L’Encyclopédie/1re édition/QUANTITÉ
QUANTITÉ, s. f. (Philosophie.) se dit de tout ce qui est susceptible de mesure, ou qui comparé avec chose de même espece peut être dit ou plus grand ou plus petit, ou égal ou inégal. Voyez Mesure & Grandeur.
Les Mathématiques sont la science de la quantité. Voyez Mathematiques & Grandeurs.
La quantité est un attribut général qui s’applique à différentes choses dans des sens tout-à-fait différens ; ce qui fait qu’il est très-difficile d’en donner une définition exacte.
La quantité s’applique également & aux choses & aux modes ; & cela au singulier, quand elle ne s’applique qu’à un, ou au pluriel, quand elle s’applique à plusieurs. Dans le premier cas elle s’appelle grandeur, dans l’autre multitude. Voyez Grandeur, &c.
Plusieurs philosophes définissent en général la quantité la différence interne des choses semblables, ou ce en quoi les semblables peuvent différer, sans que leur ressemblance en souffre.
Les anciens faisoient de la quantité un genre, sous lequel ils renfermoient deux especes, le nombre & la grandeur. Ils nommoient le nombre quantité discrete, parce que ses parties sont actuellement discretes ou séparées, & qu’en prenant une de ces parties pour une unité, elle est actuellement déterminée. La grandeur au contraire portoit le nom de quantité continue, parce que ses parties ne sont pas actuellement séparées, & qu’on peut diviser en différentes manieres le tout qu’elle compose. Les mathématiciens modernes, en adoptant ces notions, ont remarqué de plus que le nombre & les grandeurs avoient une propriété commune, savoir de souffrir augmentation ou diminution ; ainsi ils ont défini en général la quantité, ce qui peut être augmenté ou diminué.
La quantité existe dans tout être fini, & s’exprime par un nombre indéterminé, mais elle ne peut être connue & comprise que par voie de comparaison, & en la rapportant à une autre quantité homogene.
Nous nous représentons, par une notion abstraite, la quantité comme une substance, & les accroissemens ou diminutions comme des modifications, mais il n’y a rien de réel dans cette notion. La quantité n’est point un sujet susceptible de diverses déterminations, les unes constantes, les autres variables, ce qui caractérise les substances. Il faut à la quantité un sujet dans lequel elle réside, & hors duquel elle n’est qu’une pure abstraction.
Toute quantité qui ne sauroit être assignée, passe pour zéro dans la pratique commune ; & dans celle des Mathématiciens, les nombres servent à faire comprendre distinctement les quantités. Elles peuvent aussi être représentées par des lignes droites, & leurs relations mutuelles se représentent par les relations de ces lignes droites.
Nous venons de dire que toute quantité inassignable passe pour zéro dans l’usage commun. Ainsi la division des poids, des mesures, des monnoies, va jusqu’à certaines bornes, au-delà desquelles on néglige ce qui reste, comme s’il n’étoit point ; c’est ainsi que le gros va jusqu’aux grains, le pié jusqu’aux lignes ou aux points, &c.
Pour les Mathématiciens, sans parler des pratiques du toisé, de l’arpentage, de l’architecture, &c. qui sont analogues aux mesures communes, il suffit de faire attention aux opérations des Astronomes. Non-seulement ils divisent les instrumens dont ils se servent pour leurs observations jusqu’à un terme fixe, ne tenant point compte de ce qui est au-dessous, mais encore leur calcul est rempli de pareilles suppositions ; dans l’astronomie sphérique, par exemple, ils comptent le demi-diametre de la terre, comparé à la différence des étoiles fixes, pour zéro, & supposent l’œil de l’observateur placé au centre de la terre quoiqu’il soit à la superficie. Le même demi-diametre de la terre ne se compte pas non-plus en Gnomonique, eu égard à la distance du soleil, & il ne résulte de cette omission aucune erreur sensible dans la construction des cadrans solaires. M. Formey.
La quantité peut être réduite à quatre classes, savoir ;
La quantité morale qui dépend d’usages & de déterminations arbitraires, comme le poids & la valeur des choses, les degrés de dignité & de pouvoir, les récompenses & les châtimens, &c.
La quantité intellectuelle, qui a sa source & sa détermination dans l’entendement seul ; comme le plus ou le moins d’etendue dans l’esprit ou dans ses conceptions ; en logique les universaux, les prédicamens, &c.
La quantité physique ou naturelle est de deux sortes ; 1°. celle de la matiere même & de son étendue, voyez Corps, Matiere, Etendue ; 2°. celle des facultés & des propriétés des corps naturels, comme la pesanteur, le mouvement, la lumiere, la chaleur, le froid, la rareté, la densité, &c. Voyez Mouvement, Pesanteur, &c.
On distingue aussi communément la quantité en continue & discrete.
La quantité continue est de deux sortes, la successive & impropre qui est le tems. Voyez Tems.
Et la permanente ou propre qui est l’espace. Voyez Espace.
Quelques philosophes veulent que l’idée de la quantité continue & la distinction qu’on en fait d’avec la quantité directe ne sont fondées sur rien. M. Machin regarde cette quantité mathématique, ou ce qui est la même chose, toute quantité qui s’exprime par un symbole, comme n’étant autre chose que le nombre par rapport à quelque mesure considérée comme unité ; car ce n’est que par le nombre que nous pouvons concevoir la mesure d’une chose. La notion d’une quantité, sans égard à aucune mesure, n’est qu’une idée confuse & indéterminée ; & quoiqu’il y ait quelques-unes de ces quantités, qui considérées physiquement, peuvent être décrites par le mouvement, comme les lignes par le mouvement des points, & les surfaces par les mouvemens des lignes ; cependant, dit M. Machin, les grandeurs ou quantités mathématiques ne se déterminent point par le mouvement, mais par le nombre relatif à quelque mesure. Voyez philos. Trans. n°. 447. pag. 228.
La quantité permanente se distingue encore en longueur, largeur, & profondeur. Voyez Ligne, Surface & Solide.
M. Wolf nous donne une autre notion des quantités mathématiques & de la division qu’on en fait en discrete & continue. Tout ce qui se rapporte, dit-il, à l’unité, comme une ligne droite ou une autre ligne, est ce que nous appellons quantité ou nombre en général. Voyez Nombre.
Ce qui se rapporte à une unité donnée, comme 2 ou 3, &c. s’appelle nombre déterminé ; ce qui se rapporte à l’unité en général s’appelle quantité, laquelle n’est en ce cas autre chose qu’un nombre.
Ainsi, par exemple, la largeur d’une riviere est une quantité : mais veut-on savoir combien elle est large pour se former une idée distincte de cette quantité, on prend quelque unité, telle qu’on le veut, avec laquelle on compare cette largeur, & selon qu’il a fallu que cette unité fût répétée plus ou moins de fois pour égaler cette largeur, ou à un nombre déterminé plus ou moins grand.
La largeur de la riviere est donc une quantité considérée relativement à une unité indéterminée ou une unité en général ; mais prise relativement à telle ou telle unité déterminée en particulier, c’est un nombre déterminé.
La quantité de mouvement dans les méchaniques est de deux sortes ; celle du mouvement momentané & celle du mouvement successif.
Les Cartésiens définissent celle-ci comme on a coutume de définir le mouvement momentané, par le résultat de la masse & de la vîtesse. Mais comme le mouvement est quelque chose de successif, dont les parties ne sont point co-existantes ; quelques-uns prétendent que sa quantité ne doit être estimée que par la collection de ses parties successives, ce qui est vrai à plusieurs égards, sur-tout dans le mouvement non-uniforme.
La quantité du mouvement momentané est le produit de la vîtesse par la masse ; ainsi la quantité de mouvement d’un corps entier est la collection des quantités de mouvement de toutes ses parties. Voyez Mouvement.
Donc dans un corps deux fois aussi grand qu’un autre, mu avec la même vîtesse, il y a une fois plus de mouvement que dans celui qui est une fois plus petit ; & si la vîtesse est double, il y aura quatre fois plus de mouvement.
La quantité de mouvement momentané est proportionelle à l’impulsion qui fait mouvoir le corps. Voyez Impulsion.
Dans le choc des corps, la quantité de mouvement momentané qui se trouve dans chacun, en prenant la somme des mouvemens qui tendent au même point, ou leurs différences s’ils ont des directions contraires, n’est point-du-tout changée par leur choc. Voyez Percussion.
La quantité de matiere dans un corps est le produit de sa densité par son volume. Voyez Matiere & Densité.
Si donc un corps est une fois plus dense qu’un autre, & occupe une fois plus d’espace ou de volume, sa quantité de matiere sera quatre fois plus grande.
Le poids absolu d’un corps est ce qui fait connoître le mieux sa quantité de matiere. Voyez Masse, Poids, &c.
Quantité infinie. Quoique l’idée d’une grandeur infinie, ou qui excede toute quantité finie, emporte avec soi l’exclusion de limites, il ne laisse pas d’y avoir, à plusieurs égards, selon quelques philosophes, des différences entre les infinis ; car outre les longueurs infinies, les largeurs infinies, il y a aussi trois sortes de solides infinis, différentes les unes des autres. Voyez Infini. Voici ce que disent à ce sujet les philosophes dont nous parlons.
« On peut considérer la longueur infinie ou la ligne infiniment longue, ou comme commençant à un point, & n’étant par conséquent étendue infiniment que d’une part, ou comme s’étendant infiniment de part & d’autre de ce point en direction contraire ; la premiere de ces deux lignes infinies, c’est-à-dire celle qui commence par un premier point n’est que la moitié d’une ligne entiere qui contiendroit les deux moitiés, l’une antérieure, l’autre postérieure, & seroit en cela analogue à l’éternité, dans laquelle il y a perpétuellement autant de tems à venir qu’il y en a d’écoulé, voyez Eternite ; & ce qu’on ajouteroit ou qu’on ôteroit à cette durée infinie ne la rendroit ni plus longue ni plus courte, parce que la durée qu’on ajouteroit ou qu’on retrancheroit ne seroit point une partie quelconque de la durée infinie.
» Quant à la surface ou aire infinie, une ligne étendue à l’infini, à parte ante & à parte post, tirée sur ce plan infini, le partageroit en deux parties égales, l’une à droite & l’autre à gauche de cette ligne. Mais si d’un point de ce plan partoient deux lignes droites prolongées à l’infini, & s’écartant l’une de l’autre ensorte qu’elles formassent un angle, l’aire infinie comprise entre les deux lignes, seroit à la surface totale comme un arc de cercle décrit entre ces deux lignes, du point de concours comme centre, seroit à la circonférence entiere du cercle, ou comme le nombre de degrés de l’angle que forment les deux lignes seroit aux 360 degrés du cercle entier.
» Par exemple, deux lignes droites infinies se rencontrant à angles droits sur un plan infini, enferment un quart de la surface totale. Si l’on suppose deux lignes paralleles tirées sur un pareil plan infini, l’aire comprise entre deux sera pareillement infinie ; mais en même tems on peut dire en quelque sorte qu’elle sera infiniment moindre que l’espace compris entre deux lignes inclinées l’une sur l’autre, quelque petit que soit l’angle qu’elles formeront, parce que dans l’un des deux cas la distance finie donnée des deux paralleles, les borne à n’être infinies que dans un sens ou une dimension, au-lieu que dans l’espace renfermé par l’angle il y a infinité en deux dimensions.
» De cette même considération naissent trois différentes sortes de solides infinis ; car le parallelépipede, ou le cylindre infiniment long est plus grand qu’aucun solide fini, quelque grand qu’il soit ; mais ce parallelépipede ou ce cylindre n’est infini qu’en longueur, & fini dans le sens des autres dimensions. De même si on compare ensemble plusieurs espaces compris entre deux plans paralleles étendus à l’infini, mais infiniment distans l’un de l’autre, c’est-à-dire qui soient d’une longueur & d’une largeur infinie, mais d’une épaisseur finie, tous ces solides seront en même raison les uns avec les autres que leurs dimensions finies.
» Mais ces quantités, quoiqu’infiniment plus grandes que d’autres, sont en même tems infiniment plus petites que celles en qui les trois dimensions sont infinies. Tels sont les espaces compris entre deux plans inclinés infiniment étendus ; l’espace compris dans la surface d’un cône ou les côtés d’une pyramide, aussi prolongés à l’infini ; & il n’est pas difficile d’assigner quelles sont les proportions de ces différens solides les uns aux autres, ou au τὸ πᾶν, ou espace infini qui est le lieu de tout ce qui est & qui peut être, ou à la triale dimension prise dans tous les sens ; car l’espace compris entre deux plans est à l’espace total ou infini en tout sens comme l’angle compris dans ces deux plans est aux 360 degrés du cercle entier. Quant aux cônes & aux pyramides, ils sont à l’espace total comme les portions de surface sphérique qu’on y peut décrire du sommet comme centre, sont à la surface entiere de la sphere. Ces trois sortes de quantités infinies sont analogues à la ligne, à la surface & au solide, & ne peuvent, non plus que ces trois derniers, être mises en comparaison ni en proportion les unes avec les autres ».
Il y a sans doute du vrai dans ces observations ; mais l’idée d’un infini plus grand qu’un autre a toujours en soi quelque chose qui répugne ; il est certain qu’un espace peut n’avoir qu’une de ses dimensions infinies, & les deux autres finies ; mais il est certain aussi que ce même espace sera toujours plus grand que tout espace fini, & qu’à cet égard il ne sera pas plus petit qu’un autre espace qui seroit infini dans les trois dimensions. La seule idée que nous ayons de la quantité infinie, est celle d’une quantité qui surpasse toute grandeur finie, & il suit de-là que tous les infinis que nous pouvons imaginer n’auront jamais, par rapport à notre maniere de concevoir, d’autre propriété commune que celle-là ; donc on ne peut pas dire proprement que l’un est plus grand que l’autre : en effet, pour dire que l’un est plus grand que l’autre il faudroit les pouvoir comparer : or toute comparaison suppose perception, & nous n’avons point de perception de la quantité infinie. Quand nous croyons comparer deux infinis entr’eux, faisons réflexion à l’opération de notre ame, & nous verrons que nous ne comparons jamais que des quantités finies indéterminées, que nous croyons supposer infinies, parce que nous les supposons indéterminées. Voyez Infini. (O)
Quantités, en termes d’Algebre, sont des nombres indéterminés, ou que l’on rapporte à l’unité en général, voyez Nombre.
Les quantités sont proprement le sujet de l’algebre, qui roule entierement sur leur calcul, voyez Algebre & Calcul.
On marque ordinairement les quantités connues par les premieres lettres de l’alphabet, a, b, c, d, &c. & le quantités inconnues par les dernieres, z, y, &c.
Les quantités algébriques sont ou positives ou négatives.
On appelle quantité positive celle qui est au-dessus de zéro, & qui est précédée, ou que l’on suppose être précédée du signe +, voyez Positif.
Quantités négatives sont celles qui sont regardées comme moindres que rien, & qui sont précédées du singne −, voyez Négatif.
Puis donc que + est le signe de l’addition, & − celui de la soustraction, il s’ensuit qu’il ne faut pour produire une quantité positive, qu’ajouter une quantité réelle à rien ; par exemple 0 + 3 = + 3 ; & 0 + a = + a. De même pour produire une quantité négative il ne faut que retrancher une quantité réelle de 0 ; par exemple 0 − 3 = −3 ; & 0 − a = −a.
Eclaircissons ceci par un exemple. Supposez que vous n’ayez point d’argent, ou que quelqu’un vous donne cent écus ; vous aurez alors cent écus plus que rien, & ce sont ces cent écus qui constituent une quantité positive.
Si au contraire vous n’avez point d’argent, & que vous deviez cent écus, vous aurez alors cent écus moins que rien ; car vous devez payer ces cent écus pour être dans la condition d’un homme qui n’a rien & qui ne doit rien : cette dette est une quantité négative.
De même dans le mouvement local, le progrès peut être appellé une quantité positive, & le retour une quantité négative ; à cause que le premier augmente & le second diminue le chemin qu’on peut avoir déja fait.
Si l’on regarde en géométrie une ligne tirée vers quelque côté que ce soit comme une quantité positive, celle que l’on menera du côte opposé sera une quantité négative. Voyez Courbe.
Selon quelques auteurs, les quantités négatives sont les défauts des positives.
Selon ces mêmes auteurs, puisqu’un défaut peut excéder un autre (car, par exemple, le défaut de 7 est plus grand que celui de 3) ; une quantité négative prise un certain nombre de fois, peut être plus grande qu’une autre.
D’où il suit que les quantités négatives sont homogenes entr’elles.
Mais, ajoutent-ils, puisque le défaut d’une quantité positive prise tel nombre de fois que l’on voudra, ne peut jamais surpasser la quantité positive, & qu’elle devient toujours plus défective : les quantités négatives sont hétérogenes aux positives ; d’où ils concluent que les quantités négatives étant hétérogenes aux positives, & homogenes aux négatives, il ne peut y avoir de rapport entre une quantité positive & une négative, mais il peut s’en trouver entre deux négatives. Par exemple, −3a : −5a ∷ 3 : 5. Le rapport est ici le même que si les quantités étoient positives. Mais ils prétendent observer qu’entre 1 & −1, & entre −1 & 1, la raison est tout-à-fait différente. Il est vrai pourtant d’un autre côté que 1 : −1 ∷ −1 : 1, puisque le produit des extrémités est égal au produit des moyens ; ainsi la notion que donnent les auteurs des quantités négatives n’est pas parfaitement exacte. Voyez Négatif.
Addition des quantités. 1°. Si les quantités exprimées par la même lettre ont aussi le même signe, on ajoutera les nombres dont elles sont précédées, comme dans l’arithmétique ordinaire.
2°. Si elles ont différens signes, l’addition devient une soustraction, & l’on ajoute au restant le signe de la plus grande quantité.
3°. On ajoute les quantités exprimées par différentes lettres par le moyen du signe +, comme dans l’exemple suivant :
Soustraction des quantités, voyez Soustraction.
Multiplication & division des quantités, voyez Multiplication ou Division.
Continuation des quantités, voyez Combinaison, Permutation, &c.
Lorsqu’on multiplie ou qu’on divise deux quantités positives l’une par l’autre, il en résulte une quantité positive.
2°. Quand on multiplie ou qu’on divise une quantité négative par une positive, le produit & le quotient sont négatifs.
3°. En multipliant ou divisant deux quantités négatives l’une par l’autre, il en résulte une quantité positive.
4°. Lorsqu’on multiplie ou qu’on divise une quantité positive par une négative, ce qui en vient est une quantité négative. Chambers. (E)
Quantité, s. f. (Gramm.) par quantité l’on entend, en Grammaire, la mesure de la durée du son dans chaque syllabe de chaque mot. « On mesure les syllabes, dit M. l’abbé d’Olivet, prosod. franc. p. 53. non pas relativement à la lenteur ou à la vîtesse accidentelle de la prononciation, mais relativement aux proportions immuables qui les rendent ou longues ou breves. Ainsi ces deux médecins de Moliere, l’Amour médecin, act. II. scene 5. l’un qui alonge excessivement ses mots, & l’autre qui bredouille, ne laissent pas d’observer également la quantité ; car quoique le bredouilleur ait plus vîte prononcé une longue que son camarade une breve, tous les deux ne laissent pas de faire exactement breves celles qui sont breves, & longues celles qui sont longues ; avec cette différence seulement, qu’il faut à l’un sept ou huit fois plus de tems qu’à l’autre pour articuler ».
La quantité des sons dans chaque syllabe, ne consiste donc point dans un rapport déterminé de la durée du son, à quelqu’une des parties du tems que nous assignons par nos montres, à une minute, par exemple, à une seconde, &c. Elle consiste dans une proportion invariable entre les sons, qui peut être caractérisée par des nombres : en sorte qu’une syllabe n’est longue ou breve dans un mot que par relation à une autre syllabe qui n’a pas la même quantité. Mais quelle est cette proportion ?
Longam esse duorum temporum, brevem unius, etiam pueri sciunt. Quintill. IX. jv. 5. « Un tems, dit M. l’abbé d’Olivet, pag. 49. est ici ce qu’est le point dans la Géométrie, & l’unité dans les nombres ». c’est-à-dire, que ce tems n’est un, que relativement à un autre qui en est le double, & qui est par conséquent comme deux ; que le même tems qui est un dans cette hypothese, pourroit être considéré comme deux dans une autre supposition, où il seroit comparé avec un autre tems qui n’en seroit que la moitié. C’est en effet de cette maniere qu’il faut calculer l’appréciation des tems syllabiques, si l’on veut pouvoir concilier tout ce que l’on en dit.
On distingue généralement les syllabes en longues & breves, & on assigne, dit M. d’Olivet, un tems à la breve, & deux tems à la longue, ibid. « Mais cette premiere division des syllabes ne suffit pas, ajoute-t-il un peu plus loin : car il y a des longues plus longues, & des breves plus breves les unes que les autres ». Il indique les preuves de cette assertion, dans le traité de l’arrangement des mots par Denys d’Halicarnasse, ch. xv. & dans l’ouvrage de G. J. Vossius de arte grammaticâ, II. xij. où il a, dit-on, oublié ce passage formel de Quintilien : & longis longiores, & brevibus sunt breviores syllabæ. IX. jv.
Que suit-il de-là ? Le moins qu’on puisse donner à la plus breve, c’est un tems, de l’aveu du savant prosodiste françois. J’en conclus qu’il juge donc lui-même ce tems indivisible, puisque sans cela on pourroit donner moins à la plus breve : donc le moins qu’on puisse donner de plus à la moins breve, sera un autre tems ; la longue aura donc au moins trois tems, & la plus longue qui aura au-dela de trois tems, en aura au moins quatre. Dans ce cas que devient la maxime de Quintilien, reçue par M. d’Olivet, longam esse duorum cemporum, brevem unius ?
Mais notre prosodiste augmente encore la difficulté.
« Je dis sans hésiter, c’est lui qui parle, pag. 51. que nous avons nos breves & nos plus breves ; nos longues & nos plus longues. Outre cela nous avons notre syllabe féminine plus breve que la plus breve des masculines : je veux dire celle où entre l’e muet ; soit qu’il fasse la syllabe entiere, comme il fait la derniere du mot armée ; soit qu’il accompagne une consonne, comme dans les deux premieres du mot revenir. Quoiqu’on l’appelle muet, il ne l’est point ; car il se fait entendre. Ainsi à parler exactement, nous aurions cinq tems syllabiques, puisqu’on peut diviser nos syllabes en muettes, breves, moins breves, longues & plus longues ». Par conséquent le moindre tems syllabique étant envisagé comme indivisible par l’auteur, la moindre différence qu’il puisse y avoir d’un de nos tems syllabiques à l’autre, est cet élément indivisible ; & ils seront entr’eux dans la progression des nombres naturels 1, 2, 3, 4, 5.
Notre illustre académicien répondra peut-être, que je lui prête des conséquences qu’il n’a point avouées : qu’il a dit positivement que la plus breve auroit un tems ; que la moins breve auroit un peu au-delà d’un tems ; mais sans pouvoir emporter deux tems entiers ; qu’ainsi la longue auroit justement deux tems. & la plus longue un peu au de-là. Je conviens que tel est le système de la prosodie françoise : mais je réponds, 1°. qu’il est inconséquent, puisque l’auteur commence par poser que le moins qu’on puisse donner à la plus breve, c’est un tems ; ce qui est déclarer ce moins un élément indivisible, quoiqu’on le divise ensuite pour fixer la gradation de nos tems syllabiques sans excéder les deux tems élémentaires : 2°. que cette inconséquence même n’est pas encore suffisante pour renfermer le système de la quantité dans l’espace de deux tems élémentaires, puisqu’on est forcé de laisser aller la plus longue de nos syllabes un peu au-delà des deux tems ; & que par conséquent il reste toujours à concilier les deux principes de Quintilien, que la breve est d’un tems & la longue de deux, & que cependant il y a des syllabes plus ou moins longues, ainsi que des breves plus ou moins breves : 3°. que dans ce système on n’a pas encore compris nos syllabes muettes, plus breves que nos plus breves masculines ; ce qui reculeroit encore les bornes des deux tems élémentaires : 4°. enfin que, sans avoir admis explicitement les conséquences du principe de l’indivisibilité du premier tems syllabique, on doit cependant les admettre dans le besoin, puisqu’elles suivent nécessairement du principe ; & qu’au reste c’est peut-être le parti le plus sûr pour graduer d’une maniere raisonnable les différences de quantité qui distinguent les syllabes.
Pour ce qui concerne la conciliation de ce calcul avec le principe, connu des enfans mêmes, que l’art métrique, en grec & en latin, ne connoît que des longues & des breves ; il ne s’agit que de distinguer la quantité naturelle & la quantité artificielle.
La quantité naturelle est la juste mesure de la durée du son dans chaque syllabe de chaque mot, que nous prononçons, conformément aux lois du méchanisme de la parole & de l’usage national.
La quantité artificielle est l’appréciation conventionnelle de la durée du son dans chaque syllabe de chaque mot, relativement au méchanisme artificiel de la versification métrique & du rythme oratoire.
Dans la quantité naturelle, on peut remarquer des durées qui soient entre elles comme les nombres 1, 2, 3, 4, 5, ou même dans une autre progression : & ceux qui parlent le mieux une langue, sont ceux qui se conforment le plus exactement à toutes les nuances de cette progression quelconque. Les femmes du grand monde sont ordinairement les plus exactes en ce point, sans y mettre du pédantisme. Ciceron (de Orat. III. 21.) en a fait la remarque sur les dames romaines, dont il attribue le succès à la retraite ou elles vivoient. Mais si l’on peut dire que la retraite conserve plus sûrement les impressions d’une bonne éducation ; on peut dire aussi qu’elle fait obstacle aux impressions de l’usage, qui est dans l’art de parler le maître le plus sûr, ou même l’unique qu’il faille suivre : nous voyons en effet que des savans très profonds s’expriment sans exactitude & sans grace, parce que continuellement retenus par leurs études dans le silence de leur cabinet, ils n’ont avec le monde aucun commerce qui puisse rectifier leur langage ; & d’ailleurs les succès de nos dames en ce genre ne peuvent plus être attribués à la même cause que ceux des dames romaines, puisque leur maniere de vivre est si différente. La bonne raison est celle qu’allegue M. l’abbé d’Olivet, pag. 99. c’est qu’elles ont, d’une part, les organes plus délicats que nous, & par conséquent plus sensibles, plus susceptibles des moindres différences ; & de l’autre, plus d’habitude & plus d’inclination à discerner & à suivre ce qui plaît. A peine distinguons-nous dans les sons toutes les différences appréciables ; nos dames y démêlent toutes les nuances sensibles : nous voulons plaire, mais sans trop de frais ; & rien ne coûte aux dames, pourvu qu’elles puissent plaire.
S’il avoit fallu tenir un compte rigoureux de tous les degrés sensibles ou même appréciables de quantité, dans la versification métrique, ou dans les combinaisons harmoniques du rythme oratoire ; les difficultés de l’art, excessives ou même insurmontables, l’auroient fait abandonner avec justice, parce qu’elles auroient été sans un juste dédommagement : les chefs-d’œuvres des Homeres, des Pindares, des Virgiles, des Horaces, des Démosthènes, des Cicérons, ne seroient jamais nés ; & les noms illustres, ensevelis dans les ténebres de l’oubli qui est dû aux hommes vulgaires, n’enrichiroient pas aujourd’hui les fastes littéraires. Il a donc fallu que l’art vînt mettre la nature à notre portée, en réduisant à la simple distinction de longues & de breves toutes les syllabes qui composent nos mots. Ainsi la quantité artificielle regarde indistinctement comme longues toutes les syllabes longues, & comme breves toutes les syllabes breves, quoique les unes soient peut-être plus ou moins longues, & les autres plus ou moins breves. Cette maniere d’envisager la durée des sons n’est point contraire à la maniere dont les produit la nature ; elle lui est seulement inférieure en précision, parce que plus de précision seroit inutile ou nuisible à l’art.
Les syllabes des mots sont longues ou breves, ou par nature ou par usage.
1°. Une syllabe d’un mot est longue ou breve par nature, quand le son qui la constitue dépend de quelque mouvement organique que le méchanisme doit exécuter avec aisance ou avec célérite, selon les lois physiques qui le dirigent.
C’est par nature que de deux voyelles consécutives dans un même mot, l’une des deux est breve, & sur-tout la premiere ; que toute diphtongue est longue, soit qu’elle soit usuelle ou qu’elle soit factice ; que si par licence on décompose une diphtongue, l’un des deux sons élémentaires devient bref, & plus communément le premier. Voyez Hiatus.
On peut regarder encore comme naturelle une autre regle de quantité, que Despautere énonce en deux vers :
Dum postponuntur vocali consona bina
Aut duplex, longa est positu . . . . . . . .
& que l’on trouve rendue par ces deux vers françois dans la méthode latine de Port-Royal :
La voyelle longue s’ordonne,
Lorsqu’après suit double consonne.
Ceci doit s’entendre du son représenté par la voyelle ;
& sa position consiste à être suivi de deux articulations
prononcées, comme dans la premiere syllabe
de carmen, dans la syllabe pōst, dans at suivi de
pius, āt pius Æneas, &c. C’est que l’on ne tient
alors aucun compte de syllabes physiques qui ont
pour ame l’e muet qui suit nécessairement toute consonne
qui n’est pas avant une autre voyelle ; & qu’en
conséquence on rejette sur le compte de la voyelle
antécédente, le peu de tems qui appartient à l’e muet
que la premiere des deux consonnes amene nécessairement,
mais sourdement. Ainsi la prononciation
usuelle ne fait que deux syllabes de carmen, quoique
l’articulation y introduise nécessairement un e muet,
& que l’on prononce naturellement ca-re mè-ne : cet
e muet est si bref, qu’on le compte absolument pour
rien ; mais il est si réel que l’on est forcé d’en retenir
la quantité pour en augmenter celle de la voyelle
précédente.
L’auteur de la méthode latine (traité de la quantité, reg. IV.), observe que pour faire qu’une syllabe soit longue par position, il faut au moins qu’il y ait une des consonnes dans la syllabe même qu’on fait longue. Car, dit-il, si elles sont toutes deux dans la suivante, cela ne la fait pas longue d’ordinaire. Cette remarque est peu philosophique ; parce que deux consonnes ne peuvent appartenir à une même syllabe physique ; & qu’une consonne ne peut influer en rien sur une voyelle précédente. Voyez H. Ainsi que les deux consonnes appartiennent au mot suivant, ou qu’elles soient toutes deux dans le même mot que la voyelle précédente, ou enfin que l’une soit dans le même mot que la voyelle, & l’autre dans le mot suivant ; il doit toujours en résulter le même effet prosodique, puisque c’est toujours la même chose. Le vers qu’on nous cite de Virgile, Æneid. IX. 37. Ferte citi ferrum, date telā, scandite muros, est donc dans la regle générale, ainsi que l’usage ordinaire des Grecs à cet égard, & ce que l’on traite d’affectation dans Catule & dans Martial.
On peut objecter sur cela que la liberté que l’on a en grec & en latin, de faire breve ou longue, une voyelle originairement breve, quand elle se trouve par hasard suivie d’une mute & d’une liquide, semble prouver que la regle d’alonger la voyelle située devant deux consonnes, n’est pas dictée par la nature, puisque rien ne peut dispenser de suivre l’impression de la nature. Mais il faut prendre garde que l’on suppose 1°. qu’originairement la voyelle est breve, & que pour la faire longue, il faut aller contre la regle qui l’avoit rendue breve ; car si elle étoit originairement longue, loin de la rendre breve, le concours de la mute & de la liquide seroit une raison de plus pour l’alonger : 2°. il faut que des deux consonnes, la seconde soit liquide, c’est-à-dire qu’elle s’allie si bien avec la précédente, qu’elle paroisse n’en faire plus qu’une avec elle : or dès qu’elle paroît n’en faire qu’une, on ne doit sentir que l’effet d’une, & la breve a droit de demeurer breve ; si on veut appuyer sur les deux, la voyelle doit devenir longue.
On objectera encore que l’usage de notre orthographe est diamétralement opposé à cette prétendue loi de la nature, puisque nous redoublons la consonne d’après une voyelle que nous voulons rendre breve. Nos peres, selon M. l’abbé d’Olivet, pag. 22, ont été si fideles à notre orthographe, que souvent ils ont secoué le joug de l’étymologie, comme dans couronne, personne, où ils redoublent la lettre n, de peur qu’on ne fasse la pénultieme longue en françois ainsi qu’en latin. « Quoique le second t soit muet dans tette, dans patte, c’est, dit-il, (p. 23.) une nécessité de continuer à les écrire ainsi, parce que le redoublement de la consonne est institué pour abréger la syllabe, & que nous n’avons point d’accent, point de signe qui puisse y suppléer ».
La réponse à cette objection est fort simple. Nous écrivons deux consonnes à la vérité ; mais nous n’en prononçons qu’une. Or la quantité du son est une affaire de prononciation & non d’orthographe ; si bien que dès que nous prononcerons les deux consonnes, nous allongerons inévitablement la voyelle précédente. Quant à l’intention qu’ont eue nos peres, en instituant le redoublement de la consonne dans les mots où la voyelle précédence est breve ; ce n’a point été de l’abréger, comme le dit l’auteur de la prosodie françoise, mais d’indiquer seulement qu’elle est breve. Le moyen étoit-il bien choisi ? Je n’en crois rien, parce que le redoublement de la consonne, dans l’orthographe, devroit indiquer naturellement l’effet que produit dans la prononciation le redoublement de l’articulation, qui est de rendre longue la syllabe qui précéde. Nous n’avons point de signe, dit-on, qui puisse y suppléer. M. Duclos, dans ses remarques manuscrites sur cet endroit-là même, demande s’il ne suffiroit pas de marquer les longues par un circonflexe, & les breves par la privation d’accent. Nous pouvons déja citer quelques exemples autorisés : matin, commencement du jour, a la premiere breve, & il est sans accent ; mâtin, espece de chien, a la premiere longue, & il a le circonflexe : c’est la même chose de tache, souillure, & tâche que l’on a à faire ; de sur, préposition, & sûr, adjectif ; de jeune d’âge, & jeûne, abstinence. Y auroit-il plus d’inconvénient à écrire il tete & la tête, la pâte du pain, & la pate d’un animal ; vu surtout que nous sommes déja en possession d’écrire avec le circonflexe ceux de ces mots qui ont la premiere longue ?
2°. Une syllabe d’un mot est longue ou breve par usage seulement, lorsque le méchanisme de la prononciation n’exige dans le son, qui en est l’ame, ni longueur, ni briéveté.
Il y a dans toutes les langues un plus grand nombre de longues ou de breves usuelles qu’il n’y en a de naturelles. Dans les langues qui admettent la versification métrique & le rythme calculé, il faut apprendre sans réserve la quantité de toutes les syllabes des mots, & en ramener les lois, autant qu’il est possible, à des points de vue généraux : cette étude nous est absolument nécessaire pour pouvoir juger des différens metres des Grecs & des Latins. Dans nos langues modernes, l’usage est le meilleur & le plus sûr maître de quantité que nous puissions consulter ; mais dans celles qui admettent les vers rimés, il faut surtout faire attention à la derniere syllabe masculine, soit qu’elle termine le mot, soit qu’elle ait encore après elle une syllabe féminine. C’est que la rime ne seroit pas soutenable, si les sons correspondans n’avoient pas la même quantité : ainsi, dit M. l’abbé d’Olivet, ces deux vers sont inexcusables :
Un auteur à genoux, dans une humble préface,
Au lecteur qu’il ennuie a beau demander grāce.
C’est la même chose de ceux-ci, justement relevés par M. Restaut, qui, en faveur de Boileau, cherche mal-à-propos à excuser les précédens :
Je l’instruirai de tout, je t’en donne parŏle,
Mais songe seulement à bien jouer ton rōle.
(B. E. R. M.)