L’Heptaméron des nouvelles (1559)/Texte entier

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Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. T-Priv.).


L’HEPTAMERON
DES NOVVELLES
DE TRESILLVSTRE
ET TRESEXCELLENTE
PRINCESSE MARGVERITE DE VALOIS
Royne de Nauarre,
Remis en ſon ordre, confus au parauant en ſa premiere impreſſion :
& dedié à treſilluſtre & treſvertueuſe Princeſſe
Ieanne de Foix Royne de Nauarre,
par Claude Gruget Pariſien.
A PARIS
Pour Vincent Sertenas, en la rue neufue noſtre Dame, à l’enſeigne
S.Iean l’Euangeliſte, Et au Palais, en la Galerie
par ou on va à la Chancellerie.
1559.
Auec priuilege du Roy.


A TRESILLVSTRE, ET TRESVERTVEVSE PRINCESSE, MA DAME Ieanne de Foix, Royne de Nauarre, Claude Gruget, ſon treshumble ſeruiteur, deſire ſalut & felicité.


Ie ne me fuſſe ingeré, ma dame, vous preſenter ce liure des nouuelles de la feuë Royne voſtre mere, ſi la premiere edition n’euſt obmis ou celé ſon nom, & quaſi changé toute ſa forme, tellement que pluſieurs le meſcognoiſſoient : Cauſe, que pour le rendre digne de ſon auteur, auẞi tost qu’il fut diuulgué, ie recueilly de toutes parts les exemplaires, que i’en peu recouurer, eſcrits à la main, les verifiant ſur ma copie : & feis en ſorte, que ie le reduyſy au vray ordre qu’elle l’auoit dreẞé. Puis ſous la permiſsion du Roy, & voſtre conſentement, il a eſté mis ſur la preſſe, pour le publier tel qu’il doit estre. En quoy me reuient en memoire, ce que le Comte Baltazar dict de Boccace en la preface de ſon Courtiſan, que ce, qu’il feit en ſe ioüant, ſcauoir est ſon Decameron, luy a porté plus d’honneur, que toutes ſes autres œuures Latines, ou Tuſcanes, qu’il estimoit les plus ſerieuſes. Auſsi la Royne, vray ornement de nostre ſiecle (de laquelle vous ne forlignez, en l’amour & cognoiſſance des bonnes lettres) en ſe ioüant ſur les actes de la vie humaine, a laiſsé ſi belles inſtructions qu’il n’y a celuy, qui n’y trouue matiere d’erudition : & ſi a (ſelon tout bon iugement) paſsé Boccace, es beaux diſcours qu’elle faict, ſur chacun de ſes comptes. Dequoy elle merite louënge, non ſeulement par deſſus les plus excellentes dames, mais auſsi entre les plus doctes hommes : car de trois ſtiles d’oraiſon, deſcrits par Ciceron, elle a choiſy le ſimple, ſemblable à celuy de Terence en Latin, qui ſemble à chacun fort aisé à imiter, mais à qui l’experimẽte, riẽ moins. Vray eſt, que tel preſent ne vous ſera point nouueau, & ne ferez que le recognoistre par heredité maternelle : toutesfois, ie m’aſſeure que le receurez bien, pour le veoir par ceste ſeconde impreſsion, remis en ſon premier estat : car (à ce que i’ay peu entendre) la premiere vous deſplaiſoit : non que celuy, qui y auoit mis la main, ne fuſt homme docte, qu’il n’y ait prins peine, & ſi eſt aisé à croire, qu’il ne l’a voulu deſguiſer ainſi, ſans quelque occaſion : neantmoins ſon trauail s’eſt trouué peu agreable. Ie le vous preſente donc, ma dame, non pour part que i’y pretende, ains ſeulement comme l’ayant demaſqué, pour le vous rendre en ſon naturel. C’eſt à voſtre Royale grandeur de le fauoriſer, puis qu’il est ſorty de voſtre maiſon illuſtre : auẞi en a il la marque ſur le front, qui luy ſeruira de ſauf-conduict par tout le monde, & le rendra bien-venu es bonnes compagnies. Quant à moy, recognoiſſant l’honneur que me ferez, à receuoir de ma main ce labeur de l’auoir remis à ſon poinct, ie me fentiray perpetuellement obligé à vous faire treshumble ſeruice.

TABLE DES SOMMAIRES DES
NOVVELLES DE LA ROYNE DE NAVARRE.


n. p.


PREMIERE IOVRNEE.



DEVXIESME IOVRNEE.



TROISIESME IOVRNEE.



QVATRIESME IOVRNEE.



CINQUIESME IOVRNEE.



SIXIESME IOVRNEE.



SEPTIESME IOVRNEE.



HVICTIESME IOVRNEE.



FIN DE LA TABLE.

DES DEVS MARGVERITES,

SONET.


Ce Phenix tant fameus, que l’Orient honore,
Vnique en ſon eſpece, & en rare beauté,
De Phœbus renaiſſant ſalüe la clarté :
Car autre, que Phœbus, ce bel oiſeau n’adore.
Du lit de ſon Tithon ſi toſt ne ſort l’Aurore,
Que ſon chant recommence, oüi de tout coſté :
Mais quand l’âge enuieus lui a la force oſté,
Lui meſme ſe bruſlant, ſe fait reuiüre encore.
France, dor’enauant tu te peus bien vanter
D’auoir veu vn Phoenix, qui ſceut ſi bien chanter,
Qu’on ne trouue au iourd’hui perſonne qui l’imite,
Sinon l’autre Phœnix, heritier du renom,
Et gloire du premier, ainſi comme du nom.
Qu’il laiſſa en mourant : l’vnique Marguerite.

1. PASSERAT TROIEN.

Timon Athenien, grand ennemy de l’homme,
Trop ſeuere cenſeur de noſtre infirmité,
Deteſte en grand horreur l’humaine vanité,
Pour laquelle Heraclit’ en larmes ſe conſomme.
Le raillart Democrit’, en ſe moquant, eſt comme
Vn farceur, qui ſe rid de la debilité
Des humains, ſauourans en vain de volupté
La poiſon, qui les corps & les esprits aſſomme.
Le ris de l’vn, les pleurs que ſans ceſſe diſtile
De ſes yeux le ſecond, du tiers la haine hoſtile,
A faire nous ſemond d’honneſteté l’eſlite.
Mais la Royne ſans pœr, au diſcours de ce liüre,
En haine de tout mal, en pleurs, & ris, nous liüre
Timon, & Heraclit’, auec vn Democrite.

PAR I. VEZOV.


FAVLTES ADVENVES EN L’IMPRESSION.


Fueillet 43. page 1. ligne 18. aornées, liſez, arriuées. fueil. 44. pa. 1 1. lig. 18. Voire & quelque, liſez, Voire & ſi quelque. lá meſme, lig. 19. pour, liſez, par. fueil. 148. pa. 2. lig. 4. auſsi feit elle, liſez, auſsi fut celle. fueil. 150. pa.1. lig. 3. eſt cogneue ? liſez, eſt coquine ?

PROLOGVE.



Le premier iovr de Septembre, que les baings des mõts Pyrenées commencent d’entrer en vertu, ſe trouuerẽt à ceux de Caulderets, pluſieurs perſonnes tant de France, Eſpaigne, que d’autres lieux : les vns pour boire de l’eau, les autres pour ſ’y baigner, & les autres pour prendre de la fange : qui ſont choſes ſi merueilleuſes, que les malades abandonnez des medecins, ſ’en retournent tous gueriz. Ma fin n’eſt de vous declarer la ſituation ne la vertu des bains, mais ſeulement de racompter ce qui ſert à la matiere que ie veux eſcrire. En ces bains lá demeurerent plus de trois ſepmaines tous les malades, iuſques à ce que par leur amandement ils cogneurent qu’ils ſ’en pouuoient retourner. Mais ſur le temps de ce retour, vindrent les pluyes ſi merueilleuſes, & ſi grandes, qu’il ſembloit que Dieu euſt oublié la promeſſe qu’il auoit faicte à Noé, de ne deſtruire plus le monde par eau. Car toutes les cabanes & logis dudict Caulderets, furent ſi rempliz d’eau, qu’il ſut impoſsible d’y demourer. Ceux qui eſtoient venuz du coſté d’Eſpaigne, ſ’en retournerent par les montaignes, le mieulx qu’il leur fut poſsible : & ceux qui cognoiſſoient les adreſſes des chemins, furent ceux qui mieux eſchapperent. Mais les ſeigneurs & dames Francois (penſans retourner auſsi facilement à Therbes, comme ils eſtoient venuz) trouuerent les petits ruiſſeaux ſi fort creux, qu’à peine les peurent ils gayer. Mais quand ce vint à paſſer le Gaue Biernois, qui en allant n’auoit point deux pieds de profondeur, le trouuerent tant grand & impetueux, qu’ils ſe deſtournerent pour chercher les ponts, leſquels pour n’eſtre que de bois furent emportez par la vehemence de l’eau : & quelques vns cuidans rompre la roideur du cours, pour ſ’aſsẽbler pluſieurs enſemble, furent emportez ſi promptement, que ceux qui les vouloient ſuyuir, perdirent le pouuoir & le deſir d’aller apres. Parquoy tant pour chercher chemin nouueau, que pour eſtre de diuerſes opinions, ſe ſeparerent. Les vns trauerſerent la hauteur des montaignes, & paſſans par Arragon, vindrent en la comté de Roſsillon, & de lá à Narbonne : les autres ſ’en allerent droict à Barſelonne : ou par la mer les vns ſ’en allerent à Marſeille, & les autres à Aigueſmortes. Mais vne dame vefue de longue experience (nommée Oiſille) ſe delibera d’oublier toute crainte pour les mauuais chemins, iuſques à ce qu’elle fuſt venuë à noſtre dame de Serrance, eſtant ſeure que ſ’il y auoit moyen d’eſchapper d’vn danger, que les moynes le deuoient bien trouuer : & ſeiſt tant qu’elle y arriua, paſſant de ſi eſtrangers lieux, & ſi difficiles à monter & deſcendre, que ſon aage & peſanteur ne la garderent point d’aller à pied la plus part du chemin. Mais la pitié ſut, que la plus part de ſes gens, & cheuaux, demeurerent morts par les chemins, & arriua à Serrance auec vn homme & vne ſemme ſeulement, ou elle fut charitablement receuë des religieux. Il y auoit auſsi parmy les Francois deux gentils-hommes qui eſtoient allez aux bains, plus pour accompaigner les dames (dont ils eſtoient ſeruiteurs) que pour faulte qu’ils euſſent de ſanté. Ces gentils-hommes icy voyans la compaignie ſe departir, & que les mariz de leurs dames les emmenoient à part, penſerent de les ſuiure de loing, ſans ſoy declarer à perſonne. Mais vn ſoir eſtans les deux gentils-hommes mariez, & leurs femmes arriuez en la maiſon d’vn homme plus bandolier que paiſant, & les deux ieunes gentils-hommes logez en vne borde tout ioignant de lá, enuiron la minuict ouyrent vn treſgrand bruit, au ſon duquel ils ſe leuerent auec leurs varlets, & demanderent à l’hoſte quel tumulte c’eſtoit. Le pauure homme (qui auoit ſa part de la peur) diſt, que c’eſtoient mauuais garſons qui venoient prendre leur part de la proye qui eſtoit chez leur compaignon bandolier. Parquoy les gentils-hommes incontinent prindrent leurs armes, & auecques leurs varlets ſ’en allerent ſecourir les dames, pour leſquelles ils eſtimoient la mort plus heureuſe, que la vie apres elles. Et ainſi qu’ils arriuerent au logis, trouuerent la premiere porte rompue, & les deux gentils-hommes auec leurs ſeruiteurs ſe defendans vertueuſement. Mais pource que le nombre des bandoliers eſtoit le plus grand, & auſsi qu’ils eſtoient fort bleſſez cõmencerent à ſe retirer, ayans perdu deſia grand partie de leurs ſeruiteurs. Les deux gentils-hommes regardans aux feneſtres veirent les deux dames pleurantes & criantes ſi fort, que la pitié & l’amour leur creut le cueur, de ſorte que comme deux Ours enragez deſcendans des montaignes fraperent ſur ces bandoliers tant furieuſement qu’il y en eut ſi grand nombre de morts, que le demeurant ne voulut plus attendre leurs coups, mais ſ’enfuirent ou ils ſcauoient bien leurs retraictes. Les gentils-hommes ayans deffaict ces meſchans (dont l’hoſte eſtoit l’vn des morts) & ayant entendu que l’hoſteſſe eſtoit pire que ſon mary, l’enuoyerent apres luy par vn coup d’eſpée : & entrans en vne chambre baſſe, trouuerent vn des gentils-hommes marié qui rendoit l’eſprit : l’autre n’auoit eu nul mal, ſinon qu’il auoit tout ſon habillement percé de coups de traict, & ſon eſpée rõpue. Le gentil-hõme voyant le ſecours que ces deux luy auoient faict, apres les auoir embraſſez & merciez, les pria de ne l’abandonner point, qui leur eſtoit requeſte fort aiſée à faire. Parquoy apres auoir faict enterrer le gentil-homme mort, & reconforté ſa femme au mieulx qu’ils peurent, prindrent leur chemin ou Dieu les conſeilloit, ſans ſcauoir lequel ils deuoient tenir. S’il vous plaiſt de ſcauoir le nom des trois gentils-hommes : le marié auoit nom Hircan, & ſa femme Parlamente, & l’autre damoiſelle vefue Longarine : & le nom des deux ieunes gentils-hommes, l’vn eſtoit Dagoucin, l’autre Saffredent. Et apres qu’ils eurent eſté tout le iour à cheual, auiſerent ſur le ſoir vn clocher ou le mieux qu’il leur fut poſsible (non ſans trauail & peine) arriuerent, & furent de l’abbé & des moynes humainement receuz. L’abbaye ſe nomme ſainct Sauin, l’abbé qui eſtoit de fort bonne maiſon, les logea honorablement, & en les menant en ſon logis, leur demanda de leurs fortunes. Et apres qu’il eut entendu la verité du faict, leur dist qu’ils n’eſtoient pas tous ſeuls qui auoient part à ce gaſteau, car il y auoit en vne autre chambre deux damoiſelles qui auoient eſchappé pareil danger, ou plus grand, d’autant qu’aux hommes y a quelque miſericorde, & aux beſtes non : car les pauures dames à demie lieuë deca Peyrchite auoient trouué vn ours deſcendant de la montaigne, deuant lequel auoient prins la courſe à ſi grand haſte, que leurs cheuaux à l’entrée du logis tumberent morts ſoubs elles : & deux de leurs femmes qui eſtoient venuës long temps apres, leur auoient compté, que l’ours auoit tué tous leurs ſeruiteurs. Lors les deux dames & les trois gentils-hommes entrerent en la chambre ou elles eſtoient, & les trouuerent plorantes, & cogneurent que c’eſtoit Normerfide & Emarſuitte : leſquelles ſ’embraſſant & racomptant ce qu’il leur eſtoit aduenu, commencerent à ſe reconforter auec les bonnes exhortations du bon abbé, de ſ’eſtre ainſi retrouuées. Et le matin ouyrent la meſſe bien deuotement, loüans Dieu, des perils qu’ils auoient eſchappez. Ainſi qu’ils eſtoient tous à la meſſe, va entrer en l’Egliſe vn homme tout en chemiſe, fuyant comme ſi quelqu’vn le chaſſoit, criant à l’aide. Incontinent Hircan, & les autres gentils-bommes allerent au deuant de luy, pour veoir que c’eſtoit & veirent deux hommes apres luy leurs eſpées tirées : leſquels voyãt ſi grande compaignie, voulurent prendre la fuitte : mais Hircan & ſes compaignons les ſuyuirent de ſi pres, qu’ils y laiſſerent la vie. Et quand ledit Hircan fut retourné, trouua que celuy qui eſtoit en chemiſe, eſtoit vn de leurs compaignons nommé Guebron, lequel leur compta comme eſtant en vne borde aupres de Peyrchite, arriuerent trois hommes, luy eſtant au lict : mais tout en chemise auec ſon eſpée ſeulement en bleſſa ſi bien vn, qu’il demeura ſur la place : & tandis que les deux autres ſ’amuſerent à recueillir leur compaignon (voyant qu’il eſtoit nud, & eux armez) penſa qu’il ne les pourroit gaigner ſi non à fuir, comme le moins chargé d’habillements, dont il loüa Dieu, & ceux qui en auoient faict la vengeance. Apres qu’ils eurent ouy la meſſe & diſné, enuoierent voir ſ’il eſtoit poßible de paſſer la riuiere du Gaue, & cognoiſſans l’impoßibilité du paſſage, furent en vne merueilleuſe crainte, combien que l’abbé pluſieurs fois leur offrit la demeure du lieu, iuſques à ce que les eaux fuſſent abbaißées, ce qu’ils accorderent pour ce iour. Et au ſoir en ſ’en allant coucher, arriua vn vieil moyne, qui toutes les années ne failloit point à la noſtre dame de Septembre d’aller à Serrance : & en luy demandant des nouvelles de ſon voyage, dit qu’à cauſe des grandes eaux eſtoit venu par les montaignes, & par les plus mauuais chemins qu’il auoit iamais faicts, mais qu’il auoit veu vne bien grande pitié. C’est qu’il auoit trouué vn gentil-homme nommé Simontault, lequel ennuyé de la longue demeure que faiſoit la riuiere à ſ’abbaiſſer, ſ’eſtoit deliberé de la forcer, ſe confiant en la bonté de ſon cheual, & auoit mis tous ſes ſeruiteurs alentour de luy, pour rompre l’eau : mais quand ſe fut au grand cours, ceux qui eſtoient les plus mal montez, furent emportez hommes & cheuaux, tous à val l’eau, ſans iamais en retourner. Le gentil-homme ſe voyant ſeul, tourna ſon cheual de la ou il venoit, qui ne ſceut eſtre ſi promptement qu’il ne faillist ſoubs luy : mais Dieu voulut qu’il fuſt ſi pres de la riue, que le gentil-homme (non ſans boire beaucop d’eau) ſe trainant à quatre pieds, faillit dehors ſur les durs cailloux, tant las & foible qu’il ne ſe pouuoit ſouſtenir : & luy aduint ſi bien qu’vn berger ramenant au ſoir les brebis, le trouua aßis parmy les pierres tout mouillé, & non moins triſte de ſes gens qu’il auoit veu perdre deuant ſoy. Le berger qui entendit mieux ſa neceßité, tant en le voyant qu’en eſcoutant ſa parolle, le print par la main, & le mena en ſa pauure maison, ou auec petites buchettes le ſecha le mieux qu’il peut. Et ce ſoir lá, Dieu y amena ce vieil religieux, lequel luy enſeigna le chemin de notre dame de Serrance, en l’aſſurant que lá il ſeroit mieux logé qu’en autre lieu, & y trouuerroit vne ancienne vefue nommée Oiſille, laquelle eſtoit compaigne de ſes aduentures. Quand toute la compaignie l’ouït parler de la bonne dame Oiſille, & du gentil cheualier Simontault, feirent vne ioye ineſtimable, loüans le Createur, qui en ſe contentant des ſeruiteurs, auoit ſauué les maistres & maistreſſes, & ſur toutes en loüa Dieu de bon cueur Parlamente : car vn temps auoit qu’elle le tenoit pour treſaffectionné ſeruiteur. Et apres ſ’eſtre enquis diligemment du chemin de Serrance, combien que le bon vieillard le leur feiſt fort difficile, pour cela ne laiſſerent d’entreprendre d’y aller : & de ce iour lá ſe meirent en chemin, ſi bien en ordre, qu’il ne leur failloit rien : car l’abbé les fournit des meilleurs cheuaulx qui fuſſent en Lauedan, de bonnes cappes de Bear, de force viures, & de gentils compaignons, pour les mener ſeurement par les montaignes : leſquelles paßées plus à pied qu’à cheual, en grande ſueur & trauail, arriuerent à noſtre dame de Serrance : ou l’abbé(combien qu’il fuft aſſez mauuais homme) ne leur oſa refuſer le logis, pour la crainte du ſeigneur de Bear, duquel il ſcauoit qu’ils eſtoiẽt bien aymez, & leur feit le meilleur viſage qu’il luy ſut poßible, & les mena veoir la bonne dame Oiſille, & le gentil-homme Simontault. La ioye fut ſi grande en toute ceſte compaignie miraculeuſement aſſemblée, que la nuict leur ſembla courte à loüer Dieu, de la grace qu’il leur auoit faicte. Et apres auoir prins ſur le matin vn peu de repos, allerent ouïr la meſſe, & receuoir le ſainct Sacrement d’vnion, auquel tous Chreftiens ſont vniz en vn, ſuppliant celuy qui les auoit aſſemblez par ſa bonté, parfaire leur voyage à ſa gloire. Apres diſner enuoyerent ſcauoir ſi les eaux eſtoient point eſcoulées : & trouuans que plus tost elles estoient creuës, & que de long temps ne pourroient ſeurement paſſer : ſe delibererent de faire vn pont ſur le bout de deux roches, qui ſont fort pres l’vne de l’autre, ou encores y a des planches, pour les gens de pied, qui venans de Cleron ne veulent paſſer par le Gaue. L’abbé qui fut bien aiſe qu’ils faiſoient ceſte deſpenſe, à fin que le nombre des pelerins & payſans augmentaſt, les fournit d’ouuriers, mais il n’y meit pas vn denier du ſien, car ſon auarice ne le permettoit. Et pource que les ouuriers dirent, qu’ils ne ſcauroiẽt auoir faict le pont de dix ou douze iours, la compaignie tant d’hommes que de femmes, commenca fort à ſ’ennuyer. Mais Parlamente, qui eſtoit femme d’Hircan, laquelle n’eſtoit iamais oiſiue ne melancolique, ayant demandé congé à ſon mary de parler, diſt à l’ancienne dame Oiſille : Ma dame, ie m’esbahis que vous qui auez tant d’experience, & qui maintenant aux femmes tenez lieu de mere, ne regardez quelque paſſetemps, pour adoulcir l’ennuy que nous porterons durant noſtre longue demeure : car ſi nous n’auons quelque occupation plaiſante & vertueuſe, nous ſommes en danger de demourer malades. La ieune veſue Longarine adiouſta à ce propos : Mais qui pis eſt, nous deuiendrons faſcheuſes, qui eſt vne maladie incurable : car il n’y a nul ne nulle de nous, ſ’il regarde ſa perte, qui n’ait occaſion d’extreme triſteſſe. Emarſuitte tout en riant luy reſpondit : Chacun n’a pas perdu ſon mary comme vous : & pour perte de ſeruiteurs ne ſe fault deſeſperer, car on en recouure aſſez. Toutesfois ie ſuis bien d’opinion que nous ayons quelque plaiſant exercice, pour paſſer le temps le plus ioyeuſement que nous pourrons. Sa compaigne Nomerfide diſt, que c’eſtoit bien aduiſé, & que ſi elle eſtoit vn iour ſans paſſetemps, elle ſeroit morte le lendemain. Tous les gẽtils-hommes ſ’accorderent à leur aduis, & prierent la dame Oiſille, qu’elle vouluſt ordonner ce qu’ils auroient à faire, laquelle leur reſpondit : Mes enfans, vous me demãdez vne choſe que ie trouue fort difficile, de vous enſeigner vn paſſetemps, qui vous puiſſe deliurer de voz ennuiz : car ayant cherché ce remede toute ma vie, n’en ay iamais trouué qu’vn, qui eſt la lecture des ſainctes lettres, en laquelle ſe trouue la vraye & perfaicte ioye de l’eſprit, dont procede le repos, & la ſanté du corps. Et ſi vous me demandez quelle recepte me tient ſi ioyeuſe, & ſi ſaine ſur ma vieilleſſe : c’est que incontinent que ie ſuis leuée, ie prends la ſaincte Eſcriture & la lis, & en voyant & contemplant la volonté de Dieu, qui pour nous a enuoyé ſon fils en terre annõcer ceſte ſaincte parolle & bonne nouuelle, par laquelle il promet remißion des pechez, ſatisfaction de toutes debtes par le don qu’il nous faict de ſon amour, paſsion, & merites : ceſte conſideration me donne tant de ioye, que ie prends mon Pſaultier, & le plus humblement qu’il m’eſt poſsible, chante de cueur, & prononce de bouche, les beaux Pſeaulmes & Cantiques, que le ſainct Eſprit a compoſez au cueur de Dauid, & des autres aucteurs. Et ce contentement que i’en ay, me faict tant de bien, que tous les maulx qui le iour me peuuẽt aduenir, me ſemblent eſtre benedictions, veu que i’ay en mon cueur par foy, celuy qui les a portez pour moy. Pareillemẽt auant ſoupper ie me retire pour donner pasture à mon ame de quelque lecon, & puis au ſoir fais vne recollectiõ de tout ce que i’ay faict la iournée paſſée, pour demander pardon de mes faultes, & le remercier de ſes graces, & en ſon amour, crainte & paix, prends mon repos, aſſeurée contre tous maulx. Parquoy mes enfans, voila le paſſetẽps auquel me ſuis arreſtée, long temps apres auoir cherché toutes autres choſes, ou n’ay trouué cõtentement de mon esprit. Il me ſemble que ſi tous les matins vous voulez donner vne heure à la lecture, et puis durãt la meſſe faire voz deuotes oraiſons, que vous trouuerrez en ce deſert la beauté qui peult eſtre en toutes les villes. Car qui cognoiſt Dieu, voit toutes choſes belles en luy, & ſans luy tout laid. Parquoy ie vous prie receuoir mon conſeil, ſi vous voulez viure ioyeuſement. Hircan print la parolle & diſt : Ma dame ceux qui ont leu la ſaincte Eſcriture (comme ie croy que nous tous auons faict) confeſſeront voſtre dire eſtre veritable : mais ſi fault il que vous regardiez, que nous ne ſommes encores ſi mortifiez qu’il ne nous faille quelque paſſetemps & exercice corporel. Car ſi nous ſommes en noz maiſons, nous auons la chaſſe & la vollerie, qui nous faict paſſer, & oublier mille folles penſées : & les dames ont leur meſnage & ouurages, & quelquefois les dances, ou elles prẽnent honneſte exercice : qui me faict dire (parlant pour la part des hommes) que vous qui estes la plus ancienne, nous liſiez au matin de la vie que tenoit noſtre Seigneur Ieſus Christ, & les grandes & admirables œuures qu’il a faictes pour nous. Puis apres diſner iuſques à veſpres, fault choiſir quelque paſſetemps, qui ne ſoit point dommageable à l’ame, & ſoit plaiſant au corps, & ainſi paſſerons la tournée ioyeuſement. La dame Oiſille diſt, qu’elle auoit tant de peine d’oublier toutes les vanitez, qu’elle auroit peur de faire mauuaiſe election à tel paſſetemps : mais qu’il failloit remettre ceſt affaire à la pluralité des opinions, priant Hircan d’estre le premier opinant. Quant à moy, diſt-il, ſi ie penſois que le paſſetemps que ie vouldrois choiſir, fust außi aggreable à quelqu’vne de la compaignie comme à moy, mon opinion ſeroit bien toſt dicte : dont pour ceſte fois me tairay, & en croiray ce que les autres diront. Sa femme Parlamente commenca à rougir, penſant qu’il parlaſt pour elle, & vn peu en colere, & demy en riant luy diſt : Hircan, peult eſtre que celle que vous penſez en deuoir eſtre la plus marrie, auroit bien dequoy ſe recompenſer, ſ’il luy plaiſoit : mais laiſſons lá le paſſetẽps ou deux ſeulement peuuent auoir part, & parlons de celuy qui doibt eſtre commun à tous. Hircan diſt à toutes les dames : Puis que ma femme a ſi bien entendu la gloſe de mon propos, & qu’vn paſſetemps particulier ne luy plaiſt pas, ie croy qu’elle ſcaura mieulx, que nul autre dire celuy ou chacun prendra plaiſir, & de ceſte heure ie me tiens à ſon opinion, comme celuy qui n’en a nulle autre que la ſienne, à quoy toute la compaignie ſ’accorda. Parlamente voyant que le ſort du ieu eſtoit tombé ſur elle leur diſt ainſi : Si ie me ſentois außi ſuffiſante que les anciens qui ont trouué les arts, i’inuenterois quelque ieu ou paſſetemps, pour ſatisfaire à la charge que me donnez : mais congnoiſſant mon ſcauoir & ma puiſſance, qui à peine peult rememorer les choſes bien faictes, ie me tiendrois heureuſe d’enſuyure de pres ceulx qui ont deſia ſatisfaict à voſtre demande. Entre autres ie croy qu’il n’y a nulle de vous qui n’ait leu les cent nouuelles de Iean Bocace, nouuellement traduictes d’Italien en Francois : deſquelles le Roy treſchreſtien Francois premier de ce nom, monſeigneur le Daulphin, ma dame la Daulphine, ma dame Marguerite ont faict tant de cas, que ſi Bocace du lieu ou il estoit les euſt peu ouir, il euſt deu reſuſciter à la loüenge de telles perſonnes. A l’heure i’ouy les deux dames deſſus nommées auec pluſieurs autres de la court qui ſe deliberoient d’en faire autant, ſinon en vne choſe differente de Bocace, c’eſt de n’eſcrire nouuelle, qui ne fuſt veritable hiſtoire. Et premierement leſdictes dames, & monſeigneur le Daulphin auecques elles conclurent d’en faire chacun dix, & d’aſſembler iuſques à dix perſonnes qu’ils penſeroient plus dignes de racompter quelque choſe, ſauf ceux qui auroient eſtudié, & ſeroient gens de lettres : car monſeigneur le Daulphin ne vouloit que leur art y fuſt meſlé : & außi de peur que la beauté de rhetoricque feiſt tort en quelque partie à la verité de l’hiſtoire. Mais les grandes affaires depuis ſuruenues au Roy, auſſi la paix d’entre luy & le Roy d’Angleterre, & l’accouchemẽt de madame la Daulphine, et pluſieure autres choſes dignes d’empeſcher toute la court, a faict mettre en oubli du tout ceste entreprinſe, qui pour noſtre long loiſir pourra eſtre miſe à fin, attendant que noſtre pont ſoit parfaict. Et ſ’il vous plaiſt que tous les iours depuis midi iuſques à quatre heures nous allions dedans ce beau pré le long de la riuiere du Gaue, ou les arbres ſont ſi feuilluz que le ſoleil ne ſcauroit perſer l’ombre, n’y eſchauffer la freſcheur, lá aßis à noz aiſes, chacun dira quelque hiſtoire qu’il aura veuë ou bien ouy dire à quelque homme digne de foy. Au bout des dix iours aurons paracheué la centeine. Et ſi Dieu faict que noſtre labeur ſoit trouué digne des yeux des ſeigneurs & dames deſſus nommées, nous leur en ferons preſent au retour de ce voyage, vous aſſeurant qu’ils auront ce preſent ici plus agreable. Toutesfois (quoy que ie die) ſi qu’elqu’vn d’entre nous trouue choſe plus plaiſante, ie m’accorderay à ſon opinion. Mais toute la compaignie reſpondit, qu’il n’eſtoit poßible d’auoir mieulx aduiſé, & qu’il leur tardoit que le lendemain ne fuſt venu pour commencer. Ainſi paſſerent ceste iournée ioyeuſement, ramenteuant les uns aux autres ce qu’ils auoient veu de leur temps. Si tost que le matin fut venu, ſ’en allerent en la chambre de ma dame Oiſille, laquelle trouuerent deſia en ſes oraiſons : & quand ils eurent ouy vne bonne heure ſa lecon, & puis deuotement la meſſe, ſ’en allerent diſner à dix heures, & apres ſe retira chacun en ſa chambre, pour faire ce qu’il auoit à faire, & ne faillirent pas à midy de ſe trouuer au pré, ſelon leur deliberation, qui eſtoit ſi beau & plaiſant, qu’il auoit beſoing d’vn Bocace, pour le depeindre à la verité, mais vous vous contenterez que iamais n’en fut veu vn pareil. Quand l’aſſemblée fut toute aßiſe ſur l’herbe verte, ſi mole & delicate, qu’il ne leur failloit ny carreau ny tapis, Simontault commenca à dire : Qui ſera celuy de nous qui aura commandement ſur les autres ? Hircan luy reſpondit : Puis que vous auez commencé la parolle, c’eſt raiſon que vous commandiez, car au ieu nous sommes tous eſgaulx. Pleuſt à Dieu, diſt Simontault, que ie n’euſſe bien en ce monde, que de pouuoir commander à toute ceſte compaignie. A ceſte parolle Parlamente l’entendit treſ-bien, qui ſe print à touſſer : parquoy Hircan ne ſ’apperceut de la couleur qui luy montoit aux iouës, mais diſt à Simontault : commencez à dire quelque bonne choſe, & lon vous eſcoutera. Lequel conuié de toute la compaignie, ſe print à dire : Mes dames, i’ay eſté ſi mal recompensé de mes longs ſeruices, que pour me venger d’Amour, & de celle qui m’eſt ſi cruelle, ie mettray peine de faire vn recueil de tous les mauuais tours, que les femmes ont faict aux pauures hommes, & ſi ne diray rien que pure verité.

LES NOVVELLES DE LA
ROYNE DE NAVARRE.


Vne femme d’Alençon auoit deux amis, l’un pour le plaiſir, l’autre pour le profit : elle feit tuer celuy des deux, qui premier s’en apperceut, dont elle impetra remißion pour elle & ſon mary fugitif, lequel de puis pour ſauuer quelque argẽt, s’adreſſa à vn Necromancien, & fut leur entreprinſe deſcouuerte, & punie.


PREMIERE NOVVELLE.



En la ville d’Alençon du viuant du Duc Charles dernier Duc, y auoit vn procureur nõmé ſainct Aignan, qui auoit eſpouſé vne gentil-femme du pays, plus belle, que vertueuſe : laquelle pour ſa beauté & legereté, fut fort pourſuyuie d’vn prelat d’Egliſe, duquel ie tairay le nom pour la reuerence de l’eſtat. Qui pour paruenir à ſes fins, entretint ſi bien le mary, que non ſeulemẽt il ne ſ’apperceut du vice de ſa femme, & du prelat, mais qui plus eſt, luy feiſt oublier l’affectiõ qu’il auoit touſiours euë au ſeruice de ſes maiſtre & maiſtreſſe. En ſorte que d’vn loyal ſeruiteur, deuint ſi contraire à eux, qu’il chercha à la fin des inuocations pour faire mourir la Ducheſſe. Or veſquit longuement ce prelat auec ceſte malheureuſe femme, laquelle luy obeiſſoit plus par auarice, que par amour, & auſsi que ſon mary la ſollicitoit de l’entretenir. Mais il y auoit vn ieune homme en ladicte ville d’Alençon fils du lieutenant general, lequel elle aimoit ſi fort, qu’elle en eſtoit demy enragée. Et ſouuent ſ’aidoit de ce prelat pour faire donner commiſſion à ſon mari, à fin de pouuoir voir à ſon aiſe le fils du lieutenant de la ville. Ceſte façon de faire dura ſi long temps, qu’elle auoit pour ſon profit le prelat, & pour ſon plaiſir ledict fils du lieutenant, auquel elle iuroit que toute la bonne chere qu’elle faiſoit au prelat, n’eſtoit que pour continuer la leur plus librement : Et que quelque choſe qu’il y euſt, ce dict prelat n’en auoit eu que la parolle, & qu’il pouuoit eſtre aſſeuré que iamais homme que luy, n’en auroit autre choſe. Vn iour que ſon mary s’en eſtoit allé deuers ce prelat, elle luy demanda congé d’aller aux champs, diſant que l’air de la ville luy eſtoit trop contraire. Et quand elle fut en ſa metairie, eſcriuit incontinent au fils du lieutenant, qu’il ne failliſt à la venir trouuer enuirõ dix heures du ſoir. Ce que feit le pauure ieune homme, mais à l’entrée de la porte trouua la chambriere, qui auoit accouſtumé de le faire entrer, laquelle luy diſt : mon amy, allez ailleurs, car voſtre place eſt prinſe. Et luy penſant que le mary fuſt venu, luy demanda comme tout alloit. La pauure femme ayant pitie de luy, le voyant tant beau ieune & honneſte homme, d’aimer ſi fort, & eſtre ſi peu aimé, luy declara la follie de ſa maiſtreſſe, penſant que quand il entendroit cela, il ſe chaſtiroit de l’aymer tant. Et luy compta comme le prelat n’y faiſoit que d’arriuer & eſtoit couché auec elle : choſe à quoy elle ne s’atendoit pas, car il n’y deuoit venir que le lendemain. Mais ayãt retenu chez luy ſon mary, s’eſtoit deſrobbé de nuict pour la venir voir ſecrettement. Qui fut bien deſeſperé, ce fut le fils du lieutenant, qui encores ne la pouuoit du tout croire. Et ſe cacha en vne maiſon aupres, & veilla iuſques à trois heures apres minuict, tant qu’il veit faillir le prelat dehors, non ſi bien deſguisé, qu’il ne le cogneuſt plus qu’il ne vouloit. Et en ce deſeſpoir s’en retourna à Alençon, ou bien toſt apres ſa meſchante amie alla, qui le cuidant abuſer comme elle auoit accouſtumé, vint parler à luy. Mais il luy diſt qu’elle eſtoit trop ſaincte, ayãt touché aux choſes ſacrées, pour parler à vn pecheur cõme luy, duquel la repentance eſtoit ſi grande, qu’il eſperoit bien toſt que le peché luy ſeroit pardonné. Quãd elle entendit que ſon cas eſtoit deſcouuert, & que excuſe, iurement, & promeſſe de plus n’y retourner n’y ſeruoient de rien, elle en feit la plainte à ſon prelat. Et apres auoit bien conſulté la matiere, vint ceſte femme dire à ſon mary, qu’elle ne pouuoit plus demeurer en la ville d’Alençon, pource que le fils du lieutenãt qu’elle auoit tant eſtimé de ſes amis, la pourchaſſoit inceſſamment de ſon honneur : & le pria de ſe tenir à Argentan, pour oſter toute ſuſpicion. Le mari qui ſe laiſſoit gouuerner à elle, s’y accorda. Mais ils ne furent pas longuement audict Argentan, que ceſte malheureuſe manda au fils du lieutenant, qu’il eſtoit le plus meſchant homme du monde, & qu’elle auoit bien ſceu que publiquement il auoit dict mal d’elle & du prelat, dont elle mettroit peine de l’en faire repentir. Ce ieune homme qui n’en auoit iamais parlé qu’à elle meſme, & qui craignoit d’eſtre mis en la malle grace du prelat, s’en alla à Argentan auec deux de ſes ſeruiteurs. Et trouua ſa damoiſelle à veſpres aux Iacobins, ou il ſ’en vint agenouiller aupres d’elle, & luy diſt : Madame, ie viens icy pour vous iurer deuant Dieu, que ie ne parlay iamais de voſtre honneur à perſonne du monde, qu’à vous meſmes. Vous m’auez faict vn ſi meſchant tour, que ie ne vous ay pas dict la moitié des iniures que vous meritez. Car s’il y a homme ou femme qui vueille dire que iamais i’en aye parlé ie ſuis icy venu pour le deſmentir deuant vous. Elle uoyant que beaucoup de peuple eſtoit en l’Egliſe, & qu’il eſtoit accompaigné de deux bons ſeruiteurs, ſe contraignit de parler le plus gracieuſement qu’il luy fut poſsible, luy diſant qu’elle ne faiſoit nulle doubte qu’il ne diſt verité, & qu’elle l’eſtimoit trop homme de bien pour dire mal de perſonne du monde, & encores moins d’elle, qui luy portoit tant d’amitié. Mais que ſon mari en auoit entendu quelques propos : parquoy elle le prioit, qu’il vouluſt dire deuãt luy qu’il n’en auoit point parlé, & qu’il n’en croyoit rien. Ce qu’il luy accorda tres-volontiers : & la penſant accompaigner à ſon logis, la print par deſſoubs les bras : mais elle luy diſt, qu’il ne ſeroit pas bon qu’il vint auec elle, & que ſon mari penſeroit qu’elle luy feit porter ces parolles. Et en prenant vn de ſes ſeruiteurs par la mãche de ſa robbe, luy diſt : Laiſſez moy ceſtui-cy, & incontinẽt qu’il ſera temps, ie vous enuoyray querir par luy : mais en attendant, allez vous repoſer en voſtre logis. Luy qui ne ſe doubtoit point de ſa conſpiration, s’y en alla. Elle donna à ſoupper au ſeruiteur qu’elle auoit retenu, qui luy demandoit ſouuent, quand il ſeroit temps d’aller querir ſon maiſtre. Elle luy reſpondit touſiours, qu’il viendroit aſſez toſt. Et quand il fut minuict, enuoya ſecrettement de ſes ſeruiteurs querir le ieune homme, qui ne ſe doubtant du mal qu’on luy preparoit, ſ’en alla hardimẽt en la maiſon dudict ſainct Aignan : auq̃l lieu la damoiſelle entretenoit ſon ſeruiteur, de ſorte qu’il n’en auoit qu’vn auec luy. Et quãd il fut à l’ẽtrée de la maiſon, le ſeruiteur qui le menoit, luy diſt que la damoiſelle vouloit bien parler à luy auant ſon mary, & qu’elle l’attendoit en vne chambre, ou il n’y auoit que l’vn de ſes ſeruiteurs auec elle, & qu’il ſeroit biẽ de renuoyer l’autre par la porte de deuãt. Ce qu’il feit. Et en montant vn petit degré obſcur, le procureur de ſainct Aignan, qui auoit mis des gens en embuſche dedans vne garderobbe, commença à ouyr le bruit, & en demandant qu’eſtce, luy fut dict, que c’eſtoit vn homme qui vouloit ſecrettement entrer en ſa maiſon. A l’heure vn nommé Thomas Guerin, qui faiſoit meſtier d’eſtre meurtrier, & qui pour faire ceſte execution eſtoir loüé du procureur, vint dõner tant de coups d’eſpée à ce pauure ieune hõme, que quelque defence qu’il peut faire, ne ſe peut garder qu’il ne tombaſt mort entre leurs mains. Le ſeruiteur qui parloit à la damoiſelle, luy diſt : i’ay ouy mon maiſtre qui parle en ce degré, ie m’en vois à luy. La damoiſelle le retint, & luy diſt : Ne vous ſouciez, il viendra aſſez toſt. Et peu apres oyant que ſon maiſtre diſoit : ie me meurs, ie recõmande à Dieu mon eſprit, il le voulut aller ſecourir : mais elle le retint, luy diſant ne vous ſouciez, mon mary l’a chaſtié de ſes ieuneſſes, allons voir que c’eſt. Et en s’appuiant ſur le bout du degré, demanda à ſon mary, Et puis, eſt-ce faict ? lequel luy diſt : venez y voir. A ceſte heure vous ai-ie vẽgée de celuy qui vous a tant faict de honte. Et en diſant cela donna d’vn poignart qu’il auoit dix ou douze coups dedans le ventre de celuy, que viuant il n’euſt oſé aſſaillir. Apres que l’homicide fut faict, & que les deux ſeruiteurs du treſpaſsé ſ’en furent fuiz pour en dire les nouuelles au pauure pere, penſant ledict ſainct Aignan que la choſe ne pouuoit eſtre tenuë ſecrette, regarda que les ſeruiteurs du mort ne debuoient point eſtre creuz en teſmoignage, & que perſonne en ſa maiſon n’auoit veu le faict, finõ les meurtriers, vne vieille chãbriere & vne ieune fille de quinze ans. Par quoy voulut ſecrettement prendre la vieille : mais elle trouuva façon d’eſchapper de ſes mains, & ſ’en alla en frãchiſe aux Iacobins, qui fut le plus ſeur teſmoing que lon ait eu de ce meurtre. La ieune chambriere demoura quelques iours en ſa maiſon : mais il trouua façon de la faire ſuborner par l’vn des meurtriers, & la mena à Paris au lieu public, à fin qu’elle ne fuſt plus creuë en teſmoignage. Et pour celer ſon meurtre, feit bruſler le corps du pauure treſpaſsé : & les oz qui ne furẽt conſommez par le feu, les feit mettre dedans du mortier, là ou il faiſoit baſtir en ſa maiſon. Et enuoya à la court en diligence demander ſa grace, donnant à entendre qu’il auoit pluſieurs fois defendu ſa maiſon à vn perſonnage, dont il auoit ſuſpicion qu’il pourchaſſoit le deshonneur de ſa femme. Lequel nonobſtant ſa defence eſtoit venu de nuict en lieu ſuſpect pour parler à elle. Parquoy le trouuant à l’entrée de ſa chambre plus rempli de colere que de raiſon, l’auoit tué. Mais il ne peut ſi toſt faire deſpecher ſa lettre à la chancellerie, que le Duc & la Ducheſſe ne fuſſent par le pauure pere aduertiz du cas : leſquels pour empeſcher ceſte grace, enuoyerent au chancellier. Ce malheureux voyant qu’il ne la pouuoit obtenir, s’enfuit en Angleterre, & ſa femme auec luy, & pluſieurs de ſes parents. Mais auant que partir, diſt au meurtrier qui à ſa requeſte auoit faict le coup, qu’il auoit eu lettres expreſſes du Roy, pour le prendre & faire mourir. Mais à cauſe des ſeruices qu’il luy auoit faicts, il luy vouloit ſauuer la vie. Et luy dõna dix eſcuz pour s’en aller hors du royaume : ce qu’il feit, & oncques puis ne fut trouué. Ce meurtre icy fut ſi bien verifié tant par les ſeruiteurs du treſpaſſé, que par la chãbriere qui s’eſtoit retirée aux Iacobins, & par les oz qui furent trouuez dans le mortier, que le proces fut faict & parfaict en l’abſence dudict fainct Aignan & de ſa femme, & furent iugez par contumace, condamnez tous deux à la mort, leurs biens confiſquez au prince, & quinze cens eſcuz au pere pour les fraiz du proces. Ledict ſainct Aignan eſtant en Angleterre, voyant que par la iuſtice il eſtoit mort en France, feit tant par ſon ſeruice enuers pluſieurs grands ſeigneurs, & par la faueur des parents de ſa femme, que le Roy d’Angleterre, feit requeſte au Roy de luy vouloir donner ſa grace, & le remettre en ſes biens & honneurs. Mais le Roy ayant entendu le vilain & enorme cas, enuoya le proces au Roy d’Angleterre, le priant de regarder ſi c’eſtoit cas qui meritaſt grace, & luy diſant que le Duc d’Alençon auoit ſeul ce priuilege en ſon royaume de donner grace en ſa duché. Mais pour toutes ſes excuſes n’appaiſa point le Roy d’Angleterre, lequel le pourchaſſa ſi treſinſtamment, qu’à la fin le procureur l’eut à ſa requeſte, & retourna en ſa maiſon. Or pour acheuer ſa meſchanceté, s’accointa d’vn inuocateur nommé Gallery, eſperant que par ſon art il ſeroit exempt de payer leſdicts quinze cens eſcuz, qu’il deuoit au pere du treſpaſſé. Et pour ce faire s’en allerent à Paris deſguiſez, ſa femme & lui. Et voyãt ſa dicte femme qu’il eſtoit ſi longuement enfermé en vne chambre auecques le dict Gallery & qu’il ne luy diſoit point la raiſon pourquoy, vn matin elle l’eſpia, & veit que ledict Gallery luy monſtroit cinq images de bois, dont les trois auoient les mains pendantes, & les deux leuées contremont. Et parlant au procureur, luy diſoit : il nous fault faire de telles images de cire que ceux-cy, & celles qui auront les bras pendans, ſeront ceux que nous ferõs mourir. Et ceux qui les eſleuent, ſeront ceux que qui voudrons auoir la bonne grace & amour. Et le procureur diſoit : ceſte cy ſera pour le Roy, de qui ie veux eſtre aymé, & ceſte cy pour monſieur le chancelier d’Alençon Brinon. Gallery luy diſt : Il fault mettre les images ſoubs l’autel ou ils oyront leur meſſe, auecques des parolles, que ie vous feray dire à l’heure. Et en parlant de celles qui auoient les bras baiſſez, diſt le procureur que l’vne eſtoit pour maiſtre Gilles du Meſnil pere du treſpaſsé. Car il ſçauoit bien, que tant qu’il viuroit, il ne ceſſeroit de le pourſuyre. Et vne des femmes qui auoient les mains pendantes, eſtoit pour ma dame la Ducheſſe d’Alençon ſœur du Roy, parce qu’elle aimoit tant ce vieil ſeruiteur du Meſnil, & auoit en tant d’autres choſes cogneu la meſchanceté du procureur, que ſi elle ne mouroit, il ne pourroit viure. La ſeconde femme ayant les bras pendans, eſtoit pour la femme, laquelle eſtoit cauſe de tout ſon mal, & ſe tenoit ſeur que iamais n’amẽderoit ſa meſchante vie. Quand ſa femme qui voioit tout par le pertuis de la porte, entendit qu’il la mettoit au reng des treſpaſſez, ſe penſa qu’elle luy enuiroit le premier. Et faignant d’aller emprunter de l’argent, à vn ſien oncle, maiſtre des requeſtes, dudict Duc d’Alançon, luy va compter ce qu’elle avoit veu & oy de ſon mari. Ledict oncle, comme bon vieillard ſeruiteur, s’en alla au chancellier d’Alençon, & luy compta toute l’hiſtoire. Et pource que le Duc & la Ducheſſe d’Alençon n’eſtoient point ce iour à la court, ledict chancelier alla compter ce cas eſtrange à ma dame la regente mere du Roy, & à la Ducheſſe, qui ſoudainement enuoya querir le preuoſt de Paris nommé la Barre, lequel feiſt ſi bonne diligence, qu’il print le procureur & Gallery ſon inuocateur, leſquels ſans gehenne & contraincte, confeſſerent librement la debte, & fut leur proces faict & rapporté au roy. Quelques vns voulans ſauuer leur vie, luy dirent qu’ils ne cherchoient que ſa bonne grace en leurs enchantements. Mais le Roy ayant la vie de ſa ſœur auſsi chere que la ſienne, commanda que lon donnaſt la ſentence telle, que s’ils l’euſſent attenté à ſa perſonne propre ! Toutesfois ſa ſœur la Ducheſſe d’Alençon, le ſupplia que la vie fuſt ſauuée audict procureur, & de commuer ſa mort en quelque autre griefue peine corporelle. Ce qui luy fut octroyé, & furent luy & Gallery enuoyez à Marſeille aux galleres de ſainct Blanquart, ou ils finerent leurs iours en grande captiuité, & eurent loiſir de recongnoiſtre la grauité de leurs pechez. Et la mauuaiſe femme en l’abſence de ſon mari, continua ſon peché plus que iamais, & mourut miſerablement.

Ie vous ſupplie, mes dames, regardez quel mal il vient pour vne meſchante femme, combien de maulx ſe feirent par le peché de ceſte cy. Vous trouuerez que depuis que Eue feit pecher Adam, toutes les femmes ont prins poſſeſsion de tourmenter, tuer, & damner les hommes. Quand eſt de moy i’en ay tant experimenté la cruaulté, que ie ne penſe iamais mourir que par le deſeſpoir enquoy vne m’a mis. Et ſuis encores ſi fol que fault que ie confeſſe que ceſt enfer lá, m’eſt plus plaiſant venãt de ſa main, que le paradis donné de celle d’vn autre. Parlamente faignant n’entendre point que ce fuſt pour elle qu’il tenoit tels propos, luy diſt : Puis que l’enfer eſt auſsi plaiſant que vous dictes, vous ne debuez point craindre le diable qui vous y a mis. Mais il luy reſpondit en colere : Si mon diable deuenoit auſsi noir quil m’a eſté mauuais, il feroit autãt de peur à la cõpaignie, que ie prends plaiſir à le regarder. Mais le feu de l’amour me faict oublier celuy de ceſt enfer. Et pour n’en parler plus auãt, ie donne ma voix à madame Oiſile, eſtãt ſeur, que ſi elle vouloit dire des femmes, ce qu’elle en ſçait, elle fauoriſeroit mon opinion. A l’heure toute la compaignie ſe tourna vers elle, la priant vouloir commencer : ce qu’elle accepta & en riant commença à dire : Il me ſemble, mes dames, que celuy qui m’a donné ſa voix, a tant dict de mal des femmes par vne hiſtoire veritable d’vne malheureuſe, que ie doibs rememorer tous mes vieux ans pour en trouuer vne, dont la vertu puiſſe deſmentir ſa mauuaiſe opinion. Et pource qu’il m’en eſt venuë vne au deuant digne de n’eſtre miſe en oubli, ie la vous vay compter.



Piteuſe & chaſte mort de la femme d’vn des muletiers,
de la Royne de Nauarre.


NOVVELLE DEVXIESME.



En la ville d’Amboiſe y auoit vn muletier qui ſeruoit la Royne de Nauarre, ſœur du Roy François premier de ce nom, laquelle eſtoit à Blois acouchée d’vn fils, auquel, lieu eſtoit allé ledict muletier pour eſtre payé de ſon quartier, & ſa femme demoura audict Amboiſe logée de lá les ponts. Or y auoit il longtemps, qu’vn varlet de ſon mary l’aimoit ſi deſeſperement, qu’vn iour il ne ſe peut tenir de luy en parler : mais elle qui eſtoit vraye femme de bien, le print ſi aigrement, le menaſſant de le faire battre & chaſſer par ſon mary, que depuis il ne luy en oſa tenir propos, ne faire ſemblant. Et garda ce feu couuert en ſon cueur iuſques au iour que ſon maiſtre fut allé dehors, & ſa maiſtreſſe à veſpres à ſainct Florẽtin, Eglise du chaſteau fort loing de la maiſon. Eſtant demeuré ſeul, luy vint en fantaſie de pouuoir auoir par force ce que par nulle priere & ſeruice n’auoit peu acquerir. Et rompit vn aiz qui eſtoit entre la chambre de ſa maiſtreſſe, & celle ou il couchoit. Mais à cauſe, que le rideau tãt du lict de ſa maiſtreſſe, & de ſon maiſtre, que des ſeruiteus de l’autre coſté couuroit les murailles, ſi bien que lon ne pouuoit veoir l’ouuerture qu’il auoit faicte, ne fut point ſa malice apperceuë, iuſques à ce que ſa maiſtreſſe fut couchée auec vne petite garſe d’vnze à douze ans. Ainſi que la pauure femme eſtoit à ſon premier ſommeil, entra ce varlet par ledict aiz qu’il auoit rompu dedãs ſon lict tout en chemiſe, l’eſpée nuë en ſa main. Mais auſsi toſt qu’elle le ſentit pres d’elle, ſaillie dehors du lict en luy faiſant toutes les remonſtrances, qu’il fut poſsible à femme de bien de luy faire. Et luy qui n’auoit amour que beſtial, & qui euſt mieux entendu le langage des mulets, que ſes honneſtes raiſons, ſe monſtra plus beſtial que les beſtes, auec leſquelles il auoit eſté long temps. Car en voyant qu’elle couroit ſi toſt à l’entour d’vne table, qu’il ne la pouuoit prendre, & auſsi qu’elle eſtoit ſi forte, que par deux fois elle s’eſtoit deffaicte de luy, deſeſperé de iamais ne la pouuoir auoir viue, luy donna vn grãd coup d’eſpée par les rains, penſant que ſi la peur & la force ne l’auoient peu faire rendre, la douleur le feroit. Mais ce fut au contraire. Car tout ainſi, qu’vn bõ gendarme voyãt ſon ſang eſt plus eſchauffé à ſe venger de ſes ennemis, & à acquerir honneur : ainſi ſon chaſte cueur ſe renforça doublement à courir & fuir des mains de ce malheureux, en luy tenant les meilleurs propos qu’elle pouuoit, pour cuider par quelque moyẽ le reduire à recognoiſtre ſes faultes. Mais il eſtoit ſi embraſé de fureur, qu’il n’y auoit en luy lieu pour receuoir nul bon conſeil, & luy donna encores pluſieurs coups. Pour leſquels euiter, tant que les iambes la peurent porter couroit touſiours. Et quand à force de perdre ſon ſang, elle ſentit qu’elle aprochoit de la mort, leuãt les yeux au ciel, & ioignant les mains, rendit graces à ſon Dieu, lequel elle nommoit ſa force, ſa vertu, ſa patience & chaſteté, luy ſuppliant prendre en gré le ſang, qui pour ſon commandement eſtoit reſpandu en la reuerence de celuy de ſon fils, auquel elle croyoit fermement tous ſes pechez eſtre lauez, & effacez de la memoire de ſon ire. Et en diſant : Seigneur receuez l’ame qui par voſtre bonté a eſté racheptée, tomba en terre ſur le viſage, ou ce meſchant luy donna pluſieurs coups. Et apres qu’elle eut perdu la parolle, & la force du corps, ce malheureux print par force celle qui n’auoit plus de defence en elle. Et quand il eut ſatisfaict à ſa meſchante concupiſcence, s’enfuit ſi haſtiuement, que iamais depuis quelque pourſuitte que lon en ait faicte, n’a peu eſtre retrouué. La ieune fille qui eſtoit couchée auec la muletiere, pour la peur qu’elle auoit euë, s’eſtoit cachée ſoubs le lict. Mais voyant que l’homme eſtoit dehors, vint à ſa maiſtreſſe, & la trouua ſans parolle ne mouuement, & cria par la feneſtre aux voiſins pour la venir ſecourir. Et ceux qui l’aimoient & eſtimoient autant, que femme de la ville, vindrent incontinẽt à elle, & amenerent auec eux des cirurgiens, leſquels trouuerent qu’elle auoit vingt-cinq playes mortelles ſur ſon corps, & feirent ce qu’ils peurent pour luy aider, mais il leur fut impoſſible. Toutesfois elle languit encores vne heure ſans parler, faiſant ſigne des yeux & des mains, enquoy elle monſtroit n’auoir perdu l’entendement. Eſtant interrogée par vn homme d’Egliſe de la foy en quoy elle mouroit & de ſon ſalut, reſpondit par ſignes ſi euidens, que la parolle n’euſt ſceu mieux monſtrer, que ſa confiãce eſtoit en la mort de Ieſus Chriſt, lequel elle eſperoit voir en ſa cité celeſte : Et ainſi auec vn viſage ioyeux, les yeux eſleuez au ciel, rẽdit ce chaſte corps à la terre, & l’ame à ſon createur. Et ſi toſt qu’elle fut leuée & enſeuelie, ſon corps mis à ſa porte, attendant la compaignie pour ſon enterrement arriua ſon pauure mary, que veit premier le corps de ſa femme mort deuant ſa maiſon, qu’il n’en auoit ſceu les nouuelles. Et enquis de l’occaſion, eut double raiſon de faire dueil. Ce qu’il feit de telle ſorte, qu’il y cuida laiſſer la vie. Ainſi fut enterrée ceſte martire de chaſteté, en l’egliſe ſainct Florentin : ou toutes les femmes de bien de la ville ne faillirent de faire leur deuoir de l’accompaigner & honorer autant qu’il eſtoit poſsible, ſe tenantes bien heureuſes, d’eſtre de la ville, ou vne femme ſi vertueuſe auoit eſté trouuée. Les folles & legeres voyans l’honneur que lon faiſoit à ce corps ; ſe delibererent de changer leur vie en mieux.

Voilà, mes dames, vne hiſtoire veritable, qui doibt bien augmenter le cueur à garder ceſte belle vertu de chaſteté. Et nous qui ſommes de bonne maiſon, deburions nous point mourir de bonté, de ſentir en noſtre cueur la mondanité, pour laquelle euiter, vne pauure muletiere n’a point craint vne ſi cruelle mort ? Las ! Telle s’eſtime ferme de biẽ, qui n’a pas encores ſceu comme ceſte-cy a reſiſté iuſques au ſang. Parquoy ſe fault humilier. Car les graces de Dieu ne ſe donnent point aux hommes, pour leur nobleſſe ou richeſſes, mais ſelon qu’il plaiſt à ſa bonté, qui n’eſt point accepteur de perſonne, lequel eſlit ce qu’il veult. Car ce qu’il a eſleu, l’honore de ſes vertuz, & le couronne de ſa gloire. Et ſouuent eſlit choſes baſſes, pour confondre celles que le monde eſtime haultes & honorables. Comme luy meſme dict, ne nous reſiouïſſons point en noz vertuz : mais en ce que nous ſommes eſcriptz au liure de vie. Il n’y eut dame en la compaignie, qui n’eut la larme à l’œil, pour la compaſſion de la piteuſe & glorieuſe mort de ceſte muletiere. Chacune penſoit en elle meſme, que ſi la fortune leur aduenoit pareille, elle mettroit peine de l’enſuiure en ſon martyre. Et voyant ma dame Oiſille, que le temps ſe perdoit parmy les louanges de ceſte treſpaſſée, diſt à Saffredant. Si vous ne dictes quelque choſe pour faire rire la compaignie, ie ne ſçay nulle d’entre nous, qui puiſſe oublier la faulte que i’ay faicte de la faire pleurer : parquoy ie vous donne ma voix. Saffredant qui euſt bien deſiré dire quelque choſe de bon, & qui euſt eſté aggreable à la compaignie, & ſur toutes à vne, diſt que lon luy faiſoit tort, veu qu’il y en auoit de plus anciens experimentez que luy, qui debuoient parler les premiers : Mais puis que ſon ſort eſtoit tel, il aimoit mieulx ſ’en depeſcher. Car plus yen auoit de bien parlans, & plus ſon compte ſeroit trouué mauuais.



Vn Roy de Naples abuſant de la femme d’vn gentil-homme, porte enfin luy meſme les cornes.


NOVVELLE TROISIESME.



Povr ce, mes dames (diſt Saffredant) que ie me ſuis ſouuent ſouhaitté compaignon de la fortune de celuy dont ie vous veulx faire le compte : Ie vous diray qu’en la ville de Naples, du temps du Roy Alfonce, duquel la laſciueté eſtoit le ſeptre de ſon royaume, y auoit vn gentil homme tant honneſte, beau, & agreable, que pour ſes perfections vn vieil gentil-homme luy donna ſa fille, laquelle en beauté & bonne grace ne deuoit rien à ſon mary. L’amitié fut grande entre eulx deux, iuſques à vn carneual, que le Roy alla en maſque parmy les maiſons, ou chacun ſ’efforçoit de luy faire le meilleur recueil qu’il pouuoit. Et quand il vint en celle de ce gentil-hõme, fut traicté trop mieulx qu’en nul autre lieu, tant de confitures, que de chantres de muſique, & de la plus belle femme que le Roy euſt veuë à ſon gré. Et à la fin du feſtin diſt vne chanſon auec ſon mary, d’vne ſi bonne grace, que ſa beauté en augmentoit. Le Roy voyant tant de perfections en vn corps : ne print pas tant de plaiſir aux deux accords de ſon mary ne d’elle, qu’il feit à penſer cõme il les pourroit rompre. Et la difficulté qu’il en faiſoit, eſtoit la grande amitié qu’il veoit entre eulx deux : parquoy il porta en ſon cueur ceſte paſsion la plus couuerte qu’il luy fut poſsible. Mais pour la ſoulager en partie, faiſoit faire feſtins à tous les ſeigneurs & dames de Naples, ou le gentil-homme & ſa femme n’eſtoient oubliez. Et pource que l’homme croit volontiers ce qu’il voit, il luy ſembloit que les yeulx de ceſte dame luy promettoient quelque biẽ aduenir, ſi la preſence du mary n’y donnoit empeſchement. Et pour eſſayer ſi ſa penſée eſtoit veritable, donna vne commiſsion au mary de faire voyage à Rome, pour quinze iours ou trois ſemaines. Et ſi toſt qu’il fut dehors, ſa femme qui ne l’auoit encores loing perdu de veuë, en feit vn fort grand dueil, dont elle fut reconfortée par le Roy, le plus ſouuẽt qu’il luy fut poſsible, par ſes doulces perſuaſiõs, par preſens, & par dons. De ſorte qu’elle fut non ſeulement conſolée, mais contente de l’abſence de ſon mary. Et auant les trois ſepmaines qu’il deuoit eſtre de retour, fut ſi amoureuſe du Roy, qu’elle eſtoit auſsi ennuyée du retour de ſon mary, qu’elle auoit eſté de ſon allée. Et pour ne perdre la preſence du Roy, accorderent enſemble que quand le mary iroit en ſes maiſons aux champs, elle le feroit ſçauoir au Roy, lequel la pourroit ſeurement aller voir, & ſi ſecrettement, que l’homme (qu’elle craignoit plus que la conſcience) n’en ſeroit point bleſſé. En ceſte eſperance là ſe tint fort ioyeuſe ceſte dame. Et quand ſon mary arriua luy feit ſi bon recueil, que combien qu’il euſt entendu qu’en ſon abſence le Roy la cheriſſoit, ſi n’en peut il rien croire. Mais par longueur de temps ce feu tant difficille à couurir, commença peu à peu à ſe monſtrer, en ſorte que le mary ſe douta bien fort de la verité, & feit ſi bon guet qu’il en fut preſque aſſeuré. Mais pour la crainte qu’il auoit, que celuy qui luy faiſoit iniure ne luy feiſt pis ſ’il en faiſoit ſemblant, ſe delibera de le diſsimuler : car il eſtimoit mieulx viure auec quelque faſcherie, que de hazarder ſa vie pour vne femme, qui n’auoit point d’amour. Toutesfois en ce deſpit penſa de rendre la pareille au Roy, ſ’il luy eſtoit poſsible. Et ſçachant que ſouuẽt le deſpit faict faire à vne femme plus que l’amour, principalement à celles qui ont le cueur grand & honorable, print la hardieſſe vn iour en parlant à la Royne, de luy dire, qu’il auoit grande pitié de ce qu’elle n’eſtoit autrement aymée du Roy ſon mary. La Royne qui auoit ouy parler de l’amitié du Roy & de ſa femme, ie ne puis pas (dict elle) auoir l’honneur & le plaiſir enſemble : Ie ſçay bien que i’ay l’honneur dont vne reçoit le plaiſir : auſsi celle qui a le plaiſir, n’a pas l’hõneur que i’ay. Luy qui entendoit bien pour qui ces parolles eſtoient dictes, luy reſpondit : Ma dame l’honneur eſt né auec vous : car vous eſtes de ſi bõne maiſon, que pour eſtre Royne ou Emperiere ne ſçauriez augmenter voſtre nobleſſe : mais voſtre beauté, grace, & honneſteté a tant merité de plaiſir, que celle qui vous en oſte ce qu’il vous en appartient, ſe faict plus de tort qu’à vous. Car pour vne gloire, qui luy tourne à honte, elle pert autant de plaiſir, que vous ou dame de ce royaume ſçauriez auoir. Et vous puis dire, ma dame, que ſi le Roy auoit mis ſa couronne hors de deſſus ſa teſte, ie penſe qu’il n’auroit nul aduantage ſur moy de contenter vne dame. Eſtant ſeur que pour ſatisfaire à vne ſi honneſte perſonne que vous, il deuroit vouloir auoir changé ſa complexion à la mienne. La Royne en riant luy reſpondit : Combien que le Roy ſoit de plus delicate complexion que vous, ſi eſt-ce que l’amour qu’il me porte me cõtente tant, que ie la prefere à toute autre choſe. Le gentilhomme luy diſt : Ma dame, ſ’il eſtoit ainſi, vous ne me feriez point de pitié : car ie ſçay bien que l’honneſte amour de voſtre cueur vous rendroit tel contentemẽt, ſ’il trouuoit en celuy du Roy pareil amour : mais Dieu vous en a bien gardée, à fin que ne trouuant en luy ce que vous demandez, vous n’en feiſsiez votre Dieu en terre. Ie vous confeſſe (diſt la Royne) que l’amour que ie luy porte eſt ſi grand, qu’en nul autre cueur qu’au mien ne ſe peult trouuer ſemblable. Pardonnez moy ma dame (luy diſt le gẽtil-homme) vous n’auez pas bien fondé l’amour de tous les cueurs : car ie vous oſe bien dire, que tel vous aime, de qui l’amour eſt ſi grãd & importable, que la voſtre aupres de la ſienne ne ſe monſtreroit rien. Et d’autant qu’il veoit l’amour du Roy faillie en vous, la ſienne croiſt & augmente de telle ſorte, que ſi vous l’auez pour agreable, vous ſerez recompenſée de toutes voz pertes. La Royne commença tant par ſes parolles, que par ſa contenance à recognoiſtre, que ce qu’il diſoit procedoit du fond du cueur : & va rememorer, que long temps y auoit qu’il cherchoit de luy faire ſeruice, par telle affection qu’il en eſtoit deuenu melancolique : ce qu’elle auoit auparauant penſé venir à l’occaſion de ſa femme : mais maintenant croit elle fermement, que c’eſtoit pour l’amour d’elle. Et auſsi la vertu d’amour, qui ſe faict ſentir quand elle n’est feincte, la rendit certaine de ce qui eſtoit caché à tout le monde. Et en regardant le gentil-homme, qui eſtoit trop plus amiable que ſon mary, voyant qu’il eſtoit delaiſſé de ſa femme, comme elle du Roy, preſſée de deſpit & ialouſie de ſon mary, & incitée de l’amour du gentilhomme, commença à dire la larme à l’œil, & ſouſpirant : O mon Dieu : fault il que la vengeance gaigne ſur moy ce que nul amour n’a peu faire ? Le gentil-homme bien entendant ce propos luy reſpondit : Ma dame, la vengeance eſt doulce de celuy, qui au lieu de tuer l’ennemy, donne vie à vn parfaict amy. Il me ſemble qu’il eſt temps que la verité vous oſte la ſotte amour que vous portez à celuy qui ne vous aime point : et l’amour iuſte & raiſonnable chaſſe hors de vous la crainte, qui iamais ne peult demeurer en vn cueur grãd & vertueux. Or ſus, madame, mettons à part la grandeur de voſtre eſtat, & regardons que nous ſommes l’homme & la femme de ce monde les plus mocquez & trahis de ceulx que nous auons plus parfaictement aimez. Reuenchons nous, madame, non tant pour leur rendre ce qu’ils meritent, que pour ſatisfaire à l’amour, qui de mon coſté ne ſe peult plus porter ſans mourir. Et ie penſe, que ſi n’auez le cueur plus dur que nul caillou, ou diamant, il eſt impoſsible que vous ne ſentiez quelque eſtincelle du feu, qui croiſt tant plus que ie le veulx diſsimuler. Et ſi la pitié de moy, qui meurs pour l’amour de vous, ne vous incite à m’aimer, au moins celle de vous meſmes vous y doibt contraindre, qui eſtant ſi parfaicte meritez auoir les cueurs de tous les honneſtes hõmes du monde : & eſtes deſpriſée & delaiſſée de celuy pour qui vous auez dedaigné tous les autres. La Royne oyãt ces parolles, fut ſi trãſportée, que de peur de monſtrer par ſa contenance le troublemẽt de ſon eſprit, & ſ’appuiant ſur le bras du gẽtil-homme ſ’en alla en vn iardin pres ſa chambre, ou longuement ſe promena, ſans luy pouuoir dire mot. Mais le gentil-homme la voyãt demy vaincue, quãd il fut au bout de l’allée ou nul ne les pouuoit veoir, luy declara par effect l’amour que ſi long tẽps il luy auoit celée. Et ſe trouuans tous deux d’vn conſentement iouërent la vengeance, dont la paſsion auoit eſté importable. Et lá delibererent que toutes les fois que ſon mary iroit en ſon village, & le Roy de ſon chaſteau à la ville, il retourneroit au chaſteau vers la Royne. Ainſi trompans les trompeurs, ſeroient quatre participans au plaiſir que deux cuidoient tous ſeuls auoir. L’accord faict ſ’en retournerent, la dame en ſa chambre, & le gentil-homme en ſa maiſon, auec tel contentement qu’ils auoient oublié tous leurs ennuiz paſſez. Et le crainte que chacun d’eux auoit de l’aſſemblée du Roy & de la damoiſelle eſtoit tournée en deſir, qui faisoit aller le gentil-homme plus ſouuẽt qu’il n’auoit accouſtumé en ſon village, qui n’eſtoit qu’à demie lieuë. Et ſi toſt que le Roy le ſçauoit, ne failloit d’aller veoir la damoiſelle : & le gentil-homme la nuict venuë alloit au chaſteau deuers la Royne, faire l’office de lieutenant de Roy, ſi ſecrettemẽt que iamais perſonne ne ſ’en apperceut. Ceſte vie dura bien longuement : mais le Roy pour eſtre perſonne publique, ne pouuoit ſi bien diſsimuler ſon amour, que tout le monde ne ſ’en apperceuſt : & auoient tous les gens de bien grand pitié du gentil-homme : car pluſieurs mauuais garſons luy faiſoient des cornets par derriere, en ſigne de mocquerie, dont il ſ’en apperceuoit bien. Mais ceſte mocquerie luy plaiſoit tant, qu’il eſtimoit autant les cornes, que la couronne du Roy : lequel auec la femme du gentil-homme ne ſe peut vn iour tenir (voyant vne teſte de cerf, qui eſtoit eſleuée en maiſon du gentil-homme) de ſe prendre à rire deuant luy meſme, en diſant que ceſte teſte eſtoit bien ſeante en ceſte maiſon. Le gentil-homme qui n’auoit le cueur moins bon que luy, va faire eſcrire ſur ceſte teſte : Io porto le corna, ciaſcun lo vede, ma tal le porta chi no lo crede. Le Roy retournant en ſa maiſon, qui trouuva ceſt eſcriteau nouuellemẽt eſcrit, en demanda au gentil-homme la ſignification, lequel luy diſt : Si le ſecret du Roy eſt caché au cerf, ce n’eſt pas raiſon que celuy du cerf ſoit declaré au Roy. Mais contentez vous, que tous ceulx qui portent cornes n’ont pas le bonnet hors de la teſte : car elles ſont ſi doulces qu’elle ne deſcoiffent perſonne, & celuy les porte plus legierement, qui ne les cuide pas auoir. Le Roy cogneut bien par ces parolles, qu’il ſçauoit bien quelque choſe de ſon affaire : mais iamais n’euſt ſoupçonné l’amitié de la Royne & de luy. Car tant plus la Royne eſtoit contente de la vie de ſon mary, & plus faignoit d’en eſtre marrie. Parquoy veſquirent longuement d’vn coſté & d’autre en ceſt amitié, iuſques à ce que la vieilleſſe y meiſt ordre.

Voila, mes dames, vne hiſtoire que volontiers ie vous monſtre icy par exemple, à fin que quand voz mariz vous donnerõt les cornes de cheureul, vous leur en donnez de cerf. Emarſuite commẽça à dire en riant : Saffredent, ie ſuis toute aſſeurée, que ſi vous aimiez autant qu’autres fois auez faict, vous endureriez cornes auſsi grandes qu’vn cheſne, pour en rendre vne à voſtre fantaſie : mais maintenant que les cheueux vous blanchiſſent, il eſt temps de donner treues à voz deſirs, Ma damoiſelle (diſt Saffredent) combien que l’eſperance m’en ſoit oſtée par celle que i’ayme, & la fureur par l’aage, ſi n’en ſçauroit diminuer la volonté. Mais puis que vous m’auez reprins d’vn ſi hõneſte deſir, ie vous donne ma voix à dire la quatrieſme nouuelle, à fin que nous voyons ſi par quelque exemple vous m’en pourrez deſmentir. Il eſt vray que durant ce propos vne de la compaignie ſe print bien fort à rire, ſçachant que celle qui prenoit les parolles de Saffredent à ſon aduantage, n’eſtoit pas tant aimé de luy, qu’il en euſt voulu ſouffrir cornes, honte, ou dommage. Et quand Saffredent veit que celle qui rioit l’entendoit, il s’en tint treſcontent, & ſe teut pour laiſſer dire Emarſuitte, laquelle commença ainſi : Mes dames, à fin que Saffredent & toute la compaignie congnoiſſe que toutes dames ne font pas ſemblables à la Royne, de laquelle il a parlé : & que tous les fols & hazardeux ne viennent pas à leur fin, & auſsi pour ne celer l’opinion d’une dame, qui iugea le deſpit d’auoir failly à ſon entreprinſe pire à porter que la mort, ie vous racompteray vne hiſtoire, en laquelle ie ne nommeray les perſonnes, pour ce que c’eſt de ſi freſche memoire, que i’aurois peur de deſplaire à quelques vns des parents bien proches.


Temeraire entreprinſe d’vn gentil-homme à lencontre d’vne princeſſe
de Flandres : & le dommage & honte qu’il en receut.


QVATRIESME NOVVELLE.



Il y avoit au païs de Flandres vne dame de ſi bõne maiſon, qu’il n’ẽ eſtoit point de meilleure, vefue du premier & ſecond mary, deſquels n’auoit eu nuls enfans viuants. Durant ſa viduité, ſe retira auec vn ſien frere, dont elle eſtoit fort aimée, lequel eſtoit bien grand ſeigneur, & mary d’vne fille de Roy. Ce ieune prince eſtoit fort ſubiect à ſon plaiſir, aimant la chaſſe, paſſe-temps, & dames, comme la ieuneſſe le requiert : & auoit vne femme fort faſcheuſe, à laquelle les paſſetẽps du mary ne plaiſoient point. Parquoy le ſeigneur menoit touſiours auec ſa femme ſa ſœur, qui eſtoit de ioyeuſe vie, qui eſtoit la meilleure compaignie qu’il eſtoit poſsible, toutesfois ſage, & femme de bien. Il y auoit en la maiſon de ce grand ſeigneur un gentil-homme, dont la grandeur, beauté & bonne grace paſſoit celle de tous ſes compaignons. Ce gentil-homme voyant la ſœur de ſon maiſtre, femme ioyeuſe, & qui rioit volontiers, penſa qu’il eſſaieroit ſi les propos d’vn honneſte amy luy deſplairoient, ce qu’il feit : mais il trouuva en elle reſponſe contraire à ſa contenance. Et combien que ſa reſponſe fuſt telle comme il appartenoit à vne princeſſe & vraye femme de bien : ſi eſt-ce que le voyant tant beau & honneſte comme il eſtoit, elle luy pardonna aiſément ſa grande audace, & monſtroit bien qu’elle ne prenoit point à deſplaiſir, quand il parloit à elle, luy diſant neãtmoins qu’il ne tint plus de tels propos : ce qu’il luy promiſt pour ne perdre l’aiſe & honneur qu’il auoit de l’entretenir. Toutesfois à la longue augmenta ſi fort ſon affection, qu’il oublia la promeſſe qu’il luy auoit faicte, non qu’il entreprint de ſe hazarder par parolles, car il auoit trop contre ſon gré experimenté les ſages reſponſes qu’elle ſçauoit faire. Mais il ſe penſa que s’il la pouuoit trouuer en lieu à ſon aduãtage, qu’elle (qui eſtoit vefue, ieune, & en bon point, & de fort bonne complexion) prendroit poſsible pitié de luy & d’elle enſemble. Pour venir à ſes fins, diſt à ſon maiſtre qu’il auoit aupres de ſa maiſon fort belle chaſſe, & que s’il luy plaiſoit d’y aller prendre trois ou quatre cerfs au moys de May, il n’auoit point veu plus beau paſſetemps. Le ſeigneur tãt pour l’amour qu’il portoit à ce gẽtil-homme, que pour le plaiſir de la chaſſe, luy octroya ſa requeſte, & alla en ſa maiſon qui eſtoit belle & bien en ordre, cõme du plus riche gentil-hõme, qui fuſt au païs. Et logea le ſeigneur & la dame en vn corps de maiſon, & en l’autre vis à vis, celle qu’il aimoit mieux que luy-meſme. La chambre eſtoit ſi bien tapiſſée, accouſtrée par le hault, & ſi bien n’attée, qu’il eſtoit impoſsible de s’apperceuoir d’vne trappe qui eſtoit en la ruelle de ſon lict, laquelle deſcẽdoit en celle ou logeoit ſa mere, qui eſtoit vne vieille dame vn peu caterreuſe. Et pource qu’elle auoit la toux, craignant faire bruit à la princeſſe qui logeroit ſur elle, changea de chambre à celle de ſon fils, & tous les ſoirs ceſte vieille portoit des confitures à la princeſſe pour ſa collation : à quoy aſsiſtoit le gentil-homme, qui (pour eſtre fort aimé & priué de ſon frere) n’eſtoit refusé d’eſtre à ſon habiller & deshabiller, ou touſiours il voyoit occaſion d’augmenter ſon affection. En ſorte qu’vn ſoir apres qu’il eut faict veiller ceſte princeſſe ſi tard, que le ſommeil qu’elle auoit le chaſſa de ſa chambre, s’en alla en la ſienne. Et quand il eut prins la plus gorgiaſe & parfumée chemiſe qu’il euſt, & vn bonnet de nuict, tant bien accouſtré qu’il n’y falloit rien, luy ſembla bien (en ſe mirant) qu’il n’y euſt dame en ce monde qui ſceuſt refuſer ſa beauté & bonne grace. Parquoy ſe promettant en luy-meſme heureuſe iſſuë de ſon entreprinſe, s’en alla mettre en ſon lict, ou il n’eſperoit lõg ſeiour, pour le deſir & ſur l’eſpoir qu’il auoit d’en acquerir vn plus honorable & plaiſant. Et ſi toſt qu’il eut enuoyé tous ſes gens dehors, ſe leua pour fermer la porte apres eux, & lõguement eſcouta ſi en la chambre de la princeſſe, qui eſtoit deſſus, y auoit aucun bruit. Et quand il ſe peut aſſeurer que tout eſtoit en repos, il voulut commencer ſon doux trauail, & peu à peu abbatit la trappe, qui eſtoit ſi bien faicte & accouſtrée de drap, qu’il ne feit vn ſeul bruit, & par lá mõta en la chambre & ruelle du lict de la dame, qui commençoit à dormir à l’heure, ſans auoir regard à l’obligation qu’il auoit à ſa maiſtreſſe, ny à la maiſon dont eſtoit la dame, ſans luy demander congé ne faire la reuerence, ſe coucha aupres d’elle, qui le ſentit pluſtoſt entre ſes bras, qu’elle n’apperceut ſa venuë. Mais elle qui eſtoit forte ſe defeit de ſes mains, & en luy demandant qui il eſtoit, ſe meit à le frapper, mordre, & eſgratigner : de ſorte qu’il fut contrainct pour la peur qu’il eut qu’elle appellaſt, luy fermer la bouche de la couuerture, ce qu’il luy fut impoſsible de faire. Car quand elle veit quil n’eſpargnoit rien de toutes ſes forces pout luy faire honte, elle n’eſpargna rien des ſiennes pour l’en garder : & appella tant qu’elle peut ſa dame d’honneur, qui couchoit en ſa chambre, ancienne & ſage femme, autant qu’il en eſtoit point : laquelle tout en chemiſe courut à ſa maiſtreſſe. Et quand le gentil-homme veit qu’il eſtoit deſcouuert, eut ſi grand peur d’eſtre congneu de la dame, que le pluſtoſt qu’il peut deſcendit par ſa trappe, & autant qu’il auoit de deſir & aſſeurance d’eſtre bien venu, autant il eſtoit deſeſperé de s’en retourner en ſi mauuais eſtat. Il trouua ſon miroër & ſa chandelle ſur ſa table, & regarda ſon viſage tout ſanglant d’eſgratigneures & de morſures, qu’elle luy auoit faictes, dont le ſang ſailloit ſur ſa belle chemiſe, qui eſtoit plus ſanglante que dorée, commença à dire : O beauté ! tu as maintenant loyer de ton merite, car par ta vaine promeſſe, i’ay entrepris vne choſe impoſsible, & qui peut eſtre au lieu d’augmenter mon contentement, eſt redoublement de mon malheur. Eſtant aſſeuré que ſi elle fait que contre la promeſſe que ie luy ay faicte, i’ay entreprins ceſte follie, ie perdray l’honneſte & commune frequentation que i’ay plus que nul autre auec elle. Ce que ma gloire, beauté, & bonne grace ont bien deſerui, ie ne le deuois pas cacher en tenebres. Pour gaigner l’amour de ſon cueur, ie ne deuois pas eſſayer à prendre par force ſon chaſte corps : mais deuois par vn ſeruice & humble patience, attendre qu’amour fuſt victorieux : pource que ſans luy n’ont pouuoir toute la vertu & puiſſance de l’homme. Ainſi paſſa la nuit en tels pleurs, regrets & douleurs, qui ne ſe peuuent racompter. Et au matin voyant ſon viſage tout deſchiré, feit ſemblant d’eſtre fort malade, & de ne pouuoir veoir la lumiere, iuſques à ce que la compaignie fuſt hors de ſa maiſon. La dame, qui eſtoit demeurée victorieuſe, ſcachãt qu’il n’y auoit homme à la court de ſon frere, qui euſt oſé faire vne ſi meſchante entreprinſe que celuy qui auoit eu la hardieſſe de luy declarer ſon amour, s’aſſeura que c’eſtoit ſon hoſte. Et quãt elle eut cherché auec ſa dame d’honneur les endroicts de la chambre pour trouuer qui ſe pouuoit eſtre, & qu’il ne luy fut pofsible, elle luy diſt par grand colere : Aſſeurez vous que ce ne peult eſtre autre que le ſeigneur de ceans : & que le matin ie feray en ſorte vers mon frere, que ſa teſte ſera teſmoing de ma chaſteté. Et la dame d’honneur la voyant ainſi, luy diſt : Ma dame, ie ſuis tres-aiſe de l’amour que vous auez à voſtre honneur, pour lequel augmenter ne voulez eſpargner la vie d’vn, qui l’a trop hazardée par la force de l’amour qui l’vous porte. Mais bien ſouuent tel la cuide croiſtre, qui la diminuë : parquoy ie vous ſupplie (ma dame) me vouloir dire la verité du faict. Et quand la dame luy eut compté tout au long, la dame d’honneur luy diſt : Vous m’aſſeurez qu’il n’a eu autre choſe de vous que les eſgratigneures & coups de poing. Ie vous aſſeure (diſt la dame) que non : & s’il n’a trouué vn bon chirurgien, ie penſe que demain les marques y paroiſtront. Et puis qu’ainſi eſt, madame, diſt la dame d’honneur, il me ſemble que vous auez plus d’occaſion de louër Dieu, que de penſer à vous venger de luy : car vous pouuez croire que puis qu’il a eu le cueur ſi grand d’entreprendre une telle choſe, & le deſpit qu’il a d’y auoir failly, que vous ne luy ſçauriez donner mort, qui ne fuſt plus aiſée à porter, ſi vous deſirez d’eſtre vengée de luy, laiſſez faire à l’amour, & à la honte qui le ſçauront mieux tourmenter que vous, & le faictes pour voſtre honneur. Gardez vous, ma dame, de tumber en tel inconuenient que le ſien : car en lieu d’acquerir le plus grand plaiſir qu’il euſt ſceu auoir, il a receu le plus extreme ennuy, que gẽtil-homme ſçauroit porter. Auſſi vous, ma dame, cuidant augmenter voſtre honneur, le pourriez bien diminuer : & ſi vous en faictes la plaincte, vous ferez ſçauoir ce que nul ne ſçait : car de ſon coſté vous eſtes aſſeurée qu’il n’en ſera iamais rien reuelé. Et quand monſieur voſtre frere en feroit la iuſtice qu’en demandez, & que le pauure gentil-homme en viendra à mourir, ſi courra le bruit par tout qu’il aura faict de vous à ſa volonté. Et la plus part diront qu’il a eſté difficile à vn gentil-homme de faire vne telle entrepriſe, ſi la dame ne luy a donné occaſion grande. Vous eſtes belle & ieune, viuãt en toute compaignie ioyeuſement, il n’y a nul en ceſte court qui ne voye la bonne chere que vous faictes au gentil-homme, dont vous auez ſoupçon, qui fera iuger chacun que s’il a faict ceſte entreprinſe, ce n’a eſté ſans quelque faulte de voſtre coſté. Et voſtre honneur, qui iuſques icy vous a faict aller la teſte leuée, ſera mis en diſpute en tous les lieux ou ceſte hiſtoire ſera racomptée. La princeſſe entendant les bõnes raiſons de ſa dame d’honneur, congneut qu’elle diſoit verité, & qu’à treſiuſte cauſe elle ſeroit blaſmée, veu la priuée & bonne chere qu’elle auoit touſiours faicte au gẽtil-homme : & demanda à ſa dame d’hõneur, ce qu’elle auoit à faire, laquelle luy diſt : Ma dame, puis qu’il vous plaiſt receuoir mon conſeil, voyant l’affection dont il procede, me ſemble que vous deuez en voſtre cueur auoir ioye, d’auoir veu que le plus beau & plus honneſte gẽtil-homme que i’aye veu, n’a ſceu ny par amour, ny par force vous mettre hors du chemin de toute honneſteté. Et en cela, madame, vous vous deuez humilier deuãt Dieu recognoiſſant que ce n’a pas eſté par voſtre vertu : car maintes femmes ayans mené vie plus auſtere que vous, ont eſté humiliées par hõmes moins dignes d’eſtre aimez que luy. Et deuez plus craindre que iamais de receuoir nuls propos d’amitié, pource qu’il y en a aſſez qui ſont tombez à la ſecõde fois aux dangers qu’elles ont euitez la premiere. Ayez memoire, ma dame, qu’Amour eſt aueugle, lequel aueugliſt de ſorte, que ou lon penſe le chemin plus ſeur, eſt à l’heure qu’il eſt le plus gliſſant. Et me ſemble, ma dame, que vous ne deuez à luy n’y à autre faire ſemblãt du cas qui vous eſt aduenu, & encore qu’il en vouluſt dire quelque choſe, feignez du tout de ne l’entendre, pour euiter deux dangers : L’vn de vaine gloire de la victoire que vous en auez euë : L’autre de prendre plaiſir en ramenteuant choſes qui ſont ſi plaiſantes à la chair, que les plus chaſtes ont bien affaire à ſe garder d’en ſentir quelques eſtincelles, encores qu’ils la fuyent le plus qu’ils peuuent. Mais auſsi madame, à fin qu’il ne pẽſe par tel hazard auoir faict choſe qui vous ait eſté agreable, ie fuis biẽ d’aduis, que peu à peu vous vous eſloignez de la bonne chere que vous luy auez accouſtumé de faire, à fin qu’il cognoiſſe de cõbien vous deſpriſez ſa follie : & cõbien voſtre bonté eſt grande, qui s’eſt contentée de la victoire que Dieu vous a donnée, ſans demander autre vengeance de luy. Et Dieu vous doint, ma dame, grace de continuer l’honneſteté qu’il a miſe en voſtre cueur : & cognoiſſant que tout bien vient de luy, vous l’aimiez & ſeruiez mieux que vous n’auez acouſtumé. La princeſſe delibera de croire le cõſeil de ſa dame d’honneur, & s’endormit auſsi ioyeuſement que le gentil homme veilla de triſteſſe. Le lendemain le ſeigneur s’en voulut aller & demanda ſon hoſte, auquel on diſt qu’il eſtoit ſi malade qu’il ne pouuoit veoir la clarté, ne ouyr parler perſonne, dont le prince fut fort esbahy, & le voulut aller veoir, mais ſçachant qu’il repoſoit ne le voulut eſveiller : & ſans luy dire a Dieu s’en alla ainſi de ſa maiſon, emmenant auec luy ſa femme & ſa ſœur : Laquelle entendant les excuſes du gentil homme, qui n’auoit voulu veoir le prince ne la compaignie au partir, ſe tint aſſeurée que c’eſtoit luy qui luy auoit faict tant de tourment, lequel n’oſoit monſtrer les marques qu’elle luy auoit faictes au viſage. Et combien que ſon maiſtre l’enuoyaſt ſouuent querir, ſi ne retourna-il point à la court qu’il ne fuſt bien guery de toutes ſes playes, hors miſe celle que l’amour & le deſpit luy auoient faict au cueur. Quand il fut retourné vers luy, & qu’il ſe trouua deuant ſa victorieuſe ennemie, ce ne fut ſans rougir : & luy qui eſtoit le plus audacieux de toute la compaignie, fut ſi eſtonné que ſouuent deuant elle perdoit toute contenance : parquoy fut toute aſſeurée que ſon ſoupçon eſtoit vray, & peu à peu s’eſtrangea de luy, non pas ſi finement qu’il ne s’apperceut tres bien : mais il n’en oſa faire ſemblant, de peur d’auoir encores pis, & garda ceſt amour en ſon cueur, auec la patience de l’eſlongnement qu’il auoit merité.

Voila, mes dames, qui deuroit donner grande crainte à ceux qui preſument ce qui ne leur appartiẽt. Et doit bien augmenter le cueur aux dames, voyant la vertu de ceſte ieune princeſſe, & le bon ſens de ſa dame d’honneur. Si en quelqu’vn de vous aduenoit pareil cas, le remede y eſt ia dõné. Il me ſemble, diſt Hircan, que le gentil-homme dont auez parlé, eſtoit ſi deſpourueu de cueur, qu’il n’eſtoit digne d’eſtre ramentu : car ayant telle occaſion, ne deuoit ne pour vieille ne pour ieune laiſſer ſon entrepriſe. Et fault bien dire, que ſon cueur n’eſtoit pas tout plein d’amour, veu que la crainte de mort & de honte y trouua encores place. Nomerfide reſpondit à Hircan : Et que euſt faict le pauure gẽtil-homme, veu qu’il auoit deux femmes contre luy ? Il deuoit tuer la vieille, diſt Hircan, & quand la ieune ſe fuſt veuë ſeule, elle euſt eſté à demie vaincue. Tuer, diſt Nomerfide ! vous voudriez donc faire d’vn amoureux vn meurtrier. Puis que vous auez ceſte opinion, on doit biẽ craindre de tumber entre voz mains. Si i’eſtois iuſques lá, diſt Hircan, ie metiendrois pour deshonoré, ſi ie ne venois à la fin de mon intention. A l’heure Guebron diſt : Trouuez vous eſtrange qu’vne princeſſe nourrie en tout honneur, ſoit difficile à prendre d’vn ſeul homme ? vous vous deuriez donc beaucoup plus eſmerueiller d’vne pauure femme, qui eſchappe la main de deux. Guebron (diſt Emarſuitte) ie vous donne ma voix à dire la cinqieſme nouuelle, car ie penſe qu’en ſçauez quelqu’vne de ceſte pauure femme, qui ne ſeroit point faſcheuſe. Puis que vous m’auez eſleu à la partie (diſt Guebrõ) ie vous diray vne hiſtoire, que ie ſay pour en auoir faict inquiſition veritable ſur le lieu, & par lá vous verrez, que tout le ſens & la vertu des femmes, n’eſt pas au cueur & teſte des princeſſes, ny tout l’amour & fineſſe en ceux ou le plus ſouuent on eſtime qu’ils ſoient.



Vne baſteliere s’eſchappa de deux cordeliers qui le vouloient forcer, & feit ſi bien que leur peché fut deſcouuert à tout le monde.


NOVVELLE CINQIESME.



Av port à Coullon pres de Nyort, y auoit vne baſteliere, qui iour & nuict ne faiſoit que paſſer vn chacun. Aduint que deux cordeliers dudict Nyort, paſſerent la riuiere tous ſeuls auec elle. Et pource que le paſſage eſt vn des plus longs qui ſoit en France, pour la garder d’ennuyer vindrent à la prier d’amours : à quoy elle feit telle reſponſe qu’elle deuoit, Mais eux qui pour le trauail du chemin n’eſtoiẽt laſſez, ne pour froideur de l’eau refroidiz, ne auſsi pour le reffus de la femme honteux, ſe delibererent la prendre tous deux par force : ou ſi elle ſe plaignoit la ietter dedans la riuiere. Elle auſsi ſage & fine, qu’ils eſtoiẽt fols & malicieux, leur diſt : Ie ne ſuis pas ſi mal gracieuſe que i’en fais le ſemblant, mais ie vous veux prier de m’octroyer deux choſes, & puis vous cognoiſtrez que i’ay meilleure enuie de vous obeyr, que vous n’auez de me prier. Les cordeliers luy iurerẽt par leur bon ſainct François, qu’elle ne leur ſçauroit demander choſe qu’ils ne luy octroyaſſent, pour auoir ce qu’ils deſiroient d’elle. Ie vous requiers premierement, diſt elle, que vous me iuriez & promettiez, que iamais à homme viuant nul de vous ne declarera noſtre affaire : ce qu’ils luy promeirent tres-volontiers. Ainſi leur diſt : que l’vn apres l’autre vueille prẽdre ſon plaiſir de moy, car i’aurois trop de honte, que tous deux me veiſsiez enſemble : regardez lequel me veult auoir la premiere. Ils trouuerẽt treſiuſte ſa requeſte, & accorda le plus ieune que le vieil cõmenceroit : & en approchant d’vne petite iſle, elle diſt au beau-pere le ieune : dictes lá voz oraiſons, iuſques à ce qu’aye mené voſtre compaignon icy deuant en vne autre iſle : & ſi à ſon retour il ſe louë de moy, nous le lairrons icy, & nous en irons enſemble. Le ieune ſaulta dedans l’iſle, attendãt le retour de ſon cõpaignon, lequel la baſtelliere mena en vne autre : & quand ils furent au bout, faiſant ſemblant d’attacher ſon baſteau, luy diſt : Mon ami regardez en quel lieu nous nous mettrons. Le beau-pere entra en l’iſle pour chercher l’endroit qui luy ſeroit plus à propos : mais ſi toſt qu’elle le veit à terre, donna vn coup de pied contre vne arbre, & ſe retira auec ſon baſteau dedans la riuiere, laiſſans ces deux beaux-peres aux deſers, auſquels elle cria tant qu’elle peut : Attendez meſsieurs, que l’Ange de Dieu vous vienne conſoler, car de moy n’aurez auiourd’huy choſe qui vous puiſſe plaire. Ces deux pauures cordeliers cognoiſſans la tromperie, ſe meirent à genoux ſur le bord de l’eau la priant ne leur faire ceſte honte, & que ſi elle les vouloit doulcement mener au port, ils luy promettoient de ne luy demander rien. Et s’en allant touſiours leur diſoit : Ie ſerois folle ſi apres auoir eſchappé de voz mains, ie my mettois. Et en retournant au village appella ſon mary, & ceux de la iuſtice, pour venir prendre ces deux loups enragez, dont par la grace de Dieu elle auoit eſchappé de leurs dents. Eux & la iuſtice ſi en allerent ſi bien accompaignez, qu’il n’y demeura grãd ne petit, qui ne vouluſt auoir part au plaiſir de ceſte chaſſe. Ces pauures fratres voyans venir ſi grande compaignie ſe cacherent chacun en ſon iſle, comme Adam quand il ſe veit deuant la face de Dieu. La honte meit leur peché deuant leurs yeux, & la crainte d’eſtre puniz les faiſoit trembler ſi fort qu’ils eſtoient demy morts. Mais cela ne les garda d’eſtre prins & menez priſonniers, qui ne fut ſans eſtre mocquez & huez d’hommes & de femmes. Les vns diſoient ces beaux-peres nous prechent chaſteté, & puis la veulent oſter à noz femmes. Le mary diſoit, ils n’oſent toucher l’argent la main nuë, & veulent bien manier les cuiſſes des femmes qui ſont plus dangereuſes. Les autres diſoient : ſont ſepulchres par dehors blanchiz, & dedans pleins de morts & de pourriture. Et vne autre crioit : à leurs fruicts cognoiſſez vous qu’els arbres ſont. Croyez que tous les paſſages, que l’eſcriture dict contre les hippocrites, furent lá alleguez contre les pauures priſonniers : leſquels par le moyen du gardien furent recoux & deliurez, qui en grande diligence les vint demander, aſſeurant ceux dela iuſtice qu’il en feroit plus grande punition que les ſeculiers n’en ſçauroient faire. Et pour ſatisfaire à partie, proteſta qu’ils diroient tant de ſuffrages & prieres qu’on les voudroit charger. Parquoy le iuge accorda ſa requeſte & luy donna les priſonniers, qui furent ſi bien chapitrez du gardien (qui eſtoit homme de bien) que oncques puis ne paſſerent riuiere ſans faire le ſigne de la croix, & ſe recommander à Dieu.

Ie vous prie, mesdames, penſez que ſi ceſte baſteliere eut l’eſprit de tromper deux ſi malicieux hommes, que doiuẽt faire ceux qui ont tant veu & leu de beaux exemples. Si celles qui ne ſçauent rien, qui n’oyent quaſi en tout l’an deux bons ſermons, qui n’ont le loiſir que de penſer à gaigner leur pauure vie, & ſi fort preſſées gardent tant ſongneuſement leur chaſteté : que doiuẽt faire celles, qui ayant leur vie acquiſe n’ont autre occupation que verſer es ſainctes lettres, & à ouyr ſermons & predications, & à s’appliquer & exercer en tout acte de vertu ? C’eſt lá ou on congnoiſt la vertu, qui eſt naifuement dedans le cueur : car ou le ſens & la force de l’homme eſt eſtimée moindre, c’eſt ou l’eſprit de Dieu fait de plus grandes œuures. Et bien malheureuſe eſt la dame, qui ne garde ſoigneuſement le treſor qui luy apporte tant d’honneur eſtant bien gardé, & tant de deſhonneur au contraire. Longuarine luy diſt : Il me ſemble, Guebron, que ce n’eſt pas grande vertu de refuſer vn cordelier, mais que pluſtoſt ſeroit choſe impoſsible de les aimer. Longarine (reſpondit Guebron) celles qui n’ont point acouſtumé d’auoir de tels ſeruiteurs que vous, ne tiennent point faſcheux les cordeliers, car ils ſont hõmes auſsi beaux, auſsi forts, & plus repoſez que nous autres qui ſommes tous caſſez de harnois, & ſi parlent comme Anges, & ſont les aucuns importuns comme diables : parquoy celles qui n’ont veu robbes que de bureau, ſont bien vertueuſes quand elles eſchappent de leurs mains. Nomerfide diſt tout hault : Ha par ma foy vous en direz ce que voudrez, mais i’euſſe mieux aimé eſtre iettée en la riuiere, que de coucher auec vn cordelier. Oiſille diſt en riant, vous ſçauez doncques bien nager. Ce que Nomerfide trouua mauuais, penſant que Oiſille n’euſt telle eſtime d’elle qu’elle deſiroit : parquoy luy diſt en colere : Il y en a qui ont reffusé des perſonnes plus agreables qu’vn cordelier, & n’en ont faict ſonner la trompette. Oiſille ſe prenãt à rire de la veoir courroucée, luy diſt : encores moins ont faict ſonner le tabourin de ce qu’ils ont faict & accordé. Parlamente diſt : Ie voy bien que Simontault a deſir de parler, parquoy ie luy donne ma voix : car apres deux triſtes nouuelles, il ne fauldra à nous en dire vne, qui ne nous fera point plourer. Ie vous remercie, diſt Simontault : Car en me donnãt voſtre voix, il ne s’en fault gueres que ne me nommez plaiſant, qui eſt vn nom que ie trouue trop faſcheux : & pour m’en venger ie vous monſtreray qu’il y a des femmes, qui font bien ſemblant d’eſtre chaſtes enuers quelques vns, & pour quelque temps, mais la fin les monſtre telles qu’elles ſont, comme vous verrez par vne hiſtoire treſueritable que ie vous diray.

Subtilité d’vne femme qui feit evader ſon amy, lors que ſon mary (qui eſtoit borgne) les penſoit ſurprendre.


NOVVELLE SIXIESME.



Il y avoit vn vieil varlet de chambre de Charles dernier Duc d’Alençon, lequel auoit perdu vn œil, & eſtoit marié auec vne femme beaucoup plus ieune que luy, & que ſes maiſtres & maiſtreſſe aimoient autant que homme de ſon eſtat qui fuſt en leur maiſon : & ne pouuoit ſi ſouuent aller veoir ſa femme cõme il euſt bien voulu : qui fut occaſion qu’elle oublia tellement ſon honneur & conſcience, qu’elle ſe meit à aimer vn ieune gentil-homme, dont à la longue le bruit fut ſi grand & mauuais, que le mary en fut aduerty. Lequel ne le pouuoit croire, pour les grands ſignes d’amitié que luy monſtroit ſa femme. Toutesfois vn iour il penſa en faire l’experience, & ſe venger s’il pouuoit de celuy qui luy faiſoit ceſte honte. Et pour ce faire, faignit ſ’en aller en quelque lieu pres de lá, pour deux ou trois iours. Incontinent qu’il fut party, ſa femme enuoya querir ſon homme, lequel ne fut pas demie heure auec elle, que voicy venir ſon mary, qui frappa bien fort à la porte. Elle qui le congneut le diſt à ſon amy, qui fut ſi eſtonné, qu’il euſt voulu eſtre au ventre de ſa mere. Et maudiſſant elle & l’amour, qui l’auoient mis en tel danger, elle luy diſt, qu’il ne ſe ſouciaſt point, & qu’elle trouueroit bien le moyẽ de l’en faire ſaillir, ſans mal ny honte, & qu’il ſe habillaſt le plus toſt qu’il pourroit. Ce pendant frappoit le mary à la porte, qui appelloit ſa femme le plus hault qu’il pouuoit. Mais elle faignoit de ne le congnoiſtre point. Et diſoit tout hault au varlet de Ieans, que ne vous leuez vous, & allez faire taire ceulx qui font ce bruit à la porte ? Eſt-ce maintenant l’heure de venir en la maiſon des gens de bien ? Si mon mary eſtoit icy, il vous en garderoit. Le mary oyant la voix de ſa femme, l’appella le plus hault qu’il peut, Ma femme, ouurez moy, me ferez vous demourer icy iuſques au iour ? Et quand elle veit que ſon amy eſtoit tout preſt de ſaillir, en ouurant la porte commença à dire à ſon mary : O mon mary ! que ie ſuis bien aiſe de voſtre venuë, car ie faiſois vn merueilleux ſonge, & eſtois tant aiſe, que iamais ie ne receu vn tel contentement : pource qu’il me ſembloit que vous auiez recouuert la veuë de voſtre œil. Et en l’embraſſant & le baiſant le print par la teſte, & luy bouchoit d’vne main ſon bon œil, & luy demandoit : Voyez vous point mieulx, que vous n’auiez acouſtumé ? Et ce pendant qu’il ne veoit goutte feit ſortir ſon amy dehors, dont le mary ſe doubta incontinent, & luy diſt : Ma femme, par Dieu ie ne feray iamais le guet ſur vous, car en vous cuidant tromper, i’ay receu la plus fine tromperie, qui fut iamais inuentée. Dieu vous vueille amender, car il n’eſt en la puiſſance d’homme qui viue de donner ordre à la malice d’vne femme, qui ne la fera mourir. Mais puis que le bon traitement que ie vous ay fait, n’a peu ſeruir à voſtre amendement, peult eſtre que le deſpris que d’oreſnauant i’en feray, vous chaſtira. Et en ce diſant, ſ’en alla, & laiſſa ſa femme bien deſolée : qui par le moyen de ſes parents, amis, excuſes, & larmes, retourna encores auec luy.

Par cecy voyez vous, mes dames, combien eſt prompte & ſubtile vne femme à eſchapper d’vn danger. Et ſi pour couurir vn mal, ſon eſprit a promptement trouué remede, ie penſe que pour en euiter vn, ou pour faire quelque bien, ſon eſprit ſeroit encores plus ſubtil. Car le bon eſprit, comme i’ay touſiours ouy dire, eſt le plus fort. Hircan luy diſt : Vous parlerez tant des fineſſes que vous vouldrez : mais ſi ay-ie telle opinion de vous, ſi le cas vous eſtoit aduenu, vous ne le ſçauriez celer. I’aymerois autant, ce luy diſt elle, que m’eſtimiſsiez la plus ſotte du monde. Ie ne le dy pas, ce diſt Hircan : mais ie vous eſtime bien celle, qui plus toſt ſ’eſtonneroit d’vn bruit, que finement ne le feroit taire. Il vous ſemble, diſt Nomerfide, que chacun eſt comme vous, qui par vn bruit en veult couurir vn autre. Mais il y a danger qu’à la fin vne couuerture ruine ſa compaigne, & que le fondement ſoit tant chargé pour ſouſtenir les couuertures, qu’il ruine l’edifice. Mais ſi vous penſez que les fineſſes d’vn des hommes (dont chacun vous eſtime bien rempli) ſoient plus grandes, que celles des femmes, ie vous laiſſe bien mon rang pour nous en compter quelque autre. Et ſi vous voulez vous propoſer pour exemple, ie croy que vous nous apprendrez bien de la malice. Ie ne ſuis pas icy, diſt Hircan, pour me faire pire que ie ſuis. Car encores y en a il, qui plus que ie n’en veulx en dient. Et en ce diſant, regarda ſa femme, qui luy diſt ſoudain, ne craignez point pour moy à dire verité. Car il me ſera plus facile à ouyr compter voz fineſſes, que de les vous veoir faire deuant moy, combien qu’il n’y en ait nulle, qui ſceuſt diminuer l’amour que ie vous porte, Hircan reſpondit : Auſsi ne me plains-ie pas de toutes les faulces opinions, que vous auez euës de moy. Parquoy puis que nous cognoiſſons l’vn l’autre, c’eſt occaſion de plus grande ſeureté pour l’aduenir. Mais ſi ne ſuis-ie pas ſi ſot de racompter vne hiſtoire de moy, dont la verité vous puiſſe porter ennuy : toutesfois i’en diray vne d’vn perſonnage qui eſtoit bien de mes amis.



Vn marchant de Paris trompe la mere de ſ’amie, pour couurir leur faulte.


NOVVELLE SEPTIESME.



En la ville de Paris y auoit vn marchant, amoureux d’vne fille ſa voiſine, ou pour mieux dire, plus amy d’elle qu’elle n’eſtoit de luy. Car le ſemblant qu’il faiſoit de l’aimer & cherir, n’eſtoit que pour couurir vn amour plus haulte & honorable. Mais elle qui ſe conſentoit d’eſtre trompée, l’aimoit tant, qu’elle auoit oublié la façon dont les femmes ont acouſtumé de refuſer les hommes. Ce marchant icy apres auoir eſté long temps à prendre la peine d’aller ou il l’a pouuoit trouuer, la faiſoit venir ou il luy plaiſoit, dont ſa mere ſ’aperceut, qui eſtoit vne tres honneſte femme, & luy defendit que iamais elle ne parlaſt à ce marchãt, ou qu’elle la mettroit en religion. Mais ceſte fille qui plus aimoit le marchant qu’elle ne craignoit ſa mere, le cheriſſoit plus qu’au parauant. Et vn iour aduint, qu’eſtant toute ſeule en vne garderobbe, ce marchant y entra : lequel ſe trouuant en lieu commode, ſe print à parler à elle le plus priuément qu’il luy fut poſsible. Mais quelque chambriere qui le vit entrer dedans, le courut dire à la mere : laquelle auec vne treſ grãde colere ſ’y en alla : & quand ſa fille l’ouyt venir, diſt en pleurant à ce marchant. Helas mon amy ! à ceſte heure me ſera bien cher vẽdu l’amour que ie vous porte. Voicy ma mere, qui cognoiſtra ce qu’elle a touſiours craint & doubté. Le marchant qui d’vn tel cas ne fut point eſtonné, la laiſſa incontinẽt, & ſ’en alla au deuant de la mere : & en eſtendant les bras, l’embraſſa le plus fort qu’il luy fut poſsible. Et auec ceſte fureur dont il commençoit à entretenir ſa fille, getta la pauure femme vieille fut vne couchette. Laquelle trouua ſi eſtrange ceſte façon de faire, qu’elle ne ſçauoit que luy dire, ſinon que voulez vous ? reſuez vous ? Mais pour cela ne laiſſoit de la pourſuiure d’auſsi pres, que ſi c’euſt eſté la plus belle fille du mõde. Et n’euſt eſté qu’elle cria ſi fort que les varlets & chambrieres vindrẽt à ſon ſecours, elle euſt paſſé le chemin qu’elle craignoit que ſa fille marchaſt. Parquoy à force de bras oſterent ceſte pauure vieille d’entre les mains du marchant, ſans que iamais elle ſceuſt ny ne peuſt ſçauoir l’occaſion pourquoy il l’auoit ainſi tourmẽtée. Durant cela ſe ſauua ſa fille en vne maiſon aupres, ou il y auoit des nopces : dont le marchant & elle ont maintesfois riz enſemble depuis aux deſpens de la vieille, qui iamais ne ſ’en apperceut.

Par cecy voyez vous, mes dames, que la fineſſe d’vn homme a trompé vne vieille, & ſaulué l’honneur d’vne ieune femme. Mais qui vous nommeroit les perſonnes, ou qui euſt veu la cõtenance du marchant, & l’eſtonnement de ceſte vieille, euſt eu grand peur de ſa conſcience ſ’il ſe fuſt gardé de rire. Il me ſuffit que ie vous prouue par ceſte hiſtoire, que la fineſſe des hommes eſt auſsi prompte & ſecourable au beſoing ; que celle des femmes : à fin mes dames, que vous ne craigniez point de tomber entre leurs mains. Car quand voſtre eſprit vous fauldra, le leur ſera preſt à couurir voſtre honneur. Longarine luy diſt : Vrayment Hircan, ie confeſſe que le compte eſt fort plaiſant, & la fineſſe grande, mais ſi n’eſt-ce pas vn exemple que les filles doiuent enſuiure. Ie croy bien qu’il y en a à qui vous le vouldriez faire trouuer bon : mais ſi n’eſtes vous pas ſi ſot, de vouloir que voſtre femme, ny celle dont vous aimez mieulx l’honneur que le plaiſir, vouluſt iouër à tel ieu. Ie croy qu’il n’y en auroit point vn qui de plus pres les regardaſt, ne qui mieulx y miſt ordre que vous. Par ma foy diſt Hircan, ſi celle que vous dictes auoit faict pareil cas : & que ie n’en euſſe rien ſceu, ie ne l’eſtimerois pas moins. Et ſi ne ſçay ſi quelque vn en a point faict d’auſsi bons, dont le celer me mect hors de peine. Parlamente ne ſe peut tenir de dire : il eſt impoſsible que l’homme mal faiſant ne ſoit ſoupçonneux, mais bien heureux eſt celuy ſur lequel on ne peult auoir ſoupçon par occaſion donnée. Longarine diſt : Ie n’ay gueres veu grand feu, de quoy ne vint quelque fumée, mais i’ay bien veu la fumée, ou il n’y auoit point de feu : Car auſsi ſouuent eſt ſoupçonné par les mauuais le mal, ou il n’eſt point congneu lá ou il eſt. À l’heure Hircan luy diſt : Vrayement Longarine vous en auez ſi bien parlé en ſouſtenant l’honneur des dames à tort ſoupçonnées, que ie vous donne ma voix pour dire la voſtre, par ainſi que vous ne nous faciez point pleurer comme a faict ma dame Oiſille, par trop loüer les femmes de bien. Longarine en ſe prenant bien fort a rire, commença à dire ainſi : Puis que vous auez enuie que ie vous face rire ſelon ma couſtume, ce ne ſera pas aux deſpens des femmes, & ſi diray choſe pour monſtrer combien elles ſont ailées à tromper, quand elles mettent leur fantaſie à la ialouſie, auecques vne eſtime de leur bon ſens, de vouloir tromper leurs mariz.



Vn quidam ayant couché auec ſa femme au lieu de ſa chambriere, y enuoya ſon voiſin qui le feit cocu ſans que ſa femme en ſceuſt rien.


NOVVELLE HVICTIESME.



En la comté d’Allex, y auoit vn homme nommé Bornet, qui auoit eſpousé vne honneſte & femme de bien, de laquelle il aimoit l’honneur & la reputation, comme ie croy que tous les mariz, qui font icy font de leurs femmes. Et combien qu’il vouluſt que la ſienne luy gardaſt loyauté, ſi ne vouloit il pas que la loy fuſt egale à tous deux. Car il deuint amoureux de ſa chãbriere, au chãge dequoy il ne craignoit ſinõ que la diuerſité des viãdes ne pleuſt. Il auoit vn voiſin de pareille condition que luy, nommé Sandras, tabourineur, & couſtu- rier. Et y auoit entre eux telle amitié, que hors mis la femme, ils n’auoient rien party enſemble. Parquoy il declara à ſon amy l’entrepriſe qu’il auoit ſur ſa chambriere, lequel non ſeulement le trouua bon : mais aida de tout ſon pouuoir à la paracheuer, eſperãt auoir part au gaſteau. La chambriere qui ne s’y vouloit conſentir, ſe voyant preſsée de tous coſtez, l’alla dire à ſa maiſtreſſe, la priant luy donner congé de s’en aller ſur ſes parents, car elle ne pouuoit plus viure en ce tourment. La maiſtreſſe qui aimoit bien fort ſon mary, & duquel elle auoit ſoupçon, fut bien aiſe d’auoir gaigné ce poinct ſur luy, & de luy pouuoir monſtrer iuſtement qu’elle en auoit eu doubte. Parquoy diſt à ſa chambriere : Tenez bon mamie, tenez peu à peu bon propos à mon mary, & puis apres luy donnez aſsignation de coucher auec vous en ma garderobbe, & ne faillez à me dire la nuit qu’il deura venir, mais gardez que nul n’en ſçache riẽ. La chambriere feit tout ainſi que ſa maiſtreſſe luy auoit commandé : dont le maiſtre fut ſi aiſe, qu’il en alla faire la feſte à ſon compaignõ, lequel le pria, veu qu’il auoit eſté du marché, d’en auoir le demeurant. La promeſſe faicte & l’heure venuë, s’en alla coucher le maiſtre, comme il cuidoit, auec ſa chambriere. Mais ſa femme qui auoit renoncé à l’auctorité de commander pour le plaiſir de ſeruir, s’eſtoit miſe en la place de la chambriere, & receut ſon mary, nõ comme femme, mais faignant la contenance d’vne fille eſtonnée, ſi bien que ſon mary ne s’en apperceut point. Ie ne vous ſçaurois dire lequel eſtoit le plus aiſe des deux ou luy de penſer tromper ſa femme, ou elle de tromper ſon mary. Et quand il eut demeuré auec elle non ſelon ſon vouloir, mais ſelon ſa puiſſance, qui ſentoit ſon vieil marié, s’en alla hors de la maiſon, ou il trouua ſon compaignon beaucoup plus fort & ieune que luy, & luy feit la feſte d’auoir trouué la meilleure robbe, qu’il auoit point veuë. Vous ſçauez (luy diſt ſon compaignon) ce que m’auez promis. Allez doncques viſtement, diſt le maiſtre, de peur qu’elle ſe lieue, ou que ma femme ait affaire d’elle. Le cõpaignon s’y en alla & trouua encore la meſme chambriere que le mary auoit meſcogneuë. Laquelle cuidant que ce fuſt ſon mary, ne le refuſa de choſe qu’il demandaſt, i’entends demander pour prendre car il n’oſoit parler. Il y demeura bien plus longuement que le mary, dont la femme ſ’eſmerueilloit fort. Car elle n’auoit point accouſtumé d’auoir telles nuictées : toutesfois elle eut patience, ſe reconfortant aux propos qu’elle auoit deliberé de luy tenir lendemain, & à la mocquerie, qu’elle luy feroit receuoir. Sur le poinct de l’aube du iour, ceſt homme ſe leua d’aupres d’elle, & en ſe partant du lict ſe ioüa à elle, & en ce iouant luy arrachea vn anneau, quelle auoit au doigt, duquel ſon mary l’auoit eſpousée. Choſe que les femmes de ce païs gardent en grande ſuperſtition, & honorẽt fort vne femme qui garde ceſt anneau iuſques à la mort. Et au contraire ſi par fortune le pert, elle eſt deſeſtimée, comme ayant donné ſa foy à vn autre qu’à ſon mary. Elle fut treſcontente qu’il luy oſtaſt, pẽſant que ce ſeroit ſeur teſmoignage de la tromperie qu’elle luy auoit faicte. Quand le cõpaignon fut retourné deuers le maiſtre, il luy demanda, & puis ? Il luy reſpondit qu’il eſtoit de ſon opinion, & que ſ’il n’euſt craint le iour, encor y fuſt il demeuré : & ainſi ſe vont tous deux repoſer le plus coyemẽt qu’ils peurẽt. Et le matin en s’habillant, apperceut le mary l’anneau que ſon compaignon auoit au doigt, tout pareil de celuy qu’il auoit donné en mariage à ſa femme. Et demanda à ſon compaignon, qui le luy auoit baillé. Mais quand il entẽdit qu’il l’auoit arraché du doigt de ſa chambriere, il fut fort eſtonné, & commença à donner de la teſte contre la muraille & à dire : Ha vertu dieu, me ſerois-ie bien faict cocqu moy-meſme, ſans que ma femme en ſceuſt rien ? Son cõpaignon pour le reconforter luy diſt : Peult eſtre que voſtre femme bailla ſon anneau au ſoir en garde à la chãbriere. Le mary s’en va à la maiſon ou il trouua ſa femme plus belle, plus gorgiaſe, & plus joyeuſe qu’elle n’auoit accouſtumé, comme celle qui ſe reſiouiſſoit d’auoir ſaulué la conſcience de ſa chambriere, & d’auoir experimẽté iuſques au bout ſon mary, ſans y rien perdre, que le veiller d’vne nuict. Le mary la voyant auec ſi bon viſage, diſt en ſoy-mefme : ſi elle ſçauoit ma bonne fortune, elle ne me feroit pas ſi bonne chere : & en parlant à elle de pluſieurs propos, la print par la main & aduiſa qu’elle n’auoit pas l’anneau, qui iamais ne luy partoit du doigt, dont il deuint tout trãſi, & luy demãda en voix tremblante, qu’auez vous faict de voſtre anneau ? Mais elle qui fut bien aiſe qu’il la mettoit au propos, qu’elle auoit enuie de luy tenir, luy diſt : O le plus meſchant de tous les hommes ! à qui le cuidez vous auoir oſté ? Vous pẽfiez bien que ce fuſt à ma chambriere, pour l’amour de laquelle auez deſpenfé deux fois plus de voz biens que iamais vous ne feiſtes pout moy. Car à la premiere fois que y eſtes venu coucher, ie vous ay iugé tant amoureux d’elle, qu’il eſtoit poſsible de plus. Mais apres que vous fuſtes ſailly dehors, & puis encores retourné, il ſembloit que fuſsiez vn diable ſans ordre ne meſure. O malheureux ! penſez quel aueuglement vous a prins de loüer tant mon corps, & mon en bon point, dont par ſi long temps vous ſeul auez eſté ioïſſant, ſans en faire grande eſtime. Ce n’eſt doncques pas la beauté, & l’en bon point de voſtre chambriere qui vous a faict trouuer ce plaiſir ſi agreable : mais c’eſt le peché infame, & la vilaine concupiſcence qui bruſle voſtre cueur, & vous rend les ſens ſi hebetez que par la fureur en quoy vous mettoit l’amour de ceſte chambriere, ie croy que vous euſsiez prins vne cheure coiffée pour vne belle fille. Or il eſt temps, mon mary de vous corriger, & de vous contenter de moy, & en me congnoiſſant voſtre, & femme de bien, penſer ce que vous auez faict, cuidant que ie fuſſe vne pauure meſchante. Ce que i’ay faict, a eſté pour vous retirer de voſtre malheureté, à fin que ſur voſtre vieilleſſe, nous viuons en bõne amitié & repos de conſcience. Car ſi vous voulez continuer la vie paſsée, i’aime mieux me ſeparer de vous, que de voir de iour en iour la ruine de voſtre ame, de voſtre corps, & de voz biens deuant mes yeux. Mais s’il vous plaiſt cognoiſtre voſtre faulſe opinion, & vous deliberer de viure ſelon Dieu, gardant ſes commandemens, i’oublieray toutes les faultes paſsées, comme ie veux que Dieu oublie mon ingratitude à ne l’aimer comme ie doy. Qui fut bien esbahy & deſeſperé, ce fut ce pauure mary voyant ſa femme tãt belle, chaſte & honneſte, auoir eſté delaiſſée de luy, pour vne qui ne l’aimoit pas. Et qui pis eſt, d’auoir eſté ſi malheureux, que de la faire meſchante ſans ſon ſceu, & faire participant vn autre au plaiſir, qui n’eſtoit que pour luy ſeul. Parquoy ſe forgea en luy meſme les cornes de mocquerie perpetuelle. Mais voyant ſa femme aſſez courroucée de l’amour qu’il auoit porté à ſa chambriere, ſe garda bien de luy dire le meſchant tour qu’il luy auoit faict, & en luy demandant pardon auec promeſſe de changer entierement ſa mauuaiſe vie, luy rendit ſon anneau qu’il auoit reprins de ſon compaignon, lequel pria de ne reueler ſa honte. Mais comme toutes choſes dictes à l’oreille ſont preschées ſur le tect, quelque temps apres la verité fut cogneuë, & l’appelloit on cocu, ſans la hõte de ſa ſẽme.

Il me ſemble, mes dames, que ſi tous ceux qui ont faict pareilles offenſes à leurs femmes, eſtoient puniz de pareille punition, Hircan & Saffredent deuroient auoir belle peur. Et dea Longarine, diſt Saffredent, n’y en a il point d’autres en la compaignie mariez, que Hircan & moy ? Si a bien, diſt elle, mais non pas qui vouluſſent iouër vn tel tour. Ou auez vous veu, diſt Saffredent, que nous ayons pourchaſſé les chambrieres de noz femmes ? Si celles à qui il touche, diſt Longarine, vouloient dire la verité, lon trouueroit bien chambriere, à qui lon a donné congé auant ſon quartier. Vrayement, ce diſt Guebron, vous eſtes vne bonne dame, qui en lieu de faire rire la compaignie, cõme vous auez promis, mettez ces deux pauures gens en colere. C’eſt tout vn, diſt Longarine, meſque ils ne viennent point aux eſpées, leur colere ne fera que redoubler noſtre rire. Mais il eſt bon, diſt Hircan, car ſi noz femmes vouloient croire ceſte dame, elle brouilleroit le meilleur meſnage qui ſoit en la compaignie. Ie ſçay bien deuant qui ie parle, diſt Longarine, car voz femmes ſont ſi ſages, & vous aimẽt tant que quand vous leur feriez cornes, auſsi puiſſantes que celles d’vn dain, encores ſe voudroient elles perſuader, & au monde auſsi, que ce ſont chapeaux de roſes. La cõpaignie, & meſmes ceux à qui il touchoit, ſe prindrent tant à rire, qu’ils meirent fin à leur propos. Mais Dagoucin qui encores n’auoit ſonné mot, ne ſe peut tenir de dire : L’homme eſt bien deſraiſonnable, quand il a dequoy ſe contenter, & veult chercher autre choſe. Car i’ay veu ſouuent pour cuider mieux auoir, & ne ſe contenter de la ſuffiſance, que lon tombe au pis, & ſi lon n’eſt point plainct. Car l’incõſtance eſt touſiours blaſmée. Simontault luy diſt : Mais que feriez vous à ceux qui n’ont pas trouué leur moitié ? Appellez vous inconſtance de la chercher en tous les lieux ou lon la peult trouuer ? Pource que l’homme ne peult ſçauoir, diſt Dagoucin, ou eſt ceſte moictié dont l’vnion eſt ſi egale, que l’vn ne differe de l’autre, il fault qu’il s’arreſte ou l’amour le cõtraint, & pour quelque occaſion qui puiſſe aduenir, ne changer le cueur ny la volonté, car ſi celle que vous aymez eſt tellement ſemblable à vous, & d’vne meſme volonté, ce ſera vous que vous aimerez & non pas elle. Dagoucin, diſt Hircan, ie veux dire que ſi noſtre amour eſt fondé ſur la beauté, bonne grace, amour, & faueur d’vne femme & noſtre fin ſoit fondée ſur plaiſir, honneur, ou profit, l’amour ne peut longuement durer : Car ſi la choſe ſurquoy nous la fondons deffault, noſtre amour s’en volle hors de nous. Mais ie ſuis ferme en mon opinion, que celuy qui aime, n’a autre fin ne deſir que de bien aimer, & laiſſera pluſtoſt ſon ame par la mort, que ceſte ferme amour faille, de ſon cueur. Par ma foy, dift Simontault, ie ne croy pas Dagoucin que iamais vous ayez eſté amoureux. Car ſi vous auiez ſenty le feu comme les autres, vous ne nous peindriez icy la republicque de Platon, qui eſcript & n’experimente point. Si i’ay aimé, diſt Dagoucin, i’ayme encores, & aymeray tant que viuray. Mais i’ay ſi grand peur, que la demonſtrance face tort à la perfection de mon amour, que ie crains que celle de qui ie deurois deſirer amitié ſemblable, l’entende. Et meſmes ie n’oſe penſer ma pensée, de peur que mes yeux en reuelent quelque choſe. Car tant plus ie tiens ce feu celé & couuert, plus en moy croiſt le plaiſir de ſçauoir, que i’ayme parfaitement. Ha par ma foy, diſt Guebron, ſi ne croy-ie pas que vous ne fuſsiez bien aiſe d’eftre aimé. Ie ne dy pas le contraire, diſt Dagoucin, mais quand ie ſerois tant aimé comme i’aime, ſi n’en ſçauroit croiſtre mon amour, comme elle ne ſçauroit diminuer pour eſtre ſi peu aimé, comme i’aime fort. À l’heure Parlamente, qui ſoupçonnoit ceſte fantaſie, luy diſt donnez vous garde Dagoucin. Car i’en ay veu d’autres que vous, qui ont mieux aimé mourir, que parler. Ceux lá donques, diſt Dagoucin s’eſtiment bien heureux. Voire diſt Saffredent, & dignes d’eſtre mis au nombre des innocens, deſquels l’Egliſe chante, Non loquendo ſed moriendo confeßi ſunt. I’en ay tant ouy parler de ſes tranſiz d’amours ; mais encores iamais n’en vey-ie mourir vn. Et puis que ie ſuis eſchappé, veu les ennuiz que i’en ay porté, ie ne penſe iamais qu’autre en puiſſe mourir. Ha Saffredent, diſt Dagoucin, voulez vous donques eſtre aimé, puis que ceux de voſtre opinion n’en meurẽt point ? Mais i’en ſçay aſſez bon nombre, qui ne ſont morts d’autre maladie, que d’aymer trop parfaictement. Or puis qu’en ſçauez des hiſtoires, diſt Longarine, ie vous donne ma voix pour nous en racompter quelque belle, qui ſera la neufieſme de ceſte iournée. A fin, diſt Dagoucin, que ma veritable parolle ſuyuie de ſignes & miracles, vous y face adiouſter foy, ie vous reciteray vne hiſtoire aduenuë depuis trois ans.


Piteuſe mort d’vn gentil-homme amoureux ; pour auoir trop tard receu conſolation de celle qu’il aimoit.


NEVFIESME NOVVELLE.



Entre Daulphiné & Prouẽce y auoit vn gentilhõme beaucoup plus riche de vertu, beauté, & honneſteté que d’autres biens, lequel aima fort vne damoiſelle dont ie ne diray le nom, pour l’amour de ſes parẽs qui ſont venuz de bõnes & grandes maiſons, mais aſſeurez vous que la choſe eſt à cauſe qu’il n’eſtoit de maiſon de meſme elle il n’oſoit deſcouurir ſon affection : car l’amour qu’il luy portoit eſtoit ſi grand & parfaict qu’il euſt mieux aimé mourir que deſirer vne ſeule choſe, qui euſt eſté à ſon deshonneur : & ſe voyãt de ſi bas lieu au pris d’elle n’auoit nul eſpoir de l’eſpouſer. Parquoy ſon amour n’eſtoit fondé ſur nulle fin, ſinon de l’aimer de tout ſon pouuoir le plus parfaictement qu’il luy eſtoit poſsible, comme il feit ſi longuement qu’à la fin elle en eut quelque cognoiſſance. Et voyant l’honeſte amitié qu’il luy portoit tant plein de vertu & bon propos, ſe ſentoit bien heureuſe d’eſtre aimée d’vn ſi vertueux perſonnage, & luy faiſoit tant de bonnes cheres, que luy qui ne l’auoit pretendue meilleure ſe cõtentoit tresfort. Mais la malice ennemie de tout repos ne peut ſouffrir ceſte vie honneſte & heureuſe. Car quelques vns allerẽt dire à la mere de la fille, qu’ils s’esbahiſſoiẽt que ce gentil-hõme pouuoit tant faire en ſa maiſon, & que l’on ſouſtenoit que la beauté de ſa fille l’y tenoit plus qu’autre choſe, auec laquelle on le veoit ſouuent parler. La mere qui ne doutoit en nulle façon de l’honneſteté du gẽtil-homme : dont elle ſe tenoit auſsi aſſeurée que de nul de ſes enfans, fut fort marrie d’entẽdre qu’on le prenoit à mauuaiſe part : tant qu’à la fin (craignant le ſcandale par la malice des hommes) le pria pour quelque temps de ne hanter ſa maiſon, comme il auoit acouſtumé : choſe qu’il trouua de dure digeſtion, ſçachant que les propos honneſtes qu’il tenoit à ſa fille ne meritoient point tel eſlõgnemẽt. Toutesfois pour faire taire les mauuaiſes langues, ſe retira tant de temps que le bruit ceſſa, & y retourna comme il auoit accouſtumé : l’abſence duquel n’auoit amoindry ſa bonne volonté, mais eſtant en ſa maiſon entendit que lon parloit de marier ceſte fille auec vn gentil-home qui luy ſembla n’eſtre point ſi riche qu’il luy deuſt tenir tort d’auoir ſ’amie non plus que luy. Et commẽça à prendre cueur, & employer de ſes amis pour parler de ſa part : pẽſant que ſi le choix eſtoit baillé à la damoiſelle qu’elle le prefereroit à l’autre. Toutesfois la mere de la fille & ſes parens, pource que l’autre eſtoit beaucoup plus riche, l’eſleurẽt, dõt le gentilhõme print tant de deſplaiſir, ſçachant que s’amie perdoit autant de contentement que luy, peu à peu ſans autre maladie, cõmença à diminuer, & en peu de temps chãgea de telle ſorte, qu’il ſembloit qu’il couuriſt la beauté de ſon viſage d’vn maſque de la mort, ou d’heure à heure il alloit ioyeuſement, ſi eſt-ce qu’il ne ſe peut garder quelquefois, qu’il n’allaſt parler à celle qu’il aymoit tant. Mais à la fin que la force luy deffailloit, il fut contraint de garder le lict, dont il ne voulut aduertir celle qu’il aimoit, pour ne luy donner part de ſon ennuy. Et ſe laiſſant ainſi aller au deſeſpoir, perdit le boire & le manger, le dormir & le repos, en ſorte qu’il n’eſtoit poſsible de le congnoiſtre pour la maigreur & l’eſtrange viſage qu’il auoit. Qu’elqu’vn en aduertit la mere de ſ’amie qui eſtoit fort charitable, & d’autre part aimoit tant le gentil homme, que ſi tous leurs parens euſſent eſté de ſon opinion & de la fille, ils euſſent preferé l’honeſteté de luy à tous les biens de l’autre, mais les parens du pere n’y voulurent entendre. Toutesfois auec ſa fille alla viſiter le pauure gentil-hõme, qu’elle trouua plus mort que vif. Et cognoiſſant la fin de ſa vie approcher, s’eſtoit confeſſé & receu le ſainct ſacrement, penſant mourir ſans plus veoir perſonne : mais luy à deux doigs de ſa mort, voyant encore celle qui eſtoit ſa vie & reſurrection, ſe ſentit ſi fortifié qu’il ſe ietta en ſurſault ſur ſon lict, diſant à la dame : quelle occaſion vous amene, ma dame, de venir viſiter celuy qui a deſia le pied en la foſſe, & de la mort duquel vous eſtes la cauſe ? Comment, ce diſt la dame, ſeroit il bien poſsible, que celuy que nous aimons tant, peuſt receuoir la mort par noſtre faulte ? Ie vous prie dictes moy pour quelle raiſon vous tenez ces propos. Ma dame, diſt il, combien que tãt qu’il m’a eſté poſsible, i’ay diſsimulé l’amour que ie porte à ma damoiſelle voſtre fille, ſi eſt-ce que mes parens parlans du mariage d’elle & de moy ont plus parlé que ie ne voulois, veu le malheur qui m’eſt aduenu d’en perdre l’eſperance, non pour mon plaiſir particulier, mais pource que ie ſçay qu’auec nul autre ne ſera ſi bien traictée, ne tant aimée qu’elle euſt eſté auec moy. Le bien que ie veois qu’elle perd du meilleur & plus affectionné ſeruiteur & amy qu’elle ait en ce monde, me faict plus de mal que la perte de ma vie, que pour elle ſeule ie voulois cõſeruer : toutesfois puis qu’elle ne luy peut de riẽ ſeruir, ce m’eſt grãd gaing de la perdre. La mere & la fille oyãs ces propos, meirent peine de le recõforter. Et luy diſt la mere : Prenez courage mon amy, & ie vous promets ma foy, que ſi Dieu vous donne ſanté, iamais ma fille n’aura autre mary que vous : & voyla-cy preſente, à laquelle ie commãde de vous en faire la promeſſe. La fille en pleurant meit peine de luy donner ſeureté de ce que ſa mere luy promettoit. Mais luy cognoiſſant, que quand il auroit ſanté il n’auroit pas ſ’amie, & que les bons propos qu’elle tenoit, n’eſtoit que pour eſſayer à le faire vn peu reuenir, leur diſt : que ſi ce lãgage luy euſt eſté tenu, il y a trois mois qu’il euſt eſté le plus ſain, & le plus heureux gentil-hõme de France, mais que le ſecours luy venoit ſi tard qu’il ne pouuoit plus eſtre creu ny eſperé. Et quand il veit qu’elles s’efforcerent de le faire croire, il leur diſt. Or puis que ie vois que vous me promettez le bien qui iamais ne me peut aduenir, encores que le vouſiſsiez, pour la foibleſſe ou ie ſuis, ie vous en demande vn beaucoup moindre que iamais ie n’eu la hardieſſe de requerir. A l’heure toutes deux luy iurerent, & qu’il le demandaſt hardiment. Ie vous ſupplie, diſt il, que me donnez entre mes bras, celle que vous me promettez pour femme, & luy commandez qu’elle m’embraſſe & baiſe. La fille qui n’auoit accouſtumé telles priuautez en cuida faire difficulté, mais la mere luy commãda expreſsément, voyant qu’il n’y auoit plus en luy ſentimẽt ne force d’homme vif. La fille donc par ce commandement s’aduança ſur le lict du pauure malade, luy diſant : Mõ amy ie vous prie reſiouiſſez vous. Le pauure languiſſant le plus fort qu’il peut en ſon extreme foibleſſe, eſtendit ſes bras tous deſnuez de chair & de ſang, & auec toute la force de ſon corps embraſſa la cauſe de ſa mort, & en la baiſant de ſa froide & paſle bouche, la tint le plus longuement qu’il luy fut poſsible, & puis diſt à la fille : L’amour que ie vous ay portée a eſté ſi grande & honneſte que iamais (hors mis mariage) n’ay ſouhaitté de vous autre bien que celuy que i’en ay maintenãt, par faulte duquel, & auec lequel ie rendray ioyeuſemẽt mon eſprit à Dieu, qui eſt parfaicte amour & charité qui cognoiſt la grandeur de mon amour, & l’honneſteté de mon deſir : luy ſuppliant (ayant mon deſir entre mes bras) receuoir entre les ſiẽs mõ eſprit. Et en ce diſant la reprint entre ſes bras par vne telle vehemẽce que le cueur affoibly ne pouant porter ceſt effort, fut abãdonnée de toutes ſes vertuz & eſprits : car la ioye le feit tellement dilater, que le ſiege de l’ame luy faillit, & s’en volla à ſon createur. Et combien que le pauure corps demouraſt ſans vie longuement, & par ceſte occaſion ne pouuoit plus tenir ſa priſe, toutesfois l’amour que la damoiſelle auoit touſiours celée, ſe declara à l’heure ſi fort, que la mere & les ſeruiteurs du mort eurent bien affaire à ſeparer ceſte vnion, mais à force oſterent la viſue preſque morte d’auec le mort, lequel ils feirent honorablement enterrer, mais le plus grand triumphe des obſeques furent les larmes, les pleurs & les cris de ceſte pauure damoiſelle, qui d’autant plus ſe declara apres la mort qu’elle s’eſtoit diſsimulée durant la vie, quaſi comme ſatisfaiſant au tort qu’elle luy auoit tenu. Et depuis (comme i’ay ouy dire) quelque mary qu’on luy donnaſt pour l’appaiſer n’a iamais eu ioye en ſon cueur.

Vous ſemble il, meſsieurs, qui n’auez voulu croire à ma parolle, que ceſt exemple ne ſoit pas ſuffiſante pour faire confeſſer que parfaicte amour mene les gens à la mort, par trop eſtre celée & meſcogneuë ? Il n’y a nul de vous qui ne cognoiſſe les parens d’vn coſté & d’autre, parquoy n’en pouuez plus douter, & nul qui ne l’a experimenté ne le peult croire. Les dames oyans cela, eurent toutes les larmes aux yeux : mais Hircan leur diſt : Voila le plus grand fol dont iamais aye ouy parler. Eſt il raiſonnable (par voſtre foy) que nous mourions pour femmes, qui ne ſont faictes que pour nous ? & que nous craignons leur demander ce que Dieu leur enioinct nous donner ? ie ne parle pour moy ne pour tous les mariez : car i’ay autant ou plus de femme qu’il ne m’en fault : mais ie dy cecy pour ceux qui en ont neceſsité, leſquels il me ſemble eſtre ſots de craindre celles à qui ils doiuent faire peur. Voyez vous pas bien le regret que ceſte pauure femme auoit de ſa ſottiſe : car puis qu’elle embraſſoit le corps mort (choſe repugnante à nature) elle n’euſt point refusé le corps viuant, s’il euſt vſé d’auſsi grãde audace, qu’il feit de pitié en mourant. Toutesfois, diſt Oiſille, ſi monſtra bien le gentilhõme l’honneſteté & amitié qu’il luy portoit, dont il ſera à iamais loüable deuant tout le monde : car trouuer chaſteté en vn cueur amoureux, eſt choſe plus diuine qu’humaine. Ma dame, diſt Safredent, pour confirmer le dire d’Hircan (auquel ie me tiens) ie vous prie me croire, que fortune aide aux audacieux : & qu’il n’y a homme, ſ’il eſt aimé d’vne dame, mais qu’il ſçache pourſuiure ſagement & affectionément, qu’en la fin n’en ait du tout ce qu’il demande, ou en partie : mais l’ignorance & la foible crainte, fait perdre aux hommes beaucoup de bonnes aduentures, & fondent leur perte ſur la vertu de leur amie, laquelle n’ont iamais experimentée du bout du doigt ſeulemẽt : car oncques place ne fut bien aſſaillie ſans eſtre priſe. Ie m’eſbahis, diſt Parlamente, de vous deux, comme vous oſez tenir tels propos : celles que vous auez aimées ne vous ſont gueres tenuës, ou voſtre adreſſe a eſté en ſi meſchãt lieu que vous eſtimez les femmes toutes pareilles. Ma dame, diſt Saffredẽt, quant eſt de moy, ie ſuis ſi malheureux que ie n’ay dequoy me vanter : mais ſi ne puis ie tant attribuer mon malheur à la vertu des dames, qu’à la faulte de n’auoir aſſez ſagement entrepris, ou bien prudemment cõduict mon affaire & n’allegueray pour tous docteurs que la vieille du Rommant de la Roſe, laquelle dict : Nous ſommes faicts beaux fils ſans doubte, toutes pour tous, & tous pour toutes. Parquoy ie ne croy pas que ſi l’amour eſt vne fois au cueur d’vne femme, que l’hõme n’en ait bonne iſſue, ſ’il ne tient à ſa beſtie. Parlamente diſt : Et ſi ie vous en nommois vne bien aimante, bien requiſe, preſsée, & importunée, & toutesfois femme de bien, victoirieuſe de ſon cueur de ſon corps & de ſon amy, aduouriez vous que la choſe veritable ſeroit impoſsible ? Vrayement, diſt il, ouy. Lors, diſt Parlamente, vous ſerez tous de dure foy, ſi vous ne croyez ceſt exemple. Dagoucin luy diſt : Madame, puis que ie prouue par exẽple l’amour vertueuſe d’vn gentil-hõme iuſques à la mort, ie vous ſupplie ſi en ſçauez quelqu’vne autre à l’hõneur de quelque dame, que vous la vueillez reciter, pour la fin de ceſte iournée, & ne faignez point à parler longuement en parolles : car il y a encores aſſez long tẽps pour dire beaucoup de bonnes choſes. Puis que le dernier reſte m’eſt donné, diſt Parlamente, ie ne vous tiendray longuement en parolles : car mon hiſtoire eſt ſi bonne, & ſi belle, & ſi veritable, qu’il me tarde que vous ne la ſçachiez comme moy. Et combien que ie ne l’aye veuë, ſi m’a elle eſté racomptée par vn de mes plus grands & entiers amis, à la louange & honneur de celuy du monde qu’il auoit le plus aimé, & me coniura que ſi iamais ie venois à la racompter, ie vouſiſſe changer les noms des perſonnes, parquoy tout cela eſt veritable, hors mis les noms, les lieux, & le païs.


Amours d’Amadour & Florinde, ou ſont contenues maintes ruſes & diſsimulations, auec la treſlouable chaſteté de Florinde.


NOVVELLE DIXIESME.



En la comté d’Arande en Arragon, y auoit vne dame qui en ſa grande ieuneſſe demeura vefue du Comte d’Arande auec vn fils & vne fille, laquelle ſe nommoit Florinde. Ladite dame meit peine de nourrir ſes enfans en toutes vertuz & honeſtetez qu’il appartient à ſeigneurs & gentils-hommes : en ſorte que ſa maiſon eut le bruit d’eſtre l’vne des plus honorables qui fuſt en toutes les Eſpaignes. Elle alloit ſouuẽt à Tollette ou ſe tenoit le Roy d’Eſpaigne : & quãd elle venoit à Sarragoſſe (qui eſtoit pres de ſa maiſon) demeuroit longuemẽt auec la Royne, & en la court, ou elle eſtoit autant eſtimée que dame qui pourroit eſtre. Vne fois allant vers le Roy (ſelon ſa couſtume) lequel eſtoit en Sarragoſſe en ſon chaſteau de la Iafferie : ceſte dame paſſa par vn village, qui eſtoit au viceroy de Cathelongne, lequel ne bougeoit de deſſus les frontieres de Parpignan, à cauſe des grandes guerres, qui eſtoient entre le Roy de Frãce & luy : mais lors y auoit paix, en ſorte que le Viceroy auec tous les capitaines eſtoient venuz pour faire reuerence au Roy. Sçachãt le Viceroy que la Cõteſſe d’Arande paſſoit par ſa terre, alla au deuant d’elle, tant pour l’amitié ancienne qu’il luy portoit, que pour l’honorer, comme parente du Roy. Or auoit le Viceroy en ſa compaignie pluſieurs honneſtes gẽtils-hommes, qui par la frequentation des longues guerres auoient acquis tant d’honneur & bon bruit, que chacun qui les pouuoit veoir & hanter, ſe tenoit heureux. Mais entre les autres y en auoit vn nommé Amadour, lequel combien qu’il n’euſt que dixhuict ou dixneuf ans, auoit la grace tãt aſſeurée, & le ſens ſi bon, que lon l’euſt iugé entre mille digne de gouuerner vne republicque : il eſt vray que ce bon ſens lá eſtoit accompaigné d’vne ſi grande & naïfue beauté, qu’il n’y auoit œil qui ne ſe tint content de le regarder : & ceſte beauté tant exquiſe ſuyuoit la parolle de ſi pres, qu’on ne ſçauoit à qui donner l’honneur, à la grace, à la beauté, ou à la parolle. Mais ce qui le faiſoit plus eſtimer, eſtoit ſa hardieſſe treſgrande, dont le bruit n’eſtoit empeſché pour ſa ieuneſſe : car en tant de lieux auoit ia monſtré ce qu’il ſçauoit faire, que non ſeulement les Eſpaignes : mais la France & Italie eſtimoit grandement ſes vertuz, pource qu’en toutes les guerres ou il auoit eſté ne ſ’eſtoit point eſpargné. & quand ſon païs eſtoit en repos, il alloit chercher la guerre aux lieux eſtranges, ſe faiſant aimer & eſtimer des amis & ennemis. Ce gentilhomme pour l’amour de ſon capitaine, ſe trouua en ceſte terre ou eſtoit arriuée la Comteſſe d’Arande, & en regardant la beauté & bonne grace de ſa fille (qui pour lors n’auoit douze ans) penſa en luy meſmes que c’eſtoit bien la plus belle & honneſte perſonne que iamais il auoit veuë, & que ſ’il pouuoit auoir ſa bonne grace, il en ſeroit plus ſatisfaict que de tous les biens & plaiſirs qu’il ſçauroit auoir d’vne autre. Et apres auoir longuement regardé ſe delibera de l’aimer, quelque impoſsibilité que la raiſon meiſt au deuant, tant pour la maiſon dont elle eſtoit, que pour l’aage qui ne pouuoit encores entendre tels propos. Mais contre ceſte crainte il ſe fortiffioit d’vne bonne eſperance, ſe promettant en luy-meſmes, que le temps & la patience apporteroient heureuſe fin à ſes labeurs. Et des ce temps l’amour gentil, qui ſans autre occaſion que par la force de luy-meſmes eſtoit entré au cueur d’Amadour, luy promiſt donner faueur & tout moyen pour y paruenir. Et pour pourueoir à la plus grande difficulté qui eſtoit en la loingtaineté du païs ou il demouroit, & le peu d’occaſion qu’il auoit de reueoir Florinde, il penſa de ſe marier contre la deliberation qu’il auoit faicte auec les dames de Barſelonne & de Parpignan, parmy leſquelles il auoit tellement hanté ceſte frontiere, à cauſe des guerres, qu’il ſembloit mieulx Catelan que Caſtillan, combien qu’il fuſt natif d’aupres Tollete, d’vne maiſon riche & honorable, mais à cauſe qu’il eſtoit puiſné n’auoit pas grand bien de patrimoine. Si eſt ce qu’amour & fortune le voyant delaiſſé de ſes parents, delibererent d’y faire vn chef d’œuure, & luy donnerent (par le moyen de la vertu) ce que les loix du païs luy refuſoiẽt. Il eſtoit fort bien experimenté en l’eſtat de la guerre, & tant aimé de tous ſeigneurs & princes, qu’il refuſoit plus ſouuẽt leurs biens, qu’il n’auoit ſoucy de leur en demander. La Cõteſſe dont ie vous parle arriua ainſi à Sarragoſſe, & fut tresbien receuë du Roy, & de toute ſa court. Le gouuerneur de Cathalonne la venoit ſouuent viſiter, & n’auoit garde de faillir Amadour à l’acompaigner, pour auoir le plaiſir ſeulement de parler à Florinde. Et pour ſe donner à cognoiſtre en telle compaignie, ſ’adreſſa à la fille d’vn vieil cheualier voiſin de ſa maiſon, nommée Auenturade : laquelle auoit eſté nourrie d’enfance auec Florinde, tellement qu’elle ſçauoit tout ce qui eſtoit caché en ſon cueur. Amadour tant pour l’honneſteté qu’il trouua en elle, que pource qu’elle auoit bien trois mille ducats de rente en mariage, delibera de l’entretenir comme celuy qui la vouloit eſpouſer. A quoy volontiers elle preſta l’oreille : & pource qu’il eſtoit pauure, & le pere de la damoiſelle riche, penſa que iamais ne ſ’accorderoit au mariage, ſinon par le moyen de la Comteſſe d’Arande. Dont ſ’adreſſa à madame Florinde, & luy diſt : Madame, vous voyez ce gentilhomme Caſtillan, qui ſi ſouuent parle à moy, ie croy que ce qu’il pretend, n’eſt que de m’auoir en mariage : vous ſçauez quel pere i’ay, lequel iamais ne ſ’y conſentiroit, ſi par madame la Comteſſe & vous, il n’en eſtoit fort prié. Florinde qui aimoit la damoiſelle comme elle meſme, l’aſſeura de prendre ceſt affaire à cueur, cõme ſon bien propre. Et feit tant Auenturade qu’elle luy preſenta Amadour, lequel en luy baiſant la main cuida eſuanouyr d’aiſe : & la ou il eſtoit eſtimé le mieulx parlant qui fuſt en Eſpaigne, deuint muet deuãt Florinde, dont elle fut fort eſtonnée : car combien qu’elle n’euſt que douze ans, ſi auoit elle deſia bien entendu qu’il n’y auoit homme en Eſpaigne mieulx diſant ce qu’il vouloit, & de meilleure grace. Et voyant qu’il ne luy diſoit rien, commença à luy dire : La renommée que vous auez, ſeigneur Amadour, par toutes les Eſpaignes, eſt telle, qu’elle vous rend cogneu en ceſte cõpaignie, & donne deſir & occaſion à ceulx qui vous cognoiſſent, de ſ’employer à vous faire plaiſir : parquoy ſi en quelque endroit ie vous en puis faire, vous m’y pouuez employer. Amadour qui regardoit la beauté de la dame, fut ſi tranſy & rauy, qu’à peine luy peut il dire grand mercy. Et combien que Florinde ſ’eſtonnaſt de le veoir ſans reſponſe, ſi eſt-ce qu’elle l’attribua plustoſt à quelque ſottiſe qu’à la force d’amour, & paſſa oultre ſans parler d’auantage. Amadour congnoiſſant la vertu qui en ſi grande ieuneſſe commençoit à ſe monſtrer en Florinde, diſt à celle qu’il vouloit eſpouſer : ne vous eſmerueillez point ſi i’ay perdu la parolle deuant madame Florinde, car les vertuz & ſi ſage parler cachez ſoubs ceſte grande ieuneſſe, m’ont tellement eſtonné, que ie ne luy ay ſceu que dire. Mais ie vous prie Auenturade (comme celle qui ſçauez ſes ſecrets) me dire ſ’il eſt poſsible que de ceſte court elle n’ayt tous les cueurs des princes & des gentils-hommes, car ceulx qui la congnoiſſent & ne l’aiment point, ſont pierres ou beſtes. Auenturade qui deſia aimoit Amadour, plus que tous les hommes du monde, ne luy voulut rien celer, & luy diſt, que madame Florinde eſtoit aimée de tout le monde, mais qu’à cauſe de la couſtume du pays peu de gens parloient à elle : & n’en auoit encores veu aucun qui en feiſt grand ſemblant, ſinon deux ieunes princes d’Eſpaigne, qui deſiroient l’eſpouſer, dont l’vn eſtoit de la maiſon, & fils de l’enfant fortuné : & l’autre eſtoit le ieune Duc de Cadouce. Ie vous prie, diſt Amadour, dictes moy lequel vous penſez qu’elle aime le mieulx. Elle eſt ſi ſage, diſt Auenturade, que pour rien elle ne confeſſeroit auoir autre volonté, que celle de ſa mere : mais à ce que nous pouuons iuger, elle aime trop mieulx celuy de l’enfant fortuné, que le ieune Duc de Cadouce. Et ie vous eſtime homme de ſi bon iugement, que ſi voulez des auiourd’huy vous en pourrez iuger à la verité : car celuy de l’enfant fortuné eſt nourry en ceſte court, qui eſt l’vn des plus beaux & parfaicts ieunes princes, qui ſoit en la Chreſtienté. Et ſi le mariage ſe faiſoit par l’opinion d’entre nous filles, il ſeroit aſſeuré d’auoir madame Florinde, pour veoir enſemble la plus belle couple de la Chreſtienté. Et fault que vous entendiez que combien qu’ils ſoient tous deux bien ieunes, elle de douze ans, & luy de quinze, ſi a il deſia trois ans, que l’amour eſt conioincte & commencée : & ſi voulez ſur tous auoir la bonne grace d’elle, ie vous conſeille de vous faire amy & ſeruiteur de luy. Amadour fut fort aiſe de veoir que ſa dame aimoit quelque choſe, eſperant qu’à la longue il gaigneroit le lieu, non de mary, mais de ſeruiteur : car il ne craignoit rien en ſa vertu, ſinon qu’elle ne voulut rien aimer. Et apres ces mots ſ’en alla Amadour, hãter le fils de l’enfant fortuné, duquel il eut aiſement la bonne grace, car tous les paſſetemps que le ieune prince aimoit, Amadour les ſçauoit faire : & ſur tous eſtoit fort adroict à manier les cheuaulx, & à ſ’aider de toutes ſortes d’armes, & tous autres paſſetemps & ieux, qu’vn ieune hõme doibt ſçauoir. La guerre commença en Languedoc, & fallut qu’Amadour retournaſt auec le gouuerneur, ce qui ne fut ſans grands regrets : car il n’y auoit moyen par lequel il peuſt retourner en lieu ou il ſceuſt voir Florinde : & pour ceſte occaſion parla à vn ſien frere qui eſtoit maiordomo de la Royne d’Eſpaigne, & luy diſt le bon party qu’il auoit trouué en la maiſon de la Comteſſe d’Arande, de la damoiſelle Auenturade, le priant qu’en ſon abſence il feiſt tout ſon poſsible que le mariage vint à execution, & qu’il y employaſt le credit du Roy & de la Royne, & de tous ſes amis. Le gentilhomme qui aimoit ſon frere, tant pour le lignage que pour ſes grandes vertuz, luy promiſt faire tout ſon pouuoir, ce qu’il feiſt : en ſorte que le pere vieil & auaricieux oublia ſon naturel, pour regarder les vertuz d’Amadour, leſquelles la Comteſſe d’Arãde, & ſur toutes la belle Florinde, luy peignoient deuant les yeulx, & pareillement le ieune Comte d’Arande, qui commença à croiſtre, & en croiſſant à aimer les gens vertueux. Et quand le mariage fut accordé entre les parẽs, ledict maiordomo enuoya querir ſon frere, tandis que les trefues durerẽt entre les deux Roys. Durant ce temps, le Roy d’Eſpaigne ſe retira à Madric, pour euiter le mauuais air, qui eſtoit en pluſieurs lieux : & par l’aduis de pluſieurs de ſon conſeil, à la requeſte auſsi de la Comteſſe d’Arande feit le mariage de l’heritiere Ducheſſe de Medmaceli auec le petit Comte d’Arande, tãt pour le bien & vnion de leur maiſon, que pour l’amour qu’il portoit à la Comteſſe d’Arande, & voulut faire ces nopces au chaſteau de Madric. A ces nopces ſe trouua Amadour, qui pourchaſſa ſi biẽ les ſiennes, qu’il eſpouſa celle dont il eſtoit plus aimé qu’il n’aimoit, ſinon que le mariage luy eſtoit couuerture & moyen de hanter le lieu ou ſon eſprit demouroit inceſſammẽt. Apres qu’il fut marié, print telle hardieſſe & priuauté en la maiſon de la Comteſſe d’Arande, que lon ne ſe gardoit de luy non plus que d’vne femme. Et cõbien qu’alors n’euſt que vingtdeux ans, ſi eſtoit il ſi ſage, que la Comteſſe luy cõmuniquoit toutes ſes affaires, & cõmandoit à ſon fils & à ſa fille de l’entretenir, & croire ce qu’il leur cõſeilleroit. Ayant gaigné le poinct de ſi grãde eſtime ſe conduiſoit ſi ſagement & finement, que meſmes celle qu’il aimoit ne cognoiſſoit point ſon affection : mais pour l’amour de la femme dudict Amadour, qu’elle aimoit plus que nulle autre, elle eſtoit ſi priuée de luy, qu’elle ne luy diſsimuloit choſe qu’elle penſaſt : & gaigna ce poinct qu’elle luy declara toute l’amour qu’elle portoit au fils de l’enfant fortuné, & luy qui ne taſchoit qu’à la gaigner entieremẽt, luy en parloit inceſſammẽt, car il ne luy challoit de quelpropos il luy parlaſt, mais qu’il euſt moyen de l’entretenir longuement. Il ne demeura pas vn mois à la cõpaignie apres ſes nopces, qu’il ne fuſt contrainct de retourner à la guerre, ou il demeura plus de deux ans, ſans reuenir veoir ſa femme, laquelle ſe tenoit touſiours ou elle auoit eſté nourrie. Durant ce temps eſcriuoit ſouuent Amadour à ſa femme, mais le plus fort de ſa lettre eſtoit des recõmendations à Florinde, qui de ſon coſté ne failloit à les luy rendre, & mettoit ſouuẽt quelque bon mot de ſa main en la lettre qu’Auenturade eſcriuoit, qui eſtoit occaſion de rendre ſon mary treſſoigneux à luy reſcrire ſouuent : mais en tout cecy ne cognoiſſoit rien Florinde, ſinon qu’elle l’aimoit cõme s’il euſt eſté ſon frere : pluſieurs fois alla & vint Amadour, en ſorte qu’en cinq ans ne veid Florinde deux mois durant : & toutesfois l’amour en deſpit de l’eſlongnement, & de la longue abſence, ne laiſſoit pas de croiſtre. Or aduint qu’il feit vn voyage pour venir veoir ſa femme, & trouua la Cõteſſe biẽ loing de la court, car le Roy d’Eſpaigne s’en eſtoit allé à Vãdelonſie, & auoit mené auec luy le ieune Comte d’Arande, qui deſia cõmençoit à porter armes. La Comteſſe s’eſtoit retirée en vne maiſon de plaiſance qu’elle auoit ſur la frõtiere d’Arragon & Nauarre, & fut fort aiſe quãd elle veid venir Amadour, lequel pres de trois ans auoit eſté abſent. Il fut bien receu d’vn chacun, & commanda la Comteſſe qu’il fuſt traicté comme ſon propre fils. Tandis qu’il fut auec elle, elle luy communiqua toutes les affaires de ſa maiſon, & en remettoit la plus part à ſon opinion, & gaigna vn ſi grand credit en ceſte maiſon, qu’en tous lieux ou il vouloit, on luy ouuroit la porte, eſtimant ſa preud’homie ſi grande, qu’on ſe fioit en luy de toutes choſes, comme à vn ſainct ou vn Ange. Florinde pour l’amitié qu’elle portoit à ſa femme & à luy le cheriſſoit en tous lieux ou elle le voyoit, ſans rien cognoiſtre de ſon intẽtion : parquoy elle ne ſe gardoit d’aucune contenãce, pource que ſon cueur ne ſouffroit point de paſsion, ſinon qu’elle ſentoit vn grand contentement quand elle eſtoit aupres d’Amadour : mais autre choſe n’y penſoit. Amadour pour euiter le iugement de ceux, qui ont experimenté la difference du regard des amans au pris des autres, fut en grand peine. Car quand Florinde venoit parler à luy priuéement (comme celle qui ne pẽſoit nul mal) le feu caché en ſon cueur le bruſloit ſi fort, qu’il ne pouuoit empeſcher que la couleur n’en demeuraſt au viſage, & que les eſtincelles ne ſailliſſent par les yeux. Et à fin que par lõgue frequentation, nul ne ſ’en peuſt apperceuoir, ſe meit à entretenir vne fort belle dame nommée Pauline, femme qui en ſon temps fut eſtimée ſi belle que peu d’hõmes qui la voyoient eſchappoient de ſes liens. Ceſte Pauline ayant entendu comme Amadour auoit mené l’amour à Barſelonne & Perpignan, en ſorte qu’il eſtoit aimé des plus belles & honneſtes dames du païs, & ſur toutes d’vne Comteſſe de Pallamõs qu’on eſtimoit en beauté la premiere de toutes les Eſpaignes, & de pluſieurs autres luy diſt qu’elle auoit grãd pitié de luy, veu qu’apres tant de bonnes fortunes il auoit eſpouſé vne femme ſi laide que la ſienne. Amadour entendant bien par ces paroles qu’elle auoit enuie de remedier à ſa neceſsité, luy tint les meilleurs propos qu’il luy fut poſsible, penſant qu’en luy faiſant croire vne menſonge, il luy couuriroit vne verité. Mais elle fine & experimẽtée en amour, ne ſe contẽta point de parler : mais ſentant tresbien que ſon cueur n’eſtoit point ſatisfaict de ſon amour, ſe douta qu’il ne la vouluſt faire ſeruir de couuerture : & pour ceſte occaſion le regardant de ſi pres qu’elle auoit touſiours le regard à ſes yeux, qu’il ſçauoit ſi bien feindre qu’elle n’en pouuoit rien iuger, ſinon par obſcur ſoupçon, mais ce n’eſtoit ſans grande peine au gentil-hõme. Auquel Florinde (ignorãt toutes ſes malices) s’adreſſoit ſouuẽt deuant Pauline ſi priuément qu’il auoit vne merueilleuſe peine à contraindre ſon regard contre ſon cueur : & pour euiter qu’il n’en vint inconuenient, vn iour parlant à Florinde appuyez tous deux ſur vne feneſtre, luy tint tels propos : Madame, ie vous prie me vouloir cõſeiller lequel vault le mieux ou parler ou mourir. Florinde luy reſpõdit promptement : Ie conſeilleray touſiours à mes amis de parler & non de mourir, car il y a peu de parolles qui ne ſe puiſſent amender, mais la vie perduë ne ſe peut recouurer. Vous me promettez donques, diſt Amadour, que non ſeulemẽt vous ne ſerez marrie des propos que ie vous veux dire, mais ny eſtonnée iuſques à ce que vous en entendez la fin. Elle luy reſpondit, dictes ce qu’il vous plaira, car ſi vous m’eſtõnez nul autre ne m’aſſeurera, lors luy commença à dire : Ma dame, ie ne vous ay voulu encores dire la treſgrande affection que ie vous porte, pour deux raiſons : L’vne, parce que i’attendois par long ſeruice vous en donner l’experience. L’autre parce que ie doubtois que penſeriez vne grande outrecuidance en moy (qui ſuis vn ſimple gentil-homme) de m’adreſſer en lieu qui ne m’appartiẽt de regarder : & encores que ie fuſſe prince, comme vous, la loyauté de voſtre cueur ne permettroit qu’autre que celuy qui en a prins poſſeſsion (fils de l’enfant fortunė) vous tienne propos d’amitié. Mais, ma dame, tout ainſi que la neceſsité en vne forte guerre contrainct faire degaſt du propre bien, & ruiner le bled en herbe, à fin que l’ennemi n’en puiſſe faire ſon profit, ainſi prẽds-ie le hazard d’auancer le fruict qu’auec le temps i’eſperois cueillir, à fin que les ennemis de vous & moy, n’en puiſſent faire leur profit de voſtre dommage. Entendez, ma dame, que des l’heure de voſtre grande ieuneſſe ſuis tellement dedié à voſtre ſeruice, que ne ceſſe de chercher les moyens d’acquerir voſtre bonne grace, & pour ceſte occaſion m’eſtois marié à celle que penſois que vous aimiez le mieux. Et ſçachant l’amour que vous portez au fils de l’enfant fortuné, ay mis peine de le ſeruir & hanter, comme vous auez veu, & tout ce que i’ay pensé vous plaire, ie l’ay cherché de tout mon pouuoir. Vous voyez que i’ay acquis la grace de la Comteſſe voſtre mere, du Cõte voſtre frere, & de tous ceux que vous aimez, tellement que ie ſuis tenu en ceſte maiſon, non comme vn ſeruiteur mais comme enfant, & tout le trauail que i’ay pris, il y a cinq ans n’a eſté que pour viure toute ma vie auec vous. Et entendez que ne ſuis point de ceux qui pretendent par ce moyen auoir de vous ne bien ne plaiſir autre que vertueux. Ie ſçay que ie ne vous puis iamais eſpouſer, & quand ie le pourrois, ie ne voudrois contre l’amour que vous portez à celuy que ie deſire vous veoir pour mary. Auſsi de vous aimer d’vn amour vicieux, comme ceux qui eſperent de leur long ſeruice recompenſe au deshonneur des dames, ie ſuis ſi loing de ceſte affectiõ, que i’aimerois mieux vous veoir morte, que de vous ſçauoir moins digne d’eſtre aimée, & que la vertu fuſt amoindrie en vous, pour quelque plaiſir qui m’en ſceuſt aduenir. Ie ne pretends pour la fin & recõpenſe de mon ſeruice, qu’vne choſe, c’eſt que me vouliez eſtre maiſtreſſe ſi loyalle, que iamais vous ne m’eſlõgnez de voſtre bõne grace, que vous me conteniez au degré ou ie ſuis, vous fiant en moy plus qu’en nul autre, prenant ceſte ſeureté de moy, que ſi pour voſtre honneur ou choſe qui vous touchaſt, vous auiez beſoing de la vie d’vn gentil-homme, la mienne y ſera de tres-bon cueur employée, & en pouuez faire eſtat. Pareillement que toutes les choſes honneſtes & vertueuſes, que iamais ie feray, ſeront faictes ſeulement pour l’amour de vous. Et ſi i’ay faict pour dames, moindres que vous, choſe dont lon ait faict eſtime, ſoyez ſeure, que pour vne telle maiſtreſſe mes entrepriſes croiſtront, de ſorte que les choſes que ie trouuois difficiles, & impoſsibles, me ſeront faciles : mais ſi ne m’acceptez pour du tout voſtre, ie delibere de laiſſer les armes, & renoncer à la vertu qui ne m’aura ſecouru au beſoing. Parquoy, ma dame, ie vous ſupplie que ma iuſte requeſte me ſoit octroyée, puis que voſtre hõneur & cõſcience ne me la peuuent refuſer. La ieune dame oyant vn propos non accouſtumé, commence à changer couleur, & baiſſer les yeux comme femme eſtonnée : toutesfois elle qui eſtoit ſage luy diſt : Puis qu’ainſi eſt Amadour, que vous ne demandez de moy que ce qu’en auez, pourquoy eſt ce que vous me faictes vne ſi longue harangue ? I’ay ſi grand peur que ſoubs voz honneſtes propos il y ait quelque malice cachée, pour deceuoir l’ignorance ioincte auec ma ieuneſſe, que ie ſuis en grande perplexité de vous reſpondre. Car de refuſer l’honneſte amitié que vous m’offrez, ie ferois le contraire de ce que i’ay faict iuſques icy, qui me ſuis plus fiée en vous, qu’en tous les hommes du monde. Ma conſcience ne mon honneur ne contreuiennẽt point à voſtre demande, n’y à l’amour que ie porte au fils de l’enfant fortuné, car il eſt fondé ſur mariage, ou vous ne pretendez rien. Ie ne ſçache choſe qui me doiue empeſcher de vous faire reſponſe, ſelon voſtre dire, ſinon vne crainte que i’ay en mon cueur, fondée ſur le peu d’occaſion que vous auez de tenir tels propos. Car ſi vous auez ce que vous demandez, qui vous contrainct d’en parler ſi affectueuſement ? Amadour qui n’eſtoit ſans reſponſe, luy diſt : Ma dame, vous parlez treſprudemment, & me faictes tant d’honneur de la fiance que dictes auoir en moy, que ſi ie ne me contente d’vn tel bien, ie ſuis indigne de tous les autres. Mais entendez, ma dame, que celuy qui veult baſtir vn edifice perpetuel, doit regarder vn ſeur & ferme fondement : parquoy moy qui deſire perpetuellement demeurer en voſtre ſeruice, ie regarde, non ſeulement les moyens de me tenir pres de vous, mais auſsi d’empeſcher que lon ne puiſſe congnoiſtre la grande affection que ie vous porte. Car combien qu’elle ſoit tant honeſte qu’elle ſe puiſſe preſcher par tout, ſi eſt-ce que ceux qui ignorent le cueur des amãs, ſouuent iugent contre verité. Et de lá vient autant de mauuais bruit, que ſi les effects eſtoient meſchans. Ce qui m’a faict aduancer de le vous dire & declarer, c’eſt Pauline, laquelle a prins vn tel ſoupçon ſur moy, ſentant biẽ en ſon cueur, que ne la puis aimer, qu’elle ne faict en tous lieux qu’eſpier ma contenance : & quand venez parler à moy deuant elle, ainſi priuéement, i’ay ſi grand peur de faire quelque ſigne, ou elle fonde iugement que ie tombe en l’inconuenient dont ie me veux garder : en ſorte que i’ay penſé vous ſupplier que deuant elle, & celles que vous congnoiſſez ainſi malicieuſes, vous ne veniez parler à moy ainſi ſoudainement, car i’aimerois mieux eſtre mort, que creature viuãte en euſt la cognoiſſance. Et n’euſt eſté l’amour que i’ay à voſtre hõneur, ie n’auois point encores deliberé de vous tenir tels propos, car ie me tiens aſſez heureux & content de l’amour & fiance que me portez ou ie ne demande rien d’aduantage que la perſeuerance. Florinde tant cõtente qu’elle n’en pouuoit plus porter, commẽça ſentir en ſon cueur quelque choſe plus qu’elle n’auoit acouſtumé, & voyãt les honeſtes raiſons qu’il luy alleguoit, luy diſt que la vertu & honeſteté reſpondoient pour elle, & luy accordoiẽt ce qu’il demandoit. Dont ſi Amadour fut ioyeux, nul qui aime n’en peult douter : mais Florinde creut trop plus ſon conſeil qu’il ne vouloit. Car elle qui eſtoit craintifue, non ſeulement deuant Pauline, mais en tous autres lieux, commença à ne le chercher plus, comme auoit couſtume : & en ceſt eſlongnement trouua mauuaiſe la frequentation qu’Amadour auoit auec Pauline, laquelle elle trouua tant belle, qu’elle ne pouuoit croire qu’il ne l’aimaſt. Et pour paſſer ſa triſteſſe, entretenoit touſiours Auenturade, laquelle commença fort à eſtre ialouſe de ſon mary & de Pauline, & s’en complaignoit ſouuent à Florinde, qui la conſoloit le mieux qu’il eſtoit poſsible, cõme celle qui eſtoit frappée d’vne meſme peſte. Amadour s’apperceuant bien toſt de la contenãce de Florinde, & non ſeulement penſa qu’elle s’eſlongnoit de luy par ſon conſeil, mais qu’il y auoit quelque faſcheuſe opinion meſlée. Et vn iour en venant de veſpres d’vn monaſtere, il luy diſt : Ma dame, quelle contenance me faictes vous ? Telle que ie penſe que vous voulez, reſpõd Florinde. A l’heure ſoupçonnãt la verité, pour ſauoir s’il eſtoit vray, va dire : Ma dame, i’ay tant faict par mes iournées, que Pauline n’a plus d’opinion de vous. Elle luy reſpond, vous ne ſçauriez mieux faire pour vous & pour moy, car en faiſant plaiſir à vous meſmes, vous me faictes honneur. Amadour iugea par ceſte parolle qu’elle eſtimoit qu’il prenoit plaiſir à parler à Pauline, dont il fut ſi deſeſperé qu’il ne ſe peut tenir de luy dire en colere : Ma dame, c’eſt bien toſt commencé de tourmenter vn ſeruiteur & le lapider : car ie ne penſe point auoir porté peine qui m’ait eſté plus ennuyeuſe, que la contraincte de parler à celle que ie n’aime point. Et puis que ce que ie fais pour voſtre ſeruice eſt prins de vous en autre part, ie ne parleray iamais à elle, & en aduienne ce qu’il pourra aduenir. Et à fin de diſsimuler autant mon courroux que i’ay faict mon contẽtemẽt, ie m’en vois en quelque lieu cy aupres, attẽdant que voſtre fantaſie ſoit paſsée. Mais i’eſpere que i’auray quelques nouuelles de mon capitaine de retourner à la guerre, ou ie demeureray ſi lõg temps, que vous cognoiſtrez qu’autre choſe que vous ne me tient en ce lieu : & en ce diſant (ſans attendre reſponſe d’elle) s’en partit incontinent : & elle demeura tant ennuyée & triſte, qu’il n’eſtoit poſſible de plus. Et commença l’amour poulsé de ſon contraire, à monſtrer ſa treſgrande force : tellemẽt qu’elle cognoiſſant ſon tort, inceſſammẽt eſcriuoit à Amadour, le priant de vouloir retourner : ce qu’il feit apres quelques iours que ſa grande colere luy fut diminuée. Et ne ſçaurois bien entreprẽdre de vous cõpter par le menu les propos qu’ils eurent pour rompre ceſte ialouſie, mais il gaigna la battaille, tant quelle luy promiſt qu’elle ne croiroit iamais, non ſeulement qu’il aimaſt Pauline, mais qu’elle ſeroit toute aſſeurée, que ce luy ſeroit vn martire trop importable de parler à elle ou à autre, ſinon pour luy faire ſeruice. Apres que l’amour eut vaincu ce preſent ſoupçon, & que les deux amans commencerẽt à prendre plus de plaiſir que iamais à parler enſemble, les nouuelles vindrẽt que le Roy d’Eſpaigne enuoyoit toute ſon armée à Saulſe. Parquoy celuy qui auoit accouſtumé d’y eſtre le premier, n’auoit garde de faillir à pourchaſſer ſon hõneur : mais il eſt vray que c’eſtoit auec autre regret qu’il n’auoit accouſtumé, tant de perdre le plaiſir qu’il auoit, que de peur de trouuer mutation à ſon retour, pource qui voyoit Florinde pourchaſſée de grãds princes & ſeigneurs, & deſia paruenuë à l’aage de quinze ans, qu’il penſa que ſi en ſon abſence elle eſtoit mariée, n’auroit plus occaſion de la veoir, ſinon que la Comteſſe d’Arande luy donnaſt ſa femme pour compaigne. Et mena ſi bien ſon affaire enuers tous ſes amis, que la Comteſſe & Florinde luy promirẽt, qu’en quelque lieu qu’elle fuſt mariée, ſa femme Auenturade iroit. Et combien qu’il fuſt queſtion de marier Florinde en Portugal, ſi eſtoit il deliberé que ſa femme ne l’abandõneroit iamais : & ſur ceſte aſſeurance (non ſans regret indicible) s’en partit Amadour, & laiſſa ſa femme auec la Cõteſſe. Quand Florinde ſe trouua ſeule apres le departement de ſon ſeruiteur, elle ſe meit à faire toutes choſes ſi bonnes & vertueuſes, qu’elle eſperoit par cela attaindre le bruit des plus parfaictes dames, & d’eſtre reputée digne d’auoir vn tel ſeruiteur. Amadour eſtant arriué à Barſelonne, fut feſtoyé des dames, cõme il auoit accouſtumé : mais le trouuerẽt tant changé qu’ils n’euſſent iamais pensé que mariage euſt telle puiſſance ſur vn homme, comme il auoit ſur luy, car il ſembloit qu’il ſe faſchaſt, de veoir les choſes qu’autresfois auoit deſirées : & meſme la Comteſſe de Palamons (qu’il auoit tant aimée) ne ſceuſt trouuer moyen de le faire ſeulement aller iuſques à ſon logis. Amadour arreſta à Barſelonne le moins qu’il luy fut poſsible, comme celuy à qui l’heure tardoit d’eſtre au lieu ou l’honneur ſe peult acquerir. Et luy arriué à Saulce commença la guerre grande & cruelle entre les deux Roys, laquelle ne ſuis deliberée de racõpter, n’auſsi les beaux faicts que y feiſt Amadour : car au lieu de compte, faudroit faire vn bien grãd liure. Et ſçachez qu’il emportoit le bruit par deſſus tous ſes compaignons. Le Duc de Nagyeres arriua à Perpignan ayant charge de deux mil hommes, & pria Amadour d’eſtre ſon lieutenant, lequel auec ceſte bande feit tant bien ſon deuoir que lon n’oyoit en toutes les eſcarmouches crier autre que Nagyeres. Or aduint que le Roy de Thunis, qui de long temps faiſoit la guerre aux Eſpaignols, entẽdãt comme les Roys d’Eſpaigne & de France faiſoient guerre l’vn contre l’autre ſur les frontieres de Perpignan & Narbonne, penſa qu’en meilleure ſaiſon ne pouuoit faire deſplaiſir au Roy d’Eſpaigne, & enuoya vn grand nombre de fuſtes & autres vaiſſeaux pour piller & deſtruire ce qu’ils pourroient trouuer mal gardé ſur les frontieres d’Eſpaigne. Ceux de Barſelonne voyant paſſer deuant eux vne grande quantité de voilles, en aduertirent le Roy qui eſtoit à Saulce, lequel incontinent enuoya le Duc de Nagyeres à Palamons. Et quãd les nauires cogneurẽt que le lieu eſtoit ſi biẽ gardé, feignirẽt de paſſer outre, mais ſur l’heure de minuict nerent & meirent tant de gens à terre, que le Duc de Nagyeres ſurpris de ſes ennemis, fut emmené priſonnier. Amadour qui eſtoit fort vigilant entendit le bruit, & aſſembla incõtinent le plus grand nombre de ſes gēs qu’il peut, & ſe defendit ſi bien, que la force de ſes ennemis fut long tẽps ſans luy pouoir nuire. Mais à la fin ſçachãt que le Duc de Nagyeres eſtoit pris, & q̃ les Turcs eſtoiẽt deliberez de mettre le feu à Palamons, & le bruſler en la maiſon ou il tenoit fort contre eux, aima mieux ſe rendre que d’eſtre cauſe de la perdition des gens de biẽ, qui eftoiẽt en ſa cõpaignie, & auſsi que ſe mettant à rançon eſperoit encores veoir Florinde : alors ſe rẽdit à vn Turc nommé Derlin gouuerneur du Roy de Thunis, lequel le mena à ſon maiſtre, ou il fut tresbien receu & honoré, & encore mieux gardé, car ils penſoient bien l’ayant entre leurs mains, auoir l’Achilles de toutes les Eſpaignes : ainſi demeura Amadour pres de deux ans au ſeruice du Roy de Thunis. Les nouuelles vindrent en Eſpaigne de ceſte priſe, dont les parẽs du Duc de Nagyeres feirẽt vn grand dueil, mais ceux qui aimoient l’hõneur du païs eſtimerent plus grande la perte d’Amadour. Le bruit en vint en la maiſon de la Comteſſe d’Arande, ou pour lors eſtoit la pauure Auenturade griefuement malade. La Comteſſe qui ſe doutoit bien fort de l’affection qu’Amadour portoit à ſa fille (ce qu’elle ſouffroit & diſsimuloit pour les vertuz qu’elle congnoiſſoit en luy) appella ſa fille à part, & luy diſt les piteuſes nouuelles. Florinde, qui ſçauoit bien diſsimuler luy diſt, que c’eſtoit grãde perte pour toute leur maiſon, & que ſur tout elle auoit pitié de ſa pauure femme, veu meſmement la maladie ou elle eſtoit. Mais voyant ſa mere pleurer ſi fort, laiſſa aller quelques larmes pour luy tenir cõpaignie, à fin que par trop feindre, la feincte ne fuſt defcouuerte. Depuis ceſte heure la Cõteſſe luy en parloit ſouuãt, mais jamais ne ſceut tirer de ſa contenance choſe ou elle ſceuſt aſſeoir iugement. Ie laiſſeray à dite les voyages, prieres, oraiſons, & ieuſnes que faiſoit ordinairemẽt Florinde pour le ſalut d’Amadour. Lequel incontinent qu’il fut à Thunis ne faillit d’enuoyer de ſes nouuelles à ſes amis, & par homme ſeur aduertir madame Florinde qu’il eſtoit en bonne ſanté & eſpoir de la reueoir, qui fut à la pauure dame le ſeul moyen de ſouſtenir ſon ennuy. Et ne doutez pas, que le moyen d’eſcrire ne luy fuſt permis, dont elle ſ’en acquita ſi diligemment, qu’Amadour n’eut point faulte de la conſolation de ſes lettres & epiſtres. Or fut mandée la Cõteſſe d’Arande pour aller à Sarragoſſe ou le Roy eſtoit arriué : & lá ſe trouua le ieune Duc de Cardonne, qui feit ſi grande pourſuitte enuers le Roy & la Royne, qu’ils prierent la Comteſſe de faire le mariage de luy & de ſa fille. La Cõteſſe comme celle qui ne leur vouloit en rien deſobeir l’accorda, eſtimant que ſa fille fort ieune n’auoir volõté que la ſienne. Quãd tout l’accord fut faict, elle diſt à ſa fille comme elle luy auoit choiſi le parti qui luy ſembloit le plus neceſſaire. La fille voyant qu’en vne choſe faicte, ne falloit plus de conſeil, luy diſt, que Dieu fuſt loué de tout, & voyant ſa mere ſi eſtrãge enuers elle, aima mieux luy obeir que d’auoir pitié de ſoymeſmes. Et pour la reſiouïr de tãt de malheur, entẽdit que l’ẽfant fortuné eſtoit malade à la mort, mais iamais deuant ſa mere ne nul autre en feiſt vn ſeul ſemblãt, & ſe contraignit ſi bien que les larmes par force retirées en ſon cueur, feirent faillir le ſang par le nez, en telle abondance que la vie fut en danger de ſ’en aller quant & quant : & pour la reſtaurer eſpouſa celuy qu’elle euſt bien voulu changer à la mort. Apres ces nopces faictes, s’en alla Florinde auec ſon mary en la Duché de Cardonne, & mena auec elle Auenturade, à laquelle elle faiſoit priuéement ſes complainctes, tant de la rigueur que ſa mere luy auoit tenuë, que du regret d’auoir perdu le fils de l’ẽfant fortuné, mais du regret d’Amadour ne luy parloit que par maniere de la conſoler. Ceſte ieune dame doncques ſe delibera de mettre Dieu & l’honneur deuant ſes yeux, & de diſsimuler ſi bien ſes ennuyz, que iamais nul des ſiens ne s’apperceut que ſon mary luy deſpleuſt. Ainſi paſſa vn lõg tẽps Florinde, viuãt d’vne vie nõ moins belle que la mort : ce qu’elle ne faillit à mander à ſon bon ſeruiteur Amadour, lequel cognoiſſant ſon grãd & honeſte cueur, & l’amour qu’elle portoit à l’enfant fortuné, penſa qu’il eſtoit impoſsible qu’elle ſceuſt viure longuemẽt, & la regretra comme celle qu’il tenoit pis que morte. Et ceſte peine augmenta ce qu’il auoit, & eut voulu demeurer toute ſa vie eſclaue comme il eſtoit, & que Florinde euſt eu vn mary ſelon ſon deſir, oubliãt ſon mal pour celuy qu’il ſentoit que portoit s’amie. Et pource qu’il entendit par vn amy, qu’il auoit acquis en la court du Roy de Thunis, que le Roy eſtoit deliberé de luy faire preſenter le pal, ou qu’il euſt à renoncer ſa foy, pour enuie qu’il auoit s’il le pouuoit rendre bon Turc de le tenir auec luy, il feit tãt auec le maiſtre qui l’auoit pris qu’il le laiſſa aller ſur ſa foy, le mettãt à ſi grãde rançon, qu’il ne penſoit point qu’vn homme de ſi peu de biens la peuſt trouuer. Ainſi ſans en parler au Roy, le laiſſa ſon maiſtre aller ſur ſa foy. Luy venu à la court deuers le Roy d’Eſpaigne s’ẽ partit bien toſt pour aller chercher ſa rançon à tous ſes amis, & s’en alla droit à Barſelonne, ou le ieune Duc de Cardonne, ſa mere & Florinde eſtoient allez pour quelque affaire. Auenturade, ſi toſt qu’elle oït des nouuelles de lavenuë de ſon mary, le diſt à Florinde, laquelle ſ’en reſiouït comme pour l’amour d’elle. Mais craignant que la ioye qu’elle auoit de le veoir luy feiſt changer le viſage, & que ceux qui ne la cognoiſſoient en prinſent mauuaiſe opinion, ſe tint à vne feneſtre pour le veoir venir de loing, & ſi toſt quelle l’aduiſa, deſcendit vn eſcallier tant obſcur qu’on ne pouuoit congnoiftre ſi elle changeoit de couleur. Ainſi embraſſant Amadour le mena en ſa chambre, & de lá à ſa belle mere qui ne l’auoit iamais veu. Mais n’y demeura pas deux iours qu’il ſe feit autant aimer dans leur maiſon, qu’il eſtoit en celle de la Cõteſſe d’Arande. Ie vous laiſſeray les propos que Florinde & Amadour eurent enſemble, & les cõplainctes qu’il luy feit des maux qu’il auoit receuz en ſon abſence. Apres pluſieurs larmes iettées du regret qu’elle auoit, tant d’eſtre mariée cõtre ſon cueur, que d’auoir perdu celuy qu’elle aimoit tant, lequel iamais n’eſperoit de reueoir, ſe delibera de prendre ſa conſolation en l’amour & ſeureté qu’elle portoit à Amadour, ce que toutesfois elle ne luy oſoit declarer : mais luy qui s’en doubtoit bien, ne perdoit occaſion ne temps pour luy faire congnoiſtre le grand amour qu’il luy portoit. Sur le point qu’elle eſtoit preſque gaignee à le receuoir, non à ſeruiteur, mais à ſeur & parfaict amy, arriua vne merueilleuſe fortune. Car le Roy pour quelques affaires d’importance manda incontinent Amadour, dont ſa femme eut ſi grand regret, qu’en oyant ces nouuelles elle s’eſuanoït, & tomba d’vn degré ou elle eſtoit, dont elle ſe bleſſa ſi fort, qu’oncques puis n’en releua. Florinde qui par ceſte mort perdoit toute ſa conſolation, feit tel dueil que peult faire celle qui ſe ſent deſtituée de bons parens & amis, mais encores le print plus mal en gré Amadour : car d’vn coſté il perdoit l’vne des plus femmes de bien qui oncques fut : & de l’autre le moyen de jamais pouuoir reueoir Florinde, dont il tomba en telle maladie, qu’il cuida ſoudainemẽt mourir. La vieille Ducheſſe de Cardonne inceſſamment le viſitoit, & luy alleguoit des raiſons de philoſophie, pour luy faire porter patiemment ceſte mort, mais rien n’y ſeruoit : car ſi la mort d’vn coſté le tourmentoit, l’amour de l’autre coſté augmẽtoit ſon martire. Voyant Amadour que ſa femme eſtoit enterrée, & que ſon maiſtre le mandoit (parquoy il n’auoit nulle occaſion de demeurer) eut tel deſeſpoir en ſon cueur, qu’il cuida perdre l’entendemẽt. Florinde qui en le conſolant eſtoit en deſolation, fut toute vne apres diſnée à luy venir les plus honeſtes propos qu’il luy fut poſsible, pour luy cuider diminuer la grandeur de ſon dueil, l’aſſeurãt qu’elle trouueroit moyen de le pouuoir reueoir plus ſouuẽt qu’il ne cuidoit. Et pource qu’il deuoit partir le matin, & qu’il eſtoit ſi foible qu’il ne pouuoit bouger de deſſus ſon lict, la ſupplia de le venir veoir au ſoir apres que chacun y auroit eſté : ce qu’elle luy promiſt ; ignorãt que l’extremité d’amour ne congnoiſt nulle raiſon. Et luy qui ne veoit aucune eſperãce de iamais pouuoir reueoir celle que ſi longuement auoit ſeruie, & ne qui iamais n’auoit en autre traictemẽt que celuy qu’auez ouy, fut tãt combatu de l’amour lõguement diſsimulé, & du deſeſpoir qu’elle luy monſtroit (tous moyens de la hanter perduz) ſe delibera de iouer à quitte & à double, ou du tout la perdre, ou du tout la gaigner, & ſe payer en vne heure du bien qu’il penſoit auoir merité. Il feit bien encourtiner ſon lict, de ſorte que ceux qui venoient en la chambre ne l’euſſent ſceu veoir, & ſe plaignoit beaucoup plus que de couſtume, tant que tous ceux de la maiſon ne penſoient pas qu’il deuſt viure vingt & quatre heures. Apres que chacun l’eut viſité au ſoir Florinde (à la requeſte meſmes de ſon mary) y alla eſperant pour le conſoler luy declarer ſon aſſection, & que du tout elle le vouloit aimer autant que l’honneur le peuſt permettre. Et elle aſsiſe en vne chaiſe, qui eſtoit au cheuet du lict dudict Amadour lá commença ſon reconfort par plorer auecques luy. Amadour la voyant rẽplie de tels dueils & regrets, penſa qu’en ce grand tourment pourroit plus facilement venir à la fin de ſon intention, & ſe leua de deſſus ſon lict : dequoy faire Florinde penſant qu’il fuſt trop foible, le voulut engarder. Et ſe mettant à genoulx, luy diſt : Fault il que pour jamais ie vous perde de veuë ? Et en ce diſant ſe laiſſa tomber entre ſes bras, cõme vn homme à qui force default. La pauure Florinde l’embraſſa & le ſouſtint bien longuement, faiſant tout ce qu’il luy eſtoit poſſible pour le cõſoler : mais la medecine qu’elle luy bailloit pour amander ſa douleur, la luy rendoit beaucoup plus forte : car en faiſant le demy mort, & ſans parler, ſ’eſſaya à chercher ce que l’honneur des femmes defend. Quand Florinde ſ’apperceut de ſa mauuaife volonté, ne la pouuant croire, veu les honneſtes propos que touſiours luy auoit tenuz, luy demanda que c’eſtoit qu’il vouloit : mais Amadour craignant d’ouyr ſa reſponſe, qu’il ſçauoit bien ne pouuoir eſtre autre que chaſte & honneſte, ſans rien dire pourſuyuit auec toute la force qui luy fut poſsible, ce qu’il cherchoit. Dont Florinde bien eſtonnée ſoupçonna qu’il fuſt hors du ſens, pluſtoſt que de croire qu’il pretẽdiſt à ſon deſhonneur. Parquoy elle appella tout hault vn gentilhõme qu’elle ſçauoit bien eſtre en la chambre auec elle : dõt Amadour deſeſperé iuſques au bout, ſe reietta fur ſon lict ſi ſoudainement, que le gentilhomme penſoit qu’il fuſt treſpaſſé. Florinde qui ſ’eſtoit leuée de ſa chaiſe, diſt : allez & apportez viſtement quelque bon vinaigre, ce que le gẽtilhomme feiſt. A l’heure Florinde commẽça à dire : Amadour quelle follie vous eſt montée en l’entendement ? & qu’eſt-ce qu’auez penſé & voulu faire ? Amadour qui auoit perdu toute raiſon, par la force d’amour, luy diſt : Vn ſi long ſeruice que le mien, merite-il recompenſe de telle cruauté ? Et ou eſt l’honneur, diſt Florinde, que tãt de fois vous m’auez preſché ? Ha ma dame ! diſt Amadour, il me ſemble qu’il n’eſt poſsible de plus parfaitement aimer voſtre honneur que ie fais. Car quand vous auez eſté à marier, i’ay ſi bien ſceu vaincre mon cueur, que vous n’auez iamais ſceu congnoiftre ma volonté : maintenant que vous eſtes mariée, & que voſtre honneur peult eſtre couuert, quel tort vous tiens ie de demander ce qui eſt mien ? car par la force d’amour ie vous ay gaignée. Celuy qui premier a eu voſtre cueur, a ſi mal pourſuiuy le corps, qu’il a merité perdre le tout enſemble. Celuy qui poſſede voſtre corps, n’eſt digne d’auoir voſtre cueur, parquoy meſmes le corps n’eſt ſien ny ne luy appartient. Mais moy, ma dame, durãt cinq ou ſix ans, i’ay porté tant de peines & trauaux pour vous, que ne pouuez ignorer qu’à moy ſeul n’appartienne le corps & le cueur, pour lequel i’ay oublié le mien. Et ſi vous vous en cuidez deffendre par la conſcience, ne doubtez point que ceux qui ont eſprouué les forces d’amour ne reiettẽt le blaſme ſus vous, qui m’auez tellement rauy ma liberté, & esblouy mes ſens par voz diuines graces, que ne ſçachant deſormais que faire, ie ſuis contrainct de m’en aller, ſans eſpoir de iamais vous reueoir : Aſſeuré toutesfois que quelque part ou ie ſois, vous aurez touſiours part du cueur qui demeurera voſtre à iamais, ſoit ſur terre, ſoit ſur eau, ou entre les mains de mes plus cruels ennemis. Mais ſi i’auois auant mon partemẽt la ſeureté de vous, que mon grand amour merite, ie ſerois aſſez fort pour ſouſtenir en patience les ennuiz de ceſte longue abſence. Et ſ’il ne vous plaiſt m’ottroyer ma requeſte, vous oyrez bien toſt dire que voſtre rigueur m’aura donné vne malheureuſe & cruelle mort. Florinde non moins eſtonnée que marrie, d’ouyr tenir tels propos à celuy duquel elle n’eut iamais ſoupçon de choſe ſemblable, luy diſt en pleurant : Helas Amadour ! font-ce les vertueux propos que durant ma ieuneffe vous m’auez tenuz ? Eſt-ce cy l’honneur de la conſcience que vous m’auez maintes fois conſeillée pluſtoſt mourir que perdre ? Auez vous oublié les bons exemples que vous m’auez donnné des vertueuſes dames, qui ont reſiſté à la folle amour, & le deſpris que vous auez touſiours` faict des folles dames ? Ie ne puis croire, Amadour, que ſoyez ſi loing de vous meſmes, que Dieu, voſtre cõſcience, & mon honneur ſoiẽt du tout morts en vous. Mais ſi ainſi eſt que vous le dictes, ie louë la bõté diuine, qui a preuenu au malheur ou maintenant ie m’en allois precipiter, en me monſtrant par voſtre parolle le cueur que i’ay tant ignoré. Car ayant perdu le fils de l’enfant fortuné, non ſeulemẽt pour eſtre mariée ailleurs, mais pource que ie ſçay bien qu’il en aime vne autre : & me voyant mariée à celuy que ie ne puis aimer, quelque peine que i’y mette, ne auoir pour agreable, i’auois penſé & deliberé d’entieremẽt & de tout mon cueur & affection vous aimer, fondãt ceſte amitié ſur la vertu que i’ay tant congneuë en vous, & laquelle par voſtre moyen, ie penſe auoir attaincte. C’eſt d’aimer plus mon honneur & ma conſcience que ma propre vie. Sur ceſte pierre d’honneſteté, i’eſtois venuë icy, deliberée de prendre vn treſſeur fondement, mais Amadour, en vn moment m’auez monſtré, qu’en lieu d’vne pierre nette & pure, le fondement de ceſt edifice eſt aſsis ſur vn ſablon leger & mouuant, ou ſur la fange molle & infame. Et combien que i’euſſe deſia commẽcé grande partie du logis, ou i’eſperois faire perpetuelle demeure, ſoudain du tout l’auez ruiné. Parquoy vous fault quant & quant rompre l’eſperance que vous auez iamais euë en moy, & vous deliberer qu’en quelque lieu que ie ſois ne me chercher, ne par parolle, ne par contenance. Et n’eſperez que ie puiſſe ou vueille iamais changer mon opinion. Ie le vous dy auec tel regret, qu’il ne peult eſtre plus grand : mais ſi ie fuſſe venuë iuſques à auoir iuré parfaicte amitié auec vous, ie ſents bien mon cueur tel qu’il fuſt mort en telle rompure : combien que l’eſtonnement que i’ay d’eſtre deceuë eſt ſi grand, que ie ſuis ſeure qu’il rendra ma vie ou briefue ou douloureuſe. Et ſur ce mot, ie vous dy à Dieu, & c’eſt pour iamais. Ie n’entreprends point de vous dire la douleur que ſentoit Amadour, eſcoutant ces parolles : car non ſeulemẽt euſt eſté impoſsible de l’eſcrire, mais de la penſer, ſinon à ceulx qui ont experimenté la pareille. Et voyant que ſur ceſte cruelle concluſion elle ſ’en alloit, l’arreſta par le bras, ſçachant tresbien que ſ’il ne luy oſtoit la mauuaiſe opinion qu’il luy auoit donnée, qu’à iamais il l’a perdroit. Parquoy il luy diſt, auec le plus feinct viſage qu’il peut prendre : Madame, i’ay toute ma vie deſiré d’aimer vne femme de bien, & pource que i’en ay trouué ſi peu, i’ay bien voulu experimenter pour veoir ſi vous eſtiez par voſtre vertu, digne d’eſtre autant eſtimée que aimée. Ce que maintenant ie ſçay pour certain, dont ie loue Dieu, qui adreſſa mon cueur à aimer tant de perfection : vous ſuppliant me pardonner ceſte folle & audacieuſe entreprinſe, puis que vous voyez que la fin en tourne à voſtre honneur, & à mon grand contentement. Florinde qui commençoit à congnoiſtre la malice des hommes par luy, tout ainsi qu’elle auoit eſté difficile à croire le mal ou il eſtoit, auſsi fut elle encores plus à croire le bien ou il n’eſtoit pas, & luy diſt : Pleuſt à Dieu, que vous diſsiez verité : mais ie ne puis eſtre ſi ignorante que l’eſtat de mariage ou ie ſuis, ne me face bien cognoiſtre clairement que forte paſsion & aueuglement vous a faict faire ce que vous auez faict. Car ſi Dieu m’euſt laſché la main, ie ſuis bien ſeure que vous n’euſsiez pas retiré la bride. Ceux qui tentent pour chercher la vertu, ne ſçauroient prendre le chemin que vous auez faict. Mais c’eſt aſſez ſi i’ay creu legierement quelque bien en vous, il eſt temps que ie cognoiſſe maintenant la verité, laquelle me deliure de vous. En ce diſant ſe partit Florinde de la chambre, & tãt que la nuict dura ne feit que pleurer, ſentant ſi grande douleur en ceſte mutation, que ſon cueur auoit biẽ affaire à ſouſtenir les aſſaulx du regret qu’amour luy dõnoit. Car cõbien que ſelon raiſon elle deliberaſt de iamais plus l’aimer, ſi eſt-ce que le cueur, qui n’eſt point ſubiect à nous, ne ſi vouloit accorder : parquoy ne le pouuoit moins aimer qu’elle auoit accouſtumé, & ſçachãt qu’amour eſtoit cauſe de ceſte faulte, ſe delibera ſatisfaiſant à l’amour, de l’aimer de tout ſon cueur, & obeiſſant à l’honneur n’en faire iamais autre ſemblant. Le matin ſ’en partit Amadour, ainſi faſché que vous auez ouy : toutesfois ſon cueur qui eſtoit ſi grand, qu’il n’auoit au monde ſon pareil, ne le ſouffrit deſeſperer, mais luy bailla nouuelle intention de pouuoir encores reueoir Florinde, & auoir ſa bonne grace. Doncques en ſ’en allant deuers le Roy d’Eſpaigne (lequel eſtoit à Tollette) print ſon chemin par la Cõté d’Arande, ou vn ſoir bien tard il arriua, & trouua la Comteſſe fort malade d’vne triſteſſe, qu’elle auoit de l’abſence de ſa fille Florinde. Quand elle veid Amadour, elle le baiſa & embraſſa, comme ſi c’euſt eſté ſon propre enfant, tant pour l’amour qu’elle luy portoit, que pour celle qu’elle doutoit qu’il auoit à Florinde, de laquelle elle luy demanda bien ſoigneuſement des nouuelles : qui luy en diſt le mieux qu’il luy fut poſsible, mais nõ toute la verité, & luy confeſſa l’amitié de Florinde & de luy (ce que Florinde auoit touſiours celé) la priant luy vouloir aider à auoir ſouuent de ſes nouuelles, & de la retirer bien toſt auec elle, & le matin ſ’en partit. Et apres auoir faict ſes affaires auec la Royne, ſ’en alla à la guerre ſi triſte & changé de toutes conditions, que dames, capitaines, & tous ceux qui auoient accouſtumé de le hanter, ne le congnoiſſoient plus, & ne s’habilloit plus que de noir, encore d’vne frize beaucoup plus groſſe qu’il ne failloit à porter le dueil de la femme, duquel il couuroit celuy qu’il auoit au cueur. Ainſi paſſa Amadour trois ou quatre années ſans reuenir à la court. Et la Comteſſe d’Arande qui ouyt dire que Florinde eſtoit ſi fort changée que c’eſtoit pitié, l’enuoya querir, eſperant qu’elle reuiendroit au pres d’elle, mais ce fut tout le contraire. Car quand Florinde entendit qu’Amadour auoit declaré à ſa mere leur amitié, & que ſa mere tant ſage & vertueuſe, ſe cõfiant à Amadour l’auoit trouuée bõne, fut en vne merueilleuſe perplexité : pource q̃ d’vn coſté elle voioit ſa mere, l’eſtimer tãt que ſi elle luy diſoit la verité, amadour en pourroit receuoir quelque deſplaiſir, ce que pour mourir n’euſt voulu : car elle ſe ſentoit aſſez forte pour le punir de ſa follie, ſans ſ’aider de ſes parens. D’autre coſté elle voyoit qu’en diſsimulãt le mal qu’elle y ſçauoit, qu’elle ſeroit cõtraincte de ſa mere & de ſes amis de parler à luy, & de luy faire bonne chere, par laquelle elle craignoit fortifier ſa mauuaiſe opinion. Mais voyant qu’il eſtoit loing n’en feit grand ſemblant, & luy eſcriuoit quand la Comteſſe le luy commandoit, mais c’eſtoient lettres qu’il pouuoit bien congnoiſtre venir plus d’obeiſſance que de bonne volonté, dont il eſtoit ennuyé en les liſant, au lieu qu’il auoit acouſtumé de ſe reſiouïr des premieres. Au bout de deux ou trois ans apres auoir faict de tant belles choſes, que tout le papier d’Eſpaigne ne les ſçauroit contenir, imagina vne inuention treſgrande, non pour gaigner le cueur de Florinde (car il le tenoit pour perdu) mais pour auoir la victoire de ſon ennemie puis que telle ſe faiſoit contre luy, il meit arriere tout le conſeil de raiſon, & meſmes la peur de la mort, au hazard de laquelle il ſe mettoit. Sa pensée coclue & deliberée, feit tant enuers le grand gouuerneur, qu’il fut par luy deputé pour venir parler au Roy de quelques entreprinſes qui ſe faiſoient ſur Locate, & ſe hazarda de communiquer ſon entrepriſe à la Comteſſe d’Arande auant que la declarer au Roy, pour en prendre ſon bon conſeil, & vint en poſte tout droict en la comté d’Arande, ou il ſçauoit que Florinde eſtoit & enuoya ſecrettement à la Cõteſſe vn ſien amy luy declarer ſa venuë, la priant la tenir ſecrette, & qu’il peuſt parler à elle la nuict ſans que perſonne en ſceuſt rien. La Comteſſe fort ioyeuſe de ſa venuë, le diſt à Florinde & l’enuoya deshabiller en la chãbre de ſon mary, à fin qu’elle fuſt preſte quand elle la manderoit, & que chacun fuſt retiré. Florinde qui n’eſtoit pas encore aſſeurée de ſa premiere peur, n’en feit ſemblant à ſa mere, mais s’en va en vn oratoire ſe recommãder à Dieu, le priant vouloir conſeruer ſon cueur de toute meſchãte affection : & penſa que ſouuẽt Amadour l’auoit louée de ſa beauté laquelle n’eſtoit point diminuée, nonobſtãt qu’elle euſt eſté longuement malade. Parquoy aimant mieux faire tort à ſa beauté en la diminuãt, que de ſouffrir par elle le cueur d’vn ſi honneſte homme bruſler d’vn ſi meſchant feu, prit vne pierre qui eſtoit dedans la chappelle, & s’en donna par le viſage ſi grand coup, que la bouche, & les yeux, & le nez en eſtoient tous difformes. Et à fin que l’on ne ſoupçõnaſt qu’elle l’euſt faict quand la Comteſſe l’enuoya querir, ſe laiſſa tumber en ſortant de la chapelle le viſage ſur vne groſſe pierre, & en criant bien hault, arriua la Comteſſe qui la trouua en ce piteux eſtat. Incontinẽt fut penſée, & ſon viſage bandé : ce faict la Cõteſſe la mena en ſa chambre, & la pria d’aller en ſon cabinet entretenir Amadour, iuſques à ce qu’elle ſe fuſt deffaicte de ſa cõpagnie : ce que elle feit, pẽſant qu’il y euſt quelques gens auec luy : mais ſe trouuant toute ſeule, la porte fermée ſur elle, fut autãt marrie qu’Amadour content, penſant que par amour ou par force, il auroit ce que tant auoit deſiré. Et apres auoir vn peu parlé à elle, & l’auoir trouuée au meſme propos auquel il l’auoit laiſſée, & que pour mourir elle ne changeroit ſon opinion, luy diſt tout outré de deſeſpoir : Pardieu, madame, le fruit de mon labeur ne me ſera point oſté pour ſcrupules : & puis qu’amour, patience, & humbles prieres ny ſeruent de rien, ie n’eſpargneray point ma force pour acquerir le bien, qui ſans l’auoir me la feroit perdre, Quand Florinde veit ſon viſage & ſes yeux tant alterez, que le plus beau teinct du monde eſtoit rouge comme feu, & le plus doux & plaiſant regard ſi horrible & furieux, qu’il ſembloit qu’vn feu treſardent eſtincelaſt dedans ſon cueur & viſage : & qu’en ceſte fureur d’vne de ſes fortes mains print ſes deux foibles & delicates, & d’autre part voyant que toutes deffences luy failloient, & que ſes pieds & mains eſtoiẽt tenuz en telle captiuité, qu’elle ne pouuoit fuir ne ſe deffendre, ne ſceut quel remede trouuer, ſinon chercher s’il y auoit point en luy encores quelque racine de la primiere amour, pour l’honneur de laquelle il oubliaſt ſa cruauté, par quoy elle luy diſt : Amadour, ſi maintenant vous m’eſtimez comme ennemie, ie vous ſupplie pour l’honneſteté d’amour, que i’ay autresfois pensé en voſtre cueur, me vouloir eſcouter auant que me tourmenter. Et quãd elle veit qu’il luy preſtoit l’oreille, pourſuiuant ſon propos luy diſt : Helas ! Amadour quelle occaſion vous mene de chercher vne choſe dont vous ne ſçauriez auoir contentement, & me donner vn ennuy le plus grãd que ie ſçaurois auoir ? Vous auez tant experimenté ma volonté du temps de ma ieuneſſe, & de ma plus grande beauté, ſurquoy voſtre paſsion pouuoit prendre excuſe, que ie m’esbahis comme en l’aage & grande laideur ou ie ſuis, vous auez cueur de me vouloir tourmenter. Ie ſuis ſeure que vous ne doutez point que ma volonté ne ſoit telle quelle a accouſtumé, parquoy ne pouuez auoir que par force ce que demãdez. Et ſi vous regardez cõme mõ viſage eſt accouſtré, en oubliãt la memoire du bien que vous auez veu en moy, n’aurez point d’ẽuie d’approcher de plus pres. Et s’il y a en vous encores quelques reliques de l’amour, il eſt impoſsible que la pitié ne vaincque voſtre fureur. Et à ceſte pitié & honneſteté que i’ay tant experimentée en vous, ie fais ma plaincte, & demande grace : à fin que ſelon voſtre conſeil vous me laiſsiez viure en paix & honeſteté, ce que i’ay deliberé faire. Et ſi l’amour que vous m’auez portée eſt conuertie du tout en haine, & que plus par vengeance que par affection vous me vueillez faire la plus malheureuſe femme du mõde, ie vous aſſeure qu’il n’en ſera pas ainſi, & me cõtraindrez contre ma deliberation de declarer voſtre meſchanceté & appetit deſordonné à celle, qui croit tant de bien de vous : & en ceſte cognoiſſance penſez que voſtre vie ne ſeroit pas en ſeureté, Amadour rompant ſon propos, luy diſt : S’il me fault mourir, ie ſeray quitte de mon tourment incontinent : mais la difformité de voſtre viſage (que ie penſe eſtre faicte de voſtre volonté) ne m’empeſchera de faire la mienne : car quand ie ne pourrois auoir de vous que les oz, ſi les voudrois-ie tenir aupres de moy. Et quand Florinde veit que les prieres, raiſon, ne larmes ne luy ſeruoiẽt en riẽ, & qu’en telle cruauté pourſuiuoit ſon meſchãt deſir, qu’elle auoit touſiours euité par force d’y reſiſter, s’aida du ſecours qu’elle craignoit autant que perdre ſa vie, & d’vne voix triſte & piteuſe, appela ſa mere le plus hault qu’il luy fut poſsible. Laquelle oyant ſa fille l’appeller d’vne telle voix, eut merueilleuſement grand peur de ce qui eſtoit veritable, & courut le pluſtoſt qui luy fut poſsible en la garderobbe. Amadour qui n’eſtoit pas ſi preſt à mourir qu’il diſoit, laiſſa ſa prinſe de ſi bonne heure, que la dame ouurant ſon cabinet le trouua à la porte, & Florinde aſſez loing de luy. La Comteſſe luy demanda : Amadour qui a il ? dictes m’en la verité : & comme celuy qui iamais n’eſtoit deſpourueu d’inuention, auec vn viſage paſle & tranſi, luy diſt : Helas ! madame, de quelle condition eſt deuenuë ma dame Florinde ? ie ne fuz iamais ſi eſtonné que ie ſuis : car (comme ie vous ay dict) ie penſois auoir part en ſa bõne grace, mais ie cognois bien que ie n’y ay plus rien. Il me ſemble, ma dame, que du temps qu’elle eſtoit nourrie auec vous, elle n’eſtoit moins ſage ne vertueuſe qu’elle eſt, mais elle ne faiſoit point de conſcience de parler & regarder chacun : & maintenãt ie l’ay voulu regarder, mais elle ne l’a voulu ſouffrir : & quand i’ay veu ceſte cõtenance, penſant que ce fuſt vn ſonge ou vne reſuerie, luy ay demandé la main pour la luy baiſer à la façon du païs, ce qu’elle m’a du tout refusé. Il eſt vray, ma dame, que i’ay tort, dont ie vous demande pardon : c’eſt que ie luy ay prins la main, quaſi par force, & la luy ay baisée, ne luy demandant autre contentement : mais elle (comme ie croy) qui a deliberé ma mort, vous a appellée ainſi que vous auez ouy. Ie ne ſcaurois dire pourquoy, ſinon qu’elle eut peur que i’euſſe autre volonté que ie n’ay. Toutefois, madame, en quelque ſorte que ce ſoit, i’aduouë le tort eſtre mien : car combien qu’elle deuſt aimer tous voz bons ſeruiteurs, la fortune veult que moy ſeul, & le plus affectionné, ſois mis hors de ſa bõne grace. Si eſt ce que ie demeureray touſiours tel enuers vous & elle comme ie ſuis venu, vous ſuppliant me vouloir tenir en voſtre bonne grace, puis que ſans mon demerite i’ay perdu la ſienne. La Cõteſſe, qui en partie le croioit, & en partie en doutoit, s’en alla à ſa fille & luy demanda : pourquoy m’auez vous appellée ſi hault ? Florinde reſpondit qu’elle auoit eu peur : & combien que la Comteſſe l’interrogaſt de pluſieurs choſes par le menu, ſi eſt-ce que iamais ne luy feit autre reſponſe : car voyant qu’elle eſtoit eſchappée des mains de ſon ennemi, le tenoit aſſez puni de luy auoir rompu ſon entrepriſe. Apres que la Comteſſe eut long tẽps parlé à Amadour, le laiſſa encores deuant elle parler à Florinde, pour veoir qu’elle contenance il tiendroit : à laquelle il ne tint pas grand propos, ſinon qu’il la mercia de ce qu’elle n’auoit cõfeſſé verité à ſa mere, & la pria que au moins puis qu’il eſtoit hors de ſon cueur, qu’vn autre ne tint point ſa place. Elle luy reſpondit quant au premier propos : ſi i’euſſe eu autre moyen de me defendre de vous que par la voix, elle ne l’euſt point oye, ny par moy iamais n’aurez pis ſi vous ne m’y contraignez, comme vous auez faict, & n’ayez pas peur que i’en ſceuſſe aimer d’autre. Car puis que ie n’ay trouué au cueur (que i’eſtimois le plus vertueux du mõde) le bien que ie deſirois, ie ne croiray iamais qu’il ſoit en nul homme. Et ce malheur ſera cauſe, que ie ſeray pour iamais en liberté des paſsiõs que l’amour peult donner. En ce diſant print congé de luy. La mere qui regardoit ſa contenance, n’y ſceut rien iuger : & depuis ce temps lá cogneut tresbien, que ſa fille n’auoit plus d’affection à Amadour, & pẽſa pour certain qu’elle fuſt deſraiſonnable & qu’elle hayſt toutes les choſes qu’elle aimoit. Et de ceſte heure lá luy mena la guerre ſi eſtrãge, qu’elle fut ſept ans ſans parler à elle, ſi elle ne s’y courrouſſoit, & tout à la requeſte d’Amadour. Durant ce temps lá Florinde tourna la crainte qu’elle auoit d’eſtre auec ſon mary en volonté de n’en bouger, pour fuir les rigueurs que luy tenoit ſa mere : mais voyant que rien ne luy ſeruoit, delibera de tromper Amadour : & laiſſant par vn iour ou deux ſon viſage eſtrange, luy conſeilla de tenir propos d’amitié à vne femme, qu’elle diſoit auoir parlé de leur amour. Ceſte dame demeuroit auec la Royne d’Eſpaigne & auoit nom Lorette, bien aiſe d’auoir gaigné vn tel ſeruiteur, & feit tãt de mines, que le bruit en courut par tout : & meſmes la Comteſſe d’Arande eſtant à la court s’en apperceut, parquoy depuis ne tourmentoit tant Florinde qu’elle auoit accouſtumé. Florinde ouyt vn iour dire, que le capitaine mary de Lorette eſtoit entré en telle ialouſie, qu’il auoit deliberé en quelque ſorte que ce fuſt de tuer Amadour. Florinde qui nonobſtant ſon diſsimulé viſage ne pouuoit vouloit mal à Amadour l’en aduertit incontinent. Mais luy qui facilement fut retourné à ſes briſées premieres, luy reſpõdit que s’il luy plaiſoit l’entretenir trois heures tous les jours, que iamais ne parleroit à Lorette, ce qu’elle ne voulut accorder. Doncques, luy diſt Amadour, puis que ne me voulez faire viure, pourquoy me voulez vous garder de mourir ? ſinon que vous eſperez plus me tourmenter en viuant, que mille mors ne ſçauroient faire. Mais combien que la mort me fuyt, ſi la chercheray-ie tant que la trouueray, car en ce iour là ſeulemẽt i’auray repos. Durant qu’ils eſtoient en ces termes, vindrent nouuelles que le Roy de Grenade cõmençoit vne treſgrande guerre contre le Roy d’Eſpaigne : tellement que le Roy y enuoya le Prince ſon fils, & auec luy le Cõneſtable de Caſtille, & le Duc d’Albe deux vieils & ſages ſeigneurs. Le Duc de Cardonne & le Comte d’Arande ne voulurent pas demeurer, & ſupplierent au Roy de leur donner quelque charge, ce qu’il feit ſelon leurs maiſons, & leur bailla pour les conduire Amadour, lequel durant la guerre feit des actes ſi eſtranges, qu’ils ſembloient autãt pleins de deſeſpoir que de hardieſſe. Et pour venir à l’intention de mon compte, vous diray que ſa trop grande hardieſſe fut eſprouuée à ſa mort. Car ayant les Maures faict demonſtrance de donner la bataille, voyants l’armée des Chreſtiens, feirent ſemblant de fuir, à la chaſſe deſquels ſe meirent les Eſpaignols : mais le vieil Conneſtable & le Duc d’Albe, ſe doutans de leur fineſſe, retindrent contre ſa volonté le Prince d’Eſpaigne, qu’il ne paſſaſt la riuiere. Ce que feirent (nonobſtant les deffenſes) le Comte d’Arande, & le Duc de Cardonne. Et quand les Maures veirẽt qu’ils n’eſtoient ſuyuis que de peu de gens, ſe retournerent, & d’vn coup de cimeterre abbatirent tout mort le Duc de Cardonne, & fut le Comte d’Arande ſi fort bleſſé, qu’on le laiſſa pour mort en la place. Amadour arriua ſur ceſte deffaicte tant enragé & furieux, qu’il rompit toute la preſſe, & feit prendre les deux corps deſdicts Duc & Comte, & les feit porter au camp du Prince, lequel en eut autant de regret que de ſes propres freres. Mais en viſitãt leurs playes, ſe trouua le Comte d’Arande encores viuant, lequel fut enuoyé en vne lictiere en ſa maiſon, ou il fut long temps malade. De l’autre coſté arriua à Cardonne le corps du ieune Duc. Amadour ayant faict ſon effect de retirer ces deux corps, penſa ſi peu de luy, qu’il ſe trouva enuironné d’vn grand nombre de Maures : & luy qui ne vouloit non plus eſtre prins qu’il auoit peu prendre ſ’amie, ne faulſer ſa foy enuers Dieu qu’il auoit enuers elle, ſçachant que ſ’il eſtoit mené au Roy de Grenade, ou il mourroit cruellement ou renonceroit la Chreſtienté, delibera ne donner la gloire de ſa mort, ny ſa prinſe à ſes ennemis : & en baiſant la croix de ſon eſpée (rendant corps & ame à Dieu) ſ’en donna vn tel coup qu’il ne fut beſoing y retourner pour le ſecond. Ainſi mourut le pauure Amadour, autant regretté, que ſes vertus le meritoient. Les nouuelles en coururent par toutes les Eſpaignes, tant que Florinde qui eſtoit à Barſelonne, ou ſon mary auoit autresfois ordonné eſtre enterré, apres qu’elle eut faict ſes obſeques honorablement, ſans en parler à mere ny à belle mere, ſ’en alla rendre religieuſe au monaſtere de Ieſus, prenant pour mary & amy celuy qui l’auoit deliurée d’vne amour ſi vehemente que celle d’Amadour, & de l’ennuy ſi grand que de la compaignie d’vn tel mary. Ainſi tourna toutes ſes affections à aimer Dieu ſi perfaictement, qu’apres auoir veſcu longuement religieuſe, luy rendit ſon ame en telle ioye, que l’eſpouſe a d’aller veoir ſon eſpoux.

Ie ſçay bien, mes dames, que ceſte longue hiſtoire pourra eſtre à aucuns faſcheuſe, mais ſi i’euſſe voulu ſatisfaire à celuy qui me l’a comptée, elle euſt eſté trop plus que longue. Vous ſuppliant, mes dames, en prenant l’exemple de la vertu de Florinde, diminuer vn peu de ſa cruauté, & ne croire point tant de bien aux hommes, qu’il ne faille par la congnoiſſance du contraire leur donner cruelle mort, & à vous vne triſte vie. Et apres que Parlamente eut eu bonne & longue audience, elle diſt à Hircan : Vous ſemble-il pas que ceſte femme ait eſté preſſée iuſques au bout, & qu’elle ait vertueuſement reſiſté ? Non, diſt Hircan : car vne femme ne peult faire moindre reſiſtence, que de crier : & ſi elle euſt eſté en lieu ou lon ne l’euſt peu ouyr, ie ne ſçay qu’elle euſt faict. Et ſi Amadour euſt eſté plus amoureux que craintif, il n’euſt pas laiſſé pour ſi peu ſon entrepriſe. Et pour ceſt exemple ie ne me departiray pas de la forte opinion que j’ay : que oncques homme qui aimaſt parfaictement, ou qui fuſt aimé d’vne dame, ne faillit d’en auoir bonne yſſue, ſ’il a fait la pourſuitte comme il appartient. Mais encores fault-il que ie louë Amadour, de ce qu’il feit vne partie de ſon deuoir. Quel deuoir (diſt Oiſille) diſtes vous ? Appellez vous faire ſon deuoir à vn ſeruiteur, qui veult auoir par force ſa maiſtreſſe, à laquelle il doit toute reuerence & obeiſſance ? Saffredent print la parolle, & diſt : Madame, quãd noz maiſtreſſes tiennent leur rang en chambres ou en ſalles, aſsiſes à leur aiſe comme noz iuges, nous ſommes à genoulx deuant elles : & quand nous les menons dancer en crainte, & ſeruons ſi diligemment, que nous preuenons leur demande, nous ſemblons eſtre tant craintifs de les offenſer, & tant deſirans de les ſeruir, que ceulx qui nous voyent ont pitié de nous. Et bien ſouuent nous eſtiment plus ſots que beſtes, tranſportez d’entendement ou tranſiz, & donnent la gloire à noz dames, deſquelles les contenances ſont tant audacieuſes, & les parolles tant honneſtes, qu’elles ſe font craindre, aimer & eſtimer de ceulx qui ne voyent que le dehors. Mais quand nous ſommes à part, ou l’amour ſeul eſt iuge de noz contenances, nous ſçauons treſ-bien qu’elles ſont femmes, & nous hommes, & à l’heure le nom de maiſtreſſe, eſt conuerty en amye, & le nom de ſeruiteur en amy. C’eſt de là ou le prouerbe eſt dict : De bien ſeruir & loyal eſtre, de ſeruiteur on deuient maiſtre. Elles ont l’honneur autant que les hommes en peuuent donner & oſter : & voyans ce que nous endurons patiemment, c’eſt raiſon que noſtre ſouffrance ſoit recompenſée, quand l’honneur n’eſt point bleſſé. Vous ne parlez pas du vray honneur, diſt Longarine, qui eſt le contentement de ce monde : car quand tout le monde me diroit femme de bien, & ie ſcaurois ſeule le cõtraire, leur loüange augmenteroit ma honte, & me rendroit en moymeſmes plus confuſe. Et auſsi quand ils me blaſmeroient, & ie ſentiſſe mon innocence, le blaſme tourneroit en contentement : car nul n’eſt content que de ſoy-meſmes. Or quoy que vous ayez tout dict, diſt Guebron : il me ſemble qu’Amadour eſt vn autant honneſte & vertueux cheualier, qu’il en ſoit point : & veu que les noms ſont ſuppoſez, ie penſe le congnoiſtre : mais puis que Parlamẽte ne l’a voulu nommer, auſsi ne feray-ie. Et contentez vous que ſi c’eſt celuy que ie penſe, ſon cueur ne ſentit iamais nulle peur, ny ne fut iamais vuide d’amour ny de hardieſſe. Oiſille leur diſt : Il me ſemble que ceſte iournée c’eſt paſſée ſi ioyeuſemẽt, que ſi nous continuons ainſi les autres, nous accourſirons le temps à force d’honneſtes propos. Voyez ou eſt le Soleil & oyez la cloche de l’abbaye, qui long temps a nous apelle à veſpres, dont ie ne vous ay point aduerty : car la deuotion d’ouyr la fin de ce compte eſtoit plus grande, que celle d’ouyr veſpres, & en ce diſant ſe leuerent tous : & arriuans à l’abbaye trouuerent les religieux qui les auoient attendues plus d’vne groſſe heure. Veſpres oyes, allerẽt ſoupper, qui ne fut tout le ſoir ſans parler des comptes qu’ils auoient ouyz, & ſans chercher par tous les endroits de leur memoire, pour yeoir s’ils pourroient faire la iournée enſuyuante auſsi plaiſante que la premiere. Et apres auoir ioué de mil ieux dedans le pré, ſ’en allerent coucher donnans fin treſ-ioyeuſe & contentement à leur premiere iournée.

FIN DE LA PREMIERE IOVRNEE.

SECONDE IOVRNEE DES NOVVELLES
DE LA ROYNE DE NAVARRE.



Le lendemain ſe leuerent en grand deſir de retourner au lieu ou le iour precedent auoient eu tant de plaiſir : car chacun auoit ſon compte ſi preſt, qu’il leur tardoit qu’il ne fuſt mis en lumiere. Apres qu’ils eurent ouy la lecon de ma dame Oiſille, & la meſſe, ou chacun recommanda ſon eſprit à Dieu, à fin qu’il leur dõnaſt parolle & grace de continuer l’aſſemblée, ſ’en allerent diſner, ramenteuans les uns aux autres pluſieurs hiſtoires paẞées. Et apres diſner qu’ils ſe furent repoſez en leurs chambres, s’en retournerent à l’heure ordonnée dedans le pré, ou il ſembloit que le temps & le iour favoriſaſſent leur entreprinſe, ſ’eſtans tous aẞis ſur le ſiege naturel de l’herbe verde, Parlamente diſt : Puis que i’ay donné au ſoir fin à la dixieſme, c’eſt à moy à eſlire celle qui doibt continuer celles du iourd’huy. Et pource que madame Oiſille fut la premiere des femmes qui hier parla, comme la plus ſage & ancienne, ie donne ma voix auiourd’huy à la plus ieune : Ie ne dis pas à la plus folle, eſtant aſſeurée que ſi nous la ſuyuons toutes, ne ferons pas attendre vespres ſi longuement, que nous fiſmes hier. Parquoy, Nomerfide, vous tiendrez au iourd’huy les rangs de bien dire : Mais ie vous prie ne nous faictes point commencer noſtre iournée par larmes. Il ne m’en falloit point prier, dict Nomerfide : car ie m’y eſtois deſia toute reſoluë, me ſouuenant d’vn compte, qui me fut faict l’année paẞée par vne bourgeoiſe de Tours, natifue d’Amboiſe, qui m’afferma avoir eſté preſente aux predications du cordelier dont ie vous veulx parler.


Propos facetieux d’vn cordelier en ſes ſermons.


NOVVELLE VNZIESME.



Pres la ville de Bleré en Touraine, y a vn village nommé Sainct Martin le beau, ou fut appellé vn cordelier du couuent de Tours, pour preſcher les aduents, & le careſme enſuyuant. Ce cordelier plus enlangagé que docte, n’ayant quelquesfois dequoy payer pour acheuer ſon heure s’amuſoit à faire des comptes, qui ſatisfaiſoient aucunement à ſes bonnes gents de village. Vn iour de ieudy abſolut preſchant de l’aigneau paſcal, quãd ce vint à parler de le manger de nuict & qu’il veit à ſa predication de belles ieunes dames d’Amboiſe, qui eſtoient lá freſchement aornées, pour y faire leurs paſques, & y ſeiourner quelques iours apres : il ſe voulut mettre ſur le beau bout, & demanda à toute l’aſsiſtance des femmes, ſi elles ne ſçauoient que c’eſtoit de manger de la chair creuë de nuict : Ie le vous veux apprendre, mes dames, ce diſt il. Les ieunes hommes d’Amboiſe lá preſens, qui ne faiſoient que d’y arriuer auec leurs femmes, ſœurs & niepces, & qui ne congnoſſoient l’humeur du pelerin, commencerent à s’en ſcandaliſer : Mais apres qu’ils l’eurent eſcouté d’auantage : ils conuertirent le ſcandale en riſée, meſmement quand il diſt que pour manger l’aigneau il falloit auoir les reins ceincts, des pieds en ſes ſouliers, & vne main à ſon baſton. Le cordelier les voyant rire, & ſe doubtant pourquoy, ſe reprint incontinent. Et bien bien, dict il, des ſouliers en ſes pieds, & vn baſton en ſa main : blanc chapeau, & chapeau blanc, eſt-ce pas tout vn ? Si ce fut lors à rire, ie croy que vous n’en doubtez point. Les dames meſmes ne s’en peurent garder, auſquelles il s’attacha d’autres propos recreatifs, & ſe ſentant pres de ſon heure, ne voulant pas que ces dames s’en allaſſent mal contentes de luy, il leur diſt : Or ça mes belles dames, mais que vous ſoyez tãtoſt à cacqueter parmy les commeres, vous demanderez : Mais qui eſt ce maiſtre frere, qui parle ſi hardiment ? C’eſt quelque bon compaignon. Ie vous diray mes dames, ie vous diray, ne vous en eſtonnez pas, non, ſi ie parle hardiment : car ie ſuis d’Aniou à voſtre commandement. Et en diſant ces mots, miſt fin à ſa predication, par laquelle il laiſſa ſes auditeurs plus prompts à rire, de ſes ſots propos, qu’à pleurer en la memoire de la Paſsion de noſtre ſeigneur, dont la commemoration ſe faiſoit en ces jours lá. Ses autres ſermons, durant les feſtes furent quaſi de pareille efficace. Et comme vous ſçauez que tels freres n’oublient pas à ſe faire queſter, pour auoir leurs œufs de paſques, en quoy faiſant on leur donne, non feulement des œufs, mais pluſieurs autres choſes, cõme de linge, de la filace, des andouilles, des iambons, des eſchinées, & autres menues choſettes. Quand ce vint le mardy d’apres Paſques en faiſant ſes recommandations, dont telles gens ne ſont point chiches, il diſt : Mes dames, ie ſuis tenu à vous rendre graces de la liberalité dont vous auez vsé enuers noſtre pauure conuent, mais ſi fault il que ie vous die que vous n’auez pas cõſideré les neceſsitéz que nous auons, car la plus part de ce que nous auez donné, ce ſont andouilles, & n’ous n’en auons point de faulte, Dieu mercy, noſtre couuent en eſt tout farcy, qu’en ferons nous donc de tant ? Sçauez vous quoy ? mes dames, ie ſuis d’aduis que vous meſliez voz iambons parmy noz andouilles, vous ferez belle aumoſne. Puis en continuant ſon ſermon, il feit venir le ſcandale à propos, & en diſcourant aſſez bruſquement par deſſus, auec quelques exemples, il ſe meit en grande admiration, dïſant : Eh dea meſsieurs & mes dames de ſainct Martin, ie m’esſtonne fort de vous, qui vous ſcandaliſez, pour moins que rien, & ſans propos, & tenez voz comptes de moy par tout, en diſant : C’eſt vn grand cas, mais qui l’euſt cuidé que le beau pere euſt engroſſy la fille de ſon hoſteſſe ? Vrayement, diſt il, voyla bien dequoy s’esbahir qu’vn moyne ait engroſſy vne fille : Mais venez ça belles dames, ne deuriez vous pas bien vous eſtonner d’auantage, ſi la fille auoit engroſſy le moyne ?

Voila, mes dames les belles viandes, dequoy ce gẽtil paſteur nourriſſoit le troupeau de Dieu. Encores eſtoit il ſi effrõté que apres ſon peché il en tenoit ſes comptes en pleine chaire, ou ne ſe doit tenir propos qui ne ſoit totalement à l’erudition de ſon prochain, & à l’honneur de Dieu premierement. Vrayement diſt Saffredent voila vn maiſtre moyne, I’aymerois quaſi autant frere Anijbaut, ſur le dos duquel on mettoit tous les propos facetieux qui ſe peurent rencontrer en bonne compaignie. Si ne trouuai-ie point de riſée en telles deriſions, diſt Oiſille, principalement en tel endroict. Vous ne dites pas ma dame, diſt Nomerſide, qu’en ce temps lá, encores qu’il n’y ait pas fort longtemps les bonnes gens de village, voire la pluspart de ceux des bonnes villes, qui ſe penſent bien plus habilles que les autres auoient tels predicateurs en plus grande reuerence, que ceux qui les preſchoient purement & ſimplement le ſainct Euangile. En quelque ſorte que ce fuſt, diſt lors Hircan, ſi n’auoit il pas tort de demander des iambons pour des andouilles : car il y a plus à manger. Voire, & quelque deuotieuſe creature l’euſt entendu pour amphibologie (comme ie croirois bien que luy meſme l’entendit) luy ny ſes compaignons ne s’en feuſſent point mal trouuez, non plus que la ieune garſe qui en eut plein ſon ſac. Mais voyez vous quel effronté c’eſtoit diſt Oiſille, qui renuerſoit le ſens du texte à ſon plaiſir, penſant auoir affaire à beſtes comme luy, & en ce faiſant chercher impudemment à ſuborner les pauures femmelettes, à fin de leur aprendre à manger de la chair creuë de nuict. Voire mais vous ne dictes pas, diſt Simontault, qu’il voyoit deuant luy ces ieunes tripieres d’Aamboiſe, dans le baquet deſquelles il euſt volontiers laué ſon, nommeray-ie ? non, mais vous m’entendez bien : & leur en faire gouſter, non pas roty, ains tout groullant & fretillant, pour leur donner plus de plaiſir. Tout beau, tout beau ſeigneur Simontault, diſt Parlamente, vous vous oubliez : auez vous mis en reſerue voſtre accouſtumée modeſtie, pour ne vous en plus ſeruir qu’au beſoing ? Non, ma dame, non diſt il : Mais le moyne peu honneſte m’a ainſi faict eſgarer. Parquoy à fin que nous rentrions en noz premieres erres, ie prie Nomerfide, qui eſt cauſe de mon eſgarement donner ſa voix à quelqu’vn qui face oublier à la cõpaignie noſtre cõmune faulte. Puis que me faictes participer à voſtre coulpe ; diſt Nomerfide, ie m’adreſſeray à tel qui reparera noſtre imperfection preſente. Ce ſera Dagoucin, qui eſt ſi ſage que pour mourir ne voudroit dire vne follie. Dagoucin la remercia de la bonne eſtime qu’elle auoit de ſon bon ſens. Et commença à dire, l’hiſtoire que i’ay deliberé vous racompter, eſt pour vous faire veoir comment amour aueugliſt les plus grands & honneſtes cueurs, & comme vne meſchanceté eſt difficile à vaincre par quelque benefice que ce ſoit.


L’incontinence d’vn Duc, & ſon impudence pour paruenir à ſon intention auec la iuſte punition de ſon mauuais vouloir.


NOVVELLE DOVZIESME.



Depuis quelque temps en ça, en la ville de Florẽce y auoit vn Duc lequel auoit eſpousé ma dame Marguerite fille baſtarde de l’Empereur Charles le quint. Et pour ce qu’elle eſtoit encores ſi ieune, qu’il ne luy eſtoit licite de coucher auec elle, attendant ſon aage plus meur, la traicta fort doucement. Car pour l’eſpargner fut amoureux de quelques autres dames de la ville que la nuict il alloit veoir, tandis que ſa femme dormoit. Entre autres il le fut d’vne fort belle, ſage, & honneſte dame, laquelle eſtoit ſœur d’vn gentil-homme que le Duc aimoit comme luy meſme, & auquel il donnoit tant d’autorité en ſa maiſon, que ſa parolle eſtoit obeye & crainte cõme celle du Duc, & n’y auoit ſecret en ſon cueur qu’il ne luy declaraſt, en ſorte qu’on le pouuoit nommer le ſecond luy meſme. Et voyant le Duc ſa ſœur eſtre tãt femme de bien, qu’il n’auoit moyẽ de luy declarer l’amour qu’il luy portoit, apres auoir cherché toutes occaſions à luy poſsibles, vint à ce gentil-homme qu’il aimoit tant, & luy diſt : S’il y auoit choſe en ce monde, mon ami, que ie ne vouluſſe faire pour vous, ie craindrois vous declarer ma fantaſie, & encores plus vous prier m’y eſtre aidãt. Mais ie vous porte tant d’amour, que ſi i’auois femme, mere, ou fille, qui peuſt ſeruir à ſauluer voſtre vie, ie les y employrois pluſtoſt, que de vous laiſſer mourir en tourment, & i’eſtime que l’amour que me portez, eſt reciprocque à la mienne. Et que ſi móy qui ſuis voſtre maiſtre vous porte telle affection, que pour le moins ne me la ſçauriez porter moindre. Parquoy ie vous declareray vn ſecret, dont le taire me met en tel eſtat que vous voyez, duquel ie n’eſpere amandement que par la mort, ou par le ſeruice qu’en ceſt endroit me pouuez faire. Le gentil-homme oyant les raiſons de ſon maiſtre, & voyant ſon viſage non feint tout baigné de larmes, en eut ſi grande compaſsion qu’il luy diſt : Monſieur, ie ſuis voſtre creature, tout le bien & l’honneur que i’ay vient de vous, vous pouuez parler à moy comme à voſtre amy, eſtant ſeur que ce qui ſera en ma puiſſance, eſt en voz mains. A l’heure le Duc commença à luy declarer l’amour qu’il portoit à ſa fœur, qui eſtoit ſi grande & ſi forte, que ſi par ſon moyen n’en auoit la iouyſſance, il ne voioit pas qu’il peuſt viure longuement. Car il ſçauoit bien qu’enuers elle, prieres, ne preſens ne ſeruoient de rien. Parquoy le pria que s’il aimoit ſa vie, autant que luy la ſienne, il trouuaſt moyen de receuoir le bien que ſans luy il n’eſperoit iamais auoir. Le frere qui aimoit ſa ſœur & l’honneur de ſa maiſon plus que le plaiſir du Duc, luy voulut faire quelque remõſtrance, le ſuppliant en tous autres endroicts l’employer, hors mis en vne choſe ſi cruelle à luy, que de pourchaſſer le deshonneur de ſon ſang. Et que ſon cueur & ſon honneur ne ſe pouuoient accommoder à luy faire ce ſeruice. Le Duc enflambé d’vn courroux importable, meit le doigt entre ſes dens ſe mordant l’ongle, & luy reſpondit par vne grande fureur : Or bien puiſque ie ne trouue en vous nulle amitié, ie ſçay que i’ay affaire. Le gentil-homme cognoiſſant la cruauté de ſon maiſtre, eut crainte, & luy diſt : Monſieur puis qu’il vous plaiſt ie parleray à elle, & vous diray la reſponce. Le Duc luy reſpondit en ſe departãt de luy. Si vous aimez ma vie, auſsi feray-ie la voſtre. Le gentilhomme entendit bien que ceſte parolle vouloit dire, & fut vn iour ou deux ſans veoir le Duc, pẽfant à ce qu’il auoit à faire. D’vn coſté luy venoit au deuant l’obligation qu’il debuoit à ſon maiſtre, les biens & honneurs qu’il auoit receuz de luy : de l’autre coſté l’honneur de ſa maiſon, l’honneſteté, & chaſteté de ſa ſœur, qu’il ſçauoit bien que iamais ne ſe conſentiroit à telle meſchanceté, ſi par tromperie elle n’eſtoit prinſe, ou par force : choſe qu’il trouuoit fort eſtrange, veu que luy & les ſiens en ſeroient diffamez. Parquoy print concluſion ſur ce different, qu’il amoit mieulx mourir, que de faire vn ſi meſchant tour à ſa ſœur, l’vne des plus femmes de bien qui fuſt en toute l’Italie. Mais que plutſot deuoit deliurer ſa patrie de tel tyrant, que par force vouloir mettre vne telle tache en ſa maiſon. Car il ſe tenoit aſſeuré que ſans faire mourir le Duc, la vie de luy & des ſiens n’eſtoit pas aſſeurée. Parquoy ſans en parler à ſa ſœur, delibera de ſauuer ſa vie, & venger ſa honte par vn meſme moyen. Et au bout de deux iours s’en vint au Duc, & luy diſt, comme il auoit tant bien praticqué ſa ſœur non ſans grande peine, qu’à la fin elle s’eſtoit cõſentie à ſa volonté, pourueu qu’il luy pleuſt tenir la choſe ſi ſecrette, que nul que ſon frere n’en euſt cognoiſſance. Le Duc qui deſiroit ceſte nouuelle, le creut facilement, & en embraſſant le meſſager, luy promiſt tout ce qu’il luy ſçauroit demander, le priant de bientoſt executer ſon entrepriſe, & prindrent le iour enſemble. Si le Duc fut aiſe, il ne le fault point demander. Et quand il veit approcher la nuict tant deſirée, ou il eſperoit auoir la victoire de celle qu’il auoit eſtimée inuincible, ſe retira de bõne heure auec ce gentil-hõme tout ſeul, & n’oublia pas de s’accouſtrer de coiffe, & de chemiſe perfumée, le mieux qu’il luy fut poſsible. Et quand chacun fut retiré, s’en alla auec le gentil-homme au logis de ſa dame, ou il y arriua en vne chãbre fort bien en ordre. Le gentil-hõme le deſpouilla de ſa robbe de nuict, & le meit dedãs le lict, luy diſant : Monſieur, ie vous vois querir celle qui n’entrera pas en ceſte chambre ſans rougir : mais i’eſpere que auant le matin, elle ſera aſſeurée de vous. Il laiſſa le Duc, & s’en alla en ſa chambre, ou il ne trouua qu’vn ſeul homme de ſes gens, auquel il diſt : Aurois tu bien le cueur de me ſuyure en vn lieu, ou ie me veux venger du plus grand ennemy que i’aye en ce monde ? L’autre ignorant qu’il vouloit faire, luy diſt ouy monſieur, & fuſt ce contre le Duc meſme. A l’heure le gentil-homme le mena ſi ſoudain, qu’il n’eut loiſir de prendre autres armes, qu’vn poignard qu’il auoit. Et quand le Duc l’ouyt reuenir, penſant qu’il luy amenaſt celle qu’il aimoit tant, ouurit vn rideau & ſes yeux pour regarder & receuoir le bien qu’il auoit tant attendu : mais au lieu de veoir celle dont il eſperoit la conſeruation de ſa vie, va veoir la precipitation de ſa mort, qui eſtoit vne eſpée toute nuë, que le gentilhomme auoit tirée, de laquelle il frappa le Duc, qui eſtoit tout en chemiſe. Lequel deſnué d’armes & non de cueur, ſe meit en ſon ſeãt dedans le lict, & print le gentil-hõme à trauers le corps, en luy diſant : Eſt-ce cy la promeſſe que vous me tenez ? Et voyant qu’il n’auoit autres armes que les dents, & les ongles, mordit le gentil-homme au poulce, & à force de bras ſe deffendit tant, que tous deux tomberent en la ruelle du lict. Le gentil-hõme qui n’eſtoit trop aſſeuré, appella ſon ſeruiteur : lequel trouuant le Duc & ſon maiſtre ſi liez enſemble, qu’il ne ſçauoit lequel choiſir, les tira tous deux par les pieds au milieu de la place, & auec ſon poignard s’eſſaya à coupper la gorge du Duc, lequel ſe defendit iuſques à ce que la perte de ſon ſang le rẽdit ſi foible qu’il n’en pouuoit plus. Alors le gentil homme & ſon ſeruiteur le mirent dedans ſon lict, ou à coups de poignards le paracheuerent de tuer. Puis tirant le rideau, s’en allerent & enfermerent le corps mort en ſa chambre. Et quand il ſe veit victorieux de ſon ennemy, par la mort duquel il penſoit mettre en liberté la choſe publicque, ſe penſa que ſon œuure ſeroit imparfaict, s’il n’en faiſoit autant à cinq ou ſix de ceux qui eſtoient des plus prochains du Duc. Et pour en venir à chef, diſt à ſon ſeruiteur, qu’il les allaſt querir l’vn apres l’autre, pour en faire cõme il auoit faict du Duc. Mais le ſeruiteur qui n’eſtoit hardy ny fort, diſt : Il me ſemble, mõſieur, que vous en auez aſſez faict pour ceſte heure, & que vous feriez mieux à penſer de ſauluer voſtre vie, que de la vouloir oſter à autres. Car ſi nous demeurions autãt à deffaire chacun d’eux, que nous auons faict à deffaire le Duc, le iour deſcouuriroit pluſtoſt noſtre entreprinſe, que ne l’aurions miſe à fin, encores que nous trouuiſsions noz ennemis ſans defence. Le gẽtil-homme, la mauuaiſe conſcience duquel le rendoit craintif, creut ſon ſeruiteur, & le menant ſeul auec luy, s’en alla à vn Eueſque, qui auoit charge de faire ouurir les portes de la ville, & commander aux poſtes. Ce gentil-homme luy diſt : i’ay eu ce ſoir des nouvelles que vn mien frere eſt à l’article de la mort, ie viens de demander congé au Duc, lequel le m’a donné : parquoy ie vous prie cõmander aux poſtes me bailler deux bons cheuaux, & au portier de la ville d’ouurir les portes. L’Eueſque qui n’eſtimoit moins ſa priere, que le commandement du Duc ſon maiſtre, luy bailla incontinant vn bulletin, par la vertu duquel la porte luy fut ouuerte, & les cheuaux baillez ainſi qu’il demanda. Et en lieu d’aller veoir ſon frere, s’en alla à Veniſe, ou il ſe feit guerir des morſures que le Duc luy auoit faictes, puis s’en alla en Turquie. Le matin les ſeruiteurs du Duc qui le voyoient ſi tard demeurer à reuenir, ſoupçonnerent bien qu’il eſtoit allé veoir quelque dame : Mais voyant qu’il demeuroit tant, commencerent à le chercher par tous coſtez. La pauure Ducheſſe, qui commençoit fort à l’aymer, ſçachant que lon ne le trouuoit point, ſut en grãde peine. Mais quand le gentil homme qu’il aimoit tant, ne fut veu non plus que luy, on alla à ſa maiſon le chercher. Et trouuans du ſang à la porte de ſa chambre, entrerent dedans, mais il n’y eut homme qui en ſceut dire nouuelles. Et ſuiuans les traces du ſang vindrent les pauures ſeruiteurs du Duc à la porte de la chambre ou il eſtoit, qu’il trouuerent fermée : Mais bien toſt eurent rompu l’huis. Et voyans la place toute plaine de ſang, tirerent le rideau du lict, & trouuerẽt le pauure corps endormy en ce lict du dormir ſans fin. Vous pouuez penſer quel dueil menerent ces pauures ſeruiteurs qui porterent le corps en ſon palais ou arriua l’Eueſque, qui leur compta comme le gentil-homme eſtoit party la nuict en diligence, ſoubs couleur d’aller veoir ſon frere. Parquoy fut cogneu clairement que c’eſtoit luy qui auoit faict le meurtre. Et fut ainſi prouué, que iamais ſa pauure ſœur n’en auoit ouy parler. Laquelle combien qu’elle fut eſtõnée du cas aduenu, ſi eſt-ce qu’elle en aima d’aduãtage ſon frere, lequel l’auoit deliurée d’vn ſi cruel prince, ennemi de ſa chaſteté, & n’ayant point craint de hazarder ſa propre vie. Et cõtinua de plus en plus ſa vie hõneſte en ſes vertuz, telle que combien qu’elle fuſt pauure, pource que leur maiſon fut confiſquée, ſi trouuerent ſa ſœur & elle des mariz auſsi honneſtes hommes & riches, qu’il y en euſt en Italie, & ont depuis veſcu en bonne & grande reputation.

Voyla, mes dames, qui vous doit bien faire craindre ce petit dieu qui prend ſon plaiſir à tourmenter autant les princes que les pauures, & les forts que les foibles, & qui les rend aueugles iuſques lá, d’oublier Dieu & leur conſcience, & à la fin leur propre vie. Et doiuent bien craindre les princes, & ceux qui ſont en auctorité, de faire deſplaiſir à moindres qu’eux. Car il n’y a nul qui ne puiſſe nuire quand Dieu ſe veult venger du pecheur, ne ſi grand qui ſceuſt mal faire à celuy qui eſt en ſa garde. Ceſte hiſtoire fut bien eſcoutée de toute la cõpaignie, mais elle y engẽdra diuerſes opinions. Car les vns ſouſtenoient, que le gentilhomme auoir faict ſon deuoir de ſauuer ſa vie & l’honneur de ſa fœur, enſemble d’auoir deliuré ſa patrie d’vn tel tyrã. Les autres diſoiẽt que non, mais que c’eſtoit vne trop grãde ingratitude de mettre à mort celuy qui luy auoit faict tãt de bien & d’honneur. Les dames diſoient qu’il eſtoit bon frere & vertueux citoyen. Les hommes au contraire, qu’il eſtoit traiſtre & mauuais ſeruiteur : & faiſoit fort bon ouyr alleguer les raiſons des deux coſtez, mais les dames ſelon leur couſtume parloient autant par paſsion que par raiſon, diſans que le Duc eſtoit digne de mort, & que bien heureux eſtoit celuy qui auoit faict le la coup. Parquoy voyant Dagoucin le grand debat qu’il auoit eſmeu, diſt : Pour Dieu, mes dames, ne prenez point de querelle d’vne choſe deſia paſsée : mais gardez que voz beautez ne facent point faire de plus cruels meurtres, que celuy que i’ay cõpté. Parlamente diſt : La belle dame ſans mercy nous a aprins à dire, que ſi gratieuſe maladie, ne mect gueres de gens à mort. Pleuſt à Dieu, diſt Dagoucin, ma dame, que toutes celles qui ſont en ceſte compaignie ſceuſſent combien ceſte opinion eſt faulſe. Ie croy qu’elles ne voudroient point auoir le nom d’eſtre ſans mercy, ne reſſembler à ceſte incredule, qui laiſſa mourir vn bon ſeruiteur par faulte d’vne gratieuſe reſponſe. Vous voudriez donc diſt Parlamente, pour ſauuer la vie d’vn qui dict nous aimer, que nous miſsions noſtre honneur & conſcience en danger. Ce n’eſt pas ce que ie vous dy, diſt Dagoucin, car celuy qui aime parfaictement, craindroit plus bleſſer l’honneur de ſa dame, qu’elle meſme. Parquoy il me ſemble bien, qu’vne reſponſe honneſte & gratieuſe, telle que parfaicte & honneſte amitié requiert, n’y pourroit qu’accroiſtre l’honneur & amender la conſcience, car il n’eſt pas vray ſeruiteur qui cherche le contraire. Toutesfois, diſt Emarſuitte, c’eſt touſiours la fin de voz raiſons, qui commencent par honneur, & finent par le cõtraire. Et ſi tous ceux qui ſont icy en veullent dire la verité, ie les en croy à leur ſerment. Hircan iura quant à luy, qu’il n’auoit iamais aimé femme hors miſe la ſienne, à qui il ne deſiraſt faire offencer Dieu bien lourdement. Et autant en diſt Simontault, & adiouſta qu’il auoit ſouuent ſouhaitté toutes les femmes meſchantes, hors mis la ſienne. Guebron luy diſt : Vrayement vous meritez que la voſtre ſoit telle, que vous deſirez les autres : mais quant à moy ie puis bien iurer que i’ay tant aimé vne femme, que i’euſſe mieux aimé mourir, que pour moy elle euſt fait choſe dõt ie l’euſſe moins eſtimée. Car mon amour eſtoit tant fondé en ſes vertuz, que pour quelque bien que i’en euſſe ſceu auoir, ie n’y euſſe voulu veoir vne tache. Saffredẽt ſe print à rire, en luy diſant : Ie penſois Guebron, que l’amour de voſtre femme, & le bon ſens que vous auez, vous euſſent mis hors d’eſtre amoureux, mais ie voy bien que non, car vous vſez encores des termes dont nous auons accouſtumé de tromper les plus fines, & d’eſtre eſcoutez des plus ſages. Car qui eſt celle qui nous fermera ſes aureilles, quand nous commencerons à l’honneur & à la vertu ? Mais ſi nous leur monſtrions noſtre cueur tel qu’il eſt, il y en a beaucoup de bien venuz entre les dames, de qui elles ne tiendroiẽt compte. Nous couurons noſtre diable du plus bel Ange, que nous pouuons trouuer : Et ſoubs ceſte couuerture, auant que d’eſtre cogneuz receuons beaucoup de bonnes cheres. Et peult eſtre tirons les cueurs des dames ſi auant, que penſans aller droit à la vertu, quand elles cognoiſſent le vice, elles n’ont le moyen ny le loiſir de retirer leurs pieds. Vrayement diſt Guebron, ie vous penſois autre que vous ne dictes, & que la vertu vous feuſt plus plaiſante que le plaiſir. Comment ? diſt Saffredent, eſt il plus grande vertu que d’aimer cõme Dieu l’a cõmandé ? Il me ſemble que c’eſt beaucoup mieux fait d’aimer vne fẽme, cõme femme, que d’en idolatrer cõme pluſieurs autres. Et quãt à moy, ie tiẽs ceſte opiniõ ferme, qu’il vault mieux en vſer, que d’en abuſer. Les dames furent toutes du coſté de Guebron, & contraignirent Saffredent de ſe taire. Lequel diſt : Il m’eſt bien aisé de n’en plus parler, car i’en ay eſté ſi mal traicté, que ie n’y veux plus retourner. Voſtre malice, ce luy diſt Longarine, eſt cauſe de voſtre mauuais traictement : car qui eſt l’honneſte femme qui vous voudroit pour ſeruiteur, apres les propos que nous auez tenuz ? Celles qui ne m’ont point trouué faſcheux, diſt Saffredent, ne changeroient pas leur honeſteté à la voſtre : mais n’en parlons plus, à fin que ma colere ne face deſplaiſir ny à moy ny à autre. Regardons à qui Dagoucin donnera ſa voix : lequel diſt, ie la donne à Parlamente. Car ie penſe qu’elle doit ſçauoir plus que nul autre que c’eſt que d’honneſte & parfaicte amitié. Puis que ie ſuis choiſie, diſt Parlamente, pour dire vne hiſtoire, ie vous en diray vne aduenuë à vne dame, qui a eſté touſiours biẽ fort de mes amies, & de laquelle la penſée ne me fut iamais celée.


Vn Capitaine de galeres, ſoubs ombre de deuotion, deuint amoureux d’vne damoiſelle, & ce qui en aduint.


NOVVELLE TREZIESME.



En la maiſon de Madame la Regente, mere du Roy François, y auoit vne dame fort deuote, mariée à vn gentilhomme de pareille volonté. Et combien que ſon mary fuſt vieil & elle belle & ieune, ſi eſt-ce qu’elle le ſeruoit & aimoit comme le plus beau ieune homme du monde. Et pour luy oſter toute occaſion d’ennuy, ſe meit à viure comme vne femme de l’aage dont il eſtoit, fuyant toutes compaignies, accouſtremens, dances, & ieux, que les ieunes femmes ont accouſtumé d’aymer, mettant tout ſon plaiſir & recreation au ſeruice de Dieu. Parquoy le mary meiſt en elle vne ſi grande amour & ſeureté, qu’elle gouuernoit ſa maiſon & luy, comme elle vouloit. Et aduint vn iour que le gentilhomme luy diſt, que des ſa ieuneſſe il auoit eu deſir de faire le voyage de Ieruſalem, luy demandant ce qu’il luy en ſembloit. Elle qui ne demandoit qu’à luy complaire, luy diſt : Mon amy, puis que Dieu nous a priué d’enfans, & donné aſſez de biens, ie vouldrois que nous en miſſions vne partie à faire ce ſainct voyage : car là ny ailleurs ou vous alliez, ie ne ſuis pas deliberée de vous laiſſer, ne abandonner iamais. Le bon homme en fut ſi aiſe, qu’il ſembloit deſia eſtre ſur le mont de Caluaire. Et en ceſte deliberation vint à la court vn gentilhomme, qui ſouuent auoit eſté à la guerre ſur les Turcs, & pourchaſſoit enuers le Roy de France vne entreprinſe ſur vne de leurs villes, dont il pouuoit venir grand profit à la Chreſtienté. Ce vieux gentilhomme luy demãda de ſon voyage. Et apres qu’il eut entendu ce qu’il eſtoit deliberé de faite, luy demanda ſi apres ce voyage il en voudroit faire vn autre en Ieruſalem, ou ſa femme & luy auoient grand deſir d’aller. Ce capitaine fut fort aiſe d’ouïr ce bon deſir, & luy promit de luy mener, & de tenir ceſt affaire ſecret. Il luy tarda bien qu’il ne trouuaſt ſa bonne femme, pour luy compter ce qu’il auoit faict : laquelle n’auoit gueres moins d’enuie que le voyage ſe paracheuaſt, que ſon mary. Et pour ceſte occaſion parloit ſouuent au capitaine, lequel regardant plus à elle qu’à ſa parolle, en fut ſi amoureux, que ſouuent en luy parlant des voyages qu’il auoit faicts ſur la mer, mettoit l’embarquement de Marſeille auec l’Archipelle : & en voulant parler d’vn nauire, parloit d’vn cheual, comme celuy qui eſtoit rauy & hors de ſon ſens : mais il la trouuoit telle qu’il ne luy en oſoit parler, ny faire ſemblant. Et ſa diſsimulation luy engendra vn tel feu dedans le cueur, que ſouuent il tomboit malade, dont ladicte damoiſelle eſtoit auſsi ſoigneuſe comme de la croix & guide de ſon chemin : & l’enuoyoit ſi ſouuent viſiter, que congnoiſſant qu’elle auoit ſoing de luy, le gueriſſoit ſans nulle autre medecine. Mais plusieurs perſonnes voyãs ce capitaine, qui auoit eu le bruit d’eſtre, plus hardy & gentil compaignon, que bon Chreſtien, ſ’emerueillerent comme ceſte dame l’acoſtoit ſi fort. Et voyans qu’il auoit changé de toutes conditions, & qu’il frequẽtoit les Egliſes, les ſermons, & confeſsions, ſe doubterent que c’eſtoit pour auoir la bonne grace de la dame, & ne ſe peurẽt tenir de luy en dire quelques parolles. Ce capitaine craignant que ſi la dame en entendoit quelque choſe, cela la ſeparaſt de ſa preſence, diſt à ſon mary & elle, comme il eſtoit preſt d’eſtre deſpeſché du Roy, & de ſ’en aller, & qu’il auoit pluſieurs choſes à luy dire : mais à fin que ſon affaire fuſt tenu plus ſecret, il ne vouloit plus parler à luy ne à ſa femme deuant les gens : mais les pria de l’enuoyer querir quand ilz feroient retirez tous deux. Le gentilhomme trouua ſon opinion bõne, & ne failloit tous les ſoirs de ce coucher de bonne heure, & faire deshabiller ſa femme. Et quand tous les gens eſtoient retirez, enuoyoient querir le capitaine, & deuiſoient du voyage de Ieruſalem, ou ſouuent le bon homme en grande deuotion ſ’endormoit. Le capitaine voyant ce gentilhomme vieil, & endormy dedans vn lict, & luy dans vne chaiſe, aupres celle qu’il trouuoit la plus belle & la plus honneſte du monde, auoit le cueur ſi ſerré entre crainte & deſir de parler, que ſouuent il perdoit la parolle. Mais à fin qu’elle ne ſ’en apperceuſt, ſe mettoit à parler des ſaincts lieux de leruſalẽ, ou eſtoient les ſignes de la grande amour, que Ieſu-Chriſt nous à portée. Et en parlant de ceſt amour, couuroit la ſienne, regardant ceſte dame auecques larmes & ſouſpirs, dont elle ne ſ’apperceut iamais. Mais voyant ſa deuote contenance, l’eſtimoit ſi ſainct homme, qu’elle le pria de luy dire quelle vie il auoit menée, & comme il eſtoit venu à cest amour de Dieu. Il luy declara qu’il eſtoit vn pauure gentilhomme, qui pour paruenir à richeſſe & honneur, auoit oublié ſa cõſcience, & eſpouſé vne femme trop proche ſon alliée, pource qu’elle eſtoit riche, combien qu’elle fuſt laide & vieille, & qu’il ne l’aimaſt point. Et apres auoir tiré tout ſon argent, ſ’en eſtoit allé ſur la mer, chercher ſes aduentures : & auoit tant faict par ſon labeur, qu’il eſtoit venu en eſtat honorable. Mais depuis qu’ils auoient eu congnoiſſance enſemble, elle eſtoit cauſe par ſes ſainctes parolles & bons exemples, de luy auoir faict chãger ſa vie, & que du tout il ſe deliberoit, ſ’il pouuoit retourner de ſon entreprinſe, de mener ſon mary & elle en Ieruſalem, pour ſatisfaire en partie à ſes grands pechez ou il auoit mis fin, ſinon qu’encores n’auoit ſatisfaict à ſa femme, à laquelle il eſperoit bien toſt ſe recõcilier. Tous ces propos pleurent à ceſte dame, & ſur tout ſe reſiouït d’auoir tirể vn tel homme à l’amour & crainte de Dieu. Et iuſques à ce qu’ils partirent de la court, continuerent tous les ſoirs ces longs parlements, ſans que iamais il luy oſaſt declarer ſon intention, & luy feit preſent de quelque crucifix de noſtre dame de pitié, la priant qu’en le voyant elle euſt touſiours memoire de luy. L’heure de ſon partemẽt venuë, & qu’il eut prins congé de ſon mary, lequel ſ’endormoit, il vint dire à Dieu à ſa dame, à laquelle il veit les larmes aux yeux, pour l’honneſte amitié qu’elle luy portoit, qui luy rendoit la paſsion ſi importable, que pour ne l’oſer declarer tomba quaſi eſuanouy : luy diſant à Dieu en vne ſueur ſi grande, que non ſes yeulx ſeulemẽt, mais tout ſon corps, iectoient larmes. Et ainſi ſans parler ſe departirent, dont la dame demoura fort eſtonnée : car elle n’auoit iamais veu vn tel ſigne de regret. Toutesfois point ne changea ſon bon propos enuers luy, & l’acompaigna de prieres & oraiſons. Au bout d’vn mois ainſi que la dame retournoit en ſon logis, trouua vn gentilhomme qui luy preſenta vne lettre de par le capitaine, la priant qu’elle la vouluſt veoir apart, & luy diſt comme il l’auoit veu embarquer, bien deliberé de faire choſe aggreable au Roy & à l’augmentation de la foy : & que de luy il ſ’en retournoit à Marſeille pour donner ordre aux affaires dudict capitaine. La dame ſe retira à vne feneſtre à part & ouurit ſa lettre de deux fueilles de papier eſcrite de tous coſtez, en laquelle y auoit l’epiſtre qui ſ’enſuit.

Mon long celer, ma taciturnité,
Apporté m’a telle neceßité.
Que ie ne puis trouuer nul reconfort
Fors de parler, ou de ſouffrir la mort.
Ce parler là auquel i’ay defendu
De ſe monſtrer à toy, a attendu,
De me veoir ſeul, & de mon ſecours loing.
Et lors ma dict qu’il eſtoit de beſoing
De le laiſſer aller ſ’eſuertuer,
De ſe monſtrer, ou bien de me tuer.
Et a plus faict, car il ſ’est venu mettre
Au beau millieu de ceste mienne lettre,
Et dict, que puis que mon œil ne peult veoir,
Celle qui tient ma vie en ſon pouuoir,
Dont le regard ſans plus me contentoit,
Quand ſon parler mon oreille eſcoutoit,
Que maintenant par force il ſaillira
Deuant tes yeulx ou poinct ne faillira,
De te monſtrer mes plainctes & douleurs,
Dont le celer est cauſe que ie meurs.

Ie l’ay voulu de ce papier oſter,
Craignant que point ne vouluſſe eſcouter
Ce ſot parler qui ſe monſtre en abſence,
Qui trop craintif eſtoit en ſa preſence :
Diſant, mieux vault en me taiſant mourir ;
Que de vouloir ma vie ſecourir,
Pour ennuier celle que i’aime tant,
Car de mourir pour ſon bien ſuis contant.
D’autre coſté ma mort pourroit porter
Occaſion de trop deſconforter
Celle pour qui ſeulement i’ay enuie,
De conſeruer ma ſanté & ma vie,
Ne t’ay-ie pas, ô ma dame, promis,
Que mon voiage à fin heureuſe mis,
Tu me verrois deuers toy retourner,
Pour ton mari auec toy emmener,
Au lieu ou tant as de deuotion,
Pour prier Dieu ſur le mont de Sion.
Si ie me meurs nul ne t’y menera,
Trop de regret ma mort te donnera,
Voiant à rien tourner noſtre entreprinſe,
Qu’auecques tant d’affection as prinſe.
Ie viuray donq’ & lors t’y meneray,
Et en bref temps à toy retourneray.
La mort pour moy eſt bonne à mon aduis,
Mais ſeulement pour toy ſeule ie vis.
Pour viure donc il me fault alleger
Mon pauure cueur, & du faiz ſoulager,
Qui eſt à luy & à moy importable,
De te monſtrer mon amour veritable :
Qui eſt ſi grande & ſi bonne & ſi forte,

Qu’il n’y en eut oncques de telle ſorte.
Que diras-tu ? O parler trop hardi.
Que diras-tu ? Ie te laiſſe aller, di.
Pourras-tu bien luy donner cognoiſſance
De mon amour ? Las ! tu n’as la puiſſance
D’en monſtrer la milieſme part :
Diras-tu point au moins que ſon regard
A retiré mon cueur de telle force,
Que mon corps n’eſt plus qu’vne morte eſcorce,
Si par le ſien ie n’ay vie & vigueur ?
Las ! mon parler foible, & plain de langueur
Tu n’as pouuoir de bien au vrai luy peindre,
Comment ſon œil peult vn bon cueur contraindre.
Encores moins à louer ſa parolle,
Ta puiſſance eſt pauure debile, & molle.
Si tu pouuois au moins luy dire vn mot
Que bien ſouuent (comme muet & ſot)
Sa bonne grace & vertu me rendoit,
Et à mon œil qui tant la regardoit
Faiſoit ietter par grand amour les larmes,
Et à ma bouche außi changer ſes termes :
Voire & en lieu de dire que l’aimois,
Ie luy parlois des ſignes & des mois
Et de l’eſtoille Arctique & Antarticque.
O mon parler tu n’as pas la praticque
De luy compter en quel eſtonnement
Me mettois lors mon amoureux tourment,
De dire auſsi mes maux & mes douleurs.
Il n’y a pas tant de valeurs,
De declarer ma grande & forte amour,
Tu ne ſcaurois me faire vn ſi bon tour.

A tout le moins ſi tu ne peux le tout,
Luy racompter, prend toy à quelque bout,
Et di ainſi : Crainte de te desplaire
M’a fait long tẽps malgré mon vouloir taire
Ma grande amour qui deuant ton merite
Et deuant Dieu & ciel doit eſtre dicte.
Car la vertu en eſt le fondement,
Qui me rend doux mon trop cruel tourmẽt,
Veu que lon doibt vn tel treſor ouurir
Deuant chacun, & ſon cueur deſcouurir.
Car qui pourroit vn tel amant reprendre
D’avoir osé vouloir entreprendre,
D’acquerir dame en qui la vertu toute
Voire & l’hõneur faict ſon ſeiour ſans doute ?
Mais au contraire on doit bien fort blaſmer
Celuy qui voit vn tel bien ſans l’aimer.
Or l’ai-ie veu & l’aime d’vn tel cueur,
Qu’amour ſans plus en a eſté vainqueur.
Las ! ce n’eſt point amour leger ou feinct
Sur fondement de beauté, fol, & peinct :
Encores moins ceſt amour qui me lie,
Regarde en rien la vilaine follie.
Point n’eſt fondé en vilaine eſperance
D’auoir de toy aucune iouiſſance
Car rien n’y a au fonds de mon deſir,
Qui contre toy ſouhaitte aucun plaiſir.
I’aymerois mieux mourir en ce voyage,
Que te ſcauoir moins vertueuſe ou ſage,
Ne que pour moy fuſt moindre la vertu,
Dont ton corps eſt, & ton cueur reueſtu.
Aimer te veux comme la plus parfaicte

Qui oncques fut. Parquoy rien ne ſouhaitte,
Qui puiſſe oſter ceſte perfection,
La cauſe & fin de mon affection.
Et plus de moy tu es ſage eſtimée,
Et plus encor parfaictement aimée,
Ie ne ſuis pas celuy qui ſe conſolle
En ſon amour, & en ſa dame folle.
Mon amour eſt treſſage & raiſonnable :
Car ie l’ay mis en dame tant aimable,
Qu’il n’y a Dieu ny Ange en paradis,
Qu’en te voyant ne diſt ce que ie dis.
Et ſi de toy ie ne puis eſtre aimé,
Il me ſuffiſt au moins d’eſtre eſtimé,
Le ſeruiteur plus parfaict qui fut oncques :
Ce que croiras i’en ſuis tres-ſeur adoncques,
Que la longueur du temps te fera veoir,
Que de t’aimer ie fais loyal deuoir
Et ſi de toy ie n’en recois autant,
A tout le moins de t’aimer ſuis contant,
En t’aſſeurant que rien ne te demande,
Fors ſeulement que ie te recommande
Le cueur & corps bruſlant pour ton ſeruice
Deſſus l’autel d’amour pour ſacrifice,
Croy hardiment que ſi ie reuiens vif,
Tu reuerras vn ſeruiteur naïf :
Et ſi ie meurs, ton ſeruiteur mourra,
Que iamais dame vn tel ne trouuerra,
Ainſi de toy s’en va emporter l’onde
Le plus parfaict ſeruiteur de ce monde.
La mer peult bien ce mien corps emporter
Mais non le cueur, que nul ne peult oſter

D’auecques toy, ou il faict ſa demeure
Sans plus vouloir à moy tenir vne heure.
Si ie pouuois auoir par iuſte eſchange
Vn peu du tien pur & clair comme vn Ange,
Ie ne craindrois d’emporter la victoire,
Dont ton ſeul cueur en gaigneroit la gloire.
Or vienne donc ce qu’il en aduiendra,
I’en ay ietté le dé, lá ſe tiendra
Ma volonté ſans aucun changement.
Et pour mieux peindre au tien entendement
Ma loyauté, ma ferme ſeureté.
Ce diamant pierre de fermeté
En ton doigt blanc, ie te ſupplie prendre :
Par qui pourras trop plus qu’eureux me rendre.
Ce diamant ſuis celuy qui m’enuoye
Entreprenant ceſte doubteuſe voye,
Pour meriter par ſes œuures & faicts,
D’eſtre du rang des vertueux parfaicts,
A fin qu’vn iour il puiſſe auoir ſa place
Au deſiré lieu de ta bonne grace.


La dame leut l’epiſtre tout du long, & de tãt plus s’eſmerueilloit de l’affection du capitaine, & moins en auoit de ſoupçon. Et en regardant la table du diamant grand’ & belle, dont l’anneau eſtoit eſmaillé de noir, fut en grande peine de ce qu’elle auoit à faire. Et apres auoir reſué toute la nuict ſur ces propos, fut tres aiſe de n’auoir occaſion de luy reſcrire, & faire reſponce par faulte de meſſager, penſant en elle meſme qu’auec les peines qu’il portoit pour le ſeruice de ſon maiſtre, il n’auoit beſoing d’eſtre faſché de la mauuaiſe reſponſe qu’elle deliberoit de luy faire, laquelle elle remit à ſon retour. Mais elle ſe trouua fort empeſchée du diamant, car elle n’auoit point accouſtumé de ſe parer aux deſpens d’autres que de ſon mary. Parquoy elle qui eſtoit de bon entendement, penſa de faire profiter ceſt anneau à la conſcience de ce capitaine. Elle depeſcha incontinent vn ſien ſeruiteur, qu’elle enuoya à la deſolée femme de ce capitaine, en feignant que ce fuſt vne religieuſe de Taraſcon, & luy eſcriuit vne telle lettre ! Ma dame, monſieur voſtre mary eſt paſsé par cy vn peu auant ſon embarquement. Et apres s’eſtre confeſſé, & receu ſon createur comme bon Chreſtien, m’a declaré vn fais qu’il a ſur ſa conſcience, c’eſt le regret de ne vous auoir tant aimée comme il deuoit. Et me pria & coniura à ſon partement de vous enuoyer ceſte lettre auec ce diamant, lequel il vous prie garder pour l’amour de luy, vous aſſeurant que ſi Dieu le faict retourner en ſanté, iamais femme ne fut mieux traictée d’homme que vous ſerez de luy, & ceſte pierre de fermeté vous en fera foy pour luy. Ie vous prie l’auoir pour recommandé en voz bonnes prieres, car aux miennes il aura part toute ma vie. Ceſte lettre parfaicte, & ſignée au nom d’vne religieuſe, fut enuoyée par la dame à la femme du capitaine. Et quand la bonne vieille vit la lettre & l’anneau, il ne fault demander combien elle pleura de ioye & de regret d’eſtre aimée & eſtimée de ſon mary, de la veuë duquel elle ſe voyoit eſtre priuée. Et en baiſant l’anneau plus de mil fois, l’arrouſoit de ſes larmes, beniſsãt Dieu qui ſur la fin de ſes iours luy auoit redonné l’amitié de ſon mary, laquelle elle auoit tenuë pour perdue par long temps, en remerciant auſsi la religieuſe qui eſtoit cauſe de tant de bien. A laquelle feit la meilleure reſponſe qu’elle peut, que le meſſager en bonne diligence reporta à ſa maiſtreſſe, qui ne la leut ny n’entendit ce que luy diſt ſon ſeruiteur ſans rire bien fort. Et ſe contenta d’eſtre deffaicte de ſon diamant par vn ſi profitable moyen, que de reünir le mary & la femme en bonne amitié, & luy ſembla par cela auoir gaigné vn royaume. Vn peu apres vindrent nouuelles de la deffaicte & mort du pauure capitaine, & comme il auoit eſté habandoné de ceux qui le deuoient ſecourir, & ſon entreprinſe reuelée par les Rhodiens, qui plus la deuoient tenir ſecrette, en telle ſorte que luy & tous ceux qui deſcendirẽt en terre, qui eſtoiẽt en nombre de quatre vingts, entre leſquels eſtoit vn gentil-homme nõmé Iean, & vn Turc tenu ſur les fons par ladicte dame, leſquels deux elle auoit donnez au capitaine pour faire le voyage auec luy, dont l’vn mourut auec luy, & le Turc auec quinze coups de fleches qu’il receut, ſe ſaulua à nager iuſques đãs les vaiſſeaux Frãçois : & par luy ſeul fut entẽdue la verité de tout ceſt affaire. Car vn gentilhomme que le pauure capitaine auoit prins pour amy & compaignon, & auoit auancé enuers le Roy & les plus grands de France, ſi toſt qu’il vit mettre pied à terre audict capitaine, retira bien auant en la mer ſes vaiſſeaux. Et le capitaine voyant ſon entreprinſe deſcouuerte, & plus de quatre mil Turcs, ſ’y voulut retirer comme il deuoit. Mais le gentilhomme en qui il auoit eu ſi grande fiance, voyãt que par ſa mort, la charge luy demeureroit toute de ceſte grãde armee & le profit, mit en auant à tous les gentilshommes, qu’il ne falloit pas hazarder les vaiſſeaux du Roy, ne tant de gens de bien qui eſtoient dedans, pour ſauluer cent perſonnes ſeulement, de ſorte que ceux qui n’auoient pas trop de hardieſſe, furent de ſon opinion. Et voyant le capitaine que plus il les appelloit, & plus ils ſ’eſlongnoient de ſon ſecours, ſe retourna deuers les Turcs eſtant au ſablon iuſques aux genoux, ou il feit tant de faicts d’armes & de vaillance, qu’il ſembloit que luy ſeul deuſt deffaire tous ſes ennemis, dont ſon traiſtre compaignon auoit plus de peur, que de deſir de ſa victoire. A la fin quelques armes qu’il ſceuſt faire, receut tant de coups de fleches de ceux qui ne pouuoiẽt approcher de luy que de la portée de leurs arcs, qu’il commança à perdre ſon ſang. Et lors les Turcs voyans la foibleſſe de ces vrais Chreſtiens, les vindrent charger à grands coups de cimeterre : leſquels tant que Dieu leur donna la force & vie, ſe deffendirent iuſques au bout. Le capitaine appella ce gentil-homme nommé Iean, que ſa dame luy auoit dõné, & le Turc auſsi, & en mettant la poincte de ſon eſpée en terre, tombant à genoux, baiſa & embraſſa la croix, diſant : Seigneur, prẽs l’ame en tes mains de celuy qui n’a eſpargné ſa vie pour exalter ton nom. Le gentil-homme nommé Iean, voyant qu’auec ſes parolles la vie luy deffailloit, embraſſa luy & la croix de l’eſpée qu’il tenoit pour le cuider ſecourir : mais vn Turc par derriere luy couppa les deux cuiſſes, & en criant bien hault, allons capitaine, allons en paradis veoir celuy pour qui nous mourons, fut cõpaignon à la mort, comme il auoit eſté à la vie du pauure capitaine. Le Turc voyãt qu’il ne pouuoit ſeruir à l’vn ny à l’autre, eſtant frappé de quinze fleches, ſe retira vers les nauires, & en demãdãt y eſtre receu, cõbien qu’il fuſt ſeul eſchapé de quatre-vingts, fut refuſé par le traiſtre cõpaignon. Mais luy qui ſçauoit fort bien nager ſe ietta dedans la mer, & feiſt tant qu’il fut receu dans vn petit vaiſſeau & au bout de quelque temps guary de ſes playes. Et par ce pauure eſtrangé fut la verité cogneuë entieremẽt à l’honneur du capitaine, & à la honte de ſon compaignon, duquel le Roy & tous les gens de bien qui en ouyrẽt parler, iugerent la meſchanceté ſi grande enuers Dieu & les hommes, qu’il n’y auoit mort dont il ne fut digne. Mais à ſa venuë donna tant de choſes faulces à entendre auec force preſens, que non ſeulement ſe ſauua de punition, mais eut la charge de celuy qu’il n’eſtoit digne de ſeruir de varlet. Quand ceſte piteuſe nouuelle vint à la court, ma dame la regente qui l’eſtimoit fort, le regretta merueilleuſemẽt, auſsi feit le Roy & tous les gens de biẽ qui le cognoiſſoient. Et celle que plus il aimoit oyant vne ſi piteuſe & chreſtienne mort, changea la dureté du propos qu’elle auoit deliberé de luy tenir en larmes & lamentations : à quoy ſon mary luy tint compagnie, ſe voyãs fruſtrez de l’eſpoir de leur voyage. Ie ne veux oublier qu’vne damoiſelle qui eſtoit à ceſte dame, laquelle aimoit ce gentil-hõme nommé Iean plus que ſoy meſmes, le propre iour que les deux gentils-hommes furent tuez vint dire à ſa maiſtreſſe qu’elle auoit veu en ſonge celuy qu’elle aimoit tant, veſtu de blanc, lequel luy eſtoit venu dire à dieu, & qu’il s’ẽ alloit en paradis auec ſon capitaine. Mais quand elle ſceut que ſon ſonge eſtoit veritable, elle feit vn tel dueil, que ſa maiſtreſſe auoit aſſez affaire à la cõſoler. Au bout de quelque temps la court alla en Normandie d’ou eſtoit le gentil-homme, la femme duquel ne faillit à venir faire la reuerence à ma dame la regente. Et pour y eſtre preſentée, s’adreſſa à la dame que ſon mary auoit tãt aimée. Et en attendant l’heure propre en vne Egliſe, commença à regretter & louer ſon mary, & entre autres choſes luy diſt : Helas madame ! mon malheur eſt le plus grand qui aduint oncques à femme. Car à l’heure qu’il m’aimoit plus qu’il n’auoit iamais faict, Dieu me l’a oſté. Et en ce diſant monſtra l’anneau qu’elle auoit au doigt, comme l’enſeigne de la parfaicte amitié, qui ne fut ſans grandes larmes, dont la dame quelque regret qu’elle en euſt auoit tãt d’enuie de rire, veu que de ſa tromperie eſtoit ſorty vn tel bien, qu’elle ne la peut preſenter à ma dame la Regente, mais la bailla à vn autre, & ſe retira en vne chapelle ou elle paſſa l’enuie qu’elle auoit de rire.

Il me ſemble, mes dames, que celles à qui on preſente de telles choſes deuroient deſirer à en faire œuures qui vinſſent à ſi bõne fin, qu’il feit à ceſte bõne dame. Car elles trouueroiẽt que les biens faicts, ſont les ioyes des biẽs faiſans. Et ne fault point accuſer ceſte dame de tromperie, mais eſtimer de ſon bon ſens, qui cõuertit en bien ce qui de ſoy ne valoit rien. Voulez vous dire, ce diſt Nomerfide, qu’vn beau diamant de deux cẽs eſcuz ne vault rien ? Ie vous aſſeure que s’il fuſt tombé entre mes mains, ſa femme ny ſes parens n’en euſſent iamais rien veu. Il n’eſt rien mieux à ſoy que ce qui eſt donné. Le gentil-homme eſtoit mort, perſonne n’en ſçauoit rien, elle ſe fuſt bien paſsée de faire tant pleurer ceſte pauure vieille. Et en bonne foy, diſt Hircan, vous auez raiſon, car il y a des femmes qui pour ſe mõſtrer plus excellentes que les autres, font des œuures apparentes contre leur naturel, car nous ſçauons bien tous qu’il n’eſt rien ſi auaricieux que la femme. Toutesfois leur gloire paſſe ſouuent leur auarice, qui force leurs cueurs à faire ce qu’elles ne veulent. Et croy que celle qui laiſſa auſsi le diamant, n’eſtoit pas digne de le porter. Hola, hola, diſt Oiſille, ie me doute bien qui elle eſt, parquoy ie vous prie ne la condamnez point ſans veoir. Ma dame, diſt Hircan : Ie ne la condamne point, mais ſi le gentil-homme eſtoit autant vertueux que vous dictes, elle eſtoit honorée d’auoir vn tel ſeruiteur, & de porter ſon anneau : mais peult eſtre qu’vn moins digne d’eſtre aimé, la tenoit ſi bien par le doigt, que l’anneau ny pouuoit entrer. Vrayement ce diſt Emarſuitte, elle le pouuoit bien garder, puis que perſonne n’en ſçauoit rien. Comment ? ce diſt Guebron, toutes ces choſes à ceux qui aiment ſont elles licites, mais qu’on n’en ſçache rien ? Par ma foy, diſt Saffredent : Ie ne vis onques meffaict puny ſinon la ſottie, car il n’y a meurtrier, larron, ny adultere, mais qu’il ſoit auſsi fin que mauuais, qui ſoit iamais reprins par iuſtice, ne blaſmé entre les hommes : mais ſouuent la malice eſt ſi grande, qu’elle les aueugle : de forte qu’ilz deuiennent ſotz, & (comme i’ay dict) ſeulemẽt les ſots ſont punis, & nõ les vicieux. Vous en direz ce qu’il vous plaira, ce diſt Oiſille, Dieu peult iuger le cueur de ceſte dame, mais quand à moy, ie trouue le faict tres-honorable & vertueux. Parquoy pour n’en debatre plus, ie vous prie Parlamente, donner voſtre voix à quelque vn. Ie la donne tres-uolontiers, ce diſt elle à Simontault, car apres ces deux triſtes nouuelles, il ne faudra à nous en dire vne qui ne nous fera point plorer. Ie vous remercie diſt Simontault, car en me donnant voſtre voix, il ne s’en fault gueres que me nommez plaiſant, qui eſt vn nom que ie trouue trop facheux, & pour m’en venger ie vous monſtreray qu’il y a des fẽmes qui font biẽ ſemblãt d’eſtre chaſtes enuers quelques vns, ou pour quelque temps : mais la fin les monſtre telles qu’elles ſont, cõme vous les trouerez par vne hiſtoire treſueritable.



Subtilité d’vn amoureux qui ſoubs la faueur du vray amy cueilla d’vne dame Milannoiſe le fruict de ſes labeurs paßez.


NOVVELLE QVATORZIESME.



En la duché de Milan, du tẽps que le grãd maiſtre de Chaulmont en eſtoit gouuerneur, y auoit vn gentil-homme nommé le ſeigneur de Bonniuet, qui depuis par ſes merites fut admiral de France, eſtant à Milan fort aimé du grand maiſtre & de tout le monde pour les vertuz qui eſtoient en luy, ſe trouuoit volontiers aux feſtins ou toutes les dames s’aſſembloient, deſquelles il eſtoit mieux voulu que ne fut onques François, tant pour ſa beauté, bonne grace, & parolle, que pour le bruit que chacun luy donnoit d’eſtre l’vn des plus adroits & hardy aux armes, qui fuſt de ſon temps. Vn iour allant en maſque à vn carneual, mena dancer l’vne des plus braues & belles dames qui fuſt en la ville : & quand les haulxbois faiſoient pauſe, ne failloit à luy tenir les propos d’amour, qu’il ſçauoit mieux dire que nul autre. Mais elle qui ne luy deuoit rien de luy reſpondre, luy voulut ſoudain mettre la paille au deuant & l’arreſter en l’aſſeurant qu’elle n’aimoit & n’aimeroit iamais autre que ſon mary, & qu’il ne s’y attendiſt en nulle maniere. Pour ceſte reſponſe ne ſe ſentit le gentil-homme refusé, & la pourchaſſa vifuement iuſques à la micareſme. Pour toute reſolution il la trouua ferme en propos de n’aimer ne luy ne autre : ce qu’il ne peut croire, veu la mauuaiſe grace que ſon mary auoit, & la grande beauté d’elle. Il ſe delibera puis qu’elle vſoit de diſsimulation, d’vſer auſsi de trõperie, & des l’heure laiſſa la pourſuitte qu’il luy faiſoit, & s’enquiſt ſi biẽ de ſa vie, qu’il trouua qu’elle aimoit vn gentil homme Italien bien ſage & honneſte. Ledict ſeigneur de Bonniuet accointa peu à peu ce gentil-homme par telle douceur & fineſſe, qu’il ne s’apperceut de l’occaſion : mais l’aima ſi parfaictemẽt, qu’apres ſa dame, c’eſtoit la perſonne du mõde qu’il aimoit le plus. Le ſeigneur de Bonnivet pour luy arracher ſon ſecret du cueur, feignit luy dire le ſien, & qu’il aimoit vne dame ou iamais n’auoit penſé, le priant le tenir ſecret, & qu’ils n’euſſent tous deux qu’vn cueur & vne pensée. Le pauure gentil-homme pour luy mõſtrer l’amour reciproque, luy va declarer tout du long celle qu’il portoit à la dame, dont Bonniuet ſe vouloit venger : & vne fois le iour s’aſſembloient en quelque lieu pour rendre compte des bonnes fortunes aduenues le long de la iournée, ce que l’vn faiſoit en menſonge, & l’autre en verité. Et confeſſa le gentil hõme auoir aimé trois ans ceſte dame, ſans en auoir rien eu ſinon bonnes parolles, & aſſeurance d’eſtre aimé. Ledict Bonniuet luy conſeilla tous les moyens qu’il luy fut poſsible, pour paruenir à ſon intention, dont il ſe trouua ſi bien, qu’en peu de iours elle luy accorda tout ce qu’il demandoit, il ne reſtoit que de trouuer le moyen, ce que bien toſt par le conſeil du ſeigneur de Bonniuet fut trouué : & vn iour auant ſouper luy diſt le gentil-homme : Monſieur, ie ſuis plus tenu à vous qu’à tous les hommes du monde, car par voſtre bon conſeil i’eſpere auoir ceſte nuict, ce que par tant d’années i’ay deſiré. Ie te prie, diſt Bonniuet, dy moy la ſorte de ton entrepriſe pour veoir s’il y a tromperie ou hazard, pour t’y ſecourir & ſeruir de bon amy. Le gentil-hõme luy va racõpter cõme elle auoit moyen de faire laiſſer la grand porte de la maiſon ouuerte, ſoubs couleur de quelque maladie qu’auoit vn de ſes freres, pour laquelle à toute heure falloit enuoyer à la ville querir ſes neceſsitez, & qu’il pourroit entrer ſeurement dedans la court, mais qu’il ſe gardaſt de monter par l’eſcallier, & qu’il paſſaſt par vn petit degré qui eſtoit à main dextre, & entraſt en la premiere gallerie qu’il trouueroit, ou toutes les portes des chambres de ſon beaupere & de ſon beau frere ſe rendoient, & qu’il choiſiſt bien la troiſieſme plus pres dudict degré, & ſi en la pouſſant doucement il la trouuoit fermée, qu’il ſ’en allaſt, eſtant aſſeuré que ſon mari eſtoit reuenu, lequel toutesfois ne deuoit reuenir de deux iours : & que ſ’il la trouuoit ouuerte qu’il entraſt doucement, & qu’il la refermaſt hardiment au correil ſachant qu’il n’y auoit qu’elle ſeule en la chambre, & que ſur tout il n’oubliaſt à faire faire des ſouliers de feutre de peur de faire bruit, & qu’il ſe gardaſt bien de venir plus toſt que deux heures apres minuit ne feuſſent paſsées, pource que ſes beaux freres, qui aymoient fort le ieu, ne ſ’alloient iamais coucher, qu’il ne fuſt plus d’une heure. Ledict de Bonnyuet luy reſpondit : va mon amy, Dieu te conduiſe, ie le prie qu’il te garde d’inconuenient : ſi ma compaignie y ſert de quelque choſe, ie n’eſpargneray rien qui ſoit en ma puiſſance. Le gentilhomme le remercia bien fort, & luy diſt qu’en ceſt affaire il ne pouuoit eſtre trop ſeul, & ſ’en alla pour y donner ordre. Le ſeigneur de Bonnyuet ne dormit pas de ſon coſté : & voyant qu’il eſtoit heure de ſe venger de ſa cruelle dame, ſe retira de bonne heure en ſon logis, & ſe feit coupper la barbe de la longueur & largeur que l’auoit le gentilhomme, auſsi ſe feit coupper les cheueux, à fin qu’a le toucher on ne peuſt cognoiſtre leur difference. Il n’oublia pas des ſouliers de feutre, & le demeurant des habillemens ſemblables au gentilhomme. Et pource qu’il eſtoit fort aimé du beaupere de ceſte femme, n’eut crainte d’y aller de bonne heure, penſant que ſ’il eſtoit apperceu, il iroit tout droict en la chambre du bon homme, auec lequel il auoit quelques affaires. Et ſur l’heure de minuit entra en la maiſon de ceſte dame, ou il trouua aſſez d’allans & de venans, mais parmy eulx paſſa ſans eſtre cogneu, & arriua en la gallerie. Et touchant les deux premieres portes, les trouua fermées, & la troiſieſme non, laquelle doucement il pouſſa : & quand il fut entré dedans la ferma au correil, & veid toute ceſte chambre tendue de linge blanc, le pauement & le deſſus de meſmes, & vn lict de toille fort deliée tant bien ouurée de blanc, qu’il n’eſtoit poſsible de plus. Et la dame ſeule dedans auec ſon ſcofiõ & ſa chemiſe toute couuerte de perles & de reries, ce qu’il veid par le coing du rideau, ſans eſtre apperceu d’elle : car il y auoit vn grand flambeau de cyre blanche, qui rendoit la chambre claire cõme de iour. Et de peur d’eſtre cogneu d’elle, eſteingnit premieremẽt le flambeau, qui ardoit en ſa chãbre, puis ſe deſpouilla en chemiſe, & ſ’alla coucher aupres d’elle. Elle qui cuydoit que ce fuſt celuy qui ſi longuement l’auoit aimée, le receut en la meilleure chere qui fut à elle poſsible. Mais luy qui ſçauoit bien que c’eſtoit au nom de l’autre, ſe garda de luy dire vn ſeul mot, & ne penſa que mettre ſa vẽgeance à execution : c’eſtoit de luy oſter ſon honneur & ſa chaſteté, ſans luy en ſçauoir gré ne grace. Mais contre ſon gré & deliberation, la dame ſe tenoit ſi contente de ceſte vengeance, qu’elle penſoit l’auoir recõpenſé de ſes labeurs, iuſques à vne heure apres mynuict ſonné, qu’il eſtoit temps de dire à Dieu. Et à l’heure le plus bas qu’il peut, luy demanda ſi elle eſtoit auſsi contente de luy, que luy d’elle. Elle cuidant que ce fuſt ſon amy, luy diſt, que non ſeulement elle eſtoit cõtente, mais eſmerueillée de la grandeur de ſon amour, qui l’auoit gardé vne heure ſans parler à elle. A l’heure il ſe print à rire bien fort, luy diſant : Or ſus, madame, me refuſerez vous vne autre fois, comme vous auiez accouſtumé de faire, iuſques icy. Elle qui le congneut à la parolle & au riz, fut deſeſperée de honte qu’elle auoit, & l’appella plus de mil fois meſchant traiſtre, & trompeur, ſe voulant ietter du lict en bas, pour chercher vn couteau pour ſe tuer, veu qu’elle eſtoit ſi malheureuſe d’auoir perdu ſon honneur, pour vn homme qu’elle n’aimoit point, & qui pour ſe venger d’elle pourroit diuulguer ceſt affaire par tout le monde : Mais il l’a retint entre ſes bras, & par bonnes & doulces parolles l’aſſeura de l’aimer plus que celuy qui l’aimoit, & de celer ce qui touchoit ſon honneur, ſi bien qu’elle n’en auroit iamais blaſme. Ce que la pauure ſotte creut, & entendant de luy l’inuention qu’il auoit trouuée, & la peine qu’il auoit priſe pour la gaigner, luy iura qu’elle l’aimeroit mieulx que l’autre, qui n’auoit ſceu celer ſon ſecret. Et diſt qu’elle congnoiſſoit le contraire du faulx bruit que lon donnoit aux François : car ils eſtoient plus ſages, perſeuerans, & diſcrets, que les Italiens. Parquoy d’oreſnauant elle ſe deportoit de l’opinion de ceux de ſa nation, pour ſ’arreſter à luy. Mais elle le pria bien fort, que pour quelque temps il ne ſe trouuaſt en lieu ne feſtin ou elle fuſt, ſinon en maſque : car elle ſçauoit bien qu’elle auroit ſi grand honte, que ſa contenance la declareroit à tout le monde. Il luy en feit promeſſe, & auſsi la pria que quand ſon amy viendroit à deux heures, qu’elle luy feiſt bonne chere, & puis peu à peu elle s’en pourroit desfaire. Dont elle feit ſi grãde difficulté, que ſans l’amour qu’elle luy portoit, pour rien elle ne l’euſt accordé. Toutesfois en luy diſant à Dieu, la rendit ſi ſatisfaicte, qu’elle euſt bien voulu qu’il y fuſt demeuré plus longuement. Apres qu’il fut leué, & qu’il eut reprins ſes habillemens, ſaillit hors de la chambre, & laiſſa la porte entreouuerte comme il l’auoit trouuée. Et pource qu’il eſtoit pres de deux heures apres mynuict, & qu’il auoit peur de trouuer le gentilhomme en ſon chemin, ſe retira au haut du degré, ou bien toſt apres il veid paſſer & entrer en la chambre de ſa dame. Et luy ſ’en alla en ſon logis pour repoſer ſon trauail : ce qu’il feit, de ſorte que neuf heures du matin le trouuerent au lict. Ou à ſon leuer arriua le gentilhomme, qui ne faillit à luy compter ſa fortune, non ſi bonne comme il l’auoit eſperée. Car il diſt, que quand il entra en la chambre de ſa dame, il la trouua leuée en ſon manteau de nuict, auec vne bien groſſe fiebure, le poux fort eſmeu, le viſage en feu, & en la ſueur qui commẽçoit fort à luy prɐ̃dre, de ſorte qu’elle le pria s’en retourner incontinent : car de peur d’inconuenient n’auoit oſé appeller ſes femmes, dont elle eſtoit ſi mal, qu’elle auoit plus de beſoing de penſer à la mort, qu’à l’amour, & d’ouïr, parler de Dieu, que de Cupido : eſtant bien marrie du hazard ou il s’eſtoit mis, pour elle, veu qu’elle n’auoit puiſſance en ce monde de luy rɐ̃dre ce qu’elle eſperoit faire bien toſt en l’autre. Dont il fut ſi eſtonné & marry, que ſon feu & ſa ioye eſtoient conuertiz en glace & triſteſſe, & s’en eſtoit incõtinent departy. Et au matin au poinct du iour, auoit enuoyé ſçauoir de ſes nouuelles, & que pour vray elle eſtoit treſmal. Et en racomptant ces douleurs, pleuroit ſi tresfort qu’il ſembloit que l’ame ſ’en deuſt aller par ſes larmes. Bonnyuet qui auoit autant enuie de rire que l’autre de plorer, le conſola le mieux qu’il luy fut poſsible, luy diſant, que les choſes de longue durée ont touſiours vn commencement difficile & qu’amour luy faiſoit vn retardemẽt pour luy faire trouuer la iouïſſance meilleure, & en ces propos ſe departirent. La dame garda quelques iours le lict : & en recouurant ſa ſanté, donna congé à ſon premier ſeruiteur, le fondant ſur la crainte qu’elle auoit euë de la mort, & le remord de conſcience : & ſ’arreſta au ſeigneur de Bonnyuet, dont l’amitié dura (ſelon la couſtume) comme la beauté des fleurs des champs.

Il me ſemble, mes dames, que les fineſſes du gentilhomme valent bien l’hypocriſie de ceſte dame, qui apres auoir tant contrefaict la femme de bien, ſe declara ſi folle. Vous direz ce qu’il vous plaira des femmes (diſt Emarſuitte) mais ce gentilhomme feit vn tour meſchant. Eſt il dict que ſi vne dame en aimoit vn, que l’autre le doiue auoir par fineſſe ? Croyez (ce diſt Guebron) que telles marchandiſes ne ſe peuuent mettre en vente, qu’elles ne ſoient emportées par les plus offrans & derniers encheriſſeurs. Ne penſez pas que ceulx qui pourſuyuent des dames, prennent tant de peine pour l’amour d’elles, non non : car c’eſt ſeulement pour l’amour d’eulx & de leur plaiſir. Par ma foy, diſt Longarine, ie vous en croy : car pour vous en dire la verité, tous les ſeruiteurs que i’ay eu, m’ont touſiours commencé leurs propos par moy, monſtrans deſirer ma vie, mon bien, mon honneur : mais la fin en a eſté par eulx, deſirans leur plaiſir & leur gloire. Parquoy le meilleur eſt de leur donner congé des la premiere partie de leur ſermon : car quand on vient à la ſeconde, on n’a pas tant d’honneur à les refuſer, veu que le vice de ſoy, quand il eſt cogneu, eſt refuſable. Il fauldroit doncques, dict Emarſuitte, que des qu’vn homme ouure la bouche qu’on le refuſaſt, ſans ſçauoir qu’il veult dire. Parlamente luy reſpondit : Ma compagne, ne l’entendez pas ainſi : car on ſçait bien que des le commencement vne femme ne doit pas iamais faire ſemblant d’entendre ou l’homme veult venir, ne encores quand il l’a declaré, de le pouuoir croire : mais quãd il vient à en iurer bien fort, il me ſemble qu’il eſt plus honneſte aux dames de le laiſſer en ce beau chemin, que d’aller iuſques à la vallée. Voire mais, diſt Nomerfide, deuons nous croire par lá qu’ils nous aiment par mal ? eſt-ce pas peché, que de iuger ſon prochain ? Vous en croirez ce qu’il vous plaira, diſt Oiſille : mais il fault tant craindre qu’il ſoit vray, que des que vous en apperceuez quelque eſtincelle, vous deuez fuyr ce feu, qui a pluſtoſt bruſlé vn cueur, qu’il ne ſ’en eſt apperceu. Vrayement, diſt Hircan, voz loix ſont trop dures. Et ſi les femmes vouloiẽt (ſelon voſtre aduis) eſtre rigoureuſes, auſquelles la douleur eſt tant ſeante, nous changerions auſsi noz doulces ſupplications en fineſſes & forces. Le meilleur que i’y voye, diſt Simontault, c’eſt que chacun ſuiue ſon naturel : qu’il aime, ou qu’il n’aime point, le monſtre ſans diſsimulation. Pleuſt à Dieu, diſt Saffredent, que ceſte loy apportaſt autant d’honneur, qu’elle feroit de plaiſir. Mais Dagoucin ne ſe peut tenir de dire : ceux qui vouldroient mourir pluſtoſt que leur volonté fuſt congneuë, ne ſe pourroient accorder à voſtre ordonnance. Mourir ! diſt Hircan, encor eſt il à naiſtre le cheualier qui pour telle choſe publique vouldroit mourir. Mais laiſſons ces propos d’impoſſibilité, & regardons à qui Simontault donnera ſa voix. Ie la donne, diſt Simontault, à Longarine : car ie la regardois tantoſt qu’elle parloit toute ſeule, ie penſe qu’elle recorde quelque bon rolle, & ſi n’a point accouſtumé de celer la verité, ſoit contre homme ou contre femme. Puis que m’eſtimez ſi veritable, (diſt Longarine) ie vous racompteray vne hiſtoire, que nonobſtant qu’elle ne ſoit tant à la louange des femmes que ie vouldrois, ſi verrez vous qu’il y en a ayãs auſsi bon cueur, auſsi bon eſprit, & auſsi pleines de fineſſes, comme les hommes. Si mon compte eſt vn peu long, vous aurez patience.



Vne dame de la court du Roy, ſe voyant dedaignée de ſon mary, qui faiſoit l’amour ailleurs, ſ’en vengea, par peine pareille.


NOVVELLE QVINZIESME.



En la court du Roy François premier, y auoit vn gẽtilhomme, duquel ie cognois ſi bien le nom, que ie ne le veulx point nommer. Il eſtoit pauure, n’ayant point cinq cẽs liures de rente, mais tant eſtimé du Roy, pour les vertuz dont il eſtoit reueſtu, qu’il vint à eſpouſer vne femme ſi riche, qu’vn grãd ſeigneur ſ’en fut bien cõtenté. Et pource qu’elle eſtoit encore bien ieune, pria vne des plus grandes dames de la court de la vouloir tenir auec elle, ce que’lle feit treſuolontiers. Or eſtoit ce gentil-homme tant honneſte & plein de bonne grace, que toutes les dames de la court en faiſoient bien grand cas. Et entre autres vne que le Roy aimoit, qui n’eſtoit ſi belle ne ſi ieune que la ſienne. Et pour la grand amour qu’il luy portoit, tenoit ſi peu de compte de ſa femme, qu’à grand peine en vn an couchoit il vne nuict auec elle. Et qui plus luy eſtoit importable, eſt que iamais ne parloit à elle, ny faiſoit ſigne d’amitié. Et combien qu’il iouïſt de ſon bien, il luy en faiſoit tant petite part, qu’elle n’eſtoit pas habillée comme il luy appartenoit ny comme elle deſiroit, dont la dame auecques qui elle eſtoit, reprenoit ſouuent le gentil-homme en luy diſant : voſtre femme eſt belle, riche, & de bõne maiſon, & vous n’en tenez compte, ce que ſon enfance & ieuneſſe a ſupporté iuſques icy : mais i’ay peur quand elle ſe verra belle & grande, que ſon miroer & quelqu’vn qui ne vous aimera pas, luy remonſtre ſa beauté ſi peu de vous prisée, que par deſpit elle ne face ce que eſtant de vous bien traictée n’oſeroit auoir pensé. Le gentilhomme qui auoit ſon cueur ailleurs, ſe moqua tresbiẽ d’elle, & ne laiſſa pour ſes enſeignemens à continuer la vie qu’il menoit. Mais deux ou trois ans paſſez ſa femme commença à deuenir l’vne des plus belles femmes qui fut en France, & tant qu’elle eut le bruit à la court de n’auoir ſa pareille. Et plus elle ſe ſentit digne d’eſtre aimée, & plus s’ennuya de veoir ſon mari qui n’en tenoit compte : tellemẽt qu’elle print vn ſi grand deſplaiſir, que ſans la conſolation de ſa maiſtreſſe, elle eſtoit quaſi en deſeſpoir. Et apres auoir cherché tous les moyens de cõplaire à ſon mary qu’elle pouuoit, penſa en elle meſme qu’il eſtoit impoſsible qu’il ne l’aimaſt, veu la grande amour qu’elle luy portoit, ſinon qu’il euſt quelque autre fantaſie en ſon entendement : ce qu’elle chercha ſi ſubtillement, qu’elle trouua la verité, & qu’il eſtoit toutes les nuicts ſi empeſché ailleurs, qu’il oublioit la conſcience & ſa femme. Et apres qu’elle fut certaine de la vie qu’il menoit, print vne telle melencolie, quelle ne ſe vouloit point habiller que de noir, ne ſe trouuer en lieu ou lon feiſt bonne chere. Dont ſa maiſtreſſe s’apperceut, & feit tout ce qu’elle peut, pour la retirer de ceſte opinion : mais il ne luy fut poſsible. Et combien que ſon mary en fuſt bien aduerty, il fut plus preſt de s’en mocquer, qu’à y donner remede. Vous ſçauez, mes dames, qu’ennuy occupe ioye, & auſsi qu’ennuy par ioye prend fin. Parquoy vn iour aduint qu’vn grand ſeigneur parent prochain de la maiſtreſſe de ceſte dame, & qui ſouuent la frequentoit, entendant l’eſtrange façon de viure du mari de ceſte dame, en eut tant de pitié qu’il ſe voulut eſſaier à la conſoler, & en parlant auec elle, la trouua ſi belle & vertueuſe qu’il deſira beaucoup plus d’eſtre en ſa bõne grace, que de luy parler de ſon mary, ſinon pour luy monſtrer le peu d’occaſion qu’elle auoit de l’aimer. Ceſte dame ſe voyant delaiſſée de celuy qui la deuoit aimer, & d’autre coſté aimée & requiſe d’vn ſi grand & beau prince, s’eſtima biẽ heureuſe d’eſtre en ſa bonne grace. Et combien qu’elle euſt touſiours deſir de conſeruer ſon honneur, ſi prenoit elle grand plaiſir de parler à luy, & de ſe veoir aimée : choſe dont elle eſtoit quaſi affamée. Ceſte amitié dura quelque tẽps, iuſques à ce que le Roy s’en apperceut, qui auoit tant d’amitié au gentil-hõme, qu’il ne vouloit ſouffrir que nul luy feiſt honte & deſplaiſir. Parquoy il pria fort ce prince d’en vouloir oſter ſa fantaſie, & que s’il continuoit, il ſeroit treſmal content de luy. Ce prince qui aimoit trop plus la bonne grace du Roy, que toutes les dames du monde, luy promiſt que pour l’amour de luy abandonneroit ſon entrepriſe, & que des le ſoir il iroit prẽdre congé d’elle. Ce qu’il feit, ſi toſt qu’il ſceut qu’elle eſtoit retirée en ſon logis, auquel eſtoit logé le gentil-homme en vne chambre ſur la ſienne. Et eſtant au ſoir à la feneſtre, veid entrer le prince en la chambre de ſa femme qui eſtoit ſous la ſienne, mais le prince qui bien l’aduiſa, ne laiſſa d’y entrer. Et en diſant à dieu à celle dont l’amour ne faiſoit que cõmencer, luy allega pour toutes raiſons le cõmandemẽt du Roy. Apres pluſieurs larmes & regrets, qui durerent iuſques à vne heure apres minuict, la dame luy diſt pour concluſion : Ie louë Dieu, monſieur, dõt il luy plaiſt que vous perdiez ceſte opinion, puis qu’elle eſt ſi petite & foible que vous la pouuez prendre & laiſſer par le cõmandement des hommes. Car quant à moy ie n’ay point demandé conſeil, ny à maiſtreſſe, ny à mary, ny à moy-meſmes pour vous aimer : car amour s’aidant de voſtre beauté & honneſteté, a eu telle puiſſance ſur moy, que ie n’ay cogneu autre Dieu ne Roy que luy. Mais puis que voſtre cueur n’eſt pas remply de ſi vraye amour, que craincte n’y trouue encores quelque place, vous ne pouuez eſtre amy parfaict, & d’vn imparfaict ie ne veux faire vn amy. Car i’aime parfaictement, comme i’auois deliberé de vous aimer, dont ſuis contrainte vous dire à Dieu, mõſieur, duquel la craincte ne merite la franchiſe de mon amytié. Ainſi s’en alla pleurant ce ſeigneur, & en ſe retournant aduiſa encores le mary eſtant à la feneſtre, qui l’auoit veu entrer à la ſalle & ſaillir. Parquoy luy compta le lendemain l’occaſion pourquoy il eſtoit allé veoir ſa femme & le commandement que le Roy luy auoit faict, dont le gentil-homme fut fort content, & en remercia le Roy. Mais voyant de iour en iour que ſa femme embelliſſoit, & luy deuenoit vieil & amoindriſſoit ſa beauté, commença à changer de rolle, prenant celuy que long temps il auoit faict iouër à ſa femme : car il la cheriſſoit plus que de couſtume, & prenoit plus pres garde ſur elle. Mais tant plus qu’elle ſe voioit cherhée de luy, & plus le fuyoit, deſirant luy rẽdre partie des ennuiz qu’elle auoit euz pour eſtre de luy peu aimée. Et pour ne prendre ſi toſt le plaiſir, que l’amour luy commençoit à donner, s’en va adreſſer à vn ieune gentil homme ſi tresbeau, ſi bien parlant, & de ſi bonne grace, qu’il eſtoit aimé de toutes les dames de la court. Et en luy faiſant ſes complainctes de la façon dont elle auoit eſté traictée, l’incita d’auoir pitié d’elle, en ſorte que ce gentil-homme n’oublia rien pour eſſayer à la reconforter. Et elle pour ſe recompenſer de la perte d’un prince qui l’auoit laiſſée, ſe meit à aimer ſi fort ce gentilhomme qu’elle oublia ſon ennuy paſſé, & ne penſoit ſinon à finement conduire ſon amitié. Ce qu’elle ſceut ſi bien faire, que iamais ſa maiſtreſſe ne s’en apperceut, car en ſa preſence ſe gardoit bien de parler à luy. Mais quand elle luy vouloit dire quelque choſe, s’en alloit veoir quelques dames qui demeuroient à la court, entre leſquelles y en auoit vne, dont ſon mary feignoit d’eſtre amoureux. Or vn ſoir apres ſoupper qu’il faiſoit bien obſcur, ſe deſrobba ladicte dame ſans appeller compaignie, & entra en la chambre des dames, ou elle trouua celuy qu’elle aimoit mieux que ſoy-meſmes : & en ſe ſeant aupres de luy appuyée ſur vne table, parloient enſemble, feignans de lire en vn liure. Quelqu’vn que le mary auoit mis au guet, luy vint rapporter ou ſa femme eſtoit allée : & luy qui eſtoit ſage s’y en alla le pluſtoſt qu’il peut. En entrant en la chambre ueid ſa femme liſant le liure, qu’il feignit ne veoir point, mais alla tout droit parler aux dames qui eſtoient d’vn autre coſté. Ceſte pauure dame voyant que ſon mary l’auoit trouuée auecques celuy auquel deuant luy iamais n’auoit parlé, fut ſi tranſportée qu’elle perdit ſa raiſon, & ne pouuant paſſer au long d’vn banc s’eſcoula au long d’vne table, & s’enfuit comme ſi ſon Mary auec l’eſpée nuë l’euſt pourſuiuie, & alla trouuer ſa maiſtreſſe, qui ſe retiroit en ſon logis. Et quand elle fut deshabillée, ſe retira ladicte dame, à laquelle vne de ſes femmes vint dire que ſon mary la demandoit. Elle luy reſpond franchement qu’elle n’iroit point, & qu’il eſtoit ſi eſtrange & auſtere, qu’elle auoit peur qu’il ne luy feiſt vn mauuais tour. A la fin, de peur de pis ſ’y en alla : ſon mary ne luy en diſt vn ſeul mot, ſinon quand ils furent dedans le lict. Elle, qui ne ſçauoit pas comme luy diſsimuler, ſe print tendrement à pleurer. Et quand il luy demanda pourquoy elle pleuroit : elle luy diſt qu’elle auoit peur qu’il fuſt courroucé contre elle, pource qu’il l’auoit trouuée liſant auec vn gentil-homme. A l’heure luy reſpondit que iamais ne luy auoit deffendu de parler à homme, & qu’il n’auoit point trouué mauuais qu’elle y parlaſt : mais bien d’eſtre fuye deuãt luy, comme ſi elle euſt faict choſe digne d’eſtre repriſe, &, que ceſte fuitte ſeulement luy faiſoit penſer qu’elle aimoit le gentil-homme. Parquoy il luy deffendit que iamais il ne luy aduint de parler à homme en public ny en priué, luy aſſeurant que la premiere fois qu’elle y parleroit, qu’il la tueroit ſans pitié ne compaſsion. Ce qu’elle accepta volontiers, faiſant bien ſon compte de n’eſtre pas vne autrefois ſi ſotte. Mais par ce que les choſes ou lon a volonté, plus elles ſont deffendues, plus elles ſont deſirées : ceſte pauure femme eut bien toſt oublié les menaces de ſon mary. Car le ſoir meſmes elle eſtant retournée coucher en vne autre chambre auec d’autres damoiſelles, & ſes gardes, enuoya querir & prier le gentil-homme de le veoir la nuict. Mais le mari qui eſtoit ſi tourmenté de ialouſie qu’il ne pouuoit dormir de nuict, va prendre vne cappe & vn varlet de chambre auec luy, pource qu’il auoit ouy dire, que l’autre y alloit de nuict, & s’en va frapper à la porte du logis de ſa femme. Elle qui n’attendoit rien moins que luy, ſe leua toute ſeule, & print des brodequins & ſon manteau, qui eſtoit aupres d’elle : & voyant que trois ou quatre femmes qu’elle auoit eſtoient endormies, ſaillit de ſa chãbre, & s’en va droict à la porte ou elle ouyt frapper. Et en demandant qui eſt-ce, fut reſpondu le nom de celuy qu’elle aimoit : mais pour en eſtre plus aſſeurée, ouure vn petit guichet, en diſant : Si vous eſtes celuy que vous me dites, baillez moy la main, ie la congnoiſtray bien. Et quand elle eut touché à la main de ſon mary, elle le congneut bien, & en fermant viſtemẽt le guichet, ſe print à crier : Ha monſieur, c’eſt voſtre main. Le mary luy reſpondit par grand courroux : Ouy, c’eſt la main qui vous tiendra promeſſe, parquoy ne faillez à venir quand ie vous manderay. En diſant ceſte parolle s’en alla à ſon logis, & elle retourna en ſa chambre plus morte que viue, & diſt tout hault à ſes femmes : Leuez vous mes amies, vous auez trop dormy pour moy : car en vous cuidant tromper, ie me fuis trompée la premiere : en ce diſant ſe laiſſa tomber au millieu de la chambre eſuanouye. Les pauures femmes ſe leuerent à ce cry, tant eſtonnées de veoir leur maiſtreſſe comme morte, couchée en terre, & d’auoir ouy les propos qu’elle auoit tenuz, qu’elles ne ſceurent que faire, ſinon que de courir aux remedes pour la faire reuenir. Et quand elle peut parler, elle leur diſt : Auiourd’huy voyez vous mes amies, la plus malheureuſe creature, qui ſoit ſur la terre : & leur va compter toute ſa fortune, les priant la vouloir ſecourir, car elle tenoit ſa vie pour perdue. Et la cuidans reconforter arriua vn varlet de chambre de ſon mary, par lequel il luy mandoit qu’elle allaſt incontinent vers luy. Elle en embraſſant deux de ſes femmes commẽça à crier & à plourer, les prians ne la laiſſer point aller, car elle eſtoit ſeure de mourir. Mais le varlet de chambre l’aſſeura que non, & qu’il prenoit ſur ſa vie qu’elle n’auroit nul mal. Elle voyant qu’il n’y auoit point de reſiſtence, ſe ietta entre les bras de ce ſeruiteur, luy diſant : mon amy puis qu’il le fault, portez ce malheureux corps à la mort. Et à l’heure demy eſuanouye de triſteſſe, fut emportée du varlet au logis de ſon maiſtre : aux pieds duquel tomba ceſte pauure dame, luy diſant. Monſieur, ie vous ſupplie auoir pitié de moy, & ie vous iure la foy que ie doy à Dieu, que ie vous diray la verité du tout. A l’heure luy diſt, comme vn homme deſeſperé : par Dieu vous me la direz, & chaſſa dehors tous ſes gens. Et pour ce qu’il auoit trouué ſa femme fort deuote, penſa qu’elle ne ſe pariureroit point, ſi elle iuroit ſur la croix : parquoy en demanda vne fort belle qu’il auoit empruntée : & quãd ils furent eulx deux ſeuls, la feit iurer deſſus qu’elle luy diroit verité de ce qu’il luy demanderoit. Mais elle qui auoit deſ-ia paſsé les premieres apprehenſions de la crainte de mourir, print cueur, ſe deliberant auant que mourir de ne luy rien celer, & auſsi de ne luy dire choſe dont le gentilhomme qu’elle aimoit peuſt auoir à ſouffrir. Et apres auoir ouy les queſtions qu’il luy faiſoit, luy reſpondit : Ie ne me veulx point iuſtifier, monſieur, ne faire moindre enuers vous l’amour que i’ay portée au gẽtilhomme, dont vous auez ſoupçon : car vous ne le pouuez ny ne deuez croire, veu l’experience qu’auiourd’huy en auez euë, mais ie deſire bien vous dire l’occaſion de ceſte amitié. Entendez, monſieur, que iamais femme n’aima tant ſon mary que ie vous ay aimé : car depuis que ie vous ay eſpouſé iufques à ceſte aage cy, il ne fut iamais entré en mon cueur autre amour que la voſtre. Vous ſçauez que moy eſtant enfant, mes parens me vouloient marier à perſonnage de plus grand’maiſon que vous, mais iamais ne m’y ſceurent faire accorder, des l’heure que i’eu parlé à vous : car contre leur opinion ie tins ferme pour vous auoir ſans regarder ny à voſtre pauureté, ny aux remonſtrances que me faiſoient mes parens. Et vous ne pouuez ignorer le traictement que i’ay eu de vous iuſques icy : & comme m’auez aimée & eſtimée, dont i’ay porté tant d’ennuy & de deſplaiſir que ſans l’aide de madame, auecques laquelle vous m’auez miſe ie fuſſe preſques deſeſperée. Mais à la fin me voyant grãde, & eſtimée belle d’vn chacũ, fors de vous ſeul, ie cõmençay à ſentir ſi viuement le tort que vous me faiſiez, que l’amour que ie vous portois c’eſt tourné en haine, & le deſir de vous cõplaire en celuy de vẽgeance. Et ſur ce deſeſpoir me trouua vn prince, lequel pour obeyr au Roy plus qu’à l’amour, me laiſſa à l’heure que ie commẽçois à ſentir la conſolation de mes tourmẽts, par vn amour hõneſte. Et au partir de luy, trouuay ceſtuy, qui n’eut point la peine de me prier : car ſa beauté, ſon honneſteté, & vertuz, meritent bien d’eſtre cherchée & requiſes de toutes femmes de bon entendement. A ma requeſte, & nõ à la ſienne, il m’a aimée auec autant d’honneſteté, qu’oncques en ſa vie ne me requiſt choſe contre l’honneur. Et combien que le peu d’amour que i’ay cauſe de vous porter, me donnaſt occaſion de ne vous garder foy ny loyauté, l’amour que i’ay à Dieu ſeul, & à mon honneur, m’ont iuſques icy gardée d’auoir faict choſe pour laquelle i’aye beſoing de confeſsion, ou crainte de honte. Ie ne vous veux point nyer, que le plus ſouuent qu’il m’eſtoit poſsible, ie n’allaſſe parler à luy dedans vne garde robbe, feignant d’aller dire mes oraiſons : car iamais en femme ny en homme ie ne me fiay, de conduire ceſt affaire. Ie ne veux point auſsi nyer, qu’eſtant en vn lieu ſi priué & hors de tout ſoupçon, ie ne l’aye baiſé du meilleur cueur que ie ne feis iamais vous. Mais ie ne demande iamais mercy à Dieu, ſi entre nous deux il y a iamais eu autre priuauté, ne ſi iamais il m’en a preſſée plus auant, ne ſi mon cueur en a eu le deſir : car i’eſtois ſi aiſe de le veoir qu’il ne me ſembloit point qu’il y euſt au monde vn antre plus grand plaiſir. Et vous, monſieur, qui eſtes ſeul la cauſe de mon malheur, voudriez vous prẽdre vengeance d’vn œuure, dont ſi long temps vous m’auez donné exemple, ſinon que la voſtre eſtoit ſans honneur ny conſcience ? car vous le ſçauez, & ie le ſçay bien, que celle que vous aimez ne ſe contẽte point de ce que Dieu & la raiſon cõmandent. Et combien que la Loy des hommes donne ſi grand deshonneur aux femmes qui aiment autres que leurs mariz, ſi eſt-ce que la loy de Dieu n’excepte point les mariz, qui aiment autres que leurs femmes. Et s’il fault mettre en la balãce l’offence de vous & de moy : vous eſtes homme ſage, & experimẽté, & d’aage, pour cognoiſtre & ſçauoir euiter le mal : moy ieune & ſans experience nulle, de ſa force & puiſſance d’amour. Vous auez vne fẽme qui vo9 cherche, eſtime, & aime plus que ſa vie propre : & i’ay vn mary qui me fuit, qui me hait, & me deſpite plus qu’vne chãbriere. Vo9 aimez vne fẽme deſia d’aage, & en mauuais point, & moins belle que moy, & i’aime vn gentil-hõme plus ieune que vous, plus beau & plus amiable. Vous aimez la femme d’vn des grãs amis que vous ayez en ce monde, offençant d’vn coſté l’amitié & de l’autre la reuerence que vous portez à tous deux : & i’aime vn gentilhõme qui n’eſt à rien lié, ſinon à l’amour qu’il me porte. Or iugez mõſieur, ſans faueur lequel de nous deux eſt le plus puniſſable ou excuſable, ou vous ou moy. Ie n’eſtime hõme ſage ny experimenté, qui ne vous donne le tort, veu que ie ſuis ieune & ignorãte, deſpriſée & contemnée de vous, & aimée du plus beau & honeſte gentil-hõme de Frãce, lequel i’aime par le deſeſpoir de ne pouuoir iamais eſtre de vous aimée. Le gentil-hõme oyãt ces propos pleins de verité, dicts & prononcez d’vn viſage beau auec vne grace tant aſſeurée & audacieuſe, qu’elle mõſtroit ne craindre meriter nulle punitiõ, ſe trouua tant ſurpris d’eſtonnemẽt, qu’il ne ſceut que luy reſpondre, ſinon que l’honneur d’vn homme & d’vne femme n’eſt pas tout vn ne ſemblable. Mais toutesfois puis qu’elle iuroit qu’il n’y auoit point eu de peché entre celuy qu’elle aimoit & elle, il n’eſtoit point deliberé de luy en faire pire chere, par ainſi qu’elle n’y retournaſt plus : & que l’vn ne l’autre n’euſſent plus de recordatiõ des choſes paſsées, ce qu’elle luy promiſt, & s’en allerẽt coucher enſemble par bon accord. Le matin vne vieille damoiſelle, qui auoit grãd peur de la vie de ſa maiſtreſſe, vint à ſon leuer, & luy demanda : Et puis, madame, cõment vous va ? Elle luy reſpondit en riant : quoy mamie ? il n’eſt point vn meilleur mary que le mien, car il m’a creuë en mon ſerment. Ainſi ſe paſſerẽt cinq ou ſix iours. Le gentil-homme prenoit de ſi pres garde à ſa femme que nuict & iour auoit guet apres elle. Mais il ne ſceut ſi bien guetter qu’elle ne parlaſt encores à celuy qu’elle aimoit en vn lieu fort obſcur & ſuſpect. Toutefois elle conduiſoit ſon affaire ſi ſecrettement, qu’homme ne femme n’en peult ſçauoir la verité. Et ne fut qu’vn bruit, que quelque varlet feit, d’auoir trouué vn gentil-homme & vne damoiſelle en vne eſtable ſoubs la chambre de la maiſtreſſe de ceſte dame. Dont le gẽtil-homme mary eut ſi grand ſoupçon, qu’il ſe delibera de faire mourir ce gentil homme : & aſſembla vn grand nombre de ſes parens & amis pour le faire tuer, s’ils le pouuoient trouuer en quelque lieu mais le principal de ſes parens eſtoit tant amy du gentil-homme qu’il faiſoit chercher, qu’en lieu de le ſurprendre, l’aduertiſſoit de tout ce qui ſe faiſoit contre luy : lequel d’autre coſté eſtoit tant aimé à la court, & ſi bien accompaigné, qu’il ne craignoit point la puiſſance de ſon ennemi, parquoy il ne fut point trouué. Mais s’en vint en vne egliſe trouuer la maiſtreſſe de celle qu’il aimoit, laquelle n’auoit iamais rien entendu de touts ces propos paſſez, car deuant elle n’auoit iamais parlé à elle. Le gentil-homme luy compta la ſuſpicion & mauuaiſe volonté qu’auoit contre luy le mary, & que nonobſtant qu’il en fuſt innocent, il eſtoit deliberé s’en aller iouër en quelque voyage loingtain, pour oſter le bruit qui commençoit à croiſtre. Ceſte princeſſe maiſtreſſe de ſ’amie fut fort eſtõnée d’ouyr ces propos, & iura que le mary auoit grand tort qui auoit ſoupçon d’vne ſi femme de bien, ou elle n’auoit iamais veu ne cogneu que toute vertu & honeſteté. Toutesfois pour l’autorité ou le mary eſtoit, & pour eſteindre ce faſcheux bruit, luy conſeilla la princeſſe de s’eſlongner pour quelque temps, l’aſſeurãt, qu’elle ne croioit rien de toutes ces follies & ſoupcõs. Le gentil-hõme & la dame qui eſtoit auec elle, furent fort contens de demeurer en la bonne grace & opinion de ceſte princeſſe. Laquelle conſeilla au gentil-homme qu’auant ſon partement il deuoit parler au mary, ce qu’il feit ſelon ſon conſeil, & le trouua en vne gallerie pres la chambre du Roy, ou auec vn tresaſſeuré viſage (luy faiſant l’honneur qui appartenoit à ſon eſtat) luy diſt : Monſieur, i’ay toute ma vie eu deſir de vous faire ſeruice, & pour toute recompence ay entendu qu’au ſoir vous me faiſiez chercher pour me tuer. Ie vous prie, monſieur, penſez que vous auez plus d’autorité & puiſſance que moy, mais toutesfois ie ſuis gentil-homme comme vous, il me faſcheroit bien de donner ma vie pour rien. Ie vous prie auſsi penſez que vous auez vne femme de bien, que s’il y a qui vueille dire du contraire, ie luy diray qu’il a meſchamment menty. Et quant à moy, ie ne penſe auoir fait choſe dont vous ayez occaſion de me vouloir mal. Et ſi vous voulez ie demeureray voſtre ſeruiteur, ou ſinon ie le ſuis du Roy, dont i’ay occaſion de me contenter. Le gentil-homme à qui le propos s’adreſſoit luy diſt que veritablement il auoit eu quelque ſoupcon de luy, mais qu’il le tenoit ſi homme de bien, qu’il deſireroit plus ſon amitié que ſon inimitié : & en luy diſant à dieu le bonnet au poing, l’embraſſa cõme ſon grand amy. Vous pouuez penſer, que diſoient ceux qui le ſoir de deuant auoient eu commiſsion de le tuer, de veoir tant de ſignes d’honneur & d’amitié : chacun en parloit diuerſement. A tant ſ’en partit le gentil-homme : mais pour ce qu’il n’eſtoit ſi bien garny d’argent que de beauté, ſa dame luy donna vne bague de la valeur de trois mil eſcuz, laquelle il l’engagea pour quinze cens. Et quelque temps apres qu’il fut party, le gentil-homme mary vint à la princeſſe maiſtreſſe de ſa femme, & la ſupplia donner congé à ſa femme, pour aller demeurer quelque temps auec l’vne de ſes ſœurs. Ce que ladicte dame trouua fort eſtrange, & le pria tant de luy en dire l’occaſion, qu’il luy en diſt vne partie, mais non tout. Apres que la ieune dame mariée eut prins congé de ſa maiſtreſſe, & de toute la court, sans plorer ne faire ſigne d’ennuy, ſ’en alla où ſon mary vouloit qu’elle fuſt, en la conduicte d’vn gentil-homme auquel fut donné charge expreſſe de la garder ſoigneuſement, & ſur tout que ſur les chemins elle ne parlaſt à celuy duquel elle eſtoit ſoupconnée. Elle qui ſçauoit ce commandement, leur donnoit tous les iours des alarmes, & ſe mocquoit d’eux & de leur mauuais ſoing. Et vn iour entre les autres, au partir du logis trouua vn cordelier à cheual, & elle eſtant ſur ſa hacquenée l’entretint depuis la diſnée iuſques à la ſouppée : & quand elle fut à vne grand lieuë du logis, elle luy diſt : Mon pere, pour les conſolations que vous m’auez données ceſte apres diſnée, voyla deux eſcuz que ie vous donne, leſquels ſont dedans vn papier, car ie ſçay bien que vous n’y oſeriez toucher : vous priant que incontinent que vous ſerez party d’auec moy, vous en alliez atrauers les chãps le beau galot. Et quand il fut aſſez loing, la dame diſt tout hault à ſes gens. Penſez-vous que vous eſtes bons ſeruiteurs, & bien ſoigneux de me garder ; veu que celuy qu’on vous a tant recommãdé, a parlé à moy tout ce iourd’huy, & vous l’auez laiſſé faire : vous meritez bien que voſtre bon maiſtre qui ſe fie tant à vous, vous dõnaſt des coups de baſton au lieu de voz gages. Quand le gentilhomme qui auoit la charde d’elle ouyr ces propos, il eut ſi grand deſpit qu’il ne pouuoit reſpondre : picque ſon cheual ; appellant deux autres auec luy, & feit tant qu’il atteignit le cordelier, lequelles voÿant venir droict à luy, ſuyoit le mieux qu’il pouuoit, mais pource qu’ils eſtoient mieux montez que luy, le pauure homme fut pris. Et luy qui ne ſçauoit pourquoy, leur cria merci : & en deſtournant ſon chapperon pour les plus humblement ſupplier reſte nuë, congneurent bien que ce n’eſtoit ce qu’ils cherchoient, & que leur maiſtreſſe c’eſtoit bien moquée d’eux : ce qu’elle feit encores mieux à leur retour, diſant : C’eſt à telles gens à qui lon doit bailler telles femmes à garder : ils les laiſſent parler sans ſçauoir à qui, & puis adiouſtant foy à leurs parolles, vont faire honte aux ſeruiteurs de Dieu. Et apres toutes ſes moqueries s’en alla au lieu ou ſon mari l’auoit ordonné, ou ſes deux belles ſœurs & vn mary de l’vne la tenoit fort ſubiette. Et durant ce temps entendit ſon mari, comme ſa bague eſtoit en gage pour quinze cens eſcuz, dont il fut fort marry. Mais pour ſauluer l’honneur de ſa femme, & pour la recouurer, luy feiſt dire qu’elle la retiraſt, & qu’il payroit les quinze cens eſcuz. Elle qui n’auoit ſoing de la bague puis que l’argent demeuroit à ſon ami, luy eſcriuit comme ſon mari la contraignoit de retirer ſa bague : & àfin qu’il ne penſaſt qu’elle feiſt pour diminution de bonne volonté, elle luy enuoya vn diamant que ſa maiſtreſſe luy auoit donné, qu’elle aimoit plus que bague qu’elle euſt. Le gentil-hõme luy enuoya treſuolontiers l’obligation du marchant, & ſe tint pour content d’auoir eu quinze cẽs eſcuz, & vn diamant & de demeurer aſſeuré de la bonne grace de s’amie, combien que tant que le mari veſquit, il n’eut moyen de parler à elle, que par eſcriture. Et apres la mort du mari, pource qu’il la penſoit telle qu’elle luy auoit promis, feit toute diligẽce de la pourchaſſer en mariage : mais il trouua q̃ la longue abſence luy auoit acquis vn cõpaignon mieux aimé que luy, dont il eut ſi grãd regret qu’en fuyant les dames chercha les lieux hazardeux, ou il eut autant d’eſtime que ieune homme pourroit auoir, ainſi fina ſes iours.

Voila, mes dames, que sans eſpargner noſtre ſexe, i’ay bien voulu monſtrer aux mariz, pour leur faire entẽdre que les femmes de grand cueur ſont pluſtoſt vaincues d’ire & vengeance, que de la douceur & amour : à quoy ceſte cy ſceut long temps reſiſter, mais à la fin fut vaincue du deſeſpoir. Ce que ne doibt eſtre femme de bien : pource qu’en quelque ſorte que ce ſoit ne ſçauroit trouuer excuſe à mal faire. Car de tant plus les occaſions en ſont données grandes, & de tant plus ſe doibuent monſtrer vertueuſes à reſiſter & vaincre le mal en bien, & non pas rendre le mal pour mal : d’autant que ſouuent le mal que lon cuide rendre à autruy retombe ſur ſoy. Bien heureuſes ſont celles en qui la vertu de Dieu, ſe monſtre en chaſteté, douceur patience, & longanimité. Hircan luy diſt : Il me ſemble, Longarine, que ceſte dame dont vous auez parlé, a eſté plus menée de deſpit que d’amour : car ſi elle euſt autãt aimé le gentilhomme comme elle en faiſoit le ſemblant, elle ne l’euſt abandonné pour vn autre : & par ce diſcours on la peult nommer deſpite, vindicatiue, opiniaſtre, & muable. Vous en parlez bien à voſtre aiſe, diſt Emarſuitte à Hircan : mais vous ne ſçauez quel creue-cueur c’eſt quand on aime ſans eſtre aimé. Il eſt vray, diſt Hircan, ie ne l’ay gueres experimenté : car on ne me ſçauroit faire ſi peu de mauuaiſe chere, que ie ne laiſſe l’amour & la dame enſemble incontinent. Ouy bien vous, diſt Parlamente, qui n’aimez voſtre plaiſir mais vne femme de bien ne doibt laiſſer ainſi ſon mary. Toutesfois, reſpondit Simontault, celle dont le compte eſt faict, a oublié pour vn temps qu’elle eſtoit femme, car vn homme n’en euſt ſceu faire plus belle vengeance. Pour vne qui n’eſt pas ſage, diſt Oiſille, il ne fault pas que les autres ſoient tenuës telles. Si eſtes vous toutes femmes, diſt Saffredent, & quelques beaux & honneſtes accouſtremens que vous portez, qui vous chercheroit bien auant ſoubs la robbe, on vous trouueroit femmes. Nomerſide luy diſt : qui vous voudroit eſcouter, la iournée ſe paſſeroit en querelles. Mais il me tarde tant d’ouyr encores vne hiſtoire, que ie prie Longarine de donner ſa voix à quelqu’vn. Longarine regarda Guebron, & luy diſt : Si vous ſçauez rien de quelque honneſte femme, ie vous prie maintenant le mettre en auant. Guebron diſt : puis que i’en doibs faire ce qu’il me ſemble, ie vous feray vn compte aduenu en la ville de Milan.



Vne dame Milannoiſe approuua la hardieſſe & grand cueur de ſon amy, dont elle l’aima depuis de bon cueur.


NOVVELLE SEZIESME.



Av temps du grand Maiſtre de Chaulmont, y auoit vne dame eſtimée l’vne des plus hõneſtes femmes qui fuſt en ce temps lá, en la ville de Milã. Elle auoit eſpouſé vn Cõte Italien, duquel eſtoit demourée vefue, viuant en la maiſon de ſes beaux freres, ſans iamais vouloir ouyr parler de ſe remarier, & ſe conduiſoit ſi ſagement & ſainctement, qu’il n’y auoit en la duché François ny Italien, qui n’en feiſt grande eſtime. Vn iour que ſes beaux freres & ſes belles meres, faiſoient vn feſtin au grand maiſtre de Chaulmont, fut contraincte ceſte dame vefue ſ’y trouuer, ce qu’elle n’auoit accouſtumé en autre lieu. Et quand les François la veirent, ils feirent grande eſtime de ſa beauté & bonne grace, & ſur tous vn, duquel ie tairay le nom : mais il ſuffira qu’il n’y auoit en Italie François plus digne d’eſtre aimé que ceſtuy lá : car il eſtoit accomply en toutes les beautez & graces que gentilhomme pourroit auoir. Et combien qu’il veiſt ceſte dame vefue, auec ſon creſpe noir, ſeparée de la ieuneſſe en vn coing, auec pluſieurs vieilles, comme celuy à qui iamais homme ne femme ne feit peur, ſe meit à l’entretenir, oſtant ſon maſque & abandõnant les dãces pour demourer en ſa cõpagnie. Et tout le ſoir ne bougea de parler à elle & aux vieilles enſemble, ou il trouua plus de plaiſir qu’auec toutes les plus ieunes & braues de la court. En ſorte que quãd il ſe fallut retirer il ne penſoit pas auoir eu le loiſir de ſ’aſſeoir. Et cõbien qu’il ne parlaſt à ceſte dame que de propos cõmuns, qui ſe peuuent dire en telle compagnie, ſi eſt ce qu’elle cogneut bien qu’il auoit enuie de l’accointer, dont elle ſe delibera de ſe garder le mieulx qu’il luy fut poſſible : en ſorte que iamais plus en feſtin ny en grãde compagnie ne la peut veoir. Il ſ’enquift de ſa façon de faire, & trouua qu’elle alloit ſouuent aux egliſes & religions, ou il mit ſi bon guet, qu’elle ne pouuoit aller ſi ſecrettement qu’il n y fuſt premier qu’elle, & qu’il ne demeuraſt à l’egliſe, autant qu’il pouuoit auoir loiſir de la voir : & tant qu’il y eſtoit, la contemploit de ſi grande affection, qu’elle ne pouuoit ignorer l’amour qu’il luy portoit : Pour laquelle euiter ſe delibera pour vn temps, de feindre ſe trouuer mal, & ouyr la meſſe en ſa maiſon, dont le gentilhomme fut tant marry, qu’il n’eſt poſsible de plus : car il nauoit autre moyen de la veoir, que cestuy la. Elle penſant auoir rompu ceſte couſtume, retourna aux egliſes comme parauant, ce qu’amour declara incontinent au gentilhomme, qui reprint ſes premieres deuotions : & de peur qu’elle ne luy donnaſt encores empeſchement, & qu’il n’euſt le loiſir de luy faire ſçauoir ſa volonté, vn matin qu’elle penſoit eſtre bien cachée en vne petite chapelle, ou elle oyoit ſa meſſe ſ’alla mettre au bout de l’autel, & voyant qu’elle eſtoit peu accompaignée, ainſi que le preſtre monſtroit le corpus Domini, ſe tourna deuers elle, & auec vne voix doulce & pleine d’affectiõ luy diſt : Ma dame, ie prẽds celuy que le preſtre tient à ma damnation, ſi vous ſeule n’eſtes cauſe de ma mort : Car encores que vous m’oſtiez le moyen de la parolle, ſi ne pouuez vous ignorer ma volonté, veu que la verité vous la declarée aſſez par mes yeulx languiſſans, & par ma contenance morte. La dame feignant n’y entendre rien, luy reſpondit : Dieu ne doit point ainſi eſtre pris en vain : mais les poëtes diſent que les dieux ſe rient des iurements & menſonges des amans : parquoy les femmes qui aiment leur honneur, ne doiuent eſtre credules ny piteuſes. En diſant cela, elle ſe leue & ſ’en retourne en ſon logis. Si le gentilhomme fut courroucé de ceſte parolle, ceulx qui ont experimenté choſes ſemblables, diront bien qu’ouy. Mais luy qui n’auoit faulte de cueur, aima mieulx auoir ceſte mauuaiſe reſponſe, que d’auoir failly à declarer ſa volonté : laquelle il tint ferme trois ans durans, & par lettres & moyens la pourchaſſa, ſans perdre heure de temps. Mais durant trois ans ne peut auoir autre reſponſe, ſinon qu’elle le fuyoit comme le loup le leurier, duquel il doibt eſtre prins : non par haine qu’elle luy portaſt, mais pour la crainte de ſon honneur & reputation, dõt il ſ’apperceut ſi bien, que plus viuement qu’il n’auoit faict pourchaſſa ſon affaire. Et apres pluſieurs peines, refus, tourments, & deſeſpoirs, voyant la perſeuerance de ſon amour, ceſte dame eut pitié de luy, & luy accorda ce qu’il auoit tant deſiré, & ſi longuement attendu. Et quand ils furent d’accord des moyens, ne faillit le gentilhomme François à ſe hazarder d’aller en ſa maiſon, combien que ſa vie y pouuoit eſtre en grand hazard, veu que les parẽts d’elle logeoient tous enſemble. Luy qui n’auoit moins de fineſſe que de beauté, ſe conduiſit ſi ſagement, qu’il entra en ſa chambre à l’heure qu’elle luy auoit aſsignée, ou il la trouua toute ſeule couchée en vn beau lict : & ainſi qu’il ſe haſtoit en ſe deshabillant pour coucher auec elle, entendit à la porte vn grand bruit de voix parlans bas, & des eſpées que lon frottoit contre les murailles. La dame luy diſt, auec vn viſage de femme demie morte. Or à ceſte heure eſt voſtre vie & mon honneur au plus grand danger qu’ils pourroient eſtre : car i’entends bien que voila mes freres qui vous cherchent pour vous tuer, parquoy ie vous prie cachez vous ſoubs ce lict : car quand ils ne vous trouueront point, i’auray occaſion de me courroucer à eulx, de l’alarme que ſans cauſe ils m’auroiẽt faicte. Le gentilhomme qui n’auoit encores iamais regardé la peur, luy diſt : Et qui ſont voz freres pour faire peur à vn homme de bien ? Quand toute leur race feroit enſemble, ie ſuis ſeur qu’ils n’attẽdroient point le quatrieſme coup de mon eſpée : parquoy repoſez vous en voſtre lict, & me laiſſez garder ceſte porte. A l’heure il meit ſa cappe alentour de ſon bras, & l’eſpée au poing, & alla ouurir la porte, pour veoir de plus pres les eſpées dont il oyoit le bruit : & quand elle fut ouuerte, il veid deux chambrieres, qui auecques deux eſpées en chacune main, luy faiſoient ceſte alarme, leſquelles luy dirent : Monſieur, pardonnez nous, car nous auons commandement de noſtre maiſtreſſe de faire ainſi, mais vous n’aurez plus de nous autres empeſchement. Le gentilhomme voyant que c’eſtoient femmes, ne peut pis faire que de les commander à tous les diables, leur fermant la porte au viſage : & ſ’en alla le plus toſt qu’il luy fut poſsible coucher auec ſa dame, de laquelle la peur n’auoit en rien diminué l’amour, & oubliant luy demander la raiſon de ces eſcarmouches, ne penſa qu’à ſatisfaire à ſon deſir. Mais voyãt que le iour approchoit, la pria luy dire pourquoy elle luy auoit faict ſi mauuais tour, tãt de la longueur du temps, que de ceſte derniere entrepriſe. Elle en riant luy reſpondit : Ma deliberation eſtoit de iamais n’aimer, ce que depuis ma viduité iauois bien ſceu garder : mais voſtre honeſteté des l’heure que vous parlaſtes à moy au feſtin me feit changer propos, & commençay deſlors à vous aimer autant que vous faiſiez moy. Il eſt vray que l’honneur, qui m’auoit touſiours conduicte, ne vouloit permettre qu’amour me feiſt faire choſe dont ma reputation fuſt empirée. Mais comme la biche naürée à mort cuide en changeant de lieu, changer le mal qu’elle porte auec ſoy : ainſi m’en allois d’egliſe en egliſe, cuidant fuir celuy que ie portois en mon cueur, duquel a eſté la preuue de l’amitié ſi parfaicte, qu’elle a faict accorder l’honneur auec l’amour. Mais à fin d’eſtre plus aſſeurée de mettre mon cueur & mon amour en vn parfait hõme de bien, i’ay bien voulu faire ceſte derniere preuue de mes chambrieres. Vous aſſeurant, que ſi pour peur de vie, ou de nul autre egard, ie vous euſſe trouué craintif iuſques à vous coucher ſoubs mon lict, i’auois deliberé de me leuer & aller en vne autre chambre, ſans iamais de plus pres vous veoir. Mais pource que vous ay trouué beau, de bonne grace, & plein de vertu & hardieſſe, plus que lon ne m’auoit dict, & que la peur n’a peu toucher voſtre cueur, ny tant ſoit peu refroidir l’amour que vous me portez, ie ſuis deliberée de m’arreſter à vous pour la fin de mes iours : me tenant ſeure, que ie ne ſçaurois en meilleure main mettre ma vie & mon hõneur, qu’en celuy que ie ne penſe auoir veu ſon pareil en toutes vertuz. Et comme ſi la volonté des hommes eſtoit immuable, ſe promirent & iurerent ce qui n’eſtoit en leur puiſſance, c’eſt vne amitié perpetuelle, qui ne peult naiſtre ne demeurer au cueur des hommes : & celles le ſçauent qui l’ont experimenté, & combien telles opinions durent.

Et pource, mes dames, vous vous garderez de nous comme le cerf (ſ’il auoit entendement) feroit de ſon chaſſeur. Car noſtre felicité, & noſtre gloire & entendement, eſt de vous veoir priſes, & oſter ce qui vous eſt plus cher que la vie. Comment ? dict Hircan à Guebron, depuis quel temps eſtes vous deuenu preſcheur ? i’ay bien veu que vous ne teniez pas ces propos. Il eſt vray, diſt Guebron, que i’ay parlé maintenant contre tout ce que i’ay dit toute ma vie : mais pource que i’ay les dents ſi foibles, que ie ne puis plus maſcher la venaiſon, i’aduertiz les pauures biches de ſe garder des veneurs, pour ſatisfaire ſur ma vieilleſſe aux maulx que i’ay deſſeruiz en ma ieuneſſe. Nous vous remercions Guebron, diſt Nomerfide, dequoy nous aduertiſſez de noſtre profit, mais ſi ne nous en ſentons nous pas trop tenuës à vous : car vous n’auez tenu pareil propos à celle que vous auez bien aimée : c’eſt dõques ſigne que vous ne nous aimez gueres. Ne voulez vous encor ſouffrir, que nous ſoyons aimées ? Si penſons nous eſtre auſsi ſages & vertueuſes, que celle que vous auez ſi longuemẽt chaſſée en voſtre ieuneſſe. Mais c’eſt la gloire des vieilles gens, qui cuident touſiours auoir eſté plus ſages que ceulx qui viennent apres eulx. Et bien Nomerfide (diſt Guebron) quand la tromperie de quelqu’vn de voz ſeruiteurs vous aura faict congnoiſtre la malice des hommes, à ceſte heure lá croirez vous que ie vous auray dict verité. Oiſille diſt à Guebron. Il me ſemble que le gentil-homme que vous louëz tant de hardieſſe, deuroit plus eſtre loué de fureur d’amour, qui eſt vne puiſſance ſi forte, qu’elle faict entreprendre aux plus couards du mõde, ce à quoy les plus hardiz pẽſeroient deux fois. Saffredent luy diſt : Ma dame ſi ce n’eſtoit qu’il eſtimaſt les Italiens gens de meilleur diſcours que de grand effect, il me ſemble qu’il deuoit auoir grande occaſion d’auoir peur. Ouy, ce diſt Oiſille, s’il n’euſt point eu en ſon cueur le feu qui bruſle crainte. Il me ſemble, diſt Hircan, puis que vous ne trouuez la hardieſſe de ceſtuicy aſſez louable, qu’il fault que vous en ſçachez vn autre, qui eſt plus digne de louange. Il eſt vray, diſt Oiſille, que ceſtui-cy eſt louable, mais i’en ſçay vn plus admirable. Ie vous prie, diſt Guebron, ſ’il eſt ainſi, que vous preniez ma place de nous dire quelque choſe honneſte, & digne d’homme hardy, comme nous promettez. S’il eſt ainſi, diſt Oiſille, qu’vn homme pour ſa vie & l’honneur de ſa dame, s’eſt tant monſtré aſſeuré contre les Millannois, & eſt eſtimé tant hardy, que doit eſtre vn qui ſans neceſsité, mais par vraye & naïfue hardieſſe, a faict le tour que ie vous diray ?



Le Roy François monſtra ſa generofité au Comte Guillaume, qui
le vouloit faire mourir.


NOVVELLE DIXSEPTIESME.



En la ville de Digeon au duché de Bourgõgne vint au ſeruice du Roy François vn Comte d’Allemagne nommé Guillaume, de la maiſon de Saxonne, dont celle de Sauoye eſt tant alliée, qu’anciennement n’eſtoit qu’vne. Le Comte autant eſtimé beau & hardy gentil homme qui fuſt point en Allemagne, eut ſi bon recueil du Roy, que nõ ſeulemẽt le print en ſon ſeruice, mais le tint pres de luy & de ſa chambre. Vn iour le gouuerneur de Bourgongne ſeigneur de la Trimouïlle (ancien cheualier & loyal ſeruiteur du Roy) cõme celuy qui eſtoit ſoupçonneux & craintif du mal, & dommage de ſon maiſtre, auoit touſiours des eſpies à l’ẽtour de ſon ennemi pour ſçauoir qu’il ſaiſoit, & ſe gouuernoit ſi ſagement que peu de choſes luy eſtoient celées. Entre autres aduertiſſemens, il luy fut eſcrit par vn de ſes amis, que le Comte Guillaume auoit prins quelque ſomme de deniers, auec promeſſe d’en auoir d’auantage, pour faire mourir le Roy en quelque ſorte que peuſt eſtre. Le ſeigneur de la Trimouille ne faillit point d’en venir aduertir le Roy & ne cela à ma dame Loyſe de Sauoye ſa mere, laquelle oublia l’alliance qu’elle auoit à ceſt Allemant, & ſupplia le Roy de le chaſſer bien toſt, lequel la requiſt de n’en parler point : & qu’il eſtoit impoſsible qu’vn ſi honneſte gentil-homme, & tant homme de bien entreprint vne ſi grande meſchãceté. Au bout de quelque temps vint encores vn autre aduertiſſement confirmant le premier. Dont le gouuerneur bruſlant de l’amour de ſon maiſtre, luy demande congé ou de le chaſſer, ou d’y donner ordre : mais le Roy luy commanda expreſſement de n’en faire nul ſemblãt, & penſa bien que par autre moyen il en ſçauroit la verité. Vn iour qu’il alloit à la chaſſe, print la meilleure eſpée quil eſtoit poſsible de veoir pour toutes armes, & mena auecques luy le Comte Guillaume, auquel il commanda de le ſuyure le premier & de pres : mais apres auoir quelque temps couru le cerf, voyant le Roy que ſes gens eſtoient loing de luy fors le Comte ſeulemẽt, ſe detourna de tous chemins. Et quãd il ſe veid auec le Comte au plus profond de la foreſt ſeul, en tirant ſon eſpée dift au Comte : vous ſemble-il que ceſte eſpée ſoit belle & bonne ? Le Cõte en la maniant par le bout luy diſt, qu’il n’en auoit veu nulle qu’il penſaſt meilleure. Vous auez raiſon, diſt le Roy, & me ſemble que ſi vn gentil-homme auoit deliberé de me tuer, & qu’il euſt cogneu la force de mon bras, & la bonté de mon cueur accompaigné de ceſte eſpée, il penſeroit deux fois à m’aſſaillir : toutesfois ie le tiendrois pour bien meſchant ſi nous eſtions ſeul à ſeul ſans teſmoings, s’il n’oſoit executer ce qu’il auroit entreprins. Le Cõte Guillaume luy reſpondit auec vn viſage eſtonné. Sire, la meſchanceté de l’entreprinſe ſeroit bien grande, mais la folie de la vouloir executer ne ſeroit pas moindre. Le Roy en ſe prenant à rire, remeiſt l’eſpée au fourreau, & eſcoutant que la chaſſe eſtoit pres de luy, picqua apres le pluſtoſt qu’il peut. Quand il fut arriué, il ne parla à nul de ceſt affaire, & s’aſſeura que le Comte Guillaume, combien qu’il fuſt vn auſsi fort & diſpoſt gentil-homme qui ſe trouuaſt lors, n’eſtoit homme pour faire vne ſi haulte entrepriſe. Mais le Comte Guillaume craignant eſtre decelé ou ſoupçonné du faict, vint le lendemain matin dire à Robertet ſecrettaire des finãces du Roy, qu’il auoit regardé aux biẽsfaicts & gages, que le Roy luy vouloit donner pour demeurer auec luy, toutesfois qu’ils n’eſtoiẽt pas ſuffiſans pour l’entretenir la moitié de l’année. Et que s’il ne plaiſoit au Roy luy en bailler la moitié au double, il ſeroit contrainct de ſe retirer : priant ledict Robertet d’en ſçauoir le pluſtoſt qu’il pourroit la volonté du Roy. Qui luy diſt, qu’il ne ſe ſçauroit plus aduancer que d’y aller incontinent ſur l’heure, & print ceſte commiſsion volontiers, car il auoit veu les aduertiſſemens du gouuerneur. Et ainſi que le Roy fut eſueillé ne fallit à faire ſa harangue, preſent monſieur de la Trimouïlle, & l’admiral de Bonniuet, leſquels ignoroient le tour que le Roy auoit faict. Ledict ſeigneur leur diſt : vous auiez enuie de chaſſer le Comte Guillaume, & vous voyez qu’il ſe chaſſe de luy meſme. Parquoy luy direz, que s’il ne ſe cõtente de l’eſtat qu’il a accepté entrant en mon ſeruice, dont pluſieurs gens de bonnes maiſons ſe ſont tenuz bien heureux, c’eſt raiſon qu’il cherche ailleurs meilleure fortune, & quant à moy, ie ne l’empeſcheray point, mais ie ſeray treſcontent qu’il trouue party tel qu’il puiſſe viure comme il merite. Robertet fut auſsi diligent de porter ceſte reſponce au Comte, qu’il auoit eſté de preſenter ſa requeſte au Roy. Le Comte diſt, qu’auec ſon congé il deliberoit donc de s’en aller. Et comme celuy que la peur contraignoit de partir, ne la ſceut porter vingt-quatre heures. Mais comme le Roy ſe mettoit à table print congé de luy, feignant auoir grand regret, dont ſa neceſsité luy faiſoit perdre ſa preſence. Il alla auſsi prendre congé de la mere du Roy, laquelle luy donna auſsi ioyeuſement qu’elle l’auoit receu comme parent & amy, ainſi s’en alla en ſon païs. Et le Roy voyant ſa mere & ſes ſeruiteurs eſtonnez de ce ſoudain partement, leur compta l’alarme qu’il luy auoit dõnée, diſant qu’encores qu’il fuſt innocent de ce qu’on luy mettoit à ſus, ſi auoit eſté ſa peur aſſez grande, pour l’eſlongner d’vn maiſtre dont il ne cognoiſſoit pas encores les complexions.

Quant à moy, mes dames, ie ne voy point qu’autre choſe peuſt eſmouuoir le cueur du Roy à ſe hazarder ainſi ſeul contre vn homme tant eſtimé, ſinon qu’en laiſſant la compaignie & les lieux ou les Roys ne trouuent nul inferieur qui leur demande le combat, ſe voulut faire pareil à celuy qu’il doutoit à ſon ennemi, pour ſe contenter luy meſme de experimenter la bonté & hardieſſe de ſon cueur. Sans point de faute, diſt Parlamente, il auoit raiſon : car la louange de tous les hommes ne peut tant ſatisfaire vn bon cueur, que le ſçauoir & experience qu’il a ſeul des vertuz que Dieu a miſes en luy. Il y a lõg tẽps, diſt Guebron, que les poëtes & autres nous ont peinct pour venir au temple de renommée, qu’il falloit paſſer par celuy de vertu. Et moy, qui cognois les deux perſonnages dont vous auez faict le compte, ſçay bien veritablement que le Roy eſt vn des plus hardiz hommes qui ſoit en ſon royaume. Par ma foy, diſt Hircan, à l’heure que le Comte Guillaume vint en France, i’euſſe plus craint ſon eſpée, que celle des plus gentils compaignõs Italiens qui fuſſent en la court. Vous ſçauez bien, diſt Emarſuitte, qu’il eſt tant eſtimé que noz louanges ne ſçauroient atteindre à ſon merite, & que noſtre iournée ſeroit plus toſt paſſée que chacun en euſt dict ce qu’il luy en ſemble. Parquoy ma dame, dõnez voſre voix à quelqu’vn qui die encores du bien des hommes, s’il y en a. Oiſille diſt à Hircan : il me ſemble que vous auez tant accouſtumé de dire mal des femmes, qu’il vous ſera aiſé de nous faire quelque bon compte à la louange d’vn homme : parquoy ie vous donne ma voix. Ce me ſera choſe aisée à faire, diſt Hircan, car il y a ſi peu que lon m’a faict vn compte à la louange d’vn gentil-homme, dont l’amour & la fermeté, & la patience eſt ſi louable, que ie n’en doy laiſſer perdre la memoire.


Vne belle ieune dame experimente la foy d’vn ieune eſcolier ſon amy, auant que luy permettre aduantage ſur ſon honneur.


NOVVELLE DIXHVICTIESME.



En vne des bonnes villes du royaume de France y auoit vn ſeigneur de bonne maiſon qui eſtoit aux eſcoles, deſirant paruenir au ſçauoir par qui la vertu & l’honneur ſe doiuent acquerir entre les vertueux hõmes. Et combien qu’il fuſt ſi ſçauant, qu’eſtant en l’aage de dix-ſept à dix-huict ans, il ſembloit eſtre la doctrine & exemple des autres, amour toutesfois, apres ſes leçons, ne laiſſa pas de luy chanter la ſienne. Et pour eſtre mieux ouy & receu, ſe cacha ſoubs le viſage & les yeux de la plus belle dame qui fuſt en tout le païs, laquelle pour quelque proces eſtoit venuë à la ville. Mais auant qu’amour s’eſſayaſt à vaincre ce gentil-homme par la beauté de ceſte dame, il auoit gaigné le cueur d’elle, en voyant les perfections qui eſtoient en ce ſeigneur : car en beauté, grace, bon ſens, & beau parler, n’y auoit nul de quelque eſtat qu’il fuſt, qui le paſſaſt. Vous qui ſçauez le prompt chemin que faict ce feu, quand il ſe prend à l’vn des bouts du cueur & de la fantaſie, vous iugerez bien qu’en deux ſi parfaicts ſubiects, n’arreſta gueres amour qu’il ne les eut à ſon commandement, & qu’il ne les rẽdiſt tous deux ſi plains de ſa claire lumiere, que leur pensée, vouloir & parler n’eſtoit que flamme de ceſt amour, laquelle, auec la ieuneſſe qui en luy engendroit crainte, luy faiſoit pourchaſſer ſon affaire le plus doucement qu’il luy eſtoit poſsible. Mais celle qui eſtoit vaincue d’amour n’auoit beſoing de force. Toutesfois pour la honte qui accompaigne les dames, le plus qu’elle peut ſe garda de monſtrer ſa volonté. Si eſt-ce qu’à la fin la fortereſſe du cueur, ou l’honeur demeure, fut ruinée de telle ſorte, que la pauure dame s’accorda en ce dõt elle n’auoit eſté diſcordante. Mais pour experimenter la patience, fermeté & amour de ſon ſeruiteur, luy octroya ce qu’il demandoit auec trop difficile cõditiõ, l’aſſeurãt que s’il la gardoit, à iamais elle l’aimeroit parfaictemẽt : & que s’il failloit, il eſtoit ſeur de ne l’auoir de ſa vie. C’eſt, qu’elle eſtoit contente de parler à luy dedans vn lict tous deux couchez en leurs chemiſes, par ainſi qu’il ne luy demãdaſt rien d’auantage, ſinon la parolle & le baiſer. Luy, qui eſtimoit qu’il n’y euſt ioye digne d’eſtre accõparée à celle qu’elle luy permettoit, luy accorda. Et le ſoir venu la promeſſe fut acõplie. De ſorte que pour quelque bonne chere qu’elle luy feiſt, ne pour quelque tentation qu’il euſt, ne voulut faulſer ſon ſerment. Et combien qu’il n’eſtimaſt ſa peine moindre que celle du purgatoire, ſi fut ſon amour ſi grand & ſon eſperance ſi forte, eſtant ſeur de la continuation perpetuelle de l’amitié qu’auec ſi grãd peine il auoit acquiſe, qu’il garda ſa patience, & ſe leua d’aupres d’elle ſans iamais luy vouloir faire aucun deſplaiſir. La dame (comme ie croy) plus eſmerueillée que contente de ce bien, ſoupçonna incontinent que ſon amour n’eſtoit ſi grãde qu’elle penſoit, ou qu’il n’auoit trouué en elle tant de bien comme il eſtimoit, & ne regarda pas à ſa grande honneſteté, patience, & fidelite, à garder ſon ſermẽt. Parquoy ſe delibera de faire encore vne autre preuue d’amour qu’il luy portoit, auãt que tenir ſa promeſſe. Et pour y paruenir, le pria de parler à vne fille qui eſtoit en ſa compaignie plus ieune qu’elle, & bien fort belle, & qu’il luy tint propos d’amitié, à fin que ceux qui le voyoient venir en ſa maiſon ſi ſouuent, penſaſſent que ce fuſt pour ſa damoiſelle, & non pour elle. Ce ieune ſeigneur, qui ſe tenoit ſeur d’eſtre aimé autant qu’il aimoit, obeït entierement à tout ce qu’elle luy commanda, & ſe contraignit pour l’amour d’elle de faire l’amour à ceſte fille. Laquelle le voyant ſi beau & biẽ emparlé creut ſa menſonge plus qu’vne autre verité, & l’aima autant que ſi elle euſt eſté bien fort aimée de luy. Et quand la maiſtreſſe veid que les choſes eſtoient ſi auant, & que toutesfois ce ſeigneur ne ceſſoit de la ſommer de ſa pmeſſe, luy accorda qu’il la vint veoir à vne heure apres minuict : & qu’elle auoit tant experimenté l’amour & obeïſſance qu’il luy portoit, que c’eſtoit raiſon qu’il fuſt recompenſé de ſa bonne patience. Il ne fault point douter de la ioye que receut ceſt affectionné ſeruiteur, qui ne faillit à venir à l’heure aſsignée. Mais la dame, pour tenter la force de ſon amour, diſt à ſa belle damoiſelle. Ie ſçay bien l’amour qu’vn tel ſeigneur vous porte, dont ie croy que n’auez moindre paſsion que luy : & i’ay telle cõpaſsion de vous deux, que ie ſuis deliberée de vous donner lieu, & loiſir de parler longuemẽt enſemble à voz aiſes. La damoiſelle fut ſi tranſportée, qu’elle ne luy ſceut feindre ſon affection : mais luy diſt quelle n’y vouloit faillir : & obeïſſant à ſon conſeil, & par ſon commandement ſe deſpouilla, & ſe meiſt en vn beau lict toute ſeule en vne chambre, dont la dame laiſſa la porte ouuerte, & alluma de la clarté là dedans, parquoy la beauté de ceſte fille pouuoit eſtre veuë plus clerement. Et en feignant de ſ’en aller, ſe cacha ſi bien aupres du lict, qu’on ne pouuoit la veoir. Son pauure ſeruiteur la cuidant trouver comme elle luy auoit promis, ne faillit à l’heure ordonnée d’entrer en la chambre le plus doucement qu’il luy fut poſsible. Et apres qu’il eut fermé l’huis, & oſté ſa robbe & ſes brodequins fourrez, ſ’en alla mettre au lict ou il penſoit trouuer ce qu’il deſiroit. Et ne ſceut ſi toſt auancer ſes bras, pour embraſſer celle qu’il cuidoit eſtre ſa dame, que la pauure fille, qui le cuidoit eſtre du tout à elle, n’euſt les ſiens alentour de ſon col, en luy diſant tãt de parolles affectionnées, & d’vn ſi beau viſage, qu’il n’eſt ſi ſainct hermite qui n’euſt perdu ſes patenoſtres. Mais quand il la recogneut tant à la veuë qu’à l’ouïr, l’amour qui auec ſi grand haſte l’auoit faict coucher, le feit encores plus toſt leuer, quand il recogneut que ce n’eſtoit celle pour qui il auoit tant ſouffert. Et auec vn deſpit tant contre la maiſtreſſe, que contre ſa chambriere, alla à la damoiſelle, & luy diſt : Voſtre folie tant de vous que de la damoiſelle qui vous a mis là par malice, ne me ſçauroit faire autre que ie ſuis : mais mettez peine d’eſtre femme de bien : car par mon occaſion ne perdrez ce bon nom. Et en ce diſant tant courroucé qu’il n’eſt poſsible de plus, ſaillit hors de la chambre, & fut long tẽps ſans retourner ou eſtoit ſa dame. Toutesfois amour, qui n’eſt iamais ſans eſperance, l’aſſeura que plus la fermeté de ſon amour eſtoit grande & cogneuë par tant d’experience, plus la iouïſſance en ſeroit longue & heureuſe. La dame, qui auoit entendu tous ces propos, fut tant contente & esbahie de veoir la grandeur & fermeté de ſon amour, qu’il luy tarda bien qu’elle ne le pouuoit reueoir pour luy demander pardon des maulx qu’elle luy auoit faicts a l’eſprouuer. Et ſi toſt qu’elle le peut trouver, ne faillit a luy dire tant d’honneſtes & bons propos, que non ſeulement il oublia toutes ſes peines, mais les eſtima tresheureuſes, veu qu’elles eſtoient tournées à la gloire de ſa fermeté, & à l’aſſeurance parfaicte de ſon amitié. De laquelle depuis ceſte heure lá en auant, ſans empeſchement ne faſcherie, il eut la fruition telle qu’il la pouuoit deſirer.

Ie vous prie, mes dames, trouuez moy vne femme qui ait eſté ſi ferme, ſi patiente, & ſi loyalle en amour, que ceſt homme cy a eſté. Ceux qui ont experimenté telles tentations, trouuent celles que lon peinct à ſainct Anthoine bien petites au pris : Car qui peult eſtre chaſte & patient auec la beauté, l’amour, le temps, & le loiſir des femmes, ſera aſſez vertueux pour yaincre tous les diables. C’eſt dommage, diſt Oiſille, qu’il ne ſ’adreſſa à vne femme auſsi vertueuſe que luy : car c’euſt eſté la plus parfaicte, & la plus honneſte amour, dont on ouït iamais parler. Mais ie vous prie, diſt Guebron, dictes moy : lequel tour trouuez vous le plus difficile des deux ? Il me ſemble, diſt Parlamente, que c’eſt le dernier : car le deſpit eſt la plus forte tentation de toutes les autres. Longarine diſt qu’elle pẽſoit que ce fuſt le premier : car il failloit qu’il vainquit l’amour & ſoymeſmes, pour tenir ſa promeſſe. Vous en parlez bien à voſtre aiſe, diſt Simontault : mais nous, qui ſçauons bien que la choſe vault, en deuons dire noſtre opinion. Quant à moy, à la premiere fois ie l’eſtime fol, & à la derniere ſot. Car ie croy qu’en tenant promeſſe à ſa dame, elle auoit autant ou plus de peine que luy. Elle ne luy faiſoit faire ce ſermẽt, ſinon pour ſe feindre plus femme de bien qu’elle n’eſtoit, ſe tenant ſeure qu’vne forte amour ne ſe peult lyer, ny par commandement, ny par ſerment, ne par choſe qui ſoit au monde, Mais elle vouloit feindre ſon vice ſi vertueux, qu’il ne pouuoit eſtre gaigné que par vertuz heroïques. Et la ſeconde fois il ſe monſtra ſot, de laiſſer celle qui l’aimoit, & valloit mieulx que celle ou il auoit ſerment contraire, & ſi auoit bonne excuſe ſur le deſpit dequoy il eſtoit plein. Dagoucin le reprint, diſant qu’il eſtoit de contraire opinion : & que à la premiere fois il ſe monſtra ferme, patiẽt, & veritable : & à la ſeconde loyal & parfaict en amitié. Et que ſçauons nous (diſt Saffredent) ſ’il eſtoit de ceulx qu’vn chapitre nomme De frigidis & maleficiatis ? Mais ſi Hircan euſt voulu parfaire ſa louange, il nous deuoit compter comme il fut gentil compaignon, quand il eut ce qu’il demandoit : & à l’heure pourrions nous iuger ſi c’eſtoit vertu ou impuiſſance qui le feiſt eſtre ſi ſage. Vous pouuez bien penſer, diſt Hircan, que ſi lon me l’euſt dict, ne l’euſſe non plus celé que le demeurant. Mais à veoir ſa perſonne & cognoiſtre ſa complexion, ie l’eſtimeray pluſtoſt auoir eſté conduict de la force d’amour, que de nulle impuiſſance ou froideur. Or s’il eſtoit tel que vous dictes, diſt Simontault, il deuoit rompre ſon ſerment. Car ſi elle ſe fuſt courroucée pour ſi peu, elle euſt eſté legerement appaisée. Mais (diſt Emarſuitte) peult eſtre qu’à l’heure elle ne l’euſt pas voulu. Et puis, diſt Saffredent, n’eſtoit il pas aſſez fort pour la forcer, puis qu’elle luy auoit dõné camp ? Saincte Marie (diſt Nomerfide) comme vous y allez ? Eſt-ce la façon d’acquerir la grace d’vne qu’on eſtime honneſte & ſage ? Il me ſemble, diſt Saffredent, que lon ne ſçauroit faire plus d’honneur à vne femme de qui lon deſire telles choſes, que de la prendre par force : car il n’y a ſi petite damoiſelle, qui ne vueille eſtre bien long temps priée. Et d’autres encores à qui il fault donner beaucoup de preſens, auant que de les gaigner. D’autres qui ſont ſi ſottes, que par moyen ne fineſſes on ne les peut auoir ny gaigner, & enuers celles là ne fault penſer que chercher les moyens. Mais quand on a affaire à vne ſi ſage qu’on ne la peult tromper, & ſi bonne qu’on ne la peult gaigner par parolles ny preſens, eſt-ce pas raiſon de chercher tous les moyens que lon peult, pour en auoir la victoire ? Et quand vous oyez dire qu’vn homme a prins vne femme par force, croyez que ceſte femme lá luy a oſté l’eſperance de tous autres moyens : & n’eſtimez moins l’homme qui a mis ſa vie en danger pour donner lieu à ſon amour. Guebron ſe print à rire, & diſt : I’ay veu autres fois aſsieger des places & prendre par force, pour ce qu’il n’eſtoit poſsible de faire parler par argent, ne par menacer ceux qui les gardoient : car on dict, que place qui parlemente, eſt à demy gaignée. Il ſemble (diſt Emarſuitte) que tous les amours du monde ſoient fondées ſur ces follies : mais il y en a qui ont aimé, & benignement perſeueré, de qui l’intention n’a point eſté telle. Si vous en ſçauez vne à dire, diſt Hircan, ie vous donne ma voix, & place pour la dire. Ie la ſçay, diſt Emarſuitte, & la

diray treſvolontiers.
De deux amans qui par deſeſpoir d’eſtre mariez enſemble ſe rendirent en religion, l’homme à ſainct François,& la fille à ſaincte Claire.

NOV VELLE DIXNEVFIES ME. la fil- V TEMPS du Marquis de Mantouë, qui auoit efpousé la ſoeur du Duc de Ferrare, y auoit en la maiſon de la Du- cheffe vne damoiſelle, nomée Pauline, al laquelle eftoit tant aimée d'vn gentil homme feruiteur du Marquis, que la grandeur de ſon amour faifoit efmer- uciller tout le monde: veu qu'il eftoit pauure & tant gentil compaignon, qu'il deuoit chercher (pour l'amour que luy portoit ſon maiftre) quelque femme riche: mais il luy fembloit que tout le trefor du monde eftoit en Pauline, lequel en l'efpoufant il penfoit poffeder. La Marqui ſe,defirant que par fa faueur Pauline fuft mariée plus richemét, l'en defgouftoit le plus qu'il luy eftoit poſsible, & les empef choit fouuent de parler enſemble, leur remonftrant que file mariage ſe faifoit, ils feroient les plus pauures & miferables de toute l'Italie. Mais ceſte raiſon ne pouuoit entrer en l'entende- ment du gentil-homme. Pauline de ſon cofté difsimuloit le mieux qu'elle pouuoit ſon amitié, toutesfois elle n'en penfoit pas moins. Cefte amitié dura longuement auec vne efperance que le temps leur apporteroit quelque meilleure fortune. Du- rant lequel vint vne guerre,ou ce getil-home fut prins priſon- nier auec vn François, qui n'eftoit moins amoureux en France, que luy en Italie. Et quand ils ſe trouuerent compaignons de leurs fortunes, ils comencerent à defcouurir leurs ſecrets l'vn à l'autre .Et confeſſa le François, que ſon cueur eftoit ainſi pri- ſonnier que le ſien, fans luy vouloir nommer le lieu.Mais pour eftre tous deux au feruice du Marquis de Mantouë, fçauoit bien ce gentil-homme François, que ſon compaignon aimoit Pauline,& pour l'amitié qu'il auoit en ſon bie & profit, luy con- feilloit d'en ofter fa fantaſie. Ce que le gétil-homme Italien iu- roit n'eftre en fa puiſſance, & que fi le Marquis de Mantouë, pour pour recopenfe de fa priſon, & des bons feruices qu'il luy auoit faicts, ne luy donnoit s'amie, il s'en iroit rendre cordelier, & ne feruiroit iamais maiftre que Dieu. Ce que ſon compaignon ne pouuoit croire, ne voyant en luy yn ſeul ſigne de la religion, fors la deuotion qu'il auoit en Pauline. Au bout de neuf moys fut deliuré le gentil-homme François, & par fa bonne diligece feit tant qu'il meit ſon compaignon en liberté, & pourchaſſa le plus qu'il luy fut poſsible enuers le Marquis & la Marquife, le mariage de Pauline.Mais il n'y peut aduenir ny rien gaigner, en luy mettant la pauureté deuant les yeux ou il leur faudroit tous deux viure, & auſsi que de tous coftez les pares n'en eftoiét pas contens ne d'opinion. Et luy defendoient qu'il n'euft plus à parler à elle, à fin que ceſte fantaſie s'en allaft par l'abſence & impoſsibilité. Et quand il veid qu'il eftoit contraint d'obeïr, demanda congé à la Marquife de dire à Dieu à Pauline, puis que iamais il ne parleroit à elle: ce qui fut accordé, & à l'heure commença à luy dire. Puis qu'ainſi eſt, Pauline, que le ciel & la terre font contre nous, non feulement pour nous empefcher de nous marier enſemble,mais (qui plus eft) pour nous ofter la veuë & parolle, dont noz maiftre & maiftreffe nous ont faict fi rigoureux commandement:ils ſe peuuent bien vanter qu'en vne parolle ils ont bleſſé deux cueurs, dont les corps ne sçau- roient plus faire que languir, monftrans bien par ceft effect, qu'oncques amour ne pitié n'entrerent en leur eftomach, le fçay bien que leur fin eſt de nous marier bien & richement chacun: car ils ignorent que la vraye richeſſe gift au contente- ment:mais fi m'ont ils faict tant de mal & de defplaifir, qu'il eſt impoſsible que iamais ie leur puiſſe faire feruice. Ie croy bien que fi iamais ie n'euſſe parlé de ce mariage, ils ne fuffent pas fi ſcrupuleux qu'ils ne nous eufsét aſſez ſouffert parler enſemble, vous affeurat que i'aimerois mieux mourir que changer mon opinion en pire,apres vous auoir aimée d'vne amourfi honefte & vertueuſe, & pourchassé enuers vous ce que ie deurois de- fendre enuers tous. Et pource qu'en vous voyat ie ne fçaurois porter ceſte dure patience,& qu'en ne vous voyant mon cueur (qui ne peult demeurer vuide) ſe rempliroit de quelque defe fpoir dont la fin feroit malheureuſe: ie me fuis deliberé (& de long temps) de me mettre en religion, non que ie ne fçache fiij Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/160 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/161 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/162 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/163 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/164 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/165 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/166 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/167 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/168 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/169 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/170 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/171 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/172 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/173 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/174 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/175 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/176 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/177 vous tenir, & auquel depuis deux ans, que vous cognois, ie ne ceſſe de penſer, & repenſer de moy meſmes toutes les raiſons pour vous & contre vous, que i’ay peu inuenter. Mais à la fin ſachant que ie veux prendre l’eſtat de mariage, il eſt temps que ie commence, & que ie choiſiſſe celuy, auec lequel ie penſeray mieulx viure en repos de ma conſcience. Ie n’en ay ſceu trouuer vn, tant ſoit il beau, riche, ou grand ſeigneur, auec lequel mon cueur & mon eſprit ſe peuſt accorder, ſinon vous ſeul. Ie ſçay qu’en vous eſpouſant ie n’offenſe point Dieu, mais fais ce qu’il cõmande. Et quant à monſieur mon pere, il a ſi peu pourchaſsé mon bien, & tant refusé, que la loy veult que ie me marie ſans luy, & qu’il me puiſſe desheriter. Quand ie n’auray que ce qui m’appartient en eſpouſant vn mary tel enuers moy que vous eſtes, ie me tiendray la plus riche femme du mõde. Quãt à la Royne ma maiſtreſſe, ie ne dois faire conſcience de luy deſplaire pour obeïr à Dieu : car elle n’a point feinct de m’empeſcher le bien qu’en ma ieuneſſe i’euſſe peu auoir. Mais à fin que vous cognoiſsiez que l’amitié, que ie vous porte, eſt fondée ſur la vertu & ſur l’honneur, vous me promettez que, ſi i’accorde ce mariage, n’en pourchaſſerez iamais la conſommation, que mon pere ne ſoit mort, ou que ie n’aye trouué moyen de l’y faire conſentir. Ce que luy promiſt volontiers le baſtard : & ſur ces promeſſes ſe donnerent chacun vn anneau en nom de mariage, & ſe baiſerent en l’egliſe deuant Dieu, qu’ils prindrent en teſmoing de leur promeſſe, & iamais depuis n’y eut entre eux plus grande priuauté que de baiſer. Ce peu de contentement donna grãde ſatisfaction au cueur de ces deux parfaicts amans, & furent long temps ſans ſe veoir, viuans de ceſte ſeureté. Il n’y auoit gueres lieu ou l’honneur ſe peuſt acquerir, que ledict baſtard n’y allaſt auec vn grand contentement qu’il ne pouuoit deuenir pauure, veu la riche femme que Dieu luy auoit donnée : laquelle en ſon abſence conſerua ſi longuement ceſte parfaicte amitié, qu’elle ne tint compte d’homme du monde. Et combien que quelques vns la demãdaſſent en mariage, ils n’auoient neantmoins autre reſponſe d’elle, ſinon que, puis qu’elle auoit tant demeuré ſans eſtre mariée, elle ne vouloit iamais l’eſtre. Ceſte reſpõſe fut entendue de tant de gens, que la Royne en ouyt parler, & luy demanda pour quelle occaſion elle tenoit ce langage. Rolandine luy diſt, que c’eſtoit pour luy obeïr : car elle ſçauoit bien, que iamais n’auoit eu enuie de la marier en temps & lieu ou elle euſt eſté honorablement pourueuë & à ſon aiſe, & que l’aage & la patiẽce luy auoiẽt aprins de ſe contenter de l’eſtat ou elle eſtoit. Et toutes les fois qu’on luy parloit de mariage, elle faiſoit pareille reſponſe. Quand les guerres furent paſsées, & que le baſtard fut retourné en la court, elle ne parloit point à luy deuant les gens, ains alloit touſiours en quelque egliſe l’entretenir ſous couleur de conſeſsion : car la Royne auoit defendu à luy & à elle, qu’ils n’euſſent à parler enſemble ſans eſtre en grande compaignie, ſur peine de leurs vies. Mais l’amour honneſte, qui ne craint nulle deffenſe, eſtoit plus preſt à trouuer des moyens pour les faire parler enſemble, que leurs ennemis n’eſtoient prompts à les guetter, & ſous l’habit de toutes les religions qu’ils ſe peurent penſer, cõtinuerent leur honneſte amitié, iuſques à ce que le Roy s’en alla en vne maiſon de plaiſance, non tant pres que les dames euſſent peu aller à pied, à autre Egliſe qu’à celle du chaſteau, qui eſtoit tãt & ſi mal baſtie à propos, qu’il n’y auoit lieu à ſe cacher à confeſſer, ou le confeſſeur n’euſt eſté clairement cogneu : toutesfois ſi d’vn coſté l’occaſion leur failloit, amour leur en trouuoit vne autre plus aisée. Car il arriua à la court vne dame de laquelle le baſtard eſtoit proche parẽt. Ceſte dame auec ſon fils furent logez en la maiſon du Roy, & eſtoit la chambre de ce ieune prince auencée toute entiere, outre le corps de la maiſon ou le Roy eſtoit : tellemẽt que de ſa feneſtre pouuoit veoir & parler à Rolandine : car leurs feneſtres eſtoient proprement à l’angle des deux corps de maiſon. En ceſte chambre lá, qui eſtoit ſur la ſalle du Roy, eſtoient logées toutes les damoiſelles de bõne maiſon compaignes de Rolandine. Laquelle aduiſant par pluſieurs fois ce ieune prince en ceſte feneſtre, en feit aduertir le baſtard par ſa gouuernante : lequel apres auoir bien regardé le lieu, feit ſemblant de prendre fort grand plaiſir de lire vn liure des cheualiers de la table ronde, qui eſtoit en la chambre du prince. Et quand chacun s’en alloit diſner, prioit vn varlet de chambre le vouloir laiſſer paracheuer de lire, & l’enfermer dedans la chambre, & qu’il la garderoit bien. L’autre, qui le cognoiſſoit parent de ſon maiſtre & homme ſeur, le laiſſoit lire tant qu’il luy plaifoit. D’autre coſté venoit à ſa feneſtre Rolãdine, qui, pour auoir occaſion d’y demourer plus longuement, feignit auoir mal en vne iambe, & difnoit & fouppoit de fi bõne heure, qu’elle n’alloit plus à l’ordinaire des dames. Elle ſe meit à faire vn lict de foye cramoiſie, & l’attachoit à la fenſtre ou elle vouloit demourer ſeule : & quand elle voyoit qu’il n’y auoit perſonne, elle entretenoit ſon mary, auquel elle pouuoit parler en telle ſorte que nul ne les euſt ſceu entēdre : & quand il s’approchoit quelqu’vn, elle touſſoit & faiſoit ſigne, par lequelle baſtard ſe pouuoit retirer. Ceux qui faiſoient le guet ſur eux, tenoient tout certain, que l’amitié eſtoit paſſée : car elle ne bougeoit d’vne chãbre, ou ſeurement il ne la pouuoit voir, parce que l’ētrée luy en eſtoit defendue. Vn iour la mere de ce ieune prince eſtant en la chambre de fon fils ſe meit à la feneſtre ou eſtoit ce grád liure, & n’y demoura gueres qu’vne des compagnes de Rolandine, qui eſtoit à celle de leur chambre, ſalűa ceſte dame, & parla à elle. La dame luy demanda comme ſe portoit Rolandine : elle luy diſt qu’elle la verroit bien s’il luy plaiſoit, & la feit venir en la feneſtre en ſon couurechef de nuict, & apres auoir parlé de ſa maladie, ſe retirerent chacun de ſon coſté. La dame, regardant ce gros liure de la table ronde, dift au varlet de chambre qui en auoit la garde : Ie m’esbahis comme les ieunes gens donnent leur temps à lire tant de follies. Le varlet de chambre luy reſpondit qu’il s’eſmerueilloit encores plus, que les gens eſtimez bien ſages & aagez, y eſtoient plus affectionnez que les ieunes, & pour vne merueille luy compta comme le baſtard ſon couſin y demeuroit quatre ou cinq heures tous les iours à lire ce beau liure. Incontinent frappa au cueur de ceſte dame l’occaſion pourquoy c’eſtoit, & donna charge au varlet de chambre de ſe cacher en quelque lieu & de regarder ce qu’il feroit : ce qu’il feit, & trouua que le liure ou il liſoit eſtoit la feneſtre ou Rolandine venoit parler à luy, & entendoit pluſieurs propos de l’amitié qu’ils cuidoient tenir bien ſecrete. Le lēdemain le racompta à ſa maiſtreſſe, qui enuoya querir ſon couſin le baſtard, & apres pluſieurs remonſtrances, luy deffendit de ne ſ’y trouuer plus : & le ſoir elle parla à Rolandine, la menaſſant, ſi elle continuoit ceſte folle amitié, de dire à la Royne toutes les menées. Rolandine, qui ne s’eſtonnoit, iura que depuis la defenſe de ſa maiſtreſſe, elle n’y auoit point parlé, quelque choſe que lon diſt, & qu’elle en ſceut la verité tãt de ſes cõpaignes des ſeruiteurs : & quant à la feneſtre dont elle parloit, elle n’y auoit point parlé au baſtard : lequel craignant que ſon affaire fuſt reuellé s’eſlongna du danger, & fut long temps ſans reuenir à la court, mais non ſans reſcrire à Rolandine par ſi ſubtils moyens, que quelque guet que la Royne y meiſt, il n’eſtoit ſepmaine qu’elle n’euſt deux fois de ſes nouuelles. Et quand le moyen du religieux dõt il s’aidoit fut failly, il enuoyoit vn petit page habillé de couleurs puis de l’vne puis de l’autre, qui s’arreſtoit aux portes ou toutes les dames paſſoient, & lá bailloit ſes lettres ſecrettement parmy la preſſe. Vn iour que la Royne alloit aux chãps, quelqu’vn, qui recogneut le page, & qui auoit la charge de prendre garde à ceſt affaire, courut apres : mais ledict page qui eſtoit fin (ſe doubtant que lon le cherchoit) entra en la maiſon d’vne pauure femme, qui faiſoit bouïllir ſon pot du feu, ou il bruſla incontinent ſes lettres. Le gentil-hõme qui le ſuiuoit le deſpouilla tout nud, & chercha par tout ſon habillement : mais il ne trouua rien, parquoy le laiſſa aller. Et quand il fut party, la vieille luy demãda pourquoy il auoit ainſi cherché ce pauure ieune enfant. Il luy diſt que c’eſtoit pour trouuer quelques lettres, qu’il pẽſoit qu’il portaſt. Vous n’auiez garde, diſt la vieille, de les trouuer, car il les auoit bien cachées. Ie vous prie, diſt ce gentil-homme, dictes moy en quel endroit : c’eſt, eſperant bien toſt les recouurer. Mais quand il entendit que c’eſtoit dedans le feu, cogneut bien que le page auoit eſté plus fin que luy, ce que incontinent alla compter à la Royne. Toutesfois depuis ceſte heure lá ne s’ayda plus du page le baſtard, ains y enuoya vn vieil ſeruiteur qu’il auoit, lequel oubliãt la crainte de la mort, dont il ſçauoit bien que lon faiſoit menaſſer de par la Royne ceux qui ſe meſloient de ceſt affaire, entreprint de porter lettres à Rolandine. Et quand il fut entré au chaſteau ou elle eſtoit, s’en alla guetter en vne porte au pied d’vn grand degré ou toutes les dames paſſoient : mais vn varlet qui autresfois l’auoit veu, le recogneut incontinent, & l’alla dire au maiſtre d’hoſtel de la Royne, qui ſoudainement le vint chercher pour le prẽdre. Le varlet ſage & aduisé, voyant qu’on le regardoit de loing, ſe retourna vers la muraille, comme pour faire de l’eau, & lá rompit ſes lettres plus menu qu’il luy fut poſſible, & les ietta derriere vne porte. Sur l’heure il fut pris & cherché de tous coſtez, & quand on ne luy trouua rien, on l’interrogea par ſerment s’il n’auoit porté nulles lettres, luy gardãt toutes les rigueurs & perſuaſions qu’il fut poſsible pour luy faire confeſſer la verité, mais pour promeſſes ou menaces qu’on luy feiſt iamais ne ſceurẽt tirer autre choſe. Le rapport en fut faict à la Royne, mais quelqu’vn de la cõpaignie s’aduiſa qu’il eſtoit bon de regarder derriere la porte pres de laquelle lon l’auoit pris : ce qui fut faict, & trouua lon ce que lon cherchoit, c’eſtoiẽt les pieces des lettres. On enuoya querir le confeſſeur du Roy, lequel apres les auoit aſemblées ſur vne table, leut la lettre tout du long, ou la verité du mariage tant diſsimulé ſe trouva clerement : car le baſtard ne l’appelloit que ſa femme. La Royne, qui n’auoit deliberé de couurir la faulte de ſon prochain (comme elle deuoit) en feit vn treſgrand bruit, & cõmanda que par tous moyens on feiſt confeſſer au pauure homme la verité de ceſte lettre, & qu’en luy monſtrant il ne la pourroit renier : mais quelque choſe qu’on luy dift ou qu’on luy mõſtraſt, il ne changea ſon propos premier. Ceux qui en auoient la charge, le menerent au bord de la riuiere, & le meirent dans vn ſac, diſans qu’il mentoit à Dieu & à la Royne, contre la verité prouuée. Luy, qui aimoit mieux perdre la vie, que d’accuſer ſon maiſtre, leur demanda vn confeſſeur, & apres auoir faict de ſa conſcience le mieux qu’il luy fut poſsible, leur diſt : Meſſieurs, dictes à monſieur mon maiſtre le baſtard, que ie luy recommande la vie de ma femme & de mes enfans : car de bon cueur ie mects la mienne pour ſon ſeruice, & faictes de moy ce qu’il vous plaira, car vous n’en tirerez iamais parolle qui ſoit contre mon maiſtre. A l’heure pour luy faire plus grand peur le getterent dedans le ſac en l’eau, luy crians : ſi tu veux dire verité tu feras ſaulué : mais voyans qu’il ne leur reſpondoit rien, le retirerent de lá, & en feirent le rapport à la Royne de ſa conſtance, qui diſt à l’heuure, que le Roy ſon mary ny elle, n’eſtoiẽt point ſi heureux en ſeruiteurs, qu’vn qui n’auoit de quoy les recompenſer : & feiſt ce qu’elle peut pour le retirer à ſon ſeruice, mais iamais ne voulut abandonner ſon maiſtre. Touteſfois par le congé de ſondict maiſtre fut mis au ſeruice de la Royne, ou il veſcut heureux & content. La Royne, apres auoir cogneu la verité du mariage par la lettre du baſtard, enuoya querir Rolandine, & auecques vn viſage fort courroucé, l’appella pluſieurs fois malheureuſe au lieu de couſine, luy remonſtrant la honte qu’elle auoit faicte à la maiſon de ſon pere, & de tous ſes parens, de s’eſtre mariée, & à elle qui eſtoit ſa maiſtreſſe, ſans ſon commandement ne congé. Rolandine, qui de long tẽps cognoiſſoit le peu d’affection que luy portoit ſa maiſtreſſe, luy rendit la pareille, & pource que l’amour luy defailloit, la crainte n’auoit plus de lieu : penſant auſsi que ceſte correction deuant pluſieurs perſonnes ne procedoit pas d’amour qu’elle luy portaſt, mais pour luy faire vne honte, comme celle qu’elle eſtimoit prendre plus de plaiſir à la chaſtier, que de deſplaiſir à la veoir faillir, luy reſpondit d’vn viſage auſſi ioyeux & aſſeuré, que la Royne monſtroit le ſien troublé & courroucé : Ma dame, ſi vous ne cognoiſſiez voſtre cueur tel qu’il eſt, ie vous mettrois au deuant la mauuaiſe volonté que de long temps auez portée à mõſieur mon pere & à moy : mais vous le ſçauez ſi bien, que vous ne trouuerez point eſtrange ſi tout le monde s’en doubte : & quant eſt de moy, ma dame, ie m’en ſuis apperceuë à mon plus grand dommage. Car quand il vous euſt pleu me fauoriſer, comme celles qui ne vous font ſi proches que moy, ie fuſſe maintenant mariée, autant à voſtre honneur qu’au mien : mais vous m’auez laiſſée comme vne perſonne oubliée du tout en voſtre bõne grace, en ſorte que tous les bons partiz que i’euſſe peu auoir, me ſont paſſez deuant les yeux par la negligence de monſieur mon pere, & par le peu d’eſtime qu’auez faict de moy : dont i’eſtois tombée en tel deſeſpoir, que ſi ma ſanté euſt peu porter l’eſtat de religiõ, ie l’euſſe volontiers prins, pour ne veoir les ennuiz cõtinuels que voſtre rigueur me donnoit. En ce deſeſpoir m’eſt venu trouuer celuy qui ſeroit d’auſsi bonne maiſon que moy, ſi l’amour de deux perſonnes eſtoient autant eſtimées que l’anneau. Car vous ſçauez que ſon pere paſſeroit deuant le mien. Il m’a longuement aimée & entretenuē, mais vous, ma dame (qui iamais ne me pardõnaſtes vne ſeule petite faulte, ne me loüaſtes de nul bon œuure) combien que cognoiſsiez par experience, que ie n’ay point accouſtumé de parler de propos d’amour ne de mondanité, & que du tout i’eſtois retirée à mener vne vie plus religieuſe qu’autre, auez incontinent trouué eſtrange que ie parlaſſe à vn gentilhomme auſsi malheureux que moy, en l’amitié auquel ie ne penſois, ny ne cherchois autre choſe, que la conſolation de mon eſprit. Et quand du tout ie m’en vey fruſtrée, i’entray en vn tel deſeſpoir, que ie deliberay de chercher autãt mon repos, que vous auez enuie de me l’oſter. Et à l’heure euſmes paroles de mariage, leſquelles ont eſté conſommées par promeſſes & anneau. Parquoy il me ſemble, ma dame, que vous me tenez & faictes grand tort de me nommer meſchante, veu qu’en vne ſi grande & parfaicte amitié, ie pourrois trouuer les occaſions (ſi i’euſſe voulu) de mal faire : mais il n’y a iamais eu entre luy & moy plus grande priuauté que de baiſer, eſperant que Dieu me feroit la grace, qu’auant la conſommation du mariage ie gaignerois le cueur de monſieur mon pere à s’y conſentir. Ie n’ay point offensé Dieu, ne ma conſcience : car i’ay attendu iuſques à l’aage de trente ans, pour veoir ce que vous & monſieur mon pere feriez pour moy, ayant gardé ma ieuneſſe en telle chaſteté & honneſteté, qu’homme viuant ne m’en ſçauroit rien reprocher. Et par le conſeil de la raiſon que Dieu m’a donnée, me voyant vieille & hors d’eſpoir de trouuer mary ſelon ma maiſon, me ſuis deliberée d’en eſpouſer vn à ma volonté, non point pour ſatisfaire à ma concupiſcence des yeux (car vous ſçauez qu’il n’eſt pas beau) ne à celle de la chair (car il n’y a point eu de cõſommation charnelle) ny à l’orgueil, ny à l’ambition de ceſte vie (car il eſt pauure & peu auancé) mais i’ay regardé purement & ſimplement à la vertu, honneſteté & bonne grace qui eſt en luy, dont le monde eſt contrainct luy donner louange, & la grande amour auſsi qu’il m’a portée, qui me faiſoit eſperer de trouuer auecques luy repos & bon traictement. Et apres auoir bien penſé tout le bien & le mal qui m’en peult aduenir, ie me ſuis arreſtée à la partie qui m’a ſemblée la meilleure, & que i’ay debatuë en mon cueur deux ans durãs, c’eſt d’vſer ma vie en ſa compaignie. Et ſuis deliberée de tenir ce propos ſi ferme, que tous les tourmens que ie ſçaurois endurer, fuſt la mort meſme, ne me feront departir de ceſte forte opinion. Parquoy, ma dame, il vous plaira excuſer en moy, ce qui eſt treſexcuſable, comme vous meſmes l’entendez bien, & me laiſſez viure en paix, que i’eſpere trouuer auec luy. La Royne voyant ſon viſage ſi conſtant, & ſa parolle tant veritable, ne luy peut reſpondre par raiſon : & en continuant de la reprendre & iniurier par colere, ſe print à pleurer, en diſant : Malheureuſe que vous eſtes, en lieu de vous humilier deuant moy, & vous repentir d’vne faulte ſi grande, vous parlez audacieuſement ſans en auoir la larme à l’œil : par cela monſtrez bien l’obſtination & la dureté de voſtre cueur. Mais ſi le Roy & voſtre pere me veulent croire, ils vous mettront en lieu ou ſerez contraincte de parler autre langage. Ma dame, reſpõdit Rolandine, pource que vous m’accuſez de parler trop audacieuſement, ie ſuis deliberée me taire, ſ’il vous plaiſt de ne me donner congé de parler, & de vous reſpondre : & quand elle eut commandement de parler, luy diſt : Ce n’eſtoit point à moy, ma dame, de parler à vous (qui eſtes ma maiſtreſſe & la plus grande Princeſſe de Chreſtienté) audacieuſement, & ſans la reuerẽce que ie vous doibs, ce que ie n’ay voulu ne penſé faire : mais puis que ie n’ay eu aduocat qui parlaſt pour moy, ſinon la verité, laquelle moy ſeule ſçay, ie ſuis tenuë de la declarer ſans craincte, eſperant que ſi elle eſt bien cogneuë de vous, vous ne m’eſtimerez telle qu’il vous a pleu me nommer. Ie ne crains que creature mortelle, entendant comme ie me ſuis conduicte en l’affaire dont lon me charge, me donne blaſme, puis que ie ſsçay que Dieu & mon honneur n’y ſont en rien offenſez. Et voila qui me fait parler ſans crainte, eſtant aſſeurée que celuy qui veoit mon cueur eſt auec moy : & ſi vn tel iuge eſt auec moy, i’aurois tort de craindre ceux qui ſont ſubiects à ſon iugemẽt. Et pourquoy donc, ma dame, dois ie pleurer, veu que ma cõſcience & mon honneur ne me reprennent point en ceſt affaire ? & que ie ſuis ſi loing de me repentir, que ſ’il eſtoit à recommencer ie n’en ferois que ce que i’en ay faict ? Mais vous, ma dame, auez grande occaſion de pleurer tant pour le grand tort qu’en toute ma ieuneſſe m’auez tenu, que pour celuy que maintenant vous me faictes de me reprendre deuant tout le monde d’vne faulte, qui doit eſtre imputée plus à vous qu’à moy. Quand i’aurois offensé Dieu, le Roy, vous, mes parens, & ma conſcience, ie ſerois bien obſtinée ſi de grande repentence ie ne pleurois. Mais d’vne choſe bonne, & iuſte, & ſaincte, dont iamais n’euſt eſté bruit que bien honorable, ſinon que vous l’auez trop toſt euenté, & faict ſortir vn ſcandale, qui monſtre aſſez l’ennuie que vous auez de mon deshõneur eſtre plus grande, que le vouloir de conſeruer l’honneur de voſtre maiſon, & de voz parens, ie ne doibs plorer. Mais puis qu’ainſi vous plaiſt, ma dame, ie ne ſuis pour vous contredire. Car quand vous me ordonnerez telle peine qu’il vous plaira, ie ne prendray moins de plaiſir de la ſouffrir ſans raiſon, que vous ferez à la me donner. Parquoy, ma dame, commãdez à monſieur mon pere quel tourment qu’il vous plaiſt que ie porte : car ie ſçay qu’il n’y fauldra pas, au moins ſeray-ie bien aiſe, que ſeulement pour mon malheur il ſuiue entierement voſtre volonté : & qu’ainſi qu’il a eſté negligẽt en mon bien, ſuiuãt voſtre vouloir, il ſera prompt en mon mal pour vous obeïr. Mais i’ay vn pere au ciel, lequel (ie ſuis ſeure) me donnera autant de patience, que ie me voy de grands maulx par vous preparez, & en luy ſeul i’ay ma parfaicte confiance. La Royne ſi courroucée qu’elle n’en pouuoit plus, commanda qu’elle fuſt emmenée de deuant ſes yeux, & miſe en vne chambre à part, ou elle ne peult parler à perſonne : mais on ne luy oſta point ſa gouuernante, par le moyen de laquelle elle feit ſçauoir au baſtard toute ſa fortune, & ce qu’il luy ſembloit qu’elle deuoit faire. Lequel, eſtimant que les ſeruices qu’il auoit faicts au Roy luy pourroient valoir de quelque choſe, ſ’en vint à luy en diligence à la court, & le trouua aux champs, auquel il compta la verité du faict, le ſuppliant qu’à luy (qui eſtoit pauure gentil-homme) vouluſt faire tant de bien d’appaiſer la Royne, en ſorte que le mariage peuſt eſtre conſomnmé. Le Roy ne luy reſpondit autre choſe, ſinon : m’aſſeurez vous que vous l’auez eſpouſée ? Ouy ſire, diſt le baſtard, par parolles de preſent ſeulement, & ſil vous plaiſt, la fin y ſera miſe. Le Roy baiſſa la teſte, & ſans luy dire autre choſe, ſ’en retourna droict au chaſteau, & quand il fut aupres de lá, il appella le capitaine de ſes gardes, & luy donna charge de prendre le baſtard priſonnier. Toutesfois vn ſien amy, qui cognoiſſoit le viſage du Roy, l’aduertit de ſ’abſenter, & ſe retirer en vne ſienne maiſon pres de lá, & ſi le Roy le faiſoit chercher (cõme il ſoupçonnoit) il luy feroit incontinent ſçauoir, pour ſ’enfuir hors du royaume : ſi auſsi les choſes eſtoient adoucies, il le mãderoit pour reuenir. Le baſtard le creut, & feit ſi bonne diligẽce, que le capitaine des gardes ne le trouua point. Le Roy & la Royne regarderẽt enſemble qu’ils feroient de ceſte pauure damoiſelle, qui auoit l’honneur d’eſtre leur parente, & par le conſeil de la Royne fut conclud, qu’elle ſeroit renuoyée à ſon pere, auquel on manda toute la verité du faict. Mais auant que l’enuoyer, furent parler à elle pluſieurs gens d’Egliſe & de conſeil, luy remonſtrans que puis qu’il n’y auoit en ſon mariage que la parolle, qu’il ſe pouuoit facilement deffaire, moyennant que l’vn & l’autre ſe quittaſſent. Ce que le Roy vouloit qu’elle feiſt, pour garder l’honneur de la maiſon dont elle eſtoit. Mais elle leur feiſt reſponſe qu’en toutes choſes elle eſtoit preſte d’obeir au Roy, ſinon à contreuenir à ſa cõſcience, diſant que ce que Dieu auoit aſſemblé, ne pouuoit eſtre ſeparé par les hommes, les priant de ne la tenter de choſe ſi deſraiſonnable : Car ſi amour & bonne volonté, fondée ſur la crainte de Dieu, eſt le vray & ſeur lien de mariage, elle eſtoit ſi bien liée, que fer, ne feu, ne eau, ne pouuoient rompre ſon lien, ſinon la mort, à laquelle ſeule & non à autre, eſtoit deliberée rendre ſon anneau & ſon ſerment, les priant de ne luy parler plus du cõtraire. Car elle eſtoit ſi ferme en ſon propos, qu’elle aimoit mieux mourir en gardant ſa foy, que viure apres l’auoir niée. Les deputez de par le Roy, emporterent ceſte conſtante reſponſe : & quand ils veirent qu’il n’y auoit remede de luy faire renoncer ſon mary, la menerent deuers ſon pere en ſi piteuſe façon, que par ou elle paſſoit chacun ploroit. Et combien qu’elle euſt failly, la punition fut ſi grande & ſa cõſtance telle, qu’elle feiſt eſtimer ſa faulte eſtre vertu. Le pere ſçachant ceſte piteuſe nouuelle, ne la voulut point veoir, mais l’enuoya en vn chaſteau dedans vne foreſt, lequel il auoit autreſfois edifié pour vne occaſion digne d’eſtre racomptée apres ceſte nouuelle, & la teint là longuement en priſon, luy faiſant dire, que ſi elle vouloit quitter ſon mary, il la tiendroit pour ſa fille, & la mettroit en liberté. Et toutesfois elle teint ferme, & aima mieux le lien de ſa priſon en conſeruant celuy de ſon mariage, que toute la liberté du monde ſans ſon mary : & ſembloit aduis à ſon viſage, que toutes ſes peines luy eſtoient paſſetemps treſplaiſant, puis qu’elle les ſouffroit pour celuy qu’elle aimoit. Que diray-ie des hommes ? Ce baſtard tant obligé à elle comme vous avez ouy, ſ’enfuit en Allemaigne ou il auoit beaucoup d’amis & monſtra bien par ſa legereté, que vraye & parfaicte amour ne luy auoient pas tant fait pourchaſſer Rolandine, que l’auarice & ambition : en ſorte qu’il deuint tant amoureux d’vne dame d’Allemaigne, qu’il oublia à viſiter par lettres celle qui pour luy ſouſtenoit tant de tribulations. Car iamais la fortune, quelque rigueur qu’elle leur tint, ne leur peut oſter le moyen de ſ’eſcripre l’vn à l’autre, mais la folle & meſchante amour ou il ſe laiſſa tomber, dont le cueur de Rolandine eut premier vn ſentiment tel, qu’elle ne pouuoit plus repoſer. Puis voyant ſes eſcriptures tant changées & refroidies du langage accouſtumé, qu’elles ne reſſembloient en rien aux paſſées, ſoupçonna que nouuelle amitié la ſeparoit de ſon mary, & le rendoit ainſi eſtrange d’elle, ce que toutes les peines & tourments, qu’on luy auoit peu donner, n’auoient ſceu faire. Et parce que ſa parfaicte amour ne vouloit qu’elle aſsiſt iugement ſur vn ſoupçon, trouua moyen d’enuoyer ſecrettement vn ſeruiteur en qui elle ſe fioit, non pour luy eſcripre & parler à luy, mais pour l’eſpier & veoir la verité. Lequel retourné du voyage, luy diſt, que pour le ſeur il auoit trouué le baſtard bien fort amoureux d’vne dame d’Allemaigne, & que le bruit eſtoit qu’il pourchaſſoit à l’eſpouſer, car elle eſtoit fort riche. Ceſte nouuelle apporta ſi extreme douleur au cueur de ceſte pauure Rolandine, que, ne la pouuant porter, tomba griefuement malade. Ceux qui entendoient l’occaſion, luy dirent de la part de ſon pere, que puis qu’elle voyoit la grande meſchanceté du baſtard, iuſtement elle le pouuoit abandonner : & la perſuaderent de tout leur poſsible. Mais nonobſtant qu’elle fut tourmẽtée iuſques au bout, ſi n’y eut il iamais remede de luy faire chãger ſon propos, & monſtra en ceſte derniere tentation l’amour qu’elle auoit à ſa treſgrande vertu. Car ainſi que l’amour ſe diminuoit du coſté de luy, ainſi augmentoit du ſien, & demeura malgré qu’il en euſt l’amour entier & parfaict. Car l’amour qui defailloit du coſté de luy, tourna en elle : & quand elle cogneut qu’en elle eſtoit l’amour entiere, qui autresfois auoit eſté departy en deux, elle delibera de la conſeruer iuſques à la mort de l’vn ou de l’autre. Parquoy la bonté diuine, qui eſt parfaicte charité & vraye amour, eut pitié de ſa douleur, & regarda ſa patience, en ſorte qu’apres peu de iours le baſtard mourut à la pourſuitte d’vne autre femme. Dont elle, bien aduertie par ceux qui l’auoient veu mettre en terre, enuoya ſupplier ſon pere qu’il luy pleuſt qu’elle parlaſt à luy. Le pere s’y en alla incõtinent, qui iamais depuis ſa priſon n’auoit parlé à elle : & apres auoir bien au long entendu ſes iuſtes raiſons, en lieu de la reprendre & tuer (comme ſouuent il la menaçoit par parolles) la print entre ſes bras, & en pleurant tresfort, luy diſt : Ma fille, vous eſtes plus iuſte que moy : car s’il y a eu faulte en voſtre affaire, i’en ſuis la principale cauſe : mais puis que Dieu l’a ainſi ordonné, ie veux ſatisfaire au paſsé : & apres l’auoir emmenée en ſa maiſon, il la traictoit cõme ſa fille aiſnée. Elle fut à la fin demandée en mariage par vn gẽtilhomme du nom & armes de ladicte maiſon, qui eſtoit fort ſage & vertueux, & qui eſtimoit tant Rolandine, laquelle il frequentoit ſouuent, qui luy donna louange de ce dont les autres la blaſmoient, cognoiſſant que ſa fin n’auoit eſté que pour la vertu. Le mariage fut agreable au pere & à Rolandine, & fut incõtinent conclud. Il eſt vray qu’vn frere qu’elle auoit, ſeul heritier de la maiſon, ne vouloit s’accorder qu’elle euſt nul partage, luy mettant au deuant qu’elle auoit deſobey à ſon pere. Et apres la mort du bon homme, luy teint ſi grande rigueur, que ſon mary, qui eſtoit vn puiſné, & elle, auoient aſſez affaire à viure. En quoy Dieu pourueut : car le frere, qui vouloit tout tenir, laiſſa en vn iour par vne mort ſubite les biens qu’il tenoit de ſa ſœur & les ſiens enſemble. Ainſi elle fut heritiere d’vne bonne & groſſe maiſon, ou elle veſquit honorablement & ſainctement en l’amour de ſon mary. Et apres auoir eſleué deux fils que Dieu leur donna, rendit ioyeuſement ſon ame à celuy ou de long temps elle auoit ſa parfaicte conſiance.

Or, mes dames, ie vous prie que les hommes, qui nous veullent peindre tant inconſtantes, viennẽt maintenant icy, & me monſtrent vn auſsi bon mary comme ceſte cy fut bonne femme, & d’vne telle foy & perſeuerance. Ie ſuis ſeure qu’il leur ſeroit ſi difficile, que i’aime mieux les en quitter, que de me mettre en ceſte peine. Mais non vous, mes dames, de vous prier, pour continuer voſtre gloire, ou du tout n’aimer point, ou que ce ſoit auſsi parfaictement que ceſte damoiſelle : & gardez vous bien que nul die qu’elle ait offensé ſon honneur, veu que par ſa fermeté, elle eſt occaſion d’augmenter la noſtre. En bonne foy, dit Parlamente, Oiſille, vous nous auez racompté l’hiſtoire d’vne femme d’vn treſgrãd & honeſte cueur : mais qui dõne autant de luſtre à ſa fermeté, qu’eſt la deſloyauté de ſon mary, qui la voulut laiſſer pour vn autre. Ie croy, diſt Longarine, que ceſt ennuy lá luy fut le plus importable : car il n’y a faiz ſi peſant, que l’amour de deux perſonnes bien vniz ne puiſſe doucemẽt ſupporter. Mais quand l’vn fault à ſon debuoir, & laiſſe toute la charge ſur l’autre, la peſanteur eſt importable. Vous deuez donc, diſt Guebron, auoir pitié de nous, qui portons toute l’amour, ſans que vous y daigniez mettre le bout du doigt, pour la ſoulager. Ha Guebron ! diſt Parlamente, ſouuent ſont differens les fardeaux de l’homme & de la femme. Car l’amour de la femme bien fondée & appuyée ſur Dieu & ſon honneur, eſt ſi iuſte & raiſonnable, que celuy qui ſe depart de telle amitié, doit eſtre eſtimé laſche & meſchãt enuers Dieu & les hommes de bien. Mais l’amour de la pluſpart des hommes eſt tant fondée ſur le plaiſir, que les femmes ignorantes, pour ſeruir à leur mauuaiſe volonté, s’y mettent aucunes fois bien auãt : & quand Dieu leur faict cognoiſtre la malice du cueur de celuy qu’elles eſtimoient bon, elles s’en peuuẽt departir auec leur honneur & bonne reputation. Car les plus couuertes follies, ſont touſiours les meilleures. Voila donc vne raiſon (diſt Hircan) forgée ſur vne fantaſie de vouloir ſouſtenir que les femmes honeſtes peuuent laiſſer honeſtement l’amour des hõmes, & non les hommes celles des femmes, cõme ſi leur cueur eſtoit different : mais combien que les viſages & habits le ſoient, ſi croy ie que les volontez ſont toutes pareilles, ſinon d’autant que la malice plus couuerte eſt la pire. Parlamente auec vn peu de colere luy diſt : I’entends bien que vous eſtimez celles les moins mauuaiſes, de qui la malice eſt deſcouuerte. Or laiſſons ce propos lá, diſt Simontault, car pour faire concluſion du cueur de l’homme & de la femme, le meilleur des deux n’en vault rien : mais venons à ſçauoir à qui Parlamente donnera ſa voix pour ouyr quelque bon compte. Ie la donne (diſt elle) à Guebron. Or puis que i’ay commencé, diſt il, à parler des cordeliers, ie ne veux oublier ceux de Sainct Benoiſt, & ce qui eſt aduenu d’eux de mon temps : combien que ie n’entends, en racõptant l’hiſtoire d’vn meſchant religieux, empeſcher la bonne opinion que vous deuez auoir des gens de bien. Mais veu que le Pſalmiſte dict, que tout homme eſt menteur : & en vn autre endroict : & n’eſt celuy qui face bien aucun, non iuſques à vn : Il me ſemble qu’on ne peult faillir d’eſtimer l’hõme tel qu’il eſt. Car s’il y a du bien, on le doit attribuer à celuy qui en eſt la ſource, & non à la creature, à laquelle par trop donner de gloire & de louange, ou eſtimer de ſoy quelque choſe de bon, la plus part des perſonnes ſont trompées. Et à fin que vous ne trouuiez impoſsible que ſoubs extreme auſterité ne ſe trouue extreme concupiſcence, entendez ce qui aduint du temps du Roy François premier de ce nom.



Vn prieur reformateur ſoubs vmbre de ſon hypochriſie tente tous moyens pour ſeduire vne ſaincte religieuſe. Dont en fin ſa malice eſt deſcouuerte.


NOVVELLE VINGTDEVXIESME.



En la ville de Paris y auoit vn prieur de ſainct Martin des Champs, duquel ie tairay le nom, pour l’amitié que ie luy ay portée. Sa vie, iuſques à l’aage de cinquante ans, fut ſi auſtere, que le bruit de ſa ſaincteté creut par tout le Royaume de France : tellement qu’il n’y auoit prince ne princeſſe qui ne luy feiſt grand honneur & reuerence, quand il les venoit veoir : & ne ſe faiſoit reformation de religion, qui ne fuſt faicte par ſa main, car on le nommoit le pere de vraye religion. Il fut eſleu viſiteur de la grande religion des dames de Fronteuaux, deſquelles il eſtoit tant craint, que quand il venoit en quelqu’vn de leurs monaſteres, toutes les religieuſes trembloient de peur, & pour l’appaiſer des grandes rigueurs qu’il leur tenoit, le traictoient comme elles euſſent faict la perſonne du Roy : ce que au commencement il refuſoit, mais à la fin venant ſur les cinquante-cinq ans, commença à trouuer fort bon le traictement qu’il auoit au commencement refusé, & s’eſtimant luy meſme le bien public de toute religion, deſira de conſeruer ſa ſanté mieux qu’il n’auoit accouſtumé. Et combien que ſa reigle portaſt de i’amais ne manger chair, il ſe diſpenſa luy meſme, ce qu’il ne faiſoit à nul autre, diſant que ſur luy eſtoit tout le faiz de religion. Parquoy ſi bien ſe feſtoya que d’vn moyne bien maigre, il en feit vn bien gras : & à ceſte mutation de viure, ſe feit vne mutation de cueur, telle qu’il commença à regarder les viſages, dont au parauãt il auoit faict conſcience : & en regardant les beautez que les voiles rendent plus deſirables, commença à les couuoiter. Dont pour ſatisfaire à ceſte couuoitiſe, chercha tant de moyens ſubtils, qu’en lieu de faire office de paſteur, il deuint loup : tellement qu’en pluſieurs bonnes religions s’il en trouuoit quelqu’vne vn peu ſotte, il ne failloit à la deceuoir. Mais apres auoir longuement continué ceſte meſchante vie, la bonté diuine qui print pitié des pauures brebis eſgarées, ne voulut plus endurer la gloire de ce malheureux regner, ainſi que vous verrez. Vn iour allant viſiter vn conuent pres de Paris, qui ſe nomme Gif, aduint qu’en confeſſant toutes les religieuſes, en trouua vne nommée ſœur Marie Herouët, dont la parolle eſtoit ſi douce & agreable, qu’elle promettoit le viſage & le cueur eſtre de meſme. Parquoy ſeulement pour l’ouyr, fut eſmeu en vne paſsion d’amour qui paſſoit toutes celles qu’il auoit eu aux autres religieuſes : & en parlant à elle ſe baiſſa fort pour la regarder, & en apperceut la bouche ſi rouge & plaiſante, qu’il ne ſe peuſt tenir de luy haulſer le voile pour veoir ſi les yeux accompagnoient le demeurant, ce qu’il trouua : dont ſon çueur fut remply d’vne ardeur ſi vehemente qu’il perdit le boire & le manger, & toute contenance, combien qu’il la diſsimuloit. Et quand il fut retourné en ſon prieuré, il ne pouuoit trouuer repos : parquoy en grande inquietude, paſſoit les iours & les nuicts, en cherchãt les moyens comme il pourroit paruenir à ſon deſir, & faire d’elle comme il auoit faict de pluſieurs autres. Ce qu’il cognoiſſoit eſtre fort difficile, parce qu’il la trouuoit ſage en parolles, & d’vn eſprit ſubtil : & d’autre part ſe voioit ſi laid & vieil, qu’il delibera de ne luy en parler point, mais de chercher à la gaigner par crainte. Parquoy bien toſt apres s’en retourna audict monaſtere de Gif, auquel lieu ſe monſtra plus auſtere, que iamais il n’auoit faict, ſe courrouçant à toutes les religieuſes, reprenant l’vne que ſon voille n’eſtoit pas aſſez bas, l’autre qu’elle haulſoit trop la teſte, & l’autre qu’elle ne faiſoit pas bien la reuerence en religieuſe. Et en tous ces petits cas lá ſe monſtroit ſi auſtere, qu’on le craignoit comme vn Dieu peinct en iugement. Et luy, qui auoit les gouttes, ſe trauailla tant de viſiter les lieux reguliers, que enuiron l’heure de veſpres (heure par luy apoſtée) ſe trouua au dortouër. L’abbeſſe luy diſt : Pere reuerend, il eſt temps de dire veſpres. A quoy il reſpondit : allez mere, allez, faictes les dire, car ie ſuis ſi las que ie demeureray icy, non pour repoſer, mais pour parler à ſœur Marie, de laquelle i’ay ouy treſmauuais rapport : car lon m’a dict qu’elle caquette comme ſi c’eſtoit vne mõdaine. La prieure, qui eſtoit tante de ſa mere, le pria de la biẽ chappitrer, & la luy laiſſa toute ſeule, ſinon vn ieune religieux, qui eſtoit auec luy. Quand il ſe trouua tout ſeul auec ſœur Marie, commença à luy leuer le voille, & commander qu’elle le regardaſt. Elle luy reſpondit, que ſa reigle luy deffendoit de regarder les hommes. C’eſt bien dict, ma fille, luy diſt il, mais il ne fault pas que vous eſtimez qu’entre nous religieux ſoyõs hommes. Parquoy ſœur Marie craignant faillir par deſobeïſſance le regarda au viſage : elle le trouua ſi laid, qu’elle penſa faire plus de penitence que de peché à le regarder. Le Beaupere apres luy auoir tenu pluſieurs propos de la grande amitié qu’il luy portoit, luy voulut mettre la main au tetin, qui fut par elle bien repoulſé comme elle deuoit, & fut ſi courroucé qu’il luy diſt : Fault il qu’vne religieuſe ſçache qu’elle ait des tetins ? Elle luy reſpondit : ie ſçay que i’en ay, & certainement que vous ny autre n’y toucherez point : car ie ne ſuis ſi ieune ne ignorante, que ie n’entende bien ce qui eſt peché, & ce qui ne l’eſt pas. Et quand il vend que ſes propos ne la pouuoient gaigner, luy en va bailler d’vn autre, diſant : Helas, ma fille ! il fault que ie vous declare mon extreme neceſsité : c’eſt, que i’ay vne maladie que tous les medecins trouuẽt incurable, ſinon que ie me reiouïſſe & iouë auec quelque femme que i’aime bien fort. De moy, ie ne voudrois pour mourir faire peché mortel. Mais quand lon viendroit iuſques lá, ie ſçay que ſimple fornication n’eſt nullement à comparer au peché d’homicide. Parquoy ſi vous aimez ma vie, en ſauuant voſtre conſcience de crudelité, vous me la ſauuerez. Elle luy demanda quelle façon de ieu il entendoit faire. Il luy diſt, qu’elle pouuoit bien repoſer ſa conſcience ſur la ſienne, & qu’il ne feroit choſe dont l’vne ne l’autre fuſt chargée. Et pour luy monſtrer le commencement du paſſe-temps qu’il demandoit, la vint embraſſer, & eſſayer de la ietter ſur vn lict. Elle cognoiſſant ſa meſchante intention, ſe deffendit ſi bien de parolles & de bras, qu’il n’eut pouuoir de toucher qu’à ſes habillemens. A l’heure quand il veid toutes ſes inuentions & efforts eſtre tournez en rien, comme vn homme furieux, & non ſeulement hors de conſcience, mais de raiſon naturelle, luy meit la main ſoubs la robbe, & tout ce qu’il peut toucher des ongles eſgratigna de telle fureur, que la pauure fille en criant bien fort, de tout ſon hault tomba à terre toute eſuanouye. Et à ce cry entra l’abbeſſe dans le dortouër ou elle eſtoit, laquelle eſtant à veſpres ſe ſouuint auoir laiſſé ceſte religieuſe ſeule auec le Beaupere, qui eſtoit fille de ſa niepce : dont elle eut vn ſcrupule en ſa conſcience, qui luy feit laiſſer veſpres, & alla à la porte du dortouër, eſcouter que lon faiſoit : mais oyant la voix de ſa niepce pouſſa la porte que le ieune moyne tenoit. Et quand le prieur veid venir l’abbeſſe, en luy monſtrãt ſa niepce eſuanouye en terre, luy diſt : Sans faulte, noſtre mere, vous auez grand tort, que vous ne m’auez dict les conditions de ſœur Marie : car ignorant ſa debilité ie l’ay faict tenir de bout deuant moy, & en la chapitrant s’eſt eſuanouye, comme vous voyez. Ils la feirent reuenir auec vinaigre & autres choſes propices, & trouuerent que de ſa cheutte elle eſtoit bleſſée à la teſte. Et quand elle fut reuenue, le prieur, craignant qu’elle comtaſt à ſa tante l’occaſion de ſon mal, luy diſt à part : Ma fille, ie vous commande ſur peine d’inobedience & d’eſtre damnée eternellement, que vous n’ayez iamais à parler de ce que ie vous ay faict icy. Car entendez que l’extremité d’amour m’y a contraint, & puis que ie voy que vous ne le voulez, ie ne vous en parleray iamais que ceſte fois. Vous aſſeurãt, que ſi vous me voulez aimer, ie vous feray eſlire abbeſſe d’vne des meilleures abbayes de ce royaume. Elle luy reſpõdit qu’elle aimoit mieux mourir en chartre perpetuelle, que d’auoir iamais autre amy que celuy qui eſtoit mort pour elle en la croix, auec lequel elle aimoit mieux ſouffrir tous les maux que le monde pourroit donner, que ſans luy auoir tous les biens : & qu’il n’euſt plus à luy parler de ces propos, ou elle le diroit à ſa mere abbeſſe, mais qu’en ſe taiſant, elle ſe tairoit. Ainſi s’en alla ce mauuais paſteur, lequel pour ſe mõſtrer tout autre qu’il n’eſtoit, & pour encor auoir le plaiſir de regarder celle qu’il aimoit, ſe retourna vers l’abbeſſe, luy diſant : Ma mere, ie vous prie faictes chãter à toutes voz filles vn ſalue regina, en l’hõneur de ceſte vierge ou i’ay mon eſperance. Ce qui fut faict : durant lequel ce regnard ne feit que plorer, non d’autre deuotion que de regret qu’il auoit de n’eſtre venu au deſſus de la ſienne. Et toutes les religieuſes penſans que ce fuſt d’amour à la vierge Marie, l’eſtimoient vn ſainct homme. Seur Marie, qui cognoiſſoit ſa malice, prioit en ſon cueur de confondre celuy qui deſpriſoit tant la virginité. Ainſi s’en alla ceſt hipocrite à ſaint Martin, auquel lieu ce meſchant feu qu’il auoit en ſon cueur ne ceſſa de bruſler iour & nuict, & de chercher toutes les inuẽtions poſsibles pour venir à ſes fins. Et pource que ſur toutes choſes il craignoit l’abbeſſe qui eſtoit femme vertueuſe, il penſa le moyen de l’oſter de ce monaſtere. Ainſi s’en alla vers ma dame de Vendoſme pour l’heure demeurãt à la Fere, ou elle auoit edifié & fondé vn conuent de ſaint Benoiſt, nommé le mont d’Oliuet. Et comme celuy qui eſtoit le ſouuerain reformateur, luy donna à entendre que l’abbeſſe dudict mont d’Oliuet n’eſtoit pas aſſez ſuffiſante pour gouuerner vne telle communauté. La bonne dame le pria de luy en donner vne autre, qui fuſt digne de ceſt office. Et luy, qui ne demandoit autre choſe, luy conſeilla de prédre l’abbeſſe de Gif, pour la plus ſuffiſante qui fuſt en France. Ma dame de Vendoſme incontinent l’enuoya querir, & luy donna la charge de ſon monaſtere du mont d’Oliuet. Le prieur de ſaint Martin, qui auoit en ſa main les voix de toute la religion, feiſt eſlire à Gif vne abbeſſe à ſa deuotion. Et apres ceſte election, s’en alla audict lieu de Gif, eſſayer encores vne fois ſi par priere ou par douceur il pourroit gaigner ſœur Marie Herouët. Et voyant qu’il n’y auoit nul ordre, retourna deſeſperé en ſon prioré de ſainct Martin, auquel lieu tant pour venir à ſa fin, que pour ſe venger de celle qui luy eſtoit trop cruelle, de peur auſsi que ſon affaire fuſt euenté, feit deſrobber ſecrettement les reliques dudict Gif de nuit, & meit à ſus au confeſſeur de Ieans fort vieil & homme de bien, que c’eſtoit luy qui les auoit deſrobbées, & pour ceſte cauſe le meiſt en priſon à ſainct Martin : & durant qu’il le tenoit priſonnier, ſuſcita deux teſmoings, leſquels ignoramment ſignerent ce que monſieur de ſainct Martin leur commanda : c’eſtoit, qu’ils auoient veu dans vn iardin ledict confeſſeur auec ſœur Marie en acte villain & deshonneſte : ce qu’il voulut faire aduouër au vieil religieux. Mais luy, qui ſçauoit toutes les faultes de ſon prieur, le ſupplia le vouloir mener en chapitre, & que lá deuant tous les religieux il diroit la verité de tout ce qu’il en ſçauoit. Le prieur craignant, que la iuſtification du confeſſeur fuſt ſa condamnation, ne voulut point entendre à ceſte requeſte. Mais le trouuant ferme en ſon propos, le traicta ſi mal en priſon, que les vns dient qu’il y mourut, les autres qu’il le contraignit de laiſſer ſon habit, & s’en aller hors du royaume de France. Quoy qu’il en ſoit, iamais depuis on ne le veid. Quand le prieur eſtima auoir vne telle priſe ſur ſœur Marie, s’en alla à la religion, ou l’abbeſſe eſtant faicte à ſa poſte, ne le cõtrediſoit en rien : & lá commença de vouloir vſer de ſon auctorité de viſiteur, & feit venir toutes les religieuſes l’vne apres l’autre, pour les ouïr en vne chambre en forme de cõfeſsion & viſitation. Et quand ce fut au rang de ſœur Marie, qui auoit perdu ſa bonne tante, il recommẽça à luy dire : ſœur Marie, vous ſçauez de quel crime vous eſtes accuſée, & que la diſsimulation que vous faictes d’eſtre tant chaſte ne vous a de rien ſeruy : car on cognoiſt biẽ, que vous eſtes tout le contraire. Sœur Marie luy reſpondit d’vn viſage aſſeuré : faictes moy venir celuy qui m’a accusée, & vous verrez ſi deuant moy il demeurera en ſa mauuaiſe opinion. Il luy diſt : Il ne vous fault autre preuue, puis que le confeſſeur meſme a eſté cõuaincu. Sœur Marie luy diſt : Ie le penſe ſi homme de bien, qu’il n’aura pas confeſsé telle meſchanceté, & menſonge : mais quand ainſi ſeroit, faictes le venir deuant moy, & ie prouueray le contraire de ſon dire. Le prieur, voyant qu’en nulle ſorte il ne la pouuoit eſtonner, luy diſt : Ie ſuis voſtre pere, qui pour ceſte cauſe deſire ſauuer voſtre honneur, partant ie remects ceſte verité à voſtre conſcience, à laquelle i’adiouſteray ſoy. Ie vous demande, & vous coniure ſur peine de peché mortel, de me dire verité. A ſçauoir ſi vous eſtiez vierge, quand vous fuſtes miſe ceans. Elle luy reſpõd : mon pere, l’aage de cinq ans, que i’auois, doit eſtre teſmoing de ma virginité. Or bien, ma fille, depuis ce temps lá auez vous point perdu ceſte belle fleur ? Elle luy iura que non, & que jamais n’auoit trouué empeſchement que de luy. A quoy il diſt, qu’il ne la pouuoit croire, & que la choſe giſoit en preuue. Quelle preuue, diſt elle, vous en plaiſt il faire ? Comme i’en fais aux autres, diſt le prieur : car tout ainſi que ie ſuis viſiteur des ames, auſsi le fuis-ie des corps. Voz abbeſſes & prieures ont paſsé par mes mains, vous ne deuez craindre que ie viſite voſtre virginité. Parquoy iettez vous ſur le lict, & mettez le deuant de voſtre habillemẽt ſur voſtre viſage. Sœur Marie luy reſpondit par colere : Vous m’auez tant tenu de propos de la folle amour que vous me portez, que i’eſtime pluſtoſt que me voulez oſter ma virginité, que de la vouloir viſiter : parquoy entendez que iamais ie n’y conſentiray. Alors il luy diſt qu’elle eſtoit excommuniée de refuſer l’obedience de ceſte religion, & ſi elle ne conſentoit qu’il la deshonoreroit en plein chapitre, & diroit le mal qu’il ſçauoit entre elle & le confeſſeur. Mais elle d’vn viſage ſans peur luy reſpõdit. Celuy qui cognoiſt le cueur de ſes ſeruiteurs, me rendra autant d’honeur deuant luy, que vous me ferez de hõte deuant les hommes. Parquoy puis que voſtre malice en eſt iuſques lá, i’aime mieux qu’elle paracheue ſa cruauté enuers moy, que le deſir de ſon mauuais vouloir : car ie ſçay que Dieu eſt iuſte iuge. A l’heure il s’en alla amaſſer tout le chapitre, & feit venir deuant luy à genoux ſœur Marie, à laquelle il diſt, par vn merueilleux deſpit : Sœur Marie, il me deſplaiſt, que les bõnes admonitions, que ie vous ay données, ont eſté inutiles en voſtre endroit : & vous eſtes tombée en vn tel inconuenient que ie ſuis contrainct de vous enioindre vne penitence nitence cõtre ma couſtume : c’eſt, qu’ayant examiné voſtre confeſſeur ſur aucuns crimes à luy impoſez, ma cõfeſsé auoir abuſé de voſtre perſonne au lieu ou les teſmoings dient l’auoir veu. Parquoy ainſi que vous auois eſleuée en eſtat honorable, & maiſtreſſe des nouices, i’ordonne que vous ſoyez miſe non ſeulement la derniere de toutes, mais mangeant à terre deuant toutes les ſœurs pain & eau, iuſques à ce qu’on cognoiſſe voſtre contrition ſuffiſante d’auoir grace. Sœur Marie, eſtant aduertie par vne de ſes compaignes qui entendoit tout ſon affaire, que ſi elle reſpondoit choſe qui deſpleuſt au prieur, il la mettroit in pace, c’eſt à dire, en chartre perpetuelle, endura ceſte ſentence, leuant les yeux au ciel, & priant celuy, qui auoit eſté ſa reſiſtance contre le peché, vouloir eſtre ſa patience contre ſa tribulation. Encores defendit ce venerable prieur, que quand ſa mere ou ſes parens viendroient, qu’on ne la ſouffriſt de trois ans parler à eux, n’eſcrire lettres ſinon faictes en communauté. Ainſi s’en alla ce malheureux homme ſans plus y reuenir, & fut ceſte pauure fille long temps en la tribulation que vous auez ouye. Mais ſa mere, qui ſur tous ſes enfans l’aimoit, voyãt qu’elle n’auoit plus de nouuelles d’elle, s’en eſmerueilla fort, & diſt à vn ſien fils ſage & honneſte gentil-homme, qu’elle penſoit que ſa fille eſtoit morte, & que les religieuſes pour en auoir la penſion annuelle luy diſsimuloient, luy priant en quelque façon que ce fuſt de trouuer moyen de veoir ſadicte ſœur. Lequel incontinent alla à la religion, en laquelle on luy feit les excuſes accouſtumées : c’eſt, qu’il y auoit trois ans, que ſa ſœur ne bougeoit du lict. Dont il ne ſe teint pas content, & leur iura que s’il ne la voyoit, il paſſeroit par deſſus les murailles, & forceroit le monaſtere. De quoy elles eurẽt ſi grande peur, qu’elles luy amenerẽt ſa ſœur à la grille, laquelle l’abbeſſe tenoit de ſi pres, qu’elle ne pouuoit dire à ſon frere choſe qu’elle n’entendiſt. Mais elle, qui eſtoit ſage, auoit mis par eſcrit tout ce qui eſt cy deſſus, auec mille autres inuentions que ledict prieur auoit trouuées pour la deceuoir, que ie laiſſe à compter pour la longueur. Si ne veux-ie oublier à dire, que durant que ſa tante eſtoit abbeſſe, penſant qu’il fuſt refusé pour ſa laideur, feit tenter ſœur Marie par vn beau & ieune religieux, eſperant que ſi par amour elle obeïſſoit à ce religieux, que apres il la pourroit auoir par crainte. Mais d’vn iardin ou ledict religieux luy teint propos auec geſtes ſi deshonneſtes, que i’aurois honte de les referer, la pauure fille courut à l’abbeſſe qui parloit au prieur, criant : Ma mere, ce ſont diables en lieu de religieux, ceux qui nous viennent viſiter. Et à l’heure le prieur, ayant peur d’eſtre deſcouuert, commença à dire en riant : Sãs faulte, ma mere, ſœur Marie a raiſon : & en la prenant par la main, luy diſt deuant l’abbeſſe : I’auois entẽdu que ſœur Marie parloit fort bien, & auoit le langage ſi à main qu’on l’eſtimoit mondaine : & pour ceſte occaſion ie me ſuis contrainct contre mon naturel tenir tous les propos que les hommes mondains tiennent aux femmes, ainſi que ie trouue par eſcript (car d’experience i’en ſuis auſsi ignorant comme le iour que ie fus né) & en penſant que ma vieilleſſe & laideur luy faiſoient tenir propos ſi vertueux, ie commanday à mon ieune religieux de luy en tenir de ſemblables, à quoy vous voyez qu’elle a vertueuſement reſiſté. Dont ie l’eſtime ſi ſage & vertueuſe, que ie veux qu’elle ſoit doreſnauant la premiere apres vous, & maiſtreſſe des nouices, à fin que ſon bon vouloir croiſſe touſiours de plus en plus en vertu. Ceſt acte icy & pluſieurs autres feit ce bon religieux durãt trois ans qu’il fut amoureux de la religieuſe. Laquelle (cõme i’ay dict) bailla par la grille à ſon frere tout le diſcours de ſa piteuſe hiſtoire. Ce que le frere porta à ſa mere, qui toute deſeſperée vint à Paris, ou elle trouua la Royne de Nauarre ſœur vnique du Roy, à qui elle monſtra ce piteux diſcours, en luy diſant : Ma dame, fiez vous vne autre fois en voz hipocrites. Ie penſois auoir mis ma fille aux faulxbourgs & chemin de paradis, mais ie l’ay miſe en enfer entre les mains des pires diables qui y puiſſent eſtre. Car les diables ne nous tentent s’il ne nous plaiſt, & ceux cy nous veulent auoir par force ou l’amour deffault. La Royne de Nauarre fut en grande peine : car entieremẽt elle ſe confioit en ce prieur de ſainct Martin, à qui elle auoit baillé la charge des abbeſſes de Montiuilier & de Can ſes belles ſœurs. D’autre coſté le crime ſi grand luy donna telle horreur & enuie de venger l’innocence de ceſte pauure fille, qu’elle communiqua au chancellier du Roy (pour lors Legat en Frãce) de l’affaire, & feit enuoyer querir le prieur : lequel ne trouua nulle excuſe, ſinon qu’il auoit ſoixante dix ans : & parla à la Royne de Nauarre, luy priant ſur tous les plaiſirs qu’elle luy voudroit iamais faire, & pour recompenſe de tous ſes ſeruices, qu’il luy pleuſt de faire ceſſer ce proces, & qu’il cõfeſſeroit que ſœur Marie Herouët eſtoit vne perle d’honneur & de virginité. La Royne oyant cela, fut tant eſmerueillée qu’elle ne ſceut que luy reſpondre, ains le laiſſa lá : & le pauure homme tout confus ſe retira en ſon monaſtere, ou il ne voulut plus eſtre veu de perſonne, & ne veſquit qu’vn an apres. Et ſœur Marie Herouët eſtimée, comme elle meritoit, par les vertuz que Dieu auoit miſes en elle, fut oſtée de ladicte abbaye de Gif, ou elle auoit eu tant de mal, & faicte abbeſſe par le don du Roy de l’abbaye nommée Gien pres de Montargis : qu’elle reforma, & veſquit cõme pleine de l’eſprit de Dieu, le loüant toute ſa vie, de ce qu’il luy auoit pleu luy donner honneur & repos.

Voila, mes dames, vne hiſtoire, qui eſt bien pour monſtrer ce que dict l’Euangile, & ſainct Paul aux Corinthiens : Que Dieu par les choſes foibles, confond les fortes, & par les inutiles aux yeux des hommes, la gloire de ceux qui cuident eſtre quelque choſe, & ne ſont rien. Et penſez, mes dames, que ſans la grace de Dieu, il n’y a homme ou lon doiue croire nul bien, ne ſi forte tentation, dont auecques luy lon n’emporte victoire : comme vous pouuez veoir par la confeſsion de celuy que lon eſtimoit iuſte, & par l’exaltation de celle qu’il vouloit faire trouuer pechereſſe & meſchante. Et en cela eſt verifié le dire de noſtre Seigneur : Qui ſe exaltera, ſera humilié : & qui ſe humiliera, ſera exalté. Helas ! diſt Oiſille, que ce prieur lá a trompé de gens de bien, car i’ay veu qu’on ſe fioit plus en luy qu’en Dieu. Ce n’eſt pas moy, diſt Nomerfide, car ie ne m’arreſte point à telles gens. Il y en a de bons, diſt Oiſille, & ne fault pas que pour les mauuais, ils ſoient tous iugez : mais les meilleurs ſont ceux, qui hantent moins les maiſons ſeculieres, & les femmes. Vous dictes bien, diſt Emarſuitte : car moins on les voit, moins on les cognoiſt, & plus on les eſtime, pource que la frequentation les monſtre tels qu’ils ſont. Or laiſſons le monſtier ou il eſt, diſt Nomerfide, & voyons à qui Guebron donnera ſa voix. Ce ſera, diſt il, à ma dame Oiſille, à fin qu’elle die quelque choſe à l’hõneur des freres religieux. Nous auons tant iuré, diſt Oiſille, de dire verité, que ie ne ſçaurois ſouſtenir autre partie. Et auſſi en faiſant voſtre compte, vous m’auez remis en memoire vne piteuſe hiſtoire que ſeray contraincte de dire, pource que ie ſuis voiſine du païs, ou de mon temps elle eſt aduenue. Et à fin, mes dames, que l’hypocriſie de ceux, qui s’eſtiment plus religieux que les autres, ne vous enchante l’entendement, de ſorte que voſtre foy diuertie de ce droict chemin, s’eſtime trouuer ſalut en quelque autre creature, qu’en celuy ſeul qui ne veult auoir compaignon à noſtre creation & redemption, lequel eſt tout puiſſant pour nous ſauuer en la vie eternelle, & en ceſte temporelle nous conſoler & deliurer de toutes noz tribulations, cognoiſſant que ſouuent l’ange ſatan ſe transforme en ange de lumiere, à fin que l’œil exterieur aueuglé par l’apparence de ſaincteté & de deuotion, ne ſ’arreſte à ce qu’il doibt fuir : il me ſemble bon de vous en racompter vne aduenuë de noſtre temps.



Trois meurtres aduenuz en vne maiſon : à ſçauoir, en la perſonne du ſeigneur, de ſa femme, & de leur enfant, par la meſchanceté d’vn Cordelier.


NOVVELLE VINGTTROSIESME.



Av pays de Perigord y auoit vn gentilhomme, qui auoit telle deuotion à ſainct François, qu’il luy ſembloit, que tous ceux qui portoient ceſt habit, debuoient eſtre ſemblables au bon ſainct. En l’honneur de quoy auoit fait faire en ſa maiſon chambre & garderobbe propre pour les loger, par le conſeil deſquels il conduiſoit toutes ſes affaires, voire iuſques aux moindres choſes de ſon meſnage, ſ’eſtimant cheminer ſeurement en ſuyuant leur bon conſeil. Or aduint vn iour que la femme de ce gentil-homme, qui eſtoit belle, & non moins ſage que vertueuſe, auoit faict vn beau fils, dont l’amitié que luy portoit ſon mary, augmenta doublement. Et pour feſtoyer la commere, enuoya querir vn ſien beau frere. Ainſi que l’heure du ſoupper fut venuë, arriua vn cordelier, duquel ie celeray le nom pour l’honneur de la religion. Le gentil-homme fut fort aiſe voyant ſon pere ſpirituel, deuant lequel il ne cachoit nul fecret. Et apres pluſieurs propos tenuz entre ſa femme, ſon beau frere, & luy, ſe miſrent à table pour ſoupper, durant lequel ce gentil-homme regardant ſa femme, qui auoit aſſez de beauté & de bonne grace, pour eſtre deſirée, commença à demãder tout hault vne queſtion au beaupere : Mon pere, eſt il vray qu’vn homme peche mortellement de coucher auec ſa femme, pendant qu’elle eſt en couche ? Le beaupere, qui auoit la contenance & la parolle contraire à ſon cueur, luy reſpondit : Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/202 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/203 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/204 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/205 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/206 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/207 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/208 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/209 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/210 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/211 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/212 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/213 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/214 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/215 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/216 miracles, comme d’affoiblir les forts, fortifier les foibles, donner intelligence aux ignorans, oſter le ſens aux plus ſages, fauoriſer aux paſsions, deſtruire la raiſon, & brief l’amoureuſe diuinité prend plaiſir en telles mutations. Et pource que les princes n’en ſont exempts, auſsi ne le ſont ils de la neceſsité, en laquelle les met le deſir de la ſeruitude d’amour. Et par force leur eſt non ſeulement permis vſer de menſonge, hipocriſie, & fiction, qui ſont les moyens de vaincre les ennemis, ſelon la doctrine de maiſtre Iean de Meun. Or puis qu’en tel acte d’vn prince, eſt louable la condition, qui en tous autres fait à deſeſtimer, ie vous racompteray les inuentions d’vn ieune prince, par leſquelles il trompa ceux qui ont accouſtumé de tromper tout le monde.


Subtil moyen dont vſoit vn grand prince, pour iouyr de la
femme d’vn Aduocat de Paris.


NOUVELLE VINGTCINQIESME.



En la ville de Paris, y auoit vn Aduocat plus eſtimé que neuf hommes de ſon eſtat, & pour eſtre cherché d’vn chacun, à cauſe de ſa ſuffiſance, eſtoit deuenu le plus riche de tous ceux de ſa robe. Mais voyãt qu’il n’auoit eu nuls enfans de ſa premiere femme, eſpera d’en auoir d’vne ſeconde. Et combien que ſon corps fuſt vieil, ſon cueur ne ſon eſperance n’eſtoient point morts : qui luy feit choiſir vne fille dans la ville, de l’aage de dixhuict à dixneuf ans, fort belle de viſage & de teinct, & encores plus de taille, & de bon poinct. Laquelle il aima & traicta le mieux qui luy fut poſsible : & n’eut d’elle nõ plus d’enfans que de la premiere, dont à la longue elle ſe faſcha. Parquoy la ieuneſſe, qui ne peult porter long ennuy, luy feit chercher recreation ailleurs qu’en ſa maiſon, en allant aux dances, & banquets, toutesfois ſi honneſtement, que ſon mary n’en pouuoit prendre mauuaise opinion : Car elle eſtoit touſiours en la compaignie de celles en qui il auoit fiance. Vn iour qu’elle eſtoit en vnes nopces, ſ’y trouua vn bien grãd prince, qui en me faiſant le compte, me deffendit le nommer. Si vous puis-ie bien dire, que c’eſtoit le plus beau, & de la meilleure grace qui ait eſté deuant, ne qui (ie croy) ſera apres en ce royaume. Ce prince, voyant ceſte ieune & belle dame, de laquelle les yeux & la contenance l’inciterent à l’aimer, vint parler à elle d’vn tel langage, & de telle grace, qu’elle euſt volontiers commẽcé ceſte harangue, & ne luy diſsimula point, que de long temps elle auoit en ſon cueur l’amour dont il la prioit, & qu’il ne ſe donnaſt point de peine pour la perſuader à vne choſe, ou par la ſeule veuë, amour l’auoit faict conſentir. Ayant ce ieune prince par la naïfueté d’amour ce qui meritoit bien eſtre acquis par le temps, mercia le Dieu qui luy fauoriſoit. Et depuis ceſte heure lá, pourchaſſa ſi bien ſon affaire, qu’ils accorderent enſemble le moyen comme ils ſe pourroient veoir hors de la veuë des autres. Le lieu & le temps accordez, ce ieune prince ne faillit de ſ’y trouuer, & pour garder l’honneur de ſa dame, il y alla en habit diſsimulé. Mais à cauſe des mauuais garſons, qui couroient la nuict par la ville, auſquels ne ſe vouloit faire cognoiſtre : print en ſa compaignie quelques gentils-hommes à qui il ſe fioit. Et au commencemẽt de la rue ou elle demeuroit les laiſſa, diſant : ſi vous n’oyez point de bruit dãs vn quart d’heure, retirez vous en voz logis, & ſur les trois ou quatre heures reuenez icy me querir. Ce qu’ils firent, & n’oyans nul bruit, ſe retirerẽt. Le ieune prince ſ’en alla tout droict chez ſon aduocat, & trouua la porte ouuerte comme on luy auoit promis. Mais en montant le degré, rencontra le mary, qui auoit en ſa main vne bougie, duquel il fut plus toſt veu, qu’il ne le peult aduiſer. Toutesfois amour qui donne entendement & hardieſſe ou il baille les neceſsitez, feit que le ieune prince ſ’en vint droict à luy, & luy diſt : Monſieur l’aduocat, vous ſçauez la fiance que moy & tous ceux de ma maiſon auons euë à vous, & que ie vous tiens de mes meilleurs & plus fidelles ſeruiteurs. I’ay bien voulu venir icy vous viſiter priuément, tant pour vous recommander mes affaires, que pour vous prier que me donniez à boire, car i’en ay grand beſoing, & ne dire à perſonne du monde que i’y ſois venu. Car de ce lieu m’en fault aller à vn autre, ou ie ne veux eſtre cogneu. Le bon homme aduocat fut tant aiſe de l’honneur que ce prince luy faiſoit, de venir ainſi priuément en ſa maiſon, qu’il le mena en ſa chambre, & diſt à ſa femme qu’elle appreſtaſt la collation, des meilleurs fruicts & confitures qu’elle pourroit finer. Ce qu’elle feit treſvolontiers, & l’appreſta la plus honneſte qu’il luy fut poſsible. Et nonobſtant que l’habillement qu’elle portoit d’vn couurechef & mãteau, la monſtraſt plus belle qu’elle n’auoit accouſtumé, ſi ne feit pas le ieune prince ſemblant de la regarder : mais touſiours parloit à ſon mary de ſes affaires, cõme à celuy qui les auoit touſiours maniées. Et ainſi que la dame tenoit à genoux les confitures deuãt le prince, & que le mary alla au buffet, pour luy donner à boire, elle luy diſt, qu’au partir de la chambre il ne failliſt d’entrer en vne garderobbe à main droicte, ou bien toſt apres elle l’iroit veoir. Incontinent qu’il eut beu, remercia l’aduocat, lequel le vouloit à toute force accompaigner : mais il l’aſſeura que lá ou il alloit n’auoit beſoing de cõpaignie. Et en ſe tournant deuers ſa femme, luy diſt : auſsi ie ne vous veux pas faire tort de vous oſter ce bon mary, lequel eſt de mes anciẽs ſeruiteurs. Vous eſtes ſi heureuſe de l’auoir, que vous auez bien occaſion d’en louër Dieu, & de le bien ſeruir, & obeïr. Et ſi vous faiſiez autrement, vous ſeriez bien malheureuſe. En diſant ces honneſtes propos, ſ’en alla le ieune prince, & fermant la porte apres ſoy pour n’eſtre ſuiuy au degré, entra dedans la garderobbe, ou apres que le mary fut endormy ſe trouua la belle dame, qui le mena dedans vn cabinet le mieux en ordre qu’il eſtoit poſsible. Combien que les plus beaux images qui y fuſſent, eſtoient luy & elle, en quelques habillemẽs qu’ils ſe voulſiſſent mettre. Et lá ie ne fais doubte qu’elle ne luy tint toutes ſes promeſſes. De lá ſe retira à l’heure qu’il auoit dict à ſes gẽtils-hommes, & les trouua au lieu ou il leur auoit commandé de l’attendre. Et pource que ceſte vie dura aſſez longuement, choiſit le ieune prince vn plus court chemin pour y aller. C’eſt qu’il paſſoit par vn monaſtere de religieux, & auoit ſi bien faict enuers le prieur, que touſiours enuiron minuict le portier luy ouuroit la porte, & pareillement quand il ſ’en retournoit. Et pource que la maiſon ou il alloit eſtoit pres de lá, ne menoit perſonne auecques luy. Et neantmoins qu’il menaſt la vie que ie vous dis, ſi eſtoit il prince craignant & aimant Dieu. Et ne failloit iamais, combien qu’à l’aller il ne s’arreſtaſt point, de demourer au retour long temps en oraiſon en l’Egliſe. Qui donna grande occaſion aux religieux, qui en entrant & ſortant de matines le voyoient à genoux d’eſtimer que ce fuſt le plus ſainct homme du monde. Ce prince auoit vne ſœur, qui frequentoit fort ceſte religion. Et comme celle qui aimoit ſon frere, plus que toutes les creatures du mõde, le recommandoit aux prieres de toutes les bonnes perſonnes, qu’elle pouuoit cognoiſtre. Et vn iour qu’elle le recommandoit affectueuſement au prieur de ce monaſtere, il luy diſt : Helas, ma dame ! qui eſt-ce que vous me recommandez ? vous me parlez de l’homme du mõde, aux prieres duquel i’ay plus d’enuie d’eſtre recommandé. Car ſi ceſtuy là n’eſt ſainct & iuſte (allegant le paſſage, que bien heureux eſt qui peult faire mal, & ne le faict) ie n’eſpere pas d’eſtre trouué tel. La ſœur, qui eut enuie de ſçauoir quelle cognoiſſance ce beaupere auoit de la bonté de ſon frere, l’interrogea ſi fort, qu’en luy baillant ce ſecret ſoubs le voille de confeſsion, luy diſt : N’eſt-ce pas vne choſe admirable, de veoir vn prince ieune & beau, laiſſer les plaiſirs & ſon repos, pour bien ſouuent venir ouïr noz matines ? non comme prince cherchant l’honneur du monde, mais cõme vn ſimple religieux, vient tout ſeul ſe cacher en l’vne de noz chappelles. Sans faulte, ceſte bonté rend mes freres & moy ſi confuz, qu’aupres de luy nous ne ſommes dignes d’eſtre appellez religieux. La ſœur, qui entendit ces parolles, ne ſceut que croire : car nonobſtant que ſon frere fuſt bien mondain, ſi ſçauoit elle qu’il avoit la conſcience bonne, la foy & l’amour en Dieu, bien grande : mais d’aller à l’egliſe à telle heure, elle ne l’euſt iamais ſoupçonné. Parquoy elle ſ’en vint à luy, & luy compta la bonne opinion que les religieux auoient de luy, donc il ne ſe peut garder de rire, auec vn viſage tel, qu’elle, qui le cognoiſſoit comme ſon propre cueur, cogneut qu’il y auoit quelque choſe cachée ſoubs ſa deuotion : & ne ceſſa iamais qu’il ne luy en euſt dict la verité telle, que ie l’ay miſe icy par eſcrit, & qu’elle feit l’honneur de me le compter.

C’eſt à fin que vous cognoiſsiez, mes dames, qu’il n’y a malice d’aduocat, ny fineſſe de moine, qu’amour en cas de neceſsité ne face tromper, par ceux qui ſont parfaicts en amour : & puis qu’amour ſçait tromper les trompeurs, nous pauures ſimples ignorantes, le deuons bien craindre. Encores, diſt Guebron, que ie me doubte bien qui c’eſt, ſi fault il que ie die, qu’il eſt louable en ceſte choſe. Car on veoit peu de grans ſeigneurs, qui ſe ſoucient de l’honneur des femmes, ny du ſcandale du public, mais qu’ils ayent leur plaiſir : & ſouuent ſont autheurs que lon penſe pis qu’il n’y a. Vrayement, diſt Oiſille, ie voudrois que tous les ieunes ſeigneurs y prinſent exemple. Car ſouuent le ſcandale eſt pire que le peché. Pẽfez, diſt Nomerfide, que les prieres, qu’il faiſoit au monaſtere ou il paſſoit, eſtoient bien fondées. Si n’en deuez vous point iuger, diſt Parlamente : car peult eſtre qu’au retour, la repentance en eſtoit telle, que le peché luy eſtoit pardonné. Il eſt biẽ difficile, dit Hircan, de ſe repẽtir d’vne choſe ſi plaiſante. Quãt eſt de moy, ie m’en ſuis ſouuentesfois cõfeſsé, mais nõ gueres repenti. Il vaudroit mieux, diſt Oiſille, ne ſe confeſſer point, ſi lon n’a bonne repentance. Or ma dame, diſt Hircan, le peché me deſplaiſt biẽ, & ſuis marri d’offenſer Dieu, mais le plaiſir me plaiſt. Touſiours vous & voz ſemblales, diſt Parlamente, voudriez biẽ qu’il n’y euſt ne Dieu ne loy, ſinõ celle que voſtre affection ordonneroit. Ie vous confeſſe, diſt Hircan, que ie voudrois que Dieu print auſsi grand piaiſir à mes plaiſirs, cõme ie fais : car ie luy donnerois ſouuent matiere de ſe reſiouïr. Si ne ferez vous pas vn Dieu nouueau, diſt Guebron, parquoy fault obeïr à celuy que nous auons. Mais laiſſons ces diſputes aux Theologiẽs, à fin que Longarine dõne ſa voix à quelqu’vn. Ie la donne, diſt elle, à Saffredent. Mais ie le prie, qu’il nous face le plus beau cõpte, dont il ſe pourra aduiſer, & qu’il ne regarde point tãt à dire mal des femmes, que lá ou il y aura du biẽ il n’en vueille monſtrer la verité. Vrayement, diſt Saffredẽt, ie l’accorde : car i’ay en main l’hiſtoire d’vne folle & d’vne ſage : vous prẽdrez l’exẽple qu’il vous plaira le meilleur. Et cognoiſtrez qu’autant qu’amour faict faire aux meſchãs de meſchãcetez, en cueur honeſte faict faire choſes dignes de louange. Car amour de foy eſt bon, mais la malice du ſubiect luy faict ſouuent prendre vn nouueau ſurnom de fol, leger, cruel, ou villain. Toutesfois par l’hiſtoire, que ie vous veux à preſent racompter, pourrez veoir qu'amour ne chãge point le cueur, mais le monſtre tel qu’il eſt, fol aux fols, & ſage aux ſages. Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/222 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/223 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/224 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/225 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/226 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/227 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/228 tant voſtre propre bien, perſonne, ny honneur, que ie l’ayme. Le ſeigneur d’Auannes craintif, ayant la larme à l’œil, la ſupplia tresfort, que pour ſeureté de ſes paroles, elle le vouluſt baiſer. Ce qu’elle luy refuſa, diſant que pour luy elle ne rõproit point la couſtume du pays. Et en ce debat ſuruint le mary, auquel diſt monſieur d’Auannes : Mon pere, ie me ſens tant tenu à vous & à voſtre femme, que ie vous ſupplie pour iamais me reputer voſtre fils. Ce que le bonhomme feit treſvolontiers. Et pour ſeureté de ceſte amitié, ie vous prie, diſt monſieur d’Auannes, que ie vous baiſe : ce qu’il feit. Apres luy diſt : Si ce n’eſtoit de peur d’offenſer la loy, i’en ferois autant à ma mere voſtre femme. Le mary voyant cela, commanda à ſa femme de le baiſer, ce qu’elle feit, ſans faire ſemblant de vouloir ou ne vouloir ce que ſon mary luy commandoit. A l’heure le feu, que la parolle auoit commencé d’allumer au cueur du pauure ſeigneur, commença à s’augmenter par le baiſer tant deſiré, ſi fort requis, & ſi cruellement refusé. Ce faict s’en alla ledict ſeigneur d’Auannes deuers le Roy ſon frere au chaſteau, ou il feit force beaux comptes de ſon voyage de Montferrat : & lá entẽdit que le Roy ſon frere s’en vouloit aller à Olly & Taffares. Et penſant que le voyage ſeroit long, entra en vne grande triſteſſe, qui le meit iuſques à deliberer, d’eſſayer auant que partir, ſi la ſage dame luy portoit point meilleure volonté, qu’elle luy en faiſoit le ſemblant, & s’en alla loger en vne maiſon de la ville en la ruë ou elle eſtoit, & print vn logis vieil & mauuais, & faict de bois, auquel enuiron minuict meit le feu, dont le cry fut ſi grand par toute la ville, qu’il vint à la maiſon du riche homme, lequel demandant par la feneſtre ou c’eſtoit qu’eſtoit le feu, entendit que c’eſtoit chez monſieur d’Auannes. Ou il alla incontinent auecques tous les gens de ſa maiſon, & trouua le ieune ſeigneur tout en chemiſe en la rue, dont il eut ſi grand pitié, qu’il le print entre ſes bras. Et le couurant de ſa robbe, le mena en ſa maiſon le pluſtoſt qu’il luy fut poſsible, & diſt à ſa femme, qui eſtoit dedans le lict : M’amie, ie vous donne en garde ce priſonnier : traictez le comme moy-meſme. Et ſi toſt qu’il fut party, ledict ſeigneur d’Auannes, qui euſt bien boulu eſtre traicté en mary, ſauta legerement dedans le lict, eſperant que l’occaſion & le lieu feroiẽt changer propos à ceſte ſage dame : mais il trouua le contraire. Car ainſi qu’il faillit d’vn coſté dedans le lict, elle ſortit de l’autre, & print ſa chamarre, de laquelle veſtuë s’en vint à luy au cheuet du lict, & luy diſt : Comment ? monſieur, auez vous penſé que les occaſions puiſſent muer vn chaſte cueur ? Croyez que tout ainſi que l’or s’eſprouue en la fournaiſe, auſsi faict vn cueur chaſte au milieu des tentations, ou ſouuẽt ſe trouue plus fort & vertueux qu’ailleurs, & ſe refroidiſt tant plus il eſt aſſailly de ſon contraire. Parquoy ſoyez ſeur, que ſi i’auois autre volonté, que celle que ie vous ay dicte, ie n’euſſe failly à trouuer des moyens, deſquels n’en voulant vſer, ie n’en tiens compte. Vous priant que ſi vous voulez que ie continue l’affection que ie vous porte, que vous oſtiez non ſeulement la volonté, mais la pensée de iamais, pour choſe que vous ſceuſsiez faire, me trouuer autre que ie ſuis. Durant ces parolles arriuerent ſes femmes, auſquelles elle commanda que lon apportaſt la collation de toutes ſortes de confitures.^Mais il n’auoit pour l’heure ny faim ny ſoif, tant eſtoit deſeſperé d’auoir failly à ſon entreprinſe, craignant que la demonſtration qu’il auoit faicte de ſon deſir luy feit perdre la priuauté qu’il auoit auec elle. Le mary ayant donné ordre au feu, retourna & pria tant monſieur d’Auannes qu’il demeuraſt pour ceſte nuict en ſa maiſon, qu’il luy accorda. Mais fut ceſte nuict paſsée en telle ſorte que ſes yeux furent plus excercez à plorer, qu’à dormir. Et bien matin leur alla dire à dieu dans le lict, ou en baiſant la dame cogneut bien qu’elle auoit plus de pitié de ſon offenſe, que de mauuaiſe volonté encontre luy : qui fut vn charbon d’auantage adiouté au feu de ſon amour. Apres diſner s’en alla auecques le Roy à Taffares, mais auant que partir, encores alla dire à dieu à ſon bon pere & à ſa dame qui depuis le premier commandement de ſon mary, ne feit plus difficulté de le baiſer comme ſon fils. Mais ſoyez ſeur, que plus la vertu empeſchoit ſon œil & contenance, de monſtrer la flamme cachée, plus elle s’augmentoit, & deuenoit importable : en ſorte que ne pouuant porter la guerre que l’honneur & l’amour luy faiſoient en ſon cueur (laquelle toutesfois auoit deliberé de iamais ne monſtrer, ayant perdu la conſolation de la veuë, & parolle de celuy pour qui elle viuoit) print vne ſieüre continue causée d’vne humeur melancolique & couuerte, tellement que les extremitez du corps luy vindrẽt toutes froides, & au dedans bruſloit inceſſamment. Les medecins, en la main deſquels ne pend pas la ſanté des hommes, commencerent à douter fort de ſa maladie, à cauſe d’vne oppilation, qui la rendoit melencolique, & conſeillerent au mary d’auertir ſa femme de penſer à ſa conſcience, & qu’elle eſtoit en la main de Dieu, cõme ſi ceux qui ſont en ſanté, n’y eſtoient point. Le mary, qui aimoit ſa femme parfaictement, fut ſi triſte de leurs parolles, que pour ſa conſolation il eſcriuit à monſieur d’Auannes, le ſuppliant prendre la peine de les venir viſiter, eſperant que ſa veuë profiteroit à la maladie. A quoy ne tarda le ſeigneur d’Auannes, incontinent les lettres receuës, & s’en vint en poſte en la maiſon de ſon bon pere. Et à l’entrée trouua les ſeruiteurs & femmes de leans, menans tel dueil que meritoit leur maiſtreſſe : dont ledict ſeigneur fut ſi eſtõné, qu’il demoura à la porte, comme vne perſonne tranſie, iuſques à ce qu’il veit ſon bon pere, lequel en l’embraſſant ſe print à plorer ſi fort qu’il ne luy peut mot dire. Et mena ledict ſeigneur d’Auannes en la chambre de la pauure malade : laquelle tournant ſes yeux languiſſans vers luy, le regarda & luy bailla la main, en le tirant de toute ſa foible puiſſance, & en l’embraſſant & baiſant feit vn merueilleux plainct, & luy diſt : O monſieur, l’heure eſt venuë qu’il fault que toute diſsimulatiõ ceſſe, & que ie vous confeſſe la verité que i’ay tant mis peine à vous celer : c’eſt, que ſi vous m’auez porté grande affection, croyez que la mienne n’a eſté moindre. Mais ma douleur a paſsé la voſtre, d’autant que i’ay eu la peine de la celer contre mon cueur & volonté. Car entendez, monſieur, que Dieu & mon honneur ne m’ont iamais permis de la vous declarer, craignant d’aiouſter en vous ce que ie deſirois diminuer. Mais ſçachez, monſieur, que le mot que ſi ſouuent vous ay dit, m’a tant faict de mal au prononcer, qu’il eſt cauſe de ma mort, de laquelle ie me contente, puiſque Dieu m’a faict la grace de n’auoir permis que la violẽce de mon amour ait mis tache à ma conſcience & renommée. Car de moindre feu que le mien, ont eſté ruinez plus grands & plus forts edifices. Or m’en voy-ie contente, puis que auant mourir ie vous ay peu declarer mon affection egale à la voſtre, hors mis que l’honneur des hommes & des femmes n’eſt pas ſemblable. Vous ſuppliant, monſieur, que doreſenauant vous ne craignez à vous adreſſer aux plus grandes, & vertueuſes dames que vous pourrez : car en tels cueurs habitent les plus fortes paſsions, & plus ſagement conduictes. Et la grace, beauté, & honneſteté, qui eſt en vous, ne permettra que voſtre amour trauaille ſans fruict. Ie vous prie vous recorder de ma conſtance, & n’attribuez point à cruauté ce qui doit eſtre imputé à l’hõneur, à la conſcience, & à la vertu, leſquels nous doiuent eſtre plus chers mille fois, que noſtre propre vie. Or à Dieu, mõſieur, vous recõmandant voſtre bon pere mon mary, auquel ie vous prie cõpter à la verité ce que vous ſçauez de moy, à fin qu’il cognoiſſe combien i’ay aimé Dieu & luy : & gardez vous de vous trouuer plus deuant mes yeux : car d’oreſenauãt ie ne veux penſer qu’à aller receuoir les promeſſes que Dieu m’a faictes auant la conſtitution du monde. En ce diſant, le baiſa & embraſſa de toute la force de ſes foibles bras. Ledict ſeigneur, qui auoit le cueur auſsi mort par compaſsion qu’elle par douleur, ſans auoir puiſſance de luy dire vn ſeul mot, ſe retira hors de lá de ſa veuë ſur vn lict qui eſtoit dans la chambre, ou il s’eſuanouït pluſieurs fois. A l’heure la dame appella ſon mary, & apres luy auoir faict beaucoup de remonſtrances honeſtes, luy recommanda monſieur d’Auannes, l’aſſeurãt qu’apres luy, c’eſtoit la perſonne du monde qu’elle auoit la plus aimée. Et en baiſant ſon mary, luy diſt à dieu. Et à l’heure feit apporter le ſainct ſacrement de l’autel, & puis apres l’vnction, leſquels elle receut auecques telle ioye, comme celle qui eſtoit ſeure de ſon ſalut. Et voyant que la veuë luy diminuoit, & les forces luy defailloient, commença à dire bien hault ſon In manus. A ce cry ſe leua le ſeigneur d’Auannes de deſſus le lict, & en la regardant piteuſement luy veit rendre auecques vn doux ſouſpir ſa glorieuſe ame à celuy dont elle eſtoit venuë. Et quãd il s’apperceut qu’elle eſtoit morte, il courut au corps mort : duquel viuant il n’approchoit qu’en craincte, & le vint embraſſer & baiſer de telle ſorte, qu’à grand peine le luy peut on oſter d’entre les bras. Dont le mary en fut fort eſtonné, car iamais n’auoit eſtimé qu’il luy portaſt telle affection, & en luy diſant : monſieur, c’eſt trop : ſe retirerent tous deux de lá. Et apres auoir ploré longuement l’vn ſa femme, & l’autre ſa dame, monſieur d’Auannes luy cõpta tout le diſcours de ſon amitié, & comment iuſques à ſa mort elle ne luy auoit Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/233 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/234 Temerité d’Yn ſot fecretaire, qui ſollicita d’amours la femme de ſon compaisnon, dont il receut orande honte.

NOVVELLE VINGTSEPTIBSME.

n la ville d’Amboiſe demeuroit le ſer- uiteut d’une princefle, qui la feruoit de varler de chambre, hôme honnefte, & qui volontiers feftoyoic les gés qui venoient en fa maïfon, & principalement ſes com : paignons.Il n’y a pas longtemps, que l’yn des fecretaires de fa maiftreffe vint loger ra dix ou douzeiours. Ce fecretaire eftoit filaid, qu’il fembloir mieux vn Roy des Canibales, qu’vn Chte- ftien. Etcombien que ſon hofte & compaignon le traiétaft en frere & amy, & le plus honorablement qu’il luy eftoit poſsible, fi fcit il vn tour d’homme, qui non feulemét oublie toute hon- nefteré, mais qui ne l’eut iamais dedans ſon cœur : c’eſt, de pour- chaſſer paramout deshonnefte & illicite la femme de ſon cô- paignon, qui n’auoit en foy choſe aymable, que le contraire de lawoluptc : car elle eftoit autant femme de bien & vertucufe, quil yen cut dedans la ville ou elle demeuroit. Elle, cognoif. fant la mefchante volonté du fecretaire, aymant mieux par dif ſimulation declarer ſon vice ; que par vn foubdain reffus le coù- urir, fcit ſemblant de trouuer bonsfes propos. Parquoy, luy qui cuidoit l’auoir gaignée, fans regarder à l’aage qu’elle auoit de cinquante ans, & quelle n’eftoic des belles, & fans confiderer lcbonbruit qu’elle auoit d’eftre femme de bien & d’aymer ſon mary ; la prefloitinceffamment., Vn iour encre autres ſon mary cftanc en la maiſon, & eux en vne falle, elle faignit qu’ilnere- noit qu’à crouuer lieu feur, pour parler à luy feu, ainſi qu’il de- firoit, &toutincontinentil luy dift, quelle montaft au galetas. Soubdain elle ſe leua & le pria d’aller deuant, & qu’elle iroit a : pres. Luy, enriant aucc vne doulceur de viſage, ſemblant à vn grand magot, quandil feftoye quelqu’vn, fen’monta legiere- ment parles desrez. Et fur le poinét qu’il attendoit ce qu’il à- uoit tant defire, bruflant d’yn feui, non clait, comme celuy de gencure, mais comme vn gros charbon de forge, efcoutoit fi elle viendroit apres luy : mais en lieu d’ouïr ſes pieds, louyt voix, diſant : Morfieur le fecrettaire, attendez vn peu, ie m’en vois fçauoir à mon mary, fil Iuy plaift bien que l’aille apres vous.Penfez quellemine peut faire en pleurant, celuy quien riant eftoit fi laid : Lequel incontinent deſcendit les larmes aux yeux, la priant pour l’amour de Dieu, qu’elle ne vouluft sompre pat {a parolle l’amitié de luy & de ſon compaignon.. Elle luy refpondit : Te fuis feure que l’aimez tant, que ne me vouldriez dire chofc ; qu’il ne peult entendre : parquoyie luy vois dire. Ce qu’elle feit, quelque priere ou contrainte, qu’il vouluft mettre au deuant, dont il fut auſsi honteux en f’enfuy- ant, que le mary fut content d’entendre l’honnefte tromperie, de laquelle fa femme auoit vi. Et luy pleut tant la vertu de fa femme, qu’il ne tint compte du vice de ſon com paignon, le- quel eftoit aſſez puny, dauoir emporté fur luy la honte, quil vouloit faire en fa maiſon.

Il me femble, ; mes dames, que par ce compteles gens de bien doibuent apprendreà ne retenir ceux, deſquels la conſcience, le cucur, & l’entendement ignorent Dieu, lhonneur, & lavraye amour. Encores que voftre compte ſoit court, dift Oifille, fi eſt il auſsi plaiſant que ren aye point ouy, & à Phonneur d’vne honnefte femme. Par Dieu, dift Simontault, ce n’eſt pas grand honneur à vne honnefte femme, de refuſer-vn.fi laid hom : me que vous peignez ce fecrettaire : mais fil euft eſté beau & honnefte, en cela ſe fuft monftrée la vertu.Et pource queieme doubte qui.il eff, fifeftois en mon rang, ie vous en fcroisvn M} compte, quicftaufsi plaiſant que ceftuy cy. A cela netienne, À dift Emarfuitte : car ie vous donne ma voix. Et à l’heure com : mença ainſi : Ceux qui ont acouftumé de demeurer à la court, ou en quelques bônes villes, eſtiment tant deleur fauoir, quil leur ſemble que tous autres hommesnefontrien au pris d’eux : M mais fi ne reſte.il pourtant, qu’en tous pays, & de toutescon— M ditions de gens, n’y en ait roufiours aſſez de fins & malicieux : À toutesfois, a caufc de l’orgueil de ceux, qui penſent eftreles plus fins, la mocqueric(quand ils font quelque faulte) en eftbeau= À coup plus grande, comme ic deſire vous monftrer parvncom # ptenaguerces aduenu.

Vn ſecrettaire penſoit affiner quelqu’vn qui l’affina, & ce qui en advint.


NOVVELLE VINGTHVICTIESME.



Estant le Roy François premier de ce nom, en la ville de Paris, & ſa ſœur la Royne de Nauarre en ſa cõpaignie, elle auoit vn ſecrettaire, qui n’eſtoit pas de ceux qui laiſſent tomber le bien en terre ſans le recueillir, en ſorte qu’il n’y auoit preſidẽt ne conſeillier qu’il ne cogneuſt, marchand ne riche homme qu’il ne frequentaſt, & auquel il n’euſt intelligence. A l’heure vint auſsi en ladicte ville de Paris vn marchãd de Bayonne nommé Bernard du Ha, lequel tant pour ſes affaires, qu’à cauſe que le lieutenant ciuil eſtoit de ſon païs, s’adreſſoit à luy pour auoir conſeil & ſecours en iceux affaires. Ce ſecrettaire de la Royne de Nauarre alloit auſsi ſouuent viſiter le lieutenant, comme bon ſeruiteur de ſon maiſtre & maiſtreſſe. Vn iour de feſte allant ledict ſecrettaire chez le lieutenant, ne trouua ne luy ne ſa femme, mais ouït bien Bernard du Ha, qui auec vne vielle ou autre inſtrumẽt apprenoit à dancer aux chãbrières de leans les branles de Gasſcongne. Quand le ſecretraire le veid, luy voulut faire à croire qu’il faiſoit mal, & que, ſi la lieutenante & ſon mary le ſçauoient, ils ſeroient treſmal contens de luy. Et apres luy auoir bien peinct la crainte deuant les yeux, iuſques à ſe faire prier de n’en parler point, luy demanda : Que me donnerez vous, & ie n’en diray mot ? Bernard du Ha, qui n’auoit pas ſi grand peur qu’il en faiſoit le ſemblant, voyant que le ſecrettaire le vouloit tromper, luy promit de luy donner vn paſté du meilleur iambon de Baſque qu’il mãgea iamais. Le ſecrettaire qui en fut treſcontent, le pria qu’il peuſt auoir ſon paſté le Dimanche apres diſner, ce qu’il luy promiſt, & aſſeuré de ceſte promeſſe, s’en alla veoir vne dame de Paris, qu’il deſiroit ſur toutes choſes eſpouſer, & luy diſt : Ma dame, ie viendray Dimanche ſoupper auec vous s’il vous plaiſt, mais il ne vous fault ſoucier, que d’auoir bon pain & bon vin. Car i’ay ſi bien trompé vn ſot Bayonnois, que le demeurant ſera à ſes deſpens, & par ma tromperie vous feray manger le meilleur iambon de Baſque, qui fut iamais mangé dans Paris. La dame, qui le creut, aſſembla deux ou trois des plus honneſtes de ſes voiſines, & les aſſeura de leur donner d’vne viande nouuelle, & dont iamais elles n’auoient taſté. Quand le Dimanche fut venu, le ſecretaire cherchant ſon marchant, le trouua ſur le pont au change, & en le ſaluant gracieuſement, luy diſt : A tous les diables ſoyez vous donné, veu la peine que m'auez faict prẽdre à vous chercher. Bernard du Ha luy reſpõdit, qu’aſſez de gens auoient prins plus grande peine que luy, qui n'auoient pas à la fin eſté recompenſez de tels morceaux. Et en diſant cela, luy monſtra le paſté qu’il auoit ſoubs ſon manteau aſſez grãd pour nourrir vn camp, dont le ſecrettaire fut ſi ioyeux, que encores qu'il euſt la bouche parfaictemẽt laide & grande, en faiſant le doux la rendit ſi petite, que lon n’euſt pas cuidé qu’il euſt ſceu mordre dedans le iambon, lequel il print haſtiuement, & laiſſa lá le marchant ſans le conuier, & s’en alla porter ſon preſent à la damoiſelle, qui auoit grãde enuie de ſçauoir ſi les viures de Guyenne eſtoiẽt auſsi bons que ceux de Paris. Et quand l’heure du ſoupper fut venuë, ainſi qu’ils mangeoient leur potage, le ſecretaire leur diſt : Laiſſez lá ces viandes fades, taſtons de ceſt eguillon de vin : En diſant cela ouure ce paſté, & cuidant entamer le iambon, le trouua ſi dur, qu’il n’y pouuoit mettre le couſteau. Et apres s’eſtre efforcé pluſieurs fois, s’aduiſa qu’il eſtoit trompé, & que c’eſtoit vn ſabot de bois, qui ſont ſouliers de Gaſcongne, qui eſtoit emmanché d’vn bout de tiſon, & pouldré par deſſus de ſuye & de pouldre de fer auec de l’eſpice qui ſentoit fort bon. Qui fut bien peneux ce fut le ſecretaire, tant pour auoir eſté trompé de celuy qu’il pẽnſoit trõper, que pour auoir trompé celle à qui il vouloit & pẽſoit dire verité. Et d’autre part luy faſchoit fort de ſe contenter d’vn potage pour ſon ſoupper. Les dames, qui en eſtoient auſsi marries que luy, l’euſſent accuſé d’auoir fait la tromperie, ſinon qu’elles cogneurent bien à ſon viſage, qu’il en eſtoit plus marry qu’elles. Et apres ce leger ſoupper, s’en alla ce ſecrettaire bien coleré. Et voyant que Bernard du Ha luy auoit failly de promeſſe, luy voulut auſsi rompre la ſienne : & s’en alla chez le lieutenant ciuil, deliberé de luy dire le pis qu’il pourroit dudict Bernard. Mais il ne peut venir ſi toſt, que ledit Bernard n’euſt deſia compté tout le miſtere au lieutenant, qui donna ſa ſentence au ſecrettaire, diſant qu’il auoit apprins à ſes deſpens à tromper les Gaſcons : & n’en rapporta autre conſolation, que ſa honte.

Cecy aduient à pluſieurs, leſquels cuidans eſtre trop fins s’oublient en leurs fineſſes. Parquoy il n’eſt rien tel, que de ne faire à autruy choſe qu’on ne vouluſt eſtre faicte à ſoy-meſme. Ie vous aſſeure, diſt Guebron, que i’ay veu ſouuent aduenir pareilles choſes, & ceux que lon eſtime ſots de village, tromper de bien fines gents. Car il n’eſt rien plus ſot, que celuy qui penſe eſtre fin : ne rien plus ſage, que celuy qui cognoiſt ſon rien. Encores, diſt Parlamente, celuy ſçait quelque choſe, qui cognoiſt ne le cognoiſtre point. Or, diſt Simontault, de peur que l’heure ne ſatisface à noz propos, ie donne ma voix à Nomerfide : car amour donne aux princes & aux gens nourriz en lieu d’honneur, les moyens de ſe ſçauoir retirer du danger. Car ils ſont nourriz auecques tant de gens ſçauans, que ie m’eſmerueillerois beaucoup plus s’ils eſtoient ignorans de quelques choſes. Mais l’inuention d’amour ſe monſtre plus clairement, quand il y a moins d’eſprit en ſes ſubiects. Et pour cela vous veux racompter vn tour que feit vn preſtre apris feulemẽt d’amour : car il eſtoit ſi ignorant de toutes autres choſes, qu’à peine pouuoit il lire ſa meſſe.



Vn bon Iannin de village, de qui la femme faiſoit l’amour auecques ſon curé, ſe laiſſa aiſéement tromper.


NOVVELLE VINGTNEVFIESME.



En la Comté du Maine, en vn village nõmé Arcelles, y auoit vn riche homme laboureur, qui en ſa vieilleſſe eſpouſa vne belle ieune femme, qui n’eut de luy nuls enfans : mais de ſa perte ſe reconforta auec pluſieurs amis. Et quand les gentils-hommes & gens d’apparence luy fail- lirent, elle retourna à ſon dernier recours, qui eſtoit l’egliſe, & print compaignon de ſon peché celuy qui l’en pouuoit abſouldre : ce fut ſon curé, qui ſouuent venoit veoir la brebis. Le mary vieil & peſant n’en auoit nulle doubte : mais à cauſe qu’il eſtoit rude & robuſte, ſa femme ioüoit ſon miſtere le plus ſecrettement qu’il luy eſtoit poſsible, craignant ſi ſon mary l’apperceuoit, qu’il ne la tuaſt. Vn iour qu’il eſtoit dehors, ſa femme ne penſant qu’il reuint ſi toſt, enuoya querir monſieur le curé pour la confeſſer. Et ainſi qu’ils faiſoient bonne chere enſemble, ſon mary arriua ſi ſoudainement, qu’il n’eut loiſir de ſe retirer de ſa maiſon : mais regardant le moyen de ſe cacher, monta par le conſeil de ſa femme dedans vn grenier, & couurit la trappe par ou il monta, d’vn van à vanner. Le mary entra en la maiſon : & elle, de peur qu’il euſt quelque ſoupçon, le feſtoya ſi bien à ſon diſner, qu’elle n’eſpargna point le boire, dont il print ſi bonne quantité auecques la laſſeté qu’il auoit eu au labeur des champs, qu’il luy print enuie de dormir, eſtant aſsis en vne chaire deuant ſon feu. Le curé, qui s’ennuyoit d’eſtre ſi longuement en ſon grenier, n’oyant point de bruit en la chambre, s’aduança ſur la trappe, & en allongeant le col le plus qu’il luy fut poſsible, aduiſa que le bon homme dormoit. Et en regardant s’appuya par meſgarde ſur le van ſi lourdement, que van & homme tresbucherẽt à bas aupres du bon homme qui dormoit, lequel ſe reſueilla à ce bruit. Et le curé, qui fut pluſtoſt leué que l’autre n’eut ouuert les yeux, luy diſt : Mon compere, voyla voſtre van, & grand mercy : & ce dict, s’enfuit. Et le pauure laboureur tout eſtonné demanda à ſa femme : qu’eſt-ce lá ? Elle luy reſpondit : Mon amy, c’eſt voſtre van que le curé auoit emprunté, il vous l’eſt venu rendre. Lequel tout grondant, luy diſt : C’eſt bien lourdement rendu ce que lon a emprunté : car ie penſois que la maiſon tombaſt par terre. Par ce moyen ſe ſaulua le curé aux deſpens du bon homme, qui ne trouua rien mauuais, que la rudeſſe dont il auoit vſé en rendant ſon van.

Mes dames, le maiſtre, qu’il ſeruoit, le ſaulua pour lors, à fin de plus longuement le poſſeder & tourmenter. N’eſtimez pas, diſt Guebron, que les ſimples gens ſoient exempts de malice non plus que nous, mais en ont beaucoup d’auantage. Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/241 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/242 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/243 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/244 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/245

Voila, mes dames, comme il en prend à celles qui cuident par leurs forces & vertuz vaincre amour & nature, auec toutes les puiſſances que Dieu y a miſes. Mais le meilleur ſeroit, cognoiſſant ſa ſoibleſſe, n’intenter point contre tel ennemy, & ſe retirer au vray amy, & luy dire auec le Pſalmiſte : Seigneur, ie ſatisferay, reſponds pour moy. Il n’eſt pas poſsible, dit Oiſille, d’ouyr racompter vn plus eſtrange cas que ceſtuicy : & me ſemble que tout homme & femme doit icy baiſſer la teſte ſoubs la craincte de Dieu, voyant que pour cuider bien faire, tant de maux ſont aduenuz. Sçachez, diſt Parlamẽte, qu’au premier pas que l’homme marche en la confiance de ſoy-meſmes, il s’eſlongne d’autant de la confiance de Dieu. Celuy eſt ſage, diſt Guebron, qui ne cognoiſt ennemy que ſoy-meſmes, & qui tient ſa volonté & ſon propre conſeil pour ſuſpect, quelque apparence de bonté & de ſaincteté qu’il y ayt. Il n’y a, diſt Longarine, apparence de bien ſi grande, qui doiue faire hazarder vne femme à coucher auecques vn homme, quelque parent qu’il luy ſoit. Car le feu aupres des eſtouppes, n’eſt gueres ſeur. Sans point de faulte, diſt Emarſuitte, ce deuoit eſtre quelque glorieuſe folle, qui pẽſoit eſtre ſi ſaincte, qu’elle fuſt impeccable, cõme quelques vns veulent perſuader & faire croire aux ſimples, à ſçauoir, que par nous meſmes le pouuons eſtre : qui eſt vn erreur trop grand. Eſt il poſsible, diſt Oiſille, qu’il y en euſt d’aſſez fols pour croire ceſte opinion ? Ils font bien mieux, diſt Longarine : car ils dient qu’il ſe fault habituer à la vertu de chaſteté : & pour eſprouuer leurs forces, parlẽt auec les plus belles qui ſe peuuent trouuer, & qu’ils aiment le mieux : & auec baiſers & attouchemens de mains, experimentẽt ſi leur chair eſt du tout morte. Et quand par tel plaiſir ils ſe ſentẽt emouuoir, ils ſe ſeparent, ieuſnent, & prennent de treſgrandes diſciplines. Et quand ils ont matté leur chair iuſques lá, que pour parler ne pour baiſer, ils n’ont point d’emotion, ils viennent eſſayer la forte tentation, qui eſt de coucher enſemble, & s’embraſſer ſans aucune concupiſcence. Mais pour vn qui en eſt eſchappé, ſont venuz tant d’inconueniens, que l’Archeueſque de Milan, ou ceſte religion s’exerçoit, fut d’auis de les ſeparer & mettre les femmes au cõuent des hõmes, & les hõmes en celuy des femmes. Vrayemẽt, diſt Guebron, cela eſt bien l’extremité & comble de la folie, de ſe vouloit rendre de ſoymeſmes impeccable, & chercher ſi fort les occaſions de peché. Il y en a, diſt Saffredent, qui ſont tout au contraire : car quoy qu’ils fuyent tant qu’ils peuuẽt les occaſiõs, encores la concupiſcence les ſuyt. Et le bon ſainct Hieroſme, apres s’eſtre bien fouëtté, & caché dans les deſerts, confeſſa ne pouuoir euiter le feu qui bruſloit dedans ſes mouëlles. Parquoy ſe fault recõmander à Dieu : car ſi par ſa puiſſance, vertu, & bonté il ne nous retiẽt, nous prenõs grand plaiſir à trebucher. Mais vous ne regardez pas ce que ie voy, diſt Hircan : c’eſt que, tant que nous auons recité noz hiſtoires, les moynes eſtans derriere ceſte haye, n’ont point oy le cloche de leurs veſpres : & maintenant, quand nous auons commẽcé à parler de Dieu, ils s’en ſont allez, & ſonnent à ceſte heure le ſecond coup. Nous ferons bien de les ſuiure, diſt Oiſille, & louër Dieu de ce que nous auons paſſé ceſte iournée auſsi ioyeuſement qu’il eſt poſsible. Et en ce diſant ſe leuerent & s’en allerent à l’egliſe, ou ils oyrent les veſpres deuotement. Puis s’en allerent ſoupper, deuiſans des propos paſſez, & rememorans pluſieurs cas aduenuz de leur temps, pour voir leſquels ſeroient dignes d’eſtre retenuz. Et apres auoir paſſé ioyeuſement tout le ſoir, allerent prendre leur doux repos, eſperans ne faillir le lendemain à continuer l’entreprinſe, qui leur eſtoit ſi agreable. Ainſi fut mis fin à la tierce iournée.

FIN DE LA TROISIESME IOVRNEE DES

NOVVELLES DE LA ROYNE

DE NAVARRE.
Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/248 reſſe de ſa femme. Apres diſner ſ’en allerent repoſer, pour eſtudier

leur roole, & quand l’heure fut venuë, ſe trouuerent au lieu accouſtumé. Et lors Oiſille demanda à Hircan, à qui il donnoit ſa voix, pour commencer la iournée. Si ma femme, diſt il, n’euſt commencé celle d’hier, ie luy euſſe donné ma voix : car combien que i’aye touſiours penſé qu’elle m’ait plus aimé, que tous les hommes du monde, ſi eſt-ce que ce matin, elle m’a monstré m’aimer mieux, que Dieu & ſa parolle, laiſſant voſtre bonne lecon, pour me tenir compaignie. Ainſi donc ie luy euſſe volontiers baillé cest honneur : mais puis que ne le puis bailler à la plus ſage femme de la compaignie, ie le bailleray au plus ſage d’entre nous, qui est Guebron : mais ie le prie qu’il n’espargne point les moynes. Guebron luy dist : Il ne m’en falloit point prier, ie les auois bien pour recommandez : Car il n’y a pas long temps, que i’en ay ouy faire vn compte à monſieur de ſainct Vincent, ambaſſadeur de l’Empereur, qui eſt digne de n’eſtre mis en oubly.



Execrable cruauté d’vn Cordelier, pour paruenir à ſa deteſtable paillardiſe : & la punition qui en fut faicte.


NOVVELLE TRENTEVNIESME.



Avx terres ſubiectes à l’Empereur Maximilian d’Auſtriche, y auoit vn conuent de Cordeliers fort eſtimé, aupres duquel vn gentil-homme auoit ſa maiſon. Et portoit telle amitié aux religieux de leans, qu’il n’auoit bien qu’il ne leur dõnaſt, pour auoir part en leurs bienfaicts, ieuſnes, & diſciplines. Et entre autres y auoit leans vn grãd & beau Cordelier, que le gentil-homme auoit prins pour ſon confeſſeur : lequel auoit telle puiſſance de commãder en la maiſon du gentil-homme, que luy meſme. Ce Cordelier, voyant la femme de ce gentil-hõme tant belle & ſage, qu’il n’eſtoit poſsible de plus, en deuint ſi fort amoureux, qu’il en perdit le boire & le man- ger, & toute raiſon naturelle. Et vn iour, deliberant executer ſon entrepriſe, ſ’en alla tout ſeul, en la maiſon du gentil-homme : & ne le trouuãt point, demanda à la damoiſelle, ou il eſtoit allé. Elle luy diſt, qu’il eſtoit allé à vne ſienne terre, ou il deuoit demeurer deux ou trois iours : mais ſ’il auoit affaire à luy, elle y enuoyroit vn homme expres. Il diſt que non, & cõmença à aller & venir par la maiſon, comme celuy qui auoit quelque affaire d’importance en ſon entendemẽt. Et quand il fut ſailly hors de la chambre, elle diſt à vne de ſes femmes (deſquelles n’auoit que deux) Allez apres le beaupere, & ſçachez ce qu’il veult : car ie luy trouue le viſage d’vn hõme qui n’eſt pas content. La chambriere ſ’en alla à la court, luy demander ſ’il vouloit rien. Il luy reſpondit que ouy, & la tirant en vn coing, print vn poignart, qu’il auoit en ſa mãche, & le luy meit dedans la gorge. Ainſi qu’il eut acheué, arriua en la meſme court vn ſeruiteur du gentil-hõme, eſtant à cheual, lequel apportoit la rente d’vne ferme. Incontinent qu’il fut à pied, ſalüa le Cordelier, qui en l’embraſſant luy meit par derriere le poignart en la gorge, & ferma la porte du chaſteau ſur luy. La damoiſelle, voyant que ſa chambriere ne reuenoit point, ſ’ebahit pourquoy elle demeuroit tant auec le Cordelier, & diſt à ſon autre chambriere : Allez veoir à quoy il tient, que voſtre cõpaigne ne reuiẽt. La chambriere ſ’y en va, & ſi toſt qu’elle fut deſcẽdue, & que le beaupere la veid, il la tira à part en vn coing, & en feit comme de l’autre : & quãd il ſe veid ſeul en la maiſon, ſ’en vint à la damoiſelle, & luy diſt, qu’il y auoit long temps, qu’il eſtoit amoureux d’elle, & que l’heure eſtoit venuë qu’il failloit qu’elle luy obeïſt. Elle, qui ne ſ’en fut iamais doubtée, luy diſt : Mon pere, ie croy que ſi i’auois vne volonté ſi malheureuſe, que me voudriez lapider le premier. Le religieux luy diſt : Sortez en ceſte court, & vous verrez ce que i’ay faict. Quãd elle veid ſes deux chambrieres & ſon varlet morts, elle fut ſi treſeffroyée de peur, qu’elle demeura comme vne ſtatue ſans ſonner mot. A l’heure le meſchant, qui ne vouloit point iouïr d’elle pour vne heure ſeule, ne la voulut prendre par force, mais luy diſt : Ma damoiſelle, n’ayez peur, vous eſtes entre les mains de l’homme du monde qui plus vous aime. Diſant cela, il deſpouïlla ſon grand habit, deſſoubs lequel en auoit vn plus petit, qu’il preſenta à la damoiſelle, en luy diſant, que ſi elle ne le prenoit, il la mettroit au rang des treſpaſſez, qu’elle voyoit deuant ſes yeux. La damoiſelle plus morte que viue, delibera de feindre luy vouloir obeïr, tant pour ſauuer ſa vie, que pour gaigner le tẽps qu’elle eſperoit que ſon mary reuiendroit. Et par le cõmandement dudict Cordelier, commença à ſe deſcoëffer, le plus longuement qu’elle peut. Et quand elle fut en cheueux, le cordelier ne regarda à la beauté qu’ils auoient, mais les couppa haſtiuement : & ce faict, la feit deſpouïller toute en chemiſe, & luy veſtit le petit habit qu’il portoit, reprenant le ſien accouſtumé : & le plus toſt qu’il peut, partit de leans, menãt auec ſoy ſon petit cordelier, que ſi long temps il auoit deſiré. Mais Dieu, qui a pitié de l’innocent en tribulation, regarda les larmes de ceſte pauure damoiſelle : en ſorte que le mary, ayant faict ſes affaires, plus toſt qu’il ne cuidoit, retourna en la maiſon par vn meſme chemin, que ſa femme ſ’en alloit. Mais quãd le cordelier l’apperceut de loing, il diſt à la damoiſelle : voicy voſtre mary que ie voy venir. Ie ſçay que ſi vous le regardez, il vous vouldra tirer hors de mes mains : parquoy, marchez deuant moy, & ne tournez nullement la teſte du coſté de lá ou il ira : car ſi vous faictes vn ſeul ſigne, i’auray plus toſt mon poignart en voſtre gorge, qu’il ne vous aura deliurée de ma main. En ce diſant le gentil-homme approcha, & luy demanda dont il venoit. Il luy diſt, de voſtre maiſon, ou i’ay laiſſé ma damoiſelle voſtre femme, qui ſe porte tresbien, & vous attend. Le gentil-homme paſſa oultre, ſans apperceuoir ſa femme : mais le ſeruiteur, qui eſtoit auec luy, lequel auoit touſiours accouſtumé d’entretenir le compaignon du cordelier nommé frere Iean, commença à appeller ſa maiſtreſſe, penſant que ce fuſt frere Iean. La pauure femme, qui n’oſoit tourner la teſte du coſté de ſon mary, ne luy reſpondit mot : mais ſon varlet pour la veoir au viſage trauerſa le chemin, & ſans reſpondre rien, la damoiſelle luy ſeit ſigne de l’œil, qu’elle auoit tout plein de larmes. Le varlet ſ’en va apres ſon maiſtre, & luy diſt : Monſieur, en trauerſant le chemin, i’ay aduiſé le compaignon du cordelier, qui n’eſt point frere Iean, mais reſemble tout faict à ma damoiſelle voſtre femme, qui auec vn œil plein de larmes, m’a iecté vn piteux regard. Le gentil-homme luy diſt qu’il reſuoit, & n’en tint compte. Mais le varlet perſiſtant, le ſupplia luy donner congé d’aller apres, & qu’il attendiſt au chemin, pour veoir ſi c’eſtoit ce qu’il penſoit. Le gentil-homme luy accorda, & demeura pour veoir que ſon varlet luy rapporteroit. Mais quand le cordelier ouït derriere luy le varlet qui appelloit frere Iean, ſe doubtant que la damoiſelle euſt eſté cogneuë, vint auec vn grand baſton ferré qu’il tenoit, & en donna vn ſi grand coup par le coſté au varlet, qu’il l’abatit du cheual à terre. Incontinent ſaillit ſur ſon corps, & luy couppa la gorge. Le gentil-hõme qui de loing veid tresbucher ſon varlet, penſant qu’il fut tombé par quelque fortune, courut apres pour le releuer. Et ſi toſt que le cordelier le veid, il luy donna de ſon baſton ferré comme il auoit faict à ſon varlet, & le portant par terre ſe ietta ſur luy, mais le gentil-homme, qui eſtoit fort & puiſſant, embraſſa le cordelier de telle ſorte, qu’il ne luy donna pouuoir de luy faire mal, & luy feit ſaillir le poignart des poings, lequel ſa femme incontinent alla prendre, & le bailla à ſon mary, & de toute ſa force tint le cordelier par le chapperon, & le mary luy donna pluſieurs coups de poignart : en ſorte, qu’il luy requiſt pardon, & luy confeſſa toute la verité de ſa meſchanceté. Le gentil-hõme ne le voulut point tuer : mais pria ſa femme d’aller en ſa maiſon querir ſes gens, & quelque charrette pour le mener : ce qu’elle feit. Et apres auoir deſpouïllé ſon habit, courut toute en chemiſe, la teſte raſe, iuſques en ſa maiſon. Incontinent accoururẽt tous ſes gens, pour aller à leur maiſtre, luy aider à mener le loup qu’il auoit prins : & le trouuerent dedans le chemin, ou il fut prins, & mené en la maiſon du gẽtil-homme, lequel apres le feit cõduire à la iuſtice de l’Empereur en Flandres, ou il cõfeſſa ſa meſchante volonté, & fut trouué par ſa confeſsion, & preuue faicte par cõmiſſaires ſur le lieu, qu’en ce monaſtere y auoit eſté mené vn grãd nombre de gentils-femmes, & autres belles filles, par le moyen que ce cordelier y vouloit mener ceſte damoiſelle : ce qu’il euſt faict, ſans la grace de noſtre Seigneur, qui aide touſiours à ceux qui ont eſperance en luy. Et fut ledict monaſtere ſpolié de ſes larcins & belles filles, qui eſtoient dedans : & les moines enfermez bruſlez auec ledict monaſtere, pour perpetuelle memoire de ce crime : par lequel ſe peult cognoiſtre, qu’il n’y a rien plus cruel qu’amour, quand il eſt fondé ſur vice : cõme il n’eſt rien plus humain ne louable, quand il habite en vn cueur vertueux.

Ie ſuis bien marry, mes dames, dequoy la verité ne nous amene des comptes autant à l’aduãtage des cordeliers, comme elle faict à leur deſaduantage. Car ce me ſeroit grand plaiſir, pour l’amour que ie porte à leur ordre, d’en ſçauoir quelqu’vn ou i’euſſe moyen de les louër. Mais nous auõs tant iuré de dire verité, que ie ſuis contrainct, apres le rapport de gens ſi dignes de foy, de ne la celer, vous aſſeurant que quand les religieux de ce iourd’huy feroient acte, digne de memoire à leur gloire, ie mettrois grand peine à le faire trouuer beaucoup meilleur, que ie n’ay faict à dire la verité de ceſtui-cy. En bonne foy, Guebron, diſt Oiſille, voila vn amour qui ſe deuroit nommer cruauté. Ie m’esbahis, diſt Simontault, commẽt il eut la patience, la voyant en chemiſe, & au lieu ou il en pouuoit eſtre maiſtre, qu’il ne la print par force. Il n’eſtoit pas friant, diſt Saffredēt : mais il eſtoit gourmant : car pour l’enuie qu’il auoit de ſ’en ſaouler tous les iours, il ne ſe vouloit point amuſer d’en taſter. Ce n’eſt point cela, diſt Parlamẽte : mais entendez, que tout hõme furieux, eſt touſiours paoureux, & la crainte qu’il auoit d’eſtre ſurprins, & qu’on luy oſtaſt ſa proye, luy faiſoit emporter ſon aigneau, comme vn loup ſa brebis, pour la manger à ſon aiſe. Toutesfois, diſt Dagoucin, ie ne ſçaurois croire, qu’il luy portaſt amour, & auſſi qu’en vn cueur ſi vilain que le ſien, amour euſt ſceu habiter. Quoy que ce ſoit, diſt Oiſille, il en fut bien puny. Ie prie à Dieu que de pareilles entrepriſes, puiſſent ſaillir telles punitiõs. Mais à qui donnerez vous voſtre voix ? A vous, ma dame, diſt Guebron : vous ne fauldrez à nous en dire quelque bonne. Puis que ie ſuis en mon rang, diſt Oiſille, ie vous en racompteray vne bonne, pource qu’elle eſt aduenuë de mon temps, & que celuy meſme, qui me l’a comptée, l’a veuë. Ie ſuis ſeure que vous n’ignorez pas, que la fin de tous noz malheurs eſt la mort : mais mettant fin à noſtre malheur, elle ſe peult nommer noſtre felicité, & ſeur repos. Parquoy, le malheur de l’homme eſt, deſirer la mort, & ne la pouuoir auoir. Le plus grand mal que lon puiſſe donner à vn malfaicteur, n’eſt pas la mort : mais eſt de donner vn tourment continuel, ſi grand, qu’il la faict deſirer : & ſi petit, qu’il ne la peult auancer : ainſi qu’vn mary le bailla à ſa femme, comme vous orrez.

Punition plus rigoureuſe qu’e mort, dun mary enuers ſa femme adulrere.


NOVVELLE TRENTEDEVXIESME.



Le roy Charles huictieſme de ce nom, enuoya en Allemagne vn gentil-hõme nommé Bernage, ſeigneur de Cyuré pres Amboiſe, lequel pour faire bonne diligence, & aduancer ſon chemin, n’eſpargnoit iour ne nuict, en ſorte qu’vn ſoir bien tard, arriua au chaſteau d’vn gẽtil-homme, ou il demãda logis, ce qu’à grand peine peut auoir. Toutesfois quand le gentil-homme entendit qu’il eſtoit ſeruiteur d’vn tel Roy, s’en alla au deuant de luy, & le pria de ne ſe mal contenter de la rudeſſe de ſes gens : car à cauſe de quelques parens de ſa femme, qui luy vouloient mal, il eſtoit contrainct tenir ſa maiſon ainſi fermée. Au ſoir ledict Bernage luy diſt l’occaſion de ſa legation, en quoy le gẽtilhomme s’offroit de faire tout ſeruice à luy poſſible au roy ſon maiſtre : & le mena dedans ſa maiſon, ou il le logea & feſtoya honorablement. Et eſtant heure de ſoupper, le gentil-homme le mena en vne ſalle tendue de belle tapiſſerie : & ainſi que la viande fut apportée ſur la table, veit ſortir de derriere la tapiſſerie vne femme, la plus belle qu’il eſtoit poſsible de regarder, mais elle auoit la teſte toute tonduë, le demeurant du corps habillé de noir à l’Allemande. Apres que le gentil-homme eut laué auec ledict Bernage, lon apporta l’eau à ceſte dame, qui laua, & s’en alla ſeoir au bout de la table, ſans parler à nul, ny nul à elle. Le ſeigneur de Bernage la regarda bien fort, & luy ſembla l’vne des plus belles dames qu’il euſt iamais veuë, ſinon qu’elle auoit le viſage bien pale, & la contenance fort triſte. Apres qu’elle eut vn peu mangé, demanda à boire, ce que luy apporta vn ſeruiteur de leans, dedãs vn eſmerueillable vaiſſeau : car c’eſtoit la teſte d’vn mort, de laquelle les pertuis eſtoiẽt bouchez d’argent : & ainſi beut deux ou trois fois la damoiſelle. Apres qu’elle eut ſouppé & laué les mains, feit vne reuerence au ſeigneur de la maiſon, & s’en retourna derriere la tapiſſerie, ſans parler à perſonne. Bernage ſut tant esbahy, de Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/255 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/256 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/257 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/258 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/259 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/260 d’en faire ce qu’il appartenoit. Lon attendit que ſa ſœur fuſt accouchée : & apres auoir faict vn beau fils, furent bruſlez le frere & la ſœur, dont tout le peuple eut vn merueilleux esbahiſſement, ayant veu ſous vn ſi ſainct manteau, vn monſtre ſi horrible, & ſous vne vie tant louable & ſaincte regner vn ſi deteſtable vice.

Voila, mes dames, comme la foy du bon Comte ne fut vaincuë par ſignes ne par miracles exterieurs, ſçachant tresbien que nous n’auons qu’vn ſauueur, lequel en diſant Conſummatum eſt, a monſtré qu’il ne laiſſoit point le lieu à vn autre ſucceſſeur pour faire noſtre ſalut. Ie vous promects, diſt Oiſille, que voila vne grãde hardieſſe ſous vne extreme hippocriſie, couurir du manteau de Dieu, & de bon chreſtien vn peché ſi enorme. I’ay ouy dire, diſt Hircan, que ceux, qui ſous couleur d’vne commiſsion de Roy, font cruautez & tirannies, ſont puniz doublement : pource qu’ils couurent leur iniuſtice de la iuſtice royale. Auſsi voyez vous que les hipocrites, combien qu’ils proſperent quelque temps ſous le manteau de Dieu, & de ſaincteté, ſi eſt ce que quand le ſeigneur Dieu leue ſon mãteau, il les deſcouure & mect tous nuds : & à l’heure leur nudité, ordure, & vilennie eſt d’autant trouuée plus laide, que la couuerture eſtoit honorable. Il n’eſt rien plus plaiſant, diſt Nomerfide, que de parler naïfuement ainſi que le cueur le penſe. C’eſt pour engreſſer, reſpondit Longarine, & ie croy que vous donnez voſtre opinion ſelon voſtre condition. Ie vous diray, diſt Nomerfide : Ie veoy que les fols (ſi on ne les tue) viuent plus longuement que les ſages : & n’y entends qu’vne raiſon, c’eſt, qu’ils ne diſsimulent point leurs paſsions : s’ils ſont courroucez, ils frappent : s’ils ſont ioyeux, ils rient : & ceux qui cuident eſtre ſages, diſsimulẽt tant leurs imperfections, qu’ils en ont tous les cueurs empoiſonnez. Ie penſe, diſt Guebron, que vous dictes verité, & que l’hipocriſie, ſoit enuers Dieu, enuers les hommes, ou enuers la nature, eſt cauſe de tous les maux que nous auons. Ce ſeroit belle choſe, diſt Parlamẽte, que noſtre cueur feuſt ſi remply par foy, de celuy qui eſt toute vertu, & toute ioye, que nous le peuſſions librement monſtrer à chacun. Ce ſera à l’heure, diſt Hircan, qu’il n’y aura plus de chair ſur noz oz. Si eſt-ce, diſt Oiſille, que l’eſprit de Dieu, qui eſt plus fort que la mort, peult mortiPage:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/262 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/263 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/264 vertu, qu’il n’y auoit de faict. Toutesfois vous voyez qu’ils reprouuent toutes choſes mauuaiſes, diſt Guebron, & meſmes Diogenes foulla aux pieds le lict de Platon, pource qu’il eſtoit trop curieux à ſon gré : pour monſtrer qu’il deſpriſoit & vouloit mettre ſous les pieds la vaine gloire & couuoitiſe de Platon, en diſant : Ie foulle l’orgueil de Platon. Mais vous ne dictes pas tout, diſt Saffredent : car Platon luy reſpondit ſoudainemẽt, que vrayemẽt il le foulloit, mais auec vne plus grãde preſumption. Car certes Diogenes vſoit d’vn tel meſpris de netteté, par vne certaine gloire & arrogance. A dire vray, diſt Parlamente, il eſt impoſsible, que la victoire de nous meſmes, ſe face par nous meſmes, ſans vn merueilleux orgueil, qui eſt le vice que chacun doibt le plus craindre : car il ſ’engẽdre de la mort & ruine de tous les autres. Ne vous ay-ie pas leu au matin, diſt Oiſille, que ceux, qui ont cuidé eſtre plus ſages, que les autres hõmes, & qui par vne lumiere de raiſon, ſont venuz à cognoiſtre vn Dieu, createur de toutes choſes, toutesfois, pour ſ’attribuer ceſte gloire, & nõ à celuy dont elle venoit, eſtimans par leur labeur auoir gaigné ce ſçauoir, ont eſté faicts non ſeulement plus ignorans & deſraiſonnables, que les autres hommes, mais que les beſtes brutes ? Car ayans erré en leurs eſprits ſe ſont attribué ce qu’à Dieu ſeul appartient, & ont monſtré leurs erreurs, par le deſordre de leurs corps, oublians & peruertiſſans l’ordre de leur ſexe, comme ſaint Paul nous monſtre en l’epiſtre qu’il eſcript aux Romains. Il n’y a nulle de nous, diſt Parlamente, qui par ceſte epiſtre ne confeſſe, que tous les pechez exterieurs ne ſoient que les fruicts de l’infidelité interieure : laquelle, plus eſt couuerte de vertu & miracles, plus eſt dangereuſe à arracher. Entre nous hommes, diſt Hircan, nous ſommes donc plus pres de noſtre ſalut, que vous autres : car ne diſsimulans point noz fruicts, cognoiſſons facilement noſtre racine. Mais vous, qui n’oſez les mettre dehors, & qui faictes tant de belles œuures apparentes, à grand peine cognoiſſez vous ceſte racine d’orgueil, qui croiſt ſous ſi belle couuerture. Ie vous confeſſe, diſt Longarine, que ſi la parolle de Dieu ne nous monſtre par la foy la lepre d’infidelité cachée en noſtre cueur, Dieu nous faict grãd grace quand nous tresbuchons en quelque offenſe viſible, par laquelle noſtre penſée couuerte ſe puiſſe clairemẽt veoir. Et bien heureux Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/266 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/267 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/268 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/269 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/270 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/271 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/272 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/273 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/274 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/275 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/276 choit en ſa bonne œuure, que l’honneur de Dieu, & le ſalut de ſon mary.


Prudence d’vne femme, pour retirer ſon mary de la folle amour, qui le tourmentoit.


NOVVELLE TRENTESEPTIESME.



Il y auoit vne dame en vne grand’ maiſon du royaume de Frãce, dont ie tairay le nõ, tant ſage & vertueuſe, qu’elle eſtoit aimée & eſtimée de tous ſes voiſins. Son mary, comme il deuoit, ſe fioit en elle de toutes ſes affaires, qu’elle conduiſoit ſi ſagement, que ſa maiſon par ſon moyen deuint vne des plus riches & des mieux meublées, qui fuſt au païs d’Aniou ne de Touraine. Ayant veſcu ainſi longuement auec ſon mary, duquel elle porta pluſieurs beaux enfans, la felicité (apres laquelle ſuruient touſiours ſon contraire) commença à ſe diminuer, pource que ſon mary, trouuant l’honneſte repos inſupportable, l’abandonna pour chercher ſon trauail : & print vne couſtume, que auſsi toſt que ſa femme eſtoit endormie, ſe leuoit d’aupres d’elle, & ne retournoit qu’il ne fuſt pres du matin. La dame trouua ceſte façon de faire ſi mauuaiſe, que entrãt en vne grande ialouſie, de laquelle ne voulut faire ſemblant, oublia les affaires de ſa maiſon, ſa perſonne & ſa famille : comme celle qui eſtimoit auoir perdu le fruict de ſes labeurs, qui eſt la grande amour de ſon mary, pour laquelle continuer n’y auoit peine qu’elle ne portaſt volontiers. Mais l’ayant perduë, comme elle voyoit, fut ſi negligente du reſte de ſa maiſon, que bien toſt on cogneut le dommage que la negligẽce y faiſoit. Car ſon mary d’vn coſté deſpendoit ſans ordre, & elle ne tenoit plus la main au meſnage : en ſorte que la maiſon fut bien toſt rẽduë ſi brouïllée, que lon commencoit à coupper les bois de haute fuſtaye, & engager les terres. Quelqu’vn de ſes parens, qui cognoiſſoit la maladie, luy remonſtra la faulte qu’elle faiſoit, & que ſi l’amour de ſon mary ne luy faiſoit aimer le profit de ſa maiſon, au moins qu’elle euſt eſgard à ſes pauures enfans. La pitié deſquels luy feit reprendre ſes eſprits, & eſſayer par tous moyens de regaigner l’amour de ſon mary. Et le lendemain feit le guet quãd il ſe leueroit d’aupres d’elle, & ſe leua pareillemẽt auec ſon mãteau de nuict, faiſant faire ſon lict, & en diſant ſes heures attendoit le retour de ſon mary : & quand il entroit en la chambre, alloit au deuant de luy le baiſer, & luy portoit vn baſsin & de l’eau pour lauer ſes mains. Luy eſtonné de ceſte nouuelle façon de faire, luy diſt, qu’il ne venoit que du retraict, & que pour cela n’eſtoit meſtier qu’il ſe lauaſt. A quoy elle reſpõdit, que combien que ce n’eſtoit pas grand choſe, ſi eſtoit il honneſte de lauer ſes mains, quand on venoit d’vn lieu ord & ſalle : deſirant par lá luy faire cognoiſtre & haïr ſa meſchante vie. Mais pour cela il ne ſe corrigeoit point, & continua ladicte dame ceſte façon de faire bien vn an. Et quand elle veid, que ce moyen ne luy ſeruoit de rien, vn iour attendant ſon mary, qui demeura plus qu’il n’auoit de couſtume, luy print enuie de l’aller chercher, & tant alla de chambre en chambre, qu’elle le trouua couché en vne arriere garderobbe, & endormi auec la plus laide, orde & ſalle chambriere, qui fuſt leans. Et lors ſe penſa qu’elle luy apprendroit à laiſſer vne ſi honneſte femme, pour vne ſi ſalle & vilaine : ſi print de la paille, & l’alluma au milieu de la chãbre : mais quand elle veid que la fumée euſt auſsi toſt tué ſon mary que eſueillé, le tira par le bras, en criant, au feu, au feu. Si le mary fut honteux & marry, eſtant trouué par vne ſi honneſte femme auec vne telle ordure, ce n’eſtoit pas ſans grande occaſion. Lors ſa femme luy diſt : Monſieur, i’ay eſſayé vn an durant à vous retirer de ceſte meſchanceté par douceur & patience, & vous monſtrer qu’en lauant le dehors, vous deuiez nettoyer le dedans. Mais quand i’ay veu que tout ce que ie faiſois eſtoit de nulle valeur, ie me ſuis eſſayée de m’aider de l’element qui doit mettre fin à toutes choſes : vous aſſeurant, monſieur, que ſi ceſte cy ne vous corrige, ie ne ſçay ſi vne ſeconde fois, ie vous pourrois retirer du dãger comme j’ay fait. Ie vous prie de penſer, qu’il n’eſt nul plus grand deſeſpoir que l’amour, & que ſi ie n’euſſe eu Dieu deuãt les yeux, ie n’euſſe vsé de telle patience que i’ay faict. Le mary, bien aiſe d’en eſtre eſchappé à ſi bon compte, luy promit iamais ne luy donner occaſion de ſe tourmẽter pour luy. Ce que treſvolontiers la dame creut, & du conſentement du mary, chaſſa dehors ce qui luy deplaiſoit. Et depuis ceſte heure lá, veſquirent enſemble en ſi grande amitié, que meſmes les faultes paſſées, par le bien qui en eſtoit venu, leur eſtoient augmentation de contentement.

Ie vous ſupplie, mes dames, ſi Dieu vous donne de tels mariz, que vous ne vous deſeſperez point, iuſques à ce que vous ayez longuement eſſayé tous les moyens pour les reduire : car il y a vingtquatre heures au iour, eſquelles l’homme peut changer d’opinion : & vne femme ſe doit tenir plus heureuſe d’auoir gaigné ſon mary par patience & longue attente, que ſi la fortune, & les parens luy en donnoient vn plus parfaict. Voyla, diſt Oiſille, vne exemple, qui doit ſeruir à toutes les femmes mariées. Il prendra ceſt exemple, qui voudra, diſt Parlamente, mais quant à moy, il ne me ſeroit poſsible auoir ſi longue patience. Car combien qu’en tous eſtats, patience ſoit vne belle vertu, i’ay opinion qu’en mariage, elle ameine à la fin inimitié. Pource qu’en ſouffrãt iniure de ſon ſemblable, on eſt contraint de s’en ſeparer le plus loing que lon peult, & de ceſte eſtrangeté lá, vient vn deſpris de la ſaulte du deſloyal, & en ce deſpris peu à peu l’amour diminuë : car autant aime lon la choſe, que lon en eſtime la valeur. Mais il y a danger, diſt Emarſuitte, que la femme impatiente trouue vn mary furieux, qui luy donneroit douleur au lieu de patience. Et que ſçauroit faire vn mary, diſt Parlamente, que ce qui a eſté racompté en ceſte hiſtoire ? Quoy ? diſt Emarſuitte : battre tresbien ſa femme & la faire coucher en la couchette, & celle qu’il aimeroit, au grand lict. Ie croy, diſt Parlamente, qu’vne femme de bien ne ſeroit point tant marrie d’eſtre battue par colere, que deſprisée par vne qui ne la vault pas : & apres auoir porté la peine de la ſeparation d’vne telle amitié, ne ſçauroit faire le mary choſe, dont elle ſe ſceuſt plus ſoucier. Et auſsi dict le compte, que la peine qu’elle print pour le retirer, fut pour l’amour qu’elle auoit à ſes enfans : ce que ie croy. Et trouuez vous grãde patience à elle, diſt Nomerfide d’aller mettre le feu ſous le lict ou ſon mary dormoit ? Ouy, diſt Longarine : car quand elle veit la fumée elle l’eſueilla, & parauanture ce fut ou elle feit plus de faulte : car de tels mariz que ceux lá, les cendres en ſeroient bonnes à faire la leſciue. Vous eſtes cruelle, Longarine, diſt Oiſille, mais ſi n’auez vous pas ainſi veſcu auec le voſtre. Non, diſt Longarine : car (Dieu mercy) il ne m’en a point donné occaſion, mais de le regretter toute ma vie au lieu de m’en pleindre. Et s’il vous euſt eſté tel, diſt Nomerfide, qu’euſsiez vous ſaict ? Ie l’aimois tant, diſt Longarine, que ie croy que ie l’euſſe tué, & me fuſſe tuée apres : car mourir apres telle vẽgeance, m’euſt eſté choſe plus agreable, que viure loyale auec vn deſloyal. A ce que ie voy, diſt Hircan, vous n’aimez voz mariz que pour vous : s’ils ſont bons ſelon voſtre deſir, vous les aimez bien : & s’ils font la moindre faulte du monde, ils ont perdu le labeur de leur ſepmaine par vn Samedi : par ainſi voulez vous eſtre maiſtreſſes : dont quant à moy, i’en ſuis d’aduis, ſi tous les mariz s’y accordent. C’eſt raiſon, diſt Parlamente, que l’homme nous gouuerne cõme noſtre chef, mais non pas qu’il nous abandonne, ou traicte mal. Dieu a mis, diſt Oiſille, ſi bon ordre, tant à l’homme qu’à la femme, que ſi lon n’en abuſe, ie tiens le mariage l’vn des plus beaux & des plus ſeurs eſtats, qui ſoit en ce monde. Et ſuis ſeure que tous ceux qui ſont icy, quelque mine qu’ils facẽt, en penſent autant ou d’auantage. Et d’autant que l’homme ſe dict plus ſage que la femme, il ſera plus reprins, ſi la faulte vient de ſon coſté. Mais ayans aſſez mené ce propos, ſçachons à qui Dagoucin donnera ſa voix. Ie la donne, diſt il à Longarine. Vous me faictes grand plaiſir, dit elle : car i’ay vn cõpte, qui eſt digne de ſuiure le voſtre. Or puis que nous ſommes à louër la vertueuſe patience des dames ; ie vous en mõſtreray vne plus louable, que celle de qui a eſté maintenãt parlé, & de tant plus eſt elle eſtimée, qu’elle eſtoit femme de ville, qui de couſtume ne ſont nourries ſi vertueuſement que les autres.


Memorable charité d’vne femme de Tours, enuers ſon mary putier.


NOVVELLE TRENTEHVICTIESME.



En la ville de Tours y auoit vne bourgeoiſe belle & hõneſte, laq̃lle pour ſes vertuz eſtoit non ſeulemẽt aimée, mais crainte & eſtimée de ſon mary. Si eſt-ce que, ſuyuant la fragilité des hõmes qui s’ennuyent de mãger bon pain, il fut amoureux d’vne meſtayere qu’il auoit, & ſouuẽt partoit de Tours pour aller viſiter ſa meſtayere, ou il demeuroit touſiours deux ou trois iours. Et quand il retournoit à Tours, il eſtoit touſiours ſi morfondu, que la pauure femme auoit aſſez à faire à le guerir : & ſi toſt qu’il eſtoit ſain, ne failloit à retourner au lieu, ou pour le plaiſir oublioit tous ſes maux. Sa femme, qui ſur tout aymoit ſa vie & ſa ſanté, le voyant reuenir ordinairement en ſi mauuais eſtat, ſ’en alla en la meſtairie, ou elle trouua la ieune femme que ſon mary aymoit, à laquelle ſans colere mais d’vn treſgracieux viſage diſt, qu’elle ſçauoit bien que ſon mary la venoit veoir ſouuent : mais qu’elle eſtoit mal contente de ce qu’elle le traictoit ſi mal, qu’il ſ’en retournoit touſiours morfondu en la maiſon. La pauure femme, tant pour la reuerence de ſa dame, que pour la force de la verité, ne luy peut denier le faict, duquel luy requiſt pardon. La dame voulut veoir le lict & la chambre ou ſon mary couchoit, qu’elle trouua ſi froide, ſalle & mal en poinct, qu’elle en eut grande pitié. Parquoy incontinent enuoya querir vn bon lict garny de linceux, mante, & cõtrepoincte, ſelon que ſon mary l’aymoit, feit accouſtrer & tapiſſer la chambre, luy donna de la vaiſſelle hõneſte pour le ſeruir à boire & à manger, vne pipe de bon vin, des dragées, & des confitures : & pria la meſtayere qu’elle ne luy rẽuoyaft plus ſon mary ſi morfondu. Le mary ne tarda gueres qu’il ne retournaſt, cõme il auoit accouſtumé, veoir ſa meſtayere, & ſ’eſmerueilla fort de trouuer ce pauure logis ſi bien en ordre, & encores plus quand elle luy donna à boire dans vne coupe d’argent, & luy demanda d’ou eſtoient venuz tous ces biens. La pauure femme luy diſt en plorant, que c’eſtoit ſa femme qui auoit tant de pitié de ſon mauuais traictement, qu’elle auoit ainſi meublé ſa maiſon, & luy auoit recommandé ſa ſanté. Luy voyant la grãde bonté de ſa femme, & que pour tant de mauuais tours qu’il luy auoit faicts, luy rendoit tant de biens, eſtimant ſa faulte auſsi grande, que l’honneſte tour que ſa femme luy auoit faict, apres auoir donné argent à ſa meſtayere, la priant pour l’auenir vouloir viure en femme de bien, ſ’en retourna à ſa femme, à laquelle il confeſſa la debte, & que ſans le moyen de ceſte grande doulceur & bonté, il eſtoit impoſsible qu’il euſt iamais laiſsé la vie qu’il menoit. Et depuis veſquirent en bonne paix, laiſſans entierement la vie paſsée.

Croyez, mes dames, qu’il y a bien peu de mariz, que patience & amour de la femme ne puiſſent gaigner à la longue, ou ils ſeront plus durs que pierres, que l’eau foible & molle par longueur de temps vient à cauer. Ce diſt Parlamente : Voyla vne femme ſans cueur, ſans fiel, & ſans foye. Que voulez vous ? diſt Longarine, elle experimentoit ce que Dieu commande, de faire bien à ceulx qui font mal. Ie penſe, diſt Hircan, qu’elle eſtoit amoureuſe de quelque cordelier, qui luy auoit donné en penitēce de faire ſi bien traicter ſon mary aux chãps, à fin que, ce pendant qu’il iroit, elle euſt loiſir de le bien traicter à la ville. Or ça, diſt Oiſille, vous monſtrez bien la malice de voſtre cueur, qui en bons actes faictes vn mauuais iugemēt. Ie croy pluſtoſt qu’elle eſtoit ſi mortifiée en l’amour de Dieu, qu’elle ne ſe ſoucioit plus que du ſalut de ſon mary. Il me ſemble, diſt Simõtault, qu’il auoit plus d’occaſion de retourner à ſa femme, quand il auoit froid en ſa meſtairie, que quand il eſtoit ſi bien traicté. A ce que ie voy, diſt Saffredent, vous n’eſtes pas de l’opinion d’vn riche homme de Paris, qui n’euſt ſceu laiſſer ſon accouſtrement, quãd il eſtoit couché auec ſa femme, qu’il n’euſt eſté morfondu. Mais quãd il alloit veoir ſa chambriere en la caue ſans bõnet, & ſans ſouliers au cueur de l’yuer, il ne ſ’en trouuoit iamais mal, & ſi eſtoit fort belle, & ſa chambriere bien laide. N’auez vous pas ouy dire, diſt Guebron, que Dieu aide touſiours aux fols, aux amoureux, & aux yurognes ? Peult eſtre que ceſtuy lá tout ſeul, eſtoit les trois enſemble. Par cela voulez vous cõclure, diſt Parlamente, que Dieu nuiſt aux chaſtes, aux ſages, & aux ſobres ? Ceux qui par eulx meſmes (diſt Guebron) ſe peuuent ayder, n’ont point beſoing d’aide. Car celuy qui a dit qu’il eſt venu pour les malades nõ point pour les ſains, eſt venu par la loy de ſa miſericorde ſecourir à noz infirmitez, rompãt les arreſts de la rigueur de ſa iuſtice : & qui ſe cuide ſage, eſt fol deuant Dieu. Mais pour finer noſtre ſermon, à qui donnera ſa voix Longarine ? Ie la dõne, diſt elle, à Saffredẽt. Ieſpere donc, diſt Saffredent, vous mõſtrer par exẽple, que Dieu ne fauoriſe pas aux amoureux. Car nonobſtant, mes dames, qu’il ait eſté dict par cy deuant, que le vice eſt cõmun aux femmes & aux hõmes, ſi eſt-ce que l’inuention d’vne fineſſe ſera trouuée plus promptement & ſubtilement d’vne femme que d’vn homme : & ie vous en diray vn exemple. Bonne inuention pour chaſſer le Lurin.

NOVNELLE TRENTENEVFIESME.

N SBIGNEVR de Grignaulx, qui eftoir cheualiet d’honneur dela Royne de Fran ce Anne Ducheffe de Bretaigne, retour- nâten fa maiſon, dontilauoit eſté abfene plus de deux ans, rrouua fa femme en vneautre terre là aupres. Et fenquerant de l’occafon, luy dift, qu’il reuenoit yn e- fprit en fa maiſon, qui les tourmentoit tant, que nul n’y pou- uoit demeurer. Monfieur de Grignaulx, qui ne croyoit point en bourdes, luy diff, que, quand ce feroit le diable mefmes, il nclectaindroit, & emmena fa femme en fa maiſon. La nuit, feit allumer force chandelles, pour veoir plus clairement ceft cfprit : & apres auoir veillé longuement, fans rien ouyr, fen- dormit : maisincontinent ſuc refucillé par vn grand fouffet, qu’onluy donna fur la iouë, & ouyt yne voix criant, Reuigne Reuigne, laquelle auoit eſté fa grand’mete. Lots appella la fem me, qui couchoit aupres d’eux, pour allumer de la chandelle, pource qu’elles eftoient routes efteinétes, mais elle ne ſe oſa le- ucr. Incontinent ſentit le feisneur de Grignaulx, qu’on luy o- floit la couuerturce de deflus luy, & ouït vn gräd bruit de tables &trefteaux, & eſcabelles, qui comboient en la chambre, qui du- raiufques au iour. Et fut plus fafché lediét ſeigneur de perdre fonrepos, que de peur de l’eſprit : car jamais ne creut que ce fuft ynefprit.La nuit enfuyuant ſe delibera de prendre ceft eſprit, &vn peu apres qu’il fut couché, feit ſemblant de ronfler tref fort, & meit la main toute ouuerte, pres ſon viſage. Ainfi qu’il actendoit ceft eſprit, ſentit quelque choſe approcher de luy, parquoy ronfla plus fort qu’il n’auoit accouftumé, dont l’eſprit Papptiuoifa fi fort, qu’il luy bailla vn grand ſoufflet. Et cout à linftant print lediét fcigneur de Grignaulx la main deſſus ſon viſage, criant à fa femme : Le tiens l’eſprit : laquelle inconti- nent ſe leua, & alluma de la chandelle, & trouuerét que c’eftoit la chambriere, qui couchoit en leur chambre : laquelle ſe met- rant à genoux, leur demanda pardon, & leur promit confeſſer verité, qui eftoit, que l’amour qu’elle auoit longuement portée à vn feruiteur de leans, luy auoit fai entreprendre ce beau miltere, pour chaſſer hors la maiſon maiftre & maïftreffe, à fin que eux deux, quien auoient toute la garde, euſſent moyen de faire grand chere, ce qu’ils faifoient, quandils cftoiét tous ſeuls, Monfieur de Grignaulx, qui eftoit homme aflez rude, com- manda qu’ils fuffent battuz, en forte qu’il leur fouuint à iamais del’eſprit : ce qui fut faiét, puis chaſſez dehors. Et parce moyen, fut deliurée la maiſon du tourment des eſprits, qui deux ans durant auoient ioüc leur rolle.

C’eſt choſe cfmerueillable, mes dames, de penſer aux effeds de ce puiſſant dieu d’amour, qui oftant toute crainte aux fem. mes, leur apprend à faire route peine aux’hommes, pour parue : nir à leur intention. Mais d’autant qu’eſt vituperable l’inten— | tion de la chambriere, le bon ſens du maiftre eſt louable, qui fçauoit tresbien, que l’eſprit fen va & ne retourne plus, Vraye- ment, dift Guebron, amour ne fauorifa pas à ceſte heure la le varlet & la chambriere, & confeſſe que le bon ſens du maiftre luy feruit beaucoup. Toutesfois, dift Emarfuitte, la chambriere vefquit long temps, par fa finelfe, à ſon aile. C’eſt vn aifebien M malheureux, dift Oifille, quand il eſt fondé fur peché, &prend M fn par honte & punition. Ileft vray, ma dame, dift Emaruitte, mais beaucoup de gens ont de la douleur & de la peine, pout viure bien iuftement, qui n’ont pas le ſens, d’auoir en leur vie tant de plaïfir, que ceux cy. Si fuis ie de ceſte opinion, dift Oifil : le, qu’il n’y a nul parfait plaifr, fi la conſcience n’eſt en repos. Commentdift Simontaulr : ITralien veult maincenir, quetant M plus le peche eſt grand, de tant plus il eſt plaiſant. Vrayement,. diff Oifille, celuy, qui a inuenté ce propos, eftluy mefmes vray diable. Parquoy laiſſons le 1à, & fçachons à qui Saffredent don- nera fa voix. À quifdiftil : il n’y a plus que Parlamente, à tenir ſon rang : mais quand il y en autoit vn cent d’autres, fi luy don : neray-ie toufiours, pour eftre celle de quinous deuonsappren : dre. Or puis que ie {uis pour mettre fin à la iournée, dift Parla- mente, & que ie vous promis hier, de vous dire l’occaſion pout® quoy le pere de Rolandine feit faire le chafteau, ouil la tint ff long remps prifonniere, iela vous vay racompter. |

Wn feigncnu Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/285 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/286 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/287 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/288 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/289 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/290 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/291 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/292 nous faire plorer. Vous ferez doncques bien cruelles, mes dames, dift Saffredent, fi n'auez pitié d'vn cordelier, duquel ie vous com- pteray l'histoire. Et encores que par celles, qu'aucuns d'entre nous ont recitées cy deuant, vous pourriez penſer que ce font cas adue- nuz à pauures damoiſelles, dont la facilité de l'execution a faict fans crainte commencer l'entreprinfe: fi eſt-ce que,pour vous faire cognoiftre, que l'aueuglement de leur concupiſcence leur ofte tou- te crainte,& prudente confideration: à ceſte fin, ie vous diray qui aduint en Flandres.

Eftrange & nouuelle penitence, donnée par vn cordelier con- feſſeur à vne icune damoiſelle.

NOVVELLE QVARANTEVNIESME.

ANNEE que madame Marguerite d'Au- triche vint à Cambray de la part de ſon nepueu l'Empereur, pour traiter la paix entre luy & le Roy trefchreſtien, de la part duquel s'y trouua fa mere ma dame Loyfe de Sauoye, eftoit en la compaignie de la- dicte dame Marguerite la Comteffe d'Ai- guemont, qui emporta en ceſte aſſemblée le bruit d'eftre la plus belle de toutes les Flamandes. Au retour de ceſte grande aſſemblée, s'en retourna la Comteffe d'Aiguemont en fa mai- ſon: & le temps des aduents venu, enuoya en vn conuent de cordeliers demander vn prefcheur ſuffiſant, & homme de bien, tant pour prefcher, que pour confeſſer elle & toute fa com- paignie. Le gardien chercha le plus digne qu'il cuft de faire tel office, pour les grands biens qu'ils receuoient de la maiſon d'Aiguemont & de celle de Piennes, dont elle eftoit. Eux, qui fur tous autres religieux defirent gaigner la bonne eſtime, & a- mitié des grandes maiſons, enuoyerent vn predicateur le plus apparent de leur conuent, lequel tout le long de l'aduent feit tresbien ſon deuoir,& auoit la Comteffe grand contentement de luy. La nuit de Noël, que la Comteffe vouloit receuoir ſon createur, feit venir ſon confeſſeur : & apres s’eſtre confeſſée en vne chappelle biẽ fermée, à fin que la cõfeſsion fuſt plus ſecrette, laiſſa le lieu à ſa dame d’honneur : laquelle apres s’eſtre confeſſée, enuoya ſa fille paſſer par les mains de ſon bon cõfeſſeur. Et apres qu’elle eut dict tout ce qu’elle ſçauoit, cogneut le beaupere quelque choſe de ſon ſecret, qui luy donna enuie & hardieſſe de luy bailler vne penitẽce non accouſtumée, & luy diſt : Ma fille, voz pechez ſont ſi grands, que pour y ſatisfaire ie vous baille en penitence de porter ma corde ſur voſtre chair toute nuë. La fille, qui ne luy vouloit deſobeïr, luy diſt : Baillez la moy mõ pere, & ie ne faudray de la porter. Non, ma fille, diſt le beaupere, il ne ſeroit pas bon de voſtre main. Il fault que les miennes propres, deſquelles vous deuez auoir l’abſolution, la vous ayent premierement ceincte : puis apres vous ſerez abſoulte de tous voz pechez. La fille ſe prenãt à plorer, reſpond qu’elle n’en feroit rien. Comment ? diſt le preſcheur, eſtes vous vne hereticque, qui refuſez les penitences ſelon que Dieu & noſtre mere ſaincte egliſe l’ont ordonné ? I’vſe de la confeſsion (diſt la fille) comme l’egliſe l’a commandé, & veux bien receuoir l’abſolution, & faire la penitence : mais ie ne veux point que vous y mettiez les mains : car en ceſte ſorte ie refuſe voſtre penitence. Par ainſi, diſt le cõfeſſeur, ne vous puis-ie auſsi donner l’abſolution. La damoiſelle ſe leua de deuant luy, ayant la conſcience bien troublée : car elle eſtoit ſi ieune, qu’elle auoit peur de faillir par le reffus qu’elle auoit faict au beaupere. Quand ce vint apres la meſſe, que la Comteſſe d’Aiguemõt eut receu le corpus domini, ſa dame voulant aller apres, demanda à ſa fille, ſi elle eſtoit preſte. La fille en pleurant luy diſt, qu’elle n’eſtoit point confeſſée. Et qu’auez vous tant faict auec ce preſcheur ? diſt la mere. Rien, reſpondit la fille : car luy refuſant la penitence qu’il m’a baillée, m’a auſsi refuſé l’abſolution. La mere s’en enquiſt ſi ſagement, qu’elle cogneut l’eſtrange façon de penitence, que le beau-pere vouloit bailler à ſa fille : & apres l’auoir faicte confeſſer à vne autre, receurẽt toutes enſemble. Et ſi toſt que la Comteſſe fut retournée de l’egliſe, la dame d’hõneur luy feit la plaincte du preſcheur, dont elle fut bien marrie, & eſtonnée, veu la bonne opinion qu’elle auoit de luy. Mais ſon courroux ne la peult engarder, qu’elle n’euſt bien enuie de rire, veu la nouuelleté de la penitence. Si eſt-ce que le rire n’empeſcha point auſsi qu’elle ne le feit prendre & battre en ſa cuiſine, ou à force de verges il confeſſa la verité, & apres l’enuoya pieds & mains liez à ſon gardien, le priant qu’vne autre fois il baillaſt commiſsion à plus gens de bien de preſcher la parole de Dieu.

Regardez, mes dames, ſi en vne maiſon ſi honnorable que celle lá ils n’ont point eu de peur de declarer leur follie, qu’ils peuuent faire aux pauures lieux, ou ordinairemẽt ils vont faire leur queſtes, ou les occaſiõs leurs ſont preſentées ſi faciles, que c’eſt miracle, quand ils en eſchappent ſans ſcandale. Qui me faict vous prier, mes dames, de tourner voſtre mauuaiſe eſtime en compaſsion : & penſez que celuy, qui peut aueugler les cordeliers, n’eſpargne pas les dames, quand il les tient à propos. Vrayement, diſt Oiſille, voila vn bien meſchant cordelier, eſtre religieux, preſtre & predicateur, & vſer de telle vilennie au iour de Noël, & en l’egliſe, ſous le manteau de confeſsion, qui ſont toutes circonſtances, qui aggrauent le peché. Comment, diſt Hircan, penſez vous que les cordeliers ne ſoient pas hommes comme nous, & excuſables : & principalement ceſtuy-lá, ſe ſentant ſeul de nuict auec vne belle fille ? Vrayement, diſt Parlamente, s’il euſt penſé à la natiuité de Ieſus Chriſt, qui eſtoit repreſentée ce iour lá, il n’euſt pas eu la volonté ſi meſchante. Voire mais, diſt Saffredent vous ne dictes pas, qu’il tendoit à l’incarnation, auant que de venir à la natiuité. Toutes fois c’eſtoit vn homme plein de mauuais vouloir, veu que pour ſi peu d’occaſion il faiſoit vne ſi meſchante entreprinſe. Il me ſemble, diſt Oiſille, que la Comteſſe en feit ſi bonne punition, que ſes compagnons y pouuoient prendre exemple. Mais à ſçauoir, diſt Nomerfide, ſi elle feit bien de ſcandaliſer ainſi ſon prochain, & s’il euſt pas mieux valu, qu’elle luy euſt remonſtré ſes faultes doucement, que de les diuulguer. Ie croy, diſt Guebron, que c’euſt eſté bien faict : car il eſt commandé de corriger noſtre prochain, entre nous & luy, auant que le dire à perſonne, ne a l’egliſe. Auſsi depuis qu’vn homme eſt deshonté, à grand peine ſe peult il iamais amender : par ce que la honte retire autant de gens du peché, que la conſcience. Ie croy, diſt Parlamente, qu’enuers vn chacun, ſe doit vſer le conſeil de l’euangile, ſinon enuers ceux qui le preſchent, & font le contraire. Car il ne fault point craindre à ſcandaliſer ceux, qui ſcandaliſent les autres. Et me ſemble que c’eſt grand merite de les faire cognoiſtre tels, qu’ils ſont, à fin que nous nous donnions garde de leurs ſeductions à l’endroit des filles, qui ne ſont pas touſiours bien aduiſées. Mais à qui donnera Hircan ſa voix ? Puis que vous me le demandez, ce ſera à vous meſmes, diſt Hircan, à qui nul homme d’entendement ne la doit reſuſer. Or puis que vous me la donnez, diſt Parlamente, ie vous en vay compter vne, dont ie puis ſeruir de teſmoing : & ay touſiours ouy dire, que tant plus la vertu eſt en vn ſubiect debile & foible, aſſaillie de ſon tresfort & puiſſant cõtraire, c’eſt à l’heure qu’elle eſt plus louable, & ſe mõſtre mieux telle qu’elle eſt. Car ſi le fort ſe deffend du fort, ce n’eſt pas cas eſmerueillable : mais ſi le foible en a victoire, il en a gloire de tout le monde. Pour cognoiſtre les perſonnes, dont ie veux parler, il me ſemble, que ie ferois tort à la verité, que i’ay veuë cachée ſous vn ſi pauure veſtement, que nul n’en tenoit compte, ſi ie ne parlois de celle, par laquelle ont eſté faicts actes ſi honneſtes, qu’ils me contraignent les vous racompter.



Continence d’vne ieune fille, contre l’opiniaſtre pourſuitte amoureuſe d’vn des grands ſeigneurs de France : & l’heureux ſuccez qu’en eut la damoiſelle.


NOVVELLE QVARANTEDEVXIESME.



En vne des meilleures villes de Touraine demeuroit vn ſeigneur de grande & bonne maiſon, lequel y auoit eſté nourry de ſa grande ieuneſſe. Des perfections, grace, beauté, & grandes vertuz de ce ieune prince, ne vous en diray autre choſe, ſinõ qu’en ſon temps ne trouua iamais ſon pareil. Eſtant en l’aage de quinze ans, il prenoit plus grand plaiſir à courir & chaſſer, que non pas à regarder les belles dames. Vn iour eſtant en vne egliſe, regarda vne ieune fille, laquelle autres fois auoit eſté nourrie en ſon enfance au chaſteau, ou il demeuroit : & apres la mort de ſa mere, ſon pere ſe remaria : parquoy elle ſe retira en Poictou auec ſon frere. Ceſte fille (qui auoit nom Françoiſe) auoit vne ſœur baſtarde, que ſon pere aymoit tresfort, & la maria à vn ſommelier d’eſchanſonnerie de ce ieune Prince, dont elle tint auſsi grand eſtat, que nul de ſa maiſon. Le pere vint à mourir, & laiſſa pour le partage de Françoiſe ce qu’il tenoit aupres de ceſte bonne ville. Parquoy, apres qu’il fut mort, elle ſe retira ou eſtoit ſon bien : & à cauſe qu’elle eſtoit à marier, & ieune d’vn ſeize ans, ne ſe voulut tenir ſeule en ſa maiſon, mais ſe miſt en penſion chez ſa ſœur la ſommeliere. Le ieune Prince, voyant ceſte fille aſſez belle, pour vne claire brune, & d’vne grace, qui paſſoit celle de ſon eſtat (car elle ſembloit mieux gentil-femme & princeſſe, que bourgeoiſe) il la regarda longuement. Luy, qui iamais encores n’auoit aymé, ſentit en ſon cueur vn plaiſir non accouſtumé : & quand il fut retourné en ſa chambre, ſ’enquiſt de celle qu’il auoit veuë en l’egliſe, & recogneut qu’autrefois en ſa ieuneſſe elle eſtoit allée iouër au chaſteau aux poupinnes auec ſa ſœur, à laquelle il la feit recognoiſtre. Sa ſœur l’enuoya querir, & luy feit fort bõne chere, la priant de la venir veoir ſouuent. Ce qu’elle faiſoit, quand il y auoit quelques nopces ou aſſemblée : ou le ieune Prince la voyoit tant volontiers, qu’il penſa à l’aymer bien fort : & pource qu’il la cognoiſſoit de bas & pauure lieu, eſpera recouurer facilement ce qu’il en demandoit : mais n’ayant moyen de parler à elle, lui enuoya vn gentil-homme de ſa chambre, pour faire ſa practique : auquel elle, qui eſtoit ſage, & craignant Dieu, diſt, qu’elle ne croyoit pas que ſon maiſtre, qui eſtoit ſi beau & honneſte Prince, ſ’amuſaſt à regarder vne choſe ſi laide qu’elle, veu qu’au chaſteau ou il demeuroit y en auoit de ſi belles, qu’il n’en falloit point chercher d’autres par la ville, & qu’elle penſoit, qu’il le diſoit de luy meſmes, ſans le commandemẽt de ſon maiſtre. Quand le ieune Prince entẽdit ceſte reſponſe, amour, qui plus fort ſ’attache ou plus il trooue de reſiſtence, luy feit plus chauldement, qu’il n’auoit faict, pourſuiure ſon entrepriſe, & luy eſcriuit vne lettre, la priant vouloir entierement croire, ce que le gentil-homme luy diroit. Elle, qui ſçauoit tresbien lire & eſcrire, leut ſa lettre tout du long. A laquelle, quelque priere que luy en feit le gentil-homme, ne voulut iamais reſpondre, diſant, qu’il n’appartenoit pas à perſonne de ſi baſſe condition, d’eſcrire à vn tel prince : mais qu’elle le ſupplioit ne la penſer ſi ſotte, qu’elle eſtimaſt qu’il euſt telle opinion d’elle, que de luy porter tant d’amitié. Et que ſ’il penſoit auſsi, à cauſe de ſon pauure eſtat, la cuider auoir à ſon plaiſir, il ſe trompoit : car elle n’auoit pas le cueur moins honneſte, que la plus grande princeſſe de Chreſtienté, & n’eſtimoit treſor au mõde, au pris de l’honneur, & la conſcience : le ſuppliant ne la vouloir empeſcher de garder ce treſor toute ſa vie : car pour mourir ne changeroit d’opinion. Le ieune Prince ne trouua pas ceſte reſponſe à ſon gré : toutesfois l’en aima-il tresfort, & ne failloit de faire mettre ſon ſiege à l’egliſe ou elle alloit à la meſſe : & durant le ſeruice, adreſſoit touſiours ſes yeux à ceſt image. Mais quand elle l’apperceut, changea de lieu, & alla en vne autre chappelle, nõ pour fuyr de le veoir (car elle n’euſt pas eſté creature raiſonnable, ſi elle n’euſt prins plaiſir à le regarder) mais elle craignoit d’eſtre veuë de luy, ne ſ’eſtimãt digne d’en eſtre aimée, par honneur, ou par mariage : ne voulant auſsi d’autre part, que ce fuſt pas follie & plaiſir. Et quand elle veid, qu’en quelque lieu de l’egliſe qu’elle ſe peuſt mettre, le Prince ſe faiſoit dire la meſſe tout au pres, ne voulut pas aller en ceſte egliſe : mais alloit tous les iours à la plus eſlongnée qu’elle pouuoit. Et quãd quelques nopces alloient au chaſteau, ne ſ’y vouloit plus retrouuer (combien que la ſœur du Prince l’enuoyaſt querir ſouuẽt) ſ’excuſant ſur quelque maladie. Le Prince, voyant qu’il ne pouuoit parler à elle, ſ’aida de ſon ſommelier, & luy promiſt de grands biens, ſ’il luy aidoit en ceſt affaire. A quoy le ſommelier ſ’offroit volõtiers, tant pour plaire à ſon maiſtre, que pour le fruict qu’il en eſperoit : & tous les iours comptoit au Prince ce qu’elle diſoit & faiſoit : mais que ſur tout, tant qu’il luy eſtoit poſsible, fuyoit les occaſions de le veoir : ſi eſt-ce, que le grand deſir qu’il auoit de parler à elle à ſon aiſe, luy feit chercher vn expediẽt : c’eſt, qu’vn iour il alla mener ſes grands cheuaux (dont il commẽçoit bien à ſçauoir le meſtier) en vne grande place de la ville, deuant la maiſon de ſon ſommelier, ou Françoiſe demeuroit. Et apres auoir faict maintes courſes & ſaults, qu’elle pouuoit bien veoir, ſe laiſſa tomber de ſon cheual dedans vne grande fange, ſi mollement, qu’il ne ſe feit point de mal, combien qu’il ſe plaigniſt aſſez, & demãda ſ’il y auoit point de logis, ou il peuſt aller chanſes habillemens. Chacun preſentoit ſa maiſon, mais quelqu’vn diſt, que celle du ſommelier eſtoit la plus prochaine, & la plus honneſte : auſsi fut choiſie ſur toutes. Il trouua la chambre bien accouſtrée, & ſe deſpouïlla en chemiſe : car tous ſes habillemens eſtoient ſouïllez de la fange, & ſe meit dedans vn lict. Et quand il veid que chacun ſ’eſtoit retiré, pour aller querir ſes habillemens, excepté le gentil-homme, appella ſon hoſte & ſon hoſteſſe, & leur demanda ou eſtoit Françoiſe. Ils eurẽt bien affaire à la trouuer : car ſi toſt qu’elle auoit veu ce ieune Prince entrer en ſa maiſon, ſ’en eſtoit allée cacher, au plus ſecret lieu de la maiſon : toutesfois ſa ſœur la trouua, qui la pria ne craindre point de venir parler à vn ſi honneſte & vertueux prince. Comment ? ma ſœur, diſt Françoiſe, vous que ie tiens cõme ma mere, me vouldriez vous conſeiller d’aller parler à vn ieune ſeigneur, duquel vous ſçauez, que ie ne puis ignorer la volonté ? Mais ſa ſœur luy feit tant de remonſtrãces, & promeſſes de ne la laiſſer toute ſeule, qu’elle alla auec elle, portãt vn viſage ſi paſle & deffaict, qu’elle eſtoit plus pour engendrer pitié, que concupiſcence. Et quand le ieune Prince la veid pres de ſon lict, la print par la main, qu’elle auoit froide & tremblante, & luy diſt : Françoiſe, m’eſtimez vous ſi mauuais homme, ſi eſtrange & cruel, que ie mange les femmes, en les regardant ? Pourquoy auez vous pris vne ſi grande crainte de celuy, qui ne cherche que voſtre honneur & auantage ? Vous ſçauez qu’en tous lieux, qu’il m’a eſté poſsible, i’ay cherché de vous veoir, & parler à vous, ce que ie n’ay ſceu. Et pour me faire plus deſpit, auez fuy les lieux ou i’auois accouſtumé vous veoir à la meſſe, à fin que du tout ie n’euſſe non plus de contentement de la veuë, que i’auois de la parole : mais tout cela ne vous a de rien ſeruy : car ie n’ay ceſſé que ie ne ſois icy venu par les moyens que vous auez peu veoir : & me ſuis mis au hazard de me rompre le col, me laiſſant tomber volontairement, pour auoir le contentement de parler à vous à mon aiſe. Parquoy ie vous prie, Françoiſe, puis que i’ay acquis ce loiſir icy auec vn ſi grãd labeur, qu’il ne me ſoit point inutile, & que ie puiſſe par ma grande amour gaigner la voſtre. Et quand il eut long temps attendu ſa reſponſe, & veid qu’elle auoit les larmes aux yeux, & le regard contre terre, la tirant à luy le plus pres qu’il luy fut poſsible, la cuida embraſſer & baiſer, mais elle luy diſt : Non, monſieur, non, ce que vous cherchez ne ſe peult faire : car combien que ie ſois vn ver de terre, au pris de vous, i’ay mon honneur ſi cher, que i’aymerois mieux mourir, que l’auoir diminué, pour quelque plaiſir que ce ſoit en ce monde : & la crainte que i’ay, que ceux qui vous ont veu venir ceans ſe doubtent de ceſte verité, me donne la peur & le tremblement que i’ay. Et puis qu’il vous plaiſt me faire ceſt honneur de parler à moy, vous me pardonnerez auſsi, ſi ie vous reſpons ſelon que mon honneur me le cõmande. Ie ne ſuis point ſi ſotte, mon ſeigneur, ne ſi aueuglée, que ie ne voye, & cognoiſſe bien la beauté & grace, que Dieu à mis en vous : & que ie trouue la plus heureuſe du monde, celle qui poſſedera le corps & l’amour d’vn tel prince. Mais dequoy me ſert cela ? veu que ce n’eſt pour moy, ny pour femme de ma ſorte, & que ſeulement le deſirer, ſeroit à moy parfaicte folie. Quelle raiſon puis-ie eſtimer qui vous face adreſſer à moy, ſinõ, que les dames de voſtre maiſon (leſquelles vous aimez, ſi la beauté & la grace eſt aimée de vous) ſont ſi vertueuſes, que vous n’oſez leur demander, ne eſperer auoir d’elles, ce que la petiteſſe de mon eſtat vous faict eſperer auoir de moy ? Et ſuis ſeure, que quand de telle perſonne que moy auriez ce que demandez, ce ſeroit vn moyen pour entretenir voſtre maiſtreſſe deux heures d’auantage, en luy comptant de voz victoires, au dommage des plus foibles. Mais il vous plaira, monſieur, penſer que ie ne ſuis de ceſte cõdition. I’ay eſté nourrie en vne maiſon, ou i’ay apris que c’eſt d’aymer. Mon pere & ma mere ont eſté de voz bons ſeruiteurs : parquoy il vous plaira, puis que Dieu ne m’a faict Princeſſe, pour vous eſpouſer, ne d’eſtat pour eſtre tenuë à maiſtreſſe & amye, ne me vouloir mettre du rang des pauures malheureuſes, veu que ie vous eſtime & deſire eſtre l’vn des plus heureux princes de la Chreſtienté. Et ſi pour voſtre paſſetemps vous voulez des femmes de mon eſtat, vous en trouuerez aſſez en ceſte ville de plus belles que moy, ſans comparaiſon, qui ne vous donneront la peine de les prier tant. Arreſtez vous donc à celles, à qui vous ferez plaiſir en achetãt leur honneur, & ne trauaillez plus celle qui vous aime plus que ſoymeſmes. Car ſ’il failloit auiourd’huy que voſtre vie ou la mienne fuſt demandée de Dieu, ie me tiendrois bien heureuſe, d’offrir la mienne, pour ſauuer la voſtre. Ce n’eſt faulte d’amour, qui me faict fuyr voſtre preſence : mais c’eſt pluſtoſt, pour en auoir trop en voſtre conſcience, & en la mienne, car i’ay mon honneur plus cher que ma vie. Ie demeureray s’il vous plaiſt, monſieur, en voſtre bonne grace, & prieray toute ma vie Dieu pour voſtre proſperité & ſanté. Il eſt bien vray, que ceſt honneur, que vous me faictes, me fera entre les gens de ma ſorte mieux eſtimer : car qui eſt homme de mon eſtat (apres vou auoir veu) que ie daignaſſe regarder ? Par ainſi demeurera mon cueur en liberté, ſinõ que de l’obligation ou ie veux à iamais eſtre, de prier Dieu pour vous : car autre ſeruice ne vous puis-ie iamais faire. Le ieune prince voyant ceſte honneſte reſponſe (combien qu’elle ne fuſt ſelon ſon deſir) ſi ne la pouuoit il moins eſtimer, qu’elle eſtoit. Il feit ce qui luy eſtoit poſsible, pour luy faire croire qu’il n’aimeroit iamais femme qu’elle : mais elle eſtoit ſi ſage, qu’vne choſe ſi deſraiſonnable ne pouuoit entrer en ſon entendement. Et durant ces propos, combien que ſouuent on diſt, que ſes habillements eſtoiẽt venuz du chaſteau, auoit tant de plaiſir & d’aiſe, qu’il feit dire, qu’il dormoit, iuſques à ce que l’heure du ſoupper fut venuë, ou il n’oſoit faillir à ſa mere, qui eſtoit vne des plus ſages dames du monde. Ainſi s’en alla le ieune prince de la maiſon de ſon ſommelier, eſtimant que iamais l’honneſteté de ceſte fille. Il en parloit ſouuent au gentil-homme qui couchoit en ſa chambre, lequel penſant qu’argent feroit plus qu’amour, lui conſeilla de faire offrir à ceſte fille quelque honneſte ſomme, pour ſe condeſcendre à ſon vouloir. Le ieune prince, duquel la mere eſtoit la treſoriere, n’auoit que peu d’argent pour ſes menuz plaiſirs, qu’il print auec tout ce qu’il peut emprũter, & ſe trouua la ſomme de cinq cens eſcuz, qu’il enuoya à ceſte fille par le gẽtilhomme, la priant vouloir changer d’opinion : mais quand elle veit le preſent, diſt au gentilhomme : Ie vous prie dictes à monſieur, que i’ay le cueur ſi bon & ſi honneſte, que s’il falloit obeyr à ce qu’il me commãde, la beauté & les graces, qui ſont en luy, m’auroient deſia vaincuë : mais lá ou ils n’ont eu puiſſance contre mon honneur, tout l’argent du monde n’y en ſçauroit auoir, lequel vous luy reporterez : car i’aime mieux l’honneſte pauureté, que tous les biens qu’on ſçauroit deſirer. Le gentilhomme voyant ceſte rudeſſe, penſa qu’il la falloit auoir par cruauté, & vint à la menacer de l’authorité & puiſſance de ſon maiſtre. Mais elle en riant, luy diſt : Faictes peur de luy à celles qui ne le cognoiſſent point : car ie ſçay bien qu’il eſt ſi ſage & ſi vertueux, que tels propos ne viennent de luy : & ſuis ſeure qu’il vous deſaduouëra, quãd vous les luy cõpterez. Mais quand il ſeroit ainſi, que vous le dictes, il n’y a tourment ny mort, qui me ſceuſt faire changer d’opinion : car (comme ie vous ay dict) puis qu’amour n’a tourné mon cueur, tous les maux ne les biens, que lon ſçauroit donner à perſonne, ne me pourroient deſtourner d’vn pas des propos ou ie ſuis. Ce gentil-homme, qui auoit promis à ſon maiſtre de la luy gaigner, luy porta ceſte reſponſe auec vn merueilleux deſpit, & le perſuada à la pourſuiure par tous moyens poſsibles, luy diſant que ce n’eſtoit pas ſon honneur de n’auoir ſceu gaigner vne telle femme. Le ieune prince, qui ne vouloit point vſer d’autres moyens, que ceux, que l’honneſteté commande, craignant auſsi que s’il en eſtoit quelque bruit, & que la mere le ſceuſt, elle auroit occaſion de s’en courroucer bien fort, n’oſa rien entreprendre, iuſques à ce que ſon gẽtil-homme luy bailla vn moyen ſi aisé, qu’il penſoit deſ-ia la tenir, & pour l’executer parleroit au ſommelier : lequel deliberé de ſeruir ſon maiſtre en quelque façon que ce fuſt, pria vn iour ſa femme & ſa belle ſœur, d’aller viſiter leurs vendanges en vne maiſon qu’il auoit pres de la foreſt : ce qu’elles luy promirent. Quand le iour fut venu, le feit ſçauoir au ieune prince, lequel ſe delibera d’y aller tout ſeul auec ce gẽtil-homme, & feit tenir ſa mule ſecrettement pour partir, quand il en ſeroit heure. Mais Dieu voulut que ce iour lá ſa mere accouſtroit vn cabinet le plus beau du mõde, & pour luy aider auoit auec elle tous ſes enfans, & lá s’amuſa ce ieune prince iuſques à ce que l’heure promiſe fut paſſée. Si ne tint il à ſon ſommelier, lequel auoit mené ſa ſœur en ſa maiſon en crouppe derriere luy, & feit faire la malade à ſa femme, en ſorte qu’ainſi qu’il eſtoit à cheual luy vint dire qu’elle n’y ſçauroit aller : & quand il veit que l’heure tardoit, que le prince deuoit venir, diſt à ſa belle ſœur : Ie croy que nous en pouuons bien retourner en la ville. Qui nous en garde ? reſpondit Françoiſe. I’attendois monſieur, diſt le ſommelier, qui m’auoit promis de venir icy. Quand la ſœur entendit ceſte meſchãceté, luy diſt : Ne l’attendez plus, mon frere : car ie ſçay bien que pour auiourd’huy il ne viendra point. Le frere la creut & la remena. Et quand elle fut en la maiſon, monſtra ſa colere extreme, diſant à ſon beau-frere, qu’il eſtoit le varlet du diable, qu’il faiſoit plus qu’on ne luy commandoit. Car elle eſtoit aſſeurée, que c’eſtoit ſon inuention & du gentil-homme, & non du ieune prince, duquel il aimoit mieux gaigner de l’argent en le confortant en ſes follies, que de faire office d’vn bon ſeruiteur : mais puis qu’elle le cognoiſſoit tel, elle ne demeureroit plus en ſa maiſon. Et ſur ce enuoya querir ſon frere pour l’emmener en ſon païs, & ſe deſlogea incontinent d’auecques ſa ſœur. Le ſommelier, ayant failly à ſon entrepriſe, s’en alla au chaſteau pour ſçauoir à quoy il tenoit que le ieune prince n’eſtoit venu, & ne fut gueres lá qu’il ne le trouuaſt ſur ſa mule tout ſeul auec le gẽtil-homme en qui il ſe fioit, & luy demanda : Et puis, eſt elle encor lá ? Il luy compta tout ainſi qu’il en auoit faict. Le ieune prince fut biẽ marry d’auoir failly à ſa deliberation, qu’il eſtimoit eſtre le moyẽ dernier & extreme qu’il pouuoit prendre. Et voyant qu’il n’y auoit plus de remede, la chercha tant, qu’il la trouua en vne compagnie d’ou elle ne pouuoit fuïr, & ſe courrouça fort à elle des rigueurs qu’elle luy tenoit, & de ce qu’elle vouloit laiſſer la cõpagnie de ſon frere. Laquelle luy diſt, qu’elle n’en auoit iamais trouué vne plus dãgereuſe pour elle, & qu’il eſtoit bien tenu à ſon ſommelier, veu qu’il ne le ſeruoit du corps & des biens ſeulement, mais auſsi de l’ame & de la conſcience. Quãd le prince cogneut qu’il n’y auoit autre remede, delibera de ne l’en preſſer plus, & l’eut toute ſa vie en bonne eſtime. Vn ſeruiteur dudict prince, voyãt l’honneſteté de ceſte fille, la voulut eſpouſer, à quoy iamais ne ſe voulut accorder ſans le commandement, & congé du ieune prince, auquel elle auoit miſe toute ſon affection. Ce qu’elle luy feit entendre : & par ſon bon vouloir fut faict le mariage, ou elle a veſcu toute ſa vie en bonne reputation : & luy feit le ieune prince beaucoup de biens.

Que dirons nous icy, mes dames ? auons nous le cueur ſi bas que nous facions noz ſeruiteurs, noz maiſtres ? veu que ceſte cy n’a ſceu eſtre vaincuë d’amour ne de tourmẽt. Ie vous prie, qu’à ſon exemple nous demeurions victorieuſes de nous meſmes : car c’eſt la plus louable victoire, que nous puiſsions auoir. Ie ne voy qu’vn mal, diſt Oiſille, que les actes vertueux n’ont eſté du temps des hiſtoriographes : car ceux qui ont tant loüé leur Lucreſſe l’euſſent laiſſée au bout la plume, pour eſcrire bien au long les vertuz de ceſte cy : pource que ie les trouue ſi grandes, que ie ne les pourrois croire, ſans le grand ſerment que nous auons faict de dire verité. Ie ne trouue pas ſa vertu telle comme vous la peignez, diſt Hircan : car vous auez veu aſſez de malades deſgouſtez, delaiſſer les bõnes viandes & ſalutaires, pour manger les mauuaiſes & dommageables. Ainſi peult eſtre que ceſte fille aimoit quelque autre, qui luy faiſoit deſpriſer toute nobleſſe. Mais Parlamente reſpondit à ce mot, que la vie & la fin de ceſte fille monſtroient, que iamais n’auoit eu opinion à homme viuant, qu’à celuy qu’elle aimoit plus que ſa vie, mais non pas plus que ſon honneur. Oſtez ceſte opinion de voſtre fantaſie, diſt Saffredent, & entendez dont eſt venu ce terme d’honneur, quant aux femmes : Car peult eſtre que celles, qui en parlent tant, ne ſçauent pas l’inuention de ce nom. Sçachez qu’au cõmencement, que la malice n’eſtoit pas trop grande entre les hommes, l’amour y eſtoit ſi naïſue & forte, que diſsimulation n’y auoit point de lieu, & eſtoit plus loüé, celuy qui plus parfaictement aimoit. Mais quand la malice, l’auarice, & le peché vindrent ſaiſir le cueur des hommes, ils en chaſſerent dehors Dieu & l’amour, & en leur lieu prindrent l’amour d’eux meſmes, hypocriſie, & fiction. Et voyans les dames n’auoir en leur cueur ceſte vertu de vraye amour, & que ce nom d’hypocriſie eſtoit tant odieux entre les hommes, luy donnerent le ſurnom d’honneur : tellemẽt que celles, qui ne pouuoient auoir en elles ceſt honnorable amour, diſoient que l’honneur le leur defendoit : & en ont faict vne ſi cruelle loy, que meſmes celles, qui aiment parfaictement, diſsimulent, eſtimãs vertu eſtre vice. Mais celles qui ſont de bon entendement, & de ſain iugement, ne tombent iamais en telles erreurs : car elles cognoiſſent la difference des tenebres & de lumiere, & que leur vray honneur giſt à monſtrer la pudicité du cueur, qui ne doit viure que d’amour, & non point ſe honorer du vice de diſsimulation. Toutes fois, diſt Dagoucin, on dict qu’amour la plus ſecrette, eſt la plus louable. Ouy, ſecrette, diſt Simõtault, aux yeux de ceux qui en pourroient mal iuger : mais claire & cogneuë pour le moins aux deux perſonnages à qui elle touche. Ie l’entends ainſi, diſt Dagoucin, ſi eſt-ce qu’elle vaudroit mieux eſtre ignorée d’vn coſté & entẽdue d’vn tiers. Et croy que ceſte femme l’aimoit plus fort, d’autant qu’elle ne ſe declaroit point. Quoy qu’il y ait, diſt Longarine, il fault eſtimer la vertu, dont la plus grande, eſt à vaincre ſon cueur : & voyant les occaſions & moyens qu’elle auoit, ie dy qu’elle ſe pouuoit nõmer la forte femme. Puis que vous eſtimez, diſt Saffredent, la grandeur de la vertu par la mortification de ſoy-meſmes, ce ſeigneur eſtoit plus louable qu’elle, veu l’amour qu’il luy portoit, la puiſſante occaſion & moyen qu’il en auoit. Et toutesfois ne voulut point offenſer la reigle de vraye amitié, qui egale le prince & le pauure : mais vſa des moyens, que l’hõneſteté permet. Il y en a beaucoup, diſt Hircan, qui n’euſſent pas faict ainſi. D’autant plus eſt il à eſtimer, diſt Longarine, qu’il a vaincu la cõmune malice des hommes. Car qui peult faire mal & ne le faict point, ceſtuy lá eſt bien heureux. A ce propos, diſt Guebrõ, vous me faictes ſouuenir d’vne qui auoit plus de crainte d’offenſer les yeux des hommes, que Dieu, ſon honneur, & l’amour. Or ie vous prie, diſt Parlamente, que vous nous la comptiez, & pour ce faire, ie vous donne ma voix. Il y a, diſt Guebrõ, des perſonnes qui n’ont point de Dieu, ou s’ils en croyent quelqu’vn, l’eſtiment quelque choſe ſi loing d’eux, qu’il ne peult veoir ny entendre les mauuaiſes œuures qu’ils font, & encores qu’ils les voient, penſent qu’il ſoit nonchallant, & qu’il ne les puniſſe point, comme ne ſe ſouciant des choſes de ça bas. Et de ceſte opinion meſmes eſtoit vne Damoiſelle, de laquelle, pour l’honneur de la race, ie changeray le nom, & la nommeray Camille. Elle diſoit ſouuent que la perſonne, qui n’auoit affaire que de Dieu, eſtoit bien heureuſe, ſi au demeurant, elle pouuoit bien conſeruer ſon honneur deuant les hommes : mais vous verrez, mes dames, que ſa prudence ny ſon hypocriſie ne l’ont pas garantie, que ſon ſecret n’ait eſté reuelé : comme vous verrez par ſon hiſtoire, ou la verité ſera dicte tout du long, hors mis les noms des perſonnes & des

lieux, qui ſeront changez.
L’hypocriſie d’vne dame de court fut deſcouuerte, par le demenement de ſes amours, qu’elle penſoit bien celer.


NOVVELLE QVARANTETROISIESME.



En vn tresbeau chaſteau demeuroit vne grãde princeſſe & de grande authorité, qui auoit en ſa cõpagnie vne damoiſelle, nommée Camille, fort audacieuſe, de laquelle la maiſtreſſe eſtoit ſi fort abuſée, qu’elle ne faiſoit rien que par ſon conſeil, l’eſtimant la plus ſage & vertueuſe damoiſelle, qui fuſt de ſon temps. Ceſte Camille reprenoit tant la folle amour, que quand elle voyoit quelque gentil-homme, amoureux de l’vne de ſes compaignes, elle les en tançoit fort aigremẽt, & en faiſoit ſi mauuais rapport à ſa maiſtreſſe, que ſouuent elle les en blamoit, dont elle eſtoit beaucoup plus crainte que aimée de toute la compagnie. Et quant à elle, iamais ne parloit à homme, ſinon que tout hault & auec vne grande audace, tellement qu’elle auoit le bruit d’eſtre ennemie mortelle de toute amour, combien qu’elle eſtoit contraire à ſon cueur : car il y auoit vn gẽtil-homme au ſeruice de ſa maiſtreſſe, duquel elle eſtoit ſi fort prinſe, qu’elle n’en pouuoit plus. Si eſt-ce que l’amour, qu’elle auoit à ſa gloire & reputation, luy faiſoit du tout diſsimuler ſon affection. Mais apres auoir porté ceſte paſsion bien vn an, ne ſe voulant ſoulager (comme les autres) par le regard & la parole, bruſloit ſi fort en ſon cueur, qu’elle vint chercher le dernier remede, & pour cõcluſion, aduiſa qu’il valloit mieux ſatisfaire à ſon deſir, & qu’il n’euſt que Dieu ſeul qui cogneuſt ſon cueur, que le dire à vn homme, qui le peult reueler quelque fois. Apres ceſte concluſion prinſe, vn iour qu’elle eſtoit en la chambre de ſa maiſtreſſe, regardant ſur vne terrace veid promener celuy qu’elle aimoit tant. Et apres l’auoir regardé ſi longuement, que le iour qui ſe couchoit en emportoit la veuë auecques foy, elle appella vn petit page qu’elle auoit, & en luy monſtrant le gentil-homme, luy diſt : Voyez vous bien ceſtuy-lá, qui a ce pourpoint de ſatin cramoiſi, & la robe fourrée de loups ſeruiers ? Allez luy dire, qu’il y a quelqu’vn de ſes amis qui veult parler à luy en la gallerie du iardin de ceans. Et ainſi que le page y alla, elle paſſa par la garderobbe de la chambre de ſa maiſtreſſe, & s’en alla en ceſte gallerie, ayant miſe ſa cornette baſſe, & ſon touret de nez. Quand le gentilhomme fut arriué ou elle eſtoit, elle va incontinent fermer les deux portes par leſquelles lon pouuoit venir ſur eux, & ſans oſter ſon touret de nez, en l’embraſſant bien fort luy va dire le plus bas qu’il luy fut poſsible : Il y a long temps, mon amy, que l’amour que ie vous porte m’a faict deſirer trouuer le lieu & occaſion de vous pouuoir veoir, mais la crainte de mon honneur a eſté pour vn temps ſi forte, qu’elle m’a contrainte malgré ma volonté diſsimuler ceſte paſsion. Mais à la fin la force d’amour a vaincu la crainte, & pour la cognoiſſance que i’ay de voſtre honneſteté, ſi me voulez promettre de m’aimer, & de iamais n’en parler à perſonne, & ne vous enquerir qui ie ſuis, de moy ie vous aſſeure bien, que vous ſeray loyale & bonne amie, & que iamais n’aymeray autre que vous : mais i’aimerois mieux mourir, que vous ſceuſſiez qui ie ſuis. Le gẽtil-hõme luy promiſt ce qu’elle demandoit, qui la rẽdit facile à luy rendre la pareille : c’eſt, de ne luy refuſer choſe qu’il vouluſt prendre. L’heure eſtoit de cinq ou ſix heures en hyuer, qui entieremẽt luy oſtoit la veuë d’elle. Et en touchãt ſes habillemens trouua qu’ils eſtoient de veloux, qui en ce tẽps lá ne ſe portoiẽt à tous les iours, ſinon par les femmes de bonnes maiſons, & d’authorité. En touchant ce qui eſtoit deſſous, autant qu’il en pouuoit prendre iugement par la main, ne trouua rien qui ne fuſt en tresbon eſtat, et, & en bõ point. S’il meit peine de luy faire la meilleure chere qu’il luy fut poſsible de ſon coſté, elle n’en feit moins du ſien, & cogneut bien le gẽtil-homme, qu’elle eſtoit mariée. Elle ſ’en voulut retourner incontinẽt, de lá ou elle eſtoit venuë, mais le gentil-homme luy diſt : I’eſtime beaucoup le biẽ, que ſans mon merite, vous m’auez donné : mais encor eſtimerai-ie plus celuy que i’auray de vous à ma requeſte. Ie me tiens ſi ſatisfaict d’vne telle grace, que ie vous ſupplie me dire, ſi ie ne doy plus eſperer de recouurer encor vn biẽ ſemblable, & en quelle ſorte il vous plaira que i’en vſe : car veu que ie ne vous puis cognoiſtre, ie ne ſçay commẽt le pourchaſſer. Ne vous ſouciez, diſt la damoiſelle, mais aſſeurez vous, que tous les ſoirs, auãt le ſoupper de ma maiſtreſſe, ie ne faudray de vous enuoyer querir : mais qu’à l’heure vous ſoyez ſur la terraſſe ou vous eſtiez tãtoſt. Ie vous mãderay ſeul, & qu’il vous ſouuienne de ce que auez promis. Par cela entendrez vous, que ie vous attends en ceſte gallerie. Mais ſi vous oyez parler d’aller à la viande, vous pourrez bien pour le iour vous retirer, ou venir en la chambre de ma maiſtreſſe. Et ſur tout, ie vous prie ne cherchez iamais de me cognoiſtre, ſi vous ne voulez la ſeparation de noſtre amitié. La damoiſelle & le gentil-homme s’en retournerent chacun en leur lieu, & continuerent longuement ceſte vie, ſans qu’il s’apperceuſt iamais qui elle eſtoit, dont il entra en grande fantaſie, pẽſant en luy meſme, qui ſe pouuoit eſtre : car il ne penſoit point qu’il y euſt femme au monde, qui ne vouluſt eſtre veuë & aimée, & ſe doubta que ce fut quelque malin eſprit, ayant ouy dire à quelque ſot preſcheur, que qui auroit veu le diable au viſage, lon n’aimeroit iamais. En ceſte doubte ſe delibera ſçauoit qui eſtoit celle, qui luy faiſoit ſi bon viſage. Et l’autre fois, qu’elle le manda, porta auec luy de la croye, & en l’embraſſant luy feit vne merque ſur l’eſpaule par derriere ſans qu’elle s’en apperceuſt : & incontinent qu’elle fut partie, s’en alla haſtiuement le gentilhomme en la chambre de ſa maiſtreſſe, & ſe tint aupres de la porte, pour regarder le derriere des eſpaules de celles qui y entroiẽt, & entre autres veid entrer ma damoiſelle Camille auec vne telle audace, qu’il craignoit la regarder, comme les autres, ſe tenant tres aſſeuré que ce ne pouuoit elle eſtre. Mais ainſi qu’elle ſe tournoit, auiſa ſa croye blanche, dont il fut ſi eſtonné, qu’à peine pouuoit il croire ce qu’il voioit : toutesfois ayant bien regardé ſa taille, qui eſtoit ſemblable à celle, qu’il touchoit, les façõs de ſon viſage, qui au toucher ſe pouuoient cognoiſtre, cogneut certainement, que c’eſtoit elle : dont il fut treſaiſe de veoir qu’vne femme, qui iamais n’auoit eu le bruit d’auoir ſeruiteur, mais d’auoir reffusé tãt d’honneſtes gẽtil-hõmes, s’eſtoit arreſtée à luy ſeul. Amour qui n’eſt iamais en vn eſtat, ne peult endurer qu’il veſquit longuement en ce repos, & le meit en telle gloire & eſperance, qu’il ſe delibera de luy faire cognoiſtre ſon amour, penſant quand elle ſeroit cogneuë qu’elle auroit occaſiõ d’augmẽter. Et vn iour que ceſte grande dame alloit au iardin, la damoiſelle Camille s’en alla promener en vne autre allée. Le gẽtil-hõme la voyãt ſeule, s’aduança pour l’entretenir, & feignãt ne l’auoir point veuë ailleurs, luy diſt : Ma damoiſelle il y a long temps, que ie porte vne affection ſur mon cueur, laquelle, de peur de vous deſplaire, ne vous ay osé reueler, dõt ie ſuis ſi mal, que ie ne puis plus porter ceſte peine ſans mourir : car ie ne croy pas que iamais homme vous ſceuſt tant aimer, que ie fais. La damoiſelle Camille ne le laiſſa pas acheuer ſon propos, mais luy diſt auec vne treſgrande colere. Auez vous iamais ouy dire, que i’aye eu amy ne ſeruiteur ? ie ſuis ſeure que non. Et m’esbahis dont vous vient ceſte hardieſſe de tenir tels propos à vne ſi femme de bien que moy. Car vous m’auez aſſez hãtée ceans, pour cognoiſtre que iamais n’aimay autre que mon mary. Et pource gardez vous de continuer ces propos. Le gentil-homme voyant vne ſi grãde fiction, ne ſe peut tenir de rire, & lui dire : Ma damoiſelle, vous ne m’eſtes pas touſiours ſi rigoureuſe que maintenant. Dequoy vous ſert il d’vſer enuers moy de telle diſsimulation ? ne vault il pas mieux auoir vne amitié parfaicte, que imparfaicte ? Camille luy reſpondit : Ie n’ay en vous amitié parfaicte ne imparfaicte, ſinon comme aux autres ſeruiteurs de ma maiſtreſſe : mais ſi vous cõtinuez les propos que me tenez, ie pourray bien auoir telle haine qu’elle vous cuira. Le gentil-homme pourſuyuit encore ſon propos, & luy diſt : Et ou eſt la bõne chere, que vous me faictes, quãd ie ne vous puis veoir ? Pourquoy m’en priuez vous maintenant que le iour me mõtre voſtre beauté accompagnée d’vne ſi parfaicte & bonne grace ? Camille faiſant vn grand ſigne de la croix, luy diſt : Vous auez perdu voſtre entendement, ou vous eſtes le plus grand menteur du monde : car iamais en ma vie ne penſay vous auoir faict meilleure chere ne pire, que ie vous fais, & vous prie me dire comment vous l’entendez. Alors le pauure gẽtil-homme penſant la gaigner d’auantage, luy alla compter le lieu ou il l’auoit veuë, & la marque de la croie qu’il luy auoit faicte pour la cognoiſtre : dõt elle fut ſi outrée de colere, qu’elle luy diſt, qu’il eſtoit le plus meſchãt hõme du mõde, & qu’il auoit cõtrouué contre elle vne menſonge ſi vilaine, qu’elle le mettroit peine de l’en faire repentir. Luy, qui ſçauoit le credit qu’elle auoit enuers ſa maiſtreſſe, la voulut appaiſer : mais il ne luy fut poſsible. Car en le laiſſant lá, furieuſemẽt s’en alla ou eſtoit ſa maiſtreſſe, laquelle laiſſa toute la compagnie pour venir entretenir Camille, qu’elle aimoit comme ſoy-meſmes, & la trouuant en ſi grande colere, luy demanda qu’elle auoit : ce que Camille ne luy voulut celer, & luy compta tous les propos que le gentil homme luy auoit tenuz, ſi mal à l’aduantage du pauure gentil-homme, que des le ſoir ſa maiſtreſſe luy manda, qu’il euſt à ſe retirer tout incontinent en ſa maiſon, ſans parler à perſonne, & qu’il y demeuraſt iuſques à ce qu’il fuſt mandé. Ce qu’il feit haſtiuement, pour la crainte qu’il auoit d’auoir pis, & tant que Camille demeura auec ſa maiſtreſſe, ne retourna le gentil-hõme en ceſte maiſon, ny onques puis n’ouyt nouuelles de celle, qui luy auoit bien promis, qu’il la perdroit des l’heure qu’il la chercheroit.

Par cela, mes dames, pouuez vous veoir cõme celle, qui auoit preferé la gloire du mõde à ſa cõſcience, a perdu l’vne & l’autre : car au iourd’huy eſt leu aux yeux d’vn chacun ce qu’elle vouloit cacher à ceux de ſon amy & ſeruiteur, & fuyant la moquerie d’vn, eſt tombée en celle de tous. Et ſi ne peult eſtre excuſée par ſimplicité d’vn amour naïſue, de laquelle chacun doit auoir pitié : mais accuſée doublement, d’auoir couuerte ſa malice du manteau d’honneur & de gloire, & ſe faire deuant Dieu & les hommes autre qu’elle n’eſtoit. Mais celuy, qui ne donne point ſa gloire à autruy, en deſcouurant ce manteau, luy en a donné double infamie. Voila, diſt Oiſille, vne vilanie inexcuſable : car qui peult parler pour elle, quand Dieu, l’honneur, & meſmes l’amour l’accuſent ? Qui ? diſt Hircan, le plaiſir & la follie, qui ſont deux grand aduocats pour les dames. Si nous n’auions d’autres aduocats, diſt Parlamente, qu’eux auec vous, noſtre cauſe ſeroit mal ſouſtenuë. Mais celles, qui ſont vaincuës de plaiſir, ne ſe doiuent plus nõmer femmes, mais hommes, deſquels la fureur & concupiſcence augmente leur honneur. Car vn homme, qui ſe venge de ſon ennemy, & le tue pour vn dementir, en eſt eſtimé plus gentil cõpagnon : auſsi eſt il, quand il en aime vne douzeine auec ſa femme : mais l’honneur des femmes a autre fondement : c’eſt, douceur, patience, & chaſteté. Vous parlez des ſages, diſt Hircan. Pource, diſt Parlamente, que ie n’en veux point cognoiſtre d’autres. S’il n’y en auoit point de folles, diſt Nomerfide, ceux qui veulent eſtre creuz de tout ce qu’ils diſent, & font, pour ſuborner la ſimplicité feminine, ſe trouueroient biẽ loing de leur eſpoir. Ie vous prie, Nomerfide, diſt Guebron, que ie vous dõne ma voix, à fin que nous donniez quelque cõpte à ce propos. Ie vous en diray vn, diſt Nomerfide, autãt à la louënge d’vn amant, que le voſtre a eſté au mepris des folles femmes.



De deux amans, qui ont ſubtilement iouy de leurs amours : & de l’heureuſe iſſue d’icelles.


NOVVELLE QVARANTEQVATRIESME.



En la ville de Paris y auoit deux citoyens de mediocre eſtat, l’vn Politic, & l’autre marchand de draps de ſoye : leſquels de toute ancienneté ſe portoient fort bonne affection, & ſe hantoient familierement. Au moyen dequoy le fils de Politic, nommé Iaques, ieune homme, aſſez mettable en bonne compagnie, frequentoit ſouuent, ſous la faueur de ſon pere, au logis du marchand : mais c’eſtoit à cauſe d’vne belle fille qu’il auoit, nommée Françoiſe. Et feit Iaques ſi bien ſes menées enuers Françoiſe, qu’il cogneut qu’elle n’eſtoit moins aimante qu’aimée. Mais ſur ces entrefaictes, ſe dreſſa le camp de Prouence, contre la deſcente de Charles d Autriche : & fut force à Iaques de ſuyure le camp, pour l’eſtat auquel il eſtoit appellé. Durant lequel camp, & des le commencement, ſon pere alla de vie à treſpas : dont la nouuelle luy apporta double enuuy, l’vn, pour la perte de ſon pere : l’autre, pour l’incommodité de reuoir ſi ſouuent ſa bien aimée, comme il eſperoit à ſon retour. Toutesfois auecques le temps, l’vn fut oublié, & l’autre s’augmenta : car comme la mort eſt choſe naturelle, principalement au pere pluſtoſt qu’aux enfans, auſsi la triſteſſe s’en eſcoule peu à peu. Mais l’amour, au lieu de nous apporter mort, nous rapporte vie, en nous communiquant la propagation des enfans, qui nous rendent immortels : & cela eſt vne des principales cauſes d’augmenter noz deſirs. Iaques donc eſtant de retour à Paris, n’auoit autre ſoing, ny penſement, que de ſe remettre au train de la frequẽtation vulgaire du marchand, pour, ſous ombre de pure amitié, faire trafic de ſa plus chere marchandiſe. D’autre part Françoiſe, pendant ſon abſence, uoit eſté fort ſollicitée d’ailleurs, tant à cauſe de ſa beauté, que de ſon bon eſprit : & auſsi qu’elle eſtoit, long temps y auoit, mariable : combien que le pere ne s’en miſt pas fort en ſon deuoir, fuſt ou pour ſon auarice, ou pour trop grãd deſir de la bien colloquer, comme fille vnique. Ce qui ne faiſoit rien à l’honneur de la fille : pource que les perſonnes de maintenant ſe ſcandaliſent beaucoup pluſtoſt, que l’occaſion ne leur en eſt donnée, & principalement quand c’eſt en quelque point, qui touche la pudicité de belle fille, ou femme. Cela fut cauſe, que le pere ne feit point le ſourd ny l’aueugle au vulgaire caquet, & ne voulut reſſembler beaucoup d’autres, qui, au lieu de cenſurer les vices, ſemblent y prouoquer leurs femmes & enfans : Car il la tenoit de ſi court, que ceux meſmes, qui n’y tendoient que ſous voile de mariage, n’auoient point ce moyen de la veoir que bien peu, encores eſtoit-ce touſiours auecques ſa mere. Il ne fault pas demander, ſi cela fut fort aigre à ſupporter à Iacques, ne pouuant reſoudre en ſon entendement, que telle auſterité ſe gardaſt, ſans quelque grande occaſion, tellement qu’il vacilloit fort entre amour & ialouſie. Si eſt-ce qu’il ſe reſolut d’en auoir la raiſon, à quelque peril que ce fuſt : mais premieremẽt, pour cognoiſtre ſi elle eſtoit encores de meſmes affection, que auparauant, il alla tant & vint, qu’vn matin à l’egliſe oyant la meſſe aſſez pres d’elle, il apperceut à ſa contenance, qu’elle n’eſtoit moins aiſe de le veoir, que luy elle : auſsi luy cognoiſſant la mere n’eſtre ſi ſeuere que le pere, print quelque fois, comme inopinement la hardieſſe en les voyant aller de leur logis iuſques à l’egliſe, de les acoſter auecques vne familiere & vulgaire reuerence, & ſans ſe trop aduantager : le tout expreſſement, & à fin de mieux paruenir à ſes attentes. Bref en approchant le bout de l’an de ſon pere, il ſe delibera au changement du dueil de ſe mettre ſur le bon bout, & faire honneur à ſes anceſtres, & en tint propos à ſa mere, qui le trouua bon, deſirant fort de le veoir bien marié : pource qu’elle n’auoit pour tous enfans, que luy, & vne fille ia mariée bien & honneſtement. Et de faict, comme damoiſelle d’honneur, qu’elle eſtoit, luy pouſſoit encor le cueur à la vertu, par infinité d’exemples d’autres ieunes gens de ſon aage, qui s’aduançoient d’eux mesmes, au moins, qui ſe monſtroient dignes du lieu d’ou ils eſtoient deſcenduz. Ne reſtoit plus, que d’aduiſer ou ils ſe forniroient. Mais la mere diſt : Ie ſuis d’aduis, Iacques, d’aller chez le compere ſire Pierre (c’eſtoit le pere de Françoiſe) il eſt de noz amis : il ne nous voudroit pas tromper. Sa mere le chatouïlloit bien, ou il ſe demangeoit : Neantmoins il tint bon, diſant : Nous en prendrons lá ou nous trouuerons noſtre meilleur, & à meilleur marché. Toutesfois, (diſt-il) à cauſe de la cognoiſſance de feu mon pere, ie ſuis bien content, que nous y allions, premier qu’ailleurs. Ainſi fut prins le complot, pour vn matin, que la mere & le fils allerent veoir le ſire Pierre, qui les recueillit fort bien, comme vous ſçauez, que les marchans ne manquent point de telles drogues. Si feirent deſployer grandes quantitez de draps de ſoye, de toutes ſortes, & choiſyrent ce qui leur en failloit : Mais ils ne peurent tõber d’accord : ce que Iacques faiſoit à propos, pource qu’il ne voyoit point la mere de ſ’amye : & ſalut, à la fin, qu’ils ſ’en allaſſent, ſans rien faire, veoir ailleurs quel il y faiſoit, Mais Iacques n’y trouuoit rien ſi beau, que chez ſ’amye : ou ils retournerent quelque temps apres. Lors ſ’y trouua la dame, qui leur feit le meilleur recueil du monde : & apres les menées qui ſe font en telles boutiques, la femme du ſire Pierre tenant encor plus roide que ſon mary, Iacques luy diſt : Et dea, ma dame, vous eſtes bien rigoureuſe. Voila que c’eſt : Nous auons perdu noſtre pere : on ne nous cognoiſt plus. Et feit ſemblant de pleurer, & de ſ’eſſuyer les yeux, pour la ſouuenance paternelle : mais c’eſtoit à fin de faire ſa menée. La bonne femme vefue, mere de Iacques, y allant à la bonne foy, diſt auſsi : Depuis ſa mort nous ne nous ſommes non plus frequentez, que ſi iamais ne nous fuſſions veuz. Voila le compte que lon tient des pauures femmes vefues. Alors ſe racointerent elles de nouuelles careſſes, ſe promettans de ſe reuiſiter plus ſouuent que jamais. Et comme ils eſtoient en ces termes, vindrent d’autres marchans, que le maiſtre mena luy meſme en ſon arriere boutique. Et le ieune homme, voyant ſon apoinct, diſt à ſa mere : Mais, ma damoiſelle, i’ay veu, que ma dame venoit bien ſouuent, les feſtes viſiter les ſaincts lieux, qui ſont en noz quartiers, & principalement les religions. Si quelquesfois elle daignoit en paſſant prendre ſon vin, elle nous feroit plaiſir & honneur. La marchande, qui n’y penſoit en nul mal, luy reſpondit, qu’il y auoit plus de quinze jours, qu’elle auoit deliberé d’y faire vn voyage : & que ſi le prochain dimanche enſuyuant il faiſoit beau, elle pourroit bien y aller, qui ne ſeroit ſans paſſer par le logis de la damoiſelle, & la reuiſiter. Ceſte concluſion prinſe, auſsi feit elle du marché des draps de ſoye : car il ne failloit pas, pour quelque peu d’argent, laiſſer fuyr ſi belle occaſion. Le complot prins, & la marchandiſe emportée, Iacques, cognoiſſant ne pouuoir bien luy ſeul faire vne telle entreprinſe, fut contrainct ſe declarer à vn ſien fidele amy. Si ſe conſeillerent ſi bien enſemble, qu’il ne reſtoit que l’execution. Parquoy le dimanche venu, la marchande & ſa fille ne faillirent, au retour de leurs deuotions, de paſſer par le logis de la damoiſelle vefue, ou elles la trouuerent auec vne ſienne voiſine, deuiſans en vne gallerie de jardin, & la fille de la vefue, qui ſe promenoit par les allées du iardin auec Iacques & Oliuier. Luy, auſsi toſt qu’il veid ſ’amye, ſe forma en ſorte, qu’il ne changea nullement de contenance. Si alla en ce bon viſage, receuoir la mere & la fille : & comme c’eſt l’ordinaire, que les vieux cherchent les vieux, ces trois dames ſ’aſſeirent ſur vn banc, qui leur faiſoit tourner le dos vers le iardin : dans lequel peu à peu les deux amans entrerent, ſe promenans iuſques a lieu ou eſtoient les deux autres : & ainſi de compaignie ſ’entrecareſſerent quelque peu, puis ſe remirent au promenoir : ou le ieune homme compta ſi bien ſon piteux cas à Françoiſe, qu’elle ne pouuoit accorder, & ſi n’oſoit refuſer ce que ſon amy demandoit, tellement qu’il cogneut qu’elle eſtoit bien fort aux alteres. Mais il fault entendre que, pendant, qu’ils tenoient ces propos, ils paſſoient & repaſſoient ſouuent au long de l’abry, ou eſtoient aſsiſes les bonnes femmes, à fin de leur oſter tour ſoupçon : parlans toutesfois de propos vulgaires & familiers, & quelquesfois vn peu rageans folaſtrement parmy le iardin. Et y furent ces bonnes femmes ſi accouſtumées par l’eſpace d’vne demie heure, que à la fin Iacques feit le ſigne à Oliuier, qui ioua ſon perſonnage enuers l’autre fille qu’il tenoit, en ſorte qu’elle ne ſ’apperceut point, que les deux amans entrerent dans vn preau couuert de ceriſaye, & bien cloz de hayes de roſiers, & de groiſeliers fort haults : lá ou ils feirent ſemblant d’aller abattre des amendes, à vn coing du préau, mais ce fut pour abattre prunes. Auſsi Iacques, au lieu de bailler la cotte verte à ſ’amye, luy bailla la cotte rouge, en ſorte que la couleur luy en vint au viſage, pour ſ’eſtre trouuée ſurprinſe vn peu pluſtoſt qu’elle ne penſoit. Si eurent ils ſi habilement cueilly leurs prunes, pource qu’elles eſtoient meures, que Oliuier meſme ne le pouuoit croire, n’euſt eſté qu’il veid la fille tirant la veuë contre bas, & monſtrant viſage honteux : qui luy donna marque de la verité, pource que au parauant elle alloit la teſte leuée, ſans craindre qu’on veiſt en l’œil la veine, qui doibt eſtre rouge, auoit pris couleur azurée : dequoy Iacques ſ’aperceuant la remit en ſon naturel, par remonſtrances à ce neceſſaires. Toutesfois, en faiſant encor deux ou trois tours de iardin, ce ne fut point ſans larmes, & ſouſpirs, & ſans dire maintesfois : Helas ! eſtoit-ce pour cela que vous m’aimiez ? Si ie l’euſſe penſé ! Mon Dieu, que feray-ie ? me voila perdue pour toute ma vie. En quelle eſtime m’aurez vous d’oreſenauant ? Ie me tiens aſſeurée, que vous ne tiendrez plus compte de moy, au moins ſi vous eſtes du nombre de ceux, qui n’aiment que pour leur plaiſir. Helas ! que ne ſuis-ie pluſtoſt morte, que de tomber en ceſte faute ? Ce n’eſtoit pas ſans verſer force larmes, qu’elle tenoit ce propos : mais Iacques la reconforta ſi bien auec tant de promeſſes & ſermens, que auant qu’ils euſſent parfourny trois autres tours de iardin, & qu’il euſt faict le ſigne à ſon compaignon, ils rentrerent encores au preau, par vn autre chemin, ou elle ne ſceut ſi bien faire, qu’elle ne receuſt plus de plaiſir à la ſeconde cotte verte, que à la premiere : voire, & ſi ſ’en trouua ſi bien des l’heure, qu’ils prindrent deliberation, pour auiſer comment ils ſe pourroient reueoir plus ſouuent, & plus à leur aiſe, en attendant le bon loiſir du pere : A quoy leur aida grandement vne ieune femme, voiſine du ſire Pierre, qui eſtoit aucunement parente du ieune homme, & bien amye de Françoiſe. En quoy ils ont continué, ſans ſcandale (à ce que ie puis entendre) iuſques à la conſommation du mariage, qui ſ’eſt trouué bien riche, pour vne fille de marchand : car elle eſtoit ſeule. Vray eſt, que Iacques a attendu le meilleur du temporel, iuſques au decés du pere, qui eſtoit ſi ſerrant, qu’il luy ſembloit, que ce, qu’il tenoit en vne main, l’autre luy deſrobboit.

Voila, mes dames, vne amitié bien commencée, bien continuée, & mieux finie : car encores que ce ſoit le commun d’entre vous hommes, de deſdaigner vne fille ou femme, depuis qu’elle vous a eſté liberale de ce que vous cherchez le plus en elles : ſi eſt-ce, que ce ieune homme, eſtant poulſé de bonne & ſincere amour, & ayant cogneu en ſ’amye ce que tout mary deſire en la fille qu’il eſpouſe, & auſsi la cognoiſſant de bonne lignée & ſage, au reſte de la faulte, que luy meſme auoit commiſe, ne voulut point adulterer, ny eſtre cauſe ailleurs d’vn mauuais mariage : en quoy ie le trouue grandement louable. Si eſt-ce, diſt Oiſille, qu’ils ſont tous deux dignes de blaſme, voire le tiers auſsi, qui ſe faiſoit miniſtre, ou du moins adherant, à vn tel violement. M’appellez vous cela violement, diſt Saffredent, quand les deux parties en ſont bien d’accord ? Eſt il meilleur mariage, que ceſtuy lá, qui ſe faict ainſi d’amourettes ? C’eſt pourquoy on dict en prouerbe, que les mariages ſe font au ciel. Mais cela ne ſ’entend pas des mariages forcez, ny qui ſe font à pris d’argent, & qui ſont tenuz pour treſapprouuez, depuis que le pere & la mere y ont donné conſentement. Vous en direz ce que vous vouldrez (repliqua Oiſille) ſi fault il que nous recognoiſsions l’obeïſſance paternelle, & par default d’icelle, auoir recours aux autres parens. Autrement ſ’il eſtoit permis à tous & toutes, de ſe marier à volonté, quants mariages cornuz trouueroit on ? Eſt il à preſuppoſer, qu’vn ieune homme & vne fille de xij. ou xv. ans, ſçachent ce que leur eſt propre ? Qui regarderoit bien le contenement de tous les mariages, on trouueroit qu’il y en a, pour le moins autant de ceux, qui ſe ſont faicts par amourettes, dont les yſſues en ſont mauuaiſes, que de ceux, qui ont eſté faicts forcément. Pource que ces ieunes gens, qui ne ſçauent ce qui leur eſt propre, ſe prennent au premier qu’ils trouuent, ſans conſideration : puis peu à peu ils deſcouurent leurs erreurs, qui les faict entrer en de plus grandes. Lá ou au contraire la plupart de ceux, qui ſe font forcément, procedent du diſcours de ceux, qui ont plus veu, & ont plus de iugement, que ceux à qui plus il touche : en ſorte, que quand ils viennent à ſentir le bien qu’ils ne cognoiſſoient, ils le ſauourent & embraſſent beaucoup plus auidemẽt, & de plus grande affection. Voire, mais vous ne dictes pas, ma dame (diſt Hircan) que la fille eſtoit en hault aage nubile, cognoiſſant l’iniquité du pere, qui laiſſoit moiſir ſon pucelage, de peur de deſmoiſir ſes eſcuz. Et ne ſçauez vous pas que nature eſt cogneuë ? Elle aimoit : elle eſtoit aimée, elle trouuoit ſon bien preſt, & ſi ſe pouuoit ſouuenir du prouerbe, que tel refuſe, qui apres muſe. Toutes ces choſes : auecques la prompte execution du pourſuiuant, ne luy donnerent pas loiſir de ſe rebeller. Auſsi auez vous oy, qu’incontinent apres on cogneut bien à ſa face, qu’il y auoit en elle quelque mutation notable. C’eſtoit (peult eſtre) l’ennuy du peu de loiſir qu’elle auoit eu pour iuger ſi telle choſe eſtoit bonne, ou mauuaiſe : car elle ne ſe feit pas grandement tirer l’aureille, pour en faire le ſecond eſſay. Or de ma part, diſt Longarine, ie n’y trouuerois point d’excuſe, ſi ce n’eſtoit l’approbation de la foy du ieune homme, qui, ſe gouuernant en homme de bien, ne l’a point abandonnée, ains l’a bien vouluë telle qu’il l’auoit faicte. En quoy il me ſemble grandement loüable, veu la corruption deprauée de la ieuneſſe du temps preſent. Non pas que pour cela ie vueille excuſer la premiere faulte, qui l’accuſe tacitement, d’vn rapt, pour le regard de la fille, & de ſubornation en l’endroit de la mere. Et point, point (diſt Dagoucin) il n’y a rapt, ny ſubornation : tout s’eſt faict de pur conſentement, tant du coſté des deux meres, pour ne l’auoir empeſché, bien qu’elles ayent eſté deceuës, que du coſté de la fille, qui s’en eſt bien trouuée : auſsi ne s’en eſt elle iamais plaincte. Tout cela n’eſt procedé, diſt Parlamente, que de la grande bonté & ſimplicité de la marchande, qui ſous tiltre de bonne foy mena, ſans y penſer, ſa fille à la boucherie. Mais aux nopces, diſt Simontault : tellement que ceſte ſimplicité ne fut moins profitable à la fille, que dommageable à celle, qui ſe laiſſoit trop aiſéement tromper par ſon mary. Puis que vous en ſçauez le compte, diſt Nomerfide, ie vous donne ma voix, pour nous le reciter. Et ie n’y feray faulte, diſt Simontault, mais que vous promettiez de ne pleurer point. Ceux, qui diſent, mes dames, que voſtre malice paſſe celle des hommes, auroient bien à faire de mettre vn tel exemple en auant que celuy, que maintenant ie vous vay racompter : ou ie pretends non ſeulement vous declarer la grande malice d’vn mary, mais auſsi la treſgrande ſimplicité & bonté de ſa femme.


Vn mary baillant les innocens à ſa chambriere, trompoit la ſimplicité de ſa femme.


NOVVELLE QVARANTECINQUESME.



En la ville de Tours y auoit vn hõme de fort ſubtil & bon eſprit, lequel eſtoit tapiſſier de feu monſieur le Duc d’Orleans fils du Roy François premier. Et cõbien que ce tapiſsier par fortune de maladie fuſt deuenu ſourd, ſi n’auoit il diminué ſon bon entendement : car il n’y en auoit point de plus ſubtil de ſon meſtier : & d’autres choſes, vous verrez comment il s’en ſçauoit aider. Il auoit eſpouſé vne honneſte & femme de bien, auec laquelle il viuoit en grand paix & repos. Il craignoit fort à luy deſplaire, elle auſsi ne cherchoit que à luy obeïr en toutes choſes. Mais auec la bonne amitié qu’il luy portoit, eſtoit ſi charitable, que ſouuẽt il dõnoit à ſes voiſines ce qui apartenoit à ſa femme, combien que ce fuſt le plus ſecrettemẽt qu’il pouuoit. Ils auoient en leur maiſon vne chambriere fort en bon point, de laquelle le tapiſsier deuint amoureux : touteffois craignant que la femme le ſceuſt, faiſoit ſouuent ſemblant de la tancer & reprendre, diſant que c’eſtoit la plus pareſſeuſe garſe que iamais il auoit veuë, & qu’il ne s’en esbahiſſoit pas, veu que ſa maiſtreſſe iamais ne la battoit. Et vn iour qu’ils parloient de donner les innocẽs, le tapiſsier diſt à ſa femme : Ce ſeroit belle aumoſne de les donner à ceſte pareſſeuſe garſe, que vous auez : mais il ne faudroit pas que ce fuſt de voſtre main, car elle eſt trop foible, & voſtre cueur trop piteux. Si eſt-ce que ſi ie voulois employer la mienne, nous ſeriõs mieux ſeruiz d’elle, que nous ne ſommes. La pauure femme, qui n’y penſoit en nul mal, le pria d’en vouloir faire l’execution, confeſſant qu’elle n’auoit le cueur ne la force pour la battre. Le mary, qui accepta volõtiers ceſte commiſsion, faiſant le rigoureux bourreau, feit acheter des verges des plus fines qu’il peult trouuer. Et pour monſtrer le grand deſir qu’il auoit de ne l’eſpargner point, les feit tremper dedans de la ſaumure, en ſorte, que la pauure femme eut plus de pitié de ſa chambriere, que de doute de ſon mary. Le iour des innocens venu, le tapiſsier ſe leua de bon matin, & s’en alla en la chambre haute, ou la chambriere eſtoit toute ſeule : & lá luy bailla les innocens d’autre façon qu’il n’auoit dict à ſa femme. La chambriere ſe print fort à plorer : mais rien ne luy valut. Toutesfois de peur que ſa femme y ſuruint commença à frapper des verges ſur le bois du lict tant qu’il les eſcorcha & rompit, & ainſi rompuës les apporta à ſa femme, luy diſant : M’amie, ie croy qu’il ſouuiendra des innocens à voſtre chãbriere. Apres que le tapiſsier s’en fut allé hors de la maiſon, la chambriere ſe vint ietter à deux genoux deuãt ſa maiſtreſſe, luy diſant que ſon mary luy auoit faict plus grand tort que iamais on feit à chambriere. Mais la maiſtreſſe, cuidant que ce fuſt à cauſe des verges qu’elle penſoit luy auoir eſté données, ne la laiſſa pas acheuer ſon propos : mais luy diſt : Mõ mary a biẽ faict : car il y a plus d’vn moys, que ie ſuis apres luy pour l’en prier, & ſi vous auez eu du mal, i’en ſuis biẽ aiſe : ne vous en prenez qu’à moy : & encores n’en a il pas tant faict qu’il deuoit. La chambriere, voyant que ſa maiſtreſſe approuua vn tel cas, penſa que ce n’eſtoit pas vn ſi grand peché qu’elle cuidoit, veu que celle que lon eſtimoit tant femme de bien en eſtoit l’occaſion, & n’en oſa plus parler depuis : & le maiſtre voyant que ſa femme eſtoit auſsi contente d’eſtre trõpée, que luy de la tromper, delibera de la contenter ſouuent, & gaigna ſi bien ceſte chambriere, qu’elle ne ploroit plus pour auoir les innocens. Il continua ceſte vie longuement, ſans que ſa femme s’en apperceuſt, tant que les grandes neiges vindrent. Et tout ainſi que le tapiſsier auoit donné les innocens à ſa chambriere ſur l’herbe en ſon iardin, il luy en voulut donner ſur la neige. Et vn matin auant que perſonne fuſt eſueillé en ſa maiſon, la mena tout en chemiſe faire le crucifix ſur la neige, & en ſe ioüant tous deux à ſe bailler de la neige I’vn à l’autre, n’oublierent le ieu des innocens. Ce qu’aduiſa vne de leurs voiſines, qui s’eſtoit miſe à la feneſtre, qui regardoit tout droict ſur le iardin, pour veoir quel temps il faiſoit, & voyant ceſte vilennie, fut ſi courroucée, qu’elle ſe delibera de le dire à ſa bonne commere, à fin qu’elle ne ſe laiſſaſt plus tromper d’vn ſi mauuais mary, ny ſeruir d’vne ſi meſchante garſe. Le tapiſsier apres auoir faict tous ſes beaux ieux, regarda à l’entour de luy ſi perſonne ne l’auoit veu, & aduiſa ſa voiſine à la feneſtre, dont il fut fort marry : mais luy qui ſçauoit donner couleur à toute tapiſſerie, penſa ſi bien colorer ce faict, que ſa commere ſeroit auſsi bien trompée que ſa femme : & ſi toſt qu’il fut recouché feit leuer du lict ſa femme en chemiſe, & la mena au iardin ou il auoit mené ſa chambriere, & ſe ioua long temps auec elle de la neige, comme il auoit faict auec l’autre, & puis luy bailla des innocens ainſi qu’à ſa chambriere : & apres s’en allerent tous deux coucher. Quand ceſte bonne femme alla à la meſſe, ſa voiſine & bonne amie ne faillit de s’y trouuer, & du grand zele, qu’elle auoit, luy pria, ſans luy en vouloir dire d’auantage, qu’elle vouluſt chaſſer ſa chambriere, & que c’eſtoit vne tres-mauuaiſe & dangereuſe garſe. Ce qu’elle ne voulut faire, ſans ſçauoir pourquoy ſa voiſine l’auoit en ſi mauuaiſe eſtime : qui à la fin luy compta comme elle l’auoit veuẽ au matin en ſon iardin auec ſon mary. La bonne femme ſe print bien fort à rire, en luy diſant : Helas ! ma commere m’amie, c’eſtoit moy. Comment, ma commere ? diſt l’autre, elle eſtoit toute en chemiſe au matin enuiron les cinq heures. La bonne femme luy reſpondit : Par ma foy, ma commere, c’eſtoit moy. L’autre continuant ſon propos : Ils ſe bailloient, diſt elle, de la neige l’vn à l’autre, puis aux tetins, puis en autre lieu, auſsi priuéement qu’il eſtoit poſsible. La bonne femme luy diſt : He, he, ma commere, c’eſtoit moy. Voire, ma commere ! ce diſt l’autre : mais ie les ay veuz ſur la neige faire telle choſe & telle, qui me ſemble n’eſtre belle ny honneſte. Ma commere, diſt l’autre, ie le vous ay dict, & le dy encores, que c’eſtoit moy, & non autre, qui ay faict tout ce que vous me dictes : mais mon mary & moy ioüions ainſi priuéement. Ie vous prie ne vous en ſcandaliſez point : car vous ſçauez que nous deuons complaire à noz mariz. Ainſi s’en retourna la commere plus deſirante d’auoir vn tel mary, qu’elle n’eſtoit à venir demander celuy de ſa bonne commere. Et quand le tapiſsier fut retourné, ſa femme luy feit le compte tout au long de ſa commere. Or regardez, m’amye (reſpondit le tapiſsier) ſi vous n’eſtiez femme de bien & de bon entendement, long temps a que nous fuſsions ſeparez l’vn de l’autre : mais i’eſpere que Dieu nous conſeruera en noſtre bonne amitié à ſa gloire, & à noſtre contentement. Amen, mon amy, diſt la bonne femme. I’eſpere que de mon coſté vous n’y trouuerez iamais faulte.

Celuy ſeroit bien incredule, mes dames, qui apres auoir veu vne telle & ſi veritable hiſtoire, iugeroit qu’il y euſt en vous telle malice, que aux hommes : combien que ſans faire tort à nul, pour bien louer à la verité l’homme & la femme, lon ne peult faillir de dire que l’vn & l’autre ne vault rien. Ceſt homme lá diſt Parlamẽte, eſtoit merueilleuſement mauuais. Car d’vn coſté il trompoit ſa chambriere, & de l’autre ſa femme. Vous n’auvez pas donc bien entendu le compte, diſt Hircan, pource qu’il eſt dict, qu’il les contenta toutes deux en vne matinée, que ie trouue vn grand acte de vertu, tant au corps qu’à l’eſprit, de ſçauoir dire & faire deux contraires contens. En cela, reſpondit Parlamente, il eſt doublement mauuais de ſatisfaire à la ſimpleſſe de l’vne par menſonge, & à la malice de l’autre par ſon vice. Mais i’entends bien que ces pechez lá, mis deuant tel iuge que vous, ſeront touſiours pardonnez. Si vous aſſeuray-ie, diſt Hircan, que ie ne feray iamais ſi grande ne ſi difficile entreprinſe. Car mais que ie vous rẽde compte, ie n’auray pas mal employé ma iournée. Si l’amour reciproque, diſt Parlamente, ne contente le cueur, toute autre choſe ne le peult contẽter. De vray, diſt Simontault, ie croy, qu’il n’y a au monde plus grande peine, que d’aimer, & n’eſtre point aimé. Ie vous en croy, diſt Oiſille, & ſi me ſouuient à ce propos d’vn compte, que ie n’auois deliberé de mettre au rang des bons : toutesfois, puis qu’il vient à propos, ie ſuis contente de m’en acquiter.



D’vn cordelier, qui faict grand crime enuers les mariz de battre leurs femmes. Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/322 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/323 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/324 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/325 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/326 ie ne me puis contenter de ce que me l’auez tant celé. Car i’ay touſiours pensé, qu’il n’y euſt entre voſtre cueur & le mien vn ſeul moyen ny obſtacle : mais à mon treſgrand regret, & ſans qu’il y ait de ma faulte, ie voy le contraire, par ce que non ſeulement vous eſtes bien fort ialoux de voſtre femme & de moy, mais le me voulez couurir, à fin que voſtre maladie dure ſi longuement, qu’elle tourne du tout en haine : & ainſi que l’amour a eſté la plus grande que lon ait veuë de noſtre temps, l’inimitié ſoit la plus mortelle. I’ay faict ce que j’ay peu pour euiter ceſt inconuenient, mais puis que vous me ſoupçonnez ſi meſchant, & le contraire de ce que ie vous ay touſiours eſté, ie vous iure & promects ma foy, que ie ſuis tel que vous m’eſtimez, & ne ceſſeray iamais iuſques à ce que i’aye eu de voſtre femme ce que cuidez que i’en pourchaſſe : & doreſenauant gardez vous de moy. Car puis que le ſoupçon vous a ſeparé de mon amitié, le deſpit me ſeparera de la voſtre. Et cõbien que ſon cõpagnon luy vouluſt faire croire le contraire, ſi eſt-ce qu’il n’en creut pas rien, & retira ſa part des meubles & biens, qui eſtoient en commun, & furent auecques leurs cueurs auſsi ſeparez, qu’ils auoient eſté vniz : en ſorte que le gentil-homme, qui n’eſtoit point marié, ne ceſſa iamais qu’il n’euſt faict ſon compagnon coqu, comme il luy auoit promis.

Ainſi en puiſſe il prendre, mes dames, à ceux qui à tort ſoupçonnent mal de leurs femmes. Car pluſieurs ſont cauſe de les faire telles, qu’ils les ſoupçonnent : pource qu’vne femme de bien eſt pluſtoſt vaincuë par vn deſeſpoir, que par tous les plaiſirs du monde. Et qui dict que le ſoupçon eſt amour, ie luy nie : car combien qu’il en ſorte, comme la cendre du feu, ainſi le tue il. Ie ne penſe point, diſt Hircan, qu’il ſoit vn plus grand deſplaiſir à homme ou à femme, que d’eſtre ſoupçonné du contraire de la verité. Et quant à moy, il n’y a choſe, qui tant me feiſt rompre la compagnie de mes amis, que ce ſoupçon lá. Si n’eſt-ce pas excuſe raiſonnable, diſt Oiſille, à vne femme, de ſe venger du ſoupçon de ſon mary à la honte de ſoy-meſme. C’eſt faict comme celuy, qui ne pouuant tuer ſon ennemy, ſe donne vn coup d’eſpée au trauers du corps, ou ne le pouuant eſgratigner, ſe mord les doigts. Mais elle euſt faict plus ſagement de ne parler iamais à luy, pour monſtrer le tort à ſon mary qu’il Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/328 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/329 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/330


NOVVELLE QVARANTENEVFIESME.



En la court d’vn Roy de France, nommé Charles (ie ne diray point le quantieſme, l’honneur de celle dont ie veux parler, laquelle aussi ne nommeray par ſon nom propre) y auoit vne comteſſe de fort bonne maiſon, mais eſtrangiere. Et pource que toutes choſes nouuelles plaiſent, ceſte dame à la venue tãt pour la nouuelleté de ſon habillemẽt, que pour la richeſſe dont il eſtoit plein, eſtoit regardée d’vn chacũ. Et combien qu’elle ne fuſt des plus belles, ſi auoit elle vne grace auec vne audace tant bonne, qu’il n’eſtoit poſsible de plus : la parole & la grauité de meſme, de ſorte qu’il n’y auoit perſonne, qui n’euſt crainte à l’aborder, ſinõ le Roy qui l’ayma treſfort. Et pour parler à elle plus priuement, donna quelque commiſsion au comte ſon mary, en laquelle il demeura longuemẽt : & durant ce temps, le Roy feit grand chere auec ſa femme. Pluſieurs gentils-hommes du Roy, qui cogneurent que leur maiſtre en eſtoit bien traicté, prindrent hardieſſe de parler à elle, & entre autres vn nommé Aſtillon, qui eſtoit fort audacieux, & homme de bonne grace. Au cõmencement elle luy tint vne ſi grãde grauité, le menaſſant de le dire au Roy ſon maiſtre, qu’il en cuyda auoir peur : mais luy, qui n’auoit accouſtumé de craindre les menaces d’vn bien hardy capitaine, s’aſſeura des ſiennes, & la pourſuyuit de ſi pres qu’elle luy accorda de parler à luy ſeule, luy enſeignant la maniere comme il deuroit venir en ſa chambre : à quoy il ne faillit. Et affin que le Roy n’en euſt nul ſoupçon, luy demanda congé d’aller en quelque voyage, & ſ’en partit de la court. Mais des la premiere iournée laiſſa tout ſon train, & ſ’en vint de nuict receuoir les promeſſes que la comteſſe luy auoit faictes : ce qu’elle luy tint. Dont il demeura ſi ſatisfaict, qu’il fut content de demeurer ſept ou huict iours enfermé en vne garderobe ſans ſaillir dehors, & lá ne viuoit que de reſtaurãs. Durant les huict iours qu’il eſtoit caché, vint vn de ſes compagnons faire l’amour à la comteſſe, lequel auoit nom Duracier. Elle tint tels termes à ce ſecond, qu’elle auoit faict au premier au commencement, en rudes & audacieux propos, qui tous les iours ſ’adouciſſoient. Et quand c’eſtoit le iour qu’elle donnoit cõgé au premier priſonnier, elle en mettoit vn ſecõd en ſa place. Et durant qu’il y eſtoit, vn autre ſien compaignon, nommé Valnebon, feit pareille office que les deux premiers, & apres eux en vint deux ou trois autres, qui tous eurent part à la doulce priſon. Ceſte vie dura aſſez longuement, & fut conduicte ſi finement, que les vns ne ſçauoient rien des autres. Et combien qu’ils entendiſſent aſſez l’amour que chacun luy portoit, ſi n’y auoit il nul qui ne penſaſt en auoir eu ſeul ce qu’il en demandoit, & ſe mocquoit chacun de ſon compagnon, qu’il penſoit auoir failly à vn ſi grand bien. Vn iour que les gentils-hommes deſſuſnommez eſtoient en vn bancquet ou ils faiſoiẽt fort bonne chere, ils commencerent à parler de leurs fortunes & priſons, qu’ils auoient euës durant les guerres. Mais Valnebon, à qui il faiſoit mal de celer longuement vne ſi bonne fortune, que celle qu’il auoit euë, va dire à ſes compagnons : Ie ne ſçay quelles priſons vous auez euës, mais quant à moy, pour l’amour d’vne ou i’ay eſté, ie diray toute ma vie louënge & bien des autres. Car ie penſe qu’il ny a plaiſir en ce monde, qui approche de celuy que l’on à d’eſtre priſonnier. Aſtillon, qui auoit eſté le premier priſonnier, ſe doubta de la priſon, qu’il vouloit dire, & luy reſpondit : Valnebon, ſous quel geolier ou geoliere auez vous eſté ſi biẽ traicté, que vous aimez tant voſtre priſon ? Valnebon luy diſt : Quel que ſoit le geolier, la priſon m’a eſté ſi aggreable, que i’euſſe bien voulu qu’elle euſt duré plus longuement : car ie ne fus iamais mieux, ne plus cõtent. Duracier, qui eſtoit homme peu parlant, cognoiſſant tresbien que lon ſe debattoit de la priſon ou il auoit part cõme les autres, diſt à Valnebon : De quelles viandes eſtiez vous nourry en ceſte priſon, dont vous vous louëz ſi fort ? Le Roy n’en a point de meilleures, diſt il, ne plus nourriſſantes. Mais encores fault il que ie ſache, diſt Duracier, ſi celuy qui vous tenoit priſonnier, vous faiſoit biẽ gaigner voſtre pain. Valnebon, qui ſe doubta d’eſtre entendu, ne ſe peut tenir de iurer : Ha vertu bieu, i’auoys bien des compagnons, ou ie penſois eſtre tout ſeul. Aſtillon voyant ce differant ou il auoit part cõme les autres, diſt en riant : Nous ſommes tous à vn maiſtre, compagnons & amis de noſtre ieuneſſe. Parquoy ſi nous ſommes compagnons d’vne mauuaiſe fortune, nous aurons occaſion d’en rire. Mais pour ſçauoir ſi ce que ie penſe eſt vray, ie vous prie que ie vous interrogue, & que vous tous me confeſsiez la verité : car s’il eſt aduenu ainſi de nous, comme ie penſe, ce ſeroit vne aduenture auſsi plaiſante, que lon en ſçauroit trouuer en nul lieu. Ils iurerent tous de dire verité, s’il eſtoit ainſi qu’ils ne la peuſſent denier. Il leur diſt : Ie vous diray ma fortune, & vous me reſpondrez ouy ou nenny, ſi la voſtre eſt pareille. Ils s’y accorderent tous, & à l’heure il diſt : Premierement ie demanday congé au Roy d’aller en quelque voyage. Et ils reſpondirent : & nous auſsi. Quand ie fus à deux lieuës de la court, ie laiſſay mon train, & m’en allay rendre priſonnier. Ils reſpondirent : nous en feiſmes autant. Ie demeuray, diſt Aſtillon, ſept ou huict iours caché en vne garderobbe, ou lon ne m’a faict manger que reſtaurans, & les meilleures viãdes, que ie mãgeay iamais. Et au bout des huict iours, ceux qui me tenoient me laiſſerent aller beaucoup plus foible, que ie n’eſtois arriué. Ils iurerent que ainſi leur eſtoit aduenu. Ma priſon, diſt Aſtillon, commença à finir tel iour. La mienne, diſt Duracier, commença le propre iour que la voſtre finit, & dura iuſques à vn tel iour. Valnebon, qui perdoit patience, commença à iurer & dire : Par le ſang bieu, à ce que ie voy, ie ſuis le tiers, qui penſois eſtre le premier & ſeul : car i’entray & en ſailly tel iour. Les autres trois, qui eſtoient à table, iurerent qu’ils auoient bien gardé ce rang. Or puis qu’ainſi eſt, diſt Aſtillon, ie diray l’eſtat de noſtre geoliere. Elle eſt mariée, & ſon mary eſt bien loing. C’eſt ceſte lá propre, reſpondirent ils tous. Or pour nous mettre hors de peine, diſt Aſtillon, moy, qui ſuis le premier enroollé, la nommeray le premier. C’eſt ma dame la Comteſſe, qui eſtoit ſi audacieuſe, qu’en gaignant ſon amitié, ie pẽſois auoir vaincu Ceſar. Qu’à tous les diables ſoit la vilaine, qui nous a faict tant trauailler, & nous reputer ſi heureux de l’auoir acquiſe. Il ne fut onc vne telle meſchante : car quand elle en tenoit vn en cage, elle praticquoit l’autre pour n’eſtre iamais ſans paſſetemps : ſi aimerois-ie mieux eſtre mort, qu’elle demeuraſt ſans punition. Ils demanderent à Aſtillon qu’il luy ſembloit quelle punition elle deuoit auoir, & qu’ils eſtoient tous preſts à la luy donner. Il me ſemble, diſt il, que nous le deuons dire au Roy, noſtre maiſtre, lequel en faict vn cas comme d’vne deeſſe. Nous ne ferons point ainſi, diſt Aſtillon, nous auons aſſez de moyens pour nous vẽger d’elle, ſans appeller noſtre maiſtre. Trouuons nous demain quand elle ira à la meſſe, & que chacun de nous porte vne chaine de fer au col : & quand elle entrera en l’egliſe, nous la ſalurons, comme il appartient. Ce conſeil fut trouué fort bon de toute la compagnie, & feirẽt prouiſion chacun d’vne chaine de fer. Le matin venu tous habillez de noir, leurs chaines de fer tournées à l’entour de leur col, en façon de collier, vindrent trouuer la comteſſe, qui alloit à l’egliſe. Et ſi toſt qu’elle les veid ainſi habillez, ſe print à rire, & leur diſt : Ou vont ces gens ſi douloureux ? Ma dame, diſt Aſtillon, nous vous venons accompagner, comme pauures eſclaues priſonniers, qui ſommes tenuz à vous faire ſeruice. La comteſſe, faiſant ſemblant de n’y entendre rien, leur diſt : Vous n’eſtes point mes priſonniers, & n’entends point que vous ayez occaſion de me faire ſeruice plus que les autres. Valnebon s’aduança, & luy diſt : Si nous auons mangé voſtre pain ſi longuement, nous ſerions bien ingrats, ſi nous ne vous faiſions ſeruice. Elle feit ſi bonne mine feignant de n’y rien entendre, qu’elle cuidoit par ceſte feinte les eſtonner : mais ils pourſuiuirent ſi bien leur proces, qu’elle entendit que la choſe eſtoit deſcouuerte. Parquoy trouua incontinent moyen de les tromper : car elle, qui auoit perdu l’honneur & la conſcience, ne voulut point receuoir la honte qu’ils luy cuidoient faire : mais comme celle qui preferoit ſon plaiſir à tout l’honneur du monde, ne leur en feit pire viſage, n’y n’en changea de contenance, dont ils furent tant eſtonnez, qu’ils rapporterent en leur fin la honte, quils luy auoient voulu faire.

Si vous ne trouuez, mes dames, ceſte hiſtoire digne de faire cognoiſtre les femmes auſsi mauuaiſes que les hommes, i’en chercheray d’autres pour vous compter. Toutesfois il me ſemble que ceſte cy ſuffiſt pour vous monſtrer, qu’vne femme qui a perdu la honte, eſt cent fois plus hardie à faire mal, que n’eſt vn homme. Il n’y eut femme en la compagnie oyãt racompter ceſte hiſtoire, qui ne feiſt tant de ſignes de croix, qu’il ſembloit qu’elles voyoient tous les ennemis d’enfer deuant leurs yeux. Mais Oiſille leur diſt : Mes dames, humilions nous quand nous oyons ceſt horrible cas, d’autant que la perſonne delaiſſée de Dieu, ſe rend pareille à celuy auecques lequel elle eſt ioincte. Car puis que ceux, qui adherẽt à Dieu, ont ſon eſprit auecques eux, auſsi ſont ceux qui adherent à ſon contraire : & n’eſt rien ſi beſtial, que la perſonne deſtituée de l’eſprit de Dieu. Quoy qu’ait faict ceſte pauure dame, diſt Emarſuitte, ſi ne ſçaurois-ie louër ceux qui ſe vantent de leur priſon. I’ay opinion, diſt Longarine, que la peine n’eſt moindre à vn homme de celer ſa bonne fortune, que de la pourchaſſer. Car il n’y a veneur, qui ne prenne plaiſir à corner ſa prinſe, ny amoureux d’auoir la gloire de ſa victoire. Voila vne opinion, diſt Simontault, que deuant tous les inquiſiteurs de la foy, ie ſouſtiendray heretique : car il y a plus d’hommes ſecrets, que de femmes. Et ſçay bien, que lon en trouueroit, qui aimeroient mieux n’en auoir bonne chere, s’il falloit que creature viuante l’entendiſt. Partant l’egliſe, comme bonne mere, a ordonné les preſtres cõfeſſeurs, & non pas les femmes, parce qu’elles ne peuuent rien celer. Ce n’eſt pas pour ceſte occaſion, diſt Oiſille, mais c’eſt pource que les femmes ſont tant ennemies du vice, qu’elles ne donneroient pas ſi facilement abſolution que les hommes, & ſeroient trop auſteres en leurs penitences. Si elles l’eſtoient autant, diſt Dagoucin, qu’elles ſont en leurs reſponſes, elles feroient plus deſeſperer de pecheurs, qu’elles n’en attireroient à ſalut. Parquoy l’egliſe en toutes ſortes y a bien pourueu. Mais ſi ne veux ie pas pour cela excuſer les gentils-hommes, qui ſe vanterent ainſi de leur priſon : car iamais homme n’eut honneur de dire mal des femmes. Puis que le faict eſtoit commun, diſt Hircan, il me ſemble qu’ils faiſoient bien de ſe conſoler les vns aux autres. Mais, diſt Guebron, ils ne le deuoient iamais confeſſer, pour leur hõneur meſme. Car les liures de la table ronde nous apprennent que ce n’eſt point honneur à vn cheualier, d’en abbattre vn qui ne vault rien. Ie m’esbahis, diſt Longarine, que ceſte pauure femme ne mouroit de honte deuant ſes priſonniers. Celles, qui l’ont perduë, diſt Oiſille, à grand peine la peuuent elles iamais recouurer, ſinon celles que forte amour a faict oublier, & de telles en ay veu beaucoup reuenir. Ie croy, diſt Hircan, que vous en auez veu reuenir celles, qui y ſont allées. Car forte amour en vne femme, eſt fort malaisée à trouuer. Ie ne ſuis pas de voſtre opinion, diſt Longarine : car ie ſçay qu’il y LA V. IO VRNEE DES NOVVELLES en a, qui ont aimé iuſques à la mort. L’ay tel deſir d’ouyr ceſte nouuelle, diſt Hircan, que ie vous donne ma voix, pour cognoiſtre aux femmes l’amour que ie n’ay iamais eſtimée y eſtre. Mais que vous l’oyez, diſt Longarine, vous le croirez, & qu’il n’eſt plus forte paſsion, que celle d’amour : mais tout ainſi qu’elle faict entreprendre choſes quaſi impoſsibles, pour aquerir quelque contentement en ceſte vie : auſsi mine-elle, plus que toute au- tre paſsion, celuy, ou celle, qui perd l’eſperance de fon deſir : co- me vous verrez par ceſte hiſtoire. Smie Croi Vn amoureux, apres la faignée, reçoit le don de mercy : dont il meurt, & ſa dame, pour l’amour de luy. NOVVELLE engl Dod 251hsig sol est a CINQVANTIES ME. bro’s opsa ongendiu N LA ville de Cremonne il n’y pas encores vn an, qu’il y auoit vn gentil-homme, nommé mefsire Iean Pietre, lequel auoit aimé longuement vne dame, qui demeu. roit pres de fa maifon : mais pour pourchas, qu’il fceuft faire, n’en pouuoit auoir la re- fponfe qu’il defiroit, combien qu’elle l’ai. maît de tout ion cueur. Dont le pauure gentil-home fut fi en- nuyé & fafché, qu’il fe retira en fon logis, deliberé de ne pour- fuyure plus en vain, le bien, dont la pourfuitte confommoit fa vie. Et pour en cuider diuertir fa fantafie, fut quelques iours fans la veoir, dont il tomba en telle trifteffe, que lon le meſco- gnoiffoit. Ses parens feirent venir les medecins, & voyans que le vifage luy deuenoit iaune, eftimerent que c’eftoit vne oppi- lation de foye, & luy ordonnerent la faignée. Cefte dame, qui auoit tant faict la rigoureufe, fçachant tresbien que la maladie ne luy venoit que par fon reffus, enuoya vers luy vne vieille en qui elle fe fioit, & luy manda que, puis qu’elle cognoiffoit, que fon amour eftoit veritable, & non feincte, elle eftoit deliberée luy accorder du tout ce que fi long temps luy auoit reffufe. Elle auoit trouué moyen de faillir de fon logis en vn lieu, ou priué- ment il la pouuoit veoir. Le gentil-homme, qui au matin auoit efté faigné au bras, fe trouuant par cefte parole mieux guary qu’il 11 qu’il n’auoit ſceu eſtre par medecine ne ſaignée qu’il ſceuſt prẽdre, luy manda qu’il n’y auroit point de faulte, qu’il ne ſe trouuaſt à lheure qu’elle luy mandoit, & qu’elle auoit faict vn miracle euident : car par vne ſeule parole, elle auoit guary vn homme d’vne maladie, ou tous les medecins ne pouuoient trouuer remede. Le ſoir venu, qu’il auoit tant deſiré, s’en alla le gentil-homme au lieu, qui luy auoit eſté ordonné auec vn ſi extreme contentement, qu’il falloit que bien toſt il print fin, ne pouuant augmenter & ne dura gueres apres qu’il fut arriué, que celle qu’il aimoit plus que ſon ame le vint trouuer. Il ne s’amuſa pas à luy faire grande harãgue : car le feu, qui le bruſloit, luy faiſoit haſtiuement pourchaſſer ce qu’à peine pouuoit il croire auoir en ſa puiſſance : & plus yüre d’amour & de plaiſir qu’il ne luy eſtoit beſoing, cuidant chercher par vn coſté le remede de ſa vie, ſe donnoit par vn autre l’aduancement de ſa mort. Car ayant pour s’amie mis en oubly ſoy-meſme, ne s’apperceut de ſon bras, qui ſe desbanda, & la playe nouuelle, qui ſe print à s’ouurir, rendit tant de ſang, que le pauure gentil-homme en eſtoit tout baigné. Mais eſtimant que ſa laſſeté venoit à cauſe de ſes excés, cuida retourner en ſon logis. Lors amour, qui les auoit trop vniz enſemble, feit en ſorte qu’en departant d’auec s’amie ſon ame departit d’auec luy, & par la grande effuſion de ſang qu’il auoit perdu, tomba tout mort aux pieds de s’amie, qui demeura hors de ſoy-meſme par eſtonnement, en conſiderant la perte qu’elle auoit faicte d’vn ſi parfaict amy, de la mort duquel elle eſtoit la ſeule cauſe. Regardant d’autre coſté auec le regret la hõte en laquelle elle demeureroit, ſi on trouuoit ce corps mort en ſa maiſon, à fin de faire ignorer la choſe, elle & vne de ſes chambrieres, en qui elle ſe fioit, porterent le corps mort dedans la ruë, ou elle ne le voulut laiſſer ſeul mais en prenant l’eſpée du treſpaſſé, ſe voulut ioindre à ſa fortune : & en puniſſant ſon cueur cauſe de tout le mal, ſe la paſſa tout au trauers, & tomba ſon corps mort ſur celuy de ſon amy. Le pere & la mere de ceſte fille, en ſortãt au matin de leur maiſon, trouuerent ce piteux ſpectacle. Et apres en auoir faict tel dueil que le cas meritoit, les enterrerent tous deux enſemble.

Ainſi voit on, mes dames, qu’vne extremité d’amour amene vn autre malheur. Voila qui me plaiſt bien, diſt Simontault, Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/338 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/339 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/340 hifoirenefortira point hors de la doétrine de la füintte eftriture, ouiloft dit : Ne vous confiez point aux princes, ny aux fils des hommes, au[quels w’ejt volre ſalut. Et à fin que par faulre de exemple, ne mettez. en oubly cefle verité : Le vous en diray vne scresveritable, ex dont larmemoire ef} fi frefche, qu à peine en font cffayez les peux de ceux, qui ont veu ce piteux Jheétacle.

Perfidie G cruauté d’n Duc Iialies.

NOVVELLE CINQYANTEVNIESME.

jN pvc dlralie(duqueltairay le nom) auoit vn fils de l’aage de dixhuiét à vingt 49 ans, qui ſuc fort amoureux d’vne fille de bonne & honnefte maiſon : & pource qu’il nauoit pas la liberté de parler à elle com- meil vouloit, ſelon la couftume du païs, S, aida du moyen d’vn gentil-homme, qui cftoit à ſon fcruice, lequel eftoit amoureux d’vneieune damoi- {elle fort belle & honnefte, feruant fa mere, par laquelle faifoit declarer à s’amiela grande affe@tion qu’il luy portoit, fans que Ja pauurce fille penfaften nul mal, mais prenoit plaiſir à luy faire feruice, eſtimant fa volonté fi bonne & honnefte, qu’il n’auoit intention, dontelle ne peuft auec honneur en faire le mef- ſage. Mais le Duc, qui auoit plus de regard au profit de fa mai- ſon qu’à toute honneftc amitié, eut figrand peur, que ces pro- di. pos menaflent ſon filsiufques au mariage, qu’il y feit mettre vn jh grand guet, & luy fut rapporté que ceſte pauure damoiſelle s’e- foi mefléc de bailler quelques lettres de la part de ſon fils à M celle que plus il aimoit : doncil fut tant courroucé, qu’il ſe deli- bera d’y donner ordre, Maisilne fceut fi bien diſsimuler ſon courroux, que la damoiſelle n’é fuft aduertie.Laquelle cognoif- fnt lamalice de cc prince, qu’elle eftimoir auſsi grande que fa conſcience petite, cut yne merucilleufe crainte, & s’en vint à la Ducheffe, la ſuppliant luy donner congé de ſe retirer en quel- que lieu hors de la veué de luy, iufques à ce que chues fuft pañée. Mais fa maiftreffe luy dif, qu’elle effayeroit d’entendre la volonté de ſon mary, auantque deluy donner congé. Tou- tesfois elle entendit bien toft les mauuais propos quele Duc entenoit, & cognoiffant fa complexion, non feulementdon- na congé, mais confcilla ceſte damoifellede s’en aller à yn mo- naftere, iufques à ce que ceſte tépelte fuft ceflte. Ce qu’elle feit le plus fecrettement quil luy fut poſsible : mais non tant quele | Duc n’en fuftaduerty, qui d’vn viſage feint & ioyeux demanda à fa femme ou eftoit ceſte damoiſelle, laquelle penſant quilen fçauoit bien la verité, la luy côfeffa, dont il feignic eftre marry, luy diſant qu’il n’eftoit point befoing qu’elle feift ces contenà- ces la, & que de fa part 1l ne luy vouloit point de mal, & quel. M le la feift rerourner : car le bruit de telle choſe n’eftoit point bon. La Duchefle luy dift, que fi ceſte pauurefille cftoit fi mal- heuteufe d’eftre hors de fa bonne grace, il valloit mieux, que pour quelque temps elle ne ſe trouuaft en fa prefence. Mais il M ne voulut pointreceuoir toutes ces raiſons, &luy commanda M qu’elle la fcift reuenit. La Ducheffe ne faillit à declarer à la pau- ure damoiſelle la volonté du Duc, dont elle ne ſe peut alfeu- rer, la ſuppliant qu’ellene centaft point ceſte fortune, & qu’elle fçauoir bien que le Duc n’eftoit pas fi aisé à pardonner, comme 4 il en faifoit la mine. Toutesfois la Ducheffe l’affeura qu’elle M n’auroit nul mal, & le print {ur fa vie & honneur. La fille, qui & fçauoit bien, que fa maiftreffe l’aimoir, & ne la voudroit trom- per pour rien, print confiance en fa promefle, eſtimant quele u Duc nevoudroit jamais aller contre celle feureté, ou Fhon- neur de fa femme eftoit en gaige : & ainſi s’en retourna auecla M Duchefle, Mais fi toft quele Duc lefceur, ne faillit de veniren M la chambre de fa femme, ou fi toft qu’il eut apperceu ceſte fille, diſant à fa femme, voila vne telle, qui eſt reuenuë, ſe retourna vers ſes gentils-hômmes, leur commandant la prendre & me- ner en priſon.Dont la pauure Ducheffe, qui fur fa parole Pauoit tirée hors de fa franchile, fut fi defefpcrée, qu’elle ſe meic à ge- noux deuñt luy, le ſuppliant, que, pour l’honneur de luy & de fa maiſon, 1lluy pleuft ne faire vn rel a@te, veu que pour luy obeït l’auoit tirée du lieu ou elle eftoit en {ureté.Sieft : ce que quel que priere qu’elle fceuft faire, ny raiſon qu’elle feeuft alleguer, ne peut amollir ſon dur cueur, ne vaïnere la forte opinion qu il auoit. auoit prinſe de ſe venger d’elle : car ſans reſpondre à ſa femme vn ſeul mot, ſe retira incontinent le pluſtoſt qu’il peut : & ſans forme de iuſtice, oubliant Dieu & l’honneur de ſa maiſon, feit cruellement pendre ceſte pauure damoiſelle. Ie ne puis entreprendre de vous racompter l’ennuy de la Ducheſſe : car il eſtoit tel, que doit auoir vne dame d’honneur & de cueur, qui ſur la foy, voioit mourir celle, qu’elle deſiroit ſauuer : mais encores moins ſe peult dire l’extreme dueil du pauure gentil-homme qui eſtoit ſon ſeruiteur, qui ne faillit de ſe mettre en tout le deuoir, qui luy fut poſsible de ſauuer la vie de s’amie, offrant mettre la ſienne au lieu : mais nulle pitié ne ſceut toucher au cueur de ce Duc, qui ne cognoiſſoit autre felicité, que de ſe venger de ceux qu’il hayoit. Ainſi fut ceſte damoiſelle innocente miſe à mort par le cruel Duc, contre la loy d’honneſteté, au treſgrand regret de tous ceux, qui la cognoiſſoient.

Regardez, mes dames, quels ſont les effects de la malice, quand elle eſt ioincte à la puiſſance. I’auois bien ouy dire, diſt Longarine, que la plus part des Italiens (ie dy la plus part : car il y en a d’autãt gens de bien, qu’en toutes autres nations) eſtoiẽt ſubiects à trois vices par excellence. Mais ie n’euſſe pas penſé que la vengeance & cruauté fut allée ſi auant, que, pour ſi petite occaſion, de dõner vne ſi cruelle mort. Saffredent luy diſt en riant : Longarine, vous nous auez bien dict l’vn des trois vices, mais il fault ſçauoir qui ſont les deux autres. Si vous ne les ſçauiez, reſpondit elle, ie les vous apprendrois, mais ie ſuis ſeure, que vous les ſçauez tous. Par ces paroles, diſt Saffredent, vous m’eſtimez bien vicieux. Non fais, diſt Longarine, mais ſi bien cognoiſſant la laideur du vice, que vous le pouuez mieux qu’vn autre euiter. Ne vous esbahiſſez, diſt Simõtault, de ceſte cruauté : car ceux qui ont paſſé par l’Italie en dient de ſi treſincroyables, que ceſte cy n’eſt au prix d’vne petite peccatile. Vrayemẽt, diſt Guebron, quãd Riuole fut prinſe des François, il y auoit vn capitaine Italien, que lon eſtimoit gentil-compagnon, lequel voyant mort vn, qui ne luy eſtoit ennemy, que de tenir ſa part contraire de Guelphe à Gibelin, luy arrachea le cueur du ventre, & le rotiſſant ſur les charbons à grand haſte le mangea, & reſpondit à quelques vns, qui luy demandoient, quel gouſt il y pouuoit trouuer, que iamais il n’auoit mangé ſi amoureux ne ſi plaiſant morceau que ceſtuy lá. Et non content de ce bel acte, tua la femme du mort, & en arrachant de ſon ventre le fruict, dont elle eſtoit groſſe, le froiſſa contre les murailles, & emplit d’auoine les deux corps, du mary & de la femme, dedans leſquels il feit manger ſes cheuaux. Penſez ſi ceſtuy lá n’euſt bien faict mourir vne fille, qu’il euſt ſoupçonnée luy faire quelque deſplaiſir. Il fault biẽ dire, diſt Emarſuitte, que ce Duc auoit plus de peur, que ſon fils fuſt marié pauurement, qu’il ne deſiroit luy bailler femme à ſon gré. Ie croy, que vous ne deuez point (reſpõdit Simontault) douter que le naturel d’entr’eux eſt d’aimer plus que nature, ce qui eſt créé ſeulement pour le ſeruice d’icelle. Et voila, diſt Longarine, les pechez, que ie voulois dire : car on ſçait bien qu’aimer l’argent, ſinon pour s’en aider, eſt ſeruir les idoles. Parlamente diſt, que ſainct Paul n’auoit point oublié leurs vices, & de tous ceux, qui cuident paſſer & ſurmonter les autres hommes en prudence & raiſon humaine, en laquelle ils ſe fondent ſi fort, qu’ils ne rendent point à Dieu la gloire, qui luy appartient. Parquoy le tout puiſſant ialoux de ſon honneur rend plus inſenſez, que les beſtes enragées, ceux, qui ont cuidé auoir plus de ſens, que tous les autres hõmes, leur faiſant monſtrer par œuures cõtre nature, qu’ils ſont en ſens reprouué. Longarine luy rompit la parole, pour dire que c’eſt le troiſieſme peché, à quoy la plus part d’eux ſont ſubiects. Par ma foy, diſt Nomerfide, ie prens grãd plaiſir à ce propos : car puis que les eſprits, que lon eſtime les plus ſubtils & grands diſcoureurs, ont telle punition de demeurer plus ſots, que les beſtes : il fault donc cõclure que ceux, qui ſont hũbles & bas, & de petite portée, cõme le mien, ſeront rẽpliz de la ſapience des anges. Ie vous aſſeure, luy reſpõdit Oiſille, que ie ne ſuis pas loing de voſtre opiniõ : car nul n’eſt plus ignorãt, que celuy qui cuide ſçauoir. Ie n’ay iamais veu, diſt Guebron, mocqueur, qui ne fuſt mocqué : trõpeur, qui ne fuſt trõpé : ne glorieux, qui ne fuſt humilié. Vous me faictes ſouuenir, diſt Simontault, d’vne tromperie, que, ſi elle eſtoit honneſte, ie l’euſſe bien volontiers comptée. Or puis que nous ſommes icy pour dire verité, ce diſt Oiſille, ſoit de telle qualité que vous voudrez, ie vous donne ma voix pour la dire. Puis que la place m’eſt donnée, diſt Simontault, ie la vous diray. Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/345 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/346 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/347 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/348 propres : & la princeſſe ſa femme n’en faiſoit moins. Mais à cauſe de ſa beauté pluſieurs grans ſeigneurs & gentils-hommes cherchoient fort ſa bonne grace, les vns pour l’amour ſeulement, les autres pour l’anneau : car outre ſa beauté, elle eſtoit fort riche. Entre autres y auoit vn ieune gentil-homme, qui la pourſuiuoit de ſi pres, qu’il ne failloit d’eſtre à ſon habiller & deshabiller, & tout du long du iour, tãt qu’il pouuoit eſtre pres d’elle. Ce qui ne pleut pas audict prince, pour ce qu’il luy ſẽbloit qu’vn homme de ſi pauure lieu, & de ſi mauuaiſe grace ne meritoit point auoir ſi honneſte & gracieux recueil : dont ſouuent il faiſoit des remonſtrances à ceſte dame. Mais elle, qui eſtoit fille de Duc, s’excuſoit, diſant qu’elle parloit à tout le monde generalement, & que pour cela leur amitié en eſtoit mieux couuerte, voyant qu’elle ne parloit point plus aux vns, qu’aux autres. Mais au bout de quelque tẽps, ce gentil-home, qui la pourſuiuoit en mariage, feit telle diligẽce, plus par importunité que par amour, qu’elle luy promiſt de l’eſpouſer, le priant ne la preſſer point de declarer le mariage, iuſques à ce que ſes filles fuſſent mariées. A l’heure ſans crainte de conſcience alloit le gentil-homme en ſa chambre à toutes heures qu’il vouloit, & n’y auoit qu vne femme de chambre & vn homme, qui ſceuſſent leur affaire, Le prince voyant que de plus en plus le gẽtil-homme s’apriuoiſoit en la maiſon de celle qu’il aimoit tant, le trouua ſi mauuais, qu’il ne ſe peut tenir de dire à la dame : I’ay touſiours aimé voſtre honneur, comme celuy de ma propre ſœur, & ſçauez les propos honneſtes, que ie vous ay tenuz, & le contentement, que i’ay d’aimer vne dame tant ſage & vertueuſe, que vous eſtes : mais ſi ie penſois qu’vn autre, qui ne le merite pas, gaignaſt par importunité, ce que ie ne veux demander contre voſtre vouloir, ce me ſeroit choſe importable, & non moins deshonnorable pour vous. Ie le vous dy, pource que vous eſtes belle & ieune, & que iuſques icy auez eſté en ſi bonne reputation, & vous commencez d’acquerir vn treſmauuais bruit. Car nonobſtant qu’il ne ſoit pareil de maiſon, de biens, & moins d’authorite, ſçauoir, & bonne grace, ſi eſt-ce qu’il vaudroit mieux, que vous l’euſsiez eſpousé, que d’en mettre tout le monde en ſoupçon. Parquoy ie vous prie, dictes moy, ſi eſtes deliberée de le vouloir aimer : car ie ne le veux point auoir pour compagnon, & le vous lairray tout entier, & me retireray de la bonne volonté que ie vous ay portée. La pauure dame ſe print à plorer, craignant de perdre ſon amitié, & luy iura qu’elle aimeroit mieux mourir que d’eſpouſer le gentil-homme, dont il luy parloit : mais il eſtoit tant importun, qu’elle ne le pouuoit garder d’entrer en ſa chambre à l’heure que tous les autres y entroient. De ceſte heure lá, diſt le prince, ie ne parle point : car i’y puis auſsi biẽ entrer que luy, & chacun void ce que vous faictes. Mais on m’a dict qu’il y va apres que vous eſtes couchée : choſe que ie trouue ſi eſtrange, que ſi vous cõtinuez ceſte vie, & vous ne le declarez pour mary, vous eſtes la plus deshonnorée femme, qui oncques fut. Elle luy feit tous les ſermens qu’elle peult, qu’elle ne le tenoit pour mary, ne pour amy : mais pour vn auſsi importun gentil homme qu’il en fuſt. Puis qu’ainſi eſt, dit le prince, qu’il vous faſche, ie vous aſſeure que ie vous en defferay. Comment ? dit elle, le voudriez vous bien faire mourir ? Non, non, dit le prince : mais ie luy donneray à cognoiſtre, que ce n’eſt point en tel lieu, ne en telle maiſon, comme celle du Roy, ou il fault faire honte aux dames : & vous iure foy de tel amy, que ie vous ſuis, que ſi, apres auoir parlé à luy, il ne ſe chaſtie, ie le chaſtieray ſi bien, que les autres y prẽdront exemple. Sur ces paroles s’en alla, & ne faillit pas au partir de la chambre de trouuer le ſeigneur, dont eſtoit queſtion, qui y venoit, auquel il tint tous les propos que vous auez ouyz, l’aſſeurãt que la premiere fois qu’il le trouueroit hors l’heure, que les gentils-hommes doiuent aller veoir les dames, il luy feroit vne telle peur, qu’à iamais luy en ſouuiendroit, & qu’elle eſtoit trop bien apparentée, pour ſe iouër ainſi à elle. Le gentil-homme l’aſſeura qu’il n’auoit iamais eſté, ſinon comme les autres, & qu’il luy donnoit congé, s’il l’y trouuoit, de luy faire du pis qu’il pourroit. Quelques iours apres, que le gentil-homme cuidoit les paroles du prince eſtre miſes en oubly, s’en alla veoir au ſoir ſa dame, & y demeura aſſez tard. Le prince diſt à ſa femme, comme la dame, qu’il aimoit, auoit vn grãd rheume : parquoy ſa bõne femme le pria de l’aller viſiter pour tous deux, & de luy faire ſes excuſes de ce qu’elle n’y pouuoit aller : car elle auoit quelque affaire neceſſaire en ſa chambre. Le prince attendit que le Roy fuſt couché, & apres s’en alla pour donner le bon ſoir à ſa DE LA ROYNE DE NAVARRE. 167 dame : mais en cuidant monter vn degré, trouua vn varlet de chambre, qui deſcendoit, auquel il demanda, que faiſoit ſa maiſtreſſe, qui luy iura qu’elle eſtoit couchée & endormie. Le prince deſcendit le degré, & ſoupçonna qu’il mentoit, parquoy il regarda derriere luy, & veid le varlet, qui retournoit en grande diligence. Il ſe pourmena en la court deuant cefte porte, pour veoir ſi le varlet retourneroit point : mais vn quart d’heure apres le veid encores deſcendre, & regarder de tous coſtez pour veoir qui eſtoit en la court. A l’heure penſa le prince que le gẽtil-homme eſtoit en la chambre de ſa dame, & que pour crainte de luy n’oſoit deſcendre, qui le feit encores pourmener long temps. Et s’aduiſant qu’en la chambre de la dame y auoit vne feneſtre qui n’eſtoit gueres haulte, & regardoit dedans vn petit iardin, il luy ſouuint du prouerbe, qui dit : Qui ne peult paſſer par la porte, ſaille par la feneſtre. Dont foudain appella vn ſien varlet de chambre, & luy diſt : Allez vous en en ce iardin la derriere, & ſi vous voyez vn gentil-homme deſcendre par la feneſtre, ſitoſt qu’il ſera à terre, tirez voſtre eſpée, & en la frottant contre la muraille, criez, tuë, tuë : mais gardez vous de luy toucher. Le varlet de chambre s’en alla ou ſon maiſtre luy auoit commandé, & le prince ſe pourmena iuſques enuiron trois heures apres minuict. Quand le gentil homme entendit, que le prince eſtoit touſiours en la court, delibera de deſcendre par la feneſtre, & apres auoir ietté ſa cappe la premiere, auecques l'ayde de ſes bons amis, ſauta dedans le iardin. Et ſi toft que le varlet de chambre l’aduiſa, ne faillit de faire bruit de fon eſpée, & cria, tuë, tuë. Le pauure gentil homme cuidant que ce fuſt ſon maiſtre eut ſi grand peur, que ſans aduiſer à prendre ſa cappe, s’en fuit en la plus grande haſte qu’il luy fut poſsible, & trouua les archiers, qui faiſoient le guet, qui furent fort eſtonnez de le veoir ainſi courir : mais ne leur oſa rien dire, ſinon de les prier bien fort de luy vouloir ouurir la porte, ou de le loger auecques eux uſques au matin : ce qu’ils firent, car ils n’auoient pas les clefs. A ceſte heure lá vint le prince pour ſe coucher, & trouuant ſa femme dormant, la reueilla, luy diſant : Dormez vous, ma femme ? quelle heure eſt il : Elle luy diſt : Depuis au ſoir que me couchay, ie n’ay point ouy ſonner l’horloge. Il luy diſt : Ils ſont trois heures apres minuict paſſées. Ie ſus, monſieur, diſt ſa femme, ou auez vous tant eſté ? i’ay grand peur que voſtre ſanté en vaudra pis. M’amie, diſt le prince, ie ne ſeray iamais malade de veiller, quand ie garde de dormir ceux qui me cuident tromper. Et en diſant ces paroles ſe print tant à rire, qu’elle le pria bien fort de luy vouloir compter ce que c’eſtoit. Ce qu’il feit tout du long, en luy monſtrant la peau de loup, que ſon varlet de chambre auoit apportée. Et apres qu’ils eurent paſſé leur temps aux deſpens des pauures gens, s’en allerent dormir d’auſsi gracieux repos, que les deux autres trauaillerẽt en peur & crainte, que leur affaire fut reuelée. Toutesfois le gentil-homme, ſçachant bien qu’il ne pouuoit diſsimuler deuant le prince, vint au matin à ſon leuer, & le ſupplia qu’il ne le vouluſt point deceler, & qu’il luy feiſt rendre ſa cappe. Le prince feit ſemblant d’ignorer tout le faict, & tint ſi bonne contenance, que le pauure gentil-homme ne ſçauoit ou il en eſtoit. Si eſt-ce qu’à la fin, il ouït autre leçon qu’il ne penſoit : car le prince l’aſſeura que ſi iamais il retournoit, il le diroit au Roy, & le feroit bannir de la court.

Ie vous prie, mes dames, iugez, s’il n’euſt pas mieux valu à ceſte pauure dame d’auoir parlé franchement à celuy qui luy faiſoit tant d’honneur de l’aimer & eſtimer, que de le mettre par diſsimulation iuſques à faire vne preuue, qui luy fut ſi hõteuſe. Elle ſçauoit bien, diſt Guebron, que ſi elle luy confeſſoit la verité, elle perdroit entierement ſa bonne grace, qu’elle ne vouloit perdre pour rien. Il me ſemble, diſt Longarine, puis qu’elle auoit choiſi vn mary à ſa fantaſie, qu’elle ne deuoit craindre de perdre l’amitié de tous les autres. Ie croy bien, diſt Parlamente, que ſi elle euſt oſé deceler ſon mariage, elle ſe fuſt contentée de ſon mary : mais puis qu’elle le vouloit diſsimuler iuſques à ce que ſes filles fuſſent mariées, elle ne vouloit point laiſſer vne ſi hõneſte couuerture. Ce n’eſt pas cela, diſt Saffredent : mais c’eſt, que l’ambition des femmes eſt ſi grande, qu’elle ne ſe peult iamais contẽter d’en auoir vn ſeul. Mais i’ay ouy dire, que celles qui ſont les plus ſages, en ont volontiers trois, vn pour l’honneur, vn pour le profit, & l’autre pour le plaiſir : & chacun des trois penſe eſtre le mieux aimé, mais les deux premiers ſeruent au dernier. Vous parlez, ce diſt Oiſille, de celles, qui n’ont amour ny honneur. Ma dame, diſt Saffredent, il y en a telle de la condition que ie peins icy, que vous eſtimez bien des plus honneſtes femmes du païs. Croyez, diſt Hircan, qu’vne femme fine ſçaura bien viure, ou toutes les autres mourront de faim. Auſsi, leur diſt Longarine, quand leur fineſſe eſt cogneuë, c’eſt bien la mort. Mais la vie, diſt Simontault : car elles n’eſtiment à petite gloire, eſtre reputées plus fines que leurs compagnes. Et ce nom lá de fines, qu’elles ont appris à leurs deſpens, faict plus hardiment venir les ſeruiteurs à leur obeïſſance, que la beauté. Car vn des plus grands plaiſirs, qui ſoit entre ceux qui aiment, c’eſt de conduire leur amitié finement. Vous parlez donc, diſt Emarſuitte, d’vne amour meſchante : car la bonne amour n’a beſoing de couuerture. Ha, diſt Dagoucin, ie vous ſupplie d’oſter ceſte opinion de voſtre teſte : pource que tant plus la drogue eſt precieuſe, & moins ſe doit eſuenter, pour la malice de ceux, qui ne ſe prennent qu’aux ſignes exterieurs, leſquels en bonne & mauuaiſe amitié ſont tous pareils. Parquoy les fault auſsi bien cacher quand l’amour eſt vertueuſe, que ſi elle eſtoit au contraire, pour ne tomber au mauuais iugement de ceux qui ne peuuẽt croire qu’vn homme puiſſe aimer vne dame par honneur : & leur ſemble que s’ils ſont ſubiects à leurs plaiſirs, que chacun eſt ſemblable à eux. Mais ſi nous eſtions tous de bonne foy, le regard & la parole ne ſeroient point diſsimulez, au moins à ceux, qui aimeroient mieux mourir, que d’y penſer quelque mal. Ie vous aſſeure Dagoucin, diſt Hircan, que vous auez vne ſi haulte philoſophie, qu’il n’y a homme icy qui l’ẽtende, ne la croye : car vous nous voudriez faire croire que les hõmes ſont anges, ou pierres, ou diables. Ie ſçay bien diſt Dagoucin, que les hommes ſont hommes, & ſubiects à toutes paſsiõs : mais ſi eſt-ce qu’il y en a, qui aimeroiẽt mieux mourir, que pour leur plaiſir leur dame feit choſe contre leur conſcience. C’eſt beaucoup de mourir, diſt Guebron. Ie ne croiray ceſte parole, quand elle ſeroit dicte de la bouche du plus auſtere religieux, qui ſoit. Mais ie croy, diſt Hircan, qu’il n’y en a point, qui ne deſirẽt le contraire. Toutesfois ils font ſemblant de n’aimer point les raiſins, quand ils ſont ſi haults qu’ils ne les peuuent cueillir. Mais, diſt Nomerfide, ie croy que la femme de ce prince fut fort ioyeuſe, que ſon mary apprenoit à cognoiſtre les femmes. Ie vous aſſeure, que non, diſt Emarſuitte : mais en fut treſmarrie, Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/354 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/355 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/356


NOVVELLE CINQVANTECINQIESME.



En la ville de Sarragoſſe y auoit vn marchand, lequel voyant ſa mort approcher, & qu’il ne pouuoit plus tenir les biens qu’il auoit, peult eſtre, acquis auecques mauuaiſe foy, penſa de ſatisfaire à ſon peché s’il donnoit tout aux mendians, ſans auoir eſgard, que ſa femme & ſes enfans mourroient de faim, apres ſon decez. Et quand il eut ordonné du faict de ſa maiſon, diſt qu’il vouloit qu’vn bon cheual d’Eſpaigne (qui eſtoit preſque tout ce qu’il auoit de bien) fuſt vendu le plus que lon pourroit, & que l’argent en fuſt diſtribué aux pauures mẽdians, priant ſa femme qu’elle ne vouluſt faillir incontinẽt qu’il ſeroit treſpaſsé, de vẽdre ſon cheual, & diſtribuer ceſt argent ſelon ſon ordonnance. Quand l’enterrement fut faict, & les premieres larmes iettées, la femme, qui n’eſtoit non plus ſotte que les Eſpaignoles ont accouſtumé d’eſtre, s’en vint au ſeruiteur, qui auoit cõme elle entendu la volonté de ſon mary, & luy diſt : Il me ſemble, que i’ay aſſez faict de perte de la perſonne de mon mary, que i’ay tant aimé, ſans maintenant perdre le reſte de mes biens. Si eſt-ce que ie ne voudrois deſobeïr à ſa parole : mais ouy bien faire meilleure ſon intention. Car le pauure homme penſe faire ſacrifice à Dieu de donner apres ſa mort vne ſomme, dont en ſa vie n’euſt pas voulu donner vn eſcu en extreme neceſsité, cõme vous ſçauez. Parquoy i’ay aduisé que nous ferons ce qu’il a ordonné par ſa mort, encores mieux qu’il n’euſt faict, s’il euſt veſcu quinze iours d’auãtage : car ie ſuruiẽdray à la neceſsité de mes enfans. Mais il fault que perſonne du monde n’en ſçache rien. Et quand elle eut promeſſe du ſeruiteur, de le tenir ſecret, elle luy diſt : Vous irez vendre ſon cheual, & à ceux qui vous diront, combien ? vous leur direz, vn ducat : mais i’ay vn fort bon chat, que ie veux mettre en vente, que vous vendrez quant & quant pour quatre vingts dixneuf ducats : & ainſi le chat & le cheual, feront tous deux les cent ducats, que mon mary vouloit vendre ſon cheual ſeul. Le ſeruiteur accomplit promptement le commandement de ſa maiſtreſſe : car ainſi qu’il pourmenoit le cheual par la place, tenant ſon chat entre ſes bras, vn gentil-homme, qui autres fois auoit veu & deſiré le cheual, luy demanda combien il le faiſoit en vn mot. Il luy reſpõdit, vn ducat. Ie te prie, ne te mocque point de moy. Ie vous aſſeure, monſieur, diſt le ſeruiteur, qu’il ne vous couſtera qu’vn ducat. Il eſt bien vray, qu’il fault acheter le chat quant & quant, duquel il fault que i’aye quatre vingts dixneuf ducats. A l’heure le gentil-homme, qui eſtimoit auoir raiſonnable marché, luy paya promptement vn ducat pour le cheual, & le demeurãt, comme il luy auoit demandé, & emmena ſa marchandiſe, & le ſeruiteur d’autre coſté emporta ſon argent, dont ſa maiſtreſſe fut fort ioyeuſe, & ne faillit pas de donner le ducat, que le cheual auoit eſté vendu, aux pauures mẽdians, comme ſon mary l’auoit ordonné, & retint le demeurant pour ſuruenir à elle & à ſes enfans.

A voſtre aduis ſi celle lá n’eſtoit pas bien plus ſage que ſon mary, & ſi elle ſe ſoucioit tant de ſa conſcience que du profit de ſon meſnage ? Ie penſe, diſt Parlamente qu’elle aimoit bien ſon mary : mais voyant qu’à la mort il auoit mal conſideré à ſes affaires, elle, qui cognoiſſoit ſon intention, l’auoit voulu interpreter au profit de ſes enfans, dont ie l’eſtime treſſage. Comment ? diſt Guebron, n’eſtimez vous pas vne grande faulte de faillir à acomplir les teſtamens des amiz treſpaſſez ? Si fais, diſt Parlamẽte, pourueu que le teſtateur ſoit en bõ ſens. Appellez vous, diſt Guebron, s’eſgarer, dõner ſon bien à l’egliſe, & aux pauures mendians ? Ie n’appelle point errer, diſt Parlamẽte, quãd l’homme diſtribue aux pauures, ce que Dieu a mis en ſa puiſſãce. Mais de donner tout ce qu’on a à ſa mort, & de faire languir de faim ſa famille puis apres, ie n’approuue pas cela : & me ſemble que Dieu auroit auſsi acceptable, qu’on euſt ſollicitude des pauures orphelins, qu’on a laiſſez ſur terre, leſquels n’ayans moyen de ſe nourrir, & accablez de pauureté, quelquefois au lieu de benir leurs peres les maudiſſent quand ils ſe ſentent preſſez de faim : car celuy qui cognoiſt les cueurs, ne peult eſtre trompé, & ne iugera pas ſeulement ſelon les œuures, mais ſelon la foy & charité qu’on a euë à luy. Pourquoy eſt-ce dõcques (diſt Guebron) que l’auarice eſt au iourd’huy ſi enracinée en tous les eſtats du monde, que la pluſpart des hommes s’attendent à faire des biens lors qu’ils ſe ſentent aſſailliz de la mort, & qu’il leur fault rendre compte à Dieu ? Ie croy, qu’ils mettent fi bien leurs affections en leurs richeſſes, que s’ils les pouuoient emporter auecques eux, ils le feroient volontiers : mais c’eſt l’heure ou le ſeigneur leur faict ſentir plus griefuement foniugemet, que à l’heure de la mort : car tout ce qu’ils ont faict, tout le temps de leur vie, bien ou mal, en vn inſtant ſe reprefente deuant eux. C’eſt l’heure ou les liures de noz conſciences font ouuerts, & ou chacun peult y veoir le bien & le mal qu’il a faict : car les eſprits malings ne laiſſent rien, qu’ils ne propoſent au pecheur, ou pour l’induire à vne prefumption d’auoir bien vefcu, ou à vne deffiance de la mifericorde de Dieu, à fin de les faire trebucher du droit chemin. Il me ſemble, Hircan, dift Nomerfide, que vous fçauez quelque hiſtoire à ce propos le vous prie, fi la penſez digne de ceſte compagnie, qu’il vous plaiſe nous la dire. le le veux bien, dift Hircan, & combien qu’il me fafche de copter quelque choſe à leur defauantage, fi eſt-ce que, veu que nous n’auons efpargné, ny Roys, ny Ducs, ny Comtes, ny Barons, ceux icy ne ſe douent tenir offenſez, fi nous les mettons au rang de tant de gens de bien : mefmes que nous ne parlons que des vicieux. Car nous fçauons qu’il y a de gens de bien en tous eftats, & que les bons ne doiuent eftre intereffez pour les mauuais. Laiffons doncques ces propos, & donnons commencement à noftre hiſtoire.


Vn cordelier marie frauduleuſement vn autre cordelier ſon compagnon à une belle ieune damoiſelle, dont ils font puis apres tous deux puniz.


NOVVELLE CINQVANTESIXIESME.



En la ville de Padoue paſſa vne dame Frăçoife, à laquelle fut rapporté, que dedans les priſons de l’Euefché y auoit vn cordelier : & s’enquerant de l’occaſion, pource qu’elle voyoit, que chacun en parloit par mocquerie, luy fut dict, que ce cordelier, homme ancien, eftoit confeſſeur d’vne fort honefte dame & deuote, demeurée vefue, qui n’auoit que Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/360 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/361 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/362 perie, qu’il luy auoit faicte. Et ſur cela, enuoya querir la iuſtice, entre les mains de laquelle elle les meit tous deux. Il eſt à iuger que, ſ’il y auoit des gens de bien pour iuges, ils ne laiſſerent pas la choſe impunie.

Voila, mes dames, pour vous monſtrer, que tous ceux, qui vouënt pauureté, ne ſont pas exempts d’eſtre tentez d’auarice, qui eſt l’occaſion de faire tant de maux. Mais tant de biens, diſt Saffredent : car de cinq cens ducats, dont la vieille vouloit faire treſor, en furent faictes beaucoup de cheres. Et la pauure fille, qui auoit tant attẽdu vn mary, par ce moyen en pouuoit auoir deux, & ſçauoir mieux parler à la verité de toutes hierarchies. Vous auez touſiours les plus faulſes opinions, diſt Oiſille, que ie vey iamais : car il vous ſemble, que toutes les femmes ſont de voſtre complexion. Ma dame, ſauf voſtre grace, diſt Saffredent : car ie vouldrois qu’il m’euſt couſté beaucoup, & elles fuſſent auſsi aiſées à contenter, que nous. Voila vne mauuaiſe parole, diſt Oiſille : car il n’y a nul icy, qui ne ſçache bien tout le contraire de voſtre dire. Et qu’il ne ſoit vray, le compte, qui eſt faict maintenant, monſtre bien l’ignorance des pauures femmes, & la malice de ceux, que nous tenons meilleurs, que vous autres hommes : car elle ne ſa fille, ne vouloient rien faire à leur fantaſie, mais ſoubmettoient leur deſir à bon conſeil. Il y a des femmes ſi difficiles, diſt Longarine, qu’il leur ſemble qu’elles doiuent auoir des anges. Et voila pourquoy, diſt Simontault, elles trouuent ſouuent des diables, principalement celles, qui ne ſe confians en la grace de Dieu, cuident par leur bon ſens, ou celuy d’autruy, pouuoir trouuer en ce monde quelque felicité, qui n’eſt donnée, ny ne peult venir, que de Dieu. Comment ? Simontault, diſt Oiſille, ie ne penſois que vous ſceuſsiez tant de bien. Ma dame, diſt Simontault, c’eſt grand dommage, que ie ne ſuis bien experimenté. Car par faulte de me cognoiſtre, ie voy que vous auez mauuais iugement de moy : mais ſi puis-ie bien faire le meſtier d’vn cordelier, puis que le cordelier ſ’eſt meſlé du mien. Vous appellez donc eſtre meſtier, diſt Parlamente, de trõper les femmes : & ainſi de voſtre bouche meſme vous vous iugez. Quand i’en aurois trompé cent mil, diſt Simõtault, ie ne ſerois pas encores vengé, des peines, que i’ay euës pour vne ſeule. Ie ſçay, diſt Parlamente, combien de fois vous vous plaignez des dames : & toutesfois nous vous voyons fi ioyeux & en bon point, qu’il n’eſt pas à croire, que vous ayez eu tous les maux, que vous dictes. Mais la belle dame fans mercy refpond qu’il fiet bien, que lon le die, pour en tirer quelque confort. Vous al- leguez vn notable docteur, dift Simontault, qui feulement n’eſt fafcheux, mais le faict eftre toutes celles, qui ont leu & fuiuy fa doctrine. Si eſt-ce, que fa doctrine, dift Parlaméte, eſt autat pro- fitable aux ieunes dames, que nulle que ie fçache.S’il cftoit ainſi, dift Simontault, que les dames fuffent fans mercy, nous pour- rions bien faire repoſer noz cheuaux, & laiſſer rouiller noz har- nois, iufques à la premiere guerre, & ne faire, que peſer du mef— \ nage.Et ie vous prie dictes moy, fi c’eſt honnefteté à vne dame d’auoir le nom d’eftre fans pitié, fans charité, fans amour, & fans mercy ? Sans charité & amour, dift Parlamente, ne fault il qu’elle ſoit : mais ce mot de mercy ſonne fi mal entre les fémes, qu’elles n’en peuuent vfer, fans offenſer leur honneur : car pro- prement mercy, eſt accorder la grace qu’on demande. Et lon fçait bien celle, que les hommes defirent.Ne vous defplaife, ma dame, dift Simontault, il y en a de fi raiſonnables, qui ne deman dent que la parole.Vous me faictes fouuenir, dift Parlamente, de celuy qui ſe contentoit d’vn gand. Il fault que nous ſachons, qui eſt ce gracieux feruiteur, dift Hircan, & pour ceſte cauſe ic vous donne ma voix. Ce me fera plaiſir de le dire, dift Parla- mente : car elle eſt pleine d’honnefteré.

Compte ridicule d’vn Milhort d’Angleterre, qui portoit vn gand de femme par parade fur ſon habillement.

NOVVELLE CINQVANTESEPTIESME,

S ROY Loys vnziefme, enuoya en An- gleterre le ſeigneur de Montmorécy, pour ſon ambaſſadeur : lequel y fut tant bien ve- nu, que le Roy & tous les autres princes l’aimerent & l’eftimerent fort, & mefmes luy communiquerent pluſieurs de leurs af- faires ſecrets, pour auoir ſon conſeil. Vn jour eſtant en vn banquet, que le Roy luy feit, fut aſsis aupres de luy de luy vn Milhort de grande maiſon, lequel auoit ſur ſon ſaye attaché vn petit gand, comme pour femme, à crochets d’or, & deſſus les ioinctures des doigts y auoit force diamans, rubiz, eſmerauldes, & perles, tant que ce gand eſtoit eſtimé à grand argent. Le ſeigneur de Montmorency le regarda ſi ſouuẽt, que le Milhort ſ’apperceut qu’il auoit enuie de luy demãder la raiſon, pourquoy il eſtoit ſi biẽ en ordre. Et pource qu’il en eſtimoit le cõpte eſtre fort à ſa louënge, il cõmença à dire : Ie voy bien, que vous trouuez eſtrange, de ce que ſi gorgiaſement i’ay accouſtré vn pauure gand, ce que i’ay encores plus d’enuie de vous dire : car ie vous tiens tant hõme de bien, & cognoiſſant quelle paſſion c’eſt qu’amour, que ſi i’ay bien faict, vous me louërez, ou ſinon, vous excuſerez l’amour, qui commande à tous honneſtes cueurs. Il fault que vous entendiez, que i’ay aimé toute ma vie, vne dame, aime, & aimeray encores apres ma mort. Et parce que mon cueur eut plus de hardieſſe, de ſ’adreſſer en vn bõ lieu, que ma bouche n’eut de parler, ie demeuray ſept ans ſans luy en oſer faire ſemblant, craignant que ſi elle ſ’en apperceuoit, ie perdrois le moyen, que i’auois de ſouuent la frequenter, donc i’auois plus de peur, que de ma mort. Mais vn iour eſtant dedans vn pré, & la regardant me print vn ſi grand battemẽt de cueur, que ie perdy toute couleur, & toute contenance : dont elle ſ’apperceut tresbien, & en me demãdant que i’auois, ie luy dis, que c’eſtoit vne douleur de cueur importable. Et elle, qui pẽſoit que ce fuſt maladie d’autre ſorte, que d’amour, me monſtra auoir pitié de moy : qui me feit la ſupplier mettre la main ſur mõ cueur, pour veoir comme il ſe debattoit : ce qu’elle feit, plus par charité, que par autre amytié. Et, luy tenant la main deſſus mon cueur, laquelle eſtoit gantée, il ſe print à debattre & tourmenter ſi fort, qu’elle ſentit que ie diſois verité. Et à l’heure luy ſerray la main contre mon eſtomach, en luy diſant : Helas ! ma dame, receuez le cueur, qui veult rompre mon eſtomach, pour ſaillir en la main de celle, dont i’eſpere grace, vie, & miſericorde : lequel me contrainct maintenant vous declarer l’amour, que tant longtemps vous ay celée : car luy ne moy ne ſommes maiſtres de ce puiſſant dieu. Quand elle entendit le propos, que ie luy tenois, le trouua fort eſtrange, & voulut retirer ſa main : mais ie la luy tins ſi ferme, que le gand demeura en la place de ſa cruelle main. Et pource que iamais ie n’auois eu ne ay eu depuis plus grande priuauté d’elle, ie attachay ce gand comme l’emplaſtre la plus propre que ie puis donner à mon cueur. Et l’ay aorné de toutes les plus belles bagues que i’auois, combien que les richeſſes viennent du gand, que ie ne donnerois pour le Royaume d’Angleterre. Car ie n’ay bien en ce monde que i’eſtime tant, que de le ſentir ſur mõ eſtomach. Le ſeigneur de Montmorẽcy, qui euſt mieux aimé la main que le gand d’vne dame, luy loüa fort ceſte grande honneſteté, luy diſant qu’il eſtoit le plus vray amoureux qu’il euſt iamais veu, puis que de ſi peu, il faiſoit tant de cas, combien que veu ſa grande amour, s’il euſt eu mieux que le gand peult evtre qu’il fuſt mort de ioye Ce qu’il accorda au ſeigneur de Montmorency, ne ſoupçonnãt point qu’il le diſt par mocquerie.

Si tous les hommes du monde eſtoient de telle honneſteté, les dames s’y pourroient bien fier, quand il ne leur en couſteroit que le gand. I’ay ſi bien cogneu le ſeigneur de Montmorency dont vous parlez, diſt Guebron, que ie ſuis ſeur, qu’il n’euſt point voulu viure en telle angoiſſe, & s’il ſe fuſt contenté de ſi peu, il n’euſt pas eu les bonnes fortunes qu’il a euës en amour. Car la vieille chanſon dict : Iamais d’amoureux coüart n’oyez bien dire. Penſez, diſt Saffredent, que ceſte pauure dame retira ſa main bien haſtiuement, quand elle ſentit que le cueur luy debattoit ainſi : car elle cuydoit qu’il deuſt treſpaſſer, & lon diſt, qu’il n’y a rien que les femmes hayent plus, que de toucher les morts. Si vous auiez autãt hanté les hoſpitaux que les tauernes, diſt Emarſuitte, vous ne tiendriez pas ce langage : car vous verriez celles qui enſeueliſſent les treſpaſſez, que ſouuẽt les hõmes, quelques hardiz qu’ils ſoient, craignent approcher. Il eſt vray, diſt Simontault, qu’il n’y a nul, à qui lon donne penitence, qui n’ayt faict le rebours de ce à quoy il a prins plaiſir : comme vne damoiſelle que ie vis en vne bonne maiſon, qui pour ſatisfaire au plaiſir qu’elle auoit eu à baiſer quelqu’vn qu’elle aimoit, fut trouuée au matin à quatre heures baiſant le corps mort d’vn gentil-homme, qui auoit eſté tué le jour de deuant, lequel elle n’auoit pas moins aimé que l’autre, & à l’heure chacun cogneut que c’eſtoit penitence des plaiſirs paſſez. Voila, diſt Oiſille, cõme toutes bonnes œuures, que les femmes font, ſont eſtimées mal entre les hommes. Ie ne ſuis d’opinion que morts ne vifs on doiue baiſer, ſi ce n’eſt ainſi que Dieu le commande. Quant à moy, diſt Hircan, ie me ſoucie ſi peu de baiſer les femmes, hors mis la mienne, que ie m’accorde à toutes les loix, que lon voudra : mais i’ay pitié des ieunes gens, à qui vous voulez oſter vn ſi petit contentement, & faire nul le commandemẽt de ſainct Paul, qui veult que lon baiſe in oſculo ſancto. Si ſainct Paul euſt eſté tel homme, que vous, diſt Nomerfide, nous euſsions demandé l’experience de l’eſprit de Dieu, qui parloit en luy. A la fin, diſt Guebron, vous aimerez mieux douter de la ſaincte eſcriture, que de faillir à l’vne de voz petites ceremonies. Ia à Dieu ne plaiſe, diſt Oiſille, que nous doutons de la ſaincte eſcriture, veu que ſi peu nous croyons en voz mẽſonges. Car il n’y a nulle, qui ne ſçache bien ce qu’elle doit croire, c’eſt de iamais ne mettre en doute la parole de Dieu, & moins adiouſter foy à celle des hommes, ſe deſtournans de la verité. Si croy-ie, diſt Simontault, qu’il y a eu plus d’hommes trompez par les femmes, que de femmes par les hommes. Car la petite amour, qu’elles ont à nous, les garde de croire la verité, & la treſgrande amour, que nous leur portons, nous faict tellement fier en leurs menſonges, que pluſtoſt nous ſommes trompez, que ſoupçonnez de le pouuoir eſtre. Il ſemble, diſt Parlamente, que vous ayez ouy la plaincte de quelque ſot deceu par vne folle : car voſtre propos eſt de ſi petite authorité, qu’il a beſoing d’eſtre fortifié d’exemple. Parquoy ſi vous en ſçauez quelqu’vn, ie vous donne ma place pour le racompter. Et n’entends pas, que pour vn mot, ſoyons ſubiects de vous croire. Mais pour vous eſcouter dire mal de nous, noz nouuelles n’en ſentiront point de douleur : car nous ſçauons ce qui en eſt. Or puis que i’ay lieu, diſt Simontault, ie le vous diray.

Vne dame de court ſe venge plaiſamment d’vn ſien ſeruiteur d’amourettes.

NOVVELLE CINQVANTEHVICTIESME.



En la court du Roy François premier, y auoit vne dame de fort bon eſprit, laquelle par ſa bonne grace, honneſteté, & parole aggreable, auoit gaigné le cueur de pluſieurs ſeruiteurs, dont elle ſçauoit fort bien paſſer ſon temps, l’honneur ſauue, les entretenant ſi plaiſamment, qu’ils ne ſçauoient à quoy ſe tenir delle. Car les plus aſſeurez eſtoient deſeſperez, & les plus deſeſperez en prenoient aſſeurance. Toutesfois en ſe mocquant de la plus grande partie, ne ſe peult tenir d’en aimer fort bien vn, qu’elle nommoit ſon couſin, lequel nom donnoit couleur à plus long entretenement. Mais comme nulle choſe n’eſt ſtable, ſouuent leur amitié tournoit en courroux, & puis ſe renouuelloit plus fort que iamais, en ſorte que toute la court ne le pouuoit ignorer. Vn iour la dame, tant pour donner à cognoiſtre qu’elle n’auoit affection en rien, que pour donner vn peu de peine à celuy, pour l’amour duquel elle en auoit beaucoup porté, luy va faire meilleur ſemblãt qu’elle n’auoit iamais faict. Parquoy luy, qui n’auoit ny en armes ny en amours nulle faulte de hardieſſe, commença à pourchaſſer viuemẽt celle que maintes fois auoit prié : laquelle feignant ne pouuoir plus ſouſtenir tant de pitié, luy accorda ſa demande, & luy diſt, que pour ceſte occaſion, elle s’en alloit en ſa chambre, qui eſtoit en vn galetas, ou elle ſçauoit bien qu’il n’y auoit perſonne, & ſi toſt qu’il la verroit partir, qu’il ne faillit point d’aller apres : car il la trouueroit ſeule, de la bõne volonté qu’elle luy portoit. Le gẽtil-homme qui creut à ſa parole, fut ſi content qu’il ſe meit à iouër auecques les autres dames, attendant qu’il la veid partir pour bien toſt aller apres. Et elle, qui n’auoit faulte de nulle fineſſe de femme, s’en alla à deux grandes princeſſes deſquelles elle eſtoit familiere, & leur diſt : Si vous voulez, ie vous mõſtreray le plus beau paſſe-temps, que vous viſtes oncques. Elles, qui ne cherchoient point de melencolie, la prierẽt de leur dire que c’eſtoit. C’eſt, ce diſt elle, vn tel que vous cognoiſſez autant hõme de bien qu’il en ſoit point, & non moins audacieux. Vous ſçauez combien de mauuais tours il m’a faict, & qu’à l’heure, que ie l’aimois plus fort, il en a aimé d’autres, dont i’en ay porté plus d’ennuy, que ie n’en ay monſtré de ſemblant. Or maintenant Dieu m’a donné le moyen de m’en venger, c’eſt que ie m’en vay en ma chambre, qui eſt ſur ceſte cy, & incontinent, s’il vous plaiſt y faire le guet, vous le verrez venir apres moy, & quand il aura paſſé les galleries, & quil voudra monter le degré, ie vous prie, vous mettre toutes deux à la feneſtre pour m’aider à crier au larron, & vous verrez ſa colere. A quoy ie croy qu’il n’aura point mauuaiſe grace, & s’il ne me dit des iniures tout hault, ie m’attens bien, qu’il n’en penſera pas moins en ſon cueur. Ceſte concluſion ne ſe feit pas ſans rire : car il n’y auoit gentil-homme en la court, qui menaſt plus la guerre aux dames, que ceſtuy lá : & eſtoit tant aimé & eſtimé d’vn chacun, que lon n’euſt voulu pour rien ſe trouuer au dager de ſa moquerie : & ſembla biẽ aux dames qu’elles auoient bonne part à la gloire, qu’vne ſeule eſperoit d’emporter ſur le gentil-homme. Parquoy ſi toſt qu’elles veirent partir celle qui auoit faict l’entreprinſe, commencerent à regarder la contenance du gentil-homme, qui ne demeura gueres ſans changer de place. Et quand il eut paſſé la porte, les dames ſortirent à la gallerie pour ne le perdre point de veuë, & luy, qui ne s’en doutoit pas, va mettre ſa cappe à l’entour de ſon col, pour ſe cacher le viſage, & deſcendit le degré iuſques à la court, puis remonta. Mais trouuant quelqu’vn, qu’il ne vouloit pour teſmoing, redeſcendit encores en la court, & retourna par vn autre coſté : ce que tout entierement les dames voyoient, dont ne s’apperceut oncques. Et quand il paruint au degré ou il pouuoit ſeurement aller en la chambre de ſa dame, les deux dames ſe vont mettre à la feneſtre, & incontinent elles apperceurent la dame, qui eſtoit en hault, qui commença à crier au larron tant que ſa teſte en pouuoit porter : & les deux dames d’enbas luy reſpondirent ſi fort, que leurs voix furent ouyes de tout le chaſteau. Ie vous laiſſe à penſer en quel deſpit le gentil-homme s’enfuit en ſon logis, non ſi bien couuert, qu’il ne fuſt cogneu de celles, qui ſçauoient le miſtere. Leſquelles depuis le luy ont ſouuent reproché, meſme celle, qui luy auoit faict ce mauuais tour, luy diſant, qu’elle s’eſtoit bien vengée de luy. Mais il auoit ſes reſponſes & deffenſes ſi propres, qu’il leur feit à croire qu’il ſe doutoit bien de leur entreprinſe, & qu’il auoit accordé à la dame de l’aller veoir, pour luy donner quelque paſſe-temps : car pour l’amour d’elle, n’euſt il prins ceſte peine, pource qu’il y auoit trop long temps, que l’amour en eſtoit dehors. Mais les dames ne vouloient receuoir ceſte verité, dont encores en eſt la matiere en doute.

Mais ſi ainſi eſtoit, qu’il euſt creu ceſte dame, comme il n’eſt vray ſemblable, veu qu’il eſtoit tãt ſage & hardy, que de ſon aage & ſon temps, a eu peu de pareils, ou point, qui le paſſaſt, comme le nous a faict veoir ſa treshardie & cheualeureuſe mort, il me ſemble qu’il fault que vous confeſsiez, que l’amour des hõmes vertueux eſt telle, que par trop croire de verité aux dames, ſont ſouuent trompez. En bonne foy, diſt Emarſuitte, i’aduouë ceſte dame du tour qu’elle a faict. Car puis qu’vn home eſt aimé d’vne dame, & la laiſſe pour vne autre, elle ne s’en peult trop venger. Voire, diſt Parlamente, ſi elle en eſt aimée. Mais il y en a, qui aiment des hommes ſans eſtre aſſeurées de leur amitié, & quand elles cognoiſſent qu’ils aiment ailleurs, elles dient qu’ils ſont muables. Parquoy celles, qui ſont ſages, ne ſont iamais trompées de ces propos. Car elles ne s’arreſtent, ny ne croyent iamais, qu’à ceux, qui ſont veritables, à fin de ne tomber au dãger des menteurs, pource que le vray & le faux n’ont qu’vn meſme langage. Si toutes eſtoient de voſtre opinion, diſt Simontault, les gentils-hommes pourroient bien mettre leurs oraiſons dedans leurs coffres. Mais quoy que vous ne voz ſemblables en ſceuſsiez dire, nous ne croyrions iamais, que les femmes ne ſoient auſsi incredules, comme elles ſont belles. Et ceſte opinion nous fera viure auſsi contans, que vous voudriez par voz oraiſons nous mettre en peine. Vrayement, diſt Longarine, ſçachant tresbien qui eſt la dame, qui a faict ce bon tour au gentil-homme, ie ne trouue impoſsible nulle fineſſe à croire d’elle : car puis qu’elle n’a pas eſpargné ſon mary, elle ne deuoit pas eſpargner ſon ſeruiteur. Vous en ſçauez doncques plus que moy, diſt Simontault : parquoy ie vous donne ma place, pour en dire voſtre opinion. Puis que le voulez, & moy auſsi, diſt Longarine.


Vn gentil-homme penſant acoler en ſecret vne des damoiſelles de ſa femme, eſt par elle ſurprins.


NOUVVELLE CINQVANTENEVFIESME.



La dame, de qui vous auez faict le compte auoit eſpousé vn mary de bõne & ancienne maiſon, & riche gentil-homme, & par grande amitié de l’vn & de l’autre, ſe feiſt ce mariage. Elle, qui eſtoit l’vne des femmes du monde, parlant auſsi plaiſamment, ne diſsimuloit point à ſon mary, qu’elle n’euſt des ſeruiteurs, deſquels elle ſe mocquoit & paſſoit ſon temps, dont ſon mary auoit ſa part du plaiſir, mais à la longue ceſte vie luy faſcha : car d’vn coſté il trouuoit mauuais qu’elle entretenoit longuement ceux qu’il ne tenoit pour ſes parens & amis : d’autre coſté luy faſchoit fort la deſpenſe, qu’il eſtoit cõtrainct de faire pour entretenir ſa gorgiaſeté, & ſuiure la court. Parquoy le plus ſouuent qu’il pouuoit ſe retiroit en ſa maiſon, ou tant de compagnie l’alloit veoir, que ſa deſpenſe n’amoindriſſoit gueres en ſon meſnage. Car ſa femme, en quelque lieu qu’elle fuſt, trouuoit touſiours moyen de paſſer ſon temps à quelques ieux, dãces, & à toutes choſes, auſquelles honneſtemẽt les ieunes dames ſe peuuent exercer. Et quelquefois que ſon mary luy diſoit en riãt que leur deſpẽfe eſtoit trop grãde, elle luy faiſoit reſpõſe, qu’il s’aſſeuraſt, qu’elle ne le feroit iamais cocqu, mais ouy bien coquin. Car elle aimoit ſi tresfort les accouſtremens, qu’il falloit qu’elle en euſt des plus beaux & riches, qui fuſsẽt en la court, ou ſon mary la menoit le moins qu’il pouuoit, & ou elle faiſoit tout ſon poſsible d’aller. Et pour ceſte occaſion ſe rendit toute complaiſante à ſon mary, qui de choſe plus difficile ne la vouloit pas reffuſer. Or vn iour voyant que toutes ſes inuentions ne le pouuoient gaigner à faire ce voyage de la court, s’apperceut qu’il faiſoit fort bonne chere à vne femme de chambre à chapperon, qu’elle auoit, dont elle eſperoit bien faire ſon proffit. Et vn ſoir elle retira à part ceſte fille de chãbre, & l’interrogea ſi finemẽt tant par promeſſes que par menaces, que la fille luy cõfeſſa, que depuis qu’elle eſtoit en ſa maiſon, il n’eſtoit iour que ſon maiſtre ne la ſollicitaſt de l’aimer, mais qu’elle aimeroit mieux mourir, que faire rien contre Dieu & ſon honneur, & encor veu l’honneur qu’elle luy auoit faict de la retirer à ſon ſeruice, qui ſeroit double meſchanceté. Ceſte dame, entendant la deſloyauté de ſon mary, fut ſoudain emeuë de deſpit & de ioye, voyant que ſon mary, qui faiſoit tant ſemblant de l’aimer, luy pourchaſſoit ſecrettement telle honte en ſa compagnie, combien qu’elle s’eſtimoit plus belle & de trop meilleure grace, que celle pour laquelle il la vouloit changer. Mais la ioye eſtoit, qu’elle eſperoit prendre ſon mary en telle & ſi grande faulte, qu’il ne luy reprocheroit plus ſes ſeruiteurs, ne la demeure de la court. Et pour y paruenir, pria ceſte fille d’accorder petit ẚ petit à ſon mary, ce qu’il demandoit, auec les conditions qu’elle luy diſt. La fille en cuida faire difficulté, mais aſſeurée par ſa maiſtreſſe de ſa vie & de ſon honneur, s’accorda de faire tout ce qu’il luy plairoit. Le gentil-homme, continuant ſa pourſuitte, trouua ceſte fille d’œil & de contenance toute changée, parquoy la preſſa plus viuement, qu’il n’auoit accouſtumé. Mais elle, qui ſçauoit ſon roolle par cueur, luy remonſtra ſa pauureté, & qu’en luy obeïſſant perdroit le ſeruice de ſa maiſtreſſe, auquel elle s’attẽdoit bien gaigner vn bon mary : à quoy luy fut reſpondu par le gentil-homme, qu’elle n’euſt ſoucy de toutes ces choſes : car il la marieroit mieux & plus richement, que ſa maiſtreſſe ne ſçauroit faire, & qu’il conduiroit ſon affaire ſi ſecrettement, que nul n’en pourroit mal parler. Sur ces propos feirent leur accord, & en regardant le lieu plus propre pour accõplir ceſte belle œuure, elle va dire, qu’elle n’en ſçauoit point de meilleur, ne plus loing de tout ſoupçõ, qu’vne petite maiſon, qui eſtoit dedans le parc, ou il y auoit chãbre & lict tout à propos. Le gentil-homme, qui n’euſt trouué nul lieu mauuais, ſe contẽta fort de ceſtuy-lá, & luy tarda biẽ que le iour & l’heure n’eſtoiẽt venuz. Ceſte fille ne faillit pas de promeſſe à ſa maiſtreſſe, & luy compta tout le diſcours de ſon entreprinſe, bien au long, comme ce deuoit eſtre le lendemain apres diſner, & qu’elle n’y faudroit point à l’heure qu’il y falloit aller, de luy faire ſigne. A quoy elle ſupplioit bien fort de prendre garde, & Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/373 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/374 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/375 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/376 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/377 ſeuelie ceſte pauure malheureuſe, par vne chambriere, qui ſe gardoit bien de luy faire mal, & puis auecques belles torches, fut portée iuſques à la foſſe, que le chantre auoit faict faire. Et quand le corps paſſa par deuant celles qui auoient aſsiſté à la veoir mettre à l’vnction, elles ſaillirent toutes de leurs maiſons, & l’accompagnerent iuſques à la terre, ou bien toſt la laiſſerent femmes & preſtres : mais le chantre ne s’en alla pas. Car incontinent qu’il veid la compagnie aſſez loing, luy & ſon autre chambriere deffeirent la foſſe, d’ou il retira l’amie, plus viue que iamais, & l’emmena ſecrettemẽt en ſa maiſon, ou il la tint longuement cachée. Le mary, qui la pourſuyuoit, vint iuſques à Bloys demander iuſtice, & trouua qu’elle eſtoit morte & enterrée, par l’atteſtation de toutes les dames de Bloys, qui luy compterent la belle fin qu’elle auoit faicte, dont le bon homme fut bien ioyeux, croyant que l’ame de ſa femme eſtoit en paradis. Et luy, depeſché d’vn ſi meſchant corps, & auec ce contentement, retourna à Paris, ou il ſe maria, auec vne belle & honneſte ieune femme de bien, & bonne meſnagere, de laquelle il eut pluſieurs enfans, & demeurerent enſemble quatorze ou quinze ans. Mais à la fin la renommée, qui ne peult rien celer, le vint aduertir, que ſa femme n’eſtoit point morte, ains demeuroit auec ce meſchant preſtre. Choſe, que le pauure homme diſsimula tant qu’il peult, feignant de n’en rien ſçauoir, & deſirant que ce fuſt vne menſonge : mais ſa femme, qui eſtoit ſage, en fut aduertie, dont elle portoit vne ſi grande angoiſſe, qu’elle en cuida mourir d’ennuy. Et ſ’il euſt eſté poſsible, ſa conſcience ſauue, euſt volontiers diſsimulé ſa fortune : mais il luy fut impoſſible. Car incontinent l’egliſe y voulut mettre la main : & pour le premier les ſepara tous deux, iuſques à ce que lon ſceuſt la verité du faict. Alors fut contrainct ce pauure homme de laiſſer la bonne, pour chercher la mauuaiſe, & vint à Bloys vn peu apres que le Roy François premier fut Roy, auquel lieu trouua la Royne Claude, & ma dame la Regente, deuant leſquelles vint faire ſa plaincte, demandant celle qu’il euſt bien voulu ne trouuer point : mais force luy eſtoit, dont il faiſoit pitié à toute la compagnie. Et quand ſa femme luy fut preſentée, elle voulut longuement ſouſtenir, qu’il n’eſtoit Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/379 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/380 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/381 racõpter noz nouuelles. Sa parole fut occaſion de faire leuer toute la compagnie : & apres auoir bien peu demeuré en leurs chambres, ne faillirẽt à ſe trouuer, cõme ils auoient faict le tour de deuant. Et quand ils furent bien à leurs aiſes, ma dame Oiſille diſt à Saffredent : Encor que ie ſois aſſeurée, que vous ne direz rien à l’auantage des femmes, ſi eſt-ce qu’il fault que ie vous aduiſe de dire la nouuelle, que des hier au ſoir vous auez promiſe. Ie proteſte, ma dame, diſt Saffredent, que ie n’acquerray point le deshonneur de meſdiſant pour dire verité, ny ne perdray la grace des dames vertueuſes, pour racompter ce que les folles font. Car i’ay bien experimenté que c’eſt d’eſtre ſeulement eſlongné de leur veuë : & ſi ie l’euſſe eſté autant de leur bonne grace, ie ne fuſſe pas à ceſte heure en vie. Et en ce diſant, tourna les yeux au contraire de celle, qui eſtoit cauſe de ſon bien & de ſon mal. Mais en regardant Emarſuitte, la feit außi bien rougir, comme ſi c’euſt eſté celle à qui le propos s’adreſſoit : ſi eſt-ce qu’il n’en fut moins entendu de celle dont il deſiroit eſtre ouy. Et ma dame Oiſille l’aſſeura, qu’il pouuoit dire verité librement aux deſpens de qui il appartiendroit. Parquoy Saffredent commenca, & diſt.



Merueilleuſe pertinacité d’amour effrontée d’vne Bourguignonne enuers vn chanoine d’Authun.


NOVVELLE SOIXANTEVNIESME.



Avpres de la ville d’Authun, y auoit vne fort belle femme, grande, blanche, & d’autãt belle façon de viſage, que i’en aye point veu. Elle auoit eſpousé vn honneſte homme, qui ſembloit eſtre plus ieune qu’elle, lequel l’aimoit, & la traictoit tant bien, qu’elle auoit cauſe de s’en contenter. Peu de temps apres qu’ils furent mariez, la mena en la ville d’Authun, pour quelques affaires. Et durant que le mary pourchaſſoit la iuſtice, ſa femme alloit à l’egliſe prier Dieu pour luy. Et tant frequenta le lieu ſainct, qu’vn chanoine fort riche, fut amoureux d’elle : & la pourſuiuit ſi fort, qu’en fin la pauure malheureuſe luy accorda : dont le mary n’auoit nul ſoupçon, & penſoit plus à garder ſon bien, que ſa femme. Et quand ce vint au departir, & qu’il falloit retourner en la maiſon, qui eſtoit loing de la ville de ſept grandes lieuës, ce ne fut pas ſans vn grand regret : mais le chanoine luy promiſt de l’aller ſouuent viſiter : ce qu’il feit, feignant aller en quelque voyage, ou ſon chemin s’adreſſoit touſiours par la maiſon de ceſt homme, qui ne fut pas ſi ſot, qu’il ne s’en apperceuſt, & y donna ſi bon ordre que quand le chanoine y venoit, il n’y trouuoit plus ſa femme, mais la faiſoit ſi bien cacher, qu’il ne pouuoit parler à elle. La femme cognoiſſant la ialouſie de ſon mary, ne feit ſemblant qu’il luy deſpleuſt : toutesfois ſi penſa elle qu’elle y donneroit biẽ ordre : car elle eſtimoit vn enfer, de perdre la viſion de ſon Dieu. Vn iour que ſon mary eſtoit hors de ſa maiſon, empeſcha ſi bien les chambrieres & varlets, qu’elle y demeura ſeule : incontinẽt print ce qui luy eſtoit neceſſaire, & ſans nulle compagnie, que de la folle amour, s’en alla de ſon pied à Authun, ou elle n’arriua pas ſi tard, qu’elle ne fuſt biẽ recogneuë de ſon chanoine, qui la tint enfermée & cachée plus d’vn an, quelques monitions & excommunications qu’en feiſt ietter ſon mary. Lequel ne trouuant meilleur remede, en feit la plaincte à l’Eueſque, qui auoit vn Archediacre autãt homme de bien, qu’il y en euſt en France. Et luy meſmes chercha ſi diligemment toutes les maiſons des chanoines, qu’il trouua celle que lon tenoit perduë, laquelle il meit en priſon, & condamna le chanoine en groſſe penitence. Le mary, ſçachant que ſa femme eſtoit retrouuée par la monition du bon Archediacre, & de pluſieurs gens de bien, fut cõtent de la reprendre auec les fermẽts, qu’elle luy feiſt de viure le temps aduenir en femme de bien. Ce que le bon homme creut volontiers, pour la grande amour qu’il luy portoit, & la mena en ſa maiſon, la traictant auſsi honneſtement qu’au parauant, ſinon qu’il luy bailla deux vieilles chambrieres, qui iamais ne la laiſſoient ſeule, que l’vne des deux ne fuſt auec elle. Mais quelque bonne chere, que luy feiſt ſon mary, la meſchante amour, qu’elle portoit au chanoine, luy faiſoit eſtimer tout ſon repos tourment. Et combien qu’elle fuſt treſbelle femme, & luy homme de bõne complexion, fort & puiſſant, ſi eſt-ce que iamais elle n’eut enfans de luy : car ſon cueur eſtoit touſiours à ſept lieuës de ſon corps. Ce qu’elle diſsimuloit ſi bien, qu’il ſembloit à ſon mary, qu’elle euſt oublié tout le paſſé, comme il auoit faict de ſon coſté. Mais la malice d’elle n’auoit pas ceſte opinion : car à l’heure qu’elle veid ſon mary mieux l’aymant, & moins la ſoupçonnant, va feindre d’eſtre malade, & continua ſi bien ceſte feincte, que ſon pauure mary eſtoit en merueilleuſe peine, n’y eſpargnant bien, ny choſe qu’il euſt pour la ſecourir. Toutesfois elle ioüa ſi bien ſon roole, que luy & tous ceux de la maiſon la penſerent malade iuſques à l’extremité, & que peu à peu elle s’afoibliſſoit : & voyant que ſon mary en eſtoit autant marry, qu’il en deuoit eſtre ioyeux, luy pria qu’il luy pleuſt l’auctoriſer de faire ſon teſtament. Ce qu’il feit volontiers en plorant. Et elle, ayant puiſſance de teſter, combien qu’elle n’euſt enfans, donna à ſon mary, ce qu’elle luy pouuoit donner, luy requerant pardon des fautes qu’elle luy auoit faictes. Apres enuoya querir le curé, ſe confeſſa, receut le ſainct ſacrement de l’autel tant deuotement, que chacun ploroit de veoir vne ſi glorieuſe fin. Et quand ce vint le ſoir, pria ſon mary de luy faire porter l’extreme vnctiõ, & qu’elle s’affoibliſſoit tant, qu’elle auoit peur de ne la pouuoir receuoir viue. Son mary luy feit apporter en grande diligence, & elle, qui la receuoit en grande humilité, incitoit chacun à la louër. Quand elle eut faict tous ſes beaux miſteres, elle diſt à ſon mary, que, puis que Dieu luy auoit faict tant de grace d’auoir prins tout ce que l’egliſe commande, elle ſentoit ſa conſciẽce en ſi grande paix, qu’il luy prenoit enuie de ſe repoſer vn petit : priant ſon mary de faire le ſemblable, & qu’il en auoit biẽ beſoing pour auoir tant ploré, & veillé auec elle. Quand ſon mary fut endormy, & tous les varlets auecques luy, les deux vieilles, qui en ſa ſanté l’auoient ſi longuement gardée, ne ſe doutans plus de la perdre, ſinon par mort, ſe vont tresbien coucher à leur aiſe. Et quand elle les ouyt dormir & ronfler bien hault, ſe leua en ſa chemiſe, & ſaillit hors de ſa chambre, eſcoutant ſi perſonne de leans faiſoit point de bruit. Mais quand elle fut aſſeurée de ſon baſton, ſceut tresbien ſaillir par vn petit huys du iardin qui ne fermoit point, & tant que la nuict dura toute en chemiſe & nuds pieds feit ſon voyage à Authun, deuers le ſainct, qui l’auoit gardée de mourir. Mais pource que le chemin eſtoit lõg, n’y peut aller toute d’vne traicte, que le iour ne la ſurprint. À l’heure regarda partout le chemin, & aduiſa deux cheuaucheurs, qui couroient bien fort, & ſe doutant que ce fuſt ſon mary, qui la cherchaſt, ſe cacha tout le corps dans vn maraiz & la teſte entre les ioncs, & ſon mary paſſant par aupres d’elle, diſoit à vn ſien ſeruiteur, comme tout deſeſperé : O la meſchante ! qui euſt penſé que ſous le manteau des ſaincts ſacrements de l’egliſe, on euſt peu couurir vn ſi vilain & abominable cas ? Le ſeruiteur luy reſpondit : Puis que Iudas, prenant vn tel morceau, ne craignit à trahir ſon maiſtre, ne trouuez point eſtrange la trahiſon d’vne femme. En ce diſant paſſa outre le mary, & la femme demeura plus ioyeuſe entre les ioncs, de l’auoir trompé, qu’elle n’eſtoit en ſa maiſon dans vn bon lict en ſeruitude. Le pauure mary chercha par toute la ville d’Authun, mais il ſceut certainement qu’elle n’y eſtoit point entrée. Parquoy s’en retourna ſur ſes briſées, & ne faiſoit que ſe plaindre d’elle ſur le chemin, & de ſa grande perte : ne la menaçant point moins, quant au reſte, que de la mort, s’il la trouuoit : dont elle n’auoit peur en ſon eſprit, non plus qu’elle ſentoit de froid en ſon corps : combien que la ſaiſon & le lieu meritoient de la faire repentir de ſon damnable voyage. Et qui ne ſçauroit comme le feu d’enfer eſchauffe ceux qui en ſont rempliz, lon deüroit eſtimer à merueilles, comme ceſte pauure femme, ſaillant d’vn lict bien chauld, peut demeurer tout vn iour en ſi extreme froidure. Si ne perdit elle point le cueur ny l’aller : car incontinent que la nuict fut venuë, reprint ſon chemin, Et ainſi que lon vouloit fermer la porte d’Authun, arriua ceſte pauure pelerine, & ne faillit d’aller tout droict ou demeuroit ſon corps ſainct : qui fut tant eſmerueillé de ſa venuë, qu’à peine pouuoit il croire, que ce fuſt elle. Mais quand il l’eut bien regardée & viſitée de tous coſtez, trouua qu’elle auoit oz & chair, ce qu’vn eſprit n’a point. Et ainſi s’aſſeura que ce n’eſtoit fantoſme, & des l’heure furent ſi bien d’accord, qu’elle demeura quatorze ou quinze ans auec luy. Et ſi quelque temps elle fut cachée, à la fin perdit toute crainte, & qui pis eſt, print vne telle gloire d’auoir vn tel amy, qu’elle ſe mettoit à l’egliſe deuant la plus part des plus femmes de bien de la ville, tant femmes d’officiers que autres, & eut des enfans du chanoine, & entre autres vne fille, qui fut mariée à vn riche marchand, & ſi gorgiaſe à ſes nopces, que toutes les femmes de la ville en murmuroient tresfort, mais n’auoient pas la puiſſance d’y mettre ordre. Or aduint qu’en ce temps lá, la Royne Claude, femme du Roy François, paſſa par la ville d’Authun, ayant en ſa compagnie, ma dame la regente mere du Roy, & la Ducheſſe d’Alençon ſa fille. Vint lors vne femme de chambre nommée Perrette, qui trouua ladicte Ducheſſe, & luy diſt : Ma dame, ie vous ſupplie eſcoutez moy, & vous ferez œuure auſsi ou plus grande, que d’aller ouyr tout le ſeruice du iour. La Ducheſſe s’arreſta volontiers, ſçachant que d’elle ne pouuoit venir que bon conſeil. Perrette luy alla compter incontinent, comme elle auoit prins vne petite fille pour luy aider à ſauonner le linge de la Royne : & en luy demandant des nouuelles de la ville, luy compta la peine qu’auoient les femmes de bien, de veoir ainſi aller deuãt elles la femme de ce chanoine, laquelle luy compta vne partie de ſa vie. Tout ſoudain s’en alla ladicte Ducheſſe à la Royne, & à ma dame la regente, & leur racompta ceſte hiſtoire : qui, ſans autre forme de proces, enuoyerent querir ceſte pauure malheureuſe, laquelle ne ſe cachoit point : car elle auoit changé ſa honte en gloire, d’eſtre dame de la maiſon d’vn ſi riche homme, & ſans eſtre eſtonnée & honteuſe ſe vint preſenter deuant leſdictes dames : qui auoient ſi grand honte de ſa hardieſſe, que ſoudain elles ne luy ſceurent que dire. Mais apres ma dame la regente luy feit de telles remonſtrances, qu’elles deuſſent auoir faict plorer vne femme de bon entendement. Ce que ne feit ceſte pauure femme : mais d’vne audace treſgrande leur diſt : Ie vous ſupplie, mes dames, que vous vouliez garder, que lon ne touche point à mon honneur. Car, Dieu mercy, i’ay veſcu auec monſieur le chanoine ſi bien & vertueuſement, qu’il n’y a perſonne viuant, qui m’en ſceuſt reprendre. Et ſi ne fault point que lon pẽſe que ie viue contre la volonté de Dieu : car il y a trois ans qu’il ne me fut rien, & viuons auſsi chaſtement, & en auſsi grande amour, que deux beaux petits anges, ſans que iamais entre nous deux il y ayt eu parole ne volonté au contraire : & qui nous ſeparera, fera grand peché : car le bon homme, qui a bien pres de quatre vintgs ans, ne viura plus gueres ſans moy, qui en ay quarantecinq. Vous pouuez penſer cõme ces dames ſe peurent tenir, & les remonſtrances q̃ chacune luy feit, voyãt l’obſtinatiõ, ꝗ à l’heure n’eſtoit amollie par paroles, que lon luy diſt, pour aage qu’elle euſt, ne pour l’honorable cõpagnie. Et pour l’humilier plus fort, enuoyerẽt querir le bõ Archediacre d’Authun, qui la cõdemna d’eſtre en priſon vn an au pain & à l’eau. Et les dames enuoyerent querir ſon mary, lequel, pour leur bon enhortement, fut content la reprendre, apres qu’elle auroit faict ſa penitẽce. Mais ſe voyant priſonniere, & le chanoine deliberé de iamais plus la reprendre, remerciant les dames de ce qu’elles luy auoyẽt iecté vn diable hors de deſſus les eſpaules, eut vne ſi grande & parfaicte contrition, que ſon mary, au lieu d’attẽdre le bout de l’année à la reprẽdre, n’attendit pas quinze iours, qu’il ne la vint demander à l’Archediacre, & depuis ont veſcu en bonne paix & amytié.

Voyla, mes dames, comme les chaiſnes ſainct Pierre ſont cõuerties par les mauuais miniſtres, en celles de ſathan, & ſi fortes à rompre, que les ſacrements, qui chaſſent les diables du corps, ſont à ceux cy les moyens de les faire plus lõguement demeurer en leurs conſciences. Car les meilleures choſes ſont celles, quand on en abuſe, dont lon faict plus de maulx. Vrayement, diſt Oiſille, ceſte femme eſtoit bien mal-heureuſe : mais auſsi fut elle bien punie de venir deuant tels iuges, comme les dames que vous auez nommées : car le regard ſeul de ma dame la regente eſtoit de telle vertu, qu’il n’y auoit ſi femme de bien qui ne craignit de ſe trouuer deuãt ſes yeux, & qui ne ſ’eſtimaſt indigne de ſa veuë. Car la regardant doulcement, ſ’eſtimoit meriter grand honneur, ſçachant que femmes autres que vertueuſes ne pouuoit ceſte dame regarder de bon cueur. Si eſt il meilleur, diſt Hircan, que lon ayt plus de craincte du ſainct ſacrement (lequel n’eſtant receu en foy, & charité, eſt en damnation eternelle) que des yeux d’vne femme. Ie vous promets, diſt Parlamente, que ceux, qui ne ſont point inſpirez, craignent plus les puiſſances temporelles que les ſpirituelles. Encores ie croy que ceſte pauure creature ſe chaſtia plus par la priſon, & pour l’opinion de ne veoir plus ſon chanoine, qu’elle ne feit pour remonſtrãce que lon luy euſt ſceu faire. Mais, diſt Simontault, vous auez oublié la principale choſe, qui la feit retourner à ſon mary, c’eſt, que le chanoine auoit quatre vingts ans, & ſon mary eſtoit plus ieune qu’elle. Ainſi gaigna ceſte bonne dame en tous ſes marchez. Mais ſi le chanoine euſt eſté ieune, elle ne l’euſt point voulu abandonner. Les enſeignemens des dames n’euſſent pas eu plus de valeur, que les ſacrements qu’elle auoit prins. Encore me ſemble il, diſt Nomerfide, qu’elle faiſoit bien, de ne confeſſer point ſon peché ſi aiſément : car ceſte offenſe lá, ſe doit dire à Dieu ſeulement, & la renier fort & ferme deuant les hommes. Car encores qu’il fuſt vray, à force de mentir & iurer, on engendre quelque doute à la verité. Si eſt-ce, diſt Longarine, qu’vn peché a grand peine peult il eſtre ſi ſecret, qu’il ne ſoit reuelé, ſinon quand Dieu le couure en ceux qui pour l’amour de luy en ont vraye repentance. Et que diriez vous, diſt Hircan, de celles qui n’ont pas pluſtoſt faict vne folie, qu’elles ne la racõptent à quelque vne ? Ie le trouue bien eſtrange, diſt Lõgarine, & eſt ſigne que le peché ne leur deſplaiſt pas. Et, comme ie vous ay dict, celuy qui n’eſt couuert par la grace de Dieu, ne ſe ſçauroit nier deuant les hommes, & y en a maintes qui prennent plaiſir de parler de tels propos, & font gloire de publier leurs vices : & autres, qui en ſe couppant ſ’acuſent. Si eſt ce coupper bien lourdemẽt, diſt Saffredẽt : mais ie vous prie, ſi vous en ſçauez quelqu’vne, que ie vous dõne ma place, & que vous la nous diſiez. Or eſcoutez donc, diſt Longarine,



Vne damoiſelle faiſant vn compte de l’amour d’elle meſme,
parlant en tierce perſonne, ſe declara par megarde.


NOVVELLE SOIXANTEDEVXIESME.



Av temps du Roy François premier, y auoit vne dame du ſang royal accompagnée d’honneur, de vertu, & de beauté, & qui ſçauoit bien dire vn compte, & de bonne grace, & en rire auſsi, quand on luy en diſoit quelqu’vn. Ceſte dame eſtant en vne de ſes maiſons, tous ſes ſubiects & voiſins la vindrent veoir, pource qu’elle eſtoit autant aimée, que femme pouuoit eſtre. Entre autres la vint veoir vne damoiſelle, qui eſcoutoit que chacun luy diſoit tous les cõptes qu’ils penſoiẽt, pour luy faire paſſer le tẽps. Elle ſ’aduiſa qu’elle ne feroit moins que les autres, & luy dit : Ma dame, i’ay à vous faire vn beau cõpte, mais vous me promettrez de n’en parler point. A l’heure luy diſt : Ma dame, le cõpte que ie vous feray eſt tres-veritable, ie le prens ſur ma conſcience. C’eſt, qu’il y auoit vne damoiſelle maryée, qui viuoit auec ſon mary treshonneſtement, combien qu’il fuſt vieil & elle ieune. Vn gentil-homme ſon voiſin, voyãt qu’elle auoit eſpouſé ce vieillard, fut amoureux d’elle, & la preſſa par pluſieurs années : mais iamais il n’eut reſponſe d’elle, ſinon telle qu’vne femme de bien doit faire. Vn iour penſa le gentil-homme, que ſ’il la pouuoit trouuer à ſon auantage, que par auenture elle ne luy ſeroit ſi ririgoureuſe. Et apres auoir long tẽps debatu auec la crainte du danger ou il ſe mettoit, l’amour qu’il auoit à la damoiſelle luy oſta tellement la crainte, qu’il ſe delibera chercher le lieu & l’occaſion. Et feit ſi bon guet, qu’vn matin, ainſi que le gentil-homme, mary de ceſte damoiſelle, ſ’en alloit en quelque autre de ſes maiſons, & partoit des le poinct du iour, pour la chaleur, le ieune folaſtre vint en la maiſon de ceſte ieune damoiſelle laquelle il trouua dormant en ſon lict, & aduiſa, que ſes chambrieres ſ’en eſtoiẽt allées hors de la chambre, & ſans auoir le ſens de fermer la porte, ſe vint coucher tout houzé & eſperonné, dedans le lict de la damoiſelle. Et quand elle ſ’eſueilla, fut autant marrie, qu’il eſtoit poſsible : mais quelques remonſtrances, qu’elle luy ſceuſt faire, il la print par force, luy diſant, que ſi elle reueloit ceſt affaire, il le diroit à tout le monde, & qu’elle l’auoit enuoyé querir : dont la damoiſelle eut ſi grand peur, qu’elle n’oſa crier. Aprés arriua vne des chambrieres dedans la chambre, parquoy le gentil-homme ſe leua bien haſtiuement, & ne ſ’en fuſt perſonne aperceu, ſinon que l’eſperon, qui ſ’eſtoit attaché au linceul de deſſus, l’emporta tout entier : en ſorte, que la damoiſelle demeura toute nuë ſur ſon lict. Et combien qu’elle feiſt le compte d’vne autre, ſi ne ſe peut elle garder de dire à la fin : Iamais femme ne fut plus eſtonnée que moy, quand ie me trouuay toute nuë. A l’heure la dame, qui auoit eſcouté tout le compte ſans rire, ne ſ’en peut tenir à ce dernier mot, luy diſant : À ce queie voy, vous en pouuez bien r4- compter l’hiſtoire. La pauure damoïifelle chercha ce qu’elle peut pour cuider reparer ſon honneur, maisil eftoit defia volé filoing, qu’ellene le pouuoit rappeller.

Ic vous affeure, mes dames, que fi elle cuft eu grand defplai- ſir à faire vn telaéte, elle en euftvoulu auoir perdu la memoire. Mais commeie vous ay dit, le peché feroit plus toft defcouuert par foymefme, quil ne pourroiteftre fceu, quand il n’eſt point couuert de la couuerture que Dauid dit rendre l’homme bien heureux. En bonne foy, dit Emarfüitte, voyla la plus grande ſotte, dôtiouys iamais parler, qui faioit rire les autres à ſes de£ pens. le ne trouuc pointeftrange, dift Parlamente, dequoyla parole enfuit le faiét : car il eſt plus aiſé à dire que à faire. Dea, dift Guebron, quel peché auoit elle fai& ? elle eftoit endormie en ſon liét, & il la menafloit de mort, & de honte. Lucreffe, qui cft tant loucc ; en feit bien autant.Il eſt vray, dift Parlamente, ie confeſſe qu’il n’y a fiiufte, à quiil ne puiſſe mefchoir Mais quäd ona prins grand defplaifir à l’œuure, lon en prend auſsi enla memoire, pour laquelle effacer Lucreffe ſe tua.Et ceſte ſotte en voulut faire rire les autres. Sifemble il, dift Nomerfide, qu’elle fuft femme de bien, veu que par pluſieurs fois elle auoit eſté price, fans iamais y auoir voulu conſentir : de forte que le gétil- homme fut contrainét de faider de tromperie, & de force, pour la deceuoir. Comment ? diftParlamente, tenez vous vne fem- me quitte de ſon honneur, quand elle ſe laiſſe aller, apres auoir vié de deux ou trois refus ? 1] y auroit doncques beaucoup de femmes de bien, quifont eſtimées le contraire.Car lon en a af fez veu, qui ont longuement refuſé celuy ou leur cueur feftoit del-ia accordé : les vnes pour crainte de leur honneur ; les autres pour plus ardemment ſe faire aimer & eſtimer.Parquoylon ne doit point faire cas d’vne femme, fielle netient fermeiuf ques au bout. Et fi vn ieune homme refufoit vne fois vne bel- le fille, dift Dagoucin, eftimériez vous pas cela grande vertu ? Vrayement, dift Oifille, fi vnieune homme & fin, vloit de ce refus, ie le trouuerois fort loüable, mais non moins difficile à croire. Si en cognois ie dift Dagoucin, qui ontrefufé des a : uantures ; que tous leurs compagnons cherchoient. Ie vous prie, dift Longarine, que vous preniez ma place, pour + en dire des nouuelles : mais fouuienne vous, que nous ſommes icy cenuz de dire verité, Île vous promets, dift Dagoucin, que ie la vous diray fi purement, qu’il n’y aura nulle couleur pour la defguifer.

Notable chafteré d’n féigneur François.

NOV VELLE SOIXANTETROISIESME,

LA ville de Paris ſe rrouuerent quatre Afilles, dont les deux eftoiét fœurs, de fi grä- de beauté, ieuncffe, & frefcheur, qu’elles a- Auoient la preſle de tous les amoureux. Mais vn gentil-homme, que le Roy, quilors re+ snoit, auoit faict preuoft de Paris, voyant lon maiftre ieunce & de l’aage pour defirer telle compagnie, praticqua fibien routeslés quatre, quepen- fant chacune d’elles eftre pour le Roy, s’accorderent à ce que ledi& preuoft voulut, qui eftoit de ſe trouuer enfem- ble en vn feſtin, ou il conuia ſon maiftre, auquel il racom- pra lentreprin{e, qui fut trouuée bonne dudiét ſeigneur & de deux autres grands perſonnages de la court, qui s’accor- derent d’auoir part aumarché. Eten cherchant vn quatrief me compagnon, arriua Vn ieune ſeigneur, beau &honnefte, plusieune de dixans, que lestrois autres, lequel fut conuié à ce banquet, qu’ilaccepta de bon viſage, combien qu’en ſon cueur il n’en euft aucune volonté : car d’vn cofté il auoit vne femme qui luy portoit debeaux enfans, dont il ſe contentoit tresfort, & viuoient en telle paix, que pour rien il n’euft voulu » qu’elle euft prins mauuais ſoupçon deluy : d’autrepartileftoit

fcruiteur de l’vne des plusbelles dames, qui fuft de ſon temps. cn France, laquelle il aimoit & eftimoit, tant que toutes les au- tres luy fembloient laides au pris d’elle : en forte qu’au com- mencement de fa ieunefle, & auant qu’il fuft marié, iln eftoit de luy faire veoir & hanter autre femme, quelque cauté qu’elle euft, & prenoit plus de plaïfir à veoirs’amie, & à l’aimer parfaiétement, que de tout ce qu’il euft fceuauoir dvnautre. Ce fcigneur s’en vinc à fa femme, & luy ra lentrePage:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/392 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/393 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/394 temps lá, n’eut aucunes nouuelles de ſa dame, ne de ſes parens. Parquoy print reſolution, puis qu’il auoit failly à la vie la plus heureuſe qu’il euſt peu eſperer, de prendre & choiſir la plus auſtere & deſagreable, qu’il pourroit imaginer : & auecques ceſte triſte pensée, qui ſe pouuoit nommer deſeſpoir, s’en alla rendre religieux en vn monaſtere de ſainct François, non loing de pluſieurs de ſes parens : leſquels entendans ſon deſeſpoir, feirent tout leur effort d’empeſcher ſa deliberation : mais elle eſtoit ſi fermement fondée en ſon cueur, qu’il n’y eut ordre de l’en diuertir. Toutesfois cognoiſſant dont le mal eſtoit venu, penſerent de chercher la medecine, & allerent vers celle, qui eſtoit cauſe de ceſte ſoudaine deuotion : laquelle fort eſtonnée & marrie de ceſt inconuenient, penſant que ſon refus pour quelque temps, luy ſeruiroit ſeulement d’experimenter ſa bonne volonté, & non de la perdre pour iamais, dont elle voyoit le danger euident, luy enuoya vne epiſtre, laquelle mal traduicte, dict ainſi :

Pource qu’amour, sil n’eſt bien eſprouué,
Ferme & loyal ne peuſt eſtre approuué,
I’ay bien voulu par le temps eſprouuer,
Ce que i’ay tant deſiré de trouuer :
C’eſt, vn mary remply d’amour parfaict,
Qui par le temps ne peuſt eſtre deffaict.
Cela me feit requerir mes parens
De retarder, pour vn ou pour deux ans,
Ce grand lien, qui iuſqu’à la mort dure,
Qui à pluſieurs engendre peine dure.
De vous auoir ie ne feis pas refus,
Certes iamais de tel vouloir ne fus :
Car oncques nul, que vous, ne ſceu aimer,
Ny pour mary & ſeigneur eſtimer.
O quel malheur, amy, ay-ie entendu,
Que ſans parler à nully t’es rendu
En vn conuent, & vie trop auſtere ?

Dont le regret faict que ne m’en puis taire,
Et me contrainct de changer mon office,
Faiſant celuy dont as vsé ſans vice :
C’eſt, requerir celuy dont fus requiſe,
Et d’acquerir celuy dont fus acquiſe.
Or donc, amy, la vie de ma vie,
Lequel perdant, n’ay plus de viure enuie :
Las ! plaiſe toy vers moy tes yeux tourner,
Et du chemin, ou tu es, retourner.
Laiſſe le gris & ſon auſterité,
Vien receuoir ceſte felicitè,
Qui tant de fois fut par toy deſirée.
Le temps ne l’a deffaicte ou empirée :
C’eſt pour toy ſeul que gardée me ſuis,
Et ſans lequel plus viure ie ne puis.
Retourne donc, vueille t’amie croire,
Refraichiſſant la plaiſante memoire
Du temps paẞé par vn ſainct mariage.
Croy moy, amy, & non point ton courage,
Et ſois certain qu’oncques ie n’ay pensé
De faire rien ou tu fuſſe offensé :
Mais eſperois te rendre contenté
Apres t’auoir bien experimenté.
Or ay-ie faict de toy experience :
Ta fermeté, ta foy, ta patience,
Et ton amour, ſont cogneuz, clairement,
Qui m’ont acquiſe à toy entierement.
Vien donc, amy, prendre ce qui eſt tien :
Ie ſuis à toy, ſois doncques du tout mien.

Ceſte epiſtre portée par vn ſien amy, auec toutes les remontrances, qu’il fut poſsible de faire, fut receuë & leuë du gentilPage:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/397 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/398 ſentir l’ennuy qu’il auoit porté de ſon refus. Par ma foy, diſt Emarſuitte, il y en a beaucoup, qui, pour cuider mieux faire que les autres, font pis, ou bien, le rebours de ce qu’ils veulent. Vrayement, diſt Guebron, vous me faictes ſouuenir, encores que ne ſoit à propos, d’vne qui faiſoit le contraire de ce qu’elle vouloit, dont il vint grand tumulte en l’egliſe ſainct Iean de Lyon. Ie vous prie, diſt Parlamente, prenez ma place, & nous la comptez. Mon compte, diſt Guebron, ne ſera pas long, ne ſi piteux, que celuy de Parlamente.



Simplicité d’vne vieille, qui preſenta vne chandelle ardante à ſainct Iean de Lyon, & l’attacha contre le front d’vn ſoldat, qui dormoit ſur vn ſepulchre : & de ce qui en aduint.


NOVVELLE SOIXANTECINQIESME.



En l’eglise ſainct Iean de Lyon y auoit vne chapelle fort obſcure, & dedans vn ſepulchre faict de pierres à grãds perſonnages eſleuez, comme le vif, & ſont à l’entour du ſepulchre pluſieurs hommes d’armes couchez. Vn ſoldat ſe promenant vn iour dans l’Egliſe, au temps d’Eſté qu’il faict grand chauld, luy print enuie de dormir, & regardant ceſte chapelle obſcure & freſche, pẽſa d’aller au ſepulchre dormir, cõme les autres, aupres deſquels il ſe coucha. Or aduint qu’vne bonne vieille fort deuote arriua au plus fort de ſon ſommeil. Et apres qu’elle eut dict ſes deuotions, tenant vne chandelle en ſa main la voulut attacher au ſepulchre : & lá trouuant le plus pres d’icelle ceſt hõme endormy, la luy voulut mettre au front, penſant qu’il fuſt de pierre : mais la cire ne peut tenir contre ceſte pierre. La bonne dame, qui penſoit que ce fuſt à cauſe de la froideur de l’image, luy va mettre le feu contre le front, pour y faire tenir ſa bougie : mais l’image, qui n’eſtoit inſenſible, commença à s’eſcrier, dont la femme eut peur : & cõme toute hors du ſens, ſe print à crier, miracle, miracle : tant que tous ceux, qui eſtoient dans l’egliſe coururẽt, les vns à ſonner les cloches, les autres à venir veoir le miracle. Et la bonne femme les mena veoir l’image qui s’eſtoit remuée, qui donna occaſion à pluſieurs de rire : mais quelques preſtres ne s’en pouuoient contenter : car ils auoient bien deliberé de faire valoir ce ſepulchre, & en tirer argent.

Regardez doncques, mes dames, à quels ſaincts vous donnerez voz chandelles. C’eſt grande choſe, diſt Hircan, qu’en quelque ſorte, que ce ſoit, il fault touſiours que les femmes facent mal. Eſt ce mal faict, diſt Nomerfide, de porter des chandelles aux ſepulchres ? Ouy, diſt Hircan, quand on mect le feu au front des hommes : car nul bien ne ſe doit dire bien, s’il eſt faict auec mal. Penſez que la pauure femme cuidoit auoir faict vn beau preſent à Dieu d’vne petite chandelle ! Ie ne regarde point, diſt Oiſille, la valeur du preſent, mais le cueur qui le preſente. Peult eſtre que ceſte bonne femme auoit plus d’amour à Dieu, que ceux, qui donnent leurs grandes torches : car (comme diſt l’euangile) elle donnoit de ſa neceſsité. Si ne croy-ie pas, diſt Saffredent, que Dieu, qui eſt ſouueraine ſapience, ſceuſt auoir aggreable la ſottiſe des femmes : car combien que la ſimplicité luy plaiſe, ie voy par l’eſcriture, qu’il deſpriſe l’ignorant : Et s’il commande d’eſtre ſimples comme colombes, il ne commande moins d’eſtre prudens comme ſerpens. Quant eſt de moy, diſt Oiſille, ie n’eſtime point eſtre ignorante celle, qui porte deuant Dieu ſa chandelle ou cierge ardent, comme faiſant amende honorable, les genoux en terre & la torche au poing deuant ſon ſouuerain ſeigneur, auquel confeſſant ſa damnation, demande en ferme eſperance miſericorde & ſalut. Pleuſt à Dieu, diſt Dagoucin, que chacun l’entẽdiſt auſsi bien que vous ! Mais ie croy, que les pauures ſottes ne le font pas à ceſte intention. Oiſille luy reſpondit : Celles qui moins en ſçauent parler, ſont celles, qui ſouuent ont le plus de ſentiment de l’amour & volonté de Dieu : parquoy, ne fault iuger, que de ſoy meſme. Emarſuitte en riant luy diſt : Ce n’eſt pas choſe eſtrange, d’auoir faict peur à vn varlet qui dormoit : car auſsi baſſes femmes qu’elle ont bien fait peur à de bien grands princes, ſans leur mettre le feu au front. Ie ſuis ſeur, dict Dagoucin, que vous en ſçauez quelque hiſtoire, que vous voulez racompter : parquoy vous tiendrez mon lieu, ſ’il vous plaiſt. Le compte ne ſera pas long, diſt Emarſuitte : mais ſi ie le pouuois repreſenter tel qu’il auint, vous n’auriez point enuie de plorer.



Compte riſible aduenu du Roy & Royne de Nauarre.


NOVVELLE SOIXANTESIXIESME.



L’annee que monſieur de Vendoſme eſpouſa la princeſſe de Nauarre, apres auoir feſtoyé à Vendoſme, le Roy & la Royne, leur pere & mere, s’en allerent en Guyenne auecques eux, & paſſans par la maiſon d’vn gentil-homme ou il y auoit beaucoup de belles & ieunes dames, il y fut dancé ſi longuement, que les deux nouueaux mariez ſe trouuerent laſſez, qui les feit retirer en leur chambre, & tous veſtuz ſe meirent ſur le lict, ou ils s’endormirent, les portes & feneſtres fermées, ſans que nul demeuraſt auec eux. Mais au plus fort de leur ſommeil ouyrent ouurir leur porte par dehors, & en tirant le rideau regarda ledict ſeigneur qui ce pouuoit eſtre, doutant que ce fuſt quelqu’vn de ſes amis, qui le vouluſt ſurprendre. Et lors il veid entrer vne grande vieille chambriere, qui alla tout droit à leur lict, mais pour l’obſcurité de la chambre ne les pouuoit cognoiſtre : parquoy les entreuoyant bien pres l’vn de l’autre, ſe print à crier : O meſchante vilaine infame, que tu es, il y a long temps que ie t’ay ſoupçonnée telle : mais ne le pouuant prouuer, ie ne l’ay oſé dire à ma dame : à ceſte heure ta vilanie eſt ſi cogneuë, que ie ne ſuis deliberée de la diſsimuler. Et toy, vilain apoſtat, qui as pourchaſſé en ceſte maiſon vne telle hõte de mettre à mal ceſte pauure garſe, ſi n’eſtoit pour la crainte de Dieu, ie t’aſſommerois de coups, lá ou tu es. Sus, debout, de par tous les diables : ſus, debout. Encores ſemble-il, que tu n’en ayes point de honte. Monſieur de Vendoſme & madame la princeſſe, pour faire durer le propos plus longuement, ſe cachoient le viſage l’vn contre l’autre, rians ſi fort, qu’ils ne pouuoient parler. Parquoy la chambriere, voyant que pour ſes menaces ils ne faiſoient ſemblant de ſ’en emouuoir, ny ſe leuer du lict, s’en approcha de plus pres, pour les tirer de lá par les Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/402 montault, que Îles hommes prennent plaiſir à ouïr mal dire des femmes : & füis feur, que vous me tenez de ce nôbre 4. Par. quoyiay grande enuie de dire bien d’une, à fin den’eftretenu FA tous les autres pour mefdifant.le vous donne ma place, dift Emarfuitte, vous priant de contraindre voftre naturel, pour faite voftre deuoiren noftre honneur. À Fheure Simontaulc commença : Ce n’eſt choſe fi nouuelle, mes dames, d’ouïr de vous quelque acte vertueux : que s’il s’en offre quelqu’vn, ilme ſemble ne deuoir eftre celé, mais pluftoft efcrit en lettres d’or, à fin de feruir aux femmes d’exemple, & aux hommes d’admi- sation : voyant en {exe fragile, ce que fragilité refuſe. C’eſt l’oc- cafon, qui me fera racompter ce, que l’ay ouy direau capitaine Roberval, & à plufeurs de fa compagnie.

Extremeamour, C7 anflerité de femme, en terreeflranpe.

NOVVELLE SOIXANTESEPTIESME.

OBERVAL faiſant vn voyage fur la mer À (duquel il eftoit chef, parle commandeméc du roy ſon maiftre) en l’ifle de Canadas, au- quel lieu auoit delibeté, fi l’air du pays euft eſté cômmode, de demeurer, & y faire villes & chafteaux.En quoy il feit tel commence- ment, que chacun peult fçauoir.Et pour ha- biruer le païs de Chreftiens, y mena auccluy toutes fortes d’ar- tifans, encre lefquelsyauoitvn homme, qui fut fi malheureux, qu’ilcrahit ſon maiftre, & le meit en dâger d’eftre prins des gës du pays. Mais Dieu voulut, que ſon entreprinfe fut fitoft co- gncué, qu’elle ne peut nuire au capitaine Roberval, lequel feit prendre ce mefchant trahiftre, le voulant punir comme ilauoit merite. Ce qui cuft eſté fai& fans fa femme, laquelle, ayant fuy- ui ſon mary par les perils dela mer, ne le voñlut abandonner à la mort : mais auec force larmes feittantenuers le capitaine, & toute la compagnie, que tant par la pitié d’icelle, que pour les feruices qu’elle leur auoit faiéts, luy accorda fa requelte, qui fut telle, quele mary & la femme feroientlaiffez en vne petite ifle fur la mer, ou n’habitoient que beftes fauuages : & leur fut permis de porter auec eux, ce dont ils auoient neceſsité. Les pauures gens ſe trouuans tous ſeuls en la compagnie des beſtes ſauuages & cruelles, n’eurent recours qu’à Dieu ſeul, qui auoit touſiours eſté le ferme eſpoir de ceſte pauure femme. Laquelle, comme celle qui auoit toute ſa conſolation en luy, porta pour ſa ſauue-garde, nourriture, & conſolation, le nouueau teſtamẽt, qu’elle liſoit inceſſamment : & au demeurant auecques ſon mary mettoit peine d’accouſtrer vn petit logis, le mieux qu’il leur eſtoit poſsible. Et quand les lions & autres beſtes en aprochoiẽt pour les deuorer, le mary auec ſa harquebuze, & elle auec des pierres ſe deffendoient ſi bien, que non ſeulement les beſtes, ny les oyſeaux, ne les oſoient approcher, mais bien ſouuent en tuerent de bonnes à manger. Ainſi auec telles chairs & les herbes du païs, y veſquirent quelque temps, quand le pain leur fut failly. Toutesfois à la longue, le mary ne peut porter telle nourriture, & à cauſe des eaux qu’ils beuuoient, deuint ſi enflé, qu’en peu de temps il mourut, n’ayant ſeruice ne conſolation que de ſa femme, laquelle luy ſeruoit de medecin & confeſſeur, en ſorte qu’il paſſa ioyeuſement de ce deſert en la celeſte patrie. Et la pauure femme demeurée ſeule l’enterra le plus profond en terre qu’il luy fut poſsible. Si eſt ce que les beſtes en eurent incontinent le ſentiment, qui vindrent manger la charongne : mais la pauure femme, de ſa petite maiſonnette defendoit à coups de harquebuze, que la chair de ſon mary n’euſt tel ſepulchre. Ainſi viuant, quant au corps, de vie beſtiale, & quant à l’eſprit de vie angelique, paſſoit ſon temps en lectures, contemplations, prieres, & oraiſons, ayant vn eſprit ioyeux, & contant dedans vn corps amaigry & demy mort. Mais celuy, qui n’abãdonné iamais les ſiens au beſoing, & qui au deſeſpoir des autres, monſtre ſa puiſſance, ne permeit que la vertu, qu’il auoit miſe en ceſte femme, fuſt ignorée des hommes : mais voulut qu’elle fuſt cogneuë à ſa gloire, & feit qu’au bout de quelque temps vn des nauires de ceſte armée paſſant deuant ceſte iſle, les gens qui eſtoient dedans auiſerẽt quelque femme, qui leur feit ſouuenir de ceux qu’ils y auoiẽt laiſſez, & delibererent d’aller veoir ce que Dieu en auoit faict. La pauure femme, voyant approcher le nauire, ſe tira au bort de la mer, auquel lieu la trouuerent à leur arriuée, & apres en auoir rendu louënge à Dieu, les mena en ſa pauure maiſonnette, & leur monſtra dequoy elle viuoit durant ſa miſerable demeure. Ce qui leur euſt eſté incroyable ſans la cognoiſſance qu’ils auoient, que Dieu eſt autãt puiſſant de nourrir en vn deſert, ſes ſeruiteurs, cõme aux plus grands feſtins du monde. Et quand ils eurent faict entendre aux habitans la fidelité & perſeuerance de ceſte femme, elle fut receuë à grand honneur de toutes les dames, qui volontiers luy baillerent leurs filles pour aprendre à lire, & à eſcrire. Et à ceſt honneſte meſtier lá, gaigna le ſurplus de ſa vie, n’ayant autre deſir, que d’exhorter vn chacun à l’amour & confiance de noſtre ſeigneur, le propoſant pour exemple, pour la grande miſericorde dont il auoit vsé enuers elle.

À ceſte heure, mes dames, ne pouuez vous pas dire, que ie ne louë bien les vertuz, que Dieu a miſes en vous, leſquelles ſe monſtrent d’autant plus grandes, que le ſubiect eſt plus infirme. Nous ne ſommes pas marries, diſt Oiſille, de ce que vous louëz les graces de noſtre ſeigneur en nous : car à dire vray, toute vertu vient de luy : mais il fault paſſer condamnation, que auſsi peu fauoriſe l’homme à l’ouurage de Dieu, que la femme : car l’vn & l’autre par ſon courir, ny par ſon vouloir ne faict rien que planter, & Dieu donne l’accroiſſement. Si vous auez bien leu l’eſcriture, diſt Saffredent, ſainct Paul dit, qu’Apollo a planté, & qu’il a arrousé : mais il ne parle point, que les femmes ayent mis les mains à l’ouurage de Dieu. Vous voudriez ſuyure, diſt Parlamente, l’opinion des mauuais hommes, qui prennent vn paſſage de l’eſcriture pour eux, & laiſſent celuy qui leur eſt contraire. Si vous auez leu ſainct Paul iuſques au bout, vous trouuerez qu’il ſe recommande aux dames, qui ont beaucoup labouré auecques luy en l’Euangile. Quoy qu’il y ayt, diſt Longarine, ceſte femme eſt digne de bien grande louënge, tant pour l’amour qu’elle a portée à ſon mary, pour lequel elle a hazardé ſa vie, que pour la foy qu’elle a euë en Dieu, lequel (comme nous voyons) ne l’a pas abandonnée. Ie croy, diſt Emarſuitte, quant au premier, qu’il n’y a femme icy, qui n’en vouſiſt faire autant pour ſauuer la vie de ſon mary. Ie croy, diſt Parlamente, qu’il y a des mariz, qui ſont ſi beſtes, que celles, qui viuẽt auec eux, ne doiuent point trouuer eſtrãge de viure auec leurs ſemblables. Emarſuitte ne ſe peult tenir de dire, comme prenant le propos pour elle : Mais que les beftes ne mordent point, leur compagnie eſt plus plaiſante, que celle des hommes, qui font coleres & inſupportables. Maisie fuyuray mon propos, & di- ray, que, fi mon mary eftoit en tel danger, iene l’abandonne- rois pour mourir. Gardez vous, dift Nom erfide, de l’aimer tant, que trop d’amour ne trompe & luy & vous : carilya par tout moyen, & par faulre d’eftre bien entendu, fouuent s’engendre haine pour amour. Il me ſemble, dift Simontault, que vous n’a- uez point mené ce propos fiauant, fans enuie de le confirmer par quelque exemple. Parquoy fi vous en fçauez, ie vous don- ne ma place pour le dire. Or donc, dift Nomerfide, ſelon ma couftume, ie le vous feray court & ioyeux.

Vne femme faiét manger des cantarides à ſon Mary, pour atioir Vntraict de Pamour : @’ilen cuida mourir.

NOVVBELLE SOIXANTEHVICTIESME.

n la ville de Pau en Bear, y eut vn apoti- caite que lon nommoit maiftre Eftienne, lequel auoit efpousé vne femme de bien, bôüne mefnagere, & aſſez belle pour le con- cécer. Mais ainſi qu’il gouftoit de differêres drogues, auſsi failoit il fouuét de differétes femmes, pour fçauoir mieux parler de tou- tes complexions : dont fa femme eftoit fi fort rourmentée, qu’elle perdoir toute patience : car il ne tenoit compte delle, ſinon la ſemaine fainéte par penirence. Eftant vn iour l’apoti- caire en fa boutique, & fa femme cachée derriere Phuys efcou- tant ce qu’il difoit, vint vne femme de la ville, commere dudit apoticaire, frappée de mefme maladie que l’autre : & en foulpi- rant dift à lapoticaire : Helas ! mon compere, mon amy, ie {uis la plus malheureuſe femme du monde, Car j’aime mon maty comme moy-mefme, & ne fais que penſer à le feruir & obeïr : mais tout mon labeur cf perdu, parce qu’il aime mieux la plus mefchäre, plus orde, & {alle de la ville, que moy. Etie vous prie, mon compcre, fivous fçauez point quelque drogue, qui lüy puiſſe feruir à changer fa complexion, m’en vouloir M 11e fuis. fie fais bien traictée de luy ; ie vous afleure de le vous rendre, de tout man pouuoir. L’apoticaire pour la côfoler luy dift, qu’il fçauoit vne pouldre, laquelle fi elle donnoit auec vn bouillon ou vne roftie, comme de pouldre de duc, à ſon mary, il luy ſe- roit la plus orand chere du monde. La pauure femme, defrant veoirce miracle, luy demanda que c’eftoit, & fi elle en pouuoit recouurer.Il luy declara, qu’il my auoit rié ſinon que prendre la ouldre de cantarides, dontil auoit bonne prouifion : &auant ue partir d’enſemble, le contraignit d’accoufirer ceſte poul : dre, & en princce qu’il luy faifoit de mefher, dont depuiselle le mercia pluficurs fois : car ſon mary, qui eftoit fort & puiflant, & qui n’en print pas trop, ne sé crouua point pis, & elle mieux, La femme de ceft apoticaire, qui entédit tout ce diſcours, pen- faen elle mefmes, qu’elle auoit necefsité de ceſte reccpre, auſsi bien que fa commere. Et regardant au lieu ou {on maty met- toit le demeurant de la poudre, penſa qu’elle en yferoit quand elle verroit l’occafon : ce qu’elle feit auâr crois ou quatreiours, que ſon mary fencit vne froideur d’eftomach, la prianc luy fai- re quelque bô porage.Mais elle luy dift qu’vne roftie à la poul- dre de duc luy feroit plus profitable : & luy commanda de luy en aller coft faire vne, & prendre de la cynamome, & du fuccre enlaboutique : ce qu’elle feift, & n’oublia le demeurant de la pouldre qu’il auoit baillée à fa commere, fans y garder doze, poix, ne meſure.Le mary mangea la roftie, & la trouua tresbon- he : mais bien toit s’apperceut de l’effet, qu’il cuida appaifer a- uec fa femme, ce qui ne fut poſsible : car le feu le brufloic : fi fort, qu’il ne fçauoit de quel cofté ſe tourner, & diff à fa fem- me, qu’elle l’auoitempoifonné, & qu’il vouloicfçauoir qu’elle avoit mis en fa roftic. Elleluy confefla la verité, & qu’elle auoit auſsi bon befoing de ceſte recepte, que fa commere, Le pauure apoticaire ne la fceut battre que d’iniures, pour le mal en quoy ileftoit, mais la chafla de deuantluy, & enuoya prier Papoticai- re de la Royne de Nauarre de le venir vificer lequel luy bailla tous les remedes propres pour le guerir. Ce qu’il feit en peu de temps, le reprenant trefapremét, de ce qu’ileftoit fi fol de con- {ciller à autruy d’vfer des drogues, qu’ilne vouloit prédre pour luy : & que fa femme auoit fai&, ce qu’elle deuoit faire, veu le defir qu’elle auoit de ſe faire aimer à luy. Ainfi failuc quele

Cc 1ij Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/408 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/409 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/410 journée, la nous vouloir compter. Le ne puis, dift Oifille, pour deux raifons : lvne, pour fa grande longueur : autre, pource que ce n’eft pas de noftre cemps : & fi à eftc efcrite par vn autheur bien croyable, Et nous auons iuré de ne rien mettre icy, qui ait efté efcric. Il eft vray, dift Parlamente, mais me doutant du compte que c’eft, ila efté ecrit en fivieux langage, queie croy, que, hors mis nous deux, il n’ya icy homme ne femme, qui en ait ouy parler : parquoy ; il fera tenu pour nouueau. À cefte pa- role coute lacompagnie la pria de le vouloir dire, fans craindre lalongueur, pource qu’encor pouuoient ils demeurer vnebon- neheure en ce lieu, auant vefpres. Oifille donc à leur requefte, commença ainfi.

L’incontinence furieufe d’Yne Ducheffe, fut caufe de fa mort, de celle de deux parfaitts amans.

NOVVEBLLE SEPT ANTIESME.

PN LA DVCHE de Bourgongne y auoit vn Duc treshonnefte & beau prince, ayät efpoufé vne femme, dont labeauté le con tentoit fi fort, qu’elle luy faifoit pañler &c ignorer fes conditions ; tant qu’ilne regar- doit qu’à luy complaire : ce qu’elle feignoit tresbien luy rendre. Orauoitle Duc en fa maion vnieune gentil-homme, tant accomply de toutes les perfe&ions, que lon peult demander à l’homme, qu’il eftoit de tous aimé, & principalement du Duc, qui defon enfance l’auoit | nourry pres de fa perfonne : & le voyant fibien côditionné, l’ai- moit parfaictement, & fe confioit en luy de toutes les affaires, que felon fon aageil pouuoit entédre.La Ducheffe, qui n’auoit pas cueur de femme & de princeffe vertucufe, ne fe contentant de l’amour que fon mary luy portoit, & du bon traitement qu’elle auoit de luy, regardoit fouuentce gentilhomme, qu’el- le trouua tant à fon gré, qu’elle l’aimoit outre raifon : ce que à toute heure mettoit peine de luy faire entendre, tant par re- gards piteux & doux, que par foufpirs & contenances pafsion- nées : mais le gentilhomme, qui n’auoit jamais eftudié qu’à la vertu, ne pouuoit cognoiſtre le vice en vne dame, qui en auoit ſi peu d’occaſion : tellement que les œillades & mines de ceſte pauure folle, n’apportoiẽt autre fruict, qu’vn furieux deſeſpoir. Lequel vn iour la preſſa tant, que oubliant qu’elle eſtoit femme qui deuoit eſtre priée, & refuſer, princeſſe qui deuoit eſtre adorée, & deſdaigner tels ſeruiteurs, print le cueur d’vn homme tranſporté, pour deſcharger ce qui eſtoit en elle importable : & ainſi que ſon mary ſ’en alloit au conſeil, ou le gentil-homme pour ſa ieuneſſe n’entroit point, luy feit ſigne qu’il vint vers elle : ce qu’il feit, penſant quelle euſt quelque choſe à luy commander, mais en ſouſpirant ſus ſon bras, comme femme laſſe de trop de repos, le mena promener en vne gallerie, ou elle luy diſt : Ie m’esbahis de vous, qui eſtes tant beau, ieune, & plein de toutes bonnes graces, comme vous auez veſcu en ceſte compagnie, ou il y a ſi grand nombre de belles dames, ſans que iamais vous ayez eſté amoureux, ou ſeruiteur d’aucune. Et en le regardant du meilleur œil, qu’elle pouuoit, ſe teut, pour luy donner lieu de dire. Ma dame (diſt-il) ſi i’eſtois digne, que voſtre hauteſſe ſe peuſt abbaiſſer en moy, ce vous ſeroit plus d’occaſion d’esbahiſſement, de veoir vn homme ſi indigne que moy, preſenter ſon ſeruice, pour en rapporter refus ou mocquerie. La Ducheſſe, oyant ceſte ſage reſponſe, l’aima plus fort que parauất, & luy iura, qu’il n’y auoit dame en ſa court, qui ne fuſt trop heureuſe, d’auoir vn tel ſeruiteur, & qu’il ſe pouuoit biẽ eſſayer à telle auanture : car ſans peril il en ſortiroit à ſon honneur. Le gentil-hõme tenoit touſiours les yeux baiſſez, n’oſant regarder ſes contenãces, qui eſtoient aſſez ardẽtes pour faire bruſler vne glace. Et ainſi qu’il vouloit ſ’excuſer, le Duc manda la Ducheſſe au conſeil, pour quelque affaire, qui luy touchoit, ou auec vn grand regret elle alla : mais le gentil-homme ne feit iamais ſemblant d’auoir entẽdu vn ſeul mot, qu’elle luy euſt dict. Dont elle ſe ſentoit ſi troublée & faſchée, qu’elle ne ſçauoit à qui donner le tort de ſon ennuy, ſinon à la ſotte crainte dont elle eſtimoit le gentil-hõme trop plein. Peu de iours apres, voyant qu’il n’entendoit ſon langage, ſe delibera de ne regarder crainte ny honte, mais luy declarer ſa fantaſie, ſe tenãt ſeure, qu’vne telle beauté, que la ſienne, ne pouuoit eſtre que bien receuë : mais euſt biẽ deſiré, d’auoir l’honneur d’eſtre priée : toutesfois, laiſſa l’hõneur à part, pour le plaiſir. Et apres auoir tenté, par pluſieurs fois, de luy tenir ſemblables propos, que le premier, & ne trouuãt nulle reſponſe à ſon gré, le tira vn iour par la mãche, & luy diſt, qu’elle auoit à parler à luy d’affaires d’importance. Le gẽtil-hõme ; auec la reuerence & humilité qu’il luy deuoit, s’en alla deuers elle en vne feneſtre profonde ou elle s’eſtoit retirée : & quãd elle veid que nul de la chãbre ne la pouuoit veoir, auec vne voix trẽblante entre le deſir & la crainte ; luy va continuer les premiers propos, le reprenant de ce qu’il n’auoit encores choiſi quelque dame en ſa compagnie, l’aſſeurant qu’en quelque lieu que ce fuſt, luy aideroit d’auoir bon traictement. Le gentil-homme, non moins eſtonné que faſché de ſes paroles, luy reſpondit : Ma dame, i’ay le cueur ſi bon, que ſi i’eſtois vne fois refusé, iamais ie n’aurois ioye en ce monde : & ie ſuis tel, qu’il n’y a dame en ceſte court, qui daignaſt accepter mon ſeruice. La Ducheſſe rougiſſant, penſant qu’il ne tenoit plus à rien qu’il ne fuſt vaincu, luy iura, que s’il vouloit, elle ſçauoit la plus belle dame de la compagnie, qui le receüroit à grand ioye, & dont il auroit parfaict contentement. Helas ! ma dame (luy reſpondit il) ie ne croy pas qu’il y ayt ſi malheureuſe & aueuglée femme en ceſte honneſte compagnie, qui me ait trouué à ſon gré. La Ducheſſe, voyant qu’il ne la vouloit entendre, luy va entr’ouurir le voile de ſa paſsion, & pour la crainte que luy donnoit la vertu du gentil-homme, parla par maniere d’interrogation, luy diſant : Si fortune vous auoit tãt fauorisé, que ce fuſt moy, qui vous portaſt ceſte bonne volonté, que diriez vous ? Le gentil-homme, qui penſoit ſonger, d’ouyr vne telle parole, luy diſt le genoil à terre : Madame, quand Dieu me fera la grace d’auoir celle du Duc, mon maiſtre, & de vous, ie me tiẽdray le plus heureux du monde : car c’eſt la recompenſe que ie demande de mon loyal ſeruice, comme celuy qui eſt obligé, plus que nul autre, de mettre la vie pour le ſeruice de vous deux : eſtant ſeur (ma dame) que l’amour, que vous portez à mondict ſeigneur, eſt accompagné de telle chaſteté & grandeur, que non pas moy, qui ne ſuis qu’vn verm de terre, mais le plus grand prince & parfaict homme, que lon ſçauroit trouuer, ne pourroit empeſcher l’vnion de vous & de mondict ſeigneur. Et quant à moy, il m’a nourry des mon enfance, & m’a faict tel que ie ſuis. Parquoy il ne ſçauroit auoir femme, fille, ſœur, ou mere, deſquelles pour mourir, ie vouluſſe auoir autre penſée, que doit à ſon maiſtre yn loyal & fidele ſeruiteur. La Ducheſſe ne le laiſſa pas paſſer outre : & voyant qu’elle eſtoit en danger d’vn refus deshonnorable, luy rompit ſoudain ſon propos, en luy diſant : O meſchãt glorieux fol, qui eſt ce qui vous en prie ? vous cuidez par voſtre beauté eſtre aimé des mouches, qui volent : mais ſi vous eſtiez ſi outrecuidé ; de vous adreſſer à moy, ie vous monſtrerois que ie n’aime, & ne veux aimer autre que mon mary. Et les propos que ie vous ay tenuz, n’ont eſté que pour paſſer mon temps, & ſçauoir de voz nouuelles, & m’en mocquer, comme ie fais des ſots amoureux. Ma dame (diſt le gentil-homme) ie l’ay creu & croy ; comme vous dictes. Lors ſans eſcouter plus auant s’en alla haſtiuement en ſa chambre, & voyant qu’elle eſtoit ſuyuie des dames, entra en ſon cabinet, ou elle feit vn dueil, qui ne ſe peult raconter : car d’vn coſté l’amour, ou elle auoit failly, luy donna vne triſteſſe mortelle : d’autre coſté, le deſpit tant contre elle, d’auoir commencé vn ſi ſot propos, que contre luy, d’auoir reſpondu ſi ſagement, la mettoit en telle furie, qu’en vne heure ſe vouloit deffaire, l’autre elle vouloit viure, pour ſe venger de celuy, qu’elle tenoit pour ſon mortel ennemy. Apres doncques qu’elle euſt longuement pleuré, feignit eſtre malade, pour n’aller point au ſoupper du Duc, auquel ordinairement le gentil-homme ſeruoit. Le Duc, qui plus aimoit ſa femme que luy meſmes, la vint viſiter. Mais pour mieux venir à la fin qu’elle pretendoit, luy diſt, qu’elle penſoit eſtre groſſe, & que ſa groſſeſſe luy auoit faict tomber vn rheume ſur les yeux, dont elle eſtoit en grãde peine. Ainſi paſſerent deux ou trois iours que la Ducheſſe garda le lict, tant triſte & melencolicque, que le Duc penſa bien qu’il y auoit autre choſe que la groſſeſſe : qui le feit venir la nuict coucher auecques elle. Et luy faiſant toutes les bonnes cheres qu’il luy eſtoit poſsible, cognoiſſant qu’il n’empeſchoit en rien ſes continuels ſouſpirs, luy diſt : M’amie, vous ſçauez que ie vous porte autant d’amour, comme à ma propre vie, & que deffaillant la voſtre, la mienne ne peult durer. Parquoy, ſi voulez conſeruer ma ſanté, je vous prie dictes moy la cauſe, qui vous faict ainſi ſouſpirer : car ie ne puis croire, que tel mal vous vienne ſeulement de groſſeſſe, La Ducheſſe, voyant ſon mary tel enuers elle qu’elle l’euſt ſceu demander, penſa qu’il eſtoit temps de ſe venger de ſon deſpit ; & embraſſant ſon bon mary, ſe print à pleurer, luy diſant : Helas ! monſieur, le plus grand mal que i’aye, c’eſt de vous veoir tromper de ceux, qui ſont tant obligez à garder voſtre bien & honneur. Le Duc, entendant ceſte parole, eut grand deſir de ſçauoir pourquoy elle diſoit ce propos, & la pria bien fort de luy en declarer ſans crainte, toute la verité. Et apres en auoir faict pluſieurs refus, luy diſt : Ie ne m’esbahiray iamais ſi les eſtrangers font guerres aux princes, quand ceux, qui ſont les plus obligez, l’oſent entreprendre ſi cruelle, que la perte des biens n’eſt rien au pris. Ie le dy, monſieur, pour vn tel gentil-homme (nommant celuy qu’elle hayoit) lequel, eſtant nourry de voſtre main, eſleué & traicté plus en parent & en fils, qu’en ſeruiteur, a osé entreprendre choſe ſi cruelle & miſerable, que de pourchaſſer à faire perdre l’honneur de voſtre femme, ou giſt celuy de voſtre maiſon & de voz enfans. Et combien que longuement m’ait faict des mines tendans à meſchante intention, ſi eſt-ce que mon cueur, qui n’a regardé qu’à vous, n’y pouuoit rien entendre, dont à la fin s’eſt declaré par parole. Ie luy ay faict telle reſponſe, que mon eſtat & chaſteté doit. Ce neantmoins ie luy porte telle hayne, que ie ne le puis regarder. Qui eſt la cauſe de m’auoir faict demeurer en ma chambre, & perdre le bien de voſtre compagnie : vous ſuppliant, monſieur, de ne tenir vne telle peſte aupres de voſtre perſonne. Car apres vn tel crime, craignant que ie vous le die, pourroit bien entreprendre pis. Voila, monſieur, la cauſe de ma douleur, qui me ſemble eſtre treſ-iuſte & digne, que promptement vous plaiſe y donner ordre. Le Duc, qui d’vn coſté aimoit ſa femme, & ſe ſentoit fort iniurié, d’autre coſté aimant ſon ſeruiteur, duquel il auoit tant experimenté la fidelité, qu’à peine pouuoit il croire ceſte menſonge eſtre verité, fut en grand peine : & remply de colere s’en alla en ſa chambre, & manda au gentil-homme qu’il n’euſt plus à ſe trouuer deuant luy, mais qu’il ſe retiraſt à ſon logis pour quelque temps. Le gentil-homme ignorant ceſte occaſion, fut tant ennuyé, qu’il n’eſtoit poſsible de plus, ſçachant auoir merité le cõtraire d’yn ſi mauuais traictemẽt. Et comme celuy qui eſtoit afſſeuré de ſon cueur, & de ſes œuures, enuoya vn ſien compagnon parler au Duc, & porter vne lettre, le ſupliant tres humblement, que, ſi par mauuais rapport il eſtoit eſlongné de ſa preſence, il luy pleuſt ſuſpendre ſon jugement, iuſques apres auoir entendu de luy la verité du faict, & qu’il trouueroit qu’en nulle ſorte il ne l’auoit offensé. Voyant ceſte lettre le Duc rappaiſa vn peu ſa colere, & ſecrettement l’enuoya querir en ſa chambre, auquel diſt d’vn viſage furieux : Ie n’euſſe iamais pensé, que la peine, que i’ay prinſe de vous nourrir comme enfant, ſe deuſt conuertir en repentance de vous auoir tant aduancé, veu que vous m’auez pourchaſſé ce qui m’a eſté plus dommageable, que la perte de ma vie & des biens, d’auoir voulu toucher à l’honneur de celle, qui eſt la moitié de moy, pour rendre ma maiſon & ma lignée infame iuſques à jamais. Vous pouuez bien pẽſer, que telle iniure me touche ſi auant au cueur, que, ſi ce n’eſtoit le doute que ie fais, s’il eſt vray ou non, vous fuſsiez deſ-ia au fonds de l’eau, pour vous rendre en ſecret la punition du mal, qu’en ſecret m’auez pourchaſſé. Ce gentil-homme ne fut point eſtonné de ſes propos : car ſon innocence le faiſoit conſtamment parler, & le ſupplia luy vouloir dire qui eſtoit ſon accuſateur : car telles paroles ſe doiuent plus iuſtifier auec la lance, qu’auec la langue. Voſtre accuſateur, diſt le Duc, ne porte autres armes que ſa chaſteté, vous aſſeurant que nul que ma femme meſmes ne me l’a dict, me ſuppliant de luy faire vengeance de vous. Le pauure gentil-homme, voyant la grande malice de la dame, ne la voulant toutesfois accuſer, reſpondit : Monſieur, ma dame peult dire ce qu’il luy plaiſt, vous la cognoiſſez mieux que moy, & ſçauez ſi ie l’ay veuë hors de voſtre compagnie, ſi non vne fois qu’elle parla bien peu à moy. Vous auez auſsi bon iugemẽt que prince, qui ſoit en la chreſtienté. Parquoy ie vous ſupplie, monſieur, iugez ſi vous auez iamais veu en moy contenance, qui vous ayt peu engendrer quelque ſoupçon. Si eſt-ce vn feu, qui ne ſe peult tant longuement couurir que quelque fois ne ſoit cogneu de ceux qui ont pareille maladie. Vous ſuppliant, monſieur, croire deux choſes de moy : l’vne, que ie vous ſuis ſi loyal, que quand ma dame voſtre femme ſeroit la plus belle creature du monde, ſi n’auroit amour la puiſſance de mettre tache en mon honneur & fidelité : l’autre eſt, que quand elle ne ſeroit point voſtre femme, c’eſt celle que ie veiz oncques, dont ie ſerois auſsi peu amoureux : & y en a aſſez d’autres, ou ie mettrois pluſtoſt ma fantaſie. Le Duc commencça à s’adoucir oyant ce veritable propos, & luy diſt : Auſsi ne l’ay-ie pas creu : parquoy faictes comme vous auez accouſtumé, vous aſſeurant, que, ſi ie cognois la verité de voſtre coſté, vous aimeray mieux que ie ne feis oncques : auſsi par le contraire, voſtre vie eſt en ma main : dont le gentil-homme le mercia, ſe ſoumettant à toute peine & punition, s’il eſtoit trouué coulpable. La Ducheſſe, voyant le gentil-homme ſeruir, comme il auoit accouſtumé, ne le peuſt porter en patience, mais diſt à ſon mary : Ce ſeroit bien employé mõſieur, ſi vous eſtiez empoiſonné, veu qu’auez plus de fiance en voz ennemis mortels, qu’en voz amis. Ie vous prie, m’amie, ne vous tourmentez point de ceſt affaire : car ſi ie cognois que ce que m’auez dict ſoit vray, ie vous aſſeure qu’il ne demeurera pas en vie vingt quatre heures : mais il m’a tant iuré le contraire (veu auſſi que iamais ne m’en ſuis apperceu) que ie ne le puis croire, ſans grande preuue. En bonne foy, monſieur, luy diſt elle, voſtre bonté rend ſa meſchanceté plus grande. Voulez vous plus grande preuue, que de veoir vn homme tel, que luy, ſans auoir bruit d’eſtre amoureux ? Croyez, monſieur, que ſans la haulte entreprinſe, qu’il auoit miſe en ſa teſte de me ſeruir, il n’euſt tant demeuré à trouuer maiſtreſſe. Car oncques ieune homme ne veſquit en ſi bonne compagnie ainſi ſolitaire qu’il faict, ſinon qu’il ait le cueur en ſi hault lieu, qu’il ſe contente de ſa vaine eſperance : & puis que vous penſez qu’il ne vous cele nulle verité, ie vous ſupplie mettez le à ſerment de ſon amour : car s’il en aime vne autre, ie ſuis contente que vous le croyez : ſinon, penſez que ie dy verité. Le Duc trouua les raiſons de ſa femme tresbonnes, & mena le gentil-hõme aux champs, auquel il diſt : Ma femme continuë touſiours ſon opinion, & m’allegue vne raiſon, qui me cauſe vn grand ſoupçon contre vous : c’eſt, que lon s’esbahiſt, que, vous eſtant ſi honneſte & ieune, n’auez jamais aimé, que lon ayt ſceu : qui me faict penſer, que vous auez l’opinion qu’elle dict, l’eſperãce de laquelle vous rend ſi content, que ne pouuez penſer en autre femme. Parquoy ie vous prie comme amy, & commande comme maiſtre, que vous ayez à me dire ſi vous eſtes ſeruiteur de nulle dame de ce monde. Le pauure gentil-homme, combien qu’il euſt bien voulu differer & diſsimuler ſon affection autant qu’il tenoit chere ſa vie, fut contrainct, voyant la ialouſie de ſon maiſtre, luy iurer que veritablement il en aimoit vne, de laquelle la beauté eſtoit telle, que celle de la Ducheſſe, & de toute ſa compagnie n’eſtoit que laydeur & difformité au pris : le ſuppliant de ne le contraindre iamais de la luy nommer : car l’accord de luy & de s’amie eſtoit de telle ſorte, qu’il ne ſe pouuoit rompre, ſinon par celuy qui premier le declareroit. Le Duc luy promiſt de ne l’en preſſer point, & fut tant content de luy, qu’il luy ſeit meilleure chere qu’il n’auoit encores faict. Dont la Ducheſſe s’apperceut tresbien, & vſant de fineſſe accouſtumée, meit peine d’entendre l’occaſion. Ce que le Duc ne luy cela. Dont auecques ſa vengeance s’engendra vne forte ialouſie, qui la feit ſupplier le Duc de commander à ce gentil-homme de luy nommer ceſte amie, l’aſſeurant que c’eſtoit menſonge, & le meilleur moyẽ que lon pourroit trouuer pour l’aſſeurer de ſon dire : mais que s’il ne luy nommoit celle, qu’il eſtimoit tant belle, il eſtoit le plus ſot prince du monde, s’il adiouſtoit foy à ſa parole. Le pauure ſeigneur, duquel la femme tournoit l’opinion comme il luy plaiſoit, s’en alla promener tout ſeul auec ce gentil-homme, luy diſant qu’il eſtoit encores en plus grande peine qu’il n’auoit eſté : car il doutoit fort, qu’il luy auoit baillé vne excuſe, pour le garder de ſoupçonner la verité, qui le tourmentoit plus que iamais. Parquoy luy pria tant qu’il eſtoit poſsible, de luy declarer celle qu’il aimoit ſi fort. Le pauure gentil-homme le ſupplia de ne le contraindre à faire vne telle faulte enuers celle qu’il aimoit ſi fort, que de luy rompre vne promeſſe, qu’il auoit tenuë ſi long temps, & de luy perdre en vn iour ce qu’il auoit conſerué plus de ſept ans : & qu’il aimeroit mieux endurer la mort, que de faire vn tel tort à celle, qui luy eſtoit ſi loyale. Le Duc, voyant qu’il ne luy vouloit dire, entra en vne ſi forte ialouſie, que auecques vn viſage furieux, luy diſt : Or choiſiſſez des deux choſes l’yne, de me dire celle que vous aimez plus que toutes, ou de vous en aller banny des terres ou i’ay authorité : à la charge que, ſi ie vous y trouue huict iours paſſez, ie vous feray mourir de cruelle mort. Si iamais douleur ſaiſit le cueur d’vn loyal ſeruiteur, elle print celuy de ce pauure gẽtil-homme, lequel pouuoit bien dire, Anguſtiæ ſunt mihi vndique : car d’vn coſté, voyant qu’en diſant verité, il perdoit s’amie, ſi elle ſçauoit que par ſa faulte luy failloit de promeſſe : auſsi qu’en ne la confeſſant, il eſtoit banny du païs ou elle demeuroit, & n’auoit plus moyen de la veoir : ainſi preſſé des deux coſtez, luy vint vne ſueur froide, comme à celuy, qui par triſteſſe approchoit de la mort. Le Duc, voyant ſa contenance, iugea qu’il n’auoit nulle dame fors que la ſienne, & que pour n’en pouuoir nommer vne autre, il enduroit telle paſsion. Parquoy luy diſt aſſez rudement : Si voſtre dire eſtoit veritable, vous n’auriez tant de peine à me le declarer : mais ie croy que voſtre offenſe vous tourmente. Le gentil-homme picqué de ceſte parole, & poulſé de l’amour qu’il luy portoit, ſe delibera de luy dire verité, ſe confiant que ſon maiſtre eſtoit tant homme de bien, que pour rien ne le voudroit reueler. Et ſe mettant à genoux deuant luy, les mains ioinctes, luy diſt : Monſieur, l’obligation que i’ay à vous, & la grande amour, que ie vous porte, me forcẽt plus que la peur de nulle mort : car ie vous voy en telle fantaſie & faulſe opinion de moy, que, pour vous oſter d’vne ſi grande peine, ie ſuis deliberé de faire ce que, pour nul tourmẽt, ie n’euſſe faict : vous ſuppliant, monſieur, en l’honneur de Dieu me iurer en foy de prince & de chreſtien, que iamais vous ne reuelerez le ſecret, que (puis qu’il vous plaiſt) ie ſuis contrainct de dire. A l’heure le Duc luy iura tous les ſermẽs, dont il ſe peut aduiſer, de iamais à creature du monde n’en reueler rien, ne par parole, ne par effect, ne par contenãce. Le gentil-homme, ſe tenant aſſeuré d’vn ſi vertueux prince, comme il le cognoiſſoit, alla baſtir le commencement de ſon malheur, en luy diſant : Il y a ſept ans paſſez, mon ſeigneur, qu’ayant cogneu voſtre niece eſtre vefue & ſans party, i’ay mis peine d’acquerir ſa bonne grace. Et pource que ie n’eſtois de maiſon pour l’eſpouſer, ie me contentois d’eſtre enuers elle receu pour ſeruiteur, ce que i’ay eſté. Et Dieu a voulu que noſtre affaire iuſques icy a eſté conduit ſi ſagement, que iamais homme ou femme, qu’elle & moy, n’en a rien entendu, ſinon vous, monſeigneur, entre les mains duquel ie mets ma vie & mon honneur, vous ſuppliant le tenir ſecret, & n’en auoir en moindre eſtime ma dame, voſtre niece : car ie ne penſe ſous le ciel vne plus parfaicte & chaſte creature. Qui fut bien aiſe, ce fut le Duc : car cognoiſſant la treſgrande beauté de ſa niece, ne douta point qu’elle ne fuſt plus aggreable que ſa femme : mais ne pouuant entendre qu’vn tel miſtere ſe peuſt conduire ſans moyen, le pria de luy dire comment il la pouuoit veoir. Le gentil-homme luy compta, cõme la chambre de ſa dame ſailloit dedans vn iardin, & que, le iour qu’il y deuoit aller, on laiſſoit vne petite porte ouuerte, par ou il entroit à pied, iuſques à ce qu’il oyoit iapper vn petit chien, que la dame laiſſoit aller par le iardin, quand toutes ſes femmes eſtoient retirées, & à l’heure il s’en alloit parler à elle toute la nuict, & au partir luy aſsignoit iour, qu’il y deuoit retourner, ou ſans trop grãdes excuſes n’auoit encores failly. Le Duc, qui eſtoit le plus curieux homme du monde, & qui en ſon temps auoit fort bien mené l’amour, tãt pour ſatisfaire à ſon ſoupcon, que pour entendre vne ſi eſtrange hiſtoire, le pria de le mener auecques luy la premiere fois, non comme maiſtre, mais comme compagnon. Le gentil-homme, pour en eſtre ſi auant, luy accorda. Dont le Duc fut plus aiſe, que s’il euſt gaigné vn royaume, & feignant s’en aller repoſer en ſa garderobbe, feit venir deux cheuaux pour luy & le gentil-homme, & toute la nuict ſe meirẽt en chemin pour aller ou ſa niece ſe tenoit, laiſſans leurs cheuaux hors la cloſture. Le gentil-homme feit entrer le Duc au jardin par le petit huys, le priant demeurer derriere vn gros noyer, duquel lieu il pouuoit veoir, s’il diſoit vray, ou non. Ils n’eurent guieres demeuré au iardin, que le petit chiẽ commença à iapper, & le gentil-homme marcha deuers la tour, ou ſa dame ne faillit à venir au deuant de luy, & le ſaluant & l’embraſſant, luy diſt qu’il ſembloit auoir eſté mil ans ſans le veoir. Et à l’heure entrerent dedans la chambre, qu’ils laiſſerent ouuerte, ou le Duc entra ſecrettement apres eux, car il n’y auoit aucune lumiere : lequel entendant tout le diſcours de leur chaſte amitié, ſe tint plus que ſatisfaict, & attendit lá non trop longuemẽt : car le gentil-homme diſt à ſa dame, qu’il eſtoit contraint de retourner pluſtoſt qu’il n’auoit accouſtumé, pource que le Duc deuoit des quatre heures aller à la chaſſe, ou il n’oſoit faillir. La dame, qui aimoit mieux ſon honneur que ſon plaiſir, ne le voulut retarder de faire ſon deuoir : car la choſe que plus elle eſtimoit en leur honneſte amitié, c’eſtoit, qu’elle eſtoit ſecrette deuant tous les hommes. Ainſi ſe partit ce gentil-homme à vne heure apres minuict, & le Duc ſortit deuant, & monterẽt à cheual, & s’en retournerẽt d’ou ils eſtoiẽt venuz, & par les chemins le Duc iuroit inceſſamment au gentil-homme, qu’il aimeroit mieux mourir, que de iamais reueler ſon ſecret : & print telle fiãce & amour en luy, qu’il n’y auoit nul en ſa court, qui fuſt plus en ſa grace : dõt la Ducheſſe deuint toute enragée. Mais le Duc luy deffendit de iamais plus luy en parler, & qu’il en ſçauoit la verité, dont il ſe tenoit pour content : car la dame qu’il aymoit eſtoit plus aimable qu’elle. Ceſte parole naüra ſi autant le cueur de la Ducheſſe, qu’elle en print vne maladie pire que la fieüre. Le Duc l’alla veoir pour la conſoler, mais il n’y auoit ordre, s’il ne luy diſoit, qui eſtoit ceſte belle dame tant aimée. Dont elle luy faiſoit vne vie importune, & le preſſa tant, que le Duc s’en alla hors de ſa chambre, luy diſant : Si vous me tenez plus tels propos, nous nous ſeparerons d’enſemble. Ces paroles augmẽterent la maladie de la Ducheſſe, qui feignoit bouger ſon enfant, dont le Duc fut ſi ioyeux, qu’il s’en alla coucher auec elle. Mais à l’heure qu’elle le veid plus amoureux d’elle, ſe tournoit de l’autre coſté, luy diſant : Ie vous ſupplie, monſieur, puis que vous n’auez amour à femme ne enfans, nous laiſſer mourir tous deux. Et auec ces paroles ietta tant de larmes & de cris, que le Duc eut grand peur qu’elle perdiſt ſon fruict. Parquoy la prenant entre ſes bras, la pria de luy dire que c’eſtoit qu’elle vouloit, & qu’il n’auoit rien qui ne feuſt pour elle. Ha, monſieur, (celuy reſpondit elle en pleurãt) quelle eſperance puiſ-ie auoir, que vous fiſsiez pour moy vne choſe difficile, quand la plus facile & raiſonnable du monde, vous ne la voulez pas faire, qui eſt, de me dire l’amie du plus meſchãt ſeruiteur que vous euſtes oncques ? Ie penſois, que vous & moy ne fuſsions qu’vn cueur : mais maintenant ie cognois bien, que vous me tenez pour vne eſtrangere, veu que voz ſecrets, qui ne me doiuent eſtre celez, vous les cachez comme à vne perſonne ennemie. Helas, monſieur ! vous m’auez dict tans de choſes grandes & ſecrettes, deſquelles n’auez iamais entendu que i’aye parlé. Vous auez tant experimenté ma volonté egale à la voſtre, que ne deuez douter, que ie ne ſois plus vous meſmes, que moy. Et ſi vous auez iuré de jamais ne dire à autruy le ſecret du gentil-homme, en le me diſant, ne faillez à voſtre ſerment : car ie ne ſuis, ny ne peux eſtre autre que vous. Ie vous ay en mon cueur. Ie vous tiens entre mes bras. I’ay vn enfant en mon ventre, auquel vous viuez, & ne puis auoir voſtre amour, comme vous auez le mien. Mais tant plus ie vous ſuis loyale & fidele, tant plus vous m’eſtes cruel & auſtere : qui me faict mille fois deſirer le iour par vne ſoudaine mort deliurer voſtre enfant d’vn tel pere, & moy d’vn tel mary : ce que i’eſpere faire bien toſt, puis que preferez vn ſeruiteur infidele à voſtre femme, telle que ie vous ſuis, & à la vie de la mere, & d’vn fruict, qui eſt voſtre, lequel s’en va perir, ne pouuãt obtenir de vous, ce que plus ie deſire ſçauoir. Ce diſant, embraſſa & baiſa ſon mary, arrouſant tout ſon viſage de ſes larmes, auec tels cris & ſouſpirs, que le bõ prince, qui craignoit perdre ſa femme & enfant tout enſemble, ſe delibera de luy dire vray : mais luy iura que, ſi elle le reueloit à creature du mõde, elle ne mourroit d’autre main que de la ſiẽne. A quoy elle ſe condãna, & accepta la punition. A l’heure le pauure mary deceu luy racõpta tout ce qu’il auoit veu, depuis vn bout iuſqu’à l’autre : dõt elle feit ſemblant d’eſtre fort contente, mais en ſon cueur penſoit bien le contraire. Toutesfois pour la crainte du Duc, diſsimula le mieux qu’elle peuſt ſa paſsion. Et le iour d’vne grande feſte, que le Duc tenoit ſa court, ou il auoit mandé toutes les dames du païs, & entre autres ſa niece : apres le feſtin, les dãces commancerẽt, ou chacun feit ſon deuoir. Mais la Ducheffe, qui eſtoit tourmentée, voyant la beauté & bonne grace de ſa niece, ne ſe pouoit reſiouïr, & moins garder ſon deſpit de paroiſtre. Car ayant appellé toutes les dames, qu’elle feit aſſeoir aupres d’elle, commença à releuer propos d’amour, & voyant que ſa niece ne parloit point, luy diſt, auec vn cueur creué de ialouſie : Et vous, belle niece, eſt il poſsible, que voſtre beauté ſoit ſans amy ou ſeruiteur ? Ma dame (ce luy reſpondit elle) ma beauté ne m’a point faict de tel acqueſt : car depuis la mort de mon mary, n’ay voulu auoir d’autres amis que ſes enfans, dont ie me tiens pour contente. Belle niece, belle niece (luy reſpondit la Ducheſſe, par vn extreme deſpit) il n’y a amour ſi ſecrette, qui ne ſoit ſceuë, ny petit chien ſi affetté ny faict à la main, duquel on n’entende le iapper. Ie vous laiſſe penſer, mes dames, quelle douleur ſentit au cueur ceſte pauure dame, voyant vne choſe tant couuerte, eſtre à ſon deshõneur declarée. L’hõneur ſi ſongneuſement gardé, & ſi malheureuſement perdu, la tourmentoit : mais encores plus le ſoupçon, qu’elle auoit, que ſon amy luy euſt failly de promeſſe. Ce qu’elle ne penſoit iamais qu’il peut faire, ſinon pour aimer quelque dame plus belle qu’elle, à laquelle force d’amour auroit faict declarer tout ſon faict. Toutesfois ſa vertu fut ſi grande, qu’elle n’en feit vn ſeul ſemblant, & reſpondit en riant, qu’elle ne s’entendoit point au langage des beſtes. Et ſous ceſte ſage diſsimulation, ſon cueur fut ſi preſſé de triſteſle, qu’elle ſe leua : & paſſant par la chambre de la Ducheſſe, entra dedãs vne garderobe, ou le Duc, qui ſe pourmenoit, la veid entrer. Et quand la bonne dame ſe trouua en lieu ou elle penſoit eſtre ſeule, ſe laiſſa tomber deſſus vn lict, auec vne ſi grande ſoibleſſe, que vne damoiſelle, qui s’eſtoit aſsiſe en la ruelle pour dormir, ſe leua, regardant au trauers du rideau qui ce pouuoit eſtre. Mais voyant que c’eſtoit la niece du Duc, laquelle penſoit eſtre ſeule, n’oſa luy dire rien, & l’eſcouta, le plus paiſiblement qu’elle peut. Et la pauure dame auecques vne voix demie morte, commença à ſe plaindre & dire : O malheureuſe ! quelle parole eſt-ce que i’ay ouye ? quel arreſt de ma mort ay-ie entendu ? Quelle ſentence de ma fin ay-ie receuë ? O le plus aimé, qui oncques fut ! eſt-ce la recompenſe de ma chaſteté hõneſte, & vertueux amour ? O mon cueur ! auez vous faict vne ſi perilleuſe election, de choiſir pour le plus loyal, le plus infidele ? pour le plus veritable, le plus feint ? pour le plus ſecret, le plus meſdiſant ? Helas ! eſt-il poſsible, qu’vne choſe cachée aux yeux de tous les humains, ayt eſté reuelée à ma dame la Ducheſſe ? Helas ! mon petit chien tant bien apprins, le ſeul moyen de ma longue & vertueuſe amitié, ce n’a pas eſté vous, qui m’auez decelée : mais celuy, qui a la voix plus criante, que le chien, & le cueur plus ingrat, que nulle beſte. C’eſt luy, qui contre ſon ſerment & ſa promeſſe a deſcouuert l heureuſe vie (ſans tenir tort à perſonne) que nous auons longuement menée. O mon amy ! l’amour duquel ſeul eſt entrée dedans mon cueur, auec lequel ma vie a eſté conſeruée, fault il maintenant qu’en vous declarant mon mortel ennuy, mon hõneur ſoit mis au vent ? mon corps en la terre ? mon ame ou eternellemẽt elle demeurera ? La beauté de la Ducheſſe, eſt elle ſi extreme, qu’elle vous a tranſmué, cõme faiſoit celle de Circes ? Vous a elle faict venir de vertueux, vicieux ? & de bon, mauuais ? & d’homme, beſte cruelle ? O mon amy ! combien que vous me faillez de promeſſe, ſi vous tiendray-ie la mienne : c’eſt, de iamais plus ne vous veoir apres la diuulgation de noſtre amitié : & auſsi ne pouuant viure ſans voſtre veuë, ie m’accorde volontiers à l’extreme douleur que ie ſens : à laquelle ne veux chercher remede, ne par raiſon, ne par medecine : car la mort ſeule, y mettra la fin : qui me ſera trop plus plaiſante, que de demeurer au monde ſans amy, ſans honneur, & ſans contentement. La guerre, ou la mort, ne m’ont point oſté mon amy : mon peché, ne ma coulpe, ne m’ont point oſté mon honneur : ma faulte, ne mon demerite, ne m’ont faict perdre mon contentemẽt : mais c’eſt l’infortune cruelle, qui rend ingrat le plus obligé de tous les hommes, qui m’a faict receuoir le contraire de ce que i’auois deſſeruy. Helas, ma dame la Ducheſſe : quel plaiſir vous a eſté, quand par mocquerie m’auez allegué mon petit chien ? Or iouïſſez vous du bien, qui à moy ſeule appartiẽt. Vous vous mocquez de celle, qui penſoit, par bien celer & vertueuſement aimer, eſtre exempte de toute mocquerie. O que ce mot m’a ſerré le cueur, qu’il m’a faict rougir de hõte, & pallir de ialoufie ? Helas, mon cueur ! ie ſens bien, que n’en pouuez plus : l’amour mal recogneu vous bruſle, la ialoufie & le tort, que lon vous tient, vous glace & amortit, par deſpit & regret, ne permettant de vous donner conſolation. Helas, mon ame ! par trop auoir adoré la creature, auez oublié le Createur. Il vous fault retourner entre les mains de celuy, duquel l’amour vaine vous auoit rauie. Prenez confiance, mon ame, de le trouuer meilleur pere, que n’auez trouué amy celuy, pour lequel l’auez ſouuent oublié. O mon Dieu mon Createur ! qui eſtes le vray & parfaict amy, par la grace duquel l’amour, que i’ay portée à mõ amy, n’a eſté tachée de nul vice, ſinon de trop aimer, ie ſupplie voſtre miſericorde de receuoir l’ame & l’eſprit de celle, qui ſe repent auoir failly à voſtre premier & iuſte commandement. Et par le merite de celuy duquel l’amour eſt incomprehenſible, excuſez la faulte, que trop d’amour m’a faict faire : car en vous ſeul i’ay ma parfaicte confiance. Et à Dieu, mon amy, duquel le nom ſans effect me creue le cueur. A ceſte parole ſe laiſſa tõber toute à l’enuers, & luy deuint la couleur bleſmne, & les leüres bleuës, & les extremitez froides. En ceſt inſtant, arriua à la ſale le gentil-homme, qui l’aimoit, & voyant la Ducheſſe, qui dançoit auecques les dames, regarda par tout ou eſtoit ſ’amie : mais ne la voyant point, entra en la chambre de la Ducheſſe, & trouua le Duc, qui ſe pourmenoit, lequel, deuinant ſa penſée, luy diſt à l’oreille : Elle eſt allée en ceſte garderobbe, & ſembloit qu’elle ſe trouuoit mal. Le gentil-hõme luy demanda, ſ’il luy plaiſoit biẽ, qu’il y allaſt. Le Duc l’en pria. Ainſi qu’il entra dedans la garde-robbe, la trouua, qui eſtoit au dernier pas de ſa mortelle vie. Laquelle il embraſſa, luy diſant : Qu’eſt cecy, m’amie ? me voulez vous laiſſer ? La pauure dame, oyant la voix, que tant bien elle cognoiſſoit, print vn petit de vigueur, & ouurit l’œil, regardant celuy, qui eſtoit cauſe de ſa mort. Mais en ce regard, l’amour & le deſpit accreurent ſi fort, qu’auec vn piteux ſouſpir rendit ſon ame à Dieu. Le gentil-homme plus mort que la mort, demanda à la damoiſelle commẽt ceſte maladie l’auoit prinſe, laquelle luy compta tout du long, & les paroles qu’elle luy auoit ouy dire. A l’heure il cogneut, que le Duc auoit reuelé ſon ſecret à ſa femme, dont il ſentit vne telle fureur, qu’embraſſant le corps de ſ’amie, l’arrouſa longuement de ſes larmes, en diſant : O moy traiſtre, meſchant, & malheureux amy ! pourquoy eſt-ce, que la punition de ma trahiſon, n’eſt tõbée ſur moy, & nõ ſur elle, qui eſt innocente ? Pourquoy le ciel ne me fouldroya il le iour, que ma langue reuela la ſecrette & vertueuſe amitié de nous deux, pour iamais ? Pourquoy la terre ne ſ’ouurit elle, pour engloutir ce faulſeur de foy ? Ma langue, punie ſois tu, cõme celle du mauuais riche, en enfer. O mon cueur, trop craintif de mort & banniſſement ! deſchiré ſois tu des aigles perpetuellement, comme celuy d’Ixion. Helas m’amie ! le malheur des malheurs le plus malheureux qui oncques fut m’eſt aduenu : vous cuidant garder, ie vous ay perdue : vous cuidant veoir longuement viure, auec honneſteté & plaiſant contentemẽt, ie vous embraſſe morte, mal contente de moy, de mon cueur, & de ma langue, iuſques à l’extremité. O la plus loyale & fidele femme, qui fut oncques ! Ie paſſe condemnation, d’eſtre le plus muable, deſloyal, & infidele, de tous les hommes. Ie me vouldrois volontiers plaindre du Duc, ſous la promeſſe duquel ie me ſuis confié, eſperant par lá faire durer noſtre heureuſe vie. Helas ! ie deuois ſçauoir, que nul ne pouuoit garder mon ſecret mieux que moy meſme. Le Duc a plus de raiſon de dire le ſien à ſa femme, que moy le mien à luy. Ie n’accuſe que moy ſeul, de la plus grãde meſchanceté, qui oncques fut cõmiſe entre amis. Ie deuois endurer d’eſtre ietté en la riuiere, comme il me menaçoit : au moins, m’amie, tu fuſſes demeurée viue, & moy glorieuſement mort, obſeruant la loy, que vraye amitié cõmande : mais l’ayant rompue, ie demeure vif, & vous, par aimer parfaictement, eſtes morte : car voſtre cueur tãt pur & net, n’a ſceu porter ſans mort, de ſçauoir le vice, qui eſtoit en voſtre amy. O mon Dieu ! pourquoy me creaſtes vous homme, ayãt l’amour ſi legiere, & cueur tant ignorant ? Pourquoy ne me creaſtes vous le petit chien, qui a fidelement ſeruy ſa maiſtreſſe ? Helas ! mon petit amy, la ioye, que me donnoit voſtre iapper, eſt tournée en mortelle triſteſſe, puis que par moy autre que nous deux a ouy voſtre voix. Si eſt ce, m’amie, que l’amour de la Ducheſſe, ne de femme viuãte, ne m’a faict varier : combien que pluſieurs fois la meſchante men ait requis & prié : mais ignorance m’a vaincu, penſant à iamais aſſeurer votre amitié : toutesfois, pour ceſte ignorãce ie ne laiſſe d’eſtre coulpable : car i’ay reuelé le ſecret de m’amie, i’ay faulſé ma promeſſe, qui eſt la ſeule cauſe, dont ie la voy morte deuant mes yeux. Helas, m’amie ! me ſera la mort moins cruelle qu’à vous, qui par amour a mis fin à voſtre innocente vie ? Ie croy, qu’elle ne daigneroit toucher à mon infidele & miſerable cueur : car la vie deshonorée, & la memoire de ma perte, par ma faulte, eſt plus importable, que dix mille morts. Helas, m’amie ! ſi quelqu’vn, par malheur ou malice, vous euſt oſé tuer, promptement i’euſſe mis la main à l’eſpée, pour vous venger. C’eſt donc raiſon, que ie ne pardonne à ce meurtrier, qui eſt cauſe de voſtre mort, par vn acte, qui eſt plus meſchant, que de vous donner vn coup d’eſpée. Si ie ſçauois vn plus meſchant bourreau que moy-meſmes, ie le prierois d’executer voſtre traiſtre amy. O amour ! par ignoramment aimer, ie vous ay offenſé. Auſsi ne me voulez ſecourir, comme vous auez faict celle, qui a gardé toutes voz loix. Et n’eſt pas raiſon, que par vn ſi honneſte moyẽ ie deſſine : mais il eſt raiſonnable, q̃ ce ſoit par ma propre main : & puis qu’auec mes larmes i’ay laué voſtre viſage, & auec ma langue vous ay requis pardon : il ne reſte plus, qu’auec ma Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/427 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/428 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/429 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/430 Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/431 arriuez, qui auoient prins leurs places. Quand chacun fut aßis, lon demanda, qui commenceroit. Saffredent diſt : Vous m’auez faict l’honneur de commencer deux iournées : il me ſemble, que nous ferions tort aux dames, ſi vne ſeule n’en cŏmmencoit deux. Il faudroit doncques, diſt madame Oiſille, que nous demeuriſsions icy longuement, ou que l’vn de vous, ou vne de nous ſoit ſans auoir ſa iournée. Quant à moy, diſt Dagoucin, ſi i’euſſe eſté eſleu, i’euſſe donné ma place à Saffredent. Et moy, diſt Nomerfide, i’euſſe donné la mienne à Parlamente. Car i’ay tant accouſtumé de ſeruir, que ie ne ſcaurois commander. Aquoy la compagnie s’accorda : & Parlamente commenca ainſi : Mes dames, noz iournées paſsées ont eſté pleines de tant de ſages comptes, que ie vous voudrois prier, que ceſte cy le fuſt de toutes les plus grandes folies, & les plus veritables, dont nous pourrions aduiſer. Et pour nous mettre en train, ie vay commencer.



Vne femme eſtant aux abboiz de la mort, ſe courrouça en ſorte, voyant que ſon mary accolloit ſa chambriere, qu’elle reuint en ſanté.


NOVVELLE SEPTANTEVNIESME.



En la ville d’Amboiſe y auoit vn ſellier nõmé Bourrihaudier, lequel eſtoit ſellier de la Royne de Nauarre, homme duquel lon pouuoit iuger la nature à veoir la couleur du viſage, eſtre pluſtoſt ſeruiteur de Bacchus, que des preſtres de Diane. Il auoit eſpousé vne femme de bien, qui gouuernoit ſon meſnage, & ſes enſans treſſagement, dont il ſe contentoit. Vn iour on luy diſt, que ſa bonne femme eſtoit fort malade, & en grand danger. Dont il monſtra eſtre autant courroucé, qu’il eſtoit poſsible, & s’en alla en grande diligence pour la ſecourir, & trouua ſa pauure femme ſi bas, qu’elle auoit plus beſoing de confeſsion, que de medecin, dont il feit vn dueil le plus piteux du monde. Mais pour bien le repreſenter, il fauldroit parler gras, comme luy : & encores feroit ce plus, qui pourroit peindre ſon viſage, & ſa contenance. Apres qu’il luy eut faict tous les ſeruices, qu’il eſtoit poſsible, elle demanda la croix, que lon luy feit apporter. Quoy voyant le bon homme, ſ’en alla ietter ſur vn lit, tout deſeſperé, criant, & diſant, auec ſa langue graſſe : Helas, mon Dieu ! Ie perds ma pauure femme : que feray-ie, moy pauure malheureux ! & pluſieurs autres complainctes. A la fin, qu’il n’y auoit perſonne à la chambre, qu’vne ieune chambriere, aſſez belle & en bon poinct, l’appella tout bas, en luy diſant : M’amie, ie me meurs, & ſuis pis, que treſpaſsé, de veoir ainſi mourir ta maiſtreſſe. Ie ne ſçay que faire, ne que dire, ſinon, que ie me recommande à toy : & te prie, de prendre le ſoing de ma maiſon, & de mes enfans. Tiens les clefs, que i’ay à mon coſté, & dõne ordre au meſnage : car ie n’y ſçaurois plus entendre. La pauure fille, qui en eut pitié, le recõforta, le priant ne ſe vouloir deſeſperer, & que, ſi elle perdoit ſa maiſtreſſe, elle ne perdiſt ſon bon maiſtre. Il luy reſpondit : M’amie, il n’eſt poſſible : car ie me meurs. Regarde, comme i’ay le viſage froid, approche tes iouës des miennes. Et ce diſant, luy mit la main au tetin, dont elle cuida faire quelque difficulté : mais la pria n’auoir point de crainte : car il fauldroit bien qu’ils ſe veiſſent de plus pres. Et ſur ces mots, la print entre ſes bras, & la ietta ſur vn lict. Sa femme, qui n’auoit aucune compagnie, que de la croix, & de l’eau beneiſte, & n’auoit parlé depuis deux iours, commença auec ſa foible voix à crier le plus hault qu’elle peut : Ha, ha, ha, ie ne ſuis pas encores morte. Et en les menaçant de la main, diſoit : Meſchant, ie ne ſuis pas morte. Le mary & la chambriere, oyans ſa voix, ſe leuerent : mais elle eſtoit ſi deſpitée contre eux, que la colere conſomma l’humidité du caterre, qui la gardoit de parler : en ſorte qu’elle leur diſt routes les iniures, dont elle ſe peut aduiſer. Et depuis ceſte heure lá commença à guerir, qui ne fut ſans ſouuẽt reprocher à ſon mary le peu d’amour, qu’il luy portoit.

Vous voyez, mes dames, l’hypocriſie des hommes : comme pour peu de cõſolation, ils oublient le regret de leurs femmes. Que ſçauez vous, diſt Hircan, ſ’il auoit ouy dire, que ce fuſt le meilleur remede que ſa femme pouuoit auoir ? Car puis que par ſon bon traictemẽt il ne la pouuoit guerir, il vouloit eſſayer ſi le cõtraire luy feroit meilleur. Ce que tresbien il experimenta. Et m’esbahis comme vous, qui eſtes femmes, auez declaré la condition de voſtre ſexe, qui plus amende par deſpit, que par douceur. Sans point de faulte, diſt Longarine, vn deſpit me feroit bien, non ſeulement ſaillir du lict, mais du ſepulchre encores tel que ceſtuy lá. Et quel tort luy faiſoit il, diſt Saffredẽt, puis qu’il la penſoit morte, de ſe conſoler ? Car lon ſçait bien, que le lien de mariage ne peult durer ſinon autant que la vie, & puis apres on eſt deſlié. Ouy deſlié, diſt Oiſille, du ſerment de l’obligation : mais vn bon cueur n’eſt iamais deſlié d’amour. Et c’eſtoit bien toſt oublié ſon dueil, de ne pouuoir attendre que ſa femme euſt paſſé le dernier ſouſpir. Mais ce que ie trouue le plus eſtrãge, diſt Nomerfide, c’eſt, que, voyant la mort & la croix deuant ſes yeux, il ne perdit la volonté d’offenſer Dieu. Voila vne belle raiſon, diſt Simontault. Vous ne vous esbahiriez donc pas de veoir faire vne follie, mais que ce fuſt loing de l’egliſe, & du cimetiere. Mocquez vous tant de moy, que vous vouldrez, reſpondit Nomerfide, ſi eſt-ce que la meditation de la mort refroidiſt bien fort vn cueur, quelque ieune qu’il ſoit. Ie ſerois bien de voſtre opinion, diſt Dagoucin, ſi ie n’auois ouy dire le contraire à vne princeſſe. C’eſt donc à dire, diſt Parlamente, qu’elle racompta quelque hiſtoire. Parquoy s’il eſt ainſi, ie vous donne ma place pour la dire. Dagoucin cõmença ainſi.



Continuelle repentance d’vne relivieuſe, pour auoir perdu ſa virginité
ſans force, ny par amour.


NOVVELLE SEPTANTEDEVXIESME.



En vne des meilleures villes de France apres Paris, y auoit vn hoſpital richement fondé : c’eſt à ſçauoir, d’vn prieuré de quinze ou ſeize religieuſes, & en vn autre corps de maiſon deuant iceluy, y auoit vn prieur & ſept ou huict religieux, qui tous les iours diſoient le ſeruice : & les religieuſes ſeulement leurs patenoſtres & heures de noſtre dame, pource qu’elles eſtoient occupées au ſeruice des malades. Vn iour vint à mourir vn pauure homme, ou toutes les religieuſes s’aſſemblerent : & apres luy auoir faict tous les remedes pour ſa ſanté, enuoyerent querir vn de leurs religieux pour le confeſſer : puis voyans qu’il s’affoibliſſoit, luy baillerent l’vnction, & peu apres il perdit la parole. Mais pource qu’il demeura longuement à paſſer, & faiſoit ſemblant d’ouyr, chacune ſe meit à luy dire les meilleures paroles qu’elles peurent, dont à la longue, elles ſe faſcherent : car voyans la nuict venuë, & qu’il eſtoit tard, s’en allerent coucher l’vne apres l’autre, & ne demeura lá pour enſeuelir le corps qu’vne des plus ieunes auec vn religieux, qu’elle craignoit plus que le prieur, ny autre, pour la grande auſterité, dont il vſoit tant en vie qu’en paroles. Et quand ils eurent bien crié, Ieſus, à l’oreille du pauure homme, cogneurent qu’il eſtoit treſpaſsé. Parquoy tous deux l’enſeuelirent. Et en exerçant ce dernier œuure de miſericorde, commença le religieux à parler de la miſere de la vie, & de la bien-heureté de la mort, & en ces propos là paſſerent la mynuict. La pauure fille eſcoutoit ententiuemẽt ces deuots propos, & le regardoit les larmes aux yeux, ou il print ſi grand plaiſir, que, parlant de la vie aduenir, commença de l’embraſſer, comme s’il euſt eu enuie de la porter entre ſes bras, droict en paradis. La pauure fille, eſcoutant ces propos, & l’eſtimant le plus deuot de la compagnie, ne l’oſa refuſer. Quoy voyant le meſchant moyne en parlãt touſiours de Dieu, paracheua auec elle l’œuure, que ſoudain le diable leur auoit mis au cueur (car au parauant n’en auoit iamais eſté queſtion) l’aſſeurãt qu’vn peché ſecret n’eſtoit point imputé deuãt Dieu : & que deux perſonnes non liées, ne peuuẽt offenſer en tel cas, quand il n’en vient point de ſcandale : & que, pour l’euiter, elle ſe gardaſt bien de ſe confeſſer à autre, qu’à luy. Ainſi ſe departirent d’enſemble, elle la premiere, qui, en paſſant par vne chapelle de noſtre dame, voulut faire ſon oraiſon, comme elle auoit accouſtumé : mais quand elle commença à dire, Vierge Marie, luy ſouuint, qu’elle auoit perdu ce tiltre de virginité, ſans force ny amour, ains par vne ſotte crainte : dont elle ſe print ſi fort à pleurer, qu’il ſembloit, que le cueur luy deuſt fendre. Le religieux, qui de loing ouyt ſes ſouſpirs, ſe douta de la conuerfion, par laquelle il pouuoit perdre ſon plaiſir, dont pour l’empeſcher, la vint trouuer profternée deuant ceſte image, & la reprint aigrement, luy diſant, que fi elle en faiſoit confcience, qu’elle s’en confeſſaſt à luy, puis qu’elle n’y retournaſt plus, fi elle vouloit : car l’vn & l’autre eſtoit ſans peché en la liberté. La fotte religieuſe, cuidant ſatisfaire enuers Dieu, s’alla confeffer à luy, qui pour toute penitence luy iura qu’elle ne pechoit point de l’aimer, & que l’eau beneiſte pouuoit effacer vn tel peccatile. Elle, croyant plus en luy, qu’en Dicu, retourna au bout de quelque temps à luy obeïr, en ſorte qu’elle deuint groffe, dont elle print fi grand regret, qu’elle ſupplia à la prieure de faire chaffer hors du monaſtere ce religieux, fçachant qu’il eſtoit fi fin & cauteleux, qu’il ne faudroit point à la ſeduire. La prieure & lc pricur, qui s’accordoient fort bien enſemble, ſe mocquerent d’elle, diſans qu’elle eſtoit aſſez grande pour ſe deffendre d’un homme : & que celuy, dont elle parloit, eſtoit trop homme de bien. A la fin, à force d’impetuoſité, preſsée du remors de la conſcience, leur demanda congé d’aller à Rome : car elle penfoit, en confeffant ſon peché aux pieds du Pape, recouurer ſa virginité. Ce que treſvolontiers le prieur & la prieure luy accorderent : car ils aimoient mieux qu’elle fult pelerine contre ſa reigle, que renfermée & deuenir fi ſcrupuleuſe, comme elle cſtoit, craignans que ſon deſeſpoir luy feiſt reueler la vie que lon menoit lá dedans, luy baillans de l’argent pour faire ſon voyage. Mais Dieu voulut qu’eſtant à Lyon, vn foir apres veſpres, ſur le pulpiſtre de l’egliſe faine Iean, ou madame la Ducheſſe d’Alençon, qui depuis fur Royne de Nauarre, alloit fecrettement faire quelque neufucinc, auecques trois ou quatre de ſes femmes eſtant à genoux, & deuant le crucifix, ouyt monter en hault quelque perſonne, & à la lueur de la lampe, cogncur que c’eſtoit vne religieuſe. Et à fin d’entendre ſes de uotions, ſe retira la Ducheſſe au coing de l’autel, & la religieufe, qui penſoit eſtre ſeule, s’agenoilla : puis en frappant la coulpe, fe print tant à pleurer, que c’eſtoit pitié, ne cryant finon : Helas ! mon Dieu, ayez pitié de ceſte pauure pecherefſe. La Ducheſſe, pour entendre que c’eſtoit, s’approcha d’elle, en luy diſant : M’amie, qu’auez vous ? d’ou eſtes vous ? & qui vous amene en ce lieu ? La pauure religieuſe, qui ne la cognoiſſoit point, luy diſt : Helas, m’amie ! mon malheur eſt tel, que ie n’ay recours qu’à Dieu, lequel ie prie me donner le moyen de parler à madame la Ducheſſe d’Alençon : car à elle ſeule, ie compteray mon affaire, m’aſſeurãt que s’il y a ordre, elle le trouuera. M’amie, ce luy diſt la Ducheſſe, vous pouuez parler à moy comme à elle, car ie ſuis fort de ſes amies. Pardonnez moy, diſt la religieuſe, iamais autre qu’elle ne ſçaura mon ſecret. A l’heure la Ducheſſe luy diſt, qu’elle pouuoit parler franchement, & qu’elle auoit trouué ce qu’elle demandoit. La pauure femme ſe ietta lors à ſes pieds : & apres auoir longuement pleuré & crié, luy racompta tout ce qu’auez ouy de ſa pauureté. Adonc la Ducheſſe la reconforta ſi bien, que ſans luy oſter la repentance continuelle de ſon peché, luy meit hors de l’entendement le voyage de Rome, & la rẽuoya à ſon prieuré, auecques des lettres à l’eueſque du lieu, pour donner ordre à faire chaſſer ce religieux ſcandaleux.

Ie tiens ce compte de ladicte Ducheſſe meſmes, par lequel vous pouuez veoir, mes dames, que la recepte de Nomerfide ne ſert pas à toutes perſonnes : car ceux cy touchans & enſeueliſſans le mort, ne furẽt moins touchez de lubricité. Voila vne inuẽtiõ, diſt Hircan, de laquelle, ie croy, que iamais hõme n’vſa, de parler de la mort, & faire les œuures de la vie. Ce n’eſt point œuure de vie, d’iſt Oiſille, de pecher : car on ſçait biẽ que peché engendre la mort. Croyez, diſt Saffredent, que ces pauures gens ne penſoient point à toute ceſte Theologie. Mais comme les filles de Lot enyurerent leur pere, penſans conſeruer nature humaine : auſsi ces pauures gens vouloient reparer ce que la mort auoit gaſté en ce corps, & en refaire vn tout nouueau. Parquoy ie ne voy mal, que les larmes de la pauure religieuſe, qui touſiours pleuroit & touſiours retournoit à la cauſe de ſon pleur. I’en ay aſſez veu de telles, diſt Hircan, qui pleurent leur peché, & rient leur plaiſir tout enſemble. Ie me doute bien, diſt Parlamente, pour qui vous le dictes : dont il me ſemble, que le rire a aſſez duré, & ſeroit temps que les larmes commençaſſent. Taiſez vous, diſt Hircan, encores n’eſt pas finie la Tragedie, qui a commencé par rire. Pour changer mon propos, diſt Parlamente, il me ſemble que Dagoucin eſt ſailly hors de noſtre deliberation, qui eſtoit de ne dire compte que pour rire, & le ſien eſt trop piteux. Vous auez dict reſpondit Dagoucin, que nous ne racompterions que des follies, & il me ſemble que ie n’y ay pas failly. Mais pour en ouyr vn plus plaiſant, ie donne ma voix à Nomerfide, eſperant qu’elle rabillera ma faulte. Auſsi ay-ie vn compte tout preſt, reſpondit elle, qui eſt digne de ſuiure le voſtre : car il parle de religieux, & de mort. Or eſcoutez le bien, s’il vous plaiſt.


Cy finent les comptes & nouuelles de la feuë Royne de Nauarre, qui eſt ce que lon en a peu recouurer.
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