fiancé de sa sœur au dernier étage de l’échafaudage, ils tombèrent tous deux ; le fiancé chût à terre, dans une fosse à chaux, tandis que le frère, dont les habits s’accrochèrent aux bois de la charpente, resta suspendu en l’air et fut secouru par les maçons. Il s’était seulement foulé un pied et un bras et contusionné le visage ; le fiancé avait la colonne vertébrale brisée et le flanc ouvert.

La sœur se débattait dans une crise nerveuse, ses doigts égratignaient la terre et soulevaient une poussière blanche. Elle pleura longtemps, plus d’un mois ; puis, elle commença à ressembler à sa mère : elle maigrit, s’allongea et se mit à parler d’une voix froide et sans timbre.

— Tu es mon malheur ! déclarait-elle parfois à son frère.

Il ne répliquait pas et baissait ses grands yeux. La sœur se vêtit de noir ; ses sourcils formèrent une ligne droite ; quand elle voyait son frère, elle serrait les dents avec une telle force que ses pommettes saillaient en angles aigus. Le bossu tâchait de l’éviter et dessinait sans cesse des projets, dans la solitude et le silence. Il vécut ainsi jusqu’à sa majorité ; et dès ce jour-là commença entre eux la lutte à laquelle ils vouèrent toute leur existence : la lutte qui les enchaîna par les solides maillons des outrages et des insultes réciproques.

Le jour de sa majorité, le bossu dit à sa sœur, d’un ton péremptoire :

— Il n’y a ni sages magiciens, ni bonnes fées, il y a seulement des êtres humains ; les uns sont méchants, les autres bêtes et tout ce qu’on dit du bien n’est qu’un conte. Moi, je veux que ce conte devienne une réalité. Rappelle-toi, tu m’as dit que dans une maison riche, tout doit être beau ou intelligent. Dans une ville riche, tout aussi doit être beau. Je vais acheter du terrain en dehors de la ville et j’y construirai une maison pour moi et pour les monstres qui me ressemblent. Je les ferai sortir de cette cité où il leur est trop pénible de vivre et où leur vue est désagréable à ceux qui te ressemblent…

— Non, dit-elle, tu ne feras certainement pas cela. C’est un projet insensé.

— C’est mon projet…

Ils le discutèrent sans emportement, avec une froideur haineuse.

— Je suis résolu, déclara-t-il enfin.

— Et moi, je ne veux pas ! répondit-elle.

Il haussa sa bosse et sortit. À quelque temps de là, la sœur apprit que le terrain était acheté, et que des terrassiers avaient même commencé les fondations ; on amenait des briques par dizaines de mille, ainsi que des pierres, du bois et du fer.

— Tu te sens toujours petit garçon ? demanda-t-elle. Tu t’imagines que c’est un jeu ?

Il gardait le silence.

Une fois par semaine, la sœur s’en allait hors de ville, dans une petite voiture attelée d’un cheval blanc qu’elle conduisait elle-même. En passant devant le chantier, elle regardait la chair rouge des briques qui était ligaturée par les tendons des poutrelles de fer et le bois jaune posé dans la lourde masse comme des cordons de nerfs. De loin, elle apercevait la silhouette de son frère : pareil à un crabe, il rampait sur l’échafaudage, une canne à la main, coiffé d’un chapeau fripé. De retour à la maison, elle regardait fixement le visage excité du bossu, dont les yeux noirs étaient devenus plus doux et plus clairs.

— Non, disait-il à mi-voix ; j’ai eu une bonne idée ; ce que je fais sera aussi profitable pour vous, gens normaux, que pour nous, êtres infirmes. Notre hideur ne blessera plus votre beauté ! D’ailleurs c’est une affaire merveilleuse que de bâtir, et il me semble que je vais bientôt me considérer comme un homme heureux…

Elle lui demanda, en toisant d’un œil énigmatique le corps difforme de son frère :

— Heureux ?

— Oui ! Sais-tu que les gens qui travaillent ne nous ressemblent absolument pas ; ils font naître des pensées toutes différentes. Comme il doit se sentir heureux, sans doute, le maçon qui passe dans les rues » de la ville où il a bâti des dizaines de maisons ! Il y a beaucoup de socialistes parmi les ouvriers ; ce sont, avant tout, des hommes sobres, et vraiment ils ont le sentiment de leur dignité… Il me semble parfois que nous connaissons mal notre peuple…

— Tu parles drôlement, remarqua-t-elle.

Le bossu s’animait et devenait de jour en jour plus loquace :

— En réalité, tout marche comme tu le désirais : je deviens le sage magicien qui va délivrer la ville de ses monstres, et toi, tu pourrais être la bonne fée, si tu voulais. Pourquoi ne réponds-tu pas ?

— Nous en reparlerons plus tard ! dit-elle, en jouant avec sa chaîne d’or.

À quelques jours de là, il eut avec sa sœur un dialogue tout à fait inattendu :

— Peut-être suis-je plus coupable envers toi que tu ne l’es envers moi.

Elle s’étonna.

— Moi ? Coupable envers toi ?

— Attends ! Parole d’honneur ; je ne suis pas aussi coupable que tu le crois ! Je marche difficilement, tu le sais ; c’est moi qui ai poussé ton fiancé, j’en conviens, mais c’était sans mauvaise intention, crois-moi ! Je suis infiniment plus coupable d’avoir voulu mutiler la main avec laquelle tu m’avais frappé…

— Laissons cela, dit-elle.

— Il me semble qu’il faut être meilleur, murmura-t-il. Je crois que le bien n’est pas un conte, qu’il est possible d’être bon…

Dans la banlieue, la bâtisse grandissait rapidement ; elle s’élargissait sur le sol gras et s’élevait vers le ciel, toujours gris, toujours lourd de pluie.

Un jour, un groupe de personnages officiels parut sur le chantier ; ils examinèrent ce qui avait été fait et, après avoir conversé à mi-voix entre eux, ils défendirent de poursuivre les travaux.

— C’est toi qui as machiné cela ! décria le bossu en se jetant sur sa sœur et en la saisissant à la gorge ; mais des étrangers survinrent et on arracha la jeune femme à son étreinte.

— Vous voyez, s’écria-t-elle, que mon frère n’est pas dans un état normal et qu’il est indispensable de le mettre en tutelle ! Cela a commencé aussitôt après la mort de notre père ; mon frère l’aimait passionnément. Demandez à nos domestiques ; tous savent qu’il est malade. S’ils ont gardé le silence jusqu’à ces derniers temps, c’est parce qu’ils sont de braves gens ; l’honneur de la maison, où beaucoup d’entre eux vivent depuis leur enfance, leur est cher. Moi aussi, j’ai caché notre malheur ; je ne pouvais être fière d’avoir pour frère un dément.

Le visage du bossu se violaça et ses yeux sortirent de leurs orbites, quand il entendit ces paroles ; il ne put proférer un son ; il égratignait en silence les mains de ceux qui le tenaient. La sœur ajouta :

— Mon intention est d’offrir cette maison à la ville pour en faire une clinique de psychiatrie qui portera le nom de mon père…

Le bossu poussa un gémissement et perdit connaissance. On l’emporta.

La sœur fit achever l’édifice avec la même rapidité que son frère avait mise à en commencer la construction ; quand la maison fut terminée, le premier malade qui y fut hospitalisé, fut le bossu. Il y passa sept ans, laps de temps amplement suffisant pour devenir idiot. Cependant, sa sœur avait vieilli et perdu à tout jamais l’espoir de se marier ; lorsqu’elle vit que son ennemi était anéanti et qu’il ne ressusciterait plus, elle le prit sous sa garde.

Aujourd’hui le frère et la sœur errent d’un pays à l’autre sur le globe terrestre ; pareils à des oiseaux aveuglés, ils jettent sur tout ce qui rend la vie agréable et belle un regard sans joie et sans intérêt, et ils ne voient nulle part autre chose qu’eux-mêmes.




L’ENFANT DANS LA NUIT


Le jeune musicien dit à mi-voix, tout en regardant le lointain de ses yeux noirs :

— La musique que j’aimerais écrire est celle-ci :


« Un petit garçon marche sans se hâter sur la route qui mène à une grande ville.

La ville est couchée sur le sol, en pesants monceaux d’édifices et gémit sourdement. De loin, il semble qu’elle vient d’être anéantie par un incendie, car la flamme sanglante du crépuscule ne s’est pas encore éteinte au-dessus d’elle ; et les croix des églises, le sommet des tours et les girouettes sont tout empourprés.

Le bord des nuages noirs est également flamboyant ; sur le fond rouge, les masses anguleuses d’immenses édifices se dessinent d’une manière effrayante ; çà et là, des vitres brillent comme des blessures profondes ; la ville torturée et anéantie, théâtre d’une incessante lutte pour le bonheur, perd son sang brûlant qui exhale une fumée jaunâtre et étouffante.

Dans le crépuscule des champs, l’enfant suit le large ruban gris de la route. Droite comme une épée, dirigée avec fermeté par une main invisible et puissante, elle perce le flanc de la ville. Sur ses bords, les arbres ressemblent à des torches non allumées ; leurs grands squelettes noirs sont immobiles au-dessus de la terre silencieuse, dans l’attente d’on ne sait quoi.

Le ciel est couvert de nuages ; on ne distingue point d’étoiles et il n’y a pas d’ombres ; la soirée est paisible et triste ; les pas lents et légers de l’enfant s’entendent à peine dans le silence crépusculaire et las des champs qui s’endorment.

Et la nuit taciturne suit le petit garçon, recouvrant du noir manteau de l’oubli le lointain d’où il est sorti.

Et s’épaississant, l’obscurité cache dans une tiède étreinte les maisonnettes blanches et rouges, solitaires, disséminées sur les collines et collées humblement au sol. Jardins, arbres, cheminées, tout devient noir et disparaît, écrasé par les ténèbres nocturnes comme si tout avait peur de la petite silhouette qui s’avance, munie d’un bâton, comme si tout jouait avec elle ou se cachait d’elle.

L’enfant marche, silencieux ; il regarde avec calme la ville, sans hâter le pas. Frêle et solitaire, il semble apporter quelque chose d’indispensable et que tout le monde attendait depuis longtemps là-bas, dans la cité, où déjà des feux bleus, jaunes et rouges s’allument pour l’accueillir.

Le crépuscule s’est éteint. Les croix, les girouettes et les toits de fer des tours ont fondu et disparu ; la ville est devenue plus petite, plus basse et semble se serrer plus étroitement encore contre la terre muette.

Un nuage opalin de couleur transparente s’élève et se développe au-dessus de la cité ; une vapeur phosphorescente et jaunâtre se répand irrégulièrement sur le gris réseau des édifices massés. À présent, la ville ne paraît plus anéantie par l’incendie et inondée de sang ; les lignes brisées des toits et des murailles ont quelque chose de féerique, mais en même temps d’inachevé, d’incomplet, comme si celui qui avait bâti cette grande agglomération était fatigué et dormait, ou que, désillusionné, il eût abandonné sa tâche et fût parti, à moins encore qu’ayant perdu la foi, il ne fût mort.

Cependant la ville, vivante, est animée de l’accablant désir de se voir belle et fièrement dressée vers le soleil. Elle geint dans le délire de ses innombrables aspirations de bonheur ; elle est agitée par une ardente volonté de vivre ; dans le sombre silence des champs qui l’entourent, s’écoulent en ruisseaux paisibles des sons étouffés ; la noire coupe du ciel se remplit de plus en plus d’une clarté trouble et angoissée.

L’enfant s’arrête, hoche la tête, lève les sourcils ; de ses yeux hardis et calmes, il regarde au-devant de lui ; il presse le pas et s’élance…

Et la nuit qui le suit lui dit tout bas, avec la voix caressante d’une mère :

— C’est le moment, enfant, va… On t’attend… »

—…Il est impossible d’écrire cela, naturellement, conclut le jeune musicien avec un sourire pensif.

Puis, après un instant de silence, il joignit les mains, et s’exclama anxieusement :

— Sainte Vierge ! Qu’est-ce qui l’attend dans la vie, cet enfant !




LES ADVERSAIRES


Un homme en costume clair, sec et rasé de près comme un Américain, s’assied à une table de fer, près de la porte du restaurant ; il appelle paresseusement :

— Ga-ar-çon !

Tout alentour est parsemé d’une épaisse couche de fleurs d’acacia ; partout étincellent les rayons du soleil ; sur la terre et au ciel, c’est la joie paisible du printemps. Au milieu de la rue, les petits ânes aux oreilles velues galopent en faisant claquer leurs sabots ; de lourds chevaux marchent lentement, les gens vont et viennent sans se presser ; on sent que tous les êtres vivants ont envie de rester le plus longtemps possible au soleil, dans cet air imprégné du mielleux arôme des acacias en fleurs.

Des enfants, les hérauts du printemps, apparaissent ; le soleil colore leurs vêtements de teintes éclatantes ; des femmes en robes de nuances vives marchent en se balançant ; elles sont aussi nécessaires par les jours de soleil que les étoiles la nuit.

L’homme en costume clair a un air bizarre : il semble qu’il a été très sale et qu’on vient seulement de le laver, mais avec un tel zèle, qu’on lui a enlevé pour jamais tout relief. Il examine les alentours avec des yeux éteints ; on dirait qu’il compte les taches de soleil sur les murailles des maisons et sur tout ce qui se meut le long de la route noire, sur les larges dalles du boulevard. Ses lèvres flétries sont allongées et il sifflote tout bas un motif bizarre et mélancolique ; les longs doigts de sa main blanche tambourinent sur le bord de la table ; ses ongles brillent d’un éclat terne ; avec le gant jaune qu’il tient dans son autre main, il bat la mesure sur son genou. Il a un air intelligent et résolu ; il est fâcheux que son visage soit gâté par quelque chose de grossier, de lourd.

Avec un salut poli, le garçon place devant lui une tasse de café, une petite bouteille de liqueur verte et des biscuits.

À la table à côté, s’assied un homme à la large poitrine et aux yeux couleur d’agate ; ses joues, son cou, ses mains sont enduits de fumée et sa personne tout entière est anguleuse, robuste, comme une pièce d’une grande machine.

Quand les yeux de l’homme en blanc s’arrêtèrent sur lui, il se souleva un peu, porta la main à son chapeau et dit, au travers de ses épaisses moustaches :

— Bonjour, monsieur l’ingénieur !

— Bah, c’est de nouveau vous, Trama !

— Oui, c’est moi, monsieur l’ingénieur !

— Il faut s’attendre à des événements, hein ?

— Comment vont vos travaux ?

L’ingénieur répondit avec un léger ricanement de ses lèvres minces :

— Je crois qu’on ne peut pas converser par questions seulement, mon ami…

Tirant son chapeau sur l’oreille, son interlocuteur rit d’un rire franc et ouvert, et entre deux éclats de gaieté, il ajouta :

— Sans doute ! parole d’honneur, j’aimerais tant savoir…

Un ânon noir et blanc tout hérissé, attelé à un petit char de combustible, s’arrêta, tendit le cou et se mit à braire lugubrement, mais sa voix ne lui plut sans doute pas ce jour-là, car il interrompit son cri sur une note aiguë, secoua ses oreilles velues et s’en alla au galop, la tête baissée, en faisant claquer ses sabots.

— J’attends votre machine avec autant d’impatience que j’attendrais un livre nouveau qui devrait me rendre plus intelligent.

L’ingénieur répondit en avalant son café par petites gorgées :

— Je ne comprends pas bien votre comparaison…

— Ne pensez-vous pas que la machine affranchit l’énergie physique de l’homme, comme un bon livre libère son esprit ?

— Ah ! dans ce sens-là ! dit l’ingénieur, et il redressa la tête. Oui, peut-être bien, c’est possible…

Et posant sa tasse vide sur la table, il demanda :

— Vous allez sans doute commencer à faire de l’agitation ?

— J’ai déjà commencé…

— Nous aurons de nouveau des grèves, des désordres ?

L’autre haussa les épaules et eut un bon sourire :

— Ah ! si on pouvait faire autrement…

Une vieille femme en robe noire, à l’air austère comme une religieuse, offrit sans mot dire des bouquets de violettes à l’ingénieur ; il en prit deux et en tendit un à son interlocuteur, en déclarant d’un ton pensif :

— Vous avez une si belle intelligence, Trama, quel dommage que vous soyez idéaliste, vraiment !…

— Je vous remercie pour les fleurs et pour le compliment. Vous trouvez que c’est dommage ?

— Oui ! Vous êtes, je le répète, très intelligent et vous devriez travailler afin de devenir un ingénieur habile…

Avec un petit rire qui découvrit ses dents blanches, Trama répondit :

— Ah ! c’est vrai ! Les ingénieurs sont poètes, je m’en suis convaincu en travaillant avec vous…

— Vous êtes bien aimable…

— Et moi, je me disais : « Pourquoi monsieur l’ingénieur ne deviendrait-il pas socialiste ? Le socialiste doit être poète lui aussi ! »

Ils se regardèrent, étonnamment dissemblables, l’un sec, nerveux, comme effacé par un frottement, les yeux décolorés, l’autre qui semblait forgé de la veille et pas encore poli.

— Non, Trama, je préférerais avoir un atelier à moi et une trentaine de gaillards comme vous. Ah ! nous ferions quelque chose alors…

Il tambourina doucement sur la table ; puis il soupira et passa ses fleurs à sa boutonnière.

— Dire que ce sont des bêtises qui empêchent les gens de vivre et de travailler, c’est diabolique ! s’exclama l’autre en s’animant.

— C’est l’histoire de l’humanité que vous qualifiez de bêtises, maître Trama ? demanda l’ingénieur avec un mince sourire.

L’ouvrier enleva son chapeau, l’agita et se mit à parler, d’une voix ardente et vibrante.

— Hé, qu’est-ce que l’histoire de mes ancêtres !

— De vos ancêtres ? répéta l’ingénieur en soulignant le deuxième mot d’un sourire plus aigu.

— Oui, de mes ancêtres. Vous trouvez que c’est de l’insolence ? Hé bien, si vous voulez ! Mais pourquoi Giordano Bruno, Vico et Mazzini ne seraient-ils pas mes ancêtres, est-ce que je ne vis pas dans leur monde, est-ce que je ne jouis pas de ce que leurs grands esprits ont semé autour de moi !

— Ah ! si vous l’entendez ainsi, oui !

— Tout ce qu’ont donné au monde ceux qui s’en sont écartés, m’est donné à moi !

— Évidemment, approuva l’ingénieur en fronçant les sourcils avec gravité.

— Et tout ce qui a été fait avant moi, avant vous, c’est du minerai que nous devons transformer en acier, n’est-ce pas ?

— Assurément !

— Car vous, les savants, comme nous, les ouvriers, vous vivez sur les travaux des cerveaux du passé.

— Je ne le conteste pas, dit l’ingénieur en baissant la tête.

À côté de lui, un petit garçon en haillons gris, pareil à une balle abîmée par le jeu, tenait dans ses mains sales un bouquet de crocus, et répétait avec insistance :

— Prenez-moi des fleurs, signor.

— J’en ai déjà !

— On n’a jamais assez de fleurs…

— Bravo, petit ! approuva Trama. Bravo, donne-m’en deux…

Quand le gamin lui eut tendu les fleurs, Trama souleva son chapeau et en offrit une à l’ingénieur :

— S’il vous plaît.

— Je vous remercie.

— Quelle merveilleuse journée, n’est-ce pas ?

— Mes cinquante ans s’en réjouissent…

Il regarda autour de lui d’un air rêveur, plissa les paupières, puis il soupira.

— Je suppose que vous devez sentir avec une force toute particulière le soleil printanier dans vos veines, parce que le monde entier, à ce que je vois, est autre à vos yeux qu’aux miens, n’est-ce pas ?

— Je l’ignore, répondit l’autre avec un sourire, mais la vie est belle !

— Par ses promesses ! compléta l’ingénieur d’un ton sceptique ; et cette réplique sembla piquer son interlocuteur, qui se couvrit et dit très vite :

— La vie est belle par toutes les choses qui me plaisent en elle. Que diable ! mon cher ingénieur, pour moi les mots ne sont pas que des sons et des lettres ; quand je lis un livre, quand je vois un tableau, j’admire le beau, je me sens heureux comme si j’avais fait tout cela moi-même.

Tous deux se mirent à rire, l’un d’un rire franc et bruyant, comme s’il était fier de savoir rire ainsi, en bombant sa large poitrine et en rejetant la tête en arrière ; l’autre d’un rire sanglotant, qu’on entendait à peine, et qui découvrit des dents où de l’or était resté, comme s’il venait d’en manger et avait oublié de se nettoyer la bouche.

— Vous êtes un brave garçon, Trama, il est toujours agréable de vous voir, dit l’ingénieur, et il ajouta en clignant de l’œil :

— Si seulement vous ne vous révoltiez pas…

— Oh ! je me rebellerai toujours.

Et prenant une mine sérieuse, les yeux mi-clos, il demanda :

— J’espère que nous nous sommes conduits correctement, cette fois-ci ?

L’ingénieur haussa les épaules et se leva :

— Oui, oui ! Cette histoire, vous le savez, a coûté trente-sept mille livres à l’entreprise…

— Il aurait été plus intelligent de les ajouter aux salaires.

— Hum ! Vous comptez mal ! De l’intelligence ! Chaque animal a la sienne…

Il tendit sa main sèche et jaune, et quand l’ouvrier la serra, il ajouta :

— Malgré tout, je vous le répète, vous devriez étudier, étudier…

— Je m’instruis sans cesse.

— Vous auriez fait un ingénieur avec une belle imagination.

— Hé ! l’imagination ne m’empêche pas de vivre…

— Au revoir, entêté !

Et l’ingénieur s’en alla sous les acacias, au travers du réseau des rayons solaires ; il mouvait lentement ses longues jambes décharnées et tendait avec soin son gant sur les minces doigts de sa main droite.

Le petit sommelier aux cheveux bleu-noir quitta sa place à la porte du restaurant, d’où il avait écouté cette conversation, et dit à l’ouvrier qui fouillait dans sa bourse et en tirait des sous de cuivre :

— Il vieillit beaucoup, notre gros bonnet !

— Il sait encore se défendre ! s’exclama l’ouvrier avec assurance. Il a beaucoup de feu sous le crâne.

— Où parlerez-vous la prochaine fois ?

— Au même endroit, à la Bourse du travail. Vous m’avez entendu ?

— Trois fois, camarade…

Après s’être serré la main avec vigueur, ils se quittèrent en souriant ; l’un se dirigea du côté opposé à celui qu’avait pris l’ingénieur ; l’autre se mit à débarrasser les tables, en chantonnant d’un air pensif.

Un groupe d’écoliers en tabliers blancs, garçons et filles, défile au milieu de la route ; les rires et le bruit s’en dégagent comme des étincelles ; les deux chefs de la bande soufflent dans des feuilles de papier roulé en guise de trompettes ; les acacias éparpillent sur eux la neige de leurs blancs pétales. On regarde toujours les enfants, on les regarde avec une avidité particulière au printemps et on a envie de leur crier, d’une voix joyeuse et forte :

— Hé ! petits hommes, vive votre avenir !




LA CARTE POSTALE


Dans un silence solennel, le soleil se lève ; des rochers de l’île, un brouillard bleuâtre monte vers le ciel, imprégné du doux parfum des genêts dorés.

Au milieu de la sombre plaine des eaux endormies, sous la pâle coupole du ciel, l’île est comme un autel élevé au dieu Soleil.

Les étoiles viennent de s’éteindre, mais la blanche Vénus scintille encore ; solitaire, elle se noie dans la froide hauteur du ciel trouble, au-dessus des couches transparentes des nuages teintés de rose qui se consument lentement à la flamme des premiers rayons.

Pour accueillir le soleil, les brins d’herbe se redressent, ainsi que les pétales des fleurs, appesantis par la rosée ; des gouttes lumineuses pendent au bout des tiges, elles grossissent, se détachent et tombent sur la terre qui sort de son sommeil.

Les oiseaux se sont réveillés, ils voltigent et chantent dans le feuillage des oliviers ; et, d’en bas, s’exhalent vers la montagne les profonds soupirs de la mer, ranimée par le soleil.

Tout est calme, les gens dorment encore, et dans la fraîcheur du matin, le parfum des fleurs et des herbes est plus net que les sons.

Sur le seuil de la blanche maisonnette, assaillie de toutes parts parla vigne, comme une barque par les flots glauques de la mer, apparaît le vieux Ettore Cecco, qui vient saluer le jour. C’est un homme solitaire, misanthrope, aux longs bras de singe, au crâne dénudé de sage, au visage si fripé par le temps, qu’on ne distingue presque plus les yeux au milieu des rides sèches qui les entourent.

Après avoir lentement porté à son front sa main velue et noire, il contemple un grand moment le ciel rose, puis il regarde autour de lui ; sur la pierre lilas de l’île chatoie toute une gamme de tons émeraude et or : le rose, le rouge et le jaune flamboient. Le visage tanné du vieillard s’épanouit en un petit rire débonnaire ; il hoche sa tête pesante et ronde.

À son attitude, on dirait qu’il porte un fardeau ; ses pieds sont très écartés l’un de l’autre, son dos un peu voûté ; autour de lui, l’aurore s’amuse avec une gaîté toujours croissante ; la verdure de la vigne étincelle avec plus d’éclat, les pinsons et les serins gazouillent plus fort parmi les arbustes, les clématites et les ronces ; dans les buissons d’euphorbe, les cailles chantent ; un merle siffle, insouciant et coquet comme un Napolitain.

Le vieux Cecco élève ses longs bras fatigués au-dessus de sa tête : il s’étire comme s’il se préparait à s’envoler vers la mer paisible, semblable à du vin dans une coupe.

Et après avoir fait jouer ses vieux os, il s’assied sur une pierre près de la porte. De la poche de sa veste, il sort une carte postale, ferme à demi les paupières et se met à la regarder attentivement, en remuant les lèvres sans parler. Sur son large visage, qui n’a pas été rasé depuis longtemps et qui semble comme argenté, un nouveau sourire apparaît ; et dans ce sourire se confondent bizarrement l’amour, la tristesse et la fierté.

Sur le morceau de carton qu’il tient, sont représentés en bleu deux jeunes hommes aux larges épaules ; ils sont assis côte à côte et ils sourient gaîment ; ils ont des cheveux bouclés, une grosse tête comme celle du vieux Cecco ; au-dessus des portraits, on a imprimé en grandes lettres très lisibles : « Arturo et Enrico Cecco, deux nobles combattants de la classe ouvrière. Ils organisèrent la grève de vingt-cinq mille ouvriers de l’industrie textile, dont le gain était de six dollars par semaine, et ils viennent d’être incarcérés. Vivent les champions de la justice sociale ! »

Le vieux Cecco ne sait pas lire et l’inscription est écrite en langue étrangère ; mais il sait ce qu’elle signifie ; chaque mot lui est familier et crie, chante, comme une trompette de cuivre.

Cette carte postale bleue avait causé au vieillard beaucoup d’inquiétudes et de tracas ; il l’avait reçue deux mois auparavant et, immédiatement, avec son instinct paternel, il avait senti que quelque chose allait mal : car on ne publie le portrait des pauvres gens que lorsqu’ils ont violé les lois.

Cecco avait caché ce morceau de papier dans sa poche ; c’était comme une pierre posée sur son cœur et dont le poids augmentait chaque jour. Bien des fois, il voulut montrer sa carte au curé, mais une longue expérience de la vie l’avait convaincu que « si le prêtre dit la vérité à Dieu, il ne la dit jamais aux hommes ».

La première personne à laquelle il demanda la signification de la mystérieuse carte fut un peintre étranger, un jeune homme, grand et mince, aux cheveux roux, qui venait très souvent chez Cecco.

— Signor, dit Cecco au peintre, qu’ont-ils fait, ces gens-là ?

L’artiste jeta un coup d’œil sur les joyeuses physionomies des deux enfants du vieillard et il répondit :

— Quelque chose de drôle, sans doute…

— Et qu’y a-t-il d’écrit en haut ?

— C’est en anglais. Les Anglais exceptés, personne ne comprend leur langue, sinon Dieu et aussi ma femme, si elle dit la vérité en cette circonstance, car dans bien des cas elle ne la dit pas.

Le peintre était bavard comme une pie : il était visible qu’il ne pouvait parler sérieusement de quoi que ce fût. Le vieillard le quitta avec un air morne ; le lendemain, il se rendit chez la femme de l’artiste, une grosse signora. Il la trouva au jardin, vêtue d’une robe blanche, ample et transparente : elle était accablée par la chaleur ; couchée dans un hamac, elle levait des yeux irrités vers le ciel bleu.

— Ces gens ont été mis en prison, dit-elle en mauvais italien.

Les jambes du vieillard tremblèrent comme si l’île tout entière avait vacillé sous un choc ; il trouva pourtant la force de demander :

— Ils ont tué ou volé ?

— Oh ! non. Ce sont des socialistes, tout simplement.

— Des socialistes, qu’est-ce que c’est ?

— C’est de la politique ! expliqua la signora, et elle ferma les yeux.

Cecco savait que les étrangers sont des gens absurdes, plus bêtes que les Calabrais ; mais il avait envie de savoir la vérité au sujet de ses enfants et il attendit longtemps près de la signora, jusqu’à ce que celle-ci ouvrît enfin ses grands yeux indolents. Et alors il demanda, en désignant du doigt les deux visages :

— Est-ce honnête ?

— Je ne sais pas, répondit-elle avec ennui. Je t’ai dit que c’était de la politique, comprends-tu ?

Toute la nuit, le vieux garda le portrait de ses enfants entre ses doigts ; à la lueur de la lune, la carte semblait noire et faisait naître des pensées encore plus sombres. Le matin, il résolut d’interroger le prêtre ; l’homme à la soutane noire lui répondit brièvement et avec sévérité :

— Les socialistes, ce sont des gens qui nient la volonté de Dieu ; il te suffit de savoir cela.

Et il ajouta d’un ton plus sévère encore, tandis que Cecco s’en allait :

— Il est honteux de s’intéresser à des choses pareilles, à ton âge…

« C’est heureux que je ne lui aie pas montré la carte ! » pensa le vieillard.

Trois ou quatre jours après, il se rendit chez le coiffeur, un faraud, un étourdi, robuste comme un jeune âne, dont on disait qu’il aimait pour de l’argent de vieilles dames américaines qui viennent soi-disant jouir de la beauté de la mer et qui, en réalité, cherchent des aventures avec de pauvres gens.

— Dieu ! s’exclama ce mauvais garçon après avoir lu l’inscription, et ses joues s’enflammèrent de joie. C’est Arturo et Enrico, mes camarades ! Ah ! je vous félicite de tout cœur, père Ettore, et je me félicite, moi aussi. Voilà que j’ai encore deux compatriotes célèbres de plus ! Comment n’en serait-on pas fier !

— Ne bavarde pas trop ! avertit le vieillard.

Mais l’autre criait en gesticulant :

— Ah ! que je suis content !

— Qu’y a-t-il d’écrit sur eux ?

— Je ne peux pas le lire, mais je suis sûr que c’est la vérité. Les pauvres garçons doivent être de grands héros pour qu’on ait enfin dit la vérité à leur sujet !

— Tais-toi, je t’en prie ! répéta le vieillard, et il partit en faisant claquer furieusement ses sabots sur les pierres.

Il se rendit chez un signor russe qui passait pour un homme honnête et bon, s’assit près du lit de camp sur lequel celui-ci se mourait lentement, et demanda :

— Que dit-on de ces gens-là ?

Fermant à demi ses yeux tristes et décolorés par la maladie, le Russe lut d’une voix faible l’inscription de la carte postale. Le vieillard l’interrompit :

— Signor, vous le voyez, je suis très vieux et j’irai bientôt vers mon Dieu. Quand la Madone me demandera ce que j’ai fait de mes enfants, je devrai lui répondre en détail et sincèrement. Ce sont mes enfants qui sont sur cette carte, mais je ne comprends pas ce qu’ils ont fait et pourquoi ils sont en prison.

Alors, le Russe lui conseilla d’un ton très grave et très simple :

— Vous direz à la Madone que vos enfants ont bien compris le principal enseignement de son Fils : ils aiment leur prochain d’un vivant amour.

On ne peut dire de mensonges avec simplicité ; pour mentir, il faut des mots sonores et quantité d’enjolivements. Le vieillard crut le Russe et il serra avec force la frêle main qui ignorait le labeur.

— Ainsi, la prison, ce n’est pas une honte pour eux ?

— Non, dit le Russe. Vous le savez, on ne met les riches en prison que lorsqu’ils ont fait trop de mal et qu’ils n’ont pas su le dissimuler, tandis que les pauvres diables, eux, sont jetés au cachot dès qu’ils veulent faire un tant soit peu de bien. Vous êtes un heureux père.

Et, de sa voix frêle, il raconta à Cecco ce que les gens honnêtes avaient projeté de faire de la vie : ils voulaient vaincre la misère et l’ignorance, et tous les abus et les infamies qui en résultent.

Le soleil flambe au ciel comme une fleur de feu et sème la poussière dorée de ses rayons sur les grises masses des rochers ; dans chaque fissure de la pierre, quelque chose de vivant — herbes couleur d’émeraude, fleurs bleues comme le ciel — se dresse avec avidité vers le soleil. Les étincelles dorées de la lumière solaire éclatent et s’éteignent dans les grosses gouttes de rosée cristalline.

Le vieillard regarde comme tout, autour de lui, aspire la lumière, absorbe cette force vivante, comme les oiseaux s’affairent et construisent des nids en chantant. Il pense à ses enfants, qui sont sur l’autre bord de l’Océan, détenus dans la prison d’une grande ville, ce qui est mauvais pour la santé, oui, très mauvais.

Mais ils sont en prison, parce qu’ils sont honnêtes, comme leur père l’a été toute sa vie.

Et le vieux visage bronzé s’illumine d’un sourire orgueilleux.

— La terre est riche, les gens sont pauvres ; le soleil est bon et l’homme mauvais, se dit le vieillard. J’ai pensé à cela toute ma vie et quoique je ne leur en aie pas parlé, ils m’ont compris. Six dollars par semaine, c’est quarante lires. Oh ! oh ! Mais ils ont trouvé que c’était trop peu, pour un homme qui veut bien vivre, et vingt-cinq mille de leurs camarades ont été d’accord.

Il est sûr que ses pensées secrètes se sont développées et agrandies en ses enfants ; il en est très fier, mais il sait combien les gens ajoutent peu de foi aux histoires qu’ils inventent eux-mêmes tous les jours, et il se tait.

Pourtant, le vieux cœur si vaste déborde parfois, en pensant à l’avenir des deux fils, et alors Cecco, redressant son dos voûté, bombant sa poitrine, rassemblant ses dernières forces, crie d’une voix enrouée vers la mer, vers le lointain, dans la direction où sont ses enfants :

Va li o !

Et le soleil rit, s’élevant toujours plus haut, au-dessus de l’eau molle et épaisse de la mer ; dans les vignes, les gens répondent au vieillard :

O-oï-i




L’INVINCIBLE ENNEMI


C’est le printemps ; le soleil brille avec éclat ; aussi tout le monde est-il joyeux ; aux fenêtres des vieilles maisons de pierre, les vitres elles-mêmes étincellent gaiement.

Dans la grand’rue de la petite ville, une foule en habits de fête bariolés s’écoule comme un torrent ; la cité tout entière est là : ouvriers, soldats, bourgeois, prêtres, fonctionnaires, pêcheurs ; tous sont gagnés par l’ivresse printanière ; on parle haut, on rit beaucoup, on chante ; et cette foule ne forme qu’un seul corps robuste, pénétré de la joie de vivre.

Les parasols de toutes couleurs, les chapeaux des femmes, les ballons rouges et bleus que tiennent les enfants ressemblent à des fleurs fantastiques. Et partout, semblables, eux aussi, à des fleurs ornant le somptueux manteau d’un roi de légende, resplendissent parmi les rires et les cris, les enfants, ces délicieux maîtres du monde.

Le feuillage vert pâle des arbres ne s’est pas encore épanoui ; enroulé en fastueux pelotons, il boit avidement les tièdes rayons du soleil. Au loin, le soleil joue et appelle les gens.

Dans cette foule si vivante, on peut pourtant distinguer un visage mélancolique. C’est celui d’un homme robuste et de haute taille qui donne le bras à une jeune femme. Il n’a sans doute pas dépassé la trentaine et cependant ses cheveux sont blancs. Il tient son chapeau à la main et sa tête ronde apparaît tout argentée. Son visage maigre et respirant la vigueur est paisible, mais empreint d’une tristesse ineffable. Ses grands yeux noirs, voilés par les cils, ont ce regard propre à ceux qui ne peuvent oublier, qui n’oublieront jamais une douleur par eux subie.

— Observe ce couple, l’homme surtout, me dit mon compagnon. Il a vécu un de ces drames qui se jouent toujours plus fréquemment parmi les ouvriers de l’Italie septentrionale.

Et voici ce que mon ami me raconta :

— Cet homme est un socialiste, le rédacteur d’un petit journal prolétarien local. C’est un ouvrier peintre en bâtiments, une de ces natures pour qui la science devient une foi, et en qui la foi excite encore davantage la soif de savoir. C’est un anticlérical intelligent et acharné ; vois de quels yeux terribles les prêtres noirs le suivent !

Il y a cinq ans, comme il faisait de la propagande, il rencontra dans un des cercles qu’il avait formés, une jeune fille qui attira immédiatement son attention. Ici, les femmes ont trop appris à croire tacitement, avec une fermeté inébranlable. Pendant des siècles, les prêtres ont développé en elles cette faculté et ils ont obtenu ce qu’ils voulaient. Quelqu’un a dit avec justesse que l’Église catholique est édifiée sur le sein des femmes. Le culte de la Madone n’est pas seulement d’une beauté païenne, c’est avant tout un culte ingénieux ; la Vierge est plus simple que Jésus ; elle est plus proche du cœur ; il n’y a pas de contradictions en elle : elle ne menace pas de l’enfer ; elle n’est qu’amour, aide, pardon. Il lui est facile de réduire le cœur des femmes en esclavage pour toute leur vie.

Ainsi donc, il vit cette jeune fille qui savait parler et qui pouvait interroger ; mais toujours, dans les questions qu’elle lui posait, il sentait, à côté du naïf étonnement provoqué par les idées du socialiste, une méfiance non dissimulée et souvent de la peur, voire de la répulsion. Le propagandiste était obligé de discourir souvent sur la religion, d’attaquer violemment le pape et les prêtres. Chaque fois qu’il développait ce thème, il lisait de la haine et du mépris dans les yeux de la jeune fille. Et quand elle le questionnait sur quelque sujet que ce soit, elle prenait un ton hostile et sa douce voix se faisait mordante. Il était visible qu’elle connaissait la littérature catholique dirigée contre le socialisme et que les membres du petit groupe attachaient autant d’importance à ses paroles qu’à celles de son contradicteur.

Ici, on traite la femme beaucoup plus simplement, plus brutalement qu’en Russie, et jusqu’à ces derniers temps, les Italiennes ont justifié cette manière d’agir. Ne s’intéressant à rien, sauf au culte, elles étaient nécessairement étrangères aux progrès qu’accomplissaient les hommes et n’en comprenaient pas l’importance.

L’amour-propre du peintre était touché ; sa renommée de propagandiste habile souffrait dans ses controverses avec cette jeune fille. Il se fâchait, s’excitait ; plusieurs fois, il parvint à la tourner en ridicule, mais elle lui rendit la pareille ; elle lui inspirait un respect involontaire et le poussait à se préparer avec un soin tout particulier pour les séances auxquelles elle assistait.

En outre, il remarqua que chaque fois qu’il lui arrivait de parler du présent honteux, du joug qui accable l’homme d’aujourd’hui et mutile les corps comme les âmes ; chaque fois qu’il dépeignait la vie dans les sociétés futures, la jeune fille devenait tout autre. Elle éprouvait la colère contenue d’une femme forte et intelligente, qui connaît le fardeau des chaînes de l’existence ; elle avait l’avidité crédule de l’enfant qui écoute un conte de fée, une légende répondant à l’état de son âme merveilleusement complexe.

Cette transformation faisait naître en l’homme le pressentiment de sa victoire sur un ennemi puissant, sur un ennemi qui pouvait être un excellent camarade, un bon combattant pour la cause de l’avenir.

Ce débat entre eux dura presque une année, sans leur donner l’envie de se rapprocher et de discuter seul à seule. L’homme finit par faire les premières avances.

— Mademoiselle, vous êtes constamment en contradiction avec moi, dit-il ; ne trouvez-vous pas que, dans l’intérêt de la cause, il vaudrait mieux que nous fissions plus ample connaissance ?

Elle acquiesça volontiers et dès les premiers mots, leur antagonisme s’accentua : la jeune fille défendait avec fougue l’église, comme étant le seul lieu où l’être humain trouve le repos de l’âme, où, aux yeux de la bonne Madone, tous sont égaux et également dignes de pitié, quelle que soit leur position sociale. L’ouvrier répliquait que ce n’est pas le repos qu’il faut à l’humanité, mais le combat, que l’égalité civique est impossible sans l’égalité des biens matériels et que derrière la Vierge se dissimulait un homme à qui le malheur et la bêtise humaine étaient profitables.

Dès lors, ces disputes remplirent toute leur vie, chacune de leurs rencontres était la continuation d’une seule et même conversation passionnée et sans fin.

Chaque jour, se manifestait davantage l’irréductibilité fatale de leurs convictions.

Aux yeux du jeune homme, la vie était la lutte pour l’élargissement du savoir, la lutte pour arriver à la soumission des énergies mystérieuses de la volonté humaine ; tout le monde devait être également armé pour cette lutte à l’issue de laquelle nous attendent la liberté et le triomphe de la raison. Pour la jeune fille, la vie était le long et douloureux sacrifice de soi-même que l’homme faisait à l’inconnu, la soumission de la raison à ces lois, à cette volonté et à ces buts que le prêtre est seul à connaître.

Consterné, il demandait :

— Mais alors, pourquoi venez-vous à nos séances ? qu’attendez-vous du socialisme ?

— Oui, je sais que je me contredis et que je commets un péché ! avouait-elle tristement. Mais il est si bon de vous entendre et de rêver à la possibilité du bonheur universel.

Elle n’était pas très belle, mais elle avait une petite figure intelligente et de grands yeux dont le regard pouvait être doux et courroucé, caressant et sévère. Ouvrière dans une fabrique de soie, elle vivait avec sa vieille mère, son père amputé des deux jambes et une sœur cadette, élève de l’école professionnelle. Parfois, elle était gaie, d’une gaieté peu bruyante, mais pleine de charme. Elle aimait les musées et les vieilles églises ; elle était enthousiasmée par les tableaux, par la beauté des monuments, et elle répétait souvent en les admirant :

— Qu’il est étrange de penser que ces merveilles étaient auparavant cachées dans les maisons privées et qu’une seule personne avait le droit d’en jouir ! Le beau doit être vu par tous ; c’est alors seulement qu’il vit !

Elle parlait souvent d’une manière aussi bizarre ; et il semblait toujours au peintre que ces paroles sortaient du cœur de la jeune fille par une fissure qu’il ne découvrait pas. Elles lui rappelaient le gémissement d’un blessé. Il sentait que la jeune ouvrière aimait la vie et les êtres humains d’un amour maternel, profond, plein d’angoisse et de compassion. Il attendait patiemment que sa foi se communiquât à l’âme de la jeune fille, que l’amour paisible se transformât en passion. Il lui semblait qu’elle l’écoutait avec une attention croissante et que, de cœur, elle était déjà d’accord avec lui. Et il lui parlait toujours avec plus d’ardeur de la nécessité de lutter sans cesse et activement pour l’affranchissement de l’homme, du peuple, de l’humanité, chargée de chaînes antiques dont la rouille ronge les âmes, les assombrit et les empoisonne.

Une fois, en l’accompagnant chez elle, il lui dit qu’il l’aimait, qu’il la voulait pour femme. Mais il fut effrayé de l’impression que ces paroles produisirent sur elle. Elle chancela, comme s’il l’eût frappée ; elle ouvrit les yeux tout grands, pâlit et, s’appuyant contre un mur, les mains cachées derrière le dos, elle le regarda en face et lui dit avec une sorte de terreur :

— J’ai deviné qu’il en était ainsi ; je le sentais presque, car il y a longtemps que je vous aime aussi ; mais, mon Dieu, que va-t-il advenir ?

— Des jours de bonheur pour toi et pour moi, des jours de travail en commun ! s’écria-t-il.

— Non, dit la jeune fille en baissant la tête, nous n’aurions pas dû parler d’amour.

— Pourquoi ?

— Te marieras-tu à l’église ? demandât-elle tout bas.

— Non.

— Alors, adieu !

Et elle le quitta à la hâte.

Il la rattrapa et voulut lui faire entendre raison. Elle écouta en silence, sans répliquer ; puis elle lui dit :

— Mon père, ma mère et moi, nous sommes tous croyants et nous mourrons dans la foi. Le mariage à la mairie, pour moi, n’est pas un mariage ; s’il naissait des enfants d’une union pareille, ils seraient malheureux, je le sais. Le mariage religieux seul sanctifie l’amour ; seul, il donne le bonheur et la paix.

Il comprit qu’elle ne céderait pas de sitôt ; lui, évidemment, ne pouvait pas céder non plus. Ils se séparèrent ; la jeune fille lui dit, en le quittant :

— Ne nous torturons pas l’un l’autre ; ne cherche pas à me revoir… Ah, si tu t’en allais d’ici… Je ne peux le faire, moi, je suis trop pauvre !

— Je ne veux m’engager par aucune promesse, répondit-il.

Et la lutte entre ces deux êtres forts commença : ils se revirent, naturellement, et même plus souvent qu’auparavant ; ils se revirent, parce qu’ils s’aimaient ; ils cherchaient l’occasion de se voir, dans l’espoir que l’un d’eux ne saurait résister aux tortures d’un sentiment toujours plus violent et non satisfait. Leurs rencontres les laissaient pleins de désespoir et de douleur ; après chaque entrevue avec elle, il se sentait brisé et sans forces ; tout en larmes, elle allait se confesser ; il le savait et il lui semblait que la muraille noire élevée par les hommes tonsurés devenait de jour en jour plus haute, plus épaisse et plus indestructible et qu’elle le séparait à jamais de la jeune fille.

Un jour de fête, comme il se promenait avec elle en dehors de la ville, dans la campagne, il exprima tout haut une pensée qui le travaillait :

— Il me semble parfois que je pourrais te tuer.

Elle ne répondit rien.

— As-tu entendu ce que j’ai dit ?

Elle le regarda en face, d’un air affectueux, et répliqua :

— Oui.

Et il comprit qu’elle mourrait, mais qu’elle ne céderait pas. Avant ce « oui », il la prenait parfois dans ses bras et l’embrassait ; elle se défendait, mais sa résistance faiblissait ; déjà, il rêvait qu’un jour elle s’abandonnerait et que, ayant vaincu son être, il aurait son cœur. Mais, à dater de cette heure, il sentit que ce n’aurait pas été une victoire, mais un asservissement, et alors il cessa de la troubler ainsi.

Elle lui déclara un jour :

— Je comprends parfois que tout ce que tu dis est possible, mais je pense que c’est parce que je t’aime ! Je comprends, mais je ne crois pas, je ne peux pas croire ! Et quand tu t’en vas, tout ce qui est de toi s’en va avec toi !

Ce drame dura près de deux ans ; la jeune fille fut brisée ; elle tomba malade. Il lâcha son travail, cessa de s’occuper des affaires de son association, fit des dettes et évita de rencontrer ses camarades. Il rôdait autour de la demeure de l’aimée ou restait assis à son chevet ; il la regardait se consumer, devenir de jour en jour plus maigre, plus diaphane, tandis que le feu de la maladie flamboyait avec une force croissante dans les yeux de la pauvre fille.

— Parle-moi de la vie, de l’avenir ! lui demandait-elle.

Il parlait du présent, énumérant d’un ton vindicatif tout ce qui fait périr les hommes, tout ce qu’il combattrait sans trêve ; tout ce qu’il fallait rejeter hors de la vie humaine, comme on rejette des guenilles sales.

Elle écoutait et, quand ses souffrances devenaient insupportables, elle l’arrêtait, en lui touchant la main et en le regardant avec des yeux suppliants.

— Est-ce que je meurs ? lui demandât-elle une fois, bien des jours après que le médecin eût dit au peintre qu’elle était condamnée.

Il ne répondit pas et baissa les yeux.

— Je sais que je mourrai bientôt, dit-elle. Donne-moi la main.

Quand il la lui tendit, elle y appliqua ses lèvres brûlantes et dit :

— Pardonne-moi, je suis coupable envers toi ; je me suis trompée et je t’ai fait souffrir. Je vois, maintenant que je suis près de mourir, que ma foi était seulement la peur de ce que je ne pouvais comprendre, malgré mes désirs et tes efforts. C’était de la peur, mais elle était dans mon sang ; je suis née avec elle. J’avais ma raison, — ou ta raison —, mais un cœur étranger ; ta cause était la bonne, je l’ai compris, mais mon cœur ne pouvait se mettre d’accord avec toi…

Elle mourut quelques jours plus tard ; et les cheveux de cet homme devinrent blancs pendant qu’elle était à l’agonie ; oui, ses cheveux blanchirent et il n’avait que vingt-sept ans !

Il s’est marié, il y a peu de temps, avec la seule amie qu’avait la jeune fille, une de ses élèves. Ils s’en vont au cimetière ; ils y vont tous les dimanches porter des fleurs sur la tombe.

Il ne croit pas à sa victoire ; il est persuadé qu’en lui disant : « Ta cause était la bonne » la jeune fille a menti pour le consoler. Sa femme est du même avis. Tous deux révèrent la mémoire de la défunte. Et cette douloureuse histoire de la ruine d’un être humain intelligent et bon rehausse leurs forces en leur inspirant le désir de le venger et donne au travail qu’ils font en commun un caractère de beauté infatigable…

Sous le soleil s’écoule un torrent vivant de gens en habits de fête bariolés ; un bruit joyeux les accompagne. Les enfants crient et rient. Sans doute, ces gens ne sont pas tous heureux, plus d’un cœur est étreint par une sombre douleur, bien des esprits tourmentés par des contradictions. Mais nous allons tous vers la liberté, et cela est de nature à nous consoler !

Et plus nous serons d’accord, plus nous irons vite !




RÊVE DE BONHEUR


Dans le ciel bleu sombre de midi, le soleil fond, inondant la terre et l’eau de ses brûlants rayons multicolores. La mer sommeille et dégage un brouillard opalin ; l’eau bleuâtre étincelle, pareille à de l’acier ; la forte odeur du sel marin se répand avec violence sur la rive déserte.

Les vagues tintent, en rejaillissant paresseusement sur les tas de pierres grises ; elles roulent par-dessus leurs arêtes et bruissent sur les petits cailloux ; la crête des vagues n’est pas bien haute ; transparente comme du verre, elle n’a point d’écume.

La montagne est enveloppée, grâce à la chaleur torride, d’une fine vapeur violacée ; les feuilles pâles des oliviers ressemblent à du vieil argent ; sur les terrasses des jardins, qui revêtent la montagne, parmi le sombre velours du feuillage, resplendit l’or des citrons et des oranges ; les fleurs pourpres des grenadiers ont un sourire éclatant, et partout il y a des fleurs, beaucoup de fleurs…

Le soleil aime cette terre…

Deux pêcheurs sont assis, côte à côte, sur les galets. L’un est un vieillard au visage mafflu ; son menton, ses lèvres et ses joues sont recouverts de poils gris ; son nez est rouge, ses mains bronzées par le hâle et ses yeux disparaissent entre des boursouflures de chair. Il a lancé très loin dans la mer une ligne flexible ; ses jambes velues pendent dans l’eau verdâtre ; la vague les atteint en bondissant et des gouttes lourdes et lumineuses s’en détachent et retombent dans la mer.

Derrière le vieillard, un jeune homme aux yeux noirs, au teint basané, au corps souple et bien proportionné, se tient accoudé à un rocher. Il est coiffé d’un bonnet rouge, son torse bombé est recouvert d’un tricot blanc ; son pantalon bleu est retroussé jusqu’aux genoux. De sa main droite, il se tiraille la moustache et il regarde pensivement au loin, là où se balancent les bateaux des pêcheurs ; beaucoup plus loin encore, on aperçoit une voile blanche immobile qui se dissout dans la chaleur torride, comme un nuage.

— Elle est riche, cette signora ? demande le vieux d’une voix enrouée, en soulevant légèrement son engin.

Le jeune homme répond à mi-voix :

— Je crois que oui ! Elle a une broche avec une grosse pierre bleue comme la mer, des boucles d’oreilles, beaucoup de bagues et une montre… Je pense que c’est une Américaine…

— Et elle est jolie ?

— Oh ! oui. Elle est très maigre, c’est vrai, mais elle a des yeux qui ressemblent à des fleurs, et puis, tu sais, une petite bouche, un peu entr’ouverte…

— C’est la bouche d’une femme honnête, qui n’aime qu’une fois dans sa vie.

— C’est ce qui m’a semblé aussi.

Le vieux retira sa ligne de l’eau, examina en clignant de l’œil l’hameçon nu, et grommela avec un petit rire :

— Le poisson n’est pas plus bête que nous, certes…

— Qui est-ce qui pêche au milieu du jour ? demanda le jeune homme, en s’accroupissant sur le sol.

— Moi, répondit l’autre, en remettant une amorce.

Puis, lançant son engin très loin dans la mer, il reprit :

— Et vous vous êtes promenés en bateau toute la nuit, dis-tu ?

— Le jour se levait déjà quand nous avons débarqué, répondit le jeune homme, et il poussa un profond soupir.

— Vingt lires ?

— Oui.

— Elle aurait pu donner davantage…

— Elle aurait pu donner beaucoup…

— Et de quoi avez-vous parlé ?

Le jeune homme baissa la tête, attristé et dépité :

— Elle ne sait qu’une dizaine de mots d’italien et c’est à peine si nous avons échangé quelques phrases…

— Le véritable amour frappe le cœur comme un éclair et il est muet comme un éclair aussi, le sais-tu ? fit le vieillard en se tournant, et il découvrit ses dents blanches en un large sourire.

Ramassant une grosse pierre, le jeune homme allait la lancer dans la mer ; il tendait déjà le bras, mais il la jeta en arrière, par-dessus son épaule, et dit :

— Parfois, on ne comprend pas pourquoi les gens parlent des langues différentes…

— On dit que le temps viendra où ce ne sera plus ! déclara le vieux après un instant de silence.

Sur la nappe céruléenne de la mer, dans la vapeur laiteuse du lointain, un blanc navire glisse sans bruit, pareil à l’ombre d’un nuage.

— Pour la Sicile ! annonce le vieux en le désignant d’un hochement de tête.

Il tira de sa poche un long cigare noir et tortu qu’il partagea en deux, et tout en offrant par-dessus l’épaule une moitié au jeune homme, il reprit :

— À quoi pensais-tu, pendant que tu étais avec elle ?

— L’homme pense toujours au bonheur…

— C’est pourquoi il est toujours bête, expliqua tranquillement le vieillard.

Les deux pêcheurs allumèrent leur cigare. Les volutes bleuâtres de la fumée s’élevèrent au-dessus des pierres, dans l’air calme, imprégné de la plantureuse odeur de la terre fertile et de l’eau caressante.

— Je lui ai chanté des chansons et elle a souri.

— Ah !

— Mais, tu le sais, je chante mal.

— C’est vrai.

— Ensuite, j’ai posé les rames et je l’ai regardée.

— Hé, hé !

— Je l’ai regardée en pensant : « Moi, je suis jeune et fort, et toi, tu t’ennuies ; aime-moi et fais-moi vivre d’une bonne vie !… »

— Elle s’ennuie ?

— Est-ce qu’on va dans un pays étranger, lorsqu’on n’est pas pauvre et qu’on ne s’ennuie pas ?

— Bravo !

—… « Je te le promets par le nom de la Vierge Marie, pensais-je, et tout le monde sera heureux autour de nous… »

— Voyez-vous ça ! s’écria le vieillard.

Il rejeta sa grosse tête en arrière et se mit à rire d’un rire profond.

—… « Je te serai toujours fidèle… »

— Hum !

—… « Ou bien, pensais-je, vivons quelque temps ensemble, je t’aimerai tant que tu voudras, et ensuite, tu me donneras de quoi acheter une barque, des filets, un lopin de terre ; je reviendrai dans mon cher pays et je garderai un bon souvenir de toi, toute ma vie, toujours… »

— Ce ne serait pas bête…

— Puis, vers le matin, je me disais : « Non, il ne me faut rien de tout cela ; je n’ai pas beaucoup d’argent, c’est vrai, mais c’est de toi seule que je voudrais, ne serait-ce que pour une nuit… »

— Comme ça, c’était plus simple…

—… « Pour une seule nuit !… »

Ecco, dit le vieux.

— Il me semble qu’un petit bonheur est toujours plus honnête, oncle Pierre…

Le vieillard garda le silence, serrant ses lèvres charnues et rasées, les yeux obstinément fixés sur l’eau verte. Le jeune homme se mit à chantonner tristement à mi-Voix :

— « Oh, sole mio… »

— Oui, oui, dit soudain le vieux, en hochant la tête ; un petit bonheur est plus honnête, mais un grand bonheur vaut mieux… Les pauvres gens sont plus beaux et les riches sont plus forts… Et tout va comme ça… tout !

Les vagues bruissent et clapotent. Les bleues volutes de fumée planent sur la tête des deux hommes comme des auréoles. Le jeune pêcheur se lève et chantonne, tout en gardant son cigare au coin de la bouche. Il appuie son épaule au flanc d’un rocher gris, les bras croisés sur la poitrine ; il regarde le lointain de ses grands yeux rêveurs.

Le vieux reste immobile ; il a haussé la tête et semble sommeiller.

Sur les montagnes, les ombres violettes s’épaississent et deviennent plus caressantes.

Et le jeune homme chante :


Ô, mon soleil !
Encore plus beau,
Plus beau que toi,
Un soleil est né !…

Encore plus beau que toi !
Ô, soleil, soleil,
Rayonne sur ma poitrine… !

Les vagues vertes et joyeuses clapotent.




VEILLES DE FÊTES


Il est bientôt minuit.

Au-dessus de la petite place de Capri, dans le ciel, flottent des nuages bas ; les contours lumineux des étoiles apparaissent ; le bleu Sirius flamboie puis s’éteint ; par la porte de l’église, se répand le chant grave et plein de l’orgue, et la course des nuages, le tremblotement des étoiles, le mouvement des ombres sur les murailles des édifices et les dalles de la place, composent aussi comme une douce musique.

Selon ce rythme majestueux, la place tout entière, qui ressemble étrangement à un décor d’opéra, vacille et paraît tantôt étroite et sombre, tantôt vaste et d’une clarté transparente.

Au-dessus du Monte Solario s’étend la merveilleuse constellation d’Orion : la cime du mont est somptueusement couronnée de blancs nuages, tandis que le flanc, abrupt comme une muraille, est tout entrecoupé de fissures ; on dirait un visage ancien et sombre, accablé par une méditation sur le monde et l’humanité.

Là-haut, à six cents mètres d’altitude, se trouvent un petit couvent abandonné et un cimetière minuscule, dont les tombes peu nombreuses ressemblent à des parterres de fleurs. Ce sont les sépulcres des moines du couvent.

Sur la place, les enfants jouent bruyamment à lancer des pétards ; les serpents de feu bondissent avec fracas sur les pierres en crachant de rouges étincelles ; parfois une main hardie jette en l’air, très haut, un pétard allumé qui siffle et voltige, pareil à une chauve-souris effrayée ; de petites silhouettes agiles s’enfuient de tous côtés avec des rires et des cris ; une explosion sonore se fait entendre et éclaire pendant une seconde les bambins réfugiés dans les recoins.

Les détonations retentissent presque sans discontinuer, couvrant le bruit des rires, les exclamations d’épouvante et le claquement sec des sabots sur la lave sonore ; des ombres frémissent en prenant leur essor ; des reflets rougeâtres illuminent les nuages, et les vieux murs des maisons semblent sourire : ils se rappellent l’enfance des vieillards, et ils ont assisté plus d’une centaine de fois à ce divertissement bruyant et quelque peu dangereux auquel les enfants se livrent, la veille de Noël.

Entre deux explosions, on entend de nouveau le grondement grave et solennel de l’orgue ; la mer répond d’en bas, par les coups sourds qu’elle assène aux rochers de la rive et par le bruissement continuel des flots.

Le golfe ressemble à une coupe pleine de vin noir et écumeux, au bord de laquelle scintillent, comme un collier d’or et de pierres précieuses, les feux des villes.

Au-dessus de Naples, s’étend un halo couleur d’opale, qui se balance comme l’aurore boréale ; par dizaines, les fusées explosent ; des bouquets s’épanouissent en feux éclatants et s’éteignent, après s’être arrêtés un instant dans le nuage tremblant ; puis un grondement sourd retentit.

Tout le long de l’hémicycle du golfe, une merveilleuse conversation s’engage et continue entre les feux : le phare du fort de Naples brille avec une froide blancheur ; l’œil rouge du Cap Misène étincelle ; les feux de l’île de Procida et ceux qui sont aux pieds d’Ischia ressemblent à d’énormes brillants fixés sur le souple velours des ténèbres.

Le golfe est parcouru par un troupeau de blanches vagues ; à travers leur clapotis chantant arrivent du lointain les soupirs adoucis des fusées qui éclatent ; l’orgue continue à gronder et les enfants à rire, mais soudain la cloche de l’horloge de la tour frappe vingt-quatre coups.

La messe est dite ; en un flot bigarré, la foule sort de l’église et se répand sur les larges marches de l’escalier, et les rouges serpents s’élancent au-devant d’elle en se tordant. Les femmes poussent des exclamations craintives, les gamins rient et sont heureux ; c’est leur fête et personne n’oserait leur interdire de jouer.

Les zamponiari, des montagnards, des pâtres des Abruzzes, vêtus de courts manteaux bleus et coiffés de grands chapeaux, arrivent à la hâte. Les jambes bien dessinées sont recouvertes de bas de laine blanche sur lesquelles s’entrecroisent des lanières noires ; deux d’entre eux ont des cornemuses sous leur manteau et quatre autres tiennent en main des cors en bois d’un timbre très aigu.

Ces gens viennent une fois par an passer un mois dans l’île. Chaque jour, ils célèbrent le Christ et la Madone par leur musique étrange et belle.

Il est curieux de les voir au point du jour ; le chapeau jeté à terre, ils se tiennent devant la statue de la Madone ; ils regardent le bon visage de la Vierge d’un air inspiré et jouent en son honneur une mélodie indiciblement émouvante, qui fut un jour très justement qualifiée de « sensation physique de Dieu ».

Maintenant, les pâtres s’acheminent vers la crèche de l’Enfant Jésus, qui se trouve dans la maison de Paolini le vieux charpentier et qu’il faut transporter à l’église Sainte-Thérèse.

Les enfants s’élancent à leur poursuite ; la rue étroite engloutit les sombres silhouettes et, pendant quelques instants, la place est presque déserte ; il ne reste plus qu’un groupe compact qui attend la procession sur l’escalier, près de l’église, tandis que les ombres des nuages glissent silencieusement sur les murailles des édifices et sur la tête des gens qu’ils semblent caresser.

La mer soupire. Dans les ténèbres, au-dessus de l’isthme, une pépinière se dessine, tel un immense vase sur un mince piédestal. Sirius luit avec un éclat aveuglant ; les nuages sont descendus du Monte Solario ; l’on voit nettement le petit couvent abandonné sur la crête de la montagne, et, derrière lui, un arbre solitaire qui semble monter la garde.

Le chant des pâtres se répand sous les arches des rues en ondes lumineuses et joyeuses ; avec leur nez crochu et leurs manteaux, les musiciens ressemblent à de grands oiseaux ; ils ont enlevé leur chapeau et ils marchent en jouant, entourés d’une foule d’enfants qui tiennent des lanternes accrochées à de longues hampes ; des dizaines de feux se balancent en l’air et éclairent la petite silhouette ronde du vieux Paolino, sa barbe d’argent, la crèche qu’il tient, et dans la crèche pleine de fleurs, le corps rosé de l’Enfant Jésus, élevant avec un sourire ses petites mains bénissantes.

Le vieillard contemple cette poupée de terre cuite avec autant d’attendrissement que si, pour lui, elle était vivante, et promettait d’établir, dès le lever du soleil, « la paix sur la terre et la bonne volonté parmi les hommes ».

De tous côtés, des têtes blanches se découvrent, des visages sévères s’inclinent devant la crèche ; partout brillent des yeux caressants. Des feux de Bengale sont allumés, tout ce qui était sombre a disparu de la place, comme si l’aurore était brusquement survenue. Les enfants chantent, crient et rient ; de bons sourires éclairent le visage des grandes personnes ; il semble qu’elles aussi aimeraient à sauter et à faire du tapage, si elles ne craignaient pas de perdre aux yeux des bambins leur prestige de gens sérieux.

Comme des papillons d’or, les flammes jaunes des chandelles palpitent au-dessus des têtes ; plus haut, dans le ciel bleu foncé, les étoiles étincellent de mille couleurs. D’une autre rue arrive encore une procession ; ce sont des fillettes qui portent la statue de la Madone, au milieu des musiciens, des feux, des cris de joie et des rires d’enfants.

On mène l’Enfant Jésus dans une antique petite église, où l’on ne célèbre plus le culte, tant elle est vieille ; toute l’année, elle reste déserte, mais, aujourd’hui, ses vétustes murailles sont ornées de fleurs, de branches de palmier, de citrons et de mandarines, et une reproduction de la Nativité la remplit tout entière.

Avec de gros blocs de liège, on a édifié les montagnes, les grottes, Bethléem et les fantastiques châteaux au sommet des monts ; un chemin serpente sur les flancs des monticules, dans les clairières paissent des troupeaux de moutons et de chèvres, des cascades scintillent ; des groupes de bergers lèvent les yeux au ciel où resplendit un astre d’or ; des anges volent et désignent d’une main l’étoile conductrice, et de l’autre la caverne où se sont réfugiés Marie, Joseph et l’Enfant Jésus. Une riche et rutilante caravane de rois et de mages est en marche ; au-dessus d’elle, suspendus à des fils d’argent, se balancent des anges qui tiennent des roses et des palmes. Mages aux longues barbes montés sur des chameaux, vêtus de soieries aux vives couleurs, rois aux cheveux blonds en habits de brocart, Numidiens aux têtes bouclées, Arabes, Hébreux, figurines de terre cuite en costume fantastique, des centaines de personnages composent ce tableau.

Autour de la crèche, des Arabes en burnous blancs ont déjà eu le temps d’ouvrir boutique et de vendre des armes, de la soie, des pâtisseries ; des hommes de nation indéfinie font commerce de vin ; des femmes vont puiser de l’eau à la source, la cruche sur l’épaule ; un paysan mène un âne chargé de bois mort ; une foule de gens agenouillés entoure l’Enfant Divin et partout s’ébattent des bambins.

L’ensemble est composé, colorié et disposé avec tant d’adresse et d’art qu’il semble que tout vive et s’agite.

Dans la nuit sans lune du Samedi Saint, par les étroites rues du faubourg de la ville, une femme vêtue d’un manteau noir marche lentement ; son visage est dissimulé par un capuchon ; les nombreux plis de son ample vêtement la font paraître énorme ; elle marche en silence et semble être la muette incarnation d’une inconsolable douleur.

Elle est suivie d’un groupe si compact qu’il paraît ne former qu’un seul corps ; ce sont des musiciens qui vont aussi lentement qu’elle ; les trompettes de cuivre sont tendues en avant avec angoisse ; elles s’élèvent d’un air suppliant vers le ciel sombre et mugissent, et soupirent. Les clarinettes chantent en nasillant comme des moines qui n’auraient pas assez dormi, et le basson souffle, tel un vent irrité ; le cornet à piston se plaint avec un son vindicatif, les cors de chasse l’imitent avec désespoir, et un baryton prie tristement ; une grosse caisse pousse de sourds gémissements en marquant la mesure de cette marche lugubre ; et le piétinement des centaines de gens sur les dalles se mêle au battement rapide du petit tambour.

Le cuivre des ceintures brille d’un éclat jaune, terne et mort ; les instruments de bois se dressent comme des trompes ; la troupe des musiciens est pareille à la tête d’un immense serpent noir, dont le corps se traînerait, pesant et sombre, entre les grises murailles, parmi les rues étroites.

Noire et muette, comme enchaînée par une invincible tristesse, la femme au manteau noir cherche on ne sait quoi dans les ténèbres ; elle entraîne l’imagination au fond des obscures croyances antiques, oh dirait Isis appelant son frère-époux coupé en morceaux par le mauvais Typhon ; il semble qu’un noir rayonnement se dégage de son incompréhensible personne et enveloppe toute l’ambiance dans les angoissantes ténèbres du passé lointain ressuscité cette nuit.

La lugubre musique frappe, en éveillant mille échos, les fenêtres des maisons ; les vitres tremblent ; les gens parlent à mi-voix ; mais tous les bruits sont couverts par le sourd piétinement de milliers de pieds sur les dalles de la chaussée. Les pierres sont solides sous les pas et pourtant le sol semble mouvant ; on est à l’étroit ; une violente odeur humaine se répand, et involontairement, on regarde en l’air, où les étoiles brillent sans éclat dans un ciel nuageux.

Mais voici qu’au loin, sur une haute muraille, sur les noirs rectangles des fenêtres, le reflet d’une clarté rouge s’est montré ; il a flamboyé et disparu pour renaître de nouveau, et un chuchotement étouffé a passé dans la foule, comme un souffle printanier dans la forêt.

— Ils viennent… ils viennent…

Au loin, un autre bruit est né qui va croissant. La femme au manteau noir accélère sa marche, et la foule la suit avec plus d’animation ; la musique elle-même a perdu la mesure pendant quelques instants : les instruments détonnent et s’embrouillent, et la flûte trop pressée a eu un sifflement aigu, très drôle, qui a fait naître des rires assourdis.

Aussitôt, avec une rapidité fantastique et inattendue, une éclaircie se fit dans la foule et à la clarté des torches et des feux de Bengale apparurent deux personnages ; l’un était vêtu de longs habits blancs : c’était la figure blonde et bien connue du Christ ; l’autre, en tunique bleue, était Jean, le disciple favori du Maître ; ils étaient entourés de comparses obscurs qui portaient des flambeaux ; sur leurs visages de Méridionaux se dessinait le sourire de l’immense joie qu’ils avaient eux-mêmes appelée à la vie et dont ils étaient fiers.

Le Christ était joyeux, lui aussi ; d’une main il tenait l’instrument de son supplice, tout orné de fleurs, de l’autre il gesticulait avec ardeur ; il disait quelque chose ; Jean riait, sa tête bouclée rejetée en arrière, jeune, imberbe et beau, tel Dionysos.

La foule se répandit sur la place en un torrent d’huile ; du coup il se forma un cercle, et la femme sombre sembla soudain flotter vers le Christ ; quand elle fut près de lui, elle s’arrêta, et rejeta en arrière le capuchon qui lui couvrait la tête ; son manteau tomba à ses pieds comme un nuage.

Alors, dans la clarté trépidante et fière des feux, la tête rayonnante de la Madone apparut et se mit à étinceler de l’or de ses beaux cheveux ; de blanches colombes s’envolèrent de dessous le manteau de la femme ou des mains de ses plus proches voisins. Pendant un instant, il sembla que cette femme, en robe argentée et rutilante, le Christ orné de fleurs, et Jean en tunique bleue, s’envolaient vers le ciel, dans la vivante palpitation des blanches ailes pareilles à un chœur de chérubins.

O, ia, Ma o a, o ia !

La foule se mit à tonner par mille poitrines, et le monde se transforma : aux fenêtres, partout, des feux s’allumèrent ; des mains brandirent des torches, partout voletaient des étincelles dorées ; le vert, le pourpre, le violet flamboyaient ; les pigeons voltigeaient au-dessus des têtes ; tous les visages étaient levés vers le ciel, et l’on criait avec joie :

— Gloire, gloire à la Madone !

Les murailles des maisons vacillaient dans les reflets des flammes ; à toutes les embrasures apparaissaient des têtes de femmes, d’enfants, de jeunes filles ; les taches éclatantes des vêtements de fête s’épanouissaient, telles d’immenses fleurs. La Madone recouverte d’argent semblait flamber et fondre, debout entre Jésus et Jean. Elle avait un grand visage rose et blanc, des yeux immenses ; ses cheveux blonds, frisottés, formaient couronne au sommet de sa tête et retombaient en épaisses cascades sur ses épaules. Le Christ riait d’un rire jovial et sonore, comme il convient à un ressuscité, tandis que la Vierge aux yeux bleus souriait en secouant la tête et que Jean, disciple espiègle, s’emparait d’une torche qu’il agitait.

Tous trois riaient de ce rire irrésistible qui n’est possible que sous le soleil du Midi et les assistants partageaient leur gaieté.

…Les vieilles femmes prient ; elles contemplent cette trinité belle comme un rêve ; elles savent que le Christ est un charpentier de la rue Pisacana, Jean — un horloger et la Vierge — Anita Brazalia, la brodeuse d’or, elles le savent fort bien, et pourtant elles murmurent de leurs lèvres flétries de belles paroles de gratitude à la Madone pour la remercier de toutes choses… et principalement d’exister.

Ailleurs, on chante avec solennité et on se remémore involontairement une vieille chanson familière :

« Nous célébrons la mort par la mortification ! »

Le jour se lève ; dans les églises, les cloches sonnent joyeusement, annonçant la résurrection du Christ, le Dieu, du printemps ; sur la place, les musiciens se sont rassemblés en un groupe compact ; la musique retentit, et nombre de gens, marchant en cadence, se rendent dans les églises ; là aussi, les orgues jouent des hymnes glorieuses, une quantité d’oiseaux volent sous la coupole ; les fidèles les ont apportés afin de les lâcher à l’instant où les voix profondes de l’orgue commenceront à célébrer la gloire du Dieu ressuscité.

C’est une belle coutume que de faire participer les oiseaux, les plus purs des êtres vivants, à la plus belle fête des hommes. Le cœur chante une chanson étonnamment merveilleuse au moment où des centaines d’oiselets de toutes couleurs voltigent par l’église en gazouillant, et vont se poser sur les corniches et les statues.

La place devient déserte ; les trois silhouettes claires s’en vont en se prenant par le bras et en chantant à l’unisson ; les musiciens les suivent et la foule les imite ; les enfants se mettent à courir ; dans le rayonnement des feux écarlates, ils sont comme des grains de corail éparpillés ; les colombes se sont déjà envolées sur les toits, sur les corniches, où elles roucoulent.

Et l’on se remémore le beau chant : Christ est ressuscité !

Nous aussi, nous ressusciterons d’entre les morts ; réparant la mort par la mort.




LA CONVERSION


À la porte de la blanche buvette qu’ombrage une vieille vigne dont les branches tortes sont entrelacées de liserons et de petites roses, Vincenzo, le peintre décorateur, et Giovanni, le serrurier, sont assis, devant une carafe de vin. Le peintre est petit, osseux, noiraud, le sourire doux et pensif du rêveur éclaire ses yeux sombres et donne une expression naïve à son visage, en dépit de la lèvre supérieure et des joues, rasées de si près qu’elles en sont bleues. Il a une bouche bien dessinée, petite comme celle d’une jeune fille, et de longs poignets ; entre ses doigts agiles, il tourne une rose dorée et il ferme les yeux en portant la fleur à ses lèvres charnues.

— Peut-être, je n’en sais rien, peut-être ! dit-il à mi-voix, en secouant les boucles qui cachent son haut front.

— Plus on va dans le Nord et plus les gens sont obstinés ! affirme Giovanni, homme robuste et trapu, aux cheveux noirs et frisés encadrant un visage couleur de cuivre rouge où luisent de grands yeux débonnaires, comme ceux d’un bœuf. À sa main gauche, l’index manque. Il parle aussi lentement qu’il meut ses mains imprégnées d’huile et de limaille. Le verre en main, il continue de sa voix de basse :

— Milan, Turin, voilà d’excellents ateliers où se forment les hommes nouveaux, où se développent les cerveaux neufs ! Avant peu, la terre deviendra honnête et intelligente.

— Oui ! dit le petit peintre. Il lève son verre, qui capte un rayon de soleil et fredonne :

Oh ! que la terre était tiède
Au matin de nos jours,
Mais nous avons atteint l’âge viril,
Et à présent il fait froid !

— Plus on remonte au Nord, meilleur est le travail. Les Français déjà ne vivent pas aussi paresseusement que nous ; après eux, il y a les Allemands, et enfin les Russes ; oh ! en voilà des gaillards !

— Pour sûr !

— Privés de tous droits, menacés à chaque instant de perdre leur liberté ou la vie, ils ont néanmoins accompli une œuvre grandiose ; car c’est grâce à eux que l’Orient tout entier s’est réveillé à la vie !

— C’est un pays de héros ! déclare le peintre en penchant la tête. J’aimerais vivre chez eux…

— Toi ! s’exclame le serrurier en se frappant le genou du plat de la main ; mais, au bout de huit jours, tu ne serais plus qu’un petit morceau de glace.

Et tous deux ont un bon rire.

Autour d’eux, s’épanouissent des fleurs bleu et or ; les rayons solaires flottent dans l’air, comme des rubans ; dans la carafe miroitante, dans les gobelets, le vin d’Ahmandino flamboie ; du lointain arrive le bruissement soyeux de la mer.

— Écoute, mon bon Vincenzo, dit le serrurier, toi qui sais faire des poésies, veux-tu chanter en vers comment je suis devenu socialiste ?… Mais te l’ai-je raconté ?

— Non, répond le peintre en remplissant les verres, tu ne m’en as jamais parlé. Cette peau-là te va si bien, que j’ai toujours pensé que tu étais né dedans.

— Je suis né bête et nu, comme toi, comme tout le monde ; dans ma jeunesse je rêvais d’une femme riche ; soldat, j’étudiai pour passer l’examen d’officier ; j’avais vingt-trois ans quand je sentis que tout n’allait pas pour le mieux dans le monde et qu’il était honteux de vivre en imbécile…

Le peintre s’était accoudé ; la tête rejetée en arrière, il regardait la montagne où d’immenses sapins agitent leurs branches, au bord même de la crête abrupte.

— C’était à Bologne, où l’on avait envoyé ma compagnie, commença le serrurier. Les paysans s’étaient révoltés ; ceux-ci trouvaient les fermages trop élevés ; ceux-là criaient qu’il fallait augmenter leurs salaires ; les uns et les autres me parurent avoir tort ; je me disais : « Abaisser le loyer des fermes, élever les gages ! Ah ! non, ce sera la ruine des propriétaires fonciers. » En bon citoyen, je prenais ces revendications pour des sornettes et des stupidités… Et j’en étais très irrité. Ajoute à cela qu’il faisait chaud, que nous nous transportions sans cesse d’un endroit à l’autre ; la nuit, nous étions de garde, car nos gaillards brisaient les machines, mettaient le feu aux récoltes et sabotaient tout ce qui ne leur appartenait pas. C’était du joli !

Il lampa quelques petites gorgées de vin et continua en s’animant toujours davantage :

— Ils s’en allaient par les champs en bandes serrées, comme des moutons, mais des moutons silencieux, menaçants, préoccupés ; nous les chassions en exhibant nos baïonnettes, en donnant des coups de crosse parfois ; sans hâte et sans frayeur, ils se dispersaient pour se grouper de nouveau ; c’était ennuyeux comme la messe et cela se répétait de jour en jour comme la fièvre. Luoto, notre sous-officier, un brave garçon natif des Abruzzes, un paysan, lui aussi, paraissait très tourmenté : il maigrissait, devenait blême et répétait souvent :

— Ça va mal, mes enfants ! Il faudra sans doute faire le coup de feu… Misère !

Ces prédictions nous agitaient encore plus ; à chaque coin de rue, derrière chaque arbre, chaque monticule, se montrait une tête de paysan à l’air obstiné ; des regards irrités nous scrutaient ; ces gens-là n’étaient pas bien disposés en notre faveur, évidemment !

— Bois ! dit le petit Vincenzo, en poussant un verre plein vers son ami, d’un geste affectueux.

— Merci, et vivent les gens persévérants ! s’exclama le serrurier de sa voix profonde ; il but, s’essuya les moustaches avec la paume de la main et reprit :

— Un jour, j’étais sur une colline, tout près d’une plantation d’oliviers qu’il fallait garder, car les paysans abîmaient les arbres ; au pied du monticule, deux ouvriers, un vieux et un jeune, travaillaient ; ils creusaient un canal, je crois. Il faisait chaud, le soleil brûlait comme du feu ; j’aurais voulu être poisson ; je regardais ces deux hommes avec colère. À midi, ils abandonnèrent leur besogne et s’attaquèrent à leurs provisions : pain, fromage et cruche de vin. « Que le diable vous emporte ! » pensais-je. Soudain, le vieux qui ne m’avait pas encore gratifié d’un coup d’œil, dit quelques mots au jeune homme ; celui-ci hocha la tête ; alors le vieillard ordonna d’un ton sévère :

— Va ! te dis-je.

Le jeune homme vint à moi, la cruche à la main ; il s’approcha et me dit, d’un ton assez bourru :

— Mon père pense que vous avez soif et il vous offre du vin !

J’étais gêné, mais agréablement surpris ; je refusai, en secouant la tête dans la direction du vieillard ; je le remerciai ; il me répondit en regardant au ciel :

— Buvez, signor, buvez ! Nous l’offrons à l’homme et non au soldat ; nous n’avons pas l’espoir que le soldat deviendra meilleur en buvant notre vin !

« Ne me tente pas, que le diable t’emporte ! » pensais-je et après avoir bu trois gorgées, je remerciai encore ; eux, ils se remirent à manger, au pied du monticule ; bientôt on vint me relever, et ma place fut prise par Hugo, un homme de Salerte ; je lui dis tout bas que ces deux paysans étaient de braves gens…

Le soir du même jour, comme j’étais de planton à la porte d’un hangar qui contenait des machines, une tuile venant du toit me tomba sur la tête ; le choc ne fut pas très fort, mais une seconde tuile m’atteignit avec une telle violence sur l’épaule, que mon bras gauche en fut tout paralysé.

Le serrurier se mit à rire, la bouche largement fendue et les yeux à demi fermés.

— Dans cette ville et durant ces jours-là, dit-il entre ses éclats de rire, les tuiles, les pierres et les gourdins manœuvraient d’eux-mêmes, et cette activité des objets inanimés nous valait d’assez grosses bosses sur la tête. Nous étions furieux, cela va sans dire !

Les yeux du petit peintre étaient devenus tristes ; son visage avait pâli, et il dit tout bas :

— On a toujours honte en entendant des choses pareilles.

— Que faire ! Les gens ne s’assagissent que lentement. Je continue : j’appelai au secours ; on me conduisit dans une maison où se trouvait déjà un homme blessé au visage ; quand je lui demandai comment ça lui était arrivé, il me dit avec un rire qui n’avait rien de joyeux :

— C’est une vieille femme, camarade, une vieille sorcière à cheveux blancs, qui m’a frappé et qui m’a demandé ensuite de la tuer.

— A-t-elle été arrêtée ?

— J’ai prétendu que je m’étais blessé moi-même en tombant. Le commandant ne m’a pas cru, j’ai lu ça dans ses yeux. Mais tu avoueras que c’eût été gênant d’accuser une vieille femme. Ah ! la diablesse ! Ils sont dans une mauvaise passe et, ma foi ! je comprends qu’ils ne nous aiment pas !

« C’est vrai ! » pensai-je. Sur ces entrefaites, le médecin arriva, accompagné de deux dames ; l’une était blonde et très belle, une Vénitienne, sans doute ; je ne me souviens pas de l’autre. On examina mon épaule ; ce n’était pas grave ; on me fit une compresse, et les trois personnages s’en allèrent.

Le serrurier se rembrunit, et frotta vigoureusement ses mains l’une contre l’autre. Le peintre versa de nouveau du vin dans les gobelets.

— Nous nous assîmes tous deux près de la fenêtre, de telle sorte que l’on ne nous vît pas, continua le serrurier d’une voix sombre ; et nous entendîmes la douce voix de cette belle blonde qui traversait le jardin, avec le médecin et son amie ; elle s’exprimait en français, langue que je connais très bien.

— Avez-vous remarqué les yeux qu’il a ! disait-elle. C’est un paysan aussi, à coup sûr. Qui sait ? peut-être deviendra-t-il socialiste comme les autres, quand il aura quitté l’uniforme. Et dire qu’avec des yeux pareils ces gens veulent conquérir le monde, réorganiser la vie, nous poursuivre, nous anéantir, tout cela afin de faire triompher une espèce de justice aveugle !

— Ce sont des nigauds, moitié enfants, moitié fauves ! dit le docteur.

— Des fauves, oui ! Mais qu’y a-t-il d’enfantin chez eux ?

— Mais ces rêves d’égalité universelle…

— Pensez donc, je serais l’égale de ce soldat aux yeux bovins, de l’autre qui a une figure d’oiseau, nous tous, vous, elle, moi, nous serions les égaux de ces roturiers… dont nous nous servons pour châtier leurs semblables, des fauves comme eux…

Elle parla longtemps et avec feu ; je l’écoutais en pensant : « Ah ! signora, il en est ainsi ! » Ce n’était pas la première fois que je la voyais et tu n’ignores pas que personne ne rêve aussi passionnément aux femmes que le soldat. Bien entendu, je me la figurais bonne, intelligente, compatissante, car, à cette époque-là, je m’imaginais que les riches étaient particulièrement intelligents… Je demandai à mon camarade :

— Comprends-tu cette langue ?

Non, il ne la comprenait pas. Alors je lui traduisis le discours de la blonde ; il se mit en colère comme un beau diable et commença à sautiller par la chambre.

— Ah ! c’est comme ça ! grommelait-il. C’est comme ça ! Elle se sert de moi et ne me considère pas comme un homme ! Je permets qu’on m’outrage à cause d’elle, et c’est elle qui nie ma dignité ! Je risque de perdre mon âme pour préserver ses biens, et elle…

Il n’était pas bête, ce gaillard-là, et il se sentait profondément offensé, moi aussi, d’ailleurs. Le lendemain, nous parlions de cette dame à haute voix, sans nous gêner de Luoto, qui se contentait de grogner et de nous conseiller :

— Attention, mes enfants ! N’oubliez pas que vous êtes soldats et qu’il y a une discipline !

Non, nous ne l’oubliions pas. Mais beaucoup d’entre nous — presque tous, à vrai dire — devinrent aveugles et sourds ; et ces braves compagnons de paysans surent profiter habilement de notre état. Ils gagnèrent la partie. Ils nous traitèrent fort bien. Ils auraient pu apprendre bien des choses à la dame blonde ; entr’autres à apprécier les honnêtes gens. Quand nous quittâmes cette province, où nous étions venus pour répandre le sang, beaucoup d’entre nous reçurent des fleurs. Dans les rues du village, on ne nous lança plus de tuiles ni de pierres, mais des bouquets, mon ami ! Je pense que nous l’avions mérité. On peut oublier un mauvais accueil, quand on vous fait de pareils adieux !

Après un moment de silence, il ajouta :

— C’est cela que tu devrais mettre en vers, Vincenzo…

Le peintre répondit avec un sourire rêveur :

— Oui, c’est un excellent sujet pour un petit poème ! Je pense que je saurai le faire. Quand on a dépassé sa vingt-cinquième année, on devient un mauvais lyrique…

Il jeta sa fleur déjà flétrie, en cueillit une autre, regarda autour de lui et continua tout bas :

— Après être allé du sein de sa mère sur le sein de sa bien-aimée, l’homme doit aller plus loin, à un autre bonheur…

Le serrurier se tut et se mit à agiter le vin dans son verre. Au loin, au bas des vignes, la mer bruissait doucement ; dans l’air brûlant flottait l’odeur des fleurs.

— C’est le soleil qui nous rend trop paresseux, trop douillets, murmura le serrurier.

— La poésie ne me réussit déjà plus ; je suis très mécontent de moi-même, dit à mi-voix Vincenzo, en fronçant ses fins sourcils.

— As-tu composé quelque chose ?

Le peintre répondit, après un instant de silence :

— Oui, hier, sur le toit de l’hôtel Como.

Et il se mit à déclamer d’une voix basse et chantante :


Sur la rive déserte, sur les vieilles pierres grises,
Le soleil automnal tombe tendrement et dit adieu.
Les flots avides se jettent sur les rochers sombres,
Effacent le soleil et remportent dans la mer froide et bleue.
Les feuilles cuivrées, que le vent d’automne arrache aux arbres
Sont comme des oiseaux bariolés et morts, dans l’écume du brisant.
Le ciel pâle est triste ; la mer tumultueuse est morne.
Le soleil seul rit, en s’abaissant doucement vers le couchant.


Longtemps, les deux amis gardent le silence ; tête baissée, le peintre fixe le sol ; le serrurier sourit et finit par déclarer :

— On peut dire de belles paroles sur n’importe quel sujet ; le mieux, vois-tu, c’est de parler des braves gens, c’est de chanter les braves gens !




LA MONTAGNE VAINCUE


Calme, le lac bleu sourit, encadré de montagnes neigeuses ; en plis somptueux, la dentelle vert foncé des jardins dévale jusqu’à lui ; sur le rivage, des maisons blanches qu’on dirait de sucre, se mirent dans Fonde, et tout évoque le sommeil paisible d’un enfant.

C’est le matin. Des Alpes, descend l’odeur caressante des fleurs ; le soleil vient de se lever, et la rosée étincelle encore sur les feuilles et sur les brins d’herbe. Tel un ruban gris, la route traverse le défilé de la montagne ; bien qu’elle soit dallée, elle paraît moelleuse comme du velours, et l’on est pris, à la voir, du désir instinctif de la caresser de la main.

Près d’un tas de décombres, est assis un ouvrier noir comme une taupe ; il porte une médaille sur sa poitrine, et l’expression de son visage est amène, grave et résolue.

Il pose ses poignets bronzés sur ses genoux, lève la tête, et regardant en face le passant qui s’est arrêté sous le châtaignier, lui dit :

— C’est pour le Simplon, signor, c’est la médaille que m’ont value les travaux du tunnel du Simplon.

Et abaissant les yeux sur sa poitrine, il sourit affectueusement au joli disque de métal.

— Sans doute, tout travail est pénible jusqu’au moment où on se met à l’aimer ; ensuite, il vous excite et devient plus facile. Mais tout de même, c’était un rude travail !

Il secoue doucement la tête, sourit au soleil et, s’animant tout à coup, agite les bras et ses yeux noirs étincellent.

— Parfois même, ce fut effrayant. La terre elle aussi doit sentir quelque chose, n’est-ce pas ? Quand nous eûmes pénétré en elle profondément, après avoir fait cette blessure à la montagne, elle nous accueillit avec rudesse, là-bas, tout au fond. Elle nous envoyait son haleine ardente, qui nous brûlait le sang, nous alourdissait la tête et endolorissait nos membres ; beaucoup d’entre nous s’en sont aperçus ! Ensuite, elle nous lança des pierres et nous aspergea d’eau chaude… oui, ce fut épouvantable, parce qu’il arrivait qu’à la lumière, l’eau devenait rouge. Alors mon père me disait : « Nous avons blessé la terre, à son tour elle nous brûlera, elle nous noiera tous dans son sang, tu verras ! » Évidemment, ce n’était qu’une imagination, mais quand on entend ces propos-là dans un trou profond, au milieu de ténèbres humides et étouffantes, du clapotis lugubre de l’eau et du grincement du fer attaquant le roc, on oublie un peu de distinguer l’imagination de la réalité. Et là, tout était fantastique, cher signor ; nous, hommes, nous étions si petits, et elle s’élevait jusqu’au ciel, cette montagne dont nous percions le sein… il faut voir cela pour le comprendre. Il fallait voir la gueule noire, creusée par nous autres, petits hommes, et où nous entrions le matin, à l’aurore, tandis que le soleil accompagnait d’un regard attristé ceux qui s’enfonçaient dans l’abîme, loin de lui… Il fallait voir nos machines et le visage maussade de la montagne… Il fallait entendre, tout au fond, le sombre grondement de ces explosions pareilles aux éclats de rire d’un dément.

L’ouvrier examine ses mains, arrange la médaille sur sa veste bleu foncé et pousse un léger soupir.

— L’homme sait travailler ! continue-t-il avec une fierté manifeste. Oh ! signor, le petit être humain, quand il veut travailler, c’est une force invincible ! Croyez-moi : à la fin des fins, ce petit être humain fera tout ce qu’il voudra. Mon père ne voulait pas le croire, tout d’abord. « Creuser la montagne de part en part, d’un pays à l’autre, disait-il, c’est aller contre la volonté de Dieu, qui a partagé la terre par les murailles des montagnes. Vous verrez que la Madone ne sera pas avec nous. » Il se trompait, le vieillard, la Madone a été avec tous ceux qui l’aimaient. Par la suite, le père en est arrivé à croire presque tout ce que je vous dis là, parce qu’il s’est senti plus fort, plus haut que la montagne ; mais il fut un temps où, les jours de fête, attablé devant une bouteille de vin, il nous sermonnait, les autres et moi :

— « Enfants de Dieu ! s’écriait-il, — c’était là son expression favorite, car mon père avait le cœur religieux et bon, — enfants de Dieu ! croyez-moi, il ne faut pas lutter avec la terre de cette manière-là ; elle se vengera de ses blessures tôt ou tard, et la victoire lui restera ! Vous le verrez : nous vrillerons la montagne jusqu’à ce que nous arrivions à son cœur et, quand nous l’aurons atteint, il nous consumera, il lancera des flammes sur nous, car le cœur de la terre est de feu, tout le monde le sait ! Ce qu’il faut, c’est cultiver le sol, lui aider à porter des fruits ; c’est ce qui nous a été enseigné ; tandis que nous, nous mutilons sa face et ses formes. Vous le voyez, plus nous pénétrons dans la montagne, plus l’air devient chaud et la respiration difficile… »

L’homme se met à rire doucement en effilant ses longues moustaches :

— Il n’était pas le seul de son avis ; c’était vrai, plus nous avancions dans le tunnel, plus la chaleur augmentait et plus le nombre des malades et des morts était grand. Et les sources chaudes coulaient avec une force toujours croissante, les roches s’éboulaient ; deux de nos camarades, des hommes de Lugano, perdirent la raison. La nuit, dans notre caserne, certains d’entre eux, travaillés par le cauchemar, gémissaient et sautaient brusquement à bas de leur lit, dans une espèce d’épouvante…

— « N’avais-je pas raison ? disait mon père, en roulant des yeux effrayés, et en toussant péniblement et longuement. N’avais-je pas raison ? C’est invincible, la terre !… »

Bientôt, il se coucha pour ne plus se relever. Il était robuste, mon vieux ; il lutta contre la mort pendant plus de trois semaines, avec obstination, sans se plaindre, en homme qui connaît sa valeur.

— « Mon œuvre est finie, Paolo, me dit-il une fois, pendant la nuit. Ménage-toi et retourne à la maison ; que la Madone t’assiste ! »

Puis il garda longtemps le silence ; les yeux fermés, il haletait…

L’ouvrier se lève, regarde la montagne et s’étire avec une telle force que ses muscles craquent.

—… Alors, il me prit la main, m’attira à lui et me dit la sainte vérité, signor !

L’homme a un sourire rayonnant.

— « Sais-tu, Paolo, mon fils, me dit-il, je crois quand même que cela s’accomplira : nous et ceux qui viennent de l’autre côté, nous nous retrouverons dans la montagne, nous nous rencontrerons… le crois-tu, toi ? »

Je le croyais.

— « C’est bien, mon fils ! C’est ce qu’il faut ! Tout ce qu’on fait, il faut l’accomplir en ayant foi dans le succès et en Dieu qui prête son assistance aux bonnes œuvres, grâce aux prières de la Madone. Je t’en prie, mon fils, si cela arrive, si les hommes se rencontrent, viens sur mon tombeau et dis : « Père, c’est fait ! » pour que je le sache ! »

Je le lui promis. Il mourut à cinq jours de là ; l’avant-veille de sa mort, il demanda aux autres qu’on l’ensevelît à l’endroit où il avait travaillé dans le tunnel… il le demanda avec insistance, mais c’était déjà du délire, à ce que je crois…

Treize semaines plus tard, notre équipe rencontra celle qui venait en sens inverse. Ah ! ce fut un jour de folie, signor, quand nous entendîmes, sous la terre, dans les ténèbres, le bruit du travail des autres, le bruit de ceux qui venaient au-devant de nous sous la terre, — vous comprenez, signor ? — sous l’énorme poids de la terre qui aurait pu nous écraser d’un seul coup, nous tous qui étions si chétifs !

Pendant bien des jours, nous entendîmes distinctement ces sons ; tous les jours, ils devenaient plus nets, plus compréhensibles, et nous étions envahis de la fureur joyeuse des vainqueurs. Nous travaillions comme de mauvais esprits, comme des êtres immatériels, sans éprouver de fatigue, sans avoir plus besoin d’indications. C’était réjouissant comme un bal par un jour de soleil, parole d’honneur !

Et dans un transport d’allégresse, l’ouvrier s’avança tout près de son auditeur, et lui planta dans les yeux ses yeux profonds, puis il continua d’une voix basse et joyeuse :

— Enfin, lorsque la couche rocheuse s’effondra, lorsque dans l’ouverture apparut, au milieu de la clarté rouge d’une torche, un visage inondé de larmes de joie et de sueur, et d’autres flambeaux et d’autres visages encore, quand des cris de victoire, des cris d’allégresse retentirent, oh ! ce fut le plus beau jour de ma vie, et en l’évoquant, je sens que je n’ai pas vécu en vain ! Ce fut un travail, mon travail, un saint travail, signor, oui, je vous le dis ! Et quand nous remontâmes au soleil, beaucoup d’entre nous se couchèrent sur le sol et l’embrassèrent en pleurant. C’était beau, comme une belle légende ! Oui, on embrassa la montagne vaincue, on embrassa la terre ; ce jour-là, elle me devint tout particulièrement proche et chère. Je me mis à l’aimer comme on aime une femme !

Bien entendu, je m’en allai vers mon père, oh ! oui. Bien entendu… quoique je sache parfaitement que les morts ne peuvent rien entendre, je m’en allai vers sa tombe : il faut respecter les désirs de ceux qui ont travaillé pour nous et ont souffert non moins que nous, n’est-ce pas ?

Oui, oui, je me rendis sur sa tombe, je frappai le sol du pied et je criai, comme il l’avait souhaité :

— Père, c’est fait ! Les hommes ont vaincu ! Père, c’est fait !…




SUR L’EAU…


L’eau bleue semble épaisse comme de l’huile ; l’hélice du bateau s’y meut sans peine, presque sans bruit. Le pont ne vacille pas sous les pieds ; seul un mât érigé vers le ciel clair se balance obstinément ; les câbles vibrent doucement comme des cordes tendues, mais on est habitué à ce tremblement et on ne le remarque plus ; on dirait que le bateau, pareil à un cygne blanc, reste immobile sur l’eau glissante. Pour se rendre compte de sa marche, il faut regarder par-dessus bord : la proue toute blanche repousse la vague, qui se ride et s’enfuit en ondulations larges et souples ; sinueuse, elle étincelle comme du vif argent et mollement fredonne.

C’est le matin ; la mer ne s’est pas encore tout à fait réveillée ; au ciel, les reflets rosés de l’aurore ne se sont pas éteints, mais ils n’enluminent déjà plus l’île de Gorgona, rocher solitaire et sombre, tout couvert de forêts, qui se dresse sur la route marine ; une tour ronde et grise le couronne, tandis qu’un troupeau de blanches maisonnettes s’élèvent sur le rivage endormi. Quelques petites barques glissent avec rapidité le long du bateau à vapeur ; ce sont les habitants de l’île qui vont pêcher la sardine. Le clapotis cadencé des longues rames et les minces silhouettes des pêcheurs composent une harmonie qui se grave dans la mémoire ; les hommes rament debout et s’inclinent comme s’ils saluaient le soleil.

Derrière la proue du vapeur, s’étend une large bande d’écume verdâtre, au-dessus de laquelle des mouettes planent paresseusement ; parfois, un python venu on ne sait d’où, s’allonge comme un cigare et, sans bruit, vole à ras de l’eau où il plonge soudain, pareil à une flèche.

Au loin, les rives de la Ligurie s’estompent vaguement sur la mer avec leurs montagnes violettes ; dans deux ou trois heures, le bateau pénétrera dans le port encombré de Gênes, la ville de marbre.

Le soleil s’élève toujours plus haut, promettant une journée torride.

Deux sommeliers accourent sur le pont ; l’un est un Napolitain jeune, souple et agile, au visage mobile, à l’expression indéfinissable ; l’autre un homme de taille moyenne, à la moustache blanche, aux sourcils noirs ; son crâne rond est recouvert de poils gris ; il a le nez crochu et le regard grave et intelligent. Avec des rires et des plaisanteries, les deux sommeliers disposent rapidement la table pour le déjeuner et disparaissent. Ils sont remplacés par les passagers qui sortent lentement de leurs cabines. Il y a là un gros homme à la tête petite, au visage écarlate et bouffi ; il a l’air triste et ses lèvres cramoisies et boursouflées pendent avec lassitude ; le second, qui est de haute taille, porte des favoris blancs ; il semble repassé au fer ; ses yeux en vrille et son nez minuscule se distinguent à peine sur son visage jaune et plat ; puis, trébuchant contre la barre métallique du seuil, surgit un troisième voyageur pansu, roux et replet, aux moustaches martialement hérissées ; il est vêtu d’un costume d’alpiniste et coiffé d’un chapeau à plume verte. Tous trois s’approchent du bord ; le gros plisse tristement les paupières et s’écrie :

— Comme tout est tranquille, n’est-ce pas ?

L’homme aux favoris a mis les mains dans ses poches et écarté les jambes ; dans cette posture, il ressemble à des ciseaux ouverts. Le roux sort une montre d’or grande comme le disque de cuivre d’un balancier d’horloge ; il l’examine, lève les yeux au ciel, regarde le pont, enfin il se met à siffler, marquant la mesure avec sa montre et tapant du pied en cadence.

Deux dames apparaissent ; l’une est jeune et grasse, avec un teint de porcelaine ; ses yeux d’un bleu laiteux sont caressants ; on dirait que ses sourcils noirs sont dessinés à la main, car l’un est plus haut que l’autre. La seconde dame, plus âgée, a un nez pointu ; une masse de cheveux décolorés la casque et un grain de beauté noir et saillant se distingue sur sa joue gauche. Elle porte deux chaînes d’or ; un face-à-main et une quantité de breloques s’entrechoquent à la ceinture de sa robe grise.

On sert le café. La jeune femme s’assied en silence à la table et commence à verser le liquide noir en arrondissant ses bras, nus jusqu’au coude. Les hommes prennent place, sans mot dire. Le gros saisit une tasse et soupire profondément.

— Oui ! fait le roux brusquement, en frottant ses semelles sur le plancher du pont. Oui, oui, si les gauches elles-mêmes commencent à se plaindre de nos apaches, cela signifie que…

— Yvan, tu péroreras plus tard ! interrompt l’aînée des dames… Lisa viendra-t-elle ?

— Elle ne se sent pas bien ! répond la jeune d’une voix sonore.

— Pourtant, la mer est calme…

— Ah ! quand une femme est dans cet état-là… remarque le gros.

Et il s’assied, sourit et ferme les yeux avec volupté.

Dans les flots, bouleversant la surface lisse et tranquille de la mer, les marsouins se démènent ; l’homme aux favoris les regarde attentivement et déclare :

— Les marsouins ressemblent à des cochons.

Le roux réplique :

— En général, ici, il y a beaucoup de cochonneries.

La dame aux cheveux décolorés porte sa tasse à son nez, flaire le café et fait une grimace de dégoût.

— C’est répugnant.

— Et le lait, hein ? appuie le gros, en clignant de l’œil d’un air entendu.

La dame au visage de porcelaine affirme : — Et tout est si sale, si sale ! Et les habitants ressemblent tous à des Juifs !

Sans arrêt, avalant la moitié des mots, le roux parle à l’oreille de l’homme aux favoris, comme s’il répondait à un professeur et s’enorgueillît de savoir si bien sa leçon. La curiosité de son auditeur est évidemment chatouillée ; il hoche un peu la tête tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; sur son visage plat, sa bouche bée comme une fente dans une planche. Parfois, il a envie de répliquer ; il commence d’une voix bizarre, assourdie :

— Dans mon gouvernement…

Et sans continuer, il prête de nouveau une oreille attentive aux propos de l’homme roux.

Le gros soupire profondément en disant :

— Quelle crécelle tu es, Yvan !

— Eh bien, donnez-moi du café.

Il se rapproche lourdement de la table et son interlocuteur déclare d’un ton convaincu :

— Yvan a des idées…

— Tu n’as pas bien dormi, interrompit l’aînée des dames en examinant l’homme aux favoris à travers son face-à-main ; celui-ci passe la main sur son visage et regarde des doigts :

— Il me semble que je suis poudré ; n’as-tu pas la même impression ?

— Mais c’est une des particularités de la belle Italie, oncle ! s’exclame la jeune femme. La peau se dessèche horriblement ici…

L’aînée des dames questionne :

— Lydie, as-tu remarqué comme leur sucre est mauvais ?

Sur le pont arrivait un homme corpulent, à la tête couverte de cheveux gris et bouclés, au gros nez, aux yeux rieurs ; il avait un cigare aux dents ; les sommeliers appuyés au bordage s’inclinèrent respectueusement devant lui.

— Bonjour, bonjour, mes braves ! s’exclama-t-il d’une voix rauque et forte, en hochant la tête avec bienveillance.

Les Russes se turent et l’examinèrent en dessous ; Yvan annonça à mi-voix :

— Un militaire en retraite, ça se voit immédiatement…

Le nouveau venu, sentant qu’on l’observait, retira son cigare de la bouche et salua les Russes avec politesse. L’aînée des deux femmes redressa la tête, porta son face-à-main à ses yeux et toisa l’homme d’un air insolent ; Yvan, embarrassé on ne sait pourquoi, se détourna vivement, tira sa montre de son gousset et recommença à la balancer. Seul, le gros rendit le salut, en appuyant le menton sur sa poitrine. L’Italien perdit contenance, replaça fébrilement son cigare au coin de sa bouche, et demanda à mi-voix au plus vieux des sommeliers :

— Des Russes ?

— Oui, Monsieur. Un gouverneur russe avec sa famille…

— Comme ils ont toujours de bons visages…

— C’est un excellent peuple…

— Les meilleurs de tous les Slaves, certainement.

— Un peu dédaigneux, dirai-je…

— Dédaigneux ? Vraiment ?

— Oui, je crois, dédaigneux envers les gens.

Le gros Russe rougit ; avec un large sourire, il murmura :

— C’est de nous qu’il parle…

— Quoi ? demanda la dame aux cheveux décolorés en faisant une moue de mépris.

— On dit que nous sommes les meilleurs de tous les Slaves, répondit le gros avec un ricanement.

— Ce sont des flatteurs ! déclara la dame.

Yvan, le roux, remit sa montre dans son gousset ; il se frisa la moustache avec les deux mains et déclara :

— Ils sont tous étonnamment ignorants de ce qui nous concerne.

— On te fait des compliments, repartit le gros, et tu trouves que c’est par ignorance ?

— Que tu es bête ! Je parle en général… Je sais bien moi-même que nous sommes la crème des Slaves.

L’homme aux favoris qui suivait toujours attentivement le jeu des marsouins, poussa un soupir et déclara en hochant la tête :

— Quel stupide poisson !

Deux autres passagers s’étaient joints au vieil Italien ; l’un était un homme âgé, en veston noir, qui portait des lunettes ; l’autre, un jeune homme au teint pâle, aux cheveux longs, aux sourcils épais, au front élevé. Tous trois s’appuyèrent au bastingage, à cinq pas des Russes, et le premier Italien disait à mi-voix :

— Chaque fois que je vois des Russes, je me rappelle Messine…

— Vous souvenez-vous de la façon dont nous avons reçu leurs marins à Naples ? demanda le jeune homme.

— Oui ! une fois retournés dans leurs forêts et dans leurs steppes, ils n’oublieront pas cette journée-là.

— Avez-vous vu la médaille frappée en leur honneur ?

— La gravure ne m’en plaît guère.

— On parle de Messine, fit remarquer le gros à ses compagnons.

— Comme ils rient ! s’exclama la jeune femme ! C’est étonnant !

Les mouettes rattrapaient le vapeur ; l’une d’elles, battant des ailes avec force, se mit à planer sur le bord ; la jeune femme lui lança dès biscuits. Les oiseaux, pour attraper les morceaux, s’ébattaient sur le pont du bateau, puis s’élevaient avec des cris perçants dans le vide bleu qui surmontait la mer. On servit le café aux Italiens, qui s’amusèrent aussi à nourrir les mouettes et lancèrent en l’air des biscuits.

L’aînée des dames russes fronça les sourcils d’un air sévère et déclara :

— Quels singes !

Le gros, qui prêtait l’oreille à la conversation animée des Italiens, annonça :

— Ce n’est pas un militaire : c’est un négociant ; il parle du commerce du blé avec la Russie et raconte qu’ils pourraient nous acheter aussi du pétrole, du bois et de la houille.

— J’ai vu tout de suite que ce n’était pas un militaire, affirma l’aînée des dames.

Le roux se remit à chuchoter à l’oreille de l’homme aux favoris, qui l’écoutait d’un air sceptique ; le plus jeune des Italiens jetait des regards furtifs du côté des Russes et déplorait :

— Quel dommage que nous connaissions si peu le pays de ces hommes aux yeux bleus !

Le soleil, déjà très haut, darde ses rayons avec force ; la mer brille d’un éclat aveuglant ; au loin, à droite, des montagnes ou des nuages apparaissent au-dessus de l’horizon.

— Annette, dit l’homme aux favoris, en souriant, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, écoute ce que ce drôle d’Yvan a inventé : un procédé nouveau pour réduire les mutins dans les villages ; c’est très spirituel.

Et, tout en se balançant dans son fauteuil, il se met à narrer d’une voix lente et ennuyée, comme s’il traduisait un ouvrage écrit dans une langue étrangère :

— Il faut que, les jours de foire et aussi les jours de fêtes champêtres, le chef de la commune fasse préparer au compte de l’État des gourdins et des cailloux, et ensuite qu’il distribue aux paysans, aux frais de l’État également, cent, deux cents, cinq cents litres d’eau-de-vie, selon le chiffre de la population ; et c’est tout ce qu’il faut…

— Je ne comprends pas, déclare l’aînée des dames. Est-ce une plaisanterie ?

Le roux répond vivement :

— Non, c’est tout à fait sérieux ! Réfléchissez donc, ma tante…

La jeune femme ouvre les yeux tout grands et hausse les épaules ;

— Quelle stupidité ! Griser les gens aux frais de l’État, comme s’ils ne buvaient déjà pas assez sans cela…

— Non, attends Lydie ! interrompt le roux, se trémoussant sur sa chaise. (L’homme aux favoris, tout en se dandinant de droite à gauche, rit silencieusement, la bouche fendue.) Réfléchis donc : les paysans que l’alcool n’aura pas assommés, se massacreront les uns les autres à coups de gourdins et de pierre ; c’est très clair…

— Pourquoi se massacreraient-ils les uns les autres ? demanda le gros.

— Est-ce une plaisanterie ? répéta l’aînée des dames.

Avec un grand geste de ses bras courts, le roux argumenta, plein de feu :

— Quand le Gouvernement emploie des moyens énergiques de répression, la gauche parle de férocité et de cruauté ; il faut donc faire en sorte que les mutins se châtient eux-mêmes, n’est-ce pas ?

Le vapeur eut un balancement ; la jeune dame effrayée se retint à la table, la vaisselle s’entrechoqua ; sa compagne, posant la main sur l’épaule du gros homme, lui demanda d’un ton sévère :

— Qu’est-ce que c’est que cela ?

— Nous tournons, ma chère…

Le rivage, avec ses arêtes et ses montagnes, enveloppées de brume et garnies de jardins, se découpe au-dessus de la mer à une hauteur toujours grandissante et devient plus net. On aperçoit les pierres bleu noir des vignes ; dans les épais monticules de terre, se cachent les blanches maisons dont les vitres étincellent au soleil ; l’œil saisit déjà les taches crues ; sur la rive même, entre les rochers, s’abrite une minuscule demeure ; la façade qui regarde la mer est tapissée de lourdes fleurs d’un violet ardent ; plus haut, un géranium rouge coule sur les dalles d’une terrasse, comme un ruisseau. Les couleurs sont gaies, le rivage semble accueillant ; les contours harmonieux des montagnes convient le voyageur à se reposer dans l’ombre des jardins.

— Comme tout est resserré ici ! soupire le gros ! L’aînée des dames lui jette un regard implacable, puis elle examine le rivage à l’aide de son face-à-main, pince avec force ses lèvres minces et rejette la tête en arrière.

Le pont est envahi par une foule de gens basanés au costume léger, qui conversent bruyamment et que les dames russes toisent d’un air dédaigneux, comme des reines regardant leurs sujets.

— Comme ils gesticulent ! dit la jeune.

Le gros homme explique, soufflant :

— C’est à cause de la langue ; elle est pauvre et nécessite la gesticulation.

— Mon Dieu, mon Dieu ! soupire profondément l’autre dame ; puis, après un instant de réflexion, elle demande :

— Y a-t-il beaucoup de musées, à Gênes ?

— Trois, seulement, à ce que je crois ! lui répond le gros.

— Et le cimetière ? questionne la jeune.

— Le Campo Santo…

— Les fiacres sont-ils aussi abominables qu’à Naples ?

— Comme à Moscou.

L’homme aux favoris et le roux se sont levés ; ils s’en vont vers le bord en discutant avec ardeur et en s’interrompant mutuellement.

— Que dit l’Italien ? s’informe la dame aînée en lissant ses cheveux. Elle a les coudes pointus et les oreilles jaunes et longues, pareilles à des feuilles sèches. Le gros se met à écouter attentivement le discours animé de l’Italien aux cheveux bouclés.

« —… Ils ont probablement une loi très antique, signors, dit celui-ci ; une loi qui interdit aux Juifs l’entrée de Moscou ; c’est un reste de despotisme ; même en Angleterre, il y a une foule de coutumes archaïques qui n’ont jamais été abolies. À moins que cet Israélite ne m’ait mystifié ! Bref, j’ignore peut-être la véritable raison, mais il n’avait pas le droit de visiter Moscou, l’antique cité des tzars, la capitale sainte…

— Et chez nous, à Rome, c’est un Juif qui est maire, à Rome qui est plus antique et plus sainte que Moscou, remarque le jeune homme avec un sourire.

— Et il rive son clou au pape ! Qu’il en soit ainsi encore longtemps ! » ajoute le vieillard aux lunettes.

— Que crie-t-il, ce vieux-là ? interroge la dame en laissant retomber ses bras.

— Attendez… Des bêtises… Ils parlent en dialecte napolitain.

« —… Il arrive donc à Moscou, il lui faut un gîte, et il s’en va chez une fille publique, ce Juif ; car, m’a-t-il dit, il ne pouvait aller ailleurs…

— C’est un conte qu’il t’a fait ! déclare le vieillard avec assurance et il esquisse un geste comme pour donner congé à l’orateur.

— À vrai dire, c’est aussi mon opinion.

— C’est une fable, assurément…

— Et ensuite, qu’est-il arrivé ? demande le plus jeune.

—… Elle l’a livré à la police, mais auparavant elle lui a pris son argent, pour avoir soi-disant abusé d’elle…

— Quelle infamie ! s’exclame le vieillard. C’était un homme qui se plaisait à inventer des histoires malpropres et voilà tout. Je connais les Russes par l’Université ; ce sont de braves gens…

— Mais, pourtant, c’est étrange… »

Le gros Russe, essuyant son visage moite, dit d’une voix molle et indifférente à ses compagnes :

— Il raconte une anecdote juive…

— Avec quel feu ! sourit la plus jeune ; et l’aînée remarque :

— Il y a cependant quelque chose d’ennuyeux chez ces gens, avec leurs gestes et leur tapage.

Sur la rive, la ville grandit ; les maisons s’élèvent de derrière les monticules ; se plaçant toujours plus près les unes des autres, elles forment un mur compact d’édifices qui semblent taillés dans de l’ivoire et reflètent le soleil.

— Cela ressemble à Yalta ! fait remarquer la jeune femme. Je descends vers Lisa…

En chancelant, elle promène lentement à travers le pont son grand corps enveloppé d’étoffe bleue ; quand elle arrive près du groupe des Italiens, l’homme aux cheveux gris s’interrompt et, à mi-voix, observe :

— Quels yeux merveilleux !

— Oui ! approuve en hochant la tête le vieillard aux lunettes. C’est ainsi que devait être Basilida.

— Basilida était une Byzantine ?

— Je la vois plutôt Slave…

— On parle de Lydie, remarque le gros.

— Qu’en dit-on ? interroge sa compagne. Des vulgarités, sans doute.

— On loue la beauté de ses yeux.

La dame grimace.

…Le vapeur aux cuivres étincelants se rapprochait toujours davantage de la côte. Les murs sombres de la jetée devenaient visibles ; au delà, des centaines de mâts se dressaient vers le ciel ; çà et là, des flammes de drapeaux pendaient, immobiles ; une fumée noire se dissipait en l’air ; l’odeur d’huile, de poussière, de charbon, le bruit du travail dans le port et le grondement complexe de la grande ville arrivaient jusqu’au vapeur.

Soudain, le gros Russe se mit à rire.

— Qu’as-tu ? demanda la dame, et ses yeux gris et décolorés se fermaient à demi.

— Les Allemands ravageront tout, je le jure, vous verrez !

— Et pourquoi t’en réjouis-tu ?

— Comme ça…

L’homme aux favoris, les yeux baissés, questionna le roux d’une voix haute et bien distincte :

— Serait-ce pour toi une surprise agréable, oui ou non ?

Le roux retroussait furieusement sa moustache et ne répondit rien.

… Maintenant, le bateau allait plus lentement ; l’eau verdâtre et trouble clapotait contre la coque blanche et sanglotait, comme si elle se fût plainte. Les maisons de marbre, les hautes tours, les terrasses ajourées ne s’y reflétaient pas. La gueule noire du port béait, toute remplie de navires.




NUNCIA
Récit d’un Napolitain.


Le quartier Saint-Jacques est — à juste titre — fier de sa fontaine où, jadis, aimait à se reposer et à s’attarder en de joyeuses causeries, l’immortel Giovanni Boccace. Le grand peintre Salvator Rosa a brossé de cette fontaine plusieurs tableaux. Cet artiste fut l’ami de Thomas Aniello (né lui aussi dans cette partie de la ville), surnommé Masaniello par le peuple pour les libertés duquel il combattit et succomba[1].

D’autres hommes glorieux sont également nés dans notre quartier qu’ils ont habité. L’antiquité a produit plus de gens célèbres que les temps présents. Car aujourd’hui où chacun porte les mêmes habits, lit éperdument les journaux et veut avant tout faire de la politique, il est devenu très difficile, même à un homme bien doué, de s’élever au-dessus de ses contemporains.

Un autre orgueil de notre quartier fut — jusqu’à l’été dernier — une marchande de légumes, Nuncia, la personne la plus gaie du monde et la plus belle de cet endroit, où le soleil brille toujours quelques instants de plus que dans les autres parties de la ville. La fontaine reste aujourd’hui ce qu’elle fut jadis (quoique plus jaune bien entendu) ; elle attirera longtemps encore les regards des étrangers par son aspect amusant — les enfants de marbre dont l’artiste a composé son groupe harmonieux, ne vieillissent pas et ne se fatiguent pas en jouant.

La délicieuse Nuncia est morte dans la rue, en dansant. Il est rare qu’on meure ainsi et cela vaut la peine d’être conté.

Nuncia était une femme trop joyeuse, un cœur trop bon pour pouvoir vivre en paix avec son mari. Ce dernier ne pouvait comprendre cette nature sensible ; il criait, tempêtait, jurait, sortait son couteau de sa poche et l’enfonça même un jour dans les côtes d’un admirateur de sa femme. Mais la police n’aime guère les exercices de ce genre, Stefano fut arrêté et mis en prison, où il resta quelque temps. Libéré, il partit pour l’Argentine : le changement d’air est un bon remède pour les esprits trop excitables.

Nuncia devint donc veuve à vingt-trois ans. Il lui restait sa fillette âgée de cinq ans, deux ânes, un jardin potager et une petite voiture. Une personne gaie n’a pas besoin, pour vivre, de beaucoup de choses, et elle était contente de son sort. Elle savait travailler et beaucoup de gens ne demandaient qu’à lui venir en aide. Et lorsqu’elle ne pouvait payer en espèces sonnantes les services rendus, elle les payait de son rire, de ses chansons ou d’autres dons encore, qui étaient, aux yeux de beaucoup, plus précieux que l’argent.

Bien des femmes — et même plusieurs hommes — n’approuvaient pas sa manière de vivre, cependant Nuncia était loyale. Non seulement elle ne détournait jamais de leurs devoirs les hommes mariés, mais souvent elle les réconciliait avec leur femme. Elle disait volontiers :

— Celui qui change d’amour ne sait pas aimer.

Un jour, Arturo Lano, le pêcheur qui étudia au séminaire pour devenir prêtre, mais qui oublia et la soutane et le Paradis, et s’égarait trop souvent dans des cabarets et dans les lieux où l’on s’amuse, le gros Arturo Lano, le maître chansonnier grivois, lui déclara :

— Tu m’as tout l’air de croire que l’amour est une science aussi compliquée que la théologie ?

Elle lui répondit :

— J’ignore les sciences, mais je connais par cœur toutes tes chansons.

El à ce gros bonhomme, aussi rond qu’un tonneau, elle chanta sur l’heure quelques-uns de ses couplets les plus guillerets. Lui, riait de tout son cœur, ses petits yeux intelligents noyés dans la graisse rouge de ses joues.

Et c’est ainsi qu’elle vivait, heureuse elle-même, répandant la joie autour d’elle, aimable envers tout le monde. Ses amies finirent par se réconcilier avec elle, comprenant à la longue que le caractère de l’être humain fait partie de ses os et de son sang, se rappelant que les saints eux-mêmes ne surent pas toujours se vaincre, que l’homme enfin n’est pas un dieu et que ce n’est qu’à Dieu qu’il faut rester fidèle.

Et, telle une étoile, Nuncia brilla durant dix années dans son quartier, toujours considérée comme une beauté et une merveilleuse danseuse. Si elle avait été jeune fille, on l’aurait certes élue reine du marché, car aux yeux de tous, elle était réellement reine. On la montrait même aux étrangers et plusieurs d’entre eux demandaient à lui parler en tête-à-tête, ce qui la faisait rire comme une folle :

— Mais dans quelle langue me parlera-t-il, ce signor si soigneusement blanchi ? disait-elle.

— Dans la langue des pièces d’or, nigaude que tu es ! répliquaient les personnes sérieuses.

Elle refusait :

— Aux étrangers je ne veux vendre que de l’ail, des oignons et des tomates.

Parfois quelques amis insistaient :

— Un mois seulement, Nuncia, un seul mois… sois complaisante pour ces étrangers… et tu seras riche. Réfléchis bien ; n’oublie pas, tu as une fille à élever…

Elle hochait la tête :

— Non, je ne peux pas, j’aime mon corps et je ne veux pas l’offenser. Je sais, il suffirait que je me donne une seule fois sans amour pour perdre l’estime de moi-même.

— Mais tu ne te refuses pas à ceux qui te demandent ?

— Oui, aux miens, et cela quand il me plaît.

— Que veux-tu dire par ces mots : les tiens ?

— Ceux qui me connaissent et qui me comprennent.

Pourtant, elle eut une aventure avec un étranger, un Anglais.

C’était un homme bizarre, taciturne, bien que parlant parfaitement notre langue. Encore jeune, il avait cependant des cheveux gris et le visage balafré d’une cicatrice : la figure d’un brigand et les yeux d’un saint. Les uns affirmaient qu’il écrivait des livres, les autres — qu’il n’était qu’un joueur. Nuncia partit avec lui quelque part en Sicile et revint fort amaigrie. L’homme ne devait pas être riche, car elle ne rapporta ni cadeaux ni argent. Et de nouveau elle recommença sa vie parmi nous, comme auparavant, gaie, agréable, la joie de tous.

Mais voilà qu’un jour de fête, en sortant de l’église, quelqu’un s’exclama, étonné :

— Tiens, cette petite Nina, c’est le portrait vivant de sa mère !

Et c’était clair, comme une journée de mai : la fille de Nuncia — personne ne s’en était aperçu jusqu’alors — rayonnait, aussi belle, aussi séduisante que sa mère. Elle n’avait que quatorze ans ; mais, grande, les cheveux magnifiques, les yeux fiers, on lui eût donné deux ou trois ans de plus et c’était déjà une vraie femme. Nuncia, elle-même, la regardant bien attentivement, en fut comme bouleversée :

— Sainte Marie ! Est-il possible ! Vas-tu être plus belle que moi, Nina ?

La jeune fille répondit, en souriant :

— Non, mère, pas plus belle, mais aussi belle que toi. Cela me suffit.

Et alors, une ombre de tristesse voila le visage de Nuncia, et le soir elle dit à ses amis :

— Voilà notre vie. À peine a-t-on eu le temps de boire la moitié de la coupe, qu’une autre main veut déjà la saisir.

Certes, au début, aucune rivalité n’existait entre Nuncia et Nina. La fille gardait toujours une attitude modeste et réservée, observant le monde à travers ses cils, gardant le silence en présence des hommes, tandis que les yeux de la mère brillaient de passion et que sa voix vibrante et chaude provoquait le désir. Les hommes, auprès d’elle, s’enflammaient comme les voiles des barques lorsque le soleil se lève. Et cette image n’a rien d’exagéré ; pour beaucoup d’entre eux, Nuncia avait été le premier rayon d’amour ; et quand, élancée comme un mât, elle passait dans la rue poussant sa baladeuse, égrenant les échos de sa voix par-delà les maisons, les hommes la contemplaient silencieusement, le cœur débordant de reconnaissance. Elle n’était pas moins ravissante au marché, devant son étalage de légumes aux couleurs vives ; pareille à une vierge peinte par un glorieux maître sur le fond blanc du mur d’un sanctuaire, elle se tenait près de l’église Saint-Jacques, à gauche du parvis. C’est à trois pas de là qu’elle mourut.

Parlant sans cesse, lançant à tous vents ses plaisanteries, — étincelles de gaîté — mêlées de rires et de chansons qu’elle connaissait pas milliers, elle se tenait là, debout, tout éclatante. Elle connaissait à merveille l’art de s’habiller. Sa beauté y gagnait, de même que le bon vin paraît plus lumineux et meilleur dans un verre de cristal. Car la couleur ajoute toujours à l’odeur et au goût, et mieux que tout au monde sait évoquer la chanson : « Buvons pour donner à l’âme un peu de sang du soleil. » Dieux ! le vin ! Les rumeurs du monde et toute sa vanité ne vaudraient pas le sabot d’un âne, si l’homme n’avait la possibilité d’arroser son gosier d’un bon verre de vin qui vivifie son âme autant que la sainte communion ; remet, comme elle, les péchés, enseigne aux humains à pardonner et à aimer cette terre où, il faut le dire, se commettent tant de vilaines actions. Regardez le soleil à travers votre verre et le vin vous contera des choses merveilleuses !…

Nuncia aussi était debout au soleil, et autour d’elle, allumait des désirs et des idées joyeuses. Personne ne veut passer inaperçu en présence d’une belle femme et de là naît le besoin de paraître sous un jour avantageux. Et Nuncia a fait beaucoup de bien en éveillant autour d’elle de multiples ambitions et en développant le sens de la vie. Le beau appelle toujours le désir du mieux.

Près de la mère se tenait très souvent la fille, modeste comme une nonne, silencieuse comme un couteau dans sa gaine. Et les hommes les regardaient longuement, les comparaient et comprenaient que la vie dorénavant allait devenir difficile à Nuncia.

Le temps passe peu à peu et, pareil aux poussières dorées dans les rouges rayons du soleil, les humains tourbillonnent dans le temps. Nuncia fronce plus souvent ses épais sourcils ; parfois, elle se mord la lèvre et elle épie sa fille, comme un joueur qui s’efforce de deviner quelles sont les cartes de son adversaire.

Une année s’écoule, puis une autre ; la fille rappelle toujours plus la mère et s’en éloigne aussi toujours davantage. Tout le monde s’aperçoit que les garçons ne savent plus à laquelle des deux ils doivent couler des œillades caressantes. Et les amies, — les amis et les amies se plaisent à retourner le poignard dans la plaie, — les amies demandent :

— Eh quoi, Nuncia, ta fille t’éclipse, n’est-ce pas ?

La mère répond en riant :

— On voit les grandes étoiles même quand la lune brille…

Comme mère, elle était fière de la beauté de sa fille ; comme femme, elle ne pouvait pas ne pas être jalouse de cette jeunesse. Nina s’était placée entre le soleil et sa mère et celle-ci souffrait de vivre dans l’ombre.

Lano composa une nouvelle chansonnette, dont le premier couplet était celui-ci :

Si j’étais homme,
Je voudrais que ma fille
Mît au monde une enfant aussi belle
Que celle que j’eus à son âge.

Nuncia ne voulut pas chanter cette chanson. On assurait que Nina avait répété maintes fois à sa mère :

— La vie nous serait plus facile si tu étais plus raisonnable…

Vint un jour pourtant où la fille sans ambiguïté s’exprima :

— Maman, tu m’empêches trop d’être vue par les gens ; je ne suis plus une petite fille ; je veux prendre ma part de la vie. Tu as beaucoup vécu, et gaîment ; le moment n’est-il pas venu où je dois vivre, moi aussi ?

— Pourquoi parles-tu de la sorte ? demanda la mère en baissant les yeux d’un air coupable, car elle savait bien pourquoi sa fille parlait ainsi : c’était à cause de Borbone.

Enrico Borbone était allé en Australie ; il avait exercé le métier de bûcheron dans cette merveilleuse contrée où tous ceux qui le désirent gagnent facilement beaucoup d’argent. Revenu pour se chauffer au soleil de sa patrie, il allait retourner là-bas, où il vivait plus librement. Il avait trente-six ans. Robuste, joyeux et barbu, il composait de belles histoires sur ses aventures et son existence dans les forêts profondes. Tout le monde pensait que c’étaient des contes ; seules la mère et la fille avaient foi en lui.

— Je vois que je plais à Enrico, répondit Nina, et toi, tu t’amuses avec lui ; maintenant il ne pense plus à des choses sérieuses, et c’est à mon désavantage…

— Je comprends, dit Nuncia. C’est bien, tu n’auras plus à te plaindre de ta mère à la Madone…

Et cette femme, de plein gré, renonça loyalement à l’homme qui — on le voyait bien — lui plaisait plus que tous les autres.

Mais, on le sait, les victoires faciles rendent les vainqueurs outrecuidants ; et si, de plus, le vainqueur est encore très jeune, les choses ne tardent pas à tourner mal.

Nina se mit à parler de sa mère sur un ton ironique, que rien d’ailleurs ne justifiait. Et le jour de la Saint-Jacques, lors de la fête de notre quartier, au moment où tous étaient en liesse, et où Nuncia venait de danser admirablement la tarentelle, sa fille s’écria à haute voix :

— Ne crois-tu pas que tu danses trop ? Cet exercice n’est peut-être plus de ton âge… tu devrais faire attention à ton cœur maintenant.

Tous ceux qui entendirent ces paroles insolentes, proférées cependant avec gentillesse, en restèrent un instant muets. Mais, furieuse, les mains appuyées sur ses hanches d’un dessin si ferme, Nuncia releva l’injure :

— Mon cœur ? C’est lui qui te préoccupe, n’est-ce pas ? Merci, fillette, merci ! Nous verrons quel cœur est le plus fort, du tien ou du mien !

Et après une minute de réflexion, elle proposa :

— Nous allons courir toutes les deux jusqu’à la fontaine et revenir ici, trois fois de suite, sans nous reposer, cela va sans dire…

Bien des gens trouvèrent ridicule cette course de femmes. D’autres estimèrent que c’était un scandale, une honte. Mais en général, comme on avait du respect pour Nuncia, on l’applaudit avec une gravité facétieuse, et Nina fut obligée d’accepter le défi de sa mère.

Des juges furent choisis ; on fixa les vitesses extrêmes à atteindre et on régla avec précision tous les détails, comme s’il se fût agi d’une véritable course. Il y avait beaucoup d’hommes et de femmes qui désiraient sincèrement la victoire de la mère. Intérieurement, ils bénissaient celle-ci et adressaient des vœux à la Madone pour que Nuncia triomphât.

Et voici la mère et la fille placées l’une à côté de l’autre ; elles ne se regardent pas ; un tambourin résonne avec un bruit sourd ; les deux femmes se précipitent et s’envolent le long de la rue jusque sur la place, comme deux grands oiseaux blancs ; la mère est coiffée d’un fichu rouge, tandis que la tête de la fille est recouverte d’une dentelle bleue.

Immédiatement, on se rendit compte des chances de chacune d’elles : la mère dépassait la fille en agilité et en force. Nuncia courait avec une telle aisance, une telle grâce, qu’elle semblait portée par la terre comme un enfant par sa mère. Des fenêtres et du trottoir, on se mit à lancer des fleurs sous les pas de Nuncia ; on l’applaudissait, on lui criait des paroles d’encouragement. Au bout des deux premiers tours, elle était en avance sur sa fille de plus de quatre minutes. Nina, brisée, humiliée de son échec, haletante, les larmes aux yeux, tomba sur les marches du parvis, incapable de continuer.

Souple comme une chatte, Nuncia se pencha sur elle en riant et les spectateurs riaient aussi :

— Enfant, dit-elle, — et sa main robuste caressait la tête échevelée de sa fille, — enfant, sache que le cœur le plus ardent au plaisir, au travail et à l’amour, c’est le cœur de la femme éprouvée par la vie ; et on ne connaît la vie que lorsqu’on a dépassé la trentaine… Ne te chagrine pas, fillette !

Sans reprendre haleine, Nuncia voulut danser encore la tarentelle :

— Qui vient danser avec moi ?

Enrico sortit de la foule, enleva son chapeau et s’inclinant très bas devant cette brave femme, garda longtemps la tête respectueusement baissée.

Le tambourin se mit à tinter, à bourdonner, à tonner. Et la danse frénétique se déchaîna, enivrante comme un vin noir, vieux et capiteux. Nuncia tourbillonnait ; ses mouvements étaient onduleux et souples, tels ceux d’un serpent. Elle comprenait profondément cette danse passionnée et c’était une grande jouissance que de voir son beau corps invincible vivre et jouer.

Elle dansa longtemps, avec différents partenaires ; la fatigue accablait les hommes, mais Nuncia n’était toujours pas rassasiée et il était près de minuit lorsqu’elle cria :

— Encore une fois, Enrico, la dernière.

Lentement, elle recommença avec lui. Ses yeux se dilataient, rayonnants, caressants et prometteurs. Mais soudain, avec un petit cri, Nuncia battit des mains et tomba, comme si on lui eût fauché les genoux.

Le médecin déclara qu’elle était morte d’une rupture du cœur.

C’est bien probable…





TABLE DES MATIÈRES




Pages
 16
 137
 290

  1. Masaniello (Thomas Anielo), pécheur, né à Amalfi en 1623, se mit à la tête des Napolitains révoltés et fut assassiné en 1647.