Friquettes et Friquets/Texte entier

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E. Flammarion (p. -Tdm).


FRIQUETTES ET FRIQUETS














PAUL ARÈNE

Friquettes
et
Friquets




PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, rue racine, près l’odéon

Tous droits réservés.



AVANT-PROPOS


— Sont-ils insolents, ces friquets ! murmurai-je en essuyant du coin du mouchoir le chapeau de paille neuf précisément, ces choses n’arrivent qu’aux chapeaux neufs, auquel un moineau, dans son vol, venait de faire subir la même offense qu’infligèrent, jadis, les hirondelles à Tobie.

Insensible à mon invective, le moineau ne laissa paraître nul remords. Comme allégé plutôt, poussant un petit cri, il s’abattit sur le gazon, où l’on a les pattes au frais, puis se mit à jouer avec les camarades.

Et ceci se passait au Luxembourg, pas bien loin de la grille qui avoisine la rue Vavin, devant la pelouse qu’un grand tilleul ombrage.

Endroit charmant en cette saison, à cause de sa solitude et des bourdonnements d’abeilles suspendues aux fleurs du tilleul. Endroit que je vous recommande surtout pour les prochains mois, si, pauvres et amoureux, vous voulez offrir à la bien-aimée cet orgueilleux plaisir de fouler aux pieds un tapis qu’envieraient les reines.

Car le tilleul, lorsqu’il perd ses feuilles, les a blanches par-dessous et d’un vert éclatant par-dessus, de sorte que, selon qu’elles tombent pile ou face, cela fait, en un contraste harmonieux avec le fond émeraude de l’herbe, apaisé, automnal déjà, de magnifiques arabesques alternées d’or et d’argent fin.

En attendant, encore un chapeau de perdu. Sont-ils insolents, ces friquets !

Mais n’oublions pas que l’heure du déjeuner approche, et qu’un ami doit me rejoindre boulevard Saint-Germain.

J’arrive, suant, au petit café, lieu ordinaire de nos rendez-vous. Mon ami n’est pas encore là. Je m’assieds à l’ombre, sur la terrasse, je commande un apéritif et m’arme de philosophie.

L’attente n’a, d’ailleurs, rien de désagréable.

Une horloge se fait entendre. L’heure de sortie des ateliers ! Le trottoir devient tout joyeux comme pour une sortie d’école. Voici les petits typographes aux doigts brunis par le régule ; voici les petites brocheuses, agaçantes sous leur sarrau, l’aire de gamines trop précoces ; et voici également, à cause du voisinage du noble faubourg et de quelques rues consacrées aux industries élégantes, voici les petites ouvrières de la couture, des modes et des fleurs.

Tout cela court, rit et gazouille.

— C’est-y insolent, ces friquettes !… s’écrie un gros monsieur, qu’elles bousculent en passant.

Friquettes, mot admirablement trouvé. Oui ! friquettes, sœurs des friquets. On ne saurait désigner mieux les gentils oiseaux parisiens que le milieu du jour fait se répandre par les rues.

Et je songe, considérant, d’un œil sympathique autant qu’amusé, les friquettes, leur défilé bruyant.

De grands savants et des poètes ont décrit les mœurs des friquets ; qui décrira les mœurs des friquettes ?

La friquette a son nid loin du Paris central.

Arrivées ce matin par les interminables rues qui descendent des Batignolles, de Montmartre et de la Chapelle, vers l’heure où, dans la ville silencieuse et teintée de rose par l’aurore, s’éveillent à toutes les fenêtres des milliers d’oiseaux chanteurs, les voilà maintenant en train de peiner, pauvre friquettes, essoufflées un peu, mais attentives, sauf parfois un regard en dessous, et le corsage soulevé par des revenez-y de fou rire.

Comme elles travaillent, les friquettes, s’escrimant de la langue et des doigts, improvisant avec un peu de gaze, de fil de fer, de gomme, et quelques poussières colorées, des fleurs vivantes à tromper une abeille, ou bien drapant et chiffonnant ces parures et ces coiffures sans lesquelles les Parisiennes seraient encore belles, certes ! — le moyen de faire autrement ? — mais ne seraient plus Parisiennes.

Et elles travailleront ainsi jusqu’au moment où, la journée finie, on remontera vers la famille, à moins que, déjà émancipée, on ne s’attarde à mi-chemin dans la chambrette où attend l’amoureux.

La descente est inquiète, ces patrons habitent au diable, inquiète et toujours un peu ensommeillée.

Le retour se fait gravement, voilette sur les yeux, un petit sac noir à la main, en jeunes personnes conscientes de leur dignité, et qui ne veulent pas être suivies.

C’est tout au plus si la friquette s’arrêtera, rien qu’une seconde, pour voir ! devant une vitrine ; ou bien encore, — car il faut bien des refrains à l’atelier, — parmi la foule qui entoure quelque rapsode installé en plein air, dans un carrefour, et jetant aux échos de Ménilmontant ou des Batignolles une romance sentimentale, chef-d’œuvre nouveau dont l’auditoire suit les paroles sur l’imprimé.

L’heure charmante, l’heure bleue de cette journée, c’est, pour la friquette, de onze à midi, l’intervalle de repos que l’usage accorde.

Il faut, à la vérité, prendre le temps de son déjeuner là-dessus. Mais soixante minutes, c’est si long ! il peut tenir tant de choses en soixante minutes ! Et, d’autre part, un déjeuner se becquette si vite, quand on a ses dents de seize ans, sur la table en marbre des restaurants à dix-huit sous et des crèmeries. Un quart d’heure y suffit, et quelquefois moins d’un quart d’heure.

Puis, toute de suite la promenade, deux par deux, trois par trois, bras dessus bras dessous et barrant la rue.

Fières comme Artaban, quelques-unes pas plus hautes qu’une botte, elles s’en vont à petits pas pour bien montrer que rien ne les presse. En nombre, elles se croient chez elles. Elles sont chez elles, en effet. La rue, entre onze heures et midi, appartient à la friquette, de même que l’aire aux friquets lorsque les batteurs sont partis.

Nulle préoccupation d’arriver vite comme le matin, ni de se donner un air d’importance comme le soir.

En cheveux — un chapeau est trop long à mettre, et puis, on en met pas un chapeau pour aller au restaurant — en cheveux et en taille aussi, la friquette, sur sa robe noire, a gardé le tablier bariolé de brins de soie multicolores, que rattache par derrière une agrafe en métal à jour. Entre onze heures et midi, l’agrafe du tablier est le seul bijou de la friquette.

Et, maintenant, pour peu que « deux de café » ait surexcité sa gaieté, garez-vous d’elle ! La friquette, sans être méchante, se rit volontiers des passants.

N’allez pas surtout faire le galant ; un regard méprisant, tombé de haut, foudroierait sur place l’infortuné qui, sottement, s’est trompé d’heure.

Car, le matin, plus souvent peut-être le soir, quand les cafés illuminés, les restaurants pleins de dîneurs, les bals qui grondent, les théâtres qui flamboient, les boutiques de joailliers éblouissantes sous le gaz, semblent se conjurer pour la perdition des âmes ; et le samedi surtout, si à tant de séductions s’ajoute encore le mirage d’un dimanche tout à la joie sur les rives d’un fleuve clair retentissant de mirlitons et suavement embaumé de fritures, il n’est pas sans exemple, paraît-il, qu’une friquette ait écouté, en fille d’Ève, les paroles du tentateur.

Mais, entre onze et midi, jamais ! Entre onze et midi, on est vertueuse ; et Don Juan lui-même, s’il essayait de changer cela, perdrait sa peine. Or, comme je ne suis pas Don Juan…

Mais l’ami arrive, il me secoue.

— Je crois, ma foi, que tu rêvais.

— En effet, je rêvais d’oiseaux, m’étant endormi à t’attendre… Où déjeune-t-on ?

— Près de l’Odéon, suivant l’usage.

Et comme, de nouveau, il faut traverser le Luxembourg, j’éprouve près de la fontaine Médicis cette surprise et cette joie de voir toute une bande de friquettes qui, leurs poches pleines de brioches, donnaient à manger aux friquets.


CE BON SAINT FIACRE


Glorifie qui voudra les parcs de Londres ! Je voudrais, moi, être grand poète pour chanter dignement les jardins de Paris.

Surtout aux demi-saisons, les jardins de Paris ont des grâces particulières. Fin novembre, par exemple, alors qu’agonise l’automne ; ou bien fin mars, tandis que le Printemps, canon braqué, mèche fumante, s’apprête du haut des coteaux à lâcher sur les champs et sur les vergers sa volée de mitraille fleurie.

Je n’étais pas allé au Luxembourg depuis les commencements de l’hiver.

Novembre, ce jour-là, entre le brouillard et l’averse, gratifiait Paris d’un dernier sourire.

Comme émoustillés par l’air quand même vif, moineaux et jolies filles se sentaient en joie. Jamais le paradis préféré des amoureux et des poètes ne m’avait paru d’une beauté plus captivante, avec ses parterres dépeuplés où, seules et mélancoliques, se dressaient les fleurs des chrysanthèmes, avec ses allées profondes et bleues sous les ombrages éclaircis, et ses miroitantes pièces d’eau que ternit tout à coup la fuite rapide d’un nuage.

Autour des pelouses, l’éternelle bataille automnale des jardiniers et du vent !

Le vent taquin, et tout le long du jour secouant les branches sur leurs têtes, cependant que, d’un espoir aussi chimérique que celui de Sisyphe ou des Danaïdes, à grand renfort de râteaux, les infortunés jardiniers essaient toujours en vain d’enlever les feuilles mortes qui toujours tombent, tantôt lentement, une par une, et tantôt dans un brusque tourbillon roux suivi d’une frissonnante jonchée.

Hier, c’était encore au Luxembourg que me ramena le hasard de la flânerie.

Jamais, sauf quelques légers nuages destinés par la blancheur de leur nacre à mettre en valeur l’azur du ciel, jamais samedi plus généreusement ensoleillé.

Des rayons à flots sur les toits, puis en cascades dans les rues.

Des boutiques languissantes et à demi fermées, comme pour escompter les joies paresseuses du dimanche ; et, gaiement, se rendant aux gares, à pied, suivis de leurs familles, — car les tramways sont pleins, les fiacres introuvables — des escouades de Parisiens.

Le Luxembourg, lui, se tenait tranquille, en jardin prudent et renseigné qui craint l’aléa des gelées.

À peine quelques points d’émeraudes sur les lilas, un brouillard vert tendre autour des saules, et, aux branches noires des marronniers, un bourgeon hâtif hasardant d’entr’ouvrir son enveloppe luisante et poisseuse pour laisser un embryon de feuille, pâle encore, montrer le nez.

Partout, néanmoins, l’odeur enivrante, indéfinissable du renouveau, et partout flottante dans l’air, la phrase de Bouvard et Pécuchet : « Tout va partir, tout part !… » phrase désormais immortelle.

De sorte que, ayant constaté la présence :

1o À la cime d’un platane, de deux ramiers énamourés ;

2o D’un merle dans un fusain demeuré touffu ;

3o Sur une pelouse, d’un pissenlit en fleurs — primevères des terrains vagues — qu’un papillon souffre caressait… tous pronostics suggestivement printaniers, l’envie folle me prit soudain de grimper sur un véhicule quelconque et d’aller aux bois comme tout le monde.

Philémon, le sage Philémon, m’arrêta.

Depuis que le temps se réveille, je ne puis faire un pas sans rencontrer ce grand diable de Philémon.

— Eh quoi ? me dit-il, toi aussi ! Attends au moins une ou deux semaines. Pour les âmes sentimentales et rustiques, voici tout juste le moment de ne pas quitter notre divin Paris et d’y savourer en gourmet la primeur de éclosions.

Que vas-tu, si pressé, chercher à Meudon, à Chaville ? puisque dans Paris, phénomène constaté, la végétation est, chaque année, régulièrement en avance sur les champs et sur la banlieue !

À quoi tient ceci ? Je l’ignore.

Peut-être, insinueront les savants, à la nature même d’un sol saturé de matières animales. Presque tous nos jardins, en effet, occupent la place d’anciens cimetière ou furent, pendant les révolutions, charniers de bataille et de massacre.

Or, s’il faut en croire un poète dont le nom m’échappe, ce sont les morts qui font les fleurs.

Peut-être aussi à l’énorme quantité de chaleur jetée dan ce cercle de coteaux où la capitale est assise, par la respiration de deux millions d’habitants, par tant de cheminées, tant de fourneaux, tant de becs de gaz, tant d’usines et de cuisines,… tant de cigares et de pipes.

Car les pipes comptent, certainement !

Toujours est-il que, sans trop chercher l’explication scientifique de leur empressement, nos arbres de Paris reverdissent avant les autres arbres ; toujours est-il qu’en dépit de la latitude, Paris s’offre le luxe d’avoir des feuilles, lorsque Lyon et peut-être même Marseille n’en ont pas.

D’ailleurs, ajouta Philémon, qui aime assez se faire pardonner ses paradoxes par une anecdote au besoin inventée, tu connais sans doute l’histoire de saint Fiacre et du petit trottin… Non ! Tu ne la connais pas ? Ça m’étonne… Mais depuis Gérard de Nerval, le {{corr|Forcklore|Folklore} parisien est si négligé !

Donc un jour, premier jour de printemps comme aujourd’hui, un petit trottin, apprentie fleuriste, son grand carton vert pendu au bras rencontra, près du carreau des Halles, saint Fiacre qui, chacun le sait, est le patron non des cochers, mais des jardiniers.

Elle ne le reconnut pas d’abord ; les petits trottins n’ont guère occasion de rencontrer ainsi des saints par les rues. Et puis, le bienheureux était vêtu en paysan : blouse bleue, la guêtre terreuse, avec un chapeau défoncé qui lui cachait son auréole.

Cependant, le trottin crut s’apercevoir qu’il la suivait :

— Ah ! mais non, dit-elle, ah mais non ! Regardez-moi le beau galant…

Alors Fiacre, s’excusant, lui expliqua qu’il était saint Fiacre, et, comme quoi, venu à Paris pour affaires sur une voiture de maraîcher, il ne voulait pas regagner la banlieue, où il eut toujours un pied à terre, sans avoir au moins fait un tour du côté du jardin des Chartreux et de sa célèbre pépinière.

Seulement, tout lui semblait tellement changé dans la grand’ville, qu’il ne retrouvait plus le chemin.

— Le jardin des Chartreux ! en quel pays prenez-vous ça ?

— Mais sur la rive gauche, une fois la Seine passée, et non loin de la rue d’Enfer où revient le moine bourru.

— Attendez, saint Fiacre, attendez ! C’est le Luxembourg que vous voulez dire… La chose, en ce cas, se trouve bien, j’ai une commande dans le quartier… Seulement, comme il ne faut pas donner prétexte aux mauvaises langues, débarrassez-moi de ce carton et suivez-moi, en ayant soin de vous tenir à distance respectueuse : on vous prendra pour mon porteur.

Et voilà saint Fiacre avec le trottin en marche vers la rive gauche, remettant l’ouvrage aux pratiques et s’arrêtant dans les magasins.

Saint Fiacre ne s’ennuyait pas ; il trouvait même plutôt plaisant, lui pépiniériste et jardinier, de vendre des fleurs artificielles.

Au Luxembourg, devant la grille, le moment vint de se séparer.

— Écoute, mignonne, dit saint Fiacre, puisque tu m’as si bien conduit, adresse-moi une demande. Je te promets de l’exaucer sur l’heure, à la condition, toutefois, qu’elle rentre dans mes attributions.

— Grand saint, répondit la fleuriste, à la fin cela vous agace, toute fleuriste que l’on soit et contente de son métier, de ne voir jamais que fleurs en papier, en satin ou en mousseline.

J’ai, depuis ce matin, une fringale de fleurs vivantes, frissonnantes, qui sentent bon leur odeur de terre et de rosée ; or, comme malheureusement, à la boutique, le patron ne nous donne congé qu’un pauvre dimanche sur trois, il me reste quinze longs jours avant qu’il me soit permis d’aller au bois — car, d’ici là, tout va éclore — faire cueillette de lilas. Si donc vous pouviez, grand saint Fiacre…

Saint Fiacre avait compris ; saint Fiacre, d’un geste solennel, leva deux doigt, et le jardin tout d’un coup se trouva fleuri, avec des merles sur les gazons, des couples de pigeons-ramiers roucoulant en haut des platanes.

Et voilà pourquoi, conclut Philémon, grâce au souhait de la fillette, le printemps, comme tantôt je le disais, est toujours, à Paris, en avance d’un bon demi-mois !

Philémon triomphait, m’humiliant de son triomphe.

Du reste, au milieu de ces beaux discours, l’heure des trains était passée. Je renonçai provisoirement à toute partie de campagne, et remerciai Philémon.


LE MOINEAU BOSSU


Chacun a ses jours de philosophie mélancolique. Dites-vous, par exemple, un lendemain d’émeute ou de fête populaire, que depuis six mille ans et plus de durs travaux et de combats, lorsque la nature enfin vaincue semble près de livrer ses secrets aux sciences victorieuses, nous ne sommes pas seulement venus à bout de supprimer la misère, et soudain ce refrain fleurira sur vos lèvres :

Ah ! que l’on n’est pas fier d’être homme en regardant la tour Eiffel !

Parfois de tels pensers m’obsèdent.

Alors, afin d’aérer un peu ma cervelle, et pour fuir le cabinet de travail où trop de livres anciens et nouveaux, dans l’éclat frais de leur brochage comme sous le cuir rehaussé d’or pâli de leurs vénérables reliures, semblent plus cruellement attester le néant de l’effort humain, j’allume un cigare, je regarde à travers les vitres, et, si le temps paraît propice, je descends faire un tour au Luxembourg.

En cette saison, le Luxembourg, à souhait pour la songerie, se décore de grands lauriers, dont le feuillage sculptural et les fleurs d’une pourpre pâle font rêver de vallons attiques, mais aussi de hautes roses trémières dont l’élégance toute française évoque un souvenir de fêtes galantes et des visions de Watteau.

Pierre Dupont a dit ou à peu près :

Et si jamais la sagesse infinie
Inspire un cœur, c’est dans l’ombre des bois.

Or le Luxembourg, ce jardin, peut, en de certains coins, si l’on y met un peu d’imagination et de complaisance, passer pour le bois le plus touffu.

Je m’étais donc assis non loin de la fontaine. J’écoutais la chanson de l’eau qui s’égoutte à longs fils, parmi les mousses de la grotte, et j’admirais les marronniers reverdis dans le feuillage lustré desquels, lavés de la fréquente averse, les marrons, gros déjà, brillent comme des boules d’or.

Des moineaux, eux, jouaient en bandes, s’ébouriffant entre les brindilles des arbustes et se roulant sur les gazons avec de sybaritiques frissons d’ailes. De sorte que, par pur égoïsme et par pitié personnelle de moi-même, j’enviai d’abord le sort des moineaux.

Puis, élevant mon esprit à des considérations plus hautes, je me demandai pourquoi tout le monde sur terre n’est pas heureux comme les moineaux, et pourquoi ces bipèdes emplumés de gris jouissent d’une félicité refusée si injustement jusqu’ici au bipède sans plumes du sophiste.

Le charmeur d’oiseaux arriva. De tous côtés, les moineaux s’empressèrent. Ceux qui prenaient le soleil dans les branches descendirent avec des cris joyeux ; et les maraudeurs, toujours à rôder près du petit lac, autour des minuscules cabanes, en oublièrent de chiper la pâtée aux canards.

Lui, le charmeur, immobile pour ne pas les effaroucher, et pareil, avec sa barbe blanche, à un Dieu de marbre, tenait entre le pouce et l’index une mie de pain parcimonieusement mesurée.

Les moineaux pourtant gardaient leurs distances.

Mais le bon vieux, le charmeur est invariablement un bon vieux ! feignit de jeter la mie en l’air. Ce fut une folle envolée. Cela fit se rabattre à terre les moineaux. Ravie aussitôt, emportée au loin, d’autres mies soudain lui succédèrent ; et, les moineaux ainsi alléchés, le bon vieux, pour varier ses exercices, garda malicieusement la mie de pain entre les doigts, pendant qu’un moineau plus hardi, en l’air suspendu, palpitant des ailes, partagé entre la crainte et le désir, essayait, seul, de la gober.

Il la goba, ce fut le triomphe !

Sur quoi le bon vieux, ses vœux accomplis, émietta tout le petit pain dans une distribution définitive et généreuse.

Ainsi, me disais-je, ému de l’aventure, les moineaux, ceux de Paris du moins, ne connaissent pas la misère.

Ils ont bien l’hiver ! Mais un mauvais moment est bientôt passé ; et, sans compter la large aumône des charmeurs, on trouve toujours çà et là parmi les ramures quelques graines d’arrière-saison, du pain sur les balcons, dans les cours de collège, et, au besoin, l’humble grain d’avoine par les rues, après le passage des chevaux.

D’ailleurs, si parfois les moineaux souffrent, ils souffrent fraternellement. Ils n’en voient pas d’autres se gaver tandis qu’eux-mêmes crèvent de faim ; et leur misère, si misère il y a, n’étant pas rendue vraiment cruelle par sentiment de l’inégalité, ne peut pas s’appeler misère.

On ne doit pas être présomptueux en ses jugements.

Le hasard se chargea de me donner une leçon en me prouvant que si nous n’avons pas su abolir chez nous la misère, les moineaux n’y ont pas réussi davantage, à supposer même qu’ils aient essayé.

Une fillette, assez jolie, venait de remplacer le bon vieux, car, chose à remarquer ! par un touchant contraste, les moineaux ont pour eux non seulement la bonté des vieux, mais encore le cœur des fillettes.

Modiste évidemment, modiste ou couturière, ses yeux ni bleus ni noirs reflétaient l’ingénue clarté par où se dénoncent les Montmartroises.

Oui ! le type de toutes celles qui, de douze à quinze ans, trottant, leur carton au bras, par les rues, s’arrêtent pour caresser un chien perdu ou pour distribuer devant les stations un peu de sucre aux chevaux de fiacre.

Son manège m’intéressa.

Elle émiettait le pain avec un soin jaloux, doucement, choisissant la place. Son visage, rieur cependant, se contractait parfois sous une impression de colère. Je crus deviner qu’elle avait un moineau favori et qu’elle était fâchée quand les autres, en nombre, lui prenaient sa part.

— « Ah ! Monsieur, fit-elle en me voyant approcher, les vilaines bêtes ! C’est méchant, qu’on dirait des hommes. Sans moi, et si je n’y prenais garde, il y a longtemps, pour sûr, que Bosco serait mort de faim.

— Qui ça, Bosco ?

— Eh bien ! donc, le moineau bossu. Regardez-le, ce pauvre diable ! »

Parmi la bande des moineaux, en effet, j’aperçus un moineau infirme, le dos en voûte, ne se mouvant que d’une pièce. Son cou était ankylosé, sa tête était atrophiée, et son œil offrait ce mélange de résignation et de tristesse commun chez les êtres faibles et souvent battus.

— « Si, au moins, ils en laissaient un peu pour mon Bosco ?… Ah ! ben, ouiche : les brigands s’entendent pour l’assommer à coups de bec quand il approche. C’est à grand’peine, en les effrayant, en y mettant de la finesse, que j’arrive à lui faire attraper une malheureuse miette sur cent. »

La fillette avait dit vrai. Ma sensibilité s’indigna au spectacle de ces scènes cruelles.

Et, quand la bienfaitrice de Bosco fut partie, je me promis à son exemple d’émietter, pour mon compte particulier, le plus de pain que je pourrais, en attendant l’heure, hélas ! encore lointaine, où la justice régnera chez les hommes et chez les moineaux.


LES TROIS MERLES


Un coin du Luxembourg que j’aime par-dessus les autres est le morceau de jardin qui s’en va de la rue Bonaparte à la nouvelle pépinière où M. Jolibois, sécateur en main, émonde et dirige ses arbres avec les soins attendris d’Alcinoüs, et où défunt M. Hamet, roi dans son rucher, m’enseigna les mœurs des abeilles.

Peut-être cette prédilection me vient-elle au souvenir des jours heureux de la jeunesse quand j’habitais — un peu haut, par exemple, et plus près des toits squammés de fine ardoise que du pavé moussu de la cour d’honneur — l’hôtel seigneurial de Clermont-Tonnerre en compagnie de Francis Enne, mort en Algérie presque ignoré, et qui fut pourtant par quelques nouvelles de si pénétrante réalité, l’ingénu précurseur du naturalisme.

L’ancienne pépinière des Chartreux existait alors et l’infâme Empire, par haine du pays Latin — ainsi le croyions-nous du moins — n’avait pas encore prolongé la rue Bonaparte à travers ses bosquets de lilas et ses sentiers tournants dont la solitude, jadis monastique, se faisait maintenant complice de maint juvénile roman d’amour. De sorte que, m’accoudant à ma fenêtre, le matin je voyais passer, enlacés, les Cosettes et les Marius, les Rodolphes et les Musettes ; et que, le soir, les grilles du jardin fermées, j’avais pour moi seul, ou à peu près, toute la fraîcheur des feuillages et toute la chanson des rossignols.

Dans le coin du Luxembourg que j’aime, quelque chose — malgré les arbres abattus, les plates-bandes saccagées et le grand massacre d’il y a trente ans — quelque chose néanmoins persiste de ce passé évanoui.

En effet, rien ici ne rappelle la monumentale ordonnance dont plus loin, au voisinage du Palais, s’enorgueillit le royal jardin : lac de marbre où le plumage argenté des cygnes s’emperle sous la flottante averse d’un jet d’au ; fontaine mythologique et noblement moussue ; effigies de poétesses et de reines s’alignant blanches sur leur piédestal le long des terrasses à balustres ; parterres brodés, orangers centenaires ; majestueuses perspectives que décorent des colonnes légères, et au bout desquelles s’aperçoivent, vagues dans la brume ou le soleil, le Panthéon, l’Observatoire…

Tout ici, au contraire, marque un doux effort, chez les plantes et chez les arbres, pour redevenir, comme jadis, agreste, accueillant, familier. C’est un régal particulièrement délicat pour le gourmet de solitude et de nature que de flâner ainsi, une heure ou deux, quelque clocher tintant au loin, mais tranquille mieux qu’en plein bois, au moment où Paris s’éveille.

Quand le temps le permet, je n’y manque point ; et mille menues observations, mille découvertes délicieusement inutiles viennent chaque fois me récompenser de la violence faite à ma paresse.

Il y a là, dans le gazon rare — car à cause de l’ombre des arbres, ce gazon n’a rien de l’aspect gras et cultivé des ordinaires pelouses, et la terre se voit entre ses brins — un beau hêtre à feuilles luisantes, quelques saules marsault finement argentés, des cytises, des chèvrefeuilles ; toute une végétation bocagère de grands buis au parfum amer, où se nouent, à la saison, ces graines bizarres, joie de notre enfance ! qui rappellent en minuscule les marmites à trois pieds qu’emploient les bohémiens pour cuire leur soupe le long des routes ; de jeunes chênes maigres, comme ceux des taillis, et le tronc doré de lichens avec des crevasses où les oiseaux nichent, une groupe de marronniers géants dont les branches basses, s’étalant horizontales, jettent, sur le sol, poétiquement, un mystère d’antique châtaigneraie.

L’œil y est encore réjoui et l’imagination ramenée à la vie des champs par un papillon qui passe, une brindille qui se relève en fouettant l’air au départ brusque d’un moineau, et par les lignes d’herbe fauchée, menue comme du tabac d’Orient, qui strient autour des endroits ombragés le gazon plus dru des pelouses.

Mais le poète ou l’amoureux trouvera un retrait tout à fait charmant sur les rives du petit lac, centre de la verte oasis qui, entre une maison de garde enfouie sous l’assaut des lierres et l’orangerie transformée en Musée, occupe l’angle nord-ouest du Jardin.

On ne rencontre là jamais personne, sauf un planton mélancolique, en grande tenue de planton, avec la giberne astiquée, le bidon couvert de drap bleu, le gobelet de fer en bandoulière, qui, surveillant je ne sais quoi, et songeant peut-être à son village, contemple tout le long du jour le décor doucement rustique, où, comme trace de civilisation, n’apparaît qu’un Vénus Anadyomène, très vieille d’ailleurs et pareille, sur son fût de colonne, à ces déesses qui verdissent au fond des parcs abandonnés. C’est, au milieu de l’île, un antique saule pleureur qui, depuis longtemps, n’a plus la force de pleurer, ébranché, foudroyé, en train de mourir, et dont les rameaux noirs, tourmentés de mutilations innombrables, se détachent en silhouette, dans un nuage de vague verdure ; c’est un aubépin, riche parent mais proche parent du modeste aubépin des haies ; un tilleul, végétal phénomène dont le tronc, d’abord lisse et droit, se renfle soudain à un mètre, ainsi qu’un vase monstrueux, d’où jaillissent en bouquet régulier une douzaine de maîtresses branches ; un catalpa étoilant le gazon du semis de ses fleurs violettes ; et le rocher au bord du lac enveloppé de chèvrefeuilles, et le filet d’au jaillissante qui, menant dans l’ombre son doux bruit, anime le frais paysage d’un murmure de source au fond des bois, d’une chanson de nymphe oubliée.

Parallèlement au planton, l’autre jour, je suivais donc ma rêverie, fort intéressé par les jeux bruyants des moineaux, la descente silencieuse des ramiers et les exercices des canards, les uns boitillant dans l’herbe qu’ils broutent, les autres devant leur cabane, se battant les flancs des deux ailes, comme font des deux bras les cochers parisiens quand le froid les gagne, et d’autres plus sages pourchassant sur le lac les femelles, ou plongeant, leur derrière pointu hors de l’eau, ce qui les fait ressembler, vision falote, à des pains de sucre qui flotteraient.

Trois merles surtout m’amusaient. Extraordinaires, ces merles ! Dans une corbeille, fraîchement remuée, de rosiers d’amour en bouton, ils étaient là, amis tous les trois, en train de fouiller du bec — un bec jaune d’or — le terreau humide, et se régalant de menues bestioles et de lombrics prestement happés.

Deux avaient le plumage d’un noir superbe ; celui du troisième tirait sur le gris, et ce devait être une femelle. Ravi de voir un ménage à trois si d’accord, je les observais, peut-être avec l’espoir jaloux qu’à la fin l’idylle se changerait en drame. Eux, d’ailleurs, ne se gênaient pas, habitués à la présence ; de temps en temps même, un des beaux messieurs noirs s’approchaient de la dame grise, fouillant la terre devant elle, lui laissant les morceaux de choix et doucement la caressant.

Un bruit soudain vint nous troubler ; et vite, me laissant seul, le trio galant s’envola.

Je me retournai, furieux ; mais ma fureur ne dura guère.

Sur la rive opposée, du côté où le bruit était venu, fuyait, sa coiffe blanche au vent, une jeune servant bretonne, tandis qu’heureux pour tout un jour, giberne au dos, bidon et gobelet en bandoulière, l’inutile planton, comme si rien ne se fût passé, reprenait autour du lac sa promenade solitaire.

Et je m’étonnai que des merles, surtout des merles parisiens, se fussent effarés ainsi par le bruit d’un simple baiser.


LA SENTINELLE


Les événements politiques, la crainte peut-être d’un complot, avaient-ils exigé cette nuit-là, autour du palais à bossages où siège notre Chambre haute, un luxe inaccoutumé de précautions ? S’agissait-il seulement, comme cela parfois arrive, d’une réparation à la grille du Luxembourg ? Le narrateur l’ignore et s’en confesse.

Un fait subsiste cependant.

C’est que, certain soir du mois qui vient de finir, entre onze heures et minuit environ, quatre hommes et un caporal ayant traversé obliquement le grand jardin silencieux, vaste comme un parc, dont le sable craquait sous leurs chaussures d’ordonnance, s’arrêtèrent, groupe au front duquel luisait un falot, pour relever la sentinelle, près de la porte d’angle qui s’ouvre sur les rues Auguste Comte et d’Assas, dans la nouvelle pépinière.

En même temps que le caporal, « un homme » se détacha du groupe ; la sentinelle avança de trois pas suivant les prudentes prescriptions du cérémonial guerrier ; et, après les préliminaires obligés, l’homme et la sentinelle se parlèrent quelques instants à l’oreille, de sorte que, vus au clair de lune, ils avaient l’air de se dire des choses confidentielles et tendres.

Puis la sentinelle enfin relevée fit volte-face, commandée par le caporal ; le groupe et le falot disparurent dans l’ombre ; et l’homme resta seul, devenu sentinelle à son tour, avec tout ce qui caractérise la sentinelle, savoir : outre le fusil, un fourreau de sabre au ceinturon, deux cartouchières sur la poitrine, plus, battant les reins, la giberne, un bidon vide vêtu de drap bleu et, reluisant comme argent fin, le quart de fer blanc destiné à contenir la réconfortante eau-de-vie des jours de manœuvre et de bataille.

L’homme, immatriculé sous le no 1043, s’appelait de son vrai nom Thomas Bernique. Né à La Fère-en-Nivernais, assez agréable village, il était avant son incorporation ouvrier de terre et bûcheron.

Depuis six mois au plus, sans enthousiasme comme sans ennui, Thomas Bernique exerçait l’état militaire. Il regrettait les champs, cependant Paris lui plaisait. Et, sauvageon mal déraciné, sentant encore la glèbe et la luzerne, au travers des rares loisirs que lui laissaient l’exercice et la théorie, il promenait sur un monde nouveau pour lui des regards à la fois étonnés et sympathiques.

Le fusilier Bernique, cherchant à comprendre leur utilité, avait déjà monté bien des gardes : par exemple devant des portes toujours fermées, faites d’un cœur de chêne si dur, et si solidement verrouillées, qu’elles se fussent de reste gardées toutes seules ; devant des monuments de pierre et de bronze que vingt mille hommes, leurs forces unies, auraient au peine à ébranler ; et, dans son raisonnement villageois, Bernique, ne trouvant rien de mieux, en avait conclu que probablement les sentinelles étaient placées où on les plaçait de peur que des voleurs ou des gens mal intentionnés ne subtilisassent les guérites.

N’importe ! l’idée de cette garde extraordinaire, montée la nuit, dans un jardin, impressionnait particulièrement l’âme paysanne de Bernique.

Avant tout, esclave de la discipline et du devoir, il commença, la crosse au pied, par se visser dans la mémoire les mots d’ordre et de ralliement ; puis, remâchant sa théorie, murmurant des « Qui va là ? » des « Halte au falot ! » il s’applaudit de n’avoir rien oublié et de savoir ce qu’il devrait faire en tant que sentinelle, si par hasard dans la nuit sombre, passait une ronde major.

Désormais, libre de ses préoccupations militaires, Thomas Bernique pouvait réfléchir personnellement.

Ayant donc mis son fusil sur l’épaule, il commença, suivant la consigne, à se promener dans la petite allée qu’il avait mission de garder.

Cette allée, bordée d’arbustes en espalier, suit intérieurement la grille qui sépare la nouvelle pépinière de la rue Auguste Comte, ainsi que des terrains jadis vagues, bossués de tertres herbeux, sur lesquels, depuis une dizaine d’années, se sont élevés le petit lycée Louis-le-Grand et les somptueux bâtiments de l’École de Pharmacie.

Peu sensible d’ailleurs aux beautés architecturales, tout en faisant son va-et-vient, le fusilier Bernique regardait plutôt du côté du jardin.

Ce grand jardin qui n’en finissait pas, noyé de lune et d’ombre, avec ses balustres, ses statues, les mystérieuses profondeurs de ses massifs, lui avait d’abord produit, à le traverser, une désagréable impression de cimetière.

Deux vagues formes blanches, là-bas, évoquaient même comme des idées de fantômes. Berniques reconnut pourtant que c’étaient : l’une un abricotier imprudent et trop tôt fleuri, l’autre un arbre à fruits du haut en bas barbouillé de chaux suivant les sages prescriptions de l’horticulture nouvelle.

L’abricotier l’intéressa :

— « Cet abricotier est bien hardi ; vienne seulement une gelée, il se fera moucher, pour sûr ! »

Aguerri déjà, Bernique reprit bien vite le dessus. Maintenant il analysait, se rendant compte, les formes fantastiquement transfigurées par le mirage lunaire.

La nuit était douce. Un peu partout, du gazon, des arbres. Tout en montant sa garde, Bernique songea.

Réveillée à l’odeur de l’herbe nouvelle et de la bonne terre végétale remuée la veille par les jardiniers, ses pensées s’envolaient devers La Fère-en-Nivernais, loin de Paris, lion des casernes.

Il revoyait ses champs, sa forêt.

Sa forêt surtout, si belle en avril quand elle fait son métier de forêt qui est de reverdir aux premiers soleils.

Les chênes attendent encore que la poussée nouvelle fasse tomber leur feuillage d’antan qui a la couleur métallique et le bruissement du vieil or ; mais plus bas, sur les noisetiers, les chatons pendent en pampilles ; dans l’écorce noire des épines éclatent les perlettes blanches qui deviendront des fleurs demain ; le pinson a chanté, devançant et annonçant le rossignol ; et sous les taillis clairs, parmi les genêts et les ronces au travers desquels les lapins détalent avec une allégresse particulière, des tapis semés de violettes simulent de petites mares vaguement bleues.

C’est là que, voici un an, à la même saison, Marguerite venait l’attendre.

Une larme parla dans les yeux de Bernique. Car on ne sait pas ce qu’il germe de larmes qui brillent ainsi, sans tomber, dans les gros yeux candides des sentinelles !

Mais Bernique se secoua. L’air semblait vouloir fraîchir. Bernique recommença sa promenade d’un pas plus rapide.

En somme, tout cela lui avait pris du temps ; et, sur ses deux heures de faction, mentalement il calculait que trois quarts d’heure à peine restaient à faire.

— « Véritablement, se disait Bernique, le soldait ne serait pas à plaindre s’il avait toujours des factions pareilles. Un vrai plaisir que d’aller et venir, par cette nuit claire, dans cette allée bordée d’arbustes ! »

Il se rappelait, au château de La Fère, avoir remarqué une allée comme celle-là où un vieux Monsieur se promenait en douillette puce, regardant les bourgeons, constatant leurs progrès.

Bernique, lui aussi, regardait les bourgeons, Bernique se figurait, pour un moment, être le vieux Monsieur en douillette puce.

Et, distrait parfois par un bruit de cloche, un tintement de jet d’eau, le vol inopiné d’un ramier ou d’un merle, et, bien plus loin que le rûcher, du côté du château, par les cris désespérés des canards qu’au milieu de leur petit étang, dans leur île, des légions de rats assaillent chaque nuit, il admirait la symétrique ordonnance de tous ces poiriers ouverts en éventail, s’arrondissant en forme de coupes et de vases, sur les branches desquels, durs encore, des bourgeons verts pointaient déjà.

— « Avant deux semaines, songeait-il, les poiriers fleuriront comme l’abricotier. »

Là-dessus le cerveau de Bernique travailla. Bernique se demanda ce qu’il faisait, dans un endroit dépourvu de guérite, à garder avec son fusil des poirier en train de fleurir, et quel était, pour lui commander cette faction, le secret dessein de la République.

Puis, vaguement pris de sommeil, comme les deux heures allaient finir, et tandis que se rapprochait, avec la lueur du falot, le bruit des pas du caporal et de ses quatre hommes, Bernique, songeant aux progrès des sciences en général et en particulier de la météorologie appliquée à l’horticulture, en arriva à conclure que si la République lui faisait ainsi monter la garde avec un fusil, dans un endroit dépourvu de guérite, devant des poiriers en train de fleurir, c’était sans doute quelque méthode nouvelle inventée par des malins pour garantir les bourgeons hâtifs et mettre en fuite les nocturnes gelées !


BLÉ DE LUNE


« Allons à Montrouge, voir les blés… » proposait parfois, dans ses heures de nostalgie, Pierre Dupont — ce grand poète qui fut aussi un grand enfant — alors que, le flot montant des bâtisses n’ayant pas encore envahi nos immédiates banlieues, une sorte de vraie campagne verdoyait jusqu’au pied des fortifications.

Ce n’est pourtant pas précisément à Montrouge, mais un peu plus loin, vers Malakoff, que, voici, hélas ! bien quelques années, par un beau soir fin juillet, Jules Gros, autre grand enfant, le Jules Gros de Counani, me rappelait ce souvenir.

Dès cette époque, à plusieurs reprises, pressenti, comme disent les politiciens, par des émissaires arrivés d’au-delà les mers, Jules Gros songeait vaguement à faire le bonheur d’un certain nombre de territoires plus ou moins contestés ; et, préventivement coiffé d’un casque blanc qui, d’ailleurs, encadrait à ravir sa figure embuissonnée de patriarcal boucanier, il s’entraînait aux périlleux travaux de la colonisation en m’enseignant, pendant d’interminables promenades dans les forêts mystérieuses qui dominent Clamart et Meudon, les secrets de la chasse aux morilles et de la cueillette des cannes torses.

Rassuré par sa connaissance des lieux qui toujours nous conduisait à quelque fourré vierge de pas humains où les vrilles de chèvrefeuille s’enroulaient, les serrant d’une douce mais irrésistible étreinte, aux pousses de jeunes bouleaux, et par son flair subtil qui, à cent mètres, lui dénonçait entre deux ondées, sous un chaud rayon d’éclaircie, des tribus entières de morilles, juste en train de sortir de terre, encore encapuchonnées de mousse humide, moi, je me taillais bravement des triques de muscadin, je m’approvisionnais de cryptogames, je laissais parler Jules Gros, et je souriais à ses rêves.

Car aux heures de confidence, Jules Gros daigna souvent me révéler la constitution de sa République idéale :

Plus de pauvres, tout le monde heureux ! C’était superbe.

Et il s’écriait, vibrant d’enthousiasme :

« Quelle grande et sainte chose, moyennant un peu de sagesse, on pourrait faire avec l’humanité ! »

Puis, un découragement le prenant, il baissait la tête et soupirait : « Malheureusement il y a l’homme… »

Parole profonde qui explique l’histoire et donne le pourquoi de tant de révolutions inutiles suivies de si douloureux avortements.

Excellent Jules Gros ! Dire que par ma faute il grelotta tout un hiver et faillit mourir de pleurésie.

Personne n’ignore que Jules Gros, sans trop compter sur ses futures listes civiles, vivait surtout et de façon fort honorable en publiant, dans divers journaux et revues, le récit coloré de ses aventures aussi nombreuses qu’imaginaires, et qu’en outre du casque en liège, symbole des expéditions intertropicales, notre intrépide explorateur possédait également, suspendue dans son cabinet de travail au milieu d’un fouillis de trophées d’armes et de cartes géographiques, une superbe houppelande, mûre un peu mais chaudement fourrée, dont il aimait se revêtir par les temps de glace et de neige, alors qu’il allait vers les étangs gelés de Trivaux ou de Villebon, s’inspirer pour la relation de quelque voyage à l’un des deux Pôles.

Gros tenait beaucoup à sa houppelande.

Or, le malheur voulut qu’un jour, c’était en automne, démolissant chez moi une vieille cabane à lapins, je découvris, sous un tas de chiffons, deux jeunes loirs engourdis et roulés en boule. Je les pris dans mes mains, la chaleur les réveilla. Ils étaient charmants avec leur doux pelage gris, leur queue en panache, leurs yeux ronds et brillants pareils à des clous d’acier noir.

Un Romain eût livré ces loirs à son cuisinier pour qu’il les accommodât aux confitures. Je préférai en faire hommage à Jules Gros.

Laissés libres ou à peu près dans le cabinet de travail, sorte de véranda d’où l’on apercevait, de tous côtés, à travers les vitres, un délicieux paysage de bois, de jardins et de vignes, les deux loirs adoptèrent pour demeure une des poches de la houppelande fourrée.

Demeure commode qu’ils rendirent plus commode encore en pratiquant dans ses parois d’étoffe une toute petite fenêtre par où ils rejetaient, à la grande joie de Jules Gros, les épluchures de leurs repas, généralement composés d’amandes fines et de noisettes.

Jules Gros, pour rien au monde, n’aurait voulu déranger un si gentil manège ; et quand, l’hiver définitivement venu, les deux loirs se rendormirent à nouveau, par crainte de les réveiller il leur laissa sa houppelande, courant les champs en simple veston, malgré que la saison s’annonçât rude, raillant le manteau dont je m’enveloppais, et feignant de s’extasier sur l’extraordinaire douceur de la température.

Voyons ! entre nous, un si galant homme ne méritait-il pas d’être l’ami de Pierre Dupont ?

Mais à propos, il est ma foi temps que j’y songe ! Tout ceci allait pour peu me faire oublier Pierre Dupont et ses moissons du grand Montrouge.

Donc, un beau soir de fin juillet, nous suivions, Jules Gros et moi, dans ces parages, un sentier entre deux pièces de blé, dont les épis, barbus et sonores déjà mais qu’on n’avait pas fauchés encore, nous saluaient en s’égrenant, quand, aux approches du village, je remarquai certains endroits assez étrangement foulés.

C’était, de loin en loin, rompant le niveau des chaumes rigides, de grands trous arrondis, larges nids couleur d’or, feutrage de paille emmêlée, au-dessus desquels, écarlates, se penchaient les coquelicots.

— Est-ce que, par hasard, demandai-je, il y aurait eu un orage cette nuit ?

— Non ! me répondit Jules Gros, il y a eu bal et clair de lune.

— Voilà, en attendant, quantité de bon grain perdu.

— N’en faut-il pas pour les oiseaux ?… Sans compter que le peu qui reste, une fois l’épi redressé par quelques heures de fraîche rosée, possèdera certaines vertus que les autres blés n’auront point.

Et, voyant que j’essayais en vain de comprendre :

— Comment ! tu n’as jamais entendu parler du blé de lune tu ne connais pas la légende ?… C’est Pierre Dupont qui, le premier, me la conta, parole d’honneur ! ici même… Peut-être lui venait-elle de son pays, peut-être l’avait-il inventée.

Il n’en reste pas moins vrai que lorsque, par une claire nuit, un couple d’amoureux a dormi dans les blés, sous le regard ami des étoiles, s’ils ont soin de rapporter un bouquet d’épis à la maison et d’en mêler la farine au pain qu’ils mangent, les voilà sûrs de s’aimer toujours.

Bien mieux ! le sortilège opère même sur ceux, amants et maîtresses, qui, n’ayant pas cueilli le blé de lune ensemble, partagent ce pain sans savoir. Et c’est pourquoi, malgré l’empire de l’argent, malgré la malice chaque jour croissante, on trouve encore, surtout aux champs, çà et là, quelques cœurs fidèles.

Jules Gros coupa de l’ongle deux épis ; il m’en mit un à la boutonnière.

— Prends toujours, disait-il, ça te portera chance. Pour les choses de la nature, on peut s’en fier à Pierre Dupont.


L’HOMME AUX BARDANES


Si dans un salon demeuré ingénu, comme il s’en conserve quelques spécimens en province, salon fidèle aux vieilles mœurs où l’on pratiquerait le jeu innocent des préférences, une jeune fille me demandait : « Quelle est la plante que vous aimez le mieux ? » je répondrais sincèrement, au risque de paraître prosaïque ou paradoxal : — « Mademoiselle, c’est la bardane. »

Oui, la bardane, Dieu me préserve de m’en dédire ! la bardane, modeste acanthe que n’immortalisa point le ciseau grec, mais dont on retrouve les feuilles charnues, avec leurs robustes nervures et leurs souples enroulements, dans les chapiteaux sculptés de nos cathédrales ; la bardane amie des terrains vague où se passèrent, loin de l’école, les plus douces heures de mon enfance ; la bardane enfin, si égalitairement décorative, qui seule dispute au chardon cette gloire de fleurir, sans que les hommes y soient pour rien, le seuil rustique de la ferme et les marches disjointes des vieux perrons seigneuriaux.

Aussi éprouvai-je, l’autre jour, un sentiment d’agréable surprise, lorsque, dans le modeste restaurant où, pour égayer les mélancolies de l’âge mûr au contact d’une insouciante jeunesse, je prends quelquefois mes repas — restaurant fréquenté par de futurs peintres coiffés en empereurs romains, et par de petites ouvrières que leur vertu n’enrichit point — je vis entrer un personnage mi-bohème, mi-paysan, qui jeta sur le sol un sac terreux et nous proposa de lui acheter ses bardanes.

— Des bardanes ?

— Voyez plutôt : des bardanes mâles !… Cueillie fin mars, en pleine sève, la bardane mâle est souveraine.

Et, tirant du sac entr’ouvert trois ou quatre bottes de longues racines jaunes, il se mit, après avoir fait remarquer leur incontestable fraîcheur, à exposer, non sans éloquence, les multiples vertus de sa marchandise qui, en effet, à son dire, guérissait tout et même savait redonner aux plus languissantes amours une énergie vraiment printanière.

Sur quoi les petites ouvrières rougirent, tandis que les peintres, en gaillards sûrs d’eux-mêmes, souriaient.

Le bonhomme me parut intéressant. Dans sa figure ravinée comme un vieux labour, des yeux ironiques et doux reluisaient comme une eau de source.

Je lui fis signe ; il approcha, ne se montrant pas insensible à l’offre d’un verre de marc, et me raconta son histoire.

C’était un amant de la nature. Après mille et un métiers infructueusement essayés, il avait fini par adopter celui, enfin à son goût, d’homme sauvage.

— Parfaitement ! monsieur, je vis dans les bois. Les bois me logent, me nourrissent.

Et, pacifique, le voilà en train d’expliquer comme quoi, bien connu des gardes qui volontiers ferment les yeux sur ses innocents braconnages, il s’était créé, aux quatre coins de notre banlieue forestière, à Meudon, Bièvres et Verrières, et même vers les étangs de Saint-Cucufa, de confortables petits réduits cachés sous l’épaisseur des taillis et généralement composés d’un trou recouvert de branchages.

— Avec cette combinaison, disait-il, de quelque côté que m’appellent mes affaires, j’y puis vaquer tranquillement, sans me voir obligé de revenir chaque soir à Paris.

On repose bien sur la feuille morte, et mes nuits sont délicieuses.

Obligé, par état, de quitter mon lit de bonne heure, je me couche souvent au crépuscule, lorsque le bourdon attardé achève de faire sa dernière ronde, et que le ver luisant allume sa lanterne. Quelques vagues gazouillis d’oiseaux, le coassement doux des grenouilles m’aident d’ailleurs à m’endormir.

Le matin, pas besoin qu’un valet m’éveille.

C’est d’abord le vacarme des nids dans l’épaisseur du bois mouillé. Puis, un geai ricaneur qui traverse un buisson, le roucoulement des tourterelles.

Et tout le long du jour, tant que le beau temps dure, depuis Avril où le coucou chante, jusqu’à l’arrivée des premiers frimas, ma pipe garnie et mon pain gagné, je puis me croire millionnaire.

L’hiver, c’est plus dur ; seulement, l’hiver, je rentre à Paris, et trois mauvais mois passent vite.

— Pourtant, pour gagner votre vie ?

— En effet, vous ne savez pas ! Mais je la gagne, cette vie, largement, honorablement, sans avoir recours à l’aumône. Je présente, tel que vous me voyez, la surface d’une manière de négociant ; et je n’ai qu’une peur, moi qui ne payai jamais d’impôt, c’est que cette fois, même au fond des bois, l’impôt sur le revenu ne m’atteigne.

Mes transactions sont de deux sortes, et les marchandises que je livre varient suivant le temps et la saison.

Il en est que je débite moi-même directement. Exemple : aujourd’hui, ces bardanes. Il en est d’autres pour lesquelles j’ai mes traités avec les Sociétés savantes, les pisciculteurs, les oiseliers.

On n’imaginerait jamais ce que le Paris civilisé consomme d’objets sans valeur en apparence et que la nature offre pour rien à quiconque sait les cueillir.

Je me suis donc établi courtier entre Paris et la Nature.

Au bon peuple, pour l’ornement de ses mansardes et la joie des attendrissants jardinets qu’il entretient dans les gouttières, j’apporte des bouquets, des fleurs des champs, des plants de marguerites ou de fougères. Quelques simples, parfois, n’en déplaise à Messieurs les médecins.

Ça, c’est l’A B C du métier, encore qu’on ait besoin d’une topographie spéciale pour connaître les retraits moussus où foisonnent, alors qu’à côté tout semble mort, jacinthes, muguets et coucous ; puis, quand approche l’arrière-saison, la pente ombreuse où, sur un tapis de mousse humide et de myosotis défleuris, se dressent, feuilles de velours, gueule pourprée, les fastueuses digitales.

Ma vraie spécialité, néanmoins, consiste à fournir de reptiles, de batraciens, de menus insectes et de larves l’aquarium de l’amateur et le laboratoire du savant.

Quelqu’un me fait, supposons, ce soir, la commande d’une vipère, d’un coupe d’hydrophiles ou d’une escouade de gyrins ; il faut que, dès demain, la vipère soit là, vivante, et qu’hydrophiles et gyrins exécutent leurs sarabandes derrière les châssis d’une prison vitrée, parmi des herbes aquatiques dont je suis également le fournisseur.

Le coup de feu, pour moi, c’est quand, aux premiers rayons un peu chauds, les mares se mettent à grouiller.

Je réalise alors, dans le monde des infiniment petits, de ces pêches miraculeuses dont s’étonnerait mon patron saint Pierre.

Qu’importe, puisque ça rapporte !

Puis, il y a les années d’exception.

Ainsi, vous ne me croiriez pas si je vous disais combien, depuis la découverte des fameux rayons cathodiques, les grenouilles sont demandées. Tout le monde en veut, afin de les photographier par transparence. L’animal, paraît-il, se prête avec plaisir à cette curieuse opération.

Mais la meilleure année pour moi, ce fut l’année des Messes noires. Je pensai un instant tenir définitivement la fortune.

Figurez-vous qu’en 1893, et même jusque vers le milieu de 1894, la mode se répandit parmi les personnes du bel air de faire célébrer en famille, chaque soir, par un prêtre excommunié, une Messe noire où l’on envoûtait des mandragores et où l’on donnait la communion à des crapauds vêtus de velours vert ou rouge.

En ai-je vendu de ces crapauds ? En ai-je fabriqué de ces mandragores ?

Tout crapaud, d’ailleurs, était bon. Quant aux mandragores, faute de celle, trop difficile à se procurer, qui fleurit la nuit sous les potences, il suffisait de la première racine venue, pourvu qu’elle abondât en chevelue et que son pivot obscène et bifurqué affectât une vague apparence humaine.

Mais, hélas ! tout passe, tout casse, la kabbale comme le reste.

De sorte que me voilà, mage déchu, réduit à trimballer de porte en porte, les recommandant comme tisane, ces racines qui naguère valaient de l’or, une fois transformées, sous mes doigts, en diaboliques figurines !

L’homme aux bardanes s’était tu.

— Allons, mon brave, une dernière tournée ! Il y a dans la vie des hauts et des bas, pluie qui mouille et soleil qui sèche. Soyez sûr qu’un jour ou l’autre cette heureuse vogue des crapauds et des mandragores reviendra.

— J’en accepte l’augure, la sottise étant immortelle… Cependant, voici qu’il se fait tard, et mes bardanes ne se vendent point… Mesdames, messieurs, qui veut des bardanes, des bardanes mâles ?

Et, comme personne ne répondait, j’achetai en bloc toutes les bardanes, sans daigner prêter attention aux regards compatissants et narquois des jeunes peintres, non plus qu’aux rires des petites ouvrières m’observant à la dérobée, puis baissant le nez vers la nappe et pouffant dans leur « Trois-de-Café ».


LE COUCOU


Dimanche dernier, les populations étaient en joie.

Un ciel du Midi, un vrai soleil, un temps à ne pas garder deux sous en poche.

Tandis que les trains, chargés au point de faire plier le tablier des ponts, roulaient, supplémentaires et successifs, vers de verdoyantes banlieues, dans les bois que les bourgeons nouveaux poudrent d’une poussières d’émeraude, le long des sentiers où, à travers un feuillage clair encore, les rayons tamisés semblent pleuvoir en pièces d’or, maint lapin subodorant la gibelotte fuyait devant le pas des amoureux ; et, sur la Seine soulevée au passage des bateaux-mouches en petites vagues pour rire, les poissons qui sautaient, pareils à des lingots d’argent, taquinaient l’œil du promeneur et sollicitaient son désir par des visions de friture.

Heureux, en cet hebdomadaire jubilé, qui contribue, plus qu’on ne croit, à la conservation de la belle humeur nationale, d’oublier les événements de la semaine, Parisiennes et Parisiens, la tête pleine d’idées préventivement souriantes, étaient donc partis aux champs chercher en foule la solitude.

Tant mieux si, de cette journée, un peu foulés, un peu meurtris, la mousse et les gazons gardèrent des impressions plus qu’aimables ; tant mieux encore si l’envers des feuilles a pu contempler nombre de jolis drames qui, aussitôt chuchotés à la brises, nous serons redits par Armand Silvestre ou Mendès.

Ils ne vont pas d’abord très loin, nos Parisiens !

Avant de prendre les grands élans qui, vers la fin de la saison, les transporteront, explorateurs hardis, jusqu’aux plages où Poissy se mire, jusqu’aux cimes quasi-alpestres où se dresse le moulin, d’Orgemont, dans leur impatience de verdure volontiers les Parisiens s’arrêtent aussitôt les fortifications dépassées, séduits qu’ils sont au premier coup par un minimum de paysage : une tonnelle au bord de l’eau, une branche en fleurs qui, découpant sur l’azur, à la japonaise, sa double rangée d’étoiles blanches, dépasse la crête d’un vieux mur.

Tout le jour, ce sont des ivresses.

Puis le soir, vers cinq heures, par un sentier demi-rustique serré entre une clôture de chemin de fer et un alignement de maisonnettes à jardinets, séjours heureux qu’au passage chacun envie ! on rabattra, avant de rentrer, sur quelque agglomération suburbaine dont les écussons barbouillés d’or, les mâts surmontés d’oriflammes, les chaînes à lampions tendues déjà pour l’illumination qui se prépare, avec, plus loin, le bruit de l’orgue des chevaux de bois et de la grosse caisse des parades, annoncent aux dévots la classique « fête de Printemps ».

Car partout, dans les communes autour de Paris, par ces premiers dimanches d’avril, ainsi le retour du printemps se célèbre.

Il en était de même aux temps antiques.

Les corsages craquants, les jupons clairs remplacent, il est vrai, la tunique blanche à plis droits, et les adorateurs du Dieu portent de vulgaires mirlitons au lieu de crotales et de sistres.

Mais le sentiment reste le même, et c’est ingénument que tous ces couples surexcités par l’odeur des sèves, jusqu’à minuit, heure du train, renouvelleront l’orgie païenne.

Il y a un malheur, cette année : le printemps parti trop vite, paraît-il, et s’étant trop pressé pendant les derniers jours de mars qui brillèrent, on s’en souvient, tièdes et clairs comme jours de mai, se trouve essoufflé quelque peu, et, musard, baguenaude en route.

Certes ! partout déjà les vergers resplendissant de la neige liliale qui fait aux pommiers, aux poiriers, leur incomparable parure, et de celle légèrement teintée en rose des abricotiers et des pêchers.

Seulement, ce ne sont pas là fleurs qu’on cueille ; et l’aubépine, hélas ! nous boude comme le lilas.

Dans les bois, à peine quelques violettes, quelques frileuses anémones. Ni muguets, ni jacinthes encore ; rien enfin de ce qui constitue, autour des tramways, sous les abris vitrés des gares, la joie triomphante du retour.

Rassurez-vous, pourtant ! Parisiennes et Parisiens ne désespéreront pas pour si peu.

Les bois ne veulent pas fleurir ? On les fleurira malgré eux ! Et cela « fera la rue Michel », comme disent les marchands d’herbes par une ingénieuse et calembouresque allusion à la vieille rue Michel-Lecomte.

Dans Paris, Dieu merci ! les fleurs ne manquent pas.

Aux Halles, chaque matin, venues on ne sait d’où, mais humides et sentant bon, il en arrive par montagnes. Fleurs des jardins et fleurs des champs, aussitôt entassées sur les voitures à bras, étalées sur les éventaires, tourbillon de jeunes parfums, ruissellement de couleurs vives.

Et les Parisiens sagement s’approvisionnent, avant de prendre leur billet ; et c’est un spectacle touchant que de voir débarquer, devers Chaville et Viroflay, ces familles de braves gens qui, pour que le printemps ne chôme pas, apportent des bouquets à la campagne.

La petite Hermance fit mieux.

Vous n’avez pas connu Hermance ?… Mes compliments ! car ceci prouve que vous ne dépassez pas cinquante ans.

Qu’il me soit permis néanmoins de m’attendrir à ce souvenir de jeunesse.

Hermance, qu’on appelait plutôt Mancette, était la fidèle compagne de mon ami Jacques, un bon géant, lequel exerçait, non sans éclat, le noble métier de peintre paysagiste.

Jacques peignait peu ; mais en revanche, après dix ans et plus d’études assidues, il était devenu de première force dans tous les exercices d’adresse et tous les talents d’agrément qui distinguent le paysagiste du commun des hommes et des peintres.

C’est-à-dire que, levé avant l’aurore et sur pied jusqu’au jour failli, toujours en quête de motifs, et transportant son parasol du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, ainsi qu’un nomade sa tente, Jacques n’avait pas son pareil pour découvrir dans les plus lointains Parisis, dans les Bries les plus inconnues, le cabaret où le marc est bon, la ferme et la maison de garde où traditionnellement se conserve le secret des vraies omelettes ; et que personne parmi les artistes contemporains, y compris ceux de l’Institut, ne lui eût fait la pige dès qu’il s’agissait d’imiter les mille bruits de la campagne, gazouillis des oiseaux, clairon du coq, braiement de l’âne, ou de lancer à vingt-cinq pas la pique ferrée et de la planter, frémissante, au cœur de l’arbre désigné.

Pour ces mérites et pour d’autres encore, la petite Hermance l’adorait.

Admis dans leur intimité — certes ! en tout bien tout honneur, — aimant la nature comme eux, je partageais souvent leurs promenades.

Or, figurez-vous que, certain matin, un dimanche de dur hiver, prises de je ne sais quelle bucolique fringale, Hermance voulut se faire conduire à Villebon.

Vainement je protestai, alléguant la bise et la froidure, l’état des chemins, les bois dépouillés… « Eh bien, après ? ça empêchera-t-il de cueillir des violettes ? »

Cueillir des violettes était son idée, idée fixe de Parisienne ! et, comme nous lui assurâmes qu’en février les violettes ne flânent guère sous les arbres, elle parut tout étonnée. Ne vivant avec Jacques que depuis le printemps, son éducation paysanne se trouvait encore incomplète.

Hermance n’en démordit pas, cependant…

Un ciel tout sombre, un temps de loup ; et, seul bruit vivant dans le silence glacé du bois, des cris de corbeaux sur nos têtes.

Hermance marchait devant et portait un vaste panier. Elle était très gaie, plaisantant nos mines furieuses et résignées.

Arrivés au bord de l’étang, Hermance ouvrit le panier mystérieux et en tira, l’un après l’autre, toute une collection de ces maigres bouquets d’un sou que vendent, sous une porte, les pauvresses. « Et voilà ! disait-elle, quand il n’y a pas de fleurs, on s’en procure ; ce n’est pas plus malin que ça ».

Il me fallut piquer dans la mousse gelée et le gazon transi les violettes une par une ; puis, une par une, les cueillir en compagnie d’Hermance, nos genoux dans la terre humide, moi craignant d’attraper un rhume, elle, heureuse d’avoir ainsi réalisé son caprice et s’écriant de temps en temps : « Mais regardez, regardez donc ces quatre violettes là-haut, si elles ne tremblent pas au vent comme des personnes naturelles ! »

— Et Jacques ?

— C’est ma foi vrai, j’oubliais Jacques… Eh bien, Jacques, le brave Jacque, se tenait caché, pendant ce temps-là, derrière un fourré de ronces aux feuilles rougies ; et, pour que fût complète notre illusion de renouveau, consciencieusement, à la grande joie d’Hermance, il imitait le chant du coucou.


LE SAULE-MARSEAU


On dirait un sort : le printemps boude, le printemps ne se décide point. Je parle du printemps véritable, un peu en retard cette année et ne se pressant guère de nous apporter, ainsi qu’il en a le devoir, muguets et coucous à brassées.

Car, pour qu’on prenne patience, un délicieux printemps artificiel égaie depuis huit jours Paris de ses nuances et l’embaume de ses parfums. Partout, dans les luxueuses vitrines, ornement de nos boulevards, et sur les voitures à bras, consolation des quartiers pauvres, partout de fleurs, aristocratiques ou populaires, des fleurs comme s’il en neigeait.

Voici — arrivés, hélas ! par le train — les narcisses avec les jacinthes, des grappes de pâles lilas, des tas de frileuses anémones, l’œillet dont la sveltesse orientale ne brille jamais mieux qu’isolée dans l’émail d’un cornet persan ; les frêles mimosas et la provocante cassie que les belles Marseillaises aiment mordiller, sachant combien ce jaune ardent, couleur du soleil, s’accorde au mat aminé de leur teint et à l’incarnat de leurs lèvres.

Et, depuis huit jours, c’est une joie, mais surtout dans les ateliers, parmi les malheureux peintres de fleurs si longtemps sevrés de modèles et réduits, faute de pouvoir s’offrir, pour dix francs, la séance de pose d’une rose, à recommencer éternellement près d’un poêle chauffé au charbon, leur éternel pot de chrysanthèmes ; lesquels peintres, ravis, travaillèrent enfin d’après nature, et, le pinceau fou, la palette frémissante, bousculèrent de fond en comble, pour le refaire avant l’ouverture du Salon, le tableau caressé où ne manquait que la signature.

Cependant, tout le monde ne se paye pas ainsi d’illusion.

Dimanche dernier, par exemple, aux guinguettes aussi bien qu’aux villas de la moyenne banlieue, gargotiers et petits rentiers se hâtaient de repeindre en verts bosquets, claires-voies et tonnelles, comptant faire honte à la sève et s’imaginant déjà voir ployer sous le poids de leur blanche parure les rameaux soudain alourdis des cerisiers et des pêchers.

Il y a mieux ! Dimanche dernier, certains explorateurs hardis n’ont pas craint de dépasser la barrière avec l’espoir de rapporter un pissenlit, une violette ou tout au moins quelqu’une de ces fleurettes plus modestes comme il en foisonne dans l’herbe avant la venue des primevères et dont, jugez l’ingratitude des amoureux et des poète ! on ne sait pas même le nom.

J’étais, pourquoi le cacherais-je ? au nombre de explorateurs, sans trop me mêler à eux néanmoins, ayant mon plan et mes idées.

Non loin de Paris, à portée — puisque le tramway vous y conduit — des loisirs les plus mesuré et de bourses les plus modestes, je connais un admirable coin de paysage.

C’est au plateau de Châtillon, d’où le regard s’étend d’un côté sur Paris immense et blanc, pareil, avec sa mer de toits, ses dômes d’or perçant la brume, ses pont, son fleuve, ses collines chargées d’édifices, à quelque vision de féerie ; et, de l’autre — il n’y a qu’à se retourner ! — sur une étendue de landes incultes et de solitaires labours que limite tout à l’horizon la ligne violette des futaies.

Endroit antithétique, à souhait pour le rêve ; mais je ne vais guère y rêver.

Épris de nature franchement rustique et n’éprouvant qu’une maigre satisfaction à jouir de fleurs achetées, j’y vais, aussitôt que mars pointe, faire, pour ma table de travail et les angles de ma cheminée, provision de fleurs parisienne qui, par surcroît, ne coûtent rien.

L’ajonc prospère là comme en pleine Bretagne ; et, quand l’ajonc se montre par trop retardataire, philosophiquement je me rattrape sur les branches du « saule-marseau » qui, lui, bourgeonne toujours à son heure, content peut-être d’accaparer ainsi avant tous le premier baiser des abeilles tôt réveillées.

Quoiqu’il y eût, çà et là, quelques vagues indices de printemps, que la feuille trilobe du fraisier s’étalât, défripée à peine, dans l’émail de l’herbe nouvelle, et que la mousse reverdie brillât au revers des fossés ; bien que des gamins rencontrés au bord d’une mare m’eussent permis de contempler, prisonniers dans un bocal, des têtards déjà munis de pattes et à qui ne manquait, pour être vraies grenouilles, que de perdre un restant de queue (car, soit dit entre parenthèse, en dépit du commun proverbe, les grenouilles ont une queue du temps de leur prime jeunesse), je comptai peu sur les ajoncs. La dure écorce de l’ajonc, son bois serré, cassant et sec, ne s’attendrit pas aux premières brises.

Donc, je comptais peu sur les ajoncs, mais je comptais sur le saule-marseau. Ma confiance ne fut pas trompée.

Les ajoncs, sans feuilles ni fleur, demeuraient hérissés en boule, avec des allures ennemies ; eux, les saules-marseaux, vêtus de pierreries, s’enveloppaient, dans la lumière et les rayons, d’une gloire de jeunes pousses.

Et comme, banlieusard expert, je m’étai prudemment muni d’un solide couteau et d’un bout de ficelle, en moins de dix minute je me trouvai possesseur — légitime, j’aime à le croire, aucun garde n’ayant paru, — d’un trésor qu’on eût dit volé non pas au domaine de Pan mais à l’étalage d’un joaillier.

Le saule-marseau est trop peu connu.

Si notre ignorance pouvait rendre justice à ses mérites, non seulement mon modeste troisième étage, mais encore les salon des duchesses et les boudoirs des courtisanes n’auraient, en ce moment d’autres décorations que la vivante orfèvrerie du saule-marseau dédaigné.

Rien d’aimable à l’œil et de suggestivement printanier comme ces grappes de « chatons » soyeux — bourgeons qui seraient aussi des fleurs — ressemblant, les uns, houpettes de fine peluche argentée, à des perles de nacre et d’opale, les autres, poudrés de pollen, à de lourdes olives d’or.

L’ensemble, argent et or mêlés, fait un bouquet incomparable.

Et j’étais fier de mon bouquet, insolemment fier, je le jure ! lorsque, éborgnant voisins et voisines, je m’installai, vers les six heures, dans le véhicule vraiment commode, qui, du bas de Châtillon, vous ramène au cœur de Paris.

Qui m’eût dit que je ne le rapporterais pas intact m’eût à ce moment bien étonne. Tel était pourtant son destin, écrit de toute éternité sur le livre de la destinée.

Par hasard, une jeune fille — n’allez pas, sur ce simple mot, croire à l’éternelle et banale aventure d’amour — mais enfin, c’est la vérité : une jeune fille, une ouvrière, se trouvait par hasard assise en face de moi.

Belle ? Non ! distinguée plutôt avec son profil amaigri qu’encadrait une manière de capuce, ses grands yeux noirs brûlés de fièvre, et l’aristocratie de ses mains affinées par la maladie.

Elle aussi tenait un bouquet : quelques rameaux de ronce, métallique et persistant feuillage bronzé aux gelées récentes de l’hiver, et quelques bruyères flétries.

Ces fleurs mortes entre ces doigts pâles étaient comme un navrant symbole ; et, si la jeune littérature n’avait tant abusé des Primitifs, j’évoquerais ici, avec plaisir et à propos, le souvenir de certains énigmatiques Boticelli.

Évidemment — le long filet vide accroché à son parapluie en faisait foi — elle était partie dès le matin, rêvant d’une bonne course à travers bois, sous le soleil réconfortant, et de printanières trouvailles.

Et, parce qu’elle n’avait rien trouvé, douloureusement résignées, mais non sans garder au coin des lèvres un fin sourire de protestation et d’ironie, elle rapportait quand même pour sa chambrette, en dépit du printemps menteur, ce bouquet, fantôme de bouquet.

La vue du mien l’intéressa, je lui en offris deux ou trois brins. Dès lors le symbole apparut complet : moitié mélancolie et moitié espérance.

Associons toujours ainsi aux jeunes joies du renouveau un regret des derniers automnes !

Pour moi, la leçon sera bonne. Si demain je retourne aux champs, en souvenir de la rencontre, je joindrai quelques rameaux de ronce et quelques bruyères flétries à mes branches de saule-marseau.


LA FONTAINE SAINTE-MARIE


J’étais allé voir l’ami Pierre dans son chalet des Hauts-Moulineaux, vraie maison du sage, que sépare des tumultes extérieurs un rideau mouvant sous la brise, mais impénétrable aux regards, de glycine et de vignes folles.

Il y a comme cela, autour de la grand’ville, le long du fleuve et sur les hauteurs, une seconde ville éparpillée, où trouvent refuge les lassés de la vie parisienne qui — c’est le cas de l’ami Pierre — en gardent l’amour, sans pouvoir en supporter le bruit, et qui, après avoir, exilés volontaires, essayé de s’enfuir très loin, aux golfes méditerranéens, coupes de lapis que la vague ourle d’une frange d’argent, ou bien sur les côtes bretonnes, écroulements de noir granit où s’engouffre la mer sauvage, finissent par revenir au Paris ensorceleur et détesté.

Non pour l’habiter, certes ! Ne lui a-t-on pas dit adieu pour toujours ?

Seulement on n’est pas fâché de le savoir là-bas couché derrière les collines, on n’est pas fâché, en gravissant une côte, d’apercevoir, presque à portée de la main, les versants peuplés de Montmartre, le dôme d’or des Invalides, les minarets du Trocadéro, et même, s’il faut tout avouer, l’indéboulonnable tour Eiffel.

J’étais donc allé voir l’ami Pierre. Il ne m’attendait pas ; mon coup de sonnette le surprit.

L’omelette commandée et le vin mis à rafraîchir, pendant que la servante apprêtait la nappe :

— Écoute, dit-il, depuis hier, je ne sais pourquoi, j’ai positivement soif d’eau vive, courante, chantante, et de fontaine au tombant clair parmi les verts plantains et les menthes sauvages.

Depuis six jours, c’est une obsession.

D’autant que je me suis avisé d’une assez curieuse remarque. Saurais-tu m’expliquer pourquoi les blanchisseurs et les maraîchers, états cependant aquatiques, affectent ainsi de s’établir dans des pays où le plus expert hydrologue ne saurait découvrir ni source ni ruisseau ?

Malgré cela, de neigeuses lessives évidemment lavées au préalable sèchent un peu partout, à Issy, Vanves et Montrouge, en plein air, sur de longues perches ; et un peu partout, du matin au soir, des maraîcher, pieds nus, courent infatigables entre les carrés de salade, épanchant l’ondée circulaire de leurs arrosoirs jaillissants.

Il y a bien, çà et là, au milieu des champs, sur un bâti, quelques noirs cylindres en tôle que les gens affirment être des réservoirs.

N’importe, le mystère subsiste : au sein de ces plaines poudreuses, je me demande d’où vient l’eau.

C’est pourquoi, aussitôt après déjeuner, nous nous dirigerons vers Clamart, et nous pousserons, flânant et bavardant, jusqu’à la fontaine Sainte-Marie. Permets-moi ce pèlerinage que je comptais faire aujourd’hui.

On pourra, d’ailleurs, s’arrêter en route, la mairie dépassée, sous les premiers arbre du bois, chez Landa, où la bière est bonne.

Pacte conclu !

Aussitôt après déjeuner, nous nous dirigeâmes vers Clamart et nous nous arrêtâmes chez Landa.

Landa, M. Landa, était fort en colère, lui si pacifique cependant. Il objurguait, sans succès d’ailleurs, une troupe de gamins descendant du côté de la Bièvre, lesquels portaient autour du cou, ainsi que bijoux précieux, des chapelets d’œufs de choucas et de fauvettes babillardes.

— Pour les choucas, bon, passe encore ! Mais s’en prendre même aux fauvettes…

Son indignation était grande. M. Landa aime les oiseaux.

Au fond du débit, à l’entrée d’un assez vaste jardin où se trouvent les « bosquets et tonnelles », M. Landa voulut nous montrer l’installation d’une mésange qu’il a élevée.

C’est, appliqué au mur pour remplacer la cage, un petit portique peint en rouge au devant duquel on remarque un puits minuscule avec son seau et sa poulie, minuscules également, ainsi qu’un chariot lilliputien contenant graine et pâtée et roulant sur un plan incliné.

La mésange a son perchoir sous le portique. Elle s’y pose, elle y gazouille. Au premier abord, vous la croiriez libre. Mais une imperceptible chaînette, fixée à un mince ruban d’acier qu’on lui a passé sous les ailes, la retient attachée par le milieu du corps comme le prisonnier de Chillon ou comme un tigre d’Hyrcanie.

En outre, la chaînette, permettant juste assez de volée pour atteindre la poulie du puits et le bout de ficelle qui actionne le chariot, notre captive, lorsqu’elle veut manger, doit attirer à soi le chariot du bec, puis le retenir de la patte, et, lorsqu’elle veut boire, en faire de même avec le seau qui, aussitôt lâché, retombe dans l’eau à grand bruit.

Spectacle intéressant, en somme, dont se réjouissent, le dimanche, les clients du bon M. Landa.

Pierre lui ayant demandé comment il s’y était pris pour dresser ainsi sa mésange :

— Par la faim, monsieur, et par le besoin. La faim et le besoin viennent à bout des natures les plus rebelles… Rien d’aussi féroce, pourtant, que la mésange à tête noire. Ce sont des mangeuses de cervelle. Dans la saison des hannetons, elles les décapitent tout vifs par millions et milliards, se régalant du morceau fin et dédaignant le reste du corps.

Il ajouta :

— Regardez ! la voilà qui boit. Elle n’a pas l’air malheureux…

La fontaine Sainte-Marie, située au milieu des bois, non loin d’un étang, fut évidemment, autrefois, avant que le christianisme la fît sienne, une fontaine païenne et sacrée.

Elle sort vierge du coteau, toujours pure, abondante et fraîche ; on y descend par trois degrés comme aux vieilles fontaines bretonnes que nous décrivait Du Cleuziou, cet héritier des ducs de Penthièvre, qui voulut mourir à Bicêtre.

Sans compter le fameux dolmen transporté par le prince Napoléon sous les ombrages de son parc et que, en 1870, des officiers prussiens démolirent, dernièrement M. Berthelot, excursionniste intermittent, découvrait dans son voisinage plusieurs monuments druidiques.

J’ai encore devant les yeux la fontaine Sainte-Marie, comme je la connus il y a vingt ans, solitaire au milieu d’impénétrables fourrés ; je l’entends encore chanter sa plainte au bout de cette mystérieuse « allée verte » dont les chênes trapus, emprisonnant de leurs racines des blocs de grès moussus et gris, semblaient évoquer la vision de quelque antique forêt gauloise.

Aujourd’hui, tout est bien changé. Plus de fourrés ! plus d’allée verte. Une coupe de bois, claire hélas ! — les coupes sombres laissent du moins toujours subsister quelques arbres — a dénudé le flanc des coteaux. Autour de la fontaine, se sont installés un bal en plein air, des guinguettes.

Bien que ce fût jour de semaine, nous rencontrâmes là un atelier : modes ou couture, ou peut-être plumes et fleurs ! à qui la patronne, suivant l’usage, offrait, pour célébrer sa fête, le régal d’une après-midi de promenade et de congé.

Aux sons d’un orchestre improvisé — deux musiciens ambulants recrutés le long du chemin — avec des cris, avec des rires, ces demoiselles dansaient entre elles.

Leur profil futé, leur regard noir, leur façon de dévisager, nous firent penser aux mésanges, aux mésanges de M. Landa.

— Elles n’ont pas l’air malheureux ! dit Pierre.

— Cependant la chaînette est là et le ruban d’acier sous l’aile. Un instant elles se croient libres ; mais demain les attend Paris, le pain à gagner, la misère.

— Ces pauvres petites croqueuses de cervelles de hannetons !…

Sur quoi émus un peu, avec je ne sais quelle crainte de trop nous laisser attendrir, Pierre me mena goûter l’eau de la fontaine Sainte-Marie.


L’ÉCREVISSE


— Non, soupirait Goguelu d’une voix douce et comme s’il eût évoqué les plus amoureux souvenirs, non, j’ai possédé bien des animaux, mais aucun ne me donna autant d’émotions que cette sacrée écrevisse.

— Quelle écrevisse ?

— Eh ! parti, l’écrevisse que nous essayâmes, voici près d’un mois, avec Colimas, d’acclimater dans ma pièce d’eau… Est-ce que je mens, Colimas ?

Colimas approuva du geste, et Goguelu continua :

— Quand je dis pièce d’eau, n’allez pas vous imaginer un de ces fastueux ronds de marbre un peu envahis à leur centre par le limon et les roseaux, et la margelle un peu rongée par les lichens et par les mousses, tels qu’on en trouve au fond des vieux parcs ; n’allez pas vous imaginer, non plus, un de ces lacs minuscules, ordinaire décor des jardins anglais, dont le vol brusque de l’hirondelle égratigne le miroir verdâtre.

Ma pièce d’eau est plus modeste.

Elle consiste simplement en une terrine ébréchée, enfouie par moi au ras du sol, dans un coin de mon potager, à l’endroit où le robinet de la citerne qu’alimentent les pluies du ciel laisse goutter une onde avare.

N’importe ! cette goutte ainsi distillée, tombant de seconde en seconde, suffit pour maintenir pleine ma terrine, qui déborde même parfois ; et l’humidité, la perpétuelle fraîcheur ont développé tout autour une si puissante végétation de plantains, de menthes et de graminées qu’à quinze pas et l’œil cligné vous jureriez d’une vraie fontaine.

Certain mascaron Renaissance, provenant de la démolition des Tuileries, et que j’ai scellé dans le mur, augmente encore l’illusion… Est-ce que je mens, Colimas ?

De nouveau, Colimas approuve. Goguelu reprend de plus belle :

— Une chose me taquinait, pourtant : voir ma pièce d’eau inhabitée. La mode étant aux colonies, je résolus de coloniser ma pièce d’eau.

Mais qui y loger ? Voilà la question.

Les poissons rouges, c’est bien bourgeois ; les grenouilles, c’est bien volage ; quant aux insectes fluviatiles tels que gyrins et hydrophiles, comment s’en procurer avec ces chaleurs qui ont mis les mares à sec ?

Le hasard me tira de peine.

Chassés des champs par la canicule et venus chercher dans Paris l’ombre qui manque à nos environs, nous nous étions assis, Colimas et moi, — est-ce que je mens, Colimas ? — devant une brasserie de la rive gauche, brasserie renommée pour les bisques incomparables qu’on y sert, le soir, aux soupeurs, et dont la terrasse, pendant le jour, bénéficie des effluves du jardin public qui verdoie en face, de l’éventail de ses feuillages, et de la circulaire pluie de perles tombant frais et dru sur ses pelouses mécaniquement arrosées.

Tandis qu’on nous servait la bière, un léger bruit me fît me retourner. C’était, derrière mon dos, un des garçons d’office qui, l’écumoire au poing, manches retroussées, pêchait à même des écrevisses dans le grouillant aquarium ornement de la devanture.

Pêche miraculeuse autant qu’originale et que j’admirais, quand soudain une écrevisse s’élance hors de la culinaire épuisette, superbe, en parfaite santé, battant bravement de la queue.

Elle ne voulait pas être cuite, j’obtins sa grâce du garçon ; et, jeune espoir de mon vivier, je la roulai dans un mouchoir sur lequel Colimas, prudent, vida le contenu d’une carafe.

Il ne s’agissait plus que de la ramener vivante chez moi, sans que l’excès de chaleur métamorphosât en cinabre le bronze de sa carapace.

Entreprise ardue, avec quarante degrés au soleil !

Songer à l’omnibus, ce four ambulant, eût été folie, folie de songer au chemin de fer. Nous décidâmes donc de faire la route à pied, afin de pouvoir réhumecter le mouchoir toutes fois et quantes il aurait mine de sécher.

Comme nous nous arrêtions à chaque fontaine Wallace, tout alla bien jusqu’aux fortifications. Mais, passé l’octroi, l’affaire changea de face.

Un interminable chemin pavé traversant la plaine glaiseuse, sans un arbre, sans un buisson ; et, seules oasis dans ce Sahara suburbain, de loin en loin, une guinguette.

On s’arrêta dès lors aux guinguettes, obligés, station par station, d’avaler d’atroces mixtures pour obtenir le verre d’eau nécessaire à notre écrevisse. Si bien qu’en arrivant, notre écrevisse se trouvait parfaitement gaillarde, et nous deux parfaitement gris… Est-ce que je mens, Colimas ?

Colimas ne répondit point.

— Maintenant, faut-il que je raconte avec quels soins l’écrevisse fut installée dans son aquatique demeure, et la joie naïve de mon jardinier, Morvandiau en exil au fond des banlieues parisiennes, lorsqu’il l’aperçut cheminant sous l’eau. « D’où que vous rapportez ce bestiau-là ?… Ça me connaît, c’est de mon pays… J’en péchâmes-t-y autrefois, le long des rus, entre les cailloux… Mais voilà tantôt ben quinze ans que je n’en avais eu rencontre… »

Puis il cessait de contempler l’écrevisse pour regarder à l’horizon ; et devant ses yeux humides un peu flottait comme une vision de rivières aux flots menus courant, claires, parmi les roches. « Faut encore, ajoutait le jardinier, faut encore, si vous voulez que l’écrevisse reste, mettre de la viande dans son bassin. L’écrevisse est friande de viande crue. Faute de quoi, elle s’en irait ailleurs chercher pâture ; et ça vous en fait du chemin, ah ! mais oui, une fois partie. »

On octroya donc à l’écrevisse un notable morceaux de mou prélevé sur la part du chat ; et, la nuit étant survenue, on attendit au lendemain.

Le lendemain matin, plus de mou, mais aussi hélas ! plus d’écrevisse.

J’étais inquiet, comme bien on pense ; le jardinier me rassura : « Elle aura mangé son mou cette nuit, c’est l’habitude à ce bestiaux, puis se sera fourrée sous les herbes, dans quelque trou, pour revenir la nuit prochaine. »

Et, chaque soir, prélevé sur la part du chat, nous réservions, pour l’écrevisse, un notable morceau de mou qui, chaque matin, avait régulièrement disparu.

Ce jeu dura bien trois semaines ; il aurait pu durer toujours.

À la fin, perdant patience, je déclarai au jardinier que, pour une pièce d’eau qui se respecte, une écrevisse toujours invisible est comme si elle n’existait pas, et que je prétendais, une fois au moins, de façon ou d’autre, voir mon écrevisse. « Pour sûr, vous la verrez tantôt. C’est juste aujourd’hui lune nouvelle. Il n’a a qu’à se mettre à l’affût pour quand é sortira de l’herbe. »

Dans son enthousiasme fraternel pour l’écrevisse morvandiote, ce jardinier ne voulait pas douter.

Tant de confiance finit par me gagner. Nous installâmes l’affût le soir même.

La lune, en effet, se leva, inondant de ses clartés blanches ma terrine pareille à un lac pour de bon, derrière l’enchevêtrement des mauves et des graminées. Mais l’écrevisse n’apparaissait point. « Espérons, soufflait le jardinier, a viendra quand ce sera l’heure. »

Nous espérâmes fort longtemps.

Pourtant, comme minuit sonnait au village, une ombre furtive me parut se dessiner.

Je reconnus mon chat qui, allongé parmi les herbes, la patte arrondie en cuiller, proprement, sans éclaboussure, essayait, par petits coups secs, de faire sauter le mou hors de l’eau.

Tout s’expliquait ainsi :

Le chat, injustement frustré d’une portion de prébende, avait d’abord mangé l’écrevisse ; et, depuis, en sage qui connaît ses droits mais s’accommode aux circonstances, chaque nuit, il mangeait le mou… Est-ce que je mens, Colimas ?

Et Colimas, résigné enfin à répondre :

— Non, Goguelu, tu as dit vrai ! Je savais d’ailleurs, et dès le premier jour, le fin mot de l’histoire, ayant, tandis que je fumais ma pipe à la fenêtre, surpris ton chat en flagrant délit de pêche nocturne, et trouvé, le lendemain, dans le gazon, une pince de l’écrevisse. Seulement, je préférais ne rien dire pour laisser durer tes illusions et pour ne pas troubler, par des révélations intempestives, la joie innocente du jardinier.


LE MARCHAND DE MOURON


Qu’il avait froid, pauvre petit diable, avec ses souliers éculés, son pantalon à franges et le vieux panier arrangé en hotte, mais une hotte lamentable, osier bâillant par mille trous au travers desquels le mouron pendait comme le foin entre les barreaux des mangeoires.

Je l’interrogeai discrètement sur l’industrie qu’il exerçait. Sa conversation me documenta.

Il y a, paraît-il, marchands de mouron et marchands de mouron.

Certains achètent le mouron aux Halles, en gros. Mouron tassé et défraîchi que les oisillons n’aiment guère.

Lui arrivait de Bourg-la-Reine, à pied bien entendu, et rapportant une charge de mouron frais comme rosée.

Parti de Paris avant l’aube, — depuis Arcueil où les champs commencent jusqu’au Robinson des prairies qui dresse ses escarpolettes et ses « bosquets » dominicaux parmi les peupliers, au bord d’une Bièvre sulfureuse un peu, mais cristalline encore et paresseusement herbue, — l’ingénu vagabond, le long des fossés et des haies, avait tout le matin cueilli l’herbe, fleurie d’étoiles pâles, dont se consolent dans l’exil des villes nos gentils prisonniers chanteurs.

Il faisait ainsi chaque jour, et ne pensait qu’à son mouron.

Le triple aqueduc superposant, dans une perspective géante, digne de tenter les pinceaux d’Hubert Robert ou de Piranèse, un mur romain au noble appareil, le rang d’arches majestueuses dû à Marie de Médicis, et le conduit utilitaire mais sans grandeur par où circulent les eaux de la Vanne, mon marchand de mouron l’ignorait, bien qu’il eût cent fois passé dessous.

Il ignorait également, pour n’avoir jamais eu le temps d’y regarder, l’abreuvoir d’un si beau dessin dont la fastueuse ampleur évoque la vision de seigneuriales cavalcades, et, perdu au milieu de ces architectures comme l’entrée du château de quelque Belle au bois dormant, le solennel portique à bossages, aves ses mascarons Renaissance, ses cariatides de satyres, qui s’ouvre, inquiétant et mystérieux, sur un immense parc abandonné.

C’est là pourtant, c’est à Arcueil et sans doute au fond de ce parc embelli de débris antiques, que Ronsard et ses amis, ivres de latin et de grec, sacrifièrent un bouc à Bacchus.


Jà la nappe était mise et la table garnie,
Se bornait d’une sainte et docte compagnie,
Quand deux ou trois ensemble en riant ont poussé
Le père du troupeau à long poil hérissé.

Il venait à grands pas ayant la barbe peinte.
D’un chapelet de fleurs la tête il avait ceinte,
Le bouquet sur l’oreille, et bien fier se sentait
De quoi telle jeunesse ainsi le présentait.


Fantaisie païenne qui, d’ailleurs, faillit coûter cher à la pléiade.

Ce coin de pays, trop ignoré, fut toujours aimé des poètes. On peut dire aussi qu’il les aime, puisque le maire de Bourg-la-Reine s’appelle aujourd’hui André Theuriet.

Mais qu’importe au petit marchand de mouron Ronsard et le fier laurier d’or dont il couronna sa Cassandre, non plus que l’ami Theuriet, et ses romans, et ses chansons où résonne comme un écho du cor féerique de la forêt d’Ardennes ?

Les poètes ont leur mission.

La sienne à lui, et il s’y tient fort sagement, est de cueillir avant le jour, mouillé parfois, gelé souvent, le précieux mouron sauvage, pour que, dans leurs cages quotidiennement et même en hiver reverdies, les oiseaux parisiens, ses frères, les petits oiseaux ne meurent pas.

Cette rencontre du marchand de mouron m’a rappelé une aventure des temps d’innocence et de jeunesse à laquelle, tout à l’heure, j’allais songeant, tandis que le démon ou l’ange de la flânerie égarait sournoisement mes pas à travers le cher Luxembourg, autour des parterres renouvelés qu’habille mainttenant de pourpre et d’or la floraison automnale des chrysanthèmes.

C’est précisément dans ce même jardin et par une saison pareille que mon aventure, ô mon Dieu ! bien simple, commença.

Comme il s’agit en quelque sorte, et si j’ose m’exprimer ainsi, d’une manière d’aventure d’amour, peut-être, par discrétion et modestie, ferais-je aussi bien de la taire.

Mais enfin mon menton grisonne ; or, à quoi servirait d’être barbon si l’on n’avait pas le privilège d’écrire, ainsi qu’un vieux guerrier, l’histoire de ses victoires et conquêtes !

Comment diable s’appelait-elle ?

Liline, autant qu’il m’en souvienne ; et l’ensemble de sa petite personne allait bien à ce joli nom.

De son état, fleuriste ou quelque chose d’approchant. Mais les fleurs n’étant plus de mode, après un certain nombre de tentatives infructueuses pour gagner les quinze sous par jour « Il faut ça, n’est-ce pas monsieur ? » nécessaires à son existence dans les plumes et les perles de jais, modèle à l’occasion, vaguement écuyère, elle faisait depuis un mois généralement un peu de tout.

Avec cela, des yeux d’enfant sous des frissons ébouriffés, de ces clairs yeux faubouriens, confiants, que n’effraie point la vie.

En effet, elle était de Belleville, et je sus bien vite, autour d’une tasse de chocolat, Liline adorant le chocolat, son histoire, mais surtout l’histoire des siens.

Car Liline avait le sentiment familial développé d’une façon tout à fait extraordinaire.

Pour rien au monde elle n’aurait voulu être confondue avec les petites malheureuses qui n’ont pas de logis, qui n’ont pas de parents, pauvres fleurs de hasard écloses, comme on dit, entre deux pavés.

Non ! Liline possédait un oncle établi rue des Amandiers, un autre établi rue des Envierges, et même une tante à Melun. Oh ! cette tante de Melun, comme elle prenait, dans le lointain, des proportions considérables ! Sans compter des cousins, un frère cadet, tous honnêtes, tous à leur affaires.

Et, profitant de l’occasion pour la serrer, mais avec une nuance de respect, à la taille, je m’extasiais hypocritement sur les grandes alliances de Liline.

Arriva l’heure où l’on se quitte ; seulement nous ne nous quittâmes pas, et je dus accompagner Liline jusqu’à une chambrette qu’elle avait, très loin, vers le quartier du Temple.

Sous les toits : un vrai nid d’oiseau. Des outils de fleuriste accrochés au mur, deux pots de réséda dans la gouttière.

— Tout cela est à moi, affirmait Liline ; maman en a bien davantage.

Et, tandis que relevant ses bras mignons, roses un peu sous la chemise, elle accommodait pour la nuit les plus galants cheveux du monde, je dus apprendre que maman — Liline prononçait « mouman » — avait, en propre, trois fauteuils, cinq chaises et une armoire à glace.

Oui. Liline était ainsi faite que, même aux instants les plus doux, elle ne pouvait se dispenser de vous parler de sa famille. Préoccupation touchante dont le souvenir m’attendrit.

Et quel délicieux réveil !

Je vois encore, au lever de l’aube, la chambre pauvre et gaie où filtrait la lumière, les outils accrochés, les pots de réséda, et, dans le nimbe d’or que lui faisait le contre-jour, Liline accoudée sur son oreiller, attentive.

Je veux l’embrasser :

— Chut ! Écoute !…

Des voitures roulaient déjà ; et, dans les mansardes d’alentour, quelques linots captifs chantaient.

— Écoute ! répéta Liline.

De la rue, une voix monta, une voix d’enfant claire et grêle : « Mouron pour les petits oiseaux !… »

Et, soudain illuminée d’un noble orgueil, Liline me dit à l’oreille :

— Le marchand de mouron, c’est mon petit frère ; tu vois que je ne me vantais pas !


LA JACINTHE


Événement d’importance considérable : on a revu du soleil !

Le long des pentes quelques rayons ont fait fumer la mousse attiédie, et sur notre terre longtemps transformée en éponge, Mars, ce capricieux précurseur d’Avril, peut trouver enfin un endroit sec où poser le bout de son pied.

« Couronné de frais lilas,
De blanche aubépine,
Le printemps à petits pas
Descend la colline. »


comme chantait en son manoir de Bois-le-Roy, feutre sur l’oreille et la barbe en pointe, notre ami Gustave Mathieu.

À petits pas ! mais il descend, et l’on aurait tort de se plaindre.

Déjà, en l’honneur de sa prochaine arrivée, aux Tuileries, au Luxembourg, merles et ramiers vont par couples. À la fourche des hautes platanes, les corbeaux comiquement surexcités mènent de terribles vacarmes en construisant leurs nid rustique qui ressemblent à des fagots. Les moineaux sont fous. Piaillant et se poursuivant, ils s’accrochent, roulent en boule, et tombent trois d’un bloc sur la pelouse de fin gazon, autour du piédestal des statues.

Naïf, un bébé dit :

— « Vois, maman, les moineaux se battent. »

La maman, qui n’ignore point de quelle bataille il s’agit, ne répond rien et se contente de sourire.

Les bourgeons aigus, barbouillés de noire résine, n’éclatent pas encore aux branches des marronniers ; pourtant, dans l’air redevenu bleu par éclaircies, le regard illusionné des amants cherche la première hirondelle, et les lilas se poudrant de légère verdure songent qu’avant un mois le moment viendra de fleurir.

Un mois ! ce n’est pas le diable que d’attendre un mois. Mais, Parisiennes et Parisiens n’ont guère cette patience.

On veut le printemps tout de suite. Et tandis que chez ceux que le monde appelle les heureux, expédiée d’Antibes ou de Nice, la canestelle en roseau tressé s’ouvre ainsi qu’un écrin féerique pour laisser resplendir — incomparable joaillerie qui, à la gloire des formes et des couleurs, joint ce charme suprême d’être éphémère — les œillets et les mimosas, les anémones et les roses ; chez d’autres aussi heureux peut-être, quoique moins riches, l’industrieuse médiocrité, au coin abrité d’un balcon, sur le marbre d’une cheminée, avec des caisses, des pots minuscules, improvise sans bien grands frais un printemps modeste et artificiel.

Ce sont des crocus, des marguerites, un pied de précoces violettes ; et ce sont surtout des jacinthes si rapidement écloses dans la tiédeur du terreau, à moins que, posant votre jacinthe sur un de ces verres sveltes, au col étroit, de construction toute spéciale, comme en vendent les grainetiers, vous ne préfériez, horticulteur raffiné, la voir allonger et filer les fils blancs de ses racines dans l’eau claire où trempe la bulbe pendant que, concomitamment, la bulbe elle-même se couronne d’un cercle de feuilles lustrées autour d’un gros épis vert pâle qui bientôt va s’épanouir en thyrse fleuri.

Quelle joie de surprendre la nature en plein travail de création et d’admirer les trésors de beauté et de vie ainsi conservés tout l’hiver au cœur de cet oignon brunâtre pareil à une boule de bois mort !

Il faudra que je sois bien pauvre le jour où Mars, préludant à ses giboulées, ne trouvera pas au milieu du fouillis de mes papiers et de mes livres, une jacinthe en train de pousser.

En dehors de son charme personnel, la jacinthe a ceci encore pour elle qu’elle me rappelle un des plus douloureux et des plus agréables souvenirs de ma jeunesse.

J’étais alors étudiant, la chose peut arriver à tout le monde ! et j’occupais en haut d’une maison antique et noire, dont l’escalier vénérable m’avait séduit, une chambrette sous les toits.

Les chambrettes d’étudiants sont toutes à peu près meublées de la même façon : une table, un lit, une maîtresse.

Ma maîtresse s’appelait Céline. Nous nous aimions beaucoup. Je faisais pour elle de nombreux vers :

C’est un matin de mars qu’elle m’est revenue,
Éveillant le jardin d’un bruit de falbalas,
L’enfant toujours cruelle et toujours ingénue
Que je n’ai point aimée et qui ne m’aimait pas.

Le givre s’égouttait aux branches ; mais, plus bas,
La neige ourlait encor les buis de l’avenue,
Et le frisson d’hiver, sous leur écorce nue,
Emprisonnait le rire embaumé des lilas.

Un clair rayon brilla soudain : — C’est moi !… dit-elle.
Dans l’air moins froid passa comme un cri d’hirondelle,
Je la vis me sourire et crus avoir seize ans ;

Et depuis quelquefois je me surprends à dire,
Songeant à ce rayon, songeant à ce sourire :
C’était presque l’amour et presque le printemps !

Or précisément, ce matin de mars, pour célébrer l’heureux retour, nous étions allés avec Céline acheter des fleurs au marché Saint-Sulpice ; et, en même temps que les fleurs, à notre sens trop passagères, un oignon, symbole plus durable ! un superbe oignon de jacinthe que Céline voulut elle-même planter.

Ce qu’on la soigna, cette jacinthe !

Les rares rayons du soleil filtrant à travers les rideaux étaient pour elle ; quand il pleuvait, nous la posions sur le rebord de la fenêtre afin qu’elle bût l’eau du ciel, mais nous la rentrions aussitôt la nuit, par crainte des suprêmes gelées.

Enfin sa point perça la terre ; les feuilles parurent, puis la fleur : paresseuse d’abord, comme hésitante, mais qui une fois partie ne s’arrêta plus de croître à vue d’œil.

Oui ! à vue d’œil, littéralement ! si bien que Céline planta un petit bâton dans le terreau, près de la fleur, et chaque matin marquait dessus, s’extasiant, l’étiage de la poussée.

Un jour — et pourquoi le tairais-je ? — entraîné par des camarades dans de coupables vagabondages, un jour ou plutôt une nuit, Céline attendant, j’oubliai de rentrer.

Passe pour une nuit. Mais la nuit suivante, hélas ! je rentrai, s’il est possible, moins encore ; et ne sentis ma faute, le surlendemain, comme Pierre, qu’au troisième chant du coq.

Vous me croirez si vous voulez : Céline, quand je revins, ne se fâcha pas. Mais combien à ce calme douloureusement résigné j’eusse préféré sa colère !

Elle était assise, toute en larmes :

— « J’espérais ne vous revoir jamais plus, puisque maintenant vous me préférez les autres… »

Les autres, dans le vocabulaire des jalousies de Céline, représentait mes amis, l’univers et généralement tout ce qui n’était pas Céline.

Elle ajouta :

— « Qu’avez-vous pu faire tout ce temps ? car voici bien une semaine…

— Non, Céline ! à peine deux jours, répondis-je, cherchant des excuses philosophiques ; j’ai manqué deux jours seulement, et qu’est-ce que deux jours par rapport à l’éternité ? »

Mais Céline, d’un geste accablé, avec un sourire incrédule et des reproches plein les yeux, montra simplement la jacinthe.

Oh ! la jacinthe accusatrice !

Jamais fleur d’aloës, au bord de la mer bleue, entre les rocs calcinés des Maures, ne poussa si vite en deux jours.

Tige frêle dont une grappe de fleurs serrées ne fléchissait pas la rigidité, elle se dressait tragique et charmante.

Pour comble de malheur un malicieux rayon de soleil prolongeait encore démesurément sur le mur, pareille à l’aiguille de Balthazar, sa paradoxale ombre portée.

Je compris alors qu’en effet deux fois vingt-quatre heures marquées à l’horloge des jacinthes peuvent contenir une éternité de douleurs.

Mon crime me semblait avoir duré des siècles.

Et tandis que Céline, riant et pleurnichant, faisait au bâtonnet une encoche nouvelle, je l’embrassai d’abord et puis je baisai la jacinthe, mon âme soudain inondée d’un remords vraiment délicieux.


SYLVAINE


— C’est-y donc que vous seriez Briard ?

— Briard, moi ? la drôle d’idée !

— Dame ! vous me disiez tout à l’heure qu’en cherchant bien, nous devions nous trouver censément pays.

Ceci se passait, voici quelques années, au quartier Latin, dans une de ces brasseries, à la mode alors, où des femmes servaient. Paradis vulgaires, en somme, mais dont la banalité se poétise à travers le crêpe du souvenir.

La jeune personne qui, après nous avoir apporté quatre bocks mousseux, venait de s’asseoir à notre table en commandant, pour elle, un cinquième bock au garçon, possédait un genre de beauté si particulier que, sans remarquer même son accent, je l’avais tout de suite supposée au moins Arlésienne ou Marseillaise. Une goutte de sang oriental circulant sous sa peau ambrée pouvait en effet seule justifier la voluptueuse nonchalance de cette démarche, la finesse de ces attaches, le ton noir bleu de ces cheveux naturellement calamistrés, le velours de ces yeux profonds et le vivant corail de ces lèvres incarnadines.

De là mon éblouissement et ma très excusable erreur.

— Laissez-nous vous croire d’Athènes.

— Que non pas ! puisque je poussai dans un petit village, tout près de La-Ferté-sous-Jouarre. C’est même pour cela qu’on m’appelle ici « la Briarde ». N’empêche : j’aime mieux le nom que ma marraine me donna.

— Apprenez-nous ce nom.

— Sylvaine.

— Et celui du village ?

— Luzancy.

Luzancy… Ces trois syllabes me disaient vaguement quelque chose. Au cours de quelle existence antérieure avais-je entendu parler du village de Luzancy ?

Puis, la mémoire me revint.

— Luzancy, parbleu ! Luzancy…

— Quoi, vous connaîtriez Luzancy.

— Non, mais je ne tarderai pas à le connaître. C’est là que l’ami Marteroy a des parents et qu’il s’est acquis une maisonnette. C’est là que le brave garçon veut m’emmener en villégiature chaque année. J’avais même promis pour ce prochain automne et tiendrai, certes ! ma promesse, surtout si on peut espérer y rencontrer beaucoup de femmes comme vous.

— De comme moi ! il en foisonne. Dans tous les environs, quand il s’agit de quelque brune un peu moricaude, les gens par manière de rire disent : « Une blonde de Luzancy. »

Là-dessus, Sylvaine, avertie par le timbre, se leva pour faire accueil à de nouveaux arrivants.

Comme nous partions, Sylvaine revint et me dit en confidence :

— Puisque vous irez à Luzancy, où je n’ose plus me montrer, vous pouvez me rendre service. Prenez ceci : c’est un vieux liard, par moi rapporté de là-bas, que, de ma part, sur les minuit, vous jetterez dans la fontaine.

— Quelle fontaine ?

— Une fontaine dans les champs, avant d’arriver au village ; on l’appelle la fontaine de Cramlen, tout le monde vous l’enseignera. N’oubliez pas, surtout.

— Dieu m’en garde !

Et, prenant le liard des mains de Sylvaine, je le glissai précieusement au fond de mon porte-monnaie, dans la poche où je garde mes fétiches.

Trois semaines plus tard, enlevé par Marteroy qui, avec une amicale violence, était venu à bout de me fourrer dans le dernier train, mais n’oubliant ni mas promesse à Sylvaine, ni ce qu’elle m’avait raconté au sujet de Luzancy et de ses filles, doublement heureux pour tout dire, comme forckloriste épris de superstitions populaires et comme ethnographe amateur, je me réveillai en pleine Brie.

Non pas la Brie telle qu’on se la figure, aussi plate que ses fromages, mais une Brie pittoresque et verte, cernée d’un horizon de collines, où la Marne, dans un détour, rase la Champagne de si près que les fabricants de Reims et d’Épernay viennent acheter à hauts prix, pour le transformer en un vin aristocratique, casqué d’argent et revêtu d’une armure d’épais cristal, le petit clairet de ses vignerons.

Pays demeuré franchement rustique avec ce qu’il faut de souvenirs.

À Luzancy, Marie Leczinska, ainsi qu’il en appert une plaque commémorative, fit sa dernière couchée avant d’entrer reine à Paris ; et les paysans en retournant leurs jardinets y trouvent souvent enfouis des liards de France pareils au liard de Sylvaine, des piécettes à l’effigie des ducs de Bouillon, princes de Sedan.

Dans les bois d’alentour, bouleversés par des extractions de meulière et creusés de grands trous où des eaux profondes s’amassent comme aux cratères éteints des volcans d’Auvergne, il n’est pas rare de rencontrer les ruines d’un faux ermitage et quelqu’un de ces temples à l’Amour ou à l’Hyménée que la noblesse sentimentale d’il y a cent ans aimait à cacher sous les ombrages de ses parcs.

Puis des traditions plus modernes : 1814, le bruit des canons de Montmirail, dont la vallée a gardé l’écho ; et là-haut, couronnant horizontalement l’interminable côte semée de villages et de châteaux, une interminable ligne d’arbres — désespoir des paysagistes, mais qui le matin estompée de brume, le soir profilée sur le rouge du couchant, simule la silhouette fantastique d’une armée de géants en marche — légendaires ormeaux de la route d’Allemagne que Napoléon, dit la tradition, fit planter par ses prisonniers de guerre.

Dimanche à souhait pour saluer l’Automne et savourer les derniers beaux jours !

Au lever, d’abord, un peu de brouillard nous effraya ; le sol, le ciel, les touffes d’arbres, tout apparaissait gris, d’un gris finement argenté.

Mais ces brouillards annoncent, paraît-il, du beau temps ; car, aussitôt le soleil, nous les vîmes, sur le ciel soudainement devenu bleu, s’effiloquer en légers flocons qui à midi traînaient encore, minces et blancs, au flanc des collines.

Quelles promenades alors, le long des berges herbeuses portant, marquée dans la glaise humide du sentier, l’empreinte du sabot des chevaux de halage, et sous les bois toujours feuillus mais déjà roussis !

En se rapprochant des endroits habités, ce sont des murs bas, feutrés de mousse, par-dessus lesquels se dressent les pommiers d’un verger, arbres pacifiques qui, on ne sait pourquoi, affectent, comme dans les eaux-fortes de Bresdin, toutes sortes de poses tortues, extravagantes et belliqueuses ; plus loin, des pentes où la vigne achève de mûrir ses grappes serrées, et de grands labours au-dessus desquels se poursuivent, fouettant l’air de leurs molles ailes et poussant leurs cris amoureux, des bandes de corbeaux que ce faux printemps ragaillardit.

C’était la fête au pays voisin, une nom en Y comme tous ceux de la contrée : Ussy, Bussy, Nessy, Citry ; et le beau sexe, en toilette depuis la messe, s’apprêtait à aller goûter les plaisirs de l’endroit, qui sont de danser sous la tente jusqu’à minuit et de se régaler de tartes aux prunes.

Bous avions fait projet d’honorer le bal de notre présence. Rien n’était plus facile : deux kilomètres de chaussée à suivre et puis le pont à traverser.

Mais les charmes d’un bon dîner à la fois solide et délicat, dans un logis que le propriétaire a su mettre à hauteur du moderne confort sans lui enlever son ordonnance paysanne, les attraits d’un grand feu de bois léchant les landiers de ses langues d’or, tout cela, avec un peu de béate somnolence et de fatigue, nous retint au delà de l’heure ; de sorte qu’il était bien tard, presque trop tard, lorsque nous songeâmes à nous mettre en route.

Déjà les gars, égayés par l’air frisquet, revenaient, se faisant aux pattes d’oies des chemins de bruyants adieux auxquels succédait, bientôt évanoui dans la nuit, une refrain de chants solitaires.

Les filles s’en allaient par groupes, chaque caravane regagnant à regret son village.

Pourtant, celles de Luzancy, plus rapprochées, n’étaient pas parties encore. On dansait le dernier quadrille ; et j’eus le loisir des les admirer, non pas précisément toutes belles autant que Sylvaine, mais toutes brunes, l’allure souple et distinguée, avec des airs de ressemblance donnant l’idée de quelque race ancienne conservée très pure.

Comment expliquer ?… J’étais en train d’échafauder un système. Par bonheur, l’idée me vint d’interroger Marteroy sur ce singulier cas d’atavisme.

— Rien de plus simple, répliqua mon compagnon en éclatant de rire. Nous devons passer devant le château ; et, comme précisément la lune donne, je te montrerai, sculptées sur le portail d’honneur, les armes MM. de Bercheny. Plus de cent ans durant, ils tinrent ici garnison avec leurs hussards. Voilà des solutions que nos savants ignorent.

— Alors, Sylvaine, d’après toi…

— Tu connais Sylvaine ? Elle a mal tourné, pauvre fille ! En tout cas, je jurerais volontiers que sa bisaïeule ou trisaïeule se sera laissé tourner la tête par la sabretache et les moustaches de quelque beau cavalier hongrois.

Le problème ainsi résolu, il me restait de satisfaire au vœu de Sylvaine.

Or, en contre-bas du chemin, à la lisière d’un petit bois, une source dont j’entendis le murmure s’épanchait du coteau, mystérieuse et froide, dans un bassin de pierres brutes, d’aspect druidique, qu’ombragent treize grands tilleuls.

— C’est, me dit Marteroy, la fontaine de Cramlen, où les jeunesses en mal d’amour viennent conjurer le sort des fées.

Les douze coups de minuit sonnaient au village. Un bruit léger tinta sur l’eau, et des moines s’y dessinèrent.

— Que viens-tu de jeter ? demanda Marteroy.

Mais, redoutant sa raillerie, je feignis de ne pas avoir entendu.

Et Sylvaine ?

Mon Dieu ! Sylvaine… Mais vous hésiterez à me croire. Il est pourtant certain que, ayant voulu, certain soir, discrètement m’enquérir d’elle :

— Sylvaine ! la Briarde ! me fut-il répondu au comptoir, en voilà une qui a la chance ! Son amoureux est venu la reprendre, et ils sont mariés depuis huit jours.


LE PARFUM


Après tout, se dit Marius, à défaut de nymphe et puisque les sources n’en ont plus, cette petite lavandière ne messied point posée ainsi sous l’ombre des saules, avec ses cheveux dénoués et ses beaux bras fermes et ronds qui se réfléchissent dans l’eau, dorée comme un raisin de treille.

Et puis, est-ce bien une lavandière ?

Les lavandières, d’ordinaire, n’ont pas coutume de venir laver aux champs.

Elles préfèrent, qui l’ignore ? blanchir par d’alchimiques procédés les chemises qu’on leur confie, soit à Vanves, soit à Issy, et dans tous les pays généralement quelconques où il n’y a ni source, ni ruisseau.

Mais une lavandière dont le battoir fait jaillir les perles d’une eau véritable sortant de la roche moussue et courant parmi les cailloux, voilà qui ne semble pas naturel ; et, malgré que son petit nez retroussé, son gentil menton à fossette n’aient rien de précisément grec, pourquoi ne serait-ce pas la nymphe elle-même qui, dépossédée et déguisée, se voit par le malheur des temps réduite à exercer cet humble état ?

L’idée enchanta Marius, qui avait une âme de poète ; il se promit de la mettre en vers.

Cependant, l’eau du ruisseau coulait maintenant toute bleue ; et quand ce fut fini, quand chaque pièce eut été à son tour trempée, savonnée, battue et tordue, la lavandière, ô sacrilège ! jeta le tout dans le miroir même de la source, dans le clair bassin bouillonnant d’où tombait en cascade le ruisseau.

La source ne se fâcha point, étalant plutôt comme avec plaisir son frissonnant cristal sur les batistes, les dentelles, les fins tissus brodés à jour ; de sorte que, un instant couleur d’opale, bientôt le bassin redevint limpide, et l’on eût dit un tas de neige sur le fond de sable étoilé de grains de mica que l’eau qui sourd faisait danser.

Puis, comme le soleil baissait, Marius dit à la lavandière :

— Pourriez-vous, mademoiselle, m’indiquer le chemin qui mène au Mesnil ?

— Le Mesnil ! mais c’est notre village. Vous irez tout droit en suivant l’eau, jusqu’à rencontrer le grand peuplier. Après, vous prendrez sur la gauche et apercevrez les maisons.

Marius dormit mal au Mesnil, si toutefois c’est mal dormir que d’avoir un sommeil léger, traversé d’agréables songes.

La chambre d’auberge était claire et blanche, très suffisamment confortable, et rustique suffisamment. Un soupçon de lune nouvelle éclairait, riant par les vitres. Au dehors, doux mais perceptible, passait à intervalles réguliers le bruit monotone et berceur de la brise dans les feuillages.

Pourtant, Marius dormit mal.

Un arome indéfinissable, évocateur de souvenirs, ramenait malgré lui, vers Paris, le demi-sommeil de ses pensées, vers Paris et vers l’Infidèle !

Cela fleurait délicieusement l’air des champs et l’herbe sauvage.

Vingt fois, il ouvrit la fenêtre, mais l’obsession persistait.

Et toute la nuit, Marius rêva de celle qu’il prétendait ne plus aimer, et de nymphes lavandières qui, pour embaumer son boudoir, lavaient d’idéales lessives dans des eaux vierges promenées à travers vallons et prairies, parmi les touffes mouvantes des joncs, les masses immobiles des iris, sous les cressons, sous les plantains, les hautes menthes odorantes, et s’imprégnant des philtres subtils qu’exhalent les plantes et les fleurs.

Marius s’éveilla, maussade :

« C’était bien la peine d’avoir fui Lucinde et d’être venu à trois bonnes lieues de Montmarte chercher l’oubli avec la paix du cœur pour que, la première nuit, dans la première chambre d’auberge où je couche, tout, jusqu’au parfum des draps, ne me parle que d’elle… Il y a là-dessous un sortilège !… Pourquoi ces rudes draps d’auberge m’ont-ils, toute la nuit, enivré de la même troublante ivresse que ceux infiniment plus doux s’attardent, chaque matin, les savantes paresses de Lucinde et dont ma sottise jalouse, par plus tard qu’hier, s’exila ? »

Marius, philosophant ainsi, était redescendu jusqu’à la source, avec le vague espoir que peut-être la petite lavandière y serait et lui donnerait le mot de l’énigme.

La lavandière était encore là, mais elle ne lavait plus.

Sur le gazon, sur les buissons, la lessive séchait étendue ; et, commodément assise au revers d’un talus, la nymphe campagnarde tricotait des bas en regardant fumer au soleil peignoirs brodés et chemisettes.

Maris alors seulement remarqua combien elle ressemblait à Lucinde.

— Avez-vous bien dormi ? dit-elle. Parce que, sans vous en douter, vous avez couché justement chez nous, mon père faisant double métier de blanchisseur et d’aubergiste.

— Très bien dormi !… Et, à ce propos, pourrais-je savoir pour quelle raison, avec le grand lavoir que j’ai vu sur la place du village, vous venez laver le linge si loin ?

— Oh ! pas celui de tout le monde. Il y aurait pour sûr trop de peine. Rien que celui de la cousine, et le nôtre aussi quelquefois.

— La cousine… Quelle cousine ?

— Oui dà ! une proche cousine qui est grande dame à Paris. Elle joue dans les comédies… Regardez-moi voir sur la haie, avec ces ajours, ces fleurs à l’aiguille, si on ne dirait pas livrée de reine ?… Bonne personne, la cousine ! Oui, bonne personne et pas fière, quoique originale un tantinet… Figurez-vous que de tout temps elle nous garda sa pratique. Seulement, elle a mis pour condition que ses atours seraient lavés non pas au lavoir du village, mais ici, où l’eau est toujours belle et neuve, puis étendus sécher à même l’herbe et les buissons, de manière que, suivant le mois, ils fleurent le thym ou l’aubépine… C’est-y drôle, les idées des gens ! Elle m’a conté comme ça que ces odeurs-là sur son corps la faisaient aimer de qui elle aime.

Marius se sentit ému. La lavandière bavardait toujours.

— C’est même moi qui, toutes les semaines rapporte, une fois repassé, le paquet de linge à la ville, avec Brusquette et Freluquet.

— Freluquet, Brusquette ?

— Eh oui ! la bourrique et le chien. Brusquette tire la charrette ; et pendant que je monte les paquets, Freluquet guette. Il y a tant de voleurs, dans Paris !

À ce moment, entendant leurs noms, le petit chien se mit à aboyer sous le charreton dételé, tandis que la bourrique, une bourriquette à poils gris, si gris qu’elle en semblait poudreuse, relevait la tête et secouait son grelot, une feuille de chardon aux lèvres.

Marius, alors, se rappela avoir vu un matin Freluquet, Brusquette et le charreton rue Gérando, devant la porte de Lucinde.

Il se rappela aussi, aux premiers temps de leurs amours, une journée passée, seuls tous deux, près d’une source quasiment pareille, et comment Lucinde avait eu le caprice d’y puiser au creux de ses mains, pour le faire boire ; et comment, s’étant fourré dans le corsage toute une moisson de fleurettes, elle disait : « Ce serait gentil, n’est-ce pas ? au lieu des parfums comme tout le monde en a, de sentir, pour quelqu’un qui vous aimerait, tantôt le printemps, tantôt l’automne ?… »

Il se rappela surtout, certain soir, une larme de corail perlant, au défaut de l’épaule, sous la piqûre d’une épine emmêlée dans les dentelles du peignoir…

Et, le cœur étreint, à ce souvenir, d’une sorte de doux remords nuancé de quelque espérance :

— Alors, quand rapporterez-vous son linge à madame Lucinde ?

— Demain, dès le petit matin, aussitôt que pointera l’aube.

— Et vous pourriez me prendre avec vous ?

— Pourquoi pas ? Brusquette est solide, et sur le charreton il y a place pour deux. Mais vous êtes donc de Paris et vous connaissiez la cousine pour avoir ainsi, tout de suite, et si bien, deviné son nom ?


PETIT-ROUGET !


Mon Dieu ! oui, me dit le capitaine, Antibes à la fin m’assommait, et me voici pour un mois ou deux en villégiature à Paris. L’air y est bon, avec des arbres ; on flâne, on a des aventures…

Ainsi, l’autre matin, j’étais allé tranquillement faire un tour au Jardin des Plantes. Pourquoi pas ? C’est un des endroits les plus délicieux de la capitale. Et puis, à force de vivre dans la société des gens d’esprit, fréquenter un peu les bêtes, ça vous repose.

Je me trouvais sur les onze heures dans le petit kiosque en bronze dont se couronne la butte du Labyrinthe, regardant l’océan de toits qui s’en vont ininterrompus jusqu’au lointain brumeux des collines, et constatant avec une satisfaction infinie qu’en outre de ces trois dômes classiques : le Panthéon, la Salpêtrière, et je ne sais plus quel encore au bout de la rue Saint-Antoine, l’horizon parisien va bientôt, grâce au Sacré-Cœur, s’agrémenter d’un quatrième dôme dont les grêles échafaudages se profilent déjà là-haut en plein ciel.

Un orage s’annonçait, je le sentais venir, mais le kiosque me rassurait.

Où peut-on être mieux que sous un kiosque et un kiosque en bronze, pour voir à ses pieds gronder la foudre et pour dominer, impassible, le désordre des éléments ?

Mais je m’aperçus, lorsque la pluie arriva, que le toit du kiosque était à jour. Les architectes ont de ces idées bizarres !

Au même moment une jeune personne trompée comme moi se précipitait vers le kiosque avec l’intention évidente d’y chercher refuge.

Mignonne et frisée en or roux, portant au bras un grand diable de carton plus haut qu’elle et comparable au tambourin des tambourinaires, elle me fit l’effet, car ces choses-là se devinent, de s’appeler Hortense et d’être apprentie modiste ou placière en fleurs.

— Tiens ! on dirait que le plafond goutte ! s’écria-t-elle d’abord en levant vers la calotte ajourée du kiosque un petit nez qui était mutin : et comme elle vit que je riais, aussitôt elle se mit à rire.

Séparés du reste des humains, cachés à tous les yeux par le réseau serré de l’averse cinglant en obliques hachures, nous aurions pu passer là, Hortense et moi, quelques minutes agréablement sentimentales. L’idée m’en vint, idée criminelle ! Je songeais à Didon, à Énée dans leur grotte. L’averse, malheureusement, tout en drapant le tour du kiosque de ses cristallines tentures, s’égrenait aussi sur nos têtes. Ah ! sans l’architecte et ses inventions biscornues, sans ce plafond inhospitalier ! Mais déjà Hortense ruisselait, je lui offris mon parapluie.

— Volontiers, me dit-elle, ça ne sera pas malheureux pour mes fleurs.

Décidément elle était fleuriste.

— Et où nous sauver, mademoiselle ?

— Tiens donc ! à deux pas, sous le cèdre.

En effet, à deux pas de nous, si près qu’on aurait cru pouvoir le toucher de la main, le cèdre étalait largement son feuillage opaque et feutré, noir-bleu par-dessous à cause de l’ombre, et par-dessus d’un beau vert éclaboussé de lumière. Le diabolique embrouillamini des sentiers tordus en dédale augmenta toutefois considérablement la distance.

Nous fîmes halte sous le cèdre, aux aiguilles duquel, diamants piqués à une dentelle, des gouttes claires frissonnaient. Mais Hortense eut peur du tonnerre ; et, profitant d’une éclaircie, nous gagnâmes, abri plus sûr, le passage qui traverse, tapissé de deux plants de vigne vierge, la rustique maisonnette de Cuvier.

Entre temps, pareille aux moineaux qu’excite à gazouiller le bruit de l’eau du ciel crépitant sur les feuilles. Hortense me racontait son histoire. Histoire décousue, toute en détails, où se mêlaient, selon le caprice d’une cervelle un peu falote, des ragots d’atelier, de comiques imprécations contre cette grande shabraque de « première », avec le récit douloureux d’un amour suivi d’abandon.

J’écoutais vaguement sans essayer de comprendre, pris par le charme d’une voix dont le timbre resté enfantin avait, si j’ose m’exprimer ainsi, des sonorités innocentes.

Dans le musical verbiage d’Hortense, un nom revenait à tout propos : Petit-Rouget ! et quand elle prononçait ce nom, c’était avec un redoublement d’amour, des notes caressantes et perlées.

— Et qu’est-ce que c’est que ce Petit-Rouget ?

— Mon petit garçon, s’il vous plaît ! Je l’appelle ainsi parce qu’il a les cheveux de ma nuance, plus fins et plus dorés encore.

Hortense, disant cela, était presque irritée. Elle s’apaisa néanmoins lorsque j’eus feint de m’intéresser comme il convient au Petit-Rouget, et que je me fus extasié, un peu de confiance il est vrai, sur son incomparable gentillesse.

Au bout d’un instant, nous étions, Hortense et moi, les meilleurs amis du monde, et, dans mon for intérieur, je bénissais le Petit-Rouget.

Sous prétexte de parler encore de Petit-Rouget, Hortense, bien que la pluie eût cessé et que l’heure de son magasin pressât, voulut bien accepter de faire à mon bras dans les allées et les parterres un léger tour de promenade.

L’heure était charmante. Peu de passants. Rien, çà et là, que des jardiniers balayant les feuilles tombées, ou tondant les pelouses avec leurs tondeuses à roulettes dont l’actif acier faisait jaillir, au milieu d’un nuage de gazon haché menu, des milliers de marguerites décapitées.

Les alignements sévères du jardin du Roy, non plus que ses richesses botaniques, touchèrent peu l’âme ingénue d’Hortense.

Malgré mes savantes explications, les deux palmiers-éventails donnés à Louis XIV par le margrave Charles III, avec leur tronc mince et galeux, leur tignasse de feuilles rèches, ne lui arrachèrent que cette déclaration de principes : « Merci alors, j’aimerais mieux pour deux sous d’œillets dans un pot. »

Et, lorsqu’en désespoir de cause, je voulus lui conter la légende du cèdre et du chapeau de M. de Jussieu, elle répondit gravement : « Tout ça, voyez-vous, c’est des blagues. »

Puis elle se remit à me parler de Petit-Rouget.

Quelques détails pourtant parurent l’intéresser : l’âne, nostalgique captif, qui, spontanément, rêvant peut-être de chardons et de liberté, se mit à braire (car, de peur que la race ne s’en perde, il y a au Jardin des Plantes un âne que l’État entretient à grands frais) ; et, sur la Seine voisine, le rauque sifflet d’un bateau toueur qu’Hortense impressionnée m’assura être le rugissement des lions et des tigres.

Devant la rocaille du grand bassin abandonné où étaient naguère les otaries, comme nous regardions une statue de Néréide domptant un dauphin :

— « Pourquoi, me dit encore Hortense, cette blanchisseuse toute nue bat-elle à grands coups de battoir ce gros poisson qui crache de l’eau ? »

J’admirais sa naïve esthétique, et, de plus en plus, nous parlions de Petit-Rouget.

Cependant, continua Saint-Aygous, le moment était venu pour moi de prendre une décision.

Que faire ? rester, déjeuner ensemble, pousser jusqu’au bout l’aventure…

Hortense, à vue de nez, ne demandait pas mieux ; ces innocences un peu rouées ont un faible pour les barbes grises.

Un je ne sais quoi m’en détourna : l’image de Petit-Rouget peut-être. Hortense m’avait trop parlé de lui, avec trop de cœur. Il me semblait que je le connaissait tout frisé, tout petit, et que j’étais un peu son grand-père.

— Au revoir ! dis-je brusquement à Hortense ; et, tirant une piécette de ma poche :

— Tenez, mignonne, vous achèterez quelque chose au Petit-Rouget, de ma part.

Hortense était toute surprise.

— Pour mon Petit-Rouget ! Mais elle est en or et vous me la donnez… comme ça ?… Que de chose dans ce « comme ça » !

Hortense garda quelque temps le silence ; puis, une idée subite lui étant venue, elle se mit à rire, et, doucement :

— Vous êtes gentil tout de même ; j’accepte pour Petit-Rouget ! Mais à une condition, c’est que vous m’accompagnerez jusqu’à la gare.

— Pour quoi faire ?

— Ceci me regarde ; il n’y a d’ailleurs que le boulevard à traverser.

Nous étions, en effet, hors du jardin, devant la grille qui regarde la gare d’Orléans.

Vaguement intrigué, afin d’en finir, je me résignai à ce caprice.

Et quand nous fûmes dans la gare, tout près des guichets des départs, Hortense, se jetant à mon cou, brave fille :

— Ici, du moins, on peut s’embrasser à l’aise ; les gens croient qu’on se fait des adieux.

Et la voilà qui m’embrasse et m’embrasse encore, mêlant bien entendu, le nom du Petit-Rouget à ses interminables embrassages.

Je crois qu’elle pleurait un peu… Non, c’était peut-être moi qui pleurais, quoique je ne le connusse pas du tout, à la fin du compte, ce Petit-Rouget. Enfin, il y avait quelque chose de mouillé sur ma barbiche et mes moustaches tandis qu’autour de moi j’entendais dire : « Flute ! encore un vieux colonel qui va s’embarquer pour le Tonkin. »

Et le capitaine conclut :

— Sacré Petit-Rouget, sacrée petite Hortense !… Surtout qu’on n’en sache rien à Antibes ! S’ils apprenaient mon aventure, dans leur cabanon de l’Ilette, tout en faisant la bouillabaisse, les camarades me blagueraient.


LE BON POTACHE


Ce jour-là, je voyais amer, s’il m’est permis d’employer la métaphore hardie d’un misanthrope de ma connaissance, et les choses de ce monde m’apparaissaient non pas en noir, mais vert jaune, couleur de bile.

Pourquoi, sans aucun motif particulier de tristesse, voyais-je amer ce jour-là ?

Peut-être était-ce sous l’influence des mélancoliques retours qu’évoque dans une âme inquiète le trop rapide automne de Paris, à qui parfois il suffit d’une nuit pour joncher les gazons de toutes les feuilles mortes, et montrer autour du jardon, derrière des rangées d’arbres subitement éclaircis, une silhouette de ville aux mêmes endroits où la veille on pouvait se croire seul et bien loin dans un cirque d’épais feuillage. Peut-être… Enfin, quoi qu’il en soit, le Luxembourg me semblait triste. Surpris par le froid, les moineaux poussaient des cris plaintifs, de même qu’en hiver, quand la neige encapuchonne les haies ; les ramiers se tenaient en boule sur la branche des hauts platanes, dont les corneilles, ennemis héréditaires, ne daignaient plus leur disputer la possession ; les canards-mandarins, peints comme des jonques, avaient moins d’entrain à brouter la berge herbue du petit lac ; les cygnes, l’œil inquiet et dur, semblaient prévoir l’instant où, le jet d’eau se figeant en transparentes stalactites, il leur faudrait un mois, deux mois, vivre prisonniers dans la cabane ; et les carpes elles-mêmes, les carpes de la fontaine de Médicis, circulaient au fond du bassin, languissantes et gelées.

À vrai dire, je comptais pour m’égayer un peu sur le pittoresque et amusant spectacle qu’offre un dimanche, au jour tombant, le boulevard Saint-Michel, de l’autre côté des grilles.

Les trottoirs grouillent ; les gaz s’allument et flamboient, luttant avec un reste de clarté qui flotte encore dans le ciel.

C’est l’heure de la rentrée, l’Heure !

Sveltes sous leur mouvante aigrette et pareils à des hérons qui seraient bleus, les Saint-Cyriens, par grandes enjambées, car il s’agit de na pas manquer le train, filent éperdument du côté de la gare Montparnasse. Les Polytechniciens foncés et graves mettent au contraire, la montagne Sainte-Geneviève étant proche d’ailleurs, une certains coquetterie à ne point se hâter. Quelques Centraux, dont la casquette porte une abeille brodée en or. Au milieu de groupes d’étudiants, les épaulettes blanches d’un infirmier qui fraternise… Et puis des collégiens, inquiets et réjouis, peu pressés ceux-là par exemple de regagner lycée ou pension, et humant leurs dernières minutes, leurs dernières secondes de liberté avec la gourmandise économe que mettrait un paysan buveur de petits verres à savourer son « bain-de-pied ».

Les uns vont et viennent fiévreusement, cherchant le moyen de faire tenir un infini de délices dans le petit quart d’heure qui leur reste.

D’autres s’attablent aux terrasses des cafés, heureux d’arborer le premier cigare dans les spirales duquel apparaît vaguement, comme sur une estampe japonaise, tout un avenir d’espérance et de gloire.

D’autres enfin, les plus hardis, tournent brusquement le bec de cane d’une des innombrables brasseries multicolores où — par une combinaison faite pour contenter les ambitieux rêves d’amour que se forge la jeunesse sans offusquer trop sa timidité — de grandes filles aux cheveux roux portent sur une robe de duchesse le tablier blanc des servantes.

Je ne déteste pas le collégien !

Prenant la Vachette ou la Source pour des Alhambras, croyant voir autour de la tignasse ébouriffée des Hébés du Tir Cujas ou de la Cigarette le nimbe d’or que l’adoration des siècle a posé sur le front de Laure et de Béatrix, le collégien revêt d’idéal toutes sortes d’humbles joies dont notre morose vieillesse ne veut plus voit que l’intime vulgarité. Aussi, plus d’une fois, pour sauver de la retenue quelque écolier attardé rôdant devant la porte d’un lycée, comme aux enfers, devant la barque de Caron, une pauvre ombre sans obole, nous avons consenti — tu t’en souviens, ô Monselet ! — à remplir sans aucun mandat le rôle de correspondant oncle ou père. L’écolier généralement manquait de sang-froid et avait un peut trop l’attitude d’un coupable. L’œil du censeur, en nous dévisageant, s’aiguisait de défiance. Mais ta ronde et bonne figure finissait quand même par désarmer le soupçon.

Eh bien, le dimanche dont il s’agit, les collégiens me déplaisent.

Je les trouvais prétentieusement vieillots avec leurs stiks et leurs monocles, et leurs souliers luisants, longs et plats comme une limande frais pêchée. Je me demandais non sans angoisse : « Quelle notation musicale pourra-t-on bien appliquer, lorsqu’ils auront vingt-cinq ans, à ces gaillards qui, le nez encore blanc du lait de nounou, s’enorgueillissent d’être bécarre ? » Et la chouette philosophique, continuant à miauler sa chanson pessimiste dans mon cerveau, je songeais aux générations que nous prépare le temps présent, et je désespérais du salut de la France !

Le hasard propice se chargea de me réconforter.

Autour de l’Odéon, dont il parcourut longtemps les hospitalières galeries, bien que les vitrines de libraires fussent depuis midi barricadées de volets, je rencontrai, ô joie ! un potache, mais un vrai potache, le potache des anciens jours. Souliers trop grands, pantalon trop court, la tunique flasque sur la poitrine comme il convient à une tunique qui cumule les fonctions de vêtement protecteur avec celle d’armoire à livres, le képi simplement posé sur une forêt de cheveux vivace et vierge, il s’en allait tranquille au milieu de l’orgie, rêvant à des choses évidemment éternelles, avec l’air doux et ahuri du poète qui cherche un vers.

Ce potache regardait les femmes, mais sans admiration ni dédain, en connaisseur désintéressé, uniquement épris de la beauté pure.

Il s’arrêta un moment pour contempler à travers la grille du jardin les pelouses sous le clair de lune.

Puis, s’étant assis sur la bordure de pierre taillée, il alluma une vieille pipe, dont il tenait, par modestie ou bien par habitude de prudence, le fourneau caché dans le creux de sa main.

Moi je songeais, en latin, ma foi ! « Macte animo… Courage, jeune homme, dernier représentant des vertus simples, espoir mal peigné de la patrie, qui, laissant ceux de ton âge dépenser leurs jeunesses enthousiasmes en monnaie, te conserves, pour l’avenir, précieux et brut comme un lingot ! »

Huit heures sonnèrent à l’horloge de la Sorbonne.

Le bon potache se dressa, flaira l’air, consulta sa bourse, et je le vis, quelle ironie ! je le vis se diriger, lui, mon potache, le bon potache, vers un des établissements stigmatisés plus haut, sur les rideaux duquel des femmes, la tête en arrière, le corsage bombé, et portant des plateaux, se dessinaient en ombres chinoises.

— « Sta viator, arrête, infortuné ! » Mais il allait toujours, il allait tandis que se déroulait le flot de mes philippiques intérieures.

Il allait du côté de la brasserie qui, automatiquement, s’entr’ouvrit pour le recevoir.

Mais, rassure-toi, Monselet, il n’entra pas, et tu vas comprendre combien fut douce ma surprise.

Près de la brasserie, sous une porte cochère, luisaient, rouges dans l’obscurité relative, les braises du fourneau d’un marchand de marrons. C’est devant cet homme d’Auvergne que le bon potache s’arrêta. Il fit ses achats gravement sans paraître se soucier de quelques féminines railleries. Puis, ingénu et fier, le cœur content, les poches pleines, il disparut dans la direction de Louis-le-Grand, exhalant au passage une bonne odeur de cosses grillées.

Et, m’écriant au contraire de Titus : « Tu n’as pas perdu ta journée ! » je revins chez moi, ô Monselet, pour crayonner à ton intention ce léger croquis du bon potache.


DE SENECTUTE


— Sacré La Feuillaume, toujours le même !

— Quel intérêt aurais-je à changer ?

En effet, La Feuillaume n’en aurait eu aucun, arrivé ainsi qu’il se plaît à le dire en exprimant par une saisissante expression entomologique son contentement d’être ce qu’il est l’état d’insecte parfait, de papillon parisien qui a fait son temps de chrysalide.

Cet événement, considérable pour La Feuillaume, se produisit exactement le cinquantième jour anniversaire de sa naissance.

Depuis, La Feuillaume a cinquante ans, pas une heure de plus, pas une heure de moins ! Voici bientôt un lustre et demi que ça dure.

Mais pas les cinquante ans de tout le monde : un quinquagénat bien à lui, que maint quadragénaire envierait.

Resté jeune de cœur avec l’expérience de la vie, ingénu comme Télémaque, mais capable de devenir à lui-même son propre Mentor, il se lance impunément dans toutes sortes de galantes expéditions qui pour d’autres seraient périlleuses ; heureux d’aimer encore si tard et, sans précisément exiger qu’on l’aime, gardant une reconnaissance attendrie à celles, honnêtes dames ou grisettes, qui daignent lui donner l’illusion de l’amour.

Il professe sur tout cela des théories :

— Qu’importe si la femme vous trompe ? L’important est d’être bien trompé.

Au fond, pourtant, se sachant aimable :

— Vieillir est bon, affirme aussi La Feuillaume, mais il faut savoir s’arrêter à temps.

Lui, comme on peut le constater, a su s’arrêter au point juste.

Or La Feuillaume, ce jour-là, me parut particulièrement radieux.

— Changer, s’écriait-il, non pas, certes, pour un empire ! Et le docteur Faustus voudrait partager avec moi son breuvage, que je refuserais de trinquer.

Ah ! mon ami, quelle aventure ! Enfoncée cette fois, et dans les grands prix, la jeunesse.

D’ailleurs, la jeunesse, où est-elle ? La jeunesse n’existe plus maintenant que les nourrissons spéculent sur les timbres-poste, que les collégiens suivent les courses et que les fils à papa se font gloire de paraître blasés avant vingt ans.

Mais asseyons-nous, que je te conte !

Ne voyant plus ton La Feuillaume, tu as dût me croire enterré. Non ! je n’ai jamais eu le temps ni de choisir ni d’acheter le coin vert où sera ma fosse. Devine cependant, devine…

— Les motifs de ta disparition ? Parbleu ! une affaire de femme.

— Tu l’as dit, frère, tu l’as dit !

Et s’il te plaît, devine encore, puisque tu possèdes l’omniscience, en quelle lointaine patrie j’étais allé cacher mon bonheur…

Inutile, ne cherche pas !… À cent lieues ; sur la rive gauche.

Oui, c’est dans le jardin de Cluny que nos amours, vers la fin février, s’ébauchèrent, au milieu des grands saints de pierre auxquels le lierre fait un manteau et des monstres apocalyptiques restés moussus de leur long séjour au sommet de la tour Saint-Jacques.

Elle est blonde, elle a dix-sept ans, perche au cinquième, rue du Four, et s’appelle, parole d’honneur ! Isménie.

Un peu fleuriste, un peu modèle, et pas de morale pour deux sous.

Mais si honnête à sa façon et si cocassement naïve ! Que ceci ne t’étonne point : le ruisseau parfois roule des roses et l’inconscience a ses candeurs.

Je suis sûr de ne pas lui déplaire.

Elle trouve « tout plein gentil » le grésil léger de ma barbe et, s’amusant sympathiquement de ma naissante calvitie, parfois on l’entend qui soupire : « Pour sûr ! un genou d’homme chic est mieux porté que des cheveux. »

Avec cela, une franchise.

— Tu sais, Coquelicot ! c’est le nom d’amitié qu’Isménie me donne, tu sais, dit-elle de loin en loin, ne m’attends pas demain, l’autre s’amène.

Quand l’autre s’amène, moi, tu comprends, j’évite de m’amener. L’autre ? Dans les commencements, il m’agaçait un peu, cet autre, car je le soupçonnais d’être plusieurs. Mais je m’y suis habitué.

Qu’ajouter ?

Avec Isménie, j’ai vécu la vie du quartier, comprenant les choses, point jaloux, et le dirai-je ? oui, je le dis : ma foi, presque aimé pour moi-même.

Car elle n’est pas très intéressée, Isménie ; et il n’aurait tenu qu’à La Feuillaume… Mais je sus résister, glissons.

Prodigue même dans une certaine mesure, tout en me gardant néanmoins du ridicule qui s’attache au « Monsieur qui paie », j’ai fait le convenable pour qu’Isménie se crût heureuse.

Heureux moi-même de flatter ses goûts et guidé par elle, nous fréquentions assidûment les plus distingués caboulots et prenions nos repas aux plus fastueuses crèmeries.

Échange de bons procédés ! Isménie quelquefois m’entraînait chez Bullier ; je la récompensais alors par une stalle à l’Odéon, où l’art sévère l’endormait, ou par une loge à Cluny, où nous applaudissions Boubouroche.

Puis, le printemps venu, ce fut le tour du sentiment et de l’idylle.

À moi Mürger, à moi Musset, à moi Musette et Bernerette ! Bougival et Robinson nous connurent. Sèvres, Marles et Louveciennes retentirent de nos chansons.

Nous avions trente ans à nous deux et piquions des coucous à nos chapeaux de paille.

Partis au réveil des moineaux, on déjeunait, de grand matin, d’une friture sur les barges, et l’on dînait, aussitôt le crépuscule, sous un « bosquet », mi-parti treillage et clématite, chez le Père des gros lapins.

Quelles après-midi surtout, par les sentiers ombreux et verts que traverse le vol du merle, au bord des étangs clairs et peuplés de grenouilles, Isménie devant, moi derrière ; elle joyeuse, cueillant des fleurs ou des roseaux ; moi rêvant, l’amour rend poète ! de vagues sonnets dans la manière des Ronsard et des du Bellay.

Tu n’as jamais vu de mes vers peut-être ? Écoute ceux-ci qui me sont venus le lendemain d’un jour où Isménie se grisa, la pauvre innocente, d’un travers de doigt de clairet :

Enfant naïve qui te soûles,
Comme les grives en été,
D’un grain de raisin becqueté,
Viens en cette île, loin des foules.

Là, sur un gazon velouté,
Ô nymphe de Seine ! tu roules
Tes menus flots avec gaîté.
Nous entendrons glousser les poules ;

Les rainettes et les oiseaux,
Dans le bois, sous les vertes eaux,
Chanteront toute la vesprée.

Et…

— Parfait, La Feuillaume, mais achève !

— Hélas ! je comptais mener à bien le dernier tercet en flânant aux bois de Meudon, promenade convenue avec Isménie, car seules Isménie et la nature m’inspirent. Ce matin j’arrive chez la belle :

— Partons-nous ?

— Non, Coquelicot, par pour aujourd’hui ! répondit Isménie visiblement désolée.

— Pas pour aujourd’hui ? Tu m’étonnes…

— Rien à faire, j’attends mon vieux.

— Ton vieux ! Qui ça, ton vieux ?

— Mais l’autre, tu sais bien : un élève de Louis-le-Grand.

Hein ! conclut La Feuillaume, la trouves-tu assez enfoncée, la jeunesse ? « Ton vieux ! Qui ça, ton vieux ? — Un élève de Louis-le-Grand ! » Et un regard, et une voix… J’en suis encore tout ému ; j’aurais embrassé Isménie.

Pour moi, sincèrement, j’enviais La Feuillaume.

Cependant, l’œil mi-clos, la bouche souriante, un je ne sais quoi de triomphal dans sa moustache trop cirée, avec son crâne poli comme un précieux ivoire et s’auréolant d’une vapeur de cheveux fous gris par places, et par places teintés d’or pâle, le bon La Feuillaume rayonnait.


L’ESTURGEON


— Goûte-moi ce caviar.

— Du caviar ? Jamais…

— Tu as tort. Ce caviar ressemble peu à l’affreux cambouis que des empoisonneurs patentés offrent en tartines aux clients dans les restaurants à la mode. Ceci est le véritable caviar frais des bouches du Volga, d’où il a dû arriver, pas plus tard qu’hier, par des voies extraordinairement rapides. Et tu peux t’en fier à moi ; car, quoique aiment les condiments exotiques à la folie, je ne mange jamais de caviar que dans trois maison : ici, chez la belle madame F… et chez l’illustre docteur C…, l’une jadis maîtresse et l’autre médecin d’un grand-duc resté reconnaissant, qui quelquefois leur en envoie.

Lorsqu’il entendit comparer ainsi avec un sérieux évidemment paradoxal la modeste table de l’hôtel Bridaine aux somptuosités culinaires célèbres certes, dans tout Paris, de la courtisane respectable par ses millions, et du prince de la science, le bon poète Savinien ne put s’empêcher de sourire ; et tandis que, de ses élégantes mains d’oisif, Xavier Luc étalait, sur du pain coupé en tranches minces et judicieusement beurré, l’ambroisie russe comparable pour ses reflets et son grenu à une confiture de perles noires, devenu soudain curieux, il examina lentement le singulier endroit choisi par le caprice de son amphitryon.

Une salle tout en longueur, propre et cirée à paraître glaciale, où dînent, chacun isolément, de vieux messieurs, de vieilles dames et des prêtres parmi lesquels un missionnaire joyeux, barbu, le ruban rouge à sa soutane, et un capucin gigantesque qui, d’après une confidence du garçon, a le titre d’abbé mitré.

Un simple vitrage sépare la salle à manger de la rue ; et, sur la mousseline des rideaux d’un blanc transparent de surplis, se dessinent, en broderie plus épaisse, les initiales de l’hôtel : un H et un B pareils aux A M entrelacés des nappes eucharistiques.

Savinien alors se rappelle avoir été amené là au sortir du Luxembourg, un peu par surprise, à travers un dédale d’antiques rues étroites, désertes, mal pavées, quartier de Rome endormi dans l’ombre des froides architectures de Saint-Sulpice, et il se rappelle encore avoir admiré en passant un palais du siècle dernier dont les chapiteaux, d’ordre bizarrement composite, sont faits de têtes de béliers aux grosses cornes enroulées, plus une fontaine creusée en niche, avec son mascaron de bronze d’où tombe un perpétuel filet d’eau et qui, d’après l’inscription en latin, serait due à la munificence d’une prince palatine.

Savinien se dit que Xavier Luc a eu tout de même une inspiration originale et qu’il serait bon, qu’il serait simple de faire ainsi un lointain voyage sans quitter Paris, d’oublier théâtres et boulevards, et de s’installer pour un mois, deux mois, sous un nom peu voyant, dans la plus haute chambre de ce paisible hôtel embaumé d’une odeur d’encens par le frôlement des soutanes, où mollement, chaque matin, vous réveillerait le son des cloches.

Et Savinien se berce en de vagues pensées mystiques, étant de cette jeunesse d’à-présent chez qui, dans le désastre des croyances, survit on ne sait quel besoin de tendre religiosité, doux psychologues déséquilibrés qui rêvent de Trappe ou Moulin-Rouge et qui, si la Trappe s’ouvrait pour eux, croiraient voir, nouveaux saint Antoine, Grille-d’Égout ou la Goulue esquisser son pas canaille et tentateur entre deux piliers blancs de cloître.

Xavier Luc ne se perdait point dans des considérations aussi subtiles.

Parisien et homme d’esprit, mais d’un esprit préoccupé surtout de son enveloppe animale, il attachait une importance extrême aux choses du boire et du manger. De sorte qu’il n’avait amené son ami Savinien dîner ainsi à l’hôtel Bridaine ni pour la poésie des rues Garancière ou du Canivet, ni pour le chant voilé des cloches, ni pour la fine odeur d’encens se mêlant au fumet des plats, mais parce qu’il savait ceci que certaines tables d’hôte avoisinant Saint-Sulpice sont, dans le Sahara gastronomique de Paris, les seules oasis où se puisse en carême faire un bon maigre, préparé ainsi qu’il convient par une servante d’évêque, arrosé de vin nécessairement pur, car nulle sophistication ne saurait tromper des gosiers chrétiennement habitués à l’impeccable vin de messe, et agrémenté de ces pâtisseries, pâtés de truite, de saumon et autres canoniques béatilles que des artistes spéciaux préparent à l’intention des gens qui aiment se mortifier.

Le repas, qui fut exquis et silencieux, toute cette prudente clientèle glissant à pas menus et s’entretenant à voix basse, le repas une fois achevé, Xavier Luc se souvint du caviar et éprouva le besoin d’interroger Savinien.

— Au fait, là, pourrais-tu me dire pourquoi tu ne manges jamais de caviar ?

— Mon Dieu, répondit Savinien, la cause en est simple : c’est tout bonnement parce que le caviar, s’il faut en croire les données actuelles de la science, est fait avec les œufs de l’esturgeon, et parce que, si le caviar te rappelle tes beaux jours heureux et glorieux d’attaché militaire en Russie, pour moi, à l’idée d’esturgeon se rattache un des plus lamentables souvenirs de mes années d’apprentissage littéraire.

Je n’étais pas précisément riche alors ; l’éditeur ne m’apparaissait que sous la forme d’un être fantastique vivant dans le lointain des rêves ; et comme, mon logement et mon blanchissage payés, il me restait environ vingt sous à dépenser par repas, je déjeunais et dînais dans un restaurant fréquenté surtout par les élèves des Beaux-Arts, où matin et soir, pour vingt sous, un restaurateur famélique et bossu, surnommé le père Mayeux, faisait semblant de nous servir une apparence de nourriture.

L’appétit, un appétit féroce et constamment entretenu par ce régime simplifié, ne m’attirait pas seul en ces lieux. Une autre fringale, la fringale d’amour, aussi impérieuse, aussi peu régalée que l’autre, m’y attirait également. De sorte que, en passant la porte, parfois je n’aurais pu dire lequel était le plus ému de mon estomac ou de mon cœur.

Figure-toi que le père Mayeux, la nature souvent se permet de ces ironies ! avait la plus adorable des filles. Elle s’appelait Louisette et siégeait au comptoir. Je l’aimais en secret, cela ne lui déplaisait point ; et toujours elle me réservait la place enviée sur le coin de table le plus rapproché d’elle.

Après dix ans, il y a des jours où je rêve encore de Louisette. Ses yeux étroits et vifs, son nez mutin, taillé à facettes, ses lèvres croquantes, menues, évoquaient par induction des idées de verdeur juvénile, tandis que, par contre, sa nuque blonde et boisée, grassouillette, comme nourrie d’or…

— Glisse, Savinien, un vicaire écoute ; parle-moi plutôt de l’esturgeon.

— Patience, ami, j’y arrive.

Un jour, c’était justement carême, il y eut fête chez le père Mayeux.

La carte si pauvre d’ordinaire portait ce mot sardanapalesque « Esturgeon » moulé de la main de Louisette ; et en effet, dans la vitrine, comme à celle des grands restaurants, s’allongeait, sur un lit d’algues fraîches et de fucus, le cadavre imbriqué d’écailles d’un poisson énorme.

où le père Mayeux s’était-il procuré un tel monstre ? Voilà ce que personne ne sut jamais.

N’importe ! l’esturgeon provoqua parmi nos jeunes appétits un enthousiasme voisin du délire. Mais bientôt l’enthousiasme se calma, et au bout d’une semaine d’esturgeon, nous commençâmes à trouver que ce mets d’abord jugé digne des dieux, s’éternisait un peu sur la carte.

Car, et ceci me fit comprendre le miracle de la multiplication des poissons, malgré la vaillance de nos mâchoires, ce diable d’esturgeon n’avait pas l’air de diminuer sensiblement. Il était toujours là derrière les vitres, avec son museau allongé en groin, sur les algues maintenant raides et gelées.

On espérait parfois au réveil que l’esturgeon serait fini ; mais, chaque matin, d’un regard mélancolique jeté de côté, il fallait constater que l’esturgeon persistait encore.

D’ailleurs, pas moyen d’y échapper. Le père Mayeux avait décrété qu’il fallait avant tout achever l’esturgeon ; et puis Louisette, dès votre entrée, avait une si douce, si engageante façon de commander :

— Un esturgeon soigné pour M. Savinien…

Oh ! cette voix de Louisette ! oh ! le supplice de l’esturgeon !

À la fin, je pris un grand parti.

Ayant calculé que l’esturgeon pouvait durer encore trois jours, je me résignai à feindre un voyage et à m’en aller chercher ma nourriture loin des jolis yeux de Louisette.

Cette imprudence me fut fatale. Après trois jours, quand je revins, ô joie ! plus d’esturgeon dans la vitrine. Mais à ma place, près du comptoir et de Louisette qui riait, un sculpteur, mon rival, plus résistant que moi à l’esturgeon, achevait tranquillement de dévorer la tête du monstre.

La place ne me fut pas rendue. Désormais Louisette m’ignora… et voilà, conclut Savinien, pourquoi mon cœur se serre et mon estomac se contracte lorsque je pense à l’esturgeon.


LES ESPADRILLES


C’est à propos d’un âne que la discussion d’engagea. Un amour de petit âne, tout blanc mais qui deviendra gris, comme le sont en réalité les ânes blancs ! quand le temps aura mis dessus sa patine de fine poussière. Le bon Schaunard m’en avait réservé la surprise pour ma fête, sous prétexte qu’à travers les hasards de la production littéraire je parlai quelquefois des ânes en termes dont se sentit touché son cœur de poète et de fabricant de joujoux.

Un pur chef-d’œuvre que cet âne sculpté tout exprès pour moi dans son exacte anatomie, puis recouvert d’une belle peau de veau mort-né, si mince et si parfaitement ajustée qu’elle laisse saillir, avec un naturel qui fait illusion, les vertèbres de l’échine et les os des côtes.

Courtaud, râble, l’œil et le front têtus, il semble, de ses narines ouvertes, renifler la subtile odeur des hauts chardons à fleurs violettes qui poussent le long des talus, tandis que ses oreilles interrogantes et mobiles se tournent à l’appel lointain de quelque bourrique esseulée.

Ainsi attaché par le bridon à une branchette d’olivier — provenant de l’unique olivier parisien qui pousse mélancolique, rue de Rivoli, dans une moitié de barrique sciée, devant la porte d’un marchand d’huile, — vous diriez un âne véritable.

Seuls les sabots trop vernis et trop noirs manquaient de couleur locale ; nos ânes de Canteperdrix ont bientôt fait de se ternir la corne à courir les chemins poudreux, les pentes pierreuses, et leurs sabots ne luisent guère. Un peu de gomme, la cendre d’un cigare ont heureusement remédié à la chose ; et maintenant l’âne est vivant, tel qu’on s’imagine son illustre ancêtre, l’âne d’or de Lucius à qui ce malheur arriva, étant âne, de redevenir homme pour avoir brouté une touffe de roses.

Après avoir admiré l’œuvre, nous nous mîmes à parler de l’auteur et du livre qu’il publia sur les Souvenirs de sa vie de bohème.

— C’est triste, disais-je, mais trop évident. Encore un rêve dont il faut rabattre. D’après ce que Schanne nous raconte, Musette et Mimi sont de pures créations poétiques et n’ont jamais existé que dans la fantaisie de Mürger.

Mon blasphème indigna Philémon :

— Comment ! jamais existé les Musette ? jamais existé les Mimi ?… Mais elles existent comme exista en chair et en os, je le jure, Manon Lescaut. Car le cœur de la femme se ressemble partout. Depuis la naissance du monde jusqu’au moment fatal où, remplissant les cieux incendiés, notre planète éclatera comme un suprême bouquet d’artifice, la jeunesse et l’amour, à toute heure, en tout lieu, doivent produire leur miracle ; et Paris dans son prestigieux décor voit éclore et s’épanouir les mêmes naïves idylles que les bosquets milésiens aux jours de Daphnis et de Chloé.

— Il me semble pourtant que déjà, de notre temps…

— Qu’appelles-tu notre temps ? Qu’est-ce que c’est que ça, le temps, au point de vue de la passion éternelle ?

— Eh dame ! oui, de notre temps, je te prends toi-même à témoin, presque au lendemain de la mort de Mürger, quand, sous les marronniers du Luxembourg, dans les sentiers bordés de lilas et de sureaux de l’ancienne Pépinière, nous nous promenions l’âme grande ouverte, ingénus et prêts à aimer, en avons-nous rencontré tant que cela, voyons ! de ces Mimi, de ces Musette ?

— Mais des cent, mais des mille ! Seulement il fallait les voir. Tu ne les as pas vues. Des yeux te manquaient pour cela : les yeux de Marcel et de Rodolphe. Et tiens, puisque tu parais en douter…

Lorsque Philémon a dit tiens ! on peut se résigner : c’est une histoire.

— Tiens ! te rappelles-tu Louisette ? une grande fille, nonchalante et fine, ni blonde ni brune, le teint mat, avec cette mélancolie du regard que donne aux Montmartraises (Louisette descendait de Montmartre) une enfance passée à contempler du haut des buttes les couchers de soleil et les levers d’aurore sur Paris qui s’étend immense et sur l’horizon de collines qui bornent la plaine Saint-Denis.

Très douce et pétrie de bonté comme le pain l’est de farine, Louisette m’aimait, à sa manière ! Assez pour se jeter à l’eau s’il se fût agi de m’éviter un ennui, ce qui d’ailleurs ne l’empêchait pas à l’occasion et sans y ajouter la moindre importance de faire l’aumône en passant au premier mendiant d’amour rencontré le long du chemin.

— Parfait ! À ce portrait je me rappelle Louisette.

— Alors tu te rappelles aussi l’excellent camarade que nous appelions Brisacier.

— Brisacier ? Parbleu !…

— Ne m’interromps pas ! Eh bien, ce Brisacier, un des hommes de notre siècle qui aient le plus courageusement protesté contre les modes dont nous tyrannise la corporation des tailleurs. Brisacier qui, ne se souciant d’être beau qu’aux yeux de la Muse, arborait, sans reproche et sans peur, au hasard de la rencontre ou de la commodité, les plus fantastiques costumes, Brisacier que je vois encore coiffé en plein hiver d’un panama rapporté d’Andalousie et laissant flotter sur un gilet jaune une cravate rouge constellée de perroquets bleus, Brisacier enfin, l’adorable et chimérique Brisacier, vint un matin me trouver dans ma chambre.

— Écoute, dit-il, j’ai une confidence à te faire et un service à te demander.

— Voyons la confidence !

— J’aime Louisette.

— Mais je l’aime aussi, elle est presque ma maîtresse !

— Presque seulement. D’ailleurs, peu importe ! et ma conscience est tranquille, car je suis sûr de l’aimer beaucoup plus que toi.

— Soit ! explique-moi maintenant quel service…

— Voilà : J’aime Louisette éperdument, comme je n’ai jamais aimé. Mais je suis gauche avec les femmes ; par-dessus le marché l’excès d’amour rend timide ; j’ai peur que Louisette ne me raille, et j’ai compté sur toi…

— Pour faire agréer tes vœux par Louisette ?

— Parfaitement, car si tu lui dis que je l’aime et que je suis digne d’être aimé, elle te croira.

À ce discours, j’eus d’abord envie de me fâcher, puis de rire. Mais le brave garçon était sincère, il avait des larmes dans les yeux.

Juge ma conduite comme tu le voudras ! tout bien réfléchi, je fis ce que me demandait Brisacier. Me voilà donc en train d’expliquer à Louisette combien l’amour de Brisacier était d’une essence supérieure au mien, et quel honneur reviendrait à la femme qu’un tel poète aurait choisie.

Louisette, la bonne Louisette, après un peu de légitime étonnement, me parut bientôt disposée à se laisser persuader. Brisacier, au fond, si l’on ne regardait pas trop au costume, n’était pas mal de sa personne. Et puis, sur mes conseils, il s’était mis à composer des vers pour Louisette, des vers dans lesquels, abandonnent la grande lyre, il parlait de petits oiseaux, de vin clairet et de tonnelles. Une femme résiste difficilement à ces choses, et Louisette s’en trouvait flattée.

Voyant l’affaire aller bon train, Louisette à moitié conquise, et Brisacier suffisamment enhardi, je crus faire bien et discrètement en disparaissant quelques jours. Je m’en allai donc dans les compagnes.

À mon retour, rencontrant Brisacier :

— Eh bien, lui dis-je, est-on content ?

— Content sans l’être, hélas ! Louisette se montre charmante, je sens que je ne lui déplais pas ; mais au dernier moment, au moment décisif, toujours elle m’échappe. Ce n’est point par coquetterie et je me demande en vain pourquoi. Il ne nous reste qu’un moyen ; j’attendais impatiemment ton retour pour cela : ce serait d’interroger Louisette.

J’interrogeai Louisette, mon système étant que lorsqu’on se mêle d’un rôle il faut le pousser jusqu’au bout, et Louisette m’ouvrit son âme. — Sans doute, monsieur Brisacier est bien gentil, et je ne demanderais pas mieux que de l’aimer, car il m’aime de tout son cœur. Seulement voilà, c’est plus fort que moi ; il y a chez lui, comme amoureux, une chose, oh ! presque rien ! qui me gêne. Et de peur de blesser monsieur Brisacier, cette chose je n’ose la lui dire. — Confie-moi donc cela, Louisette ; qu’est-ce qui te gêne ? que veux-tu ? — Eh bien, confessa Louisette rougissante, eh bien ! je voudrais que monsieur Brisacier ne me fît plus la cour en espadrilles.

Bonne Louisette ! Elle avait tout accepté, le panama, le gilet jaune et la cravate à perroquets. Mais les espadrilles décidément, ces espadrilles dans lesquelles Brisacier se promenait plus fier qu’un roi depuis son voyage en Espagne ! heurtaient trop ses délicats instincts de Parisienne bien chaussée. Et Bisacier, ingénu poète dont tu devines le vrai nom, Brisacier ne peut être heureux, car il le fut ! qu’après avoir quitté la sphère étoilée de ses rêves pour aller prosaïquement chez un cordonnier de la rue de Buci, où Louisette l’accompagna, s’acheter une jolie paie de souliers Molière.

Je remerciai Philémon ; et nous voilà désormais convaincus de ceci : qu’il y eut des Mimi et de Muette, avant, pendant, et après Mürger !


LE LAISSEZ-PASSER


J’aime les bois : qui ne les aime point ! Mais néanmoins je leur préfère les vieux parcs, les parcs à demi abandonnés.

Est-ce l’impression des premières lectures, le souvenir lointain d’enfantines songeries ? La chose me semble probable, car je retrouve, en ces vieux parcs, tel qu’autrefois je l’ai rêvé, le décor des contes de fées.

Toujours, à l’ombre des vieux parcs, je m’étonne de ne pas rencontrer quelque seigneuriale cavalcade, quelque chasse menée grand train dans un éblouissement de soie, de velours, de franges d’or et de panaches ; et malgré moi j’y cherche toujours — avec son pont-levis aux bras moisis, aux chaînes dévorées de rouille, que garde un hallebardier pétrifié — le château à quatre tourelles entouré de fossés verdis où la Belle attend qu’on l’éveille.

Les bois ne parlent à nos cœurs que des éternelles joies de la nature. Les parcs aux vertes pelouses semées de débris nous disent, par les mille voix familières des canaux coulant invisibles et des ombrages émus au vent, la mélancolie non sans grandeur de notre brève destinée.

D’ailleurs, toute philosophie mise de côté, rien ne me semble, plus qu’un parc, charmant et varié en surprises.

Dans l’enceinte de ses murs broussailleux et de loin en loin s’écroulant, brèches par où les hérissons se glissent au dehors les nuits de lune, sous les masses demeurées noblement architecturales des hautes avenues et des charmilles, on peut faire à chaque pas d’intéressantes découvertes.

C’est un tumulus, glacière jadis, et qui, sous l’envahissement des lianes, a pris peu à peu des airs de montagne ; un banc abandonné, tout brodé de lichens et capitonné d’herbes folles ; un petit temple dont un châtaignier sauvageon a disjoint les dalles de marbre ; une bacchante toujours rieuse et fière de ses seins aigus, bien que les ans, hélas ! aient mis sur son corsage comme un voile d’épaisse mousse ; puis, au centre du bassin terni que les joncs obstruent et que ride parfois le bâillement silencieux d’une carpe centenaire, le jet d’eau jadis dansant et vif, entouré d’une pluie de perles, mais qui, bloc de tuf limoneux, n’a plus maintenant à sa cime que le timide suintement, l’agonisante palpitation d’une source presque tarie.

Il faut croire que mademoiselle Frison, ainsi surnommée, j’imagine, à cause des ors crespelés de sa nuque et de son front délicat mais étroit un peu, n’aimait pas les parcs mais préférait les bois, car, depuis leur arrivée à Saint-Cloud, elle ne cessait, oh ! gentiment, de quereller son ami Jacques.

— Là ! voyons, si c’est raisonnable, lorsqu’on n’a qu’une petite malheureuse après-midi à soi, lorsqu’on pourrait courir les vrais sentiers, sous les vrais arbres, de venir ainsi s’enfermer pour tout le dimanche dans une manière de jardin, spacieux certes, mais clos de murs, dont les sentiers sont sablés avec du gravier de rivière et dont les arbres sont taillés.

Vainement le malheureux Jacque, sentant sa journée compromise et décidément évanouies les joies amoureuses qu’il s’en promettait, essaya de démontrer à Frison, personne têtue, que, par suite des révolutions et des guerres, le parc de Saint-Cloud, comme tant d’autres parcs, est redevenu presque un bois, et que, sans parler de l’incomparable perspective qui, du haut des terrasses, se déroule sur la vallée de la Seine et sur Paris, blanche Babylone piquée de points d’or dans une vision de mirage, on y trouve encore, loin des endroits connus du public et trop frayés, des sentiers discrets, de vieux arbres… Mademoiselle Frison n’en voulait point démordre.

— Et en fait de fleurs ? disait-elle.

— Mais, ma Frison, il y a des fleurs, plus belles même que dans les bois, fleurs riches et rares, fleurs royales, survivantes d’anciens parterres qui, paradoxalement, çà et là, fleurissent au milieu des ronces.

— Oui, parlons-en : des fleurs qu’on ne peut pas seulement cueillir sans risquer un procès-verbal ou sans que le garde tout au moins vous les fasse jeter à la sortie. Tel est le règlement. Tu devrais savoir ça, Jacques, toi qui prétends n’ignorer rien. Et voilà pourquoi, tout à l’heure, en entrant, nous marchions sur une jonchée de bouquets foulés, comme au village dans les rues, après les processions de la Fête-Dieu.

Jacques s’était tu, comprenant son crime ; et, jusqu’à la porte opposée, celle qui mène aux bois de Garches et de Ville-d’Avray, bien que la promenade, trois petits quarts d’heure, soit déjà pas mal longue, on bouda.

Frison continuait sa plainte :

— Et moi qui comptais, bonne bête, nous faire ce soir à tous les deux une surprise en décorant de fleurs notre chambre, mais de fleurs comme tu les aimes, sauvages et qui n’entêtent point !

À vrai dire, Frison, et de là sa colère, s’inquiétait moins des fleurs que de la façon de les cueillir.

Depuis ce satané printemps, elle avait dans la tête un rêve, dans le cœur un vague caprice de muguets ou de violettes cherchés à deux, les mains se rencontrant, parmi la fraîcheur des brins d’herbe. Et certes, à la plus amoureuse alcôve du monde, la plus exquise et la mieux close, elle eût, cette après-midi là, préféré tel retrait ombreux où, ajoutant toujours quelque chose encore au bouquet jamais assez gros, hypocritement on s’attarde, avec des noisetiers pour courtines et le ciel bleu pour ciel de lit.

Or Jacques, qui la devinait :

— Mais tu pourras, Frison, nous faire ta surprise. Puisque le parc est traversé, puisque nous voici devant l’autre grille, rien n’empêche d’aller dans les bois de Garches par exemple, à Ville-d’Avray, aux Fausses-Reposes et jusqu’aux étangs de Saint-Cucufa, chercher un bouquet, dix bouquets qui ne devront rien à personne.

— Et au retour, pour traverser de nouveau le parc ?… interrogea Frison tenté.

— Au retour, c’est bien simple, nous demanderons une carte au gardien.

Alors, fraternellement, Jacques expliqua qu’en faveur des honnêtes gens qui, porteurs de bouquets moissonnés hors des zones interdites, ont besoin néanmoins de prendre le chemin du parc, l’administration conciliante a institué un système de laissez-passer que les gardiens des grilles, superbes sous leurs gilets rouges, contresignent avec une gravite de vrais douaniers :

« Laissez passer un bouquet de lilas, un bouquet de géraniums, de roses ou de marguerites. »

— Mais c’est charmant et tout à fait commode ! s’écriait, en pinçant l’ami Jacques au coude, Frison réconciliée avec Saint-Cloud.

Et ils en cueillirent des fleurs, et ils en firent des stations sur l’herbe, à l’ombre complice des fourrés ! Car enfin, une fois les fleurs cueillies, il faut pourtant qu’on les noue. Muguets et station à Garches ; à Ville-d’Avray, station et violettes ; aux Fausses-Reposes, station encore sous prétexte de jacinthes tardives ; et à Saint-Cucufa, au bord des étangs où le chèvrefeuille se mire, station sous prétexte de lys d’eau.

À la grille de Ville-d’Avray, quand ils revinrent, lassés un peu, au soir tombant, le bouquet était une gerbe.

Et, sans trop se faire prier, assis au seuil de sa logette, le gardien, pour son confrère qui veille à la grille de Saint-Cloud, inscrivit gravement sur une carte timbrée du timbre des domaines : « Laissez passer, pris dans les bois, un paquet de mauvaises herbes. » Ce qui amusa Jacques et humilia un tantinet Frison.

Sous l’oblique rayon du soleil à demi voilé, le parc s’empourprait, solitaire. Les derniers promeneurs disparaissaient au loin, inquiets de l’heure du train. Dans les massifs, dans les clairières, des fleurs brillaient, fleurs riches et rares, fleurs royales, ainsi que Jacques avait dit, et ces fleurs, à cause de l’heure, exaspéraient encore l’éclat de leurs couleurs, comme si elles en eussent emprunté la flamme aux adieux de l’astre mourant.

— Oh ! Jacques, soupirait Frison, si on cueillait une de ces roses ?

Jacques consentit, grave imprudence !

Car à la grille de Saint-Cloud, lorsque Frison montra le laissez-passer et le paquet de mauvaises herbes :

— Mais, nom de nom ! mademoiselle, grommela le gardien, ancien militaire, jovial et facétieux, ce n’est pas au bois, je suppose, que fleurit « Triomphe d’amour » ?

Ainsi se nommait, paraît-il, de son nom de rose, une magnifique rose piquée au milieu du bouquet.

Et Frison entendant cela, Frison, sans doute par crainte du procès-verbal, devint rose comme la rose.


INNOCENCE


— Parfaitement ! affirma Lucius, il y a quelque vingt-cinq ans, on rencontrait encore dans certains quartiers de Pari, je le jure, des ingénues.

Et, sans prêter attention au sourire d’incrédulité dont on accueillait ces paroles, comme il avait à caser son histoire, le bon Lucius continua :

— Un souvenir à ce propos. Il m’est revenu en mémoire l’autre jour, tandis qu’allant de Clamart à Villebon, je longeais l’étang de Trivaux, cruellement emprisonné sous une triple couche de glace, mais dont un clair soleil, qu’on eût dit printanier, égayait la froide blancheur.

Oui ! je me revoyais, pipe à la bouche et chapeau mou, au temps de la belle jeunesse, par un pareil soleil, sur la même chaussée, précédé d’une douce amie et suivi, à trois pas, d’un chien.

L’amie s’appelait Rosalinde, tout au moins le prétendait-elle. Le chien, lui, n’avait pas de nom. Je vous expliquerai pourquoi.

Alors comme aujourd’hui la neige et le gel de l’étang étincelaient à la lumière ; comme aujourd’hui, un clair rayon allumait mille pierreries dans les masses de jonc flétris qui s’échevelaient sur ses bords.

Et Rosalinde était ravie, et le chien trottant, langue tirée, essayait sans conviction de partager les enthousiasmes de Rosalinde.

Je ne savais rien de Rosalinde ; Rosalinde n’en savait guère plus long à l’endroit de son chien.

Pauvre toutou errant blotti sous une porte, Rosalinde l’avait adopté la veille, et moi je venais d’adopter Rosalinde le matin même. Les choses se passaient ainsi, autrefois, au Quartier Latin.

La rencontre eut lieu, avec Rosalinde, non loin du Panthéon et devant l’Hôtel des Grands-Hommes où, futur grand homme, naturellement, je logeais.

À cette époque patriarcale stationnait là un omnibus qui, toutes les heures ou deux, s’en allait, par la place Saint-Sulpice et l’interminable rue de Vaugirard, desservir Issy, Vanves…

Plusieurs fois j’avais vu Rosalinde, haute comme une botte, avec des cheveux fous et certain air de gravité qui avançait en moue gamine des lèvres faites pour sourire, s’arrêter, parler aux deux chevaux en train d’attendre, tête basse, l’heure incertaine du départ, les caresser, les cajoler, et leur fourrer entre les dents, à chacun, un morceau de sucre.

— Bonne fille, disaient les conducteurs. Elle doit économiser ce sucre-là sur son déjeuner de trois-de-café, le matin, à la crèmerie.

Tant de douceur d’âme dans ce gentil corps me toucha ; et, prenant à deux mains mon courage après avoir moi-même partagé aux chevaux un morceau de sucre sournoisement tenu en réserve dans ma poche pour la circonstance que je prévoyais, je proposai à la jeune personne, les poètes inédits ne doutent de rien, et c’était en plein mois de janvier, une promenade à la campagne.

Il faut croire que le soleil et la paradoxale odeur du printemps qui, ce jour-là, flottait dans l’air, plaidèrent pour moi, car la jeune personne répondit, malicieuse et gardant sa moue :

— Volontiers, aussitôt qu’il y aura des fleurs.

— Mais il y en a, Mademoiselle, à Clamart, par exemple, où va l’omnibus.

— Vous en jureriez ?

— Je le jure !

Et, comme l’omnibus faisait mine de partir, nous n’en dîmes pas davantage.

Au bout de deux heures d’un tête-à-tête agréablement cahoté à travers de tristes banlieues, à travers de tristes villages, nous débarquâmes à Clamart.

— C’est ici les fleurs ?

— Non ! mais c’est ici qu’on déjeune ; nous trouverons nos fleurs plus haut.

Puis, bravement, comme des camarades, malgré la bise qui piquait, on déjeuna sous la tonnelle.

Le déjeuner dépêché, en route ! et pédestrement, cette fois.

Dix minutes plus tard, j’éprouvais la satisfaction triomphale de montrer à Rosalinde les fleurs promises. Car je ne lui avais pas menti ; je connaissais depuis longtemps un coin sauvage, entre le haut Clamart et Chatillon, où s’obstinent à fleurir, même en plein janvier, sous le vent de plateaux et narguant le gelées, près de mares creusées pour l’extraction de la meulière, quelques touffes d’ajoncs rabougris.

Rosalinde cueillit la fleur d’or, non sans laisser un peu de son sang aux rameaux épineux tout emperlés de givre.

Elle en fit un bouquet qu’elle s’épingla au corsage ; et, comme le soleil était haut encore et que le beau temps se maintenait, nous résolûmes, pour le retour, d’aller joindre le chemin de fer à Meudon en passant par les Sablières, l’Allée Verte et la Fontaine Sainte-MArie.

Après-midi délicieuse !

Exaltée par la découverte extraordinaire de ce champs d’ajoncs, Rosalinde n’était plus la même.

On aurait cru que je venais de lui révéler la Nature, tant il y avait de joie naïve et de reconnaissance dans ses yeux.

Autour de ses lèvres aussi, quoique les bois, en cette saison, avec leur clair treillis de branchages dépouillés où, parfois, noire et blanche sur le ciel nacré des beaux jours d’hiver, se perche une pie, n’offrent guère de retrait propice aux furtives stations d’amour.

Et c’était pour elle une joie, mon bras fort soutenant sa taille, de dégringoler les sentiers pendants, bordés de talus sablonneux, que couronne un bourrelet de fraîche mousse, pendant que notre chien — il était déjà « notre chien » — s’essoufflait à suivre, s’arrêtant parfois inquiet et perdu jusqu’au cou dans un amas de feuilles mortes.

Donc, arrivés au bord de l’étang, et comme le chien s’arrêtait encore, Rosalinde se mit à courir, me faisant signe de la suivre et contournant l’étang jusqu’à un lavoir vermoulu dont la toiture en planches s’écroulait parmi des roseaux et des ronces.

De là, cachés à tous les yeux, nous apercevions en face, sur la rive, notre chien, assis sur sa queue, qui geignait, nous croyant perdus.

Rosalinde, entre temps, s’inquiétait fort de savoir comment, sous la voûte de verre qui recouvrait leurs aquatiques domaines, les poissons avec les grenouilles pourraient vivre jusqu’au printemps.

À la fin, le chien nous dépista, et, d’un subit élan, s’engagea sur la glace, jusqu’au beau milieu de l’étang.

Là, par exemple, il s’arrêta, chien parisien mal au courant de l’hiver, de ses phénomènes, et ne comprenant pas ce que pouvait bien être ce sol transparent et nouveau dont le contact à chaque pas lui infligeait une sensation de brûlure.

C’est en vain que nous le sifflions. Il piétinait sur place, sans avancer, levant alternativement, avec des cris d’appel douloureux, ses pattes tour à tour gelées.

Je dus me résoudre à l’aller chercher.

— Au péril de mes jours ! disais-je à Rosalinde.

La glace, en effet, craquait un peu.

Quand je l’eus ramené sain et sauf :

— Si vous voulez, soupira Rosalinde émue, comme la pauvre bête n’a pas de nom, nous le baptiserons Froid-aux-Pattes.

— Va pour Froid-aux-Pattes !

— Oui ! Froid-aux-Pattes, c’est gentil… Froid-aux-Pattes ?… Ici, Froid-aux-Pattes.

Puis, frappée d’une idée subite et subitement rougissante :

— Moi, je m’appelle Rosalinde ; vous, comment vous appelle-t-on ?

— Mais Lucius, mademoiselle.

Alors — son bouquet d’ajoncs me piqua — alors, m’embrassant, Rosalinde, avec sa douce voix timide qui, parfois, zézayait un peu :

— C’est pas bien joli tout de même, non ! pour sûr, c’est pas bien joli de tant aimer au bout d’une heure un monsieur qu’on ne connaît pas…


LA PETITE PERSONNE BIEN TRANQUILLE


Mon Dieu oui, me dit Fracastor, le premier travail, pour nous autres explorateur, est de prendre femme à chaque retour de voyage. Tu connaîtra ça comme les autres quand tu aura seulement fait le tour du monde quatre ou cinq fois ! Imagine, aussitôt le bateau quitté, un double et irrésistible désir : d’abord de rafraîchir, en mordant à même dans les fruits d’Europe, son palais affadi par l’abus des goyaves et des mangues, puis de se débarbouiller, avec quelque Parisienne au besoin anémique un peu, du souvenir d’innombrable Vénus musquées, toutes trop uniformément couleur de citron ou de bronze.

Lorsque le train du Havre me déposa gare Saint-Lazare, je me sentis donc fort amoureux.

Amoureux, mais de qui ?

J’avais précédemment essayé des soupeuses peintes et rousses, Circés à tant par moi, dont tout nouveau débarqué devient le déplorable Ulysse. Toujours le même tour au Bois, toujours les mêmes cabarets de nuit ! Recommencer me parut pénible. — « Fracastor, mon ami, ce n’est plus là ce qu’il te faut. L’heure de la sagesse a sonné. Souviens-toi des conseils que te donnait ton oncle. Ce qu’il te faut, ô Fracastor ! pour vivre heureux deux ou trois mois, c’est une petite personne bien tranquille. L’espèce n’en est pas rare à Paris, dans certains quartiers. » Et, mes bagages confiés au garçon d’hôtel, je me répandis par les rues, cherchant ce diamant bleu, ce merle blanc, cette fleur d’idéal bourgeois qu’on appelle une petite personne bien tranquille.

Je la voyais, d’ailleurs, distincte et si parfaitement dessinée, qu’il me semblait l’avoir connue déjà.

Jolie, pas trop pourtant. Rien de cette beauté provocante qui saute aux yeux comme un jeune chat prêt à griffer ; une beauté intime, enveloppée, ne se laissant pénétrer qu’à la longue. Mignonne plutôt, les grandes tailles font se retourner les passants ! mignonne, mais sans être naine. Ni brune, ni blonde : châtaine, avec des yeux indécis et doux.

Tranquillement vêtue surtout, la petite personne bien tranquille. Un corsage noir égayé d’un léger ruban ; et, pour coiffure, un de ce bibis qu’en trois coups de poing, d’un ruban, les Parisienne se fabriquent.

Car elle serait Parisienne et travaillerait. Chaque soir, je l’attendrais au sortir de l’atelier. Le dimanche nous irions à la campagne, nous cueillerions des fleurs dans l’herbe et cela paraîtrait délicieux.

Je ne la trouvai pas tout de suite, oh ! non, la petite personne bien tranquille.

Vainement, revenu à la vie normale et toujours couché avant minuit, je m’éveillais avec les balayeurs, à l’aube, pour surveiller, tantôt sur une rive et tantôt sur l’autre, rue du Faubourg-Poissonnière et rue de Rennes, la descente des ouvrières Montrougiennes ou Montmartroises qui sont les bourdonnantes et matinales abeilles de cette immense ruche, Paris.

Vainement, le soir, entre six et sept, j’arpentais, à pas d’amoureux, autour des ateliers et des grands magasins, d’autres voies également propice, la petite personne bien tranquille ne se manifestait point.

Enfin le ciel eut pitié de ma misère et mit sur mon chemin l’enfant rêvée, tandis que, pris de désespoir, ne contemplais la tour Saint-Jacques, à l’heure où les « Plumes et Fleurs » du quartier des Gravilliers et du passage du Caire viennent émietter aux moineaux, dans le square, un peu du pain de leur déjeuner.

Dès les premiers mots, nous nous entendîmes.

— Ainsi, je vous plais ?… lui disais-je.

— Oh ! pour sûr, me répondait-elle d’une voix de petite personne bien tranquille ; moi, d’abord, je n’ai jamais aimé les jeunes gens.

Oaristys vraiment virgilien !

Et, comprenant enfin le prix d’une vieillesse relative, je me félicitai intérieurement d’avoir la barbe agrémentée çà et là des légers fils d’argent chers aux petites personnes bien tranquilles.

La lune de miel commença.

D’abord, pour rompre la monotonie de nos soirées, j’avais voulu conduite la petite personne bien tranquille au théâtre. Mais le théâtre ne vaut rien, paraît-il, aux personnes bien tranquilles. Ça finit trop tard, le théâtre. Parlez-moi du café-concert : on sort quand on veut et on ne risque pas de manquer le dernier tramway, considération importante pour une petite personne bien tranquille.

Nous allions donc au café-concert, et, quoique peu amateur du genre, pour ne pas causer de déplaisir à la petite femme bien tranquille, j’applaudissait, en enrageant, les refrains de Paulus et d’Yvette.

Lune sans nuages, comme tu vois.

Le second jour, pourtant, nous eûmes une manière de dispute.

La petite personne bien tranquille voulut me faire connaître ses parents. Toutes les petites personnes bien tranquilles sont possédées de cette manie. Une mère à cabas, un frère ivrogne. Le soir, on dînait en famille.

Nous mangions la salade, un soir. C’est elle qui l’avait préparée. J’osai demander un peu de vinaigre.

— Alors, il n’y a pas assez de vinaigre ?

— Mais, chérie…

— Alors, la salade est manquée !

— Qui diable te dit !…

— Alors, je ne sais pas faire la salade ?… Alors, je ne rais rien faire ?

— Voyons, calmes-toi, tu exagères.

— Alors, je suis une…

Ici un mot peut-être déplacé sur les lèvres d’une petite personne bien tranquille ; le saladier, lancé d’une main sûre, s’aplatissant contre le mur et cette phrase mémorable, dans une crise de nerfs et de larmes : « S’il est permis de traiter ainsi une personne bien tranquille, qui avait assaisonné si tranquillement sa salade ? » La famille, au surplus, me donna tort.

— Ce paradis a duré longtemps ?

— Une semaine ronde, depuis le lundi, jour de notre rencontre, jusqu’au dimanche.

— Et quel dieu, mon pauvre Fracastor, te débarrassa de la petite personne bien tranquille ?

— Non pas un dieu, mais un cheval sauvage. Ces choses-là n’arrivent qu’à Paris et la chose vaut d’être contée.

Donc, le dimanche arrive, dimanche attendu. Je me voyais réalisant mon rêve et me promenant avec la petite personne bien tranquille, doucement, sur la mousse, dans le silence tranquille des bois. J’avais pu éviter la famille. Mais pour faire plaisir à la petite personne bien tranquille, il avait fallu inviter quelques-unes de ses camarades d’atelier : oh ! douze seulement, toutes, d’ailleurs, bien tranquilles comme elle.

On avait, pour but d’excursion, choisi Marly-le-Roy, endroit tranquille, où conduit, à travers prairies et collines, un tranquille chemin de fer.

Nous déjeunâmes à Marly, mais ne pénétrâmes pas dans les bois, ces demoiselles prétendant que l’herbe y est pleine de mauvaises bête.

Parlez-moi de Bougival, voilà la vraie campagne ! Or, nous nous trouvions justement à moins d’un quart d’heure de Bougival.

Après Bougival et un léger apéritif dégusté au Bal de Canotiers, rien n’empêcherait de suivre tranquillement jusqu’à Chatou les berges de l’île, en s’arrêtant à la Grenouillère, où une escale s’imposait.

La route est charmante, à vrai dire. Un fond de hauteurs boisée qui s’estompent dans la brume du jour tombant. Des murs de parc, des villas blanches ; et au premier plan, sous la berge herbue, bordée de vieux saules noyés, aux creux desquels, ainsi qu’en de baroques vases japonais, a poussé un foisonnement d’herbes folles, le grand bras de Seine, miroir clair que fend parfois un skiff rapide, ou qui parfois se plisse en plis circulaires au saut brusque et court d’un poisson.

La bande avait filé devant, avec chansons et mirlitons, et je cheminais seul sous les branches, songeant non sans mélancolie à cette horreur de la tranquillité qui possède les petites personnes bien tranquilles, quand, au tournant d’un sentier, un double spectacle m’étonna.

Sur ma gauche, dans un pâquis, libres comme les étalons de Camargue, se serraient, apeurés et les oreille frémissantes, une trentaine de chevaux mis au vert, tandis que devant moi, mirliton en main, la petite personne bien tranquille s’apprêtait à diriger un orchestre de violonistes dépenaillés et de harpistes en haillons.

C’était une troupe d’Italiens se rendant à la Grenouillère, comme nous, que la petite personne bien tranquille venait de rencontrer et qu’elle avait engagés, sans hésitation, pour me faire la surprise d’une sérénade en plein air.

— Un, deux, trois !…

Les chevaux s’étonnent, s’ébrouent. Ah ! mon ami, quelle galopade ! — Assez, arrêtez, mais vous êtes folle ! criais-je à la petite personne bien tranquille qui sans rire me répondit : — Flûte alors, si une personne bien tranquille ne peut pas s’amuser un peu, bien tranquillement, le dimanche !

Ce furent ses dernières paroles. Elle s’était élancée sur un des chevaux qui passait et je la vis disparaître, en plein tourbillon de crinières, du côté du couchant, dans un horizon pourpre et feu où se hérissaient des silhouettes de gardes aux gestes furieux et de palefreniers armés de fourches.

Somme toute, conclut Fracastor, je suis content d’avoir vu, en traversant l’île de Croissy, ce pittoresque tableau qui m’a rappelé la savane, mais me voilà guéri pour toujours des petites personnes bien tranquilles.

Et je pends la crémaillère demain, pour changer ! avec une petite personne pas du tout tranquille qui, les mardis, au bal que tu sais, lève vers le ciel sa jambe ingénue dans le grand quadrille idéaliste où brillent, telles des étoiles, l’Empiffrée et Flocon d’Azur.


LE JOYEUX « REQUIEM »


— Non, là, tu sais, hurlait le peintre Jean Le Hûcheur en bourrant de coups de poing affectueux le maigre dos du musicien Lagremuse, cette fois-ci, pas moyen d’y couper, comme dit Courteline en ses récits guerriers, le sous-sol est vide, le piano libre, et tu vas nous offrir, avec accompagnement de bocks bien tirés, une audition du fameux menuet macabre dont le Tout-Paris des Buttes s’inquiète uniquement depuis huit jour.

— Il s’agit sans doute, dans ta pensée, de mon joyeux Requiem, répondit doucement l’éphèbe interpellé, car jamais cette envie ne me sollicita d’écrire un Menuet macabre.

— Requiem, menuet, n’est-ce pas tout un ? j’errais simplement sur les titres. Allons-y de ton Requiem.

Et Lagremuse ayant demandé la clef du piano à la demoiselle de comptoir, tous, musiciens, poète et peintre s’engouffrèrent, bande chevelue, dans l’escalier de bois par où on accède au sous-sol.

Ceci se passait, il n’y a pas huit jours, dans la grand’salle du Clos-Normand, café-brasserie pittoresquement décoré d’images d’Épinal et de faïence peintes par un patron astucieux, lequel espère ainsi faire croire à sa clientèle d’artistes qu’ils se grisent au sein des champs.

Si le café proprement dit est curieux avec ses murs de grossier crépi, où des crevasses sont imitées, son plafond à poutrelles, les hauts landiers en fer et les chandeliers rustiques de sa cheminée, ensemble dont le seul aspect évoque dans les cerveaux les plus hermétiquement bouchés des visions de retour de chasse ou d’arrivée par la diligence, oui ! si le café proprement dit est curieux, le sous-sol, certes, ne l’est pas moins.

Imaginez une manière de cave où la lumière, d’ailleurs inquiétante et fantômatique, filtre par un plafond fait d’épaisses plaques de verre, plafond servant également de dallage à la salle qui se trouve au-dessus. De sorte que, l’après-midi, lorsqu’il fait clair, on y voit d’en bas en raccourci toutes sortes de silhouettes bizarres, les unes géométriques et figées qui sont les supports des chaises et des tables, les autres inquiètes et mouvantes qui sont les semelles des consommateurs.

Les deux marins et les sirènes, s’il en reste au fond de la mer, doivent jouir d’un spectacle analogue quand, sur la bleue étendue des flots, vitreuse toiture de leurs palais, court l’ombre noire d’une barque qui fuit, d’un paquebot qui passe. En la comparaison semblera d’autant plus jute que, vues ainsi du sous-sol en question, certaine semelles masculines affectaient vaguement la forme, sinon les dimensions d’un paquebot.

Du reste, personne dans l’assistance ne songeait à prêter attention à ces jeux pourtant suggestifs des ombres et de la lumière. Tous avaient les yeux sur le musicien Lagremuse qui, une fois le piano ouvert, les bocks servis et le garçon renvoyé hors du sanctuaire, préludait à son Requiem.

Lagremuse, chef incontesté de l’école des valses lentes, avait mis dans ce Requiem, chef-d’œuvre descriptivement symboliste, toutes les angoisses d’une âme pétrie, comme il convient à une âme qui se sait moderne, de candeur perverse et de satanisme ingénu.

Cela commençait âprement par des accords plaqués et funèbre sur lesquels bientôt se détachait une phrase légère, indécises, plutôt joyeuse, et comparable à ces nerveux éclat de rire dont parfois s’accompagnent les sanglots. Puis, la phrase prenait l’essor, dominait, chantait. Les accords douloureux : grondements d’orgues au milieu des vapeurs d’encens, lamentations de cloches dans la brume, se faisaient lointains peu à peu ; et, après une envolée dernière, suivie de silence, tandis que Lagremuse s’essuyait le front, Le Hûcheur déclara, avec l’assentiment de tous, avoir vu, distinctement vu, vers la trente-troisième ou trente-quatrième mesure, des fleurs naître parmi les tombes d’un cimetière très ancien. Ces fleurs étaient des roses rouges et des lys. Lagremuse, flatté mais modeste, déclara qu’en effet, il avait essayé d’exprimer par sa musique des touffes de lys et des roses rouges.

On en était au Pie Jesu.

Le Requiem recommença avec ses alternances voulues de cantilènes et de plaintes ; et, dès lors, par un bizarre effet de suggestion esthétique, les auditeurs, dont la plupart n’avaient pas jusques-là bien compris ce que pouvaient signifier tant de notes en cataractes, voyaient parfaitement, eux aussi, le Requiem se dérouler, tantôt comme une guirlande sans fin où de fraîches fleurs s’enlaçaient avec des bouquets d’immortelles, tantôt comme une lourde et funéraire tenture, sur le velours noir de laquelle, en claires broderies d’argent, au lieu de larmes et d’os en croix, des sujets galants se détachaient.

Enfin Lagremuse s’arrêta, définitivement cette fois, anxieux et le doigt levé, sur une mesure qui restait en l’air, suspendue.

— Voilà, dit-il, c’est tout.

Des applaudissements retentirent, et quelqu’un se précipita vers l’escalier pour commander de nouveaux bock.

— Oui, voilà ! je serai assez réjoui de mon œuvre si je trnais la fin. Seulement, comme vous voyez, la fin manque. J’ai beau descendre dans mon Moi, cette fin ne me requiert point.

— Mais du tout, Lagremuse, je trouve au contraire ta fin superbe. L’indéterminé de la musique exprime à souhait précisément l’indéterminé de la vie. Sait-on jamais quand il faut commencer à rire ou quand on a fini de pleurer ?

— N’importe ! soupirait Lagremuse, pendant que les mains se tendaient vers lui, j’aurais désiré tout de même boucler ça, conclure…

Et positivement navré, ses cheveux rejetés en arrière, tout en remettant à son annulaire une bague, que, par un geste sans prétention, familier aux grand virtuoses, il avait, avant de commencer, négligemment posée sur l’acajou vibrant du piano, Lagremuse leva les yeux vers le plafond, comme font les penseur et les poètes quand, d’instinct et pour obéir à quelque superstition héritée sans doute des âges astrologiques, ils cherchent leur inspiration dans les étoiles.

— Nom de Dieu ! s’écria tout à coup Lagremuse.

— Il aura trouvé, hasarda Le Hûcheur.

Mais, les yeux de Lagremuse restant obstinément rivés au plafond, tous levèrent la tête à leur tour et regardèrent.

Un drame se passait là-haut, juste au-dessus de l’infortuné Lagremuse, un drame pour ombres chinoises du plus extraordinaire effet.

Entre quatre petits carrés noirs, dénonçant les quatre pieds d’une table, des bottines venaient de se poser, frémissantes et si mignonnes.

— C’est Moumou, disait Lagremuse, ce ne peut être que Moumou.

Or, en effet, seule à Montmartre, Moumou, ce petit poison de Moumou, tour à tour modèle, figurante aux Bouffes-du-Nord et même écuyère à l’Hippodrome, possédait un pied pareil que, pour sa minuscule élégance, Cendrillon et Rhodope eussent jalousé.

— C’est Moumou ! répétait Lagremuse désespérément ; et comme tout Montmartre savait qu’il aimait Moumou et se figurait être aimé d’elle, chacun aussitôt comprit le pourquoi de son désespoir.

En face des gentils petons de Moumou, une seconde paire de pieds avait pris place, énormes ceux-là, d’aspect conquérant et militaire, que des éperons agrémentaient.

— Bon ! l’artilleur… On m’avait bien dit que Moumou me trompait avec un artilleur ; mais je feignais de ne rien voir, je voulais douter encore. Maintenant, hélas ! le doute n’est pas possible.

Oh non ! il n’était pas possible le doute. Rien de significatif et d’amoureusement éloquent comme la pantomime à laquelle, là-haut, les mignonnes bottines féminines et les bottes militaires se livraient.

C’étaient des approches, des appels, des fuites, des superpositions aussi troublantes que des caresses ; et, pour finir, l’étreinte finale des grosses bottes tenant entre leurs semelles à clous les bottines emprisonnées.

Maintenant, Lagremuse ne soupirait plus.

Endolori, mais radieux, une larme au coin de son œil illuminé par la flamme du génie :

— Écoutez-moi, fit-il, j’ai trouvé.

Et le Requiem se continua, sur un rythme poignant, avec des basses lamentables. Sous les doigts fiévreux de Lagremuse, le clavier se liquéfiait en sanglotantes mélodies. Tout pleurait : le piano pleurait, Lagremuse pleurait comme le piano et tout le monde pleurait comme Lagremuse.

— Bravo, mon vieux ! hurlait Le Hûcheur, voilà le vrai Requiem joyeux. Cette fois, tu tiens la formule. Mais ne nous montrons pas ingrats et, puisque c’est l’artilleur qui te l’a inspiré, si on montait un bock à l’artilleur ?


LES DEUX CASQUETTES


— Pour mon compte, répondit Hector, je suis sûr d’avoir été aimé éperdument, au moins une fois en ma vie.

— Éperdument ! Tant que cela ?

— Oui : par une jeune personne qui me prenait pour un voleur.

Vous vous rappelez Nyssia. Rencontrée au hasard d’une course au quartier Latin où je vais encore quelquefois revoir d’anciens amis, les soirs de dîner de thèse, elle avait voulu tout de suite connaître mon modeste entresol de la cité Gaillard, et, de loin en loin, elle y revenait s’installer comme chez elle, pour deux jours, trois jours, jamais plus ! effarouchant la respectabilité de ma concierge par ses toilettes à la « va comme je te pousse » et son gazouillis tapageur de moineau de la rive gauche.

Très compromettante, Nyssia !

D’abord, j’essayai de tenir secrète le plus possible une demi-liaison qui, en somme, me disqualifiait. Mais le bruit quand même s’en répandit et, à bon droit, car il y a une hiérarchie en tout, les promeneuses du Jardin de Paris et les soupeuses de chez Sylvain me méprisèrent.

Peu m’importait !

Égoïstement, sans rien dire, acceptant tout comme un juste hommage, je me laissais dorloter aux délices et aux épices d’un amour tel que Rothschild — malgré sa caisse, peut-être à cause de sa caisse — ne connaîtra jamais, et qu’hélas moi-même ne connaîtrai plus, n’en ayant joui quelque temps que par erreur sur ma personne. Amour étrange, fait d’un besoin féminin d’esclavage, d’adoration devant la force et d’admirative complicité, dont peuvent seuls apprécier toute la criminelle saveur les chevaliers du trottoir et les beaux hercules de foire.

C’est ainsi que m’aimait Nyssia, sans que rien, je me hâte de l’attester, pût dans mes façons d’être justifier son choix et l’inexplicable honneur qu’elle daignait me faire.

Généreux par principe avec le beau sexe, j’avais toujours soin, sous le premier prétexte venu, de peupler de quelque monnaie sa bourse trop généralement vide. Mais à chaque fois Nyssia paraissait étonnée, et, dans ses yeux vicieux et bons, je lisais comme un doux reproche.

D’une enfance relativement ténébreuse, Nyssia conservait des goûts canailles qui me charmaient.

Pour jouir de sa surprise, comme quelqu’un à qui pour la première fois on montrerait la mer, et voulant l’initier aux raffinements, peu sardanapalesques d’ailleurs, de l’orgie moderne, j’essayai plusieurs fois de l’amener souper en cabinet après une soirée au théâtre.

Le théâtre la fit bâiller.

Le souper la vit indifférente devant ses tentures et ses dorures, et les jeux des lumières dans les cristaux plus blancs aux reflets de la nappe blanche.

Quoique je lui eusse donné un brillant, elle n’éprouva pas le désir d’égratigner son nom sur la glace ; et les garçons découpant un filet de barbue avec l’onction religieuse du prêtre en train d’interroger les entrailles de la victime, ou mettant au transport d’une bouteille vêtue de toiles d’araignées les mêmes soins et le même respect que s’il s’agissait de promener un potentat goutteux, n’arrivèrent pas à l’impressionner.

À tout cela, Nyssia préférait la parade en plein vent des fêtes foraines, et la gibelotte avec la friture sous une tonnelle râpée, dans quelque Lapin qui fume de barrière ou quelque Goujon folichon du bord de l’eau.

Nyssia avait des mots : « J’étais d’abord gantière dans un passage. Malheureusement j’ai dû quitter. Toujours ganter, du matin au soir, me faisait mal à la poitrine. »

Un soir, nous nous querellions, ce qui arrivait quelquefois, et l’ayant saisie par les deux bras, je serrai, paraît-il, assez violemment.

Nyssia défait sa robe, constate d’un air de triomphe, sur sa peau fine, pour un rien meurtrie, quelque chose qui, en effet, pouvait être un bleu, puis, avec un accent de reconnaissance et d’orgueil elle s’écrie : « Maintenant, on peut faire la paix, tu m’as battue ! »

Nyssia éprouvait, d’avoir été battue, une joie d’esclave.

Ne sachant comment la témoigner, elle voulait le lendemain me cirer mes bottines, et j’eus toutes les peines du monde à l’en empêcher.

D’autres foi elle soupirait d’un air câlin et mi-fâché : « Tu te méfies donc de moi, puisque tu ne me confies jamais rien ? »

Ou bien encore : « Pourquoi ne veux-tu pas me faire connaître tes amis ? — Mais, sapristi, tu les connais tous, mes amis. — Oh ! ce n’est pas de ceux-là que je veux parler, c’est des autres… »

Que fallait-il entendre par ces autres mystérieux et quels amis inconnus me supposait-elle ?

J’aurais dû m’en douter, car cette aimable enfant avait un faible pour les héros du crime.

Dans sa cervelle à courants d’air où se mêlaient des souvenirs de roman et des impressions de cause célèbre, Altmayer fraternisait avec Pranzini et, sur le même autel, honoré du même encens, mon effigie se dressait à côté de celle du divin Rocambole.

— Ainsi, Nyssia te croyait assassin ?

— Assassin, non ! La modestie me défend de m’en prévaloir, mais tout au moins escroc de marque. C’est pour cela qu’elle m’aimait.

— Expliquer-nous, au moins, comment cette conviction lui était venue.

— Assez drôlement : à propos de deux casquettes trouvées par elle dans la poche d’un de mes vieux pardessus. Non pas des casquettes de voyage, mais de ces terrifiantes casquettes, marque distinctive dans un certain monde, hautes et s’évasant comme la toque des juges qu’elles semblent parodier, à trois ponts comme les anciens vaisseaux de guerre, de ces casquettes enfin qui, se dressant sur une tête, équivalent à un dossier.

C’est après sa trouvaille de deux casquettes dans ma poche que l’imaginative Nyssia, rêvant déguisements, existence en partie double, exploits nocturnes, que sais-je encore ? avait échafaudé, pour m’en faire le héros, tout un petit roman à parfum de bagne.

— Mais, en somme, comment te trouvais-tu posséder chez toi ces compromettants couvre-chef ?

— Voici : passant il y a six mois sur les boulevards extérieurs, un subit coup de vent roula mon chapeau dans la boue. Je dus entrer, pour le remplacer, chez un chapelier dont la boutique fort à propos se trouvait là.

Entre nous, le gibus qu’on me vendit manquait peut-être d’élégance. Mais quoi ! il me coiffait et c’était l’important.

Le chapelier, en me rendant la monnaie, me remit un prospectus que je ne regardai point, plus un petit paquet enveloppé de papier-soie que je mis dans ma poche sans y prêter attention.

Or, le petit paquet, retrouvé plus tard, contenait les deux casquettes qui devaient causer l’erreur de Nyssia.

Quant au prospectus, je l’ai retrouvé également. Le voici : il est curieux et authentique.


CHAPELLERIE SUBURBAINE
Maison sans rivale
On donne pour rien une casquette
à tout acheteur d’un chapeau de plus
de 3 francs !


Comme mon chapeau en coûtait six, le chapelier, homme juste, m’avait gratifié de deux casquettes.

— Et Nyssia ?

— Partie, hélas ! dès qu’elle a su la vérité. Les femmes ne suivent que la gloire. En perdant ma casquette, aux yeux de Nyssia, j’avais dépouillé mon auréole !


LES CADRES DORÉS DE GANDOLIN


C’était un suave philosophe que ce pauvre et chez Gandolin. Il savait savourer la vie et cultivait l’art difficile de s’accommoder avec elle. Comme il ne prit jamais rien au tragique, jamais rien de tragique ne lui arriva ; et les plus graves événements furent pour le cours tranquille de ses jours ce qu’est au ruisseau le galet poli autour duquel, sans s’irriter, l’onde divisée glisse et rit.

Une fois pourtant, Gandolon se trouva vraiment malheureux. Son malheur dura quinze jours. Je puis vous en dire les circonstances.

Passionné bibliophile, célibataire par conséquent, car le cœur de l’homme moderne semble devenu trop étroit pour contenir deux amours, Gandolin occupait, quai Voltaire, une manière de grenier qui constituait le plus original logis du monde.

Ce grenier faisait partie des communs d’un magnifique hôtel, contemporain de Louis XV, et dont l’architecture, d’une majesté coquette, s’étalait en façade parallèlement à la Seine.

L’hôtel à porte triomphale, surmontée d’un écusson de rocailles, était aristocratiquement habité. Ses hautes fenêtres qui regardaient le Louvre s’illuminait souvent pour des réceptions ou des fêtes ; et, chaque matin, un escogriffe en gilet rouge nettoyait à grande eau une voiture dans la cour.

— Lorsque je passe sous la porte, disait Gandolin, je m’imagine que l’hôtel m’appartient ; et je félicité intérieurement Jasmin du beau calme qu’il sait garder en inondant ainsi de seaux d’eau ma voiture.

Préoccupations orgueilleuses, mais passagères. Ce n’est certes pas pour cela que Gandolin aimait son grenier.

Gandolin l’aimait, parce qu’il y trouvait, en plein Paris, dans ce pavillon perdu, au fond de l’immense cour, une relative solitude.

Des chevaux, voisins peu gênants, occupaient le rez-de-chaussée, et, comme second locataire, à l’unique étage au-dessous du grenier, un doreur, fabricant de cadres, exerçait avec trois ou quatre apprenties dont la rencontre, dans l’escalier droit, n’avait rien en soi de désagréable, son métier silencieux.

Gandolin vivait là, ermite laïque, au milieu de bouquins amis qui s’étageaient en bel ordre, depuis le plancher jusqu’au plafond, sur les quatre murs de sa chartreuse, l’œil caressé, dès le matin, par le doux éclat, presque automnal que prennent les vieilles reliures, et goûtant un plaisir infini à manier parfois, — pour en admirer la gaufrure et les fers, ou déguster obliquement le grain savoureux du papier, le trait naïf des vignettes et lettres ornées, l’élégance grasse du texte, — quelque édition introuvable.

Sans trop lire, pourtant ! Car le bibliophile est comme l’avare. L’avare ne dépense pas son or, satisfait de savoir qu’il détient là, au fond d’un coffre, en élixir et quintessence, toutes les satisfactions que peut offrir la matière ; et le bibliophile ne lit point ses livres, heureux de posséder à portée de sa main, avec le raffinement néronien de n’y point toucher, tous les trésors séculairement accumulés de l’idéal et de la philosophie.

Voici, cependant, en quelles conjonctures le bon Gandolin faillit voir compromis à jamais un si parfait bonheur.

Gandolin était homme, héla ! et bien que, par sage calcul, il eût, jusqu’aux marges de ses cinquante ans, prudemment évité les embûches des amours extra-mondaines où, sous prétexte de rester libres, finissent par s’engluer, en des toiles d’araignées pires, tant d’infortunés concubins, il lui arrivait quelquefois, certains soirs surtout qu’il avait trop regardé les étoiles, leur trouvant, dans sa mélancolique rêverie, de singuliers et touchants rapports avec les paillettes d’or pâli demeurées au dos des volumes, oui ! il arrivait à Gandolin de ramener dans son logis — fleur de nuit cueillie au hasard, inoffensive mandragore — quelqu’une de ces petites malheureuses, à la fois canailles et ingénues, comme il s’en rencontre autour des Halles et sur le boulevard Saint-Michel.

Gandolin les prenait jeunes par goût, et par bonté d’âme, il les prenait pauvres. Jeunesse et pauvreté vont d’ailleurs volontiers ensemble chez ces créatures sans défense en qui ne s’insinuera que bien plus tard l’expérience de la vie.

Paternel et apitoyé, avec un peu de remords, au réveil, mais la conscience satisfaite, Gandolin n’aurait pas su dire s’il s’agissait en ces rencontres d’une débauche ou bien d’une bonne action.

Souvent même, la bonne action se trouvait double, lorsque, par hasard, la personne, ainsi provisoirement adoptée, avait le caprice d’adopter, à son tour, chemin faisant, un chien perdu.

Amener dans son domicile, passé minuit, une petite malheureuse, même accompagnée d’un chien perdu, constitue l’enfance de l’art. Mais la faire sortir le matin sans trop de scandale, aux clartés dénonciatrices de l’aube, par la porte à peine entr’ouverte d’un vieil hôtel seigneurial, est une opération plus délicate.

Pourtant, comme il était généreux, et qu’il savait à propos donner des billets de théâtre, les concierges avaient tout de même pour Gandolin une certaine considération vague, et lui toléraient, feignant de ne rien voir, ses chiens perdus et ses maîtresses d’un soir.

Il y a quelque temps, je rencontre Gandolon ; son œil est voilé de tristesse :

— Que t’arrive-t-il ?

— Il m’arrive qu’un ancien ministre est venu s’installer, quai Voltaire, dans le vieil hôtel où j’habite, et que nous voilà réduits, moi et mes livres, pour le prochain terme, à la nécessité cruelle de déménager.

— Tu as donc horreur des ministres ?

— Au contraire, et voilà bien ma mauvaise chance ! Le ministre dont il s’agit se trouve être mon compatriote. Ayant appris que nous logions à peu près sous le même toit, il me traite en voisin, il m’invite à dîner : chère exquise, société charmante.

— Et tu te plains ?

— Mais comprends donc… à cause de mes… Tu devines…

— À cause de tes chiens perdus ?

— Juste ! Suppose qu’un matin… les ministres sont matineux… en voyant sortir de chez moi… Non ! mieux vaut que je déménage.

Et Gandolin partit, l’œil plus triste encore, l’âme en peine, interrogeant les écriteaux.

Deux semaines plus tard, inquiet un peu, je vais rendre visite à Gandolin. Il est seul, en compagnie de ses bouquins. Il m’accueille avec un bon rire :

— Je te croyais déménagé ?

— Plus n’en est besoin. Au plus profond de mon embarras, une idée sublime m’est venue.

Et, me montrant dans un coin un tas de petits cadres en bois doré :

— Tiens, regarde.

— Explique-moi en quoi ces cadres…

— Voici. Quand, à l’heure inévitable des adieux, quelque petite amie provisoire me quitte après l’obligatoire offrande, je lui fais toujours maintenant cadeau d’un de ces cadres par surcroît. Il faut raconter des histoires : c’est une occasion que j’ai eue, par hasard, à l’hôtel des Ventes. Un cadre n’est jamais de trop. On peut en orner sa chambrette, on peut y mettre une gravure, le portrait de quelqu’un d’aimé… Sur quoi, la petite s’en va, son cadre passé au bras, gravement, comme si elle portait une couronne.

Quelquefois même, quand elle n’a pas de chapeau, pour accentuer la vraisemblance, je lui saupoudre, ce qui la fait rire, le cheveux d’un peu d’or en feuille. L’or en feuille ne coûte pas cher, j’en garde une provision.

Et la petite peut sortir sans que Gandolin ait à rougir à cause d’elle. La petite vient de chez le doreur, cliente ou apprentie, puisqu’elle porte un cadre. Elle ne vient pas de chez Gandolin.

Je félicitai Gandolain. Modeste et doux, il me répondit :

— Que veux-tu ! dans ce sacré Paris, il faut bien savoir s’ingénier pour mener, comme je le fais, tout tranquillement, la vie simple.


MOIS ALCYONIENS


— Veux-tu t’en aller, vilaine bête !

— Et quoi, vieil ami Jean, on insulte Brennus ! D’où te vient une humeur si noire ?

— C’est que Brennus est insupportable avec ses poils longs et dorés, plus fins que des cheveux de femme, et la sotte manie qu’il a de se brosser sur vos habits.

— Les chien font leur cour à leur façon ; tu aimai jadis ses prévenances.

— Pourquoi diable ne le tonds-tu pas ?

— Brennus tondu ! Ceci, Jean, tourne à la folie ; et certes, étant de sens rassis, tu n’oserais me proposer de déguiser ainsi en toutou vulgaire un superbe chien allobroge, authentique et fier descendant des héros à quatre pattes que nos ancêtres montagnards lançaient, alors qu’il traversa les Alpes, sur les éléphants d’Annibal.

Car, deux mille ans avant que les Prussiens en eussent l’idée, chez nous on dressait des chiens de guerre.

L’ami Jean ne répondit rien.

Grognon et mal convaincu, il gardait en face de Brennus un visage immobile, froid, comme durci par la rancune, cependant que, tout du long étendu, la tête allongée entre les pattes, le bon Brennus, de ses bon yeux quêteurs d’affection et de caresses, le considérait tristement :

— Tu vois, Jean, que Brennus a de la peine ; et ce que tu fais n’est pas bien. Si au moins vous vous expliquiez, si tu lui apprenais sa faute.

— Volontiers ! et ce ne sera pas long. Brennus, le bon Brennus, ton incomparable Brennus, sans le vouloir, sans le savoir, je te fais cette concession, vient de me brouiller avec ma maîtresse.

— Je me demande comment Brennus…

— Tu ne connais pas Mariette ! Il faudra que je te la présente.

Un vrai paquet de nerfs et d’aiguilles, toujours vibrant, prêt à piquer.

Brune avait des cheveux noir-bleu, des yeux vague couleur du temps, tantôt rieur, tantôt farouches, orgueilleuse sur ses talons, qu’elle choisit démesurés pour hausser sa petite taille, Mariette parfois m’épouvante, tant éclatent subites ses colères, moi qui suis près d’elle un géant.

Telle on imagine Cléopâtre, la souple couleuvre du Nil, qui, pour s’introduire chez César, se faisait rouler dans un tapis et porter sous le bras par un esclave.

Mais si délicieuse au repos, Mariette, dans les intervalles d’accalmie !

Elle appelle cela ses moi alcyonien — car, sans trop paraître y toucher, elle a de la littérature — et l’expression est en effet charmante pour désigner, entre deux tempêtes, ces périodes de beaux jours dont, s’il faut en croire nos marins, les alcyons perdus au large profitent pour aimer et se construire, flottante alcôve, un nid léger d’écume et d’algue sur l’azur à peine frissonnant de la mer.

Jours berceurs d’oubli lent, de vie incomparable, qu’interrompt toujours, et toujours, hélas ! au plus doux moment, la bourrasque fatale et jamais prévue.

Plus sorcière que les sorcières qui faisaient la grêle en battant l’eau, pour créer à son gré la bourrasque, un rien suffit à Mariette.

Elle pousse jusqu’au génie l’art féminin d’être jalouse.

Dans le paradis terrestre, remplaçant Ève, elle eût, à propos de la fleur ou de la brise, trouvé moyen d’asticoter Adam ; et, compagne de Robinson, tous deux seuls dans l’île déserte, Robinson, pauvre Robinson ! aurait fait connaissance avec les scènes.

Tu m’as vu correct autrefois, presque coquet, reprit Jean, non sans mélancolie. Remarque maintenant ma barbe hirsute, mon crâne en broussaille. Encore une invention de Mariette !

Ne s’est-elle pas mis en tête, concept vraiment diabolique ! que, lorsque un homme trompe sa femme, le premier soin du criminel, afin d’annihiler par le contraste les révélatrices odeurs que l’on rapporte des boudoirs, est de se rendre chez le coiffeur, et, sous prétexte d’un coup de rasoir ou de ciseau, de s’y faire arroser des parfums violents que ces professionnels affectionnent !

J’ai beau lui dire : « Mais Mariette ! tout le monde, plus ou moins, se fait coiffer. — Et l’on sait bien pourquoi ! » répond-elle irritée, en fronçant la narine, avec de airs de jeune ogresse.

— Raconte pourtant comment Brennus ?…

— Patience, ami, nous y voilà.

Donc c’était au plus beau d’un de nos plus beaux mois alcyoniens. Pas de scène depuis longtemps, un horizon de voiles blanches, les dauphins jouant sur les flots, et, dans le ciel, aucun nuage.

L’homme vit se leurrant d’illusion et d’espérances ; je croyais que ce mois ne finirait jamais.

J’avais compté sans Mariette.

Hier, je rentre en te quittant.

On s’embrasse, on se met à table. Doux tête à tête sous la lampe, dans les vapeurs conciliantes qui s’exhalent des plats aimés.

Mariette se montre exquise. Elle bavarde, elle interroge :

— Qu’as-tu fait ?… D’où arrives-tu ?…

Je lui rends compte de ma journée. Elle est satisfaite, elle approuve.

Moi, la trouvant parfaite ainsi, dans l’ingénuité stupide de mon âme, je remerciais tout bas les dieux de m’avoir réservé pareil bonheur.

Tout à coup, le regard de Mariette prend feu : tel un vif éclair au lointain. Sous le vent d’un subit courroux, son front brun et poli se plisse.

Le mois alcyonien finit, en voici la triste échéance.

— Lâche ! menteur !

— Mais, Mariette ?…

Ce sont des pleurs, ce sont des cris.

Et, cherchant mon crime, aveuglé du flot furieux qui m’assiège, sous les assauts en paquet d’eau, alternatifs et réguliers, d’accusations et d’injures dont il me semble ruisseler, je ne puis plus trouver qu’un mot, le même toujours :

— Mais, Mariette ?…

Cependant Mariette a l’air de se calmer ; seulement je ne m’y fie point.

Au vacarme de tout à l’heure, succède un effrayent silence, précurseur de fureurs nouvelles.

Cruellement, obstinément, l’œil de Mariette maintenant se fixe sur le revers de mon veston. Mariette reste un instant digne, ironique et résignée.

Puis, mue comme par un subit ressort, elle se dresse, tend la main vers moi, semble désigner quelque chose.

Ma foi ! tant pis, je vais savoir.

Sensation de deux doigts crispés cueillant quelque chose sur le drap ; entre ces doigts, un mince filet d’or qui reluit ; et la tempête reprenant par des mots d’atroce triomphe :

— « Ne niez pas ; un cheveu blond ! Vous êtes allé chez des femmes… — Un cheveu, ça ? mais, Mariette… »

Je regarde et me mets à rire : ce n’était qu’un poil de Brennus.

Ne crois pas, néanmoins, que Mariette ait désarmé. Jamais femme en train d’être jalouse et surtout convaincue d’avoir tort, ne désarme.

Troublée à peine une seconde, mais aussitôt se reprenant, complétant sa phrase et plus triomphante que jamais, Mariette ajoute, trait sublime : « Oui, vous êtes allé chez des femmes… chez de femmes qui ont un chien ! »

Jean était tout près de pleurer. Brennus écoutait sans comprendre ; il battait le parquet de sa queue, et son anxiété faisait pitié.

Je dis à Jean :

— Sois grand et pardonne à Brennus ; puisque aussi bien, dans une semaine, sitôt les alcyons revenus, tu pardonnera à Mariette !


LE BOUTON DE BOTTINE


— Tu as l’air ému, Sylvius ?

— Certes ! Figure-toi qu’une fois de plus, ce matin, j’ai dû rompre définitivement avec Lucile. Ah ! la chose ne traîna pas : une rupture à section nette. Rien qu’un petit coup sec, cli ! comme un bâton de craie qu’on casserait. « Adieu donc, Lucile ! — Adieu, Sylvius ! « Et nous voilà tous deux séparés pour toujours.

— Mais quel motif ?

— Écoute l’histoire, et tu me diras si les femmes ne possèdent pas, en naissant, un infernal et spécial génie qui leur permet, au sujet de n’importe quoi et surtout au sujet de rien, d’improviser, alors que le caprice leur en prend, une scène de jalousie.

Chacun sait combien j’aime Lucile.

Jamais, tu m’entends bien ? jamais… ou presque jamais, depuis vingt ans, je ne commis une imprudence pouvant chez elle autoriser l’ombre d’un soupçon.

Ceci m’oblige même à des précautions infinies.

Tel est mon système, la tranquillité avant tout ! Mais ces précautions sont comme si je ne les prenais pas ; et un nouveau déluge survenant, demeurés tous deux seuls dans l’arche, Lucile trouverait moyen de me soupçonner.

Arrivons au fait, maintenant.

Tu ne connais pas mon ermitage ? Non ! Je t’y mènerai au premier jour. Un nid de fleurs dans le feuillage, à quinze minutes de Paris.

La retraite qu’il faut au sage. Assez près de la grande ville pour ne pas en avoir le désir, assez loin cependant pour ne pas en respirer les fumées.

Quelques groseilliers, une source, artificielle il est vrai, mais pleurant quand même en musique parmi des mousses qui sont réelles ; et tout au fond, précédé du perron classique et de la treille obligatoire, un pavillon comportant deux pièces sans plus (je ne compte pas la cuisine), l’une avec tout ce qu’il faut pour écrire, l’autre avec tout ce qu’il faut pour aimer.

Un vieux garçon épris d’égoïsme avait organisé, pour y être heureux, ce paradis d’ailleurs modeste.

Aussitôt la maison bâtie, aussitôt les vignes poussées, providentiellement il mourut. Je me substituai à lui ; et, pareil au bernard-l’ermite tapi dans le fond d’un bigorneau, j’habite avec délices sa coquille.

Des amis parfois me font visite. Le pavillon est bâti sur cave, ce qui nous permet les bons vins. On dîne dans le jardinet, on oublie Paris et la vie, et naïvement on s’imagine avoir l’âme heureuse des bourgeois.

En principe, jamais de femmes.

Jamais de femmes, sauf Lucile qui, détentrice privilégiée de la seconde clef du pavillon, vient, en dehors de mes heures de bureau, une fois ou deux par semaine, me surprendre.

C’est un bonheur toujours nouveau.

Pour commencer, invariablement, une scène ou, pour être exact, un essai de scène.

L’œil dur, la narine froncée, avec des airs de jeune ogresse flairant sous son toit la chair fraîche, Lucile dit : « Ça sent la cocotte ; il est entré quelqu’un ici ». Elle ajoute : « Ces monstres d’hommes ! »

Puis, désarmée par l’innocence qui doit briller dans mon regard, elle m’embrasse, soupçonneuse encore et ravie de pouvoir quand même supposer que je suis un peu, pour ma part, un tout petit peu « monstre d’homme ».

Sur quoi, la laissant se mettre à l’aise et revêtir le peignoir ample avec le coquet chapeau paillasson des toilettes pseudo-campagnardes, assuré d’une journée calme, je descends faire mon tour de jardin.

On t’en fichera, des journées calmes !

Ce matin, Lucile arrivée, après l’inévitable essai de scène et tandis que je contemplais, près de ma source, le va-et-vient au fil de l’eau d’une verdurette fontinale, — car dans mon ruisseau, parmi mes mousses, poussent comme à plaisir, sans doute apportées par la brise, des plantes que je ne semai point, — il me sembla que, pour passer un simple peignoir et coiffer un chapeau de paille, Lucile s’attardais un peu.

J’appelle Lucile, pas de réponse. Je cogne, silence de tombe. J’entre : la vraie scène m’attendait.

Tassée toute au creux d’un fauteuil, languissante, les yeux en larmes, digne pourtant dans sa colère, Lucile, d’abord, m’accueillit d’un sourire désabusé. « Pas un mot ! dit-elle ; j’ai la preuve ! »

En effet, entre son index et le pouce, elle tenait la preuve, objet minuscule qui luisait comme un diamant noir. « Regarde ce que j’ai trouvé, oh ! sans chercher, bien au hasard !… — Mais c’est un bouton de bottine. En quoi ce bouton ?…

Ah ! mon ami, jamais neiges alpestres ou apennines, fondant subitement sous l’influence des vents chauds d’Afrique, n’ont roulé plus d’eaux torrentueuses dans les combes et les vallées que Lucile, se dégelant, ne laissa soudain ruer sur moi de phrases bondissantes et indignées.

Je l’avais trompée, c’était fini ; d’ailleurs elle savait tout depuis longtemps. — « Mais, ma Lucile, je te jure !… — C’est cela, jurez maintenant ! — Je te jure que jamais femme… »

Une fois Lucile partie, impossible de l’arrêter.

Alors ce fut ma glace à moi qui se fondit et déborda.

Et tout en niant, ce qui était vrai, que, malgré la présence inexpliquée du bouton de bottine, aucune femme fût entrée dans mon ermitage, féroce, avec l’idée d’exaspérer Lucile, j’éprouvai un amer plaisir à m’accuser d’horribles crimes. « Oui ! je te trompais et te trompais toujours… Tu me croyais apprenti préfet, tu t’imaginais que chaque jour j’allais bêtement, après déjeuner, au ministère ?… Non ! Mon occupation, ma seule, consiste, Lucile, à te tromper… C’est uniquement dans ces travaux que mes après-midi se consument… Quelquefois néanmoins, car en été surtout les heures sont longues, je me repose un peu la nuit. »

Lucile écoutait, haletante, le bouton de bottine aux doigts. — « Adieu donc, Sylvius ! — Adieu, Lucile !… Tu es chez toi, prépare ton départ à loisir, je ne reviendrai pas ce soir. »

Sur la porte, Lucile me rappela. — « Méchant ! Partir sans m’embrasser après les douleurs que tu me causes !… — Pourtant… — Puisque je te pardonne tout. — Même le bouton de bottine !… Comme tu vas me trouver folle dans mes jalousies… le bouton de bottine… je viens tout juste de m’apercevoir de la chose, c’est moi-même, moi en personne, qui, me baissant pour regarder sous la commode, l’avais fait craquer et l’avais perdu !… Il faut même que je le recouse. »

Son pied gauche déchaussé, que moulait un bas rose à fleurs, posant sur un barreau de chaise, Lucile maintenant recousait le bouton, tranquille, déjà réinstallée.

Moi, quelque peu ému au fond, je regardais faire Lucile.

— Et puis ?

— Et puis, conclut bravement Sylvius, et puis nous nous raccommodâmes. Mais ne te l’avais-je pas dit ?


LES NONPAREILLES DE LA MARQUISE


Que de linge, mademoiselle, que de linge, quand vous dansez, apparaît aux yeux éblouis ! et comme j’approuve vos sages discours, un soir, dans cette brasserie littéraire où le hasard, au sortit du bal, vous avait placée près de la table des poètes.

Car, parlant de je ne sais quel prince dont la richesse, énorme certes ! ne l’est cependant pas assez pour qu’il espère votre conquête, on vous entendit vous écrier de cette voix rauque un peu et canaille avec grâce qui plaît si fort aux raffinés :

— « Non, zut ! a-t-on idée de ce gros mufle qui ose vos offrir cinq louis pour se payer de tels dessous ? »

Et vous montrâtes vos dessous, professionnellement indignée.

Je dois le dire en conscience : jamais ni moi ni mes amis, plus experts que moi cependant, n’eussions osé rêver des dessous aussi considérables.

J’en avais bien parfois entrevu quelque chose pour ma part, tandis que, sous les irradiations électriques, au milieu d’un cercle d’admirateurs émus et de rivales tout ensembles impressionnées et jalouses, relevant des deux mains, avec une savante eurythmie, l’amas des tissus précieux et plissés menu qui semblaient à chaque mouvement caresser les chairs tentatrices et cachées d’une préventive caresse, vous daigniez, le torse rejeté, Fanfreluche ! montrer un bout de bottine et de jambe dans un bouillonnement d’ineffables blancheurs.

Mais ainsi, au repos, ces dessous dont l’obligatoire virginité représente pour le moins, chaque soir, la dot d’une paysanne cossue, m’ont mieux que jamais fait comprendre l’éternelle malice des femmes qui toujours se rendirent plus désirables en voilant, ne fût-ce que, comme Ève et Lilith, d’une feuille verte cueillie sur l’arbre, le mystère de leur beauté.

Ce voile primordial ne resta pas longtemps à devenir parure ; et Lilith un matin tentée agrémenta innocemment sa feuille verte de quelques fleurs.

Dès lors on ne s’arrêta plus.

Dans leur frénésie d’être belles, aussi belles qu’elles se rêvent, plus belles que Dieu ne le fit, les femmes décrétèrent qu’à l’avenir les éléments et leurs secrètes alchimies ne travailleraient que pour elles.

Et pour elles, pendant des siècles et des siècles, l’or vierge, avant de se transformer en bijoux, dut mûrir au creux des caverne que connaissent seuls les dieux cabires ; la perle sous la grotte où dorment les sirènes aggloméra sa dure nacre teinte du reflet des flot clairs ; le lapis refléta le ciel ; le diamant emprisonna la vive clarté des étoiles ; la topaze fut jaune, l’émeraude verte ; le rubis s’ensanglanta aux braises des feux souterrains ; et l’opale qui parfois meurt emprunta la douce pâleur des légères peaux féminines.

Puis, sur les mûriers, le ver de Chine fila la soie, et l’homme, qui lui aussi s’ingénie à parer les femmes, inventa les velours, inventa les brocarts.

Pendant ce temps nous avions quelque peu oublié le point de départ de la mère Ève. Le sens ornemental se dispersait et s’égarait, ne s’attachant plus qu’aux dehors et négligeant les trésors intimes, ceux dont, par une irrespectueuse parodie, certain sacripant de mes ami osa dire qu’on y pense toujours sans en parler jamais.

Une réaction devenait nécessaire.

Alors la Montmartroise apparut, la Montmartroise votre sœur, ô mademoiselle Fanfreluche !

Laissant perles et pierreries aux épaules millionnaire, tandis que le lin dans les champs ouvrait ses fleurs pareilles à des yeux d’amoureuse, tandis que le chanvre semait, espoir d’innombrables chenevières, sa graine dont l’odeur rend fou, la Montmartroise, bravement, ouvrit un compte chez sa blanchisseuse, et les dessous furent inventés.

Chacun, n’est-ce pas ? place son amour-propre et son luxe à l’endroit qui lui fait plaisir.

Soyez fière de vos dessous blancs, comme des lys hypocrites, ô mademoiselle Fanfreluche ! et que leurs doux frissons neigeux ne craignent pas la concurrence des serpentines d’outre-Manche, salamandres faites d’artifice, Vénus qu’Edison retoucha.

Soyez fière de vos dessous. Pas trop cependant, Fanfreluche ! de peur que le démon d’orgueil un de ces soirs ne vous emporte pour mettre à vos pieds Paris vaincu, en haut de la butte qu’un moulin décore et d’où votre gloire descendit.

Le culte des dessous et de leurs dépendances n’est pas précisément aussi nouveau que votre ingénuité pourrait le croire.

Autrefois, au pays français, de très nobles et honnêtes dames en eurent même souci que vous.

Il court là-dessus des histoires qui pourraient vous intéresser.

Mais vous ne savez peut-être pas lire, ô mademoiselle Fanfreluche ? Hier du moins on me l’affirmait. Et c’est en vérité grand dommage, car l’amour trouve bénéfice à un peu de bibliophilie bien entendue, et rien ne sied mieux, dans le retrait d’une jeune personne, qu’un vieux livre alors qu’il est galamment relié.

J’en ai l’autre jour découvert un tout à fait joli, joli comme un bijou ancien et qui dut appartenir pour le moins à une princesse, car les gardes en sont de satin et les plats ornés de lacs d’amour et de fleurs de lys d’or, par le temps un peu effacés.

Je vous l’enverrai en marquant d’un signet la page ; et si en effet vous ne lisez point, par quelque ami, par quelque amie, vous vous ferez lire ceci :

Que la marquise d’Estrées, né Françoise Babou de la Bourdaisière, sœur, car bon sang ne peut mentir, de l’abbesse de Maubuisson et mère de la belle Gabrielle, fut tuée dans une sédition à Issoire, ville d’Auvergne.

« Apparemment, ajoute le naïf rédacteur, que son corps resta dans la rue, très indécemment exposé, puisqu’on s’aperçut d’une mode qui s’était introduite depuis quelque temps parmi les femmes du grand monde ; ce n’étaient pas seulement leurs cheveux qu’elles tressaient avec de la nonpareille de diverses couleurs. »

Pas seulement leurs cheveux… Tâchez de comprendre, ô Fanfreluche, et sachez subsidiairement que la nonpareille dont Molière, d’ailleurs, a parlé :

Ton beau galant de neige avec ta nonpareille


était un ruban fort étroit que d’habiles ouvrier fabriquaient à Lille, et qu’il y avait, selon les besoins du teint et des goûts, des nonpareilles unies, des nonpareilles à fleurs, d’autres rayées et bigarrées.

Mon vieux petit livre ne dit pas de quelle sorte était la nonpareille de la belle marquise d’Estrées.

Parions pourtant, ô Fanfreluche, qu’en fait de dessous, malgré vo coquetterie raffinées, vous n’aviez pas encore songé à celui-là.


DESSOUS VERTUEUX


Il y a quelque chose de religieux dans le regret que laissant aux âmes certaines élégances et certaines futilités, éphémères comme la fleur, mais gardant sur la fleur au moins cet avantage d’être créées par nous et les filles de nos caprices.

Et voilà pourquoi, homme des anciens jours, je ne verrai pas sans mélancolie disparaître devant l’invasion, barbare peut-être mais irrésistible du cyclisme, cette mode charmante des dessous, compliqués, foisonnants et mystérieux, de qui les grisantes blancheurs demeuraient jusqu’à nouvel ordre la suprême invention des attirances féminines.

« Dessous ! » un vilain mot sentant la populace, et certainement inventé par quelque petite blanchisseuse en rupture de panier d’osier, qui, de la Galette au Moulin-Rouge, gagne à danser, nez au vent et jupons troussés, ses quartiers de haute courtisane.

Le dix-huitième siècle eût trouvé mieux : un mot leste et fringant, l’analogue de « falbalas ».

N’importe ! Si le mot, de prime abord, a droit d’offusquer, la chose n’en est pas moins jolie ; et puis, quelle justice à prétendre exiger de la Goulue ou de Patte-en-l’Air l’esprit des défuntes marquises !

Cependant, de quelque nom qu’on les nomme, les dessous se meurent, les dessous sont morts, un peu partout remplacés déjà par le garçonnier bas-de-chausses et le pantalon des zouaves.

Ah ! le paysan dans les prés, où cascade l’eau des ruisseaux, peut tracer au cordeau le carré de ses chènevières ; il peut semer, arracher le chanvre, et le rouir et le teiller.

Les vieilles, aux veillées du village, peuvent, entre l’index et le pouce mouillés, étirer le fil brun encore, mais que la rosée blanchira ; et les patientes dentellières, sur la cime broutent leurs chèvres, en tramer de féeriques trames que jalouserait Arachné.

Travaux perdus, peines inutiles !

La Vénus fin de siècle, strictement culottée, ne veut plus, symbolique rempart à ses charmes fragiles, du flottant et neigeux nuage qui les voilait sans les cacher, incertain comme le désir, irritant comme une caresse.

Quelque espoir reste néanmoins.

Non ! malgré la mode et l’engouement, les femmes, dans Paris surtout, ne se résigneront pas aisément à sacrifier ainsi, sans protestations, l’attirail de leurs fanfreluches.

Elles savent trop, depuis la feuille de figuier, qu’un peu de transparent mystère fait plus belle encore la beauté ; elles savent trop l’attrait passionnant qu’a pour ce grand enfant curieux qu’est l’homme, le secret deviné des intimes parures.

D’ailleurs, notre vanité aurait tort de croire que tout ceci est en son honneur.

Avant de nous plaire, la femme veut se plaire ; et, même à propos de dessous, il existe de platoniques coquetteries.

Je connais de ceci un exemple touchant.

Un de mes amis avait pour moitié, si à cette époque de décadence supérieure et raffinée il est permis de faire emprunt au vocabulaire quelque peu usé de aïeux, la plus belle et la plus fidèle des femmes.

Jamais ménage mieux uni. Tout le monde, dans le cercle de ses connaissances, enviait le sort d’un mari aussi notoirement heureux.

Lui cependant, pareil aux paysans de Virgile, semblait ignorer son bonheur. Souvent même nous le surprenions en proie à d’étranges tristesses.

Un jour, je voulus l’interroger.

— Eh bien ! oui, soupira-t-il, en me serrant la main, j’ai des peines et te dirai tout. Que l’on m’accuse de folie, mais je suis jaloux de Louise.

— De ta femme ?

— Parfaitement !

Et, comme mon geste protestait :

— Écoute, ne me condamne pas sans avoir entendu. Toi-même serais jaloux à ma place… Louise, je n’ai pas besoin qu’on me l’apprenne, peut passer justement pour le modèle des épouses… Que saurais-je lui reprocher ? Tout au plus d’être un petit peu trop pot-au-feu. En effet, parfois je l’eusse désirée plus extérieure et plus mondaine. Mais elle n’aime que son chez soi. Le quitter, fût-ce pour une heure, constitue pour elle une corvée ; la seule joie qu’elle se donne, c’est quand elle peut, sachant quel plaisir j’en éprouve, réunir ici, dans ce logis où tout reluit, quelques-uns de mes bons et anciens camarades.

— Et tu te plains ?

— Je ne me plains pas de cela. Je me plains, l’affaire n’est pas commode à expliquer… Enfin, Dieu te préserve et le diable aussi d’avoir une femme coquette.

— Pourtant, sans nier l’élégance que madame Louise, en Parisienne de race, sait unir à la simplicité, jamais toilettes plus modestes…

— Et voilà bien ce qui te trompe, voilà d’où naît mon désespoir… Sans doute, le dessus de la toilette est simple, parfois même trop simple, à mon gré. Mais le dessous, mais « les dessous », comme disent nos couturiers !… Louise ne sort pas souvent ; seulement, lorsque, par hasard… Ah ! mon ami, mon cher ami, si tu la voyais fourrageant l’arsenal sans fond de ses armoires ! Si tu la voyais armée en guerre, donnant un dernier coup d’œil à la glace, avant que la robe soit passée, tu comprendrais mieux mes tortures.

— Eh là ! de quoi donc t’effraies-tu, lorsque tu devrais te féliciter ? Toute femme veut plaire à son mari, et c’est évidemment pour toi…

— Pour moi ! ces avalanches de dentelles, de linons, de tissus neigeux, ces corsets couleur de tentation, ces pantalons brodés, ces jarretières. Pour moi ? Non, vraiment, tu railles… S’il ne s’agissait que de me plaire, ne les mettrait-on pas tous les matins ?… Là, réponds, quel motif obscur…

— Entre nous, maintenant, en effet, je me le demande.

Atteint moi-même d’un commencement de soupçon, je me le demanderais encore.

Par bonheur, madame Louise avait tout entendu. Oh ! sans vouloir nous épier ; mais profitant loyalement du hasard d’une porte entr’ouverte.

Elle entra, souriante quoique un peu gênée, et s’excusant tout à la fois de l’indiscrétion et de la confidence :

— Ainsi, vous ne devinez pas ?… mais vous êtes célibataire… ainsi, tu ne devines pas — ce motif est pourtant le moins ténébreux des motifs — et tu trouverais naturel que je m’en ailler par les rues, mise comme je suis à la maison, en jupon uni de pauvresse !

— Dame ! pourquoi non ? puisque personne ne doit voir…

Alors, ouvrant ses grands yeux bleus pleins d’une candeur non jouée :

— Tu n’as donc pas ombre d’amour-propre !… D’abord, est-ce qu’on sait jamais ? Et puis, songe donc, mon pauvre homme, songe si un jour, quelquefois ces choses arrivent, j’étais écrasée par l’omnibus !

Nobles paroles que celles de madame Louise, et faites pour nous rassurer, malgré tandems et bicyclettes, sur le sort à venir des dentelles et des « dessous » !


L’ÉMEUTE


Ils se rencontraient ainsi chaque samedi, de trois à quatre heures. Moment unique dont l’attente enfiévrait une moitié de la semaine, et dont le souvenir, longuement respiré, suffisait à embaumer l’autre moitié.

Elle entrait, coquette, de son pas menu, par la grille des Champs-Élysées.

Lui, feignant de s’intéresser aux ébats des deux cygnes noirs, attendait près du bassin, devant le grand vieillard prisonnier dans sa gaine, qui, pour personnifier l’hiver, étend ses doigts sur un réchaud d’où sortent des flammes de marbre.

Ils s’en allaient alors à travers le jardin, et c’était toujours délicieux.

Délicieux au printemps, quand, dans une bonne odeur de résine et de miel, les bourgeons vernissés éclatent, et que les hampes des marronniers en fleurs se dressent, rigides et roses.

Délicieux l’été, sous la voûte opaque des allées où les feuilles émues par la brise ressemblent à des mains innombrables qui béniraient.

Délicieux en automne quand, avant de mourir, ces mêmes feuilles rougissent et se dorent, comme si elles gardaient en elles quelque chose de la flamme pourpre des couchants.

Et délicieux aussi, l’hiver, soit que les ramures dépouillées se détachent sur le fond du ciel avec la netteté d’un trait d’eau-forte, soit qu’une belle tombée de neige couvre pelouses et parterres, si blanche, si étincelante, qu’elle fait paraître grises les statues.

L’itinéraire ne changeait pas.

Sans s’inquiéter de la cohue, — car, que leur importaient ces femmes parées, ces enfants qui jouent, ces vieillards et ces jeunes hommes, les uns rêvant la vie, en quête d’aventures, les autres s’attardant à savourer un dernier rayon, — ils descendaient, la main dans la main, jusqu’à la porte qui s’ouvre sur le jardin réservé, en face du pavillon de Flore.

Là ils se quittaient.

Elle, habitant le faubourg Saint-Germain, prenait par le pont des Saint-Pères. Et lui, pour la suivre des yeux, montait bien vite sur la terrasse qu’affectionna longtemps Napoléon III, promeneur taciturne, heureux de la voir se retourner une dernière fois, à l’angle opposé du pont, avant de disparaître au milieu d’un flot pressé de passants et de fiacres.

Elle n’ignorait point, ce jour-là, qu’il y avait tumulte dans les rues. Mais l’amour véritable ne s’effraie pas pour si peu. D’ailleurs, les Parisiens sont galants ; et même avec la troupe et les sergents de ville, pour peu que l’on s’explique, on finit toujours par passer.

Elle commença seulement à s’inquiéter lorsque, arrivée au bas des Champs-Élysées, elle aperçut la place couverte de monde, le pont barré par des cavaliers dont les casques d’acier luisaient, une ligne noire faite d’hommes se prolongeant à perte de vue sur le mur blanc des quais, et des gamins assis entre les genoux, le long des bras, et jusque dans la couronne des statues géantes qui représentent les villes de France.

Des curieux se pressaient en haut des terre-pleins, devant l’orangerie.

— Ah ! mon Dieu, songea-t-elle, pourvu que la guerre civile n’ait pas envahi notre jardin !

Et l’idée qu’il ne serait pas là, qu’on resterait huit jours sans se voir, lui mit au cœur subitement une douleur presque physique. Ces huit jours lui semblaient un siècle. Comment ferait-elle pour vivre ces huit jours ?

Cependant, le propre des amoureux est d’espérer contre toute espérance ! voyant que malgré ses efforts elle ne pourrait jamais pénétrer jusqu’à la grille, elle se dit : « Peut-être que sur la rue de Rivoli le jardin sera resté ouvert. »

Ceci parut calmer un instant les angoisses de sa petite âme impatiente et passionnée. Elle allait, poussait, suppliait, se frayant un passage quand même. Mais une fois rue Rivoli, une fois devant la porte du jardin, l’inquiétude la reprit, plus poignante.

— Évidemment il n’aura pas pu venir. Je ne trouverai personne. Mais je verrai les deux cygnes noirs, je verrai le vieillard barbu qui chauffe ses doigts à un feu de marbre, et je pourrai penser à lui…

Il était là. Oh ! sans l’attendre. Comment croire que, si timide, elle aurait affronté le contact brutal de la foule ?

Il souffrait, certes, lui aussi. Mais à souffrir dans un endroit plein du souvenir des journées heureuses, il éprouvait, nos sentiments ont de ces nuances, une sorte de cruelle et douloureuse volupté.

Elle s’arrêta, l’apercevant. Lui oubliait d’aller au-devant d’elle. Et quand leurs mains tremblantes se joignirent, cette rencontre, dont tous les deux désespéraient tout à l’heure, prit soudain la douleur d’un premier rendez-vous.

— Eh quoi ! vous étiez là ?

— Vous êtes donc venue ?

Ils marchaient côte à côte, lentement, leur âme noyée dans la joie de se sentir l’un près de l’autre.

Ils causaient à mi-voix, échangeant des pensées quelconques, parlant pour le plaisir de s’écouter parler. Je crois même, vu la circonstance, qu’ils parlaient un peu politique. Mais tout prend une signification amoureuse sur les lèvres des amoureux. La passion éclate à travers des phrases qui paraissent n’avoir rien de commun avec la passion. Telles ces encres mystérieuses qui, entre deux lignes banales, si on expose la page au soleil, font briller soudain des lettres d’or.

C’est ainsi que ce jour-là, dans une conversation que vous ou moi eussions crue consacrée aux événements du jour et de la veille, « président de la Chambre » signifiait : « Que tu es belle ! » Et « Union des gauches » : « Je t’aime et n’aimerai jamais que toi ! »

Ils allaient ainsi, par leur chemin habituel, tournant le dos à la place de la Concorde, toujours hurlante, mais dont le brouhaha de plus en plus lointain, les clameurs de plus en plus indistinctes, ressemblaient maintenant au bruit de la mer.

Tout à coup au bas de la grande allée, ils entendirent le jet d’eau chanter, et, sortant de leur rêverie, ils s’aperçurent qu’ils étaient seuls.

Oui ! seuls au milieu du jardin immense où le crépuscule tombait, plus seuls en plein Paris que dans un bois sauvage !

Tous les promeneurs, dont le va-et-vient anime d’ordinaire à cette heure les Tuileries, se pressaient là-bas sur les terrasses pour voir la manifestation. Pas âme qui vive, un désert ! Les gardiens à moustaches blanches, les gardiens eux-mêmes manquaient.

Sombre du côté de la Seine, le jardin, vers la rue de Rivoli, laissait voir entre ses arbres et ses grilles l’illumination des boutiques ; et, troublés dans leurs habitudes par ce vide inattendu, les pigeons ramiers, les corneilles descendaient des branches.

Une timidité les prit. Ils demeurèrent sans rien dire.

Puis, toute rouge, tombant dans ses bras :

— J’ai peur, dit-elle, partons vite !

Et, tandis qu’au loin la voix populaire grondait, dans cette oasis de silence où l’eau jaillissante mêlait sa chanson à la plainte rauque des colombes, les deux amants, gardés par l’émeute, se donnèrent — enfin ! — un baiser.


IDYLLES PARISIENNES


I


SOUS LA NEIGE


La neige tombait en vagues flocons innombrables, tourbillonnant aux courants d’air du boulevard ; et l’on eût dit le printemps là-bas, dans nos montagnes, au moment où l’amande se noue, quand les pétales des arbres défleuris parsèment de mille points blancs la verdure des jeunes blés.

La neige tombait et fondait — aussitôt — en touchant le sol. Elle fondait sur la chaussée ; elle fondait sur le trottoir ruisselant et luisant comme après une averse. C’est à peine si, du côté d’où vient le vent, une légère sucrée blanche soulignait les corniches des façades et ornait d’une demi-calotte d’argent le dôme des kiosques à journaux et la lanterne des becs de gaz. Les toits seuls blanchissaient un peu, mais la terre restait obstinément noire.

Un petit marmiton s’arrêta, tout blanc, dans le vol des papillons blancs, et je l’entendis murmurer :

— « Ça ? ce n’est pas encore la vraie neige ! »

Justement un gros monsieur passait, col de fourrures sur l’oreille, coiffé d’une moelleuse toque en loutre, bleuissant l’air autour de lui des fumées d’un cigare énorme, et insultant par l’étalage de son indifférent bien-être les grelottantes bouquetières qui vainement le poursuivaient.

Mais c’est son dos qu’il fallait voir : égoïste et carré comme un dessus de coffre-fort, c’est son dos qu’il fallait voir, cible tentante !

Et, regardant les flocons se dissoudre à mesure qu’ils touchaient le sol, enrageant de ne pouvoir modeler en boule compacte, promptement recouverte grâce à des manipulations bien entendues d’une cristalline glaçure, ces trop éphémères fleurs de l’air, le marmiton se désespérait à l’idée de tant de belle neige perdue.

Tout à coup son œil s’éclaira d’une lueur malicieuse.

Derrière le gros monsieur, au tournant de la rue, une fillette venait d’apparaître, pauvre petite malheureuse cherchant fortune et son dîner à travers la neige, ainsi que le font les moineaux.

Et vous eussiez cru voir un moineau, en effet ! un moineau sur la queue duquel, réalisant l’idéal rêvé, quelque gamin aurait posé non le légendaire grain de sel, mais un joli morceau de sucre.

Les modes nouvelles jouent de ces tours : sur sa tournure, relevée et pareille, avec son fouillis de nœuds, à l’arrière peint et sculpté d’un Bucentaure, sur sa tournure, la neige en tombant ne fondait pas, mais s’accumulait au contraire et formait déjà une manière de mignonne montagne dont la blancheur se teintait de rose aux reflets du corsage écarlate.

Et comme la neige tombait toujours, peu à peu la mignonne montagne croissait.

À la hauteur de la Porte-Saint-Martin — nous marchions ainsi tous les quatre, moi beau dernier, depuis le Gymnase, — le marmiton jugeant sans doute les munitions suffisantes, ramassa vivement et légèrement du creux de ses mains rapprochées la poudre blanche comme farine de cette originale poudrière, puis ayant pétri son boulet, il se cambra en arrière, et visa.

Non, jamais neige mieux lancée ne s’irradia sur un dos en plus somptueux feu d’artifice ! Frappé de stupeur, à la commotion, le gros monsieur s’était arrêté, laissant admirer entre ses omoplates un grand soleil blanc brodé d’argent comme en ont les Turcs de féerie. La femme rit, tourna la tête, chercha d’où venait cette neige ; puis elle repartit vers son but inconnu.

Le marmiton, gravement, s’était remis à la suivre, combinant déjà d’autres exploits et surveillant du regard le roulis de la tournure blanche à nouveau et de plus en plus agréablement pralinée.


II


UN CONVOI


La porte d’un hôpital, en belle pierre sculptée, et d’architecture somptueuse comme le péristyle d’un palais. Devant, un groupe de femmes attend avec un bouquet.

La haute grille, aveuglée de plaques de tôle, s’ouvre ; et dans l’immense cour bordée d’arcades blanches s’avance lentement le corbillard.

À ce moment, de chez le marchand de vins du coin, où ils attendaient en buvant le coup de l’étrier à la santé du camarade, sortent six solides gaillards, trapus, les épaules remontées, que leur courte blouse bleue, leurs gros souliers soigneusement cirés, leur bâton luisant retenu au poignet par une lanière de cuir, font reconnaître pour des forts de la Halle.

Ils se rangent derrière le corbillard, tête nue, portant à deux mains, comme des boucliers barbares, leurs énormes chapeaux en feutre dur, couleur de farine.

Et quand le corbillard passa, j’aperçus sur la bière, à côté du bouquet déposé par les femmes, le bâton luisant et l’énorme chapeau du mort.

J’admirais, ému malgré moi, cet orgueil paisible du travail, la fière rusticité du symbole.

— « Nom de D… ! ça fait-il tableau !… » s’écria un rapin qui, un petit modèle au bras, s’en allait du côté de l’École des Beaux-arts.


III


KIKI


C’était non loin de Saint-Sulpice.

Deux sergents de ville — des blonds — jeunes, herculéens et gais, de ceux qu’on est content tout de même de rencontrer faisant sonner le pavé sous le dur talon de leur botte à l’heure inquiétante et louche où, dans les quartiers suburbains, l’invisible voyou siffle sa note pareille au cri de l’oiseau nocturne, deux sergents de ville, qui au fond n’avaient pas l’air mauvais diable, gravement, au bout d’une ficelle conduisaient le plus exigu des havanais, miniature de chien qui est, au bouledogue et au danois, ce que le colibri et l’oiseau-mouche sont à l’autruche.

Mon sang ne fit qu’un tour, car ce chien ressemblait à s’y méprendre à mon pauvre Joujou dont je vois encore le regard plus qu’humain quand, près de mourir, il reçut mes dernières caresses, regard chargé d’affection et de doux reproches, semblant dire au maître que, dans son âme de chien, il croyait investi de la toute-puissance : « Je souffre, pourquoi ne me guéris-tu pas ! »

Joujou, merveille d’intelligence, qui, ayant, à Saint-Cloud, un jour de grand vent reçu des marrons sur la tête, ne voulut plus jamais sous aucun prétexte entrer dans un bois ; Joujou qui, après une baignade imposée par surprise, se révéla ingénieur hydrographe et désormais, pendant nos promenades, mit toujours entre lui et moi une prudente distance de cinquante mètres chaque fois, comment le devinait-il ? que nous approchions d’un étang ou bien d’un cours d’eau.

Oui ! ce chien me rappelait Joujou, et les sergents de ville le conduisaient à la fourrière.

Par surcroît, les monstres riaient. Lui, dénué de muselière et comme conscient de son crime, les suivait, queue désolée et tête basse, en se laissant traîner un peu.

Que faire ? Manifester mon indignation ? L’envie certes ne m’en manquait pas.

Mais je réfléchis à ceci qu’après tous les sergents de ville ne mettaient aucune brutalité dans leur acte, obéissant seulement à une consigne cruelle dont la responsabilité ne pouvait retomber sur eux ; et puis il me sembla que le plus jeune, me voyant sur le point de m’emporter et de prendre moralement les armes, avait cligné de l’œil en confidence avec l’air de me dire : « Ne vous fâchez pas, bourgeois, c’est tout simplement pour la farce ! »

Je résolus donc d’accompagner le chien jusqu’au poste, jusqu’à la fourrière s’il le fallait. Là je parlerais, je mentirais au besoin, affirmant que le toutou est mien et me réclamant, pourquoi pas ? des hautes amitiés que tout journaliste possède ou croit posséder dans les sphères gouvernementales.

Les sergents de ville allaient toujours. Sur le parcours, des gens s’irritaient, cinquante gamins nous faisaient escorte. Tout à coup, devant une de ces boutiques de blanchisseuses qui avec leur étalage de minois rieurs, de seins à l’air et de camisoles troussées, mettent de loin en loin dans Paris la vision d’un paradis de Mahomet à l’usage des âmes simples, le pas des sergents de ville se ralentit et devint plus administratif.

Chacun sait que les blanchisseuses, si délicat que soit l’ouvrage confié à leurs soins, ne daignent jamais le regarder en poussant le fer, mais regardent toujours dans la rue. Aussi en voyant les sergents de ville, le chien et l’imposant cortège dont j’étais, l’atelier tout entier se précipita-t-il sur la porte. Le chien arc-bouté sur ses pattes et jappant désespérément, essayait d’entrer dans la boutique. Les sergents de ville feignaient, avec un simulacre de grands efforts, de vouloir le faire obtempérer.

Soudain gronda l’émeute blanche : « Mais c’est Kiki ! notre Kiki, un petit galvaudeux qui vient de se sauver il n’y a pas deux minutes. Vous le connaissez bien ? Et vous auriez le cœur de le mener à la fourrière ? »

Les sergents de ville invoquaient la loi et riaient sournoisement dans leurs moustaches.

Alors toutes, depuis les vieilles à profil romain, belles encore de posséder la complète expérience des choses, jusqu’au vicieux et candides petits trottins dont la visite hebdomadaire est l’aubaine des vieux garçons, toutes raillant, insultant, suppliant, dressaient une insurrection de bras nus contre l’inflexible rigidité des uniformes policiers.

Enfin on s’expliqua. On détacha le chien, vite refourré dans l’atelier par un amical coup de botte.

Le drame étant dès lors terminé, les gamins et moi, nous nous dispersâmes.

Mais un quart d’heure après, l’idée me vint de retourner sur mes pas afin d’avoir des nouvelles définitives de Kiki.

Sur la table de repassage, débarrassée de ses accessoires et couverte d’une nappe fraîche, en l’honneur du retour de Kiki tout l’atelier buvait du cidre. Kiki, le héros de la fête, avait, autour du cou, se mêlant à ses poils frisés, un nœud de ruban tricolore. Devant la porte, verre en main, les blanchisseuses faisaient la haie et, de la sorte tenus prisonniers, les deux galants sergents de ville, comme on dit, ne s’embêtaient pas.


IV


NOCTURNE


Le soir de la même journée, las un peu, mais irrassasié quand même de Paris, je m’étais, l’avouerai-je avec ma barbe grise ? attardé un peu plus que de coutume dans les rues comme à l’époque, hélas ! lointaine, où Monselet, doux noctambule, m’appelait en ses rimes légères « compagnon des soirs étoilés ».

Devant un étrange logis, à la fois provocant et mystérieux — mystérieux par ses volets clos et l’hermétique fermeture de sa lourde porte à judas, provocant par l’énorme lanterne dont le vitrail illuminé violemment sabrait la nuit d’un long jet rouge, — une mélodie m’arrêta.

Mélodie surprenante en un pareil lieu, pareille à celle que les vieux pâtres, de leurs doigts raidis, rossignolent les jours de foire, en choisissant, avec quel soin ! un humble flûter de trois sous, et dont les accords ingénus évoquèrent tout de suite pour moi l’image d’un vallon solitaire et rocheux où le trille des oisillons alterne au fort de la chaleur avec le tintement mélancolique des sonnailles.

C’était un cocher qui, assis sur son siège, pendant que Cocotte, la musette au bec, broyait l’avoine, s’escrimait ainsi dans la nuit.

Le vrai type du rustre implanté à Paris : yeux broussailleux, face rasée, fort collier de barbe auvergnate.

Il me raconta ses malheurs.

Les clients venaient d’entrer là, de gentils garçons, un peu en ribote, et il en avait pour le moins jusqu’à cinq heures du matin à les attendre.

Heureusement, je ne m’ennuie pas trop avec mon fifre. Ça me fait penser au pays…

— Mais c’est du tapage nocturne ?

— Non ! je ne souffle pas trop fort et les agents ne me disent rien.

Je saluai ce philosophe.

Et je pensai, faisant sur moi-même un retour :

Heureux qui, comme lui, arrivé de province, en prévision des heures tristes, apporta son fifre à Paris.


L’OMNIBUS DE PLAISANCE


Ce n’est pas un — ou une — de ces omnibus énormes entraînés par trois forts chevaux et dont la circulation n’est guère possible que dans les larges avenues du Paris central. Non ! destiné à parcourir les rues plutôt étroites de la demi-banlieue, mon omnibus « Plaisance-Hôtel de Ville » a des proportions modestes.

Deux chevaux lui suffisent ; et il serait de tout point semblable aux omnibus d’il y a trente ans, sans l’adjonction sur son arrière d’une plate-forme où, près du conducteur, deux voyageurs debout et serrés un peu arrivent tout de même à se caser.

Lorsque j’habitais Montparnasse, j’étais un habitué de cet omnibus dont le service met en communication les quartiers industrieux de l’Hôtel-de-Ville et des Halles avec ceux plus paisibles qui, au delà de l’avenue du Maine, avoisinent les fortifications.

Depuis longtemps, hélas ! malgré son nom resté engageant, Plaisance, aussi bien que Montrouge, a cessé d’être rustique.

L’horrible moellon l’envahit. Cependant quelques jardinets continuent courageusement à y verdir, humbles oasis dans le désert des maisons neuves.

La campagne n’est pas trop loin, elle commence à Malakoff. Campagne relative, il est vrai, avec des jardins maraîchers, des marchands de vins à tonnelles, les roues des carrières de glaise, les obélisques en bois des entrées de champignonnières se dressant au milieu de champs de blé. Ce ne serait pas la peine vraiment de l’appeler campagne sans la ceinture de coteaux d’où arrive l’air pur des bois.

La chose suffit pourtant ; et l’espoir de ce peu de brise ramène là chaque soir une population intéressante et travailleuse : demoiselles de magasin, petits employés, ouvrières et ouvriers des Halles, que leurs occupations retiennent la journée durant à Paris.

Pour tous ces braves gens, l’omnibus de Plaisance est un bienfait.

Il était un bienfait pour moi. Je le prenais assez régulièrement matin et soir, instant favorable où l’omnibus se laisse saisir dans l’intimité de sa physionomie, « heure de l’effet » comme disent les paysagistes, dont je ne saurais trop recommander le contraste aux observateurs. Supposez un Corot frissonnant et nacré parmi la joie légère de l’aurore, et puis le même paysage sous un de ces ciels mélancoliques, ensanglantés par le couchant, où se complaisait le génie de Jules Dupré.

Le matin, rassérénées et rajeunies par le bon repos de la nuit, toutes les figures s’animent et vivent. On cause, on parcourt les journaux ; parfois un petit trottin aux yeux noirs, battus, mais contents, sourit silencieuse dans son coin, avec l’air de continuer je ne sais quel aimable rêve.

Le soir, tout ce même monde sommeille sous l’influence bienfaisante, mais doucement tyrannique, du dieu Upnos ; et le conducteur, tantôt fringant et guilleret, ne récolte plus les gros sous et ne passe plus les correspondances qu’avec un air de visible fatigue.

D’ailleurs, à mi-chemin, si ce n’est au départ, presque toujours la voiture se trouve pleine ; et, personne ne montant plus, libre de responsabilité jusqu’à la dernière station, le conducteur, grâce au petit pliant de sange que l’administration tolère, peut lui-même prendre un acompte sur sa nuit.

Le trajet pourtant est agréable, surtout pour les voyageurs de plate-forme et d’impériale, mais il faut savoir garder les yeux ouverts.

Sans parler des quais et des ponts, ni des panoramas incomparables, plus beaux encore au déclin du jour, que la trouée verte de la Seine ouvre sur Paris et les profils si variés de ses masses architecturales, vous pouvez en passant admirer, à l’ombre des deux tours jumelles, la place Saint-Sulpice, solennelle mais doucement égayée par le bruit des eaux jaillissantes, et, deux fois la semaine, embaumée par les parfums persistants et vagues de son marché aux fleurs.

Plus loin, c’est la grille du Luxembourg dont les grands arbres balancent au-dessus des têtes la bénédiction de leurs feuillages ; c’est le petit carrefour Vavin où souvent un quatuor pittoresque de croque-mort se groupent, macabres buveurs d’eau, autour de la wallace du refuge ; puis, par delà le boulevard, la rue de la Gaîté, populaire et grouillante, avec ses bazars et ses bals, ses cafés-concerts, son théâtre, et qui, le long des trottoirs peuplés de fillettes en cheveux, jadis la joie de Sainte-Beuve, illumine déjà, dans une perpétuelle kermesse, les éblouissants étalages des pâtisseries et des charcuteries en plein vent.

Alors que j’étais du quartier, je me laissais volontiers conduire jusqu’à hauteur de la rue de la Gaîté, et je descendais là, m’attardant, non sans envier ceux qui allaient plus loin. Tout le monde ne peut pas avoir une maison à jardinet à Plaisance.

Mais pourquoi ce long bavardage ? Simplement pour vous raconter une aventure qui m’est arrivée l’autre jour dans le même omnibus, aventure plus que banale, mais qui peint bien la douceur d’âme du bon peuple parisien.

Invité à dîner vers ces parages par un ami, doux philosophe, lequel connaît le secret du parfait bonheur, puisqu’il peut au réveil, avant les austères devoirs, constater les progrès de trois plants de salade lui appartenant, et distribuer, cueillies de sa main, quelques herbes à des lapins familiers, j’avais pris, un peu en retard, mon vieil omnibus de Plaisance.

Premier occupant de la plate-forme, et sûr de n’être pas dérangé, je venais, avec un sentiment d’épicuréisme exagéré peut-être, d’allumer un modeste cigare.

L’omnibus roulait, plein dès le départ ; du moins je le croyais ainsi. Pourtant, à la montée qui précède la rue de Vaugirard, il s’arrêta ; et je constatai que la plaque indicatrice ne portait pas le mot complet. Dans l’intérieur, en effet, par grand hasard, une place se trouvait inoccupée.

J’explorai du regard la rue. Nulle apparence de voyageur. Seulement le conducteur était descendu et, la tête baissée vers le pavé, il causait avec quelque chose.

Ce quelque chose répondait :

— Il reste une place ? Allons, tant mieux !

Et le conducteur, cordial et bourru, affirmait :

— Oui, mon brave, il reste une place.

Alors, me penchant à mon tour, je distinguai, à ras de terre, un cul-de-jatte. Tête barbue, deux bras, un buste : le tout posé dans un plat de bois.

Avec une extraordinaire adresse et des passants l’aidant un peu, le cul-de-jatte accota l’avant de son plat au marchepied, se fit lui-même basculer et se trouva sur la plate-forme.

La place libre était située tout au fond. Je compris que loger ce cul-de-jatte dans l’intérieur serait sans doute une opération difficile. Le cul-de-jatte commençait à s’impatienter.

— Non ! me dis-je, sacrifions-nous.

Et j’entrai, abandonnant, entamé à peine, mon cigare que le cul-de-jatte ramassa.

Faire le bien est doux ! Tout le monde, parmi l’assistance réveillée de son demi-sommeil, parut d’accord pour approuver ma noble conduite.

Maintenant l’omnibus roulait de plus belle. Mais personne ne dormait plus, et nous nous amusions des gens qui, malgré la plaque levée et les signes du conducteur, couraient derrière la voiture, s’obstinant à vouloir monter et s’accrochant au garde-fou.

— Je vous dis qu’il reste une place !

— Je vous dis qu’il n’en reste pas !

Et la querelle se perpétuait.

Car, malgré les bouffées énormes qu’il tirait de mon bout de cigare, sous l’hélice de l’escalier d’impériale où le conducteur l’avait poussé, comment aurait-on soupçonné, bien qu’il comptât comme voyageur, la présence du cul-de-jatte ?


HUMILIATION


15 Juillet. Plus de chansons, plus d’oriflammes !

Les derniers échos de la fête meurent aux lointains horizons ; ses dernières lueurs s’effacent dans le ciel pâli ; et les étoiles mélancoliques, toute une longue nuit éclipsées, ont rallumé timidement leurs palpitantes petites flammes qu’effaroucha l’assaut des fusées montant d’un jet, audacieuses, comme pour les remplacer là-haut, puis, à mi-chemin de l’escalade, s’arrêtant et se dissolvant en prestigieuse pluie d’or.

Sur la Seine, entre les grands quais, l’actif va-et-vient des bateaux-mouches succède aux éblouissements de la fête vénitienne promenant ses lentes gondoles parmi les reflets des ponts en feu ; les édifices hier illuminés reprennent la tranquillité architecturale de leurs lignes ; la Tour Eiffel, sa robe de braise dépouillée, s’habille à nouveau de flottante brume ; et, maraudeurs ici comme aux champs, les gamins, après avoir noblement défilé en uniforme de guerriers scolaires, abattent aujourd’hui à coups de casquettes quelques lanternes oubliées qui brillent çà et là ainsi que de grosses oranges dans le vert un peu roussi des feuillages.

De cette fête, joyeuse pourtant, un souvenir attristé me reste.

Dès le matin, alors que les voitures roulaient encore, j’étais monté sur l’impériale d’un tramway dont le parcours va zigzaguant à travers des quartiers populeux.

Pour l’observateur peu pressé, l’impériale d’un tramway est une manière de balcon qui marche. Et, sans fausse honte, en bon badaud, avec cette simplicité d’âme qu’il fait bon retrouver à certaines heures, je m’extasiais sur le retour inespéré du beau temps et la splendeur vraiment opportune d’une journée soudain tout azur et soleil après de si longues séries d’orages.

J’admirais l’éclat des drapeaux, l’arrangement des girandoles. Ici le jeu du mât de cocagne plus passionnant que celui des courses et autour duquel, que le sévère monsieur Lozé y veille ! s’engagent de fiévreux paris ; ailleurs, un cirque de chevaux de bois éblouissant et pailleté où, s’enivrant à la double ivresse du roulis et de la musique, des fillettes tournent, le rire aux lèvres, un ruban frais dans le chignon, les unes naïves, pour le seul plaisir de boire l’air et d’aller vite, les autres superbes, chevauchant je ne sais quel rêve de richesse et de vie heureuse, avec des cambrures de taille et le regard insolent déjà de futures amazones au Bois.

Puis un peu partout, à chaque carrefour, des bals en plein vent, des tables dressées au travers de la rue, et sur le trottoir, parfois, à défaut d’orchestre, un piano détraqué que martyrise quelque virtuose à longs cheveux.

Près de moi étaient venus s’asseoir un petit facteur du télégraphe et une assez aimable blonde, lui ressemblant, que je pris d’abord pour sa sœur et qui se trouvait être sa cousine.

La cousine : une ouvrière du faubourg, coquettement endimanchée et visiblement fière de promener ce jeune cousin en costume administratif. Le petit facteur : un de ces galopins quelconques que l’on voit dans les jardins publics faire, avec des patronets par hasard rencontrés, d’interminables parties de billes, tandis que la tourte et la dépêche, toutes deux impatiemment attendues, froidissent chacune de son côté.

Le petit facteur causait, la cousine écoutait avec admiration.

Le petit facteur, nommé de la veille, étrennait ce jour-là sa vareuse. Plein d’une joie contenue et vive, où se mêlait un peu d’orgueil, il disait les démarches qu’il avait dû poursuivre, les interrogations qu’il avait dû subir, les intrigues qu’il avait dû tramer pour atteindre à un poste aussi considérable. La cousine, très au courant, lui donnait néanmoins la réplique, afin sans doute de faire durer le récit et de nous éblouir plus longtemps.

Elle était charmante, la cousine !

Par suite de je ne sais quel magnétisme, nos regards s’étant rencontrés, elle avait fini par ne plus parler que pour moi, heureuse de mon attention, désireuse d’être approuvée. Il fallut me mêler à la causerie, ce qui n’avait en soi rien de désagréable. Maintenant la cousine me serrait un peu, involontairement, mais elle me serrait. Je sentais ses genoux, ses bras ; et, doucement ému de son contact, caressé à chaque cahot par la soie de ses boucles blondes, je me promettais de descendre en même temps qu’elle à la station où elle descendrait pour cultiver, s’il y avait lieu, notre naissante sympathie. Qui sait ? un 14 Juillet, avec les bals, avec la foule…

Tout en roulant ces pensées perverses, je mettais une hypocrite diplomatie à paraître ne m’occuper que du petit facteur.

— Et l’avenir ?

— Oh ! l’avenir, monsieur, est superbe, dit la cousine. L’administration prête des livres aux petits facteurs, et les oblige à étudier dans les bureaux, entre deux dépêches.

— Puis, interrompit le petit facteur, après un certain temps, quand on est vieux, si l’on passe ses examens, on peut entrer dans les appareils.

— Quand on est vieux ? Mais à quel âge ?

— Eh ! mon Dieu ! vers quinze ou seize ans…

Je dus rougir.

La cousine se mit à rire en regardant ma barbe grise, et je me demandais non sans amertume : — Quel Mathusalem doit voir en moi cet effronté petit facteur, pour qui l’âge qu’avait Roméo est le commencement de la vieillesse !

L’aventure m’avait navré.

Incapable pour quelques heures au moins de prendre ma part des joies populaires, je m’en allai vers le Luxembourg, refuge ami, chercher un peu de fraîcheur et de solitude.

Un jardin presque vide, Paris étant à la revue. Silencieuse et close de tous ses volets, la baraque à Polichinelle faisait relâche. Au lieu des flottilles accoutumées, un batelet, un seul, réfléchissait ses voiles blanches dans l’océan désert du grand bassin ; et comme personne ne leur émiettait du pain sur les pelouses, pierrots et ramiers se livraient à de tumultueuses baignades sous les fils de cristal pleurant au long des mousses dont s’entoure la fontaine de Galathée.

Laissant de côté le lac minuscule, décoré d’une île, où les canards mandarins s’ébattent à l’ombre d’un saule pleureur, et le parterre de rosiers où, avec un parfum mourant et qui semble plus doux, s’effeuillent les dernières roses, j’arrivai, conduit par ma flânerie, jusqu’au rucher ensoleillé, que le vol léger des abeilles entourait d’un nuage d’or, et jusqu’à la nouvelle pépinière dont les espaliers, torturés avec une ingéniosité japonaise, s’arrondissent en coupes, se creusent en urnes, et s’étalent en éventail.

Un homme se tenait là, regardant, sur les rameaux noirs et tordus, de beaux fruits en train de mûrir.

Il tendit la main : c’était un pauvre.

Non pas un pauvre de profession ; tout simplement un vieux maçon usé par la peine et la maladie et si débile désormais qu’on ne voulait plus de lui sur aucun chantier. Son air d’honnêteté me toucha.

— Pour les braves gens qui se trouvent dans votre cas, il y a des secours, des asiles… Moyennant quelques recommandations peut-être pourrait-on ?…

— Ah ! oui, répondit-il avec un sourire navré, les asiles !… Je sais… J’avais même essayé… Malheureusement, voyez-vous, monsieur, je suis trop jeune…

— Trop jeune ! m’écriai-je en considérant ce dos courbé, ces cheveux blancs, ces mains tremblantes et flétries.

— Oui, pour être admis à l’asile il faut prouver au moins soixante ans. J’en ai bien cinquante-neuf, mais d’ici là…

Puis me saluant, il partit, sincèrement désespéré d’être trop jeune, le pauvre vieil homme !

Ceci me consolait un peu de l’humiliation du matin. Heureux de constater une fois de plus combien la vieillesse est chose relative, je pardonnai du fond du cœur leur inconsciente cruauté à l’impertinent petit facteur et à sa trop rieuse cousine.


LE COCHON


On jouait au jeu des préférences.

Après avoir, dans une série de choix ingénieux ou délicats, pour les héros dont il eût désiré revivre la vielles livres qu’il aimait relire, les fleurs qu’il aimait respirer, donné chaque fois une preuve nouvelle de l’exquisité de ses goûts, le poète arrivant à cette rubrique quadrupède et mis en demeure de remplir la dernière ligne blanche, le poète, je dois le dire, hésita. Ou plutôt il fit semblant d’hésiter ; car c’est posément, délibérément que, d’une belle écriture ferme et ronde, symbole du parfait équilibre de son sentiment et de sa pensée, sur le mignon carnet d’ivoire orné d’incrustations en or, il inscrivit le mot : cochon. Toutes les femmes se récrièrent.

Lui, ne paraissant rien entendre, ajoutait déjà :

— Oui, mesdames, sans paradoxe et sans arrière-pensée de gourmandise, si, à tant d’animaux en apparence plus distingués et plus dignes de sympathie, si au cheval, au chien, au chat qu’ont adopté, je ne sais trop pourquoi, les mystiques, au loup, dont Alfred de Vigny a dit en nobles vers la vie libre et la mort stoïque, à l’ours, ermite facétieux et doux, qui se nourrit de rayons de miel, je préfère le compagnon de saint Antoine, c’est qu’avec sa falote physionomie, ses yeux chinois, sa queue en vrille et son groin interrogateur, ce succulent ami de l’homme me rappelle un des meilleurs souvenirs de ma jeunesse amoureuse.

Et comme ces paroles, pourtant sincères, n’avaient eu pour résultat que de surexciter l’orage des protestations :

— Attendez au moins que je m’explique.

Sur quoi, le silence s’étant fait, le poète prit posture et commença :

— Je sortais alors du collège, mélancolique, et promenant à travers le temps et l’espace cet état d’âme particulier à la jeunesse qui s’appelle besoin d’aimer.

Amoureux, je l’étais oh ! de toutes les femmes, mais sans qu’aucune d’elles s’en doutât.

L’homme est sur ce point, vous le savez la plus maltraitée des créatures. Ceux que notre orgueil appelle des frères inférieurs savent, quand vient la saison d’aimer, s’embellir de façon spéciale, revêtant un poil plus lustré, un plumage aux couleurs plus vives, allumant même dans la nuit des parures phosphorescentes pareilles aux pierreries.

L’homme amoureux, lui, n’a pas d’uniforme, la femme amoureuse non plus.

De sorte que, chaque jour, d’innombrables Roméos avec de non moins innombrables Juliettes, se rencontrent, se frôlent, mais ne se reconnaissent pas. Et c’est un malheur qui, par exemple, n’arrive jamais aux vers luisants.

J’avais bien essayé de fixer un peu ces vagues désirs en choisissant une dame de mes pensées.

Seulement je la choisis en si haut lieu que ma timidité pouvait être tranquille ! Des sommets où la belle trônait dans les apothéoses de la vie de théâtre, son œil ne risquait guère de s’égarer, ne fût-ce qu’un instant, sur l’étudiant anonyme et chevelu qui rimait des sonnets à sa gloire.

Du reste et parallèlement mon cœur se forgeait des romans plus humbles.

Tout village aperçu en chemin de fer, fuyant sous les arbres, me semblait devoir abriter quelque idéale bien-aimée.

Et mes yeux souvent se mouillèrent à l’aspect d’une porte encadrée de lierre derrière laquelle était peut-être le bonheur.

Bref ! Je perdais un temps précieux en puérils enfantillages, lorsque le hasard — ce dernier des dieux resté sur terre, sans doute pour nous consoler du départ des autres — se mit en tête de me faire connaître les réalités de l’amour.

Un jour, je m’étais égaré, seul avec ma mélancolie, au milieu d’une de ces fêtes moitié rustiques, moitié parisiennes qui mêlent la chanson des mirlitons aux soupirs du rossignol niché dans la haie, et font monter l’encens canaille des fritures sous les voûtes d’antiques charmilles taillées par les jardiniers du grand Roi.

Mais que m’importaient les phénomènes et les somnambules, les caleçons pailletés des alcides, des thorax olympiques des lutteurs ?

Que m’importaient ces jeux, que m’importaient ces joies ?

Que m’importaient ces chevaux de bois au tournoiement deux fois barbare de tentures criardes, de musique enragée, et ces roulettes chargées de tressautantes porcelaines devant lesquelles — ô fortune ! — les petits commis et les trottins passent par les mêmes alternatives d’espérance ou de désespoir qu’un joueur à Monte-Carlo devant l’immense table verte où roulent sans bruit les pièces d’or.


Mon âme allait ainsi se berçant à ces pensées aussi maussades que profondes, quand soudain je fus éveillé par les éclats d’une jeune voix :

— « Je l’ai gagné, il est à moi, je réclame le lot vivant… »

Au même moment, près d’un des tourniquets en question, j’aperçus une fillette assez jolie, dressée sur la pointe des pieds, toute frémissante et les mains tendues vers un ravissant cochon de lait, qui silencieux et résigné comme un esclave mis en vente, dominait l’amoncellement des porte-bouquets aveuglants de dorures et des gobelets en faux cristal.

Le marchand disait : — « Vous avez droit à choisir autre chose, et même, si vous me laissez le petit cochon, je donnerai quatre francs cinquante en échange. »

Il aurait aussi bien pu offrir vingt francs sans que mademoiselle Marine, tel était son nom, renonçât au petit cochon dont elle avait eu le caprice. D’autant plus que Fernand, un beau jeune homme qui l’accompagnait, daigna approuver en ces termes :

— « Non ! pas de quatre francs cinquante : on prend le cochon, ce sera plus rigolo. »

Et, dans l’espoir que ce serait rigolo, ils emportèrent à la barbe des railleurs le petit cochon décoré pour la circonstance d’une houppette rouge au bout de la queue.


Ce fut rigolo, en effet !

Marine et Fernand, grâce à leur cochon, devinrent tout de suite les héros de la fête. Longtemps, à travers la foule émerveillée, je les suivis d’un œil d’envie.

Fernand, avec les allures très exactement imitées d’un paysan qui s’en reviendrait de la foire, avait lié le cochon d’une cordelette au pied gauche, et le menait ainsi geignant et trottant sur trois pattes tandis que Marine, pour mater ses révoltes, le menaçait d’un petit fouet acheté au bazar à treize.


Il paraît qu’à la fin tout lasse, même les plaisirs que procure un cochon gagné au tourniquet.

Vers les trois heures, ahuri par le brouhaha, assourdi par le tintamarre, j’étais allé faire un tour le long de l’eau, entre la rivière et le bois.

Or, au détour d’un chemin creux, derrière un bouquet de châtaigniers, je surpris, bien sans le vouloir, ce pittoresque dialogue :

— « Babylas ? — Guï ! guï ! — Donnez vos menottes, Babylas. — Guï !… — Assez de guï guï comme cela. Donnez vos menottes et caressez maîtresse qui vous aime et ne veut pas vous laisser rôtir. »

C’était, figurez-vous d’ici l’idylle, c’était mademoiselle Marine, les yeux en pleurs, assise au revers d’un fossé et tenant par les pattes de devant le petit cochon, baptisé Babylas pour des motifs mystérieux, le petit cochon qui, debout, les pieds dans la mousse, secouait ses oreilles courtes et remuait son groin rosé.

J’apparais. Marine surprise lâche Babylas qui s’enfuit. Je cours, je rattrape Babylas, je le ramène en le flattant. Puis je m’assieds près de Marine, qui me raconte son histoire.

Essayeuse six jours de la semaine dans un important magasin, mademoiselle Marine se reposait le septième en tenant la barre sur le canot où ramait Fernand. Depuis quelque temps cela ne l’amusait plus guère. Braves garçons ces canotiers, mais pas galants du tout, ne songeant qu’à développer leurs biceps, et pour unique distraction, toujours des berges hérissées de ronces et percées de trous de rats d’eau, toujours des rangées de peupliers droits sur le ciel bleu comme les dents d’un peigne.

Heureusement, c’était fini, désormais barrera qui voudra !

Fernand, d’ailleurs, venait de mettre le comble à ses méfaits en essayant d’emporter Babylas, ce pauvre Babylas ! dans un cabaret de Chatou, pour l’y manger à la sauce caraïbe.

— Écoutez plutôt : les entendez-vous ?

En effet, dans les miroitements d’un couchant splendide, une barque mince filait sur l’eau au va-et-vient de six torses multicolores, et la brise nous apportait cette chanson emprunté au mystère connu :


Rendez-moi mon cochon s’il vous plaît,
Voulez-vous me le rendre ?…


Nous ne rendîmes pas le cochon. Marine logeant chez sa sœur, une femme sérieuse, mariée, et ma chambre d’hôtel étant trop exiguë pour qu’on pût décemment y faire place à Babylas, nous mîmes Babylas en nourrice, à tant l’année, chez une vieille paysanne vaguement aubergiste qui voulut bien nous donner à dîner. Depuis, tous les dimanches, nous allions chez elle pour manger une omelette et demander des nouvelles de Babylas.

Du reste, Babylas était charmant. Nous constations chaque semaine combien il croissait en âge et en sagesse. Il croissait autrement aussi, un peu trop même, à vrai dire, Marine était désolée de ne pouvoir plus le prendre dans ses bras.

Puis l’hiver arriva qui interrompit nos promenades. En outre, une brouille survint ; nous restâmes deux mois sans revoir Babylas…

— Allons, mam’selle Marine, soyez raisonnable. Voilà-t’y pas de quoi tant pleurer ? À la prochaine foire d’avril, je vous achèterai un Babylas tout neuf, qui sera le même que l’autre. Ces bêtes-là, dame ! c’est un peu comme les amours : quand ça ne croît plus ça dépérit ; voilà pourquoi faut les remplacer tous les ans.

La mort de Babylas nous avait attristés, on s’en accusait mutuellement ! et le retour à Paris fut maussade.

Le lendemain, Marine me quittait, cette fois pour toujours, en me laissant ce mot sur la table :

— Décidément j’ai réfléchi ; je crois qu’au moins en fait d’amour la vieille paysanne avait raison.

Brave Babylas ! Pauvre Marine !…


LES PETITS MARIAGES


Un peu trop de monde partout !

En forêt, où je croyais trouver la solitude, les touristes se sont répandus, au grand effroi des biches et des lézards, parmi les bruyères fleuries encore sur les pentes, les hautes fougères des futaies, et les entassements de roches moussues au velours vert desquelles fait broderie le feuillage découpé du lycopode.

Dans la bourgade voisine, si plaisante d’ordinaire avec son moulin toujours battant, sa passerelle à jours, et les poissons d’argent qu’on voit sous l’eau, sous six pieds d’eau, tant la rivière coule profonde et transparente, glisser entre les herbes du fond, dans la bourgade voisine, des étudiants, ô nature ! jetaient du sucre à ces poissons.

Le long de la mer, la situation est pire. Les baigneuses y barbotent innombrables, et de Bayonne à Dunkerque, de Port-Vendres à Vintimille, thons et dauphins ont gagné le large, ouvrant des yeux ronds et s’effarant devant les croupes sans écailles de toutes ces étranges sirènes.

La campagne m’aura plus tard, quand les nomades seront rentrés. Je comprends enfin la sagesse teintée d’ironie du paradoxal entrefilet extrait d’un journal de province à la rubrique : Déplacements. — « Monsieur le sous-préfet avec sa dame partent en villégiature à Paris » ; et c’est à travers le Paris d’à-présent enfin habitable et suffisamment désencombré, que de nouveau je promène mes flâneries.

Samedi, j’ai fait ainsi une découverte. Oui ! samedi dernier, Shopenhauer et les pessimistes me pardonnent ! j’ai découvert que malgré nos corruptions, nos névroses, nos décadences, il se rencontrait encore, par-ci par-là, de braves cœurs.

Le samedi est, comme chacun sait, le jour des joies populaires, le vestibule heureux du dimanche, l’allée par avance illuminée au bout de laquelle reluit une perspective de plaisirs en projet et d’espérances. Les soirs de dimanche s’attristent parfois à l’idée de la chaîne qu’au réveil il faudra reprendre ; rien n’attriste le samedi.

C’est le samedi que les pauvres gens se marient. Avec le dimanche qui constitue un légitime lendemain de fête, plus une légère tranche prise sur le lundi, on a ainsi pour soi même et ses invités, sans trop de rémoras, sans que le travail en souffre trop, la liberté de près de trois fois vingt-quatre heures.

Et vite, dans leur empressement à dépenser ces vacances qui paraissent ne plus devoir finir, les noces s’éparpillent autour de l’enceinte de Paris : à Vincennes, où il y a de vrais gazons et de vrais arbres ; à Saint-Fargeau, dont le lac est célèbre ; à Romainville, aux Lilas, qui, s’ils n’ont plus d’ombrages, lent au moins quelques guinguettes égayées par le souvenir de Paul du Kock ; et surtout à la porte-Maillot, un peu éloignée des quartiers ouvriers, mais que font rechercher les aristocratiques séductions du bois de Boulogne.

Je m’étais donc installé l’autre après-midi sur la porte d’un petit café, près de la grille, attendant l’heure où le ciel s’embrase, car, de cet endroit, les couchants sont particulièrement superbes, vus à travers les lignes élégantes des arbres, dans la vague poussière d’or que soulèvent les équipages.

Deux hommes buvaient à la table voisine, et comme, n’ayant rien à cacher, ils parlaient très haut, j’appris tout de suite, sans y mettre malice, que le plus jeune était un marié, et le plus âgé son patron.

La noce se promenait pour le quart d’heure. Selon le programme immuable de toutes les noces, elle avait sans doute pris le chemin de fer minuscule qui, par mille tours et détours, courant au ras du sol et frôlant les branches des arbres, mène au Jardin d’Acclimatation où les mariées des faubourgs se prélassent à dos d’éléphant comme des princesses indiennes. Puis on était allé autour du lac admirer le défilé des toilettes, pour revenir par les fortifications en cueillant des marguerites dans l’herbe roussie.

Eux, les deux interlocuteurs, eux philosophes, avaient préféré attendre à l’ombre ; et, en attendant, ils causaient.

— À la tienne, Martial ! tu as bien agi tout de même.

— Dame, patron, Thérèse est honnête fille, franche comme l’or, et vaillante !… Malgré ça, voyez-vous, je n’avais pas grand goût au mariage, et quand elle est venue en pleurant, il y a de ça six mois, m’annoncer qu’un petit Martial ou une petite Thérèse était en route : « Console-toi, lui ai-je répondu, on le reconnaîtra, fille ou garçon, et on paiera les mois de nourrice… » Pour ce qui est de se marier à cause de l’accident, Thérèse n’y pensait pas plus que moi.

Mais ne voilà-t-il pas qu’un matin je rencontre le père à Thérèse… Vous savez patron, ce petit vieux pas bien riche qui est si cocasse avec son castor à longs poils datant de l’entrée des alliés ?… Donc je le rencontre, je le tope : « Eh bien, l’ancien, il paraît que Thérèse va vous établir grand-père ? Faudra tâcher de se dégourdir pour nous faire honneur à la noce. » On avait bu quelques tournées, et je disais ça sans trop savoir, comme j’aurais dit autre chose.

Mais voilà que le vieux se met à s’attendrir, qu’il m’embrasse, et qu’il me parle de sa défunte, de Thérèse, de famille, d’honneur, un tas de bêtises… C’est terrible les vieux quand ça s’y met. Je songeais : « Pincé, mon bonhomme ! » Et j’avais envie de pleurer aussi, ma parole ! comme une bête.

Pour en finir, j’offris encore une tournée, et le mariage fut conclu.

Au fond, j’en étais content pour Thérèse. Tiens ! après tout, pourquoi ne l’aurais-je pas épousée ? Qu’y trouvera-t-on à redire ? Je lui conviens, elle me va ; si sa fleur d’oranger est chiffonnée, c’est de ma faute, et l’affaire ne regarde que moi.

Seulement, histoire de faire causer les camarades, j’ai voulu que la noce eût lieu en même temps que le baptême… Ça à l’air simple, et ce n’est pas simple à cause des publications. Enfin, en calculant, les choses se sont arrangées, et nous nous sommes trouvés bons à marier, juste le jour des relevailles.

J’avais mon idée, vous allez voir ! Et même qu’elle a eu un fier succès à la mairie comme à l’église.

Martial s’interrompit, la noce arrivait.

Thérèse marchait à la tête, en simple robe de soie prune, mais fière, point gênée, et tenant au bras le poupon, une fille sans doute, qui, tout de blanc vêtue, portait par-dessus sa pelisse et son voile le bouquet virginal et la couronne d’oranger des mariées.

— Sacré farceur, la voilà donc ton idée ?… dit le patron en frappant sur l’épaule de Martial.

Et Martial répondit :

— Que voulez-vous, patron, faut jamais rougir de ce qu’on aime ; et puis, un jour de noce, il n’est pas défendu de rire un brin.


DIVAGATIONS SENTIMENTALES


Saint-Lazare !…

C’est — là-bas, au sortir du minuscule municipe qui garde encore, dorés par le soleil, ses remparts de libre cité — d’abord : une route blanche mais striée de barres violettes par l’ombre oblique que projettent les troncs de platanes ; sur la route : un paysan poussant sa bête ; un roulier marchant d’un pas lourd au roulis de son équipage, lequel chargé à destination du Nord, pour Gap, pour Grenoble, pour Lyon, d’un tas de produits marseillais, laisse par derrière, à travers le montagneux pays Gavot, une bonne odeur de Provence et de port de mer ; ou bien encore, car voici l’heure de la promenade d’après déjeuner, des artisanes qui caquettent deux par deux et font tourner leurs grands ciseaux au bout de la chaîne d’argent.

Puis, après trois quarts d’heure démarche, le bastidon, la retraite heureuse, le pré pendant tout blanc de narcisses, l’air traversé de cris d’oiseaux auxquels succède vers le soir le vol bourdonnant des scarabées, et grêle, claire, monotone, la chanson d’une petite source tombant de haut dans son réservoir.

Souvenirs réchauffants, agréables à rappeler par ce déloyal essai du printemps qui coquette et qui se marchande, accablant Paris de torrentielles ondées en échange d’un sourire rose et furtif entre deux branches d’épines à demi fleuries.

Les parents d’un camarade d’école possédaient là, dans ce quartier de Saint-Lazare, une maisonnette barbouillée de chaux, qui ne servait guère qu’aux rares jours de mistral ou de pluie et qui nous semblait alors un palais incomparable, avec ses parois lamées d’argent par la trace des escargots évadés, son plafond où des raisins secs pendaient, et les sarments servant de sièges au milieu de paniers et d’instruments de jardinage.

Ce que nous aimions encore mieux, le séjour idéal qui, en tout temps, nous attirait, c’était au bas du pré, dans la falaise caillouteuse, de dix mètres à pic, sous laquelle, à travers une plaine de galets luisants, la Durance roule ses eaux brunes, c’était, creusée dans l’escarpement et murée sauf un petit trou, une mystérieuse logette.

Un grand lierre la recouvrait, et recouvrait aussi le bassin d’une fontaine presque toujours tarie, soit faute d’entretien suffisant, soit que les propriétaires l’eussent captée au profit de la source du haut du pré.

Cette logette, disait-on, avait dans les temps anciens — au temps des consuls — servi d’asile à un lépreux. Aussi les gens s’en écartaient-ils instinctivement, et nous-mêmes, à vrai dire, les jours d’école buissonnière, ne nous glissions pas sans quelque appréhension par son unique ouverture. Mais le lierre avait de si belles grappes bleues ; le figuier poussé à côté dans une crevasse donnait deux fois par an des figues si grasses et si douces ; le thym, le poivre d’âne et la lavande mettaient dans l’air un tel encens et attiraient un si grand nombre d’abeilles ; il faisait si sombre, si frais, si tranquille tout au fond ; et, derrière l’étroite fenêtre, le paysage apparaissait si limpide, que le lépreux était bien vite oublié et qu’aujourd’hui encore ce seul nom de Saint-Lazare suffit à évoquer en moi une délicieuse vision de paresse et de poésie.

Autre est le Saint-Lazare parisien.

En haut du faubourg : une maison triste, moitié hôpital, moitié prison ; un grand portail profond barré d’une grille qui parfois s’entr’ouvre pour laisser entrer ou sortir des voitures closes et silencieuses. Quant à l’intérieur, sans l’avoir vu, je me le figure volontiers pareil à La Force de la Salpêtrière, à cette cour de Manon, ainsi nommée en souvenir de l’héroïne de l’abbé Prévost et d’un aspect à glacer le cœur, quand on songe que des femmes y furent enfermées, avec son puits, son large pavé toujours humide et ses hautes bâtisses noires qui, éteignant la douce lumière du ciel, ne laissent tomber d’entre les toits qu’un reflet pâli et décoloré

Eh bien, le croiriez-vous, hier, passant devant par hasard, car le plus souvent je m’en détourne, hier, Saint-Lazare m’a paru presque gai.

Le long du trottoir, une foire en plein air s’étalait : des fruits, des fleurs, des articles de ménage, des bijoux en faux, de menues bimbeloteries et toute une population de fillettes circulant, avec cette flamme au coin de l’œil, ce petit air de « prêt à rire » que fait subitement éclore le soleil des premiers beaux jours.

Il y a là surtout un mur, un mur rébarbatif et nu que vous avez pu voir en temps d’élection bariolé d’affiches, et qui est présentement couvert d’une infinité de ces petits carrés de papiers blancs, collés d’un pain de farine à chaque angle, par lesquels on a coutume, entre employés et patrons, d’offrir ou de demander du travail.

La grand’ville seule offre de ces contrastes ; et pendant quelques minutes, sur le mur infâme, oubliant quelles tristesses et quels désespoirs il cachait, j’ai pris un vif plaisir, plaisir de flâneur en découverte, à lire, à noter ces petits papiers où se révèlent, dans leur naïve ingéniosité, les secrets de tant d’existences féminines.

La formule n’en varie guère :

« 7 avril. — On demande des ouvrières pour un travail facile. » Puis la griffe du fabricant et son adresse : Faubourg Saint-Martin, rue du Caire, tel étage, tel numéro.

« On demande… » Que ne demande-t-on pas ? et que d’humbles industries ignorées du Paris heureux dont elles font la grâce et le luxe ! On demande des mécaniciennes pour le jupon-tournure, pour le ruché, pour le gaufré, pour le plissé ; une première ouvrière au corsage ; une bonne ouvrière sachant travailler sur la tricoteuse et faire le crochet.

Des ouvrières en ornements de modes ; des brodeuses sur canevas ; des brodeuses en or et en soie — pour la finition, dit l’affiche — ; des passementières pour le cousu : des perleuses sur jersey ; des perleuses sur tulle. Et des laitonneuses, et des plumassières.

Parfois des métiers qui font rêver : des ouvrières connaissant la partie pour trier de vieux papiers ; des ouvrières pour peindre des statuettes en terre cuite ; des ouvrières sachant tourner le vautour ; des verdurières.

Puis le bataillon des fleuristes : fleuristes pour le naturel et la rose, feuillagistes, ouvrières en petites grappes…

Toute une évocation de la descente des faubourgs, quand, dans l’aurore rose d’une claire journée, Bellevilloises et Montmartroises s’égrènent en essaim vers Paris, pour butiner la lampée de miel et la goutte d’eau qui font vivre.

De loin en loin, une note triste : machine à vendre.

Les petites ouvrières ne s’y arrêtent point, et prennent des adresses, chacune selon son métier, en riant. Le temps est beau, l’ouvrage donne ; on pourra payer le terme en retard, s’offrir une robe, et même de la campagne pour vingt sous, au premier dimanche, dans un endroit rustique, certes ! quoique égayé de mirlitons et parfumé par les fritures.

Mais, hélas ! le mur n’est pas toujours ainsi fleuri de blanches affiches. Vienne le chômage, il se fait noir et n’est plus qu’un mur de prison.

Alors ce sont les jours sans feu, parfois sans pain, la chasse au travail, les offres partout repoussées. Puis, quoi, l’impossibilité de durer, le suicide, ou pis encore…

Qui sait ? plus d’une est prisonnière là dedans, coupable seulement d’une variété de misère, qui l’année passée, pleine d’ardeur et de courage, prenait des adresses sur ce mur.

Mais secouons les idées sombres !

Mon grand patron l’apôtre Paul, qui fut le premier des pessimistes, établit jadis sans trop de peine que la justice et le bonheur ne sauraient être de ce monde ; mais, en manière de consolation, il montrait à l’homme, par l’ouverture des nuages, un éblouissant paradis. Le paradis des Évangiles, on n’y croit plus guère : les télescopes lui ont fait du tort ; et l’homme, hélas ! désabusé de son beau rêve, se contenterait volontiers d’un semblant de paradis ici-bas.

Le verrons-nous ce paradis ? Verrons-nous la terre également douce à tous ses enfants, l’Humanité guérie enfin du double mal de violence et de misère ?

J’en doute souvent ! Souvent aussi je me reprends à espérer en songeant au Saint-Lazare de là-bas, où jadis vivait un lépreux, où maintenant l’oiseau fait son nid, la source chante, l’herbe embaume.

Après tout, un peu d’Espérance, accompagnée d’un peu d’effort, il n’y a que ça, comme disait l’autre !


FIN

TABLE DES MATIÈRES



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