L’Empire des tsars et les Russes/Texte entier/Tome 2

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L’EMPIRE
DES TSARS
ET LES RUSSES


par


Anatole LEROY-BEAULIEU
Membre de l’Institut

TOME II
LES INSTITUTIONS
L’ADMINISTRATION CENTRALE ET LOCALE
LA BUREAUCRATIE — LA POLICE
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES ET MUNICIPALES
LA JUSTICE ET LES TRIBUNAUX
LA PRESSE ET LA CENSURE — LE PARTI RÉVOLUTIONNAIRE
DES RÉFORMES POLITIQUES


TROISIÈME ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE


PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, boulevard saint-germain, 79

1893


LIVRE I
LA COMMUNE RURALE ET LE SELF-GOVERNMENT DES PAYSANS




CHAPITRE I


Antiquité de la commune russe. — C’est la seule institution vraiment nationale. — Le mode d’administration dérive du mode de propriété. — L’acte d’émancipation a affranchi les communes de paysans en laissant l’ancien seigneur en dehors. — Commune fermée et à deux degrés : obchtchestvo et volost. — En quoi la famille, la commune et l’État sont faits sur le même type, en quoi ils diffèrent — La commune rurale et l’autocratie impériale.


De toutes les libertés, la plus malaisée à fonder chez un peuple, c’est la plus humble, celle qui semblerait devoir être la base des autres, la liberté communale. Tocqueville l’a remarqué : la difficulté d’établir l’indépendance des communes, au lieu de diminuer à mesure que les nations s’éclairent, augmente avec leurs lumières[1]. La liberté communale n’a peut-être jamais été créée, elle naît en quelque sorte d’elle-même et grandit dans l’obscurité, en dehors de l’impulsion du législateur ; c’est de l’antiquité ou de sociétés à demi barbares que l’ont reçue la plupart des peuples civilisés qui la possèdent encore. Grâce au régime de la communauté, les villages de la Russie ont conservé dans leur mir l’habitude de s’administrer eux-mêmes. Les paysans moscovites ont gardé cette première liberté qui fait défaut à des peuples plus libres. Comme ces temples de l’Égypte, demeurés intacts pendant des siècles sous le sable du désert ou sous le limon du Nil, la commune russe, enfouie sous l’autocratie et sous le servage, s’est d’autant mieux préservée qu’elle échappait aux regards et à la main des hommes.

L’antiquité du mir en fait l’originalité. Chose rare en Russie, le régime communal est tout russe, tout national. Ce n’est pas, comme tant d’autres institutions de l’empire, une copie ou une imitation de l’étranger, quoiqu’à l’étranger on retrouve, dans le moyen âge, bien des coutumes analogues. La commune est née et a grandi sur place ; à proprement parler, c’est, en dehors de l’autocratie, la seule institution indigène, la seule tradition vivante du peuple russe. Loin d’être un simple rouage de la machine administrative, elle est antérieure à toute l’administration créée par les oukazes impériaux ; à ce titre elle mérite d’être étudiée avant l’administration centrale ou provinciale.

La commune russe dérive tout entière de la communauté des terres encore en vigueur chez le paysan ; le mode d’administration n’y est en grande partie qu’une conséquence du mode de propriété. La communauté des terres et la solidarité des impôts nouent entre les habitants d’un même village, entre les copropriétaires du sol, des liens beaucoup plus étroits qu’il n’en peut subsister au sein de nos campagnes. Sous un pareil régime, la commune est une famille ou un clan, une association autant qu’une circonscription administrative. Elle a naturellement une sphère d’activité bien plus large, une compétence bien plus étendue qu’en Occident ; elle tient une bien autre place dans la vie des hommes et affecte bien plus profondément leurs intérêts et leur bien-être.

Cette commune russe n’a pas été érigée par la loi, elle a précédé toute législation, et la loi n’a guère fait qu’en reconnaître, qu’en enregistrer l’existence. Le pouvoir central a voulu la réglementer ; mais, en fait, elle reste sous l’empire de la coutume, vivant dans ses formes archaïques de sa vie propre et spontanée. Antérieure au servage, la commune lui a résisté et survécu, persistant, grâce à son caractère économique, à travers les trois siècles d’asservissement du paysan. Le servage s’est superposé au mir, sans le détruire ; la commune rurale ne pouvait pas cependant ne point se ressentir de la condition civile de ses membres. Ayant subi les effets du servage, elle a dû ressentir l’effet ou le contre-coup de l’émancipation. La servitude de la glèbe l’avait naturellement déprimée, l’émancipation l’a relevée et affranchie avec les paysans.

Au temps du servage, l’administration, comme la justice locale, était en grande partie aux mains du seigneur ou de son intendant. Le seigneur, étant le tuteur-né de ses paysans, exerçait sur les communes de ses domaines une véritable tutelle. Le mir, sous ce régime paternel, était plutôt une institution économique qu’une institution administrative. L’émancipation, en rompant les liens du paysan et du propriétaire, posait à nouveau la question de l’administration rurale. En rendant aux paysans la liberté personnelle, beaucoup des anciens maîtres eussent voulu conserver une part de l’administration, un droit de surveillance ou de contrôle sur leurs affranchis. Certains propriétaires réclament encore aujourd’hui pour la noblesse, dans l’intérêt même des paysans, qu’ils considèrent comme d’incapables mineurs, la tutelle plus ou moins déguisée des communes. Le gouvernement impérial n’a point admis ces prétentions. Le moujik a reçu à la fois l’émancipation civile et l’émancipation administrative : les doléances de ses détracteurs ne semblent lui devoir enlever ni l’une ni l’autre.

Le statut de 1861, qui est resté la charte des paysans, affranchit les communes rurales de toute dépendance, de toute autorité seigneuriale. L’administration communale a été abandonnée à l’élection, le mir choisit ses fonctionnaires dans son sein, c’est-à-dire parmi les villageois, car les hommes des autres classes, n’ayant point de droit à la propriété commune, ne sont pas membres du mir et demeurent ainsi légalement en dehors de la commune où ils habitent. Le gouvernement avait, pour l’administration des serfs affranchis, un modèle dans l’administration des paysans de la couronne. L’acte d’émancipation n’a guère fait qu’étendre aux premiers les institutions appliquées et expérimentées chez les derniers. Le principal trait de ces institutions, c’est un régime communal à deux degrés ou deux étages. Les petites agglomérations sont réunies en grandes communes administratives ou bailliages (volost), au sein desquels chaque communauté conserve son individualité.

La propriété collective du sol est une des causes de ce mode de groupement des villages. Les terres possédées en commun par les paysans sont de dimensions fort inégales. Si ces associations économiques avaient toujours été adoptées comme unité administrative, on eût eu des circonscriptions étrangement disproportionnées, et l’on eût abouti à un morcellement communal excessif, aussi peu avantageux pour l’action du pouvoir central que pour le self-govemment local[2]. D’un autre côté, on ne pouvait toujours annexer les uns aux autres et fondre ensemble des hameaux ayant chacun des propriétés d’inégale étendue et d’inégale valeur. Le système adopté a paré ingénieusement à l’un et à l’autre inconvénient. Les paysans, unis par la double chaîne de la propriété collective et de l’impôt solidaire, forment une communauté de village ou commune du premier degré (sekkoé obchtchestvo). D’après l’acte d’émancipation, cette commune primaire se compose d’ordinaire des paysans qui jadis avaient le même seigneur et qui aujourd’hui possèdent les mêmes terres. Plusieurs de ces communautés voisines sont réunies en circonscriptions appelées volost. Ce mot est souvent traduit par canton, ou encore par bailliage ; en réalité, la volost russe, comme le township américain, tient le milieu entre le canton et la commune de France ; par son rôle administratif, elle se rapproche même davantage de la commune. D’après la loi, la volost devait compter au minimum 300 âmes mâles soumises à la capitation, et, autant que possible, ne pas dépasser un maximum de 2000 ; par suite, le nombre des habitants y devait osciller entre 600 et 4000. Les limites de la volost devaient d’habitude être les mêmes que celles de la paroisse ecclésiastique, ce qui pour nous l’eût fait encore ressembler plutôt à la commune qu’au canton. Dans la pratique, on s’est souvent éloigné de cette règle, et les trop grandes dimensions des bailliages ont eu de nombreux inconvénients. Parfois enfin, dans les gros villages, la volost n’est formée que d’une seule communauté, et alors les attributions de l’une et de l’autre se confondent comme leur circonscription.

La volost est d’introduction récente, au moins parmi les paysans naguère soumis au servage ; chez les paysans de la couronne même, la création n’en remonte qu’à l’empereur Nicolas. Le nom s’en retrouve dans les vieilles chroniques russes, mais avec un sens assez différent et pour des régions d’ordinaire plus étendues. La volost représente dans l’administration rurale l’élément nouveau et, pour ainsi dire, artificiel, la part de l’initiative gouvernementale et de la charte d’émancipation. C’est par le groupement de leurs petites communautés que la loi a voulu assurer aux moujiks les moyens de s’administrer eux-mêmes, qu’elle cherche à suppléer à l’abolition de la tutelle seigneuriale. De cette façon l’autorité impériale a donné à la classe des paysans une consistance que n’eût pu lui procurer le morcellement en petits villages et en minces communautés. Dans les pays même les plus civilisés de l’Occident, en certaines régions de la France par exemple, une des raisons de la débilité, de l’anémie de la vie communale, est souvent la petitesse et l’isolement des communes. La volost et l’obchtchestvo ont un rôle diffèrent. La petite commune a surtout des attributions économiques, la grande des attributions administratives. À la première appartient tout ce qui concerne la jouissance de la terre et la répartition de rimp6t solidaire ; à la seconde tout ce qui regarde les intérêts généraux de la volost, tout ce qui touche aux rapports avec les autorités supérieures, et enfin tout ce qui concerne la justice, car les paysans ont, dans une certaine mesure, hérité du droit de justice et du droit de police de leurs anciens seigneurs. Ils ont leurs juges et leurs tribunaux rustiques, comme ils ont leurs coutumes traditionnelles, fort difFérentes du droit civil appliqué aux autres classes[3].

Les principes qui régissent la volost et l’obchtchestvo sont identiques. La loi, en groupant en faisceau les communautés de paysans, a introduit dans ces nouvelles créations les usages, les règles, l’esprit qui régnaient traditionnellement dans le mir. Toutes les fonctions y sont à l’élection, tous les membres de la double commune peuvent être également appelés à tous les emplois. Communautés de villages ou volostes sont ainsi de véritables démocraties où les affaires des paysans sont traitées par eux en famille, sans immixtion des autres classes sociales.

Tel est dans ses traits généraux le régime communal de l’empire autocratique. Ce self-govemment traditionnel, cette autonomie rurale et villageoise, le moujik, longtemps asservi, en est manifestement redevable au maintien de la propriété collective. Tous les droits, toutes les coutumes et les mœurs de la commune découlent de cette même source.

Une des conséquences naturelles de la communauté des terres, c’est l’égalité de tous les membres de la commune, et par suite l’égale participation de tous à toutes les affaires du mir. De là, dans les villages de la Grande-Russie, le régime démocratique sous sa forme la plus simple et la plus pure, sans intermédiaire et sans représentation, le régime de la démocratie directe où chacun prend personnellement part à toutes les délibérations, à toutes les décisions. En certains pays, chez les Arabes par exemple, la propriété collective, patriarcale ou familiale, a pu s’accommoder d’un gouvernement aristocratique, le pouvoir étant abandonné au chef de la tribu ou du clan, comme au père, au chef de la famille. En Russie, rien de semblable ; aucune autorité héréditaire, aucune autorité individuelle ou oligarchique dans le mir moscovite. À cet égard, Haxthausen a tort de donner à la commune russe le titre de patriarcale ; M. Tchitchérine a raison de le lui refuser[4]. Dans ces communautés de paysans asservis régnait l’égalité la plus complète ; aussi loin qu’on puisse remonter dans l’histoire, on n’y voit pas de chef désigné par la naissance ou la coutume. Grâce au servage, la commune avait bien un maître, mais ce maître était en dehors d’elle ; il en était le seigneur, parfois le tyran, il n’en était point le chef. Le droujinnik et le pomêchtchik, les serviteurs de l’État, pourvus de terres par le souverain et depuis transformés en propriétaires nobles, étaient simplement superposés aux paysans, superposés aux communes de leurs domaines. Cela est si vrai qu’en affranchissant les villageois, la loi n’a point encore trouvé de place au milieu d’eux pour les anciens seigneurs. Après l’émancipation, le pomêchtchik est demeuré en dehors du mir des moujiks, comme il était en dehors et au-dessus jadis ; il est demeuré isolé de ses anciens paysans, en dehors de la commune, en dehors même de la volost où il réside : la chaîne du servage rompue, rien ne l’a plus lié à ses anciens sujets.

Dans la commune solidaire, il n’y avait de place, en effet, que pour les membres participant à tous les droits et à toutes les charges de la communauté. Le mode de rachat des terres, pratiqué à la suite de l’émancipation, a encore resserré ce nœud de la solidarité. Le sol détenu en commun ne peut appartenir qu’aux anciens serfs qui l’ont payé de leurs deniers. Pour être membre d’une telle communauté, il ne suffit pas d’y transporter son domicile. On n’y est admis qu’avec le consentement des intéressés. La solidarité devant le fisc enclôt le mir moscovite d’une barrière plus épaisse encore. La commune russe, telle qu’elle est sortie du servage et de l’émancipation, est une société fermée dont ni l’entrée ni la sortie n’est libre. Absents ou présents, nomades ou sédentaires, les membres du mir sont, dans une grande mesure, responsables les uns des autres. En ce sens, tous les hommes qui en habitent le territoire ne sont pas de la commune, et beaucoup de ceux qui en vivent éloignés en sont encore membres. Par contre, les communautés de villages ne sont composées que de paysans égaux en droits ; tout autre habitant est pour elles un étranger, à peu près dans la même situation vis-à-vis de la commune qu’un homme demeurant dans un pays qui n’est pas le sien. La commune ainsi construite est une maison dans laquelle on n’a pu encore faire de place à tous ; elle se ressent de l’ancienne division des sujets du tsar en classes, en compartiments sociaux, et par son cadre naturellement exclusif elle tend k maintenir ces anciennes distinctions.

Les droits et privilèges d’une telle commune sont, d’après les anciens usages et par la force même des choses, nombreux et étendus. Comme association, elle a une personnalité civile, elle peut acheter, louer, vendre des terres ; bien plus, elle a ses règles, ses coutumes, ses lois particulières qui obligent dans son sein, elle a son droit privé au milieu du droit public national. Comme garant et caution de ses membres envers l’État et le fisc, elle a sur eux droit de correction et d’expulsion ; maîtresse de les laisser aller et venir, elle les tient dans une sorte de tutelle. Comme détenteur du sol enfin, la commune a sur les paysans l’autorité d’un propriétaire sur ses tenanciers, et, tout comme un propriétaire ou mieux encore, elle peut faire subir aux cultivateurs telle condition qu’il lui plaît, surveiller leur exploitation, leur imposer ou leur interdire telle ou telle culture. De cette double qualité, de haut propriétaire et de caution légale, elle tire aux yeux de ses propres membres une autorité qui, rendue plus rude par les mœurs du servage, va parfois jusqu’au despotisme.

La réunion des paysans formant une communauté de village porte, nous l’avons dit, chez le peuple russe le nom de mir. Ce mot a des sens divers, il désigne les communautés de paysans et en même temps il signifie le monde, l’univers ; il comporte une idée d’ordre et de beauté, et par là il a pu être rapproché du grec kosmos[5]. Ce n’est point en vain que ce terme de mir a ces multiples significations. Le mir russe, tel qu’il a traversé les siècles au-dessous du servage et de l’autocratie, est vraiment un petit monde au milieu du grand, un monde enclos, fermé, complet en soi et se suffisant à lui-même, un véritable microcosme. Pendant des siècles le paysan russe n’a vécu que de la vie du mir. Selon une remarque de Herzen, le moujik n’a connu de droits et ne s’est reconnu de devoirs qu’envers sa commune[6]. Le mir était pour le paysan comme la petite et la vraie patrie ; le reste, la Russie des seigneurs et des employés, lui apparaissait comme un monde étranger et souvent ennemi.

En Russie plus qu’ailleurs on peut dire que la commune, ainsi conservée dans ses formes anciennes, est la cellule primitive, la monade initiale de la nation, sinon de l’État. Toute la vie russe semble avoir été originairement modelée sur ce type traditionnel dont la Hoscovie des tsars et la Russie impériale ont de plus en plus dévié. Aux communautés de village et à l’État, au mir du moujik et à l’autocratie tsarienne, on peut cependant trouver un prototype commun, encore vivant au fond du peuple, la famille[7]. Entre ces trois termes, ces trois degrés de la vie sociale, entre la famille, la commune et l’État, on a découvert une ressemblance de principe, une analogie de constitution, qui ont fait considérer les deux derniers comme provenant directement de la première. État, commune, famille ont paru comme les trois anneaux consécutifs d’une même chaîne, trois anneaux faits de même métal sur le même patron et ne différant guère que par les dimensions[8]. La commune n’est que la famille agrandie, l’État enfin, ou mieux le peuple russe, n’est que la réunion de toutes les communes formant une grande famille, dont primitivement tous les membres étaient égaux et dont le père est le grand-prince, le tsar, l’empereur. Le pouvoir du souverain est illimité, comme le pouvoir du père. L’autocratie n’est, ainsi, que le prolongement de l’autorité paternelle. De la part des Russes, c’est du reste, à tous les degrés de l’échelle, une obéissance d’enfant plutôt qu’une obéissance d’esclave. Le langage populaire est à cet égard instructif, et il n’y faut pas voir de vaines et vides formules. À son égal, le Russe dit : mon frère ; à son supérieur de tout rang, à son seigneur jadis, aux fonctionnaires, au tsar même, l’homme du peuple dit : père, petit-père, batiouchka. De la base au sommet, l’empire immense du Nord paraît dans toutes ses parties et à tous les étages construit sur un même plan et dans un même style ; toutes les pierres semblent provenir d’une seule carrière, et l’édifice entier repose sur une seule assise, l’autorité patriarcale. Par ce côté, la Russie se rapproche des vieux États de l’Orient et s’éloigne décidément des États modernes de l’Occident, tous édifiés sur la féodalité et l’individualisme.

Il y a dans de telles vues une part de vérité et une part d’erreur ou d’exagération. La Russie, à bien des égards, est un état patriarcal, et il est difficile de parler d’elle sans avoir recours à ce bon vieux mot. Entre TÉtat, la commune, la famille, il y a un lien continu et une visible filiation. Le principe d’autorité est le même à tous les échelons de la vie sociale, et l’on en pourrait dire autant du principe d’égalité, qui, préservé dans la famille et la commune, est en train de renaître en son intégrité dans l’État. Ce sont là de réelles et frappantes analogies, mais en toutes choses, plus les analogies sont vraies, et plus il importe de ne pas perdre de vue les différences. À côté des ressemblances originaires, il y a les dissemblances successivement marquées par les siècles, et lentement creusées par l’histoire. Plus il est tentant de ramener tout l’état social d’un grand peuple à un seul et même principe, et moins il faut oublier que les hommes et les nations se laissent malaisément représenter et résumer en une formule. Les États modernes les moins complexes et les plus isolés ont trop vécu, ont trop subi d’influences pour avoir une telle unité de structure, une telle simplicité d’ordonnance.

Le peuple russe conserve encore dans ses usages, dans ses manières de voir, le caractère, ou mieux l’esprit, le sentiment patriarcal ; mais, sous la pression de besoins nouveaux et au contact du dehors, l’État russe s’est singulièrement modifié, il s’est dépouillé des vieilles formes, il est devenu ce qui répugne le plus à l’esprit patriarcal, un état bureaucratique. Si la famille peut être regardée comme le prototype des deux seules institutions vraiment nationales de la Russie, de la commune et de l’autocratie. L’une et l’autre ne ressemblent plus à leur modèle que par une face, et par une face opposée. La famille russe, l’ancienne famille patriarcale a deux traits distinctifs : l’autorité illimitée du père, la propriété indivise entre les enfants. De ces deux traits, l’État, l’autocratie, a retenu le premier ; la commune, le mir, a gardé le second. L’État a non seulement laissé tomber la communauté primitive, il a laissé s’obscurcir l’égalité, conservée dans le mir, La commune, en gardant la communauté et l’égalité, a laissé dans son sein s’altérer l’autorité ; le chef élu porte bien encore le titre de chef de famille, le nom d’ancien ; il n’a plus le pouvoir du père. État et commune, suivant deux chemins divergents, se sont simultanément éloignés du type initial, et aujourd’hui la famille russe elle-même, demeurée si longtemps comme le modèle intact de tout l’organisme social, la famille du paysan est en train de perdre son caractère primitif, son caractère patriarcal.

En dehors de toutes ces similitudes et ces différences, une chose est certaine, c’est que le moujik continue à regarder la Russie comme une famille et le tsar comme un père, investi d’une autorité absolue ; c’est aussi que la commune des paysans et l’autocratie impériale sont les deux grandes forces historiques de la Russie. Le mal est qu’entre les deux, entre ces deux extrémités du vieil État slave, on n’aperçoit, du faite à la base, aucune institution vraiment nationale, aucune sortie spontanément du sol, aucune y ayant pris racines. « Aujourd’hui comme il y a deux cents ans, écrivait quelques mois après l’émancipation des paysans le slavophile G. Samarine, il n’y a sur toute la terre russe que deux forces vivantes : l’autocratie au sommet, la commune rurale au bas ; mais ces deux forces, au lieu d’être rattachées ensemble, sont au contraire séparées par toutes les couches intermédiaires[9]. » C’est là une observation capitale, presque aussi vraie aujourd’hui qu’au lendemain de l’émancipation. Le tsar et le paysan, l’autocratie et la commune restent les deux grandes forces de l’empire ; mais il leur manque un lien, un joint. Tout ce qui est entre elles, tout ce qui est censé les unir et les rapprocher, fonctionnaires ou propriétaires, tchinovnisme, ancienne noblesse, bourgeoisie naissante, les sépare, les isole. De là, malgré leur dévouement réciproque, malgré la connexité apparente de leurs intérêts, la difficulté pour la puissance impériale et la commune rurale de s’entr’aider toujours efficacement l’une l’autre. Faute d’organes pour les relier ensemble, le paysan ne peut recevoir de son souverain tous les bienfaits, toute la protection qu’il en attend ; le souverain à son tour ne peut confier sa défense et sa sécurité aux humbles moujiks. Pour les paysans, le tsar est trop haut, ils ne savent comment arriver jusqu’à lui ; pour le tsar, le moujik, le peuple des campagnes est trop bas, il ne sait guère comment l’atteindre. Entre eux il ne peut y avoir de contact direct. Si faibles qu’elles semblent, bien qu’elles n’aient pas de force en elles-mêmes, bien qu’elles soient sans racines dans le pays ou dans le peuple, les classes intermédiaires ont dans l’État, dans l’administration, dans la vie nationale, un rôle qu’on ne leur peut enlever. Aussi, lorsqu’en face des aspirations libérales d’une partie des classes civilisées, on conseille au tsar de s’appuyer uniquement sur le peuple, sur le moujik, on oublie que le trône autocratique ne peut être assis immédiatement sur la commune villageoise.

L’éloquent slavophile, frappé de la confuse agitation des classes cultivées, inquiet des impatientes revendications des assemblées de la noblesse, de la presse, des universités, à une époque qui n’était pas sans analogie avec les dernières années d’Aleïandre II, le même G. Samarine prévoyait que si une pareille agitation continuait, on pourrait assister « au terrible rapprochement des deux extrémités, de l’autorité suprême et du bas peuple », rapprochement dans lequel tout ce qui est entre le trône et les masses populaires risquerait d’être broyé, « et ce qui est entre, disait Samarine, c’est toute la Russie lettrée, toute notre culture[10]. ». Cette perspective de l’écrasement des classes civilisées par un soudain et violent rapprochement du peuple et de l’autocratie est la plus sombre de toutes celles que l’avenir peut ouvrir à la Russie ; mais, quand une telle catastrophe serait possible, ce ne serait pas une solution. Un soulèvement populaire, provoqué par les attaques contre la puissance du tsar, aurait tous les dangers et tous les défauts d’une révolution, sans que des ruines ainsi amoncelées il pût rien sortir.

Si l’on peut dire que le tsar et le moujik, l’autocratie et la commune, sont encore les deux forces vivantes de la Russie et que rien ne saurait résister à leur choc, on ne saurait prétendre qu’elles peuvent se suffire l’une à l’autre. Loin de là, de même que le paysan dans son izba est impuissant à protéger la vie de l’empereur, le souverain, dans son Palais d’hiver comme dans ses résidences de Tsarsko ou de Livadia, est souvent inhabile à défendre les paysans contre les vexations de ses propres employés, de sa propre administration.




CHAPITRE II


Les fonctionnaires communaux. — La commune administrée par ses élus. — Comment l’autonomie communale se concilie avec le régime autocratique. — Anciens de villages : le starost et le starchine. — Précautions prises contre leur tyrannie. — Influence excessive du pisar ou greffier dans un milieu d’ordinaire illettré. — L’instruction affranchira les communes de ce nouveau joug.


Dans la commune russe, de même que dans toute démocratie, le pouvoir législatif est aux mains des assemblées, le pouvoir exécutif aux mains de fonctionnaires élus. Le régime démocratique y est poussé si loin que les attributions judiciaires, concédées au bailliage ou volost, y sont également remises à l’élection. Ces fonctionnaires, il ne faut point l’oublier, ne sont pas seulement choisis par les paysans, ils sont, du premier au dernier, pris dans leur propre sein. Ce ne sont du reste que les exécuteurs de la volonté du mir, sauf dans les cas où ils servent d’instruments au pouvoir central. Celui-ci n’a rien à redouter de l’élection des magistrats communaux ; il trouve dans ces fonctionnaires élus autant de docilité, autant de bonne volonté, que dans des agents nommés directement par lui. La raison en est simple : ce n’est pas seulement le respect et la crainte qu’ont pour l’autorité, pour les représentants du tsar, tous les paysans, c’est que le gouvernement songe peu à s’immiscer dans les affaires intérieures des communes rurales, et que, de leur c6té, les communes n’ont aucune velléité de toucher aux questions étrangères à leur sphère d’action naturelle. Elles demeurent enfermées dans les limites de leur compétence, et, comme il n’y a point encore d’élections politiques, ni le gouvernement ni les particuliers n’ont intérêtà les en faire sortir pour changer les fonctionnaires communaux en agents du pouvoir ou des partis. Ainsi s’explique le maintien de ces petites démocraties dans un État autocratique, et la coexistence séculaire de ces deux autorités, également respectées et presque également souveraines dans leur domaine respectif, l’autorité du mir et l’autorité du tsar. Entre elles, il n’y a pas de lutte, pas de conflit, parce qu’il n’y a pas de frottement, qu’il n’y a même pour ainsi dire pas de contact.

Ainsi s’explique, ce qui est peut-être plus remarquable encore, l’autonomie légale de la commune dans un pays où règne une bureaucratie omnipotente et minutieuse, jalouse de mettre partout sa main et sa marque. Le dédain des hautes classes pour le moujik, leur longue ignorance des choses du mir, ont été pour ce dernier une barrière et une protection. Les communes rurales sont cependant loin d’être toujours à l’abri de l’ingérence et des rapines des employés inférieurs. Avant l’émancipation, les paysans des domaines de l’État avaient à compter avec les exigences des tchinovniks comme les serfs des propriétaires avec l’arbitraire du seigneur ou avec la rapacité de son intendant. Aujourd’hui encore les communes sont souvent, de la part de la police et des employés inférieurs, victimes d’abus de pouvoir et de prévarications qui, dans la pratique, leur enlèvent les bienfaits de leurs libertés.

Les fonctionnaires de la commune sont tous élus, et d’ordinaire tous payés. C’est encore là une des conséquences naturelles de la constitution même du mir, de l’égalité de ses membres et du régime de la communauté. Des paysans, choisis par leurs voisins, ne pourraient guère, le plus souvent, exercer gratuitement des fonctions qui exigent du temps et imposent de la responsabilité. À cet égard aussi, la commune russe est un type vivant et obscur de l’extrême démocratie ; ce qui est plus singulier. c’est que, sous ce rapport, le mir ne fait pas exception en Russie. Dans toutes les institutions provinciales ou municipales, du haut en bas de l’échelle sociale, les fonctions électives sont d’ordinaire salariées.

Les fonctionnaires communaux ont des avantages de deux sortes : ils sont d’abord exemptés par la loi de tous les impôts en nature à la charge de la commune, exemptés de tout châtiment corporel, car, chez ces petites républiques rustiques, moins soucieuses de la dignité humaine qu’économes du temps ou de l’argent, l’usage des verges, aboli dans la juridiction criminelle ordinaire, est maintenu ou plutôt toléré par la loi[11]. D’habitude les fonctionnaires de la commune reçoivent en outre une gratification en argent ou en nature dont le chiffre est laissé à la décision des assemblées communales. Les fonctions, comme celles d’ancien de village, qui à l’origine étaient gratuites, sont presque partout rétribuées aujourd’hui. Malgré cette indemnité et ces privilèges les charges communales ne sont pas d’ordinaire fort enviées ; les paysans les plus capables de les remplir s’en montrent souvent peu jaloux, souvent les candidats manquent, et les administrateurs en place cherchent des prétextes pour en déposer le fardeau. Il faut parfois l’autorité et la violence du mir, auquel personne n’ose désobéir, pour trouver des maires de village. Parfois, dans ces petites démocraties illettrées, se montre un dégoût des fonctions publiques qui rappelle les répugnances des sujets de Rome pour les charges municipales, à la fin de l’empire Romain[12]. Le mal est déjà profond et presque général ; on aurait tort cependant d’y voir, pour les institutions rurales, un germe d’irrémédiable décadence. Il est des magistrats communaux qui s’attachent à leurs fonctions ; si beaucoup en abusent, quelques-uns les remplissent avec un dévouement qui, sur une scène plus vaste, leur vaudrait les applaudissements des hommes[13]. L’attachement au mir et le respect pour ses décisions sont encore, chez d’ignorants paysans, le principe de naïves et simples vertus, sans lesquelles le mir, comme la république de Montesquieu, aurait peine à vivre.

Les fonctionnaires de la commune sont nombreux, et, par suite, l’administration rurale est relativement compliquée et dispendieuse ; c’est là un des reproches que lui font ses adversaires. À la tête de chaque communauté de village est une sorte de maire ou de bailli, portant le titre d’ancien ou de vieux (starosta). À la tête du bailliage ou volost est un fonctionnaire analogue dont le rang supérieur dans la hiérarchie villageoise est indiqué par une sorte de superlatif ou d’augmentatif de ce titre patriarcal : on l’appelle starchina. À l’origine, quand la communauté n’était encore qu’une famille agrandie, le chef était le plus âgé ; alors même que ce ne fût pas toujours le plus vieux, il en garda le nom. Comme marque de leur autorité, ces anciens portent à leur cou une chaîne et une médaille de bronze. Starost et starchine sont, le premier sous le contrôle du second, chargés de la police et du maintien de l’ordre ; ils ont en certaines circonstances le droit d’imposer aux perturbateurs du repos public soit une légère amende, soit un ou deux jours d’arrêts ou de corvée. Starost et starchine veillent à l’entretien des chemins vicinaux, administrent les caisses communales, les écoles, les hospices et toutes les fondations du mir. À leurs obligations envers leurs électeurs s’en joignent d’autres envers le pouvoir central ; ils doivent veiller à la rentrée des impôts, au recrutement militaire, à la dénonciation des vagabonds dépourvus de passeports, à l’arrestation des coupables poursuivis par la justice.

La propriété collective impose naturellement aux chefs de la commune, au starost surtout, des occupations d’un genre particulier et tout économique. L’ancien est, dans une certaine mesure, l’homme d’affaires, l’intendant, parfois même le chef de culture de la communauté. Quelles que soient leurs attributions, ces maires ou baillis de village ne doivent être que les exécuteurs des ordres du mir, ils doivent en toute occasion lui demander des instructions ou lui rendre des comptes. Ces fonctionnaires communaux, les starostes de village du moins, sont parfois sans influence sur leur commune ; l’ascendant qu’ils possèdent, ils le doivent moins à leur titre qu’à leur expérience ou à leur considération personnelle.

Le starchine ou chef de bailliage (volost) a une autorité plus grande et d’ordinaire en use plus largement. Bien que la loi semble avoir mis à son pouvoir des bornes étroites, les paysans ont souvent à se plaindre de son arbitraire. Une des raisons de cette propension des starchines à abuser de l’autorité qui leur est attribuée, c’est d’abord que, contrairement à l’esprit de l’acte d’émancipation, les ispravniks et les officiers de la police ont peu à peu subordonné à leur influence directe ces chefs attitrés de la classe rurale, jusqu’à les réduire trop fréquemment à l’état de simples agents ou instruments de la police. Certaines lois, rendues dans les dernières années d’Alexandre II, ont contribué à cette fâcheuse métamorphose. C’est ainsi qu’en opposition avec le statut d’émancipation, sur lequel l’administration impériale n’a cessé de revenir peu à peu[14], une loi de 1874 a conféré à l’ispravnik le droit de mettre les anciens de village à l’amende ou aux arrêts, ou même de demander aux gouverneurs de province leur révocation. Une pareille mesure n’était pas faite pour relever ces humbles fonctions et y attirer les paysans les plus capables. Soumis au joug des représentants inférieurs du pouvoir central, les anciens de bailliage ont pris en partie les défauts, l’arrogance et la cupidité des tchinovniks dont ils se trouvaient dépendre. Un autre motif des vices signalés dans l’administration intérieure des paysans, c’est la trop grande étendue de la volost, qui est en réalité l’unité administrative rurale. Avec des circonscriptions aussi vastes, l’ancien ne peut guère être connu personnellement de ses électeurs, il se dérobe plus aisément à leur surveillance, parfois il n’est nommé que grâce à l’appui ou aux injonctions de la police. En outre ses fonctions deviennent plus compliquées et plus absorbantes ; au lieu de ne leur consacrer que ses moments perdus, le starchine tend à se transformer en un fonctionnaire bureaucrate, aussi vénal et tyrannique que les tchinovniks non élus.

Ce n’est pas que le législateur ait omis de chercher des garanties contre l’arbitraire et les excès de pouvoir des anciens de village ou de bailliage. Les premiers sont obligés de consulter à de courts intervalles l’assemblée souveraine des pères de famille, qu’il est toujours aisé de réunir. Quant aux starchines, nommés comme les starostes pour trois ans, ils ont près d’eux, outre l’assemblée du bailliage élue par les diverses communes, une sorte de commission ou de conseil permanent appelé administration de volost (volostnoê oupravlenié). Cette commission est composée de tous les starostes de village ou de leurs adjoints, et des collecteurs d’impôts, fonctionnaires également nommés par le mir. Au lieu de leurs anciens, les communautés de village sont libres d’envoyer à ce conseil un ou deux assesseurs spéciaux (zasédately). Dans les petites affaires, cette commission permanente n’a que voix consultative ; dans les questions de quelque importance, la décision lui appartient, sauf recours à l’assemblée de la volost.

On voit que de précautions prises contre l’arbitraire des anciens de bailliage : à ne considérer que les lois, aucune constitution politique n’est plus ingénieuse en garanties, plus riche en contrepoids. Les fonctionnaires se surveillent et se contrôlent les uns les autres. Les starostes ou leurs assesseurs réunis forment le conseil du starchine, qui est leur chef hiérarchique, et au-dessus de ces fonctionnaires ou de ces conseils, tous élus, il y a les assemblées de commune et de volost, omnipotentes et fréquemment convoquées. Certes, s’il y a des abus, des fraudes, des tyrannies locales, si l’argent ou l’eau-de-vie gardent un grand empire sur les magistrats communaux, la faute n’en est pas au manque de frein. La faute en est avant tout aux mauvais exemples d’en haut, à la vénalité et à l’arbitraire dont sont imprégnées toutes les institutions, et qui gâtent fatalement les meilleures.

Outre leurs fonctionnaires et leurs juges, les communes russes ont des employés qui, selon la décision du mir, sont élus par les assemblées ou pris à gages par les autorités, et qui dans l’humble administration rurale apportent parfois les germes de corruption du dehors. Tels sont les surveillants ou inspecteurs des magasins de la commune, les gardiens des bois ou des prairies, les bergers communaux, et surtout l’écrivain ou greffier. Ce dernier a dans la vie du mir un rôle important ; il est la cible de beaucoup des traits lancés contre le libre gouvernement des paysans. Cet écrivain (pisar), qui n’est qu’un commis à gages, sans pouvoir légal, est souvent en fait la première autorité du village, le véritable arbitre de la commune. Le paysan et les anciens abdiquent entre ses mains. La grande enquête agricole est remplie de dénonciations et de doléances à ce sujet. Le scribe est d’ordinaire étranger à la commune, étranger même à la classe des paysans par l’éducation et les habitudes, si ce n’est par la naissance. C’est tantôt un séminariste qui n’a pas achevé son cours, tantôt un soldat retiré du service, d’autres fois un employé chassé d’une chancellerie de l’État et réfugié dans les campagnes, où il fait descendre avec lui les abus de la bureaucratie russe.

Indifférents aux intérêts des paysans et mal rétribués, ces greffiers n’ont d’autre souci que de ramasser quelques roubles. Souvent déclassés, ils sont parfois enclins aux idées révolutionnaires ; si jamais la propagande anarchique parvient à pénétrer dans le peuple des campagnes, ce sera par leur entremise ou celle des instituteurs[15].

Dans les villages, où tout le monde porte le vieux costume moscovite, l’armiak ou la chemise rouge, le pisar se distingue par ses vêtements à l’allemande, à l’occidentale. Ce chétif greffier semble ainsi se désigner lui-même comme un représentant de la culture européenne, exilé au milieu des moujiks. Ce n’est point de là que lui vient son influence, elle lui vient naturellement d’une double supériorité, la supériorité de l’homme lettré et de l’homme au fait de la loi. On sait quelle autorité possède fréquemment en nos petites communes, près de maires ignorants ou négligents, le secrétaire de la mairie : qu’on juge par là de l’ascendant d’un pareil secrétaire sur des paysans illettrés.

L’instruction est encore fort loin d’être répandue dans les campagnes de Russie. En beaucoup de villages, il est peu d’hommes, surtout parmi les gens âgés, parmi les anciens, qui possèdent la science de la lecture ou l’art de l’écriture. Le mir, avec ses usages naïfs et ses traditions orales, ne ressentirait pas fréquemment le besoin de recourir à la plume ; mais la loi oblige assemblées et fonctionnaires de commune ou de volost à enregistrer la plupart de leurs décisions. L’intervention d’un scribe est ainsi nécessaire, et plus la loi exige de paperasses, plus elle confère d’autorité au commis qui les peut seul déchiffrer ou rédiger. En y voulant introduire plus de régularité, le législateur a ainsi fait entrer dans ces ignorantes démocraties un principe de corruption. Dans un milieu illettré, le seul homme en possession de la clef de la loi écrite, le seul en état de correspondre avec les autorités gouvernementales, prend un inévitable et dangereux empire.

L’apparente autonomie des communes rurales n’aboutit, dit-on aujourd’hui, qu’à la domination des fripons de greffiers (ploutovatykh pisarei), comme les appelait le général Fadéief[16]. Le moujik, affranchi de la tutelle de l’ancien seigneur et du contrôle de l’homme réellement civilisé, tombe sous le joug irresponsable d’un scribe grossier et intrigant. Cela n’est souvent que trop vrai, mais ce règne souverain du pisar n’est qu’éphémère ; pour y mettre fin, il n’est pas besoin d’abolir les franchises des villageois, il suffit de multiplier chez eux les écoles. Lorsqu’ils n’auront plus besoin du secours d’autrui pour connaître leurs droits et leurs devoirs, les moujiks cesseront de signer naïvement d’une croix les décisions ou les sentences rédigées en leur nom par leurs scribes. Selon le mot de G. Samarine, les paysans apprendront avec le temps à se tenir sur leurs pieds, et le moment viendra où ils seront en état de marcher tout seuls[17]. Malheureusement la lenteur des progrès de l’instruction primaire ne permet pas d’espérer que les communes rurales soient de longtemps en état de s’émanciper de cet humiliant servage.




CHAPITRE III


Les assemblées de la commune et de la volost. — Dans les communautés de village, pas de conseil élu. Assemblée composée des chefs de famille. En quoi cette démocratie patriarcale diffère de nos démocraties individualistes. Qualités et défauts de ces assemblées. Leur droit d’exclusion ou d’ostracisme. Absence de formalités et de votes réguliers. De l’habitude dans le mir, comme dans l’ancien vetché, de prendre les résolutions à l’unanimité. — Pouvoir du mir sur ses membres. Dépendance de l’individu dans ces communes autonomes.


Ce qu’il y a de plus original dans la commune russe, ce sont ses assemblées délibérantes. Le mir moscovite garde encore intacts et saillants beaucoup de traits qui, dans presque tous les pays de l’Occident, ont été effacés par les derniers siècles. Dans la commune rurale, pas de conseil, pas d’assemblée élue ; les paysans se réunissent en libres assemblées, discutent, s’entendent entre eux sans l’intermédiaire de représentants. C’est le régime de la démocratie dans sa forme la plus simple et la plus primitive, le régime jadis en usage dans le vetché des villes russes, encore subsistant aujourd’hui dans les landgemeinde des vieux cantons suisses et naguère dans les anteiglesias des provinces basques, régime longtemps conservé en France dans nos paroisses comme dans la plupart des pays de l’Occident, et en partie transporté par les colons anglais au delà de l’Océan[18]. Dans la commune russe (selskoé obchtchestvo)f comme dans le township américain, il n’y a pas de conseil municipal. Les fonctionnaires, élus directement par les habitants, recueillent directement les instructions et les volontés de leurs électeurs.

Cette absolue démocratie, ce contrôle immédiat et perpétuel des élus par les électeurs, des mandataires par les mandants, n’est naturellement possible que dans un champ restreint. En Russie, où la population dépasse rarement trente habitants par kilomètre carré, les limites au delà desquelles un tel mode de gouvernement devient impraticable sont bientôt atteintes. Aussi les antiques formes du mir russe, religieusement conservées dans les communes primaires pour l’assemblée de village (selskii skhod), n’ont-elles pu être appliquées, dans des circonscriptions plus étendues, aux assemblées de volost. En créant cette nouvelle unité administrative, la loi y a introduit le système représentatif.

L’assemblée de la volost se compose de tous les fonctionnaires élus du bailliage, joints aux délégués choisis par les assemblées de village, à raison d’un membre par dix feux, ou, comme disent les Russes, par dix cours (dvor). Ce conseil doit en tout cas compter au moins un représentant de chaque hameau, et, comme nous l’avons indiqué plus haut, il possède une sorte de commission permanente formée des chefs des diverses communautés. L’assemblée de la volost a pour principale mission d’élire les fonctionnaires et les juges du bailliage ; c’est elle aussi qui désigne les représentants des paysans aux assemblées de district, sortes de conseils généraux communs à toutes les classes. Ces assemblées de volost peuvent entreprendre les travaux ou les fondations au-dessus des forces de chaque communauté isolée, construire des chemins, élever des écoles ou des hospices ; à cet effet, elles ont le droit de voter des taxes locales.

Grâce à la propriété collective et au maintien des usages traditionnels du mir, l’assemblée de village (selskii skhod) reste à la fois la plus importante pour les habitants, la plus intéressante pour l’étranger. Elle se compose non point de tous les paysans de la communauté, mais seulement des chefs de ménage (domokhoziaïny). À ce titre, les femmes veuves ou temporairement privées de leur mari y peuvent prendre place. Dans les villages des ingrates régions du Nord, où les hommes vont chercher du travail au loin, les assemblées communales comptent ainsi un grand nombre de femmes. Ce n’est pas l’individu à titre personnel qui intervient dans la délibération des intérêts communs, c’est la famille représentée par son chef. Telle est du moins la tradition du mir. À ce point de vue, on peut dire que cette assemblée, dont les membres ne sont point élus, est en réalité une chambre représentative, chacun de ses membres étant le délégué de droit ou le mandataire-né d’une maison, d’une famille. Ce mode de composition par feu ou par ménage découle encore du principe initial de la commune russe, de la propriété collective. Comme le plus souvent c’est par ménage, par tiaglo ou par dvor, que se fait la répartition des terres, c’est la famille en tant que membre de la communauté qui délibère sur les affaires communes ; c’est la famille et non l’individu qui est l’unité sociale et possède une voix dans les conseils de la société. Parfois du reste, quand autour du même foyer se réunissent plusieurs ménages, la maison qui reçoit plusieurs lots de terre peut, du consentement d’autrui, déléguer à l’assemblée deux ou plusieurs membres.

Il est oiseux de montrer combien ce régime de démocratie patriarcale diffère de la démocratie individualiste, telle qu’elle est comprise ou constituée ailleurs. En fait, ce vote par unité domestique, par famille ou par ménage, est bien plus équitable et plus naturel que le vote par tête d’individu mâle et adulte ; il représente bien mieux tous les intérêts, tous les droits et même toutes les personnes que notre suffrage universel qui, ne tenant aucun compte des femmes et des mineurs, ne représente réellement qu’un sexe et qu’un âge, et additionne comme des unités de même ordre des quantités numériquement inégales. Le système du mir, plus réellement égalitaire et représentatif, est en même temps plus conservateur. C’est à lui sans doute que la commune russe doit en grande partie le maintien de ses franchises et son autonomie séculaire. Cette subordination de l’individu à la famille corrigeait ce qu’il pouvait y avoir d’excessif ou de périlleux dans ce régime d’une démocratie s’administrant directement elle-même, sans le secours de représentants élus. Naguère encore l’assemblée de village des moujiks pouvait être considérée comme un sénat rustique dont les anciens de chaque famille étaient les membres de droit. Malheureusement, avec les partages de famille, ces assemblées tendent peu à peu à perdre ce caractère ; elles deviennent de plus en plus nombreuses, de plus en plus turbulentes, car les anciennes formes de gouvernement du mir se modifient et s’altèrent avec les progrès de l’individualisme au foyer domestique.

Tous les chefs de maison sont, par la coutume et la loi, convoqués aux assemblées ; il n’y a aujourd’hui d’exception qu’à l’égard des condamnés pour vols ou autres délits graves. Une certaine école voudrait voir étendre la liste de ces exclusions et restreindre le nombre des membres de l’assemblée. Dans la presse et dans les réunions de la noblesse, des écrivains et des orateurs ont demandé avec insistance que le droit de vote à l’assemblée communale fût enlevé aux contribuables arriérés et même aux mauvais débiteurs, afin, dit-on, de laisser tout le règlement des affaires aux paysans ordonnés et laborieux[19]. Sous prétexte d’éloigner des délibérations les mauvais sujets ou les ivrognes, on arriverait ainsi à supprimer pratiquement l’égalité traditionnelle des membres du mir, à créer dans les communes rurales une sorte de cens ; car, grâce au poids des impôts, on sait que dans beaucoup de villages le nombre des contribuables en retard est considérable, et que parfois le village entier est hors d’état d’acquitter les taxes dues au Trésor.

La commune est une institution essentiellement populaire et traditionnelle, il serait dangereux d’en ébranler les fondements, fût-ce pour la consolider ou en rectifier l’ordonnance. La présence de tous les chefs de famille au conseil communal est la conséquence naturelle du principe de la communauté ; ceux qui veulent exclure des assemblées un grand nombre de paysans tendent par là, sciemment ou non, à la dissolution du mir, à la suppression de la propriété collective. Les familles qui ne seraient plus représentées dans les réunions où se fait la répartition des terres et des impôts risqueraient fort d’être lésées dans ces partages ; elles perdraient pratiquement leur droit au domaine commun, et verraient la propriété collective tomber indirectement en désuétude. Quelque opinion que l’on ait sur le maintien des communautés de village, cette manière détournée de les dissoudre serait de tous les procédés d’abrogation le plus arbitraire et le plus inique.

L’ignorance, l’ivrognerie et la paresse ne sont point, du reste, les seules plaies du mir, ou, pour mieux dire, ces vices trop fréquents se manifestent souvent d’une manière inattendue par la domination d’une minorité de paysans aisés sur la majorité de leurs coassociés. Contribuables en retard, débiteurs insolvables et hôtes assidus du kabak (cabaret), tombés dans la dépendance de leurs voisins plus habiles ou plus sages, deviennent pour leurs créanciers comme une clientèle docile. De là parfois, dans une constitution éminemment démocratique, le règne d’une sorte d’aristocratie villageoise ; de là la fâcheuse domination de ces exploiteurs du paysan, de ces koulaky, de ces mangeurs du mir (miroiédy), si souvent signalée dans la grande enquête agricole[20]. De tels faits montrent une fois de plus combien il est difficile de toujours prévoir les conséquences pratiques d’une législation ou d’une constitution. Les mœurs et les circonstances ont souvent beaucoup plus d’influence que tous les articles de loi ou les règlements d’administration. Le mir russe est exposé à deux inconvénients inverses : il peut servir d’instrument à une envieuse et paresseuse démagogie de village ; il peut aussi bien être mis au service d’une petite et rapace oligarchie de clocher. Le mir est, comme bien d’autres institutions, placé entre deux écueils opposés ; nous verrons plus loin quels sont les moyens suggérés pour l’en préserver.

Les communautés de village sont aujourd’hui même loin d’être entièrement désarmées contre les mauvais sujets ou les perturbateurs. L’assemblée communale possède à l’égard de ses membres un droit d’exclusion. La coutume lui donne la faculté d’interdire à qui bon lui semble de prendre part à ses délibérations, et la loi lui reconnaît ce singulier privilège, pourvu qu’elle n’en use pas pour plus de trois ans de suite envers la même personne[21]. Un tel droit d’ostracisme a beau nous paraître excessif, il est peut-être indispensable à des diètes villageoises, dont aucun mandat n’ouvre les portes. Le pouvoir de la commune sur ses membres va plus loin encore. L’assemblée n’est pas seulement libre d’exclure de son sein tel ou tel individu, elle est libre de le bannir de la communauté et du territoire même de la commune, ce qui, pour le malheureux expulsé, aboutit d’ordinaire à la déportation en Sibérie[22]. Ce droit d’exil, qui aux mains d’une si chétive autorité nous paraît exorbitant, n’est encore qu’une conséquence logique du principe générateur du mir, de la propriété indivise et de la solidarité de l’impôt. La commune, responsable des taxes de tous ses membres, est maîtresse de les retenir dans son sein, maîtresse de les en rejeter, afin de n’être pas surchargée par la désertion des uns, ou appauvrie par les vices des autres. En dépit de quelques abus, le gouvernement impérial n’a pas encore osé dépouiller les communes de cette double prérogative ; il a seulement cherché à en contrôler et borner l’exercice. C’est ainsi qu’un règlement d’avril 1877 a soumis les arrêts de bannissement prononcés par les communes contre leurs membres vicieux à la confirmation d’une autorité spéciale. Une circonstance particulière avait vers cette époque accru l’utilité d’un contrôle. D’après la loi, les frais du transport en Sibérie des paysans exclus de leur commune restent à la charge de cette dernière. Cette considération restreignait beaucoup le nombre des expulsions, avant qu’un certain nombre d’assemblées provinciales (zemstvos) eussent imaginé de prendre cette dépense à leur charge, pour permettre aux communes pauvres de se débarrasser des mauvais sujets et en particulier des voleurs de chevaux, qui sont un des fléaux des campagnes. L’intention était louable, mais, en devenant gratuit, le bannissement était devenu plus fréquent, et l’on avait vu se multiplier les sentences arbitraires ou iniques. D’un autre côté, l’abolition complète du droit d’expulsion, telle qu’elle a parfois été agitée au Conseil de l’empire, pourrait pousser les communes à des mesures plus inhumaines. On a vu plus d’une fois, en effet, les paysans organiser une espèce de chasse contre des malfaiteurs réels ou supposés, expulser violemment des accusés absous par le jury, traquer des voleurs de chevaux impunis et aller en certains cas, avec de prétendus sorciers par exemple, jusqu’au meurtre. On pourrait dire ainsi que, pour des raisons assez analogues, il existe, dans les villages russes comme dans les campagnes américaines, une sorte de loi de Lynch[23].

Dans des réunions d’un caractère aussi primitif que les assemblées de village, ce serait une erreur que d’attacher une trop grande importance aux injonctions ou aux restrictions de la loi. Il ne faut point se représenter ces réunions de moujiks comme des séances de conseils régulièrement convoqués, où l’on n’est admis qu’avec une carte d’électeur, où les suffrages des votants sont religieusement recueillis et comptés. Le mir est le produit de la coutume, les mœurs et l’habitude y tiennent lieu de loi. Le législateur peut édicter, dans des oukazes en tant et tant d’articles, les règles à observer pour la convocation et les délibérations de ces assemblées de village, il faudra beaucoup de temps pour que tout y soit scrupuleusement conforme aux édits et aux lois. Rien de moins formaliste que ces réunions de paysans ; on n’y connaît point de règlements à la façon de ceux qui président à nos assemblées ou à nos conseils électifs. On n’y observe ni cérémonial ni étiquette. L’assemblée est entièrement maîtresse d’admettre à la discussion comme au vote qui bon lui semble.

Les réunions ont lieu d’ordinaire en plein air, le plus souvent le dimanche, après l’office, aux environs de l’église, ou sur ces longues places qui servent de rues aux villages russes. Toute la population, hommes et femmes, adultes et enfants, assiste à la délibération. Là où se sont conservées les vieilles mœurs, les pères de famille, répartis en groupes ou formés en cercles, discutent les questions du jour pendant que les jeunes gens se tiennent un peu à l’écart ou écoutent en silence. Par malheur, les jeunes gens ont depuis l’émancipation pris le goût de l’indépendance, ils perdent de plus en plus le respect des cheveux blancs, qui, naguère était un des traits distinctifs du moujik et du mir. La jeunesse ne craint plus de couvrir la voix des vieillards, et parfois déjà ces derniers désertent l’assemblée. Le gouvernement du mir se trouve ainsi atteint indirectement dans son principe, dans ce qui en faisait la force et la stabilité. La commune tout entière ressent le contrecoup de la révolution en train de s’accomplir dans la famille, car, selon une remarque de H. E. Renan, « l’exclusion de la jeunesse des affaires est le trait de ces sortes de constitutions patriarcales[24]. ».

Dans ces séances il n’y a ni bureau ni président ; l’ancien, qui convoque la réunion et est censé la présider, reste parfois confondu dans la foule. Quand il ne leur rend pas compte de ses actes ou de ses projets, l’ancien ne fait guère qu’interroger les assistants et leur demander s’ils approuvent telle ou telle mesure, telle ou telle décision. On parle de tous côtés, tour à tour, ou tous à la fois sans demander la parole ; d’ordinaire on fait peu de phrases et peu d’éloquence. Le plus souvent les affaires se terminent au kabak, au cabaret ; c’est là que discutent les fortes têtes du village, là que se tiennent, pour ainsi dire, les commissions d’étude de l’assemblée. Comme dans toutes les réunions des paysans, on boit beaucoup avant, beaucoup après. Ce serait cependant une erreur que de se représenter ces réunions comme des assemblées d’ivrognes ; d’ordinaire un homme ivre n’y serait point admis. Dans la discussion, le langage n’est point toujours parlementaire, il est souvent véhément et imagé : les railleries, les quolibets, les personnalités n’y sont pas hors d’usage. La douceur du caractère, les formes patriarcales ou les locutions bibliques de la langue, la politesse à demi orientale du paysan, donnent néanmoins à la plupart des séances de ces sénats de village une dignité simple et naïve qui ne se retrouve pas toujours dans les chambres de nos États parlementaires[25].

Dans ces assemblées il n’y a point le plus souvent de vote régulier. On n’y connaît ni urnes, ni bulletins de vote, ni scrutin public ou secret. L’empereur Nicolas avait voulu introduire chez les paysans de la couronne les bulletins ou les boules de l’Occident : la volonté du tsar échoua devant l’autorité de la coutume. Cette répugnance des moujiks pour les formes régulières de la liberté occidentale ne tient pas seulement à leur ignorance ou à leur simplicité, elle tient à leur conception même du mir et de l’autorité de la commune. D’après la loi, la plupart des décisions peuvent être prises à la simple majorité ; d’après la coutume, il en est autrement. Le paysan russe a peine à comprendre que, dans une assemblée, la moitié des membres plus un puisse faire la loi à l’autre moitié. Sa conscience se révolte contre le joug brutal des majorités, contre ce que d’autres ont appelé la tyrannie du nombre. Il semble que, pour lui, il y ait dans les décisions omnipotentes d’une simple majorité une sorte de violence morale. Aux yeux du moujik, tout dans le mir doit se faire d’accord ; c’est le concert et la volonté commune des membres de l’assemblée qui en font l’autorité. De là, dans ces réunions patriarcales, l’habitude séculaire de voter ou, mieux, de décider toute chose à l’unanimité, par acclamation[26].

Pour qu’une décision fût regardée comme exempte d’erreur ou de contrainte, comme obligatoire pour tous, il fallait, dans cette démocratie primitive, qu’elle eût l’appui ou du moins l’aveu de tous. Il va sans dire que, tous ne pouvant toujours être du même avis, une telle unanimité ne peut s’obtenir que par l’acquiescement du petit nombre à la volonté du plus grand nombre. C’est ainsi que les choses se passent d’ordinaire dans le mir : la minorité s’en remet expressément ou tacitement à l’avis de la majorité. Sur ce rustique forum les orateurs qui se sentent isolés n’osent maintenir longtemps leur dire contre l’opinion générale ; agir autrement serait à leurs yeux de l’infatuation ou de l’entêtement. Cette soumission volontaire tient en même temps au respect de l’individu pour la communauté et au respect de la communauté pour les hommes d’âge, d’expérience ou de savoir, dont elle suit les conseils. Quels qu’en soient les motifs, ces habitudes traditionnelles rendent d’ordinaire tout vote inutile. S’agit-il d’élire un starost ou un autre fonctionnaire, on jette un nom, puis un autre en l’air ; le nom qui trouve le plus d’écho est bientôt répété par toutes les bouches, et le starost, ainsi élu, est proclamé. S’agit-il d’une affaire délicate, sur laquelle l’accord est malaisé, l’assemblée, après avoir en vain tenté de s’entendre, renvoie la délibération à une autre séance ; dans l’intervalle on continue à discuter la question entre soi, on cherche des compromis, et si l’on n’en trouve pas, le parti qui se sent en minorité se retire et se soumet. Quand, par hasard, on éprouve le besoin de se compter, on le fait en rangeant de deux côtés différents les partisans des deux avis contraires ; d’ordinaire, on n’est pas obligé d’en venir à cette extrémité. Lorsque les opinions ont été exposées et que l’une d’elles semble avoir la faveur de l’assemblée, l’ancien dit aux assistants : « Orthodoxes, en décidez-vous ainsi ? » L’assemblée répond par des cris d’approbation ; en certains pays, on se découvre, on fait le signe de la croix, et la motion ainsi adoptée est acceptée de tous.

Cette coutume de prendre les décisions à l’unanimité ne pourra longtemps se maintenir devant l’invasion des idées et des usages de l’Occident. En attendant, c’est un des traits les plus originaux, et l’un des moins remarqués du mir russe, un trait qui se retrouve dans l’antique vetché des villes[27]. Aux yeux de certains slavophiles, c’est une tradition slave qui se rencontre chez la plupart des peuples slavons ; à notre sens, c’est plutôt une habitude de toutes les démocraties patriarcales, indépendamment des différences de race ou d’origine. Rien d’étonnant si le mir russe nous rappelle à cet égard la djemaa kabyle. Cette primitive coutume semble expliquer des usages pour nous souvent inintelligibles et, en particulier, le célèbre et fatal liberum veto des diètes polonaises. La république de Pologne, ou mieux la noblesse polonaise, qui était tout le pays légal, pourrait à ce point de vue être considérée comme un mir d’hommes libres et égaux, où, de même que dans la commune russe, rien ne pouvait se faire que du consentement de tous. Dans les villages russes, ce système patriarcal tempérait utilement le pouvoir de la commune sur ses membres. Pour ces petites démocraties presque sans contrôle, c’était un frein contre l’arbitraire du plus grand nombre, une garantie pour la liberté de l’individu.

La loi écrite, qui admet dans les assemblées communales le vote à la simple majorité, exige pour les décisions les plus graves les deux tiers des voix. C’est là une sage concession à la coutume, une protection contre les mesures précipitées et les entraînements de la foule. Il faut ainsi les deux tiers des voix pour le partage périodique des terres, à plus forte raison pour l’abrogation de la tenure traditionnelle et la distribution définitive du domaine communal entre les individus ou les familles. Il faut les deux tiers des voix pour la fixation des taxes locales et l’emploi des fonds du mir, il faut enfin la même majorité pour l’exclusion des paysans vicieux.

Dans les assemblées de volost, qui sont de vrais conseils électifs et dont les votes n’ont pas la même importance pour la vie privée du paysan, toutes les questions peuvent être tranchées à la simple majorité. La loi permet aujourd’hui, en certains cas, d’en appeler de la décision des assemblées de village ; mais, en dehors des sentences de bannissement, cet appel ne doit porter que sur l’irrégularité des résolutions de l’assemblée, sur la procédure, et non sur le fond même de l’afFaire. De tels appels sont du reste fort rares, plus rares que les injustices ou les excès de pouvoir. L’attachement du moujik pour le mir lui en fait accepter toutes les décisions, il n’aime point à recourir contre lui à une autorité étrangère. Dieu seul juge le mir, dit un proverbe populaire.

L’assemblée de village est ainsi souveraine dans son étroit domaine, et son autorité, presque égale à celle de l’ancien seigneur, est peut-être plus respectée. La commune délivre des congés temporaires à ceux de ses membres qui veulent gagner leur vie ailleurs ; souvent elle impose, en échange des charges communales, une sorte de redevance fort analogue à l’obrok du servage[28]. Ce n’est point en effet le lieu du domicile qui détermine toujours à quelle commune on appartient, mais le lieu d’origine. La commune peut s’opposer au départ de ses membres en leur refusant le passeport indispensable pour gagner leur pain au dehors ; elle peut les contraindre au retour en refusant de renouveler ce passeport. Jusqu’aux dernières années du règne d’Alexandre II, la commune pouvait arbitrairement, capricieusement, simplement pour en tirer quelque argent, rappeler au village ceux de ses habitants qui, après l’avoir quitté, vivaient et prospéraient ailleurs. Comme au temps du servage, un simple ordre de retour, sans considérants ni justification des motifs, obligeait tout paysan à revenir dans sa commune. À Pétersbourg, la police recevait chaque année, des administrations de volost, d’innombrables demandes de rapatriement, et cela non seulement pour des paysans en séjour temporaire dans la capitale, mais pour des hommes y ayant une position fixe et une famille. Les habitants des villes, originaires de la campagne, se voyaient, sous la simple injonction de leur commune, arrachés à leurs foyers et, sans avoir commis aucun délit, reconduits par les gendarmes à leur village natal. Des règlements récents ont cherché à mettre un terme à ces abus et une fin à ce droit de rappel, aussi bien qu’une limite au droit de bannissement.

Les droits qui demeurent à la commune restent fort étendus, en dehors même de la répartition du sol et de la répartition des impôts. L’assemblée admet les nouveaux membres qui veulent s’établir sur ses terres, comme elle congédie les anciens ; elle nomme des tuteurs aux enfants mineurs, car, dans toutes les classes de la société russe, la tutelle des mineurs appartient à la communauté. Un vote de l’assemblée de village autorise ou interdit sur le territoire communal la présence d’un cabaret et prohibe l’usage des liqueurs fortes en dehors du domicile. Un vote institue des écoles, et au besoin en rend, sous peine d’amende, la fréquentation obligatoire pour les enfants de la commune. Bien des villages ont, dans ces dernières années, recouru à ces remèdes radicaux contre les deux plus grandes plaies des campagnes, l’ivrognerie et l’ignorance[29].

La grande, la principale affaire des assemblées de village reste toujours le partage des terres et la répartition de l’impôt. Cette question est d’autant plus complexe et délicate que le plus souvent elle n’est pas soumise à des règles fixes. Quelle que soit la coutume locale, la distribution des terres se fait rarement d’une manière mécanique, selon une proportion mathématique et un barème inflexible. Les considérations d’âge, de santé, de richesse, jouent, comme nous l’avons vu, un grand rôle dans tous les partages de cette sorte[30]. La distribution du domaine commun ne se fait pas, comme dans nos sociétés anonymes, par titre d’action et part de propriété ; elle se fait plutôt comme dans une famille où l’on chercherait à compenser les avantages naturels des uns et des autres, à donner à chacun une part proportionnelle à ses forces et à ses aptitudes. Cette manière de tenir compte de la situation personnelle de chacun donne parfois au mir un rôle singulièrement compliqué et difficile. L’assemblée de village discute, pèse, tranche les prétentions et les réclamations de chaque ménage. Souveraine et omnipotente en tout ce qui concerne les époques et le mode de partage des terres, l’assemblée en décide sans appel comme sans contrôle. Sa compétence même est, comme son autorité, d’autant plus étendue que les bornes en sont plutôt marquées par la coutume que par la loi. L’autorité de l’assemblée communale, appuyée sur la propriété collective, suit le paysan dans ses travaux et son économie rurale, dans le khoziaistvo, comme disent les Russes ; elle s’arrête à peine aux portes du foyer domestique, car il faut son consentement pour opérer les partages de familles.

Il est peu d’États, en Europe et en Amérique, où la commune ait vis-à-vis du pouvoir central une telle autonomie : il n’en est peut-être pas un, en dehors des peuples à demi barbares, où elle garde sur ses membres une telle puissance. C’est là le double caractère de la commune russe, aucune n’est aussi peu gouvernée du dehors et autant gouvernée du dedans, aucune n’est plus indépendante devant la loi, si ce n’est devant les fonctionnaires, et ne laisse à ses membres moins d’indépendance. Toutes les franchises, tous les droits, sont pour la communauté et non pour l’individu. La libre constitution du mir rappelle ainsi la libertas, telle que la comprenaient les cités antiques, plutôt que le self-govemment, tel que l’entendent les peuples modernes. L’individu n’a guère d’autres droits que celui de participer à la discussion et à la confection des règlements auxquels il doit obéir. De cette façon la liberté des paysans de la Grande-Russie est, dans une certaine mesure, de même que leur propriété, collective et indivise. Tant que durera le régime agraire actuel, tant que persistera la solidarité de l’impôt, il n’en saurait guère être autrement.

Villageoises ou urbaines, illettrées et fondées sur la coutume, comme en Russie, ou chez les Kabyles, civilisées et savamment ordonnées par des législateurs, comme dans la Grèce ancienne ou la Toscane du moyen âge, toutes les petites démocraties, privées de frein extérieur et à horizon borné, se sont partout et toujours montrées plus ou moins tyranniques.

La commune russe, telle que nous venons de la décrire, dans ses usages, ses traditions, ses assemblées, n’est pas une libre association ; mais, quoique elle-même n’en provienne point, elle est par ses habitudes éminemment propre à développer l’esprit d’association. On ne saurait la dépeindre sans indiquer quelle influence considérable a eue le mir, à cet égard, sur les Russes de toutes les époques. Grâce à la commune villageoise, le Russe a de tout temps été l’un des peuples les plus disposés à se confédérer avec ses pareils, à s’allier avec ses égaux, dans un dessein déterminé. Les anciennes communautés cosaques, sans analogue peut-être en Occident, les confréries ou associations, toujours subsistantes, des nombreux sectaires répandus dans l’empire, en offrent des exemples divers et presque également frappants.

Pour le Russe, la commune est un type d’organisation qu’il reproduit spontanément et comme par instinct, partout où il est libre de le faire, partout où il se trouve jeté en compagnie de ses pareils, à peu près comme l’abeille refait partout ses symétriques gâteaux de cire. Sous ce rapport, le Russe a toujours montré un singulier esprit d’organisation, un sens rare du self-govemment, si par ce mot on veut entendre la faculté de se constituer, de se grouper, sans intervention étrangère, en société ordonnée et maîtresse d’elle-même.

Ce mode de groupement est, il est vrai, peu varié et en quelque sorte primitif, il n’exige pas de statuts compliqués. Le moule de toutes ces associations est le même, et ce moule est fort simple, mais le Russe a su s’en servir pour des objets très divers, en des circonstances fort variées, pêcheurs, qui exploitent les bassins poissonneux du Volga ou du Don, sont d’ordinaire réunis en une sorte de syndicat, assez analogue à la commune rurale, sauf l’obligation d’y entrer et d’y rester. Les paysans qui quittent le village pour la ville et l’agriculture pour l’industrie, s’unissent d’ordinaire de la même façon. On donne à ces associations d’hommes de même métier le nom d’artèles[31].

L’artèle est une sorte de commune volontaire et temporaire : suivant le type traditionnel modelé sur le mir, les membres en sont égaux et solidaires ; ils ont des chefs élus périodiquement et se partagent également les bénéfices de l’association. On sent quel est l’avantage d’un pareil mode de responsabilité dans un pays où la probité publique ou privée laisse beaucoup à désirer. La confiance qu’on ne peut avoir envers un individu, on peut sans crainte la témoigner à une association. Aussi, pour beaucoup d’emplois ou de travaux, dans le commerce ou l’industrie, avait-on naguère toujours recours aux artèles, si bien que le mot artelchtchick (membre d’une artèle) a fini par signifier commis.

Grâce à l’artèle, on pourrait dire qu’à certains égards les Russes ont connu et pratiqué les sociétés coopératives avant que le nom en fût à la mode en Occident. Grâce à elle, l’ouvrier aussi bien que le paysan, ou mieux, comme ouvrier et paysan ne font souvent qu’un, le moujik a, dans les villes comme dans les campagnes, échappé aux faiblesses, aux tristesses de l’isolement. Ce n’est point ici le lieu de rechercher si les ouvriers russes ont su tirer d’un pareil mode d’organisation toutes les forces et tous les avantages pratiques que l’association semble devoir assurer au travail vis-à-vis du capital.

Il en est trop souvent de l’artèle comme de la commune sa mère ; le défaut d’instruction, l’habitude séculaire de plier sous le joug, le poids de la misère et, par-dessus tout peut-être, le manque de la liberté qui est la garantie de toutes les autres, ont trop fréquemment privé l’ouvrier russe des fruits qu’en d’autres contrées il eût pu recueillir de l’association. Pour l’artèle de même que pour la commune, les exemples de l’Occident, et les progrès de l’individualisme, joints aux nouveaux usages du commerce et de l’industrie, pourront être un principe de grave altération, si ce n’est de dissolution. De même que le mir moscovite, la vieille artèle traditionnelle devra sortir de la période de transition qu’elle traverse aujourd’hui, renouvelée et appropriée aux mœurs modernes, sous peine de n’être bientôt plus qu’un honorable et vieux souvenir.




CHAPITRE IV


Du despotisme de la commune. — Difficultés et inconvénients de tout contrôle bureaucratique. — La réforme de l’administration locale de l’empereur Alexandre III. — Paysans et noblesse territoriale. — Les chefs de canton ruraux. — Mise en tutelle des communes. — Le self-government du mir est-il une préparation à la liberté politique ?


Aux yeux du pouvoir, le but principal, le but unique de l’administration rurale en Russie, a longtemps été d’assurer les rentrées du fisc. Telle est encore aujourd’hui, pour le gouvernement central, la principale utilité des communes de paysans. La commune est à cet égard l’héritiëre de l’ancien seigneur, la légataire du servage. Grâce à la solidarité des taxes entre tous les membres du mir, le gouvernement trouve dans la commune le plus zélé, le plus exact, le plus impitoyable des percepteurs. L’impôt serait toujours soldé à heure fixe, s’il ne dépassait parfois les forces du contribuable. C’est à ce titre de receveur ou de fermier des taxes que la commune doit en grande partie son autonomie administrative, c’est à lui surtout qu’elle doit son pouvoir sur ses propres membres. Pour être sûr d’être payé par elle, l’État a dû lui laisser répartir à son gré les charges de ses membres, il a dû lui concéder tous les moyens de rigueur à la disposition de l’autorité.

La solidarité des paysans devant le fisc est ainsi l’une des causes de leur sujétion dans la commune. C’est là, plus encore que dans la communauté des biens, qu’est la raison manifeste du despotisme intéressé du mir, qu’est l’obstacle au développement de la liberté personnelle, de l’individualité, de l’esprit d’initiative. La solidarité se rattache, il est vrai, au régime de la communauté, mais, ainsi que nous l’avons remarqué précédemment[32], solidarité et communauté ne sont pas inséparables ; elles ne le seront plus, du moins, lorsque l’impôt ne représentera qu’une fraction du revenu normal de la terre.

La solidarité des taxes n’est qu’un procédé de perception aussi vicieux que simple et primitif. C’est elle qui lie le paysan à la glèbe en le liant à sa commune, et par là continue indirectement le servage. Comme avant l’émancipation le paysan est par là fixé au sol, il est, selon l’expression russe, prikréplen ou krépostny, aussi bien qu’au temps de la krépostnost, c’est-à-dire du servage. La corde qui le retenait attaché a été allongée et allégée, elle n’a pas été coupée, et ne saurait guère l’être tant que dureront les redevances de rachat[33].

Les paysans, solidaires les uns des autres devant le fisc ou devant leurs anciens propriétaires, devenus leurs créanciers, ne peuvent aisément se dégager de cette chaîne et se sentir pleinement libres dans leur individualité. La commune, responsable de tous ses membres, est obligée d’exercer sur eux un contrôle sévère et incessant, elle ne peut se dépouiller du droit de chasser les uns, de retenir les autres, avant que ceux qui la quittent aient assuré à la communauté leur part de la dette commune. Ce régime de mutualité forcée, tant vanté par certaines écoles, maintient les hommes qui y sont soumis sous une étroite et perpétuelle tutelle.

À l’inverse de ce qui se voit en France, les communes sont libres et majeures, le paysan qui les compose est mineur. Au dire des adversaires du système actuel, le joug de la commune est plus lourd que le joug de servage, il est plus odieux au moujik. À entendre beaucoup de Russes, ces paysans, réunis en libres communes, aimeraient mieux avoir, comme jadis, un maître d’une autre classe que d’être dans la dépendance de leurs pareils et des intrigants de village. Il est toujours facile de faire parler le peuple et difficile d’en connaître l’opinion. Cela est encore moins aisé en Russie qu’ailleurs, car le moujik est resté le plus défiant et le moins ouvert des hommes. Le paysan sent probablement beaucoup moins le poids des chaînes qu’il est habitué à porter que ne le sentent pour lui ceux qui l’en voient chargé ; il aurait même, peut-être au début, de la peine à marcher sans les entraves dont certains philanthropes voudraient le débarrasser.

Comme les maux du présent semblent toujours plus lourds à porter que les souffrances du passé, les abus du régime actuel peuvent néanmoins sembler parfois plus intolérables que les pratiques du servage, qui assurait au moins aux paysans un arbitre et un protecteur. La seule possibilité d’une pareille comparaison, entre les défauts de la liberté et les vices de l’ancienne servitude, témoigne à quel point le self-govemment des paysans est loin d’avoir justifié les orgueilleuses espérances des patriotes de 1861. Sur ce point, on ne saurait le nier, le pays a éprouvé une déception : la Russie des réformes qui, sous Alexandre II, a eu tant de désillusions, n’en a peut-être pas éprouvé de plus grande ni de plus sensible. Les hommes des opinions les plus diverses, conservateurs et libéraux, slavophiles et occidentaux, sont d’accord pour constater l’avortement ou la stérilité de ces franchises communales dont, il y a vingt ans, la Russie se montrait si fière.

Les Russes, d’ordinaire si divisés, sont preisque unanimes à signaler les plaies des communes rurales : l’arbitraire des assemblées ou des anciens, — l’intrigue et la vénalité dont l’ignorance et la simplicité rustiques n’ont pu préserver les administrations de commune ou de bailliage, — la complication et la cherté de ces rouages multiples, — le poids des taxes et le pillage des deniers de la commune, — le manque de règle dans l’assiette, dans la perception, dans l’emploi des impôts, — les irrégularités des comptes et souvent l’absence de toute comptabilité. Les défauts reprochés à ces petites républiques villageoises, qu’on aimait à se représenter d’avance comme d’obscures Salentes ou de vertueuses Arcadies, sont si graves et si nombreux que plus d’un Russe y voit une des principales causes de l’appauvrissement du moujik, en certaines provinces, depuis l’émancipation. De l’aveu de tous et des paysans mêmes, l’argent est omnipotent dans les communes, et l’eau-devie y règne en souveraine ; on n’y peut rien, on n’y fait rien sans elle. Loin de profiter à la masse des paysans, les franchises communales, grâce à l’affaiblissement des liens de famille et des vieilles mœurs, ne servent ainsi trop souvent qu’aux anciens peu scrupuleux, aux greffiers avides, aux cabaretiers et aux exploiteurs de village appelés koulaki.

Ce qu’il y a de particulièrement triste, c’est qu’au lieu de guérir, le mal semble n’avoir fait que s’envenimer dans les dernières années ; il est plus grand peut-être sous Alexandre III qu’au milieu du règne d’Alexandre II. La décadence du self-government des paysans est proclamée ou reconnue par le plus grand nombre des hommes compétents, et ce self-governent n’a qu’un tiers de siècle d’existence légale. La décadence des institutions communales daterait donc de leur affranchissement, l’émancipation aurait été fatale au libre gouvernement des paysans. Au lieu de s’y être retrempée, purifiée, éclairée, développée de toute façon, la commune se serait souillée, corrompue et atrophiée dans la liberté de ses membres. Assurément op ne saurait voir un spectacle plus affligeant, surtout lorsqu’on songe que cette vieille commune rurale est la seule institution organique et vivante de la Russie, la seule qui se puisse dire nationale.

Certes le mal est grand ; mais on ne saurait, croyonsnous, en conclure à la ruine irréparable de l’institution. En dehors des imprudences ou des lacunes de la loi, en dehors de l’atmosphère de corruption qu’on respire dans toute l’administration russe, la principale cause de l’apparente décadence de la commune rurale est dans le changement des mœurs villageoises depuis l’émancipation. Comme la famille du paysan, comme l’État tout entier, la commune est aujourd’hui dans une période de transition où les vieilles maximes et les coutumes traditionnelles ont perdu beaucoup de leur empire, sans que rien encore les ait remplacées, où des défauts nouveaux s’unissent aux vices anciens, sans qu’on puisse prévoir avec certitude ce qui sortira de l’espèce de chaos actuel.

En attendant, presque personne ne conteste la gravité du mal ; comme d’habitude, on ne diffère guère que sur le remède. Il y en a bien un d’une efficacité presque certaine mais fort lente, exigeant un traitement de longues années ; c’est l’instruction populaire. Il y en a un autre, en apparence plus simple, qui paraît tout indiqué, que presque tout le monde recommande, mais qu’il est peut-être aussi difficile d’appliquer qu’aisé de conseiller : c’est le contrôle. Le meilleur moyen de mettre fin aux abus des administrations villageoises, c’est, sans doute, de veiller à la manière dont elles usent de leurs droits, de veiller à la légalité et à l’équité des décisions des communes, de veiller à leur stricte exécution. Dans un État aussi vaste, à population peu dense, une telle entreprise n’est évidemment pas des plus faciles ; puis, si c’est là le seul remède actuellement possible, ce remède, en Russie comme partout, est lui-même un péril. Il est à craindre qu’en les voulant surveiller et réglementer, on ne débilite et compromette les libertés communales. Le danger de tout essai de ce genre, c’est. sous prétexte de soustraire les paysans à la tutelle des communes, de mettre les communes elles-mêmes en tutelle.

Il y avait deux manières de contrôler les communes de paysans : l’une était de recourir à l’administration centrale, à la police, au tchinovnisme ; l’autre, c’était de s’adresser dans le même dessein à la société, aux assemblées électives, octroyées aux provinces par l’empereur Alexandre II. Le gouvernement a tour à tour ou simultanément recouru à l’un et à l’autre système, sans avoir jusqu’ici retiré un grand bénéfice d’aucun des deux. Les pouvoirs, concédés en 1874 aux ispravniks et à la police, n’ont guère fait, comme nous l’avons dit, qu’introduire dans les villages une cause d’arbitraire et de prévarication de plus. Comment, en effet, une administration, d’ordinaire corrompue, eût-elle pu guérir les plaies de la corruption communale ? Si l’intervention de l’ispravnik et de la police a rendu certains abus plus rares, elle en a implanté d’autres plus regrettables peut-être. Les paysans ont eu doubles convoitises à satisfaire, doubles colères ou rancunes à redouter. l’ispravnik, ou mieux son subordonné le stanovoï, ont par exemple, en certains districts, trouvé moyen de recruter des serviteurs gratuits, sous le couvert des prestations communales, ou bien, par la conversion de ces prestations en argent, d’en tirer de beaux revenus. Ils se sont ingérés dans la justice villageoise, et, comme la loi leur refuse le droit de faire fouetter les paysans, ils les ont fait condamner aux verges par les juges du bailliage[34]. Pour donner à la police ou à l’administration, qui, en Russie, ne font d’ordinaire qu’un, le contrôle des communes rurales, il faudrait pouvoir contrôler les contrôleurs et surveiller les surveillants. C’est là, du reste, une difficulté à laquelle, en l’absence de droits politiques, le gouvernement russe se heurte presque partout.

En dehors du dangereux contrôle administratif, il y a celui de la société et des assemblées électives. Le gouvernement n’a pas hésité à y recourir et, si le pays n’en a pas bénéficié davantage, c’est peut-être autant la faute du pays que la sienne.

Jusqu’en 1874 c’étaient des hommes choisis par la noblesse locale et pris dans son sein auxquels, d’après le statut d’émancipation, était confié le soin de contrôler la nouvelle administration des paysans. Ces magistrats, appelés arbitres ou mieux médiateurs de paix (mirovie posredniki), avaient en même temps pour mission de présider à la grande liquidation du servage, de régler les différends des anciens serfs avec les anciens seigneurs[35]. Les arbitres de paix n’ont pas également réussi dans cette double tâche. Au début, lorsqu’il s’agissait de mettre à exécution la loi libératrice de 1862, l’élite de la noblesse s’était généreusement chargée de ces pénibles et délicates fonctions. Lorsque la grande bataille de l’émancipation leur sembla terminée et gagnée, lorsque les grandes questions de partage et de rachat des terres eurent généralement été réglées, les plus désintéressés ou les plus zélés de ces arbitres de paix donnèrent leur démission pour revenir à leurs anciennes occupations. Fort élevé durant les deux ou trois premières années, le niveau moral et intellectuel de ces magistrats improvisés baissa rapidement. La création des juges de paix, institués plus récemment, contribua encore à l’abaisser en rendant plus difficile le recrutement de ces arbitres. La plupart de ceux qui restèrent ou entrèrent en place y cherchaient une position, un moyen d’existence, et cette position était trop modeste pour attirer les hommes capables. Bref, les arbitres de paix se virent peu à peu accusés par le public et par la presse d’incurie, d’illégalité, voire de vénalité, tout comme de simples tchinovniks. Assemblées provinciales et gouverneurs de province prirent parti contre eux sans même toujours se rappeler leurs services passés.

À tort ou à raison, on était porté à les rendre responsables des abus qui envahissaient les communes soumises à leur surveillance. Ces magistrats du reste avaient été institués spécialement en vue de l’émancipation ; ils ne pouvaient guère lui survivre indéfiniment. Ils ont été licenciés par une loi de 1874, dans les provinces centrales du moins, dans les gouvernements foncièrement russes, pourvus par Alexandre II d’assemblées provinciales. Ailleurs, dans les provinces occidentales, encore placées, comme nous le verrons, en dehors du droit commun, les arbitres de paix n’ont pas été supprimés ; mais dans ces provinces ils sont nommés par le gouvernement et non par la noblesse, en sorte qu’ils sont de vrais fonctionnaires.

Une des choses les plus reprochées à ces médiateurs de paix, c’était leur arbitraire vis-à-vis des communes. Or, ces magistrats supprimés par l’empereur Alexandre II, un oukaze de l’empereur Alexandre III (12 juillet 1889) les a rétablis, sous un autre nom, avec des pouvoirs plus étendus. Ils s’appellent aujourd’hui chefs de cantons ruraux (zemskiié outchastkoviié natchalniki). Selon l’habitude russe, ils n’ont d’abord été installés que dans un petit nombre de provinces ; c’est peu à peu que la nouvelle organisation devra s’étendre à tout l’empire. En réalité, ces chefs de canton ont été institues pour transformer, de fond en comble, toute l’administration et la justice locales. Le statut d’émancipation était resté la charte des paysans ; cette charte, la loi de juillet 1889 l’a sérieusement entamée.

La création de ces natchalniki a été la grande réforme intérieure du règne d’Alexandre III. À vrai dire, c’était bien moins une réforme qu’une contre-réforme. Elle s’est inspirée de principes opposés aux maximes en honneur sous le règne précédent. Les conseillers du tsar libérateur, les hommes d’origine et parfois de tendance fort diverses, qui avaient présidé à l’émancipation, à la réforme administrative, à la réforme judiciaire, avaient presque tous pour idéal le self-govemment local, ou comme on dit en russe, le samooupralénié. Leur but, plus ou moins avoué, était d’habituer les communes, les villes, les provinces à s’administrer elles-mêmes. Ils semblaient presque avoir pris pour mot d’ordre la fameuse devise des slavophiles : le peuple libre sous un tsar omnipotent, — autonomie en bas, autocratie en haut.

À l’observateur impartial, il n’a pas fallu une expérience d’un quart de siècle pour découvrir ce qu’il y avait d’illusion dans ce présomptueux programme. À parler franc, il n’a guère été réalisé que dans le mir, dans les petites démocraties rurales des communes villageoises. Par une apparente anomalie qu’expliquent les mœurs et l’histoire, l’autonomie était d’autant plus grande qu’on descendait plus bas.

Avec leurs anciens ou maires élus, avec leurs assemblées de village et leurs tribunaux de bailliage où siégeaient leurs pareils choisis par eux-mêmes, ces paysans émancipés, depuis à peine trente ans, formaient des milliers de lilliputiennes républiques ultra-démocratiques. Le Russe, toujours jaloux de devancer l’Occident, s’enorgueillissait de ses libres communes rurales. Le moujik était roi dans son mir ; il est vrai que, sous son nom, y régnaient trop souvent l’ignorance, la routine et la souveraine des campagnes russes, l’eau-de-vie, la blanche vodka.

Comme chez toutes les démocraties extrêmes, il arrivait parfois que la commune se montrait, en même temps, tyrannique et anarchique. On se plaignait d’abus de pouvoir et on se plaignait du manque d’autorité. Pour remédier à ces défauts, l’empereur Alexandre III a placé les communes sous le contrôle, on pourrait dire sous la tutelle des nouveaux chefs de cantons, que la loi investit de fonctions administratives à la fois et judiciaires.

Les chefs de cantons ruraux doivent appartenir à la noblesse locale. C’est là un des traits caractéristiques de la loi de 1889 et un des signes de l’esprit qui souffle dans les conseils du tsar Alexandre Alexandrovitch. Sous Alexandre II, à l’époque des grandes réformes, le législateur tendait à abaisser toutes les barrières de classe. L’émancipation des serfs, la réforme administrative et judiciaire, avaient frustré la noblesse, le dvorianstvo, de la plupart de ses privilèges effectifs ; l’empereur Alexandre III tend à lui rendre ses anciennes prérogatives. Le statut d’émancipation s’était attaché à enlever au pomechtchik, au seigneur de la veille, tout pouvoir sur les paysans et toute influence sur les communes rurales. La réforme de 1889 a prétendu rendre à la noblesse une part de son ancienne autorité sur ses anciens serfs ; elle lui a restitué la première place dans l’administration des campagnes. Cela, dit-on, est conforme à la tradition historique de la Russie, et l’on sait que, depuis l’avènement d’Alexandre III, rien n’a été plus en honneur que la tradition nationale. L’imitation de l’Occident est démodée, à Pétersbourg aussi bien qu’à Moscou. Après avoir mis son amour-propre à se rapprocher de l’Europe, la Russie met son orgueil à s’en distinguer.

D’après la loi de 1889, si le chef rural doit appartenir à la noblesse, il doit en même temps être fonctionnaire de l’État, et fonctionnaire rétribué[36]. À l’inverse de la nobility ou de la gentry anglaise, le dvorianstvo russe n’a aucun goût pour les fonctions gratuites. Quant à la nomination du zemskii natchalnik, le gouvernement impérial a adopté un système mixte. Les chefs de cantons sont nommés par le représentant du pouvoir central, le gouverneur de la province ; mais, avant de faire son choix, le gouverneur doit s’entendre avec le maréchal de la noblesse, chef élu du dvorianstvo de la province ou du district. La nomination est soumise au ministre de l’intérieur. Si le maréchal de la noblesse a des objections contre le choix du gouverneur, il a le droit de les faire valoir auprès du ministre. La noblesse, représentée par ses mandataires, a ainsi obtenu voix consultative pour la désignation des chefs de l’administration locale.

Ces nouveaux fonctionnaires ne doivent pas seulement faire partie de la noblesse héréditaire, ils doivent être propriétaires dans la province où ils exercent leurs fonctions. C’est encore là un des traits essentiels de la réforme. Ce que le gouvernement tenait à relever, ce n’était pas seulement l’ascendant moral de la noblesse, en tant que premier ordre de l’État, c’était l’autorité de la noblesse locale territoriale, en tant que classe rurale. Or, cette noblesse, composée des anciens propriétaires de serfs, la crise de l’émancipation en a singulièrement réduit le nombre et diminué la fortune. Aussi, tout en exigeant des candidats au poste de chef de canton, une propriété territoriale, le gouvernement a-t-il dû se contenter d’un cens peu élevé. La loi demande aux chefs ruraux de posséder, soit par eux-mêmes, soit par leur femme, soit par leurs ascendants, un immeuble d’une valeur de 15,000 roubles, en nombre de cas même, de 7,500 roubles seulement, soit, au cours du change, un immeuble d’une vingtaine de mille francs. Encore a-t-il fallu prévoir le cas où il ne se trouverait point, dans le district, de pomechtchik, de propriétaire noble, en état de remplir ces fonctions. En quelques provinces du Nord, en effet, la noblesse territoriale fait entièrement défaut. Quant au degré d’instruction exigé des chefs de cantons, à ce que les Russes appellent le cens intellectuel, la loi a dû également se montrer peu exigeante, la petite noblesse locale n’ayant souvent que peu de ressources à consacrer à l’éducation de ses enfants. Il suffit, à ces administrateurs, d’un diplôme d’études dans un établissement secondaire ou d’un certificat analogue logue, c’est-à-dire de quelque chose qui ne correspond même pas à notre baccalauréat.

Contrairement au principe proclamé sous le tsar Alexandre II, les chefs de cantons sont à la fois juges et administrateurs. Les anciennes maximes sur la séparation des pouvoirs sont abandonnées, quant aux campagnes ; elles ne demeurent en vigueur que dans les villes où la population est assez dense et assez nombreuse pour qu’on lui permette le luxe dispendieux des spécialités juridiques[37].

Tout ce qui regarde l’administration, la police, les finances même des communes villageoises relève des nouveaux chefs de cantons. La classe rurale se trouve ainsi subordonnée à ces représentants de la noblesse. Les paysans conservent leur commune à double étage (obchtchestvo et volost), ils continuent à élire leurs anciens de village ou de bailliage (starost et starchina) ; mais, pour entrer en fonctions, ces élus des communes doivent être confirmés par le chef de canton, et ils peuvent être révoqués par lui. Bien plus, ces anciens, ces maires, le zemskii nalchalnik a le droit de les punir sans jugement. D’après l’article 62 de la loi de 1889, il peut, de sa propre autorité, leur infliger une des punitions suivantes : observation, réprimande, amende de 5 roubles, mise aux arrêts durant sept jours. Ailleurs que dans les campagnes russes, pareil article de loi serait d’une application malaisée. Chez nous, par exemple, il serait sans doute difficile de trouver des maires, si le maire pouvait se voir mis à l’amende ou aux arrêts par un sous-préfet. Mais ce serait être injuste envers la Russie que de la comparer aux États de l’Occident.

L’autorité du zemskii natchalnik s’étend sur le mir et sur les assemblées communales, aussi bien que sur les fonctionnaires communaux. D’après l’article 44 de la loi, par exemple, le chef rural préside aux opérations pour la nomination des représentants de la classe des paysans aux États provinciaux (Zemtsvos) ; il confirme les présidents des bureaux électoraux ; il tranche toutes les difficultés qui peuvent se produire au cours de l’élection. La loi lui interdit seulement de se faire nommer lui-même par les paysans de son canton. Les assemblées de village ou de volost ne peuvent plus prendre aucune décision sans l’aveu du natchalnik. La loi lui reconnaît un droit de veto sur toutes leurs délibérations. Il n’a pas le droit de les réformer ; mais il a le droit d’en suspendre l’exécution. L’affaire, dans ce cas, est soumise à l’ « assemblée cantonale », c’est-à-dire à la réunion des chefs de canton du district qui jugent, tantôt comme tribunal administratif, tantôt comme tribunal civil[38]. Pour les affaires les plus importantes, il y a une autre instance ; le conseil provincial présidé par le gouverneur.

Il n’est pas nécessaire d’entrer dans les détails de cette réforme de l’administration locale pour montrer en quoi elle s’écarte des principes qu’avaient fait triompher, lors de l’émancipation, les Milutine, les Tcherkassky, les Samafine. Dans leur foi en la raison et au bon sens du paysan, les rédacteurs du statut d’émancipation avaient voulu affranchir le moujik de toute tutelle, pour ne pas dire de tout contrôle. L’autonomie des communes de paysans avait été un de leurs principaux soucis. Pour l’assurer, ils avaient soigneusement écarté du mir toute ingérence étrangère, comme si en les isolant ils eussent voulu contraindre les paysans à se conduire tout seuls. Les libres communes russes, dont slavophiles et démocrates menaient tant de bruit, l’empereur Alexandre III les a mises en tutelle. Les voilà mineures. Elles gardent la plupart des prérogatives, qu’elles tenaient de la loi ou de la coutume, celles mêmes que ne possèdent, nulle part ailleurs, les municipalités urbaines ou rurales. C’est ainsi qu’elles restent en possession du droit d’exiler, on peut même dire, de déporter leur membres. Ce droit, la réforme le leur a maintenu ; mais elle n’en permet plus l’exercice que sous le contrôle du chef de canton et avec l’approbation du conseil provincial et du gouverneur. De même, le mir n’est plus maître d’imposer à son gré, aux paysans récalcitrants, des lots de terre et des parts d’impôts. La liberté individuelle peut ainsi trouver avantage à la restriction des franchises communales. Les communes de paysans ne pourront plus commettre les mêmes abus de pouvoir, mais seront-elles à l’abri de tout abus de pouvoir de la part des nouvelles autorités ?

Quelque zèle que mette la noblesse à répondre aux vues du souverain, une chose est certaine : la Russie ne saurait avoir les avantages de la tutelle administrative sans en ressentir les inconvénients. L’autonomie de la commune russe a vécu ; à tout le moins, elle est suspendue. En d’autres pays, on pourrait la dire morte à jamais ; mais une commune qui a survécu au servage a la vie dure. Elle est fondée sur des mœurs séculaires et sur la coutume nationale. La commune de paysans est l’unique institution spontanée de l’empire, la seule qui ait ses racines dans le sol et ne soit pas une création artificielle du pouvoir. C’est, comme aiment à dire les Russes, la seule institution organique de la Russie. Or, rien n’est précieux comme la vie ; et, une fois détruite, il est presque aussi malaisé de la rendre aux institutions qu’aux individus. Si les communes russes venaient à la perdre, tout le pouvoir des empereurs autocrates ne suffirait point à les ressusciter.

Les idées d’où est sortie la loi de 1889 ne sont pas nouvelles. Il y a une quinzaine d’années, déjà, l’assemblée de la noblesse de Pétersbourg avait encouragé des projets de réforme analogues. « Ne craignez rien, me disait à ce propos le prince Tcherkassky, l’œuvre de 1861 est solide ; elle a, pour elle, les mœurs nationales, elle a l’avantage d’être bien russe. Notre commune est robuste ; elle résistera à toutes les réformes ». Puisse l’ami de Milutine et de Samarine n’avoir pas été mauvais prophète !

Et maintenant ce self-govemment rural, dont les fondements ont été si merveilleusement préservés sous le servage et sous l’autocratie, peut-il servir d’assise à de libres institutions politiques ? À en juger par l’histoire séculaire du mir, cela n’est pas vraisemblable. L’exemple de la Russie montre que les libertés communales et les libertés politiques peuvent être deux choses différente, isolées, sans lien ; elles ne se prêtent un mutuel appui que lorsqu’elles reposent sur un même principe. Or, le self-govemment, tel que l’entendent les peuples modernes, et le samooupravlénié, tel que le pratique la commune russe, ont une base toute différente : l’un est fondé sur le respect des droits de l’individu, l’autre sur l’autorité de la communauté.

Ainsi s’explique comment les franchises de ces petites républiques villageoises n’ont jamais conduit à la liberté politique ; ainsi s’explique comment le mir s’est accommodé de l’autocratie aussi bien que du servage. Ces chétives démocraties, absorbant l’individu au profit de la communauté, ont façonné le peuple russe au despotisme autant qu’à la liberté. Dans l’ancienne Moscovie, avant même l’établissement du servage, les paysans avaient leur miir, leurs assemblées, leurs anciens, leurs juges, leurs prêtres élus ; mais tout cela n’empêchait pas leur oppression par les agents du prince et du fisc[39]. Les apologistes du mir ne peuvent se le dissimuler, en enchaînant la liberté individuelle, il a entravé le développement de la personnalité morale et émoussé le sentiment même du droit. En Russie, dit Herzen, le droit personnel n’a jamais été juridiquement déterminé, l’individu a toujours été absorbé par la famille, par la commune, plus tard par l’État et par l’Église, de sorte que l’histoire russe est l’histoire du développement de l’autorité, comme l’histoire de l’Occident est l’histoire du développement de la liberté[40].

C’est là contre la commune russe, contre la propriété collective qui en est le principe, un sérieux grief, mais ce grief a plus de valeur contre le passé que contre le présent ou contre l’avenir. Depuis l’émancipation, l’individualisme, avec ses qualités et ses défauts, a franchi la porte de l’izba du moujik, il est en train de dissoudre l’ancienne famille patriarcale et commence à menacer la propriété commune. Les inconvénients du mir n’en doivent pas du reste faire perdre de vue les services. S’il a énervé l’initiative personnelle du moujik, le mir lui a permis de supporter, sans en être écrasé, trois siècles de servage. Au point de vue même des libertés modernes, la commune a donné au paysan deux habitudes, sans lesquelles toute liberté est stérile, l’habitude de traiter lui-même ses propres affaires, l’habitude de s’associer à ses pareils. À ce double titre, le mir n’est pas pour le peuple russe un vain apprentissage : s’il ne porte pas en lui-même le germe de la liberté politique, il peut de loin — de bien loin sans doute — préparer à en goûter un jour les fruits[41].




LIVRE II
L’ADMINISTRATION, LA BUREAUCRATIE ET LA POLICE.




CHAPITRE I


La centralisation russe. — Ses causes physiques et historiques. — Ses services et ses défauts. — Comment, après avoir importé en Russie la civilisation européenne, la centralisation administrative en arrête les progrès.


« Ce n’est ni la France ni l’Angleterre qui ont vaincu la Russie en Crimée, c’est l’administration russe. » Ainsi s’exprimait, au début de la guerre de Bulgarie, une des feuilles les plus en vogue de Saint-Pétersbourg[42]. La Russie a fait bien des progrès depuis l’inutile et meurtrier siège de Sébastopol : aucun peuple moderne, l’Italie et le Japon exceptés, n’a fait un tel pas en un quart de siècle ; les anciens reproches contre l’administration russe n’en ont pas moins recommencé avec la dernière guerre d’Orient. Sous Alexandre II comme sous Nicolas, les échecs des armes du tsar ont été en grande partie attribués aux vices de l’administration impériale. Après Plevna, comme après l’Alma, l’ignorance et la corruption administratives ont été justement signalées comme une des causes secrètes de l’étrange faiblesse et des défaillances inattendues du grand empire slave. Tout se tient, en effet, dans les États comme dans les corps vivants, et les défauts d’une administration peuvent avoir sur les champs de bataille un retentissant contre-coup.

L’administration est d’autant plus malaisée qu’un pays est plus grand et que la population y est moins dense. Les dimensions de l’empire Russe et le chiffre relativement faible de ses habitants annoncent les obstacles qu’y rencontre une administration régulière. Dans un État qui couvre une moitié de l’Europe et une moitié de l’Asie, il semble que l’autorité centrale doive être contrainte de réduire sa tâche et de renoncer à toutes les fonctions dont les distances la rendent incapable. L’orbite du pouvoir impérial est si vaste qu’il paraît hors d’état de porter partout les yeux, d’étendre partout la main. La difficulté est d’autant plus grande que, au lieu d’occuper le centre géographique de l’empire, la capitale est reléguée sur la circonférence. Dans un tel État, avec une capitale ainsi placée, la centralisation administrative paraît un contresens, presque une impossibilité. Or, nulle part peut-être la centralisation n’est plus ancienne, plus invétérée, plus outrée que dans ce pays qui semble si peu fait pour elle. Un examen attentif explique les causes de cette apparente contradiction des mœurs nationales et de la nature des choses.

« De Perm à la Tauride, des rocs glacés de la Finlande à la brûlante Colchide, des tours branlantes du Kremlin à la muraille de la Chine immobile[43] », toutes les affaires viennent aboutir aux bureaux des massifs palais des quais de la Neva. Les deux versants du Caucase, réunis sous le titre de lieutenance (namêsnitchestvo), en une sorte de vice-royauté, ont seuls échappé, jusqu’en 1881, à cette étroite tutelle du centre excentrique de l’empire. L’énormité des distances, la rigueur du climat, la diversité des races et des mœurs, n’en ont pu complètement affranchir les solitudes de la Sibérie, ni même les steppes du Turkestan, à peine conquis et séparé de la Russie par des déserts plus difficiles à franchir que les mers. Le royaume de Pologne, dépouillé petit à petit des derniers restes de son autonomie, n’est plus qu’une province frontière, une Oukraine russe, gouvernée et administrée des chancelleries de Saint-Pétersbourg. Les provinces à demi germanisées de la Baltique perdent un à un leurs privilèges séculaires ; la centralisation étend partout ses bras et promène son niveau uniforme jusqu’aux confins de l’empire. Ni l’éloignement, ni les traditions historiques, ni les différences de nationalité ne bornent cette domination de la bureaucratie pétersbourgeoise ; les infiniment petits, les communes rurales sont, grâce à leur petitesse même, seules un peu à couvert de cette tutelle universelle[44].

Bien qu’atténuée par les réformes d’Alexandre II, cette centralisation russe est encore d’une rigueur, d’une minutie excessives. Dans les plus insignifiantes comme dans les plus grandes choses, c’est le pouvoir central qui commande, qui défend, qui permet. L’autorisation des ministres, l’approbation du conseil de l’empire, le nom et la signature de l’empereur figurent dans les plus minces affaires. Comme en France, comme en tout pays centralisé, le gouvernement est censé posséder le don d’omniscience et le don d’ubiquité ; aucun détail ne lui doit échapper. Les actes de la bienfaisance privée lui sont soumis comme le reste. D’une extrémité de l’empire à l’autre, on ne peut fonder une bourse dans une école, un lit dans un hôpital, sans l’intervention solennellement enregistrée de l’État et de l’empereur. Le Messager officiel et le Bulletin des lois sont journellement remplis de mentions de ce genre :

« Le 15 mai, Sa Majesté l’Empereur a daigné accorder son assentiment à la création, dans les hospices de la ville de Nijni-Novgorod, de quatre lits destinés à des vieillards, au moyen d’un capital de 6300 roubles, légués par Mme Catherine D…, veuve du général D… Le même jour, Sa Majesté a daigné accorder son assentiment à la création : 1o  d’une bourse au premier gymnase de Kazan, au capital de 5000 roubles, légués par la veuve du conseiller de cour F… ; 2o  d’une bourse à l’école de garçons de P…, au moyen d’un capital de 300 roubles, pris sur les recettes de cette localité ; 3o  d’une bourse au gymnase de jeunes filles de Théodosie (Crimée), au moyen de deux billets de l’emprunt intérieur à primes, offerts par le vice-amiral S…, en souvenir de sa fille ; 4o  de cinq bourses d’externes au gymnase d’Omsk (Sibérie)[45] », etc. Comme aujourd’hui, ces fondations scolaires ou hospitalières, en mémoire de personnes défuntes ou en l’honneur de fonctionnaires appelés à de nouveaux postes, sont d’un usage journalier, ces créations de la piété envers les morts ou de la flatterie envers les vivants remplissent fréquemment de longues colonnes du Bulletin des lois. Ce qui est plus singulier, c’est que, dans la feuille officielle, ces minuscules autorisations figurent souvent au milieu des décisions les plus importantes pour le gouvernement, la justice ou l’armée, car, aux yeux vigilants d’une administration qui veut tout contrôler, grandes et petites choses se trouvent involontairement ramenées aux mêmes dimensions : il n’y a point d’affaires assez humbles pour être abandonnées au libre arbitre des localités, et la multitude des petites fait perdre de vue l’importance des grandes.

Cette centralisation bureaucratique pénètre dans tous les domaines, dans l’art ou dans la science comme dans l’administration de la bienfaisance. Avant les réformes de l’empereur Alexandre II, cette prétention de tout régler, de tout décider de loin, était plus forte encore[46]. Aucun édifice public, par exemple, église de campagne ou école de village, n’était construit sans un plan envoyé de Pétersbourg ; s’il avait été possible, on eût expédié de la capitale les monuments tout faits. Du temps de l’empereur Nicolas, il y avait, pour chaque classe d’édifices, trois ou quatre types ou modèles, approuvés par le souverain ; l’administration centrale décidait lequel de ces types officiels devait être adopté ; on s’explique ainsi le peu de variété des monuments publics en province. Bien plus, sous Nicolas, on ne pouvait, assure-t-on, bâtir, dans n’importe quelle région de l’empire, une maison ayant plus de cinq fenêtres sans une autorisation de Pétersbourg, donnée au nom de l’autocrate. Sous les empereurs modernes, comme sous les tsars et les grands-princes du moyen âge, l’empire Russe était ainsi gouverné à la façon d’un domaine privé, où rien ne peut être remué, rien ne peut être élevé ou abattu, sans un rapport au maître et sans l’autorisation du propriétaire.

Cette centralisation, qui était en germe dans le vieil État moscovite, s’est développée et régularisée sous Pierre le Grand et ses successeurs. Certains Russes, les Slavophiles en particulier, aiment à dire que la centralisation administrative a été une importation du dehors, une imitation de l’Europe occidentale. Cela est vrai de la bureaucratie instituée par Pierre le Grand[47] ; mais le réformateur a emprunté à l’Europe les formes, les moyens, les agents de la centralisation plutôt que la chose elle-même. On dit que la centralisation bureaucratique est en opposition avec l’esprit russe, comme avec la nature russe, en opposition avec le caractère traditionnel de l’autocratie et avec l’idéal de l’État slave[48]. Il faudrait s’entendre à cet égard et faire plusieurs distinctions. Ici encore, ce qui répugne au peuple russe, ce sont plutôt les formes de la centralisation bureaucratique que la centralisation même. Si le formalisme administratif, si les interminables écritures des chancelleries et des bureaux, semblent contraires à la notion du pouvoir paternel et patriarcal, toujours en vogue chez le peuple, cette notion populaire même contient virtuellement, en un sens, le principe de la réglementation administrative. Dès que le Tsar est considéré comme le tuteur et le pasteur, comme le protecteur-né du peuple, le Tsar est naturellement conduit à traiter ses sujets en pupilles et en mineurs. Cette conception patriarcale, à demi politique, à demi religieuse, tant admirée des Slavophiles, est, quoi qu’ils en aient, une des causes morales de ce système de tutelle administrative » contre lequel ils ont le bon sens de protester. Ainsi que les vieux tsars moscovites, l’empereur Nicolas se considérait bien comme le père de ses sujets, et c’est pour cela même qu’il les traitait en enfants, se faisant un devoir de les conduire par la main, et de ne jamais les abandonner à eux-mêmes.

Si la centralisation est d’accord avec la conception populaire du pouvoir et avec le génie de l’autocratie, n’est-elle pas en contradiction manifeste avec la nature du pays, dont les vastes dimensions semblent hautement protester contre elle ? Ici encore il faut, croyons-nous, distinguer. L’espace a de tout temps été le grand obstacle à la centralisation russe ; à plusieurs égards, on pourrait dire qu’en lui infligeant des bornes il a été le grand remède à ses exagérations ; mais précisément, la lutte contre l’espace, l’effort des gouvernants pour « rassembler la terre russe » et la maintenir unie a été l’une des causes déterminantes de la centralisation, peut-être même sa principale raison d’être dans le passé. Pour peu que l’on regarde la configuration de l’État et du sol russes, ce phénomène paraît moins surprenant. Si les dimensions de l’empire semblent s’opposer à la centralisation, la structure du pays, la continuité de ses provinces, la disposition de ses plaines, paraissent plutôt s’y prêter.

En France, la centralisation administrative a été surtout l’œuvre de l’histoire, l’œuvre de la politique et de la monarchie ; en Russie, on pourrait dire que c’est avant tout l’œuvre de la nature et du sol même. Contrairement à toutes les apparences, ces immenses plaines de l’Europe orientale étaient faites pour la centralisation administrative, en même temps que pour l’unité politique. La Moscovie y était prédestinée par le défaut de limites nationales, le manque de frontières militaires ou de remparts naturels, aussi bien que par le défaut de limites provinciales, le manque de murailles ou de cloisons intérieures. Les causes qui ont empêché sur le sol russe la formation ou la durée d’États indépendants, de principautés particulières, y ont entravé la formation d’individualités provinciales et étouffé les penchants autonomistes. En aucun pays, les existences régionales et la vie locale n’ont été à ce point dépourvues de tout cadre, de tout abri, de tout berceau naturel.

Le principe de variation, d’individualisation, qui manquait au sol, ne se pouvait rencontrer que dans les populations mêmes, dans leurs différences de nationalité, de langue, de religion. Or, ici encore, les apparences sont trompeuses ; la Russie a beau compter sur son territoire un nombre infini de peuples et de tribus, le peuple russe, grand-russe, est essentiellement un et homogène. Nul peuple peut-être n’a, malgré la diversité de ses origines, une telle cohésion nationale, aucun n’a une aussi nette conscience de son unité. Finnois, Lettes, Polonais, Roumains, Tatars, ces populations hétérogènes qui entourent la vieille Moscovie n’en altèrent pas l’homogénéité : sous l’écorce lamelleuse du chêne se retrouve le cœur du bois, à la fibre compacte. Le puissant noyau historique de l’empire moscovite, le peuple de la Grande-Russie, ne montre pas seulement dans sa langue, dans sa religion, dans ses mœurs, une unité, une cohésion qui ne se rencontre peut-être nulle part ailleurs, en dehors de la Chine ; il montre partout, dans la vie privée comme ailleurs, une absence d’individualisme et de variété qui amène une absence de provincialisme. Le sentiment de l’unité nationale, si vivace chez lui, a une forme en même temps qu’une force particulières. Aux yeux de l’homme du peuple, la Russie est moins un État, une nation qu’une famille. Cette conception patriarcale semble presque aussi ancienne que la Russie ; elle remonte à l’époque des apanages, et n’a fait que se propager et s’affermir à travers la domination tatare et l’unité moscovite. De tous les peuples de l’Europe, le Russe est probablement celui qui a le moins d’attachement pour son bourg ou son village, le moins d’esprit local et de préjugés de clocher : son goût pour les pèlerinages, pour les voyages, pour le commerce errant, est un des signes de ce penchant de l’homme du peuple à étendre ses pensées ou ses affections jusqu’aux limites de la patrie, au lieu de les borner à l’étroit horizon de sa province.

La centralisation a été préparée par le sentiment de l’unité russe ; elle a été fortifiée par les nombreuses annexions qui semblaient en devoir rompre ou relâcher les mailles. Les acquisitions successives du tsar Alexis, de Pierre le Grand, de Catherine II, d’Alexandre Ier, qui à la vieille Moscovie venaient rattacher des pays plus ou moins étrangers par l’origine, l’idiome ou la civilisation, ces énormes acquisitions, qui vont de l’océan Glacial à la mer Noire et de la Baltique au cœur de l’Asie, faisaient de la centralisation une nécessité politique. Plus l’empire s’étendait, plus il fallait resserrer le nœud qui liait au vieux centre historique toutes ces conquêtes diverses, toutes ces provinces plus ou moins centrifuges. La centralisation, née de l’unité du peuple dominant, a été ainsi renforcée par la variété des provinces soumises. Deux causes opposées ont abouti au même effet.

L’histoire de la formation de l’État russe est l’histoire même de la centralisation tsarienne. Une fois unifié par la politique des grands-princes de Moscou, ce pays, ouvert de tous côtés, exposé pendant des siècles aux invasions de tous les peuples, ne pouvait rester indépendant qu’en laissant toutes ses forces ramassées dans une seule main. Les longues luttes contre l’Occident et l’Orient, contre l’Europe et l’Asie, qui semblaient se disputer cette zone intermédiaire, ont accéléré la concentration des pouvoirs, qui est un des caractères historiques de la Russie. À ce titre, la centralisation et le pouvoir absolu, qui, là, comme ailleurs, marchaient de pair, ont longtemps été pour elle une condition d’existence. Des écrivains russes, les uns démocrates, comme Herzen, les autres slavophiles, comme les Aksakof, des écrivains de la Petite-Russie surtout, tels que l’historien Kostomarof, ont soutenu que la centralisation était contraire au génie slave, selon eux naturellement porté au fédéralisme[49]. Peut-être cela est-il vrai des Slaves de l’ouest ou des Slaves du sud, cela ne l’est point des Russes, des Grands-Russes au moins. La nature et l’histoire les ont également façonnés depuis des siècles à la centralisation ; s’ils lui ont dû la perte de toute liberté politique, ils lui doivent peut-être d’être seuls, de tous les peuples slaves, demeurés en possession de leur indépendance nationale.

L’état social et économique a concouru à la même œuvre que les causes naturelles et politiques. La faiblesse de l’élément urbain, le manque, en dehors de la région Baltique, de grandes cités, capables de servir de centres de vie provinciale, n’ont pas été pour peu de chose dans les envahissements de l’administration moscovite. À cet égard, le nom du pays, dérivé du nom de la capitale, est un juste emblème de l’ancienne Moscovie. Le défaut de bourgeoisie dans les villes, l’absence de véritable aristocratie territoriale dans les campagnes, ont été une autre raison de cette centralisation excessive. Également dépourvu de bourgeoisie urbaine et d’aristocratie foncière, le pays était privé des classes, ailleurs en possession du gouvernement local, et seules capables de le disputer efficacement à la puissance souveraine.

La centralisation et l’autocratie ont eu, en Russie, les mêmes raisons d’être ; elles sont nées des mêmes conditions, et l’on ne saurait dire laquelle a produit ou enfanté l’autre. Toutes deux, à la fois cause et effet, ont réagi l’une sur l’autre, se fortifiant et s’exagérant mutuellement. Toutes deux, intimement unies, ont rendu à la Russie de grands services, toutes deux les lui ont fait payer cher. Il est d’autres nations dont la tutelle administrative et le pouvoir absolu ont fondé l’indépendance ou la grandeur, il n’en est aucune peut-être qui leur doive sa civilisation. Or, c’est ce premier des biens dont la Russie moderne est, en grande partie, redevable à la centralisation en même temps qu’à l’autocratie. Sans la concentration de tous les pouvoirs, sans l’absence de toute liberté régionale, l’œuvre de Pierre le Grand et de ses successeurs eût été impossible, elle eût échoué devant les résistances locales. La centralisation a été le grand instrument de la réforme européenne ; grâce à elle, on peut dire que la Russie a été civilisée administrativement. Pour le pays, c’était là un dangereux et coûteux bienfait ; pour la réglementation bureaucratique, c’était une autre cause de force et de durée. Aux yeux d’un gouvernement civilisateur, le peuple russe n’étaît qu’un élève auquel il fallait toujours faire la leçon ; le maître ne pouvait trop tenir en tutelle le rude et sauvage enfant qu’il avait à former. Plus haute était la mission que lui confiait l’histoire, et moins l’administration russe a eu de réserve et de scrupules. Nulle part ce rôle d’éducateur, ce rôle de pédagogue, que les gouvernements s’arrogent si volontiers, n’a pu être pris aussi au sérieux par ceux qui s’en prétendent chargés. L’administration russe, façonnée à l’européenne, put longtemps considérer le peuple qu’elle régentait moins en nation de compatriotes qu’en peuple inférieur, en race indigne de liberté, à peu près comme les Européens regardent les indigènes de leurs colonies.

Dans la Russie moderne, au dix-neuvième siècle comme au dix-huitième, tout est parti d’en haut, de l’empereur, de la capitale. Depuis Pierre le Grand, le pouvoir s’est systématiquement appliqué à supprimer tout mouvement spontané dans le pays pour le réduire à l’état d’automate, de mécanisme docile, n’ayant d’autre moteur que le ressort gouvernemental. Toute l’administration a été calquée sur l’organisation militaire ; la discipline, la consigne ont été la loi de la vie civile, comme de la vie du soldat, et la consigne s’est étendue à tous les détails de l’existence, avec une minutie et une indiscrétion inconnues ailleurs. D’un bout à l’autre de l’empire, dans l’administration locale comme dans l’administration centrale, tout a dû se faire par ordre. Sous la main de Pierre et de ses successeurs, la Russie a été comme un soldat au régiment, comme une recrue à l’exercice, qui marche, s’arrête, avance, recule, lève le bras ou la jambe, au commandement d’un sergent instructeur. Et ce système était la conséquence naturelle de l’entreprise de Pierre le Grand, qui voulait transformer les mœurs du peuple ainsi que les lois de l’État. On sent quels ont été les effets d’un pareil régime, appliqué durant des générations. Le pays, patiemment dressé à l’inertie, a perdu toute initiative, et quand sous Catherine II, quand sous Alexandre II, le pouvoir a invité la société à agir par elle-même, à régler ses affaires locales, la société et les provinces, désaccoutumées de l’action, désintéressées de la vie publique, ont eu peine à répondre à l’invitation du pouvoir. Après avoir si longtemps travaillé à éteindre toute vie locale, le gouvernement ne pouvait tout d’un coup la rallumer à son gré. Le pli de la réglementation administrative était pris par le pays aussi bien que par l’État ; et ni l’un ni l’autre, ni la société ni les agents du pouvoir ne pouvaient à volonté dépouiller les vieilles mœurs. Aussi tous les essais, pour substituer l’activité spontanée de la population au mouvement automatique de la bureaucratie, n’ont-ils eu jusqu’ici qu’un médiocre succès. Après des siècles d’un semblable régime, il n’en saurait être autrement. Beaucoup des reproches que les bureaucrates font au novice gouvernement local, retombent naturellement sur la bureaucratie ; si les sujets du tsar ne savent pas mieux marcher tout seuls, c’est qu’ils ont trop longtemps été tenus en lisières.

Une des raisons le plus souvent données en faveur du maintien de la tutelle administrative, c’est le manque d’hommes éclairés dans les provinces et le manque d’initiative chez les plus éclairés. C’est là, en effet, l’une des causes historiques de la centralisation russe ; mais, comme il arrive souvent, le remède a entretenu le mal qu’il prétendait guérir. La centralisation veut suppléer au défaut d’hommes dans l’intérieur des provinces, et elle chasse elle-même de la province les hommes capables et instruits qui s’y peuvent rencontrer ; elle fait artificiellement le vide dans l’intérieur de l’empire en concentrant l’intelligence et la richesse dans les capitales. Le grand engin administratif du progrès entrave ainsi, au lieu de l’accélérer, le développement de la culture et de la civilisation.

Ce n’est point tout : la centralisation russe, bien que naturellement sortie des conditions physiques et historiques de l’empire, a rencontré, sur le sol et dans l’histoire de la Russie, un double principe de faiblesse et d’inefficacité. Deux grands obstacles l’ont arrêtée dans son œuvre, la grandeur matérielle du territoire qu’elle devait régir, l’ignorance du peuple où elle devait recruter ses agents. Par là s’explique la fréquente impuissance d’une administration légalement omnipotente.

Les franchises provinciales étant nulles ou mal respectées, et la main du pouvoir central ne pouvant atteindre partout, la confusion et l’illégalité ont longtemps pu régner en dépit et sous le couvert même de la centralisation. La lourde machine bureaucratique, imparfaitement montée, était hors d’état de suffire à une tâche immense : l’impulsion du premier moteur, irrégulièrement transmise par des rouages mal combinés, se perdait en route avant d’arriver aux extrémités. De cette façon, la Russie a longtemps connu tous les inconvénients pratiques de la réglementation administrative sans en avoir en dédommagement tous les avantages.




CHAPITRE II


L’administration centrale. — Les grands corps de l’État — Le Sénat dirigeant. — Le Conseil de l’empire. — Raisons pour lesquelles ces institutions n’ont pas répondu aux espérances de leurs fondateurs. — Les ministères et le comité des ministres. — Manque de lien entre les divers services. — Conséquences du défaut d’unité administrative. — Un ministère homogène est-il possible avec le régime autocratique ?


L’administration russe repose encore sur les bases posées à la fin du dix-septième siècle par Pierre le Grand, consolidées et élargies plus tard par la grande Catherine. L’ancienne administration moscovite était fort simple, toute primitive et rudimentaire. La Russie fut pendant longtemps régie comme un domaine privé, comme une vaste ferme, sans autre loi que la volonté du maître, sans autre règle que les décisions des voïévodes ou gouverneurs qui servaient d’intendants aux tsars, et cumulaient tous les pouvoirs civils et militaires[50]. Dans ce gouvernement, plus ou moins paternel et patriarcal, les usages, les traditions, les coutumes locales, pouvaient encore tenir quelque place. Le servage et la commune rurale simplifiaient du reste étrangement une administration dont la levée des taxes et le recrutement des troupes étaient le principal ou l’unique souci. Le gouvernement des voïévodes moscovites n’était pas sans ressemblance avec celui des pachas turcs d’il y a un demi-siècle, avec cette grande différence que, dans beaucoup de régions de la Turquie, en Europe particulièrement, les diversités de race, de langue, de religion, maintenaient une certaine diversité de régime, parfois même une certaine mesure de self-government.

Pierre le Grand, ici, comme en toutes choses, l’imitateur de l’Europe, voulut doter ses États d’une administration régulière à la moderne. Ce fut là une des œuvres principales du réformateur, et, entre les diverses tâches par lui entreprises, aucune n’était plus malaisée. Il semblait qu’il n’y eût qu’à emprunter les méthodes et les procédés de l’Occident. Pierre éprouva que les institutions ne se laissent pas si vite transporter d’un pays à l’autre, d’un peuple relativement civilisé à un peuple relativement barbare. Appliquant d’avance les théories du dix-huitième siècle, le tsar révolutionnaire traitait sa patrie comme une table rase sur laquelle il pouvait tout édifier à neuf, conformément aux principes de la science ou aux leçons d’autrui. À la place du chaos des anciennes masures moscovites, Pierre prétendait construire de toutes pièces une ville régulière et symétrique, aux rues larges, aérées, tirées au cordeau. Pour cela, Pierre Ier et ses successeurs manquaient d’une chose essentielle : ils manquaient de matériaux, ils manquaient d’ouvriers.

La centralisation européenne a ses formes propres, elle a un instrument particulier que nous appelons bureaucratie ; c’est cet outil indispensable qui faisait défaut à Pierre le Grand, qui pendant longtemps encore fit défaut à ses successeurs. L’empire Russe possédait la centralisation administrative sans en avoir les organes modernes. C’est là une vérité qu’il ne faut pas perdre de vue pour comprendre toutes les contradictions et les anomalies longtemps présentées par la Russie : à la surface, une tutelle administrative excessive ; au-dessous, le désordre, et parfois le chaos. Un système coordonné de fonctions, des institutions plus ou moins ingénieuses peuvent à la rigueur s’improviser ; il n’en saurait être de même d’une bureaucratie, d’un corps de fonctionnaires, parce que leur éducation suppose l’éducation même de la nation qu’ils doivent diriger. De là pour Pierre le Grand, de là pour tous ses successeurs, y compris l’empereur Nicolas et même l’empereur Alexandre II, une difficulté insurmontable, une cause incessante d’erreurs, de tâtonnements, de déceptions. La savante machine, importée ou imitée de l’Europe, ne pouvait marcher seule ; il ne servait de rien d’en perfectionner ou d’en simplifier les ressorts. Entre des mains inhabiles ou vénales, le mécanisme administratif ne pouvait fonctionner avec régularité.

Avant d’examiner les ouvriers chargés de la faire marcher, il convient cependant de connaître la machine elle-même. Au centre est un moteur unique, le pouvoir impérial ; tous les rouages n’ont pour fonction que d’en transmettre l’impulsion. Au-dessous de l’empereur autocrate, d’où tout émane, viennent les deux grands corps de l’État : le Sénat et le Conseil de l’empire. De ces deux corps, le premier, le plus ancien, créé par Pierre le Grand pour contrôler toute l’administration, a été dépouillé d’une bonne partie de ses fonctions au profit du second, institué au début du dix-neuvième siècle. Le sénat dirigeant ne dirige plus rien ; primitivement doté de toutes les prérogatives conciliables avec le régime autocratique, il est aujourd’hui réduit à des attributions judiciaires ; ce n’est plus guère qu’une cour de cassation. S’il a privé le sénat de toute ingérence dans l’administration, le souverain s’adresse parfois encore à ses membres pour des enquêtes administratives dans les provinces[51].

Le Conseil de l’empire (gosoudarstvénny sovêt) est une sorte de Conseil d’État. Il a célébré en 1885 son soixante-quinzième anniversaire. Fondé sous l’influence de Spéranski par Alexandre Ier à l’époque et à l’exemple du Conseil d’État de Napoléon, le Conseil de l’empire en reproduit à certains égards l’organisation[52]. À défaut de Chambres héréditaires ou électives, c’est à ce corps qu’est dévolu le pouvoir législatif. C’est au Conseil de l’empire de discuter et de rédiger les lois, à lui d’examiner le budget, à lui de recevoir les comptes rendus des ministres. Les plus graves questions lui sont soumises ; il est composé des plus hauts dignitaires ou fonctionnaires de l’État, mais en toute chose il n’a que voix consultative. Comme le Conseil du roi de l’ancienne monarchie française, cette assemblée n’est en somme qu’une réunion de simples donneurs d’avis. L’empereur, qui en nomme les membres et en fixe les attributions, ne lui délègue point ses pouvoirs ; c’est toujours l’empereur seul qui décide. L’autocrate n’est nullement lié par les avis de cette assemblée ; il les confirme, il les rejette, il les modifie à son gré[53].

Le Conseil de l’empire n’a pas répondu aux espérances de ses fondateurs, Alexandre et Spéranski. Destiné à suppléer à l’absence de parlement, à représenter le pouvoir autocratique en qualité de législateur, il devait en même temps contrôler l’administration des ministres. De ces deux missions, il n’a vraiment rempli ni l’une ni l’autre. La faute en est à la fois au mode de recrutement de cette haute assemblée et au règlement qui lui est imposé. Ce conseil, théoriquement investi des plus larges attributions, celles d’élaborer les lois, et de contrôler l’administration supérieure, est eu grande partie composé de hauts fonctionnaires, les uns en place, les autres en retraite, les premiers absorbés par leurs emplois, les autres souvent hors d’état, par l’âge ou la maladie, de prendre aux travaux du conseil une part sérieuse. À côté de nombreux aides de camp étrangers aux affaires, siègent d’anciens fonctionnaires civils, désireux de rentrer au service actif et plus jaloux de se concilier les ministres que d’en surveiller les actes. Quand on défalque les non-valeurs, on trouve que sur les soixante membres du Conseil il ne reste, comme force effective, qu’un personnel insuffisant, incapable, par le nombre comme par la situation de ses membres, de remplir le rôle de Corps législatif ou de Chambre de contrôle. À cette institution, comme à toutes les assemblées russes, manque enfin ce qui, malgré ses défauts d’origine, pourrait ailleurs lui donner un peu d’indépendance et d’autorité : l’esprit de corps.

Ainsi faite, cette assemblée est fatalement réduite à un rôle tout passif, tout extérieur. Au lieu d’élaborer des lois, elle se contente le plus souvent d’enregistrer des décrets. Aussi, lorsqu’il s’agit de mesures de quelque importance, le souverain, loin d’en confier l’étude à son Conseil de l’empire, recourt d’ordinaire à des commissions spéciales dont les projets ne sont guère soumis au conseil que pour la forme. C’est de cette façon, à commencer par l’émancipation des serfs, qu’ont été préparées toutes les grandes réformes administratives, judiciaires, militaires, économiques. Ce système de commissions isolées, temporaires, révocables à volonté, est peut-être, du reste, plus conforme au principe du pouvoir autocratique. Sous Alexandre III comme sous Alexandre II, il y a toujours en train plusieurs commissions ou comités de ce genre, dont beaucoup, après avoir fait quelque bruit à leur naissance, disparaissent silencieusement, sans rien avoir produit que de volumineux rapports, ou s’éternisent indéfiniment après de savantes et stériles dissertations théoriques. À l’aide de ces commîssions spéciales, le gouvernement remédie à l’insuffisance de son Conseil législatif ; mais ce n’est pas sans un double inconvénient. C’est, d’abord, au prix d’une lenteur désespérante, qui ferait souvent paraître rapide la longue procédure de nos parlements les moins expéditifs ; c’est, ensuite, en perdant tous les avantages d’une législation uniforme et homogène. Issue de commissions diverses et sans lien entre elles, de comités étrangers les uns aux autres et obéissant parfois à des impulsions opposées, la législation russe garde forcément quelque chose de fragmentaire, d’incohérent, d’inconséquent. Le mode de confection des lois explique le peu d’harmonie et le peu de fruits de beaucoup des meilleures réformes du règne d’Alexandre II.

On ne saurait rendre au Conseil de l’empire le rôle que lui destinait son fondateur, sans en relever le niveau et en étendre les droits, et cela ne saurait se faire sans en modifier la composition. On y a songé à la fin du règne d’Alexandre II. On a parlé non seulement d’augmenter le nombre des membres du Conseil, mais d’y appeler, à côté des représentants de l’empereur, des représentants du pays, choisis dans le sein des assemblées provinciales, si ce n’est élus par elles. Beaucoup de Russes se plaisent à voir, dans un tel expédient, un moyen de faire participer la Russie à son gouvernement sans lui donner de constitution, un moyen d’avoir sans élections politiques l’équivalent d’un parlement[54]. Quelle que soit la valeur pratique de pareils procédés, l’empereur Alexandre II semble n’en avoir pas été éloigné au moment de sa mort, et des projets analogues pourraient, sous ses successeurs, être remis sur le tapis. En attendant, ce qu’il n’a pas encore osé faire d’une manière régulière et permanente pour le Conseil de l’empire, le gouvernement impérial l’a déjà pratiqué partiellement pour quelques-unes de ses grandes commissions législatives. Comme Alexandre II avait, lors de l’émancipation, appelé dans les comités de rédaction des membres des assemblées de la noblesse, Alexandre III, voulant alléger les charges excessives des anciens serfs, a fait siéger dans la commission créée à cet effet plusieurs membres des assemblées provinciales. En cette modeste mesure, les délégués de la société n’étant même pas choisis par ses représentants, on peut dire que le pays est déjà invité parfois à donner son avis sur certaines affaires ; mais, de quelque manière que soient composées les assemblées délibérantes, Conseil de l’empire ou commissions spéciales, ces assemblées ne sont jamais que consultatives ; le pouvoir législatif reste intégralement dans la main de l’empereur.

Comme pour mettre cette vérité plus en relief, et rappeler sans cesse au Conseil de l’empire l’humilité de son rôle et la vanité de ses délibérations, ce conseil, en droit le premier corps de l’État, ne se prononce même pas, à proprement parler, sur les projets qui lui sont présentés. Afin de mieux constater l’indépendance de la volonté impériale et de n’en point gêner l’omnipotence, on ne soumet pas à l’empereur les décisions prises par la majorité du conseil, mais bien simultanément l’avis de la majorité et l’avis de la minorité, ainsi mises officiellement sur le même rang. Qu’on imagine un pareil système appliqué à des chambres représentatives, et un gouvernement également libre d’opter entre la majorité et la minorité. Si certaines influences ou certaines doctrines venaient à prévaloir près du tsar, c’est pourtant là le spectacle que la Russie pourrait un jour offrir à l’Europe.

Là où les grands corps de l’État ne sont que les humbles agents du pouvoir autocratique, les ministres ne sauraient être autre chose. L’érection des ministères est à peu près contemporaine de la fondation du Conseil de l’empire. C’est encore là une création de l’empereur Alexandre Ier qui, ambitionnant la gloire de réformateur, cherchait à donner à ses peuples des institutions plus en rapport avec celles des grands États européens. Sous l’influence de Spéranski et de Kotchoubei, la France, alors en train d’être réorganisée par Bonaparte, servit encore de modèle. C’est par un oukaze de 1802 que les ministères furent substitués aux collèges de Pierre le Grand, lesquels n’étaient guère, au fond, que les anciens prikazes moscovites, remaniés sur le modèle des administrations collégiales, en honneur chez nous au temps de la Régence.

Les anciens collèges avaient donné lieu à des reproches inhérents au système collégial même ; ils n’en furent pas moins regrettés de quelques hommes d’État, inquiets de l’étendue des pouvoirs confiés à un seul homme, et craignant de rencontrer chez les nouveaux ministres autant d’autocrates. Le comte Vorontsof, dans une lettre à Kotchoubei, l’un des promoteurs de la réforme, s’était fait l’organe de ces appréhensions au lendemain même de l’institution des ministères. Ce patriote s’élevait d’avance contre le despotisme des ministres affranchis de tout contrôle, tandis que les anciens collèges, qui lui semblaient déjà porter leur garantie en eux-mêmes, grâce au partage des pouvoirs entre leurs différents membres, avaient été assujettis par Pierre le Grand au contrôle du sénat[55]. Si de pareils regrets du passé étaient peu justifiés, les institutions de Pierre le Grand ayant fort mal répondu aux espérances du réformateur, il n’en était pas de même des craintes de Vorontsof pour l’avenir. L’omnipotence ministérielle, en débarrassant l’administration des lenteurs et de la complexité de la procédure collégiale, devait avoir pour premier effet d’exagérer encore la centralisation bureaucratique et la tutelle administrative.

Les dix ministères[56] aujourd’hui existants n’embrassent pas toutes les branches de l’administration ; il y a en dehors quelques services indépendants, comme le contrôle de l’empire, dont les chefs ont le rang et les fonctions de ministres. L’empereur a de plus sa chancellerie particulière, qui a longtemps compté quatre sections, dont la troisième, la plus fameuse, est, jusqu’à la dernière année du règne d’Alexandre II, demeurée un véritable ministère de la haute police. La plupart des ministères sont divisés en départements, presque indépendants les uns des autres. Chaque ministre est assisté d’un conseil qui reste des mois et parfois des années sans se réunir, et que ses membres n’envisagent guère que comme une retraite ou une sinécure. En outre, le ministre a d’ordinaire pour assistants un ou deux adjoints (tovarichtch), qui sont les collaborateurs de leur chef, et qui souvent lui succèdent. Un Russe, quelque peu humoriste, qui connaissait bien les ressorts habituels des chancelleries pétersbourgeoises, disait à ce propos que, en Russie, le gouvernement était condamné à une décadence forcée, et devait fatalement finir par tomber aux mains de l’ineptie. D’ordinaire, en effet, les ministres en fonctions cherchent un adjoint dont les talents ne puissent leur porter ombrage. Une fois devenu ministre, ce dernier fait naturellement de même, en sorte que le niveau des hauts fonctionnaires, le niveau du personnel ministériel en particulier, semble destiné à s’abaisser progressivement de titulaire en titulaire, pour descendre peu à peu de la médiocrité à l’incapacité. Les choses se passeraient peut-être habituellement de la sorte si, par bonheur pour l’empire, les calculs égoïstes des hommes en place n’étaient souvent déjoués par les intrigues de leurs concurrents, ou par l’intervention du maître qui, au risque de compromettre l’unité des services, impose parfois à ses ministres des collaborateurs dont ils n’eussent pas fait choix.

Le souverain recourt souvent à un procédé peu propre à relever la dignité ministérielle et l’ascendant de ses collaborateurs officiels : à la tête des ministères, et parfois des plus importants, il place fréquemment, au lieu de ministres en titre, des suppléants, des gérants qui ne sont confirmés dans leurs fonctions qu’après un stage plus ou moins long. Cet expédient paraît n’avoir d’autre avantage que de permettre plus facilement de confier un portefeuille à des hommes qui semblent n’y avoir de droits ni par leurs talents, ni par leur expérience. D’autres fois, et cela n’a pas été rare sous Alexandre II, la direction des ministères a été abandonnée à des favoris de cour, à des hommes à la mode, à des politiques amateurs, pour la plupart aides de camp du souverain, en un mot, à ce qu’un roman de Tourguénef appelle des généraux de Bade[57].

Il semble de loin que la patrie de l’autocratie doive être le pays de l’harmonie des pouvoirs et de l’unité administrative. Vues à distance, les diverses administrations, avec leur forte centralisation bureaucratique, ressemblent à ces nouvelles horloges pneumatiques, dont les aiguilles, mues par le même ressort, marchent toutes à la fois et marquent toutes la même heure. En fait, il n’en est rien : l’unité d’action, qui, en théorie, semble l’apanage des régimes absolus, fait souvent défaut à la Russie. Ce gouvernement, où tous les pouvoirs procèdent de la même volonté, où toute l’autorité est concentrée dans la même main, où il n’y a officiellement qu’un seul moteur, est de ceux dont les rouages administratifs donnent lieu au plus de frottements, et, par suite, à la plus grande déperdition de forces.

La principale raison de cette anomalie est l’isolement des divers ministères, qui forment comme autant d’États indépendants, ayant chacun leur armée d’employés, souvent même leur trésor particulier, et sont toujours prêts à entrer en campagne les uns contre les autres.

Si la Russie a des ministres, elle n’a pas encore de ministère, au sens politique du mot. Entre les chefs des diverses administrations il n’y a aucune cohésion, aucun lien, il n’y a ni solidarité ni direction commune. Les ministres se réunissent bien à certains jours pour se concerter ensemble ; mais à ces réunions, impérieusement exigées par les besoins des différents services, la langue officielle refuse le titre occidental de conseil (sovêt), et à plus forte raison le titre parlementaire de cabinet. La Russie n’a qu’un comité des ministres (komitet ministrof), et ici les noms ne sont pas sans importance. Les ministres du reste ne sont pas les seuls membres de ce comité ; à côté d’eux y siègent, non seulement le contrôleur de l’empire et le procureur du Saint-Synode, lequel peut être regardé comme une sorte de ministre des affaires ecclésiastiques, mais les chefs de certaines sections de la chancellerie impériale, les présidents des divers départements du Conseil de l’empire et jusqu’au directeur des haras. Avec un véritable conseil, uniquement composé des chefs des ministères, ce soi-disant comité des ministres deviendrait un rouage inutile. La présidence en appartient à un personnage que l’empereur désigne et qui lui-même n’est d’ordinaire pas ministre. Durant la plus grande partie du règne d’Alexandre II, le président du comité était un homme de cour, sans valeur ou influence politique, un général Ignatief, parent du célèbre négociateur de San Stefano. Lorsque, un an ou deux avant sa mort, Alexandre II avait appelé à ce poste un des plus distingués de ses anciens collaborateurs, le comte Valouief, successivement ministre de l’intérieur et des domaines, on s’était demandé si, entre ces nouvelles mains, cette présidence, jusque-là purement honorifique, n’allait pas prendre une valeur politique. En fait, il n’en a rien été, et Alexandre III a, en 1881, remplacé le comte Valouief par M. de Reutern, longtemps ministre des finances, sans que la présidence du comité ait cessé d’être une sinécure pour un favori de cour ou une lucrative prébende pour un ancien ministre, dont le souverain veut récompenser les services passés.

Un fait, en apparence insignifiant, pourrait servir de symbole aux fonctions de président du comité des ministres ; ce président n’a ni hôtel ni résidence officielle dans la capitale, il n’a pour habitation qu’une villa, une datcha aux îles, et il passerait toute l’année en villégiature que l’État ne s’en ressentirait point.

Les affaires devraient, semble-t-il, être toujours discutées en comité ou en conseil par les ministres ; mais les chefs des diverses administrations se dispensent fréquemment de cette formalité, ils frappent directement an cabinet de l’empereur. L’usage est que les ministres présentent leur rapport (doklad) individuellement au souverain. Cette habitude seule enlèverait toute solidarité aux différents chefs d’administration. N’étant responsables que devant l’empereur, et n’ayant devant lui qu’une responsabilité individuelle, les ministres ne sont en réalité que les secrétaires, on pourrait dire les commis du tsar, mais des secrétaires qui, seuls au courant des affaires, dictent le plus souvent les résolutions du maître, et des commis tout-puissants, s’ils ont l’oreille de l’autocrate.

Les ministres les mieux en cour ne se gênent point pour passer par-dessus la tête de leurs collègues et faire adopter au souverain des mesures inconnues de ces derniers. Les divers organes du gouvernement, au lieu de fonctionner d’accord, se contrarient et se paralysent mutuellement. Le comte Vorontsof avait encore signalé cet inconvénient avant même que l’expérience l’eût révélé. Il avait prévu, dès la création des ministères, que si les ministres pouvaient communiquer isolément leurs rapports à l’empereur, que s’ils traitaient chacun avec lui, en tête-à-tête des affaires de leur ressort, on verrait édicter des oukazes dont certains ministres ne seraient informés qu’en même temps que le public[58]. On comprend les effets d’un pareil système : le ministre des finances n’est averti qu’après coup des projets de dépenses de ses collègues de l’intérieur ou de la justice ; le ministre de la guerre peut ignorer si la politique des affaires étrangères est belliqueuse ou pacifique.

La première et naturelle conséquence de cet isolement des ministères a été le manque d’unité administrative, le désordre, la confusion. Les ministres ne sont pas unis entre eux et, dans le sein de chaque ministère, les divers départements sont presque indépendants les uns des autres. Les ministres peuvent prendre beaucoup sur eux quand ils ont la confiance du maître ; et, au-dessous des ministres, chaque haut fonctionnaire, pour peu qu’il possède la faveur personnelle du souverain, peut agir à sa guise, à l’encontre ou à l’insu de ses collègues ou de ses chefs. On aboutit ainsi dans la politique intérieure, parfois dans la politique étrangère, à des incohérences et à des contradictions qui vont jusqu’à donner au gouvernement l’apparence de la duplicité. Presque toujours rivaux et fréquemment ennemis, représentant souvent des tendances contraires ou des coteries hostiles, que le souverain oppose parfois systématiquement les unes aux autres, pour ne se livrer entièrement à aucune, les ministres se font sourdement une guerre clandestine et parfois même presque publique[59]. Sous Alexandre II, c’était tantôt la justice qui était en lutte avec l’intérieur, tantôt l’instruction publique qui bataillait avec la guerre[60]. Tandis que le ministre de la justice cherchait à déraciner les anciens abus et à garantir la liberté individuelle, son collègue de l’intérieur, partisan du vieil arbitraire bureaucratique, se plaisait, par des poursuites administratives, à rendre illusoire l’action des tribunaux. Les discordes des ministres, qui se combattaient mutuellement à la cour, dans les salons, dans la presse même, se propageaient parmi leurs subordonnés. Toute l’action gouvernementale en était entravée, l’anarchie s’introduisait dans les diverses branches de l’administration, et ce désordre, recouvert d’un trompeur vernis d’uniformité, tournait au profit de la propagande révolutionnaire.

Il semble, de loin, qu’un peuple moderne n’ait qu’à souffrir d’un pareil chaos administratif. En Russie, on peut se demander si, sous un régime absolu, les défauts de l’administration n’ont pas, pour l’avenir du pays, presque autant d’avantages que d’inconvénients. Ce n’est pas là un vain paradoxe. L’anarchie administrative, comme tous les autres vices de la bureaucratie impériale, comme tout ce qui affaiblit l’omnipotence de l’État, n’est pas sans quelques compensations ; les frêles libertés naissantes en ont peut-être éprouvé plus de bénéfice que de dommage. L’esprit public, l’esprit de progrès et de libre investigation, qui, dans un État autocratique, eût risqué d’être entièrement étouffé sous l’accord des divers organes du pouvoir, a pu respirer quelque peu à travers les fissures laissées entr’ouvertes par les discordes et la désunion des ministres. Une feuille de Saint-Pétersbourg en faisait un jour la remarque : dans le passé, sous Alexandre II comme sous Alexandre Ier, une direction gouvernementale uniforme eût, aux époques de réaction, toujours fréquentes en Russie, tourné contre les idées libérales et singulièrement favorisé la victoire de la politique rétrograde ; elle eût, par exemple, pu détruire presque entièrement les meilleures réformes d’Alexandre Nicolaiévitch. Avec le régime actuel, au contraire, sous le couvert du désaccord et des dissensions des ministres, grâce à l’autonomie des divers services, les idées autoritaires et les tentatives de réaction peuvent triompher dans un ministère sans remporter dans tous les autres ; les maximes libérales peuvent, aux époques les plus sombres, trouver un refuge dans certains départements et y attendre le retour d’une heure plus bénigne.

À regarder les choses sous toutes leurs faces, un patriote ne devrait donc souhaiter une plus grande unité administrative que si cette unité de gouvernement était associée à des garanties nouvelles pour le pays. Autrement, tout le bénéfice risquerait d’être pour la bureaucratie, pour la centralisation et la tutelle administrative. À dire vrai, ce danger n’est pas de ceux que les Russes ont le plus à redouter. Le gouvernement aura, sous ce rapport, bien de la peine à sortir de ses anciens errements. Il s’est beaucoup préoccupé de la question, durant les derniers mois du règne d’Alexandre II et les premières semaines du règne d’Alexandre III, mais jusqu’ici il n’a point su la résoudre. On a parlé de remplacer le comité des ministres par un véritable Conseil, pour ne pas dire un cabinet au sens européen du mot, de rendre les ministres solidaires les uns des autres, d’appeler même peut-être l’un d’eux aux fonctions et au titre de premier ministre. Un pareil changement eût, en général, été vu d’un bon œil par les libéraux. Un cabinet solidaire, collectivement responsable devant le souverain, en attendant qu’il pût le devenir devant la nation, semblerait à beaucoup de Russes un premier pas dans la voie constitutionnelle. C’était une des réformes qu’on attendait d’Alexandre III, après l’avoir en vain espérée de son père.

Si, pour des motifs différents, presque tous les partis s’accordent à demander plus d’homogénéité dans le ministère, une telle innovation est difficilement conciliable avec les traditions autocratiques. Il est partout malaisé d’avoir un cabinet solidaire et homogène sans un chef effectif et une influence prépondérante, sans un président du Conseil ou un premier minisire. Or, à l’inverse d’autres monarques absolus, les empereurs de Russie n’ont jamais eu de premiers ministres. Sur ce point, ils ont, par instinct ou par système, toujours suivi la maxime de Louis XIV, au risque de voir renouveler chez eux, avec plus de dommage pour le bien de l’État, le long duel des Colbert et des Louvois. Pour rester plus sûrement maîtres de leur pouvoir, pour garder, en fait comme en droit, la plénitude de leur autorité, les empereurs ont la prétention d’être leurs propres premiers ministres. S’ils n’en ont pas eu tous, comme Pierre le Grand, Catherine II et Nicolas, l’énergie ou la capacité, ils se sont, comme Alexandre II, appliqués avec un soin jaloux à maintenir une sorte de balance entre leurs conseillers, à opposer les unes aux autres les influences et les tendances, veillant à ne laisser à aucune opinion, à aucun personnage, un ascendant prédominant. Il n’a fallu rien moins que les attentats répétés du nihilisme, que l’impuissance avérée de son gouvernement en face des complots d’une bande de jeunes gens, pour décider Alexandre II, dans sa dernière année, à réunir tous les pouvoirs en une seule main et à confier au général Loris Mélikof une sorte de dictature.

Avec le régime autocratique, confessaient, au début du règne d’Alexandre III, les plus importants organes de la presse, il n’y a pas de place pour un premier ministre. À cet égard, Saint-Pétersbourg et Moscou, d’ordinaire en désaccord, semblaient du même avis. « Chez nous, écrivait en mai 1881 l’une des premières feuilles de Pétersbourg, le Poriadok (Ordre), un premier ministre ne pourrait être qu’un grand vizir. » Et cela est vrai, les rares hommes d’État, d’Araktchéief, sous Alexandre Ier, à Loris Mélikof, sous Alexandre II, qui ont joui d’une influence prépondérante, n’ont guère jamais été autre chose. Un Richelieu ou un Bismarck n’est pas plus possible en Russie qu’un Cavour ou un Robert Peel. L’empire peut posséder un chancelier, mais ce premier dignitaire de l’État est d’ordinaire confiné dans la politique étrangère, et n’a d’autre ascendant que son autorité personnelle. L’autocratie est un soleil qui ne veut point admettre de satellite, de peur d’en voir son propre éclat éclipsé ou obscurci.

La Russie n’en sent pas moins le besoin impérieux d’un cabinet homogène, afin d’assurer au gouvernement l’unité de direction qui lui a fait défaut jusqu’à présent. C’est par là peut-être que commencera la transformation politique de l’empire. Un pareil conseil, avec ou sans présidence officielle, changerait forcément toutes les relations du souverain et de ses ministres. Un ministère solidaire, collectivement responsable, prendrait fatalement vis-à-vis de l’empereur une attitude d’indépendance inconnue jusqu’à présent ; il traiterait bientôt avec l’autocrate de puissance à puissance. Pour le conserver au pouvoir, le tsar serait obligé de compter avec lui, de lui laisser le champ libre, parfois même de lui donner carte blanche. Le cabinet se sentirait peu à peu responsable devant la société et le pays, autant que devant l’empereur. L’opinion serait pour lui comme une sorte de parlement en vacances, dont il s’efforcerait de gagner la confiance. Unis et agissant de concert, eh vertu d’un programme commun, les ministres, de quelques restrictions légales qu’on circonscrive leur pouvoir, cesseraient d’être les simples instruments de la volonté souveraine. Le tsar pourrait se trouver presque réduit au rôle de souverain constitutionnel, sans constitution ni parlement. Cette réforme, en apparence si modeste, implique au fond une sorte de révolution ; peut-être même qu’une fois adoptée en principe elle serait aussi difficile à établir et à faire durer qu’une constitution et une représentation politique.

Quoi qu’on imagine, on ne saurait donner plus d’unité à l’administration et au gouvernement sans empiéter indirectement sur l’autocratie, sans marquer une limite aux droils personnels du souverain en même temps qu’à ceux de ses ministres. Pour cela, par exemple, on a proposé d’enlever à ces derniers, et par suite à leur maître, la faculté de décider aucune affaire sans le consentement de tous leurs collègues ; on a érigé en principe que les doklads, ou rapports ministériels, ne devraient être soumis à la sanction suprême qu’après une délibération du Conseil. Le procédé est des plus simples ; mais, s’il n’était accompagné d’aucun autre changement dans l’État, si, en droit, le pouvoir absolu restait entier, il serait difficile d’assurer, dans la pratique, la stricte exécution d’une pareille règle. Comment, en effet, interdire à l’empereur d’arranger telle ou telle affaire avec un ministre favori, et de quelle manière le contraindre à ne rien trancher en dehors de son conseil ?

Cette question a été, au printemps de 1881, l’occasion de la dissolution du premier ministère de l’empereur Alexandre III. Pour rassembler toutes les forces du gouvernement, dans la lutte contre le nihilisme, pour mettre fin aux trop fréquentes guerres civiles des administrations entre elles, il avait été décidé, selon le principe posé plus haut, qu’à l’inverse de ce qui se pratiquait sous Alexandre II, les ministres ne présenteraient plus à la signature impériale que les mesures approuvées en Conseil par leurs collègues. L’empereur, paraît-il, avait sanctionné cet arrangement, le public en avait été informé ; on se flattait déjà de voir la Russie en possession d’un vrai cabinet, lorsqu’une intrigue de cour, comme il en peut toujours surgir en un gouvernement absolu, vint tout modifier. On avait oublié que la première condition pour qu’un pareil principe pût être respecté, c’était que tous les ministres fussent d’accord et obéissent à la même inspiration. Or il était loin d’en être ainsi du premier ministère d’Alexandre III. On y distinguait, selon les traditions du règne précédent, au moins deux tendances, plus ou moins nettement indiquées, car, en Russie, les couleurs politiques sont encore loin d’être aussi tranchées qu’ailleurs. Les partisans des idées soi-disant libérales ou occidentales semblaient l’emporter par le nombre comme par l’influence. C’étaient, notamment, d’anciens ministres d’Alexandre II, le général Loris Mélikof, ministre de l’intérieur, le général Dmitri Milutine, ministre de la guerre, et M. Abaza, ministre des finances. Ces trois personnages formaient une sorte de triumvirat dont l’ascendant semblait devoir être prédominant. À côté, ou, mieux, en face d’eux, se rencontraient des hommes appelés au pouvoir par le nouvel empereur, et qui passaient pour représenter les aspirations plus ou moins vagues du parti national, ou des néo-slavophiles. C’était d’abord le général Ignatief, l’ancien ambassadeur à Constantinople, alors ministre des domaines, puis le procureur général du Saint-Synode, M. Pobédonostsef, ancien précepteur d’Alexandre III, traducteur de l’Imitation, homme avant tout religieux et conservateur, en tout cas, mieux disposé pour Moscou et le parti national que pour les idées occidentales en vogue à Pétersbourg. Ce n’était pas un ministère composé d’éléments aussi disparates qui eût pu imprimer à toute la politique une direction uniforme. L’inexpérience russe pouvait seule s’y tromper, mais la déception devait être rapide. Au moment où l’on se flattait déjà de voir la Russie entrer en possession d’un vrai cabinet, éclatait une crise ministérielle, sans précédent jusqu’alors. L’empereur Alexandre III avait, en dehors de ses principaux ministres, arrêté les termes de son mémorable manifeste du 29 avril 1881, où, pour la première fois, il faisait part de sa politique à ses peuples et à l’étranger. Ce manifeste, qui affirmait solennellement et avec une sorte d’affectation le pouvoir autocratique[61], avait été préparé dans l’ombre par M. Pobédonostsef et le général Ignatief, avec l’appui du grand-duc Vladimir, frère de l’empereur, et avec l’aide de M. Katkof, le hautain rédacteur de la Gazette de Moscou, venu à Gallchina pour conférer avec le tsar. C’est à la fin d’un conseil, tenu un jour ou deux avant la grande revue où devait être publié le manifeste, que la plupart des ministres reçurent connaissance de cet important document.

On comprend la surprise des hommes qui détenaient les principaux portefeuilles. Ils n’avaient pas imaginé qu’on pût ainsi, sans les consulter et presque à leur insu, engager, devant la Russie et devant l’Europe, la politique du nouveau règne. En face d’un tel procédé, la conduite des ministres de l’intérieur, de la guerre et des finances était tout indiquée : ils n’avaient qu’à se retirer ; c’est ce qu’ils firent à quelques jours de distance. Dans tout autre pays, la démission des ministres en pareille circonstance n’eût étonné personne : en Russie, la retraite volontaire et simultanée des principaux conseillers du tsar fut, pour bien des gens, une sorte de scandale. C’était, en tout cas, un fait nouveau dans les annales du gouvernement russe ; cela seul impliquait un progrès dans les idées et les mœurs politiques.

On raconte qu’un des ministres de l’ancien bey de Tunis, lui ayant un jour offert sa démission, le bey répondit avec colère à cette velléité d’indépendance : « Un esclave n’a pas le droit de quitter le poste où l’a placé son maître ». Le tsar eût pu naguère tenir à peu près le même langage à ses conseillers. Sous ce rapport, les mœurs de la cour de Pétersbourg étaient restées fort orientales. Les ministres, n’étant que les humbles instruments de la volonté impériale, n’avaient pas à juger les ordres du maître, et encore moins à en décliner l’exécution. Toute démission volontaire implique un désaveu, un sentiment d’indépendance et de responsabilité ; à ce titre, c’est un acte que peut difficilement se permettre le sujet d’un autocrate. Avec les mœurs bureaucratiques en vogue, bien peu de ministres étaient, du reste, tentés de s’arroger une pareille liberté ; presque tous étaient heureux de rester aux affaires aussi longtemps qu’il plaisait au souverain de les y maintenir ; la plupart s’appliquaient uniquement à prendre le vent qui soufflait à la cour. Si la Russie pouvait citer quelques démissions isolées, elle ne connaissait pas les démissions collectives, déterminées par un acte de politique générale. C’est sous Alexandre III, en 1881, que Pétersbourg a pour la première fois assisté à un pareil spectacle, et, pour faire admettre des démissions aussi insolites, les ministres, qui se retiraient simultanément, ont dû les échelonner à quelques jours de distance, et mettre presque tous en avant leur mauvaise santé, comme si une subite épidémie eût frappé les hôtels ministériels.

La retraite volontaire de trois ou quatre ministres du tsar, en 1881, restera dans l’avenir comme un exemple et un précédent significatif. C’est la marque de la révolution, qui, en dépit de tous les obstacles, s’accomplit peu à peu dans les mœurs gouvernementales. On sent de plus en plus que les différents ministères ne peuvent demeurer isolés, qu’ils doivent cesser de former un État dans l’État et d’agir chacun pour leur compte. Parmi les plus conservateurs des personnages politiques, comme parmi les plus enclins aux nouveautés, se restreint chaque jour le nombre des hommes disposés à gouverner sans s’inquiéter du choix et des vues de leurs collègues. Quoi qu’on fasse, en effet, de quelque esprit et de quelques conseils que s’inspirent les successeurs d’Alexandre II, il importe que le gouvernement ait une direction. Or, avec des ministres désunis, sans solidarité entre eux, il ne saurait y avoir ni plan de gouvernement, ni direction suivie, ou, ce qui revient au même, il y en a plusieurs à la fois. En Russie comme ailleurs, un ministère sans programme commun sera toujours un gouvernement sans programme.

La chose est si claire que j’ai entendu un Russe, fort au courant de son pays, ce qui n’est pas si fréquent qu’on le pense, soutenir que l’empereur Alexandre III n’avait qu’une chose à faire, appeler un des hommes politiques les plus en vue, et lui confier la mission de former un ministère en lui laissant carte blanche, sauf au tsar, si l’expérience ne semblait pas en bonne voie, à remettre bientôt le pouvoir à un autre personnage. De cette manière, me disait mon interlocuteur, le pays serait sûr d’avoir un gouvernement homogène, et l’empereur, cessant d’avoir la responsabilité de tous les actes du gouvernement, ne verrait plus retomber sur lui toutes les fautes de ses agents. Les ministres resteraient face à face avec la nation, les mécontents et les révolutionnaires n’auraient plus de raison de s’en prendre au souverain. L’idée est ingénieuse, et, sur toutes les panacées proposées, elle a l’avantage de se prêter à divers systèmes de gouvernement et aux tendances les plus différentes. En réalité cependant, un tel procédé implique toujours une demi-abdication de Tautocratie, une espèce de constitutionnalisme latent. Aussi estil douteux que le tsar s’y résigne. L’empereur Alexandre III a bien essayé de donner au gouvernement plus de cohésion ; il ne s’est pas écarté de la tradition impériale, et la Russie autocratique n’a ni cabinet ni premier ministre.




CHAPITRE III


L’administration provinciale, la bureaucratie et le tchinovnisme. — Gouvernements et districts. — Le gouverneur et ses pouvoirs. — Défauts du tchinovnisme russe. — Effets du tableau des rangs. — Manque de spécialité. — La vénalité et ses causes. Comment la corruption administrative peut tempérer le despotisme bureaucratique. — Difficulté pour la bureaucratie de se contrôler elle-même. — Insuffisance de tous les remèdes employés contre la vénalité. — Formalisme et mépris des règlements.


Avant les réformes contemporaines, toute l’administration provinciale était organisée sur le type de l’administration centrale, avec cette différence que, les pouvoirs s’y trouvant plus concentrés, l’autorité y avait plus d’unité. Les circonscriptions administratives de la Russie remontent à Pierre le Grand ou plutôt à Catherine II. Le premier avait partagé l’empire en huit gouvernements (goubernii) ; sa fille Elisabeth en porta le chiffre à seize, Catherine II à quarante. Le nombre de ces circonscriptions s’est accru de règne en règne, moins avec les conquêtes successives de l’empire qu’avec l’énorme accroissement de sa population. Les gouvernements primitifs de Pierre ou de Catherine ont dû être coupés en deux, parfois en quatre, sans que la moyenne du chiffre de leurs habitants ait diminué.

La Russie d’Europe compte, en dehors de la Finlande, de la Pologne et du Caucase, une cinquantaine de gouvernements ; le royaume de Pologne, aujourd’hui privé de son administration particulière, en compte une dizaine d’une étendue notablement moindre[62]. Ces divisions administratives sont pour la plupart tout artificielles, toutes conventionnelles, toutes mécaniques ; elles n’ont d’autre raison d’être que la volonté du pouvoir autocratique, qui a découpé à son gré le territoire de l’empire, sans tenir compte des traditions historiques, ni de l’origine des habitants[63]. À cet égard, les gouvernements russes ressemblent singulièrement aux départements français ; ils sont le produit du même esprit, des mêmes habitudes de centralisation. La nomenclature des goubernies russes n’a pas, du reste, les mêmes prétentions scientifiques que celle de nos départements ; elle est beaucoup moins compliquée, chaque gouvernement n’ayant, le plus souvent, d’autre nom que celui de son chef-lieu. Il n’y a guère d’exception que pour les provinces de l’ouest ou du sud, d’origine étrangère ou d’annexion récente : l’Esthonie, la Livonie, la Courlande, la Podolie, la Volhynie, la Bessarabie, la Tauride. Ces noms historiques suffisent seuls à dénoter une individualité provinciale, d’ordinaire étrangère à la vieille Russie.

Les circonscriptions territoriales de l’empire diffèrent de nos départements par un point important, les dimensions. L’autocratie russe n’a pas, de même que la révolution française, cherché à fractionner le pays en minces parcelles, comme pour y rendre plus impossible toute velléité d’indépendance de la vie locale. L’État le plus vaste est celui dont les divisions administratives sont les moins nombreuses. Les provinces russes varient singulièrement de grandeur selon les régions, le climat, la densité de la population. Les gouvernements du nord et de l’est, Perm, Viatka, Astrakan, Vologda, Arkhangel surtout, égalent ou dépassent en superficie les grands États de l’Europe occidentale. L’étendue moyenne de chaque province reste encore considérable, elle est supérieure à celle des petits États de l’Europe centrale, de la Belgique, de la Hollande ou de la Suisse. La population des provinces russes est loin d’être en rapport avec leurs dimensions, elle serait plutôt en raison inverse ; les plus grandes, qui comprennent les solitudes du nord ou les steppes de l’est, sont les moins peuplées : Arkhangel, avec ses 858 000 kilomètres carrés, ne compte que 315 000 âmes. En revanche, plusieurs gouvernements de médiocre étendue, dont le nom est presque ignoré de l’Occident, renferment presque autant d’habitants que les vingt-deux cantons suisses. Dans la Russie d’Europe, la population moyenne d’une goubernie est de 1 400 000 ou de 1 500 000 âmes[64].

Les gouvernements russes, ceux des frontières au moins, ont été longtemps réunis, par groupes de trois, quatre ou cinq, en gouvernements généraux, qui embrassaient ainsi de vastes régions. Aujourd’hui, ce mode de groupement n’existe plus qu’en Asie et dans les anciennes provinces polonaises[65]. Les trois provinces baltiques elles-mêmes ont récemment perdu ce signe de distinction, pour rentrer dans la masse des gouvernements de l’empire. Cette simplification est un indice des progrès de la centralisation dans la voie de l’uniformité administrative.

Les goubernies sont partagées en districts (ouezdy), correspondant à nos arrondissements. Ces districts russes, ainsi associés par le pouvoir central, ont, pour Id plupart, une existence plus ancienne et une individualité plus naturelle que les gouvernements qu’ils composent[66]. Aussi gardent-ils une vie propre, supérieure à celle de nos arrondissements. Chaque province compte huit, dix, douze, parfois quinze districts, en sorte que, tout en restant notablement plus étendues que nos arrondissements, les subdivisions de la province sont relativement moins grandes que les provinces mêmes. Dans ces districts, encore plus vastes et même, d’ordinaire, plus peuplés que nos arrondissements, il n’y a, en dépit de l’excès de la centralisation russe, rien qui corresponde à nos sous-préfets. L’administration impériale n’est représentée que par un simple officier de police (ispravnik). Il est vrai que le défaut de constitution politique n’y a pas encore fait sentir l’utilité d’une classe de fonctionnaires qui, chez nous, sont bien moins des administrateurs que des agents de propagande ou d’élection.

À la tête de chaque gouvernement est un gouverneur (goubernator). Ce fonctionnaire offre beaucoup d’analogie avec l’intendant de notre ancien régime, avec notre préfet d’aujourd’hui. Autrefois, le gouverneur concentrant en ses mains tous les pouvoirs, chaque province était une Russie en miniature et comme une réduction de l’empire autocratique, dont elle reproduisait en petit l’organisation. Comme l’empire, la goubemie était régie par un pouvoir pratiquement illimité. Le gouverneur, assisté d’un vice-gouverneur, avait bien à côté de lui un conseil de gouvernement, mais, de même que le Conseil de l’empire, ce conseil provincial n’avait que voix consultative. Il y avait bien, depuis l’impératrice Catherine, des assemblées périodiques de la noblesse ; il y avait même un comité des finances locales[67], composé de députés de la noblesse et de députés des villes ; mais le contrôle de ces assemblées ou de ce comité était purement extérieur, purement théorique. La plupart des droits accordés aux administrés par les lois de Catherine II étaient devenus de pures formalités, que personne n’eût osé prendre au sérieux. De l’administration le pouvoir du gouverneur débordait sur la justice. Si Catherine avait remis à la noblesse le choix des juges de première instance, le gouverneur avait le droit de les confirmer, le droit de les mettre en accusation, même de les révoquer.

L’autorité et les soins du gouverneur s’étendaient sur toutes les branches des services publics ; il était, il est encore aujourd’hui, entouré de comités dont il est président : comité des impositions, comité des voies de communication, comité des prisons, comité de bienfaisance, comité de l’enseignement, etc. À quoi sert tout cet appareil de contrôle ? À rien, d’ordinaire. La plupart de ces comités sont formés des subordonnés du gouverneur ou d’employés d’un rang inférieur ; la servilité bureaucratique, l’esprit d’obéissance passive y étouffe généralement toute indépendance. Au lieu d’être une garantie de bonne gestion, tous ces comités n’ont guère fait que diminuer la responsabilité du gouverneur, en ayant l’air de la partager.

Les besognes les plus diverses se trouvaient réunies dans les mains de ce fonctionnaire, lequel était souvent un militaire, ignorant de l’administration. La multiplicité de ses attributions contraint le gouverneur à une immense correspondance ; hors d’état d’embrasser toutes les affaires qui lui sont confiées, il ne fait le plus souvent que transmettre les instructions de la capitale ou signer les décisions prises dans ses bureaux. Cet homme, qui de loin semble revêtu d’une autorité omnipotente, se trouve fréquemment réduit au rôle de simple expéditionnaire des écritures. De la puissance il n’a que les dehors, les honneurs et les tentations.

L’institution d’assemblées provinciales, dotées de sérieuses prérogatives, semblait devoir restreindre le pouvoir des gouverneurs ; mais, si l’autorité de ces derniers a été diminuée, leurs attributions sont restées aussi vastes que mal délimitées. La réforme de l’administration proprement dite, qui depuis longtemps est en projet, reste encore à l’étude. En attendant, la loi maintient au gouverneur ses anciennes fonctions et ses anciens pouvoirs, bien que ses attributions ne concordent plus avec les droits concédés aux nouvelles assemblées électives[68]. Il y a là, entre la législation de l’empire et les récentes institutions, un manque d’harmonie qui se retrouve malheureusement dans d’autres sphères. Les grandes réformes d’Alexandre II, si dignes d’admiration à tant d’égards, ont, nous devons le répéter[69], ce défaut d’avoir été conçues isolément, sans plan d’ensemble, sans idée mère, d’une manière empirique et fragmentaire, en sorte qu’au lieu de former un système coordonné, les institutions de la Russie actuelle présentent partout des contradictions, des anomalies. Les nouvelles lois ne cadrent pas avec les anciennes, qui subsistent à côté d’elles. De là un manque de détermination, un principe de confusion qui n’est pas étranger au peu de succès des meilleures réformes. La Russie, léguée à Alexandre III, ressemble à ces châteaux construits à diverses époques, où l’on voit côte à côte les styles les plus différents, ou encore à ces vieilles maisons, refaites peu à peu et par morceaux, qui n’ont jamais l’unité ni la commodité des demeures élevées sur un même plan et d’un seul jet.

Ce qui a manqué à Pierre le Grand et à ses successeurs, c’est, nous l’avons dit, l’instrument même de la centralisation moderne, c’est une bureaucratie instruite et honnête. La Moscovie possédait bien depuis longtemps une classe de serviteurs de l’État ; mais ces serviteurs, constitués en noblesse (dvôrianstvo), avaient, grâce à leur mode d’entretien et de dotation territoriale, des intérêts particuliers, à la fois différents de ceux de l’État et de ceux des localités qu’ils gouvernaient[70]. Déjà le peuple était victime d’une administration à la fois ignorante et corrompue. La Russie du dix-huitième siècle était presque entièrement privée des classes où se recrutaient ailleurs les fonctionnaires de l’État. Le dix-neuvième siècle n’a pas encore entièrement comblé cette lacune. Ce but, en apparence si modeste, la création d’un corps de fonctionnaires capables et moraux, est depuis Pierre et Catherine un des objectifs principaux de la Russie et de son gouvernement. Pendant longtemps les établissements d’instruction fondés à grands frais par le pouvoir central ont en Russie, tout comme en Chine, eu pour première mission de préparer à l’État des serviteurs et des agents. Ainsi se montre dans toute son étendue la tâche que s’étaient imposée l’autocratie et la centralisation. Cette administration, chargée d’importer aux rives du Volga la civilisation de l’Europe, il fallait d’abord la dresser elle-même aux usages et aux mœurs, si ce n’est à l’esprit de la culture européenne.

Le principal moyen employé par Pierre le Grand, qui ne pouvait toujours recourir à des étrangers, fut le tchine et le tableau des rangs[71]. Cette institution, qui faisait dépendre le rang et les préséances du grade civil ou militaire, fut avant tout un mode de recrutement des fonctionnaires de l’État. Pour la noblesse, contrainte, sous peine de perdre ses droits et privilèges, à entrer dans l’armée ou l’administration, le tableau des rangs de Pierre le Grand fut une sorte de conscription ou, mieux, un véritable service obligatoire. Pierre parvint ainsi à rassembler pour l’empire un nombreux contingent d’employés ; mais, les hommes ainsi levés, il fallait les former au service, et l’instrudion d’une armée de fonctionnaires civils est autrement longue et difficile que celle d’une armée de soldats. Pierre le Grand, qui avait réussi dans cette dernière tâche, ne put achever la première ; ce ne pouvait être l’œuvre d’un règne, ni même d’un siècle.

Le tableau des rangs, qui devait servir à la recruter, ne fut pas lui-même sans une influence fâcheuse sur la bureaucratie russe. Le tchine, en effet, assimilait le service civil au service militaire, pour le mode d’avancement aussi bien que pour le mode de recrutement. Cette hiérarchie bureaucratique devait tôt ou tard tourner au profit de la médiocrité, au profit de la routine. À chaque grade, à chaque degré de l’échelle du tchine, correspond une série de fonctions ; on ne peut remplir des fonctions élevées qu’avec un tchine élevé et, par suite, qu’après une longue carrière bureaucratique. Le premier effet d’un tel système, c’est d’attirer dans les administrations une foule d’hommes sans vocation, sans instruction, sans aptitude ; le second, c’est, en classant tous les fonctionnaires dans une douzaine de catégories numérotées, de contraindre tous les agents du pouvoir à passer par la série entière des classes, après avoir débuté par les grades et les emplois inférieurs. L’avancement ayant lieu, dans l’administration civile comme dans l’armée, hiérarchiquement, de grade en grade, le plus souvent de trois ans en trois ans, la plupart des fonctions se trouvaient indirectement, données à l’ancienneté, ce qui partout est un encouragement à l’esprit de routine et à l’inertie. L’avancement au choix n’est du reste pas toujours plus éclairé que l’avancement à l’ancienneté. L’intelligence ou l’instruction, la supériorité naturelle ou acquise est près des chefs hiérarchiques, qui en peuvent prendre ombrage, autant un motif de défiance qu’un gage de succès. Avec un tel régime l’important est de débuter de bonne heure. Dès qu’on a le pied sur l’échelle, et qu’en haut on a des protecteurs, pour vous tendre la main, les échelons administratifs se gravissent tout seuls. Or, dans beaucoup de carrières civiles, les emplois inférieurs préparent mal aux postes élevés ;  : il faut pour ceux-ci une étendue de connaissances, une largeur d’esprit qui ne s’exercent ni ne s’acquièrent aux plus bas degrés du tchinovnisme[72].

De cette longue route à travers les emplois subalternes, il ne restait aux fonctionnaires arrivés au terme de la carrière, qu’un savoir technique, une expérience bureaucratique. L’intelligence, l’étude, l’esprit d’initiative et d’indépendance, les vrais facteurs de la supériorité, se trouvaient ainsi découragés et souvent annihilés. Le métier de scribe ou de commis était la première école des hommes publics et, pour le plus grand nombre des tchinovniks, la correspondance résumait tous les devoirs des fonctionnaires. Si la faveur des princes n’y eût remédié, le mal eût été plus grand encore. Le culte du tchine a longtemps fait des grands corps de l’État, du sénat et du Conseil de l’empire, une chambre de retraite pour les invalides du haut fonctionnarisme. On a souvent cité ce mot d’un jeune Russe : « Mon oncle, le général, a eu une attaque d’apoplexie, on l’a fait sénateur ; il a perdu la vue, on l’a élevé au Conseil de l’empire ; pour peu qu’il ait une nouvelle infirmité, il mourra ministre ». Cette boutade peint, dans son exagération même, les inconvénients du tableau des rangs. L’ignorance et l’incapacité, appuyées sur la patience, pouvaient se hisser peu à peu au sommet de l’échelle. Les réformes, qui doivent faire de la Russie un État moderne, ont heureusement commencé à ébranler la religion du tchine et à en corriger les abus. Un jour viendra, sans doute, où l’emploi ne dépendra plus du rang officiel et du numéro de la classe ; où, à la place de promotions à un grade civil, il n’y aura plus que des nominations à une fonction. Le tchine a cependant trop pénétré dans les mœurs, il est, pour le gouvernement et les ministres, un instrument de récompense trop commode et trop peu coûteux pour être entièrement abandonné, bien que, sous Alexandre III, on ait parlé de le supprimer[73].

Le tableau des rangs, en apparence si favorable au service de l’État, a encore eu pour les services publics un autre inconvénient, celui de faciliter la confusion des diverses carrières. Un homme pouvant être appelé à un emploi dès qu’il en avait le grade, les fonctionnaires passaient d’une administration dans l’autre, sans posséder ni aptitudes ni connaissances spéciales. Sous Nicolas, sous Alexandre II même, les services civils étaient ainsi encombrés de militaires, l’armée était devenue la grande école administrative, elle était au moins la pépinière des hauts fonctionnaires. On se flattait peut-être de trouver plus d’honnêteté ou d’honneur chez les chefs de l’armée, et aux époques de trouble on s’imaginait en imposer davantage aux révolutionnaires avec le sabre. En dehors même des militaires, il n’était pas rare de voir un homme sauter de la justice aux finances, de l’administration à la diplomatie. La classification hiérarchique des fonctionnaires portait naguère encore à méconnaître le principe moderne de la division du travail et de la spécialité des fonctions. À cet égard, les Russes n’étaient pas sans une lointaine analogie avec les anciens Romains qui, sous l’empire comme sous la république, remplissaient successivement ou simultanément les emplois les plus divers. On ne voit point cependant qu’en Russie cette variété de fonctions, cette facilité d’adaptation ait fréquemment produit la variété d’aptitudes ou l’universelle capacité, si souvent remarquée chez les magistrats romains. Entre le tchinovnisme russe et les antiques magistratures de Rome, entre le tableau des rangs de Pierre le Grand et le cursus honorum des sénateurs romains, il y a une autre ressemblance curieuse à signaler. En Russie, comme à Rome, la hiérarchie bureaucratique eût pu être regardée comme une entrave pratique à l’arbitraire des empereurs, comme une limite à l’omnipotence illimitée du souverain, ainsi obligé de prendre les hauts fonctionnaires dans des catégories déterminées par la loi ou l’usage[74]. La gradation du tchine constituait, à cet égard, une sorte de privilège légal du tchinovnik, une sorte de garantie de la bureaucratie vis-à-vis de l’autocratie. Par malheur, l’administration russe était si corrompue que le pays avait peut-être plus à perdre qu’à gagner aux restrictions imposées à la fantaisie impériale par le monopole du tchinovnisme.

L’ignorance, la paresse, la routine, ne sont que les défauts de la bureaucratie russe, son grand vice est la vénalité. De Pierre le Grand jusqu’à Alexandre III, l’administration, les finances, l’armée, tous les services publics ont été en proie au péculat, aux concussions, à la fraude, à la corruption sous toutes ses formes. Veut-on être compris d’un tchinovnik, il faut, dit le proverbe, parler rouble. C’est une maxime, chez le peuple, qu’en Russie. tout le monde vole, et que le Christ lui-même volerait s’il n’avait les mains clouées à la croix. Toutes les colères des souverains, toutes les rigueurs de la loi se sont vainement amorties contre les prévarications des représentants de la loi et de l’autorité. Comme un venin ou un virus répandu dans tout le corps social, la corruption administrative en a empoisonné tous les membres, altéré toutes les fonctions, énervé toutes les forces. La vénalité a longtemps fait des meilleures lois une lettre morte ou une menteuse étiquette, elle a entravé dans son naturel développement les progrès de la richesse publique, préparé aux souverains et à la nation de tristes mécomptes sur les champs de bataille.

C’est sous l’empereur Nicolas, sous le prince qui a peut-être fait le plus d’efforts pour le combattre, que ce mal invétéré a atteint son plus haut période, comme pour montrer l’impuissance du despotisme à le guérir. Le vice que l’autocratie ne pouvait atteindre, que la presse n’avait pas le droit d’attaquer, a été hardiment mis sur la scène par l’un des plus populaires écrivains de la Russie et des plus grands humoristes de l’Europe. L’inspecteur ou reviseur (revisor) de Gogol nous a, dans une série de portraits d’un haut relief, montré ce qu’étaient alors les mœurs de la bureaucratie russe. Les fonctionnaires d’une ville de province, qui attendaient depuis longtemps déjà la venue d’un inspecteur secret, chargé de faire un rapport sur leur administration, viennent d’être amicalement avisés de l’arrivée de ce redoutable personnage. Au même moment se rencontre à l’auberge de la ville un aventurier en voyage, arrêté par le manque d’argent. Les tchinovniks prennent le voyageur en détresse pour le reviseur annoncé, et, n’ayant aucun les mains nettes, ils s’empressent à l’envi de se concilier leur juge supposé à force de présents et d’obséquiosités. L’aventurier garde d’autant mieux son incognito qu’il ne comprend point d’abord les politesses dont il est l’objet. Les naïves adulations de ses visiteurs lui révèlent cependant bientôt le mot de l’énigme ; il cesse de se défendre et, entrant dans le rôle qui s’offre à lui, reçoit majestueusement les hommages et les gratifications des fonctionnaires. : Bref, l’Aventurier s’éloigne après plusieurs jours de dîners et de fêtes, après avoir fait à l’un de ses hôtes officiels l’honneur de se fiancer avec sa fille. Au moment où les tchinovniks saluent une dernière fois l’équipage qui emporte le faux inspecteur, un agent de police vient brusquement leur annoncer l’arrivée du véritable reviseur.

Cette comédie, pleine d’une gaieté au fond navrante, fut jouée sur les théâtres de Pétersbourg et de Moscou devant l’empereur Nicolas, qui applaudit lui-même à ce hardi tableau de l’administration impériale. Depuis lors, la corruption administrative est devenue un des thèmes habituels des écrivains russes, et si la plaie a été circonscrite, si on peut espérer la cicatriser, le mérite en revient en partie au fer cautérisateur de la littérature. Aucune cure n’était possible tant que le malade persistait à cacher son mal. Les hideuses peintures des vices secrets du tchinovnisme ne doivent pas faire oublier que, dans l’empire autocratique, la vénalité avait peut-être moins d’inconvénients qu’en des pays plus libres et plus cultivés, qu’aux États-Unis d’Amérique, par exemple. Chose singulièrement triste, l’immoralité du fonctionnarisme a même parfois tourné au profit de l’intelligence et de la moralité du peuple : comme ces plaies ouvertes qui, en suppurant, soulagent un corps appauvri, ce mal répugnant a servi plus d’une fois de dérivatif à des maux plus graves encore.

Longtemps la vénalité administrative a été, après le manque de direction uniforme, la seule atténuation du despotisme militaire. Le pot-de-vin a maintes fois servi de correctif à la dureté des lois ou à l’étroitesse des règlements. L’inertie ou la duplicité intéressées de l’administration paralysaient les mauvaises lois non moins que les bonnes. Le fonctionnaire vendait à l’un la liberté, à l’autre la tolérance ; il vendait l’impunité à l’innocent aussi bien qu’au coupable. Les schismatiques russes, les raskolniks, n’ont pu triompher de deux siècles de persécution que grâce à l’indulgence également lucrative de la police et du clergé. L’esprit russe n’a pu résister à la lourde compression du règne de Nicolas qu’à l’aide de la connivence salariée des employés, qui laissaient secrètement circuler les livres prohibés de l’étranger et les feuilles révolutionnaires de Herzen et de l’émigration. Le rouble fermait les yeux du douanier et bouchait les oreilles de l’ispravnik. La pensée moderne eût étouffé dans sa prison aux fenêtres murées, si elle n’eût pu respirer un peu de l’air du dehors à travers l’immonde égout, qui seul lui demeurait ouvert. On a dit que le régime russe était le despotisme tempéré par l’assassinat ; il eût peut-être été plus juste de dire l’absolutisme tempéré par la vénalité.

Quelles sont les causes de cette corruption administrative ? On en rejette souvent la faute sur le caractère national, sur une prétendue immoralité russe ; c’est là une allégation gratuite qui n’explique rien[75]. Si, en matière d’argent, l’honnêteté privée est plus rare en Russie qu’en France ou en Allemagne, c’est l’effet, plutôt que le principe, de la dépravation publique. Les abus administratifs y ont des causes diverses, les unes propres à la Russie, les autres qui lui sont communes avec tous les États où se rencontre le même mal. Parmi les premières, on pourrait ranger les origines impures de la bureaucratie russe, primitivement formée par des aventuriers de toutes nations, plus avides de gain que d’honneur, en sorte que depuis Pierre le Grand le vol et la fraude y ont été de tradition. Il faut ensuite tenir compte de l’influence démoralisatrice du servage sur toutes les classes de la société, des mœurs du despotisme oriental, plus ou moins persistantes sous les réformes européennes. Il faut enfin songer aux difficultés de toute sorte opposées à une administration régulière par l’étendue de l’empire, par la variété des races, par l’ignorance des habitants : la concussion a été d’autant plus générale qu’elle avait devant elle une plus vaste et plus libre carrière.

À la tête des causes de vénalité communes à la Russie et à d’autres pays, vient d’abord le salaire peu élevé des fonctionnaires. Dans beaucoup de branches d’administration, l’insuffisance du traitement était si notoire qu’elle équivalait à une autorisation de recourir à des bénéfices illicites. De là l’indulgence des supérieurs, de là l’indulgence même du public pour des fonctionnaires, pour des pères de famille obligés, par l’exiguïté de leur solde, à se procurer des revenus accessoires. Quand les services rendus au nom de l’État ne sont pas suffisamment rétribués par le trésor public, c’est aux particuliers qui les réclament où en bénéficient, à les solder. L’administration, la police, la justice, avaient leur casuel tout comme le clergé. Le fonctionnaire acceptait une gratification pour l’accomplissement de ses fonctions, avec la même bonne grâce et la même bonne conscience que le prêtre qui, pour un baptême ou un mariage, perçoit les droits d’usage. A-t-on besoin d’un passeport, d’un certificat, d’une pièce quelconque dans une administration, il faut, si l’on ne veut attendre indéfiniment, accompagner sa demande d’un billet de telle ou telle couleur, suivant l’importance de l’afFaire et le rang du tchinovnik. A-t-on un fils appelé au service, et prétend-on faire valoir quelque motif d’exemption, il est prudent d’intéresser au sort du jeune homme le fonctionnaire ou le médecin chargé de l’examiner. « Je sais que tu es malade, disait un médecin à un conscrit de Viatka » mais sans argent je te déclare valide[76]. » En Russie, parler de la sorte, c’est presque agir en honnête homme ; le malhonnête homme, c’est celui qui, en pareil cas, se fait payer pour découvrir une infirmité imaginaire, et qui, n’ayant pu faire exempter la recrue, ne rend pas l’argent. Il s’était établi des règles dans ces profits irréguliers, le tchinovnik avait son tarif tout comme le pope, et les différents services de l’administration étaient cotés selon leur importance et selon la qualité des administrateurs. « Tu en prends trop pour ton tchiné » y dit, en guise de morale, un supérieur à un inférieur, dans une pièce de Gogol. De tels prélèvements, sanctionnés par les mœurs, n’avaient rien de révoltant, rien d’humiliant aux yeux de la société ; cela n’entamait nullement la considération d’un homme ; le plus probe ne s’en faisait point scrupule. Une comédie de l’auteur dramatique le plus populaire de la Russie, Ostrovski, nous montre un tchinovnik scrupuleux, obligé pour vivre et ne point perdre sa place, de faire peu à peu comme ses collègues. Les détournements aux dépens du trésor, les extorsions aux dépens du public, étaient seuls regardés comme des actes coupables et entachant l’honorabilité. Sur ce point même, la société n’est pas toujours bien sévère, le jury, en cas de poursuites, se montre d’ordinaire indulgent ; l’indignation a trop d’occasions de s’exercer pour n’être pas émoussée. Une des surprises de l’étranger est de rencontrer, à la table ou dans les salons des hommes les mieux famés, des personnages dont la scandaleuse fortune semble plutôt un objet d’envie que de réprobation.

Le gouvernement impérial a reconnu les inconvénients de la parcimonie du budget envers les fonctionnaires ; les traitements ont en général été relevés, spécialement dans les départements de la justice, des finances, de l’instruction publique. Il y a eu par suite une amélioration sensible, surtout dans le ressort où la vénalité fait le plus de tort à l’État et dans celui où elle en fait le plus aux particuliers, dans les finances et dans la justice. Le changement est tel que, lorsqu’il se reporte aux récits des voyageurs ou des Russes eux-mêmes, l’étranger a parfois peine à se croire en Russie. Toutes les pratiques coupables sont cependant loin d’avoir été déracinées, la dernière guerre d’Orient ne l’a que trop fait voir. Il se rencontre toujours des fonctionnaires qui continuent à toucher des honoraires irréguliers, et, comme le renchérissement de toutes choses a élevé le prix des faveurs officielles, les pessimistes prétendent qu’au lieu de décroître, la vénalité n’a fait que grandir. C’est là une évidente injustice ; ce que l’on pourrait dire, c’est que le mal a fréquemment changé de forme. Les prévarications manifestement criminelles, les concussions et malversations aux dépens du trésor, les exactions ou les fraudes aux dépens du public, sont devenues plus rares. En Russie comme ailleurs, les nouvelles mœurs financières, les grandes compagnies et les sociétés par actions, les maisons de banque, les emprunts d’État, les entreprises de travaux publics, la Bourse en un mot, avec tout son cortège de spéculation et d’agiotage, a ouvert à la vénalité des routes plus tortueuses, plus variées et, en même temps, plus couvertes et abritées que les anciennes. Le vulgaire et grossier pot-de-vin a fait place à des modes de séduction plus délicats, plus raffinés, et par là même plus dangereux. Au lieu de toujours se présenter, comme autrefois, sous un aspect brutal et répugnant, le mal s’offre aujourd’hui sous un visage discret, engageant, presque honnête. La limite entre le licite et l’illicite étant souvent difficile à tracer, la conscience se fait moins scrupule de la franchir. Les progrès économiques de l’empire y ont ainsi importé des moyens de corruption, inconnus jadis ; le crédit moderne a fait jaillir du sol de nouvelles sources de fortune, dont les eaux troubles ne sont heureusement pas accessibles à tous. Alors que ces nouvelles facilités, offertes à la cupidité des hommes en place, donnent lieu à tant de scandales dans des États plus libres et plus avancés, on ne saurait s’étonner des abus qu’elles provoquent sous un régime absolu et presque entièrement dénué de contrôle.

À cet égard comme à bien d’autres, le long règne d’Alexandre II n’a pu tenir toutes les espérances qu’il avait suscitées à son aurore. S’il y a eu progrès dans la première moitié du règne, il y a eu plutôt recul dans les dernières années. La guerre, qui partout ouvre une vaste carrière aux intrigants et aux spéculateurs, a, durant la double campagne de Bulgarie et d’Arménie, livré un vaste champ aux tripotages, aux exactions de toute sorte. Les souffrances du soldat, mal nourri et mal vêtu, ont enrichi de nombreux aventuriers, et, avec les fournisseurs infidèles, de hauts personnages civils et militaires, si bien qu’en dépit des réclamations de l’opinion publique, le gouvernement n’a pas osé faire de procès aux contractants les plus compromis, de peur de laisser dévoiler de trop nombreuses et trop hautes complicités[77].

La guerre étrangère terminée, la guerre intérieure du gouvernement et des conspirateurs nihilistes n’a pas été plus favorable à la moralité publique. Les mesures de répression et toutes les rigueurs, dirigées contre les révolutionnaires, ont indirectement favorisé les abus administratifs et la vénalité, qui n’a pas été étrangère aux succès inouïs des conspirateurs.

L’extension des pouvoirs de l’administration et de la police, les restrictions apportées à la libre activité de la justice, de la presse, des institutions locales, ont forcément diminué le faible contrôle de la société, clos les lèvres des bouches encore ouvertes, et encouragé sans le vouloir l’audace des spéculateurs et la cupidité des exactions bureaucratiques, en leur assurant l’impunité avec le silence. Dans une pareille lutte avec la révolution, ce qu’on demande avant tout aux fonctionnaires, c’est moins de la probité que de la vigueur, et, en face des coups dirigés contre l’autorité par les complots nihilistes, toute attaque contre les hommes en place, toute révolte contre la rapacité de ses agents, risque d’être considérée par le pouvoir comme une rébellion et punie comme un acte de trahison ou de forfaiture. La vénalité a pu ainsi librement fleurir à couvert des mesures de salut public, édictées par l’État en faveur de l’autorité et des fonctionnaires.

Un des caractères de la corruption russe, c’est qu’elle n’a de limites ni en haut ni en bas. Il n’est si mince employé qui ne se permette de profits illicites, il n’est si haut personnage qui ne daigne au besoin en grossir son revenu. Le rouble peut ouvrir les portes des palais impériaux comme les bureaux des derniers employés de province. Les grands-ducs, placés à la tête de l’armée ou de la marine, n’inspirent guère plus de confiance à l’opinion que de vulgaires tchinovniks. L’intégrité et le désintéressement sont presque toujours regardés comme une exception, dont on est porté à douter. Ni le rang ni la naissance ne mettent au-dessus du soupçon, l’entourage même du souverain n’en est pas toujours à l’abri.

À la corruption bureaucratique s’ajoute, en effet, dans les hautes sphères du pouvoir, ce que l’on pourrait appeler la corruption de la cour. La Russie n’est pas, sous ce rapport, sans ressemblance avec la France monarchique des dix-septième et dix-huitième siècles. Au-dessous des rouages officiels, il y a dans Pétersbourg, comme autrefois à Versailles, les ressorts secrets ou cachés, qui sont les plus dispendieux comme les plus puissants. À la cour et dans les ministères, les favoris et les favorites ont fréquemment un crédit dont l’emploi est loin d’être toujours gratuit. Les liens illicites ou les liaisons galantes jouent souvent encore un grand rôle dans ce gouvernement d’ancien régime. Honnêtes ou légères, les femmes savent parfois acquérir un ascendant considérable, et, dans ce pays sur lequel leur sexe a si longtemps régné, cela est d’autant moins surprenant que la femme russe est plus intelligente, plus cultivée, plus séduisante et que, dans les hautes classes, elle est d’ordinaire moins embarrassée de religion, de scrupules ou de préjugés. L’empire a ainsi été plus d’une fois gouverné du fond du salon ou du boudoir d’une femme dont le nom et l’existence étaient inconnus de l’Europe. De tous les Étais contemporains, la Russie est peut-être le seul où la chronique scandaleuse conserve encore un véritable intérêt pour l’historien. À la fin du règne d’Alexandre II, par exemple, comme à Versailles dans les dernières années de Louis XV, toute la cour était divisée en deux camps : les partisans et les adversaires de la favorite impériale, et les premiers n’étaient ni les moins nombreux, ni les moins puissants. C’est là, on le sent, un sujet délicat que nous n’abordons qu’avec répugnance et sur lequel il nous déplairait d’appuyer. On comprend de reste, sans que nous ayons besoin d’insister, combien de telles mœurs sont propices à la vénalité et aux abus de toute sorte[78].

Avec de pareilles influences, alors que de semblables exemples ne restaient pas sans imitateurs à la cour et dans le haut personnel administratif, on imagine ce que pouvait être parfois la distribution des places et des pensions. À Saint-Pétersbourg, de même encore qu’à Versailles avant la Révolution, les pensions, les faveurs, les grâces de toute sorte sont toujours fort en honneur, et, comme jadis dans la noblesse française, presque personne n’est assez fier pour avoir honte d’en recevoir sa part. Outre les pensions en argent, forcément limitées par la pénurie du trésor, qu’elles contribuent à obérer, la cour russe a gardé jusqu’à Alexandre III, comme sous les vieux tsars, la précieuse ressource des arendes et des distributions de terres. À tel haut fonctionnaire qui se retire du service ou que l’on veut gratifier d’une récompense, on donne, pour sa vie durant ou à perpétuité, au lieu d’une pension, une certaine étendue de terres, prise sur les immenses biens de la couronne. Les domaines de l’État, accrus en Pologne et dans les provinces occidentales de propriétés confisquées, sont une mine abondante où, sous Alexandre II, comme autrefois sous Catherine II, la faveur a puisé à pleines mains. De 1871 à 1881, on calcule qu’on a ainsi distribué aux principaux fonctionnaires et à leurs créatures un demi-million de désiatines, soit une moyenne annuelle de 55 000 hectares attribués au tchinovnisme de la capitale ; et cela, d’ordinaire, non point dans des régions désertes, non dans les inaccessibles forêts du nord-est, mais dans les plus fertiles contrées de la Pologne, du Caucase, de l’Oural. Dans les derniers mois du règne de l’empereur Alexandre II, au plus fort de la lutte contre le nihilisme, ces allocations immobilières ont été si considérables, sur les terres des Bachkirs notamment, qu’à Pélersbourg et à Moscou les railleurs disaient que le vaste gouvernement d’Oufa s’était subitement perdu. Ce gaspillage, ou mieux ce pillage du domaine public, restera une des taches du règne de l’émancipateur des serfs.

Les arendes et toutes ces distributions de terres de l’État, à quelque titre que ce soit, ont, pour ceux qui en bénéficient, l’immense avantage que, d’ordinaire, le profit qu’ils en tirent est bien supérieur à l’importance apparente de la libéralité dont ils sont l’objet. D’habitude, en effet, la valeur des terres ainsi concédées dépasse singulièrement les estimations officielles, de façon que celui qui en est gratifié reçoit en réalité infiniment plus qu’on ne semble lui donner. Une modeste rente nominale de 5 ou 6000 roubles, par exemple, peut rapporter à son heureux titulaire un revenu quadruple ou quintuple, parfois même décuple, en certains cas, prétend-on, un revenu centuple.

Une chose explique cette anomalie ; il n’y a le plus souvent aucun rapport entre la valeur effective du sol et les évaluations officielles des domaines ainsi concédés. Tantôt le concessionnaire s’entend avec l’administration impériale pour faire officiellement avilir les biens qui lui doivent être abandonnés ; d’autres fois l’État ne connaît pas lui-même la valeur et le rendement des terres dont il se dessaisit, ou, mieux, il est incapable d’en tirer un revenu normal. Je m’étonnais une fois, en Pologne, qu’un fonctionnaire russe pût faire produire 40 ou 50 000 roubles à un domaine qui lui avait été alloué comme en rapportant 6000 seulement. — « Rien de plus simple, me dit un voisin : une terre peut donner 50 000 roubles de revenu à un particulier et n’en rapporter que 6000 à l’État, et cela, en dehors même de ce qui reste toujours entre les doigts des employés. »

Les ventes et aliénations des biens de la couronne donnent souvent lieu à des abus analogues. Avec des protections et du savoir-faire, un acquéreur peut obtenir de l’État, pour quelques milliers de roubles, ce qui en vaut dix ou cinq fois plus. Un certain nombre des ventes ou des baux ainsi consentis dissimulent de véritables cadeaux accordés à des favoris. Pour couper court à de telles pratiques, on a proposé d’interdire toute aliénation des domaines de l’État et de n’en autoriser la location que sur enchères publiques ; mais, avec les mœurs actuelles, les intéressés sauraient peut-être encore découvrir un biais pour déjouer de pareilles précautions[79].

À côté des arendes et des concessions de terre, destinées d’habitude aux ministres et autres personnages influents, il y a toujours les pensions et gratifications en argent. En aucun pays on n’en fait un pareil usage. Un fonctionnaire civil ou militaire d’un certain rang prend-il un congé illimité, on lui conserve par faveur ses appointements ; prend-il sa retraite, l’empereur, en le rendant à la vie privée, a la gracieuseté de l’élever d’un grade pour augmenter d’autant sa pension. Cela n’est rien ; une chose non moins habituelle et plus singulière, c’est l’habitude de donner aux fonctionnaires et employés des divers ministères d’abondantes gratifications, en dehors de leurs appointements réguliers. On y joint souvent la faveur d’un logement gratuit dans les bâtiments de l’État. C’est une des raisons qui font qu’en Russie les palais impériaux ou les hôtels ministériels comptent tant d’habitants. Encore une ressource du favoritisme et du népotisme. Les dépenses pour récompenses et secours aux fonctionnaires (na nagrady i posobiia tchinovnikami) figurent au budget pour une somme de sept millions de roubles, et cette somme ne comprend que les gratifications habituelles, inscrites régulièrement au budget. Il y faut ajouter les allocations et subventions accordées par l’empereur ou les ministres sur les fonds à leur disposition. Toutes ces générosités ne profitent guère qu’aux fonctionnaires qui sont près de la source des faveurs, aux administrations centrales, c’est-à-dire aux employés des divers ministères, au tchinovnisme pétersbourgeois, si bien que, d’après les calculs d’un écrivain russe, le personnel des différents ministères coûterait à l’État presque trois fois plus cher qu’en Prusse, et les sommes employées en gratifications ministérielles dépasseraient notablement la somme consacrée à l’entretien de toute l’administration centrale en France[80].

Le système des gratifications, alors imputées sur d’autres ressources, est, du reste, en usage dans l’administration provinciale, comme dans les chancelleries pétersbourgeoises, et les effets en sont identiques. Partout il encourage l’arbitraire chez les chefs, le servilisme chez les subordonnés, dont le traitement se trouve dépendre de la bonne volonté des supérieurs. Aussi l’humilité chez les premiers, l’arrogance chez les derniers, sont-elles des traits habituels de la bureaucratie impériale. L’extrême dépendance où, sous prétexte de discipline, les inférieurs se trouvent maintenus vis-à-vis de leurs chefs hiérarchiques, est une autre raison des nombreux abus de pouvoir et de la trop fréquente improbité de l’administration.

Les rapines administratives ont plus d’une fois attiré l’attention et les colères du gouvernement, sans que jamais il ait su mettre à leurs débordements une digue effective. En 1880 et 1881, sous le ministère du général Loris Mélikof, on a procédé, dans différents centres provinciaux, à Kazan et à Kief notamment, à une enquête administrative, confiée à quatre sénateurs d’une intégrité reconnue, car il est encore des hommes qui savent se préserver de la contagion générale. Cette revision sénatoriale, à laquelle le gouvernement semble s’être repenti d’avoir donné tant de publicité, a révélé des désordres que n’osait même pas soupçonner la défiance publique. Durant quelques semaines la presse a pu librement stigmatiser l’arbitraire, l’avidité, parfois même la cruauté de quelques pachas de province. L’urgence d’une refonte de l’administration est devenue plus évidente que jamais, et en 1881 Alexandre III a chargé une commission de hauts fonctionnaires d’en formuler les règles. En attendant cette lente et problématique réforme, plus malaisée à mettre en pratique qu’à inscrire dans les lois, les investigations des commissaires sénatoriaux ont mis à nu des plaies secrètes et de honteux ulcères, que le gouvernement ne sait comment guérir. La démission ou la destitution de quelquesuns des fonctionnaires les plus compromis a été le seul fruit immédiat de cette consciencieuse enquête, et le tardif châtiment de quelques coupables a moins rassuré l’opinion que leur criminelle audace et leur longue impunité ne l’ont inquiétée.

L’empereur Alexandre III s’est, en montant sur le trône, donné pour première tâche de déraciner les abus administratifs dont ni son père ni son grand-père n’avaient su purger le sol de l’empire. Si l’on pouvait juger du succès en pareille matière par la loyauté des intentions et la droiture du caractère, jamais souverain n’eût été mieux préparé à semblable besogne. De tout temps ennemi des abus et des hommes corrompus, profondément honnête et ne pouvant tolérer la malhonnêteté autour de lui, inaccessible aux séductions féminines si puissantes sur son père, joignant, à l’inverse de ce dernier, les vertus de l’homme privé aux nobles aspirations du prince, incapable de toute faiblesse et de toute basse compromission pour des favoris ou des favorites, scrupuleusement économe des deniers de l’État et tout plein de la sainteté de sa mission, Alexandre III semble, personnellement, plus capable qu’aucun de ses prédécesseurs de délivrer l’empire du hideux cancer qui le ronge ; mais que peut un homme, si résolu et si austère qu’il soit, dans un État de plus de vingt millions de kilomètres carrés ? Un pareil empire n’est pas de ces domaines où l’œil du maître peut tout voir et suffire à tout. Quelle que soit son énergie, le souverain est condamné à l’impuissance ; après quelques efforts, faits d’ordinaire avec une ardeur et une ingénuité de novice, le plus confiant finit presque fatalement par se décourager, par se fatiguer et se résigner au mal qu’il ne saurait empêcher. Le souverain, en effet, ne peut gouverner, ne peut administrer surtout, que par les mains et les yeux d’autrui, et l’administration centrale, la cour et le haut tchinovnisme sont précisément les plus intéressés au maintien des abus et des anciennes pratiques. Déjà, s’il faut en croire la voix publique, les spéculations et les prévarications, l’agiotage et les tripotages ont recommencé silcncieusement autour et à l’insu de l’honnête Alexandre III.

En prenant possession du ministère de l’intérieur, le général Ignatief avait fait, au nom de l’administration impériale, une sorte de confession offlcielle[81]. Le ministre rejetait solennellement une bonne part de la responsabilité des attentats qui ont troublé la Russie, sur la négligence de la plupart des fonctionnaires, sur leur indifférence au bien de l’État, sur leur improbité. Rappelant à leur devoir tous les serviteurs du tsar, le comte Ignatief promettait, au nom d’Alexandre III, de poursuivre toutes les malversations, d’extirper partout la corruption et de châtier d’une manière exemplaire les coupables. Depuis, sous le ministère du comte Tolstoï, on a, en 1884, rendu plus rigoureuses les peines pour la dilapidation des deniers publics. Malgré quelques procès retentissants et quelques actes de louable sévérité, on ne saurait dire que les intentions d’Alexandre III aient encore été remplies ; on ne voit même guère comment elles pourraient l’être, tant que durera le régime en vigueur. Le gouvernement, en effet, n’a d’autre instrument que son administration, et, ainsi que nous le disions plus haut, toutes les mesures de défense et de protection prises en faveur de l’autorité et de ses agents tournent d’une manière inévitable en faveur des abus administratifs, ainsi protégés indirectement contre toutes les attaques et les poursuites du public.

En Russie comme ailleurs, une des causes de la corruption administrative et des abus de pouvoir, c’est le défaut de responsabilité légale des agents de l’État. La loi édicte des peines rigoureuses contre les exactions, contre le péculat et les concussions, contre les abus d’autorité et toutes les transgressions des fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions ; mais toute cette pénalité est lettre morte. Les statistiques judiciaires en font foi. Le petit nombre de cas de ce genre soumis aux tribunaux est sans rapport avec le nombre des prévaricateurs connus du public. Les délinquants sont habituellement assurés du pardon, à tout le moins de l’indulgence de leurs supérieurs, et la loi élève les tchinovniks au-dessus de la juridiction des tribunaux ordinaires. Un fonctionnaire ne peut être mis en jugement, pour actes commis dans l’exercice de ses fonctions, qu’avec le consentement ou, mieux, sur l’initiative de ses supérieurs hiérarchiques. La poursuite des illégalités des agents du pouvoir est ainsi abandonnée à l’administration, qui naturellement répugne à faire condamner ses membres. Administrés ou contribuables ont le droit de dénoncer les actes illégaux d’une autorité à l’autorité supérieure, ils n’ont pas le droit de les déférer aux tribunaux. Par suite, plus le coupable est élevé, moins il y a pour lui de responsabilité effective[82].

Le grand principe, récemment introduit dans la législation russe, de l’égalité de tous devant la loi ne touche point la bureaucratie. On ne saurait être surpris d’un tel privilège, dans un pays autocratique, quand on songe que, en France, l’article 75 de l’éphémère constitution de l’an VIII a, pendant trois quarts de siècle, résisté à toutes nos révolutions, et semble même aujourd’hui avoir été inutilement abrogé. En Russie, où elle serait plus nécessaire qu’ailleurs, la responsabilité légale des fonctionnaires rencontre encore plus d’obstacles dans les préjugés et les mœurs. La bureaucratie a trop d’intérét à ne pas se laisser dépouiller d’un privilège qui lui assure pratiquement l’impunité et l’omnipotence. Abandonner aux poursuites du premier venu un fonctionnaire du tsar, le représentant d’un pouvoir illimité et infaillible, ce serait, dit-on, discréditer l’autorité. En réalité, ce serait plutôt la relever en la dégageant des abus qui la compromettent, car il y a en Russie un mal plus grand encore que la corruption administrative, c’est le peu de foi du peuple dans l’honnêteté des hommes qui le gouvernent.

Affranchie de la juridiction des tribunaux, et ainsi placée en dehors du droit commun, la bureaucratie est la véritable souveraine de l’empire. C’est à elle qu’appartient pratiquement la toute-puissance, dévolue théoriquement à l’autorité impériale. Les empereurs, dont elle est l’unique instrument, ne peuvent rien sans elle et ne peuvent presque rien contre elle. La disgrâce ou la colère du tsar peut atteindre tel ou tel membre, elle ne saurait frapper le corps. L’instrument est plus fort que la main qu’il sert, la bonne volonté du maître échoue devant l’inertie ou le mauvais vouloir de l’administration. L’absolutisme russe a eu pour effet de livrer l’empire à l’arbitraire d’une bureaucratie corrompue, qui préférait ses propres intérêts aux intérêts du souverain, comme à ceux de la nation.

Tant qu’ils n’auront pas obtenu le concours actif de la société, les maîtres de la Russie se trouveront sans force contre les abus. Tout ce que pouvait tenter le génie de la centralisation a été essayé : on a renforcé les moyens de contrôle, allongé la procédure administrative, multiplié les formalités. Dans toutes les branches de l’administration on a introduit des instances successives. Nulle part peut-être la surveillance n’a été poussée aussi loin, nulle part l’État n’a montré une telle méfiance de ses agents et n’a pris plus de garanties contre leurs fautes ; mais toutes ces précautions ont été impuissantes. Employer la bureaucratie à contrôler le tchinovnisme, c’était en quelque sorte demander le remède au mal. Ce système de freins multiples, en apparence si ingénieux, n’a fait que compliquer le mécanisme administratif d’un grand nombre de pièces, inutilement dispendieuses, sans autre effet que d’en ralentir et en embarrasser le jeu.

Le résultat le plus clair de toute cette procédure est l’énorme développement des écritures et de la correspondance, l’accumulation des paperasses à tous les degrés de l’échelle, aux dépens de la prompte et utile expédition des affaires, aux dépens d’une bonne administration. C’est, entre les bureaux ministériels et les diverses chancelleries, un échange continuel de feuilles calligraphiées : demandes, rapports, informations, explications, rectifications, approbations, confirmations, etc. Grâce au secours des rapides auxiliaires fournis par la science moderne, grâce à la vapeur et à l’électricité, les affaires ont été de plus en plus concentrées dans les bureaux des ministères. Les agents de l’administration locale, tenus en d’étroites lisières par les règlements, n’ont plus été que des expéditeurs d’ordres, des secrétaires privés d’initiative, incapables de décision, effrayés de toute responsabilité. Au lieu de fonctionnaires et d’administrateurs, la Russie n’a plus possédé que des employés et des commis. Les maux de la centralisation ont ainsi été aggravés par les remèdes appliqués aux concussions administratives. L’administration russe est devenue comme une chaîne sans fin, le long de laquelle les affaires se transmettent mécaniquement, remontant et redescendant lentement de bureau en bureau, au grand dommage des intérêts du pays.

L’exagération du culte de la forme, le pédantisme bureaucratique, a été l’une des suites de toute cette procédure administrative. Comme le serviteur d’Harpagon, tour à tour cocher et cuisinier, le gouverneur de province, chargé d’attributions diverses, accordait fréquemment à un titre ce qu’il refusait à un autre. Le formalisme, sanctionné par la loi et l’usage, entraînait parfois à de singulières naïvetés les bureaucrates soucieux de leurs devoirs. En voici un exemple que cite quelque part Herzen : Un gouverneur de province était en congé ; il était naturellement remplacé par le vice-gouverneur. Ce dernier, qui était en correspondance officielle avec son chef, reçoit en sa nouvelle qualité une pièce écrite la veille par lui-même en qualité de vice-gouverneur. Le scrupuleux fonctionnaire appelle son secrétaîre, lui dicte la réponse, la signe comme gouverneur et se la fait adresser comme vice-gouverneur : la régularité de la correspondance officielle ne souffrait ainsi en rien de l’absence du premier fonctionnaire de la province. L’abus des écritures avait des inconvénients plus graves, celui entre autres de multiplier les commis avec les bureaux ou les chancelleries, par là même d’augmenter le nombre des employés insuffisamment payés, le nombre des tchinovniks vivant aux dépens de la fortune publique ou de la fortune privée. L’administration se trouvait ainsi enfermée dans une sorte de cercle vicieux dont la bureaucratie ne pouvait la faire sortir[83].

La complication de la procédure administrative a eu en Russie une autre conséquence, moins attendue encore : le mépris des règlements, qui sont trop nombreux, trop gênants pour être toujours fidèlement observés. À force de vouloir conduire les fonctionnaires pas à pas, le législateur les a habitués à prendre des libertés avec la loi, ou à n’en respecter que les formes extérieures. C’est qu’en vérité l’observation des règles prescrites amène parfois d’intolérables lenteurs. S’agit-il, par exemple, de la réparation d’un édifice public, d’un toit, d’un mur, d’un poêle, le législateur exige d’interminables formalités : enquête préliminaire, rapport à un comité, rapport au ministère, contre-enquête, devis de réparation, expertises, vérifications de toute sorte. Les précautions prises par la loi sont telles que, si l’on voulait s’y conformer, le toit aurait le temps de s’effondrer ou le mur de s’écrouler. Comment procède-t-on dans la pratique ? On commence par faire la réparation ; quant aux formalités, enquêtes, rapports, expertises, elles n’ont souvent lieu que sur le papier, dans les minutes des bureaux. Pourvu que les écritures soient en règle, tout est en règle.

Le formalisme, qui est un des défauts habituels de la bureaucratie, s’allie ainsi fréquemment avec le mépris ou l’oubli des formes prescrites. L’excès même de la réglementation enseigne aux employés à ne point tenir compte des règlements. Les fonctionnaires les plus scrupuleux auraient peine à leur toujours obéir. De même que pour les Israélites modernes, la loi de Moïse, avec ses rites multiples, est presque impossible à observer dans son intégrité, de même les règlements administratifs russes, avec leur prétention de tout prévoir et de tout déterminer, sont souvent d’une si fastidieuse minutie, que le tchinovnik ne sait comment s’y conformer, et se trouve malgré lui entraîné à des irrégularités.

Les administrés sont, du reste, loin d’avoir toujours à s’en plaindre. En Russie, le fonctionnaire le plus insupportable serait celui qui prétendrait toujours s’en tenir à ses instructions et aux règlements. C’est une des choses qui rendent souvent odieux les tchinovniks d’origine allemande, alors même que, par les connaissances, par la probité et par la ponctualité, ils l’emportent sur leurs collègues d’origine slave. Chez le fonctionnaire russe, la qualité la plus précieuse ailleurs se transforme en défaut ; la régularité, la fidélité aux règlements dégénère presque fatalement en tyrannie tracassière. Aussi le fonctionnaire le plus populaire est-il encore le tchinovnik du vieux temps, bon enfant et plein de laisser-aller, dont « l’uniforme déboutonné laisse entrevoir la robe de chambre ».

Les fonctionnaires de tout rang, sans cesse obligés de s’éloigner des prescriptions légales, perdent peu à peu le respect ou la religion de la loi ; et le sens de la légalité, qui fait défaut aux instruments du pouvoir, ne saurait se rencontrer dans la société placée sous leur direction. Toutes les précautions du législateur se retournent ainsi contre son but. Les bandes étroites dont l’autorité emmaillote ses agents se déchirent ou se relâchent à chacun de leurs pas, en sorte que les fonctionnaires se montrent chargés d’inutiles entraves.

Une des choses qui m’ont toujours le plus frappé en Russie, c’est le peu d’ascendant moral de l’administration et des fonctionnaires. Les vices de la bureaucratie impériale expliquent ce phénomène, inattendu en un pareil pays. Le Russe, le moujik ou le citadin, si longtemps victime d’abus séculaires, croit toujours que, dans la sainte Russie, l’or est une clef qui ouvre toutes les portes. Des agents du pouvoir et des instruments de la loi, la méfiance populaire s’élève jusqu’à la loi même. De là, chez un peuple en général si respectueux de l’autorité, le peu de respect des autorités, le peu de respect des lois.

Le culte à demi religieux que les masses professent encore pour le tsar ne s’étend point à ses représentants et aux détenteurs de sa puissance. Pour ces derniers, il n’a que de la méfiance et de la suspicion. Tandis que la loi semble faire de l’empereur le chef de l’immense armée bureaucratique, le peuple n’admet point d’ordinaire la solidarité de l’autocratie et de l’administration ; il a presque autant d’aversion pour l’une que d’amour et de vénération pour l’autre. À cet égard, le sentiment politique du moujik est analogue à son sentiment religieux. Il sépare, dans sa pensée et ses affections, le tsar des tchinovniks, comme il sépare Dieu du clergé, gardant pour le maître le respect qu’il n’a point pour ses agents. Grâce à cette distinction, la popularité de l’autocratie a persisté à travers toutes les souffrances et les déceptions du peuple, pour lequel le tchinovnisme reste seul responsable de tous ses maux.

Cette disposition du moujik et de l’artisan des villes a un inconvénient, qui à certaines heures peut devenir un péril. Telle est la méfiance envers l’administration que les masses ne croient pas toujours à sa parole quand elle leur communique les ordres du tsar. Le moujik aime à se persuader que les fonctionnaires s’entendent pour le tromper. Le peuple est porté à douter de l’authenticité des volontés impériales telles qu’elles lui sont transmises par les voies légales ; par suite, il peut devenir quelquefois la dupe des plus grossiers imposteurs. Ainsi s’expliquent certains des phénomènes les plus curieux et les plus inquiétants de la vie russe. Naguère, lors du pillage des juifs du midi, comme vingt ans plus tôt, lors de l’émancipation des serfs, on a vu le bas peuple des villes et des campagnes s’autoriser de prétendus ordres secrets du tsar pour rester sourd à la voix des représentants attitrés de l’autorité, accusant l’administration et la police d’être vendues aux juifs, de même que, sous Alexandre II, il les accusait d’être vendues aux propriétaires[84]. Aujourd’hui comme au temps du servage, il n’y a pour le paysan, selon la remarque de G. Samarine[85], d’autre garant ni d’autre preuve des volontés souveraines que la force armée et le déploiement de troupes : une décharge de mousqueterie reste à ses yeux la seule confirmation et pour ainsi dire le seul sceau authentique des ordres impériaux.

Faut-il montrer combien cette défiance invétérée envers les agents réguliers du pouvoir élargit l’intervalle que nous avons signalé entre le moujik et le tsar, entre le peuple et l’autocratie[86] ? Faut-il montrer le parti que, à une heure critique, pourraient tirer de ce soupçonneux et naïf scepticisme villageois des agitateurs sans scrupules, toujours disposés à répandre dans des foules crédules des rumeurs mensongères ? De tous les peuples contemporains le peuple russe est encore le plus dévoué à son souverain ; mais son peu de foi dans l’administration le rend à certains instants capable d’émeute et de rébellion par obéissance, capable de se faire par ignorance l’aveugle instrument des pires ennemis du pouvoir qu’il vénère.




CHAPITRE IV


La police. — Son importance dans an État absolu. — Police ordinaire. — Ses défauts, sa tyrannie. — Raisons de sa fréquente impuissance. — Police des villes et dvorniks — Police rurale et ouriadniks. — Servitude des passeports. Ses inconvénients, son inefficacité.


Tous les moyens de contrôle inventés par la prudence des souverains et combinés par le génie bureaucratique n’ont pu mettre un terme aux abus administratifs. Parmi les freins imposés au tchinovnisme, il en est un dont nous n’avons encore rien dit et qui mérite une attention particulière : je veux parler de la police. Dans un État absolu, la police a naturellement une importance capitale, elle devient d’ordinaire la pièce essentielle du mécanisme gouvernemental. C’est à elle de suppléer aux libertés politiques, de suppléer à la presse et aux assemblées élues, là où ni la parole ni la plume n’ont le droit de dénoncer les abus. Sa tâche est naturellement d’autant plus grande que celle du pays est plus restreinte : l’œuvre de contrôle, de vérification, de critique, qui ne se peut accomplir au grand jour par l’opinion ou par les représentants de la nation, doit se faire en secret par les agents de l’autorité. En dehors de cette alternative, libertés publiques ou police occulte, il n’y a que désordre et anarchie.

En Russie, comme en tout État absolu, la police a dû jouer un double rôle, elle a dû surveiller à la fois le peuple et les fonctionnaires, les administrés et l’administration : aussi nulle part n’a-t-elle été plus puissante. Sous l’empereur Nicolas, on peut dire que la police était vraiment le principal rouage de l’État ; sous l’empereur Alexandre II, après vingt ans de réformes libérales, elle avait conservé ou repris une grande partie de son ancienne autorité. Un des principaux soucis des gouvernants, depuis près de deux siècles, a été le perfectionnement de cet engin de gouvernement ; afin d’en accroître la force ou l’activité, on l’avait dédoublé. Pour la Russie de Nicolas et d’Alexandre II, ce n’était pas assez d’une police, elle en avait deux, indépendantes l’une de l’autre. La première, la police ordinaire, régulière, dépendait du ministère de l’intérieur ; la seconde, la police politique, la police d’État, placée en dehors de tout ressort ministériel, ne relevait que de l’empereur.

La police ordinaire a une organisation plus ou moins analogue à celle que lui ont donnée les États de l’Occident. Ce qui la distinguait naguère encore, c’était sa prédominance sur les services dont elle n’eût dû être que l’accessoire. Au lieu de rester l’humble auxiliaire et comme la servante de l’administration et de la justice, la police en était la maîtresse et la suzeraine. Là où nous mettons un fonctionnaire de l’ordre judiciaire ou administratif, les Russes ne mettent parfois qu’un officier de police. Ainsi, dans les districts qui répondent à nos arrondissements, au lieu d’un sous-gouverneur correspondant à notre sous-préfet, le gouvernement est représenté par un maître de police, appelé ispravnik, quî, dans les principales localités, a sous ses ordres des commissaires, désignés sous le nom de stanovoï pristaf.

L’ispravnik, encore aujourd’hui le premier fonctionnaire du district, était, depuis Catherine II, nommé par la noblesse. Ces commissaires élus n’en avaient point meilleure réputation ; ils passaient rarement pour incorruptibles et étaient suspects de partialité ou de faiblesse vis-à-vis des plus influents de leurs électeurs. Après l’émancipation des serfs, on ne pouvait laisser à une seule classe de la nation le choix de fonctionnaires en contact incessant avec toutes les classes. La nomination de l’ispravnik a été remise au gouverneur, les habitants y ont perdu une garantie plus illusoire que réelle.

La police a de tout temps été l’un des ressorts où les exactions et les abus de toute espèce étaient le plus fréquents, parce qu’ils étaient le plus faciles. Malgré l’attention que lui a toujours consacrée le gouvernement, ce service, sur lequel reposent tous les autres, est jusqu’ici resté l’un des plus défectueux. Dans les villes, dans les capitales surtout, là où elle agit sous l’œil des autorités les plus élevées, la police laisse extérieurement peu à désirer, elle est attentive, complaisante, polie, sinon toujours honnête. À Saint-Pétersbourg, un étranger qui l’eût jugée par les dehors eût pu la croire parfaite ; l’audace longtemps impunie des nihilistes n’en a que trop révélé la négligence et l’inhabileté. Cette surprenante impuissance de la police tenait surtout aux défauts habituels de l’administration russe, à l’ignorance, à l’incurie, à la vénalité.

D’après une enquête faite sous Alexandre III, en 1881, par le général Baranof, alors préfet de police de Pétersbourg, un grand nombre des agents de police de la capitale ou de la banlieue étaient incapables de rédiger un procès-verbal, beaucoup même ne pouvaient écrire correctement leur nom. Parmi les commissaires, un grand nombre ignoraient les lois et les règlements dont ils devaient faire l’application, et leur moralité était souvent au niveau de leur instruction. Qu’on juge par là de ce que peut être la police dans les provinces reculées ! L’insuffisance du personnel s’expliquait par l’insuffisance de son traitement, d’autant que la déconsidération où est demeuré, en Russie, tout ce qui touche à la police, n’est pas faite pour en faciliter le recrutement. Les commissaires de Saint-Pétersbourg, qui s’en tenaient à leurs émoluments, avaient peine à vivre, et les simples agents, les policemen, seraient morts de faim s’ils n’eussent prélevé sur les cabarets et les auberges un supplément, en nature ou en argent, à leurs modiques appointements. Parmi un personnel ainsi composé, habitué par son indigence à des gains illicites, il n’était pas malaisé aux révolutionnaires d’acheter des complaisances, sinon des complicités. Aussi l’un des premiers soins du général Baranof, chargé par Alexandre III de réorganiser la police, a-t-il été d’augmenter la paye de ses agents en même temps que leur nombre[87].

Non content d’accroître ainsi le nombre et la valeur de ses agents de surveillance, le gouvernement a imaginé, depuis sa lutte avec le nihilisme, de leur donner, aux frais des particuliers, des auxiliaires gratuits. C’est ce qu’il a fait dans les grandes villes, dans la capitale notamment, à l’aide des propriétaires, qu’il a, sous peine de séquestre, rendus responsables de leurs locataires et de tous les actes illicites accomplis dans leurs maisons : réunions secrètes, conférences clandestines, dépôts de livres prohibés, d’armes ou de matières explosibles, etc. Et comme le propriétaire a été rendu garant de ce qui se passait à l’intérieur de son immeuble, le portier, le dvornik, transformé en factionnaire, doit répondre de tout ce qui se passe au dehors, veiller à ce qu’on ne colle sur les murs aucune proclamation révolutionnaire, et à ce qu’on ne lance des fenêtres aucun objet dangereux, surveiller les personnes qui entrent et sortent, prêter main-forte à la police dans l’arrestation des individus qui cherchent à s’enfuir ou tentent de résister[88]. Les précautions inventées à cet égard par le général Gourko, à la fin du règne d’Alexandre II, ont, sous Alexandre III, été reprises par le général Kozlof, alors grand maître de police. Le dvornik, arraché au service du propriétaire ou des locataires, doit monter la garde devant sa maison ; et à ces sentinelles, qui ne coûtent rien au Trésor, les règlements imposent un service qu’on oserait à peine réclamer d’un soldat ou d’un gendarme. Le dvornik en faction ne doit quitter son poste sous aucun prétexte ; il lui est expressément interdit de dormir, interdit même de s’abriter contre la pluie ou la neige sous la porte cochère[89], et le service de ces malheureux dvorniks est officiellement fixé, pour les six mois d’hiver, à seize heures consécutives, de quatre heures du soir à huit heures du matin. Avec les hivers de Saint-Pétersbourg, on devine ce que peut être une pareille faction ; quelle que soit l’endurance russe, un seul homme n’y saurait suffire. Grâce à cette garde imposée aux portiers, le gouvernement a donné à chaque maison de la ville un ou deux veilleurs de nuit, qui sont, pour les propriétaires, une charge d’autant plus lourde qu’à l’intérieur il a fallu les remplacer par des suisses[90]. Comme si elle se sentait incapable d’assurer l’ordre dans les rues de la capitale, la police a eu l’idée, assurément bien russe, d’en charger une classe d’habitants, ainsi soumise à une corvée d’un nouveau genre. Si ingénieuses qu’elles semblent, toutes ces précautions n’ont, du reste, eu jusqu’ici qu’un médiocre succès.

Un des motifs de la négligence et de l’insuffisance de la police russe, c’est la multiplicité des fonctions qui lui sont confiées. Quoique déjà noiablement restreintes sous Alexandre III, ses attributions restent encore démesurément étendues. Après avoir été si longtemps l’instrument favori du pouvoir, la police continue, aux dépens de ses fonctions spéciales, à intervenir dans nombre d’affaires plus ou moins étrangères à sa mission. Un journal remarquait que les lois de l’empire ne contenaient pas moins de 5075 articles touchant les attributions de la police. Pour remplir tous les devoirs qui lui incombent, un employé de la sûreté serait obligé d’être à la fois officier de santé, chimiste, architecte, censeur, huissier, accusateur public près de la justice de paix, adjoint des juges d’instruction, inspecteur de l’accise, surveillant des recrues ou des soldats de la réserve, et en outre exécuteur, toujours disponible, des ordres de toutes les autorités. Cette multitude d’attributions diverses convertit ses agents en fonctionnaires à tout faire, et distrait naturellement la police de sa vocation principale, du soin de veiller à la sécurité et à la salubrité publiques. À force d’en étendre la sphère, on en affaiblit l’action. Les préoccupations politiques ont, dans les dernières années, accru encore cet inconvénient. La lutte contre la révolution, qui absorbait toute l’attention et les capacités de la police, la détournait de soins moins importants ; à force de veiller à la sûreté de l’État, elle perdait de vue la sécurité des particuliers. La chasse aux conspirateurs et aux sociétés secrètes laissait des loisirs aux assassins et aux voleurs, dont la vulgaire capture ne pouvait inspirer le même zèle, ni rapporter les mêmes avantages. Les malfaiteurs bénéficiaient ainsi de la guerre engagée entre le gouvernement et le nihilisme, et les facultés extraordinaires accordées à la police ne profitaient point à la sécurité publique.

C’est dans les petites villes et dans les campagnes, là où tout contrôle et tout recours sont impossibles, que la police est le plus défectueuse, qu’elle se permet le plus d’abus et de prévarications. Les paysans, les ouvriers, les petites gens ont fréquemment à pâtir de la cupidité, de l’arbitraire ou de l’insolence de l’ispravnik, du stanovoï et de leurs subordonnés. Dans un pays aussi vaste, à population d’ordinaire aussi peu dense, il est naturellement malaisé d’entretenir une bonne police. Cela est particulièrement difficile pour les campagnes : au temps du servage l’autorité des propriétaires fonciers et de leurs comptoirs y maintenait l’ordre. L’émancipation a, malgré les efforts de la haute noblesse, aboli la police seigneuriale sans toujours la remplacer. Un des membres les plus marquants des commissions de rédaction, le prince Tcherkassky, avouait, dans sa correspondance privée, que si la nouvelle organisation avait un défaut, c’était l’insuffisance du pouvoir répressif dans les campagnes[91]. Cette lacune a souvent fait regretter l’ancienne police domaniale, que les efforts plusieurs fois répétés d’une partie de la noblesse n’ont pu faire rétablir. Aux comptoirs des grands propriétaires, le gouvernement a préféré les communes des paysans ; mais, malgré les pouvoirs accordés aux anciens de village ou de volost, malgré l’autorité concédée à la police sur les administrations communales, ces dernières ont peine à protéger les campagnes contre les vagabonds, les ivrognes, les voleurs, les incendiaires. La sécurité dans les villages était si mal garantie que, vingt ans après l’émancipation, j’ai entendu nombre de propriétaires déclarer, avec la Gazette de Moscou, la campagne inhabitable. Aussi le gouvernement a-t-il décidé, vers la fin du règne d’Alexandre II, la création d’une police rurale spéciale. Cette institution, encore toute récente et déjà condamnée, mérite un moment d’attention, elle est un exemple typique de ce que peuvent produire, en Russie, les innovations en apparence les meilleures.

Des agents de police, au nombre de 5000 ou 6000, furent disséminés dans les campagnes de l’intérieur. On les arma, on les monta, on leur donna de bons appointements et des droits étendus. Ces nouveaux gardes à cheval ruraux, créés en 1878, sont appelés ouriadniki[92]. Ils diffèrent de nos gendarmes ou des carabiniers italiens en ce qu’ils ont chacun leur circonscription isolée, au lieu d’être embrigadés. Au début, on ne tarissait pas en éloges sur cette excellente institution : les états provinciaux (zemstvos) demandaient à l’envi des ouriadniks, les journaux étaient unanimes pour regretter que la pénurie du budget ne permît pas d’en doubler ou en tripler le nombre. Deux ou trois ans plus tard, il y avait sur cette même gendarmerie unanimité en sens inverse : la presse en dénonçait bruyamment les abus, autant du moins que le lui permettait la censure ; le public en réclamait universellement la suppression. Est-ce là encore un exemple del’inconstance russe ? Non ; ce peuple, qu’aucune désillusion ne peut fermer à l’espoir, avait eu seulement une déception de plus. Il avait suffi de quelques mois pour transformer ces nouveaux gardiens de la tranquillité publique en petits tyrans locaux dont l’avidité, le caprice et l’intempérance se donnaient libre carrière. Investis du pouvoir d’arrêter tous les gens suspects, les ouriadniks sont devenus la terreur des campagnes qu’ils devaient protéger. Les gens lettrés les comparent aux sinistres opritchnicks d’Ivan le Terrible ; le paysan, victime de leur insolence et de leurs rapines, les a, par un jeu de mots populaire, baptisés du sobriquet de voleurs de poules[93]. De hauts fonctionnaires, des gouverneurs de province, ont cru devoir en signaler le brigandage. Voilà donc une institution tutélaire, que les habitudes d’arbitraire, de désordre, de vénalité, jointes aux préoccupations de la chasse aux nihilistes, ont métamorphosée, dans l’espace de deux ou trois années, en nouvel instrument de vexation et d’oppression. Cette garde rurale a montré que, dans l’empire autocratique, le pays pouvait parfois plus souffrir de la police que de l’absence de police[94].

Aujourd’hui, comme au temps du servage, le contrôle de la police ordinaire s’exerce particulièrement au moyen des passeports. Le passeport conserve en Russie une importance qu’il n’a peut-être jamais eue en aucun pays de l’Occident ; au dedans comme au dehors de l’empire, il rappelle sans cesse aux sujets du tsar la jalouse tutelle de l’administration. En Russie, le passeport sert au contrôle du fisc en même temps qu’à celui de la police. Avant l’émancipation, c’était un collier qui, en dehors du village seigneurial, ne quittait jamais le cou du serf, et portait en lettres authentiques le nom du maître. En devenant libres, les moujiks sont demeurés solidairement assujettis à l’impôt ; à ce titre, l’État et le fisc, ayant partout intérêt à les reconnaître, continuent à ne pas les laisser circuler sans l’ancien collier.

Les passeports forment, du reste, un véritable impôt et l’un de ceux qui montrent le caractère encore archaïque des contributions en Russie[95]. Cette taxe donne annuellement 3 ou 4 millions de roubles, c’est-à-dire presque autant que rapportait l’enregistrement vers 1870. Pour l’étranger le droit est de 10 roubles par an ; sous l’empereur Nicolas, il montait à 500 roubles, soit à 2000 francs par personne et, sous Alexandre III, il s’est trouvé des conservateurs pour conseiller de revenir à l’ancien tarif. Tant mieux, dit-on, si les Russes ne peuvent plus voyager en Occident, ils n’en rapporteront plus d’idées révolutionnaires. À l’intérieur le droit était récemment de 85 kopeks pour six mois, de 1 rouble 45 kopeks pour un an[96], et il faut un passeport à tout commerçant, paysan, ouvrier, s’éloignant de sa demeure de plus de 30 verstes, autrement dit de plus de sept ou huit lieues.

Dans un pays où les distances rendent, chez toutes les classes, les voyages si fréquents, où une notable partie de la population est condamnée par le climat et la pauvreté du sol à passer périodiquement la moitié de l’année hors de ses foyers, l’obligation du passeport à l’intérieur est particulièrement vexatoire. Ni la police ni le fisc lui-même n’en retirent tous les avantages qu’ils en attendent. La sévérité des règlements n’a jamais empêché le grand nombre de vagabonds ou coureurs (brodiaghi), parmi lesquels se recrutent les sectes les plus bizarres. La fabrication ou la contrefaçon des passeports a, de tout temps, été une industrie fort répandue, à ce point qu’au lieu d’aider les recherches de la justice on a souvent vu les passeports la dérouter.

Le passeport russe n’est pas seulement une entrave à la libre circulation, aux affaires et aux plaisirs des habitants, c’est un obstacle au libre choix du domicile et de la profession, un obstacle au libre groupement de la population, selon le degré de productivité du sol. C’est à l’aide de ce lien, plombé par la police et marqué du sceau de l’État, que les communes rurales retiennent leurs membres dans leur sein et les attachent au sol. Sous des dehors modestes, l’abrogation des passeports obligatoires serait une réforme considérable ; ce jour-là seulement, le Russe, rentré en possession du droit d’aller et de venir, pourra se dire entièrement émancipé. Le besoin de modifier les règlements en vigueur est reconnu de tous ; plusieurs commissions ont été nommées dans ce dessein ; mais, comme il arrive souvent à Pétersbourg et ailleurs, rien n’est sorti de leurs travaux, ou les projets élaborés par elles n’ont pas reçu la sanction du pouvoir. L’abolition de la capitation, enfin supprimée par Alexandre III, facilite aujourd’hui cette réforme. Pour le fisc et les communes, le passeport était une arme contre les mauvais contribuables[97]. C’était le corollaire et comme le couronnement de la capitation, et de même que cette dernière, de même que la solidarité de l’impôt personnel, c’était un reste de l’époque du servage, une dernière précaution du fisc qui, après avoir longtemps enchaîné le taillable à la glèbe, s’attachait à ses trousses depuis son émancipation. Aussi, loin d’affranchir toute la population de ce joug incommode, a-t-on jusqu’ici maintenu l’obligation du passeport pour les paysans et même pour la petite bourgeoisie (mêchlchané), c’est-à-dire pour les classes populaires qui en souffrent le plus. C’est là, du reste, une des réformes dont l’agitation révolutionnaire a pour longtemps peut-être ajourné la date.

Les poursuites du gouvernement contre les nihilistes ont montré de quel peu de secours étaient toutes ces précautions de la police. Lorsque à la fin de son règne Alexandre II recourut aux mesures de rigueur, et que la plus grande partie de l’empire fut placée sous une sorte d’état de siège, on s’aperçut que les règlements sur les passeports restaient souvent inappliqués. On découvrit que dans les grandes villes il y avait toujours, grâce à l’incurie ou à la connivence de la police, une nombreuse population de vagabonds sans papiers d’aucune sorte. Le gouvernement eut à cet égard les plus affligeantes surprises. En 1879, la police de Tiflis ayant reçu l’ordre d’arrêter, pour les expulser, tous les gens sans passeport en résidence dans la ville, il y eut un sauve-qui-peut parmi les ouvriers, les petits marchands, les cochers, les domestiques, si bien que, faute de bras et de serviteurs, la population aisée se trouva subitement dans le plus grand embarras. Au lieu d’obéir aux requêtes de la police, les intéressés s’étaient enfuis par milliers, pour n’être point reconduits dans leur pays d’origine par étapes, ainsi que le prescrivent les lois. Les individus ainsi trouvés sans passeport doivent, en effet, être immédiatement dirigés, à leurs frais, à pied, par étapes (étapom), comme des soldats ou mieux comme des condamnés, sur la commune où ils ont leur domicile légal. L’argent peut seul, en pareil cas, obtenir un sursis ou des adoucissements aux rigueurs de la loi.

La négligence de la police à Tiflis n’était pas un fait isolé. Dans certaines villes de la Russie d’Europe, les règlements étaient peut-être encore moins bien observés qu’en Transcaucasie. À Odessa, par exemple, au mois d’avril de cette même année 1879, lorsque les autorités se préoccupèrent de vérifier l’exécution des règlements, la municipalité de la ville délivra 10 000 passeports en trois semaines. Il y avait ainsi, en résidence dans la ville au moins 10 000 étrangers dépourvus de passeport. En outre, les bureaux de police de quartier eurent, dans le même laps de temps, à inscrire sur leurs registres 60 000 personnes, c’est-à-dire qu’en violation de toutes les lois Odessa comptait 60 000 habitants dont les noms n’étaient pas inscrits à la police. Et ce qui se passait à Odessa et à Tiflis se répétait plus ou moins dans toutes les grandes villes[98]. Comme les passeports sont chers, les pauvres diables en font volontiers l’économie. De pareils traits expliquent bien des faits, en apparence incroyables. Si, depuis l’adoption de mesures plus sévères, les règlements de police sont mieux obéis, la façon dont sont délivrés et vérifiés les passeports peut quelquefois donner lieu à de singulières déconvenues. Je n’en citerai qu’un exemple. Dans l’hiver de 1879-1880, au plus fort de la guerre contre le nihilisme et des sévérités de la police, un Russe de mes amis, voulant quitter Odessa pour les bords de la Méditerranée, avait besoin d’un passeport pour l’étranger. En pareil cas, il est naturellement enjoint de se présenter en personne ; notre voyageur était pressé, un commissionnaire lui assura que, pour un pourboire de 25 roubles, il lui éviterait la peine de se déranger. Soit hâte ou indolence, soit, comme il me le racontait, curiosité et désir de faire une expérience, mon voyageur accepta. Le lendemain, il partait pour Constantinople avec un passeport en règle. En temps ordinaire, cette petite complaisance lui eût sans doute coûté moitié prix.

Les procès politiques ont montré que beaucoup de malheureux avaient été jetés dans le parti anarchique et les affiliations clandestines par le manque de passeport, ou la perte de leurs papiers. Une moitié peut-être des paysans ou des ouvriers compromis dans les conspirations nihilistes ont dû leur initiation révolutionnaire à un accident de cette sorte. Son passeport une fois égaré ou volé, car ce genre de larcin n’est pas rare, c’est, en effet, pour un paysan, pour un ouvrier de la campagne, en résidence à la ville, toute une longue et parfois dispendieuse affaire que d’en obtenir un autre ; et l’individu qui vit quelques semaines sans passeport sait qu’il est exposé à toutes les persécutions de la police, il a toujours en perspective la Sibérie. Ainsi transformé malgré lui en vagabond et tombé au rang des outlaws, l’homme du peuple privé de ses papiers devient aisément la proie des révolutionnaires, qui lui fournissent de l’ouvrage et lui procurent un faux passeport. Plusieurs des criminels d’État ont débuté de cette sorte.

Ces règlements sur les passeports, si gênants pour les voyageurs nationaux ou étrangers, pèsent parliculièrement sur certaines classes et plus lourdement sur les classes inférieures. À cet égard, les paysans seraient encore les parias de l’empire, si les Juifs de tout rang n’étaient astreints à des dispositions plus vexatoires encore. Les nombreux moujiks en résidence dans les villes ont souvent peine à faire renouveler leurs papiers par les communes rurales. Les lenteurs ou la mauvaise volonté des autorités communales, dont souvent ils ne triomphent qu’à force d’argent, les exposent à être expulsés des villes où ils travaillent, car un ouvrier sans papiers a peine à trouver une place, ou n’en trouve qu’au rabais. La préoccupation et l’anxiété des intéressés sont parfois telles, qu’on a vu des paysans en devenir malades et même en attenter à leurs jours. En 1879, par exemple, une jeune paysanne de dix-huit ans, originaire de Smolensk, se suicidait à Saint-Pétersbourg parce que son passeport n’avait pas été renouvelé à temps, et que les maîtres qui l’avaient à leur service ne voulaient plus la garder dans ces conditions[99]. Pour les gens du peuple, pour le moujik notamment, le passeport est ainsi un tourment continuel, en même temps qu’une occasion de délit ; pour les administrations communales, comme pour la police impériale, c’est une source de profits illicites et un prétexte perpétuel d’arbitraire et d’abus de tout genre.




CHAPITRE V


La police d’État. — L’ancienne IIIe section de la chancellerie impériale et la gendarmerie. — Ses procédés et ses déceptions. — Causes de l’abolition de la IIIe section. — Fusion des deux polices. — Ce que le public et la liberté individuelle y ont gagné. — L’état de protection sous l’empereur Alexandre III. — Effets de l’omnipotence de la police sur le caractère russe. — Comment la IIIe section et la police occulte ont fomenté l’esprit révolutionnaire.


L’empereur Alexandre Ier, en cela comme en plus d’une chose l’imitateur de Napoléon, avait pendant quelques années érigé la police en ministère. L’empereur Nicolas fit mieux, il eut deux polices, dont l’une, investie des pouvoirs les plus étendus, reçut pour mission spéciale de garantir la sécurité de l’État et de surveiller toutes les administrations et les fonctionnaires publics. Irrité de l’insurrection de 1825, qui avait marqué son avènement, ce prince créa en 1826, à l’ombre du trône impérial, une institution nouvelle, chargée de la police politique et de la police occulte. Ce fut la IIIe section de la chancellerie particulière de l’empereur, tardivement abolie, au moins de nom, par Alexandre II, dans ses derniers jours, et naguère encore l’autorité la plus haute comme la plus redoutée de l’empire. Sous ce nom modeste de troisième section, la police d’État forma un véritable ministère, indépendant de tous les autres et, à bien des égards, leur supérieur. Sous ce nom bizarre, d’apparence inoffensive, Nicolas avait rétabli, pour plus d’un demi-siècle, et en élargissant encore la sphère, l’ancienne inquisition d’État, toute-puissante sous Pierre le Grand et ses successeurs.

L’omnipotence de la police d’État est chose ancienne en Russie. Avec des formes diverses et des noms différents, ce pays a depuis des siècles, sauf de rares intermittences, vécu sous une sorte de loi des suspects. Il y a là un des chapitres les plus tristes de son histoire. Les Russes disent souvent que, dans l’ancienne Moscovie, il n’existait rien d’analogue à la troisième section des derniers empereurs et à l’inquisition secrète de Pierre le Grand ; beaucoup même répètent avec les Slavophiles que, dans la Russie des vieux tsars, où le souverain était en communication directe avec le peuple, il n’y avait pas de place pour des chancelleries secrètes. C’est là un de ces lieux communs du patriotisme moscovite, que ne semblent point confirmer les faits. Aux sinistres et ingénieuses machines de répression, montées par Pierre le Grand et par Nicolas, on peut trouver de rudes et grossiers modèles sous les premiers Romanofs, voire même sous les derniers Rurikovitchs.

Le premier exemple en remonte au moins à Ivan le Terrible, qui, en confiant le soin de sa sécurité à son opritchnina, avait abandonné le pays à l’arbitraire de cette garde privilégiée, et fait planer sur la Russie une véritable terreur. Le tsar Alexis, père de Pierre le Grand, avait déjà, pour les procès politiques et les affaires concernant la cour, une chancellerie secrète, justement redoutée des contemporains, bien que quelques historiens de nos jours s’en soient faits les défenseurs. Pour Pierre le Grand aucun doute, il avait, sous le nom de prikaz de Préobrajenski[100], une véritable inquisition d’État. On comprend la création d’un pareil instrument d’espionnage et de compression, à une époque où les brusques changements introduits par Pierre avaient provoqué dans toutes les couches de la nation tant de sourdes et opiniâtres résistances. On devine quel usage en fit tout le dix-huitième siècle, alors que chaque règne s’ouvrait par une révolution et par l’exil ou la mort des maîtres de la veille. Appelée inquisition secrète sous Catherine II et Paul Ier, troisième section de la chancellerie impériale sous Nicolas et Alexandre II, l’inquisition politique est demeurée jusqu’à nos jours le trait caractéristique du gouvernement russe, comme naguère encore l’inquisition religieuse était le trait du gouvernement espagnol. Abolie solennellement et « pour toujours » par Pierre III en 1762, supprimée avec non moins de solennité, et publiquement flétrie par Alexandre Ier, comme démoralisatrice et pernicieuse, cette institution, tant de fois renaissanle, a été abrogée une troisième fois, en 1880, par Alexandre II, qui s’en était lui-même longtemps servi.

Un des motifs de la durée et des successives résurrections de cette inquisition d’État, c’était, pour le gouvernement impérial, le désir de trouver un frein à la corruption et à l’arbitraire administratif, le besoin, pour le pouvoir, de suppléer par la surveillance de ses agents à l’absence de liberté et de publicité. Instrument de contrôle que rien ne contrôlait, cette inquisition politique devait infailliblement se changer, aux mains des puissants et des favoris du jour, aux mains de la haine, de l’ambition ou de la peur, en instrument de domination, de persécution, d’extermination. De Pierre le Grand aux derniers jours d’Alexandre II, aucun engin de despotisme et d’oppression, pas même peut être l’inquisition espagnole, n’a fauché tant de vies humaines et broyé tant d’existences, d’autant plus qu’aucun n’a jamais fonctionné plus discrètement et avec moins de bruit. Il n’y aurait pas de martyrologe aussi long que celui de cette chancellerie d’État. Le nombre de ses victimes de tout rang, de tout âge, de tout sexe, est d’aulant plus grand et plus difficile à compter qu’au lieu d’en faire de publics autodafés elle les entourait presque toujours de mystère et les ensevelissait dans les neiges silencieuses de la Sibérie, que, pouvant s’en débarrasser sans en avoir le sang sur les mains, ni en entendre les cris, elle se montrait d’autant moins scrupuleuse et compatissante.

La troisième section de Nicolas et d’Alexandre II n’était pas seulement une police d’État, servie par des agents secrets, chose dont aucun gouvernement ne saurait entièrement se passer ; c’était une puissance particulière dans le gouvernement, une autorité indépendante, privilégiée, placée en dehors et au-dessus de la sphère d’action normale des autres autorités, en dehors et au-dessus des lois, dont elle était censée assurer le fonctionnement. Le chef de la troisième section, appelé aussi chef des gendarmes, était de droit membre du comité des ministres, et, plus que tous ses collègues du comité, il était l’homme de confiance du souverain, avec lequel il restait en relations constantes. Tout dépendait indirectement de lui, à commencer par les nominations des fonctionnaires, auxquelles il pouvait s’opposer en vertu des renseignements de sa police. Il exerçait sur toutes les affaires et toutes les personnes un contrôle indiscret. Il avait le droit d’arrêter, d’interner, de déporter, de faire disparaître qui bon lui semblait.

Les réformes d’Alexandre II semblaient devoir mettre fin au règne de la police. Pendant une dizaine d’années, le lustre de la troisième section parut à jamais terni ; en 1866, l’attentat de Karakozof sur le tsar rendit à l’institution favorite de l’empereur Nicolas tout son ancien éclat. La direction de la troisième section fut alors conflée au comte Chouvalof, depuis ambassadeur à Londres et plénipotentiaire du tsar au congrès de Berlin. C’était un signe, en effet, de l’état politique de la Russie, qu’un des postes les plus considérables et les plus considérés était celui de grand maître de la police occulte, de chef des gendarmes. Des mains du comte Chouvaiof, le sceptre de la police est passé aux mains de deux généraux, qui ne l’ont gardé que peu de temps. Redevenue de nouveau, grâce au pistolet de Solovief, la vraie souveraine de l’empire, la troisième section s’est montrée singulièrement au-dessous de sa tâche ; elle n’a su ni prévenir ni réprimer les attentats commis au plus grand jour. À Pétersbourg, à Kief, à Odessa, à Kharkof, dans toutes les grandes villes, elle a laissé éclater son impuissance, ne sachant ni se défendre contre les vengeances des agitateurs, ni découvrir ou arrêter les coupables. Avant de porter leurs coups jusque sur le trône et le tsar, les révolutionnaires s’étaient essayés sur la haute police et les chefs des gendarmes. Entre le nihilisme et la troisième section s’était engagé, vers 1878, une sorte de duel où la police de la chancellerie impériale trahit, à tous les yeux, son inhabileté à parer les coups de son invisible adversaire. La troisième section succomba, sacrifiée par le désappointement du pouvoir aux rancunes de l’opinion. De ses deux derniers chefs, l’un, le général Mezentsef, est tombé dans les rues de Saint-Pétersbourg, sous le poignard d’un inconnu ; l’autre, le général Drenteln, tiré en plein jour dans sa voiture par un jeune homme à cheval[101], donna sans regret sa démission après le deuxième attentat nihiliste sur l’empereur. La troisième section s’était montrée aussi incapable de protéger la vie du souverain que la vie de ses chefs. Le général Drenteln n’eut pas de successeur ; le poste de chef des gendarmes, devenu aussi périlleux que celui du souverain, fut aboli, et la troisième section supprimée pour ne plus jamais revivre, sans doute, sous ce nom abhorré. De 1826 à 1880, son règne avait duré plus d’un demi-siècle[102].

« On répète souvent que les attentais ne servent à rien, me disait à ce propos une dame russe, — le poignard et les balles nous ont cependant débarrassés de la troisième section. » Les révolutionnaires auraient, en effet, pu se vanter d’une grande victoire, et les partisans des moyens violents, les terroristes de Saint-Pétersbourg, eussent pu se féliciter d’avoir rendu un indéniable service à la patrie, si tout ce que désignait le nom de troisième section avait été supprimé par l’oukaze d’août 1880. La destruction d’une institution qui passait justement pour le principal organe du régime autocratique, eût pu être saluée comme l’aube d’une ère nouvelle et le présage d’une autre émancipation. Malheureusement telles ne devaient pas être les conséquences de l’oukaze d’Alexandre II. En supprimant la troisième section de sa chancellerie privée, le libérateur des serfs n’avait nulle envie d’affranchir ses sujets du servage de la police secrète. Quoique signée dans une période d’accalmie apparente, cette mesure, prise entre deux attentats, n’indiquait point que le souverain eût assez de confiance en son gouvernement ou dans son peuple pour renoncer à la sauvegarde de la haute police. En fait, la troisième section a été plutôt décapitée que supprimée, plutôt transformée que détruite. L’acte qui semblait dépouiller l’autocratie de son instrument de prédilection, n’a pas été accompli avec l’intention de désarmer le pouvoir. Loin de là, en la rayant de sa chancellerie particulière, Alexandre II n’a privé la police d’État d’aucune des facultés et prérogatives, d’aucun des moyens d’action qui lui avaient été concédés par Nicolas. Au lieu d’être une mesure de concession, de recul ou de désarmement, l’abrogation de la troisième section a été, pour le pouvoir, un acte de concentration et de groupement de ses forces. Le tsar a simplement réuni ses deux polices. On était dans l’été de 1880, en pleine lutte contre le nihilisme, à quelques mois des explosions de la gare de Moscou et du palais d’hiver de Pétersbourg ; l’empereur, après avoir divisé la Russie, sous le nom de gouvernements généraux, en 5 ou 6 satrapies militaires, s’était décidé, pour donner plus d’unité à la défense sociale, à confier au général Loris Mélikof, sous le titre modeste de chef de la commission executive, une véritable dictature. Cette nouvelle dictature administrative ne pouvait tolérer à côté d’elle un pouvoir discrétionnaire et omnipotent, rival du sien. Il fallait qu’une des deux autorités absorbât l’autre ; Alexandre II le comprit. Au lieu de donner un successeur au dernier chef des gendarmes, il soumit temporairement d’abord, puis bientôt définitivement, la police d’État au général Loris Mélikof, nommé vers le même moment ministre de l’Intérieur. Les titulaires de ce ministère ou leurs adjoints sont ainsi devenus chefs des gendarmes, ils cumulent les deux fonctions, ils pourront, selon leur caractère ou selon l’esprit du moment, faire prévaloir l’une ou l’autre. La haute police forme au ministère de l’Intérieur un nouveau « département[103] », celui de la police d’État.

Comme on le voit, sous l’oukaze d’août 1880, tant applaudi de l’opinion, se cachait une fusion des pouvoirs, dont la séparation faisait manifestement la faiblesse. Aujourd’hui le ministère de l’Intérieur tient dans ses mains les rênes des deux polices, qui, jadis conduites isolément, tiraient chacune de leur côté. On espérait donner ainsi au service de sûreté de l’État une unité de direction, une facilité d’exécution qui, tout en en simplifiant le mécanisme, en devait doubler la puissance réelle.

Cette fusion avait été rendue manifestement indispensable par les cruelles déceptions des deux polices dans leur commune campagne contre le nihilisme. L’événement avait démontré qu’en pareille matière la multiplicité, loin d’être une force, était une faiblesse. Dans les grandes villes, dans la capitale notamment, il y avait trois polices, celle du ministère de l’Intérieur, celle de la chancellerie impériale, celle de la ville ; et ces trois polices, les deux premières surtout, agissant indépendamment et isolément, s’embarrassaient et se paralysaient l’une l’autre au lieu de s’entr’aider. L’État, sous leur garde, éprouvait les mésaventures « de l’enfant à cinq bonnes » du dicton russe. Il arrivait parfois que les deux polices rivales se mettaient mutuellement sur une fausse piste, et perdaient leur temps à se faire la chasse l’une à l’autre. Leurs agents, qui ne se connaissaient point, se trouvaient naturellement des allures suspectes, ils se surveillaient et se fiaient réciproquement. Un des ministres de l’empereur Alexandre II me racontait à Saint-Pétersbourg que, au beau milieu de la crise nihiliste, on avait vu les deux polices se poursuivre l’une l’autre, et les gendarmes de la troisième section, se flattant d’avoir fait une capture importante, arrêter comme des conspirateurs leurs collaborateurs inconnus du ministère de l’Intérieur. On conçoit le dépit du pouvoir devant cet imbroglio de comédie en un moment aussi tragique. Pendant que les limiers des deux polices se donnaient ainsi le change, le gibier révolutionnaire courait en liberté ou reposait tranquillement au fond de ses terriers. Alexandre II a mis fin à de pareilles mystifications en réunissant les deux meutes dans un même équipage, conduit par le même piqueur.

La double police, inventée par l’empereur Nicolas, n’était guère bonne qu’à multiplier les dénonciations et l’espionnage. Cette bizarre combinaison avait, du reste, un autre défaut, que le nihilisme a mis en lumière. Pour que la troisième section pût toujours agir d’une manière indépendante des autres administrations, il eût fallu lui donner des moyens d’action particuliers ; son personnel de gendarmes et d’agents secrets ne lui en pouvait toujours tenir lieu. Elle était, par exemple, obligée de se servir des postes impériales, des télégraphes du ministère de l’intérieur ; si elle avait parfois un fil télégraphique particulier, ce fil pouvait passer par des bureaux qui ne relevaient pas directement d’elle, et souvent ses dépêches étaient transmises par des employés d’autre ressort, moins sûrs que les siens. On peut attribuer à ce manque d’agents de transmission quelques-unes de ses déconvenues. Malgré l’intégrité incontestée de ses chefs, beaucoup de ses instructions les plus secrètes étaient connues d’avance des conspirateurs, si bien qu’on était tenté de se demander si ces derniers n’avaient pas des intelligences jusque dans son sein. Vers la fin du règne d’Alexandre II, pour citer un exemple, un officier supérieur de gendarmerie était dépêché en mission confidentielle dans une ville manufacturière du centre ; il voyageait naturellement incognito et croyait tomber à l’improviste au milieu des habitants ; qu’on juge de sa surprise en trouvant à son arrivée, au milieu de la nuit, le maire de la ville et les principaux fonctionnaires réunis à la gare pour le recevoir. Des faits de ce genre montrent comment étaient déjouées les précautions de la haute police, comment, lorsqu’elle jetait ses filets et croyait faire une prise, elle trouvait si souvent la place vide et les suspects en fuite.

Une institution comme la troisième section ne pouvait se légitimer que par son incorruptibilité et son infaillibilité. Dès qu’elle n’était plus au-dessus du soupçon, ou dès qu’elle cessait d’être heureuse, la police d’État n’avait plus de raison d’être comme autorité indépendante.

Ce que la haute police a perdu, en passant de la chancellerie privée de l’empereur dans le ressort du ministère de l’intérieur, c’est, en effet, son indépendance et, pour ainsi dire, son individualité, sa personnalité. C’est là ce qui fait l’importance de ce changement de ressort. Si elle garde envers les sujets du tsar ses droits et ses privilèges les plus exorbitants, elle ne conserve plus son ancienne autonomie, son ancienne suprématie envers les autorités gouvernementales et des autres ressorts de l’État. Distraite de la chancellerie impériale, elle n’est plus la chose privée, le domaine propre et réservé du souverain ; relevant d’un ministre, au lieu de relever directement du maître, elle tombe au rang des autres administrations et ne peut plus guère agir que par leur intermédiaire. Sous le nom de troisième section, la police politique était le grand ressort de l’État ; aujourd’hui elle n’est plus que l’un de ses rouages. À cet égard, il serait injuste de refuser toute importance à la transformation accomplie presque à la sourdine par Tempereur Alexandre II, dans la dernière année de son règne.

En quittant la chancellerie impériale, la police d’État est restée maîtresse d’emprisonner, d’interner, de déporter qui bon lui semble. Jamais peut-être n’a-t-elle fait autant usage de ses droits que depuis qu’elle a changé de nom ; la grande différence est que ses ordres portent un autre en-téte et un autre cachet. Sous Alexandre III, comme sous Alexandre II ; la haute police demeure souveraine, indépendante de la justice et des tribunaux, n’ayant de compte à rendre qu’à son chef ou à l’empereur. L’abolition de ces prérogatives de l’administration serait une véritable révolution ; cela équivaudrait à une sorte d’abdication de l’autocratie devant les tribunaux réguliers. Aussi longtemps que durera le régime autocratique, l’administration restera maîtresse de passer par-dessus les lois. C’est là une faculté dont le tsar peut ne pas se servir, mais dont l’autocratie, tant qu’elle subsistera dans son intégrité, ne saurait se dépouiller sans se condamner à de perpétuels démentis. La Bastille russe n’est pas encore rasée, et quand les portes en sembleraient fermées, elles ne cesseront définitivement de s’ouvrir que lorsque les mains qui en gardent les clefs ne seront plus omnipotentes.

Loin d’enlever à l’administration les attributions dictatoriales dont elle était investie sous ses prédécesseurs, Alexandre III s’est appliqué à classer et à codifier les innombrables mesures de salut public édictées à la hâte et sans lien entre elles, dans les dernières années du règne d’Alexandre II. Sous le régime appelé par le général Ignatief état de protection renforcée (ousilennaïa okhrana), lequel correspond plus ou moins au petit état de siège allemand, les gouverneurs ont le droit de fermer à leur gré les établissements industriels, d’interdire aux particuliers le séjour de telle ou telle ville, de soustraire les justiciables aux tribunaux ordinaires[104]. Sous ce régime, les chefs de police et la gendarmerie sont autorisés à arrêter et emprisonner tout individu soupçonné de crime d’État ou de participation à des sociétés illicites, ils peuvent opérer des perquisitions en tout lieu et à toute heure, et mettre provisoirement les scellés sur toute espèce de propriété. Cet état de protection renforcée, auquel le ministre de l’Intérieur est libre de soumettre les provinces de l’empire, est doux et libéral en comparaison de l’état de protection extraordinaire (tchrezvytchaïnaia okhrana) que le gouvernement lui peut substituer, en cas de besoin, par simple arrêté ministériel. Sous ce nouveau régime qui renchérit sur le grand état de siège prussien, les gouverneurs de province sont investis de tous les droits appartenant à un commandant en chef en pays ennemi. Ils peuvent, par voie administrative, prononcer des peines s’élevant jusqu’à 3000 roubles d’amende et trois mois de prison, contre les individus coupables d’infractions ou de délits « qu’on ne saurait sans inconvénient déférer à la justice » ; ils sont maîtres de suspendre tous les journaux et publications périodiques, maîtres de fermer par simple arrêté tous les élablissements d’instruction. Ils ont enfin la faculté, plus exorbitante peut-être encore, de mettre sous séquestre les immeubles et les revenus appartenant à des particuliers, non seulement dans le cas où le propriétaire conspire contre la sécurité de l’État, mais encore si « la négligence dont il se rend coupable dans l’administration de ses biens peut avoir des conséquences dangereuses pour l’ordre public ». C’est là un privilège dont, jusqu’en 1881, l’administration n’avait encore jamais été régulièrement investie. La propriété, on le voit, n’est pas plus épargnée que la liberté individuelle : sous Alexandre III, non moins que sous Alexandre II, l’une et l’autre restent à la merci de l’administration et de la police.

L’abolition de la troisième section n’a guère changé les procédés et les droits des agents du pouvoir. Les armes dont elle disposait, et qui s’étaient si souvent brisées dans ses mains, le gouvernement d’Alexandre III ne les a pas laissées rouiller ; il s’est appliqué à les mettre en état, il les a fourbies et en a repassé le fil, pour de nouvelles luttes contre ses invisibles ennemis. De toutes les armes de guerre rangées dans cet arsenal de lois répressives, il n’y en a qu’une qu’Alexandre III ait enlevée à ses agents, ou mieux dont il ait limité l’usage ; il est vrai que c’est la plus barbare comme la plus meurtrière, celle dont on avait peut-être le plus cruellement abusé, la déportation. Sur ce point, l’oukaze relatif à l’état de protection extraordinaire constitue une amélioration sur les anciens procédés de la défunte troisième section. Le bannissement des suspects, par mesure administrative, n’aura plus lieu qu’après approbation d’une commission spéciale, et ne pourra excéder la durée de cinq ans. Le tribunal chargé de slatuer sur le sort des individus dont l’administration ou la police réclamerait l’éloignement est composé de deux délégués du ministère de l’Intérieur et de deux délégués du ministère de la Justice. Au lieu de condamner sans entendre, conformément aux traditions de la haute police, cette sorte de commission mixte, à demi administrative, à demi judiciaire, peut faire venir l’accusé et l’inviter à présenter lui-même sa défense, toutes les fois du moins qu’elle juge insuffisante l’enquête dirigée par les autorités administratives.

Cette nouvelle procédure et cette nouvelle juridiction n’offrent assurément que de faibles garanties ; il est à craindre qu’aux heures de colère et d’effarement qui suivent les grands attentats, ces formalités protectrices ne deviennent absolument illusoires. La moyenne annuelle des déportés n’en sera probablement pas beaucoup diminuée[105].

Ce que la Russie a gagné à la législation d’Alexandre III, c’est moins de voir poser quelques incertaines limites aux pouvoirs de la police que d’entendre le gouvernement présenter au pays ces pouvoirs, encore démesurément étendus, comme une exception temporaire et provisoire. Tandis qu’avec la troisième section l’omnipotence de la police était chose normale, que c’était, pour ainsi dire, une des lois organiques de l’empire, l’état de protection renforcée et l’état de protection extraordinaire constituent, aux yeux du pouvoir, des mesures essentiellement transitoires, anormales, que le gouvernement a pris l’engagement moral de supprimer dès que le rétablissement de l’ordre le lui permettrait. Quoique cette différence semble plus théorique que pratique, elle n’est pas sans importance. La Russie se rapproche par là des autres États européens, qui, libéraux ou autoritaires, peuvent être eux aussi, comme l’Allemagne contre les socialistes, comme l’Angleterre en Irlande, obligés de recourir à des mesures d’exception, à l’état de siège, à des bills de coercition. La grande différence, c’est qu’avec les traditions du gouvernement russe et avec le manque de contrôle du pays, toutes ces mesures temporaires, strictement limitées à six mois ou à un an, risquent fort de se prolonger indéfiniment. Tant qu’il n’y aura rien de changé dans le régime politique, le provisoire et l’exception pourront devenir la règle, et la règle avec la légalité rester l’exception.

Aujourd’hui, comme au temps de la troisième section, le contrôle spécial de la haute police s’exerce au moyen du corps des gendarmes, lequel, en dehors du nom, n’a rien de commun avec notre gendarmerie française. Dans chaque chef-lieu de gouvernement, dans chaque ville de quelque importance, réside un colonel ou un capitaine de gendarmerie, qui porte un uniforme bleu clair, le plus redouté, si ce n’est le plus respecté de tous en Russie. Ces officiers, devant lesquels aucun salon, officiel ou privé, n’est fermé, sont, au su de tous, délégués à la surveillance des autorités locales en même temps que des habitants de toutes classes. Ces gendarmes sont souvent de bonne famille et souvent hommes du monde : c’est, pour ainsi dire, l’inquisition en gants blancs. Ils ont à leur service des agents secrets, qui doivent les informer de tout ce qui se fait, se dit ou se pense autour d’eux. Ils ne doivent rien ignorer des hommes ni des choses, et, d’une extrémité de l’empire à l’autre, les rapports des gendarmes tiennent la haute police au courant de tout ce qui peut intéresser sa sollicitude ou sa curiosité.

Dans la pensée du fondateur de la troisième section, cette gendarmerie devait redresser les torts que le public ignore, aussi bien que punir les crimes que la loi ne peut atteindre. Un jour, dit-on, que le chef des gendarmes demandait à l’empereur Nicolas des instructions, ce prince pour toute réponse lui remit son mouchoir, voulant dire, sans doute, que la mission de la nouvelle police était d’essuyer les larmes. Vraie ou fausse, cette anecdote semble une amère ironie. Ce rôle de providence des opprimés et d’ange invisible du Seigneur, officiellement confié à la police secrète, cette dernière ne pouvait le remplir. Les gendarmes ont séché moins de pleurs qu’ils n’en ont fait couler. Les sévérités de la troisième section contre des fonctionnaires prévaricateurs, ou contre des propriétaires qui abusaient de leur pouvoir sur leurs serfs, n’ont pu lui concilier la faveur de la société. Sa puissance sans contrôle servait autant au mal qu’au bien. Comme nos anciennes lettres de cachet, également employées à la protection de l’honneur des familles et à la sécurité de l’État, l’intervention de la troisième section était parfois le prix de l’intrigue ou de l’argent. Tel ennemi personnel, tel galant séducteur, tel héritier pressé, a pu s’assurer le tout-puissant concours des officiers de gendarmerie. Quand un haut personnage désespérait de voir régler une affaire à son gré, selon les formes légales, il appelait la police à son aide. Plus d’une séparation ou d’un divorce a été obtenu de cette façon, en éloignant ou en intimidant un mari incommode. Les Russes ont bien des anecdotes sur la troisième section. Au milieu de tous ces récits d’hommes ou de femmes soudainement disparus, la légende est difficile à distinguer de l’histoire. Ce que l’observateur peut voir partout, ce sont les effets pratiques de cette longue souveraineté de la police, ce sont les empreintes marquées par elle sur la société et le caractère russes.

La troisième section a nourri, chez les Russes, l’esprit de défiance et par suite l’esprit de frivolité. La crainte de se compromettre, qui corrompait toutes les relations sociales, a longtemps fait déserter les études, les conversations, les idées sérieuses. De là, en grande partie, la futilité d’une société obligée de ne rien dire, pour être en sécurité ; de là, l’inertie intellectuelle ou l’apathie morale d’hommes contraints à ne pas trop s’intéresser à leur pays, de peur de s’exposer à d’inutiles périls. Un des défauts le plus souvent reprochés au caractère slave, au caractère russe, appartient ainsi au régime politique.

Sous le règne libérateur d’Alexandre II, l’esprit public était devenu à la fois plus libre et plus sérieux. On parlait, on causait en Russie, et ce n’était pas là le moindre signe de progrès. Au milieu de tout ce mouvement, en dépit des hardiesses de langage qui se rencontraient çà et là, on découvrait encore, même avant la réaction des dernières années, bien des traces de l’ancienne timidité, de l’ancienne méfiance. J’en citerai comme exemple une anecdote, qui m’élait contée pour me prouver le contraire. « Vous vous imaginez peut-être qu’il y a chez nous peu de liberté de parole, me disait, à Tiflis, en 1873, un Russe libéral et désireux de me faire apprécier sa patrie. Un jour, un élève d’une des grandes écoles de l’État, parlant avec ses camarades des réformes d’Alexandre II, s’avisa de dire que le tsar n’était qu’un tailleur, voulant donner à entendre que l’empereur se plaisait trop à changer les uniformes militaires. Le propos, recueilli par la police, monta jusqu’aux oreilles du souverain ; l’imprudent jeune homme se vit mandé par ordre suprême au palais impérial. Les parents du coupable le voyaient déjà sur le chemin de la Sibérie. Quel fut son châtiment ? L’empereur lui fit remettre de sa part un uniforme tout neuf. » Le trait, si l’histoire est vraie, ne manquait pas d’esprit ; c’était là une vengeance de souverain, mais la naïve admiration du narrateur était hors de proportion avec la railleuse générosité du monarque. « Voyez, me répétait-il, de quelle liberté nous jouissons ! Avoir appelé l’empereur un tailleur ! » Cela lui semblait une sorte de crime de lèse-majesté, et il me demandait si, en France, un tel forfait n’eût pas été puni d’un autre châtiment. Aux heures les plus tranquilles du règne d’Alexandre II, chez ce peuple, si heureux de respirer plus à l’aise, on sentait ainsi ce qu’avait d’inaccoutumé et de précaire cette liberté récente. Sous l’égide de la police et des officiers bleus, il ne peut y avoir qu’une liberté de tolérance.

Depuis la longue série d’attentats inaugurée en 1878, et la restauration de l’omnipotence des gendarmes, l’ancienne méfiance est redevenue générale. L’esprit de suspicion assombrit et pervertit toutes les relations de la société et de la famille. On n’ose plus parler entre amis, entre parents même. Selon les mordantes peintures du grand humoriste Chtchédrine, jamais on n’a autant évité les sujets sérieux, ou si on les touche, c’est pour donner carrière à des banalités de commande[106]. La conversation, pour être sans péril, se fait volonlairement insignifiante et systématiquement frivole. Un nuage pesant alourdit l’atmosphère morale de la Russie. À l’étranger même, les sujets du tsar gardent souvent une sorte d’oppression, comme s’ils avaient perdu l’habitude de respirer librement. L’hiver dernier, à Monaco, un des pays de l’Europe où l’on voit le plus de Russes, je causais de sa patrie avec un propriétaire des bords du Don ; nous étions seuls, un inconnu vint à s’approcher : aussitôt mon Russe de changer de conversation, de parler des théâtres, des concerts ; il croyait, aux traits et à la tournure du nouveau venu, avoir reconnu un de ses compatriotes. J’ai souvent, en Russie et au dehors, rencontré des défiances analogues ; plus d’une fois même, j’ai vu d’anciennes connaissances m’éviter avec soin ou éluder en ma présence la politique et les sujets qui pouvaient le plus provoquer ma curiosité. De cette façon, les époques de crise, qui sembleraient devoir être les plus intéressantes pour l’observateur, sont celles où il est le plus difficile de rien apprendre de la Russie en Russie. Il est vrai que, dans ce cas, la gêne, les réticences et le silence même ont leur éloquence.

Si, presque partout, on sent la méfiance dans la conversation et la parole, c’est bien autre chose dans les lettres et la correspondance. Sous ce rapport, la Russie en est toujours restée aux vieux errements ; c’est le pays par excellence du cabinet noir. Nulle part la poste n’inspire plus de soupçons ; particuliers et hommes publics écrivent autant que possible par voie privée, par occasion, comme on dit. C’est au point que le peu de confiance dans la poste impériale contribue presque autant que l’ignorance des masses et la prédominance de la population rurale au petit nombre relatif des lettres. Beaucoup ne passent point par les bureaux de la poste. Pour l’étranger, les gens qui veulent s’entretenir librement, font porter leurs lettres à la première station de l’Allemagne ou de l’Autriche ; peu de voyageurs passent la frontière sans s’acquitter de pareilles commissions pour leurs amis. Il existe, si je ne me trompe, une loi autorisant l’administration à décacheter les correspondances qu’elle transporte, et quand elle use de cette faculté, elle ne se donne souvent guère plus de mal pour déguiser les traces de ses visites, que des parents ou des maîtres qui lisent les lettres de leurs enfants ou de leurs élèves. On pourrait dire, du reste, que c’est encore là une conséquence du régime paternel ou patriarcal. Les hauts fonctionnaires mêmes partagent, à l’égard de la poste, les appréhensions du vulgaire. Au plus beau temps d’Alexandre II, ses ministres et ses conseillers évitaient de s’écrire par la poste, de peur de mettre un tiers dans leurs confidences[107]. Les diplomates qui ont l’imprudence de ne pas toujours correspondre par courriers spéciaux, n’échappent naturellement pas à cette inquisition. Un de nos ambassadeurs en Russie me racontait qu’ayant lu au prince Gortchakof une note du gouvernement français, le chancelier lui avait dit en souriant qu’il oubliait les commentaires dont cette note était accompagnée dans une lettre privée du ministre.

Quel peut être l’effet de pareilles pratiques, érigées en système depuis des générations ? Une éducation trop sévère, privée de toute expansion, rend les enfants renfermés, menteurs, sournois. Il en a été de même à bien des égards, pour les Russes, de toutes ces vexations et ces perpétuelles tracasseries de la police. La méfiance et la dissimulation sont devenues la ressource habituelle des victimes de ce régime de suspicion et d’espionnage. La pédante tutelle de la police a engendré, chez les uns, l’indifférence pour la chose publique avec la pusillanimité, chez les autres, l’indignation et la colère avec l’esprit de révolte. Rien n’a plus contribué à la vogue des idées révolutionnaires. Par les haines qu’elles ont suscitées, par les habitudes de dissimulation et de mystère qu’elles ont fait naître, l’ancienne troisième section et la police sont, plus que personne, responsables de la propagande nihiliste. On ne saurait se rendre compte du degré d’irritation, d’exaspération, auquel un pareil traitement peut amener des natures souvent généreuses. « Il vous est facile, me disait à ce propos un jeune Russe, de condamner la violence de nos révolutionnaires, de nous conseiller la patience et la modération ; mais, si vous étiez, durant des années, soumis comme nous à ce régime de terreur et de délation ; si vous sentiez toujours sur votre tête l’épée de Damoclès de la déportation, tout votre sang bouillonnerait, et vous aussi, peut-être, vous vous croiriez tout permis contre ceux qui se permettent tout. » Pour ma part, j’avoue qu’à certaines heures, à certains spectacles ou à certains récits, l’étranger se félicite singulièrement de n’avoir pas été mis à pareille épreuve.

Il faut les agissements, il faut les provocations et la longue et minutieuse tyrannie de la police pour expliquer l’intensité des haines soulevées par elle, l’acharnement et le fanatisme de ses ennemis. C’est elle, en grande partie, qui leur a enseigné à dépouiller tout scrupule et toute humanité, elle qui, à leurs yeux, autorise les plus atroces attentats. Le pouvoir occulte, qui fonctionne ostensiblement au-dessus des lois, devait tôt ou tard être mis hors la loi par ses victimes ; on devait retourner contre lui, en les exagérant encore, ses propres procédés. Tocqueville a dit que l’ancien régime avait fait l’éducation révolutionnaire de la France ; on peut dire, avec plus de raison, de la Russie, que la police a fait l’éducation du nihilisme.

L’institution tutélaire imaginée par l’empereur Nicolas pour protéger l’ordre et l’État, a ainsi tourné manifestement contre son but. Elle a fomenté l’esprit de révolte et de conspiration qu’elle devait étouffer, elle a poussé la Russie, privée de tous moyens légaux d’opposition, aux complots, aux sociétés secrètes, au régicide. La troisième section a fait assurément plus de révolutionnaires qu’elle n’en a arrêté. Ce qui, pour l’observateur attentif, est certain, c’est qu’il y a un lien naturel, une indéniable connexité entre l’omnipotence de la police et la propagande radicale. Comment ne pas s’apercevoir que c’est à l’ombre et, pour ainsi dire, à couvert de cette haute police, qu’ont germé et grandi, de tous côtés, dans la jeunesse des deux sexes, les idées subversives, le socialisme, le nihilisme, et spécialement cet esprit de conspiration, ce goût pour les associations secrètes et les affiliations clandestines, ce penchant aux moyens ténébreux et aux voies souterraines, qui aujourd’hui est un des principaux caractères de l’esprit révolutionnaire en Russie, et qui rappelle, par plus d’un trait, les fatales habitudes de conjuration, d’espionnage et de trames silencieuses des carbonari et des sectes italiennes, au temps où les gouvernements de la péninsule combattaient leurs ennemis avec cette même arme d’une police arbitraire et souveraine ?

La troisième section et la police d’État n’ont pas seulement soulevé des haines implacables, elles ont affaibli le gouvernement en le déconsidérant, en excitant la répulsion et le dégoût des âmes généreuses, en tournant contre l’administration les rancunes et les préjugés même de l’opinion. En aucun pays, la police, ses agents et ses procédés n’ont été aussi discrédités. Sous Alexandre II, comme sous Nicolas, il y avait partout contre elle une sorte de conspiration tacite ; si les exaltés étaient seuls à oser s’attaquer à elle, presque personne ne voulait lui prêter main-forte. À l’inverse de ce qui se voit en Angleterre, la police russe ne pouvait compter ni sur la sympathie ni sur le concours du public. Elle est restée, dans l’empire, comme une armée étrangère, opérant en pays conquis. Cet isolement est une des principales raisons de ses nombreuses mésaventures.

Les incroyables facilités offertes aux plus audacieux attentats par cette répugnance du public à seconder la police, ont fini par frapper tout le monde. Pour y remédier, des hommes bien intentionnés avaient imaginé, durant les premiers mois du règne d’Alexandre III, de former une société privée, destinée à aider le gouvernement dans la recherche et la poursuite de ses ennemis. Sous l’antique nom de droujina, on avait essayé de réunir une espèce de confrérie d’auxiliaires volontaires de la police, ou mieux de former, à côté de la police officielle, une sorte de police officieuse, spontanée ainsi que gratuite, et, comme celle du gouvernement, en grande partie secrète. Le meilleur moyen de lutter contre les conspirations, n’était-ce point, disaient les promoteurs de cette droujina, d’aller les combattre sur leur propre terrain, et avec leurs propres armes ? L’idée de défendre le gouvernement à l’aide d’une société secrète ne pouvait germer que dans la patrie de la troisième section. On voit à quel point la longue domination d’une police occulte a donné aux Russes le goût des affiliations clandestines. Des hommes sérieux ont proposé de décerner des primes d’argent aux ouvriers et aux paysans qui dénonceraient les propagandistes révolutionnaires, sans s’apercevoir que par ce moyen ils ne feraient que subventionner les délations. D’autres allaient plus loin, non contents de vouloir emprunter aux révolutionnaires leur organisation secrète, ils rêvaient d’imiter leurs procédés d’exécution sommaire, de prévenir leurs attentais par des attentats analogues. « Quand donc, me disait un de ces zélateurs de l’ordre, se rencontrera-t-il un sujet assez dévoué pour aller, à Genève ou à Paris, régler les comptes des fauteurs du régicide ? pour les provoquer en duel et, au besoin, leur brûler la cervelle sans plus de cérémonies qu’ils n’en mettent à faire sauter un empereur ? »

En dehors de semblables services, on ne voit pas quel avantage le gouvernement pouvait tirer de cette nouvelle chevalerie. La sainte ligue (Sviataia droujina), ou la confrérie du salut (droujina spasénia), comme l’appelaient ses fondateurs, a inutilement reçu des dons considérables, provenant en partie de juifs, dont ces croisés de l’ordre acceptaient l’argent, mais non la personne. On ne dit pas qu’elle ait fait mettre la main sur aucun nihiliste ; en revanche, on prétend qu’elle a fait arrêter comme conspirateurs des agents secrets de la police. De semblables associations ne sauraient guère vivre qu’avec un mobile et un but religieux, comme certaines confréries du moyen âge ou la fameuse congrégation de la Restauration. Une pareille ligue secrète ne pouvait offrir au pouvoir grandes garanties, car les cadres supposés des défenseurs du trône auraient bien pu à l’occasion servir d’abri à ses ennemis. La police volontaire et la police officielle devaient bien vite devenir suspectes l’une à l’autre ; aussi le gouvernement d’Alexandre III s’est-il bientôt empressé de licencier ses auxiliaires improvisés.

La police d’État, qui a si mal gardé l’empire contre la contagion révolutionnaire, n’a guère mieux réussi à assainir le champ empesté de la bureaucratie et du tchinovnisme. On pourrait dire qu’elle a presque également échoué dans cette double tâche.

L’administration russe n’a pas gagné à la surveillance de la troisième section tout le profit qu’en espérait l’empereur Nicolas. Bien payés et triés avec soin, les officiers de gendarmerie ont été parmi les fonctionnaires les plus probes de l’empire ; tout abus de la confiance mise en lui expose un gendarme à perdre son emploi. L’intégrité, d’ordinaire maintenue dans ses rangs, ce corps d’élite n’a malheureusement pu l’introduire, au même degré, dans les administrations placées sous son contrôle. À dénoncer tous les abus commis autour d’eux, à réprimer tous les abus dénoncés, les gendarmes eussent eu trop à faire. Les officiers bleus se faisaient, d’habitude, pardonner leur rôle en détournant leurs yeux des menues peccadilles des fonctionnaires soumis à leur surveillance. Pour ces gardiens de la morale et de la sécurité publiques, c’était une besogne ingrate et sans gloire que de rechercher les taches de l’administration et de laver les souillures bureaucratiques. À en croire un ancien fonctionnaire de la troisième section, M. Sgotof, qui s’en est fait le panégyriste, elle aurait souvent défendu les particuliers contre l’arbitraire ou la cupidité des hommes en place, elle aurait plus d’une fois obtenu la révocation de gouverneurs infidèles. Cela peut être vrai ; mais de pareils traits ont toujours été peu nombreux. La troisième section réservait d’ordinaire sa vigilance pour des offenses moins innocentes, pour des crimes, dont la découverte faisait plus d’honneur à sa perspicacité : elle gardait ses sévérités pour les hommes dont les principes ou les aspirations menaçaient le repos du gouvernement. Éventer des complots réels ou supposés, démasquer les libéraux et les révolutionnaires, surprendre la piste des sociétés secrètes, tel est le principal souci des gendarmes. Au lieu d’un rempart contre la corruption et contre l’arbitraire des fonctionnaires, la pédante tutelle de la police a été une barrière contre les idées dont le triomphe eût seul pu refréner la vénalité et les abus.

La Russie a éprouvé l’insuffisance de tous les moyens bureaucratiques pour redresser les défauts séculaires de son administration. Impuissant à contrôler lui-même l’immense armée de ses fonctionnaires, le gouvernement impérial s’est enfin décidé à réclamer l’aide du pays, l’aide d’assemblées provinciales et de la décentralisation.




LIVRE III
LE SELF-GOVERNMENT LOCAL. ÉTATS PROVINCIAUX ET MUNICIPALITÉS URBAINES.




CHAPITRE I


Assemblées électives. — Assemblées de la noblesse. — Leur rôle actuel. — États provinciaux ou zemstvos. — Leur origine, leur mode d’élection, leur composition. — Comment les paysans et les anciens seigneurs s’y rencontrent. — Leurs sentiments réciproques. — Prépondérance des propriétaires. — Provinces dotées de zemstvos ; provinces qui en restent privées.


La guerre de Crimée avait aux yeux de la Russie, comme aux yeux de l’Europe, découvert les vices de l’administration impériale. À l’avènement de l’empereur Alexandre II, il était devenu manifeste pour tous qu’aucune réforme administrative n’était possible sans le secours et l’intervention des populations qui avaient si longtemps souffert de l’omnipotence des fonctionnaires. Le régime de l’empereur Nicolas avait assez montré que toutes les recettes des empiriques, toutes les panacées autoritaires du tchinovnisme et de la police, étaient hors d’état de guérir le mal invétéré de la corruption bureaucratique. Le gouvernement dut se décider à recourir au remède le plus simple, et pour les vieux tchinovniks le plus dangereux, à la décentralisation et à la liberté. Reconnaissant son inhabileté à tout mener, à tout décider, à tout contrôler des bords de la Neva, le gouvernement impérial voulut se décharger sur ses sujets, si longtemps administrés d’en haut, du soin des affaires locales, des affaires provinciales et municipales. Le régime représentatif s’est ainsi introduit dans l’empire autocratique : s’il est aujourd’hui borné aux intérêts locaux, il s’étendra un jour, avant la fin du siècle peut-être, aux intérêts généraux de l’empire. Quel que soit le développement des libertés publiques en Russie, les franchises, nouvellement accordées aux provinces et aux villes, en seront le point de départ. Les formes actuelles du self-govemment local pourront même servir de type ou de modèle aux libertés politiques. C’est dire assez l’intérêt de cette expérimentation du régime représentatif sur un sol aussi neuf.

L’empereur Alexandre II n’est pas le premier qui ait voulu donner à la nation, aux villes et aux provinces une part dans l’administration. On sentait depuis longtemps les inconvénients de la centralisation ; depuis longtemps le gouvernement impérial avait réclamé pour ses fonctionnaires le concours et le contrôle des administrés. Dès avant la Révolution française, la grande Catherine avait prétendu associer les populations à la gestion de leurs propres affaires. Chez aucun des peuples du continent, les droits des habitants envers les fonctionnaires n’étaient plus étendus et mieux établis en droit ; chez aucun ils n’étaient plus reslreiniset moins reconnus dans la pratique.

L’omnipotence du tchinovnisme, institué par Pierre le Grand, à l’exemple de l’Allemagne et sur les conseils de Leibniz, avait des défauts trop manifestes pour échapper aux yeux de la femme qui corrigeait son œuvre en la continuant. Soit pour limiter le règne absolu de la bureaucratie, soit pour flatter l’esprit du siècle, Catherine II attribua aux deux classes qu’elle venait d’organiser en corporation, à la noblesse dans les campagnes, à la bourgeoisie et aux marchands dans les villes, un rôle considérable dans l’administration, aussi bien que dans la justice locale[108],

L’oukaze de 1785 est, dans ses principaux traits, demeuré en vigueur jusqu’en 1864. C’était à la noblesse, au dvorianstvo, que la tsarine avait concédé les droits les plus importants. Ce n’était pas là une faveur due à des préjugés aristocratiques. Dans la Russie du servage, la noblesse était la seule classe civilisée, la seule européenne, presque la seule classe d’hommes libres. Pour l’investir de telles prérogatives, Catherine avait essayé de la constituer sur le modèle des noblesses de l’Occident. Les droits ainsi concédés aux gentilshommes de province étaient considérables, énormes même. Si le dvorianstvo eût tenu de son origine quelque force, quelque autorité propre, jamais l’autocratie ne se fût ainsi dépouillée à son profit[109]. Ces prérogatives étaient de deux sortes : les principaux fonctionnaires et juges locaux étaient à la nomination de la noblesse, et, si les gouverneurs de province n’étaient pas désignés par elle, ils étaient placés sous son contrôle. Administration proprement dite, justice, police, finances, tout ce qui touchait les intérêts du district ou de la province était par la loi livré à l’ingérence de la noblesse[110]. C’était à elle de surveiller les actes des représentants du pouvoir, à elle de vérifier l’emploi des revenus de la province. Les habitudes de concussion et l’apathie intellectuelle des campagnes, le manque de cohésion et le manque d’esprit public de la classe investie de telles fonctions, expliquent seuls comment la noblesse russe a pu demeurer, trois quarts de siècle, en possession de pareils droits sans aucun profit pour elle-même ni pour le pays, sans aucun dommage pour la bureaucratie et la centralisation.

Ces droits si étendus, la noblesse ne les exerçait guère que pour la forme ; elle nommait les ispravniks, elle nommait les juges locaux ; mais elle ne gardait aucune autorité sur ses élus, qui restaient les employés de l’État et non les siens. Grdce à la débilité native de la classe qui en était chargée, la faculté de contrôle, inscrite dans la législation depuis Catherine II, était demeurée une pure fiction ; personne, fonctionnaire ou administré, ne se fût avisé de la prendre au sérieux. La noblesse se réunissait en assemblées périodiques et solennelles ; elle élisait son bureau, elle choisissait des commissions pour recevoir les comptes du gouverneur ; mais ne faisait entendre ni un mot de blâme, ni une parole d’indiscrète curiosité. Elle accomplissait avec savoir-vivre une sorte de cérémonie officielle, pour se séparer après des réceptions plus ou moins brillantes et des dîners plus ou moins nombreux, sans que ses séances eussent inquiété ou rassuré personne.

C’était dans des assemblées, réunies tous les trois ans, que la noblesse de chaque gouvernement exerçait les importantes et illusoires prérogatives qu’elle tenait du bon plaisir de Catherine II et de ses successeurs. Ces assemblées existent toujours, elles continuent à tenir des sessions régulières, bien que les nouvelles institutions provinciales en aient singulièrement réduit le rôle et la compétence, au profit d’assemblées communes à toutes les classes. Pour y prendre part, il ne suffit pas d’être noble, il faut en outre, aujourd’hui comme avant l’émancipation, une double qualité : être propriétaire dans le district ou le gouvernement, et avoir un rang, un tchine civil ou militaire, ou, ce qui compte pour le tchine, un grade universitaire[111]. Dans ces assises de la noblesse se retrouvent ainsi les deux traits historiques, les deux faces opposées du dvorianine russe, à la fois fonctionnaire et propriétaire. Il y a pour les réunions du dvorianstvo un cens électoral, fondé naguère sur le nombre de serfs, et aujourd’hui sur la valeur de la propriété ; mais ce cens, destiné à relever le seuil de ces assemblées, est singulièrement abaissé en faveur des tchinovniks et des hauts fonctionnaires. En outre, la noblesse n’a pas le droit de s’enquérir de la moralité des hommes qui siègent dans son sein. Les employés concussionnaires prennent ainsi place au milieu des témoins et parfois des victimes de leurs prévarications. De tels spectacles n’étaient pas faits pour relever la dignité du premier ordre de l’État ni l’autorité de ses délibérations.

Les assemblées de la noblesse avaient jadis pour principal but la nomination des fonctionnaires et des magistrats dont le choix leur était réservé. Aujourd’hui ces assemblées semblent n’avoir presque plus d’objet pratique. Il ne reste à leur nomination que leur président ou maréchal de la noblesse (predvoditel dvorianstva) ; il ne reste à leur décision que des affaires d’une mince importance, comme la tutelle des nobles mineurs et la tenue des registres nobiliaires. Les gentilshommes propriétaires de chaque district n’en continuent pas moins à tenir leurs sessions périodiques, au risque de voir leurs assemblées se changer en conférences d’amateurs ou en libres académies d’administration et d’économie politique. Si l’on n’y peut rien décider, on y peut tout discuter, car la loi autorise la noblesse à débattre tout ce qui touche de près ou de loin ses intérêts. Ce qui reste ainsi à la première classe de l’État, c’est le droit de réunion, borné, il est vrai, à de rares époques, mais garanti par la loi et sanctionné par les mœurs.

Dans une ou deux de ces assemblées, dans celle de Saint-Pétersbourg notamment, se sont fait jour des prétentions aristocratiques qui, même dans un tel milieu, peuvent étonner en Russie. Les grands propriétaires, qui, dans ces réunions, ont naturellement une inHuence prépondérante, y ont parfois montré quelques velléités de recouvrer certaines des prérogatives dont les a dépouillés l’émancipation. On a ainsi entendu réclamer pour la noblesse et la grande propriété la direction des campagnes et des affaires rurales, la nomination aux emplois judiciaires et administratifs de la commune, du canton, du district, en un mot le monopole de toute la vie provinciale[112]. En émettant de pareilles revendications, la noblesse et la grande propriété oubliaient le triste usage qu’elles ont fait si longtemps des droits et privilèges dont les avait investies Catherine II. Aujourd’hui comme avant l’émancipation, la noblesse est mal préparée au rôle que demande imprudemment pour elle une portion de ses membres. Elle a beau être la classe la plus civilisée, la plus instruite, la plus capable de la nation, elle manque d’hommes aptes à l’administration locale, ou, si elle en possède, ces hommes sont d’ordinaire peu jaloux de se dévouer aux modestes fonctions que l’on revendique pour eux. Comme les autres classes de la société russe, la noblesse a toujours montré peu de goût pour les fonctions gratuites ; cela seul empêcherait de donner à l’administration provinciale une constitution aristocratique[113].

La noblesse est mieux inspirée lorsque, s’élevant au-dessus du cercle étroit de ses intérêts particuliers, elle profite de ses prérogatives pour se faire l’organe des besoins généraux du pays. C’est ce qu’elle a tenté, dans plusieurs provinces, à la fin du règne d’Alexandre II. Les assemblées du dvorianstvo oui ainsi retrouvé, pour quelques mois, une vie et un intérêt qui leur faisaient défaut depuis près de vingt ans, depuis les ardentes discussions de l’époque de l’émancipation. Aux heures de crise, en effet, les assemblées de la noblesse sont seules à pouvoir élever la voix avec quelque liberté, car elles sont seules en possession de l’unique droit politique reconnu dans l’empire, le droit de pétition. Ce droit, borné en principe à ce qui touche ses intérêts de caste, la noblesse l’avait presque abandonné depuis le temps où, en compensation de l’affranchissement de ses serfs, une ou deux de ses assemblées avaient osé demander des franchises politiques et une constitution. Le mécontentement du pouvoir en face de tels vœux, les rigueurs de l’administration à l’égard de ceux qui s’en étaient faits les promoteurs, avaient depuis retenu la noblesse en dehors de ce terrain défendu. Quelques-unes de ses assemblées, ou mieux quelques-uns de ses membres s’y sont plus ou moins risqués de nouveau, dans la session de 1880-1881, durant la courte éclaircie libérale ouverte par le général Loris Mélikof. À Koursk et à Saint-Pétersbourg, la noblesse n’a pas craint de réclamer l’abolition de l’exil administratif ; à Tver, à Kazan, à Pétersbourg surtout, elle a agité, en termes plus ou moins couverts, les moyens de faire participer la société à la direction des affaires publiques. Dans la capitale, un des vétérans de la noblesse pétersbourgeoise, M. Platonof, maréchal de la noblesse de Tsarsko-Sélo, l’un de ceux qui demandaient une constitution en 1862, répondait en février 1881, à l’un de ses collègues, lequel réclamait de nouvelles prérogatives pour la noblesse : « Il est oiseux de travailler à modifier des privilèges qui ont fait leur temps et qu’il serait sans profit d’élargir, dans le cercle restreint où ils s’exercent aujourd’hui. Ce ne sont pas des privilèges que nous devons demander, ce sont des garanties pour la liberté de tous, garanties sans lesquelles la vie n’est plus possible. » Et l’orateur terminait en montrant la Finlande en possession de libertés que le gouvernement refusait à la Russie, et en proclamant l’indispensabilité d’un contrôle du pays sur les actes du gouvernement. Ces paroles, prononcées quelques jours avant la triste fin d’Alexandre II, sont probablement les plus hardies qui aient retenti en Russie depuis longtemps. Il se passera peut-être bien des années avant que la noblesse en entende de pareilles. Un tel langage fait honneur, en tout cas, aux assemblées qui l’applaudissent : si la noblesse pétersbourgeoise n’a osé s’y associer par son vote, elle a, sur la proposition de son président, le comte Bobrynski, demandé la remise en vigueur d’une loi conférant à la noblesse le droit de présenter des remontrances sur les abus de l’administration, droit dont elle ne s’était presque jamais servie et dont elle n’avait pas moins été dépouillée.

La noblesse russe a fêté en 1885 le centenaire de l’oukaze de Catherine II qui a constitué le dvorianstvo en premier « ordre » de l’État. À l’occasion de cet anniversaire, elle espérait de l’empereur Alexandre III quelque élargissement de ses droits, quelques nouvelles prérogatives pour ses assemblées. Cet espoir a été déçu. En revanche le gouvernement impérial, voulant concéder quelque chose à « sa fidèle noblesse », a institué, spécialement pour elle, une banque foncière, destinée à prêter aux propriétaires nobles à un taux inférieur au taux du marché libre. On espère arrêter ainsi le mouvement économique qui, depuis l’émancipation, tend à faire passer la terre, des mains des anciens seigneurs, aux mains des marchands et des paysans. Cette création en faveur d’une classe spéciale est, par là même, en désaccord avec l’esprit des grandes réformes du règne précédent, lesquelles tendaient toutes également à la suppression des barrières de castes. Il est douteux, du reste, que cette nouvelle organisation du crédit ait une grande efficacité pratique, d’autant que, s’il prête aux nobles à un taux privilégié, pour les empêcher de vendre, l’État prête de même aux paysans, au-dessous de l’intérêt normal, afin de les aider à acheter[114].

En perdant le privilège de la propriété foncière, la noblesse devait perdre le monopole de la représentation provinciale. C’était là une des conséquences naturelles de l’émancipation. Aux assemblées composées exclusivement de la noblesse ont succédé des assemblées où sont représentés tous les détenteurs du sol et les anciens serfs à côté de leurs anciens maîtres.

L’acte d’émancipation qui avait érigé le mir du moujik en commune autonome et modifié d’une façon radicale l’administration des campagnes, conduisait nécessairement à une refonte de l’administration provinciale. Les promoteurs de la grande réforme initiale l’avaient compris. Dès l’année 1860, avant même la publication du manifeste du 19 février, le ministère de l’Intérieur, alors dirigé par le comte Lanskoï ou plutôt par son adjoint Nicolas Milutine, avait proposé tout un ensemble de réformes adminiislratives. Milutine et son ministre comptaient introduire le self-government dans les provinces, comme par la charte d’émancipation ils l’avaient établi dans les communes de paysans[115]. À leurs yeux, les deux réformes étaient connexes, et, en fait, elles forment pour ainsi dire les deux moitiés d’une même œuvre. La brusque disgrâce de N. Milutine et des principaux rédacteurs de la charte d’émancipation retarda de deux ou trois ans la création des nouvelles assemblées provinciales. La question ne fut tranchée qu’en 1864, non sans tiraillements et sans incertitudes de la part du pouvoir, alors distrait par l’insurrection de Pologne. Plusieurs des conseillers d’Alexandre II inclinaient à élargir simplement les cadres des assemblées de la noblesse, à admettre, par exemple, aux délibérations des anciens seigneurs les propriétaires non nobles et des délégués des paysans. Après bien des hésitations, le gouvernement se décida à créer, à côté des anciennes assemblées du dvorianstvo, des assemblées nouvelles, composées des représentants des diverses classes. Ces nouveaux États provinciaux portent le nom de zemstvo, c’est-à-dire d’assemblée territoriale[116]. Ce nom, que l’élymologie rapproche du landtag allemand, ne fut pas adopté sans quelque résistance. Aux yeux de certains personnages, il avait le grand tort de rappeler la zemskaïa douma, autrement dit les anciens États généraux de la Moscovie, aux seizième et dix-septième siècles : Alexandre II semble avoir craint que ses sujets n’y vissent un présage de prochaine constitution politique[117]. Si le nom de zemstvo a triomphé de ces naturelles répugnances, c’est que c’était le plus conforme aux traditions russes, qui ont toujours mis, en regard du gouvernement ou du souverain, la terre ou le pays. Ce nom avait aussi l’avantage d’indiquer la prépondérance conservée dans les États provinciaux à la terre et à la propriété.

Le zemstvo réunit les diverses classes de la population, encore séparées par l’organisation communale. Les députés de la noblesse et de la propriété individuelle s’y mêlent aux représentants des paysans et de la propriété collective ; les villes y ont leur place à côté des campagnes. À l’inverse de la commune et de la volost rurales, dont le cadre étroit ne renferme qu’une classe, le zemstvo les embrasse toutes ; c’est le centre où elles se rencontrent et se doivent concerter pour leurs intérêts communs. Cette réunion des diverses classes en une seule assemblée est le caractère le plus marquant et le plus nouveau des zemstvos[118].

Pour rencontrer rien de semblable, chez ce peuple si longtemps divisé par la loi et les mœurs en compartiments isolés, en catégories sociales, il faut remonter jusqu’à l’ancienne Moscovie, jusqu’à cette zemskaïa douma des seizième et dix-septième siècles, plus ou moins analogue aux États généraux de l’ancienne monarchie française. Dans le zemstvo de district, les représentants des diverses classes sont appelés à délibérer en commun ; mais chaque classe a ses représentants distincts. À cet égard, les nouveaux États provinciaux de la Russie rappellent certains de nos États provinciaux de l’ancien régime. Les membres du zemstvo se partagent en trois catégories : les élus des villes, les élus des communes de paysans, les élus des propriétaires fonciers[119]. La répartition des sièges entre ces trois groupes d’habitants doit être proportionnelle à leur force numérique ou mieux à leur fortune immobilière. Dans un pays agricole tel que la Russie, la prépondérance est naturellement aux classes rurales ; les députés des villes, choisis par les marchands et les propriétaires urbains, sont de beaucoup les moins nombreux.

Les délégués des paysans sont les élus d’une sorte de suffrage universel, mais d’un suffrage universel à trois ou quatre degrés. Les électeurs au zemstvo de district sont désignés par les conseils de volost ou de bailliage, lesquels sont eux-mêmes nommés par les assemblées communales, composées de tous les chefs de famille[120]. Ces électeurs (vyborchtchiki) se réunissent en assemblée électorale pour procéder au choix de leurs députés (glasnye)[121]. Les paysans sont maîtres de prendre leurs délégués dans leur propre sein, ou parmi les propriétaires et les prêtres du district, sans que ni propriétaires ni prêtres aient le droit d’assister aux assemblées électorales des moujiks.

Ce mode d’élection a beau sembler rationnel, il n’a pas donné tous les avantages qu’on en attendait. Les paysans, dont la loi prétendait sauvegarder l’autonomie, ont jusqu’ici fait preuve de peu de lumières, de peu de zèle, de peu d’indépendance dans le choix de leurs représentants. En beaucoup de districts l’élection des délégués des communes rurales semble n’être qu’une spécieuse formalité. Comment s’en étonner avec le peu d’instruction, le peu de maturité du moujik, le plus souvent incapable de s’intéresser à ce qui dépasse l’étroit cercle de sa commune ? Le chef de la police locale ou le président de l’assemblée électorale, l’ispravnik ou le membre permanent du comité pour les affaires des paysans dirigent trop facilement à leur gré les votes des moujiks. Parfois ils font élire des propriétaires repoussés par leur propre classe et indifférents aux intérêts de leurs électeurs. L’eau-de-vie et la corruption ne sont pas toujours étrangères à ces élections rurales. En général, cependant, les délégués des paysans sont de simples villageois[122]. Le plus souvent l’élu des communes est l’ancien du bailliage (starchina), que les règlements administratifs placent aujourd’hui dans une grande dépendance de la police, de façon que ces représentants des communes sont en fait fréquemment désignés par l’administration, qu’ils ont la mission de contrôler. Les communes de paysans semblent ainsi n’échapper à la domination des anciens seigneurs que pour retomber sous le joug plus lourd de l’ispravnik et du bas tchinovnisme. Pour parer à cet inconvénient, on a proposé d’enlever aux fonctionnaires communaux, de même qu’aux fonctionnaires de l’État, la qualité d’éligibles au zemstvo ; on a parlé de rétrécir les circonscriptions électorales de manière que les paysans fussent à même de connaître les candidats. Il a été question, par exemple, de faire nommer les représentanis des paysans directement par les assemblées de bailliage, ce qui, en augmentant le nombre des électeurs, pourrait atténuer les influences du dehors, au risque, il est vrai, d’accroître l’ascendant des scribes communaux ou des cabaretiers, d’ouvrir la porte du zemstvo aux koulaky et aux mangeurs du mir, lesquels figurent souvent déjà au nombre des élus. À quelque réforme de détail qu’on ait recours, aucune mesure législative ne saurait entièrement prévenir un mal dont la principale cause est l’ignorance et l’indifférence du paysan avec la prépotence invétérée de la police.

L’élection des propriétaires individuels ne donne pas toujours des résultats beaucoup plus satisfaisants, et ici encore la faute en est moins, croyons-nous, au mode d’élection, si bizarre qu’il puisse sembler, qu’aux mœurs publiques et privées, qu’aux habitudes d’apathie fomentées par une longue tutelle administrative.

Pour les propriétaires à titre personnel, le mode d’élection au zemstvo est calqué sur le mode d’élection aux assemblées de la noblesse, lequel remonte à Catherine II. La grande différence, c’est que le droit de vote aux nouvelles assemblées appartient à la propriété seule, indépendamment de la naissance ou du tchine. Nobles, fonctionnaires ou marchands sont, à cet égard, confondus dans la même catégorie, dans le groupe des propriétaires fonciers, bien que la prépondérance du nombre y demeure d’ordinaire à la noblesse, qui jusqu’à l’émancipation avait seule droit à la propriété territoriale. Le cens électoral, toujours calculé sur la propriété foncière, varie naturellement selon la situation des provinces et la richesse du sol. Dans les fertiles contrées de la terre noire il est d’environ 200 ou 300 hectares ; dans les lointaines régions de l’est ou du nord il est beaucoup plus élevé. Tous les propriétaires possédant en propre le minimum déterminé par le cens sont électeurs de droit. Les autres n’ont qu’un vote collectif ; ils nomment entre eux un nombre d’électeurs proportionnel à l’étendue totale de leurs terres réunies. Les femmes, les mineurs, les absents peuvent aussi prendre part aux élections par des fondés de pouvoir. Tous les électeurs ainsi désignés sont réunis en assemblée électorale, sous la présidence du maréchal de la noblesse du district. Un propriétaire peut avoir deux voix, l’une personnelle, l’autre comme délégué d’autrui. L’assemblée, qui vérifie elle-même le mandat de ses membres, ne peut durer plus de trois jours.

Les propriétaires du district ont en moyenne de 20 à 30 députés à nommer pour le zemstvo de district. Tout électeur est éligible. Au lieu de voter par section ou par liste, on met successivement aux voix, d’ordinaire suivant l’ordre alphabétique, le nom de chacun des membres de l’assemblée électorale. Ce scrutin sur chaque nom revient à un scrutin par élimination. L’avantage de ce système est de prêter moins à l’intrigue, son défaut de livrer beaucoup au hasard. Dans des assemblées où le nombre des votants n’est souvent que deux ou trois fois supérieur au nombre des délégués à choisir, l’ordre dans lequel les noms sont mis aux voix n’est pas sans influence sur le résultat du vote. Au début, comme il y a beaucoup de sièges à donner, les électeurs, qui pour la plupart sont en même temps candidats, se montrent faciles ; leurs exigences croissent avec le chiffre même des noms admis. Les derniers sur la liste, voulant ménager leurs propres chances, deviennent moins accommodants pour autrui. Les noms, soumis au vote, sont alors systématiquement blackboulés. Vers la fin, au contraire, quand il reste encore un bon nombre de places vacantes, les électeurs se rassurant sur leur propre élection, il se fait souvent un revirement dans le sens de l’indulgence.

L’empressement des propriétaires aux assemblées électorales et aux séances des zemstvos varie, du reste, singulièrement, selon les régions et les époques. Il arrive parfois que le nombre des électeurs qui se rendent au scrutin, au lieu de dépasser le nombre des députés à désigner, lui reste inférieur. Dans ce cas, les électeurs présents ne sont pas tenus de soumettre leurs noms au scrutin. La loi les autorise à se proclamer élus sans élection.

Ces zemstvos de district, ainsi composés des représentants de trois classes différentes, ont une physionomie tout autre que les assemblées provinciales de l’occident de l’Europe. On y voit figurer, à côté les uns des autres, les marchands enrichis des villes, les grands propriétaires des campagnes, les paysans des villages. Le moujik ne nomme pas seulement à ces assemblées des députés de son choix, d’ordinaire le moujik y entre lui-même avec sa longue barbe, ses mains calleuses et son long caftan, avec son ignorance, ses préjugés et ses notions pratiques. On rencontre souvent encore, dans ces zemstvos, des membres entièrement illettrés, et parfois l’ancien serf y coudoie l’ancien seigneur qui l’a fait fouetter. À cet égard, ces élections par classes donnent des résultats plus démocratiques que ne le feraient des élections sans distinction de classes, comme en réclament certains démocrates. Le système actuellement en vigueur peut seul assurer aux paysans une représentation directe.

Chez un peuple moins conservateur par caractère, moins respectueux des vieux usages par tradition, une si prompte élévation des affranchis de la glèbe au niveau de leurs maîtres de la veille eût pu avoir de réels inconvénients. En tout autre pays, cette juxtaposition d’hommes si différents par les idées et l’éducation, ce mode de représentation par catégories, par conditions sociales, ayant des intérêts aussi divers, ne serait probablement point sans péril. En Russie, les diverses classes ont pu avoir des délégués distincts, dans la même assemblée, sans que dans ces zemstvos il y ait encore rien eu qui ressemblât à une lutte de classes. L’avenir montrera si un tel mode d’élection doit compromettre la paix sociale, si la Russie peut toujours échapper au naturel antagonisme du seigneur et du paysan, du barine et du moujik, de la propriété individuelle et de la propriété commune. En tout cas, tant que ces deux modes de propriétés subsistent côte à côte et se partagent à peu près le sol, il semble difficile que chacun d’eux n’ait point aux États provinciaux ses représentants particuliers. Le dualisme de la représentation rurale n’est guère qu’une des conséquences du dualisme de la propriété foncière[123].

Une des raisons qui font régner la paix dans ces assemblées composées d’éléments si hétérogènes, c’est que les deux classes les plus importantes, les propriétaires et les paysans, s’y tiennent en équilibre, ou mieux, que la prépondérance y appartient d’ordinaire à la classe la plus cultivée, aux propriétaires[124]. La composition des zemstvos de district varie naturellement suivant les régions et suivant la répartition des terres entre la noblesse et les communes, entre l’un et l’autre mode de tenure du sol. A prendre l’ensemble des assemblées territoriales, dans toute la Russie, la majorité appartient aux propriétaires ; ils forment à eux seuls près de la moitié du total des membres, les paysans et les habitants des villes formant le reste[125]. Les zemstvos des grands gouvernements du nord-est, tels que Viatka, Perm, où la noblesse n’a jamais pu prendre racine et où les propriétaires nobles sont en infime minorité, sont encore presque les seuls où la majorité demeure aux paysans, quoique la proportion de ces derniers tende toujours à s’accroître avec leurs achats de terre.

La prépondérance de la noblesse dans les zemstvos ne tient pas, du reste, uniquement au nombre de ses représentants, mais à leur supériorité d’instruction et de culture. Le moujik reconnaît volontiers la suprématie intellectuelle du barine qui siège près de lui ; il est encore plein de déférence pour son ancien maître. Les paysans assistent trop souvent aux séances en comparses ou en figurants muets, qui se rendent à peine compte de la pièce à laquelle ils prennent part. Pour beaucoup de leurs députés, l’obligation de venir au zemstvo est une sorte de corvée, d’autant moins agréable qu’elle est gratuite. Aussi, pour rendre ces institutions plus populaires parmi les moujiks, certains publicisles, tels que M. Kochélef, ont-ils proposé de subventionner les délégués des communes. Quoique l’esprit pratique et l’expérience de ces modestes villageois ne soient pas absolument inutiles à ces petits parlements de province, et qu’ils doivent peu à peu s’y faire une place plus large, les orateurs habituels, les leaders des zemstvos sortent toujours des rangs des propriétaires. La noblesse a d’autant moins à se plaindre de la constitution actuelle des assemblées provinciales qu’elle y jouit jusqu’ici d’une prédomitiance incontestée, fondée à la fois sur la loi et sur les mœurs. Elle n’a qu’à s’en prendre à elle-même, à son insouciance, à son peu de goût pour la vie de campagne, à sa désertion des fonctions électives, si elle laisse souvent l’influence réelle tomber aux mains de marchands enrichis, de parvenus avides ou de spéculateurs, pour lesquels le zemstvo n’est qu’un marchepied et dont l’administration donne partois lieu à des scandales.

La loi qui, dans les zemstvos, la confond avec les autres classes » y confère à la noblesse un important privilège. La présidence des États provinciaux appartient de droit à son maréchal (predvoditel), élu par elle dans ses assemblées triennales[126]. Les fonctions présidentielles seraient à l’élection, comme elles devront l’être un jour, comme on l’a déjà demandé dans plusieurs zemstvos, que la présidence passerait rarement en d’autres mains. Le maréchal de la noblesse est d’ordinaire l’homme le plus considérable de son district ou de son gouvernement. L’empereur Alexandre II a, dans la seconde moitié de son règne, élargi encore le rôle de ce predvoditel, en lui attribuant la présidence du conseil de l’instruction publique, la présidence du conseil de revision, et enfin la présidence de l’administration de district pour les affaires des paysans. Dans toutes les sphères où le gouvernement fait appel au concours des habitants, le premier rang appartient ainsi à la noblesse, représentée par son chef élu ; si elle n’était par excellence la classe cultivée, on pourrait trouver ces prérogatives légales déjà excessives. Les attributions du maréchal de la noblesse sont devenues si multiples que souvent les zemstvos lui allouent une indemnité pécuniaire, un traitement.

La prépondérance de la noblesse est plus grande encore dans les zemstvos de gouvernement que dans les zemstvos de district. Les premiers sont, en effet, élus par les derniers ; la classe qui possède le plus d’influence dans ceux-ci est naturellement en majorité dans ceux-là. L’assemblée provinciale n’est que la réunion des délégués des diverses assemblées de district de la province. Chaque zemstvo de district est représenté au zemstvo de gouvernement par un certain nombre de ses membres, sept ou huit en moyenne. Comme les goubernies russes comprennent en général huit, dix, douze districts, les États provinciaux se trouvent ainsi composés de 60, 80, parfois 100 délégués. Les élections pour le zemstvo de gouvernement se font par tête et non par ordre. Chacun des membres de l’assemblée de district, propriétaire, paysan ou marchand, est éligible ; mais d’ordinaire la plupart des élus appartiennent à la première catégorie. Le paysan se soucie peu de ces fonctions, qui sont demeurées gratuites ; il laisse volontiers y nommer des propriétaires, qu’il en juge plus capables que lui-même. Parmi les membres des zemstvos de gouvernement, il n’est pas rare de voir flgurer des hommes connus pour avoir été autrefois les adversaires de l’émancipation, tant les serfs affranchis sont encore exempts de haine ou de rancune à l’égard des hommes qui furent leurs maîtres. Si, dans la plupart de ces assemblées, quelques moujiks siègent au milieu des gentilshommes, ils le doivent au libéralisme ou à la générosité des propriétaires, qui sont souvent d’autant plus heureux de faire montre de leurs idées libérales que leur influence réelle en a moins à souffrir.

Le zemstvo de gouvernement est présidé par le maréchal de la noblesse de la goubernie, tout comme le zemstvo de district par le maréchal de la noblesse du district. Ces deux assemblées possèdent, depuis qu’elles existent (1864), ce que nos conseils généraux français n’ont obtenu qu’en 1871, une commission de permanence, appelée zemskaïa ouprava, qui prend une part importante à l’administration locale. En Russie, cette commission n’est renouvelée que tous les trois ans, ce qui, d’après certains esprits, la rend trop indépendante du zemstvo qui la nomme. Le président en est élu ; mais il doit être confirmé par le ministre de l’Intérieur. Comme en Belgique, les membres de la commission permanente reçoivent d’ordinaire une indemnité, dont le taux est fixé par l’assemblée. Cette rétribution s’élève à 1500 ou 2000 roubles environ. Ce nouvel exemple montre combien le principe démocratique de la rémunération de tous les services est, dès le premier jour, entré dans les idées et dans les mœurs russes. Il est vrai qu’à en juger par ces assemblées, la Russie n’a point à se féliciter de n’avoir pas préféré la gratuité. Les membres des zemstvos seraient peut-être tentés de s’allouer, eux aussi, une indemnité, si le législateur ne le leur avait interdit. La loi ne leur défend point, il est vrai, de réclamer une rémunération ; mais en ce cas ils ne peuvent rien recevoir que des électeurs qui les nomment et non de l’assemblée dont ils font partie. N’étant pas rétribués, ils ne se croient point obligés à une grande exactitude. Plusieurs assemblées provinciales ont à se plaindre de l’incurie et de l’indifférence des hommes qui ont l’honneur d’en faire partie. Pour être valables, les décisions du zemstvo ont besoin d’être prises en présence d’un tiers des membres : si peu élevé que semble ce minimum légal, il arrive souvent qu’une assemblée n’est pas en nombre pour délibérer. Afin d’être en nombre, il n’est pas rare de voir le président retenir de force des membres dont la participation aux affaires est toute nominale. L’assiduité est si peu habituelle que des feuilles sérieuses ont réclamé qu’on abaissât du tiers au cinquième le chiffre des membres, dont la présence est nécessaire pour que les décisions de l’assemblée soient valables. On a été plus loin en un sens. On a, durant la guerre de Bulgarie, décidé que, pour certaines questions dites d’urgence, les zemstvos pourraient délibérer, quel que fût le nombre des délégués présents, alors même qu’une assemblée, comptant plus de soixante membres, n’en réunirait pas dix. Ce fait seul montre quelle est, dans la majeure partie des provinces, la langueur de la vie publique.

Même à Pétersbourg et à Moscou, l’étranger est étonné de rencontrer autant de vides dans les rangs des délégués aux assemblées territoriales. Les hommes qui assistent régulièrement aux séances y viennent pour la plupart moins en représentants des intérêts locaux, qu’en candidats aux justices de paix, à la délégation permanente et aux diverses fonctions rétribuées dont dispose le zemstvo. Les membres les plus assidus ne sont pas ainsi toujours les plus zélés pour le bien du pays. Beaucoup ne voient dans les affaires publiques qu’un moyen de faire les leurs, si bien que nombre de ces « hommes de zemstvo » (zemskié lioudi) ressemblent fort aux politiciens d’Amérique et de certains États d’Europe. La présence de ces coureurs de place éloigne trop souvent les hommes les plus capables ou les plus honnêtes, de sorte que la direction des afTaires locales peut tomber aux mains d’intrigants besogneux. Les semences du mal dont se plaignent des pays plus avancés dans la vie politique ont ainsi déjà germé dans cet humble et jeune self-govemment provincial. En plus d’un district, les hommes qui auraient le plus de titres à diriger les affaires locales se tiennent systématiquement à l’écart. Cette sorte d’abstention ou d’absentéisme moral a été une des raisons du discrédit qui, dès les dernières années d’Alexandre II, avait frappé les nouvelles institutions territoriales. Les États provinciaux, dont on attendait la réforme de tous les abus de l’administration bureaucratique, n’ont pas toujours été fermés aux défauts qu’ils devaient faire disparaître. On a plus d’une fois signalé chez eux des spéculations condamnables, des cas de prévarication ou de dilapidation. Les élus et les fonctionnaires du zemstvo se sont çà et là transformés en tchinovniks d’un nouveau genre. Au lieu de purifier l’administration et de désinfecter la bureaucratie, ils n’ont pu en respirer impunément l’air méphitique, et ont quelquefois gagné le mal qu’ils avaient pour mission de combattre.

Bien que légalement recrutées de la même manière, ces assemblées territoriales diffèrent, du reste, beaucoup les unes des autres. Elles ont une physionomie diverse suivant les diverses provinces. Il suffit souvent de peu de chose, d’un homme de plus ou de moins, pour les transformer, secouer leur apathie et les éveiller à une vie nouvelle. Nulle part le levain de l’énergie individuelle n’est plus nécessaire ni plus efficace. Les zemstvos de district qui ont rendu le plus de services le doivent d’ordinaire à un petit groupe local ou à une personnalité active et dévouée. Aussi tel zemstvo qui, durant des années, s’était distingué par son zèle retombe-t-il tout à coup dans l’indifférence et l’obscurité, comme s’il avait perdu la vie en perdant son leader[127].

Si imparfaites que soient ces assemblées territoriales, les provinces qui en possèdent ont un incontestable avantage sur les régions qui en sont dépourvues. Tous les gouvernements de l’empire, en effet, n’ont pas été dotés à la fois de ces États provinciaux. En fait de réformes et d’institutions, on ne procède pas, en Russie comme chez nous, par mesures uniformes, promulguées le même jour dans toutes les parties du territoire. Le gouvernement impérial reste maître de la distribution comme de l’introduction des réformes que sa main répand sur l’empire, il les applique là où bon lui semble. Dans un État aussi vaste et aussi complexe, il n’en saurait guère être autrement. Cette méthode a un avantage, elle permet d’éprouver en un champ restreint les institutions nouvelles, de ne les étendre à tout l’empire qu’après en avoir vu l’effet dans les provinces les mieux préparées. Aujourd’hui que les zemstvos semblent s’être acclimatés sur le sol russe, le moment paraît venu d’en accorder le bénéfice à toutes les parties du territoire, à toute la Russie d’Europe au moins, si ce n’est encore au Caucase et à la Sibérie occidentale, dont de semblables institutions stimuleraient singulièrement les progrès. Pendant une dizaine d’années, il n’y a eu que 29 ou 30 gouvernements de la Grande ou de la Petite-Russie à jouir des bienfaits de ce self-government local. Il y en a, croyons-nous, 35 à cette heure[128]. En dehors même de l’ancien royaume de Pologne, qui n’est nominalement assimilé aux provinces de l’empire qu’à condition d’être privé du bénéfice de toutes les lois libérales édictées pour la Russie, il reste encore en Europe une quinzaine de gouvernements dénués de ces utiles institutions ; ce sont pour la plupart des provinces frontières, c’est-à-dire les moins russes par la nationalité ou les traditions. Ces contrées, telles que les anciennes provinces lithuaniennes ou polonaises, sont précisément celles qui souffrent le plus de l’arbitraire bureaucratique et de la centralisation pétersbourgeoise[129]. Alors qu’ils se font un juste honneur d’avoir contribué de leurs armes à la libération des Slaves du Balkan, le gouvernement et le peuple russes ne sauraient toujours oublier que, dans les limites mêmes de l’empire, il y a de vastes pays slaves auxquels la Russie est maîtresse de donner ou de restituer une part de ces libertés qu’elle a si souvent réclamées pour les sujets d’autrui. Les ressentiments du passé semblent, il est vrai, faire obstacle à cette mesure de réparation ; mais, quelles qu’en soient les difficultés, une pareille œuvre est assurément moins malaisée que la tâche naguère entreprise par Alexandre II au delà du Danube, et, pour être moins coûteuse, elle ne serait ni moins profitable à l’empire, ni moins honorable à son souverain.

Sans parler de la Pologne, de la Lithuanie, de la Russie Blanche, les fertiles provinces du sud-ouest, Kief, la Podolie, la Volhynie, où domine incontestablement l’élément russe et orthodoxe, petit-russien il est vrai, attendent en vain, depuis des années, qu’on leur octroie ces États provinciaux qui fonctionnent de l’autre côté du Dniepr. Comme si le gouvernement se faisait un devoir de maintenir, par ses mesures d’exception, le cadre de l’ancienne Pologne, Kief, le premier berceau de l’État russe, Kief, réuni à la Russie dès avant Pierre le Grand, est demeuré en dehors du droit commun. Cette infériorité met obstacle au développement de ces riches et populeuses contrées du sud-ouest dont les besoins ne peuvent être appréciés de l’administration, comme ils le sont des habitants.

Par un de ces contrastes si fréquents en Russie, pendant que Kief réclamait des zemstvos pour l’Ukraine et la rive occidentale du Dniepr, les Cosaques du Don, dotés par Alexandre II d’assemblées territoriales, pétitionnaient auprès d’Alexandre III pour être débarrassés de cette nouveauté. Il faut être en Russie pour voir des provinces repousser ainsi les droits et immunités que le pouvoir prétend leur conférer. Cette singulière protestation contre l’introduction des États provinciaux paraît d’autant plus bizarre que les Cosaques du Don sont presque la seule population d’origine grande-russienne qui se soit longtemps administrée elle-même, et n’ait pas entièrement perdu le souvenir de son ancienne autonomie. Cette répulsion des riverains du Don pour des assemblées sollicitées par des régions plus riches et plus avancées, s’explique en partie par la prédominance des paysans dans cette province, par l’esprit de défiance du moujik pour toutes les nouveautés. Ce n’est point là toutefois le seul ni peut-être le principal motif de l’opposition des Cosaques du Don. En dehors de la méfiance et des conflits, provoqués à dessein par l’administration militaire, ces rustiques Cosaques ont trouvé que les récentes institutions coûtaient bien cher pour les avantages qu’elles rapportaient, qu’au lieu de procurer aux habitants des franchises nouvelles, ces États provinciaux n’étaient, pour l’administration locale, qu’une complication de plus et une dispendieuse formalité[130]. Dans bien des provinces, le peuple serait à peu près du même avis. Il ne connaît les zemstvos que par les taxes qu’ils lui imposent ; il sait que le plus souvent ses représentants élus restent impuissants devant le tchinovnisme, et avec son épais bon sens vulgaire il fait fi d’une autonomie qui ne lui vaut aucun profit direct. Cette grossière appréciation d’un peuple ignorant, peu capable de priser les bienfaits d’une institution dont il doit attendre le lent développement, a été encouragée par toutes les restrictions apportées aux prérogatives primitivement accordées aux zemstvos. Par là le gouvernement impérial a été le premier responsable de la fréquente indifférence de la société pour les droits qu’il lui a octroyés, responsable de l’incurie et de la négligence qui, sous différentes formes, se manifestent plus ou moins dans les diverses classes de la nation.




CHAPITRE II


Attributions des États provinciaux. Elles sont à la fois étendues et mal délimitées. Comment la bureaucratie en a profité pour maintenir son pouvoir. Pourquoi n’y a-t-il pas de conflits d’autorités. — Restrictions apportées aux prérogatives des zemstvos. Leur assujettissement au tchinovnisme. — Pauvreté de leurs ressources financières. — Leurs services, spécialement pour l’instruction populaire et la santé publique.


Les droits jadis reconnus aux assemblées de la noblesse n’ont pas été transférés intégralement aux nouvelles assemblées territoriales. À ne regarder que le texte de la loi, la Russie aurait reculé dans la voie des libertés locales. En réalité, il n’en est rien ; si le gouvernement n’a concédé aux États provinciaux que des attributions notablement restreintes, c’est qu’à l’époque où il a créé les zemstvos, il ne voulait point leur faire un cadeau purement nominal. Il savait qu’aujourd’hui le pouvoir ne saurait plus retenir en fait tout ce qu’il abandonne en droit, qu’il est malaisé de faire du libéralisme dans la législation en maintenant intact dans la pratique le règne de l’arbitraire. Les prérogatives des États provinciaux ont beau demeurer, sur quelques points, inférieures aux anciennes prérogatives des assemblées de la noblesse, elles n’en restent pas moins considérables. Si elles eussent été toutes maintenues et toutes respectées, la Russie serait un des pays de l’Europe où la vie provinciale aurait le plus d’activité. La compétence des zemstvos ne se borne pas à l’administration proprement dite, elle touche à la justice par la nomination des juges de paix, dont le choix est remis à ces assemblées ; elle s’étend à l’assistance publique, à l’agriculture, au commerce, à l’industrie : elle embrasse en un mot tous les intérêts moraux et matériels des provinces.

Ces multiples attributions sont communes au zemstvo de district et au zemstvo de gouvernement. D’une manière générale, le premier est chargé de tout ce qui regarde le district ou arrondissement (ouiezd), le second de tout ce qui concerne la province, la goubernie entière. L’un, par exemple, répartit les taxes entre les différents districts du gouvernement, l’autre entre les diverses communes de l’arrondissement ; l’un a le soin des routes provinciales, l’autre le soin des chemins de district. Le zemstvo de gouvernement exerce en plus une sorte de droit de contrôle sur les zemstvos inférieurs ; il peut leur donner des instructions, que ces derniers sont tenus d’exécuter. Par leurs fonctions, les assemblées de district correspondent plutôt à nos conseils généraux qu’à nos conseils d’arrondissement, bien que pour la population l’ouiezd russe soit intermédiaire entre le département et l’arrondissement français[131]. Ces assemblées territoriales forment comme deux conseils généraux superposés et issus l’un de l’autre. On aurait quelque chose d’analogue en France, si, au-dessus de nos départements, on établissait des circonscriptions plus vastes, avec un conseil régional ou provincial, composé de délégués des conseils généraux actuels.

Les zemstvos du premier et du second degré n’ont régulièrement qu’une session annuelle, dont la durée ne doit pas excéder vingt jours pour les assemblées de gouvernement, quinze jours pour les assemblées de district. Une fois l’an, l’assemblée peut en outre, avec l’autorisation du gouverneur, tenir une réunion extraordinaire[132]. Dans l’intervalle des sessions, toutes les affaires soot confiées à la commission permanente, à l’ouprava, qui, étant nommée pour trois ans, comme l’assemblée dont elle émane, s’empare d’autant plus fréquemment de la direction des affaires que l’incurie ou la faiblesse du zemstvo la rend plus indépendante. Cette ouprava a des pouvoirs plus étendus que les commissions analogues de nos conseils généraux ; elle ne se contente pas d’exécuter ou de faire exécuter les décisions de l’assemblée ; elle gère pour celle-ci, conduit les opérations financières du zemstvo, étudie toutes les affaires et prépare tous les projets qui doivent être discutés aux sessions annuelles. C’est en quelque sorte le ministère de ces petits parlements provinciaux. À l’aide de cette ouprava, que nous retrouverons dans les municipalités urbaines, la Russie a tenté d’acclimater chez elle le système d’administration collective en usage dans tant de pays de l’Europe et de l’Amérique, système que la première révolution a vainement essayé d’implanter en France, et qui, malgré ses succès dans la plupart des États où il est en vigueur, a depuis cette infructueuse expérience gardé chez nous mauvaise réputation.

Avec des assemblées électives pourvues d’aussi larges attributions, avec ce comité permanent à leurs côtés, il semble que l’autorité des fonctionnaires doive être singulièrement réduite, et la bureaucratie dépouillée de son ancienne omnipotence. Il est loin d’en être encore ainsi. La loi, et à son défaut les mœurs et les interprétations de la loi, ont conservé aux représentants de la couronne la meilleure part de leur puissance sur la vie locale. Le tchinovnisme a su retenir dans ses mains beaucoup des pouvoirs qui semblaient transférés aux assemblées élues.

Et d’abord, le législateur, en créant les assemblées territoriales, les a jetées au milieu de l’ancienne organisation administrative et de l’ancienne hiérarchie, sans modifier les fonctions et les droits des tchinovniks, qui possèdent seuls l’autorité effective et gardent seuls la responsabilité. Au lieu de chercher à faire rentrer les nouveaux États provinciaux dans le cadre général de l’administration, Alexandre II les y a introduits brusquement, comme des corps étrangers, sans lien organique avec les institutions qui les entourent[133].

En faisant appel au self-government on a laissé presque intact le vieux régime bureaucratique, sans vouloir s’avouer leur incompatibilité. Des deux forces ainsi mises en présence, il fallait que l’une se subordonnât l’autre. Au rebours des premières espérances, c’est jusqu’ici le tchinovnisme qui a tenu les assemblées électives sous sa dépendance. Dans l’indécision où étaient laissées les frontières de l’ancienne administration bureaucratique et des nouveaux États provinciaux, il était impossible que l’une des deux puissances limitrophes n’empiétât pas sur l’autre ; et naturellement c’est la plus forte qui devait se permettre le plus d’incursions sur le territoire d’autrui[134]. Si, avec des limites aussi mal définies, il n’y a pas plus souvent conflit entre le tchinovnisme et les zemstvos, cela tient à l’impuissance de ces derniers à repousser les envahissements des gouverneurs et de l’administration. Pour éviter toute lutte entre ses fonctionnaires et les assemblées électives, le gouvernement d’Alexandre II n’avait, du reste, cessé de rogner les franchises des zemstvos ; il avait eu soin de les assujettir peu à peu au représentant du pouvoir central.

Le statut de 1864, plusieurs fois remanié dans un sens restrictif, avait déjà cependant pris ses précautions contre toute velléité d’indépendance des futurs États. La loi détermine elle-même un grand nombre de mesures que les zemstvos ne peuvent mettre à exécution sans l’aveu du gouverneur. Il en est ainsi, par exemple, de tout remaniement des routes provinciales, ainsi de tout accroissement des taxes locales, c’est-à-dire des mesures qui se présentent le plus fréquemment devant ces assemblées. Pour d’autres décisions, la sanction du gouverneur ne suffit plus, il faut au zemstvo la confirmation du ministère de l’Intérieur ; ainsi en est-il, par exemple, des principaux impôts ou des gros emprunts. Les affaires importantes ne sont pas les seules soumises à de pareilles restrictions, les seules exposées à de tels retards. Toutes les décisions des États provinciaux doivent être immédiatement communiquées au gouverneur, qui, vis-à-vis de ces assemblées, possède un droit de veto suspensif. Le gouverneur doit répondre dans les huit jours ; s’il fait opposition, le zemstvo est obligé à une nouvelle délibération. Cette fois le vote de l’assemblée est définitif, mais il reste au gouverneur le droit d’en arrêter l’exécution en en référant au ministre. C’est devant le sénat, c’est-à-dire devant la plus haute autorité judiciaire de l’empire, que doivent être portés les différends entre les fonctionnaires de la couronne et les États provinciaux. On ne saurait blâmer la loi qui confie ce rôle d’arbitre à la haute cour de justice, si les cas de conflit étaient plus strictement limités, et si la plupart des affaires dévolues au zemstvo n’avaient besoin d’une prompte solution.

Comme toutes les décisions des États provinciaux peuvent être arrêtées par le veto du gouverneur, et que ces assemblées n’ont régulièrement qu’une session annuelle, l’administration est maîtresse de retarder, d’une année au moins, l’exécution de toute mesure qui n’est pas à son gré. À cet égard, rien ne limite la volonté des fonctionnaires impériaux : la loi les érige en juges des votes du zemstvo en déclarant le gouverneur libre de s’opposer à toute résolution qui lui paraît contraire aux vrais intérêts de l’empire. Il suffirait d’une formule aussi vague pour mettre les États provinciaux dans la dépendance du bon vouloir des fonctionnaires. Par une sorte d’interversion des rôles, les assemblées territoriales, qui semblaient créées pour contrôler la bureaucratie et le tchinovnisme, se trouvent ainsi placées sous la tutelle de l’administration. Les États provinciaux ne sont même pas assurés de la force que donnent aux assemblées délibérantes la publicité et l’appui de l’opinion. Les débats des zemstvos sont publics ; mais les comptes rendus des séances ne peuvent être publiés qu’avec l’approbation du gouverneur. Si la parole est libre, elle ne peut sortir de l’enceinte du zemstvo qu’en se courbant sous le joug de la censure[135].

Le gouverneur se dresse constamment entre les assemblées territoriales et le pouvoir central, comme entre elles et les populations. À l’inverse des assemblées de la noblesse, les États provinciaux sont privés du droit de pétition. S’ils sont autorisés à adresser des demandes au pouvoir en vue d’intérêts locaux, ils ne peuvent le faire que par l’intermédiaire du gouverneur. Or les vœux ainsi exprimés n’ont pas le même poids sur l’opinion que ceux de nos conseils généraux, et ils n’ont pas plus de crédit auprès des autorités centrales. On calculait en 1881 que, sur un millier de vœux émis par les États provinciaux, à peine une centaine avaient été admis à l’examen, et une vingtaine seulement pris en considération.

Les prérogatives des zemstvos, déjà si bornées dans la pratique, ont encore été légalement diminuées durant les dernières années de l’empereur Alexandre II. Le gouvernement, avant tout préoccupé de renforcer l’autorité de ses agents, a pris soin d’accroître le pouvoir des gouverneurs de province vis-à-vis des représentations locales. S’il n’a pas ostensiblement enlevé aux zemstvos le choix de certains fonctionnaires ou de certains magistrats, il a mis leurs élus dans la dépendance directe du gouverneur, qui a le droit de les suspendre comme de les confirmer, si bien que ces élections sont souvent devenues plus apparentes que réelles.

Toutes ces restrictions légales ne sont peut-être pas la principale entrave à l’activité des zemstvos. Le droit de veto est un de ceux dont gouverneur ou souverain ne saurait user et abuser sans cesse, il le garde naturellement pour les grandes occasions. Si les tchinovniks se plaisent parfois à entraver l’œuvre des zemstvos, c’est, le plus souvent, moins par une opposition formelle aux décisions de l’assemblée, que par mauvais vouloir ou négligence dans leur exécution. Les États provinciaux ne disposent, en effet, d’aucun moyen de faire exécuter les mesures qu’ils ont le droit de voter ; ils n’ont d’autres organes, d’autres agents que les agents et les organes du pouvoir central. Pour l’exécution de la plupart de leurs décisions, ils restent dans l’entière dépendance du gouverneur de la province, et ils n’ont pas sur ce dernier les moyens d’action que la politique donne à nos conseils généraux vis-à-vis de nos préfets. Ce n’est point encore là le seul embarras des zemstvos. Il est des fonctionnaires assez soucieux du bien public pour leur prêter un loyal concours ; mais, alors même qu’elles sont sincèrement secondées par les représentants de l’autorité centrale, les assemblées territoriales voient se dresser devant elles une barrière plus haute, plus difficile encore à écarter : c’est le budget, le manque de fonds.

Il y a une fâcheuse disproportion entre les obligations imposées aux zemstvos et les ressources mises à leur disposition. Leur sphère d’action, qui embrasse tous les intérêts locaux, est beaucoup plus étendue que leurs moyens financiers. La loi attribue aux États provinciaux une part des contributions foncières, mais cette contribution provinciale (zemskii sbor) est notoirement insuffisante. Le trésor a enlevé aux nouvelles assemblées territoriales une partie des taxes, abandonnées auparavant à l’administration locale. Dès leur naissance, les zemstvos semblaient ainsi condamnés à végéter dans l’indigence. En entrant en fonctions, ils ne disposaient que de ressources dérisoires. Dans beaucoup de cas, les revenus qui leur étaient affectés couvraient à peine la moitié des charges qui leur incombaient. Dans nombre de provinces, les frais d’administration s’élevaient annuellement à 80 000 ou 100 000 roubles, alors que le revenu oscillait entre 40 000 et 50 000. C’est sous les tristes auspices du déficit qu’a dû débuter le nouveau self-government.

Pour affranchir les assemblées provinciales des embarras d’une telle pénurie, il eût fallu que l’État leur pût concéder une part de ses revenus, sauf à se décharger sur elles de certaines de ses obligations. Il y a, semble-t-il, plusieurs taxes dont la perception se ferait plus économiquement et plus moralement par les zemstvos que par le trésor ; il y a même plusieurs services dont les États provinciaux s’acquitteraient mieux et à moins de frais que l’administration centrale. La pratique des dernières années permet d’en citer des exemples qui paraissent des preuves. Quelques zemstvos, entre autres ceux de Novgorod et de Saratof, ont ainsi obtenu de l’État le service des postes dans l’intérieur de la province ; ils ont, en peu detemps, réalisé sur ce chapitre de notables économies[136].

Aujourd’hui encore les ressources des zemstvos restent trop bornées pour leurs besoins. Dès leur début, les assemblées provinciales n’ont pu faire face à leurs charges qu’en créant de nouveaux impôts. Cette nécessité seule devait singulièrement ébranler la popularité des institutions nouvelles. Les zemstvos tiennent de la loi le droit de créer des taxes à leur profit ; mais, dans la pratique, ce droit est limité par les charges des contribuables d’un côté, par le veto du gouverneur de l’autre. Les États provinciaux, trouvant la propriété foncière déjà trop grevée, voulurent frapper la richesse mobilière, le commerce et l’industrie, qui en Russie étaient encore notablement moins imposés que l’agriculture. Les marchands des villes, dont les représentants sont en minorité dans les assemblées territoriales, obtinrent l’appui de l’État contre la majorité rurale des zemstvos. Un oukaze de 1867 a fixé au quart de l’impôt perçu au profit du trésor le maximum des taxes auxquelles les zemstvos peuvent assujettir les licences et patentes commerciales ou industrielles.

Les Étais provinciaux ont été obligés de retomber sur la propriété foncière, qui doit comme par le passé fournir la plus grande partie des contributions provinciales. Il y avait là naturellement de quoi refroidir le zèle des deux classes agricoles qui dominent dans ces assemblées. Le paysan, qui souvent plie déjà sous le double faix des impôts et des redevances de rachat, est peu soucieux d’y laisser ajouter un fardeau de surcroît. Comment en pourrait-il être autrement, alore que, dans nombre de contrées, le revenu normal de la terre demeure inférieur aux impôts qui pèsent sur elle ? Le propriétaire de son côté, le pomêchtchik, bien que d’ordinaire plus épargné par le fisc, se ressent souvent encore de l’émancipation qui l’a privé des bras de ses serfs ; il répugne à se laisser taxer tout seul pour des dépenses dont, en général, le paysan profite plus que lui. La classe qui aurait le moins de peine à porter des charges nouvelles est en effet la moins intéressée à fournir au zemstvo des fonds dont une bonne part est employée à l’instruction populaire ou à l’assistance publique. Marchands des villes, propriétaires individuels, paysans des communes, les trois catégories d’habitants représentés aux États provinciaux ont souvent ainsi reculé devant la crainte d’augmenter démesurément leurs contributions. De tels soucis refrènent la passion des réformes et bornent les projets d’amélioration. Dans les zemstvos des provinces les moins favorisées, l’indifférence et l’inertie sont ainsi nées de l’accablement et de l’impuissance.

Le découragement n’a toutefois pas été général. Les provinces les plus riches ou les moins affaissées sous le joug de l’impôt ont, à force de courage, su se créer des ressources. Les revenus de la plupart des zemstvos n’ont cessé de croître d’une manière rapide. Vers 1865, au début de l’institution, les recettes réunies des vingt-neuf ou trente gouvernements alors en possession d’assemblées territoriales atteignaient à peine 5 millions de roubles ; en 1868 elles montaient déjà à 14 millions 1/2, ayant presque triplé en trois ans. En 1872 le total de ces budgets provinciaux s’élevait, pour trente-deux gouvernements, à 19 millions de roubles ; en 1874 il approchait de 23 millions ; en 1876 et 1877 il dépassait 26 millions et demi. Dès 1885, malgré la guerre de Bulgarie, qui les a tous endettés, le revenu des zemstvos était porté à une quarantaine de millions de roubles. Pour presque tous, il est vrai, les dépenses sont restées supérieures aux recettes[137].

Parmi les zemstvos, l’un des plus riches était, dans ces dernières années, celui de Perm, dont le budget annuel dépassait 2 millions de roubles 1/2 ; le plus pauvre était celui d’Olonets, dont les recettes descendaient au-dessous de 600 000 roubles. Moscou n’est venu longtemps qu’au cinquième ou sixième rang, et Pétersbourg demeure fort en arrière, au nombre des douze ou quinze moins favorisés risés. Ces budgets provinciaux varient singulièrement et ne semblent pas toujours en rapport avec la population ou la richesse naturelle des provinces. Il est à noter aussi que certaines des assemblées territoriales, surtout dans la région du nord-ouest, ont de grandes difficultés à faire rentrer les impôts qui leur reviennent. Le zemstvo de Pétersbourg est du nombre ; dans quelques districts de ce gouvernement, les arriérés, en s’accumulant, ont parfois dépassé 100 pour 100 du revenu. L’État ayant toujours la priorité dans le recouvrement des taxes, et ces dernières dépassant parfois le revenu normal du sol, les zemstvos peuvent être dans l’impossibilité de rien tirer de certaines classes de contribuables.

C’est la contribution foncière qui fournit aux zemstvos la plus grande partie de leurs ressources. On se demande naturellement comment se distribuent les charges entre les deux classes dominantes au zemstvo, et entre les deux modes de propriété personnifiés dans ces deux classes. La répartition des taxes entre les paysans des communes et les propriétaires à titre individuel varie beaucoup, suivant les régions et les provinces. Dans la plupart des gouvernements, la propriété communale reste encore plus imposée que la propriété personnelle et héréditaire. Près des trois cinquièmes de l’impôt foncier perçu au profit des zemstvos étaient payés par les paysans, lesquels pourtant ne possédaient guère que le tiers des terres imporées, soit 78 millions de désiatines. Tandis que les propriétés individuelles, les terres de l’État et les apanages de la famille impériale, qui couvraient ensemble plus de 130 millions de désiatines, ne payaient en moyenne que 7 kopeks par désiatine, les paysans devaient, pour la même surface, acquitter une taxe au moins double, plus de 14 kopeks[138].

À ne prendre que les chiffres et l’étendue des terres soumises à la taxe, il y aurait là une énorme disproportion. Les zemstvos feraient porter double charge à la classe la plus pauvre, aux paysans, au profit de leur ancien seigneur, au profit surtout de la couronne. Cette choquante anomalie ne s’explique pas seulement par la prépondérance de la noblesse dans la plupart des assemblées provinciales, elle s’explique aussi par la nature et la qualité des immeubles imposés. En règle générale, les terres des paysans sont des terres arables, partout en culture régulière ; les biens de la noblesse et surtout les biens de l’État comprennent au contraire des forêts, des landes, des marécages, de vastes terrains improductifs. On comprend que ces derniers soient moins lourdement frappés que les champs fertiles du moujik. Dans les provinces du nord, où le sol est pauvre et la population rare, les grands domaines ont même souvent peine à acquitter les faibles impôts dont ils sont grevés. Là où la rentrée des contributions provinciales subit souvent des retards, la majeure partie de l’arriéré tombe fréquemment sur les grands propriétaires. Ainsi en est-il, par exemple, dans les districts de Peterhof, de Schlusselbourg, de Novafa-Ladoga, de Tsarsko-Sélo du gouvernement de Pétersbourg[139]. Ainsi en est-il encore dans le gouvernement de Smolensk, où l’arriéré des taxes dues par les grands propriétaires est si considérable que le zemstvo a demandé l’exclusion des contribuables en retard de la liste des électeurs. Dans les riches terres noires du sud, les propriétés peuvent être imposées proportionnellement à leur étendue et à leur fécondité ; dans le nord, au contraire, où, faute de fertilité et faute d’habitants, le sol n’a souvent par lui-même aucune valeur, il n’en saurait être de même. Ainsi s’explique comment, dans le gouvernement de Perm entre autres, les paysans acquitteraient à eux seuls près de la moitié de la contribution foncière, bien que sur 30 millions de désiatines soumises à l’impôt ils en possédassent à peine 6 millions. Là où la propriété individuelle et la propriété communale sont également partagées, la proportion des charges s’équilibre ou se renverse avec le rendement des terres. Dans le gouvernement de Tauride, par exemple, les paysans émancipés, qui possèdent plus de 5 millions de désialines, sont moins taxés par le zemstvo que les 3 400 000 désiatines de terres non communales[140].

Il n’y a, par malheur, qu’un petit nombre de provinces où la contribution foncière soit, comme dans le gouvernement de Riazan, assise sur le revenu du sol. Dans la plupart des gouvernements, les terres sont seulement rangées en plusieurs catégories, et le mode d’évaluation varie souvent dans les divers districts d’une même goubernie. On sait qu’il n’y a pas encore de cadastre en Russie ; le royaume de Pologne et les provinces Baltiques sont seuls à posséder quelque chose d’analogue. Les zemstvos, dont la contribution foncière est la principale ressource, ont presque partout entrepris un travail de statistique et de classification des terres, qui pourra servir de base à un cadastre général du territoire. L’État n’aurait guère, pour cela, qu’à centraliser les travaux des zemstvos et à les diriger selon des règles uniformes. En préparant le cadastre de l’immense empire, les zemstvos rendent un service inappréciable à ses finances et à son agriculture, car sans cadastre il ne saurait y avoir d’impôt foncier régulier[141].

Les dépenses des zemstvos ont grandi plus vite que leurs ressources, si bien que, au commencement du règne d’Alexandre III, presque aucun n’avait son budget en équilibre[142]. Ces dépenses se répartissent en deux catégories, les dépenses obligatoires et les dépenses facultatives. Les premières, imposées par la loi, sont pour la plupart irréductibles, et le plus souvent aussi improductives ; elles absorbent le plus clair du revenu des États provinciaux les moins riches. Les dépenses obligatoires comprennent, entre autres services, les frais de l’administration locale et des justices de paix, l’entretien des stations et des chevaux de poste, des bureaux et des dépôts de recrutement, des locaux pour les officiers de police et aussi le chauffage et l’éclairage des casernes, etc. Cette catégorie de dépenses avait été démesurément agrandie par la guerre d’Orient, car les nouvelles lois militaires font peser sur les zemstvos une partie du fardeau des conflits armés. L’équipement du dernier ban de la milice, la fourniture des chevaux et du train, l’indemnité des officiers et des médecins, en un mot presque tous les frais de la mobilisation ont été laissés à la charge des provinces. Ce sont là de lourds sacrifices exigés des zemstvos.

Bien qu’il n’y ait eu qu’une mobilisation partielle, la double campagne des Russes sur le Danube et le Balkan a, surtout dans les provinces voisines du théâtre de la guerre, entraîné les assemblées provinciales à bien des dépenses extraordinaires, sans compensation pour les intérêts locaux. Dans plusieurs gouvernements, le zèle du patriotisme a poussé les zemstvos à prendre sur eux-mêmes des charges que ne leur imposait aucune loi, à former des ambulances ou à voter des subsides pour les sociétés de secours aux blessés, à participer aux souscriptions pour la flotte volontaire, en cas de lutte avec la Grande-Bretagne[143]. La guerre, qui a grossi leurs dépenses en même temps qu’elle restreignait leurs ressources, a laissé dans beaucoup de ces budgets provinciaux des traces que la paix est longue à effacer. L’équilibre des finances locales en a pour longtemps été troublé. La campagne entreprise pour les libertés des Slaves du Balkan a ainsi eu un fâcheux contre-coup sur le novice self-Government provincial des libérateurs de la Bulgarie.

Cette cause de perturbation était d’autant plus à regretter que les finances des zemstvos étaient partout en voie de progrès. Les dépenses obligatoires, qui d’abord absorbaient la plus grande partie des revenus provinciaux, n’en prenaient plus guère que la moitié. Les dépenses facultatives, en général les plus productives, bénéficiaient de crédits de plus en plus considérables. L’augmentation la plus forte portait sur les deux chapitres les plus utiles aux classes populaires, l’instruction publique d’un côté, le service sanitaire et médical de l’autre. Pour l’instruction, les allocations provinciales ont triplé et quintuplé en une quinzaine d’années. Le premier usage que les provinces ont fait du droit de se taxer elles-mêmes a été en faveur de l’enseignement du peuple. De tels efforts font honneur à une nation. Ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est que, de tous les zemstvos, celui qui, à cet égard, occupait le premier rang était le zemstvo du gouvernement de Viatka, lequel, par exception, est en grande majorité composé de paysans. Cette assemblée de moujiks consacrait 400 000 roubles, soit un cinquième environ de ses ressources, à l’instruction du peuple. D’une manière générale, plus les paysans comptent de représentants dans les États provinciaux, plus grands sont les sacrifices de ces derniers en faveur de l’école rurale. Il y a quelque chose d’encourageant, pour l’avenir de la Russie, à voir ces paysans, souvent eux-mêmes entièrement dénués d’instruction, s’imposer librement pour en donner à leurs enfants. Ce goût, encore récent, des villageois pour l’école a pu du reste être stimulé par la loi militaire de 1874, qui, pour les hommes sachant lire et écrire, réduit notablement la durée du service[144]. Bien que la plupart des zemstvos ne négligent point l’enseignement secondaire et surtout les écoles réales, c’est l’enseignement primaire dont ils se sont montrés le plus préoccupés. Plus des trois quarts de leur budget scolaire sont consacrés à l’instruction des classes les plus pauvres. Dans plusieurs provinces ils ont même posé les bases d’un enseignement technique et d’écoles professionnelles pour le peuple. On calcule que les 35 goubernies dotées d’assemblées territoriales dépensent pour leurs écoles primaires autant que l’État pour celles de l’empire entier. Comme, à cet égard, les communes et les particuliers de toutes classes suivent l’exemple des zemstvos et créent de tous côtés des écoles à leurs frais, on peut dire que, si l’instruction du peuple fait quelque progrès, elle le doit presque entièrement au self-govemment local[145].

L’État, semble-t-il, doit accueillir avec reconnaissance le secours de ces auxiliaires qui viennent l’aider dans une tâche dont dépend en grande partie tout le développement économique et moral de l’empire. Malheureusement, en Russie plus qu’ailleurs, l’État est soupçonneux et prompt à s’alarmer, jaloux de toute immixtion dans ce qu’il regarde comme son domaine, aimant peu à laisser faire par autrui ce qu’il ne peut faire lui-même. Au lieu d’encourager les zemstvos dans leurs efforts pour dissiper l’ignorance des masses, le gouvernement en a de diverses manières gêné l’initiative. Durant presque toute la seconde moitié du règne d’Alexandre II, le ministère de l’Instruction publique, dirigé par le comte Tolstoï, était moins soucieux de multiplier les écoles que de les surveiller et d’épurer le personnel enseignant. Là, comme partout, les inquiétudes politiques et les préoccupations bureaucratiques primaient toute autre considération. Dominé par la crainte de voir frayer les voies à la propagande révolutionnaire, Pétersbourg regardait d’un œil défiant les humbles fondations des zemstvos de province. C’est ainsi que le ministère a fermé la plupart des séminaires ou écoles normales d’instituteurs ouverts par les zemstvos, ainsi que les cours complémentaires inaugurés par eux durant les vacances. Les agissements du pouvoir central étaient tels, qu’un haut personnage a pu dire que tous les efforts du ministère de l’Instruction publique étaient dirigés contre l’instruction populaire. Le fait est que le zèle des zemstvos et des communes a été maintes fois paralysé par la bureaucratie pétersbourgeoise, dont leurs écoles et leurs instituteurs surtout éveillaient la craintive vigilance. Cette suspicion a fait à ces malheureux instituteurs une situation misérable qui, en en blessant et aigrissant un grand nombre, a contribué à en jeter plusieurs dans les rêveries révolutionnaires, dont on voulait les préserver. Les dénonciations, encouragées par les inspecteurs du ministère, et les minutieuses tracasseries de la police ont eu les plus bizarres et tristes conséquences. Ignorant, paresseux, ivrogne, l’instituteur pouvait compter sur l’indulgeiice de ses chefs, qui réservaient leurs rigueurs pour les maîtres, rendus suspects par leur zèle pour l’instruction du peuple. En de telles conditions, avec des traitements d’ordinaire insuffisants, la misère seule pouvait recruter le personnel de l’enseignement. Aussi plusieurs zemstvos ont-ils eu soin d’élever le salaire des maîtres en même temps qu’ils s’ingéniaient à répandre l’instruction. Le gouvernement ne pouvait pas repousser les offrandes des zemstvos ; mais il a limité leurs droits, en matière d’instruction, à la faculté de fournir des subsides aux écoles, entièrement abandonnées à l’arbitraire d’inspecteurs soupçonneux. Toute intervention des assemblées territoriales dans les questions scolaires a été interdite. Si les zemstvos ont des représentants dans les conseils provinciaux de l’instruction publique, ces membres élus sont en minorité et sans influence vis-à-vis de tchinovniks qui, par leur caractère, inspirent souvent peu de confiance aux délégués de la société. Quelque justifiable que semble, à certains égards, la situation ainsi faite aux zemstvos, elle était peu propre à stimuler leurs efforts, et naturellement c’est l’enseignement primaire qui a pâti des malentendus et des défiances réciproques des assemblées électives et de la bureaucratie.

Il y a une vingtaine d’années, dès avant 1870, les zemstvos, alors dans toute la foi et l’enthousiasme de la jeunesse, se flattaient de transformer rapidement la Russie en mettant partout l’école à la portée du peuple. Dans leur zèle civilisateur, quelquefois un peu emphatique, les États provinciaux s’étaient solennellement prononcés pour l’enseignement obligatoire[146]. Le principe a été proclamé ; mais les obstacles sont venus d’où l’on semblait pouvoir espérer des secours. Les ressources matérielles et morales ont fait défaut ; malgré d’incontestables progrès, malgré les milliers d’écoles entretenues par les zemstvos et les communes, les fondations scolaires peuvent à peine contenir le tiers ou le quart, et dans certaines provinces le dixième, des enfants des campagnes.

Après l’esprit le corps, après l’instruction populaire, la santé du peuple. Dans ce domaine inoffensif, mêmes efforts des zemstvos et mêmes difficultés, mêmes succès partiels et, trop souvent, mêmes déboires.

Le service sanitaire a partagé avec l’enseignement primaire l’attention et les préférences des États provinciaux. Cette prédilection s’explique et se justifie aisément. On sait quel est, sous ce rude climat, le régime de la masse de la population, quels ravages exercent, dans les villages surtout, les maladies et les épidémies, secondées par l’ignorance et la superstition. La brièveté de la vie moyenne, gràce à l’effroyable mortalité parmi les enfants, est une des plaies économiques de la Russie, parce qu’en renouvelant trop rapidement les générations, cette mortalité y accroît démesurément la proportion des âges improductifs aux âges productifs[147]. Les zemstvos se sont courageusement attaqués à ce mal ; ils ont fait pour le service sanitaire de larges sacrifices, et si, depuis une quinzaine d’années, la mortalité a déjà sensiblement décru, c’est à eux qu’en doit revenir l’honneur. Dans les provinces, où le devin et le sorcier étaient le seul conseil et le seul secours des malades, les assemblées territoriales ont fait de la médecine un service public et gratuit. Non contents d’établir des hôpitaux et des pharmacies, les États provinciaux entretiennent à leurs frais, dans les divers districts, des médecins qui ont chacun leur circonscription, où ils sont obligés de faire des tournées régulières. Perm et Viatka consacrent annuellement à la santé publique de 300 000 à 400 000 roubles chacun. Si les institutions et les mesures administratives pouvaient en quelques années transformer les mœurs, ou s’il était aussi facile d’encourager l’hygiène que la médecine, les zemstvos auraient par là rendu au pays un inappréciable service. Ici encore, l’initiative des zemstvos se heurte à des obstacles multiples. Ils ont d’abord contre eux les mœurs et les superstitions du peuple, les préjugés invétérés du moujik et les traditions souvent antihygiéniques des campagnes. Le médecin ne faisait naguère d’apparition dans les villages qu’en qualité d’auxiliaire de la justice, pour les enquêtes de la médecine légale. Ce souvenir n’était pas fait pour le rendre populaire et l’aider à triompher des préventions entretenues par les sorciers, qui craignent de voir ce concurrent diplômé ruiner leur industrie[148].

Pour arracher au koldoun et à la vedma, au devin et à la sorcière, une clientèle séculaire, il faudrait malheureusement aux zemstvos un personnel médical que, le plus souvent, la pénurie de leurs ressources ne leur permet point de se procurer. Parfois un district grand comme un de nos départements et peuplé de plus de 100 000 habitants ne possède encore qu’un ou deux médecins ambulants, qu’on ne trouve point quand on en a besoin[149]. Puis la modicité des traitements qu’ils leur offrent ne permet aux zemstvos que de s’attacher des praticiens d’un mérite inférieur. Les docteurs au service des États provinciaux ne touchent annuellement que 1000 ou 1200 roubles, 1500 au plus, et pour cette somme ils sont astreints à de longues et fatigantes tournées. Dans certaines villes de province ils ne reçoivent que 200 ou 300 roubles. À ce prix on comprend que les plus capables négligent le public pour leur clientèle privée. Trop pauvres pour engager un nombre suffisant de docteurs, les zemstvos sont obligés de se rabattre sur des médecins qui n’ont pas achevé leurs études, sur de modestes officiers de santé et des sages-femmes, assistés d’infirmiers et de vaccinateurs diplômés. Ces officiers de santé (feldschéry) reçoivent d’habitude 200 ou 300 roubles par an, c’est-à-dire moins d’un millier de francs. Pour une pareille somme, qui suffit à peine à la vie d’un homme sans famille, on ne peut avoir que des gens sans ressources, contraints par la nécessité à ce dur service.

La pénurie financière est une des entraves que rencontrent presque partout, en Russie, l’État, les municipalités, les assemblées provinciales ; mais ici, comme pour bien d’autres choses, ce n’est pas la seule. Quand les zemstvos seraient assez riches pour être moins parcimonieux, le personnel médical serait encore insuffisant pour les besoins du pays. Les universités de l’empire ne comptaient pas, à la fin du règne d’Alexandre II, plus de 3000 étudiants en médecine, et sur ce nombre il n’y avait pas, chaque année, 300 jeunes gens à terminer leurs cours, à recevoir leur diplôme de docteur[150]. Les villes absorbent naturellement la plupart de ces médecins, il ne reste pour les zemstvos et les campagnes que le rebut. Les États provinciaux ont trouvé une ressource précieuse dans les femmes et les jeunes filles, qui, en Russie, ne reculent pas devant les dégoûts de la clinique et des dissections. Par leur dévouement à leur art et aux malades, par leur désintéressement et leur patience, par leur peu de prétentions et leur peu de besoins matériels, ces femmes médecins ou, mieux, ces officiers de santé féminins (feldschéritsy) se sont souvent montrées fort supérieures aux hommes. Elles rendent plus de services à moins de frais, surtout pour les soins aux femmes et aux enfants. Elles savent mieux se faire voir du moujik et ont moins de peine à faire pénétrer dans son izba les notions d’hygiène. Les femmes, dévorées du désir d’être utiles au peuple, désir qui tourmente une partie de la jeunesse des deux sexes, ont pu trouver dans ces obscures et ingrates fonctions de quoi exercer leur noble passion de sacrifice. Ce zèle humanitaire n’allant pas toujours sans quelques rêveries de nouveautés, ces humbles médecins en jupon se sont, comme les instituteurs de village, heurtés à la malveillance du pouvoir, dont les défiances, pour être parfois justifiées, ont le tort, en se montrant trop à découvert, de provoquer elles-mêmes l’esprit de mécontentement et de révolte. Cette suspicion gouvernementale, obstacle de surcroît à toute initiative et à tout progrès, s’est manifestée par des règlements d’administration ou de police sur l’emploi des femmes médecins. Si l’on n’a point osé priver les zemstvos de ces utiles auxiliaires, on a tenté de limiter le nombre des feldschéritses qu’ils pouvaient prendre à leur service. Sur ce point cependant, la persévérance féminine et les besoins du pays devaient triompher de la mauvaise volonté du pouvoir. En dehors des cours organisés pour les jeunes filles par le gouvernement même près de ses facultés de médecine, plusieurs zemstvos ont, pour leur propre service, créé de modestes écoles de feldschéritses, afin d’augmenter leur personnel féminin.

Les États provinciaux n’ont pas toujours, il faut le dire, été aussi bien inspirés dans leurs fondations. Comme le gouvernement et les particuliers, quelques-uns ont parfois cédé au désir de briller, à ce goût de l’apparat si répandu partout en Russie. C’est ainsi que plusieurs ont construit à grands frais, dans les villes, de fastueux hôpitaux à prétentions monumentales qui, dans un pays aussi pauvre, ne sauraient apporter les mêmes bienfaits que de modestes infirmeries et de vulgaires pharmacies ou dispensaires de village.

Une chose m’a d’abord surpris dans ces budgets provinciaux, c’est l’exiguïté ou la modicité relative des crédits affectés aux routes et chemins. Ces crédits, bien qu’eux aussi en notable accroissement, ne montaient récemment encore qu’à 4 ou 5 millions de roubles, dépassant à peine 10 pour 100 du budget total des zemstvos[151]. Dans un pays où les moyens de communication, routes et ponts, sont si défectueux et si nécessaires, comment s’expliquer d’aussi faibles allocations ? C’est que, malgré leurs besoins de chemins et de débouchés pour leur agriculture, la plupart des provinces ont des besoins encore plus urgents. L’état moral et intellectuel, l’état économique du peuple, ont contraint le zemstvo à se charger de soins ailleurs abandonnés à l’initiative privée. Le service médical n’est pas le seul de cette sorte. Héritières d’une administration habituée à tout faire, préposées à la direction de contrées que la double tutelle du servage et de la centralisation avait dressées à l’indifférence et à l’inertie, chargées des intérêts d’un peuple qui souvent n’avait même pas conscience de ses propres besoins, les assemblées territoriales ont été obligées de prendre à leur compte ce rôle de providence, partout convoité, et presque partout si mal joué par la bureaucratie. Service sanitaire et assistance publique, service de prévoyance pour les approvisionnements et greniers d’abondance, mesures contre les épidémies et les épizooties, tout ce qui touche aux intérêts publics ou privés des provinces retombe sur les zemstvos. Ils sont même contraints de se charger de la besogne ailleurs remplie par des associations libres, telles que nos comices agricoles.

Une de leurs obligations est d’assurer l’alimentation publique, c’est là une tradition ou un legs du servage. À l’exemple biblique de l’Égypte des Pharaons et de Joseph, chaque commune rurale doit, aujourd’hui comme avant l’émancipation, avoir ses greniers de réserve pour parer aux vaches maigres qui, sur les bords du Dniepr, du Don, du Volga, succèdent si souvent aux vaches grasses. Le gouvernement confie aux assemblées de district le soin de veiller à ce que ces réserves de blé soient au complet. On m’a montré plusieurs de ces greniers d’abondance : en dépit des règlements et des statistiques officielles, ils étaient presque vides. La surveillance des zemstvos ne vaut pas, à cet égard, celle de l’ancien seigneur. À en juger par là, les campagnes gagneraient peu à ce que les communes rurales fussent, comme le demande maint publiciste, mises sous la tutelle des zemstvos de district. Ces derniers sont cependant intéressés au bon état des greniers communaux ; car chacun d’eux est tenu d’avoir ses magasins de céréales ou ses fonds d’approvisionnements pour secourir les communes en détresse.

En dépit de toutes ces minutieuses précautions, la sécheresse du climat, l’insuffisance de l’agriculture et les voraces mandibules d’insectes de toutes sortes, amènent fréquemment, dans les plus fertiles provinces, des disettes qui tournent parfois en famines, contre lesquelles la charité légale est impuissante. On se rappellera longtemps la désastreuse famine de 1892, qui a donné au bassin du Volga le spectacle de souffrances qu’on aurait crues de nos jours impossibles en Europe. D’autres régions ont, durant les dix dernières années, été presque aussi durement éprouvées, et en pareil cas il faut non seulement pourvoir à la nourriture d’une population sans ressources, mais lui fournir les grains nécessaires à ses semailles. Or, quand elles seraient intactes, les réserves des zemstvos seraient, d’ordinaire, incapables de suffire à cette double tâche, et ces réserves sont le plus souvent singulièrement réduites. La plupart des zemstvos ont été contraints de puiser dans leurs capitaux d’approvisionnements (prodovolstvennyé kapitaly) pour subvenir à des besoins urgents. Bien peu seraient en état d’équilibrer leur frêle budget sans de pareils emprunts aux divers fonds spéciaux dont ils ont la gestion. Le gouvernement a dû reconnaître la légalité de ces virements autorisés par la nécessité ; et, les États provinciaux n’ayant pu reconstituer leurs réserves, le pouvoir central a été plus d’une fois obligé de venir au secours des provinces atteintes par les mauvaises récoltes.

S’ils n’ont pu mettre les campagnes à l’abri des disettes ou de la famine, les zemstvos ont mieux su défendre le paysan et l’agriculture contre un autre fléau, non moins redoutable aux Russes, contre l’incendie. On sait quels sont les ravages habituels du feu, du coq rouge, comme disent les Russes, dans les villes, et surtout dans les villages de bois de la Russie. Chaque été on compte de trente à trente-cinq mille incendies, et plus de cent mille maisons brûlées[152]. Chaque année, les relevés officiels évaluent à 70 ou 80 millions de roubles, c’est-à-dire à plus de 200 millions de francs, les pertes subies de ce chef par l’empire. C’est là un lourd impôt annuel prélevé par les flammes sur le peuple et l’agriculture. J’ai, par une nuit d’été, dans les campagnes du Don, vu luire au loin trois incendies simultanés dans des directions différentes. Toutes les mesures de précaution sont infructueuses ; c’est en vain que les zemstvos ont reçu le droit de réglementer le plan des villages, en vain que, dans les bourgades, les maisons voisines sont isolées les unes des autres et les deux côtés de la rue séparés par de larges espaces, de manière que, si un côté brûle, l’autre reste indemne. J’ai vu de ces villages où il est, durant l’été, interdit aux paysans d’allumer du feu dans leur izba, de façon que chaque ménage est obligé de faire sa cuisine dans une sorte de four en terre creusé au milieu de la rue. Toutes ces mesures préventives ne font que réduire le champ du fléau ; il fallait assurer le paysan contre des sinistres dont on ne pouvait le mettre à l’abri. Or, dans les campagnes, on ne saurait guère compter sur le secours des compagnies privées ; les risques sont trop élevés pour les compagnies, le paysan trop pauvre ou trop imprévoyant pour s’assurer à grands frais. Contre un fléau aussi général et aussi destructeur, la liberté et l’initiative individuelle fussent demeurées longtemps impuissantes. Qu’ont fait les zemstvos ? Ils ont établi dans les campagnes des assurances mutuelles obligatoires.

En un tel pays, avec le moujik russe, c’était là le seul moyen pratique. Les primes d’assurance sont fixées par les zemstvos et perçues à leur profit comme une taxe. Sous le régime de la propriété commune et de l’impôt solidaire, un tel procédé, au lieu de répugner aux habitudes du paysan, s’accommodait aisément à ses idées et à ses mœurs. Ces assurances obligatoires, encore toutes récentes, sont un réel bienfait pour la Russie ; malheureusement les ravages du feu sont si grands, que les zemstvos ont beau élever le taux des primes, ils ne peuvent entièrement indemniser les victimes. C’est à la prévoyance des règlements et à la vigilance des autorités de diminuer le nombre et la gravité des sinistres.

Ce système d’assurance obligatoire, il a été question de l’étendre à d’autres sphères de la vie populaire. En Russie de même qu’en Occident, de même qu’en Allemagne notamment, certains esprits sont enclins à y chercher une panacée pour toutes les souffrances du peuple, du paysan surtout. Dans plusieurs provinces, dans celle entre autres de Pétersbourg, on a demandé au zemstvo de voter l’assurance du bétail, si souvent atteint par des épizooties et la peste sibérienne[153]. À l’inverse de l’esprit anglais, l’esprit russe est porté à tout réclamer de l’initiative publique, et de fait, avec l’ignorance du moujik et l’apathie de la société, on ne saurait beaucoup compter sur l’initiative privée. Loin d’avoir des préventions contre le principe de l’obligation, la plupart des « libéraux » y voient une précieuse ressource et comme le dernier mot du progrès. À leurs yeux, c’est le meilleur moyen de faire marcher un pays trop disposé à s’engourdir dans l’inaction. Nulle part peut-être, à une époque où le mot et la chose sont si à la mode, on n’a autant parlé d’obligation, et cela non seulement dans le domaine de l’enseignement ou dans le domaine sanitaire, pour la vaccination par exemple, mais dans le service civil, comme dans le service militaire. Certains publicistes, non contents d’astreindre les propriétaires à remplir les humbles fonctions locales, ont suggéré de les contraindre à résider une partie de l’année dans leurs biens[154]. D’autres ont mis en avant de vastes projets, plus ou moins inspirés de ce socialisme d’État dont H. de Bismarck s’est fait l’apôtre dans l’empire voisin. En 1881, par exemple, quelques-uns des journaux les plus répandus ont discuté un projet d’assurance mutuelle, naturellement obligatoire, de toutes les moissons de la Russie contre les mauvaises récoltes, quelle qu’en fût la cause, sécheresse ou pluies excessives, grêle, insectes dévastateurs ou simplement incurie et ignorance. Quoique de telles propositions aient encore peu de chances de succès, la Russie est, par son gouvernement, par ses mœurs et ses traditions, par son organisation communale et sociale, un des pays les plus exposés aux dangereuses expériences du socialisme d’État. Elle a toutefois l’avantage qu’en pareille matière l’initiative, au lieu de toujours venir de l’État, vient le plus souvent des assemblées provinciales, lesquelles ne sauraient être ni aussi absorbantes, ni aussi tyranniques.

Pour embrasser toute l’œuvre des zemstvos, il faudrait ajouter à cette brève revue de leurs travaux l’introduction de caisses d’épargne, l’entretien de postes locales, l’ouverture de nouvelles chaussées ou de nouveaux chemins de fer, des essais de dessèchement des marais ou de reboisement des steppes. S’ils n’ont pu accomplir tout ce qu’ils ont entrepris, ils en ont préparé l’exécution par des études et des statistiques[155]. D’après ce rapide tableau on ne saurait dire que les États provinciaux soient demeurés inactifs ou inutiles ; ils ont fait, croyons-nous, tout ce que leur permettaient leurs ressources bornées. Et quel a été le principal souci de ces assemblées où dominent presque partout les propriétaires et la noblesse ? C’est avant tout le bien-être et le progrès des classes populaires. Les zemstvos ont pris soin de l’intelligence du moujik par l’instruction, de sa santé par l’assistance médicale, de sa maison par les assurances mutuelles. La même inspiration se retrouve dans toutes les œuvres de ces assemblées territoriales. Grâce à elles, les impôts en nature, les corvées et prestations, dont le fardeau pesait uniquement sur les classes taillables et corvéables, ont, sous la forme de taxes immobilières, été répartis sur toutes les classes. Les zemstvos ont posé les bases de l’impôt foncier, et par là ils ont préparé la suppression de la capitation sur les paysans, suppression effectuée par Alexandre III. Lorsque, dans les cercles du gouvernement, on a agité la question de la réforme de l’impôt direct, les États provinciaux se sont prononcés à l’unanimité pour l’assujettissement de toutes les classes de la société à l’impôt. Dans ces assemblées, où l’élément populaire est en minorité, l’esprit d’équité du siècle et l’esprit démocratique de la nation se sont hautement manifestés.




CHAPITRE III


Comment, après avoir excité des espérances démesurées, les États provinciaux ont causé de nombreuses déceptions. Raisons de cette désillusion. — Le self-govemment local saurait difficilement se passer de libertés politiques. — Attitude des zemstvos durant la crise nihiliste. — Injustice des défiances excitées par eux. — De quelle façon il serait facile de transformer les États provinciaux en États généraux. — Conférences d’experts réunies par Alexandre III. — Nécessité de la décentralisation. — Unanimité des Russes à ce sujet. — Le self-govemment local et l’autocratie.


Pour qui récapitule tout ce que, avec d’aussi pauvres moyens, ils ont accompli ou tenté en une vingtaine d’années, il semble que les zemstvos doivent être entourés d’une légitime popularité. À vrai dire, il n’en a pas toujours été ainsi. L’opinion, à leur égard, a passé par les plus singulières alternatives d’enthousiasme et de désenchantement. Les États provinciaux avaient à leur début excité les plus hautes espérances. L’un des motifs du rapide revirement de l’opinion a été précisément l’exagération de la première confiance, la témérité des illusions ou des rêves fondés sur les nouvelles franchises provinciales. La Russie a été d’autant plus exigeante vis-à-vis des zemstvos qu’elle en attendait davantage. L’esprit des peuples, l’esprit russe en particulier, est prompt à escompter l’avenir et prompt au découragement. Tout joyeux des nouvelles et larges perspectives que leur ouvrait le self-govemment provincial, le public et la presse y croyaient découvrir un horizon illimité de liberté et de prospérité. Les yeux éblouis n’apercevaient pas les bornes, pourtant trop visibles, imposées d’avance à cette libre administration par les habitudes du pouvoir, par la routine administrative, par la pénurie financière.

L’erreur a été découverte, les limites tracées à l’activité des zemstvos ont été d’autant plus vite atteintes que ces limites ont été rétrécies. Les États provinciaux, nous ne saurions l’oublier, ont vu le jour à l’époque où, comme prise de lassitude et effrayée de son œuvre, l’énergie libérale du gouvernement réformateur commençait à pencher vers son déclin. Les zemstvos ouvraient leurs assises peu de temps après la déplorable insurrection de Pologne, peu de temps avant que le mystérieux attentat de Karakozof rendît à la police et à la IIIe section son ancien ascendant. Il n’en eût pas été ainsi, l’administration ou la loi ne les eussent pas tenus en lisières, que les zemstvos n’auraient pu remplir toutes les promesses faites à leur berceau par un présomptueux optimisme.

Ce que l’opinion attendait de ces assemblées territoriales, ce n’était rien moins qu’une complète transformation, une aisée et rapide métamorphose de l’empire, comme si les institutions avaient, pour renouveler les peuples, une sorte de vertu magique. Cette erreur est trop commune pour la reprocher aux Russes. De même que bien d’autres peuples, ils avaient oublié qu’avant de donner tous leurs fruits il faut que les institutions et les libertés s’acclimatent et s’enracinent. À un engouement excessif a succédé un dénigrement outré. La vérité est qu’au milieu des traditions bureaucratiques, avec les entraves dont ils sont embarrassés, devant la pénurie d’argent qui les arrêtait, les zemstvos ont à peu près donné au pays tout ce qu’un esprit sobre en pouvait espérer.

Le temps n’est pas encore bien loin où j’entendais de ces Russes, depuis dédaigneux de leurs institutions locales, s’enorgueillir de leurs zemstvos, se vantant d’avoir suivi une meilleure voie que la plupart des peuples de l’Europe, se félicitant d’être entrés dans la liberté par la vie locale, par les franchises provinciales et municipales. « Grâce à Dieu et au tsar, me disaient-ils, nous n’avons pas, comme vous autres Français, débuté par des constitutions, par des chambres et des ministères responsables, par des libertés politiques, c’est-à-dire le plus souvent par la licence et les révolutions. Heureusement pour nous, notre gouvernement n’a pas écouté notre impatience. Alexandre II ne s’est pas laissé enjôler par notre noblesse, qui, en dédommagement de l’émancipation de ses serfs, réclamait une charte. Nous n’avons pas comme vous, comme vos voisins d’Espagne ou d’Italie, sauté d’un bond, du régime le plus autoritaire à un régime de dispute, de division et d’énervement gouvernemental. Si nous avons pris la route la plus longue, nous avons pris la plus sûre. Nous marchons pas à pas, pour avancer sans reculs ni chutes, allant du petit au grand, du simple au complexe, de la province et de la municipalité à l’État. Nous procédons logiquement, organiquement, comme la nature même. Vous nous trouvez arriérés parce que nous ne possédons encore que des franchises locales ; en réalité, nous sommes plus avancés que vous. Avec cette méthode, nous ferons plus de besogne en vingt ans de gouvernement régulier que vous en un siècle de révolutions. Vous raillez nos humbles libertés ; laissez-nous faire, nous prenons notre temps, nous commençons notre maison par le bas, nous creusons patiemment nos fondations au lieu d’élever, comme vous, à la hâte un rapide et fragile échafaudage, toujours abattu et toujours à recommencer. Ne méprisez point notre lenteur : sur les fondements que nous posons aujourd’hui, nous assoirons un édifice plus solide et plus haut que toutes vos frêles constructions, trop dépourvues de base pour demeurer longtemps debout[156]. »

En dehors des cercles officiels il y aurait eu dès la fin du règne d’Alexandre II peu de Russes à tenir un pareil langage. Ce n’est point que cette thèse n’ait du vrai, c’est qu’elle est incomplète et prête aisément à l’illusion, parce qu’elle n’exprime qu’une moitié de la vérité. Certes, en fait de liberté et de self-govemment comme en toutes choses, le mieux est de commencer par le commencement, de ne pas trop se hâter au début du chemin, de peur de ne pouvoir achever la route. Le plus sage est de ne point forcer son pas, de marcher, non de courir, mais à la condition de ne point s’arrêter avant d’avoir atteint le but. Il n’est pas douteux que les libertés politiques et les chartes constitutionnelles ne soient fragiles, caduques, chancelantes, sans solidité et sans efficacité, si elles ne s’appuient sur les libertés locales, sur les franchises municipales et provinciales. Il n’est, pour nous, guère moins certain que les franchises locales ne sauraient être entières, respectées de tous et assurées contre toutes menaces, si elles ne sont défendues par les libertés politiques. En Russie comme ailleurs, je doute qu’on puisse longtemps avoir la liberté en bas et l’arbitraire en haut, comme l’on ne saurait longtemps avoir la liberté en haut et l’absolutisme bureaucratique en bas. Le self-govemment local peut fleurir plus vite à l’abri d’un pouvoir fort et incontesté, mais il ne faut pas que l’ombre qui le protège l’étouffe ou en arrête la croissance. Tant que le contrôle des gouvernés est exclu du domaine politique et législatif, c’est, je le crains, une chimère que d’espérer dans la sphère administrative le triomphe complet du régime représentatif et le règne indépendant des assemblées élues. Le régime du bon plaisir, maintenu dans les hautes régions du gouvernement, débordera toujours plus ou moins hors des limites qui lui auront été tracées. Les libertés locales demeureront ouvertes à l’ingérence des fonctionnaires de la couronne ; elles resteront assujetties à toutes les volontés du pouvoir qui plane au-dessus d’elles. En un mot, s’il importe de donner à la liberté et au selfgovemment de profondes et solides fondations, c’est à la condition de ne s’en pas tenir aux fondations ou au sol et d’achever la maison, car, sans les étages supérieurs et sans le toit qui les met à couvert de la pluie ou du soleil, le sous-sol et le rez-de-chaussée ne sauraient guère être habitables.

C’est là ce que la plupart des Russes n’ont pas compris, ce que beaucoup encore se refusent à confesser aujourd’hui. Ils n’ont voulu voir que ce qui flattait leur amour-propre et ont couru ainsi au-devant des déceptions. Le self-government local, tel qu’il a été institué par Alexandre II, était le meilleur mode d’initiation à la vie publique, la meilleure manière de dresser peu à peu la nation au maniement de ses affaires. C’était un excellent apprentissage, mais, en se prolongeant indéfiniment, l’apprentissage risquait de dégoûter les apprentis. Le self-government local, impuissant à se suffire à lui-même, ne saurait être qu’un commencement, un point de départ ; prétendre s’y arrêter indéfiniment, c’est, à notre sens, une illusion, et cette illusion a été celle du gouvernement et du pays avec lui.

Le pouvoir n’avait rien négligé pour enfermer les États provinciaux dans l’étroite enceinte des affaires locales et clore toutes les fissures par où ces assemblées eussent pu être tentées d’en sortir. Le droit de pétition, le plus élémentaire et le plus humble des droits qui puissent être reconnus à un peuple ou à des corps délibérants, le droit de déposer des vœux au pied du trône, a été refusé aux assemblées territoriales, ou, s’il leur a été concédé, il a été rigoureusement borné aux intérêts locaux, et les zemstvos russes n’ont pas eu, comme nos conseils généraux français, besoin de se faire souvent remémorer la loi par les représentants du gouvernements[157]. Lorsque, dans la naïve ferveur de leur noviciat à la vie publique, un ou deux zemstvos firent mine de porter leurs regards au delà de l’horizon provincial, le pouvoir central les rappela sévèrement à leur spécialité et à la modestie de leur mission. Vers 1867, les États provinciaux de Saint-Pétersbourg furent brusquement congédiés pour avoir osé exprimer un vœu illégal en faveur des libertés politiques, et le président de cette imprudente assemblée, un Chouvalof, proche parent du chef de la IIIe section, se vit, par mesure de police, éloigné de la capitale. La leçon n’a pas été perdue : depuis lors, nul zemstvo n’a essayé de s’élever au-dessus de sa sphère et de se guinder au-dessus de son rôle.

Quand, avec une inconséquence expliquée par le trouble de ses conseillers et la terreur des conspirations, l’empereur Alexandre II, dans l’effarement de la crise nihiliste, fit, en 1879 et 1880, appel au concours du pays et des différentes classes de la nation, la plupart des zemstvos ne répondirent que par des adresses banales et de stériles protestations de dévouement, qui ne pouvaient apporter au pouvoir aucune force réelle. Deux ou trois assemblées seulement osèrent, dans leur réponse à l’appel impérial, indiquer discrètement au gouvernement les réformes qui pouvaient l’aider à triompher de l’esprit de rébellion. Le zemstvo de Kharkof eut seul la courageuse franchise de déclarer que, la loi leur interdisant toute discussion sur les affaires générales, les zemstvos ne sauraient offrir leur appui au gouvernement, dans la lutte contre la révolution, que si leurs attributions étaient légalement étendues[158].

En dépit de toutes leurs déceptions, les zemstvos ont toujours gardé l’espoir que tôt ou tard les circonstances contraindraient le gouvernement à réclamer leur concours. Plusieurs fois déjà, au milieu de la guerre de Bulgarie, lors des irritantes défaites de Plevna, — entre le traité de San-Stefano et le traité de Berlin, lorsqu’on appréhendait une guerre avec l’Angleterre, — durant la crise nihiliste, lorsque, avec le général Loris Mélikof, Alexandre II semblait enclin à revenir à une politique libérale, — depuis la mort de ce prince enfin et l’avènement d’Alexandre III, on s’est flatté à diverses reprises de voir le souverain, désireux de se mettre ostensiblement en communication avec son peuple, s’adresser sous une forme ou sous une autre aux zemstvos, leur demander, pour telle ou telle mesure, une sorte de ratification ou de consécration nationale. Pour obtenir une représentation du peuple russe, il n’y aurait guère, en effet, qu’à réunir une délégation des divers États provinciaux. En de graves conjonctures, en cas de guerre malheureuse et de péril national par exemple, ou en cas de minorité turbulente et de régence contestée, le gouvernement pourrait, sans charte ni constitution, sans élections même, improviser une assemblée de mandataires du pays. Il suffirait à la rigueur de convoquer à Saint-Pétersbourg ou à Moscou les commissions de permanence des zemstvos des diverses provinces[159].

De la guerre de Bulgarie au couronnement d’Alexandre III j’ai rencontré plus d’un Russe qui se flattait de voir ainsi sa patrie mise indirectement en possession d’une sorte de représentation nationale. Il faudrait un péril imminent pour décider le pouvoir autocratique à transformer de cette façon les États provinciaux en États généraux, le zemstvo en zemskii sobor. Cette expérience, qui répugnait manifestement à Alexandre II, semble n’être pas davantage du goût d’Alexandre III. Au lieu de convoquer des délégués des zemstvos, plus ou moins en droit de se targuer d’être les représentants du pays, le gouvernement impérial préfère réunir de temps en temps, dans l’une de ses nombreuses et inoifensives commissions législatives, quelques membres isolés des États provinciaux ou des municipalités, pris à son choix dans les diverses assemblées locales, et hors d’état de se considérer comme représentants de la nation. C’est ce dont Alexandre II avait déjà donné l’exemple, un an ou deux avant la dernière guerre d’Orient, en réunissant une sorte de congrès économique appelé à donner son avis sur la réglementation du travail et les rapports des patrons et des ouvriers. C’est ce que le même prince semble avoir été près de tenter sur une autre échelle et pour des questions plus brûlantes, au printemps de 1881, au moment même où il allait succomber sous les coups répétés des révolutionnaires ; c’est ce qu’Alexandre III a déjà exécuté plusieurs fois, notamment dans l’automne de 1881, et ce qu’on espérait lui voir désormais ériger en pratique de gouvernement.

En septembre 1881, Alexandre III avait en effet réuni à Saint-Pétersbourg une commission de trente-deux personnes, pour la plupart membres des zemstvos ou des municipalités, avec mission d’étudier deux questions bien souvent débattues en Russie et naturellement aussi étrangères à la politique l’une que l’autre : la question des cabarets et celle des migrations de paysans. Les membres de cette commission, officiellement désignés sous le titre modeste d’experts (svédouchtchye lioudi), comptaient parmi eux des maréchaux de la noblesse et des présidents des délégations provinciales, à côté desquels on remarquait un paysan, simple ancien de bailliage. Ce qui distinguait cette commission de tout ce qu’on avait vu jusqu’alors, c’est qu’elle était uniquement composée de représentants de la société, que le tchinovnisme en était entièrement absent, qu’elle dirigeait ses délibérations en dehors de l’intervention de tout fonctionnaire. Ce qui n’était pas moins nouveau, c’est que, au lieu d’être condamnées à l’obscurité du huis clos, ses discussions pouvaient être librement reproduites dans les journaux. Pendant des semaines, la presse russe a été remplie des dissertations des divers orateurs sur les débits d’eau-de-vie et les meilleurs moyens de mettre un frein à l’ivrognerie. Durant des semaines, la Russie a eu de cette façon l’illusion d’une sorte de parlement au petit pied, mais d’un parlement dont les débats et la compétence ne dépassaient guère les murs du cabaret, bien que la fin tragique d’Alexandre II semblât mettre à l’ordre du jour d’autres problèmes que ceux discutés dans les sociétés de tempérance. Les sujets du tsar sont en général modestes dans leurs vœux ; il n’en a pas fallu davantage pour en satisfaire un grand nombre et ranimer parmi eux d’anciennes espérances[160].

Si borné que nous en paraisse le domaine, l’inauguration de pareilles assemblées était manifestement un progrès pour l’empire autocratique. Il faut se garder cependant d’en grossir l’importance. À part la nature restreinte des objets soumis à ses études, à part le manque de sanction de ses délibérations, une pareille commission a le défaut de ne pas être réellement un corps représentatif. Ces conférences d’experts auraient une tout autre valeur si les membres, au lieu d’être choisis arbitrairement par le gouvernement, en étaient désignés par les zemstvos. Il est vrai que, d’après les théories slavophiles, ce mode de désignation, par le pouvoir, d’hommes choisis parmi les représentants de la nation est plus conforme au caractère national et à la tradition slave : c’est une manière de réaliser l’union tant vantée du tsar et du peuple. À en croire même certaines spéculations, c’est de cette façon, par le choix du tsar et non par élection directe, que devrait être composé le zemskii sobor, la représentation légitime de la nation. Certains défenseurs de ce procédé ajoutent que l’on ne saurait faire élire les représentants du pays par les zemstvos, attendu que les zemslvos, avec leur diversité de provenance, ne représentent point le pays, mais seulement telle ou telle classe[161].

Quoi qu’il en soit, quand le gouvernement eût persisté dans cette pratique nouvelle, quand, selon une promesse du général Ignatief[162], un peu oubliée de son successeur, le comte Tolstoï, toutes les questions vitales seraient dorénavant résolues avec le concours « d’hommes du pays », de pareilles assemblées, aussi souvent réunies et aussi libres qu’on les suppose, ne seraient jamais que des commissions consultatives. Dans toute question traitée par elles, le dernier mot resterait, comme par le passé, à l’administration et au tchinovnisme. Aussi, indépendamment même de l’absence d’élection, ne saurait-on voir dans ces conférences la menue monnaie de chambres législatives. Leur principal avantage, si elles ne sont pas systématiquement épurées, c’est qu’elles peuvent permettre à la voix de ses sujets de monter de temps en temps jusqu’aux oreilles du tsar autocrate.

Au moment où la conférence d’experts de 1881 terminait ses séances, l’empereur Alexandre III conviait, dans l’hiver 1881-1882, une autre commission à une besogne bien autrement vaste, la réforme de l’administration. À l’inverse de la conférence sur les boissons et les cabarets, la nouvelle commission était composée de fonctionnaires ; les membres des États provinciaux n’y devaient avoir accès qu’à titre de déposants. Cette commission, qui a terminé ses travaux en 1885, était chargée de préparer la revision de toutes les institutions locales de l’empire, des provinces, des districts, des municipalités urbaines, des communes rurales. C’était un remaniement général de toute l’œuvre de son père que semblait s’être proposé Alexandre III. Dans cette réorganisation administrative, les zemstvos eussent dû tenir la première place. Les influences dominantes à Pétersbourg paraissaient malheureusement n’avoir en vue que de fortifier l’autorité des gouverneurs et l’ascendant de la noblesse et de la grande propriété[163].

Ce que l’opinion réclame pour les zemstvos, ce que plusieurs d’entre eux ont timidement demandé, de 1880 à 1886, c’est, à bien des égards, moins des facultés nouvelles que la restauration des droits qui, après leur avoir été reconnus par la loi, leur ont été enlevés ou contestés par la bureaucratie. Tout montre combien le gouvernement impérial a eu tort de tenir en suspicion les États provinciaux. Ce n’est pas de ce côté qu’est pour lui le danger. La bureaucratie, le tchinovnisme et la centralisation ont seuls à redouter le développement de pareilles institutions. Les défiances du pouvoir envers les assemblées provinciales ou municipales paraissent enfantines ; ce ne sont point, de longtemps, les zemstvos qui serviront d’organe ou d’instrument à la révolution. Sous ce rapport, l’attitude des corps élus est constamment demeurée irréprochable. Loin de se complaire à une opposition systématique ou à des taquineries déplacées, loin de provoquer des conflits d’aucune sorte, les États provinciaux, comme les municipalités, n’ont cessé de montrer envers l’administration et les fonctionnaires une prudence, une circonspection, une retenue singulières. S’il y a eu excès, l’excès a été plutôt dans le sens de la soumission, de la docilité, de l’obséquiosité. En aucun pays du monde les corps délibérants n’ont mis plus de soin à ne pas abuser des droits qui leur élaient conférés, à ne point avoir l’air d’outrepasser les limites qui leur étaient tracées. À aucune époque, des assemblées élues ne se sont aussi généralement, aussi patiemment appliquées à ne point porter ombrage au pouvoir et à ses agents. Ces conseils provinciaux et municipaux ont montré parfois un esprit d’initiative qui fait honneur à la Russie ; mais jamais ils ne se sont écartés de la plus respectueuse déférence envers les autorités locales, à plus forte raison envers le pouvoir central. Par là ces nouvelles institutions n’ont cessé de mériter la confiance du souverain, non moins que celle du pays. Si l’esprit révolutionnaire a fait en Russie d’incontestables ravages, ce n’est point dans les assemblées représentatives qu’il a son siège et qu’il se propage ; c’est dans des sociétés secrètes, dans des conciliabules occultes qui, sur les jeunes têtes et les imaginations exaltées, ont d’autant plus de puissance que les assemblées régulièrement élues ont moins d’autorité. En Russie, plus que partout ailleurs peut-être, la meilleure arme contre l’esprit révolutionnaire, ce serait l’esprit libéral. Veut-on dégoûter la jeunesse et les âmes honnêtes des trames ténébreuses et des agitations souterraines, que l’on permette aux hommes épris du bien public de s’y consacrer au grand jour, sans crainte et sans entrave.

Pour l’empire du Nord, les libertés provinciales sont aujourd’hui un besoin physique autant qu’un besoin moral, une nécessîlé économique non moins qu’une convenance politique. Si la centralisation a créé l’État russe, la décentralisation et le self-government local peuvent seuls le faire vivre, le développer matériellement et moralement, mettre en œuvre ses ressources naturelles, élever sa richesse et sa civilisation au niveau de sa grandeur territoriale. Les dimensions mêmes de l’État, la variété des populations qui y sont renfermées, les différences du sol et du mode de tenure de la terre, y rendent le règne de la bureaucratie centraliste plus intolérable et plus stérile que dans des États moins étendus, à population plus dense et plus également répartie. Dans un pareil empire il est souvent malaisé de légiférer à la fois pour toutes les provinces, impossible de leur appliquer à toutes les mêmes règles. Quelle que soit la complexité de ses lois et règlements, le pouvoir central ne saurait prévoir toutes les exceptions et se conformer partout aux besoins locaux. Au lieu de surcharger le code de l’empire d’innombrables dispositions et distinctions, souvent mal appropriées aux localités et aux faits, le législateur devrait laisser une certaine latitude aux autorités locales, et, sous peine de favoriser l’arbitraire, cela ne peut être fait qu’au moyen des représentants de la société, au moyen des assemblées électives, des zemstvos surtout.

De la Baltique à la Caspienne, presque tout le monde le sent aujourd’hui. La centralisation bureaucratique, qui, durant deux siècles, a présidé à l’éducation européenne de la Russie, est presque universellement rendue responsable de la lente croissance et des faibles progrès de son élève. Comme un précepteur qui prétendrait s’imposer éternellement à un jeune homme et le maintenir, en dépit des années, sous son étroite tutelle, le tchinovnisme excite la haine et les révoltes du pupille qu’il prétend gouverner en enfant, sans plus rien avoir à lui apprendre. Pour la plupart des Russes, la bureaucratie est l’ennemie. Ils n’ont qu’un désir, s’émanciper de son joug. Selon une métaphore scientifique, devenue chez eux un axiome banal, il faut substituer à l’impulsion mécanique du tchinovnisme l’action organique du pays. Vis-à-vis de la bureaucratie, les deux partis ou les deux tendances qui se disputent la Russie sont par extraordinaire unanimes. Pétersbourg et Moscou semblent là-dessus d’accord. Libéraux à l’occidentale, ambitieux de voir entrer leur patrie dans la carrière des libertés constituGonnelles, et néo-slavophiles, prôneurs convaincus du régime autocratique, s’entendent au profit du self-government local. Les premiers y voient la meilleure préparation à la difficile épreuve des libertés politiques ; les derniers y découvrent l’équivalent et comme la rançon de ces périlleuses libertés qu’ils repoussent pour leur pays. Au lieu d’être, comme trop souvent, tiraillée en sens opposés par deux forces contraires, la Russie et son gouvernement sont ainsi poussés dans la même voie par les deux esprits rivaux qui se partagent la direction de l’opinion. En cédant à cette double impulsion, le gouvernement est sûr de céder au vœu général de la nation.

Rien de plus curieux, à cet égard, que l’attitude des conservateurs nationaux de Moscou[164]. Ce ne sont pas les moins décidés contre la bureaucratie, les moins ardents en faveur des zemstvos et du self-government provincial. Autant ils professent d’aversion et de dédain pour les fallacieuses et stériles libertés politiques de l’Occident, autant ils affectent de zèle pour les humbles et fécondes libertés locales. À leurs yeux, là est l’avenir de la Russie et l’idéal russe. C’est par là que peut être conciliée l’apparente antinomie de la liberté du peuple et de l’autocratie tsarienne. Pour réaliser leur dogme favori de l’union et, pour ainsi dire, de la communion du souverain et du peuple, il n’y a qu’à faire disparaître la bureaucratie qui se place entre le trône et le pays, qui les empêche de se voir, de se sentir, et les rend étrangers l’un à l’autre. S’ils réclament le self-government local, ce n’est point par défiance du pouvoir, comme une concession ou une diminution de l’autorité impériale, c’est par amour pour l’autocratie, afin de la fortifier, de la débarrasser de ce qui la souille et la compromet, de la délivrer d’une besogne ingrate et de vulgaires soucis, en la ramenant dans son domaine naturel, la sphère des intérêts généraux, pour laisser aux populations, aux provinces, aux villes, aux communes, le soin des intérêts locaux. Le pays (zemlia) s’administrant lui-même sur place (mêsino), avec un tsar autocrate à sa tête, telle est la formule de l’école qui prétend personnifier les traditions et les aspirations nationales. Pour elle les libertés provinciales et communales, loin d’être un empiétement sur l’autocratie, sont le meilleur moyen de la consolider et de la faire durer[165].

Je ne reviendrai pas ici sur ce que peut avoir d’illusoire cette théorie moscovite[166]. Une chose certaine, c’est qu’elle a des partisans nombreux, intelligents, de bonne foi, et, dans l’intérêt du pays comme du souverain, il est désirable qu’elle soit mise à l’épreuve des faits. Si chimérique que puisse nous sembler cette combinaison, c’est pour l’autocratie la seule chance de rajeunissement et de longue existence. Quand l’expérience ne réussirait pas, ni la Russie ni le tsar n’ont rien à y perdre. S’il ne peut suppléer à des libertés plus étendues, le self-government local peut, tout en y préparant, en rendre la privation moins sensible et moins dommageable. En tout cas, quelle que soit la marche suivie par le gouvernement, que la Russie s’attarde longtemps encore dans les modestes franchises provinciales et municipales, ou qu’elle soit lancée dans la bruyante carrière des libertés politiques, les États provinciaux, plus ou moins remaniés, resteront les organes essentiels de la société et de la vie publique. Le zemstvo est la pierre angulaire de toutes les institutions futures de l’empire ; tout ce qui se fera de rationnel et de durable sera construit sur cette base.




CHAPITRE IV


Les villes et l’administration municipale. — Influence et antagonisme des deux capitales. — Du transfert du siège du gouvernement de Saint-Pétersbourg à Moscou. — Les municipalités urbaines ont une tout autre organisation que les communes rurales. — Raisons de cette différence. — Introduction du cens dans les élections municipales. — Catégories censitaires et représentation proportionnelle des intérêts. — Résultats de ce mode d’élection. — Indifférence et abstentions. — Prédominance des marchands dans les municipalités. — Réforme et statut de 1892.


La loi qui règle le self-government des villes est postérieure à celle qui établit le self-government des communes rurales et des provinces. L’organisation des États provinciaux a précédé la constitution des municipalités urbaines. La raison en est simple, elle est dans le petit nombre et dans la pauvreté des villes russes. Des causes physiques, économiques, historiques ont retardé en Russie le mouvement qui, chez tous les peuples modernes, tend à agglomérer la population dans l’enceinte des villes[167]. La rareté et la petitesse relatives des villes russes n’en doivent pas faire méconnaître le rôle ; à certains égards, leur importance est plus grande qu’en Occident. Dans ce vaste et compact empire, si récemment colonisé par la civilisation européenne, les villes semblent les foyers naturels de la culture moderne. Plus que partout ailleurs, elles représentent le principe du mouvement, de l’initiative, du progrès, et elles ont d’autant plus à faire que plus lourd est le poids des campagnes qu’elles doivent traîner derrière elles. Si pour le chiffre de leur population, si pour l’éducation et le genre de vie de la plupart de leurs habitants, beaucoup de chefs-lieux de district, et même de chefs-lieux de gouvernement, méritent peu le titre de villes, la Russie possède, outre ses deux capitales, quelques grandes cités de province, telles qu’Odessa, Kief, Kazan, Kharkof, qui ont un vaste rayon d’influence et sont de petites capitales régionales. Elles ont beau contenir à peine le neuvième ou le huitième de la population totale de l’empire, les villes russes n’en peuvent pas moins prétendre à personnifier l’esprit du pays et à former l’opinion. Aussi ne saurions-nous comprendre les hommes qui, par crainte de la propagande révolutionnaire, prêchent, depuis la mort d’Alexandre II, une politique toute rurale. En aucun pays l’opinion des campagnes ne compte moins. À cet égard, on pourrait dire que toute la Russie tient dans une dizaine de villes, qui, au milieu de l’isolement et du silence général, ont seules une société et seules une voix. Peut-être même devrait-on dire que toute la Russie tient dans ses deux capitales.

En tout pays centralisé, la capitale a sur les idées, sur les mœurs de la nation, une autorité considérable et souvent outrée. À force de tout rassembler dans une ville, la centralisation menace d’aboutir à une sorte d’hypertrophie de la tête aux dépens des membres. En Russie, la capitale exerce une domination non moins incontestée, non moins absolue que Paris en France ; mais, en Russie, cette royauté est dédoublée. L’autorité de la capitale s’y partage entre deux villes rivales qui se disputent l’influence. Comme l’aigle de ses armes impériales, la Russie a deux têtes, à peu près d’égale grosseur[168]. Dans aucun État unitaire, il n’y a deux villes tenant une aussi grande place et se faisant ainsi contrepoids. Si l’une est la capitale officielle, l’autre se peut vanter d’être toujours la capitale naturelle ; si l’une a l’avantage de posséder le siège du gouvernement, la cour, les ministères, les grandes administrations, l’autre garde le bénéfice de sa situation centrale au cœur de l’empire avec le prestige de sa vieille histoire. Si Pétersbourg est la demeure respectée du pouvoir d’où dérive toute autorité et descendent tous les ordres, Moscou reste la ville nationale par excellence, la ville vers laquelle convergent tous les sentiments et toutes les affections du peuple, la cité sainte, la ville mère[169]. Et pour être délaissée, depuis plus d’un siècle et demi, pour être une sorte de Rome ou de Jérusalem slave, Moscou est loin de n’être qu’une reine détrônée, ou une veuve ensevelie dans son deuil et ses souvenirs. Ce n’est pas seulement la ville du passé, la ville des boyards et des vieux Russes ; Moscou a retrouvé dans le commerce, dans l’industrie, une richesse et une jeunesse, une puissance et une royauté nouvelles, qu’aucun pouvoir ne lui saurait retirer. Si le vaste système des canaux de l’empire aboutit à la Neva et fait de Pétersbourg la tête et le débouché du réseau fluvial, les longues lignes de fer qui unissent la Finlande au Caucase et la Pologne à l’Oural ont leur centre, leur nœud médian à Moscou, et en font l’entrepôt naturel, le grand emporium intérieur de la Russie.

Comme les deux têtes de l’aigle russe, les deux grandes cités rivales semblent regarder en sens opposé, l’une tournée vers l’Occident, vers le dehors, l’autre vers le dedans ou vers l’Orient. Avec ses monuments classiques et ses palais sur pilotis, avec ses canaux à la hollandaise et ses colonnades à l’italienne, avec ses larges perspectives qui se déploient en éventail, Saint-Pétersbourg, la ville au nom allemand, bâtie dans des marais finnois, est une cité tout occidentale, toute moderne, tout européenne ; c’est la vivante image du gouvernement qui l’a fondée, la digne capitale d’une dynastie dont la mission est d’européaniser la vieille Moscovie. Saint-Pétersbourg est, selon le mot du poète, la fenêtre par laquelle le jour de l’Occident pénètre dans l’immense empire ; ou mieux, c’est le miroir qui concentre les lumières de l’Europe pour les réfléchir sur la Russie. Moscou est demeurée la ville des souvenirs, si ce n’est des traditions ; elle est devenue le refuge des mœurs russes et des prétentions à l’originalité slave ; elle reproche volontiers à la résidence de la Neva ce qu’elle appelle le cosmopolitisme pétersbourgeois. Avec son Kremlin, dont l’enceinte gothique aux tours ogivales enferme des églises byzantines aux coupoles d’or, avec ses différents gorods ou ses divers quartiers, enchâssés les uns dans les autres comme des anneaux concentriques autour du vieux noyau de pierre ; avec sa ceinture de couvents, pareils à des forts détachés autour de la métropole orthodoxe, Moscou se sent toujours le cœur de la Russie ; elle est fière de son passé, et, même en imitant autrui, elle prétend rester elle-même ; elle est jalouse de sa nationalité et affecte volontiers de vanter ce qui est russe ou slave, de dédaigner ce qui vient de l’Ouest, ce qui est latin ou germain. L’esprit et l’influence des deux capitales sont aussi différents que leur histoire et leurs monuments. En elles se personnifient les deux tendances qui, depuis Pierre le Grand, se disputent la Russie, les deux génies qui, pareils aux deux figures allégoriques du poète devant le jeune Hercule, montrent à la Russie adolescente deux chemins opposés. Pour le bien de l’empire et le repos du monde, il serait à désirer que ces deux influences rivales se pussent toujours équilibrer ; que Pétersbourg et Moscou se fissent contrepoids : l’un assurant le triomphe de la civilisation libérale et progressive de l’Europe, l’autre gardant le précieux dépôt de la nationalité.

Depuis 1870, l’esprit de Moscou est plus d’une fois redevenu prépondérant. C’est Moscou qui, sous Alexandre II, a remué le peuple russe en faveur de ses frères du Balkan, alors que, dans la ville de Pierre le Grand, presque personne ne songeait encore aux Bulgares ou aux Serbes. C’est Moscou qui, de tout temps, a été le foyer des slavophiles et des panslavistes, s’il est des panslavistes en Russie ; c’est elle qui, à chaque occasion, se plaît à ramener les sympathies, si ce n’est les ambitions des Russes, vers le sud-est de l’Europe, vers ce monde slave qu’elle regarde comme son monde à elle, et dont elle se considère volontiers comme le centre ou l’ombilic. En 1867 Moscou réunissait dans son sein un congrès des Slaves de tous pays, et elle en gardait comme souvenir un musée ethnographique où sont représentés, dans leur costume national, tous les membres dispersés de la grande famille slavonne. Un jour le conseil municipal de Moscou a voté l’envoi d’une cloche à Prague, la Moscou tchèque, et plus tard la vieille capitale était à la tête des souscriptions pour les volontaires de Tcherniaief. Aussi est-ce au Kremlin que, aux applaudissements de tout un peuple, l’empereur Alexandre II fit aux Slaves du Balkan les solennelles promesses de la Russie. Moscou se peut vanter d’avoir été pour beaucoup dans la dernière guerre d’Orient et dans les inquiétudes de l’Europe. Chaque fois que la Russie cède à un mouvement national, on peut être sûr que l’impulsion part de Moscou, et l’influence de la vieille métropole ne fera sans doute que croître avec le développement politique de la nation.

Les bombes qui ont renversé dans les rues de Saint-Pétersbourg l’émancipateur des serfs, ont rendu l’ascendant de Moscou plus puissant que jamais. L’empereur Alexandre III a toujours volontiers tendu l’oreille aux voix qui venaient de l’ancienne capitale ; et, pour punir la résidence de la Neva d’avoir été arrosée par le sang du « tsar martyr », plus d’un conservateur a parlé de lui enlever le siège du gouvernement, de ramener l’empereur dans la cité des Ivan, derrière les murs crénelés du Kremlin. C’est ce que H. Ivan Aksakof appelait « rentrer dans ses foyers ». Moscou, disent ses panégyristes, a toute espèce de supériorité sur Piter[170], ; elle est plus centrale, elle est plus saine, elle n’est exposée ni aux brouillards de la Baltique ni aux tardifs dégels du Ladoga ; elle n’est pas, comme la Palmyre du Nord, perdue aux confins d’un désert ; elle n’est point menacée d’être submergée sous les eaux de la Neva, refoulées par les vents de l’ouest et les flots du golfe. Moscou est, par tempérament comme par tradition, conservatrice autant que nationale, tandis que par son origine, par son histoire, par sa situation aux portes de l’Europe, Pétersbourg est révolutionnaire, comme elle est cosmopolite. La capitale pouvait demeurer aux bords de la Neva lorsque Moscou et la Russie étaient encore à demi asiatiques, lorsque, au lieu d’être relié à l’Europe par des chemins de fer, l’empire ne communiquait avec la civilisation occidentale que par la Baltique et les canaux du Volga. Aujourd’hui Pétersbourg a cessé d’être l’intermédiaire naturel entre la Russie et l’Europe, son rôle historique est achevé. L’heure est venue de clore « la période pétersbourgeoise », d’inaugurer, au cœur de l’empire, une nouvelle période moscovite, à la fois dégagée de la bureaucratie à l’allemande et libre de la contagion révolutionnaire.

Dans toutes les réflexions de ce genre il y a un mélange de vérité et d’illusion. La Russie, pour demeurer en communication avec l’Europe, n’a plus besoin de Pétersbourg ; on pourrait fermer et murer « la fenêtre » ouverte par Pierre le Grand, sans compromettre chez elle la civilisation européenne. Mais se figurer que, en éloignant de l’Occident la résidence impériale, on mettrait le trône à l’abri des entreprises révolutionnaires, n’est qu’une vaine imagination. De pareilles idées découlent de la propension de beaucoup de Russes à chercher au dehors le principe de leurs difficullés intérieures. Ne pouvant rejeter sur l’étranger la faute des attentats politiques, certains patriotes la rejettent sur la nouvelle capitale, sur « la Russie pétersbourgeoise » et à demi dénationalisée, sur le cosmopolitisme et la corruption européenne qui ont, depuis longtemps, vicié la brumeuse atmosphère de la Neva. Oubliant l’explosion de Moscou, ils se persuadent que, en en ramenant le tsar à l’ombre de la Tour d’Ivan, on le mettrait à l’abri des complots, comme si l’air de la Moskva avait la vertu de détruire les miasmes politiques. La population de Moscou, prise en bloc, est aujourd’hui plus conservatrice, plus attachée à l’empereur que celle de Saint-Pétersbourg, quoique à Pétersbourg les basses classes soient, en immense majorité, également dévouées au tsar ; mais, à la suite du gouvernement et des administrations, les éléments révolutionnaires se transporteraient à Moscou, d’où leur action rayonnerait plus facilement sur l’intérieur de l’empire. C’est là un point que perdent de vue les partisans de Moscou, et ce n’est pas le seul. Déjà presque aussi peuplée que Saint-Pétersbourg, déjà la capitale commerciale et industrielle de la Russie, Moscou, une fois redevenue capitale politique, croîtrait avec une rapidité nouvelle. Elle deviendrait, en moins d’un demi-siècle, une des grandes cités du globe. La population se transformerait par son accroissement même. La Russie n’aurait plus qu’une tête, et, le jour où une révolution serait possible à Moscou, une révolution serait facile en Russie.

Pour qui veut envisager l’avenir, la translation de la capitale à Moscou me semble ainsi loin d’être une sauvegarde pour le pays et la dynastie. Le transfert ne s’en fera peut-être pas moins un jour. Diverses considérations y peuvent, à un moment donné, pousser le gouvernement et le pays ; mais bien des intérêts publics et privés y mettent obstacle. L’abandon de Saint-Pétersbourg ruinerait à demi les familles les plus influentes de la haute société russe. Pour le gouvernement même et la maison impériale, le changement de capitale serait une opération des plus coûteuses, car le tsar ne peut par oukaze transporter tous ses palais et ses ministères de Pétersbourg à Moscou, ni s’y faire suivre de ses somptueuses résidences de Tsarsko, de Péterhof, de Gattchina.


Quand des villes ont, sur un peuple, un tel ascendant, il paraît difficile de ne pas attribuer d’importance aux assemblées qui les représentent. Or aujourd’hui ces municipalités urbaines sont loin d’être en possession de l’autorité morale qui semblerait devoir appartenir aux élus des villes, dans un pays encore dénué de toute représentation politique. Cette apparente anomalie tient en partie aux mœurs, en partie à la loi et au mode de composition des assemblées municipales, qui ne semblent pas encore une sincère et complète représentation de tous les intérêts et de toutes les classes.

Dans les États provinciaux ou zemstvos, les délégués des diverses classes de la nation délibèrent en commun, mais chaque classe conserve ses représentants particuliers. Il n’en est plus de même dans les municipalités urbaines. Là toute distinction d’origine a été abolie entre les électeurs aussi bien qu’entre les élus ; les hommes chargés de gérer les affaires municipales ne sont plus les délégués d’une classe déterminée, mais les élus de la ville sans distinction de caste ou de condition. Un tel contraste entre des institutions nées vers le même temps ne saurait étonner que les hommes ignorants des habitudes et des procédés du gouvernement russe. C’est encore là un exemple de la manière isolée et fragmentaire dont ont été étudiées et exécutées les nombreuses réformes du règne d’Alexandre II. Rien ne leur a été plus étranger que l’esprit systématique et un plan d’ensemble. Elles ont beau être sœurs et être du même âge, ces institutions nouvelles semblent parfois n’être pas filles du même père, tant elles manquent d’air de famille. Sous ses deux grands réformateurs, sous Alexandre II comme sous Pierre le Grand, le peuple russe nous fait souvent l’effet d’un peuple soumis à des expériences. La Russie possède ainsi deux modes divers de représentation qu’elle expérimente concurremment. Il serait prématuré de décider lequel des deux systèmes triomphera le jour où l’empire autocratique sera mis en possession d’élections politiques.

En certains pays, en France notamment, les communes urbaines et les communes rurales sont organisées sur le même type, comme si elles ne différaient que par les dimensions ou le nombre d’habitants. Il en est autrement en Russie, et dans aucun pays une telle diversité n’est mieux justifiée. Entre les villes et les villages, entre les municipalités urbaines et les communes rurales, tout est contraste. Tandis que ces dernières restent le domaine exclusif d’une classe, le domaine particulier du paysan, les municipalités urbaines sont ouvertes à toutes les conditions sociales, sans distinction d’origine. En Russie, cette diversité d’organisation a sa principale raison d’être dans la diversité du mode de propriété. Dans les villes, il n’y a point, comme dans les campagnes, deux modes distincts de tenure du sol ; il n’y a point de classe vivant de la propriété communale et en ayant le monopole. Dans les villes, les habitants ne diffèrent les uns des autres que par le degré de richesse et par l’éducation ; n’étant pas séparés par des intérêts divers ou opposés, ils peuvent aisément être tous réunis dans le même corps électoral.

Cette suppression des anciennes barrières de classes, dans les municipalités, est cependant toute récente. Du règne de Catherine II au règne d’Alexandre II, les villes ont été regardées comme le domaine propre des classes urbaines, de même que les villages sont aujourd’hui le domaine exclusif du paysan. Sous le régime institué par Catherine, le noble et le paysan étaient exclus de l’administration de la ville qu’ils habitaient, de même qu’aujourd’hui le propriétaire foncier reste en dehors de la commune où il réside. L’administration municipale appartenait entièrement aux classes dites urbaines (gorod-skiia sosloviia). Dans l’enceinte de la ville, le marchand, le bourgeois notable (potchetny grajdanine), le petit bourgeois (mêchtchanine), l’artisan, avaient seuls droit de cité[171]. Comme au moyen âge en Occident, toutes les libertés locales étaient exercées par un groupe déterminé, ce qui en faisait une sorte de privilège, spécial à une catégorie d’habitants. C’était là le système jadis en usage dans toute l’Europe, et Catherine le lui avait en partie emprunté. En Russie, du reste, toutes ces franchises locales, souvent assez étendues en droit, étaient restées débiles, nominales, presque illusoires en fait. Les corporations municipales n’usaient guère plus des droits qui leur étaient concédés, dans l’administration de la ville, que les assemblées de la noblesse n’usaient des prérogatives qui leur avaient été octroyées, dans l’administration du district et de la province.

Dans les villes en effet, le self-government n’a ni les mêmes racines ni la même sève que dans les villages des campagnes. Les institutions municipales des communes urbaines sont une œuvre moderne et artificielle, imitée de l’étranger, entièrement privée de la force que donnent les traditions et les mœurs. Dans la Russie primitive, les villes étaient loin de le céder aux villages en franchises locales ; elles avaient, elles aussi, leur assemblée, ou vetché, leurs chefs élus et leurs juges élus, leurs starostes ou leurs posadniks. De ces libertés municipales, accrues à la faveur des luttes intestines des princes apanagés, il était même sorti, chez quelques cités de l’ouest, telles que Novgorod la Grande et Psokf sa voisine, d’activés et turbulentes républiques municipales, non sans analogie avec les cités antiques ou les communes italiennes du moyen âge. Toutes ces libertés avaient disparu à la longue, sous la domination tatare, sous l’unité moscovite, sous l’administration impériale[172]. Pierre le Grand, par un oukaze de 1718, avait tenté d’introduire dans les villes russes des chambres municipales, organisées sur le modèle des représentations élues de Riga et de Réval. Ces municipalités, appelées du nom allemand de « magistrats » (magistraty), étaient chargées de la police et de la perception des taxes en même temps que de l’administration intérieure de la ville. C’était, pour les « bourgeois » (grajdane) qui y étaient appelés, un service obligatoire dont les plus aisés aspiraient à s’affranchir. Supprimés, puis rétablis sous les successeurs de Pierre, ces « magistrats » étaient asservis aux caprices des voiévodes et des agents du pouvoir, lorsque, par sa célèbre charte de 1785[173], Catherine II donna aux villes de l’empire de nouvelles institutions municipales, en même temps qu’une organisation corporative.

D’après le statut de Catherine II, chacun des cinq ou six groupes entre lesquels était répartie la population urbaine, élisait séparément des représentants dont la réunion formait le conseil de la ville (gorodskaïa douma). C’était le mode d’élection séparée et de délibération en commun, adopté aujourd’hui pour les États provinciaux (zemstvos). Ces institutions municipales avaient été plus ou moins remaniées sous les prédécesseurs d’Alexandre II, sans perdre leur caractère fondamental[174]. Ce n’est qu’en 1870 qu’un nouveau statut a définitivement renversé les bases de l’administration urbaine. Selon les habitudes du gouvernement russe, qui applique rarement d’un coup les institutions nouvelles à toute la surface du territoire, la nouvelle loi avait été expérimentée dans les trois grandes villes de l’empire, à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Odessa avant d’être étendue à la généralité des villes de province[175].

La loi qui, sous Alexandre II, a enlevé aux élections urbaines tout caractère corporatif, n’a point pour cela supprimé les corporations de citadins, organisées autrefois par Catherine II. Ces anciens cadres, élevés au dix-huitième siècle, à l’imitation de l’Allemagne, n’ont pas été brisés : marchands, petits bourgeois, artisans[176], ont, comme par le passé, conservé leurs assemblées et leurs chefs élus. La noblesse n’est donc pas seule en possession de ce privilège. Les mêmes droits se retrouvent, à un degré plus modeste, chez les autres classes ; mais les assemblées de ces dernières font peu parler d’elles. On s’y borne à traiter des affaires intéressant la communauté. Dans un pays où la vie publique serait active, où les citoyens seraient jaloux de se servir de tous les moyens d’influence laissés en leurs mains, une telle organisation, déjà presque séculaire, pourrait donner aux différents groupes de la population une singulière force avec une plus grande cohésion. En Russie il n’en est rien ; le cadre de certaines de ces corporations est du reste tout artificiel et déjà suranné. Loin de former autant d’États dans l’État ou de villes dans la ville, les communaulés de marchands, de bourgeois, d’artisans, se bornent d’ordinaire à voter des secours pour leurs membres besogneux, ou des fonds pour des souscriptions patriotiques. Au lieu de les redouter, l’administration s’en sert comme d’un instrument commode, pour faire exécuter les règlements administratifs sur le commerce et sur les métiers[177]. Telles qu’elles existent aujourd’hui, ces corporations sans vie ne peuvent porter ombrage à personne ; c’est à leur innocuité, c’est à leur insignifiance même qu’elles doivent de conserver l’existence.

À la représentation par classe ou corporation, le statut de 1870 a substitué la représentation de la propriété et des intérêts. Ce sont les taxes municipales qui confèrent le droit de voter dans les élections urbaines. Tout propriétaire d’immeuble, tout possesseur ou directeur d’établissement industriel ou commercial, tout homme payant une patente au profit de la cité est électeur municipal. Comme en Angleterre, et de même que pour les assemblées territoriales, les femmes peuvent participer au scrutin au moyen d’un fondé de pouvoir. Bien que le droit de vote soit établi sur les rôles des contributions, il n’y a pas à proprement parler de cens électoral, point de minimum d’impôt déterminé par la loi. Les villes russes diffèrent tellement par la richesse, beaucoup d’entre elles sont si pauvres, qu’il eût été difficile de trouver pour toutes une mesure commune, ou même de fixer une échelle graduée. Aussi a-t-on adopté un autre système. Tout impôt direct, acquitté au profit de la ville, donne aux habitants le droit de prendre part aux élections urbaines, mais la part de tous ces électeurs est loin d’être la même. Les contribua-, blés sont inscrits sur les listes électorales dans l’ordre du chiffre des contributions acquittées par eux, en commençant par les plus imposés. Les listes une fois dressées, les électeurs sont divisés en trois catégories, dont chacune paye une égale part de contributions et nomme un égal nombre de représentants. Chaque électeur est éligible dans l’un ou l’autre des trois collèges. Le premier groupe ou collège, comprenant les plus imposés, élit un tiers des membres de la municipalité ; le moyen collège en nomme un autre tiers ; le dernier groupe, formé des moins imposés, choisit de même le dernier tiers. Toute la différence est dans le chiffre des électeurs de chaque curie. Chacune de ces trois catégories, numériquement fort inégales, ayant droit à un même nombre de représentants, le suffrage de chacun des membres du premier collège, qui compte le moins d’électeurs, a naturellement bien plus de poids que le suffrage de chacun des électeurs du second et surtout du troisième collège. Si chaque groupe a une égale représentation, les moins imposés ne possèdent individuellement qu’une minime fraction du vote, attribué personnellement aux gros contribuables[178].

Cette division des électeurs en trois groupes aboutit ainsi à une sorte de vote gradué, selon le chiffre des impositions et selon la fortune. La Russie a emprunté ce système électoral à la Prusse, où il est en usage pour les élections législatives comme pour les municipalités urbaines, et la Prusse, en l’adoptant, s’était souvenue des vieilles centuries romaines. Ce mode de représentation proportionnelle des intérêts a partout des partisans ; chez nous même, il avait été préconisé, dans les commissions de l’ancienne Assemblée nationale, comme le meilleur moyen de limiter la souverainelé du nombre, tout en laissant à chaque citoyen un bulletin de vote. En France, après une longue pratique du suffrage universel, toute tentative de diviser ainsi les électeurs en plusieurs groupes superposés se heurterait au sentiment le plus vif, le plus ombrageux du pays, l’égalité[179]. En Russie même, où la classification hiérarchique a pour elle l’ancienneté et la coutume, l’opinion publique a été peu favorable à une telle répartition des électeurs. La presse a fait remarquer qu’au moyen de ces trois catégories le statut municipal rétablissait indirectement les distinctions de classes qu’il supprimait officiellement, et livrait les villes aux mêmes influences que l’ancienne loi. Toute la différence est qu’au lieu d’être classés selon leur origine ou leur profession, les électeurs sont classés selon leur fortune ; mais cette innovation même n’a pas trouvé bon accueil auprès du sentiment public. On reproche à ces catégories censitaires d’introduire dans la vie russe un principe nouveau, sans précédent dans l’histoire nationale, sans raison d’être dans les conditions économiques ou politiques du pays. On accuse même cette précaution conservatrice de tourner parfois contre le but du législateur en isolant les hautes influences sociales, en abandonnant à elles-mêmes les classes les moins cultivées et les moins intéressées à l’ordre. Aux yeux de certains publicistes, un tel système, s’il devait triompher et recevoir de nouvelles applications, constituerait pour l’avenir un sérieux danger ; il en pourrait sortir une lutte de classes, une lutte du capital et du travail[180].

De même que pour les États provinciaux, chaque gorie d’électeurs municipaux se réunit en assemblée électorale, qui procède aux élections en séance, sous la présidence du maire. D’ordinaire, le zèle des électeurs n’est pas grand, et va en diminuant du premier au dernier collège, lequel se sent plus ou moins annihilé par les deux autres. Dans la capitale même, l’assemblée des plus imposés réunit parfois à peine un tiers des ayants droit, celle du second collège moins d’un quart, celle des petits contribuables moins d’un dixième, et encore beaucoup de ces électeurs ne votent-ils que sur les instances d’agents électoraux, rétribués par quelques candidats aux fonctions municipales[181]. De telles habitudes d’abstention font que les élus sont les représentants d’une infime minorité. Quand il n’y a pas plus d’empressement dans la capitale, on se demande ce que peut être une élection dans les petites villes. Le mode de scrutin, à la fois primitif et compliqué, explique en partie la négligence des habitants à se servir des droits que leur confère la loi.

Pour les élections municipales, comme pour les élections provinciales, tous les électeurs de même catégorie doivent voter pour tous les représentants accordés à leur groupe, quel qu’en puisse être le nombre. De tels choix sont d’autant plus malaisés que, sous prétexte d’assurer la sincérité et la spontanéité du vote, la loi n’autorise ni réunions préparatoires, ni comités électoraux, ni discussions dans l’assemblée électorale[182]. Quelle peut être la confusion d’un pareil scrutin, alors que dans certaines villes, à SaintPétersbourg au moins, chacun des trois collèges, et par suite chacun des électeurs, a plus de quatre-vingts délégués à choisir ! On sait ce que devient le scrutin de liste quand il comporte autant de noms : les voix finissent par se répartir au hasard ; les électeurs restent indifférents devant une telle suite de candidats, souvent inconnus, ou reculent devant le travail de composer une liste aussi longue.

L’assemblée des plus imposés, qui compte peu de membres, se laisse d’ordinaire plus ou moins dominer par les influences de famille ou les relations personnelles. L’assemblée des moins imposés, qui, en dépit des abstentions, reste souvent trop nombreuse, est en proie à la confusion et au désordre. Les mêmes élections réunissent ainsi deux défauts opposés. Le nombre des conseillers à élire étant considérable, et celui des électeurs présents demeurant relativement très faible, on peut retrouver, dans ces comices municipaux, le même phénomène que dans les assemblées de propriétaires pour les élections provinciales. Il arrive parfois, dans le premier collège du moins, qu’il y a autant d’élus que de votants. C’est ainsi qu’à Saint-Pétersbourg, en 1873, l’assemblée des gros contribuables n’avait réuni que quatre-vingt-six électeurs pour nommer quatrevingt-quatre conseillers. Si, dans les autres collèges, l’abandon des urnes ne suffit point à maintenir cette bizarre égalité entre les votants et les élus, on y rencontre un autre phénomène non moins étonnant pour nous : il y a souvent plus de candidats proposés que d’électeurs à prendre part au vote[183]. Cela s’explique par ce fait qu’en un sens il n’y a point de candidats, que les noms de tous les électeurs présents doivent, d’après la loi, être mis aux voix, et qu’on y joint les noms d’un certain nombre d’absents.

Les électeurs de chaque catégorie montreraient sans doute plus d’empressement si, au lieu d’être réunis et confondus en une assemblée unique, ils étaient divisés en assemblées partielles, selon les différents quartiers des villes. La représentation par quartiers, telle qu’elle se pratique en d’autres pays, pourrait avec avantage être substituée à la représentation par groupes de contribuables. Elle n’a, du reste, rien d’incompatible avec la lettre ou avec l’esprit du vote par catégories, aujourd’hui en vigueur. Dans toutes les villes un peu populeuses, un tel sectionnement paraît indispensable au moins pour le second, et surtout pour le troisième collège, qui peut compter plusieurs milliers d’électeurs. En restreignant les assemblées électorales, en y attirant plus de votants et en bornant le nombre des choix, on améliorerait la valeur du scrutin. Ce serait là un des moyens les plus simples de ramener aux élections municipales l’intérêt public. Dans les grandes cités en particulier, dans les deux capitales, dont les différents quartiers pourraient être regardés comme autant de villes, ayant chacune leur population, leur esprit, leurs intérêts, une liste unique ne peut assurer une représentation sincère et complète. Pour des agglomérations aussi étendues et souvent aussi disparates, c’est déjà beaucoup d’une municipalité unique.

Le gouvernement impérial, qui semble toujours avoir le goût des expériences, a, sous Alexandre III » fait un beau jour, dans la capitale, l’essai d’élections par sectionnements, et cela en s’écartant singulièrement de toutes les règles fixées par le statut d’Alexandre II. C’était à propos d’un comité consultatif, improvisé en mars 1881, auprès du préfet de police. Tout était nouveau et inattendu dans cette élection, et le mode du scrutin et la manière de recueillir les votes. Il n’y avait plus de distinction de collègeS ; de grands et de petits contribuables, de patentés et de non patentés. L’élection se faisait par quartiers ou par circuits, et tous les propriétaires et locataires de la ville étaient électeurs. Le scrutin était seulement à deux degrés. Cela était simple, libéral, et pouvait être salué comme un progrès sur tous les modes de volation antérieurs. Malheureusement la façon dont on procédait au vote venait tout gâter. On aurait dit qu’en instituant ce nouveau et éphémère conseil, le gouvernement impérial s’était complu à faire ressortir, en les exagérant encore, les défauts inhérents à toutes les élections russes : le manque de publicité et de préparation, le manque d’entente entre les électeurs, le manque de programme des candidats et, par suite, le hasard des choix. Le 19 mars 1881 (vieux style) le Messager officiel publiait un décret daté de la veille, ordonnant la création d’un conseil de police et prescrivant le mode d’élection. Ledit décret était suivi d’un avis du préfet de police, annonçant les élections pour le jour même et invitant les habitants à rester chez eux dans l’après-midi, pour attendre les commissaires chargés de recueillir les votes à domicile. Le même jour, 19 mars, de trois heures à minuit, des commissaires ou inspecteurs de police parcouraient les maisons et les logements des 228 circuits de SaintPétersbourg, enregistrant, conformément à l’oukaze impérial, le vote des habitants, vote revêtu de la signature de chacun. Le dépouillement du scrutin était fait dans la nuit ; les 228 électeurs du second degré, un par chaque circuit, étaient convoqués par le télégraphe et, le 20 au matin, procédaient séance tenante à la désignation de 50 candidats entre lesquels l’empereur faisait choix des 25 membres effectifs du nouveau conseil, qui étaient immédiatement rassemblés par le préfet de police[184]. En deux jours, le conseil avait été institué, élu et réuni ; il siégeait avant que tous les habitants de la capitale fussent encore avertis de son existence. Pour accomplir un pareil tour de force, il fallait un gouvernement autocratique, maître de mener des élections comme un recensement ou une levée militaire. Cette première création d’Alexandre III, qui ajoutait un rouage de plus à une administration déjà compliquée, n’a eu du reste que de courtes et inutiles destinées. Accueilli avec un bruyant concert de louanges par une presse désireuse de se leurrer elle-même, ou condamnée pour vivre à tout admirer, ce conseil, qui devait procurer à la police l’appui et le contrôle de la population, a disparu après quelques semaines. Le gouvernement ne l’a pas supprimé, il s’est contenté de ne plus le convoquer. Le maître de police avait trouvé incommode ce bienveillant contrôle. La municipalité, élue selon le système inauguré en 1870, est demeurée la seule représentation de la capitale.

Les réformes d’Alexandre II n’ont encore pu communiquer aux institutions municipales la vie et l’activité dont elles étaient dépourvues sous le régime antérieur. Ce n’est pas seulement que la législation ne possède point le pouvoir d’animer les institutions, c’est que certaines clauses de la loi nouvelle en altèrent ou en détruisent l’efficacité. En changeant le mode d’élection, le statut de 1870 n’a pas beaucoup modifié la composition des conseils municipaux. Certaines villes ont aujourd’hui pour maire un noble ou un ancien fonctionnaire ; mais dans presque toutes la prépondérance est, comme par le passé, demeurée aux classes proprement urbaines, demeurée surtout aux kouptsy, aux marchands.

Dans la plupart des grandes villes, les assemblées municipales comptent, il est vrai, des représentants de toutes les classes, nobles et fonctionnaires, marchands et bourgeois notables, petits bourgeois, artisans et paysans, car, en beaucoup de cités russes, une grande partie de la classe ouvrière est, on le sait, formée de moujiks qui n’en continuent pas moins à rester membres de leur commune natale. Il y a toutefois fort peu de conseils municipaux où domine la noblesse, le dvorianstvo, aujourd’hui encore la classe la plus éclairée de la nation. Dans l’ensemble des élections municipales, la part proportionnelle du dvorianstvo n’est guère que de 15 ou 20 pour 100[185]. Je pourrais citer des conseils où les classes inférieures, d’ordinaire à peine lettrées, mêchtchanes, paysans, artisans, l’emportaient sur les nobles et les classes instruites. Partout au contraire le nombre des marchands est considérable ; dans la plupart même des conseils, ces kouptsy ont à eux seuls la majorité, en sorte qu’ils n’ont qu’à demeurer d’accord pour être maîtres de résoudre à leur avantage les affaires de la ville et toutes les questions d’impôt. Ce n’était pas là le but du statut de 1870, qui prétendait enlever les municipalités à la domination exclusive des commerçants, des kouptsy, à l’esprit retors et routinier, si bien peints dans les comédies d’Ostrovski, pour en aplanir l’accès à des hommes plus cultivés. Un système électoral, destiné à assurer la prépondérance des hautes classes, a souvent abouti à l’exclusion ou à la subordination des classes les plus instruites et les plus propres à la direction des affaires[186]. En Russie, en effet, l’éducation est encore moins que partout ailleurs en raison de la fortune, ou les lumières en proportion de la cote des impôts.

Cette prépondérance d’une classe souvent encore peu civilisée, parfois même hostile à la culture européenne, indique l’influence que commencent à prendre en Russie le commerce et l’industrie. On pourrait voir là un indice de ce déplacement de fortune, de ce déplacement d’influence, aux dépens de l’ancienne noblesse que nous avons plus d’une fois eu l’occasion de signaler. Les marchands ont déjà l’importance que donne partout la richesse. Le rôle de cette classe, longtemps dédaignée, pourra grandir encore avec les progrès du self-government et surtout avec sa propre éducation. Aujourd’hui cependant, l’infériorité de culture de beaucoup des hommes voués au commerce leur enlève encore aux yeux de leurs compatriotes une bonne part de la considération ou de l’autorité que vaut ailleurs la richesse.

La plupart des municipalités de la Russie proprement dite ont été abandonnées à ce que certains écrivains russes appellent un peu ambitieusement une aristocratie d’argent, une plutocratie, souvent ignorante, immorale et intrigante[187]. De cette façon les affaires étaient d’ordinaire réglées moins dans l’intérêt de la ville que dans l’intérêt d’une partie de ses habitants. Les considérations mercantiles primaient toutes les autres, et en Russie comme aux États-Unis, on a vu plus d’une fois de grandes villes aux mains d’un groupe de spéculateurs et d’agioteurs, qui exploitaient sans vergogne toutes les affaires municipales. Il fallait, pour traiter avec les villes, acheter le concours de ses administrateurs élus. À la fin du règne d’Alexandre II, la capitale même était gouvernée par un parti compact et solidaire, désigné du nom significatif de compagnie noire (tchernaia sotnia). Sous la direction de cette bande, composée surtout de petits commerçants, de restaurateurs ou d’aubergistes, le conseil municipal de Pétersbourg était devenu une sorte d’hôtel des ventes où l’on trafiquait cyniquement des intérêts de la ville. En province le mal n’était guère moindre[188]. La plupart des petites villes étaient aux mains d’une coterie peu scrupuleuse ; dans nombre de chefs-lieux de district, le conseil municipal n’était guère qu’une succursale de la banque locale dont la direction imposait à la ville ses amis ou ses créatures.

On ne s’étonnera point que le gouvernement impérial se soit décidé à modifier une loi municipale qui donnait lieu à de tels abus. L’opinion était portée à chercher le remède dans une extension de la franchise électorale « aux capacités », aux professions libérales, avocats, médecins, employés, professeurs, artistes, écrivains, anciens militaires, rentiers même que le statut de 1870 tenait le plus souvent éloignés des urnes. Ce n’est pas ce qu’a fait le gouvernement du tsar Alexandre III. Le mode d’élection par trois collèges établi par le statut de 1870 a été aboli par le statut de 1892. Au lieu d’accroître le nombre des électeurs municipaux, la loi l’a sensiblement réduit. Tandis que naguère tous les contribuables payant un impôt direct à la ville participaient de droit aux élections urbaines, ce statut de 1892 n’admet au vote que les propriétaires d’immeubles et les chefs d’industrie ou de maisons commerciales, et comme il établit un cens relativement élevé, il écarte du scrutin la plupart des petits contribuables que la loi de 1870 réunissait dans son troisième collège. Les électeurs ainsi privés du droit de vote appartenaient bien pour la plupart au petit commerce, mais ce n’étaient pas eux qui régnaient sur les conseils municipaux. Les gros marchands et les industriels qui étaient les maîtres de la douma provenaient d’habitude des deux premiers collèges de l’ancien statut et la loi de 1892, entièrement fondée sur le cens, ne paraît point devoir diminuer leur ascendant. Dans l’avenir comme dans le passé, la prédominance semble devoir rester aux Kouptsy, aux marchands.

Le nouveau mode d’élection n’est guère moins compliqué que l’ancien avec ses trois collèges. L’opération se fait en quelque sorte en deux temps, à plusieurs jours d’intervalle. D’abord a lieu un scrutin préparatoire pour désigner les candidats dont les noms doivent être mis aux voix. Chaque électeur a le droit de voter pour lui-même, avec un billet personnel de couleur rose, en même temps qu’il vote pour une liste de candidats. Comme au temps des trois collèges, un grand nombre d’électeurs s’attribuent leur propre suffrage ; aussi le nombre des candidats reste-t-il relativement considérable par rapport à celui des électeurs ou des votants. À Pétersbourg, en 1893, on comptait 5 à 600 candidats contre environ 2000 votants. L’époque et la durée du scrutin définitif sont fixées par le maire ; ce scrutin peut durer plusieurs jours, et dans ce cas, le maire détermine, par ordre alphabétique, à quel jour chaque groupe d’électeurs peut y prendre part. De même pour le scrutin de ballottage, qui est d’habitude inévitable.

Ce système a été appliqué pour la première fois en 1893. Les électeurs ont montré peu d’empressement ; à Pétersbourg même, la majorité s’est abstenue, comme s’il n’y avait guère à voter que les candidats et leurs amis. Sur les 500 ou 600 candidats, 26 seulement ont été élus au premier tour, 29 au second. Comme, d’après le statut de 1892, le nombre des conseillers de Saint-Pétersbourg est de 160, un tiers seulement du conseil a été désigné par les électeurs. C’est que, d’après la loi nouvelle, pour être élu au deuxième tour de scrutin, il faut obtenir plus de boules blanches que de boules noires ; en d’autres termes, la majorité relative ne suffit point. D’après la loi de 1892, si les élus ne sont pas en nombre, le conseil est complété par le ministre de l’intérieur, qui doit choisir parmi les membres de l’ancienne douma, de prérérence parmi ceux qui, aux élections précédentes, avaient recueilli le plus grand nombre de voix. C’est ainsi qu’en 1893 les deux tiers des membres du conseil municipal de Pétersbourg ont dû être nommés par le gouvernement. Cela seul suffirait à faire sentir la différence d’esprit des réformes d’Alexandre III et des réformes d’Alexandre II.

S’il est permis de regretter que les franchises municipales aient été ainsi restreintes, l’on ne saurait désirer que le droit de suffrage soit prématurément étendu aux plus basses couches de la population urbaine. Ce n’est point que les villes russes recèlent un prolétariat révolutionnaire, ennemi de l’ordre et de la société. En dépit de la propagande de quelques jeunes gens des deux sexes, il n’y a encore, dans le bas peuple russe, rien de redoutable de ce côté. Les défauts de la plèbe urbaine sont tout autres ; l’ignorance, le manque de culture, l’inintelligence même des premières conditions de la civilisation la rendent de longtemps incapable de prendre une part efficace, ou même un vif intérêt, à l’administration municipale. Le menu peuple des villes n’a pas, comme le moujik des campagnes, l’habitude de traiter lui-même les affaires communes. Sous ce rapport, il n’y a aucune assimilation possible entre le citadin des villes et le paysan du mir. La sphère étroite de la commune rurale permet à l’un ce que le vaste domaine de la municipalité urbaine interdit à l’autre, alors même que tous deux ne seraient qu’un seul et même homme, ainsi qu’il arrive souvent en Russie[189].




CHAPITRE V


Assemblées municipales. — La douma ou conseil : publicité des séances. — Grand nombre des conseillers. — L’ouprava ou comité permanent. Essai d’administration collective. — Le golova ou maire. Conséquences de l’élection des maires. Municipalités et gouverneurs. — Situation économique des villes. — Résultats du self-government local.


L’assemblée municipale porte, en Russie, l’antique nom de douma (gorodskaïa douma), jadis donné au plus haut conseil de l’État moscovite, au conseil des boïars (boiarskaïa douma)[190]. La durée du mandat de ces assemblées est de quatre ans. Les doumas russes ne sont d’ordinaire astreintes ni à des séances périodiques ni à des sessions régulières ; elles se réunissent, selon le besoin des affaires, sur la convocation du maire de la ville ou sur la demande d’un certain nombre de conseillers, sans avoir besoin d’autorisation administrative. La douma de Saint-Pétersbourg avait naguère fixé le nombre de ses séances à deux par semaine ; mais, sur ce point, elle n’était pas très fidèle à son règlement, et dans les villes de province il s’en faut de beaucoup que les conseils municipaux s’assemblent aussi fréquemment.

En France, un vote précipité et non encore acquis, par lequel la Chambre des députés adoptait en première lecture le principe de la publicité des conseils municipaux, a été l’un des motifs ou, mieux, l’un des prétextes de l’acte inutile du 16 mai et de la dissolution de la Chambre des 363. En Russie, comme en beaucoup d’autres pays, comme chez nous depuis 1884, les séances des conseils municipaux sont toujours publiques[191]. Il est vrai que c’est dans les petites communes rurales que la publicité des séances peut avoir le plus d’inconvénients, et dans les villages russes il n’y a point de conseil municipal ; tous les chefs de famille faisant de droit partie de l’assemblée communale, la publicité est inséparable du régime même du mir[192]. La Russie semble s’être ralliée au principe que les élus doivent toujours délibérer sous les yeux de leurs électeurs. Si dans les doumas, ou les zemstvos, la publication des débats par la presse rencontre de fâcheuses restrictions, il n’y en a aucune, que je sache, pour la publicité même des séances. Comme le zemstvo du district ou de la province, la douma des villes est en tout temps ouverte au public. À leurs débuts, les séances de ces assemblées attiraient parfois l’élite de la société, et, lorsqu’il s’y discutait quelque question importante, on y voyait se presser une foule attentive. Dans un pays qui ne possède encore qu’une représentation municipale et provinciale, l’intérêt excité par ces modestes organes de la vie publique peut être parfois d’autant plus vif que l’attention du pays n’est pas absorbée par des débats plus solennels. Les discussions de ces assemblées locales ont quelquefois plus d* ampleur et plus d’écho qu’en des contrées plus largement dotées de libertés. Aussi a-t-on vu des hommes, tels que Iouri Samarine, se faire une véritable réputation d’orateur, dans l’étroite enceinte de la douma ou du zemstvo de Moscou. Par malheur, le temps et les déceptions ont singulièrement refroidi l’intérêt du public pour des institutions qui, par la faute de la loi ou par la faute des hommes, sont loin d’avoir répondu aux espérances des premiers jours. La douma délibère le plus souvent dans la solitude. À Saint-Pétersbourg même, j’ai vu le conseil n’avoir d’autre assistance qu’un ou deux individus qu’à leur tenue on pouvait prendre pour des agents de police.

Le nombre des membres du conseil (glasnye) dépend du nombre des électeurs municipaux. Pour les villes qui comptent moins de 300 électeurs, la douma n’est composée que de 30 membres, 10 pour chacun des trois collèges. C’est là le minimum. Les contribuables ayant droit au titre d’électeurs sont-ils plus nombreux, le conseil reçoit six membres de plus par 150 électeurs, jusqu’à ce qu’on arrive au chiffre de 72, qui est le maximum. Dans beaucoup de chefs-lieux de gouvernement, la douma atteint ce maximum légal. Les villes de 30 ou 40 000 habitants ont ainsi un conseil presque aussi nombreux que le conseil municipal de Paris. Certains esprits trouvent cependant ce chiffre de 72 trop bas ; il est dépassé dans les trois plus grandes villes de Russie, à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Odessa, qui, à quelques égards, restent soumises à des règles particulières. La loi de 1870 donnait à Odessa 75 conseillers, à Moscou 180, à Pétersbourg 252 : le statut de 1892 a réduit ces chiffres et ramené le nombre des conseillers de la capitale à 160.

Une disposition accessoire de la loi municipale décide que, dans aucune douma, les conseillers non chrétiens ne peuvent excéder le tiers des membres. Cette restriction, qui porte atteinte à la liberté ou du moins à l’égalité religieuse, est dirigée contre les Juifs de l’ouest et contre les Talars musulmans de l’est. Juifs et Musulmans forment, dans plus d’une ville, la portion la plus nombreuse ou la plus riche de la population. Ces communautés non chrétiennes sont d’ordinaire fort bien organisées et animées d’un esprit de corps trop rare en dehors d’elles. Elles forment en outre une classe, une caste, et comme un peuple à part, au milieu de la population environnante, dont elles diffèrent par les mœurs et les idées aussi bien que par les croyances. Comme, de plus, Juifs et Tatars s’adonnent surtout au commerce, la loi a cru devoir prendre contre eux d’autant plus de précautions qu’elle remet, en somme, la direction des affaires aux marchands. Là cependant où, comme en mainte ville des provinces occidentales, les Israélites constituent la grande majorité des habitants, il est peu équitable de les maintenir en minorité dans le conseil municipal. On devrait au moins leur accorder la moitié des sièges ; mais, sous Alexandre III comme sous Alexandre II, le gouvernement impérial semble moins préoccupé d’assurer les droits de ses sujets israélites que « de protéger ses sujets orthodoxes contre la domination et l’exploitation des Juifs[193] ».

Les doumas russes tiennent d’ordinaire peu de séances, et la plupart de leurs membres montrent peu d’assiduité à siéger. Il est difficile de décider si le grand nombre des conseillers a pour objet de suppléer à leur peu de zèle ou si, au contraire, le zèle des membres de la douma n’est pas refroidi par leur nombre même. Ce qui est certain, c’est que les élus mettent souvent aussi peu d’empressement à se rendre au conseil que les électeurs à participer aux assemblées électorales. À Saint-Pétersbourg même, les plus graves décisions sont prises en présence d’un tiers ou d’un quart seulement des conseillers, et il n’est pas rare de voir ajourner le vote sur les affaires les plus urgentes parce que l’assemblée n’est pas en nombre. Pourtant, dans les deux capitales, la loi n’exige, pour les affaires courantes, que la présence d’un cinquième des membres de la douma. À Saint-Pétersbourg, sur 252 conseillers, il en siège à peine 80 à chaque séance, et il est arrivé de n’en pouvoir réunir 60[194]. Une pareille négligence, dans la capitale, donne une triste idée des petites municipalités de province. Il est des villes où parfois les convocations de la douma ne peuvent aboutir faute d’assistants[195]. Souvent, de même qu’aux zemstvos, les membres qui suivent régulièrement les séances le font dans un intérêt personnel : la ville est administrée par une petite coterie qui n’a en vue que ses propres avantages.

Les doumas des villes nous montrent, peut-être mieux encore que les assemblées territoriales, le peu d’application des Russes aux affaires publiques, leur peu de goût pour les fonctions électives, pour les fonctions gratuites du moins. Les marchands des villes ne semblent point, à cet égard, différer beaucoup des propriétaires de la campagne, ni la bourgeoisie de la noblesse. À en juger par le présent, la Russie n’aura jamais les avantages que l’Angleterre et la France elle-même ont su tirer des fonctions gratuites. Dans toutes les classes, les services non rétribués rencontrent peu d’amateurs ; si la vanité ou l’ambition font accepter un mandat électif, on apporte peu de scrupule à le remplir[196]. Cette égale incurie de l’électeur et de l’élu est aujourd’hui un obstacle à l’établissement du self-government local en Russie. Aux conseillers municipaux, de même qu’aux membres des zemstvos, on a proposé d’allouer une indemnité pécuniaire, en vertu du principe démocratique que tout service mérite rétribution. Une chose paraît certaine, c’est que toutes les doumas de l’empire ne tarderaient pas à se voter une subvention ou des jetons de présence, si la loi ou le mauvais état des finances municipales n’y mettait obstacle. Déjà les maires touchent d’ordinaire une indemnité aux frais de la commune. Dans les grandes villes, à Saint-Pétersbourg en particulier, les membres qui siègent dans les commissions et sous-commissions (et ces commissions sont fort nombreuses) reçoivent des appointements. Autrement, on aurait du mal à trouver des hommes de bonne volonté pour l’étude des affaires. Ce système, que certains démocrates prétendent introduire en France, pèse naturellement sur des finances déjà souvent obérées et rend les libertés municipales dispendieuses. À Kharkof les frais de l’administration urbaine montaient, en 1885, à près de 100 000 roubles, soit environ un cinquième des revenus municipaux. Kief dépensait de ce chef 10 pour 100 de ses recettes, Moscou davantage encore. On a calculé que les villes de l’empire employaient en moyenne 15 pour 100 de leur budget en rétributions de cette sorte. En plusieurs villes, les frais d’administration absorbaient la moitié des recettes[197].

Des assemblées aussi nombreuses et aussi négligentes ne sauraient suffire au soin des affaires, si elles ne se déchargeaient d’une bonne partie de leur tâche sur un nombre restreint de leurs membres. Comme les zemstvos provinciaux, les doumas municipales ont une délégation permanente, appelée ouprava, qui dans la gestion des affaires supplée le conseil. Ce dédoublement des assemblées municipales n’est pas sans analogie avec le système imaginé, en 1789 ou 1790, par notre Assemblée constituante qui, au-dessus du conseil général de la commune, avait placé un corps municipal restreint. Dans chaque municipalité, la douma représente le pouvoir législatif et délibérant, l’ouprava le pouvoir exécutif ; l’une est la chambre, l’autre le ministère de la ville. Cette commission exécutive est nommée par le conseil municipal ; il est libre d’en prendre les membres dans son propre sein ou en dehors, aussi bien que d’en fixer le nombre. L’ouprava doit compter au moins deux membres en plus du maire, lequel en est de droit le président. Dans les villes importantes, cette délégation est naturellement beaucoup plus nombreuse ; elle forme comme un conseil restreint au milieu du conseil dont elle émane. Les membres, nommés tous les ans, en sont d’ordinaire rétribués. À Odessa, ils touchaient 300 roubles par mois. Leurs fonctions ne sont pas une sinécure. En une seule année, l’ouprava de Saint-Pétersbourg a eu près de 300 séances. En droit, ce comité permanent ne peut prendre aucune mesure de quelque importance sans la sanction de la douma. En fait, il est parfois entièrement le maître ; pour certaines municipalités, les délibérations de la douma ne sont guère qu’une formalité. À Koursk, on constatait, en 1884, que la délégation était demeurée une dizaine d’années sans exécuter les décisions du conseil. Dans les villes où le conseil peut toujours être convoqué, l’ouprava reste pourtant moins puissante que ne l’est, dans les États provinciaux, la délégation analogue, vis-à-vis d’assemblées qui n’ont régulièrement qu’une session annuelle.

À la tête de chaque municipalité est un maire élu, appelé golova (gorodskoï golova), ce qui signifie proprement la tête de la ville[198]. Il y a dans les États modernes deux systèmes d’administration municipale : l’un concentre tous les pouvoirs dans une même main, pour donner plus d’unité à la direction des affaires ; l’autre préfère diviser les fonctions et répartir les charges municipales entre un grand nombre de personnes, pour mieux assurer les libertés des habitants. De ces deux systèmes opposés, le premier, le plus simple, est en vigueur en France, où toutes nos communes, urbaines et rurales, n’ont à leur tête qu’un seul magistrat municipal ; le second, plus compliqué, règne en Angleterre et aux États-Unis, dans les pays qui ont su le mieux assurer l’autonomie municipale. Les Russes étaient ici, comme en presque toute chose, libres de choisir entre les différents modèles ; ils semblent avoir voulu combiner les deux systèmes contraires, sans que l’on puisse dire qu’ils y aient réussi.

Au lieu de plusieurs comités ou de plusieurs selectmen à l’anglaise et à l’américaine, les villes russes ont à leur tête un magistrat unique, un maire à la française, qui réunit entre ses mains tous les pouvoirs ; mais à côté du maire il y a la délégation municipale, l’ouprava, sorte d’administration collective, dont on retrouve le modèle ou le pendant dans les municipalités d’Italie et de Belgique[199]. En Russie, ces deux pouvoirs sont loin de se faire équilibre : le plus souvent, l’ouprava est un frein qui ne semble pas beaucoup gêner l’autorité des maires. Là, comme chez nous, les vues sont du reste fort partagées à ce sujet. Un Russe, qui avait longtemps été maire d’une des grandes villes de l’empire, me disait que l’ouprava avait l’inconvénient de diminuer la responsabilité effective de l’administration municipale, qu’au lieu de mettre fin aux abus elle les aggravait et les multipliait, chaque membre de ce comité ayant ses intrigues et ses créatures personnelles. Dans un pays habitué de longue main à toutes les prévarications, et privé du contrôle de la publicité, des institutions, qui ailleurs semblent une garantie, peuvent parfois dégénérer en instruments de corruption.

Au lieu d’être composés d’hommes animés du désir de se rendre utiles, ou inspirés par une honnête et inoffensive ambition, ces comités administratifs comptent trop souvent dans leur sein des gens attirés par l’appât des traitements municipaux ou des profits indirects à prélever sur les affaires de la ville. L’administration urbaine est ainsi d’autant plus dispendieuse et les abus coûtent d’autant plus cher que, pour chaque concession ou chaque entreprise, il y a plus d’appétits à satisfaire.

Le golova ou maire est de droit président des assemblées électorales de la ville, président du conseil municipal, président de la commission executive (ouprava). Comme beaucoup de ces assemblées, surtout dans l’intérieur des provinces, montrent peu de zèle ou peu d’indépendance, cetle triple présidence confère au maire un singulier ascendant. Le golova est maître de convoquer le conseil municipal à sa volonté ; il peut arrêter les décisions de la douma en les faisant déclarer inexécutables ou illégales par la délégation qu’il préside. Le législateur a remis en effet à l’ouprava le soin de veiller à la légalité des décisions du conseil dont elle émane. Par là le maire et le comité permanent sont érigés en juge de l’assemblée qui les a nommés ; par là cette dernière se trouve placée sous le contrôle des fonctionnaires municipaux qu’elle a pour mission de contrôler. Si, comme il arrive d’ordinaire, le maire est d’accord avec les représentants du pouvoir central et domine l’ouprava, il peut s’ériger en despote ou en tyran local, surtout dans les petites villes de province, où l’inertie de la société et le défaut de presse indépendante privent les habitants de tout moyen de résistance. Aussi entend-on parfois dire que le golova est moins le ministre docile des volontés de la douma que le tuteur de la ville. À en croire les pessimistes, la loi n’aurait donné de tels pouvoirs au maire que pour en faire l’instrument de l’administration et, par là, remettre indirectement les municipalités sous l’ancien joug de la bureaucratie et du tchinovnisme.

De pareilles doléances ne semblent pas sans exagération. En dehors même du contrôle incessant de l’ouprava, il y a une chose qui mitigé l’autorité du golova : le maire est partout l’élu de ses concitoyens, l’élu de la douma qu’il préside. En Russie, dans la Russie proprement dite au moins, en dehors des provinces acquises par Catherine II et ses successeurs, il n’y a pas d’exception à cette règle. Saint-Pétersbourg et Moscou nomment leur golova, de même que chaque village nomme son staroste. Dans les chefs-lieux de province, le maire doit toutefois être confirmé par le ministre de l’Intérieur, dans les autres villes par le gouverneur. Quant aux deux capitales, elles présentent chacune deux candidats entre lesquels l’empereur doit choisir, et le choix impérial porte toujours sur le premier nom présenté par le conseil. Ce droit d’élection des maires est un de ceux dont les Russes sont justement fiers, mais quelques-uns ont le tort de s’en trop prévaloir vis-à-vis de peuples dont les conditions d’existence sont singulièrement plus complexes que les leurs. En d’autres pays, en France notamment, ce qui a longtemps empêché le gouvernement central de se désintéresser partout du choix des magistrats municipaux, c’est moins l’importance que la variété et la dualité des fonctions du maire. Chez nous, le maire a deux qualités fort différentes, et sous certains rapports opposées : il agit tantôt comme délégué du pouvoir central et sous l’autorité du préfet, tantôt comme administrateur de la commune et sous le contrôle du conseil municipal. « Notre maire, avec la diversité de ses fonctions, a comme deux faces et deux natures, c’est un fonctionnaire hybride[200]. » Il en est de même, à quelques égards, en Russie ; mais, en Russie, le pouvoir n’a encore rien à redouter de l’élection. Pour lui, des maires nommés ne seraient pas des agents beaucoup plus dociles que des maires élus. L’autorité incontestée du pouvoir peut ainsi aider à l’établissement de certaines franchises locales. Un gouvernement qui, dans les assemblées légales, ne rencontre jamais d’adversaires déclarés, peut aisément se dépouiller des armes que l’on n’oserait tourner contre lui. C’est ce qui se voit dans les États du tsar, où les ministres n’ont à craindre l’opposition d’aucun corps constitué. L’autorité y peut sans inquiétude octroyer aux villes, aux communes rurales, aux provinces, des droits que ne leur saurait peut-être point toujours accorder un gouvernement plus libre, mais plus contesté. À la couronne, de tels présents ne coûtent rien, ils ne coûtent même guère à la bureaucratie et au tchinovnisme. En revanche, si la force du pouvoir central lui rend certaines générosités plus faciles, elle en rend aussi la valeur singulièrement moindre. Lorsque, en Russie, il y a un dissentiment entre les représentants élus des municipalités et les représentants du tsar, il n’y a point de doute sur l’issue du différend. La chose est si certaine qu’il ne saurait y avoir de conflit de pouvoirs.

Dans les villes russes, d’autres raisons assurent encore aujourd’hui l’innocuité de l’élection des maires. D’abord le suffrage est restreint, puis aucune ville, grande ou petite, ne forme encore de ces agglomérations révolutionnaires ou socialistes comme il en existe en Occident. Si l’élection du chef de la municipalité offre quelques inconvénients, ce ne sont pas d’ordinaire ceux qui se rencontrent ailleurs. En d’autres pays, en France par exemple, le défaut du maire élu, c’est le plus souvent de dépendre trop de ses électeurs, de les ménager jusque dans leurs fautes et leurs délits pour ne s’en pas faire d’ennemis. En Russie, c’est plutôt le contraire, ce sont les électeurs qui manquent d’indépendance vis-à-vis du golova qu’ils ont nommé. Ce dernier possède, grâce au mode de scrutin, tant de moyens d’influence, qu’il peut aisément faire nommer ses créatures et ses partisans, et assurer ainsi sa propre réélection. Pour un maire, dans les petites villes du moins, l’important est d’être bien vu de l’administration, bien vu des tchinovniks, qui se plaisent à regarder le chef de la municipalité comme un auxiliaire, si ce n’est comme un instrument.

Les villes votent d’ordinaire à leur golova une indemnité pécuniaire, un traitement. Cette rétribution est parfois assez élevée ; à Pétersbourg, elle était en 1885 de 12 000 roubles[201]. Le gouvernement donne au maire un uniforme et un rang dans la hiérarchie officielle. Dans ce pays du tchine, on a cru par là relever les magistratures municipales, attirer vers elles plus d’hommes capables en flattant leur vanité ou leur amour de la représentation. En France, où nous affublons les maires des villes d’un habit brodé et d’une épée, nous ne saurions nous étonner de voir le golova russe porter un uniforme. L’inconvénient de toutes les distinctions de ce genre, c’est d’assimiler extérieurement les représentants des municipalités aux fonctionnaires du gouvernement, d’en dénaturer ainsi le caractère aux yeux du public. L’uniforme, qui en Russie plus qu’ailleurs, semble avoir quelque chose de la livrée, ne paraît, en tout cas, convenir qu’à des maires nommés par le gouvernement ; des maires élus ne devraient avoir que de simples insignes, tels que notre écharpe.

Si, en Russie, comme chez nous, il se rencontre des maires heureux d’endosser un habit brodé, quelques-uns se montrent peu flattés d’une distinction qui semble les absorber dans les rangs du tchinovnisme. Le port de l’uniforme fut, durant l’un de mes voyages, l’occasion d’un différend qui fit quelque bruit en Russie. Moscou avait un nouveau gouverneur, que venaient saluer les nombreux fonctionnaires de l’ancienne capitale ; le maire crut plus digne du représentant de la vieille cité de ne pas se mêler en telle circonstance à la foule des tchinovniks, au milieu desquels il ne savait trop quel rang lui serait assigné. Pour ne prêter à aucune confusion, il se rendit à cette réception en simple habit noir. Le gouverneur se montra choqué d’une telle liberté, comme d’un sans-gêne inconvenant, et laissa si bien voir son mécontentement qu’à quelques jours de distance le magistrat municipal se démit de ses fonctions. À la suite de cet incident, une circulaire du ministre de l’Intérieur a déclaré le port de l’uniforme obligatoire pour tous les maires à toutes les réceptions officielles. Vers la même époque, le maire d’une autre des grandes villes de l’empire, celui de Perm, donnait également sa démission à la suite d’un désaccord avec les autorités locales. Un peu plus tard, lors du couronnement d’Alexandre III, le maire de Moscou, M. Tchitcherine, publiciste d’un haut mérite, quittait la mairie de la vieille capitale, pour avoir, dans un discours à ses collègues de province, exprimé un vœu discret en faveur de l’extension des libertés publiques. De pareils traits montrent que, pour être l’élu de ses administrés, le golova n’est pas toujours à l’abri du mauvais vouloir ou de la mauvaise humeur de l’administration. Dans ce cas, le gouverneur ou le ministre n’ont pas besoin de le suspendre ou de le révoquer, le golova se retire de lui-même[202].

L’autorité des gouverneurs de province s’étend jusque sur les décisions de la douma. Le statut de 1870 les charge de veiller à la légalité des actes ou des résolutions des municipalités. Le droit de veto suspensif dont il est armé vis-à-vis des assemblées provinciales, le gouverneur en est également investi vis-à-vis des conseils municipaux. Il n’a pas, ainsi que notre préfet français, le droit de casser de sa propre autorité les délibérations des conseils municipaux ou les arrêtés des maires, il a seulement la faculté de les attaquer comme entachés d’illégalité ou nuisibles au bien de l’État. Quand le gouverneur s’oppose aux résolutions des États provinciaux, l’affaire est portée au premier département du sénat, qui juge sans appel. Pour les affaires urbaines, le législateur a trouvé cette marche trop lente. Au lieu de les déférer directement au sénat, on a institué dans chaque gouvernement un comité chargé de prononcer sur la légalité des délibérations des conseils municipaux, comme sur les différends qui peuvent s’élever entre les doumas et les autres institutions ou administrations publiques. À ce tribunal administratif on donne le nom de conseil provincial pour les affaires des villes[203]. Cette nouvelle création a ajouté un comité de plus aux quatre ou cinq comités spéciaux dont le gouverneur était déjà entouré, et aggravé ainsi la complication et la cherté de l’administration locale[204]. L’utilité d’un pareil tribunal dépend avant tout de sa composition. Or quels en sont les membres ? C’est d’abord le gouverneur, auquel revient de droit la présidence, le gouverneur qui le plus souvent défère lui-même l’affaire au tribunal qu’il convoque, et est ainsi juge et partie. C’est ensuite le vice-gouverneur et un ou deux autres fonctionnaires, presque également soumis à l’influence du gouverneur, et qui eux-mêmes, comme chefs de service, peuvent avoir des questions à débattre avec les municipalités. C’est enfin le président de l’assemblée des juges de paix, le président de la commission permanente des Étais provinciaux, et le maire du chef-lieu de la province, trois personnes dont l’indépendance est mieux assurée, mais dont les deux dernières sont, par leurs fonctions mêmes, exposées à entrer en conflit avec les doumas des villes et, par suite, à être, elles aussi, juges dans leur propre cause. Un tel tribunal semble offrir bien peu de garanties aux libertés municipales ; le législateur a trouvé qu’il n’en offrait pas assez à l’administration. Le gouverneur a reçu le droit d’en appeler au sénat des décisions d’un conseil sur lequel il possède lui-même tant de moyens d’influence, et, comme les municipalités ont naturellement le même droit d’appel, ce tribunal, destiné à épargner aux villes les lenteurs d’un pourvoi auprès du sénat, ne fait guère que compliquer la procédure administrative d’une instance le plus souvent inutile.

L’autorité de l’administration centrale et de la bureaucratie n’est pas la seule borne à la libre initiative des municipalités. Elles rencontrent parfois une autre barrière dans les autres assemblées représentatives, dans les zemstvos de district et de gouvernement. Les pouvoirs de ces assemblées s’étendent à quelques égards sur les villes, qu’elles peuvent astreindre à certains services et à certains impôts. Il y a là, pour les municipalités, une cause de sujétion dont le législateur a eu le bon esprit d’affranchir les grandes cités de l’empire, il en est trois aujourd’hui, Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa, qui, au lieu de rester confondues avec le district ou arrondissement où elles sont situées, en ont été détachées pour être elles-mêmes érigées en zemstvos de district. Les grandes villes, rendues indépendantes des campagnes voisines, jouissent ainsi d’une plus large autonomie.

Ce système, justement respectueux de l’individualité des villes, est tout l’opposé de celui qui prévaut si souvent en France, dans nos circonscriptions cantonales et parfois même dans nos circonscriptions électorales. Au lieu de couper, comme le font nos cantons, les villes en morceaux et d’en coudre un fragment à un fragment de campagne, la législation russe assure aux agglomérations urbaines une représentation distincte dans les assemblées provinciales. Pour les villes plus considérables, la loi fait plus : en les érigeant en zemstvos de district, elle accorde aux municipalités les plus importantes des droits qu’elle n’abandonne point aux plus petites. C’est là un procédé tout autre que notre méthode française qui assimile artificiellement les unes aux autres toutes les communes du territoire. L’érection des grandes villes en zemstvos de district est une mesure qui n’a d’autre tort que d’être exceptionnelle. Le bénéfice en pourrait être étendu à nombre d’autres villes ; Kief ou Kazan, par exemple, ont assez d’individualité pour mériter un tel privilège. En fait, cette dignité de zemstvo de district pourrait être conférée à la plupart des chefs-lieux de province. Comme l’Angleterre, bien que d’une autre façon, la Russie pourrait ainsi séparer les bourgs des comtés et l’élément urbain de l’élément rural. En tout pays, c’est là le meilleur moyen de garantir aux villes et aux campagnes une égale indépendance et une équitable représentation, le meilleur moyen d’empêcher l’oppression des unes par les autres. Si, pour l’esprit et pour les mœurs, la population des villes se distingue beaucoup moins de celle des campagnes en Russie qu’en Occident, elle en diffère déjà notablement par les besoins et les ressources. La composition même des zemstvos, où prédominent les influences rurales et la propriété foncière, est une raison de plus de soustraire les villes aux zemstvos de district, qui peuvent être tentés de les imposer davantage. Cette distinction des deux principaux éléments de la population ne saurait, du reste, aboutir à leur isolement, puisque, pour les besoins généraux de la province, les villes et les districts ruraux ont un rendez-vous commun dans le zemstvo de gouvernement. À cet égard, la dualité de ces assemblées provinciales offre un précieux avantage ; en permettant de dénouer les liens qui rattachent les villes aux districts, elle rend plus facile l’autonomie réciproque des municipalités et des assemblées provinciales.

Les restrictions légales ne sont pas toujours l’unique entrave à la liberté et à l’initiative des municipalités. Il est un autre obstacle à leur progrès, un empêchement que la loi ou le gouvernement ne peuvent à volonté écarter. Les municipalités urbaines sont pour la plupart arrêtées par la même barrière que les États provinciaux, par le manque d’argent. Ce n’est point d’ordinaire la faute de la loi, qui leur reconnaît le droit de se taxer elles-mêmes, c’est la faute de l’état économique du pays, et en partie la faute du climat et du ciel. Avec de lourdes charges et de grands besoins, les villes russes ont pour la plupart de minces ressources. Chez elles, les soins ordinaires de l’édilité, l’entretien et le nettoyage des monuments, des voies publiques, des égouts, des conduites d’eau, le pavage, l’éclairage même, sont rendus, par le climat, plus nécessaires et plus coûteux qu’ailleurs. Une ville n’est, en tout pays, qu’une conquête sur la nature, et la nature russe est plus rebelle, plus ennemie des œuvres de l’homme. Aux difficultés opposées à la voirie publique par la longueur et les rigueurs de l’hiver, par la glace, par les neiges, par le dégel, s’ajoutent des difficultés apportées par les dimensions mêmes de la plupart des villes russes, par la largeur de leurs rues et la grandeur de leurs places. Aussi, pour nombre de ces soi-disant villes des bords du Don ou du Volga, ce qui, dans nos vieilles villes d’Occident, semble une nécessité, paraît un objet de luxe.

Le gaz est encore loin d’éclairer de sa vulgaire lumière tous les chefs-lieux de district, et la plupart des chefs-lieux de gouvernement n’ont que peu de rues pavées[205]. Avec une pareille pénurie pour les besoins les plus élémentaires, il reste bien peu de fonds pour les grands travaux d’assainissement ou d’embellissement. Comme les zemstvos, les municipalités ont des dépenses que leur impose la loi et qui souvent prélèvent le plus clair de leurs recettes : tel est l’entretien de la police et des prisons, tel est le cantonnement des troupes, tels sont aussi les subsides aux institutions judiciaires locales. À Saint-Pétersbourg, les dépenses de cette sorte absorbaient environ le tiers du budget municipal. Il y a encore les hôpitaux, qui sont à la charge de la ville et qui, dans l’insalubre cité de la Néva, exigent des frais considérables. Les municipalités voudraient rejeter sur l’État une part des charges qu’il leur impose ; mais l’État est lui-même trop besogneux pour reprendre à son compte des dépenses dont il peut se décharger sur autrui.

La pauvreté de la plupart des municipalités est extrême, presque toutes sont endettées et peu trouvent encore à emprunter. Quelques-unes de ces prétendues villes n’avaient pour tout revenu, il y a une vingtaine d’années, que quelques centaines de roubles et ne pouvaient compter leurs recettes par milliers de francs[206]. On comprend que de pareilles bourgades aient peine à soutenir leur titre de ville. Dans les chefs-lieux de gouvernement, le revenu est naturellement plus élevé, mais reste encore fort au-dessous de celui des villes de même ordre en Occident. Cette infériorité se rencontre jusque dans les plus grandes et les plus riches cités de l’empire, jusque dans les capitales. Sous l’ancienne loi municipale, vers 1870, le budget de Vilna, par exemple, ne s’élevait qu’à 60 000 roubles, celui de Nijni-Novgorod à 150 000, celui de Kazan à 210 000, celui de Kief à 225 000, celui d’Odessa à 540 000, celui de Moscou à 2 millions, celui de Saint-Pétersbourg à 3 millions de roubles[207]. Tous ces chiffres se sont élevés, mais le revenu des villes s’est beaucoup moins accru que leurs dettes et leurs besoins. Au commencement du règne d’Alexandre III, il n’y avait encore, outre les deux capitales, que deux villes dont les recettes fussent supérieures à l million de roubles : Odessa et Riga ; quatre ou cinq seulement, Kief, Kazan, Saratof, disposaient de plus d’un demi-million. Les recettes de Pétersbourg, qui vers 1865 ne montaient encore qu’à 2 millions et demi, atteignaient 4 millions et demi vers 1875, et 8 millions et demi de roubles en 1892[208]. C’est là un notable progrès et l’indice de l’augmentation de la richesse de la capitale ; mais que sont ces 8 ou 9 millions de roubles, en regard des 300 millions de francs du budget municipal de Paris ? Saint-Pétersbourg, qui a plus du tiers des habitants de Paris, n’a pas encore la treizième ou quatorzième partie des ressources de Paris. Encore aujourd’hui, la capitale de la Russie n’a guère que le quart du revenu de Vienne ou le tiers de celui de Berlin.

Comparée à celle de plusieurs autres grandes villes de l’empire, la situation de la capitale est cependant bonne. La plupart des chefs-lieux de gouvernement ont profité de leur récente liberté pour se livrer à des travaux de luxe ou d’embellissement, souvent mal entendus, qui les ont obérés sans accroître leurs ressources. À l’exemple des grandes cités d’Occident, le premier soin de nombre de doumas a été de se construire un vaste et somptueux hôtel de ville. De là des dépenses exagérées, des mécomptes et des déficits, que les édiles ont d’abord masqués à l’aide d’expédients de comptabilité, qu’ils ont ensuite comblés en mettant en vente les terres ou les immeubles des villes.

C’est ainsi que Kief, Kazan, Saratof, Odessa, les municipalités les plus riches de l’empire, sont tombées dans l’embarras ou la détresse en voulant rivaliser avec les villes d’Allemagne, de France, d’Italie, et elles aussi faire grand. Odessa, l’opulent emporium de la mer Noire, la métropole du sud, a eu durant des années un déficit annuel de 200 000 ou 300 000 roubles.

D’après les calculs officiels, le total des ressources des 680 villes de l’empire et des 116 villes du royaume de Pologne restait encore, vers 1885, inférieur à cinquante millions de roubles[209]. Chose à noter, le total des recettes ordinaires des villes russes égalait à peine le tiers des revenus de la ville de Paris. Rien peut-être ne montre mieux l’infériorité économique du vaste empire ; les 800 ou 900 millions du budget de l’État peuvent faire illusion ; il n’en est plus de même des humbles budgets municipaux[210].

La pauvreté des municipalités urbaines apparaît encore mieux si l’on analyse l’emploi de leurs maigres ressources. La police, les prisons, les dépenses militaires en prélevaient environ un tiers. Les écoles absorbaient 8 à 9 pour 100 de leur revenu, le service des pompiers 7 ou 8 pour 100, le pavage 5 pour 100, la bienfaisance un peu moins, l’éclairage 3 pour 100, le service sanitaire 1 pour 100. Les 680 villes de l’empire (la Pologne non comprise) ne dépensaient que 2 millions de roubles pour leur pavage et 1 200 000 roubles pour l’éclairage. Et qu’on n’oublie pas qu’une bonne part de ces sommes revenait aux deux capitales et aux grandes villes. Certain chef-lieu de province, Tchernigof par exemple, dépensait moins de 4000 roubles par an pour son pavage, moins de 2000 pour son éclairage. Une ville de 47 000 habitants, Krémentchoug, n’affectait au pavage que 300 roubles ; une ville de 10 000 âmes, Serdobsk, que 4 roubles par an.

Ce qui caractérise aujourd’hui le budget des municipalités, c’est que la plus grande partie de leurs recettes provient de l’impôt direct. Les taxes de consommation, qui jouent le principal rôle dans nos budgets municipaux, n’ont encore dans le budget des villes russes qu’un rôle nul ou accessoire[211]. Ce seul fait explique déjà le peu d’élévation et le peu d’élasticité de leurs revenus. Aujourd’hui les deux principales sources du revenu des villes sont l’impôt immobilier et l’impôt des patentes de commerce, notamment des patentes d’aubergistes et traiteurs. Saint-Pétersbourg possède en outre beaucoup de petites taxes municipales, parfois plus vexatoires que productives. Il existait récemment encore des ressources affectées à des dépenses spéciales : ainsi une taxe pour l’éclairage, une autre au profit des hospices[212].

Pour les villes, les réformes fiscales, longtemps discutées par la presse et les assemblées compétentes, attendent toujours leur application. C’est aux municipalités à choisir entre les différentes taxes mises à l’étude, puisque les villes, comme les provinces, sont en possession d’une faculté dont ne jouit pas encore la nation, celle de s’imposer elles-mêmes. C’est là un droit dont les municipalités les plus importantes devront largement user. Dans les villes, une réforme fiscale peut avoir un double avantage, car, en accroissant le nombre des contribuables, elle pourrait indirectement entraîner une réforme électorale, ouvrir l’accès des urnes aux classes les plus éclairées, à ce qu’en d’autres pays on nomme les capacités. Ce n’est, en tout cas, qu’en se procurant de plus amples ressources que les villes pourront entreprendre ou achever ce que je me permettrai d’appeler les améliorations nécessaires, pour leur assainissement, pour leur voirie publique, pour l’instruction populaire surtout. Déjà plusieurs villes, usant d’une prérogative qui nous paraîtrait peut-être excessive, ont adopté le principe de l’enseignement obligatoire. Aux municipalités, sinon aux États provinciaux, le gouvernement ne conteste pas en effet le droit de voter des mesures de ce genre[213]. Il est vrai que, pour mettre de telles résolutions en pratique, les villes comme les zemstvos, semblent dépourvues de moyens coercitifs, à moins que les fonctionnaires ou les tribunaux ne consentent à leur venir en aide. De toute façon, pour faire passer l’instruction obligatoire du domaine de la théorie dans celui de la réalité, les ressources pécuniaires ont jusqu’ici fait défaut aux villes comme aux provinces. À Pétersbourg même, il faudrait, pour offrir l’instruction à tous les enfants, deux ou trois fois plus d’écoles[214].

La loi municipale a vu le jour à une époque de désenchantement où la plupart des Russes étaient déjà revenus des orgueilleuses espérances, suscitées par les premières réformes de l’empereur Alexandre II. Quoique l’opinion eût moins d’exigences envers elles, les institutions municipales ont, encore moins que les États provinciaux, répondu à l’attente du public. D’où est venue cette nouvelle déception ? D’où cette atonie, cette langueur, parfois si justement reprochée aux doumas urbaines ? Est-ce de la loi ou du peuple ? est-ce de l’incapacité des Russes à se servir des libertés régulières, à se gouverner eux-mêmes ? Les défauts des nouvelles municipalités proviennent en partie des défauts de la loi, en partie de la pauvreté et du manque de ressources du plus grand nombre des villes. Ce ne sont pas là cependant les seules raisons du peu d’activité et du peu de succès de la plupart des doumas. Il est une cause plus générale, une cause supérieure, qui a pesé sur les municipalités aussi bien que sur les États provinciaux. Ce n’est ni l’inaptitude de la nation ni la paresse ou l’inertie des classes dominantes, c’est l’absence d’institutions et de libertés politiques, c’est le manque d’esprit public. Cela paraît d’abord un paradoxe, il semble que les franchises municipales doivent être d’autant plus respectées et d’autant plus fécondes qu’elles sont moins exposées à l’envahissement de questions étrangères et irritantes, qu’il n’y a rien pour en détourner l’intérêt et en déranger le jeu régulier. Par malheur, il n’en est pas toujours ainsi ; l’exemple de la Russie prouverait plutôt le contraire.

Nous nous plaignons souvent en Occident, et non sans raison, de la manière dont la politique s’insinue partout, faussant et dénaturant les libertés locales, substituant trop souvent, aux intérêts des municipalités ou des départements, les passions et les intrigues des partis. En Russie se rencontre l’inconvénient inverse. Les provinces et les villes nous y font voir ce que, en l’absence des libertés politiques, peuvent devenir les libertés locales. La politique, qui complique si dangereusement toutes les affaires municipales ou provinciales, la politique, qui dans le champ paisible des intérêts locaux sème des germes de haine et de désordre, y apporte en revanche un ferment d’activité, un principe de vie qui sans elle ferait parfois entièrement défaut. Dans tous ces minces organes du self-government, dans ces mille corps épars, enclins à la somnolence et à l’engourdissement, la liberté politique fait circuler la vie, une vie souvent agitée et fiévreuse, il est vrai, mais préférable encore à la torpeur et à la léthargie. En éveillant partout l’esprit public elle le tient en haleine dans les petites comme dans les grandes affaires ; en stimulant le zèle ou l’ambition des hommes, elle les attire à d’obscures ou d’ingrates fonctions, qui sans elle demeureraient dédaignées et délaissées. Il n’y a pas à le nier, la politique anime et féconde les institutions que parfois elle semble vicier et mettre en péril. Sans elle, les libertés locales, peut-être les plus précieuses de toutes, courent le risque de devenir des formes vides ou un aveugle et inerte mécanisme. Les municipalités et la douma russe nous suggèrent ainsi les mêmes réflexions que les zemstvos et les institutions provinciales. Loin de toujours grandir plus sûrement à couvert de l’agitation des partis, le self-government local ne saurait pleinement s’épanouir qu’au grand air de la liberté politique.




LIVRE IV
LA JUSTICE ET LA RÉFORME JUDICIAIRE.




CHAPITRE I


La loi et le droit russe. — Le Svod ou code. — Complexité des lois. — L’ancienne justice russe et la corruption des tribunaux. — La reforme de l’empereur Alexandre II. — Ses modèles, ses caractères généraux.


Dans tout État, absolu ou constitutionnel, monarchique ou républicain, la meilleure garantie des citoyens ou des sujets est une bonne justice. Sans justice, on peut dire qu’il n’y a pas de vraie liberté, et avec elle j’oserais dire qu’il n’y a plus de vrai despotisme, au moins plus de tyrannie. Dans tout pays, monarchique ou démocratique, des lois et des juges, des lois fixes et des juges indépendants, sont la seule barrière effective contre les excès du pouvoir souverain, contre l’arbitraire du prince ou du peuple, contre les passions ou les caprices de leurs agents. Avec des lois et des tribunaux qui protègent les biens, l’honneur, la vie des habitants, la première des libertés, la liberté personnelle, est entière, la vie privée est soustraite aux empiétements de l’autorité publique. La Russie possède depuis longtemps des lois ; l’empereur Alexandre II lui a donné des tribunaux qui, au règne de l’arbitraire et de la corruption, avaient pour mission de faire succéder le règne de la loi. L’autocratie russe ne pouvait doter le pays de libres institutions judiciaires sans se limiter pratiquement elle-même, en imposant des bornes au pouvoir de ses représentants. Nous devrons examiner de quelle manière et jusqu’à quel point ce rôle émancipateur de la justice a été rempli, quelles garanties les nouveaux tribunaux offrent à la liberté des 100 millions de sujets du tsar.

De toutes les réformes de l’empereur Alexandre II, la réforme judiciaire est, en ce sens, la plus considérable, celle qui devait avoir le plus d’influence sur les mœurs et la vie sociale, sur le pays et sur le pouvoir. À peine le cède-t-elle en importance à l’affranchissement des serfs, car elle intéresse également toutes les classes de la nation qu’elle devait affranchir du joug de l’arbitraire, de la violence et de la corruption. Sans elle, toutes les autres réformes, à commencer par l’émancipation, eussent pu devenir illusoires, demeurer pour le peuple un inutile et vain décor. Dans un empire, livré depuis des siècles à la vénalité, à l’intrigue, à la prépotence du rang ou de l’argent, la réforme de la justice pouvait seule faire des autres une vérité. Aussi les nouveaux tribunaux méritent-ils, non moins que les zemstvos, d’être regardés comme l’un des fondements d’une Russie nouvelle.

Chez des peuples libres, il peut n’être pas impossible d’avoir une bonne justice sans avoir de bonnes lois. Il n’en saurait être de même sous les gouvernements absolus dont, trop souvent, les agents sont enclins à regarder la loi comme un arsenal destiné à fournir des armes à leurs haines ou à leurs convoitises. Or, en Russie, les vices des juges et des tribunaux ont été longtemps aggravés par les défauts de la législation, par la multiplicité et la confusion des lois. Les édits, oukazes, statuts, règlements de toute sorte étaient sans nombre et sans ordre. Le meilleur légiste eût passé la moitié de sa vie à étudier la loi sans bien s’en rendre maître. La plupart des juges l’ignoraient, et ceux qui la connaissaient s’en servaient au gré de leurs passions ou de leur cupidité. Des lois qui, pour un même cas, pouvaient fournir deux ou trois solutions, encourageaient singulièrement la vénalité et la tyrannie. Cette législation, obscure et inextricable, présentait l’aspect d’une forêt touffue où les juges avaient peine à se retrouver, et où le justiciable demeurait à la merci des hommes de loi qui le rançonnaient. À cet égard, la législation russe n’était pas sans ressemblance avec la législation anglaise, elle aussi faite de pièces et de morceaux, d’actes du parlement et d’ordonnances royales, d’anciennes lois, tombées en désuétude, sans être formellement abrogées, et de nouvelles lois d’un esprit opposé, le tout compliqué de décisions complémentaires, de modifications, d’exceptions de toute sorte ; mais, grâce aux mœurs et à l’esprit public, cette ressemblance entre les deux législations avait dans les deux pays des effets fort différents. La discordance ou l’indécision des lois qui, en Angleterre, a souvent tourné au profit de la liberté et de la sécurité des citoyens, tournait d’ordinaire, en Russie, au profit de l’arbitraire et de la corruption[215].

Ce ne sont pas les lois qui ont jamais fait défaut à la Russie. En dépit du témoignage de quelques anciens voyageurs, la Moscovie a de bonne heure possédé des lois écrites[216]. La Russie des Varègues avait, dès le dixième siècle, dans la Rousskaïa pravda (le droit russe) de Iaroslaf, un code à demi barbare, qui rappelle les législations scandinaves de la même époque. Le tsarat de Moscou avait le soudebnik ou justicier d’Ivan III et d’Ivan IV qui, une fois l’unité moscovite achevée, substituèrent un code unique aux lois ou coutumes particulières des différents apanages. Après les grands troubles de la fin du seizième siècle, le second des Romanof, le tsar Alexis, père de Pierre le Grand, avait publié, sous le nom d’Oulogénié zakonof) un recueil de lois qui depuis est demeuré la base de la législation russe. L’influence européenne vint vers ce temps entraver le développement du droit national. Sur les anciennes lois moscovites se greffèrent, sous Pierre le Grand et ses successeurs, des lois copiées ou imitées des codes et des coutumes de l’Occident. Dans sa législation comme dans toutes ses institutions, la Russie a été ainsi disputée entre deux tendances, entre deux esprits différents, et le droit russe a perdu toute unité, toute homogénéité. Au lieu de substituer à l’Oulogénié des premiers Romanof un code nouveau et systématique, les successeurs d’Alexis Mikhaïlovitch se contentèrent d’accroître ou d’amender les lois existantes au moyen d’oukazes successirs, occasionnels et accidentels, souvent inconsidérés et contradictoires. À force d’accumuler ordonnances sur ordonnances et règlements sur règlements, les souverains du dix-huitième siècle avaient fait de la législation un véritable chaos. Pierre le Grand eût voulu doter la Russie d’un code régulier, en prenant comme base les lois suédoises : ses guerres, ses voyages, ses réformes multiples ne lui en laissèrent pas le temps. Quand il mourut, il n’avait fait qu’entasser les édits et les règlements, empruntant aux codes de l’Europe des lois disparates, étrangères aux mœurs de ses sujets, rapportant et abrogeant souvent lui-même ses propres oukazes, procédant toujours d’une manière isolée et fragmentaire, par modifications partielles, selon les besoins ou les inspirations du jour, se démentant parfois à peu d’intervalle, comme si, dans sa fièvre d’innovations, il eût oublié ses propres lois.

Les successeurs de Pierre suivirent la même méthode désordonnée, tantôt pour continuer, tantôt pour défaire l’œuvre du réformateur. Aucun État, nous l’avons dit, n’a fait un plus grand abus de la législation[217]. La raison en est simple. La loi écrite, selon la remarque d’un penseur contemporain, « est l’autorité qu’emploient habituellement les modernes pour modifier l’impulsion imprimée par les coutumes et les mœurs[218] ». Le gouvernement russe, qui, durant près de deux siècles, s’est laborieusement employé à transformer les mœurs de ses sujets, n’a pas manqué de se servir de cet instrument, en usant à tort et à travers. Sous le nom de lois, la Russie finit par ne posséder qu’une masse informe de statuts, d’ordonnances, d’oùkazes, d’édits incohérents. Chaque souverain remaniait et bouleversait sans scrupule la législation ; chaque règne mettait en question les lois comme les institutions du règne précédent, en sorte que, sous cette perpétuelle mobilité, la notion même de loi semblait disparaître. En vérité, il était difncile de donner un tel nom à un amas d’ordres et de contre-ordres, de décisions opposées et d’arrêts contradictoires, sans cesse modifiés et abrogés les uns par les autres. Une législation aussi confuse réclamait impérieusement une codification, mais la tâche devenait plus difficile à mesure qu’elle devenait plus nécessaire. Catherine II en nourrit le projet ; elle en était peut-être plus capable qu’aucun de ses prédécesseurs ou successeurs, car elle apportait, le plus souvent, dans ses lois un esprit de suite, étranger d’ordinaire au législateur russe. C’était pour préparer la confection d’un code qu’en 1767 la tsarine rassemblait à Moscou les représentants de toutes les provinces, de toutes les classes, de toutes les races et les religions de l’empire. Les guerres de Turquie et de Pologne détournèrent l’impératrice de cette grande œuvre ; mais, dans sa célèbre instruction pour la confection du nouveau code, Catherine II avait officiellement posé des principes de droit, des axiomes de justice qui, sous un tel patronage, ne sont pas demeurés stériles. Les projets de codification, repris sous l’empereur Alexandre Ier, ne furent exécutés que sous son frère, à l’aide de Spéranski. L’empereur Nicolas est ainsi le Justinien de la Russie, et Spéranski, le fils de pope, en est le Tribonien.

Pour une telle œuvre, Nicolas, comme Catherine, avait le choix entre deux méthodes, entre la rédaction d’un code homogène et rationnel, tel que notre code Napoléon, et la simple réunion et classification des innombrables lois existantes. L’empereur Nicolas se borna à la tâche la plus facile, n’osant aspirer à la gloire tour à tour ambitionnée par Catherine et par Alexandre Ier. C’était peut-être le parti le plus sage ; on ne pouvait guère mettre la Russie en possession d’un code nouveau et définitif, avant que l’émancipation des serfs en eût renouvelé la face[219].

La collection des lois, recueillies par Spéranski sur l’ordre de l’empereur Nicolas (Sobranié zakonof), forme quarante-cinq volumes in-quarto où les lois de l’empire sont rangées par ordre chronologique, en commençant par l’Oulogénié du tsar Alexis. Ces lois, fréquemment discordantes, sont condensées et coordonnées systématiquement dans une sorte de Somme du droit russe appelée Svod zakonof, qui tient lieu de code et est seule d’usage habituel. Le Svod lui-même est loin de former un code régulier et symétrique à la façon de notre code Napoléon. Ce n’est qu’une compilation de lois d’époques diverses et d’inspirations différentes, une juxtaposition d’édits et d’ordonnances, trop souvent sans cohérence ni harmonie. Quels qu’en soient les défauts, ce code provisoire a mis une certaine unité dans la législation russe ; si l’étude en reste encore pénible, elle est au moins possible. Le Svod comprend plus de 60 000 articles, distribués en plus de 1500 chapitres ; il forme quinze gros volumes où les lois sont classées par ordre de matière. Le tome Ier par exemple, renferme les lois civiles, le tome XV les lois pénales. Aucun de ces volumes n’offrait rien de définitif ; aussi, malgré leur origine relativement récente, quelques-uns ont-ils été déjà plusieurs fois remaniés, complétés par des suppléments ou remplacés par des recueils nouveaux[220]. Ce code si volumineux est, du reste, loin de comprendre toutes les lois de l’empire : il y a dans certaines provinces, pour certaines affaires civiles ou religieuses, toute une législation spéciale qu’il faut chercher ailleurs. Aussi n’est-il pas facile aujourd’hui même de se reconnaître dans ce chaos. Certaines branches de la législation, celle qui touche les Juifs par exemple, sont toujours un véritable dédale. Il faut être un spécialiste pour ne pas s’y perdre. Bref, les lois sont souvent restées si confuses et compliquées que le pays ne sait trop ce qu’on lui promet, quand on lui fait espérer le règne des lois[221].

Le gouvernement impérial comprend les inconvénients de cette complication des lois ; aussi n’a-t-il pas renoncé à doter la Russie de codes réguliers et systématiques analogues à notre code Napoléon. Alexandre II avait, sur la fin de son règne, entrepris la rédaction d’un nouveau code pénal, dont il a légué l’achèvement à son successeur. Alexandre III a, en 1882, chargé une commission d’élaborer un projet de code civil ; mais c’est là, pour les lois civiles spécialement, une œuvre de longue haleine qui ne saurait être accomplie en quelques années.

Un empire autocratique a beau être en possession d’un code, peut-il avoir des lois fixes et dignes de ce nom ? La question peut paraître douteuse. Dans un État où le monarque est la loi vivante, la législation semble un livre toujours ouvert où le souverain, n’étant pas lié par ses décisions de la veille, peut inscrire ou effacer telle page à son gré. L’idée de fixité, de permanence, paraît difficilement conciliable avec ce pouvoir de tout altérer, de tout régler par oukaze. On a dit parfois qu’en reconnaissant au souverain le droit de les modifier à son gré, le premier article du code russe abrogeait tous les autres. Là où l’autorité suprême est légalement maîtresse de dépasser les limites de la loi, on peut soutenir qu’il ne saurait y avoir de lois. Pour la Russie, ce serait cependant aujourd’hui une singulière exagération. Il n’y a pas toujours dans les institutions humaines une telle logique qu’il faille pousser jusqu’aux dernières conséquences les principes les mieux établis d’un gouvernement. En Russie, le souverain est placé au-dessus de la loi, ou, mieux, il est la source de la loi, qui découle tout entière de sa volonté ; mais, dans la pratique, la loi ne peut être modifiée sans certaines formalités, sans certaines études, sans la participation de certains corps constitués, en sorte qu’à cet égard la situation de la Russie moderne n’est pas aussi différente de celle des autres États de l’Europe qu’elle semble l’être au premier abord. En droit, toute la législation demeure à la merci d’un oukaze, elle se résume tout entière dans le vieil adage, si longtemps enseigné en Occident : Quod principi placuit, legis habet vigorem. En fait, c’est là une prérogative dont, de nos jours, l’autorité impériale est rarement tentée d’user, dont elle a peu d’intérêt à se servir, en dehors des causes politiques, où la forme même du gouvernement interdit toute garantie. Pour le reste, pour le droit civil et le droit criminel, le pouvoir du souverain sur la législation n’est au fond que le pouvoir, partout reconnu, du législateur sur la loi. Si le régime autocratique, où la puissance législative est concentrée dans un homme, offre sous ce rapport peu de garanties de fixité, ce n’est point le seul régime sujet à ce grave inconvénient. L’histoire montre par trop d’exemples qu’en fait de lois et de stabilité le même reproche peut être mérité par des systèmes politiques fort différents.

Avec des lois il faut des juges qui, des pages du code, fassent passer la loi dans la vie réelle. La réforme des tribunaux, réservée à l’empereur Alexandre II, était aussi malaisée qu’urgente. Au début de son règne, la justice n’était pas moins défectueuse que l’administration ; elle souffrait des mêmes maux, et le gouvernement avait en vain essayé des mêmes remèdes. Les tribunaux russes opéraient dans l’ombre et le silence, à l’écart du public, loin des oreilles des plaideurs ou des yeux de l’accusé. Au criminel comme au civil, la procédure était écrite et secrète. Les juges n’apparaissaient que pour rendre un arrêt ou une sentence. Chose digne de remarque, c’était sous l’influence de l’Europe occidentale, au temps d’Alexis Mikhaïlovitch, et de son fils Pierre le Grand, que s’était introduite en Moscovie cette procédure inquisitoriale, devenue depuis si étrangère à nos mœurs.

En Russie, la procédure secrète avait eu pour principal effet d’entretenir le mal russe, la vénalité. Le tribunal, entouré de ténèbres, était devenu une sorte de comptoir où l’on trafiquait sans honte des biens et de la liberté des hommes. Les scribes ou avoués (striaptchi), chargés des intérêts des parties, n’étaient guère que des courtiers entre juges et plaideurs. Les sentences étaient à l’encan ; les symboliques balances de la justice servaient moins à peser les droits et les titres que les offres et les présents des parties.

Avec la procédure secrète, il eût fallu à l’empire des juges éclairés et intègres, et les magistrats russes n’étaient ni l’un ni l’autre. Comme la plupart des fonctionnaires, le plus grand nombre des juges se trouvaient trop peu rétribués pour vivre avec honnêteté de leur traitement ; il leur fallait des revenus accessoires, un casuel. L’opinion ne s’en scandalisait plus ; il semblait équitable que la bourse des plaideurs entretînt des tribunaux mal rémunérés par le trésor. C’était là une part des frais de justice qui, en tout pays, tombent à la charge des faiseurs de procès. Le juge intègre était celui qui recevait des deux mains et des deux parties sans vendre ses décisions ni à l’une ni à l’autre.

Grâce à de telles habitudes, les tribunaux russes donnaient lieu aux aventures les plus bizarres et aux histoires les plus étonnantes. Je n’en citerai qu’une, que je crois authentique. Un propriétaire avait un procès, son affaire était excellente, le président du tribunal était son ami, et de plus un homme aussi estimé que pouvait l’être un juge. Le plaideur n’osait, selon l’usage, graisser la patte du magistrat, qui ne cessait de lui répéter : « Ne vous préoccupez de rien, votre cause n’est pas douteuse ». Vient le jour où le tribunal rend son arrêt ; notre propriétaire est condamné. « Mon ami, lui dit le juge à la sortie de l’audience, votre affaire est si bonne que nous pouvons bien laisser à votre adversaire le plaisir de gagner en première instance. Vous êtes sûr de l’appel. »

À cette vénalité des tribunaux, mis par la procédure secrète en dehors du contrôle du public, le gouvernement avait depuis Catherine II, appliqué un remède que l’on eût cru efficace. La population locale, la plus intéressée à une bonne justice, avait été chargée de désigner elle-même, comme juges ou assesseurs des tribunaux, les hommes qui lui inspiraient le plus de confiance[222]. L’élection intervenait plus largement encore dans le choix des magistrats que dans le choix des administrateurs, mais sans plus de succès dans une sphère que dans l’autre. Les juges ainsi nommés, pour la plupart choisis par la noblesse et pris dans son sein, étaient d’habitude de petits propriétaires besogneux, sans instruction juridique, sans compétence professionnelle. Ces fonctions, d’ordinaire peu considérées et mal rétribuées, n’attiraient à elles que des hommes de peu de considération et de peu de valeur. Avec la procédure secrète, il ne pouvait y avoir de sérieux contrôle des électeurs sur les élus. C’était en vain que les élections se répétaient à de courts intervalles, de trois ans en trois ans. La plupart des juges ou assesseurs élus n’avaient pas même le temps de se mettre au courant de leurs fonctions, ils ne faisaient qu’approuver les décisions et contresigner les arrêts des juges de profession ou des greffiers du tribunal. Toutes ces institutions de Catherine et de ses successeurs, si libérales en apparence, sont encore un exemple du peu d’efficacité pratique du régime électif, là où font défaut les mœurs et l’esprit public.

Pour neutraliser l’ignorance et la corruption des tribunaux inférieurs, le gouvernement avait imaginé de multiplier les instances et avec elles les formalités et les écritures. C’était là encore un système de freins et de contrepoids déjà employé dans l’administration ; il ne réussit pas mieux pour la magistrature que pour la bureaucratie. En multipliant les instances, on ne faisait qu’allonger la procédure et rendre la justice plus lente aussi bien que plus dispendieuse. Il y avait parfois jusqu’à cinq ou six instances successives, en quelques cas même davantage, et autant de tribunaux, autant de démarches à faire, autant de juges à se concilier, pour les parties ou l’accusé. À chaque tribunal, les plaideurs devaient acquitter un droit de péage pour obtenir la faculté de passer outre. La longueur de la procédure était telle, que souvent on se résignait moins aux lenteurs de la justice qu’à sa corruption.

Les juges étaient liés par des règlements minutieux, qui leur prescrivaient de tenir registre, dans les moindres détails, des témoignages et de tous les faits relatifs à la cause. La procédure écrite et formaliste était ainsi la conséquence, le dispendieux et vain correctif de la procédure secrète. Les pièces allaient s’accumulant et le dossier grossissant d’instance en instance, sans que toute cette masse de papiers et de documents, qui devait rendre le contrôle plus aisé et plus certain, eût d’autre effet que de le rendre plus difficile et plus illusoire. Les clercs et les greffiers, les secrétaires des tribunaux, chargés de préparer la besogne des juges et d’examiner la valeur des pièces, étaient seuls à ne point se perdre dans ce dédale d’écritures, et la manière dont ces employés, aussi peu scrupuleux que mal rétribués, lui présentaient l’affaire, dictait d’ordinaire les résolutions du tribunal.

Un pareil ordre de choses se comprenait alors que des millions d’hommes étaient légalement privés de toute justice, et livrés, de par les lois, à l’arbitraire de quelques milliers de leurs compatriotes. Il n’en pouvait plus être de même après l’affranchissement de la population rurale. Une justice intègre et indépendante, assurant à tous une égale protection, était le complément, sinon le prélude indispensable, de l’abrogation du servage. Selon quelques-uns des esprits les plus compétents, la réforme judiciaire eût dû être la première en date, elle eût dû précéder l’émancipation, afin qu’il y eût des juges pour appliquer la loi et prononcer entre l’ancien serf et l’ancien seigneur[223]. L’empereur Alexandre II était avant tout pressé de faire disparaître la tache séculaire du servage, il n’osa tenter les deux grandes réformes simullanément. C’est qu’en vérité l’une n’était guère plus aisée que l’autre.

Dès qu’on voulut améliorer la justice, on reconnut que les tribunaux existants étaient foncièrement défectueux et irrémédiablement vicieux. Il parut impossible de rien conserver de l’ancien édifice ni de rien élever de solide sur les anciennes fondations ; il fallut tout abattre et renoncer à se servir des vieux matériaux. On vit, en cette occasion, de quelle liberté jouit le gouvernement russe dans la conduite de ses réformes. Aujourd’hui, comme au temps de Pierre le Grand, ce gouvernement monarchique et traditionnel, ayant derrière lui un passé plusieurs fois séculaire, peut encore procéder à grands coups de pioche, par la méthode révolutionnaire, détruisant et rasant les institutions existantes, pour bâtir à son aise sur un terrain libre et sur un plan nouveau. C’est qu’en Russie le pouvoir n’est entravé par aucune tradition, enchaîné par aucun précédent, ce qui le rend maître de tout innover, de tout improviser, de tout expérimenter à son gré, comme au lendemain d’une révolution qui n’aurait rien laissé debout. Le réformateur ne rencontre point de ces barrières qui l’arrêtent ailleurs au pied d’institutions vieillies, défectueuses et surannées, mais consacrées par l’âge, par l’habitude ou les préjugés, par le respect ou l’attachement des peuples. En dehors de l’Église orthodoxe et de la commune rurale, la Russie du dix-neuvième siècle ne possédait aucune institution ayant de vivantes racines dans les mœurs ou les affections du peuple. À cet égard, l’état social de la Russie n’était pas sans ressemblance avec le sol russe ; la nation offrait au pouvoir une surface plane, unie et lisse sur laquelle rien ne tenait debout par soi-même, et où le législateur était maître de construire à neuf, selon les règles de la science, comme sur une table rase.

Ni les enseignements de la science, ni les conseils de l’expérience n’ont fait défaut aux promoteurs de la réforme judiciaire. Pour trouver des exemples et des modèles, la Russie n’avait qu’à regarder au delà de ses frontières, vers cet Occident, parfois si dédaigné de ses publicistes et dont les leçons et la longue expérience lui peuvent épargner tant de tâtonnements, d’erreurs et de mécomptes. Une commission spéciale fut chargée d’étudier l’organisation judiciaire des pays étrangers, de la France et de l’Angleterre en particulier. Des rapports de cette commission fut tirée et comme extraite la nouvelle organisation russe, car, dans sa liberté de tout faire et de tout essayer, le gouvernement de Pétersbourg n’a point cette fois mis son amour-propre à faire du neuf. La réforme de ses tribunaux a été moins une création originale qu’une combinaison et une adaptation de divers éléments, presque tous empruntés aux peuples les plus avancés de l’Europe.

Cette filiation occidentale des nouvelles institutions judiciaires a, depuis leur origine, servi souvent de grief contre elles[224]. Il y a, on le sait, en Russie, à Moscou surtout, une sorte de protectionnisme ou de prohibitionnisme moral qui redoute partout l’invasion des idées ou des produits de l’Occident, et ne goûte pas plus l’importation des lois du dehors que des denrées étrangères. Aussi la publication du nouveau statut judiciaire causa-t-elle en son temps de nombreuses déceptions. Le Den, l’organe des Slavophiles, ne dissimulait pas son désappointement[225]. On s’attendait à autre chose, au lendemain de l’émancipation et du statut des paysans où le gouvernement s’était guidé d’après d’autres principes. C’est que ces deux réformes, entreprises et exécutées à si peu d’intervalle, ont été élaborées par des commissions différentes, sous des influences diverses. Il n’y a donc pas à s’étonner de la froideur de l’accueil fait aux nouveaux tribunaux, dans certain milieu, spécialement parmi les rédacteurs de la charte d’émancipation, alors pour la plupart en disgrâce[226]. Il faut avouer qu’entre l’inspiration de ces deux œuvres, presque simultanées, il y a une manifeste discordance. La raison n’en est pas uniquement au manque de programme du tsar réformateur, ni au défaut d’influence dominante sous Alexandre II ; elle est aussi dans la différence des deux tâches imposées à ce malheureux prince. La constitution rurale de la Russie lui était si particulière qu’en émancipant les paysans, elle ne pouvait beaucoup imiter l’Europe. Il en était autrement des institutions judiciaires. C’est là un de ces domaines dans lesquels il n’y a pas, pour les peuples civilisés, place à une grande variété. L’expérience a montré quelles sont partout les premières conditions d’une bonne justice, et, si la Russie a parfois calqué de trop près ses modèles, elle se serait exposée à de plus graves désillusions en voulant se montrer originale.

La Russie a, dans l’ensemble et les détails de son système judiciaire, imité la France et l’Angleterre, prenant à l’une un trait, à l’autre une ligne ; mais elle ne s’est pas contentée de fondre de son mieux ce qu’elle dérobait ainsi à l’étranger, elle n’a pas uniquement copié ceux qu’elle pouvait considérer comme ses maîtres, elle a remonté jusqu’aux notions abstraites dont s’étaient inspirés ses modèles. Ce que le gouvernement impérial a pris comme règle, ce sont les maximes du droit public européen, les principes mêmes de la justice moderne. Si la réforme judiciaire a été la plus largement conçue et la plus résolument conduite de toutes les grandes réformes de l’empereur Alexandre II, c’est qu’au lieu de s’appuyer sur des données empiriques et sur les convenances du moment, elle a une base rationnelle ; qu’elle repose à la fois sur des idées générales, acceptées de tous les peuples modernes, et sur la pratique des États les plus civilisés. Aussi, malgré les déviations successives d’un gouvernement toujours trop disposé à revenir sur ses propres lois, cette réforme possède-t-elle ce qui manque souvent à ses contemporaines, l’esprit de suite, l’unité.

Quels sont ces principes qui servent de norme à la nouvelle organisation de la justice ? C’est d’abord la séparation du pouvoir judiciaire et du pouvoir administratif, l’indépendance des magistrats et des tribunaux, du plus humble au plus élevé. C’est l’égalité de tous les sujets du tsar devant la loi, sans distinction de naissance ou de grade, la suppression, devant les juges, des différences de classe ou de caste. C’est la publicité de la justice avec la procédure orale, les tribunaux, jusque-là fermés à la lumière, ouverts au grand jour pour fonctionner sous le contrôle de l’opinion et de la presse. C’est enfin la participation directe de la population à la justice, ici par le jury, là même par l’élection des juges.

Pour nous. Occidentaux, la plupart de ces principes n’ont rien de nouveau ni de singulier ; en Russie, au sortir du servage, ils excitaient bien des étonnements, des colères et des craintes, ils soulevaient l’opposition de toutes les influences intéressées au maintien de l’ancienne corruption et de l’ancienne confusion. De telles maximes apportaient, en effet, dans la vie nationale une véritable révolution : si elles avaient toujours été maintenues et respectées dans la pratique, elles eussent frappé au cœur le mauvais génie de l’empire, l’arbitraire bureaucratique. Une innovation semblait aux vieux tchinovniks particulièrement révolutionnaire et pernicieuse : c’était la séparation du domaine judiciaire et du domaine administratif, c’est-à-dire l’émancipation de la justice de toute ingérence du gouvernement et de ses fonctionnaires. À tous les adhérents du passé, cette division des pouvoirs paraissait l’énervement de l’autorité, par là désarmée vis-à-vis de la société. Et, à leur point de vue, les doléances de ces pessimistes étaient fondées ; la division des pouvoirs est partout la meilleure garantie de leur délimitation. En fermant l’accès du temple de la justice à l’administration et aux fonctionnaires, la réforme restreignait l’empire jusque-là illimité du tchinovnisme et du favoritisme. Comme la loi et mieux que la loi, l’indépendance des tribunaux était, pour l’autorité et ses agents, pour l’omnipotence tsarienne elle-même, une borne et un frein. En affranchissant la justice de la tutelle de l’administration, en s’interdisant toute immixtion dans les tribunaux, l’autocratie ne renonçait-elle pas implicitement à garder en ses mains tous les pouvoirs ? Si elle retenait dans leur intégrité la puissance législative et la puissance exécutive, elle se dépouillait, au proflt de la société, du pouvoir judiciaire ; si, par la nomination des juges, elle en conservait encore une portion, c’était pour en abandonner l’exercice à une autorité dont elle reconnaissait l’indépendance. À partir de ce jour, l’empire des tsars cessait d’être ce que Montesquieu appelait un État despotique, pour devenir ce qu’il nommait une monarchie. Le souverain avait renoncé, pour lui et ses agents directs, à ce vieux droit de justice, la plus commode et la plus terrible des armes du despotisme. Désormais, le monarque autocrate n’apparaissait au sommet de l’édifice judiciaire que comme le suprême gardien de la loi. Cela est si vrai que le gouvernement impérial n’a pu longtemps se résigner à ce rôle, si nouveau pour lui, et que, par des voies détournées ou des lois d’exception, il a été contraint de reprendre une partie des facultés ainsi abandonnées par lui. On avait cru pouvoir transporter de toutes pièces la justice européenne sur le vieux sol autocratique : on avait oublié que toutes les institutions se tiennent, que les tribunaux et le jury de l’Europe ne sauraient subsister dans leur intégrité à côté de l’arbitraire administratif et de l’omnipotence de la police.

Le principe nouveau de la division des pouvoirs, bien qu’il ait subi de graves dérogations, devait avoir une autre conséquence également importante pour le pays, également odieuse au tchinovnisme. La confusion des pouvoirs était naguère accompagnée de la confusion des fonctions, encouragée par la hiérarchie du tchine. Avant les réformes de l’empereur Alexandre II, il n’y avait en Russie ni juges, ni administrateurs de profession ; il n’y avait guère que des tchinovniks de grade différent, qui, d’ordinaire, faisaient de tout en même temps ou tour à tour, passant d’un ressort à l’autre sans plus de préparation ou d’aptitude pour l’emploi du jour que pour celui de la veille. À ce cumul simultané ou successif des fonctions les plus diverses devait se substituer le principe moderne de la spécialité des fonctions et des carrières. Dorénavant la Russie allait dans ses tribunaux voir siéger des juges.

Élevées selon les principes les plus rigoureux du droit moderne, les institutions judiciaires de la Russie ont une remarquable régularité et une noble symétrie. Aussi est-il profondément regrettable que des altérations partielles en soient venues défigurer l’ensemble. De toutes les constructions de ce genre, il en est peu qui aient une aussi belle ordonnance. Le style a beau en avoir été emprunté à divers pays, le plan de l’édifice lui assure une incontestable harmonie. Ce qui fait l’originalité de ce plan, c’est la division des services judiciaires en deux sections mutuellement indépendantes, et différant par le mode de nomination des juges autant que par l’étendue de la juridiction. Il y a, comme en beaucoup d’autres pays, deux ordres de tribunaux, les justices de paix et les tribunaux ordinaires, les uns bornés aux petites affaires dont le règlement exige peu d’études juridiques, les autres connaissant des causes graves où sont en jeu la fortune, la liberté, la vie des habitants ; mais en Russie, au lieu d’être superposées l’une à l’autre, ces deux justices forment deux séries parallèles, absolument distinctes et possédant chacune leurs cours d’appel comme leurs tribunaux de première instance. Ces deux séries isolées ne se rejoignent qu’à leur sommet, dans le sénat qui, chargé de veiller au respect de la loi par les tribunaux de tout ordre, leur sert de trait d’union et est ainsi la clef de voûte de tout l’édifice[227].




CHAPITRE II


Justice corporative — Tribunaux des paysans ou de volost. — Leur raison d’être. — Droit coutumier et droit écrit. — Composition et compétence de ces tribunaux rustiques. — De l’emploi des verges dans les campagnes. — Une audience de cette justice villageoise. — Ses défauts et ses avantages. — Autres tribunaux corporatifs. — Cours ecclésiastiques.


Un des principes fondamentaux de la réforme judiciaire est l’égalité de tous les sujets du tsar devant la justice. Les nouveaux tribunaux sont communs à tous les habitants de l’empire, sans distinction d’origine ou de profession[228]. À cette règle, il y a une exception qui intéresse la portion la plus considérable du peuple. Au-dessous de la double série de tribunaux institués par les statuts judiciaires, persiste une justice antérieure qui conserve le caractère corporatif. Ce sont les tribunaux de bailliage ou de volost (volostnye soudy)[229], érigés par l’acte d’émancipation, et particuliers aux paysans, qui en sont les seuls juges comme les seuls justiciables.

D’où vient cette anomalie qui paraît soustraire au droit commun plus des trois quarts de la nation ? Pourquoi laisser à la classe la plus nombreuse et la moins instruite une justice spéciale et indépendante ? À cela il y a plusieurs raisons ; c’est d’abord la grandeur des distances, dont il faut toujours tenir compte en Russie, et qui, pour des affaires d’une minime valeur, ne permettrait pas toujours au villageois d’aller chercher le juge de paix ; c’est ensuite et plus encore, que le paysan a de temps immémorial des habitudes, des coutumes locales, qui règlent toute la vie du village et y possèdent l’autorité de la loi. Ces coutumes traditionnelles, sur lesquelles sont fondées toutes les relations des paysans entre eux, la plupart des gens d’une autre classe les ignorent, et le moujik, peu cultivé, souvent timide ou défiant, serait très embarrassé de les expliquer à des hommes étrangers à ses mœurs.

Si le paysan garde des tribunaux particuliers, c’est que, dans ses coutumes, il conserve une législation particulière, pour lui plus compréhensible et plus respectable que la loi écrite. Chez le moujik, au fond même de la nation, le pouvoir suprême ne rencontre plus la même table rase qu’à la surface. Dans ces couches inférieures et longtemps oubliées se retrouvent des empreintes profondes et persistantes des mœurs, des traditions séculaires que toutes les révolutions opérées à la surface du pays n’ont encore pu oblitérer. « La coutume est plus ancienne que la loi », dit un dicton populaire, et un autre : « Une coutume n’est pas une cage, vous ne pouvez la décrocher ». Chez le peuple, en effet, la coutume n’est pas seulement un legs plus ou moins révéré du passé, elle est intimement liée aux conditions mêmes de l’existence du moujik, à la commune rurale, au mir, au mode de propriété, en sorte que, pour enlever toute force à la coutume, il faudrait supprimer le mir et la propriété collective[230].

Chez les Russes, comme chez la plupart des Slaves, il y a fréquemment discordance entre le droit écrit, plus ou moins inspiré de l’étranger, et le droit coutumier, hérité des ancêtres. Cette contradiction entre la législation officielle et les coutumes nationales diminue singulièrement, dans les populations rurales, l’autorité de la loi. Selon la remarque d’un éminent juriste slave[231], un code qui blesse l’instinct populaire et les notions traditionnelles de la justice risque de détruire l’idée même du droit. L’homme du peuple ne se soumet qu’avec répugnance à des lois qu’il n’aime ni ne comprend, et cherche par tous les moyens à se soustraire à leur joug. N’auraient-ils d’autre avantage que de laisser à la coutume un refuge légal et un interprète autorisé, les tribunaux de bailliage, loin d’être inutiles, rendraient d’importants services au bien-être et à la moralité des paysans. Puis, conformément à leurs habitudes et à leurs notions de justice, la coutume, au lieu d’être inflexible et réduite en formules fixes comme la loi, permet aux juges une certaine latitude : elle les autorise à tenir compte, dans les affaires d’héritage et de partage de famille, de même que dans les partages communaux, de la variété des circonstances individuelles.

L’émancipation a, dans le dernier quart de siècle, tourné l’attention du gouvernement et du public vers ces coutumes villageoises, presque entièrement dédaignées au temps du servage. C’était, au cœur même de la Russie, tout un monde inconnu et original qui s’ouvrait aux découvertes des patriotes et des curieux, des juristes et des ethnographes. Les explorateurs ne lui ont pas manqué, les recherches ont été encouragées par le gouvernement et par les sociétés savantes, surtout la société russe de géographie[232]. Des missions spéciales ont été envoyées en diverses régions, de patientes monographies ont été consacrées aux coutumes des diverses provinces, de vastes questionnaires, successivement étendus, ont, par une minutieuse enquête sur les usages juridiques des différents gouvernements, préparé un recueil complet du droit coutumier national. À tous ces travaux, les tribunaux de bailliage ont fourni une base solide avec des renseignements authentiques ; pour connaître les idées juridiques du peuple russe, il n’y a guère qu’à collectionner les décisions de ces cours villageoises[233].

De ces matériaux, divers écrivains ont tiré de curieuses études sur les mœurs populaires et les idées du paysan touchant la justice, la propriété, la famille, le mariage[234]. Les sentences de ces humbles tribunaux de village nous révèlent, dans leur vérité et leur simplicité, toutes les notions juridiques et, par suite, les notions morales du moujik. À travers les variétés provinciales, il y a dans le droit coutumier de la Grande-Russie, comme dans la nation russe elle-même, une incontestable homogénéité. Les régions qui présentent les particularités les plus différentes et les usages les plus originaux sont d’ordinaire les contrées où les populations d’origine étrangère, les allogènes, finnois et autres, ont laissé le plus de traces dans les mœurs et la vie locale[235].

Au-dessus des questions ethnologiques ou historiques que soulèvent les coutumes populaires, se pose la question juridique. Quelle place le droit coutumier peut-il revendiquer dans les tribunaux ? C’est là, pour le législateur, un problème des plus importants et aussi des plus ardus ; c’est un de ceux dont se sont occupés les premiers congrès de juristes russes. Le gouvernement n’en avait pas méconnu la gravité. Un article de l’acte d’émancipation stipulait déjà expressément que, pour l’ordre de succession et les héritages, les paysans étaient autorisés à suivre les usages locaux[236]. Le temps n’est plus où l’on considérait le droit coutumier comme un empiétement sur le pouvoir du législateur. La loi de 1864, qui a consacré la nouvelle organisation judiciaire, enjoint aux juges de paix de ne pas froisser les coutumes en vigueur ; mais, le législateur n’ayant pas pourvu aux cas de conflit entre le droit écrit et le droit coutumier, ce dernier est d’ordinaire sacrifié, ou n’est admis qu’en l’absence de loi écrite. La commission chargée par l’empereur Alexandre III de la rédaction d’un projet de code civil a bien reçu pour instructions de tenir compte du droit coutumier ; mais ce nouveau code est loin d’être promulgué, et le désir d’y faire place aux coutumes populaires est une des choses qui en retarderont l’achèvement[237]. Les tribunaux de bailliage restent les seuls où la coutume règne en souveraine, et où les affaires des paysans soient jugées conformément à leurs notions juridiques. Or la compétence de ces tribunaux de volost est limitée aux affaires d’une valeur inférieure à 100 roubles, et leur intégrité ou leur impartialité n’offrent pas assez de garanties pour étendre leur juridiction[238]. Au-dessus de 100 roubles, la propriété des paysans semble donc être soustraite au droit coutumier pour passer sous l’empire de la loi écrite. Dans la pratique il est cependant loin d’en être toujours ainsi.

La plupart des affaires des villageois, celles qui ne sont portées devant aucun tribunal, sont réglées selon l’usage local ; puis, pour les affaires litigieuses même, quand elles viennent devant les tribunaux ordinaires, il est parfois difficile aux juges de leur appliquer le texte de la loi. Là surtout où règne la propriété collective, les droits des familles d’un même village et les droits des membres d’une même famille sont souvent trop mal définis, trop mal établis juridiquement, pour servir de base à une action civile ou se prêter à l’application de la loi ordinaire. Enfin, si le législateur ne défère aux tribunaux de volost que les contestations dont l’objet a une valeur moindre de 100 roubles, le consentement des deux parties suffit pour que des causes plus importantes soient portées devant ces modestes tribunaux et légalement tranchées par leur arrêt. Le domaine du droit coutumier et de la justice villageoise est ainsi moins étroitement circonscrit qu’il ne le semble au premier abord.

La compétence des tribunaux de volost n’est pas bornée aux affaires civiles ; elle s’étend à certaines affaires criminelles, ou mieux correctionnelles, comme nous dirions en France. Les tribunaux de bailliage prononcent sur tous les délits de peu de gravité commis dans l’enceinte de la volost par des paysans sur des gens de même condition[239]. Parmi les délits soumis à ces assises villageoises figurent tous les actes contraires à une bonne police, tels que les disputes, les rixes, les désordres de toute sorte, Tivrognerie, la mendicité. Ensuite viennent les délits contre la propriété, escroqueries, abus de confiance et tout vol simple d’une valeur inférieure à trente roubles, puis les offenses aux personnes, injures, menaces, coups ou blessures légères. À côté de ces délits se rangent les infractions aux lois ou usages des paysans, sur le partage des terres communales ou les partages de famille, sur le domicile et les changements de résidence. Cette justice patriarcale se trouve ainsi chargée de maintenir l’obéissance à l’autorité traditionnelle de la commune, en même temps que le respect dû à ses fonctionnaires, aux anciens de volost ou de village, aux parents, aux vieillards et, selon le texte de la loi, « à toutes les personnes dignes d’une considération particulière ». À ce rustique tribunal revient le soin d’assurer l’autorité domestique aussi bien que l’autorité du mir, de faire régner l’ordre et la paix dans le ménage, comme dans la commune, du moujik. Il ne se borne pas toujours à ce rôle : il exerce parfois une véritable censure sur les mœurs, et va jusqu’à punir les infractions aux préceptes religieux, cela peut-être en vertu de l’antique notion de solidarité, de peur que la communauté ne soit châtiée pour les fautes d’un de ses membres.

Les tribunaux de volost ont à protéger la liberté et la sécurité de la femme et des enfants, aussi bien que l’autorité du chef de famille. La loi leur confère le droit de punir les maris qui maltraitent leurs femmes, ou les parents qui abusent de leurs enfants. Le père a-t-il une mauvaise conduite, les juges autorisent le fils à le quitter. Un frère aîné, chef de maison, s’est-il fait le tyran de ses sœurs, elles trouvent protection près des juges. Un chef de famille administre-t-il mal ses affaires, les juges lui enlèvent la direction du ménage et, dans l’intérêt de ses enfants, transmettent ses pouvoirs à sa femme. La brutalité maritale, vieux reste des mœurs du servage, étant un des principaux vices du moujik, les juges de volost rendraient à la famille du paysan un service inappréciable, s’ils y relevaient la dignité de la mère et de l’épouse[240]. Les procès domestiques » devant cette justice primitive, donnent parfois lieu à de singulières sentences. Dans un village de notre connaissance on avait à juger un mari qui avait battu sa femme, et une femme qui ne voulait plus vivre avec son mari. Ne voulant donner gain de cause ni à l’un ni à l’autre, les juges les condamnèrent tous deux à quelques jours d’emprisonnement, et, comme il n’y avait pour toute prison qu’une seule salle, les deux coupables furent enfermés ensemble.

D’ordinaire, les juges sont naturellement peu sévères pour les abus de l’autorité masculine, et, quand il est condamné par le tribunal, le mari prend parfois à la maison sa revanche sur la femme. Les procès ne font ainsi souvent qu’envenimer les rapports des époux, et, pour échapper à la tyrannie conjugale, la femme finit trop fréquemment par recourir à la fuite ou au meurtre[241]. Afin de ne pas réduire les paysannes à de telles extrémités, il a été question d’accorder aux juges de volost la faculté de prononcer la séparation des deux époux, en cas de mauvais traitements de la part de l’un d’eux. C’est là un droit qui semble exorbitant pour de pareils tribunaux, mais ce droit pourrait leur être conféré d’une manière détournée, en leur attribuant simplement la faculté de faire délivrer à la femme maltraitée par son mari un passeport qui lui permit de quitter le domicile et la commune de son époux. Les mœurs des campagnes sont trop favorables à l’autorité maritale pour que les tribunaux de village abusent de leurs pouvoirs contre le mari, et rompent les chaînes de la femme, à moins que le poids n’en soit manifestement intolérable[242].

Les peines que peuvent infliger les tribunaux de volost sont de diverses sortes. Le législateur s’est gardé de les abandonner à l’arbitraire des juges, il a pris soin de les déterminer et d’en marquer les limites. La loi en fixe le maximum à trois roubles d’amende, à sept jours d’arrêts ou à six journées de corvée au profit de la commune, et enfin à vingt coups de verge. Cette dernière peine place les tribunaux de volost en dehors du droit commun, en dehors de la législation qui a supprimé les châtiments corporels. D’où vient cette étrange et, pour nous, choquante anomalie ? Elle vient de la nature spéciale de cette justice rustique. Avec les verges, c’est la coutume et la tradition qui, chez le paysan, triomphent dans la justice criminelle et le droit pénal, aussi bien que dans le droit civil. L’ancien serf, battu et fustigé pendant des siècles, est fait au bâton et aux corrections patriarcales, il n’en sent guère l’ignominie, il leur offre son dos sans honte. Il a l’esprit encore trop réaliste et positif pour n’en pas apercevoir les avantages pratiques, et il apprécie le fouet sans préjugé. Les verges ne coûtent ni argent ni temps : « après le fouet, on travaille mieux, on dort mieux », assure un vieux dicton.

C’est la coutume qui maintient encore les verges dans la justice villageoise, et c’est la coutume qui peu à peu les supprimera. Un des avantages du droit coutumier sur le droit écrit, c’est qu’en effet le premier se modifie et s’améliore insensiblement avec les mœurs et les idées dont il suit les progrès. Aussi le législateur a-t-il été bien inspiré en ne faisant point violence aux habitudes et aux traditions rurales, en se contentant d’abroger cette peine humiliante pour les classes relevant uniquement du droit écrit. Le jour où le paysan sentira toute l’indignité, toute l’abjection de ce châtiment, légalement supprimé pour toutes les autres conditions, les tribunaux de volost auront bientôt cessé d’y condamner le moujik. Les verges tomberont d’elles-mêmes des mains du juge, et, en en prohibant définitivement l’emploi, la loi ne fera que sanctionner le progrès des mœurs. La réforme se fera peu à peu toute seule. Déjà les verges commencent à perdre de leur vogue ; dans nombre de communes, les paysans tendent à leur substituer l’amende ou les arrêts[243].

La loi, du reste, ne tolère l’usage de cette peine rustique qu’en le restreignant ; elle exempte du fouet ceux des paysans qui en souffriraient le plus dans leurs membres ou dans leurs sentiments, les femmes de tout âge, les vieillards au-dessus de soixante ans, les hommes ayant obtenu un diplôme d’instruction dans les écoles de district, sans compter les fonctionnaires de la commune et tous ceux qui tiennent à l’administration locale, à l’enseignement ou au culte, en sorte que, dans les villages mêmes où elle reste tolérée, la verge ne doit plus atteindre que la minorité des habitants. Il est vrai que ces prescriptions légales ne sont pas toujours respectées. Les juges de village ne se gênent pas à l’occasion pour faire fustiger les femmes ; parfois même les maris s’adressent au tribunal de volost pour faire administrer une correction à leurs compagnes. La police, de son côté, s’arroge encore à l’occasion le droit de fouetter le paysan[244].

La complication des lois russes n’est pas étrangère à ces illégalités. Sur ce point, comme sur bien d’autres, la législation est loin d’être toujours d’accord avec elle-même. L’oukaze impérial d’avril 1863 a bien exempté les femmes des peines corporelles ; mais l’acte d’émancipation de 1861, lequel règle spécialement les droits des paysans, autorise les tribunaux de volost à faire fouetter les femmes âgées de moins de cinquante ans. Or le statut d’émancipation, qui est la véritable charte rurale, est d’ordinaire le seul texte de loi à la portée des paysans. Chose singulière et qui montre bien le peu d’unité de la législation russe, la dernière édition des lois de l’Empire enregistre comme également en vigueur ces deux dispositions contraires[245].

À des tribunaux uniquement chargés d’appliquer les coutumes locales, il est oiseux de demander aucune instruction juridique ; aussi les juges de bailliage sont-ils de simples paysans choisis par leurs égaux. Jusqu’à la réforme de l’empereur Alexandre III qui a placé les communes sous la tutelle des chefs de canton, l’élection des juges de bailliage était abandonnée au conseil de volost, nommé lui-même par les assemblées de village. Depuis l’oukaze du 12 juillet 1889, les villages de la volost désignent seulement huit candidats entre lesquels le chef de canton choisit quatre juges : les quatre autres candidats servent de suppléants. Pour être éligible, il faut avoir 35 ans et, autant que possible (cela ne saurait toujours être exigé), savoir lire et écrire. Les juges doivent tenir audience au moins tous les quinze jours, de préférence les dimanches et fêtes. Le président de ce rustique tribunal est désigné par l’assemblée des chefs de canton à laquelle reviennent aussi, dans cette justice villageoise, les fonctions de Cour d’appel. Autrefois les anciens de village, le starchine et les starostes étaient exclus de cette magistrature ; ils ne pouvaient ni se mêler à la procédure, ni même assister à l’audience. Jusqu’au sein de ces humbles tribunaux on avait interdit l’ingérence de l’administration dans la justice et proclamé le principe de la séparation des pouvoirs. Depuis la loi de 1889, les anciens de volost peuvent être choisis comme présidents du tribunal. Au village, la séparation des pouvoirs avait toujours été plus apparente que réelle ; si le maire ou starchine ne pouvait siéger parmi les juges, il faisait élire ses amis ou ses créatures, et tenait les élus dans sa dépendance. Il ne faut pas oublier du reste que sous le régime de la propriété collective, l’assemblée de village, le mir, source de tous les pouvoirs locaux, tranche souverainement toutes les questions touchant au partage des terres ou à la répartition de l’impôt, et possède sur ses membres une sorte de pouvoir disciplinaire qui s’étend jusqu’au bannissement et à la déportation en Sibérie[246].

On ne saurait exiger des juges de volost une instruction supérieure à celle de la moyenne des paysans. La plupart sont entièrement illettrés : sur cinq ou six, il n’y en a guère qu’un ou deux qui sachent lire et écrire[247]. Le plus grand nombre se contentent de tracer une croix au-dessous des actes rédigés par le pisar ou greffier communal. La loi permet aux communes de voter à leurs juges une indemnité, mais d’ordinaire ils restent sans rétribution. Pour les paysans, ces fonctions semblent ainsi le plus souvent une charge sans compensation, en sorte que d’habitude elles sont loin d’être recherchées. Beaucoup regardent cette magistrature gratuite comme une fastidieuse corvée ; dans plusieurs volostes on y appelle à tour de rôle tous les chefs de famille. De là des abus, de là le manque d’indépendance du tribunal, l’ascendant excessif de l’ancien (starchine) et surtout du greffier qui, dressant les actes, dicte fréquemment les sentences, et fait parfois trafic de son influence. À l’inverse de ce qui se voit en certains cantons suisses, pour des tribunaux plus ou moins analogues[248], l’autorité du scribe ou greffier, seul dépositaire de la science ou mieux des formules juridiques, loin de s’exercer au profit de la justice, tourne en faveur de l’intrigue et de la mauvaise foi, d’autant que, avec ses notions superficielles de droit, le scribe cherche souvent à substituer les principes de la loi écrite à ceux de la coutume, et introduit par là dans les tribunaux de bailliage une cause de confusion. Sous le couvert de ce pisar, la corruption bureaucratique se glisse dans la justice comme dans l’administration villageoise. La vénalité, presque entièrement expulsée des tribunaux ordinaires, a ainsi trouvé un refuge dans l’obscure justice rurale.

J’ai assisté, dans un des gouvernements du centre de la Russie, à l’audience d’un de ces tribunaux de paysans. Les juges siégeaient dans une maison de bois pareille à l’izba des moujiks. La salle était petite et basse, un portrait de l’empereur décorait la muraille, et, comme partout en Russie, dans l’un des angles étaient suspendues les saintes images. Trois juges à longue barbe et en long caftan étaient assis sur un banc ; à leur gauche, derrière une petite table, se tenait le pisar ou scribe, qui, seul de l’assislance, était rasé et vêtu à l’européenne. Comme d’habitude, c’était un dimanche, un jour de chômage, et, au dehors, la foule des paysans causait de ses affaires à la porte de l’humble maison commune. La salle, les juges et le public avaient un air de dignité simple, à la fois sérieuse et naïve, qui ne manquait point d’une majesté rustique. Je vis juger deux affaires, l’une civile, l’autre correctionnelle. À leur entrée, les parties et les témoins s’inclinaient profondément, selon l’usage, du côté des saintes images en faisant un grand signe de croix. Parmi les juges, on ne distinguait point de président : ils parlaient et interrogeaient tour à tour, ou tous à la fois, chacun exprimant tout haut son opinion. Le greffier écrivait, et de temps à autre intervenait, lui aussi, dans les débats[249]. J’admirai la patiente persévérance avec laquelle les juges cherchaient à mettre d’accord les parties.

L’une des deux affaires présenta quelques incidents fort caractéristiques. Il s’agissait d’une femme, grande et vigoureuse gaillarde, qui se plaignait d’avoir été battue par un homme. Cette fois le brutal n’était pas le mari, ce qui, pour le tribunal, eût été sans doute une excuse ou une circonstance atténuante. Le moujik se défendait en soutenant que la femme lui avait porté les premiers coups. La plaignante et l’accusé se tenaient tous deux debout devant les juges, plaidant chacun leur cause avec volubilité, s’interpellant vivement l’un l’autre et en appelant également à leurs témoins, rangés à côté d’eux. « Varvara Petrova, dit un des témoins de la partie adverse, a déclaré qu’avec un vedro d’eau-de-vie elle était sûre de son procès[250]. » À cette révélation, le tribunal ne parut ni bien surpris ni bien scandalisé ; les juges hochèrent honnêtement la tête sans témoigner une indignation exagérée, et continuèrent l’interrogatoire après une brève réprimande à l’indiscret témoin. « Accordez-vous, entendez-vous », ne cessaient-ils de répéter en cherchant les termes d’un compromis et s’évertuant à faire dicter la sentence par les deux parties, au lieu de la leur imposer. « Enfin, Varvara Petrova, dit l’un des juges à la femme, combien demandes-tu d’indemnité ? — Trois roubles, répondit la paysanne. — Oh ! trois roubles, c’est trop, tu ne les auras pas », murmura le juge, et s’adressant à l’accusé : « Et toi, combien veux-tu lui donner ? — Moi, rien, répondit le moujik. — Ohl reprit le juge, rien, ce n’est pas assez. Combien lui donnes-tu ? — Eh bien, un rouble, fit le prévenu. — Un rouble et un chtof ? interrompit la femme[251]. — On ne parle pas de chtof ni d’eau-de-vie ici », répliqua un des juges, rendu peut-être plus austère par notre présence. « Dehors tu boiras autant que tu voudras, mais on ne fait pas entrer cela dans les jugements. » Là-dessus la femme se résigna, le greffier lut la sentence condamnant le moujik à un rouble de dommages-intérêts, les deux parties s’inclinèrent en signe d’assentiment et, après un salut aux images, se retirèrent avec leurs parents et amis.

En dépit des protestations du tribunal, l’eau-de-vie, la pâle vodka, semble jouer un grand rôle dans cette justice villageoise, comme dans toute la vie rurale. Beaucoup de procès ont leur dénouement au kabak (cabaret) ; juges, greffier et parties boivent et s’enivrent de compagnie. L’alcool figure tantôt comme pot-de-vin, tantôt comme amende. Parfois même, dit-on, le tribunal ne se donne point la peine de changer de local ; la sentence rendue, le condamné, on pourrait dire le perdant, fait apporter un vedro sur la table des juges, et, séance tenante, le prétoire de la justice se transforme en cabaret. Il arrive aussi qu’au lieu de passer par l’ennuyeuse formalité d’un jugement, le paysan en droit de se plaindre d’un autre s’arrange à l’amiable avec lui pour un vedro d’eau-de-vie. La vodka sert de monnaie habituelle dans toutes ces compositions judiciaires. Le mir en use comme les tribunaux de volost En certains villages du gouvernement de Kalouga, par exemple, les mangeurs du mir (miroiédy), pour la plupart cabaretiers, avaient naguère fait défendre, sous peine d’une amende d’un demi-vedro, de commencer aucun travail sans l’autorisation de l’assemblée communale[252]. Je ne sais rien de plus étonnant pour nous, à cet égard, que ce qui se passait, il y a quelques années, au centre de l’empire, dans le gouvernement de Penza, où, sous l’inspiration de philanthropes de parade et de fonctionnaires trop zélés, de nombreuses communes de paysans s’étaient résolues tout à coup à mettre par un vote le cabaret en interdit. Or, dans plusieurs de ces communes, qui faisaient officiellement profession de tempérance et paraissaient avoir embrassé les rigides doctrines du teetotalism, il a été prouvé qu’au lieu d’être soldées en argent, les amendes imposées aux contrevenants par le tribunal de volost étaient acquittées en eau-de-vie et consommées par les juges et fonctionnaires communaux[253].

Après de tels faits, on comprendra que les tribunaux de volost soient l’objet de vives criliques et d’attaques passionnées. On les accuse de ne reconnaître, en fait de coutumes, d’autre droit que le pot-de-vin et la vodka. On leur reproche l’ignorance des juges et l’influence excessive de l’ancien ou du greffier, on les taxe tantôt de vénalité, tantôt de partialité. Il est clair, en effet, que de pareils tribunaux ne sauraient être exempts de tout blâme ; mais, pour un œil impartial, la plupart des défauts de ces juges de volost découlent des défauts mêmes du paysan, ils disparaîtront ou s’atténueront avec le progrès de l’instruction et des mœurs. Toutes ces imperfections n’enlèvent point à cette humble justice l’avanlage d’être la plus rapide, la moins chère et la mieux comprise du moujik. Si, parmi les propriétaires des campagnes ou les écrivains des villes, beaucoup en réclament la suppression, la plupart des paysans qui s’en plaignent en demandent eux-mêmes le maintien. Sur quatre cents témoignages recueillis par la commission d’enquête, soixante-dix seulement s’étaient prononcés pour l’abrogation de cette justice corporative. Il est bon, du reste, de remarquer qu’en plus d’un cas les paysans qui n’ont pas confiance dans l’intégrité ou dans les lumières des tribunaux de volost restent libres de se soustraire à leur juridiction. De même qu’ils peuvent d’un commun accord soumettre aux tribunaux de bailliage des affaires dévolues par la loi aux tribunaux ordinaires, les plaideurs sont maîtres de confier aux juges de paix des affaires qui rentrent dans la compétence des juges de volost. Un assez grand nombre de paysans usent de cette dernière faculté. D’autres s’adressent pour régler leurs différends au stanovoï et aux employés de la police. En outre, les causes civiles, quelle que soit la valeur de l’objet en litige, peuvent toujours, du consentement des deux parties, être abandonnées à la décision d’un ou plusieurs arbitres, désignés par les intéressés. Dans ce cas, la loi donne sa sanction au jugement de ce tribunal arbitral (treteiski soud) et en déclare les arrêts irréformables. On voit que les paysans ont le choix entre divers modes de justice, qu’en matière civile au moins, la juridiction des tribunaux de volost n’est guère que facultative, ce qui diminue singulièrement l’importance des abus signalés dans cette justice patriarcale.

Quand le droit coutumier, sur lequel repose toute la vie des campagnes, n’exigerait point un organe spécial et légalement autorisé, les tribunaux des paysans n’en resteraient pas moins le complément naturel du mir et de la propriété collective des terres. Tant que le mir retiendra ses formes antiques, tant que la commune rurale conservera son cadre corporatif, il sera malaisé ou inopportun de supprimer les tribunaux de bailliage, ou de les dépouiller de leur forme corporative. Aussi, après avoir étudié cette justice spéciale dans une vingtaine de provinces, la commission d’enquête instituée par le gouvernement s’est-elle uniquement préoccupée des moyens d’en améliorer le fonctionnement. Dans l’état actuel des mœurs, c’est là, par malheur, une difficile entreprise. Pour relever les fonctions et le niveau des juges, la loi de 1889 a décidé de leur allouer un traitement, ce qui risque d’enlever à cette justice populaire un de ses avantages, le bon marché. Ces modestes magistrats doivent recevoir une indemnité prélevée sur les revenus de la volost ; le taux en doit être fixé par les assemblées des chefs de canton ; il ne doit pas dépasser cent roubles pour le président, soixante pour chacun des juges. En revanche, ces fonctions ne pourront plus être refusées.

La réforme de l’administration locale effectuée par l’empereur Alexandre III, tout en subordonnant les tribunaux des paysans, ainsi que les communes elles-mêmes, aux nouveaux chefs de canton, a étendu et non restreint la compétence de la justice villageoise.

Devant ces tribunaux de volost doivent être portés, d’après la loi nouvelle, la plupart des procès concernant l’avoir des paysans, en particulier les contestations touchant les terres communales, les héritages et les partages de famille entre les membres du mir. Les voleurs, quand il s’agit de sommes inférieures à 50 roubles, les ivrognes et les prodigues qui désorganisent l’exploitation rurale, les paysans qui, après avoir loué leurs bras, ne remplissent pas leurs engagements sont tous justiciables de ce tribunal. On sait qu’une des difficultés de la vie rurale en Russie, c’est la fréquente infidélité du moujik aux engagements pris par lui vis-à-vis des propriétaires du voisinage. Désormais, le paysan qui se refusera à l’exécution d’un contrat pourra être poursuivi, par le propriétaire ou par l’entrepreneur, devant le tribunal de volost, aussi bien que devant les autres tribunaux.

Une innovation de la réforme entreprise sous l’empereur Alexandre III, c’est la création d’une instance d’appel. D’après l’acte d’émancipation, les décisions des juges de volost, dans les affaires pénales, comme au civil, étaient définitives. Leurs sentences ne pouvaient être annulées que si le tribunal avait dépassé les limites de sa compétence, ou bien s’il avait négligé le peu de formalités prescrites par la loi, telles que la citation des parties ou l’audition des témoins. Aussi n’y avait-il point, pour la justice des paysans, de cour d’appel, mais simplement une cour de cassation. Le soin de contrôler la légalité des décisions des tribunaux de bailliage avait été confié d’abord à l’assemblée des arbitres de paix (mirovye posredniki), magistrats créés par l’acte d’émancipation pour régler les litiges entre les paysans et les propriétaires. Le nombre des pourvois près des arbitres de paix n’était que de 7 pour 100 en matière pénale, de 4 pour 100 dans les affaires civiles, ce qui ferait croire que les juges commettaient peu d’abus de pouvoir, ou que la majorité des justiciables acceptaient sans répugnance leurs décisions. Après la suppression des arbitres de paix, les fonctions de cour de cassation vis-à-vis des tribunaux de volost avaient été transférées, non à une cour de justice, mais à un conseil administratif spécialement chargé du contrôle des communes rurales, « le comité de district pour les affaires des paysans »[254]. Aujourd’hui, cette fonction est dévolue à l’assemblée des juges de cantons ruraux, qui sert à la fois de cour d’appel et de cour de cassation[255]. Elle approuve les jugements qui lui sont déférés, ou bien elle en rend elle-même un nouveau, à moins qu’elle ne préfère transmettre l’alfaire à un autre tribunal de bailliage. En matière civile, l’appel n’est admis que pour les affaires dont la valeur dépasse 30 roubles, tandis que les intéressés peuvent en appeler de toute condamnation à l’emprisonnement ou à une peine corporelle, aussi bien que des amendes supérieures à 5 roubles[256]. Avec de pareilles précautions les abus de pouvoir de ces modestes tribunaux ne semblent plus guère à redouter.


Avant d’aborder l’étude de la double série de tribunaux institués par la réforme judiciaire, il nous reste à jeter un coup d’œil sur une autre justice exceptionnelle, qui, elle aussi, a conservé ses formes corporatives, et qui possède en propre non seulement ses tribunaux de première instance et ses cours d’appel, mais aussi sa cour de cassation. C’est la justice ecclésiastique. Presque seule dans le monde chrétien, l’Église russe a gardé sur ses membres ou ses clercs ce droit de justice, ce for ecclésiastique, aujourd’hui encore si vivement regretté de l’Église latine. Dans chaque diocèse ou éparchie siège un consistoire éparchial (éparkhialnaïa konsistoria) dont les membres, appartenant tous au clergé, sont nommés par le saint synode, sur la présentation de l’évêque[257]. C’est là le tribunal de première instance pour les causes encore ressortissantes à cette justice spéciale. Près de chacun de ces consistoires diocésains est placé un secrétaire qui, nommé parle saint synode, sur la présentation de son haut-procureur, reste sous les ordres immédiats de ce fonctionnaire. Les secrétaires des consistoires ont, sur la marche des affaires et sur les décisions des procès, une influence qui a donné lieu à de regrettables abus et ouvert la justice de l’Église aux vices qui déshonoraient la justice civile. Au-dessus des consistoires et des évêques s’élève le saint synode, vrai sénat ecclésiastique, qui juge en dernier ressort, tantôt comme cour d’appel, tantôt comme cour de cassation.

On s’étonnera peut-être que, suivant l’exemple de la plupart des États de l’Occident, la Russie n’ait pas encore partout substitué à la justice ecclésiastique la justice laïque. C’est que le gouvernement du tsar n’a pas voulu dépouiller l’Église nationale d’un droit séculaire ; il s’est seulement proposé de modifier la procédure de la justice consistoriale, d’en refondre les tribunaux, d’en limiter la compétence. Les bases de cette triple réforme, lentement élaborée par une commission spéciale, étaient arrêtées dès avant la mort d’Alexandre II : mais d’autres soucis ont distrait de cette tâche le gouvernement impérial.

Aujourd’hui la justice ecclésiastique souffre des défauts de l’ancienne justice russe : on voulait la réordonner selon les principes qui ont dirigé la réforme des tribunaux ordinaires. Les pouvoirs judiciaires et administratifs sont confondus dans les consistoires de diocèse comme dans le saint synode ; on désirait donner à la justice des organes indépendants et soustraire ses décisions à l’autorité des évéques diocésains. La procédure est écrite et secrète, elle devait être publique et orale. Comme les tribunaux ordinaires, les cours ecclésiastiques devaient s’ouvrir aux débats contradictoires, les accusés n’y être plus condamnés sans être entendus, le prévenu y être assisté d’un défenseur. Si les projets des commissions gouvernementales sont jamais appliqués, ce sera une chose singulière que l’introduction de ces maximes du droit moderne dans une justice archaïque.

D’après la réforme projetée sous Alexandre II, l’organisation des nouveaux tribunaux d’Église serait presque calquée sur celle des tribunaux ordinaires. Il y aurait dans chaque diocèse un ou plusieurs juges ecclésiastiques, élus parmi les membres du clergé séculier et nommés par le clergé lui-même, avec le concours de représentants laïques des paroisses. Ces juges auraient, vis-à-vis des membres du clergé, une juridiction analogue à celle des juges de paix vis-à-vis des laïques ; ils connaîtraient de tous les petits délits commis par un ecclésiastique contre les lois et les règlements de l’Église. Au-dessus de ces juges seraient placés des tribunaux d’arrondissement, embrassant chacun plusieurs diocèses. Les membres en seraient également des prêtres, et le président, nommé par l’empereur sur la présentation du saint synode, serait un dignitaire ecclésiastique, ayant rang d’archiprêtre ou même d’évêque. Ces tribunaux d’arrondissement jugeraient en appel les affaires soumises aux juges inférieurs, et en première instance les affaires plus graves. Les arrêts ne pourraient être attaqués que devant le saint synode, qui continuerait à faire fonction de cour de cassation. Des procureurs laïques, placés sous les ordres du haut procureur du saint synode, formeraient le parquet de cette magistrature cléricale. Pour appliquer au saint synode même le principe de la séparation des pouvoirs, on a proposé d’y établir une section dont les membres n’auraient d’autres attributions que celles de juges, et seraient désignés par l’empereur parmi les prêtres ou archiprêtres. Cette section jouerait le rôle de cour d’appel par rapport aux tribunaux d’arrondissement, tandis que l’assemblée générale du saint synode servirait de cour de cassation.

La juridiction de ces tribunaux d’Église s’étend aujourd’hui sur toute une classe, le clergé, et leur compétence embrasse tout un groupe d’affaires, les causes matrimoniales, les causes de divorce ou mieux d’annulation de mariage. La réforme devait, spécialement pour les procès de divorce, restreindre cette justice anormale, afin de ne lui laisser que ce que les mœurs et le culte national ne permettent point de lui soustraire. Quant aux causes particulières au clergé, il n’a jamais été question de les enlever à ses tribunaux.

Prêtres et moines doivent rester soumis à la juridiction ecclésiastique, non seulement pour les fautes disciplinaires commises dans l’exercice de leurs fonctions, pour les contraventions aux règlements de l’Église, non prévues dans le code pénal, mais aussi pour certaines contestations entre les membres du clergé et même, d’après le texte assez vague des projets de réforme, pour certains délits qui, tout en étant poursuivis par les lois ordinaires, sont avant tout une désobéissance aux préceptes de l’Église[258]. La justice ecclésiastique perdrait tout caractère de privilège si elle était réduite à ne juger que les infractions des membres du clergé aux devoirs de leur profession et aux ordres de leurs supérieurs ; si, au lieu d’offrir aux prêtres une sorte d’abri contre les revendications des laïques, ces tribunaux, restreints à un rôle purement disciplinaire, n’avaient d’autres fonctions que d’assurer dans le clergé l’observation des lois ecclésiastiques, tout en donnant au prêtre orthodoxe ce qui, dans la plupart des États modernes, fait défaut au prêtre catholique, un juge entre ses supérieurs et lui, un recours contre l’arbitraire épiscopal.

Plus heureuse que l’Église latine, l’Église russe est demeurée en possession de prononcer légalement sur la validité ou la nullité du mariage. Certaines causes de ce genre, telles que les cas de bigamie ou de mariage par contrainte, sont aujourd’hui soumises à une double procédure, devant être portées à la fois devant les tribunaux laïques et devant les tribunaux ecclésiastiques. D’autres, telles que les procès en annulation de mariage, pour infidélité de l’un des deux conjoints, restent jusqu’ici exclusivement réservées aux juges d’Église[259]. Les intérêts les plus chers et les droits les plus sacrés de la famille sont ainsi abandonnés à une justice qui, en dépit du mariage des prêtres, présente aussi peu de compétence morale que de garanties juridiques. La procédure, près de ces cours ecclésiastiques, est si lente et relativement si dispendieuse, que le divorce n’a jamais été accessible qu’aux riches.

Dans un pays qui, pour les chrétiens orthodoxes du moins, ne connaît d’autre mariage que l’union bénie par le prêtre, il est malaisé d’exclure entièrement le clergé du règlement des causes matrimoniales. Le mariage, comme sacrement, ne saurait être cassé ou annulé que par l’autorité qui l’a consacré ; la loi civile ne saurait délier un nœud qu’elle n’a point noué. Aussi tout ce que pouvait se proposer le gouvernement, c’était d’enlever aux tribunaux ecclésiastiques non seulement l’instruction, mais la connaissance de ces causes scabreuses dont les détails domestiques et intimes sont d’ordinaire difficiles à aborder, dans des débats publics, devant un tribunal de prêtres ou de moines. D’après les dispositions du projet de la commission, l’Église ne fût intervenue dans ces procès qu’à leur début, pour essayer de les arrêter, et à leur conclusion, pour confirmer la sentence rendue par d’autres juges. Le clergé fût resté chargé d’exhorter à la concorde les époux aspirant au divorce ; mais c’eût été aux tribunaux civils d’apprécier la validité des motifs invoqués par les époux. L’autorité ecclésiastique aurait ainsi conservé le droit de prononcer le divorce ou la nullité du mariage ; mais elle l’eût fait désormais en se fondant sur le jugement des tribunaux ordinaires, elle n’eût eu qu’à accepter et à consacrer le verdict de juges laïques. De cette façon, on transférait le jugement des causes matrimoniales aux tribunaux civils, tout en laissant ostensiblement à l’Église la sentence sacramentelle qu’elle seule peut rendre. En fait, sous le couvert de ce partage d’attributions, on n’eût laissé au clergé que le droit d’enregistrer ou de contresigner les arrêts rendus en dehors de lui.

Une telle réforme était une diminution manifeste des droits de juridiction de l’Église : c’est là sans doute un des motifs pour lesquels l’exécution en a été ajournée. Malgré la dépendance, malgré l’esprit de soumission du clergé orthodoxe, l’Église et l’épiscopat ont su jusqu’ici faire triompher leurs répugnances contre de tels projets. La réforme de la justice ecclésiastique a été mise à l’étude vers 1870 ; trois ans plus tard, en 1873, le saint synode était invité à examiner les conclusions de la commission nommée par le souverain, et, en 1886, sous Alexandre III, les principales dispositions de cette réforme n’avaient pas encore été mises à exécution. La Russie, il est vrai, a eu au dedans comme au dehors de quoi la distraire des tribunaux ecclésiastiques ; mais, sans les résistances ou les regrets du clergé, le gouvernement n’en eût pas moins trouvé le moyen d’appliquer une réforme longuement préparée.

C’est dans ce domaine religieux, dont à l’étranger on le croit maître absolu, que le gouvernement impérial se sent encore le moins libre, le moins omnipotent. Sur ce terrain, il ne peut, comme dans le domaine de l’État, tout abroger ou réformer à son gré, tout changer d’un coup ou tout créer à neuf, sans se préoccuper de ce qui existe. Devant l’Église, l’autorité impériale n’est plus en présence d’une table rase. Quelque influence qu’il possède sur le saint synode et le clergé, le pouvoir civil n’aime pas d’ordinaire à faire violence à leurs scrupules ou à brusquer leurs préjugés. Or l’Église russe, l’Église orientale, dont la force est dans la tradition et l’immobilité, redoute tout changement, toute altération même apparente à sa constitution et à ses usages. Cette répulsion pour les nouveautés croît naturellement quand ses privilèges sont en question, et l’on ne saurait dissimuler que dans la composition de ses tribunaux, comme dans leur procédure ou leur compétence, ce qu’on réclame de la justice ecclésiastique, c’est une rénovation plus conforme aux idées laïques de droit et de liberté qu’aux notions ecclésiastiques de soumission et d’autorité.

Voilà ce qui a retardé, ce qui retardera peut-être longtemps encore, sous Alexandre III comme sous son père, l’exécution d’une réforme réclamée par le progrès des mœurs et l’esprit de la Russie moderne. Ce n’est pas là, du reste, la seule raison du maintien de la juridiction ecclésiastique ; une autre chose milite en sa faveur : les défauts mêmes de ses tribunaux et de sa procédure. En Russie, plus d’une institution est soutenue par les abus qui sembleraient devoir la détruire. À ces abus les familles influentes, les gens en place et la police trouvent leur compte. Les classes riches, qui seules aujourd’hui recourent au divorce, préfèrent voir leur mariage cassé sans débats publics, sans plaidoiries retentissantes ni gênantes enquêtes, par un tribunal discret et ennemi du bruit, près duquel la faveur et l’argent ont facilement accès et qui ne fait souvent que consacrer légalement de petits arrangements de famille. Les convenances mondaines concourent ainsi avec les préventions religieuses à la conservation de tribunaux d’ordinaire complaisants aux faiblesses humaines.

La réforme de cette commode justice paternelle n’est toutefois qu’une question de temps et de mesure. Si les tribunaux d’Église ne sont pas supprimés, ils devront se plier aux maximes et aux règles qui prévalent dans les cours laïques. La Russie ne peut plus tolérer de juridictions corporatives qu’à une condition, c’est qu’elles se conforment aux grands principes de droit et d’équité que le dix-neuvième siècle a fait pénétrer dans les tribunaux militaires, aussi bien que dans les tritmnaux civils.

Le gouvernement de l’empereur Alexandre II avait porté l’esprit de réforme jusque dans l’enceinte des conseils de guerre, dont les attentats nihilistes lui ont, depuis, fait étendre démesurément la juridiction. Dans la justice militaire on a introduit la publicité des débats ; on a restitué au prévenu quelques-uns des droits qui lui faisaient défaut, en même temps qu’on créait, pour les officiers, une académie de droit, spécialement destinée à doter l’armée de juges et de procureurs instruits. Il s’en faut cependant que les cours martiales présentent encore toutes les garanties aujourd’hui réclamées des tribunaux dans les pays civilisés. La défense et l’accusation sont loin d’y avoir des droits égaux ; de plus, l’office d’accusaleur n’y est pas toujours nettement séparé des fonctions de juge. Depuis qu’on a imaginé de leur déférer les crimes contre les fonctionnaires, la procédure des conseils de guerre est souvent redevenue secrète. Le droit de défense a été réduit à quelques courtes et insignifiantes observations ; s’il n’a pas été entièrement supprimé, comme il en avait été question en 1881, il est trop fréquemment devenu illusoire. En même temps, des oukazes impériaux ont, dans les cas les plus graves, enlevé à l’accusé le droit d’appeler du verdict qui le condamne. L’extension donnée à la justice militaire par Alexandre II et Alexandre III rend de pareils défauts d’autant plus regrettables qu’ils diminuent l’autorité de ses sentences. On ne saurait, du reste, s’étonner de cet abandon des formalités protectrices de la justice, à une heure où les tribunaux civils eux-mêmes ont été dépouillés d’une part de leurs garanties légales.




CHAPITRE III


Les deux magistratures. — Magistrature élective ; juges de paix. — Leur mode de nomination. — Conséquences du régime électif. — Juges de paix honoraires et juges effectifs. — Assises de paix. — De la substitution des chefs de canton ruraux aux juges de paix élus. — Ses causes et ses conséquences.


Le caractère commun de toutes les réformes du règne d’Alexandre II a été, nous l’avons dit, l’abaissement des anciennes barrières élevées entre les diverses classes par le servage, par les mœurs, par la législation. C’est ainsi que le statut judiciaire a reconnu l’égalité de tous les Russes devant la justice, sans distinction de naissance, de grade ou de condition ; mais le respect des usages et coutumes du peuple des campagnes a conduit le gouvernement à s’écarter, à son égard, du grand principe qu’il proclamait. Le paysan a, tout comme le prêtre et le soldat, conservé pour un grand nombre d’affaires des juges particuliers. Trois des cinq grandes classes (sosloviia) entre lesquelles se partage officiellement la nation sont ainsi plus ou moins soustraites à la juridiction des nouveaux tribunaux, devant lesquels semblaient devoir s’effacer toutes les différences d’origine et de profession. Le noble et l’habitant des villes sont seuls à relever entièrement des tribunaux communs à toutes les classes ; ces derniers n’en gardent pas moins une compétence fort étendue. Ce sont eux qui connaissent de toutes les affaires civiles ou criminelles d’une certaine importance, c’est à eux que ressortissent toutes les contestations qui s’élèvent entre des hommes de conditions diverses. Ainsi se trouve rétablie, pour les civils et les laïques du moins, l’égalité devant la justice qui semblait indirectement violée par le maintien des tribunaux corporatifs[260].

Les lois de 1864, nos lecteurs le savent déjà, ont institué, avec une double série de tribunaux, deux magistratures isolées et indépendantes l’une de l’autre. En Russie, comme en beaucoup d’autres États, il existe des justices de paix, appelées à décider des petites affaires qui doivent se régler plutôt selon l’équité que selon le droit écrit, et des tribunaux d’un ordre plus élevé, connaissant des causes graves où sont en jeu la fortune, l’honneur, la vie des habitants ; mais en Russie, au lieu d’être superposées l’une à l’autre, ces deux justices forment deux séries parallèles absolument distinctes, possédant chacune en propre ses cours d’appel comme ses tribunaux de première instance, et différant autant par le mode de nomination des juges que par l’étendue de la juridiction. Entre ces deux sections étrangères l’une à l’autre, il n’y a qu’un lien, le sénat dirigeant, qui leur sert à toutes deux de cour de cassation et qui doit maintenir l’unité dans l’interprétation de la loi comme dans la pratique judiciaire. De cette double magistrature, la plus humble est celle que son organisation et son mode de nomination rendent pour nous la plus curieuse.

Pour la justice de paix (mirovoï soud) le réformateur a créé un corps de magistrats dont le premier modèle doit être cherché en Angleterre. La copie russe est cependant singulièrement différente de l’original britannique. En Angleterre, les juges de paix (justices of the peace) sont autant des administrateurs que des juges ; c’est à eux de voter les dépenses du comté, à eux de nommer et de contrôler la plupart des fonctionnaires locaux[261]. En Russie il en est tout autrement : les juges de paix sont strictement limités à leurs fonctions judiciaires ; le principe de la séparation des pouvoirs, emprunté à la France, a été appliqué jusqu’en des institutions imitées de la Grande-Bretagne.

L’opinion a été généralement favorable à cette rigoureuse séparation de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire, dont la confusion et les empiétements ont longtemps suscité tant d’abus. Il y a toutefois des voix dissidentes dont les critiques méritent d’être signalées. J’ai entendu des Russes, et non les moins cultivés, préférer hautement le système anglais qui est demeuré en vigueur aux États-Unis. « Ce principe de la séparation des pouvoirs, qui vous est si cher en France, me disaient-ils, n’a rien d’absolu, sans quoi ce prétendu axiome n’est qu’un préjugé théorique. La distinction de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire, bonne et normale dans les villes, devient nuisible ou inefficace dans les campagnes. En dehors des grands centres, surtout dans un pays étendu et faiblement peuplé comme le nôtre, ce partage des pouvoirs et des fonctions n’est qu’un luxe déplacé et dispendieux. Installer aux villages des spécialités judiciaires et administratives, c’est comme si, au lieu d’une boutique à tout vendre, vous y réclamiez la variété et la spécialité des magasins des villes[262]. »

Les partisans du système anglais eussent voulu que la surveillance des administrations locales et le contrôle des communes fussent remis aux juges de paix dont, assurent-ils, la direction eût bien valu la tutelle de la police. Il serait oiseux de peser ici la valeur de cette opinion. Les hommes qui la professent sont, pour la plupart, suspects de penchants aristocratiques ou d’admiration surannée pour les mœurs patriarcales. À ce double titre, les adversaires de la séparation des pouvoirs ont contre eux le courant des idées modernes aussi bien que les instincts de l’esprit russe contemporain. Leurs objections auraient beau être fondées, elles sauraient difficilement prévaloir, contre les doctrines en vogue, d’autant qu’une fois qu’il tient un principe, le Russe ne le lâche pas aisément[263].

Entre les juges de paix de l’Angleterre et ceux de la Russie, il y a une seconde et grave différence qui achève de distinguer les deux institutions. En Angleterre, les justices of the peace sont nommés par le souverain, qui doit les prendre parmi les propriétaires fonciers possédant un certain revenu. En Russie, les juges de paix (mirovyé soudi) doivent bien être pris parmi les propriétaires locaux ; mais, au lieu d’être nommés par la couronne, ils sortent de l’élection, tout comme les juges de bailliage des paysans. On ne pouvait obéir plus consciencieusement au nouveau dogme de la séparation des pouvoirs, ni prendre plus de précautions pour assurer l’indépendance de la justice rurale vis-à-vis de l’administration. Comme ils doivent juger les différends d’hommes de conditions diverses, les juges de paix sont élus par l’assemblée où siègent les représentants des diverses classes sociales, par le conseil général ou zemstvo de district. L’État se contente d’exiger des candidats un double cens, un cens d’instruction, un cens de fortune, l’un devant assurer la capacité, l’autre l’indépendance du magistrat[264].

Qui aurait cru que, de tous les grands États européens, l’empire autocratique serait le premier à mettre une partie ie la magistrature au régime de l’élection ? C’est encore là un exemple de ces hardiesses, d’autres diraient de ces témérités, que s’est plus d’une fois permises le gouvernement du tsar. Pour la Russie, du reste, cette application du système électif à la justice est loin d’être une innovation. Catherine II avait déjà, dans les tribunaux de l’empire, fait une place aux délégués des divers groupes de la population ; mais avec la procédure secrète, l’élu ne pouvant être contrôlé par les électeurs, ce mode de désignation n’était le plus souvent qu’une vaine formalité. Il en est tout autrement des institutions nouvelles : en remettant aux assemblées locales le soin de désigner les juges de paix, l’empereur Alexandre II a réellement implanté en Russie le système électif, il l’a adapté aux mœurs modernes.

Quels sont les motifs qui ont déterminé le gouvernement à conférer aux représentants des localités une telle prérogative ? Le slatut judiciaire nous indique lui-même les deux principaux. Le législateur a considéré que, pour leur ofrice de conciliation, les magistrats de paix avaient pardessus tout besoin de l’estime et de la confiance publiques, et, en même temps, que ces magistrats étaient trop nombreux et l’empire trop vaste pour que le pouvoir central pût prendre sur lui de désigner ces milliers de juges locaux, sans risquer d’en abandonner le choix à l’intrigue et à la faveur[265]. Tous les gouvernements ne sont point aussi timorés, et nul ne contestera que de tels scrupules fassent honneur au pouvoir qui les confesse.

C’est une noble mais aussi une grave expérience que la création d’une juslice élective, même restreinte à une magistrature spéciale et bornée aux petites affaires civiles ou correctionnelles, car ces menues affaires sont celles qui intéressent le plus la masse du peuple. Certains esprits, en Russie comme en France, regardent la désignation des juges par les justiciables comme étant de droit naturel : à leurs yeux, une magistrature élue est le corollaire nécessaire de tout self-government[266]. Dans les écoles démocratiques, ce point de vue est presque partout aujourd’hui une sorte de lieu commun. Une bonne justice importe trop à la sécurité publique pour qu’en pareille matière on se laisse uniquement guider par des analogies ou des déductions théoriques. Or, en dépit de multiples expériences, antiques et modernes, rien n’est encore moins démontré que l’excellence d’une justice issue de l’élection.

On sait quels résultats a donnés ce système, en France, sous la première révolution. Les États-Unis d’Amérique sont le seul grand État contemporain qui l’ait appliqué sur une large échelle, bien qu’aux États-Unis même ce système ne soit pas d’une application absolu[267]. Personne n’ignore que, sur ce point, l’expérience de l’Union américaine n’est pas faite pour encourager les imitateurs. De l’élection des juges il est sorti une magistrature médiocre et suspecte, asservie et mobile, qui n’est trop souvent qu’un instrument aux mains de partis turbulents et de politicians décriés. Ces magistrats, dépourvus de toute garantie personnelle contre les fluctuations de l’opinion, n’offrent eux-mêmes que peu de garanties à la société, qui les nomme et révoque à son caprice. L’ignorance, la partialité, la vénalité même, sont trop souvent le lot de ces juges, issus de la faveur populaire ou des calculs des partis. En certains États de l’Union, la justice, qui a pour mission d’assurer le respect de la loi et de maintenir les mœurs publiques, semble s’être dégradée en agent de corruption. Les vices de ce système sont si manifestes que, en dehors des étrangers, les publicistes les plus éminents de l’Amérique ont signalé cette magistrature élective comme une des principales causes de la décadence des mœurs privées et des mœurs politiques[268].

Malgré toutes ses sympathies pour l’Union américaine, ce n’est certes pas un tel modèle qui a séduit la Russie, ni décidé son gouvernement à livrer aux hasards de l’élection la magistrature la plus nombreuse de l’empire. En adoptant ce mode de désignation, le gouvernement impérial semble s’être préoccupé de mettre les nouveaux tribunaux de paix à l’abri des vices qui, au delà de l’Atlantique, accompagnent le système électif. Le choix d’un juge n’est pas abandonné aux habitants d’un canton judiciaire, mais bien remis aux représentants d’une circonscription plus vaste, en sorte que, pour son élection, chaque magistrat ne dépend que, dans une faible mesure, des hommes qui peuvent se présenter à son tribunal. Ensuite, ce n’est ni au suffrage universel, ni au suffrage direct des justiciables que la loi russe confère le choix des juges de paix ; c’est à des assemblées composées des délégués de la propriété foncière, et ces assemblées de propriétaires, le législateur ne les a pas laissées absolument maîtresses de désigner qui bon leur plaît, il a imposé à leurs élus certaines conditions de capacité et un cens d’éligibilité. Ces restrictions n’ont pas paru suffisantes, la loi attribue au gouverneur de chaque province le droit de présenter ses observations sur les candidats proposés à l’élection ; elle soumet la liste des juges élus à la ratification du premier département du sénat. Ainsi entendue, ainsi réglementée, l’élection des magistrats, si elle perd quelques-uns de ses avantages théoriques, perd beaucoup de ses inconvénients pratiques.

En dépit de toutes ces précautions, le gouvernement n’a, selon son habitude, introduit que petit à petit la nouvelle magistrature dans l’empire, et il s’est bien gardé d’en faire bénéficier certaines provinces. Pendant plusieurs années la Russie a pu faire concurremment l’expérience des juges de paix choisis par les zemstvos et des juges de paix nommés par l’État. Dans un pays si longtemps livré au régime de la faveur et à l’arbitraire de la bureaucratie, la comparaison ne pouvait guère être défavorable aux magistrats issus de l’élection. Aussi le gouvernement a-t-il étendu la nouvelle institution à la plupart des provinces, à mesure qu’il étendait les assemblées territoriales, dont émanent les juges de paix.

Il reste cependant, en Europe même, une partie considérable de l’empire que le gouvernement n’ose pas mettre à l’épreuve d’une magistrature élective : ce sont les provinces occidentales, les anciennes provinces lithuaniennes ou polonaises. Là ce sont des motifs politiques et des considérations nationales qui ont arrêté le réformateur. En abandonnant la justice de paix aux propriétaires, le gouvernement impérial craindrait d’accroître dans ces régions l’influence de l’élément polonais, qui détient toujours une grande partie de la propriété. On ne pourrait du reste y laisser les juges de paix à la désignation des assemblées territoriales, puisque tous ces gouvernements de l’ouest attendent encore de pareilles assemblées. L’institution des juges de paix y a récemment été introduite, mais avec une modification qui en dénature le caractère. Au lieu d’être élus par les représentants du district, les juges sont nommés par le gouvernement ; au lieu d’appartenir à la population locale, ce sont, pour la plupart, des étrangers, appelés de l’intérieur de l’empire et ignorant les usages et la langue des hommes qui comparaissent à leur tribunal. Jusqu’en ces provinces déshéritées, on a voulu maintenir, dans une certaine mesure, la séparation du pouvoir administratif et du pouvoir judiciaire, en rendant les nouveaux juges indépendants des gouverneurs locaux pour ne relever que du ministre de la justice.

Dans les provinces mêmes, qu’il avait mises officiellement en possession d’une magistrature élective, le gouvernement d’Alexandre II avait, du reste, fini par restreindre singulièrement l’exercice du droit d’élection. Les lois de 1864 donnaient au sénat le droit de confirmer les choix faits par les zemstvos. Un oukaze de septembre 1879 a enjoint aux gouverneurs de province de fournir au sénat des renseignements secrets sur la moralité et sur les opinions des élus des assemblées territoriales. Ces rapports ou attestations, comme dit la loi russe, sont confidentiels, par suite ils ne peuvent être contrôlés. Le sénat ne saurait aller contre l’opinion des gouverneurs qui, en fait, sont ainsi devenus maîtres de casser à leur gré les choix du zemstvo. Plusieurs États provinciaux ont eu beau en demander la suppression, Alexandre III a jusqu’ici maintenu aux gouverneurs ce droit d’attestation. De cette façon, si réiection des juges de paix n’a pas été supprimée, leur nomination dépend aujourd’hui du bon plaisir de l’administration.

Ce qui fait l’innocuité de la magistrature élective en Russie, ce ne sont point seulement les précautions prises par le gouvernement : c’est moins le mode d’élection ou le cens d’éligibilité que la situation morale du pays, que le calme ou l’apathie de l’esprit public, en un mot que le manque de vie politique. Sous le régime autocratique, il n’y a guère à craindre que la majorité des électeurs se laisse entraîner par des considérations entièrement étrangères aux qualités personnelles des juges et à l’intérêt d’une bonne justice ; il n’y a pas à redouter que, pour une fraction de la population, les élus du plus grand nombre deviennent des agents d’oppression. Là où il n’y a point de partis politiques régulièrement enrégimentés, où les élections ne sont pas un combat d’armées ennemies, le juge, nommé par la majorité, ne saurait par cela même être suspect à la minorité. Tant que la Russie restera dépourvue de constitution, de chambres et de luttes politiques, la magistrature élue n’y saurait se dénaturer jusqu’à devenir une arme de guerre et un instrument des partis.

Dans un État où, pendant des siècles, le pouvoir central est demeuré absolu et arbitraire, où les représentants de l’autorité ont longtemps pu se permettre impunément toutes les fraudes et toutes les tyrannies, une magistrature élective peut être au contraire un agent de moralisation, pour la société comme pour le pouvoir. Ce peut être le meilleur moyen de relever la dignité de la justice et d’assurer l’indépendance avec l’intégrité du juge. Aussi, sans crainte de choquer le préjugé vulgaire et, au risque de sembler paradoxal, oserai-je confesser que, si la justice élective me paraît quelque part à sa place, c’est dans un empire absolu, dans un État bureaucratique, comme l’empire Russe.

Est-ce à dire que, grâce à ses mœurs et à la forme du pouvoir, grâce à l’infériorité même de son développement politique, la Russie ait échappé à tous les défauts d’une justice issue de l’élection ? Non certes ; si elle y a trouvé de réels et précieux avantages, elle y a également rencontré quelques inconvénients que nous ne pouvons manquer de signaler. Chez elle aussi l’indépendance du juge élu, vis-à-vis du pouvoir, s’est parfois changée en dépendance vis-à-vis des électeurs. Chez elle aussi, beaucoup d’hommes honnêtes et instruits, souvent les plus capables et les plus dignes de remplir ces fonctions de juges, les ont trouvées trop incertaines, trop dépourvues de garanties d’avenir, pour y vouloir consacrer leur temps et leurs forces. Un homme, libre de choisir, hésitera partout à briguer un mandat trop précaire pour tenir lieu de profession et en même temps trop absorbant pour permettre d’autres occupations. On a remarqué qu’un grand nombre de juges de paix n’acceptaient ces fonctions que comme un emploi provisoire, une sorte de pis aller, que plusieurs n’y voyaient qu’un marchepied pour monter à d’autres postes, que beaucoup cherchaient à s’insinuer de la magistrature élue et révocable dans la magistrature nommée par l’État et inamovible.

À ces défauts, qui dérivent du principe même de l’élection, on s’est ingénié à chercher des remèdes d’une efficacité parfois douteuse. Pour rendre les juges moins dépendants des électeurs influents et des coteries locales, on a proposé d’en confier la désignation à un corps électoral plus nombreux. Pour donner à ces fonctions plus de stabilité et mettre le magistrat à l’abri des fluctuations de l’opinion, on a parlé de prolonger la durée de son mandat. De pareilles mesures ne redresseraient les défauts actuels qu’en en introduisant de nouveaux. Enlever la nomination des juges de paix aux assemblées de district, ne serait-ce pas renoncer à l’une des garanties de la loi, à l’un des correctifs du principe de l’élection ? Prolonger la durée des fonctions du juge, la porter, par exemple, de trois ans à six ans, ou la rendre illimitée, comme l’ont proposé quelques publicistes, ne serait-ce point, sous prétexte de mettre les juges à couvert des caprices de l’opinion, laisser le public à la merci de la négligence ou de l’incapacité des juges ?

Si la Russie ne peut se soustraire à tous les inconvénients du système électif, nous devons reconnaître qu’elle en souffre bien moins que ne le feraient les grands États de l’Occident, et cela toujours pour la même raison, parce que l’opinion n’y a ni les mêmes tentations, ni les mêmes entraînements que dans les pays livrés aux agitations politiques et aux luttes de partis. Par là les fonctions électives perdent en Russie de l’instabilité qui leur est naturelle. Il ne saurait arriver que, dans des provinces entières, un déplacement de majorité condamne tous les juges en fonctions à une révocation et toute la justice de paix à une soudaine métamorphose. On se plaint parfois que les juges non réélus descendent de leur siège au moment où ils étaient en train d’acquérir la pratique de l’audience et l’expérience de leur profession. Ce n’est cependant pas là le cas général. Si, aux élections triennales, un certain nombre de juges sont mis de côté, la plupart restent en place. Les zemstvos de district, n’étant pas dominés par des passions étrangères à l’intérêt d’une bonne justice, sont d’ordinaire patients et indulgents vis-à-vis de leurs élus. Ces fonctions, si incertaines, se trouvent en réalité beaucoup moins précaires qu’elles ne le semblent, et bien des juges de paix se sont fait une profession d’un mandat essentiellement temporaire et aléatoire.

Il y a deux sortes de juges de paix : les juges effectifs (outchastokvyé mirovyé soudi) et les juges honoraires (potchetnyé mirovyé soudi). Les premiers ont à rendre la justice chacun dans sa circonscription ou canton de paix (outchastok) ; les derniers, comme leur nom l’indique, n’ont que des fonctions honorifiques ou plus exactement facultatives. Le juge de paix honoraire ne peut siéger au prétoire que sur l’invitation expresse des deux parties en cause, ou bien comme suppléant d’un juge de paix ordinaire, et, dans l’un et l’autre cas, il ne peut connaître que des affaires civiles. Ces fonctions, qui semblent si modestes, sont d’ordinaire décernées aux hommes les plus importants et les plus en vue de la contrée, aux principaux propriétaires, aux principaux fonctionnaires surtout. Les listes de ces juges de paix honoraires sont sous ce rapport curieuses à parcourir. On y rencontre tout le haut tchinovnisme civil et militaire, officiers et généraux en activité ou en retraite, lieutenants généraux ou généraux-majors, généraux d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie, mêlés aux conseillers d’État, aux conseillers d’Élat actuel, aux conseillers privés, etc. Le nombre des juges de paix honoraires n’est pas limité, aussi est-il considérable, d’autant que ces magistrats ne touchent aucun traitement. Les zemstvos confèrent cette qualité à tout ce que le district renferme de plus distingué ou de plus influent. La plupart des hauts fonctionnaires de l’empire sont ainsi juges de paix honoraires dans les provinces auxquelles les rattachent leurs propriétés ou leur origine.

Cette institution, en apparence assez inutile, semble avoir eu pour premier objet de relever la qualité de juge de paix. Les hommes décorés de cette magistrature honorifique n’auraient d’ordinaire ni le loisir ni le goût d’exercer d’aussi modestes fonctions ; ne pouvant les leur faire remplir, on leur en a donné le titre, moins pour leur conférer une distinction personnelle, qu’afin de rehausser, grâce à leurs noms et à leur rang, le prestige et l’autorité sociale de la magistrature élective[269]. La plupart de ces personnages ne résident que peu de semaines dans les districts dont ils sont les élus ; bien peu ont jamais siégé en face des plaideurs. Si l’on a cru se procurer, par cette institution, l’utile concours de fonctions gratuites, à la manière des justices of the peace de l’Angleterre, cet espoir a été trompé.

Les juges de paix ordinaires sont en général des hommes d’une position ou d’un rang inférieur, bien qu’ils soient élus par les mêmes assemblées et dans les mêmes conditions d’éligibilité. Au lieu de posséder un grade élevé dans la hiérarchie bureaucratique, ils n’ont pour la plupart aucun tchine, ou en sont restés aux premiers échelons du tableau des rangs. D’après la loi, les juges de paix peuvent être choisis dans toutes les classes de la société ; mais, comme le législateur exige d’eux une propriété immobilière, ce sont, en dehors des villes, des propriétaires fonciers, c’est-à-dire habituellement des nobles (dvoriane). La loi, qui impose aux candidats un cens de fortune, ne tient point compte de la richesse mobilière, comme si, en faisant de la nouvelle justice locale le privilège des propriétaires, le législateur eût voulu dédommager l’ancien seigneur, le pomêchtchik, des droits dont le dépouillait l’émancipation. Grâce à ce cens territorial, on pourrait dire que la noblesse se trouve indirectement en possession de ce droit de justice, dont quelques-uns de ses membres ont réclamé pour elle le monopole.

C’est là un fait digne de remarque et qui, pour une magistrature arbitrale, commune à toutes les conditions, peut sembler gros d’inconvénients[270]. Une justice ainsi élue et recrutée dans une des classes de la nation semble devoir présenter peu de garanties d’impartialité vis-à-vis des autres classes, vis-à-vis des commerçants, vis-à-vis des paysans et des anciens serfs. Or, dans la pratique, ce défaut est peu sensible ; on se plaint plutôt du défaut opposé. Si, dans les petits districts, là surtout où les zemstvos sont peu nombreux, les juges de paix se montrent parfois trop dépendants de leurs électeurs, trop dévoués à la grande propriété, on leur fait, dans la plupart des provinces, le reproche inverse. Le juge de paix laisse-t-il voir quelques préférences, ce n’est point le plus souvent pour la classe des propriétaires, à laquelle il appartient, c’est plutôt pour les petites gens, pour les villageois, pour le moujik.

De pareilles anomalies ne sont pas très rares dans la vie russe. En aucun pays, nous l’avons dit, l’esprit de corps n’a moins de puissance, les préjugés de caste ou de naissance moins de racines[271]. À cet égard comme à bien d’autres, la noblesse russe est fort différente de toutes celles du reste de l’Europe. Le dvorianine moscovite n’a le plus souvent ni les prétentions ni les préventions du hobereau français ou du junker allemand. Beaucoup de juges de paix se plaisent à laisser voir ce que, en Russie comme en Occident, on appelle des idées avancées ; beaucoup ne redoutent point les thèses hardies dont, jusqu’aux attentais des dernières années, la témérité même faisait la vogue. Ces élus de la noblesse, ces délégués de la propriété, sont pour la plupart des libéraux épris du progrès, amis et admirateurs du peuple ; beaucoup sont démocrates et sont hautement traités par leurs adversaires, quelquefois même par leurs électeurs, de radicaux, de niveleurs, de communistes. D’où viennent de tels penchants chez des magistrats ainsi choisis et triés ? Ils viennent en partie de ce que la plupart des hommes qui, dans les premières années surtout, se sont voués à cette difficile mission, étaient d’ardents partisans des réformes, jaloux de contribuer pour leur faible part à la réalisation des rêves de leur patriotisme.

Aux tendances démocratiques de la majorité des juges de paix, il y a toutefois une autre explication, une raison plus générale et plus durable, c’est le milieu d’où sort le plus grand nombre de ces magistrats élus, leur condition sociale, leur position de fortune. La plupart ne sont pas riches, et l’on rencontre parfois chez eux cette sorte de mauvais vouloir pour la richesse, cette espèce de secrète et inconsciente envie qui, en d’autres pays, perce souvent dans les magistratures, d’ailleurs les plus conservatrices. La loi exige bien des juges de paix un cens d’éligibilité, une fortune immobilière, mais ce cens, en apparence élevé, est en réalité fort variable et inégal. La loi a beau fixer un minimum, au-dessous duquel il ne peut descendre, le peu de valeur des terres abaisse parfois le cens jusqu’à le rendre presque dérisoire. On demande au juge, à ses parents ou à sa femme la propriété de 900 à 400 désiatines de terre, selon les diverses provinces[272]. Ce serait beaucoup en France ; dans certaines régions de la Russie, dans les gouvernements du nord ou de l’est en particulier, c’est souvent peu ou presque rien[273]. À défaut de terres, la loi demande, pour les campagnes, une propriété bâtie de la valeur de 15 000 roubles. Dans les villes, la loi devient moins exigeante encore ; à Pétersbourg et à Moscou, elle se contente d’un immeuble de la valeur de 6000 roubles. Dans les autres villes, le cens s’abaisse jusqu’à 3000 roubles, soit à peine une dizaine de mille francs, et sept ou huit mille au cours du change. Le législateur n’a pas pris garde que ces terres, ces immeubles, urbains ou ruraux, pourraient être grevés d’hypothèques et ne rien rapporter à leur propriétaire nominal, en sorte que, dans la pratique, cette garantie du cens se réduit singulièrement et parfois s’évanouit tout à fait.

Dans quel dessein le réformateur avait-il imposé aux juges élus un cens de propriété ? Les considérants de la loi le disent expressément : c’est que le juge de paix doit être en contact avec des hommes de toute sorte et que, s’il se trouvait dans un état voisin du besoin, il aurait plus de peine à résister à certaines influences, ou même à certaines tentations[274]. Si tel est le but de la loi, on ne saurait dire qu’il ait été atteint. Un homme qui possède quelques centaines de désiatines, ou même un millier d’hectares de landes en friche, dans les solitudes du nord, un homme qui, à Pétersbourg, où la vie n’est pas moins chère qu’à Paris, possède une maison ou, mieux, une masure d’une valeur de 6000 roubles, c’est-à-dire un capital de 15 000, de 20 000 francs au plus, peut-il être regardé comme réellement indépendant, comme élevé par la fortune au-dessus des séditions vulgaires et des tentatives de corruption ? S’ils n’avaient d’autres garanties de la moralité du juge, les électeurs seraient à plaindre.

Le cens exigé par la loi est ainsi loin de toujours répondre aux vœux et aux calculs du législateur. L’inefficacité en est parfois manifeste. Nous ne dirons pas, pour cela, que ce ne soit qu’une formalité inutile, qu’une gênante et fâcheuse entrave à la liberté du choix des zemstvos. Certains Russes n’hésitent pas à l’affirmer, plusieurs de leurs publicistes demandent la suppression de toute condition censitaire[275]. Sans doute, lorsque la loi soumet les électeurs à un cens électoral, on peut trouver excessif de réclamer en outre des élus un cens d’éligibilité. D’un autre côté, on comprend qu’un gouvernement n’ait pas, dans le principe de la magistrature élective, une assez entière confiance pour la laisser dépouiller d’aucune de ses garanties, si vaines et illusoires qu’elles puissent paraître[276].

Pour rendre au cens d’éligibilité toute sa valeur, il faudrait le relever, et, en rehaussant, au profit de la fortune, le seuil de la magistrature élective, on risquerait de ne plus trouver personne pour y entrer. Non seulement les choix seraient trop restreints, mais les candidats feraient déraut. Les riches propriétaires, les hommes réellement indépendants par leur fortune, sont pour la plupart peu ambitieux de fonctions qui contraignent à une résidence assidue et à un travail fastidieux. S’ils acceptent d’être élus, c’est d’ordinaire en qualité de juges honoraires. La majorité des candidats au siège de juge de paix sont des gens d’une fortune modique, souvent même de petits propriétaires obérés et besogneux qui de ce mandat attendent un accroissement de leurs minces revenus. À cet égard, la nouvelle magistrature élective n’est pas sans ressemblance avec l’ancienne magistrature élue[277]. C’est une place, c’est un traitement que cherchent dans leurs fonctions le plus grand nombre des juges de paix. Quelques-uns n’abandonnent pas pour la justice toutes leurs occupations antérieures, mais continuent à gérer leurs biens, ou les biens d’autrui, voire même parfois à faire un peu de commerce. Dans les régions forestières, par exemple, il n’est pas rare de voir des juges de paix s’adonner au trafic des bois, si bien qu’aux époques de vente il est quelquefois impossible de trouver le juge.

Il semblerait naturel que l’entretien de la justice de paix incombât au trésor ; mais l’État a profité de ce qu’il laissait le choix des juges aux zemstvos pour rejeter sur eux ce fardeau. Cette considération semble même n’avoir pas été étrangère au maintien du système de l’élection. C’est là un expédient financier qui n’est pas sans inconvénient pour la justice. Les assemblées qui nomment les juges de paix en fixent les émoluments à leur gré et non toujours sans parcimonie[278]. Cette rétribution varie beaucoup selon les régions et la cherté de l’existence, elle est en général d’environ 2000 roubles, mais, dans certaines provinces, elle s’abaisse encore à 1500 roubles, tandis que, dans les capitales, elle monte à 4000 ou 5000. Les zemstvos laissent aujourd’hui à la charge du juge tous les frais de la justice ; c’est à lui de fournir le local du prétoire, de le meubler, de le chauffer, à lui de se procurer un grefSer et de le rémunérer. Ces frais réduisent d’une manière notable les émoluments du magistrat rural. Aussi beaucoup n’ont-ils d’autre salle d’audience qu’une chambre de leur maison ou une pièce de ses dépendances, voire une grange, plus ou moins décemment appropriée, parfois à peine close et couverte. De même, j’ai vu des juges qui par économie n’avaient pas de grefŒr et en faisaient eux-mêmes l’office. Les zemstvos devront tôt ou tard remédier à cet état de choses en installant à leurs frais des salles de justice de paix. Le système actuel n’est pas moins fâcheux pour le public que pour le juge, car le prétoire change de place avec le domicile du magistrat ; comme ce dernier habite parfois à l’extrémité ou même en dehors de son canton judiciaire, les inconvénients, partout inhérents en Russie à la grandeur des distances, sont ainsi accrus aux dépens des justiciables, aux dépens des paysans notamment, qui, n’ayant souvent personne dans leurs villages pour formuler leurs requêtes, sont obligés de venir eux-mêmes les présenter au juge.

Le cens d’instruction, légalement exigé des juges de paix, n’est point aujourd’hui une garantie plus efficace de leur capacité que le cens de propriété ne l’est de leur indépendance. La loi ne réclame du candidat aucunes connaissances spéciales, aucun grade ou diplôme universitaire, elle se contente d’un certificat d’études inférieur à notre baccalauréat[279]. Le législateur fonde cette tolérance sur ce que le juge de paix doit plutôt juger en équité qu’en droit ; mais ce n’est là ni la seule ni la meilleure raison de cette indulgence en apparence excessive. Pour l’instruction comme pour la fortune, l’État, s’il eût fait le difficile, eût risqué d’éloigner tous les aspirants. Il y a encore si peu de juristes en Russie, qu’on en trouve à peine assez pour les tribunaux ordinaires. Aussi ne pouvait-on se montrer bien sévère pour les premières recrues de la nouvelle magistrature : l’État ou le public pourront l’être davantage pour la seconde ou la troisième génération de juges. Si l’on ne peut élever le cens pécuniaire, on pourra certainement un jour rehausser le cens de capacité. À cet égard, la loi et les mœurs deviendront plus exigeantes avec les progrès mêmes de la culture nationale.

De toutes les professions, de toutes les classes d’hommes propres à la Russie nouvelle, il n’en est pas de plus intéressante que celle des juges de paix. Après ce que nous avons dit de leur origine et de leur instruction, on ne saurait s’étonner si ces magistrats improvisés prêtent souvent à la critique et quelquefois au ridicule. Ils ont déjà fourni plus d’un type satirique à une littérature moins curieuse de nouveautés et de tableaux de mœurs que friande d’allusions politiques et de dissertations sociales. Voici, entre autres, deux bizarres figures de juges de paix ruraux, dessinées par un avocat de province qui prétendait ne donner que des portraits d’après nature[280]. L’un, Pyrkine, violent, emporté, toujours l’injure et la menace à la bouche, est l’effroi des plaideurs et des avocats. À la moindre contradiction, il condamne les paysans interdits à des années de détention, voire même à la déportation en Sibérie, ou à d’autres peines excentriques qu’un juge de paix n’a pas le droit d’infliger. Devant l’irritation du juge et les humbles supplications du moujik, le greffier, la plume en main, reste impassible, attendant pour écrire qu’il tombe des lèvres du fougueux magistrat quelque sentence raisonnable. Le second juge, ainsi mis en scène, Tchépyrkine, propriétaire riche et vaniteux, est un homme doux et débonnaire qui a la difficile prétention de renvoyer tout le monde satisfait ; il ne peut se résigner à faire des mécontents, et met tout son amour-propre à ce que ses décisions ne soient pas attaquées en appel. Pour s’épargner cette humiliation, il va jusqu’à faire des sacrifices pécuniaires ; quand il ne parvient point à mettre les parties d’accord, il se désole et, sous prétexte de maladie, ajourne l’audience, au désespoir des plaideurs venus de loin.

Je ne déciderai point si ce sont là des caricatures ou des portraits ; ce que je puis dire, c’est que, s’il y a encore des Pyrkine ou des Tchépyrkine, ils sont rares et auront bientôt disparu. J’ai été en relation, dans diverses provinces de l’intérieur, avec plusieurs juges ruraux ; je ne leur ai rien trouvé de commun avec ces grotesques personnages. Loin de là, si j’ose en décider par mes rencontres personnelles, je dois avouer que, pour le niveau de la culture, si ce n’est pour les qualités professionnelles, cette magistrature élective m’a paru fort supérieure à celle qui chez nous porte le même nom. Si le double cens de fortune et d’instruction n’est pas assez élevé pour mettre les juges de paix à l’abri de toutes les séductions et de toutes les erreurs, le caractère et la moralité de la plupart les mettent au-dessus des tentatives de corruption, et leur esprit d’équité compense leur peu de science juridique. Parmi ces juges élus, la prévarication est un fait presque inouï. Déjà l’homme du peuple, le paysan, qui, dans les premières années, se prosternait en suppliant aux pieds du juge, apprend à compter sur son droit et à faire fond sur la justice.

Je dirai peu de chose de la compétence du juge de paix. À son prétoire sont dévolues toutes les causes civiles dont l’importance n’est pas supérieure à 500 roubles, et toutes les affaires criminelles dont le châtiment légal n’excède point une année d’emprisonnement ou 300 roubles d’amende. On est libre de s’adresser au juge de paix pour des affaires qui ne sont pas de sa compétence ; mais, dans ce cas, les parties doivent s’engager à se soumettre à sa décision. C’est ce qu’on appelle le tribunal de conscience[281]. Comme son nom l’indique, le juge de paix doit avant tout chercher à concilier les deux parties, il ne peut rendre une sentence qu’après avoir essayé d’amener un compromis. Dans ses décisions, le juge doit plutôt tenir compte de l’équité que du droit strict, et en certains cas il doit se conformer à la coutume aussi bien qu’à la loi[282].

Le premier avantage de cette justice, c’est qu’elle est dégagée des lentes et dispendieuses formalités. Tout homme qui a une plainte à porter au juge de paix s’adresse directement à lui, de vive voix ou par écrit, et le juge fixe sans retard le jour de l’audience. Rien de plus simple que ces audiences, surtout dans les campagnes. La procédure, qui est orale et publique, est parfois empreinte d’une bonhomie un peu patriarcale. On y retrouve à peine plus de formalités et de décorum que dans les tribunaux de volosL Le juge n’a ni robe ni uniforme, il siège, suivant ses goûts, en redingote ou en jaquette, seulement il porte au cou comme insigne une médaille suspendue à une chaîne dorée. Dans les audiences de paix auxquelles j’ai assisté, tout se passait néanmoins avec une grande régularité. L’interrogatoire des témoins était conduit avec soin et patience, leurs réponses, comme celles des parties, étaient au fur et à mesure résumées par écrit, puis relues aux intéressés pour être certifiées par eux. Cette manière de procéder, qui semble parfois donner un peu de lenteur aux débats, leur imprime une grande netteté et facilite singulièrement la revision des causes dont on interjette appel. Pour lire sa sentence, toujours écrite et motivée, le juge faisait lever les assistants, et, la lecture faite, les parties, qui acceptaient la décision, s’inclinaient en signe d’assentiment.

Ce qui m’a le plus frappé, dans ces modestes tribunaux comme dans toutes les assises russes, c’est la manière d’y prêter serment. Dans un des coins de la chambre qui servait de prétoire, se dressait un pupitre sur lequel étaient placés un Évangile et une Croix. D’ordinaire, le prêtre est appelé à donner à la justice l’autorité de son ministère en faisant lui-même prêter serment aux témoins. J’ai vu ainsi, dans les campagnes, le pope leur lire une longue formule liturgique que les témoins répétaient phrase par phrase, avec maint signe de croix, selon la coutume nationale. La cérémonie se terminait par le baisement de la Croix et de l’Évangile. Je fus surpris de retrouver ainsi vivante, au cœur de l’ancienne Moscovie, la vieille coutume slave, si souvent attestée par les annalistes russes, chez lesquels baiser la croix est l’équivalent habituel de jurer. Pour une grande partie du peuple, encore imbu des grossières notions du moyen âge, encore moins respectueux de la vérité que des rites extérieurs, la sainteté du serment a toujours besoin d’être relevée par un cérémonial religieux qui en fasse une sorte de sacrement, et du parjure un sacrilège[283].

On discute, on plaide même dans le prétoire du juge de paix. Les parties s’y peuvent faire représenter et défendre par des fondés de pouvoir. Parfois elles font venir de la ville des avocats de profession ; mais le plus souvent les hommes qui se chargent de suivre les affaires du ressort de la justice de paix en font leur spécialité. Ce sont d’ordinaire des gens de peu d’instruction et parfois de peu de moralité, employés en retraite ou en disgrâce, anciens greffiers ou secrétaires sans place, quelquefois même vieux soldats ou sous-officiers libérés du service, en un mot tout individu ayant de la faconde avec quelque teinture de la procédure et de la chicane. Pour accroître leurs honoraires, ces avocats sans diplôme engagent souvent les crédules paysans à pousser l’affaire jusqu’en appel, si ce n’est en cassation.

Il n’en est pas des juges de paix comme des tribunaux de volost, dont la sentence était sans appel. Les décisions de la magistrature élue ne sont définitives que pour les affaires civiles dans lesquelles le demandeur réclame une somme inférieure à 30 roubles, ou pour les condamnations qui n’excèdent pas trois jours d’arrêt et 15 roubles d’amende[284]. Dans tous les autres cas, il peut y avoir appel, non comme en d’autres pays auprès des tribunaux ordinaires, mais près de l’assemblée des juges de paix du district. Jusqu’ici nous pouvions nous demander ce que la Russie avait emprunté à la justice de paix anglaise, tant elle en avait altéré le caractère ; ici nous retrouvons un des traits essentiels du modèle britannique. Comme les justices of the peace du comté anglais ont leurs réunions trimestrielles, leurs quarter-sessions, les juges élus du district russe ont leurs sessions mensuelles, leurs assises de paix (mirovye siezdy). On en appelle du juge de paix isolé aux juges de paix rassemblés, lesquels jugent en corps d’une manière définitive ce qu’ils avaient individuellement jugé en première instance. Ce système fort simple a permis de donner à cette modeste magistrature une pleine autonomie. Avec de pareilles assises de paix, la justice issue de l’élection, se contrôlant elle-même, reste entièrement indépendante des tribunaux nommés par l’État[285].

Les assemblées de paix se tiennent chaque mois au chef-lieu de district ; elles durent d’ordinaire deux ou trois jours. La loi n’exige pas la présence de tous les juges à chaque session, mais seulement de trois d’entre eux, dont l’un est élu président. Le magistrat dont les décisions sont attaquées ne peut prendre part au règlement des affaires qui le concernent. Les assises de paix sont publiques, et devant elles peuvent recommencer les plaidoiries. Près de chacune de ces assemblées est placé un procureur, nommé par le gouvernement, lequel présente ses conclusions sur les affaires criminelles et sur certaines affaires civiles. Les assises de paix servent de cour de cassation aussi bien que de cour d’appel ; elles peuvent casser les sentences des juges pour incompétence, aussi bien que pour violation des formes prescrites. Dans ce dernier cas, elles renvoient l’affaire devant un autre juge. Quant aux décisions rendues en appel par les assises de paix, on ne peut les attaquer qu’en cassation devant le sénat, et, si la cour suprême casse la décision d’une assemblée de paix, l’affaire retourne devant l’assemblée d’un district voisin

On ne pouvait inventer une cour d’appel plus à la portée des particuliers et moins dispendieuse pour l’État. Si ingénieux qu’il fût, ce système n’était pas à l’abri de toute critique. Qu’était-ce, pouvait-on dire, que ce contrôle mutuel qui à chaque juge donnait pour juges ses collègues du voisinage ? Comment compter sur l’impartialité d’un tribunal dont les membres se trouvaient tour à tour mis en cause, passant alternativement du siège du magistrat sur le banc du prévenu ou du plaideur ? Une cour d’appel composée des juges de première instance aura toujours quelque faiblesse pour les décisions du premier juge. Ce mode d’appel semblait une des parties les plus contestables de la justice de paix ; il n’en a pas moins été presque entièrement conservé par la loi du 12 juillet 1889, qui aux juges de paix doit, dans les districts ruraux, substituer les chefs de canton.

L’institution de ces chefs de canton, zemskiié outchastkoviie natchalniki, a été, nous l’avons dit, la création la plus importante du règne d’Alexandre III[286]. On se rappelle quel en est le trait distinctif. Les chefs de canton sont des fonctionnaires investis à la fois d’attributions administratives et judiciaires. Par là, faut-il le répéter ? la réforme ou mieux la contre-réforme d’Alexandre III, s’inspire d’un tout autre esprit que les grandes réformes d’Alexandre II. Le principe de la séparation des pouvoirs administratifs et judiciaires qui domine toutes les lois d’Alexandre Il a été abandonné, au moins quant aux campagnes. Il n’est plus respecté que dans les villes.

D’après la loi de 1889, déjà appliquée dans une vingtaine de provinces, la justice de paix élective ne doit plus être conservée que dans les trois grandes villes de l’empire, Pélersbourg, Moscou, Odessa, avec leur banlieue. Cest dans ces grandes villes que la magistrature élue avait le mieux réussi, et elles doivent savoir gré au gouvernement impérial de la leur avoir conservée. Dans toutes les autres localités, il n’y aura plus d’élus à l’avenir que les juges de paix honoraires, qui sont maintenus par la réforme. Dorénavant, les circonscriplions urbaines seront séparées des campagnes. Dans les villes, le juge de paix élu cédera la place à un « juge urbain » nommé par le ministre de la justice. Ces juges urbains, de même que les chefs de canton dans les campagnes, auront à peu près la même compétence que les juges de paix anciens[287]. Des affaires pénales ou civiles dévolues par la loi de 1864 à la justice de paix, quelques-unes cependant seront tranchées par un membre du tribunal d’arrondissement délégué au district.

Dans les campagnes, les juges de paix élus sont remplacés par les chefs de canton désignés par le gouverneur. Ces chefs de canton doivent, on ne l’a pas oublié, appartenir à la noblesse locale. S’ils ne sont pas, comme certains l’eussent voulu, élus par elle, le gouverneur, pour les nommer, doit prendre l’avis du maréchal de la noblesse. Ils ont sous leur tutelle les communes villageoises ; ils désignent déjà les membres des tribunaux de volost ; on sent quelle importance ces doubles fonctions administratives et judiciaires doivent donner à ces chefs de canton. Le but de l’institution est de relever l’ascendant de la noblesse et de fortifier l’autorité en restaurant le sens de la légalité dans les campagnes. On compte, au moyen des natchalniki, amener enfin les paysans au respect des contrats souscrits par eux. Qu’on imagine de petits sous-préfets, choisis parmi les propriétaires locaux et joignant à leurs fonctions administratives celles de juges de paix. Toute la vie rurale repose sur eux, et pour l’administration, comme pour la justice, ces nobles fonctionnaires se contrôlent d’habitude les uns les autres.

À « l’assemblée de paix » doit succéder « l’assemblée cantonale », formée sur le même modèle. Comme les chefs de canton sont à la fois des administrateurs et des juges, les assemblées cantonales ont, elles aussi, un double caractère. La composition en varie selon qu’elles siègent comme conseil administratif, ou comme tribunal. L’assemblée cantonale administrative est présidée par le maréchal de la noblesse du district, et à côté des chefs de canton y trouvent place, le chef de la police (ispravnik) et le président de la commission administrative (ouprava) du zemstvo. L’assemblée cantonale judiciaire, également présidée par le maréchal de la noblesse, comprend, outre les chefs de canton qui y siègent à tour de rôle, les juges de paix honoraires, les nouveaux juges urbains et le membre du tribunal d’arrondissement délégué au district, lequel, dans cette cour d’appel, doit représenter plus spécialement la science juridique.

Les chefs de canton sont rétribués comme l’étaient, avant eux, les juges de paix ; chefs de canton et juges urbains ont un traitement de 2, 200 roubles, dont 600 roubles pour frais de chancellerie. Le membre du tribunal d’arrondissement délégué au district reçoit 3, 300 roubles. La nouvelle organisation est encore trop récente pour qu’on en puisse apprécier les effets. Selon l’habitude russe elle ne sera étendue que peu à peu à toutes les provinces de l’empire. Ainsi qu’il était à prévoir dans ces campagnes, où les hommes cultivés sont souvent en si petit nombre, la plupart des nouveaux chefs de canton ont été pris parmi les anciens juges de paix. Quelque mal que leurs adversaires aient dit de ces derniers, c’est peut-être encore ce qui pouvait arriver de plus heureux à la terre russe.




CHAPITRE IV


Tribunaux de première instance et cours d’appel. — Le sénat comme cour de cassation. — Inamovibilité et indépendance de la magistrature. — Droit de présentation. — Parquet et procureurs. — Valeur du personnel judiciaire. — Les avocats et la liberté du barreau.


Au-dessus, ou mieux, à côté de la justice de paix, s’élève la magistrature ordinaire. Si la première nous offre des traces de l’influence anglaise, dans la seconde tout est imité de la France. Le plan du nouvel édifice judiciaire est si fidèlement copié sur notre palais de justice, que nous n’avons pas besoin d’en décrire la distribution, c’est celle de nos propres tribunaux depuis la Révolution. On y retrouve toute notre organisation à triple étage, nos tribunaux de première instance, nos cours d’appel, notre cour de cassation. On y rencontre nos juges et nos avocats, nos procureurs et notre jury. Ici, nous avons moins à étudier les dispositions de l’édifice qu’à regarder ce qui se passe derrière les murs, dans ces salles extérieurement si semblables aux nôtres.

Dans l’architecture des deux monuments, il y a toutefois une différence qui frappe les yeux et donne à l’imitation russe un véritable avantage sur son modèle français. Les proportions des différentes parties de la copie sont singulièrement plus larges, plus amples que celles de l’original ; les fenêtres de la façade sont relativement moins nombreuses et moins petites, les pièces de l’intérieur plus vastes et mieux aérées. En France, l’organisation judiciaire, trop servilement calquée sur l’organisation administrative nisirative, présente un nombre exagéré de divisions et de subdivisions, de cours d’appel et de tribunaux de première instance. On s’aperçoit à première vue que toutes ces circonscriptions remontent à une époque encore dépourvue de rapides moyens de communication[288]. En s’appropriant la hiérarchie de nos tribunaux, la Russie a eu soin d’élargir les limites de nos ressorts judiciaires. Elle a, comme nous, des tribunaux de cercle ou d’arrondissement (okroujnyie soudy), mais, au lieu de se borner, comme en France, à un seul district ou arrondissement administratif, la juridiction de ces tribunaux de première instance s’étend d’ordinaire à cinq, six, sept districts, souvent à tout un gouvernement plus grand et plus peuplé que nos départements[289]. La Russie a comme nous des cours ou chambres d’appel (soudebnyia palaty), mais le ressort de chacune de ces cours de justice embrasse toute une région de l’empire. Pour un territoire décuple et une population double, la Russie d’Europe a moins de tribunaux, moins de cours d’appel, moins de juges de toute sorte que la France. À cet égard, la Russie se rapproche plus de l’Angleterre que de nous. Elle est peut-être tombée dans le défaut opposé au nôtre ; si nous avons trop de tribunaux, elle n’en a peut-être pas assez. Le nombre en pourra croître, avec la population et la richesse du pays, sans ravaler en les prodiguant les fonctions et le titre de juge[290].

La Russie a imité la France dans la composition comme dans la hiérarchie de ses tribunaux. La justice de paix est, comme chez nous, la seule où siège un juge unique. Dans tous les autres tribunaux, la Russie, au rebours de l’Angleterre, a préféré le système de la pluralité des juges, sans s’arrêter au reproche, fait à la justice collégiale, d’affaiblir l’attention et la conscience du juge en divisant la responsabilité. D’après la loi russe, dans chaque cause civile ou criminelle, doivent siéger trois magistrats, dont l’un fait fonction de président. Les tribunaux de cercle ou d’arrondissement jugent au criminel comme au civil, dans ce dernier cas, avec le concours du jury et sans appel. Alors même, la loi laisse aux cours supérieures une sorte de contrôle sur les tribunaux de cercle, en n’autorisant les pour suites criminelles, devant ces derniers, que sur l’avis de ls cour d’appel (soudebnaya palata).

L’empreinte française est particulièrement marquée dans la cour suprême et dans le mode de cassation. Les Russes nous ont emprunté le mot et la chose[291]. En laissant le sénat dirigeant de Pierre le Grand au sommet de leurs institutions judiciaires, ils en ont ramené les fonctions à celles de notre cour de cassation. Comme cette dernière, le sénat russe, à l’inverse de ce qui se fait en d’autres pays, se borne à vérifier la régularité de la procédure et la légalité des décisions des tribunaux, sans décider lui-même sur le fond des affaires[292].

À la différence de notre haute cour de justice, le sénat russe n’est pas seulement cour de cassation. De ses anciennes fonctions, attestées par son titre illusoire de sénat dirigeant ou administrant[293], il conserve encore des attributions fort diverses, exercées par différentes chambres ou départements. Le sénat est en même temps cour de cassation, tribunal administratif, cour des comptes ; il a un département héraldique, il sert de haute cour de justice pour les affaires politiques et les crimes contre l’État. Au sénat ressortit le contentieux administratif, ainsi que tous les différends des représentants du pouvoir central et des organes élus du self-govemment local. La sphère administrative et la sphère judiciaire, isolées dans les régions inférieures, se touchent ainsi à leur sommet, dans la cour suprême. En laissant à un même corps le contrôle des deux principales branches de la vie publique, on se flattait de mieux assurer l’accord des pouvoirs et l’harmonie de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire. Si, dans cette réunion, il y a empiétement de l’un sur Tautre, c’est naturellement aujourd’hui au profit des maximes administratives et du tchinovnisme ; un jour, ce sera peut-être Tinverse.

Le département de cassation du sénat se subdivise en deux sections. l’une pour les affaires civiles, l’autre pour les affaires criminelles. Près de chacune est placé un procureur général. Au sénat aboutissent tous les pourvois en cassation de l’immense empire. Les chambres civiles et criminelles sont encombrées d’affaires, bien que les frais de la procédure arrêtent nombre de plaideurs[294]. En 1879, le seul département des affaires criminelles avait laissé s’accumuler 16 000 dossiers arriérés. En 1880 et 1881, malgré l’accroissement du personnel de ce département, il restait encore des milliers d’affaires en souffrance. Pour décharger la haute cour, il a été question tantôt d’augmenter le nombre des causes que les juges de paix tranchent sans appel[295], tantôt d’ériger les tribunaux de cercle en cours de cassation pour la justice de paix, tantôt enfin de créer, dans chaque arrondissement judiciaire, des chambres de requêtes spéciales, chargées d’étudier les pourvois en cassation formés contre les assises de paix. Le plus simple serait encore d’augmenter le nombre des membres et des chambres de la cour de cassation ; c’est ce qu’on a fait déjà et ce qu’on sera obligé de faire à plusieurs reprises.

Du sénat dirigeant aux tribunaux d’arrondissement, tous les juges sont nommés par le souverain. Pour la justice ordinaire, civile ou criminelle, le réformateur a renoncé au système électif, que beaucoup de Russes voudraient voir appliqué à toute la magistrature. En rejetant l’élection, les rédacteurs des lois judiciaires ont cherché un autre moyen d’assurer l’indépendance du juge, en même temps que de soulager le gouvernement de la lourde responsabilité du choix des magistrats pour un empire aussi vaste. Dans ce double dessein, ils ont décidé de recourir à la magistrature elle-même, et ont concédé à chaque tribunal le droit de présenter des candidats aux places vacantes dans son sein. Strictement appliqué, un tel droit pouvait être un excellent moyen de maintenir la séparation des pouvoirs, il eût pu contribuer à faire de la magistrature ce qu’elle n’est réellement qu’en bien peu d’États, un véritable pouvoir autonome et indépendant. Ce n’est pas ce que nous voyons en Russie ; pour avoir d’aussi grands effets, le droit de présentation des tribunaux y est soumis à trop de restrictions par la loi, y est trop peu respecté dans la pratique.

La plus haute cour de justice, celle où un pareil privilège serait le mieux à sa place, le sénat, en est privée. Les tribunaux d’arrondissement et les cours d’appel sont seuls à en jouir, et, dans ces tribunaux mêmes, le droit de présentation ne s’étend ni aux présidents ni aux vice-présidents, mais seulement aux simples juges. C’est l’inverse de ce qui se pratique en des pays plus libres, en Belgique par exemple. Cette restriction n’a point paru suffisante, la magistrature assise ne peut user à son gré du droit de désignation dont elle est investie. Un tribunal ne peut arrêter son choix qu’après que ce choix a été agréé par le procureur, c’est-à-dire par l’agent direct et docile du ministre. Une telle condition semble réduire le droit de présentation à une simple formalité ; mais il y a plus, cette désignation ainsi faite, avec l’intervention du parquet, le ministre est toujours maître de n’en tenir aucun compte, sans en donner aucun motif : il reste libre de présenter lui-même ses propres candidats à côté des candidats du tribunal. On comprend qu’avec de telles précautions contre leur propre système, les rédacteurs des règlements judiciaires ont laissé peu d’efficacité à ce droit de présentation. L’autorité de l’opinion pourrait seule lui rendre une valeur réelle, en amenant le ministre à accepter d’ordinaire le choix des tribunaux, ou le souverain à préférer les candidats des magistrats à ceux de son ministre.

Par malheur, le jour où l’opinion publique serait assez puissante pour en faire une vérité, ce mode de nomination des juges, sur la présentation des tribunaux, aurait beaucoup perdu de son utilité. Si un tel mode d’investiture convient quelque part, c’est dans un pays où le pouvoir est trop fort et la société trop faible pour que le premier soit dirigé par la seconde. Partout ailleurs, ce droit de désignation des tribunaux pourrait offrir presque autant d’inconvénients que d’avantages. Les défauts en seraient différents de ceux de la justice élective, mais peut-être égaux. La magistrature, que l’élection rend trop dépendante de l’opinion et des partis, risquerait, en se renouvelant elle-même, de devenir trop indépendante de la société, trop isolée de l’opinion. Chez une magistrature recrutée à la façon d’une académie, comme dans nos anciens parlements, perpétués par la vénalité des charges, l’esprit de corps deviendrait excessif, la routine dangereuse, les prétentions abusives. Dans la plupart des tribunaux de province, les relations de famille ou de voisinage ont plus de part aux choix que le mérite des candidats. Pour parer à ces défauts il y aurait, il est vrai, un moyen fort simple ; ce serait d’imiter la Belgique, de faire nommer les magistrats sur deux listes, présentées l’une par les compagnies judiciaires, l’autre par les assemblées électives, par les zemstvos par exemple. En combinant de cette façon le droit de présentation des magistrats avec la désignation des représentants élus de la société, on pourrait avoir les avantages des deux systèmes sans leurs inconvénients.

L’indépendance du juge vis-à-vis du pouvoir, comme vis-à-vis des partis, est chose si essentielle que, pour l’assurer, les États ne sauraient trop prendre de précautions. De tous les procédés mis en usage pour cela, le plus simple semble encore l’inamovibilité. C’est celui qui concilie le mieux le besoin de stabilité du magistrat avec le besoin de rénovation de la magistrature, et la liberté des jugements avec l’intérêt du juge. Les rédacteurs des règlements de 1864 ont compris que cette garantie n’était pas moins nécessaire sous un gouvernement absolu que sous le gouvernement changeant des majorités parlementaires. La loi pose en principe qu’un juge ne peut être révoqué sans avoir été convaincu d’un délit ou crime.

Cette inamovibilité, chez nous si imprudemment attaquée par certain parti, est loin de dépouiller le gouvernement de tout moyen d’influence vis-à-vis de la magistrature. Le juge est inamovible, mais l’inamovibilité ne s’étend qu’au grade, non à la résidence. Le gouvernement n’est pas seulement maître de l’avancement des magistrats ; s’il ne peut les révoquer, il peut les déplacer sans consulter personne. L’inamovibilité, consacrée par la loi, se trouve indirectement atteinte par cette voie oblique des déplacements non consentis. Or, dans un empire tel que la Russie, contenant en Europe même tant de régions disgraciées, tant de solitudes glacées ou brûlantes, un changement de résidence peut équivaloir à la déportation, et n’être pour les juges qu’une révocation déguisée ou un châtiment plus redoutable encore. Yis-à-vis de cette magistrature théoriquement inamovible, le pouvoir garde dans sa main une arme à double tranchant ; il peut agir à son gré sur les âmes timides par la menace des déplacements, sur les esprits ambitieux par les séductions de l’avancement. Dans un État où le gouvernement est pourvu d’aussi puissants moyens d’action, et où l’opinion n’est pas assez forte pour en tempérer l’usage, l’indépendance de la magistrature ne saurait être assurée que lorsque l’inamovibilité du juge sera confirmée par les mœurs autant que par la loi.

À côté de chaque tribunal, le ministère a un agent particulier, nommé directement par lui et toujours révocable. C’est le procureur, dont les fonctions sont analogues aux fonctions du même genre chez nous : cette fois cependant, si nous retrouvons encore une imitation de nos institutions, nous n’avons pas affaire à un emprunt récent. Le parquet existait de longue date avant les dernières réformes ; c’est même un rouage dont, depuis Pierre le Grand, la Russie a fait un grand usage. Aujourd’hui comme jadis, il peut être regardé comme le principal moteur de tout le mécanisme judiciaire. Dans aucun pays, l’autorité du procureur, représentant direct du ministre, n’est mieux établie et plus redoutée. Comme en France, le parquet forme une administration fortement centralisée, dont les attributions étendues sont peut-être moins du ressort de la justice que du ressort de la police. Le rôle du parquet, légalement restreint par les lois de 1864, s’est depuis élargi de nouveau, grâce à la réaction autoritaire de la seconde moitié du règne d’Alexandre II et aux appréhensions inspirées par les conspirations révolutionnaires. D’auxiliaire de la justice, le procureur en semble trop souvent redevenu le tuteur ; des fonctions, en principe accessoires, sont en fait prédominantes[296].

Le parquet est le chemin des plus hautes dignités judiciaires ; dans ses rangs se recrute fréquemment le haut personnel de la magistrature assise, les présidents des tribunaux et des cours de justice. Les relations directes et constantes des procureurs avec le ministère leur donnent, à cet égard, un facile avantage. À Saint-Pétersbourg comme à Paris, les ministres oublient trop souvent que pour un juge, voué par profession à l’impartialité, c’est une mauvaise éducation que d’être accoutumé, par métier, à regarder les prévenus du point de vue de l’accusation. De deux fonctions qui, loin d’être une préparation l’une à l’autre, exigent des habitudes d’esprit et des qualités toutes différentes, pour ne pas dire opposées, on fait ainsi une seule et même carrière, au risque de laisser parfois retrouver le procureur sous le juge.

En Russie, ces nominations de procureurs s’expliquent en partie par la difficulté de trouver des magistrats instruits et expérimentés. Ici, comme partout dans les nouvelles institutions, on sent le manque d’hommes spéciaux ; il faut que les réformes créent elles-mêmes peu à peu le personnel qui les doit appliquer. Dans un pays presque entièrement dépourvu de jurisconsultes, il était difficile de trouver des juges. On ne saurait donc beaucoup s’étonner si l’on rencontre encore des magistrats, des présidents même qui n’ont pas fait leur droit. Il y a une dizaine d’années, on comptait dans les tribunaux d’arrondissement et les cours d’appel plus de 20 pour 100 des juges, dénués de toute instruction juridique. Aujourd’hui, bien que le ministère de la justice n’admette plus dans la magistrature que des hommes ayant fait leur droit, près de 10 pour 100 des magistrats sont encore dépourvus de tout diplôme spécial. Ce manque d’hommes a été la cause ou le prétexte des retards longtemps apportés à l’extension des nouveaux tribunaux et de la magistrature inamovible. Au rebours de ce qui se voit en Occident, les carrières dites libérales, pour la plupart toutes récentes en Russie, ont encore peine à se recruter.

C’est là du reste un vide tout passager, qui serait déjà comblé sans les défiances du pouvoir vis-à-vis des étudiants des universités et des nouvelles générations. Pour être admis à siéger dans un tribunal, il ne suffit pas de posséder un diplôme et un titre universitaire, il faut avant tout posséder la confiance du gouvernement, et pour cela ne prêter à aucun soupçon de radicalisme ou de mauvais esprit. Plus la loi assure de garanties et d’indépendance au juge, plus le ministre apporte de soins à ne laisser entrer dans la magistrature inamovible que des hommes sûrs et soumis, dont le caractère et les opinions ne fassent redouter ni un excès d’indépendance ni un excès de libéralisme. Quoique la magistrature soit presque le seul ressort où les droits de l’instruction soient respectés, beaucoup de jeunes gens, que leurs études et leur intelligence rendraient aptes à cette carrière, en sont exclus par leurs tendances politiques, réelles ou supposées. La Russie moderne se trouve ainsi emprisonnée dans une sorte de cercle vicieux : des hommes actifs et remuants, qui se voient fermer toute carrière à cause de leurs opinions, sont, faute de débouchés, violemment rejetés dans les opinions qu’on leur reproche. De là un double mal, simultané et en apparence inconciliable, d’un côté le gouvernement et les services publics souffrant du manque d’hommes, de l’autre un grand nombre de jeunes gens sans place.

Si la magistrature ne s’ouvre pas aisément à tous les aspirants, il n’en est pas de même du barreau. Aussi est-ce aujourd’hui une des professions les plus recherchées de la jeunesse et surtout des jeunes gens de talent. Le barreau est en Russie chose toute nouvelle, il date des lois de 1864, qui ont introduit la procédure orale. Naguère il n’existait rien de semblable à un avocat, on ne connaissait que d’ignorants chargés de pouvoir qui rédigeaient ou présentaient les mémoires des plaideurs et suivaient les procès devant les tribunaux. On les appelait striaptchy[297]. C’étaient, dit N. Tourguénef, d’obscurs et ignobles agents, aussi peu renommés pour leur moralité que pour leurs connaissances, parfois des affranchis, quelquefois même des serfs[298]. Le royaume de Pologne et les trois provinces baltiques étaient seuls, dans tout l’empire, à posséder des avocats dignes de ce nom[299].

Le barreau russe a été improvisé par les nouvelles institutions judiciaires. À la différence de la plupart des États d’Europe, le droit de plaider devant les tribunaux n’est pas encore le privilège d’une corporation d’avocats formés dans les écoles de droit. Toute personne d’une certaine moralité ou d’une certaine instruction peut être admise à plaider au civil comme au criminel. Cet arrangement était imposé par le défaut d’hommes de loi, le législateur n’étant pas maître de faire surgir soudainement tout un corps d’avocats. Ce pourrait, toutefois, n’être pas là une mesure transitoire. L’État, en effet, n’a peut-être pas les mêmes raisons d’exiger des garanties de capacité de l’avocat que du médecin. On comprend qu’à côté des avocats proprement dits, contrôlés par l’État et pour ainsi dire marqués du poinçon officiel, puissent plaider à l’occasion des hommes n’ayant d’autre titre que la confiance de leurs clients ou la pratique des affaires. C’est ce qui se voit aujourd’hui en Russie. Le droit de défense est libre, mais il est soumis à une réglementation qui, pratiquement, en restreint beaucoup l’exercice et diminue à la fois les inconvénients et les avantages de cette liberté. Le système en vigueur aboutit à créer, au-dessous des avocats réguliers, une classe de défenseurs de moindre instruction qui font également du barreau une profession, et ne diffèrent des autres avocats que par l’infériorité des connaissances.

Pour être admis à plaider, il faut être pourvu d’un certificat que les tribunaux délivrent aux personnes qu’ils en jugent dignes[300]. Cette restriction a pour motif le grand nombre d’hommes de toute classe qui, lors de l’ouverture des nouveaux tribunaux, se sont improvisés avocats, gens sans profession, employés sans place ou révoqués, anciens officiers ou sous-officiers en retraite, marchands ruinés ou négociants faillis. Le barreau était soudainement devenu le refuge de tout ce qui manquait de moyens d’existence et possédait un larynx et des poumons. Les règlements n’imposaient du reste à cette profession aucune condition d’instruction, d’âge ou de sexe. Le ministère de la justice avait d’abord enjoint aux tribunaux de ne pas reconnaître le droit de plaider aux femmes, qui, en Russie plus qu’ailleurs, semblent vouloir se mesurer avec l’homme dans toutes les carrières. Le sénat dirigeant a, sur l’appel des intéressées, annulé l’arrêt du ministre. Mais les femmes n’en rencontrent pas moins dans le barreau plus de difficultés encore que dans la médecine. Elles peuvent se présenter devant les tribunaux en qualité de défenseurs, mais leurs confrères masculins ne veulent pas les admettre à se faire inscrire dans l’ordre des avocats, et les tribunaux ordinaires ne les autorisent pas encore à plaider devant eux. Seule jusqu’ici la magistrature élective est plus galante ou plus respectueuse des droits du sexe. La femme peut déployer ses talents oratoires devant les juges de paix, et plus d’un avocat en jupon s’est, dit-on, distingué dans cette nouvelle carrière.

Mandataires assermentés (prisiagnye povêrennye), c’est ainsi qu’on appelle les avocats régulièrement formés dans les écoles de droit, et pourvus d’un diplôme qui leur permet d’exercer dans toute l’étendue de l’empire. Ces avocats ont, comme en France, reçu une organisation corporative ; c’est encore là un emprunt de la Russie. Le barreau de chaque ville élit un conseil qui possède sur les membres de l’ordre un pouvoir disciplinaire, avec droit de réprimande, de suspension, d’expulsion. Les débutants sont astreints à un stage de cinq années, et, avant de les admettre dans l’ordre, le conseil peut leur faire subir un examen sur la pratique des affaires. Cette constitution a déjà donné au jeune barreau russe, dans les grandes villes au moins, une réelle valeur intellectuelle, elle n’a pu encore lui assurer une égale valeur morale.

Dans les provinces en particulier, la profession d’avocat, assermenté ou non, est loin de jouir de la considération publique. De toutes les carrières ouvertes par les réformes, c’est la plus lucrative comme la plus accessible. De là, le grand nombre de jeunes gens et d’hommes de toute sorte qui s’y sont précipités. Peu d’entre eux ont un sentiment élevé de leur mission et de l’honneur professionnel. La plupart n’ont d’autre souci que de s’enrichir, et sont peu délicats sur les moyens. Quelques-uns se sont fait condamner pour escroquerie. L’esprit mercantile, qui, chez nous-mêmes, se glisse trop souvent au Palais, anime presque seul le barreau russe. L’éloquence et l’habileté de l’avocat sont une marchandise déjà fort recherchée ; les membres du barreau ont soin de la vendre le plus cher possible, et beaucoup n’ont ni tarif ni prix fixe. D’ordinaire le client et l’avocat débattent d’avance les conditions du marché, et, comme dans tout négoce en Russie, on ne se fait pas faute de marchander. Quand ils sont d’accord, le plaideur et son conseil rédigent le plus souvent un contrat en règle, bien et dûment signé, précaution qui n’est pas inutile[301].

On traite rarement à forfait, le taux des honoraires dépend, en général, du succès de la plaidoirie. L’avocat stipule un salaire beaucoup plus élevé, s’il obtient à son client gain de cause. Dans les affaires civiles, il exige souvent du plaideur, en cas de réussite, bien entendu, 5, 10, 20 pour 100, parfois davantage, sur les sommes en jeu. Dans les affaires criminelles, les honoraires de l’avocat montent et s’abaissent suivant que plus légère ou plus lourde est la peine infligée au prévenu. L’avocat, ainsi directement intéressé à la cause qu’il défend, devient en quelque sorte l’associé de son client. Comme, en Russie, on plaide beaucoup aujourd’hui et qu’il y a fréquemment de grosses affaires, les bénéfices sont parfois considérables. On cite des procèâ qui ont rapporté aux vainqueurs de la barre des 10 000, 20 000, 40 000 roubles. Aussi, depuis les vieilles maisons princières de kniazes jusqu’aux familles de marchands enrichis, depuis les fils d’officiers ou de tchinovniks jusqu’aux fils de prêtres, toutes les classes de la société ont fourni leur contingent à la nouvelle et brillante carrière. Le barreau de Pétersbourg et de Moscou a, comme celui de Paris ou de Londres, ses grands orateurs devant lesquels le chemin de la réputation et de la fortune est largement ouvert, et le jeune avocat à la mode, envié des hommes et courtisé des femmes, prodiguant en plaisirs l’argent rapidement gagné à l’audience, a fourni à la littérature un nouveau type.

Des défautS, pour lesquels quelques écrivains étrangers se sont peut-être montrés trop sévères[302], ne doivent pas cacher à nos yeux les qualités et les services du barreau russe, dans les capitales surtout. Qu’il soit intéressé et cupide, que dans ses plaidoiries il manque de méthode et de goût, qu’il soit prolixe et enclin à l’emphase, le jeune barreau de Pétersbourg et de Moscou n’est point dénué de toutes les qualités professionnelles, il a plus d’une fois montré qu’il en possédait au moins une et non la moindre. L’avocat russe n’a point failli à son devoir de défenseur. Durant les quinze dernières années, marquées par tant de conspirations et tant de procès politiques, aucun prévenu n’est demeuré sans défense. Tout Russe traduit devant un tribunal a vu se lever à ses côtés un homme qui osait, en son nom, débattre avec les représentants de l’autorité les charges de l’accusation.

Dans ce vaste empire, dépourvu d’assemblées politiques, les avocats ont eu l’honneur d’être les premiers à faire retentir une parole libre ; dans un pays où le courage militaire est si commun, ils ont été les premiers appelés à donner l’exemple encore inconnu du courage civil. Quelques-uns, il faut bien le dire, ne l’ont point fait impunément. Plusieurs, tels que le défenseur de Nétchaïef, se sont vu interdire la parole, ou, ce qui revenait au même, ont été internés par la police dans une petite ville de province. Devant ce péril, le barreau n’a point déserté sa mission. Les prévenus politiques n’en ont pas moins continué à trouver des avocats, jaloux d’user des droits de la défense, et prêts à protester contre toutes les mutilations des formes de la justice[303].

Soit défiance de leur moralité, soit antipathie pour les penchants libéraux qu’inspire leur profession, les membres du barreau ne semblent pas en grande estime auprès du ministère de la justice. Les règlements mettent des obstacles à leur entrée, des obstacles à leur avancement dans la carrière judiciaire. Un avocat ne peut être appelé à s’asseoir sur le siège de juge que dans les tribunaux inférieurs, et cela seulement après dix ans d’exercice. Une telle mesure a pour effet pratique de n’ouvrir les rangs de la magistrature qu’aux avocats sans talent ni clientèle, et de fermer au barreau l’accès de toutes les hautes dignités judiciaires. À cet égard, la Russie a pris le contre-pied de l’Angleterre, où, comme on le sait, la haute magistrature se recrute surtout parmi les sommités du barreau.

Ces mesures de défiance contre les avocats ne sauraient arrêter l’essor d’une profession dont la prospérité importe à l’empire. En tout pays, en effet, le barreau, qui exige à la fois la connaissance des lois et l’habitude de la discussion, a été l’une des meilleures écoles de la liberté légale. Tout se tient et s’enchaîne, nous ne saurions trop le dite, dans la vie des peuples comme dans la vie individuelle. Un État absolu ne saurait doter ses sujets d’une libre justice sans, par là même, les préparer de loin aux libertés publiques, sans leur en donner peu à peu le goût et le besoin. L’habitude de discuter les affaires privées conduit tôt ou tard à discuter les affaires publiques qui, par tant de côtés, confinent aux premières. Si, dans nos démocraties modernes comme dans les démocraties antiques, l’avocat, l’homme qui parle et pérore, usurpe une influence souvent excessive, aux dépens de professions plus sérieusement dressées à la direction des affaires de l’État ; dans les pays privés de libertés politiques, le barreau est encore ce qui peut le mieux en tenir lieu. C’est à lui que revient à certains jours la meilleure part du beau rôle de la justice, à lui surtout qu’il appartient de maintenir la dignité de la conscience humaine, et la notion du droit en même temps que celle du devoir.

« Nous ne sentons pas assez la noblesse de notre tâche, et, pour la plupartnous en sommes peu dignes », me disait un des trop rares avocats russes qui ont un sentiment élevé de l’honneur de leur profession ; « nous ne comprenons pas encore toute la valeur et l’importance de notre rôle pour l’avenir du pays. Si nous possédons des orateurs et des hommes d’affaires, nous n’avons pas encore de Brougham ou de Berryer, regardant le barreau comme une sorte de sacerdoce, faisant de leur métier de défenseur comme une fonction publique et la plus haute de toutes. Les lois, les mœurs ne nous donnent pas encore la même force morale qu’à vos grands avocats de France ou d’Angleterre, aux mauvais jours de l’histoire des deux pays. Nous rencontrons dans la législation, dans les défiances du pouvoir, dans l’apathie de l’opinion, des obstacles que vous ignorez depuis longtemps ; mais, en dépit de toutes les entraves légales, le progrès des lumières et de l’esprit public nous révèle peu à peu la grandeur de notre mission. Vous verrez un jour que, dans l’histoire du développement politique de la Russie, le barreau tiendra une large place. »

Je ne sais si l’avenir justifiera ce fier langage. Depuis que je l’ai entendu, il est survenu des décrets impériaux et des règlements restrictifs qui, en tronquant la justice et en ensevelissant les causes les plus émouvantes dans le linceul du huis clos, menacent de reculer l’heure où se pourront réaliser de semblables prédictions. L’étude de la justice criminelle et l’examen des lois d’exception, édictées à la suite des attentats politiques, nous permettront d’apprécier par quelles épreuves doit passer le barreau russe, et combien il lui est parfois malaisé de remplir son noble ministère.




CHAPITRE V


La justice criminelle. — La police et l’instruction. — Crainte d’être impliqué dans les affaires criminelles. — De l’emploi de la torture. — Création de juges d’instruction. — Première dérogation à la loi. — Le jury. — Sa composition. — Ses défauts. — Jurés illettrés et indigents.


De toutes les branches de la justice russe, la plus défectueuse, celle qui avait le plus besoin de réforme, était encore la justice criminelle. Tout était à réformer, le mode d’instruction, le mode de jugement et, en partie même, le code pénal.

Sous les prédécesseurs d’Alexandre II, l’instruction de toutes les affaires criminelles était dévolue à la police ; et la police, d’ordinaire mal composée, mal rétribuée, ne voyait trop souvent dans les délits et les crimes qu’une mine souterraine à exploiter. Les agents vivaient moins de leur maigre traitement que des affaires qui leur passaient par les mains. Ils avaient deux moyens d’augmenter leurs profits, l’un en ménageant les malfaiteurs, l’autre en inquiétant les innocents. La police faisait ainsi un double commerce : aux voleurs elle vendait son silence, aux honnêtes gens sa protection. Les criminels de toute espèce devenaient les clients des hommes chargés de les poursuivre ; entre les uns et les autres il s’était établi une sorte d’association tacite, parfois même de contrat en règle, de manière que les auxiliaires officiels de la justice étaient le principal obstacle à une bonne justice[304].

Pour accroîlre ses profits, la police avait intérêt à traîner en longueur l’instruction des affaires ; mais eût-elle voulu les instruire rapidement que, le plus souvent, elle n’en eût pas été maîtresse. Toutes les précautions de la loi et de l’autorité se retournaient contre la justice. Dès qu’elle apprenait ou soupçonnait un crime, la police devait immédiatement mettre la main sur tous ceux qui en avaient connaissance ou qui en avaient été témoins, pour ne les relâcher que l’instruction terminée. Celui qui dénonçait un acte coupable était arrêté sur l’heure comme suspect, et détenu jusqu’à ce que son innocence eût été prouvée. On devine les effets pratiques de pareils procédés. Les vols, les meurtres commis en plein jour, dans un lieu public, n’avaient point de spectateurs.

Personne n’avait jamais rien vu, rien entendu, rien su. Un homme appelait-il à l’aide, tout le monde se détournait et s’enfuyait ; les victimes d’un crime pouvaient rester étendues sur la voie publique, sans rencontrer aucun secours, tant chacun redoutait d’avoir quelque chose à démêler avec les tribunaux et la police. Pour les attentats les plus notoires on trouvait difficilement des témoins ; plutôt que de se laisser, à ce titre, impliquer dans une affaire, les gens prudents payaient à la police une rançon. Dans les villages où l’on découvrait un assassinat, les paysans s’entendaient pour ne rien ébruiter et dérouter toutes les recherches. Un meurtre était-il commis sur une grande route, les familles du voisinage en faisaient avec précaution disparaître toutes les traces.

Un jour, dit-on, un marchand avait été attaqué dans la campagne et laissé pour mort dans sa voiture ; le cheval, abandonné à lui-même, se remit en route et vint s’arrêter dans un village, devant une auberge où son maître avait coutume de descendre. À peine les habitants virent-ils dans la voiture un homme couvert de sang qu’avant d’examiner si le voyageur était mort, ils chassèrent de devant leur demeure le sinistre équipage, et le malheureux cheval, chassé de porte en porte, dut avec le cadavre reprendre sa course vers un prochain village, où il trouva même accueil, jusqu’à ce qu’enfin, repoussé de partout, il s’abattit dans la campagne. La crainte de la police faisait des honnêtes gens les complices involontaires des malfaiteurs. Les choses se passent souvent encore de la sorte, pour les crimes politiques, sinon pour les crimes privés. L’appréhension excitée par les agents de la répression explique la fréquente impuissance de la justice[305].

Les vexations de la police et les lenteurs de l’instruction étaient naguère si fastidieuses, si dispendieuses, que les victimes d’un délit ou d’un crime hésitaient à le faire poursuivre. Avait-on recours à la justice, après un vol ou une agression, il fallait payer les frais de l’enquête, payer l’entretien des témoins et des accusés, avec toutes les démarches réelles ou imaginaires de la police, en sorte qu’il en coûtait plus de faire arrêter le voleur que d’être volé. Aussi, au lieu d’en appeler comme ailleurs à l’autorité, voyait-on les Russes qui avaient à se plaindre d’autrui se tenir cois, et, au besoin, nier leur cas ou même payer la police pour qu’elle n’inquiétât pas le malfaiteur. À d’imprudents étrangers qui, en pareille circonstance, avaient bruyamment réclamé le secours des tribunaux, il est arrivé de se désister à force d’ennuis, et même d’acheter à prix d’argent la suspension des poursuites qu’ils avaient chèrement subventionnées au début.

La justice avait jadis, en Russie, comme dans toute l’Europe, un mode d’information rapide, si ce n’est toujours sûr : c’était la question, la torture. Ce procédé de nos anciens tribunaux, qui existait déjà sous les vieux tsars, avait, à l’imitation de l’Occident, été perfectionné sous le règne d’Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand. Catherine II avait beaucoup réduit l’emploi de la question, Alexandre Ier en avait légalement aboli l’usage. Ce souverain philanthrope disait que le mot de torture devait être effacé de la langue russe. Si la question fut rayée de la législation, elle ne disparut pas aussi vite du pays. Grâce à l’usage des verges et des châtiments corporels, grâce à l’éloignement du pouvoir central et à l’absence de toute publicité, la question a pu, sous des formes plus ou moins déguisées, subsister çà et là, dans les provinces écartées, jusque sous le règne de Nicolas, parfois même jusque sous le règne de son fils[306]. Dans les dernières années les agents du pouvoir ont souvent été accusés, sous Alexandre III de même que sous Alexandre II, d’user de pareils moyens pour arracher des révélations aux prisonniers politiques. À en croire leurs amis, les uns auraient été mis à l’épreuve de la faim ou de la soif, les autres auraient tout bonnement été mis à la question. Il en aurait été ainsi notamment des meurtriers de l’empereur Alexandre II ; Ryssakof, en montant sur l’échafaud, aurait montré au peuple ses mains disloquées, et Mikhaïlof aurait crié : « On nous a torturés ! » (my pytali)[307]. Il est impossible de constater la vérité de telles allégations. Si on a recouru à de semblables procédés, ils sont, croyons-nous, demeurés une exception. Ce qui est certain, c’est que la plupart des révolutionnaires russes sont convaincus du contraire. C’est pour ne pas se laisser extorquer des révélations par la torture que tant de criminels politiques portaient sur eux du poison.

En fait, la question ne pouvait pratiquement être abrogée qu’avec la suppression des peines corporelles, et surtout avec la publicité de la justice et la diffusion de la presse. À défaut de torture physique, on recourait naguère à une sorte de torture morale. La loi, préoccupée avant tout de leur arracher un aveu, prescrivait d’envoyer aux prévenus un prêtre chargé de les exhorter, au nom de la religion et de leur salut, à confesser leur crime. Abandonnés aux mains d’une police rapace, sans conseils et sans défense, soumis à une procédure secrète, sans être confrontés avec les témoins qui les accusaient, sans même avoir le droit de se faire montrer les charges écrites et les pièces produites contre eux, les inculpés en butte à l’hostilité de la police, c’est-à-dire tous ceux qui n’avaient pour eux ni l’appui d’un protecteur influent ni le secours d’une bourse bien garnie, succombaient inévitablement dans une lutte inégale. L’instruction était menée de telle sorte qu’aux yeux des hommes les plus compétents les preuves en apparence les plus concluantes, les aveux mêmes les plus catégoriques, ne prouvaient rien.

Pour corriger un ordre de choses aussi intolérable, la Russie n’avait qu’à regarder l’étranger. Le réformateur n’avait guère d’autre embarras que celui du choix. Ici, comme pour la composition des tribunaux, comme pour la procédure civile, c’est la France surtout que la Russie semble avoir imitée, et sur ce point elle eût peut-être mieux fait de moins nous emprunter. Notre code d’instruction criminelle, qui permet de séquestrer le prévenu, qui le livre sans conseil à l’interrogatoire malveillant d’un magistrat disposé à flairer partout un crime, se ressent encore de l’ancienne procédure inquisitoriale ; loin d’y voir un modèle pour autrui, la France, on le sait, songe à le soumettre à une revision.

En Russie, la réforme opérée n’en constitue pas moins un progrès immense. Comme en tout pays civilisé, le prévenu dut être estimé innocent et traité comme tel, tant qu’il n’était point régulièrement condamné. De même qu’en Angleterre, la loi russe a même cherché à lui épargner les ennuis et le déshonneur de la détention préventive. Pour certaines affaires, l’inculpé est admis à demeurer en liberté, sauf à fournir une caution. Dans les cas où l’on n’osait dispenser l’accusé de la prison préventive, on remit le droit de le maintenir en arrestation, non plus à l’accusation ou à la police, mais à une magistrature nouvelle, indépendante et impartiale, ou du moins réputée telle.

D’accord avec les principes et avec l’expérience d’autrui, le réformateur de 1864 a partagé les fonctions judiciaires en trois branches séparées et indépendantes l’une de l’autre ; L’accusation, l’instruction, le jugement ont été strictement distingués et possèdent chacun leur organe particulier. On a introduit ainsi, dans l’enceinte même des tribunaux et de la magistrature, le principe nouveau de la séparation des pouvoirs et de la spécialisation des fonctions. L’autonomie de chacun des trois services judiciaires a été proclamée par la loi, et l’instruction rendue aussi indépendante de l’autorité qui poursuit que du tribunal qui juge. Sur ce point encore la législation russe est conforme aux principes ; mais, sur ce point comme sur trop d’autres, la pratique a dérogé à la théorie.

D’après la loi, les procureurs ont pour unique mission de poursuivre les crimes et de soutenir l’accusation devant les tribunaux. Des magistrats spéciaux, créés dès 1860, quatre ans avant la réforme et appelés soudebnye slêdovateli, sont seuls chargés de l’instruction criminelle. Le parquet n’y devait point s’immiscer, la police n’y devait prendre part que comme auxiliaire et instrument des nouveaux magistrats. Les faits sont loin de toujours répondre aux vues du réformateur, et, dans un pays comme la Russie, il n’en pouvait guère être autrement. Bien qu’elle n’agisse plus que sous la direction et le contrôle du juge d’instruction, la police n’a pu en quelques années renoncer à tous ses anciens errements. Elle a gardé d’autant plus d’autorité que les juges d’instruction n’ont point conservé la position indépendante que prétendait leur assurer le législateur. La loi les déclarait inamovibles, à moins d’actes coupables dont l’appréciation devait être remise aux tribunaux ; or le ministère a pris l’habitude de confier l’instruction criminelle non à des magistrats titulaires, mais à des employés en faisant fonctions, à des tchinovniks révocables à volonté. La loi séparait entièrement l’accusation de l’instruction, et le parquet des soudehnye slédovateli ; les mœurs autoritaires et les traditions bureaucratiques ont bien vite amené le parquet à s’emparer de la direction des enquêtes judiciaires, si bien que les juges d’instruction ont fini par n’être plus guère en réalité que les subordonnés des procureurs.

À cette déviation des principes posés dans la loi, il y avait plusieurs raisons, en dehors même des convenances du pouvoir, jaloux d’étendre la sphère d’action de ses agents les plus directs. Pour ces nouvelles fonctions, comme pour bien d’autres, on manquait d’hommes. Les premiers juges d’instruction, pour la plupart jeunes gens sans expérience, ont montré peu de capacité, peu de zèle et d’activité. Leur négligence semblait d’autant plus grande que leur position était légalement mieux assurée. Le gouvernement a considéré qu’il ne pouvait les laisser jouir des bénéfices de l’inamovibilité qu’après avoir mis leurs lumières à l’épreuve. Par malheur, on leur alloue un traitement trop modique pour beaucoup attirer les hommes cultivés. Un millier de roubles, tel était, au moins il y a quelques années ; tout ce que le trésor accordait en province, à la plupart de ces magistrats. Pour les juges d’instruction, plus encore que pour les juges proprement dits, l’État a longtemps renoncé à exiger aucun diplôme spécial, voire même aucun diplôme universitaire.

Une magistrature ainsi recrutée avait peu de chance de voir ses prérogatives légales respectées des ministres et des agents du pouvoir. Les juges d’instruction sont naturellement tombés sous la double dépendance du parquet et de l’administration, des procureurs et des gouverneurs de province. Ce qui ne semblait d’abord qu’une déviation temporaire de la loi a été peu à peu érigé en règle. Ce qu’il faisait au commencement par nécessité, le gouvernement a continué à le faire par goût et par système. Au lieu de profiter de l’amélioration progressive de son personnel pour restituer aux soudebnye stédovateli l’indépendance et les droits que leur assurait le législateur, le ministère, qui s’accommodait mal de leur inamovibilité, a préféré les maintenir dans une situation précaire. S’appropriant un procédé employé jadis par Napoléon Ier, il a pris l’habitude de ne nommer de juges d’instruction à titre définitif qu’après un noviciat de plusieurs années et, pour rester plus longtemps maître de leur sort, il n’a pas même fixé la durée de ce noviciat. Vers la fin du règne d’Alexandre II, les juges d’instruction confirmés dans leurs fonctions étaient encore en infime minorité[308]. D’une magistrature inamovible on a ainsi fait un emploi révocable. C’était sur l’instruction judiciaire qu’avait porté la première réforme de la justice criminelle, c’est elle qui a été l’objet de la première dérogation à cette réforme.

L’un des principes essentiels de la nouvelle législation s’est ainsi trouvé violé ou éludé dans la pratique. La loi considérait tout procès criminel comme une sorte de duel, où les armes devaient être égales entre les deux parties, où l’autorité chargée de l’instruction devait, tout comme le juge, conserver une absolue neutralité. Aujourd’hui l’équilibre tant cherché entre l’accusation et la défense se trouve rompu aux dépens de la dernière. Il y a, dans l’instruction judiciaire, un des deux plateaux de la balance qui pèse plus que l’autre, et ce plateau est celui de l’accusation. Par bonheur la balance, pour les causes privées du moins, est d’ordinaire redressée dans l’enceinte du tribunal, et l’équilibre ainsi rétabli. Si l’instruction et le juge qui préside aux débats penchent trop souvent du côté de la sévérité et de la vindicte publique, l’autorité qui prononce souverainement dans les causes criminelles, le jury, incline du côté du prévenu et dans le sens de l’indulgence.

Les lois de 1864 ont introduit en Russie le jury. C’était la plus haute marque de confiance que le gouvernement impérial pût accorder à la nation, ainsi conviée spontanément à prendre une part directe à la répression des crimes. Il fallait une certaine hardiesse pour recourir à une telle institution, au sortir du règne de Nicolas, dans un État où une moitié du peuple venait à peine d’être affranchie de la servitude. Aux yeux de beaucoup de fonctionnaires ou d’hommes de cour, c’était là un acte d’imprudence, presque de démence, que le temps devait bien vite condamner. L’expérience a montré, en effet, que dans l’empire autocratique, plus encore qu’ailleurs, le jury avait, lui aussi, ses défauts. En dépit de toutes les attaques, en dépit des récentes restrictions dont il a été l’objet, le jury est loin cependant d’avoir justifié toutes les prédictions des prophètes de malheur.

Une dizaine d’années avant que s’ouvrit le règne de l’émancipateur des serfs, un ancien fonctionnaire russe, qui, dans l’exil, écrivait des plans de réforme dont la réalisation semblait indéfiniment éloignée, Nicolas Tourguénef, remarquait que le jury, né aux époques barbares chez des tribus demi-sauvages, était une des rares institutions qui parussent susceptibles de s’adapter à tous les âges de la civilisation, et pussent convenir à des peuples enfants aussi bien qu’à des nations d’une haute culture. L’exemple de la Russie n’a point démenti la remarque de Tourguénef[309].

En Russie comme chez nous, le jury ne fonctionne d’ordinaire qu’au criminel et non au civil. Sur ce point encore les commissions de Pétersbourg nous ont imités de préférence à l’Angleterre, ou n’ont imité l’Angleterre qu’à travers l’imitation française. On ne saurait s’en étonner. En Angleterre même, le jury au civil semble devoir bientôt tomber en désuétude ; il n’est guère à sa place que dans les contrées et les tribunaux où règne le droit coutumier, comme par exemple, en Russie, les tribunaux de paysans. La complexité habituelle des affaires civiles, la difficulté de séparer la question de fait de la question de droit, l’impossibilité enfin de recruter des jurés capables dans des contrées aussi arriérées que beaucoup des provinces de l’empire, ont naturellement décidé le réformateur à restreindre le jury aux causes criminelles.

Au criminel même, l’introduction du jury se heurtait à d’autant plus d’obstacles qu’on manquait de précédents ; s’il s’en rencontrait quelques-uns, les principes de la réforme ne permettaient guère de s’y conformer. En remontant très haut dans l’histoire, on découvre bien, dans la libre Novgorod, et même dans la Moscovie des premiers tsars, des institutions plus ou moins analogues à notre jury, des jurés ou jureurs sur la croix auxquels était confié le jugement de leurs concitoyens[310]. Tout cela avait dès longtemps disparu ; si Catherine II avait, sous le nom d’assesseurs (zasêdatéli), accordé aux différentes classes du peuple une part dans la justice criminelle, aussi bien que dans la justice civile, c’était toujours sous forme corporative, c’est-à-dire sous une forme en opposition avec les mœurs modernes, comme avec les tendances nouvelles du gouvernement impérial. Dans les tribunaux criminels, à côté d’un président et d’un conseiller, nommés par le gouvernement, siégeaient des délégués de la classe à laquelle appartenait le prévenu. En empruntant le jury aux États de l’Occident, la première question était de savoir s’il fallait s’en tenir au système corporatif, ou bien si, au contraire, les jurés devaient, pour tous les prévenus, être pris indistinctement dans toutes les classes de la nation.

Il eût sans doute été plus conforme aux habitudes, si ce n’est aux idées russes, de donner à chacun le droit de n’être jugé que par ses pairs[311]. Si la fusion des diverses classes en eût été retardée, la justice y eût peut-être gagné. Le gouvernement de l’empereur Alexandre II a mieux aimé demeurer fidèle aux maximes qui avaient présidé à la plupart de ses réformes. Sur les bancs du jury, comme dans l’enceinte des états provinciaux ou dans les rangs de l’armée, il a préféré effacer les vieilles distinctions d’origine et de condition, pour rapprocher les différentes classes, naguère encore si profondément séparées par l’usage, l’éducation et la loi. Le noble, le marchand, le paysan ont dû trouver place dans le même jury, et l’on a pu voir l’ancien seigneur y siéger à côté de l’ancien serf. Dans cette réunion des différentes classes, le législateur a cru trouver le meilleur moyen de renverser l’antique barrière des préjugés, et en même temps de rehausser le niveau moral du jury, de lui donner un esprit plus large et plus élevé en le plaçant au-dessus des intérêts comme des préventions de caste.

Cette décision n’était pas d’une exécution fort aisée. Dans un pays comme la Russie, il était difficile de recruter de cette manière un jury homogène et éclairé, capable de comprendre toutes les classes de la nation et de leur inspirer à toutes une égale confiance. Le jury, de même que le suffrage politique, peut être considéré comme une fonction ou comme un droit. Le gouvernement russe l’a surtout regardé sous le premier aspect. En principe, la loi reconnaît à chaque citoyen le droit d’être juré ; en fait, elle n’admet à l’exercice de ce droit que les hommes qui en sont reconnus capables. À cet égard, la Russie ne fait que se conformer aux usages des pays les plus libéraux, qui presque tous exigent plus de garanties de l’homme appelé à prononcer sur la liberté de son semblable que de l’électeur admis à décider des intérêts de l’État.

En aucun pays il n’était moins facile de trouver un critérium de capacité applicable à toutes les classes de la nation. Le réformateur prétendait ne laisser asseoir sur les bancs du jury que les représentants les plus éclairés et surtout « les plus moraux » de la société, mais à quel signe reconnaître les qualités intérieures, les qualités morales des hommes ? Dans son embarras, le gouvernement russe a dû recourir aux vieux procédés en usage à l’étranger, il a demandé aux jurés certaines conditions d’âge, de domicile, de fortune ou de position. Le principe du cens, nouveau en Russie, a été appliqué au jury aussi bien qu’aux états provinciaux. Pour les assesseurs jurés (prisiajnié zasêdatéli), le cens varie suivant les localités[312]. Dans un pays où les classes qui se livrent aux affaires sont encore souvent fort ignorantes et peu scrupuleuses, où la richesse même est loin d’être toujours un indice d’instruction et de moralité, un revenu de quelques centaines de roubles n’offre pas à la justice une bien solide garantie. Aussi n’a-t-on pas cru pouvoir se contenter du cens. Les gens que leur âge et leur fortune placent dans les conditions indiquées par la loi, sont inscrits sur la liste générale du jury (obchtchii spisok), mais cette inscription ne fait d’eux que des candidats aux fonctions de jurés. Sur les rôles ainsi dressés on choisit les hommes qui paraissent présenter le plus de garanties ; on forme ainsi une seconde liste (otcheredny spisok) qui comprend les noms parmi lesquels doivent être tirés au sort les jurés. Ce délicat travail d’épuration, le réformateur ne l’avait pas confié aux agents du pouvoir, il l’avait abandonné aux représentants élus des provinces, à une commission de ces zemstvos de district auxquels revient déjà le choix des juges de paix. Depuis, sous Alexandre III, en 1884, on a donné aux procureurs le droit de faire rayer des listes, par les tribunaux, toutes les personnes qui ne leur paraîtraient pas aptes à remplir cette fonction[313].

Il semble qu’un jury ainsi passé à un double crible ne doive être composé que d’hommes dignes d’y siéger. Les faits montrent qu’il est loin d’en être toujours ainsi, et beaucoup des défauts reprochés au jury russe proviennent de ce premier vice. La formation des listes est souvent défectueuse[314]. Les commissions chargées de ce soin se font accuser de négligence, d’arbitraire, de partialité ; on prétend que d’ordinaire la liste des jurés est dressée dans le bureau du maréchal de la noblesse du district. Quand elles apporteraient à cette tâche tous les soins du monde, les commissions des zemstvos resteraient, du reste, singulièrement embarrassées devant la quantité de noms, pour la plupart inconnus, qu’elles ont à examiner, et la quantité de personnes que la loi les oblige à porter sur leurs listes[315].

Le cens et la fortune ne sont point le seul titre à figurer sur les listes du jury ; les premiers à être portés sur les rôles sont les serviteurs de l’État, en dehors de l’armée, du clergé, de la magistrature et de la police, en dehors de tous les tchinovniks des cinq premières classes que leur rang affranchit de cette charge. Il y a plus : l’accès du jury est également ouvert à toutes les fonctions électives locales, spécialement aux élus des paysans, tels que les juges de bailliage, les anciens de commune ou de village (starchina ou starosta), qui sont demeurés un certain temps en place. Or toutes ces fonctions électives sont nombreuses ; par suite, le jury russe est loin de n’être composé que de propriétaires ou de censitaires.

En adoptant ce double mode de recrutement, la loi a voulu éviter que le jury devînt le monopole des classes riches ou aisées, du noble et du marchand, à l’exclusion du mechtchanine des villes ou du moujik des campagnes. Le législateur prétendait que le jury demeurât accessible à des hommes de différents degrés de culture, accessible à toutes les couches de la société, sans en exclure les plus humbles. Le moujik et le mechtchanine y devaient introduire un élément indispensable à une bonne justice, la connaissance des mœurs et des habitudes populaires, l’intelligence du milieu social et des notions morales du plus grand nombre des justiciables.

D’après ce principe, le jury a une composition plus démocratique qu’en France ou en tout autre pays de l’Occident. Sur les bancs des assesseurs jurés, comme dans les états provinciaux, sont admis à siéger de simples et pauvres paysans. Le réformateur qui les avait émancipés avait peut-être, sans l’avouer, plus de confiance dans la sagacité et l’esprit non sophistiqué des moujiks, dans le jugement sain et droit des affranchis de la glèbe, que dans l’instruction et les lumières des hommes plus éclairés. Il ne s’agissait pas tant, disait-on, d’avoir en face des criminels des gens instruits que des gens consciencieux, et, à cet égard, l’homme du peuple n’a rien à envier à l’homme du monde[316].

Ainsi formé, le jury russe a un tout autre aspect, un tout autre esprit que nos jurys d’Occident. Jusque sous les formes de la justice moderne on y peut trouver quelque chose de patriarcal et de primitif. C’est déjà une singularité que d’y voir assis côte à côte des gens d’éducation et de mœurs si différentes. Cette composition bigarrée influe naturellement sur les décisions du jury, car, en Russie, plus que partout ailleurs, on peut dire que chaque classe de la société a son code de morale. De là des surprises, des verdicts inattendus pour le juge, pour l’accusé, pour l’opinion. D’un jury aussi peu homogène, il eût été difficile de réclamer l’unanimité, bien qu’en pareille matière l’unanimité seule semble emporter la certitude, et qu’à cet égard la coutume anglo-saxonne eût pu trouver des précédents dans les traditions slaves et les usages du mir moscovite[317]. Pour la justice, une telle garantie eût trop souvent bénéficié aux criminels.

La loi, qui a voulu réunir dans le jury toutes les classes de la nation, y a par là même introduit des hommes de peu d’instruction, voire des hommes entièrement illettrés. Beaucoup, en effet, des humbles fonctionnaires ou magistrats de village, ne savent ni lire ni écrire. Des gens dont la main n’a jamais tenu une plume peuvent ainsi être appelés à rendre un verdict dans des affaires de faux. La presse a plus d’une fois demandé qu’on imposât aux jurés un cens d’instruction ; mais, si modestes que fussent à cet égard les exigences, elles risqueraient d’exclure presque entièrement la classe la plus nombreuse.

La versatilité, reprochée parfois aux jurés de province, tient avant tout à leur ignorance, qui les rend plus accessibles aux influences de toute sorte. S’il se rencontre parmi eux un homme instruit et décidé, cet homme peut aisément les assujettir à son ascendant ; ils seront à son gré sévères ou indulgents. Il ne faut pas s’étonner d’entendre dire que le chef du jury, lequel est élu par ses collègues, s’arroge souvent une autorité excessive et dicte arbitrairement sa volonté. C’est parfois le seul homme lettré ; on a même vu des jurys ne pouvoir se constituer faute d’un membre sachant lire et écrire. Quoi de surprenant, après cela, si le verdict, rendu au nom de tous, n’est en bien des cas que l’expression d’une opinion individuelle ?

Aujourd’hui, le seuil du jury est encore si bas qu’avec les inalfabeti, comme disent les Italiens, il n’est pas rare d’y voir entrer des indigents. Or, pour des hommes appelés à décider de la liberté de leurs semblables, la pauvreté n’est guère meilleure conseillère que l’ignorance. Dans les cours d’assises russes, la présence de ces jurés prolétaires a parfois donné lieu aux scènes les plus tristes et aux faits les plus graves. On a vu des jurés, de malheureux paysans, arrachés au travail qui les faisait vivre, demander l’aumône à la porte du palais de justice ; on en a même surpris qui se livraient au vol dans l’intervalle des audiences. D’autres trafiquent de leur verdict, comme ailleurs certains électeurs trafiquent de leur vote ; quand le prévenu est riche, ils se font payer leur indulgence. La dignité, l’intégrité même de la justice se sont trouvées atteintes par des règlements dont on admirait l’esprit libéral. La Russie a éprouvé quelques-uns des inconvénients de cette fausse et téméraire démocratie qui, sous prétexte d’égalité, prétend imposer à tous les mêmes charges avec les mêmes fonctions[318].

Il y a bien un moyen de rendre le jury accessible à tous, c’est de le rétribuer, ainsi que l’ont demandé en Angleterre les congrès des Trades Unions. En Russie, où tend à prévaloir le principe démocratique de la rémunération de tout service public, il a naturellement été question d’attribuer aux jurés une indemnité ; mais, grâce à cette disposition à tout salarier, les fonds manquent pour de nouveaux traitements. Puis le législateur prétend conserver au jury son caractère de gratuité. Plusieurs assemblées provinciales ont voulu venir au secours des jurés indigents, tantôt en établissant près du palais de justice des logements et des restaurants à bon marché, tantôt même en concédant aux jurés besogneux une allocation. La question a été portée devant le sénat, qui a décidé que la loi n’accordait pas aux zemstvos le droit de voter de tels subsides, qu’un pareil office excluait toute rémunération. La cause des jurés indigents a vainement été plaidée par quelques journaux, effrayés de voir retomber toute la charge des cours d’assises sur les gens aisés. En laissant le jury ouvert à la pauvreté et à l’ignorance, on a refusé de les y subventionner.

Un jury ainsi recruté ne saurait manquer d’être en butte à des jugements peu bienveillants. « Vous ne pouvez, me disait un propriétaire des bords du Volga, rien imaginer de plus pitoyable, de plus divertissant et de plus navrant à la fois qu’un jury de l’intérieur de l’empire. J’ai été une ou deux fois juré, on ne saurait croire ce que j’ai vu ou entendu : des gens qui ne savaient rien, ne comprenaient rien ; les uns riant, comme d’un bon tour, d’une odieuse fourberie et n’y voyant qu’une innocente habileté ; les autres acquittant un voleur parce qu’il se repentait, ou parce que sa famille avait besoin de ses bras ; ceux-là touchés par la voix larmoyante d’un avocat déclamateur, et pleins de commisération pour un pauvre assassin ; ceux-ci au contraire indignés qu’on permette à un scélérat de s’acheter un défenseur, et fâchés tout rouge contre ce menteur d’avocat qui ose tromper effrontément les honnêtes gens. Bref, il n’y a pas de naïvetés, pas de bévues qu’on ne rencontre dans nos cours d’assises, et l’on ne saurait s’en étonner quand on sait dans quel monde se recrutent les arbitres de l’honneur et de la liberté des Russes. »

Il circule à ce sujet de nombreuses anecdotes plus ou moins authentiques[319]. Une fois, ce sont des jurés qui, après de longues et inutiles discussions, décident de s’en rapporter au sort ; une autre fois, c’est un jury qui, dans sa passion d’indulgence, rend un verdict de non-coupable avec circonstances atténuantes. Ailleurs des marchands et des paysans, siégeant en cour d’assises durant la semaine sainte, acquittent tous les prévenus, parce qu’au temps de la Passion, des chrétiens ne sauraient condamner leurs frères. Ailleurs encore, un jury, pour échapper à la nécessité de mentir à sa conscience ou de faire déporter un pauvre diable, se sauve silencieusement par la fenêtre. En de telles histoires, il faut naturellement faire la part de la légende. Il n’est que trop certain cependant que le jury a donné lieu aux scènes les plus regrettables et aux décisions les plus choquantes. Il est arrivé maintes fois que des prévenus dont la culpabilité ne laissait aucun doute, des accusés qui n’essayaient même pas de nier leur crime, obtenaient un verdict favorable. En 1879, par exemple, le jury de Tikhvine acquittait les meurtriers d’une vieille paysanne, sous prétexte que c’était une sorcière qui portait malheur au village. En 1880, à Pétersbourg même, on acquittait un facteur qui avait, depuis des années, l’habitude de jeter la moitié de ses lettres à la rivière, et un employé de la poste qui s’emparait des valeurs confiées à son bureau. Aussi le jury, qui avait d’abord été accueilli avec un si confiant enthousiasme, est-il, dans le public et dans la presse, devenu l’objet d’un dénigrement peut-être non moins excessif. Les nouvelles cours d’assises ont été accusées de porter le trouble dans la conscience publique. On s’est demandé si le peuple russe n’avait pas été mis prématurément en possession de droits dont il ne savait pas user. Quelques-uns, tels qu’un jour la Gazette de Moscou, ont proposé d’obliger le jury à motiver ses verdicts, oubliant que ce serait en dénaturer le caractère ; d’autres, de lui enlever le jugement des accusés qui s’avouent coupables »

Faut-il rejeter tous les défauts du jury russe sur sa composition, sur la présence dans son sein d’artisans ignorants et de paysans incultes ? Ces derniers ont leurs défenseurs et ne semblent pas les seuls coupables. « Ne croyez pas à toutes ces doléances sur le moujik ou le mechtchanine, me disait un fonctionnaire que j’interrogeais à ce sujet ; ces pauvres gens font souvent de meilleurs jurés que leurs nobles ou riches détracteurs. Certes ils ont leurs défauts et leurs préjugés, ils sont plus indulgents pour les gens de leur classe, pour les crimes commis par misère ou par ignorance, ils ont peu d’indignation pour certaines fraudes qui leur paraissent une malice permise, ou pour certaines violences qui ne leur semblent qu’un acte de brulalité excusable ; mais ils n’épargnent point les crimes les plus odieux ou les plus funestes, le vol, l’assassinat, l’incendie. Ils n’entendent pas que l’on badine avec ce qui touche à la religion, à l’État, aux grands principes sociaux. Si nous n’avions que des jurés de cette sorte, nous aurions pu étendre la sphère du jury au lieu d’élre obligés de la restreindre. On ne saurait au contraire se fier aux classes instruites, à vos Russes civilisés, à leur nuageux libéralisme, à leur vide philanthropie, à leurs idées quintessenciées. Ceux-là acquittent parfois les coupables les moins intéressants et les plus dangereux. Pour ma part, je préférerais encore un jury de moujiks et d’ignorants provinciaux à un jury de lettrés de nos capitales. Après tout, si nous absolvons trop de coupables, cela ne vaut-il pas mieux que de condamner des innocents, et n’est-ce qu’en Russie que l’on voit des acquittements scandaleux ou des circonstances atténuantes pour les crimes qui en méritent le moins ? »

Dans ce langage du tchinovnik perce, avec un autre point de vue, une exagération dans un autre sens. Sur les cours d’assises comme sur bien d’autres questions, l’étranger rencontre, chez les Russes, les opinions les plus contradictoires. La vérité paraît être entre ces extrêmes. Pour apprécier sainement le jury russe, il faut, croyons-nous, remonter à des causes plus générales. Ses défauts proviennent moins d’une sorte de relâchement moral que du caractère national et de l’éducation populaire. L’indulgence peut-être outrée du jury, notamment, tient à la bonté native et à la douceur du peuple, à ses scrupules à disposer de la liberté d’autrui, à ses sentiments de charité chrétienne. Un des écrivains les plus populaires de la Russie, peut-être parce qu’il avait l’imagination fiévreuse et les facultés mal équilibrées de beaucoup de ses compatriotes, Dostoievsky, a tiré de là, dans son dernier roman, un titre de gloire pour son pays. D’après lui, ou mieux, d’après l’avocat d’un de ses héros, si la justice des autres nations se borne à l’observation de la lettre de la loi et au châtiment du coupable, la justice et le jury russes ont avant tout en vue l’esprit de la loi et la rédemption du coupable[320]. Chez un pareil peuple, en effet, de telles considérations, malgré leur aspect paradoxal, ne sont peut-être pas toujours sans influence réelle. Puis, il n’y a pas de pays où, le crime soit plus souvent le fait de la pauvreté et de l’ignorance. La misère des coupables excite aisément la commisération des petites gens, et la pitié est une corde que l’avocat russe s’entend à faire vibrer[321].

L’indulgence du jury peut venir aussi d’une réaction naturelle contre l’iniquité de l’ancienne justice. Une société qui avait longtemps souffert des rigueurs de tribunaux jugeant à huis clos, devait être portée à se montrer plus compatissante vis-à-vis des prévenus. À force d’avoir vu poursuivre des innocents, les Russes ont plus de peine à croire à la culpabilité des coupables. Les abus des anciens tribunaux, joints à l’insuffisance fréquente des enquêtes, ont émoussé l’indignation publique, et la longue prépotence de la police s’est retournée contre la justice.

Aux verdicts en apparence les moins rationnels il y a souvent en Russie, comme en France, une autre raison. Dans les deux États, la loi ne concède au jury que l’examen de la question de fait ; le point de droit lui doit demeurer étranger. Pour éviter toute espèce d’empiétement de ce côté, le réformateur a interdit de faire connaître aux jurés les conséquences légales que peut avoir leur décision pour l’accusé. On se flatte par là de les enfermer dans la question de fait ; c’est une erreur : tout jury tend invinciblement à porter ses regards plus loin, il ne perd jamais de vue les peines que doit entraîner son verdict. Moins on les lui fait connaître, plus il est défiant ; il redoute les rigueurs de la loi ou du juge, il se montre indulgent de peur de devenir malgré lui le complice de ce qui lui paraît une inique sévérité. Dans la pratique, cette ingénieuse distinction entre le point de fait et le point de droit devient ainsi plus ou moins illusoire. On voit, en Russie, ce que l’on voit souvent chez nous, spécialement dans les affaires d’assassinat ou d’infanticide : un jury reconnaître des circonstances atténuantes dans les crimes où l’on n’en saurait découvrir aucune, ou bien encore déclarer non coupable un accusé qui s’accuse lui-même. De pareils verdicts ne sont pas toujours aussi déraisonnables qu’ils en ont l’air. Les jurés, en effet, n’ont pas seulement à constater le fait : matériel, la réalité de l’acte incriminé, mais bien aussi la culpabilité morale du prévenu, ce qui les autorise à prononcer l’acquittement en présence des aveux les plus complets et des faits les mieux établis.

Cette prérogative du jury étend indirectement son pouvoir jusqu’au domaine législatif. Partout il a pour effet de redresser ou de tempérer la législation dans ce qu’elle peut avoir d’excessif, d’en adoucir les sévérités outrées, d’en corriger ou d’en éluder les parties qui ne répondent plus aux mœurs. Le jury ainsi considéré cesse d’être un simple ressort ou un rouage inerte de la machine répressive. Grâce à lui, l’action de la société, intervenant dans la justice, remonte jusqu’au code et affecte la législation même. En un mot, le jury a pour effet, si ce n’est pour mission, de plier la rigidité des lois aux mœurs. C’est par là surtout qu’il est un agent de liberté et de progrès ; dans une législation inanimée il fait pour ainsi dire pénétrer la conscience vivante. En des pays tels que la Russie, où la législation garde encore plus d’une disposition archaïque ou vicieuse, l’indulgente initiative du jury peut souvent avoir moins d’inconvénients que d’avantages, elle est un utile correctif aux rigueurs de lois surannées. Il y a tels chapitres du code pénal russe, code dont la réforme est à l’étude, qui ne sauraient être appliques que par un juge esclave de la lettre de la loi, et auxquels l’intervention du jury enlèvera tôt ou tard toute efficacité pratique.

Je citerai entre autres certains articles touchant les « crimes contre la religion », articles inspirés bien moins par un intérêt moral qu’un intérêt politique. En 1877, par exemple, la cour d’assises d’Odessa avait à juger des paysans stundistes, inoffensifs sectaires qui, à l’instar de colons protestants ou mennonites du voisinage, rejettent le clergé, les sacrements et toutes les pratiques de l’Église officielle. Ces stundistes étaient traduits en justice pour un crime prévu par le code pénal, celui d’avoir abandonné la foi orthodoxe. Le crime était bien défini et les accusés le confessaient ; le jury n’en a pas moins refusé de les reconnaître coupables. Si ce verdict d’acquittement était contraire à la loi, il ne l’était certes pas au droit naturel.

En 1880, le jury de Saint-Pétersbourg rendait un verdict analogue dans un cas où, devant la loi, la culpabilité du prévenu était aussi bien établie. Il s’agissait d’un ancien militaire, d’origine juive, enlevé à ses parents à l’âge de onze ans pour être élevé en soldat. C’est ainsi que la conscription procédait avec les Israélites. Baptisé moitié de gré, moitié de force, à l’école des enfants de troupe, ce malheureux, après être resté trente ans sous les drapeaux, était revenu secrètement au culte de ses ancêtres et avait épousé une de ses coreligionnaires. Pour cela il avait été obligé de substituer, sur ses papiers, au nom d’Alexis Antonof, dont on l’avait affublé à son baptême, son ancien nom de Moïse Eisemberg. Il était ainsi poursuivi pour le double crime d’avoir falsifié un document officiel et abjuré la foi orthodoxe. L’apostasie était patente, l’accusé n’en a pas moins été absous. Je pourrais citer nombre de faits du même genre. Pour couper court à de pareils empiétements sur la puissance législative, il n’y a qu’un moyen, supprimer le jury ou enlever à sa compétence les affaires dans lesquelles on redoute son indépendance. C’est, nous le verrons, ce qu’on a fait pour toutes les causes touchant à la politique[322].

Le jury a été en Russie l’objet des accusations les plus diverses. On lui a reproché à la fois ses défauts et ses qualités, sa mollesse et son ignorance, ses scrupules et son indépendance ; on s’est amusé à le tourner en ridicule. C’est encore là une de ces institutions, vivement désirées et accueillies avec enthousiasme, qui, à la société comme au gouvernement, ont apporté plus d’une déception. Faut-il s’étonner de pareils mécomptes ? Faut-il en conclure que le jugement par jurés a été introduit prématurément ? Je ne le pense pas ; si, pour certaines réformes, on devait attendre la pleine maturité d’un peuple, on risquerait d’attendre indéfiniment, car, si les institutions ne suffisent pas à créer l’esprit public, l’esprit public ne saurait entièrement mûrir sans les institutions.

Et cela ne saurait jamais être plus vrai que lorsqu’il s’agit du jury, c’est-à-dire d’un mode de justice qui, à toutes ses garanties pour l’individu et la société, joint des défauts inhérents à ses avantages. Les inconvénients, les abus mêmes, qui, en d’autres pays des deux mondes, ont parfois accompagné le jugement par jury, eussent dû avertir les Russes de n’en pas trop attendre d’avance et de ne s’en pas trop plaindre après. N’a-t-on pas vu des contrées, en Sicile et en Irlande par exemple, où l’on ne pouvait trouver des jurés assez courageux pour condamner les attentats les plus avérés ? N’a-t-on pas vu en Amérique des jurys composés de complices des criminels qui passaient devant eux ? La Russie n’a connu aucune de ces hontes, elle n’a pas eu non plus le spectacle plus triste encore d’un jury sans conviction, se faisant par lâcheté l’instrument d’un pouvoir tyrannique, comme autrefois chez nous les jurés du tribunal révolutionnaire. Quel que soit le prestige de l’autorité, elle a presque toujours rencontré dans les cours d’assises des hommes résolus à rendre un verdict conforme à leur conscience[323].




CHAPITRE VI


Des restrictions apportées aux nouvelles institutions judiciaires. — Infractions aux principes de la réforme. — L’indépendance de la justice et la police d’État. — Raisons et effets de cette anomalie. — Restrictions à la publicité des débats. — Causes enlevées au jury. — Cours spéciales pour les crimes politiques. — Les oukazes d’Alexandre II et les conseils de guerre. — L’état de protection d’Alexandre III et les pouvoirs de l’administration. — Ce qui reste de la réforme judiciaire.


Les tribunaux créés par Alexandre II au lendemain de l’émancipation étaient si nouveaux pour l’empire autocratique, si réellement indépendants, si sincèrement conçus dans un esprit libéral, qu’ils n’ont pu longtemps subsister dans l’intégrité de leurs droits.

C’est beaucoup pour la réforme judiciaire que d’avoir traversé sans y succomber une période aussi troublée, aussi inquiète, aussi pleine de contradictions que les dernières années du règne d’Alexandre II. Pour vivre, les règlements de 1864 ont dû se plier aux défiances et aux incertitudes du pouvoir. Devant les mécomptes de la société, et devant l’agitation révolutionnaire, le gouvernement impérial s’est pris à douter de son œuvre, il s’est presque repenti de la généreuse témérité avec laquelle il avait cru dans la sagesse de la nation. S’il n’a pas osé abroger ses lois, il s’est efforcé d’en restreindre pratiquement la portée.

Des grands principes proclamés par la réforme, — la séparation du pouvoir administratif et du pouvoir judiciaire, l’égalité devant la loi, la publicité de la justice, l’indépendance des tribunaux et du jury, — presque aucun n’est sorti intact de cette période de tâtonnements et de recul. Le statut judiciaire n’a pas été révoqué, les nouveaux tribunaux, la nouvelle procédure sont demeurés debout, peut-être parce qu’en tout pays il est difficile de reprendre les franchises une fois accordées. Les nouvelles institutions ont seulement été réglementées par des oukazes impériaux ou des arrêtés ministériels qui, avant même les attentats nihilistes, en avaient notablement modifié l’esprit primitif et rétréci la sphère.

Et d’abord, le principe fondamental de la réforme, la distinction absolue du pouvoir judiciaire et du pouvoir administratif, ce principe qui, dans les campagnes, était parfois poussé jusqu’à l’extrême, n’a jamais, dans l’État, reçu une entière et franche application. Il a toujours subsisté une grande et importante exception, une anomalie ostensible que les années n’ont fait que mettre davantage en lumière. On comprend que nous voulons parler de la défunte troisième section de la chancellerie impériale, et de la haute police[324]. La loi déclare qu’aucun sujet du tsar ne peut être puni ou maintenu en détention sans jugement régulier ; mais la haute police a toujours conservé le droit d’arrêter et d’interner les sujets russes, sans en rendre compte à aucun tribunal. La loi proclame qu’aucun accusé ne peut être condamné sans débats contradictoires et publics ; mais le chef des gendarmes a le droit d’expulser et d’enfermer qui bon lui semble, sans en prévenir personne ni en laisser souffler mot à personne.

Une justice indépendante, avons-nous dit, est par soi-même une limite au pouvoir absolu ; or cette limite est tournée ou franchie, en Russie, à l’aide de la police d’État. Au fond, il n’y a pas tant à s’étonner de cette contradiction, si anormale en apparence. Ce qui eût été surprenant, c’est qu’en ouvrant à ses sujets de libres tribunaux, le pouvoir souverain ne se fût pas réservé, pour son usage particulier, une porte de derrière. Avec la stricte application des lois de 1874, l’autocratie ne serait plus entière ; avec la haute police et les gendarmes, l’autocratie a conservé indirectement toute sa liberté d’action.

Il peut sembler singulier que, dans un même pays, puissent subsister côte à côte deux institutions aussi différentes, aussi inconciliables et contradictoires que les nouveaux tribunaux et l’ancienne troisième section. Ce n’est cependant pas la première fois que de tels rapprochements se rencontrent dans l’histoire. La France nous en offre elle-même un exemple. À cet égard, la situation de la Russie est fort semblable à celle de la vieille France, qui, elle aussi, à côté de tribunaux libres et indépendants, à côté des tribunaux les plus indépendants peut-être qui aient jamais existé, avait ses lettres de cachet et sa Bastille. La troisième section, nous l’avons déjà remarqué, est à peu près l’équivalent de notre lettre de cachet ; l’une a servi aux mêmes buts que l’autre, tantôt sérieux, tantôt frivoles, selon les circonstances et le caractère des hommes. Ce contraste, qui nous choque si fort dans la Russie contemporaine, a duré chez nous des siècles. On pourrait même dire que nous l’avons revu partiellement, sous l’un et l’autre empire français, grâce à la loi de sûreté générale.

Un Russe du dix-neuvième siècle, comme un Français du dix-huitième, a toujours pu être interné par ordre supérieur, être arrêté par mesure administrative (administrativnym poryadkom). Le gouvernement est toujours maître d’user de ce procédé et de cette formule envers qui bon lui semble. Les gendarmes de l’ancienne troisième section peuvent mettre la main sur les hommes déjà traduits devant un tribunal et acquittés par le jury. La police forme comme une instance suprême qui casse tous les verdicts et sentences. Il va sans dire que cette institution toute politique n’agit généralement que pour les affaires politiques ou réputées telles. Elle ne prétend d’habitude ni condamner les gens, ni les châtier comme des criminels, elle se piquerait plutôt de les corriger paternellement ainsi que des enfants espiègles ou turbulents. Elle se contente de les éloigner temporairement ou de les garder à vue, de leur interdire ou de leur imposer telle ou telle résidence, de les confiner, pour leur propre avantage comme pour le bien de tous, dans des villes ou des provinces reculées.

En temps ordinaire, cette suprême autorité, qui plane au-dessus des tribunaux et opère par-dessus leur tête, ne frappe que les agitateurs, les conspirateurs des deux sexes et les malheureux jeunes gens égarés par la propagande révolutionnaire. Le corps des gendarmes n’a point à intervenir dans la justice et ne s’en mêle point, si bien que les gens paisibles peuvent voir en eux les plus sûrs défenseurs de la légalité. L’administration tourne-t-elle son attention et ses rigueurs sur des hommes qui n’ont rien du conspirateur ou du révolutionnaire, parfois même sur des personnages considérables, c’est toujours qu’ils s’occupent des affaires de l’État et se permettent de les juger d’une manière qui provoque le mécontentement ou la mauvaise humeur des puissants du jour[325].

Aux yeux du pouvoir, le principal avantage de l’action administrative, c’est la promptitude de ses actes et le secret qui les couvre. On oublie que les formalités légales et la publicité sont non moins utiles à la justice et au gouvernement qu’au public ou à l’accusé, que seules elles peuvent mettre à l’abri de certaines méprises et de certaines calomnies. Dans sa promptitude à saisir les suspects et à déjouer les complots, la haute police est exposée à mêler des innocents aux coupables, et le mystère qui enveloppe toutes ses démarches permet de lui attribuer des arrestations imméritées, des déportations en masse, des violences qui n’ont parfois jamais eu lieu, mais qui augmentent le sinistre renom dont elle jouit et enveniment les haines dont elle est l’objet. Comme les fautes des hommes sur lesquels s’appesantit sa main ne sont connues que d’elle, ses victimes usurpent aisément les sympathies publiques, et ses arrêts, n’étant soumis à aucune discussion, restent livrés à toutes les contestations.

Le gouvernement d’Alexandre III semble avoir compris qu’il est de l’intérêt du pouvoir de faire cesser toutes les rigueurs inutiles. En maintenant l’exil administratif, il a voulu contrôler l’exercice de ce droit redoutable. Pour cela on a créé, en 1881, une commission chargée de prononcer sur le sort des individus dont l’administration ou la police réclame l’éloignement[326]. Cette commission, instituée pour régulariser l’arbitraire, est composée de quatre hauts fonctionnaires. La police d’État, représentée par un ou deux de ses chefs, y garde la haute main. La procédure de ce singulier tribunal n’offre guère plus de garanties que sa composition. S’il a le droit de faire comparaître devant lui les personnes en cause, il n’y est point tenu, et c’est une faculté dont il use peu. Quelque disposé qu’il fût à ratifier toutes les sentences administratives, ce comité, en examinant les dossiers des déportés et des internés, a trouvé qu’un certain nombre pouvaient sans inconvénient être rendus à la liberté. Une commission analogue, instituée à la fin du règne d’Alexandre II par le général Lorîs-Mélikof, avait déjà fait une découverte semblable. Plusieurs centaines de suspects ont ainsi été successivement relevés de la surveillance de la police[327].

De telles mesures de clémence ont beau témoigner de l’esprit de justice du gouvernement, de son désir de restreindre le nombre des arrestations administratives, elles n’en sont pas moins un aveu officiel des erreurs et des iniquités commises par la police d’État, sous Alexandre III comme sous Alexandre II. Avec l’arrestation et la déportation administratives, de telles méprises sont inévitables ; aucune commission d’enquête n’y saurait parer. Que sont en effet les condamnés de la police d’État ? Ce sont, du premier jusqu’au dernier, des hommes contre lesquels il n’existe que des soupçons, contre lesquels la police n’a que des préventions et pas une preuve. Autrement, au lieu de les interner ou de les déporter de son chef, l’administration s’adresserait à la justice, non au jury et aux tribunaux réguliers, mais aux cours spéciales, civiles ou militaires, véritables commissions judiciaires que le gouvernement compose à son choix, qu’il entoure à volonté de silence et dont la sentence n’est pas douteuse. Quand on a de pareils tribunaux à ses ordres et qu’on recourt à l’arrestation administrative, c’est manifestement contre des gens dont tout le crime est d’exciter des défiances, et qu’on veut éloigner par mesure préventive. Plus le gouvernement a pris de précautions pour être sûr des tribunaux appelés à juger ses ennemis, plus il a eu soin de multiplier pour les crimes d’État les juridictions spéciales, et moins l’administration a besoin d’empiéter sur la justice.

La police d’État, qui, à côté des tribunaux réguliers, maintient une juridiction anormale, n’est pas, en effet, la seule infraction aux grands principes proclamés par la réforme judiciaire. Ce n’est pas uniquement en dehors des nouveaux tribunaux, c’est dans leur enceinte, jusque dans le temple élevé à la justice, que se rencontrent des dérogations aux règles solennellement inscrites au fronton du nouvel édifice.

De tous les principes consacrés par les règlements judiciaires, le plus exposé aux restrictions, le plus contesté dans la pratique, devait être naturellement celui de la publicité des débats. Si la publicité est la première et la plus haute garantie de l’individu et de la société, n’est-elle pas souvent aussi un danger pour les mœurs publiques, une incitation au crime ? ne donne-t-elle pas aux natures perverses, avec des leçons de scélératesse, le modèle des plus horribles forfaits ? Tant qu’il ne s’est agi que de crimes privés, l’autorité impériale a, dans la presse comme à l’audience, scrupuleusement respecté la publicité des débats, en acceptant les inconvénients avec les avantages. Il n’en est pas de même pour les affaires politiques, pour ces procès de sociétés secrètes et de propagande révolutionnaire qui se sont tant multipliés depuis une quinzaine d’années. « Pouvions-nous tolérer, me disait un fonctionnaire, que des prévenus obscurs, de jeunes audacieux sans crainte ni respect de rien, érigeassent le banc des accusés en tribune, pour répandre dans le public et inculquer au peuple leurs vaines et pernicieuses doctrines ? Pouvions-nous, sous le couvert des libertés de la défense, autoriser les avocats, rivalisant avec leurs clients, à faire de la popularité et de la réclame avec de vides théories libérales ? Devions-nous enfin, grâce aux comptes rendus des journaux, laisser colporter impunément les discours les plus incendiaires, permettre aux pires adversaires de l’État d’éluder à leur profit les lois sur la presse et de transformer nos tribunaux en agences de propagande révolutionnaire ? »

Les prévenus politiques, qui d’ordinaire étaient sûrs de leur sort et n’avaient rien à ménager, ne se faisaient pas scrupule, en effet, d’exposer leurs doctrines devant les juges. Aux charges de l’accusation ils répondaient hautement par de hardies dénonciations des abus du gouvernement. D’habitude ils cherchaient moins à se défendre qu’à proclamer et à justifier leurs théories. Ainsi ont fait les nombreux jeunes gens des deux sexes, traînés par centaines devant les tribunaux, avant que les vengeances de leurs amis aient inauguré l’ère des attentats sur le tsar et ses conseillers[328]. Ainsi ont fait les tsaricides Jéliabof, Kibaltchich, Sophie Pérovski et leurs complices, tenant fièrement tête à l’accusation, discourant manifestement pour le dehors, comme un orateur d’opposition dans un parlement. Ces plaidoyers des « nihilistes » ne sont pour la plupart que d’audacieuses apologies de la révolution. Par leur ton à la fois doctrinal et ironique, enthousiaste et méprisant, ces professions de foi révolutionnaires m’ont plus d’une fois rappelé les Acta martyrum et les paroles mises dans la bouche des confesseurs du christianisme en face des proconsuls romains. Les juges en ont été souvent impressionnés, et il est certain qu’un pareil langage en une pareille situation ne laissait pas que d’émouvoir la jeunesse.

Un gouvernement maître d’imposer ses convenances devait difficilement résister à la tentation d’épargner à ses sujets de tels exemples. Le gouvernement russe a d’abord montré sur ce point plus de longanimité et de scrupules qu’on n’en eût peut-être attendu de lui, et que n’en ont fait voir en semblable circonstance ses alliés d’Allemagne[329]. Il lui répugnait manifestement de se démentir lui-même, de supprimer à si courte échéance des franchises ou des garanties qu’il avait accordées de bonne foi. Aussi, quand il s’est cru obligé de revenir en arrière, il l’a fait à contrecœur, timidement, subrepticement, honteusement, comme s’il craignait de laisser apercevoir ses contradictions. On a longtemps hésité, tâtonné, changé de manière de voir, sans s’arrêter nettement à un parti.

C’est ainsi que, au lieu d’abolir légalement la publicité

pour certaines affaires criminelles, on a d’abord cherché à l’éluder au moyen de subterfuges. On a commencé par s’attaquer à la presse, lui faisant interdire officieusement, comme dans le procès de Netchaief, de reproduire les débats de l’audience, et n’en laissant connaître au public que ce qu’en imprimait le journal officiel. Puis, à propos d’un autre procès du même genre, on a fait un pas de plus : on a tenté de restreindre la publicité même de l’audience en se servant, dans les grandes causes politiques, de salles trop petites pour donner accès à beaucoup de spectateurs. Maintenue en droit, la publicité devenait illusoire en fait. Pour cela, on profitait habilement du grand nombre des accusés réunis par l’accusation[330]. Cela permettait d’écarter les indiscrets pendant que les comptes rendus officiels, les seuls autorisés, ne donnaient que les noms et l’ordre d’interrogatoire des prévenus et des témoins, sans aucune déposition qui permit de juger de la gravité du délit et de la justice du châtiment.

Lorsque ses adversaires abandonnèrent la propagande pacifique pour la poudre et la dynamite, le gouvernement impérial montra peu à peu moins de respect pour la publicité des tribunaux. La plupart des prévenus politiques ont été condamnés à l’ombre du huis clos ; mais ici encore, sous Alexandre III comme sous Alexandre II, le gouvernement a manqué d’esprit de suite. Il est tombé dans son péché d’habitude, le défaut de système, rouvrant un jour les portes du tribunal, qu’il avait fermées la veille, pour les clore de nouveau le lendemain. C’est ainsi que sous Alexandre III le procès des meurtriers d’Alexandre II a été entouré d’une demi-publicité, la presse ayant pu reproduire, au moins en partie, les réponses des accusés, tandis qu’à quelques mois de distance il lui était interdit de rien communiquer au public des débats de procès moins graves, comme celui des éditeurs de la feuille clandestine le Tcherny Pérédel. Ce que les conseillers d’Alexandre III ont trouvé le plus commode, c’est d’ériger, à cet égard, l’arbitraire en loi. Le gouvernement s’est attribué le pouvoir de soumettre au huis clos tous les procès « dont les débats publics pouvaient exciter l’opinion », et ce pouvoir il l’a reconnu, non à la magistrature, mais à l’administration, qui ne se fait pas faute d’en user. Une loi du 4 septembre 1881 autorisait en pareil cas chaque accusé à réclamer, pour trois de ses parents ou amis, le droit d’assister aux débats. Cette faculté a été jugée excessive : par un ordre daté du 14 novembre 1881, Alexandre III a décidé que dorénavant on n’admettrait à l’audience que la femme des accusés ou leurs parents en ligne directe, ascendants ou descendants, sans admettre plus d’une personne pour chacun des prévenus. C’est avec cette règle nouvelle qu’ont été jugés, en 1882 et 1884, les complices des meurtriers d’Alexandre II.

Tout n’est point profit pour le pouvoir dans ce silence de l’audience et cet éloignement du public. Si la publicité des débats a des inconvénients qui frappent les yeux, les ténèbres du huis clos en ont d’au moins égaux. Pour l’opinion, qui n’en peut apprécier les motifs, les condamnations ainsi prononcées dans l’ombre gardent quelque chose d’obscur et d’équivoque ; il devient aisé aux gens malintentionnés d’ériger en victimes innocentes ou en martyrs de la liberté les fous les plus insensés ou les criminels les plus dangereux. En s’enveloppant de mystère, la justice paraît emprunter la procédure et les formes arbitraires de la troisième section ; elle semble n’être plus que l’accessoire et la complice de la haute police. À y bien regarder, ces procès politiques sont peut-être ceux où la publicité est le plus indispensable. Dévoiler à la société la profondeur de ses plaies eût été le meilleur moyen d’exciter la répulsion publique contre les entreprises coupables et les chimériques revendicalions. En voulant soustraire aux regards de la nation les détails de ces tristes affaires, le gouvernement la laissait s’endormir dans l’apathie ou la méfiance. Pour protéger le pays contre l’infection des mauvaises doctrines, il ne servait de rien de fermer l’entrée des tribunaux : la voix des criminels trouvait encore moyen de passer à travers les portes closes, et toutes les précautions pour empêcher leurs paroles de résonner au dehors ne faisaient que leur assurer plus de retentissement auprès d’une jeunesse facile à émouvoir. Le huis clos donnait au pouvoir l’air de trembler devant le langage d’adversaires désarmés.

L’affaire de Véra Zasoulitch, en 1878, a été la dernière cause politique qui ait été jugée publiquement avec l’assistance du jury. La haute position de la victime de l’attentat, le sexe, la jeunesse, la froide exaltation de l’accusée, l’éloquence hardie de son avocat, les dépositions des témoins, qui semblaient mettre en jugement la préfecture de police, la décision inattendue du jury, tout jusqu’à la disparition soudaine de Tacquittée au sortir de l’audience, contribuait à jeter sur ce procès mémorable une teinte romanesque. On n’a pas oublié le fond de l’afTaire. Aux bords du Volga, à trois ou quatre cents lieues de la capitale, une jeune Russe avait appris par un journal que, sur l’ordre du préfet de police de Pétersbourg, alors le général Trepof, un prisonnier politique, à elle inconnu, avait été fouetté de verges. Nouvelle Charlotte Corday, la jeune fille s’était constituée la vengeresse de l’humanité. Elle avait traversé la moitié de la Russie pour châtier l’irascible préfet, et, dans une audience, lui avait tiré à bout portant un coup de revolver qui l’avait grièvement blessé. Le crime était incontesté, la préméditation reconnue, les aveux de l’accusée formels ; malgré les efforts de l’accusation, le jury rendit un verdict d’acquittement, aux applaudissements du public de l’audience et de la foule du dehors. Le jury, en acquittant Véra, cédait-il uniquement à un entraînement généreux, ou bien les jurés subissaient-ils l’influence occulte de menaces révolutionnaires ? Peut-être obéissaient-ils à la fois à deux mobiles différents. Toujours est-il qu’en absolvant Véra Zasoulitch le jury compromit temporairement ses droits et sa propre existence. En aucun pays de l’Europe cause semblable n’eût été débattue avec plus de liberté ; mais ce fut pour la dernière fois[331].

L’autorité ne voulut pas admettre l’impunité d’un tel attentat. Le ministère public déféra le verdict du jury à la chambre de cassation du sénat. L’accusation fit valoir plusieurs motifs de nullité : le tribunal avait admis des témoins à déposer sur des faits étrangers à la cause, l’assistance avait exercé sur les jurés une pression morale en manifestant, au cours même des débats, par ses applaudissements ou ses murmures, ses sympathies pour la défense et sa répulsion pour l’accusation. Tout ce recours en revision contre un verdict d’acquittement n’en était pas moins anormal. En attaquant le verdict des jurés pétersbourgeois, on semblait s’en prendre à l’indépendance même du jury et méconnaître l’essence de l’institution[332]. Le sénat admit le pourvoi de l’accusation, annula pour vice de forme le verdict d’acquittement, et, le ministère public ayant déclaré que la capitale manquait du calme nécessaire aux jurés en pareille circonstance, le sénat renvoya l’affaire devant le tribunal de Novgorod. Près d’un jury de province, Vêra Zasoulitch eût fort risqué de ne pas trouver la même indulgence qu’à la cour d’assises de Pétersbourg ; mais ses amis avaient pris leurs précautions. À la sortie de l’audience, au milieu d’un conflit entre ses admirateurs et la police, à la faveur d’une bagarre où avaient retenti plusieurs coups de feu, l’héroïne du procès, enlevée par ses partisans, avait soudainement disparu. À l’étranger, on la supposait entre les mains de la troisième section, on se l’imaginait prisonnière dans les cachots de quelque forteresse. La police, irritée de ses nombreuses déconvenues, avait trop d’intérêt à se faire honneur d’une telle capture pour la tenir secrète. Au jour où elle devait comparaître devant la cour d’assises de Novgorod, Vêra se trouvait en sûreté, en Suisse.

À la procédure peu correcte suivie dans cette émouvante affaire, l’autorité n’avait rien gagné. Le gouvernement impérial semble avoir senti qu’annuler le verdict d’acquittement des jurés, c’était annuler le jury. Mieux valait renoncer à ces voies détournées et s’en prendre directement à l’institution même. Aussi bien, dans ce grave procès, était-on mécontent de tout le monde : aux jurés on reprochait leur indépendance, à la défense sa liberté, au public sa partialité pour l’accusée, aux juges leur impartialité. Aussi n’y a-t-il pas à s’étonner si en haut lieu l’acquittement de Véra Zasoulitch fut la condamnation du jury.

Un moment on mit en avant les projets de restrictions les plus singuliers. Au ministère de la justice il fut question d’accorder au président, et indirectement à l’accusation, le droit de récuser les avocats. Du coup, la liberté de la défense eût été anéantie et toute la réforme judiciaire compromise avec elle. Le gouvernement impérial le comprit, il renonça à ce bizarre projet. Au lieu de cela, on se borna à soustraire au jury la connaissance de toutes les causes qui pouvaient prêter à de pareils mécomptes. Un oukaze du 9 mai 1878 déféra « temporairement » à des cours spéciales les crimes et délits commis sur la personne des fonctionnaires publics, pendant l’accomplissement de leurs l’onctions ou en raison de leurs fonctions, « meurtre ou tentative de meurtre, blessures, mutilations et tous actes de violence, menaces ou clameurs ». Du sommet au bas de l’échelle, les agents du pouvoir étaient ainsi placés en dehors du droit commun. Tout le tchinovnisme se trouvait mis en possession d’un privilège jusque-là réservé au souverain et à l’État.

Le législateur n’avait pas, en effet, attendu jusqu’en 1878 pour s’apercevoir qu’à l’égard de certains attentats le jury n’était point un bien sûr instrument de répression. La loi même qui instituait le jury dérobait aux tribunaux ordinaires la connaissance de tous les crimes contre l’empereur et contre l’empire.

Pour ces crimes d’État, on avait cru nécessaire de maintenir une juridiction aussi bien qu’une législation exceptionnelles. La composition de ces tribunaux d’exception variait suivant la gravité des cas. D’après les lois de 1864, ces crimes devaient être déférés aux cours de justice, statuant sans jury, mais assistées de quelques délégués pris dans les diverses classes de la société, comme si, là même où il n’admettait point l’intervention du jury, le réformateur en eût voulu laisser aux accusés un simulacre[333].

Pour les procès les plus graves, pour les conspirations, par exemple, embrassant plusieurs provinces, le jugement des crimes d’État devait, sur un ordre du souverain, être transféré à une cour spéciale du sénat, d’ordinaire également complétée à l’aide de quelques délégués désignés par la loi. C’est de cette façon, devant des membres de la cour suprême, qu’ont été jugés les plus grands procès politiques. C’est une haute cour de ce genre qui, en 1879, a prononcé sur le sort du régicide Solovief, et, en 1881 et 1882, sur le sort des assassins d’Alexandre II et de leurs complices.

Le législateur, on le voit, avait pris ses précautions ; mais la multiplicité des attentats nihilistes les lui fit paraître insuffisantes. La procédure sembla trop lente, et les débats même trop solennels, en présence de l’attitude souvent provocante des accusés. Non content des tribunaux civils, le gouvernement leur préféra la justice la plus expéditive et la plus sévère, la justice militaire. Le 9 août 1878, un oukaze impérial, renchérissant sur celui du 9 mai précédent, transférait provisoirement aux cours martiales tous les crimes contre l’État, aussi bien que les crimes contre les fonctionnaires. La guerre de Bulgarie était à peine terminée, les troupes russes campaient sur la mer de Marmara, le traité de Berlin n’était pas encore ratifié, et les attaques les plus audacieuses contre les représentants du pouvoir se succédaient sans répit, à Pétersbourg, à Kief, à Odessa. Le gouvernement, qui en avait à peine fini avec les ennemis du dehors, résolut d’employer contre ceux du dedans les armes dont usent les États contre les séditions à main armée. Les conspirateurs furent assimilés à des insurgés. L’opinion, inquiète des machinations des ennemis de l’ordre, à un moment où la Russie restait exposée à de graves périls extérieurs, l’opinion s’alarma peu de cette sorte de mise hors la loi des révolutionnaires qui, en jetant le trouble dans le pays à l’une des heures les plus graves de son histoire, semblaient se faire les complices de l’étranger. Déjà l’on se plaisait à remarquer que, depuis le décret du 9 août, les attentats si répétés dans les mois précédents avaient subitement pris fin ; déjà l’on y voulait voir une marque de l’efficacité des tribunaux militaires, lorsque, en février, en mars, en avril 1879, l’assassinat du prince Krapotkine à Kharkof, la nouvelle agression contre le chef des gendarmes à Pétersbourg, l’attentat de Solovief sur la personne même du tsar, vinrent montrer coup sur coup que les mesures répressives les mieux justifiées ne sauraient suffire à rendre à un gouvernement la sécurité.

Après les oukazes de mai et d’août 1878, il semblait malaisé d’aller plus loin dans la voie de la répression : la tentative de régicide de Solovief fit inventer de nouvelles et plus graves mesures. Comment s’en étonner, alors qu’au milieu du siècle, en France même, il a suffi de bombes jetées par quelques étrangers sur le chemin de l’Opéra, pour qu’à l’aide d’une loi de sûreté générale qui n’était que l’abrogation de toute loi, un pays qui n’était point la patrie de l’autocratie fût tout entier soumis à un régime de terreur légale ? La Russie autocratique ne pouvait, en un cas pareil, rester en arrière de la France du second Empire ; elle institua des gouverneurs généraux militaires pour lesquels toutes les lois civiles furent suspendues, qui reçurent la faculté de faire passer devant les conseils de guerre les personnes justiciables des tribunaux ordinaires, et de déporter administrativement toute personne suspecte. Dans un pays où régnait la troisième section, tout cela, il est vrai, n’innovait pas beaucoup en droit ; la grande modification était dans l’extension donnée à ces mesures arbitraires. La procédure habituelle des conseils de guerre parut trop lente ; les gouverneurs généraux furent autorisés à la simplifier pour recourir à la justice sommaire usitée en campagne. D’après l’oukaze du 5 août 1879, les accusés purent être mis en jugement sans enquête préalable, être condamnés sans déposition orale des témoins, être exécutés sans examen de leur pourvoi en cassation.

Dictés par l’indignation ou suggérés par le désir d’opposer la terreur gouvernementale à la terreur révolutionnaire, ces procédés de justice sommaire sont loin d’être tout profit pour le pouvoir qui les emploie. Les jugements précipités sans enquête judiciaire, comme celui de Mlodetski en 1880, comme celui des assassins du général Strelnikof en 1882[334], jugés et exécutés dans les vingt-quatre gouvernement heures, n’étaient pas faits pour éclairer l’autorité sur l’orgaaisation de ses adversaires. Aussi, chaque fois qu’il ne s’est pas laissé aller aux premiers emportements de la colère, le gouvernement en est-il revenu aux grands procès à longue enquête. Ici, comme en tout, il n’a pas su avoir de règle uniforme ni de système suivi. Les prévenus politiques sont, selon les circonstances, solon l’importance de l’affaire ou l’inspiration du moment, jugés par une cour martiale ou par une commission judiciaire. Les oukazes d’Alexandre III sur l’état de protection renforcée ou extraordinaire se résument à donner en cette matière un blancseing à l’administration.

Quels que soient les juges auxquels le gouvernement défère ses ennemis, on ne peut se défendre de remarquer que tous ces tribunaux d’exception ont assez mal répondu aux espérances de leurs promoteurs. Ce ne sont ni les conseils de guerre ni les commissions sénatoriales qui ont découragé les conspirateurs. Pour échapper aux attentats, Alexandre III a dû longtemps se condamner à des précautions sans exemple depuis Louis XI ou Ivan le Terrible. Il est douteux que la sécurité du souverain ait beaucoup gagné à l’abandon des formes judiciaires habituelles. Les tribunaux ordinaires n’eussent guère moins sévèrement frappé les conspirateurs, et l’autorité de leur sentence eût été plus grande. Le jury même qui avait absous Véra Zasoulitch n’eût assurément pas acquitté les assassins du tsar. Ne l’a-t-il pas montré en condamnant des fonctionnaires de la police auxquels on ne pouvait reprocher que de la négligence dans leur service[335] ? Pour la justice, comme pour l’administration, le meilleur moyen de conquérir l’appui effectif de la société serait peut-être de lui témoigner plus de confiance.

Il y a une vingtaine d’années, lorsque étaient publiés les règlements judiciaires, lorsque était établi le jury, l’opinion se flattait d’assister au rapide développement des institutions nouvelles. On rêvait de voir les Russes enfin en possession de leur habeas corpus ; on rêvait de voir élargir la compétence du jury, de la voir étendre à la presse, par exemple. Au lieu de cela, la sphère d’action du jury a été restreinte, et, dans les affaires les plus graves, les tribunaux civils ont dû céder la place à des tribunaux militaires. L’exception est redevenue la règle, et l’arbitraire a remplacé la loi. Nous ne voulons pas chercher sur qui doit retomber la responsabilité de cette nouvelle déception. Cette responsabilité, il faudrait sans doute la partager. Une part en revient aux fanatiques prophètes de réforme sociale. C’est à cette jeunesse des deux sexes, souvent plus égarée que coupable, c’est à ces esprits séduits par de généreuses chimères et aigris par l’oppression, c’est à l’intempérance de leurs désirs, à la témérité de leurs vœux, à la criminelle violence de leurs moyens, que la Russie libérale est redevable de beaucoup de ses désenchantements. Le spectacle offert par la Russie n’a rien, du reste, de nouveau pour l’Occident ; aux bords de la Neva, comme partout ailleurs, l’esprit révolutionnaire et l’esprit de réaction s’appellent et s’excitent l’un l’autre. Les soi-disant apôtres de la liberté aggravent involontairement le despotisme dont ils prétendent secouer le joug, et les fauteurs les plus convaincus d’une aveugle répression exaltent ingénument les passions subversives.

Les mesures de sûreté prises par Alexandre II de 1878 à 1880 étaient, à en croire les oukazes impériaux, essentiellement transitoires, temporaires (vremennye)[336]. Alexandre III, en les rééditant et les renforçant, a eu soin de répéter la même assurance. Par malheur, ces mesures provisoires ont déjà persisté des années. En tout cas, quelle qu’en soit la durée, les récentes restrictions ne sauraient faire oublier tout ce qui subsiste de la réforme judiciaire, tout ce qui en est déjà entré dans les mœurs. Les déceptions du public et du législateur ne doivent pas faire perdre de vue le terrain conquis. Alors même qu’elles semblent disparaître sous les restrictions provoquées par les attentats révolutionnaires, les lois de 1864 n’ont pas été détruites. Les oukazes impériaux ont eu beau, sous le coup de la colère, déformer, dans telle ou telle de ses parties, la grande œuvre d’Alexandre II, l’œuvre temporairement mutilée subsiste dans ses fondements ; bien qu’à demi enfouie sous les mesures d’exception, elle a traversé la crise où elle semblait devoir disparaître, et, en dépit de toutes les altérations momentanées, elle se retrouvera intacte en des temps plus calmes.

« Une des choses qui nous étonnent, qui nous affligent le plus, nous autres Russes, c’est de voir combien, après tant de grandes et multiples réformes, nous avons peu changé ; combien, dans le peuple comme dans le gouvernement, dans les sujets comme dans le pouvoir, les vieilles idées, les vieilles habitudes ont persisté. On dirait que tous ces changements, qui eussent métamorphosé un autre pays, ont passé sur nos têtes, sans toucher les âmes, sans atteindre la conscience du peuple qui en était l’objet, ou du pouvoir qui en était l’auteur. » — Que de fois ai-je entendu cette confession dans la bouche de Russes désabusés ! Les événements ne sont pas faits pour corriger ces impressions pessimistes. Il y a, pour un patriote, quelque chose de navrant à voir la lenteur des progrès accomplis et les principes des lois nouvelles toujours remis en question.

La réforme judiciaire n’a cependant pas été aussi stérile qu’on se plaît parfois à le dire ; déjà l’influence commence malgré tout à s’en faire sentir, dans la vie privée comme dans la vie publique. Le rôle de la justice n’est pas tout matériel, il ne consiste pas uniquement à maintenir l’ordre extérieur ; la mission de la justice est avant tout d’inculquer au peuple et à la société, aussi bien qu’aux agents du pouvoir, le sentiment du juste et du droit. À cet égard, la justice est bien loin d’avoir encore accompli son œuvre, mais, chez aucun peuple, elle n’avait plus à faire. Quel est le reproche le plus souvent et le plus justement fait aux Russes, au fonctionnaire, au marchand, à l’artisan, au paysan, à l’homme civilisé comme à l’homme du peuple, aux hommes publics comme aux hommes privés ? C’est de ne point avoir une notion nette et vivante du droit, de ne pas sentir assez la force de l’obligation morale, ou du moins de l’obligation juridique. Or ce défaut, qui, chez les Russes, ternit à la fois la vie privée et la vie publique, une justice libre, honnête et impartiale peut seule le corriger en corrigeant les mœurs séculaires du servage domestique et de l’arbitraire bureaucratique[337].




CHAPITRE VII


La pénalité et les châtiments corporels. — Importance des ch&Kments corporels dans l’ancienne législation. — Le knout et les verges. — Leur sappression légale et les dérogations à la loi. — Progrès des mœurs à cet égard. — Ancienneté de l’abolition de la peine de mort. — De quelle maniére la suppression du knout a rendu à la loi sa sincérité. — Comment la mansuétude des lois pénales a pu contribuer à faire recourir à des mesures d’exception. — La pénalité spéciale aux crimes d’État et le droit d’extradition. — Résultats de la suppression de la peine capitale.


Il y a, dans la vie de chaque peuple, des choses que l’étranger s’imagine depuis longtemps connaître, et sur lesquelles il n’a souvent que des préjugés. Il en est ainsi, à plus d’un égard, des lois pénales de la Russie. C’est un thème dont les romanciers de l’Occident se sont de bonne heure emparés, qu’ils ont souvent plutôt obscurci qu’éclairé, et qui est d’autant moins connu qu’il passe pour l’être davantage. Aussi devons-nous accompagner les condamnés au sortir de l’audience et les suivre au lieu de leur châtiment. Notre visite aux tribunaux russes serait incomplète, si nous ne descendions dans les prisons et les bagnes.

Aux yeux du vulgaire, la Russie est toujours le pays du knout. Le knout a été aboli depuis plus d’un demi-siècle ; peu importe, les impressions sont persistantes ; pour le peuple, pour bien des hommes instruits ou des écrivains de l’Occident, la Russie restera longtemps encore l’empire du knout. On s’est habitué à la regarder comme la patrie des supplices barbares. Ainsi qu’il arrive souvent, il y avait dans cette opinion une part de vérité et une part non moindre d’erreur. Comparée aux législations de l’Europe occidentale avant la Révolution, la législation russe de la fin du dix-huitième siècle était peut-être l’une des moins rigoureuses et des moins sanguinaires. Le bûcher, la roue, la mutilation étaient encore en usage dans nombre des États les plus anciennement civilisés qu’ils étaient supprimés chez la dernière venue des nations européennes. Et cependant l’opinion vulgaire n’avait pas entièrement tort ; malgré tous les adoucissements du dernier siècle, la législation russe, sous Alexandre Ier, sous Nicolas même, méritait en partie son triste renom.

Dans aucun code moderne les châtiments corporels n’ont aussi longtemps tenu une aussi grande place. Jusqu’au règne de l’empereur Alexandre II, c’était là le caractère distinctif de la pénalité russe. Les châtiments n’étaient pas toujours cruels ; comme ailleurs, ils étaient de diverses sortes et plus ou moins bien gradués selon la gravité des cas ; mais d’ordinaire, pour les simples délits comme pour les plus grands crimes, c’était sur le corps, sur les membres, sur la peau du délinquant que tombait le châtiment. Il n’y avait plus de knout, il y avait encore les baguettes, il y avait les verges. La culpabilité des transgressions légales s’évaluait en coups de verges. La Russie semblait vivre sous la férule d’un maître qui la corrigeait paternellement avec le fouet et le bâton ; c’élait chez elle une des formes du régime patriarcal. Selon l’éloquent tableau tracé par un avocat de Pétersbourg dans un procès fameux, la verge régnait en maîtresse[338], « La verge conduisait l’école de même que l’écurie du propriétaire ; elle était en usage dans les casernes, dans les bureaux de la police, dans les administrations communales. Il courait même alors le bruit qu’en certain lieu la verge était mise en mouvement par un mécanisme d’invention anglaise que l’on employait pour des circonstances spéciales. Dans les livres de droit criminel et civil, les verges figuraient à chaque page, comme un refrain perpétuel, en compagnie du fouet, du knout et des baguettes. »

D’où venait cette prédominance des punitions corporelles dans une législation qui semblait ainsi traiter le peuple moitié en enfant, moitié en esclave ? On en a cherché les causes ou les origines dans un passé lointain ; souvent on s’est plu à en rejeter la responsabilité sur la domination mongole. C’est aux envahisseurs asiatiques, par exemple, que l’on a longtemps fait remonter l’horrible supplice du knout ; il n’en est pas, croyons-nous, fait mention dans les annales de la Russie primitive de Kief ou de Novgorod[339]. À cet égard comme à beaucoup d’autres, la Russie des Varègues et des Kniazes, avant l’espèce de déformation que lui fit subir la conquête mongole, ressemblait beaucoup plus à l’Europe occidentale que la Russie des tsars moscovites. C’est sous les grands princes de Moscou, sous les Ivan et les Vassili, que furent introduites les peines répugnantes et raffinées conservées sous les premiers Romanof. Sous ce rapport, l’oulogénié zakonof, le code du pieux Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand, ne le cède en rien au soudebnik d’Ivan III et d’Ivan IV le Terrible. La première influence de l’Europe, où la torture et les supplices atroces étaient encore en vigueur, ne fit même qu’accroître la sévérité de la législation moscovite. Pierre le Grand limita l’emploi de la peine de mort ; mais, au lieu de supprimer les peines corporelles, il s’en servit pour imposer à ses sujets les coutumes de l’Occident. Usant sans scrupule de moyens barbares au profit de la civilisation, le grand réformateur employait contre ses adversaires, voire contre ses auxiliaires, les instruments de correction que lui avaient légués ses aïeux. On sait qu’au besoin il ne dédaignait pas le métier de bourreau et contraignait ses courtisans à manier la hache à son exemple. Les verges ne lui répugnaient pas davantage ; il les appliquait lui-même au dos de ses favoris, tels que le prince Menchikof.

Qu’elle doive ou non à l’esclavage national de l’époque tatare la longue prédominance des châtiments corporels, c’est à l’esclavage domestique du servage que la Russie a dû le maintien des verges jusqu’à nos jours. Le fouet était le complément indispensable du servage moscovite. Le pomêchtchik fustigeait ses serfs, comme le planteur des colonies ses esclaves ; et le droit de correction, qu’ils laissaient à la discrétion du propriétaire, l’État et le souverain s’en servaient à leur tour vis-à-vis de leurs sujets, tous plus ou moins considérés comme serfs de l’État. La législation s’étant tout entière formée sous l’empire des mœurs serviles, les verges devaient naturellement perdre de leur autorité, à mesure que s’introduisaient les notions morales et juridiques de l’Occident.

C’est ce qui advint sous les successeurs de Pierre le Grand, alors qu’ayant une cour plus ou moins policée, ils essayèrent d’instituer une noblesse à l’occidentale. Leurs serviteurs, leurs ministres, leurs fonctionnaires ne pouvaient continuer à être bâtonnés comme des esclaves. De là les mesures qui, au dix-huitième siècle, exemptèrent successivement des châtiments corporels les classes dites privilégiées, la noblesse et le clergé, puis une partie de la bourgeoisie des villes. Les exemptions, élargies avec les années, s’étendirent aux fonctions publiques les plus humbles. Les degrés inférieurs du tchine, conférant la noblesse personnelle, affranchissaient du fouet tous les fonctionnaires compris dans les quatorze classes du tableau des rangs ; d’où le mot du diplomate qui, lors du traité de Vienne, conseillait d’élever par un oukaze tous les Russes à la quatorzième classe. C’eût été supprimer les verges en faisant rentrer toute la nation dans les classes privilégiées : cette suppression, l’émancipation devait l’accomplir en élevant tous les Russes au rang d’hommes libres.

Le knout, instrument cruel et meurtrier, avait été interdit dès les premières années du règne de Nicolas ; les verges devaient l’être par l’empereur Alexandre II. L’acte d’émancipation est de février 1861, l’oukase abolissant les verges est de 1863. La verge étant le corollaire naturel du servage devait disparaître avec lui. Cette petite réforme avait son importance, elle ne devait pas seulement établir dans le code pénal le principe de l’égalité devant la loi, elle devait rendre à tout Russe le sentiment de l’honneur et de la dignité personnelle.

La verge, comme tout ce qui tenait au bon vieux temps, avait gardé des partisans. Des conservateurs attardés se demandaient avec anxiété « comment un empire qui a dû sa grandeur aux verges pourrait se passer d’un tel agent de cohésion[340] ». En dehors même de ces esprits timorés, plus d’un homme cultivé se fût fait volontiers l’apologiste de cet instrument de correction qui n’atteignait que les épaules du peuple. Où trouver, disait-on, une peine plus simple et plus rapide, plus saine quand elle est appliquée avec mesure, plus économique pour la société qui l’inflige et le coupable qui la reçoit, une peine plus morale et plus, moralisatrice ? Fallait-il, pour de pures et abstraites considérations de point d’honneur, pour un faux sentiment de dignité que ne comprend pas l’homme du peuple, renoncer à un mode de punition qui ne laissait pas plus de trace sur son âme que sur son corps, qui, pour lui et pour sa famille, était moins pénible, moins dommageable, moins corrupteur que la prison par laquelle on l’a remplacé ?

Ces doléances auraient beau contenir une part de vérité, qu’on ne saurait regretter la disparition de pareils châtiments. Quels qu’en fussent les avantages pratiques, les peines corporelles avaient, en Russie comme partout, le grand inconvénient d’encourager chez le peuple la rudesse et la brutalité. Le fouet et les verges, inscrits dans les lois et appliqués sur l’ordre des tribunaux, se maintenaient plus aisément dans la vie domestique. Habitué à y voir un instrument de répression pour l’homme fait, aussi bien que pour l’enfant, le père de famille avait moins de scrupules à faire usage du bâton pour ses corrections paternelles ou conjugales. À la suppression des verges, les mœurs privées, non moins que les mœurs publiques, avaient tout à gagner.

Il se peut que, sur ce point, le réformateur ait devancé les mœurs. Peut-être une sorte de respect humain pour l’opinion de l’Europe n’a-t-il pas été étranger à cette réforme ; mais, depuis Pierre le Grand, le respect humain a fait faire à la Russie plus d’un progrès, et, pour les États, comme pour les individus, l’amour-propre, le souci de l’opinion d’autrui, peut à certaines heures être de bon conseil. Qui sait où en serait la Russie, qui sait où elle en resterait sans un pareil aiguillon ?

Les avocats des vieilles coutumes ont du reste de quoi se consoler, les verges n’ont pas encore entièrement disparu. Les châtiments corporels, knout, baguettes, verges, ont été rayés du code pénal, ils ne sont plus infligés par les tribunaux ordinaires ; mais la verge, bannie du code et du droit écrit, a trouvé un dernier refuge dans les rustiques tribunaux de bailliage. Le paysan peut toujours être condamné au fouet, non plus sur l’ordre d’un maître, mais par le jugement de ses pairs[341]. C’est là une concession à la grossièreté du moujik. Le gouvernement tolère dans ces obscurs tribunaux, où la coutume règne en maîtresse, ce que l’autorité de la loi ne suffirait pas toujours à supprimer.

La peine des verges a été effacée du code pénal ; mais, dira-t-on, a-t-elle pour cela, en dehors même des communes de paysans, entièrement disparu ? En Russie, nous l’avons dû souvent constater, il y a plus d’intervalle qu’ailleurs entre la loi et les mœurs, entre ce qui est permis officiellement et ce qui est pratiqué journellement. Pour les châtiments corporels cependant, il y a beaucoup moins de dérogations à la loi qu’on ne le suppose en Occident. Les lois mêmes admettent le fouet en quelques cas exceptionnels : à l’armée, dans les compagnies de discipline, ou encore dans les prisons, lorsque l’insubordination contraint de recourir à pareil argument. Sous ce rapport, la Russie ne fait guère que ce que font d’autres États de l’Europe. Ce qui ne se voit que chez elle, car il serait injuste de lui comparer la Turquie, c’est l’emploi arbitraire de châtiments légalement interdits envers des personnes que la loi en exempte expressément. On ne saurait nier, en effet, qu’il se présente des cas de ce genre, surtout dans les provinces reculées où l’autorité a peine à faire respecter les lois de ceux qui ont la charge de veiller à leur exécution.

Dans certaines localités, la police se fait parfois peu de scrupule d’appliquer elle-même aux moujiks les verges que la loi tolère dans leurs modestes tribunaux. En 1879, par exemple, au centre même de l’empire, dans le gouvernement de Riazane, un procès a révélé des faits de cette sorte d’une gravité particulière[342]. Vers la même époque, dans le gouvernement de Viatka, un paysan du district de Joransk était fouetté jusqu’à en mourir[343] ; et, dans la même province, on a, en 1882, signalé des abus du même genre. Autrefois de pareilles causes n’eussent jamais été soumises aux tribunaux ordinaires ni de pareils faits livrés à la publicité de la presse.

Dans les régions écartées ou au fond des campagnes, quelques violences isolées n’auraient pas de quoi beaucoup nous surprendre ; mais on a signalé des illégalités de cette sorte jusque dans les grandes villes et dans la capitale, en des circonstances qui ont donné à cette infraction aux lois un grand retentissement. Je ne parle pas ici des tristes affaires des Grecs-Unis et des paysans de Litbuanie ou de Pologne, du gouvernement de Lublin notamment, fustigés pour avoir déserté l’Église orthodoxe. Les anciennes provinces polonaises, toujours soumises à un régime d’exception, demeurent particulièrement exposées aux abus de toute sorte. Le bâton y peut usurper une autorité qu’il n’oserait s’arroger ailleurs. Dans les villes russes elles-mêmes, la police, en cas de désordre, n’hésite guère à recourir au fouet. On l’a vue faire entrer dans Odessa des voitures chargées de verges, et à l’aide de cette provision faire frapper publiquement par ses agents tout ce qui leur tombait sous la main, hommes, femmes, enfants. C’était, si je ne me trompe, en 1871, lors d’une émeute contre les Juifs. Des circonstances semblables ont, dix ans plus tard, donné lieu à des scènes analogues dans la même ville et ailleurs. Devant les émotions populaires, c’est encore un des procédés habituels de la police ; quand elle ne sait à qui s’en prendre, elle arrête les premiers venus et les fait fouetter. Ainsi a-t-elle opéré, en 1881, lorsqu’elle s’est tardivement décidée à protéger les Israélites d’Odessa, de Kief, de Varsovie, contre les brigandages de la populace. Parfois, au lieu des verges ou du bdlou, l’autorité dans ces émeutes a fait un large usage de la nagaïka, le fouet des Cosaques. Il est vrai qu’en pareille occurrence, lorsque la foule soulevée demeure sourde aux sommations de l’autorité, mieux vaut jouer de la cravache que du sabre ou de la carabine.

Un fait d’une plus grande notoriété, c’est celui qui a donné lieu à l’attentat et au procès de Véra Zasoulitch. Ici, nous ne le dissimulerons pas, l’opinion européenne nous paraît s’être quelque peu méprise dans son appréciation des agissements la police pétersbourgeoise. L’Occident a tiré des débatt de ce curieux procès des conclusions peu d’accord avec la vérité ou la logique.

On se rappelle encore les faits : l’acte de brutalité qui avait armé contre le général Trépof le bras de la jeune illuminée s’était passé au fond d’une prison, lors d’une visite du préfet de police de Pétersbourg, irrité de l’attitude provocante d’un détenu politique, qui refusait de se découvrir devant lui, le général Trépof, voulant faire un exemple, avait ordonné d’infliger à l’insolent une correction corporelle. C’était dans une prison, et là même, pour recourir aux verges, il a fallu un ordre direct, bien mieux, les débats l’ont établi, un ordre écrit du préfet de police. Et comment cet ordre a-t-il été accueilli des détenus ? Par une sorte d’émeute qui ne céda qu’à la force. Et, l’incident connu, quelle a été l’impression du public ? Loin de voir là un fait normal et régulier, ou du moins un fait ordinaire et par cela même peu digne d’attention, la presse russe s’en est émue. Les journaux l’ont signalé au public et au pouvoir comme un acte blâmable ou une regrettable rumeur qu’il importait de démentir. La juste popularité que valait au maître de police une habile administration de plusieurs années, s’est évanouie en quelques jours. C’est par une feuille de la capitale qu’au fond de la province, dans le gouvernement de Penza, Véra Zasoulitch apprit qu’un prévenu politique avait été fouetté de verges dans une prison ; c’est dans cette lecture que la jeune enthousiaste a puisé l’indignation qui l’a conduite au bord de la Néva, pour venger la dignité humaine, outragée dans la personne d’un de ses coreligionnaires politiques.

Et, sur l’attentat de Véra, quelle a été l’impression de la société, impression exprimée officiellement par le jury ? Malgré la gravité du crime, malgré l’évidence de la culpabilité, le jury, aux applaudissements de l’auditoire, a rendu un verdict d’acquittement en faveur de la fanatique ennemie des verges. Tout donc, dans ce procès, jusqu’à la démission du général Trépof, regardé comme un des meilleurs fonctionnaires de l’empire ; tout s’est réuni pour montrer que, si un haut fonctionnaire peut encore user arbitrairement des verges, celà au fond même des prisons, n’est plus assez reçu pour passer inaperçu. Aux yeux de tout observateur non prévenu, ce que l’inattention distraite du vulgaire a pris comme un signe du peu de concordance des lois et des mœurs bureaucratiques prouvait plutôt le contraire ; c’était le cas ou jamais de dire que l’exception confirme la règle.

Les verges, quoi qu’on en pense en Occident, ne sont plus d’un emploi habituel et journalier. Le Russe a cessé d’offrir complaisamment son dos au fouet ou à la bastonnade. Cette remarque a été confirmée pour moi par une mésaventure personnelle que je me permettrai de confesser ; c’était dans un de mes premiers voyages en Russie. Comme tout le monde, j’avais entendu répéter, j’avais lu, chez les auteurs les plus sérieux, russes ou étrangers, que dans les États du tsar le grand argument était le bâton ; que, pour se faire respecter, il fallait au besoin y recourir : c’était, pour un voyageur, le moyen le plus efficace de se procurer des chevaux aux relais de postes. J’ignorais cependant que, pour les mettre à l’abri de la canne de leurs compatriotes, le gouvernement avait élevé les maîtres de poste à la quatorzième classe du tableau des rangs, ce qui les exemptait des châtiments corporels. J’avais été particulièrement frappé d’un passage où le consciencieux Nicolas Tourguénef affirme que, lorsque les chevaux de poste ne marchent pas assez vite au gré des voyageurs, ces derniers s’en prennent au dos du cocher. « Il n’y a que les paresseux qui ne nous rossent pas », disait avec une cuisante naïveté un postillon à l’écrivain russe[344]. Pour un voyageur, le renseignement m’avait paru bon à noter. Je m’étais gardé cependant d’en faire usage, lorsque, traversant, avant l’ouverture du chemin de fer, les steppes qui s’étendent du Don au Caucase, un jour que j’étais las d’attendre que ma troïka[345] fût attelée, la cynique maxime du postillon de Nicolas Tourguénef me revint à la mémoire, et, à bout de patience, je levai ma canne, ou, pour plus d’exactitude, mon parapluie sur le iamchtchik trop lent à partir. Mal m’en prit, car, au lieu de se venger sur ses chevaux, l’homme se fâcha tout rouge ; ses camarades s’ameutèrent et faillirent me faire un mauvais parti. Évidemment ils ne connaissaient pas la maxime du postillon de Tourguénef, et j’eusse été mal venu à leur citer mes autorités. Enfin, grâce à l’intervention du staroste, je fus heureux d’en être quitte pour un nouveau retard.

C’est que les mœurs se modifient peu à peu, le bâton est dépouillé de son ancien prestige. Le postillon n’accepte plus les coups du voyageur, et le préfet de police qui s’imagine de faire fouetter un prisonnier impoli s’expose à recevoir des balles de la main des jeunes filles. Les vieux moyens de correction domestique et de discipline gouvernementale ont singulièrement perdu de leur popularité. Les verges s’en vont. Des idées nouvelles se sont insinuées dans les têtes moscovites, et le sentiment de l’honneur, jadis inconnu de ce peuple de serfs, s’éveille dans la Russie émancipée. L’armée et le service militaire ne sont pas étrangers à cette transformation ; dans les régiments, jadis menés à la baguette, le soldat qui se voit aujourd’hui condamné aux verges se regarde comme déshonoré. De l’armée et des tribunaux civils ces notions nouvelles s’infiltrent peu à peu jusqu’au fond du peuple, qui, avant une ou deux générations, en sera tout entier pénétré. Au milieu des tristesses et des déceptions que donne la Russie des réformes, c’est là un des aspects sur lesquels on peut reposer les yeux avec la joie de constater un progrès durable.

Les châtiments corporels ont été abolis et, depuis lors, la législation russe est probablement la plus douce de l’Europe. Quand, en 1863, un oukaze impérial a effacé les verges du code pénal, il y avait déjà plus d’un siècle que la plus grave des peines corporelles, la seule qui ait été conservée dans la plupart des États modernes, la peine capitale, avait été légalement supprimée en Russie. Il est assez singulier que ce soit le pays de l’Europe dont la législation passait pour la plus cruelle, qui ait pris l’initiative de l’abolition de la peine de mort ; qui le premier, longtemps avant la Toscane de Léopold, longtemps même avant la publication du traité Des délits et des peines, ait prétendu appliquer les maximes de Beccaria[346].

Peut-être pourrait-on de ce côté découvrir en Russie, sinon une tradition ininterrompue, du moins quelques antécédents, remontant assez haut dans le passé. Déjà Ivan III, le rassembleur de la terre russe, réservait au souverain le droit de prononcer la peine de mort. Les tsars ses successeurs, Ivan IV le Terrible en particulier, ne se faisaient pas faute, il est vrai, d’en user et abuser ; mais déjà la mort semble surtout le châtiment des crimes politiques. Un moment, au dix-septième siècle, sous l’influence de l’Europe occidentale, le code draconien d’Alexis Mikhaïlovitch, l’oulogénié sakonof, prodigue à toute sorte de crimes et de délits le dernier supplice. Pierre le Grand, qui, envers ses ennemis publics ou privés, fut si peu avare de la peine capitale, en limite l’application dans la loi ; sa fille, la sensuelle et frivole Elisabeth, l’abolit entièrement en 1753. C’est à la sensibilité plus affectée que réelle, c’est aux nerfs des impératrices du dix-huitième siècle, que la Russie est redevable de cette suppression de la peine de mort. Il est vrai que, redoutant surtout les émotions pénibles, Elisabeth Pétrovna supprima plutôt le nom que la chose. Aussi longtemps que dura l’usage du knout, la rigueur de la répression ne perdit rien aux lois humanitaires d’Elisabeth ou de Catherine. Le knout suppléait parfaitement à la hache ou à la corde. Pour tuer un condamné, il suffisait de ce redoutable fouet dont la rude langue de cuir, enlevant d’épais lambeaux de chair, mettait les os à nu. Le juge, auquel la loi interdisait une sentence de mort, condamnait à cent coups de knout, sachant parfaitement que le patient ne les pourrait supporter. Dans ce cas, l’hypocrisie de la justice ne faisait que rendre plus odieuse l’apparente mansuétude de la loi. Le malheureux, auquel la sentence était censée laisser la vie, expirait dans un supplice atroce. Telle était la force du knout qu’aux bourreaux expérimentés il suffisait d’un ou deux coups bien assenés pour tuer un homme. Aussi, comme la vénalité se glissait partout, les condamnés, qui se savaient destinés à périr sous le terrible instrument, achetaient-ils souvent à prix d’argent la compassion du bourreau pour qu’il mît fin d’un coup à leurs tourments, au lieu de s’amuser à découper dans leur chair de sanglantes lanières[347].

L’abolition de ce supplice meurtrier, sous le règne de l’empereur Nicolas, a rendu à la loi toute sa sincérité. La peine capitale a depuis lors été réellement supprimée ; à l’inverse de ce qui se voit en beaucoup d’autres pays, elle n’existe plus que pour les crimes politiques, pour les attentats contre la vie du souverain ou la sûreté de l’État. Doit-on mesurer la sévérité de la répression aux conséquences du crime et au dommage apporté à la société, cette aggravation de peine pour les délits en apparence les moins coupables s’explique aisément. Ainsi procède l’Enfer de Dante. Dans les insurrections contre son autorité, en Pologne, en Lithuanie ou ailleurs, le gouvernement ne s’est, du reste, jamais fait faute d’appliquer la peine capitale. En dehors de là, au contraire, en dehors des séditions et des prises d’armes, même vis-à-vis des condamnés politiques, on n’y avait jamais recours. L’humanité de la législation ordinaire réagissait sur les causes d’exception. Durant tout le règne d’Alexandre II, de 1855 aux premiers mois de 1879, l’échafaud n’avait, croyons-nous, été dressé dans une ville russe qu’une seule fois, en 1866, pour Karakazof, l’auteur du premier attentat sur la personne du tsar.

Les mœurs étaient demeurées si contraires à la peine capitale, qu’elles ne la laissaient même pas appliquer dans la Finlande, où la législation l’avait conservée. Les tribunaux finlandais avaient beau prononcer, conformément aux lois du grand-duché, des sentences de mort, aucun condamné n’était exécuté, le souverain commuant toujours la peine[348]. S’il fallait juger de la civilisation d’un peuple par la douceur des lois pénales, la Russie eût pu réclamer la première place en Europe.

Cette suppression de la peine de mort n’a peut-être pas été étrangère aux restrictions apportées aux garanties légales et aux tribunaux ordinaires. La bénignité de la loi commune semble l’un des motifs qui ont décidé le législateur à recourir à un code spécial, en même temps qu’aux tribunaux militaires. La mansuétude des lois peut ainsi tourner indirectement contre les organes chargés de les appliquer. En temps de troubles, cette abolition de la peine capitale pousse le pouvoir à transmettre à des tribunaux d’exception le jugement des crimes commis contre ses agents. De cette façon la douceur même du code pénal tend à rendre la répression plus sévère pour les attentats inspirés par le fanatisme et l’utopie que pour les forfaits provoqués par les passions les plus basses ou les plus perverses. C’est ce qui s’est vu depuis les oukazes qui ont, dans nombre de cas, substitué les conseils de guerre au jury et aux tribunaux civils. Dans la justice militaire, en Russie comme ailleurs, règne encore souverainement la peine de mort : aussi, lorsque le gouvernement impérial remettait aux cours martiales le jugement de tous les crimes contre la personne des fonctionnaires, il ne modifiait pas seulement la compétence des tribunaux et la procédure judiciaire, il changeait, il aggravait la pénalité. La peine capitale était tellement tombée en désuétude que, dans les causes politiques où elle demeurait autorisée par la loi, elle n’était pas prononcée par les juges. Les travaux forcés restaient la peine la plus élevée qui pût atteindre les assassins des gouverneurs de province ou des chefs de la police. Quand le gouvernement a jugé nécessaire de répondre par l’échafaud au poignard et au revolver des « nihilistes », c’est aux tribunaux militaires et à la loi martiale qu’il a dû recourir. C’était là une conséquence presque inévitable du duel engagé entre l’administration et la révolution, entre la police et les sociétés secrètes. Pour les adversaires du pouvoir, ce recours aux tribunaux militaires et à la peine de mort devint la cause ou le prétexte de nouveaux attentats. Chose caractéristique des mœurs et de l’état social : le gouvernement impérial et les comités révolutionnaires se rejetèrent mutuellement la responsabilité de cet appel au dernier supplice. Des deux côté, on tenait devant l’opinion à se présenter comme en état de légitime défense, à persuader qu’on n’usait que d’inévitables représailles envers des antagonistes sans scrupules.

Les dates montrent avec quelle promptitude les deux adversaires se sont porté et rendu les coups dans cette lutte inégale. C’est à Odessa, alors placé en état de siège par suite de la guerre de Bulgarie, que, pour la première fois, des prévenus politiques ont été déférés à un tribunal militaire. À la fin de juillet 1878, cinq jeunes gens et trois jeunes filles étaient traduits devant le conseil de guerre d’Odessa, comme coupables de complot et de résistance armée à l’autorité. Le principal prévenu, un certain Kovalski, un fils de prêtre, comme tant de ces agitateurs, était, en vertu de l’état de siège, condamné à la peine de mort. Le 2 août Kovalski était fusillé dans la métropole de la Mer Noire, et deux jours après, le 4 du même mois d’août, à l’autre bout de la Russie, les coreligionnaires du condamné répondaient à son exécution par l’assassinat du chef de la IIIe section, le général Mezentsef. Le maître de la haute police avait été prévenu par des avis anonymes que sa vie devait payer pour celle du condamné d’Odessa. En réponse au meurtre du 4 août, le 9 du même mois, un oukaze impérial déférait aux tribunaux militaires tous les attentats commis contre les fonctionnaires. Si, durant quelques semaines, les assassinais politiques cessaient, ce n’était pas que l’oukaze du 9 août eût terrifié les révolutionnaires, c’était bien plutôt que, les meurtriers du général Mezentsef n’ayant été ni découverts ni punis, personne n’avait à les venger. Quelques mois plus tard, en effet, les comités rendaient de nouveau au gouvernement et à la police œil pour œil, dent pour dent, répondant à chaque condamnation, si ce n’est à chaque arrestation, par un nouvel assassinat[349]. Les plus hauts fonctionnaires de l’empire recevaient mystérieusement l’avis qu’un tribunal occulte les avait condamnés à mort, et il se trouvait des bras pour exécuter la terrible sentence. La Russie revoyait le Vœhmgericht et les francs-juges du moyen âge. La perspective de la peine de mort semblait n’avoir fait que surexciter les colères des anarchistes ; il est vrai que, tant que les conspirateurs échappaient à la police, l’impunité pouvait être pour quelque chose dans leur hardiesse[350].

Le rétablissement de la peine capitale pour les crimes politiques, alors qu’elle est supprimée pour tous les autres crimes, suggère une autre réflexion. En édictant des peines spéciales pour le régicide, pour les attentats contre l’État et les fonctionnaires, le gouvernement impérial fournit des arguments à l’étranger qui, en pareil cas, veut lui contester le droit d’extradition. Que les coupables soient livrés à la justice militaire, ou qu’ils comparaissent devant des commissions judiciaires, tout, en effet, est exceptionnel dans ces causes politiques, et la procédure, et le tribunal, et la pénalité. En metlant ainsi les conspirateurs en dehors du droit commun, en créant spécialement pour eux toute une législation draconienne, le gouvernement russe a oublié que, vis-à-vis de l’étranger, il afTaiblissait singulièrement les demandes d’extradition, fondées sur les traités et le droit commun. Le code pénal russe enseigne lui-même à faire une distinction entre les crimes politiques et les crimes privés, sans avoir prévu que cette distinction pourrait se retourner contre les justes revendications de la diplomatie impériale[351].

Un État moderne, qui croit pouvoir se passer de la peine capitale, doit la supprimer sans restriction, pour ne point se donner le démenti d’une contradiction, rendue parfois d’autant plus choquante pour la conscience publique qu’il lui répugne de voir, comme en Russie, le régicide ou le simple conspirateur politique traité plus sévèrement que le parricide. Cela seul serait un motif de ne pas se presser d’effacer du code pénal le suprême châtiment, de peur d’être contraint de le rétablir d’une manière détournée, ou de frustrer la société de moyens de défense encore nécessaires. En Russie, la peine capitale ne reste exclue de la législation que grâce à des mesures d’exception, grâce au régime des oukazes qui permet d’éluder la loi à l’aide d’un changement de juridiction. C’est à peu près comme dans certains États de l’Amérique du Nord où la peine de mort, supprimée légalement, est à l’occasion remplacée par l’exécution sommaire de la loi de Lynch. Nous sommes ici ramené à une remarque que nous avons dû faire plus d’une fois à propos de l’administration ou de la justice, à propos de l’élection des maires ou des juges de paix par exemple. Les lois en Russie sont parfois plus libérales, plus démocratiques ou humanitaires que chez beaucoup de peuples d’Occident ; mais, dans ce cas, ce que la législation officielle semble avoir d’imprudent ou de prématuré est corrigé, dans la pratique, par l’omnipotence gouvernementale, toujours maîtresse de suspendre comme d’appliquer la loi. L’abolition de la peine de mort est une de ces témérités que le gouvernement impérial a pu se permettre impunément parce qu’il n’est lié par aucun de ses codes. Aussi l’expérience de la Russie ne saurait beaucoup prouver en cette matière pour des États qui ne peuvent prendre avec les lois ou les tribunaux les mêmes libertés.

On serait curieux cependant de connaître les résultats de cette expérience plus que séculaire, de savoir quels effets a eus sur la criminalité russe l’abolition de la peine de mort. En Russie on n’est pas toujours d’accord sur ce point : les uns regrettent la douceur de la législation, la regardant comme un encouragement au crime ; les autres, plus nombreux, maintiennent que le code pénal a eu peu d’influence sur la criminalité et que rien n’autorise à conclure en faveur de l’échafaud. L’homme russe, le paysan du moins, est, dit-on, d’ordinaire assez indifférent à la mort ; grâce au rustique stoïcisme du moujik, la peine capitale ne serait pas un épouvantail bien efficace. Pour une raison ou une autre, il est certain que les faits et les statistiques se prêtent assez bien à la défense de la législation actuelle. On a remarqué que, sous Alexandre II, le nombre des meurtres était resté à peu près dans le même rapport au chiffre de la population que durant la période du règne de Nicolas (183S-1847) où la peine capitale, temporairement rétablie, planait sur la tête des assassins. La comparaison avec les États de l’Occident donne des résultats fort analogues et peut-être plus inattendus. Les relevés officiels, qui, depuis 1871 au moins, sont dressés avec soin, constatent qu’en Russie il n’y a pas plus d’homicides que dans des pays où règne une pénalité plus sévère. Aux yeux des statisticiens russes, les chiffres sont même souvent plus favorables à leur pays qu’à la France ou à la Prusse. En 1870 on trouvait en Russie un peu plus de sept individus, sur un million d’âmes (7,4), condamnés pour homicide : ce qui, vers la même époque, était presque exactement la même proportion que dans les Iles Britanniques (7,5). Depuis, s’il faut en croire les statistiques du ministère de la Justice, la proportion des homicides à la population est demeurée sensiblement la même. De pareilles comparaisons entre la Russie et l’étranger, il résulterait en apparence que, non seulement la potence et la guillotine, mais que le degré de civilisation, que le régime politique, que l’état religieux et économique des peuples européens n’ont sur le développement de la criminalité qu’une imperceptible influence. Ce serait là une conséquence forcée, aisée à battre en brèche au moyen d’autres comparaisons et d’autres chiffres. En pareille matière les statistiques de pays à pays prouvent peu de choses[352]. Pour prétendre à quelque exactitude, il faudrait tenir compte de la régularité de la police aussi bien que de la sévérité des tribunaux.

Ces résultats n’en fournissent pas moins des armes aux adversaires du rétablissement de la peine de mort. Ceux-ci sont assurément en majorité. Nulle part les théories de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg sur le rôle providentiel du bourreau n’ont trouvé moins d’échos. La peine capitale est, parmi les Russes, d’autant plus impo—. pulaire que la suppression en est regardée comme un titre d’honneur national. On ne saurait donc s’étonner de voir les jurisconsultes de Pétersbourg et de Moscou repousser presque unanimement la pendaison ou la décapitation, n’y voir qu’un reste des coutumes barbares du passée[353]. Si le gouvernement, comme il se pique parfois de le faire, consultait à cet égard une assemblée d’experts, il en recevrait assurément le conseil d’effacer à jamais du sol russe la tache sanglante des exécutions. C’est là une concession que les philanthropes ne semblent pas de longtemps devoir obtenir, quoique le souverain daigne souvent commuer la peine capitale en travaux forcés. Tout en maintenant la peine de mort pour les crimes d’État, le pouvoir paraît décidé à ne plus l’appliquer en public. Dans un pays où le sentiment général est opposé à la peine capitale, où le gibet ne se dresse que pour des criminels politiques, le sombre appareil des exécutions publiques est, moins que partout ailleurs, un spectacle moralisateur pour le peuple. La calme et hautaine attitude des condamnés, leurs solennelles protestations ont plus d’une fois excité d’une manière visible les muettes sympathies d’une partie des assistants, pendant que la lenteur du lugubre cérémonial et la maladresse habituelle des bourreaux russes provoquaient l’horreur de tous. Dans la foule des grandes villes, les suppliciés rencontraient toujours des amis ou des adhérents, prêts à les admirer comme des héros et à jurer de les venger. Chez un tel peuple, avec l’esprit d’exaltation qui règne dans la jeunesse, l’exemple donné du haut de l’échafaud risque d’être contagieux, comme la mort des martyrs aux époques de persécution religieuse. L’exécution même des assassins d’Alexandre II semble avoir excité dans les masses, si dévouées au tsar, moins de terreur que de pitié. Aussi le gouvernement a-t-il résolu, autant qu’il est capable de s’en tenir à une décision, de ne plus donner de pareil spectacle à ses sujets, et de faire dresser les potences dans l’intérieur des prisons.

Nous n’avons pas à peser ici la valeur des arguments élevés en faveur de l’inviolabilité de la vie humaine par la plupart des juristes russes. La science pénale, comme toutes les sciences qui touchent à la politique, n’a pas, croyons-nous, de solution aussi absolue qu’on se le persuade souvent à Moscou et à Pétersbourg, où plus que partout ailleurs on se pique d’être fidèle aux principes et à la logique. Pour la pénalité, de même que pour les autres parties de la législation, de même que pour toutes les branches de la vie publique, c’est aux faits et aux mœurs de décider ce qui, à tel moment de l’histoire, convient à tel peuple, à tel état social. Si, dans la Russie contemporaine, cette redoutable et répugnante peine de mort ne paraît pas à tous l’indispensable auxiliaire de l’ordre et de la loi, c’est que la douceur des mœurs du paysan, douceur indéniable en dépit d’accès intermittents de sauvage brutalité, c’est que, plus encore peut-être, l’ascendant de la religion, toujours vivante dans le cœur du peuple, sont pour l’ordre public de plus sûres garanties que le glaive de la loi. Au dehors on sera tenté de chercher à ce phénomène d’autres explications. Et quoi, dira-t-on, la peine qui en Russie remplace le dernier châtiment, la déportation dans les déserts glacés de la Sibérie, ne serait-elle pas aussi efficace que le gibet pour arrêter le bras des malfaiteurs ? Si les cours d’assises russes n’ont point besoin de recourir à l’échafaud, n’est-ce point que cet exil dans les affreuses solitudes du Nord est, pour le commun des hommes, un supplice plus cruel et non moins redouté que la mort même ?




CHAPITRE VIII


La déportation et les travaux forcés. — La Sibérie et les lieux de déportation. — Nombre et régime des déportés de diverses catégories. — Forçats et exilés politiques. — Effets de cette colonisation pénale. — Ses défauts. — Utilité de la restreindre. — Causes qui en empêchent la suppression. — Les prisons et la réforme du code pénal. — Caractère de la criminalité russe.


La Sibérie a dans les deux hémisphères une sombre réputation : elle la doit moins à son rude climat qu’à la multitude d’exilés qu’elle a engloutis depuis des siècles, qu’aux légendes dont la pitié publique ou l’imagination des écrivains ont entouré les déportés. Avec ses blanches et silencieuses solitudes, avec ses steppes durcies par le froid, la Sibérie apparaît de loin comme une immense prison de neige, comme une sorte d’enfer de glace, pareil au dernier cercle de l' Inferno de Dante. Certes peu de contrées au monde ont reçu de la nature moins d’attraits pour l’étranger. Un tiers de ces immenses surfaces est compris dans le cercle polaire, et, plus au sud, le relief élevé du sol rend souvent le climat aussi rigoureux qu’au nord, en sorte que la moitié même de la Sibérie méridionale demeure impropre à l’agriculture ou à la vie civilisée. Les régions les plus chaudes, ouvertes tour à tour au vent glacial du pôle et au souffle desséché des déserts de l’Asie centrale, ont la température moyenne de la Finlande, mais avec un climat notablement plus continental, c’est-à-dire, avec de plus grands écarts entre les saisons extrêmes, de façon qu’aux hivers les plus rigoureux peuvent succéder des étés brûlants[354].

Avec tous ces désavantages, la Sibérie n’a, pour Thonime du Nord, ni les mêmes terreurs, ni les mêmes souffrances que pour les habilants de l’occident et du sud de l’Europe. Cette terre, une des plus déshéritées du monde, n’est pas un désert inhabitable ; ce n’est en somme qu’une Russie renforcée et outrée, une Russie plus froide que l’autre, mais où néanmoins le Russe peut fort bien vivre, travailler, prospérer. En passant l’Oural, on ne change pas brusquement de climat ; tout en empirant, à mesure que l’on avance vers l’est ou le nord, les conditions physiques et hygiéniques de la vie ne sont pas considérablement modifiées. Comme lieu de déportation, les abords du cercle polaire sont pour les Russes de Pétersbourg, de Moscou, d’Odessa même, beaucoup moins redoutables, beaucoup moins meurtriers que ne le sont, pour les riverains de l’Atlantique ou de la Méditerranée, les luxuriantes contrées des tropiques où les États de l’Occident ont souvent établi leurs bagnes et leurs colonies pénales. Tobolsk, Tomsk, Irkoutsk même sont, pour les habitants des bords de la Néva ou du Volga, des résidences infiniment moins pénibles et plus saines que ne le sont, par exemple, pour un Français, Cayenne ou Noukahiva.

Les immenses bassins de l’Obi, de l’Iéniséi, de l’Amour renferment bien des régions plus riches, plus fertiles, plus riantes même que mainte contrée de la Russie d’Europe. Aussi la Sibérie n’est-elle pas le seul lieu de bannissement du gouvernement impérial ; les provinces septentrionales de la Russie européenne, Arkhangel, Olonets, Vialka, sont souvent employées pour l’exil des condamnés ou l’internement des suspects politiques. La Russie ne manque pas de lieux de détention, de bagnes naturels. Le Caucase, sous Nicolas, le Turkestan, sous Alexandre II, ont ouvert à la transportation de nouvelles et vastes régions.

La déportation, comme châtiment pénal ou comme moyen de gouvernement, est fort ancienne en Russie. On pourrait la faire remonter aux premiers Tsars, qui, avant d’avoir à leur disposition la Sibérie, transplantaient fréquemment des populations entières d’une partie de leurs États à l’autre[355]. C’est sous le règne d’Alexis Mikaïlovitch, père de Pierre le Grand, vers le milieu du dix-septième siècle, que la Sibérie reçut le premier convoi de malfaiteurs. Depuis lors ces lugubres caravanes sont devenues annuelles et n’ont cessé de grossir. Dès l’origine, la déportation a eu moins pour objet d’imposer aux condamnés les souffrances d’un climat rigoureux, que de délivrer la société ou le gouvernement des hommes qui pouvaient troubler l’une et inquiéter l’autre. Aussi pourrait-on dire que la peine était à peu près graduée selon la distance ; à mesure que se sont accrus les moyens de communication, à mesure que s’est élargi le domaine de la colonisation nationale, le champ de la déportation s’est étendu, reculant toujours, vers l’est ou le nord, au fond des solitudes de l’Asie.

Le Code pénal appliquait jusqu’à ces derniers temps la peine du bannissement (ssylka) aux plus grands crimes et aux simples délits, tels que le vagabondage. Les déportés, en vertu d’une sentence judiciaire, sont ainsi divisés en deux grandes classes : les condamnés aux travaux forcés, et les condamnés à des peines moins sévères qui, de même que les suspects politiques de l’ancienne IIIe section, sont simplement transportés d’une partie de l’empire à l’autre, ordinairement du centre aux extrémités. Entre ces forçats et ces « colons obligés », il y a légalement un grand intervalle, qui, depuis la fin du règne de Nicolas, avait été en diminuant sans cesse.

Les forçats ou galériens (silno-katorjniki) sont naturellement les moins libres. Les travaux forcés remplacent la peine de mort, supprimée en 1753 par l’impératrice Élisabeth. Non contente de renverser i’échafaud, la loi russe n’admettait point, jusqu’en 1872, de travaux forcés à vie ; leur durée n’excédait pas vingt ans. Si, depuis 1872, la loi a rétabli les travaux forcés à perpétuité, cette peine n’est presque jamais appliquée dans la pratique, pour les crimes de droit commun du moins. Grâce à l’indulgence du jury et des juges, vingt ans restent le maximum réel des travaux forcés ; ce temps passé, le forçat rentre dans la classe des condamnés colonisés. Autrefois, sous Nicolas et Alexandre Ier, les galériens subissaient d’ordinaire leur peine dans les mines de Sibérie, spécialement dans les mines d’argent de Nertchinsk, situées à plus de deux cents lieues au delà d’Irkoutsk et du lac Baïkal. Les criminels, associés parfois aux condamnés politiques, travaillaient enchaînés et demeuraient jour et nuit au fond des humides galeries où ils semblaient ensevelis vivants. Affreuse était la peine, et ce n’était pas seulement dans la législation qu’elle était l’équivalent de la mort. Les tempéraments les plus robustes ne parvenaient pas toujours à résister aux fatigues et aux privations de cette vie souterraine. Comme pour le knout, le maximum légal, fixé par la loi, semblait le plus souvent une ironie amère : bien peu des exilés qui descendaient dans les mines de Nertchinsk atteignaient le terme de vingt ans.

Une cruelle aggravation de ce bannissement pénal, c’est la mort civile, et, en Russie, la mort civile n’est pas un vain mot, elle brise tous les liens de famille. Sous Nicolas on enlevait parfois aux déportés, à leurs enfants même, jusqu’à leur nom. Aujourd’hui encore, les héritiers du condamné peuvent s’emparer de ses biens, si toutefois ces biens ne sont pas confisqués ; sa femme devient veuve et comme telle peut se remarier. L’église et le gouvernement admettent encore cette cause d’annulation du mariage. À l’honneur du peuple russe, à l’honneur des femmes russes en particulier, il faut dire que si cette mort légale a parfois donné lieu à d’écœurants spectacles, elle a le plus souvent suscité de généreux dévouements. C’est ainsi qu’après la conspiration de décembre 1825, qui fit envoyer en Sibérie tant des membres les plus brillants de l’aristocratie, les femmes de déportés, appartenant aux premières familles de l’empire, des Troubetskoï, des Volkonski, des Narychkine, des Mouravief, loin de profiter du triste privilège que leur concédait la loi, demandèrent comme une grâce d’échanger, à la suite de leurs époux, les salons de Pétersbourg ou de Moscou contre les solitudes glacées de la Sibérie orientale, où beaucoup sont mortes, où les autres ont vieilli pour ne rentrer dans le pays de leur jeunesse que sous le règne d’Alexandre II, après trente années d’exil. Depuis, des centaines et des milliers de femmes de tout rang ont suivi ce noble exemple ; celles qui ne le feraient point seraient mises au ban de la société.

Si les mines de Nerlchinsk n’ont pas été abandonnées, elles n’occupent plus qu’un petit nombre de condamnés, qui vivent au-dessus de terre et jouissent d’une liberté relative. La plupart des forçats de Sibérie sont employés à des travaux qui n’ont rien de particulièrement pénible, soit dans les établissements de l’État (zavody), dans les fabriques ou les salines, soit à la construction ou à l’entretien des routes, soit enfin dans de petits ateliers ou des jardins. Parfois même ces condamnés aux travaux forcés ne sont en fait assujettis à aucun travail régulier. Dans les bagnes comme dans les prisons russes régnent trop souvent le laisser-aller et l’oisiveté[356]. D’après les règlements, les forçats ne sont retenus dans la prison (ostrog), ou dans leur caserne (kazarma), que durant le premier quart de leur temps de bagne, alors qu’ils sont compris dans la classe dite des condamnés à l’épreuve (ispytovémye). Durant le reste de leur temps ils vivent aux environs de la maison de force dans des chambres libres, et restent seulement astreints, jusqu’à l’expiration de leur peine, à se présenter chaque jour à l’établissement. D’ordinaire cette faculté de loger en dehors de la prison leur est accordée beaucoup plus tôt ; dans certains endroits, les forçats sont admis à demeurer au dehors dès qu’ils peuvent se louer un logement[357].

Ces adoucissements ne sont pas les seuls : la coutume s’était introduite de compter, pour les criminels ordinaires, dix mois comme une année, ce qui abrégeait encore d’un sixième la durée de ces travaux forcés mitigés. Cette peine, la plus élevée du Code, était devenue presque nominale. Aussi le gouvernement a-t-il été accusé, tantôt de retenir dans les forteresses de la Russie d’Europe des agitateurs légalement condamnés aux travaux forcés en Sibérie, tantôt de déployer envers eux au delà de l’Oural une sévérité inconnue des criminels de droit commun. Presque tout ce qui faisait jadis l’horreur de ce châtiment a disparu peu à peu, comme le knout et les verges. La législation pénale, ainsi dégagée de ses tristes accessoires, ainsi amendée ou corrigée dans la pratique par les règlements ou l’usage, est restée, avec les oukazes humanitaires d’Élisabeth et de Catherine, la plus douce et la plus indulgente de l’Europe. Les criminalistes se sont préoccupés de cet amollissement de la pénalité, et l’autorité, se sentant trop mal armée contre le crime, a été obligée de songer à rendre le Code pénal plus efficace.

De tout temps, la discipline a été naturellement encore plus relâchée pour les déportés de la seconde catégorie, les convicts, simplement colonisés en Sibérie ou ailleurs. Ils ne sont guère soumis à d’autre obligation qu’à celle de ne point quitter la résidence qui leur a été fixée. Une fois transportés au lieu désigné pour leur séjour, ces colons forcés (silno-poselentsy) demeurent à peu près en liberté, sous la surveillance souvent somnolente d’une police peu sévère ou peu exacte. Ceux qui ont quelque fortune peuvent vivre de leurs revenus, louer une habitation ou s’en faire construire une, avoir des livres ou des instruments de musique, des chevaux ou des voitures, se donner tous les plaisirs que comportent le climat et l’exil. Les autres peuvent reprendre leur ancien métier, travailler à la terre ou bien louer leurs bras dans les mines d’or, où ils font concurrence aux ouvriers libres. Ils jouissent du fruit de leur travail, peuvent faire le commerce, devenir propriétaires. Beaucoup sont accompagnés de leurs femmes, qui se sont fait un devoir de les suivre ou de les rejoindre. Les règlements facilitent ces réunions de ménages, qui sont un grand adoucissement aux rigueurs de l’exil. Les célibataires sont autorisés à se marier avec des femmes déportées ou avec des Sibériennes. Chaque année, le gouvernement consacre une certaine somme, 2 ou 3000 roubles, aux frais de mariage des colons forcés qui n’y peuvent subvenir. Les condamnés se donnent des fêtes dont l’eau-de-vie fait le principal agrément, et ils y invitent les soldats ou les employés préposés à leur garde. En Sibérie, plus encore qu’en Russie, le grand mal est l’arbitraire des agents du pouvoir, lequel trouve, là aussi, son correctif habituel dans la vénalité. Arbitraire et vénalité ont un champ d’autant plus large que, dans ces solitudes, le contrôle est plus difficile et que beaucoup des fonctionnaires de Sibérie sont des hommes tombés en disgrâce, qui expient au delà de l’Oural d’anciennes peccadilles administratives[358].

La vie des colons obligés est fort analogue à celle des Sibériens du voisinage ; pour l’homme du peuple, elle n’a rien de particulièrement pénible. Aussi a-t-on vu des malfaiteurs aggraver leur cas de propos délibéré afin d’avoir le bénéfice de cette liberté du bannissement. Les déportés politiques sont les plus surveillés et, par là même, les plus à plaindre. Mis à une maigre pension de 2 ou 3 roubles par mois, laquelle ne leur parvient pas toujours intacte, ils sont parfois obligés pour vivre de se mettre au service de la police. Dans les villes d’Asie ou d’Europe où ils sont internés, les habitants, craignant de se compromettre par des relations avec eux, les évitent comme des brebis galeuses, tandis qu’ils font souvent bon accueil aux escrocs ou aux concussionnaires, avec lesquels fonctionnaires et commerçants frayent et festoient volontiers[359]. C’est pour les exilés politiques que la déportation garde toutes ses tristesses ou ses rigueurs, pour l’homme du monde ou l’homme d’étude, subitement transplanté dans une contrée déserte ou au milieu de gens grossiers, loin de toutes les ressources de la civilisation ; c’est pour le Russe ou le Polonais instruit, isolé de ses amis, de sa famille, et parfois du monde entier, privé de lettres et de nouvelles, ou ne pouvant correspondre avec les siens qu’à de rares intervalles. C’est aussi pour les prisonniers d’État que l’on réserve les stations les plus boréales, à l’extrême limite des établissements russes. Aux meilleurs jours d’Alexandre II des écrivains tels que Tchernychevski[360], Chtchapof, Khoudiakof, des hommes dont on peut réprouver les doctrines, mais qui n’avaient pris part à aucun attentat ni à aucun complot, ont ainsi été relégués aux confins du cercle polaire, au milieu de peuplades barbares et idolâtres, dans des localités où la poste n’arrive qu’une ou deux fois l’an[361].

Ce qu’il y a de plus effrayant ou de plus pénible dans la déportation en Sibérie, c’est peut-être le voyage. Du centre de la Russie, où se forment les convois de prisonniers, à Tiumen, la première ville de la Sibérie occidentale, il y a plus de cinq cents lieues ; il y en a plus de quinze cents aux districts de la Sibérie orientale. Autrefois la plus grande partie de ce triste exode s’accomplissait à pied, sous le fouet de cosaques à cheval, et, pour les forçats du moins, les fers aux jambes ou les menottes aux mains. On se nourrissait de biscuits, de salaisons et des pauvres aumônes de la pitié des paysans ; on dormait sur la terre humide ou sur la neige durcie. Le voyage durait toute une année, parfois plus. Beaucoup des condamnés, beaucoup des infortunés (nestchastnyé), comme disent dans leur bienveillant euphémisme les paysans, succombaient avant d’atteindre la station où ils devaient subir leur peine. Aujourd’hui le voyage se fait en grande partie par eau, sur des barges ou chalands remorqués par des steamers. Cette réforme a été, dit-on, suggérée par un tableau. Dans un pays où la plume est captive, l’artiste peut en effet soulager, en les faisant voir, des souffrances que l’écrivain n’a point le droit de signaler. Un tableau, représentant une chiourme de forçats sur la route de Sibérie, frappa le public et émut Alexandre II, qui donna l’ordre de changer le mode de transport des exilés. J’ai rencontré sur le Volga de ces convois de condamnés, vêtus de souquenilles de toile et entassés sur des bateaux plats ; je crois que, dans ce trajet, ils ont moins à souffrir que nos forçats, transportés à fond de cale, par delà l’Océan, à nos antipodes. Le voyage a lieu d’ordinaire dans la belle saison, afin d’utiliser les communications fluviales par le Volga et la Kama, puis, au delà de l’Oural, par la Tobol, l’Obi et les rivières de Sibérie. Les condamnés passent l’hiver dans les prisons d’Europe ; au printemps ils sont de tous les coins de l’empire dirigés sur Moscou, d’où on les expédie sur l’Asie, à travers Nijni, Kazan, Perm et Tobolsk.

Durant la période de navigation, de mai à septembre, ces lugubres caravanes d’été, composées de centaines de personnes de tout rang, de tout sexe et presque de tout âge, se succèdent à de courts intervalles, souvent tous les huit ou dix jours. Le nombre des condamnés des diverses catégories est fort considérable. C’est vers 1825, c’est-à-dire avec le règne de Nicolas, que la déportation a commencé à prendre un grand essor, et, depuis, le contingent annuel du bannissement a grossi d’année en année. Sous Nicolas, vers 1830 par exemple, le chiffre annuel des déportés montait en moyenne à huit mille environ, dont près de la moitié étaient des vagabonds ou des serfs expulsés par leurs propriétaires. En 1830 le nombre total des exilés en Sibérie était de plus de quatre-vingt mille (83 000) ; en 1855 on l’estimait à près de cent mille âmes (99 860, dont 23 000 femmes), soit une véritable armée, disséminée sur toute la surface de la Sibérie[362].

De 1878 à 1886, malgré la diminution des cas où est appliquée la peine du bannissement, malgré l’emploi plus fréquent de la prison, le gouvernement a expédié chaque été, de Moscou à Nijni Novgorod, environ douze mille condamnés des deux sexes. À Nijni ou à Kazan, ces douze mille convicts sont rejoints par les recrues du bas Volga, et, entre Kazan et Perm, les provinces de la Kama leur apportent un nouveau renfort. En outre, aux exilés de la Sibérie il faut ajouter les hommes relégués en résidence forcée dans les provinces frontières de l’Asie. De huit ou neuf mille, vers le milieu du règne de Nicolas, le nombre annuel des déportés s’est élevé peu à peu, sous Alexandre II, à dix-huit mille, et, en y comprenant les pays autres que la Sibérie, à près de vingt mille. Depuis le commencement du siècle, la levée annuelle de la déportation avait septuplé[363].

Sur ces milliers de déportés, quelle est la part de l’arbitraire administratif ? Elle varie singulièrement selon les années. De 1861 à 1866, à l’époque des premières agitations révolutionnaires et de l’insurrection polonaise, le chiffre des déportations politiques avait été fort élevé, pour tomber très bas vers le milieu du règne d’Alexandre II. D’après les documents publiés par les organes officiels ou officieux, la proportion, de 1869 à 1879, atteignait à peine un sur cent, ou même un sur cinq cents. En sept années, de 1871 à 1878 exclusivement, le total des personnes transportées par mesure administrative n’aurait pas monté à seize cents (1599). Encore le plus grand nombre, soit 1328, étaient-ils des montagnards du Caucase, arrachés à leur pays en vertu de lois ou de raisons spéciales ; en sorte que, dans toute la Russie d’Europe, il n’y aurait eu, en sept ans, que 271 individus. Russes ou Polonais, déportés par la haute police, soit en moyenne trente-huit par année. En vérité, l’institution admise, la IIIe section ne pouvait guère user de ses pouvoirs avec plus de modération. Il est vrai qu’aux déportés en Sibérie s’ajoutait un nombre peut-être égal d’internés de toute sorte dans les provinces de la Russie d’Europe[364].

Depuis l’inauguration de la longue série d’attenlals politiques, le nombre des déportés par voie administrative a naturellement crû d’une manière énorme. Durant les dernières années d’Alexandre II, il a certainement plus que décuplé, peut-être centuplé, sans cependant que le chiffre des exilés politiques atteignit les proportions fabuleuses qu’on lui a parfois prêtées à l’étranger[365]. Après avoir essayé de se débarrasser de tous ses secrets adversaires en éloignant tous les suspects, le gouvernement impérial s’est convaincu à plusieurs reprises de l’inefficacité de ces déportations en masse. Déjà le général Loris Mélikof, durant la dernière année d’Alexandre II, avait rendu la liberté à un certain nombre des victimes de la police. Sous Alexandre III, le général Ignatief a institué une commission pour reviser le dossier des déportés par voie administrative[366]. Plusieurs centaines ont été admis à rentrer dans leurs foyers ; pendant que d’autres suspects allaient prendre leur place dans la région du Baïkal ou sur les côtes de la mer Blanche. À cet égard comme toujours, la conduite du gouvernement impérial a bien des fois varié dans la même année, selon les influences dominantes et l’humeur du moment. Les périodes de rigueur succèdent rapidement aux heures de clémence, et les inspirations de l’humanité s’enchevêtrent d’une manière bizarre avec les suggestions de la colère[367].

L’énorme population pénale de la Sibérie se répartit d’une manière très inégale dans ses diverses régions. Le gouvernement de Tobolsk recevait naguère encore plus du tiers des déportés, 8000 pour chacune des dernières années du règne d’Alexandre II, Tomsk environ 2500, Iéniseisk 3500, Irkoutsk un peu moins de 4000, les territoires du Transbaïkal et de Iakoutsk un peu plus de 500. La moitié à peine des condamnés étaient dirigés sur la Sibérie orientale, bien que cette dernière, beaucoup plus vaste et beaucoup moins peuplée, semble plus propre à la colonisation pénale. Dans une telle armée de criminels, dispersés sur d’immenses espaces, et la plupart cantonnés seulement en telle ou telle localité, il n’est pas aisé d’empêcher les désertions. On calcule qu’un tiers des condamnés s’échappe, ce qui jette chaque année sur la Sibérie 6000 vagabonds. Aussi y a-t-il un écart considérable entre le contingent officiel de la déportation et l’efFectif réel des déportés. À la date du ler janvier 1876, par exemple, plus de 51000 individus étaient inscrits comme colons forcés sur les registres du gouvernement de Tobolsk, et l’adminislration locale n’avait pu constater la présence que de 34 000. Dans la province de Tomsk, l’écart était, à la même époque, de 4651 personnes. Ces chiffres attestent, avec la négligence de l’administration, le peu d’efficacité de ce mode d’internement. Dans beaucoup de bailliages (volost) du gouvernement de Tobolsk, le tiers, parfois la moitié des condamnés figurant sur les registres des communes rurales avaient disparu. Dans les gouvernements de Tomsk et d’Iéniseisk, sur 20 000 déportés inscrits dans les communes, en 1883, il n’y en avait que 2600 habitant réellement au lieu qui leur avait été fixé : plus de 7000 étaient en fuite. Parmi ceux qui restaient, la grande majorité n’avaient ni profession régulière ni occupation constante. Les rapports des gouverneurs généraux le reconnaissaient : la paresse, l’ivrognerie, le vagabondage régnaient en maîtres dans un grand nombre de ces colonies pénales, qu’on se représente de loin comme soumises à une sévère et minutieuse discipline[368].

En de telles conditions, rien d’étonnant si, dans les provinces servant de lieux de déportation, la criminalité atteint d’effrayantes proportions. Dans le gouvernement de Tobolsk, il se commettait en moyenne chaque année un crime par soixante-douze déportés ; dans le gouvernement de Tomsk, un par soixante-sept[369]. Pour ces deux provinces, les statistiques judiciaires constatent annuellement près d’un crime par mille habitants. Dans la Sibérie prise en bloc, on compte un vol à main armée par 31 000 âmes, un homicide par moins de 9000, ce qui fait que, dans l’Asie russe, la sécurité des personnes est environ dix fois moindre que dans l’occident de l’Europe. Comme école de moralisation, le bannissement a donc mal réussi ; a-t-il mieux assuré la sécurité de la mère patrie qui, grâce à ce système d’excrétion, cherche à rejeter sur ses dépendances asiatiques tous ses éléments vicieux ?

La mince barrière de l’Oural est loin de retenir dans les steppes ou les montagnes de Sibérie les milliers de criminels et d’aventuriers que la mère patrie y transporte régulièrement. N’étant qu’un prolongement de la Russie d’Europe, dont ne la sépare aucun obstacle naturel, l’Asie russe est, pour les déportés, une prison bien moins sûre que les îles ou les contrées transocéaniques qui nous servent de colonies pénitentiaires. Quelque effrayantes qu’elles semblent de loin, les distances qui séparent les provinces sibériennes du centre de l’empire n’arrêtent point les condamnés désireux de revoir la terre natale ou de recommencer une aventureuse existence. Le Russe, l’homme du peuple du moins, est grand marcheur ; s’il ne saurait lutter de vitesse avec les Anglais ou les Américains, savamment entraînés pour une marche rapide, le pèlerin russe, à l’allure souvent lente et indolente, sait à petites journées franchir d’immenses espaces. Depuis la Jeune Sibérienne de Xavier de Maistre on a vu bien des exilés en rupture de ban traverser à pied toute l’étendue de l’empire, et, du fond de l’Asie, se rendre à Moscou ou à Pétersbourg en mendiant ou en volant. Toutes les entraves mises à la libre circulation par le régime compliqué des passeports n’arrêtent pas ces échappés de Sibérie. Dans leur lutte avec la police ils ont d’ordinaire pour auxiliaire la commisération du peuple, qui, grâce au mélange des criminels et des prisonniers politiques, grâce à une oppression de plusieurs siècles, est enclin à voir dans les prisonniers des frères injustement persécutés. Il y a, dans le nord-est de la Russie, des villages où les paysans ont, dit-on, conservé l’habitude de laisser le soir, à la porte ou à la fenêtre de leur izba, un morceau de pain et une cruche d’eau pour hs fugitifs qui peuvent passer dans la nuit.

La police arrête annuellement un grand nombre de ces déserteurs de la déportation. Près de 10 pour 100 des gens expédiés chaque été de Moscou en Sibérie sont des évadés qu’on y réintègre. Beaucoup réussissent néanmoins à dérouter toutes les recherches. On a plusieurs fois découvert, au fond des forêts, des villages de ces outlaws qui vivaient sans impôts, loin des yeux de l’autorité. La plupart errent dans les contrées reculées de l’empire, ou louent leurs bras au rabais dans les mines de l’Oural et de l’Altaï. La déportation, tant employée comme un remède contre le vagabondage, recrute ainsi une classe nouvelle de dangereux vagabonds.

Avec de tels résultats il n’est pas étonnant que le système de bannissement, si largement pratiqué jusqu’ici, rencontre aujourd’hui peu de faveur parmi les juristes et les criminalistes préoccupés de la répression, comme parmi les politiques ou les publicistes préoccupés de la colonisation. La Sibérie, qui pendant des siècles a reçu le rebut de la population russe, criminels, vagabonds, paysans en fuite, mêlés aux condamnés politiques et aux sectaires religieux, la Sibérie, qui compte une population libre de quatre millions de Russes, se lasse d’être regardée comme l’exutoire de l’empire, comme une sentine où la Russie européene évacue toutes les matières infectantes ou dangereuses. À l’exemple de l’Australie anglaise, l’Asie russe commence à repousser les convicts, qui pour elle sont moins une ressource qu’une cause de démoralisation et d’insécurité. À une certaine époque peut-être, alors qu’on y internait surtout d’inoffensifs suspects politiques ou de tranquilles sectaires religieux, la colonisation a pu tirer quoique parti du flot régulier de cette immigration pénale. Aujourd’hui il n’en est plus de même : les colons forcés éloignent les colons libres. Selon l’expression d’un écrivain russe, en faisant de la Sibérie un lieu de punition, on en a fait dans l’imagination du peuple une terre d’horreur et d’effroi où personne ne se rend volontiers[370]. La relégation, qu’on regardait comme le plus sûr procédé de colonisation, a été rendue responsable de la lenteur de la colonisation russe en Asie. Cet afflux séculaire de matières impures et putrides, cette sorte d’accumulation de fumier humain, dont on espérait la fertilisation et l’enrichissement de la Sibérie, ne fait plus par ses fétides émanations qu’en corrompre l’air et en éloigner les habitants. Aussi cherchet-on à substituer à la Sibérie, pour cette triste mission pénale, des terres moins peuplées de colons russes, et sinon plus éloignées, du moins mieux isolées du centre de l’empire.

On eût pu essayer des steppes du Turkestan et des vallées de l’Asie centrale ; mais on a reconnu que, pour retenir les condamnés, le sable des déserts ne valait pas un bras de mer. Ce sont les îles qui sont encore les plus sûrs pénitenciers. Pour rendre les évasions plus difficiles, le gouvernement a transporté ses principaux bagnes dans les brumeuses solitudes de la grande île de Sakhaline, au nord du Japon. Plusieurs milliers de forçats sont déjà installés dans cette ultima Thule du vieux continent dont les neiges recouvrent de riches mines de charbon. Le voyage se fait d’Odessa par mer, ce qui est plus rapide et moins dispendieux que le transport par terre au cœur de la Sibérie. Singulière ironie, les premiers bateaux employés à ce service appartenaient à la flotte patriotique, achetée par souscription, lors des craintes de conflit avec l’Angleterre en 1878. L’itinéraire est par le Bosphore, l’isthme de Suez et Singapore, en sorte que les déportés n’arrivent à cette sorte d’Islande asiatique qu’à travers les brûlantes mers du sud[371].

La déportation, telle qu’elle a été pratiquée en grand depuis un demi-siècle, n’a réussi ni à la Sibérie qui en devait bénéficier, ni à la Russie qu’elle devait purifier, ni aux condamnés qu’elle prétendait moraliser. Ce châtiment que, chez nous, on voudrait appliquer à tous les récidivistes, cette peine, qui semble mieux que toute autre répondre au double but de correction morale et de défense sociale que se propose toute législation, n’a donné en Russie que de tristes et décourageants résultats. À quelque point de vue qu’on se place, intérêt de la société, intérêt du condamné, intérêt de la colonisation, le régime suivi depuis si longtemps s’est montré inefficace. La chose est si certaine qu’en dépit de la commodité de ce système de débarras, on y aurait peut-être déjà renoncé sans les besoins de la police, sans la difficulté de savoir que faire des prisonniers politiques.

Si la déportation doit continuer, c’est sur une moindre échelle et dans d’autres conditions. Une revision du code pénal devait être la contre-partie de l’abrogation des châtiments corporels qui tenaient trop de place dans la législation pour en pouvoir disparaître sans affaiblir et énerver la loi. Le gouvernement l’a compris. L’étude du nouveau Code pénal a été confiée, dès 1876, à une commission dont les travaux devaient servir en même temps à une réforme pénitentiaire. Le principal problème était une plus juste gradation des châtiments. La législation péchait à la fois par deux excès opposés : par trop d’indulgence pour de grands crimes, par trop de sévérité pour de petits délits. Les punitions étaient disproportionnées à la faute, la Sibérie, comme jadis les verges, se trouvant au bout de presque toute condamnation. D’après la nouvelle échelle des peines, les travaux forcés resteront, comme par le passé, le plus terrible des moyens de répression ordinaires. Considérés comme remplaçant la peine de mort, ils ne pourront plus être infligés qu’aux plus odieux criminels ; ils deviendront en même temps moins fréquents et plus sévères qu’aujourd’hui.

Pour les suspects politiques ou les sectaires religieux, la Russie, tant qu’y persistera l’arbitraire administratif, continuera l’ancien système d’expulsion. La Sibérie pourra de ce chef recevoir longtemps un contingent régulier de colons forcés. La déportation demeure, aux mains de l’administration, un moyen de gouvernement. Si les tribunaux ou la police n’en usaient que contre d’immondes et dangereux fanatiques, tels que les skoptsy ou mutilés, la tolérance et l’humanité n’auraient rien à leur reprocher. On ne saurait malheureusement dire qu’il en a toujours été ainsi. À toutes les extrémités de la Russie, au delà de l’Oural comme au delà du Caucase, le voyageur rencontre d’innocentes colonies d’hérétiques russes, dont tout le crime est de rejeter les dogmes ou les cérémonies de l’Église dominante. Avec cette colonisation forcée de tous les éléments réfractaires, politiques ou religieux, le gouvernement risque à la longue d’inoculer aux provinces lointaines, à la Sibérie en particulier, un périlleux esprit d’indépendance ou d’opposition.

L’incarcération a de tout temps figuré dans le Code pénal, mais, en fait, on s’en servait peu. Il y avait pour cela plusieurs raisons dont l’une dispense des autres. La Russie, représentée si souvent comme un vaste bagne, était en réalité relativement pauvre en prisons. Elle n’avait, pour installer ses criminels, ni nos vieilles abbayes ni nos anciens châteaux. Les prisons, trop peu nombreuses et trop petites, sont trop souvent encombrées par les prévenus. en sorte qu’il reste peu d’espace pour les condamnés. Cela s’explique tant par les habitudes de la police que par des considérations d’économie. À l’incarcération prolongée, qui coûte cher, on préférait le châtiment corporel, qui ne coûte rien, ou la déportation, qui semblait délivrer des coupables. Jadis, quand d’après la loi un malfaiteur était condamné à la prison et qu’il n’y avait point de place pour lui dans les maisons de détention, on lui appliquait cinquante coups de verge et on le renvoyait en liberté, si la peine était légère ; on l’expédiait en Sibérie, si la détention devait être longue. Avec la suppression des châtiments corporels et les restrictions mises à la déportation, on est forcé de recourir de plus en plus à l’emprisonnement. Mais on a eu beau ériger de nouvelles maisons d’arrêt et de détention, tant qu’on n’en possédera pas davantage, la Sibérie restera, comme par le passé, la ressource de la justice et du gouvernement.

Beaucoup de plaintes se sont élevées contre les prisons russes ; on les dépeint comme d’horribles et infects cachots où les détenus sont soumis aux traitements les plus rigoureux et aux plus cruelles privations. De pareils tableaux ne sont pas toujours d’une exacte vérité[372]. Les prisons que visite le voyageur dans les capitales, celles du moins qui ont été récemment construites à l’imitation de l’Europe, ne diffèrent guère de nos établissements du même genre. En plus d’une ville le principal monument est une prison qui domine en souveraine les habitations privées. Dans ces mornes palais du crime, on retrouve l’espèce de luxe architectural, parfois même le confort relatif que l’on se plaît aujourd’hui à procurer aux condamnés. Il n’en est point toujours ainsi dans l’intérieur des provinces, dans les vieilles constructions, où, faute de place, on est obligé d’entasser pêle-mèle prévenus et condamnés. Les révolutionnaires se sont beaucoup plaints du régime des prisons et des traitements inhumains dont leurs amis y auraient été victimes. À en croire leurs proclamations, les souffrances des détenus politiques ont été un des motifs de l’exaspération des « nihilistes » et de leurs nombreux attentats[373]. Les enquêtes gouvernementales ont elles-mêmes révélé plus d’un fait révoltant. Le logement et la nourriture étaient souvent insuffisants et insalubres. Dans un empire aussi vaste, avec les vices habituels de la bureaucratie russe, avec le manque de contrôle et le manque de publicité, de pareils abus sont inévitables, bien qu’ils semblent moins la règle que l’exception. Le reproche que, dans les provinces du moins, semblent le plus mériter les prisons, c’est, comme presque partout en Russie, le défaut de propreté et le défaut d’hygiène. Aussi l’état sanitaire y est-il souvent déplorable ; en temps d’épidémie, il y a là parfois de redoutables foyers d’infection[374]. À cette cause de souffrance pour les détenus il faut ajouter parfois la rudesse des geôliers et presque toujours l’arbitraire et la vénalité des employés qui n’ont d’égards que pour l’argent. Dans les maisons d’arrêt et de détention, le désordre et les abus étaient d’autant plus faciles qu’il y avait plus de confusion dans cet important service. Le ministère de la Justice, le ministère de l’Intérieur, la IIIe section, avaient naguère encore chacun leurs prisons particulières avec une administration séparée. Afin de remédier à ce manque d’unité, on a concentré tout le service des prisons dans la main d’une administration nouvelle, ayant à sa tête une direction spéciale, placée sous le contrôle de personnages nommés par le souverain[375].

À l’aide de la réforme du système pénitentiaire et de la revision du Code pénal on se flatte de diminuer la criminalité ou du moins d’en arrêter la progression. Des espérances de ce genre ont été trop souvent déçues pour qu’on ose s’y fier. Ce n’est pas qu’au point de vue de la criminalité la situation de l’empire présente rien de particulièrement décourageant. Les sinistres prédictions faites lors de rafîranchissement des serfs ne se sont pas vérifiées. On disait qu’en rompant tout à coup le lien traditionnel des propriétaires et des paysans, on allait déchaîner dans la nation tous les vices et tous les crimes. Que n’avait-on pas à craindre d’un peuple ignorant et grossier, subitement débarrassé de chaînes séculaires ! Les faits n’ont point confirmé ces appréhensions. Les crimes ont pu changer de nature, la criminalité ne s’est pas beaucoup accrue ; à certains égards même, elle semble avoir diminué. La comparaison est difficile, car les statistiques ne lui fournissent pas de documents suffisants. En dehors des délits et des crimes jugés par les tribunaux, le servage avait sa criminalité spéciale, ses crimes souvent ignorés et impunis, attentats des seigneurs sur la santé de leurs serfs ou l’honneur de leurs serves, attentats des serfs sur la vie ou les biens de leurs maîtres, assassinats et incendies, désordres domestiques, meurtres des époux mal assortis, grâce au régime du mariage forcé auquel beaucoup de propriétaires astreignaient leurs serfs, donnant les plus belles filles aux meilleurs serviteurs.

On ne saurait donc prendre la criminalité comme un moyen facile d’évaluer les résultats de l’émancipation et des grandes lois qui ont touché presque toutes les branches de la vie nationale. Cette mesure, en apparence si simple, ne peut donner d’indication exacte, puisqu’en réalité elle n’est pas la même pour la période antérieure aux réformes et pour la suivante. En dehors des changements apportés dans l’état social, l’érection des nouveaux tribunaux et toutes les améliorations du service judiciaire rendent une telle comparaison incertaine ou trompeuse.

Et, quand il n’en serait pas ainsi, quand il serait prouvé que, depuis l’affranchissement du peuple, certains délits, certains crimes même ont notablement augmenté, y aurait-il là de quoi condamner l’émancipation et les réformes ? Dans tous les pays remués par des commotions profondes, les bas-fonds de la société, la vase fangeuse tend naturellement à monter à la surface. Ces époques de transformation sociale, où les idées traditionnelles et les vieilles croyances sont ébranlées, où les situations matérielles sont bouleversées et les rangs hiérarchiques confondus, paraissent d’ordinaire, il faut bien le reconnaître, peu favorables à la moralité publique ou privée. En Italie par exemple, le pays de l’Europe qui, avec la Russie, a le plus changé dans le dernier tiers de siècle, la criminalité a pris un essor redoutable. De pareilles révolutions amènent presque partout de semblables effets.

Si, en Russie, quelque chose doit étonner, c’est que la criminalité n’ait pas pris de plus grandes proportions. En fait, elle n’a pas assez varié pour qu’on en puisse tirer des conclusions nettes. À en juger par elle, les réformes n’auraient influé sur les mœurs, ni dans un sens, ni dans l’autre. Cela s’explique à nos yeux par ce que le fond du peuple a été moins profondément atteint, qu’on ne le suppose d’ordinaire, par les lois qui, avec la liberté, lui ont donné l’égalité civile. Ce qui a peut-être été le plus remué, le plus ébranlé dans la société russe, c’est moins l’ancien serf que l’ancien seigneur ; ce ne sont pas les assises inférieures et le bas de la nation, ce sont plutôt les couches supérieures et moyennes. C’est là qu’il y a eu le plus de bouleversements et de dislocations, le plus de trouble moral et matériel, le plus de perturbation dans les idées, les habitudes, les situations. La criminalité même, si peu sûr que puisse être un pareil indice, nous montre des traces de cette sorte de désarroi social et de détraquement moral. Des procès récents et des scandales de toute sorte, des crimes sauvages ou de honteux méfaits, qui surprennent dans un certain milieu, nous ont révélé quelles secousses avait subies le sens moral dans les hautes sphères de la société russe. De là un fait singulièrement triste qui, pour n’être point peut-être spécial à la Russie, n’en est pas moins le symptôme d’un mal réel. Le nombre des gens lettrés (gramotnye), des gens sachant lire et écrire, bien plus, le nombre des gens ayant reçu une instruction moyenne ou supérieure, semble relativement plus considérable parmi les criminels que dans l’ensemble de la population. Les statistiques du ministère de l’Instruction publique fournissant des données moins exactes et moins détaillées que celles de la justice, on ne saurait à cet égard rien dire de précis ; mais, à en juger par la statistique, il semble que, chez les Russes, au lieu de diminuer la propension au crime, l’instruction l’augmente. Ce résultat mérite d’autant plus d’attention, qu’en Russie comme partout, on remarque que l’instruction tend à diminuer le penchant aux crimes accompagnés de violence.

Embrasse-t-on les diverses classes du peuple et l’ensemble de la nation, on trouve que la moralité n’a rien perdu à la suppression de la rude discipline du servage. Si l’émancipation, si les réformes qui l’ont suivie, n’ont pas amené dans les mœurs de progrès sensible, elles n’ont pas non plus contribué à la démoralisation du peuple. La criminalité privée est restée à peu près stationnaire relativement au chiffre de la population. Ce qui a pris un effrayant développement, durant une dizaine d’années, ce sont les crimes et délits politiques. Et cette criminalité spéciale, la situation du pays ne l’explique-t-elle point ? Ne serait-ce pas que la plupart des réformes sont demeurées incomplètes et inachevées, restreintes ou tronquées dans la pratique, en sorte qu’au lieu d’apaiser les esprits, elles n’ont fait que les irriter ? Ne serait-ce pas que, faite d’un mélange de vieux et de neuf, composée de pièces toutes nouvelles et de débris usés d’un passé vieilli, la Russie actuelle reste incohérente et disparate, si bien que des milliers d’intelligences désorientées y cherchent en vain leur voie ?




LIVRE V
LA PRESSE ET LA CENSURE




CHAPITRE I


Importance de la presse en Russie. — Longue prépondérance des feuilles littéraires sur les feuilles politiques, des revues sur les journaux. — Développement de ces derniers sous Alexandre II. — Caractères du journalisme russe. — La loi sur la presse. Abolition de la censure préalable pour les journaux des deux capitales et pour les livres. — Pénalités administratives empruntées au second empire français. — Inconvénients de ce régime pour le gouvernement. — Nouvelles rigueurs contre la presse.


Dans les États modernes il existe une puissance redoutable, pareille aux Titans de la Fable, un géant aux cent bras, pourvu de mille yeux et de mille bouches, qui spontanément, gratuitement, se charge de veiller à l’exécution des lois, de découvrir et de dénoncer au pouvoir, comme au public, les abus de toute sorte, et l’apparence même d’un abus. Cet Argus infatigable, c’est la presse, qui, avec tous ses défauts et ses vices même, est le contrôle de tous et de chacun sur les actes du pouvoir et des agents du pouvoir. Or, si les réformes de l’empereur Alexandre II n’ont pas donné aux Russes tout ce qu’ils paraissaient en droit d’en attendre, une bonne part de leurs déceptions est imputable à la situation faite chez eux à cet inspecteur volontaire, à ce contrôleur sans mandat des pays modernes. L’état légal de la presse explique beaucoup des défauts de l’administration, explique bien des contradictions des lois et des mœurs, et l’impuissance même du gouvernement à faire le bien qu’il décrète.

On serait dans l’erreur si l’on imaginait qu’en Russie le rôle de la presse est nul, que les feuilles publiques n’y ont d’autre fonction que d’enregistrer les actes de l’autorité ou les dépêches de l’étranger. La presse russe a, depuis la guerre de Crimée, une véritable importance ; si, dans l’État autocratique, il pouvait y avoir un autre pouvoir que celui du gouvernement, ce serait le sien. Chez un peuple entièrement dénué d’organes politiques, dans un pays qui, au lieu de chambres représentant la nation, ne possède que des assemblées provinciales éparses et isolées, une presse, même tenue en tutelle, peut, à certains égards, avoir plus d’ascendant réel qu’en des États où la tribune et la parole vivante relèguent la parole écrite au second plan. C’est ce qui s’est vu déjà plus d’une fois en Russie, surtout aux époques de crise, et c’est là une des nombreuses anomalies du régime russe. Cette presse, si longtemps tenue en servitude, est loin d’être toujours servile ; ces journaux entourés de tant de chaînes ont, à certains moments, de singulières audaces. Leur dépendance vis-à-vis du pouvoir est loin de les priver de toute autorité vis-à-vis du pays, parfois même vis-à-vis des gouvernants.

Les journaux ne sont pas en Russie nés spontanément. Comme la science, comme la littérature écrite et imprimée, la presse a été une importation du pouvoir. Pierre le Grand fut ici, comme en tout, l’initiateur. Sous son père, Alexis, il existait déjà une gazette, les Nouvelles courantes (Kouranty), rédigée par le Prikaz des ambassadeurs pour informer le gouvernement de ce qui se passait au dehors. Pierre fut le premier à instituer une feuille destinée au public. C’est en 1703 qu’il introduisit dans ses États ce futur adversaire du pouvoir absolu. Cette première gazette, qui paraissait à des intervalles irréguliers, fut, en 1727, transportée à Pétersbourg ; on l’a confondue à tort avec la Gazette de Moscou, fondée en 1756, qui inscrit fièrement, en tête de ses colonnes, la date plus que séculaire de sa naissance. Sous les successeurs de Pierre le Grand, sous Catherine II surtout, parurent plusieurs feuilles consacrées principalement à la littérature et à la critique. Durant toute la première moitié du dix-neuvième siècle, la presse russe a conservé le caractère essentiellement littéraire qu’elle avait au dix-huitième. Le grand développement des journaux politiques ne date que du règne d’Alexandre II, et, jusque sous ce prince, la presse a gardé quelque chose des habitudes que lui avaient fait prendre, dès sa naissance, le régime autocratique et les mœurs publiques. Un de ses traits distinctifs a été la longue prédominance de la revue sur le journal, suite naturelle de la prépondérance de la littérature sur la politique[376].

Sous le règne d’Alexandre Ier se sont fondées des revues qui, après plus de trois quarts de siècle, gardent encore une grande vogue. En 1802 c’était, à Pétersbourg, le Messager d’Europe (Vêstnik Evropy), dirigé d’abord par Karamzine, et demeuré le principal représentant du libéralisme moderne et de l’esprit occidental. En 1809 c’était, à Moscou, le Messager Russe (Rousskii Vêstnik), lequel, après avoir eu des tendances slavophiles, est resté, sous la direction de M. Katkof, le principal organe des idées conservatrices et des aspirations nationalistes[377].

La Russie compte aujourd’hui une dizaine de grandes revues, dont quelques-unes tirent à neuf ou dix mille exemplaires, chiffre élevé, avec une telle concurrence, pour un pays où le nombre d’hommes lettrés est encore restreint, et pour une langue qui compte si peu de lecteurs au dehors. Sous Alexandre Ier, sous Nicolas surtout, les revues, presque entièrement fermées à la politique, ouvertes en revanche à toutes les questions de philosophie, d’histoire, de littérature, riches en compositions originales et en traductions du français, de l’anglais, de l’allemand, régnaient sans rivales. C’était là que classiques et romantiques, occidentaux et slavophiles, se livraient les grands assauts littéraires et historiques, sous lesquels se masquaient souvent les préoccupations politiques, interdites aux écrivains. En aucun pays la haute presse mensuelle n’a eu plus d’influence ; on peut dire que la Russie contemporaine lui est redevable de la diffusion des connaissances et des idées dans la portion lettrée de la société. Grâce à elle, le propriétaire relégué au fond des campagnes, au milieu de serfs ignorants, assistait dans son domaine isolé aux joutes intellectuelles de Pétersbourg et de Moscou, et suivait sans effort toutes les évolutions des grandes littératures de l’Occident.

Les lois, la sévérité de la censure, tout, jusqu’à la difficulté des communications et à la poste qui, dans l’intérieur de l’empire, ne faisait guère que des distributions hebdomadaires, favorisait la prospérité des volumineuses publications mensuelles aux dépens des minces feuilles quotidiennes, si bien qu’en russe le mot journal a gardé le sens de revue[378]. Les chemins de fer et les télégraphes, non moins que l’adoucissement des lois sur la presse, devaient donner au journalisme quotidien une impulsion jusque-là inconnue. Si les revues russes ont conservé une heureuse vogue, le journal, la gazette a, sous Alexandre II, pris une importance considérable. Le siège de Sébastopol et l’insurrection de Pologne, les guerres européennes de 1859, 1866, 1870, les nombreuses réformes opérées dans l’empire, ont de tout côté fait éclore ou fait pénétrer le journal, qui seul pouvait tenir le public au courant des rapides événements de l’Europe et de la Russie. La dernière guerre russo-turque, avec ses longs préliminaires diplomatiques et ses palpitantes alternatives de revers et de succès, le « nihilisme », avec ses audacieux attentats, ont donné un nouvel essor à la presse quotidienne, en excitant le sentiment national et la curiosité publique jusque dans des classes auparavant indifférentes à des événements qui semblaient ne les pas toucher.

En 1830 l’empire russe ne possédait encore que soixantetreize feuilles périodiques ; en 1850 il en avait déjà deux fois plus ; aujourd’hui la Russie proprement dite en compte à peu près six cent cinquante, dont cinq cents environ de langue russe, et le reste dans les divers idiomes des provinces frontières, allemand, letton, esthonien, géorgien, arménien, hébreu même[379]. Ce chiffre de six ou sept cents paraît peu de chose en comparaison de la multitude d’écrits périodiques chez d’autres nations modernes ; il est cinq fois moindre environ que celui des feuilles françaises, et reste de moitié inférieur à celui des journaux de toute sorte publiés à Paris[380]. Qu’est-ce donc à côté des États-Unis d’Amérique qui, en 1885, s’enorgueillissaient de plus d’un millier de journaux quotidiens ? Les feuilles les plus en vogue des deux capitales tirent à 20 000 ou 25 000 exemplaires ; une seule atteignait un tirage de 70 000, et toute la presse pétersbourgeoise ensemble ne consomme peut-être pas autant de papier qu’un seul journal anglais, le Standard ou le Daily Telegraph, par exemple. Pour la Russie, le progrès n’en est pas moins considérable, et l’on ne saurait mesurer l’importance d’une presse au nombre de ses organes, ni sa valeur à la quantité de pages qu’elle noircit.

Le petit nombre relatif des journaux s’explique assez, tant par la situation politique que par le peu de diffusion de l’instruction. Ce qui fait surtout défaut, ce sont les feuilles locales et les feuilles populaires. En aucun pays peut-être la centralisation de la presse n’est plus grande, en aucun les journaux ne gardent par leur format, par leur contenu, par leur prix même, un caractère plus aristocratique ou bourgeois. Les grandes feuilles y sont notablement plus chères qu’en Angleterre ou en France, et rien n’y correspond à nos journaux à un sou. En faveur près des classes supérieures, la presse n’atteint presque pas le peuple et semble faire peu d’efforts pour arriver jusqu’à lui. Il est vrai que les mœurs, les lois, les vues du pouvoir, l’état économique du pays, tout est fait pour décourager les hommes ou les capitaux tentés de se jeter dans une telle entreprise. Aussi l’infériorité de la Russie à cet égard ne semble-t-elle pas près de prendre fin. Déjà cependant plusieurs signes montrent que le peuple commence à s’intéresser à la presse et aux nouvelles des gazettes. L’une des feuilles qui ont le plus grand tirage est un journal d’allures populaires, le Fils de la Patrie (Syn Otetchestva).

J’ai souvent été frappé de voir, dans les traktirs des grandes villes, des hommes du peuple, des artisans, des artelchtchike, des iamchtchiks ou cochers de fiacre, accoudés devant des journaux qu’ils déchiffraient lentement, entre leurs innombrables tasses de thé. La presse s’infiltre même peu à peu dans les villages. On en a eu la preuve au commencement du règne d’Alexandre III, lors de la convocation d’une commission d’experts pour la réforme des cabarets. C’était là une question qui touchait directement les paysans ; les débats de la commission, reproduits par les journaux, ne sont pas restés sans écho chez eux. En mainte commune, le moujik s’est même permis de donner à ce sujet son opinion par la voie de la presse. Une feuille spéciale d’attaches gouvernementales, à peu près la seule qui eût accès au village, le Selskii Vestnik (Messager rural), a ainsi publié, dans l’hiver 1881-82, plus de quarante lettres de paysans, parfois remplies de renseignements des plus curieux, sur les cabarets et la vie populaire. Le Seleskii Vestnik avait reçu en quelques semaines près de cent cinquante épitres de cette sorte, et avait dû prier ses rustiques correspondants de mettre fin à leurs envois. De pareils faits sont les premiers symptômes d’une grave évolution dans les habitudes du peuple.

Pour les grands journaux, la Russie est déjà l’égale des peuples du continent. Sans parler du Golos (la Voix), aujourd’hui supprimé, la Gazette (russe) de Saint-Pétersbourg, la Gazette de Moscou, le Novoé Vrémia (Nouveau Temps), et quelques autres dont le nom est moins familier à l’Occident, ne le cèdent guère à leurs plus illustres émules d’Angleterre, de France ou d’Allemagne, ni pour la valeur littéraire de la rédaction, ni pour l’étendue des informations. Les feuilles des deux capitales, qui ont la légitime prétention de rivaliser avec les organes les plus en renom de l’étranger, ne sont point pour cela servilement calquées sur le type anglais, allemand ou français.

Le journalisme russe garde son originalité, sa physionomie propre ; le régime autoritaire lui imprime naturellement un cachet particulier. La polémique, tout en y tenant trop de place, est loin d’en remplir les colonnes. Les articles y ont souvent un caractère plus spéculatif et doctrinal que chez nous, parce qu’il est plus périlleux de toucher aux faits qu’aux idées, aux actes du gouvernement qu’aux maximes de gouvernement. Des événements assez minces, des réformes peu importantes, de maigres mesures administratives deviennent aisément le thème de longues et érudites dissertations, car l’on aime en toute chose à remonter aux principes et aux théories scientifiques. À lire ces feuilles, il semblerait souvent qu’on est dans un État où tout se règle d’après les enseignements souverains de la raison et de la science. Les questions sociales et économiques, les questions surtout qui touchent au bien-être ou à l’instruction du peuple, ont d’ordinaire le pas sur les questions proprement politiques. La critique et la littérature, la belletristique, comme disent les Russes, qui ont emprunté ce barbarisme français aux Allemands, tient encore un rang honorable dans les colonnes ou les feuilletons des grands journaux. Souvent ces feuilletons sont consacrés à une sorte de revue des Revues, spécialement à l’appréciation des romans nouveaux, qui sont analysés presque chapitre par chapitre, au fur et à mesure de leur apparition dans les recueils mensuels de Pétersbourg ou de Moscou. Les affaires judiciaires, les procès civils et criminels défrayent aussi largement les journaux ; ils aiment à en donner le compte rendu sténographique, avec interrogatoire des témoins et plaidoiries des avocats. La part de la politique se trouve ainsi proportionnellement réduite et, dans la politique, les questions secondaires, les moins dangereuses à traiter, prennent aisément le pas sur les questions capitales. Les affaires extérieures envahissent fréquemment les colonnes aux dépens des affaires nationales, dont à certaines époques on parle d’autant moins qu’elles sont plus graves et plus actuelles.

Le besoin d’écrire et de se passionner pour quelque chose, de faire du tapage pour raviver l’attention du public, est une des choses qui, dans l’impossibilité de traiter librement les problèmes les plus urgents de l’intérieur, poussent souvent les feuilles russes à remuer bruyamment les questions étrangères, et leur donnent un air de chauvinisme provocant. C’est ainsi, par lassitude d’un statu quo énervant, pour sortir de la somnolence qui lui pesait, qu’à différentes époques, en 1877 notamment, la plus grande partie de la presse russe s’est jetée dans une agitation patriotique en faveur des Slaves du dehors. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, de 1880 à 1886, elle s’est lancée dans une violente polémique contre l’Allemagne, contre l’Angleterre, contre l’Autriche. En semblant céder à des penchants panslavistes ou à des antipathies nationales, la presse ne fait souvent que se lancer dans le champ où elle rencontre le moins de barrières, que s’échauffer pour les seuls objets qui ne lui soient pas interdits.

Ce qui distingue les journaux russes, ce n’est pas tant que la politique y est moins prédominante ou moins hardie qu’ailleurs, c’est que les journaux n’y représentent pas comme chez nous une opinion arrêtée et exclusive, qu’ils n’y appartiennent pas d’ordinaire à un parti dont le journal n’est que le porte-voix ou l’avocat. Il n’en saurait être autrement dans un pays qui n’a pas de vie publique, ou du moins pas de vie politique. Aussi est-il difficile d’y classer la presse en groupes déterminés, sous des enseignes précises. Est-ce à dire, comme on le soutient parfois en Russie, que les journaux n’y représentent que l’opinion individuelle de leurs rédacteurs ? Ce serait là une exagération, la presse n’en réfléchit pas moins les divers penchants de la société, les divers courants qui la traversent et se la disputent. S’il n’y a point de partis au sens politique du mot, il y a des opinions que la presse personnifie et alimente. Il existe comme partout des conservateurs et des libéraux, des aristocrates et des démocrates, mais toutes ces dénominations n’y ont ni la même exactitude, ni la même rigueur qu’en d’autres pays. Pour employer la métaphore habituelle, les feuilles russes ont une couleur moins tranchée, moins vive, moins franche et moins fixe que les nôtres. Elles ne se distinguent souvent les unes des autres que par des nuances légères, parfois ondoyantes et fugitives, et plus d’une se plaît aux teintes tendres, aux tons changeants et faux, naguère à la mode chez nous. En cela, du reste, les journaux seraient encore l’organe de la société qui montre plutôt des penchants et des tendances que des convictions arrêtées, qui, dans toutes ses impressions ou ses velléités, demeure singulièrement mobile, accessible à tous les engouements et à tous les découragements.

Le ton de la presse russe varie naturellement beaucoup selon les feuilles et les écrivains, et aussi selon les époques et la plus ou moins grande tolérance du pouvoir. Si elle se laisse trop souvent aller aux personnalités, aux violences, aux grossièretés, les rigueurs dont elle a longtemps été l’objet lui ont donné des qualités de souplesse et de tact qu’elle retrouve chaque fois que l’y contraignent les défiances du gouvernement. Aucun pays n’a poussé plus loin l’art ingénieux des allusions qui laissent deviner ce qu’on n’ose écrire, des insinuations qui font soupçonner ce qu’on a l’air de mettre en doute, des sous-entendus qui donnent plus de force ou de piquant à la pensée. Cet art de déjouer la surveillance des argus officiels en enveloppant ses idées d’un voile transparent pour le lecteur et irréprochable pour la censure, ce talent de tout faire entendre en se gardant de rien dire, où excellaient, sous le second Empire, les Prévost-Paradol et les Forcade, devait être porté à un haut degré dans un pays où la presse a si longtemps été captive. L’empereur Nicolas avait, à cet égard, admirablement dressé les Russes. Affinée et aiguisée par la main des censeurs, la plume avait une pointe assez perçante pour passer à travers toutes les mailles de la censure. Le lecteur, habitué à comprendre à demi-mot, venait par sa perspicacité au secours de l’écrivain.

Sous le poids des chaînes en apparence les plus lourdes, la pensée, obligée de se faire petite et insinuante, trouve des ressources que ne soupçonne pas le journaliste accoutumé à se mouvoir en liberté. La critique et l’ironie apprennent à se déguiser sous le masque de l’éloge. Les nouvelles interdites sont communiquées au public sous forme de réfutations et de démentis, « Vous vous étonnez de notre zèle à démentir les journaux anglais, me disait à Pélersbourg un journaliste ; c’est tout simplement une manière d’apprendre à nos lecteurs ce qu’on ne nous permet pas de leur dire. » Si la politique intérieure, presque absolument interdite sous Nicolas, est toujours restée un terrain peu sûr, la politique étrangère offre un large champ où les différentes opinions peuvent plus librement se donner carrière et déployer leur bannière au vent. Sous le couvert de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Autriche, on combat chez autrui ce qu’on ne peut attaquer chez soi, on défend chez ses voisins les droits et les libertés qu’on n’ose revendiquer tout haut.

En dépit de toutes ses entraves, la presse russe n’a été inutile ni au pays ni au gouvernement. Sous Alexandre II elle a pu rendre des services d’autant plus grands, qu’en dehors de ses précaires franchises légales, les incohérences d’un gouvernement souvent incertain entre plusieurs voies et disputé entre des conseils contraires lui ont longtemps laissé une liberté d’allures dont elle n’eût peut-être pas joui sous un pouvoir plus résolu et plus sûr de lui-même. Sans parler de la part prise par les journaux et les revues à l’élaboration des réformes, la presse a, dans la mesure de ses forces, combattu les abus invétérés qui arrêtent ou neutralisent les effets des réformes. Sur les questions les plus graves, elle a montré une indépendance attestée par ses divisions mêmes. Si plusieurs feuilles, à Moscou surtout, ont à plusieurs reprises imprudemment exalté le sentiment national, d’autres, au risque de compromettre leur popularité, ont su résister aux entraînements de l’opinion et mettre le pays en garde contre l’emportement des passions belliqueuses. Après comme pendant la guerre de 1877-1878, la presse a mainte fois signalé les lacunes de l’organisation militaire et les défauls de l’administration civile avec une liberté qui, en un tel pays, étonnait l’étranger. L’imprévoyance ou l’impéritie de l’intendance, la cupidité et les larcins des fournisseurs, les procédés de l’administration impériale dans les pays occupés, le gaspillage des terres de l’État, ont été dénoncés dans les journaux, avec une vivacité de langage qui, dans son franc-parler, semblait parfois toucher à l’injustice[381].

Quand un vaisseau est en mer, est-ce aux passagers à donner des conseils au capitaine ou à critiquer les manœuvres de l’équipage ? Pour l’empereur Nicolas et pour les tchinovniks de son école, la prétention de donner des avis au pouvoir n’était ni moins ridicule, ni moins périlleuse. D’après les vues bureaucratiques alors en vigueur, toute tentative de ce genre n’eût été qu’une insolente usurpation sur les droits du gouvernement. Si la presse avait une fonction dans l’État, c’était d’informer le pays des actes du pouvoir, c’était d’amuser ou d’instruire le public, jamais de renseigner ou de contrôler l’autorité. Des journaux, des revues, des livres, l’autorité ne pouvait rien apprendre. Toute appréciation des intérêts politiques était interdite aux sujets du tsar, ils devaient s’estimer heureux quand le souverain daignait permettre à la presse officieuse de leur expliquer ses intentions et de leur en faire comprendre les bienfaits. Aussi, selon le mot du poète, de l’Oural au Pruth « on se taisait dans toutes les langues[382] ».

Aujourd’hui, comme sous Nicolas, le Russe n’est qu’un spectateur de son gouvernement, il ne fait qu’assister à la pièce politique, sans avoir le droit de monter sur la scène où se joue le sort de sa patrie ; mais, alors, c’était un spectateur muet et silencieux, auquel toute remarque sur l’ordonnance de la pièce ou le jeu des acteurs était strictement interdite. Les applaudissements seuls étaient tolérés. Il n’était pas seulement défendu de critiquer le gouvernement, l’administration, les fonctionnaires : un article du règlement de la censure prohibait formellement toute proposition d’améliorer aucun service public ; c’eût été manquer à l’esprit de discipline que l’autocratie prétendait établir dans la vie civile comme dans la vie militaire.

Les désillusions de la guerre de Crimée devaient porter un rude coup à cette conception du rôle des gouvernants et des gouvernés. Ni la société n’avait la même confiante docilité pour les ordres qui venaient d’en haut, ni la hiérarchie bureaucratique la même foi en sa propre infaillibilité. Aussi l’attitude de la presse vis-à-vis des affaires publiques et l’attitude des agents de l’autorité vis-à-vis de la presse se modifièrent-elles notablement, avant même la modiflcation des lois sur la censure. Sous le souffle de l’esprit de réforme qui agitait tout le pays, les écrivains montrèrent une hardiesse et les agents du pouvoir une tolérance inconnues jusque-là. Un événement dont on n’eût attendu que des mesures restrictives, l’insurrection de Pologne, en 1863, vint accroître l’autorité de la presse en la montrant comme l’organe naturel du sentiment national, à un moment où le pays se croyait à la veille d’une guerre avec l’Europe. Ce rôle inouï pour elle, la presse russe le dut à un journaliste moscovite, non moins puissant sous Alexandre III que sous Alexandre II, au directeur de la Gazette de Moscou, dont un étranger peut ne point partager les vues et les haines, mais dont personne ne saurait nier l’énergie et la forte personnalité. Grâce à M. Katkof, la Russie eut alors le singulier spectacle d’un journal érigé en tribune et d’un écrivain, sans autre arme que sa plume, devenu le guide de la nation et l’inspirateur du pouvoir. Pour la première fois, l’autorité étonnée et à demi dévoyée permit à un journaliste de s’ériger en juge et en conseil des actes du gouvernement, de louer ou de censurer les choses ou les personnes, et, fort de l’appui de l’opinion, de soumettre à son ascendant le monde officiel comme le pays, sans souci des résistances du tchinovnisme. Jamais peut-être spectacle aussi insolite ne s’était vu sous un gouvernement absolu. Un jour la publication de la Gazette de Moscou fut interdite par le ministère ; le journal suspendu n’en continua pas moins à paraître publiquement ; le journaliste finit par avoir raison du ministre.

La presse a ainsi été une puissance avant d’avoir aucun droit reconnu. Une tolérance plus ou moins éclairée ne lui pouvait longtemps suffire. Elle avait largement contribué à la discussion des réformes, il était juste qu’elle en profitât ; elle attendait, elle aussi, son émancipation. Les nouveaux règlements judiciaires semblaient faits pour encourager ses prétentions ; elle rêvait de n’être plus soumise qu’à des tribunaux réguliers, et, comble de témérité, on affirmait, on imprimait que la parole écrite ne devait relever que du jury. Ces ambitieuses espérances, plus d’une fois exprimées depuis, devaient être déçues. Au lieu d’en remettre le sort au jury ou aux tribunaux ordinaires, le gouvernement a jusqu’ici maintenu la presse sous la tutelle administrative. Il lui a laissé des franchises sans lui reconnaître de droits. La censure n’a pas été supprimée, on s’est contenté d’en limiter le champ, et, si la presse a moins à souffrir de l’arbitraire, on lui a refusé les garanties de la loi et de la justice.

Au sortir de la censure de Nicolas, il était facile au pouvoir de paraître libéral, tout en gardant dans ses mains le sort des livres et des journaux. Rien en Europe n’égalait les sévérités des règlements en vigueur depuis 1828, rien, si ce n’est l’index romain avant la révolution italienne ; car, en Russie, l’autocratie laïque n’a jamais eu, pour la pensée et la science, les mêmes rigueurs que pour la politique[383]. Tout journal, toute brochure, tout livre national ou étranger, ancien ou moderne, était soumis à la censure préventive. La censure simple semblant insuffisante, on avait imaginé une censure à deux ou trois étages. En 1848 avait été institué un comité supérieur avec mission de censurer les censeurs. À côté de la censure ordinaire, l’empereur Nicolas en avait érigé de spéciales, chargées de surveiller chaque branche de l’activité humaine. Telle était la censure militaire, abolie par Alexandre II ; telle est la censure ecclésiastique, qui subsiste encore aujourd’hui, et qui, naturellement, conférée aux hommes d’Église, étend sa juridiction sur tous les ouvrages intéressant la religion et le clergé. Pour que rien de dangereux ou de désagréable ne pût échapper à cette police des idées, on avait appliqué à ce service le système de la division du travail et de la spécialisation des organes. Chaque administration était investie du droit de contrôler tout imprimé la concernant. Au ministère de la guerre revenait tout ce qui touchait à l’armée, au ministère des finances tout ce qui regardait la fortune de l’État. Il n’était pas jusqu’à la direction des haras qui n’eût obtenu le même privilège et qui ne fût en possession de juger des écrits de son ressort. Quand vint l’ère des chemins de fer, la direction de la grande ligne de Pétersbourg à Moscou, inquiète des trop justes doléances du public, réclama le droit d’examen préalable sur toutes les publications touchant à l’administration des lignes qu’elle exploitait pour l’État. Le même système de protection avait été appliqué aux universités ou aux académies. Avant de recevoir des censeurs l’impinmatur, les travaux scientifiques devaient être soumis à l’appréciation d’un comité d’académiciens ou de professeurs. On peut juger quelle situation faisait un tel régime à la presse et à la littérature, aux fonctionnaires et au tchinovnisme. C’était pour chaque service, avec l’assurance contre toute critique, le droit à la négligence, à la routine, à l’impéritie.

Toutes ces juridictions spéciales sont tombées au début du règne d’Alexandre II. En droit, si ce n’est toujours en fait, les diverses administrations ont perdu la faculté de contrôler tout ce qui les concerne. Sauf en matière ecclésiastique, les écrits et imprimés ne relèvent plus que de la censure ordinaire[384]. C’est en 1865, dans l’année qui suivit la promulgation des nouveaux règlements judiciaires, que fut édictée la loi affranchissant de la censure préventive une notable partie de la littérature et de la presse. Un oukaze impérial exempta de toute autorisation les ouvrages originaux ayant au moins dix feuilles d’impression et les traductions n’en ayant pas moins de vingt. Le même privilège fut reconnu à toutes les publications du gouvernement et des sociétés savantes, à toutes les éditions et traductions des langues anciennes. Tite-Live et Tacite, Démosthène et Plutarque purent paraître sans les mutilations ou corrections que leur faisait infliger l’empereur Nicolas, en cela imitateur de Napoléon Ier.

Le droit de paraître sous la responsabilité de l’auteur et de l’éditeur n’affranchit pas les écrivains de tout contrôle. Chaque volume publié sans visa des censeurs doit être déposé entre leurs mains quelques jours avant d’être mis en vente, et, s’il est jugé dangereux, il peut être saisi. D’après l’oukaze de 1865, c’était aux tribunaux de décider si cette saisie devait être levée ou maintenue. Depuis 1872, un oukaze, restreignant les franchises accordées par le précédent, a remis au comité des ministres le droit de décider souverainement de l’interdiction et de la confiscation d’un ouvrage ou d’une livraison de revue, et cela sans préjudice des poursuites judiciaires contre les éditeurs, auteurs, et parfois même imprimeurs. Si élevée que soit l’autorité ainsi érigée en tribunal suprême de la pensée et de la plume, c’est toujours une autorité administrative qui prononce par ordonnance, sans procès, sans débats, comme sans appel.

Quant à la presse périodique, à la presse quotidienne surtout, on n’eût osé l’affranchir de la censure préalable sans prendre contre elle des garanties spéciales. Dans leur embarras, les réformateurs de la Néva tournèrent, comme d’habitude, leurs regards vers l’étranger, vers la Seine ; le modèle cherché, ils le découvrirent dans la France impériale. C’est dans la législation du second Empire que la Russie et, bientôt après elle, la Turquie ont puisé la plupart de leurs règlements sur la presse. Les liens ingénieusement tressés à Paris pour la pensée ont été jugés dignes d’être imités à Pétersbourg et à Constantînople. C’est au moment où il allait être abandonné en France par l’Empire même, que le système napoléonien des avertissements aux journaux a été recueilli par les ministres du tsar et du sultan. Cette double fortune suffirait aux yeux d’un Français pour apprécier la valeur d’une telle législation ; mais la même institution ne peut être jugée de la même manière dans les divers pays. Ce qui était rétrograde en France était en Russie un progrès ; la presse russe eût souhaité d’être tout entière à ce régime, si peu goûté de la presse française.

La loi de 1865, en effet, maintenait la censure préventive dans toutes les villes de province. Dans les deux capitales même, la loi ne la supprimait point, elle l’y rendait facultative. Par une ingénieuse combinaison, on a laissé aux journaux de Pétersbourg et de Moscou le choix entre l’ancien et le nouveau système. C’est à chaque feuille de déclarer si elle veut être dispensée de la censure préalable pour vivre sous le régime des avertissements et de la nouvelle pénalité. À la presse on offre l’alternative de voler librement à ses risques et périls, sauf à être soudainement arrêtée dans son essor et à rester victime de ses hardiesses, ou bien d’avoir les ailes rognées et de continuer une tranquille existence terre à terre, à l’abri de la censure qui garantit de toute surprise. Revues ou journaux, les principales feuilles se sont naturellement décidées pour le droit de paraître sans l’estampille administrative.

Ce droit, on n’en jouit qu’en payant un cautionnement, assez modeste, 2500 roubles. C’est à l’aide de communiqués et d’avertissements ministériels que le pouvoir redresse les écarts de cette presse émancipée du servage de la censure. Comme en France, sous le second Empire, le journal peut être supprimé après trois avertissements, mais c’est là l’exception et non la règle. Jusque vers la fin du règne d’Alexandre II, le pouvoir en usait d’une main plus paternelle avec une presse chez laquelle il ne rencontrait guère d’hostilité systématique ; d’habitude, il se contentait, au troisième avertissement, d’une suspension de trois mois, de six mois, ne recourant à la suppression que si les tendances du journal averti lui paraissaient décidément mauvaises et incorrigibles.

Un régime aussi arbitraire vaut ce que valent la tolérance et le libéralisme du pouvoir. La presse étant tenue en laisse, le gouvernement est maître d’allonger ou de raccourcir la corde ; il la tend ou la relâche selon ses défiances ou son humeur. Rien de plus variable que les facultés laissées aux journaux ; ce qui est permis un jour ne l’est plus le lendemain. Durant une dizaine d’années, l’administration russe semble s’être servie de ses prérogatives avec plus de mesure ou de longanimité que le gouvernement dont elle s’était faite l’imitatrice. Depuis l’agitation « nihiliste », l’autorité a usé de toutes les armes qu’elle s’était ménagées. Il est peu de journaux qui n’aient été plusieurs fois avertis et suspendus. Dans son goût croissant pour les moyens de répression, le ministère de l’intérieur s’est approprié les plus mesquins, les plus décriés des procédés jadis employés par la France impériale, comme l’interdiction de la vente au numéro. Il a inventé des pénalités plus vexatoires encore, telles que la défense de publier des annonces, ce qui, en Russie, est la principale ressource de la presse. Comme la plupart des feuilles russes sont aux mains d’hommes d’affaires, avant tout préoccupés de leurs profits pécuniaires, cette sorte d’amende déguisée les prend par l’endroit le plus sensible. C’est là parfois une manière détournée de tuer une feuille désagréable, en lui coupant les vivres, sans se donner l’odieux d’une suppression brutale. Outre les pénalités édictées par la loi ou les règlements ministériels, l’autorité a toujours à sa disposition des moyens plus discrets, auxquels il faut lui savoir gré de ne pas recourir plus souvent. Elle peut, sans bruit, contraindre un directeur à l’abandon de son journal[385], elle peut se débarrasser d’un rédacteur en lui faisant fermer les principales feuilles ou en l’internant dans une ville écartée.

Du milieu du règne d’Alexandre II au règne d’Alexandre III, les rigueurs contre la presse ont, sauf de courts moments de répit, été en se multipliant. De 1865 à 1880, l’administration avait distribué cent soixante-sept avertissements et suspendu cinquante-deux feuilles. De 1872 à 1880, l’interdiction de la vente au numéro avait été prononcée plus de soixante fois ; certains journaux, le Golos notamment, avaient été frappés deux fois de ce châtiment dans la même année et pour une durée de plus de six mois[386]. On ne saurait évaluer les pertes matérielles infligées de ce chef à la presse. Le Golos assurait avoir essuyé de cette sorte, sous Alexandre II, un dommage d’environ 200 000 roubles. On comprend que tous ses confrères n’aient pu résister à de pareilles épreuves. Aussi beaucoup des feuilles les plus autorisées ont-elles été successivement obligées de suspendre leur publication[387].

L’histoire même du Golos, une feuille qu’en tout autre pays on eût été tenté de prendre pour officieuse, n’a été qu’une longue série d’avertissements et de suspensions. Plusieurs fois condamné au silence, durant les dernières années d’Alexandre II, l’organe de M. Kraïevsky était de nouveau suspendu, pour six mois, par Alexandre III, en juillet 1881. Lorsqu’il revenait à la lumière, en 1882, il se voyait, dès son second numéro, frappé d’un avertissement et privé de la vente sur la voie publique. En 1883 il était l’objet d’une nouvelle suspension et, cette fois, on ne lui permettait plus de revivre. D’après les règlements, un journal qui suspend sa publication durant toute une année perd à jamais le droit de reparaître. Pour n’être pas victime d’une pareille disposition, M. Kraïevsky avait fait tirer, spécialement pour la censure, un numéro du Golos, composé uniquement de réimpressions du Messager officiel et de la Gazette de Moscou. Cette précaution ne sauva pas la feuille condamnée. Le ministère de l’Intérieur fit prévenir la direction du Golos qu’il ne serait admis à reparaître que si la propriété et la direction passaient aux mains de personnes agréables au ministre. On comptait transformer la feuille libérale de Pétersbourg en succursale de la Gazette de Moscou de M. Katkof. On lui fit faire des propositions d’achat. Le Golos, alors peut-être l’organe le plus répandu de l’empire, représentait un capital considérable. Son propriétaire, M. Kraïevsky, préféra tout perdre plutôt que de le céder à ses adversaires politiques.

Les feuilles pétersbourgeoises n’ont pas seules souffert de la réaction des dernières années. Le gouvernement de l’empereur Alexandre III, se jugeant insuffisamment armé contre la presse, a, sous le ministère du comte Tolstoï, en août 1882, édicté « un règlement temporaire » (toutes ces mesures de restriction sont réputées provisoires) par lequel il n’est plus besoin, pour supprimer une publication périodique reconnue dangereuse, d’une délibération du comité des ministres. Il suffit de la décision d’une conférence composée des ministres de l’Intérieur, de la Justice, de l’Instruction publique et du procureur du Saint-Synode. Cette conférence à quatre a en peu de temps fait disparaître ce qui survivait encore d’organes libéraux. C’est ainsi qu’ont été supprimés, en 1883, le Télégraphe de Moscou et, en 1884, les Annales de la Patrie, la revue de M. Soltykof, avec toutes les conséquences qu’entraîne une suspension de ce genre, c’est-à-dire avec l’interdiction, au directeur et au propriétaire du recueil condamné, d’entreprendre jamais aucune autre publication périodique[388].

Il était impossible que les attentats révolutionnaires et le meurtre d’Alexandre II n’empirassent pas la situation de la presse. Au commencement du règne d’Alexandre III, on pouvait tout craindre, même le rétablissement de la censure préventive. Si le pouvoir n’a pas eu recours à cette extrémité, c’est qu’il a trouvé d’autres procédés non moins efficaces. À certains moments, les gouverneurs généraux, spécialement créés pour la lutte contre le « nihilisme », ont été investis du droit de supprimer tout recueil ou journal dont « les tendances étaient reconnues nuisibles », et cela sans aucun avertissement préalable, sans aucun exposé des motifs. C’est là, du reste, une faculté dont ces dictateurs militaires n’ont pas eu besoin de faire un fréquent usage. Ministres ou gouverneurs généraux ont des moyens plus discrets et non moins efficaces : ils n’ont qu’à prévenir officieusement la presse qu’elle ait à s’abstenir de discuter telle ou telle question, telle ou telle mesure. À de pareils avis les journaux ont garde de ne pas se conformer. La censure peut ainsi se trouver indirectement rétablie par des communications verbales ou des ordres écrits ; propriétaires ou éditeurs, jaloux de sauver leur fortune, peuvent devenir, pour leur journal, les plus rigides des censeurs. On comprend par là comment, aux heures où triomphent partout les idées de répression, le gouvernement n’ait pas besoin de recourir plus souvent aux moyens de contrainte envers une presse trop à sa merci pour provoquer sa colère.

Si rude que soit la main du pouvoir, même dans ses années de laisser-aller, les pénalités administratives infligées à la presse russe pourraient être regardées comme une conséquence d’un gouvernement paternel. En promettant la liberté aux journaux, l’autorité s’était réservé le droit de les corriger au besoin. Et, de fait, ces punitions étaient fréquemment levées avant l’époque fixée, à la façon d’une pénitence que des parents abrègent pour un enfant auquel ils pardonnent. Souvent les feuilles ainsi châtiées imploraient humblement leur grâce en jurant d’être plus sages à l’avenir. Les sévérités de l’administration n’atteignent pas seulement les feuilles indépendantes, à tendances plus ou moins libérales, car, de journaux d’opposition, il n’en saurait exister avec un pareil régime. Avertissements et suspensions tombent parfois à l’occasion sur les organes les plus conservateurs, comme si l’administration, dans sa jalouse tutelle, se piquait de montrer qu’elle n’a pas de préférence entre ses pupilles. Le Den, la Moskva, le Grajdanine[389], feuilles qu’on ne pouvait soupçonner d’être « mal intentionnées », ont été tour à tour réduits à disparaître ; et c’est ainsi que les moins révolutionnaires des Russes, les Slavophiles, ont toujours eu beaucoup de peine à conserver un organe[390].

Cette manière de redresser une à une, au moyen de communiqués ou d’avertissements, les erreurs quotidiennes de la presse, a pour un gouvernement un grand inconvénient : on est tenté de lui imputer la responsabilité de toutes les opinions qu’il laisse librement circuler. L’étranger surtout, regardant le pouvoir comme le maître et le régulateur de tout ce qui se publie dans l’empire, voit sa main ou son inspiration dans tout ce qui s’imprime en Russie. De là, aux époques de complications européennes, des jugements mal fondés et souvent fâcheux pour la politique et la diplomatie impériales. On l’a bien vu, à propos de l’acrimonieuse polémique soulevée à diverses reprises entre les feuilles russes et les feuilles allemandes. L’administration tolère-t-elle dans la presse des récriminations contre les cabinets étrangers, on reproche aux ministres du tsar de fomenter les passions nationales. Les imprudentes déclamations des journalistes retombent sur le gouvernement, soupçonné de connivence avec tout ce qu’il n’interdit pas. Les adversaires de sa diplomatie affectent de prendre la voix criarde des gazettes comme l’écho du ministère des Affaires étrangères. Pour la politique du cabinet impérial, cette dépendance de la presse, qu’il est censé faire taire et parler à volonté, est ainsi moins un secours qu’une gêne[391].

Les Russes connaissent trop bien leurs journaux pour les regarder comme des automates montés par le pouvoir, ou comme les confidents de la chancellerie impériale. Eux aussi cependant se demandent parfois si, derrière telle ou telle feuille, ne se cache pas à l’occasion quelque haut personnage de la cour ou du gouvernement. Quand, par hasard, au milieu des rigueurs qui frappent ses confrères, on voit un journal poursuivre avec sécurité l’examen des questions les plus hautes ou les plus délicates, on y soupçonne l’inspiration de quelqu’un des membres du gouvernement ou des conseillers de la couronne. On imagine une sorte de La Guéronnière russe caché dans les coulisses et tenant la plume pour autrui. Et de telles suppositions ne sont pas toujours entièrement gratuites, non que les journaux soient souvent employés par le pouvoir à sonder l’opinion ; mais certaines des feuilles les plus importantes ont parfois derrière elles quelques amis haut placés, quelques patrons bien en cour qui, à l’occasion, les appuient de leur influence. Ainsi s’expliquent une bonne partie des libertés ou des licences prises impunément, à certaines époques, par la presse des capitales. Ainsi s’expliquent les insinuations plus ou moins sourdes, les attaques plus ou moins discrètes, manifestement dirigées contre telle ou telle administration, contre tel ou tel personnage. Ce qui offensait ou agaçait l’un des hommes au pouvoir réjouissait parfois un collègue ou un émule. Dans les gouvernements absolus, on ne saurait l’oublier, il y a bien moins d’homogénéité qu’on ne se l’imagine d’ordinaire. En Russie, où il n’y a point de ministres solidaires, les membres du gouvernement n’ont pas toujours sur les affaires et les personnes les mêmes vues ou les mêmes sentiments. Toutes ces divergences d’opinion ou d’intérêt, toutes ces rivalités plus ou moins mal dissimulées peuvent ouvrir dans la bastille bureaucratique quelques minces brèches par où, avec de l’adresse et de l’agilité, sait à certaines heures se glisser la critique.

Il y a, du reste, des ministres plus libéraux ou plus endurants les uns que les autres. Lorsque, par exemple, le comte Tolstoï dirigeait l’Instruction publique, il était périlleux d’y toucher, tandis qu’à la même époque on pouvait s’en prendre presque impunément aux Finances « Votre Excellence est trop bonne, représentait-on devant moi à l’un des titulaires de ce département, les journaux abusent de sa longanimité. » Et, vers le même moment, à la fin du règne d’Alexandre II, la femme d’un haut fonctionnaire me disait en confidence : « Mon mari est trop patient, il tolère les coups de patte de la presse, je serai forcée de m’arranger de manière à mettre fin à ces commérages ». Entre les attaques ou les insinuations d’une presse parfois peu scrupuleuse, il est malaisé de distinguer la loyale expression du patriotisme du dénigrement de l’envie et des intrigues perfides.

Sous ce régime d’arbitraire où l’on soupçonne tout, l’indulgence, comme les rigueurs du gouvernement, éveille parfois les suspicions malveillantes. Lorsqu’un journal se permet impunément quelques témérités, on est porté à lui supposer, dans l’administration, des complices ou des compères. C’est ainsi que vers 1880, à l’époque où le Golos était accablé de peines de toute sorte, la tolérance montrée vis-à-vis de son rival, le Nouveau Temps, faisait imaginer que la direction de la censure était pécuniairement intéressée au succès de ce dernier. On allait jusqu’à citer le chiffre de la rente soldée annuellement par le Nouveau Temps aux censeurs qui le délivraient de la concurrence du Golos. Abus ou calomnies, voilà où conduit le régime du bon plaisir administratif.

La loi qui, malgré toute sorte d’aggravations et de mesures d’exception, est censée régler le sort de la presse, avait été édictée en 1865 comme un règlement provisoire, et jamais la presse n’a voulu abandonner l’espoir d’obtenir des conditions plus équitables. Au milieu même de la crise nihiliste, dans la période d’accalmie signalée par le ministère du général Loris-Mélikof, le gouvernement s’était décidé à faire sur ce point quelques concessions à l’opinion. Une commission avait été nommée pour préparer une loi nouvelle, les directeurs des journaux avaient été admis à lui exposer leurs doléances. La presse demandait naturellement à ne plus relever que des tribunaux ; si elle n’osait compter sur la suppression des pénalités administratives, elle se flattait du moins de les voir simplifier et adoucir. La mort violente d’Alexandre II a, pour longtemps peut-être, mis fin à cet espoir. Le « provisoire » qui dure depuis une vingtaine d’années peut continuer longtemps encore ; la Russie y est habituée pour bien d’autres choses que la presse. En attendant, le gouvernement d’Alexandre III a jusqu’ici renchéri envers elle sur les défiances et les vexations du règne précédent. Comme le disait dans une de ses mordantes boutades le grand humoriste Chtchédrine : « À quoi bon des lois ? qu’importe aux écrivains d’être étrillés selon les strictes règles de la légalité ? Les journaux ne disent rien, tant mieux ! le bonheur russe s’est toujours édifié en silence, et c’est pour cela qu’il est solide[392]. »




CHAPITRE II


Des livres et des journaux soumis à la censure préalable. — La censure étrangère. — Le caviar des censeurs. — Mésaventure personnelle. — Sévérités contre les langues indigènes autres que le russe. — La presse provinciale. Sa dépendance. — Un procès de presse en province. — Comment cet esclavage de la presse locale est une des raisons de l’inefficacité des réformes. — Manque d’informations du gouvernement et du public. — Conséquences du monopole constitué au profit de la presse des capitales.


Lors de mon premier voyage en Turquie, il y a déjà une vingtaine d’années, je fus étonné, en débarquant au pied de Péra, de voir un employé de la douane me prier de lui soumettre mes livres. Ce douanier de la pensée était un jeune nègre qui bredouillait et emmêlait quelques mots de français, d’italien et d’anglais. Les choses se passent à peu près de même à la frontière russe, avec cette différence que le bakchich y règne moins effrontément, et que l’examen des livres ne s’y fait point par des noirs ignorants.

Les livres étrangers, ne pouvant être poursuivis dans la personne de leurs auteurs ou éditeurs, ne jouissent pas de l’exemption de la censure préventive. Comme sous Nicolas, il y a pour eux une censure spéciale (inostrannaïa tsentsoura). De cette censure étrangère relèvent les livres ou journaux qui se présentent aux portes de l’empire. La besogne ne lui fait pas défaut, car les Russes, grands amateurs des langues de l’Occident, le sont aussi beaucoup de ses littératures. Vers le milieu du règne de Nicolas, la librairie russe importait annuellement trois cent cinquante mille volumes étrangers, français surtout[393] ; la plupart, il est vrai, appartenaient au genre frivole, si ce n’est licencieux, le genre qui trouvait le plus aisément grâce devant le rigorisme des censeurs. Tout en demeurant considérable, le chiffre de ces importations a peut-être plutôt diminué qu’augmenté, cela grâce au développement de la littérature et de la presse nationales.

La censure étrangère n’en a pas moins chaque année des milliers d’ouvrages à examiner. Elle peut les interdire ou les admettre : elle peut aussi n’en autoriser l’entrée qu’avec des coupures. Une feuille spéciale indiquait naguère au public les ouvrages admis ou prohibés. Sous Alexandre II, la censure étrangère s’est généralement montrée large et coulante, bien qu’elle eût parfois les plus singuliers scrupules. Les ouvrages les plus radicaux en philosophie et en économie, si ce n’est en politique, les plus célèbres traités de socialisme notamment, ont pu pénétrer dans l’empire et y être traduits[394]. À l’inverse de l’index romain, l’autorité russe s’est toujours montrée beaucoup moins sévère pour les doctrines et les théories que pour la critique des faits et des personnes. C’est là un des caractères de la censure russe, et par ce penchant elle a malgré elle favorisé ingénument la diffusion des théories radicales, dont elle devait préserver l’empire. Dans ce domaine comme ailleurs, les dernières années ont amené une recrudescence de sévérité, sans que pourtant la Russie ait de nouveau été soumise au blocus intellectuel du règne de Nicolas.

L’essor pris par la presse indigène a naturellement diminué la circulation et l’influence des journaux du dehors. Aussi n’a-t-on pas craint d’accorder à la plupart de ces derniers le libre accès du territoire. Environ trois cents journaux étrangers, dont les deux tiers, il est vrai, n’ont rien de politique, sont admis en franchise. Les juge-t-on pernicieux ou systématiquement hostiles, on leur ferme les portes de l’empire, comme, durant la dernière guerre d’Orient, au Journal des Débats.

Les revues étrangères, dont quelques-unes, telles que la Revue des Deux Mondes ou la Deutsche Rundschau, gardent un grand nombre de lecteurs, payent parfois tribut aux susceptibilités de la censure. Les passages suspects ne sont pas toujours coupés avec des ciseaux, comme naguère à Rome sous la souveraineté pontificale ; on se sert à SaintPétersbourg d’un procédé plus perfectionné. Les phrases malsonnantes sont biffées à l’aide d’encre d’imprimerie. Les livraisons ou les volumes ainsi traités présentent de larges taches noires qui parfois couvrent des pages entières. C’est ce qu’en argot du métier on appelle être passé au caviar. J’ai pu voir moi-même, dans la Revue des Deux Mondes, plusieurs de mes études sur la Russie maculées de cette façon. Malgré la modération habituelle de mes appréciations, je ne sais s’il est aucun de ces articles qui ait échappé au caviar des censeurs. En laissant tout passer, ils craindraient d’avoir l’air négligent, et, ne fût-ce que pour attester leur vigilance, ils se croient obligés de noircir çà et là les pages qui leur tombent sous la main. Quelquefois cette opération est exécutée avec si peu de soin que les lignes condamnées se laissent aisément déchiffrer à travers l’espèce de tulle noir dont les recouvre l’encre des censeurs. « Que nous importe ? répondait à ce propos un de ces derniers, l’essentiel pour nous, c’est de donner signe de vie. »

La censure étrangère ne se contente pas toujours, il est vrai, de passer au caviar les revues ou les brochures assujetties à sa revision ; parfois elle coupe des chapitres ou des articles entiers. C’est ce que je sais encore par expérience personnelle ; cela m’est arrivé, une fois entre autres, en 1880, dans des circonstances piquantes. J’étais à Pétersbourg, j’avais rencontré plusieurs ministres et hauts dignitaires qui m’avaient accueilli avec beaucoup d’affabilité et s’étaient librement entretenus avec moi d’un de mes articles de la Revue des Deux Mondes, arrivé durant mon séjour. Aussi fus-je naïvement surpris en apprenant que, après avoir fait retenir la Revue un jour ou deux, mon article avait été entièrement coupé. Je m’attendais bien au caviar, mais non aux ciseaux. J’en exprimai mon étonnement à un personnage officiel : « La chose est simple, me dit-il ; votre article était écrit avec tant de mesure que la censure ne pouvait s’en prendre à aucune page ; et cependant elle ne pouvait tout laisser passer, aussi a-t-elle été obligée de tout supprimer. » Le contraste entre l’accueil fait à l’ouvrage et celui fait à l’auteur est depuis lors resté pour moi comme un indice de l’état moral de la Russie officielle.

J’aurais, du reste, eu mauvaise grâce à garder rancune aux censeurs. Je m’aperçus, au bout de quelques jours, que l’article condamné n’en était pas moins lu. Je le rencontrai sur le bureau des fonctionnaires et dans le salon des femmes du monde. L’interdiction de la censure semblait n’avoir été qu’une réclame, et la suppression n’avoir en vue que de vulgaires provinciaux. La censure, en effet, a ses complaisances ; avec elle, comme avec toutes les institutions russes, il est des accommodements. Les décrets de cet index laïque ne touchent pas tout le monde ; il y a exception pour tous les gens bien en cour, pour les hauts fonctionnaires, pour les membres des académies, voire pour les directeurs de journaux, auxquels la loi, en cela fort libérale, a voulu tout laisser lire. Les amis et les connaissances de ces privilégiés ne manquent pas naturellement de profiter de leurs immunités. « Livres, journaux ou revues, me confiait un banquier juif, je reçois tout sans passer par la censure, sous le couvert d’un membre du Conseil de l’Empire. Il y en a dix pour un prêts à me rendre ce petit service. » Quand un ouvrage est rangé au nombre des librorum prohibitorum, les personnes tentées de le lire en font la demande à l’administration ; pour peu qu’elles aient de crédit, leur curiosité est satisfaite. Fonctionnaires, savants, écrivains n’ont qu’à indiquer chaque année à l’autorité les livres ou journaux qu’ils désirent recevoir. Il est vrai que l’administration reste toujours maîtresse de couper court à ces faveurs.

La censure étrangère et la censure ordinaire n’agissent pas toujours d’accord. Aussi y a-t-il dans ce domaine aussi peu d’unité que dans les autres administrations. Il est parfois arrivé qu’un livre interdit dans l’original était autorisé en traduction. Tel a été par exemple le sort de Nana de M. Zola. Le roman français était arrêté par la censure pendant que la traduction paraissait en feuilletons et qu’il s’en vendait librement une édition russe peu ou point expurgée. Le fait était d’autant plus singulier qu’une des revues de Pétersbourg, le Vêsinik Evropy, dont l’auteur de Nana a été durant des années le chroniqueur parisien, avait eu la primeur du roman et en avait donné à ses lecteurs d’importants fragments avant la publication de l’original.

Ce ne sont ni les livres français ou allemands, ni les journaux d’Occident, à la portée d’un petit nombre de lecteurs, qui feront une révolution dans les États du tsar. Aussi la censure étrangère réserve-t-elle le plus souvent ses sévérités pour les langues parlées dans l’intérieur de l’empire, pour le polonais et le malo-russe surtout.

La direction de la presse, comme le gouvernement, obéit, à cet égard, à des inspirations très diverses et, au premier abord, contradictoires. Défiante ou malveillante pour les langues ou dialectes slaves autres que le russe, elle est plutôt bien disposée pour certains idiomes populaires d’origine finnoise ou letto-lithuanienne, pour l’esthonien et pour le lette particulièrement, pour les langues rustiques des nationalités plébéiennes que la politique russe se plaît à opposer aux Allemands, aux Suédois, aux Polonais. Vis-à-vis des langues ou dialectes slaves, la tactique est tout autre ; on cherche à les ravaler à l’état de patois au profit de la langue officielle[395].

On ne laissa pas imprimer de feuilles polonaises en dehors des provinces de la Vistule. À Pétersbourg même, où vivent plus de soixante mille Polonais et où la Russie n’a rien à craindre du « polonisme », le gouvernement a, jusqu’en 1882, refusé d’autoriser la fondation d’une gazette en cette langue. Cette autorisation, personne n’oserait la demander en Lithuanie. Dans le royaume de Pologne, le polonais, aujourd’hui proscrit des tribunaux et des écoles, a, sous les ciseaux de la censure russe, retrouvé une sève nouvelle. À aucune époque Varsovie n’a autant imprimé de livres ni de journaux en langue nationale ; mais journaux et livres sont pour la plupart exclusivement scientifiques ou littéraires, et la censure fait bonne garde contre les productions suspectes de la Galicie ou de la Posnanie[396].

Le malo-russe ou petit-russien, bien que le seul dialecte compris de quinze millions de sujets du tsar, est moins heureux que le polonais. Préoccupée du réveil de cet idiome populaire et des aspirations fédéralistes de quelques Ukrainophiles, l’administration pétersbourgeoise s’est efforcée d’arrêter le développement littéraire de cet harmonieux provençal russe. Une ordonnance de 1876 a soumis à l’examen de la direction supérieure de la presse toutes les publications et traductions petites-russiennes. En dehors des almanachs ou des livres d’église, bien peu d’ouvrages dans le parler du Dnieper ont depuis lors trouvé grâce auprès des censeurs. Les écrivains qui voulaient écrire dans le dialecte de l’Ukraine étaient obligés de se faire imprimer en Galicie ; je ne crois pas qu’en Russie il existe un seul journal malo-russe, tandis que l’Autriche en possède plusieurs[397].

La presse provinciale en langue nationale n’est pas beaucoup plus heureuse. La loi de 1865 a laissé toutes les provinces sous la censure préventive. Tandis que, pour l’administration et la justice, le gouvernement a étendu peu à peu à l’intérieur de l’empire des institutions essayées d’abord dans les capitales, il est resté en route pour la presse et n’a point achevé son œuvre. Le sort des journaux de province n’est point meilleur que sous Nicolas ; à quelques égards même il est pire. Sous Nicolas, quand la censure dépendait du ministère de l’Instruction publique, les censeurs de province étaient des inspecteurs de l’enseignement ou des proviseurs de collège, des hommes ne relevant pas directement de l’administration et qui, en dehors de la politique, portaient aux lettres ou à la science un intérêt professionnel. Aujourd’hui ce sont des employés du ministère de l’Intérieur, le plus souvent des commis pris dans les bureaux des gouverneurs, n’ayant ni la connaissance ni le goût des choses de l’esprit. Ces bourreaux de la pensée sont du reste autant à plaindre que leurs victimes, ayant toujours à redouter les suites d’un manque de vigilance. Entièrement à la merci de leurs supérieurs, ils n’ont d’autre règle de conduite que de satisfaire les autorités locales, d’en ménager l’amour-propre et les susceptibilités.

Si médiocres que semblent ces arbitres de la presse, heureuses sont les villes qui en possèdent ! Toutes ne che comme panslavistes ou « moscophiles ». peuvent prétendre à cette faveur. Il n’y a dans tout l’empire que huit ou neuf comités de censure, d’ordinaire accablés de besogne. Dans la plupart des chefs-lieux de gouvernement il y a bien des censeurs isolés, mais, pour chaque affaire douteuse, ils sont obligés d’en référer aux comités, qui eux-mêmes doivent souvent consulter la direction supérieure. Et, comme la rapidité des décisions n’est le propre d’aucune hiérarchie bureaucratique, les manuscrits restent des semaines et des mois avant de revenir à la rédaction du journal, perdant en route leur intérêt avec leur actualité.

Les villes qui possèdent des censeurs sont-elles au moins libres de fonder des journaux ? Nullement. Aucune feuille nouvelle ne peut s’établir sans autorisation, et, comme si la censure préventive n’était point une garantie suffisante, les autorités locales n’aiment pas à voir augmenter le nombre des journaux, ne serait-ce que pour ne pas accroître la besogne des censeurs ou ne pas faire de concurrence aux publications officielles. Aussi, à part quelques rares exceptions, comme le Kievlanine de Kief ou le Messager d’Odessa, n’y a-t-il dans les provinces que des journaux officiels ou officieux, presque également dépendants et serviles, également insignifiants. À côté des organes dociles de l’administration, on ne rencontre guère que des feuilles spéciales, journaux des zemstvos ou des universités ou des évêchés[398].

Pour cette presse, dépourvue de garantie, il ne peut être question de liberté. Sous le couvert de la censure, le tchinovnisme local en est entièrement maître ; le ton des écrivains dépend des idées ou de l’humeur des autorités de la province. Telles sont parfois les rigueurs de la censure qu’on a vu interdire à ces pauvres gazettes, non seulement la reproduction de tel ou tel article des journaux de la capitale, mais même des citations du Messager officiel. Selon une comparaison de G. Samarine, aussi vraie aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans, la presse, entre les mains des censeurs, jouit de la même liberté et de la même sécurité qu’une souris entre les pattes d’un chat[399].

Rien de plus triste, rien de plus humble que la position des écrivains de province, en dehors de trois ou quatre grandes villes, « Vous ne sauriez vous imaginer, me disait un journaliste, les ennuis, ou mieux le supplice quotidien de malheureux rédacteurs, alors qu’ils sont assez naïfs ou assez novices pour prendre au sérieux leur rôle de publiciste. Il leur faut jour par jour, feuille par feuille, soumettre leurs articles à la censure locale, souvent en placards, car le censeur aime mieux lire l’imprimé que le manuscrit. Dépose-t-il sa copie longtemps à l’avance, le journal perd tout l’attrait de la nouveauté ; envoie-t-il ses épreuves à la dernière heure, il n’est pas sûr de pouvoir tirer à temps. Un journal paraît le matin ; le censeur a reçu les épreuves le soir : il les lit après dîner, souvent en sommeillant, et parfois s’endort avant de les avoir retournées à l’imprimerie. Pendant ce temps les typographes veillent, l’heure passe, le matin approche et les épreuves ne reviennent point. Le rédacteur, agité, se promène fiévreusement, épiant le retour de ses placards, dépêchant des messagers au censeur ; malheur à l’imprudent qui, las d’attendre, irrité de délais qu’il ne peut s’expliquer et craignant de ne pouvoir paraître à temps, donnerait l’ordre de tirer avant d’en avoir officiellement reçu l’autorisation ! » — Cela explique comment on a vu des journaux avec plusieurs colonnes en blanc ou même sans autre texte que des annonces[400].

Un procès a, vers la fin du règne d’Alexandre II, révélé tout ce qu’il y a de tourments ignorés dans les obscurs bureaux de la presse encore soumise à la censure. Il s’agissait d’un des principaux journaux d’une des capitales provinciales de l’empire, l’Obzor de Tiflis. Le rédacteur de cette feuille, un Géorgien, que j’ai depuis rencontré, M. Nikoladzé, était accusé d’avoir, à force d’importunité, arraché le consentement du censeur local[401]. Il s’agissait tout simplement d’un feuilleton pour lequel la gazette en question ne s’attendait pas à tant de difficultés. Rien de plus curieux en ce genre que la déposition du censeur trop débonnaire, c’est un piquant tableau des mœurs bureaucratiques. Aussi demandons-nous la permission de la traduire en l’abrégeant un peu.

« On m’avait apporté le soir, dit l’inspecteur de la pensée russe, les épreuves d’un feuilleton intitulé Entretiens du dimanche. Après les avoir lues, je les renvoyai à la typographie avec défense de tirer ; cela fait, je me couchai. Il était environ deux heures du matin. Une heure plus tard, je fus réveillé par un coup de sonnette. Je sors sur le balcon, je demande qui est là. C’était le rédacteur de l’Obzor, M. Nikoladzé. « Je viens vous demander, me dit-il, pour quelle raison vous interdisez notre feuilleton. — Apparemment j’ai mes raisons, répondis-je, mais ce n’est pas le moment de vous les donner ; adressez-vous au comité de censure. » M. Nikoladzé insistant pour connaître immédiatement les motifs de l’interdiction, notre discussion se prolongea un quart d’heure, moi sur le balcon, lui dans la rue. À la fin je lui déclarai que je ne le recevrais point et rentrai dans ma chambre. « Je saurai bien vous faire ouvrir ! me cria-t-il d’en bas, et il se mit à frapper, à faire du vacarme. Dans le voisinage habitent plusieurs personnages, messieurs un tel et un tel ; le bruit les éveilla. Aux fenêtres, aux balcons se montrait du monde, on croyait que j’étais attaqué par des bandits. Craignant un scandale public, je fus obligé de sortir de nouveau sur mon balcon ; je déclarai à M. Nikoladzé que son irritation ne me permettait pas de le recevoir. « Ne vous inquiétez pas, je serai tranquille », répliqua-t-il. Je lui ouvris alors moi-même, parce que ma bonne dormait. Quand il fut entré, H. Nikoladzé me demanda un verre d’eau pour se calmer, et nous nous mîmes à lire le feuilleton ensemble. Il disputa tellement, il fut si obstiné, il me fit une telle violence, que je finis par admettre son feuilleton, avec quelques changements, il est vrai, bien que je crusse préférable de l’interdire. En autorisant l’impression, je n’ai fait, je l’assure, que céder à la contrainte. »

Le pauvre diable de censeur, effrayé de sa responsabilité, faisait ainsi de son mieux pour excuser sa lassitude et se disculper de son indulgence. L’accusé, le tenace rédacteur, se défendit avec beaucoup d’habileté. Faisant profession de son respect pour les lois de la presse, il se plaignit seulement de l’arbitraire personnel des censeurs, des caprices de leur mauvaise humeur, avec laquelle il faut compter pour chaque numéro. « Et songez, disait-il, qu’il nous faut obtenir ainsi trois cent soixante-cinq décisions par an, trois cent soixante-cinq autorisations, pour la plupart attrapées au vol ! » L’accusé se changeait en accusateur. À l’honneur de ses juges il fut absous ; et, ce qui caractérise le singulier mélange de liberté et d’arbitraire si fréquent en Russie, toute cette histoire et ces débats ont, avec l’autorisation des censeurs, été longuement racontés dans le journal incriminé, d’où ils ont passé dans les feuilles de Pétersbourg pour faire le tour de l’empire.

On aurait tort de croire cependant que la censure se tint pour battue, ou que son indulgence d’un jour la désarmât pour l’avenir. Quelques semaines à peine après cette victoire, l’Obzor de Tiflis annonçait que des raisons « indépendantes de la volonté de ses rédacteurs » le contraignaient à suspendre indéfiniment sa publication[402]. De telles confessions ne sont pas rares, et chacun les comprend. L’opiniâtre Géorgien avait fini par renoncer à la lutte ; ainsi font, au bout de peu de temps, tous les journaux qui ont la témérité de vouloir concilier leur indépendance avec la censure. Le cas est rare, il est vrai ; la plupart des Courriers ou des Messagers de province n’ont ni l’énergie ni l’ingénuité d’entreprendre une telle lutte ; ils se résignent à leur sort, se contentant de reproduire les circulaires officielles, de réimprimer de vieilles histoires inoffensives, de mentionner officieusement les dîners et réceptions des autorités locales. S’ils tiennent à donner des nouvelles à leurs lecteurs, ils les instruisent de ce qui se passe en Allemagne, en Angleterre, en France, en Amérique, en Chine, parfois même à Pétersbourg, à Moscou, au Turkestan, en Sibérie ; mais, quant à ce qui intéresse spécialement la province, ils n’ont garde d’y toucher.

Cet esclavage de la presse de province est un des principaux obstacles à l’efficacité pratique des réformes, à tout contrôle du gouvernement ou de l’opinion. C’est une des choses qui enlèvent au nouveau self-government administratif, aux zemstvos et aux municipalités une bonne part de leur utilité. C’est enfin là une des raisons pour lesquelles les Russes de la capitale, les hauts fonctionnaires et le gouvernement lui-même sont souvent si mal informés de ce qui se passe dans l’intérieur de l’empire. Comment les maux de la population, les abus de l’administration, les illégalités des autorités locales seraient-ils portés à la connaissance des autorités supérieures par une presse qui n’a guère plus d’indépendance que les télégrammes ou les rapports des gouverneurs ? En Russie, la province est muette, les faibles organes qui s’essayent à parler en son nom n’ont rien de libre ni de spontané : leur langage, tout automatique, n’apprend rien à personne. Ce qui fait la véritable utilité d’une presse de province, la publication des nouvelles locales, est ce qui, dans la presse russe, est le plus entravé par la défiante susceptibilité des autorités. Le peu d’échos de la vie provinciale qui parviennent jusqu’aux oreilles du public ou du pouvoir, y arrivent par les correspondances des feuilles de Pétersbourg ou de Moscou, lesquelles ne peuvent avoir de correspondant partout. Pour les écrivains soumis à la censure, il y a du reste d’étranges contradictions. La loi permet à la presse de signaler les abus de l’administration, mais elle défend de désigner les personnes et les lieux. Or les instructions de la censure enjoignent de n’admettre de telles plaintes que sur l’indication précise des lieux et des hommes.

Dans un État où les distances opposent tant d’obstacIes à tous les efforts du pouvoir, rien de plus regrettable que cette ignorance du pays par ceux qui le gouvernent. En réalité, on peut dire qu’à Pétersbourg, aux bureaux mêmes des ministres, on ne sait souvent comment fonctionnent les réformes et les nouvelles institutions dans l’intérieur du pays. On a beau multiplier les rapports administratifs, créer des commissions spéciales et des enquêtes de toute sorte, rien ne saurait suppléer à la presse locale et à la voix des habitants. D’un autre côté, l’abaissement de la presse de province tend à donner aux organes des capitales une autorité qu’un jour le gouvernement pourrait trouver excessive. Par crainte de rendre la surveillance administrative plus difficile, c’est une sorte de monopole intellectuel que le pouvoir a constitué au profit des feuilles pétersbourgeoises, comme s’il eût pris soin d’accroître, en la concentrant en quelques mains, la puissance de la presse. On sait que partout, en effet, les journaux ont individuellement d’autant moins d’influence qu’ils sont plus nombreux, et se font contrepoids les uns aux autres. Le privilège pratiquement concédé aux journaux des capitales les fait régner en maîtres dans toute l’étendue de l’empire ; il abandonne aux mains de quelques publicistes de Pétersbourg et de Moscou la direction de l’esprit russe. Par là, ce système restrictif, issu de la défiance contre la presse, tend à en accroître démesurément l’ascendant.

Ces vérités crèvent les yeux de quiconque n’est pas aveugle. Aussi les cercles gouvernementaux semblaient-ils naguère admettre l’urgence d’une refonte des règlements sur la presse provinciale ; mais, comme bien d’autres réformes, déjà mises à l’étude, celle-ci se fait toujours attendre. À vrai dire, du reste, les journaux de province n’eussent peut-être pas beaucoup gagné, durant les dernières années, à être, comme leurs confrères de Pélersbourg, affranchis de la censure préventive, tant les capricieuses rigueurs de l’administration ont rendu cette exemption illusoire ou périlleuse. À certaines heures, là où elle ne rencontrait pas une administration trop malveillante, cette presse captive a pu avoir autant de liberté, sous le joug de la censure, que les feuilles des capitales, paralysées par la crainte d’une suspension ou par des communications officieuses. Toujours est-il qu’en dépit des liens qui l’enchaînent, la presse provinciale a, dans quelques grandes villes du moins, notablement grandi au milieu même de la crise nihiliste[403].




CHAPITRE III


Influence du régime de la presse sur la littérature et la pensée russes. — Paradoxe d’un censeur. — Comment, faute de liberté, la politique se glisse dans la poésie ou le roman. — Littérature à tendances. — Inconvénients pour les lettres, inconvénients pour l’esprit public. — De quelle façon la censure encourage le goût pour les nouveautés et le penchant au radicalisme. — Presse clandestine et journaux de l’émigration. — Imprimeries nihilistes et organes des comités révolutionnaires. — Impuissance des règlements sur la typographie. — De quelle façon le régime de la presse pousse aux sociétés secrètes. — Comment en Russie la liberté de la presse aurait plus d’avantages et moins d’inconvénients qu’ailleurs.


« Que pensez-vous de nous ? me demandait, après m’avoir expliqué le mécanisme de la censure, un ancien censeur, homme lettré et libéral à sa façon. — Je pense, lui répondis-je, qu’un pareil régime, appliqué durant des générations, a dû avoir sur la vie publique et privée, sur le tempérament national, une influence considérable. À mes yeux, l’effet n’en est pas seulement sensible dans tout ce qui touche à l’administration et au gouvernement, mais aussi dans vos idées et dans vos habitudes d’esprit, dans votre art et votre littérature, dans la pensée russe en un mot. — Et ces effets si multiples sont fâcheux, n’est-il pas vrai ? reprit avec un sourire à demi courtois, à demi railleur, mon interlocuteur ; je vous serais obligé de me les faire connaître, car je suis comme les gens qui, à force d’avoir un paysage devant les yeux, ne voient plus rien de ce qui frappe l’étranger. Vous pouvez parler en toute liberté, il n’y a ni censure ni censeur ici. — Pour être sincère, répondis-je, j’ai médiocre opinion de votre office de curateur des écrits et des écrivains. Est-ce préjugé ou infatuation ? vous me semblez responsable d’une bonne part de la légèreté} d’une bonne part de l’ignorance et de l’apathie, de la crédulité et de l’engouement de certaines classes de votre société. Je sais qu’ailleurs aussi la frivolité court le monde ; mais, en détournant vos compatriotes des grandes questions politiques, religieuses, sociales, la censure me paraît les confiner involontairement dans les préoccupations mesquines, les condamner aux discussions oiseuses ou aux dissertations futiles, toutes choses fort innocentes ou du moins inoffensives pour l’État, direz-vous, mais qui ont l’inconvénient d’abaisser les esprits, d’amollir les caractères, et de dépenser sans profit pour la société les forces et les passions des individus. Je suis tenté d’attribuer à cette tutelle trop prolongée de l’intelligence plus d’un des défauts, plus d’une des infériorités, que vous déplorez souvent vous-mêmes. Sur les lettres comme sur la société, cette sorte de minorité de la pensée, toujours traitée en incapable, me paraît avoir eu une influence débilitante. La censure a malgré elle favorisé artificiellement les parties inférieures et basses, les parties légères et frivoles de la littérature et de l’art, aux dépens des genres les plus élevés. La politique mise de côté, je lui en voudrais de cet énervement de l’intelligence. Vous vous étonnez quelquefois que, malgré tant de marques d’originalité, malgré tant de signes d’un génie naturel, votre jeune littérature n’ait pas encore égalé en variété ou en richesse celles de vieux pays plus petits que le vôtre ; croyez-vous que le long servage de la pensée n’y soit pour rien ? qu’à ce régime les lettres, la science, l’esprit même n’aient point perdu de leur vigueur native en perdant de leur spontanéité ?

— Est-ce bien là votre sentiment, monsieur ? interrompit l’ancien censeur d’un ton grave et légèrement sarcastique. Je suis fâché que, sur ce point, vous en soyez resté aux lieux communs du vulgaire. Vous auriez mieux fait de renverser hardiment celle thèse usée : vous n’eussiez pas été plus loin de la vérité. Vous accusez le manque de liberté d’avoir, dans notre jardin, fait pousser les fleurs légères et les mauvaises herbes aux dépens des plantes utiles et nourrissantes : que vous êtes ingrat envers nous ! Si vous nous connaissiez mieux, peut-être trouveriez-vous que nous avons bien mérité des lettres. Qui a plus fait pour garder les auteurs et le public à la haute littérature, aux hautes pensées, à la science ? ne sont-ce pas ceux qui cherchaient à les protéger contre l’envahissement de la plus exigeante, de la plus redoutable ennemie des lettres : la politique ? Le journal est le rival du livre, et la politique courante est le grand adversaire de l’étude et du savoir. Ce n’est pas notre faute si la Russie n’a pas échappé à cette cause de rabaissement intellectuel et de la décadence littéraire de l’Occident. Au lieu de laisser l’esprit se disperser en tout sens, se gaspiller en stériles polémiques, nous le contraignions à se replier sur lui-même, à ramasser ses forces ; nous l’obligions à creuser ses études et à peser ses paroles ; nous lui donnions en même temps plus de vigueur et de souplesse ; il sortait de nos mains à la fois affiné et robuste. Quelle a été la plus brillante époque de notre littérature, de notre poésie, de notre critique ? N’est-ce pas celle où la presse a eu le moins de liberté, n’est-ce pas le règne de Nicolas ? Comme un arbre taillé par la serpe de l’élagueur, le génie russe, débarrassé des petites pousses inférieures qui en déparaient le tronc, croissait en hauteur et s’épanouissait à son sommet en rameaux touffus. Qu’est-ce trop souvent que la politique pour la littérature ? Un gourmand, une de ces branches parasites, nées au pied de l’arbre, qui, absorbant le meilleur de la sève, dérobent leur nourriture aux rameaux plus élevés. »

Il y avait dans ce paradoxe une part de vérité, je ne me fis pas prier pour le reconnaître. Encouragé par ma bonne foi et mon attention, le censeur continua : « La critique en particulier, la critique qui touche à tout, interprète et explique tout, a dû chez nous son importance et son incontestable supériorité à la subordination de la politique. C’est à la censure que la Russie est redevable du grand, de l’unique Bêlinski[404]. Sous un autre régime Bêlinski n’eût été, comme tant d’autres, qu’un simple polémiste de journal. Cela est si vrai que, depuis qu’on a étendu les droits de la presse, la critique n’a plus chez nous ni la même puissance ni la même valeur. Et, dans votre France même, où la politique tient tant de place, on pourrait dire qu’il n’y a plus de critique[405]. Sainte-Beuve a bien fait de mourir avec le second Empire. Croyez-moi, monsieur, l’esprit comme le corps peut trouver profit à des privations qui ne dépassent point ses forces. Voyez notre presse ! Qu’a-t-elle gagné à être délivrée de la censure préventive ? elle s’est de plus en plus abaissée et avilie ; elle a cherché le succès dans les nouvelles à sensation et dans le scandale ; elle est devenue un instrument de diffamation et de chantage ; elle est tombée dans la licence avant même d’être libre. Aussi n’a-t-elle jamais été moins considérée. À cette émancipation tant vantée de la pensée, l’art, les lettres et le journalisme même ont peut-être plus à perdre qu’à gagner. Pour l’intelligence, comme pour la morale, tout n’est pas bénéfice dans la liberté. »

À ce langage j’aurais eu bien des choses à répondre, si en pareille rencontre je n’eusse préféré écouter et faire parler. J’aurais pu demander si la grossièreté et les violences de la presse de Pétersbourg ou de Moscou n’étaient pas la condamnation d’un régime qui tolère plus facilement les incursions dans la vie privée que l’exploration de la vie publique. J’aurais pu en appeler à la littérature russe, à sa tristesse et à son ironie, aux souffrances, à l’exil, à la fin prématurée ou à la vieillesse découragée de ses plus illustres écrivains, aux larmes latentes qui, selon le mot de Gogol, suintent à travers leur rire. Serait-îl vraî que la littérature, l’art, la science profitent des loisirs que ne leur dispute pas la politique quotidienne, il n’en serait pas moins certain que, sous un tel régime, littérature, histoire, philosophie, critique sont dénaturées, défigurées, rapetissées par des passions ou des visées qui ne sont point faites pour elles et qui, ne pouvant se montrer librement, se cachent derrière elles comme derrière un paravent ou un masque. Le roman, le conte, la poésie s’ouvrent à des préoccupations qui eussent dû leur demeurer étrangères ; tout le vaste champ des lettres est subrepticement envahi par cette mauvaise herbe de la politique, bannie de son terrain naturel. Poètes et romanciers, dédaignant de raconter, de toucher, de peindre, se drapent en réformateurs sociaux, se guindent en apôtres de l’idée, s’équipent en chevaliers du progrès. Ainsi en a-t-il été en Russie aux époques où la presse a eu le moins de liberté. Mal à l’aise dans le journal ou dans les traités spéciaux, la politique s’installait dans la critique ou dans l’histoire ; elle s’insinuait dans les nouvelles, se glissait dans le drame et la comédie : telle l’eau, arrêtée par une digue qu’elle ne peut emporter, s’infiltre dans toutes les terres voisines. À y bien regarder, à saisir les intentions, il y en avait partout : l’esprit de parti a de cette façon trop souvent corrompu et vicié ce qu’il prétendait animer : critique, histoire, belles-lettres.

De là, dans la Russie contemporaine, comme dans l’Italie antérieure à 1860, la longue vogue de ce qu’on appelle la littérature à tendances. Nulle part au monde l’art pour l’art, et, ce qui est plus grave, nulle part la science pour la science, le beau et le vrai pour eux-mêmes, n’ont eu moins de prise sur les esprits. À cet égard, le pays de l’Europe où la politique tient légalement le moins de place ressemble fort à ceux où la politique a fini par tout envahir, tant il est vrai que parfois les extrêmes se touchent. Ce qu’on cherchait dans l’étude du passé ou de l’étranger, c’étaient des allusions au présent et au dedans. Ce que la critique, ce que le public demandait aux romans comme à l’hisloire, c’était ce qu’ils prouvaient : scribitur ad probandum. Fictions, passions, intrigue n’étaient qu’un condiment destiné à relever une thèse et à la faire digérer aux lecteurs ou aux censeurs. Lorsque, à la fin du règne d’Alexandre II, parut Anna Karénine de Léon Tolstoï, il se trouva des critiques pour se scandaliser de voir l’auteur de la Guerre et la Paix s’amuser à conter une simple histoire d’amour. Ce qu’on appréciait avant tout chez l’écrivain, c’élait la portée sociale de l’ouvrage, la théorie, le système. On devine quel tort a pu faire un pareil penchant à une littérature d’ailleurs riche, profonde, puissante, qui sans ce travers n’eût peut-être pas eu de supérieure en ce siècle, et qui, pour le roman, est peut-être, malgré tout, la première du siècle. Il semble au premier abord que plus étroit était le champ demeuré libre, mieux il devait être cultivé et plus il devait être fécond ; mais les ouvriers se complaisaient à y faire croître des plantes qui n’y pouvaient venir : dans le sol léger et peu profond à leur disposition, ils s’obstinaient à semer des graines faites pour d’autres terres, au risque de ne récolter que de la paille ou de maigres et vides épis[406].

Encore, si tout le mal eût été pour la littérature, ainsi dévoyée par l’esprit de système et alourdie par le pédantisme ! Mais non, le mal était pour le pays, pour l’esprit public égaré et faussé par de tels procédés littéraires. Le poète ou le romancier, qui croyait faire œuvre patriotique en donnant à ses rêveries ou à ses théories sociales le voile séduisant de la fiction et du drame, ne s’apercevait point que ces vêtements d’emprunt déformaient les idées qu’il voulait rendre populaires, qu’ainsi accoutrées et travesties, les plus nobles vérités prenaient, dans leur romanesque déguisement, quelque chose de faux, de suspect, de chimérique qui les rendait méconnaissables. Sous prétexte de mettre l’imagination avec la fiction au service des idées sérieuses, cette littérature de propagande introduisait le sentiment et l’imagination, avec leurs entraînements et leurs illusions, dans le domaine où, étant le moins à leur place, ils sont le plus pernicieux. Aux questions qui exigent les méthodes les plus sévères, l’esprit dressé à une telle école s’habituait à mêler des idées vagues, des pensées troubles, des songes désordonnés. C’était moins avec la raison et l’expérience qu’avec la fantaisie et la sensibilité que l’on faisait de la science sociale, et, pour le lecteur, cette manière de toucher aux grands intérêts publics, qui à la censure paraissait la plus innocente, était la pire de toutes, parce qu’elle était la plus équivoque et la plus décevante.

Un pareil inconvénient est loin d’être particulier à la Russie ; mais de telles prétentions sont bien plus à redouter, pour la raison publique, dans un pays où il est plus facile d’aborder les grands problèmes d’une façon détournée, sous forme dramatique ou romanesque, que de les traiter à fond, avec une méthode rationnelle et scientifique, — dans un pays où il a été longtemps plus aisé au conteur ou au romancier de décrire les plaies elles souffrances du peuple qu’à l’économiste ou au philosophe d’y chercher des remèdes. Qu’on imagine que, sous Alexandre II, le domaine économique n’était pas toujours plus accessible que la sphère politique ; que l’administration, à maintes reprises, s’est donné la peine d’inviter les journaux à ne pas insérer trop d’articles ou de correspondances sur la misérable situation des paysans et des ouvriers ; que c’est seulement sous le court ministère du général Loris Mélikof que la presse a pu revenir avec un peu de liberté à cette grande question rurale : et l’on ne sera pas surpris si les romans et nouvelles dégénéraient si souvent en brochure politique ou sociale. Depuis vingt-cinq ans, il est vrai, on a néanmoins imprimé beaucoup d’ouvrages traitant ex professo de toutes les réformes ; mais alors même la peur de déplaire et d’être poursuivi engage les écrivains à se maintenir le plus possible dans la sphère aérienne des généralités et des abstractions, où ils ont moins de chance de se heurter aux choses et aux hommes, plutôt que d’analyser les faits réels et concrets, les pratiques du gouvernement et de ses agents. En Russie, il a toujours été moins dangereux d’émettre une théorie avancée, radicale même, que de s’attaquer du bout de la plume aux abus existants ou aux personnages en place.

Les écrivains qui échappent le plus aisément à la répression sont ceux qui, en pervertissant ou faussant l’esprit public, ont l’adresse de flatter ou de ménager l’autorité. Et quand cela ne serait point, ce goût pour les thèses générales, naturellement entretenu par la censure, est d’autant plus fâcheux qu’il n’est que trop conforme aux penchants du caractère national. Ainsi se trouve fortifiée, par le gouvernement même, cette inclination aux raisonnements sur table rase, aux déductions absolues, qui partout est un des principes de l’esprit révolutionnaire, de l’esprit radical. Par ce côté, le régime russe se rencontre singulièrement avec notre ancien régime, qui, lui aussi, avait dressé ses sujets aux spéculations théoriques en ne leur laissant de liberté que dans le champ des rêves[407]. Et, le terrain politique étant plus glissant et scabreux, c’est sur le terrain social que les théories se donnent le plus librement carrière ; ainsi se développent et se répandent dans le pays les penchants socialistes, déjà favorisés par cerlaines traditions, par certains traits de l’organisation communale.

Ce n’est pas tout encore. Pour cerlaines matières, pour celles qui importent le plus au gouvernement, le manque de liberté semble avoir altéré le sens critique. En supprimant la contradiction, on a habitué l’esprit à recevoir, sans les peser, toutes les idées spécieuses ou séduisantes, on a accru le goût pour les sophismes, pour les nouveautés ou les témérités, on a encouragé la vogue des doctrines extrêmes entre lesquelles il ne reste plus de place pour les opinions modérées. Au lieu de s’arrêter à un sage libéralisme, l’intelligence russe s’est précipitée tête baissée vers Jes solutions outrées, avec d’autant plus d’empressement que plus suspects sont ceux qui lui signalent la profondeur de l’abîme où elle court s’engloutir. Quand les gouvernements veulent assurer « aux saines doctrines » une sorte de privilège ou de monopole, ils en déconsidèrent et en affaiblissent les défenseurs, qui ont l’air de combattre à l’abri d’un bouclier officiel. Un régime qui prétend fermer la bouche à l’erreur ôte toute autorité aux principes et aux dogmes qu’il fait prêcher. Là où la critique n’est pas libre, l’esprit peu cultivé s’imagine aisément qu’avec plus de tolérance les opinions prohibées triompheraient sans peine de leurs adversaires. La crainte qu’en montre le pouvoir leur donne quelque chose de plus imposant ; l’ombre ou les ténèbres où elles sont obligées de s’abriter, leur font attribuer une vertu dont le grand jour les pourrait seul dépouiller. Par contraste, les doctrines protégées ou simplement admises prennent un air officiel ou officieux, quelque chose d’obséquieux ou de servile, qui en dégoûte et éloigne le public, la jeunesse surtout[408].

Pour résumer les effets d’un pareil régime, je dirai qu’il tourne à la fois contre l’autorité les bons sentiments et les mauvais instincts ; il éveille contre elle les défiances de l’esprit et les générosités du cœur, en même temps qu’il donne aux opinions suspectes la pénétrante saveur du fruit défendu et le fascinant prestige du courage. Ce qui est permis devient fade et fastidieux, ce qui est prohibé devient intéressant et sympathique.

La Russie actuelle nous montre combien décevante est toute dictature des esprits : elle énerve ce qu’elle veut fortifier, elle renforce ce qu’elle prétend détruire. C’est à elle que revient assurément une bonne part de la faveur que rencontrent les idées révolutionnaires les plus risquées, dans les classes les plus instruites de la société. Si jusqu’ici la stabilité de l’État n’en a pas été ébranlée, c’est que la majorité de la population, étant illettrée, n’en ressent pas les effets. Pour qu’un tel régime réussît, il faudrait qu’il arrivât à étouffer dans leurs principes les idées réprouvées du pouvoir. Or, alors même que la censure n’en laisserait point passer les germes à travers ses tamis et ses cribles, les semences en seraient apportées par les vents du dehors ou les pas de l’étranger.

Un homme, l’empereur Nicolas, a durant trente ans appliqué le seul système logique, isolant la Russie de l’Europe, essayant d’y murer ses sujets comme dans un parc clos. Quand il empêchait les Russes de sortir de ses États et les étrangers d’y entrer, Nicolas suivait le seul procédé qui pût rendre sa censure efficace[409]. Par malheur, on ne peut soumettre à perpétuité un grand empire à une telle quarantaine. On s’est résigné à laisser les Russes voyager, et, dès qu’il est en territoire étranger, le Russe se jette avec curiosité sur tout ce qui est défendu chez lui. Il se repaît avidement des mets prohibés, il goûte aux boissons excitantes et malsaines interdites chez lui, il s’en enivre, et sa raison y succombe d’autant plus vite qu’elle y est moins faite. Le premier soin d’un Russe, en passant la frontière, est d’acheter des livres interdits ; les libraires d’Allemagne le savent et ils en ont un assortiment pour les voyageurs moscovites. Pour goûter au fruit défendu, il n’est pas besoin du reste d’aller à l’étranger : les livres révolutionnaires ont toujours subrepticement pénétré dans l’empire ; il est peu de jeunes gens qui n’en possèdent ou n’en aient lu. Bien mieux, la propagande « nihiliste » a trouvé le moyen d’avoir ses presses à l’intérieur.

Mon premier séjour à Naples remonte au printemps de 1860 ; les Bourbons y régnaient encore. Voulant lire les historiens du seizième siècle, je demandai, à un libraire de la rue de Tolède, Machiavel ou Guichardin : « Monsieur, me répondit-il, l’un et l’autre sont à l’index, vous ne trouverez pas cela à Naples ». J’allais sortir quand mon homme me rappela : « Vous êtes étranger, monsieur, vous avez l’air d’un galant homme qui n’a rien à voir avec la police ; je pourrai vous procurer l’un et l’autre ouvrage », et, entrant dans l’arrière-boutique, il en ressortait avec Guichardin sous un bras et Machiavel sous l’autre. Pour des motifs analogues, les choses se passent parfois de la même façon en Russie ; plus d’une arrière-boutique recèle des livres qu’on se garderait de mettre en montre, et tel libraire fort peu radical fait, à l’occasion, le lucratif commerce de l’article prohibé.

La littérature révolutionnaire s’approvisionne de deux manières : tantôt à l’aide d’écrits reçus de l’étranger, tantôt au moyen de pamphlets imprimés clandestinement en Russie. Dans la poursuite des écrits prohibés, la police et la douane ne sont pas toujours pour les censeurs des auxiliaires sûrs ; il y a là, pour ces deux services, une cause de plus de corruption et de vénalité. On achète à l’occasion le silence de la police comme celui de la douane. Cette dernière a beau maintenir autour du pays un vrai cordon sanitaire, cela n’arrête point la contagion ; et l’infection est d’autant plus grave qu’elle est secrète. La prohibition intellectuelle n’a d’autre résultat que de rendre la contrebande littéraire plus active. Des brochures séditieuses imprimées à l’étranger sont importées en fraude ; et le gouvernement a d’autant plus de peine à mettre la main sur les coupables qu’ils ont parfois des complices dans les rangs de ses agents. N’a-t-on pas un jour découvert, sous Alexandre II, qu’à Pétersbourg le principal dépôt des pamphlets révolutionnaires était dans les magasins de la douane ? Un haut employé de cette administration se faisait adresser de l’étranger des ballots de libelles et se servait de sa situation officielle pour les faire entrer en franchise.

De tels phénomènes sont loin d’avoir rien de nouveau. Dès le début du règne d’Alexandre II, il y avait à l’étranger toute une riche littérature révolutionnaire, d’autant plus puissante que la censure permettait moins de lui faire concurrence. Ce qui ne pouvait se publier à l’intérieur s’imprimait au dehors. Une imprimerie russe, fondée à Londres par Herzen, vers la fin du règne de Nicolas, éditait des ouvrages de toute sorte, documents officiels dérobés aux archives de l’État, ou violents pamphlets. Un journal, la Cloche (Kolokol), rédigé en Angleterre par un proscrit, fut, durant plusieurs années, la feuille la plus lue et la plus influente de l’empire. La Cloche avait autant d’autorité près du gouvernement qui la prohibait que sur le public qui la lisait en cachette. Recevant des correspondances de toutes les parties de l’empire, le journal de Herzen informait les ministres, l’empereur lui-même, de ce qui se passait en Russie. Faute de journaux libres, c’était une gazette du dehors, introduite en contrebande, qui remplissait, auprès du pouvoir et de la société, l’office d’information naturellement dévolu à la presse. Alexandre II était le lecteur le plus assidu du Kolokol ; il y apprenait maintes choses qu’il eût en vain cherchées dans les rapports de ses ministres. De là une anecdote bien connue et caractéristique de l’époque et du pays. Le Kolokol avait attaqué, avec preuves à l’appui, quelques personnages de la cour. Dans leur embarras, les gens ainsi pris à parti ne trouvèrent qu’un moyen de se mettre à l’abri des dénonciations de Herzen : ils firent imprimer, pour le cabinet impérial, un numéro revu et corrigé de la feuille proscrite. Herzen le sut et, à quelque temps de là, l’empereur trouvait sur son bureau un exemplaire authentique du numéro falsifié.

L’émancipation, dont le Kolokol s’était fait l’ardent promoteur, mit fin à cette espèce de dictature morale d’un réfugié. La liberté relative laissée à la presse et à la littérature du dedans ruina la vogue de la presse révolutionnaire de l’étranger. Les mesures répressives du gouvernement devaient rendre de l’importance aux publications clandestines du dedans et du dehors. Il s’est fondé en Suisse, à Genève spécialement, toute une presse russe qui durant quelques années a retrouvé de nombreux lecteurs. Si toutes ces feuilles réunies n’ont jamais eu l’autorité de la Cloche de Herzen, elles ont, comme cette dernière, trouvé des correspondants jusqu’au fond de l’empire ; et, bien qu’à bon droit suspectes, elles m’ont parfois donné des renseignements qu’on eût en vain demandés à la presse de Pétersbourg ou de Moscou[410].

Depuis le temps de Herzen, les ennemis du pouvoir ont fait des progrès en audace ou en adresse ; non contents d’avoir des imprimeries et des journaux au dehors, ils ont voulu avoir des presses à l’intérieur de l’empire et jusque dans la capitale. D’innombrables pamphlets et des placards de toute sorte, imprimés en Russie même, à la barbe de la censure et de la police, ont été secrètement distribués par les adeptes ou publiquement affichés sur les murs des villes. Dès avant la guerre de Bulgarie, il circulait de nombreuses proclamations anonymes : À la jeune Russie ! À la jeune génération ! Au peuple russe ! etc., sans parler des contes allégoriques spécialement destinés au peuple, tels que l’Histoire des quatre frères et la Machine ingénieuse. Depuis, de telles brochures n’ont plus suffi à l’ambition des agitateurs ; ils ont fondé des journaux dont le premier avait pour titre la devise habituelle du radicalisme russe : Terre et liberté (Zemlia i Volia)[411]. Ce petit journal clandestin était, en 1878 et 1879, le moniteur officiel des révolutionnaires. C’est là que se publiaient les sentences rendues par des juges mystérieux. Outre des articles de fond et une partie pour ainsi dire officielle, cette singulière feuille contenait des correspondances, des feuilletons, voire même des annonces, et le prix de vente des numéros. Pour ces journaux ou ces pamphlets, le mode de distribution variait : on les envoyait sous enveloppe par la poste ; on les insérait dans des journaux conservateurs ; on les faisait distribuer dans les rues par d’innocents complices ne sachant pas lire ; on les déposait aux portes des maisons ou sous les banquettes des omnibus et des voitures publiques. Comme autrefois le Kolokol de Herzen, Terre et Liberté et ses successeurs étaient placés par des mains invisibles dans les papiers des hauts fonctionnaires et envoyés, au nom du « comité exécutif », aux ambassades près du tsar. La publication de cette insaisissable Zemlia i Volia a été suspendue, non par les arrestations gouvernementales, mais par les discordes de ses éditeurs. Elle a été remplacée, vers la fin de 1879, par deux feuilles représentant les deux fractions entre lesquelles se partageaient les révolutionnaires russes, la Narodnaïa Volia (la Volontéla Liberté du peuple) et le Tchernii pérédèl (le Partage noir) ; l’une organe des terroristes, l’autre des propagandistes socialistes[412]. Ces deux continuateurs de Terre et Liberté étaient imprimés en plein Pétersbourg par des affidés des deux sexes. Ces typographies, ou mieux ces presses nihilistes ne pouvaient toujours échapper aux perquisitions du gouvernement. La police a fini par mettre la main sur les imprimeries et les bureaux de rédaction des deux feuilles rivales ; mais on a eu beau en exiler en Sibérie les compositeurs ou rédacteurs, les organes attitrés des révolutionnaires n’en ont pas moins reparu dans la capitale, à des intervalles irréguliers.

Sous Alexandre III, comme sous Alexandre II, on a découvert, dans les villes et les campagnes, à Kief, à Kharkof, à Odessa, à Varsovie, de même qu’à Pétersbourg et à Moscou, plusieurs de ces imprimeries secrètes ; et où étaient-elles cachées ? était-ce toujours chez des particuliers, chez des étudiants ou bien dans ces usines où les « propagandistes » servaient de contremaîtres et d’ouvriers ? Non ; on en a parfois découvert, de même que des laboratoires d’engins explosibles, chez des fonctionnaires[413], dans des monuments publics, dans des bâtiments appartenant à la couronne ou aux ministères, dans des séminaires ecclésiastiques ou des couvents. Un jour peut-être on saisira des presses clandestines dans les bureaux de la censure.

Pour mettre fin à de pareils désordres, le pouvoir n’a rien trouvé d’autre que de rendre plus rigoureux encore les lois et règlements sur la presse et l’imprimerie. il y avait déjà des inspecteurs de la typographie ; il était déjà défendu d’établir des imprimeries sans un permis spécial : cela n’a plus semblé suffisant. On a interdit de vendre ou d’acheter sans autorisation des presses ou des appareils typographiques, appliquant à tout ce qui touche l’imprimerie les restrictions imposées, vers le même temps, au commerce des armes. Comme pour rendre l’assimilation plus complète, les hommes qui violent les règlements sur la typographie ont, de même que les auteurs d’attentats sur les fonctionnaires, été placés en dehors des lois civiles. Des arrêtés, en date de 1879 et 1880, ont soustrait « temporairement » à la connaissance des tribunaux toutes les affaires de ce genre.

Ces mesures draconiennes n’ont pu jusqu’ici étouffer la publication des journaux et des brochures de la révolution ; mais, quand le gouvernement parviendrait à saisir toutes les presses aux mains de ses adversaires occultes, il ne leur aurait point retiré tous leurs moyens de propagande. À défaut de l’imprimerie et des inventions modernes, il resterait aux agitateurs la copie manuscrite, et l’on ne saurait dire ce qu’il peut se divulguer d’idées par ce procédé archaïque. Sous le règne de Nicolas, c’était la principale ressource des révolutionnaires ou des frondeurs. Il y a eu longtemps toute une littérature manuscrite ou clandestine qui, en popularité, ne le cédait point aux œuvres les plus répandues par l’imprimerie. Plus d’une pièce connue de tous n’a jamais été imprimée, en Russie du moins ; car, à l’étranger, des recueils de ces morceaux prohibés ont eu plusieurs éditions. Certains collèges ou séminaires ont encore leurs journaux manuscrits, et, en arrivant au gymnase ou à l’Université, jeunes gens et jeunes filles ont la plupart pour premier soin d’apprendre et de copier des pièces interdites.

À défaut de la copie manuscrite ou hectographiée, il reste la parole, qui ne laisse pas de trace, et la mémoire, où se gravent impunément propos séditieux et chants révolutionnaires sans que la censure ou la police y aient rien à voir. C’est ce qui se fait tous les jours ; plus d’un Russe m’a raconté avoir appris par cœur des vers ou des contes prohibés dont, par défiance de la police, il n’osait garder copie. Tout cela peut paraître assez innocent et puéril, mais ces curiosités d’écolier, qu’on est tenté de prendre pour des espiègleries enfantines, ont un grand inconvénient : elles dressent les jeunes gens à la dissimulation, aux mystérieux conciliabules ; elles leur donnent le goût des affilialions clandestines.

Si l’on nous demandait ce qui partout profite le plus du manque de liberté de la presse, nous répondrions que ce sont les sociétés secrètes. On pourrait dire a priori que, dans tout État, il y a d’autant moins de sociétés occultes que la parole est plus libre. La propagande souterraine hérite de tout ce qu’on enlève à la presse publique. C’est là un phénomène facile à constater dans la Russie actuelle, comme dans l’Italie d’avant 1860. Je demandais à un Russe, il y a déjà une quinzaine d’années, si, de son temps, il y avait à l’Université des sociétés secrètes. « Non pas précisément, me répondit-il, nous nous réunissions seulement par petits groupes pour lire en cachette des livres prohibés et réciter des chansons interdites. » Ainsi a commencé plus d’une association révolutionnaire : de tels conciliabules en portent le germe. On se prête des livres défendus, on les copie à l’insu de ses maîtres, on se cotise pour en acheter, et peu à peu on est lié par un secret commun et compromettant. La crainte des espions ou des délateurs fait qu’on se jure le silence, et, plus la police est ombrageuse, plus on se sent solidaire. Avec de telles habitudes, les amitiés de jeunes gens deviennent aisément de la complicité ; ce sont des chaînes souvent difficiles à briser. Là même où, à proprement parler, il n’y a pas de sociétés secrètes, il y en a tous les éléments. C’est ainsi, à l’abri même des lois contre la liberté de la pensée, que se développe chez les jeunes gens l’esprit révolutionnaire sous sa forme la plus pernicieuse. Et, en Russie, le mal n’est pas nouveau : il remonte jusqu’à Nicolas ou, mieux, jusqu’à Alexandre Ier puisqu’à la mort de ce prince les sociétés secrètes du Nord et du Sud se croyaient assez fortes pour tenter une révolution. À la clandestinité, le meilleur remède est la libre publicité.

On dit souvent que les mauvaises doctrines se propagent par la presse, cela est vrai ; mais de tous les moyens de propagande révolutionnaire, c’est peut-être encore le moins redoutable, car c’est le plus facile à surveiller et à combattre à armes égales. La propagande orale et cachée, telle qu’elle est en usage en Russie, cette propagande mystérieuse et insaisissable, dont les progrès ne peuvent être suivis ni la marche arrêtée, mine sourdement des institutions qui semblent respectées de tous, et exerce des ravages d’autant plus profonds qu’elle prête plus aux illusions et aux surprises. C’est une chose singulière que le pays de l’Europe où la presse semble le plus redoutée, est un État où les journaux ne peuvent trouver accès qu’auprès du petit nombre, l’immense majorité restant illettrée.

Dans sa lutte avec les doctrines subversives, tout gouvernement devrait faire le vœu du héros homérique, qui, pour lutter avec les dieux, ne leur demandait que de se laisser voir. Aucun n’aurait eu plus d’intérêt que le gouvernement russe à combattre ses ennemis à visage découvert, car le premier effet de la lumière eût été de montrer à tous le petit nombre des troupes ténébreuses qui, grâce à l’obscurité dont elles s’enveloppaient, le tenaient en échec.

L’exemple de la Russie prouve que de nos jours la liberté de la presse n’est pas seule responsable des progrès de l’esprit révolutionnaire. Certes, cette liberté n’est pas une panacée ; elle ne cicatrise pas toutes les plaies qu’elle aime à sonder, elle envenime parfois le mal qu’elle prétend guérir. Plus qu’aucune autre elle a ses défauls et ses inconvénients ; mais, en dehors des considérations politiques, elle a pour l’État des avantages que rien ne remplace. Avec elle, l’esprit révolutionnaire n’aurait peut-être pas fait moins de victimes ; à coup sûr il n’aurait été ni plus redoutable, ni plus contagieux, et le gouvernement et la nation auraient été plus éclairés sur leurs propres besoins et leurs propres forces. Avec le droit de discussion et le droit de critique, le pouvoir eût été mieux informé ; l’administration, la justice, l’instruction publique, les finances, l’armée même, y eussent plus gagné que la révolution. Si les pays où la presse est affranchie de toute gêne nous dégoûtent parfois d’une liberté, qui semble inséparable de la licence, le spectacle offert par les États où elle est trop incomplète est bien fait pour nous réconcilier avec la liberté de la presse.

Deux raisons font qu’à nos yeux l’émancipation de la pensée aurait, en Russie, plus d’utilité et moins d’inconvénients que dans la plupart des autres États. La première, c’est qu’il n’y a pas de question dynastique, pas de lutte sur la forme même du gouvernement ; c’est que, l’immense majorité de la nation étant, dans toutes les classes, d’accord sur le principe de l’autorité, il ne peut y avoir, en dehors des extrémités du parti révolutionnaire, d’opposition systématique et purement négative. La seconde raison, c’est que, sous le régime autocratique, la presse est le seul moyen qu’ait le pays d’influer sur son gouvernement, et presque le seul moyen qu’ait le pouvoir de connaître les vœux et les besoins de la nation. Plus puissant est le gouvernement, et moins il doit redouter les indiscrétions, les témérités, les attaques même de la presse ; car il reste jours maître de ne lui point prêter l’oreille et de lui clore la bouche. Sous le régime autocralique, en effet, des lois ne suffisent pas pour assurer les droits de la pensée ; dans cette sphère, comme dans toute autre, le pouvoir souverain ne saurait être lié par ses propres oukazes. Les franchises dont il gratifierait la presse seraient pour lui d’autant moins à craindre que, de quelques garanties légales dont on la décore, cette liberté ne serait jamais qu’une liberté de tolérance.




LIVRE VI
L’AGITATION RÉVOLUTIONNAIRE ET LES RÉFORMES POLITIQUES.




CHAPITRE I


Pourquoi les réformes semblent-elles avoir développé l’esprit révolutionnaire ? — Explication des conservateurs. — Explication des libéraux. — La Russie en désaccord avec elle-même et en désaccord avec le monde extérieur. — Des classes où se recrutent les révolutionnaires. — Motifs qui poussent « l’intelligence » au radicalisme. — Les écoles et le prolétariat lettré. — La question de renseignement et le « nihilisme ». — Comment le peuple répugne aux théories radicales. — Déconvenues des agitateurs et raisons de l’insuccès de leur propagande. — Quelle prise peut trouver sur le peuple l’esprit révolutionnaire. — Question agraire et socialisme[414].


Il est, dans la vie des peuples, des époques qui deviennent pour l’histoire comme une énigme. Ainsi en est-il du règne d’Alexandre II. Jamais, en aucun pays chrétien, autant de changements n’ont été accomplis en une aussi courte période, sans l’aide d’une révolution. Qui eût osé prédire, aux beaux jours de l’émancipation, que toutes ces grandes mesures dont, en d’autres temps, une seule eût suffi à la gloire d’un règne, auraient pour couronnement le meurtre du libérateur des serfs et laisseraient la Russie désabusée, inquiète de sa voie, incertaine de son avenir ? Et cependant, pour qui connaît la Russie contemporaine, les désillusions de la paix et de la guerre, la gêne publique et privée, imposée par les difficultés financières, par la baisse du papier-monnaie, par les disettes ou les mauvaises récoltes, pour qui surtout ressent l’amer désenchantement laissé dans les âmes par l’inefficacité, l’inexécution ou l’inachèvement des grandes réformes, rien ne surprend plus, ni l’ardeur et l’audace des ennemis du pouvoir, ni l’indifférence et l’apparente torpeur de la société, ni l’isolement moral et les irrésolutions des gouvernants[415].

Nous l’avons dû constater à chaque pas, pour l’émancipation, pour l’administration, pour la justice, pour la presse : aucune des grandes réformes n’a donné au gouvernement et au pays ce que le pays et le gouvernement en attendaient. Presque partout, dans chaque sphère de la vie publique, nous avons vu que l’optimisme confiant des premières années avait fait place à une sorte de pessimisme découragé ou de scepticisme anxieux. À considérer le malaise de la nation, le trouble des intelligences, le désarroi du pouvoir, on dirait que les réformes n’ont profité qu’à l’esprit révolutionnaire. Devant l’effervescence de la jeunesse et des classes instruites, devant l’obscure et mystérieuse somnolence des masses populaires, en face des hésitations et des contradictions d’un pouvoir désorienté, sans programme, presque sans conviction, l’avenir de la Russie, émancipée du servage, semble non moins sombre qu’aux derniers jours de Nicolas, au temps des défaites de Crimée. Ces études seraient trop incomplètes si nous ne cherchions par où s’explique une aussi triste anomalie.

À toutes ces déceptions, trop nombreuses et simultanées pour n’avoir pas une cause commune, il est aisé de trouver deux raisons opposées et d’une égale simplicité. Et d’abord l’explication de ce phénomène ne serait-elle pas dans le nombre même et la rapidité des réformes ainsi accumulées ? De toutes les réponses faites à pareille question, c’est là une des plus naturelles. On ne saurait, dit-on, toucher à toutes les coutumes ou les lois d’un pays, sans y jeter le trouble, sans qu’il en reste dans nombre d’esprits un désordre dont les effets peuvent être redoutables. Tout changement a ses inconvénients ; les plus indispensables amènent une perturbation temporaire. Toute réforme a ses défauts, ne serait-ce que les espérances et les illusions suscitées par chacune. La société russe a été trop remuée, depuis un quart de siècle, pour avoir pu retrouver son assiette. Dans sa soif de progrès, l’opinion a cru tout possible et n’a été satisfaite de rien. Au lieu de donner aux lois récentes le temps de porter et de mûrir leurs fruits, on n’a eu d’autre souci que de greffer les unes sur les autres des innovations nouvelles. Esprit d’inquiétude, aspirations vagues et exigences ingénues, désenchantement des rêves déçus, impatience des obstacles et de la longueur de la route, colères et ressentiments contre les hommes et les choses, n’en est-ce pas assez, sans parler de la grande secousse sociale de l’émancipation, des fortunes compromises et des situations ébranlées, pour expliquer les conquêtes de l’esprit révolutionnaire dans une jeunesse aveuglément présomptueuse et sans expérience, chez une nation elle-même inexpérimentée, novice et confiante en soi, se sentant arriérée en face d’autrui, humiliée de l’être sans toujours l’avouer, et, dans sa hâte de rejoindre ou de devancer les autres, ne comprenant point que la première condition d’un progrès normal est le temps et la patience ?

— Erreur ! entendons-nous crier dans un autre camp ; la cause de tout le mal, c’est que ces réformes si nombreuses ne l’ont pas été assez ; c’est que, pour la plupart, elles ont été mal conçues ou mal appliquées ; c’est que, dans ses lois, le législateur n’a pas osé agir conformément à ses principes, et que, dans l’exécution, le pouvoir n’a pas obéi à ses lois. Loin d’avoir fait trop, on n’a pas fait assez ; loin de tomber dans le superflu, on a reculé devant le nécessaire. Les réformes comme les révolutions s’appellent les unes les autres ; elles se complètent et s’étayent mutuellement ; elles ne sauraient rester debout isolées ; et, de toutes celles tentées depuis vingt-cinq ans, il n’en est pas une qui ne fût indispensable. C’est une chaîne dont chaque anneau se tient, et, en Russie, la chaîne manque de plusieurs anneaux. Le mal, ce sont les demi-mesures, les restrictions, les contradictions ; c’est qu’en innovant on a trop conservé du passé, c’est qu’oublieux du précepte évangélique on a trop fréquemment cousu du drap neuf à de vieux vêtements, et versé du vin nouveau dans de vieilles outres au risque de les faire éclater.

Dans le monde complexe de la politique, la vérité a souvent plusieurs faces ; deux thèses, en apparence inconciliables, peuvent chacune contenir une moitié du vrai. C’est ici le cas. En tout pays, il est malaisé de faire de grands changements, sans en faire rêver de plus vastes ; malaisé de remuer le fond de la société, sans en agiter la vase. Dans les transformations politiques, un peuple peut éviter les révolutions, il ne saurait guère éviter l’esprit révolutionnaire.

En Russie, ce n’est là cependant que la moindre raison des difficultés présentes. La cause principale et la plus profonde, c’est celle que nous n’avons cessé d’indiquer : c’est le manque de logique, le manque de plan général de toutes ces réformes, trop souvent mises bout à bout, sans lien entre elles, sans enchaînement même entre leurs diverses parties, et presque toutes restreintes encore dans la pratique, éludées ou discréditées comme à dessein par les mains qui ont mission de les appliquer. C’est le défaut de concordance des lois nouvelles entre elles, et de ces lois avec les vieilles mœurs, avec les débris des anciennes institutions demeurées debout. La Russie des réformes ressemble à une ancienne maison, reconstruite à neuf dans quelques-unes de ses parties, conservée presque intacte dans les autres, et cela sans que l’architecte ait pris soin de raccorder les diverses pièces, avec des différences de niveau à chaque étage, avec des salles basses et obscures faisant suite à des chambres hautes et bien éclairées. Comment s’étonner que, parmi les habitants, les uns regrettent ce qui a été détruit, tandis que les plus jeunes prétendent tout jeter bas pour tout refaire à neuf ?

Ce double défaut d’harmonie des institutions entre elles, et des institutions avec les pratiques gouvernementales, suffirait à fomenter l’esprit révolutionnaire. Mais, à la diffusion du radicalisme et des idées subversives, il est une autre cause, d’importance au moins égale, qu’on ne doit jamais perdre de vue. À côté du désaccord de la Russie avec elle-même, de son manque d’orientation intérieure, il y a le désaccord de la Russie avec l’Europe moderne, le contraste des formes et des maximes de son gouvernement avec tout ce qui l’entoure et l’avoisine, avec l’esprit de notre âge et de notre civilisation. Pour que la révolution ne pût jeter de racines dans l’empire des tsars, il faudrait que la Russie fût à la fois en paix avec elle-même et en harmonie avec le monde extérieur, avec le monde contemporain, qui malgré elle pèse d’un grand poids sur elle. Or, de ces deux conditions, presque également essentielles, l’une ne lui manque pas moins que l’autre.

Les Russes aiment à regarder les révolutions comme une sorte de maladie de vieillesse, produite par l’altération ou le manque d’équilibre des organes sociaux, par l’atrophie des uns, l’hypertrophie des autres. Se sentant jeunes, ils se flattaient, grâce à leur état social, d’être à l’abri de pareilles affections séniles. À leurs yeux, la révolution étant le résultat du prolétariat et des luttes de classes, comment l’esprit révolutionnaire pouvait-il pénétrer dans un pays qui, grâce à un régime de propriété tout spécial, ne connaissait ni prolétariat, ni antagonisme de classes ? Avec le mir du paysan, rien de pareil à redouter. Pour mettre à nu l’illusion de cet axiome de l’orgueil national, nous n’avons pas attendu que les complots se fussent chargés de désabuser les plus confiants. Contre les revendications révolutionnaires, le mir moscovite, nous l’avons dit mainte fois[416], est une assurance manifestement insuffisante. Toutes les révolutions ne sortent pas des luttes de classes. Les doctrines radicales n’éclosent pas seulement dans les ateliers d’ouvriers prolétaires ; si c’est là qu’elles trouvent le sol le plus propice, ce n’est pas le seul où elles puissent germer.

Ce qui est vrai, c’est qu’en Russie le milieu où s’agitent les instincts novateurs et les penchants révolutionnaires, est fort différent de celui où de pareilles tendances rencontrent le plus d’adhérents en Occident. Les thèses et les prétentions, les systèmes et les chimères sont, au fond, fort analogues ; il n’en est pas de même des apôtres et des prosélytes du radicalisme. C’est là un des phénomènes qui méritent le plus d’attention.

Il y a pour les hommes d’autres causes d’irritation que les privations ou les souffrances de la vie matérielle ; il y a pour les peuples d’autres besoins que les nécessités économiques. La Russie elle-même en est un exemple ; un grand nombre de Russes ont beau prétendre que chez eux il n’y a point de questions politiques, mais seulement des questions économiques, les événements démentent cette espèce de matérialisme.

Les revendications de la plupart de leurs révolutionnaires ont beau affecter une forme socialiste et subversive, l’état économique et la situation matérielle du pays ne sont ni les seules ni peut-être les principales raisons de la vogue des idées révolutionnaires. Ce qui par-dessus tout a favorisé le développement du radicalisme, c’est la contrainte morale, la gêne et les privations intellectuelles, inhérentes au régime politique. C’est cette sorte de diète spirituelle qui, en aigrissant et faussant les esprits, en débilitant les tempéraments, en surexcitant le système nerveux, a prédisposé les Russes aux appétits bizarres, aux emportements passionnés et aux rêveries maladives.

Comment expliquer autrement l’indulgence ou la faveur que les idées d’opposition, si ce n’est les sophismes révolutionnaires, rencontrent dans les classes manifestement intéressées au maintien de l’ordre social ? En Russie, nous l’avons déjà constaté[417], ce n’est point dans le peuple des villes ou des campagnes, dans les classes les plus déshéritées et en apparence le plus en droit de se plaindre, que se sont recrutés les plus nombreux et les plus zélés adversaires du gouvernement. C’est au contraire dans les classes cultivées et naguère encore dites privilégiées ; c’est dans la mince couche civilisée que, par opposition aux masses populaires, on désigne du nom d’intelligence[418]. À cela rien de surprenant, les hommes cultivés étant naturellement ceux auxquels les discordances intérieures du pays sont le plus sensibles et le plus pénibles. Aussi est-ce par eux et par la haute aristocratie que, dès le règne d’Alexandre Ier, les idées révolutionnaires ont, avec les idées libérales, commencé de s’infiltrer dans l’empire. Depuis lors, depuis l’échec des conjurés de 1825, bien des progrès ont été accomplis et des abus supprimés ; mais, selon la profonde remarque de Tocqueville, à propos de l’ancienne France, c’est souvent au moment où les abus sont devenus le moins lourds qu’ils deviennent le plus irritants. Si l’excentrique intempérance des théories subversives et les cruels attentats des fauteurs de la révolution ont singulièrement affaibli, dans la haute société, la vogue des thèses révolutionnaires et le dilettantisme radical, il n’en reste pas moins, chez presque tout ce qui est indépendant par position ou par caractère, chez tout ce qui n’est pas personnellement intéressé aux abus, un ferment de vague libéralisme que le gouvernement est le premier à confondre avec la révolution.

Il n’y a peut-être pas de pays où l’esprit d’opposition soit si répandu. Les classes ailleurs réputées conservatrices ou dirigeantes en sont toutes plus ou moins imbues. La haute noblesse et les hauts fonctionnaires se maintiennent d’ordinaire prudemment dans les limites d’une fronde moqueuse ; mais la petite noblesse et la bourgeoisie naissante, les rangs inférieurs du tchinovnisme et les enfants du bas clergé ont été pour les agitateurs une pépinière inépuisable. C’est dans les régions de l' intelligence qui confinent au peuple, dans les classes besogneuses et à demi instruites, que la propagande révolutionnaire fait le plus de prosélytes. Cela est naturel : au malaise moral, aux souffrances intellectuelles, s’ajoutent chez elles la gêne matérielle et les difficultés de la vie quotidienne ; aux généreuses révoltes de l’esprit contre les injustices ou les inconséquences d’un régime d’arbitraire, se mêlent les rancunes et les rébellions intéressées de l’égoîsme contre les vices apparents ou réels d’un ordre social qui, d’un grand et fertile empire, semble faire le pays de la misère.

Les écoles, le lecteur le sait déjà, ont été les principaux foyers du radicalisme, et plus haute était l’école, plus révolutionnaire était l’esprit des jeunes gens qui en sortaient[419]. Cela encore n’a rien qui puisse surprendre, l’instruction ouvrant fatalement la jeunesse à des aspirations que le régime du pays ne pouvait satisfaire. À cet égard, le pouvoir ne saurait se faire illusion : par les besoins qu’elles fomentent, par le goût de l’investigation qu’elles provoquent, par la confiance dans le droit et la raison qu’elles inspirent, par les curiosités qu’elles éveillent et les comparaisons qu’elles suggèrent, la science et l’instruction, de quelque surveillance qu’on les entoure, prédisposent invinciblement à la critique, au libre examen, par suite au libéralisme, à l’esprit d’innovation. À ce titre les sujets d’un autocrate seront d’aulant moins sûrs que leur horizon intellectuel sera moins borné. Le gouvernement impérial l’a vaguement senti ; de là, malgré son noble désir de relever le niveau intellectuel de la nation, ses fréquentes velléités restrictives vis-à-vis de la science, des universités, des écoles. Nicolas, on le sait, avait systématiquement réduit le nombre des étudiants, et mutilé l’enseignement. Alexandre II s’était fait honneur en ne suivant pas un pareil exemple ; mais, en dépit de tous les encouragements officiels qui lui sont prodigués, la science, ses interprètes et ses écoles sont, pour le gouvernement, demeurés plus ou moins suspects. Il n’en saurait être autrement ; cette suspicion, mal déguisée derrière des règlements vexatoires et une jalouse tutelle, ne pouvait manquer d’indisposer les maîtres et les élèves. Plus étroite a été la direction imprimée aux études, et plus défiante a été la jeunesse. Nous avons déjà mentionné l’échec politique du classicisme et l’insuccès des diverses méthodes pédagogiques successivement prônées par les divers ministres[420]. Classique ou « réale », imprégnée de l’idéalisme antique ou du naturalisme moderne, toute science devait fatalement mettre en relief les antinomies de la vie russe, et échouer dans la tâche de former des sujets à l’autocratie. Pour cela il fallait l’ancienne éducation de famille, toute superficielle, toute de forme et de mode.

En tout pays semblable à la Russie, la diffusion de l’instruction eût d’abord tourné au profit de la révolution ; mais ce phénomène a été singulièrement accentué par les conditions de l’enseignement russe. Je ne parle pas seulement des vexations imposées aux maîtres ou aux élèves, des règlements tyranniques de certains ministres, de l’avilissement des corps universitaires, de l’attrait fascinateur donné par la censure aux écrits et aux écrivains prohibés : je parle de l’organisation générale de l’enseignement et des particularités scolaires propres à l’empire. D’abord, la Russie, où jadis l’instruction était presque entièrement domestique, est peut-être aujourd’hui le pays où l’enseignement, secondaire et supérieur, éloigne le plus de la famille. Cette transformation, à laquelle ont également contribué les exigences des programmes gouvernementaux et le petit nombre des écoles, le renchérissement de la vie et la compétition universelle, a pour premier effet le relâchement des liens de famille et, par suite, le manque de direction de la jeunesse, privée de ses guides naturels. L’instruction est séparée de l’éducation ; la jeunesse livrée à ses rêves, à ses découragements, à ses exaltations ; et cela est presque aussi vrai des jeunes filles que des jeunes gens. Le mal, à cet égard, est d’autant plus sensible que la femme russe est plus avide d’apprendre, que la Russie est peut-être aujourd’hui le pays où il y a le moins de différence entre les aliments intellectuels donnés aux deux sexes, et que, dans son appétit de savoir, l’esprit féminin, mis subitement à un régime parfois trop substantiel pour lui, en ressent une sorte d’inflammation.

Il y a bien, dans les villes de quelque importance, des externats pour les filles comme pour les garçons ; mais dans ces « gymnases » un grand nombre des élèves, originaires de la campagne ou des petites villes, ont dû, pour étudier, quitter la maison paternelle ; ils vivent en pension chez des logeurs, ou s’entassent dans des phalanstères souvent communs aux deux sexes. Encore si ces étudiants et étudiantes, sans attaches morales avec la société qui les entoure, avaient emporté du foyer une solide éducation première, s’ils gardaient avec leurs parents des relations d’affection et de respect ; mais, pour beaucoup d’entre eux, cela ne saurait être. Les parents, alors même qu’ils seraient dans le voisinage, ne pourraient conserver un grand ascendant sur des enfants auxquels ils sont intellectuellement inférieurs. Nous touchons ici à un fait capital pour l’intelligence du radicalisme russe. Un grand nombre des élèves des écoles et des universités sortent de familles pauvres, peu instruites, incapables de leur donner aucune direction. Un grand nombre des étudiants sont presque indigents, et ne doivent leur instruction qu’à la générosité publique ou privée. Les Russes, qui se vantent de n’avoir pas de prolétariat économique, possèdent une sorte de prolétariat intellectuel, de paupérisme universitaire que l’État et le pays entretiennent à leurs frais.

Il en était ainsi chez nous-mêmes, au moyen âge, parmi les étudiants et les clercs, attirés des quatre coins de l’Europe, au pied de la montagne Sainte-Geneviève ; mais alors la jeunesse avait une direction, l’Église, et l’esprit, un frein, la foi ; alors les étudiants se nourrissaient des scolastiques au lieu de se repaître de Darwin, de Renan ou de Karl Marx. Aujourd’hui même, la Russie est loin d’être le seul pays que la brusque diffusion d’une instruction souvent mal équilibrée menace d’une sorte de déclassement social. La France et tous les États du continent, y compris l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, sont plus ou moins atteints du même mal[421]. En Russie, cette plaie de nos sociétés modernes est peut-être encore moins étendue ou moins profonde qu’ailleurs ; mais elle est envenimée et rendue plus dangereuse par le tempérament et par l’âge de la nation. Nulle part, les classes populaires ou peu aisées ne sont, intellectuellement et moralement, moins préparées à la réception de la science ; nulle part l’esprit encore fruste de la jeunesse n’est plus enclin aux fascinations de la logique et aux chimères de l’abstraction. Ni traditions de famille, ni culture héréditaire ne font, dans ces cervelles russes, contrepoids aux notions troublantes d’une science souvent mal comprise. Les universités et les écoles n’y font pas seulement des déclassés, mais des détraqués. Aussi est-ce dans ce prolétariat des gymnases et des universités, parmi les fruits-secs des écoles civiles, militaires, ecclésiastiques, que le « nihilisme » a recruté ses soldats les plus déterminés, et levé chaque année la plus grosse partie de son contingent.

L’État, l’empereur, les assemblées provinciales, les conseils municipaux, les corporations de marchands ou de bourgeois, les riches particuliers, ont fondé à l’envi de nombreuses bourses de jeunes gens et de jeunes filles, près des collèges et des universités. L’empereur Alexandre II avait lui-même, vers 1869, consacré 500 000 roubles à créer des bourses à l’Université de Pétersbourg. Nombre de particuliers avaient suivi ce généreux exemple ; chaque année voyait surgir des centaines de bourses ; on en comptait 1500 environ en 1880. Ces fondations, multipliées par la vanité, sont souvent à peine suffisantes pour faire vivre les jeunes gens qui en bénéficient ; mais c’est là leur moindre défaut. Afin de prévenir tout déclassement, il faudrait qu’à chaque bourse correspondit une position assurée. Or, il est loin d’en être ainsi. Les jeunes gens, instruits aux frais du gouvernement ou de la société, voient fréquemment les défiances du pouvoir auquel ils doivent leurs études leur fermer l’entrée des carrières publiques. Le gouvernement tient ses propres boursiers en suspicion, et cela non toujours sans raison. Plusieurs des régicides, Solovief, Jéliabof, Ryssakof, etc., étaient des boursiers, ou demi-boursiers, élevés les uns aux frais de particuliers, les autres aux frais de la famille impériale.

Le prolétariat lettré ne se compose pas du reste uniquement de boursiers. À ces privilégiés de la gratuité se mêlent sur les bancs nombre d’étudiants besogneux, qui, n’ayant pu obtenir de subsides du public, sont réduits à se contenter d’une maigre pension de leur famille. La loi militaire, qui accorde de notables avantages aux diplômes universitaires, a poussé les familles chrétiennes ou juives à n’épargner aucun sacrifice pour l’instruction de leurs fils. De là, parmi ces étudiants dénués de ressources, des misères et des souffrances peu faites pour les réconcilier avec la société. Ce qui leur fait défaut, ce n’est pas seulement le matériel d’études et les livres, c’est à la fois la table, le logement, le vêtement. Les rapports des inspecteurs de l’instruction publique ont constaté qu’en hiver nombre d’élèves des gymnases ou des universités ne suivaient pas les cours, parce qu’ils n’avaient pas de vêtements assez chauds pour sortir ; que, pour cette raison, beaucoup restaient chez eux par les grands froids ; que d’autres ne pouvaient travailler le soir faute d’éclairage. Dans cette situation, les jeunes gens s’entassent en de petites pièces, souvent étudiants et étudiantes ensemble, pour économiser le chauffage et la lumière, passant les longues soirées de l’hiver russe en divagations socialistes. De telles conditions sont aussi peu propices aux études qu’à la santé et à l’équilibre moral des jeunes gens. Beaucoup de ces étudiants, incapables de terminer leurs cours, seront naturellement des fruits-secs, rejetés par l’État ou la société, voués par la misère et les déceptions au radicalisme.

Gouvernement, assemblées provinciales, conseils pédagogiques, ont eu compassion de ces indigents lettrés, souvent encore adolescents. On a fondé des sociétés de secours qui leur procurent l’habillement, les vivres, le logement. En quelques villes, à Samara par exemple, on a créé des asiles où un certain nombre d’élèves des gymnases sont hébergés, nourris, chauffés, éclairés gratuitement ou à moitié prix. Comme il arrive souvent à la bienfaisance publique ou privée, ces fondations philanthropiques n’ont fait que pallier le mal et entretenir le paupérisme scolaire qu’elles prétendaient faire disparaîlre. Aussi, après s’être piqué d’ouvrir les portes de l’enseignement secondaire et supérieur « aux enfants de toute classe », le ministère de l’instruction publique a-t-il, depuis quelques années, songé à rétrécir l’accès des gymnases et des universités, en élevant considérablement les rétributions scolaires. Dans un pays qui, malgré tout, est loin de compter trop d’hommes instruits, ce serait là passer d’un extrême à l’autre. Cette sorte d’impôt sur l’instruction risquerait d’être plus nuisible qu’efficace. L’un des principaux soucis du gouvernement de l’empereur Alexandre III semble avoir été de purifier l’atmosphère des écoles et des universités. Pour cela, il n’a malheureusement su recourir qu’à des vexations dont l’expérience avait déjà démontré l’inutilité. Les règlements universitaires édictés, en 1884-1885, sur les conseils de M. Katkof, sont plus faits pour humilier la science et abaisser les études que pour refréner les tendances révolutionnaires.

La question scolaire, universitaire, est assurément un des gros problèmes de l’empire. Nulle part le sort du pays n’est dans une plus étroite dépendance de l’éducation de la jeunesse. C’est dans les hautes écoles surtout qu’il faut combattre l’esprit révolutionnaire, mais cela ne saurait se faire suivant des procédés plus ou moins renouvelés de Nicolas, en s’en prenant aux études et à la culture moderne, en bouleversant les programmes d’enseignement, en substituant les études classiques aux sciences physiques ou vice versa, en limitant le nombre des étudiants ou bornant la sphère des études, en refoulant les femmes et les jeunes filles qui aspirent aux carrières libérales et à une vie indépendante. On aura beau soumettre les universités à la discipline militaire, faire porter aux étudiants un uniforme, les enrégimenter dans des casernes, ce ne seront jamais là que des palliatifs plus propres à cacher les progrès du mal qu’à le guérir. Les procédés inquisitoriaux, les règlements minutieux et tyranniques, le formalisme tracassier et pédantesque du long règne ministériel du comte Tolstoï, ont si manifestement déçu les espérances de leur promoteur, qu’à essayer d’un système opposé on n’a rien à perdre. Restituer aux universités l’autonomie et les privilèges dont on les a dépouillées, rehausser l’ascendant des professeurs en leur rendant des droits dont l’État n’a rien à craindre, témoigner hautement du respect pour la science et ses représentants, et, par-dessus tout, donner au pays des institutions qui puissent supporter une libre critique : tels sont encore les meilleurs moyens de disputer la jeunesse et « l’intelligence » aux fascinations du radicalisme. Comme un pareil changement d’attitude ne peut s’accomplir en un jour, ni porter ses fruits en une saison, comme par tempérament la jeunesse est partout plus ou moins friande de nouveautés, on peut prévoir que les écoles resteront pendant longtemps la pépinière des propagandistes révolutionnaires.

Des classes instruites et de « l’intelligence », comment l’impulsion révolutionnaire peut-elle se transmettre au peuple ? Pris en masse, le fond du peuple est, dans les villes comme dans les campagnes, entièrement étranger aux idées subversives. Par ses habitudes comme par ses croyances, l’homme du peuple, le moujik surtout, répugne aux nouveautés qui se présentent à lui sous forme de rupture avec tout le passé et les traditions, sous forme de révolte contre les autorités de la terre et du ciel. D’ordinaire encore illettré, le moujik n’est pas seulement étranger et hostile aux doctrines nihilistes ou radicales, il leur est fermé, il est sourd à toute prédication de ce genre. Le principal obstacle au triomphe des révolutionnaires, ce n’est pas la force d’un pouvoir que tous leurs complots n’ont pu renverser, c’est la répulsion des masses populaires que tous leurs efforts ne peuvent entamer.

La propagande radicale venant d’en haut, de la jeunesse des écoles surtout, le grand problème pour les agitateurs est de la faire pénétrer dans les classes illettrées, méfiantes de la science incrédule, dans le peuple qui, loin de s’ouvrir à la révolution, se refuse à en comprendre l’esprit. C’est qu’en effet, entre les épaisses couches populaires qui forment le fond de la nation et la mince écorce civilisée de la surface, il y a moralement un intervalle énorme ; on dirait que la dernière ne repose point sur les premières, ou mieux, il n’y a entre elles qu’une simple superposition sans aucune adhérence, aucune pénétration des couches inférieures par celles d’en dessus. Ici se montre toute l’importance du dualisme social qui, depuis Pierre le Grand, semble avoir coupé l’empire en deux[422]. Il y a dans l’État deux nations presque aussi différentes que si l’une avait été conquise par l’autre, deux Russies presque aussi étrangères que si elles étaient séparées par la race, la langue, la religion.

C’est au nom du peuple que les révolutionnaires ont déclaré la guerre à l’autocratie, et ce peuple, dont ils se proclament les champions, loin de les regarder comme ses mandataires, les ignore, les méconnaît, les trahit. Entre eux et lui, il y a une inintelligence presque réciproque, une sorte d’incapacité de s’entendre et d’agir en commun. Ce peuple encore tout primitif, avec lequel ils s’efforcent de se mettre en contact, ils ne le connaissent ou ne le comprennent souvent pas mieux qu’ils n’en sont eux-mêmes compris. Oubliant qu’il est absorbé par ses besoins physiques, en dehors desquels rien ne lui est accessible, les novateurs lui supposent des facultés dont il est dépourvu et des aspirations qu’il n’éprouve point[423].

Beaucoup, sous ce nom de peuple, n’ont en vue qu’une sorte d’abstraction, à demi tirée des livres, à demi forgée dans leur cerveau. Selon la remarque d’un penseur russe[424], leur conception à cet égard est même parfois formée d’après un type étranger. Le peuple de leurs rêves est plutôt la plèbe urbaine, l’ouvrier citadin de l’Occident, auquel s’adressent d’ordinaire nos démocrates, que le peuple encore tout rural de la Grande-Russie. Une partie de leurs méprises vient de cette confusion, dont ils ne sont plus les derniers à s’apercevoir. Pour prêcher la révolution au peuple russe, il faut, sous peine d’être incompris, d’autres formules et une autre langue qu’en Occident.

Au milieu des paysans ou des ouvriers qu’ils prétendent catéchiser, les prédicateurs de la révolution ressemblent fort à des missionnaires débarqués sur une plage lointaine et prêchant un culte inconnu à des hommes qui ne les entendent point ; ou encore aux membres des sociétés bibliques distribuant à des illettrés des Bibles et des tracts. Aussi que de tristes mécomptes ! que de dures épreuves et d’amères déceptions pour les plus ardents apôtres de l’évangile socialiste ! Comment mettre à la portée du peuple des idées toutes nouvelles pour lui ? Les termes mêmes du vocabulaire révolutionnaire lui sont souvent incompréhensibles, et, s’il connaît les mots, les notions qu’ils expriment lui échappent. « Qu’a-t-il dit, dans son baragouin, ce Français ? s’écrie, dans les Terres vierges de Tourguénef, un paysan qui vient d’être assailli de déclamations révolutionnaires. — Je m’étais installée à la campagne, près d’Oufa, écrivait à l’un de ses complices une condamnée politique ; mais j’ai dû quitter le pays, on m’y prenait pour une sorcière[425]. » Et, dans un récit postérieur, une femme qui s’était engagée comme servante dans une ferme, afin, dit-elle, d’apprendre la pratique du travail rural, confesse que les paysans voyaient sa fantaisie d’un fort mauvais œil et ne se faisaient pas faute de lui reprocher « d’ôter le pain à une ouvrière[426] ». Pour faire accepter aux gens du peuple leurs brochures révolutionnaires, les nihilistes ont souvent été obligés de les leur présenter comme des livres de piété, ornés de maximes tirées de l’Écriture et décorés de titres trompeurs[427]. Si quelque paysan illettré conserve, grâce à ce saint travestissement, des volumes qui n’ont rien de chrétien, la plupart, à peine détrompés, remettent les livres suspects à la police, ou, comme ce témoin d’un des nombreux procès politiques, les déchirent eux-mêmes en faisant le signe de la croix.

Les paraboles ou apologues révolutionnaires composés exprès pour le peuple, tels que la fameuse histoire des Quatre Frères en voyage ou la Machine ingénieuse, ne sont pas toujours bien compris de ceux auxquels ils s’adressent, et produisent parfois sur le lecteur naïf un tout autre effet que celui attendu des auteurs. Voici à cet égard une anecdote qui ne manquerait pas de pendants : Un maître d’école, quelque peu libéral et démocrate, comme beaucoup de ses confrères, réunissait le soir les paysans pour leur faire une lecture et les amuser en les éloignant du cabaret. — « Et que leur lisiez-vous ? lui demandait un propriétaire du voisinage. — Des histoires, par exemple les Généraux et le Moujik, de Chtchédrine » (Saltykof). Cette nouvelle, sans être une composition révolutionnaire et prohibée, est un de ces récits à tendances dont la littérature russe est si riche.

Deux généraux se réveillent dans une île sauvage, ils ne savent que devenir, lorsqu’ils aperçoivent un moujik endormi. « Allons, paresseux, lui crient-ils, que fais-tu là couché pendant que nous mourons de faim ? vite au travail. » Le paysan obéit, cueille des fruits, attrape une gelinotte et leur sert à dîner, si bien que les généraux l’attachent la nuit à un arbre pour qu’il ne leur échappe point. Plusieurs jours se passent ainsi ; les généraux, nourris par leur prisonnier, sont gros et gras. Enfin, comme ils s’ennuient de cette vie isolée, le paysan, toujours méprisé et rudoyé, leur fait un bateau et ramène à Saint-Pétersbourg les deux généraux, qui, pour sa peine, lui donnent un verre d’eau-de-vie avec cinq kopeks. « Et que disaient les paysans de cette histoire ? demandait-on au maître d’école. — Les paysans riaient beaucoup ; ils étaient flattés que des généraux pussent avoir besoin d’un de leurs pareils. »

Dans un tel milieu, on devine toutes les mésaventures qui attendent les chevaliers errants du nihilisme. Les plus enthousiastes ont pu souvent se dire que, semblable aux Juifs de l’Écriture, le peuple russe lapide ses prophètes. Les procès politiques ont mis au jour les fréquentes déconvenues des prédicateurs de révolte. Ils ne sont guère plus heureux parmi les ouvriers que parmi les paysans, car le peuple des villes diffère encore peu de celui des campagnes. Dans les capitales même, le populaire est loin d’être sympathique aux séditieux ; à ses yeux, ce sont des traîtres au pays. N’at-on pas vu, en 1878, le bas peuple de Moscou, renouvelant ses exploits de 1861[428], malmener les étudiants qui avaient osé acclamer un convoi de détenus politiques ? Dans les centres ouvriers choisis comme lieux de propagande, à Ivanovo-Yosnesensk par exemple, qui s’enorgueillit du surnom de Manchester russe, l’activité infatigable des racoleurs nihilistes n’a réussi qu’à enrôler un nombre dérisoire de recrues.

À cet égard, la situation semble donc aussi bonne que possible. En aucun pays elle n’est plus rassurante pour le pouvoir. L’agitation radicale est restée superficielle, cantonnée dans les classes lettrées, sans parvenir à pénétrer dans le peuple. Les plus corrosives des idées révolutionnaires n’ont pu entamer les masses : aucun acide ne mordait sur elles. En sera-t-il longtemps de même ? Le peuple, soumis depuis des années à une ardente et opiniâtre propagande, refusera-t-il toujours d’y prêter l’oreille ? Se leurrer d’un tel espoir serait peut-être une illusion qui exposerait un jour à des déceptions terribles. Déjà quelques exemples montrent que, malgré tous ses instincts conservateurs, l’homme du peuple, le moujik même, n’est pas partout insensible aux fascinations révolutionnaires.

Dans les retentissants procès politiques de 1878 à 1886 il s’est presque toujours rencontré parmi les inculpés, parmi les condamnés même, quelques artisans, quelques paysans. Les propagandistes, il est vrai, n’ont encore pu organiser dans les grandes cités un parti ouvrier compact, avec des sections régulières ; mais ils ont déjà réussi, dans le sud notamment, à souffler quelques-unes de leurs idées à la plèbe ouvrière des ports et des usines. En plusieurs villes on a vu des groupes d’ouvriers lancer de violents appels révolutionnaires[429]. Si de pareils cas sont encore une exception, le développement de l’industrie et des grandes villes risque de les rendre de moins en moins rares. La lente et inévitable transformation que subit l’industrie russe, la substitution chaque jour plus fréquente des grandes fabriques et du régime manufacturier aux petits ateliers et à la petite industrie des villages (kousternaïa), amasseront silencieusement dans les villes russes les matériaux d’un prolétariat analogue à celui de nos grandes ruches industrielles de l’Occident. Plus l’ouvrier des villes s’isolera de la campagne et de la terre, plus il se spécialisera et se « dépaysannera », plus il deviendra accessible aux mémes sophismes que ses pareils d’Allemagne ou de France. C’est là un danger dont la Russie ne saurait se défendre qu’en restant un pays de peu d’industrie et de peu de capitaux : mais, alors même que cette transformation de la plèbe des villes serait prochaine, elle ne serait point, pour le grand empire rural, un aussi sérieux embarras que pour les États industriels de l’Occident.

Le paysan restera encore pour des générations le centre de gravité de l’Empire, et, appuyée sur l’ignorance et le dévouement du moujik, l’autocratie peut sembler inébranlable. Quelque insignifiant qu’en soit le nombre, il s’est cependant déjà rencontré des paysans dans les rangs des conspirateurs, jusque dans les rangs des régicides. Jéliabof, l’un des principaux organisateurs des grands complots contre Alexandre II, était le fils d’un serf. Si son éducation universitaire rattachait moins Jéliabof au peuple qu’à « l’intelligence », plusieurs de ses complices, tels que Mikhaïlof et Khaltourine, tels que précédemment Tikhonof et Chiriaief, n’étaient que des paysans plus ou moins dégrossis. En dehors de ces tsaricides, des moujiks, simplement coupables d’affiliation clandestine et de propagande socialiste, ont déjà maintes fois comparu devant les cours martiales, notamment dans le midi, dans l’Ukraine et la Nouvelle-Russie, où, pour divers motifs, le peuple semble moins réfractaire à la propagande radicale. Ce sont là des indices qui méritent d’attirer l’attention. On a beau être rassuré par les sentiments conservateurs, par les préjugés même du moujik, de tels exemples contraignent à se demander si les grossières populations des campagnes demeureront toujours insensibles aux provocations des ennemis de l’ordre. Est-on certain que ces masses, indifférentes à toute théorie politique, n’ofFrent aucune prise aux agitateurs ?

Nullement, à notre avis. Chez ce peuple en apparence si bien gardé contre la contagion, il est un point vulnérable. Ce point, c’est le régime agraire. Le paysan, et avec lui l’ouvrier qui le plus souvent n’est qu’un paysan en séjour à la ville, sont, pour l’immense majorité, propriétaires ; c’est là, nous l’avons dit, ce qui rassure la plupart des Russes contre toute éventualité révolutionnaire. Quelle amorce reste à la révolution ou au socialisme chez un peuple où chaque habitant a sa part du sol ? — Si chaque paysan émancipé était réellement propriétaire personnel du champ qu’il cultive, il serait peu tenté de mordre aux appas du socialisme ; mais, dans la Grande Russie du moins, le paysan, nous le savons, n’est que détenteur temporaire, usufruitier provisoire d’un lot de terres communales. Or peut-on attribuer à ce mode de propriété collective, de sa nature instable et changeant, la même vertu sociale, la même efficacité conservatrice, qu’à la propriété héréditaire qui fait d’un champ la chose de l’homme et de la famille ? Le régime russe a l’avantage de permettre à tous l’accès de la propriété ; mais cet avantage perd beaucoup de son importance, alors qu’avec l’accroissement de la population les lots distribués à chacun deviennent de plus en plus petits et ne suffisent plus à l’entretien d’une famille. Sous ce régime, les soi-disant propriétaires peuvent tous à la fois être gênés et mécontents, parce qu’ils peuvent tous se sentir à l’étroit en même temps, et que les mœurs mêmes du mir, l’habitude de se regarder comme ayant un droit sur la terre, leur donnent de plus grandes exigences.

Je ne veux rien répéter ici de ce que nous a déjà inspiré ce grave sujets[430]. Les lecteurs qui ont bien voulu nous suivre n’auront pas oublié nos conclusions. Le mir ne saurait être regardé comme un antidote infaillible contre le poison révolutionnaire. S’il n’y avait en Russie qu’une seule classe de propriétés et de propriétaires ; si, à côté de la dotation territoriale des communes de paysans, il n’y avait point le domaine réduit de l’ancien seigneur ; si en un mot toutes les terres étaient possédées au même titre et en commun, un tel régime pourrait détruire dans son principe toute revendication socialiste, toute revendication agraire du moins, par la bonne raison qu’il n’y aurait plus de propriété en dehors de la communauté. Or, on le sait, il n’en est nullement ainsi dans la patrie du mir. Une grande partie du sol en culture reste en dehors du domaine des communes, et sur ces terres, soustraites à la collectivité, les révolutionnaires peuvent diriger les yeux et les convoitises du moujik. Cela leur est d’autant moins difficile que le régime des communautés de village n’a pas inculqué aux Russes la notion de la permanence, de l’inviolabilité, de la sainteté de la propriété foncière ; que les partages périodiques des communes, que l’allotissement des serfs lors de leur affranchissement, ont accoutumé le paysan à regarder un remaniement général de la propriété terrienne comme une chose toute naturelle qui, pour être aussi légale qu’équitable, ne demande qu’un oukaze impérial. De là on peut dire que chez ce peuple, si respectueux des usages et des traditions, et, à plusieurs égards, si éminemment conservateur, circule une sorte de socialisme virtuel et latent, un vague et naïf communisme qui perce dans certaines sectes religieuses et qui, sous l’impulsion de la pauvreté ou des incitations du dehors, peut prendre conscience de lui-même et, à un moment donné, devenir un péril.

La situation sociale de la Russie ne saurait donc inspirer à l’observateur la même sécurité qu’à beaucoup des sujets du tsar. Il se peut que, de ce côté, le XXe siècle prépare à la Russie des difficultés inattendues. Pour me servir d’une métaphore fréquemment employée à Moscou, si le mir russe doit être regardé comme le rempart de la propriété contre les instincts révolutionnaires et les théories socialistes, c’est à la façon de ces ouvrages avancés qui, une fois tombés au pouvoir de l’ennemi, peuvent être retournés contre le corps de la place et servir de base d’attaque aux assaillants.

On pourrait, il est vrai, substituer peu à peu la propriété personnelle à la propriété collective ; mais il ne suffirait point de l’abrogation légale du mir pour en faire disparaître l’esprit et les traditions. Maintenu ou supprimé, le système des communautés de village fournit aux novateurs une arme dont ils ne se feront pas faute d’user. Grâce au mir moscovite, c’est sous forme agraire que se présentent en Russie la révolution et le socialisme ; c’est sous cette forme qu’ils ont quelque chance de s’infiltrer dans le peuple. La Russie se croit la nation de l’Europe la moins exposée de ce côté ; peut-être est-ce celle qui l’est le plus. C’est le seul État du monde civilisé où l’on puisse tenter de supprimer la propriété par décret. Les sociétés secrètes savaient ce qu’elles faisaient quand, il y a une vingtaine d’années déjà, elles inscrivaient sur leur drapeau les deux mots de Terre et Liberté : Zemlia i Volia. Pour alimenter les convoitises et les illusions du peuple, les fauteurs de désordre colportent de temps en temps dans les campagnes le bruit d’une nouvelle répartition de terres aux paysans, et forcent le gouvernement, le clergé et les zemstvos à démentir ces insidieuses rumeurs[431]. L’empereur Alexandre III a cru devoir lui-même, lors de son couronnement en 1883, déclarer à ses fidèles paysans qu’il ne saurait y avoir de nouvelle allocation de terres[432].

Si grossières que semblent de telles fables, la crédulité toujours expectante du moujik ne cesse pas de s’en repaître. Il attend le « bienfait » (milost) du tsar avec une invincible obstination. Quelques-uns même aràrment avoir lu, dans le Messager rural, que ce « bienfait » devait être accordé. Dans plus d’un domaine, le seigneur a vu les paysans le prévenir poliment que, d’après « les ordres donnés », on allait bientôt procéder au partage des terres que lui avait laissées la charte d’émancipation. À un propriétaire qui avait leur estime, des moujiks, ainsi abusés, offraient bénévolement pour l’avenir une place de scribe communal. À un autre ils promettaient de laisser, pour sa vie durant, une portion double de celle du simple paysan, s’engageant à la cultiver pour lui et à faire de ses jeunes enfants de bons laboureurs. De pareils traits n’ont pas été rares dans les dernières années, La mort violente de l’empereur Alexandre II n’a fait qu’encourager les chimériques illusions des villageois. Beaucoup restent persuadés que le libérateur des serfs n’a été assassiné que parce qu’il méditait une nouvelle allocation de terres à ses fidèles paysans. Un propriétaire du bas Volga me racontait que ses anciens serfs n’avaient pu lui cacher leur étonnement de le voir revenir de Pétersbourg après le meurtre du tsar. « Petit père, lui disaient-ils, nous te croyions pendu ou en prison avec les autres seigneurs et assassins du tsar. » Je pourrais citer nombre de faits analogues. Par une bizarre perversion, les sentiments conservateurs du moujik et son attachement au souverain peuvent ainsi se retourner contre l’ordre social, contre les classes riches et la propriété. Le paysan, dans son ignorance, a une sorte d’aveugle logique qui lui fait ouvrir l’oreille aux fallacieuses rumeurs des instigateurs de désordre. Grâce à sa grossière conception de la souveraineté et de la société, les révolutionnaires peuvent, auprès du peuple qui les réprouve, utiliser leurs attentats contre le souverain, au profit de leur propagande subversive. Il pourrait, à certaines heures, se trouver des moujiks pour venger, sur les seigneurs et les fonctionnaires, les crimes commis contre le tsar. Une des formes que peut prendre la révolution en ce singulier pays, c’est, selon la sinistre prédiction de G. Samarine[433], un soulèvement populaire au nom de l’empereur, contre les classes cultivées, contre tous les représentants de la civilisation occidentale.

Si les convoitises du moujik ne troublent pas plus souvent l’ordre matériel, la Russie en est en partie redevable à la confiante ingénuité du paysan. Il est si convaincu de voir l’empereur réaliser un jour ses rêves, qu’il en attend patiemment l’exécution. Se montre-t-il disposé à devancer l’heure fixée par l’autorité souveraine, à se mettre de ses propres mains en possession des domaines seigneuriaux, c’est que, sur la foi des émissaires révolutionnaires, il croit en cela même obéir aux volontés impériales. En 1879, par exemple, on a jugé à Kief une quarantaine de paysans du district de Tchighirine convaincus d’avoir formé des associations clandestines, dans le dessein de prendre possession des terres n’appartenant pas aux conununautés de village. Ces associations, organisées militairement sous le nom de droujinas (compagnies), comptaient comme membres plus d’un millier d’affidés, tous paysans, sauf les instigateurs. Or il a été constaté qu’en entrant dans ces droujinas révolutionnaires les moujiks croyaient obéir à la volonté du tsar, dont les meneurs s’étaient donnés comme les secrets messagers.

Voilà le peuple russe ; s’il a des instincts socialistes, c’est d’en haut, c’est de la main paternelle du tsar qu’il attend le signal de ses revendications. Il a toujours l’oreille ouverte aux imposteurs, et aujourd’hui, comme aux trois siècles précédents, comme au temps des faux Dmitri et de Pougatchef, pour avoir quelque chance de soulever un mouvement populaire, il faut parler au nom de l’autocrate ou d’un pseudo-empereur.

En Russie, le principal obstacle à une révolution n’est point dans la raison publique ou le bon sens national ; il n’est pas non plus dans l’état social, dans la satisfaction ou la résignation des masses : il est surtout dans l’esprit de vénération du bas peuple, dans son respect presque également religieux pour la personne du souverain et pour la loi divine. Sous ce double rapport, les « nihilistes » l’ont pris le plus souvent à rebours, et c’est ce qui explique leur peu de succès. À bien des égards, on pourrait dire qu’en Russie le trône est la clef de voûte de tout l’édifice social ; c’est pour cela que les révolutionnaires ont tenté de porter leurs coups jusqu’à lui. Le maintien même de la propriété dépend en grande partie de la solidité du trône ; tout croulerait avec ce dernier parce que tout s’appuie sur lui.

Ce que pourrait être une révolution populaire en Russie, le passé suffit à l’apprendre. Avec le socialisme agraire, les provinces reverraient la sanglante jacquerie de Pougatchef. Une révolution, chez le peuple de l’Europe le plus ignorant et le plus crédule, dépasserait probablement en barbarie toutes nos Terreurs et nos Communes. Les Russes qui cherchent à déchaîner les passions populaires ne se font guère illusion ; ils n’ont pas sur la placidité, sur la bonté moutonnière du peuple, la naïve assurance des philosophes du xviiie siècle. Beaucoup sentent qu’eux-mêmes seraient la proie du monstre par eux provoqué. Ils savent que, pareils au Samson de l’Écriture, ils risquent de s’ensevelir sous les ruines faites par leurs mains. « Le peuple, écrivait jadis un des coryphées du radicalisme, en cela d’accord à son insu avec les sombres pressentiments du slavophile Samarine, le peuple, ignorant, plein de préjugés grossiers et d’une haine aveugle pour tous ceux qui ont abandonné ses sauvages coutumes, le peuple ne ferait aucune différence entre les gens qui portent l’habit allemand (européen) ; avec tous, il agirait de la même manière ; il ne ferait grâce ni à la science, ni à la poésie, ni à l’art : il détruirait toute notre civilisation[434]. »

L’unique base de l’ordre politique et social en Russie est la confiance du peuple dans le souverain. Quelque inébranlable que semble encore aujourd’hui cette foi du moujik dans le tsar, il ne faudrait pas s’y reposer entièrement. Dans les villes, dans la capitale notamment, l’audace des conspirateurs, l’apparente impuissance du gouvernement, l’attitude effacée du tsar, invisible au fond d’un palais solitaire, semblaient, avant le couronnement d’Alexandre III, avoir entamé le prestige séculaire de l’autocratie. « La Russie n’a plus de tsar », disaient à Pétersbourg des hommes du peuple, au printemps de 1882[435]. Dans les provinces et les campagnes même, divers symptômes montrent que l’on ne peut toujours compter sur la docilité, sur le dévouement, sur l’abnégation du peuple. Les troubles contre les juifs, par exemple, ont révélé chez lui des instincts de violence et de rapine que, chez ce peuple, à la fois crédule et défiant des autorités officielles, les agitateurs pourraient un jour tourner d’un autre côté.

« Nous déjeunons avec les juifs, disait en 1881, lors des trois jours de pillage de Kief, un homme du peuple, nous dînerons avec les propriétaires et nous souperons avec les popes. » Pour que de telles menaces se réalisent, en telle ou telle région de la Petite ou de la Grande Russie, il pourrait suffire d’une nouvelle suite d’attentats, perfidement attribués aux propriétaires, ou encore des troubles d’une régence. Un peuple accessible aux bruits les plus absurdes, enclin à prendre le premier venu comme un confident de l’autorité souveraine, prêt à se soulever à l’improviste, sur la foi de vagues rumeurs anonymes, ressemble à une mer dont les eaux inconscientes sont à la merci du vent.




CHAPITRE II


Évolution et organisation du parti révolutionnaire. — Du socialisme an terrorisme. — Comment les « nihilistes » voulaient d’abord s’en tenir à une propagande pacifique. Motifs qui les ont poussés à se mettre en guerre avec le gouvernement. — Formation du groupe terroriste et congrès de Lipetsk. Scission du parti en deux fractions. — Comment le « nihilisme » est passé de la question sociale à la question politique. — Les conspirateurs et le « comité exécutif ». — Leurs moyens d’action. — Leurs ressources financières. — Erreurs et préjugés à ce sujet.


Des masses d’une ignorance opaque et d’une fabuleuse crédulité, ayant dans le souverain une aveugle et enfantine confiance, et, au-dessus du peuple, s’agitant à sa surface, des jeunes gens étrangers à ses mœurs et à ses besoins, à peine compris de lui, s’efforçant en vain de le décider à prendre de force ce qu’il s’obstine à attendre du tsar : telle est la Russie depuis quinze ans, ou mieux depuis l’émancipation des serfs. L’effervescence révolutionnaire de la jeunesse et de « l’intelligence » ne pouvant pénétrer dans le peuple qu’à l’aide de fallacieuses rumeurs ; — un empire trop étendu, une population trop dispersée, une bureaucratie trop puissante, pour permettre aisément une de ces surprises qui ailleurs renversent un gouvernement en quelques journées ; — trop peu de grandes villes pour tenter une révolution populaire ; point de Paris pour l’imposer ; dans la capitale même, pas de peuple pour en faire une ; — les seules révolutions possibles semblant aujourd’hui, comme au xviiie siècle, celles dont les révolutionnaires ont le moins le secret et dont ils profitent le moins, les révolutions de palais ; et celles-là même, le pays en ayant depuis trois générations perdu la tradition ; telles étaient les perspectives qui s’offraient aux ennemis du pouvoir.

S’ils s’examinaient eux-mêmes, s’ils dénombraient leurs forces et leurs alliés, qu’étaient les hommes qui prétendaient s’emparer de vive force d’un empire de cent millions d’âmes ? Quelques centaines, quelques milliers de jeunes gens au plus, sans expérience, sans position dans l’État, sans influence sur la société ; des inconnus, pour la plupart incompris et mal vus du peuple. Quels étaient leurs ressources, leurs moyens d’action ? Des pamphlets, des brochures manuscrites ou imprimées, chez un peuple dont la grande masse ne sait pas lire. Et quoi encore ? Le bras de quelque sicaire, des balles et des bombes, de quoi tuer un empereur, non de quoi tuer l’empire. On l’a bien vu lors de l’assassinat d’Alexandre II ; les conjurés n’ont tenté aucun effort pour s’emparer du gouvernement. Ils ne se faisaient aucune illusion ; jusque dans la surprise et le désarroi d’une succession imprévue, leur main ne se sentait pas la force de saisir le pouvoir. Les adversaires du tsarisme ne pouvaient mieux, dans leur sanglant triomphe, confesser leur faiblesse. En vain l’aveugle enthousiasme de la jeunesse, l’indifférence ou la désaffection de la société, l’impopularité de la police et la corruption administrative leur avaient-ils offert, pour leur propagande et pour leurs complots, des facilités que ne leur eût présentées aucun autre État de l’Europe. En vain avaient-ils été admirablement servis par les contradictions et par les maladresses du pouvoir ; en vain leurs plus audacieux attentats avaient-ils eu longtemps le bénéfice de l’impunité. Ils ont pu renverser le tsar dans les rues de la capitale, mais non s’emparer d’un ministère ou d’un hôtel de ville. Il ne leur a servi de rien d’avoir des complices parmi leurs adversaires officiels et des auxiliaires dans les rangs des troupes ou de la marine. Après quatre ou cinq ans d’efforts incessants, de miracles d’audace, d’énergie, d’abnégation, ils n’ont abouti qu’à fournir des armes aux ennemis du progrès et à faire infliger au pays des rigueurs inouïes.

Est-ce ]à ce qu’espéraient les promoteurs de ce duel barbare ? Non assurément ; on ne saurait dire pourtant que leur confiance ait été trompée. Si juvénile que parût la présomption des agitateurs, si exaltée que fût leur ferveur révolutionnaire, bien peu, à l’heure où ils ont engagé cette lutte inégale, se sont fait assez d’illusion pour se flatter d’un triomphe immédiat.

À ce sujet aucun doute. Les « nihilistes » n’ont pas, de propos délibéré, jeté le gant à l’autocratie. C’est à leur corps défendant, pour ainsi dire, qu’ils se sont attaqués au trône, qu’ils ont fait appel à la dynamite. Loin de prétendre effectuer, à l’aide du tsaricide, une révolution soudaine, ils s’étaient longtemps flattés de préparer à loisir la révolution future. Les difficultés de l’exécution ne leur échappaient point ; avant de mettre la Russie en feu, ils eussent voulu amasser patiemment toutes les matières combustibles dispersées à la surface du pays. Bien plus, loin d’être les ennemis jurés du tsar, les « nihilistes » n’eussent demandé, pour la plupart, qu’à vivre en paix avec l’autocratie, sauf à s’en servir un jour au profit de leurs songes.

Cela a beau sembler un paradoxe, c’est une vérité mise en lumière par les faits et les révélations de vingt procès. Le « nihilisme » n’a engagé la lutte avec l’autocratie que le jour où a été interdite sa propagande socialiste. Comme le moujik, nombre des novateurs n’eussent rien tant souhaité que de voir le tsar se faire l’exécuteur de leurs rêves. C’est quand ils ont vu que, loin de rester neutre vis-à-vis d’eux, la couronne était résolue à réprimer leurs prédications populaires, qu’ils se sont décidés à porter leurs coups jusqu’à elle.

Qu’on prenne les actes du procès des tsaricides en 1881 ; qu’on lise les déclarations des principaux conjurés, de Jeliabof et de Sophie Pérovsky notamment, deux âmes hautaines dont l’orgueilleuse inflexibilité ne s’est démentie ni devant les juges ni devant le bourreau. Que dit Sophie Pérovsky ? — Que, voulant relever le niveau moral etéconomique du peuple, les socialistes s’étaient dispersés dans les bourgades et les villages pour y semer les germes de leur doctrine. « C’est seulement, affirme-t-elle, lorsque les mesures répressives du gouvernement eurent rendu cette propagande impossible que, après de longues hésitations, le parti fut obligé d’engager la lutte contre les institutions actuelles de l’empire, comme étant le principal obstacle au but du parti. » Et encore, d’après Sophie même, la majorité des socialistes blâmaient cette conduite ; l’acharnement déployé contre la vie d’Alexandre II tenait à la conviction « qu’on ne pouvait espérer de ce prince aucun changement dans son altitude vis-à-vis du parti socialiste ni dans sa politique intérieure[436] ».

Jéliabof, Kibaltchich, Ryssakof, tous les complices de S. Pérovsky, comme en 1882 le lieutenant Soukhanof et ses coaccusés, ont tenu un langage analogue ; et leur conduite a été incontestablement d’accord avec leurs paroles. La plupart de ces régicides, les vétérans de la faction du moins, c’est-à-dire ceux qui approchaient de trente ans, avaient durant des années pris part à la propagande pacifique dans les villages ou les ateliers.

Grâce à d’innombrables procès, il est facile de suivre les différentes phases du mouvement révolutionnaire. Longtemps, de 1871 ou 1872 notanunent à 1878, les socialistes des deux sexes mettent tout leur zèle à « se mêler au peuple », à le catéchiser, à lui inculquer leurs principes. Ils procèdent par petits groupes, dispersés sur la surface de l’empire, sans nouer aucune conjuration contre le gouvernement dont ils escomptent la tolérance ou la négligence[437]. C’est la période idéale et idyllique du « nihilisme », l’évangélisation des masses par les jeunes enthousiastes dont nous avons déjà esquissé les traits et le caractère[438]. Vers la fin de 1878 tout est subitement changé : au lieu de mystérieuses prédications au moujik et à l’artisan, au lieu de l’obscur apostolat des classes ouvrières, des complots meurtriers, des attentats inouïs répétés coup sur coup. Chose singulière, les héros des deux époques étaient en grande partie les mêmes ; les assassins étaient les survivants des propagandistes qui semblaient se piquer d’imiter la résignation des martyrs du christianisme, comme ils en imitaient le renoncement. Comment ces agneaux s’étaient-ils si vite changés en loups dévorants et l’idylle en sanglante tragédie ?

Cette brusque métamorphose a été accomplie par l’arrestation, par la déportation de la plupart des propagandistes. Dans l’intervalle, des procès retentissants avaient jeté au fond des prisons ou de la Sibérie l’élite des jeunes utopistes. Ces procès, comme celui des 193 à Moscou en 1878, avaient arraché les socialistes à leurs rêves de prédication pacifique et de réforme sociale, sous les yeux indifférents de l’autocratie. Non content de leur refuser le privilège d’une liberté, qu’il n’accordait à personne, le gouvernement impérial s’était montré envers eux d’une sévérité que n’eussent pas égalée la plupart des « États bourgeois » de l’Occident. Ces hommes, qui semblaient d’abord prendre modèle sur l’apostolat d’une religion de paix, s’inspirèrent tout à coup des exemples de l’antiquité païenne et des traditions révolutionnaires. Aigris par des rigueurs parfois illégales et des condamnations souvent excessives, ils se décidèrent à recourir à la force, à passer de la parole à l’action ; et l’action pour eux ne pouvait être que le meurtre. C’est contre les chefs de la police ou les gouverneurs, qui avaient jeté leurs frères dans les cachots, qu’ils tournèrent leurs premiers coups. Comme Vera Zasoulitch tirant sur le préfet de Pétersbourg, ils prétendaient simplement d’abord venger la dignité humaine, punir leurs oppresseurs en leur rendant dent pour dent, œil pour œil[439]. Selon l’aveu de Jéliabof devant ses juges, ils prirent pour mot d’ordre « mort pour mort ». Le recours aux tribunaux militaires et toutes les mesures d’exception édictées contre eux ne firent que les exaspérer : cette guerre de vengeance et de vendetta remonta des hauts fonctionnaires jusqu’au souverain.

Dès 1878, les socialistes, enflammés par la lutte avec la haute police et grisés par les succès des premiers meurtres politiques, avaient commencé à envisager l’opportunité du « tyrannicide ». Après plusieurs conciliabules dans les cabinets particuliers de petits restaurants de Pétersbourg, l’entreprise fut décidée, au printemps de 1879, par six jeunes gens qui se disputèrent l’honneur de l’exécuter. Un juif et un catholique, Goldenberg et Kobyliansky, virent leurs offres repoussées ; on tenait, pour l’effet moral, à ce que le tsar tombât sous la main d’un Russe orthodoxe[440]. L’élu fut Solovief, qui se vantait d’être un habile tireur. Ce n’est que lorsque le revolver de Solovief eut trompé les espérances de ses amis, et quand toute la Russie était déjà en état de siège, que fut constitué le « comité exécutif » qui, des bords de la mer Noire, à Moscou et à Pétersbourg, par les mines, par les bombes, poursuivit jusqu’à son achèvement la sinistre besogne révolutionnaire.

On sait comment avait été formé ce comité.

Au mois de juillet 1877, dans le gouvernement de Tambof, près d’une petite ville écartée, s’étaient rassemblés une quinzaine de jeunes gens, presque tous morts depuis en prison ou sur l’échafaud[441]. Là, dans le silence des bois, ou la solitude de bruyères désertes, après deux nuits de discussions, on décida de reprendre la tentative de régicide. On étudia les moyens, on se partagea les rôles, on rédigea un programme, on forma une « commission dirigeante » avec un « comité exécutif » ; on résolut d’abandonner le revolver et le poignard, armes surannées et incertaines, pour la dynamite et les explosions. C’est ce qu’on a nommé un peu emphatiquement le « congrès de Lipelsk », congrès dont les meurtriers statuts devinrent la loi du parti et inspirèrent tous les attentats commis depuis[442].

Une pareille politique, si peu d’accord avec les principes et la propagande pacifique du « nihilisme » théorique et humanitaire des années précédentes, ne pouvait être acceptée de tous sans résistance. Il en résulta dans le parti une scission, un schisme. Les attentats provoquèrent la répulsion des socialistes, fidèles à leurs premières maximes et dédaigneux de toute lutte politique. Le parti révolutionnaire militant se trouva divisé en deux fractions : les violents ou terroristes, qui préconisaient « la suppression des gouvernants », et les modérés ou simples propagandistes, qui repoussaient le meurtre. Ces deux groupes eurent chacun pour organe une feuille clandestine dont le titre leur servit de nom. Les terroristes furent appelés le parti de la Narodnaïa Volia (Volonté populaire) ; les modérés ou pacifiques, parti du Tchemy Pérédel[443] : étiquettes sous lesquelles se classent encore aujourd’hui les révolutionnaires russes. De ces deux fractions aux tendances rivales, la plus audacieuse, la plus énergique devait naturellement, dans l’ardeur de la lutte, devenir prédominante. Entre elles, du reste, le désaccord portait plutôt sur la forme que sur le fond, sur les moyens que sur le but. Les hommes du Tcherny Pérédel, confessant que la révolution ne pouvait être accomplie que par des secousses violentes, ont fourni plus d’un auxiliaire aux sectateurs de la Volonté du peuple. Ces derniers, par contre, tout en glorifiant la terreur comme le seul moyen de punir l’arbitraire gouvernemental et de manifester la force du parti, ont maintes fois déclaré qu’à leurs yeux la violence n’était justifiée que lorsqu’elle était dirigée contre l’oppression et le despotisme[444]. De ces deux fractions, la moins belliqueuse était plus purement socialiste et plus rurale, l’autre plus citadine et plus politique.

Dans la lutte sanguinaire entreprise contre le pouvoir, les révolutionnaires, en effet, n’avaient pas seulement changé de tactique et de procédés, mais aussi de point de vue. Ces anciens contempteurs des libertés « bourgeoises » de l’Europe avaient découvert que la liberté politique, dont ils faisaient fi, pouvait avoir du bon, ne fût-ce que comme garantie contre l’arbitraire administratif et comme instrument de libre propagande. Cette conception, nouvelle dans le « nihilisme », en modifiait radicalement le caractère. Du vague et nuageux domaine de l’utopie, la lutte contre le pouvoir avait glissé sur le sol de la politique pratique. L’autocratie était devenue le point de mire des révolutionnaires. À leur effroyable campagne contre le souverain et le gouvernement, ils donnaient un but positif, déterminé : la suppression du pouvoir absolu. De cette façon, à l’heure même où ils révoltaient la société par la sauvagerie de leurs procédés, ils se rapprochaient, par leur point de vue, de l’opinion publique et des libéraux. Dans leurs manifestes ils se déclaraient prêts à désarmer, pourvu que le souverain consentît à convoquer une assemblée nationale. Par cette singulière volte-face, le nihilisme a fini par aboutir à ce qu’il dédaignait le plus, au « constitutionnalisme ». Réservant à l’avenir la solution de la « question sociale », il a soulevé brusquement, à l’aide des bombes et des mines, la question politique dont il déniait l’urgence.

On connaît presque aussi bien aujourd’hui l’organisation et les moyens d’action des nihilistes que leur programme. Devant l’audace et les proportions gigantesques des attentats, accomplis presque simultanément d’un bout de la Russie à l’autre, l’épouvante générale se représentait les terroristes comme une immense armée, disposant d’un coûteux matériel et opérant avec ensemble sur tous les points du territoire. C’était une erreur.

Les vingt attentats de 1878 à 1882, les mines des deux capitales, d’Odessa, d’Alexandrovsk, les explosions de la gare de Moscou et du Palais d’hiver de Pétersbourg, les assassinats des chefs de la police et des gouverneurs de province ont été accomplis par une poignée d’hommes. Un des ministres d’Alexandre II me racontait dès 1880 comment on en avait acquis la conviction. Dès qu’on eut arrêté un certain nombre de conspirateurs, on s’aperçut qu’un homme impliqué dans une affaire l’était toujours dans plusieurs. Pareils aux figurants d’un théâtre, les sinistres acteurs du grand drame révolutionnaire s’étaient multipliés avec une infatigable ardeur, passant et repassant d’un bout à l’autre de la vaste scène comprise entre la Baltique et la mer Noire, changeant sans cesse de nom, de déguisement, de rôle : ici mineurs maniant la pioche, là écrivains ou typographes, de façon qu’ils semblaient être à la fois partout, et, grâce à cette sorte d’ubiquité, décuplaient l’ascendant de leur parti. La main de Jéliabof et de Sophie Pérovsky, par exemple, se retrouve dans les attentats avortés du midi et dans l’explosion de Moscou aussi bien que dans la catastrophe finale de Pétersbourg.

Un de nos grands écrivains[445] a rêvé d’une société future où une corporation de savants, maîtres des secrets de la science, serait souveraine du monde. Certes, en dehors de tout songe pareil et d’aucune oligarchie savante, la connaissance continuellement accrue des lois de la nature, les progrès incessants de la physique, de la chimie, de la mécanique, mettront de jour en jour aux mains des pouvoirs publics des armes de plus en plus irrésistibles ; mais est-ce seulement aux pouvoirs réguliers, qui se feraient le plus souvent scrupule d’en user, que ces engins de destruction et ces machines infernales de l’avenir pourront prêter leur redoutable puissance ? Ce qui s’est passé dans notre siècle, ce que nous avons vu en Russie ferait parfois croire le contraire. La science avec toutes ses inventions et ses raffinements, avec ses machines ou ses poisons, n’est plus l’apanage d’un nombre restreint de privilégiés s’en léguant mystérieusement le secret, comme une sorte de révélation ou de doctrine ésolérique. Ses mystères ne sont pas des arcanes, connus des seuls initiés, confiés à d’obscurs hiéroglyphes ou transmis avec des rites imposants par une sorle de hiérarchie sacerdotale. La science, chez les modernes, n’a rien d’occulte ; ses procédés et ses découvertes, elle les enseigne au grand jour, elle les vulgarise dans toutes les écoles et dans tous les livres ; ses redoutables secrets, elle les met à la portée des haines individuelles ou des conspirations isolées. À en juger par le pays même de l’Europe où elle est encore le moins répandue, la science peut, comme un sorcier du moyen âge ou un démon malfaisant, mettre les forces latentes de la nature au service de la folie d’enfants exaltés ou du fanatisme d’écoliers en révolte. Il n’est pas bien difficile à un élève de l’École des mines, tel que Kibaltchich, l’un des assassins d’Alexandre II, de fabriquer de la dynamite ou de la nitroglycérine, dont il trouve la formule dans ses manuels ; et, avec une police aveugle ou démoralisée, il n’est pas bien malaisé à quelques jeunes ingénieurs d’exercer leurs connaissances sans emploi en creusant des mines sous une voie ferrée pour faire sauter un train impérial.

Deux ou trois douzaines de jeunes gens résolus, ayant fait « un pacte avec la mort », ont durant des années tenu en échec le gouvernement du plus vaste empire du monde.

Les quinze membres du congrès de Lipetsk n’étaient pas seulement les délégués des sections révolutionnaires et les chefs du parti, c’étaient ses principaux agents d’exécution. Ils ne se contentaient pas d’ordonner et de diriger les complots, ils mettaient eux-mêmes la main à la besogne, creusant les galeries souterraines et forgeant les projectiles, à la fois généraux et soldats, ingénieurs et ouvriers[446].

La plupart des conspirateurs, jusqu’aux organisateurs manifestes des complots, tels que Jéliabof, se sont donnés devant les juges comme de simples instruments d’un comité exécutif invisible. Sur ce point il n’en faut pas trop croire leur modestie ; elle leur était inspirée par le naturel désir de ne pas dépouiller leur parti de son mystérieux prestige. Tout porte à penser que Jéliabof et ses amis du congrès de Lipetsk constituaient en réalité ce fameux « comité exécutif » dont le seul cachet faisait trembler, d’un bout de l’empire à l’autre. Autour d’eux il semble qu’il n’y eût même pas de vaste société secrète à cadres réguliers, mais seulement des cercles révolutionnaires, disséminés dans les villes de l’empire et reliés ensemble moins par une organisation hiérarchique que par les relations personnelles de leurs membres et la communauté de leurs aspirations. Lorsque, pour l’exécution d’un de leurs attentats, les conjurés avaient besoin d’aides, ils en embauchaient sur l’heure dans la jeunesse révolutionnaire, ou dans leur société ouvrière (rabotchaïa droujina), remplaçant leurs complices arrêtés par des recrues nouvelles. Pour enrôler des volontaires tels que Ryssakof et Timothée Mikhaïlof, ils n’avaient qu’à s’adresser aux étudiants en détresse ou aux artisans sans passeports, pourvus par eux de faux noms et de faux papiers.

Le gouvernement impérial s’est plusieurs fois flatté d’avoir mis la main sur les principaux chefs des conspirations. La potence et le bagne ont eu raison de la plupart des membres du congrès de Lipetsk et, sans doute aussi, du comité exécutif. C’est là pour le pouvoir un motif de sécurité ; et cependant, à tout bien considérer, le petit nombre des conjurés qui durant quatre ans ont terrorisé l’empire est peut être autant un sujet d’appréhension que de tranquillité pour l’avenir. Il est peu rassurant de penser qu’une poignée de jeunes gens a pu si longtemps défier tous les efforts du gouvernement. La satisfaction de s’être emparé d’une partie au moins des membres du comité exécutif diminue singulièrement, quand on songe avec quelle facilité s’était formé ce comité sans précédent, et combien il lui est aisé de compléter ses vides ou de ressusciter de ses cendres. Les Jéliabof et les Kibaltchich peuvent trouver des imitateurs : uno avulso non deficit alter. Et de fait il semble que la vie d’Alexandre III ait déjà été en butte à des attentats. L’atmosphère russe est trop propice aux complots pour qu’on s’en puisse reposer entièrement sur la vigilance de la police ou sur la lassitude des révolutionnaires. Le lugubre exploit des bombes du canal Catherine, déjà chanté par de fanatiques poètes, risque de provoquer de terribles émulations. Quand on croit que l’amour de la liberté autorise les crimes les plus barbares, et qu’on s’imagine avoir en poche, avec quelques boules grosses comme une orange, un moyen infaillible de régénération sociale ou de rénovation politique ; quand, de plus, on a des frères à venger et que l’on combat un ennemi qui semble lui-même se croire tout permis, il est à craindre qu’on ne renonce point à des procédés dont on se flatte d’avoir démontré la vertu.

À certaines personnes, le petit nombre des conjurés de la Volonté du peuple paraît sans proportion avec l’énormité de leurs attentats. On leur a supposé des ressources financières cachées, on leur a prêté des alliés à l’étranger et des complices jusque dans les hautes sphères du gouvernement. Dans le peuple, partout prompt aux soupçons et enclin aux combinaisons romanesques, on a fait remonter l’rinspiration des complots à l’entourage immédiat et à la famille même du « tsar martyr ». La voix publique désignait tout haut celui des frères d’Alexandre II qu’avait tenté le rôle d’un Richard III ou d’un Philippe Égalité. De tels bruits n’étaient qu’un des plus tristes symptômes du désarroi des esprits et du mauvais moral d’un pays, obsédé, comme une armée battue, du fantôme de la trahison.

Aussi peu sérieuse est l’explication deâ patriotes qui, derrière les conspirateurs, s’imaginent apercevoir les ennemis extérieurs de la puissance russe. Si peu d’intérêt que puissent au fond lui porter ses voisins, ce n’est pas une guerre de conjurations et de mines souterraines qu’ils feront jamais à la Russie. De tels moyens, quoi qu’on en dise, n’appartiennent plus à la politique de notre temps ; et y quant aux peuples sujets de la Russie, Polonais ou autres, les procès des conspirateurs montrent combien nulle ou insignifiante a été leur part dans toutes les entreprises du terrorisme[447].

Aux yeux de certains conservateurs ; si le principe du mal n’est ni dans les desseins pervers de l’étranger ni dans les machinations polonaises, il est dans l’émigration russe du dehors, de Suisse, de France, d’Angleterre.

Le comité exécutif, l’occulte gouvernement révolutionnaire qu’on n’a pu saisir à l’intérieur, on se complaît parfois à le placer, loin des yeux ou de la portée des autorités impériales, sur les bords de la Tamise ou de la Seine, sur les rives du Léman surtout. C’est encore là une erreur presque aussi peu soutenable que les précédentes. Certes il y a en Occident, en Suisse, à Paris, à Londres (car les réfugies n’osent guère se fier à l’Allemagne ou à l’Autriche), une émigration russe, grossie par les tracasseries ou les persécutions du gouvernement, émigration en réalité peu nombreuse, mais remuante et active, qui, avec ses typographies et ses journaux en langue nationale, mène de loin, à l’abri des lois de l’Occident, une guerre de plume contre l’autocratie tsarienne. Ces petites colonies comptent dans leur sein plus d’un homme de science et de talent, et, grâce aux rigueurs de la police et de la censure pétersbourgeoise, elles ont pu recouvrer, dans les dernières années, quelque ascendant sur leurs compatriotes. C’est cette émigration, en majeure partie recrutée de proscrits et d’évadés de Sibérie, que les organes officieux aiment à représenter comme la grande officine des conspirations. Pour quiconque a pu connaître un peu ces réfugiés russes, ce n’est guère là qu’une fantaisie sans vraisemblance, Divisée en elle-même et travaillée par des rivalités d’influence et des conflits de doctrine, partout en proie à des soupçons de trahison et d’espionnage, pauvre en ressources, presque tout entière besogneuse et obligée de gagner son pain au jour le jour, cette émigration révolutionnaire n’est pas plus en état de subventionner les conspirateurs que de diriger leurs bras. Genève, Paris, Londres, sont trop loin de Pétersbourg, ils n’ont avec la Russie que des communications trop lentes et incertaines pour que la main de quelques exilés puisse, à cinq ou six cents lieues de distance, tenir les fils ténus de conspirations qui exigent avant tout du secret, de la promptitude et de brusques résolutions. Et de fait, ces réfugiés russes n’ont été ni les premiers informés, ni les moins étonnés du meurtre d’Alexandre II. Quoi qu’on en dise, ces terribles guerres d’embûches et de surprises ne sont pas de celles qui puissent être conduites de loin, du fond d’un cabinet, à la manière d’une partie d’échecs : il y faut être sur le terrain et donner de sa personne.

Aussi pourrait-on dire que, parmi les membres de l’émigration russe, les théoriciens de la révolution, parfois désignés comme les meneurs du mouvement « nihiliste », ont peut-être en réalité eu moins d’influence sur les révolutionnaires de leur lointaine patrie que sur les socialistes des pays qui leur ont donné l’hospitalité[448]. S’il est une chose certaine, c’est que le terrorisme russe n’a point eu à sa tête de Mazzini, combinant tranquillement au dehors des attentats exécutés par d’aveugles émissaires.

Les procès mêmes des conspirateurs ont montré que toutes les grandes conjurations avaient été ourdies sur place par des hommes dont la plupart n’avaient jamais respiré l’air de l’Occident. Au lieu d’être le point de départ et pour ainsi dire le berceau des conspirateurs, la Suisse ou l’Angleterre en sont le refuge et souvent le tombeau. Ce que Genève, Paris ou Londres, avec la tolérance des gouvernements étrangers, offrent en réalité au « nihilisme », c’est moins une base d’opération qu’un abri pour les blessés et les fugitifs de ses terribles combats ; c’est un champ de repos où, comme me le confessait un réfugié, la plupart des survivants des luttes de l’intérieur s’amollissent dans l’inaction, loin du sombre champ de bataille qu’ils ont déserté.

Les portes de l’Occident eussent été hermétiquement fermées aux jeunes vétérans du « nihilisme », que la secrète campagne des bombes et des explosions ne s’en fût pas moins poursuivie dans les brouillards de Pétersbourg ou les neiges de Moscou. Attribuer, comme on le fait parfois en Russie, l’obstinée rébellion des nihilistes à la coupable tolérance des gouvernements étrangers, c’est se tromper volontairement soi-même ; c’est encore, selon une habitude trop fréquente chez tous les peuples, chercher au dehors le principe de ses maux, demander à un remède extérieur la guérison d’une plaie interne.

Ni l’extradition des régicides, quelques droits qu’y puisse faire valoir la diplomatie impériale, ni même l’expulsion de tous les réfugiés russes de l’Europe, n’étoufferaient l’esprit révolutionnaire dans le sein de l’empire. Quand Hartmann et Véra Zasoulitch eussent été livrés au tsar, quand ils auraient précédé au haut du gibet Jéliabof et Sophie Pérovsky, cela n’eût pas sauvé Alexandre II. Le gouvernement russe peut se plaindre des abus du droit d’asile, étendu à des assassins notoires ; il ne saurait pour cela rendre l’Europe responsable de ce qui se passe chez lui ; autant vaudrait, comme certaines feuilles de Moscou, en rejeter toute la faute sur les Polonais ou sur les juifs, les deux boucs émissaires des ultra-nationaux.

Si ce n’est point du dehors que le nihilisme tirait ses doctrines et ses sinistres héros, n’est-ce point à l’étranger qu’il se procurait les ressources, les moyens financiers qui lui permettaient d’acheter des maisons et de miner des voies ferrées ou des rues populeuses ? À vrai dire, on me semble avoir souvent donné à cette question pécuniaire une importance excessive. On a singulièrement grossi les ressources des terroristes, en argent aussi bien qu’en hommes.

On a été jusqu’à leur supposer une sorte de budget, alimenté par les fonds secrets des États hostiles à la Russie ou les caisses des banquiers intéressés à la baisse du rouble[449]. La Gazette de Moscou a un jour calculé quelles sommes exigeait l’entretien d’une armée de dix mille conspirateurs, pourvus d’une haute solde régulière. Ce sont là de pures fantaisies. La guerre ténébreuse soutenue par les « nihilistes » n’était pas si coûteuse que les haines soulevées par la police de l’État n’en pussent faire les frais. Si pauvres qu’on les imagine, les révolutionnaires russes étaient assez riches pour payer leurs forfaits. L’amour du merveilleux et la terreur, qui grossit tout, ont fait évaluer le prix de revient de leurs publications clandestines et de leurs sanglants exploits à un taux beaucoup trop élevé. On a parlé de millions là où il suffisait probablement de milliers de roubles. Les terroristes, de même que les propagandistes leurs devanciers, pouvaient puiser du reste à plusieurs sources. Ils avaient leurs contributions volontaires, auxquelles participaient tous les adeptes quelque peu aisés. On sait que tel était l’emploi de la maigre dot des jeunes filles qui, pour être plus libres « d’aller au peuple », recouraient « aux mariages fictifs » en usage parmi les nihilistes dans la période de pacifique apostolat[450].

Aux minces cotisations d’étudiants besogneux, aux collectes et aux souscriptions faites parmi les mécontents de toute sorte, sont venues se joindre les subventions de quelques riches néophytes, tels que le docteur Weimar de Pétersbourg, condamné en 1880 ; tels que Dmitri Lizogoub, exécuté en 1879, sur la dénonciation de son intendant Drigo, pour avoir consacré sa fortune à la propagande et aux conspirations (il avait dans ce dessein vendu des terres d’une valeur de près de 200 000 roubles[451]). Plus d’un propriétaire ou d’une grande dame a été soupçonné d’imiter à l’occasion de pareils exemples et de dissimuler ses offrandes révolutionnaires sous le masque d’œuvres de bienfaisance[452]. D’autres fois, mais plus rarement encore, quelque riche capitaliste a pu impunément commanditer les feuilles radicales du dedans ou du dehors[453].

A côié des soldats du « nihilisme », il s’est parfois rencontré des gens moins résolus qui, n’osant lui immoler leur vie, lui sacrifiaient un peu de leur argent. La Narodnaïa Volia a plusieurs fois mentionné de ces souscriptions anonymes de donateurs inconnus. Voici, à cet égard, une ahecdole que je tiens d’un réfugié qui la tenait lui-même du héros de l’aventure. Un propriétaire, qui passait pour conservateur, avait été soigné d’une maladie grave par un jeune médecin qu’il soupçonnait de connivence avec les révolutionnaires. « Tenez, dit en le payant, à son docteur, le malade une fois rétabli, voici deux cents roubles pour la dynamite, et qu’on en finisse ! »

Non contents de ces dons spontanés, les révolutionnaires y ont parfois ajouté des contributions forcées, levant d’autorité des impôts de guerre sur tel ou tel sujet du tsar. Plusieurs riches marchands ont été ainsi taxés par des correspondants anonymes aux ordres desquels tous n’osaient pas se dérober. Les ennemis du gouvernement ont encore comme ressource la falsification des assignats ou billets qui remplacent le numéraire, et ils ont poussé l’audace jusqu’à plonger la main dans les coffres de l’État, s’attaquant aux caisses des régiments et des postes aussi bien qu’à celles du trésor. Le vol de la trésorerie de Kharkof en 1879, vol effectué à l’aide d’une galerie souterraine, selon un procédé qu’on a depuis tenté de répéter ailleurs, à Kichinef notamment, avait d’un coup livré aux conspirateurs un million et demi de roubles, soit environ quatre millions de francs. Avec cela, avec le quart ou le dixième de cette somme, il y avait de quoi creuser plus d’une mine et forger bien des bombes.

Ces ressources diverses, qui n’arrivaient pas toujours intactes au comité exécutif, ont pu s’épuiser. La lutte se prolongeant indéfiniment et le nombre des victimes allant sans cesse en augmentant, les ennemis du tsarisme devaient chercher à donner aux contributions de leurs partisans la forme d’un subside régulier. Ils ont tenté d’instituer, pour leurs coreligionnaires politiques, une sorte de denier de saint Pierre de la révolution. Au commencement de 1882, l’organe officiel de la faction terroriste, la Narodnaïa Volia[454] annonçait la création d’un comité central de « la Société de la Croix-Rouge de la Volonté du Peuple ». Les apologistes de la dynamite s’emparaient ainsi de ce nom de Croix-Rouge, rendu justement populaire en Russie par les femmes de tout rang qui, durant la guerre de Bulgarie, avaient généreusement servi sous ses brassards. La révolution avait, elle aussi, ses blessés, ses captifs, ses invalides, que leurs compagnons d’armes ne pouvaient délaisser. Il existait déjà, si je ne me trompe, une espèce d’association de secours mutuels parmi les révolutionnaires de Pétersbourg ; mais le comité de la Volonté du Peuple voulait centraliser à son profit toute l’organisation des adversaires du pouvoir. D’après la Narodnaïa Volia, le but de la nouvelle société était « de prêter un appui matériel et moral à toutes les personnes souffrant persécution pour la liberté de la pensée et de la conscience ». Le comité central faisait dans ce dessein appel à tous les gens de bonne volonté, sans distinction de classe ou de nationalité. On tentait d’installer des sections de la Croix-Rouge révolutionnaire à l’étranger. À Paris, un appel public, signé des noms de Pierre Lavrof et de Véra Zasoulitch, qui se donnaient comme les agents autorisés du comité de Pétersbourg, paraissait en janvier 82 dans l’Intransigeant et motivait l’expulsion de l’ex-colonel Lavrof. Bien qu’on ne pût nier la réalité des souffrances que la nouvelle Croix-Rouge prétendait secourir, le comité qui l’avait fondée, la feuille clandestine qui l’avait patronnée, le nom même de « Volonté du Peuple » qu’elle prenait pour devise, comme pour mieux indiquer ses liens avec la fraction terroriste, ne permettaient guère de supposer que la bienfaisance en fût l’unique objet. Toujours est-il que la Société a fonctionné. Si, en France, elle n’a pu s’établir ostensiblement, elle a pu, en Angleterre, tenir des conférences publiques et recueillir des souscriptions pour « les victimes de la tyrannie du tsar », en même temps que, d’après des procès d’Outre-Rhin, elle recevait secrètement l’obole de certains socialistes d’Allemagne.

Quelles que soient les destinées de la Croix-Rouge terroriste, ce n’est pas au dehors que la révolution russe puisera jamais ses principales ressources. Les alliés étrangers du nihilisme ont eux-mêmes trop de besoins pour venir largement en aide à leurs amis du Nord. Les révolutionnaires russes n’ont pas, comme la Land-League ou les Fenians d’Irlande, de naturels et puissants auxiliaires au delà des mers. Ils sont obligés de compter avant tout sur eux-mêmes ; mais, si pauvres que semblent leurs finances, ce n’est pas faute d’argent que cessera la lutte. L’histoire des conspirations et l’horrible fin d’Alexandre II montrent qu’en fait de complots ce ne sont pas toujours les attentats les plus coûteux qui sont les plus redoutables.

Ni la perte de leurs plus dévoués et plus hardis collaborateurs, ni l’apparente inutilité de leurs crimes les mieux réussis, n’ont abattu les révolutionnaires ou ne les ont dégoûtés des sanguinaires procédés du terrorisme. Chose triste à dire, l’horreur et la réprobation provoquées par l’inhumanité de leurs moyens d’action se sont affaiblies avec la fréquence même et la cruauté de leurs sauvages exploits. Le sens de l’indignation s’est par l’habitude singulièrement émoussé chez la plupart des spectateurs. On n’est plus surpris, on ne serait plus révolté de rien. Si les terroristes se vantaient en affirmant au tsar que le régicide était devenu populaire[455], nombre d’hommes et de femmes ont fini par croire tout permis contre un pouvoir qui lui-même ne s’interdit rien et n’admet aucun moyen de lutte légale.

Les précoces déceptions d’un règne dont on s’était tant promis, la lassitude d’une société sans direction qui aujourd’hui plus que jamais cherche sa voie à travers un brouillard d’idées[456], l’impossibilité manifeste de maintenir indéfiniment l’ordre de choses actuel, et la difficulté presque aussi évidente de le remplacer, l’espèce d’anarchie intellectuelle et morale où est plongé le pays, sont bien faits pour soutenir l’espoir des révolutionnaires et leur persuader que, personne ne sachant les prévenir, la victoire finira par leur rester.

On sait que les héritiers des assassins d’Alexandre II n’ont pas craint de signifier à Alexandre III les conditions auxquelles ils consentiraient à désarmer. On sait que, dans leurs ultimatums au tsar, ils exigeaient comme préliminaire de toute pacification une amnistie générale et la convocation d’une assemblée nationale[457]. Si l’autocratie ne se résignait pas à abdiquer devant leurs menaces, ils avaient la prétention de l’user, de la discréditer, de la paralyser, en attendant l’heure de la renverser. L’audace des espérances de certains révolutionnaires allait même à cet égard fort loin. « À Pétersbourg, me disait un réfugié, dès 1882, ils se vantent d’être bientôt en état d’établir une commune. » Si téméraires ou insensés que paraissent de tels rêves, en présence du faible effectif des soldats de la révolution, ils montrent que leur confiance n’a pas décru depuis le meurtre stérile d’Alexandre II.

L’hostilité du peuple ne les effraye plus ; s’ils n’osent se flatter de gagner les masses, ils comptent les trouver bientôt indifférentes. La multitude même des troupes dont dispose l’autorité autour de la capitale, l’une des plus militaires de l’Europe, ne leur paraît pas un obstacle insurmontable. L’exemple de Pestel et des conspirateurs de 1825 n’a pas été perdu pour eux. Ils ont plusieurs fois déjà recruté des complices dans l’armée de terre et de mer ; ils se promettent d’y étendre peu à peu les ramifications de leurs complots. Ils se flattent d’y trouver un jour moins des adversaires que des auxiliaires, si bien que beaucoup mettent leur espoir dans un coup d’État militaire[458].

Ce qu’ont de chimériques de pareilles espérances l’ascendant moral reconquis par l’autocratie sous l’empereur Alexandre III semblerait devoir en convaincre les plus obstinés. L’amour traditionnel du peuple pour le tsar n’est pas le seul rempart qui défende le trône contre les bombes des fauteurs de complots. Un autre sentiment non moins fort au cœur des Russes veille au salut du tsar et de la famille impériale : le patriotisme. Dans les classes même où le régime autocratique excite le moins d’enthousiasme, l’on sent nettement que la grandeur de la Russie est liée à la dynastie et à la stabilité du pouvoir. Ils sont encore rares (quoique j’en aie rencontré plus d’un) les Russes qui appellent une nouvelle guerre de Crimée et qui, pour la rénovation politique de l’empire, comptent sur les défaites de la patrie. En Russie, plus encore peut-être que dans nos États occidentaux rongés par l’internationalisme révolutionnaire, le sentiment national prime tout, et ce sentiment national, tenu en éveil par l’Europe de la triple alliance, double le loyalisme envers le tsar. C’est là, pour nous, une des causes du déclin du nihilisme dans les dernières années. De quelques motifs généreux qu’ils couvrent leur propagande, les révolutionnaires semblent faire les affaires de l’étranger.

Il ne faudrait point pourtant trop se fier à ce sentiment et ne voir dans le nihilisme qu’une maladie de rencontre dont le tempérament russe a triomphé sans peine. Le mal continue à couver sourdement ; il peut un jour ou l’autre, dans la paix ou dans la guerre, faire de nouveau éruption. Pour le guérir, il faudrait en faire disparaître les causes, et c’est là une tâche à laquelle ni la police ni le tchinovnisme ne sauraient suffire. Si différente de notre vieille Europe que soit la Russie orthodoxe, elle en est trop voisine pour n’en pas ressentir la contagion. Aux vagues aspirations qui s’éveillent dans la société, aux impérieux besoins qui tourmentent la jeunesse et « l’intelligence », il faudra, tôt ou tard, sous peine d’explosion, ouvrir une issue légale.




CHAPITRE III


Nécessité des réformes politiques. — Raisons qui en rendent la réalisation urgente. — Pour qui faut-il gouverner ? — Objections. La grandeur de l’empire et les différences de race et de nationalité : centralisme ou fédéralisme. — Le peu de développement des masses populaires et les différences de classes, d’éducation, d’aspirations.


« Prenez garde ! diront certains Russes, vous jugez de la Russie par vos pays d’Occident. Vous prenez notre peuple slave pour une de vos nations germano-latines ! Le peuple russe n’est pas un peuple politique (gasoudarstvenny), il ne désire aucune part dans le gouvernement, il n’a que faire de vos libertés, il n’en veut pas, ne les comprend pas. Il se sent pleinement libre sous l’autorité paternelle d’un tsar autocrate ! » C’est là, pour certaine école, un vieil axiome, appuyé jadis par les slavophiles sur l’appel des Slaves de Novgorod à Rurik et sur l’abdication volontaire du peuple victorieux entre les mains des Romanof, en 1612[459].

Appliquée au passé moscovite, appliquée au moujik actuel, cette thèse contient une bonne part de vérité ; non que le Russe soit par essence un peuple « non politique », ce dont ses apologistes de Moscou lui font un mérite, y voyant une preuve de sagesse et de « sainte humilité chrétienne » ; non que, par ses origines, le Russe soit un peuple asiatique, altaïque, incapable de comprendre les notions politiques de l’Europe, ainsi que le soutiennent ses contempteurs étrangers ; mais tout simplement parce que, dans sa grossière ignorance et son abaissement séculaire, ce peuple, hier encore serf, n’a pu s’élever à de pareilles conceptions. Ce que les uns donnent comme une marque de vocation supérieure, d’élection ou de prédestination mystique, les autres comme un caractère d’infériorité native, n’est en réalité qu’un signe d’enfance, une conséquence du peu de développement moral d’une nation encore en bas âge.

Que l’homme du peuple, pris en masse, reste dénué de toute aspiration politique, cela n’est point contestable ; mais, telle place que tienne dans l’empire le touloup de mouton du paysan, peut-on dire que le moujik soit toute la Russie ? Faut-il lui appliquer le mot de Louis XIV, « l’État, c’est moi » ?

Nous nous trouvons ici en face d’une question capitale : pour qui faut-il gouverner la Russie ? Est-ce seulement pour le bas-peuple et la plèbe illettrée ? Est-ce seulement pour une classe, et pour la plus ignorante, et en même temps la moins exigeante ? C’est pourtant là au fond ce que conseillent les hommes qui engagent l’autocratie à s’appuyer uniquement sur les masses populaires, et à les opposer aux classes instruites ; qui, sous prétexte de politique nationale, préconisent avant tout une politique « paysanne » ; qui, sans toujours s’en rendre compte, veulent faire de la Russie un grand village, et de l’héritier de Pierre le Grand le tsar des moujiks.

Par une sorte d’interversion des rôles, alors que les révolutionnaires et les socialistes en sont venus à reconnaître l’importance des libertés politiques dont, conformément à la tradition de Herzen, ils faisaient fi naguère encore, les conservateurs, reprenant à leur profit la thèse abandonnée par leurs adversaires, proclament complaisamment qu’en Russie il n’y a que des questions sociales, que tout le gouvernement doit avoir en vue le peuple, son bien-être, ses besoins, et non l’infime minorité des classes cultivées. Les apologistes de l’autocratie engagent à leur tour la Russie civilisée à comprimer ses aspirations, à abdiquer ses plus légitimes prétentions en faveur des masses populaires. Comme jadis les propagandistes socialistes, ils adjurent la société russe de s’oublier elle-même, de se sacrifier sur l’autel des intérêts du peuple. Par malheur, ces mystiques conseils de renoncement et d’abnégation n’ont pas plus de raison ni plus de chance de succès sur les lèvres des conservateurs que dans les prédications des révolutionnaires. Une société ne saurait ainsi s’immoler, se dépouiller de son propre esprit, de ses sentiments, de ses idées. En aucun pays, les classes civilisées ne peuvent indéfiniment s’effacer devant les masses ignorantes, alors surtout que les véritables intérêts du peuple auraient tout bénéfice au triomphe de leurs droits.

La Russie a beau être avant tout un État agricole et rural, la politique « paysanne » ne saurait longtemps prévaloir. Pour en assurer le succès, il faudrait raser SaintPétersbourg, Kief, Odessa, Kharkof et les villes où se recrutent les révolutionnaires et les libéraux ; il faudrait fermer les gymnases et les universités ; il faudrait combler les ports de la Baltique et de la mer Noire, couper les chemins de fer de l’Ouest, et enceindre l’empire d’une infranchissable muraille de Chine. Il est trop tard pour une telle entreprise. Les Romanof eux-mêmes, en travaillant durant deux siècles à former leurs sujets aux mœurs de l’Occident, l’ont à jamais rendue impossible. L’unique moyen de faire triompher cette prétendue politique nationale serait de ramener la Russie au temps des Ivan et des Vassili, alors qu’il n’y avait en Moscovie qu’un peuple routinier, ennemi de toute innovation et étranger à toutes les aspirations du dehors ; mais aucun oukaze ne saurait rayer de l’histoire le règne de Pierre Ier et de Catherine II, le règne d’Alexandre Ier et d’Alexandre II. Les théoriciens moscovites ne peuvent biffer des annales russes ce qu’ils appellent la période de Pétersbourg.

Une des choses avec lesquelles il faut le plus souvent compter, chez les nations comme chez les individus, c’est l’amour-propre. Un pays se résigne mal à se voir dans un état d’infériorité réelle ou apparente vis-à-vis de ses voisins, et cela lui répugne d’autant plus qu’il se sent plus grand et plus fort d’ailleurs. Telle est aujourd’hui la situation des Russes.

Il leur est pénible de demeurer politiquement au-dessous des autres États de l’Europe, presque tous aujourd’hui pourvus de constitutions, au-dessous même de leurs frères puînés et encore enfants du Balkan, à peine émancipés d’hier, au-dessous des petits peuples d’Orient, que pour le génie et la civilisation l’on ne saurait assurément ranger au-dessus de la Russie. Beaucoup de Russes ont peine à comprendre les trop sérieuses raisons qui rendent une évolution libérale plus malaisée dans le grand empire du Nord que dans ces minces États, affranchis par ses armes. Leurs yeux sont choqués d’un contraste que les années ne feront que rendre plus sensible et plus blessant. Cette sorte d’humiliation de l’orgueil national, en face d’une Europe presque tout entière en possession de droits déniés aux Russes, serait seule à la longue un obstacle insurmontable au maintien du régime autocratique. Quoi que fasse le gouvernement impérial, il y a là une comparaison qu’il n’est pas libre de supprimer. Et qu’on ne s’y trompe pas : si puissant que soit l’amour-propre sur les peuples, ce n’est pas là pour les Russes une simple question de vanité.

Sans constitution, sans droits politiques, la Russie n’est pas encore un État moderne ; comme la Turquie, elle est à peme un État européen. Or y a-t-il dans le sang ou le génie du peuple russe, dans son histoire, dans sa religion ; y a-t-il, dans sa constitution sociale ou dans le fond nationaly quelque chose qui le sépare assez des autres peuples chrétiens pour lui interdire toute part à ces libertés politiques, dont jouissent plus ou moins aujourd’hui toutes les nations européennes ? Nous en revenons ainsi à notre point de départ. La Russie est-elle si radicalement différente de l’Europe, appartient-elle si peu à notre continent et à notre civilisation, qu’elle soit vouée, par la nature ou par une sorte de fatalité ethnique, à un type de société et à une forme de gouvernement radicalement dissemblables ?

Si des hommes également sincères et éclairés sont partagés sur ce point, il n’y a pas à s’en étonner. La Russie tient trop à l’Europe, elle en a depuis deux siècles trop subi l’influence pour s’en pouvoir aujourd’hui moralement isoler. Par un contact aussi prolongé, comment éviter la contagion des idées ? Entre l’Occident et lui, l’empire des Romanof n’a pas d’épaisses montagnes qui détournent de ses frontières le grand courant libéral et démocratique de l’Ouest, comme le massif de la Scandinavie détourne de ses côtes le Gulf-stream de l’Atlantique ; le flot des idées européennes vient battre incessamment ses bords.

En même temps, par ses habitudes et ses besoins, par sa composition ethnique même, par ses traditions séculaires, ses préjugés, son éducation nationale, le vieil empire autocratique diffère encore trop de l’Europe pour en pouvoir emprunter les formes politiques et constitutionnelles. La Russie, en un mot, ne peut se tenir en dehors du courant libéral qui emporte l’Occident ; elle ne peut guère non plus s’approprier les appareils politiques de l’étranger. Elle ne saurait se défendre de l’influence européenne et elle ne saurait copier l’Europe. Tel est le dilemme où, après deux siècles d’imitation, se trouve acculée la Russie de Pierre le Grand. Elle semble placée entre deux impossibilités et n’avoir que le choix des périls. Entre ces deux écueils, quel pilote saura découvrir une passe libre ?

Aux ardentes et tumultueuses aspirations qui, au souffle de l’Europe, bouillonnent dans la jeunesse et les classes instruites, il faut une issue, et cette issue ne peut être ouverte que par des droits et franchises politiques, par une charte ou une constitution. Peu importent les mots et les noms : ce qu’il faut à la Russie, c’est la chose, c’est une représentation nationale. À ce pays, officiellement muet depuis des siècles, il faudra, sous peine de rendre toutes les catastrophes possibles, donner la voix et la parole ; sur la vaste scène, jusqu’ici remplie par le gouvernement et ses agents, il est temps de faire monter ce nouvel acteur, énigmatique et obscur personnage, dont les autres parlent sans cesse et que jusqu’ici on n’a ni vu, ni entendu.

Parmi les esprits éclairés il en est, disons-nous, qui, tout en étant libéraux et parfois radicaux pour l’Occident, restent opposés chez eux à toute tentative constitutionnelle prochaine, ou n’envisagent cette perspective qu’avec de sombres appréhensions. « Eh quoi ! s’écrient-ils, comment, sous prétexte de couper court à nos difficultés, nous jeter en de nouvelles, plus graves peut-être ? À quoi bon entreprendre une tâche pour laquelle nous sommes si mal outillés et dont les matériaux mêmes nous font encore défaut ? C’est prétendre parfaire et couronner l’édifice des réformes avant que les étages inférieurs en soient achevés. Quelle constitution irait à notre inexpérience, à notre ignorance, à notre paresse, à notre routine ? Ce qu’il nous faut, c’est une saine et honnête administration, une droite et libre justice, c’est la suppression de la vénalité et de l’arbitraire administratif. En fait de self-government, ce qui nous sied, c’est le self-government local, c’est le développement de nos institutions provinciales et municipales, de nos zemstvos et de nos doumas ; c’est, en un mot, la consolidation et l’achèvement ou, mieux, la pratique sincère de toutes les réformes d’Alexandre II. Avec cela la Russie serait heureuse, tranquille et forte. »

Ce modeste et prudent langage n’a qu’un défaut : sous une apparente sagesse, sous les dehors du sens commun et de l’esprit pratique, il cache au fond une naïve et j’oserai dire une enfantine illusion. Certes, ce qu’il faut avant tout à la Russie, c’est une bonne administration et une bonne justice ; l’illusion, c’est de croire que l’on puisse acquérir de tels biens et que l’on en puisse jouir sûrement sans rien qui les garantisse ; c’est, de ne pas voir que ce dont souffre précisément la Russie, ce qui la frustre du résultat des meilleures réformes, c’est le manque de contrôle et de garanties, qui ne peuvent être trouvés que dans des droits politiques. Veut-on un exemple ? Que les Russes se rappellent par quels moyens et au prix de quelles luttes les Anglais ont conquis leur habeas corpus.

L’illusion n’est du reste pas nouvelle. En France aussi, avant la Révolution, nombre d’esprits distingués, la plupart des philosophes et des économistes du dix-huitième siècle, souhaitaient plutôt des réformes que des franchises politiques, et ces réformes ils les attendaient moins d’une participation du pays à son gouvernement que de l’intelligence du pouvoir souverain[460]. Au fond, c’est la vieille utopie de Platon et de la plupart des législateurs spéculatifs.

En France aussi, avant 1789, nombre de politiques croyaient que des libertés locales et des assemblées provinciales devaient suffire à une bonne administration et prévenir une révolution. Malaisé autrefois, cela de nos jours est chimérique. Dans l’ancienne Europe, quand la vapeur n’avait pas effacé les distances, quand l’électricité et la presse ne mettaient pas les nouvelles politiques à la portée de tous, lorsque chacun vivait plus ou moins confiné dans sa ville ou sa province, il était infiniment moins difficile qu’aujourd’hui d’enclore l’initiative privée et l’esprit d’examen dans la sphère des intérêts locaux.

On dit souvent que le self-govemment local est le meilleur apprentissage des libertés politiques. Nous avons déjà montré en quoi cette sorte de lieu commun peut induire en erreur[461]. Au fond, c’est là un cercle vicieux, car les libertés locales ne sauraient être complètes sans libertés politiques, pas plus que ces dernières sans les premières. La vérité, c’est qu’une fois admis dans un domaine, le droit de contrôle tend invinciblement à s’emparer de ceux qu’on lui dispute. Il est impossible de cantonner longtemps la surveillance de la société et les franchises des gouvernés dans un champ restreint. L’esprit de liberté est pareil à ces gaz qu’il est difficile de garder en vase clos ; extrêmement volatil de sa nature, il s’évapore des récipients où l’on prétend l’emprisonner.

Une observation d’un autre genre conduit à la même conclusion.

Envisage-t-on tous les changements effectués dans les lois, toutes les réformes accomplies ou ébauchées, depuis la guerre de Crimée dans le domaine administratif, judiciaire, militaire, financier même ; on voit que tous les efforts du gouvernement impérial tendent à introduire dans l’empire autocratique un ordre légal et régulier, analogue à celui des États constitutionnels de l’Occident. Or cela est-il possible sans les droits politiques qui, en Occident, sont la condition et la garantie de tout le reste ? Pour ma part j’en doute. Les Russes, qui prétendent s’en tenir aux réformes administratives, me font l’effet de vouloir faire marcher une horloge sans le balancier qui la met en mouvement.

Sous le règne de l’empereur Nicolas, un Russe sagace et clairvoyant classait en deux catégories toutes les réformes dont il traçait le plan : les réformes compatibles avec le maintien du régime autocratique, et celles qui ne l’étaient pas[462]. Les premières ont presque toutes été exécutées ; c’est maintenant le tour des secondes. On ne peut plus rien faire d’efficace sans toucher au mode de gouvernement et au principe même du pouvoir.

Comme presque toutes les classifications, celle de Nicolas Tourguénef, si naturelle qu’elle semble, n’est du reste pas d’une rigoureuse exactitude. À y bien regarder, nous avons déjà eu l’occasion de l’indiquer à propos des tribunaux et de la haute policeS toutes les réformes administratives et judiciaires, toutes les institutions qui prétendent établir un régime légal et régulier, tendent indirectement à borner dans la pratique le pouvoir illimité de l’autocratie. Entière en droit, l’autocratie ne le serait plus en fait si toutes les réformes promulguées avaient été appliquées dans leur plénitude et leur sincérité. Et il n’en saurait être autrement. Toute réforme inspirée de l’esprit moderne a pour premier effet de mettre au régime du bon plaisir des obstacles ou des bornes.

Aussi peut-on dire qu’entre les réformes qui semblent compatibles avec le gouvernement autocratique et celles qui ne le paraissent point, l’intervalle n’est ni aussi large ni aussi profond qu’il le semble au premier coup d’œil. En réalité, la concession de droits politiques ne ferait qu’étendre à de nouvelles sphères, aux finances de l’État, à la police, à l’administration générale, aux affaires extérieures, les droits déjà reconnus à la société dans l’administration locale et la justice.

Avant de chercher quelles seraient les conditions de cette émancipation politique et ce que pourrait être une constitution russe, il est bon d’envisager les objections, les objections russes surtout. Il y en a plusieurs de valeur inégale ; je n’examinerai que les plus fréquentes ou les plus sérieuses.

Et d’abord, pour donner à ce peuple une voix et une représentation, il faudrait qu’il fût homogène, qu’en Russie il n’y eût que des Russes, que le pouvoir n’eût devant lui qu’une nation et qu’un peuple. L’empire du Nord n’est-il pas trop vaste, ne compte-t-il pas dans son sein trop de races et de nationalités diverses pour être gouverné ; pour être conservé autrement que par une autorité absolue ? Tout essai de charte et de régime constitutionnel ne risquerait-il pas d’amener la décomposition de l’empire, créé et maintenu par la forte main de l’autocratie ? Sans ce lien séculaire, sans les solides tenons de métal qui en joignent toutes les parties et toutes les pierres, le gigantesque édifice élevé sur les confins de l’Europe et de l’Asie s’écroulerait bientôt sous le poids de sa masse. Que faire de toutes ces régions frontières, de toutes ces oukraines[463] plus ou moins hétérogènes, qui, du nord au midi et de l’ouest à l’orient, entourent la vieille Moscovie d’une ceinture de provinces à demi étrangères ? Comment trouver, pour toutes ces conquêtes du tsar, une place dans une constitution libérale et dans une assemblée russe ?

L’objection est sérieuse. Les dimensions de l’empire, ses traditions centralisatrices, la variété des populations comprises dans son enceinte, sont assurément l’un des principaux obstacles à l’établissement d’un régime libre. Par un juste retour des choses d’ici-bas, la servitude politique est souvent ainsi la rançon des conquêtes militaires ; presque toujours, les peuples conquérants ont payé d’une part de leur propre liberté l’asservissement de leurs voisins. À cet égard, on pourrait dire avec un Russe que la Pologne a largement rendu à la Russie tous les maux qu’elle en a soufferts. Faut-il conclure de là qu’avec cette lourde chaîne au cou, la Russie est pour jamais condamnée à renoncer à la liberté politique ? Nous ne le pensons pas. La route de la liberté ne lui est fermée qu’autant qu’elle se refuse à tenir compte de l’instinct national des peuples soumis à sa domination. Or elle pourrait avoir plusieurs façons d’y faire droit, soit au moyen d’autonomies locales, soit au moyen d’une large décentralisation.

Que faire, dit-on, de la Pologne et de ces provinces occidentales auxquelles jusqu’ici on n’a point osé étendre les modestes franchises locales concédées aux vieilles provinces moscovites ? Avec les goubernies de la Vistule, avec le royaume de Pologne proprement dit, le plus simple serait peut-être de recourir au même procédé qu’avec la Finlande, de lui restituer à la fois l’autonomie et une constitution, de serait là, pour la Russie, le meilleur moyen de garantir sa frontière occidentale, d’enlever ses sujets de l’ouest à l’esprit révolutionnaire et aux intrigues de voisins ambitieux, en même temps que de s’assurer un gouvernement libre. Croire, avec quelques esprits aveuglés par les préventions nationales, que le peuple russe pourrait être émancipé politiquement, tout en maintenant une large zone de provinces européennes dans une sorte de servage ou d’ilotisme politique, c’est une aberration à laquelle les événements donneraient un rapide démenti. Prétendre, d’un autre côté, appliquer les mêmes institutions à tous les peuples de l’empire, les faire tous entrer dans une constitution strictement unitaire, ce serait dangereusement compliquer le jeu du nouveau régime, et par là même en compromettre d’avance les résultats.

La Pologne du congrès de 1815, il est vrai, n’est pas la seule partie de l’empire qui ait une individualité nationale et qu’il semble malaisé de faire rentrer dans le cadre d’une constitution russe. Peut-être en devrait-on dire autant de la lieutenance du Caucase, de la Transcaucasie du moins, agrandie par la guerre de 1878. En dehors même des territoires asiatiques, dont plusieurs, tels que le Turkestan, ne peuvent être de longtemps que des colonies militaires, régies par des lois spéciales, il y a, du golfe de Finlande au Pruth, de nombreuses provinces qui, par leur situation, leur population, leurs traditions historiques, ont des tendances centrifuges plus ou moins accusées : Provinces Baltiques, Lithuanie, Russie-Blanche, PetiteRussie, Bessarabie, sans compter les régions comme le bas Volga, l’Oural ou la Sibérie, auxquelles leur éloignement risque d’inspirer tôt ou tard des velléités autonomistes. En dépit de l’unité, de l’homogénéité du fond national, c’est là une des difficultés de l’avenir de la Russie, difficulté qui tient à ses dimensions mêmes. Le problème de son organisation future en est assurément plus ardu ; la solution n’en sera sans doute trouvée qu’à travers des années de tàtonnements, et peut-être à travers des siècles de luttes et de discordes.

Est-ce à dire que ce soit là un obstacle insurmontable ? L’exemple de l’Autriche-Hongrie, dont la composition ethnique est singulièrement plus compliquée, où l’État même n’a pour base aucune nationalité dominante, me semble prouver le contraire. Il se peut que, malgré la puissance et la cohésion du vieux noyau national moscovite, une Russie politiquement émancipée offre un jour un spectacle plus ou moins analogue aux démêlés nationaux de la Cisleithanie. Il se peut que, chez elle, le vingtième siècle soit en grande partie rempli par le conflit des éléments centripètes et centrifuges, des forces unificatrices et des instincts autonomistes ; c’est là, quelle que soit la forme de son gouvernement, une perspective dont rien ne saurait entièrement la préserver. De pareilles luttes ne seront que la rançon de sa grandeur ; elle n’y saurait échapper qu’en revenant en deçà des frontières antérieures à Pierre le Grand ou à Alexis Mikhaïlovitch.

Pour la couronne et la dynastie, du reste, de semblables discordes ne seraient pas sans compensation. Les compétitions de race et de nationalité, au sein d’un même empire, tournent souvent au profit du sentiment monarchique. La monarchie et le pouvoir héréditaire y peuvent trouver une raison d’être de plus, y peuvent puiser un ascendant qu’ils ne sauraient posséder au même degré en des pays dont l’unité est plus ancienne ou moins contestée. Pour cela, le trône n’a qu’à s’ériger en arbitre des diverses nationalités, à empêcher leur oppression réciproque, à jouer entre elles un rôle pondérateur et modérateur que, en dehors de lui, personne ne saurait prendre.

Quoi qu’il en soit, crainte des excès du centralisme moscovite chez les uns, crainte des prétentions du particularisme chez les autres, il y a là un inconnu qui, pour des motifs opposés, suscite de naturelles inquiétudes chez des esprits de tendances d’ailleurs contraires. Dans la large zone de provinces plus ou moins hétérogènes qui s’étend de la Finlande à la mer Noire, on appréhende que des droits poliliques, accordés de préférence à la GrandeRussie, ne servent d’armes au zèle russificateur de certaine école et d’instrument d’oppression pour les nationalités ou religions dites étrangères. Ailleurs, à Moscou par exemple, les centralistes redoutent que des franchises politiques étendues aux provinces assujetties n’entravent l’assimilation des nombreuses « Oukraines » russes, et ne préparent le champ au fédéralisme ou au séparatisme.

Sur ce point capital, les ennemis du gouvernement ont, eux aussi, été longtemps divisés. Parmi les révolutionnaires, plusieurs s’efforcent de réunir tous les adversaires du tsarisme. Russes, Polonais, Ukrainiens, autonomistes, libéraux, socialistes, communalistes, sur le terrain du fédéralisme. Ils révent, eux aussi, de passer l’Atlantique, de donner aux États-Unis d’Amérique un pendant sur le vieux continent. Ce point de vue, le seul peut-être capable de les rallier, est fort en vogue parmi les ennemis de l’autocratie, quoique les révolutionnaires militants, les terroristes comptassent naguère beaucoup de jacobins centralistes et autoritaires[464]. Si la révolution devait triompher, elle n’en risquerait pas moins d’aboutir à la dictature d’une commune démocratique, sauf à tomber plus tard dans le morcellement du fédéralisme ou l’émiettement du cantonalisme. Mais ce n’est pas là pour l’empire un péril prochain. Avec une constitution, la Russie aurait plutôt à craindre le danger inverse, la domination d’une majorité ultra-centraliste et moscovite, d’un slavophilisme provocant et d’une orthodoxie intolérante, imprudemment agressive au dedans et au dehors. Pour un esprit non prévenu, ce serait même là peut-être le plus redoutable écueil d’une transformation politique. Les lois d’exception contre les Polonais, aggravées en 1885, aux applaudissements de la presse moscovite, les mesures réclamées contre les juifs vers 1882 par certaines assemblées ou commissions, montrent à quels risques pourraient être exposées les populations sujettes de la Russie. Le danger de l’oppression des minorités par la majorité, qui est le principal défaut des gouvernements libres, serait peut-être plus grand en Russie qu’ailleurs ; mais, pour que la Russie ne pût s’en préserver, il faudrait qu’en octroyant une charte à ses peuples, la couronne se fût bien complètement désarmée, ou que les passions nationales lui fissent oublier sa vraie mission et ses vrais intérêts. À y bien regarder, du reste, ce péril n’est pas particulier au régime des assemblées électives ; le centralisme russificateur et orthodoxe de Nicolas, plus d’un acte d’Alexandre II et d’Alexandre III en Pologne, en Lithuanie ou dans les provinces Baltiques, ont prouvé qu’à cet égard le régime autocratique était loin d’être toujours une garantie.

Cette difficulté, si grande qu’il faudra, croyons-nous, des générations pour la trancher, n’est aujourd’hui ni la seule ni peut-être la première. Derrière elle en surgit une autre analogue et plus grave encore. Quand, au moyen d’autonomies locales, il serait possible d’éliminer les principaux éléments divergents, — qu’on laisse de côté toutes les dififérences de race, de religion, de traditions, toutes les aspirations nationales et les instincts réfractaires, — en dehors des allogènes de tout genre et des tribus d’origine étrangère, il y a au cœur même de la sainte Russie, chez ce peuple ethnologiquement si compact, deux nations diverses et superposées, différentes de culture, de tendances, de besoins, deux Russies qu’on ne saurait sans démence mettre au même régime en leur accordant les mêmes libertés. En haut, à la surface, il y a la Russie moderne et européenne, la Russie pétersbourgeoise, comme disent ses détracteurs ; en dessous, il y a la Russie russe, la vieille Russie moscovite. Avec quelle charte et quelles franchises constitutionnelles donner à la fois satisfaction à l’une et à l’autre ? Par quelle ingénieuse combinaison répondre du même coup à des aspirations et des penchfnts aussi différents et opposés ? Pour laquelle de ces deux Russies faudrait-il rédiger une constitution ? Le nécessaire de l’une ne serait-il pas le superflu de l’autre ? Ce qui conviendrait à la première, ce qui pour elle semblerait urgent et indispensable, ne serait-il pas pour la seconde un luxe nuisible ou un objet de scandale ?

En tout pays, le point important, c’est de ne pas laisser échapper l’heure où la nation commence à être mûre pour être associée au gouvernement, mais en Russie qui fixera un tel moment ? Les hautes classes, les couches supérieures de la société, peuvent sentir depuis des générations le besoin d’émancipation politique, alors que les masses populaires demeurent entièrement étrangères à tout sentiment, à toute notion de ce genre. De quelque façon qu’on s’y prenne, une partie de la nation devra longtemps attendre des droits dont elle se sent digne, ou l’autre devra être mise prématurément en possession de franchises dont elle ne saurait user. Si elle ne vient pas trop tard pour les uns, la liberté politique viendra trop tôt pour les autres. Entre ces deux alternatives, on ne voit pas de milieu. Par quel mécanisme ouvrir une issue aux aspirations d’en haut sans ouvrir la porte aux instincts grossiers et ignorants d’en bas ? L’affranchissement politique, réclamé par la Russie civilisée, risque de tourner à son propre détriment, au dommage même de la civilisation européenne, en la livrant aux préjugés arriérés et aux préventions à demi orientales des masses. Ne pouvant concéder les mêmes droits à ces deux Russies, comment faire la part de chacune et les empêcher d’usurper l’une sur l’autre ?

De toutes les difficultés que peut offrir l’établissement des libertés politiques, c’est là certainement la plus sérieuse. Au fond cependant elle ne me paraît point aussi spéciale à la Russie qu’elle en a l’air. Le dix-neuvième siècle a plus ou moins placé tous les peuples du continent en face d’un pareil dilemme. Chez tous il a fallu d’abord n’appeler à l’exercice des droits nouveaux que la partie la plus cultivée de la population, il a fallu procéder par une sorte d’émancipation graduelle. C’est là, en somme, la raison historique du cens électoral, ne fût-ce que comme agent d’évolution progressive. Si l’on prétendait attendre que tout un peuple fût en état de discuter ou seulement de comprendre les questions administratives, économiques, financières, on attendrait des siècles, on attendrait toujours. Devant de telles exigences, une nation ne serait jamais mûre pour être libre. Des deux écueils opposés de ces périodes de transition, le plus périlleux, en Russie comme en tout pays moderne, ce serait, sous prétexte de ne pas devancer les lumières et la capacité des masses, de faire trop longtemps attendre les classes éclairées. En Russie comme ailleurs, la solution du problème serait dans une équitable distribution de l’influence politique. Ce qui, chez les Russes, rend une telle répartition plus délicate et malaisée, c’est surtout l’absence d’une classe moyenne, d’une bourgeoisie, ou la faiblesse de ce qui en tient lieu. Mais, pour cette tâche même, le gouvernement de Saint-Pétersbourg aurait eu un avantage, c’est que le fond du peuple étant resté plus conservateur, ou, si l’on aime mieux, étant demeuré plus confiant et plus docile, le pouvoir aurait eu moins à s’en méfier. En dépit de l’ignorance populaire, il y aurait peut-être eu moins de témérité, qu’en tel pays plus civilisé, à convoquer ce peuple encore novice à l’exercice de droits politiques.

En Occident, la seule pensée de voir les Russes appelés à participer à leur gouvernement excite souvent la dérision ou l’incrédulité. L’étranger s’est habitué à regarder le despotisme comme aussi naturel en Russie que la neige et la glace. Au fond, une telle opinion ne repose que sur une pétition de principes, suggérée par des préjugés nationaux. C’est raisonner comme a longtemps raisonné avec les peuples du continent, avec la France en particulier, l’orgueil britannique, se croyant seul digne d’être libre. Qu’on passe une telle sentence sur les Turcs, profondément séparés de nous par les mœurs et tous les éléments de la culture, je le comprends, sans oser encore engager l’avenir ; mais pour les Russes, pour un peuple qui, après tout, est de notre sang, de notre religion, de notre civilisation, en vertu de quelle loi de l’histoire le condamner à l’absolutisme à perpétuité ? Les nations à cet égard ont plus d’une fois réservé à leurs contempteurs d’éclatants démentis : l’Italie nouvelle, la terre des morts du poète, en est une preuve vivante. Certes la liberté politique est une plante délicate, difficile à acclimater ; malgré toutes les sinistres prédictions, elle a fleuri sans peine au pays de l’oranger : au nom de quelle expérience affirmer qu’elle ne saurait prendre racine dans les neiges du Nord ? La vraie difficulté, c’est de savoir par quels procédés, au prix de quels sacrifices, au bout de combien de temps et d’essais infructueux, on pourra l’implanter.

Assurément l’œuvre ne sera ni aisée, ni de courte haleine ; aussi plus d’un patriote aimerait-il mieux en retarder l’épreuve. Le préjugé national, la honte de paraître imiter autrui vient souvent renforcer à cet égard les répugnances de la sagesse ou de la pusillanimité. « Quand on pourrait nous accorder toutes les libertés du monde sans péril pour nous, pour la civilisation, pour le gouvernement, ce ne serait pas une raison pour qu’à l’instar des peuples d’Occident, la Russie recourût à ces expédients surannés, décorés du nom de constitutions, qui ne sont, après tout, que de menteurs ou précaires compromis. » — Tel est le langage que l’on tient encore parfois en deux camps opposés, mais souvent réunis par leur commune antipathie pour les institutions occidentales. Outre les esprits timides qui, par méfiance du tempérament national ou de la maturité du peuple, n’osent désirer de libertés politiques, il reste, aux deux extrémités de la pensée russe, des hommes qui, par ignorance, par présomption ou par une sorte de chauvinisme, se donnent le genre d’en faire fi. Nous les connaissons : ce sont d’un côté certains radicaux, de l’autre certains conservateurs à tendances slavophiles. Les néo-slavophiles rêvent encore d’une sorte d’union mystique entre le tsar et le peuple, assez semblable à l’union du Christ et de l’Église dans l’enseignement ecclésiastique, ou à l’harmonie préétablie imaginée par Leibniz entre l’âme et le corps[465]. Parmi les radicaux, les plus chimériques, ou les plus inconséquents, persistent à regarder la liberté politique comme un leurre qui détourne les peuples de la grande, de l’unique question, la transformation sociale.

Chose à noter cependant, ce mépris pour les droits politiques, si hautement affiché vers le milieu du règne d’Alexandre II, était, sur la fin, beaucoup moins commun. Ces grands airs contempteurs, qui rappelaient trop parfois la fable le Renard et les Raisins, avaient, dans un camp comme dans l’autre, à gauche surtout, singulièrement perdu de leur vogue. Depuis la guerre de Bulgarie, nationaux et radicaux ont plus d’une fois laissé entendre qu’après tout il y avait des franchises politiques dont la Russie pourrait s’accommoder, et que dans les pays constitutionnels tout n’était pas à dédaigner. N’a-t-on pas vu, au lendemain des échecs de Plevna, les chefs des comités slaves, qui montraient le plus de répugnance pour tout ce qui vient de l’Europe, réclamer plus ou moins ouvertement une réunion des délégués de la nation, qui eût fort ressemblé à nos chambres électives ? Et depuis lors le pouvoir n’a-t-il pas entendu les plus déterminés des révolutionnaires le sommer, à coups de complots et d’explosions, de leur concéder ce gouvernement représentatif si décrié par eux naguère ?

Si tant de Russes ont recommencé à faire fi de la liberté politique, n’est-ce point qu’elle ne leur paraît plus à la portée de leurs mains ? Beaucoup se croient obligés de trouver les raisins trop verts depuis qu’ils désespèrent de les cueillir.

Assurément les adversaires d’un changement de régime ont toute raison quand ils soutiennent qu’on ne saurait par là ramener les révolutionnaires. Pour ces derniers, pour ceux du moins qui méritent ce titre, trop prodigué à Pétersbourg, les libertés légales ne seraient, en Russie, comme partout, qu’une machine de guerre, qu’un instrument de démolition. Mais les révolutionnaires de profession ne seraient pas seuls à profiter des réformes politiques. S’ils y trouvaient de nouveaux moyens d’attaque, l’autorité y pourrait trouver de nouveaux moyens de défense.

Depuis l’ouverture de la longue série des attentats nihilistes, le gouvernement impérial a plus d’une fois adressé un appel solennel à la société, aux classes conservatrices, aux pères de famille, à la noblesse, au peuple, contre les perturbateurs de l’ordre. Près d’une nation légalement muette et inerte, tous ces appels répétés n’ont rencontré qu’un écho mécanique qui renvoyait automatiquement au pouvoir le son de sa propre voix, sans lui communiquer aucune force. Sous le régime en vigueur il n’en saurait être autrement : à toutes ses instances, l’autorité ne pouvait obtenir d’autres réponses que de vides et banales protestations de dévouement, que de pompeuses et insignifiantes adresses officielles. À quoi bon rappeler ce qui s’est passé sous Alexandre II, alors que tous les corps constitués de l’empire, assemblées provinciales, assemblées municipales, assemblées de la noblesse, déposaient aux pieds du souverain, en butte aux plus odieux attentats, le fastueux et inutile témoignage de leur affection ? Comme l’ont respectueusement fait entendre quelques-uns des zemstvos, la société, avec les liens dont elle est chargée, est impuissante à prêter à l’autorité aucun concours efficace. Pour que la nation vienne en aide au tsar, il faut lui en donner les moyens, il faut lui délier les mains, lui ouvrir la bouche.

Et cela n’est possible qu’à l’aide d’institutions permanentes et organiques, qu’avec une participation normale et régulière de la société à la chose publique. L’élargissement même des attributions des assemblées provinciales n’y saurait longtemps suffire. De ces états provinciaux (zemstvos) ou d’ailleurs, il faudrait faire sortir une représentation nationale, car, dans leur dispersion et leur faiblesse actuelle, ces zemtsvos n’en sauraient être qu’une monnaie, dépréciée d’avance.

La liberté, nous tenons à le répéter, ne saurait étouffer l’esprit révolutionnaire ; à certains égards même, elle lui fournirait des armes, mais ce serait pour lui arracher les flèches empoisonnées ou les balles explosibles et y substituer des armes plus loyales : ce serait pour faire succéder à une guerre de sauvages, à une guerre de pièges et de guet-apens, une lutte civilisée, en rasecampagne, où la victoire ne saurait manquer de rester aux troupes les mieux équipées, les plus nombreuses et les mieux conduites.




CHAPITRE IV


De la forme des libertés politiques. — La Russie peut-elle à cet égard avoir des institutions nationales. — Difficultés de l’imitation et difficultés de l’originalité. — Les données du problème et les principales solutions mises en avant — La consulte d’Alexandre II. — Dangers croissants du statu quo. — Conclusion générale.


Il est une prétention presque aussi présomptueuse et non moins décevante pour les peuples que pour les individus, c’est celle de tirer tout de leur propre fonds, d’être en tout et partout original. Nulle part ce penchant n’est plus prononcé qu’en Russie. En aucun pays on n’a autant prêché que hors des voies nationales il n’y avait pas de salut. De même qu’à Stamboul et à Yldiz Kiosk on se plaît à proclamer que la régénération de la Turquie est dans le retour à ses traditions et aux principes de l’islam, à Moscou et à Gattchina nombre de patriotes soutiennent que, pour être grande et prospère, la Russie doit évincer « Teuropéisme cosmopolite » ; comme si entre le nouveau panislamisme et le panslavisme ou le néo-slavophilisme, quelque injurieux que puisse sembler un tel rapprochement, il y avait sous ce rapport une secrète parenté. Ces idées, on le sait, ne sont pas sans échos près de l’impérial élève de H. Pobêdonotsef, si bien qu’on a pu dire qu’Alexandre III s’imposerait la tâche de « rerussifier » la Russie[466]. Or, quoi de plus russe, de plus national que l’autocratie ? quoi de plus étranger que la liberté politique ?

Toute question d’amour-propre mise à part, en dehors de toute théorie slavophile, il n’y a de vivant, il n’y a de fécond et d’efficace, dit-on, que les institutions qui sortent des entrailles mêmes du pays, qui germent spontanément dans le sol national. Or, toute espèce de constitution politique ne serait en Russie qu’un emprunt plus ou moins déguisé, qu’une œuvre artificielle, sans force, sans durée, sans vertu. — C’est encore là une objection qui n’est pas sans valeur, mais devant laquelle on ne saurait s’arrêter. Les peuples savent fort bien, au besoin, s’approprier des usages et des lois du dehors. La Russie même en est, malgré elle, une preuve éclatante. Des institutions transplantées de l’étranger peuvent avec le temps prendre racine dans le sol qui ne les a pas portées ; pour qu’elles s’y acclimatent, il suffit que la terre soit préparée à les recevoir. Là est toute la question. Quel est le peuple moderne, en dehors peut-être de l’Angleterre et des colonies anglaises, dont les institutions soient toutes spontanées et nationales ? Assurément, ce n’est pas la Russie. Depuis Pierre le Grand, elle a emprunté, de toutes mains, à tout le monde. Aucun État n’a aussi souvent copié autrui ; à ce point de vue même, j’oserai dire qu’elle a déjà trop imité l’Occident pour ne point pousser plus loin l’imitation. La liberté politique est le terme naturel et inévitable de tous ces emprunts séculaires. La Russie n’est pas libre de s’arrêter dans cette voie, elle est condamnée à aller jusqu’au bout. Si elle ne peut continuer sa route légalement, elle se verra précipitée violemment dans le chemin où elle n’ose s’engager.

Certes, il vaudrait mieux pour elle avoir des traditions, avoir les fondements d’institutions libres sur lesquels on n’eût qu’à bâtir. Par malheur, de telles traditions lui manquent ; si elle en possédait jadis, elles ont été détruites à ras de terre, les fondations même en ont disparu, et, loin qu’on puisse rien construire sur elles, on a peine à en retrouver la trace sous les décombres du passé. Des slavophiles peuvent seuls se faire illusion à cet égard. L’ancienne Moscovie, en dehors même du vetché de la Russie primitive, a bien eu des assemblées plus ou moins analogues à nos États généraux. Dans le zemskii sobor, le « concile du pays », siégeaient, à côté des boïars et des dignitaires du clergé, les représentants des villes. En convoquant une assemblée de délégués des diverses classes de la nation, le tsar ne ferait que reprendre une ancienne tradition moscovite, qu’imiter un exemple donné plusieurs fois par ses pères avant Pierre le Grand. Ce zemskii sobor des seizième et dix-septième siècles, irrégulièrement convoqué aux époques de crise ou de calamités publiques, aux heures de discordes civiles ou religieuses, toujours intermittent et sans droits ni prérogatives définis, saurait moins fournir à la Russie contemporaine un modèle qu’un exemple ou un précédent. Aux peuples modernes, ces assemblées moscovites, tout comme nos États généraux, n’offrent guère de leçons. Il serait difficile de leur emprunter beaucoup plus qu’un nom, mais, pour les peuples et l’amour-propre national, un nom est parfois quelque chose.

Jusqu’aux recherches historiques contemporaines et à la naissance de l’école slavophile, ce ne sont pas ces souvenirs du zemskii sobor et de l’ancienne Moscovie qui éveillaient chez certains Russes des velléités constitutionnelles ; c’était le plus souvent le contact de l’Europe et les enseignements de l’étranger. De pareilles aspirations sont en effet loin d’être nouvelles en Russie. Le dix-neuvième et le dix-huitième siècle comptent plus d’une tentative de borner l’autocratie ; mais longtemps tous les projets de ce genre, inspirés à quelques boïars par l’exemple de la Suède, de la Pologne, de l’Angleterre, ont été formés sur des modèles aristocratiques qui répugnaient aux coutumes et au génie russes. De là, en partie, l’échec de tous ces rêves ambitieux, depuis la constitution oligarchique imposée à Anna Ivanovna par les Dolgorouki ot les Galitzino, jusqu’à l’insurrection militaire de décembre 1825, à l’avènement de Nicolas.

En dehors du moyen âge et des souvenirs moscovites, on peut découvrir dans la Russie moderne un secret courant de libéralisme qui, borné d’abord à quelques privilégiés, mal dirigé et présumant de ses forces, a grossi peu à peu, d’année en année, et deviendra tôt ou tard assez puissant pour emporter tout ce qui lui fait obstacle. Le fond du peuple est sans doute encore loin d’éprouver de pareilles aspirations, il aura même d’abord de la peine à s’y associer. Pour lui, le nom exotique de constitution (konstitoutsia) résonne comme un mot étranger, comme une inintelligible énigme ; de même qu’en décembre 1825, bien des Russes seraient capables de demander : Quelle femme est-ce là[467] ? Peu importe, cette ignorance se dissipe tous les jours ; les idées de liberté pénètrent peu à peu et, en Russie comme ailleurs, elles ne peuvent que croître avec le progrès des lumières, de la richesse, du bien-être. À cet égard, les abus de l’administration et la propagande révolutionnaire travaillent dans le même sens. Grâce à cette active coopération, ce qui était une chimère en 1815 et en 1825, ce qui était encore prématuré vers 1860, ne l’est déjà plus au déclin du dix-neuvième siècle. Au vingtième siècle il serait peut-être trop tard.

Presque tout le monde en Russie serait d’accord sur l’opportunité d’un changement de régime, si l’on savait comment remplacer l’état de choses actuel sans se jeter dans des imitations redoutées des uns et répugnant aux autres. S’ils souhaitent des libertés publiques, la plupart des Russes voudraient qu’en cela leur patrie pût être originale, et de quelle façon l’être ? Un peuple qui en pareille matière sentirait bien sa propre originalité se préoccuperait moins sans doute d’en faire preuve. J’ai rencontré plus d’une fois des Russes d’opinions diverses qui me disaient, avec une sorte d’ingénuité : « Nous ne pouvons, il est vrai, longtemps nous passer de libertés politiques, mais il nous faudrait autre chose que tout ce qui se rencontre au dehors. Vos chartes ou vos statuts, vos constitutions aristocratiques ou bourgeoises, déjà à demi démodées en Occident, sont trop compliquées, trop formalistes, trop étriquées pour nous ; un tel habit n’irait pas à notre taille, il se déchirerait à chacun de nos mouvements. Nous avons besoin de quelque chose de plus large, de plus ample, de plus simple, et de plus populaire en même temps. » Et quand je les poussais à sortir du vague, à préciser leurs vues, ils ne trouvaient d’ordinaire rien de plus défini ; ils se bornaient à répéter avec conviction : « Assez d’emprunts, assez d’imitations ; il nous faut quelque chose de national, d’indigène, de russe, de slave. »

En fait de constitution et de droits politiques, malheureusement, le plus sûr moyen de rester original, d’être toujours russe, ce serait de n’avoir ni constitution ni liberté. Beaucoup de Russes, en effet, voudraient découvrir pour leur immense patrie de nouveaux procédés de self-government, une nouvelle manière d’être libre ; plusieurs seraient humiliés de l’être à la façon des petits peuples d’un Occident pourri et décrépit, à la façon des Anglais ou des Belges par exemple. Sur ce point, leur patriotisme peut se rassurer ; ils n’ont de longtemps rien de pareil à redouter.

Ce dédain des sentiers battus et ce désir d’arriver au but par des voies non frayées, cette sorte de honte de paraître imiter des nations visiblement plus âgées, plus mûres, plus cultivées, cette propension à rêver de combinaisons politiques innomées dont les contours indistincts ne peuvent surtir de la vaporeuse région des songes, toute cette présomption et cet orgueil national, jusqu’ici stériles, ne sauraient étonner chez un peuple jeune, dans un pays fier de sa grandeur, où des patriotes d’opinions fort différentes font chaque jour le procès de la civilisation occidentale et de notre maigre culture bourgeoise, où des écrivains éloquents et érudits se demandent solennellement si la terre russe ne porte pas en germe les semences d’une autre civilisation, d’une autre société, d’un autre état politique. Ne peut-on, en matière gouvernementale, dans l’agencement des divers rouages de l’État, dans les relations du peuple et de l’autorité héréditaire, concevoir un type plus parlait et plus harmonieux que tout ce qu’on a vu fonctionner jusqu’ici ? Un gouvernement, par exemple, dégagé des luttes de classes et de partis, des antagonismes sociaux et politiques, de l’esprit de négation et de révolte qui, chez les peuples de culture germano-latine, corrompent dans son principe l’État comme la société ? — tel est en effet l’idéal plus ou moins vague, plus ou moins conscient et raisonné des Russes qui, selon le mot d’Aksakof, ne veulent pas revêtir les haillons du constitutionnalisme européen[468]. Pour arriver à la liberté, ils ont la prétention de n’avoir besoin ni de constitution, ni de parlement, ni de droits politiques d’aucune sorte.

Laissant de côté ce que, pour nous Occidentaux, ces rêveries ont de manifestement utopiste, y a-t-il, chez le Russe et chez le Slave en général, le rudiment d’un état politique nouveau, d’un mode de self-government différent par les formes ou par l’esprit de tout ce qui se rencontre dans l’histoire ? Est-il vrai que les Slaves portent en eux-mêmes, dans les éléments de leur culture ou dans les traits encore indécis de leur caractère national, l’embryon d’un type politique inconnu et original ? Jusqu’à quel point est-il possible à ces derniers venus de la civilisation chrétienne de chercher la liberté dans d’autres voies que leurs aînés d’Occident, de faire du neuf et du slave, et en faisant autrement, de faire mieux ?

Cette prétention, fort naturelle et rationnelle, si elle se borne à des nécessités d’adaptation ou même au moule des institutions et à leur empreinte nationale, est insoutenable si elle s’étend au fond des choses et à l’essence même de l’État. Quelles formes de gouvernement non encore découvertes et quelles secrètes inventions politiques, quelles profondes conceptions de la liberté et quels nouveaux moyens de la réaliser se peuvent rencontrer chez des peuples qui n’ont ni institutions ni traditions politiques d’aucune espèce ? Les institutions doivent, dit-on, sortir du sol national, mais où en prendre chez les Slaves les racines ou la semence ? Si, en Russie et ailleurs, ils en ont jadis possédé le germe dans leurs vetchés ou leurs doumas, la graine en a été flétrie et desséchée par les siècles ; loin d’avoir encore la force de lever, elle a depuis longtemps perdu toute vertu germinative. Où sont les institutions slaves qui peuvent servir à la Russie de type ou de modèle ? Les faut-il chercher dans le passé, en Russie même, dans le sobor ou la zemskaia douma des seizième et dix-septième siècles ? Mais ces assemblées moscovites ne conviendraient guère mieux à la Russie contemporaine que nos États généraux, composés de trois ordres, ne siéraient à la France aujourd’hui[469]. Le tsar convoquerait le zemskii sobor, qu’ainsi que nos États généraux de 1789, l’antique assemblée moscovite ne saurait longtemps siéger sans se transformer en une chambre ou un parlement à la moderne. Cette originalité slave, faut-il l’aller chercher dans le présent, à l’étranger, chez les petits peuples du Balkan congénères de la Russie, dans la skouptchtina et la constitution serbe, ou bien dans le statut bulgare jadis élaboré à Saint-Pétersbourg par la chancellerie russe, et bientôt après suspendu parle coup d’État du prince Alexandre ; aux applaudissements de la presse nationale de Moscou ?

Ce statut bulgare, défiguré par les notables de Tirnovô jusqu’à en être devenu méconnaissable, a pour nous l’intérêt d’avoir été rédigé, sur l’ordre du tsar, par un homme d’État russe, pour un peuple slave. On est naturellement tenté de se demander si c’est sur le même patron que serait taillée une constitution russe, le jour où, pour les mettre politiquement sur le même pied que leurs protégés du Balkan, le tsar se résoudrait à octroyer une charte à ses cent millions de sujets.

En ce cas, où serait l’originalité slave et l’empreinte nationale ? Serait-ce dans une chambre unique comme en Serbie ou en Bulgarie ? Veut-on, dans ces constitutions iougo-slaves ou dans les obscures traditions slavonnes, découvrir quelque caractère national, ce ne peut guère être ailleurs.

Et en effet, à tort ou à raison, une assemblée unique serait généralement regardée comme plus slave, plus russe qu’un parlement avec deux chambres distinctes et indépendantes, comme en ont aujourd’hui la plupart des peuples civilisés d’Europe et d’Amérique. Si, au fond, cela n’est pas plus slave qu’autre chose, — car, en dehors de nos grandes assemblées de la Révolution, la Grèce en Europe et Costa-Rica en Amérique n’ont encore aujourd’hui qu’une seule chambre, — cela paraît plus conforme aux goûts et aux préjugés, si ce n’est aux traditions et aux besoins des Slaves modernes. Pour ces nouveaux venus à la vie politique comme pour l’amour-propre russe, une assemblée unique a le grand mérite d’être quelque chose de moins commun, de moins banal ; outre un faux air de nouveauté, elle a une certaine saveur démocratique dont Russes, Serbes ou Bulgares, la plupart des Slaves se montrent très friands. Aux yeux du gouvernement de Pétersbourg qui, dans son projet de statut bulgare, s’était également arrêté à une seule chambre, ce mode de représentation avait peut-être l’avantage de moins ressembler à l’appareil habituel du régime parlementaire. Aussi n’y aurait-il pas lieu de s’étonner si, en se décidant à faire à ses sujets le même présent qu’à ses protégés du Balkan, le gouvernement du tsar recourait, lui aussi, à une assemblée unique, sauf peut-être à se repentir plus tard de n’avoir pas tenu plus de compte des leçons de l’histoire et de l’expérience d’autrui.

Une chose pour nous certaine, c’est que, appelés à l’instar des notables bulgares à voter une constitution, les Russes ne seraient guère plus favorables à l’érection de deux chambres que les constituants de Tirnovo. À Moscou comme à Tirnovo, les Occidentaux ou les parlementaires seraient, sur ce point, à peu près sûrs d’une défaite.

Au peu de goût des Russes pour le régime de deux assemblées, il y a, outre le désir assez général de se singulariser, deux raisons au fond du même ordre. Qu’est-ce après tout, disent certains patriotes, que cet ingénieux mécanisme de deux chambres, que tout ce système compliqué de poids, de contrepoids et d’équilibre parlementaire ? Qu’est-ce en réalité, si ce n’est un signe et une conséquence de l’antagonisme des forces et des pouvoirs, antagonisme qui en Occident se retrouve partout, dans le présent et dans l’histoire, dans l’État et dans la société ? Chez nous, où entre les différentes classes, où entre le peuple et le souverain, il n’y a jamais eu ni les mêmes défiances ni les mêmes luttes, chez nous où il n’y a ni les mêmes chocs ni les mêmes frottements, à quoi bon tout ce lourd appareil de freins et de tampons qui ne ferait qu’embarrasser et paralyser le libre jeu des institutions ?

Cette prévention s’appuie d’ordinaire sur un préjugé d’un ordre analogue. À la plupart des Russes, en cela d’accord avec les Slaves du sud, une chambre haute fait toujours plus ou moins l’effet d’une assemblée de privilégiés ; ils lui trouvent quelque chose d’aristocratique qui leur rappelle les distinctions de classes[470]. Pour eux, un sénat ou une chambre des pairs n’est à sa place que dans les pays à traditions féodales ou à oligarchie bourgeoise. À leurs yeux, le peuple russe, étant un dans son histoire et dans sa conscience, doit être représenté dans son unité par une assemblée unique. Peuple et tsar doivent être placés en face l’un de l’autre, en contact direct, sans intermédiaire d’aucune sorte pour les séparer et les empêcher de s’entendre.

Mettons de côté toutes ces prétentions et préventions à demi slavophiles, à demi démocratiques ; il reste vrai que la Russie ne semble pas posséder les éléments d’une chambre haute indépendante, d’une chambre héréditaire surtout, comme celle des lords de la Grande-Bretagne ou celle des seigneurs en Prusse. La noblesse russe, tout entière issue du service, n’a jamais eu assez de pouvoir malériel, assez d’autorité morale, assez d’individualité pour qu’on en puisse tirer une chambre autonome, influente et respectée[471]. En revanche, rien ne serait plus conforme aux habitudes et aux traditions russes, si ce n’est aux instincts slaves, qu’une assemblée composée de hauts fonctionnaires civils ou militaires et de personnages désignés par le souverain. La Russie déjà possède quelque chose de semblable dans le Conseil de l’empire, dont les attributions et le recrutement n’auraient qu’à être légèrement modifiés pour en faire une sorte de sénat bureaucratique.

Dans le curieux canevas de constitution, en cent cinquante articles, expédié en 1878 de Pétersbourg à Tirnovo, la chambre unique, instituée pour les Bulgares, était composée à peu près par moitié de députés élus par la nation et de hauts fonctionnaires désignés par le pouvoir, de sorte que le gouvernement et l’administration eussent eu, dans cette sobranié, à peu près autant de représentants que le peuple. Pour les rédacteurs du projet pétersbourgeois, c’était peut-être là une manière de symboliser l’union, tant vantée des slavophiles, entre le prince et la nation[472]. Les notables de Tirnovo ont eu beau expulser de leur assemblée nationale les délégués du pouvoir, il serait loisible de trouver à ce système le caractère slave, si prisé de certains patriotes. Cette partie du projet russe, en effet, semble avoir été un emprunt à une principauté voisine, à la Serbie, alors le seul État slave qui possédât un gouvernement représentatif. Dans la skoupchtina serbe, qui paraît avoir servi de modèle au Sieyès russe, un quart environ des membres sont désignés par le souverain. Sur ce point l’originalité slave consisterait donc à réunir dans une même assemblée les élus de la nation et les délégués du gouvernement, à confondre dans une même enceinte deux éléments d’origine diverse, ailleurs répartis en deux chambres différentes.

En tout cas, rien ne serait plus facile que d’appliquer à la Russie un tel procédé ; il n’y aurait guère qu’à adjoindre au conseil de l’empire (gosoudarisvenny sovêt), avec quelques hauts dignitaires civils, militaires ou ecclésiastiques, des représentants élus de la nation, par exemple des délégués des états provinciaux (zemstvos). Il sortirait de cet amalgame une assemblée de nature mixte, fort peu inquiétante pour le pouvoir. On sait que dans les dernières années il a plusieurs fois été parlé de quelque mesure de ce genre.

C’eût été là du régime représentatif à petite dose, à dose homéopathique pour ainsi dire. Un pareil statut aurait assurément quelque chose de neuf, quelque chose de russe et de national. Si peu que cela semble, cela eût pu être à son heure un grand pas. Une assemblée à demi bureaucratique, du genre de celle proposée naguère aux Bulgares, eût pu servir de transition et comme de pont entre le système autocratique actuel et un système vraiment constitutionnel, sauf plus tard, avec le progrès de l’éducation politique, à dédoubler une pareille assemblée, mettant dans une chambre les mandataires directs de la nation, dans l’autre les hauts dignitaires avec les membres désignés par la couronne.

Il a été, sur la fin du règne d’Alexandre II, question d’une autre combinaison dont la mort inopinée de ce prince a seule empêché la mise à exécution. Il ne s’agissait de rien moins que de la convocation d’une assemblée entièrement élue par les états provinciaux et les doumas des grandes villes. On était au commencement de 1881, sous le ministère de Loris-Mélikof. Le général et plusieurs de ses collègues sentaient la nécessité d’obtenir l’appui efficace de la nation et comprenaient qu’ils ne pourraient l’obtenir qu’en réunissant les représentants du pays. Une telle idée était difficile à faire accepter d’Alexandre II, qui personnellement tenait peu au pouvoir absolu, mais ne se croyait point appelé à inaugurer l’ère constitutionnelle. Pour ménager ses scrupules et ses préventions, autant que pour aplanir le passage de l’ancien ordre de choses au nouveau, ses ministres n’avaient osé lui recommander qu’une assemblée consultative. De même qu’aujourd’hui le conseil de l’empire, le nouveau sobor russe n’eût fait qu’étudier les lois dont le projet lui aurait été soumis. La décision fût toujours restée au souverain. On représentait à l’empereur que de cette façon le pouvoir autocratique resterait intact. Alexandre II semble avoir senti que les faits pourraient ne pas répondre à la théorie, et qu’une fois engagé dans cette voie, on n’était pas certain du point où l’on s’arrêterait. « Messieurs, dit-il dans un conseil, ce qu’on nous propose, c’est l’assemblée des notables de Louis XVI. Il ne faut pas oublier ce qui suivit. Si pourtant vous jugez cela utile au pays, je ne m’y oppose point[473]. »

La proposition fut discutée dans un conseil où assistaient plusieurs grands-ducs, notamment le tsarévitch ; depuis Alexandre III. Après une longue délibération, le projet, vivement soutenu par le général Loris-Mélikof, par M. Abaza, par le comte Valouief, avait été adopté en principe. Une commission avait été chargée d’en étudier les détails et d’en formuler les bases. Elle s’était réunie au palais Anichkof, chez le grand-duc héritier, dont on tenait naturellement à avoir l’approbation. Ce prince, du reste, avait été de prime abord sondé par le général Loris-Mélikof, auquel il n’avait point refusé ses encouragements.

Au mois de février 1881, la Russie était de cette façon à la veille de nommer une assemblée représentative, ce qui eût été le point de départ d’une transformation dont rien ne marquait le terme. La décision était prise, la nouvelle charte rédigée avec l’approbation du souverain et de son héritier. Une sorte de fatalité en arrêta la promulgation et rejeta, pour longtemps peut-être, la Russie dans l’inconnu.

D’un caractère enclin à la procrastination, absorbé à cette époque par les tardives joies de son récent mariage morganatique, Alexandre II remit à quelques semaines, après le carême, après les fêtes, la publication de l’acte dont dépendait l’avenir de l’empire et sa propre existence. Il avait oublié que le lendemain n’est à personne. Ce n’était point, semble-t-il, qu’il fût incertain et voulût revenir sur sa résolution. Chose tragique, et qui montre à quoi tient parfois le sort des princes et des empires, le jour de sa mort, le matin du dimanche 1er (13) mars 1881, avant de partir pour la « parade » d’où il ne devait revenir qu’expirant, Alexandre II, qui, la veille, avait appris l’arrestation de Jéliabof et la découverte d’un nouveau complot, envoya au ministère de l’Intérieur l’ordre de faire annoncer le lendemain lundi, dans le Messager officiel, l’importante réforme accordée à ses sujets. Un jour de retard dans les préparatifs de Sophie Pérovsky et de Kibaltchich, et la Russie était engagée dans la voie des libertés politiques. Si imparfaites que pussent sembler cette sorte de consulte et cette charte embryonnaire, peut-être sa publication eût-elle arrêté le bras de fanatiques égarés, peut-être un grand deuil eût-il été épargné à la Russie et de grands dangers à la dynastie et au pays.

Quelques instants avant de quitter le palais d’hiver, Alexandre II disait à sa nouvelle épouse, la princesse Iourievski : « Je viens de signer un papier qui, je l’espère, fera une bonne impression et apprendra à la Russie que je lui accorde tout ce qui est possible ». Et, selon son habitude dans les circonstances solennelles, il faisait le signe de la croix, ajoutant : « Demain, ce sera publié, j’en ai donné l’ordre[474] ».

L’ordre en effet était expédié, le texte officiel envoyé à l’imprimerie : on était en train de le composer à l’heure où expirait le Isar. Dans la confusion qui suivit l’attentat, au milieu même du désordre du palais en deuil, le général Loris-Mélikof, s’approchant du nouveau souverain, lui apprit l’ordre donné le matin et lui demanda s’il devait s’y conformer. « Ne change rien aux ordres de mon père, répondit Alexandre III, ce sera son testament. » Que n’a-t-il persisté dans celle opinion et respecté la dernière volonlé de son prédécesseur ! En acceptant ce legs signé du sang encore humide du « tsar martyr », Alexandre III eût échappé à bien des perplexités et à bien des dangers. Le nouveau règne n’eût pas été expose à de périlleuses tentations de réaction, ni à d’énervantes incertitudes. En agissant sans retard, au nom de l’empereur assassiné, le nouvel empereur eût couru au-devant des vœux de l’opinion, sans paraître céder aux injonctions de l’émeute ; il eût à la fois glorifié la mémoire paternelle et relevé le prestige de la couronne. On imagine quels eussent été le sentiment du pays et la confusion des conspirateurs si la Russie et l’Europe eussent appris en même temps la mort violente du tsar et la convocation par cette main refroidie d’une assemblée représentative. Cette modeste charte posthume eût emprunté à des circonstances aussi dramatiques une sorte de consécration.

À cette date, le soir du 1er-13 mars, l’occasion qu’avait laissé échapper Alexandre II pouvait être ressaisie par Alexandre III. On était à un de ces moments critiques où une heure fugitive peut décider de l’avenir d’un règne. Alexandre III ne le comprit point. Sous l’impulsion de certains conseillers, l’impérial élève de M. Pobédonotsef revint sur sa première inspiration. Le ministre de l’Intérieur reçut contre-ordre au milieu de la nuit. Le projet sanctionné par Alexandre II, déjà sous presse à l’imprimerie, ne parut pas le lendemain au Messager officiel. La nouvelle mesure, disait-on au jeune souverain, n’avait pas été assez étudiée ; avant de faire un pareil pas, il fallait en peser toutes les conséquences. Quelques jours plus tard, un conseil extraordinaire, où l’on invitait plusieurs des survivants du règne de Nicolas et des apologistes déclarés du statu quo, examinait de nouveau l’affaire en présence de l’empereur. Cette fois la politique de stagnation l’emportait. La convocation d’une assemblée était déclarée imprudente ou prématurée. La question était ajournée, c’est-à-dire indéfiniment écartée. Des témoins oculaires m’ont affirmé qu’à la fin de ce conseil, l’empereur avait été pris d’une sorte de malaise et de faiblesse, comme si, en se ralliant à ce parti ; il en avait pressenti la gravité.

C’est ainsi que par deux et trois fois, en un court espace de temps, sous Alexandre II dans ses derniers jours, sous Alexandre III au début de son règne, l’autocratie a, faute de résolution, laissé passer l’heure propice. Jamais peut-être ne retrouvera-t-elle un moment aussi favorable[475].

Mais, de ce qu’en 1881 on a laissé envoler l’occasion, est-ce une raison pour s’en tenir indéfiniment au régime qui a engendré le « nihilisme » et la plus horrible série d’attentats dont l’histoire fasse mention ? Est-ce un motif pour ramener la Russie au règne de Nicolas et, par une aveugle obstination, justifier aux yeux d’une grande partie du pays l’infatigable opiniâtreté des conspirateurs ? Alors même que les influences antilibérales cesseraient de prévaloir à la cour, le problème est déjà plus compliqué qu’à l’aurore du nouveau règne. L’espèce de consulte, suggérée au libérateur des serfs, eût sans doute été accueillie avec enthousiasme au lendemain du tsaricide ; après des années de désenchantement, l’impression ne saurait plus être la même. Si naturelle qu’elle puisse sembler, ne fût-ce que comme procédé de transition, une assemblée purement consultative ne serait pas du reste sans inconvénients. Elle risquerait d’être trop ou trop peu, selon qu’elle dépasserait ses attributions légales ou qu’elle s’y enfermerait scrupuleusement. Dans le pays même de l’autocratie, il serait de nos jours malaisé de rencontrer une assemblée représentative toujours disposée à dire, comme l’ancien sobor moscovite : « Voici notre manière de voir, mais tout, ô souverain, dépend de ta volonté, fais ce qu’il te plaira ». Les mœurs ne sont plus pour cela assez patriarcales. Puis, ce dont le pays et le gouvernement ont avant tout besoin, c’est moins d’avis que de contrôle. Enlever ce droit de contrôle à une assemblée, ce serait la priver d’avance de sa principale raison d’être.

Une chambre, consulte ou autre, à laquelle on ne soumettrait pas le budget de l’État, semblerait, à ses propres membres comme au pays, de peu d’utilité ; et comment soumettre les finances de la Russie à ses représentants, pour ne leur laisser d’autre soin que celui de vérifier les comptes ou de solliciter de platoniques économies ? Le contrôle de la fortune publique sera toujours et partout le premier souci des délégués de la nation, et, ce contrôle une fois admis, il est difficile de leur contester longtemps le vote de l’impôt, lequel seul entraîne tôt ou tard une participation à l’exercice de la souveraineté.

Ce serait une illusion de croire qu’on puisse longtemps réunir une grande assemblée représentative sans lui accorder aucun pouvoir effectif. Chez nous aussi, au dix-huitième siècle, on avait fait un pareil rêve. Turgot conseillait à Louis XVI, en 1775, de convoquer chaque année une assemblée qui se serait occupée d’administration et jamais de gouvernement, qui aurait eu plutôt des avis à donner que des volontés à exprimer et eût été chargée de discourir sur les lois, sans les faire[476]. « De cette façon, disait Turgot, le pouvoir royal serait éclairé et non gêné, et l’opinion publique satisfaite sans péril. » Qui ne sent aujourd’hui l’utopie d’une telle combinaison ? Si, douze ou quinze ans avant 1789, Louis XVI eût obéi à l’avis de Turgot, il eût eu bien des chances d’écarter la révolution ; mais l’assemblée par lui convoquée ne fût pas restée des années purement consultative. Une représentation nationale est comme le flux de la mer, il est difficile de lui dire : tu n’iras pas plus loin.

« De toutes les assemblées politiques, me confiaît à Pétersbourg, en 1880, un haut personnage[477], une assemblée consuHative ou « sobor », comme en préconisent certains néo-slavophiles, serait peut-être la plus incommode. Avec elle nous serions exposés à des embarras inverses de ceux que donnent les Chambres législatives. Au lieu d’être obligés de dissoudre les députés en cas de désaccord, nous courrions le risque d’avoir du mal à les faire siéger. Les représentants du pays pourraient se piquer de voir leurs avis méconnus, et se retirer, se mettre en grève. « Vous ne voulez point nous écouter, répondraient-ils aux ministres, inutile de nous réunir », et le pays serait jeté dans des crises constitutionnelles dont le gouvernement ne sortirait qu’humilié et déconsidéré. »

De telles appréhensions n’étaient peut-être pas sans fondement. Ce qui fait en réalité la puissance d’une assemblée et d’une représentation populaire, ce sont bien moins ses prérogatives légales que son autorité morale, mise en balance avec l’ascendant du pouvoir qui la convoque. L’autocratie eût su prévenir les besoins du pays et devancer les injonctions révolutionnaires, Alexandre II eût réuni les représentants de la nation vers 1875, quand le prestige de la couronne était encore intact, une assemblée russe, de quelque prérogative qu’il eût plu au tsar de la doter, n’aurait guère été en réalité qu’une grande consulte. Aujourd’hui il est douteux qu’il en fût ainsi ; toute représentation nationale prendrait sa mission au sérieux et travaillerait à étendre ses droits.

Aussi, pour échapper aux luttes partout inhérentes aux assemblées politiques, cherchera-t-on peut-être longtemps encore à s’en passer, sauf à leur substituer un jour quelque autre procédé plus inoilensif, tel que des assemblées provinciales à compétence étendue, ou de grandes commissions intermittentes, plus ou moins analogues à celles du général Ignatief en 1881[478]. Le premier système aurait beau constituer un manifeste progrès, il ne saurait guère plus longtemps suffire à la Russie que pareille combinaison n’a suffi, chez nous, à la France de Louis XVI. Le second expédient aurait, je l’avoue, l’avantage de parer à l’un des défauts reprochés au constitutionnalisme occidental, le manque de spécialité des parlements. Il aurait de plus le mérite d’être nouveau, de n’être pas une copie du dehors ; mais ce double avantage n’en saurait balancer les inconvénients. Avec de pareilles commissions facultatives, non seulement il ne saurait y avoir de législation homogène, mais, ce qui importe avant tout au pays, il ne saurait y avoir de contrôle effectif des gouvernés sur les gouvernants.

En résumé, la Russie nous paraît contrainte d’entrer à plus ou moins longue échéance dans la voie des libertés modernes. Par quelle porte y doit-elle entrer ? Ce n’est pas à nous de le lui indiquer ni de tracer aux événements leur cours. De la part d’un étranger, ce serait là de l’outrecuidance. Ce que nous savons, c’est qu’il est grand temps pour elle de se mettre en marche, que la route sera longue et pénible, que les raccourcis abrupts, qui ont pu réussir à d’autres, lui seraient périlleux, car elle est trop massive et pesante pour escalader les sentiers escarpés par où de plus petits et de plus agiles ont pu passer impunément.

Plusieurs Russes m’ont fait l’honneur de m’engager à leur envoyer un projet de constitution. Je m’en suis toujours bien gardé. D’autres fois, on m’a interrogé sur les modèles qu’offrait l’étranger. « Quel serait à votre avis ce qui nous conviendrait le mieux ? me demandait dans un salon une femme politique, comme la Russie en possède plusieurs ; ne serait-ce point la constitution de l’an VIII ou encore votre constitution de 185S ? » À semblable question on ne peut faire qu’une réponse : si en pareille matière il est puéril de se piquer d’originalité, il ne serait guère plus raisonnable d’aller copier de toutes pièces l’étranger. Le pays gagnerait peu à voir l’antique autocratie se travestir en césarisme à la Napoléon. D’un autre côté, le parlementarisme bureaucratique, tel qu’il est pratiqué en certains États de l’Occident, n’est assurément pas fait pour être érigé en modèle. Dans la Russie à peine émancipée du servage, le parlementarisme du reste risquerait fort de n’être qu’une utopie ou un trompe-l’œil. Les éléments même en paraissent faire défaut. Avec la séparation morale et l’isolement réciproque des diverses classes qui encore aujourd’hui ont besoin d’un arbitre commun, placé au-dessus de leurs préjugés et de leurs intérêts particuliers, avec les habitudes patriarcales des masses, il ne saurait guère être question de gouvernement des partis et des majorités. Sur ce point les adversaires des réformes politiques peuvent avoir raison ; c’est en ce sens que, tout en entrant dans le cercle des États constitutionnels, la Russie doit se garder de se modeler de but en blanc sur les États les plus avancés, se garder de rompre brusquement avec la tradition nationale ou l’instinct populaire[479].

Transférer soudainement le pouvoir des conseillers de la couronne aux chefs de partis ou aux leaders des majorités, déclarer tout d’un coup irresponsable l’héritier de quatre ou cinq siècles d’autocratie, ne serait probablement qu’une vaine et dangereuse fiction. En politique comme en architecture, l’édifice le mieux conçu est celui dont l’extérieur répond le mieux au dedans, dont la façade et les profils indiquent le mieux la disposition. Pour la Russie, la meilleure constitution sera celle qui, tout en faisant à la nation une part effective dans l’étude et la direction de ses propres affaires, reconnaîtrait au pouvoir des prérogatives dont ni oukaze ni charte ne sauraient de longtemps le dépouiller. Rien ne serait plus regrettable que de chercher à en imposer au pays ou à l’Europe par des dehors menteurs et des façades de pure décoration. Quelles que soient les formes adoptées, deux choses à nos yeux restent certaines : l’une, c’est que, pour faire quelque chose d’efficace, le pouvoir ne devra pas procéder d’une main trop parcimonieuse, mais aller du premier coup au bout des concessions qu’il croira pouvoir faire ; la seconde, c’est que plus tard le trône admettra la nation à participer au gouvernement, plus grande il devra lui faire la place.

Il y a en histoire naturelle deux théories rivales dont je ne veux pas apprécier la vérité, mais que je crois pouvoir appliquer à la politique et aux libertés constitutionnelles. Selon l’une, la plus ancienne et la plus vulgaire, c’est l’organisme qui crée la fonction ; selon les novateurs, c’est plutôt la fonction et le besoin qui engendrent l’organe. On peut en dire autant de la politique ; là surtout, c’est au besoin à créer l’organe, c’est à l’exercice de l’approprier au milieu ; mais là aussi l’organe, à son tour, réagit singulièrement sur la fonction et stimule le besoin dont il est né. Le meilleur moyen de mettre un pays en état de se gouverner lui-même, c’est de lui en fournir l’occasion. Une fois pourvue d’organes de self-government, la Russie, comme tout autre peuple vivant, les adaptera peu à peu à ses instincts et à son génie.

Longtemps les Russes les plus éclairés ont été peu enclins à hâter de leurs vœux l’heure où la nation serait mise en possession de droits politiques. L’exemple d’autres pays dotés prématurément d’institutions libres, de parlement et de ministres responsables, l’exemple de l’Espagne, le nôtre même, leur paraissaient peu encourageants. Quelques mois avant la dernière guerre de Bulgarie, un Russe intelligent et libéral me répondait à ce sujet : « La constitution, ce sera pour le prochain règne ; mieux vaut pour la Russie que cela vienne quinze ans trop tard que quinze ans trop tôt ». Ces paroles semblaient d’un sage, et moi-même, je l’avoue, j’en admirais la prudence et en admettais la justesse. Sommes-nous sûrs aujourd’hui de la vérité d’une telle maxime ? Les événements m’en ont depuis fait douter. L’agitation tumultueuse de la jeunesse, l’irritabilité nerveuse toujours croissante de la société, l’impossibilité manifeste de demeurer toujours dans le statu quo, et la difficulté d’en sortir sous la pression des menaces révolutionnaires, font qu’on se demande malgré soi si, au lieu d’attendre que l’heure des réformes politiques eût bruyamment sonné, il n’eût pas mieux valu la devancer.

Avec l’ascendant traditionnel que possédait le pouvoir impérial, avec le prestige dont restait entouré, avant la double déception de Plevna et de Berlin, le libérateur des serfs, il y eût eu, pour le présent comme pour l’avenir, moins d’inconvénients pratiques à prévenir les vœux du pays.

Les excitations et les désillusions de la guerre de Bulgarie, l’implacable campagne des terroristes, le désarroi d’un gouvernement sans direction, condamné à user stérilement l’un après l’autre tous les conseillers, ont singulièrement mûri la question, si ce n’est la nation. Les classes cultivées, la société et l’intelligence peuvent arriver à ce point, où, pour tromper leur appétit de réformes et de liberté, le gouvernement impérial n’aura d’autres ressources que des diversions extérieures, d’héroïques aventures pour lesquelles la Russie n’est prête ni diplomatiquement, ni financièrement, ni militairement. Comme nos éphémères empires français, ce gouvernement dix fois séculaire risque d’être obligé de choisir entre les réformes du dedans et les campagnes du dehors, entre la liberté et la gloire. À défaut de l’une, il lui faudra donner l’autre. Cette alternative, chez nous ancienne, menace de s’imposer à la Russie, et la guerre de 1877-1878 lui a enseigné combien risqué et incertain est un pareil jeu même avec des victoires. Il y a là en effet une sorte de cercle vicieux ; souvent la guerre met rudement à nu les plaies d’un pays, elle rend palpables les vices d’un gouvernement et la nécessité d’un contrôle.

C’est ce qu’ont fait, à vingt ans de distance, les deux dernières guerres d’Orient. L’invasion de la Crimée a été le point de départ de l’émancipation des serfs et des grandes lois d’Alexandre II ; la double campagne de Bulgarie, n’ayant été suivie d’aucune large réforme, n’ayant pas été le signal de l’émancipation politique, a été celui du terrorisme révolutionnaire et des tsaricides. À la lutte contre l’étranger a succédé une guerre intérieure plus longue, plus acharnée et, malgré le petit nombre des soldats en ligne, non moins coûteuse pour le pays et le pouvoir. Cette guerre contre un ennemi invisible et toujours renaissant, Alexandre III n’a pas su la terminer par un traité de paix. C’était l’âme de son peuple et de la jeunesse russe qu’il devait pacifier, et cela il ne pouvait le faire qu’en réconciliant son gouvernement avec l’esprit du siècle, sans se laisser arrêter par les menaces des uns ou les appréhensions des autres.

Tout en Russie bénéficierait d’un changement de régime : la force matérielle et l’autorité morale du grand empire n’y sont guère moins intéressées que l’ordre intérieur et une bonne administration.

À qui profiterait le contrôle des représentants du pays ? Serait-ce uniquement à l’administration centrale et locale, à la police, à la justice, aux services civils ? Nullement, ce serait tout autant à l’administration et à l’instruction militaires, ce serait aux finances, à l’enseignement, aussi bien qu’à l’armée et à la diplomatie. La seule discussion publique du budget dans une assemblée libre aurait, pour la fortune de l’État, des résultats inappréciables. Alors seulement le lourd colosse pourrait avoir une vigueur réelle en proportion de ses ressources naturelles.

Les hommes d’État russes ne se rendent pas assez compte que, si l’anarchie est une incurable faiblesse, la liberté est une force que rien ne remplace. Un étranger a le droit de le leur assurer ; des institutions libérales peuvent seules rendre à la Russie la considération des gouvernements et les sympathies des peuples. Une évolution dans ce sens lui aurait procuré un prestige et un crédit que tous ses régiments et ses diplomates ne lui sauraient donner. C’est le seul moyen pour elle de dissiper les méfiances et les préventions invétérées qui s’attachent à sa politique. En Orient, vis-à-vis des Slaves du sud, vis-à-vis des chrétiens d’Europe et d’Asie, elle retrouverait un ascendant que ni ses services ni sa puissance matérielle ne sauraient lui valoir. La liberté est le seul aimant qui puisse lui attirer et lui conserver l’affection des petits peuples émancipés par ses armes ; la liberté seule peut les empêcher de détourner les yeux de leur grand patron du nord pour chercher ailleurs des leçons et des modèles. En Occident, le bénéfice ne serait pas moindre ; une Russie libérale (quand sera-t-il permis d’accoler ces deux mots ?) reconquerrait une influence et une place en Europe qui feront toujours défaut à la Russie absolutiste. Avec le vieux régime autoritaire, elle est condamnée à l’isolement ; dans notre siècle, en effet, les États ont une autre manière de s’isoler que la révolution ; c’est l’extrême opposé. Tant qu’elle persistera à demeurer à l’écart de toutes les réformes politiques accomplies partout ailleurs, la défiance et la répulsion contre son système de gouvernement détourneront d’elle et de son alliance les peuples qui naturellement y seraient le plus portés.

À quelque point de vue que nous nous placions, de quelque côté que nous nous tournions, une évolution libérale nous paraît la meilleure, ou mieux la seule issue possible. L’œil a beau chercher, il n’en découvre pas d’autre. Est-ce à dire que tout serait fini par là ? Nullement ; un changement de régime serait moins une solution qu’un nouveau point de départ, ce serait un commencement plus encore qu’une fin.

Il en est de la liberté et des constitutions politiques comme du mariage qui, dans le roman ou les comédies, est souvent un dénoûment et qui, dans la réalité, ne fait qu’inaugurer une autre vie avec ses luttes, ses labeurs et ses épreuves.

La Russie a tout à gagner à une initiative libérale, tout à risquer dans les lenteurs et les atermoiements du statu quo, même avec retour à un ordre régulier ; mais cela ne veut pas dire qu’une charte ou un appel à la nation calmerait comme un mot magique toutes les passions qui fermentent chez elle. Non assurément ; il faut se garder de pareilles illusions : chaque forme de gouvernement a ses difficultés, et la liberté a les siennes, au début surtout. Les routes qui y conduisent sont loin d’être unies, droites et faciles ; elles ont leurs montées et leurs tournants, elles semblent souvent dures et tirantes, tant surtout qu’elles sont neuves et n’ont pas été aplanies par les siècles et les générations.

Aussi n’hésiterons-nous pas à dire toute notre pensée. Si grands que nous semblent, pour le pouvoir comme pour la nation, les avantages d’un changement de régime, tous deux feront bien de n’en pas trop attendre, sous peine de nouvelles et plus graves déceptions. Les machines politiques les plus ingénieuses, si bien combinées, si bien appropriées et dirigées qu’on les imagine, ne sauraient marcher sans frottements, sans arrêts ni accidents. Il ne faut surtout pas jouer avec elles. Ce sont des engins dangereux qu’un gouvernement doit manier avec prudence ; il y aurait témérité à se faire prendre la main dans leur engrenage.

il y a quelques années, les Russes pouvaient encore se flatter d’effectuer sans secousses violentes le redoutable passage du pouvoir absolu au gouvernement libre. Beaucoup espéraient voir les libertés politiques croître chez eux peu à peu, à l’ombre d’un pouvoir assez fort pour les préserver de la licence et des querelles stériles. Un tel espoir n’est déjà plus de saison ; peut-être du reste n’a-t-il jamais été qu’un songe. Pour nous servir d’une métaphore vulgaire, la liberté politique n’est pas une plante aisée à cultiver en serre ; elle ne pousse guère qu’au grand air, en plein vent, et ne s’enracine que lorsque les branches et le tronc en ont été secoués par l’orage jusqu’à en être parfois brisés.

Sur ce point, pas d’équivoque. En rentrant dans la voie des réformes, la Russie aurait certainement ses difficultés, ses embarras, ses périls si l’on veut ; mais ce seraient les embarras et les périls des gouvernements modernes. Ce changement seul serait un gain pour elle. Ses luttes, ses erreurs, ses désenchantements même, lui pourraient profiter. Avec le statu quo au contraire, rien à gagner. Il y a des dangers qu’il faut savoir courir, ne serait-ce que pour ne pas les accroître, et des cas où le parti le plus sûr est le plus brave, où il y a plus à risquer à ne pas risquer. Telle est la situation de l’héritier d’Alexandre II.

Que de fois s’est-on demandé en France à quel moment la révolution eût pu être arrêtée sur la pente de l’anarchie et de la terreur ! Ce moment, personne n’a jamais pu l’indiquer avec certitude. À nos yeux, il était déjà dépassé lors de la convocation des États généraux. Le seul moyen d’arrêter la révolution eût été de la prévenir. La Russie d’Alexandre III a beau différer singulièrement de la France de Louis XVI, j’en dirai autant d’elle. Le plus sûr moyen d’empêcher la révolution, c’est de la devancer, c’est d’en donner l’initiative au pouvoir. Réformes d’en haut ou révolution d’en bas, disait Alexandre II au début de son règne.

Après cela, il y a des changements si profonds, qu’on se demande avec anxiété s’ils peuvent s’effectuer pacifiquement, sans troubles ni révolutions. Ainsi en était-il en France de la chute de l’ancien régime. En sera-t-il de même de la transformation politique de la Russie ? Cela dépendra beaucoup de l’habileté et du bonheur de la dynastie.

Les peuples et les sociétés ont pour ainsi dire des mues, des métamorphoses qui semblent ne pouvoir se faire sans crises ni souffrances, souvent même sans une sorte de dépérissement extérieur et comme de mort apparente. Mais qu’on ne s’y trompe point, quand la Russie devrait un jour passer par de semblables épreuves, et en sortir temporairement affaiblie ou diminuée, ce serait pour elle, de même que pour la France de 1789, une crise de croissance et non les convulsions de l’agonie ou les défaillances de la décrépitude.

Et si, dans la Russie de la fin du dix-neuvième siècle ou du commencement du vingtième, comme dans la France de la fin du dix-huitième siècle, une révolution devenait inévitable, quels en seraient les résultats pour la Russie et l’Europe ? quel ordre de choses nouveau sortirait-il de ce chaos ? C’est là une question que nous serions mal venus à prétendre trancher, nous Français qui, après un siècle entier, ne sommes pas encore sûrs d’avoir achevé notre révolution ou d’en avoir atteint le terme.

À bien des égards, une révolution russe (si elle était autre chose qu’un confus et passager interrègne) aurait un caractère d’originalité, de nouveauté, qu’on ne saurait rencontrer chez aucun peuple du continent L’Occident a eu sa révolution dans la révolution française, dont les peuples germano-latins ont tous plus ou moins subi l’esprit, emprunté les doctrines, goûté les bienfaits et les maux. Notre révolution a été en quelque sorte la rédemption de la vieille Europe féodale ; mais ou pourrait dire que l’Europe patriarcale de l’Est, que le monde slave orthodoxe attend encore sa révolution ou ce qui doit lui en tenir lieu ; et d’où à cet égard lui viendrait l’initiative, si ce n’est de la Russie ? Ainsi envisagée, une révolution russe pourrait être le plus grand événement de l’histoire depuis la révolution française dont, à un siècle de distance, elle serait en quelque sorte le pendant.

La prétention de créer un nouveau type de société, que font valoir pour leur pays les conservateurs slavophiles, se retrouve, sous une autre forme, avec non moins d’assurance, chez beaucoup de révolutionnaires du Nord. Ils se flattent qu’une révolution russe laisserait singulièrement en arrière nos révolutions, moins plébéiennes que bourgeoises et toutes jusqu’ici franchement individualistes ; qu’elle apporterait à l’Europe un évangile vraiment populaire, plutôt social que politique, approprié au monde slave oriental, tout en offrant un principe de rénovation à l’Occident.

Et de fait, une révolution russe, devant presque fatalement aboutir à une espèce de socialisme agraire, ne saurait manquer de différer de tout ce que nous avons vu ailleurs. C’est assurément dans la révolution que la Russie aurait le moins de peine à se montrer originale, à faire du neuf et du slave, mais cela à quel prix ? avec quels sacrifices pour la science et la civilisation ? En tout cas, quelques titres que réclament d’avance pour elle ses ardents pionniers, quelque vaste champ qu’ait devant elle, en Europe ou en Asie, une révolution russe, la révolution française gardera toujours, sur le terrain même des idées révolutionnaires, la supériorité d’avoir été la première en date et l’initiatrice d’autrui. Cet avantage, la révolution de 1789 ne le doit pas seulement à sa priorité, mais surtout à sa logique abstraite, à la nature spéculative de ses principes, qui lui ont donné un caractère d’universalité sans analogue dans l’histoire, si bien qu’en Russie ou ailleurs les écoles qui aspirent à la dépasser en dérivent[480].

La primauté de la révolution est, du reste, un genre de primato trop cher et trop périlleux pour que nous le souhaitions à la Russie. Mieux vaut pour elle ne pas avoir d’aussi décevantes ambitions, marcher par des voies plus modestes et plus sûres, d’autant qu’en pareil cas le temps, en apparence gagné, est souvent bientôt reperdu, et la route la plus courte se trouve la plus longue.

Et maintenant, puisque nous sommes ramenés à la France et à l’Occident, je terminerai ce volume par un retour sur nous-mêmes. Si l’avenir de la Russie semble obscur, quel est le peuple de l’Europe dont l’horizon n’est pas couvert ? Quel est celui qui voit au loin devant lui et se croit sûr de son chemin ? Nous vivons à une époque de transformation politique, religieuse, sociale, dont le dernier terme échappe aux yeux les plus perçants. Nul ne découvre encore la côte inconnue vers laquelle nous poussent les vents du large. À cet égard, Pétersbourg et Moscou appartiennent bien à l’Europe moderne. Ce n’est point la Russie seule qui traverse une crise, c’est toute notre civilisation chrétienne. Au rebours des préjugés opposés des nationaux et des étrangers, on pourrait dire qu’à regarder les choses de haut, la Russie n’est ni beaucoup plus saine, ni beaucoup plus malade que la plupart des peuples du continent. À travers toutes ses difficultés, elle garde un avantage qui manque à d’autres. Dans cette marche incertaine vers un but indistinct et perdu dans le lointain, les peuples qui ont le plus de chances d’éviter les chutes semblent encore ceux qui peuvent donner carrière aux aspirations du présent sans briser avec toutes les traditions du passé. Or il dépend de ses maîtres que la Russie soit de ce nombre.




TABLE DES MATIÈRES




LA COMMUNE RURALE ET LE « SELF-GOVERNMENT » DES PAYSANS.


Chapitre i. — Antiquité de la commune russe. — C’est la seule institution vraiment nationale. — Le mode d’administration dérive du mode de propriété. — L’acte d’émancipation a affranchi les communes de paysans en laissant l’ancien seigneur en dehors. — Commune fermée et à deux degrés : obchichestvo et volost. — En quoi la famille, la commune et l’État sont faits sur le même type, en quoi ils diffèrent. — La commune rurale et l’autocratie impériale. 1
Chapitre ii. — Les fonctionnaires communaux. — La commune administrée par ses élus. — Comment l’autonomie communale se concilie avec le régime autocratique. — Anciens de villages : le starost et le starchine. — Précautions prises contre leur tyrannie. — Influence excessive du pisar ou greffier dans un milieu d’ordinaire illettré. — L’instruction affranchira les communes de ce nouveau joug. 15
Chapitre iii. — Les assemblées de la commune et de la volost. — Dans les communautés de village, pas de conseil élu. Assemblée composée des chefs de famille. En quoi cette démocratie patriarcale diffère de nos démocraties individualistes. Qualités et défauts de ces assemblées. Leur droit d’exclusion ou d’ostracisme. Absence de formalités et de votes réguliers. De l’habitude dans le mir, comme dans l’ancien vetché, de prendre les résolutions à l’unanimité. — Pouvoir du mir sur ses membres. Dépendance de l’individu dans ces communes autonomes. 24
Chapitre iv. — Du despotisme de la commune. — Difficultés et dangers du contrôle bureaucratique. — La réforme de l’administration locale de l’empereur Alexandre III. — Paysans et noblesse territoriale. — Les chefs de canton ruraux. — Mise en tutelle des communes. — Le self-government du mir est-il une préparation à la liberté politique ? 43


L’ADMINISTRATION, LA BUREAUCRATIE ET LA POLICE.


Chapitre i. — La centralisation russe. — Ses causes physiques et historiques. — Ses services et ses défauts. — Comment, après avoir importé en Russie la civilisation européenne, la centralisation administrative en arrête les progrès. 59
Chapitre ii. — L’administration centrale. — Les grands corps de l’État. — Le Sénat dirigeant. — Le Conseil de l’empire. — Raisons pour lesquelles ces institutions n’ont pas répondu aux espérances de leurs fondateurs. — Les ministères et le comité des ministres. — Manque de lien entre les divers services. — Conséquences du défaut d’unité administrative. — Un ministère homogène est-il possible avec le régime autocratique ? 72
Chapitre iii. — L’administration provinciale, la bureaucratie et le tchinovnisme. — Gouvernements et districts. — Le gouverneur et ses pouvoirs. — Défauts du tchinovnisme russe. — Effets du tableau des rangs. — Manque de spécialité. — La vénalité et ses causes. Comment la corruption administrative peut tempérer le despotisme bureaucratique. — Difficulté pour la bureaucratie de se contrôler elle-même. — Insuffisance de tous les remèdes employés contre la vénalité. — Formalisme et mépris des règlements. 94
Chapitre iv. — La police. — Son importance dans un État absolu. — Police ordinaire. — Ses défauts, sa tyrannie. — Raisons de sa fréquente impuissance. — Police des villes et dvorniks. — Police rurale et ouriadniks. — Servitude des passeports. Ses inconvénients, son inefficacité. 127
Chapitre v. — La police d’État. — L’ancienne IIIe section de la chancellerie impériale et la gendarmerie. — Ses procédés et ses déceptions. — Causes de l’abolition de la IIIe section. — Fusion des deux polices. — Ce que le public et la liberté individuelle y ont gagné.— l’état de protection sous l’empereur Alexandre III. — Effets de l’omnipotence de la police sur le caractère russe. — Comment la IIIe section et la police occulte ont fomenté l’esprit révolutionnaire. 141


LE « SELF GOVERNMENT » LOCAL ; ÉTATS PROVINCIAUX ET MUNICIPALITÉS URBAINES.


Chapitre i. — Assemblées électives. — Assemblées de la noblesse. — Leur rôle actuel. — États provinciaux ou semstvos, — Leur origine, leur mode d’élection, leur composition. — Comment les paysans et les anciens seigneurs s’y rencontrent. — Leurs sentiments réciproques. — Prépondérance des propriétaires. — Provinces dotées de zemtsvos ; provinces qui en restent privées. 164
Chapitre ii. — Attributions des États provinciaux. Elles sont à la fois étendues et mal délimitées. Comment la bureaucratie en a profité pour maintenir son pouvoir. Pourquoi n’y a-t-il pas de conflits d’autorités. — Restrictions apportées aux prérogatives des zemstvos. Leur assujettissement au tchinovnisme. — Pauvreté de leurs ressources financières. — Leurs services, spécialement pour l’instruction populaire et la santé publique. 189
Chapitre iii. — Comment, après avoir excité des espérances démesurées, les États provinciaux ont causé de nombreuses déceptions. Raisons de cette désillusion. — Le self-govemment local saurait difficilement se passer de libertés politiques. — Attitude des zemstvos durant la crise nihiliste. — Injustice des défiances excitées par eux. — De quelle façon il serait facile de transformer les États provinciaux en États généraux. —— Conférences d’experts réunies par Alexandre III. — Nécessité de la décentralisation. — Unanimité des Russes à ce sujet. — Le self-government local et l’autocratie. 217
Chapitre iv. — Les villes et l’administration municipale. — Influence et antagonisme des deux capitales. — Du transfert du siège du gouvernement de Saint-Pétersbourg à Moscou. — Les municipalités urbaines ont une tout autre organisation que les communes rurales. — Raisons de cette différence. — Introduction du cens dans les élections municipales. — Catégories censitaires et représentation proportionnelle des intérêts. — Résultats de ce mode d’élection. — indifférence et abstentions. — Prédominance des marchands dans les municipalités. — Réforme et statut de 1892. 233
Chapitre v. — Assemblées municipales. — La douma ou conseil : publicité des séances. — Grand nombre des conseillers. — L’ouprava ou comité permanent. Essai d’administration collective. — Le golova ou maire. Conséquences de l’élection des maires. Municipalités et gouverneurs. — Situation économique des villes. — Résultats du self-government local. 268


LA JUSTICE ET LA RÉFORME JUDICIAIRE.


Chapitre i. — La loi et le droit russes. — Le Svod ou code. — Complexité des lois. — L’ancienne justice russe et la corruption des tribunaux. — La réforme de l’empereur Alexandre II. — Ses modèles, ses caractères généraux. 382
Chapitre ii. — Justice corporative. — Tribunaux des paysans ou de volost. — Leur raison d’être. — Droit coutumier et droit écrit. — Composition et compétence de ces tribunaux rustiques. — De l’emploi des verges dans les campagnes. — Une audience de cette justice villageoise. — Ses défauts et ses avantages. — Autres tribunaux corporatifs. — Cours ecclésiastiques. 301
Chapitre iii. — Les deux magistratures. — Magistrature élective, juges de paix. — Leur mode de nomination. Restrictions mises dans les dernières années à leur libre élection. — Conséquences du régime électif. — Juges de paix honoraires et juges effectifs. — La réforme d’Alexandre III. — Les chefs de canton ruraux. 329
Chapitre iv. — Tribunaux de première instance et cours d’appel. — Le sénat comme cour de cassation. — Inamovibilité et indépendance de la magistrature. — Droit de présentation. — Parquet et procureurs. — Valeur du personnel judiciaire. — Les avocats et la liberté du barreau. 367
Chapitre v. — La justice criminelle. — La police et l’instruction. — Crainte d’être impliqué dans les affaires criminelles. — De l’emploi de la torture. — Création de juges d’instruction. — Première dérogation à la loi. — Le jury. — Sa composition. — Ses défauts. — Jurés illettrés et indigents. 374
Chapitre vi. — Des restrictions apportées aux nouvelles institutions judiciaires. — Infractions aux principes de la réforme. — L’indépendance de la justice et la police d’État. — Raisons et effets de cette anomalie. — Restrictions à la publicité des débats. — Causes enlevées au jury. — Cours spéciales pour les crimes politiques. — Les oukases d’Alexandre II et les conseils de guerre. — l’état de protection d’Alexandre III et les pouvoirs de l’administration. — Ce qui reste de la réforme judiciaire. 399
Chapitre vii. — La pénalité et les châtiments corporels. — Importance des châtiments corporels dans l’ancienne législation russe. — Le knout et les verges. — Leur suppression légale et les dérogations à la loi. — Progrès des mœurs à cet égard. — Ancienneté de l’abolition de la peine de mort. — De quelle manière la suppression du knout a rendu à la loi sa sincérité. — Comment la mansuétude des lois pénales a pu contribuer à faire recourir à des mesures d’exception. — La pénalité spéciale aux crimes d’État et le droit d’extradition. — Résultats de la suppression de la peine capitale. 419
Chapitre viii. — La déportation et les travaux forcés. — La Sibérie et les lieux de déportation. — Nombre et régime des déportés de diverses catégories. — Forçats et exilés politiques. — Effets de cette colonisation pénale. — Ses défauts. — Utilité de la restreindre. — Causes qui en empêchent la suppression. — Les prisons et la réforme du code pénal. — Caractère de la criminalité russe. 441


LA PRESSE ET LA CENSURE.


Chapitre i. — Importance de la presse en Russie. — Longue prépondérance des feuilles littéraires sur les feuilles politiques, des revues sur les journaux. — Développement de ces derniers sous Alexandre II. — Caractères du journalisme russe. — La loi sur la presse. Abolition de la censure préalable pour les journaux des deux capitales et pour les livres. — Pénalités administratives empruntées au second empire français. — Inconvénients de ce régime pour le gouvernement. — Nouvelles rigueurs contre la presse. 466
Chapitre ii. — Les livres et des journaux soumis à la censure préalable. La censure étrangère — Le caviar des censeurs. — Mésaventure personnelle. — Sévérités contre les langues indigènes autres que le russe. La presse provinciale. Sa dépendance. — Un procès de presse en province. — Comment cet esclavage de la presse locale est une des raisons de l’inefficacité des réformes. — Manque d’informations du gouvernement et du public. — Conséquences du monopole constitué au profit de la presse des capitales. 492
Chapitre iii. — Influence du régime de la presse sur la littérature et la pensée russes. — Paradoxe d’un censeur. — Comment, faute de liberté, la politique se glisse dans la poésie ou le roman. — Littérature à tendances. — Inconvénients pour les lettres, inconvénients pour l’esprit public. — De quelle façon la censure encourage le goût pour les nouveautés et le penchant au radicalisme. — Presse clandestine et journaux de l’émigration. — Imprimeries nihilistes et organes des comités révolutionnaires. — Impuissance des règlements sur la typographie. — De quelle façon le régime de la presse pousse aux sociétés secrètes. — Comment en Russie la liberté de la presse aurait plus d’avantages et moins d’inconvénients qu’ailleurs. 506


DE L’AGITATION RÉVOLUTIONNAIRE ET DES RÉFORMES POLITIQUES.


Chapitre i. — Pourquoi les réformes semblent-elles avoir développé l’esprit révolutionnaire. — Explication des conservateurs. — Explication des libéraux. — La Russie en désaccord avec elle-même et en désaccord avec le monde extérieur. — Des classes où se recrutent les révolutionnaires. — Motifs qui poussent « l’intelligence » au radicalisme. — Les écoles et le prolétariat lettré. — La question de l’enseignement et le « nihilisme ». — Comment le peuple répugne aux théories radicales. — Déconvenues des agitateurs et raisons de l’insuccès de leur propagande. — Quelle prise peut trouver sur le peuple l’esprit révolutionnaire. — Question agraire et socialisme. 526
Chapitre ii. — Évolution et organisation du parti révolutionnaire. — Comment les « nihilistes », sentant leur propre faiblesse, voulaient d’abord s’en tenir à une propagande pacifique. Motifs qui les ont poussés à se mettre en guerre avec le gouvernement. — Formation du groupe terroriste et congrès de Lipetsk. Scission du parti en deux fractions. — Comment le « nihilisme » est passé de la question sociale à la question politique. — Les conspirateurs et « le comité exécutif ». — Leurs moyens d’action. — Leurs ressources financières. — Propagande dans l’armée et coup d’État militaire. 556
Chapitre iii. — Nécessité des réformes politiques. — Raisons qui en rendent la réalisation urgente. — Pour qui faut-il gouverner ? — Objections. La grandeur de l’empire, les différences de race et de nationalité. Centralisme ou fédéralisme. — Le peu de développement des masses populaires et les différences de classes, d’éducation, d’aspirations. 578
Chapitre iv. — De la forme des libertés politiques. — La Russie peut-elle à cet égard avoir des institutions nationales ? — Difficultés de l’imitation et difficultés de l’originalité. — Les données du problème et les principales solutions mises en avant. — La consulte d’Alexandre II. — Dangers du statu quo. Ce que serait une révolution russe. — Conclusion générale. 598


FIN DU SECOND VOLUME


  1. Tocqueville la Démocratie en Amérique, t. Ier, Système communal.
  2. Pour 31 gouvernements de la Grande-Russie, on comptait près de 180 000 communautés de villages, ayant en moyenne 85 âmes de capitation, soit environ 170 ou 180 habitants. Pour 50 gouvernements de la Grande, de la Petite et de la Nouvelle-Russie, on comptait 244 000 villages.
  3. Sur les tribunaux des paysans, voyez plus bas, liv. IV, chap. ii.
  4. Tchitchérine, Opyty po istorii rousskago prava.
  5. Avec une légère modification d’orthographe, mir, en russe, a encore le sens de paix.
  6. Herzen, le Peuple russe et le socialisme, lettre à Michelet, 1852.
  7. Sur la famille grande-russienne, voyez t. I, liv. VIII, chap. ii.
  8. Voyez particulièrement Haxthausen, Studien, III, p. 120, 153, 198, 200.
  9. Lettre de G. Samarine à la femme de son ami Nie. Milutine, datée de 1861. (Voyez Un Homme d’État russe [Nicolas Milutine] d’après sa correspondance inédite,) Étude sur la Russie et la Pologne pendant le règne d’Alexandre II, 1855 1872 (Hachette, 1884), p. 112.
  10. Même lettre.
  11. Voyez plus loin liv. IV, chap. ii.
  12. On peut voir à ce sujet quelques exemples cités par M. Mackenzie Wallace, Russia, t. Ier, p. 200, 202. Les fonctions pour lesquelles le paysan a le plus de répugnance sont celles de collecteur d’impôts. Le poids et la solidarité des taxes, la difficulté de les recouvrer, n’expliquent que trop une pareille aversion ; elle est si naturelle que la charge de collecteur des taxes n’est imposée que pour un an, tandis que tous les autres fonctionnaires sont élus pour trois ans. On a peu de goût aussi pour l’emploi d’agent de police. Les centeniers (sotskié), chargés de ce service, sont généralement pris parmi les paysans indigents et impropres au travail. Parfois on a recours à d’anciens soldats rétribués à cet effet. Dans quelques localités du gouvernement de Toula, la règle est que tous les paysans doivent être centeniers à tour de rôle ; mais, dans la pratique, les gens aisés se font remplacer à prix d’argent. Les colonies allemandes sont presque les seules communes vraiment pourvues d’une police régulière. (Materialy dlia izoutch, sovrem, polog. zem levi, etc, l, 1880.)
  13. Un récit de M. Alex. Potiékhine, publié dans le Vestnik Evropy (avril et mai 1877) sous le titre de Po Mirou, représente en traits vivants, bien qu’un peu idéalisés, un de ces héros rustiques, un de ces Washington de village.
  14. Voyez : Un Homme d’État russe, p. 98-99, et une étude de M. Kavéline sur la question des paysans ; Vestnik Evropy (sept. 18S3).
  15. Pour relever cette obscure profession et assurer le recrutement régulier de ces indispensables auxiliaires de la vie communale ; les États provinciaux (zemstvo) de Tchernigof avaient, en 1878, décidé la fondation d’une école spécialement destinée à donner aux futurs greffiers communaux des notions administratives et juridiques. Quelques publicistes (le Novoé Vrémia, par exemple ; en avril 1880) ont proposé d’employer à cette préparation les séminaires ou écoles normales d’instituteurs.
  16. Tch’m nam byt : Rons. obchtchestvo v nastoiachtchem iboudouchtchem.
  17. Iou. Samarine et F. Dmitrief : Revolutsionny conservatism.
  18. Outre l’Ancien régime et la Démocratie en Amérique de Tocqueville, voyez par ex. le Village sous l’ancien régime de M. Alb. Babeau (Paris, 1878).
  19. Voyez à ce sujet les ouvrages cités plus haut du général Fadéief, et de MM. Samarine et Dmitrief.
  20. Voyez notre t. I, liv. VIII, chap. iv.
  21. Articles 47 et 51 du statut d’émancipation.
  22. On m’a bien affirmé que, théoriquement, ce droit était commun à toutes les classes de la société russe, que toutes avaient la faculté d’expulser ou de livrer au gouvernement leurs membres vicieux ; mais, en fait et pour cause, les paysans sont à peu près seuls à se servir de cette prérogative. Ils en usent si largement que les expulsés de ce genre peuplent les gouvernements éloignés. D’après un compte rendu publié par l’administration des prisons en 1884, le nombre des paysans exilés par leur commune qui passent annuellement l’Oural s’élèverait à 5000.
      Avant l’introduction du service obligatoire, le recrutement était, pour la commune et les assemblées de village, qui désignaient elles-mêmes les conscrits, un moyen de châtiment et d’exil. La nouvelle loi militaire, en enlevant au mir le choix des recrues, l’a dépouillé d’une de ses principales et plus excessives prérogatives. Il est vrai que l’on n’a pu mettre, par là, fin à tous les abus de ce genre. On signale toujours de nombreuses irrégularités dans le recrutement. Les autorités communales, qui sont loin d’être inaccessibles à la corruption, trouvent encore parfois moyen de tourner la loi, de libérer le fils d’un riche paysan en faisant enrôler à sa place un fils unique ou un fils de veuve.
  23. Les exemples de ce genre sont encore très fréquents, d’autant que la plupart demeurent impunis. On a ainsi vu en 1883 le jury d’Odessa acquitter les meurtriers d’un voleur de chevaux qu’on avait attaché à la queue d’un cheval.
  24. E. Renan, Mélanges d’histoire et de voyage.
  25. Nous pourrions citer à cet égard de curieuses résolutions adoptées par certaioes assemblées de paysans. C’est ainsi, par exemple, que plusieurs communes du district de Gdof (gouvernement de Saint-Pétersbourg) ont, « pour honorer la mémoire de leur bienfaiteur et libérateur » l’empereur Alexandre II, décidé solennellement, en 1881, de s’abstenir désormais dans leurs assemblées communales de toute parole grossière ou inconvenante, et d’infliger un rouble d’amende pour toute infraction à cette règle. D’autres plus nombreuses ont, à cette occasion, voté en signe de deuil la fermeture des cabarets.
  26. On peut signaler des usages analogues dans la djemaa des Kabyles d’Afrique. Pour la composition de l’assemblée de village, pour l’élection du l’amin on ancien, pour l’autorité de l’assemblée qui n’a d’autre limite que la coutume, comme pour le mode de délibération, la djemaa kabyle offrait, avant les modifications introduites sous l’influence française, de nombreux traits de ressembian<te avec la commune russe, avant les altérations qu’est en train de subir le mir. Voyez la Kabylie et les coutumes kabyles, par MM. Hanoteau et Letoumeur, 1873, et M. Renan, Mélanges d’histoire et de voyage, 1878.
  27. Dans le vetché de Novgorod, par exemple. Lorsque les dissidents faisaient les récalcitrants, on les chassait de la place publique, ou on les précipitait dans les eaux du Volkof. Voyez A. Rambaud, Histoire de Russie, p. 110, 111.
  28. La plupart des paysans des régions du Nord répandus dans les villes sont dans cette situation ; les terres allouées à leurs familles ne suffisent pas à payer la part d’impôt. Un de mes amis avait, par exemple, à Moscou un portier qui gagnait 12 ou 15 roubles par mois et devait envoyer annuellement près de 40 roubles à sa commune.
  29. Ce double mouvement, qui a pris de grandes proportions, dans certains gouvernements de l’Est par exemple, semble en partie l’effet de la propagande de certains fonctionnaires. Le progrès qui en résulte est souvent plus apparent que réel, les décisions des communes demeurant à l’état de lettre morte ou de vœux platoniques, sans autre avantage que de servir à la réputation du fonctionnaire qui les a provoquées.
  30. Tome I, liv. VIII, chap. iv. À côté de cela se rencontrent dans ces innombrables petites républiques des pratiques d’un esprit en apparence opposé, par exemple l’habitude de beaucoup de communes de distribuer, en cas de disette, les blés des magasins communaux par tête d’habitant, en inscrivant les premiers, sur la liste des gens à secourir, les plus riches paysans du village. L’administration centrale a plusieurs fois lutté en vain contre cette coutume. Voyez Samarine et Dmitrief : Revolutsionny conservatism, p. 97.
  31. Ce mot n’a pas, croyons-nous, de racine slave. Reiff, dans son Dictionnaire étymologique, fait dériver artel du turc orta ; on l’a aussi rapproché de l’italien arte, dans le sens de corps de métier, mais, bien qu’en apparence plus séduisante, cette dernière étymologie ne paraît pas plus sûre que la première.
  32. Voyez tome I, liv. VIII, chap. v.
  33. En attachant le paysan à son village, la commune est ainsi parfois un obstacle à la libre colonisation des steppes du Sud et de l’Est ; elle tend à maintenir artificiellement l’ancienne répartition de la population, car elle s’oppose à son libre écoulement au lieu de la laisser se répandre selon les lois naturelles sur les contrées les plus fertiles et les plus productives. À cet égard aussi, la tutelle communale, qu’on a essayé de diminuer dans ces derniers temps, retarde les effets de l’émancipation.
  34. Voyez plus loin liv. IV, chap. ii.
  35. Voyez tome I, liv. VII, chap. ii.
  36. Le traitement des chefs de canton a été fixé à 2200 roubles dont 500 pour les frais de bureau.
  37. Les attributions judiciaires des nouvelles autorités locales sont importantes ; le chef de canton rural juge la plupart des affaires attribuées par les grandes réformes du tsar libérateur à des juges de paix élus. Voyez ci-dessous, livre IV, chap. ii et iii, p. 312, 320, 354 et suiv.
  38. Cette assemblée (siézd) des chefs de canton est présidée par le maréchal de la noblesse du district, et à côté des chefs de canton ruraux y siègent, pour les affaires administratives, l’ispravnik ou chef de la police et le président de la commission exécutive du zemstvo, voyez ci-dessous, livre IV, chap. iii.
  39. Voyez par ex. Solovief, Istoria Rossii, tome XIII, p. 135, 136.
  40. Hertsen, Idées révolutionnaires en Russie, appendice.
  41. A certains égards, les formes traditionnelles de ces petites démocraties patriarcales peuvent aider des paysans, entièrement étrangers à toute notion politique, à comprendre les formes de l’extrême démocratie. Un paysan du gouvernement de Kherson, qui avait sans doute rencontré quelque missionnaire du nihilisme, disait à un domestique d’un propriétaire de ma connaissance : « Est-il vrai qu’au lieu d’un empereur, la Russie n’aura bientôt plus qu’un ancien (starchina) ? » De tels mots, si rares qu’ils puissent être, montrent que, en dehors même de la propriété collective et des convoitises agraires, la commune russe peut, à une époque plus ou moins éloignée, fournir une prise à la propagande révolutionnaire.
  42. Le Golos.
  43. Ot Permi do Tavridi,
    Ot finskikh khladnikh skal do plamounoï Kolkliidi, etc.
    _____________________(Pouchkine.)

  44. Le grand-duché de Finlande, qui est moins une province russe qu’un État annexe de l’empire, voit lui-même son autonomie menacée.
  45. Ces exemples sont textuels et pris au hasard entre un grand nombre.
  46. Voyez, sur la centralisation ; les spirituelles lettres écrites de Russie par M. de Molinari, lors de l’émancipation des serfs (1860), et réimprimées en 1877, 1re  édit., p. 201-218.
  47. En un sens, on pourrait même dire que l’organisation bureaucratique, comme la centralisation administrative, était déjà en germe dans la Russie antérieure à Pierre Ier et dans ses prikazes. La Moscovie des premiers Romanofs était déjà, à certains égards, un État bureaucratique, ou prikasny, comme disent les Russes, car ce qui montre bien que le régime bureaucratique n’était pas absolument sans précédents chez eux, c’est qu’ils ont pour le désigner un vieux mot indigène.
  48. Voyez par exemple la Rous de M. I. Aksakof (26 mai 1881).
  49. Cette thèse de Herzen le reocontre, par eiemple, dans le Peuple russe et le Socialisme, p. 18. Kostomarof exprime des idées plus ou moins analogue dans ses études sur l’histoire nationale. L’éminent historien considère, par exemple, la période des apanages comme une manifestation spontanée des instincts fédéralistes du Slave russe avant la domination moscovite.
  50. Tchitchérine : Oblastnyia Outchregdéniia Rossii v XVIIe véké et Opyty po istorii rousskago prava ; A. Gradovski : Istoriia méstnago oupravléniia.
  51. C’est ce qu’ont fait, par exemple, Alexandre II et Alexandre III, en confiant à quelques sénateurs des enquêtes dont les révélations ont fait beaucoup de bruit. Voy. plus bas, même livre, chap. iv.
  52. Le Conseil de l’empire (gosoudarstvenny sovét) est souvent à l’étranger appelé Conseil d’État. Cette dénomination serait excellente si elle n’avait l’inconvénient de prêter à une confusion. On sait en effet que les titres de conseiller d’État, conseiller d’État actuel, figurent, dans le tableau des rangs, parmi les degrés du tchine. Or un homme revêtu de ce titre purement honorifique de conseiller d’État (statski sovétnik) ne fait nullement partie de ce qu’on appelle alors Conseil d’État, de ce que nous nommons le Conseil de l’empire ; ces conseillers n’ont même pas le tchine, le rang nécessaire pour y entrer.
  53. Le Conseil de l’empire est divisé en trois départements, comptant chacun sept ou huit membres. Il y a en outre des membres ne siégeant qu’au plenum. Ces derniers sont au nombre d’une quarantaine, non compris les ministres, qui sont membres de droit.
  54. Nous reviendrons plus loin sur ces délicates questions, liv. III et liv. VI.
  55. Lettre écrite en 1803 et publiée en 1881 par le Rousskii arkhiv. S. R. Vorontsof faisait part des mêmes sentiments au prince Czartorysky, dans une lettre de la même époque ; voyez M. Bélof, Istoritcheskii Vestnik (oct 1880).
  56. Les ministères, dont le nombre a plusieurs fois varié, sont aujourd’hui au nombre de dix : 1o  la cour ou maison de l’empereur ; 2o  les affaires étrangères ; 3o  l’intérieur ; 4o  les finances ; 5o  la justice ; 6o  l’instruction publique ; 7o  les voies de communication ; 8o  les domaines ou biens de l’État ; 9o  la guerre ; 10o  la marine.
  57. Badenskiie Generaly (roman intitulé Fumée).
  58. Lettre du comte Vorontsof au prince Czartoryski, écrite en 1803 (Istoritcheskii Vestnik, oct. 1880).
  59. J’ai signalé, d’après la correspondance inédite de Nicolas Milutine, de singuliers exemples de ces discordes intestines sous Alexandre II. Voyez Un Homme d’État russe contemporain (Nicolas Milulvie), Paris, Hachette, 1884.
  60. À propos des établissements d’enseignement relevant du ministère de la guerre.
  61. Dans les traductions de ce document publiées à Saint-Pétersbourg, on a quelque peu atténué le texte original, en substituant aux mots « autocrate » ou « autocratique » les mots d’« autorité » ou de « pouvoir suprême ».
  62. La nomenclature officielle distingue, parmi les provinces de l’empire, les gouvernements proprement dits (goubernii) et les territoires ou régions (oblasty) qui n’ont pas encore une organisation complète ou gardent quelques institutions particulières. Le nombre des oblast, d’ordinaire situées aux extrémités de l’empire, va du reste en diminuant avec les progrès de la population et de la centralisation.
  63. Les historiens ont remarqué l’extrême petitesse des unités locales dans l’ancienne Moscovie, et comment de ces unités on formait les combinaisons les plus bizarres. Voyez, par exemple, A. Gradovski : Syst. mesin. oupravl., II (Sbornik Gosoud, znaniiy, tome VI, 1878).
  64. Koursk a plus de deux millions d’habitants ; Kief, Poltava, Tambof. Voronège, en ont chacan environ deux millions et demi.
  65. Moscou possède un gouverneur général, mais ce n’est là qu’une marque d’honneur, accordée à la vieille capitale. Après les attentats de 1879, Alexandre II avait temporairement rétabli des gouverneurs généraux, avec les pouvoirs les plus étendus, dans les principales villes de l’empire, à Saint-Pétersbourg, Odessa, Kharkof. etc., afin de mieux combattre l’agitation révolutionnaire. En 1881 Alexandre III a supprimé l’ancien gouvernement général d’Orenbourg.
  66. Voyez, par exemple, Gradovski, Sbornik Gos. snanii, l. V (1878).
  67. (Komitet zeniskikh povinnostei).
  68. Voyez, par exemple, M. Notovitch : Osnovy reform mésinago i tecnir.
  69. Voyez plus haut p. 76, 77.
  70. A. Gradovski : Systémy mésinago oupraviénia, II (Sbomik Gosoud, znanii, t. VI, 1878).
  71. Voy. t. I, liv. VI, chap, ii.
  72. D’après une enquête administrative, faite à la fin du règne d’Alexandre II, (Bereg, déc. 1880), le niveau d’instruction des fonctionnaires était singulièrement bas. Sur 100 fonctionnaires de province, on n’en comptait (en dehors des deux ressorts de la justice et de l’instruction publique) qu’un ou deux ayant passé par l’enseignement supérieur, 5 ou 6 ayant terminé leurs cours dans un établissement d’enseignement secondaire, 10 ou 12 sortis d’écoles primaires ; 80 pour 100 n’avaient passé par aucune école et n’avaient subi aucun examen, ayant fait leur éducation à la maison, ce qui le plus souvent indique une instruction des plus élémentaires. À Saint-Pétersbourg même, les chiffres n’étaient guère plus favorables. Il y a pourtant dans l’empire huit universités fréquentées par des milliers d’étudiants, mais, pour la plupart des carrières publiques, les diplômes universitaires sont autant un motif de suspicion qu’un titre de recommandation.
  73. En 1865 il était question d’abolir tous les grades civils, sauf pour les trois premières classes. Dans certains ressorts, dans la magistrature notamment, on fait depuis longtemps déjà abstraction du tchine.
  74. Voyez à ce propos l’Histoire romaine de M. Duruy, t. V, p. 350.
  75. On connaît ce passage d’une lettre de J. de Maistre au prince Koslovski (19/24 oct. 1815) : « Je ne sais quel esprit de mauvaise foi et de tromperie circule dans toutes les veines de l’État. Le vol de brigandage est plus rare chez vous qu’ailleurs, parce que vous n’êtes pas moins doux que vaillants, mais le vol d’infidélité est en permanence. Achetez un diamant, il y a une paille, achetez une allumette, le soufre y manque. Cet esprit, parcourant de haut en bas les canaux de l’administration, fait des ravages immenses. »
  76. Viatskaia Nesaboudka ou Mémento de Viatka, volume analysé par M. L. Léger. Nouvelles Études slaves, 1880.
  77. Voyez, par exemple, un anonyme russe-allemand : Russland vor und nach dem Kriege, etc. 1879.
  78. Nous n’en citerons qu’un exemple, encore récent et presque de notoriété publique. Sous Alexandre II. le ministère de la maison de l’empereur passait, dans les sphères bien informées, pour prélever sur divers services, en particulier sur les théâtres impériaux, des sommes considérables qu’on plaçait à l’étranger. Les économies ainsi réalisées ont été pour la plus grande partie employées au profit de la favorite, qu’Alexandre II a fini par épouser morganatiquement, quelques mois avant de tomber sous les bombes de Kibaltchich et de Ryssakof.
  79. Dans l’automne de 1881, une enquête à ce sujet, prescrite par Alexandre III, a entrainé la démission de plusieurs hauts fonctionnaires avec la retraite du président du comité des ministres, le comte Valouief, longtemps ministre des domaines, bien que ce personnage fût resté personnellement étranger aux abus signalés, et que, pour les terres des Bachkirs spécialement, la responsabilité en retombât surtout sur les autorités locales. Conformément aux vœux du pays et d’une commission d’experts, convoquée en 1881, les domaines de l’État semblent devoir être désormais réservés à la colonisation des paysans.
  80. Doumachevski, Obozrénié gosoudarst, rospisi, 1879.
  81. Circulaire aux gouverneurs de province du 6 mai 1881, (ancien style).
  82. Quand les plaintes contre un employé inférieur sont si justifiées qu’on ne saurait le maintenir à son poste, on se décide à le renvoyer ; mais la sévérité va rarement jurqu’à lui refuser un certificat de bonne conduite qui lui permette de se replacer ailleurs. (Golovatchef, Deciat iél reform, p. 374.)
  83. L’une des premières préoccupations de l’empereur Alexandre III a été de chercher à diminuer le nombre des employés, en simplifiant les écritures et les formalités administratives ; mais cette réforme peut longtemps rester à l’état de pieux desideratum.
  84. Voy. t. I, liv. VII, chap. ii. Dans certaines bourgades on a vu les paysans, qui avaient commencé le pillage des maisons juives, demander ingénument aux autorités la permission d’achever le lendemain ce qu’ils n’avaient pu faire le jour même. Ils croyaient à l’existence d’un papier, condamnant les israélites à pareil traitement.
  85. Lettre de G. Samarine ; voy. t. I, liv. VII, ch. ii.
  86. Voy. plus haut liv. I, chap. i.
  87. On a également, en 1881, formé une commission pour recevoir les plaintes du public contre les agents de police, et, chose plus singulière, on a fait élire, par les habitants de Saint-Pétersbourg, un conseil destiné à veiller à la sécurité du souverain, d’accord avec la police.
  88. Notification du maître de police, touchant les mesures complémentaires de « l’état de protection », sept. 1881. D’après l’annexe II de cette notification, le dvornik doit non seulement surveiller les entrées et les sorties, mais, « dans le cas où se présentent des inconnus, il est tenu de se rendre compte de l’endroit où ils vont et du motif qui les conduit, ainsi que d’en informer la police dès que quelqu’un lui paraît suspect ».
  89. Annexe II à la notification de septembre 1881.
  90. Il importe de dire que les maisons de Saint-Pétersbourg sont d’ordinaire fort grandes, et comprennent parfois des centaines de logements. Les portiers sont devenus des auxiliaires de la police qu’ils renseignent sur les habitants.
  91. Lettre du prince Tcherkassky (23 juillet 1861). Voyez Un homme d’État russe (Nicolas Milutine), d’après sa correspondance inédite. Hachette, 1884.
  92. Du mot ouriad, ordre.
  93. Kouriadniki au lieu de ouriadniki, de kouria, poule.
  94. Les ouriadniks doivent être remplacés par des commissaires et des gendarmes qui, sous un autre nom, pourront bien se permettre les mêmes licences (1886).
  95. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1876 et du 1er  janvier 1877, notre étude sur le Système financier de la Russie.
  96. Le kopek est le centième du rouble ; ce dernier étant compté au pair, le kopek vaut 4 centimes.
  97. On doit cependant observer que, au point de vue fiscal, le passeport a souvent des conséquences opposées à son but. La plupart des paysans quittent leur commune pour gagner ailleurs de quoi acquitter leur part d’impôt ; leur refuser un passeport parce qu’ils sont en retard pour le payement des taxes, c’est parfois, en les retenant dans une localité où leurs gains sont insuffisants, les mettre hors d’état d’acquitter ces taxes. Voyez t. I, livre VI, chap. iv et v.
  98. J’en trouve la preuve dans les recettes mêmes du Trésor. Les passeports ; dont le rendement avait été évalue, d’après le résultat des exercices précédents, à 2 630 000 roubles, dans le budget de prévision de 1879, ont en réalité donné au Trésor, dans cette même année. 3 341 921 roubles, soit une plus-value inattendue de 30 p. 0/0, ce qui montre à quel point les fraudes en pareille matière étaient fréquentes. (Rapport du Contrôleur de l’empire sur le règlement définitif du budget de l’exercice 1879. Vesselovsky, Annuaire des finances russes, 1881.)
  99. Novoe vrémia, 22/10 février 1879. Afin de prévenir de pareils faits, on a, il est vrai, diminué l’autorité des communes rurales sur leurs membres absents. Voyez plus haut, livre I, chapitre iii.
  100. Ce mot signifie transformation, transfiguration ; mais ici il ne fait point allusion aux réformes du grand monarque, c’est seulement le nom du lieu où siégeait alors la chancellerie secrète.
  101. Le jeune Miraki, alors âgé de dix-huit ans, arrêté longtemps après et condamné aux travaux forcés en Sibérie.
  102. Durant ces cinquante-cinq ans, les fonctions de chef des gendarmes ont été successivement remplies par le comle Benkendorf, frère de la célèbre princesse Lieven, le comte depuis prince Orlof, représentant de la Russie au congrès de Paris et père de l’ambassadeur du tsar en France, le prince Vasili Dolgoroukof, le comte P. Chouvalof les généraux Potapof, Mezentsef et Drenteln.
  103. Ce « département » s’est d’abord appelé « police d’État », puis ensuite « police » simplement. La nouvelle organisation a été plusieurs fois remaniée sous le ministère du comte Tolstoï, notamment par les oukazes du 25 juin 1882 et du 18 février 1883. — La gestion de la police d’État, placée sous la haute direction du ministre de l’Intérieur, a été spécialement confiée à un adjoint (tovarichtch) du ministre, chargé en même temps du commandement du corps des gendarmes. Oukaze du 9 avril 1887.
  104. Oukaze da 4 septembre 1881. Ces mesures concernaient les principales villes et une dizaine de provinces ; édictées d’abord pour un an, elles ont été plusieurs fois renouvelées.
  105. Sur la déportation administrative, sur le nombre et la situation des déportés, voyez plus loin, livre IV, chapitres vi et viii.
  106. Voyez, par exemple, la satire intitulée : Lettres à ma tante : Otetchest vennyia Zapiski, juillet 1881.
  107. Voyez, par exemple, dans notre étude intitulée Un homme d’État russe d’après sa correspondance inédite, les lettres de N. Milutine et du prince Tcherkassky.
  108. Voyez tome I, livre V, chap. ii.
  109. Voyez tome I, livre VI ; chap. iv.
  110. La noblesse nommait ainsi l’ispravnik ou chef de police du district, le président et deux assesseurs des tribunaux criminels et civils, l’inspecteur des magasins de blé, le curateur des établissements d’instruction, etc. Ces nominations devaient, il est vrai, être confirmées, les unes par le souverain, les autres par le gouverneur de la province. L’empereur Alexandre III, en créant les chefs de canton ruraux, a de nouveau associé la noblesse à l’administration locale. Voy. plus haut, liv. I, chap. iv, p. 50.
  111. Il suffit aujourd’hui d’un certificat d’études dans un établissement d’instruction secondaire, ou encore d’avoir occupé un poste électif, d’avoir été juge de paix, membre des assemblées provinciales ou municipales, etc.
  112. Voyez G. Samarine et F. Dmitrief, Revolutsionny conservatizm.
  113. Pour obvier à cette difficulté, les écrivains à tendance aristocratique sont obligés de recourir à une sorte de service obligatoire, à une sorte de conscription administrative qu’on imposerait aux propriétaires fonciers. Ainsi, par exemple, le prince V. Mechtcherski (V oulikou vréméni, 1879) et l’auteur anonyme d’une brochure intitulée Chto naradou noujno (1881).
  114. Cette création en faveur de la noblesse n’est en effet que le pendant de la banque rurale, fondée deux ou trois ans plus tôt au profit des paysans. Singulière logique de la prévoyance gouvernementale ! L’État institue un Crédit foncier à taux réduit pour faciliter aux paysans l’achat des terres de leurs anciens maîtres ; et en même temps il fonde un autre Crédit foncier, également à taux de faveur ; pour permettre à la noblesse de conserver ses terres !
  115. Dès le 22 février 1861, le troisième jour après la proclamation de la charte d’affranchissement, Nicolas Milutine, répondant à une demande faite au nom du grand-duc Constantin, écrivait à M. Golovnine : « Nous avons en vue deux institutions provinciales : 1o  l’administration de gouvernement (goubernskoé pravlénié) sous la présidence des gouverneurs, pour la police et les affaires courantes ; 2o  la commission territoriale (semskoé prisoustvié) ou chambre territoriale (zemskaïa palata) sous la présidence des maréchaux de la noblesse ou d’une autre personne élue, pour la gestion des affaires économiques, des affaires d’intérêt local, de bienfaisance, etc. Nous nous proposons de donner à la chambre territoriale toute l’indépendance possible, sous le contrôle d’élus des diverses classes et, dans quelques cas, sous la surveillance du gouverneur et du ministre. Le plan de cette réforme est en train d’être terminé dans un comité spécial du ministère, etc. » Voyez Un homme d’État russe (Nicotas Milutine) d’après sa correspondance inédite (1884), p. 68.
  116. Zemstvo, de zemlia, terre, pays.
  117. La grande-duchesse Hélène écrivait ; par exemple, à Nic. Milutine « qu’en haut lieu ce nom de zemstvo effrayait ». (Lettre inédite du 26 janvier, 7 février 1861.) C’est, en partie, pour faire ressortir cette liaison d’idées que nous donnons aux zemstvos le titre d’États provinciaux.
  118. Dans leur langue synthétique, les Russes désignent cette qualité d’un seul mot, vzesoslovny (omniclasse), mot qui revient souvent dans les discussions sur les modes de représentation.
  119. Dans les districts où les classes accessoires, telles que les colonistes, comptent un assez grand nombre de membres, elles ont au zemstvo une représentation en rapport avec leur importance.
  120. Voyez plus haut, livre I, chap. iii.
  121. Le règlement des zemstvos donnait primitivement la présidence de ces assemblées électorales au juge de paix ; depuis on a transmis cette importante fonction à l’arbitre de paix, et, après la suppression de ce dernier ; au membre permanent du bureau pour les affaires des paysans. (Voy. livre I, chap. iv.)
  122. La réforme administrative ! inaugurée par l’oukaze de juillet 1889, a placé les élections des communes rurales sous le contrôle des chefs de canton
  123. Voyez tome I, livre VIII.
  124. On a même accusé les propriétaires d’avoir quelquefois abusé de leur influence en faisant voter par les zemstvos des mesures dans leur intérêt particulier, sans profit pour les paysans. Hordovtsef, Déciatilétié rousskago zemstva (1877). Peu d’assemblées territoriales me semblent aujourd’hui mériter ce reproche.
  125. Il y a quelques années, sur 13 000 glasnyé ou députés aux zemstvos, dans 33 gouvernements, on comptait 6204 propriétaires, 5171 paysans, 1549 représentants des villes. Dans tel gouvernement du centre, l’assemblée de district compte une trentaine de propriétaires, 27 ou 28 paysans et 4 ou 5 marchands des villes. C’est là une proportion que l’on peut prendre comme moyenne.
  126. Dans les provinces et les districts du nord d’où la noblesse est absente, c’est le gouvernement qui nomme le président du zemstvo.
  127. Mordovtsef : Déciatilétié rousskago semstva ; cf. Vésinik Svropy (mars 1881).
  128. Dans les 35 gouvernements en possession de zemstvos, on comptait plus de 400 assemblées de district.
  129. Les provinces baltiques, Livonie, Courlande, Esthonie, ayant jusqu’ici conservé leur landtag et leurs coutumes historiques, sont dans une position toute différente de celle des provinces polonaises. Ces trois provinces baltiques étaient, en vertu d’anciennes chartes, demeurées des pays privilégiés. Le gouvernement russe est, depuis quelques années, en train de les assimiler au reste de l’empire. Bientôt l’administration locale y aura perdu ses caractères particuliers et le self-government ses formes germaniques et féodales. Il est à désirer que cette inévitable transformation ne profite pas seulement à la bureaucratie et que, dans son désir d’unification, le gouvernement impérial ne détruise pas entièrement des institutions qui, à plusieurs égards, sont supérieures à celles du reste de l’empire, et pourraient suggérer d’utiles modifications dans l’administration provinciale actuelle.
  130. Après avoir nommé une commission locale pour étudier la question. Alexandre III a fait droit à la demande des Cosaques ; si le zemstvo a depuis été rétabli dans la région du Don, le fonctionnement en a été simplifié.
  131. La population da district dépasse d’ordinaire 100 000 âmes et arrive souvent à 200 000, même à 300 000 habitants.
  132. Il est à remarquer que les sessions des États provinciaux, de même que celles des assemblées de la noblesse, n’ont pas lieu en même temps sur toute la surface de l’empire ; certains zemstvos de gouvernement se réunissent en octobre, d’autres en novembre, d’autres en décembre, on janvier même. On semble avoir voulu éviter par là toute apparence d’une réunion simultanée des représentants du pays.
  133. Voy. Bezobrazof : Zemskiia outchrejdénia i samooupravlénié.
  134. Le gouvernement a flni par reconnattre les inconvénients d’un pareil état de choses. Alexandre III a chargé une commission de préciser les attributions des zemstvos en remaniant l’administration provinciale. Il est vrai que, si l’on donne suite aux projets élaborés par cette commission de 1882 à 1886, ce ne sera pas la bureaucratie qui s’en plaindra
  135. Plusieurs zemstvos ont entrepris la publication de journaux ou d’annuaires contenant le résumé de leurs travaux ; mais, grâce aux restrictions légales et à l’indifTérence de la société, la plupart de ces publications ont peu de lecteurs. Il en a été de même d’un Annuaire des Zemstvos, fondé par la Société économique de Pétersbourg, afin de centraliser toutes les nouvelles intéressant les États provinciaux. Le premier volume n’a trouvé que trois cents acheteurs, alors qu’il existe plus de quatre cents zemstvos de gouvernement et de district, lesquels comptent ensemble des milliers de membres. Aussi cet annuaire n’a-t-il pu continuer à paraître que grâce à une subvention du ministère des Finances.
  136. Golovatchef, Deciat lei reform, p. 192.
  137. La propriété rurale fournit seule aux zemstvos les trois quarts de leurs revenus. Outre les taxes levées à leur profit, certains zemstvos possèdent quelques ressources accessoires, intérêts de fonds placés, fermages de terres ou locations d’immeubles.
  138. La désiatine russe vaut 1 hect. 9 ares. Le kopek, centime du rouble, vaut au pair 4 centimes du franc. Il ne s’agit ici naturellement que des terres comprises dans les goubernies dotées d’États provinciaux.
  139. Il faut dire aussi que, si les paysans s’acquittent plus régulièrement de leurs taxes, c’est que vis-à-vis d’eux les procédés de perception sont beaucoup plus rudes que vis-à-vis des citadins et surtout vis-à-vis des propriétaires. Les moyens de perception varient, comme l’impôt, avec chacune des trois classes, et l’une des préoccupations les mieux justifiées de certains zemstvos est de faire cesser cette inégalité.
  140. Cette inégalité est, en partie, attribuable aax vignobles de la côte de Crimée, lesquels sont pour la plupart propriété individuelle.
  141. La classiflcation des terres est encore si imparfaite qu’il en est, prétend-on, qui échappent entièrement à l’impôt. Dans le district d’Opotchka (gouvernement de Pskof) on a ainsi découvert, en 1883, 13 000 désiatines de terres imposables non enregistrées au zemstvo. Dans le district de Roslavl (gouvernement de Smolensk) un arpenteur offrait vers le même temps de faire le relevé des terres non imposées, à condition de recevoir du zemstvo une rétribution de 150 roubles par 7000 désiatines.
  142. En nombre de provinces les famines et les épidémies des demières années sont venues accroître le déficit alors qu’on espérait le combler.
  143. Durant la guerre, une partie de la presse russe avait émis la singulière idée de confier aux zemstvos les fournitures et l’approvisionnement de l’armée, sous prétexte qu’en traitant avec ces assemblées le ministère de la Guerre traiterait directement avec les producteurs, et bénéficierait des sommes considérables qui, avec d’autres fournisseurs, constituent les bénéfices souvent excessifs des intermédiaires et de la spéculation.
  144. Voyez notre étude sur le système militaire de la Russie (Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1877). En fait, un fort petit nombre des élèves des écoles primaires, un dixième à peine paraît-il, est en état de profiter des bénéfices de la loi, soit que l’instruction des enfants soit trop imparfaite, soit que, dans ce milieu illettré, les jeunes gens oublient presque toutes les leçons de l’école.
  145. Dans le budget de 1885, le montant des dépenses du ministère de l’instruction publique était évalué à 20 400 000 roubles. Sur cette somme, 4  275 000 roubles seulement étaient affectés aux écoles populaires, aux écoles urbaines et de district, aux écoles de paroisse, c’est-à-dire à l’enseignement primaire y compris certains établissements spéciaux. D’après les statistiques officielles, le nombre des écoles primaires en Russie restait encore, en 1884, au-dessous de 30 000. Les campagnes en possédaient moins de 25 000, fréquentées par environ 1 million de garçons et 275 000 filles.
  146. Cette question, si prématurée qu’elle semble, est du reste demeurée à l’ordre du jour, dans les zemstvos, dans la presse et dans les conseils du gouvernement. (Voyez Materialy po voprosou o wedenii obiazaiteinago oboutcheniia v Rossii, t. 1, publication du ministère de l’Instruction publique, Saint-Pétersbourg, 1880.)
  147. Des enfants nés en Russie, la moitié environ meurent encore aujourd’hui avant d’avoir atteint leur cinquième année.
  148. Sur la sorcellerie et les formales magiques, voyez par exemple l’excellent ouvrage de M. Ralston : The Songs of the Russian people, chap. VI.
  149. Le gouvernement de Kharkof par exemple, on des plus riches de l’empire, n’entretenait en 1883 que 35 médecins pour 2 millions d’habitants, et Kharkof est le siège d’une université. Le district de Starobelsk avec 110 000 âmes, le district d’Izioum avec 120 000, celui de Koupiansk avec 130 000, ne comptaient chacun qu’un seul médecin.
  150. Je dois noter que depuis quelques années les jeunes gens des deux sexes, la jeunesse d’origine juive notamment, se portent en plus grand nombre vers les études médicales, à tel point que bientôt, peut-être, ce ne seront plus les médecins qui feront défaut.
  151. Plusieurs cependant, celui de Pétersbourg par exemple, emploient une bonne part de leurs ressources à la construction et à l’entretien des routes
  152. Un nombre considérable de ces incendies, un cinquième d’après quelques statistiques, un tiers d’après certains écrivains, proviennent du crime.
  153. Voyez plus haut livre I, chap. iv, et livre III, chap. ii, p. 69.
  154. Novoé Vrémia, 1881, n* 155, et Journal de Saint-Pétersbourg, 1881, no 156.
  155. On comprend quelles sont les difficultés de la statistique dans un pareil empire, et l’on devine l’imperfection des documents officiels. Ce n’est pas le moindre service des zemstvos que de contribuer plus que personne à faire connaître l’état réel du pays, des provinces et des campagnes surtout.
  156. Ces idées se retrouvent chez nombre d’écrivains, chez le prince A. Vasilichtchkof par exemple, dans son O samooupravlénis.
  157. Sans sortir du domaine des intérêts locaux, où la loi les enferme, les nouveaux États provinciaux pouvaient tendre indirectement à élargir leur sphère d’action, au nom même de l’intérêt local, en se mettant en rapport les uns avec les autres, en se concertant avec leurs voisins pour les affaires qui touchent plusieurs provinces. La bureaucratie ne pouvait voir d’un bon œil les zemstvos entrer en relation ensemble, et les provinces s’unir, ne fût-ce que dans un intérêt purement économique. Aussi les zemstvos ont-ils été d’abord rigoureusement maintenus dans leurs frontières respectives et n’ont-ils obtenu qu’en 1879, et pour des motifs déterminés, la faculté de se concerter ensemble. On ne saurait s’étonner de ces défiances, alors qu’en France nos départements, qui sont huit ou dix fois plus petits et deux ou trois fois moins peuplés que les goubernies russes, ont été systématiquement maintenus dans leur isolement, et que nos conseils généraux n’ont obtenu que depuis 1871, et non sans restriction, le droit de prendre des mesures communes pour des intérêts communs.
  158. Le texte de cette délibération, que la presse russe de l’étranger osa seule reproduire alors, ne fut connu du public russe qu’un an plus tard environ, sous le ministère du général Loris Mélikof.
  159. En 1878, lorsque, durant le congrès de Berlin, les Russes redoutaient un conflit avec l’Angleterre, quelques-uns des organes les plus influents de la presse, le Golos entre autres, avaient proposé de faire établir par les zemstvos des taxes extraordinaires, destinées à de nouveaux armements. Ç’eût été une manière déguisée de faire voter par les représentants du pays une partie des fonds exigés pour la guerre.
  160. Le gouvernement d’Alexandre III avait, du reste, en cette circonstance, fait preuve de largeur d’esprit. Il avait généralement désigné des hommes distingués de tendances souvent fort différentes. Parmi ces experts on remarquait leur doyen, M. E. Gordéienko, principal auteur de l’adresse du zemstvo de Kharkof à l’empereur Alexandre II, adresse qui, sans l’appui du général Loris Mélikof, alors gouverneur de Kharkof, eût pu valoir à ses signataires un voyage en Sibérie. Voyez plus haut, p. 229.
  161. Ainsi, par exemple, la Rous de M. Aksakof, en oct. 1881. Tel n’est pas l’avis des zemstvos, dont plusieurs ont, en 1881 et 1882, exprimé l’espoir d’élire dorénavant les experts appelés dans les commissions impériales. L’un d’eux même, celui de Novgorod, a prié les membres de son bureau de n’accepter aucune nomination, dans aucune commission, sans un mandat de leurs collègues.
  162. Discours du général Ignatief, alors ministre de l’Intérieur, à l’ouverture de la conférence d’experts, 24 sept. 1881.
  163. C’est ainsi qu’il était question d’accorder aux grands propriétaires la faculté d’entrer dans les zemstvos comme membres de droit. Voyez par exemple le Vesinik Evropy, oct. 1885 (Vnoutrennéé obosrénié).
  164. Nous parlons ici des néo-slavophiles de l’école de M. Aksakof et non des absolutistes de l’école de M. Katkof et de la Gazette de Moscou.
  165. Cette thèse a été soutenue avec un incontestable talent, dans la Rous de Moscou, de 1880 à 1885, par M. Aksakof et ses amis. (Voyez, par exemple, le no 26 : 1881.)
  166. Voyez plus haut le commencement de ce chapitre et aussi la conclusion de ce volume.
  167. Voyez tome I, livre V, chap. ii. Aujourd’hui les grandes villes russes, Moscou et Odessa notamment, sont parmi celles dont la population s’accroît avec le plus de rapidité.
  168. Moscou doit compter aujourd’hui bien près de 800 000 habitants ; Saint-Pétersbourg, d’après le recensement de décembre 1881, avait une population de 861 920 âmes, dont 475 000 du sexe masculin, 386 000 seulement du sexe féminin. Avec les faubourgs suburbains, Pétersbourg comptait environ 1 million d’habitants, sur lesquels un quart seulement (252 000) étaient nés dans la capitale. Recensement de décembre 1888, 975 000 âmes.
  169. Le Russe dit familièrement la petite mère Moscou, Matouchka Moskva.
  170. Abréviation familière du nom de Saint-Pétersbourg.
  171. Sur toutes ces dénominations, voyez tome I, livre V, chap. iii.
  172. D’après l’historien Solovief (Istoriia Rossii, t. XIII, p. 99), à l’époque même où le citadin était attaché à son bourg, comme le paysan à la glèbe, les villes de l’ancienne Moscovie répartissaient encore elles-mêmes leurs impôts ; il était défendu au voiévode de disposer de leurs fonds ou de s’immiscer dans leurs élections.
  173. Cette charte (gramola), octroyée par l’impératrice « pour les droits et les avantages des villes » (na prava i vygody), a été, lors de son récent centenaire, l’objet d’une intéressante étude de l’historien Vladimir Guerrier (discours prononcé, en avril 1885, dans la douma de Moscou).
  174. En 1846, sous Nicolas, un statut, élaboré par N. Milutine, avait déjà réformé, dans un sens libéral, l’administration de Saint-Pétersbourg, et ce premier essai d’autonomie municipale avait provoqué les résistances du tchinovnîsme. Voyez Un homme d’État russe (Nicolas Milutine) d’après sa correspondance inédite. Hachette (1884), p. 21.
  175. L’administration des trois grandes villes conserve toujours quelques traits particuliers. Le nouveau statut n’est pas encore appliqué partout ; un oukaze de 1878 en a ordonné l’introduction dans les villes des trois provinces baltiques, Livonie, Courlande, Esthonie, qui avaient conservé leur vieille organisation allemande ; mais le royaume de Pologne et certaines villes des provinces occidentales demeurent encore dénués de conseils municipaux.
  176. Kouptsy, méchtchane, tsekhovye.
  177. Chaque métier formant un tsekh a un chef élu, un ancien, et tous les chefs de métier nomment un chef commun, appelé rémeslennyi golova, (maire des artisans), qui est chargé de veiller à l’exécution des nombreux règlements sar le travail, sur les apprentis, etc.
  178. En 1873, par exemple, les listes électorales de Saint-Pétersbourg donnaient 224 électeurs pour le premier groupe, 837 pour le second et 17 479 pour le dernier. Une voix du premier collège valait ainsi 4 voix du second et 80 du troisième. En 1885 le nombre total des électeurs était de 19 233, payant ensemble à la ville 2 324 000 roubles. Ce mode d’élection par trois collèges a été modifié tout récemment ; voyez p. 254-256.
  179. C’est la raison pour laquelle toutes les propositions de ce genre avaient été repoussées dans les commissions de l’Assemblée nationale, malgré le désir avoué de réformer notre système électoral, « Classer les habitants d’une même ville en catégories d’après leurs richesses, faire siéger dans les mêmes conseils les élus de quelques citoyens opulents et les élus du grand nombre a semblé dépasser ce que nos mœurs comportent. » Ainsi s’exprimait M. Balbie dans un rapport déposé le 21 mai 1874.
  180. Voyez, en particulier, M. Golovatchef : Deciat lei reform, p. 228, 229.
  181. En 1873, 18590 électeurs avaient été portés sur les listes électorales de Saint-Pétersbourg. Dans le premier collège, comprenant 224 électeurs, il n’y avait eu que 86 votants ; dans le second, comptant 887 électeurs inscrits, 177 volants seulement ; dans le troisième enfin, comptant 17 479 électeurs, 1148, c’est-à-dire un quinzième à peine, avaient pris part au vote. Aux élections de 1885, sur près de 20 000 électeurs inscrits, il n’y en avait encore que 2000 environ à prendre part au scrutin.
  182. Les réunions préparatoires ne sont pas formellement interdites ; mais elles ne peuvent avoir lieu qu’avec l’autorisation du gouverneur. Des listes de candidats ne peuvent être publiées qu’à la même condition. Cela explique comment ces élections ne fonctionnent pas de la même manière dans les différentes villes. (Remarque de notre traducteur allemand, M. L. Pezold : Das Reich der Zaren und die Russen, 1884, t. II, p. 190)
  183. A Saint Pétersbourg, dans cette même année 1873, on avait porté 238 candidats dans le premier collège, 298 dans le second et 1019 dans le troisième, de sorte que le nombre total des candidatures mises aux voix (1556) était supérieur au chiffre des électeurs ayant pris part au scrutin (1411).
  184. Le maire de la ville et cinq conseillera municipaux, choisis par leurs collègues, en étaient membres de droit.
  185. Voici quelle était la composition du conseil municipal élu en 1881 à Saint-Pétersbourg. On y comptait 13 nobles de familles titrées, 65 fonctionnaires civils en service ou en retraite (les uns et les autres sont éligibles), 11 officiers, 5 licenciés es sciences, 7 architectes, 4 ingénieurs ; 4 journalistes, 3 médecins, 2 avocats, 94 marchands, 41 bourgeois notables, 4 petits bourgeois (mêchtchanes) et 3 artisans. La plupart des conseils municipaux sont loin d’avoir une composition aussi variée.
  186. Voyez, par exemple, M. Nolovitch : Osnovy reform mestnago i tseniralnago oupravleniia (1882), chap. xv.
  187. Le terme de ploutocratie est affectionné de certains Russes, parce que, dans leur langue, il prête à un jeu de mois, peu bienveillant pour les Crésus moscovites. Le mot plout signifie, en effet, fourbe, fripon.
  188. Les exemples abondent ; M. L. Pezold, notre traducteur allemand, Das Reich der Zaren und die Russen, t. II, p. 204, en a cité un curieux à Kief.
  189. Il ne faut point oublier en effet que, un bon nombre des habitants des villes russes n’étant que des paysans en résidence à la ville, beaucoup des citadins auxquels la loi municipale refuse le droit de suffrage gardent un droit de vote, en même temps qu’un coin de terre, dans la commune rurale où le plus souvent ils ont laissé leur famille.
  190. Ce mot, dans son acception primitive, signifie pensée, idée, du verbe doumat penser. Ce terme grand-russien ne doit pas être confondu avec le même vocable petit-russien qui, dans le dialecte de l’Oukraine, désigne les chants populaires.
  191. Il en est ainsi, par exemple, en Prusse et en Italie.
  192. Voyez plus haut, livre I, chap. iii.
  193. C’est là, du reste, une question fort complexe, qui doit être traitée dans notre IIIe volume, avec la situation religieuse de l’empire.
  194. De même à Moscou : la douma, ayant un maire à élire, s’est, dans l’hiver 1883-1884, réunie plusieurs fois avant d’être en nombre.
  195. Dans un des principaux ports du Midi, à Nikolaïef, on ne put, lors de la peste du Bas-Volga, réunir le conseil municipal pour délibérer sur les mesures à prendre contre l’épidémie : aucun membre n’avait répondu à l’appel du maire.
  196. Il faut, selon la remarque de notre traducteur allemand, faire exception pour les villes des provinces baltiques ; elles ont gardé le goût du libre service et de la gratuité : encore la plupart attribuent-elles un traitement à leur maire.
  197. Faute de pouvoir les payer tous, il avait été naguère question, à Saint-Pétersbourg, de s’assurer de la présence des conseillers municipaux à l’aide d’un procédé inverse, en mettant à l’amende tout conseiller absent sans motif. La douma ne s’est pas souciée de ce moyen de rigueur. D’autres demandaient que tout membre qui ferait défaut durant cinq séances fût considéré comme démissionnaire. Cette proposition n’a pas été davantage du goût de la douma pétersbourgeoise, qui, après avoir nommé une commission poar étudier les moyens d’assurer l’assiduité de ses membres, s’est reconnue sans force ou sans volonté pour remplir les vides de ses bancs.
  198. Du mot golova, « tête », ici employé métaphoriquement à peu près comme le latin caput ou notre vieux français chef.
  199. On sait que, chez nous, certaines personnes voudraient introduire dans les municipalités un comité administratif analogue. Voyez notamment les Institutions administratives en France et à l’étranger de M. J. Ferrand, Paris, 1879. Un projet dans ce sens avait été présenté à la Chambre des députés, en 1880, par M. Pascal Duprat et M. A. Folliet. Ce système, qui présente de sérieux avantages, a contre lui nos habitudes, nos préventions, les souvenirs de la Révolution et la petitesse de nos communes.
  200. L’Administration locale en France et en Angleterre, par M. Paul Leroy-Beaulieu, p. 85-90.
  201. En revanche certaines villes, Pétersbourg notamment, exigent de leurs maires l’engagement de se consacrer exclusivement à leurs fonctions.
  202. Ici encore, il n’y a eu jusqu’ici d’exception que dans les provinces baltiques, où subsistent de vieilles traditions d’autonomie provinciale et municipale. C’est ainsi qu’en 1885 le gouvernement a dû révoquer les maires de Riga et de Réval, pour avoir refusé d’obtempérer à de récents oukazes sur l’emploi obligatoire de la langue russe dans leurs correspondances avec l’administration provinciale.
  203. Goubernskoé po gorodskim délam prisoutwié. Beaucoup des reproches faits à ce conseil pourraient s’appliquer à notre conseil de préfecture.
  204. Sous Alexandre III, il a été question de remplacer la plupart de ces comités par « une chambre provinciale » au chef-lieu de gouvernement et des « chambres de district » au chef-lieu de district.
  205. Le manque de pierre apporte, dans beaucoup de régions, un obstacle au pavage et à l’entretien des rues ou des routes. Aussi, dans certaines villes, à Saint-Pétersbourg en particulier, a-t-on essaye depuis longtemps de pavage en bois et même de pavage en fer.
  206. Dans plusieurs, le revenu ne dépassait pas 300 et même 200 roubles, c’est-à-dire moins de 1000 francs. (Statistitcheski Vrémennik de 1871).
  207. En défalquant les ressources extraordinaires, fournies par des réalisations de capitaux ou des ventes d’immeubles. Beaucoup de villes, en effet, possèdent, outre les revenus provenant des taxes, un revenu provenant de capitaux et de biens fonciers ; Saratof, par exemple, possédait il y a quelques années 1 million de roubles en capital et 77 000 dessiatines (environ 80 000 hectares) de terre.
  208. Le budget de Moscou se chiffrait à la même époque par 8 millions de roubles.
  209. Suivant un compte rendu, publié en 1885 par le « département économique » du ministère de l’intérieur, les recettes réunies de toutes ces villes s’étaient élevées, pour 1881, à 44 223 000 roubles (dont 13 891 000 r. de recettes extraordinaires) ; tandis que leurs dépenses montaient à 53 823 000 roubles.
  210. Pour 1893, par exemple, les recettes ordinaires étaient évaluées à 961 millions de roubles ; les ressources extraordinaires à 79 millions de roubles, y compris 68 millions à se procurer par une opération de crédit.
  211. Il y a bien une sorte d’octroi frappant certaines denrées à l’entrée et à la sortie des villes ; mais le droit est tellement faible qu’il ne produit que des sommes insignifiantes.
  212. Les projets de réforme fiscale, discutés dans la douma de Saint-Pétersbourg, s’accordent d’ordinaire à demander, comme par le passé, les principales ressources de la municipalité aux contributions directes, spécialement à un impôt sur les loyers qui, sauf pour les bâtiments affectés au commerce, sont aujourd’hui libres d’impôt.
  213. Par une singulière argumentation, le ministère de l’instruction publique a reconnu ce droit aux municipalités urbaines et aux communes rurales, en le déniant aux zemstvos (Maierialy po voprosou o vvedénii obiazat. oboutch. v. Rossii, t. I, 1860).
  214. Quoique la municipalité pétersbourgeoise se soit imposé comme règle d’ouvrir chaque année, à ses frais, plusieurs écoles primaires, beaucoup d’enfants se voient repoussés de l’école.
  215. L’Angleterre elle-même a senti le besoin de simplifier sa législation, elle est en ce moment en train de procéder à la codification en même temps qu’à la réforme de ses lois criminelles.
  216. L’anglais Fletcher, par exemple, dit à tort que la Russie en était dénuée.
  217. Voyez tome I, livre IV, p. 276.
  218. M. Le Play, Réforme sociale, t. III, chap. lii.
  219. L’empereur Alexandre Ier, en cela imitateur de sa grand’mère, avait commencé la rédaction d’un code civil, d’un code pénal, d’un code de commerce dont une grande partie avait même été discutée au Conseil de l’empire. Voyez Nic. Tourguénef : la Russie et les Russes, t. III, p. 178.
  220. En y ajoutant les suppléments, la collection se compose de 40 volumes, d’au moins 100 000 articles. La première édition du Svod est de 1657 ; il en a été publié une édition revue et corrigée en 1876 ; on en a commencé une nouvelle en 1886. L’édition de 1876 supprime près de 20 000 articles et en ajoute une douzaine de mille. Malgré ces corrections il y a encore un grand nombre de répétitions ; on affirme que certains articles se répètent jusqu’à dix fois.
  221. Nous n’avons point à parler dans cet ouvrage du droit civil russe, nous en avons donné quelques traits essentiels en étudiant les classes sociales, tome I, livres V et VI. Nous sommes heureux de pouvoir, à cet égard, renvoyer le lecteur français à l’un de nos anciens compatriotes d’Alsace, aujourd’hui professeur à Lausanne, M. E. Lehr : Éléments du droit civil russe, Plon, 1877. La Pologne est encore en possession du code Napoléon, et les provinces baltiques de leurs vieilles lois germaniques ; mais, sous prétexte de régularité et d’unité, il est question d’abroger toutes ces différences, au risque de soumettre les sujets de la Russie à des lois manifestement inférieures et en désaccord avec leurs mœurs.
  222. Dans chaque chef-lieu de gouvernement siégeaient deux chambres de justice, l’une pour les affaires civiles, l’autre pour les affaires criminelles, l’une et l’autre composées d’un président élu par la noblesse, d’un conseiller nommé par le gouvernement et de quatre assesseurs dont deux élus par la noblesse, et deux par les bourgeois des villes. Dans chaque chef-lieu de district ; il y avait un tribunal de première instance jugeant au criminel comme au civil, et dont les membres étaient nommés par la noblesse.
  223. Le gouvernement n’a pu suivre une autre marche qu’en créant, sous le nom d’arbitres de paix (mirovye posredniki), une magistrature temporaire, spécialement chargée de régler les différends provenant de l’émancipation. Voyez tome I, livre VII, chap. ii.
  224. Pour la défendre contre ce reproche, les panégyristes de la réforme judiciaire cherchent à montrer, par le détail, que l’imitation n’a, en fait, pas été aussi complète ni aussi servi le qu’on se l’imagine d’ordinaire. Voyez, par exemple, la Rousskaïa Starina, février 1880.
  225. En revanche l’ouverture des nouveaux tribunaux excita l’enthousiasme des « Occidentaux » et de la presse libérale, y compris la Gazette de Moscou devenue depuis leur adversaire acharné. Voy. Stranitsa i istorii soudebnoï reformy : D. N, Zamiatnin. Moscou, 1883.
  226. G. Samarine et le prince Vladimir Tcherkassky, en particulier, ne dissimulaient point leur peu d’admiration pour cette œuvre d’Alexandre II. Je leur en ai moi-même entendu exprimer leur sentiment, et j’en ai retrouvé la trace dans leur correspondance avec N. Milutine. « Dites à votre mari, écrivait G. Samarine à la femme de ce dernier, que le statut des paysans n’a rien à perdre à une comparaison avec le projet d’institutions provinciales ou avec le statut sur la réforme judiciaire. À propos de ces dernières productions, nous avons échangé, Tcherkassky et moi, des points d’exclamation et d’interrogation. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est le sérieux avec lequel se bâclent toutes ces choses. Et on s’imagine que c’est là la pierre angulaire d’une justice organique. » Lettre inédite de G. Samarine, de la fin de 1862.
      Une des raisons de l’antipathie des rédacteurs de l’acte d’émancipation pour les nouvelles lois judiciaires, c’est que ces dernières éveillaient leurs appréhensions pour une partie de leur œuvre, pour les tribunaux que le statut du 19 février avait concédés aux paysans et qui sont le sujet de notre chapitre suivant. Samarine exprimait ses inquiétudes à ce sujet dans une lettre à Milutine du 23 janvier 1863.
  227. Des deux séries de tribunaux institués par la réforme judiciaire, l’une, la justice de paix, a été récemment modifiée et en partie abrogée par la création des chefs de canton ruraux qui s’est inspirée de principes tout différents. Voyez ci-dessous ; même livre, chap. iii.
  228. Autrefois il n’en était pas ainsi. Dans les causes criminelles, par exemple, à côté du président et d’un conseiller nommés par le gouvernement, siégeaient des délégués de la classe à laquelle appartenait le prévenu. En certaines provinces, en Sibérie notamment, les municipalités ont continué, jusqu’en 1885, à élire des délégués pour prendre part au jugement des marchands ou des bourgeois.
  229. Le mot volost, traduit par canton ou bailliage, désigne soit une grande commune rurale, soit plus souvent une agglomération de plusieurs petites communautés de villages, réunies administrativement. Voyez liv. I, ch. i.
  230. Comme le mir et la commune, la famille, telle qu’elle est constituée chez le paysan, ne saurait subsister qu’avec le droit coutumier. Nous avons (tome I ; liv. VIII, ch. ii) indiqué quelques-uns des traits essentiels des coutumes villageoises, quant à la famille et à la propriété. Sur bien des points ; les usages populaires sont en opposition avec la loi écrite et sont, beaucoup mieux que cette dernière, appropriés à la vie rurale. Ainsi, tandis que, d’après la loi, la fortune du mari et celle de la femme demeurent distinctes, la coutume fait vivre les époux sous le régime de la communauté, aussi longtemps du moins qu’ils habitent ensemble.
  231. M. Bogisic, dans ses études sur le droit coutumier des Slaves du sud.
  232. Voyez : Zapiski impér. roussk. géograf. obchtch. po otdel, etnografii, spécialement le tome VIII, rédigé sous la direction de M. Matvéief.
  233. C’est ce qui a été fait par la commission d’enquête sur les tribunaux des paysans, laquelle, en 1874, a publié en six volumes le résultat de ses recherches, sous le titre de : Troudy kommissii po préobrazovaniou volostnykh soudof. Comme il arrive souvent, ces travaux de la commission d’enquéte fournissent des arguments aux adversaires comme aux partisans des tribunaux de volost. MM. Tchoubinsky et Hiltebrandt ont aussi donné une collection des décisions de cette justice rurale dans la Petite-Russie : Narodnye iouridit. obytch. po réchéniam volostn, soudof ; tome VI° des Travaux de l’enquête ethnographico-statistique dans la Russie occidentale ; section du sud-ouest.
  234. Nous citerons entre autres les travaux de MM. Tchoubinsky, Kistiakovsky, Efimenko, Matvéief, Iakouchkine, Pachmann. Ce dernier a résumé le droit coutumier civil, dans une sorte de manuel en deux volumes, Obytchnoé grajdanskoé pravo v Rossii, 1877-79.
  235. Les gouvernements d’Olonets, de Viatka, de Kazao, de Penza, de Samara, par exemple. Il n’est pas question ici des indigènes du Caucase ou de Sibérie ; lesquels ont été également l’objet de nombreux travaux.
  236. Article 38 de l’acte d’émancipation.
  237. Certains juristes avaient déjà réclamé la codification des coutumes villageoises, sous forme de code rural spécial (selskii soudebnyi oustav). Ce serait, a dit M. le sénateur Kalatchof, un moyen de faire rentrer les coutumes populaires dans la loi, et d’en étendre au besoin l’application à d’autres classes que les paysans. Ce projet rencontre malheureusement un grand obstacle dans la variété des coutumes locales, variété motivée par les différences du sol, du climat, des populations, des mœurs. Voyez M. Kalatchof : Ob otnochénii iouriditcheskikh obytchaef k zakonodatelsvou, (Mémoires de la Soc. Imp. de Géogr., sect. ethnogr., tome VIII.)
  238. Encore ne s’agit-il que des procès concernant les biens mobiliers ou l’allocation communale. Les affaires touchant les immeubles acquis en dehors de cette allocation sont de la compétence des tribunaux ordinaires.
  239. Les habitants des autres classes, les propriétaires et les gens à leur service, ne relèvent point des tribunaux de volost, pas plus que de l’autorité de l’ancien du village. Certains membres de la noblesse ont voulu s’autoriser de cette exemption pour réclamer, en faveur des grands propriétaires, un droit de justice ou de police sur leurs terres, disant qu’aujourd’hui d’immenses domaines, de plusieurs centaines de verstes carrées, restent sans police. Voyez, par exemple, M. Dmitrief, Revolutsionny conservatizm. On parlait en 1886 d’étendre la juridiction du tribunal de volost à tous les habitants du canton, en dehors des classes privilégiées.
  240. Voyez tome I, livre VIII, chap. ii.
  241. D’après les statistiques criminelles, le nombre des femmes du peuple qui se débarrassent de leur mari par le fer ou le poison est relativement considérable, et ces crimes, qui ont pour motif la brutalité de l’homme, trouvent pour la plupart grâce devant le jury.
  242. De fait, ces tribunaux infimes, ou rassemblée du village elle-même, s’arrogent parfois le droit de prononcer la séparation ou mieux le divorce des époux mal assortis. En voici un exemple, emprunté à un district du gouvernement de Toula, en 1880. Un paysan du nom de Kouzmitchef avait déposé une plainte contre sa femme, qui l’avait quitté et refusait de rentrer chez lui. Le mir enjoignit au père de la jeune femme de la renvoyer à son mari. Le père répondit que c’était impossible, vu que le mari, non content de la maltraiter, la laissait mourir de faim et avait contracté une liaison avec une autre paysanne. Le mir, ou le tribunal de volost, après avoir entendu les témoins, prononça la séparation des époux, fit rendre à la jeune femme tous ses effets personnels, et déclara qu’elle pouvait, se considérer comme libre. Le prêtre du pays ne put rien changer à cette décision.
  243. Il résulte de travaux spéciaux que, tout en étant loin d’être encore en désuétude, la peine des verges devient d’une application moins fréquente. Voici, par exemple, un tableau publié, en 1884 ou 1885, dans le Recueil du zemstvo de Vladimir par un investigateur local, M. A. Smirnof. C’est la statistique pénale des tribunaux de bailliage de cette province. Nous donnons le chiffre total des condamnations prononcées par périodes triennales, et, en regard, le nombre des cas où l’on a eu recours aux châtiments corporels.
    — — — — Condam
    nations.  
      Verges.
    1866-68   5 452 2 063
    1869-71   8 404 2 441
    1872-74 10 884 4 396
    1875-77 11 150 2 994
    1878-80 11 624 2 308



      On voit d’après ce tableau que, si les paysans de Vladimir employaient encore volontiers les verges, la proportion des châtiments corporels avait, sauf une courte période, été toujours en décroissant.
      Depuis la création des chefs de canton ruraux, la peine des verges ne peut être appliquée qu’avec l’autorisation de ces fonctionnaires.

  244. Un des cas où les tribunaux de volost étaient le plus tentés d’abuser des châtiments corporels, c’était envers les contribuables en retard. Grâce à la solidarité communale (voy. tome I, liv. VIII, chap. v), les juges pouvaient, en effet, être intéressés à l’exacte rentrée des impôts. Aussi les verges sont-elles encore parfois employées pour accélérer le versement des taxes.
  245. Édition de 1876, article 2178 du tome II et article 102 da statut des paysans, annexe du tome IX.
  246. Voyez liv. I, chap. iii.
  247. Un seul d’après la commission d’enquête.
  248. Voyez M. G. Picot, la Réforme judiciaire (1881).
  249. Toute la procédure est orale, mais on doit tenir registre des affaires et des sentences des juges. De là la nécessité d’un greffier.
  250. Vedro ou sceau, mesure valant, si je ne me trompe, 12 litres.
  251. Le chtof, autre mesure de liquide, valant la huitième partie du vedro.
  252. Enquête agricole, t. II.
  253. Ces détails, que je tiens de témoins oculaires, ont été confirmés par une des revues de Saint-Pétersbourg, le Messager de l’Europe (Vestnik Evropy) (juillet et sept. 1876). Les contradictions de ce genre, encore trop fréquentes en Russie, ne sont qu’une conséquence de la manie d’ostentation qui pousse tant de fonctionnaires ou de particuliers à se faire les promoteurs de réforoies d’apparat et parfois de pure apparence, pour s’en faire un titre aux yeux du gouvernement ou du public. C’est ainsi, par exemple, qu’un des principaux instigateurs de cette ligue de tempérance du gouvernement de Penza avouait avoir établi sur ses terres un grand nombre de cabarets.
  254. Sur ce rouage administratif, auquel on est en train de substituer peu à peu les nouveaux chefs de canton, voyez les deux premières éditions de cet ouvrage, t. II, p. 50, 51.
  255. Pour la composition et le fonctionnement de cette assemblée, voyez ci-dessous, chapitre iii.
  256. Voici, d’après le nouveau statut, les peines que peuvent infliger les tribunaux de volost :
    1o  Une réprimande en pleine audience.
    2o  Une amende de 25 kopecks à 30 roubles.
    3o  La prison ; 15 jours au plus (en quelques cas 30 jours) ; cet emprisonnement peut être ordinaire ou sévère, c’est-à-dire au pain et à l’eau.
    4o  Les verges (jusqu’à 30 coups de verges) ; mais seulement en cas de récidive, pour des faits graves, et après autorisation du chef de canton qui a le droit de commuer la peine.
  257. Pour toute cette organisation, je dois renvoyer à notre III* volume, spécialement consacré aux matières religieuses.
  258. Comme la plupart des délits qui conduisent les autres Russes devant les juges de paix sont une violation des lois religieuses aussi bien que des lois civiles, le prêtre pourrait s’autoriser de semblables formules pour n’être le plus souvent traduit que devant ses propres tribunaux, c’est-à-dire devant des supérieurs dont l’esprit de corps ferait pour lui autant des protecteurs que des juges. De même que le militaire ne relève que des tribunaux militaires, le prêtre serait jugé par les tribunaux ecclésiastiques, qui, dans ses différends avec des hommes d’une autre classe, pourraient parfois lui témoigner une indulgence partiale. Il y aurait là une fâcheuse atteinte au principe de l’égalité devant la loi.
  259. L’Église orientale, on le sait, admet, d’après l’Évangile (saint Mathieu, v, 32), que l’adultère de l’un des deux époux autorise l’autre à s’en séparer. Dans ce cas, les canons de l’Église permettent à l’époux injurié de contracter une nouvelle union, ils interdisent les secondes noces à l’homme ou à la femme qui n’a pas tenu les promesses des premières. Il est vrai que, en fait, on s’écarte parfois de ce sévère principe.
  260. Je ne parle pas ici des tribunaux de commerce, qui ont été établis dès le règne de Nicolas, à l’imitation des nôtres. Ces tribunaux ne fonctionnent pas toujours d’une manière satisfaisante. Quelques publicistes en ont demandé la suppression, avec le renvoi des affaires commerciales aux tribunaux ordinaires, sauf à placer, près des juges, des experts ou un jury civil à la manière anglaise.
  261. Voyez, par exemple, l’Administration locale en France et en Angleterre, de M. Paul Leroy-Beaulieu, p. 51-52.
  262. Des objections de ce genre se rencontrent chez des publicistes de tendances diverses, tels que le général Fadéief, M. Kochchélef, M. V. Bezobrazof. On verra ci-dessous qu’elles ont récemment fini par l’emporter, grâce à la création des « chefs de canton ruraux ».
  263. Les attaques contre la séparation absolue de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire avaient repris avec plus de vigueur sous Alexandre III. Ainsi que nous l’avions prévu dans notre deuxième édition, le gouvernement impérial a fini par s’écarter de cette règle pour les communes rurales. Aux juges de paix il est en train de substituer peu à peu, sous le nom de chefs de canton ruraux, des fonctionnaires investis à la fois de fonctions administratives et judiciaires. Comme cette substitution n’est pas encore partout effectuée et que les juges de paix doivent être maintenus au moins dans quelques grandes villes, nous avons cru devoir conserver ici la description de cette curieuse institution.
  264. Dans les villes de Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa, les juges de paix sont choisis par la douma ou conseil municipal. (Voyez livre III, ch. iv.)
  265. J’emprunte ces motifs aux considérants qui précèdent le dispositif de la loi.
  266. Profitant de la flexibilité de leur langue, certains Russes ont même, à cet égard, forgé un pendant au mot self-government (en russe samoupravlénié), Ce terme expressif est samosoud, qu’on ne saurait traduire littéralement en français, mais qui, en anglais, donnerait self-justice.
  267. D’une manière générale, le régime de l’investiture populaire prévaut d’autant plus qu’on s’éloigne de l’Atlantique pour aller vers l’Ouest et le Pacifique. Dans les États de l’Ouest, le système de l’élection règne exclusivement ; dans ceux de l’Atlantique, le principe électif est demeuré soumis à plus de restrictions. Il y a, du reste, aujourd’hui une tendance à revenir sur le système électif, ou du moins à en diminuer les inconvénients en allongeant la durée du mandat des juges.
  268. Parmi les Américains qui ont condamné la magistratuare élective, on peut citer les plus illustres jurisconsultes entre autres Eszra Seaman, Kent et Story.
  269. Je dois dire que ce titre de juge honoraire paraît ayoir été beaucoup prodigué et qu’il a fini par être conféré à des hommes peu dignes de le porter, à des spéculateurs véreux, par exemple, ou à des négociants en spiritueux, profession encore aujourd’hui peu estimée. C’est là un des résultats des nouvelles influences qui tendent à prévaloir dans les zemstvos.
  270. Dans les zemstvos peu nombreux, ne comptant, par exemple, qu’une trentaine de membres, il arrive que douze ou quinze propriétaires choisissent à leur gré tous les juges du district. Ces élections peuvent, dans ce cas, présenter parfois le singulier phénomène que nous avons signalé dans les élections provinciales et municipales, il peut y avoir autant et plus de candidats que d’électeurs. C’est une des raisons qu’on a fait valoir pour substituer dans les campagnes aux juges de paix élus directement par les assemblées territoriales, des chefs de canton, nommés par le gouvernement après avis des maréchaux de la noblesse. Sur cette nouvelle organisation qui n’est encore introduite que dans une partie de l’empire, voyez ci-dessous, p. 354-356.
  271. Voyez, t. I, le livre V, consacré à la noblesse.
  272. C’est le double du cens exigé des électeurs de droit aux assemblées territoriales. La désiatine, je le rappellerai, vaut 1 hectare 9 ares.
  273. Dans les riches gouvernements de la terre-noire, le minimum de 400 désiatines peut, au contraire, sembler trop élevé. Aussi quelques assemblées de district, dans le gouvernement de Tchemigof par exemple, ont-elles, en raison du renchérissement des terres, émis le vœu que le minimum du cens d’éligibilité fût, pour les juges de paix, abaissé de 400 à 300 désiatines.
  274. Éclaircissements sur l’article 19.
  275. M. Golovatchef, par exemple, Deciat léi reform., p. 333-334.
  276. La loi dispense de tout cens les juges élus à l’unanimité ; il est vrai que dans la pratique cette unanimité est singulièrement difficile à rencontrer.
  277. Voyez plus haut, même livre, chap. i.
  278. Dans les provinces où les juges de paix ne sont pas à l’élection, c’est le gouvernement qui fixe leurs émoluments, mais ceux-ci restent, croyons-nous, à la charge du budget provincial. En Lithuanie et dans les provinces du nord-ouest où les juges sont nommés par l’État, ils reçoivent un traitement plus élevé que dans l’intérieur de l’empire et prélevé sur les contributions extraordinaires, dont le gouvernement continue à frapper les propriétaires polonais depuis l’insurrection de 1863.
  279. Si faibles que soient à cet égard les exigences de l’État ; il s’est rencontré, dans l’assemblée de la noblesse de la capitale, des propriétaires pour les trouver exagérées. Voyez M. Dmitrief, Revolutsionny conservatizm, p. 112.
  280. Récit intitulé : Pyrkine et Tchépyrkine, par M. Krotkoi, dans les Otetchestvennya Zapisky mai 1876.
  281. Les affaires spécialement soumises aux tribunaux de volost sont souvent ainsi portées devant les juges de paix, du consentement des deux parties. Dans quelques provinces de l’intérieur, ces magistrats, qui sont aujourd’hui trop peu nombreux pour toujours suffire à ce surcroît de besogne, ont peine à se débarrasser de ces sortes d’affaires. On cite ce mot d’un moujik, ainsi renvoyé devant ses tribunaux corporatifs : « Oh ! ce tribunal de volost ! on n’en obtient rien, hormis un bon de vingt coups de verges ! » Allusion aux châtiments corporels, encore tolérés dans la justice villageoise.
  282. Voici un cas que la presse russe a cité, comme faisant honneur à la justice de paix (1879), et qui démontre mieux l’impartialité du magistrat que son tact juridique. Un juge avait reçu une plainte en diffamation, portée par sa servante contre sa propre femme. Il envoya une citation à l’une et à l’autre sous son propre toit, et, après un débat public, il condamna sa femme à une amende de cent roubles. Il est vrai que le fait se passait en Podolie, l’une des provinces où ces magistrats ne sont pas encore élus.
  283. Il va sans dire que les hétérodoxes, chrétiens ou non chrétiens, se passent de l’intervention du prêtre orthodoxe. Chacun prête serment conformément aux rites et formules de sa religion. C’est ainsi que, pour faire jurer les témoins israélites, on appelle un rabbin ; pour les catholiques et les protestants, un prêtre ou un pasteur de leur confession ; pour les musulmans enfin, un mollah.
  284. Il a déjà été question d’élever cette limite en matière civile jusqu’à 100 roubles, afin de diminuer le nombre des affaires qui viennent en appel
  285. On a quelquefois conseillé d’appliquer un système analogue aux tribunaux des paysans, naguère dépourvus de seconde instance, mais, outre leur ignorance et leur inaptitude à rien décider d’après des pièces écrites, les rustiques magistrats de village ont d’ordinaire trop peu de temps à consacrer à leurs fonctions pour siéger aisément dans une pareille cour d’appel.
  286. Voyez plus haut livre I, chap. iv, p. 50-52.
  287. Ainsi les chefs de canton et les juges urbains connaissent au civil des litiges dont l’importance ne dépasse pas 500 roubles, quand il s’agit de location de terres ou de travaux des champs ; pour les autres affaires, leur compétence s’arrête à 300 roubles.
  288. On sait qu’il a plusieurs fois été question d’une réforme judiciaire destinée à corriger ces défauts.
  289. La Russie d’Europe, même après la récente introduction des règlements judiciaires dans les provinces de l’ouest, ne compte guère que soixante tribunaux de première instance, avec neuf cours d’appel, Pétersbourg, Moscou, Kazan, Saratof, Kharkof, Odessa, Kief, Smolensk, Vilna. Le royaume de Pologne et le Caucase restent comme la Finlande en dehors de ces chiffres.
  290. Il ne faut pas oublier du reste que l’organisation spéciale de la justice de paix et la création de ses assises comme cour d’appel diminuent sensiblement le nombre des affaire soumises aux tribunaux ordinaires.
  291. Un des rédacteurs des statuts judiciaires, M. Boutskovski (Otcherki soudebnyk poriadkof, S.-Pét., 1874, p. 11), s’est attaché à faire ressortir les traits par lesquels la copie russe diffère de l’original français. Il en compte jusqu’à cinq ; mais ce sont pour la plupart des différences de détail qui ne méritent pas d’être notées ici. La principale, c’est que, pour certaines affaires, les assises de paix sont érigées en cour de cassation.
  292. Je dois dire que la loi qui restreint l’office de la cour suprême à ce rôle de revision a été l’objet de plus d’une critique. On reproche à ce système d’accroître démesurément et sans utilité la durée et les frais des procès. Certains juristes voudraient qu’au lieu de se borner à casser les arrêts des cours inférieures, le sénat pût, en matière civile, rendre lui-même une sentence définitive.
  293. Pravxtelstvouiouchtchi, traduit d’ordinaire par dirigeant, signifie plutôt administrant ou gouvernant.
  294. Tout pourvoi en cassation doit, pour les affaires civiles du moins, être accompagné d’un dépôt ou caution de 10 roubles qui, si le pourvoi est rejeté, n’est pas restitué aux plaideurs.
  295. Dans ce cas, ce sont les assises de paix qui font office de cour de cassation.
  296. Pour mettre fin à cette excessive influence du parquet sur la magistrature, un publiciste a proposé de détacher le parquet du ministère de la justice et de le rattacher avec la police au ministère de l’intérieur. (Golovatchèf, Deciat lêt reform.) Quand rien ne s’opposerait à une mesure aussi radicale, les mœurs bureaucratiques actuelles lui laisseraient, craignons-nous, peu d’efficacité pratique.
  297. Striaptchy, da verbe striapat, préparer à manger, faire la cuisine et, par assimilation, brasser un procès.
  298. N. Tourguénef, la Russie et les Russes, t. III.
  299. L’édit de 1876 qui a rendu l’usage de la langue russe obligatoire et exclusif dans tous les tribunaux de l’ancien royaume, a temporairement mis fin à l’existence du barreau polonais.
  300. Pour décider de la capacité d’un individu, les tribunaux peuvent lui faire passer un examen. Chaque tribunal de première instance ou d’appel (comme chaque assemblée de paix) désigne les personnes admises à plaider devant lui. Pour le certificat ainsi délivré, il faut payer un droit assez élevé qui équivaut à une patente. Tout homme auquel un tribunal refuse le droit de plaider peut en appeler au tribunal supérieur jusqu’en cassation. Le même droit d’appel appartient au procureur, s’il juge un homme autorisé à plaider indigne de cette faveur.
  301. Cette manière de procéder et cette âpreté au gain s’expliquent d’autant mieux qu’il n’y a pas d’avoués ou d’intermédiaires entre l’avocat et le client. Les fonctions d’avocat et d’avoué sont confondues dans la même personne.
  302. Je citerai, par exemple, en Angleterre, M. Mackensie Wallace : Russia, t. II, p. 399, 400 ; en Autriche, le docteur Célestin : Russland seit Aufhebung der Leibeigenschaft, p. 182-183.
  303. On a ainsi, en février 1882, dans le grand procès de Soukhanof, de Trigoni et des complices du régicide de 1881, beaucoup remarqué la hardiesse de certains défenseurs, tels que MM. Alexandrof et Spassovitch.
  304. Sur le rôle de la police avant les réformes, voyez les spirituelles lettres de M. de Molinari sur la Russie, lettres réimprimées en 1878.
  305. A Kief, par exemple, on a vu, dans la principale rue de la ville, un conspirateur, poursuivi en plein jour par la police, s’arrêter plusieurs fois et faire feu sur les agents, sans que personne eût l’idée de prêter main-forte à l’autorité.
  306. En 1875 par exemple, plus de dix ans après la réforme judiciaire, dans une région, il est vrai, où cette réforme n’avait pas encore été introduite, dans une petite localité des provinces baltiques, on a vu un juge du nom de Kummel, convaincu d’avoir employé, vis-à-vis d’un accusé, différents moyens de torture, tels que les poucettes et les verges, la faim et la soif, si bien que le prévenu en était mort. On a dit que ce magistrat était atteint d’aliénation mentale, mais des faits identiques viennent de temps en temps à la lumiére, et, quelque isolés qu’ils soient, de pareils traits jettent un jour sinistre sur le pays ob ils peuvent se produire. Un procès jugé à Kazan, en 1879, a révélé que, jusque dans le centre de l’empire, la police avait parfois recours à de semblables arguments. Des actes du même genre ont été reprochés aux agents du gouvernement, à propos de « criminels religieux » et spécialement d’anciens Uniates ou de convertis catholiques, qu’on voulait faire rentrer dans l’église orthodoxe. Voyez, outre les rapports des consuls anglais, le Golos, 1880, no 283, et le Véstnik Evropy, mars 1881.
  307. Le Nabat (Tocsin, oct. 1881). De pareils bruits sont si répandus, qu’en février 1883, lors du procès de Soukhanof, Trigoni, etc., l’avocat de l’un des accusés a cru devoir déclarer que son client n’avait pas été mis à la torture. Il est vrai que, d’après leurs partisans, ce serait entre leur jugement et leur exécution qu’on appliquerait la question aux condamnés politiques.
  308. Lors de la retraite du comte Pahlen, en 1878, il n’y avait, assure-t-on, dans tout l’empire, qu’une vingtaine de juges d’instruction à titre définitif. En 1880, dans le gouvernement de Kief, sur 47 soudebnye stédovaleli, il n’y en avait qu’un seul de titulaire, et cependant presque tous ces magistrats, 45 sur 47, avaient fait leurs études de droit, et la plupart avaient plusieurs années d’exercice.
  309. La Russie et les Russes, t. II ; p. 232. On doit noter que la Russie a accepté le jury avant l’Autriche. L’Espagne, à cet égard, est encore inférieure à la Russie. Établi, croyons-nous, par la révolution de 1868, le jury n’a pu fonctionner au sud des Pyrénées, grâce surtout à la pusillanimité des jurés.
  310. Voy. par exemple Hermann : Russlands Geschichte, t. III, p. 56. Il est question de quelque chose de semblable dans le soudebnik d’Ivan III.
  311. C’est ce que proposait Nicolas Tourguénef dans son plan de réforme de la justice (La Russie et les Russes, t. II, p. 234-236). Pour adapter le jury aux mœurs de son pays, il croyait utile de n’admettre parmi les jurés que des hommes de la même classe que l’accusé ou d’une classe supérieure.
  312. Il faut posséder cent déciatines (environ 100 hectares) de terre, ou bien un immeuble d’une valeur de 5000 roubles dans les capitales, de 1000 roubles dans les chefs-lieux de gouvernement, de 500 roubles dans les autres localités, ou bien encore il faut jouir d’un revenu d’au moins 500 roubles dans les capitales et 200 dans le reste de l’empire.
  313. Dans les provinces de l’ouest ; qui demeurent privées d’assemblées provinciales, les listes des jurés doivent être dressées par des commissions spéciales, composées de juges et d’arbitres de paix, de fonctionnaires de la police et de propriétaires fonciers. La revision de ces listes est confiée à une commission provinciale qui a le droit d’en rayer qui bon lui semble, sans avoir à mentionner les motifs de ses décisions. Le chiffre des Israélites portés sur les registres du jury doit être proportionnel au chiffre de la population juive du district, mais, en aucun cas, le chef du jury ne peut être Israélite. Le jury a été introduit, en 1864, dans le royaume de Pologne, mais avec l’obligation de se servir de la procédure et de la langue russes ; les récents règlements judiciaires l’ont refusé aux provinces baltiques.
  314. Plus d’une fois il s’est rencontré, parmi les jurés, des hommes ayant subi une condamnation judiciaire, des vieillards ayant dépassé l’âge légal, ou des gens ne comprenant pas la langue des débats.
  315. Le droit de récusation, comme d’autres garanties empruntées à l’étranger, semble souvent aujourd’hui nuire à une bonne justice. L’expérience a enseigné aux gens de loi que, pour certaines catégories d’affaires, il était avantageux de récuser les représentants de toute une classe de la société. S’agit-il d’un crime contre la propriété, la défense s’efforce d’éloigner les marchands ; est-il question de violences domestiques, ce sont au contraire les membres des hautes classes que l’on tâche d’écarter ! On m’a cité des avocats qui devaient, prétend-on, leurs succès, moins à leur éloquence, qu’à leur art de composer le jury. Aussi a-t-on, depuis 1884, borné à trois le nombre des jurés que la défense ou l’accusation peuvent chacune récuser. Jusque-là, les deux parties avaient le droit de récuser chacune six jurés sur les trente-six personnes convoquées et, si l’accusation ne faisait pas usage de cette faculté, la défense était libre d’en récuser douze.
  316. Commentaires officiels des statuts judiciaires.
  317. Voyez plus haut, livre I, chap. III.
  318. Pour relever le niveau du jury, le gouvernement de l’empereur Alexandre III a, en 1887, relevé sensiblement le cens exigé des jurés.
  319. Voici un trait raconté dans le Novoié Vrémia (19 février, 3 mars 1883) par le chef même d’un jury, M. N. Leskof (Stebnitski). Le prévenu était un jeune homme poursuivi pour avoir engagé chez un usurier un billet d’un emprunt à lots, sorti au tirage d’amortissement et portant un faux numéro. L’accusé s’avouait coupable, mais sa misère et diverses circonstances excitaient la pitié du jury. En entrant dans la salle des délibérations, un des jurés, un marchand, s’écria : « Pas un mot avant que nous n’ayons prié ! » et, prenant le chef du jury par les épaules, il lui tourna hi tête du côté des saintes images et lui fit réciter le pater. Au moment où le chef du jury prononçait ces mots : c Que votre volonté soit faite », le marchand, levant les bras au ciel ; s’écria : « Non coupable ! » et tous les jurés répétèrent en chœur : « Non coupable », verdict qui fut immédiatement inscrit en marge des questions posées par le tribunal.
  320. Discours de l’avocat de Dmitri Karaniazof, dans les Frères Karamazof.
  321. La proportion des verdicts d’acquittement est, depuis quelques années de 36 ou 37 pour 100, c’est-à-dire que plus d’un tiers des accusés trouve grâce devant le jury. Nulle part peut-être ce dernier ne se montre aussi facile. En Prusse, la proportion des verdicts d’acquittement oscille entre 18 et 22 pour 100 ; en Angleterre, elle est d’environ 25 pour lOO, et en France même, malgré l’indulgence croissante des jurés, elle ne dépasse encore ce chiffre que pour les crimes contre les personnes.
  322. Les « crimes contre la religion » étaient cependant de ceux pour lesquels le jury, en province surtout, se montrait le plus sévère. Le chiffre des condamnations pour blasphème, sacrilège ou apostasie, demeure encore considérable : il s’élève, croyons-nous, à près d’un millier par an.
  323. Il y a peu de chose à dire de la procédure des cours d’assises. À cet égard, la Russie a plutôt imité la France que l’Angleterre, bien que, sous quelques rapports, elle ait cherché à combiner les usages des deux pays. Comme en France, les avocats plaident au criminel aussi bien qu’au civil ; mais, comme en Angleterre, les témoins sont interrogés contradictoirement (cross-questionning) par les avocats et le ministère public, aussi bien que par le président ; ce dernier termine les débats par un résumé où, comme autrefois chez nous, il ne se maintient pas toujours dans une stricte impartialité. Lorsque le jury a rendu son verdict, la défense et l’accusation sont admises à présenter leurs conclusions sur l’application de la peine. Le verdict, nous l’avons dit, est rendu à la majorité, et le partage des voix profite à l’accusé, même pour l’obtention des circonstances atténuantes.
  324. Voyez plus haut, livre II, chap. iv.
  325. Lors du congrès de Berlin, par exemple, un des hommes les plus éloignés du nihilisme et les plus populaires de Moscou, M. Aksakof, président des comités slaves, a durant quelques semaines été exilé dans ses terres, pour avoir, dans un discours public, blâmé le gouvernement de s’être résigné à l’acceptation du traité de Berlin.
  326. Voyez plus haut, livre II, chap. v.
  327. Pour le nombre des déportés et internés par la police, voyez plus loin le chapitre viii, consacré à la déportation.
  328. On peut citer comme exemple le discours de Sophie Bardine, jeune fille alors âgée de vingt-trois ans, au grand procès des socialistes de Moscou, en 1877. Ce discours a été reproJuit, en termes plus ou moins authentiques, dans une brochure russe de Genève, intitulée les Femmes du procès des socialistes de Moscou, infanticide commis par le gouvernement russe.
  329. Depuis le double attentat de Hœdel et de Nobiling contre l’empereur Guillaume en 1878, nombre de procès pour offense à l’empereur ont été jugés à huis clos. On se rappelle qu’au moyen d’un projet de discipline parlementaire M. de Bismarck a même tenté de restreindre la publicité des débats dans les Chambres.
  330. Ainsi, dans un procès jugé à Pétersbourg en 1877 ; les avocats se plaignaient de ce que, contrairement à la loi, leurs clients fussent jugés à huis clos ; ils osaient demander que les audiences fussent réellement publiques, et insistaient pour qu’elles se tinssent dans une salle plus vaste, au besoin dans la salle des Pas Perdus. « La publicité n’est pas supprimée ; répondit le président, mais le grand nombre des accusés et des témoins laisse peu de place aux spectateurs. » Dans cette affaire il y avait en effet près de deux cents accusés.
  331. Si l’affaire n’avait pas été soustraite aux tribunaux ordinaires, c’était, m’a-t-on assuré, sur l’insistance du ministre de la justice.
  332. En tout autre pays, en France par exemple, il n’y a pas, on le sait, de recours en revision contre l’accusé ; c’est exclusivement en sa faveur qu’a été établi le pourvoi en cassation. Si le ministère public a la faculté de déférer à la cour de cassation l’arrêt qui acquitte le prévenu, c’est seulement dans l’intérêt de la loi, pour le maintien des principes qui régissent le droit criminel. Le résultat du pourvoi ne saurait faire traduire l’acquitté devant un nouveau tribunal ; à son égard, le verdict du jury garde tous ses effets. (Code d’instruction criminelle, art. 360 et 409.)
  333. Ces délégués ou assesseurs doivent être un maréchal de la noblesse de gouvernement, un maréchal de la noblesse de district, un maire de ville et un starchine ou ancien de bailliage de paysans. Les délégués ainsi choisis sont au nombre de quatre, tandis que les magistrats, y compris le président, sont au nombre de cinq, ce qui leur assure toujours la majorité.
  334. Miodetski avait tiré sur le général Loris-Mélikof, alors chef du gouvernement. Les deux assassins du général Strelnikof ont été pendus à Odessa avant qu’on eût pu constater leur identité. Ce n’est que plus tard qu’on a découvert que l’un d’eux, Khaltourine, avait été le principal auteur de l’explosion du Palais d’hiver en 1880.
  335. Procès du général Mrovinsky et des deux conseillers d’État Téglef et Foursor, condamnés à la déportation dans la province d’Arkhangel, pour n’avoir pas découvert la mine creusée à Pétersbourg par les révolutionnaires dans la Petite Sadovaïa.
  336. Oukazes des 9 mai et 9 août 1878 et du 5 avril 1879. Comparez ceux des 8 septembre et 14 novembre 1881.
  337. Nous devons constater qu’une loi de juillet 1889 a encore restreint les attributions du jury. Pour nous servir d’un terme technique, les délits n’entraînant que la perte partielle des droits civils ont été correctionnalisés. En outre, on a définitivement enlevé à la compétence du jury toutes les afTaires pour lesquelles on désire une répression particulièrement énergique et rapide ; les attentats contre les fonctionnaires et les actes de rébellion contre l’autorité sont déférés aux cours de justice. De même le jury a été exclu des affaires concernant les crimes commis par des fonctionnaires ou par les employés des voies ferrées dans l’exercice de leurs fonctions. Ces affaires sont jugées par le tribunal de première instance ou par la cour selon le rang des accusés et la gravité du châtiment encouru. Dans ces procès, comme dans les causes politiques, aux jurés l’on a substitué des représentants des diverses classes sociales, siégeant à côté des magistrats. (Voyez la note de la page 412.) On a enfin soustrait à la compétence du jury les affaires de banque que les jurés russes comprennent mal et qui avaient donné lieu à des acquittements scandaleux.
  338. Plaidoirie de M. Alexandrof dans le procès de Véra Zasoulilch ea 1878.
  339. Au mot de knout on a voulu trouver une étymologie turque, mais ce mot semble plutôt d’origine aryenne, si ce n’est germanique ; il a du moins la même racine que l’allemand knoten (cf. le latin nodus). La pénalité moscovite et les châtiments corporels rentrent du reste dans les traits de l’ancienne Russie, où l’influence byzantine est peut-être en réalité plus sensible que l’influence tatare. Voyez tome I, livre IV (chap. ii).
  340. Plaidoyer de M. Alexandrof dans le procès de Vêra Zasoulich.
  341. Voyez plus haut, même liYre, chap. ii.
  342. Il s’agissait d’un agent de police, appelé Popof, qui, pour hâter la rentrée des contributions en retard, avait l’habitude de faire fustiger les paysans. Afin de donner plus d’efficacité à ce procédé, renouvelé du temps de Nicolas, ce Popof se servait de verges brûlantes, ou encore de baguettes trempées dans un bain d’eau salée. Par un autre raffinement, il coupait d’ordinaire l’exécution du patient en plusieurs séances, de façon que les verges lui fussent plus sensibles. Ce fonctionnaire trop zélé, traduit en jugement, a été reconnu coupable par le jury. Si la peine qui lui a été infligée, trois mois de prison, nous semble légère pour un tel délit, cela suffit pour montrer aux paysans qu’ils ne sont plus tenus de se laisser sans mot dire fouetter ou bâtonner par le moindre fonctionnaire.
  343. Viatskaïa Nezaboudka, L. Léger : Nouvelles Études slaves, 1880.
  344. Nicolas Tourguénef, la Russie et les Russes, t. II, p. 88-89. Comparez Castine, la Russie en 1839. L’abbé Chappe d’Auterocbe avouait déjà, au dix-huitiéme siècle, qu’il avait été obligé de donner du fouet aux paysans qui lui servaient de guides, ce qui était la seule manière d’obtenir l’obéissance de la part des Russes. C’est une des assertions de l’abbé académicien que Catherine II relève avec le plus d’indignation dans la réfutation dont, sous le titre d’Antidote, elle honora notre compatriote.
  345. Attelage de trois chevaux de front, fort usité en Russie, et habituel dans les voyages en poste.
  346. Le célèbre ouvrage de Beccaria est de 1764, postérieur de plus de dix ans à l’édit d’Elisabeth Pétroma, qui supprima la peine capitale. On doit remarquer qu’en aucun pays les idées de Beccaria n’ont ou une plus grande et plus rapide influence sur la législation. Moins de trois ans après leur apparition, avant même d’être entièrement traduits en russe, I delitti e le pene servaient de base à toute une partie de l’édit (nakas) de 1767 sur la procédure criminelle. Plus de cent articles de cet édit de Catherine à sont une traduction presque littérale de Beccaria. Depuis lors, la législation russe est demeurée pénétrée des principes du criminaliste milanais. Un sénateur, M. S. Zaroudny, a fait ressortir tous ces emprunts des lois impériales à Beccaria (Beccaria : O prestouplénahk i nahazaniakh v sravnenii s gl. X nakaza Ekat, II (Pét. 1879).
  347. Dans les dernières années de l’emploi du knout, le maximum légal de la peine avait été abaissé à trente-cinq coups, mais le patient succombait fréquemment au trentième. Il en était de même du supplice des baguettes, usité spécialement pour les troupes. On faisait passer le condamné entre deux lignes de soldats armés chacun d’une baguette de bois dont ils frappaient au passage le malheureux, poussé en avant par les baïonnettes de deux sous-officiers. On ne survivait point d’ordinaire à un certain nombre de coups, à deux mille par exemple.
  348. Un nouveau code pénal, récemment élaboré par la diète finlandaise, supprime la peine de mort, sauf, comme en Russie, pour les crimes de haute trahison et les attentats sur la personne du souverain.
  349. En février 1879, par exemple, dans le gouvernement de Kharkof, on arrêtait un certain Fomine, prévenu d’avoir pris part à une attaque contre les gendarmes pour la délivrance d’un prisonnier politique. Le gouverneur, prince Kropotkine (cousin du savant socialiste, naguère détenu à Clairvaux), fut averti par écrit que, si le prévenu était livré à la cour martiale, il en serait rendu responsable sur sa vie. Fomine n’en fut pas moins traduit devant le conseil de guerre ; mais, avant même qu’il eût été jugé, le prince Kropotkine tombait frappé d’une balle au sortir d’une fête officielle.
  350. C’est la potence qui est le supplice ordinaire des condamnés politiques, alors même qu’ils sont jugés par un conseil de guerre. Sous l’empereur Nicolas, les chefs militaires de l’insurrection de décembre 1825 avaient également été pendus. Ce n’est que, par une sorte de faveur, qu’en 1882 le lieutenant de marine Soukhanof a obtenu d’être fusillé.
  351. Cela est d’autant plus vrai que, pour les crimes politiques, pour les complots contre le souverain notamment, les tentatives non suivies d’effet, les simples conspirations sont assimilées aux attentats exécutes et également punies de mort : ce qui est contraire aux principes du droit pénal moderne. Or, selon les règles posées par un savant russe, les demandes d’extradition ne sauraient être admises qu’autant que la législation des États qui la réclament est conforme aux principes adoptes par les peuples civilisés. M. le professeur Martens (Sovremennoé Mejdounarodnoé pravo tsivilisovannikh narodof, Saint-Pétersbourg, t. II ; 1883).
  352. C’est ce qu’a très bien montré un italien, M. Em. Pascale, dans une étude ayant pour titre : Uso ed abuso della Statistica (Rome, 1885), chap. II et X.
  353. C’est ce qu’a fait plus d’une fois la société des juristes russes (iouriditcheskoé obchtchestvo). À l’heure même où, par l’intermédiaire des cours martiales, le gouvernement élargissait le cercle des crimes encore punis du dernier supplice, les juristes russes se prononçaient contre la peine de mort, la déclarant inutile au maintien de l’ordre public et contraire aux saines notions de la morale et du droit pénal. Voyez la Kriticheskoe Obosrénié de Moscou, 4 février 1879.
  354. La température moyenne de la ville la plus chaude de la Sibérie, Vladivostok, située par le 43° degré de latitude, au sud de l’Amour, sur l’océan Pacifique ; n’est pas plus élevée que celle de la capitale de la Finlande, Helsingfors, dont la latitude est de 17 degrés plus septentrionale.
  355. De pareilles migrations forcées, d’une extrémité à l’autre de l’empire, ont encore parfois lieu de nos jours. C’est ainsi qu’après la guerre de 1877-78 des centaines de familles, des tribus entières du Caucase, qui s’étaient révoltées contre le tsar, ont dû quitter les montagnes du Daghestan pour les plates et froides régions du nord de la Russie. La plupart de ces montagnards ont été rapatriés sous Alexandre III, en 1881. En revanche, des milliers d’Israélites on été, en 1881 et 1882, expulsés des contrées où ils étaient établis.
  356. Voyez par exemple un missionnaire anglais, H. Lansdell : Through Siberia, 1882, et M. E. Cotteau, De Paris au Japon à travers la Sibérie, 1884.
  357. Les adversaires du gouvernement se sont souvent plaints de ce que ces faveurs habituelles ne fussent pas accordées aux condamnés politiques, à Tchemychevski, par exemple, qui, pour de simples écrits, a fait sept ans de travaux forcés aux mines. Voyez la revue révolutionnaire le Vperel, t. II, 1874, IIe part., p. 108. Si de pareilles plaintes sont parfois justifiées, elles ne le sont pas toujours. Tchernychevski, notamment, a déclaré lui-même à un voyageur anglais que, pour lui, de même que pour la plupart des condamnés politiques, les travaux forcés n’avaient été qu’une peine nominale ; l qu’en fait il avait plutôt été traité « en prisonnier de guerre » (Voyez une curieuse correspondance du Daily News, 22 déc. 1883.) Il en avait été tout autrement du grand romancier Dostoievsky, condamné sous Nicolas. Dostoievsky avait été un véritable forçat.
  358. L’enquête sur la situation des déportés a, en 1880 et 1881, révélé des abus parfois monstrueux. Beaucoup de fonctionnaires faisaient des économies sur l’entretien des prisonniers ou des forçats et retenaient la plus grande partie des sommes allouées à cet effet.
  359. Voyez par exemple Viatskaïa Nézaboudka : L. Léger, Nouvelles Études slaves.
  360. Tchernychevski, qui est mort interné à Saratof en 1889, a été longtemps interné à Viluisk, un des postes les plus septentrionaux de l’Asie Il est vrai qu’on avait fait tant d’essais pour le délivrer, que lui-même, m’a-t-on assuré, avait dû prier ses amis d’y renoncer afin de ne point empirer sa situation.
  361. On a vu souvent des déportés politiques, Russes ou Polonais, se fixer volontairement, à l’expiration de leur peine, dans le lieu de leur exil, soit qu’ils y aient fait une petite fortune, soit qu’ils devinssent les employés du gouvernement qui les avait bannis.
  362. Voyez Schnitzler, Empire des Tsars, t. III, p. 882. D’après les chiffres publiés plus récemment par M. Maksimof (Sibir i Katorga), il y aurait eu, de 1823 à 1858, un peu plus de 304 000 déportés en Sibérie, dont la moitié seulement auraient été des criminels condamnés par les tribunaux.
  363. Le maximum de la déportation sibérienne a été atteint dans les années 1875-1878 ; le total des exilés a monté une année jusqu’à 19 000. Depuis, le chiffre aurait baissé. En 1882 il est passé par la prison d’étape de Tiumen 16 400 condamnés ; en 1883 il est arrivé en Sibérie 13 000 déportés, et 14 300 condamnés à la déportation étaient détenus dans les prisons. (Comptes rendus de l’administration des prisons, 1883.)
  364. Outre les bannis par voie administrative, il y a en Sibérie une classe de colons forcés beaucoup plus considérable, que l’on confond souvent à tort avec les premiers : ce sont les déportés par sentence des communes ou des corporations de bourgeois, investies du droit d’exclure de leur sein les membres vicieux. Les communes de paysans usent largement de cette espèce d’ostracisme, car, de 1870 à 1885, la moyenne des transportés de cette catégorie dépassait cinq mille par an. En 1883, le nombre de ces exilés du village natal était de plus de 6000, et ils avaient été accompagnés par 3500 personnes de leur famille. (Comptes rendus de l’administration des prisons publiés en 1885.)
  365. Le gouvernement ne sait pas toujours au juste le nombre des déportés ou internés en Asie ou en Europe. D’après une communication du Messager officiel, en septembre 1881, il y avait à cette époque 2873 individus internés par la police, y compris ceux qui n’avaient pas été enlevés à leur résidence habituelle. Au printemps de 1882, le nombre des déportés par voie administrative était estimé de 2600 à 2800. D’après un rapport publié, en 1885, par l’administration des prisons, le nombre des déportés par voie administrative (en dehors des paysans expulsés par leurs communes) s’était élevé en 1883 à 421.
  366. Voyez plus haut, livre II, chap. v. La plupart des internés, rappelés par le général Loris Mélikof, en 1880-1881, étaient dans un tel état de dénûment qu’ils ne pouvaient profiter de l’autorisation de rentrer chez eux. L’État dut prendre à sa charge les frais de leur rapatriement ; mais, grâce aux oscillations de la politique impériale, beaucoup de ces malheureux ne sont revenus que pour recommencer bientôt en sens inverse leur voyage d’exil.
  367. Vers le 1er avril 1882, la commission de revision instituée par le général Ignatief avait examiné les dossiers d’environ 600 déportés, dont la moitié avaient été rendus immédiatement à la liberté.
  368. Sur les 34 293 individus formant, en 1876, la population déportée effective du gouvernement de Tobolsk, 2689 déclaraient n’exercer aucune profession, 1247 restaient à la charge des communes urbaines ou rurales, 13 226 étaient inscrits sur les registres du dénombrement comme vagabonds, 12 502 étaient affranchis de toute redevance, et les arriérés d’impôts, redus par les autres, montaient à 642 000 roubles.
  369. D’après un travail de M. Jandrintsef publié, en 1884, par la section statistique de la Société impériale de Géographie, la proportion s’élèverait, pour l’ensemble de la Sibérie, à un crime par 28 déportés.
  370. M. Vénioukof, Rossia i Vostok, p. 74-75. La plupart des déportés n’ont pas de famille ; et un fort petit nombre se livrent à la culture du sol. Dans les communes rurales du gouvernement de Tobolsk, 9579 déportés n’exploitaient en tout qu’une étendue de 775 désiatines, soit moins d’une désiatine (1 hectare 9 ares} par dix déportés. On voit l’insuffisance de ce résultat au point de vue agricole.
  371. Les forçats qui sortent des bagnes de Sakhaline restent en exil perpétuel dans l’île avec leur famille, s’ils en ont qui les rejoigne. Comme la plupart manquent de moyens d’existence, le gouvernement est d’ordinaire obligé de les entretenir aux frais de l’État.
  372. A Pétersbourg même, les humides casemates de la forteresse Pierre-et-PauI, qui, lors des crues de la Neva, sont au-dessous des eaux du fleuve, rappellent, il est vrai, les puits de Venise, dont on a aussi exagéré l’horreur. L’impression à Pétersbourg est d’autant plus pénible que l’église de la forteresse où sont enfermés surtout les prisonniers d’État, est le Saint-Denis des Romanof. Ce rapprochement des tombeaux des souverains et des cachots des conspirateurs a pour l’imagination quelque chose de particulièrement lugubre.
  373. C’est ainsi que, en février 1879 les placards séditieux affichés à Kharkof au lendemain de l’assassinat du gouverneur de la province, le prince Kropotkine, donnaient, comme un des motifs de son exécution, les traitements barbares infligés par ses ordres aux détenus politiques de la ville.
  374. Dans la maison de force de Pskof, on comptait qu’en moyenne chaque détenu était malade trois fois par an ; dans celle de Vilna, la mortalité des forçats était annuellement de 23 pour 100. Ces maisons de force, naguère encore au nombre de dix, doivent être supprimées et tous les condamnés aux travaux forcés être réunis à Sakhaline et dans la province du Transbaïkal.
  375. Le régime des bagnes et des prisons russes a jadis été dépeint dans ses Mémoires de la maison de mort (Zapiski is merivago doma), par le romancier Dostoïevski ; il avait dans sa jeunesse été forçat, comme impliqué dans un procès politique. À la fin du règne d’Alexandre II, un ancien détenu du nom de Linef a, sous le titre de Par les prisons (Po tiourmam, 1878-1880), donné de curieux et attristants tableaux des maisons de détention. On peut leur comparer les descriptions du prince Kropotkine, lui-même un évadé de Sibérie (Nineteenth Century, 1884). Plus récemment les lieux de détention de la Russie ont été peints sous les couleurs les plus sombres par un voyageur américain M. Kennan, dans son ouvrage Siberia and the exile system, 1891.
  376. Sur ces débuts de la presse russe, comme sur le caractère de ses principaux organes, le lecteur peut consulter l’Histoire de la Littérature contemporaine en Russie, par M. Courrière.
  377. A côté de ces deux recueils s’en placent d’autres également considérables, tels que : la Parole (Slovo), la Pensée russe (Rousskaïa Mysi), les Échos (Otgoloski), le Pays (Strana), les Annales de la Patrie, le Délo (l’Œuvre), ces deux derniers fortement imbus de l’esprit démocratique et pour cela récemment supprimés, la Terre Vierge (Nove), revue illustrée, fondée sous Alexandre III, la Rous, organe slavophile, dont la mort de M. Aksakof a suspendu la publication en 1886. Il y a en outre des revues historiques ou spéciales, telles que les Archives russes, les Antiquités russes, le Journal de l’Instruction publique, la Revue critique, etc., etc.
  378. L’importance des revues littéraires est restée d’autant plus grande que la librairie est loin d’avoir pris le même développement qu’en d’autres pays de l’Europe. Il n’y a rien en Russie de comparable à nos grandes maisons d’éditeurs. Les bureaux des revues en tiennent plus ou moins lieu, tandis que la librairie indépendante se contente d’un rôle subalterne, ne faisant guère que réimprimer ce qui a déjà paru sous les auspices des recueils à la mode.
  379. D’après un compte rendu, publié en 1884, par le Messager officiel, on comptait dans tout l’empire, y compris la Finlande et la Pologne, près de 800 publications périodiques. La Finlande seule possédait, en 1885, 78 journaux, dont 44 finnois, 34 suédois. À la même époque, sur les 500 feuilles de langue russe, un tiers avaient un caractère officiel, appartenant à l’administration, aux autorités politiques ou religieuses.
  380. D’après M. Mermet (Annuaire de la Presse, 1882), on comptait en France plus de 1300 (1343} feuilles périodiques imprimées à Paris et près de 2000 dans les départements, et ces chiffres, le dernier surtout, doivent être aujourd’hui bien dépassés.
  381. Comme exemple de ce que pouvait se permettre la presse à une époque où elle se sentait déjà moins libre que quelques années plus tôt, je citerai une série d’articles de M. Eug. Outinc, intitulés En Bulgarie (Vésinik Evropy, 1878-1879).
  382. Mot du poète ukrainien Chevtchenko.
  383. A Rome et à Pétersbourg la censure se rencontrait souvent dans les mêmes petitesses bizarres. C’est ainsi que dans la capitale russe, comme dans la ville des papes, des opéras tels que Guillaume Tell ou les Huguenots n’étaient admis sur la scène que défigurés et travestis. Voyez notre étude sur la souveraineté pontificale, dans le livre intitulé : Un Empereur, un Roi, un Pape, Charpentier, 1879.
  384. Nous ne parlons pas ici de la censure théâtrale ni des productions dramatiques, qui demeurent soumises à des règlements singulièrement vexatoires, si bien qu’on peut regarder les défiances de l’administration comme un obstacle au développement du théâtre national.
  385. C’est ce qui est arrivé, vers la fin du règne d’Alexandre II, à M. Korsch et à la Gazette (russe) de Saint-Pétersbourg.
  386. Statistique empruntée au Vêsinik Evropy, juin 1880.
  387. Le Poriadok (Ordre) et la Molva, organes du libéralisme modéré, ont ainsi, après une courte existence, disparu au commencement du règne d’Alexandre III. Sous un tel régime, rien de plus difficile que de faire vivre un nouveau journal.
  388. Pour supprimer les Annades de la Patrie (Otetchestvennya Zapiski), on a profité de ce que quelques-uns de leurs rédacteurs avaient, à tort ou à raison, été impliqués dans un procès politique.
  389. Le Grajdanine a reparu sous Alexandre III.
  390. La Rous de M. Aksakof a elle-même cessé sa publication en 1886, lors de la mort de son directeur. Cette Rous (Russie) était le défenseur le plus convaincu du principe autocratique, ce qui n’a pu la mettre à l’abri des pénalités administratives ; notamment en 1885.
  391. Aussi le gouvernement a-t-il été mainte fois contraint de notifier à la presse quelle devait être son attitude dans telle question déterminée. C’est ce qu’il a fait plusieurs fois sous Alexandre II, relativement aux affaires d’Orient, ce qu’il a dû faire de nouveau sous Alexandre III, en 1882, pour la polémique avec la presse allemande, et, durant l’hiver 1885-86, pour arrêter les attaques contre l’Autriche-Hongrie.
  392. Lettres à ma tante ; Otetch. Zapiski (juillet 1881, cf. les numéros suivants).
  393. Chiffre donné pour 1836 par Schnitzler, Statistique de la Russie.
  394. On peut citer, par exemple, le Capital de Karl Marx. Par contre, les ouvrages de plusieurs des savants ou des philosophes les plus en renom en Occident, tels que H. Spencer, Darwin, Hœckel, Strauss, E. Renan, etc., se sont vu fermer les portes de l’empire ou n’ont été admis qu’avec des mutilations considérables. Il en a été de même de poètes ou de romanciers, comme H. Heine et Flaubert.
  395. D’après un compte rendu public, en janvier 1884, par le Messager officiel, il s’imprimait dans l’empire, en dehors de la Finlande, 45 journaux ou recueils périodiques en allemand ; une douzaine en lette, une dizaine en esthonien, 2 en finnois, 4 en hébreu ou en jargon juif ; 10 en arménien, 3 en géorgien et 4 en tatare.
  396. En 1886 on comptait dans « le royaume » environ 80 journaux ou périodiques polonais, la plupart imprimés à Varsovie.
  397. Voyez t. I, livre II, chap. iv. Il est enjoint aux censeurs de surveiller, dans les écrits malo-russes, non seulement les idées, mais l’orthographe. On doit exiger qu’au lieu d’être conforme à la prononciation, cette dernière soit conforme à l’orthographe russe ordinaire ou à l’ancienne orthographe de la Petite-Russie. Le gouvernement d’Alexandre III s’est un peu relâché de ces rigueurs ; il a autorisé la publication de dictionnaires petits-russiens et de paroles de musique en cette langue, en même temps qu’il permettait rentrée de l’empire à quelques-uns des journaux ruthènes de Galicie, naguère poursuivis en Autriche comme panslavistes ou « moscophiles ».
  398. La plus grande partie des journaux de province appartiennent à l’administration. Ces Gazettes de gouvernement, Goubernskiia Védomosti, sont d’habitude rédigées par un fonctionnaire ou un employé du gouverneur. En certaines provinces, à Kazan par exemple, au début du règne d’Alexandre III, on a vu des gouverneurs n’épargner aucun effort pour substituer parmi leurs administrés ces obéissantes gazettes provinciales aux journaux de Pétersbourg.
  399. Lettre inédite de G. Samarine (22 aout 1862).
  400. Une ordonnance de la censure interdit aujourd’hui de laisser des blancs dans le corps du journal ; il ne doit rester aucune trace visible de l’œuvre des censeurs. Les annonces sont aussi astreintes à la censure préalable ; mais, pour elles, c’est le commissaire de police qui tient lieu de censeur ; et comme ce fonctionnaire est très occupé et souvent absent de son bureau, il y a là, pour les journaux de province, une autre source de difficultés et de retards. (Remarque de notre traducteur allemand, M. Pezold : Das Reich der Zaren und die Russen, t. II, p. 405.)
  401. Pour le compte rendu de ce procès, voy. le Golos (27 janvier 1879)
  402. La censure de Tiflis n’est pas devenue depuis lors plus accommodante ; elle a, sous Alexandre III, recouru à un procédé jusque-là inusité, puni un journal pour ce qu’elle ne lui avait pas laissé publier. En novembre 1881 elle a fait suspendre une feuille satirique, la Phalange, pour lui avoir présenté des dessins et un texte « qu’elle ne pouvait autoriser ».
  403. L’asservissement des journaux de province n’est pas la seule entrave apportée par la censure au développement intellectuel du pays. Il y a une autre censure préventive dont le maintien s’explique mieux, mais que ses procédés rendent non moins nuisible : c’est la censure du colportage et des bibliothèques publiques. Les bibliothèques, fondées par les zemstvos ou les particuliers, ne peuvent acquérir que des ouvrages admis par le comité scientifique du ministère de l’instruction publique, et les choix dudit comité sont parfois d’une singulière étroitesse. Parmi les livres retirés des bibliothèques publiques sous Alexandre III, le Vêstnik Evropy signalait, en 1884, les ouvrages de Lyell, d’Agassiz, de Stuart Mill, de H. Spencer, et même du père de l’économie politique, Adam Smith. Quant au peuple des campagnes, les seuls livres qui aient libre accès prés de lui sont des publications populaires de Moscou, pour la plupart enfantines et ignorantes, et, à ce titre sans doute, jouissant du privilège de ne relever que de la censure ordinaire.
  404. Écrivain mort peu de temps avant la révolution de 1848.
  405. Si mon interlocuteur eût connu les écrivains de la nouvelle génération, MM. Bourget, Brunetière, de Vogué, par exemple, il n’eût pas tenu ce langage.
  406. Depuis quelques années il semble y avoir, parmi le public comme parmi les écrivains, une réaction contre la littérature à tendances ; mais, tant que les conditions politiques de la Russie ne changeront point, ce goût ne saurait entièrement disparaître.
  407. Voyez, dans le volume intitulé la Révolution et le Libéralisme (Hachette, 1890), notre étude sur M. Taine et les principes de la révolution.
  408. Rien de plus instructif, à cet égard, que l’histoire du Béreg, feuille fondée, en 1880, sur l’initiative d’Alexandre II. Son directeur, M. Tsitovitch, professeur à Odessa, s’était signalé, en 1879, par une ou deux brochures que le général Totleben avait portées à Livadia. « Voilà un homme de courage », avait dit l’empereur, de M. Tsitovitch. Il se l’était fait présenter et lui avait fait remettre des fonds pour la création d’un journal, destiné à combattre le radicalisme. Malgré le talent de sa rédaction, cette feuille, dont le directeur avait été mis à l’index par ses confrères, n’a pu, faute d’abonnés et de lecteurs, vivre plus d’un an. C’est en vain que, pour lui donner quelque popularité, l’administration l’avait un jour frappée d’un avertissement. En fait, aucun journal gouvernemental n’a jusqu’ici pu réussir ; il n’existe d’autres journaux conservateurs que ceux qui s’inspirent des doctrines slavophiles ou ultra-nationales, et ceux-là font parfois de l’opposition à leur manière.
  409. C’est pour cela que Nicolas avait élevé démesurément le prix des passe-ports à l’étranger, et qu’il les refusait au plus grand nombre de ses sujets. J’ai connu un sujet russe des provinces occidentales qui, durant quinze ans, avait vainement sollicité l’autorisation d’aller aux eaux de Bohême. « Nous avons des sources thermales dans l’empire, au Caucase par exemple, lui ré-pondait-on. Vous voulez prendre les eaux ; allez au Caucase. »
  410. Les revues ou journaux de l’émigration russe, tous plus ou moins révolutionnaires et d’ordinaire nettement socialistes, ont été nombreux dans les dernières années. La plupart n’ont eu qu’une existence intermittente, comme le Vpered (En Avant), revue doctrinaire, relativement modérée, dirigée par le colonel Lavrof. À côté des feuilles les plus extrêmes, telles que le Nabat ou Tocsin de Tkatchef, mort en 1885, le Rabotnik ou Travailleur, l’Obchtchina (Commune), avait pris place, en 1881, un organe constitutionnel et fédéraliste, le Volnoé Slovo (la Parole libre), que ses confrères, plus violents, ont eu la singulière idée de dénoncer comme une fondation du général Ignatief et du gouvernement impérial. En 1883 a commencé à paraître à Genève le Messager de la Volonté du peuple (Vésinik narodnoï volii), organe des terroristes. À cette liste on peut ajouter l’Obchichée Délo (la Cause générale), la Hromada ou Commune, revue ukrainophile, rédigée en petit-russien par M. Dragomanof, et diverses feuilles en polonais.
  411. Terre et Liberté était déjà le titre ou la devise d’une association révolutionnaire, formée vers 1860 et 1862 pour exciter le peuple des campagnes à la révolte et obtenir aux anciens serfs la possession gratuite de la terre.
  412. Voyez ci-dessous, livre VI, chap. ii.
  413. A Varsovie, par exemple, les appareils typographiques et le matériel révolutionnaire de la société le Prolétariat étaient chez un magistrat russe, le juge de paix Bardovsky, pendu en janvier 1886.
  414. Dans notre premier volume, livre III, chap. iv, nous avons étudié le « nihilisme » comme manifestation du tempérament national ; ici nous envisageons le mouvement révolutionnaire dans ses causes politiques, dans ses différentes évolutions, dans son organisation.
  415. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1881, l’étude ayant pour titre : l’empereur Alexandre II et la mission du nouveau tsar.
  416. Voyez tome I, livre VIII, chap vii, et la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1876 et du 1er mars 1879.
  417. Voyez tome I, livre V, chap. iii, et livre VI, chap. iii.
  418. D’après une statistique de 1880, les quatre cinquièmes des agitateurs arrêtés par la police étaient des nobles, des fils de prêtres, des fils de fonctionnaires ou d’officiers, de marchands ou de bourgeois notables ; 20 pour 100 seulement étaient de petits employés, des ouvriers ou des paysans enrôlés pour la propagande.
  419. Ici encore la statistique donne des renseignementB curieux. Dans ce peuple dont l’immense majorité est illettrée, on ne trouve guère qu’un illettré sur 100 parmi les révolutionnaires avérés. Dans le nombre des conspirateurs, 80 pour 100 avaient reçu une instruction supérieure ou secondaire, la plupart dans les écoles du gouvernement. Mêmes résultats pour les femmes.
  420. Voyez tome I, livre III. chap. iv.
  421. Voyez, par exemple, une étude d’un professeur de l’Université de Vienne : (Revue Internationale de l’enseignement, oct. 1885). M. de Bismarck a lui-même signalé, dans un de ses discours, ce prolétariat de bacheliers, « Abiturienten Proletariat ».
  422. Voyez tome I, liv. IV, chap. iv.
  423. « Le radicalisme russe est quelque chose d’abstrait, fondé sur l’ignorance de la nature et des besoins du peuple, chez lequel les besoins sont réduits à un tel minimum que, pour le décider à protester, il faut une misère excessive, et que, pour le faire taire, il suffit de concessions insignifiantes ; et cela ne changera point tant que le peuple n’aura pas atteint un certain degré de culture. » (Fragment d’un curieux mémoire, trouvé chez un « propagandiste » du nom de Tsvilinef et cité dans un procès de 1877.)
  424. M. Kavéline : Krestianskii Vopros (Vésinik Evropy, fév. 1881).
  425. Procès jugé en décembre 1877.
  426. Une année de travaux champêtres, récit de Mme Mélélitsine : Otétch Zapiski, sept. 1880.
  427. Des pamphlets contre le gouvernement et le clergé ont même été déguisés sous la forme de sermons qu’on attribuait à des saints ou à des bienheureux, tels que le bienheureux Tikhon Zadonsky. évêque de Voronège.
  428. « À Moscou, écrivait-on à N. Milutine le 26 octobre 1861, les rassemblements d’étudiants ont été dissous par le peuple, qui disait que ces petits polissons de nobles s’ameutaient contre le gouvernement. » — « La haine du peuple pour les étudiants s’accroît de jour en jour, écrivait à N. Milutine un autre correspondant ; la Société de secours aux gens de lettres a été obligée de commander deux cents habits civils pour les étudiants pauvres, afin qu’ils ne fussent pas reconnus à leur uniforme et maltraités dans les rues. » (Lettre inédite de M. Kavéline, 13-25 juillet 1862. Voy. Un homme d’État russe (Nic. Milutine) d’après la correspondance (Hachette, 1884).
  429. Je citerai par exemple l’Union ouvrière du Midi, qui en 1880 et 1881 s’est plus d’une fois signalée par ses menaçantes proclamations à Kief et aux environs.
  430. Voyez tome I, livre VIII, particulièrement les chapitres iv et vii.
  431. Voyez tome I, livre VII, fin da chap. iv. Le ministère de l’intérieur, en 1879, le clergé de certains diocèses, d’Orel par exemple, en 1881, ont en vain mis plusieurs fois le peuple en garde contre de pareilles menées. Cela est d’autant plus difficile que les agents inférieurs de la police et de l’administration partagent souvent, à cet égard, l’opinion du peuple dont ils sont sortis. Lorsque le gouvernement leur ordonne de démentir les bruits de nouvelle loi agraire, agents de police et anciens de village disent que la répartition est ajournée jusqu’à nouvel ordre et qu’en attendant il est défendu d’en parler. Voyez entre autres une étude de Mr Engelbardt dam les Otetch. Zapiski, février 1882.
  432. C’était à un banquet donné par le tsar aux anciens des communes rurales : « N’ajoutez pas foi, leur a dit le souverain de sa propre bouche, aux bruits absurdes que l’on répand relativement à un partage des terres et à l’extension gratuite des champs qui vous appartiennent. Ces bruits sont l’œuvre de nos ennemis. Toute propriété, la vôtre comme toutes les autres, doit être inviolable.
  433. Voyez plut haut, livre 1, fin du chapitre i.
  434. Tchernychevski : Pinna bes adressa (Vpered, 1874, p. 254).
  435. Parmi les nombreuses légendes déjà formées sur la fin tragique d’Alexandre II, il en est qui trahissent les doutes et les perplexités, suscités chez le peuple par des événements pour lui aussi inexplicables. Voici par exemple une légende en circulation dans certaines contrées de la Petite Russie. Lorsque Dieu apprit le quatrième attentat contre le tsar Alexandre, il fit venir saint Nicolas et lui dit : Pour qu’on en veuille ainsi au tsar, il faut qu’il ait commis des iniquités ; protège-le encore une fois contre ses ennemis ; mais, s’il ne se corrige point, abandonne-le à son sort. Et saint Nicolas protégea le tsar lors du cinquième attentat (explosion du palais d’Hiver) ; mais, le tsar ne s’étant pas corrigé, saint Nicolas le laissa succomber.
  436. Déclarations de Sophie Pérovsky relatées dans l’acte d’accusation : Soud nad Tsaréoubiitsami. Saint-Pétersbourg, 1881, p. 35. Comparez les dépositions de Goldenberg, le jeune conspirateur juif qui s’est suicidé dans sa prison en 1880, après s’être décidé à faire des révélations pour mettre fin, disait-il, à une lutte sanglante et sans issue.
  437. Sur cette période de propagande pacifique, on peut lire dans la Deutsche Rundschau, de juin 1881, un rapport secret, rédigé en 1875 par le comte Pahlen, alors ministre de la Justice. Comparez Terrorism i Svoboda, 1880, et le Tyrannicide en Russie, de N. Dragomanof, Genève, 1881.
  438. Voyez tome I, livre III, chap. iv.
  439. Voyez plus haut, livre VI chap. v et vi.
  440. Révélations de Goldenberg et procès des Seize en 1880.
  441. Parmi eux il y avait une jeune fille, Véra Fiegner, l’émule de Sophie Pérovsky ; condamnée à mort en 1884, elle a vu sa peine commuée par l’empereur en travaux forcés à perpétuité en Sibérie.
  442. Déposition de Goldenberg, procès des Seize en 1880, procès des régicides en 1881, procès des Vingt en 1882, procès de Véra Fiegner en 1884.
  443. Voyez plus haut livre V, chap. iv, p. 520. Faute d’autre mot, ou est oblige de traduire Tchery Pérédel par le Partage noir. Ce terme, emprunté à la langue populaire du Haut Volga, veut dire partage général.
  444. Voici comment s’exprimait l’organe des terroristes à propos de l’assassinat du président Garfield aux États-Unis : « Dans un pays où la liberté personnelle des citoyens permet de lutter pacifiquement pour une idée, où la libre volonté du peuple non seulement édicté les lois, mais choisit les gouvernants, le meurtre, comme moyen de lutte politique, équivaut au despotisme dont le renversement est le but du parti révolutionnaire en Russie. » (Narodnaïa Volia, no 6, 1881.)
  445. M. Renan : Dialogues et fragments philosophiques.
  446. Un petit volume italien qui porte comme garantie de son origine une préface de P. Lavrof, la Russia sotterranea de Stepniak (Milan, 1882, traduction français de 1885), avoue le petit nombre des conspirateurs. Conformément au principe de Machiavel à propos des conjurations : i molti le guastano, l’auteur attribue à ce petit nombre les sanglants succès de ses amis. Un autre écrivain révolutionnaire, L. Tikhomirof, n’a fait sur ce point, comme sur bien d’autres, que confirmer nos vues. (La Russie politique et sociale, 1886.)
  447. En Pologne même, s’il y a eu des associations révolutionnaires affiliées à la Volonté du peuple, comme la société le Prolétariat, dont les chefs ont été pendus à Varsovie en janvier 1886, les meneurs en étaient pour la plupart Russes d’origine.
  448. Ainsi en a-t-il été, croyons nous, du prince Kropotkine, comme avant lui de Bakounine lui-même.
  449. Moskovsk. Védomosti, oct. 1881, no 246.
  450. Voyez tome I, liv. III, chap. iv. Le procès du prince Tsitsianof et de ses complices, en 1877 en fournit plusieurs exemples.
  451. Procès des Seize en 1880.
  452. Plusieurs romanciers russes, entre autres feu Markevitch dans son dernier récit, intitulé l’Abîme (1884), ont mis en scène de ces affidés nihilistes du grand monde.
  453. On a prétendu que Herzen avait reçu, par testament d’un de ses compatriotes, des capitaux qui, après avoir servi à éditer le Kolokol, auraient été transmis, comme fonds de propagande révolutionnaire, aux continuateurs de Herzen, spécialement au colonel Lavrof. La famille de Herzen a démenti cette histoire comme une fable.
  454. Dans son septième numéro (23 déc. 81-4 janv. 82).
  455. Déclaration du comité exécutif, Narodnaïa Volia, 12-24 mars 1881.
  456. Expression empruntée à une lettre de G. Samarine.
  457. Narodnaïa Volia, mars 1881 et mars 1882.
  458. C’est de ce côté que semblent surtout s’être portés les efforts des révolutionnaires sous Alexandre III. On en trouve la preuve dans différents procès politiques. En oct. 1885 notamment, sept officiers de toute arme et de tout grade, un lieutenant-colonel entre autres, ont été convaincus d’être affiliés aux terroristes. La propagande révolutionnaire dans l’armée est, du reste, facilitée par les abus de l’administration militaire, par l’esprit des écoles spéciales, par l’insuffisance de la solde des officiers et aussi par l’infériorité sociale et mondaine de l’armée vis-à-vis de la garde impériale.
  459. Cette doctrine, toujours défendue par les néo-slavophiles, a été exposée dans un curieux mémoire, rédigé par le défunt Constantin Aksakof et remis à l’empereur Alexandre II lors de son avènement par la comtesse Bloudof. Ce mémoire confidentiel a été publié, en 1881, dans la Rous de M. Ivan Aksakof, qui présentait le même idéal à l’empereur Alexandre III.
  460. Voyez par exemple Tocqueville : Ancien Régime, liv. III, chap. i.
  461. Livre III, chap. iii et v.
  462. Nicolas Tourguénef, la Russie et les Russes.
  463. Oukraine, oukraïna signifie frontière.
  464. Les aspirations fédéralistes avaient, au commencement du règne d’Alexandre III, un organe attitré dans le Volnoé Slovo de Genève ; elles ont été formulées avec talent par M. Dragomanof : Istoritchtakaïa Polcha t vélikorouêskaïa démocratsia (Genève, 1883). Un peu plus récemment, la Russie souterraine de Slepniak (édit. française, 1886) concluait en affirmant que la révolution ne triompherait que grâce au fédéralisme, par la transformation de l’empire en union d’États autonomes.
  465. C’est ainsi qu’Ivan Aksakof a été autrefois jusqu’à dire qu’en Russie l’entente du souverain et du peuple était d’autant mieux assurée et plus complète qu’elle se passait de garanties légales. Depuis, dans ses dernières années notamment, M. Aksakof a parfois tenu un langage mieux inspiré.
  466. « Re-Russianize Russia », expression de O. K. (Olga Kiréief), Mme de Novikof, dans un article du Fraser’s Magazine.
  467. On raconte que lors de l’insurrection de décembre 1825, faite au nom de Constantin, frère aîné de Nicolas, quelques officiers ayant crié : Vive la constitution ! les soldats crurent que c’était la femme du grand-duc.
  468. Discours à la Société slave de bienfaisance, 22 mars 1881.
  469. Un savant russe, M. Serguéiévitch, a fort bien montré que le sobor moscovite n’avait rien de réellement original, rien qui le distinguât essentiellement de nos États généraux, par exemple. Voyez le Recueil des sciences politiques de M. V. Bezobrazof (Sobranié gosoud, snanii), années 1875 et 1880. Le grand historien Kostomarof, qui semblait soutenir la thèse contraire, a reconnu, dans une polémique avec le 'Novoé Vrémia (mai 1880), que le sobor russe ne différait guère des assemblées contemporaines de l’Occident que par l’esprit, par sa docilité et son humilité vis-à-vis du tsar.
  470. Cette idée se retrouve jusque chez les Slaves, Serbes ou Bulgares, sortis de nos écoles. « Le dualisme dans le Parlement, affirme par exemple un écrivain bulgare, M. G. Drandar, est une importation anglaise, française, germanique ; mais ne saurait convenir aux Slaves. » Cinq ans de règne ; le prince Alexandre de Bulgarie (Dentu, 1884).
  471. Voyez t. I, liv. VI, chap. iv.
  472. La moitié des évêques, la moitié du haut personnel judiciaire et la plupart des hauts fonctionnaires devaient être membres de droit de l’assemblée nationale bulgare ; en outre, d’après l’article 79, un tiers des membres devaient être nommés parle prince. En se refusant à subir ce projet, les Bulgares, comme nous l’avions trop bien prévu, se sont exposés à la suspension de leur jeune constitution. Voy. la Revue des Deux Mondes du 15 juin 1880, page 819.
  473. Je tiens ces détails et ceux qui suivent de source sûre, notamment de l’un des ministres de cette époque. J’avais déjà, au lendemain de la mort d’Alexandre II ; annonce que ce prince était sur le point de réunir une assemblée nationale ; mais je ne savais pas alors exactement dans quelles conditions. (Voy. la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1881, p. 666.)
  474. Ce propos, qui confirme notre récit, est emprunté à un petit volume attribué à la princesse Iourievski (Alexandre II, détails inédits sur sa vie intime et sa mort, par V. Laferté : Georg. Bâle-Genève, 1882). Ce volume ne révèle pas la nature du document en question, mais pour nous cela ne saurait faire doute. Sur les vues et les plans du général Loris-Mélikof à cette époque, on trouve de curieux renseignements dans les Mémoires de Kochelet (1885). Cf. le vicomte de Vogüé ; Spectacles contemporains : Le général Loris-Mélikof (1891).
  475. Nous devons dire que, un peu plus tard, avant de quitter le ministère, le général Ignatief passe pour avoir à son tour, sur les conseils d’Iv. Aksakof, engagé Alexandre III à convoquer le sobor.
  476. Tocqueville : Ancien régime, liv. III, chap. i.
  477. Le comte P. Schouvalof, l’ancien chef de la IIe section.
  478. C’est ce que semblait conseiller entre autres l’auteur anonyme d’un article de la Nouvelle Revue, 15 fév. 1882. D’après cet article, attribué à un haut fonctionnaire, le baron Jomini, quel devrait être le principe fondamental des institutions à établir ? Ce serait « de faire participer les intéressés à la confection des lois qui les intéressent ». L’auteur oubliait que les lois les plus importantes, administratives, financières, militaires on commerciales, intéressent tout le monde ; qu’en ne consultant que ceux de ses sujets qu’une loi paraît le plus directement toucher, l’État légiférerait fatalement dans un intérêt particulier. Qu’on imagine, par exemple, des tarifs douaniers rédigés exclusivement par les représentants de chaque industrie.
  479. Voilà ce que me semblent avoir trop perdu de vue la plupart des projets de constitution imaginés par les Russes, entre autres l’ingénieux programme publié en 1882 par le groupe de l’Union des zemstvos : Politicheskaïa programma obchlchestva : semskii soious.
  480. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1882, notre étude sur les caractères de la révolution, à propos de l’ouvrage de M. Taine.