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La Foire aux vanités/Texte entier

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PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


Tout le monde connaît ces rendez-vous en plein air, ces réjouissances annuelles et ambulantes qui appellent les amateurs de bruit, de poussière et de plaisir. La Foire aux Vanités est l’idéal du genre. On y trouve même cohue, même tumulte, mêmes éclats de rire ; toutefois, à la différence de ces fêtes populaires qui n’ont lieu qu’à des intervalles éloignés, la Foire aux Vanités se tient en permanence ; elle a commencé avec le monde, elle ne finira qu’avec lui : c’est une parade universelle où chacun a son rôle à jouer, où chacun tour à tour rit du prochain et le fait rire à ses dépens.

Mais, tandis que la plupart des acteurs de cette comédie humaine disparaissent dans le tourbillon général sans laisser trace de leur passage, quelques-uns sortent de la foule, fondent leur réputation et s’élèvent aux yeux de la postérité au rang de chefs d’emploi et de créateurs du genre. C’est ainsi que l’on peut nommer parmi tant d’autres et Panurge, et Macette, et Tartufe, et Basile. À cette galerie déjà peuplée de personnages si célèbres, M. Thackeray a ajouté un type qui n’est ni moins expressif ni moins vrai que les précédents. C’est celui d’une jeune fille sans famille, sans fortune et sans cœur, mais aventurière ambitieuse, qui s’obstine à trouver un mari avec les seules ressources d’une imagination précoce : c’est qu’un mari équivaut pour elle à une position sociale, c’est qu’un mari est le passe-port nécessaire sans lequel aucune femme ne saurait circuler dans le monde honnête. Puis après le mariage vient la manière de s’en servir.

Mais nous ne voulons point retarder le lecteur au début de cette excursion piquante et instructive, à laquelle le convie M. Thackeray. Déjà les personnages s’agitent, les événements se pressent et l’intrigue se noue. Qu’il nous suffise d’un dernier mot : on verra dans ce roman que les baronnes d’Ange ne sont pas nées d’hier, qu’elles existent dans tous les pays, et que l’Angleterre a aussi son Demi-Monde.

G. G.



Tome I

CHAPITRE PREMIER.

Chiswick Mall.


Notre siècle marchait sur ses quinze ans… Par une brillante matinée de juin, une large voiture bourgeoise se dirigeait, avec une vitesse de quatre milles à l’heure, vers la lourde grille du pensionnat de jeunes demoiselles tenu par miss Pinkerton, à Chiswick Mall. La voiture était attelée de deux chevaux bien nourris, aux harnais étincelants et conduits par un cocher non moins bien nourri, et ombragé d’un chapeau à trois cornes et d’une perruque. Sur le siége, à côté du cocher, se trouvait un domestique noir, qui déplia ses jambes recourbées au moment où la voiture s’arrêtait devant la porte de miss Pinkerton. Au bruit de la cloche qu’il agita, une douzaine au moins de jeunes têtes apparurent aux étroites croisées de ce vieux et majestueux manoir bâti en brique. Un observateur attentif eût pu même reconnaître le nez rouge et effilé de cette bonne miss Pinkerton, se dressant au-dessus d’une touffe de géraniums qui ornaient la fenêtre du salon.

« C’est la voiture de M. Sedley, ma sœur, dit miss Jemima ; c’est Sambo, le domestique noir, qui vient de sonner, et le cocher a un habit rouge tout neuf.

— Avez-vous terminé tous les préparatifs nécessaires pour le départ de miss Sedley, miss Jemima ? » demanda miss Pinkerton.

C’était une bien majestueuse personne que miss Pinkerton, la Sémiramis d’Hammersmith, l’amie du docteur Johnson et la correspondante de mistress Chapone.

« Ces demoiselles sont à emballer leurs chiffons depuis quatre heures du matin, ma sœur, répliqua miss Jemima, et nous leur avons préparé une brassée de fleurs.

— Dites un bouquet, ma sœur Jemima ; cela est de meilleur ton.

— Eh bien ! soit, un bouquet qui était bien gros comme une botte de foin. J’ai mis de plus deux bouteilles d’eau de giroflée pour miss Sedley et la recette pour en faire, le tout dans la malle d’Amélia.

— Et je pense, miss Jemima, que vous avez copié la note de miss Sedley. La voici, n’est-ce pas ?… C’est très-bien : quatre-vingt-treize livres quatre schellings. Soyez assez bonne pour mettre l’adresse à Mr. John Sedley, et cacheter ce billet que j’écris à sa femme. »

Aux yeux de miss Jemima, une lettre autographe de sa sœur était un objet de grande vénération ; elle n’en eût pas témoigné davantage pour une lettre écrite de la main d’un souverain. Il était de notoriété publique que miss Pinkerton n’écrivait aux parents des élèves que lorsque les pensionnaires quittaient la maison ou se mariaient : elle avait fait une seule exception lorsque cette pauvre miss Birch était morte de la fièvre scarlatine. Miss Jemima était persuadée que, si quelque chose avait pu consoler mistress Birch de la perte de sa fille, c’était la pieuse et pathétique composition où miss Pinkerton lui annonçait cette triste nouvelle.

Dans la circonstance qui nous occupe, voici comme était conçue l’épître de miss Pinkerton :

« La Mall, Chiswick, 16 juin 18…

« Après six années de séjour à La Mall, j’ai l’honneur et la satisfaction de rendre miss Amélia Sedley à ses parents. C’est une jeune personne accomplie, bien capable de tenir avec distinction sa place dans une société élégante et cultivée. Ces qualités qui donnent le cachet aux jeunes demoiselles du grand monde, ces perfections qui conviennent à sa naissance et à sa condition, ne font point défaut dans l’aimable miss Sedley. Son application et son obéissance lui ont concilié tous ses maîtres, et la douceur charmante de son caractère a séduit ses petites comme ses grandes compagnes.

« Pour la musique, la danse et l’orthographe, pour tous les genres de broderie et de travaux à l’aiguille, on ne peut manquer de trouver qu’elle a réalisé les souhaits les plus légitimes de ses amis. La géographie laisse encore beaucoup à désirer. Nous ne saurions trop recommander aussi l’usage régulier d’un dossier orthopédique au moins quatre heures par jour, et cela pendant trois ans : c’est le seul moyen d’acquérir cette distinction de tournure et de maintien que l’on exige des jeunes personnes à la mode.

« Quant aux principes de religion et de moralité, on verra que miss Sedley est digne d’un établissement qui a été honoré de la présence du grand lexicographe et du patronage de l’incomparable mistress Chapone. En quittant La Mall, miss Amélia emporte avec elle l’affection de ses compagnes et les sentiments les plus tendres de sa maîtresse, qui a l’honneur de se dire,

Madame,
« Votre très-humble et très-obéissante servante,
« Barbara Pinkerton.

« P. S. Miss Sharp accompagne miss Sedley. Les plus vives instances pour que le séjour de miss Sharp à Russell-Square ne dépasse pas dix jours. L’honorable famille chez laquelle elle doit entrer voudrait avoir ses services le plus tôt possible. »

Cette lettre terminée, miss Pinkerton se mit à écrire son nom et celui de miss Sedley sur la page blanche du Dictionnaire de Johnson, ouvrage plein d’intérêt, qu’elle ne manquait jamais d’offrir à ses élèves à leur départ de La Mall. Sur la couverture, il y avait copie des Conseils adressés à une jeune demoiselle à son départ du pensionnat de miss Pinkerton, par feu le docteur Johnson, de si vénérable mémoire. C’est que le nom du lexicographe était toujours sur les lèvres de cette majestueuse personne, depuis qu’elle devait sa réputation et sa fortune à une visite qu’elle avait reçue de lui.

Obéissant à l’ordre de sa sœur aînée, d’aller quérir dans la grande armoire le dictionnaire d’usage, miss Jemima tira du sanctuaire deux exemplaires de l’ouvrage en question, et, quand miss Pinkerton eut achevé sa dédicace sur le premier, Jemima d’un air hésitant et timide, lui tendit le second.

« Et pour qui celui-là, miss Jemima ? dit miss Pinkerton avec une froideur imposante.

— Mais… pour Becky Sharp, répondit Jemima toute tremblante, et la rougeur lui montait à travers les rides de sa face et de son cou ; pour Becky Sharp, car elle s’en va aussi.

Miss Jemima ! s’écria miss Pinkerton, comme si sa bouche eût ouvert passage à des majuscules, êtes-vous bien dans votre bon sens ? Remettez le dictionnaire à sa place, et à l’avenir ne vous avisez plus de prendre de telles libertés.

— Cependant, ma sœur, vous n’en auriez que pour vingt-deux sous ; et cette pauvre Becky sera bien malheureuse si vous ne lui faites pas ce présent.

— Envoyez-moi sur-le-champ miss Sedley, » dit miss Pinkerton.

Sans hasarder une parole de plus, la pauvre Jemima sortit tout en désordre, les nerfs bouleversés.

Le père de miss Sedley était un marchand de Londres qui vivait dans une certaine aisance. Quant à miss Sharp, c’était une élève reçue gratuitement, pour laquelle miss Pinkerton pensait avoir déjà bien assez fait, sans lui accorder encore à son départ la haute faveur du dictionnaire.

Les lettres des maîtresses de pension ont droit à peu près à autant de confiance que les épitaphes des cimetières. Cependant, de même qu’il se trouve parfois au nombre des personnes défuntes un mort qui mérite réellement les éloges que le marbrier prodigue à ses os, un mort qui fut bon chrétien, bon père, bon fils, bon époux et qui, au moment de son décès, laisse une famille inconsolable pour pleurer sa perte, de même, dans les institutions de garçons comme de filles, on peut de temps à autre mettre la main sur un élève vraiment digne des éloges que lui accorde un maître désintéressé. Et certes, miss Amélia Sedley était un de ces rares sujets, et méritait non-seulement tout ce que miss Pinkerton disait à sa louange, mais encore elle avait nombre de charmantes qualités que notre solennelle et vieille matrone ne pouvait apercevoir, par suite de la différence d’âge et de rang, qui existait entre elle et son élève.

C’était beaucoup de chanter comme un rossignol ou comme mistress Bellington, de danser comme Hillisberg ou Parisot, de broder comme une fée, de mettre l’orthographe comme un dictionnaire ; mais elle possédait surtout un cœur si bon, si enjoué, si tendre, si aimable, si généreux, qu’elle gagnait l’affection de tous ceux qui l’approchaient, depuis la respectable matrone jusqu’à la moindre laveuse, jusqu’à la fille de la marchande de gâteaux, pauvre femme borgne qui avait l’autorisation de vendre sa marchandise une fois par semaine aux demoiselles de La Mall. Amélia comptait douze amies de cœur, douze intimes sur ses vingt-quatre compagnes. L’envieuse miss Briggs elle-même n’avait jamais laissé échapper une mauvaise parole sur son compte. La haute et puissante miss Saltire, petite-fille de lord Dexter, lui trouvait une figure distinguée : et quant à miss Swartz, la riche créole de Saint-Kitt, à l’épaisse chevelure, elle eut un tel accès de larmes qu’on fut obligé d’envoyer chercher le docteur Floss et de l’inonder de vinaigre aromatique. Miss Pinkerton lui témoignait un attachement calme et digne, comme on peut penser, d’après la haute position et les éminentes vertus de cette dame. Quant à miss Jemima, elle avait déjà senti ses yeux se gonfler à plusieurs reprises à la pensée du départ d’Amélia, et n’eût été la crainte de sa sœur, elle se serait laissée aller à des crises violentes comme l’héritière de Saint-Kitt, qui payait d’ailleurs double pension. Un tel luxe de douleur ne pouvait se permettre qu’à des pensionnaires en chambre. Pour l’honnête Jemima, qui avait à veiller aux notes, au blanchissage, au raccommodage, à la fabrication des puddings, à l’argenterie et à la vaisselle… Mais à quoi bon parler d’elle ? car il est probable que nous ne la retrouverons plus d’ici au dénoûment, et quand la grille de fer se sera fermée sur elle et sur sa vénérable sœur, elles ne sortiront guère de leur retraite pour venir se mêler aux personnages de ce récit.

Nos rapports devant être des plus fréquents avec Amélia, il n’est pas inutile de dire, dès cette première entrevue, que c’était une nature douce et bonne par excellence. C’est un grand bonheur, dans la vie et dans ce roman qui abonde surtout en scélérats de la plus noire espèce, d’avoir en notre compagnie une si honnête et si bonne personne. Mais comme ce n’est point une héroïne, je me dispenserai de faire son portrait, car en vérité j’aurais peur que son nez ne fût un peu trop court, que ses joues ne fussent un peu trop pleines et trop colorées pour cet emploi. Quoi qu’il en soit, on voyait sur sa figure s’épanouir les roses de la santé, et sur ses lèvres les plus frais sourires. Elle avait des yeux où petillait la gaieté la plus vive et la plus franche, excepté toutefois lorsqu’ils se remplissaient de larmes ; et c’était bien trop souvent, car cette naïve créature aurait éclaté en sanglots pour la mort de son serin, pour une souris que le chat aurait étranglée au passage, ou pour une parole de réprimande, s’il se fût trouvé des gens d’un cœur assez dur pour lui en faire. Miss Pinkerton, cette rigide et irréprochable personne, avait cessé bien vite de la gronder, quoiqu’elle ne s’entendît guère plus en sensibilité qu’en algèbre ; elle avait recommandé particulièrement à tous les maîtres de traiter miss Sedley avec la plus grande douceur. De la sévérité avec elle n’eût été qu’injustice.

Aussi, quand vint le jour du départ, miss Sedley, toujours entre le rire et les pleurs, se trouva fort embarrassée. Elle se réjouissait de retourner chez elle, et elle s’attristait encore plus de quitter sa pension. Pendant les trois jours qui précédèrent, Laura Martin ne la quittait pas plus qu’un petit chien. Elle eut à faire et à recevoir au moins quatorze présents, et à prendre quatorze engagements solennels d’écrire chaque semaine.

« Envoyez-moi mes lettres sous l’enveloppe de mon grand-père le comte de Dexter, dit miss Saltire, qui, soit dit en passant, était fort râpée.

— N’attendez pas la poste, mais écrivez-moi chaque jour, mon cher cœur, a dit l’impétueuse mais affectionnée miss Swartz.

Et la petite Laura Martin prit la main de son amie et la regardant d’un air sérieux :

« Amélia, dans mes lettres, je vous appellerai ma maman. »

(Eh bien, maître Jones[1], qui lisez ce livre a votre cercle, vous traitez, j’en suis sûr, tous ces détails de bouffonneries grotesques et de bavardage ultra-sentimental. Oui, je vous vois, maître Jones, tout réjoui, en tête à tête avec votre morceau de mouton et votre bouteille de vin, prendre votre crayon et écrire à la marge : Niaiseries, bavardages, etc., etc… Voilà bien un de ces génies sublimes qui n’admirent que le grand, que l’héroïque, dans la vie comme dans les romans. Dans ce cas, il fera bien de prendre congé de nous et de tourner ses pas d’un autre côté. Ceci dit, nous poursuivons.)

Pendant que Sambo plaçait dans la voiture les fleurs, les présents, les malles et les boîtes à chapeaux de miss Sedley, ainsi qu’un coffre en cuir bien petit, bien usé, sur lequel miss Sharp avait trés-proprement attaché son carton, et que M. Sambo tendit au cocher avec une grimace à laquelle celui-ci répondit par un rire d’intelligence, l’heure du départ arriva.

La douleur de ces derniers moments fut moins vive, grâce à l’admirable discours que miss Pinkerton adressa à son élève : non que ce discours de séparation disposât Amélia à des réflexions philosophiques ou qu’il l’eût armée de calme contre les épreuves de la vie, ce qui formait la conclusion du discours ; mais c’est qu’il était d’une épaisseur, d’une prétention, d’un ennui qui dépassait toute limite, et miss Sedley craignait trop sa maîtresse de pension pour laisser percer aucune marque d’impatience. Un gâteau à l’anis, une bouteille de vin, furent apportés dans le salon, comme aux occasions solennelles des visites de parents. Après avoir pris sa part de ces rafraîchissements, miss Sedley put songer à partir.

« Voulez-vous entrer, Becky, et prendre congé de miss Pinkerton ? dit miss Jemima à une jeune fille à laquelle personne ne faisait attention, et qui descendait l’escalier, tenant à la main son carton à bonnets.

— Je le dois, » dit miss Sharp avec un grand calme et au grand étonnement de miss Jemina.

Puis elle frappa à la porte, et, ayant reçu la permission d’entrer, elle s’avança sans la moindre hésitation et dit en français, avec la plus grande pureté d’accent : Mademoiselle, je viens vous faire mes adieux.

Miss Pinkerton ne comprenait rien au français, bien qu’elle dirigeât des élèves qui l’entendaient. Elle se mordit les lèvres ; releva sa vénérable face ornée d’un nez à l’antique, et au sommet de laquelle se dessinait un large et majestueux turban.

« Miss Sharp, dit-elle, je vous souhaite le bonjour. »

Et, en parlant, la Sémiramis d’Hammersmith allongeait le bras comme en signe d’adieu et pour donner à miss Sharp l’occasion de serrer un des doigts de sa main, qui resta en route dans ce dessein.

Miss Sharp retira la main avec un sourire glacial et une profonde révérence, et refusa l’honneur qu’on voulait lui faire. À ce mouvement, le turban de la Sémiramis éprouva une secousse d’indignation telle qu’il n’en ressentit jamais de pareille. Dans le fait, c’était une petite lutte entre la jeune personne et la vieille matrone, et celle-ci avait le dessous.

« Le ciel vous bénisse, mon enfant ! dit-elle en embrassant Amélia et en lançant un regard flamboyant à miss Sharp par-dessus l’épaule de la jeune fille.

— Sortez vite, Becky, » dit miss Jemima tout en émoi à la jeune personne, en la poussant hors du salon.

Et la porte se referma sur elle pour toujours.

Dans la cour commencèrent les scènes déchirantes du départ ; les mots nous manquent pour une telle peinture. Tous les domestiques étaient réunis, toutes les bonnes amies, toutes les jeunes pensionnaires, et jusqu’au maître de danse qui venait d’arriver. Ce n’étaient que plaintes, embrassades, larmes et lamentations, sans oublier les crises nerveuses de miss Swartz, l’élève en chambre, qui, de sa fenêtre se livrait à des transports que la plume désespère de retracer ; un cœur sensible saura gré qu’on lui fasse grâce de ces détails.

Les adieux sont finis, et nos voyageurs, ou plutôt miss Sedley a quitté ses amies ; car, pour miss Sharp, elle était entrée sans bruit dans la voiture, et personne ne gémissait de la perdre.

Sambo ferma la portière sur sa jeune maîtresse en larmes, et grimpa derrière la voiture.

« Arrêtez ! cria miss Jemima s’élançant vers la grille avec un paquet. Voici des sandwichs, ma chère, dit-elle à Amélia ; vous pourriez avoir faim ; et vous, Becky, Becky Sharp, voici un livre pour vous que ma sœur… c’est-à-dire que je… c’est ce dictionnaire de Johnson, vous savez bien ; vous ne pouvez nous quitter sans cela. Bon voyage ! En route, cocher. Dieu vous bénisse ! »

Cette excellente créature rentra dans le jardin, vaincue par ses émotions ; mais, au moment où le cocher fouettait les chevaux, miss Sharp montrait sa pâle figure à la portière et lançait le livre dans le jardin.

Miss Jemima pensa s’évanouir d’épouvante.

« Ah ! je n’aurais jamais cru que l’audace… »

L’émotion l’empêcha de compléter sa phrase ; la voiture roulait grand train, la grille était fermée, la cloche retentissait pour la leçon de danse. Et maintenant que le monde s’ouvre à nos deux jeunes filles, adieu à Chiswick Mall.



CHAPITRE II.

Où miss Sharp et miss Sedley se disposent à entrer
en campagne.


À peine miss Sharp, accomplissant l’acte héroïque mentionné au dernier chapitre, eut-elle vu le dictionnaire rouler sur le sable du petit jardin et tomber aux pieds de l’étonnée miss Jemima, que la figure de la jeune fille, empreinte jusqu’alors de la pâleur de la haine, laissa percer un léger sourire qui n’était guère plus gracieux. Puis elle se jeta au fond de la voiture, et comme dégagée d’un grand poids :

« Bon voyage à son dictionnaire, dit-elle, et, grâce à Dieu, me voici hors de Chiswick. »

En présence de ce défi jeté si résolument, miss Sedley ne resta pas moins interdite que miss Jemima ne l’était de son côté. Elle venait de quitter sa pension depuis une minute au plus, et ce n’est pas dans un si court espace de temps que se dissipent les impressions de six années. Cela est si vrai que chez quelques personnes ces terreurs et ces effrois du jeune âge se conservent tout le reste de la vie. Je connais, par exemple, un vieux gentilhomme de soixante-huit ans qui me disait un matin à déjeuner, avec toutes les apparences d’une grande agitation : « La nuit dernière, j’ai rêvé que je recevais le fouet du docteur Raine. » Dans la durée d’un somme, son imagination l’avait fait remonter à une quarantaine d’années. Le docteur Raine et son paquet de verges lui inspiraient encore à soixante-huit ans autant de terreur qu’ils lui en avaient causé à treize. Si le docteur avec son bouleau flexible se fût dressé devant lui en chair et en os, et bien qu’il marquât soixante et huit à l’horloge de la vie, lui eût dit de sa voix redoutée : Allons, drôle, mettez bas votre pantal… ? Aussi miss Sedley resta toute stupéfaite de cet acte d’insubordination.

Enfin, « qu’avez-vous fait, Rebecca ? dit-elle après une pause.

— Croyez-vous donc que miss Pinkerton va sortir pour m’ordonner de rentrer dans sa prison d’enfer, dit Rebecca en riant.

— Non, mais…

— J’exècre cette maison, continua miss Sharp emportée par sa colère ; j’espère ne jamais la revoir. Je voudrais qu’elle fût au fond de la Tamise, et, si miss Pinkerton s’y trouvait, ce n’est certes pas moi qui irais l’y pêcher. J’aurais plaisir à la voir au milieu de l’eau avec son turban, ses jupes flottant à la suite, et son nez à l’avant, formant la proue du navire.

— Ciel ! s’écria miss Sedley.

— Eh bien ! votre nègre ira-t-il le lui dire ? continua miss Rebecca en riant ; qu’il descende s’il veut, et aille conter à miss Pinkerton que je la déteste de toute mon âme. Je voudrais qu’il en eût envie ; je voudrais lui prouver mon aversion. Depuis deux ans, je n’ai reçu de sa part qu’insulte et outrage ; j’ai été traitée par elle plus mal qu’une fille de cuisine. Jamais mot d’affection ni d’amitié, excepté de votre part. J’étais bonne pour soigner les petites filles de la basse classe et pour parler français aux jeunes demoiselles, jusqu’à m’en faire prendre en dégoût ma langue maternelle. Quant à parler français à miss Pinkerton, c’était le plus mauvais tour qu’on pût lui jouer. Elle n’y comprenait mot, et était trop fière pour l’avouer. C’est là, je crois, la cause de mon départ. J’en remercie le ciel, et cela me fait aimer le français. Vive la France ! vive l’Empereur ! vive Bonaparte !

— Ô Rebecca, Rebecca, quelle honte ! » s’écria miss Sedley, car c’était le plus grand blasphème qui pût sortir de la bouche de Rebecca.

Dire alors en Angleterre : « Longue vie à Bonaparte ! » était comme si l’on eût dit : « Longue vie à Lucifer ! »

« Pouvez-vous bien avoir ces mauvaises pensées de vengeance et de haine ?

— Si la vengeance est une mauvaise pensée, elle est au moins naturelle, repartit Rebecca, et je ne suis pas un ange. »

Elle ne mentait pas.

On a pu, en effet, remarquer que, dans cette conversation, miss Sharp a eu deux fois l’occasion de remercier le ciel ; la première pour l’avoir délivrée de personnes qu’elle détestait, et, en second lieu, pour lui avoir fourni l’occasion de mettre ses ennemis dans l’embarras et de les couvrir de confusion. Ce ne sont pas là des motifs bien légitimes de reconnaissance envers le ciel, ni de ceux qui peuvent venir à l’esprit de personnes d’un caractère doux et bienveillant.

Miss Rebecca n’avait rien de doux ni de bienveillant dans le caractère. Tout le monde en usait mal avec elle, disait cette jeune misanthrope (il vaut mieux dire misogyne, car, pour le sexe masculin, on peut déclarer qu’elle en avait encore fort peu l’expérience) ; tout le monde en usait mal à son égard, disait-elle ; cependant nous sommes disposés à croire que ces personnes de l’un ou de l’autre sexe qui sont les victimes de tout le monde n’ont en général que ce qu’elles méritent. Le monde est un miroir qui renvoie à chacun ses propres traits ; si vous froncez le sourcil en le regardant, il vous jette un coup d’œil renfrogné. Riez, au contraire, avec lui, et il se montrera bon compagnon. Avis à vous, jeunes gens, pour régler votre choix. Si on négligeait miss Sharp, c’est qu’elle était connue pour n’avoir jamais rendu service à personne ; on ne peut pas trouver vingt-quatre jeunes demoiselles toutes aussi aimables que l’héroïne de ce roman, miss Sedley, choisie précisément par nous comme la mieux douée de toutes ; autrement rien au monde ne nous eût empêché de mettre à sa place miss Swartz ou miss Crump, ou miss Hopkins ; on aurait eu tort d’espérer rencontrer chez tout le monde le caractère doux et aimable de miss Amélia Sedley, et cette bonne volonté à vaincre en toute circonstance les brusqueries et les rebuts de Rebecca.

Le père de miss Sharp était artiste, et, en cette qualité, avait donné des leçons de dessin dans la maison de miss Pinkerton. C’était un habile homme, bon vivant, bien réjoui, mais brouillé avec le travail. Ses plus grandes dispositions étaient à faire des dettes, et son faible le menait toujours à la taverne. Quand il avait bu, il était dans l’usage de battre sa femme et sa fille ; et le lendemain matin, fatigué d’un grand mal de tête, il adressait ses injures à la foule insouciante de son génie, puis décochait ses traits non moins vifs et quelquefois bien ajustés, contre la sottise de ses confrères les peintres. Comme il était fort mal à l’aise pour subvenir à ses besoins, et que, dans Soho où il vivait, il devait de l’argent à un mille à la ronde, il pensa améliorer sa position en épousant une jeune femme, française d’origine et danseuse de profession. Miss Sharp ne parlait jamais de l’humble condition de sa mère ; mais elle vantait beaucoup la noble et illustre famille des Entrechats, originaires de Gascogne, et tirait vanité d’appartenir à de tels ancêtres. Il est bon de constater que, plus elle avançait dans la vie, plus la race de cette jeune dame gagnait en noblesse et en illustration.

La mère de Rebecca avait fait son éducation on ne sait pas bien où, et sa fille parlait le français avec la pureté des Parisiens. C’était à cette époque une qualité précieuse, et qui valut à Rebecca son entrée chez l’austère miss Pinkerton ; car, sa mère étant morte, son père, qui se trouvait lui-même dans un état désespéré, écrivit à miss Pinkerton, après sa troisième attaque de delirium tremens, une lettre pathétique où il mettait l’orpheline sous sa protection. Peu après il descendit dans la tombe, en laissant deux baillis se débattre sur son corps. Rebecca avait dix-sept ans lorsqu’elle vint à Chiswick. On la traita comme une pensionnaire à bourse entière. Elle était tenue de parler français, et jouissait en retour de l’avantage de vivre là sans rien payer ; et même, moyennant une somme modique par an, elle recueillait des professeurs attachés à la maison quelques bribes d’enseignement.

Petite de taille, vive de tournure, elle était pâle et avait les cheveux d’un blond rouge. Ses yeux, ordinairement baissés, s’ouvraient si larges lorsqu’ils vous regardaient, et prenaient une expression si singulière et si communicative, que le révérend Mr. Crisp, tout frais sorti d’Oxford et vicaire du ministre de Chiswick, le révérend Flowerdow, s’éprit d’amour pour miss Sharp. Un coup d’œil l’avait frappé à mort dans l’église même de Chiswick, un coup d’œil dirigé du banc des pensionnaires au pupitre de lecture. Notre jeune passionné allait prendre le thé chez miss Pinkerton, à laquelle il avait été présenté par sa maman. Il avait même prononcé le mot de mariage dans un billet intercepté, que la marchande de pommes avait été chargée de remettre. Mistress Crisp, appelée soudainement à Buxton, emmena avec elle son cher fils. Mais l’idée seule qu’un vautour avait pu s’introduire parmi les colombes de Chiswick souleva dans la poitrine de miss Pinkerton un tel flot d’indignation, qu’elle eût renvoyé miss Sharp, si elle n’eût pas été engagée par une parole solennelle. Malgré toutes les protestations de la jeune personne, elle ne put jamais croire que ses entretiens avec Mr. Crisp se fussent bornés à ceux que Rebecca avait eus sous ses yeux en deux occasions, lorsqu’ils s’étaient rencontrés pour prendre le thé.

Auprès des grandes demoiselles de l’établissement, Rebecca Sharp pouvait passer pour une enfant. Mais elle possédait cette désolante expérience qu’on doit à la pauvreté. Elle avait eu affaire à plus d’un créancier, et avait su l’éloigner de la porte de son père ; elle savait comment enjôler et mettre de bonne humeur les fournisseurs, pour gagner de la sorte un repas de plus. D’ordinaire elle allait festoyer avec son père, qui était très-fier de son esprit, et elle entendait les propos de ses grossiers compagnons, souvent peu convenables pour une jeune fille. Mais elle n’avait jamais été jeune fille, à ce qu’elle disait, et était femme depuis huit ans. Pourquoi miss Pinkerton avait-elle admis un oiseau si dangereux dans sa cage ?

Le fait est que la vieille dame tenait Rebecca pour la plus douce créature, tant elle avait admirablement joué son rôle d’ingénue toutes les fois que son père l’avait conduite à Chiswick ! C’était à ses yeux une modeste et innocente petite fille. L’année qui précéda celle où elle fut admise dans la maison, elle était alors âgée de seize ans, miss Pinkerton, de son air le plus majestueux, et à la suite d’un petit discours, lui remit en présent une poupée confisquée à miss Swindle, qu’on avait surprise à faire avec elle la dînette pendant les heures de classe. Que de quolibets échangés entre le père et la fille lorsqu’ils rentraient chez eux après une soirée passée chez miss Pinkerton, et surtout au sujet des discours prononcés en présence des professeurs réunis ! Quelle n’eût pas été la colère de cette bonne miss Pinkerton, si elle avait vu comme cette petite grimacière de Rebecca la tournait en caricature à l’aide de sa poupée ! Elle avait avec elle de longs dialogues qui faisaient les délices de Newman-Street, de Gerard-Street et de tout le quartier des artistes. Les jeunes peintres, en venant prendre leur grog au genièvre chez leur doyen, si bon diable et si paresseux, ne manquaient jamais de demander à Rebecca si miss Pinkerton était à la maison ; elle n’était que trop connue d’eux, la pauvre créature ! Une fois Rebecca eut l’honneur de passer quelques jours à Chiswick ; elle en remporta une Jemima, c’est-à-dire une autre poupée à l’image de miss Jemmy. Et cependant l’honnête fille lui avait donné en confitures et en pâtisseries de quoi régaler trois enfants, et glissé de plus à son départ une pièce de sept schellings. Mais l’esprit railleur de cette enfant était plus fort que la reconnaissance, et elle sacrifia miss Jemmy avec aussi peu de pitié que sa sœur.

Lorsque la mort lui enleva son père, La Mall s’ouvrit pour elle comme une nouvelle famille ; mais les rigides observances de la maison lui étaient insupportables. Les prières et les repas, les leçons et les promenades, qui avaient lieu avec une ponctuelle régularité, la mettaient à bout de patience, et, quand elle se reportait à la vie libre et misérable du vieil atelier de Soho, elle se prenait à le regretter. Tout le monde, et jusqu’à elle, s’imaginait qu’elle était minée par la douleur de la perte de son père. Dans sa petite chambre, nichée sous les combles, ses jeunes compagnes l’entendaient marcher et sangloter pendant toute la nuit ; mais c’était de rage et non de douleur. Elle n’avait guère dissimulé jusqu’au moment où, jetée dans l’abandon, elle apprit à feindre. Elle s’était peu mêlée à la société des femmes. Son père, tout relégué du monde qu’il était, ne manquait pas de talent, et sa conversation était cent fois plus agréable que le bavardage de telle personne de son sexe, comme elle pouvait maintenant en rencontrer. La prétentieuse vanité de la vieille maîtresse d’école, la gaieté intempestive de sa sœur, les conversations un peu niaises et les médisances des grandes pensionnaires, la glaciale exactitude des maîtresses, lui causaient un égal ennui. Si elle avait eu un cœur tendre et maternel, cette infortunée jeune fille, elle aurait trouvé du charme et de l’intérêt dans le babil et les confidences des petites filles qui lui étaient confiées. Mais elle vécut avec elles deux années, et aucune ne regretta son départ. Il n’y avait que le bon et tendre cœur d’Amélia qui pût la toucher et se faire aimer d’elle. Mais qui aurait pu ne pas aimer Amélia ?

Le bonheur, les avantages sociaux que ses jeunes compagnes avaient sur elle livraient Rebecca aux cruels tourments de l’envie. « Voyez, disait-elle, quels airs se donne celle-là parce qu’elle est petite-fille d’un comte ! Comme elles s’inclinent et rampent devant cette créole, et cela à cause de ses cent mille livres ! Je suis cent fois plus vive et plus agréable que cette créature avec tout son or ; ma naissance vaut bien celle de cette petite-fille de comte, avec tous ses parchemins : et cependant chacun ici me laisse à l’écart, tandis que chez mon père tous ses amis manquaient les bals et les fêtes, pour venir passer la soirée avec moi ! »

Elle résolut en conséquence de s’affranchir à tout prix de la prison où elle se trouvait. Elle se mit dès lors à travailler dans ce but et à dresser ses plans pour l’avenir.

D’abord elle profita des moyens de s’instruire que sa position lui offrait. Déjà musicienne et possédant bien une langue étrangère, elle parcourut rapidement le cercle des études regardées comme nécessaires aux dames de cette époque. Elle travaillait sans relâche la musique, et, un jour de sortie où elle était restée à la pension, notre auguste matrone l’entendit exécuter un morceau avec une telle perfection, qu’elle pensa sagement pouvoir s’épargner la dépense d’un maître pour les plus petites, et annonça à miss Sharp qu’à l’avenir elle aurait à leur enseigner la musique.

La jeune fille refusa pour la première fois, et au grand étonnement de la majestueuse maîtresse de pension.

« Je suis ici, dit brusquement Rebecca, pour parler français avec les enfants, non pour leur enseigner la musique et ménager votre argent. Payez ; et je la leur apprendrai. »

Notre auguste matrone fut obligée de céder, et naturellement lui en voulut à partir de ce jour.

« Pendant trente-cinq ans, dit-elle, je n’ai jamais vu personne oser se révolter dans ma propre maison contre mon autorité ; j’ai réchauffé une vipère dans mon sein.

— Une vipère ! vous badinez, dit miss Sharp presque pâle de saisissement ; vous m’avez prise parce que je vous étais utile. Ce n’est point une question de reconnaissance entre nous. Je déteste cette maison, et n’aspire qu’à la quitter. Je ne veux rien faire ici que ce que je suis obligée d’y faire. »

La vieille dame avait beau lui demander si elle songeait bien qu’elle parlait à miss Pinkerton, Rebecca lui riait au nez d’un air insultant et vraiment diabolique, au point que la maîtresse de pension en eut presque une attaque de nerfs :

« Donnez-moi de l’argent, dit la jeune fille, ou bien, si vous l’aimiez mieux, trouvez-moi une bonne place, une bonne place de gouvernante dans une noble famille ; vous n’avez qu’à vouloir. »

Dans toutes leurs querelles subséquentes, elle en revenait toujours à cet argument : « Trouvez-moi une position ; nous ne pouvons nous sentir, et je suis prête à vous quitter. »

La digne miss Pinkerton, bien qu’elle fût décorée d’un nez à la romaine et d’un turban, et qu’elle fût taillée comme un grenadier, ne possédait pas cependant une volonté et une énergie égales à celles de sa jeune pensionnaire ; en vain elle lutta contre elle et chercha à l’intimider. Se voyant une fois gourmandée par elle en public, Rebecca eut recours au stratagème mentionné plus haut ; elle répondit en français, ce qui dérouta complétement la vieille femme. Pour maintenir l’autorité dans la pension, il fallait écarter cette rebelle, ce monstre, ce serpent, cette torche incendiaire. Sur ces entrefaites, miss Pinkerton, ayant appris que la famille de sir Pitt Crawley avait besoin d’une gouvernante, recommanda aussitôt miss Sharp pour cette place, tout monstre et tout serpent qu’elle était. « Je n’ai rien à reprendre, pensa-t-elle, dans la conduite de miss Sharp, si ce n’est à mon égard, et ne puis lui refuser des connaissances et des talents accomplis. Elle ne peut que faire honneur au système d’éducation adopté dans ma maison. » C’était ainsi que la maîtresse de pension mettait sa conscience d’accord avec ses recommandations, qu’elle parvenait à dégager sa parole, et que sa pensionnaire se trouvait libre enfin. La bataille décrite ici en quelques lignes dura naturellement plusieurs mois.

Miss Sedley avait aussi dix-sept ans et était sur le point de quitter la pension. Par suite de l’amitié qu’elle ressentait pour miss Sharp, seul point dans le caractère d’Amélia qui, de l’aveu de la vénérable matrone, ne donnât pas satisfaction à sa maîtresse, elle l’invita à venir passer une semaine chez ses parents avant de se rendre à ses devoirs de gouvernante dans la maison où on l’attendait.

Ainsi s’ouvrait le monde pour ces deux jeunes femmes. Pour Amélia, il se présentait comme une fleur dans tout l’éclat de sa fraîcheur et de sa nouveauté ; il n’était pas aussi nouveau pour Rebecca, car, s’il faut dire toute la vérité sur l’affaire du révérend Crisp, la marchande de gâteaux insinua à quelqu’un, qui affirma le fait sous la foi du serment à une autre personne, qu’il y en avait beaucoup plus entre Mr. Crisp et miss Sharp qu’on n’en avait confié au public, et que cette lettre était la réponse à une autre. Mais qui pourra découvrir la vérité sur ce point ? En tout cas, si ce n’était pas pour Rebecca un début dans le monde, c’était du moins une rentrée.

Dans le cours du trajet jusqu’à la barrière de Kensington, Amélia, sans avoir oublié ses compagnes, avait fini par sécher ses larmes. D’abord elle avait rougi avec un sentiment de plaisir à la vue d’un jeune officier des horse-guards qui avait caracolé à la portière, et, lui jetant un coup d’œil, avait dit : « Vrai Dieu ! la jolie fille. » Puis, avant d’arriver à Russell-Square, la conversation s’était longuement étendue sur l’article des modes. Les jeunes femmes portaient-elles de la poudre sur leurs cheveux, des baleines dans leurs jupes à la présentation ? Miss Amélia aurait-elle cet honneur ? car elle savait qu’on devait la mener au bal du lord-maire. Arrivée à la maison paternelle, miss Sedley, à l’aide du bras de Sambo, s’élança aussi gaie, aussi radieuse qu’aucune fille de la bonne Cité de Londres, et tous les serviteurs de la maison étaient réunis dans la cour pour fêter leur jeune maîtresse et sourire à sa bienvenue.

Après ces premiers embrassements, miss Sedley montra à Rebecca toutes les chambres de la maison et ce qu’il y avait dans chaque chambre, ses livres, son piano, ses robes, tous ses colliers, ses broches, ses dentelles. Elle força Rebecca d’accepter des bagues de cornaline et de turquoise, et une écharpe de mousseline légère qui maintenant était trop petite pour elle ; en dépit de la discrétion dont son amie s’était armée, elle demanda à sa mère l’autorisation de lui offrir son châle de cachemire blanc. Elle pouvait bien s’en passer, puisque son frère Joseph lui en rapportait deux de l’Inde.

Quand Rebecca vit les deux magnifiques châles de cachemire que Joseph Sedley avait rapportés à sa sœur, elle dit avec un accent de vérité : « Ce doit être très-bon d’avoir un frère ; » ce qui toucha de compassion le cœur sensible d’Amélia : elle pensait que son amie était seule au monde, pauvre orpheline, sans amis, sans parents.

« Non, vous ne serez pas abandonnée, Rebecca, dit Amélia ; je serai votre amie, je vous aimerai comme une sœur ; oui, comme une sœur.

— Mais où trouver des parents comme les vôtres, bons, riches, affectionnés, qui vous donnent tout ce que vous désirez, et leur amour plus précieux que tout le reste ? Mon pauvre père ne me donnait rien, et je n’avais en tout que deux robes. Vous avez un frère, un bon frère ! vous devez bien l’aimer ! »

Amélia se mit à rire.

« Eh quoi ! ne l’aimez-vous pas, vous qui dites que vous aimez tout le monde ?

— Oui, sans doute… seulement…

— Seulement, quoi ?

— Seulement Joseph semble s’inquiéter fort peu si je l’aime ou non. Il m’a donné ses deux doigts à serrer après une absence de dix années. Il est très-bon, très-dévoué, mais il me parle rarement, et je crois qu’il aime mieux sa pipe que sa… »

Ici Amélia s’interrompit, car pourquoi dire du mal de son frère ?

« Il était très-bon pour moi quand j’étais enfant, continua-t-elle ; je n’avais que cinq ans quand il est parti.

— Il doit être très-riche, reprit Rebecca, car on dit que tous les nababs indiens le sont énormément.

— Je crois qu’il a un très-gros revenu.

— Est-elle gentille, votre belle-sœur ?

— Allons donc ! Joseph n’est point marié, » dit Amélia se remettant à rire.

Peut-être en avait-elle déjà informé Rebecca ; mais cette jeune femme ne fit pas semblant de s’en souvenir. Elle répéta même plusieurs fois qu’elle s’attendait à voir à Amélia toute une bande de neveux et de nièces. Elle regrettait beaucoup que Mr. Sedley ne fût pas marié ; elle était sûre qu’Amélia lui avait dit qu’il l’était ; pour sa part, elle raffolait des petits enfants.

« Je crois que vous en aviez suffisamment à Chiswick, » dit Amélia, tout étonnée de cette tendresse subite de son amie.

Hier encore, miss Sharp ne se serait pas hasardée à avancer des propositions dont on eût pu si facilement démontrer la fausseté ; mais rappelons-nous qu’elle n’avait que dix-neuf ans, et qu’elle était bien novice dans l’art de feindre, l’innocente créature. Toutefois, le motif de cette série de questions pouvait se traduire tout simplement de la sorte : « Si Mr. Joseph Sedley est riche et garçon, pourquoi ne l’épouserai-je pas ? Je n’ai que quinze jours devant moi, à la vérité, mais je ne risque rien d’en faire l’essai. »

Elle arrêta, dans son esprit, cette louable tentative. Elle redoubla de caresses pour Amélia, elle couvrit de baisers le collier de cornaline, et déclara qu’elle ne voulait jamais, jamais s’en séparer. Lorsque sonna la cloche du dîner, elle descendit les escaliers, son bras passé autour de la ceinture de son amie, comme font les jeunes femmes. Elle était si émue à la porte du salon qu’elle trouva à peine le courage d’entrer.

« Sentez mon cœur, comme il bat, ma chère, dit-elle à son amie.

— Mais je ne le sens pas, dit Amélia ; entrons et n’ayez pas peur : mon père ne vous fera pas de mal. »



CHAPITRE III.

Rebecca en présence de l’ennemi.


Un gros et gras gaillard, en épaisses bottes de daim à la hongroise, enseveli sous plusieurs cravates qui s’élevaient presque à la hauteur de son nez, avec un gilet rayé de rouge et un habit vert pomme sur lequel brillaient des boutons d’acier aussi larges qu’une couronne, était à lire le journal au coin du feu, lorsque les deux jeunes filles entrèrent. Il bondit de son fauteuil, rougit beaucoup, et, à cette apparition, éclipsa presque toute sa face derrière sa cravate.

« Ce n’est que votre sœur, Joseph, dit Amélia en riant et en lui prenant les deux doigts qu’il lui présentait. Je suis revenue pour tout de bon. Voici mon amie, miss Sharp dont vous m’avez déjà entendu parler.

— Non ! jamais, sur ma parole, répondit la tête cachée sous les cravates en redoublant de signes de dénégation, c’est-à-dire… si !… Il fait abominablement froid, mademoiselle ; et en même temps il tisonnait le feu de tout son pouvoir, bien qu’on fût au milieu de juin.

— Il est très-bien, dit Rebecca à Amélia, de manière à se faire entendre.

— Le pensez-vous, reprit celle-ci ; alors je vais le lui dire.

— Ma chère, pour tout au monde ! » dit miss Sharp, tressaillant comme une biche effarouchée.

Elle avait d’abord fait un pudique et respectueux salut au jeune homme, puis ses yeux s’étaient fixés si obstinément sur le tapis que c’était merveille qu’elle eût pu l’entrevoir.

« Je vous remercie, mon frère, de vos magnifiques châles, dit Amélia au tisonneur ; n’est-ce pas qu’ils sont beaux, Rebecca ?

— Oh ! bien beaux ! » répondit miss Sharp ; et ses yeux allèrent droit du tapis au chandelier.

Joseph continua à faire grand bruit dans le feu avec la pelle et les pincettes, tout soufflant, tout haletant et devenant aussi rouge que sa face blême pouvait le permettre.

« Je ne puis vous faire d’aussi jolis présents, continua sa sœur ; mais, pendant que j’étais à la pension, je vous ai brodé une jolie paire de bretelles.

— Mais, en vérité, Amélia, s’écria son frère en proie à une vive agitation, je ne sais ce que vous voulez dire. »

Et en même temps il se pendit de toutes ses forces au cordon de la sonnette, qui lui resta entre les mains. Nouveau sujet de confusion pour le pauvre garçon.

« Pour l’amour du ciel, voyez si mon buggy est à la porte. Je ne puis attendre, je vais sortir ; le diable emporte ce groom ! il faut que je m’en aille. »

Au même instant entra le père de famille, secouant ses breloques comme un vrai marchand anglais.

« De quoi parlez-vous, Emmy ? dit-il.

— Joseph me prie de voir si son… son buggy est à la porte. Qu’est-ce qu’un buggy, papa ?

— C’est un palanquin à un cheval, » dit le vieux père, qui avait des prétentions au bel esprit.

Joseph se laissa aller à un violent accès de rire ; mais, ayant rencontré le regard de miss Sharp, il s’arrêta subitement comme frappé d’un coup invisible.

« Cette jeune dame est votre amie ? Miss Sharp, je suis bien aise de vous voir. Avez-vous déjà, avec Emmy, querellé Joseph sur ses intentions de sortir ?

— C’est que j’ai promis à Bonamy, qui est employé avec moi, d’aller le prendre pour dîner, repartit Joseph.

— Allons donc ! votre mère ne vous a-t-elle pas dit que vous dîniez ici ?

— Mais sous ce costume c’est impossible.

— Regardez-le un peu, miss Sharp ; n’est-il pas assez bien pour dîner partout ? »

Là-dessus miss Sharp regarda son amie, et elles partirent d’un éclat de rire qui fit grand plaisir au vieux père.

« Avez-vous jamais vu chez miss Pinkerton des bottes en peau de daim de la tournure de celles-ci ? continua-t-il en poursuivant ses avantages.

— De grâce, mon père ! s’écria Joseph.

— Aurais-je blessé sa susceptibilité ? Je crois, mistress Sedley, ma chère amie, avoir blessé la susceptibilité de votre fils : j’ai plaisanté sur ses bottes de daim. Demandez-lui, miss Sharp, si ce n’est pas cela. Allons, Joseph, soyez ami avec miss Sharp, et allons dîner.

— Il y a un pilau, Joseph, juste comme vous les aimez, et papa a rapporté le plus beau turbot de Billings-gate.

— Vite, monsieur, donnez votre bras pour descendre à miss Sharp, et je vous suivrai avec ces deux jeunes dames, » dit le père en prenant le bras de sa femme et de sa fille et en sortant gaiement.

Que miss Sharp ait résolu au fond de son cœur de faire la conquête de ce gros et gras garçon, nous n’avons, mesdames, aucun droit de l’en blâmer. Car, si le soin de la chasse aux maris est généralement, par un sentiment de modestie très-louable, départi par les jeunes filles à la sagesse de leurs mères, il faut se souvenir que miss Sharp n’avait nul parent d’aucun genre pour entrer à sa place dans ces négociations délicates. Si donc elle ne cherchait un mari pour son propre compte, il y avait peu de chance qu’elle trouvât, dans tout l’univers, quelqu’un qui s’en occupât pour elle. Qu’est-ce qui engage toute notre belle jeunesse à aller dans le monde, si ce n’est la noble ambition du mariage ? Qu’est-ce qui fait partir toutes ces bandes pour les eaux ? Qu’est-ce qui fait danser jusqu’à cinq heures du matin dans une saison mortelle ? Qu’est-ce qui fait travailler les sonates au piano-forte et apprendre quatre romances d’un maître à la mode, qu’on paye une guinée le cachet ; jouer de la harpe quand on a le bras joli et bien fait, et porter des chapeaux et des fleurs vert Lincoln, si ce n’est l’espérance qu’avec tout cet arsenal et ces traits meurtriers on frappera au cœur quelque souhaitable jeune homme ?

Qu’est-ce qui engage de respectables parents à mettre leur maison sens dessus dessous, à dépenser la moitié de leur revenu en soupers de bal et en champagne frappé ? Serait-ce par amour désintéressé de leurs semblables et par l’unique désir de voir les jeunes gens heureux au milieu de la danse ? Eh ! mon Dieu, c’est qu’ils désirent marier leurs filles ; et, de même que mistress Sedley, dans les profondeurs de son âme maternelle, avait déjà arrangé une douzaine de plans pour l’établissement de son Amélia, de même Rebecca fort aimable mais sans appui, se détermina à faire de son mieux pour s’assurer un mari qui lui était encore plus nécessaire qu’à son amie. Son imagination, très-vive d’ailleurs, était en outre excitée par les lectures qu’elle avait faites dans les Contes arabes et la Géographie de Guthrie, et, en réalité, pendant qu’elle s’habillait pour le dîner, d’après les renseignements recueillis auprès d’Amélia sur la richesse de son frère, elle bâtissait les plus magnifiques châteaux en l’air, dont on ne pouvait lui contester la libre disposition ; elle entrevoyait un mari qui était encore, il est vrai, dans les brouillards ; elle s’affublait d’une foule de châles, de turbans, de bracelets, de diamants, elle se pavanait sur un éléphant au son de la marche de Barbe-Bleue, pour aller rendre visite au grand Mogol. Douces visions des Mille et une Nuits ! Que de jeunes et vives créatures comme Rebecca Sharp se sont arrêtées avec délices sur ces rêves fantastiques que l’on fait les yeux ouverts !

Joseph Sedley avait douze ans de plus que sa sœur Amélia. Il était fonctionnaire civil dans la Compagnie des Indes orientales, et, au temps où nous écrivons, son nom figurait à l’article Bengale dans l’East India register, comme receveur de Boggley-Vollah, poste honorable et lucratif, comme tout le monde sait. Pour connaître les places importantes que Joseph fut appelé à remplir dans le service, nous renvoyons le lecteur à la même feuille périodique.

Boggley-Vollah est situé dans un district solitaire, marécageux et fort agréable du reste ; il est renommé pour la chasse à la bécasse, et de temps en temps on y peut tuer un tigre. Rangoon, qui possède un magistrat, n’en est éloigné que de quarante milles, et à trente milles plus loin se trouve une station de cavalerie ; c’est du moins ce que Joseph écrivit à ses parents quand il prit possession de sa place de receveur. Joseph avait passé huit ans au milieu d’une solitude complète dans ce charmant séjour. Il était bien rare qu’il vît une face de chrétien plus de deux fois par an, alors que le détachement escortait à Calcutta les impôts qu’il avait touchés.

Il fut par bonheur atteint d’une maladie de foie. Obligé d’aller se faire soigner en Europe, il trouva dans son pays natal mille occasions de fêtes et de plaisirs. Il ne vivait pas à Londres au sein de sa famille, mais avait son habitation à part, comme un joyeux et bon compagnon. Avant de partir pour l’Inde, il était encore trop jeune pour se mêler aux plaisirs enivrants de la ville ; aussi il s’y plongea à son retour avec une ardeur effrénée. Il conduisait les équipages au Park, dînait aux tavernes à la mode, fréquentait les théâtres, comme c’était de bon ton à cette époque, et se montrait à l’Opéra toujours en pantalon collant et en chapeau à cornes.

À son retour dans l’Inde, il raconta à tout propos et avec beaucoup d’enthousiasme cette période de son existence, et donna à entendre que Brummel et lui avaient été les lions à la mode. Et cependant il vivait aussi solitaire que dans les broussailles de Boggley-Vollah. Il connaissait à peine un homme dans la métropole ; et sans son docteur, ses pilules et sa maladie de foie, il serait mort d’ennui et de solitude. Lourd, bourru, mais bon vivant, la vue d’une femme lui causait les plus terribles paniques ; aussi le voyait-on rarement dans le salon de son père, à Russell-Square, où les lazzis du bonhomme mettaient son amour-propre dans les transes.

Joseph s’était vivement préoccupé et même alarmé de son embonpoint ; plusieurs fois déjà il avait voulu prendre un parti énergique pour se débarrasser de cet excès de graisse, mais son indolence et l’amour de ses aises l’avaient bien vite détourné de ses projets de réforme, et il en était encore à ses trois repas par jour. Jamais il n’était bien mis ; et pourtant ce n’était pas faute de se donner beaucoup de tourment pour parer sa grasse personne : il passait plusieurs heures chaque jour à cette occupation. Son valet faisait sa fortune des rebuts de sa garde robe, et sur sa toilette on trouvait plus de pommades et plus d’essences que n’en employa jamais une beauté décrépite. Pour avoir bonne tournure dans son habit, il avait recours à toutes les sangles, brides et ceintures alors inventées. Comme tous les hommes gras, il exigeait que ses habits fussent trop étroits, et recherchait les plus brillantes couleurs et la coupe la plus jeune. Lorsqu’il s’habillait dans l’après-midi, c’était pour aller au Park, tout seul, faire sa promenade en voiture, puis il rentrait pour s’habiller de nouveau et aller dîner, encore tout seul, au café Piazza. Il était aussi vain qu’une fille, et peut-être cette extrême sauvagerie venait-elle de son extrême vanité. Si miss Rebecca, dès son entrée dans le monde, peut venir à bout de lui, c’est qu’elle est une jeune personne d’une rare habileté.

Son premier début prouvait d’ailleurs une grande adresse. En disant que Sedley était bel homme, elle savait qu’Amélia le répéterait à sa mère, qui le redirait probablement à Joseph, et de toute manière ne lui en voudrait pas du compliment fait à son fils. Toutes les mères sont les mêmes.

Allez dire à Stycorax que son fils Caliban est aussi beau qu’Apollon, elle en sera flattée dans son amour-propre de sorcière.

Peut-être aussi Joseph Sedley avait-il surpris le compliment au passage. Rebecca avait parlé assez haut pour cela ; et, s’il l’avait entendu, comme déjà dans son opinion il se tenait pour un très-beau garçon, cet éloge avait dû caresser chacune des fibres de sa grasse personne et les faire tressaillir de plaisir. Mais il lui vint une amère pensée : « La petite fille se moquerait-elle de moi ? » songea-t-il. Voilà pourquoi il s’était aussitôt élancé vers la sonnette, se disposant à la retraite, comme nous l’avons vu, quand les plaisanteries de son père et les instances de sa mère le contraignirent à rester au logis. Il conduisit la jeune demoiselle à la salle à manger, l’esprit en proie aux plus vives incertitudes. « Croit-elle réellement que je suis beau, pensa-t-il, ou seulement s’amuse-t-elle de moi ? » Nous avons dit que Joseph Sedley était aussi vain qu’une jeune fille. Nous savons bien que les jeunes filles retournent la médaille et disent d’une personne de leur sexe : « elle est vaine comme un homme », et elles ont bien raison. Le sexe barbu est aussi âpre à la louange, aussi précieux dans sa toilette, aussi fier de sa puissance séductrice, aussi convaincu de ses avantages personnels que la plus grande coquette du monde. »

Au bas des escaliers, Joseph rougissait de plus en plus, et Rebecca, dans une tenue très-modeste, tenait ses yeux fixés à terre. Elle portait une robe blanche ; ses épaules nues avaient l’éclat de la neige ; l’image de la jeunesse, de l’innocence sans appui, l’humble simplicité d’une vierge étaient empreintes dans toute sa tenue. « Je n’ai plus maintenant qu’à garder le silence, pensa Rebecca, et témoigner beaucoup d’intérêt pour tout ce qui concerne l’Inde. »

À ce qu’il paraît, mistress Sedley avait préparé à son fils un excellent curry[2], comme il les aimait, et, dans le courant du dîner, on offrit une portion de ce plat à Rebecca.

« Qu’est-ce que cela ? dit-elle en jetant un coup d’œil interrogatif à M. Joseph.

— Parfait ! » dit-il. Sa bouche était pleine, et sa face toute rouge exprimait les jouissances de la mastication. « Ma mère, c’est aussi bon que les currys faits dans l’Inde.

— Oh ! j’en veux goûter, si c’est un plat indien, dit miss Rebecca. Il me semble que tout ce qui vient de là doit être excellent.

— Donnez du curry à miss Sharp, ma chère, » dit M. Sedley en riant.

Rebecca n’en avait goûté de sa vie.

« Eh bien ! trouvez vous toujours bon tout ce qui vient de l’Inde ? reprit M. Sedley.

— C’est excellent, dit Rebecca, que le poivre de Cayenne mettait à la torture.

— Prenez avec cela un chili, dit Joseph, qui commençait à faire attention.

— Un chili, dit Rebecca qui n’en pouvait plus. Oh ! oui. »

Et elle pensait qu’un chili était quelque chose de rafraîchissant. On lui en apporta un.

« Quelle couleur fraîche et verte ! » dit-elle.

Elle en mit un dans sa bouche ; c’était plus cuisant encore que le curry ; elle ne put l’endurer plus longtemps. Elle laissa tomber sa fourchette.

« De l’eau ! pour l’amour du ciel, de l’eau ! » s’écria-t-elle.

M. Sedley éclatait de rire ; c’était un homme épais, un habitué de la Bourse, où l’on aime bien ces plaisanteries à bout portant.

« C’est ce qu’il y a de plus indien, je vous assure, ajouta-t-il. Sambo, donnez de l’eau à miss Sharp. »

L’hilarité paternelle trouva de l’écho auprès de Joseph, auquel le tour parut excellent. Les dames rirent peu ; elles pensaient aux cruelles souffrances de la pauvre Rebecca. Pour Rebecca, elle aurait étranglé de bon cœur le vieux Sedley ; mais elle avala la mortification aussi bien qu’elle avait fait auparavant de l’abominable curry, et, aussitôt qu’elle put parler, elle dit d’un air de bonne humeur :

« J’aurais dû me rappeler le poivre que les princesses de Perse mettent dans leurs tartes à la crème, suivant les Mille et une nuits. Assaisonnez-vous donc dans l’Inde vos tartes à la crème avec du poivre de Cayenne, monsieur ? »

Le vieux Sedley se remit à rire, et pensa que décidément Rebecca avait un bon caractère. Joseph repartit simplement :

« Des tartes à la crème, mademoiselle ? Notre crème ne vaut rien au Bengale ; nous n’avons le plus souvent que du lait de chèvre, et j’ai fini par m’y habituer.

— Maintenant, vous n’aimez plus du tout ce qui vient de l’Inde ? » dit le vieux père ; mais quand les dames se furent retirées, le rusé compère dit à son fils : « Prenez garde, Joe, cette fille veut vous faire tomber dans ses filets.

— Peuh ! je ne la crains pas, dit Joseph très-flatté de cette remarque. Je me rappelle qu’il y avait à Dumdum une fille : c’était celle de Cutler, qui était dans l’artillerie ; elle épousa peu après Lance, le chirurgien, qui nous en fit voir des siennes, l’an iv, à moi et à Mulligatawney, dont je vous ai parlé avant dîner ; c’était un bon diable que ce Mulligatawney. Il est maintenant magistrat à Budgebudge, et je suis sûr qu’il sera du conseil avant cinq ans. Eh bien ! monsieur, l’artillerie donna un bal, et Quintin, du 14e régiment du roi, me dit : « Sedley, je parie avec vous, double contre simple, qu’avant les pluies, Sophie Cutler vous aura englué. — Convenu, dis-je… Par ma foi, voilà un bordeaux qui est des meilleurs ; est-il d’Adamson ou de Carbonell ? »

Un léger ronflement fut la seule réponse. L’honnête agent de change s’était endormi, et l’histoire de Joseph fut perdue pour ce jour-là. Heureusement qu’il était très-communicatif dans les réunions d’hommes, et qu’il a répété ce conte délicieux à plus de cent reprises à son apothicaire, le docteur Gollop, quand celui-ci venait s’informer de son foie et de ses pilules.

À cause de sa mauvaise santé, Joseph Sedley se contenta d’une bouteille de bordeaux après son madère, puis dépêcha deux assiettées de fraises et de crème et vingt-quatre gâteaux qu’on avait laissés dans une assiette auprès de lui. Nous pouvons assurer de plus, car les nouvellistes ont le privilége de tout savoir, qu’il pensa beaucoup aux jeunes filles qui étaient à l’étage au-dessus. « C’est, ma foi, une vive, aimable et gentille créature, pensa-t-il en lui-même. Comme elle me regardait quand je lui ai ramassé son mouchoir à dîner ! Elle l’a laissé tomber deux fois. Qui est-ce qui chante maintenant au salon ? Je vais aller voir. »

Mais sa timidité vint encore l’arrêter avec une force insurmontable. Son père était endormi. Son chapeau se trouvait dans la pièce. Il y avait là un fiacre tout prêt à partir pour Southampton-Row.

« Je vais aller voir les Quarante voleurs, dit-il, et les nouveaux pas de miss Decamp. »

Et, sur cela, il s’esquiva tout doucement sur la pointe des pieds, sans réveiller son digne père.

« Voilà Joseph qui sort, dit Amélia à la fenêtre du salon, pendant que Rebecca chantait au piano.

— Miss Sharp lui a fait peur, dit mistress Sedley, pauvre Joe, sera-t-il donc toujours aussi timide ? »



CHAPITRE IV.

La bourse de soie verte.


Les terreurs du pauvre Joe se prolongèrent deux ou trois jours, pendant lesquels il ne se montra point dans la maison. Miss Rebecca ne prononça même pas son nom ; elle témoignait à mistress Sedley une respectueuse reconnaissance, prenait grand plaisir à visiter les magasins, et s’extasiait au théâtre avec une admiration à laquelle se laissait prendre la bonne dame. Un jour Amélia eut mal à la tête et ne put aller à une partie de plaisir où on avait convié les deux jeunes filles. Rien ne put déterminer son amie à s’y rendre sans elle.

« Vous avez fait entrer le bonheur et l’affection dans la vie de la pauvre orpheline, et elle vous quitterait ? Non, jamais ! »

En même temps les yeux de Rebecca se remplissaient de larmes, et mistress Sedley ne pouvait s’empêcher d’avouer que l’amie de sa fille lui ressemblait par sa charmante sensibilité.

Quant aux bons mots de M. Sedley, Rebecca en riait de si bon cœur et avec une telle persévérance, que le bonhomme en était ravi. Ce n’était pas seulement auprès des chefs de la famille que miss Sharp se trouvait en faveur ; elle était au mieux avec mistress Blenkinsop, pour avoir pris le plus grand intérêt à la confection de ses confitures de framboises, opération qui s’accomplissait alors dans la salle des conserves de la maison. Elle continuait à appeler Sambo son bon monsieur, ou monsieur Sambo, à la grande satisfaction de cet honnête domestique ; elle s’excusait auprès de la femme de chambre de la peine qu’elle lui donnait en la sonnant, et cela avec une si grande douceur, une si grande humilité, qu’on la prônait autant à l’office qu’au salon.

Une fois, en regardant des dessins qu’Amélia avait fait venir de la pension, il lui en tomba un entre les mains qui la fit soudain éclater en larmes et quitter la chambre. C’était le jour où Joe Sedley faisait sa seconde apparition.

Amélia monta auprès de son amie pour connaître la cause de ce chagrin ; cette excellente jeune fille revint sans Rebecca, mais elle était pour le moins aussi affectée qu’elle.

« Vous savez, maman, que son père était notre maître de dessin. Il faisait toujours ce qu’il y avait de mieux dans notre travail.

— Oui, chère enfant, je me rappelle que j’ai entendu dire à miss Pinkerton qu’il n’y touchait pas, mais qu’il leur donnait le coup de force.

— C’est cela, c’est ce qu’on appelle le coup de force, ma chère maman. À la vue de ces dessins, Rebecca s’est rappelé son père, qui y travaillait. Cette pensée lui est venue tout à coup, et voilà pourquoi vous l’avez vue…

— La pauvre enfant est tout cœur, dit mistress Sedley.

— Je voudrais bien qu’elle restât avec nous une semaine de plus, dit Amélia.

— Elle a, reprit Joe, quelque chose de diabolique comme miss Cutler, que je rencontrai à Dumdum, mais elle est plus belle. Miss Cutler est maintenant mariée avec Lance, chirurgien d’artillerie. Vous ai-je dit, madame, qu’une fois Quintin, du 14e, paria avec moi que…

— Joseph, nous connaissons l’histoire, dit Amélia en riant ; laissez cela de côté, et persuadez à maman d’écrire un mot à sir Crawley.

— N’avait-il pas un fils aux Indes dans les dragons légers du roi ?

— Eh bien ! vous lui écrirez pour qu’il accorde encore quelques jours de grâce à cette pauvre Rebecca. La voici, les yeux rouges d’avoir pleuré.

— Je suis mieux maintenant, dit la jeune fille avec son plus doux sourire ; puis, prenant la main que lui présentait la bonne mistress Sedley, elle la baisa respectueusement. Que vous êtes tous bons pour moi ! Tous, ajouta-t-elle avec un sourire, excepté vous, monsieur Joseph.

— Moi, dit Joseph méditant un moment pour savoir s’il n’allait pas partir. Juste ciel ! grand dieu ! miss Sharp !

— Comment avez-vous pu être assez barbare pour me faire manger cet horrible mets au poivre, le premier jour que je vous vis ? Vous n’êtes pas si bon pour moi que ma chère Amélia.

— C’est qu’il ne vous connaît pas si bien, s’écria Amélia.

— Je défie qui que ce soit de n’être pas bon pour vous, ma chère, reprit la mère.

— Le curry était excellent, en vérité il l’était, dit Joseph d’un ton grave. Peut-être n’y avait-il pas assez de jus de citron. Non, il n’y en avait pas assez.

— Et les chilis ?

— Par Jupiter, y avait-il là de quoi vous faire crier si fort ? dit Joe, encore tout pénétré de ce qu’il y avait de risible dans cette aventure, et éclatant d’un fou rire qui s’arrêta soudainement comme d’habitude.

— J’aurai soin de vous laisser choisir pour moi une autre fois, » dit Rebecca.

Et comme ils descendaient pour dîner :

« Je ne comprends pas que des hommes trouvent du plaisir à mettre ainsi de pauvres filles dans l’embarras.

— Vraiment, miss Rebecca, je ne voudrais pas vous chagriner pour tout au monde.

— Non, dit-elle, je sais que vous ne le voudriez pas. »

En même temps elle lui fit avec sa petite main un serrement gracieux et la retira tout effrayée ; puis, pour la première fois, le regardant un instant en face, elle abaissa aussitôt les yeux sur les tringles du tapis. Je ne voudrais pas affirmer que le cœur de Joe ne battit pas d’aise à cette marque d’intérêt, pleine de timidité et de grâce, venant d’une simple jeune fille.

C’était une avance que peut-être des dames d’une conduite et d’un tact irréprochables eussent condamnée comme un peu risquée ; mais considérez que la pauvre Rebecca avait tout à faire à elle seule. Quand une personne est trop pauvre pour avoir une servante, quelque élégante qu’elle soit, il faut bien qu’elle balaye sa chambre elle-même ; quand une jeune personne n’a pas de mère pour négocier ses affaires avec un jeune homme, il faut bien qu’elle s’en occupe elle-même.

C’est encore un bienfait du ciel que les femmes n’exercent pas leur pouvoir plus souvent, car nous ne pourrions leur résister. Elles n’ont qu’à montrer la plus légère inclination, les hommes sont aussitôt à leurs genoux. Vieux ou laids, nous sommes tous les mêmes. Je pose en principe qu’une femme, à moins d’être absolument bossue, peut épouser celui qu’elle préfère. Félicitons-nous donc si ces aimables créatures sont comme les oiseaux du ciel, et ne connaissent pas leur pouvoir ; autrement elles nous tiendraient à leur entière discrétion.

« Voilà précisément, pensa Joseph en entrant dans la salle à manger, comme j’ai commencé avec miss Cutler à Dumdum. »

Pendant le dîner, miss Sharp lui adressa plusieurs œillades moitié tendres, moitié plaisantes, à propos des plats ; elle était maintenant avec la famille sur le pied d’une entière familiarité, et les deux jeunes filles s’aimaient comme deux sœurs. C’est ce qui arrive toujours à deux jeunes filles qui restent dix jours ensemble dans la même maison.

Comme pour mieux avancer encore les projets de Rebecca, Amélia rappela à son frère une promesse qu’il lui avait faite aux dernières fêtes de Pâques.

« Quand j’étais à la pension, dit-elle en riant, vous, Joseph, vous m’avez promis de me mener au Vauxhall. Maintenant que Rebecca est avec nous, l’occasion ne saurait être meilleure.

— Délicieux ! » dit Rebecca battant des mains.

Mais elle se recueillit aussitôt, et reprit un air de retenue qui était bien fait pour une créature aussi modeste.

« Aujourd’hui ce n’est pas le jour, dit Joe.

— Eh bien ! demain.

— Demain, je dîne dehors avec votre père, dit mistress Sedley.

— Vous ne supposez pas que je veuille y aller, madame Sedley ! lui dit son mari ; et ce n’est pas à une femme de votre âge et de votre condition à s’exposer au froid, dans un trou aussi humide.

— Mais il faut que ces enfants aient quelqu’un avec eux, reprit mistress Sedley.

— Joe n’y va-t-il pas ? dit le père en riant ; il est assez gros à lui tout seul pour nous remplacer tous deux. »

Cette parole fit éclater de rire jusqu’à maître Sambo, qui se trouvait au buffet, et le pauvre diable de Joseph eut une tentation de parricide.

« Desserrez son corset, continua l’impitoyable railleur, jetez-lui un peu d’eau sur le visage, miss Sharp, ou bien remontez-le dans sa chambre. Le malheureux se trouve mal : portez-le dans sa chambre ; il ne pèse pas une plume.

— Le diable m’emporte si j’y tiens plus longtemps, monsieur ! hurla Joseph.

— Sambo, faites avancer l’éléphant du seigneur Joe ! cria le père ; envoyez à Exeter-Change. »

Mais voyant Joseph prêt à éclater de dépit, le vieux plaisant cessa de rire, et tendant la main à son fils :

« On se permet tout à la Bourse, mon cher Joe. Et toi, Sambo, donne-moi un verre de champagne, ainsi qu’à notre ami Joe. Boney lui-même n’en a pas de pareil dans sa cave, mon garçon. »

Un verre de champagne rendit à Joseph sa bonne humeur. Avant que la bouteille fût vide, et en sa qualité de malade il n’en but que les deux tiers, il consentit à conduire les deux jeunes filles au Vauxhall.

« Il faut, dit le père, que ces jeunes filles aient chacune un cavalier. Joe perdra sûrement Emmy dans la foule, parce qu’il sera accaparé par miss Sharp. Envoyez au 26 demander à George Osborne s’il veut bien venir. »

Je ne sais pourquoi mistress Sedley regarda son mari en riant. Les yeux de M. Sedley prirent une expression de malice difficile à rendre. Il regarda Amélia, et Amélia, penchant la tête, rougit comme les jeunes personnes de dix-sept ans savent seules rougir, comme miss Rebecca Sharp n’avait jamais rougi de sa vie, ou au moins depuis l’âge de huit ans, où sa grand’mère l’avait surprise volant des confitures dans l’armoire.

« Amélia ferait bien d’écrire un mot, dit le père, et George Osborne verrait la belle écriture que nous avons rapportée de chez miss Pinkerton. Vous rappelez-vous, Emmy, quand vous lui avez écrit de venir le jour des Rois et que vous n’aviez pas mis d’s à rois ?

— Il y a longtemps de cela, dit Amélia.

— Il me semble que c’est encore hier, John, » dit mistress Sedley à son mari.

Le même soir, dans le cours d’une conversation qui eut lieu dans une pièce du premier étage, sous une espèce de tente faite de riche mousseline de l’Inde avec des dessins bizarres et une doublure de calicot rose tendre, et servant à abriter un lit de plumes bien moelleux, garni de deux bons oreillers sur lesquels s’épanouissaient deux faces rubicondes et bouffies, l’une dans un bonnet de nuit à dentelles, l’autre dans un simple bonnet de coton se terminant par une mèche ; bref, dans un sermon entre deux draps, mistress Sedley reprocha à son mari son acharnement contre le pauvre Joe.

« C’est bien mal de votre part, monsieur Sedley, de tourmenter ainsi ce pauvre garçon.

— Ma chère amie, répliqua le bonnet de coton, se disposant à défendre sa conduite, Joe a encore plus de vanité que vous n’en avez jamais eu, et vous en aviez déjà beaucoup pour votre part. Ce n’est pas qu’il y a quelque trentaine d’années… vers 1780… ou environ… vous n’ayez eu le droit d’être vaine. Mais je perds patience avec Joe et sa pudeur pleine d’affectation. C’est être plus Joseph que Joseph lui-même. Tout le temps se passe, pour le drôle, à penser à lui ; avec cela qu’il est beau garçon. Je serais bien étonné, madame, si nous n’avions pas quelque affaire avec lui. Il y a ici une petite amie d’Emmy qui lui fait l’amour de fort près, cela crève les yeux. S’il ne tombe pas dans les filets de celle-là, ce sera dans ceux d’une autre. La destinée de cet homme est d’être la pâture d’une femme, comme la mienne est d’aller tous les jours à la Bourse. Et encore, ma chère, nous devrons lui savoir gré de ne pas nous donner pour belle-fille une négresse. Mais, notez bien mes paroles, la première qui lui jette une amorce le fait mordre à l’hameçon.

— Eh bien ! elle partira demain, cette petite intrigante, dit mistress Sedley dans un beau mouvement d’énergie.

— Autant elle qu’une autre, mistress Sedley ; cette jeune fille a la peau blanche, après tout. Peu m’importe quelle femme épousera Joe ; laissons-le suivre ses goûts. »

Les deux interlocuteurs se turent ; à la place de leur voix on n’entendit plus qu’une musique nasale, fort agréable sans doute, mais peu romantique, et, sans les cloches qui sonnaient les heures et le gardien de nuit qui les annonçait, le plus profond silence eût régné dans la maison de John Sedley de Russell-Square.

Quand le matin fut arrivé, la bonne mistress Sedley ne songea plus à exécuter ses projets contre miss Sharp ; car, bien qu’il n’y ait rien au monde de plus douloureux, de plus commun ni de plus excusable que la jalousie maternelle, cependant elle ne pouvait se persuader que cette petite gouvernante si humble, si reconnaissante, si prévenante, osât jeter ses vues sur un personnage aussi considérable que le receveur de Boggley-Vollah. De plus, on avait déjà expédié la demande en prolongation de séjour pour la jeune fille, et il eût été difficile de trouver un prétexte pour la renvoyer si soudainement.

Tout, jusqu’aux éléments, semblait conspirer en faveur de l’aimable Rebecca, bien qu’ils parussent d’abord se déclarer contre elle. Le soir marqué pour la partie du Vauxhall, George Osborne étant venu dîner chez les Sedley, tandis que le père et la mère se rendaient à leur invitation chez l’alderman Balls, à Highbury-Burn, il survint un orage accompagné de tonnerre, comme il en éclate tout exprès lorsqu’on doit aller au Vauxhall, et la bande joyeuse fut obligée de rester à la maison. M. Osborne n’eut pas le moins du monde l’air fâché de ce contre-temps. Lui et Joseph Sedley burent en tête-à-tête, dans la salle à manger, une honnête quantité de vin de Porto ; et, le verre à la main, Sedley raconta une foule de ses meilleures histoires de l’Inde. Il était très-communicatif en compagnie d’autres hommes. Miss Amélia Sedley fit ensuite les honneurs du salon, et les quatre jeunes gens passèrent ensemble une soirée si agréable, qu’ils se déclarèrent fort satisfaits du coup de tonnerre qui les avait forcés de remettre leur visite au Vauxhall.

Osborne était le filleul de Sedley, et comptait à ce titre dans la famille depuis à peu près vingt-trois ans. À six semaines, il avait reçu de John Sedley une timbale d’argent ; à six mois, un hochet en corail avec sifflet et sonnettes d’or ; et depuis lors, à la Noël, il avait régulièrement touché ses étrennes du père Sedley. Il se rappelait parfaitement qu’au retour de l’école il avait été rossé plus d’une fois par Joseph Sedley lorsque celui-ci était un gros luron et que George était encore un enragé gamin de dix ans. Aussi, ses rapports avec elle étaient-ils aussi familiers que pouvaient les rendre de vieilles relations et un échange continuel de bons procédés.

« Vous rappelez-vous, Sedley, votre fureur lorsque je coupai les glands de vos bottes à la hongroise, et comment miss… je veux dire Amélia, m’épargna une rossée en se jetant à genoux et en suppliant son frère Joe de ne point battre son petit George ? »

Joe se rappelait parfaitement bien cette circonstance remarquable, mais il déclara qu’il l’avait oubliée.

« Eh bien ! vous rappelez-vous d’être venu me voir dans un cabriolet chez le docteur Swishtail avant de partir pour l’Inde, et de m’avoir donné une demi-guinée et une tape sur la joue ? Je m’étais mis dans la tête que vous deviez avoir au moins sept pieds de haut, et je fus tout étonné, à votre retour de l’Inde, de ne pas vous trouver plus grand que moi.

— Quel bon cœur que ce M. Sedley d’aller vous voir à la pension et de vous donner de l’argent ! dit Rebecca avec un accent marqué d’approbation.

— Surtout lorsque je lui avais coupé les glands de ses bottes. On n’oublie jamais les présents reçus à la pension ni ceux qui les font.

— J’aime beaucoup les bottes hongroises, » dit Rebecca.

Joe Sedley, qui admirait singulièrement ses jambes et portait toujours cette prétentieuse chaussure, fut fort satisfait de cette remarque, ce qui ne l’empêcha pas pendant qu’on la faisait de cacher bien vite ses jambes sous sa chaise.

« Miss Sharp, dit George Osborne, vous qui avez un si beau talent d’artiste, vous devriez faire un tableau historique de la scène des bottes. On verrait Sedley secouant d’une main une de ses bottes outragées, et de l’autre s’en prenant au jabot de ma chemise. Amélia serait à genoux auprès de lui tendant ses petites mains, et on chercherait pour ce tableau un titre allégorique, comme à tous les frontispices des abécédaires.

— Je n’ai pas le temps de le faire ici, dit Rebecca ; je le ferai quand je serai partie. »

Et en même temps elle baissa la voix et laissa échapper un regard si triste et si douloureux, que chacun sentit combien son sort était cruel et combien on aurait de chagrin à se séparer d’elle.

« Que je voudrais vous voir rester plus longtemps, ma chère Rebecca ! dit Amélia.

— Pourquoi ? répondit-elle avec un accent plus triste encore. Puissé-je être la seule à ressentir toute la peine, tout le chagrin de cette séparation ! »

Amélia commença à donner un libre cours à son infirmité naturelle, à cette abondance de larmes qui, comme nous l’avons dit, était le seul défaut de cette naïve créature.

George Osborne regarda les deux jeunes femmes avec une émotion mêlée de curiosité. Du fond de sa large poitrine, Joseph Sedley laissa échapper quelque chose qui ressemblait à un soupir et en même temps il jeta les yeux sur ses chères bottes à la hongroise.

« Faisons de la musique, miss Sedley… Amélia, » dit George, qui éprouvait à ce moment un entraînement extraordinaire et presque irrésistible à prendre dans ses bras la jeune fille et à la couvrir de baisers devant toute la compagnie ; et miss Sedley lui jetait aussi un coup d’œil rapide.

Il ne serait peut-être pas vrai de dire que ce fut alors seulement qu’ils ressentirent de l’amour l’un pour l’autre, car ces deux enfants avaient été élevés par leurs parents avec la pensée d’un mariage à venir, et depuis plus de dix ans il y avait entre les deux familles comme une espèce de convention à ce sujet. On se dirigea vers le piano, placé, comme tous les pianos, dans le salon de derrière, et, comme il faisait presque sombre, miss Amélia donna tout naturellement la main à M. Osborne, qui, beaucoup mieux qu’elle, pouvait distinguer la route à travers les chaises et les canapés. Cet arrangement laissa M. Joseph Sedley en tête-à-tête avec Rebecca à la table de l’autre salon, où celle-ci achevait une bourse de soie verte.

« Il n’y a pas besoin de demander les secrets de la famille, dit miss Sharp, ils viennent de nous dire les leurs.

— Aussitôt qu’il aura sa compagnie, dit Joseph, je crois que ce sera une affaire réglée. George Osborne est le meilleur garçon de la terre.

— Et votre sœur est la plus aimable créature qui soit au monde, ajouta Rebecca ; heureux celui qui l’aura pour femme ! »

Et Rebecca poussa un grand soupir.

Lorsque deux jeunes gens non mariés traitent dans le tête-à-tête des sujets aussi délicats, c’est la preuve qu’une grande confiance et une grande intimité règnent entre eux. Il est inutile de faire un récit bien détaillé de la conversation qui s’engagea entre M. Sedley et la jeune fille ; car, d’après le spécimen que nous venons d’en donner, elle n’avait rien de bien saillant pour l’esprit et l’éloquence, deux choses assez rares dans les sociétés intimes et même partout ailleurs, si ce n’est dans certains romans qui ont la prétention d’en mettre partout. Comme on faisait de la musique dans la chambre à côté, Joseph et Rebecca furent conduits tout naturellement à parler à voix basse ; et cependant le couple qui se trouvait dans la pièce voisine n’eût pas été dérangé par leur conversation, quelque haute qu’elle pût être, tant il était occupé de ses propres affaires.

C’était peut-être la première fois de sa vie que M. Sedley parlait sans la moindre hésitation, la moindre timidité, à une personne de l’autre sexe. Miss Rebecca lui adressa un grand nombre de questions sur l’Inde, ce qui lui donna l’occasion de raconter plusieurs anecdotes intéressantes sur ce pays et sur lui-même. Il dépeignit les bals du palais du gouverneur, les moyens de se tenir au frais sous ce climat brûlant, les nattes, les éventails et les autres ressources. C’étaient tantôt des sorties railleuses contre tous ces Écossais que lord Minto, le gouverneur général, avait pris sous sa protection, tantôt la description d’une chasse au tigre, et comment le cornac de son éléphant avait été arraché de son siége par un de ces animaux furieux. Rebecca prenait plaisir aux bals du gouverneur, riait des histoires des aides de camp écossais, en appelant M. Sedley mauvaise langue, puis elle tremblait de crainte à l’histoire de l’éléphant.

« Par affection pour votre mère, mon cher Sedley, disait-elle, par affection pour vos amis, promettez-moi de ne plus jamais aller à ces terribles expéditions.

— Peuh ! peuh ! miss Sharp, dit-il en redressant les pointes de son col, c’est le danger seul qui rend ce délassement plus agréable. »

Il n’avait été qu’une fois à la chasse au tigre, le jour de l’accident en question, et on l’avait ramené à moitié mort, non des morsures du tigre, mais de l’effroi qu’il avait ressenti. À mesure qu’il parlait, son courage grandissait ; enfin il poussa l’audace jusqu’à demander à Rebecca pour qui était cette bourse de soie verte, et il se sentit tout surpris et tout charmé de la manière gracieuse dont il s’y prenait.

« C’est pour quelqu’un qui en a besoin, » dit Rebecca, lui décochant son regard le plus séducteur.

Sedley se préparait à lui adresser un discours plein d’éloquence :

« Ô miss Sharp, comment… »

Une romance exécutée dans l’autre pièce venait de finir, ce qui lui permit de s’entendre parler si distinctement qu’il s’arrêta, rougit et souffla dans son nez avec une grande agitation.

« Avez-vous jamais rien entendu de pareil à l’éloquence de votre frère ? dit tout bas M. Osborne à Amélia. En vérité, votre amie fait des miracles.

— Plus elle en fera, mieux cela vaudra, » dit miss Amélia qui, comme toutes les femmes ayant un écu au soleil, aimait à faire des mariages et aurait été bien aise que Joseph emmenât une femme avec lui dans l’Inde. Dans ce peu de jours de vie commune avec Rebecca, elle avait senti croître son amitié pour elle par la découverte d’une foule de vertus et d’aimables qualités dont elle ne s’était jamais aperçue pendant qu’elles étaient ensemble à Chiswick. Car l’affection des jeunes femmes pousse comme les arbres du pas des fées, et atteint jusqu’au ciel en une nuit. Il ne faut pas leur en vouloir si, après leur mariage, ce besoin d’aimer se dissipe. C’est ce que l’école sentimentale, qui aime à se repaître de grands mots, appelle un transport de l’âme vers l’idéal, et cela signifie simplement que les femmes ne sont satisfaites que lorsqu’elles ont des maris et des enfants sur lesquels elles peuvent concentrer leur affection, qui se dépense pour eux en menue monnaie.

Après avoir épuisé son petit répertoire de musique et être demeurée assez longtemps dans le salon de derrière, il parut convenable à miss Amélia de demander à son amie de chanter.

« Vous ne m’auriez pas écoutée, dit-elle à M. Osborne, bien qu’elle n’en pensât pas un mot, si vous aviez entendu mon amie la première.

— Je déclare cependant à miss Sharp, répliqua M. Osborne, que, pour moi, soit à tort soit à raison, miss Amélia Sedley est la première chanteuse du monde.

— Vous allez l’entendre, » dit Amélia.

Joseph Sedley se trouvait désormais assez apprivoisé ; aussi il s’empressa de porter les bougies au piano. Osborne donna à entendre qu’il aimerait autant rester dans l’obscurité ; mais miss Sedley, en riant, refusa de lui faire plus longue compagnie, et tous deux, en conséquence, suivirent M. Joseph. Rebecca chanta beaucoup mieux que son amie, tout en laissant M. Osborne libre de garder son opinion ; elle se surpassa elle-même, au grand étonnement d’Amélia, qui ne l’avait jamais entendue si bien exécuter. Elle chanta une romance française que Joseph ne comprit pas le moins du monde, que George déclara ne pas comprendre davantage, et de plus quelques-unes de ces ballades à la mode il y a quarante ans et dont les Loups de mer anglais, Notre Roi, la Pauvre Suzanne, Marie aux yeux bleus font en général le sujet. Elles ne sont pas très-brillantes, il est vrai, au point de vue musical, mais contiennent un appel à ces sentiments bons, naturels et simples, que le peuple comprend bien mieux que ce mélange de lagrime, sospiri e felicità de l’éternelle musique de Donizzetti dont nous jouissons aujourd’hui.

Une conversation du genre sentimental, en rapport avec le sujet, prenait place entre chaque romance. Sambo, après avoir servi le thé, le cordon bleu, et jusqu’à mistress Blenkinsop, la femme de charge, vinrent écouter sur le palier.

Parmi ces romances, il s’en trouvait une, la dernière du concert, dont voici à peu près le sens :

Sur la bruyère
Solitaire
Le vent courait en gémissant ;
Dans la chaumière
Chaude et claire,
L’âtre flambait retentissant.
Un orphelin passa le long de la chaumière,
Et sentit du foyer le souffle bienfaisant :
La bise de la nuit lui parut plus glacée,
Et plus froide la neige à ses pieds amassée !…
Il s’éloignait, le pauvre enfant,
Engourdi, défaillant…
De douces voix le saluèrent
Et tendrement le rappelèrent
Vers l’âtre hospitalier
Que la flamme colore.
Le jeune bachelier
Repartit à l’aurore,
Et l’âtre hospitalier
Quand il partit flambait encore.
Plus tristement chemine
Le pauvre voyageur…
Las ! écoutez le vent sur la colline !
Du pauvre voyageur,
Qui tristement chemine,
Prenez pitié, Seigneur !…

Ces vers revenaient sur le sentiment précédemment exprimé par ces mots : Quand je serai partie. À la fin de cette romance, la voix de miss Sharp ne laissait plus échapper que des notes sourdes et mélancoliques. Chacun comprit l’allusion à son départ et au triste isolement de l’orpheline. Joseph Sedley, qui était fou de musique et avait le cœur sensible, ressentit le plus vif ravissement tant que dura la romance, et la plus profonde émotion lorsqu’elle fut finie. S’il avait eu du courage, si miss Sedley et George Osborne fussent restés, suivant la proposition de celui-ci, dans l’autre pièce, le célibat de Joseph Sedley touchait à sa fin, et il n’y aurait pas eu besoin d’écrire cette histoire. Mais, après avoir chanté, Rebecca quitta le piano et, donnant la main à Amélia, passa dans l’autre pièce, où régnait une demi-obscurité. Au même instant apparut maître Sambo, portant un plateau couvert de sandwichs, de fruits confits, de verres et de carafes de cristal, ce qui attira sans partage l’attention de Joseph Sedley. Quand les parents rentrèrent de leur dîner, ils trouvèrent les jeunes gens si occupés de leur conversation, qu’ils n’avaient pas même entendu l’arrivée de la voiture et M. Joseph était en train de dire :

« Ma chère miss Sharp, une petite cuillerée de gelée, pour vous remettre après votre admirable, votre délicieuse exécution.

— Bravo ! Joe, » fit M. Sedley.

En entendant cette voix railleuse qui ne lui était que trop connue, Joe, saisi d’effroi, retomba dans son silence accoutumé et s’esquiva au plus vite. Il ne resta point éveillé toute la nuit à réfléchir s’il était aimé ou non de miss Sharp : la passion de l’amour ne troubla jamais ni l’appétit ni le sommeil de M. Joseph Sedley ; mais il médita quelque temps en lui-même qu’il serait bien délicieux d’entendre des chants si doux lorsqu’il serait privé du grand théâtre, que cette jeune fille était pleine de distinction, qu’elle parlerait français mieux que la femme du gouverneur général et qu’elle produirait une grande sensation dans les bals de Calcutta.

« Il est évident que la pauvre colombe a de l’amour pour moi, pensa-t-il. Pour la richesse, elle en a autant que toutes les filles qui partent pour l’Inde. Je pourrais chercher plus loin et trouver plus mal, en vérité ! »

Le sommeil le surprit au milieu de ses méditations.

Nous ne chercherons pas à découvrir si miss Sharp, de son côté, passa toute sa nuit à se demander ce qui allait advenir de tout ceci. Le lendemain matin, M. Joseph se présenta avant le déjeuner, aussi inévitable que la destinée. Jamais il n’avait fait autant d’honneur à Russell-Square. George Osborne s’y trouvait aussi depuis quelque temps, occupé, disait-il, à aider Amélia, qui écrivait à ses douze meilleures amies de Chiswick-Mall, et Rebecca continuait son travail de la veille, tandis que le buggy de Joe s’éloignait après que la porte eut retenti sous un bruyant coup de marteau.

Le receveur de Boggley-Vollah monta tout haletant les escaliers qui conduisaient au salon. Des regards d’intelligence furent échangés entre Osborne et miss Sedley qui, avec un sourire malicieux, regardèrent Rebecca toute rougissante, et dont les longues boucles cachaient à moitié la figure. Son cœur battait bien fort lorsque Joseph se montra sur la porte, Joseph tout essoufflé avec des bottes brillantes et dans tout leur premier vernis, Joseph dans un habit qu’il mettait pour la première fois, tout rouge de chaleur et de bonne santé derrière l’épais rempart de ses cravates. C’était un moment critique pour tout le monde, et Amélia était encore dans de plus grandes transes que les parties intéressées elles-mêmes.

Sambo, qui avait annoncé M. Joseph, venait en riant à la suite du receveur ; il portait deux beaux bouquets de fleurs que le séducteur avait eu la galanterie d’acheter le matin même au marché de Covent-Garden. Ils n’étaient pas, à beaucoup près, aussi fournis que ces espèces de bottes de foin que nos dames portent dans les soirées.

Les jeunes filles reçurent avec grand plaisir ce présent, que Joseph accompagna, pour chacune d’elles, d’un majestueux et gauche salut.

« Bravo ! Joe, s’écria Osborne.

— Merci, mon cher Joseph, » dit Amélia, toute prête à embrasser son frère, pour peu qu’il s’y fût prêté.

Pour un baiser d’une aussi douce créature qu’Amélia, j’achèterais bien sans marchander toutes les serres de M. Lee.

« Oh ! les belles, les admirables fleurs ! » s’écria miss Sharp ; puis elle osait à peine les sentir, les pressait sur son sein, les contemplait dans l’extase de l’admiration. Peut-être regardait-elle le bouquet de si près pour s’assurer s’il n’y avait pas quelque billet doux caché entre les fleurs.

Mais il n’y avait point de lettre.

« Dites-donc, Sedley, parle-t-on le langage des fleurs à Boggley-Vollah ? demanda Osborne en riant.

— Laissez-nous avec vos fadaises, répliqua le sentimental jeune homme. Je les ai achetées chez Nathan. Je suis bien aise que vous les trouviez de votre goût. J’ai acheté en même temps un ananas que j’ai donné à Sambo pour qu’il le prépare en salade ; c’est très-rafraîchissant et très-agréable par ce temps chaud. »

Rebecca dit alors qu’elle n’avait jamais goûté d’ananas, et que depuis longtemps elle désirait savoir ce que c’était.

La conversation en était là, lorsque Osborne quitta la chambre, je ne sais sous quel prétexte, et Amélia sortit aussi, peut-être pour ordonner qu’on mît l’ananas en tranches ; toujours est-il que Joseph resta seul avec Rebecca, qui avait repris sa bourse de soie verte, et dont les aiguilles se mouvaient avec rapidité sous ses doigts blancs et effilés.

« Quelle magnifique, quelle mââââgnifique romance vous nous avez chantée cette nuit, miss Sharp ! lui dit le receveur ; peu s’en est fallu que je n’éclatasse en sanglots ; d’honneur ! peu s’en est fallu.

— Parce que vous avez bon cœur, monsieur Joseph : il en est de même chez tous les Sedley.

— Elle m’a tenu éveillé toute la nuit, et j’essayais de la fredonner ce matin dans mon lit. Oui, d’honneur, j’essayais. Gollop, mon docteur, est venu à onze heures, car je suis un pauvre malade, vous savez ; et Gollop vient me voir tous les jours. Eh bien ! il m’a trouvé chantant comme un enragé.

— En vérité, vous me faites rire ; je voudrais bien vous entendre chanter.

— Moi ! non pas moi, mais vous, miss Sharp, ma chère miss Sharp, chantez-la encore.

— Non, pas maintenant, monsieur Sedley, dit Rebecca avec un soupir ; je ne suis guère en humeur de chanter, et, de plus, il faut que je termine cette bourse. Voulez-vous m’aider, monsieur Sedley ? »

Et, avant d’avoir eu le temps d’y réfléchir, M. Joseph Sedley, de la compagnie de Indes-Orientales, se trouvait en tête-à-tête avec une jeune femme à laquelle il adressait ses regards les plus brûlants, les bras tendus vers elle, dans l’attitude la plus suppliante, les mains engagées dans l’écheveau de soie verte qu’elle était occupée à dévider.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est dans cette position romantique qu’Osborne et Amélia trouvèrent ce couple intéressant, quand ils revinrent annoncer que la salade était prête.

L’écheveau était enroulé autour de la carte, mais Joseph Sedley n’avait encore parlé de rien.

« Ce sera assurément pour ce soir, ma chère, » dit Amélia en serrant la main de Rebecca.

De son côté, Joseph Sedley, comme par une entente secrète, se dit à lui-même : « J’aborderai la question de front, ce soir, au Vauxhall. »



CHAPITRE V.

L’ami Dobbin.


La bataille entre Cuff et Dobbin, et l’issue inattendue de cette lutte resteront longtemps dans la mémoire de tous ceux qui ont été élevés dans la célèbre institution du docteur Swishtail. Dobbin, connu sous les noms de Dobbin le Cancre, Dobbin la Chiffe, et autres termes de mépris à l’usage des écoliers, passait pour être le plus engourdi, le plus épais, le plus lourd de tous les pensionnaires du docteur Swishtail. Il avait pour père un épicier de la Cité, et le bruit courait qu’il était reçu dans la maison du docteur Swishtail d’après un système de libre échange, c’est-à-dire que le montant de sa pension était payé par son père en nature, et non en argent. Avec son pantalon et sa jaquette de velours à côtes, dont ses membres gros et gras faisaient craquer les coutures, il passait à l’intérieur de l’école pour représenter de son chef tant de livres de thé, de sucre, de chandelle, de savon, de raisins secs, dont la plus grande consommation n’était pas pour les poudings de l’établissement. Ce fut un jour néfaste pour le petit Dobbin que celui où l’un des plus jeunes de l’école, ayant parcouru la ville pour aller faire la chasse aux saucissons et aux nougats, reconnut à la porte de l’instituteur le haquet de la maison Dobbin et Rudge, épiciers et marchands d’huile, Thames-Street, à Londres, pendant que l’on déchargeait un convoi de marchandises dont cette maison faisait commerce.

À partir de ce moment, il n’y eut plus de repos pour le jeune Dobbin. Les plaisanteries tombèrent sur lui sans pitié.

« Eh bien ! Dobbin, disait un de ces drôles, bonnes nouvelles dans le journal, le sucre est en hausse, mon garçon. »

Un autre lui posait le problème suivant : « Si une livre de chandelle vaut quatorze sous et demi, combien vaudra Dobbin ? »

Puis c’étaient des éclats de rire au milieu de cette troupe de garnements, qui jugeaient dans leur sagesse que la vente en détail est un commerce honteux et déshonorant, bon tout au plus à exciter le mépris et le dédain des grands seigneurs de leur trempe.

« Votre père, Osborne, n’est rien de plus qu’un marchand, dit Dobbin en particulier au jeune drôle qui avait soulevé la tempête contre lui.

— Mon père, répondit l’autre avec hauteur, est gentilhomme et sait garder son rang.

William Dobbin se retira dans un coin de la cour, où il passa le reste de la récréation en proie à la plus vive tristesse, au chagrin le plus cuisant. Qui parmi nous ne se rappelle ces heures pénibles et amères, ces douleurs de notre enfance ? Qui mieux qu’un enfant ressent l’injustice ? Qui tremble plus devant la raillerie ? Qui a un sentiment aussi pénétrant du mal qu’on lui fait, une gratitude aussi expansive pour un acte de bonté ? Et vous ne craignez pas de flétrir, de torturer ces jeunes âmes ! et pourquoi, mon Dieu ? pour une malheureuse erreur d’arithmétique, pour l’amour de ce damné latin.

William, par suite de son incapacité à apprendre les éléments de ladite langue tels qu’ils sont présentés dans le merveilleux ouvrage intitulé Grammaire latine d’Eton, se vit relégué parmi les commençants du docteur Swishtail. Il était toujours surpassé par de petits enfants à la face joufflue et rose, portant des brassières et des tabliers, au milieu desquels il s’élevait comme un géant. Son regard errant et stupéfait, son abécédaire écorné et son pantalon à côtes qui lui serrait la jambe, le désignaient aux sarcasmes des autres écoliers ; petits et grands, tous étaient après lui. Ils s’amusaient à coudre ses culottes pour les faire encore plus étroites qu’elles n’étaient. Ils coupaient les sangles de son lit. Ils renversaient les tables et les bancs de manière à lui faire rompre les jambes, ce qui ne manquait jamais. Ils lui envoyaient des paquets renfermant du savon et des chandelles de chez son père. Le moindre petit drôle avait une farce et une plaisanterie à l’adresse de Dobbin. Il supportait tout avec une résignation muette et digne de pitié.

Cuff, au contraire, était le meneur de la maison Swishtail et y donnait le ton. Il y introduisait du vin en fraude, rossait les externes et faisait venir son cheval à la porte de la pension pour s’en retourner chez lui le samedi. Il avait apporté dans sa chambre ses bottes à hautes tiges, avec lesquelles il allait à la chasse les jours de congé. Il avait une montre d’or à répétition et il prenait du tabac comme le docteur. C’était un des habitués de l’Opéra, et il connaissait le fort et le faible de chaque acteur : il préférait Kean à Kemble. Il pouvait vous mettre sur leurs pieds quarante vers latins à l’heure, et n’était pas étranger à la poésie française. Que ne savait-il pas ? Que ne pouvait-il faire ? Le docteur lui-même, disait-on, tremblait devant sa supériorité.

Cuff était donc le souverain reconnu par ses camarades ; il les gouvernait et les écrasait de son importance, sans que l’on songeât le moins du monde à contester ses droits. L’un cirait ses souliers, l’autre faisait griller son pain, d’autres étaient chargés de ses commissions ou lui apportaient la balle au jeu de paume, dans les grandes chaleurs de l’été. Dobbin était celui qu’il méprisait le plus. Bien que toujours prêt à le bousculer et à rire de lui, il daignait rarement lui adresser la parole.

Un jour il y eut maille à partir entre ces deux jeunes gens. Dobbin se trouvait seul dans la classe à griffonner un message pour la maison paternelle ; Cuff survient et lui enjoint de lui faire une commission dont l’objet était probablement quelque tarte aux cerises.

« Je ne puis, dit Dobbin, il faut que je finisse ma lettre.

Vous ne pouvez pas, dit maître Cuff, faisant mine de vouloir s’emparer de la pièce d’écriture, dont beaucoup de mots étaient grattés, beaucoup d’autres mal écrits, et qui avait cependant coûté à Dobbin je ne sais combien de réflexions, de travail et de larmes ; car le pauvre garçon écrivait à sa mère, qui était folle de lui, bien qu’elle fût la femme d’un épicier et qu’elle habitât une arrière-boutique de Thames-Street. « Vous ne pouvez pas, dit M. Cuff ; je voudrais bien savoir pourquoi, je vous prie ? vous n’avez qu’à écrire demain à la maman Figs.

— Ne pouvez-vous l’appeler par son nom ? dit Dobbin sortant de son banc dans la plus grande agitation.

— Eh bien ! allez-vous partir ? s’écria le tyran de l’école.

— Laissez cette lettre, répliqua Dobbin ; les gensse bien élevés ne lisent pas les lettres.

— Comment ! pas encore parti ? dit l’autre.

— Non, je ne partirai pas ; et prenez garde de me toucher, ou je vous assomme, » vociféra Dobbin en s’élançant sur un encrier de plomb, et avec un regard si méchant que Cuff s’arrêta tout court, tira ses bouts de manches, mit ses mains dans ses poches et sortit en ricanant. Depuis lors il n’eut plus aucun rapport direct avec le fils de l’épicier ; nous devons toutefois lui rendre cette justice, qu’il traitait M. Dobbin avec le plus souverain mépris quand celui-ci avait le dos tourné.

Quelque temps après cet événement, il arriva que M. Cuff se trouva, par une chaude après-dînée, non loin de William Dobbin, qui, étendu sous un arbre de la cour, s’absorbait sur son exemplaire favori des Mille et une Nuits. À l’écart des autres pensionnaires qui se livraient à divers jeux, il se trouvait presque heureux dans son isolement. Si on laissait les enfants abandonnés à eux-mêmes, si les maîtres cessaient de les tracasser, si les parents ne prétendaient pas diriger leurs pensées et dominer leurs goûts, ces goûts ou pensées qui sont un mystère pour tout le monde ; car, vous et moi, que savons-nous l’un de l’autre de nos enfants, de nos pères, de nos voisins ? — et à coup sûr les pensées de ces pauvres enfants sont bien plus pures, bien plus sacrées que celles de ces êtres abrutis et corrompus auxquels est remis le soin de les diriger, — je le répète, si les parents et les maîtres laissaient un peu plus leurs enfants à eux-mêmes, le nombre des mauvais sujets ne s’accroîtrait pas autant, et ils en seraient quittes, pour le présent, à faire de moins grandes provisions de science.

William Dobbin, au moment où nous le prenons, avait oublié l’univers pour un autre monde où il avait accompagné Simbad le marin dans la vallée de diamants, ou le prince Whatdyecallem et la fée Péribano, dans cette délicieuse caverne où le prince la rencontra et où nous n’étions pas fâchés d’aller faire nous-mêmes un petit tour. Des cris perçants comme ceux d’un enfant qui pleure le tirèrent de son agréable rêverie, et levant les yeux il aperçut devant lui Cuff qui travaillait les côtes d’un de ses jeunes camarades.

C’était justement le petit drôle qui avait dénoncé le commerce de l’épicier. Mais Dobbin, s’il avait du ressentiment, ne le gardait pas contre les plus petits et les plus jeunes.

« Pourquoi, petit gueux, vous êtes-vous avisé de casser cette bouteille ? » disait Cuff à sa victime en brandissant au-dessus de sa tête une férule redoutable.

Le jeune écolier avait reçu l’ordre d’escalader le mur de la cour à un certain endroit où l’on avait eu soin d’enlever les tessons de bouteilles qui en garnissaient la crête et de pratiquer des trous dans la brique ; puis il devait courir à un quart de mille de là, y acheter une pinte de rhum à crédit, braver tous les espions du docteur, et enfin redescendre dans la cour. C’était en accomplissant cette dernière partie de ses instructions que le pied lui avait manqué, que la bouteille s’était brisée, que la liqueur s’était répandue, que son pantalon avait été taché ; et il comparaissait devant son patron avec l’effroi d’un coupable, quoique au fond il fût bien innocent.

« Comment vous êtes-vous avisé de la briser, disait Cuff, petit fripon, petit voleur ? Vous avez bu la liqueur et vous dites que vous avez brisé la bouteille. Tendez la main, monsieur le drôle. »

La férule s’abaissa avec force sur la main du pauvre enfant ; un gémissement se fit entendre. Dobbin leva les yeux. Simbad le marin, la vallée de diamants, tout cela maintenant était bien loin dans les nuages. Pour l’honnête William, il voyait ce qu’il avait tous les jours sous les yeux, un gros garçon qui en battait un petit sans le moindre motif.

« À l’autre main, maître gourmand, » disait Cuff à son petit camarade, dont la figure portait les contractions de la douleur. Dobbin, sous ses étroits vêtements, sentit un frémissement et une crispation courir par tous ses membres.

« Voilà pour vous, petit mauvais sujet ! » criait M. Cuff. Et l’instrument de supplice retombait, sur la main de l’enfant.

Que cela ne vous révolte pas, mesdames, c’est le sort de tout enfant qui a été en pension. Vos enfants feront de même et subiront un pareil traitement, selon toute probabilité.

Quand la férule s’abaissa de nouveau, Dobbin se trouva debout.

Je ne saurais trop dire pourquoi ; car la torture dans une école publique est aussi bien de mise que le knout en Russie, et jusqu’à un certain point on n’aurait pas bon air de vouloir s’insurger contre elle. Peut-être l’âme bonasse de Dobbin était-elle révoltée contre cet acte de tyrannie ; ou peut-être, en proie à un furieux désir de vengeance, voulait-il se mesurer contre ce despotique et orgueilleux bourreau, qui se donnait des airs de conquérant. Il en avait toute la hauteur, toute l’arrogance, tous les priviléges. Devant lui les drapeaux s’agitaient, les tambours battaient aux champs, et on lui portait les armes. Quel que fût le motif de la détermination de Dobbin, il ne fit qu’un bond, et d’une voix ferme :

« Arrêtez, Cuff, et ne tourmentez plus cet enfant, ou bien je vais…

— Ou bien vous allez quoi faire ? demanda Cuff tout surpris de cette interruption ; allons, tendez votre main, petite bête, reprit-il aussitôt.

— Ou bien, je vais vous donner la roulée la plus soignée que vous ayez reçue de votre vie, » dit Dobbin en réponse à la première partie des paroles de Cuff.

Le petit Osborne, tout pleurant et tout sanglotant, jeta un coup d’œil d’étonnement et d’incrédulité sur le champion qui venait de surgir soudainement pour sa défense ; l’étonnement de Cuff n’était pas moins grand.

Imaginez-vous notre monarque George III apprenant la révolte des colonies de l’Amérique du Nord ; imaginez-vous le géant Goliath ayant devant lui le petit David qui vient le provoquer, et vous aurez une idée des sentiments de M. Reginald Cuff en recevant la proposition de ce cartel.

« Après la classe, » répondit-il, mettant un temps d’arrêt et avec un regard qui voulait dire : « Faites votre testament d’ici là, et recommandez à vos amis vos dernières volontés.

— À votre aise, dit Dobbin ; vous me servirez de second, Osborne.

— Soit, si vous le désirez, » dit le petit Osborne ; et comme son père avait voiture, c’était tout au plus s’il ne rougissait pas d’un pareil champion.

Bien mieux, quand l’heure du combat fut venue, il avait presque honte de lui dire : « Allons, Figs, à l’œuvre. » Pendant les deux ou trois premières passes de ce fameux combat, pas une voix dans la galerie ne fit entendre un cri d’encouragement. Le brillant Cuff s’était avancé, un sourire de dédain sur les lèvres, aussi allègre, aussi gai que s’il fût allé au bal ; il adressa si bien ses coups à son adversaire, qu’il l’envoya par trois fois mesurer le sol. À chacune de ces chutes, c’étaient des acclamations, c’était au plus pressé à fléchir le genou devant le triomphateur.

« Que de coups je vais recevoir quand ce sera fini ! pensa le jeune Osborne en relevant son homme. Vous feriez bien mieux de céder, dit-il à Dobbin ; ce n’est qu’un mauvais quart d’heure à passer, et vous savez que j’en ai l’habitude. »

Mais Figs, dont tous les membres éprouvaient un tremblement nerveux, dont les narines soufflaient la rage, rejeta de côté son jeune second et revint une quatrième fois à la charge.

Ne sachant comment parer les coups dirigés contre lui, et Cuff ayant commencé l’attaque les trois fois précédentes sans laisser à son ennemi le temps de riposter, Figs résolut de prendre les devants à son tour par une charge à fond de train. En conséquence, comme il était gaucher, il porta son bras gauche au fort de l’action, et à deux reprises l’étendit de toute sa force ; la première fois, il atteignit l’œil gauche de M. Cuff, et la seconde, son admirable nez à la romaine.

Cuff roula par terre, au grand étonnement des spectateurs.

« Bien touché, par Jupin, dit le petit Osborne avec un air de connaisseur, en battant des mains derrière son champion. Ferme du bras gauche, Figs, mon garçon. »

Pendant tout le reste du combat, le bras gauche de Figs fit un terrible ravage. Chaque fois Cuff allait rouler par terre. Au sixième tour, les voix se partageaient à peu près pour crier : « Courage, Figs ! courage, Cuff ! » Au douzième tour, ce dernier était hors de combat, et, à ce qu’on m’a dit, avait perdu toute présence d’esprit, toute vigueur pour l’attaque ou la défense. Figs, au contraire, était aussi impassible qu’un quaker. Sa figure pâle, ses yeux animés, une large balafre sous la lèvre qui laissait échapper beaucoup de sang, donnaient à ce jeune héros un air belliqueux et farouche qui peut-être frappait de terreur plus d’un spectateur. Son intrépide adversaire ne s’en disposait pas moins à en venir aux mains pour la treizième fois.

Si j’avais la plume de Napier ou de Bell, je voudrais m’arrêter à décrire au long ce combat. C’était la dernière charge de la vieille garde, ou plutôt elle devait ainsi s’exécuter un jour, car Waterloo n’avait pas encore eu lieu. C’était la colonne de Ney abordant la colonne de la Haie-Sainte, avec l’éclat de dix mille baïonnettes et couronnée de vingt aigles. C’étaient les acclamations de l’Anglais, lorsque descendant de la colline il s’élançait pour étreindre l’ennemi dans une ceinture d’acier. En d’autres termes, Cuff faisait un suprême effort, mais il revenait tout chancelant, tout étourdi. La main gauche du marchand de figues alla s’abattre comme d’habitude sur le nez de son adversaire et l’étendit pour la dernière fois sur le carreau.

« Je pense qu’en voilà assez pour lui, » dit Figs, pendant que son adversaire chancelant s’affaissait sur le gazon, comme une bille bloquée dans une blouse de billard. Le fait est que, lorsqu’on le rappela de nouveau, M. Reginald Cuff n’était plus en état, ou ne se sentait plus le moindre goût pour continuer la lutte.

Toute la bande d’écoliers poussa un tel hourra en l’honneur de Figs, qu’on en aurait pu conclure que, pendant tout le combat, il avait été leur champion préféré. Ce fut au point que le docteur Swishtail sortit de la salle d’étude pour savoir la cause de ce rugissement ; et il se disposait à châtier Figs assez rudement, lorsque Cuff, qui était revenu à lui et lavait ses blessures, se présenta et dit :

« C’est ma faute, monsieur, et non celle de Figs… de Dobbin. Je maltraitais un de mes petits camarades, et j’ai ce que je mérite. »

Ce discours magnanime évita non-seulement une correction à son vainqueur, mais lui rendit en ascendant sur ses camarades tout ce que sa défaite venait de lui ôter.

Le jeune Osborne, au sujet de cette affaire, écrivit ce qui suit à ses parents :

« Richmond, mars, 18…
« Chère maman,

« J’espère que vous allez bien ; je vous serai fort obligé de m’envoyer un gâteau et cinq schellings. Il y a eu ici bataille entre Cuff et Dobbin. Cuff, vous le savez, était le roi de la pension. Il y a eu treize passes et Dobbin l’a peloté ; aussi Cuff n’est plus maintenant que le roi en second. Cuff me battait parce que j’avais cassé une bouteille de lait, et Figs n’a pas voulu le laisser faire. Nous l’appelons Figs parce que son père est épicier, Figs et Rudge, Thames Street, dans la Cité. Je pense que, comme il s’est battu pour moi, vous ferez bien d’acheter désormais votre thé et votre sucre chez son père. Cuff va ordinairement chez lui tous les samedis, mais il ne le pourra pas cette fois-ci, parce qu’il a les deux yeux au beurre noir. Il a un poney blanc qui va le chercher à la pension ; je serais bien aise si papa me permettait d’avoir un poney, et je suis,

« Votre fils obéissant,
« George Sedley Osborne.

« P. S. Embrassez bien pour moi la petite Emmy. Je lui découpe en ce moment une voiture de carton. »

Par suite de sa victoire, Dobbin grandit prodigieusement dans l’estime de tous ses camarades, et le nom de Figs, qui avait été un objet de risée, devint un sobriquet aussi populaire et aussi respectable que tout autre ayant cours dans l’école. « Après tout, ce n’est pas sa faute si son père est épicier, » disait George Osborne, qui, bien qu’un peu rageur, ne manquait pas d’une certaine faveur parmi les jeunes écoliers du docteur Swishtail, et dont les opinions étaient toujours accueillies avec de grands égards.

On regarda à l’avenir comme inconvenant de railler Dobbin sur ce hasard de naissance. Mon vieux Figs devint un nom d’amitié et de tendresse, et les maîtres d’étude eux-mêmes lui témoignèrent de la considération.

Ce changement de position développa singulièrement l’esprit de Dobbin. Il fit des progrès merveilleux dans ses études classiques. L’illustre Cuff lui même, dont les condescendances faisaient rougir et surprenaient Dobbin, Cuff l’aidait pour les vers latins, le voiturait les jours de sortie, l’emmenait triomphalement de la classe des commençants pour le conduire dans celle du moyen collége, et là même il était fort bien traité. On reconnut que, bien qu’il fût un peu lourd dans les études littéraires, il mordait d’une manière assez distinguée aux mathématiques. À la satisfaction générale, il fut classé le troisième en algèbre, et obtint pour prix un livre français à l’examen public du milieu de l’été. J’aurais voulu que vous vissiez la figure de la mère quand le docteur remit à son fils Télémaque, en présence de tous ses camarades, de tous les parents, de toute l’assistance, avec l’inscription latine : Guielmo Dobbino. Tous les enfants battirent des mains en signe d’approbation et de sympathie. Il rougit, trébucha, chancela, s’embarrassa les pieds l’un dans l’autre plus de vingt fois avant de regagner sa place. Le vieux Dobbin, son père, qui dès lors et pour la première fois l’eut en estime, lui donna publiquement deux guinées, et après les vacances il revint à la pension avec un habit à queue.

Dobbin était un garçon trop modeste pour supposer qu’il devait cet heureux changement à la générosité et à l’énergie de sa conduite. Il aima mieux, par un défaut de jugement, attribuer sa bonne fortune à la seule intervention et à la seule bienveillance du petit George Osborne, auquel il voua, en conséquence, une de ces amitiés et de ces affections telles que les enfants sont seuls capables d’en ressentir ; une de ces affections telles que, dans les charmants contes de fées, nous voyons le valeureux Orson en éprouver pour la jeune et belle Valentine, sa maîtresse bien-aimée. C’est ainsi que Dobbin se mettait aux pieds du petit Osborne et le chérissait de toute son âme. Avant de faire ainsi connaissance, il admirait en secret Osborne, et maintenant il était son valet, son petit chien, son Vendredi. Il croyait qu’Osborne réussissait toutes les perfections, qu’il était le plus beau, le plus brave, le plus actif, le plus adroit, le plus généreux de tous les garçons nés et à naître. Il partageait son argent avec lui. C’étaient, à n’en plus finir des cadeaux de couteaux, de porte-crayons, de cachets en or, de café, de petites fauvettes, de livres d’histoire et de grandes images de chevaliers et de voleurs sur lesquelles on pouvait lire les inscriptions suivantes : « À George Sedley Osborne, esquire, son ami dévoué, William Dobbin ; » et George recevait ses dédicaces avec toute la dignité qui convenait à son mérite supérieur.

Aussi, quand le lieutenant Osborne vint à Russell-Square le jour de la partie du Vauxhall, il dit à mistress Sedley :

« Madame, j’espère que vous m’accorderez une place pour Dobbin, que j’ai prié d’être des nôtres pour dîner ici et nous accompagner au Vauxhall. Il est presque aussi timide que Joe.

— De la timidité ! qu’est-ce à dire ? dit notre gros et gras garçon, en jetant une œillade conquérante à miss Sharp.

— Il est de plus… mais sous le rapport de l’élégance, on ne peut le comparer à vous, mon cher Sedley, ajouta Osborne en riant. Je l’ai rencontré à Bedford en venant vous voir, et je lui ai dit que miss Amélia était de retour chez ses parents, que nous avions formé des projets de plaisirs nocturnes, et que mistress Sedley lui avait pardonné le bol de punch qu’il avait cassé à cette réunion d’enfants. Vous rappelez-vous, madame, cette catastrophe ? il y a sept ans de cela.

— C’est la robe de soie ponceau de mistress Flamingo qui a tout reçu, dit la bonne mistress Sedley ; il était bien gauche ! et ses sœurs ne sont guère plus gracieuses. Lady Dobbin était à Highbury, la nuit dernière, avec trois d’entre elles ; grand Dieu ! quelle figure elles y faisaient !

— L’alderman est très-riche, n’est-ce pas ? dit malicieusement Osborne ; ne croyez-vous pas qu’une de ses filles serait une bonne emplette pour moi, madame ?

— Vous êtes fou ! Je voudrais bien savoir qui voudrait de vous, avec votre face jaune. Et puis l’alderman Dobbin aura à partager entre quatorze enfants.

— Moi, une face jaune ? attendez de voir Dobbin, lui qui a eu la fièvre jaune trois fois, deux fois à Nassau, une fois à Saint-Kitts.

— C’est bon, c’est bon, la vôtre est encore trop jaune pour nous, n’est-ce pas, Emmy ? dit mistress Sedley.

Amélia se contenta de sourire en rougissant, regardant la pâle et intéressante figure de George Osborne, et ces belles moustaches bien noires, bien retroussées, bien luisantes, pour lesquelles le jeune homme avait une complaisance particulière. Elle pensa, dans son petit cœur, que dans toute l’armée de Sa Majesté, et même dans tout le monde entier, il n’y avait pas une telle mine de héros.

« Je me soucie peu, reprit-elle, de la physionomie ou de la gaucherie de M. le capitaine Dobbin, mais je me sens de la sympathie pour lui. »

Elle l’aimait parce qu’il avait été l’ami et le champion de George.

« Il n’y a pas de cavalier plus accompli au service, dit Osborne, ni de meilleur officier, quoiqu’il ne soit certainement pas un Adonis. »

Et en même temps, avec la plus grande naïveté, il jeta un regard sur la glace, où il rencontra les yeux de miss Sharp fixés sur lui ; il rougit un peu, et Rebecca pensa dans son cœur : « Ah ! mon beau monsieur, je pense vous tenir dans mes filets ! » Adorable petite coquette !

Le soir, quand Amélia, en robe de mousseline blanche, arriva au salon toute parée pour faire des conquêtes au Vauxhall, gazouillant comme une alouette et fraîche comme une rose, un monsieur bien haut et bien gauche, avec de grandes mains, de grands pieds, de grandes oreilles, redressa à son approche sa tête garnie de cheveux noirs et coupés ras. Il portait l’affreux costume militaire tout couvert de galons et le chapeau à cornes de cette époque ; il alla au-devant d’elle et lui fit le salut le plus maladroit que jamais mortel ait fait.

C’était en personne William Dobbin, capitaine dans le *** régiment d’infanterie de Sa Majesté, échappé à la fièvre jaune qu’il avait attrapée aux Indes, où les chances du service avaient envoyé son régiment pendant que tant d’autres de ses aimables compagnons moissonnaient la gloire dans la Péninsule.

Il avait frappé un coup si timide, si mal assuré, que les dames, du haut de l’escalier, ne l’avaient pas entendu ; autrement, vous pourriez être sûr que miss Amélia ne se serait jamais hasardée à entrer en chantant dans le salon. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette voix douce et fraîche se fraya tout droit un passage au cœur du capitaine, et lorsqu’elle lui tendit la main pour qu’il la prît, avant de la serrer il fit une pause pour se dire à lui-même :

« Est-il bien possible que ce soit là la petite fille que je me rappelle avoir vue en petit tablier il y a si peu de temps, la nuit où je renversai le bol de punch, juste au moment de ma nomination ? Est-ce bien là la petite fille que George Osborne disait vouloir épouser ? Quelle charmante et belle personne ! quel beau morceau pour le drôle ! »

Tout en faisant ces réflexions avant de prendre la main d’Amélia, il laissa tomber son chapeau à terre.

Son histoire depuis sa sortie de l’école jusqu’au moment où nous nous avons le plaisir de le retrouver, bien qu’elle n’ait pas été racontée tout au long, a été cependant indiquée d’une manière suffisante, pour un lecteur pénétrant, dans la conversation qui précède. Dobbin, l’épicier méprisé, était devenu l’alderman Dobbin ; l’alderman Dobbin, colonel dans les chevau-légers de la Cité, brûlant d’un feu guerrier pour résister à l’invasion française. Le corps du colonel Dobbin, où le vieux M. Osborne n’avait qu’un grade très-subalterne, avait été passé en revue par le souverain et le duc d’York. Le colonel et alderman avait été fait chevalier, son fils était entré à l’armée, et le jeune Osborne servait avec lui dans le même régiment. Ce régiment, après avoir été envoyé aux Indes occidentales et au Canada, venait enfin de rentrer dans sa patrie ; l’amitié de Dobbin pour George s’était conservée aussi ardente, aussi généreuse que lorsqu’ils étaient tous deux camarades de pension.

Tous ces braves et honnêtes gens se mirent à table pour dîner. On parla de gloire et de Boney, de lord Wellington et des nouvelles du jour. À cette fameuse époque, la gazette avait chaque jour une victoire à enregistrer, et les deux jeunes gens auraient bien voulu voir leurs noms sur cette liste glorieuse, et maudissaient leur mauvaise étoile, qui retenait leur régiment loin des champs de la gloire. Cette conversation exaltait l’enthousiasme de miss Sharp ; mais miss Sedley tremblait et pâlissait rien qu’à l’entendre. M. Joseph raconta plusieurs histoires de chasse au tigre, et ne ménagea pas celle de miss Cutler et de Lance le chirurgien ; il offrit à Rebecca de tout ce qu’il y avait sur la table, sans toutefois oublier de bien boire et de bien manger.

Il se précipita de la meilleure grâce au-devant des dames pour leur ouvrir la porte quand elles se retirèrent, et, en reprenant sa place à table, il se versa rasade sur rasade, et fit disparaître son bordeaux avec une rapidité fébrile.

« Il amorce son fusil, » dit tout bas Osborne à Dobbin.

Enfin arriva l’heure de partir pour le Vauxhall.



CHAPITRE VI.

Le Vauxhall.


Le ton sur lequel j’ai raconté cette histoire est jusqu’à présent fort paisible (nous arrivons enfin aux chapitres effrayants), et je dois prier l’aimable lecteur de se rappeler que nous ne l’avons encore entretenu que de la famille d’un agent de change à Russell-Square, où chacun se promène, déjeune, dîne, cause et fait l’amour absolument comme dans la vie ordinaire, et sans qu’aucun événement merveilleux ou passionné marque les progrès de cet amour. Notre sujet peut se résumer de la sorte : Osborne aime Amélia et a invité un de ses vieux amis pour le dîner et le Vauxhall. Joe Sedley aime Rebecca. L’épousera-t-il ? Voilà précisément ce qui reste à apprendre.

Nous aurions pu traiter ce sujet dans le genre aristocratique, romantique ou facétieux. Supposez que nous eussions placé la scène à Grosvenor-Square, aurions-nous eu moins d’auditeurs ? Supposez que nous eussions montré comment Joseph Sedley se sentit pris d’amour ; comment le marquis d’Osborne fit la cour à lady Amélia avec le plein consentement du duc son noble père. Ou bien, laissant là la fine aristocratie, supposez que nous fussions descendus aux plus bas étages et entrés dans le détail de ce qui se passe à la cuisine : comment le noir Sambo était amoureux de la cuisinière, et il l’était en effet, et comme il se battit avec le cocher pour ses beaux yeux ; comment le marmiton fut surpris volant une épaule de mouton froid et comment la nouvelle femme de chambre de miss Sedley refusa d’aller se coucher si on ne lui donnait pas de la bougie de cire. De tels incidents peuvent avoir de quoi provoquer la gaieté la plus vive et passer pour des scènes de la vie réelle. Ou encore, si nous nous étions senti en verve pour des peintures terribles, nous aurions donné pour amant à la femme de chambre un brigand qui, à la tête de sa bande, aurait brûlé la maison et, après avoir égorgé le père, aurait emporté Amélia en camisole de nuit ; il nous eût été facile de fabriquer une histoire d’un intérêt palpitant, dont le lecteur aurait traversé les chapitres fantastiques dans une course furieuse et haletante. Figurez-vous en tête de ce chapitre le titre suivant :

LA NUIT D’ATTAQUE.

La nuit était sombre et lugubre ; les nuages étaient noirs, noirs, plus noirs que la suie ; sur le haut des vieilles masures, les cheminées se tordaient sous l’effort d’un vent déchaîné, et les tuiles tourbillonnaient avec grand fracas dans les rues désertes. Pas une âme ne bravait la tempête. Les gardiens de nuit restaient blottis dans leurs guérites, où des torrents de pluie les inondaient de leurs flots grossis, et le feu retentissant de la foudre les frappait de mort ; c’est ainsi que l’un d’eux avait péri en face des Enfants-Trouvés. Un manteau roussi, une lanterne brisée, un bâton rompu en deux par le feu du ciel était tout ce qu’on avait retrouvé du gros Will Steadfast, dans Southampton-Row. Un cocher de fiacre avait disparu de son siége… Vers quelle heure ? L’ouragan ne donne d’autres nouvelles de ses victimes que les derniers cris de l’agonie, alors qu’il les emporte avec lui. Nuit horrible ! Il faisait noir, aussi noir que dans le tuyau de la cheminée. Pas de lune, non ! pas la moindre lune, pas une étoile. Pas une petite, faible, vacillante, solitaire étoile ; une seule s’était montrée dans la soirée, mais elle avait caché sa face, toute tremblante au milieu du ciel assombri, et s’était bien vite retirée.

« Un, deux, trois ; c’est le signal convenu avec la Visière-Noire.

« Par la taule du raboin, est-ce vous, mes fanandels ? cria une voix sortie de dessous terre ; avec le vingt-deux faites leur affaire en un tour de main.

— Assez de boniments, dépêchez-vous de leur engourdir la falourde pour affurer le négriot ; il faut goupiner avec prudence ; nous pourrons jaspiner quand nous aurons versé le raisiné. Toi, le Rouge, regarde dans la taule du dabe, et mettez la main sur le mauricaud. »

Et d’une voix plus basse et plus caverneuse on ajouta :

« Je vais faire l’affaire d’Amélia. »

Puis ce fut un silence de mort !

« Allongez le crucifix à ressort, » dit la Visière-Noire…

Ou supposez que j’ai adopté le style aristocratique à l’eau de rose.

Le marquis d’Osborne avait envoyé son petit tigre, porteur d’un billet doux pour lady Amélia.

La charmante créature l’avait reçu des mains de sa femme de chambre, Mlle Anastasie.

Ce cher marquis ! quelle aimable prévoyance ! Le billet de sa seigneurie contient l’invitation tant désirée pour Devonshire-House !

« Quelle est cette adorable jeune fille ? dit le sémillant prince G-rge de C-mbr-dge dans un hôtel de Piccadilly, au moment où il arrivait de l’Opéra ; mon cher Sedley, au nom du dieu de l’amour, je vous prie, mon cher Sedley, présentez-moi à elle.

— Son nom, monseigneur, dit lord Joseph, en s’inclinant gravement, est Sedley.

— Vous avez alors un bien beau nom, dit le jeune prince tournant les talons avec un air désappointé, et écrasant le pied d’un vieux monsieur qui, derrière lui, était plongé dans la plus profonde admiration pour la beauté d’Amélia.

— Trente mille tonnerres ! hurla la victime se tordant dans l’agonie du moment.

— Je demande mille pardons à Votre Grâce, » dit le jeune étourdi rougissant et inclinant ses belles boucles dans un humble salut.

Il venait de marcher sur l’orteil du plus grand capitaine de l’époque.

« Hé ! Devonshire, cria le jeune prince à un grand et aimable seigneur dont les traits indiquaient assez qu’il était du sang des Cavendish, un mot s’il vous plaît : avez-vous toujours le projet de vous défaire de votre collier de diamants ?

— Je l’ai vendu deux cent cinquante mille livres au prince Estherhazy.

Und das war gar nicht thewer, postztausend ! » s’écria le prince hongrois, etc., etc.

Ainsi, vous voyez, mesdames, comment cette histoire aurait pu être écrite, si l’auteur avait voulu s’en passer la fantaisie. Car, pour dire la vérité, il connaît aussi bien Newgate que les palais de notre auguste aristocratie ; il a vu l’un et l’autre de ses propres yeux. Mais il ne comprend pas plus les usages et l’argot des filous que ce langage polyglotte[3] qui, d’après les écrivains à la mode, se parle dans les salons du grand ton. Nous suivrons notre route, si vous voulez bien le permettre, au milieu de ces scènes et de ces personnages avec lesquels nous sommes en rapport plus familier. En un mot, ce chapitre sur le Vauxhall eût été tellement court sans cette petite digression, qu’il eût à peine mérité le nom de chapitre ; et cependant il ne manque pas d’importance. N’y a-t-il pas dans la vie de chacun de nous de petits chapitres qui semblent n’être rien en eux-mêmes, mais qui étendent cependant leur influence sur tout le reste de l’histoire ?

Retournons maintenant à la voiture qui emmène toute la société de Russell-Square et la conduit aux jardins du Vauxhall. Joe se trouve serré contre miss Sharp sur la banquette de devant, et Osborne est assis sur la banquette de derrière entre le capitaine Dobbin et Amélia.

Chacun dans la voiture était persuadé que cette nuit même Joe proposerait à Rebecca de devenir mistress Sedley. Les parents ne s’opposaient pas à cet arrangement ; mais, pour le dire entre nous, le vieux M. Sedley ressentait pour son fils quelque chose qui était fort voisin du mépris. Il le disait vain, égoïste, engourdi et efféminé ; il ne pouvait endurer ses airs d’homme à la mode, et riait de bon cœur à ses pompeuses histoires de pourfendeur de géants.

« Je laisserai à ce garçon la moitié de mon bien, disait-il à sa femme, et il aura en outre la jouissance du sien, mais je suis convaincu que si vous, sa sœur et moi, venions à mourir demain, il dirait : « le ciel en soit béni ! » et ne mangerait pas un morceau de moins qu’à son ordinaire. Je ne veux donc pas me faire de bile à cause de lui. Laissons-le épouser la femme qu’il voudra, nous n’avons rien à y voir. »

Amélia, d’un autre côté, comme il convenait à une jeune personne de son inexpérience et de son tempérament, était fort enthousiaste pour ce mariage. Une ou deux fois Joe avait été sur le point d’épancher dans son sein des secrets très-importants, et elle était toute disposée à prêter l’oreille à ses confidences ; mais le cœur manquait à ce gros garçon pour se soulager auprès de sa sœur, au grand désappointement de laquelle il se contentait de pousser un grand soupir et de se tourner d’un autre côté.

Ce mystère ne servait qu’à entretenir le trouble et l’incertitude dans le pauvre petit cœur d’Amélia. Si elle ne parlait pas avec Rebecca d’un sujet si délicat, elle prenait sa revanche dans de longues et intimes conversations avec mistress Blenkinsop, la gouvernante, qui en avait laissé transpirer quelque chose auprès de la femme de chambre, qui en passant en avait touché quelques mots à la cuisinière, laquelle, je n’en fais aucun doute, en avait porté la nouvelle à tous les fournisseurs ; en telle sorte que le mariage de Joe était le sujet de toutes les causeries à la ronde dans le monde de Russell-Square.

C’était l’opinion, bien naturelle d’ailleurs, de mistress Sedley que son fils manquerait à son rang en épousant la fille d’un artiste.

« Mais mon Dieu, madame, disait respectueusement mistress Blenkinsop, nous n’étions que des épiciers quand nous nous sommes mariée avec M. Sedley, alors clerc d’agent de change, et nous n’avions que cinq cents livres à deux, et nous sommes assez riches maintenant. »

Amélia était entièrement de cette opinion, à laquelle on finit peu à peu par gagner la bonne mistress Sedley.

M. Sedley restait neutre.

« Laissons Joe épouser celle qu’il voudra, disait-il, ce n’est pas notre affaire. Cette fille n’a pas de fortune, mistress Sedley n’en avait pas davantage. Elle paraît réjouie et adroite, elle le mettra peut-être au pas. Mieux vaut encore celle-là qu’une mistress Sedley toute noire et une douzaine de petits enfants couleur acajou. »

Tout semblait sourire à la fortune de Rebecca ; elle avait pris le bras de Joseph, comme cela était tout simple, pour aller dîner. Elle s’était assise à côté de lui sur le siége de la voiture découverte. C’était un fier gaillard lorsqu’il se trouvait à cette place, plein d’une dignité majestueuse et conduisant son attelage pommelé. Personne ne disait mot au sujet du mariage, et cependant la pensée en était dans toutes les têtes. Il ne manquait plus maintenant que la demande, et c’est alors que Rebecca sentait bien vivement la privation d’une mère ; une tendre mère qui en dix minutes aurait conduit l’affaire à bonne fin, et, dans le cours d’une conversation délicate et confidentielle, aurait amené sur les lèvres timides du jeune homme le précieux aveu !

Voilà où en étaient les affaires lorsque la voiture traversa le pont de Westminster. La compagnie arriva sans autre encombre aux jardins royaux du Vauxhall. Lorsque le majestueux Joseph descendit du fringant équipage, la foule accueillit sa grosse personne avec un frémissement de gaieté. Il rougit et porta sur elle un regard fier et hautain en s’avançant avec Rebecca à son bras. George se chargea d’Amélia, qui était épanouie comme une rose aux rayons du soleil.

« Tiens, Dobbin, dit George, si tu veux prendre soin des châles et de toutes les affaires, tu seras un bon garçon. »

Et, pendant qu’il prenait pour lui miss Sedley, et que Joseph se dirigeait vers les jardins avec Rebecca, l’honnête Dobbin se résignait à prendre les châles sous son bras et à payer à la porte pour tout le monde.

Il marchait modestement à leur suite, sans songer à faire à ses amis la moindre concurrence. Pour ce qui regardait Rebecca et Joseph, il ne s’en souciait guère. Quant à Amélia, il trouvait en somme qu’elle était bien ce qu’il fallait pour le brillant George Osborne, et en voyant cet aimable couple parcourir ces belles promenades, au grand étonnement et au grand plaisir de la jeune fille, il considérait cette joie naïve avec une sorte de plaisir paternel. Peut-être aurait-il désiré avoir quelque chose de plus que le châle à son bras. La foule souriait en voyant ce jeune officier, un peu gauche à porter tout cet attirail féminin ; mais aucun calcul d’égoïsme ne pouvait venir à l’esprit de Dobbin. Aurait-il songé à se plaindre tant que son ami paraissait satisfait ? Ce qui est certain, c’est que toutes les séductions de ce lieu de délices, ces milliers de lampes qui jetaient le plus vif éclat, ces joueurs de violon en chapeau à cornes, qui faisaient retentir les plus ravissantes mélodies sous la conque dorée qui s’élevait au milieu des jardins ; ces chanteurs de romances sentimentales ou comiques, qui charmaient les oreilles ; ces contredanses composées de cokneys et coknesses et exécutées au milieu du bruit, des cabrioles, des bousculades et des rires ; le signal qui annonçait que Mme Saqui allait faire son ascension dans le ciel sur une corde roide montant jusqu’aux étoiles ; l’ermite que l’on trouve toujours assis dans son ermitage si bien éclairé ; ces sombres allées si favorables à l’entrevue des jeunes amants ; les pots de porter présentés par des hommes en livrée vieille et râpée, et ces cabinets tout resplendissants où l’on sert aux joyeux convives des tranches de jambon presque invisibles : rien de tout cela ne provoquait la moindre curiosité de la part du capitaine William Dobbin.

Il promenait de tous côtés le châle de cachemire blanc d’Amélia, et s’était arrêté devant l’estrade des musiciens pendant que mistress Salmon exécutait la bataille de Borodino, cantate guerrière, composée contre l’aventurier corse, qui venait d’éprouver dernièrement des revers contre les Russes. M. Dobbin essaya de fredonner, en s’éloignant, l’air qu’Amélia Sedley avait chanté dans l’escalier en venant se mettre à table. Il se mit à rire de lui-même, car, en vérité, il chantait bien comme un hibou.

Il est bien entendu que nos jeunes gens, ainsi divisés deux par deux, se firent les plus solennelles promesses de rester ensemble toute la soirée ; mais, au bout de dix minutes, ils se trouvaient déjà séparés. Les sociétés se perdent au Vauxhall, mais c’est pour se retrouver au souper, pour se raconter leurs aventures depuis le moment où elles se sont quittées.

Quelles furent les aventures de M. Osborne et de miss Amélia ? Cela est un secret. Mais soyez assurés qu’ils furent parfaitement heureux et irréprochables dans leur conduite, et, comme ils avaient eu de nombreuses occasions de se voir depuis quinze ans, leur tête-à-tête n’offrait rien de bien particulier ni de bien nouveau.

Mais quand Rebecca et son vaillant cavalier se furent perdus dans une promenade solitaire où ils ne rencontrèrent guère plus d’une soixantaine de couples errant de la même façon, ils sentirent tous deux combien leur position devenait délicate et critique, et miss Sharp pensa que c’était maintenant ou jamais le moment de provoquer cette déclaration qui venait expirer sur les lèvres timides de M. Sedley.

Ils avaient d’abord été au panorama de Moscou, où un gros lourdaud avait écrasé le pied de miss Sharp ; elle en était presque tombée à la renverse, en poussant un cri de douleur, dans les bras de M. Sedley. Ce petit accident avait accru la tendresse et la confiance de notre héros à un tel point qu’il lui avait raconté plusieurs de ses histoires indiennes redites pour la sixième fois.

« J’aimerais à voir l’Inde, dit Rebecca.

— Vraiment ? » dit Joseph de l’accent le plus tendre.

Et on peut affirmer que cette adroite question en préparait une autre plus tendre encore ; sa respiration était toute entrecoupée, toute haletante, et la main de Rebecca, placée sur son cœur, pouvait en compter les pulsations fébriles. Mais… ô contre-temps ! la cloche sonna pour le feu d’artifice, et, emportés par le flot impétueux et irrésistible, nos deux amants furent obligés de suivre le courant de la foule.

Le capitaine Dobbin avait eu quelque idée de rejoindre la société pour le souper ; car, en réalité, il ne prenait pas une part bien active aux divertissements du Vauxhall. Il passa à deux reprises devant le cabinet où se trouvaient maintenant réunis nos deux couples, et personne ne fit attention à lui. Les couverts étaient mis seulement pour quatre. Nos amoureux causaient entre eux avec un abandon où respirait le bonheur, et quant à Dobbin, on paraissait s’en souvenir aussi peu que s’il n’eût jamais existé.

« Je serais de trop, dit le capitaine en les regardant avec attention ; je ferai mieux d’aller causer avec l’ermite. »

Il s’éloigna de ce tumulte des cris de la foule, du bruit des plats, pour se rendre à la sombre allée qui conduisait à l’habitation de carton du fameux ermite. Tout cela n’était pas fort gai pour Dobbin, et se trouver seul au Vauxhall, j’en ai jugé à mes dépens, est peut-être le plus désagréable des plaisirs que puisse se donner un célibataire.

Les deux couples se trouvaient fort bien dans leurs cabinets, où régnait la plus aimable et la plus libre conversation. Joe était à l’apogée de sa gloire, donnant ses ordres au garçon avec la plus grande majesté. Il faisait la salade, débouchait le champagne, découpait les poulets, mangeait et buvait la plus grande partie de ce qu’on mettait sur la table. Enfin il insista pour avoir un bol de rak-punch ; on ne va pas au Vauxhall sans prendre un bol de rak-punch.

« Garçon, un rak-punch. »

Ce bol de rak-punch est la cause de toute cette histoire ; pourquoi pas un bol de rak-punch aussi bien que toute autre chose ? N’est-ce pas un bol d’acide prussique qui fut cause que la belle Rosemonde se retira du monde ? N’est-ce pas un bol de vin qui fut cause de la mort d’Alexandre le Grand ? Ainsi le dit le docteur Lemprière[4]. De même ce bol de punch eut une grande influence sur les destinées de tous les principaux personnages de notre roman. Cette influence s’étendit sur toute leur vie, bien que le plus grand nombre d’entre eux n’y ait même pas goûté.

Les jeunes dames n’en buvaient point, Osborne ne l’aimait pas. La première conséquence fut que Joe, ce gros gourmand, avala tout le contenu du bol ; la seconde conséquence fut qu’après avoir avalé tout le contenu du bol, il éprouva une exaltation qui étonna d’abord, et de plus faillit avoir des suites désagréables. Il parlait et riait si fort, qu’il amassa une haie de curieux autour du cabinet, à la grande confusion de ses innocentes compagnes ; puis il se mit à entonner une chanson, et le fit sur ce ton aigre et insipide particulier aux ivrognes de bonne compagnie. Sa voix attira tout l’auditoire qui se pressait naguère autour des musiciens ; on le couvrit d’applaudissements.

« Bravo, mon gros garçon, dit l’un ; encccôre, Daniel Lambert ! et servez chaud !

— Voilà un gaillard qui ferait bien sur la corde roide, s’écria un autre farceur, dont la plaisanterie excita chez les dames la plus vive terreur, et chez M. Osborne la plus grande colère.

— Pour l’amour du ciel, Joe, lui dit-il, levons-nous et partons ; et les deux jeunes femmes se levèrent.

— Arrêtez, ma petite louloute, » hurla Joseph, aussi hardi qu’un lion ; et il jeta sa main autour de la taille de Rebecca.

Rebecca se détourna, mais ne put l’éviter. Les éclats de rire redoublèrent au dehors. Joe continua à boire, à faire l’amour et à chanter, en clignant de l’œil et en saluant avec grâce l’auditoire de son verre : et il engageait tous ceux qui voudraient à venir boire du punch avec lui.

Osborne se disposait à repousser un monsieur en bottes à revers qui voulait profiter de l’invitation, et une lutte semblait inévitable, quand, par le plus grand des bonheurs, un individu du nom de Dobbin, qui s’était jusque-là promené dans les jardins, s’arrêta devant le cabinet.

« Place ! badauds que vous êtes, » dit le nouvel arrivant.

Il se fraya un passage à travers ces rangs serrés, qui se dissipèrent devant son chapeau à cornes et sa belliqueuse tournure, et il pénétra dans le cabinet, en proie à la plus vive agitation.

« Au nom du ciel, Dobbin, où étiez-vous passé ? » dit Osborne en saisissant le châle de cachemire blanc que son ami portait à son bras, et le roulant autour d’Amélia. Soyez bon à quelque chose : veillez sur Joe pendant que je conduirai ces dames à la voiture. »

Joe se levait déjà pour s’interposer, mais d’un seul coup de main Osborne le renvoya tomber sur son siége, et le lieutenant put emmener les dames en toute sûreté. Joe leur envoya des baisers pendant qu’elles s’éloignaient, et au milieu de ses hoquets leur cria un dernier : « Dieu vous bénisse ! vous bénisse ! » Puis, saisissant la main du capitaine Dobbin et pleurant à faire pitié, il lui confia le secret de ses amours.

Il adorait cette jeune personne qui venait de partir ; il lui avait brisé le cœur, oui, par sa conduite, il lui avait brisé le cœur ; il voulait l’épouser le lendemain matin à Saint-Georges, Hanover-Square ; il voulait aller réveiller l’archevêque de Cantorbéry à Lambeth, il le voulait, et sans retard. Le capitaine Dobbin, profitant de cette pensée, lui persuada adroitement de sortir des jardins pour se rendre à Lambeth-Palace, et, quand une fois il l’eut conduit hors des portes, il fit sans peine monter le tapageur dans un fiacre qui le déposa sain et sauf à son domicile. George Osborne, sans autre accident, reconduisit les jeunes filles chez elles ; puis, quand la porte se fut refermée sur elles, en revenant par Russell-Square, il fut pris d’un fou rire qui laissa tout étonnés les gardiens de nuit.

Amélia regarda son amie avec tristesse, monta avec elle les escaliers, l’embrassa, puis elles allèrent se coucher sans ajouter une parole.

« C’est demain qu’il viendra faire sa demande, pensa Rebecca : il m’a appelée la bien-aimée de son cœur ; il m’a serré la main en présence d’Amélia. Bien sûr la demande sera pour demain. »

Amélia le croyait aussi : et j’ose avouer qu’elle pensait également à la robe qu’elle porterait comme demoiselle d’honneur, aux présents qu’elle ferait à sa bonne petite belle-sœur, à la cérémonie prochaine où elle jouerait un des principaux rôles, etc., etc.

Pauvres créatures ignorantes et crédules ! que vous connaissez peu l’effet d’un rak-punch ! Quel rapport y a-t-il entre le rack qui se trouve dans le punch de la nuit, et le rack qui se trouve dans la tête le lendemain matin ? À cette vérité, ajoutez, s’il vous plaît, qu’il n’y a pas au monde de mal de tête comparable à celui que vous donne un punch du Vauxhall. Dans l’espace de vingt années, je ne puis me souvenir que de l’effet de deux verres ! deux seulement, sur l’honneur d’un gentilhomme ! Et Joseph Sedley, atteint d’une maladie de foie, avait englouti au moins un litre de cette abominable liqueur.

Le jour suivant, que Rebecca espérait voir se lever sur sa fortune, trouva Sedley poussant les lamentations d’un homme à l’agonie, telles que la plume se refuse à les retracer. L’eau de Seltz n’étant pas encore inventée, la bière blanche, le croirait-on ? était la seule boisson qui pût apaiser la fièvre que lui avait donnée l’orgie de la nuit précédente. George Osborne trouva l’ex-receveur de Boggley-Vollah ayant auprès de lui ce breuvage adoucissant, et occupé à geindre sur un sofa. Dobbin était déjà dans la chambre, donnant des soins empressés à cette victime de la nuit dernière. Les deux officiers, après avoir jeté un regard sur le buveur de punch maintenant hors de combat, échangèrent du coin de l’œil un signe d’intelligence qui n’avait rien de très-compatissant. Le valet même de Sedley, homme de l’étiquette la plus irréprochable, aussi grave et silencieux qu’un entrepreneur de pompes funèbres, eut de la peine à faire bonne contenance en regardant son maître infortuné.

« Je n’ai jamais vu M. Sedley en fureur comme cette nuit, dit-il tout bas à Osborne, pendant que ce dernier montait l’escalier. Il voulait battre son cocher, monsieur. Le capitaine a été obligé de le monter dans ses bras, comme un enfant. »

Un sourire passager effleura les traits de maître Brush pendant qu’il parlait, mais ils retombèrent bientôt dans leur impassibilité ordinaire ; en même temps, il ouvrait la porte et annonçait :

« M. Hosbin !

— Comment vous trouvez-vous, Sedley ? dit le jeune visiteur, n’avez-vous point d’os rompus ? il y a en bas un cocher qui a l’œil tout noir et la tête tout enveloppée. Il parle de vous citer en justice.

— Que voulez-vous dire avec la justice ? demanda Sedley d’une voix mourante.

— Oui, pour l’avoir battu cette nuit, n’est-ce pas, Dobbin ? Vous l’avez poussé, mon cher, aussi rudement qu’aurait pu faire Molyneux. Le gardien de nuit dit qu’il n’a jamais vu un pauvre diable renversé aussi rudement. Demandez à Dobbin.

— Oui, vous avez eu une bourrade avec le cocher, dit le capitaine Dobbin, et vous l’avez assommé de coups.

— Et l’homme du Vauxhall à l’habit blanc ! Ah ! Joe, comme vous l’avez bousculé ; et ces pauvres femmes, comme elles criaient : c’était plaisir que de vous voir. J’ai cru que vous autres gens du civil n’aviez pas de courage ; mais je ne me mettrai jamais sur votre route quand vous serez dans les vignes du Seigneur, mon gaillard.

— Oui, je crois que je suis bien terrible lorsqu’on m’excite, » dit Joseph dans son sofa avec une grimace d’une tristesse si burlesque, que la politesse du capitaine ne put y résister plus longtemps, et que lui et Osborne partirent d’un éclat de rire.

Osborne, qui n’était pas fort aise qu’un membre de la famille dans laquelle il allait entrer, lui, George Osborne du *** régiment, consentit à une mésalliance avec une petite fille de rien, une aventurière de gouvernante, profita de l’état de faiblesse où il voyait réduit le héros du Vauxhall et commença ainsi l’attaque :

« Vous souvient-il de votre chanson d’hier ?

— Laquelle ? demanda Joe.

— Une chanson sentimentale, après laquelle vous avez appelé Rosa… Rebecca, je ne me rappelle déjà plus son nom, vous savez bien cette petite amie d’Amélia, votre petite louloute. »

Et, saisissant la main de Dobbin, il répéta la scène de la veille, pour le plus grand supplice de celui qui y avait joué le principal rôle, et en dépit de tous les efforts du bon Dobbin pour éveiller en lui un peu de pitié.

« Pourquoi l’aurais-je épargné, répondit Osborne aux remontrances de son ami, quand il quitta l’invalide, le laissant entre les mains du docteur Glober. De quel droit se donne-t-il ces airs protecteurs et nous fait-il montrer au doigt au Vauxhall ? Quelle est cette petite institutrice qui le provoque de l’œil pour se faire aimer de lui ? Ma foi ! la famille n’est pas déjà si noble, sans la compter ! Une gouvernante, c’est fort bien, mais j’aime mieux autre chose pour belle-sœur. J’ai des idées libérales mais j’ai aussi une juste mesure d’amour-propre, et je sais ce que je dois à mon rang ; quant à elle, qu’elle ne sorte pas du sien. Je veillerai de près sur ce grand fanfaron de nabab, et je l’empêcherai de se faire encore plus fou qu’il n’est. Aussi lui ai-je dit de se tenir en garde contre toutes les manœuvres de la petite.

— Sans doute, dit Dobbin avec un air qui démentait ses paroles, personne ne peut savoir mieux que vous que vous avez toujours été parmi les tories, et que votre famille est l’une des plus vieilles de l’Angleterre ; mais…

— Venez avec moi voir ces demoiselles, et faites l’amour pour votre compte à miss Sharp, » dit le lieutenant en interrompant son ami ; mais le capitaine Dobbin refusa d’accompagner Osborne dans sa visite aux dames de Russell-Square.

En apercevant dans la maison des Sedley deux têtes qui faisaient le guet à deux étages différents, Osborne ne put s’empêcher de rire.

Le fait est que miss Amélia était à sa fenêtre, interrogeant de l’œil avec la plus grande anxiété le côté du square qui lui faisait face, et où habitait M. Osborne, dans l’espérance de découvrir le lieutenant ; et miss Sharp, de la chambre à coucher située au second étage, s’était mise en observation, comptant bien voir apparaître la masse respectable qui avait nom Joseph.

« Ma sœur Anne est à sa tour, dit Osborne à Amélia, mais elle ne voit rien venir. »

Et, tout joyeux de sa plaisanterie, il prit un malin plaisir à dépeindre en termes grotesques à miss Sedley le fâcheux état de son frère.

« George, c’est très-mal à vous de rire, » lui dit-elle avec un air de reproche.

Mais George n’en continua que de plus belle en présence de sa mine contrite et désappointée, et persista à croire que sa plaisanterie était des plus divertissantes. Lorsque miss Sharp descendit, il la railla beaucoup au sujet de l’effet que ses charmes avaient produit sur le gros employé de la compagnie des Indes.

« Ah ! miss Sharp, si vous aviez pu le voir ce matin, dit-il, vagissant dans sa robe de chambre à ramages et se tordant sur son sofa, si vous l’aviez vu tirant la langue à son apothicaire Glauber…

— Voir qui ? dit miss Sharp.

— Qui ? comment ! qui ! mais ce ne peut être que le bon capitaine Dobbin, dont nous nous sommes si vivement préoccupés la nuit dernière.

— Ah ! nous nous sommes bien mal conduits avec lui ; dit Emmy toute rougissante ; en effet, je l’avais… complétement oublié.

— Oh ! pour cela, c’est vrai, s’écria Osborne redoublant ses éclats de rire ; et puis on ne peut pas toujours penser à Dobbin, n’est-ce pas, Amélia ? n’est-ce pas, miss Sharp ?

— Si ce n’est quand il a renversé son verre sur la table, répliqua miss Sharp d’un air sec et avec un mouvement d’impatience ; je n’ai pas pris garde un seul moment à l’existence du capitaine Dobbin.

— C’est bon, miss Sharp, je le lui dirai, » répondit Osborne.

Comme il parlait, miss Sharp sentit naître en elle un sentiment de défiance et de haine pour ce jeune officier, sans qu’il pût s’en douter le moins du monde. « Peut-être veut-il s’amuser à mes dépens, pensa Rebecca ; peut-être m’a-t-il tournée en ridicule auprès de Joseph ; peut-être a-t-il renouvelé ses terreurs. Et l’autre ne viendra pas. »

Un nuage passa sur ses yeux et son cœur battit plus vite.

« Vous plaisantez toujours, dit-elle avec un sourire aussi ingénu qu’elle put le prendre ; vous avez beau jeu, monsieur George, je n’ai personne ici pour me défendre. »

George Osborne, pendant qu’elle s’éloignait et qu’Amélia le grondait du regard, éprouva un léger regret d’avoir mal à propos chagriné cette pauvre créature, d’ailleurs si à plaindre ; mais bientôt il reprit :

« Ma chère Amélia, vous êtes trop bonne, trop indulgente ; vous n’avez pas encore comme moi l’expérience du monde. Il faut que votre petite amie miss Sharp apprenne à rester à sa place.

— Pensez-vous que Joseph…

— Sur ma parole, ma chère ; je n’en sais rien ; il peut le faire comme ne pas le faire, je ne suis pas son maître. Mais je sais seulement que c’est un garçon très-léger, très-vain, et qu’il a mis dans une très-désagréable et très-fausse position ma chère petite louloute. »

Il se remit à rire d’une façon si drôle qu’Emmy ne put s’empêcher de rire avec lui.

Joe ne vint pas de toute la journée. Mais cela inquiétait peu Amélia, car la petite diplomate avait envoyé le groom aide de camp de maître Sambo, à la maison de son frère, pour lui demander un livre qu’il lui avait promis et s’informer de ses nouvelles. Il fut répondu par le valet de Joe, M. Brush, que l’indisposition de son maître le retenait au lit, et que le docteur était en ce moment auprès de lui. « Il viendra demain, » pensa-t-elle. Mais elle ne se sentait point le courage de rien dire à ce sujet à Rebecca, et cette jeune personne elle-même ne fit aucune allusion à cette affaire dans toute la soirée qui suivit la nuit passée au Vauxhall.

Le lendemain cependant, comme les jeunes dames assises sur le sofa s’occupaient à travailler, à écrire des lettres ou à lire des romans, Sambo entra dans la pièce avec son air d’empressement habituel ; il portait un paquet sous le bras et une lettre sur un plateau.

« Une lettre de M. Joseph pour mademoiselle, » dit Sambo.

Amélia l’ouvrit tout en tremblant.

Voici ce qu’elle disait :

« Ma chère Amélia,

« Je vous envoie l’Orphelin de la Forêt. Je me sentais trop mal pour aller vous voir hier et aujourd’hui. Je quitte la ville pour Cheltenham. Excusez-moi, si c’est possible, auprès de l’aimable miss Sharp de ma conduite au Vauxhall. Priez-la de me pardonner et d’oublier tout ce que je lui ai dit dans l’excitation de ce fatal souper. Dès que je me sentirai mieux, car ma santé est fort ébranlée, j’irai passer quelques mois en Écosse.

« Votre bien affectionné,
« Joe Sedley. »xxx

C’était l’arrêt de mort, tout était perdu. Amélia n’osait regarder la pâle figure et les yeux enflammés de Rebecca. Elle laissa tomber la lettre sur les genoux de son amie ; puis, sortant de la pièce, elle alla se réfugier dans sa chambre, où son petit cœur éclata en sanglots.

Blenkinsop l’intendante l’y suivit pour lui prodiguer ses consolations ; Amélia, en épanchant ses larmes dans son sein, reprit un peu de courage.

« Ne vous laissez pas abattre, mademoiselle ; je n’aurais pas voulu vous le dire, mais personne de la maison ne l’a aimée, excepté au commencement. Je l’ai vue, de mes propres yeux vue, lisant les lettres de votre maman. Pinner dit qu’elle est toujours à fouiller dans votre boîte à bijoux et dans vos tiroirs, et dans les tiroirs de tout le monde. Elle est sûre qu’elle a mis votre ruban blanc dans sa malle.

— Je le lui ai donné, je le lui ai donné, » répondit Amélia.

Mais cela ne modifia en rien l’opinion de mistress Blenkinsop sur miss Sharp.

« Voyez-vous, Pinner, je ne me fie pas à toutes ces gouvernantes qui ne sont ni chien ni loup. Elles se donnent les airs et les allures de nos grandes dames, et souvent elles ne sont pas mieux payées que vous et moi. »

Il était désormais évident pour tous les habitants de la maison, excepté pour la pauvre Amélia, que Rebecca devait partir ; et grands et petits, toujours à l’exception d’une seule personne, pensaient que ce départ devait avoir lieu dans le plus bref délai. Cette bonne jeune fille bouleversa tous les tiroirs, toutes les armoires, tous les sacs, passa en revue ses robes, fichus, colifichets, chiffons, dentelles, soieries et falbalas, choisissant une chose, puis l’autre, puis encore une autre, pour en faire un petit paquet pour Rebecca. Puis, allant trouver son père, ce généreux commerçant de la Cité, qui lui avait promis autant de guinées qu’elle avait d’années, elle pria de donner cet argent à sa chère Rebecca, qui en avait besoin, tandis qu’elle ne manquait de rien.

George Osborne lui-même fut mis à contribution, et il ne se fit pas prier. Il alla à Bond-Street acheter le plus joli chapeau, le plus élégant spencer.

« Voilà le présent que George vous fait, ma chère Rebecca, dit Amélia toute fière. Qu’il a bon goût ! il n’y en a pas un comme lui.

— Il n’y en a pas un, répondit Rebecca. Je lui suis bien reconnaissante ! »

Dans le fond de son cœur elle se disait : « C’est George Osborne qui a empêché mon mariage. » Aussi elle aimait George Osborne en conséquence.

Elle fit ses paquets de la meilleure grâce du monde, et accepta tous les jolis petits présents d’Amélia, après y avoir mis tout juste ce qu’il fallait d’hésitation et de résistance. Elle ne manqua pas de jurer à mistress Sedley une éternelle reconnaissance, tout en se gardant bien d’importuner cette bonne dame qui se trouvait un peu décontenancée et avait l’air de vouloir l’éviter. Elle baisa la main de M. Sedley, et lui demanda la permission de le considérer à l’avenir comme son meilleur ami, son plus sûr protecteur. Il y avait quelque chose de si touchant dans toute sa personne, que M. Sedley fut sur le point de lui donner un mandat de vingt livres. Mais il réprima sa sensibilité, et comme la voiture l’attendait pour l’emmener dîner, il s’éloigna en jetant à Rebecca un : « Dieu vous protége, mon enfant ! Vous aurez toujours ici une place quand vous viendrez à la ville ; ne l’oubliez pas… James, à Mansion-House. »

Enfin arriva le moment de la séparation pour les deux amies.

Après une scène où l’une prit son rôle au sérieux et l’autre le joua en comédienne accomplie ; après les plus tendres caresses, les larmes les plus pathétiques, où le flacon à vinaigre ainsi que les meilleurs sentiments du cœur purent trouver leur place, Rebecca et Amélia se séparèrent, la première jurant à son amie de l’aimer toute sa vie et encore au delà.




CHAPITRE VII.

Crawley de Crawley-la-Reine.


Parmi les noms en C les plus respectés inscrits sur l’Annuaire de la cour, l’an de grâce 18…, était celui de Crawley (sir Pitt), baronnet, Great-Gaunt-Street et Crawley-la-Reine dans le Hants. Ce nom honorable figurait aussi, depuis plusieurs années, accolé à ceux de tous ces dignes candidats qui vont à tour de rôle quêter le suffrage des électeurs.

À propos du bourg de Crawley-la-Reine, on raconte que la reine Élisabeth, dans une de ses tournées, s’arrêta à Crawley, pour y déjeuner. L’excellente bière de l’Hampshire, que lui présenta le Crawley d’alors, beau gaillard à longue barbe et au jarret d’acier, la mit en si belle humeur qu’elle octroya au bourg de Crawley le droit d’envoyer à l’avenir deux membres au parlement. En souvenir de l’illustre visiteuse, ce pays reçut le nom de Crawley-la-Reine, et il l’a conservé jusqu’à ce jour. Par un effet des changements causés par le temps, des vicissitudes produites par les siècles dans les empires, les cités et les bourgs, Crawley-la-Reine n’avait pas cessé d’être aussi populeux qu’à l’époque de la reine Beth, et finissait par tomber dans la catégorie dite des bourgs-pourris. Toutefois, sir Pitt Crawley, avec son gros bon sens et sa rhétorique ordinaire, avait bien soin de répéter :

« Pourri ! tant qu’on voudra ; il ne m’en rapporte pas moins quinze cents bonnes livres par an !

Sir Pitt Crawley, ainsi appelé du nom de son illustre homonyme à la chambre des communes, était fils de Walpole Crawley, premier baronnet, dispensateur des sceaux et parchemins sous le règne de Georges II. À l’exemple de tant d’honnêtes confrères de cette époque, il encourut l’accusation de péculat. Walpole Crawley, chose presque superflue à dire, était fils de John Churchill Crawley, du nom de l’un des plus fameux capitaines du règne de la reine Anne. L’arbre généalogique pendu dans la grande salle de Crawley-la-Reine mentionne en outre Charles Stuart, fils de Crawley surnommé le Décharné, le Crawley contemporain de Jacques Ier, et enfin le Crawley de la reine Élisabeth, représenté à la tête du tableau en barbe et en cuirasse. De son gilet part, suivant l’usage, le tronc nobiliaire où s’étalent les noms illustres ci-dessus énumérés. Tout à côté du nom de sir Pitt Crawley, le baronnet dont il est question dans ce chapitre, s’alignent les noms de son frère, le révérend Bute Crawley, recteur de Crawley-Snailby, et de différents autres descendants, tant mâles que femelles, de la famille des Crawley.

Sir Pitt avait d’abord épousé Griselle, sixième fille de Mungo Binkie, lord Binkie, et cousine en conséquence de M. Dundas. Elle l’avait rendu père de deux fils : Pitt, ainsi nommé non pas tant en l’honneur de son père qu’en celui de notre bien-aimé et fameux ministre, et Rawdon Crawley, appelé comme le favori du prince de Galles, si vite oublié par S. M. Georges IV. Quelques années après le trépas de milady, sir Pitt conduisit à l’autel Rosa, fille de M. G. Grafton de Mudbury. Cette nouvelle épouse lui donna deux filles, qui, pour leur plus grand avantage, allaient avoir miss Rebecca Sharp pour gouvernante. Notre jeune institutrice se trouvait donc au milieu d’une famille rehaussée, comme on l’a pu voir, par d’assez nobles alliances. Bientôt sa diplomatie allait avoir à s’évertuer sur un théâtre plus digne d’elle que le centre modeste de Russell-Square.

La lettre d’avis qui l’appelait auprès de ses élèves lui vint sous une enveloppe qui n’était plus d’une entière fraîcheur. Elle était ainsi conçue :

« Sir Pitt Crawley prie miss Sharp et ses bas gages d’être issis mardi, car je m’en vas à Crawley-la-Reine demain matin de bonheur.

« Great-Gount-Street. »

Rebecca avait beau interroger ses souvenirs, elle ne se rappelait point avoir vu de baronnet ; aussi, après ses adieux à Amélia et le temps de se frotter les yeux avec son mouchoir, cérémonie qui dura tout juste assez pour permettre à la voiture de dépasser le coin de la rue, elle mit son esprit au supplice pour se faire une idée de la tournure que pouvait avoir un baronnet.

« Je voudrais bien savoir s’il porte un crachat, pensa-t-elle. Peut-être le droit de porter des crachats appartient-il aux lords seuls. Toujours, il aura une mise recherchée, quelque costume de cour. Il porte sans doute des manchettes et doit avoir un œil de poudre dans les cheveux. Je le vois d’ici avec son air de hauteur ; je serai assurément traitée par lui avec le dernier mépris. Il faut encore prendre mon mal en patience, car au moins je serai mêlée à des gens de bonne société, et non plus à cette petite bourgeoisie si vulgaire dans son genre. »

Puis, pensant à Joseph et à ses amis de Russell-Square, elle empruntait la philosophie du renard de la fable devant une treille trop élevée.

Après avoir passé Shiverly-Square, la voiture s’arrêta dans Great-Gaunt-Street, devant une grande et sombre maison, encaissée entre deux autres d’aussi lugubre apparence. Chacune portait un écusson au-dessus de la principale croisée, comme on en voit presque toujours aux maisons de Great-Gaunt-Street, où la mort, sans doute attirée par la tristesse du lieu, semble avoir élu domicile à perpétuité. Les volets des fenêtres du premier étage étaient fermés ; ceux de la salle à manger, à moitié entr’ouverts, laissaient voir de vieux journaux enveloppant précieusement les cuivres des fenêtres.

John le cocher, envoyé seul pour conduire la voiture et peu soucieux de descendre pour aller sonner, réclama ce service d’un petit gamin qui passait. La sonnette s’ébranla, une tête se montra aux volets entre-bâillés de la salle à manger, et la porte s’ouvrit pour laisser passer un homme en culotte de drap commun, en grosses guêtres, avec une vieille veste tachée, une vieille cravate d’une couleur équivoque, enroulée autour d’un cou velu, ayant la tête chauve et lisse, une face rubiconde et niaise, des yeux gris et brillants, une bouche toujours grimaçante.

« Est-ce ici la maison de sir Pitt Crawley ? demanda John de son siége.

— Oui, dit l’homme de la maison avec un signe affirmatif.

— Avancez ici pour enlever ces paquets, dit John.

— Enlevez-les vous-même, dit le portier.

— Vous ne voyez donc pas que je ne puis laisser mes bêtes ? Allons, allons, mon brave, la main à la besogne ; la demoiselle vous donnera quelque chose pour la peine, » dit John avec un gros rire.

Miss Sharp ne pouvait prétendre aux égards de cet homme ; ses rapports avec la famille des Sedley allaient en rester là, et les domestiques n’avaient rien reçu d’elle à son départ.

Le bonhomme chauve sortit les mains des poches de sa culotte ; puis, obéissant à l’injonction du cocher, il chargea la malle de miss Sharp sur son épaule et l’entra dans la maison.

« Prenez encore ce panier et ce châle, et ouvrez-moi la porte, dit miss Sharp en descendant de voiture toute courroucée. Quant à vous, j’écrirai à M. Sedley pour l’informer de votre conduite, dit-elle au cocher.

— Ne soyez pas méchante, ma petite dame, répondit le domestique ; vous n’avez rien oublié, n’est-ce pas ? Et les robes de mam’zelle Mélia, les avez-vous aussi ? Elles devaient revenir à la femme de chambre. J’espère qu’elles seront à votre taille. Fermez la porte, Jim. C’est pas d’elle qu’on peut attendre quéque chose, continua John en faisant avec son pouce un geste démonstratif du côté de miss Sharp. Une belle emplette pour vous, en vérité, une belle emplette ! »

Et en parlant ainsi, le cocher fouetta ses chevaux. En réalité, il nourrissait de tendres sentiments pour la femme de chambre, et il enrageait de la voir frustrée de ses petits profits.

En entrant dans la salle à manger, sous la conduite du personnage en guêtres, Rebecca trouva à l’appartement l’air de deuil qu’ils prennent tous quand leurs nobles habitants disent adieu à la ville. Les pièces semblent alors pousser la fidélité jusqu’à pleurer l’absence de leurs maîtres. Un tapis de pied roulé sur lui-même cachait son air boudeur sous le buffet. Les tableaux voilaient leur face sous de vieilles enveloppes de papier gris. La lampe pendait au plafond, se dérobant aux yeux dans un vieux sac de toile grise, et les rideaux des croisées disparaissaient sous des housses de toutes les paroisses. Du fond de son coin sombre, le buste en marbre de sir Walpole Crawley contemplait la nudité du plancher et les chenets huilés pour prévenir la rouille. Sur la cheminée, des étuis veufs de cartes à jouer ; l’étagère poussée derrière le tapis ; les chaises les pieds en l’air et rangées contre le mur ; à l’opposé de la statue, dans un coin non moins sombre, sur un petit guéridon, gisait une gaine à couteau, tout écorchée, dont la forme attestait l’antiquité.

Deux chaises de cuisine, une table ronde, une pelle et des pincettes se groupaient autour du foyer, où un poêlon chauffait aux tièdes clartés d’un feu mourant. On voyait sur la table à côté d’un morceau de pain et de fromage, un chandelier en fer-blanc et un peu de porter dans un cruchon.

« Vous avez dîné, sans doute ? Ceci serait peut-être trop long pour votre estomac ; voulez-vous une goutte de bière ?

— Où est sir Pitt Crawley ? demanda miss Sharp avec un air de majesté.

— Hi ! hi ! c’est moi qui est sir Pitt Crawley. Vous me devez un bon pourboire pour votre bagage. Hi ! hi ! demandez à mistress Tinker si je ne le suis pas. Mistress Tinker, je vous présente miss Sharp. Mademoiselle la gouvernante, voici ma femme de ménage, ho ! ho ! »

La personne répondant au nom de mistress Tinker fit au même instant son apparition dans la chambre ; elle apportait la pipe et le tabac demandés une minute avant l’arrivée de miss Sharp ; elle remit le tout entre les mains de sir Pitt, qui s’assit au coin du feu.

« Et les liards ? demanda-t-il ; je vous ai donné trois pièces de six liards. Vous avez à me rendre, vieille Tinker !

— Voilà, répliqua mistress Tinker, lui jetant sa monnaie. Être baronnet pour liarder de la sorte !

— Un liard par jour, cela fait sept schellings par an, répondit le maître de céans ; sept schellings par an font l’intérêt de sept guinées. Comptez par liards, vieille Tinker, et vous verrez bientôt arriver les guinées.

— C’est bien sir Pitt Crawley à ne pas vous y tromper, ma jeune dame ; il n’y en a pas un comme lui pour regarder de si près aux liards, dit mistress Tinker d’un air maussade. D’ici à peu vous connaîtrez encore mieux l’homme.

— Et vous ne m’en aimerez pas moins, miss Sharp, dit le vieux gentilhomme d’un air presque poli ; je suis juste avant d’être généreux.

— Il n’a de sa vie fait cadeau d’un liard, bougonna la Tinker.

— Et n’en a nulle envie pour l’avenir : c’est contre mes principes. Allez chercher une chaise à la cuisine, Tinker, si vous avez envie de vous asseoir, et puis nous dirons un mot au souper. »

En attendant, le baronnet plongea sa fourchette dans la poêle et en retira un morceau de tripe et un oignon ; et, après un partage fait avec la plus scrupuleuse équité, il prit sa portion, ainsi que mistress Tinker.

« Vous voyez, miss Sharp, quand je ne suis pas ici, je paye à Tinker ses frais de nourriture ; mais, quand je suis à la ville, elle dîne avec la famille. Ah ! ah ! je suis bien aise, mademoiselle, que vous n’ayez pas faim, pas vrai, Tink ? »

Et ils attaquèrent à belles dents leur frugal repas.

Après le souper, sir Pitt Crawley se mit à fumer sa pipe ; quand il fit tout à fait noir, il plaça un bout de chandelle sur un brûle-tout, et tirant d’une poche sans fond une liasse formidable de dossiers, il se mit à les lire et à les mettre en ordre.

« Je suis ici pour des affaires de loi, ma chère, et voilà ce qui me procure le plaisir d’avoir demain une si jolie compagne de voyage.

— Il est toujours avec des procès, dit mistress Tinker en se versant à boire.

— Buvez et ne vous gênez pas, dit le baronnet. Oui, ma chère, Tinker dit vrai, j’ai perdu et gagné plus de procès qu’aucun homme en Angleterre. Jetez les yeux sur ceci : Crawley, baronnet, contre Snaffle. J’en aurai raison ou j’y perdrai mon nom de Pitt Crawley. — Podder et Cie, contre Crawley, baronnet ; — les contrôleurs de la commune de Snailby contre Crawley, baronnet. Qu’ils prouvent donc que c’est du domaine public, je les en défie ; ce terrain est bien à moi ; il n’appartient pas plus à la commune qu’à vous ou à Tinker que voilà. Je les mettrai à quia, quand il devrait m’en coûter mille guinées. Regardez un peu ces papiers ; il ne tient qu’à vous, si le cœur vous en dit, ma très-chère ; avez-vous une belle main pour écrire ? Je vous mettrai en réquisition quand nous serons à Crawley-la-Reine, miss Sharp. Maintenant que la douairière est morte, j’ai besoin d’un aide.

— Elle ne valait pas mieux que lui, reprit la Tinker ; elle était toujours en chicane avec ses fournisseurs ; en quatre ans, elle a congédié quarante-huit domestiques.

— Elle était donc avare, très-avare ? dit l’orpheline d’un ton de naïveté.

— Pour moi c’était une perle ; elle me sauvait un homme d’affaires. »

La conversation continua assez longtemps sur ce ton confidentiel, au grand amusement de la nouvelle arrivée. Bonnes ou mauvaises, les qualités de sir Pitt Crawley étaient mises par lui dans tout leur jour, sans qu’il cherchât le moins du monde à les déguiser. Il ne tarissait pas sur son compte, tantôt faisant usage du patois de l’Hampshire dans toute sa rudesse et sa vulgarité, et tantôt adoptant le langage de l’homme du monde. Enfin, on se souhaita le bonsoir, après recommandation à miss Sharp d’être prête le lendemain à cinq heures du matin.

« Vous coucherez cette nuit avec Tinker, lui dit-il ; c’est un grand lit où l’on peut tenir deux : lady Crawley y est morte. Bonne nuit ! »

Sir Pitt se retira après ce compliment, et la très-solennelle Tinker, le chandelier à la main, ouvrit la marche à travers de grands escaliers en pierre, de longues enfilades de salons immenses dont toutes les serrures étaient recouvertes de papier ; elle arriva enfin à la chambre où lady Crawley s’était endormie du dernier sommeil. L’aspect de cette pièce avait quelque chose de si funèbre et de si triste que non-seulement on était disposé à croire que lady Crawley y avait rendu le dernier soupir, mais que le fantôme de la pauvre dame n’avait pas cessé de l’habiter. Rebecca allait et venait dans l’appartement avec un entrain des plus joyeux. Elle avait déjà sondé les profondeurs des placards, des cabinets, des armoires ; elle ouvrait les tiroirs fermés, passait en revue les affreux tableaux suspendus aux murs et tous les objets de toilette, tandis que la femme de chambre s’occupait à dire ses prières.

« Je ne voudrais pas m’endormir dans le lit que voici sans avoir la conscience en repos, mademoiselle, dit la vieille servante.

— Il y a dans cette chambre, reprit Rebecca, de quoi nous loger avec une demi-douzaine de revenants. Contez-moi donc tout ce que vous savez sur lady Crawley, sir Pitt Crawley et tous les autres, ma chère mistress Tinker. »

Mais la vieille Tinker n’était pas une personne à se laisser tirer les vers du nez par des questions en l’air. Elle intima à miss Sharp que le lit était fait pour dormir et non pour causer ; et bientôt, du coin où elle reposait, s’éleva un ronflement comme il n’en peut sortir que d’une conscience irréprochable. Rebecca resta éveillée longtemps, fort longtemps ; elle pensait au lendemain, au nouveau monde qui s’ouvrait devant elle, aux chances de succès qu’elle y trouverait. La chandelle, placée dans la cuvette, jetait une dernière lueur avant de s’éteindre ; la cheminée projeta une ombre épaisse sur la moitié d’un canevas pour marquer, ouvrage, sans doute, de la feue milady, précieusement encadré, et sur deux portraits de famille représentant deux jeunes garçons l’un en habit de collége, l’autre en veste rouge de soldat. Au moment de s’endormir, miss Sharp se demanda auquel elle devait rêver.

À quatre heures, par une matinée d’été assez brillante pour donner un aspect joyeux même aux sombres murailles de Great-Gaunt-Street, la fidèle Tinker éveilla sa compagne de lit et l’avertit de se préparer pour le départ ; puis tirant les verroux du vestibule, et ouvrant la grande porte dont les gonds firent par un long grincement tressaillir les échos endormis de la rue, elle se dirigea vers Oxford-Street, et prit un fiacre à la station de l’endroit. Il est inutile d’entrer dans des détails sur le numéro de la voiture ou de constater que le cocher était venu de grand matin dans le voisinage de Swallow-Street avec l’espoir de trouver quelque jeune viveur au pas chancelant, qui ayant besoin de l’assistance de son véhicule pour rentrer chez lui le payerait avec la générosité de l’ivresse.

Inutile de dire que si le cocher caressait cette espérance, il eut à se détromper grandement. Car le digne baronnet qu’il voiturait dans sa boîte jusqu’à la Cité ne lui donna pas un sou en sus du prix de la course. Le pauvre John eut beau crier et tempêter, jeter dans le ruisseau les coffres de miss Sharp et jurer qu’il en appellerait aux tribunaux pour se faire payer son dû.

« Songez-y à deux fois, dit l’un des valets d’écurie, vous avez à faire à sir Pitt Crawley.

— Entends-tu, Joe, cria le baronnet d’un air approbateur ; je voudrais bien voir un homme qui oserait me faire aller !

— Et moi aussi ! dit Joe en bougonnant entre ses dents et en chargeant les bagages du baronnet sur la voiture.

— Gardez le siége pour moi, conducteur, cria le membre du parlement au cocher.

— Oui, sir Pitt, répliqua celui-ci la main au chapeau et la rage dans le cœur, car il avait promis cette place à un jeune étudiant de Cambridge, dont il aurait eu au moins une couronne de pourboire. Miss Sharp avait pris une place à l’intérieur de la voiture qui allait la transporter dans un monde nouveau.

Comment le jeune étudiant de Cambridge étendit cinq vêtements sur ses genoux et se mit en frais, lorsque la petite miss Sharp obligée de quitter l’intérieur, vint prendre place à côté de lui ; comment il la couvrit d’un de ses paletots, et finit par reprendre toute sa belle humeur ;

Comment le monsieur asthmatique et la vieille précieuse qui jurait à tout propos sur son honneur, qu’auparavant elle n’avait jamais voyagé en voiture publique (il y avait toujours quelqu’une de ces dames dans les voitures publiques du temps, hélas ! où elles existaient encore, car où sont-elles passées aujourd’hui ?) et la grosse veuve avec sa bouteille de brandy prirent successivement leur place sur les banquettes de l’intérieur ;

Comment le conducteur leur demanda à tous de l’argent et recueillit six sous du monsieur asthmatique et cinq liards crasseux de la grosse veuve ;

Comment la voiture se mit enfin en route et traversa les sombres ruelles d’Aldersgate, fit trembler en passant les vitraux de Saint-Paul, franchit avec rapidité l’entrée des étrangers à Fleet-Market qui, avec Exeter-Change, appartient désormais au monde des souvenirs ;

Comment on passa l’Ours blanc de Piccadilly, tandis qu’on voyait flotter un voile de brouillard sur les jardins de Knights-Bridge ;

Comment on laissa derrière soi Turnham-Green, Brentford et Bagshot ;

Il n’est pas besoin de le dire ici.

Celui qui écrit ses lignes ayant, dans ses jeunes années, parcouru cette route enchanteresse par une radieuse et belle matinée, y ramène sa pensée avec un sentiment de regret et de plaisir. Où est-elle maintenant cette route avec le plaisant chapitre des accidents de voyage ? Il n’y a plus de Chelsea ou de Greenwich pour les vieux et honnêtes cochers à la trogne rougie ? Où sont-ils passés, je le demande, tous ces joyeux compagnons ? Le vieux Welder est-il vivant ou mort ? Et les garçons d’auberge avec leurs hôtels où l’on vous offrait le bœuf froid servi à la hâte ? Et ce palefrenier stupide avec son nez bleu et gelé, son seau à l’anse criarde, où a-t-il passé ? où sont ses descendants ? Pour tous ces grands génies en jupons qui écrivent des nouvelles à l’intention des enfants de notre bien-aimé lecteur, ces hommes et ces choses passeront à l’état de légende, comme l’histoire de Ninive, de Cœur-de-Lion ou de Jean-Paul Chopart. Pour eux, la diligence va usurper la place des châteaux enchantés ; un attelage de quatre chevaux bais ne prêtera pas moins au merveilleux que Bucéphale et l’Hippogriffe. Ah ! comme leur poil était brillant quand les garçons d’écurie leur enlevaient la couverture ! comme ils s’élançaient avec ardeur sur la route ! comme leur queue était belle à voir frissonner, leurs flancs à voir fumer quand, au terme du relais, ils rentraient dans la cour d’auberge avec la dignité du devoir accompli ! Hélas ! nous n’entendrons plus les notes joyeuses et fausses du conducteur lorsque les portes s’ouvraient à minuit pour laisser passer sa voiture ? Mais où nous emporte en ce moment l’omnibus de Trafalgar ?

Puis… Mais, sans nous arrêter aux mille incidents de la route, nous irons tout droit à Crawley-la-Reine, pour savoir comment va s’y trouver miss Rebecca Sharp.




CHAPITRE VIII.

Tout confidentiel.


MISS REBECCA SHARP À MISS AMÉLIA SEDLEY.
Service de la chambre
des communes
  « Russell-Square, à Londres,
« Très-chère et très-douce Amélia,

« C’est avec une joie mêlée de tristesse que je prends la plume pour écrire à l’amie de mon cœur. Quel changement d’hier à aujourd’hui ! Maintenant je suis seule, sans amie ; hier j’étais comme dans ma famille, je goûtais la tendre intimité d’une sœur que je chérirai toujours, oh ! oui, toujours !

« Je ne vous dirai point mes larmes, mon affliction dans cette fatale nuit passée loin de vous. Vous êtes allée mardi soir où vous appelaient la joie et le bonheur ; vous aviez près de vous votre mère, le jeune soldat qui vous est fiancé. J’ai pensé à vous toute la nuit, je vous voyais danser chez Perkins, la plus belle, je suis sûre, entre toutes les jeunes filles du bal. Le cocher m’a conduite dans la vieille voiture à la maison de ville de sir Pitt Crawley. Après m’avoir traitée avec la dernière impertinence (hélas ! qu’avait-il à craindre en insultant la pauvreté, le malheur ?), il m’a laissée entre les mains de sir Pitt. Celui-ci m’a fait passer la nuit dans un vieux lit d’un aspect sinistre, à côté d’une vieille bonne non moins effrayante. C’est la gardienne de la maison. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

« Sir Pitt ne répond pas à l’idée que, dans nos folles imaginations, nous nous faisions d’un baronnet en lisant à Chiswick nos romans de contrebande. Rien ne peut moins que lui ressembler à un Lovelace. Figurez-vous un vieux bonhomme trapu, court, commun et malpropre ; vieux habits, guêtres râpées ; il fume une ignoble pipe et fait lui-même cuire dans la poêle un horrible souper. Il a parlé une espèce de patois montagnard et a juré comme un Turc après la femme de charge, puis après le cocher qui nous a menés à l’auberge d’où part la voiture sur laquelle j’ai fait au grand air la plus grande partie de la route.

« La femme de charge m’avait éveillée au point du jour. Arrivée à l’auberge, j’avais d’abord pris place dans l’intérieur de la voiture ; mais à un certain endroit appelé Mudbury, où nous fûmes surpris par une averse assez forte, eh bien ! vous aurez peine à le croire, il fallut me mettre dehors. Sir Pitt est un des propriétaires de la voiture, et, comme il se présenta à Mudbury un voyageur pour une place d’intérieur, je fus obligée de sortir et de recevoir la pluie. Par bonheur, un étudiant du collége de Cambridge m’a donné l’hospitalité sous un de ses énormes paletots.

« Ce jeune homme et le conducteur avaient l’air de connaître fort bien sir Pitt, et s’amusaient à ses dépens. D’un commun accord ils lui décernaient l’épithète de vieux pingre, ce qui signifie une personne très-chiche et très-avare. À les entendre, il n’aurait jamais donné d’argent à personne. J’étais indignée de tant de lésinerie. Le jeune étudiant me fit remarquer la lenteur avec laquelle nous faisions les deux derniers relais, parce que sir Pitt avait pris place sur le siége et était propriétaire de l’attelage pour cette partie du trajet.

« Mais, n’est-ce pas que je leur donnerai du fouet à Squashmore, quand je vais prendre les guides ? dit le jeune étudiant de Cambridge.

« — Ne les manquez pas, monsieur Jacques, » répondit le conducteur.

« Lorsqu’on m’eut dit le mot de l’énigme et les projets de M. Jacques pour le reste du chemin, et ses plans de vengeance sur le dos des chevaux de sir Pitt, je ne pus m’empêcher de rire.

« Une voiture attelée de quatre superbes chevaux portant sur leurs harnais les armes du maître et seigneur, nous attendait à Leakington, à quatre milles de Crawley-la-Reine. Notre entrée dans le parc du baronnet se fit en toute solennité. Une magnifique avenue longue d’un mille environ, conduit au château. Arrivés à la grille d’honneur, dont les piliers sont surmontés d’une colombe et d’un serpent, supports des armes des Crawley, nous fûmes reçus par une femme qui n’en finissait plus de nous saluer, tout en s’empressant de nous ouvrir les vieilles grilles de fer, trop semblables à celles de cet odieux Chiswick.

« Une avenue d’un mille de long ! me dit sir Pitt. Une rangée d’arbres qui vous représente six mille livres en bois de charpente pour le propriétaire ! N’est-ce donc rien que cela ? »

« Il dit une evenue et le propiétaire. Il fallait rire ou se mordre les lèvres. À Leakington il avait fait monter avec lui M. Hodson, espèce de rustre, avec lequel il se mit à causer saisies, ventes, irrigations, culture, fermiers et fermages, toutes matières au-dessus de ma portée. On avait surpris Sam Miles à braconner, et Pierre Bailey était enfin parti pour l’hospice des indigents.

« Tant mieux, dit sir Pitt, voilà une éternité que lui et sa famille étions à me filouter sur leur fermage. » Il me vint à l’esprit que c’était quelque ancien fermier qui ne pouvait acquitter ses loyers. Un autre aurait dit : étaient ; mais les riches baronnets sont-ils tenus envers la grammaire au même respect que les pauvres gouvernantes ?

« En passant, je remarquai la flèche d’un clocher s’élevant avec grâce au-dessus des vieux ormes du parc ; devant ceux-ci, au milieu d’une prairie et de quelques hangars, était bâtie une vieille maison rouge avec de grandes cheminées tapissées de lierre ; les vitres étincelaient au soleil.

« Est-ce là votre église, sir Pitt ? demandai-je.

« — Oui, sac… à papier ! dit sir Pitt. (Seulement, ma chère amie, il se servit d’un mot beaucoup plus énergique.) Comment va la bête, Hodson ? La bête, c’est mon frère Bute, ma chère demoiselle, mon frère le ministre. Je l’appelle la bête, il ne manque plus que la belle. Ah ! ah ! »

« Hodson riait aussi ; mais soudain, avec un air de gravité et un mouvement de tête :

« C’est à désespérer de voir comme il va bien, sir Pitt, reprit-il. Il est sorti hier sur son poney pour aller visiter nos récoltes.

« — Il est allé chercher ses termes, le diable l’emporte ! fit-il en employant son autre juron favori. Le brandy et l’eau n’en auront donc pas raison ? Il est aussi coriace que le vieux… Comment l’appelez-vous ? le vieux Mathusalem. »

« M. Hodson se tenait les côtés.

« Les jeunes gens sont arrivés du collége, ils se sont rués sur John Scroggins, et l’ont laissé à peu près pour mort.

« — Quoi ! sur mon second garde ! hurla sir Pitt.

« — Il se trouvait sur les terres de la cure, » répliqua M. Hodson.

« Sir Pitt, en fureur, jura que, si jamais il les prenait à braconner sur ses terres, il les ferait transporter, et que le diable ne l’en empêcherait pas. Toutefois il reprit :

« J’ai vendu la présentation de cette cure, Hodson ; pas un membre de cette génération ne l’aura. »

« M. Hodson lui répondit qu’il était parfaitement dans son droit. Pour moi, j’entrevois que les deux frères sont à couteaux tirés, comme cela arrive très-souvent entre frères et même entre sœurs. Vous rappelez-vous les deux miss Scratchley, à Chiswick ? elles étaient toujours à se chamailler ; et Maria Box, elle n’épargnait pas les bourrades à Louisa.

« Bientôt après, apercevant des petits garçons qui ramassaient des branches mortes dans le bois, M. Hodson s’élança de la voiture sur l’ordre de sir Pitt, et tomba sur eux à bras raccourcis.

« Tape ferme, Hodson, criait le baronnet, fais sentir le fouet à ces petits vauriens, et conduis au logis ces vagabonds. Je leur promets la prison, aussi sûr que je m’appelle sir Pitt. »

« En même temps nous entendions le fouet de M. Hodson résonner sur les épaules de ces pauvres enfants tout en larmes. Sir Pitt, voyant les malfaiteurs sous bonne garde, poursuivit sa course jusqu’au château.

« Tous les domestiques étaient à leur poste pour nous recevoir et...........................

« Ici, ma chère, je fus interrompue, la nuit dernière, par un coup terrible frappé à ma porte. Qui croyez-vous que c’était ? Sir Pitt en bonnet de nuit et en robe de chambre : vraiment il était à peindre ! Pendant que je reculais devant une pareille visite, il se dirigea vers moi, et prenant ma chandelle :

« Pas de chandelle ici après onze heures, miss Becky, me dit-il ; allez vous coucher sans lumière, jolie petite friponne (c’est ainsi qu’il m’appelle), et, à moins que vous ne vouliez que je vienne éteindre votre lumière tous les soirs, souvenez-vous d’être au lit à onze heures. »

« Là-dessus il se retira avec M. Horrocks le sommelier, en riant aux éclats.

« Vous pouvez être sûre que je prendrai mes précautions pour éviter de nouvelles visites. Ils s’en allèrent ensuite lâcher deux boules-dogues dont les hurlements se prolongèrent tout le reste de la nuit.

« J’ai nommé mon chien Gorer, dit sir Pitt ; il a tué son homme, ce chien-là, et il viendrait à bout d’un taureau. Autrefois j’appelais sa mère Flora ; maintenant je l’appelle l’Édentée, parce qu’elle était trop vieille pour mordre, ah ! ah ! ah ! »

« Devant le castel de Crawley-la-Reine, affreuse grange bâtie à l’ancienne mode et en briques rouges avec de grandes cheminées et des toits comme on en voyait sous le règne de la reine Beth, s’étend une terrasse où l’on retrouve la colombe et le serpent traditionnels de la famille ; la salle d’honneur a une porte sur cette terrasse. Cette grande salle, ma chère, est, j’en suis sûre, aussi triste et aussi lugubre que celle du château des Mystères d’Udolphe. Il y a un immense foyer où l’on pourrait faire tenir la moitié de l’institution de miss Pinkerton, et un gril d’assez belle dimension pour faire rôtir un bœuf pour le moins. Toutes les générations de Crawley sont accrochées au mur, qui avec des barbes, qui avec de terribles perruques et les pieds en dehors, qui avec de longues cottes ou robes collantes sous lesquelles ils ont l’air aussi roides que des tours, qui avec de longues boucles sur le cou, et on n’en voit guère qui portent des corsets.

« À l’une des extrémités de la salle se trouve un grand escalier en chêne noir aussi effrayant que possible ; de l’autre côté s’ouvrent de grandes portes surmontées de têtes de cerfs et conduisant au billard, à la bibliothèque, au grand salon jaune et aux petits appartements. J’estime à vingt le nombre des chambres à coucher au premier étage. Dans l’une d’elles on montre encore le lit où a dormi la reine Élisabeth.

« Mes nouvelles élèves m’ont promenée ce matin à travers ces beaux appartements. Les fenêtres, toujours fermées, ne contribuent pas peu, je vous l’assure, à leur donner un aspect sinistre, et dans chacune de ces pièces je m’attendais à tout instant à voir paraître un spectre au moindre rayon qui y pénétrait.

« Ma chambre à coucher, placée au second étage, donne d’un côté sur le cabinet d’études et de l’autre sur les chambres de mes jeunes élèves. Ensuite vient l’appartement de M. Pitt, l’aîné des fils, qu’on désigne sous le nom de M. Crawley ; puis celui de M. Rawdon Crawley, officier comme quelqu’un de notre connaissance ; il est en ce moment en campagne avec son régiment. Il y a de quoi loger tout le monde de Russell-Square dans cette maison et avoir encore de la place de reste.

« Une demi-heure après notre arrivée, la cloche sonna le dîner. Je descendis avec mes deux élèves. — Ce sont deux petites créatures de huit et de dix ans qui ne signifient pas encore grand’chose. J’avais votre belle robe de mousseline, que cette détestable mistress Pinner ne vous pardonne pas de m’avoir donnée. Pour l’ordinaire on me traite comme une personne de la famille. Les jours de réception seulement, nous dînons dans nos chambres avec mes élèves. — Je vous disais donc que la cloche du dîner avait tinté ; tout le monde se réunit dans le petit salon où se tient lady Crawley, la seconde lady Crawley, la mère de mes élèves. C’est la fille d’un quincaillier, et au moment de son mariage elle passait pour un très-bon parti. Elle a la prétention d’avoir été belle autrefois, et ses larmes sont intarissables sur sa beauté perdue ; elle est pâle, maigre avec des épaules élevées, et c’est à peine si elle desserre les dents. Son beau-fils, M. Crawley, était également dans la chambre ; sa mise était des plus correctes ; son air est solennel comme celui d’un entrepreneur des pompes funèbres. Figurez-vous un être chétif, laid, silencieux, des jambes comme des allumettes, absence complète d’estomac, des favoris couleur de foin foncé et des cheveux jaune pâle, enfin l’image vivante de sa mère encadrée au-dessus de la cheminée, la bienheureuse Griselda de la noble maison de Binkie.

« Voici la nouvelle gouvernante, monsieur Crawley, dit lady Crawley en allant à ma rencontre et en me prenant par la main ; c’est miss Sharp.

« — Oh ? fit M. Crawley ; puis, après un mouvement de tête de mon côté, il se remit à lire une brochure dont la lecture semblait l’absorber.

« — Je réclame votre indulgence pour mes filles, me dit lady Crawley avec des yeux rouges et toujours larmoyants.

« — Chère maman, elle en aura beaucoup, » reprit l’aînée.

« Je vis du premier coup que cette femme n’était pas à craindre.

« Madame est servie, » vint annoncer le sommelier tout de noir habillé et orné d’un immense jabot qui semblait fait avec une collerette à la mode de la reine Élisabeth et empruntée à l’un des tableaux de la grande salle.

« Prenant aussitôt le bras de M. Crawley, elle ouvrit la marche vers la salle à manger. Je l’y suivis avec une de mes petites filles à chaque main.

« Sir Pitt était déjà dans la chambre, en face d’une cruche d’argent. Il venait de la cave et avait fait de la toilette, c’est-à-dire qu’il avait quitté ses guêtres et laissait voir ses jambes grosses et courtes dans des bas de laine noire. Le buffet était couvert de vieille argenterie bien brillante, de vieux vases, le tout en or et en argent. Les salières et l’huilier faisaient ressembler cette pièce à une boutique d’orfèvrerie : tout, sur la table, était aussi en argent. Deux laquais aux cheveux rouges et en livrée couleur canari se tenaient des deux côtés du buffet.

« M. Crawley dit des grâces qui n’en finissaient plus ; sir Pitt répondit Amen, et l’on enleva les couvre-plats.

« Qu’avons-nous à dîner, Betty ? demanda le baronnet.

« — Du bouillon de mouton, à ce que je crois, sir Pitt, répondit lady Crawley.

« — Mouton aux navets, ajouta avec gravité le sommelier ; pour soupe, un potage de mouton à l’écossaise ; pour entremets, des pommes de terre au naturel et des choux-fleurs à l’eau.

« — Le mouton, c’est toujours le mouton, reprit le baronnet. Que la peste m’étrangle si je connais rien de meilleur ! Quel était ce mouton, Horrocks, et quand l’avez-vous tué ?

« — C’était un écossais noir, sir Pitt ; nous l’avons tué jeudi.

« — Et qui est-ce qui en a pris ?

« — Le boucher de Mudbury ; il en a pris l’échine et les gigots ; sir Pitt ; mais il a dit que le dernier était trop jeune, et qu’il y a tout perdu, sir Pitt.

« — Voulez-vous du potage, miss ?… ah ! miss… Chart, dit M. Crawley.

« — De l’excellent potage écossais, dit sir Pitt, malgré le nom français dont on veut à toute force le décorer.

« — Je crois que c’est l’usage, sir, dans la bonne société, reprit Crawley d’un air choqué, d’appeler ce plat comme je l’appelle. »

« Le potage nous fut servi, avec le mouton aux navets, dans des assiettes creuses, en argent, par des laquais serin. Puis on apporta de l’ale et de l’eau qu’on nous présenta, à nous autres demoiselles, dans des verres de petite dimension. Je ne suis pas à même de juger l’ale ; mais je peux dire cependant, en toute conscience, que l’eau me paraît préférable à celle-là.

« Tandis que nous étions ainsi à savourer les morceaux, sir Pitt demanda de nouveau ce qu’étaient devenues les épaules du mouton.

« Je crois qu’on les a mangées à l’office, dit milady d’un ton de soumission.

« — Précisément, milady, ajouta Horrocks, avec d’autres débris. »

« Sir Pitt eut un accès de rire bruyant, puis continua sa conversation avec M. Horrocks.

« Et ce petit cochon noir du Kent, il doit avoir joliment engraissé, maintenant ?

« — Ce n’est pas ce qui le presse beaucoup, sir Pitt, dit le sommelier avec une gravité imperturbable.

« — Miss Crawley, miss Rose Crawley, dit M. Crawley, voilà un rire fort déplacé et fort mal séant.

« — Ne vous fâchez pas, milord, dit le baronnet. Nous goûterons du porc samedi. Vous lui ferez son affaire samedi matin, John Horrocks ; miss Sharp adore le porc ; n’est-ce pas, miss Sharp ? »

« Voilà en résumé les points les plus saillants de la conversation du dîner. Le repas terminé, on plaça une cafetière d’eau chaude devant sir Pitt, avec un flacon renfermant, je pense, du rhum. M. Horrocks servit à moi et à mes élèves trois petits verres à liqueur, et on versa un grand verre plein à milady.

« Au sortir de table, elle tira de sa boîte à ouvrage une immense et interminable pièce de tricot, et les jeunes filles se mirent à jouer à la bataille avec un jeu de cartes couvert de crasse. Il n’y avait qu’une chandelle allumée, mais dans un magnifique et vieux bougeoir d’argent. Après quelques courtes questions de milady, elle me laissa le choix pour me distraire entre un volume de sermons et une brochure sur les céréales, celle que M. Crawley lisait avant dîner.

« Nous restâmes assis de la sorte pendant une heure. Un bruit de pas se fit alors entendre.

« Cachez vos cartes, mes enfants, s’écria milady tout effarée ; mettez-les derrière les livres de M. Crawley, miss Sharp. »

« À peine ces ordres étaient-ils exécutés, que M. Crawley entra dans la chambre.

« Nous allons, dit-il, mesdemoiselles, reprendre le discours d’hier à l’endroit où nous l’avons laissé, et chacune de vous lira à son tour. Ce sera pour miss… miss Chart une occasion de vous entendre. »

« Les pauvres filles commencèrent à écorcher un long et mortel sermon, prononcé à Liverpool, dans la chapelle de Bethesda, pour l’œuvre de la mission chez les sauvages Chickasaw. L’aimable emploi de la soirée !

« À dix heures, on donna l’ordre au domestique d’avertir sir Pitt et toute la maison pour la prière. Sir Pitt arriva le premier, la figure enluminée et gardant peu d’aplomb dans son assiette ; après lui, le sommelier, puis les canari, puis le valet de M. Crawley, puis trois autres hommes exhalant une forte odeur d’écurie ; enfin quatre femmes, dont l’une, attifée avec une grande prétention, me jeta un regard de mépris en tombant lourdement sur ses genoux.

« Après une instruction pathétique de M. Crawley, on nous donna des chandelles, et tout le monde alla se coucher. C’est alors, comme je vous en ai fait part plus haut, que je fus troublée dans ma composition, ma très-chère et très-douce Amélia.

« Bonne nuit et mille millions de baisers !

« Samedi. — Ce matin, à cinq heures, j’ai entendu les vagissements du petit cochon noir ; hier, Rose et Violette m’avaient présentée à lui et conduite dans les étables, au chenil, près du jardinier qui cueillait du fruit pour l’envoyer au marché. Elles lui demandèrent la permission de prendre un grappillon à la treille ; mais il répondit que sir Pitt en avait numéroté les grains, et qu’il lui en coûterait sa place s’il leur en donnait. Les petites espiègles attrapèrent un poulain dans le pré, et me demandèrent si je voulais aller dessus ; puis elles se mirent elles-mêmes à l’enfourcher ; le groom accourut en poussant d’épouvantables jurons et les mit en fuite.

« Lady Crawley ne quitte pas son tricot. Sir Pitt fait chaque soir une excursion dans les vignes du Seigneur, en compagnie, je crois, d’Horrocks le sommelier. M. Crawley nous lit des sermons pendant toute la soirée, et le matin il s’enferme dans son cabinet, ou se rend à cheval à Mudbury pour les affaires du comté, ou à Squashmore, pour y prêcher, devant les habitants de l’endroit, les vendredis et les lundis.

« Mille compliments affectueux pour votre cher papa et votre chère maman. Votre pauvre frère est-il remis de son rack-punch ? Oh ! ma chère, ma chère, combien les hommes devraient se défier des effets du punch !

« Tout à vous et pour toujours,
« Rebecca. »-----

Tout bien considéré, il vaut autant, suivant nous, pour notre chère Amélia Sedley de Russell-Square, que miss Sharp ne soit plus auprès d’elle ; car, au demeurant, c’est une drôle de créature que Rebecca. Ces descriptions sur cette dame qui pleure sa beauté perdue, et ce monsieur aux favoris couleur de foin fané et aux cheveux jaune pâle, sont fort piquantes et témoignent d’une connaissance trop hâtive du monde. Et puis chacun de nous conviendra qu’étant agenouillée elle avait mieux à faire qu’à penser aux rubans de miss Horrocks. Mais notre cher lecteur se rappellera que cette histoire annonce sur son titre, en gros caractères, la Foire aux Vanités, et la foire aux Vanités est une place où l’on rencontre toutes les vanités, toutes les dépravations, toutes les folies, où l’on se coudoie avec toutes sortes de grimaces, de faussetés et de prétentions. C’est que, voyez-vous, on est tenu de dire la vérité autant qu’on la sait, sous les grelots de la folie comme sous la toque du sage. Toutefois, avec un tel but, on peut rencontrer sur sa route des choses fort désagréables à répéter.

J’ai entendu un de mes collègues de la confrérie des Conteurs haranguant au bord de la mer un nombreux auditoire d’honnêtes fainéants s’emporter en belles colères contre les infâmes dont il déroulait et inventait les exécrables forfaits. L’auditoire suivait l’impulsion donnée, et bientôt, par un élan spontané, le conteur et la foule éclataient en injures et en imprécations contre le monstre imaginaire du récit. Le chapeau mis alors en circulation recevait quelque menue monnaie au milieu d’un déchaînement unanime de malédictions.

Voyez encore les petits théâtres de Paris. Entendez le peuple crier : ah gredin ! ah monstre ! puis se démener sur ses bancs en maudissant le traître. Les acteurs iront même jusqu’à refuser formellement le rôle des féroces Cosaques, et aimeront mieux, avec un moindre salaire, parader sous le costume des bons et généreux Français.

En rapprochant ces deux exemples, vous pouvez vous assurer que ce n’est pas dans des vues intéressées que le présent directeur veut mettre ses traîtres sous vos yeux et les livrer à votre indignation. Mais lui aussi leur a voué une haine implacable, il ne peut la contenir, elle s’échappera en de louables transports sinon en termes choisis.

Je vous avertis donc, mes bons amis, que je vais vous conter une histoire où vous rencontrerez les intrigues les plus atroces et les plus ténébreuses, et, j’en ai aussi la confiance, tout ce qu’il y a de plus attachant en fait de crime. Mes coquins ne sont pas des coquins à l’eau de rose, je vous le promets. Quand nous irons dans le grand monde, nous prendrons un langage fleuri, n’est-ce pas ? Mais avec le calme plat, il faut bien rester en place. Une tempête dans une cuvette serait une absurdité ; nous réserverons cette sorte de spectacle pour le sublime océan, dans la solitude de la nuit. Le chapitre suivant sera des plus douillets. Les autres… Mais il ne faut point anticiper.

À mesure que j’introduirai de nouveaux personnages, ce sont des hommes et vos frères, je vous demanderai la permission de vous les présenter, et même à l’occasion de leur faire quitter les planches pour aller causer avec vous. S’ils sont bons et honnêtes, vous leur accorderez votre estime et une poignée de main ; s’ils sont niais et bêtes, le lecteur pourra en rire plus à son aise et tout bas dans sa barbe ; s’ils sont dépravés et sans cœur, oh ! alors nous les attaquerons avec toute l’énergie que permet la politesse.

Autrement vous pourriez m’attribuer à moi les moqueries dédaigneuses de miss Sharp en présence de ces pratiques de dévotion qu’elle trouve si ridicules, son rire insolent à la vue du baronnet ivre comme le vieux Silène. Loin de là, au contraire, ce rire part d’une personne qui n’a de respect que pour l’opulence, d’admiration que pour le succès. On en voit beaucoup de cette espèce vivre et réussir dans le monde, gens auxquels il manque la foi, l’espérance et la charité. Attaquons-les, mes chers amis, sans relâche ni merci. Il y en a d’autres encore qui ont pour eux le succès, mais chez eux tout est sottise et platitude ; c’est pour les combattre et les marquer qu’on nous a donné le ridicule.




CHAPITRE IX.

Portraits de famille.


Sir Pitt Crawley était un philosophe aux goûts peu relevés. Son premier mariage avec la fille du noble Binkie avait été uniquement l’ouvrage de ses parents, et il avait souvent répété à lady Crawley, pendant leur hyménée, qu’elle était une carogne d’humeur si hargneuse et si fière, qu’à sa mort il ne se laisserait plus prendre à s’embarrasser d’une autre femme de sa caste. Au décès de milady il tint parole et prit pour seconde femme miss Rose Dawson, fille de John-Thomas Dawson, quincaillier de Mudbury. Voilà une Rose bien heureuse de devenir ainsi milady Crawley !

Mais faisons un peu l’inventaire de son bonheur. D’abord, elle dut rompre avec Peter Butt, brave jeune homme qui lui avait fait une cour assidue, et qui dès lors se livra au braconnage, à la contrebande et autres mauvais métiers. Ensuite, elle se brouilla, comme de juste, avec tous les amis, toutes les compagnes de sa jeunesse, qui, naturellement, ne pouvaient tous être reçus par milady à Crawley-la-Reine.

Parmi les personnes de son rang et à château comme elle, aucune ne voulait la voir. Pouvait-il en être autrement ? Sir Huddleston avait trois filles qui toutes avaient espéré devenir lady Crawley. La famille de sir Giles Wapshot enrageait de voir que la préférence dans ce mariage n’avait pas été pour l’une des demoiselles Wapshot, et les autres baronnets du comté s’indignaient d’une telle mésalliance chez un des leurs ; mais, sans plus nous inquiéter de ces divers membres du parlement, nous les laisserons grogner sous l’anonyme.

Sir Pitt, comme il le disait, ne se souciait pas plus d’eux que d’un liard rogné. En somme, il avait sa petite Rose ; satisfait de lui-même, que lui importait le reste ? Par application de ce principe, il ne manquait jamais de vider son gobelet tous les soirs, de battre sa petite Rose de temps à autre, et de la laisser dans l’Hampshire tandis qu’il allait à Londres pour la session du parlement, sans compter un seul ami dans cette vaste capitale. Mistress Bute Crawley, la femme du ministre, refusait même de venir faire visite à la femme du baronnet ; elle ne pouvait consentir, disait-elle, à céder le pas à la fille d’un marchand.

Comme lady Crawley n’avait reçu de la nature d’autres agréments que des joues pétries de rose et une peau de satin ; comme elle n’avait, du reste, ni caractère, ni talents, ni volonté, ni occupations, ni amusements, ni cette âme fougueuse et ces passions ardentes qui sont souvent le partage des femmes privées de sens, elle n’exerçait qu’un bien faible pouvoir sur les affections de sir Pitt. Les roses de ses joues s’étaient fanées, sa figure avait perdu sa première fraîcheur par la naissance successive de deux enfants. Elle restait comme un ustensile dans la maison de son mari, à peu près aussi utile que la grande épinette de la dernière lady Crawley. Blonde, elle portait, comme toutes les blondes, des vêtements de couleur claire, et semblait arrêter ses préférences à un vert de mer sale et à un bleu de ciel fané. Elle s’adonnait, jour et nuit, au tricot et à d’autres ouvrages du même genre. Au bout de quelques années, tous les lits de Crawley-la-Reine étaient parés de courtes-pointes de sa façon.

Elle avait un petit parterre auquel elle semblait prendre quelque intérêt ; mais hors de là elle n’avait ni aversions ni préférences. Quand son mari n’était que brutal, elle restait dans son apathie ; quand il la battait, elle criait. N’ayant pas assez d’énergie pour se tourner vers la boisson, elle se lamentait toute la journée, en souliers éculés et en papillottes.

Ô foire aux Vanités, foire aux Vanités ! sans vous elle aurait peut-être été une aimable et bonne fille. Pierre Butt et Rose auraient fait un heureux ménage dans une ferme florissante avec de jolis marmots, le tout assaisonné d’une honnête portion de peines et de plaisirs, d’espérances et de luttes. Mais un titre, une voiture à quatre chevaux, sont, dans la foire aux Vanités, des hochets plus précieux que le bonheur ; si Henri VIII et Barbe-Bleue vivaient encore et cherchaient une dixième femme, ils trouveraient toute prête, croyez-le bien, la plus jolie fille présentée cette année à la cour !

Cette sombre torpeur de la mère ne lui attirait pas, comme on peut le supposer, une grande tendresse de la part des petites filles ; elles étaient surtout heureuses à l’office et à l’écurie. Le jardinier écossais ayant par bonheur une excellente femme et de bons enfants, toute leur société, toute leur instruction se bornait à ce qu’elles avaient trouvé dans la loge ; c’était là que se faisait leur éducation avant l’arrivée de miss Sharp.

On n’avait engagé une institutrice que sur les remontrances de M. Pitt Crawley, le seul ami, le seul protecteur qu’eût jamais trouvé lady Crawley ; aussi, après ses filles, c’était la seule personne pour qui elle éprouvât un peu d’attachement. M. Pitt avait du sang des nobles Binkie, dont il descendait, et était l’homme de la politesse et de la convenance. Arrivé à l’âge viril, à sa sortie du collége de Christ-Church, il entreprit de réformer la discipline relâchée de la maison, en dépit de son père auquel il inspirait un grand effroi. Il était homme à porter la plus grande rigueur dans les moindres détails ; il serait plutôt mort de faim que de dîner sans cravate blanche. Une fois, peu de temps après son départ du collége, Horrocks, le sommelier, lui ayant apporté une lettre sans avoir eu le soin de la placer sur un plateau, il lança un tel regard à ce domestique et lui administra un si vert sermon, qu’Horrocks tremblait toujours comme une feuille en sa présence.

Toute la maison se courbait devant lui quand il était au logis. Lady Crawley quittait plus matin ses papillottes, et l’on ne voyait point à sir Pitt ses guêtres crottées. Bien que cet incorrigible vieillard ne pût se défaire d’habitudes enracinées, en présence de son fils, cependant, il ne se grisait jamais et parlait à ses domestiques d’une façon beaucoup plus réservée et plus polie. Ceux-ci avaient remarqué que sir Pitt ne jurait jamais après lady Crawley quand son fils se trouvait dans la pièce.

C’était lui qui avait appris au sommelier à dire : Madame est servie, et qui tenait à donner le bras à milady pour se rendre à table. Il lui parlait rarement, mais c’était toujours avec les marques du plus profond respect. Il ne la laissait jamais sortir de l’appartement sans se lever de la manière la plus solennelle pour lui ouvrir la porte et la saluer selon les règles.

À Eton, on l’appelait miss Crawley, et là, je suis fâché de le dire, son jeune frère Rawdon le rossait d’importance. Bien que ses succès fussent loin d’être brillants, il rachetait son absence de moyens par une louable application. Pendant ses huit années de collége, on ne se rappelait point l’avoir vu en punition, prodige dont un chérubin peut seul être capable.

À l’université, sa conduite avait été des plus exemplaires. Il s’y était préparé à la vie politique, dans laquelle il devait faire son entrée sous le patronage de son grand-père lord Binkie, en étudiant avec une grande assiduité les orateurs anciens et modernes et en parlant sans relâche dans des conférences préparatoires. Mais, avec tout son flux de paroles débitées d’une petite voix flûtée, avec un air d’importance et de contentement de lui-même, il ne mettait jamais en avant que des opinions ou des sentiments vulgaires et rebattus, enchâssés par-ci par-là de quelques citations latines. Et cependant il ne réussissait pas, en dépit de sa médiocrité, gage certain de succès pour tout autre.

À sa sortie de l’université, il devint secrétaire particulier de lord Binkie. Nommé, ensuite attaché à la légation de Poupernicle, il remplit ce poste avec une probité parfaite. On le chargeait de dépêches pour l’Angleterre consistant en pâtés de Strasbourg à l’adresse du ministre des affaires étrangères d’alors. Après une attente de dix ans comme attaché, et son protecteur lord Binkie étant mort, il trouva l’avancement trop lent, prit en dégoût la carrière diplomatique et se fit gentilhomme campagnard.

Revenu en Angleterre, il écrivit une brochure sur la bière, car c’était un homme d’ambition, toujours avide de se poser devant le public ; il prit une part active à la question de l’émancipation des nègres, puis devint l’ami de M. Wilberforce, dont il approuvait la conduite politique. Il eut une fameuse correspondance avec le révérend Lilas Hornblower sur les missions dans les Indes. Il allait à Londres, sinon pour la session du parlement, au moins en mai pour les meetings religieux. Dans sa province, il était magistrat et se faisait l’orateur infatigable des paysans privés d’instruction religieuse. On disait qu’il adressait ses soins à lady de La Bergerie, troisième fille de lord de La Moutonnière, dont la sœur, lady Emily, avait écrit de délicieux petits livres : la Boussole du Marin et la Marchande de pommes de Finchley-Common.

Le récit de miss Sharp sur ses occupations à Crawley-la-Reine n’était point chargé. M. Crawley contraignait les domestiques aux exercices de dévotion ci-dessus mentionnés, et forçait son père d’y prendre part (et tant mieux qu’il en fût ainsi !). Il avait pris sous son patronage une assemblée d’indépendants de la paroisse de Crawley ; son oncle le recteur s’en indignait, et sir Pitt, par contre, s’en frottait les mains ; il avait même assisté deux ou trois fois à ces réunions, ce qui avait provoqué de violents sermons dans l’église de Crawley ; des diatribes avaient même été décochées en droite ligne au vieux banc gothique du baronnet. L’honnête sir Pitt ne se montrait nullement affecté de ces énergiques sorties et ne manquait jamais de ronfler pendant toute la durée du sermon.

M. Crawley aurait bien voulu, pour le plus grand bien de la nation et de la chrétienté, que le vieux gentilhomme lui cédât sa place au parlement ; mais le papa ne voulait rien céder. Le père et le fils étaient du reste trop sages pour donner quinze cents livres par an, montant du second siége rempli à cette époque par M. Noiraud, avec carte blanche sur la traite des nègres. Les propriétés de la famille étaient obérées, et les revenus provenant du bourg passaient à l’entretien de la maison de Crawley-la-Reine : car on ne s’était jamais bien remis d’une lourde amende infligée à Walpole Crawley, premier baronnet, pour malversation dans l’envoi des sceaux et parchemins. Sir Walpole était un bon vivant, véritable bourreau d’argent (alieni appetens, sui profusus, aurait dit M. Crawley avec un soupir) ; de son temps on le chérissait dans le comté pour ses tonneaux toujours en perce et la bonne hospitalité que l’on rencontrait à coup sûr à Crawley-la-Reine. Les caves étaient garnies de bourgogne, les chenils de chiens de chasse, les écuries de bons chevaux. Maintenant, à Crawley-la-Reine, les quadrupèdes de cette dernière espèce allaient à la charrue ou traînaient l’omnibus de Trafalgar. C’est par un de ces attelages, un jour où on ne labourait pas, que miss Sharp fut conduite au château ; car tout rustre qu’il était, sir Pitt se montrait chez lui fort chatouilleux sur le décorum. Il sortait rarement sans une voiture à quatre chevaux, il mangeait du mouton bouilli à son dîner, mais il se faisait toujours servir par trois laquais.

Si la lésinerie pouvait à elle seule faire la fortune d’un homme, sir Pitt Crawley aurait été l’homme le plus riche de la terre. Mettons-le avocat dans une ville de province, sans autre capital que sa cervelle, il en aurait tiré fort probablement un excellent parti, en se procurant avec son aide influence et crédit ; mais malheureusement il sortait de bonne famille, il possédait une fortune considérable bien qu’embarrassée, cette complication était pour lui plus nuisible qu’utile. Il avait un goût prononcé pour la chicane, ce qui lui coûtait plusieurs milliers de livres sterling par an. Étant trop fin, comme il le disait, pour se laisser voler par un agent, il en chargeait une douzaine du soin de mal mener ses affaires, sans qu’aucun lui inspirât la moindre confiance.

Comme propriétaire, il se montrait si dur qu’il ne se présentait pour être fermiers chez lui que des banqueroutiers. Par avarice il rognait à la terre sa portion de semence, et la nature, pour s’en venger, lui rognait ses récoltes et réservait ses libéralités à des cultivateurs plus généreux. Il se lançait dans toute espèce de spéculations ; il travaillait dans les mines, achetait des actions de canaux, montait des services de voitures, passait des traités avec le gouvernement, et était l’homme et le magistrat le plus affairé du comté. Trouvant que d’honnêtes employés pour ses carrières lui coûtaient trop cher, il avait la satisfaction d’apprendre que quatre de ses gérants étaient partis en emportant avec eux la caisse en Amérique. Faute de précautions convenables, ses mines de charbon se remplissaient d’eau. Le gouvernement lui laissait pour compte ses fournitures de bœuf gâté, et quant à ses voitures, tous les autres entrepreneurs savaient qu’il était, de tout le comté, celui qui perdait le plus de chevaux, pour les acheter trop bon marché et ne pas les nourrir.

Il était d’humeur assez sociable et assurément loin d’être fier. Il préférait la société d’un fermier et d’un maquignon à celle d’un gentilhomme comme milord son fils. Il prenait son plaisir à boire, à jurer et à caresser les filles des fermiers. On ne l’avait jamais vu donner un schelling ou faire une bonne action ; mais c’était un joyeux et rusé compère, faisant volontiers la pointe et vidant sa cruche avec un fermier, sauf à le surfaire le lendemain, et badinant avec un braconnier, tout prêt à le faire transporter sans en avoir plus de chagrin. Ses prévenances pour le beau sexe avaient déjà été notées par miss Rebecca Sharp ; en un mot, parmi tous les baronnets, les pairs et les députés de l’Angleterre, il n’y avait pas un être plus rusé, plus bas, plus égoïste, plus bête et plus mal famé que ce vieux ladre. Les grosses mains rouges de sir Pitt Crawley ne pouvaient se trouver qu’au bout de ses bras. C’est avec le plus vif chagrin et la plus grande douleur que nous sommes obligés de reconnaître l’existence de si mauvaises qualités chez une personne dont le nom est inscrit au livre d’or de la pairie.

Une des principales causes de la puissance de M. Crawley sur les inclinations de son père résultait d’affaires d’argent. Le baronnet devait à son fils une somme assez ronde sur la fortune de sa mère, et il ne jugeait pas à propos de la lui payer ; à vrai dire, l’idée de payer quoi que ce fût lui donnait mal au cœur, et la force seule pouvait le réduire à acquitter ses dettes. Miss Sharp calculait (car, ainsi que nous le verrons bientôt, elle fut vite initiée à tous les secrets de la famille) que le seul payement de ses créanciers coûtait en frais à l’honorable baronnet plusieurs centaines de livres par an ; mais c’était un plaisir dont il ne pouvait se priver. Il éprouvait une joie féroce à faire attendre ces pauvres diables et à remettre de procès en procès, de termes en termes, l’époque de la satisfaction.

« À quoi bon faire partie du parlement, disait-il, si c’est pour payer ses dettes ? »

Pour lui rendre justice, il savait tirer tout le parti possible de sa chaise curule.

Foire aux Vanités ! foire aux vanités ! Voilà un homme à peine capable d’épeler et ne se souciant point de lire ; un homme qui a les allures et la ruse d’un paysan, dont la passion est la chicane, sans autres goûts, sans autres émotions, sans autres plaisirs que ceux d’une âme sordide et bête, et il possède cependant rang, honneur et puissance ; il compte parmi les dignitaires du pays, les piliers de l’État ; il est grand shérif et va en équipage doré. De grands ministres, des hommes d’État lui font la cour. Dans la foire aux Vanités, il a une place plus élevée que celle du plus brillant génie, de la vertu la plus immaculée.

Sir Pitt avait une belle-sœur demoiselle, à laquelle sa mère avait laissé une immense fortune. Le baronnet lui avait bien déjà proposé de lui prendre son argent avec hypothèque ; mais miss Crawley avait refusé cette offre et aimait mieux placer ses fonds en immeubles. Elle avait toutefois manifesté l’intention de partager également sa fortune entre le second fils de sir Pitt et la famille du ministre. Elle avait en outre, une fois ou deux, payé les dettes de Rawdon Crawley au collége et à l’armée. Miss Crawley était en conséquence l’objet de la plus grande vénération quand elle venait à Crawley-la-Reine ; car elle avait chez son banquier une balance capable de la faire aimer partout où elle se serait présentée.

Que de supériorité ajoute à une vieille lady une balance chez le banquier ! De quel œil indulgent nous voyons ses fautes si c’est une parente. Puisse le lecteur en avoir une vingtaine de la sorte ! Quel excellent caractère nous trouvons à cette vieille créature ! Avec quel air souriant les commis des plus grands magasins la reconduisent à sa voiture marquée du bienheureux losange[5], et surmontée d’un cocher gras et bouffi ! Quand elle vient nous faire visite, comme nous avons soin d’instruire fort à propos nos amis de son rang dans le monde ! nous disons, et c’est la vérité toute pure :

« Je voudrais bien avoir un billet de cinq mille livres, avec la signature de miss Mac Whirter.

— Elle ne s’en apercevrait même pas, reprend votre femme.

— C’est ma tante, » ajoutez-vous avec un air insouciant et dégagé, alors que votre ami vous demande si miss Mac Whirter est votre parente.

Votre femme est à lui envoyer sans cesse de petits témoignages d’amitié ; vos petites filles lui font sans relâche des cabas en tapisserie, des pelottes et des coussins. L’âtre flambe toujours dans la chambre où elle vous fait visite, tandis que votre femme lace son corset sans feu. La maison, pendant son séjour, prend un air de fête, de propreté, de chaleur, d’entrain, de bien-être qu’on ne lui connaît point à toute autre époque. Vous-même, mon cher monsieur, vous-même négligez votre somme après dîner, et vous éprouvez une subite passion de whist, quoique vous y perdiez toujours. Quels bons dîners vous faites alors ! Du gibier tous les jours, du madère, et du plus vieux ; et l’on va et vient sur la route de Londres pour avoir du poisson plus frais.

Les domestiques mêmes à la cuisine ont leur part de la frairie générale. Pendant le séjour du gros cocher de miss Mac Whirter, la bière n’est plus baptisée, et à l’office où sa femme de chambre prend ses repas, on ne regarde pas à la consommation du thé et du sucre. Est-ce bien cela, oui ou non ? J’en appelle à la bourgeoisie.

Ah ! puissances du ciel, je vous en conjure, envoyez-moi une tante, une tante vieille fille, une tante avec un losange sur sa voiture et un devant de cheveux couleur café ! Comme mes enfants lui feraient des sacs ! comme ma Julie la soignerait ! Douce vision ! chimères de l’esprit !



CHAPITRE X.

Miss Sharp commence à se faire des amis.


Admise désormais parmi les membres de l’aimable famille dont nous venons de donner une rapide esquisse, Rebecca devait naturellement mettre tous ses efforts à s’y rendre agréable, comme elle disait. On ne manquera pas d’admirer cette disposition à la reconnaissance dans une orpheline sans appui, et, s’il entrait dans ses calculs une certaine dose d’égoïsme, qui ne trouverait après tout à sa prudence de fort légitimes excuses ?

« Je suis seule au monde, disait cette jeune fille, sans amis. Je n’ai rien à espérer que de mon travail, tandis que cette petite Amélia aux joues roses, sans avoir la moitié de mon intelligence, se voit à la tête de dix mille livres et d’un établissement certain. La pauvre Rebecca, dont la figure est bien au-dessus de la sienne, doit compter seulement sur les ressources de son esprit. Eh bien, voyons si mon esprit ne saura pas me créer une position honorable, et si quelque jour miss Amélia n’aura pas à reconnaître de combien je lui suis supérieure. Ce n’est pas que j’en veuille à la pauvre Amélia. Qui pourrait en vouloir à une créature aussi inoffensive et aussi avenante ? Mais ce sera un beau jour que celui où, dans le monde, je prendrai rang au-dessus d’elle. Et qu’y aurait-il, après tout, d’étonnant à cela ? »

C’est ainsi que l’imagination romanesque de notre jeune amie entrevoyait dans l’avenir mille visions dorées. Et pourquoi nous scandaliser, si dans tous ces châteaux en Espagne elle plaçait un mari pour principal habitant ? Les jeunes filles peuvent-elles avoir d’autres rêves qu’un mari ? À quelle autre chose, dites-moi, rêvent leurs chères mamans ? « Je serai ma maman à moi-même, » disait Rebecca avec un serrement de cœur, lorsqu’elle pensait à sa mésaventure avec Joe Sedley.

Elle résolut donc sagement de donner à sa position dans la famille de Crawley-la-Reine tout le bien-être, toute la sécurité possible, et ne songea plus, dans ce but, qu’à se faire des amis de tous ceux qui, autour d’elle, pouvaient contribuer à son confort.

Milady Crawley n’était point de ce nombre. Il y avait chez elle une telle mollesse, une telle apathie de caractère, que dans sa maison la pauvre dame comptait comme zéro. Rebecca reconnut bien vite qu’il était aussi inutile de rechercher sa bienveillance qu’impossible de l’obtenir. Devant ses élèves elle ne l’appelait jamais que leur pauvre maman, et, tout en témoignant à cette dame un froid respect, c’était surtout au reste de la famille qu’elle adressait avec une profonde diplomatie la plus grande part de ses attentions.

Avec ses jeunes élèves, dont elle se concilia tout à fait les bonnes grâces, sa méthode était des plus simples. Elle ne surchargeait point leur jeune cerveau de trop de science ; au contraire, elle les laissait s’élever à leur fantaisie. Quelle instruction est plus efficace que celle qu’on acquiert par soi-même ? L’aînée avait un penchant particulier pour la lecture, et, comme la vieille bibliothèque de Crawley-la-Reine possédait un nombre considérable de livres du dernier siècle, français et anglais, d’une littérature légère (c’était une emplette du secrétaire des sceaux et parchemins pendant sa disgrâce), sans que personne songeât à les déranger de leurs rayons, Rebecca, de la manière la plus agréable et sans beaucoup de peine, était à même de faire faire de grands progrès à l’instruction de miss Rose Crawley.

Elle lisait avec miss Rose de délicieux ouvrages anglais et français, au nombre desquels on peut citer ceux du savant docteur Smollett, de l’ingénieux M. Henry Fielding, du gracieux et fantastique M. Crébillon le fils, tant admiré de notre immortel Gray, enfin de l’encyclopédique M. de Voltaire. M. Crawley demanda un jour quel ouvrage elles lisaient alors :

« Smollett, répondit l’institutrice.

— Oh ! Smollett, reprit M. Crawley avec un air fort satisfait ; son histoire est moins animée, mais bien moins dangereuse que celle de M. Hume. C’est donc de l’histoire que vous lisez ?

— Oui, » dit miss Rose, sans ajouter cependant que c’était celle du chevalier de Faublas.

En une autre occasion, comme il se montrait tout scandalisé de trouver un recueil de pièces françaises dans les mains de sa sœur, la gouvernante lui fit remarquer que c’était pour se familiariser avec les idiotismes de cette langue dans la conversation, explication qui le satisfit complétement. M. Crawley, comme ancien diplomate, était fier de sa facilité à parler le français, et se sentait fort charmé des compliments de l’institutrice au sujet de ses progrès.

Les goûts de miss Violette étaient au contraire plus turbulents et plus masculins : elle connaissait les coins les plus retirés où les poules allaient pondre leurs œufs ; elle grimpait aux arbres pour enlever les nids où les petits chanteurs ailés déposaient leur tendre couvée. Son plaisir était d’enfourcher les jeunes poulains et d’effleurer l’herbe comme Camille. Son père l’adorait ainsi que les palefreniers ; elle était tout à la fois l’enfant gâtée et la terreur de la cuisine ; elle découvrait toujours les cachettes des pots de confitures, et leur faisait de larges brèches quand ils tombaient en son pouvoir. Il y avait bataille perpétuelle entre elle et sa sœur. Quand miss Sharp s’apercevait de ses escapades, elle n’en parlait point à lady Crawley, qui l’aurait répété au père, ou, ce qui était encore pis, à M. Crawley ; mais elle promettait de n’en rien dire, à la condition que miss Violette serait une bonne fille et aimerait bien sa gouvernante.

À l’égard de M. Crawley, miss Sharp était pleine de respect et de déférence. Elle le consultait sur les passages français qu’elle ne pouvait comprendre ; bien qu’elle eût eu une mère française, elle le trouvait seul capable de les expliquer à sa satisfaction. Il dirigeait en outre ses études dans la littérature profane, et il était assez bon pour lui désigner les livres d’un esprit sérieux et lui faire l’honneur de lui adresser souvent la parole. Elle n’avait pas assez d’admiration pour son éloquence à la société de secours des Meurt-de-Faim, et elle prenait le plus vif intérêt à son pamphlet sur la bière. Son émotion allait souvent jusqu’aux larmes dans les conférences qu’il faisait le soir.

« Oh ! merci, monsieur, » disait-elle avec un soupir et les yeux levés au ciel.

Ce qui lui valait de temps à autre un serrement de main de M. Crawley.

« Après tout, bon sang ne se dément jamais, disait ce saint parfumé d’aristocratie ; voilà pourquoi miss Sharp est touchée de mes paroles, dont personne autre ici ne se montre impressionné. Il y a là pour leur palais un mets trop fin et trop délicat. Il me faudra prendre des tournures plus familières. Elle, elle me comprend : sa mère devait être une Montmorency. »

Et c’était bien, à ce qu’il paraît de cette illustre famille que miss Sharp descendait du côté de sa mère. Mais elle ne racontait point que sa mère était montée sur les planches, cela aurait pu troubler les scrupules religieux de M. Crawley. D’ailleurs, que de nobles émigrées plongées dans l’indigence par cette épouvantable Révolution ! Avant d’avoir fait un long séjour dans la maison, elle avait mis tout le monde au courant de l’histoire de ses ancêtres.

M. Crawley avait retrouvé quelques-uns des noms cités par elle dans le dictionnaire de d’Hozier, qui se trouvait à la bibliothèque du château, ce qui le confirmait encore dans sa croyance à l’illustre origine de Rebecca. Avons-nous le droit d’inférer de ce mouvement de curiosité, de ses recherches dans les dictionnaires, que notre héroïne pouvait attribuer de tendres sentiments pour elle à M. Crawley ? Non, c’était purement de l’amitié. N’avons-nous pas d’ailleurs mentionné plus haut les engagements de ce dernier avec lady de La Bergerie ?

Il avait fait une ou deux fois des remontrances à Rebecca sur ses parties de trictrac avec sir Pitt. C’était, disait-il, un amusement profane ; son temps aurait été mieux employé à lire le Legs de Thrump, ou la Blanchisseuse aveugle de Morfield, ou tout autre livre du genre sérieux. Mais miss Sharp répondait que sa chère maman avait fait souvent la partie du vieux comte de Trictrac et celle du vénérable abbé du Cornet : elle avait là une excellente excuse en faveur de cet amusement mondain et de bien d’autres.

Ce n’était pas seulement en jouant au trictrac que la petite gouvernante trouvait le moyen de se faire bien venir de son souverain et maître ; elle avait mille autres petites manières de s’utiliser auprès de lui. Elle lisait à haute voix, avec une inépuisable complaisance, tout ce grimoire judiciaire auquel, avant son arrivée à Crawley-la-Reine, il lui avait promis de l’employer. Elle s’offrait pour copier ses lettres et en corrigeait adroitement l’orthographe, sous prétexte de se conformer aux usages actuels. Elle prenait intérêt à tout ce qui se rattachait à ses propriétés, à ses fermes, à ses parcs, à ses jardins, à ses écuries, et sa compagnie était devenue si agréable au baronnet, que dans sa promenade après le déjeuner il manquait rarement de l’emmener, elle et les enfants. Alors elle lui donnait son avis sur les arbres à tailler, sur les plates-bandes à retourner, sur les moissons à couper, sur les chevaux à mettre à la charrette ou au labourage.

Avant d’avoir passé une année à Crawley-la-Reine, Rebecca avait conquis l’entière confiance du baronnet. Et la conversation du dîner, qui, auparavant, se passait toute entre lui et M. Horrocks, avait lieu presque exclusivement entre sir Pitt et miss Sharp. En l’absence de M. Crawley, elle se trouvait presque la maîtresse du logis. Toutefois, dans sa nouvelle et brillante position, elle savait se conduire avec assez de prudence et de retenue pour ne point blesser les puissances de la cuisine et de la basse-cour ; au contraire, elle s’y montrait toujours modeste et affable. Ce n’était plus cette petite fille hautaine, mécontente, dédaigneuse, que nous avons connue tout d’abord.

Cette métamorphose de caractère indiquait une grande sagesse ou un sincère désir de s’améliorer ou du moins une grande puissance morale de sa part. Mais était-ce bien le cœur qui inspirait ce nouveau système de déférence et de soumission adopté par notre Rebecca ? Le reste de l’histoire nous le dira. Qui croirait cependant qu’une personne de vingt et un ans puisse suivre pendant longtemps, sans se démentir, un système d’hypocrisie ? Nos lecteurs nous rappelleront que, jeune d’années, notre héroïne était vieille dans l’expérience de la vie, et ce récit manquerait son but si on n’avait pas la preuve que c’était une femme des plus habiles.

Les deux fils de la famille Crawley étaient comme la pluie et le beau temps ; on ne les voyait jamais ensemble au château. Ils se détestaient cordialement. Rawdon Crawley, le cadet, avait un profond mépris pour la demeure paternelle et n’y venait que lors de la visite annuelle de sa tante.

Nous avons déjà mentionné les excellentes qualités de cette vénérable dame : elle possédait soixante-dix mille livres et avait presque adopté Rawdon. Elle ressentait une aversion profonde pour l’aîné de ses neveux, et le méprisait comme une espèce de poule mouillée. En retour, ce dernier n’hésitait pas à vouer l’âme de sa vieille tante à la damnation éternelle et, suivant lui, les chances de son frère pour l’autre monde ne valaient guère mieux.

« C’est une femme mondaine et sans foi, disait M. Crawley ; elle vit avec les athées et les Français. Je frémis de penser à cette terrible situation. Si près de la tombe donner autant à la vanité, au dérèglement, à des goûts profanes et insensés ! »

En réalité, la vieille dame se refusait complétement à écouter ses lectures du soir, et, lorsqu’elle venait à Crawley-la-Reine, il était obligé de suspendre le cours de ses pratiques religieuses.

« Mettez de côté votre livre de sermons, disait son père, car miss Crawley va nous arriver. Elle nous a écrit pour nous dire qu’elle ne pouvait entendre prêcher.

— Eh ! monsieur, songez aux domestiques.

— Que les domestiques aillent au diable, disait sir Pitt, et le fils trouvait qu’il leur arriverait pis encore s’ils étaient privés du bienfait de ses instructions.

— Et que diable ! disait le père après avoir écouté ses remontrances, vous ne serez pas assez sot pour laisser sortir de la famille trois mille livres de revenu ?

— Qu’est-ce que l’argent en comparaison de nos âmes ? reprenait Crawley. Croyez-vous donc que la vieille veuille vous dépouiller de cet argent ? »

Qui sait si ce n’était pas le désir de sir Crawley ?

La vieille miss Crawley était bien certainement une réprouvée. Elle avait une délicieuse petite habitation dans Park-Lane, et, comme elle buvait et mangeait trop pendant son hiver à Londres, elle allait se remettre l’été à Harrowgate ou à Cheltenham. De toutes les vieilles vestales de l’époque, c’était la plus hospitalière et la plus enjouée. Dans son jeune temps elle avait été une beauté, à ce qu’elle disait : on sait fort bien que les vieilles femmes ont toutes été plus ou moins des beautés dans leur temps.

Elle avait de plus des prétentions au bel esprit et au libéralisme. Pendant un séjour de quelque temps en France, Saint-Just, suivant la rumeur publique, lui avait inspiré une passion malheureuse. Elle aimait en conséquence les romans français, la pâtisserie française et les vins français. Elle lisait Voltaire et savait Rousseau par cœur. Elle discutait d’un ton assez dégagé la question du divorce, et défendait avec énergie les droits de la femme. Elle avait des portraits de Fox dans toutes les chambres de sa maison. Lorsque cet homme d’État comptait dans les rangs de l’opposition, elle combattait à ses côtés au pied du même drapeau ; et quand il arriva au pouvoir, elle était en grand crédit auprès de lui, pour avoir enrôlé dans ses rangs sir Pitt et son collègue de Crawley-la-Reine. Sir Pitt y serait bien entré de lui-même, sans la moindre peine de la part de cette honnête demoiselle.

Cette excellente et vieille fille avait pris en affection Rawdon Crawley dès son enfance. Elle l’envoya à Cambridge, parce que son frère était à Oxford ; et, lorsque les directeurs de la première université l’engagèrent à se retirer après deux ans de séjour, elle lui acheta ses brevets de cornette et de lieutenant.

Le jeune officier était à la ville un des plus élégants et des plus renommés dandys. Il boxait, courait les coulisses, jouait la bouillotte et conduisait à quatre chevaux ; tel était le fond de la science pour notre aristocratie d’alors, et il y était passé maître. Bien qu’il fît partie de la maison militaire, dont le service se bornait à parader autour du prince régent, et pour laquelle l’occasion ne s’était jamais présentée de montrer sa valeur sur le champ de bataille, Rawdon Crawley, pour des affaires de jeu, sa plus violente passion, avait eu trois duels terribles où il avait assez donné de preuves de son mépris pour la mort.

« Et pour ce qui suit la mort, » ajoutait M. Crawley, attachant au plafond ses yeux couleur groseille.

Il pensait toujours à l’âme de son frère et à l’âme de ceux qui ne partageaient pas ses opinions. C’est une sorte de consolation que se donnent à elles-mêmes les personnes pleines de gravité.

La ridicule et romanesque miss Crawley, loin de se fâcher des étourderies de son Benjamin, ne manquait pas de payer ses dettes, après ses duels, et n’aurait pas permis une parole de blâme sur sa moralité.

« Il jette sa gourme, disait-elle, et vaut cent fois mieux que son pleurnicheur de frère avec ses hypocrisies. »



CHAPITRE XI.

D’une simplicité toute pastorale.


Après avoir introduit le lecteur au milieu de ce respectable personnel du château, dont la simplicité et l’innocence toute champêtre montrent victorieusement la supériorité de la vie de la campagne sur celle de la ville, nous devons aussi lui faire connaître les parents et voisins du seigneur de l’endroit : le ministre Bute Crawley et son épouse.

Le révérend père Bute Crawley était d’une taille élevée et majestueuse, d’une humeur joviale, et portait des chapeaux à large bord. Dans le comté, il jouissait d’une popularité bien plus grande que le baronnet son frère. Au collége, il était la meilleure rame de l’embarcation de Christ-Church ; il avait cassé des dents aux meilleurs boxeurs de la ville. Dans la vie privée, il n’avait pu se détacher entièrement de ses goûts pour la boxe et les exercices gymnastiques. Point de combat, à vingt milles à la ronde, auquel il ne fût un des premiers ; pas de courses de régates, de soirées d’élections, de dîners de confrères, pas de grand gala enfin dans le comté, sans qu’il fût de la partie. On était sûr de rencontrer sa jument noire et les lanternes de son cabriolet à six milles de la cure, toutes les fois qu’il y avait un dîner à Fuddleston, à Roxby, ou à Wapshot-Hall, ou chez les gros bonnets du comté, avec lesquels il était dans les meilleurs termes. Il avait une jolie voix, chantait le Vent du midi et le Ciel nuageux, courait le cerf en casaque de jockey, et passait pour l’un des meilleurs pêcheurs du comté.

Mistress Crawley, la femme du recteur, était une petite créature fort remuante, qui composait les célestes homélies de son époux. Ménagère par excellence, elle avait avec ses filles la haute main dans la maison. Au presbytère elle régnait en despote, laissant pour tout le reste carte blanche à son mari ; il pouvait aller et venir, dîner dehors autant que son caprice le lui disait. Quant à mistress Crawley, c’était la femme économe qui sait le prix du vin de Porto.

Depuis l’enlèvement du jeune ministre de Crawley-la-Reine par mistress Bute (elle appartenait à une bonne famille ; elle était fille de feu le lieutenant-colonel Hector Mac Tavich, avait joué Bute contre sa mère, et avait gagné la partie), cette dame était dans toute sa vie un modèle de sagesse et d’économie ; mais, malgré tous ses efforts, son mari restait toujours avec des dettes. Il lui avait fallu dix ans pour acquitter ses notes de collége, qui remontaient au vivant de son père. En 179., comme il venait de se mettre à jour de son arriéré, il paria de grosses sommes contre Kangourou, qui gagna le prix aux courses de Derby. Le ministre, obligé d’emprunter à de ruineux intérêts, s’était toujours trouvé gêné depuis. Sa sœur, de temps à autre, lui donnait bien une centaine de livres sterling, mais c’était sur sa mort qu’il fondait ses plus belles espérances.

« Il faudra bien que le diable s’en mêle, disait-il, ou Mathilde me laissera au moins la moitié de son argent. »

Le baronnet et son frère avaient donc les meilleures raisons du monde pour être tous deux comme chien et chat ; sir Pitt avait toujours tondu sur Bute dans les transactions de famille ; le jeune Pitt, qui n’avait pas même le mérite d’aimer la chasse, s’était avisé d’élever une chapelle à la barbe de son oncle, enfin Rawdon devait venir en partage dans la succession de miss Crawley. Ces affaires d’argent, ces spéculations sur la vie et la mort inspiraient aux deux frères, l’un pour l’autre, une de ces tendresses comme on en voit dans la Foire aux Vanités. Pour ma part, je ne connais rien comme un billet de banque pour troubler et rompre entre deux frères une affection d’un demi-siècle, et je ne puis me lasser de penser que c’est une belle et admirable chose que l’affection entre gens du monde !

Il n’était pas à supposer que l’arrivée de Rebecca à Crawley-la-Reine et ses progrès successifs dans les bonnes grâces des habitants du lieu passeraient inaperçus pour mistress Bute, qui savait combien un aloyau faisait de jours au château ; combien il y avait de linge sale aux grandes lessives ; combien de pêches sur l’espalier du midi ; combien milady prenait de pilules quand elle était malade ; car en province, pour certaines personnes, ce sont là des matières du plus haut intérêt. Mistress Bute ne pouvait donc laisser arriver l’institutrice au château sans instruire une enquête sur ses antécédents et son origine. D’ailleurs, la meilleure entente ne cessait de régner entre les serviteurs de la cure et ceux du château. Il y avait toujours à la cuisine du presbytère un bon verre d’ale pour les gens du château, dont la ration à l’ordinaire était fort congrue. Mais, en revanche, la femme du ministre savait, à une mesure près, ce qu’il entrait de bière dans chaque tonneau du château ; sans compter que des liens de parenté existaient entre les domestiques comme entre les maîtres ; par ce canal, chaque famille était mise au courant des faits et gestes de ses voisins. Règle générale : Êtes-vous bien avec votre frère, ses actes vous sont indifférents ; êtes-vous en pique avec lui, vous êtes informé de ses allées et venues comme si une police secrète était à votre disposition.

Peu après son arrivée, Rebecca eut une place officielle dans les bulletins que mistress Crawley recevait de la Hall. Voici un spécimen : — On a tué le cochon noir — il pesait tant de livres — on a salé les côtes — à dîner on a servi un pouding de porc — M. Cramp de Mudbury, assisté de sir Pitt, a mis John Blackmore sous les verroux — M. Pitt a tenu un meeting — (nom des assistants) — rien de nouveau pour milady — les jeunes demoiselles sont avec leur gouvernante.

Le rapport continuait ainsi : — La nouvelle gouvernante est une excellente ménagère — sir Pitt est fort prévenant avec elle — M. Crawley aussi — Il lui lit ses brochures.

« Voyez cette intrigante ! » disait la petite, vive, alerte et noiraude mistress Crawley.

Les rapports finirent par dire que l’institutrice avait circonvenu tout le monde. Elle écrivait les lettres de sir Pitt, expédiait ses affaires, dressait ses comptes, menait à sa guise toute la maison, milady, M. Crawley, les petites filles et le reste : sur quoi mistress Crawley déclarait que c’était une artificieuse coquine, et qu’elle avait en tête quelque terrible projet. Les événements du château faisaient ainsi le principal sujet des conversations à la cure, et les yeux perçants de mistress Bute Crawley voyaient les moindres mouvements du camp ennemi, et plus encore.

mistress bute crawley à miss pinkerton. — la mall, chiswick.

De la cure de Crawley-la-Reine, décembre…

Ma chère Madame,

Les années écoulées depuis l’époque où je jouissais de votre agréable et précieux enseignement n’ont rien changé aux sentiments de tendresse et de respect que j’ai conçus pour miss Pinkerton et le cher Chiswick. J’espère que votre santé va toujours bien. Puissent le monde et la cause de l’enseignement conserver, pour leur plus grande gloire et pendant de longues années encore, miss Pinkerton ! Une de mes amies, lady Fuddleston, me demandait une gouvernante pour ses chères filles. Je n’ai pas, hélas ! le moyen d’en avoir une pour les miennes ; mais n’ai-je pas été élevée à Chiswick ? « Qui, m’écriai-je aussitôt, pouvons-nous mieux consulter que l’excellente et incomparable miss Pinkerton ? » En un mot, chère madame, avez-vous à votre disposition quelque demoiselle dont les services puissent être utiles à ma chère amie et voisine ? Elle est résolue, je vous assure, à n’accepter de gouvernante que de votre main.

Mon cher mari prend plaisir à répéter qu’il aime tout ce qui sort de la maison de miss Pinkerton. Je voudrais bien le présenter, ainsi que nos filles bien-aimées, à l’amie de ma jeunesse, à la femme qui faisait l’admiration du grand lexicographe de notre pays. Si jamais vous passez par l’Hampshire, M. Crawley me charge de vous dire qu’il espère pour notre presbytère de campagne l’honneur de votre présence. C’est maintenant l’humble mais heureuse demeure

De votre affectionnée------
Martha Crawley.

P. S. Le frère de M. Crawley, le baronnet, avec lequel nous ne sommes pas, hélas ! dans les termes de cette parfaite concorde qui devrait toujours régner entre frères, a pour ses petites filles une gouvernante qui, à ce qu’on m’a dit, a eu le bonheur d’être élevée à Chiswick. Il m’est venu des bruits assez contradictoires sur son compte. Mon tendre intérêt pour mes petites nièces, qu’en dépit des différends de famille je veux toujours considérer comme mes propres enfants, mes sympathies pour toute élève qui sort de chez vous, me font, ma chère miss Pinkerton, vous demander l’histoire de cette jeune demoiselle dont, à votre considération, je suis très-désireuse de devenir l’amie.

M. C.
miss pinkerton à mistress bute crawley.
Johnson Home, Chiswick, déc. 18…

Chère Madame,

J’ai l’honneur de vous annoncer réception de votre précieuse lettre, et m’empresse d’y répondre. C’est pour moi une douce satisfaction dans ma tâche épineuse de voir mes soins maternels récompensés par ces retours d’affection, et de reconnaître dans l’aimable mistress Crawley mon excellente élève d’autrefois, la sémillante et exemplaire miss Martha Mac-Tavish. Je me félicite d’avoir maintenant sous ma direction les filles de beaucoup de vos contemporaines. Ce serait pour moi un véritable plaisir d’entourer vos chères filles de toute ma science et de toute ma sollicitude.

En offrant mes compliments respectueux à lady Fuddleston, j’ai l’honneur de lui présenter mes deux amies, miss Tuffin et miss Hawky.

Chacune de ces jeunes demoiselles est parfaitement en état d’enseigner le grec, le latin, les premiers éléments d’hébreu, les mathématiques, l’histoire, l’espagnol, le français, l’italien et la géographie, la musique vocale et instrumentale, la danse sans l’aide d’un maître, enfin les éléments des sciences naturelles. En outre, Tuffin, fille de feu le révérend Thomas Tuffin professeur du collége de Corpus à Cambridge, peut enseigner la syriaque et les éléments de droit constitutionnel. Mais ses dix-huit ans et son extérieur fort agréable seraient peut-être un obstacle à son entrée chez sir Huddleston Fuddleston.

Miss Lætitia Hawky, d’autre part, n’est pas dans sa personne très-favorisée de la nature. Elle est âgée de vingt-neuf ans et sa figure est marquée de petite vérole. De plus elle boite ; elle a les cheveux roux et une déviation dans la vue. Ces dames possèdent en outre toutes les qualités morales et religieuses. Leurs prétentions, naturellement, sont en rapport avec leur mérite.

Pénétrée de la plus respectueuse reconnaissance pour le révérend Bute Crawley, j’ai l’honneur d’être,

Chère Madame,
xxxxxxxxxxxxVotre très-humble et très-obéissante servante,
Barbara Pinkerton.

P. S. Cette miss Sharp dont vous me parlez comme gouvernante de sir Pitt Crawley, baronnet, membre du parlement, était une de mes élèves ; je n’ai donc rien à dire contre elle. Si son extérieur est désagréable, c’est qu’il ne tient pas à nous de réformer la nature dans ses œuvres. Quant à ses parents, il n’y a pas grand cas à en faire ; son père fut peintre et plusieurs fois banqueroutier ; sa mère, comme je l’ai appris depuis avec horreur, était danseuse à l’Opéra ; cependant Rebecca ne manquait pas de talent, et je ne saurais me reprocher de l’avoir reçue par charité. Ma seule crainte est que les principes de sa mère, qu’on m’avait d’abord dépeinte comme une comtesse française obligée d’émigrer pendant les horreurs de la dernière révolution, mais qui, d’après de nouvelles informations, était une personne d’une moralité fort suspecte, n’aient passé chez cette malheureuse jeune fille, que j’avais recueillie comme une pauvre délaissée. Sa conduite, j’aime à le croire, sera sans doute restée irréprochable, et je suis convaincue qu’elle ne rencontrera point d’écueil dans l’élégante et exquise société de sir Pitt Crawley.

miss rebecca sharp à miss amélia sedley.

Je n’ai pas écrit à ma bien chère Amélia depuis plusieurs semaines ; car que lui dire sur le palais de l’Ennui, comme je l’ai baptisé ? Que vous importe si la récolte des navets est bonne ou mauvaise ; si le cochon gras pesait treize ou quatorze livres, et si les bestiaux se trouvent bien de leurs rations de betteraves ? Un jour ressemble à l’autre. Avant déjeuner, promenade avec sir Pitt et son sécateur ; après déjeuner, études telles quelles, dans notre salle. Après l’étude, lecture des dossiers, correspondance avec les hommes de loi, sur les baux, les mines de charbon et les canaux, car me voici passée secrétaire de sir Pitt ; après dîner, homélies de M. Crawley ou trictrac du baronnet. Pendant cet enchaînement de plaisirs, l’air placide de milady ne varie pas. Dernièrement une indisposition l’a rendue un peu plus intéressante, ce qui a amené un nouveau personnage au château dans la personne du jeune docteur. Voyez, ma chère, comme les jeunes filles auraient tort de désespérer : le jeune docteur a donné à entendre à l’une de vos amies que, si elle voulait être mistress Glauber, elle pourrait devenir le plus bel ornement de la chirurgie. J’ai répondu à cet impudent que la lancette et le mortier devaient suffire à son bonheur. Comme si j’étais née, en vérité, pour être femme d’un chirurgien de campagne ! M. Glauber est rentré chez lui tout à l’envers de ce refus ; il a pris une potion calmante et se trouve maintenant hors de danger. Sir Pitt a fort applaudi à ma résolution ; il serait, je crois, très-fâché de perdre son petit secrétaire. Mais je ne compte sur l’affection de ce vieux bandit que dans la mesure dont est capable un être de son espèce. Me marier ! et avec un apothicaire de province ! surtout après !!! Non, non, on ne peut si vite rompre avec de vieux souvenirs dont je ne veux pas, du reste, vous parler davantage. Revenons au palais de l’Ennui.

Depuis quelque temps, ma chère, il a cessé d’être le palais de l’Ennui. Miss Crawley est arrivée avec ses chevaux gras, ses domestiques gras, son épagneul gras ; oui, l’immensément riche miss Crawley, avec ses soixante-dix mille livres sterling placées à cinq pour cent, devant laquelle ou plutôt devant lesquelles ses deux frères sont en adoration. Elle a l’air très-apoplectique, cette chère âme : il n’est donc pas étonnant que ses deux frères se montrent si fort aux petits soins pour elle. Il faut les voir rivaliser d’empressement à lui apporter un coussin ou à lui présenter son café ; elle dit (car elle n’est pas sotte) : « Quand je viens ici, je laisse chez moi miss Briggs, ma demoiselle de compagnie. Mes frères sont ici mes demoiselles de compagnie, et tout le monde n’en a pas, je vous jure, une paire semblable ! »

Quand elle vient à la campagne, le château tient table ouverte, et, pendant un mois au moins, on croirait que le vieux sir Walpole est revenu l’habiter. Nous avons de grands dîners et nous allons à quatre chevaux, les laquais endossent leur livrée canari la plus neuve ; on boit du bordeaux et du champagne comme si c’était l’ordinaire de toute l’année ; nous avons des bougies de cire dans la salle d’études et du feu pour nous chauffer. Lady Crawley met sa robe la plus splendide, et mes élèves quittent leurs gros souliers et leurs jupes de tartan vieilles et écourtées pour porter des bas de soie et des robes de mousseline, comme il convient aux élégantes demoiselles d’un baronnet.

Rose est rentrée hier dans un état épouvantable. Le cochon de Wiltshire, un de ses favoris, et des plus gros, je vous assure, l’a jetée par terre et a mis en pièces sa robe de soie à fleurs lilas en se roulant dessus. Si cela était arrivé la semaine passée, sir Pitt aurait juré de la plus effroyable façon et allongé les oreilles de la pauvre petite en la mettant au pain et à l’eau pour un mois. Il s’est contenté de dire : « Nous réglerons cela, mademoiselle, après le départ de votre tante. » Et il a pris en plaisanterie cet accident assez bouffon. Espérons que son courroux sera dissipé avant le départ de miss Crawley.

Quel admirable élément de paix et de concorde que l’argent !

Un merveilleux effet de la présence de miss Crawley avec ses soixante-dix mille livres se manifeste surtout dans la conduite des deux frères Crawley, le baronnet et le ministre, qui se détestent pendant toute l’année et se montrent les meilleurs amis du monde à la Noël.

Je vous ai écrit l’an dernier comme quoi cet abominable ministre avait l’habitude de décocher contre nous, à l’église, ses sermons ridicules, et comment sir Pitt y répondait par d’énormes ronflements. Dès que miss Crawley arrive ici, il n’est plus question de se chamailler ; le château rend visite au presbytère, et vice versa. Le ministre et le baronnet parlent cochons, braconniers et affaires du comté avec la bouche en cœur et sans jamais se quereller, même après boire. C’est que miss Crawley a déclaré qu’elle ne voulait point de disputes, et qu’elle laisserait son argent aux Crawley de Shropshire, si on la contrariait. S’ils étaient des gens d’esprit, ces Crawley de Shropshire, ils pourraient tout avoir. Mais le Crawley de Shropshire est un ministre comme son cousin du Hampshire, et il a mortellement offensé miss Crawley par ses allures de collet monté ; elle est venue ici dans un accès de rage contre son intolérance. Il aura, sans doute, j’imagine, voulu faire la prière le soir.

Le livre de sermons est fermé quand miss Crawley arrive, et M. Pitt, qu’elle déteste, ne trouve rien de mieux que de partir pour la ville. Aussitôt, le jeune élégant, le lion, c’est, je crois, l’expression d’usage, le capitaine Crawley fait son apparition. Vous ne serez pas fâchée, je suis sûr, d’en avoir une courte esquisse.

Eh bien ! c’est un grand et beau garçon, de six pieds de haut, à la voix éclatante ; il jure beaucoup et il fait trotter les domestiques, qui l’adorent néanmoins, parce qu’il est très-généreux de son argent ; aussi feraient-ils tout pour lui. La semaine dernière, les gardes-chasse ont presque assommé le bailli et son greffier, qui venaient de Londres pour arrêter le capitaine. On les avait trouvés en embuscade le long du mur du parc, on les a roués de coups après leur avoir fait prendre un bain forcé, et on allait leur envoyer du plomb comme à des braconniers, quand le baronnet s’est interposé.

Le capitaine a un mépris filial pour son père ; il l’appelle vieux pingre, vieux ladre, vieux bélître. Il s’est fait une terrible réputation parmi les dames. Il mène avec lui ses chevaux de chasse et vit avec les squires du comté ; il invite qui bon lui semble à dîner, et sir Pitt n’ose rien dire ; ce dernier craint, en offensant miss Crawley, de manquer son legs quand elle mourra d’apoplexie. Vous dirai-je un compliment du capitaine à mon endroit ? Il en vaut la peine, il est assez joli. Un soir où l’on dansait, il y avait sir Huddleston, Fuddleston et sa famille, sir Giles Wapshot et ses jeunes demoiselles et bien d’autres encore que je ne connais pas. Eh bien ! je lui ai entendu dire, en désignant votre humble servante : « Pardieu ! voilà une jolie petite pouliche ! » Et il m’a fait l’honneur de danser deux contredanses avec moi. Il est compère et compagnon avec les jeunes squires, et en leur société il boit, parie, monte à cheval et parle chasse et course ; il traite de bégueules toutes les filles de ce pays, et je crois qu’il n’a pas tort.

Vous ne pouvez vous faire une idée de leur dédain pour ma pauvreté. Quand on danse, je suis invariablement assise au piano. Mais l’autre soir, en sortant de table, le capitaine, pris d’une pointe de vin et me voyant condamnée au tabouret à perpétuité, jura tout haut que j’étais la meilleure danseuse entre toutes, et donna sa parole qu’il ferait venir des violons de Mudbury.

« Je vais jouer une contredanse, » dit mistress Bute Crawley avec beaucoup d’empressement. Figurez-vous une petite vieille à la peau noire, avec un turban de travers et des yeux brillants.

Peu après, le capitaine et votre petite Rebecca dansaient ensemble. Mistress Bute s’approcha à la fin du quadrille pour me complimenter sur ma grâce à danser ; on n’en avait jamais tant entendu de l’orgueilleuse mistress Crawley, cousine germaine du comte de Tiptoff, qui aurait cru déroger en rendant visite à lady Crawley, excepté toutefois lorsque sa belle-sœur venait à la campagne. Pauvre lady Crawley ! pendant la plus grande partie de ces jours de fête, elle restait dans sa chambre à prendre des pilules.

Mistress Bute s’est tout à coup prise d’une belle passion pour moi.

« Ma chère miss Sharp, me disait-elle, envoyez donc vos élèves au presbytère ; leurs cousines seront bien aises de les voir. »

Je la vois venir. Signor Clementi ne nous enseignait pas le piano pour rien, et voilà le prix que mistress Bute voudrait donner à un maître pour ses enfants. Je suis au fait de toutes ses petites malices comme si elle prenait soin de m’en instruire. J’irai, toutefois, et je suis résolue de lui être agréable. N’est-ce pas le devoir d’une pauvre gouvernante qui n’a ni ami ni protecteur au monde ?

La femme du ministre m’a fait de grands compliments sur les progrès de mes élèves ; elle pensait sans doute me toucher le cœur, pauvre et ingénue villageoise ! comme si mes élèves me faisaient chaud ou froid.

Votre robe de mousseline et votre écharpe de soie rose me vont à merveille, à ce qu’on dit. Elles commencent à être bien usées ; mais vous savez, nous autres pauvres filles, nous ne pouvons pas avoir sans cesse des toilettes fraîches. Heureuse, mille fois heureuse, vous qui n’avez qu’à aller à Saint-James-Street, et qui possédez une tendre mère pour vous donner tout ce que vous voulez ! Adieu, mon cœur.

Votre affectionnée,------
Rebecca.

P. S. Que n’étiez vous là pour voir la mine qu’ont faite les miss Blackbrook, filles de l’amiral Blackbrook, de jolies filles, ma chère, à la dernière mode de Londres, quand le capitaine Rawdon, malgré la simplicité de mon costume, m’a choisie pour danseuse !

Lorsque mistress Bute Crawley, dont l’adroite Rebecca avait pénétré les artifices, eut obtenu de miss Sharp la promesse d’une visite, elle pria la toute-puissante miss Crawley de demander l’approbation indispensable de sir Pitt. Cette excellente vieille femme, toujours de bonne humeur et désireuse de voir la gaieté et la joie autour d’elle, fut enchantée de cette occasion d’affermir et de cimenter une réconciliation entre ses deux frères. Il fut donc décidé que la jeunesse des deux familles se rendrait à l’avenir de fréquentes visites. Cette amitié dura tout le temps que la vieille et joyeuse médiatrice se trouva là pour maintenir la paix.

« Pourquoi avez-vous invité à dîner cet effronté de Pety Crawley ? dit le directeur à sa femme tandis qu’ils regagnaient leur logis à travers le parc. Je n’ai que faire de ce drôle ; il nous traite, nous autres gens de campagne, comme de Turc à Maure. Il n’est content que lorsqu’il attrape mon vin à cachet jaune qui me coûte dix shillings la bouteille. Comme si c’était pour lui ! Avec cela il a une tête infernale. C’est un joueur, un ivrogne, un débauché dans toute la force du terme. Il a tué un homme en duel ; il a des dettes par-dessus les oreilles ; il m’a volé la meilleure part de l’héritage de miss Crawley. La sœur (et ici le ministre, après avoir montré le poing à la lune avec l’air d’un homme qui prête serment, continua d’une voix mélancolique), la sœur assure qu’elle l’a couché sur son testament pour cinquante mille livres ; c’est tout au plus s’il y en aura trente mille à partager.

— Elle me fait l’effet de s’en aller, dit la femme du ministre ; sa figure était toute rouge quand nous sommes sortis de table. J’ai été obligé de la délacer.

— Elle a bu sept verres de champagne, dit à voix basse le révérend ; et quel champagne ! mon frère veut nous empoisonner. Mais vous autres femmes, vous ne vous y connaissez pas.

— Nous n’y entendons rien, c’est vrai, dit mistress Bute Crawley.

— Elle a bu de l’eau de cerises après dîner, continua le révérend, et a pris son curaçao avec son café. Je n’en voudrais pas prendre un petit verre pour cinq livres sterling ; il y a de quoi brûler les entrailles. Elle n’ira pas loin de ce train-là, mistress Crawley ; il faudra qu’elle succombe ; c’est trop pour notre pauvre nature humaine. Je vous parie cinq contre deux que Mathilde décampe cette année. »

C’est en se livrant à ces profonds calculs, en pensant à ses dettes, à son fils Jim, au collége, à Franck, à Woolwich, à ses quatre filles qui n’étaient pas des beautés, les pauvres enfants, et qui n’avaient d’autre dot que l’héritage à venir de leur tante, que le ministre et sa femme poursuivaient leur promenade.

« Pitt ne sera pas si gueux que de vendre la présentation à sa cure. Son fils aîné, le farouche méthodiste, songe au parlement, continua M. Crawley après une pause.

— Sir Pitt Crawley pourra faire quelque chose, dit sa femme, si par miss Crawley nous lui arrachons cette promesse en faveur de Jacques.

— Pitt promettra tout, reprit son frère. Il avait promis d’ajouter une autre aile à la cure ; il avait promis de me faire abandon du champ de Jibb et de la prairie de six arpents ! Qu’a-t-il exécuté de toutes ses promesses ? Et c’est au fils de cet homme, à ce vaurien, à ce joueur, à cet escroc, à ce bretteur de Rawdon Crawley, que Mathilde laisse la moitié de son argent ! Ce n’est pas agir en bonne chrétienne ; non, certes, par le diable ! Ce gredin a tous les vices, excepté l’hypocrisie, que son frère a prise pour sa part.

— Silence ! bijou ! nous sommes sur les terres de sir Pitt, interrompit sa femme.

— Je le répète, c’est le ramassis de tous les vices, mistress Crawley. Il n’y a pas là à me chercher noise, madame. N’a-t-il pas tué le capitaine Longfeu ? N’a-t-il pas volé le jeune lord Dovedale à la taverne du Cocotier ? Ne m’a-t-il pas fait perdre quarante livres en interrompant le combat entre Bill Soames et Cheshire Trump ? Vous le savez bien. Pour ce qui est des femmes, n’avez-vous pas entendu dire que devant moi, dans ma chambre de magistrat…

— Pour l’amour du ciel, monsieur Crawley, lui dit sa femme, laissons-là ces détails.

— Et vous invitez ce drôle chez vous ? continua le ministre au comble de l’exaspération. Vous, mère de famille ; vous, femme de l’un des ministres de l’Église d’Angleterre ! Grands dieux !

— Bute Crawley, vous êtes fou, dit la femme du ministre avec un air de dédain.

— Eh bien ! madame, fou ou non… car je n’ai jamais eu, Martha, la prétention d’être aussi rusé que vous, non, jamais ! je ne veux point me rencontrer avec Rawdon Crawley, voilà qui est positif. J’irai chez Huddleston, entendez-vous, j’irai voir son lévrier noir, et je ferai courir Lancelot contre lui avec un pari de cinquante livres. Voilà ce que je ferai, et contre tous les chiens de l’Angleterre. Mais je ne veux pas être nez à nez avec cet animal de Rawdon Crawley.

— Monsieur Crawley, vous êtes gris, suivant votre usage, » répliqua sa femme.

Le lendemain, lorsque le ministre, à son réveil, demanda un peu de bière, elle lui rappela sa promesse d’aller voir sir Huddleston Fuddleston le samedi suivant ; et, comme les nuits étaient sereines, il calcula qu’en faisant un peu de galop il pourrait être à temps à son église le dimanche matin. Nous croyons avoir suffisamment démontré que les paroissiens de Crawley avaient autant à s’applaudir de leur ministre que de leur squire.

Miss Crawley était à peine arrivée au château que, par sa puissance fascinatrice, Rebecca avait déjà gagné le cœur de cette excellente vieille évaporée, comme elle avait réussi à emporter celui des innocents campagnards dont nous venons de tracer les portraits.

Un jour, en allant à sa promenade accoutumée, elle jugea à propos de demander la compagnie de la petite gouvernante. La promenade n’était pas finie que Rebecca s’était déjà concilié les affections de la vieille dame. Elle avait daigné sourire quatre fois et s’amuser pendant tout le temps de la route.

« Et pourquoi miss Sharp ne dîne-t-elle pas avec nous ? dit-elle à sir Pitt qui avait arrangé un dîner d’apparat et invité tous les baronnets du voisinage. Mon cher, vous ne supposez pas que je veuille parler poupons avec lady Fuddleston, ou procédure avec cette vieille oie de sir Giles Wapshot ! Je réclame une place pour Sharp. Que lady Crawley reste dans sa chambre si nous sommes au complet ; mais la petite miss Sharp aura son couvert ; de tout le comté, c’est la seule personne avec qui l’on puisse causer ! »

Après un désir aussi impératif, on donna avis à miss Sharp la gouvernante qu’elle aurait à dîner au rez-de-chaussée avec l’illustre compagnie ; et tandis que sir Huddleston, après avoir en grande pompe et en grande cérémonie conduit miss Crawley dans la salle à manger, se disposait à prendre place à côté d’elle, la vieille dame cria d’une voix aiguë :

« Becky Sharp, miss Sharp ! venez à côté de moi, vous m’amuserez pendant le dîner ; sir Huddleston ira s’asseoir près de lady Wapshot. »

Quand la soirée fut terminée, que les voitures furent parties, l’insatiable miss Crawley répétait encore :

« Venez avec moi dans mon cabinet de toilette ; nous mettrons la compagnie à toute sauce. »

Et cette paire d’amies s’en acquitta à qui mieux mieux. Le vieux sir Huddleston avait soufflé comme une baleine pendant tout le dîner. Sir Giles Wapshot avait une manière à lui d’avaler sa soupe par une bruyante aspiration ; sa femme clignait de l’œil gauche. Becky faisait à ravir la charge de tous ces travers, aussi bien que des incidents de la conversation dans le cours de la soirée, sur la politique, la guerre, les sessions du parlement, graves et importants sujets de toute conversation entre gentilshommes campagnards. Quant à l’ébouriffante toilette de miss Wapshot, au fameux chapeau jaune de lady Fuddleston, miss Sharp les mettait en morceaux, au grand amusement de celle qui l’écoutait.

« Ma chère, vous êtes une vraie trouvaille, s’écriait miss Crawley ; je voudrais vous emmener avec moi à Londres, mais je ne pourrais pas faire de vous mon plastron comme de cette pauvre Briggs. Non ! non ! vous êtes trop espiègle, trop fière, n’est-ce pas, Firkin ? »

Mistress Firkin, qui arrangeait les cheveux clair-semés sur le crâne de miss Crawley, secoua la tête et dit avec un air des plus sardoniques :

« Oui, mademoiselle est très-fine. »

Mistress Firkin éprouvait cette jalousie naturelle et commune aux plus honnêtes femmes à l’égard des autres personnes de leur sexe.

Après s’être débarrassée ainsi de sir Huddleston Fuddleston, miss Crawley établit qu’à l’avenir Rawdon Crawley lui donnerait le bras pour aller à table, et que Becky lui porterait son coussin, ou qu’à son choix elle donnerait le bras à Becky et le coussin à Rawdon.

« Nous sommes faits pour être ensemble, disait-elle. Nous sommes, ma toute belle, les seuls vrais chrétiens du comté. »

Elle ne donnait point par là une bien haute idée de la religion de l’endroit.

À côté de ses belles dispositions religieuses, miss Crawley affichait, comme nous l’avons dit, des opinions ultra-libérales, et ne manquait jamais l’occasion de les laisser percer de la manière la plus franche.

« Belle chose que la naissance, ma chère ! disait-elle à Rebecca, voyez mon frère Pitt, voyez les Huddleston, qui sont ici depuis Henri II, voyez cette pauvre Bute au presbytère. Y en a-t-il un parmi ces gens-là qui vous vaille en intelligence, en bonnes manières ? Vous valoir ? ils ne valent pas même cette pauvre chère Briggs, ma demoiselle de compagnie, ou Rinceur, mon sommelier. Mais vous, mon amour, vous êtes un petit prodige, un vrai bijou ; vous avez plus de cervelle dans votre tête que tout le comté ensemble ; si le mérite était à sa place dans ce monde, vous seriez duchesse. Mais non, il ne devrait point y avoir de duchesses du tout, et vous ne devriez avoir personne au-dessus de vous. À mes yeux, mon ange, vous êtes autant que moi, et sous tous les rapports. Mettez un peu de charbon dans le feu, ma chère. Voulez-vous prendre cette robe pour y faire quelques changements ? vous travaillez comme une fée. »

C’est ainsi que cette vieille égalitaire chargeait son ange de ses commissions et de ses reprises, et lui faisait lire des romans tous les soirs jusqu’au moment où elle s’endormait.

À l’époque où nous sommes, le monde élégant venait d’être mis en révolution par deux aventures qui, comme le disaient les journaux du temps, avaient de quoi donner de la besogne aux docteurs à longue robe. L’enseigne Shafton était parti avec lady Barbara Fitzurze, fille du comte des Brouillards et riche héritière. D’autre part, Vere-Vane, homme de quarante ans sonnés, connu jusqu’alors pour sa conduite irréprochable et à la tête d’une nombreuse famille, avait, d’une façon subite et scandaleuse, quitté sa maison pour les beaux yeux d’une actrice, mistress Rougemont, âgée de soixante-cinq ans.

« C’était aussi ce qu’on avait de mieux à dire en faveur de ce cher lord Nelson, disait miss Crawley ; il aurait fait le diable pour une femme. Un homme qui se conduit ainsi ne peut manquer d’avoir du bon. J’adore ces mariages d’inclination. Un noble, à mon sens, ne peut mieux faire que d’épouser la fille d’un meunier… Voyez lord Flowerdale… Aussi toutes les femmes sont furieuses. Je voudrais vous voir enlever, ma chère, par quelque noble amant ; vous êtes assez jolie pour cela, au moins.

— Avec deux postillons !… oh ! ce serait charmant, laissa échapper Rebecca.

— Et après, ce que j’aime le plus, c’est de voir un pauvre diable épouser une jeune héritière. Je parierais que Rawdon finira par enlever quelque femme.

— Une riche ou une pauvre ?

— Ah ! que vous êtes simple ! Rawdon n’aurait pas un schelling sans ce que je lui donne. Il est criblé de dettes. Il a à refaire sa fortune et à s’avancer dans le monde.

— Est-il donc fort habile ? demanda Rebecca.

— Habile, ma chérie ? Il ne voit rien au monde au delà de ses chevaux, de son régiment, de ses équipages de chasse, des plaisirs du jeu. Mais il réussira ; c’est un si délicieux mauvais sujet ! Savez-vous qu’il a tué un homme et envoyé une balle dans le chapeau d’un père qu’il avait outragé ? On l’adore à son régiment. Tous les jeunes gens de chez Vatier et du Cocotier ne jurent que par lui. »

Quand miss Rebecca Sharp écrivait à sa tendre amie le récit du petit bal de Crawley-la-Reine et la manière dont elle avait été distinguée pour la première fois par le capitaine Crawley, elle ne faisait pas une relation tout à fait exacte des faits. Le capitaine l’avait distinguée nombre de fois auparavant. Le capitaine l’avait rencontrée dans maintes promenades. Le capitaine s’était trouvé en face d’elle dans mille couloirs et passages. Vingt fois dans une soirée, le capitaine se penchait sur le piano où elle chantait.

Pendant ce temps, milady restait dans sa chambre, se trouvait indisposée et on n’y prenait même pas garde.

Le capitaine avait écrit des billets à Rebecca avec les plus beaux jambages et la plus belle orthographe que pouvait y mettre un dragon à peine dégrossi. Mais l’épaisseur est une qualité qui réussit tout comme une autre auprès des femmes. Au premier billet qu’il déposa entre les feuillets de la romance que chantait la petite gouvernante, celle-ci se leva, le regarda fixement, et, prenant du bout des doigts le poulet triangulaire, s’en amusa comme d’un chapeau à cornes ; puis s’avançant droit à l’ennemi, elle jeta le message au feu, fit une profonde révérence, et allant reprendre sa place, se mit à chanter plus gaiement qu’auparavant.

« Qu’est-ce que cela ? dit miss Crawley interrompue dans son somme d’après dîner par cet arrêt de la musique.

— C’est un poulet qui chante faux, » dit miss Sharp en riant.

Rawdon Crawley écumait de rage et de dépit.

En présence de l’engouement non équivoque de miss Crawley pour la nouvelle gouvernante, il y avait de la générosité à mistress Bute Crawley de n’être point jalouse et de faire à la cure un bon accueil à cette jeune personne, à elle, à Rawdon Crawley surtout, le rival de son mari pour le cinq pour cent de la vieille fille. Mistress Crawley et son neveu ne pouvaient plus vivre l’un sans l’autre. Celui-ci laissait la chasse, dédaignait les avances de Fuddleston, n’allait point dîner avec les officiers du dépôt à Mudbury, et tout cela pour le plaisir d’aller au presbytère de Crawley. C’est que miss Crawley y était aussi. Leur maman étant malade, pourquoi les petites n’y seraient-elles pas allées avec miss Sharp ? Les petites filles, ces pauvres enfants, y allaient donc avec miss Sharp. Et le soir on revenait tous ensemble à pied, non pas miss Crawley, elle aimait mieux sa voiture ; mais la promenade à travers les prairies de la cure jusqu’à la petite porte du parc, dans un bois épais, sous une des sombres avenues de Crawley-la-Reine, était délicieuse au clair de lune pour deux amants de la nature comme le capitaine et miss Rebecca.

« Oh ! les étoiles ! les belles étoiles ! disait miss Rebecca en levant au ciel ses yeux verts et brillants. Il me semble que je ne tiens plus à la terre lorsque je les contemple.

— Oh !… ah !… certes… oui… c’est absolument comme moi, miss Sharp, répliquait l’autre enthousiaste. Mon cigare ne vous incommode point, miss Sharp ? »

En plein air, l’odeur du cigare était la chose que miss Sharp aimait le mieux au monde. Elle en donna la preuve de la façon la plus charmante. Prenant celui du capitaine, elle tira une bouffée, poussa un petit cri accompagné d’un léger sourire, puis le rendit au propriétaire. Celui-ci retroussa sa moustache, aspira fortement, et le petit brasier portatif jeta un reflet rouge sur les arbres voisins.

« Morbleu ! l’excellente cigale ! c’est la meilleure que j’aie fumée de ma vie ! morbleu ! »

Son esprit et sa conversation avaient en verve et en éclat tout ce qu’on pouvait attendre d’un dragon peu civilisé.

Le vieux sir Pitt, tout en fumant sa pipe, en prenant sa bière et en épiloguant avec John Horrocks sur le mouton destiné au couteau, épiait le jeune couple de la fenêtre de son cabinet. Avec d’épouvantables jurons il protesta que, si ce n’était pour miss Crawley, il prendrait Rawdon par les deux épaules et le jetterait à la porte comme un drôle qu’il était.

« Bien sûr que ce n’est là qu’un mauvais garnement, faisait M. Horrocks, et son valet Flethers est encore pis. L’autre jour il a fait du train dans la chambre de l’intendante à cause des dîners et de la bière, comme pas un maître n’en aurait fait, reprenait le complaisant Horrocks ; mais miss Sharp est bonne pour lui répondre, sir Pitt, » continua-t-il après une pause.

Eh oui ! sans doute, au père comme au fils.




CHAPITRE XII.

Où l’on fait du sentiment.


Nous allons maintenant quitter ce séjour pastoral et ces honnêtes personnes pratiquant les vertus champêtres pour nous transporter à Londres et voir ce qu’y devient miss Amélia.

« C’est la moindre de nos préoccupations, » nous écrit un correspondant inconnu avec les déliés les plus délicats et un cachet de cire rouge. « Elle est fade et monotone. » On ne s’arrêterait pas si l’on voulait aller jusqu’au bout dans cette charitable litanie.

Mais bien que certaines personnes pour lesquelles je professe le plus profond respect m’aient souvent dit que miss Brown est une une petite fille insignifiante ; que mistress White n’a pour elle que son petit minois chiffonné ; qu’il n’y a rien à dire en faveur de mistress Black ; je me rappelle cependant avoir eu les plus délicieuses conversations avec mistress Black, — et naturellement, chère madame, je dois être discret. Je vois les hommes faire cercle autour de la chaise de mistress White, et tous les jeunes gens se battre pour danser avec mistress Brown. Je suis donc tenté de croire que les dédains de son sexe sont souvent le plus bel éloge pour la femme qui en est l’objet.

Sous ce rapport, les jeunes demoiselles de la société d’Amélia ne laissaient rien à désirer.

Ainsi l’on ne voyait point de plus touchant accord que celui des demoiselles Osborne, sœurs de George, et des demoiselles Dobbin dans l’estimation des très-minces mérites de miss Sedley. Elles n’en revenaient pas de voir leurs frères lui trouver quelques charmes.

Les demoiselles Osborne, jeunes filles aux noirs et beaux sourcils, qui avaient eu les meilleures gouvernantes, les meilleurs maîtres et les meilleures couturières, la traitaient avec tant d’affection et de condescendance, la patronnaient avec tant de supériorité, que la pauvre enfant restait muette en leur présence et avait tous les dehors d’une personne pauvre d’esprit ; leur charité se chargeait du reste. Elle faisait de son côté de grands efforts pour les aimer ; n’étaient-elles pas les sœurs de son futur mari ? Elle passait de longues matinées avec elles et de plus terribles et plus sérieuses après-dînées. Elle les accompagnait en grande pompe dans la voiture de famille, avec miss Wirt leur gouvernante, cette vestale aux larges omoplates.

Par manière de distraction, elles la menaient au concert, à l’Oratorio, à Saint-Paul, aux Enfants-Trouvés ; et la terreur qu’elle avait de ses amies était si grande qu’à la douce voix de ces enfants elle n’osait pas se laisser aller à son émotion. Dans cette maison respirait le bien-être. La table de leur père était somptueuse et bien servie. Leur société avait des prétentions à l’élégance et à la cérémonie. Leur amour-propre était excessif ; elles avaient le plus beau banc aux Enfants-Trouvés. Dans toutes leurs habitudes, il y avait étalage de pompe et d’étiquette ; elles prenaient tous leurs amusements avec un air d’imperturbable convenance.

Et cependant Amélia n’était jamais plus contente que lorsqu’elle ne les rencontrait pas quand elle venait les voir ; miss Jane Osborne, miss Maria Osborne et miss Wirt se demandaient avec un étonnement toujours croissant : « Qu’y a-t-il de si séduisant pour George dans cette créature ? »

« Comment donc, va s’écrier quelque esprit chicanier, comment Amélia, qui avait tant d’amis à la pension, qu’on y aimait si tendrement, se trouve-t-elle en butte, dès son entrée dans le monde, aux critiques de son sexe ? »

Mon cher monsieur, il n’y avait pas d’hommes chez miss Pinkerton, excepté le maître de danse, et il n’avait rien en lui de bien propre à allumer la guerre entre ses élèves. Mais quand George, le cavalier accompli, sortait tout de suite après déjeuner et dînait dehors environ six fois par semaine, il n’est pas étonnant que ses sœurs négligées en ressentissent un peu de dépit. Quand le jeune Bullock, de la maison Hulker, Bullock et Comp., banquiers, Lombard-Street, fort empressé depuis deux ans auprès de miss Maria, allait demander à Amélia de lui accorder un cotillon, pouvez-vous supposer que cela fît plaisir à l’autre jeune dame ? Et cependant, à l’entendre, elle se donnait pour une petite fille bien naïve et sans rancune.

« Je suis enchantée de vous voir aimer cette chère Amélia, disait-elle d’un air fort tendre à M. Bullock à la suite d’une contre-danse, elle doit épouser mon frère George ; il n’y a pas grand fonds chez elle, mais c’est une si bonne fille et sans la moindre affectation ! Nous l’aimons tant à la maison ! »

Chère demoiselle ! qui pourrait dire le degré d’affection et d’enthousiasme contenu dans ce tant ?

Miss Wirt et ces deux charitables jeunes filles s’extasiaient si hautement et si souvent en présence de George Osborne sur l’énormité du sacrifice qu’il faisait et sur sa générosité chevaleresque à se mettre ainsi aux pieds d’Amélia, que je ne serais pas éloigné de croire qu’il se regardait comme un des soldats les plus méritants de l’armée anglaise, et qu’il se laissait adorer par esprit de résignation.

Toutefois, s’il quittait la maison tous les matins, comme on l’a dit, s’il dînait dehors six jours par semaine, ce qui le faisait passer auprès de ses sœurs pour un jeune passionné, toujours fourré dans les jupons de miss Sedley, il n’en allait pas plus souvent pour cela chez Amélia, malgré toutes les suppositions possibles. Plus d’une fois, le capitaine Dobbin étant allé rendre visite à son ami, miss Osborne (cette demoiselle accordait au capitaine une attention particulière et aimait beaucoup à entendre ses histoires militaires et à apprendre des nouvelles de sa chère maman), miss Osborne lui désignait en riant l’autre côté du Square et lui disait :

« Oh ! pour trouver George, vous n’avez qu’à aller chez les Sedley ; nous ne le voyons plus de la journée. »

Alors le capitaine prenait un rire maladroit et contraint et détournait la conversation, comme un homme qui a un grand usage du monde, sur quelque lieu commun d’un intérêt général, comme l’Opéra, le dernier bal du prince à Carlton-House, la pluie et le beau temps, cette suprême ressource des salons.

« Qu’il est innocent votre bien-aimé ! disait Maria à miss Jane après le départ du capitaine ; avez-vous remarqué sa rougeur quand je lui ai parlé de George occupé à faire sa cour ?

— C’est dommage que Frédéric Bullock n’ait pas un peu de sa retenue, Maria, répliqua la sœur aînée avec un hochement de tête.

— De la retenue ! vous voulez dire de la gaucherie, Jane. Je n’ai pas besoin que Frédéric vienne faire un accroc à ma robe de mousseline, comme le capitaine Dobbin à la vôtre chez MM. Perkins.

— À votre robe, lui, lui ! demanda miss Wirt ; comment a-t-il fait cela ? Est-ce qu’il ne dansait pas avec Amélia ? »

De fait, lorsque le capitaine Dobbin rougissait et regardait d’une façon si gauche, c’est qu’il pensait à quelque chose dont il ne jugeait pas à propos d’informer ces jeunes dames, à savoir qu’il avait déjà passé par la maison de M. Sedley, sous le prétexte tout naturel de voir George. George n’y était point, et Dobbin avait trouvé la pauvre petite Amélia toute seule, assise à la fenêtre du salon, avec un air triste et pensif.

Après quelques paroles insignifiantes et banales, elle s’était aventurée à demander s’il était vrai que le régiment eût reçu un ordre de départ prochain, et si le capitaine Dobbin avait vu M. Osborne ce jour-là.

Le régiment n’avait point reçu d’ordre de départ, et le capitaine Dobbin n’avait pas vu George.

« Il est très-probablement avec sa sœur, avait articulé le capitaine ; faut-il y aller et relancer ce paresseux ? »

Elle lui avait tendu la main en signe de remercîment, et on l’avait vu traverser la place.

Elle attendit, elle attendit longtemps, et George ne vint pas.

Pauvre petit cœur ! toujours à espérer et à battre, toujours patient et plein de foi ! Qu’y a-t-il à décrire dans cette vie-là ? Ah ! l’on n’y trouve point ce qu’on appelle des incidents. Tout le long du jour, c’est le même sentiment : « Quand viendra-t-il ? » Même pensée le soir en s’endormant, le matin au réveil. Et George jouait au billard avec le capitaine Cannon dans Swallow-Street, pendant qu’Amélia s’informait de lui auprès du capitaine Dobbin ; car c’était un joyeux et aimable compagnon, et il excellait à tous les jeux d’adresse.

Une fois, après trois jours d’absence, miss Amélia prit son chapeau et se rendit chez les Osborne.

« Quoi ! vous laissez notre frère pour venir nous voir ? dirent les jeunes filles ; vous vous êtes donc querellés, Amélia ? Contez-nous cela ! »

Non, il n’y avait pas eu de querelle.

« Qui pourrait se quereller avec lui ? » répondit-elle les yeux remplis de larmes.

Elle venait seulement pour… voir ses chères amies, avec lesquelles elle ne s’était point trouvée depuis si longtemps.

Ce jour-là, elle fut si maladroite et si gauche que les demoiselles Osborne et leur gouvernante, qui étaient toujours aux carreaux pour la voir s’en aller, s’étonnèrent de plus en plus que George pût trouver quelque chose de bien dans cette pauvre petite Amélia.

Et pourquoi aurait-elle livré son timide et tendre cœur à l’inspection de ces jeunes demoiselles, à leurs yeux noirs et assurés ? Il valait mieux le cacher et le replier sur lui-même. Je sais bien que les demoiselles Osborne excellaient à donner leur avis sur un châle de cachemire ou une jupe de satin rose. Quand miss Turner avait fait teindre le sien en pourpre, quand miss Pickford avait métamorphosé sa palatine d’hermine en manchon et en garnitures, je vous assure que ces changements n’avaient point échappé à ces pénétrantes demoiselles. Mais, voyez-vous, il y a des choses plus délicates que la fourrure ou le satin, que les splendeurs de Salomon, que toute la garde-robe de la reine de Saba, des choses dont la beauté échappe à l’œil de plus d’un connaisseur. Il faut du soin pour pénétrer ces douces et tendres âmes, semblables à ces fleurs parfumées qui s’épanouissent dans l’ombre et la solitude, tandis que vous avez les yeux crevés par d’autres grandes fleurs aussi larges que des bassinoires de cuivre et qui ont la prétention de détrôner le soleil. Miss Sedley n’était pas une fleur de cette dernière espèce.

Une bonne jeune fille, placée sous l’aile maternelle, ne peut nous offrir de ces péripéties émouvantes auxquelles prétendent les héroïnes de roman. On peut voir les vieux oiseaux se débattre contre les piéges ou fuir devant le fusil du chasseur ; les voraces éperviers peuvent les poursuivre, et alors il faut ou se dérober à leurs griffes ou se résigner à périr. Mais les petits oiseaux qui sont encore au nid mènent, dans le duvet et dans la mousse, une existence paisible et peu romanesque. Leur tour viendra aussi de prendre leur essor. Becky Sharp, dans la province, volait de ses propres ailes, sautant de branches en branches au milieu d’une infinité de piéges, et de côté et d’autre elle ramassait sa pâture avec assez de bonheur et de succès ; Amélia, au contraire, coulait une vie douce dans son nid de Russell-Square. Allait-elle dans le monde, c’était sous la conduite de personnes plus âgées. Et puis aucun malheur ne semblait pouvoir l’atteindre dans cette maison où régnaient l’opulence et le bien-être, où elle se sentait toujours protégée par la plus vive affection.

Maman avait à s’occuper de ses affaires de ménage, de ses promenades du jour, de cette délicieuse tournée dans les plus beaux magasins, tout ce qui constitue l’amusement ou la profession, comme il vous plaira de l’appeler, des riches ladys de Londres. Papa dirigeait ses mystérieuses opérations au milieu de la Cité, centre d’agitation à cette époque, où la guerre embrasait l’Europe, où l’on jouait des royaumes. Alors le journal le Courrier comptait dix mille souscripteurs. Un jour on annonçait la bataille de Vittoria, un autre jour l’incendie de Moscou ; ou bien c’était le crieur public qui, en passant à l’heure du dîner sous les fenêtres de Russell-Square, faisait entendre les paroles suivantes : Bataille de Leipsick ; — six cent mille hommes engagés ; — déroute complète des Français ; — deux cent mille morts. Le vieux Sedley était rentré une ou deux fois à la maison avec un air préoccupé ; il n’y avait rien d’étonnant à cela, lorsque de telles nouvelles bouleversaient tous les cœurs et toutes les banques de l’Europe.

Cependant le même train se soutenait à Russell-Square, comme si les affaires politiques n’eussent pas été dans un complet désarroi. La retraite de Leipsick ne diminua pas le nombre des plats que maître Sambo apportait de l’office ; les alliés entraient en France, et la cloche annonçait toujours le dîner à cinq heures précises, comme à l’ordinaire. La pauvre Amélia ne se souciait guère plus de Brienne que de Montmirail. Que lui importait la guerre ? Enfin eut lieu l’abdication de l’empereur. Alors elle battit des mains, et adressa ses prières au ciel avec une vive reconnaissance. Dans l’élan de son âme elle se jeta au cou de George Osborne, au grand étonnement de tous les témoins de ce transport passionné. La paix était conclue, l’Europe allait entrer dans une période de calme, et en conséquence le régiment du lieutenant Osborne ne pouvait plus recevoir un ordre de départ. C’était en ce sens que raisonnait Amélia. Les destinées de l’Europe se résumaient pour elle dans le lieutenant Osborne. Il n’avait plus de dangers à courir, elle pouvait donc remercier le ciel. À lui seul il représentait pour elle l’Europe, l’empereur, les monarques alliés et l’auguste Prince régent. Il était son soleil et sa lune, et je ne serais pas éloigné de croire que, dans son esprit, l’illumination et le bal de Mansion House offerts aux souverains n’avaient eu lieu qu’en l’honneur de George Osborne.

Nous avons montré comment miss Sharp avait été élevée à la dure école de l’égoïsme et de la pauvreté. L’amour était maintenant le dernier maître de miss Amélia Sedley, et notre jeune demoiselle faisait des progrès vraiment merveilleux dans cette science si répandue. En dix-huit mois d’application persévérante et quotidienne, que de secrets Amélia avait appris de son puissant instituteur, dont ne se doutaient même pas miss Wirt et les jeunes demoiselles d’en face, non plus que la vieille miss Pinkerton de Chiswick ! Ces mystères n’étaient pas faits pour ces vierges précieuses et à l’air pincé. Quant à miss Pinkerton et à miss Wirt, elles étaient hors de question ; Dieu me garde d’avoir à me reprocher une pareille idée à leur endroit ! Miss Maria Osborne avait bien un engagement avec M. Frédéric-Auguste Bullock, de la maison Bullock et Comp. ; mais c’était un engagement des plus respectables, et il ne lui en aurait pas coûté davantage de prendre le vieux Bullock, son esprit ne voyant dans le mariage que ce que doit y voir une jeune demoiselle bien élevée, à savoir une maison de ville à Park-Lane, une maison de campagne à Wimbledom, une calèche avec deux magnifiques chevaux, des laquais à l’avenant, enfin un quart dans les profits annuels de la forte maison Hulker et Bullock. C’était sous cette forme que se présentait à elle la personne de Frédéric Bullock.

Si la mode nous eût déjà donné les fleurs d’oranger, emblème de la chasteté féminine empruntée par nous à la France, où presque toutes les demoiselles sont vendues en mariage, miss Maria, parée de la couronne immaculée, n’aurait pas hésité à partir pour le voyage de la vie à côté de Bullock Senior, malgré sa goutte, ses années, sa tête chauve et son nez rouge, et, avec une modestie parfaite, elle eût fait à son bonheur le sacrifice de sa belle jeunesse. Malheureusement le vieillard était déjà marié ; c’est pour cela qu’elle avait reporté ses affections sur le jeune homme. Ô fleurs d’oranger à peine écloses ! L’autre jour je vis miss Trotter émaillée des fleurs susdites ; elle s’élançait dans la voiture de noces, à Saint-George-Hanover-Square, et lord Mathusalem l’y suivait en clopinant. Avec quelle charmante modestie elle baissa les stores de la voiture, cette chère innocente ! La moitié des voitures de la Foire aux Vanités s’étaient donné rendez-vous à ce mariage.

Ce n’était point dans ce genre d’amour qu’Amélia cherchait le complément de son éducation. De bonne petite fille elle était devenue en une année bonne demoiselle, pour finir par être une bonne femme quand l’heureux moment en sera venu. Cette jeune demoiselle, et peut-être y avait-il imprudence de la part de ses parents à se prêter à cette adoration déréglée, à ces idées romanesques, enfin cette jeune demoiselle aimait de tout son cœur le jeune officier au service de Sa Majesté, avec lequel notre connaissance n’a été encore que fort rapide. Il se présentait à elle comme la première pensée à son réveil, le dernier nom à prononcer dans ses prières. Elle n’avait jamais vu un cavalier aussi élégant, aussi spirituel, avec aussi bonne façon à cheval, en un mot un tel héros.

Ne nous parlez point de la grâce du Prince, celle de George était bien autre chose ! Elle avait vu M. Brumel, point de mire de toutes les louanges. Mais il ne s’agissait pas de le comparer à son George ! Non, aucun des lions de l’Opéra n’était digne d’être son rival. Il méritait, pour le moins, de devenir un prince des Mille et une Nuits. Aussi quelle générosité à lui de s’abaisser jusqu’à Cendrillon ! Miss Pinkerton aurait sans doute cherché à ébranler cette aveugle passion si elle avait été la confidente d’Amélia, mais sans le moindre succès, croyez-le bien. Ainsi le veulent et la nature et l’essence de certaines femmes ; les unes sont faites pour dominer, les autres pour aimer. Heureux ceux qui tombent de préférence sur une de cette dernière espèce.

Amélia, tout entière à cette passion absorbante, négligeait ses douze bonnes amies de Chiswick avec toute l’insensibilité de l’égoïsme. Il était naturel que ce seul sujet l’occupât tout entière. Miss Saltire était trop froide, on ne pouvait la prendre pour confidente. Amélia n’aurait jamais songé à en parler à miss Swartz, la jeune héritière de Saint-Kitt à la chevelure laineuse. La petite Laura Martin venait passer chez elle ses jours de congé, et ma persuasion est qu’elle lui avait accordé sa confiance, qu’elle avait promis à Laura de la prendre avec elle quand elle serait mariée. Elle devait être entrée avec Laura dans de grands détails sur la passion de l’amour, étude singulièrement utile et neuve pour cette petite personne. Hélas ! hélas ! je crains bien que l’esprit de notre pauvre Amélia n’ait dévié de son aplomb.

À quoi donc songeaient ses parents en n’empêchant pas ce petit cœur de battre si fort ? Le vieux Sedley n’avait pas l’air de prendre garde à tout cela. Il paraissait beaucoup plus grave que d’habitude, et ses affaires de banque semblaient l’absorber tout entier. Mistress Sedley était d’une nature accommodante et peu curieuse, en sorte qu’elle n’éprouvait pas même la moindre jalousie. Quant à M. Joe, il était, à Cheltenham, l’objet d’un siége en règle de la part d’une veuve irlandaise ; Amélia était donc livrée à elle-même dans la maison paternelle, et peut-être se trouvait-elle dans un trop grand isolement. Ce n’est pas que le moindre doute effleurât son cœur, car elle était sûre de George. Aux Horse-Guards, on n’avait pas toujours la permission de quitter Chatham, et puis il avait à voir ses amis et ses sœurs, à entretenir ses rapports de société quand il venait à la ville : car la société n’avait pas de plus bel ornement ! Et puis encore, quand il était au régiment, il avait trop de besogne pour écrire de longues lettres. Je sais fort bien où elle serrait le paquet de celles qu’elle avait déjà reçues ; je pourrais bien m’introduire dans sa chambre et les lui dérober comme avec l’anneau de Gygès… Non, non, ce serait mal. Je veux seulement y pénétrer comme un rayon de lune, et jeter un chaste regard sur ce lit où repose la fidélité, la beauté, l’innocence.

Si les lettres d’Osborne avaient un laconisme militaire, celles de miss Sedley à M. Osborne pourraient donner à ce roman une dimension insupportable même pour le lecteur le plus sensible. Non-seulement elle remplissait quatre pages de grand format ; mais elle lui adressait encore des tirades entières extraites de recueils de poésie, et citait de longs passages avec la plus frénétique obstination. On eût dit qu’elle prenait à tâche de donner partout des signes de son état déplorable. Ses lettres fourmillaient de répétitions. Elle avait une orthographe douteuse, et elle prenait de fréquentes licences avec la prosodie.

Mais, mesdames, si vous ne pouvez toucher le cœur en dehors des règles de la syntaxe, si l’on ne peut vous aimer malgré vos fautes contre la versification, j’envoie au diable l’art poétique, et prie la peste d’étouffer le dernier pédant !




CHAPITRE XIII.

Où l’on fait du sentiment et autre chose.


J’ai bien peur que le jeune homme auquel miss Amélia adressait ses lettres n’eût un cœur léger et sceptique. Le lieutenant Osborne, se voyant poursuivi, partout où il allait, de nombreux poulets qui l’exposaient aux railleries de ses camarades, intima à son domestique l’ordre de ne jamais lui remettre sa correspondance que dans son cabinet. Le capitaine Dobbin, qui, j’en suis sûr, aurait donné beaucoup pour avoir une de ces précieuses dépêches, l’avait vu à sa grande stupéfaction allumer son cigare avec une de ces lettres.

Pendant quelque temps, George essaya de tenir sa liaison secrète ; mais il laissait toutefois entrevoir qu’il s’agissait d’une femme.

« Et pas la première venue, disait l’enseigne Spooney à l’enseigne Stubbles ; c’est un gaillard que cet Osborne. La fille du juge de Demerara en était devenue folle ; et puis, après, est venu le tour de la belle mulâtresse Miss Pye, à Saint-Vincent, vous savez ; et depuis notre retour, on dit qu’il fait pis que don Juan et rendrait des points au diable. »

Stubbles et Spooney pensaient que faire pis que don Juan était se distinguer par les plus belles qualités qu’un homme pût avoir. La réputation de George était colossale parmi les jeunes officiers du régiment : il était fameux comme chasseur, fameux comme chanteur, fameux à la parade, fameux en tout et prodigue de l’argent qu’il devait à la libéralité de son père ; aucun habit, au régiment, n’avait meilleure coupe que les siens, et personne n’en avait plus que lui. Ses hommes l’adoraient. Aucun autre officier, même le colonel, le vieil Heavytop, ne pouvait boire plus que lui. Il boutonnait au fleuret Knuckles, le prévôt d’armes, qui serait passé caporal sans son état perpétuel d’ivresse, et qui avait obtenu son diplôme dans un assaut. Il excellait comme joueur aux boules et aux quilles. Sur son cheval, l’Éclair, il avait gagné le prix offert par la garnison aux courses de Québec, et Amélia n’était pas seule à l’admirer. Stubbles et Spooney, du régiment, le tenaient pour un Apollon. Dobbin voyait en lui un successeur de Lovelace, et la femme du major O’Dowd déclarait qu’il était très-beau garçon et qu’il lui rappelait Fitz Jurl Fogarty, second fils de lord Castle Fogarty.

Toutes ces personnes, chacune de son côté, se livraient aux conjectures les plus romanesques à propos de la correspondance d’Osborne. Selon les uns, c’était une duchesse de Londres amourachée de lui ; selon les autres, la fille d’un général qui, ne pouvant se dégager d’autres liens, l’aimait au moins d’un amour éperdu ; d’autres parlaient de la femme d’un membre du parlement qui lui aurait offert quatre chevaux pour l’enlever ; chacun enfin à sa guise y voyait une victime de quelque passion enivrante, romanesque et scandaleuse. Osborne refusait de jeter la moindre lumière sur toutes ces conjectures, et laissait à ses jeunes amis le soin de lui fabriquer un roman.

Pour découvrir au régiment le mot de cette intrigue, il ne fallut rien moins qu’une indiscrétion du capitaine Dobbin. Le capitaine prenait un jour son déjeuner dans la salle commune où Cackle, l’aide-chirurgien, avec Stubbles et Spooney, devisaient sur les amours d’Osborne. Stubbles soutenait que la dame mystérieuse était duchesse à la cour de la reine Charlotte, et Cackle penchait pour une danseuse de l’Opéra de la plus détestable réputation. À cette idée, Dobbin éprouva une telle indignation que, la bouche gonflée d’œuf et de pain beurré, malgré cette barrière opposée aux mouvements de sa langue, il essaya, d’articuler les sons suivants :

« Cake, vou êtes un fou stoupide, vou êtes toujou à dire des sottises et pallé de scandale. Oborne n’est point aux pieds d’une duchesse et ne songe point à se ruiner pour une plancheuse. Miss Sedley est la plus charmante fille qui ait jamais existé. Depuis longtemps il y a entre eux promesse de mariage, et l’homme qui voudrait s’attaquer à elle fera mieux de se taire en ma présence. »

En prononçant ces mots, Dobbin était devenu cramoisi, et il finit presque de s’étrangler en jetant dans sa bouche une tasse de thé bouillant. Au bout d’une demi-heure, l’histoire était connue de tout le régiment, et le soir même mistress O’Dowd écrivait à sa sœur Glorvina, à O’Dowdstown, de ne plus beaucoup se presser de quitter Dublin, le jeune Osborne ayant dirigé ses recherches d’un autre côté.

Dans la soirée, elle en fit son compliment au lieutenant par une petite allocution fort bien tournée, qu’elle accompagna d’un verre de wiskey, et il rentra chez lui furieux contre Dobbin, qui avait refusé l’invitation de mistress O’Dowd pour rester dans sa chambre à jouer un solo de flûte et à composer des vers d’un style mélancolique. L’orage grondait sur la tête de Dobbin, pour avoir ainsi trahi le secret de son ami.

« Qui diable vous a prié de parler de mes affaires ? lui cria Osborne exaspéré ; la belle avance que le régiment sache mon mariage ! et puis cette vieille et bavarde sorcière de Peggy O’Dowd ne se gêne point pour dire de moi à sa maudite société toutes les sottises qui lui passent par la tête, pour tambouriner mon hyménée par les trois royaumes. Enfin de quel droit, je vous prie, aller dire que ma foi est engagée ? de quel droit vous immiscer dans mes affaires, Dobbin ?

— Il me semble… commença le capitaine Dobbin.

— Que le diable vous emporte, Dobbin, avec ce qu’il vous semble ! interrompit son jeune ami. Je vous ai des obligations, je le sais, mais je n’y puis plus tenir ; vous m’ennuyez, à la fin, avec vos sermons ; c’est abuser par trop du privilége des cinq années que vous avez de plus que moi. Je n’entends point supporter plus longtemps vos airs de supériorité, de pitié et de haute protection. De la pitié et de la protection ! Je voudrais bien savoir en quoi je vous suis inférieur ?

— Y a-t-il promesse de mariage ? demanda le capitaine Dobbin.

— Est-ce que cela vous regarde plus que les autres ?

— Avez-vous à en rougir ? reprit Dobbin.

— De quel droit me faites-vous cette question ? je voudrais bien le savoir, demanda George.

— Bon Dieu ! vous ne songez point à dégager votre parole ? reprit Dobbin avec inquiétude.

— En d’autres termes, vous me demandez si je suis un homme d’honneur, dit Osborne avec fierté ; c’est cela, n’est-ce pas, que vous voulez dire ? Depuis quelque temps vous prenez avec moi un ton que je ne veux pas… que je ne supporterai pas davantage.

— Eh bien ! oui, je vous ai dit que vous négligiez une charmante fille, George ; je vous ai dit qu’en allant à la ville vous devriez aller la voir et ne point fréquenter les maisons de jeu de Saint-James.

— C’est votre argent que vous réclamez ? dit George d’un air moqueur.

— Oui, sans doute ; car je n’en ai pas tant à gaspiller, dit Dobbin, et vous en parlez bien à votre aise.

— Allons, William, je vous demande pardon, dit George cédant à la voix du remords ; je vous ai trouvé mon ami en mainte occasion, Dieu le sait. Vous m’avez tiré de bien des mauvais pas. Lorsque Crawley des gardes m’a gagné cette somme d’argent, que serais-je devenu sans vous ? Oh ! je ne l’ai pas oublié. Mais vous ne devriez pas être si sévère avec moi et venir toujours me faire de la morale ; je suis fou d’Amélia, je l’adore : ne vous fâchez donc plus. C’est une perfection, je sais. Mais, voyons, ne peut-on pas jouer un peu ? Le régiment revient des Indes-Orientales ; laissez-moi jouir de mon reste. Quand je serai marié, je me réformerai. Oh ! oui, sur mon honneur. Mais maintenant, Dob, je dis que vous avez tort de vous fâcher ; je vous donnerai cent livres le mois prochain : car mon père, je le sais, a l’intention de me faire un joli cadeau. Je vais, de ce pas, demander une permission à Heavytop, et demain à la ville je verrai Amélia. Dites-moi, êtes-vous content ?

— Il est impossible de vous en vouloir longtemps, George, dit l’excellent capitaine. Quant à mon argent, mon garçon, je sais que, si j’en deviens bien pressé, vous êtes prêt à partager votre dernier schelling avec moi.

— Certainement, par Dieu ! Dobbin, dit George avec un grand air de générosité, bien qu’il n’eût jamais le moindre argent dans sa poche.

— Cependant, George, finissez au plus vite avec cette gourme de jeunesse. Si vous aviez vu la figure de cette pauvre Emmy quand elle vous demandait l’autre jour, vous auriez envoyé au diable et billes et billard. Allez la consoler, double scélérat. Allez lui écrire une longue lettre ; faites quelque chose pour la rendre heureuse : il suffit de si peu !

— Je crois, en effet, qu’elle m’aime diablement, » dit le lieutenant d’un air satisfait de lui-même. Et il alla dans la salle commune rejoindre ses gais compagnons pour la fin de la soirée.

Pendant ce temps, à Russell-Square, Amélia regardait la lune qui répandait de pâles rayons sur sa paisible demeure comme sur la caserne de Chatham, où le lieutenant Osborne avait son campement. Elle se demandait à elle-même ce qui pouvait alors occuper son héros. « Peut-être fait-il la ronde des sentinelles, pensait-elle ; peut-être est-il à bivouaquer ; peut-être console-t-il un camarade blessé ; peut-être étudie-t-il l’art de la guerre dans sa chambre déserte. » Ses douces pensées s’envolaient comme des anges ailés, et, traversant la rivière jusqu’à Chatham, s’efforçaient de pénétrer dans la caserne de George.

Tout bien considéré, il valait autant que les portes fussent fermées et que la sentinelle refusât le passage. Qu’auraient fait ces pauvres petits anges à robe blanche, s’ils avaient entendu les chansons des jeunes officiers autour d’un bol de punch aux bleuâtres clartés ?

Le lendemain de la petite conversation qui s’était tenue à la caserne, le jeune Osborne, fidèle à sa parole, se disposa à aller en ville, et mérita ainsi les éloges du capitaine Dobbin.

« J’aurais désiré lui faire un petit présent, dit Osborne à son ami avec un air de confidence ; seulement ma bourse est à sec, et il faut attendre qu’il plaise à mon père de la remplir. »

Mais Dobbin ne voulut pas que ce bon mouvement de générosité restât stérile, et il donna à M. Osborne quelques bank-notes que celui-ci accepta après ce qu’il fallait tout juste d’hésitation.

Il avait bien la bonne intention de faire une jolie emplette pour Amélia ; mais, en descendant de voiture, une superbe épingle de chemise frappa ses yeux dans la montre d’un joaillier, et il ne put résister à la tentation. Après l’avoir payée, il ne lui restait plus assez d’argent pour le cadeau qu’il se proposait de faire. N’importe, soyez-en sûr, ce n’était pas ses présents qu’Amélia demandait. Quand il arriva à Russell-Square, la face de la pauvre petite s’illumina comme un lever de soleil. Ses inquiétudes, ses craintes, ses larmes, ses doutes, ses insomnies prolongées, tout avait disparu, tout était oublié. Il avait suffi d’un seul sourire amoureux et vainqueur.

Du seuil de la porte, George faisait comme un dieu descendre sur elle les rayons de sa gloire ; ses moustaches remplaçaient pour lui l’auréole céleste. Sambo, en annonçant le capitaine Osborne (il avait accordé de son chef cet avancement au jeune officier), laissa percer sur sa figure un sourire d’intelligence, et vit la jeune fille tressaillir, rougir et quitter son poste d’observation à la fenêtre. Sambo se retira. Quand la porte fut fermée, elle s’élança sur le cœur du lieutenant George Osborne, comme vers son asile naturel.

Pauvre petit cœur agité ! Le plus bel arbre de toute la forêt, avec la tige la plus droite, les branches les plus fortes, le feuillage le plus épais, que vous avez choisi pour y bâtir votre nid et pour y gazouiller, est peut-être marqué, hélas ! et tombera sous la hache avant peu. Elle dit vrai depuis longtemps, cette comparaison entre les hommes et les arbres !

George embrassa avec tendresse le front de la jeune fille ; il fut très-empressé et très-aimable. Elle, de son côté, trouva son épingle de diamant d’une grâce et d’un goût parfaits ; elle ne se rappelait point la lui avoir vue auparavant.

Un lecteur attentif aura sans doute remarqué la conduite du jeune lieutenant, se souviendra de son petit colloque avec le capitaine Dobbin, et pourra en tirer ses conclusions sur le caractère de M. Osborne. Un Français a dit, avec une certaine crudité de parole, qu’il y avait deux contractants dans un marché d’amour : une personne qui aime et une autre qui se laisse aimer. Tantôt l’amour vient de l’homme, tantôt de la femme. Peut-être est-il arrivé à quelque jeune passionné, par un effet d’optique amoureuse, de prendre l’insensibilité pour de la modestie, la niaiserie pour une pudeur virginale, la nullité d’esprit pour une aimable timidité. Peut-être aussi quelque femme amoureuse a-t-elle paré un lourdaud avec la splendeur et le charme de son imagination ; admiré sa torpeur comme de la bonhomie ; vu dans son égoïsme le sentiment de sa supériorité, dans sa pesanteur une gravité majestueuse ; et imité dans sa conduite celle de la belle reine des fées, Titania, à l’égard d’un certain charpentier d’Athènes. Il me semble avoir vu de telles méprises dans le monde. Toujours est-il certain qu’Amélia tenait son amant pour l’un des plus brillants et des plus galants cavaliers des trois royaumes : le lieutenant Osborne partageait peut-être cette opinion.

Il frisait le mauvais sujet. Tous les jeunes gens le sont plus ou moins, et les jeunes filles aiment encore mieux les mauvais sujets que les garçons trop engourdis. Il n’avait pas fini de jeter sa gourme, mais cela ne pouvait plus tarder beaucoup. Grâce au retour de la paix, il allait pouvoir quitter l’armée. Désormais, plus d’avancement à attendre, plus d’occasion de signaler sa valeur et ses talents militaires. Son traitement, joint à la dot d’Amélia, leur permettrait de prendre quelque part une jolie maison de campagne au milieu d’aimables voisins. Il s’occuperait de chasse et de culture, et rien ne manquerait à son bonheur. Il ne fallait pas songer à rester à l’armée avec un ménage. Voyez-vous mistress Osborne suivant le régiment en province, ou, mieux encore, dans les Indes, entourée d’officiers, patronnée par mistress O’Dowd ! Amélia n’en pouvait plus de rire aux histoires d’Osborne sur mistress la major O’Dowd ; et lui aimait trop sa fiancée pour la faire souffrir des vulgarités de cette grosse mère, et l’exposer à la pénible existence des camps. En cela il n’y avait rien de personnel, oh ! nullement. Son unique pensée était pour cette chère enfant, qui devait prendre rang dans la société à laquelle son mariage lui donnait droit de prétendre. Quant à elle, vous êtes sûr d’avance qu’elle donnait son assentiment complet à ces projets, ainsi qu’à tous autres sortis de la même cervelle.

C’est au milieu de ces entretiens, de ces châteaux en Espagne ornés par l’imagination d’Amélia de parterres, de promenades champêtres, d’églises de village et cætera, et pourvus en outre, dans la pensée de George, d’écuries, de chenil et de bonnes caves que ce jeune couple passait les heures les plus agréables de sa vie. Le lieutenant, n’ayant qu’un jour à rester à la ville et beaucoup de choses très-importantes à y faire, proposa à miss Emmy de venir dîner avec ses futures belles-sœurs ; cette invitation la combla de joie. Il la conduisit donc auprès de ses sœurs, la laissant causer avec un entrain qui surprit beaucoup ces dignes demoiselles. Elles pensèrent qu’après tout George finirait par en tirer quelque chose. Quant à lui, il était parti à ses affaires.

En sortant, il prit d’abord des glaces chez un pâtissier de Charing-Cross ; puis il alla essayer un nouvel habit à Pall-Mall, fit une visite au capitaine Cannon, joua onze parties de billard avec le susdit capitaine, en gagna huit, et retourna à Russell-Square en retard d’une demi-heure pour le dîner, mais du reste en fort belle humeur.

Il n’en était pas de même du papa Osborne. À son retour de la Cité, dès le premier pas qu’il fit dans le salon, où il trouva ses filles et l’élégante miss Wirt, celles-ci reconnurent à son air solennel, à sa figure jaune et refrognée comme il n’est pas possible, au froncement et à l’agitation de ses sourcils, que le cœur du bonhomme était mal à son aise et battait de travers sous son paletot blanc. Amélia s’avança pour le saluer, ce qu’elle ne faisait jamais sans un grand effroi, doublé encore par sa timidité. Le maître de la maison l’accueillit par un grognement sourd pour témoigner qu’il la reconnaissait, et laissa tomber de sa grosse patte velue cette main mignonne qu’on lui avait tendue, sans chercher à la retenir. Puis il jeta un regard de mauvaise humeur sur sa fille aînée. Ce coup d’œil disait à ne pas s’y méprendre :

« Que diable vient-elle faire ici ? »

Celle-ci répondit sur-le-champ :

« George est à la ville, cher papa ; il est allé aux Horse-Guards, il sera de retour pour dîner.

— Ah ! ah ! il est ici ? Eh bien ! je ne veux pas qu’on fasse attendre le dîner pour lui, Maria. »

Puis alors, le digne homme se laissant aller sur sa chaise, un morne silence régna dans l’élégant salon, et l’on n’entendit plus que le bruyant tic tac d’une grande horloge française.

Quand la pendule, où était représenté le sacrifice d’Iphigénie, sonna cinq heures avec un timbre aussi formidable que celui d’une cathédrale, M. Osborne tira violemment la sonnette, et le sommelier entra.

« Le dîner ! cria M. Osborne.

— M. George n’est pas encore rentré, monsieur, objecta timidement le domestique.

— La peste soit de M. George ! Suis-je ou non le maître chez moi ? Le dîner ! le dîner ! »

M. Osborne fronçait le sourcil, Amélia tremblait de tous ses membres, une correspondance télégraphique s’était établie, à l’aide de leurs yeux, entre les trois autres dames, et sans plus tarder le tintement de la cloche obéissante annonçait le repas demandé. Au dernier coup, le chef de la famille, plongeant ses mains dans les larges poches de sa redingote bleue ornée de larges boutons de cuivre, descendit sans nouvel avertissement, en lançant de temps à autre un coup d’œil de mauvaise humeur vers son escorte féminine.

« Que veut dire cela, ma chère ? fit l’une d’elles, tout en suivant à pas comptés le maître de céans.

— Que les fonds sont en baisse, sans doute, » répliqua miss Wirt.

Le bataillon féminin marchait tout tremblant et en silence derrière son farouche conducteur ; chacun prit sa place en silence. M. Osborne marmotta un Benedicite qui ressemblait plutôt à une malédiction, puis on enleva les grands couvre-plats d’argent. Amélia était comme la feuille, car elle se trouvait à côté du rébarbatif Osborne, sans soutien ni appui auprès d’elle, George manquant et sa place restant vide.

« De la soupe, » fit M. Osborne d’un ton sépulcral en prenant la grande cuiller et en dirigeant ses yeux vers sa voisine. Il en offrit de la même façon à tout le reste de la compagnie, puis ne prononça plus une seule syllabe. « Enlevez l’assiette de miss Sedley, dit-il enfin ; elle ne peut pas plus que moi avaler cette soupe. Ce n’est pas mangeable. Enlevez cette soupe, Hicks, et demain, Maria, vous chasserez la cuisinière. »

Après cette sortie contre la soupe, M. Osborne fit, avec la même malveillance et la même dureté, quelques courtes remarques sur le poisson ; il se répandit en malédictions contre Billingsgate d’un ton tout à fait tragique et bien en rapport avec un si grave sujet. Puis il rentra dans le silence et avala coup sur coup plusieurs verres, affectant un air de plus en plus féroce. Enfin un vigoureux coup de marteau, annonçant l’arrivée de George, remit chacun un peu plus à son aise.

Il n’avait pu venir plus tôt, le général Daguilet l’avait fait attendre aux Horse-Guards. Il saurait fort bien se passer de soupe et de poisson. La première chose venue, tout lui allait. Il trouvait le mouton excellent, tout excellent. Sa bonne humeur contrastait singulièrement avec l’air renfrogné de son père. Il ne cessa de jaser pendant tout le dîner, à la satisfaction de tout le monde en général et en particulier d’une personne que nous croyons inutile de nommer.

Dès que les jeunes demoiselles eurent avalé la salade d’orange et le verre de vin qui formaient comme la conclusion obligée de ces tristes dîners chez M. Osborne, on donna le signal de passer au salon ; aussitôt elles se levèrent toutes et partirent. Amélia espérait que Georges viendrait bientôt la rejoindre. Elle joua à son intention ses valses favorites sur le grand piano à queue qui ornait le salon du premier étage. Cet innocent artifice resta sans succès ; on aurait dit qu’il fermait l’oreille. Elle joua peu à peu sur un ton de plus en plus faible, et, toute désappointée, finit par quitter le piano. Ses trois amies exécutèrent pour elle les morceaux les plus beaux et les plus brillants du nouveau répertoire. Elle n’entendait point les notes, et restait là toute rêveuse et comme envahie par de tristes pressentiments. Le sourcil du vieil Osborne, toujours formidable, ne lui avait jamais lancé d’éclairs si pétrifiants. Ses yeux fixés sur elle lorsqu’elle avait quitté la pièce, semblaient lui reprocher quelque noir forfait ; enfin, quand on avait apporté le café elle avait tressailli, comme si le sommelier Hicks lui présentait une coupe de poison. Quel mystère se cachait là-dessous ? Oh ! les femmes ! les femmes ! c’est un besoin pour elles de réchauffer leurs plus noirs pressentiments, de caresser leurs plus affreuses pensées. C’est ainsi qu’on les voit entourer de la plus vive tendresse un enfant difforme et contrefait.

Les sombres nuages de la figure paternelle avaient aussi communiqué à Osborne quelque trouble et quelque anxiété. Avec ce sourcil à la Jupiter, ce regard injecté de bile, comment obtenir du caissier donné par la nature l’argent dont George avait absolument besoin ? Il entama l’éloge du vin de son père. C’était en général un des moyens qui réussissaient le mieux pour apprivoiser le vieillard.

« Aux Indes occidentales, monsieur, notre madère était loin de valoir le vôtre. Le colonel Heavytop m’a pris trois bouteilles de celles que vous m’avez envoyées l’autre jour.

— En vérité ? dit le vieux bonhomme ; mais aussi il me revient à huit shillings la bouteille.

— Je vous en ferai vendre, quand vous voudrez, une douzaine pour six guinées, dit George en riant. Je connais un des plus grands hommes du royaume qui en demande.

— En vérité, grommela le vieux bougon, je lui en souhaite, à celui-là.

— Quand le général Daguilet était à Chatam, monsieur, Heavytop lui donna à déjeuner, et il m’emprunta du vin. Le général le trouva excellent, et il en aurait désiré une feuillette pour le commandant en chef, qui est la main droite de son Altesse Royale.

— Ah ! mais c’est du fameux vin ! » dit l’homme aux gros sourcils déjà moins froncés.

George songeait à prendre avantage de la satisfaction qu’il lui avait donnée pour s’aventurer sur le brûlant terrain d’un emprunt à fonds perdus, lorsque le père, reprenant son air solennel, quoique assez cordial, lui dit de tirer la sonnette pour faire servir le bordeaux.

« Nous verrons s’il est aussi bon que le madère, que Son Altesse Royale elle-même, j’en suis sûr, ne dédaignerait pas, et tout en buvant j’ai à vous entretenir d’affaires sérieuses. »

Amélia avait entendu le coup de sonnette à l’intention du bordeaux, et alors elle s’était assise avec une agitation fébrile. Cette cloche éveillait en elle de fâcheux et tristes pressentiments. À force d’avoir des pressentiments, on finit toujours par en avoir de vrais.

« Ce que je veux connaître, George, dit le vieillard après avoir doucement savouré son premier verre, ce que je veux connaître, c’est où en sont vos affaires avec… cette petite fille qui est là-haut !

— Il ne faut pas de bien bons yeux pour le voir, dit George en faisant claquer sa langue avec volupté, c’est assez clair, monsieur… L’excellent vin !

— Qu’entendez-vous par : C’est assez clair, monsieur ?

— Eh ! que diable, monsieur, ne me poussez pas ainsi l’épée dans les reins, je suis un honnête homme, je ne passe point pour un bourreau de femmes ; mais enfin, il faut reconnaître qu’elle m’aime autant qu’on peut aimer, et il ne faut pas avoir les yeux bien ouverts pour s’en convaincre.

— Et vous, le lui rendez-vous ?

— Eh ! monsieur, n’ai-je pas votre consentement pour l’épouser ? Je suis un homme de parole. N’est-ce pas une convention arrêtée depuis longtemps entre nos deux familles ?

— Oui, vous faites un joli garçon, en vérité, monsieur. J’ai appris de vos exploits, avec lord Tarquin, le capitaine Crawley des gardes, l’honorable M. Deuceace et consorts. Prenez garde, monsieur, prenez garde ! »

Le vieillard prononça ces noms aristocratiques avec une bouche emphatique ; toutes les fois qu’il rencontrait un homme titré, il n’aurait pas manqué de lui faire la courbette et de lui donner du milord, comme doit faire tout sujet britannique aux idées libérales. Puis en rentrant il lisait tout du long, dans le Dictionnaire de la Pairie, l’histoire de l’homme qu’il avait rencontré, prenait plaisir à le citer à tout propos, et faisait à ses filles un gros morceau de Sa Seigneurie. C’était un bonheur pour lui de se prosterner aux pieds du susdit personnage comme un mendiant napolitain s’étale aux rayons du soleil. George se troubla en entendant ces noms : il eut peur d’abord que son père ne fût instruit de quelque affaire de jeu. Mais le vieux rabâcheur le mit à son aise en continuant d’une voix plus douce :

« C’est bien, c’est bien ; les jeunes gens sont des jeunes gens. Mon but à moi, George, c’est que vous viviez avec la meilleure société de l’Angleterre. C’est bien là, j’espère, ce que vous faites, comme vous le pouvez avec ma fortune.

— Merci, monsieur, dit George décidé à en venir à ses fins, merci ! Mais ce n’est pas avec rien que l’on peut vivre avec les gens du grand monde, et regardez un peu cette bourse, monsieur. »

Et il lui tendit une bourse de filet, présent d’Amélia, où se trouvait le restant de la somme avancée par Dobbin.

« Vous ne manquerez de rien, monsieur. Le fils d’un marchand anglais ne doit manquer de rien. Mes guinées valent bien celles des autres, George, mon garçon, et Dieu seul sait si je vous les refuse. Allez chez M. Chopper demain, en passant par la Cité ; il tient quelque chose à votre disposition. Je ne vous refuserai jamais mon argent tant que je serai sûr que vous fréquenterez la bonne société. C’est que, voyez-vous, il y a toujours quelque chose à gagner dans la bonne société. Je n’ai pas d’orgueil pour moi ; ma naissance est des plus humbles ; mais les avantages seront pour vous. Tâchez d’en profiter : fréquentez notre jeune noblesse. Elle en compte plus d’un, mon garçon, qui n’a pas à dépenser un dollar contre vous une guinée, et pour ce qui est des cotillons… (ici les sourcils du vieillard prirent un air qui en disait plus long qu’il n’en savait) il faut que jeunesse se passe. Seulement il y a une chose que je vous défends expressément ; autrement, vous n’obtiendrez plus un shilling de moi : c’est le jeu, monsieur.

— Cela va sans dire, monsieur.

— Maintenant, revenons à cette petite Amélia. Croyez-vous donc que vous n’avez pas mieux à prétendre qu’à la fille d’un agent de change ? George, je veux savoir votre pensée là-dessus.

— Mon Dieu ! monsieur, dit George en cassant des noix, c’est un arrangement de famille ; ce mariage est conclu depuis un siècle entre vous et M. Sedley.

— C’est la vérité ; mais les positions changent, monsieur. J’avoue que Sedley m’a aidé à faire ma fortune, ou plutôt m’a mis en passe de la gagner par mes talents, mon génie et la brillante position que j’ai acquise, je puis le dire, dans le commerce des suifs et dans la cité de Londres. J’en ai déjà témoigné ma reconnaissance à Sedley, et il en a éprouvé les effets, comme le marque mon livre de caisse. George, je vous le dis en confidence, la tournure des affaires de M. Sedley ne me plaît point. Mon premier commis, M. Chopper, ne l’aime pas non plus, et c’est un vieux routier qui connaît la banque aussi bien qu’homme de Londres. Hulker et Bullock lui battent froid. Il aura voulu jouer pour son propre compte, c’est là toute ma peur. De plus, j’ai entendu dire que la Jeune-Amélie, capturée par un corsaire américain, avait été armée par lui. Ce qui est sûr, c’est que vous n’épouserez pas Amélia avant que j’aie vu ses deux mille livres sterling. Je ne veux point dans ma famille la fille d’un homme dont les affaires ne seraient pas bonnes. Passez-moi le vin, monsieur, et sonnez pour le café. »

Ceci dit, M. Osborne déploya la feuille du soir, et George reconnut à ce signe que l’entretien était fini et que son père allait faire un somme.

Il monta rejoindre Amélia, se sentant en fort belle humeur. Depuis bien longtemps il n’avait pas été aussi prévenant pour elle, aussi empressé à la distraire, aussi tendre, aussi aimable dans la conversation. Ah ! sans doute son cœur généreux s’enflammait d’une ardeur nouvelle à la pensée du malheur qui la menaçait, ou peut-être la seule pensée de perdre cette chère petite fille la lui rendait encore plus précieuse.

Amélia vécut plusieurs jours des souvenirs de cette heureuse soirée. Sa mémoire lui rappelait un mot, un regard, la romance qu’il avait chantée, l’expression de sa figure lorsqu’il s’approchait d’elle ou la contemplait de loin. Aucune des soirées passées chez M. Osborne ne lui avait paru aussi rapide. Elle se sentit presque fâchée de voir arriver M. Sambo, qui lui apportait son châle.

Le lendemain, George vint tendrement prendre congé d’elle, puis se rendit dans la Cité, où il alla voir M. Chopper, le premier commis de son père. Il en reçut un morceau de papier qu’il échangea chez Hulker et Bullock et qui lui remplit sa poche d’argent. Au moment où George entrait dans la maison, le vieux John Sedley quittait le bureau du caissier avec une figure fort triste. Mais le filleul était trop joyeux pour remarquer la figure abattue du digne agent de change et les regards affligés que l’excellent vieillard jetait de son côté. Le jeune Bullock ne le reconduisit pas jusqu’à la porte en riant avec lui, comme les jours précédents.

Tandis que la porte de Hulker, Bullock et Comp. se refermait sur M. Sedley, M. Quill, le caissier, dont les fonctions étaient de prendre dans un tiroir les paquets de bank-notes et dans une sébille les souverains pour les donner à qui de droit, M. Quill cligna de l’œil dans la direction de M. Driver, le commis du bureau de droite, et M. Driver lui répondit par un autre clignement.

« Valeur nulle, murmura M. Driver.

— Qu’il ne faut prendre à aucun prix, répondit M. Quill. M. George Osborne, voulez-vous vérifier ? »

George, en un tour de main, bourra ses poches de bank-notes, et il paya le soir même à Dobbin les cinquante livres qu’il lui devait.

Le même soir, Amélia lui écrivit une lettre des plus tendres et des plus longues. Son cœur débordait d’amour, mais elle était encore en proie à de funestes pressentiments. « Comment expliquer les farouches regards de M. Osborne ? lui demandait-elle ; y aurait-il une brouille entre mon père et lui ? » Son pauvre père était revenu tout triste de la Cité, et l’alarme était dans la maison. En somme, ses tendresses, ses craintes, ses espérances et ses pressentiments montaient à un total de quatre pages.

« Pauvre petite Emmy, chère petite Emmy ! elle est folle de moi, dit George en lisant sa lettre ; sacrebleu ! ajouta-t-il, voilà un punch qui m’a donné un affreux mal de tête ! » Oh ! oui, pauvre petite Emmy !



CHAPITRE XIV.

Intérieur de miss Crawley.


Dans le même temps à peu près, on aurait pu voir, se dirigeant vers une élégante maison de Park-Lane, une voiture de voyage avec une losange[6] sur la portière. Derrière la voiture était assise une femme à l’air maussade, aux boucles pleureuses emprisonnées dans un voile vert, et sur le siége trônait un gros domestique bouffi. C’était l’équipage de notre amie miss Crawley, revenant du Hants. Les glaces étaient levées. Le gros épagneul, qui d’ordinaire passait la tête et la langue à l’une ou à l’autre portière, était couché sur les genoux de la femme à l’air maussade. Quand le carrosse s’arrêta, il en sortit, soutenue par de nombreux domestiques, une masse informe enveloppée de châles, et une jeune dame qui accompagnait ce ballot de vêtements. Sous cette épaisseur d’enveloppes se trouvait miss Crawley. On la monta jusqu’à sa chambre, on la mit au lit, et on entretint auprès d’elle une température de malade. Des estafettes furent envoyées aux médecins et aux hommes de l’art. Ceux-ci arrivèrent aussitôt, se réunirent en consultation, indiquèrent un régime et prirent leurs chapeaux. La jeune compagne de miss Crawley s’était présentée pour recevoir leurs instructions, et elle administra les médicaments prescrits par les hommes de l’art.

Le capitaine Crawley, des gardes, arriva le lendemain de la caserne de Knight-Bridge. Pendant que son coursier noir piaffait sur la paille étendue devant la porte de la malade, il s’enquérait avec sollicitude de l’état de sa respectable parente. Il semblait éprouver pour celle-ci une tendresse des plus violentes. Aux premiers pas qu’il fit dans la maison, il rencontra la femme de chambre de miss Crawley, toute découragée et plus maussade que d’habitude, puis miss Briggs, la demoiselle de compagnie, tout éplorée dans le salon désert. À la nouvelle de l’indisposition de son amie bien-aimée, elle était accourue en toute hâte pour s’asseoir à ce lit de souffrance, dont elle, miss Briggs, avait si souvent adouci les amertumes. Et maintenant on lui refusait l’entrée de la chambre de miss Crawley. Une étrangère présentait à sa place les potions à sa chère amie ; une étrangère venue de la province, cette odieuse miss… Les larmes étouffaient la voix de la dame de compagnie, et elle en était réduite à ensevelir ses affections froissées et son pauvre nez rouge dans son mouchoir de couleur.

Rawdon Crawley fit passer son nom par la femme de chambre à l’air maussade, et la nouvelle compagne de miss Crawley arriva sur la pointe du pied, mit sa petite main dans celle de l’officier qui s’empressait à sa rencontre, et, jetant un regard de dédain sur la consternée miss Briggs, fit signe au guerrier de la suivre hors du salon. Elle le conduisit dans la salle à manger maintenant déserte, et dont les murs avaient été jadis les témoins de si splendides festins.

Ces deux personnes causèrent dix minutes ensemble, s’entretenant sans aucun doute de la malade qui se trouvait à l’étage supérieur ; après quoi la sonnette retentit avec force et au même instant entra M. Bowls, le gros sommelier de miss Crawley, qui, pour dire vrai, avait écouté au trou de la serrure la plus grande partie de la conversation. Le capitaine sortit en tordant ses moustaches, et enfourcha son cheval qui piaffait toujours sur la paille, à la grande admiration des gamins amassés dans la rue.

Il fit faire de gracieuses courbettes à son cheval, tout en jetant un dernier coup d’œil vers la fenêtre de la salle à manger, où s’était montrée un instant, pour disparaître presque aussitôt, la figure de la jeune personne dont nous venons de parler ; elle retournait sans doute à l’étage supérieur pour y donner ses soins inspirés par pure charité.

Quelle pouvait être cette jeune femme ? c’est à vous que je le demande. Le soir même était servi dans la salle à manger un petit dîner pour deux personnes : mistress Firkin, la femme de chambre de miss Crawley, se rendit alors auprès de sa maîtresse et y fit ses embarras en l’absence de la nouvelle garde-malade, assise en compagnie de miss Briggs devant un simple mais appétissant dîner.

Briggs était dominée par une trop vive émotion pour avoir la force d’avaler un morceau. La même jeune personne découpa une volaille avec une adresse remarquable et demanda la sauce d’une voix si bien articulée que la pauvre Briggs, qui l’avait devant elle, sauta sur sa chaise, faillit casser la saucière et retomba de nouveau dans son état d’affaissement et de torpeur.

« Vous ne feriez pas mal de donner un verre de vin à miss Briggs, dit la même personne à M. Bowls, le gros domestique de confiance. »

Il obéit à cet ordre ; miss Briggs prit le verre machinalement, l’avala de même, puis poussa un soupir et se mit à jouer avec son poulet sur son assiette.

« Je crois que nous pourrons faire notre service nous-mêmes, n’est-ce pas, miss Briggs ? dit la même personne avec un organe caressant ; nous vous remercions de vos bons offices, maître Bowls, et, si cela vous est égal, nous sonnerons quand nous aurons besoin de vous. »

Le sommelier descendit, et, chemin faisant, il accabla des plus horribles malédictions un pauvre domestique son subordonné.

« C’est pitié de vous voir dans cet état, miss Briggs, dit la jeune dame d’un air froid et légèrement moqueur.

— Ma bonne amie est si malade, et ne veut… eu… eu… pas me voir, sanglota miss Briggs dans un nouvel accès de douleur.

— Cela ne va plus si mal ; consolez-vous, chère miss Briggs, elle a un peu trop mangé ; voilà tout. Elle se sent beaucoup mieux ; elle sera dans peu complétement remise. Les ventouses et le traitement médical l’ont bien affaiblie ; mais dans peu elle aura repris ses forces. Je vous en prie, consolez-vous et prenez encore un verre de vin.

— Mais pourquoi ne veut-elle plus me voir ? disait miss Briggs en gémissant. Oh ! Mathilde ! après vingt-quatre ans d’affection la plus tendre, est-ce là le sort que vous réserviez à votre pauvre Arabelle ?

— Ne vous lamentez pas tant, pauvre Arabelle ! reprit l’autre avec un sourire imperceptible ; elle ne veut point vous voir parce qu’elle dit que vous ne la soignez pas aussi bien que moi. Allez ! je n’ai pas grand plaisir à rester sur pied toute ma nuit ; je vous céderais volontiers la place.

— N’ai-je pas pris soin de cette chère créature pendant longues années ? reprit Arabelle ; et maintenant…

— Maintenant elle en préfère une autre. Eh bien ! les malades ont des lubies ; il faut subir leurs caprices. Quand elle ira bien, je partirai.

— Jamais ! jamais ! s’écria Arabelle en fourrant la moitié de son nez dans son flacon de sels.

— Que voulez-vous dire, miss Briggs ? qu’elle n’ira jamais bien, ou que je ne partirai jamais ? reprit l’autre avec le même entrain. Peuh ! elle sera au mieux dans une quinzaine, et alors j’irai retrouver mes petits élèves à Crawley-la-Reine, et leur mère qui est bien plus malade que notre amie. Il ne faut pas être jalouse de moi, ma chère miss Briggs ; je suis une pauvre petite fille sans amis et bien inoffensive. Je ne prétends point vous supplanter dans les bonnes grâces de miss Crawley. Une semaine après mon départ, elle ne pensera plus à moi, tandis que son affection pour vous est l’ouvrage de bien des années. Donnez-moi un peu de vin, ma chère Briggs, et soyons amies ; car, je vous l’assure, j’ai bien besoin d’avoir des amis. »

La pauvre Briggs, au cœur tendre et sans fiel, répondit à cet appel en tendant silencieusement la main. Mais elle n’en était pas moins chagrine de se voir délaissée, et donnait un libre cours à ses amères récriminations contre les caprices de sa Mathilde. Au bout d’une demi-heure, après le repas terminé, miss Rebecca Sharp, car, chose qui vous surprendra sans doute, tel était le nom de la personne en question, miss Rebecca Sharp remonta vers la malade, et, avec les détours les plus polis, elle congédia l’infortunée Firkin.

« Merci, mistress Firkin, cela suffit, vous faites à merveille. Je vous sonnerai s’il manque quelque chose ; merci bien. »

Firkin descendit les escaliers, tourmentée par une effroyable tempête de jalousie, d’autant plus terrible qu’il la fallait renfermer au fond du cœur.

Était-ce le souffle de cette tempête qui entre-bâilla la porte du salon lorsqu’elle arriva sur le palier du premier étage ? Non, cette porte était doucement ouverte par la main de miss Briggs. Briggs avait fait le guet, Briggs avait entendu le bruit des pas de Firkin sur les marches de l’escalier, le choc de la cuiller contre les bords de la tasse que descendait la malheureuse exilée.

« Eh bien ! Firkin ? dit-elle comme l’autre entrait dans la pièce ; eh bien ! Jane ?

— Cela va de pis en pis, miss Briggs, dit Firkin en branlant la tête.

— Elle ne se sent donc pas mieux ?

— Elle ne m’a parlé qu’une seule fois. Je lui demandais si elle se trouvait plus à son aise ; elle m’a répondu de taire mon bec. Oh ! miss Briggs, je ne me serais jamais attendue à rien de pareil. »

Les grandes eaux recommencèrent à jouer.

« Quel est cette miss Sharp, Firkin ? Ah ! je ne me doutais guère, en prenant part aux réjouissances de Noël chez mes bons amis, le révérend Lionnel Delamarre et son aimable femme, non, je ne me doutais guère que je trouverais une étrangère installée à ma place dans les affections de cette chère, toujours chère Mathilde. »

Comme on peut le voir à son langage, miss Briggs possédait une teinture littéraire et sentimentale ; elle avait jadis publié, par souscription, un volume de poésie, les Chants d’un rossignol.

« Voyez-vous, miss Briggs, cette jeune fille leur a tourné l’esprit à tous, répondit Firkin ; sir Pitt aurait bien voulu la garder avec lui, mais il n’ose rien refuser à miss Crawley. Mistress Bute, au presbytère, n’en est pas moins entichée ; ils en sont tous à ne pouvoir se passer d’elle. Le capitaine l’aime à la folie, et M. Crawley en est jaloux. Depuis que miss Crawley a eu son indisposition, elle ne veut plus souffrir auprès d’elle que miss Sharp. Expliquez-moi cela, car pour moi je n’y comprends rien. On dirait qu’elle les a tous ensorcelés. »

Rebecca passa la nuit entière au chevet de miss Crawley. La nuit suivante, la bonne dame dormait d’un si profond sommeil que Rebecca eut le temps de prendre plusieurs heures de repos sur un sofa, au pied du lit de sa protectrice. Peu de jours après miss Crawley se trouva si bien qu’elle eut la force de se lever, et, pour son plus grand divertissement, Rebecca lui donna traits pour traits la représentation de miss Briggs et de sa douleur. Ses sanglots étouffés, sa manière de se frotter la face avec son mouchoir, tout cela fut rendu avec un si admirable naturel que miss Crawley reçut de la façon la plus gaie la visite des docteurs, ce qui les étonna davantage, car ils trouvaient toujours cette enfant du siècle en proie au plus terrible abattement, à toutes les horreurs de la mort, dès qu’elle éprouvait le moindre malaise.

Le capitaine Crawley ne manquait pas un seul jour de venir, et Rebecca lui faisait le bulletin de la santé de sa tante. La convalescence fut si rapide que bientôt la pauvre miss Briggs fut admise au bonheur de voir son amie. Les personnes au cœur sensible pourront seules se faire une idée des émotions larmoyantes de ce tempérament sentimental et du caractère touchant de cette entrevue.

Miss Crawley eut du plaisir à voir miss Briggs. Rebecca contrefaisait la pauvre fille à sa barbe avec une admirable gravité, et la caricature n’en était que plus piquante pour sa vénérable protectrice.

Les causes de la déplorable indisposition de miss Crawley et de son départ de la maison de son frère sont d’une nature si peu romantique, qu’on serait gêné de les expliquer dans un roman destiné à une société élégante et sentimentale. Comment, en effet, faire comprendre à une femme délicate et du grand monde que miss Crawley avait trop bu et trop mangé, et que l’abus du homard à un souper de la cure était l’origine de l’indisposition qu’elle s’obstinait à attribuer à l’humidité du temps ? Le malaise fut si violent que Mathilde, suivant l’expression du révérend, avait bien manqué de faire le grand saut. L’attente du testament avait donné la fièvre à toute la famille, et Rawdon Crawley se voyait à la tête de quarante mille livres pour le commencement de la saison de Londres. M. Crawley envoya à sa vieille tante un choix de ses brochures religieuses pour la préparer à quitter la Foire aux Vanités et Park-Lane pour un autre monde. Mais un excellent médecin de Southampton appelé à temps triompha du homard qui, un peu plus, serait devenu fatal à la vieille fille, et lui donna assez de force pour la mettre en état de revenir à Londres.

Le baronnet ne dissimula point son excessive mauvaise humeur sur le dénoûment de cette affaire.

Tandis que chacun se montrait fort empressé autour de miss Crawley, et que des messagers, envoyés d’heure en heure du presbytère, rapportaient des nouvelles de sa santé à ses affectionnés parents, dans une autre partie de la maison se trouvait une dame beaucoup plus malade, mais à qui on ne faisait aucune attention. C’était lady Crawley elle-même. En la voyant, le bon docteur avait secoué la tête : sir Pitt n’avait consenti à cette visite que parce qu’elle ne lui coûtait rien. Il tirait ainsi parti de l’indisposition de miss Crawley. On laissait milady toute seule dans sa chambre, abandonnée aux progrès du mal ; on ne prenait guère plus garde à elle qu’à une mauvaise herbe du parc.

Les jeunes demoiselles se trouvaient privées de l’inestimable enseignement de leur gouvernante ; car miss Sharp était une garde-malade si dévouée que miss Crawley ne voulait recevoir ses potions d’aucune autre main. Firkin était déjà supplantée longtemps avant le retour de sa maîtresse de Crawley-la-Reine. Mais cette fidèle domestique trouvait au moins dans sa tristesse une consolation à retourner à Londres, à voir miss Briggs, à souffrir avec elle les tortures de la jalousie, à partager avec elle les chagrins de leur disgrâce commune.

Le capitaine Rawdon s’était fait accorder un supplément de congé à cause de la maladie de sa tante, et il restait religieusement à la maison. Il était toujours à la porte de sa chambre, et il s’y trouva plus d’une fois face à face avec son père. Arrivait-il sans penser à mal par le corridor, aussitôt son père ouvrait sa porte, et la figure crochue du vieux baronnet apparaissait dans la fente. Quel motif avaient-ils de s’épier ainsi l’un l’autre ? Ah ! c’était sans doute un généreux sentiment de rivalité, c’était à qui serait le plus empressé autour du lit de la malade. Rebecca venait les consoler et leur rendre à tous deux du courage, ou plutôt elle le faisait tantôt pour l’un et tantôt pour l’autre. C’est que ces deux honnêtes personnages étaient bien désireux d’avoir des nouvelles de la malade par son messager de confiance.

Au dîner, où elle ne paraissait qu’une demi-heure, elle s’interposait pour les maintenir en bonne intelligence ; puis après, elle disparaissait pour le reste de la nuit. Alors Rawdon partait pour le dépôt, à Mudbury, laissant son papa dans la société de M. Horrocks et de son rhum. Miss Sharp passa ainsi une quinzaine bien fatigante et presque mortelle dans la chambre de miss Crawley ; mais ses petits nerfs semblaient être d’acier. Les fatigues et l’ennui qui sont le partage d’une garde-malade ne pouvaient lasser son dévouement à toute épreuve.

Jamais une plainte de sa part sur ses forces épuisées, sur les dérangements de la nuit, sur la mauvaise humeur de la malade, sur sa colère, sur ses terreurs de la mort ; car la vieille dame passait de longues heures à pousser des cris perçants dans l’effroi de cette autre vie dont elle n’avait jamais l’air de se douter quand elle était en bonne santé. Figurez-vous, aimable lectrice, une vieille femme mondaine, égoïste, désagréable, au cœur sec, se tordant au milieu des angoisses de la douleur et de l’épouvante ; mettez-vous bien ce tableau dans la tête, et, avant d’atteindre la vieillesse, apprenez à aimer et à prier !

Sharp veillait sur cette malade peu attrayante avec une patience inaltérable ; rien n’échappait à sa vigilance, et son zèle exemplaire lui faisait tout prévoir. Pendant cette maladie, elle se montra toujours alerte, dormant peu, éveillée au moindre bruit, et se contentant tout au plus de quelques instants de repos. À peine surprenait-on sur sa figure les traces de la fatigue. Son teint pouvait être un peu plus pâle, ses yeux marqués d’un cercle un peu plus noir que de coutume ; mais, hors de la chambre de la malade, on la trouvait toujours souriante, fraîche et bien mise, et, sous son peignoir et son bonnet, elle était aussi séduisante que dans les plus belles robes de bal.

Le capitaine, du moins, le pensait ainsi et l’aimait à en devenir fou. La flèche empennée de l’amour avait traversé son épaisse enveloppe. Six semaines de rapports continuels et de vie commune avaient suffi pour lui faire rendre les armes. Il mit dans sa confidence sa tante du presbytère et tous ceux qui voulaient l’entendre. Mistress Bute le plaisantait à ce propos ; depuis longtemps elle s’était aperçue de sa forte passion ; elle lui disait de prendre garde, et finissait par avouer que miss Sharp était la créature de l’Angleterre la plus vive, la plus adroite, la plus originale, la plus naturelle et la plus affectueuse. Rawdon ne devait pas jouer ainsi avec les affections de cette jeune fille ; car la chère miss Crawley ne le lui pardonnerait jamais. Elle aussi était dans l’admiration de la petite gouvernante, et l’aimait comme une fille. Le devoir commandait à Rawdon de retourner à son régiment, dans la Babylone moderne, et de ne point abuser des sentiments confiants d’une pauvre innocente.

Plus d’une fois cette excellente dame, touchée des peines de cœur du jeune militaire, lui donna l’occasion de voir miss Sharp à la cure et de la reconduire au château, comme nous l’avons vu plus haut. Quand de certains hommes vous aiment, mesdames, ils ont beau voir la ligne et l’hameçon et tout l’attirail qui va servir à les prendre, ils n’en sont pas moins à tourner béants autour de l’amorce, il faut qu’ils y viennent et qu’ils l’avalent. Les voilà pris, les voilà frétillant sur le sable. Rawdon reconnut bien vite chez mistress Bute l’intention manifeste de le faire tomber dans les filets de Rebecca. Il ne voyait pas bien loin, il est vrai ; mais enfin un certain usage du monde faisait, à l’aide de la réflexion, pénétrer à travers les discours de mistress Bute une faible lueur dans cette âme enveloppée de ténèbres.

« Retenez bien mes paroles, Rawdon, lui disait-elle ; miss Sharp sera un jour de votre famille.

— Et à quel titre, mistress Bute ? disait l’officier en riant. Sera-ce comme ma cousine ? François est fort tendre avec elle ? est-ce là ce que vous voulez dire ?

— Mieux encore, reprenait mistress Bute avec un éclair dans les yeux. Elle ne sera pas pour Pitt, c’est là qu’est votre erreur. Non, non, ce pied-plat n’en goûtera pas, et puis d’ailleurs il a un engagement avec Jane de la Moutonnière. Vous autres hommes, vous avez les yeux bouchés ; vous êtes de crédules et aveugles créatures. S’il arrive quelque accident à lady Crawley, voulez-vous savoir ce qui en résultera ? Miss Sharp deviendra votre belle-mère. »

À cette annonce, le chevalier Rawdon Crawley, pour témoigner de sa surprise, souffla comme un cachalot. Il n’avait pas à dire non : l’inclination peu dissimulée de son père pour miss Sharp ne lui avait point échappé. Il connaissait fort bien le tempérament du vieux baronnet : c’était un homme fort peu en peine des délicatesses de conscience. Sans demander une plus longue explication, il entra au logis en tordant sa moustache, et bien convaincu qu’il tenait enfin le secret de la diplomatie de mistress Bute.

« En vérité, c’est très-mal, c’est très-mal, en vérité, pensa Rawdon ; cette pauvre femme ne cherche qu’à jeter le discrédit sur la pauvre enfant, pour l’empêcher d’entrer dans la famille et de devenir lady Crawley. »

Quand il fut seul avec Rebecca, il la plaisanta avec son bon goût ordinaire sur les inclinations du baronnet pour elle. Celle-ci redressa la tête avec un air de suprême dédain, le regarda en face et lui dit :

« Eh bien ! supposons qu’il soit fou de moi. Je le connais pour ce qu’il vaut, lui et bien d’autres de son espèce. Vous ne pensez pas au moins qu’il me fasse peur, capitaine Crawley. Vous n’avez pas dans la tête que je sois incapable de défendre mon honneur, dit cette petite femme avec un regard de reine.

— Oh !… ah !… hé !… vous êtes avertie… vous savez… et puis voilà… balbutia le tortilleur de moustaches.

— Croiriez-vous donc à quelque honteuse intrigue ? reprit-elle avec un accent d’indignation.

— Oh !… dieux !… en vérité… miss Rebecca, fit entendre le dragon à la langue pâteuse.

— Vous ne me supposez donc pas le sentiment de ma dignité personnelle, parce que je suis pauvre et sans amis, et que les gens riches eux-mêmes en manquent souvent ? Toute gouvernante que je suis, il ne faut pas croire que j’aie moins de jugement, de délicatesse, que je sois de moins bonne race que tous vos hobereaux de l’Hampshire ? Je suis une Montmorency, pensez-y bien. Une Montmorency ne vaut-elle pas une Crawley ? »

Lorsque miss Sharp, dans les grandes circonstances, faisait allusion à sa lignée maternelle, elle prenait un accent légèrement étranger qui ajoutait un grand charme à sa voix naturelle claire et sonore.

« Non, non, continua-t-elle en s’enflammant de plus en plus dans son apostrophe au capitaine ; je puis endurer la pauvreté, mais non le déshonneur ; l’oubli, mais non l’insulte, surtout l’insulte venant… de vous ! »

Son émotion prenant alors un libre cours, elle versa un torrent de larmes.

« Le diable m’emporte, miss Sharp… Rebecca… Pour l’amour du ciel… Sur mon âme, je donnerai bien mille livres… Arrêtez, Rebecca… »

Mais elle était déjà partie pour aller faire ce jour-là la promenade de miss Crawley. Ceci se passa avant l’indisposition mentionnée plus haut. Au dîner, Rebecca fut plus sémillante et plus gaie que jamais. Elle n’avait pas l’air de s’apercevoir des signes, des clignements d’yeux, des supplications maladroites de l’officier aux gardes ; elle le laissait à son humiliation et aux tortures de son fol amour. Chaque jour la grosse cavalerie de Crawley essuyait quelque nouvelle déroute. Le gros officier en perdait la tête et n’en était que plus fou et plus amoureux.

Si le baronnet de Crawley-la-Reine n’avait pas eu sans cesse devant les yeux la crainte de perdre l’héritage de sa sœur, il n’aurait jamais consenti à priver ses filles des utiles enseignements de leur incomparable gouvernante. Le vieux château, en son absence, avait l’air d’un désert, tant Rebecca avait su s’y rendre utile et agréable. Sir Pitt n’avait plus ses lettres copiées et corrigées ; ses écritures n’étaient plus au courant ; les affaires de sa maison et ses nombreux dossiers souffraient beaucoup depuis le départ de son petit secrétaire. Il était facile de voir quel besoin il avait d’un tel secours, d’après le style, la rédaction et l’orthographe des nombreuses lettres qu’il lui envoyait, avec prière et même avec recommandation expresse de les corriger. Presque chaque jour on apportait une lettre du baronnet, adressant à Becky les plus vives instances pour son retour ; à miss Crawley les raisonnements les plus pathétiques au sujet de l’interruption fâcheuse apportée dans l’éducation de ses filles. C’était de la rhétorique perdue à l’endroit de miss Crawley.

Miss Briggs n’avait pas reçu positivement son congé comme demoiselle de compagnie ; mais sa place devenait une sinécure dérisoire. Elle vivait désormais ou dans le salon, en société du gros épagneul, ou de temps à autre dans le cabinet de la femme de charge, avec la maussade Firkin. Cependant, bien que la vieille dame ne voulût en aucune manière entendre au départ de Rebecca, celle-ci n’était point installée comme titulaire de l’emploi à Park-Lane. Miss Crawley, à l’exemple de beaucoup de gens riches, avait l’habitude d’accepter de ses inférieurs tous les services qu’elle pouvait en tirer, et, sans plus se faire de bile, de les camper là dès qu’elle n’en sentait plus le besoin. La reconnaissance chez certaines personnes riches est peu commune et presque inconnue ; elles reçoivent les services des gens nécessiteux comme chose qui leur est due. Et de quel droit vous plaindriez-vous, parasites et pauvres gueux ? Votre amitié pour les riches est à peu près aussi sincère que celle qu’ils vous témoignent en retour. C’est l’argent que vous aimez, et non pas l’homme ; et, si les rôles étaient intervertis entre Crésus et son laquais, vous savez bien, mendiants de bonne maison, de quel côté se tourneraient vos flatteries.

En dépit du naturel et de la vivacité de Rebecca, de ses airs toujours si avenants et si aimables, il pouvait bien se faire que notre vieille rusée de Londres, à laquelle on prodiguait ces trésors d’amitié, conçût quelques vagues soupçons sur le dévouement de sa garde-malade et nouvelle amie. Miss Crawley avait souvent ruminé ce principe dans sa tête, qu’on ne fait rien pour rien. Si elle jugeait les sentiments des autres sur les siens, elle devait arriver nécessairement à cette conclusion ; et le fond de ses réflexions devait être que ceux-là ne peuvent avoir d’amis, qui ne sont préoccupés que d’eux-mêmes.

Quoi qu’il en soit, Becky lui était d’une grande utilité et d’une grande distraction. Aussi la généreuse miss Crawley lui avait-elle donné deux robes neuves, un vieux collier et un châle. C’était à elle qu’elle se plaignait de ses amis les plus intimes : peut-on donner une plus grande preuve de confiance et d’amitié ? Elle lui bâtissait parfois les plus brillants projets d’avenir, comme, par exemple, de la marier à Clump, son apothicaire, ou de lui procurer quelque établissement avantageux du même genre ; le moins c’était de la renvoyer à Crawley-la-Reine quand elle serait lasse de l’avoir auprès d’elle et que la saison de Londres commencerait.

Dès que miss Crawley, entrée en convalescence, put descendre au salon, Becky lui chanta des romances et inventa mille moyens de la distraire. Quand elle fut assez bien pour sortir en voiture, Becky l’accompagna. Dans les promenades qu’elles firent ensemble, parmi toutes les maisons où l’amitié bienveillante de miss Crawley pouvait l’aider à s’introduire, miss Sharp dirigea ses tentatives du côté de Russell-Square, vers la maison de John Sedley esquire.

Avant d’en venir à une visite, bien des lettres avaient été échangées entre les deux amies. Pendant le temps de la résidence de Rebecca dans le Hampshire, leur amitié éternelle avait, s’il faut l’avouer, souffert une baisse considérable, et son grand âge la rendait si branlante et si caduque, qu’elle était menacée d’un prochain trépas. Et puis les deux jeunes filles avaient eu chacune à songer à leurs affaires ; tandis que Rebecca cherchait à s’avancer de plus en plus dans l’esprit de ceux dont elle dépendait, Amélia restait toujours absorbée dans la même idée. Les jeunes filles, en se retrouvant, se jetèrent dans les bras l’une de l’autre avec cette impétuosité qui caractérise les affections de la jeunesse. Rebecca joua son rôle dans cette rencontre avec la plus bruyante et la plus démonstrative tendresse. La pauvre Amélia rougit, embrassa son amie et se trouva coupable d’un peu de froideur à son égard.

Cette première entrevue fut très-courte. Amélia était prête à sortir. Miss Crawley attendait en bas dans sa voiture. Ses gens s’étonnaient de se trouver en pareil lieu, et regardaient l’honnête Sambo, le nègre de notre connaissance, comme un des naturels de l’endroit. Mais quand Amélia descendit avec sa figure sereine et souriante pour être présentée par son amie à miss Crawley, qui désirait la voir et était trop mal pour quitter sa voiture, l’aristocratie galonnée de Park-Lane fut plus que jamais surprise de rencontrer une pareille merveille à Bloomsbury, et miss Crawley se sentit prendre aux charmes de la figure aimable et rougissante de cette jeune fille, qui venait avec grâce et timidité présenter ses hommages à la protectrice de son amie.

« Quelle charmante tournure, ma chère, quelle douce voix ! dit miss Crawley pendant la route, après cette courte entrevue. Ma chère Sharp, votre jeune amie est charmante. Faites-la venir à Park-Lane, entendez-vous ? »

Miss Crawley avait bon goût, comme on voit : du naturel dans les manières, joint à un peu de timidité, avait le don de la charmer. Elle aimait les jolis minois, mais comme on aime à s’entourer de beaux tableaux et de belle porcelaine. Ce jour-là, à diverses reprises, elle parla avec enthousiasme d’Amélia ; elle en entretint son neveu Rawdon, qui vint religieusement partager, à dîner, le poulet de sa tante.

Rebecca s’empressa aussitôt d’ajouter qu’Amélia allait sous peu se marier au lieutenant Osborne ; que c’était une ancienne passion.

« Il appartient à un régiment de ligne ? » demanda le capitaine Crawley ; puis, après un petit effort de mémoire, il se souvint, ainsi qu’il convenait à un homme au service, qu’il devait être sur les cadres du *** régiment.

Rebecca crut se rappeler que c’était en effet le numéro du régiment.

« Le capitaine, ajouta-t-elle, s’appelle le capitaine Dobbin.

— Une grande perche toute dégingandée, reprit Crawley, et qui s’en va de droite et de gauche ; ah ! je le connais bien. Osborne est un beau jeune homme avec d’épaisses moustaches noires.

— Colossales ! reprit Rebecca Sharp. Elles lui donnent de la fierté, je vous assure, à raison de leur dimension. »

Le capitaine Rawdon Crawley fit alors entendre un gros rire ; et les dames le pressant de s’expliquer, il se disposa à les satisfaire dès que son accès d’hilarité fut passé.

« Il s’imagine, dit-il, savoir jouer au billard. Je lui ai gagné deux cents livres sterling, au Cocotier. C’est qu’il a encore des prétentions, ce jeune imprudent. Il aurait joué sa chemise ce jour-là, sans son ami le capitaine Dobbin, qui l’a emmené de force ; que la peste l’étrangle !

— Rawdon, Rawdon, ne vous faites pas plus noir que vous n’êtes, reprit miss Crawley, fort réjouie de cette histoire.

— C’est que, voyez-vous, madame, ce garçon est jobard comme il n’y en a pas. Tarquin et Deuceace lui soutirent tout l’argent qu’ils veulent. Il irait au diable pour se faire voir avec des monseigneurs. Il leur paye des dîners à Greenwich, où ils amènent toute leur société.

— Et c’est ce qu’il y a de mieux en fait de société ?

— Excellente, miss Sharp, excellente, comme cela doit être. On n’en voit pas beaucoup comme cela. Ah ! ah ! ah ! »

Et le capitaine Rawdon de rire de plus belle, s’imaginant avoir fait une délicieuse plaisanterie.

« Rawdon ! Rawdon ! vous êtes une mauvaise langue ! lui cria sa tante.

— Son père est, à ce qu’on dit, un marchand de la Cité immensément riche ; et, ma foi, tous ces marchands de la Cité ont besoin d’être saignés. Nous ne sommes pas à bout de compte avec lui, je vous assure. Ah ! ah ! ah !

— Fi donc ! capitaine Crawley ! j’en informerai Amélia. Un mari joueur !

— Oh ! c’est affreux, n’est-ce pas ? » dit le capitaine d’un ton solennel. Puis il ajouta aussitôt comme frappé d’une soudaine inspiration : « Eh bien ! madame, vous devriez le recevoir ici.

— Est-il présentable ? demanda la tante.

— Présentable ? mais oui, comme tout le monde, répondit le capitaine Crawley. Il faudra l’avoir quand vous commencerez à recevoir un peu ; et sa… comment l’appelez-vous déjà ?… sa belle adorée… enfin, miss Sharp, vous savez bien… qu’il nous l’amène. Moi, je vais lui écrire un billet pour l’engager à venir, et nous verrons s’il est aussi fort au piquet qu’au billard. Son adresse, miss Sharp ? »

Miss Sharp donna à Crawley l’adresse du lieutenant, et, peu de jours après cette conversation, le lieutenant Osborne recevait une lettre couverte des jambages boiteux du capitaine Rawdon, avec une invitation de la part de miss Crawley. Rebecca envoya une autre invitation à sa chère Amélia, qui n’hésita point à accepter, quand elle eut appris que George devait être de la partie. Amélia, en conséquence, alla passer la matinée chez les dames de Park-Lane, si bienveillantes pour elle. Rebecca affecta un air de majestueuse protection. Elle était sans contredit plus adroite que son amie ; et, comme celle-ci se renfermait dans un rôle de douceur et d’abnégation et cédait à quiconque voulait la dominer, elle subit les usurpations de Rebecca avec une douceur et une bonté inaltérables. Miss Crawley se montrait d’une amabilité remarquable. Son enthousiasme pour la petite Amélia était poussé au fanatisme. Elle n’était pas plus gênée pour parler d’elle en sa présence que si c’eût été une poupée, une femme de chambre ou un tableau. Son admiration dépassait toute limite. J’admire fort cette admiration que le beau monde tient toujours au service d’une classe inférieure. On a de quoi être flatté de tant de condescendance. Cette bienveillance exagérée de miss Crawley finissait par peser beaucoup à la pauvre petite Amélia, et peut-être bien, parmi les trois dames de Park-Lane, la plus aimable à son goût était l’honnête miss Briggs. Elle sympathisait avec l’honnête Briggs comme avec une personne serviable et délaissée. Du reste, il lui manquait complétement ce qu’on appelle le savoir-faire.

George avait cru venir dîner en garçon avec le capitaine Crawley. La grande voiture bourgeoise des Osborne transporta leur héritier de Russell-Square à Park-Lane ; ses jeunes sœurs, qui n’étaient point invitées, dissimulèrent la mortification qu’elles éprouvaient de cette omission. Toutefois, elles cherchèrent le nom de sir Pitt Crawley dans le Dictionnaire de la noblesse, et étudièrent tous les détails donnés par ce livre sur la famille Crawley, sur sa généalogie, sur les Binkie et leur parenté, etc.… Rawdon Crawley fit à George Osborne un bon et aimable accueil ; il le loua sur son talent au billard, et se mit à sa disposition pour la revanche. Il adressa à Osborne quelques questions sur son régiment, et aurait engagé un piquet séance tenante, si miss Crawley n’avait formellement banni de sa maison toute espèce de jeu. Ce jour-là, le jeune lieutenant remporta sa bourse aussi pleine qu’il l’avait apportée, au grand déplaisir de son amphitryon. Cependant ils prirent rendez-vous pour aller voir, le lendemain, un cheval que Crawley voulait vendre, pour l’essayer au Park, dîner ensemble et passer la soirée en joyeuse compagnie.

« C’est-à-dire, si vous n’êtes pas à soupirer aux pieds de miss Sedley, fit Crawley avec un coup d’œil d’intelligence. Pour jolie, en voilà une qui l’est assurément, » eut-il la bonté d’ajouter.

Osborne ne devait point aller soupirer le lendemain ; il aurait donc un véritable plaisir à rejoindre le capitaine Crawley.

« Au fait, comment va la petite miss Sharp ? demanda George à son ami, tout en vidant un verre de liqueur. C’est une bonne petite fille. En êtes-vous contents, à Crawley-la-Reine ? continua-t-il d’un air de suffisance. Miss Sedley avait pour elle une grande tendresse, l’année dernière. »

Les petits yeux bleus du capitaine Crawley avaient lancé au lieutenant un regard plein de férocité, lorsque ce dernier s’était avancé pour renouer connaissance avec la jolie gouvernante. Mais l’accueil qu’il reçut de la jeune personne fut bien propre à apaiser toutes les jalousies qui pouvaient gonfler le cœur de l’officier aux gardes.

Après sa présentation à miss Crawley, Osborne se tourna vers Rebecca d’un air protecteur et hautain, et, se disposant à la prendre sous son bienveillant patronage, il lui tendit d’abord la main comme à l’ancienne amie d’Amélia, et lui dit :

« Eh bien ! miss Sharp, comment vous portez-vous ? »

En même temps, il allongeait la main gauche de son côté, s’attendant à la trouver toute fière de l’honneur qu’il lui faisait.

Miss Sharp lui présenta seulement son petit doigt, et lui fit un petit salut si glacial et si dédaigneux, que Rawdon Crawley, qui, de l’autre pièce, surveillait tous les détails de cette aventure, ne put s’empêcher de rire de l’embarras du lieutenant, qui d’abord avait tressailli, puis, après une pause, s’était décidé enfin, d’une manière assez maladroite, à prendre l’unique doigt qu’on lui tendait.

« Elle en revendrait au diable, par ma foi, se disait le capitaine ravi de son aplomb, tandis que le lieutenant, ne sachant comment entamer la conversation, demandait à Rebecca si elle se trouvait bien dans sa nouvelle place.

— Ma place ? dit miss Sharp avec froideur. Vous êtes bien bon d’y penser ! mais oui, c’est une assez bonne place. Les gages sont assez honnêtes ; cependant miss Wirt en a peut-être davantage pour l’engager à rester auprès de vos sœurs, à Russell-Square ; et comment vont ces jeunes dames ? quoique je puisse bien me dispenser de m’informer de leurs nouvelles.

— Que voulez-vous dire ? fit M. Osborne tout étonné.

— Ce que je veux dire ? Eh ! m’ont-elles jamais parlé ? m’ont-elles invitée chez elles pendant mon séjour chez Amélia ! Mais nous autres, pauvres gouvernantes, nous sommes habituées à ce manque d’égards.

— J’entends, chère miss Sharp ! fit Osborne d’une voix suppliante.

— Au moins dans certaines familles, continua Rebecca ; mais on n’en agit point ainsi dans la maison où je suis maintenant. L’or n’est pas si commun dans l’Hampshire que chez vous autres richards de la Cité ; mais là, au moins, j’y ai rencontré une bonne famille de la vieille noblesse anglaise. Le père de sir Pitt, vous le savez sans doute, a refusé la pairie. Voyez pourtant comme on m’y traite ; je suis on ne peut mieux. C’est en somme une excellente place. Mais c’est trop de bonté à vous de vous arrêter à ces détails. »

Osborne écumait. La petite gouvernante prenait un ton de supériorité et de persiflage qui mettait notre jeune lion sur les épines, et le sang-froid lui manquait pour couper court à cette piquante conversation.

« Vous n’avez pas, il me semble, toujours dédaigné de la sorte les familles de la Cité, reprit-il d’un ton hautain.

— Vous parlez de l’année dernière, quand je sentais encore derrière moi cette affreuse pension ? Oh ! alors vous avez raison. À tout prix, les jeunes pensionnaires veulent passer leurs jours de congé hors des murs de leur cachot. Mais voyez un peu, monsieur Osborne, comme dix-huit mois d’expérience nous changent ! dix-huit mois, remarquez-le bien, passés avec des personnes de bon ton et de noble race. Quant à cette bonne Amélia, c’est une perle, j’en tombe d’accord avec vous, et on aura toujours du plaisir à la revoir. Allons, vous voilà tout en belle humeur ; c’est qu’en effet ces bizarres habitants de la Cité !… Et M. Joe, comment va-t-il, l’étonnant M. Joseph ?

— Mais il me semble que l’année dernière il ne vous déplaisait pas trop, cet étonnant M. Joseph, dit Osborne avec un air de bonhomie.

— Ah ! c’est méchant ! Eh bien ! entre nous, mon amour pour lui ne m’a pas fait maigrir. Cependant, s’il m’eût demandé ce que vous avez l’air d’insinuer par vos regards fort charitables et fort significatifs, je n’aurais pas dit non, je l’avoue. »

Osborne arrêta sur elle un regard qui semblait dire : « En vérité, vous êtes bien bonne. »

« Ah ! c’eût été un grand honneur pour moi de vous avoir pour beau-frère, n’est-ce pas ? Moi, devenir la belle-sœur de George Osborne esquire, fils de John Osborne esquire, fils de… Quel était votre grand-papa, monsieur Osborne ? Voyons, ne vous fâchez pas. Ce n’est pas votre faute si vous avez un grand-papa. Et d’ailleurs, je suis parfaitement d’accord avec vous que j’aurais, sans répugnance, épousé M. Sedley. Que pouvait faire de mieux une pauvre fille sans fortune ? Maintenant vous avez tout mon secret. Je suis franche et ouverte, et, tout bien considéré, c’est fort galant à vous de rappeler cette circonstance, oui, fort galant et fort poli. Ma chère Amélia, M. Osborne et moi nous parlions du pauvre Joseph. Comment va-t-il ? »

George ne savait plus où donner de la tête, non pas que Rebecca eût raison contre lui, mais elle avait au moins réussi avec un plein succès à le mettre dans son tort. Il battit donc en retraite tout honteux et humilié, pensant que, s’il restait une minute de plus, il pourrait avoir à jouer un rôle assez ridicule sous les yeux d’Amélia.

Vaincu par Rebecca, ce n’est pas George qui aurait eu la petitesse de se venger d’une femme en racontant par derrière ses petites histoires scandaleuses. Il ne put toutefois s’empêcher de faire le lendemain au capitaine Crawley d’adroites confidences sur le compte de miss Rebecca : c’était une femme rusée, dangereuse, une coquette finie, etc., etc.… Crawley reçut tous ses détails en riant, et avant vingt-quatre heures Rebecca n’en ignorait pas un, tout lui était rapporté. Cela ajouta encore beaucoup à l’estime particulière qu’elle avait conçue pour M. Osborne. Je ne sais quel instinct de femme lui disait que ses premières tentatives amoureuses avaient échoué par lui, et elle l’affectionnait en conséquence.

« Il est de mon devoir de vous avertir, dit-il à Rawdon Crawley, qui venait de lui vendre son cheval et de lui gagner une vingtaine de guinées après le dîner ; il est de mon devoir de vous avertir, car je me connais en femmes, et je vous engage à vous tenir sur vos gardes.

— Merci bien, mon cher, dit Crawley avec un regard pétillant de reconnaissance ; vous avez l’œil trop pénétrant pour qu’on vous trompe. »

Et George le quitta, pensant tout à fait comme lui. En revoyant Amélia, il lui dit ce qu’il avait fait, et comme quoi il avait conseillé à Rawdon Crawley, un bon diable, un bon garçon, tout rond, d’être sur ses gardes contre cette astucieuse et fourbe miss Sharp.

« Contre qui ? demanda vivement Amélia.

— Contre votre amie la gouvernante. Ne faites donc pas ainsi l’étonnée.

— Oh ! George ! qu’avez-vous fait ? » dit Amélia.

Avec la pénétration féminine, que l’amour rend encore plus subtile, un instant lui avait suffi pour découvrir un secret qui avait échappé à miss Crawley, à l’innocente miss Briggs et surtout à la vue un peu obtuse du jeune lieutenant Osborne, aux épaisses moustaches.

Un jour que Rebecca était allée mettre son châle et son chapeau à l’étage supérieur, les deux amies profitèrent sans doute de l’occasion pour échanger leurs secrets et tramer quelqu’une de ces petites conspirations qui sont tout le bonheur de la vie féminine. Et nous, avec notre privilége de romancier qui nous introduit partout, il nous fut permis de voir Amélia se posant devant son amie Rebecca, lui prenant les deux mains et lui disant ces seules paroles :

« Je sais tout. »

Sur quoi Rebecca l’embrassa.

Pas un mot de plus ne fut échangé entre les deux jeunes femmes sur ce charmant secret ; mais il devait avant peu tomber dans le domaine public.

Peu après les événements que nous venons de rapporter, miss Rebecca Sharp se trouvant encore chez sa protectrice à Park-Lane, on vit dans Great-Gaunt-Street un écusson de plus figurer parmi ceux qui formaient déjà la décoration de ce funèbre quartier. Placé sur la façade de la maison de sir Pitt Crawley, il n’annonçait point cependant la mort du digne baronnet. C’était un écusson de femme. Quelques années auparavant il avait déjà servi pour la vieille mère de sir Pitt, feue la douairière lady Crawley. Après son temps d’exposition, l’écusson enlevé était resté à moisir dans quelque coin de la maison du baronnet. Il revit le jour en l’honneur de la pauvre Rose Dawson. Sir Pitt était veuf une seconde fois. Les armes écartelées sur l’écu avec celles du baronnet n’appartenaient point à la pauvre Rose : la fille du quincaillier n’avait point d’armoiries. Mais les anges peints sur l’écu ne pouvaient-ils pas aussi bien lui aller qu’à la mère de sir Pitt, ainsi que le resurgam écrit en devise, et accompagné pour support de la colombe et du serpent des Crawley ? Des armoiries, un écusson, le resurgam, quel sujet fécond pour moraliser !

M. Crawley avait apporté ses soins et ses consolations à cette femme délaissée sur son lit de souffrances ; et elle avait quitté le monde, raffermie par ses pieuses exhortations. Depuis bien des années il était seul à lui témoigner des égards et des attentions. Telle était dès longtemps l’unique consolation de cette âme faible et abandonnée. La matière chez elle avait longtemps survécu à l’esprit. Le cœur était mort pour qu’elle pût devenir la femme de sir Pitt.

Tandis qu’elle trépassait à Crawley, son mari était à Londres à négocier quelques-unes de ses innombrables spéculations et à se disputer avec ses hommes de loi. Il trouvait néanmoins le temps d’aller souvent à Park-Lane et d’écrire notes sur notes à Rebecca pour la supplier, la conjurer, lui commander de revenir à la campagne auprès de ses jeunes élèves, qui n’avaient plus personne pour les surveiller depuis la maladie de leur mère. Mais miss Crawley ne voulait pas entendre parler de départ ; car, bien que Londres ne possédât pas femme à la mode aussi disposée à mettre ses amis à l’écart, sans le moindre regret, dès qu’elle se sentait lasse de leur société, ni aussi prompte à s’en fatiguer, cependant elle était excessive dans ses attachements pendant toute leur durée, et sa passion pour Rebecca était encore dans sa première ardeur.

La nouvelle de la mort de lady Crawley ne donna pas lieu à une grande douleur ni à de longs commentaires dans la maison de miss Crawley.

« Je ferai bien de remettre ma soirée du trois, dit miss Crawley ; puis, après une pause, elle ajouta : Je pense que mon frère aura la convenance de ne pas convoler à de nouvelles noces.

— C’est pour le coup que Pitt serait furieux », remarqua Rawdon, toujours avec les mêmes sentiments fraternels pour son aîné.

Rebecca ne disait rien. Elle semblait, de toute la famille, la plus triste et la plus affectée de cet événement. Elle quitta ce jour-là le salon avant le départ de Rawdon. Mais, par le plus grand des hasards, ils se rencontrèrent en bas comme ce dernier allait partir, et ils eurent ensemble une longue conversation.

Le lendemain matin, Rebecca, regardant à la fenêtre, fit tressaillir miss Crawley, tranquillement occupée à lire un roman français, lorsqu’elle lui cria d’une voix alarmée :

« Voici sir Pitt, madame ! »

On entendit en même temps le baronnet frapper à la porte.

« Ma chère, je ne puis pas, je ne veux pas le voir. Dites à Bowls qu’il réponde que je suis sortie, ou descendez vous-même, et dites que je me sens trop mal pour recevoir personne. Mes nerfs sont trop agités pour qu’il me soit possible de supporter la vue de mon frère en ce moment. »

Cela dit, miss Crawley reprit son roman.

« Elle est trop malade pour vous voir, dit Rebecca, descendant vers sir Pitt, qui se disposait à monter.

— Tant mieux, répondit sir Pitt, j’avais à vous parler, miss Becky ; venez avec moi dans le salon. »

Ils entrèrent tous deux.

« J’ai absolument besoin de vous à Crawley-la-Reine, mademoiselle », dit le baronnet en fixant les yeux sur elle et en déposant sur la table ses gants noirs et son chapeau orné d’un large crêpe.

Ses yeux avaient une expression si étrange, il les arrêtait sur elle si fixement, que Rebecca Sharp fut presque sur le point de trembler de tous ses membres.

« J’espère partir bientôt, dit-elle à voix basse, quand miss Crawley ira mieux… et aller retrouver… mes chères élèves.

— Vous me dites cela depuis trois mois, Becky, répliqua sir Pitt, et vous n’en restez pas moins auprès de ma sœur, qui vous jettera de côté un de ces quatre matins, comme une paire de vieux souliers dont elle n’a plus que faire. Je vous le répète, j’ai absolument besoin de vous. Je m’en vais pour l’enterrement. Voulez-vous venir avec moi, oui ou non ?

— Je n’ose… je ne crois pas… il ne serait pas bien… de m’en aller seule avec vous, monsieur, dit Becky paraissant en proie à une violente agitation.

— Je vous le répète, j’ai besoin de vous, dit sir Pitt en frappant sur la table. Je ne puis rien faire sans vous. Je ne sais ce qui nous arriverait, si vous tardiez encore longtemps. La maison va tout de travers. Rien n’est plus à sa place. Tous mes comptes sont embrouillés. Il faut que vous reveniez. Revenez, chère Becky, revenez.

— Revenir ; mais à quel titre, monsieur ? murmura Rebecca.

— Revenez en qualité de lady Crawley, si vous le voulez, dit le baronnet, agitant son chapeau de deuil. Cela peut-il vous satisfaire ? Revenez, et vous serez ma femme. Vous le méritez à coup sûr. Au diable la naissance ; vous valez toutes les ladies du monde. Vous avez autant d’esprit dans votre petit doigt qu’il s’en trouve dans toutes les têtes réunies de toutes les femmes des baronnets du comté. Voulez-vous, oui ou non ?

— Oh ! sir Pitt, dit Rebecca fort émue.

— Dites oui, Becky, continua sir Pitt ; je suis vieux, mais encore solide au poste. J’ai au moins vingt ans devant moi. Je vous rendrai heureuse ; qu’en pensez-vous ? Vous ferez tout ce qui vous plaira ; vous dépenserez ce que vous voudrez ; rien ne vous sera refusé. Je vous constituerai un douaire en cas de mort ; tout se passera en règle. Hésitez-vous encore ? »

En même temps le baronnet tombait à ses genoux avec un air de vieux satyre.

Rebecca, la figure toute consternée, fit un mouvement en arrière. Dans le cours de cette histoire, nous ne l’avions pas encore vue manquer de sang-froid ; mais sa présence d’esprit lui fit ici complétement défaut. Les larmes les plus vraies coulèrent de ses yeux.

« Ah ! monsieur… ah ! sir Pitt, dit-elle, je suis… hélas !… déjà mariée ! »



CHAPITRE XV.

Où l’on voit un bout de l’oreille du mari de miss Sharp.


Tout lecteur d’un caractère sentimental, et nous n’en voulons que de ce genre, doit nous savoir gré du tableau qui couronne le dernier acte de notre petit drame. Qu’y a-t-il en effet de plus beau qu’une image de l’Amour à genoux devant la Beauté ?

Mais, quand l’Amour reçut de la Beauté l’aveu terrible qu’elle était déjà mariée, il bondit soudain, et, quittant l’humble posture qu’il avait sur le tapis, il laissa échapper des exclamations qui rendirent la pauvre petite Beauté plus tremblante encore qu’elle n’était en prononçant ces malencontreuses paroles.

« Mariée ! vous plaisantez, s’écria le baronnet après la première explosion de rage et de surprise. Vous voulez vous jouer de moi, Becky. Qui voudrait d’une femme sans un schelling de dot ?

— Mariée ! oui, mariée ! » dit Rebecca fondant en larmes, la voix tremblante et son mouchoir sur ses yeux humides.

En même temps elle appuyait sa tête contre le marbre de la cheminée. On eût dit une statue de la Douleur, bien capable d’amollir le cœur le plus endurci.

« Oh ! sir Pitt, cher sir Pitt, ne me croyez pas ingrate à toutes vos bontés envers moi. C’est votre noble générosité qui vient de m’arracher mon secret.

— Au diable la générosité ! hurla sir Pitt ; à qui donc êtes-vous mariée ? où cela s’est-il fait ?

— Laissez-moi retourner avec vous à la campagne, monsieur ! permettez-moi de veiller sur vous avec le même dévouement ! ne me séparez point de mon cher Crawley-la-Reine !

— Le ravisseur vous a donc abandonnée ? dit le baronnet, s’imaginant qu’il commençait à comprendre. Eh bien ! Becky, venez si vous le voulez. À parti pris conseil donné. L’offre que je vous faisais était belle cependant. Revenez au moins comme gouvernante. Vous pourrez toujours en faire à votre tête. »

Elle lui tendit la main, elle poussa des sanglots à se briser le cœur ! ses boucles couvraient sa figure et elle se tenait accoudée sur le marbre de la cheminée.

« L’infâme est donc parti ? reprit sir Pitt, dont l’esprit s’ouvrit à une honteuse pensée ; ne pensez plus à lui, Becky, je prendrai soin de vous.

— Oh ! monsieur, ce sera le bonheur de ma vie de retourner à Crawley-la-Reine et d’y prendre soin de vos enfants, de vous, comme par le passé, alors que vous m’exprimiez votre satisfaction des services de votre petite Rebecca. Quand je pense aux offres que vous venez de me faire, mon cœur se remplit de gratitude ; oh ! oui, je vous l’assure. Je ne puis être votre femme, permettez-moi… d’être votre fille ! »

À ces mots Rebecca tombait à genoux de la manière la plus tragique, et, pressant la main noire et crochue de sir Pitt entre ses deux petites mains blanches et lisses comme le satin, elle le regardait en face avec une expression de tendresse et de confiance. La porte s’ouvrit alors, et miss Crawley apparut sur le seuil.

Mistress Firkin et miss Briggs s’étaient trouvées par hasard à la porte du salon, comme le baronnet et Rebecca entraient dans cette pièce, et par hasard aussi elles avaient vu, à travers le trou de la serrure, le vieux bonhomme aux pieds de la gouvernante, et entendu ses offres généreuses. À peine avait-il fini que mistress Firkin et miss Briggs s’étaient élancées sur l’escalier, et, se précipitant dans la chambre où miss Crawley lisait son roman français, avaient apporté à cette vieille dame l’étourdissante nouvelle que sir Pitt, à genoux, faisait une déclaration à miss Sharp. Si vous calculez le temps nécessaire pour que le susdit dialogue ait pu s’achever, pour que miss Briggs et mistress Firkin soient grimpées jusqu’à l’étage supérieur, le temps nécessaire à miss Crawley pour s’étonner, laisser tomber son volume de Pigault-Lebrun et enfin descendre les escaliers, vous reconnaîtrez l’exacte précision de cette histoire et comment miss Crawley dut se présenter à la porte de la salle, au moment où Rebecca se trouvait dans une attitude suppliante.

« C’est la dame qui est à genoux et non pas le monsieur, dit miss Crawley avec un regard et une expression de dédain. On me disait que vous étiez à genoux, sir Pitt : mettez-vous donc encore à genoux, et voyons un peu le joli tableau que cela fait.

— J’ai remercié sir Pitt, madame, dit Rebecca en se relevant, et je lui ai dit que jamais je ne pourrais devenir lady Crawley.

— Comment ! vous avez refusé ses offres ? » dit miss Crawley tout ébahie.

Briggs et Firkin, se tenant sur la porte, ouvraient les yeux d’étonnement et la bouche de stupéfaction.

« Oui, je l’ai refusé, continua Rebecca d’une voix triste et larmoyante.

— Mais dois-je en croire mes oreilles, sir Pitt ? et lui auriez-vous fait une déclaration formelle ? demanda la vieille dame.

— Oui, dit le baronnet, c’est la vérité.

— Et vous a-t-elle refusé, comme elle le dit ?

— Oui, dit sir Pitt avec un gros rire.

— Cela n’a pas l’air de vous attrister beaucoup, observa miss Crawley.

— Pas le moins du monde, » répondit sir Pitt avec un sang-froid, une bonne humeur qui laissa miss Crawley tout étonnée.

Qu’un vieux gentilhomme de bonne race se mette aux genoux d’une pauvre gouvernante et éclate de rire quand elle lui refuse sa main, qu’une pauvre gouvernante refuse un baronnet flanqué de quatre mille livres sterling de revenu, miss Crawley ne pouvait s’expliquer ces mystères. Il y avait là une intrigue qui surpassait en complication toutes celles de son bien-aimé Pigault-Lebrun.

« Je suis bien aise de vous voir si gai, mon frère, continua-t-elle sans pouvoir revenir de sa surprise.

— C’est fameux ! dit sir Pitt, qui eût pensé cela ? C’est un vrai démon, un petit renard, disait-il à part lui en souriant de plaisir.

— Qui eût pensé quoi ? criait miss Crawley en frappant du pied. Voyons, miss Sharp, est-ce que vous attendez le divorce du Prince régent, et ne trouveriez-vous pas notre famille assez bonne pour vous ?

— L’attitude que j’avais, madame, dit Rebecca, quand vous êtes entrée, témoigne assez du prix que j’attache à l’honneur que ce noble et excellent homme daignait me faire. Il faudrait n’avoir point de cœur si, en retour de tant de bonté, de tant d’affection pour la pauvre orpheline, pour l’enfant abandonnée, elle vous payait par de la froideur et de l’insensibilité. Oh ! mes amis, mes bienfaiteurs ! ma tendresse, ma vie, mon dévouement, tout vous appartient pour l’appui que j’ai trouvé auprès de vous. Douteriez-vous de ma reconnaissance, miss Crawley ? Ah ! c’en est trop… mon cœur succombe à tant d’émotions… »

En même temps, elle se laissa tomber d’une façon si tragique sur une chaise voisine, que toute l’assistance fut attendrie de sa douleur.

« Que vous m’épousiez ou non, vous êtes une bonne petite fille, Becky, et je serai votre ami, entendez-vous ? » dit Pitt en mettant son chapeau à crêpe.

Il partit, et Rebecca se sentit soulagée d’un grand poids ; car ainsi son secret restait ignoré de miss Crawley, et elle pouvait encore jouir de quelque temps de répit.

Elle s’essuya les yeux avec son mouchoir, et fit signe à l’honnête Briggs, qui grillait de l’accompagner, de ne point la suivre dans sa chambre. Briggs et miss Crawley, au comble de la curiosité, se mirent à commenter ce singulier événement. Firkin, non moins émue, descendit dans les régions de la cuisine, et mit au courant de l’affaire la population mâle et femelle de l’endroit. Firkin fut si frappée de cette aventure, qu’elle jugea à propos d’écrire, par le courrier du soir, que, sauf le respect qu’elle devait à mistress Bute Crawley et à la famille du ministre, sir Pitt avait offert sa main à miss Sharp, et qu’elle l’avait refusée, à l’étonnement général.

Dans la salle à manger, où la digne miss Briggs se réjouissait de partager de nouveau les confidences de sa maîtresse, ces deux dames n’en revenaient point de la proposition de sir Pitt et du refus de Rebecca ; Briggs supposait fort judicieusement qu’il devait s’élever quelque obstacle par suite d’un attachement antérieur ; autrement, suivant elle, la jeune femme n’aurait pas refusé une offre si avantageuse.

« Vous auriez accepté, n’est-ce pas, Briggs ? dit miss Crawley avec un air de bonté.

— Ne serait-ce pas un grand honneur pour moi de devenir la sœur de miss Crawley ? répondit Briggs par une périphrase évasive.

— Eh bien ! après tout, Becky eût fait une très-bonne lady Crawley, » observa miss Crawley, fort attendrie du refus de la jeune fille.

Elle était d’autant plus libérale dans son admiration qu’elle n’avait plus de sacrifice à faire.

« C’est une forte tête, continua-t-elle, avec plus d’esprit dans son petit doigt que vous, ma pauvre Briggs, n’en avez dans toute votre personne. Ses manières sont excellentes, et surtout depuis que je l’ai formée. C’est une Montmorency, on le voit bien, Briggs, et le sang est après tout quelque chose, quoique, pour ma part, je m’élève au-dessus de ces préjugés. Elle eût tenu son rang au milieu de ces orgueilleux et stupides personnages de l’Hampshire, bien mieux que la malheureuse fille du quincaillier. »

Briggs maintenait son opinion, et cet attachement antérieur devenait l’objet de leurs conjectures.

« Vous autres, pauvres créatures sans amies, vous avez toujours quelque sot roman, dit miss Crawley ; et vous-même, qu’avez-vous fait de votre bel amour pour ce maître d’écriture ? Allons, Briggs, ne pleurez pas ; et à quoi bon pleurer ainsi ? Vos larmes ne le ressusciteront pas ; et je suppose que cette infortunée Becky n’aura pas été moins niaise, moins sentimentale que… Il y a là-dessous un apothicaire, un commis, un peintre, un jeune ministre ou quelque chose de cette espèce.

— Pauvre enfant ! pauvre enfant ! » disait Briggs se reportant à vingt-quatre ans en arrière et pensant au maître d’écriture pulmonique, dont une mèche de cheveux jaunes et des lettres remarquables par leur griffonnage restaient dans son pupitre comme un aliment éternel pour son amour et ses regrets. « Pauvre enfant ! » répétait Briggs ; elle se voyait encore avec ses joues fraîches et ses dix-huit ans, allant le soir à l’église et chantant avec son pulmonique sur le livre des psaumes.

« Après une telle conduite de la part de Rebecca, dit miss Crawley avec enthousiasme, notre famille doit faire quelque chose pour elle. Cherchez à découvrir quel est l’individu, Briggs. Je l’établirai en boutique, je lui ferai faire mon portrait, ou je parlerai de lui à mon cousin l’évêque ; je donnerai une dot à Becky, nous aurons une noce, Briggs ; vous ferez le déjeuner, et vous serez la demoiselle d’honneur. »

Briggs déclara que ce serait charmant et s’extasia sur l’inépuisable bonté de sa chère miss Crawley. Elle monta dans la chambre de Rebecca pour la consoler, pour causer de l’offre, du refus, de ses motifs d’agir ainsi, pour lui faire part des généreuses intentions de miss Crawley et pour tâcher de découvrir qui était le maître et seigneur du cœur de miss Sharp.

Rebecca, en proie à une vive émotion, répondit aux offres bienveillantes que lui apportait miss Briggs avec toute la chaleur de la reconnaissance. Elle lui avoua qu’il y avait là-dessous un secret attachement entouré du plus délicieux mystère. Quel dommage que miss Briggs ne fût pas restée une minute de plus au trou de la serrure !

Rebecca allait peut-être lui en dire plus long ; mais à peine miss Briggs se trouvait-elle auprès de Rebecca depuis cinq minutes, que miss Crawley s’y présenta en personne, honneur jusqu’alors inouï. Son impatience ne lui ayant pas permis d’attendre le retour de son ambassadrice, elle était venue elle-même. Elle dit à Briggs de quitter la chambre, exprima hautement à Rebecca son approbation sur sa conduite, et lui demanda des détails sur le colloque qui avait amené l’offre surprenante de sir Pitt.

Rebecca lui dit que, depuis longtemps, elle s’apercevait des prévenances dont sir Pitt voulait bien l’honorer, car c’était son habitude de faire connaître ses sentiments d’une manière assez franche et assez peu déguisée. Elle eut soin de taire ses raisons particulières de refus, dont elle ne voulait point, pour le moment, occuper l’esprit de miss Crawley. L’âge, le rang, les habitudes de sir Pitt lui avaient fait trouver ce mariage complétement impossible. D’ailleurs, une femme qui possède le moindre sentiment de dignité personnelle, de convenance, peut-elle écouter de pareilles propositions à un tel moment, lorsque les funérailles de la dernière épouse ne sont pas encore terminées ?

« À d’autres, ma chère, vous n’auriez pas refusé, s’il n’y avait pas anguille sous roche, dit miss Crawley, arrivant brusquement à ses fins. Dites-moi vos motifs ; quels sont vos motifs personnels ? Il y a un amoureux là-dessous ; il y a quelqu’un qui a touché votre cœur. »

Rebecca, baissant les yeux, avoua qu’il y en avait un.

« Vous avez deviné tout juste, ma chère dame, dit-elle d’une voix douce et timide ; vous vous étonnez qu’une pauvre fille sans amis ait trouvé à placer son cœur ? Mais je n’ai jamais entendu dire que la pauvreté fût un obstacle à la loi commune. Ah ! que n’a-t-il pu en être ainsi !

— Pauvre chère âme, s’écria miss Crawley toujours prête à faire du sentiment, votre amour n’est donc point partagé ? nous pleurons donc dans le secret et l’abandon ? Contez-moi tout, que je puisse vous consoler.

— Que cela n’est-il en votre pouvoir, chère madame ? dit Rebecca de la même voix larmoyante. Ah ! j’en aurais bien besoin ! »

Et elle appuyait sa tête sur l’épaule de miss Crawley, et pleurait avec tant de naturel que la vieille dame, maîtrisée par un mouvement de sympathie, l’embrassa avec une tendresse presque maternelle, et l’assura avec vivacité de son estime et de son affection, déclarant qu’elle l’aimait comme une fille et qu’elle ferait tout au monde pour lui être utile.

« Et maintenant, ma chère, son nom ? Est-ce le frère de cette charmante miss Sedley ? Vous m’avez touché un mot d’une affaire avec lui. Je l’inviterai ici et il sera à vous. Vous pouvez compter dessus, ma chère.

— Ne m’interrogez point, dit Rebecca ; plus tard, bientôt vous saurez tout, oui, tout, chère et excellente miss Crawley ! bien chère amie… Mais puis-je vous donner ce nom ?

— Je le veux, ma chère enfant, répliqua la vieille dame en l’embrassant.

— Il m’est impossible de vous rien dire maintenant, sanglota Rebecca ; je suis bien malheureuse !… mais aimez-moi toujours… promettez-moi de m’aimer toujours. »

Toutes deux maintenant versaient des larmes, car l’émotion de la jeune femme avait été contagieuse pour sa vieille protectrice. Miss Crawley fit solennellement cette promesse et quitta ensuite sa petite amie, pleine d’admiration pour cette simple, tendre, affectueuse et incompréhensible créature.

Seule et livrée à elle-même pour réfléchir sur les événements imprévus et merveilleux de cette journée, sur ce qu’elle était, sur ce qu’elle aurait pu être, quels furent, à votre avis, les sentiments intimes de miss, non, j’en demande pardon, de mistress Rebecca ? Un peu plus haut votre serviteur a réclamé le privilége de jeter un regard furtif dans la chambre de miss Amélia Sedley et a dévoilé avec l’omniscience du nouvelliste tous les petits soucis, toutes les petites passions qui voltigeaient à l’entour de cet innocent chevet ; et pourquoi ici ne pas nous déclarer le confident de Rebecca, le maître de ses secrets et le geôlier de sa conscience ?

Rebecca se laissa d’abord aller aux regrets les plus vifs et les plus sincères d’avoir été réduite à renoncer à la bonne fortune prodigieuse qu’elle avait eue si près de sa main ; c’était là assurément un contre-temps qui lui attirera toute la sympathie des personnes positives.

« Eh quoi ! se disait Rebecca, j’aurais pu être milady ! J’aurais mené ce vieux bonhomme par le nez. J’aurais dispensé mistress Bute de sa protection et M. Pitt de ses airs de supériorité. J’aurais eu maison de ville meublée à neuf et fraîchement décorée, je me serais promenée dans le plus bel équipage de Londres, j’aurais eu ma loge à l’Opéra, et, l’année prochaine, j’aurais été présentée à la cour. Voilà quelle aurait pu être la réalité, tandis que l’avenir maintenant n’est plus que doute et mystère. »

Mais Rebecca était une jeune dame d’une résolution et d’un courage trop énergiques pour se permettre longtemps ces lamentations superflues sur un passé irrévocable. Après avoir fait à ces préoccupations une part de regrets convenable, elle tourna toute son attention vers l’avenir qui, par son importance, fixait bien davantage ses méditations. Elle calcula donc quels étaient, dans sa situation, ses espérances, ses doutes et ses chances de succès.

D’abord elle était mariée, c’était là le point capital. Sir Pitt le savait. Cet aveu de sa part était moins l’effet d’une surprise que d’une décision prise sur-le-champ. Il aurait fallu tôt ou tard en venir à cette déclaration. Pourquoi remettre ce qu’on peut faire tout de suite ? Lui qui aurait voulu l’épouser, garderait certainement le silence sur son mariage. Mais comment miss Crawley recevrait-elle cette nouvelle ? C’était là la grande question. Rebecca flottait dans le doute ; et cependant elle ne pouvait oublier les opinions manifestées par miss Crawley, son mépris déclaré pour la naissance, ses opinions d’un libéralisme avancé, ses dispositions romanesques, son vif attachement pour son neveu, enfin ses protestations, sans cesse répétées, de tendresse pour Rebecca.

« Elle est si éprise de moi, se dit Rebecca, qu’elle me pardonnera tout. Elle est si habituée à moi, que je ne crois pas qu’elle puisse se trouver bien en mon absence. Quand l’éclaircissement viendra, il y aura encore une scène, des attaques de nerfs, des querelles, et une réconciliation finale. En somme, pourquoi retarder encore ? Le sort l’avait voulu ; aujourd’hui ou demain, tout cela revenait au même. »

Ainsi donc, décidée à annoncer à miss Crawley la grande nouvelle, la jeune personne interrogea son esprit sur la meilleure manière de la lui présenter. Devait-elle faire face à l’orage, ou bien fuir et éviter les premières fureurs de son déchaînement ? C’est en proie à ces méditations qu’elle écrivit la lettre suivante :

Très-cher ami,

La grande crise dont nous avons si souvent parlé va enfin éclater. La moitié de mon secret est connue et de mûres réflexions m’ont persuadée que le temps était enfin arrivé de révéler tout ce mystère. Sir Pitt est venu me voir ce matin, et pourquoi ? devinez… Pour me faire une déclaration en forme. Qu’en pensez-vous ? Quel malheur ! j’aurais pu devenir lady Crawley. Qu’aurait dit mistress Bute, qu’aurait dit cette bonne tante, surtout en me voyant prendre le pas sur elle ? Je me serais trouvée la maman de certaine personne au lieu d’être sa… Oh ! je tremble, je tremble quand je pense que bientôt il faudra tout dire.

Sir Pitt sait que je suis mariée ; mais à qui ? il l’ignore, et, grâce à cela, n’en est pas autrement fâché. Actuellement ma tante n’est pas contente de mon refus aux propositions du baronnet, mais cependant elle est toute bonté et toute tendresse. Elle veut bien reconnaître que j’eusse été pour lui une excellente femme et déclare qu’elle tiendra lieu de mère à votre petite Rebecca. Quel coup pour elle à la première ouverture qui va lui être faite ! Mais qu’avons-nous à craindre, sinon une colère d’un moment ? C’est mon avis, c’est ma conviction ; elle raffole trop de vous, mauvais sujet et grand vaurien, pour ne pas tout vous pardonner ; et, en vérité, je crois qu’après vous, je tiens la première place dans son cœur, et qu’elle serait très-malheureuse sans moi. Très-cher ami, une voix me dit que nous en sortirons victorieux. Vous laisserez là cet affreux régiment, le jeu, les courses, et vous deviendrez un honnête garçon ; nous vivrons tous ensemble à Park-Lane, et nous hériterons un jour de tout l’argent de ma tante.

Je tâcherai d’aller me promener demain à la place ordinaire. Si miss Briggs m’accompagne, venez dîner et apportez-moi la réponse que vous mettrez dans le troisième volume des Sermons de Porteus. Mais, de toute manière, venez voir celle qui est toute à vous. R…

À miss Élisa Styles, chez M. Barnet, sellier, Knightsbridge.

Nous sommes sûrs qu’il n’y a pas un lecteur de cette petite histoire qui ne possède assez de pénétration pour avoir déjà découvert que cette miss Styles, ancienne amie de pension, à ce que disait Rebecca, avec laquelle elle avait dernièrement repris une active correspondance, et qui allait chercher ses lettres chez le sellier, portait des éperons en cuivre et de grandes moustaches retroussées, et n’était autre que le capitaine Rawdon Crawley.



CHAPITRE XVI.

La lettre sur la pelote.


Comment se fit ce mariage ? Voilà un problème qui ne saurait embarrasser personne. Comment empêcher un capitaine arrivé à sa majorité d’épouser une jeune personne également majeure, d’acheter une licence et de s’unir à elle dans l’une des églises de la ville ? Personne n’en est encore à apprendre que, lorsqu’une femme a une volonté, elle trouve toujours moyen de l’accomplir. Voici ma version. Un jour où miss Sharp était allée passer l’après-midi chez sa chère amie miss Amélia Sedley, de Russell-Square, on avait pu voir une dame fort semblable à elle entrer dans une église de la Cité en compagnie d’un monsieur aux moustaches bien cirées, ressortir un quart d’heure après cette entrée avec le même monsieur, qui l’avait conduite à un fiacre stationnant à la porte ; et ainsi s’était célébrée la cérémonie du mariage.

Personne au monde, après tant d’exemples quotidiens, n’ira, je pense, mettre en doute qu’on puisse se marier avec la première venue ? N’a-t-on pas vu des gens sensés et instruits épouser leurs cuisinières. Lord Elden lui-même, le plus sérieux des hommes, n’a-t-il pas procédé à son mariage par enlèvement ? Achille et Ajax n’ont-ils pas fait l’amour avec leurs belles esclaves ? Pouvait-on demander à un robuste dragon, qui jamais dans sa vie n’avait cherché à régler ses passions, d’aller subitement se métamorphoser en sage et résister aux entraînements de ses caprices ? Si l’on ne se mariait qu’avec poids et mesure, le monde serait bien vite dépeuplé.

Il me semble, pour ma part, que le mariage de M. Rawdon est l’une des plus honnêtes actions que nous ayons trouvées sur notre route, dans la biographie du susdit personnage. Qui songerait à lui faire un crime de s’être laissé captiver par une femme, et, après s’être laissé captiver, de l’avoir épousée en noces légitimes ? L’admiration, le plaisir, l’amour, l’étonnement, la confiance illimitée, l’adoration frénétique qu’avait éprouvés par degrés ce brave et gras guerrier à l’égard de la petite Rebecca étaient des sentiments qui, aux yeux des dames, ne sauraient tourner qu’à son avantage. Si elle chantait, chaque roulade de son gosier électrisait cette âme épaisse et vibrait à travers cette masse de matière. Si elle causait, il disposait de toutes les forces de son intelligence pour l’écouter et l’admirer. Disait-elle une plaisanterie, il ruminait ce bon mot dans son esprit, et, une demi-heure après, dans la rue, finissait par éclater de rire, à la grande surprise de son groom, quand il était en tilbury, ou de son camarade qui montait à cheval à côté de lui à Rotten-Row. Pour lui, les paroles de Rebecca étaient des oracles, ses moindres actions portaient l’empreinte de la grâce et de la sagesse.

« Comme elle chante ! comme elle peint ! se disait-il à lui-même ; comme elle monte bien la jument qui me mène à Crawley-la-Reine ! » Il allait même jusqu’à lui dire dans ses moments d’épanchements : « Mon Dieu, Becky, vous pourriez fort bien vous faire général en chef ou archevêque de Cantorbéry. »

Ces sentiments sont-ils donc si rares, et combien ne voit-on pas chaque jour d’honnêtes Hercules dans les jupons de leur Omphale, et de Samsons aux épaisses moustaches prosternés aux genoux de leur Dalila !

Lors donc que Becky lui annonça l’approche de la grande crise et lui dit que le temps de l’action était venu, Rawdon lui déclara qu’il était prêt à agir sous ses ordres, et à faire charger ses troupes dès le signal du colonel. Il ne fut pas nécessaire de mettre sa lettre dans le troisième volume de Porteus. Rebecca trouva le moyen de se débarrasser de Briggs, sa compagne, et rencontra le jour suivant sa fidèle amie au rendez-vous ordinaire. Elle avait mûri son plan pendant la nuit et fit part à Rawdon du résultat de ses déterminations. Celui-ci approuva tout, comme c’était son devoir. Comment n’aurait-ce pas été pour le mieux, puisque c’était elle qui avait tout réglé ? Miss Crawley ne pouvait manquer de donner à la fin son consentement ou tout au moins de s’apprivoiser, suivant l’expression de Rawdon, au bout de quelque temps. Quant aux résolutions de Rebecca, elles eussent été dans le sens opposé qu’il les eût suivies aussi aveuglément.

« Vous avez de la cervelle pour deux, Becky, lui disait-il, vous nous tirerez de ce précipice ; je n’ai jamais vu personne qui vous vaille, et cependant je me suis trouvé avec des gens bien habiles, moi aussi. »

Après cette profession de foi, le dragon au cœur brûlant s’en remit à elle du soin de conduire l’exécution de son projet, conçu dans l’intérêt commun, et il exécuta ponctuellement ses ordres sans même en demander les raisons. Son rôle, dans l’affaire, se bornait tout simplement à louer pour le capitaine et mistress Crawley un logement retiré dans le voisinage de la caserne ; car Rebecca s’était décidée, et avec beaucoup de sagesse, selon nous, à se faire enlever. Rawdon était ravi de cette résolution ; depuis plusieurs semaines déjà il la suppliait de prendre ce parti. Il se mettait en campagne pour retenir les logements avec cette activité que l’amour seul peut donner : il avait fait si peu de difficultés sur les deux guinées par semaine demandées par la maîtresse d’hôtel, que celle-ci se reprocha de n’en avoir pas exigé davantage. Il fit apporter un piano et assez de fleurs pour remplir la moitié d’une serre. Tout était à l’avenant. Quant aux châles, aux gants, aux bas de soie, aux montres en or, aux bracelets et à la parfumerie, il en fit emplette avec toute la profusion d’un amour aveugle et d’un crédit illimité. Après avoir soulagé son esprit par ce débordement de générosité, ne sachant plus que faire de ses nerfs, il alla au club attendre, en buvant, l’heure qui devait décider de la félicité de sa vie.

Les événements du jour précédent, l’admirable conduite de Rebecca refusant de si brillantes propositions, le malheur mystérieux qui planait sur elle, et la résignation silencieuse avec laquelle elle supportait son affliction, ajoutèrent encore à la tendresse ordinaire de miss Crawley.

Dès qu’il s’agit de mariage, soit pour un refus, soit pour une demande, c’en est assez pour mettre en branle des légions de femmes, et donner du mouvement aux fibres nerveuses de chacune d’elles. Comme observateur de la nature humaine, je fréquente régulièrement l’église Saint-George pendant la saison des mariages dans le grand monde. Jamais je n’ai vu les amis du fiancé fondre en larmes, jamais je n’ai remarqué la moindre émotion dans le bedeau et le clergé qui officie. Il n’est pas rare, au contraire, de voir des femmes qui n’ont plus aucun intérêt à ce qui se passe, de vieilles ladies qui sont depuis longtemps au delà de la limite où l’on se marie, d’honnêtes mères de famille, entourées d’un cortége d’enfants, de voir, dis-je, ce troupeau de femmes pleurer, sangloter, souffler, cacher leur figure dans leur mouchoir de poche, s’abandonner aux transports de la plus farouche émotion.

En un mot, miss Crawley et miss Briggs, après la démarche de sir Pitt, se livraient à une dépense immodérée de sentiments ; Rebecca était devenue l’objet du plus tendre intérêt pour miss Crawley, et, tandis que Rebecca était retirée dans sa chambre, sa vieille amie se consolait par la lecture des histoires les plus romanesques. La petite Sharp était l’héroïne du jour, grâce au mystère de ses pensées de cœur.

Jamais Rebecca n’avait trouvé un chant si doux, une conversation si séduisante que le soir qui suivit tous les préparatifs que nous venons de raconter. Elle tenait dans sa main le cœur de miss Crawley. Elle parlait d’un ton dédaigneux et moqueur de la proposition de sir Pitt, en riait comme d’un caprice extravagant de vieillard. Ses yeux se remplissaient de larmes, tandis que le cœur de Briggs débordait de l’inexprimable douleur de se voir évincée par sa rivale, quand celle-ci disait que son seul désir était de rester toujours auprès de sa chère bienfaitrice.

« Chère petite amie ! disait la vieille dame ; vous ne me quitterez pas de longtemps, voilà qui est convenu. Quant à retourner chez mon abominable frère, après ce qui s’est passé, il ne faut plus en parler. Vous resterez ici avec moi et avec Briggs. Briggs fait très-souvent visite à ses parents. Il ne tiendra qu’à elle d’aller les voir tant qu’elle voudra. Mais vous, ma chère, vous serez là pour avoir soin de la pauvre vieille. »

Que Rawdon Crawley se fût trouvé là, au lieu d’être à boire à son club pour endormir ses nerfs, le jeune couple, tombant aux pieds de la vieille demoiselle, aurait, par un aveu complet, obtenu son pardon en un clin d’œil. Mais ce coup de fortune fut refusé à nos jeunes gens, sans doute pour le plus grand bonheur de cette histoire. Nombre d’aventures merveilleuses auxquelles ils vont se trouver mêlés, les auraient laissés bien tranquilles au coin de leur feu, sous un toit confortable, avec l’intervention dès le début du pardon consolant, mais peu dramatique de miss Crawley.

Dans la maison de Park-Lane se trouvait, sous les ordres de mistress Firkin, une jeune servante de l’Hampshire, qui, entre autres fonctions, avait celle de frapper tous les matins à la porte de miss Sharp avec la cruche d’eau chaude que Firkin ne lui aurait pas portée elle-même, eût-il dû lui en coûter la tête. Cette fille avait été élevée autrefois aux frais de la famille ; elle avait un frère dans la compagnie du capitaine Crawley, et, sans blesser la vérité, on pouvait affirmer qu’elle était instruite de certains arrangements qui entrent pour beaucoup dans les combinaisons de cette histoire. Toujours on ne pourra nous contester qu’elle avait acheté un châle jaune, une paire de bottines vertes, un chapeau bleu clair ombragé d’une plume rouge, avec trois guinées provenant de Rebecca. Comme avec miss Sharp l’argent était toujours placé à intérêt, c’était sans doute les services de Betty Martin qui lui avaient valu cette largesse toute royale.

Le surlendemain des propositions de sir Pitt Crawley à miss Sharp, le soleil se leva comme à son ordinaire, et à son ordinaire aussi Betty Martin, chargée du service de l’étage supérieur, frappa à la porte de la chambre à coucher de la gouvernante.

Point de réponse. Nouveau coup à la porte : même silence. Sa cruche d’eau chaude à la main, elle ouvrit et entra dans la chambre.

La petite couchette, bien blanche, était aussi en ordre et aussi peu froissée que la veille, après que Betty avait aidé Rebecca à faire le lit. Dans un coin de la chambre se trouvaient deux petites malles ficelées, et sur la table, devant la fenêtre, piquée à la pelote, bien grosse et bien grasse, quoique doublée de satin rose, une lettre attirait les regards ; il est probable qu’elle avait passé là toute la nuit.

Betty se dirigea de ce côté sur la pointe du pied comme si elle eût craint de la faire envoler, jeta autour d’elle un coup d’œil de surprise et de satisfaction, prit la lettre du bout des doigts, puis se mit à rire de bon cœur en la retournant dans tous les sens, et enfin la descendit à l’étage inférieur, chez miss Briggs.

Comment Betty reconnut-elle que la lettre était à l’adresse de miss Briggs ? j’aimerais à l’apprendre ! Elle avait eu beau suivre l’école du dimanche faite par mistress Bute Crawley, elle ne savait pas plus lire l’écriture que l’hébreu.

« Holà ! miss Briggs, s’écria cette grosse fille ; ohé ! miss, quelle drôle de chose vient d’arriver ! Il n’y a personne dans la chambre de miss Sharp ; le lit n’a pas été défait, et elle est partie en laissant cette lettre pour vous, miss.

— Qu’est-ce que cela ? s’écria Briggs laissant tomber son peigne et flotter sur ses épaules une petite corde de cheveux fanés ; un enlèvement ! miss Sharp en fuite ! Qu’est-ce à dire que cela ? »

En même temps elle rompait brusquement le cachet et, comme on dit, dévorait le contenu de la lettre à elle adressée.

« Chère miss Briggs (écrivait la fugitive), dans l’excellent cœur que je vous connais, vous trouverez pitié, sympathie et excuse pour votre pauvre amie. C’est en répandant mes larmes, mes prières, mes bénédictions que je m’éloigne de cette maison, de cette maison où la pauvre orpheline a toujours trouvé des trésors inépuisables de bonté et d’affection. J’obéis à des droits supérieurs à ceux que ma bienfaitrice peut avoir sur moi. Je me rends au devoir qui m’appelle près de mon mari. Oui, je suis mariée, et mon mari m’ordonne de le suivre sous l’humble toit qui doit désormais nous servir de demeure. Très-chère miss Briggs, annoncez cette nouvelle, en vous inspirant de votre excellent cœur, à ma chère, à ma bien-aimée amie et protectrice. Dites-lui qu’avant de partir j’ai été verser des larmes sur son oreiller, sur cet oreiller où j’ai si souvent calmé ses souffrances, et sur lequel je désire veiller encore. Oh ! avec quelle joie je rentrerai à mon cher Park-Lane ! Que je tremble en attendant cette réponse qui va décider de mon sort ! Quand sir Pitt a daigné m’offrir sa main, honneur dont m’a trouvée digne ma bien-aimée miss Crawley (et ce sera pour moi un sujet de la bénir éternellement, puisqu’elle n’aurait pas dédaigné d’avoir la pauvre orpheline pour sœur), j’ai dit alors à sir Pitt que j’étais déjà mariée et il m’a pardonné ; mais le courage m’a manqué sur le point de lui faire un aveu complet, alors que j’allais lui dire que je ne pouvais devenir sa femme, parce que j’étais déjà sa fille ! J’ai épousé le meilleur, le plus généreux des hommes : le Rawdon de miss Crawley est mon Rawdon ! Il ordonne, et j’incline la tête ; il m’appelle dans notre humble demeure, et je le suivrai par tout l’univers. Excellente et bonne amie, intercédez auprès de la bien-aimée tante de mon Rawdon, pour lui et pour la pauvre fille à laquelle sa noble race a montré une affection sans égale. Suppliez miss Crawley de recevoir ses affectionnés enfants ; et, pour terminer, mille bénédictions sans fin sur la chère maison que je quitte.

« Votre dévouée et reconnaissante,
« Rebecca Crawley.xxxxxxx
Minuit !

Au moment où Briggs terminait la lecture de cette pièce intéressante et pathétique, grâce à laquelle elle se voyait réintégrée dans sa position de première confidente auprès de miss Crawley, mistress Firkin entra dans la chambre.

« Mistress Bute Crawley, lui dit-elle, vient d’arriver par la malle de l’Hampshire et demande du thé ; voulez-vous descendre pour lui préparer à déjeuner, miss ? »

À la grande surprise de Firkin, Briggs, sa robe de chambre ramenée devant elle, sa petite corde de cheveux flottant toujours à l’aventure derrière sa tête, ses papillotes suspendues en grappes autour de son front, Briggs descendit précipitamment vers mistress Bute, tenant à la main la lettre où elle avait lu ces prodigieuses nouvelles.

« Oh ! mistress Firkin, s’écriait de son côté Betty, quelle affaire ! miss Sharp s’est enfuie avec le capitaine ; ils sont en route pour Gretna-Green. »

Il y aurait un chapitre à écrire sur les émotions de mistress Firkin, si la peinture des passions qui agitaient ses maîtresses n’était pas une plus digne occupation pour notre aimable muse.

Quand mistress Bute Crawley, transie d’un voyage nocturne et se réchauffant à l’âtre pétillant de la salle à manger, apprit de miss Briggs la nouvelle de ce mariage clandestin, elle répéta que son arrivée dans un pareil moment, où il faudrait aider cette pauvre miss Crawley à supporter un si terrible coup, était tout à fait providentielle. Rebecca n’était plus qu’une petite scélérate pétrie d’artifice et de fourberie ; elle s’en était toujours défiée, et, quant à Rawdon Crawley, elle cherchait en vain à s’expliquer la folle tendresse de sa tante à son endroit. Depuis longtemps, elle ne voyait en lui qu’un débauché, un dissipateur, un être abandonné de Dieu. « Cette détestable équipée, ajoutait mistress Bute, aura du moins pour utile résultat d’ouvrir les yeux à miss Crawley sur le véritable caractère de ce misérable. »

Mistress Bute prit alors son thé avec renfort de grillades beurrées. Comme désormais il se trouvait une chambre vacante dans la maison, rien ne la forçant plus à rester à l’hôtel Gloster, où l’avait descendue la malle de Portsmouth, elle dépêcha M. Bowls avec commission d’en rapporter ses bagages.

Miss Crawley ne sortait jamais de sa chambre avant midi. Elle prenait le matin son chocolat dans son lit, tandis que Becky Sharp lui lisait le Morning-Post, faisait mille allées et venues ou la distrayait d’autre manière. Les coryphées de l’étage inférieur convinrent qu’on ménagerait la sensibilité de la chère dame jusqu’à son apparition dans le salon ; on lui avait cependant annoncé que la malle de l’Hampshire avait déposé mistress Bute Crawley à l’hôtel Gloster, qu’elle envoyait ses politesses à miss Crawley et lui demandait l’autorisation de déjeuner avec miss Briggs. L’arrivée de mistress Bute, qui en tout autre temps ne lui aurait fait aucun plaisir, lui causa alors une certaine satisfaction. Miss Crawley n’était pas fâchée de parler avec sa belle-sœur de feu lady Crawley, des préparatifs pour les funérailles et des brusques propositions de sir Pitt à Rebecca.

On laissa d’abord la vieille demoiselle s’installer à son aise dans son grand fauteuil favori, échanger les embrassements et les questions d’usage avec la nouvelle arrivée ; alors enfin les conjurés jugèrent le moment favorable pour lui faire subir l’opération. Qui n’a pas eu occasion d’admirer les artifices et les ménagements délicats employés par les femmes pour préparer leurs amis aux mauvaises nouvelles ? Les deux acolytes de miss Crawley s’entourèrent d’un tel appareil de mystère que, sans lui avoir dit encore le premier mot de la fatale nouvelle, elles avaient pourtant éveillé chez elle, dans une proportion convenable, le doute et l’inquiétude.

« Elle a refusé sir Pitt, ma chère miss Crawley, disait mistress Bute… voyons, du courage… parce que… parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement.

— Il faut toujours un parce que, répondait miss Crawley, et c’est parce qu’elle en aime un autre. Je l’ai dit hier à Briggs.

— Oui, elle en aime un autre ! reprenait Briggs à son tour ; hélas ! ma chère et respectable amie, elle est déjà mariée !

— Oui, déjà mariée, » reprenait mistress Bute, en appuyant sur la chanterelle.

Et toutes deux, les mains croisées, se regardaient l’une l’autre, puis reportaient les yeux sur leur patiente.

« Qu’elle vienne me trouver dès son retour, cette petite astucieuse ! ne me rien dire ! s’écriait miss Crawley.

— Ah ! elle ne reviendra pas de sitôt ; montrez ici tout votre courage, ma chère amie ; elle est partie, mais pour longtemps ; elle… elle est partie pour tout à fait.

— Dieux du ciel ! et qui me fera mon chocolat ! Vite, qu’on aille la chercher et qu’elle revienne. Je veux qu’elle revienne ! hurlait la vieille fille.

— Pour l’amour du ciel, qu’elle prenne son courage à deux mains, et ne la torturez pas ainsi, miss Briggs.

— Elle est mariée à qui ? s’écria la vieille fille dans une exaspération nerveuse.

— À… à un parent de…

— Allons, parlez ; c’est de quoi me rendre folle, s’écria miss Crawley à bout de patience.

— Oh ! ma chère dame…, miss Briggs soutenez-la, elle a épousé Rawdon Crawley.

— Rawdon marié… à Rebecca… une gouvernante… non, non… Sortez de ma maison, vieille folle, vieille idiote ! Que vous êtes stupide, Briggs… et vous osez ?… vous êtes du complot… c’est de votre faute s’il s’est marié… vous avez cru que je le dépouillerais alors pour vous… je vois bien ce que c’est, Martha ! »

Et la fureur de la vieille s’exhalait en phrases entrecoupées.

« Ah ! quelle affliction, madame ! une personne de votre rang épouser la fille d’un maître de dessin !

— Sa mère était une Montmorency, s’écria la vieille dame arrachant presque la sonnette.

— Sa mère était une fille d’Opéra, une plancheuse, peut-être pis encore, » repartit mistress Bute.

Miss Crawley poussa un dernier cri et tomba sans connaissance. On la remonta dans sa chambre, d’où elle venait de descendre. Les crises nerveuses se succédaient sans interruption. On fit venir le docteur, et l’apothicaire ne tarda pas à suivre ses pas. Mistress Bute s’installa à son chevet comme garde-malade.

« C’est le devoir de ses parents de veiller sur elle, » disait la charitable Bute.

À peine avait-on remonté miss Crawley dans sa chambre, que survint un nouveau personnage qu’il fallut mettre au courant des faits. C’était le baronnet.

« Où est Becky ? dit sir Pitt ; où sont ses bagages ? Je viens la chercher pour partir avec moi pour Crawley-la-Reine.

— Ne connaissez-vous donc point l’étonnante nouvelle de son mariage clandestin ? demanda Briggs.

— Quéque ça me fait ? fit sir Pitt. Eh bien ! elle est mariée, et voilà tout. Dites-lui de descendre sans plus de retard.

— Vous ne savez donc pas, monsieur, lui demanda miss Briggs, qu’elle n’est plus dans la maison, au grand désespoir de miss Crawley ? La pauvre femme a bien manqué mourir lorsque nous lui avons appris l’union de la gouvernante avec le capitaine Rawdon. »

Quand sir Pitt Crawley entendit annoncer que Rebecca était la femme de son fils, il sortit de sa bouche une avalanche de jurons qui sonneraient assez mal ici, et qui firent que la pauvre Briggs, toute tremblante, s’élança de la chambre où il écumait. Nous pousserons avec elle la porte sur cette figure décomposée par la colère, enflammée par la haine et le désir.

Le lendemain de son arrivée à Crawley-la-Reine, sir Pitt se livra aux excès du délire le plus effréné, et, dans la chambre qu’avait occupée miss Sharp, il enfonça les caisses à coups de pied et mit en pièces ses papiers, ses robes et tous ses chiffons. Miss Horrocks, la fille du sommelier, prit une partie de ces débris ; les enfants s’affublèrent du reste pour jouer la comédie.

Il y avait à peine quelques jours que leur pauvre mère avait été conduite à sa dernière demeure. Pas une larme, pas un regret n’avait accompagné ses cendres déposées parmi tant d’autres, toutes étrangères pour elles.

« Mais si la vieille ne s’apaise pas, disait Rawdon à sa petite femme dans leur élégante maison de Brompton, où celle-ci avait passé sa matinée à essayer un nouveau piano, ses nouveaux gants qui lui allaient à merveille, ses nouveaux châles qui lui seyaient on ne peut mieux, ses nouvelles bagues qui brillaient à ses petits doigts, et sa nouvelle montre qui faisait tic tac à son côté. Eh bien ! Becky, si la vieille femme s’entête ?

— Je me charge de votre fortune, reprit-elle ; et Dalila caressait Samson.

— Vous pouvez tout, dit-il en déposant un baiser sur sa main mignonne ; aussi, mordieu ! je m’en rapporte à vous ! »



CHAPITRE XVII.

Le capitaine Dobbin achète un piano.


S’il est au monde un endroit où la satire et le sentiment puissent se donner rendez-vous, où le risible et le larmoyant se présentent avec le plus bizarre contraste, où l’on ait le droit de se montrer mordant et pathétique avec un parfait à propos, c’est dans une de ces assemblées publiques dont l’annonce remplit chaque jour les dernières colonnes du Times, et où chacun, pour son argent, est appelé à prendre sa part de la bibliothèque, du mobilier, de la vaisselle, de la garde-robe et des vins fins d’Épicure trépassé.

Les restes de mylord Plutus reposent maintenant dans le caveau de la famille. Les statuaires taillent dans le marbre une inscription commémorative et véridique, comme on le sait, de ses vertus et de la douleur de son héritier, désormais en possession de ses biens. Quel convive de la table de Plutus peut passer devant sa maison jadis si hospitalière pour lui, sans laisser échapper un soupir, devant cette maison qui s’illuminait de si joyeuses clartés vers les sept heures du soir, dont les portes étaient toujours toutes grandes ouvertes, et dont les domestiques, tandis qu’on montait l’escalier garni de moelleux tapis, faisaient retentir le nom du visiteur de palier en palier jusqu’à ce qu’il eût pénétré dans l’élégant sanctuaire où le vieux Plutus recevait ses amis ! Il en comptait beaucoup ! Il les traitait si bien ! Combien de gens voyait-on chez lui, spirituels sous ses vaste portiques, moroses dès qu’ils en franchissaient le seuil. Combien de gens aimables et prévenants à l’envi, qui partout ailleurs se détestaient et se seraient égorgés l’un l’autre ! Il avait une certaine arrogance, mais sa cuisine aurait fait avaler bien pis encore. Il était lourd et épais, mais le feu de son vin pétillait dans toutes les conversations.

« À tout prix nous aurons quelques bouteilles de son bourgogne, disent à son cercle ses amis éplorés.

— J’ai acheté cette tabatière à la vente du vieux Plutus, reprend l’un d’eux en la faisant circuler ; c’est le portrait d’une des maîtresses de Louis XV ; joli bijou, n’est-ce pas ? charmante miniature ? »

Puis on se met à causer de la manière dont Plutus le jeune va dissiper l’héritage.

Dans l’hôtel, quelle métamorphose ! la façade a disparu sous une enveloppe d’affiches ; tous les articles y sont inventoriés en lettres majuscules. Un tapis est pendu comme échantillon à l’un des étages supérieurs. Une demi-douzaine de commissionnaires sont échelonnés sur les marches boueuses. La cour est envahie d’hôtes basanés à la figure plus ou moins grecque, qui vous distribuent des cartes imprimées et se proposent pour enchérir à votre compte. De vieilles femmes et des amateurs indécis encombrent les étages du haut, tâtant les couvre-pieds, fourrant les doigts dans la plume, retournant les matelas, ouvrant les tiroirs des chiffonniers. De jeunes et entreprenantes maîtresses de maison viennent mesurer la dimension des rideaux et les miroirs, pour s’assurer qu’ils conviendront à leur nouveau ménage.

M. Martofrap, assis sur une grande table d’acajou dans la salle à manger du bas, agite son marteau d’ivoire et emploie tous les artifices de l’éloquence, de l’enthousiasme, de la prière, de la raison, du désespoir pour allumer les acheteurs. Il décoche un trait satirique à M. Juda sur son engourdissement, provoque du geste M. Lévi. Il implore, commande et beugle jusqu’au moment où il laisse tomber le fatal marteau et passe au lot suivant.

Ô Plutus, qui aurait jamais pensé, lorsque nous étions en cercle autour de votre large table étincelante de vaisselle et de linge damassé, qu’on y verrait un jour figurer, en guise de plat, cet étourdissant brocanteur ?

La vente tirait à sa fin. Déjà on avait vendu le magnifique ameublement du salon, sorti des meilleurs ateliers ; les vins rares, qui avaient coûté des prix fabuleux et avaient été choisis avec le goût que l’on connaissait à leur possesseur ; les services d’argenterie, d’une richesse et d’une ciselure remarquables. Quelques-unes des meilleures bouteilles, renommées parmi tous les amateurs du voisinage, avaient été achetées pour la cave de son maître par le sommelier de notre ami Osborne, esquire de Russell-Square. Un petit lot d’argenterie consistant en objets les plus indispensables, avait été acquis pour le compte de jeunes agents de change de la Cité. Il ne restait plus maintenant pour exciter la tentation du public que des objets de moindre valeur. L’orateur, juché sur la table, s’extasiait sur les mérites d’un tableau qu’il recommandait à l’admiration des assistants. La foule des acheteurs était loin d’être aussi choisie, aussi nombreuse qu’aux vacations précédentes.

« Numéro 369 ! hurlait M. Martofrap. Portrait d’un monsieur sur un éléphant. Qui parle pour le monsieur sur l’éléphant ? Faites voir aux amateurs, monsieur Criarson, qu’ils puissent examiner le chef-d’œuvre. »

Un monsieur grand, pâle, à la tournure militaire, assis tranquillement sur la table d’acajou, ne put s’empêcher de rire quand M. Criarson promena ce précieux morceau sous les yeux du public.

« Montrez l’éléphant au capitaine, Criarson. Eh bien ! monsieur, que disons-nous pour l’éléphant ? »

Le capitaine, au lieu de répondre, rougit, se troubla et détourna la tête pendant que le vendeur renouvelait ses provocations.

« Vingt guinées pour cet objet d’art ? quinze… cinq… qu’on dise un mot ; le monsieur sans l’éléphant vaut à lui seul cinq livres.

— Je m’étonne que l’éléphant ne plie pas sous un pareil fardeau, dit un loustic de profession ; son cavalier est assez gros pour cela. »

En effet le monsieur placé sur l’éléphant faisait l’effet d’un gros et grand gaillard. Un rire universel accueillit cette plaisanterie.

« Ne dépréciez pas la valeur de mon lot, maître Lévi, dit Martofrap ; laissez la compagnie examiner cet objet d’art. La pose de cet intelligent animal est tout à fait conforme à sa nature. Le monsieur en veste de nankin, son fusil à l’épaule, s’en va à la chasse ; dans le lointain, on voit un bananier et une pagode ; c’est probablement quelque endroit célèbre dans nos fameuses possessions des Indes orientales. Combien met-on sur ce lot ? Allons, messieurs, ne restons pas à coucher ici. »

Une personne offrit cinq schellings ; le militaire regarda du côté d’où partait cette offre brillante ; il aperçut alors un autre officier et une jeune dame lui donnant le bras, qui paraissaient se divertir beaucoup de cette scène, et à qui, en définitive, le lot fut adjugé pour une demi-guinée. L’autre amateur fut plus surpris et plus décontenancé que jamais à la vue du couple qui lui faisait face ; il enfonça tout à fait sa tête dans son col d’uniforme et tourna le dos pour ne plus rencontrer cette vision désagréable.

Nous n’avons nulle envie d’entretenir nos lecteurs des autres objets que M. Martofrap eut en ce jour l’honneur d’offrir à l’avidité du public, à l’exception d’un seul toutefois : c’était un petit piano droit qu’on avait descendu des régions élevées de la maison ; le grand piano à queue était déjà vendu. La jeune dame dont nous avons parlé le fit retentir sous ses doigts agiles et déliés, et l’officier, à l’autre bout de la table, se mit à rougir et à tressaillir.

La jeune dame fit pousser par un tiers les enchères du piano. Mais il y avait concurrence. Le juif de l’officier du bout de la table poussait contre le juif des acquéreurs de l’éléphant. Le petit piano fut chaudement disputé ; M. Martofrap stimulait encore l’ardeur des combattants. La lutte se prolongea ainsi quelque temps, mais le capitaine et à la dame à l’éléphant finirent par quitter la lice. Le marteau tomba et le crieur fit entendre ces mots :

« Pour M. Lévi, vingt-cinq quinées. »

Le client de M. Lévi se trouva ainsi propriétaire du petit piano droit. Après cette victoire il reprit sa position normale, et, ses compétiteurs évincés jetant un coup d’œil de son côté, la dame dit à son cavalier :

« Eh mais ! Rawdon, c’est le capitaine Dobbin. »

Peut-être Becky était-elle mécontente du nouveau piano que son mari avait loué pour elle ; peut-être les propriétaires de l’instrument l’avaient-ils fait reprendre, refusant un plus gros crédit ; peut-être enfin attachait-elle un prix tout particulier à celui dont elle avait voulu faire l’emplette, se souvenant du temps où elle en avait joué dans la petite chambre de notre chère Amélia Sedley.

La vente avait lieu dans la vieille maison de Russell-Square, où nous avons passé quelques soirées au commencement de ce récit. Le bon vieux John Sedley était ruiné, sa banqueroute affichée à la Bourse, et par suite il avait fallu procéder à son exécution commerciale.

Le sommelier de M. Osborne était venu acheter le fameux vin de Porto, pour le transporter de l’autre côté de la place. Quant à la boîte de petites cuillers de dessert, à la douzaine de couverts artistement travaillés et vendus au poids, trois jeunes agents de change, MM. Dale, Spiggot et Dale de Treadneedle-Street, qui avaient été en rapports d’affaires avec le vieillard et l’avaient trouvé bon et affable comme tous ceux qui traitaient avec lui, envoyèrent à sa demeure actuelle ce petit débris arraché du naufrage, avec leurs compliments pour la bonne mistress Sedley. Pour le piano d’Amélia, comme elle allait en avoir incessamment besoin et que le capitaine Dobbin ne savait pas plus en jouer que danser sur la corde roide, il est probable qu’il n’avait pas fait là une acquisition pour son usage personnel.

Le soir même il fut porté dans une charmante maisonnette de l’une de ces rues baptisées des noms les plus romantiques, où les habitations ressemblent à de petites maisons de poupées, et où, lorsqu’on regarde des fenêtres du premier étage, on a l’air, pour le passant, d’avoir les pieds au rez-de-chaussée. Les arbres des petits jardins qui s’étalent devant la façade de ces demeures sont couverts d’une éternelle végétation de tabliers d’enfant, de petites chaussettes rouges, de bonnets, etc. (Polyandrie, polygynie.) Malheur à l’oreille qui s’aventure dans ces lieux écartés ! elle sera écorchée par les notes aiguës sortant de mauvaises épinettes et du gosier de femmes qui font gémir les échos d’alentour. Tous les soirs on voit les commis de la Cité aller dans ces réduits coquets se reposer des fatigues du jour. C’était là que M. Clapp, le commis de M. Sedley, avait son domicile, et c’était là que le bon vieillard avait trouvé un asile pour lui, sa femme et sa fille, au moment de la catastrophe.

Joe Sedley, en apprenant le malheur qui frappait sa famille, avait agi comme on devait s’y attendre de la part d’un homme de son tempérament. Il ne vint pas à Londres, mais il écrivit à sa mère de prendre chez ses banquiers tout ce dont elle aurait besoin. Ainsi il était tranquille sur le sort de ses parents ; ils n’avaient plus rien à craindre du côté de la pauvreté ! Ces dispositions prises, Joe Sedley alla à son restaurant de Cheltenham aussi gai que de coutume, à sa promenade en voiture, buvant son bordeaux, jouant son whist, disant ses histoires indiennes ; et sa veuve irlandaise l’amadouait et le flattait comme si de rien n’était.

Ses offres d’argent, malgré le besoin qu’on en avait, firent peu d’impression sur ses parents. Amélia racontait que, la première fois qu’elle vit son père relever la tête depuis son malheur, fut le jour où il reçut de la part du jeune agent de change le paquet de couverts, accompagné de ses compliments. Alors il éclata en sanglots, alors il se mit à pleurer comme un enfant, et parut plus touché que sa femme elle-même, à qui le présent était destiné. Édouard Dale, le plus jeune des associés qui avaient acheté ces couverts en commun, se montrait toujours plein d’égards pour Amélia, et, en dépit du malheur de son père, s’offrait encore pour l’épouser. En 1820, il se maria à miss Louisa Cutts, fille de Cutts, un de nos plus grands facteurs en grains, et sa femme lui apporta une belle fortune. Maintenant il vit retiré dans l’opulence, au milieu d’une nombreuse famille, à son élégante villa de Muswell-Hill. Mais la rencontre d’un excellent cœur ne doit pas nous emporter trop loin du principal sujet de notre histoire.

Nous supposons que le lecteur s’est formé une trop haute idée du bon sens du capitaine et de mistress Rebecca, pour leur jamais attribuer la pensée de faire une visite dans un quartier aussi éloigné que Bloomsbury, s’ils eussent pu soupçonner qu’ils allaient y trouver des personnes non-seulement passées de mode, mais encore ruinées, et dont la connaissance devait être sans profit pour eux. Rebecca fut toute surprise de voir cette opulente demeure où elle avait jadis rencontré si bon accueil, mise au pillage par les acheteurs et les marchands, de trouver à chaque pas de précieux souvenirs de famille livrés à la rapacité et à l’indifférence du public. Un mois après sa fuite, elle s’était souvenue d’Amélia, et Rawdon, accueillant sa proposition avec un rire sournois, s’était montré tout disposé à visiter George Osborne.

« Excellente connaissance, Beck ! disait-il en se donnant un air narquois ; il faudra que je lui vende encore un cheval. Nous ferons aussi quelques parties de billard. C’est ce que j’appelle une amitié utile, madame Crawley, ah ! ah ! »

On aurait tort peut-être de se hâter de conclure d’après ces paroles que Rawdon Crawley trichait de propos délibéré en jouant avec M. Osborne ; il voulait simplement conserver sur lui cette supériorité que chacun est bien aise de faire sentir à son voisin.

La vieille tante n’avait pas l’air très-pressée de se radoucir. Un mois s’était écoulé et M. Bowls continuait à refuser la porte à Rawdon avec la même rigueur. Ses domestiques ne pouvaient pénétrer dans la maison de Park-Lane, ses lettres lui étaient renvoyées sans qu’on eût pris la peine de les ouvrir. Miss Crawley ne sortait point, elle se sentait toujours indisposée. Mistress Bute veillait toujours sur elle et ne la quittait pas d’un instant. Crawley et sa femme auguraient mal de la présence assidue de mistress Bute.

« Eh bien ! je commence à comprendre pourquoi vous vouliez que je fusse toujours avec elle à Crawley-la-Reine, dit Rawdon.

— C’est une femme bien adroite et bien fourbe, fit Rebecca avec un soupir.

— Bah, laissez là les regrets, et je serai tout consolé, » s’écria le capitaine dans un transport amoureux pour sa femme.

Celle-ci pour récompense lui donna un baiser. Elle éprouvait un certain plaisir de la généreuse confiance de son mari.

« Avec un peu de cervelle dans cette tête-là, pensa-t-elle, j’en aurais fait quelque chose. »

Mais elle ne lui laissait jamais entrevoir sa manière de penser sur son compte ; elle écoutait avec une complaisance infatigable ses histoires d’écurie et de régiment ; elle riait de tous ses bons mots ; elle prenait le plus vif intérêt à Jack Spatterdash, dont le cheval s’était abattu ; à Bob Martingale, surpris dans une maison de jeu ; à Tom Cinq-Bars, qui devait courir dans un steeple-chase. Rawdon rentrait-il à la maison, il trouvait Rebecca toujours vive et joyeuse ; voulait-il sortir, elle ne le retenait jamais ; restait-il au logis, elle jouait du piano, chantait pour lui plaire, faisait des sirops qu’il aimait fort, veillait à son dîner, chauffait ses pantoufles et inondait son âme de mille sons empressés. Une femme, suivant ma grand’mère, ne peut être bonne si elle n’est hypocrite. Nous ne savons jamais tout ce que l’autre sexe nous dissimule ; quelle adresse et quels artifices se cachent sous ce masque de franchise et de confiance ; combien de manœuvres sont mises en jeu pour nous plaire, nous tromper, nous désarmer à l’aide de ces sourires en apparence si ouverts. Je ne parle point ici des grandes coquettes, mais de ces modèles domestiques, de ces prodiges de vertu féminine. On voit tous les jours des femmes couvrir avec habileté les sottises d’un mari imbécile, ou apaiser les transports d’un furibond. Une bonne ménagère commencera toujours par être une excellente diplomate.

Ces prévenances avaient métamorphosé Rawdon Crawley ; de vétéran de la débauche il était devenu mari très-soumis et très-heureux. Il était complétement brouillé avec ses anciennes habitudes. À son club, on avait demandé une ou deux fois ce qu’il devenait, puis on avait fini par ne plus s’apercevoir de son absence. Pour lui, ses soirées au coin du feu, avec une femme joyeuse et souriante, une table bien servie, avaient tout le mérite de la nouveauté et du mystère. Il avait eu soin de faire son mariage sans l’annoncer dans le Morning-Post ; autrement il eût été assailli des réclamations étourdissantes de ses créanciers, s’ils avaient su qu’il avait épousé une femme sans fortune.

« Je ne crains point les reproches de mes parents, » disait Becky en riant du bout des lèvres.

Elle était résolue à ne point faire connaître au monde le nouveau rang qu’elle y prenait, tant qu’il n’y aurait pas eu réconciliation avec la vieille tante. Elle vivait ainsi à Brompton sans voir personne, si ce n’est les amis de son mari, admis à l’intimité du petit couvert. Elle les enchantait tous dans ces dîners en petit comité : une conversation pleine d’entrain, puis les jouissances de la musique, charmaient les privilégiés qui avaient part à ces plaisirs. Le major Martingale n’aurait jamais demandé à voir leur acte de mariage. Le capitaine Cinq-Bars ne tarissait pas sur le talent que la maîtresse du logis déployait dans la confection du punch ; le jeune lieutenant Spatterdash, joueur enragé de piquet et fort souvent invité par Crawley, était complétement sous le charme de mistress Crawley : mais la modestie et la prudence n’abandonnaient jamais la nouvelle épouse, et la réputation de Crawley comme brave à trois poils et comme jaloux achevait de protéger complétement sa chère petite femme.

Il existe dans cette ville des hommes de très-bonne race et fort à la mode, qui jamais ne hasardent le pied dans un salon de femmes. Cela explique comment le mariage de Crawley pouvait faire grand bruit dans son comté, où mistress Bute se chargeait d’en répandre la nouvelle, sans être le moins du monde l’objet des préoccupations et des entretiens de la capitale. Quant à Rawdon, il vivait très-largement, mais toujours à crédit. Il avait un actif de dettes fort respectable qui, habilement exploité, pouvait mener un homme pendant encore assez longtemps ; avec des dettes, certains industriels des grandes villes savent couler une vie cent fois plus agréable que beaucoup d’autres avec de l’argent comptant.

Un jour en lisant la gazette, Rawdon trouva l’indication suivante : « Le lieutenant G. Osborne vient d’acheter le brevet de capitaine à Smith, démissionnaire ; » aussitôt il exprima sur l’amant d’Amélia des sentiments d’estime dont la conséquence fut une visite à Russell-Square.

Rawdon et sa femme auraient bien voulu à la vente se rapprocher du capitaine Dobbin et apprendre quelques détails sur la catastrophe qui avait frappé les anciens amis de Rebecca ; mais le capitaine avait disparu dans la foule, et ils ne purent obtenir de renseignements que de l’un des crieurs publics.

« Voyez tous ces museaux crochus, disait Becky, son tableau sous le bras et rentrant dans le buggy d’un pas assez allègre ; ne dirait-on pas des vautours après la bataille ?

— Je ne saurais vous dire, je n’ai jamais assisté à aucune bataille ; demandez à Martingale, qui était en Espagne aide de camp du général Blazes.

— C’était un honnête vieillard que ce M. Sedley, reprit Rebecca. Je suis bien fâché du malheur qui lui arrive.

— Peuh ! agents de change… banqueroutiers… C’est tout un, vous savez, reprit Rawdon en chassant avec son fouet une mouche posée sur l’oreille de son cheval.

— J’aurais aimé à racheter, pour le leur offrir, quelque peu d’argenterie, Rawdon, continua sa femme d’une voix sentimentale ; mais vingt-cinq guinées pour ce petit piano, c’est monstrueusement cher ; nous l’avions choisi avec Amélia au sortir de la pension, chez Broadwood, il en a coûté alors trente-cinq.

— Et votre… comment l’appelez-vous ?… Osborne, je crois… Il va tirer, je suppose, sa révérence à cette fille, maintenant que la famille est ruinée. Ça va chagriner votre petite amie, miss Becky ?

— Bah ! on se console, » dit Becky avec un sourire.

Puis, pendant le reste de la promenade, ils parlèrent de tout autre chose.



CHAPITRE XVIII.

Qui joua sur le piano acheté par le capitaine Dobbin.


Notre récit, pour un temps, se trouve mêlé à des événements et à des noms fameux, et marche presque sur les brisées de l’histoire. Lorsque les aigles de Napoléon Bonaparte prirent leur vol de la Provence, où elles s’étaient abattues après un court séjour dans l’île d’Elbe, et, de clochers en clochers, atteignirent les tours de Notre-Dame, les aigles impériales firent sans doute peu d’attention à un petit coin de la paroisse de Blooms’bury, à Londres, où l’on était aussi préoccupé de bien autre chose que du battement de ces ailes puissantes !

« Napoléon est débarqué à Cannes ! » Une pareille nouvelle pouvait répandre la panique à Vienne, renverser les plans de la Russie, menacer l’intégrité de la Prusse, faire secouer la tête à Metternich et à Talleyrand, et enfin abasourdir le prince Hardemberg et le marquis de Londonderry ; mais qui aurait jamais cru que la fatale secousse de la grande lutte impériale dût faire ressentir son contre-coup jusque sur les destinées d’une malheureuse enfant de dix-huit ans, dont l’âme tout entière s’épanouissait en des pensées d’amour ? Pauvre et aimable fleur du toit domestique !… le souffle impétueux de la guerre va aussi vous emporter dans ses tourbillons impitoyables. Oui, Napoléon tente un coup suprême, et le dé fatal qui roule porte avec lui le bonheur de la petite Amélia Sedley.

La fortune de son père fut balayée sans espoir au souffle de ces fatales nouvelles. Tout avait mal tourné pour le pauvre vieillard ; ses dernières opérations avaient échoué ; ses banquiers avaient fait faillite. Les fonds avaient monté quand il pensait les voir baisser. Si le succès est rare et vient lentement, tout le monde sait que les désastres sont rapides et toujours menaçants.

Toutefois, le vieux Sedley avait renfermé sa tristesse en lui-même, et tout semblait marcher comme d’habitude dans cette opulente et paisible demeure. L’excellente mistress Sedley continuait chaque jour à se livrer sans le moindre soupçon à son active oisiveté et à ses futiles occupations. Sa fille s’absorbait de plus en plus dans une tendre et égoïste pensée, en s’isolant du monde qui l’entourait, lorsque la fatale secousse vint ébranler cette digne famille.

Un soir, mistress Sedley préparait des lettres d’invitation pour une fête qu’elle devait donner : les Osborne avait eu la leur ; elle ne pouvait rester en arrière. John Sedley, rentrant très-tard, s’assit sans dire mot au coin du feu, pendant que sa femme bavardait à ses côtés. Quant à Emmy, elle était remontée dans sa chambre, toute triste et tout abattue.

« Notre enfant n’est pas heureuse, hasarda la mère ; Osborne la néglige. Je ne puis souffrir les grands airs de cette famille. Les filles n’ont pas mis le pied ici depuis trois semaines, et George est venu deux fois à la ville sans nous rendre visite. Édouard Dale l’a vu à l’Opéra. Édouard épouserait bien cette chère enfant, j’en suis sûre. Il y a encore le capitaine Dobbin qui ne demanderait pas mieux ; mais j’ai horreur de tous ces militaires. Voyez comme George fait le beau fils et le matamore ! Il faudra apprendre à tous ces gens-là que nous les valons bien. Encouragez le moins du monde Édouard Dale, et vous verrez. Nous aurons une soirée, monsieur Sedley. Mais pourquoi ne répondez-vous pas ? Mon Dieu, qu’est-il arrivé ? »

John Sedley quitta sa chaise pour aller au-devant de sa femme accourait vers lui. La serrant alors dans ses bras, il lui dit d’une voix entrecoupée :

« Nous sommes ruinés, Marie ; il faut recommencer notre vie, ma chère ! J’aime mieux vous dire tout, tout sans restriction. »

En parlant ainsi il frissonnait de tous ses membres et se sentait défaillir ; c’est qu’il craignait que sa femme ne pût supporter ces nouvelles, sa femme à qui auparavant il n’avait jamais dit un mot capable de la chagriner. Mais il était plus accablé qu’elle, malgré la soudaineté du coup qui frappait sa chère compagne. Après cet effort il retomba sur son siége, et ce fut sa femme qui s’empressa de le consoler. Elle prit la main de cet honnête et excellent homme, l’embrassa, la passa autour de son cou ; puis, l’appelant son John, son cher John, son vieux mari, son bon vieux, elle lui adressa mille paroles inspirées par la tendresse et l’amour. Cette voix fidèle et dévouée, ces simples caresses tenaient suspendu le cœur du pauvre homme entre un bonheur et une tristesse inexprimables, et pénétraient dans cette âme souffrante comme un rayon de joie et de consolation.

Une fois seulement dans le cours de cette longue soirée, où, assis à côté de sa femme, le vieux Sedley épancha dans son sein les douleurs concentrées au fond de son âme et lui dit l’histoire de ses pertes et de ses embarras, les trahisons de ses plus vieux amis, la noble délicatesse de quelques personnes dont il ne croyait avoir rien à attendre ; une fois seulement, au milieu de ce retour douloureux sur le passé, sa fidèle épouse donna un libre cours à son émotion.

« Mon Dieu ! s’écria-t-elle, cela va briser le cœur d’Emmy ! »

Le père n’avait plus pensé à la pauvre enfant. Elle était là-haut en proie à l’insomnie et à la douleur, seule au milieu de ses amis, seule dans la maison paternelle, auprès de bons et excellents parents. Y a-t-il donc tant de personnes à qui l’on puisse tout avouer ? Pourquoi s’ouvrir à des âmes froides, insensibles, ou à des gens qui ne peuvent comprendre ? Notre chère petite Amélia se trouvait ainsi reléguée dans sa solitude. Elle n’avait plus, pour ainsi dire, de confidente, depuis le moment où elle avait des secrets à confier. Comment dire à sa chère maman ses doutes et ses inquiétudes ? Ses futures sœurs semblaient chaque jour la mettre de plus en plus à l’écart. Et même ses doutes et ses craintes, elle n’osait se les avouer à elle-même, bien qu’elle en fît toujours l’objet de ses secrètes méditations.

Son cœur faisait effort pour se rattacher à la conviction que George Osborne était fidèle et digne de son amour, en dépit de toutes les preuves contraires. Que de paroles d’amour lui avait-elle dites cependant sans faire tressaillir ses fibres sensibles ! combien de soupçons trop justifiés d’égoïsme et d’indifférence n’avait-elle pas eu à chasser de son cœur ? À qui cette pauvre victime pouvait-elle raconter ces luttes et ces tortures de chaque jour ? Son héros même ne comprenait pas son dévouement. Ah ! le courage lui manquait pour s’avouer combien l’homme qu’elle aimait lui était inférieur, combien elle s’était trop pressée de donner son cœur. Mais il était donné, et la pure et chaste jeune fille était trop modeste, trop tendre, trop fidèle, trop faible, trop femme enfin pour le reprendre.

Ce pauvre petit cœur était bien froissé, bien meurtri, lorsque, au mois de mars de l’an du Seigneur 1815, Napoléon débarqua à Cannes et Louis XVIII prit la fuite. Une panique générale s’empara de l’Europe ; les fonds baissèrent, et le vieux Sedley fut ruiné.

Nous ne suivrons pas le digne agent de change à travers les souffrances et l’agonie de son désastre, qui aboutit à sa mort commerciale. On afficha son nom à la Bourse, il abandonna ses bureaux, ses billets furent protestés ; la banqueroute était flagrante. La maison et l’ameublement de Russell-Square furent saisis et vendus à la criée, et la famille mise à la porte, ainsi que nous l’avons vu, se vit obligée de chercher un gîte dans le premier endroit venu.

John Sedley, obligé par son indigence de se séparer de ses domestiques, ne se sentit pas le courage de leur adresser ses derniers adieux. Ces honnêtes gens se montrèrent surtout chagrins de perdre de si bonnes places, et en somme ils se consolèrent assez vite du départ de leurs maîtres bien-aimés. La femme de chambre d’Amélia se livra à de longues doléances, mais elle s’en alla enfin toute résignée, en pensant qu’il pourrait s’offrir à elle une place bien plus avantageuse dans un des quartiers aristocratiques de la ville. Le noir Sambo, avec son caractère avantageux et sûr de lui, résolut d’entrer dans un hôtel. Quant à l’honnête et vieille mistress Blenkinsop, qui avait vu naître Joe et Amélia, dont les services dataient même du mariage de John Sedley et de sa femme, elle resta auprès d’eux gratuitement, car elle avait amassé une somme assez ronde depuis son entrée dans la maison. Elle suivit ses maîtres ruinés dans leur nouvel et modeste asile, où elle leur prodigua toujours ses soins, et ses grognements de temps à autre.

Parmi les poursuites qui firent à l’âme de ce bon et excellent Sedley la blessure la plus douloureuse et la plus profonde, et qui en six semaines blanchirent plus ses cheveux que les soucis des quinze années précédentes, celles de John Osborne se distinguèrent par leur acharnement et leur âpreté. John Osborne avait été son ami et son voisin ; John Osborne avait, à ses débuts, trouvé appui et assistance et lui avait mille obligations ; John Osborne devait marier son fils à la fille de Sedley. N’en était-ce pas assez pour expliquer ses rigueurs et son animosité ?

Un homme a de très-grandes obligations à un autre : survient une brouille entre eux. L’obligé doit alors, par égard pour les convenances, se montrer bien plus exigeant que le premier venu ; car cet excès d’ingratitude ne devient légitime qu’en prouvant le crime du bienfaiteur. Égoïste, brutal intéressé ! vous ne l’êtes pas, vous ne l’avez jamais été, mais vous êtes victime de la trahison la plus honteuse, accompagnée de circonstances aggravantes.

Règle générale dont s’accommodent fort les créanciers durs et revêches : les hommes gênés dans leurs affaires sont tous des coquins. Ils ont dissimulé leur situation, ils ont exagéré leurs chances de gain, ils ont voulu en imposer, faire croire que tout allait bien quand tout était perdu ; ils promenaient partout une face souriante, sourire bien douloureux alors qu’on se trouve sous le coup d’une banqueroute ! Ils étaient toujours prêts à saisir toutes les occasions de remise, afin de retarder quelques jours de plus une ruine inévitable.

« C’est leur déloyauté qui est cause de tout, dit le créancier triomphant, et il insulte à son ennemi dans la détresse.

— C’est folie de s’accrocher à une paille, » dit la froide raison à l’homme qui se noie.

— Vous êtes un infâme, puisqu’on voit votre nom couché sur les colonnes de la gazette, » dit toujours la prospérité au pauvre diable qui se débat dans le gouffre de la misère.

Qui n’a remarqué la promptitude des amis les plus intimes et des hommes les plus honorables à se soupçonner, à s’accuser l’un l’autre de mauvaise foi, pour peu qu’il s’agisse d’une question d’argent et qu’elle tourne mal ? Chacun en est là, chacun se trouve honnête, à charge que tous les autres soient des gueux. Afin d’être justifié, le bourreau a besoin de montrer un scélérat dans l’homme qu’il attache au pilori ; autrement, il ne serait lui-même qu’un misérable.

Quant à Osborne, il se sentait blessé, aigri par le souvenir des bienfaits qu’il avait reçus : c’est toujours là le grand motif de haine et d’hostilité. Enfin il avait rompu le mariage projeté entre la fille de Sedley et son fils. Comme on avait été fort loin, et comme le bonheur et peut-être l’honneur de la pauvre fille se trouvaient compromis, il fallait, pour arriver à une rupture, mettre en jeu les raisons les plus fortes ; John Osborne avait besoin de faire savoir à tous que la réputation de John Sedley était des plus pitoyables.

À toutes les réunions de créanciers, il affectait, à l’endroit de Sedley, une brutalité et un mépris qui achevaient de briser le cœur de ce malheureux, accablé déjà par sa ruine. Il s’opposa absolument à toute entrevue entre George et Amélia, menaçant le jeune homme de sa malédiction s’il contrevenait à ses ordres, et traitant cette pauvre et innocente jeune fille comme la plus infâme et la plus artificieuse des créatures. La colère et la haine jettent toujours le venin de leurs calomnies sur l’objet détesté : c’est, comme on dit, une manière d’être conséquent.

La nouvelle du désastre de son père, le départ de Russell-Square, furent pour Amélia comme la déclaration que tout était désormais fini entre elle et George, entre elle et son amour, entre elle et son bonheur, entre elle et sa foi en ce monde. Une lettre grossière et insultante de John Osborne l’informa que la conduite de son père renversait tous les engagements pris entre les deux familles.

Amélia reçut cette nouvelle avec beaucoup plus de calme et de résignation que sa mère ne l’avait espéré. Elle n’y voyait que la confirmation des tristes pressentiments qui l’agitaient depuis si longtemps. C’était la sentence portée contre le crime dont elle était coupable depuis plusieurs années, d’aimer trop aveuglément, trop passionnément, sans consulter la froide raison. Comme par le passé, elle renferma en elle-même ses pensées intimes. Elle n’était guère plus malheureuse maintenant, avec la certitude de ses espérances déçues, qu’au temps où, sans vouloir la regarder, elle avait devant les yeux la triste réalité. Elle passait ainsi d’un vaste hôtel à un petit réduit sans se plaindre, sans être émue. Elle se renfermait moins longtemps dans sa petite chambre, mais elle languissait en silence, et chaque jour on pouvait signaler les progrès de son affaiblissement.

L’animosité que M. Osborne avait témoignée à l’occasion du projet de mariage entre George et Amélia ne pouvait être comparée qu’au ressentiment que manifestait le vieux Sedley toutes les fois qu’il était question devant lui du même sujet. Il maudissait Osborne et sa famille comme des êtres sans cœur, sans foi, sans gratitude ; il protestait qu’aucune force humaine ne l’amènerait à donner sa fille au fils d’un tel misérable ; il ordonnait à Emmy de bannir George de son esprit et de lui renvoyer toutes les lettres et tous les présents qu’elle avait reçus de lui.

Elle promit d’obéir et se disposa à le faire. Elle enveloppa les quelques bagatelles qui lui venaient de George, tira ses lettres de l’endroit où elle les serrait et les relut d’un bout à l’autre, comme si elle ne les savait pas encore par cœur. Mais elle n’avait pas le courage de s’en séparer ; cet effort était au-dessus de ses forces : elle cacha ce paquet de lettres dans son sein, comme on voit une mère éplorée y cacher son enfant mort. Il semblait à Amélia qu’elle mourrait ou qu’elle deviendrait folle si on lui enlevait cette suprême consolation. Quel rayonnement de joie s’épanouissait autrefois sur sa figure, à l’arrivée de ces lettres ! comme elle s’éloignait avec un battement de cœur pour pouvoir les lire sans être vue ! Si le style en était glacial et froid, comme elle savait y trouver au contraire toute la chaleur de la passion ! Étaient-elles courtes et égoïstes, les excuses ne lui manquaient pas en faveur de l’auteur.

En relisant ces lettres, si peu dignes de tant d’amour, elle s’abandonnait au cours de ses rêveries ; elle revivait dans le passé. Chaque lettre marquait pour elle un souvenir. Tout le passé se pressait dans son esprit. Elle se rappelait son regard, sa voix, sa tournure, ce qu’il avait dit et comme il l’avait dit. Hélas ! de toute cette affection éteinte il ne lui restait plus au monde que ces tristes débris, et sa vie devait se passer désormais à enfouir sa tristesse dans le silence.

Soyez prudentes, jeunes demoiselles. Regardez-y à deux fois en engageant votre cœur. Prenez garde de vous abandonner à un amour bien sincère. Ne dites jamais tout ce que vous éprouvez, et mieux encore n’éprouvez jamais grand’chose. Voyez où conduit une passion trop loyale et trop confiante ; ne vous fiez à personne. Mariez-vous comme en France, où M. le maire sert de confident, où les registres de l’état civil remplacent les billets amoureux. Enfin, n’ayez jamais de ces sentiments qui puissent devenir pour vous une source de chagrin. Ne faites jamais de ces promesses que vous ne puissiez pas retirer, en cas de besoin, sans qu’il vous en coûte. Suivez cette méthode, si vous voulez faire votre chemin et passer pour vertueuse dans la Foire aux Vanités.

Si Amélia avait entendu les commentaires dont elle était l’objet dans la société dont la ruine de son père la retirait brusquement, elle aurait appris la nature de ses crimes et en quoi elle avait compromis sa réputation. Suivant mistress Smith, on n’avait pas l’exemple d’une légèreté aussi criminelle ; mistress Brown avait toujours condamné ces scandaleuses familiarités, et c’était une leçon qui devait profiter à ses filles.

« Le capitaine Osborne ne peut pas épouser la fille d’un banqueroutier, disait miss Dobbin ; c’est bien assez déjà d’être victime des escroqueries du père. Quant à cette petite Amélia, sa folie dépassait tout…

— Tout quoi ? demandait le capitaine Dobbin avec humeur. Ne sont-ils pas promis l’un à l’autre depuis leur enfance ? Cette promesse n’est-elle pas aussi valable que le mariage ? Qui ose proférer le moindre mot contre la plus pure, la plus tendre, la plus angélique des jeunes filles ?

— Tout beau, William ! répondait miss Jane ; il ne faut pas monter ainsi avec nous sur votre cheval de bataille. Nous ne pouvons vous rendre raison et nous battre avec vous. Nous ne disons rien contre miss Sedley, si ce n’est que sa conduite a été des plus imprudentes, et c’est le moins qu’on puisse en dire. Ce malheur, du reste, vient bien à ses parents.

— Allons, William, reprit miss Anne d’un ton moqueur, miss Sedley est libre maintenant ; c’est affaire à vous de vous mettre sur les rangs ; c’est un bien bon parti, ma foi : qu’en dites-vous ?

— Que je l’épouse ! dit Dobbin tout rouge et précipitant ses paroles ; si vous aimez le changement, mesdemoiselles, croyez-vous qu’elle vous ressemble ? Moquez-vous de cette angélique jeune fille ; elle ne peut se défendre. Son malheur et sa peine doivent suffire, en effet, pour la livrer à vos railleries. Courage, Anne ! vous êtes le bel esprit de la famille, et vos sottises y font florès.

— Je vous ai déjà dit que nous n’étions pas au régiment ! reprit miss Anne.

— Au régiment ! morbleu, je voudrais bien entendre quelqu’un parler comme vous au régiment, s’écria le digne Dobbin avec un enthousiasme chevaleresque. Oui, je voudrais, morbleu ! qu’un homme s’avisât de dire quelque chose contre elle. Mais les hommes ne bavardent pas de cette façon, Anne ; il n’y a que des femmes pour s’ameuter de la sorte, pour confondre ainsi leurs hurlements et leurs clabaudages. Eh bien ! vous allez vous mettre à pleurer pour cela. Vous n’êtes que des oies. » Et William Dobbin s’apercevant que les yeux rouges de miss Anne commençaient comme à l’ordinaire à se gonfler de larmes, dit aussitôt : « Eh bien ! vous n’êtes pas des oies, vous êtes des cygnes ou tout ce que vous voudrez, seulement laissez tranquille miss Sedley.

— Rien ne peut se comparer à l’ardeur chevaleresque de William au sujet de cette petite effrontée coquette, » se disaient entre elles la mère et les sœurs de Dobbin.

Elles redoutaient fort que, son mariage avec Osborne n’ayant pas de suite, elle ne trouvât sur-le-champ un autre admirateur dans le capitaine. Ces honnêtes femmes réglaient sans doute leurs prévisions d’après leur propre expérience, ou plutôt, car les occasions de mariage et de coquetterie n’étaient pas fort communes pour elles, selon leur manière de comprendre le bien et le mal, le juste et l’injuste.

« Il est fort heureux, ma chère maman, disaient ces jeunes filles, que le régiment ait reçu son ordre de départ ; au moins voilà un danger auquel échappe notre frère. »

Le régiment était en effet désigné pour partir, et c’est ainsi que l’empereur des Français se trouve mêlé à notre histoire, qui, sans l’auguste intervention de ce personnage muet, n’aurait point mérité les honneurs de la publicité. C’était lui qui avait causé la ruine des Bourbons et celle de M. John Sedley. C’était lui dont l’arrivée à Paris faisait, en France, reprendre les armes pour le soutenir, et dans toute l’Europe pour le chasser. Pendant que la nation française et l’armée lui juraient fidélité autour des aigles, dans le champ de Mai, les quatre plus puissantes armées de l’Europe se réunissaient pour faire la chasse à l’aigle, et l’une d’elles, l’armée anglaise, comptait dans ses rangs deux de nos héros ; le capitaine Dobbin et le capitaine Osborne.

La nouvelle de l’évasion de Napoléon et de son débarquement en France fut accueillie par le valeureux ***e avec cette joie belliqueuse et enthousiaste que comprendront sans peine tous ceux qui connaissent ce fameux régiment. Depuis le colonel jusqu’au moindre tambour, chacun était rempli d’ambition, d’espoir et d’ardeur patriotique, chacun savait gré à l’empereur des Français d’être ainsi venu troubler la paix de l’Europe comme d’une faveur toute particulière. Il arrivait enfin, ce temps si désiré par le ***e, où il pourrait aller montrer à ses compagnons d’armes qu’il se comportait aussi bien sur le champ de bataille que les vétérans de la Péninsule, et qu’il n’avait point perdu sa valeur guerrière dans les Indes occidentales, au milieu des ravages de la fièvre jaune. Stubble et Spooney pensaient obtenir une compagnie sans avoir besoin de l’acheter. Avant la fin de la campagne, dont elle était bien résolue à partager les fatigues, mistress la major O’Dowd, espérait pouvoir signer : Mistress la colonel O’Dowd, chev. du Bain. Nos deux amis, Dobbin et Osborne, partageaient, chacun à sa manière, la fièvre générale : M. Dobbin, avec beaucoup de calme, M. Osborne, avec une exaltation bruyante, se montraient décidés à faire leur devoir et à obtenir leur part de gloire et de distinctions.

La commotion que ressentit le pays à cette nouvelle avait quelque chose de si national, que toute question d’intérêt privé disparut. C’est sans doute pour ce motif que George Osborne, tout récemment promu à son nouveau grade, et songeant déjà à un nouvel avancement, ne prit pas garde à d’autres événements qui eussent sans doute attiré son attention dans des temps plus calmes.

La catastrophe du bon M. Sedley ne l’attrista pas autrement. Il essayait son nouvel uniforme, qui lui allait à merveille, le jour où se tint la première réunion des créanciers de l’infortuné vieillard. Son père lui avait dit que la frauduleuse et abominable conduite de ce banqueroutier le forçait à lui renouveler ses injonctions au sujet d’Amélia, et que c’en était fini pour toujours des projets de mariage. Il lui compta ce soir-là une somme assez ronde pour payer son uniforme et ses épaulettes, qui lui donnaient si bonne mine. Ce jeune homme, peut-être trop libéral, faisait toujours bon accueil à l’argent, et il accepta sans plus de cérémonie la généreuse gratification de son père. Les affiches de vente tapissaient déjà la maison Sedley, où il avait passé tant de journées heureuses. Il put les apercevoir en sortant le soir de chez son père pour se rendre chez le vieux Slaughter, où il descendait quand il venait à la ville ; la lune les éclairait de ses pâles rayons. Cette maison, où avait régné jadis le bien-être, était fermée pour Amélia et ses parents. Où cette malheureuse famille avait-elle trouvé un asile ? La pensée de leur désastre fit sur lui une impression profonde ; il fut très-sombre ce soir-là au café de Slaughter. Il but beaucoup, et ses camarades en firent la remarque.

Dobbin, étant survenu, voulut l’empêcher de boire. Mais Osborne lui dit qu’il buvait ainsi à cause de son excessive tristesse. Son ami le pressa alors de maladroites questions, et lui demanda s’il avait des nouvelles. Osborne refusa d’entrer dans aucun détail, disant seulement qu’il avait l’esprit tout bouleversé et qu’il était bien malheureux.

Trois jours après, Dobbin vint voir Osborne dans sa chambre, à la caserne. Il avait la tête appuyée sur la table ; des papiers étaient jetés pêle-mêle autour de lui. Le jeune capitaine semblait en proie au plus grand abattement.

« Elle m’a renvoyé tout ce que je lui ai donné, tous ces petits souvenirs ; voyez un peu ! »

Il lui montra du doigt un paquet de lettres d’une écriture bien connue du capitaine Dobbin, et puis plusieurs petits objets jetés au hasard ; une bague, un couteau d’argent qu’il avait achetés pour elle à une foire, quand ils étaient enfants ; une chaîne d’or et un médaillon renfermant de ses cheveux.

« Tout est là, disait-il d’une voix traînante et éteinte. Tenez cette lettre, Will ; vous pouvez lire, si vous voulez. »

Il lui présentait en même temps une lettre contenant les lignes suivantes :

« D’après la volonté de mon père, je vous renvoie tous les présents que vous m’avez faits dans des temps plus heureux. Cette lettre est la dernière que je vous écris. Vous sentez, je pense, autant que moi, le coup qui vient de nous frapper. Nos infortunes rendent impossible l’union projetée entre nous ; désormais vous êtes libre, je vous rends votre parole. Vous ne partagerez point, j’en suis sûre, à notre endroit, les cruels soupçons de M. Osborne qui viennent s’ajouter à notre malheur comme un surcroît d’affliction. Adieu. Je prie le ciel de me donner la force de supporter cette épreuve et toutes les autres qu’il lui plaira de m’envoyer ; puisse-t-il faire descendre sur vous ses bénédictions !

« Je jouerai souvent sur le piano… sur votre piano. À cet envoi, j’ai reconnu la délicatesse de votre cœur.A. »

Dobbin avait l’âme très-sensible. Les pleurs et les sanglots des femmes et des enfants faisaient sur lui une très-vive impression. L’idée d’Amélia, dans la solitude de sa douleur, mettait à la torture cette âme dévouée. Il y avait chez lui un luxe d’émotion peut-être excessif pour un homme. Il jurait qu’Amélia était un ange, et qu’Osborne devait lui conserver son cœur pour toujours. Osborne avait, lui aussi, fait un retour sur leurs deux existences si unies : cette jeune fille lui apparaissait enfin telle qu’il l’avait vue depuis son enfance, douce, innocente, charmante dans sa simplicité, passionnée et tendre avec toute la franchise de son âme.

Quelle affliction de perdre un pareil trésor, de n’avoir pas su apprécier son bonheur alors qu’il en jouissait ! Mille scènes de famille se pressaient maintenant dans son esprit, et, au milieu de tous ses souvenirs, il la revoyait toujours bonne et belle. Le remords saisissait son âme et la honte lui montait au front, quand il se rappelait son égoïsme et son indifférence contrastant avec cette ravissante candeur. Les espérances de gloire, les chances de la guerre, le monde entier avaient disparu pour un moment, et les deux amis ne parlaient plus que d’elle et d’elle seule.

« Où sont-ils ? demanda Osborne après un long entretien, et non toutefois sans éprouver quelque honte à la pensée de son peu d’empressement à suivre sa fiancée ; où sont-ils ? Il n’y a point d’adresse sur ce billet. »

Dobbin savait l’adresse, lui. Non content d’envoyer le piano, il avait écrit une lettre à mistress Sedley pour lui demander la permission d’aller la voir. Et il l’avait vue la veille, ainsi qu’Amélia, avant son retour à Chatham ; bien plus, c’était lui qui avait apporté cette lettre d’adieu, ce paquet qui causait aux deux amis une si vive émotion.

L’excellent garçon avait reçu de mistress Sedley le meilleur accueil. Elle avait été fort touchée de l’arrivée du piano, qui, suivant ses conjectures, était envoyé par George comme marque de dévouement et d’amitié. Le capitaine Dobbin ne chercha point à détromper cette honnête femme ; mais il écouta tous ses malheurs, toutes ses plaintes avec la plus vive sympathie. Il lui exprima la part qu’il prenait à ses peines et à ses privations ; d’accord avec elle, il blâma la dureté de M. Osborne pour son ancien bienfaiteur. Puis, après avoir reçu les épanchements de son cœur, les confidences de ses chagrins, Dobbin se sentit assez de courage pour demander à voir Amélia, retirée comme d’ordinaire dans sa chambre ; sa mère amena la pauvre fille toute tremblante.

On eût dit un fantôme ; sur son visage le désespoir se peignait en traits si éloquents que l’honnête Dobbin frissonna à son aspect, et lut les plus sinistres présages sur cette figure décolorée et immobile. Au bout d’une ou deux minutes, elle lui remit le paquet et lui dit :

« Voici pour le capitaine Osborne, s’il vous plaît… J’espère qu’il va bien… C’est très-bon à vous d’être venu nous voir… Nous aimons beaucoup notre nouvelle habitation… Je crois, maman, que je puis remonter, car je me sens un peu faible. »

La pauvre enfant fit un salut accompagné d’un sourire et se retira. La mère, en la reconduisant à sa chambre, jeta vers Dobbin un regard désolé. Le pauvre garçon se sentait très-ému. Il éprouvait déjà pour cette jeune fille une vive tendresse ; car, lorsqu’il se retira, son âme était en proie à la douleur, à la compassion, à la crainte, comme s’il eût été coupable, comme si un remords poignant se fût glissé dans son âme.

Osborne, apprenant que son ami avait vu Amélia, lui fit les questions les plus pressantes, les plus inquiètes, au sujet de la pauvre enfant. Comment allait-elle ? comment l’avait-il trouvée ? que disait-elle ? Alors son ami lui prit la main, et, le regardant en face :

« George, elle se meurt ! » dit-il sans pouvoir ajouter un mot de plus…

Dans la petite maison où la famille Sedley avait trouvé asile, il y avait une bonne grosse fille irlandaise qui était là pour tout faire. Cette fille tentait, en vain, depuis plusieurs jours, de donner aide et consolation à Amélia. Emmy était trop triste pour lui répondre ou même pour s’apercevoir de ses soins prévenants.

Quatre heures s’étaient écoulées depuis la conversation que nous venons de rapporter entre Dobbin et Osborne, lorsque cette servante entra dans la chambre où Amélia était silencieuse comme à son ordinaire et pensait à ses lettres, ses chers trésors. Cette fille, toute souriante et avec un air espiègle et joyeux, fit ses efforts pour attirer l’attention de la pauvre Emmy, sans pouvoir y parvenir.

« Miss Emmy ! dit-elle.

— Me voilà, dit Emmy sans se détourner.

— Un message, reprit la servante, c’est quelque chose… quelqu’un… Enfin, voilà une nouvelle lettre pour vous ; ne lisez donc plus les vieilles. »

Elle lui remit alors une lettre qu’Emmy prit et lut :

« Il faut absolument que je vous voie, disait la lettre, chère Emmy, cher amour, chère femme ! Ne me repoussez pas. »

Sa mère et George étaient sur le seuil de la porte, attendant qu’elle eût terminé la lecture de la lettre.




CHAPITRE XIX.

Miss Crawley et sa garde-malade.


Nous avons vu avec quelle ponctualité mistress Firkin, la femme de chambre de miss Crawley, s’empressait de notifier à mistress Bute Crawley les événements de quelque importance pour la famille, dès qu’ils arrivaient à sa connaissance. Nous avons aussi indiqué de quels bons procédés, de quelles attentions particulières cette excellente dame honorait la femme de confiance de miss Crawley. Elle témoignait enfin à miss Briggs, la demoiselle de compagnie, l’amitié la plus cordiale. Les bonnes dispositions de cette dernière lui étaient assurées par mille de ces petits soins et promesses qui coûtent si peu et sont cependant d’une si grande influence sur la personne qui en est l’objet.

Une habile ménagère qui s’entend à son métier, sait combien ces paroles aimables sont faciles à dire et quel prix elles donnent aux faits les plus insignifiants de la vie. C’est un sot que celui qui a dit que les belles paroles ne sauraient remplacer le beurre dans les épinards. La moitié du temps, les épinards de la société ne seraient pas mangeables si on ne les accommodait avec cette sauce oratoire. Une douce parole, adroitement placée, aura de plus grands résultats que des espèces sonnantes offertes par un imbécile. Les espèces sonnantes pèsent sur certains estomacs, qui digèrent mieux les belles paroles sans éprouver jamais la satiété. Mistress Bute avait si souvent parlé à Briggs et à Firkin de la vivacité de son affection à leur endroit, de ce qu’elle ferait pour des amis si dévoués dans le cas où la fortune de miss Crawley lui arriverait, que les susdites personnes nourrissaient pour elle la plus haute considération. Elles lui étaient aussi dévouées, leur gratitude était aussi profonde que si mistress Bute les eût comblées des plus magnifiques faveurs.

Rawdon Crawley, sous son épaisse et égoïste enveloppe de soldat ne s’était jamais préoccupé de mettre dans ses intérêts les aides de camp de sa tante. Il témoignait au contraire pour ce couple féminin le mépris le plus prononcé. Tantôt il faisait tirer ses bottes par Firkin, et tantôt, malgré une pluie battante, il la chargeait des commissions les plus puériles. Lui donnait-il une guinée, il la lui jetait à la face ni plus ni moins qu’un soufflet. À l’imitation de sa tante, le capitaine se servait de Briggs comme d’un plastron ; il l’accablait de plaisanteries à peu près aussi délicates et aussi légères qu’un bon coup de pied de cheval.

Mistress Bute, au contraire, la consultait sur toutes les questions de goût, dans toutes les affaires difficiles ; elle admirait son talent poétique, et par ses politesses et ses prévenances témoignait en quelle estime elle tenait miss Briggs. Faisait-elle à Firkin un présent de six liards, elle l’accompagnait de tant de compliments que dans le cœur reconnaissant de la femme de chambre les six liards se changeaient en or ; sans compter qu’elle caressait pour l’avenir les plus magnifiques espérances. Il fallait seulement pour cela voir mistress Bute à la tête de la fortune à laquelle elle avait tant de droits.

Ayez des louanges pour tout le monde, c’est un conseil à ceux qui débutent dans la vie. Ne faites jamais les incorruptibles, mais donnez de l’encensoir aux gens, quand vous devriez leur casser le nez ; louez-les encore par derrière, s’il y a chance qu’ils vous entendent ; ne laissez jamais échapper l’occasion de dire un mot aimable. Faites enfin comme ce propriétaire qui ne voyait jamais un coin inoccupé de ses terres sans prendre aussitôt dans sa poche un gland pour l’y planter ; semez ainsi vos compliments dans la vie. Un gland, c’est peu de chose ; mais il pourra quelque jour produire une grosse pièce de bois.

Pendant la durée de sa faveur, Rawdon Crawley n’obtenait qu’une soumission forcée ; après sa disgrâce, il ne trouva personne pour le plaindre ou l’assister. Bien au contraire, quand mistress Bute prit le commandement chez miss Crawley, la garnison fut charmée de se trouver sous un pareil chef, attendant tout l’avancement possible de ses promesses, de ses générosités et de ses paroles doucereuses.

Mistress Bute Crawley était loin de se bercer d’illusions sur les projets de l’ennemi ; elle s’attendait à un assaut de sa part pour reconquérir la position perdue. Elle connaissait toute l’habileté et toute la ruse de Rebecca ; elle la croyait capable de tout risquer avant d’accepter son sort. Elle devait donc faire ses préparatifs de combat et redoubler de surveillance, dans la crainte des tranchées, des mines et des surprises de l’ennemi.

D’abord, bien que maîtresse de la place, pouvait-elle compter sur la principale habitante ? Miss Crawley ferait-elle bonne résistance ? N’avait-elle pas un secret désir d’ouvrir les portes à l’ennemi vaincu ? La vieille dame aimait Rawdon, et surtout Rebecca, qui savait la distraire. Mistress Bute ne pouvait se dissimuler qu’il n’y avait aucun des gens de son parti capable, comme cette dernière, de réjouir cette vieille mondaine.

« La voix de mes filles, se disait avec candeur la femme du ministre, n’est pas tolérable après celle de cette odieuse petite gouvernante. Miss Crawley ne manquait jamais d’aller se coucher quand Martha et Louisa exécutaient leurs duos. Les manières roides et pédantesques de Jim, les tirades de ce pauvre Bute sur ses chiens et ses chevaux l’ont toujours ennuyée. Que je la conduise au presbytère, elle nous prendra tous en grippe, et nous la verrons bien vite partir, j’en suis sûre ; et pourquoi, pour aller retomber dans les filets de ce mécréant de Rawdon, pour devenir la proie de cette petite vipère de Rebecca. Bien qu’elle ne battît plus que d’une aile et qu’elle n’eût plus à aller bien loin, encore fallait-il aviser à la mettre pendant ce temps à l’abri des entreprises de ces gens sans foi ni loi.

Lorsque miss Crawley était dans ses bons jours de santé, si on lui disait qu’elle était malade ou qu’elle en avait l’air, la vieille dame toute tremblante envoyait chercher le docteur. Après cette évasion si soudaine, ce coup imprévu, bien capables du reste d’agiter des nerfs plus solides que ceux de la vieille dame, mistress Bute pensa qu’il était de son devoir de dire au médecin et à l’apothicaire, à la dame de compagnie et aux domestiques, que miss Crawley était dans une situation déplorable, et que chacun devait agir en conséquence. Dans la rue, elle avait fait répandre de la paille jusqu’à la hauteur du genou, et le marteau, par mesure de précaution, avait été soigneusement enveloppé. Elle avait de plus exigé que le médecin vînt deux fois par jour, et toutes les deux heures elle inondait sa patiente de tisanes et de potions. Quand on pénétrait dans la chambre, elle faisait entendre un chut ! chut ! si redoutable et si perçant, que la pauvre vieille en bondissait dans son lit. Miss Crawley ne pouvait faire un mouvement sans apercevoir les yeux saillants de mistress Bute s’abaissant sur elle avec une immobilité sépulcrale, et ils semblaient briller au milieu des ténèbres, quand elle remuait dans la chambre avec la souplesse et la légèreté d’un chat.

Miss Crawley resta longtemps, bien longtemps dans son lit, et mistress Bute lui lisait des livres de dévotion. Pendant ses longues insomnies, elle n’entendait pour toute distraction que la voix du garde de nuit et les pétillements de sa veilleuse. À minuit, elle recevait la visite de l’apothicaire, qui s’approchait d’elle à pas comptés ; puis il ne lui restait plus qu’à contempler les yeux fantastiques de mistress Bute et les reflets jaunes de la lumière projetée sur le plafond dans une demi-obscurité qui avait quelque chose d’effrayant. Hygie elle-même serait tombée malade avec un tel régime, et à plus forte raison cette vieille femme nerveuse et affaiblie.

Nous avons dit qu’en bonne société, et lorsqu’elle avait toute sa belle humeur, cette vieille dissipée professait, sur la morale et la religion, des idées aussi dégagées de préjugés qu’aurait pu le désirer M. de Voltaire lui-même. Mais, aux premières atteintes de la maladie, cette vieille pécheresse, aussi lâche qu’incrédule, était assaillie par les plus affreuses terreurs de la mort.

« Si seulement mon pauvre mari avait la tête un peu plus solide sur ses épaules, pensait en elle-même mistress Bute Crawley, de quelle utilité ne pourrait-il pas être en ce moment à son infortunée parente ? Il la ferait repentir de ses égarements passés, il la ferait rentrer dans la bonne voie et déshériter cet infâme débauché qui s’est brouillé avec toute sa famille ; il pourrait enfin l’amener aux sentiments qu’elle doit avoir pour mes chères filles et mes deux garçons, qui réclament et méritent à tous égards l’appui qu’ils peuvent trouver dans leurs proches. »

Et, comme la haine du vice est toujours un progrès vers la vertu, mistress Bute Crawley s’efforçait d’inspirer à sa belle-sœur une légitime horreur des innombrables péchés de Rawdon Crawley. Cette charitable dame en présentait un total suffisant pour faire à lui seul condamner tous les jeunes officiers d’un régiment. Qu’un homme fasse un faux pas en ce monde, il ne trouvera point devant le public de censeurs plus inexorables que les membres de sa famille.

Mistress Bute faisait preuve d’un intérêt touchant et d’une science approfondie en ce qui concernait l’histoire de Rawdon. Elle savait les menus détails de sa déplorable querelle avec le capitaine Longfeu, où Rawdon, après avoir eu, dès le principe, les torts de son côté, avait fini par tuer le capitaine. Elle savait comment le malheureux lord Dovedale, dont la mère avait été s’établir à Oxford pour y suivre l’éducation de son fils, et qui n’avait jamais touché une carte de sa vie avant son arrivée à Londres, avait été perverti par la fréquentation de Rawdon au Cocotier, plongé dans la plus complète ivresse par cet abominable corrupteur de la jeunesse, et finalement dépouillé au jeu de plus de quatre mille livres.

Elle lui peignait, avec les couleurs les plus vives, le désespoir de toutes les familles de province qu’il avait ruinées, dont il avait précipité les fils dans le déshonneur et la pauvreté, et poussé les filles à la honte et à l’infamie. Elle connaissait tous les malheureux marchands que ses extravagances avaient conduits à la banqueroute ; elle dévoilait à miss Crawley les escroqueries et les honteuses manœuvres de son neveu, les mensonges révoltants à l’aide desquels il en imposait à la plus généreuse des tantes, son ingratitude pour elle et le ridicule dont il la couvrait en retour de tant de sacrifices. Elle administrait à petites doses ces histoires à miss Crawley, sans passer sur un seul article de cette litanie. En cela elle pensait accomplir son devoir de chrétienne et de mère de famille, et sa langue frappait sa victime sans le moindre remords ni le plus léger scrupule. Bien au contraire, elle s’imaginait faire œuvre pie et méritoire, et se montrait glorieuse de son courage à l’accomplir. Oui, vous aurez beau dire, il n’y a rien de tel que les gens de votre famille pour se charger de vous mettre en morceaux. À dire vrai, en présence des méfaits de Rawdon Crawley, la vérité seule aurait suffi pour sa condamnation, et ces raffinements de la médisance étaient du superflu de la part de sa charitable parente.

Rebecca, comptant désormais dans la famille, devint aussi l’objet des recherches minutieuses de l’excellente mistress Bute. S’étant assurée par une rigoureuse consigne que la porte resterait close aux envoyés et aux lettres de Rawdon, elle se mettait en quête de la vérité avec un courage infatigable ; elle se rendait dans la voiture de miss Crawley chez sa vieille amie Pinkerton, à Minerva-House, Chiswick-Mall, lui annonçait l’incroyable nouvelle de la séduction du capitaine Rawdon par miss Sharp, et obtenait d’elle tous les renseignements possibles sur la naissance de l’ex-gouvernante et l’histoire de ses premières années. L’amie du lexicographe en avait long à lui dire. On faisait apporter par miss Jemina les reçus et les lettres du maître de dessin. L’une était écrite d’une prison de dettes et réclamait humblement une avance. Dans une autre, le soussigné ne trouvait pas de termes assez expressifs pour témoigner sa reconnaissance aux dames de Chiswick à propos de l’admission de Rebecca dans leur maison ; enfin le dernier écrit sorti de la plume de ce malheureux artiste était une lettre où de son lit de mort il recommandait l’orpheline à la charité de miss Pinkerton.

On retrouva aussi des lettres de l’enfance de Rebecca, où celle-ci priait ces bonnes dames de venir en aide à son père, et les assurait de sa propre reconnaissance. Prenez vos lettres qui remontent à dix ans, vous ne trouverez peut-être rien qui prête plus à la satire : vœux, amour, promesses, serments, reconnaissance, tout cela n’est plus qu’un rêve bizarre au bout d’un certain temps ! Il devrait y avoir une loi prescrivant la destruction de toute pièce écrite, excepté les notes acquittées des fournisseurs, et encore devraient-elles être détruites après un bref délai déterminé. On devrait vouer à l’extermination tous ces charlatans et ces misanthropes qui débitent l’encre indélébile de la petite vertu, et faire des auto-da-fé de leurs funestes marchandises. La meilleure encre serait celle qui s’effacerait au bout d’un ou deux jours et laisserait le papier net et blanc, de manière à ce qu’il pût encore servir à écrire comme la première fois.

De chez miss Pinkerton, l’infatigable mistress Bute suivit la trace de Sharp et de sa fille dans les mansardes de Greek-Street, occupées par le peintre jusqu’au jour de sa mort. Les portraits de l’hôtesse en robe de satin blanc et de son mari en veste à boutons de cuivre, chefs-d’œuvre de Sharp, donnés en payement de loyers, décoraient encore les murs du salon. Mistress Stokes était une personne communicative ; elle raconta sans se faire prier tout ce qu’elle savait de M. Sharp, de sa vie de débauche et de misère ; de sa bonne humeur et de son entrain, des chasses que lui donnaient baillis et créanciers ; et à la grande indignation de l’hôtesse scandalisée, de son mariage avec sa femme, retardé jusqu’aux derniers moments de la malheureuse, que l’hôtesse ne pouvait même pas voir en peinture ; des manières vives et délurées de sa fille ; de l’hilarité qu’elle excitait par son talent à tourner tout le monde en caricature ; c’était elle qu’on envoyait chercher le genièvre au cabaret, et on la connaissait dans tous les ateliers du quartier. En somme, mistress Bute recueillit les détails les plus complets sur la parenté, l’éducation et le caractère de sa nouvelle nièce. Rebecca n’eût peut-être pas été fort aise d’apprendre le résultat de l’enquête dont elle était l’objet.

Ces recherches si habilement dirigées profitaient ensuite à l’instruction de miss Crawley. On lui disait que mistress Rawdon Crawley était la fille d’une danseuse d’Opéra ; qu’elle-même avait exercé cette profession ; qu’elle avait servi de modèle chez les peintres ; qu’elle avait été élevée de manière à devenir la digne fille de sa mère ; qu’elle buvait le petit verre avec son père, etc., etc. ; qu’enfin c’était une femme perdue qui avait épousé un homme non moins perdu. Et la moralité de la fable était, d’après mistress Bute, qu’il n’y avait plus rien de bon à faire de ces deux êtres, et qu’une personne respectable ne pouvait consentir à voir de tels fripons.

Telles étaient les pièces de campagne dont mistress Bute s’entourait à Park-Lane, les provisions et les munitions de guerre qu’elle amassait dans la place, en prévision du siége que Rawdon et sa femme ne manqueraient pas de faire subir à miss Crawley.

S’il y avait un reproche à adresser à mistress Bute, c’était d’apporter trop d’ardeur dans l’exécution de ses plans. Ses soins étaient peut-être excessifs ; elle faisait miss Crawley plus malade qu’elle n’était en réalité. Bien que sa parente courbât la tête sous le joug, elle ne demandait pas mieux que d’échapper le plus tôt possible à une servitude si rigoureuse et si assommante. Ces femmes à l’esprit dominateur, qui prétendent mieux savoir que les parties intéressées ce qui convient à leurs voisins, ont le grand tort de compter sans les éventualités d’une révolte domestique ou les fâcheux résultats d’un abus d’autorité.

Nous donnons comme exemple mistress Bute, animée des meilleures intentions, compromettant sa santé à force de veilles, négligeant repos et promenades pour le plus grand bien de sa belle-sœur souffrante, et si pénétrée de la gravité du malaise de la vieille dame que, pour un peu, elle eût été commander son cercueil.

Un jour, en tête à tête avec M. Clump, le fidèle apothicaire, elle entra dans quelques détails sur le dévouement dont elle faisait preuve, sur les résultats qu’elle en espérait pour cette santé si précieuse et si chère.

« Mon cher monsieur Clump, disait-elle, je puis me donner ce témoignage de n’avoir négligé aucune tentative pour rendre la santé à notre chère malade, que l’ingratitude de son neveu a conduite à ce lit de souffrance. Aucune fatigue ne m’effrayera, aucun sacrifice ne me fera reculer.

— Votre dévouement, il faut l’avouer, est admirable, dit M. Clump avec un profond salut, mais…

— Je n’ai pas fermé l’œil depuis mon arrivée. Sommeil, santé, bien-être personnel, j’ai tout mis de côté en présence d’un seul sentiment, celui du devoir. Quand mon pauvre James a eu la petite vérole, je n’ai point confié à des mains mercenaires le soin de ce cher enfant, oh non !

— Vous êtes une bien bonne mère, chère madame, la meilleure des mères, mais…

— Comme mère de famille, comme femme d’un ministre de l’Église anglaise, j’ai l’humble confiance de suivre la bonne voie, dit mistress Bute avec un ton béat et pénétré. Tant que le moindre souffle animera mon être, jamais, Monsieur Clump, jamais je n’abandonnerai le poste du devoir. D’autres ont pu conduire à ce lit de souffrance cette vénérable femme et chagriner ses cheveux blancs… »

En même temps par un mouvement oratoire, mistress Bute indiquait du geste le devant de cheveux couleur café accroché à un clou du cabinet de toilette.

« Mais moi on me trouvera toujours assise à ce chevet. Ah ! monsieur Clump, je ne le sais que trop, cette couche a autant besoin des secours spirituels que de ceux du médecin.

— J’allais vous faire remarquer, ma chère madame, se décida à dire M. Clump d’une voix doucereuse, j’allais vous faire observer, quand vous avez donné un libre cours à des sentiments qui vous font honneur, que précisément vous vous alarmez à tort pour cette excellente amie, et que vous faites à cause d’elle trop bon marché de votre santé.

— C’est que, voyez-vous, je donnerais ma vie pour mon devoir, pour les membres de la famille de mon mari, répliqua mistress Bute.

— Fort bien, madame, si cela était nécessaire ; mais nous ne voulons rien moins que le martyre de mistress Bute Crawley, reprit Clump avec galanterie. Le docteur Squills et moi avons examiné l’état de miss Crawley avec le plus grand soin, la plus vive sollicitude, comme vous devez le penser. Nous l’avons trouvée dans un état de faiblesse et de surexcitation nerveuse. Ces affaires de famille l’avaient mise tout en émoi…

— Son neveu finira par la potence, fit mistress Bute d’un ton prophétique.

— L’avaient mise tout en émoi ; alors vous êtes arrivée comme un ange gardien ; oui, ma chère madame, vous êtes venue, je le répète, comme son ange gardien, pour la soulager dans l’accablement du malheur. Mais le docteur Squills et moi nous pensons que l’état de notre aimable cliente n’exige pas qu’elle garde le lit d’une façon aussi rigoureuse. L’hypocondrie de son humeur ne peut qu’augmenter dans cet isolement, il lui faut du changement ; le grand air, de la gaieté. Ce sont les meilleurs remèdes de ma pharmacie, dit M. Clump en riant et en laissant voir une rangée de dents parfaitement conservées. Conseillez-lui de se lever, chère madame ; faites-la sortir de son lit, secouez sa torpeur par des promenades en voiture, et bientôt vous verrez aussi renaître les roses de vos joues, si je puis parler ainsi sans manquer au respect que je dois à mistress Bute Crawley.

— C’est qu’au parc, elle pourrait voir son abominable neveu, où l’on m’a dit que l’infâme allait souvent se promener avec l’impudente complice de ses crimes, répliqua mistress Bute laissant percer son égoïste cupidité ; il y en aurait assez pour lui donner une rechute qui l’obligerait à reprendre le lit. Il ne faut pas qu’elle sorte, monsieur Clump ; elle ne sortira pas tant que je serai là pour veiller sur elle. Et quant à ma santé, peu m’importe ! j’en fais le sacrifice avec joie, monsieur. C’est mon offrande sur l’autel du devoir.

— Eh bien ! sur ma parole, madame, reprit brusquement M. Clump, je ne réponds point de sa vie si elle reste plus longtemps enfermée dans l’air épais de sa chambre. Une attaque de nerfs pourra venir nous l’enlever quelque jour, et, si vous voulez voir hériter le capitaine Crawley, je vous le dis en toute sincérité, madame, vous en prenez tout à fait le chemin.

— Dieu du ciel ! est-elle donc en danger de mort ? s’écria mistress Bute ; pourquoi ne m’en avoir pas informée plus tôt ? »

La veille au soir, M. Clump et le docteur Squills avaient eu une consultation sur miss Crawley et sa maladie, tout en vidant une bouteille de vin chez sir Lapin Warren, dont la femme, pour la treizième fois, allait lui décerner le titre de père.

« Clump, disait le docteur Squills, c’est une véritable harpie sous forme de femme, vomie par Hampshire pour agripper la vieille Tilly Crawley. Excellent madère, ma foi !

— Quelle folie aussi, répliqua Clump, à ce Rawdon Crawley, d’aller épouser une gouvernante ! Il est vrai qu’il y a du sang dans cette fille.

— Des yeux bleus, une jolie peau, une figure chiffonnée, un front hardiment dessiné, continua Squills, c’est bien quelque chose, sans compter que Crawley est un fou, Clump.

— Oh ! oui, et un fameux, repartit l’apothicaire.

— Cette vieille fille va l’oublier, ajouta le médecin ; puis après une pause il ajouta : C’est un bon revenu pour vous, Clump, et vous lui faites avaler des drogues pour de l’argent.

— Un fameux, et que je ne céderais pas pour deux cents livres sterling par an.

— Prenez garde alors ; car cette naturelle de l’Hampshire l’expédiera en deux mois, Clump, mon garçon, si vous la laissez faire, dit le docteur Squills. La vieillesse, les indigestions, les palpitations de cœur, une congestion cérébrale, une attaque d’apoplexie, elle n’a qu’à choisir, et son affaire est bonne. Remettez-la sur pied, Clump, faites-la sortir, ou sans cela vous pourrez bien voir arrêter votre revenu annuel. »

Sous l’empire de cette pensée, le digne apothicaire s’était adressé à mistress Bute Crawley, avec toute la candeur de son âme.

Celle-ci faisant peser sa main de fer sur la vieille dame, la consignait au lit, et, ne laissant approcher d’elle personne, redoublait d’efforts pour lui faire changer son testament. Mais les terreurs de miss Crawley à l’idée de la mort la reprenaient toutes les fois qu’on venait à lui faire de ces funèbres propositions. Mistress Bute avait donc à remettre sa patiente en belle humeur et en bonne santé avant de poursuivre le but sérieux qu’elle se proposait. Mais en quel lieu la conduire ? Le seul endroit où il n’y eût pas chance de rencontrer l’odieux couple des Rawdons était l’église, et la vieille dame n’y aurait trouvé aucun plaisir ; mistress Bute le savait.

« Nous irons visiter les magnifiques faubourgs de Londres, pensait-elle alors ; rien n’est plus pittoresque, à ce qu’on dit. »

Elle s’allumait ainsi d’une soudaine et belle passion pour Hampstead et Hornsey : Dulwich ne lui avait jamais paru si féerique. Elle chargeait sa victime sur la voiture, et lui faisait visiter ces sites champêtres ; elle avait soin d’assaisonner ces petits voyages de conversations irritantes sur Rawdon et sa femme ; elle n’épargnait à la vieille dame aucune des histoires qui pouvaient provoquer son indignation contre ce couple de réprouvés.

Mais mistress Bute, pour vouloir trop bien faire, finissait par tendre la corde trop roide. Tandis qu’elle s’efforçait d’inspirer à miss Crawley l’aversion de son neveu rebelle, la malade sentait naître en elle au contraire une haine profonde, une terreur secrète pour son bourreau, et n’aspirait plus qu’à sortir de ses mains. Au bout de quelque temps, elle leva l’étendard de l’insurrection contre Highgate et Hornsey. Elle voulait aller au Parc. Mistress Bute craignait d’y rencontrer l’abominable Rawdon, et ne se trompait pas. Un jour on vit poindre à l’horizon le phaéton de Rawdon, où Rebecca était assise à côté de lui. Dans le carrosse de l’ennemi, miss Crawley occupait sa place ordinaire, mistress Bute était à sa gauche. Sur la banquette de devant se trouvait miss Briggs avec le toutou.

Le moment critique était donc enfin arrivé. Le cœur de Rebecca battait avec violence quand elle reconnut la voiture ; les deux équipages s’avançaient l’un vers l’autre, et Rebecca, la tête penchée, jeta sur la vieille demoiselle un regard où se peignaient la tendresse et le dévouement. Rawdon lui-même tremblait, et sa figure rougit sous ses épaisses moustaches. Le chapeau de miss Crawley était imperturbablement tourné du côté de la petite rivière. Mistress Bute redoublait de prévenances à l’égard du toutou, qu’elle appelait son petit doggy, son petit bichon, son petit amour d’argent. Les voitures roulaient toujours chacune dans son sens.

« C’est une affaire toisée, dit Rawdon à sa femme.

— Essayez encore une fois, Rawdon, répondit Rebecca, accrochez leur voiture s’il le faut, cher ami. »

Le cœur manqua à Rawdon pour exécuter cette dernière manœuvre. Quand les voitures se rencontrèrent de nouveau, il se leva debout dans son phaéton, porta la main à son chapeau, tout prêt à saluer et regardant de tous ses yeux. Cette fois la figure de miss Crawley n’était pas tournée de l’autre côté ; elle et mistress Bute jetèrent sur leur neveu un coup d’œil inexorable. Le malheureux retomba sur son siége, en proférant un énorme juron, enfila une allée de côté et rentra chez lui le désespoir dans l’âme.

Ce fut pour mistress Bute un brillant et décisif triomphe ; mais elle comprit le danger qu’il y aurait à s’exposer à de nouvelles rencontres, en voyant la surexcitation nerveuse où se trouvait miss Crawley. Elle parvint à convaincre sa chère amie que, pour le bien de sa santé, elle devait quitter la ville pour quelque temps, et elle appuya fortement auprès d’elle en faveur de Brighton.



CHAPITRE XX.

Le capitaine Dobbin négociateur de mariage.


Le capitaine Dobbin se trouva, sans savoir comment, ministre plénipotentiaire pour la conclusion du mariage entre George Osborne et Amélia. Sans lui cette union n’eût jamais eu lieu ; il ne pouvait trop se l’avouer à lui-même, et il lui venait sur les lèvres un amer sourire, à la pensée que, parmi tant d’autres, le sort l’avait précisément chargé du soin de faire réussir ce mariage. La conduite de cette affaire était peut-être la plus pénible tâche qui pût lui être imposée ; mais, toutes les fois que le capitaine Dobbin se trouvait en face d’un devoir, il marchait droit au but, sans beaucoup de paroles ni d’hésitation. Ayant donc mis dans sa tête que, si miss Sedley n’épousait pas George Osborne, elle en mourrait de douleur, il résolut de mettre tout en œuvre pour la conserver à la vie.

Nous n’entrerons point dans des détails trop minutieux sur l’entretien de George Osborne et d’Amélia, lorsque le jeune capitaine fut ramené aux pieds, ou pour mieux dire dans les bras de sa jeune maîtresse, grâce à l’amicale intervention de l’honnête William. Un cœur même plus dur que celui de George n’aurait pu résister à la vue de cette douce figure si douloureusement ravagée par le chagrin et le désespoir, à ces simples et tendres accents avec lesquels elle lui retraçait l’histoire de ses peines. Les forces ne lui avaient point manqué lorsque sa mère avait conduit Osborne auprès d’elle ; elle avait seulement soulagé l’excès de sa tristesse en reposant sa tête sur l’épaule de son amant et en y versant des larmes tendres, abondantes et douces. Aussi la vieille mistress Sedley, toute joyeuse de cette scène, voulut assurer à ces jeunes amants les joies et le mystère d’un entretien secret. Elle laissa Emmy, qui couvrait les mains de George de larmes et de baisers, comme celles de son maître et seigneur, et semblait réclamer son indulgence et son pardon, comme si elle se fût rendue par ses crimes indigne de ses bontés.

Cette tendre et humble soumission pénétrait George Osborne d’une douce et flatteuse émotion. Il trouvait une esclave prosternée et obéissante dans cette simple et fidèle créature, et le sentiment de sa toute-puissance faisait tressaillir agréablement son âme. Monarque souverain, il se sentait enclin à la générosité, et daignait relever cette Esther agenouillée pour lui faire prendre place à ses côtés sur le trône. En outre, cette suave et mélancolique beauté avait pour lui autant de charme que ces marques de soumission. En conséquence, il rassura, encouragea la pauvre petite, et lui pardonna pour ainsi dire.

Quant à elle, ses espérances, ses pensées, qui s’étaient flétries à l’ombre en l’absence de leur soleil, retrouvèrent leur fraîcheur et leur sève, grâce au retour de l’astre tout-puissant. Dans cette petite figure rayonnante qui s’épanouissait désormais sur l’oreiller d’Amélia, vous n’auriez pas reconnu celle qui était si pâle, si défaite, si indifférente à tout ce qui l’environnait. L’honnête Irlandaise se réjouissait du changement, et demandait à déposer un baiser sur cette figure qui avait subitement retrouvé toutes ses roses. Amélia entourait de ses bras le cou de la jeune fille et l’embrassait de tout cœur, comme aurait fait un enfant. Elle goûta ce soir-là un sommeil calme et rafraîchissant. Une joie ineffable resplendissait dans ses traits quand elle s’éveilla aux rayons de l’aurore.

« Je le verrai encore aujourd’hui, se disait tout bas Amélia ; c’est le plus noble et le meilleur des hommes. »

Le fait est que George se tenait pour l’être le plus généreux de la terre, et pensait faire un grand sacrifice en épousant cette jeune fille.

Tandis qu’elle avait avec Osborne un délicieux tête-à-tête dans la salle du haut, la vieille mistress Sedley et le capitaine Dobbin s’entretenaient en bas sur la situation des jeunes amants et avisaient aux arrangements à prendre. Mistress Sedley, en épouse qui connaît son mari, prévoyait déjà qu’aucun pouvoir humain ne pourrait faire consentir M. Sedley au mariage de sa fille avec le fils de l’homme qui l’avait traité d’une manière si outrageante et si inexorable. Elle fit à Dobbin l’histoire détaillée du passé, alors qu’Osborne le père menait une vie plus que modeste dans New-Road, et que sa femme se montrait enchantée des petits jouets d’enfants dont Joe ne voulait plus, et que mistress Sedley donnait aux enfants Osborne le jour de leur naissance. L’ingratitude diabolique de cet homme avait, suivant elle, fait une profonde blessure au cœur de M. Sedley, et, quant au mariage, il n’y consentirait jamais, jamais, au grand jamais.

« Il se fera alors par enlèvement, madame, dit Dobbin en riant, à l’instar de celui du capitaine Rawdon avec la petite gouvernante, l’amie de miss Emmy. »

Mistress Sedley ne pouvait en croire ses oreilles ; elle n’en revenait pas. Enfin, tout absorbée de cette nouvelle, elle appela Blenkinsop pour lui en faire part.

Blenkinsop s’était toujours défiée de cette miss Sharp ; Joe l’avait échappé belle ! et elle retraça tout au long les scènes sentimentales qui s’étaient passées entre Rebecca et le receveur de Boggley-Wallah.

Quant à Dobbin, ce n’étaient pas les fureurs de M. Sedley qui l’effrayaient le plus. Il avouait que ses doutes et ses inquiétudes les plus vives lui venaient au sujet des dispositions d’une espèce d’autocrate russe aux épais sourcils, séant à Russell-Square, et qui avait mis un veto absolu au mariage médité par Dobbin. Il connaissait l’entêtement et la brutalité du père Osborne, il savait combien il était tenace dans ses résolutions une fois prises.

« Le seul moyen pour George de sortir d’embarras, disait son ami, c’est de se distinguer dans la campagne qui va s’ouvrir. S’il est tué, la mort ne tardera pas à réunir ces deux âmes ; s’il se distingue, eh bien ! alors, comme il lui revient quelque argent de sa mère, à ce que j’ai entendu dire, il pourra acheter un grade de major ou se défaire de celui de capitaine, et aller s’occuper de défrichement au Canada, ou encore se livrer à l’agriculture dans une petite habitation à la campagne. »

Avec une telle compagne, Dobbin trouvait que l’on aurait pu défier les glaces de la Sibérie. Ce naïf et imprévoyant jeune homme ne fut pas même arrêté un moment par la pensée que le manque d’espèces pour acheter un bel équipage avec des chevaux, et l’absence d’un revenu suffisant pour en mettre les propriétaires à même de faire bonne chère à leurs amis, pussent devenir un obstacle à l’union de George et de miss Sedley.

Toutefois, sous l’influence de ces graves considérations, il pensa qu’il fallait presser autant que possible ce mariage. Était-il donc lui-même bien désireux d’en voir la conclusion ? à peu près à la façon de gens qui, après un décès, hâtent les cérémonies funèbres ou avancent l’heure fixée pour une séparation inévitable. M. Dobbin s’étant chargé de cette affaire avait grand désir de la terminer. Il faisait sentir à George la nécessité d’une exécution immédiate ; il lui montrait les chances de réconciliation avec son père, si son nom était porté à l’ordre du jour dans la Gazette. Dobbin consentait même, s’il en était besoin, à affronter le courroux des deux pères. En tout cas, il priait George d’en finir avant l’ordre de départ attendu de jour en jour, et qui devait forcer le régiment à quitter l’Angleterre pour aller guerroyer sur le continent.

Tout dévoué à ces projets matrimoniaux, M. Dobbin, suivi de l’approbation et des vœux de mistress Sedley, qui n’avait nulle envie de traiter directement cette affaire avec son mari, se rendit auprès de John Sedley, dans la maison où il descendait dans la Cité, au café du Tapioca. C’était là que, depuis la fermeture de ses bureaux et les rigueurs de sa destinée, le pauvre vieillard ruiné allait chaque jour écrire et recevoir sa correspondance, réunissant ses lettres en liasses mystérieuses qu’il fourrait dans les poches de ses habits. Rien de plus triste que ce mystère, ces soucis, ces démarches où en est réduit tout homme ruiné, ces lettres qu’il étale sous vos regards, et où se lit la signature de quelque richard connu ; ces papiers gras et déchirés renfermant des promesses de secours et des compliments de condoléances ; fragile espoir sur lequel on se fonde pour un retour à la fortune.

Dobbin trouva au milieu de ces illusions de la misère celui qui avait été jadis l’épanoui, le joyeux, l’opulent John Sedley. Ses habits, autrefois coquets, étaient blancs sur les coutures. Le cuivre des boutons commençait à percer. L’infortuné avait les traits pâles et défaits. Sa cravate et son jabot chiffonnés tombaient en désordre sur son gilet devenu trop large. Dans ses beaux jours, quand il avait traité George et Dobbin au restaurant, personne n’y parlait et n’y riait plus haut ; tous les garçons se heurtaient autour de lui. On éprouvait un sentiment de peine à voir maintenant l’humble et triste figure de John au café du Tapioca. Un vieux garçon aux yeux éraillés, aux bas crasseux, aux souliers pesants, avait pour office d’apporter aux habitués de ce triste repaire des pains à cacheter dans des verres, de l’encre dans des godets de plomb, et des morceaux de papier qui semblaient être dans ce lieu l’unique objet de consommation.

En apercevant William Dobbin qui lui avait servi de plastron en mille occasions, le vieux Sedley lui tendit la main d’un air humble et indécis ; il l’appela monsieur. Un sentiment de tristesse et de peine s’empara de William Dobbin, et il fut affecté de l’accueil et des paroles de l’infortuné vieillard, comme si lui-même avait été coupable du malheur qui le réduisait à cette piteuse situation.

« Je suis aise de vous voir, capitaine Dobbin… monsieur…, » dit-il en jetant un œil attristé sur son visiteur.

La figure allongée et la tournure militaire du capitaine firent briller de curiosité les yeux éraillés du garçon et tirèrent de son assoupissement la vieille dame qui ronflait au comptoir au milieu de ses tasses ébréchées.

« Comment vont le digne alderman et milady votre excellente mère, monsieur ? »

Il jetait un coup d’œil au garçon en prononçant ce mot de milady, comme s’il avait voulu dire : « Vous voyez, j’ai encore des amis, et parmi les personnes de rang et de distinction. »

« Venez-vous me demander quelque service, monsieur ? Mes jeunes amis Dale et Spiggot conduisent maintenant mes affaires jusqu’à l’installation de mes nouveaux bureaux ; car je ne suis ici que très-provisoirement, vous savez, capitaine. Voyons, qu’y a-t-il pour votre service ? Voulez-vous accepter quelque chose ? »

Dobbin, plein d’hésitation, lui protesta en bredouillant qu’il n’avait ni faim ni soif, qu’il ne venait point parler d’affaires avec lui, qu’il venait seulement prendre des nouvelles de M. Sedley et serrer la main à un vieil ami. Puis il ajouta en donnant la plus effroyable entorse à la vérité :

« Ma mère va assez bien… c’est-à-dire qu’elle a été très-souffrante ; elle attend le premier beau jour pour sortir et pour aller voir mistress Sedley. Comment va mistress Sedley, monsieur ? J’espère que sa santé est toujours bonne. »

Il s’arrêta, réfléchissant à l’excès de son hypocrisie. Le jour était des plus beaux, le soleil n’avait jamais versé autant de lumière sur Coffin-Court, où était situé le café du Tapioca. Dobbin se rappelait en outre qu’il venait de quitter mistress Sedley il y avait au plus une heure, lorsqu’il avait conduit Osborne en fiacre à Fulham, où il l’avait laissé en tête-à-tête avec miss Amélia.

« Ma femme sera très-heureuse de voir madame votre mère, dit Sedley en sortant ses papiers de sa poche. Votre père m’a écrit une bien excellente lettre, monsieur, et je vous charge pour lui de mes respectueux compliments. Lady Dobbin trouvera notre maison bien plus petite que celle où nous avions coutume de recevoir nos amis, mais elle est fort commode, et le changement d’air a fait grand bien à ma fille, à qui les brouillards de la ville n’allaient pas du tout. Vous rappelez-vous la petite Emmy, monsieur ? Eh bien ! elle se sentait fort mal ici. »

Le vieillard promenait ses yeux de côté et d’autre, tandis qu’il parlait avec un air distrait, et en même temps ses doigts jouaient avec ses papiers et tortillaient maladroitement le fil rouge qui leur servait de lien.

« Vous êtes soldat, continua-t-il ; eh bien ! je vous le demande, Will Dobbin, qui se serait attendu au retour de ce Corse, à son évasion de l’île d’Elbe ? Quand les souverains alliés étaient l’année dernière ici, quand nous leur avons donné ce dîner dans la Cité, quand nous avons vu ce temple à la Concorde, ces feux d’artifice, ce pont chinois de Saint-James Park, un homme sensé pouvait-il supposer que la paix ne tiendrait pas, surtout après un Te Deum chanté en son honneur, monsieur ? Je dis, monsieur, que c’est par un tour de passe-passe que Bonaparte s’est échappé de l’île d’Elbe. C’était une conspiration de toutes les puissances de l’Europe pour faire baisser les fonds et ruiner ce pays. C’est à cela que je dois d’être ici, William. Voilà comment mon nom se trouve dans la gazette. Oui, monsieur, voilà où m’a mené mon excès de confiance dans l’empereur de Russie et le prince régent. Tenez, regardez ici, sur ces papiers. Voyez les fonds au 1er mars, lorsque j’ai acheté du cinq pour cent français au comptant. Voyez où cela est descendu maintenant… Qu’est devenu le commissaire anglais qui l’a laissé partir ? On devrait le fusiller, ce commissaire ! monsieur, on devrait le faire passer à un conseil de guerre et le fusiller, morbleu !

— Nous ne tarderons pas, monsieur, à donner la chasse à Bonaparte, dit Dobbin, un peu tourmenté des fureurs du vieillard, en voyant les veines de son front s’injecter de sang et ses poings retomber à coups redoublés sur ses paperasses. Oui, nous allons lui donner une chasse, monsieur. Le duc est déjà en Belgique, et nous attendons chaque jour les ordres de départ.

— Ne lui faites point de quartier. Rapportez la tête de ce scélérat, fusillez ce misérable ! hurlait Sedley. J’avais des engagements à… Enfin me voilà ruiné, entendez-vous, ruiné par ce damné brigand et par des escrocs sans pudeur dont j’ai fait la fortune, monsieur, et qui roulent carrosse maintenant, » ajouta-t-il d’une voix enrouée.

Dobbin se sentait vivement ému à la vue de ce vieux et excellent ami, égaré par le malheur et se livrant à des colères inutiles.

« Oui, continuait-il, ce sont des vipères que l’on s’amuse à réchauffer dans son sein, et elles ne piquent ensuite que plus fort. Ce sont des meurt-de-faim que vous mettez en voiture et qui sont les premiers à vous écraser. Vous savez de qui je parle, William Dobbin, mon garçon. Je parle de ce sac à écus de Russell-Square, si fier de sa dorure, lui que j’ai connu sans un schelling. Je ne désire plus qu’une chose, c’est de le revoir dans l’état de misère où il était quand nous nous sommes liés ensemble.

— Mon ami George, monsieur, m’en a touché quelques mots, dit Dobbin, préoccupé d’en venir à ses fins. Ce débat l’a fort chagriné, monsieur, et je viens vous apporter un message de sa part.

— Et voilà le but de votre visite, sans doute ? s’écria le vieillard bondissant sur son siége. Heuh ! il m’envoie ses compliments de condoléance, n’est-ce pas ? Il est vraiment trop bon ce beau monsieur ; qui veut répandre une odeur aristocratique et se roidit comme s’il avait un bâton dans le dos. Qu’il vienne un peu rôder autour de ma maison ? si mon fils avait le courage d’un homme, il lui aurait déjà logé une balle dans la tête. C’est un coquin tout comme son père. Je ne veux pas qu’on prononce son nom chez moi ; j’ai maudit le jour où je lui ai ouvert ma maison, et j’aimerais cent fois mieux voir ma fille morte que mariée à cet homme-là.

— Il ne faut pas imputer à George les mauvais procédés de son père. L’amour de votre fille pour son fils est autant votre ouvrage que le sien. Avez-vous donc pensé vous jouer avec les affections de deux jeunes gens pour les étouffer ensuite à votre gré ?

— Mettez-vous bien dans l’esprit, s’écria le vieux Sedley, que ce n’est point le père de George qui rompt ce mariage, c’est moi qui le défends. Il y a une barrière éternelle entre cette famille et la mienne. Je suis tombé bien bas, mais pas encore à ce degré de honte. Non ! non ! Vous pouvez le répéter à toute cette clique, père, fils, sœurs et tout le reste.

— Moi, je pense, monsieur, répondit Dobbin à voix basse, que vous n’avez ni le pouvoir ni le droit de séparer ces deux cœurs, et que, si vous ne donnez pas votre consentement à votre fille, elle fera bien de s’en passer. Parce que vous avez la tête à l’envers, ce n’est pas une raison pour qu’elle meure ou mène une vie malheureuse. À mon sens, elle se trouve déjà aussi bien mariée que si tous les bans avaient été publiés dans les églises de Londres. Et quelle meilleure réponse à faire à toutes ces attaques d’Osborne contre vous, que de montrer son fils entrant dans votre famille et épousant votre fille ? »

Un éclair de satisfaction parut briller sur le front du vieux Sedley à cette dernière remarque, mais il n’en continuait pas moins à déclarer que jamais on n’aurait son consentement pour le mariage d’Amélia et de George.

« Eh bien ! on s’en passera, » dit Dobbin en souriant.

Et il raconta à M. Sedley, comme il l’avait fait un peu auparavant à sa femme, l’histoire de l’enlèvement de Rebecca par le capitaine Crawley. Le vieillard s’en amusa beaucoup.

« Vous êtes de terribles gaillards, vous autres capitaines, » dit-il en ramassant ses papiers.

Sa figure prenait presque en même temps une expression souriante, à la grande surprise du garçon, qui n’avait jamais rien vu de semblable sur les traits de Sedley depuis que l’infortuné fréquentait ce maussade café.

L’idée de jouer un pareil tour à son ennemi, à ce Richard d’Osborne, avait un vif attrait pour le vieillard. Ils se quittèrent, Dobbin et lui, les meilleurs amis du monde.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Mes sœurs prétendent qu’elle a des diamants gros comme des œufs de pigeon, disait George en riant ; cela doit bien faire avec sa tournure ! Avec ces brillants à son cou, elle doit ressembler tout à fait à une illumination publique. Ses cheveux noirs sont aussi laineux que ceux de Sambo. Elle mettrait presque un anneau à son nez pour le jour de la présentation à la cour. Avec un panache de plumes sur le chignon, elle aura tout à fait l’air de la belle sauvage. »

C’est ainsi que George plaisantait, en tête-à-tête avec Amélia, de l’extérieur d’une jeune demoiselle dont son père et ses sœurs venaient de faire la connaissance, et qui était, à Russell-Square, l’objet des hommages de toute la famille. La rumeur publique lui attribuait je ne sais combien de plantations aux Indes-Occidentales, beaucoup d’argent placé sur les fonds publics et une grosse part dans les actions de la Compagnie des Indes. Elle a une maison dans le Surrey et une autre à Portland-Place. Le Morning-Post avait retenti de formules admiratives sur cette riche héritière, Mrs. Haggistoun, veuve du colonel Haggistoun, lui servait de chaperon et avait la haute main dans la maison. Elle venait de quitter la pension, et George et ses sœurs l’avaient rencontrée dans une soirée chez le vieux Hulker, Devonshire-Place. Hulker, Bullock et Comp, étaient depuis longtemps les correspondants de la maison.

Les demoiselles Osborne lui avaient fait toutes les chères possibles, et l’héritière y avait répondu avec un grand laisser-aller. Les demoiselles Osborne trouvaient qu’une orpheline dans sa position, avec tant d’argent surtout, était quelque chose de bien intéressant. Elles avaient la tête et la bouche pleines de leur nouvelle amie, quand elles revinrent de Hulker-Hall, auprès de miss Wirt, leur demoiselle de compagnie. Dès le lendemain, leur voiture les conduisit chez elle.

Mrs. Haggistoun, veuve du colonel Haggistoun, parente de lord Binkie, dont elle ramenait toujours le nom dans la conversation, avait tourné la tête à ces simples ou plutôt à ces orgueilleuses jeunes filles trop disposées à parler de leurs illustres connaissances. Quant à Rhoda, elle avait toutes les qualités désirables, de la franchise, de la bonté, de l’amabilité ; elle n’était pas encore bien au courant du monde, mais elle avait un si bon caractère ! Dès la première entrevue, ces demoiselles s’appelèrent de leur nom de baptême.

« J’aurais voulu que vous vissiez sa robe de cour, Emmy, disait Osborne se pâmant de rire ; elle est venue la montrer à mes sœurs avant sa présentation par milady Binkie, parente d’Haggistoun. Ses diamants brillaient comme l’éclairage du Vauxhall, la nuit que nous y avons passé ensemble. Vous rappelez-vous le Vauxhall et la voix passionnée de Jos et : Ma chère petite Louloute ?… Diamants et acajou, ma chère ! Quel heureux contraste ! Et des plumes blanches dans les cheveux, c’est-à-dire dans la toison. Ses boucles d’oreille ressemblaient à des lustres, et, pour achever cette toilette, une robe à queue de satin jaune qui traînait derrière elle comme la chevelure lumineuse d’une comète.

— Quel âge a-t-elle ? demanda Emmy, lorsque George eut fini de débiter, avec une volubilité sans égale, cette belle tirade sur son enchanteresse d’ébène.

— Cette reine de Congo, bien qu’elle vienne de quitter la pension, doit avoir environ vingt-deux ou vingt-trois ans. Je voudrais que vous vissiez son orthographe. Mistress la colonelle Haggistoun écrit ordinairement ses lettres, mais sa tendresse pour mes sœurs l’a emportée trop loin ; elle s’est risquée à prendre la plume, et elle a écrit çatain et Sain-Geams pour satin et Saint-James.

— Ce ne peut être que miss Swartz, la pensionnaire en chambre, dit Emmy, se rappelant la bonne et excellente mulâtresse qui avait eu des attaques de nerfs le jour où Amélia avait quitté la maison de miss Pinkerton.

— C’est bien ce nom-là, dit George ; son père était un Juif allemand qui faisait la traite des nègres, à ce qu’on dit ; enfin, je ne sais comment, mais il était en rapport avec les cannibales et les anthropophages. Il est mort l’année dernière, et miss Pinkerton a présidé à l’éducation de sa fille : elle joue deux airs sur le piano et sait trois romances ; elle met l’orthographe quand Mrs. Haggistoun est là pour lui dire les lettres. Jane et Maria se sont mises à l’aimer comme une sœur.

— Pourquoi ne m’ont-elles pas aimée aussi ? dit Emmy avec tristesse ; elles m’ont toujours témoigné beaucoup de froideur.

— Ma chère âme, elles vous auraient aimée si vous aviez eu à vous deux cent mille livres, répliqua George ; ainsi le veut l’éducation qu’elles ont reçue. Dans notre société, on ne connaît que l’argent comptant. Nous vivons au milieu des banquiers, des financiers de la Cité, et chacun d’eux, en vous parlant, a besoin de faire sonner ses guinées dans sa poche. Ils sont fiers de posséder dans leurs rangs ce lourdaud de Frédérick Bullock qui va épouser Maria, Goldmore, le directeur de la compagnie des Indes, Dipley, qui est dans le commerce des suifs, notre commerce à nous, dit George avec un rire forcé et en rougissant. Au diable ce troupeau de rogneurs d’écus ! Je m’endors toujours à leurs assommants et cérémonieux dîners. Je ne fais que rougir dans ces fêtes ridicules données par mon père. Moi, j’ai l’habitude de vivre avec des gentilshommes, des gens du monde, Emmy, et non point avec ces grossiers commerçants. Chère petite femme, vous êtes la seule personne de notre classe qui ait la tournure, les pensées et le langage d’une grande dame. C’est qu’aussi vous êtes un ange, et vous avez beau faire, il n’en sera ni plus ni moins. On dirait, en vous voyant, une grande dame. Miss Crawley, qui a fréquenté les meilleures sociétés de l’Europe, ne l’avait-elle pas remarqué ? Et, quant à Crawley des gardes-du-corps, vrai Dieu ! voilà un fameux gaillard. Il me plaît pour avoir épousé la femme qu’il aimait. »

Amélia admirait beaucoup M. Crawley à cause de son équipée, trop peut-être. Rebecca ne pouvait manquer d’être heureuse avec lui, et elle disait en riant que Jos finirait bien par en prendre son parti.

C’est ainsi que le couple amoureux était revenu aux épanchements des premiers jours. Amélia avait repris toute sa confiance, tout en se disant très-jalouse de miss Swartz et en témoignant, la petite hypocrite, la plus vive terreur de se voir oubliée par George pour l’héritière de Saint-Kitts aux immenses richesses et aux vastes domaines. Mais, en fait, elle était trop heureuse pour ressentir des craintes ou des doutes ; elle voyait George à ses côtés ; aucune héritière, aucune beauté ne pouvait plus maintenant lui causer de terreur.

Quand le capitaine Dobbin revint dans l’après-midi pour rendre compte de ses négociations, son cœur s’épanouit en voyant Amélia reprendre la fraîcheur de la jeunesse, en l’entendant rire, badiner et chanter au piano ses vieilles romances, jusqu’au moment où retentit la sonnette de la porte. C’était M. Sedley qui rentrait, et George dut battre en retraite devant lui.

Après le premier sourire d’arrivée, miss Sedley ne s’était pas plus inquiétée de Dobbin que s’il n’y était pas. Pour lui, il se sentait heureux du bonheur de la jeune fille, et s’applaudissait de pouvoir s’en faire l’instrument.


CHAPITRE XXI.

Querelle à propos d’une héritière.


Les mérites incontestables que possédait miss Swartz avaient assurément de quoi inspirer une violente passion, et l’âme du vieil Osborne se berçait déjà de mille rêves ambitieux qu’il espérait bientôt, grâce à cette héritière, voir passer à l’état de réalités. Il était ravi des avances et des cajoleries que ses filles faisaient à leur nouvelle amie, et il déclarait que sa plus grande joie comme père était de voir ses enfants placer si bien leurs affections.

« Il ne faut point chercher, disait-il à miss Rhoda, dans notre humble retraite de Russell-Square, la splendeur et le luxe que vous offrent les salons aristocratiques. Chère demoiselle, mes filles sont toutes simples, tout ouvertes. Ce qu’on peut dire pour elles, c’est qu’elles ont le cœur bien placé et ressentent pour vous une tendresse qui prouve en leur faveur. Quant à moi, je ne suis qu’un négociant tout uni et tout rond dans les affaires, et sans prétention, comme pourront vous le dire Hulker et Bullock, les correspondants de feu votre père, de si respectable mémoire. Vous trouverez chez nous cette cordialité et cette franchise qui font le bonheur, et, pour tout dire en un mot, une famille respectée, une table simple, des mœurs honnêtes, un accueil affectueux. Ah ! chère miss Rhoda, chère Rhoda, laissez-moi vous appeler ainsi, car mon cœur, je vous le jure, s’épanouit de joie à votre approche. Je vous le dis du fond du cœur, je ne sais quel instinct me pousse vers vous. Vite, un verre de champagne ! Hicks, du champagne pour miss Swartz. »

Pourquoi douter de la véracité du vieil Osborne, de la sincérité de ses filles dans leurs protestations de tendresse pour miss Swartz ? Combien de gens y a-t-il ici-bas dont les affections savent aller ainsi au-devant des écus et les saluent de loin ! Leurs plus tendres sympathies sont toujours prêtes pour ceux qui ont le bon esprit d’avoir beaucoup d’argent et qui justifient l’amitié qu’on leur accorde par leur rang dans le monde. Pendant quinze ans, les Osborne n’avaient manifesté qu’une très-mince tendresse à la pauvre Amélia, tandis qu’une seule soirée suffit pour les enflammer d’une belle passion en faveur de miss Swartz, de manière à persuader les plus incrédules sur la sympathie mystérieuse des cœurs.

« Quel magnifique parti ce serait là pour George, disaient ses sœurs avec miss Wirt, et qui lui vaudrait bien mieux que cette petite niaise d’Amélia ! »

Un joli garçon comme lui, avec sa tournure, son grade, ses qualités, était le mari qu’il fallait à la riche héritière.

Les demoiselles Osborne avaient soin de parsemer l’horizon de bals à Portland-Place, de présentations à la cour, d’invitations chez les plus hauts personnages. Il n’était plus question que de George et de ses brillantes connaissances auprès de leur nouvelle et bien chère amie.

Le vieil Osborne, de son côté, voyait là pour son fils une excellente occasion. George laisserait l’armée pour le parlement, et prendrait sa place dans les salons et la politique. Le sang du vieillard bouillait dans ses veines quand il pensait que le nom des Osborne pourrait être anobli dans la personne de son fils, et pour lui il se voyait déjà le tronc d’une glorieuse lignée de baronnets. Dans la Cité et à la Bourse, il se mit en quête des renseignements les plus complets sur la fortune de l’héritière, sur la nature de ses biens, sur la situation de ses immeubles. Le jeune Fréd Bullock, qui lui avait fourni les indications les plus détaillées, aurait bien pris l’affaire pour son propre compte (ce sont les expressions même du jeune banquier), si déjà il n’avait pas été fiancé à Maria Osborne. Ne pouvant donc faire sa femme de miss Swartz, ce désintéressé jeune homme aurait bien voulu en faire tout au moins sa belle-sœur.

« Que George marche à l’assaut franchement, continua-t-il sur le ton de la plaisanterie, et l’enlève à la pointe de l’épée ; il faut frapper le fer pendant qu’il est rouge, comme on dit, et la prendre au débotté. Dans une semaine ou deux, quelque petit freluquet de nos quartiers aristocratiques viendra lui offrir son titre avec une fortune à refaire, et nous autres gens de la Cité, nous en serons pour nos frais, comme c’est arrivé l’année dernière pour lord Fitzrufus, et miss Grogram, jusqu’alors fiancée à Podder de la maison Podder et Brown. Le plus tôt, c’est le mieux, M. Osborne, tel est mon sentiment. »

Quand M. Osborne fut parti, M. Bullock se souvint alors d’Amélia, de la grâce aimable de cette jeune fille si attachée à George Osborne, et il préleva bien sur son temps dix précieuses secondes pour déplorer le malheur qui avait frappé cette innocente enfant.

Ainsi, pendant que l’inconstant George Osborne revenait aux pieds d’Amélia, sous l’inspiration de son bon génie personnifié dans l’excellent Dobbin, son père et ses sœurs préparaient pour lui un brillant mariage, sans croire à aucun obstacle possible de sa part.

Lorsque le vieil Osborne faisait ce qu’il appelait une ouverture, il ne laissait point de place au doute par rapport à ses intentions. Lorsque d’un coup de pied il précipitait un de ses valets du haut de son escalier, c’était une ouverture pour engager celui-ci à quitter son service. Avec sa rondeur, son tact ordinaires, il promit à mistress Haggistoun de lui souscrire un billet à vue de dix mille livres, le jour où son fils épouserait sa pupille : il appelait cela une ouverture, et pensait avoir agi en diplomate consommé touchant la susdite héritière. Il fit aussi une ouverture à George ; il lui ordonna de l’épouser sur-le-champ, tout comme il aurait dit à son sommelier de déboucher une bouteille, ou à son secrétaire d’écrire une lettre.

Cette ouverture du genre impératif fut accueillie par George avec une vive contrariété. Il était alors dans le premier enthousiasme, dans le premier feu de sa réconciliation avec Amélia, et jamais ses chaînes ne lui avaient paru si douces. La comparaison de ses manières, de sa tournure avec celles de miss Swartz, lui montrait une union avec celle-ci sous des traits doublement burlesques et odieux.

« Des voitures et des loges à l’Opéra, se disait-il, où l’on me verra à côté de mon enchanteresse couleur acajou ! J’en ai assez ! »

Il faut dire que le jeune Osborne était bien aussi entêté que le vieux. Quand il voulait quelque chose, rien ne pouvait l’ébranler dans sa résolution, et, si les fureurs du père étaient terribles, celles du fils ne valaient guère mieux.

La première fois que son père lui signifia d’un ton impératif qu’il aurait à déposer ses hommages aux pieds de miss Swartz, Georges songea à opposer la temporisation à l’ouverture du vieillard.

« Vous auriez dû y penser plus tôt, mon père, lui dit-il ; cela est impossible maintenant : d’un moment à l’autre nous allons recevoir nos ordres de départ. Ce sera pour mon retour, si tant est que j’en revienne ; et il s’efforçait pour lui faire sentir que c’était fort mal prendre son temps pour conclure un mariage que de choisir précisément celui où le régiment était menacé à chaque instant de quitter l’Angleterre. Le peu de jours qui restaient devaient être consacrés aux préparatifs de campagne, et non à des serments d’amour. Il songerait tout à son aise à se marier quand il aurait son brevet de major. Car, je vous le jure, continuait-il d’un air joyeux et déterminé, vous verrez un de ces jours le nom de George Osborne tout au long sur la Gazette. »

Suivait la réplique du père, qui mettait en avant les renseignements qu’il avait pris dans la cité : Mais le père avait à cœur d’empêcher que quelque freluquet aristocratique ne fît main basse sur l’héritière, dans le cas d’un plus long retard, et on pouvait au moins par précaution procéder aux fiançailles, pour célébrer ensuite le mariage au retour de George en Angleterre. D’ailleurs, c’était une folie d’aller exposer sa vie sur le continent, lorsqu’on avait sous la main une fortune de dix mille livres sterling de rente.

« Vous voulez donc, monsieur, que je passe pour un lâche, répliqua George, et que notre nom soit déshonoré, par tendresse pour les écus de miss Swartz ? »

Cette objection jeta quelque incertitude dans l’esprit du vieillard ; mais, dominé par son entêtement naturel, il répondit :

« Demain, vous dînerez ici, monsieur, et, toutes les fois que miss Swartz y viendra, j’entends que vous soyez là pour lui faire votre cour. Si vous avez besoin d’argent, vous pouvez passer chez M. Chopper. »

Un nouvel obstacle s’élevait donc à la traverse des projets de George au sujet d’Amélia. Plus d’une conférence intime eut lieu à cette occasion entre lui et Dobbin. L’opinion de ce dernier nous est déjà connue ; et quant à George, une fois qu’il s’était mis une chose en tête, il ne s’arrêtait pas devant une difficulté de plus ou de moins.

La négrillonne restait tout à fait étrangère à cette conspiration tramée entre les principaux membres de la famille Osborne, et dont elle était l’objet. Bien plus, sa tutrice et amie ne lui avait rien laissé pénétrer, et l’héritière de Saint-Kitts prenait pour très-sincères les flatteries de ses jeunes compagnes. Sa nature impétueuse et ardente, comme nous avons eu occasion de le voir précédemment, répondait à ces démonstrations multipliées avec une chaleur toute tropicale. Et puis, il faut en convenir, elle trouvait une jouissance personnelle dans ses visites à Russell-Square ; elle y rencontrait un charmant garçon, George Osborne, en un mot. Les moustaches du jeune lieutenant avaient fait sur elle une vive impression le soir où elle les avait vues au bal de MM. Hulker, et comme nous le savons, elle n’était pas la première victime de leur puissance séductrice.

George savait prendre à la fois un air vaniteux et mélancolique, langoureux et hautain, derrière lequel il affectait de laisser entrevoir des passions, des secrets et tout un enchaînement mystérieux de peines de cœur et d’aventures. Sa voix avait des notes douces et sonores. Il disait : « Il fait chaud ce soir, » ou offrait une glace avec cet accent triste et sentimental qu’il aurait mis à annoncer à la même dame la mort de sa mère ou à lui faire une déclaration d’amour. Il regardait du haut de sa grandeur les jeunes lions de la société de son père et posait en héros parmi ces élégants de troisième ordre. Les uns riaient de lui et le détestaient, les autres, comme Dobbin, concevaient une admiration poussée jusqu’au fanatisme. Toujours est-il que ses moustaches commençaient à produire leur effet sur le petit cœur de miss Swartz et à l’enrouler de leurs vrilles capricieuses.

Toutes les fois qu’il y avait chance de voir George Osborne à Russell Square, cette naïve et excellente jeune fille n’avait point de paix qu’elle ne fût auprès de ses chères amies. C’était une dépense et un luxe de robes neuves, de bracelets et de chapeaux sur lesquels on ne ménageait pas les plumes. Elle donnait à sa parure tous les soins imaginables pour assurer son triomphe sur le conquérant, et avait recours à toutes ses séductions pour obtenir ses bonnes grâces. Quand les demoiselles Osborne lui demandaient de leur air le plus grave de faire un peu de musique, elle chantait ses trois romances et jouait ses deux morceaux avec un courage infatigable et un plaisir toujours croissant. Pendant que les demoiselles Osborne se livraient à ces délicieuses distractions, miss Wirt et la tutrice, se retirant dans un coin de la pièce, se mettaient à étudier le Dictionnaire de la Pairie et à parler noblesse.

Le lendemain du jour où George reçut l’ouverture de son père quelques instants avant le dîner, il s’étendit sur le sofa du salon, dans la pose la plus naturelle à un homme mélancolique et rêveur. D’après l’avis de son père, il avait passé, dans la journée, au bureau de M. Chopper. Le vieux commerçant donnait de grosses sommes à son fils, sans consulter, dans ses largesses, d’autre règle que son caprice. Ensuite, George s’était rendu à Fulham, où il était resté trois heures avec Amélia, sa chère petite Amélia, et enfin il était venu retrouver ses sœurs, aussi empesées dans leur maintien que leurs robes de mousseline. La société était réunie dans le salon ; les duègnes bavardaient dans leur coin, et l’honnête Swartz portait sa robe favorite de satin jaune, des bracelets de turquoise, des bagues à n’en plus finir, des fleurs, des plumes, et une collection de breloques et de brimborions qui la faisaient ressembler à la boutique d’une revendeuse à la toilette.

Les demoiselles de la maison, après des efforts inutiles pour tirer une parole de leur frère, se mirent sur le chapitre des modes et parlèrent de la dernière réception à la cour. George ne tarda pas à trouver ce babillage insupportable. Et puis ces tournures étaient-elles à comparer à celle de la petite Emmy ? Dans ces voix brusques et saccadées, ces jupes roides d’empois, qu’y avait-il de semblable à la douceur angélique, aux grâces modestes de sa bien-aimée ? La pauvre Swartz était justement assise à la place que prenait autrefois Emmy ; ses mains, couvertes de joyaux, s’étalaient en éventail sur sa robe de satin jaune ; ses broches et ses boucles d’oreille lançaient des lueurs rutilantes, et ses gros yeux semblaient vouloir se précipiter de leurs orbites. Elle exprimait dans toute sa personne la parfaite satisfaction du désœuvrement, avec un air qui disait à tout le monde : « Admirez-moi ! » Les deux sœurs trouvaient, du reste, que le satin lui allait à ravir.

« Le diable m’emporte, dit George en retrouvant le confident de son cœur, si elle n’avait pas l’air d’un mandarin chinois qui n’a rien à faire toute la journée qu’à branler la tête. Vrai Dieu, Will, j’étais démangé de l’envie de lui jeter le coussin du sofa. »

Il était parvenu toutefois à réprimer la pétulance de sa mauvaise humeur.

Ses sœurs se mirent à jouer la Bataille de Prague.

« Encore cet infernal refrain ! hurla George exaspéré, du sofa où il était couché. Vous voulez donc me rendre fou ! À la bonne heure si miss Swartz nous jouait quelque chose ; chantez-nous quelque chose, miss Swartz, ce que vous voudrez, à l’exception toutefois de la Bataille de Prague.

— Que désirez-vous ? Marie aux yeux bleus ou l’air de la Corbeille ? demanda miss Swartz.

— Il est fort joli, l’air de la Corbeille, reprirent en chœur les deux demoiselles Osborne.

— Connu ! cria de son sofa le misanthrope.

— Je puis vous chanter encore Fleuve du Tage, dit Swartz d’une voix doucereuse ; il ne me manque que les paroles. »

Là s’arrêtait le répertoire de la jeune fille.

« Oh ! oui, Fleuve du Tage, s’écria miss Maria ; nous avons la romance. »

Et elle alla chercher bien vite le recueil où elle se trouvait.

Or, cette romance, qui jouissait de la vogue du moment, avait été donnée aux deux sœurs par une de leurs amies, dont le nom était écrit sur la première page. Miss Swartz reçut de George les plus vifs applaudissements. C’était, en effet, une des romances favorites d’Amélia, et il ne l’avait pas oublié. L’héritière de Saint-Kitts, espérant sans doute qu’on la prierait de recommencer, jouait négligemment avec les feuillets de la musique, lorsque son œil rencontra le nom d’Amélia Sedley, écrit au haut du premier feuillet.

« Dites donc, s’écria miss Swartz en tournant vivement sur le tabouret, est-ce là mon Amélia ? l’Amélia qui était chez miss Pinkerton, à Hammersmith ? C’est elle, n’est-ce pas ? Comment va-t-elle ? où est-elle ?

— Ne répétez pas ce nom, s’empressa de dire Maria Osborne. Sa famille est bien coupable. Son père a abusé de la confiance du nôtre, et, quant à elle, son nom n’est plus prononcé ici. »

Maria Osborne se vengeait ainsi de la sortie de George au sujet de la Bataille de Prague.

« Êtes-vous l’amie d’Amélia ? demanda George en se redressant. Dieu vous le rende alors, miss Swartz. Ne croyez pas un mot de tout le bavardage de ces femmes. On n’a pas le moindre reproche à lui adresser. C’est la meilleur…

— Vous savez bien, George, que vous ne devez point parler ainsi, s’écria Jane tout effarée ; papa le défend.

— Je voudrais bien voir qu’on m’en empêchât, cria George en fureur ; je veux parler d’elle ; je dis que c’est la plus accomplie, la plus douce, la plus charmante des filles d’Angleterre. Que son père soit banqueroutier ou non, mes sœurs ne sont pas dignes de délier les cordons de ses souliers. Si vous l’aimez, allez la voir, miss Swartz, elle n’a plus beaucoup d’amis maintenant, et, je le répète, Dieu bénira ceux qui lui conservent quelque affection. Qui parle bien d’elle est mon ami ; qui en dit du mal est mon ennemi. Merci encore une fois, miss Swartz. »

Et, se levant, il alla lui serrer la main.

« Ah ! George fit une de ses sœurs d’une voix suppliante, ah ! George, que dites-vous là ?

— Je dis, répéta George d’un air de défi, que je remercie tous ceux qui aiment Amélia Sed… »

Il laissa son mot inachevé. Le vieil Osborne était dans la pièce, la face livide de colère ; ses yeux injectés de sang brillaient comme des charbons ardents.

Bien que George se fût arrêté tout court, le sang lui bouillonnait dans les veines, et tous les Osborne de la terre ne l’auraient pas fait reculer d’un pas. Maîtrisant bientôt son émotion, il répondit au regard menaçant du vieillard par un coup d’œil où se peignaient si bien la résolution et le défi, que celui-ci, tout interdit à son tour, porta les yeux d’un autre côté : il avait senti la résistance, et comprenait que la lutte était désormais inévitable.

« Mistress Haggistoun, votre bras pour aller à table ; donnez le vôtre à miss Swartz, George, » dit-il à son fils.

Et l’on se mit en marche.

« Miss Swartz, disait George à la riche héritière, j’aime Amélia, et nous sommes fiancés l’un à l’autre depuis nos plus jeunes années. »

Pendant le repas, George parla avec une volubilité qui le surprenait lui-même et irritait de plus en plus les nerfs de son père. On eût dit qu’il trouvait du plaisir à amonceler les nuages pour l’orage qui allait éclater après le départ des dames.

Mais il existait cette différence entre les deux champions, que le père écumait de rage et était tout hors de lui, tandis que le fils conservait le sang-froid et la clarté de pensées qui manquaient au vieillard, et se trouvait armé ainsi, non-seulement pour l’attaque, mais encore pour la riposte. Il ne se préoccupait point de la bataille, trouvant qu’il serait assez tôt d’y penser quand le moment serait enfin venu ; il mangea donc avec le plus grand calme et du meilleur appétit, attendant le signal pour commencer la mêlée.

Le vieil Osborne, au contraire, était en proie à une agitation nerveuse, vidant les verres les uns après les autres. Plus d’une fois il perdit le fil de ses idées dans sa conversation avec ses voisines, et le sang-froid de George redoublait encore sa colère. Il était presque fou de voir l’impassibilité de son fils à jouer avec sa serviette, à s’incliner profondément devant les dames qui se levaient pour partir, à leur ouvrir la porte, à remplir son verre, à en déguster à loisir le contenu, puis enfin à regarder son père entre les deux yeux, en ayant l’air de lui dire : « Messieurs de la garde, tirez les premiers. » Le vieillard voulut prendre du renfort, mais le carafon heurtait son verre dans un choc convulsif, sans arriver à le remplir.

Après avoir poussé un gros soupir, et avec la figure d’un homme qui suffoque, M. Osborne commença la charge.

« Vous êtes bien osé, monsieur, de venir prononcer devant miss Swartz, et dans mon salon, le nom de cette personne. Voyons, monsieur, pouvez-vous m’expliquer une pareille audace ?

— Prenez garde aux termes que vous employez, dit George ; votre mot d’oser sonne mal aux oreilles d’un capitaine de l’armée anglaise.

— Mon fils ne me dictera peut-être pas le choix des mots, monsieur. Quand je le voudrai, il n’aura pas dans sa poche un schelling vaillant ; quand je le voudrai, il sera aussi pauvre que le dernier des mendiants. Je parlerai comme il me plaît, poursuivit le vieillard.

— Bien que votre fils, je suis gentilhomme, monsieur, répondit George avec hauteur. Quelques avis que vous ayez à me donner, quelques ordres que vous vouliez me transmettre, je vous prie de me parler avec la politesse à laquelle j’ai droit de prétendre. »

Toutes les fois qu’il s’élevait à ce ton d’arrogance, le jeune officier portait son père au comble de la colère ou de la terreur. Le vieil Osborne redoutait chez son fils l’usage du grand monde et des belles manières, qui lui faisait complétement défaut ; car rien, en général, ne met plus mal à l’aise un manant que de sentir à côté de lui un homme de bon ton.

« Mon père n’a pas dépensé pour mon éducation tout ce que m’a coûté la vôtre, il n’a pas fait les mêmes sacrifices, et je ne lui ai pas coûté aussi cher. Si j’avais fréquenté la société où certains êtres peuvent vivre, grâce à moi, mon fils n’aurait peut-être pas tant de motifs de faire le fier, monsieur, et de tirer supériorité de ses airs de grand seigneur. »

Le vieil Osborne appuya en prononçant ces mots avec une intention ironique.

« De mon temps, on ne croyait pas qu’il fût d’un gentilhomme d’insulter son père. Si j’avais rien fait de pareil, monsieur, le mien m’aurait jeté à coups de pied à la porte, monsieur.

— Je ne vous ai point insulté, monsieur. Je vous ai seulement prié de vous souvenir que j’étais aussi gentilhomme que vous. Je sais très-bien que vous me donnez de l’argent à discrétion, continua George en serrant dans ses doigts un paquet de bank-notes que M. Chopper lui avait délivré le matin même. Mais vous en êtes fastidieux avec vos répétitions. Craignez-vous donc que je ne l’oublie ?

— Vous devriez avoir autant de mémoire pour tout le reste, monsieur, répliqua le père de plus en plus irrité ; vous devriez vous rappeler que dans cette maison, aussi longtemps que vous daignerez l’honorer de votre présence, je suis le maître, moi, que ce nom… et que vous… et je veux…

— Quoi, monsieur ? dit George avec un sourire moqueur ; et il remplit de nouveau son verre.

— Mille tonnerres !… s’écria son père avec un effroyable jurement, que ce nom des Sedley ne soit plus prononcé ici, monsieur ; non, je ne veux rien qui me rappelle cette damnée engeance !

— Ce n’est pas moi, monsieur, qui le premier ai mis en avant le nom de miss Sedley ; mes sœurs en disaient du mal à miss Swartz, et je me suis promis de la défendre en toute rencontre. Personne ne traitera légèrement ce nom en ma présence. Notre famille lui a déjà fait assez d’affronts, il est temps d’arrêter la calomnie devant la ruine de ces malheureux : le premier qui s’avisera de parler contre elle sentira le poids de ma main.

— Allez donc, monsieur, allez donc, dit le vieux père dont les yeux sortaient de leurs orbites.

— Oui, certes, monsieur ! Je prétends persévérer dans mes sentiments pour cette angélique jeune fille. Si je l’aime, vous n’avez qu’à vous en prendre à vous. J’aurais peut-être adressé mes hommages d’un autre côté, élevé mes vœux plus haut, en dehors de notre cercle étroit, mais je n’ai fait que vous obéir. Et maintenant que son cœur est à moi, vous me dites de l’abandonner, de la punir d’un crime dont elle est innocente, de causer sa mort peut-être, et tout cela pour les fautes d’autrui ! Voilà où seraient la lâcheté et la bassesse, voilà où serait l’infamie, dit George cédant à l’exaltation de son enthousiasme. Se jouer ainsi du cœur d’une jeune fille, d’un ange descendu du ciel au milieu de ce monde dont ses vertus exciteraient l’admiration, si sa douceur et son aménité ne réduisaient au silence les accusations de la haine ! Enfin, si je la délaissais, monsieur, croyez-vous qu’elle m’oublierait ?

— Il ne me convient point, monsieur, de prêter l’oreille à ce galimatias d’absurdités sentimentales, s’écria le père de George. Je ne donnerai point la main à un mariage qui ferait entrer des gueux dans ma famille. Du reste, à votre aise, monsieur, il ne tient qu’à vous de laisser envoler huit mille livres sterling de rentes quand vous n’avez qu’à vous baisser pour les avoir ; mais alors songez à faire votre paquet. Une fois pour toutes, voulez-vous faire ce que je vous dis, monsieur ?

— Épouser cette mulâtresse ? dit George en redressant les pointes de son faux-col ; je n’aime pas la teinture, monsieur. Vous ferez mieux d’envoyer chercher le nègre qui balaye à Fleet-Market ; pour moi, monsieur, je ne veux pas m’allier à la Vénus hottentote. »

M. Osborne s’élança furieux vers la sonnette qui d’ordinaire servait à faire venir le sommelier pour le bordeaux, et, d’une voix à moitié étouffée par la colère, il lui donna l’ordre de faire avancer un fiacre pour le capitaine Osborne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« C’est une affaire faite ! dit George entrant une heure après chez Slaughter avec une figure pâle et défaite.

— Quelle affaire, mon garçon ? » dit Dobbin.

George lui exposa tout au long ce qui s’était passé entre lui et son père.

« Je l’épouserai demain, dit-il avec un jurement. Ah ! Dobbin, Dobbin, chaque jour je sens mon amour grandir pour elle. »




CHAPITRE XXII.

Mariage et premiers quartiers de la lune de miel.


La garnison la plus déterminée et la plus courageuse ne peut tenir contre la famine. Le vieil Osborne comptait sur cet auxiliaire dans la lutte que nous lui avons vu engager avec son fils. Il ne doutait point que George ne vînt faire une soumission complète dès qu’il se trouverait à court d’espèces. Il était à regretter seulement que, le jour même du premier assaut, l’ennemi eût ravitaillé la place ; mais les provisions ne devaient durer qu’un temps, et, suivant ses calculs, le vieil Osborne s’attendait avant peu à une reddition. Pendant plusieurs jours, toute communication cessa entre le père et le fils. Le premier s’étonnait de ce silence, sans en être autrement inquiet ; car, ainsi qu’il disait avec son élégance habituelle, il savait fort bien où le bât blessait George, et il s’en rapportait à l’infaillibilité de ses prévisions. Il avait raconté minutieusement à ses filles les détails de sa querelle avec son fils, tout en leur enjoignant de rester étrangères à cette affaire et d’accueillir George à son retour comme si rien ne s’était passé. Le couvert du fils rebelle était mis tous les jours comme à l’ordinaire, et le vieux marchand se préoccupait peut-être beaucoup plus de son absence qu’il ne le disait et ne voulait le laisser paraître. Il envoya aux informations chez Slaughter, où l’on ne put rien lui dire, sinon que George et son ami le capitaine Dobbin avaient quitté la ville.

Par une matinée maussade et pleureuse de la fin d’avril, des giboulées balayaient par rafales le trottoir de la rue où se trouvait le café du vieux Slaughter ; George Osborne arriva dans le café, l’air pâle et les yeux hagards. Sa mise cependant indiquait une certaine recherche ; il portait un habit bleu aux boutons bronzés, et un gilet en peau de daim, suivant la mode du temps. Dobbin, qu’il retrouva dans cet endroit, avait, lui aussi, abandonné la casaque militaire et le pantalon gris dont il affublait d’ordinaire sa longue et osseuse personne, pour l’habit bleu aux boutons bronzés.

Dobbin venait de passer une heure et plus dans le café, à prendre successivement tous les journaux sans pouvoir venir à bout d’en lire un seul. Il avait plus de vingt fois jeté les yeux sur la pendule, puis dans la rue, où la pluie balayait la chaussée, où les passants faisaient retentir le pavé sous leurs socques, où leurs ombres mouvantes miroitaient en longs reflets sur les dalles humides. Tantôt il battait le rappel sur la table, puis rongeait ses ongles jusqu’à la racine, ce qui ajoutait à la beauté de ses mains monumentales ; ensuite il mettait en équilibre sur le pot au lait une petite cuiller, et la poussait avec une pichenette, etc., etc.… L’impatience de son esprit se faisait jour dans ses moindres gestes et le portait à ces déplorables distractions qui sont le suprême recours d’un esprit en proie à toutes les anxiétés de l’attente.

Quelques camarades du régiment, habitués de ce café, le plaisantaient sur l’élégance de son costume et sur la surexcitation fébrile de ses nerfs. On lui demandait si, par hasard, il n’allait pas se marier ? Dobbin riait du bout des lèvres et promettait à son ami, le major Wagstaff, de lui envoyer un morceau de gâteau aussitôt après la cérémonie. Enfin arriva le capitaine Osborne en grande tenue, comme nous l’avons dit, mais très-pâle et très-agité. Il essuya avec son foulard des Indes sa figure décomposée où perlait la sueur, et une forte odeur d’eau de Cologne se répandit dans toute la pièce. George serra ensuite la main de Dobbin, regarda à la pendule, dit à John le garçon de lui apporter du curaçao, dont il avala deux verres avec une précipitation fébrile, et son ami lui demanda comment il se portait.

« Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, Dob, dit celui-ci ; j’ai eu le frisson et un mal de tête épouvantable. Levé à neuf heures, je suis sorti pour prendre un bain. C’est tout comme le jour où je me suis rendu sur le terrain avec Rocket, à Québec, si vous vous en souvenez, Dobbin.

— Je crois bien, répondit William, mes diables de nerfs me tiraillaient encore plus que vous ce matin-là ; car même vous avez joliment mangé, sans reproche. Puisque cela vous a si bien réussi, recommencez, aujourd’hui.

— Vous êtes toujours bon et prévenant, Will. Je veux boire à votre santé, mon vieux, et au diable la…

— Non, non, deux verres c’est assez, fit Dobbin en l’arrêtant. John, enlevez ce carafon. Voilà du poivre de Cayenne pour mettre avec votre poulet, et dépêchez-vous, car nous devrions déjà être là-bas. »

La pendule marquait onze heures et demie, quand les deux capitaines échangeaient ces quelques paroles. Un fiacre, où le domestique d’Osborne avait placé son nécessaire de voyage et sa valise, attendait à la porte depuis quelques instants. Les deux jeunes gens gagnèrent la voiture, abrités sous un parapluie, et le domestique grimpa sur le siége en maugréant contre l’averse et contre l’humidité du manteau du cocher, d’où se dégageait une épaisse vapeur.

« Nous trouverons heureusement une meilleure voiture à la porte de l’église, » se disait-il par manière de consolation.

Le fiacre traversa Piccadilly, où alors encore Apsley-House et l’hôpital Saint-Georges portaient leur robe de briques rouges, où l’on voyait encore des réverbères à l’huile, où Achille[7] devait bientôt se dresser sur son socle de granit, où devait s’élever dans peu l’arc de triomphe de Pimlico, surmonté de ce monstre équestre[8] qui semble vouloir enjamber tous les toits du voisinage. Enfin, ils s’arrêtèrent à Brompton, devant une petite chapelle, au carrefour de Fulham.

Une voiture de poste attelée de quatre chevaux attendait à la porte ; par l’élégance de sa coupe, elle rappelait les voitures de remise ; quelques oisifs seulement bravaient cette fâcheuse averse.

« Morbleu ! dit George, je n’avais commandé que deux chevaux.

— Mon maître en a voulu quatre, » répondit le domestique de M. Joseph, posté sur le seuil en sentinelle.

Le valet de M. Osborne et celui de M. Joseph trouvaient, tout en suivant leurs maîtres dans l’église, que c’était donner un croc en jambe aux convenances, que de faire une noce sans repas, sans bouquet, sans rubans.

« Ah ! vous voici ! dit à George Joseph Sedley, notre galant cavalier du Wauxhall ; vous êtes de cinq minutes en retard, George, mon garçon ! Quel temps, bon Dieu ! Cela me rappelle la saison des pluies au Bengale. Mais soyez tranquille, ma voiture est imperméable. Entrons : Emmy et ma mère sont déjà à la sacristie. »

Joe Sedley était dans toute sa splendeur : jamais on ne l’avait vu si gras ; jamais son faux-col n’était monté si haut, jamais sa face n’avait été plus rubiconde. Son jabot s’étalait avec orgueil sur son gilet à ramages ; ses bottes à la hongroise resplendissaient sur la rotondité de ses mollets. Sur son habit vert clair s’épanouissait la rosette nuptiale, large et blanche comme la fleur du magnolia.

George faisait son tout, George allait se marier. Ce seul mot explique la pâleur de sa figure, l’excitation de ses nerfs, ses insomnies et ses frissons. J’ai entendu des gens qui affrontaient la même épreuve avouer la même émotion. À la troisième ou quatrième fois on finit par s’y accoutumer sans doute, mais le premier plongeon coûte toujours beaucoup à faire.

La mariée avait une douillette de soie brune, comme me l’a appris depuis le capitaine Dobbin, et portait un chapeau de paille avec un ruban rose et un voile en dentelle blanche de Chantilly. Le capitaine Dobbin, après lui en avoir demandé la permission, lui avait offert une montre avec sa chaîne d’or, qu’elle portait pour la cérémonie. Sa mère lui avait fait présent d’une broche en diamants, unique bijou resté en possession de mistress Sedley. Pendant le service, cette excellente mère, assise dans l’un des bancs, versait d’abondantes larmes, tandis que la servante irlandaise et mistress Clapp, son hôtesse, s’efforçaient de la consoler. Le vieux Sedley n’avait pas voulu assister au mariage. Joe remplaçait son père et conduisait la mariée à l’autel, tandis que le capitaine Dobbin remplissait, du côté de George, les fonctions de garçon d’honneur.

Dans l’église se trouvait seulement le clergé qui officiait. La pluie sur les vitraux et les sanglots de mistress Sedley étaient le seul bruit qui vint par moments interrompre le service divin. La voix du ministre ébranlait les tristes échos de ces voûtes désertes. Le oui d’Osborne se fit entendre grave et articulé. La réponse d’Emmy, s’échappant avec peine de son petit cœur, parvint mourante à ses lèvres, et n’arriva qu’aux seules oreilles du capitaine Dobbin.

La cérémonie terminée, Joe Sedley embrassa sa sœur ; c’était plus qu’il n’en avait fait pour elle depuis plusieurs mois. George avait déposé son air triste et semblait maintenant tout radieux.

« À votre tour, William, » dit-il tout joyeux en frappant sur l’épaule de Dobbin.

Et Dobbin s’en alla embrasser Amélia sur la joue.

On alla ensuite à la sacristie pour signer le registre.

« Dieu vous bénisse, mon vieux Dobbin ! » dit George en lui serrant la main, la vue presque troublée par les larmes.

William répondit par un mouvement de tête. Son cœur était trop ému pour lui permettre d’en dire plus long.

« Écrivez-nous régulièrement, et venez aussitôt que possible, n’est-ce pas, mon ami ? » dit Osborne.

Après des adieux très-pathétiques qui eurent lieu entre mistress Sedley et sa fille, le nouveau couple monta dans la voiture.

« Gare là ! petits polissons, » cria George à une troupe de gamins tout trempés de pluie qui stationnaient devant la porte de l’église.

L’averse cinglait sur la figure des deux époux, rien que pour monter dans la voiture ; les rubans des postillons se collaient sur leur veste ruisselante. La troupe d’enfants poussa des hurlements diaboliques au moment où la voiture s’éloigna en les éclaboussant.

William Dobbin, de la porte de l’église, les regardait disparaître avec une expression singulière dans le regard ; la petite troupe de curieux riait de son air bizarre ; mais il se souciait bien des curieux et de leur rire !

« Allons manger un morceau, Dobbin, » lui cria une voix par derrière.

En même temps une main pesante s’abaissant sur son épaule coupait court aux rêveries du pauvre garçon ; mais le capitaine ne se sentait pas le cœur à se rendre aux provocations gastronomiques de Joe Sedley. Il installa dans la voiture la vieille dame tout éplorée, vit Joe monter à côté d’elle et les domestiques sur le siége, puis les quitta sans leur faire de bien longs adieux ; cette seconde voiture disparut comme la première, et les gamins la poursuivirent encore de leurs cris railleurs.

« Voilà pour vous, petits mendiants, » dit Dobbin en leur jetant de la menue monnaie ; puis il s’en alla lui-même sans faire attention à la pluie.

Tout était donc fini. Il les voyait donc mariés et heureux, du moins Dobbin le demandait au ciel. Quant à lui, le pauvre garçon, jamais il ne s’était trouvé si seul et si abandonné. Il aurait déjà voulu être à quelques jours de là pour la revoir de nouveau.

Dix jours environ après la cérémonie dont nous venons de parler, trois jeunes gens de notre connaissance étaient à admirer ce magnifique panorama de Brighton, où d’un côté se déroulent devant les yeux du visiteur de délicieuses petites tourelles, et de l’autre l’azur de la mer. Tantôt le citadin émerveillé contemple l’Océan, dont le sourire des vents plisse la surface de rides sans nombre sur lesquelles mille voiles blanches étincellent au soleil, et que couronne une coquette ceinture de mystérieuses cabines. Tantôt un ami de la nature humaine, qui la préfère aux sites les plus pittoresques, se tourne du côté des tourelles, où un air de vie indique la présence de l’homme. Ici l’on entend gémir un piano qu’une jeune demoiselle en tire-bouchons martyrise six heures par jour pour le plus grand plaisir des autres locataires ; là une gentille petite bonne, l’aimable Polly, fait sauter dans ses bras

Un petit nourrisson dont on se croit le père,

tandis que Jacob, pater quem nuptiæ demonstrant, mange des sauterelles à l’étage au-dessous et dévore le Times pour son déjeuner.

Là-bas ce sont des filles d’Ève qui regardent les jeunes officiers de dragons en promenade sur la plage ; ou bien c’est encore un bon habitant de Londres en costume nautique, armé d’un télescope de la dimension d’un canon du calibre six, qui a pointé son instrument sur la mer et à l’inspection duquel n’échappe aucune barque de plaisance ou de pêche, aucune cabine de baigneuse allant à la mer ou en revenant, etc., etc.… Que n’avons-nous le loisir de décrire Brighton ? car Brighton, c’est la voluptueuse Parthénope avec des lazzaroni aristocratiques ; car Brighton a toujours l’air frais, aimable et pimpant comme le costume d’un arlequin, car Brighton, éloigné de sept heures de Londres à l’époque dont nous parlons, n’en est plus qu’à une centaine de minutes et s’embellira peut-être encore davantage, à moins que la flotte française ne juge à propos de venir le bombarder.

« Voilà une petite qui est diablement belle, dans cette maison, au-dessus des modistes, dit un des promeneurs à son voisin ; hein, Crawley, avez-vous vu comme elle m’a fait de l’œil quand je suis passé ?

— N’allez pas la blesser au cœur, Joe, mauvais sujet que vous êtes, répliqua l’autre ; n’allez pas ainsi badiner avec les affections féminines, monsieur le Don Juan.

— Laissez-moi, » reprit Joe Sedley fort satisfait et jetant à la bonne des œillades assassines. Joe était encore plus brillant à Brighton qu’au mariage de sa sœur. Il avait un choix de gilets du dernier goût dont un seul eût suffi pour contenter un dandy plus modeste. Il portait un habit d’uniforme orné de brandebourgs, de franges et de boutons, mais avec des broderies tortueuses comme le Méandre. Il affectait un costume militaire et toutes les allures de l’emploi, se promenait avec ses deux amis, tous deux officiers dans l’armée, faisait sonner ses bottes à éperons en l’honneur de toutes les servantes qu’il jugeait dignes de ses regards meurtriers.

— Qu’allons-nous faire, mes enfants, jusqu’au retour de ces dames ? » demanda notre lion.

Ces dames étaient allées faire une promenade en voiture à Rottingdean.

« Nous pourrions jouer au billard, reprit un de ses amis, le grand aux moustaches cirées.

— Non, diable ! non, capitaine, » répliqua Joe un peu alarmé, pas de billard aujourd’hui, Crawley, mon garçon ; c’est bien assez d’y avoir joué hier.

— Cependant vous avez un coup de queue admirable, dit Crawley en riant ; n’est-ce pas, Osborne ? comme il est fort avec son fameux coup de cinq ?

— Très-fort, reprit Osborne, Joe est un rude jouteur au billard, sans compter le reste. Je voudrais bien qu’il fût possible de chasser le tigre dans les environs ; nous serions allés en tuer quelques-uns avant dîner. — Tenez, la jolie fille, quelle jambe. Joe ! — Racontez-nous donc l’histoire de votre chasse au tigre, et de l’entrevue que vous avez eue avec lui dans les fourrés de l’Inde. Ah ! Crawley, voilà une bien merveilleuse histoire. »

George Osborne manqua se casser la mâchoire par un énorme bâillement.

« Que la vie est ennuyeuse ici-bas ! continua-t-il ; eh bien ! que faire ?

— Si nous allions voir les chevaux qui viennent d’arriver de la foire Lewes ? dit Crawley.

— Pourquoi ne pas aller plutôt chercher des petits gâteaux qui doivent sortir du four ? proposa ce scélérat de Joe, qui songeait à faire d’une pierre deux coups. Elle est fort jolie, la pâtissière.

— Encore mieux, allons au-devant de l’Éclair qui va arriver ; car voici son heure, » dit George.

Ce dernier avis l’emporta ; on remit à un autre jour la visite à la pâtissière et aux chevaux, et l’on se dirigea vers les bureaux de l’Éclair.

Sur leur route ces trois messieurs rencontrèrent la voiture découverte de Joe Sedley, ornée de magnifiques armoiries. C’était dans ce splendide équipage qu’il avait coutume de se produire en public, majestueux dans son isolement, les bras croisés sur la poitrine, son chapeau à cornes sur l’oreille, ou bien, dans ses jours de bonne fortune, ayant des dames à ses côtés.

Deux personnes occupaient alors la voiture : une jeune femme aux cheveux un peu rouges, et mise à la dernière mode, et une autre en douillette de soie brune, avec un chapeau de paille et des rubans roses encadrant une figure ronde et vermeille qui faisait plaisir à voir. Cette dernière fit arrêter la voiture quand elle fut proche des trois jeunes gens, puis, comme toute honteuse de cet acte d’autorité, elle s’empressa de rougir de la façon la plus ridicule.

« Nous avons fait une délicieuse promenade, George, se mit-elle à dire ; et… nous sommes bien aises d’être rentrées. Et… Joseph, ne faites pas rentrer mon mari trop tard.

— N’allez pas conduire nos maris à leur perte, monsieur Sedley, esprit tentateur que vous êtes, reprit l’autre dame en menaçant Joe d’un joli petit doigt précieusement serré sous un gant français. Point de billard, point de fumerie ! Soyez sage !

— Ma chère mistress Crawley, je vous le jure… sur mon honneur !… »

Ce furent les seuls mots que l’éloquence de Joe put proférer pour toute réponse. Mais si la parole lui manquait, il eut soin de prendre une pose académique ; il inclina légèrement la tête sur son épaule, souffla d’une manière expressive en regardant sa victime d’autrefois ; en même temps une de ses mains reposait derrière lui sur sa canne, tandis que l’autre, sur laquelle scintillait un gros brillant, chiffonnait son jabot et jouait avec son gilet. Quand la voiture repartit, il envoya mille baisers aux dames. Combien n’eût-il pas donné pour que tout Brighton, tout Londres et tout Calcutta pussent le voir dans cette attitude galante, au milieu des saluts qu’il adressait à une si piquante beauté, et dans la compagnie d’un lion aussi renommé que Crawley des Gardes !

Nos nouveaux mariés étaient venus à Brighton après la célébration de leur mariage et avaient passé, dans un appartement de l’hôtel de la Marine, quelques jours de calme et de bonheur, en attendant l’arrivée de Joe. Toutefois, ils se trouvèrent bien vite en pays de connaissance ; car une après-midi, en revenant d’une promenade au bord de la mer, ils se rencontrèrent nez à nez avec Rebecca et son mari.

Rebecca se jeta dans les bras de sa chère Amélia. Crawley et Osborne se serrèrent la main avec assez de cordialité, et Becky, en quelques heures, trouva le moyen de faire oublier à ce dernier les paroles un peu dures de leur dernière entrevue.

« Vous rappelez-vous la dernière fois que je vous vis, chez miss Crawley ? je vous ai un peu maltraité, mon cher capitaine : c’est que vous aviez l’air d’être refroidi pour notre chère Amélia. Voilà ce qui me fâchait, m’irritait jusqu’à me rendre méchante et même ingrate. Votre main, capitaine, et passons l’éponge ! »

Et en même temps Rebecca lui tendait la main avec une grâce si franche et si irrésistible, qu’Osborne ne trouva rien de mieux que de la prendre et de croire à la sincérité de la démarche de Becky.

Nos deux jeunes couples avaient beaucoup à se dire ; chacun fit à l’autre le récit de son mariage et raconta ses projets d’avenir avec une franchise et un intérêt réciproques. Le mariage de George devait être annoncé à son père par son ami le capitaine Dobbin, et le jeune Osborne tremblait un peu des suites de cette communication ; miss Crawley, à laquelle se rattachaient toutes les espérances de Rawdon, lui tenait encore rigueur. Consigné à la porte de sa maison de Park-Lane, il avait, avec sa femme, suivi cette chère tante à Brighton et posté dans sa rue des émissaires en permanence.

« Il faudra que nous vous fassions aussi connaître, ma chère, dit Rebecca en riant, quels vigilants amis Rawdon tient en faction perpétuelle à sa porte. Avez-vous jamais vu la mine d’un créancier ou celle d’un bailli avec son assesseur ? Deux abominables gredins qui sont toute la semaine à nous épier de la boutique de l’épicier, de telle sorte que nous ne pouvons sortir que le dimanche. Si la tante ne s’apprivoise pas, gare au dénoûment ! »

Rawdon, avec de gros éclats de rire, raconta une douzaine de tours fort divertissants qu’il avait joués à ses créanciers, et la manière adroite dont Rebecca leur donnait congé. Il affirma avec un gros juron qu’il n’y avait pas en Europe une femme qui fût comparable à la sienne pour le talent d’envoyer paître les créanciers. Presque aussitôt après son mariage, elle avait eu à recourir à ce don naturel, et son mari avait pu alors l’apprécier à sa juste valeur. Ils avaient su se créer un crédit illimité ; mais ils avaient aussi des protêts à revendre, et ils poursuivaient leurs projets au milieu d’une disette absolue de vil métal. Ces embarras pécuniaires jetaient-ils quelques brouillards sur la bonne humeur de Rawdon ? Aucun.

Le meilleur moyen pour vivre au sein de l’opulence, c’est d’être criblé de dettes ; on n’a rien alors à se refuser, et, dans cette situation, l’esprit se trouve toujours allègre et dispos. Rawdon et sa femme occupaient le plus bel appartement du plus bel hôtel de Brighton ; l’hôte, en leur présentant chaque plat, les saluait comme ses plus gros consommateurs ; Rawdon engloutissait ses dîners et son vin avec un aplomb de magnat ou de prince russe. Des allures de grand seigneur, des bottes et un costume irréprochables, de l’arrogance dans la tournure, enfin une certaine rouerie, posent souvent beaucoup mieux un homme que des fonds placés chez un banquier.

Les deux couples ne pouvaient plus vivre l’un sans l’autre. Au bout de deux ou trois jours, les messieurs organisèrent pour le soir une table de piquet, tandis que leurs femmes se mettaient dans un coin à causer. Les cartes avec George, le billard avec Joe Sedley, qui ne tarda pas à arriver dans sa grande voiture découverte, aidèrent à combler les vides de la bourse de Rawdon et lui procurèrent les avantages de cet argent comptant, dont la disette met dans l’embarras les plus grands génies eux-mêmes.

Mais revenons à nos trois jeunes gens, qui s’en allaient au-devant de l’Éclair. La voiture, d’une exactitude rigoureuse, était remplie à l’intérieur et couverte au dehors d’êtres vivants. Le conducteur tira de son cor ses modulations habituelles. L’Éclair entra dans la rue avec une rapidité digne de son nom et s’arrêta devant le bureau des voitures.

« Bravo ! voilà Dobbin, » s’écria George enchanté de voir son vieil ami perché sur l’impériale.

Sa visite, différée de jour en jour, était impatiemment attendue.

« Comment vous portez-vous, mon brave garçon ? Vous êtes bien aimable d’être venu. Emmy va être enchantée de vous voir, » dit Osborne donnant une cordiale poignée de main à son ami quand celui-ci fut descendu de son poste élevé. Puis, d’une voix plus basse : « M’apportez-vous des nouvelles ? Avez-vous été à Russell-Square ? Que dit le père Rabat-joie ? ne me cachez rien. »

La figure de Dobbin était pâle et grave.

« J’ai vu votre père, répondit-il ; comment va Amélia… Mrs. George ? vous saurez toutes les nouvelles. Mais la plus grande de toutes, c’est que…

— Vite, mon vieux camarade, dit George avec anxiété.

— On nous envoie en Belgique ; l’armée entière est commandée pour le départ, le régiment des gardes comme les autres. Heavytop a ses accès de goutte et enrage de ne pouvoir bouger. O’Dowd le remplace. Nous nous embarquons à Chatham la semaine prochaine. »

Ces nouvelles de guerre, tombant comme la foudre sur nos amants, les plongèrent dans de sérieuses et tristes méditations.




CHAPITRE XXIII.

Où le capitaine fait preuve de diplomatie.


Qui pourra nous expliquer par quel mystère William Dobbin, qui, sur les instances de ses parents, n’aurait fait aucune difficulté à aller chercher sa cuisinière par la main pour l’épouser ensuite, et qui était d’une humeur si indolente et si molle qu’en vue de son intérêt personnel il n’eût pas trouvé le courage de traverser la rue, qui pourra nous dire par quelle merveilleuse influence ce même Dobbin se révéla tout à coup et à point nommé, dans la conduite des affaires de George Osborne, comme le tacticien le plus actif, et montra au profit de son ami l’habileté dont un diplomate consommé n’eût peut-être pas été capable dans la poursuite de ses projets ambitieux ?

Pendant que George et sa femme étaient à Brighton, où ils s’enivraient à longs traits des douceurs de la lune de miel, l’honnête William restait à Londres en qualité de plénipotentiaire et avec mission de faire toutes les démarches nécessitées par le mariage de son ami. Il avait à voir le vieux Sedley, à le mettre de bonne humeur, à pousser Joe à rejoindre son beau-frère, afin que l’éclat de sa position et de son crédit comme receveur de Boggley-Wollah servît à couvrir le désastre de son père, à faire tomber les préjugés du vieil Osborne contre ce mariage en question, et à finir par l’apprendre au vieillard en ménageant le plus possible son humeur irritable.

Toutefois, avant de s’aventurer dans la maison d’Osborne avec les nouvelles dont il était porteur, Dobbin réfléchit qu’il y aurait de la politique de sa part à se créer des intelligences parmi les membres de la famille, et à mettre au moins les dames de son côté.

« Au fond du cœur, se disait-il, elles ne sauraient être fâchées de tout ceci. Quelle femme a jamais été fâchée de voir entrer un peu de roman dans un mariage ? Il y aura bien sûr des larmes de répandues, mais elles ne tarderont pas à se ranger du côté de leur frère ; nous serons trois alors à poursuivre le vieil Osborne dans ses derniers retranchements. »

Notre machiavélique capitaine se demandait ensuite à l’aide de quel heureux stratagème il pourrait glisser en douceur, dans l’oreille des demoiselles Osborne, le terrible secret de leur frère.

Grâce à un interrogatoire préalable qu’il fit subir à sa mère sur l’emploi de ses soirées, il se trouva bien vite au courant des salons où il avait chance de rencontrer les sœurs de George. Malgré son horreur pour les bals, horreur, hélas ! partagée par plus d’un homme sensé, il s’assura d’une invitation pour une soirée à laquelle devaient assister les demoiselles qu’il cherchait. À peine arrivé, il s’empressa de les faire danser à plusieurs reprises, se montra plein de prévenances et de petits soins à leur égard, et poussa le courage jusqu’à demander à miss Osborne quelques minutes d’entretien dans la matinée du lendemain. C’était, dit-il, pour lui communiquer des nouvelles de la dernière importance.

Pourquoi cette jeune demoiselle se mit-elle à tressaillir de la sorte, puis à regarder son cavalier, puis à baisser modestement les yeux vers le sol, enfin à manquer de s’évanouir dans les bras de son danseur, lorsque le capitaine lui écrasant maladroitement le pied, la rappela fort à propos à un sentiment plus net de la réalité ? Pourquoi, en un mot, cette requête lui causa-t-elle une si vive agitation ? Voilà un mystère que jamais on ne pourra approfondir. On sait seulement que le lendemain, quand le capitaine arriva à Russell-Square, Maria n’était point au salon avec sa sœur, et que miss Wirt sortit sous prétexte d’aller la chercher. Le capitaine et miss Osborne restèrent donc en tête à tête. Un si profond silence régna d’abord, qu’on pouvait très-distinctement entendre le tic tac de la pendule placée sur la cheminée et représentant le sacrifice d’Iphigénie.

« Quelle délicieuse soirée que celle d’hier ! fit miss Osborne, comme pour encourager son interlocuteur ; vous voilà maintenant passé maître à la danse, capitaine Dobbin. Vous avez pris des leçons, je gage, continua-t-elle avec une aimable espièglerie.

— Ah ! je voudrais que vous me vissiez danser une bourrée écossaise avec mistress la major O’Dowd de notre régiment !… Et une gigue !… avez-vous jamais vu danser une gigue ? Mais qui ne danserait pas bien avec vous, miss Osborne, vous qui dansez si bien ?

— La femme du major est-elle jeune et belle, capitaine ? continua la jolie questionneuse. C’est une bien terrible chose que d’être la femme d’un soldat ! Je m’étonne qu’on ait le cœur à la danse dans ces temps de guerre ! Si vous saviez, capitaine Dobbin, comme je tremble quelquefois en pensant à notre cher George, aux dangers des pauvres soldats ! Y a-t-il beaucoup d’officiers mariés dans le ***e, capitaine Dobbin ?

— Elle joue trop à cartes découvertes, » pensa miss Wirt en elle-même.

Cette observation ne se place ici que comme parenthèse, et ne s’entendit point à travers la fente de la porte, où la gouvernante la murmura entre ses dents.

« Un de nos jeunes officiers vient de se marier, dit Dobbin se dirigeant vers son but ; c’étaient d’anciennes affections, et les jeunes gens sont pauvres comme des rats d’église.

— Mais c’est charmant, mais c’est romantique, » s’écria miss Osborne, comme le capitaine achevait ces mots : anciennes affections, pauvres comme des rats d’église.

Cette marque de sympathie l’encouragea.

« C’est le plus beau garçon de notre régiment, continua-t-il ; l’armée entière ne compte pas dans ses rangs de plus brave et de plus brillant officier. Et puis une femme accomplie ! rien qu’à la voir, j’en suis sûr, vous vous prendriez à l’aimer, miss Osborne. »

La jeune demoiselle se crut à deux doigts du dénoûment. Il était bien permis d’avoir cette pensée en présence de l’agitation nerveuse de Dobbin se trahissant aux contractions de sa figure, au mouvement saccadé de son large pied retombant en cadence sur le parquet, à l’infatigable activité de ses mains à boutonner et à déboutonner son habit, etc., etc.

Miss Osborne supposa que la respiration avait manqué au capitaine, et qu’il attendait que ses poumons se fussent remplis d’air pour lui faire une confidence complète qu’elle se préparait à recevoir de grand cœur. L’horloge de l’autel d’Iphigénie commença à sonner midi. Quand les dernières vibrations eurent cessé d’agiter les rouages, miss Osborne pensa qu’il était au moins une heure, tant lui paraissaient longues les minutes qui tenaient en suspens son anxieuse curiosité.

« Mais ce n’est pas en vue d’un mariage que je viens vous parler… ou plutôt c’est à propos d’un mariage… c’est-à-dire… je ne voudrais pas vous laisser croire… Enfin, ma chère miss Osborne, c’est de ce cher George qu’il s’agit.

— De George ? » dit-elle d’un ton désappointé, qui excita l’hilarité de Maria et de miss Wirt derrière la porte, et provoqua un sourire sur les lèvres de ce traître de Dobbin ; car il savait à quoi s’en tenir, et plus d’une fois George lui avait dit en badinant :

« Que diable, Dobbin, pourquoi ne prenez-vous pas la vieille Malcy ? vous n’avez qu’à la demander pour l’avoir. Je vous parie cent contre deux qu’elle dira oui.

— Eh ! oui, de George, continua-t-il une fois lancé. Il s’est élevé une querelle entre lui et M. Osborne ; or, vous savez que je l’aime comme un frère, ce cher George, et je voudrais faire en sorte d’étouffer ce débat à sa naissance ; nous allons partir pour l’étranger, miss Osborne. Demain peut-être vont arriver les ordres d’embarquement ; qui oserait répondre des suites de la campagne ? Allons, plus de calme, miss Osborne, il faut au moins faire en sorte que le père et le fils se séparent bons amis.

— Mais il n’y a rien de grave, capitaine Dobbin ; c’est une bouderie comme il y en a si souvent entre eux, reprit la jeune demoiselle. Nous attendons George d’un jour à l’autre. Ce qu’en disait son père, c’était pour son bien. Il n’a qu’à revenir et il n’y paraîtra plus ; il n’y a pas jusqu’à cette chère Rhoda, qui ne soit prête, j’en suis sûre, à lui pardonner. Les femmes, capitaine, ont toujours le pardon trop facile.

— Cela est vrai, surtout de vous, de votre cœur, dit Dobbin, avec la plus noire perfidie. Aussi c’est un crime impardonnable à un homme de causer de la peine à une femme. Vous, par exemple, que deviendriez-vous si l’homme qui vous a juré sa foi vous était infidèle ?

— Oh ! alors, j’en mourrais ! Je me précipiterais par la fenêtre ! j’avalerais du poison ! je succomberais à l’excès de ma douleur ! Oh ! oui, bien sûr, s’écria la sensible demoiselle, qui déjà avait vu plusieurs amants lui échapper et n’en était pas moins vivante et très-vivante.

— Vous n’êtes pas la seule à penser de la sorte, continua Dobbin ; il y en a d’autres aussi sensibles que vous. Je ne parle point de l’héritière des Indes, miss Osborne, mais d’une pauvre fille que George a aimée autrefois, et qui, depuis son enfance, a fait de lui l’unique objet de ses pensées. Je l’ai vue dans la misère, résignée à son malheur, toujours pure, toujours irréprochable. Je vous parle de miss Sedley. Ah ! chère miss Osborne, votre cœur généreux peut-il en vouloir à votre frère de lui avoir été fidèle ? Un remords éternel s’emparerait de lui, s’il délaissait cette pauvre fille. Ainsi, à votre tour, aimez celle qui vous a toujours aimé… Je viens de la part de George vous dire qu’il se regarde lié envers elle par des serments irrévocables, et vous prie, vous au moins, de vous rallier à sa cause. »

Quand M. Dobbin se sentait sous l’influence d’une forte émotion, il éprouvait toujours quelque embarras à trouver ses premières paroles ; mais bientôt le reste suivait avec la plus grande volubilité, et, à dire vrai, ce flux oratoire fit dans le cas présent une très-vive impression sur la personne dont il devait gagner le suffrage.

« Voici, dit-elle, qui est fort pénible et fort singulier. Refuser un si brillant parti ! En tout cas, capitaine Dobbin, George a trouvé en vous un valeureux champion de sa cause. Pourquoi faut-il que tous ces efforts soient en pure perte. Cependant, je vous le dis, continua-t-elle après une pause, cette pauvre miss Sedley peut compter sur mes sympathies les plus vraies et les plus sincères. Quant à ce mariage, il ne nous a jamais paru bien sortable, bien qu’ici nous ayons toujours témoigné à miss Sedley beaucoup d’affection, oh ! oui, beaucoup ! mais jamais, j’en suis sûre, vous n’aurez le consentement de mon père… D’ailleurs une jeune fille bien élevée… qui a de bons principes, devrait… George lui-même devrait n’y plus penser, entendez-vous, mon cher capitaine Dobbin !

— Un homme doit-il donc ne plus penser à la femme qu’il aimait du moment où le malheur vient à la frapper ? dit Dobbin en lui tendant la main. Ah ! chère miss Osborne, mes oreilles me trompent sans doute. Aimez, aimez cette jeune fille, aimez-la tendrement. George ne peut plus, il ne doit plus renoncer à elle. Croyez-vous qu’on renoncerait à vous, si vous tombiez dans la pauvreté ? »

Cette adroite question impressionna vivement le cœur de miss Jane Osborne.

— J’ignore, capitaine, jusqu’à quel point, nous autres pauvres filles, devons ajouter foi à toutes vos belles paroles, messieurs. La tendresse des femmes les rend toujours trop confiantes, et vous n’en profitez que pour nous abuser cruellement. »

Dobbin sentit une pression non équivoque de la main de miss Osborne, restée négligemment dans la sienne. Il fit un soubresaut sans savoir où il en était, et les deux mains se trouvèrent séparées.

« Nous des trompeurs ! dit-il ; non, chère miss Osborne, il n’en est point ainsi de tous les hommes. Rayez d’abord votre frère de la liste. George aimait et aime encore Amélia Sedley ; tous les trésors de la terre ne pourraient le décider à en épouser une autre. Serait-ce bien vous qui lui conseilleriez de l’abandonner ? »

La réponse était difficile pour miss Jane, surtout avec ses vues personnelles. Elle s’empressa de l’éluder :

« Eh bien, alors, si vous n’êtes pas un trompeur, vous êtes au moins très-romantique. »

Le capitaine William laissa passer cette observation sans broncher d’un pas, et lorsqu’enfin, à l’aide de nouveaux compliments, il pensa miss Osborne assez préparée pour recevoir la grande nouvelle, il lui glissa à l’oreille les paroles suivantes :

« George Osborne ne peut plus désormais renoncer à Amélia, car ils sont mariés. »

Il entra alors dans le détail de toutes les circonstances que nous connaissons déjà, et lui raconta comme quoi la pauvre petite serait morte de chagrin, si son amant n’avait pas été fidèle à la foi jurée ; comme quoi le vieux Sedley avait refusé d’assister à ce mariage ; comme quoi Joe Sedley était venu de Cheltenham pour conduire la fiancée à l’autel, et comme quoi les nouveaux époux étaient partis dans la voiture à quatre chevaux de Joe, pour passer à Brighton leur lune de miel ; comme quoi enfin George comptait sur ses chères et excellentes sœurs, sur ces cœurs de femmes si dévoués et si sincères, pour réconcilier le père et le fils. Il termina en demandant à miss Osborne la permission de venir la revoir encore, et la jeune demoiselle s’y prêta avec un empressement des plus gracieux.

Bien persuadé, et pour cause, que les nouvelles qu’il venait de communiquer seraient, avant cinq minutes, portées à la connaissance des autres dames, le capitaine Dobbin fit un profond salut et se retira.

À peine franchissait-il le seuil de la maison que miss Maria et miss Wirt étaient déjà dans le salon auprès de miss Jane, qui les mettait au courant de la surprenante nouvelle. Pour être juste à l’égard des deux sœurs, nous devons dire que ni l’une ni l’autre ne se montra bien courroucée. Un mariage par enlèvement plaît toujours par quelque côté à de jeunes demoiselles, et Amélia avait presque fait des progrès dans l’estime de ses belles-sœurs par le courage qu’elle avait déployé en cette circonstance. Tandis que chacune disait son mot, et que les conjectures allaient leur train sur ce que pourrait dire et faire le père de George, le marteau retentit sur la porte comme le tonnerre de la vengeance, et fit tressaillir les conjurées jusque dans les plis de leurs robes. Voilà notre père, fut la pensée commune. Ce n’était point lui, mais simplement M. Frédérick Bullock, qui arrivait de la Cité au rendez-vous donné par ces dames pour les conduire à une exposition d’horticulture.

Le nouveau venu, comme on peut le penser, fut bien vite du secret. Mais à cette nouvelle sa figure exprima une surprise bien différente de la rêverie sentimentale qui se peignait dans les traits des deux sœurs. M. Bullock, en homme d’affaires, en jeune associé d’une riche maison, savait apprécier tout ce que vaut et tout ce que peut l’argent ; aussi ses petits yeux brillèrent d’une satisfaction manifeste à cette révélation inattendue. Il regardait Maria en souriant et calculait que par la folie de George elle allait lui représenter trente mille livres de plus qu’il ne l’avait d’abord évaluée !

« Pardieu, Jane, dit-il en jetant un œil de convoitise sur la sœur aînée, comme si la cadette ne lui suffisait plus, Eels va s’arracher les cheveux de vous avoir plantée là, car, savez-vous, vos actions vont monter de trente mille livres, valeur vénale. »

Les deux sœurs n’avaient pas jusqu’alors réfléchi à la question d’argent, mais Fréd. Bullock revint sur ce sujet avec une humeur si enjouée pendant tout le temps de cette excursion matinale, que peu à peu elles finirent par grandir considérablement dans leur estime et qu’elles étaient devenues à leurs yeux de fort grandes dames quand elles rentrèrent pour le dîner.



CHAPITRE XXIV.

Où M. Osborne fait une rature sur la Bible de famille.


Après avoir pris ses précautions auprès des deux sœurs, Dobbin s’empressa de se rendre dans la Cité : c’était là qu’il lui restait à poursuivre sa tâche de médiateur dans sa partie la plus épineuse et la plus difficile. La pensée de se trouver face à face avec le vieil Osborne lui donnait la chair de poule, et plus d’une fois il songea à laisser aux jeunes dames le soin de révéler à l’inexorable père un secret que leur discrétion féminine ne pouvait leur permettre de porter bien loin. Mais il avait promis à George de lui rendre compte de la manière dont le vieil Osborne aurait reçu la nouvelle. Il partit donc pour la Cité, où se trouvaient les bureaux de M. Osborne. Il eut le soin, toutefois, de se faire précéder d’un billet pour le père de George, lui demandant un entretien de quelques instants pour parler avec lui des affaires de son fils. Le messager de Dobbin lui rapporta, avec les compliments de M. Osborne, l’assurance que celui-ci aurait grand plaisir à le voir sans plus tarder.

Le capitaine entra dans les bureaux de M. Osborne avec une conscience un peu troublée et la perspective d’une conversation désagréable et orageuse. Sa démarche était chancelante, son air mal assuré. Il traversa la première pièce, où trônait M. Chopper. Le commis de confiance le regarda passer du haut de son tabouret avec une maligne bonhomie qui acheva de décontenancer le pauvre capitaine. M. Chopper cligna de l’œil, secoua la tête et désigna du bout de sa plume la porte du cabinet de son maître.

« Entrez, le patron vous attend, » dit-il avec un ton de bonne humeur.

Dobbin poussa la porte. Osborne se leva aussitôt, et lui donnant une cordiale poignée de main :

« Comment va la santé, mon cher ? » lui dit-il.

À cet accueil franc et amical, l’ambassadeur de George se sentit pris de nouveaux remords et sa main resta insensible sous l’étreinte du vieil Osborne. Sa conscience lui criait qu’il était le vrai coupable dans tout ce qui venait de se passer. C’était lui qui avait ramené George aux pieds d’Amélia ; c’était lui qui avait approuvé, encouragé, conduit tout ce mariage ; et lorsqu’enfin il se présentait pour dévoiler au père l’abîme où il avait poussé le fils, il trouvait une figure riante, et s’entendait appeler mon bon ami Dobbin. Ah ! certes, il y avait bien là de quoi rougir et baisser la tête.

Osborne avait l’intime conviction que Dobbin lui apportait la soumission de son fils. Déjà, à l’arrivée du message qui annonçait sa venue, M. Chopper et son patron, en causant de cette brouille de famille, étaient tombés d’accord que George se rendait enfin aux ordres paternels, et envoyait l’adhésion attendue depuis plusieurs jours.

« Dans peu vous verrez une fameuse noce, » disait M. Osborne avec un air de triomphe à son commis ; et en même temps il faisait claquer ses gros doigts, et remuait les guinées confondues dans ses poches avec les schellings.

Lorsque Dobbin fut entré, Osborne, se prélassant dans son fauteuil, continua avec une satisfaction toujours croissante à tirer de ses poches un son métallique ; pendant ce temps, le capitaine se tenait pâle et silencieux sous ce regard où s’épanouissaient la sottise et la présomption.

« Quelle tournure de paysan pour un capitaine ? pensait le vieil Osborne. George aurait bien dû le dégrossir un peu et le styler aux belles manières. »

Dobbin finit par appeler tout son courage à son aide et prit le premier la parole :

« Monsieur, dit-il, les nouvelles dont je suis porteur sont de la plus haute gravité. Je me suis rendu ce matin aux Horse-Guards, et notre régiment recevra infailliblement son ordre de départ pour la Belgique avant la fin de la semaine. Or, vous savez, monsieur, que nous ne reviendrons ici qu’après une bataille qui pourra être fatale à plus d’un parmi nous. »

La figure d’Osborne prit une expression plus sérieuse.

« Mon fils… le régiment fera son devoir, j’en suis sûr, monsieur, répondit-il.

— Les Français sont nombreux, continua Dobbin ; il faudra encore du temps aux troupes russes et autrichiennes pour arriver à notre aide : le premier choc sera pour nous, monsieur, et comptez que Bonaparte s’arrangera pour qu’il soit le plus rude possible.

— Où voulez-vous en venir, Dobbin, dit son interlocuteur, mal à l’aise et fronçant le sourcil. Ce ne sont pas ces damnés Français, j’imagine, qui pourraient faire trembler un soldat des armées britanniques, monsieur ?

— Certainement non, monsieur ; mais j’ai seulement voulu vous dire qu’en présence des périls nombreux et inévitables qui nous menacent, vous feriez bien, monsieur, de passer l’éponge sur les petites fâcheries qui peuvent exister entre vous et George, et de vous donner la main, vous m’entendez ? S’il lui arrivait quelque chose, ce serait pour vous, j’en suis sûr, un sujet d’éternel regret de ne vous être pas quittés bons amis. »

En disant cela, le pauvre William Dobbin passait par les différentes nuances du rouge pour arriver au violet. Il faisait intérieurement son meâ culpâ de toute cette malheureuse affaire ; car, sans lui peut-être, ce déchirement domestique n’aurait jamais eu lieu. Pourquoi avoir tant pressé le mariage de George ? Ne pouvait-il pas attendre quelque temps ? Amélia, délaissée par son fiancé, en eût conçu sans doute une douleur mortelle ; mais le temps, ce grand médecin, aurait peut-être fini par guérir les chagrins d’Amélia. Il fallait donc s’en prendre à lui de ce mariage, de ses fâcheuses conséquences. Quel mobile l’avait poussé à toutes ces démarches ? Ah ! c’est qu’il l’aimait tant, qu’il ne pouvait souffrir de la voir malheureuse. Peut-être aussi les tortures de l’incertitude étaient-elles si cuisantes à son âme qu’il avait hâte de les étouffer. C’est ainsi qu’après un décès, on se dépêche d’en finir avec les funérailles ou l’on devance le moment du départ lorsqu’on doit quitter ceux qu’on aime.

« Vous êtes un brave garçon, William, dit M. Osborne d’une voix radoucie. George et moi nous ne pouvons nous quitter fâchés, c’est impossible. Voyez-vous, dans ma tendresse pour lui j’ai fait tout ce qui est au pouvoir d’un père. Il a eu de moi trois fois plus d’argent que votre père, j’en suis sûr, ne vous en a jamais donné. Ce n’est pas pour le lui reprocher si j’en parle, mais je ne saurais vous dire toutes les préoccupations dont il a été sans cesse l’objet de ma part ; tout ce que j’ai dépensé pour lui de talent et d’énergie. Interrogez Chopper, George lui-même, interrogez toute la Cité. Eh bien ! quand je lui propose un mariage à rendre jaloux les plus grands seigneurs de la terre, pour la première chose que je lui demande il me refuse ; dites, monsieur Dobbin, les torts sont-ils de mon côté ? La brouille vient-elle de mon fait ? Ce que je veux, n’est-ce pas son bien, son bien en vue duquel je travaille comme un galérien depuis sa naissance ? Non, non, personne ne pourra dire que c’est l’égoïsme qui me pousse. Qu’il revienne, et voilà ma main, je lui promets oubli et pardon. Quant à se marier maintenant, il ne peut en être question, il fera sa paix avec miss Swartz, et plus tard on avisera au mariage. À son retour, avec le grade de colonel, car il sera colonel, morbleu ! s’il ne lui faut que des écus pour cela. Enfin je suis bien aise que vous l’ayez ramené à de bons sentiments. C’est à vous que j’en suis redevable, Dobbin, je le sais. Vous avez déjà été son Mentor en plus d’une occasion. Qu’il revienne donc, et il trouvera de l’indulgence. Son couvert sera mis ce soir à Russell-Square pour le dîner, même heure, même rue, même numéro. Il se trouvera en face d’un cuisseau de chevreuil et à l’abri de toutes récriminations. »

Ces paroles confiantes et affectueuses émurent vivement le cœur de Dobbin. Plus l’entretien prenait cette tournure, plus une voix intérieure l’accusait de la plus noire des trahisons.

« Monsieur, dit-il enfin, vous vous abusez, je crois ; je puis même vous affirmer que George a trop de noblesse dans l’âme pour s’abaisser à un mariage d’argent, et quant à une menace d’exhérédation en cas de désobéissance, elle n’aurait d’autre résultat que d’amener une résistance plus formelle de sa part.

— Que diable, monsieur, prenez-vous pour une menace l’offre de huit à dix mille livres de rente ? dit le vieil Osborne dans un accès de belle humeur. Si miss Swartz voulait de moi, je lui dirais de suite : « Me voilà. » Pour une nuance de peau un peu plus ou un peu moins claire, faut-il donc faire le dégoûté ? »

Le vieux marchand, charmé de sa plaisanterie, poussa un grognement expressif accompagné de gros éclats de rire.

« Vous oubliez, monsieur, les engagements antérieurs du capitaine Osborne, dit son ambassadeur avec gravité.

— Qu’est-ce à dire, monsieur, de quels engagements venez-vous nous parler ? continua M. Osborne, dont la colère et la surprise, s’éveillant à cette pensée subite, firent pressentir les plus terribles éclats. Vous ne voulez pas dire, j’imagine, que mon fils est assez misérablement fou pour se sentir encore épris de la fille d’un escroc et d’un banqueroutier ? Vous n’êtes pas venu, ici, je suppose, pour me faire entrevoir son intention de l’épouser. L’épouser ? une belle fin qu’il ferait là. Mon fils, mon sang s’allier à la fille d’un gueux, d’un mendiant ! Il peut bien aller au diable, si jamais il lui prend fantaisie pareille. Je lui conseille alors d’acheter un balai et de se faire boueux. Oh ! je me la rappelle bien, toujours autour de lui, avec ses agaceries et ses œillades. C’était un manége combiné, j’en suis sûr, avec son vieux coquin de père.

— M. Sedley a été un de vos bons amis, fit Dobbin, l’arrêtant tout court et charmé de trouver un prétexte pour se mettre en colère. Il fut un temps où vous saviez lui donner d’autres noms que ceux d’escroc et de coquin. Qui plus que vous, d’ailleurs, a travaillé à cette alliance ? George n’a pas le droit de jouer ainsi à pile ou face avec…

— Pile ou face ! pile ou face ! hurla le vieil Osborne. Ah çà ! le diable m’emporte, ce sont les mêmes mots que mon gentilhomme de fils m’a jetés à la figure, il y a eu jeudi quinze jours, quand il faisait son rodomont, qu’il me menaçait de l’armée britannique et voulait en remontrer à son père. C’est donc vous qui l’avez poussé à cette rébellion ? Je le vois maintenant, capitaine, et vous en remercie ; mais apprenez que je n’ai que faire de mendiants dans ma famille. Grand merci encore une fois, capitaine ! Épouser cette fille, et pourquoi donc, s’il vous plaît ? Croyez-vous donc qu’il ne puisse avoir ses faveurs à meilleur marché ?

— Monsieur, dit Dobbin rouge de colère et mettant de côté tout ménagement, je ne permettrai à personne de tenir de pareils propos en ma présence, et à vous encore moins qu’à tout autre.

— C’est donc, maintenant un cartel ? Alors je vais sonner pour qu’on nous apporte des pistolets pour deux. M. George vous a envoyé ici pour insulter son père, sans doute, dit Osborne en sautant sur le cordon de la sonnette.

— M. Osborne, dit Dobbin d’une voix étouffée, c’est vous qui insultez la plus douce créature que Dieu ait mise sur la terre. Vous feriez mieux, monsieur, de la ménager, car c’est la femme de votre fils. »

À ces mots, Dobbin sortit, sentant qu’il n’avait rien à ajouter, et Osborne retomba sur son fauteuil en jetant autour de lui un regard furieux et sauvage. Un commis accourut au bruit de la sonnette, et Dobbin était à peine au bas de l’escalier, qu’il vit descendre à toutes jambes M. Chopper, le principal employé, courant après lui nu tête et hors d’haleine.

« Pour l’amour de Dieu, qu’y a-t-il ? demanda M. Chopper, en saisissant le capitaine par la basque de son habit. Le patron est en état de convulsion. Qu’a fait M. George, capitaine Dobbin ?

— Il a épousé miss Sedley depuis cinq jours, répondit Dobbin ; j’étais son garçon d’honneur, M. Chopper, et vous serez toujours du nombre de ses amis. »

Le vieux commis branla la tête.

« Cela va mal, cela va mal, capitaine. Le patron sera inflexible. »

Dobbin, après avoir prié Chopper de venir à son hôtel l’informer de tout ce qu’il pourrait apprendre sur cette affaire, se dirigea tristement vers son quartier, sans apercevoir dans l’avenir des consolations pour le passé.

À l’heure du dîner, la famille de Russell-Square trouva ce jour-là dans la salle à manger son chef assis à sa place ordinaire, mais l’expression sombre et triste de sa figure fit régner un morne silence parmi les convives. Les demoiselles Osborne et M. Bullock, qui était du dîner, virent bien vite que le père de George était déjà au courant de la grande nouvelle. Ses traits soucieux et moroses comprimaient la joie intérieure de M. Bullock, réduisaient au silence son amabilité et glaçaient sa belle humeur. Il redoublait toutefois d’attentions et d’égards pour miss Maria, à côté de laquelle il était assis, et pour sa sœur, qui présidait au haut bout de la table.

Miss Wirt, en conséquence, se trouvait isolée à sa place ; il y avait une place vide entre elle et miss Jane Osborne, occupée par le couvert de George que l’on continuait à mettre en attendant le retour de l’enfant prodigue. Rien ne troubla la monotonie et le silence de ce repas, si ce n’est les confidences langoureuses du souriant M. Frédérick et le bruit heurté de la vaisselle et des porcelaines.

Les valets entraient et sortaient sur la pointe du pied ; on eût dit à leur air des pleureurs aux funérailles. Le cuisseau de chevreuil dont Osborne avait parlé à Dobbin, fut découpé par lui dans un morne silence ; il laissa enlever son assiette sans avoir presque touché à son morceau. Mais en revanche, il buvait beaucoup et le sommelier ne faisait que remplir son verre.

Enfin, vers la fin du dîner, ses yeux firent le tour de la table et se fixèrent un moment sur le couvert destiné à George ; il fit un geste avec l’index de sa main gauche comme pour le désigner aux domestiques ; ses filles regardaient sans comprendre, et les domestiques ne s’expliquaient pas davantage le sens de cet ordre silencieux.

« Enlevez cette assiette, » dit enfin M. Osborne, en se levant avec un jurement.

Et repoussant sa chaise du pied, il alla s’enfermer dans sa chambre.

Derrière la salle à manger se trouvait la pièce servant de cabinet à M. Osborne. C’était là le sanctuaire du maître de la maison. M. Osborne s’y retirait le dimanche matin quand il ne voulait pas aller à l’église, et y lisait son journal, étendu sur son grand fauteuil de maroquin rouge. Deux corps de bibliothèque vitrés renfermaient les ouvrages les plus connus, reliés en veau et dorés sur tranches. Du 1er janvier au 31 décembre, jamais une main profane ne dérangeait les livres de leurs rayons. Aucun des membres de la famille n’aurait osé, pour tout l’or du monde, y toucher du bout du doigt. Quelquefois le dimanche soir, lorsqu’il n’y avait eu personne à dîner, on tirait de leur coin la grande Bible rouge et le livre de prières placé à côté d’un exemplaire du Dictionnaire de la Pairie. Les domestiques étaient appelés dans la salle à manger, et Osborne, d’une voix aigre, et emphatique, procédait devant la famille assemblée à la lecture du service du soir.

Enfants ou serviteurs, personne n’entrait dans cette pièce sans un certain frisson d’épouvante. C’était là que M. Osborne révisait les comptes du majordome et examinait le livret du sommelier. Des fenêtres de son cabinet, qui avaient vue sur une cour bien sablée et à l’aide d’une sonnette qui le mettait en communication avec l’écurie, il donnait ses ordres au cocher et le poursuivait de ses jurements. Quatre fois par an, miss Wirt entrait dans cette pièce pour toucher ses appointements, et les demoiselles Osborne y allaient aussi recevoir leur pension trimestrielle. Plus d’une fois, dans son enfance, George y avait été fouetté, tandis que sa mère, tout en émoi, comptait sur le palier les coups du martinet. Jamais ces corrections n’avaient arraché un cri au bambin. La pauvre femme le caressait et l’embrassait en secret après le supplice et lui donnait de l’argent pour le consoler.

Au-dessus de la cheminée s’élevait un tableau de famille qu’on avait transporté à cette place depuis la mort de Mrs. Osborne. On y voyait George sur un poney ; sa sœur aînée tenait un gros bouquet à la main, et sa cadette se cachait dans les jupes de sa mère. Tous ces personnages avaient des roses sur les joues, des cerises sur les lèvres, et se renvoyaient de l’un à l’autre le sourire traditionnel des portraits de famille. Depuis longtemps la pauvre mère était descendue dans le tombeau ; depuis longtemps aussi on l’avait oubliée. Frère et sœurs, chacun allait de son côté, et bien que membres de la famille, ils étaient comme étrangers dans leurs rapports. Au bout de quelque vingtaine d’années, quand les personnages représentés sur des toiles ont atteint un certain âge, quelle amère épigramme ne trouve-t-on pas dans ces tableaux de famille ! Que reste-t-il souvent de ces sourires menteurs, de tout ce fard sentimental ? Le portrait en pied d’Osborne, de son encrier d’argent massif, de son fauteuil de cuir, avaient pris la place d’honneur occupée jadis, dans la salle à manger, par cette grande toile de famille.

Lorsque le vieil Osborne se fut retiré dans son cabinet, le reste des convives, fort soulagé par son départ et celui des domestiques, s’entretint à voix basse d’une manière fort animée. Les demoiselles montèrent ensuite à l’étage supérieur, où M. Bullock les accompagna sur la pointe des pieds. Il n’avait pas eu le courage de rester seul à vider des bouteilles, et surtout dans le voisinage du cabinet où le terrible vieillard s’était enfermé.

Il faisait nuit depuis une heure environ, lorsque le sommelier, ne recevant point d’ordres, s’aventura à frapper à la porte du cabinet, pour donner à M. Osborne de la lumière et le thé. Le maître de la maison, assis dans son fauteuil, paraissait tout occupé de la lecture du journal. Quand le domestique eut placé devant son maître la bougie et le plateau, il se releva, et M. Osborne alla fermer la porte au verrou. Il n’y avait plus à s’y méprendre ! une vague terreur répandue dans la maison faisait pressentir une grande catastrophe suspendue sur la tête de George et prête à le frapper d’un coup terrible.

Un des tiroirs du grand bureau en acajou de M. Osborne était spécialement affecté aux papiers concernant son fils. Là se trouvait réuni tout ce qui se rattachait à lui depuis son enfance. Là étaient les prix qu’il avait remportés, les albums qu’il avait faits en collaboration de son maître, ses premières lettres avec leurs jambages indécis et vacillants : en général il y présentait ses tendresses à son papa et à sa maman suivies de requête pour avoir des gâteaux. Son cher parrain Sedley y était nommé plus d’une fois. Les malédictions se pressaient sur les lèvres livides du vieil Osborne ; un ressentiment, une haine implacable torturaient son cœur toutes les fois que ce nom lui apparaissait au milieu de tous ces papiers. Ils étaient arrangés, étiquetés et liés ensemble avec un ruban rouge. On lisait sur l’un : Lettre de George, qui demande 5 schellings, 23 avril 18… Répondu le 25 avril. Sur une autre : De George, pour un poney, 13… et ainsi de suite. Dans un autre paquet on trouvait : Note du docteur Swishtail… Notes acquittées du tailleur de George… Billets tirés sur moi par G. Osborne, juin, etc. Puis venaient les lettres écrites de l’Inde, les lettres de son correspondant, les journaux contenant sa nomination au grade de lieutenant ; il s’y trouvait aussi un fouet avec lequel George avait joué étant enfant, et dans un papier un médaillon renfermant une boucle de ses cheveux, bijou qui n’avait point quitté sa mère.

Ce malheureux père passa plusieurs heures à prendre et à contempler ces souvenirs l’un après l’autre et à méditer sur le passé. Tout était là, vanités, ambitions, espérances, qui jadis avaient fait battre son cœur. N’avait-il pas placé tout son orgueil dans son fils ? Comme enfant, en vit-on jamais un plus beau ? Chacun le disait digne du sang d’un grand seigneur. Une princesse royale l’avait remarqué parmi tous les autres et demandé son nom. Quel bourgeois de Londres eût pu à plus juste titre être fier de sa progéniture ? Aussi quel fils de prince était l’objet de plus de gâteries et de soins ?

À l’école, George avait toujours des schellings neufs à distribuer à ses camarades. Quand George fut sur le point de partir avec son régiment pour le Canada, son père avait donné à tous les officiers un dîner qui n’eût pas été indigne de l’héritier de la couronne. L’avait-on jamais vu refuser aucune lettre de change tirée par George ? Il les payait toujours sans la moindre observation. Plus d’un général de l’armée pouvait lui envier ses chevaux de selle. À propos des moindres circonstances, le passé de cet enfant de prédilection se présentait à son esprit. Il le voyait encore après dîner traînant sa chaise à côté de son père pour vider son verre avec la dignité d’un lord ; il le voyait à Brighton, sur son poney, sautant la haie comme le meilleur cavalier, et encore le jour où il avait été présenté au petit lever du prince régent, et où dans tout Saint-James on n’aurait pu trouver un plus brillant militaire ; tous ces rêves, tout cet édifice de grandeur s’écroulait par son mariage avec la fille d’un banqueroutier, par sa désertion devant le devoir et la fortune. Ô honte ! ô désespoir ! ô tortures d’une âme déchirée dans ses ambitions et ses tendresses ! Quelle blessure et quel outrage pour la vanité et les affections de ce vieux sectateur du monde et de ses pompes !

Après un examen minutieux de tous ces papiers, poursuivi au milieu des souffrances que cause cette affliction sans espoir réservée aux âmes dont le bonheur doit se borner désormais à un amer retour sur le passé, le père de George tira tous ces objets du tiroir où il les tenait depuis si longtemps, les enferma dans son secrétaire, après les avoir entourés d’un ruban sur lequel il apposa son sceau. Il ouvrit ensuite la bibliothèque, prit la grande Bible rouge si rarement ouverte et toute resplendissante de dorures. Sur le frontispice, on voyait le sacrifice d’Abraham. Suivant l’usage, M. Osborne avait écrit à la première page, d’une écriture boiteuse, la date de son mariage, de la mort de sa femme, de la naissance de ses enfants, avec leurs prénoms : Jane venait la première, ensuite George Sedley Osborne, puis Maria Frances ; le jour de leur baptême se trouvait aussi indiqué.

M. Osborne prit une plume, la passa soigneusement sur les noms de George.

Puis, quand la page fut sèche, il remit le volume à la place où il l’avait pris. Dans un autre tiroir où il serrait ses papiers personnels, il tira une autre pièce écrite, la lut, la chiffonna, l’alluma à l’une des bougies et la regarda brûler dans le foyer : c’était son testament. Quand il ne resta plus que des cendres, il s’assit, écrivit une lettre, sonna son domestique et la lui remit avec ordre de la porter à son adresse dans la matinée. Il faisait jour quand il alla se mettre au lit. Toute la maison brillait des premiers feux du soleil. Les oiseaux gazouillaient sous les frais ombrages de Russell-Square.

Désireux de se faire le plus de recrues possible parmi les gens de la maison Osborne et d’assurer à George leurs bonnes dispositions pour l’heure de l’adversité, William Dobbin, qui connaissait la puissance de la bonne chère et du bon vin sur l’âme humaine, écrivit à sa rentrée à l’hôtel la lettre la plus aimable à Thomas Chopper, esquire, avec prière d’accepter à dîner pour le lendemain, chez Slaughter. Le billet parvint à M. Chopper avant son départ de la Cité, et il répondit aussitôt :

« M. Chopper présente ses respectueux compliments au capitaine Dobbin, et aura l’honneur et le plaisir d’être exact au rendez-vous. »

L’invitation et le brouillon de la réponse furent montrés à mistress Chopper et à ses filles, lorsque le brave commis revint de son bureau. La famille, assise autour de la table pour le thé, n’en finissait point de s’extasier sur les gens de guerre et les grands seigneurs du royaume britannique. Quand les filles eurent été se mettre au lit, M. Chopper et sa femme s’entretinrent des singuliers événements qui se passaient dans la famille de leur patron. Jamais le commis n’avait vu son maître si ému que ce jour-là. Après le départ du capitaine Dobbin, lorsque M. Chopper était accouru auprès du père, la figure cramoisie et en proie à un tremblement nerveux, lui indiquèrent assez que quelque scène violente avait dû avoir lieu entre M. Osborne et le jeune capitaine. Chopper avait reçu l’ordre de faire le relevé des sommes comptées au capitaine Osborne dans le cours des trois dernières années.

« Et il a mené l’argent grand train, » disait le principal commis, plein de respect pour son vieux maître et d’admiration pour son fils qui savait si généreusement faire rouler les guinées.

Le sommeil du commis fut sans contredit beaucoup plus profond et beaucoup plus calme que celui de son patron. Il embrassa ses enfants après avoir déjeuné du meilleur appétit du monde, bien que, pour lui, les douceurs de la vie se bornassent à mêler un peu de cassonade à la coupe de la vie ; il partit pour son bureau dans son plus bel habit des dimanches et avec sa chemise à jabot, en promettant à sa femme, ravie d’admiration pour sa tournure, de ne point abuser du porto du capitaine Dobbin.

L’extérieur de M. Osborne, lorsqu’il arriva à son heure ordinaire, frappa de surprise tous ses employés ; il paraissait pâle et défait. À midi arriva M. Higgs, homme d’affaires avec lequel il avait rendez-vous. M. Higgs fut introduit dans le cabinet du patron et y resta plus d’une heure enfermé avec lui. Dans l’intervalle, M. Chopper reçut un billet du capitaine Dobbin avec un pli pour M. Osborne, auquel le commis s’empressa d’aller le remettre. Quelque temps après, M. Chopper et M. Birch, le second employé, furent appelés pour donner leurs signatures.

« C’est un nouveau testament que je viens de faire, » dit M. Osborne.

Ses deux employés signèrent comme témoins. Pas un mot ne fut prononcé. M. Higgs en traversant l’antichambre avait une figure grave et sérieuse ; il jeta un coup d’œil sur M. Chopper, mais on n’échangea aucune parole. Le reste du jour, M. Osborne se montra bienveillant et affable, à la grande surprise de ceux qui avaient mal auguré de ses sinistres allures ; il ne dit de sottises à personne, et on ne l’entendit point jurer. Il quitta son bureau de bonne heure, mais avant de partir il appela son principal commis ; il lui fit des recommandations générales, puis, après quelque hésitation, il lui demanda s’il pensait que le capitaine Dobbin fût à la ville.

Chopper dit qu’il le pensait. Du reste, tous deux savaient parfaitement à quoi s’en tenir.

Osborne chargea alors son commis d’une lettre pour cet officier, en priant M. Chopper de la remettre le plus tôt possible à Dobbin en personne.

« Et maintenant, mon cher Chopper, dit-il en prenant son chapeau, et avec une singulière expression dans la figure, je me sens bien mieux dans mon assiette. »

À deux heures, probablement d’après un rendez-vous convenu, M. Frédérick Bullock vint le prendre, et ils sortirent ensemble.

Le colonel du ***e régiment dont faisaient partie les compagnies de MM. Dobbin et Osborne était un vieux général qui avait fait ses premières armes sous Wolf, à Québec, et que son âge et sa faiblesse avaient mis depuis longtemps hors d’état de commander. Il prenait toutefois un vif intérêt au régiment dont il était le chef nominal et recevait de temps à autre, à sa table, quelques jeunes sous-officiers. Le capitaine Dobbin était l’un des privilégiés du vieux général. Dobbin connaissait assez la littérature de sa profession pour savoir qui était le grand Frédéric et l’impératrice Marie-Thérèse ; il était même en mesure, à propos des guerres de ces souverains, de discuter avec le vieux général, assez indifférent aux victoires contemporaines et admirateur exclusif des tacticiens du dernier siècle.

Cet officier supérieur envoya à Dobbin une invitation à déjeuner le matin même où M. Osborne avait changé son testament et où M. Chopper avait mis sa chemise à jabot. Il apprit, au moins deux jours plus tôt, à son jeune favori l’ordre de départ, attendu depuis si longtemps par le régiment. Avant la fin de la semaine, les cadres étant portés au complet, les troupes devaient commencer à s’embarquer. Le vieux général espérait que les hommes qui l’avaient aidé à battre Montcalm au Canada et à mettre en déroute M. Washington, à Long-Island, soutiendraient leur réputation traditionnelle sur les champs de bataille des Pays-Bas, illustrés déjà par tant de trophées.

« Ainsi, mon bon ami, si vous avez quelque affaire qui vous remue par là, dit le vieux général en prenant une prise de tabac de ses doigts décharnés et en montrant du doigt la place où, sous sa robe de chambre, son cœur ne donnait plus que de faibles battements, si vous avez quelque Philis à consoler, à dire adieu à papa et à maman, à mettre en ordre votre testament, faites au plus vite ; il n’y a pas de temps à perdre. »

Là dessus, le vieux général tendit un doigt à son jeune ami, et de sa tête poudrée et portant une queue lui fit un amical salut. Puis, quand la porte se fut refermée sur Dobbin, le vieux guerrier se mit à écrire un poulet dans un français dont il était très-fier, et mit l’adresse à Mlle Aménaïde, du théâtre de Sa Majesté.

En apprenant ces nouvelles, Dobbin sentit son âme s’assombrir ; il pensa à ses amis de Brighton. Il se fit un reproche de ce qu’Amélia venait toujours la première à sa pensée, avant qui que ce fût, avant père et mère, sœurs et devoirs ; dès son réveil, pendant la nuit, tout le long de la journée, il avait toujours son image présente à l’esprit. De retour à son hôtel, il envoya à M. Osborne un petit billet où il l’instruisait des renseignements qu’il venait de recueillir, espérant l’ébranler par là et amener une réconciliation entre George et son père.

Ce billet, apporté par le même messager chargé la veille de l’invitation à dîner pour Chopper, alarma beaucoup ce digne employé. Le billet était à son adresse, et, en déchirant l’enveloppe, il tremblait d’y voir remis le dîner pour lequel il avait fait de si grands frais de toilette ; il éprouva un grand soulagement en s’assurant que ce pli n’avait d’autre objet que de lui rappeler le rendez-vous qu’il n’avait pas oublié.

« Je vous attends à cinq heures et demie, » lui écrivait le capitaine Dobbin.

Chopper était sans doute fort attaché à son patron ; mais, que voulez-vous ! un bon dîner passait pour lui avant toute autre considération.

La communication du général à Dobbin n’avait rien de confidentiel. Celui-ci se trouvait donc parfaitement autorisé à la répéter aux autres officiers qu’il pourrait rencontrer dans le cours de ses pérégrinations. Le premier qui s’offrit à lui fut le jeune enseigne Stubble qui, n’écoutant que son ardeur belliqueuse, alla sur-le-champ choisir une épée neuve chez l’armurier. Cet officier avait dix-sept ans environ, soixante-six pouces de haut et une constitution déjà débilitée par l’abus prématuré du brandy et de l’eau, mais du reste un courage indomptable et un cœur de lion. Il pesa, plia, essaya la lame, avec laquelle il pensait tailler des croupières aux Français, faisant des hop là ! et frappant de son petit pied avec une énergie furibonde. Il porta deux ou trois bottes au capitaine Dobbin, qui les para en riant avec sa canne de bambou.

M. Stubble, à en juger par sa haute stature et sa maigreur, avait sa place marquée parmi les voltigeurs. L’enseigne Spooney, au contraire, un gros et gras garçon, était du nombre des grenadiers du capitaine Dobbin. Ce dernier s’occupait à essayer un gros chapeau à poils tout neuf, sous lequel il avait l’air bien plus farouche que ne le comportait son âge. Ces deux jeunes gens s’étaient rendus chez Slaughter, où, après avoir ordonné un dîner splendide, ils se mirent à écrire des lettres pour consoler leurs excellents parents. Dans ces lettres, il y avait beaucoup de sentiment, beaucoup de tendresse, un peu d’esprit et des fautes d’orthographe. À cette époque, que de cœurs, en Angleterre, palpitaient d’inquiétude et de crainte ! Plus d’une mère dans la solitude secrète du foyer se livrait aux larmes et à la prière.

Le jeune Stubble, à l’une des tables du café de Slaughter, était dans le feu de la composition ; les larmes lui coulant le long du nez finissaient par inonder son papier : le pauvre garçon pensait à sa mère que peut-être il ne reverrait plus. Dobbin, de son côté, se disposa à écrire une lettre à George Osborne, puis il changea d’avis et ferma son portefeuille.

« À quoi bon ? dit-il, laissons-leur encore une nuit de calme et de bonheur. J’irai voir demain mes parents de grand matin, et puis je partirai dans la journée pour Brighton. »

Cette résolution prise, il se leva et, se dirigeant vers Stubble, il lui posa la main sur l’épaule ; il dit à son jeune camarade qu’il devrait renoncer au brandy et à l’eau, et qu’alors il deviendrait un bon soldat comme il avait été jusqu’ici un loyal et excellent garçon. Les yeux du jeune Stubble brillèrent de reconnaissance pour ces paroles bienveillantes. Au régiment, Dobbin était l’objet de la plus haute considération ; on le tenait pour l’officier le plus habile et le mieux entendu.

« M. Dobbin, dit-il en essuyant une larme du revers de sa main, voilà précisément ce que j’étais en train de lui promettre quand vous m’avez frappé sur l’épaule. C’est que, voyez-vous, capitaine, elle est diablement bonne pour moi. »

Les cascades se remirent alors à couler de plus belle, et nous n’oserions pas affirmer que les yeux du tendre Dobbin ne finirent pas aussi par s’humecter.

Les deux enseignes, le capitaine et M. Chopper dînèrent à la même table, dans le même cabinet. Chopper remit à Dobbin une lettre de la part de M. Osborne. Celui-ci présentait brièvement ses compliments au capitaine Dobbin, et le priait de faire parvenir la lettre incluse au capitaine George Osborne. Chopper n’en savait pas plus long. Il donna quelques indications sur la manière d’être de M. Osborne, parla de son entrevue avec son homme d’affaires, de sa politesse inaccoutumée avec tout le monde, et se perdit en commentaires et en conjectures. À chaque verre il devenait de plus en plus confus et finit par n’être plus du tout intelligible. Enfin, à une heure avancée, le capitaine Dobbin fit entrer son convive dans un fiacre. M. Chopper se trouvait dans un état de titubation complète et jurait au milieu de hoquets redoublés, qu’il était l’ami du capitaine, à la vie, à la mort.

Ainsi que nous l’avons vu, le capitaine Dobbin, en prenant congé de miss Osborne, lui avait demandé la permission de se présenter de nouveau. Le jour suivant, cette jeune demoiselle passa plusieurs heures à l’attendre, et Dobbin ne vint pas. Peut-être, s’il eût fait cette visite, s’il eût adressé la question pour laquelle elle tenait sa réponse toute prête, peut-être alors, disons-nous, prenant en main la cause de son frère, miss Jane eût-elle réussi à réconcilier George avec un père irrité. Mais son attente fut aussi vaine que celle de ma sœur Anne. Dobbin avait à mettre en règle ses propres affaires ; il avait à consoler ses parents, puis à s’embarquer sur l’Éclair pour aller retrouver ses amis à Brighton.

Dans la journée, miss Osborne entendit son père donner l’ordre de fermer la porte à cet intrigant de capitaine Dobbin, qui se mêlait de tout ce qui ne le regardait pas. Cette parole fit tomber les secrètes espérances de la demoiselle.

M. Frédérick Bullock, d’une exactitude scrupuleuse, se montra fort tendre pour Maria, fort empressé pour l’infortuné père. M. Osborne répétait bien haut qu’il se sentait bien plus à son aise ; mais les moyens qu’il avait pris pour cela paraissaient manquer complétement leur but, et il était visiblement affecté des événements accomplis dans le cours des deux derniers jours.


CHAPITRE XXV.

Où nos principaux personnages se décident à quitter Brighton.


Dès son arrivée à Brighton, Dobbin fut conduit auprès des dames, à l’hôtel de la Marine. Jamais ce jeune officier ne se montra si jovial et si causeur, tant il faisait chaque jour de progrès dans l’art profond d’une hypocrite diplomatie. Il ne laissa rien paraître des sentiments qui l’agitaient pour mieux étudier mistress George Osborne dans sa nouvelle condition. Il ne voulait pas non plus qu’on pût s’apercevoir des appréhensions et des craintes que lui donnaient les mauvaises nouvelles dont il était porteur, et qui n’auraient pas manqué d’avoir sur Amélia le plus mauvais effet.

« Mon opinion, mon cher George, avait-il dit à ce dernier, mon opinion est que l’empereur des Français va nous tomber sur les bras, infanterie et cavalerie, avant trois semaines d’ici, et qu’entre le duc et lui il va y avoir une danse auprès de laquelle les guerres de la Péninsule ne sont que des jeux d’enfants. Mais c’est inutile à dire à mistress Osborne, savez-vous bien ? Après tout, nous pourrions bien être dispensés de mettre la main à la pâte, et alors notre promenade en Belgique se terminerait par une simple occupation militaire. C’est une opinion, du reste, assez généralement répandue, et c’est à Bruxelles une procession de beau monde et de dames à la mode. »

Il fut, en conséquence, arrêté entre les deux amis que l’expédition de l’armée anglaise en Belgique serait présentée à Amélia sous les couleurs les plus rassurantes.

Les conjurés d’accord, l’hypocrite Dobbin s’avança vers mistress George Osborne avec un air de complet contentement ; il lui commença deux ou trois compliments sur les joies matrimoniales, et resta en chemin d’une façon assez gauche, nous devons l’avouer, malgré l’estime que nous avons pour notre ami.

La conversation tomba ensuite sur Brighton, l’air de la mer, les plaisirs de l’endroit, les beautés de la route, la douceur des coussins et la rapidité des chevaux de l’Éclair. Amélia ouvrait de grands yeux ; Rebecca paraissait beaucoup se divertir et observait le capitaine comme tous ceux avec qui elle se trouvait en rapport.

La petite Amélia, pour le dire en passant, n’avait pas ce qu’on appelle des regards prévenus pour l’ami de son mari, le capitaine Dobbin. Il bégayait, était un peu bonasse, un peu timide, fort emprunté et fort maladroit. Elle lui savait gré de son attachement pour George, sans toutefois lui en faire un trop grand mérite ; d’ailleurs, qu’y avait-il d’étonnant qu’on aimât George, si bon, si généreux ? et ne faisait-il pas beaucoup pour son camarade en lui accordant son amitié ? Plus d’une fois, George s’était amusé devant elle à contrefaire le bégayement et la tournure maladroite de Dobbin. Toutefois, George ne parlait des qualités de son ami qu’avec le ton de la plus profonde estime. Dans les premières joies de son amour, pendant ses jours de triomphe, Amélia, se laissant tromper à l’écorce grossière du capitaine, faisait assez bon marché de l’honnête William. Le pauvre garçon savait parfaitement à quoi s’en tenir, et se soumettait sans murmure à son sort. Un temps devait venir où, connaissant mieux Dobbin, elle changerait de sentiments à son égard. Mais ce temps était encore bien éloigné.

Le capitaine Dobbin avait à peine passé deux heures avec ces dames, que Rebecca était déjà maîtresse de son secret. Elle éprouvait pour lui un sentiment de répulsion instinctive, de défiance secrète, et, de son côté, Dobbin n’avait pas conçu pour elle de grandes sympathies. Il était trop honnête pour se laisser prendre aux artifices et aux cajoleries de l’enchanteresse, et il ne lui restait plus alors à son endroit qu’une aversion bien marquée. Rebecca, supérieure à toutes les autres faiblesses de son sexe, n’avait pas su s’affranchir de ces inspirations jalouses qui sont un élément de la nature féminine, et elle en voulait beaucoup au capitaine de ses préférences pour Amélia. Mais, malgré ses froissements intérieurs, elle affectait envers lui des manières pleines d’égard et de cordialité. Un ami des Osborne, de ses chers bienfaiteurs ! Elle parlait bien haut de sa vive affection pour lui, et rappelait tous les détails de la nuit du Wauxhall, quitte à en faire des gorges chaudes tout en s’habillant avec son amie pour le dîner. Rawdon Crawley daignait à peine faire attention à Dobbin ; c’était pour lui un gros bêta, bonne pâte d’homme au demeurant, mais dont l’ébauche était restée inachevée. Jos prenait avec lui des airs majestueux et protecteurs.

Lorsque George et Dobbin se trouvèrent seuls dans la chambre de ce dernier, Dobbin tira de son nécessaire la lettre que M. Osborne lui avait fait remettre pour son fils.

« Ce n’est pas là l’écriture de mon père, » s’écria George tout alarmé.

Il ne disait que trop vrai. La lettre était de l’homme d’affaires de M. Osborne. En voici le contenu :

« Bedford-Row, 7 mai 1815.
« Monsieur,

« Je suis chargé par M. Osborne de vous informer qu’il reste inébranlable dans ses résolutions antérieures. Aussi, par suite du mariage que vous venez de contracter, il cesse de vous considérer dorénavant comme membre de sa famille. Sa détermination est définitive et formelle.

Bien que les sommes dépensées à votre profit, pendant votre minorité, et les billets à vue que vous ne lui avez pas ménagés dans le cours de ces dernières années, dépassent de beaucoup le montant de la somme à laquelle vous avez droit, à savoir, le tiers de la fortune de feu Mrs. Osborne, fortune au partage de laquelle, par le décès de ladite dame, vous avez été appelé en concurrence avec miss Jane Osborne et miss Maria Frances Osborne, M. Osborne m’a chargé cependant de vous informer qu’il renonce à toute reprise sur vos biens, et que la somme de 2000 liv. en 4 pour 100 valeur courante et formant le tiers des 6000 liv. qui constituent la fortune de votre mère, vous sera payée sur quittance, à vous ou à votre chargé d’affaires.

« Votre très-obéissant serviteur,
« Higgs. »xxxxxxxx

« P. S. M. Osborne me prie de vous donner, pour la dernière fois, avis qu’il ne recevra aucun message, lettre ou communication de votre part sur ce sujet, pas plus que sur aucun autre. »

« Voilà comme vous avez arrangé mes affaires, dit George en lançant à Dobbin un regard fulminant. Tenez, lisez Dobbin. »

Et il lui mit brusquement sous le nez la lettre de son père.

« Il ne me reste d’autre parti à prendre que de mendier. Beau résultat de ma stupidité chevaleresque ! Aussi qui diable nous poussait tant d’en finir ? Nous pouvions attendre la fin de la guerre ; une balle m’aurait tiré d’embarras, comme c’est encore la plus sûre ressource qui me reste ; Emmy sera bien avancée quand elle se trouvera veuve d’un mendiant. Vous avez fait là un beau coup ; je vous conseille de vous en vanter ; mais vous n’avez eu ni repos ni cesse avant d’avoir consommé à la fois ma ruine et mon mariage. Que faire maintenant, avec mes deux mille livres sterlings ? Dans deux ans j’en aurai vu la fin. Depuis que nous sommes ici, Crawley m’a gagné aux cartes et au billard plus de 450 liv. Soyez tranquille, je vous chargerai de mes affaires à l’avenir !

— Le fait est que la situation est difficile, répondit Dobbin, dont la pâleur avait augmenté à mesure qu’il avançait dans la lecture de la lettre ; et, comme vous dites, j’y entre bien pour quelque chose. Mais malgré cela, il y a encore des gens qui voudraient se mettre à votre place, reprit-il avec un amer sourire. Croyez-vous que le régiment compte beaucoup de capitaines avec deux mille livres à leur disposition ? Tâchez de vous suffire avec votre paye, jusqu’à ce que votre père se rabatte un peu de sa sévérité, et si une balle vous emporte, vous laisserez encore une rente de cent livres à votre femme.

— Croyez-vous donc que ma paye et cent livres de rente puissent suffire à mes habitudes, s’écria George exaspéré. Vous avez perdu la tête Dobbin, cent livres pour tenir mon rang dans le monde, allons donc, c’est une plaisanterie. D’abord, il m’est impossible de rien changer à mes habitudes. Je ne puis me passer de mes aises ; on ne m’a pas élevé à manger à la gamelle comme Mac Whirter, ou à me nourrir de pommes de terre comme le vieil O’Dowd. Voudriez-vous aussi voir ma femme faire la lessive du soldat ou monter dans la charrette des bagages ?

— C’est bien, c’est bien, dit Dobbin avec une parfaite égalité d’humeur, nous nous arrangerons pour lui procurer une meilleure voiture. Il faut, pour le moment, vous résigner au rôle de prince détrôné, George, mon garçon ; attendez avec patience la fin de l’orage. Ce ne sera pas bien long à passer. Que votre nom soit seulement dans la Gazette, et je vous promets que le vieux papa se relâchera de sa sévérité.

— Dans la Gazette ! répondit George, et à quel titre, je vous prie ? parmi les morts et les blessés ? et l’un des premiers très-probablement.

— Allons, allons, répliqua Dobbin, il sera assez temps de se lamenter quand les choses seront venues. D’ailleurs, vous savez, George, je possède quelque bien et me sens peu de dispositions matrimoniales, eh bien, je n’oublierai pas mon filleul dans mon testament, » continua-t-il avec un sourire.

La dispute en resta là, comme cela ne manquait jamais entre Osborne et son ami. Osborne s’en alla en disant qu’il n’y avait pas moyen de se fâcher avec Dobbin. Il fut même assez généreux pour ne plus lui en vouloir de la mauvaise querelle qu’il lui avait cherchée.

« Je dis Becky… criait Rawdon Crawley de son cabinet de toilette à sa femme qui, dans sa chambre, mettait la dernière main à sa toilette pour le dîner.

— Quoi ? » reprit Becky d’une voix perçante, tout en jetant un coup d’œil à sa glace par-dessus son épaule.

Elle avait mis la robe blanche la plus délicieuse et la plus fraîche qu’on pût voir. Avec ses épaules nues, son petit collier, sa ceinture bleu clair, on l’eût prise pour la déesse de l’Innocence entourée d’une auréole de bonheur.

« Je dis, que deviendra mistress Osborne quand Osborne partira avec le régiment ? reprit Crawley sur le seuil de la chambre. Armé de deux brosses impitoyables, il chassait ses mèches rebelles sur le devant de sa tête, tout en admirant sa charmante femme à travers les broussailles de sa chevelure.

— Ses yeux vont se changer en fontaine, dit Becky. Déjà à plusieurs reprises elle m’a étourdie de ses jérémiades à ce sujet.

— Et vous, vous en prenez à votre aise, il me semble, dit Rawdon à moitié fâché du ton indifférent de sa femme.

— Allons, mauvaise tête ! répliqua Becky, vous savez bien que je vous accompagne. C’est fort différent pour nous autres, qui faisons partie de l’état-major du général Tufto. Nous n’avons rien à démêler avec les fantassins, ajouta-t-elle, rejetant sa tête en arrière d’un air tout à la fois si comique et si séducteur que son mari ne put l’empêcher de l’embrasser.

— Rawdon, mon cher… pensez-y… il ne serait pas mal… d’avoir votre argent de Cupidon avant qu’il parte, » continua Becky en lui lançant un coup d’œil meurtrier.

C’était George Osborne qu’elle décorait ainsi du nom de Cupidon. Déjà plusieurs fois elle lui avait fait compliment de sa bonne mine, et ne manquait jamais de se mettre à côté de lui quand il venait le soir faire sa partie d’écarté avec Rawdon.

Elle le traitait de dissipateur, de prodigue, le menaçait d’instruire Emmy de ses inclinations perverses, de ses détestables habitudes ; prenant ses petits airs de charmante coquetterie, elle lui apportait un cigare et l’allumait elle-même sachant d’avance les résultats de cette tactique par l’expérience qu’elle en avait faite autrefois sur Rawdon Crawley. Quant à Osborne, il la trouvait gaie, vive, espiègle, distinguée, ravissante en un mot. Dans leurs promenades, dans leurs dîners intimes, les hommages, les applaudissements étaient pour Becky, et la pauvre Emmy était condamnée au silence et à l’abandon. Mistress Crawley bavardait avec Osborne ; Rawdon et Jos, quand ce dernier eut rejoint nos deux ménages, vidaient les bouteilles sans prononcer une seule parole. Qui se serait alors occupé de la pauvre Amélia ?

En présence de son amie, Amélia en était venue à douter du pouvoir de ses charmes. L’esprit, l’entrain, les attraits de Rebecca lui causaient un trouble inexprimable. À peine une semaine de mariage écoulée et George souffrait déjà de l’ennui et recherchait une autre société que la sienne ! En vérité, l’avenir n’avait-il pas de quoi exciter son effroi ?

« Comment, se disait-elle à elle-même, pourrait-il trouver quelque plaisir avec moi, pauvre et humble créature, lui si aimable, si séduisant ! Déjà quelle générosité de sa part de m’avoir épousée, d’avoir renoncé à tout pour se mettre à mes pieds ! Mon devoir me disait de refuser ce sacrifice, mais je n’en ai pas eu le courage ; mon devoir me disait de rester auprès de mon père pour prendre soin de sa douleur et de ses vieux jours, et je ne l’ai point écouté ! »

Troublée alors avec quelque raison par la voix accusatrice de sa conscience, elle se souvint pour la première fois de l’abandon où elle avait laissé ses parents et se mit à rougir de honte.

« Ah ! continua-t-elle alors, mon égoïsme est bien coupable de m’avoir fait ainsi oublier leurs chagrins, bien coupable d’avoir forcé George à m’épouser ! Je le reconnais, je ne suis pas digne de lui ; sans moi il eût trouvé le bonheur… et pourtant j’ai fait tous mes efforts pour lui rendre sa liberté. »

Combien n’est-elle pas à plaindre la pauvre petite mariée qui, après sept jours au plus de mariage, se surprend au milieu de ces douloureuses pensées et de ces tristes aveux. Tel était pourtant le supplice qu’endurait Amélia !

La veille de l’arrivée de Dobbin, par une soirée tiède et embaumée d’une belle journée de mai, on avait laissé ouverte la fenêtre du balcon. George et mistress Crawley, appuyés sur la balustrade, contemplaient les plaines argentées de l’Océan, tandis que Rawdon et Jos faisaient à l’intérieur leur partie de trictrac et que la triste Amélia restait sur le grand fauteuil dans l’oubli le plus complet, et sentait le désespoir et le regret se glisser dans son âme avec leurs amères douleurs.

Une semaine à peine écoulée, tel était le présent ! Quant à l’avenir, elle en détournait les yeux, elle avait peur de le voir, car il s’offrait encore à elle sous un plus sombre aspect. L’âme d’Emmy avait trop besoin de protecteur et de guide pour oser fixer ses regards de ce côté, pour s’aventurer seule sur ce vaste océan. Un autre devait prendre le gouvernail pour elle ; elle ne savait qu’aimer et souffrir.

« Quelle soirée magnifique ! comme la lune resplendit au ciel ! dit George en poussant une bouffée de tabac qui s’éleva en blanches spirales.

— J’adore cette odeur… dit Rebecca, il embaume l’air, votre cigare… Croirait-on que la lune est à deux cent trente-six mille huit cent quarante-sept milles de la terre ? ajouta-t-elle avec un sourire sur les lèvres en contemplant le disque aux clartés vacillantes. J’ai bonne mémoire, comme vous voyez, n’est-ce pas ? Peuh ! toutes ces belles choses, nous les avons apprises chez miss Pinkerton ! Comme la mer est calme ! comme il fait clair ce soir. Je crois, en vérité, que j’aperçois les côtes de la France. »

Et ses yeux brillants s’élançaient dans les ténèbres et plongeaient dans la nuit comme s’ils avaient pu en percer les voiles.

« Vous ne savez pas ce que je compte faire un de ces matins, reprit-elle en riant. Vous avez peut-être entendu parler de mes talents comme nageuse : eh bien ! un de ces jours, quand la demoiselle de compagnie de ma tante Crawley, la vieille Briggs, vous vous la rappelez bien, cette femme à bec de corbin et à la chevelure clair semée, enfin un de ces jours, au moment où Briggs se mettra au bain, je m’en irai sous l’eau la tirer par les pieds et la contraindre à une réconciliation entre deux vagues. Ne trouvez-vous pas mon idée sublime ? »

George éclata de rire à la pensée de cette entrevue aquatique.

« Quel tapage faites-vous à vous deux ? » cria Rawdon en secouant les dés.

Amélia, à moitié folle de douleur et retenant ses sanglots mal étouffés, se retira dans sa chambre pour y donner un libre cours à ses larmes.

Ce chapitre a été contraint, par les nécessités du récit, de faire une pointe en avant, puis de revenir en arrière, en suivant une marche fort irrégulière en apparence. Mais l’arrivée de Dobbin à Brighton, venant annoncer le départ de l’armée pour la Belgique, sous le commandement de Sa Grâce le duc de Wellington, était un événement d’un assez haut intérêt pour prendre le pas sur tous les menus détails qui forment le fond de cette histoire. On nous pardonnera, nous l’espérons, ce désordre nécessaire, à cause de son peu de gravité dans ses conséquences ; et maintenant que la chronologie se trouve rétablie, nous allons rejoindre nos différents personnages dans leurs cabinets de toilette respectifs, où ils s’habillent pour le dîner qui eut lieu comme de coutume le soir de l’arrivée de Dobbin.

Par égard pour sa femme ou dans sa préoccupation pour le nœud de sa cravate, George ne dit rien à Amélia des nouvelles que son ami lui avait apportées de Londres. Il entra cependant dans la chambre avec un air si important, et tenant à la main la lettre de l’homme d’affaires d’une façon si solennelle, que sa femme, toujours en défiance de quelque malheur, s’imagina que pour le moins toutes les calamités de la terre venaient de fondre sur eux. Elle courut toute tremblante au devant de son mari et supplia son cher George de n’avoir point de secret pour elle. Son ordre de départ était-il venu, devait-on se battre la semaine suivante ? Ce n’était rien moins que tout cela, elle en était sûre !

Le cher George éluda, par des réponses évasives, tout ce qui avait trait au départ pour l’étranger, et, avec un mélancolique mouvement de tête, il ajouta :

« Non, Emmy, il n’est pas question de tout cela ; mes inquiétudes sont pour vous, non pour moi. Les nouvelles que j’ai reçues de mon père sont fort mauvaises. Tous rapports sont rompus entre nous ; il me ferme sa porte, il nous livre à la pauvreté. Elle ne me fait point peur, Emmy ; mais vous, ma chère femme, comment la supporterez-vous ? Tenez et lisez. »

Et il lui présenta la lettre.

Amélia fixait un douloureux et tendre regard sur le héros de ses pensées, grandi encore dans son imagination par la générosité des sentiments qu’il étalait ; puis, s’asseyant sur son lit, elle lut la lettre que George lui tendait en se drapant dans une orgueilleuse résignation de martyr. Ses traits prenaient une expression plus calme et plus sereine à mesure qu’elle avançait dans sa lecture. L’idée de partager la pauvreté et les privations de l’objet aimé est loin d’être pénible pour un cœur de femme vivement épris. Amélia plaçait désormais tout son bonheur dans cette pensée ; puis, comme à l’ordinaire, elle fut prise d’un remords subit pour cette joie si intempestive, refoulant dans son âme ce bonheur bien innocent, elle dit avec calme :

« Oh George ! George ! votre excellent cœur doit saigner cruellement de cette rupture avec votre père !

— Ah ! bien sûr ! fit George avec un air de crucifié.

— Mais sa colère ne pourra tenir contre vous, continua-t-elle. Qui aurait le courage de vous en vouloir longtemps ? Il vous pardonnera, cher ami, et, s’il ne le faisait pas, ce serait pour moi un chagrin de toute la vie.

— Je me consolerais facilement des privations de la misère, ma pauvre Emmy, reprit George, mes inquiétudes sont toutes pour vous ! Que m’importe à moi la pauvreté ? Vanité à part, je possède assez de talents pour faire mon chemin.

— Oh ! cela est sûr, dit sa femme persuadée qu’à la fin de la guerre son mari ne pouvait manquer d’être nommé général.

— Mon chemin est donc tout tracé, continua George ; mais vous, ma toute belle !… Ah ! je ne puis m’accoutumer à cette idée de vous voir privée de vos aises, de ce rang que ma femme était appelée à tenir dans le monde. Penser que vous serez soumise à toutes les fatigues et les souffrances de la vie du soldat. Ah ! cette idée m’accable et me tue. »

Emmy, toute joyeuse d’être l’unique objet de la sollicitude de son mari, lui prit les mains, les serra dans les siennes, et, la figure radieuse et souriante, se mit à gazouiller les couplets d’une de ses romances favorites, dont l’héroïne, après avoir reproché à son bien-aimé ses froideurs répétées, finit par lui promettre de raccommoder ses culottes et de lui préparer son grog s’il est fidèle et tendre et s’il ne la délaisse pas.

« D’ailleurs, dit-elle après une pause pendant laquelle elle semblait reprendre tout cet éclat de bonheur et de beauté qui sied si bien à une femme ; d’ailleurs, George n’avons-nous pas la somme énorme de deux mille livres ? »

George se prit à rire de sa naïveté, et ils descendirent pour aller se mettre à table. Amélia s’appuyait sur le bras de son mari, en fredonnant encore les dernières notes de sa romance ; elle avait l’esprit bien plus allègre et bien plus satisfait que les jours précédents.

Le repas, au lieu de traîner comme à l’ordinaire, fut vif et animé. L’esprit de George, s’enflammant à l’idée de la campagne prête à s’ouvrir, avait secoué la première stupeur où l’avait jeté la lettre qui le déshéritait. Dobbin continuait son rôle de beau parleur et divertissait la compagnie par ses bavardages sur l’expédition en Belgique ; l’objet principal devait y être les plaisirs, les fêtes et les toilettes.

L’indiscret capitaine racontait que mistress la major O’Dowd était dans tous les embarras de l’emballage ; qu’elle avait serré les épaulettes neuves de son mari dans la boîte à thé : qu’elle avait mis sous une double enveloppe de papier gris son fameux turban jaune surmonté d’un oiseau de paradis, et qu’il reposait finalement dans la boîte en fer-blanc dont la destination première était pour le chapeau à cornes du major. Cette brave femme avait la tête perdue de l’effet qu’elle se promettait de faire à Gand à la cour du roi de France, ou à Bruxelles dans les bals de l’armée.

« Gand ! Bruxelles ! s’écria Amélia avec un tressaillement subit, le régiment a donc reçu son ordre de départ, George ? Ah ! répondez-moi ? »

En même temps une expression d’effroi courait sur cette figure naguère si souriante, et instinctivement Amélia se serrait contre George.

« Ne vous effrayez pas pour si peu, ma chère, dit-il avec un air de bonne humeur. Pour douze heures de traversée, ce n’est pas la peine de vous bouleverser les sens. D’ailleurs, vous viendrez avec nous, Emmy.

— Et moi aussi, je pars, dit Becky à son tour ; je fais partie de l’état-major. Je suis la passion du général Tufto ; n’est-ce pas Rawdon ? »

Rawdon fit ses gros éclats de rire ordinaires. William Dobbin devint tout rouge.

« Elle ne peut nous accompagner, dit-il, songez… »

Il allait ajouter au danger ; mais toute sa conversation pendant le dîner n’avait-elle pas eu pour but de prouver qu’il n’y avait rien à craindre ? Le silence seul vint à l’aide de sa confusion.

« J’irai avec vous, » dit Amélia d’un ton résolu et impératif.

George, tout fier de sa détermination, demanda à l’aimable assistance si jamais on avait vu pareil grenadier en jupons de femme, et en même temps il assura sa femme qu’elle ferait partie de l’expédition.

« Mistress O’Dowd vous servira de chaperon, » dit-il.

Tant qu’elle avait son mari auprès d’elle, que lui fallait-il de plus ? le départ donc n’avait plus rien de pénible. La guerre avec ses dangers apparaissait bien à l’horizon, mais d’ici là, il y avait au moins une distance de plusieurs mois. Cet intervalle permettait à la timide Amélia de goûter une joie aussi pure que si l’on eût déclaré la suspension définitive des hostilités. Dobbin applaudissait du fond du cœur à cet arrangement ; car voir Amélia était pour lui le rêve de sa vie ; et, dans le secret de son âme, il se sentait heureux d’avoir bientôt à veiller sur elle et à la protéger.

« Si elle était ma femme, pensait-il, elle ne partirait pas. »

Mais George était le maître, et ce n’était point à Dobbin à lui faire la leçon.

Rebecca, passant le bras autour de la taille de son amie, quitta enfin avec elle la table où ces graves affaires venaient d’être mises sur le tapis ; les messieurs, excités déjà par la plus folle gaieté, restèrent pour se livrer aux plaisirs de la boisson et faire la chronique scandaleuse du prochain.

Dans le cours de la soirée, Rawdon reçut un billet tout confidentiel de sa femme, qu’il froissa et brûla sur-le-champ à la bougie. Nous avons heureusement pu le lire par-dessus l’épaule de Rebecca ; et nous en faisons profiter nos lecteurs :

« Grandes nouvelles, écrivait-elle, mistress Bute est partie ! Tâchez de vous faire donner ce soir votre argent par Cupidon, demain il sera en route selon toute probabilité. N’oubliez pas surtout ce dernier point.R. »

Aussi, au moment où ces messieurs se disposaient à passer dans l’appartement des dames, pour y prendre le café, Rawdon tira Osborne par le bras et lui dit, de son air le plus gracieux :

« Ah ça, mon cher, si cela ne vous faisait rien, je vous prierais de me donner cette petite bagatelle que vous savez. »

Cela faisait bien quelque chose à Osborne, mais néanmoins il lui remit une liasse de bank-notes qu’il tira de son portefeuille, et quelques billets à une semaine d’échéance pour compléter la somme.

Cette affaire terminée, George, Joe et Dobbin s’assemblèrent en grand conseil de guerre, au milieu de la fumée des cigares, et on arrêta que le lendemain on plierait ses tentes pour se mettre en marche sur Londres, dans la voiture découverte de Joe. Joe eût peut-être mieux aimé attendre à Brighton le départ de Rawdon Crawley ; mais Dobbin et George le forcèrent à se ranger à leur avis. Avec sa royale gracieuseté, il consentit à les ramener à Londres dans son équipage, et commanda quatre chevaux de poste : un homme comme lui ne pouvait pas moins faire. Le lendemain, après déjeuner, leur départ eut lieu avec une pompe toute seigneuriale.

Ce jour-là, Amélia se leva de bonne heure, et fit ses paquets avec une prestesse merveilleuse. Quant à Osborne, il resta au lit, gémissant de la voir manquer du secours d’une femme de chambre. La pauvre enfant ne se sentait pas d’aise d’avoir pu ainsi se suffire à elle-même. Mais un sentiment pénible et vague torturait encore son âme à l’occasion de Rebecca. Qui ne connaît la jalousie féminine ? Et, malgré les tendres embrassements du départ, nous pouvons affirmer que parmi les vertus de son sexe, Amélia possédait celle-là au suprême degré.

À côté de ces personnages dont nous venons de partager les allées et venues, n’oublions pas certains autres de nos vieux amis qui se trouvent aussi à Brighton. Miss Crawley, par exemple, et tout le cortége attaché à sa personne.

Quelques maisons à peine séparaient Rebecca et son mari de celle où miss Crawley était venue loger ses infirmités et son ennui. Malgré ce voisinage, la porte de la vieille dame leur était rigoureusement fermée ; la consigne était la même qu’à Londres. Aussi longtemps que mistress Bute Crawley resta auprès de sa belle-sœur, elle eut soin d’épargner à sa très-chère Mathilde les émotions d’une entrevue avec son neveu. Quand la vieille demoiselle faisait sa promenade en voiture, la fidèle mistress Bute était toujours à côté d’elle. Quand miss Crawley allait prendre l’air dans son fauteuil roulant, mistress Bute marchait à sa droite, tandis que l’honnête Briggs soutenait l’aile gauche. Rencontrait-on par hasard Rawdon et sa femme, en dépit des coups de chapeau respectueux et persévérants du capitaine, l’escorte de miss Crawley passait près de lui avec une indifférence si glaciale et si dédaigneuse, qu’il ne restait plus à Rawdon qu’à s’arracher les cheveux ou à se casser la tête contre les murs.

« Pour ce que nous faisons ici, répétait souvent le capitaine Rawdon, d’un air mortifié, nous serions aussi bien à Londres.

— Un bon hôtel à Brighton vaut toujours mieux que la prison de dette à Chancery-Lane, répondait sa femme toujours en belle humeur. Pensez-donc aux deux aides-de-camp de M. Moses, l’officier du shériff qui, toute une semaine, nous ont fait l’honneur de monter la garde à notre porte. La société dans laquelle nous vivons ici est insipide, j’en conviens. Mais Rawdon, mon cher, M. Joe et le capitaine Cupidon sont encore préférables aux acolytes de M. Moses.

— Si quelque chose m’étonne, continua Rawdon en proie à un sombre désespoir, c’est qu’ils ne m’aient pas relancé jusqu’ici avec leurs mandats.

— Eh bien après, n’aurions-nous pas encore trouvé la manière de leur glisser dans la main, dit l’intrépide Becky, en insistant sur les avantages et les profits qu’ils avaient retirés de leur rencontre avec Joe et Osborne, ce renouvellement d’amitié n’était-il pas venu fort à propos leur procurer un peu d’argent comptant ?

— Ce sera tout juste de quoi payer la note de l’hôtelier, grommela le Horse-Guard.

— À quoi bon le payer ? » répondit son interlocutrice, qui ne restait jamais court.

Le valet de Rawdon, à l’instigation des maîtres, était resté en échange de bons procédés avec le personnel mâle au service de miss Crawley. Il avait ordre de payer à boire au cocher toutes les fois qu’il le rencontrait, et c’est par là que le jeune couple était mis au courant des faits et gestes de la chère tante. Rebecca, de plus, avait eu l’heureuse idée de se sentir indisposée afin d’appeler auprès d’elle le même apothicaire qui donnait ses soins à miss Crawley. Les informations leur arrivaient de la sorte assez complètes et assez régulières. L’attitude hostile de miss Briggs contre Rawdon et sa femme était plutôt apparente que réelle. Au fond du cœur elle penchait pour l’indulgence et le pardon. Son aversion pour Rebecca avait disparu avec ses motifs de jalousie ; elle ne se rappelait plus que l’inaltérable bonne humeur et les délicieuses plaisanteries de son ancienne rivale. En résumé, toute la maison de miss Crawley, à commencer par elle et mistress Firkin, la femme de chambre, murmurait en secret du despotisme et des envahissements de l’omnipotente mistress Bute.

En toute circonstance, cette digne mais impérieuse matrone voulait pousser trop loin ses avantages et abusait sans pitié de ses succès. Quelques semaines lui avaient suffi pour réduire la malade à une obéissance passive pour ses moindres volontés. Miss Crawley n’osait même plus se plaindre à Briggs et à Firkin de son état d’asservissement. Mistress Bute mesurait avec un infatigable dévouement les verres de vin que miss Crawley était autorisée à boire chaque jour ; ce contrôle était fort à charge à Firkin et au sommelier, qui perdaient ainsi jusqu’à leurs droits sur la bouteille de Xérès. Mistress Bute faisait même aux gens de l’office leur part de ris de veau, de gelées et de volailles. Le matin, à midi et le soir, elle arrivait auprès de miss Crawley avec les abominables médecines prescrites par le docteur, et la patiente avait fini par les avaler avec une si touchante soumission, que Firkin disait :

« À voir ma pauvre maîtresse prendre ses drogues, ne dirait-on pas un agneau ? »

C’était encore mistress Bute qui décidait si la promenade se ferait en voiture ou dans le fauteuil roulant. En un mot, une jeune mère n’est pas plus attentive à dorloter son premier-né. La patiente avait-elle des velléités de résistance, suppliait-elle pour un morceau de plus à dîner, ou une médecine de moins à prendre, aussitôt sa garde-malade la menaçait de mort subite, et miss Crawley se rendait à une logique si pressante.

« Il ne lui reste pas une étincelle de vie, disait un jour Firkin à Briggs, voilà trois semaines qu’elle ne m’a appelée vieille bête ! »

Mistress Bute lui faisait déjà des ouvertures pour congédier l’honnête Firkin, M. Bowls, le gros sommelier, enfin Briggs elle-même, afin de substituer ses filles à tous ces mercenaires, et de préparer la pauvre malade à sa translation à Crawley-la-Reine. Mais hélas ! un funeste accident vint tout à coup détruire ses projets et l’enlever aux devoirs dont elle s’acquittait avec un zèle si désintéressé. Le révérend Bute Crawley, son mari, en revenant un soir à cheval, avait fait une chute et s’était fracturé le col du fémur. La fièvre s’était déclarée avec tous les symptômes de l’inflammation, et mistress Bute Crawley avait été forcée de quitter le chevet de sa belle-sœur pour courir à celui de son mari. Ce n’était pas toutefois sans avoir promis, avant son départ, de revenir auprès de sa chère amie aussitôt après le rétablissement de Bute. Elle avait laissé aux domestiques les instructions les plus pressantes sur les soins à donner à leur maîtresse ; mais à peine la voiture de Southampton avait-elle fait quelques tours de roue, qu’une jubilation universelle régna dans la maison de miss Crawley. On y respirait plus à l’aise ; depuis longtemps on n’y avait joui d’une aussi grande liberté. Ce jour même, Bowls déboucha, sans crainte de surprise, une bouteille de Xérès pour lui et mistress Firkin ; ce soir-là, miss Crawley et Briggs remplacèrent par la partie de piquet la lecture fastidieuse et monotone des sermons de Porteus. C’était comme dans les contes de fées où, d’un coup de baguette, il s’opère une heureuse et paisible révolution dès que le mauvais génie est mis en fuite.

Deux ou trois fois par semaine, miss Briggs allait de grand matin prendre ses ébats à la mer et se transformer en océanide sous la robe de flanelle et le bonnet de toile cirée. Rebecca était, comme nous l’avons vu, au fait de ses habitudes, et sans réaliser contre Briggs sa conspiration aquatique et à l’aide d’un plongeon lui chatouiller la plante des pieds, elle résolut de dresser une embuscade et d’attaquer Briggs au sortir du bain, alors que toute fraîche et ragaillardie par ses ablutions, elle se trouverait en belle humeur.

Becky fut de très-bonne heure sur pied le lendemain, et apportant le télescope sur le balcon qui faisait face à la mer, elle le braqua dans la direction des baraques de baigneurs. Elle put voir de la sorte Briggs arriver, entrer dans sa cabine et se mettre à l’eau ; et elle était à son poste, sur le rivage, épiant sa proie, lorsque l’océanide sortit de sa cabine et s’avança sur les galets. Il y aurait eu de quoi faire un charmant tableau de genre avec la plage et la troupe de baigneuses sur le premier plan, et dans le lointain une chaîne de rochers et de maisons étincelant aux premiers feux du soleil. Rebecca avait paré sa figure de son plus tendre et de son plus aimable sourire ; elle tendit à Briggs sa petite main blanche en allant au-devant d’elle. Briggs pouvait-elle repousser cette démonstration amicale.

« Ah ! miss Sh… mistress Crawley, » fit-elle.

Mistress Crawley lui prit la main, la serra contre son cœur, puis, comme si elle eût cédé à l’entraînement de son émotion, elle jeta ses bras autour du cou de Briggs et l’embrassa avec une effusion pleine d’une apparente sincérité.

« Ah ! ma bien bonne amie, » dit-elle d’un ton si naturel que Briggs se mit incontinent à fondre en larmes, et que la fille des bains en fut attendrie.

Rebecca obtint sans peine de Briggs de longues et délicieuses confidences. Briggs raconta et commenta tous les événements accomplis chez miss Crawley, depuis la disparition subite de Becky jusqu’au présent jour ; elle couronna son récit par les détails de la retraite si inattendue et si désirée de mistress Bute. Les symptômes de la maladie de miss Crawley, les moindres circonstances de son traitement médical furent exposés par cette honnête fille avec l’ampleur et la complaisance que les femmes mettent toujours à s’étendre sur cette matière. C’est toujours avec un nouveau plaisir qu’elles causent entre elles de leurs malaises et de leur docteur. Briggs suivit, en cette occasion, l’exemple des personnes de son sexe, et Rebecca ne s’en plaignit point ; elle ne pouvait assez répéter combien elle était heureuse de penser que l’excellente Briggs, la fidèle Firkin étaient restées auprès de leur bienfaitrice pour la soulager dans ses souffrances. La Providence avait droit pour ce seul motif à ses plus vives actions de grâce.

Alors Rebecca, revenant sur sa conduite, lui faisait voir comment, malgré les apparences, sa faute était cependant bien naturelle et bien excusable. Pouvait-elle refuser sa main à l’homme qui avait trouvé le chemin de son cœur ? Pour toute réponse, la sensible Briggs éleva les yeux au ciel, poussa un soupir de sympathie, car elle aussi avait autrefois connu ces tendresses de cœur : Rebecca, en somme, n’était donc pas bien criminelle.

« Ah ! je n’oublierai jamais, disait cette dernière, que miss Crawley a donné asile à l’orpheline délaissée ; non, non, bien qu’elle m’ait bannie de sa présence, jamais je ne cesserai de l’aimer ; ma vie est à elle ; sur un signe de sa part, je suis prête à lui en faire le sacrifice. Comme ma bienfaitrice, comme la tante de mon bien-aimé Rawdon, chère miss Briggs, miss Crawley domine dans ma tendresse et ma vénération mes sentiments pour toute autre femme ; immédiatement après elle, mes affections s’adressent aux personnes qui lui donnent tant de preuves de fidélité. »

Il n’y avait que cette astucieuse et intrigante mistress Bute pour traiter, comme elle l’avait fait, les cœurs dévoués à cette chère demoiselle.

« Tenez, continua Rebecca, mon Rawdon, qui est si bon, malgré la rudesse et la brusquerie de ses manières, m’a dit mille fois les larmes aux yeux qu’il bénissait le ciel d’avoir mis auprès de sa chère tante deux femmes, deux anges, comme l’excellente et dévouée Firkin, comme l’admirable miss Briggs. »

Dans le cas où, à l’aide de ses menées ténébreuses, l’abominable mistress Bute, suivant les craintes encore trop bien fondées de Rebecca, parviendrait à écarter tous ceux qui avaient la confiance de miss Crawley pour faire de cette pauvre femme la pâture des harpies du presbytère, Rebecca priait miss Briggs de se souvenir que sa maison, toute modeste qu’elle était, serait toujours ouverte pour elle.

« Chère amie, s’écriait-elle dans un transport d’enthousiasme, il est des cœurs pour lesquels le souvenir d’un bienfait est éternel ! Toutes les femmes ne sont pas des Bute Crawley ! Mais après tout, dois-je me plaindre d’elle, dois-je me plaindre d’avoir été l’instrument et la victime de ses artifices, puisque sans elle je ne serais point devenue la femme de Rawdon ? »

Alors Rebecca découvrit à Briggs les ruses et les fourberies de mistress Bute à Crawley-la-Reine ; jusqu’alors elle n’avait pu saisir les fils cachés de sa conduite ; mais les événements actuels les lui faisaient toucher du doigt, après avoir par mille artifices allumé une flamme réciproque, après avoir fait tomber deux innocents dans les filets qu’elle leur avait préparése, mistress Bute les avait conduits par l’amour et le mariage à la ruine la plus complète.

C’était d’une vérité palpable, et tous ces stratagèmes sautaient aux yeux de miss Briggs. Dans le mariage de Rawdon et de Rebecca, mistress Bute était la grande, l’unique coupable. Mais en reconnaissant Becky pour une victime bien innocente des embûches de mistress Bute, miss Briggs ne pouvait dissimuler à son amie son peu d’espoir de voir les affections de miss Crawley se ranimer en faveur de Rebecca, et l’éloignement de la vieille fille à pardonner à son neveu ce mariage inconsidéré.

Sous ce rapport, Rebecca ne partageait point les idées de la demoiselle de compagnie, et conservait bon courage. Miss Crawley refusait quant à présent tout pardon : soit ; mais tôt ou tard elle finirait par se radoucir. Et d’ailleurs, d’autre part, qu’y avait-il entre Rawdon et le titre de baronnet ? Le maladif et souffreteux Pitt Crawley. Quelle faculté de médecine aurait osé répondre de lui ! Avoir mis au grand jour les ténébreuses menées de mistress Bute, avoir attiré sur elle les soupçons était une douce satisfaction pour Rebecca, et cette manœuvre ne pouvait d’ailleurs que tourner à l’avantage de Rawdon. Rebecca, après une heure de causeries intimes avec miss Briggs, ralliée désormais à sa cause, la quitta au milieu des plus tendres protestations d’amitié, et parfaitement convaincue que dans une heure au plus tard, miss Crawley saurait par le menu tout ce qui venait de se dire.

Après cette entrevue, Rebecca retourna en toute hâte à son hôtel. Déjà la société des jours précédents s’y trouvait réunie pour un déjeuner d’adieu. À voir Rebecca et Amélia étroitement embrassées au moment de la séparation, on aurait dit deux sœurs tendrement unies. Mistress Crawley tira grand parti de son mouchoir pour les effets dramatiques ; elle se suspendit au cou de son amie comme si elle n’avait plus dû la revoir, et de sa fenêtre, tandis que la voiture s’éloignait, elle agita son mouchoir qui, du reste, était parfaitement sec. Après cette petite pantomime, elle vint reprendre sa place à table, et mangea de très-bon appétit pour une femme émue. Tout en épluchant ses sauterelles, elle instruisit Rawdon du résultat de sa promenade matinale. Ses espérances étaient en hausse ; elle fit partager sa manière de voir à son mari : c’était en général l’habitude, et, soit que ses opinions fussent tristes ou gaies, son mari finissait toujours par voir comme elle.

« Allez, lui dit-elle, mon cher ami, vous mettre à ce pupitre, et écrivez-moi une jolie petite lettre pour miss Crawley, où vous lui ferez comprendre que vous êtes un brave garçon et autres choses sur le même ton. »

Rawdon s’assit et écrivit fort couramment :

« Brighton, jeudi.
« Ma chère tante… »

Mais ici s’arrêta tout court la verve imaginative du brillant officier. Il rongea le bout de sa plume en regardant la figure de sa femme, et elle ne put s’empêcher de rire à la mine piteuse qu’il faisait. Alors, se promenant en long et en large les mains derrière le dos, elle lui dicta la lettre suivante :

« Avant de quitter mon pays et de partir pour une guerre qui pourra m’être fatale… »

— Comment ? » dit Rawdon un peu surpris ; mais bientôt, saisissant la finesse de la phrase, il fit de nouveau courir sa plume sur le papier, en se livrant à de gros ricanements :

« Qui pourra très-probablement m’être fatale, je suis venu à vous… »

— Pourquoi pas près de vous, Becky ? près de vous est très-grammatical, risqua le dragon.

« Je suis venu à vous, » reprit Rebecca en frappant du pied, pour vous faire mes adieux comme à ma meilleure et à ma plus ancienne amie. Ah ! avant de m’éloigner de vous, pour toujours peut-être, permettez-moi une fois encore de presser cette main qui a répandu sur moi tant de bienfaits. »

— De bienfaits ! » répéta Rawdon en griffonnant les derniers mots, et tout émerveillé de la facilité de sa femme.

« Je vous fais une seule demande, c’est de ne point me laisser partir sous le poids de votre colère. Je partage le noble orgueil de ma famille sans le pousser pourtant aussi loin qu’elle à de certains égards ; j’ai épousé la fille d’un peintre, et ne rougis point de cette union. »

— On m’enfoncerait plutôt dans le corps une épée jusqu’à la garde, exclama Rawdon.

— Taisez-vous, imbécile ! dit Rebecca en lui tirant l’oreille, et en regardant par-dessus son épaule pour voir s’il ne lui était pas échappé quelque faute d’orthographe. Partir ne prend pas d’e à la fin, et il en faut un à colère. »

Il corrigea ces mots en baissant pavillon devant l’éminente supériorité de sa commandante.

« Je vous croyais instruite du succès de ma flamme, » continua Rebecca, « car mistress Bute Crawley l’approuvait et l’encourageait. Loin de me plaindre d’avoir épousé une femme sans fortune, je m’applaudis encore de ce que j’ai fait. Chère tante, disposez de votre fortune comme il vous plaira ; vous en avez le droit ; je n’y trouverai jamais à redire. Je voudrais seulement vous persuader que mon affection est pour vous et non pour votre argent. Je ne puis quitter l’Angleterre sans votre pardon ; permettez-moi de vous voir, je vous en conjure, avant mon départ. Dans un mois, une semaine, il sera trop tard, et je ne puis m’accoutumer à la pensée de quitter ce pays sans une bonne parole d’adieu de votre bouche. »

— Elle ne reconnaîtra pas mon style, dit Becky ; j’ai fait à dessein des phrases courtes et coupées. »

Cette missive officielle fut envoyée sous enveloppe à miss Briggs.

La vieille miss Crawley se mit à rire quand Briggs, avec un air de mystère, lui présenta cette candide et simple requête.

« Maintenant, dit-elle, que nous voilà débarrassés de mistress Bute, nous pouvons nous donner les plaisirs de la correspondance. Voyons, Briggs, lisez-moi ça un peu, de votre plus belle voix. »

Quand Briggs fut arrivée à la fin de l’épître, sa chère protectrice redoubla d’hilarité.

« Vous êtes bête comme une oie, dit-elle à Briggs, pour ne pas voir qu’il n’y a pas là un mot de Rawdon, tandis que celle-ci gagnée au ton de probité et de tendresse répandu dans tout ce message, se laissait aller à sa sensibilité naturelle. Il ne m’a jamais écrit de sa vie que pour me demander de l’argent, et puis ses lettres se trahissent toujours par les fautes d’orthographe et les ratures. Ce petit monstre de gouvernante le mène par le bout du nez. Les voilà bien tous les mêmes, ajoutait miss Crawley à mi-voix, ils désirent tous ma mort et soupirent après mon argent. Que m’importe, en définitive, de voir Rawdon ? ajouta-t-elle après une pause et du ton le plus indifférent ; je n’en irai ni mieux ni pis pour lui avoir donné une poignée de main. Qu’il vienne s’il veut, mais à la condition que cette entrevue ne tourne point au tragique ! D’ailleurs, il serait aussi avancé de souffler sur une glace. Mais, ma chère, il y a des bornes à tout, même à la patience, et je me refuse positivement à voir mistress Rawdon. Sur ce point, mon parti est pris.

Force fut bien à miss Briggs de se contenter de ce message de réconciliation. Elle pensa que la meilleure manière de raccommoder la tante et le neveu était d’engager Rawdon à faire sentinelle sur la falaise où miss Crawley venait chaque jour prendre l’air dans son fauteuil.

Ce fut là le théâtre de l’entrevue. Il nous serait impossible de dire si miss Crawley éprouva aucun sentiment de tendresse ou d’émotion à la vue de son ancien favori. Elle lui tendit deux doigts avec un sourire de bonne humeur : à son air, on aurait dit qu’ils s’étaient quittés la veille. Quant à Rawdon, il devint rouge comme un homard ; il saisit par mégarde la main de Briggs, tant son trouble et sa confusion étaient à leur comble. Peut-être cette émotion avait-elle une cause intéressée ; peut-être venait-elle d’une affection sincère ; peut-être enfin, ce bon neveu était-il frappé de l’altération que quelques semaines de maladie avaient portée dans les traits de sa tante.

« La vieille fille m’a fait capot, dit-il à sa femme en lui racontant sa conférence. Je me sentais tout drôle et tout chose, savez-vous ?… Je me tenais à côté de sa grande machine, savez-vous ?… Je l’ai conduite jusqu’à sa porte, où Bowls est venue au devant d’elle pour la soutenir. J’aurais bien voulu entrer, savez-vous ?…

— Vous n’êtes pas entré, Rawdon ! cria sa femme furieuse.

— Non, ma chère, que la peste m’étouffe si je n’ai pas éprouvé un tremblement du diable à ce moment-là.

— Vous êtes un imbécile : il fallait entrer quand même et n’en plus sortir, dit Rebecca.

— Ne me dites pas de sottises, grogna notre gros guerrier ; il est possible que j’aie été un imbécile, Becky ; mais ce n’est pas à vous de me dire cela. »

Et il lança un coup d’œil à sa femme, avec une expression hargneuse et une physionomie plissée par la colère.

« Voyons, mon bijou, dit Rebecca en s’efforçant d’adoucir le courroux de son bien-aimé, tenez-vous prêt pour aller la revoir, qu’elle vous engage ou non à une nouvelle visite. »

À cela il répondit qu’il savait bien ce qu’il avait à faire, et la pria seulement de garder pour elle ses aimables compliments. Le mari froissé s’en alla sombre, silencieux et rancunier, passer le reste de la journée à l’estaminet.

Vers le soir, il fut obligé, comme toujours, de rendre les armes à la haute et prévoyante intelligence de sa femme, en recevant la plus triste confirmation des inquiétudes qu’elle avait manifestées à propos de sa maladroite démarche. L’émotion avait sans doute été trop forte pour miss Crawley, car elle resta longtemps accablée par ses rêveries, et c’était une fatigue dont la vieille demoiselle voulut même s’affranchir.

« Comme Rawdon est devenu vieux et épais, dit-elle à sa compagne, son nez s’est teint en rouge et sa personne tourne à l’obésité. Quel air de vulgarité il a pris depuis son mariage avec cette femme ! Mistress Bute me disait qu’ils se grisaient ensemble, et j’en ai la certitude maintenant ; il répand une abominable odeur de genièvre. N’avez-vous rien senti ? c’était à suffoquer. »

En vain Briggs fit valoir que mistress Bute parlait mal de tout le monde, et qu’avec les faibles capacités d’une personne de son humble condition elle la tenait pour une…

— Une intrigante de la pire espèce ? Oh ! vous avez raison, sa langue s’en prend à tout le monde. Mais j’ai l’intime conviction que cette Rebecca a donné à Rawdon des habitudes d’ivrognerie. Tous ces gens de peu…

— Il a été très-ému en vous voyant, madame, dit la demoiselle de compagnie, et je suis persuadée que si vous réfléchissez aux dangers qu’il va courir, vous…

— Combien, Briggs, vous a-t-il promis pour être son avocat ? cria la vieille demoiselle prise d’un accès de fureur nerveuse. Bon ! voilà maintenant que vous allez vous mettre à pleurer. Je déteste les scènes. Je ne pourrai donc jamais avoir la paix ? Allez-vous-en pleurer dans votre chambre et envoyez-moi Firkin. Non, restez, asseyez-vous là, mouchez-vous et finissez-en avec vos larmes. Bien ; prenez maintenant ce qu’il vous faut pour écrire une lettre au capitaine Crawley. »

La pauvre Briggs, avec une obéissance passive, alla se placer devant le buvard, dont chaque page portait les traces de l’écriture ferme et courante du dernier secrétaire de la vieille fille, mistress Bute Crawley.

— Écrivez : « Mon cher monsieur, » ou « Cher monsieur, » cela vaudra mieux, et dites que vous êtes chargée par miss Crawley… par le médecin de miss Crawley, M. Cramer, de l’informer que l’état chétif de ma santé ne me permet pas d’affronter de trop fortes secousses ; qu’en conséquence, il m’est impossible d’avoir aucune discussion d’affaires, aucune entrevue de famille ; que je le remercie d’être venu à Brighton, et que je le prie de ne pas y prolonger son séjour à cause de moi. Ensuite, miss Briggs, vous pourrez ajouter que je lui souhaite un bon voyage, et que s’il veut prendre la peine de passer chez mon notaire à Grays’-Inn-Square, il y trouvera quelque chose qui ne lui fera pas de peine. C’est bien ; en voilà assez pour le déterminer à quitter Brighton. »

L’excellente Briggs écrivit la dernière phrase avec un sentiment de très-vive satisfaction.

« Vouloir me mettre en état de blocus le jour même du départ de M. Bute, marmottait la vieille dame entre ses dents, c’est par trop fort. Briggs, ma chère, écrivez aussi à mistress Bute Crawley qu’il est inutile qu’elle revienne ; elle n’a qu’à rester chez elle. Je serai peut-être enfin la maîtresse chez moi. Je ne me laisserai pas à plaisir étouffer sous les drogues et noyer dans le poison. Ils sont tous acharnés à ma mort. Oui, tous, tous… »

La vieille dame, écartant successivement tous les proches que l’intérêt seul avait appelés autour d’elle, finissait par se trouver dans un isolement complet ; c’étaient alors des convulsions nerveuses amenant un déluge de larmes et des lamentations sans fin.

La dernière scène approchait pour elle dans la triste comédie de la Foire aux Vanités. Peu à peu les lumières s’éteignaient, et bientôt elle allait disparaître derrière le rideau fatal.

Le dernier alinéa où miss Crawley engageait Rawdon à aller voir son notaire à Londres, alinéa que miss Briggs avait écrit avec un plaisir tout particulier, fut pour le dragon et sa femme une fiche de consolation, après le refus explicite de la vieille fille pour toute espèce de réconciliation. Ces lignes magiques produisirent donc tout leur effet. Rawdon eut désormais le plus grand empressement à retourner à Londres.

Sans ses gains sur Jos et les bank-notes de George, Rawdon n’aurait su comment payer sa dépense à l’hôtel. L’hôtelier ignora toujours combien peu il s’en était fallu qu’il n’en eût été pour ses frais. Comme un général expérimenté qui dans la retraite sauve ses bagages, Rebecca, après avoir prudemment emballé tous ses effets de quelque valeur, les avait expédiés pour Londres, sous la responsabilité du domestique de George. Le jeu fournit heureusement à Rawdon les moyens d’être honnête et de partir avec sa femme et sa note acquittée, le lendemain du départ de nos autres personnages.

« J’aurais bien voulu revoir cette vieille fille encore une fois, dit Rawdon ; elle est si épuisée et si changée, que, j’en suis sûr, elle n’ira pas loin… Je suis fort intrigué de savoir le montant des billets qui m’attend chez son notaire. Un billet de deux cents livres… Oh ! oui, deux cents livres au moins, n’est-ce pas, Becky ? »

Pour se soustraire aux assiduités persévérantes des importuns dont nous avons parlé plus haut, Rawdon et sa femme n’allèrent point reprendre leur appartement de Brompton, mais descendirent dans un hôtel écarté. Le lendemain matin, Rebecca put apercevoir sur sa route les susdits visages en se rendant à Fulham chez la vieille mistress Sedley, où elle allait faire visite à Amélia et à ses amis de Brighton. Ils étaient tous partis pour Chatham et de là pour Harwich, d’où le régiment devait s’embarquer pour la Belgique. L’excellente mistress Sedley était dans les larmes et dans la douleur.

À son retour, Rebecca trouva son mari, qui rentrait de Gray’s-Inn, où il avait été apprendre son sort. Il étouffait de colère.

« Mordieu ! Becky, dit-il, elle nous donne vingt livres pour tout potage ! »

Quoique la plaisanterie tournât à leur détriment, elle était des meilleures, et Becky ne put s’empêcher de rire de la déconvenue de Rawdon.


CHAPITRE XXVI.

Entre Londres et Chatham.


Comme il convenait à un grand seigneur de son espèce, notre ami George, en quittant Brighton, fit la route dans une berline à quatre chevaux, et descendit dans un splendide hôtel de Cavendish-Square. Là, le jeune gentleman prit, pour lui et sa nouvelle épouse, une longue suite de salles magnifiquement décorées, une table garnie de vaisselle plate, et se fit servir par une demi-douzaine de domestiques noirs, silencieux comme les muets du sérail. George fit les honneurs à Jos et à Dobbin avec une aisance toute princière. Pour la première fois, Amélia, surmontant à peine sa timide gaucherie, présida ce que George appelait pompeusement la table de sa femme.

L’amphytrion faisait le difficile pour les vins, et ses airs de monarque en imposaient aux domestiques. Jos avalait sa soupe à la tortue avec une satisfaction gloutonne, et Dobbin lui complétait ce qui faisait défaut sur son assiette par suite de l’inexpérience à servir de la maîtresse de la maison ; les yeux de Jos témoignaient au capitaine de la reconnaissance de son estomac.

La somptuosité du repas et de l’appartement provoqua la sollicitude du bon Dobbin pour la bourse de son ami. Après le dîner, tandis que Jos était à ronfler dans le grand fauteuil, il hasarda quelques observations sur cette recherche dans les mets, cette prodigalité de vin de Champagne vraiment digne d’un archevêque, mais ce fut en vain :

« J’ai toujours été habitué à voyager en gentilhomme, répondit George, et quand le diable y serait, ma femme aura toutes les aises auxquelles elle doit prétendre dans son rang. Tant qu’il restera un sou dans ma bourse, j’entends qu’elle vive au sein de l’abondance. »

George paraissait trop satisfait de ses grands airs de générosité, pour que Dobbin cherchât plus longtemps à lui persuader que le bonheur d’Amélia n’était point dans une soupe à la tortue.

Un peu après le dîner, Amélia exprima timidement le désir d’aller voir sa mère à Fulham ; George y consentit, mais non pas sans avoir d’abord accueilli sa demande par de grondeuses paroles. Elle alla s’apprêter dans son immense chambre à coucher où s’élevait un immense lit de parade, « où avait dormi la sœur de l’empereur Alexandre lorsque les souffrants alliés s’étaient rendus à Londres. » Elle mit son petit chapeau et son châle avec beaucoup d’empressement et de plaisir. George, pendant ce temps, était resté dans la salle à manger à boire du bordeaux, et quand elle revint il ne se dérangea pas le moins du monde.

« Est-ce que vous ne m’accompagnez pas, cher ami ? » lui dit-elle d’un ton câlin ?

Réponse négative ! le cher ami avait à faire ce soir-là, et il laissa à son valet de pied le soin d’accompagner milady. Quand la voiture qu’on avait envoyé chercher fut arrivée à la porte de l’hôtel, Amélia prit congé de George d’un petit air boudeur. Après deux ou trois coups d’œil inutiles, elle descendit tristement le grand escalier. Le capitaine Dobbin la suivit par derrière, lui présenta la main pour monter en voiture et la regarda partir. Le valet, pour n’avoir point à rougir en donnant l’adresse au cocher devant les gens de l’hôtel, lui promit de la lui indiquer un peu plus loin.

Dobbin prit la route de son vieux quartier tout en pensant en lui-même au plaisir qu’il aurait eu de se trouver dans le fiacre à côté de mistress Osborne. George évidemment n’était pas dans les mêmes idées ; car lorsqu’il fut las de boire, il sortit et acheta une contremarque, pour voir M. Kean dans le Juif de Venise. C’est que le capitaine Osborne aimait beaucoup le théâtre, il avait même joué certains premiers rôles d’une façon fort brillante, dans des représentations données au régiment.

Lorsque M. Joseph se réveilla en sursaut au bruit que faisait son domestique en vidant les carafons placés sur la table, il faisait nuit noire depuis longtemps. Un nouveau fiacre fut mis en réquisition à la station voisine, et l’on transféra M. Joe d’abord chez lui et puis ensuite dans son lit.

La visite de la pauvre Amélia fit passer à mistress Sedley quelques moments bien doux pour ses affections maternelles. Elle s’élança vers la porte quand la voiture s’arrêta à la grille du jardin, et elle serra avec effusion dans ses bras la jeune mariée tremblante et émue jusqu’aux larmes. Le vieux M. Clapp, qui était en bras de chemise à bêcher ses plates-bandes, se sauva tout honteux de son accoutrement, et la grosse fille irlandaise franchit d’un bond l’escalier de la cuisine pour faire son plus beau sourire à la nouvelle arrivée. Amélia, chancelante, avait peine à arriver au salon.

La mère et la fille laissèrent couler leurs pleurs sans contrainte dès qu’elles purent, à l’abri de ce sanctuaire, se livrer à la vivacité des sentiments qui débordaient dans leur cœur ; il y eut bien des larmes répandues, comme le comprendra tout lecteur sentimental ! Les larmes dans toutes occasions, soit tristes, soit joyeuses ne sont-elles pas la suprême ressource des femmes ? Une mère et sa fille ont bien le droit de donner un libre cours à ces délicieux épanchements. Les bonnes mères se remarient à la noce de leurs filles ; jugez de ce qui advient à un degré de plus ! Tout le monde sait à quoi s’en tenir sur les grand’mères et leur tendresse ultra-maternelle. Je poserais volontiers en principe qu’on ne connaît bien l’amour maternel que lorsqu’on est passé à l’état de grand’mère. Laissons dans la demi-teinte d’obscurité qui règne au salon les sanglots, les larmes et les rires d’Amélia et de sa mère. Le vieux Sedley nous en donne lui-même l’exemple. Sa pénétration, à lui, n’avait pas été à deviner qui se trouvait dans la voiture qui s’était arrêtée à la porte. Il n’avait pas couru au devant de sa fille, mais il l’avait étroitement serrée contre son sein lorsqu’elle était entrée dans la maison, où il vivait au milieu de ses paperasses, de ses fils rouges et de ses comptes. Il causa un instant avec la mère et la fille, puis sortit discrètement de la pièce pour leur laisser toute liberté.

Le laquais de George avait un air de superbe dédain à regarder M. Clapp en bras de chemise arrosant ses rosiers. Il se découvrit toutefois avec une affable courtoisie, quand M. Sedley lui demanda des nouvelles de son gendre, de la voiture, de Joe, de la manière dont les chevaux avaient supporté le voyage de Brighton, et l’infortuné finit comme toujours par tomber sur le sujet de cet infernal sournois de Bonaparte. La servante irlandaise apporta une bouteille et un verre, car le vieux Sedley voulut à toute force que le domestique se rafraîchit, et il lui donna une demi-guinée, que le laquais empocha avec un mélange de surprise et de mépris.

« Buvez ce verre de vin à la santé de votre maître et de sa femme, dit Mr. Sedley, et n’oubliez pas de boire à la nôtre, Trotter, quand vous serez chez vous. »

Neuf jours à peine s’étaient écoulés depuis qu’Amélia avait quitté ce modeste réduit, et cependant elle se sentait séparée par un bien long intervalle des temps heureux qu’elle y avait passés. En faisant un retour vers cette époque, quelle différence ne trouvait-elle pas entre la situation présente de son esprit et celle de la jeune fille absorbée dans son amour, dirigeant toutes les forces de son âme sur l’objet unique de ses affections, et payant les soins affectueux de ses parents, sinon par l’ingratitude, du moins par une froide indifférence, tandis qu’elle réservait toute la chaleur de son cœur et de son âme pour réchauffer une espérance dont un jour, peut-être, elle aurait à reconnaître les illusions. Ce coup d’œil rétrospectif vers des temps tout à la fois voisins et si éloignés, la saisirent d’une certaine honte, et la vue de son excellente mère, si affligée dans sa solitude, la pénétra d’un tendre remords. Elle était bien forcée d’avouer maintenant que, possédant ce qu’elle croyait le paradis sur terre, ses désirs n’en étaient ni moins inquiets ni plus satisfaits.

Quand le nouvelliste, en mariant son héros et son héroïne, leur a fait faire ce qu’on appelle le grand saut, il tire en général la toile sur ce tableau. Eh ! mon Dieu ! le drame est-il donc fini ? Les soucis et les luttes de la vie respectent-ils cette limite ? En un mot, ne trouve-t-on plus que des objets couleur de rose sur les terres du mariage ? Doit-on croire que la femme et le mari n’aient plus alors qu’à gagner paisiblement, au milieu des plus douces étreintes et des plus ineffables jouissances, le terme de leur vieillesse ? Notre petite Amélia, toute fraîche débarquée sur ce nouveau rivage, jetait un dernier regard de regret et d’adieu à ces tristes et charmantes figures dont le courant ne la séparait pas encore assez pour l’empêcher de voir leurs ombres disparaître dans le lointain.

En l’honneur de la jeune mariée, mistress Sedley voulut faire quelque chose d’extraordinaire. Aussi, après le premier feu de leur entretien, elle quitta un instant mistress George Osborne, et descendit dans les parties inférieures de la maison, où se trouvait une espèce de cuisine, résidence habituelle de M. et mistress Clapp et de miss Flannigan, la servante irlandaise, lorsqu’elle avait lavé la vaisselle et ôté ses papillotes. Mistress Sedley se rendit donc dans ces profondeurs pour faire préparer un thé remarquable par sa magnificence. Chacun exprime sa tendresse à sa façon ; la meilleure pour mistress Sedley était de bourrer sa chère Amélia de gâteaux et de salade d’oranges servie dans une coupe de cristal.

Tandis qu’on s’occupait de la confection des susdites friandises dans les parties basses de la maison, Amélia quittait le salon, montait l’escalier et se retrouvait sans savoir trop comment, dans la petite pièce qui lui avait servi de chambre avant son mariage, dans ce même fauteuil où elle avait passé de si longues heures d’angoisses et d’amertume. Elle éprouva le délicieux plaisir que l’on ressent à revoir un vieux camarade. Puis ses pensées l’entraînèrent vers la semaine à peine écoulée, et peu à peu elle revint sur son passé. Rechercher dans le passé les souvenirs heureux, qui contrastent douloureusement avec le présent ; gémir sur ses espérances de bonheur évanouies et remplacées par le doute et la souffrance, tel était le sort de cette pauvre et infortunée créature, de cette brebis errante au milieu des luttes et des presses de la Foire aux Vanités.

Assise dans son vieux fauteuil, elle se rappelait avec tout son enthousiasme d’autrefois cette image de George, objet de ses confiantes et premières adorations. Fallait-il donc s’avouer maintenant la différence entre la réalité et les traits imaginaires du héros devant lequel elle eût volontiers jadis brûlé de l’encens ? Pour réduire à une pareille extrémité la vanité de la femme qui vous aime et qui vous choisit, il faut ordinairement bien des années et bien des trahisons… Les yeux verts et perçants de Rebecca, son sourire sinistre venaient ensuite remplir d’effroi la craintive Amélia. Elle resta plongée dans le vague de ces méditations, dans ces rêveries mélancoliques, les mêmes où l’avait trouvée l’honnête Irlandaise lorsqu’elle lui apporta la lettre qui contenait les nouvelles protestations de George et sa nouvelle demande en mariage.

Ses yeux étaient fixés sur ce petit lit bien lisse et bien blanc où naguère reposait encore sa tête de jeune fille ! Mais il avait cessé d’être à elle. Alors elle se prenait à penser au plaisir qu’elle aurait à y dormir encore, à s’éveiller comme autrefois sous les regards souriants de sa mère. Elle songeait avec terreur à ce grand catafalque de damas qui s’élevait comme un tombeau dans cette vaste et sombre pièce où elle devait passer la nuit à Cavendish-Square. Ô cher petit lit bien blanc, que de confidences n’avez-vous pas reçues dans ses longues insomnies ! que de fois dans son désespoir ne l’avez-vous pas entendue appeler la mort ! Maintenant elle doit être bien heureuse et ses désirs sont remplis. Le bien-aimé pour lequel elle a tant soupiré, elle le possède pour toujours ! Avec quelle vigilance, quelle tendresse sa bonne mère n’avait-elle pas veillé sur cette couche de l’innocence ! Tous ces souvenirs, toutes ces pensées brisaient ce pauvre petit cœur sensible et passionné. Amélia alla s’agenouiller au pied de son humble couchette, et pour les froissements et les blessures de son âme demanda le baume consolateur à celui auquel la jeune fille s’était trop rarement adressée jusqu’alors. L’amour avait été sa foi, et maintenant ce cœur saignant et rebuté cherchait l’appui qui ne fait jamais défaut aux âmes souffrantes. Avons-nous le droit d’écouter, de répéter ces prières ? Ces mystères sacrés de la conscience, mon cher lecteur, ne doivent point être troublés par le tumulte de la Foire aux Vanités au milieu de laquelle notre histoire se passe.

Nous dirons seulement que, quand on vint la chercher pour le thé, la jeune femme descendit avec une âme plus sereine. Ses tristes visions s’étaient évanouies, sa destinée lui paraissait moins amère ; elle ne pensait plus ni aux froideurs de George, ni aux yeux verts de Rebecca. Elle embrassa tendrement son père et sa mère, et, par ses causeries avec le vieux Sedley, pénétra son âme d’une joie à laquelle il n’était plus accoutumé. Elle trouva le thé excellent, fit ses compliments à sa mère sur la salade d’oranges, et, en cherchant à répandre le bonheur autour d’elle, se sentit elle-même plus heureuse. Puis elle repartit pour aller dormir dans le grand catafalque funèbre, et reçut George avec un sourire sur les lèvres quand il rentra du théâtre.

Le lendemain, maître George avait des affaires d’une plus haute importance que d’aller au théâtre applaudir M. Kean. Dès son arrivée à Londres, il avait écrit aux hommes de loi de son père pour leur faire savoir que, dans sa royale sagesse, il avait décidé qu’il aurait avec eux une entrevue le jour suivant. Ses pertes au billard et aux cartes contre le capitaine Crawley avaient presque vidé sa bourse, et il désirait se monter en espèces avant son départ. Il n’avait d’autre moyen pour cela que d’entamer les deux mille livres que le notaire avait ordre de lui compter. Du reste, il ne doutait pas que son père, avant peu, ne se relâchât beaucoup de ses sévérités. Quel père assez dur pour ne point finir par ouvrir les yeux sur les mérites d’un prodige de son espèce ? Et si ce cœur de roc était capable de résister à la voix du sang et à l’évidence de ses hautes vertus, eh bien ! George était décidé à recueillir tant de lauriers, à planter tant de trophées sur les champs de bataille qui allaient s’ouvrir pour lui, que le vieillard, vaincu, finirait par reprendre de meilleurs sentiments pour son fils. D’ailleurs, George n’avait-il pas le monde devant lui ? Sa mauvaise chance aux cartes ne serait peut-être pas éternelle, et deux mille livres, du reste, lui laissaient encore bien du temps.

Par ses soins, une voiture conduisit de nouveau Amélia auprès de sa mère. Il donnait carte blanche à ces deux dames pour se conformer dans leurs achats à toutes les exigences de la mode. Il voulait que mistress George Osborne ne manquât de rien pour faire sensation à son arrivée en pays étranger. Mais un jour, un seul jour pour de si importantes emplettes, c’était bien peu ; aussi fut-il grandement et gravement rempli. Mistress Sedley courant en voiture chez la modiste et la lingère, se voyant escortée jusqu’à son équipage par une foule obséquieuse de commis empressés et polis, se crut un instant revenue aux jours de ses grandeurs passées ; c’était la première joie qu’elle goûtait depuis ses rudes et pénibles épreuves. Mistress Amélia ne se montra pas complétement indifférente au plaisir de s’arrêter dans les boutiques, de voir, de marchander et d’acheter de jolies choses ; il ne lui en coûtait point du tout d’obéir aux ordres de son mari, et elle se distinguait dans l’acquisition de ces objets de toilette par une finesse et une élégance toute féminines, comme disent les marchands, suivant une habitude traditionnelle.

Quant à la guerre qu’on voyait poindre à l’horizon, mistress Osborne ne s’en tourmentait pas beaucoup. L’affaire de Bonaparte était claire, il ne pouvait manquer d’être écrasé au premier choc. Les navires de Margate transportaient chaque jour à Gand et à Bruxelles une société élégante et choisie. On avait plutôt l’air de se rendre à une partie de plaisir qu’à une guerre sérieuse. Comment le Corse pourrait-il tenir contre les armées coalisées de l’Europe et le génie de Wellington ! Amélia partageait ces sentiments ; car il est inutile de dire que cette douce et tendre créature acceptait sans contrôle les impressions de ceux qui l’environnaient. Il y avait trop d’humilité et de soumission dans cette âme pour qu’elle vînt jamais à prendre l’initiative d’une opinion personnelle. Mais revenons à notre sujet ; Amélia et sa mère passèrent une grande journée à courir les boutiques de Londres, et la jeune femme trouva à la fois grand succès et grand plaisir à ses débuts dans le monde élégant.

George, pendant ce temps, le chapeau sur l’oreille, les coudes en équerre, l’air crâne et provocateur, se dirigeait vers Bedford-Row, et s’avançait dans l’étude du notaire avec une démarche majestueuse, au milieu de tous les clercs à mine de parchemin, occupés à griffonner des mémoires indéchiffrables. Il enjoignit à l’un d’eux d’aller prévenir M. Higgs que le capitaine Osborne était à l’attendre. Au ton protecteur et arrogant d’Osborne, on aurait pu croire que ce pékin de notaire, qui avait trois fois plus de cervelle que lui, cinquante fois plus d’argent et mille fois plus d’expérience, n’était qu’un pauvre hère qui, toute affaire cessante, devait se mettre à la disposition du capitaine. George ne s’aperçut pas du sourire de pitié qui passa sur les lèvres de tous ces gratteurs de papier, comme il les traitait dans son for intérieur, depuis le maître clerc jusqu’au saute-ruisseau. Il s’assit, et tout en caressant avec sa canne la tige de sa botte, il daigna abaisser ses pensées sur le ramassis de pauvres diables qu’il avait devant les yeux. Ces pauvres diables étaient au courant de ses affaires, et en parlaient le soir au café tout en buvant leur bière avec des confrères. Quel secret y eut-il jamais pour un notaire ou pour ses clercs ? Rien n’échappe à cette puissance scrutatrice, mais discrète ; dans les études se règlent mystérieusement les destinées de tous les habitants de la Cité.

En entrant dans le cabinet de M. Higgs, George s’attendait peut-être à le trouver chargé de quelque message de réconciliation de la part de son père, et peut-être avait-il pris ces allures dédaigneuses et superbes pour manifester, dans son extérieur, la résolution et la fermeté de son âme. Mais ces prétentions à l’arrogance ne rencontrèrent chez le notaire que froideur et indifférence, ce qui les rendit encore plus ridicules. M. Higgs était occupé à écrire quand le capitaine entra.

« Ayez la bonté de vous asseoir, monsieur, lui dit-il ; je suis à vous à la minute. Monsieur Poe, apportez-moi le dossier, s’il vous plaît. »

Et il se remit à écrire.

M. Poe ayant apporté les pièces, le patron demanda à George s’il voulait ses deux mille livres en billets payables à vue, ou bien s’il préférait qu’on lui achetât de la rente.

« Un des exécuteurs testamentaires de feu M. Osborne est absent en ce moment, dit-il avec le ton de l’indifférence, mais mon client consent à se conformer à vos désirs pour terminer le plus tôt possible.

— Faites-moi un billet, reprit le capitaine de fort mauvaise humeur, je n’ai que faire de vos shillings et vos sous, » ajouta-t-il quand l’homme de loi lui présenta le montant de la somme.

Il se flattait d’avoir, par ce trait de majestueux mépris, confondu la ridicule exactitude de ce vieil écrivassier, et il sortit du cabinet le papier dans sa poche.

« Dans deux ans ce garçon-là sera sous clef, dit M. Higgs à M. Poe.

— Croyez-vous donc que le père Osborne ne finisse pas par se radoucir ?

— Je me fierais plutôt à l’attendrissement d’une borne, répliqua M. Higgs.

— Du reste, il la mène bonne et heureuse, reprit le clerc, voilà à peine une semaine qu’il est marié, et je l’ai vu l’autre jour avec d’autres individus de son régiment reconduire au sortir du théâtre mistress High Flyer à sa voiture. »

Puis la conversation prit un autre cours, et mistress George Osborne s’effaça du souvenir de ces messieurs.

Le billet était tiré sur nos amis de Lombard-Street Hulker et Bullock. George jugea à propos de se diriger sur-le-champ de ce côté pendant qu’il était en train de faire ses affaires : il avait hâte de recevoir son argent. Fred Bullock, à la face bilieuse, était précisément à regarder le travail d’un de ses employés, dans le bureau où George se présenta, sa face jaune prit aussitôt une teinte livide, et il se retira comme pour cacher les remords de sa conscience dans son cabinet le plus reculé. George, tout occupé à couver des yeux son argent, ne fit aucune attention aux variations de teint et à la fuite du cadavérique adorateur de sa sœur.

Fred Bullock instruisit le soir même le vieil Osborne de la démarche de son fils.

« Il est fier comme un écu neuf, lui dit son futur gendre. Il a pris jusqu’au dernier shilling. Quelques centaines de livres n’iront pas loin avec ce garçon-là. »

Le vieil Osborne attesta par le plus terrible serment qu’il se souciait peu du temps et de la manière qu’on mettrait à dépenser cet argent.

Quant à George, fort satisfait de l’emploi de sa journée, il fit promptement tous ses préparatifs de départ, et Amélia reçut, pour payer ses emplettes, des billets à vue que son mari lui remit avec une générosité de grand seigneur.


CHAPITRE XXVII.

Amélia au régiment.


Quand le splendide équipage de Joe s’arrêta à la porte de l’hôtel de Chatham, la première figure qu’avait aperçue Amélia avait été celle du brave capitaine Dobbin qui, depuis plus d’une heure, arpentait la rue en attendant l’arrivée de ses amis. Le capitaine, avec ses épaulettes, son habit d’uniforme, son ceinturon rouge et son sabre, avait une tournure tout à fait martiale. Jos sentit alors un certain orgueil à pouvoir parler de sa liaison avec lui ; aussi mit-il dans son bonjour bien plus de cordialité qu’il lui en avait jamais témoigné à Brighton.

Le capitaine avait avec lui l’enseigne Stubble qui, en voyant descendre Amélia de voiture, ne put retenir l’exclamation suivante :

« Vrai Dieu, la jolie fille ! »

Osborne se rengorgea à cette approbation spontanée et la prit comme un hommage rendu à son bon goût. À vrai dire, Amélia dans sa pelisse de mariée, avec ses rubans roses, la fraîcheur que donnait à ses joues un voyage rapide et au grand air, justifiait assez, par la gentillesse et le charme de sa figure, le compliment de l’enseigne. Dobbin au fond du cœur en sut gré à son jeune camarade ; puis, comme il s’avançait pour aider la jeune femme à descendre de voiture, Stubble put voir le joli petit pied qui posa à peine sur la marche. Il devint tout rouge pendant qu’il faisait le plus profond salut à la jeune mariée.

En voyant le numéro du régiment sur le casque de l’enseigne, Amélia lui fit un petit signe de tête accompagné d’un doux sourire, ce qui acheva de le clouer sur place. À partir de ce jour, le capitaine Dobbin traita M. Stubble de la façon la plus affectueuse, et, à la promenade comme à la caserne, il fut souvent question d’Amélia dans leurs conversations. Bientôt, parmi les jeunes et braves officiers du ***e régiment, ce fut à qui aurait le plus d’admiration et de louanges pour mistress Osborne. Ses manières simples et naturelles, son air bienveillant et modeste lui gagnèrent tous les cœurs honnêtes. Notre lecteur doit demander à son imagination plus encore qu’à nos paroles une idée de cette douceur et de cette simplicité. La simplicité, voilà un joyau inestimable pour une femme et qu’on peut reconnaître en elle, rien qu’à lui entendre dire qu’elle est engagée pour le prochain quadrille ou que la chaleur la fatigue. George, qui avait toujours eu le pompon dans son régiment, grandit encore dans l’estime de ses jeunes collègues, séduits par son désintéressement à prendre une femme sans fortune et son bon goût à la choisir si charmante.

Dans le salon commun, Amélia fut toute surprise de trouver une lettre adressée à mistress la capitaine Osborne. C’était un billet rose de forme triangulaire. Sur le cachet on voyait une colombe tenant dans son bec un rameau d’olivier ; la cire n’avait point été ménagée, et l’écriture très-large et très-lâche accusait une main féminine.

« Voilà qui sort du poignet de Peggy O’Dowd, dit George en riant ; je le reconnais aux bavures de la cire. »

C’était bien en effet un billet de mistress la major O’Dowd, qui priait mistress Osborne de venir passer la soirée chez elle en petit comité.

« Il faut y aller, dit George à sa femme ; vous ferez connaissance avec tous les officiers de notre corps. O’Dowd commande le régiment, et Peggy commande O’Dowd. »

Mais ils étaient à peine, depuis quelques minutes, en possession de la lettre de mistress O’Dowd, que la porte s’ouvrit avec fracas et qu’une bonne grosse mère, en amazone, suivie de quelques officiers du régiment, s’avança à leur rencontre.

« Me voilà ! fit-elle, car je n’ai pas pu attendre au thé. George, mon cher, présentez-moi à madame. Madame, charmée de faire la vôtre et de vous présenter mon époux, le major O’Dowd. »

Après ce compliment, la joyeuse et grosse amazone s’élança au cou d’Amélia avec une effusion délirante, et celle-ci reconnut bien vite l’original dont son mari s’était si souvent amusé à lui faire la caricature.

« Vous avez dû souvent entendre parler de moi à votre cher époux, reprit cette dame avec beaucoup de vivacité.

— Vous avez dû souvent en entendre parler, » répéta son mari le major avec la précision d’une serinette.

Amélia lui dit qu’en effet ils avaient souvent parlé d’elle avec son mari.

« Je suis sûre qu’il ne m’aura pas trop bien arrangée, répliqua mistress O’Dowd en ajoutant que George était une mauvaise langue.

— J’en répondrais, » continua le major essayant de prendre un air malicieux, ce qui excita une vive hilarité de la part de George.

Mistress O’Dowd fit claquer son fouet, en intimant au major l’ordre de se tenir fixe sur toute la ligne. Puis elle demanda à George d’être présentée à mistress la capitaine Osborne, suivant toutes les règles de l’étiquette.

« Je vous présente, ma chère femme, dit George avec son plus grand sérieux, la très-bonne, très-aimable et très-excellente amie, Aurelia Margaretta, autrement dite Peggy.

— Vous y êtes ; allez toujours, dit le major.

— Autrement dite Peggy, femme de Michel O’Dowd, major de notre régiment et fille de Fitzjurld Ber’sford de Burgo Malony de Glen Malony, comté de Kildare.

— Et de Murgan-Square, à Dublin, reprit la dame avec un air de majesté calme et digne.

— Et de Murgan-Square, cela va sans dire, fit tout bas le major.

— C’est là que vous m’avez fait la cour, mon cher major, » reprit la dame.

Le major eut un signe de tête affirmatif pour ces dernières paroles comme pour celles qui les avaient précédées.

Le major O’Dowd avait servi son souverain dans toutes les parties du monde. Bien qu’il eût dû ses grades à quelque chose de plus honorable que des intrigues de boudoir, il était cependant le plus modeste, le plus silencieux, le plus doux et le plus paisible des hommes ; c’était un agneau que sa femme menait à sa fantaisie. Il venait en silence prendre sa place à la table des officiers, buvait beaucoup, puis, quand il était gorgé de liquides, il rentrait dans sa chambre pour y cuver son vin. S’il ouvrait la bouche, c’était toujours pour être d’accord sur n’importe quoi avec n’importe qui. Sa vie s’écoulait ainsi heureuse et égale. Le soleil brûlant de l’Inde n’avait point embrasé son sang, et la fièvre jaune n’avait point eu de prise sur cette rude écorce. Il marchait à une batterie de canons avec la même indifférence qu’il mettait à se rendre à une table servie. Son appétit ne distinguait pas entre un rôti de cheval et une soupe à la tortue. Il avait encore sa vieille mère, mistress O’Dowd de O’Dowdstown, à laquelle il n’avait jamais désobéi qu’en prenant la fuite pour s’enrôler et en s’obstinant à épouser cette gaillarde de Peggy Malony.

Peggy était une des cinq demoiselles faisant partie des onze enfants de la noble maison de Glen-Malony. Son mari, et tout à la fois son cousin, lui était parent du côté maternel, et lui devait l’inestimable avantage d’une alliance avec des Malonies, dont pas une famille au monde n’égalait à ses yeux la noblesse. Après neuf saisons à Dublin et deux à Bath et à Cheltenham, sans avoir pu trouver personne qui voulût s’atteler avec elle au joug de l’hyménée, miss Malony ordonna à son cousin Mick de l’épouser ; elle marquait alors six lustres et demi sonnés. L’honnête garçon obéit et emmena sa cousine dans les Indes occidentales, où elle eut, comme doyenne d’âge, la présidence des dames du ***e régiment dans lequel O’Dowd venait de passer par mutation.

Mistress O’Dowd avait à peine passé une demi-heure avec Amélia, que celle-ci, subissant le sort commun à toutes les nouvelles connaissances de la major, dut écouter d’un bout à l’autre l’histoire de sa famille et la généalogie des Malonies.

« Ma chère, disait-elle dans le laisser-aller de ses épanchements, je voulais faire de George mon beau-frère, et ma sœur Glorvina lui allait parfaitement ; mais ce qui est fait n’est plus à faire, et, puisqu’il vous a épousée, vous êtes désormais pour moi comme ma sœur. Pas vrai ? C’est maintenant comme si vous étiez de la famille. Vous avez une petite mine chiffonnée qui me plaît, et je vois d’ici que nous nous entendrons au mieux ; et nous n’aurons au régiment qu’à marquer un de plus au total.

— C’est cela, nous n’aurons qu’à marquer un de plus au total, » dit O’Dowd d’un air approbateur.

Amélia, fort reconnaissante de ces bons procédés, se divertit néanmoins beaucoup d’un accueil aussi cavalier, et de cette brusque introduction au milieu de sa nouvelle et nombreuse famille.

« Ici, nous sommes tous de bons diables, continua la femme du major. Il n’y a pas un régiment au service où vous puissiez trouver plus d’union et de concorde que dans le nôtre. Jamais de querelles, de mauvais rapports, de médisance parmi nous. Il y règne, tout au contraire, une affection réciproque à l’égard les uns des autres.

— Exemple : mistress Magenis et vous, dit George en riant.

— Mistress la capitaine Magenis et moi avons fait notre paix, et pourtant elle s’était conduite avec moi à me rendre les cheveux tout blancs et à me mettre à deux doigts du tombeau.

— Ah ! Peggy, ma chère, c’eût été dommage pour ces belles tresses noires, s’écria le major.

— Taisez votre bec, gros bêta ! Voyez-vous, ces maris, mistress Osborne, il faut toujours que ça lève la tête. Quant à Mick, je lui ai dit qu’il ne devrait jamais ouvrir la bouche que pour donner le mot d’ordre, boire et manger. Il faudra que je vous fasse connaître notre personnel ; je vous donnerai tous les renseignements dans le tête-à-tête. Présentez-moi maintenant à votre frère ; en vérité, c’est un bel homme : il me rappelle mon cousin Dan Malony, Malony de Ballymalony, ma chère ; vous savez qu’il a épousé Ophélia Scully de Oystherstown, cousine de lord Poldoody… Monsieur Sedley… charmée de faire la vôtre. Vous dînerez, je pense, avec nous ce soir à la table des officiers… Pensez au docteur, Mick, et tenez-vous bien pour ne pas vous mettre hors combat pour la réunion de ce soir.

— Nous pourrions peut-être, ma chérie, fit observer le major, avoir pour M. Sedley un billet d’invitation à ce dîner d’adieu que nous donne le 150e.

— Vite, Simple… L’enseigne Simple de notre régiment ; ma chère Amélia, j’avais oublié de vous le présenter… Courez en toute hâte : vous offrirez au colonel Tavish les compliments de mistress la major O’Dowd, et vous lui direz que le capitaine Osborne a amené avec lui son beau-frère, et que nous le lui conduirons dans la salle du banquet, à cinq heures sonnant. Voulez-vous, ma chère, venir prendre avec moi quelque chose pour tromper la faim jusque-là ? Allons, pas de cérémonie, je vous prie. »

Tandis que mistress O’Dowd continuait sa litanie, le jeune enseigne, déjà au bas de l’escalier, courait s’acquitter de sa commission. L’obéissance est l’âme du soldat !

« Emmy, dit le capitaine George, nous allons à notre service. Pendant ce temps, mistress O’Dowd voudra bien procéder à votre éducation militaire. »

Les deux capitaines prirent chacun un bras du major, et se firent l’un à l’autre, par-dessus sa tête, une grimace d’intelligence.

Une fois en possession de sa nouvelle amie, mistress O’Dowd l’accabla d’une avalanche de renseignements, à laquelle ne pouvait résister la mémoire de la pauvre petite patiente. Amélia fut initiée à toute l’histoire secrète de la nombreuse famille dans les rangs de laquelle la jeune dame s’étonnait d’être encore si vite entrée.

« Mistress Heavytop, la femme du colonel, était morte à la Jamaïque, d’une passion malheureuse, fortement compliquée de fièvre jaune. Quant à ce vieux monstre de colonel, auquel on ne voyait pas plus de cheveux sur la tête qu’il n’y en a sur un boulet de canon, il avait conté fleurette à une fille métis de la localité. Mistress Magenis, à laquelle manquaient les premiers rudiments de l’éducation, était au demeurant une brave femme ; mais elle avait une langue infernale, et aurait triché sa mère au whist. Mistress la capitaine Kirk ne manquait pas de lever au ciel ses grands yeux de homard effarouché dès qu’on parlait de faire le plus innocent loto. Et pourtant, continuait la major, mon père, l’homme le plus pieux qui soit entré dans une église, le doyen Malony, mon oncle et notre cousin l’évêque, font tous les soirs, en parfaite tranquillité de conscience, leur partie de mouche ou de whist. Du reste, aucune de ces dames n’accompagne le régiment, reprit mistress O’Dowd. Fanny Magenis reste avec sa mère, marchande, comme vous savez, de charbon et de pommes de terre à Islington-Town, tout près de Londres. Aussi la fille est-elle toujours à nous parler des navires de son père et à nous appeler pour nous les faire voir quand ils montent la rivière. Mistress Kirk et ses enfants resteront ici, à Bethesda-Place, pour être plus à portée de leur prédicateur favori, le docteur Ramshorn… Mistress Bunny est dans une situation intéressante, mais c’est pour elle un état normal : voilà le huitième qu’elle va donner au lieutenant… La femme de l’enseigne Posky, qui nous est arrivée deux mois avant vous, ma chère, s’est déjà querellée plus de vingt fois avec Tom Posky. On entend leur vacarme de toute la caserne. D’après le bruit qui court, ils en seraient déjà à se jeter les plats à la tête. Tom n’a point voulu s’expliquer la semaine dernière sur un noir qu’il avait à l’œil. Quant à madame, elle va retourner chez sa mère, qui tient une pension de demoiselles à Richemond. Pour en venir là, elle eût aussi bien fait de se tenir tranquille au lieu de se laisser enlever !… Où avez-vous étudié, ma chère ? Moi, j’ai été élevée chez mistress Flanagan, aux Bosquets d’Ilissus, près Dublin, et la pension y coûtait bon. Rien qu’une marquise pour nous donner la prononciation de Paris, et un major général retiré du service pour nous faire marcher au pas. »

Amélia n’en revenait pas de ces singulières communications et de ces titres de parenté qui, sans plus de cérémonie, lui donnaient mistress O’Dowd pour sœur aînée. On la présenta le soir même au reste de sa famille improvisée. Comme elle était timide et aimable, sans être assez jolie pour donner de l’ombrage aux autres femmes, la première impression fut en sa faveur. Mais les officiers du 150e étant survenus et l’ayant jugée digne de leur attention particulière, toutes ses sœurs se mirent bien vite à lui trouver des défauts.

« Osborne en a donc fini avec ses folles dépenses, dit mistress Magenis à mistress Bunny.

— Si dans un débauché converti on peut tailler un bon mari, il y a des chances pour que George devienne le modèle du genre, fit observer mistress O’Dowd à mistress Posky, jusqu’alors la plus jeune mariée du régiment, et furieuse par suite contre la nouvelle venue qui lui prenait sa place. »

Quant à mistress Kirk, l’assistante du docteur Ramshorn, elle posa à mistress Osborne deux ou trois questions de principe sur le dogme, pour voir si c’était une brebis marquée au sceau de l’élection. À la simplicité des réponses de la jeune femme, elle décida que cette âme errait encore dans les plus épaisses ténèbres. Pour la rapprocher le plus possible de la lumière, elle lui remit trois excellents petits livres à bon marché et ornés de vignettes. En voici les titres.

Les gémissements au désert ;
La Blanchisseuse de Wandworth ;
La Vraie Baïonnette du soldat anglais.

Désireuse de la tirer de ce chaos d’ignorance avant que le sommeil fût venu fermer ses yeux, mistress Kirk pressa Amélia de lui promettre de ne pas se coucher avant d’avoir lu ces petits manuels.

Les hommes, étrangers à tous ces petits manéges, firent cercle autour de la charmante femme de leur camarade et épuisèrent en son honneur tout le répertoire de la galanterie militaire. Ce fut une véritable ovation, qui ranima le courage d’Amélia et rendit à ses yeux tout leur éclat. George se sentait fier des succès de sa femme et surtout du mélange de grâce et de timidité avec lequel elle recevait les hommages de ses jeunes adorateurs et répondait à leurs compliments. Quant à lui, sous son brillant uniforme, il éclipsait tous les autres officiers et tenait un regard d’affectueuse tendresse sans cesse attaché sur sa femme. Ce soir-là, Amélia fut bien heureuse, et son pauvre petit cœur en bondissait de joie.

« Je veux être aimable pour tous ses amis, disait-elle en elle-même. Il suffit qu’ils soient ceux de George pour devenir les miens, je m’efforcerai de lui faire trouver la joie et la gaieté dans son intérieur pour le lui faire chérir davantage. »

L’entrée d’Amélia au régiment se fit donc par acclamations ; les capitaines la trouvaient charmante, les lieutenants chantaient ses louanges, et les enseignes lui auraient brûlé de l’encens. Le chirurgien-major, le vieux Cutler, risqua deux ou trois plaisanteries qui sentent trop l’anatomie pour trouver place ici. Cackle, son aide, qui avait pris ses grades à l’Université d’Édimbourg, daigna causer avec elle littérature et lui adresser quelques citations françaises, enfin, Stubble allait de l’un à l’autre glisser à l’oreille de chacun :

« Hein ! n’est-ce pas qu’elle est jolie ? »

Le vin chaud eut seul le pouvoir de le détourner de sa contemplation. Quant au capitaine Dobbin, il ne dit mot à Amélia de toute la soirée, mais il reconduisit Jos à son hôtel, assisté du capitaine Porter. Le pauvre garçon avait la démarche fort vacillante. Le récit de ses chasses au tigre avait eu un succès fou d’abord à table auprès des officiers, puis, le soir, sur mistress O’Dowd, qui se prélassait à l’ombre de son turban à l’oiseau de Paradis. Dobbin remit l’ex-receveur aux mains de son domestique et resta à se promener et à fumer son cigare sur le devant de l’hôtel. George, au moment de partir de chez mistress O’Dowd, avait soigneusement enveloppé sa femme dans son châle, et celle-ci donna à la ronde une poignée de main à tous les officiers qui l’accompagnèrent jusqu’à sa voiture, et la suivirent encore de leurs bruyantes acclamations. Amélia, pour descendre de voiture, s’appuya sur la main de Dobbin et le gronda, en souriant, de ne s’être pas approché d’elle de toute la soirée.

Le capitaine fumait encore son cigare que déjà, depuis longtemps, tout dormait dans l’hôtel et dans la rue. Il avait regardé la lumière disparaître du salon de George, puis briller ensuite et s’éteindre dans la chambre à coucher.

Il rentra dans ses quartiers aux clartés incertaines d’un jour qui commençait à poindre. Déjà un sourd murmure de cris et de manœuvres s’élevait du côté de la rivière : c’étaient les bâtiments de transport qui recevaient leurs nombreux passagers pour les porter sur le continent, bien loin des rives de la Tamise.



CHAPITRE XXVIII.

Amélia arrive en Belgique.



Officiers et soldats dans le ***e devaient prendre passage sur les navires équipés à cet effet par le gouvernement. Le surlendemain du thé de mistress O’Dowd, au milieu des bruyantes clameurs des matelots et des troupes, des fanfares de la musique répétant l’air national du God save the king, des officiers qui agitaient leurs chapeaux, enfin des hourras de la flotte entière, le convoi descendit lentement sur le fleuve et appareilla pour Ostende.

Joe, toujours galant, avait consenti à servir d’escorte à sa sœur, et à la femme du major, dont les malles immenses, y compris le fameux oiseau de paradis, étaient parties avec les bagages du régiment. Nos deux héroïnes, après s’être rendues en voiture à Ramsgate sans le plus mince paquet, s’embarquèrent pour Ostende, au milieu de la cohue des passagers qui se pressaient en foule pour cette destination.

Cette période de la vie de Jos à laquelle nous allons assister, est si remplie d’incidents du genre le plus dramatique, qu’elle lui fournit pendant longtemps des sujets de conversation aussi neuve qu’animée et fit même beaucoup tort à la chasse au tigre, remplacée désormais par les récits les plus émouvants de l’héroïque campagne de Waterloo.

Dès qu’il eut prix le grand parti d’accompagner les dames, il cessa de se raser la lèvre supérieure. À Chatham, il assistait avec la plus invariable exactitude aux revues et aux exercices. Il prêtait une oreille attentive aux conversations de ses confrères les officiers, comme il se plaisait à les appeler, et il faisait tout son possible pour retenir les expressions techniques du métier. L’excellente mistress O’Dowd l’aidait beaucoup dans cette étude en lui prêtant le secours de ses lumières.

Le jour de l’embarquement à bord de la Belle-Rose, il arriva pour le départ avec un habit à brandebourgs, un pantalon d’ordonnance et un immense chapeau étincelant sous ses galons d’or. Il disait d’un air de mystère à qui voulait l’entendre qu’il allait rejoindre l’armée du duc de Wellington, et comme il avait sa voiture avec lui, on le prenait pour quelque grand personnage, pour un commissaire général ou tout au moins pour un courrier du gouvernement.

Son cœur eut horriblement à souffrir du voyage ; les dames éprouvèrent aussi un état de malaise pitoyable. Mais Amélia sentit la vie renaître en elle quand le navire entra dans le port d’Ostende : c’est qu’elle voyait le bâtiment sur lequel se trouvait le régiment de son mari. Jos alla tout droit à l’hôtel, le cœur encore mal à sa place ; et le capitaine Dobbin, après avoir escorté les dames, s’occupa de réclamer au navire, puis à la douane, la voiture et les effets de M. Joe, car M. Joe se trouvait alors sans valet. Le sien, d’accord avec celui de M. Osborne, avait refusé catégoriquement de se livrer aux flots trompeurs d’Amphytrite. Cette conspiration, ayant éclaté au dernier moment, avait jeté la consternation dans l’âme de M. Joe Sedley, et il s’en fallut de bien peu qu’il ne laissât le convoi partir tout seul. Mais les railleries du capitaine Dobbin triomphèrent de ses hésitations. Ses moustaches avaient d’ailleurs atteint toute leur croissance ; ce dernier motif acheva ce qu’avait commencé l’éloquence de Dobbin, et Joe s’embarqua.

Dobbin, pour récompenser Joe d’avoir obtempéré à sa demande, se mit en quête d’un domestique et lui amena un petit Belge olivâtre qui ne parlait aucun idiome connu, mais qui, par son air affairé et sa ponctualité à n’appeler M. Sedley que milord, se concilia promptement les bonnes grâces de notre ami.

Ostende a bien changé de physionomie sous le rapport des Anglais qu’on y voit maintenant : les grands seigneurs y sont fort rares, et ceux qu’on y rencontre ne trahissent guère une origine aristocratique. La plupart du temps, ce sont des gens mal vêtus, en linge sale, qui sentent l’eau-de-vie et le tabac, et vont jouer aux cartes ou pousser les billes dans des estaminets enfumés.

Un ordre du duc de Wellington obligeait alors chacun dans l’armée à payer rigoureusement sa dépense. Pour un peuple de marchands, c’est un de ces souvenirs qui ne saurait s’effacer de la mémoire. Être envahi par une armée de pratiques qui payent bien, avoir à nourrir des héros parfaitement solvables, que peut désirer de plus un pays industriel ?

La Belgique n’est pas du reste, par elle-même, fort belliqueuse, car son histoire atteste, depuis des siècles, qu’elle se contente de fournir un champ de bataille aux autres nations.

Ce riche et florissant royaume présentait aux premiers jours de l’été de 1815, un air de bien-être et d’opulence qui rappelait les plus beaux temps de son passé. Ses vastes campagnes et ses paisibles cités s’animaient de la présence de nos beaux uniformes rouges ; ses magnifiques promenades étaient sillonnées en tout sens par de fringants équipages, par de brillantes cavalcades ; ses rivières côtoyant de riches pâturages, d’antiques et pittoresques hameaux, de vieux châteaux cachés sous d’épais ombrages, promenaient doucement sur leurs ondes la foule indolente des touristes anglais ; le soldat buvait à l’auberge du village et, chose plus rare, payait libéralement sa dépense ; le Highlander, logé dans les fermes flamandes, berçait le nouveau-né, tandis que Jean et Jeannette allaient rentrer les fourrages. Un pinceau délicat trouverait là un charmant sujet comme épisode de la guerre à cette époque. On eût dit les préparatifs d’une revue inoffensive et brillante. Cependant Napoléon, abrité par une ceinture de forteresses, se préparait, lui aussi, à envahir ce pays.

Le général en chef de l’armée anglaise, le duc de Wellington, avait su inspirer à tous ses soldats une foi comparable seulement à l’enthousiasme fanatique des Français pour Napoléon. Ses dispositions pour la défense étaient si bien combinées, ses renforts, en cas de besoin, étaient si proches et si nombreux, que la crainte était bannie de tous les cœurs, et que nos voyageurs, parmi lesquels s’en trouvaient deux d’une timidité excessive, partageaient néanmoins la sécurité générale.

Le régiment parmi les officiers duquel sont nos amis allait être transporté par eau jusqu’à Bruges et Gand et marcher ensuite de là sur Bruxelles. Joe accompagnait les dames, qui prirent passage sur les bateaux publics, dont le luxe et l’aménagement ont droit à quelque place dans le souvenir des vieux touristes de Flandres. Ces lents mais commodes véhicules s’étaient fait, pour la bonne chère, une réputation parfaitement justifiée et à laquelle se rattache la tradition suivante : Un voyageur anglais, qui était venu en Belgique avec l’intention d’y passer seulement une semaine, étant monté à bord de l’un de ces navires, se trouva si bien de la cuisine, qu’une fois arrivé à Gand, il repartit pour Bruges, et recommença de nouveau le même voyage. Enfin les chemins de fer furent inventés. Alors, de désespoir, notre homme se noya dans le fleuve au moment où le dernier navire qui faisait le dernier voyage touchait à sa destination.

Joe ne devait point en venir à cette extrémité, mais il fit largement honneur à la table servie devant lui. Mistress O’Dowd affirmait que, pour compléter son bonheur, il ne lui manquait plus que d’épouser sa sœur Glorvina. Toute la journée se passa pour lui à boire sur le pont de la bière flamande, à tempêter contre Isidore, son nouveau domestique, et à faire le galant auprès des dames.

Son courage était monté à un diapason des plus élevés et devait beaucoup aux fumées bachiques.

« Que le Corse vienne donc nous attaquer ! s’écriait-il ; Emmy ! ma chère âme, si je tremble, ce n’est que pour lui. Dans deux mois, morbleu ! les alliés seront à Paris, et je vous payerai à dîner au Palais-Royal. Trois cent mille Russes, entendez-vous ? vont entrer en France par Mayence et le Rhin ; trois cent mille, ma chère sœur, sous les ordres de Wittgenstein et de Barclay de Tolly. Vous n’êtes pas au fait de la stratégie militaire, chère petite ; mais en homme qui m’y connais, je puis vous dire qu’il n’y a pas d’infanterie en France capable de tenir tête à l’infanterie russe. Le Corse a-t-il un général en état de moucher la chandelle à Wittgenstein ? Viennent ensuite les Autrichiens, au nombre de cinq cent mille, aussi vrai que me voilà. Avant dix jours, vous les verrez à la frontière de France, sous les ordres de Schwartzemberg et du prince Charles. Et puis les Prussiens, les Prussiens, entendez-vous ? commandés par le brave général Blücher. Maintenant que Murat n’y est plus, trouvez-moi un général de cavalerie à comparer à celui-là. N’est-ce pas, mistress O’Dowd, que votre jeune amie aurait tort de se tourmenter ? Allons, Isidore, ne tremblez pas ainsi ; vite, monsieur, versez-moi de la bière. »

Mistress O’Dowd, pour toute réponse, insista sur le courage de Glorvina. C’était une femme à ne pas reculer devant homme qui vive, et encore moins devant un Français. Après cet éloge, elle avala un verre de bière, et, par une grimace de satisfaction, témoigna de ses sympathies pour ce genre de liquide.

De fréquentes escarmouches avec l’ennemi, c’est-à-dire avec le beau sexe de Cheltenham et de Bath, avaient fini par ôter beaucoup à l’ancienne timidité de notre ami, l’ex-receveur de Boggley-Vollah. Dans cette circonstance, enhardi par les fumées pétillantes de la bière, il se sentait plus que jamais des dispositions à la faconde. Au régiment, on était enchanté de lui ; les jeunes officiers lui savaient gré des splendides festins qu’il leur offrait et des occasions de rire qu’il leur procurait par ses allures martiales. Dans l’armée, les régiments adoptent tous, plus ou moins, un animal favori qui les suit dans leurs pérégrinations. George, par allusion à son beau-frère, disait que son régiment avait choisi un éléphant.

George commençait à rougir un peu de la société à laquelle il s’était vu forcé de présenter sa femme, et faisait part à Dobbin, à la grande satisfaction de ce dernier, de ses intentions de passer le plus tôt possible dans un autre corps, pour épargner à Amélia le contact d’un entourage aussi vulgaire. Quant à mistress Osborne, son caractère simple, sa nature franche et ouverte la rendaient exempte de ces délicatesses exagérées que son mari prenait pour une preuve de bon goût.

Parce que mistress O’Dowd avait une poignée de plumes de coq sur son chapeau, parce qu’elle laissait ballotter sur sa poitrine une grosse montre à répétition et la faisait sonner à tout propos ; parce qu’elle racontait comment son père lui avait donné la susdite bassinoire le jour de son mariage, au moment où elle mettait le pied dans la voiture, et ajoutait mille autres petits détails non moins intéressants, le délicat Osborne n’en pouvait plus ; il souffrait intérieurement de voir sa femme en si fâcheux voisinage. Amélia, au contraire, riait des excentricités de l’honnête commère, sans rougir le moins du monde de la société où le sort l’avait jetée.

En dépit des susceptibilités de George, il était impossible de trouver une compagne de route plus divertissante que mistress la major O’Dowd. Sa conversation se distinguait par le pittoresque et l’imprévu.

« En fait de bateaux de rivière, ne me parlez, ma toute belle, que de ceux de Dublin à Ballinsloe ; voilà ce qui s’appelle voyager rapidement ! Et puis, comme elle est belle la viande qu’on a par-là ! Savez-vous que mon père a obtenu la médaille d’or à l’un des concours ? Son Excellence elle-même a voulu manger une tranche du bœuf qui a remporté le prix, et elle a dit que jamais sa dent n’avait broyé un morceau si délicat. C’était une bête de quatre ans. Voyez si vous pourrez me trouver son pareil dans ce pays-ci. »

Jos déclara avec un soupir que l’Angleterre seule produisait de la bonne viande de boucherie, tenant un juste milieu entre le gras et le maigre.

« Ah ! l’Irlande mérite bien qu’on fasse exception en sa faveur, » dit la dame du major, fort disposée, suivant l’usage de ses compatriotes, à établir en toute rencontre la supériorité de son pays. Quant à l’idée de comparer le marché de Bruges à ceux de Dublin, elle n’y voyait qu’une folle et ridicule prétention qui lui faisait hausser les épaules.

Les rues, les places, les jardins publics étaient remplis de soldats anglais. Le matin, on s’éveillait aux notes sonores des clairons ; le soir, on rentrait chez soi au bruit du fifre et du tambour. Ce pays, l’Europe entière ressemblaient alors à un camp, et l’histoire préparait ses tablettes dans l’attente de grands événements. L’honnête Peggy O’Dowd continuait à discourir avec un aplomb imperturbable des chevaux et des étables de Glen-Malony et des vins qu’on y buvait ; Jos Sedley faisait de graves dissertations sur le riz et le curry qu’on mangeait à Dumdum ; Amélia pensait à son mari et à la meilleure manière de lui témoigner son amour. Comme si la réflexion n’avait pas eu alors à s’exercer sur de plus graves sujets !

Chacun, dans ce tourbillon joyeux, dont le centre était à Bruxelles, se laissait entraîner à la poursuite des plaisirs ou par le cours de ses pensées intimes. Il semblait qu’on ne voulût point voir l’avenir avec ses menaces, apercevoir l’ennemi qu’on avait devant soi.

Le régiment avait été désigné pour prendre ses quartiers à Bruxelles, et nos voyageurs se trouvèrent ainsi avoir pour résidence une des plus aimables et des plus brillantes capitales de l’Europe. Partout des salons ouverts au jeu et à la danse ; partout des festins dignes de chatouiller le palais vorace de M. Jos. Quoi encore ? un théâtre où un rossignol, sous des traits de femme, charmait un auditoire d’élite ; des promenades fraîches et ombreuses, toutes chamarées de brillants uniformes. Enfin, une ville antique, curieuse par ses bizarres costumes, ses admirables monuments. Il y avait bien là de quoi faire ouvrir les yeux à la petite Amélia qui n’était jamais sortie de son île, et lui causer à chaque pas de délicieuses surprises.

Au milieu des jouissances les plus pures, ce jeune ménage goûta pendant quinze jours encore les douceurs trop fugitives de la lune de miel. George était descendu dans un magnifique hôtel dont il supportait la dépense de moitié avec Jos ; George, toujours prodigue de son argent, redoublait de petits soins et de prévenances pour sa femme. Mistress Amélia dut alors se trouver plus heureuse qu’aucune des jeunes mariées de l’Angleterre.

Chaque jour de nouveaux plaisirs, de nouveaux divertissements : la variété prévenait le dégoût ; tantôt c’était une église à visiter ; dans le jour on faisait une excursion pour aller voir une galerie de tableaux ; tantôt on parcourait les environs, et le soir on allait à l’Opéra. Les concerts militaires se succédaient au Parc, où l’on se coudoyait avec les plus hauts personnages de l’Angleterre ; on aurait dit une fête militaire en permanence. Chaque soir, George conduisait sa femme au restaurant et de là dans quelque lieu de plaisir, et, ravi de lui-même, il s’empressait de se décerner des éloges sur sa vocation matrimoniale. Être sans cesse avec George, être la compagne préférée de ses plaisirs, c’était assez pour rendre bien heureuse la timide et aimante Amélia. Sa reconnaissance pour son mari éclatait à chaque ligne dans les lettres qu’elle écrivait alors à sa mère. Son mari voulait lui voir colliers, dentelles, bijoux de toute espèce. C’était, sans aucun doute, le modèle, le phénix des maris.

George éprouvait un vif sentiment de plaisir à se rencontrer dans les lieux publics avec cette foule nombreuse de lords et de ladies, d’élégants et de hauts personnages dont les flots pressés envahissaient Bruxelles de toutes parts. Dans cette course au plaisir, on avait mis de côté cette froide étiquette, cette impertinence polie qui est assez souvent le caractère distinctif des grands seigneurs dans les murs de leur hôtel : sur la place publique, l’égalité reprend tout son empire. Comment s’assurer que le voisin qui vous pousse a bien le droit de vous coudoyer ? Le plus simple est de prendre son parti de bon cœur et de se fondre dans la nuance générale.

Dans une soirée donnée par un officier supérieur, George obtint une contredanse de lady Blanche Thistlewood, fille de lord Bareacres. Tout fier d’un pareil honneur, il se montra fort empressé à procurer des glaces et des rafraîchissements aux deux nobles dames ; il ne voulut laisser à personne autre le soin de faire avancer la voiture de lady Bareacres ; sa bouche n’était pas assez grande pour parler de la comtesse, et le ton emphatique de son père, en pareille circonstance, n’était rien auprès du sien. Le lendemain, il fit visite à ces dames, caracola au Parc à côté de leur voiture et les invita à un grand dîner chez le restaurateur.

Il faillit avoir un transport au cerveau lorsqu’il les entendit accepter son invitation. Le vieux Bareacres était trop peu fier et beaucoup trop affamé pour ne pas aller dîner partout.

« J’espère au moins que nous serons les seules femmes à ce dîner, dit lady Bareacres en réfléchissant à cette invitation faite et acceptée avec la même étourderie.

— Grands dieux ! maman, croyez-vous donc qu’il nous amène sa femme ? fit lady Blanche qui, la nuit précédente, s’abandonnait dans les bras de George aux voluptueux vertiges de la valse. Passe encore pour le mari ; mais la femme !

— Sa femme ? Il vient de l’épouser ; une charmante femme, ma foi, à ce que j’ai entendu dire, reprit le vieux comte.

— Allons, ma chère Blanche, dit la mère, si ton père y va, nous pouvons bien le suivre ; et d’ailleurs, une fois en Angleterre, nous n’aurons qu’à ne plus les voir, entends-tu, mon enfant ? »

Cette résolution une fois prise, ces grands personnages acceptèrent sans difficulté le dîner que George leur offrait à Bruxelles, et daignèrent lui laisser payer la carte. Toutefois, pour ne pas compromettre leur dignité, ils eurent soin de tenir sa femme à distance, et ne lui permirent point de se mêler à la conversation. Les dames anglaises du grand ton excellent à ravir à se donner ces airs de supériorité dédaigneuse.

Cette fête coûta fort cher à la bourse de George, et fut pour la pauvre Amélia une des plus tristes soirées de sa lune de miel. Dans les confidences à sa mère, elle lui écrivit de la façon la plus lamentable comment la comtesse de Bareacres avait affecté de ne point lui répondre pendant tout le dîner ; comment lady Blanche la regardait avec son lorgnon, et quelle avait été la fureur de Dobbin contre ces airs de morgue et les exclamations de milord qui, en quittant la table, avait demandé à voir la carte et s’était écrié que c’était à la fois horriblement mauvais et horriblement cher. Mais, malgré les plaintes d’Amélia sur la grossièreté de ses convives et sa fâcheuse soirée, la vieille mistress Sedley n’en fut pas moins ravie d’avoir à prononcer le nom de la nouvelle amie de sa fille, la comtesse de Bareacres, et elle le fit même avec un zèle si persévérant que le vieil Osborne finit par savoir que son fils recevait à sa table des pairs et des pairesses.

Ceux qui connaissent le général Tufto d’aujourd’hui, tel qu’on peut le voir par un beau jour, se pavaner dans Pall-Mall, la poitrine garnie de ouate, la taille serrée dans son corset, le jarret finement dessiné dans ses bottes à hautes tiges, le torse cambré quoique décrépit, avec un regard provocateur pour le beau sexe, ou bien encore sur sa jument bai, tout pimpant et à la dernière mode, auraient peine à reconnaître dans ce sir George Tufto d’aujourd’hui le vaillant officier des guerres de la Péninsule et de la journée de Waterloo. Il porte maintenant des cheveux bruns, épais et frisés, des sourcils noirs et des moustaches du rouge le plus éclatant.

En 1815, ses cheveux, de couleur claire, étaient fort rares sur sa tête ; il avait la taille plus ronde, et les mollets surtout, mieux nourris ; mais tout passe, les mollets comme la gloire du monde. À soixante-dix ans, il en a maintenant quatre-vingts, ses cheveux, fort clair-semés et presque blancs, devinrent, comme par enchantement, épais, bruns et frisés ; ses favoris et ses sourcils prirent la couleur rutilante qu’ils n’ont plus quittée depuis lors. De mauvaises langues cherchent bien à accréditer le bruit qu’il a un estomac de laine, et que si ses cheveux n’ont jamais besoin des ciseaux du coiffeur, c’est qu’ils n’ont point encore pris racine. Tom Tufto vous dira encore que Mlle de Jaisey, actrice du Théâtre-Français à Londres, envoyait, avec deux doigts, promener sur le parquet, tous les cheveux de son grand-papa ; mais Tom est un enfant terrible, et, d’ailleurs, la perruque du général n’entre pour rien dans cette histoire.

Nos amis du ***e, après avoir visité l’hôtel de ville de Bruxelles, que mistress la major O’Dowd ne trouvait pas, à beaucoup près, aussi grand et aussi beau que la maison de son père à Glen-Malony, étaient à se promener sur le marché aux fleurs, lorsqu’ils aperçurent un officier à cheval, suivi d’un ordonnance, qui se dirigeaient de ce côté. Après avoir quitté sa monture, l’officier s’avança au milieu des fleurs, et choisit un des plus beaux et des plus gros bouquets ; puis monta à cheval, après avoir fait soigneusement envelopper cette magnifique botte de fleurs, et l’avoir remise à son ordonnance, qui le reçut tout en grommelant, tandis que son chef repartait avec un air fort content de lui et de son emplette.

« Je voudrais vous faire voir nos fleurs de Glen-Malony, glissa en passant mistress O’Dowd. Mon père a trois jardiniers et neuf aides. Il y a chez lui un arpent tout couvert de serres chaudes, et les ananas y sont aussi communs que les poires à Londres dans la saison. Nos treilles portent des grappes du poids de six livres, et sur mon honneur et ma conscience, je puis vous dire que nous avons des magnolias bien grands, ma foi, comme des chaudrons. »

Dobbin ne trouvant aucun plaisir aux ridicules tirades de mistress O’Dowd, s’était écarté du reste de la bande, ayant peine à contenir son hilarité. Enfin, lorsqu’il fut à une distance convenable, il lui donna un libre cours, à la grande surprise des passants.

« Eh bien ! où est-il donc, notre grand flandrin de capitaine, s’écria mistress la major O’Dowd en regardant autour d’elle, est-ce qu’il saigne encore du nez ? Il dit toujours qu’il saigne du nez ; il finira par avoir cet organe totalement dépourvu de sang… N’est-ce pas, O’Dowd, que les magnolias de Glen-Malony sont bien aussi larges que des chaudrons ?

— Oh ! certainement, Peggy, et même plus larges, » reprit le major toujours prêt à certifier les assertions de sa femme.

Cette charmante conversation fut interrompue par l’arrivée de l’officier, qui a fait son apparition quelques lignes plus haut.

« Le beau cheval ! dit George ; qui est-ce qui le monte ?

— Que serait-ce, si vous voyiez la bête de mon frère Molloy Malony, qui a gagné une coupe ciselée à Curragh, » s’écria la femme du major, reprenant son histoire de famille à un autre chapitre.

Son mari, par extraordinaire, l’arrêta tout court.

« Je ne me trompe pas, dit-il, c’est le général Tufto qui commande la ***e division de cavalerie. Puis il ajouta tranquillement : nous avons, lui et moi, reçu un coup de feu à la même jambe au siége de Talavera.

— C’est ce qui vous a fait marcher, dit George en riant. Le général Tufto ! ajouta-t-il ensuite en se tournant vers Amélia, ma chère, les Crawley ne doivent pas être loin. »

Amélia sentit un vertige et manqua se trouver mal sans savoir pourquoi. Le soleil lui parut moins brillant, la ville moins curieuse et moins pittoresque. Et cependant le ciel était illuminé par les derniers feux au couchant, et il faisait une des plus belles journées de la fin de mai.



CHAPITRE XXIX.

Bruxelles.


M. Jos avait loué une paire de chevaux pour mettre à sa voiture découverte, et avec cet attelage et son luxueux carrosse de Londres, il faisait une assez passable figure dans les promenades qui entourent Bruxelles. George s’était procuré un cheval de selle, et en compagnie de Dobbin il caracolait autour de la voiture où Jos et sa sœur allaient faire leur tournée quotidienne. Dans une de leurs excursions au Parc, théâtre ordinaire de leurs promenades, ils purent s’assurer de la justesse des conjectures de George sur l’arrivée de Rawdon Crawley et de sa femme. En effet, au milieu d’un groupe de cavaliers, composé des personnes les plus considérables de Bruxelles, ils virent Rebecca bien serrée, bien coquette dans son costume d’amazone, galopant sur un joli cheval arabe, qu’elle manœuvrait dans la perfection. Ses talents d’écuyère dataient de Crawley-la-Reine, où le baronnet MM. Pitt et Rawdon lui avaient donné plus d’une leçon. À ses côtés se trouvait le galant général Tufto.

« En vérité, c’est le duc lui-même, criait à Jos mistress la major O’Dowd, tandis que la rougeur commençait à monter au visage de celui-ci. Oui, voilà lord Uxbridge sur le cheval bai ; quelle tournure élégante ! il ressemble à mon frère Molloy Malony comme deux gouttes d’eau. »

Rebecca n’avait pas d’abord remarqué la voiture, mais en reconnaissant son ancienne amie parmi les personnes qui s’y trouvaient, elle lui adressa un gracieux sourire et lui fit un salut de la main. Puis elle se tourna vers le général Tufto, qui lui demandait quel était ce gros officier en chapeau tout galonné d’or.

« C’est, répondit Beck, un officier au service de la compagnie des Indes orientales. »

Rawdon Crawley, se détachant alors de la cavalcade, se dirigea vers Amélia pour lui donner une amicale poignée de main et demander de ses nouvelles ; puis ses regards se fixèrent sur mistress la major O’Dowd et ses plumes de coq noires avec une attention imperturbable, que la grosse mère s’empressa d’attribuer à la puissance de ses charmes vainqueurs.

George, qui se trouvait de quelques pas en arrière, accourut presque aussitôt, accompagné de Dobbin ; tous deux ôtèrent leurs chapeaux aux augustes personnages, dans les rangs desquels Osborne distingua mistress Crawley. Il était singulièrement flatté de voir Rawdon, accoudé sur la portière, causer sans façon avec Amélia, et il répondit par les protestations les plus obséquieuses aux cordiales avances de l’aide de camp. Les saluts échangés entre Rawdon et Dobbin restèrent tout juste dans les limites de la plus stricte politesse.

Crawley engagea Osborne à venir le voir à l’hôtel du Parc, où il était descendu avec le général Tufto, et George réclama de son ami un pareil engagement.

« Que je suis donc fâché de ne vous avoir pas rencontré trois jours plus tôt, dit George à Rawdon, je vous aurais enlevé pour un dîner que j’ai donné chez le restaurateur. C’était fort bien servi. Lord Bareacres, la comtesse et lady Blanche ont bien voulu nous faire l’amitié d’accepter notre invitation. Nous aurions été charmés de vous avoir aussi pour convives. »

Après avoir donné cette petite satisfaction à son amour-propre et à ses prétentions d’homme à la mode, Osborne laissa Rawdon rejoindre l’auguste cavalcade, qui s’enfonça au galop dans une allée détournée. George et Dobbin reprirent leur place des deux côtés de la portière, et la voiture continua sa promenade.

« Que ce duc a bon air à cheval, observa mistress O’Dowd ; les Wellesley et les Malonys sont parents. Mais, dans ma position, j’attendrai pour me présenter à Sa Grâce, qu’elle se souvienne la première de nos liens de famille.

— C’est un fameux capitaine, dit Jos, qui avait retrouvé toute sa langue depuis que le héros n’était plus devant ses yeux. Trouvez-moi une victoire à comparer à celle de Salamanque ? Qu’en dites-vous, Dobbin ? Eh bien, savez-vous où il a puisé toutes ses connaissances stratégiques ? Dans l’Inde, mon cher, dans l’Inde, mettez-vous bien dans la tête que, pour former un bon général, il n’y a rien de tel que les jungles. Moi aussi je le connais, mistress O’Dowd ; nous avons tous deux dansé le même soir avec miss Cutler, la fille de Cutler de l’artillerie, un beau brin de fille, morbleu ! C’était dans le bon temps, à Dumdum. »

Cette rencontre avec de si illustres personnages fit les frais de la conversation pendant le reste de la promenade, au dîner et jusqu’au départ pour l’Opéra.

Ce soir-là, au théâtre, on eût pu se croire, pour un moment, transporté dans les murs de la vieille Albion. La salle était garnie de figures anglaises, et un air d’intimité régnait parmi l’assistance ; les loges resplendissaient de ces merveilleuses toilettes qui portèrent à un si haut degré la réputation des femmes anglaises.

Mistress O’Dowd n’était pas moins remarquable dans sa mise. Sur son front s’avançait une rangée de boucles surmontées d’un diadème en cailloux d’Irlande, qui éclipsaient, à son avis, les parures de toutes ses rivales. Sa présence mettait Osborne au supplice. Mais bon gré mal gré, elle s’inscrivait d’office pour toutes les parties de plaisir concertées entre ses amis, sans qu’il lui vînt jamais à l’esprit que sa présence pût causer autre chose que du plaisir.

« Jusqu’ici elle vous a été d’un grand secours, ma chère, disait George à sa femme, se sentant fort tranquille toutes les fois qu’il la laissait en cette compagnie ; mais l’arrivée de Rebecca, dont vous allez faire votre amie, vous permettra de laisser de côté cette indigeste Irlandaise. »

Amélia garda le silence. Le moyen alors de connaître le secret de sa pensée ?

Pour mistress O’Dowd, elle trouvait le coup d’œil assez joli ; mais il ne fallait pas établir de comparaison avec la salle du théâtre de Fishamble-Street, à Dublin. La musique française était à cent piques au-dessous des marches nationales de son pays. Les amis de la major profitaient de toutes ces remarques accompagnées de bruyants éclats de voix et des oscillations majestueuses de son immense éventail.

« Savez-vous quelle est cette femme assise à côté d’Amélia, et qu’on prendrait pour un grenadier déguisé, Rawdon, mon amour ? disait dans une loge vis-à-vis une dame, fort aimable avec son mari dans le tête-à-tête, mais encore plus amoureuse de lui en public. D’où sort cette créature avec un panache jaune fiché sur son turban, cette robe de satin rouge et cette horloge qui lui bat les flancs ?

— À côté de la jolie petite dame en blanc ? demanda une troisième personne placée au second rang. C’était un monsieur entre les deux âges et portant ruban à la boutonnière ; il cachait son cou dans les plis d’une immense cravate blanche, et sa poitrine sous une épaisse quantité de gilets.

— La jolie femme en blanc, général ? C’est Amélia Osborne… Mais vous avez des yeux pour toutes les jolies femmes, monsieur le mauvais sujet.

— Oh ! je vous le jure, une seule, une seule au monde a su fixer mes regards, dit le général enchanté de son esprit. »

En même temps sa voisine levait sur lui son immense bouquet, comme si elle eût voulu le frapper.

« Parbleu, je ne me trompe pas, dit mistress O’Dowd, c’est bien le bouquet et l’homme du marché aux fleurs ! »

Rebecca voyant que son amie tournait les yeux de son côté, lui envoya un baiser avec la grâce que nous lui connaissons. La major O’Dowd prenant la politesse pour elle, fit une légère inclinaison de tête accompagnée d’un aimable sourire ; Amélia, avec une vivacité nerveuse, se rejeta dans le fond de sa loge.

Pendant l’entr’acte, George alla présenter ses hommages à mistress Crawley ; il rencontra Crawley dans le corridor, et ils échangèrent quelques mots sur les événements de la dernière quinzaine.

« Eh bien ! mon cher, mon banquier vous a payé mon billet sans la moindre difficulté ? dit George d’un air de familiarité : c’était bien en règle ?

— Parfaitement en règle, lui répondit Rawdon. Je suis prêt pour la revanche quand vous voudrez. Et le papa, s’apprivoise-t-il ?

— Pas trop, dit George, mais c’est une affaire de temps. Pour prendre patience, j’ai eu à recueillir quelque peu de fortune au côté de ma mère. Et pour vous, la tante est-elle moins féroce ?

— Ah ! oui ; au fait, elle a été jusqu’à me donner vingt livres, la vieille avare. À quand, maintenant, pour nous retrouver ? le général dîne dehors mardi. Pouvez-vous venir ce jour-là ? Dites donc à Sedley de couper sa moustache. Que diable ! un pékin a-t-il à faire d’une moustache et d’une redingote à brandebourgs ? Voilà qui est chose convenue, je compte sur vous pour mardi. »

Après ce petit colloque, Rawdon s’éloigna aux bras de deux coryphées de la mode, faisant partie, comme lui, de l’état-major du général.

George était un peu désappointé de voir que Rawdon avait précisément choisi, pour l’inviter, le jour où le général devait dîner en ville.

« Je vais de ce pas présenter mes hommages à votre femme, avait alors dit George.

— Comme il vous plaira, » répondit l’autre d’un air évidemment contrarié.

Les deux officiers qui étaient avec Rawdon échangèrent un coup d’œil d’intelligence, et George se dirigea vers la loge du général, dont il avait soigneusement retenu le numéro.

« Entrez, » fit une voix argentine après le petit coup frappé à la porte, et notre ami se trouva en présence de Rebecca.

Mistress Crawley vint à sa rencontre avec un grand étalage de démonstrations ; elle lui tendit ses deux mains, comme pour mieux lui exprimer son ravissement de le revoir. Pendant ce temps, le général décoré fixait le nouveau venu avec un froncement de sourcil, qu’on pouvait traduire sans peine par un : « Au diable l’importun qui nous dérange ! »

« Ce cher capitaine George ! s’écria Rebecca avec un charmant sourire ; c’est bien gentil à vous d’être venu. Le général et moi commencions à trouver une certaine monotonie dans le tête-à-tête. Général, je vous présente le capitaine George, dont vous m’avez souvent entendu parler.

— Fort bien, dit le général avec un salut imperceptible. À quel régiment appartient le capitaine George ? »

George indiqua le numéro de son régiment.

« C’est un régiment qui arrive des Indes-Occidentales, n’est-ce pas ? Il ne s’est pas beaucoup distingué dans la guerre. Avez-vous vos quartiers à Bruxelles, capitaine George ? continua le général avec une morgue insultante.

— Ce n’est pas le capitaine George ; vous vous embrouillez, général : c’est le capitaine Osborne, reprit Rebecca en riant. »

Le général lançait des regards fulminants.

« Capitaine Osborne, soit. Eh bien, capitaine Osborne, êtes-vous de la même famille que les lords Osborne ?

— Nos armes sont les mêmes, » répondit George avec la plus exacte vérité.

M. Osborne, après avoir eu recours à un généalogiste, avait emprunté au livre de la pairie l’écusson de son homonyme et le promenait depuis quinze ans sur les panneaux de sa voiture.

Le général ne dit plus un seul mot ; mais, prenant sa lorgnette, il parut porter toute son attention sur ce qui se passait dans la salle. Toutefois il ne sut le faire avec assez d’adresse pour que Rebecca ne s’aperçût pas qu’un de ses yeux était obstinément braqué sur elle et lui lançait des regards de tigre ainsi qu’à George.

Elle n’en devint que plus tendre et plus familière.

« Et cette chère Amélia, comment va-t-elle ? Mais à quoi bon le demander lorsqu’on la voit si fraîche et si jolie ! Quelle est donc la grande et belle femme assise à côté d’elle ? Une des passions de monsieur, sans doute ? Vous serez donc toujours un profond scélérat ! Ah ! M. Sedley se met à manger des glaces ; mais on dirait qu’il y prend goût ! Général, comment se fait-il que nous n’ayons pas aussi des glaces ?

— Je vais aller vous en chercher, dit le général outré de colère.

— Laissez-moi ce soin, je vous prie, reprit George avec empressement.

— Non, je veux aller voir Amélia dans sa loge. Cette chère et bonne Amélia ! Votre bras, capitaine George. »

Après quoi, faisant un petit salut au général, elle partit au bras de George. Rebecca souriait alors d’un sourire plein de finesse et d’expression, comme pour dire à son cavalier : « Ne voyez-vous pas où en sont les choses ? Ce pauvre général n’a plus sa tête à lui. » Mais George ne vit rien. Il était trop préoccupé de ses pensées, de ses désirs, et dominé surtout par une vive admiration pour les charmes triomphants de sa personne.

Les malédictions dont le général poursuivit à mi-voix le ravisseur et sa conquête sont telles que pas un imprimeur ne se chargerait de les reproduire ; aussi nous les passerons sous silence. Cependant, chez le général, cela partait du fond du cœur ; et c’est merveille de penser que le cœur humain tient en réserve pour de telles occasions de pareils trésors de bile et de fureur.

Les jolis yeux d’Amélia suivaient aussi avec anxiété le couple dont les faits et gestes excitaient si fortement l’humeur jalouse du général. Quand Rebecca entra dans sa loge, elle se jeta dans les bras de son amie avec un élan de tendresse enthousiaste, et, en dépit du lieu où elle se trouvait, en dépit de la lorgnette du général, obstinément braquée sur la loge d’Osborne, elle embrassa sa chère amie en présence de la salle entière ; mistress Crawley eut en outre un gracieux salut pour Dobbin, admira la large broche de mistress O’Dowd et ses magnifiques cailloux d’Irlande, ne pouvant se persuader qu’ils ne vinssent pas en droite ligne de Golconde. Elle s’agitait, se tournait, frétillait, décochait un sourire à celui-ci, une parole à celui-là, et tout ce manége était à l’adresse de la lorgnette jalouse, qui ne perdait pas un seul de ses mouvements. Quand la toile se leva pour le ballet, où pas un danseur n’égala son talent de pantomime et de comédienne, elle retourna à sa loge, s’appuyant cette fois sur le bras du capitaine Dobbin. Elle avait refusé celui de George ; elle n’avait pas voulu l’enlever à sa chère et excellente petite Amélia.

« Quelle grimacière ! murmura l’honnête Dobbin à l’oreille de George, en revenant de la loge de Rebecca, où il avait conduit cette dernière sans desserrer les dents et avec une mine d’entrepreneur de pompes funèbres ; elle se tord et se démène comme un serpent coupé en deux. Tout le temps qu’elle est restée ici, je ne sais si vous vous en êtes aperçu, George, mais c’était une vraie comédie à l’intention du général qui se trouvait dans la loge.

— Grimacière… la comédie… Au moins vous m’accorderez que c’est la plus jolie femme de l’Angleterre ! répliqua George en montrant une rangée de dents blanches et en frisant sa moustache parfumée. Allons, Dobbin, vous n’êtes pas un homme du monde. Mais voyez-la maintenant, je vous prie : à peine a-t-elle dit deux mots au général, que le voilà à rire !… Emmy, pourquoi donc n’avez-vous pas de bouquet ? Toutes les femmes ici ont des bouquets.

— Et pourquoi ne lui en avez-vous pas acheté un ? » répliqua mistress O’Dowd.

Amélia et Dobbin surent gré à cette excellente femme de l’à-propos de sa repartie. Mais tout le reste de la soirée se passa dans un silence complet. L’éclat séducteur, la conversation brillante de sa rivale causaient à Amélia une tristesse insurmontable. Mistress O’Dowd elle-même restait pensive et taciturne comme si l’apparition de cette séduisante créature eût mis à néant les puissants attraits de la major ; le chroniqueur affirme que, de toute la soirée, il lui échappa à peine un mot sur Glen-Malony.

« Quand donc renoncerez-vous au jeu, suivant vos promesses mille fois répétées ? disait Dobbin à George, quelques jours après cette soirée à l’Opéra.

— Et vous, quand aurez-vous fini vos sermons, lui répondit son ami. Que diable ! je ne vois pas là de motifs de vous tourmenter si fort ; nous jouons un jeu très-modéré. D’ailleurs j’ai gagné la nuit dernière. Croyez-vous donc que Crawley me triche ? En jouant toujours un jeu égal, les pertes et les gains se compensent à la fin de l’année.

— Mais s’il perd il ne vous payera pas, » dit Dobbin.

Son conseil eut le sort qu’ils avaient tous d’ordinaire. Osborne et Crawley étaient les deux inséparables ; le général Tufto dînait souvent en ville, et George était toujours le bienvenu dans les appartements que l’aide de camp et sa femme occupaient à l’hôtel, tout à côté de ceux du général.

La première querelle entre George et Amélia faillit venir de l’ennui et de la gêne qui perçaient, pendant la durée de ces visites chez les Crawley, dans les traits et les manières de sa femme. George la gronda beaucoup de sa répugnance manifeste à aller voir une ancienne amie, du ton fier et dédaigneux qu’elle prenait avec mistress Crawley. La pauvre Amélia ne dit rien, mais les regards irrités de son mari, les coups d’œil inquisiteurs de Rebecca redoublèrent sa gaucherie et son embarras à la visite suivante.

Rebecca ne s’en montrait que plus prévenante, ne voulant pas faire semblant de s’apercevoir des froideurs de son amie.

« On dirait qu’Emmy est devenue plus fière depuis que le nom de son père a pu se lire dans la… depuis les malheurs de M. Sedley, reprit-elle en adoucissant charitablement sa phrase pour l’oreille de George. À Brighton, elle me faisait l’honneur d’être jalouse de moi, et maintenant elle se scandalise sans doute de nous voir vivre en commun, moi, Rawdon et le général. Eh ! mon Dieu ! nos propres ressources ne pourraient nous suffire si un ami ne se mettait de moitié avec nous dans la dépense. Croit-elle donc que Rawdon n’est pas de taille à avoir soin de mon honneur ? En vérité, j’en suis fort reconnaissante pour Emmy, oh ! oui, excessivement reconnaissante !

— C’est de la jalousie, fit George, et pas autre chose ; toutes les femmes sont jalouses, plus ou moins.

— N’oubliez pas les hommes, reprit à son tour Rebecca ; vous, l’autre soir, à l’Opéra, n’étiez-vous pas jaloux du général Tufto ? Ne l’était-il pas de vous ? Je crois qu’il m’aurait avalée quand j’ai été auprès de cette petite mijaurée d’Amélia. Comme si je me souciais plus de vous deux plus que de la tête d’une épingle ; et elle accompagna ses paroles d’un hochement de tête impertinent. Voulez-vous dîner avec moi ce soir ? Je suis toute seule. Mes deux dragons dînent chez le général en chef. Au fait, vous savez les grandes nouvelles ? Les Français ont, dit-on, passé la frontière. Nous dînerons bien paisiblement. »

George accepta malgré une légère indisposition qui retenait sa femme au lit. Son mariage datait au plus de six semaines, et déjà une autre femme pouvait diriger contre Amélia les saillies de sa verve moqueuse, sans que cet excellent mari y mit la moindre opposition, sans qu’il se reprochât à lui-même cette indifférence coupable. « C’est mal, » lui disait tout bas sa conscience ; mais il faut bien se résigner à son sort lorsqu’une jolie femme vient se mettre à la traverse, et d’ailleurs, toutes les fois qu’il avait fait devant Stubble, Spooney et ses autres camarades la chronique de ses amours, se vantant que, parmi toutes les femmes, il n’en avait jamais rencontré de cruelles, ses prouesses en ce genre l’avaient élevé au plus haut degré dans l’admiration de ses jeunes collègues.

M. Osborne ne pouvait se défaire de la ferme conviction que sa destinée était de porter les plus terribles ravages dans le cœur de toutes les femmes. Ainsi le voulait le sort ; il ne pouvait donc que lui obéir sans résistance. Et comme Amélia, au lieu de fatiguer son mari par des plaintes jalouses, se résignait à être malheureuse et à verser des larmes dans le silence et l’abandon, George tenait à se persuader qu’elle n’avait pas le moindre soupçon de ce qui n’était plus un secret pour personne, de ses folles intrigues avec mistress Crawley. Il faisait avec elle des promenades toutes les fois qu’elle trouvait moyen de se débarrasser de son général, et George prétextait auprès d’Amélia des affaires de service, mensonge dont elle n’était point la dupe.

Tandis que sa femme passait ses soirées dans le délaissement et la solitude, ou en compagnie de son frère, il allait chez Crawley, perdait son argent contre le mari, et se berçait de la douce illusion que la femme séchait d’amour pour lui. On ne peut pas dire que ces deux honnêtes personnes s’entendissent pour le dépouiller, mais enfin la femme avait pris pour rôle d’étourdir le jeune homme par ses cajoleries, et le mari de lui vider sa bourse. Osborne pouvait aller et venir dans la maison sans que jamais la bonne humeur de Rawdon en souffrît la moindre altération.

George était désormais si empressé à courir chez ses amis, qu’il ne voyait presque plus William Dobbin. Il l’évitait même dans le monde et au régiment, et n’aimait pas beaucoup, comme nous l’avons vu, les sermons que son Mentor était toujours prêt à lui adresser. D’ailleurs, si certains points de sa conduite peinaient et attristaient le cœur du capitaine, à quoi eût-il servi de dire à George que, malgré ses épaisses moustaches et sa profonde expérience, il était encore aussi novice qu’un écolier ; que Rawdon le prenait pour sa dupe, que cela remontait déjà assez loin, et qu’enfin, lorsqu’il lui aurait soutiré jusqu’à son dernier schelling, il serait le premier à l’accabler de ses mépris ? George n’eût pas même écouté. Aussi, quand, par hasard, à de rares intervalles, Dobbin, dans ses visites chez Osborne, rencontrait son ancien ami, il évitait avec soin ces explications inutiles et douloureuses. George continuait à savourer avec délices les plaisirs enivrants de la Foire aux Vanités.

Jamais armée, depuis le règne de Darius, ne surpassa ou n’égala même, par les fastueuses splendeurs de son cortége, celle que le duc de Wellington commandait en 1815, dans les Pays-Bas. Les fêtes et les danses se prolongèrent, on peut le dire, jusqu’à la veille de la bataille. Le bal donné à Bruxelles, le 15 juin de la susdite année, par une noble duchesse, est devenu historique. Tout Bruxelles fut, à l’occasion de ce bal, comme livré à une agitation fiévreuse et frémissante, et longtemps après on pouvait encore recueillir cet aveu des dames qui se trouvaient alors dans cette ville, que les préoccupations de leur sexe étaient toutes pour le bal et les plaisirs qu’il promettait, sans nul souci de l’ennemi campé à quelques heures de marche. On aurait peine à se faire une idée des luttes, des manœuvres, des prières auxquelles il fallut recourir pour avoir des billets. Les dames anglaises sont seules capables de dépenser tant de diplomatie et d’adresse pour leurs divertissements et l’honneur d’être admises chez quelque grand de leur nation.

Jos et mistress O’Dowd, malgré leurs désirs et leurs démarches, ne purent réussir à se procurer des billets. Nos autres amis furent plus heureux. Grâce à l’intervention de milord Bareacres, qui rendait ainsi, d’une manière économique, la politesse du dîner, George obtint une carte pour lui et mistress Osborne, ce qui ajouta, s’il était possible, à la vanité de ses sentiments. Dobbin, ami du général de division sous les ordres duquel était son régiment, vint un jour tout joyeux trouver mistress Osborne et lui montra une invitation semblable. Jos en fut jaloux, et George se demanda avec surprise ce que William avait à faire dans ces salons aristocratiques. M. et mistress Rawdon furent tout naturellement invités, comme amis du général commandant la brigade de cavalerie.

George avait fait préparer pour sa femme les toilettes les plus élégantes, les parures les plus nouvelles ; mais la pauvre Amélia, une fois arrivée dans ce bal qui acquit par la suite une si grande célébrité, ne trouva personne à qui parler.

Lady Bareacres répondit à peine au salut de George et lui tourna le dos. Il lui avait offert à dîner ; elle lui avait procuré un billet, partant ils étaient quittes. De toute la soirée elle n’eut pas l’air de l’apercevoir. George déposa Amélia sur une banquette où il la laissa à ses réflexions. N’avait-il pas fait preuve de galanterie, en lui achetant des robes, en la conduisant au bal ; c’était à elle maintenant de s’y amuser comme elle l’entendrait. La pauvre femme était assaillie par les pensées les plus tristes et les plus pénibles, et personne, à l’exception de l’honnête Dobbin, ne vint en troubler le cours.

L’échec fut complet pour Amélia, et son mari s’en mordit les lèvres avec rage. Par contre, mistress Rawdon Crawley obtint un véritable triomphe. Elle arriva à une heure fort avancée, sa figure était rayonnante, sa toilette d’un goût exquis ; son entrée fit sensation au milieu de ces grands personnages, et tous les lorgnons se dirigèrent sur elle. Rebecca paraissait aussi à son aise que si elle se fût trouvée à la tête des pensionnaires de miss Pinkerton pour les conduire au temple.

La foule des élégants et des hommes à la mode, dont la plupart l’avaient déjà vue, faisait cercle autour d’elle ; les dames disaient tout bas qu’enlevée par Rawdon dans un couvent, elle était alliée avec la famille des Montmorency. La manière pure et facile dont elle s’exprimait en français était bien de nature à donner à ces bruits quelque apparence de vérité, et l’on s’accordait à reconnaître que ses manières exquises et son air des plus distingués en étaient une nouvelle confirmation. Plus de cinquante cavaliers se présentèrent à la fois, se disputant l’honneur de danser avec elle. Elle répondit qu’elle était engagée, qu’elle ne danserait que fort peu, et se fit enfin passage jusqu’à l’endroit où Emmy, dans l’abandon le plus absolu, souffrait un cruel supplice.

Pour la pauvre enfant, ce fut le coup de grâce de se voir accablée, par mistress Rawdon, des protestations les plus tendres, des airs les plus protecteurs. Mistress Rawdon critiqua quelques détails défectueux de sa coiffure et de sa toilette, et lui demanda comment elle avait fait pour se chausser si mal. Elle lui donna l’adresse de sa marchande de corsets, l’engageant à y passer le lendemain ; puis elle lui fit l’éloge du bal : il était charmant, surtout pour l’intimité qui y régnait. On ne voyait dans la salle que fort peu de visages inconnus.

Quinze jours et trois grands dîners avaient suffi à cette jeune femme pour se familiariser avec la langue des salons, et maintenant elle la parlait aussi bien que le premier des naturels de l’endroit.

George avait laissé Emmy sur sa banquette dès son arrivée au bal ; mais, dès qu’il aperçut Rebecca à côté de sa chère amie, il revint bien vite sur ses pas. Becky faisait précisément alors des représentations à mistress Osborne sur les folies de son mari.

« Pour l’amour de Dieu, ma chère, lui disait-elle, empêchez-le de jouer, il se ruinera. Tous les soirs ce sont des parties de cartes avec Rawdon ; et comme il n’est pas riche, Rawdon aura bientôt fait de lui gagner jusqu’à son dernier schelling. Vous avez tort, petite sans souci, de ne rien faire pour le modérer. Venez donc passer vos soirées avec nous, au lieu de vous ennuyer chez vous avec le capitaine Dobbin. Il est très-aimable, j’en conviens, mais comment aimer un homme qui a des pattes de cette largeur ; à la bonne heure, votre mari, il a des amours de pieds. Mais le voici qui se dirige de ce côté. D’où venez-vous, mauvais sujet ? Vous laissez ainsi toute seule cette pauvre Emmy, et vous allez vous divertir, tandis qu’elle est à pleurer comme une Madeleine. Mais qui vous ramène ici vers nous ? Venez-vous me prendre pour la contredanse ? »

Elle se débarrassa en même temps de son bouquet et de son écharpe qu’elle laissa à côté d’Amélia, et rejoignit au bras de George les groupes de danseurs. Les femmes, les femmes seules excellent à faire de si cruelles blessures ; la pointe acérée de leurs traits porte un poison mille fois plus dangereux que les armes émoussées et pesantes de l’homme. La pauvre Emmy, dont le cœur ne connaissait ni la haine ni le dédain, était livrée sans défense aux mains de son impitoyable ennemie.

George dansa deux ou trois fois avec Rebecca, Amélia ne s’en aperçut même pas, et nul ne fit attention à elle, à l’exception de Rawdon qui vint lui adresser quelques-unes de ses phrases décousues, et du capitaine Dobbin qui, vers la fin de la soirée, s’enhardit assez pour lui apporter des glaces et s’asseoir à ses côtés. Il ne la questionna point sur les causes de sa tristesse, il ne les savait que trop. Ne pouvant lui cacher les larmes qui remplissaient ses yeux, elle lui dit que mistress Crawley avait jeté le trouble dans son âme en lui apprenant que George était toujours possédé de la même passion pour le jeu.

« Il est vraiment curieux, dit le capitaine Dobbin, de voir à quels piéges grossiers se laisse prendre un homme aveuglé par l’amour du jeu.

— Hélas ! » fit Emmy dominée par un violent chagrin, dans lequel n’entraient pour rien les pertes de l’argent.

Enfin George arriva ; mais il venait chercher l’écharpe et les fleurs de Becky. Elle partait, sans avoir daigné même faire ses adieux à Amélia. La pauvre enfant, silencieuse comme un marbre, vit son mari s’éloigner de nouveau. Sa tête retomba sur son sein. Dobbin avait été entraîné d’un autre côté par le général de division son ami, et paraissait avoir avec lui une conversation fort sérieuse. Dobbin ne fut pas témoin de cette dernière douleur ajoutée à tant d’autres.

George remit le bouquet à mistress Crawley ; un billet doux s’y cachait comme un serpent parmi les fleurs. L’œil de Rebecca l’y découvrit sur-le-champ, son éducation avait reçu un développement précoce sur le chapitre des billets doux. Elle tendit la main, prit le bouquet, et George put lire dans son regard qu’elle avait deviné la présence de son message. Rawdon était trop absorbé sans doute dans ses idées personnelles pour remarquer les signes d’intelligence échangés entre son ami et sa femme au moment du départ. Du reste, il n’y avait rien là d’extraordinaire. Un serrement de main, un coup d’œil, un salut, et puis ce fut tout ; n’était-ce pas la manière dont on se disait adieu tous les jours ? George, tout exalté par les joies du triomphe, n’avait pas fait la moindre attention à une phrase que Crawley lui avait dit en entraînant Rebecca. Il n’avait rien entendu, rien répondu.

Amélia avait vu en partie la scène du bouquet. George venant, à la demande de Rebecca, chercher son écharpe et ses fleurs, qu’y avait-il de plus naturel ? C’était la répétition de ce qu’il avait fait vingt fois depuis quelque temps. Mais c’en était trop pour Emmy, elle n’eut pas la force d’y résister.

« William, dit-elle en prenant convulsivement le bras de Dobbin qui se trouvait près d’elle, vous êtes toujours si complaisant pour moi… je ne me sens pas bien… je voudrais rentrer. »

Elle l’avait appelé, sans y prendre garde, par son nom de baptême, comme George faisait avec son vieux camarade. Amélia demeurait à quelque pas de là ; mais dans ce court trajet elle put remarquer dans la rue une agitation, un frémissement qui n’étaient pas ordinaires.

Plusieurs fois déjà George avait grondé sa femme pour avoir attendu son retour jusqu’à une heure avancée ; afin d’éviter de nouveaux reproches elle se coucha de suite en rentrant. Il lui fut impossible de dormir, et cependant ce n’était point le tumulte, le mouvement, le galop des chevaux dans la rue, qui chassaient le sommeil de son oreiller ; elle n’entendit aucun de ces bruits ; mais de plus pressantes préoccupations accablaient son âme et causaient son insomnie.

Osborne, ivre du succès qu’il venait de remporter, se dirigea vers une table de jeu et se mit à jouer avec une folle audace. La chance était toujours pour lui.

« Tout me réussit ce soir, se disait-il dans ses joyeux transports ; son bonheur au jeu ne contribua nullement à calmer l’exaltation de son âme. Il se leva au bout de quelques instants emportant les pièces d’or qu’il avait gagnées ; et se rendit au buffet où il avala plusieurs verres de punch. »

Il apostrophait tous ceux qui l’entouraient, riait tout haut et se livrait aux saillies d’une folle gaieté. Ce fut là que Dobbin le retrouva, après l’avoir vainement cherché à la table de jeu. La figure pâle et sérieuse du capitaine contrastait avec l’air animé et insouciant de son ami.

« Ohé ! Dobbin ! venez donc boire, vieux Dobbin. Le vin du duc est excellent. Hé ! vous autres, encore du champagne ! »

Et d’une main tremblante George tendait son verre pour qu’on le remplît de nouveau.

« Partons, George, dit Dobbin, dont la figure s’assombrissait de plus en plus ; vous avez bu suffisamment.

— À boire ! à boire ! ne faites donc pas ainsi la petite bouche. Un peu de vermillon sur vos joues, mon vieux, ça ne leur fera pas de mal. Tenez, voilà pour vous. »

Dobbin, tirant George à part, lui glissa quelques mots à l’oreille. George tressaillit, et, après une exclamation de surprise, il posa son verre, quitta la table et partit sans plus de retard au bras du capitaine Dobbin.

« L’ennemi a passé la Sambre, lui avait dit William, notre gauche est engagée, et nous serons en marche dans trois heures. »

Un tressaillement nerveux s’était emparé de George à cette nouvelle si impatiemment désirée, mais qui venait fondre sur lui rapide comme un coup de foudre. Combien étaient loin maintenant ses intrigues amoureuses, les enivrements d’une passion coupable ! Mille pensées assiégèrent son âme, tandis qu’il regagnait ses quartiers. Il réfléchissait aux vicissitudes de sa vie passée, à la destinée que lui réservait l’avenir ; il songeait à sa femme, à l’enfant que peut-être il ne verrait jamais. Ah ! combien il aurait voulu jeter un voile sur cette nuit dont chaque souvenir s’élevait comme un remords ! Pourrait-il, avec une conscience bien calme, dire adieu à la douce et innocente créature dont il avait froissé l’amour avec une froideur si outrageante ?

Son mariage remontait à quelques semaines au plus, et déjà il ne lui restait plus rien de sa modeste fortune ! N’était-ce pas, de sa part, le comble de l’égoïsme et de l’insouciance ? Non, il n’était pas digne d’une pareille femme. En cas de malheur, que lui laisserait-il ? Mais aussi pourquoi aller se marier ? Les devoirs de mari n’allaient ni à son caractère ni à ses goûts. Pourquoi avait-il désobéi à son père toujours si généreux envers lui. L’espérance, le remords, l’ambition, la tendresse, mêlés d’un peu d’égoïsme, soulevaient tumultueusement son âme.

Il s’assit et écrivit à son père. L’aube commençait à poindre lorsqu’il ferma sa lettre ; il la cacheta et y déposa un baiser. Il pensait à l’isolement de ce malheureux vieillard, aux mille témoignages de bonté qu’il en avait reçus à travers toutes ses sévérités.

En rentrant, il avait jeté un coup d’œil sur le lit où reposait Amélia. Une respiration douce et régulière s’échappait de sa poitrine ; ses yeux étaient fermés ; il crut qu’elle dormait et se réjouit en voyant le calme de ses traits. Son planton s’occupait déjà des préparatifs du départ ; d’un signe il lui fit comprendre qu’il eût à faire ses arrangements sans bruit et en toute célérité. George hésitait pour savoir s’il devait éveiller Amélia ou charger son beau-frère de lui apprendre son départ. Il entrouvrit la porte pour la contempler une dernière fois.

Lorsqu’il était arrivé, elle ne dormait pas, mais elle était restée les yeux fermés. Elle voulait lui épargner même les remords des insomnies qu’il lui causait ; mais le voyant revenir de nouveau et à un si court intervalle, son petit cœur craintif se sentit plus à l’aise ; elle fit un mouvement de son côté comme il se retirait sur la pointe du pied, puis elle dormit d’un paisible sommeil. Quand George revint pour le suprême adieu avec un redoublement de précaution, il put distinguer à la faible lueur de la veilleuse cette pâle et douce figure dont les paupières, rougies par les larmes, étaient à demi closes et encadrées par un bras mollement arrondi et d’une blancheur éblouissante. Quelle pureté dans ses traits ! Quelle grâce, quelle douceur et en même temps quelle tristesse ! Chez lui, au contraire, quel égoïsme, quelle dureté, quelle barbarie ! Ah ! ses fautes lui apparaissaient maintenant dans toute leur immensité ; la rougeur sur le front, le désespoir dans l’âme, il s’arrêta au pied du lit à contempler le sommeil de cette chaste enfant.

Tandis qu’il restait ainsi incliné sur cette charmante figure, immobile sur l’oreiller, deux bras s’enlacèrent tendrement autour de son cou.

« George, je ne dors plus, je suis éveillée, dit cette chère âme avec un sanglot capable de faire éclater son pauvre cœur. »

Éveillée ! Hélas ! oui, éveillée pour sa plus grande douleur, la pauvre enfant, car au même instant les notes aiguës du clairon retentirent sur la place d’armes pour s’étendre de là sur la ville entière. Bientôt la cité se trouva sur pied au son du tambour et des fifres.




CHAPITRE XXX.

Adieu, cher ange ! il faut partir !


Nous n’élevons pas nos prétentions jusqu’à vouloir prendre rang parmi les chroniqueurs de bataille. Notre place est marquée loin de la mêlée, et nous y tenons. Pendant le branle-bas du combat nous descendons à la cale pour y attendre héroïquement la fin de l’action. À quoi bon venir nous jeter à la traverse des manœuvres que de braves gens exécutent au-dessus de nos têtes. Ainsi donc après avoir accompagné le ***e aux portes de la ville, nous laissons le major O’Dowd faire son devoir, et nous retournons auprès de la femme du major, des autres dames et des bagages.

Mais il est indispensable de dire auparavant que le major et sa femme n’ayant pas été invités au bal où nous venons de voir figurer nos autres amis, avaient eu, pour goûter les douceurs de l’édredon, bien plus de temps que ceux qui avaient voulu partager la nuit entre le plaisir et le devoir.

« Peggy, ma chère, disait le major, en tirant tranquillement son bonnet de nuit sur ses oreilles, laissez faire, et dans deux ou trois jours nous allons commencer une danse comme on n’en a pas vu souvent de pareilles. »

Le lit, après un bon verre de genièvre, avalé à son aise, lui paraissait bien préférable à l’ennui et à la fatigue de ces corvées du grand monde. Quant à Peggy, elle regrettait de n’avoir pu faire à l’éclat des lumières l’exhibition de son turban et de son oiseau de paradis, lorsque les paroles de son mari vinrent lui offrir un plus grave sujet de méditations.

« Éveillez-moi, je vous prie, une heure avant le rappel, dit le major à sa femme, vers une heure et demie, ma chère Peggy ; donnez un coup d’œil à ce qu’il ne me manque rien. Je ne rentrerai pas pour déjeuner mistress O’Dowd. »

Après lui avoir ainsi fait comprendre que le régiment devait se mettre en route le lendemain, le major cessa de parler et s’endormit.

Mistress O’Dowd, en camisole et en papillottes, comme une ménagère, sentit que c’était le moment d’agir et non de se coucher.

« Nous aurons assez le temps de dormir, se dit-elle, quand Mick ne sera plus là. »

Elle se mit donc à l’œuvre, prépara la valise de campagne, brossa l’habit et le tricorne, disposa le reste du fourniment militaire de manière à ce que son mari trouvât sous sa main ses affaires prêtes et en ordre. Elle garnit les poches de son manteau d’une petite provision de comestibles, y joignit une bouteille d’osier contenant presque une pinte d’excellent cognac, qui était fort de son goût et de celui du major. Lorsque l’aiguille de sa montre à répétition, dont la sonnerie pouvait rivaliser avec les cloches d’une cathédrale, au dire de la propriétaire, arriva enfin sur l’heure fatale et fit sonner comme un glas funèbre, mistress O’Dowd éveilla le major.

Une tasse de café, la meilleure peut-être qui eût été préparée ce matin-là à Bruxelles, lui fut servie toute chaude par les soins de sa femme. Les attentions délicates et empressées de cette digne épouse n’auront-elles pas, aux yeux de tout le monde, un prix bien supérieur à ces flots de larmes, à ces crises nerveuses qui sont toujours le plus grand témoignage que les femmes sensibles sachent donner de leur tendresse. Cette tasse de café prise en commun au bruit des clairons et des tambours qui se répondaient des différents quartiers, n’était-elle pas alors bien plus à sa place qu’un vain luxe de douleur dont tant d’autres, en cette circonstance, ne se seraient pas fait faute ? Au moins le major put se montrer à la parade frais, allègre et dispos, les joues roses et le menton rasé ; et sa tournure martiale, sur son cheval de bataille, répandirent la confiance et la bonne humeur dans le cœur de tous ses hommes.

Tous les officiers saluèrent le major quand le régiment défila sous le balcon où se tenait cette digne épouse. Si elle n’accompagnait point le brave *** jusqu’au milieu de la mêlée, ce n’était point par manque de courage, mais seulement par un sentiment de délicatesse et de retenue féminine ; ses vœux du moins étaient avec ces braves soldats.

Dans les grandes circonstances, mistress O’Dowd avait coutume de lire avec la plus religieuse attention quelques pages d’un énorme volume de sermons composés par son oncle le doyen. Sur le point de faire naufrage à son retour des Indes-Occidentales, elle avait puisé dans ce livre une énergie et une force nouvelles. Elle chercha alors dans ce volume des sujets de méditation, peut-être sans bien comprendre ce qu’elle lisait. Son esprit avait peine à se détacher des préoccupations qui l’accablaient ; en vain elle avait placé à côté d’elle sur l’oreiller le bonnet de coton du pauvre Mick, ses paupières étaient restées sans sommeil.

Ainsi va le monde. Pierre et Jacques courent à la gloire, le sac sur le dos, et fredonnant gaiement : Adieu ! cher ange, il faut partir. Derrière eux un cœur aimant se consume dans l’incertitude de l’avenir et dans d’amers retours sur le passé.

Bien persuadée de l’inutilité des regrets, qui n’ont pour résultat que de nous rendre plus malheureux, Rebecca jugea à propos de se dispenser de ces émotions aussi superflues que fatigantes. Elle supporta le départ de son mari avec l’héroïsme d’une fille de Sparte.

Le capitaine Rawdon, au moment des adieux, était beaucoup plus ému que cette petite créature pleine de résolution et d’énergie ; il aimait et adorait sa femme avec l’effusion d’une âme violemment éprise ; car les mois qu’il venait de passer avec elle depuis leur mariage lui paraissaient les plus beaux et les plus heureux de sa vie. Les courses, le régiment, la chasse, le jeu, ses intrigues précédentes avec les modistes et les danseuses de l’Opéra, tous ces triomphes faciles, tout son passé, en un mot, lui semblait fade et insipide en comparaison des voluptés nouvelles que lui avait fait connaître cette union légalement contractée. Et, il faut le dire, Rebecca avait eu le talent de conduire son robuste Adonis de distractions en distractions, et de lui faire trouver sa maison mille fois plus agréable, plus charmante que tous les lieux de plaisir qui l’attiraient jadis.

Sur le point d’aller se faire estropier pour la gloire, il se mit à maudire ses extravagances passées, à gémir tristement sur cette effroyable meute de créanciers qui pourraient un jour faire à sa femme un fâcheux parti. Souvent, au milieu des confidences de l’alcôve, il avait déposé dans le sein de Rebecca de pathétiques lamentations à ce sujet, lui qui, avant son mariage, n’avait jamais eu pareil souci !

« Morbleu ! disait-il avec une expression peut-être plus énergique encore, et empruntée à son naïf vocabulaire, avant mon mariage je m’inquiétais fort peu de tous ces billets auxquels j’apposai ma signature. Tant que Juda voulait bien attendre, ou que Lévi m’accordait un renouvellement, je vivais joyeux et sans souci, mais depuis que je suis marié, je n’ai plus touché, je vous le jure, à tous ces billets d’usuriers, si ce n’est pour obtenir des sursis. »

Rebecca savait toujours l’arrêter fort à propos sur cette pente mélancolique.

« Taisez-vous, gros bêta, disait-elle du plus grand sang-froid, tout n’est pas perdu auprès de la tante. Si elle nous éclate dans la main, nous aurons pour suprême ressource la dernière colonne de la Gazette. Mais que l’oncle Bute rende seulement ses os à la terre, j’ai mon idée là (et elle portait son index à son front). Le bénéfice revient de droit au plus jeune frère, vous rendrez alors votre brevet de capitaine, et vous vous ferez ministre. »

Cette idée burlesque provoqua de la part de Rawdon la plus bruyante hilarité. À l’heure de minuit, tout l’hôtel retentit des gros éclats de rire de notre dragon. Ils arrivèrent jusqu’aux oreilles du général Tufto, et le lendemain, à son déjeuner, Rebecca lui donna la représentation du premier sermon du révérend Rawdon, ministre de Crawley, etc. L’esprit inventif de Rebecca savait ainsi charmer le temps par ses saillies imprévues et piquantes. Mais enfin lorsque arriva la nouvelle qui mit tout Bruxelles en émoi, lorsqu’on sut que les hostilités étaient ouvertes et que les troupes marchaient, Rawdon prit un air plus grave et Becky fit pleuvoir sur lui des épigrammes dont le Horse-Guard se sentit presque offensé.

« Ah ! Becky, disait-il avec un frémissement dans la voix. N’allez pas croire, au moins, que j’aie peur, c’est que, voyez-vous, si un coup de fusil me décrochait, et j’offre une assez belle surface, je vous laisserais vous et l’enfant que nous aurons peut-être en fort mauvaise passe, sans avenir assuré, et ce serait moi qui vous aurais poussée dans le précipice. Allez ! tout cela mistress Crawley n’est pas si risible que vous voulez bien le dire. »

Rebecca, par mille caresses, par de douces paroles, essaya de mettre du baume sur la blessure qu’elle venait de faire. Son caractère vif et enjoué pouvait l’entraîner parfois à des sorties satiriques et moqueuses, mais bientôt maîtrisant cette humeur naturelle, elle finissait par rendre à sa figure une expression calme et impassible.

« Cher ange, dit-elle à Rawdon, me supposez-vous un cœur de roc ? Moi aussi, je sais aimer, je sais sentir. »

En même temps, elle avait l’air d’essuyer à la dérobée comme une larme dans ses yeux et lançait à son mari le sourire le plus enivrant.

Cette éloquence ne manquait jamais son effet.

« Voyons, reprit Rawdon, si je meurs, faisons le compte de ce qui vous restera. Dans ces derniers temps, la chance m’a assez favorisé au jeu, et au total, voici deux cent trente livres. Je garde dix napoléons dans ma poche ; il ne m’en faut pas davantage avec le général qui paye en prince. D’ailleurs, si une balle me donne mon compte, je n’aurai plus besoin de rien. Allons, ne pleurez pas ainsi, cher petite ; j’en échapperai peut-être, et pour votre plus grand tourment. Il va sans dire que je ne ferai pas la sottise de prendre un de mes chevaux ; je monterai un de ceux du général, ce sera plus économique : je l’ai déjà averti que le mien avait mal au pied. Si je suis tué, vous aurez au moins quelque chose à tirer de là. On m’a déjà offert quatre-vingt-dix livres sterling de cette bête avant l’arrivée de ces maudites nouvelles. Vous la vendrez bien encore à dix pour cent de perte. Couche tout nu ne perdra rien de son prix, mais je vous engage à le vendre dans ce pays. Mes affaires sont si embrouillées avec les maquignons anglais, qu’ils pourraient se mêler du marché ; il vaut donc mieux traiter loin de leurs griffes. La petite jument dont le général vous a fait présent, mérite bien encore d’être portée pour quelque chose, et ici vous n’avez point à craindre, comme à Londres, les oppositions des créanciers. »

Rawdon accompagna cette remarque d’un rire de satisfaction.

« Voici mon nécessaire de toilette, qui coûte deux cents livres à votre mari, ou plutôt au marchand, car je ne l’ai point encore payé ; les flacons, avec leurs bouchons en or ciselé, peuvent bien être évalués de trente à quarante livres sterling. Il faudra tirer le meilleur parti possible de tout cela, madame, ainsi que de mes épingles, montre, chaîne et autres bijoux. Je vous réponds que cela fait encore une somme. Miss Crawley a donné, je le sais, cent livres sterling pour la chaîne et la toquante. Les bouchons et les flacons sont en or. J’ai un remords maintenant : c’est de n’avoir pas écouté le marchand, qui voulait de plus me faire prendre des tire-bottes en vermeil. Si je m’étais laissé faire, j’aurais eu le nécessaire complet, avec la bassinoire d’argent et le service d’argenterie. Mais enfin, Becky, à la guerre comme à la guerre ; il faudra faire de votre mieux. »

Le capitaine Crawley qui, jusqu’à l’époque où l’amour vainqueur l’avait fait passer sous son joug, avait été dominé par une pensée exclusive de sa personne, se préoccupait ainsi du bien-être futur de sa femme, dans le cas où il ne serait plus là pour veiller sur elle.

Il éprouvait une vive satisfaction dans ce moment d’anxiété à faire l’inventaire des différents objets d’une défaite facile à l’aide desquels sa veuve pourrait se procurer quelques ressources. Voici encore quelques articles du catalogue :

« Mon fusil double, soit 40 guinées ; mon manteau doublé de fourrure, soit 50 livres ; mes pistolets de duel dans leur étui en bois de rose, avec lesquels j’ai tué le capitaine Market, 20 livres sterling ; ma selle d’ordonnance avec ses housses, ma selle de promenade, etc., etc. »

C’était à Rebecca à faire l’emploi de ces objets de la manière la plus avantageuse. Fidèle à son principe d’économie, Rawdon prit ce qu’il avait de plus râpé en uniforme et en épaulettes ; ce qu’il avait de plus neuf devait rester entre les mains de sa femme, et, qui sait ? peut-être de sa veuve. Avant de partir, il prit Rebecca dans ses bras, la serra contre son cœur, qui battait à rompre sa poitrine, la tint étroitement embrassée, tandis que le sang montait à sa figure et que les larmes gonflaient ses yeux, puis il la remit à terre et la quitta. Pendant quelque temps il chevaucha à côté du général, son cigare à la bouche et gardant le plus profond silence, jusqu’au moment où ils eurent rejoint le corps principal ; ce fut alors seulement qu’il cessa de friser sa moustache et rompit le silence.

Rebecca, comme nous l’avons dit, avait sagement résolu de ne point se livrer à propos de cette séparation aux écarts d’une sensiblerie stérile et superflue. De la croisée elle lui fit un dernier signe d’adieu, puis resta quelques minutes à jouir de la fraîcheur du matin. Les tours de la cathédrale et les toits bizarres des vieilles maisons de la ville commençaient à s’illuminer aux premiers feux du soleil. Elle n’avait encore pris aucun repos de toute la nuit. Sa toilette de bal qu’elle portait encore, ses belles boucles défrisées, descendant sur son cou, un cercle d’azur autour de ses yeux accusaient assez une nuit sans sommeil.

« Je suis laide à faire peur, dit-elle en se regardant à la glace, ce rose me fait paraître pâle. »

Elle délaça aussitôt sa robe rose. Un billet tomba du corsage ; elle le ramassa en souriant et le ferma dans le tiroir de son meuble de toilette. Puis, après avoir mis son bouquet de bal dans un verre rempli d’eau, elle se jeta sur son lit et s’endormit du meilleur somme.

Un calme profond planait sur la ville lorsque mistress Crawley s’éveilla vers les dix heures du matin ; elle prit son café avec un grand plaisir, ce qui l’aida beaucoup à se remettre de la fatigue de la nuit et des émotions de la matinée.

Son repas terminé, elle reprit les calculs que l’honnête Rawdon lui avait faits la nuit précédente, et récapitula sa situation. Somme toute, et en mettant les choses au plus mal, sa position n’était pas encore si désespérée qu’elle aurait pu le craindre. Aux objets laissés par son mari venaient s’ajouter ses bijoux et son propre trousseau, et la générosité de Rawdon, à l’époque de son mariage, a déjà reçu dans cette histoire les éloges qu’elle méritait. Outre la jument ci-dessus mentionnée, le général, son intrépide admirateur, lui avait fait de magnifiques présents, comme châles de cachemire achetés au rabais à une vente après banqueroute et autres articles provenant de la boutique des joailliers, et témoignant à la fois du goût et de la fortune du donateur.

Quant aux toquantes, suivant l’expression du pauvre Rawdon, leurs tics tacs se répondaient de toutes les pièces de l’appartement. Un soir, Rebecca s’étant plainte à Rawdon de celle qu’il lui avait donnée comme ayant le double défaut d’aller mal et de sortir d’une fabrique anglaise, le lendemain elle recevait un petit bijou portant le nom de Leroy, dans une petite boîte enrichie de turquoises, et une montre à la marque de Bréguet, couverte de perles et tout au plus grande comme une demi-couronne. Le général Tufto et George Osborne lui avaient aussi fait semblable cadeau. Mistress Osborne n’avait point de montre, mais son mari lui en aurait certainement donné une si elle en avait seulement exprimé le désir. L’honorable mistress Tufto, alors en Angleterre, traînait à son côté, pour savoir l’heure, une vieille mécanique, héritage de famille qui aurait remplacé avec avantage la bassinoire d’argent dont Rawdon parlait plus haut. Si la plupart des bijoux que vendent les joailliers allaient aux femmes, aux filles des acquéreurs, combien ne verrait-on pas, dans les maisons les plus honnêtes, de parures qui, hélas ! prennent une tout autre route !

Son compte fait, Rebecca put constater, avec un vif sentiment de plaisir, qu’en définitive elle avait au moins à sa disposition de six à sept cents livres sterling pour assurer sa rentrée dans le monde. Elle fut trop occupée toute la matinée à ranger ses petits trésors pour avoir un moment d’ennui. Parmi les papiers renfermés dans le portefeuille de Rawdon était un billet de vingt livres, souscrit par Osborne ; ce fut pour Rebecca une occasion de penser à mistress Osborne.

« J’irai d’abord toucher le billet, se dit-elle, et voir ensuite cette pauvre petite Emmy. »

Si notre roman manque de héros, il possède du moins une héroïne. Dans les rangs de l’armée anglaise, y compris le grand Duc lui-même, on n’aurait pu trouver un homme aussi impassible, aussi maître de lui à l’approche de la bataille que l’intrépide petite femme de l’aide de camp.

Il est une dernière personne de notre connaissance qui, n’étant point un des acteurs du drame sanglant qui va se passer à quelques heures de Bruxelles, tombe à ce titre sous notre juridiction et sur les émotions duquel nous avons des droits imprescriptibles : nous voulons parler de notre ami l’ex-collecteur de Boggley-Wollah, dont le sommeil, comme celui de tout le monde, avait été troublé à une heure matinale par le bruit aigu des clairons. Notre ami était, pour le sommeil, de la famille des marmottes ; son lit avait pour lui des charmes indicibles. Peut-être, en dépit des tambours, des clairons et des fifres de toute l’armée anglaise, ses ronflements se seraient-ils prolongés jusqu’à l’heure ordinaire de son lever, si une interruption, à laquelle George était tout à fait étranger, n’était venue le tirer de sa léthargie.

George occupait le même appartement de moitié avec son beau-frère, mais ses préparatifs et le chagrin de quitter sa femme ne lui laissèrent pas le temps de songer à maître Jos, profondément enfoncé dans ses draps. George n’entra donc pour rien dans l’attentat dirigé contre le sommeil de son beau-frère : le capitaine Dobbin fut le seul coupable. Le capitaine vint le secouer rudement dans son lit, ne pouvant, disait-il, partir sans lui avoir serré la main.

« C’est bien aimable à vous, fit Jos avec un épouvantable bâillement et le sincère désir de voir le capitaine au diable.

— C’est que… vous savez… je n’aurais pas voulu partir sans vous dire adieu, dit Dobbin dont les paroles confuses trahissaient le trouble des idées ; parce que, voyez-vous, il en est plus d’un parmi nous qui ne reviendra pas… et alors je n’étais pas fâché de vous voir tous en bonne santé… et puis… enfin… voilà… vous m’entendez ?

— Je ne vous comprends pas ! » dit Jos en se frottant les yeux.

Mais le capitaine ne faisait pas la moindre attention au gros garçon en bonnet de nuit pour lequel il venait de protester d’un si tendre intérêt. L’hypocrite dirigeait toutes les facultés de son âme du côté des appartements de George, dans l’espérance de recueillir un murmure, d’apercevoir une ombre fugitive. Il allait et venait dans la chambre de Jos, dérangeait les chaises, battait la mesure sur les vitres, rongeait ses ongles et donnait mille preuves non équivoques du désordre intérieur de son être.

Jos, qui ne s’était jamais formé une bien haute idée du capitaine, commença à concevoir quelques doutes sur son courage.

— Qu’y a-t-il pour votre service, capitaine Dobbin ? demanda-t-il d’un ton railleur.

— Je vais vous le dire, répondit le capitaine en s’approchant de son lit. Le régiment part dans une heure, Sedley, et qui sait le sort qui nous est réservé, à George et à moi ! Comprenez bien ceci, vous ne quitterez cette ville que lorsque vous serez bien renseigné sur l’état des choses. Votre place, Jos, est marquée à côté de votre sœur, pour veiller sur elle, lui donner du courage et la protéger contre tout danger. Si quelque malheur arrivait à George, c’est à vous qu’appartiendrait le soin de la défendre ; en cas de défaite pour l’armée, vous aurez à ramener votre sœur en Angleterre. Eh bien ! donnez-moi votre parole de ne point l’abandonner. Mais je n’ai pas besoin de vous demander cette promesse. Quant à l’argent, comme vous ne l’avez guère ménagé, si vous en avez besoin, je vous en offre, parlez sans détour, avez-vous encore assez d’or pour effectuer votre retour en Angleterre en cas de désastre ?

— Monsieur, dit Jos avec un air majestueux, quand j’ai besoin d’argent, je sais où en prendre ; et quant à ma sœur, je n’ai point à apprendre de vous mes devoirs à son endroit.

— Vous parlez en homme de cœur, Jos, repartit l’excellent Dobbin, et je suis heureux de penser que George laisse sa femme en si bonnes mains. Je pourrai donc lui reporter votre parole d’honneur, qu’elle trouvera en vous appui et protection, si elle était menacée de quelque péril.

— Certainement, certainement, répondit M. Jos. »

Dobbin le savait fort bien du reste, ce n’était pas les sacrifices d’argent qui devaient coûter le plus au frère d’Amélia.

« Et en cas de défaite, vous l’accompagnerez hors de Bruxelles, jusqu’à ce qu’elle soit en sûreté.

— La défaite ?… morbleu ! monsieur, c’est chose impossible, vous chercheriez en vain à m’effrayer, vociféra le héros, en allongeant sa tête entre les deux draps de son lit. »

Le capitaine se sentait l’esprit plus tranquille en entendant Jos se prononcer si résolûment.

« Au moins, pensa Dobbin, la retraite est assurée pour elle dans le cas où nos affaires prendraient une mauvaise tournure. »

Si le capitaine Dobbin avait espéré, avant son départ, puiser dans la vue d’Amélia un nouveau courage, une dernière consolation, ce mouvement d’égoïsme trouva sa punition dans la satisfaction même du désir qu’il avait inspiré.

Un salon commun à la famille séparait la chambre de Jos de celle d’Amélia. C’était dans cette pièce que le domestique de George procédait à l’emballage, à mesure que son maître lui apportait les objets dont il pensait avoir besoin pour l’expédition. À travers les portes à demi entr’ouvertes, Dobbin put contempler encore une fois les traits d’Amélia. Mais, hélas ! la pâleur, l’abattement, le désespoir, étaient peints sur sa figure. Ce souvenir tortura longtemps l’âme de Dobbin ; cette image lui apparaissait comme un remords à travers les douloureuses angoisses d’une tendresse inquiète et compatissante.

Elle avait jeté à la hâte sur ses épaules son peignoir du matin, ses cheveux tombaient en désordre, ses grands yeux étaient ternes et fixes. Comme pour aider aux préparatifs de départ et montrer qu’en ces circonstances critiques elle aussi pouvait être utile, elle avait pris dans la commode le ceinturon de George, et le tenant toujours à la main, suivait son mari pas à pas et en silence. Elle entra dans le salon, et là, appuyée contre le mur, elle pressait ce ceinturon sur son sein d’où l’écharpe cramoisie descendait comme une longue traînée de sang. À ce pénible spectacle, notre bon et sensible capitaine entendit une voix accusatrice s’élever dans sa conscience.

« Mon Dieu, pensa-t-il, voilà pourtant l’affliction, dont je n’ai pas su respecter le mystère. »

C’était une de ces douleurs immenses que les paroles ne sauraient ni calmer ni adoucir. Pénétré d’une vive sympathie, il s’arrêta un moment à contempler cette femme avec la tendresse d’une mère qui voit souffrir son enfant.

Enfin George prit la main d’Emmy, la reconduisit dans sa chambre à coucher, et reparut immédiatement, mais seul cette fois. Les derniers adieux avaient eu lieu ; il partit.

« Grâce au ciel, pensa George en descendant l’escalier son épée sous le bras, voilà un terrible moment de passé. »

Il se rendit en toute hâte au lieu de ralliement, où soldats et officiers arrivaient de toutes parts et en tumulte. Son pouls battait bien fort, ses joues étaient bien brûlantes, on allait jouer au grand jeu des batailles, et il avait sa part dans l’enjeu !

George, répondant ainsi au premier appel de la trompette guerrière, s’était élancé des bras de sa femme pour se soustraire à des pensées qui auraient pu amollir son courage. Il rougissait presque de cette faiblesse de cœur, de ce mouvement de tendresse. Ce reproche, hélas ! il n’avait eu, jusqu’ici, que trop rarement à se l’adresser. Du reste, le même sentiment d’anxiété et d’exaltation régnait dans tout le régiment, depuis le gros-major, qui conduisait ses hommes au feu, jusqu’à l’enseigne Stubble, qui ce jour-là portait le drapeau.

Le soleil se montrait à peine à l’horizon, lorsque le 2egiment commença à s’ébranler ; il faisait beau à voir l’air martial de toutes ces figures avec la musique en tête jouant une marche guerrière. Le major venait ensuite sur Pyrame, son cheval de bataille, puis les grenadiers commandés par leur capitaine, et au centre le drapeau porté par de jeunes et vieux enseignes. Enfin George à la tête de sa compagnie.

Il leva les yeux, sourit à Amélia en passant sous sa fenêtre, puis disparut avec ses hommes, et bientôt le son même de la musique se perdit dans le lointain.




CHAPITRE XXXI.

Dévouement de Jos Sedley pour sa sœur.


Tandis que chacun des officiers allait occuper sur le champ de bataille le poste qui lui était désigné, Jos Sedley restait à Bruxelles pour y commander la petite colonie que nous connaissons déjà. Comme compensation du trouble où l’avaient jeté les confidences de Dobbin et les événements de la matinée, il prolongea de plusieurs heures les plaisirs du lit, et, n’ayant pas l’espoir de reprendre son sommeil où il l’avait laissé, il se mit à réfléchir jusqu’à l’heure de son lever sur les circonstances actuelles. Le soleil était déjà fort avant dans sa course ; déjà nos vaillants amis du ***e avaient parcouru plusieurs milles, que le fonctionnaire civil ne s’était point encore montré pour le déjeuner avec sa robe de chambre à ramages.

En l’absence de George, Jos Sedley se sentait beaucoup plus à son aise. Peut-être même au fond du cœur n’était-il pas fâché du départ d’Osborne ; car, en présence de ce dernier, son rôle dans la maison était fort secondaire, et George ne se faisait aucun scrupule de témoigner un mépris marqué pour ce gros et gras personnage. Emmy, au contraire, avait toujours été pleine de prévenances pour l’ex-receveur ; c’était elle qui veillait au confortable de sa vie, qui lui préparait mille petites friandises, qui l’accompagnait dans ses promenades en voiture.

Elle encore, qui par de doux sourires, savait lui faire oublier les colères et le mépris de son mari. Combien de timides remontrances n’avait-elle pas, à ce sujet, hasardées à l’oreille de George, et combien de fois n’avait-il pas, d’un ton tranchant, coupé court à ses boutades.

« C’est dans mon caractère d’être franc, disait-il ; j’ai un sentiment, je le montre ; c’est ainsi que doit agir tout homme de bien. Prétendez-vous donc, ma chère, que j’irai prendre des gants pour parler à un nigaud de l’espèce de votre frère ? »

En conséquence, Jos était fort satisfait de se voir débarrassé de George. En voyant le chapeau rond et les gants du capitaine placés sur un coin du buffet, il pensait avec plaisir que le propriétaire de ces objets était déjà bien loin ; un tressaillement de plaisir courait par tout son être.

« Au moins, ce matin, pensait-il, il ne m’accablera point de son insolente et dédaigneuse fatuité. »

Puis se tournant vers Isidore, son domestique :

« Allez mettre, lui dit-il, le chapeau du capitaine dans l’antichambre.

— Peut-être n’en aura-t-il plus grand besoin, dit le laquais répondant à son maître. »

Il détestait George dont l’insolence à son égard justifiait tout ce qu’on a dit des Anglais sous ce rapport.

« Allez dire à Madame que le déjeuner est servi, dit M. Sedley, avec une dignité majestueuse, et dédaignant de s’expliquer avec un domestique sur son aversion pour George. »

Il ne s’était pas cependant toujours montré aussi discret, et plus d’une fois, en présence de M. Isidore, il avait donné libre carrière à sa mauvaise humeur contre son beau-frère.

Madame, hélas ! n’était point en état de venir déjeuner, de couper à Jos des tartines comme il les aimait. Madame se sentait beaucoup trop indisposée pour cela ; depuis le départ de son mari, suivant la réponse de sa bonne, elle n’avait cessé d’être dans un état d’agitation déplorable. La plus grande marque de sympathie que son frère pût imaginer à son endroit, fut de verser pour elle une immense tasse de thé : chacun a sa manière d’exprimer sa tendresse, c’était celle de Jos. Non content de lui avoir envoyé son déjeuner, il pensa aux friandises qui, au dîner, pourraient le plus flatter son goût.

M. Isidore avait regardé d’un air sournois le domestique d’Osborne faire les préparatifs du départ de son maître. Il en voulait d’abord beaucoup à M. Osborne pour ses airs méprisants avec lui ; les domestiques du continent sont en général d’une nature peu endurante. En second lieu, il était tout contristé de voir tant d’objets de prix soustraits à sa convoitise pour passer en des mains autres que les siennes après la déroute des Anglais. La défaite des alliés paraissait inévitable à la plupart de ceux qui se trouvaient alors en Belgique. L’opinion générale était que l’empereur, passant sur le ventre des Prussiens et des Anglais, serait dans trois jours à Bruxelles. En conséquence, M. Isidore s’attribuait déjà en esprit toute la garde-robe et tous les meubles de ses maîtres actuels auxquels il ne restait qu’à choisir entre être pris, tués, ou mis en fuite.

Au milieu des soins que ce fidèle serviteur donnait chaque matin à Jos pour la confection de sa toilette, il calculait, à mesure que chaque objet lui passait dans les mains, le parti qu’il en pourrait tirer pour son usage ou son avantage personnel. Il destinait les flacons en argent et autres objets de même nature à une jeune personne, pour laquelle il nourrissait de très-tendres sentiments. Il s’adjugeait les rasoirs anglais avec une superbe épingle montée en rubis. Il se voyait déjà se prélassant avec les chemises à jabots, le chapeau galonné d’or, la redingote à brandebourgs, qu’on pourrait facilement rajuster à sa taille, la canne à pomme d’or du capitaine, sa grosse bague à double rangée de rubis, dont on lui ferait deux superbes boucles d’oreille ; comment Mlle Reine pourrait-elle alors résister aux charmes fascinateurs de ce nouvel Adonis ?

« Ces doubles boutons m’iront à merveille, pensait-il en fixant ses regards sur les susdits boutons qui scintillaient aux énormes poignets de son maître. Avec ces boutons, je mettrai les bottes à éperons de cuivre que le capitaine a laissées dans la chambre à côté, et alors, corbleu ! comme on va me regarder passer dans l’allée Verte ! »

Tandis que M. Isidore, saisissant d’une main hardie l’extrémité du nez de son maître, lui rasait la partie inférieure de la figure, il se voyait déjà en imagination s’avançant majestueusement dans l’allée Verte, Mlle Reine au bras et l’habit à brandebourgs sur le dos, ou bien encore, en face d’une cruche de faro, dans le cabaret qui se trouve sur la route de Lacken.

Mais, heureusement pour son repos, M. Jos Sedley n’avait nulle notion des opérations intellectuelles qui s’accomplissaient dans le cerveau de son domestique, pas plus que nous n’en savons en général sur ce qu’on pense de nous à l’office. Le pauvre Jos ne se doutait pas plus des funestes projets médités contre lui que les poulets qui figurant sur la carte du traiteur n’ont eu la prescience de leur sort.

La domestique d’Amélia était loin de se livrer à ces vues intéressées et cupides. Il était dit que personne, et jusqu’aux subordonnés eux-mêmes, ne pouvait approcher de cette aimable et douce créature sans se sentir épris pour elle de dévouement et d’affection. Pauline la cuisinière, pendant cette longue matinée, chercha à consoler de son mieux sa jeune maîtresse. En voyant Amélia rester des heures entières immobile et silencieuse à la fenêtre d’où elle avait vu disparaître la dernière baïonnette du régiment, cette honnête fille, lui prenant la main, lui dit d’un accent pénétré :

« Et moi, madame, moi aussi, n’ai-je pas mon homme à l’armée ? »

Puis elle se mit à fondre en larmes. Amélia se jeta dans ses bras ; elles pleurèrent ensemble, et leur douleur s’adoucit dans cette communauté de peines.

Plusieurs fois pendant la journée M. Isidore alla parcourir la ville en quête de nouvelles. Il s’arrêtait à la porte des hôtels qui avoisinent le parc. Il se mêlait aux valets et aux gens de service, et, dans la ville, saisissait à la volée les bruits divers qui circulaient, et rapportait bien vite à son maître le bulletin du moment. Tous les Belges étaient attachés au fond de l’âme à la cause de l’empereur, et ils le voyaient déjà vainqueur et la campagne terminée. La proclamation suivante avait été répandue à profusion dans Bruxelles :

proclamation.
« Avesnes, 14 Juin 1815.
« Soldats !

« C’est aujourd’hui l’anniversaire de Marengo et de Friedland, qui décidèrent deux fois du destin de l’Europe. Alors comme après Austerlitz, comme après Wagram, nous fûmes trop généreux, nous crûmes aux protestations et aux serments des princes que nous laissâmes sur le trône ; aujourd’hui cependant, coalisés entre eux, ils en veulent à l’indépendance et aux droits les plus sacrés de la France. Ils ont commencé la plus injuste des agressions ; marchons à leur rencontre : eux et nous ne sommes plus les mêmes hommes !

« Soldats, à Iéna contre ces mêmes Prussiens, aujourd’hui si arrogants, vous étiez un contre trois, et à Montmirail un contre six !

« Que ceux d’entre vous qui ont été prisonniers des Anglais vous fassent le récit de leurs pontons et des maux affreux qu’ils y ont soufferts.

« Les Saxons, les Belges, les Hanovriens, les soldats de la Confédération du Rhin gémissent d’être obligés de prêter leurs bras à la cause des princes ennemis de la justice et des droits de tous les peuples. Ils savent que cette coalition est insatiable ; après avoir dévoré douze millions de Polonais, douze millions d’Italiens, un million de Saxons, six millions de Belges, elle devra dévorer les États du second ordre de l’Allemagne.

« Les insensés, un moment de prospérité les aveugle ; l’oppression et l’humiliation du peuple français sont hors de leur pouvoir. S’ils entrent en France, ils y trouveront leur tombeau.

« Soldats, nous avons des marches forcées à faire, des batailles à livrer, des périls à courir ; mais, avec de la constance, la victoire sera à nous ; les droits de l’homme et le bonheur de la patrie seront reconquis. Pour tout Français qui a du cœur, le moment est arrivé de vaincre ou de périr.

« Signé : Napoléon. »

Les partisans de l’empereur allaient plus loin : ils annonçaient l’extermination de ses ennemis ; parmi les Anglais et les Prussiens, tout ce qui échapperait au fer et au canon devait infailliblement être fait prisonnier et traîné à l’arrière-garde de l’armée conquérante.

Tous ces bruits répandus dans la ville étaient rapportés à M. Sedley avec une minutieuse exactitude. On avait bien soin de lui dire que le duc de Wellington, après avoir rallié son avant-garde, qui, la nuit précédente, avait été complétement écrasée, s’était mis en marche et commençait sa retraite.

« Écrasée ! allons donc, disait Jos toujours fort courageux au sortir de table. Oui, le duc est en marche, mais pour battre l’empereur comme il a battu ses généraux.

— Il a fait brûler ses papiers, partir ses bagages, et l’on prépare le logement qu’il occupait pour le duc de Dalmatie, lui répondit son empressé donneur de nouvelles. Ces renseignements, je les tiens de son maître d’hôtel en personne. Les gens de milord le duc de Richemont font les paquets en toute hâte et achèvent d’emballer son argenterie ; quant à Sa Grâce, elle a pris les devants et est allée rejoindre le roi de France à Ostende.

— Le roi de France est à Gand, mon ami ! répondit Jos avec un sourire railleur et sceptique.

— Hier, le roi de France s’est sauvé à Bruges ; aujourd’hui, il s’embarque à Ostende. Le duc de Berri est prisonnier. Ceux qui tiennent à leur peau n’ont qu’à partir au plus vite. Demain on va rompre les digues ; il sera trop tard de songer à fuir quand tout le pays sera sous l’eau.

— Chansons que tout cela, maître sot ; nous sommes trois contre un, entendez-vous ? Buonaparte n’est pas en mesure de tenir un instant contre nous. Les Autrichiens et les Russes sont en marche ; il est impossible que le Corse ne soit pas écrasé au milieu du choc, dit Jos avec un grand coup de poing sur la table.

— Les Prussiens étaient trois contre un à Iéna : eh bien ! en une semaine leur armée était battue et leur royaume conquis ! ils étaient six contre un à Montmirail, et lui les a dispersés comme un troupeau de moutons. Les troupes autrichiennes sont en marche, mais avec le roi de Rome et l’impératrice à leur tête ; les Russes se disposent à la retraite ; et quant aux Anglais, point de quartier ; leur compte est bon ; ils n’ont qu’à se tenir coi. Regardez un peu ici ; lisez-moi ça comme c’est rédigé : en voilà une crâne proclamation de Sa Majesté l’empereur et roi ! »

M. Isidore tirant de sa poche le susdit papier, le fit passer d’un air de défi sous le nez de son maître. Il croyait déjà n’avoir plus qu’à mettre la main sur l’habit à brandebourgs et les autres objets de sa convoitise.

Jos, comme nous l’avons dit, sortait de table, et ces récits, tout en ébranlant sa confiance, ne l’alarmaient pas encore très-vivement.

« Mon habit, mon chapeau, monsieur, dit-il, et suivez-moi. Je veux aller aux informations, et juger par moi-même de la vérité de tous ces bruits. »

Isidore était furieux ; Jos mettait l’habit à brandebourgs.

« Milord ferait mieux de mettre un autre habit qui ait une apparence moins militaire. Les Français ont fait serment d’exterminer jusqu’au dernier soldat anglais.

— Silence, drôle ! » répondit Jos d’une voix résolue.

Et il enfila son bras dans la manche avec une intrépidité héroïque.

Mistress Rawdon entrait au même instant : elle venait voir Amélia. Trouvant la porte ouverte, elle n’avait pas eu la peine de sonner.

Rebecca n’était ni moins jolie ni moins élégante qu’à son ordinaire. Le paisible et profond repos qu’elle avait goûté depuis le départ de Rawdon lui avait rendu la fraîcheur de son teint ; ses joues roses et souriantes faisaient plaisir à voir, surtout à voir au milieu des figures pâles et inquiètes que l’on rencontrait à chaque pas dans la ville. Elle ne put s’empêcher de rire à la vue de Jos, tout essoufflé de ses efforts pour pénétrer dans les manches de sa redingote.

« Vous vous disposez à rejoindre l’armée, monsieur Jos ? demanda-t-elle. Qui restera donc à Bruxelles pour nous protéger, nous autres, pauvres femmes ? »

Le bras de Jos étant enfin parvenu à franchir l’entrée de la redingote, notre séducteur s’avança tout rougissant, et balbutia quelques excuses à la belle visiteuse, et lui demanda comment elle avait supporté les fatigues du bal et les événements de la matinée.

M. Isidore était allé serrer, pendant ce temps, la robe de chambre à ramages.

« Que c’est aimable à vous de vous informer ainsi de ma santé, dit-elle en serrant une des mains de Jos dans les siennes. À la bonne heure : au moins, vous êtes calme et de sang-froid, tandis que les autres ont tous l’air de ne plus savoir où ils en sont. Et notre petite Emmy ? la séparation a dû être bien terrible pour elle.

— Déchirante ! dit Jos.

— Vous autres hommes, vous êtes tous de roc ; les séparations, les dangers, rien ne vous émeut. Allons, vous vous disposez à rejoindre l’armée, n’est-ce pas ? vous voulez donc nous abandonner à notre malheureux sort. Je savais bien que je devinais juste ! j’en avais comme un pressentiment. Cette pensée que vous alliez nous quitter m’a mise tout en émoi, c’est que je pense souvent à vous quand je suis seule, monsieur Jos, et alors je suis vite accourue pour vous supplier de n’en rien faire, de ne point nous abandonner. »

Voici maintenant de quelle manière on pouvait interpréter ces paroles :

« Mon cher monsieur, dans le cas où l’armée éprouverait un échec et serait forcée de battre en retraite, vous avez une excellente voiture où je compte bien trouver une place. »

La pénétration de Jos alla-t-elle jusqu’à découvrir ce sens caché ? Nous n’oserions le garantir. Jos gardait, du reste, à la dame un profond ressentiment de ses airs d’indifférence pour lui pendant son séjour à Bruxelles. L’avait-elle jamais présenté aux illustres amis de Rawdon ? C’était tout au plus si elle l’avait invité à ses réunions. Il faut ajouter qu’il était d’une timidité excessive au jeu et ne hasardait jamais beaucoup. George et Rawdon ne pouvaient le sentir ; peut-être n’étaient-ils pas bien aises de l’avoir pour témoin de leurs amusements favoris.

« C’est cela ! pensait Jos, elle vient me trouver quand elle a besoin de moi. Elle pense à son vieux Jos Sedley quand personne autre ne lui trotte en tête. »

Mais il se sentait surtout très-fier de l’opinion avantageuse que Rebecca paraissait se faire de son courage. Il rougit de nouveau, se rengorgea dans sa cravate, et d’un ton d’importance :

« Il est vrai, dit-il, que je ne serais pas fâché d’assister à une bataille rangée ; c’est une pensée, d’ailleurs, que tout homme de cœur aurait à ma place, n’est-ce pas ? J’ai bien vu comme une guerre en miniature dans les Indes, je voudrais voir maintenant de la haute stratégie.

— En vérité, messieurs, vous sacrifieriez tout à un plaisir, continua Rebecca du même ton. Le capitaine Crawley m’a quittée ce matin aussi gai que s’il allait à une partie de chasse. Que lui importaient, que vous importent à vous les angoisses et les tortures de la femme que vous abandonnez ? Je viens, mon cher monsieur Sedley, je viens chercher auprès de vous refuge et consolation. J’ai passé ma matinée dans les larmes et la prière dans l’appréhension des périls qui menacent nos maris, nos troupes, nos alliés. Et venant ici dans l’espoir d’y trouver asile et protection auprès du seul ami qui me reste pour me défendre au milieu de ces scènes de sang et de carnage, devais-je m’attendre à vous voir partir, vous aussi ?

— Ah ! chère madame, répondit Jos oubliant toutes les anciennes rancunes, il ne faut pas vous tourmenter ainsi ; je dis seulement que j’aurais du plaisir à aller voir cela ! c’est un langage que tiendrait tout Anglais à ma place ; mais mon devoir, à moi, m’enchaîne ici, et je ne puis laisser cette pauvre sœur qui est là enfermée dans sa chambre. »

En même temps il désignait du doigt la porte d’Amélia.

« Noble frère et excellent cœur ! dit Rebecca en passant sur ses yeux son mouchoir, qui sentait l’eau de Cologne, comme j’ai été injuste envers vous, moi qui vous accusais de n’avoir point de cœur !

— Oh ! certes oui, je vous le jure, dit Jos en portant sa main sur l’organe en question, vous avez été injuste envers moi, chère mistress Rawdon, oh ! oui, bien injuste !

— Il faudrait être aveugle pour nier votre fidélité et votre dévouement à votre sœur ; mais vous, il y a deux ans, je m’en souviens encore parfaitement, vous avez été bien perfide à mon endroit. »

Et Rebecca, après avoir un instant fixé ses yeux sur lui, se dirigea vers la fenêtre.

Une vive rougeur monta aux oreilles de Jos. L’organe dont Rebecca accusait l’absence chez lui se mit à faire de furieuses gambades. Il se rappela son brusque éloignement, sa passion incandescente d’autrefois, leurs promenades en voiture, la bourse de soie verte, le temps où il contemplait avec un cœur épris la blancheur de ses bras et l’éclat de ses yeux.

« Je sais que vous me croyez ingrate, reprit Rebecca. » Et quittant la fenêtre, elle se mit à le regarder de nouveau ; puis elle continua d’une voix émue et tremblante :

« Votre froideur, vos regards dédaigneux, tout dans vos manières, lorsque nous nous sommes retrouvés dernièrement, tout m’a prouvé votre indifférence et votre oubli. Quant à moi, n’avais-je pas des motifs pour vous éviter ? Cherchez dans votre cœur la réponse à cette question. Pensez-vous que mon mari fût d’humeur à vous voir avec plaisir ? Les seuls mots un peu durs qu’il m’ait adressés, je dois cette justice au capitaine Crawley, me sont venus à votre occasion. Quelle blessure, hélas ! ne rouvraient-ils pas dans mon cœur !

— Juste ciel ! grands dieux ! disait Joseph dans un transport de joie et d’inquiétude ; qu’ai-je fait pour… pour…

— Ah ! croyez-le bien, dit Rebecca, la jalousie est une terrible chose ! j’ai eu bien à souffrir de sa part à cause de vous. Cependant, en dépit du passé, mon cœur lui appartient tout entier, et vous savez si je suis innocente, monsieur Sedley. »

Le sang de Jos lui brûlait les veines ; il couvait du regard cette victime, qui avait fini par subir le charme séducteur de sa personne. D’adroites paroles, de tendres œillades rallumèrent en un instant ses ardeurs assoupies, et lui firent refouler bien loin et doutes et soupçons. Y compris Salomon lui-même, les hommes les plus sages ne se sont-ils pas toujours laissé prendre aux cajoleries des femmes ?

« En cas de désastre, pensa Becky, ma retraite est assurée. Je puis maintenant compter sur la place d’honneur dans sa voiture. »

Personne ne peut mesurer à quels amoureux transports, à quelles brûlantes déclarations M. Jos se fût laissé entraîner dans le désordre de ses sens, si M. Isidore ne fût aussitôt survenu pour remplir auprès de lui les devoirs de sa charge. Jos tout prêt à se répandre en tendres aveux, pensa étouffer de l’émotion qu’il lui fallut comprimer en lui-même ; et quant à Rebecca, elle jugea que désormais elle n’avait plus rien de mieux à faire que d’aller consoler sa chère Amélia.

« Au revoir, dit-elle, en faisant à M. Jos le geste de main le plus amical, puis elle frappa doucement à la porte de mistress Osborne.

Tandis qu’elle tirait la porte sur elle, Joseph s’affaissait sur son fauteuil de la façon la plus tragique ; à entendre ses soupirs on aurait dit un soufflet de forge.

« Voilà un vêtement qui doit gêner monsieur, » se risqua à dire Isidore, les yeux fixés sur la redingote de Jos.

Son maître n’entendit point ; il pensait bien à son habit ! Tantôt la vision trop fugitive de son enchanteresse le plongeait dans une folle extase, et tantôt il se laissait aller aux défaillances d’une conscience coupable, croyant voir déjà le jaloux Rawdon, ses moustaches fièrement retroussées et posant le doigt sur la détente de ses terribles pistolets de duel.

À la vue de Rebecca le cœur d’Emmy tressaillit d’effroi, et la pauvre enfant fit un bond en arrière. La soirée de la veille lui revint tout entière à l’esprit. Elle l’avait oubliée sous le poids de ses terribles préoccupations ; elle avait oublié Rebecca, sa jalousie et le reste en présence du départ et des périls de son mari. Nous-mêmes n’avons point voulu troubler le mystère de ses larmes et de sa douleur jusqu’au moment où cette effrontée coquette rompit le charme et tourna le bouton. Qui pourra dire les angoisses de ces longues heures passées par cette pauvre enfant prosternée dans une prière muette au milieu d’amères rêveries ! Ceux qui racontent les batailles et chantent le triomphe parlent rarement de ces pénibles détails. Au milieu des hymnes de la victoire, le conquérant n’a jamais voulu entendre les gémissements des veuves et les cris des mères ! Jamais cependant plus légitime et plus douloureuse protestation ne s’éleva contre les joies lugubres et ensanglantées du triomphateur.

Amélia éprouva d’abord une répulsion instinctive devant ce regard glauque et brillant, cette fraîche toilette qui semblait défier l’anxiété générale, ces bras tendus vers elle pour protester d’une amitié mensongère. Puis un juste courroux s’empara de son cœur, le sang monta à sa figure d’abord aussi pâle que la mort ; elle renvoya à Rebecca un coup d’œil fixe et glacial, et sa rivale s’arrêta toute surprise et presque troublée.

Mais cet embarras fut de courte durée, et faisant un pas vers sa victime :

« Ma chère Amélia, lui dit-elle, vous avez l’air d’être souffrante ; je vous en prie, pour ma tranquillité, dites-moi, ce que vous avez ? »

Amélia recula de nouveau. Pour la première fois de sa vie, cette âme confiante et sincère refusait d’ajouter foi à une démonstration affectueuse et bienveillante. Elle recula et un frisson lui parcourut tout le corps.

« Vous ici, Rebecca ? » dit-elle avec une froideur pleine de dignité.

Ce regard fit naître quelque inquiétude dans l’esprit de la visiteuse.

« Elle l’a vu au bal glisser la lettre dans le bouquet, pensa Rebecca. Voyons, chère Amélia, reprit-elle tout haut et en baissant les yeux, soyez plus calme, je viens voir si je puis… si vous vous sentez mieux.

— Et vous-même, repartit Amélia, comment vous trouvez-vous ? Oh ! fort bien sans doute, car vous n’aimez point votre mari. Autrement seriez-vous ici ! Vous avez été pour moi la source de bien cruelles souffrances, et cependant avez-vous jamais trouvé en moi autre chose qu’une amie tendre et dévouée ?

— Non, sans doute Amélia, répondit l’autre femme le front toujours incliné.

— Quand vous étiez malheureuse, n’ai-je pas été comme votre sœur ? Ne vous ai-je pas tendu les bras quand vous n’aviez ni parents ni amis, et quand tous ces souvenirs devaient vous faire aimer mon bonheur, vous engager au moins à le respecter, vous êtes venue porter le trouble dans mes affections, vous êtes venue vous mettre entre mon amour et lui ! Qui êtes-vous donc pour porter la discorde où Dieu a mis l’union, pour m’enlever le cœur de mon bien-aimé, de mon mari ? Pensez-vous l’aimer d’un amour aussi vrai, aussi pur que le mien ? Sa tendresse formait toute ma joie, vous le savez, et malgré cela vous avez voulu me la ravir. Honte à vous, Rebecca, âme méchante et dépravée ! honte à vous, amie trompeuse et épouse infidèle !

— Amélia, j’en prends Dieu à témoin, je n’ai aucun reproche à me faire à l’égard de mon mari.

— Ah ! Rebecca, interrogez votre conscience, et voyez si elle vous en dira autant pour ce qui me concerne. Si vous n’avez pas réussi, ce n’est pas faute au moins d’y avoir essayé.

— Elle ignore tout, pensa Rebecca plus rassurée.

— Je ne sais quelle voix secrète disait à mon cœur qu’il échapperait à vos piéges, à vos fourberies, et qu’enfin il reviendrait à moi. J’étais sûre de la générosité de son cœur ; j’avais foi dans son amour, et son amour a été rendu à mes vœux. »

La pauvre enfant prononça ces paroles avec une vivacité et une effusion dont Rebecca ne l’avait jamais crue capable, et qui la laissèrent muette. Amélia poursuivit d’une voix attendrie :

« Vous ai-je jamais fait aucun mal pour chercher ainsi à m’enlever celui que j’aime ? Il est à moi depuis six semaines au plus. Vous auriez dû, par pudeur au moins, respecter les premiers jours de notre mariage ; et vous semblez, au contraire, n’avoir rien eu de plus pressé que de corrompre mon bonheur. Et vous venez sans doute maintenant pour jouir du spectacle de mon affliction. Ah ! quinze jours des plus cruelles souffrances auraient dû m’épargner cette dernière insulte !

— Mais, mon Dieu !… fit Rebecca ; puis elle finit sa phrase de la façon la plus maladroite : M’a-t-on jamais vue mettre le pied ici ?

— Jamais, vous dites la vérité ; mais, par vos séductions, vous avez enlevé mon mari à son intérieur. Venez-vous me le ravir encore ? Il n’est plus ici, il est bien loin maintenant… Il s’est assis sur ce sofa ; c’est là que nous avons prononcé nos dernières paroles… J’étais sur ses genoux, ma tête inclinée sur la sienne. Nous avons prié tous deux, et nous avons dit : Notre Père… » Oui, il était là et on me l’a emmené ; il est bien loin maintenant ; mais il m’a promis de revenir.

— Il reviendra, chère Emmy, fit Rebecca en proie à une émotion involontaire.

— Regardez, dit Amélia : voici son ceinturon ; n’est-il pas d’une jolie couleur ? »

En même temps elle le portait à ses lèvres et le couvrait de baisers, puis elle le passait autour de sa taille, et elle restait ainsi de longs instants, immobile comme une statue de marbre. Elle ne pensait plus ni à son courroux, ni à sa jalousie, ni à la présence même de sa rivale. Enfin, à moitié souriante, elle alla caresser l’oreiller où George reposait la nuit à côté d’elle.

Rebecca quitta la chambre sans proférer une parole.

« Comment se trouve Amélia ? demanda Jos, toujours étendu dans son fauteuil.

— Je l’ai trouvée fort souffrante, répondit Rebecca ; il faudrait mettre quelqu’un auprès d’elle pour la soigner. »

Après quoi elle partit toute sérieuse, malgré les vives instances de Jos, qui la pressait d’accepter son dîner.

En quittant Amélia, mistress Crawley rencontra la major O’Dowd, dans l’âme de laquelle les sermons du Doyen n’avaient pu réussir à ramener le calme. Peu habituée aux politesses de mistress Rawdon, elle fut toute surprise de se voir abordée par elle. Rebecca lui apprit que cette pauvre petite mistress Osborne était dans un état pitoyable, et que le chagrin l’avait rendue presque folle. Qu’enfin ce serait une bonne action à mistress O’Dowd d’aller consoler sa jeune amie.

« J’ai déjà beaucoup de ma propre affliction, dit mistress O’Dowd avec gravité, et cette pauvre Amélia doit fort peu désirer les visites ; toutefois, si elle est aussi souffrante que vous le dites, et si vos occupations ne vous laissent pas le temps de rester auprès d’elle, après toutes vos belles protestations de tendresse à son égard, je vais voir ce que je pourrais faire pour elle. J’ai bien l’honneur d’être la vôtre, madame. »

Là-dessus, la dame au turban, après une légère inclination de tête, tira sa révérence à mistress Crawley, dont la compagnie ne lui paraissait aucunement désirable.

Becky, avec un sourire sur les lèvres, s’arrêta pour voir s’éloigner la majestueuse major. Enfin, son sérieux ne put tenir contre un dernier regard que lui décocha mistress O’Dowd par-dessus son épaule, comme la flèche du Parthe ; et sa bonne humeur l’emporta.

« Charmée, ma belle dame, marmotta Peggy entre ses dents, de vous voir si gaie. Ce n’est pas votre chagrin qui vous abîme les yeux à force de pleurer. »

En même temps, elle se dirigea d’un pas rapide vers la demeure de mistress Osborne.

La pauvre femme se trouvait encore auprès du lit où l’avait laissée Rebecca ; elle était debout, toujours égarée par le chagrin. La femme du major, d’un caractère plus ferme et plus énergique, essaya de son mieux à consoler sa jeune amie.

« Allons ! du courage, Amélia, lui dit-elle avec douceur ; il ne faut pas qu’il vous trouve par trop souffrante, quand il vous reviendra après la victoire. Vous n’êtes pas la seule aujourd’hui dont le sort repose entre les mains de Dieu.

— Hélas ! fit Amélia, la force et le courage m’ont abandonnée. »

Elle avait le sentiment de sa faiblesse ; toutefois la présence d’une personne plus énergique releva son moral, et elle se retint par la crainte de donner à son amie le spectacle de ses défaillances. Pendant le temps que ces deux femmes passèrent ensemble, leur cœur avait rejoint le régiment, et en suivait la marche lointaine. Des craintes, des prières et des vœux, tel est le triste lot des femmes dans la guerre. Car la guerre lève son tribut sur les deux sexes : aux hommes elle demande leur sang, aux femmes elle prend leurs larmes.

Vers les deux heures et demie vint se placer un événement d’une haute importance pour M. Joseph ; il s’agissait de dîner. La mort pouvait à quelques lieues de là faire sa terrible moisson, pour lui il n’en perdait pas un coup de dent. Il se rendit lui-même auprès d’Amélia, espérant la décider à prendre quelque nourriture, il eut recours dans ce but à toute son éloquence culinaire.

« Venez, dit-il, venez, la soupe est excellente. Allons Emmy, du courage, que diable ! »

Et il lui baisa la main.

Depuis bien des années, si l’on excepte le jour du mariage, il ne lui avait fait pareille tendresse.

« Vous êtes bien bon, Joseph, lui dit-elle ; tout le monde est bien bon pour moi, je vous en ai beaucoup de gré, mais je désire ne pas quitter ma chambre de la journée. »

Le fumet de la soupe produisit toutefois un si agréable chatouillement sur les nerfs olfactifs de mistress O’Dowd, qu’elle s’offrit pour tenir compagnie à M. Jos. Tous deux allèrent se mettre à table.

« Grâces à Dieu, pour nous avoir donné cet excellent bouillon, » dit avec solennité la femme du major.

Elle pensait à son digne époux, chevauchant alors à la tête de ses braves.

« Ils feront un bien mauvais dîner aujourd’hui, ces pauvres enfants, ajouta-t-elle avec un soupir ; puis elle avala le contenu de son assiette avec une résignation très-philosophique.

Le courage de Jos grandissait en proportion des morceaux qu’il mangeait : à la fin du dîner, pour boire, disait-il, à la santé du régiment, il se fit apporter un verre de champagne.

« Allons, mistress O’Dowd, fit-il avec un aimable salut à sa convive ; vous, Isidore, remplissez le verre de la major ; et buvons à la santé de ce bon O’Dowd et du brave *** »

Tout à coup Isidore tressaillit, la femme du major laissa tomber son couteau et sa fourchette, et, à travers les fenêtres toutes grandes ouvertes, on put distinguer dans le lointain un roulement sourd et continu.

« Qu’avez-vous, drôle ? demanda Jos en apostrophant son domestique. Allons, versez-nous à boire.

— N’entendez-vous pas ? dit Isidore en courant à la fenêtre.

— Dieu nous protége, s’écria mistress O’Dowd, c’est le canon. »

Elle s’élança à la suite d’Isidore comme pour se rapprocher du bruit.

Toutes les maisons étaient garnies de figures pâles et inquiètes, et les rues de la ville encombrées d’une foule morne et silencieuse.




CHAPITRE XXXII.

Où Joseph prend la fuite.


Bruxelles présentait alors des scènes de tumulte et d’effroi dont notre plume ne peut donner qu’une idée affaiblie. Des flots de peuple se précipitaient vers la porte de Namur, située dans la direction du bruit. La route était couverte de gens à cheval, qui allaient aux renseignements sur le sort de l’armée. On se demandait des nouvelles de proche en proche. Les plus gros seigneurs et les plus grandes dames de l’Angleterre ne faisaient aucune difficulté de parler au premier venu.

Les partisans de Napoléon couraient de côté et d’autre dans un état d’exaltation fébrile et prédisaient le triomphe de leur empereur. Les marchands fermaient précipitamment leurs boutiques pour prendre leur part des inquiétudes de la foule et grossir le tumulte. Les femmes se pressaient dans les églises, encombraient les chapelles et s’agenouillaient pour prier jusque sur les dalles du porche. Les sourds roulements du canon se succédaient de minute en minute. Des voitures chargées de fuyards sillonnaient la ville, se dirigeant vers la barrière de Gand. Déjà les prédictions du parti napoléonien prenaient la consistance de faits accomplis.

« Il a culbuté ses ennemis, disait-on, et il est en marche sur Bruxelles.

— En un tour de main il aura raison des Anglais, disait M. Isidore à son maître, et il arrivera ici ce soir. »

Le pauvre Jos était toujours par voie et par chemin, s’informant à tous ceux qu’il rencontrait du désastre de ses compatriotes. À chaque nouveau détail, sa figure pâlissait davantage et ce pacifique héros commençait à céder à la panique générale ; le champagne ne pouvait plus suffire à remonter son courage. Avant la nuit, il en était arrivé à un tel degré d’abattement et de faiblesse, qu’Isidore, au comble de la joie, se voyait déjà propriétaire de la redingote à brandebourgs.

Après avoir un moment prêté l’oreille à la fusillade, la femme du major se souvint d’Amélia, restée seule dans la pièce voisine. Elle courut auprès d’elle pour la consoler ou partager au moins ses douleurs. Cette brave et digne femme puisait un redoublement d’énergie dans la pensée que cette faible créature l’avait alors pour seul appui. Ces deux femmes passèrent ensemble de longues heures, pendant lesquelles l’honnête Irlandaise s’efforçait, tantôt par le raisonnement, et tantôt par ses tendres paroles, de ramener le calme dans cette âme agitée ; puis elle-même s’adressait au ciel dans une fervente prière.

« Tant que le feu a duré, disait plus tard cette excellente femme, j’ai gardé sa main dans la mienne. »

Pauline, la bonne, était allée à l’église voisine prier pour son homme à elle.

Quand le canon eut cessé de gronder, mistress O’Dowd sortit de la chambre d’Amélia et trouva dans la pièce voisine maître Joseph en tête-à-tête avec deux bouteilles vides ; mais elles avaient été impuissantes à lui rendre le courage. Une ou deux fois il s’était présenté à la porte de sa sœur avec une mine très-effarée ; il avait ouvert la bouche comme pour dire quelque chose ; mais l’immobilité de la femme du major l’avait fait battre en retraite sans qu’il ait pu soulager son esprit des paroles qui le gênaient si fort. Il songeait à la fuite, mais n’osait pas l’avouer.

Cependant, lorsque mistress O’Dowd vint le rejoindre dans la salle où, rendu plus mélancolique encore par une demi-obscurité, il se lamentait en face de ses deux bouteilles de champagne, Joseph alors se hasarda à lui ouvrir le fond de son cœur.

« Mistress O’Dowd, lui dit-il, vous ferez bien de dire à Amélia de s’apprêter.

— Voulez-vous donc la mener prendre l’air ? demanda la femme du major ; elle n’est pas de force à cela.

— C’est que… j’ai demandé ma voiture, dit-il, et… des chevaux de poste. Isidore est allé les chercher.

— Vous prend-il donc fantaisie de vous promener au clair de la lune ? repartit mistress O’Dowd ; quant à elle, ce dont elle a le plus besoin, c’est son lit ; aussi je viens de la faire coucher.

— Allez la faire lever, il faut qu’elle se lève, s’écria Jos en frappant du pied avec force. J’ai demandé des chevaux, m’entendez-vous ? des chevaux de poste. La déroute est complète, et…

— Et après ? demande mistress O’Dowd.

— Eh bien ! je pars pour Gand, continua Jos. Tout le monde fait comme moi. Il y a une place pour vous dans ma voiture. Il faut que nous soyons en route dans une demi-heure. »

La femme du major lui jeta un regard de suprême mépris.

« Je ne bougerai pas, dit-elle, tant que je n’en aurai pas reçu l’avis d’O’Dowd. Partez, si tel est votre bon plaisir, monsieur Sedley ; mais, je vous le jure, je reste ici avec Amélia.

— Je veux qu’elle parte ! vociféra Joseph avec de nouveaux trépignements. »

Mistress O’Dowd, la main fièrement campée sur la hanche, barra la porte de la chambre à coucher.

« Vous êtes trop bon frère, en vérité, monsieur Sedley, lui dit-elle ; mais vous irez tout seul vous mettre sous les jupes de petite maman. Beaucoup de plaisir je vous souhaite, très-cher monsieur, et surtout débarquez sans naufrage, comme dit la chanson. Toutefois, si j’ai un conseil à vous donner, vous ferez bien de raser vos moustaches, ou elles pourraient vous jouer un vilain tour.

— Mille tonnerres !… » hurla Jos, partagé à la fois entre la crainte, la rage et le dépit.

Sur ces entrefaites, arriva Isidore.

« Pas un cheval dans cette diable de ville ! » maugréait le laquais furieux.

Les moindres quadrupèdes avaient été mis en réquisition, car Jos n’était pas le seul à écouter les inspirations de la peur.

Mais les terreurs de Jos, déjà si cruelles et si poignantes, devaient atteindre avant peu aux dernières limites. Pauline, la femme de chambre, avait, comme on l’a vu, son homme à elle dans les rangs de l’armée envoyée contre Napoléon. Cet homme, originaire de Bruxelles, servait dans les hussards belges. Ses concitoyens se signalèrent, dans cette lutte mémorable, par tout autre chose que la valeur, et le jeune Régulus Van Cutsum, l’amant de Pauline, connaissait trop bien le devoir du soldat pour ne pas obéir à l’ordre de sauve qui peut donné par son colonel.

Le jeune Régulus, ainsi nommé pour avoir eu un sans-culotte pour parrain, venait passer tous les loisirs que lui laissait son état dans la cuisine de sa Pauline, et les joies de son existence se partageaient entre les faveurs et le bouillon de sa belle. Lorsqu’il fallut partir avec le régiment, la sensible Pauline, tout en versant des torrents de larmes, avait garni les poches et les fontes de son hussard d’un choix de comestibles destinés à lui adoucir les ennuis du bivouac.

Pour lui, pour son régiment, la campagne fut bientôt finie. Il faisait partie du détachement commandé par le prince d’Orange. À juger de la bravoure de ces hommes par la longueur des épées et des moustaches, par la richesse de l’uniforme et des harnais, Régulus et ses compagnons devaient être le corps le plus vaillant qui ait jamais défilé à la parade.

Ney, s’étant porté aux avant-postes des ennemis, avait successivement enlevé leurs positions. Tout semblait perdu pour les alliés, lorsque la division anglaise, débouchant aux Quatre-Bras, changea à elle seule la face de la lutte. Les escadrons parmi lesquels se trouvait Régulus avaient été admirables dans leur ardeur à battre en retraite devant les Français. Par politesse, sans doute, et pour laisser aux Anglais le champ plus libre, ainsi que tous les honneurs de la guerre, nos héros prirent la fuite dans toutes les directions. En un clin d’œil le régiment avait cessé d’exister ; il n’était plus nulle part, et quant à se rallier, il n’en sentait nul besoin. Ce fut ainsi que Régulus se trouva galopant à plusieurs milles du lieu de l’action, sans autre escorte que lui-même. Et maintenant pour lui quel refuge plus sûr que la cuisine de sa Pauline, toujours si hospitalière, toujours présente à sa mémoire, à son cœur, à son estomac reconnaissant ?

Vers dix heures environ, dans la maison qu’habitaient les Osborne, on entendit le cliquetis d’un sabre retentir sur les marches de l’escalier. On poussa discrètement la porte de la cuisine, et la pauvre Pauline pensa s’évanouir de terreur, quand, à son retour de l’église, elle vit se dresser devant elle son hussard aux yeux effarés. Il était aussi pâle que l’amant de Lénore dans la légende allemande. Pauline pensa bien à crier ; mais ses cris auraient fait venir ses maîtres, et que serait alors devenu son bien-aimé ? Elle préféra donc étouffer toute exclamation. Après s’être assurée que son héros n’était point un vain fantôme, elle lui servit de la bière et les restes du dîner que Jos, dans l’excès de ses terreurs, avait renvoyé presque intact. Entre chaque bouchée, le hussard faisait à sa belle le récit de la déroute.

Son régiment avait fait des prodiges de valeur et, un moment, avait soutenu à lui seul l’effort de toute l’armée française ; mais force avait été de plier devant le nombre. Toute l’armée anglaise était maintenant taillée en pièces, tous les régiments avaient été détruits l’un après l’autre. En vain les Belges avaient tenté d’en sauver quelques-uns du carnage ; les soldats du duc de Brunswick, prenant la fuite avaient laissé tuer leur duc, en un mot, la débâcle était générale. Quant à Régulus, il ne désirait qu’une chose, c’était de noyer dans des flots de bière la douleur de la défaite.

Isidore, qui, sur ces entrefaites, était venu à la cuisine, s’empressa d’aller tout répéter à M. Joseph.

« Tout est fini, lui cria-t-il dès qu’il fut à portée d’être entendu, le duc de Wellington est prisonnier, le duc de Brunswick est tué, l’armée anglaise est en déroute… Un seul homme a pu échapper au massacre, il est en ce moment à la cuisine. Venez, venez, il vous dira tout. »

Jos s’élança aussitôt vers la cuisine, et trouva Régulus occupé à venger sa défaite sur une bouteille de bière. À l’aide des phrases les plus françaises qu’il put trouver, et qui étaient fort loin d’être irréprochables au point de vue grammatical, Joseph pria le hussard de recommencer son récit. Ce récit s’augmentait de détails de plus en plus lugubres à chaque nouvelle édition donnée par Régulus. De tout le régiment, il était le seul homme qui n’eût pas succombé à cette boucherie. Il avait vu le duc de Brunswick étendu mort, les hussards en fuite, et les Écossais hachés par le canon.

« Et le ***e ? » balbutia Jos.

— Taillé en pièces, » répondit imperturbablement le hussard.

À ces mots, Pauline fut prise d’une crise nerveuse, et remplit la maison de ses cris et de ses sanglots.

« Oh ! ma chère maîtresse, ma bonne petite dame ! » s’écriait-elle par intervalles.

Égaré par la terreur, Jos Sedley ne savait plus à quel coin du monde demander son salut. De la cuisine il se précipita dans le salon et regarda la porte d’Amélia avec une expression suppliante ; mais bientôt, se rappelant les dédains de mistress O’Dowd, il prêta l’oreille pendant un moment, et, prenant un parti énergique, résolut de s’aventurer dans la rue.

Saisissant une chandelle avec tout le courage du désespoir, il se mit à la recherche de son chapeau galonné, qu’il finit par retrouver à sa place ordinaire, sur la console de l’antichambre, devant un miroir où il avait coutume de donner le dernier coup d’œil à sa toilette. Telle est la puissance de l’habitude, que, malgré ses terreurs, il se mit instinctivement devant la glace pour passer l’inspection d’usage. À la vue de sa pâleur, il se sentit défaillir ; mais ses moustaches surtout attirèrent son attention ; depuis sept semaines environ qu’on leur avait permis de voir le jour, elles avaient atteint un degré de développement bien capable de lui donner des inquiétudes dans la circonstance actuelle.

« On va me prendre pour un militaire, » pensa-t-il, en se rappelant l’avis d’Isidore et les menaces de massacre proférées contre toute l’armée anglaise.

Il remonta précipitamment dans sa chambre et tira violemment la sonnette.

Isidore accourut. Jos était déjà sur sa chaise, sa cravate enlevée, son col rabattu, sa tête renversée, et les deux mains autour du cou, au-dessous du menton.

« Coupé moâ, Isidore, criait-il, vite, coupé moâ. »

Isidore pensa un moment que son maître, atteint d’aliénation mentale, lui disait de lui couper la gorge.

Les moustaches… moâ vouloar descendre dans le rou… coupé les moustaches… rasé vite. »

Son français se pressait avec assez de rapidité sur ses lèvres, mais il était en révolte constante avec la grammaire.

D’un coup de rasoir, les moustaches disparurent. À la suite de cette opération, Isidore éprouva une satisfaction ineffable, lorsqu’il entendit son maître lui concéder tous ses droits de propriété sur le chapeau et l’habit si longtemps désirés.

« Moâ ne porté plou le habit militaire, le bonné… donné à vou, vou le prené dehors. »

Isidore allait donc pouvoir enfin figurer avec avantage dans l’allée Verte.

Après cet acte de générosité, Jos prit dans sa garde-robe un habit et un gilet noirs, une cravate blanche et un castor à larges bords. Il les trouvait encore trop petits. Dans ce costume il avait toute l’allure de quelque honnête et gras ministre de l’Église réformée.

Véné mainténant, continua-t-il, souivé moâ, allé, partons dans le rou.

Après s’être assuré d’une escorte, il descendit l’escalier sur la pointe du pied, comme pour ne pas donner l’éveil, et se trouva enfin dans la rue.

Au dire de Régulus il était le seul de son régiment, peut-être même de toute l’armée alliée qui eût échappé à la boucherie générale. Cependant bon nombre de ces prétendues victimes n’étaient pas aussi mortes qu’il voulait bien l’affirmer, et déjà beaucoup d’autres hussards commençaient à rentrer de toutes parts dans Bruxelles, tous répétaient qu’ils n’avaient cédé qu’à la dernière extrémité et ainsi s’accréditaient dans la ville les bruits d’une défaite pour les alliés. D’un moment à l’autre on s’attendait à voir arriver les Français, la panique était à son comble, et partout on se préparait au départ. — Point de chevaux ! pensait Jos au comble de l’effroi. Il envoya Isidore en vingt endroits différents en demander, soit à vendre soit à louer. La réponse était partout la même, tous les chevaux étaient partis et à chaque fois le cœur de Jos était prêt à défaillir. Faudrait-il donc entreprendre le voyage à pied ? sous l’influence de la peur, cette masse pesante aurait trouvé des ailes.

Les hôtels donnant sur le parc étaient presque tous occupés par les Anglais. Jos se mit à errer à l’aventure dans ce quartier, il allait écoutant de groupe en groupe, il trouvait les esprits agités comme lui par la crainte et la curiosité. Quelques familles assez heureuses pour se procurer des chevaux se hâtaient de sortir de la ville. Le plus grand nombre, aussi à plaindre que Jos, n’avait pu à aucun prix s’assurer des moyens de retraite. Parmi les fuyards de cette catégorie, Jos remarqua lady Bareacres et sa fille, qui étaient assises toutes deux dans leur voiture, sous la porte cochère de leur hôtel, leurs malles chargées sur l’impériale ; elles n’avaient comme Jos d’autre obstacle à leur fuite que le manque de chevaux.

Mistress Rebecca Crawley habitait le même hôtel que ces dames, et, jusqu’à cette époque, elles s’étaient efforcées de part et d’autre à se prouver, dans leurs moindres rapports, combien elles se détestaient. Si, par hasard, milady Bareacres rencontrait mistress Crawley dans l’escalier, aussitôt elle détournait la tête avec affectation. Toutes les fois qu’on prononçait devant elle le nom de sa voisine, elle avait mille petites infamies à raconter sur sa conduite. La comtesse ne pouvait digérer les familiarités du général Tufto avec la femme de l’aide de camp, et lady Blanche la fuyait comme si c’eût été la peste ou la vermine. Le comte seul échangeait volontiers quelques paroles avec elle toutes les fois qu’il pouvait échapper à la surveillance de ces dames.

Rebecca allait pouvoir enfin se venger de tant d’outrages. Tout l’hôtel savait que les chevaux du capitaine Crawley étaient restés à l’écurie. Et, dès le commencement de l’alerte, lady Bareacres avait daigné envoyer à Rebecca sa femme de chambre pour lui présenter ses compliments et lui demander le prix qu’elle voulait de ses chevaux.

Mistress Crawley lui retourna ses compliments dans un billet où elle lui faisait savoir qu’il n’était pas dans ses habitudes de traiter avec des femmes de chambre.

À la suite de cette brève réponse, le comte en personne fut dépêché auprès de Becky, mais son ambassade n’obtint pas plus de succès que la précédente.

« M’envoyer une femme de chambre, à moi ! s’écriait mistress Crawley simulant la fureur. Pourquoi lady Bareacres ne m’a-t-elle pas fait dire tout de suite de mettre les chevaux à sa voiture ? Est-ce milady ou sa femme de chambre qui veut prendre la fuite ? »

Telles furent les seules paroles que le comte put arracher à mistress Crawley, et qu’il alla reporter à la comtesse.

Mais à quoi la nécessité ne peut-elle nous réduire ? Après ce second échec, la comtesse alla trouver elle-même mistress Crawley ; elle la supplia de lui céder ses chevaux, lui promit de les payer ce qu’elle voudrait, s’engageant même à recevoir Becky à l’hôtel Bareacres si celle-ci consentait à lui procurer tel moyens d’y rentrer.

Mistress Crawley partit d’un éclat de rire.

« Je me soucie peu de connaître la couleur de votre livrée, lui dit-elle d’un ton moqueur ; quant à vous, ma belle dame, vous ferez bien de faire votre deuil de l’Angleterre, ou pour le moins de vos diamants. Soyez tranquille, les Français s’en accommoderont. D’ici à deux heures, vous les verrez à Bruxelles ; pour moi, je serai déjà à moitié chemin sur la route de Gand. Vous m’offririez, pour mes chevaux, les deux gros diamants que Votre Seigneurie portait au bal, que je n’en voudrais pas, entendez-vous, ma très-noble lady. »

Lady Bareacres frémissait de rage et d’effroi ; elle avait cousu une partie de ses diamants dans la doublure de sa robe, et caché le reste dans les habits et les bottes de milord.

« Madame, reprenait-elle, mes diamants sont chez le banquier, et j’entends avoir vos chevaux à l’instant. »

Rebecca se mettait à rire de plus belle.

La comtesse redescendit, toute bouleversée par la fureur, et elle rentra dans sa voiture. La femme de chambre, le valet de pied et le mari furent expédiés dans des directions opposées, pour tâcher de se procurer une rosse quelconque. Malheur à qui manquerait à l’appel ! Milady était décidée à partir impitoyablement dès qu’elle aurait des chevaux : tant pis pour son mari s’il ne se trouvait pas là.

Rebecca, de sa fenêtre, eut la satisfaction de voir milady assise dans sa voiture toute prête à partir, sauf les chevaux, et de lui adresser de railleuses condoléances, tandis que la comtesse s’emportait contre les lenteurs de ses maladroits émissaires.

— Ne point trouver de chevaux ! disait mistress Crawley, il y a de quoi se désoler, lorsqu’on a tant de diamants cousus dans les coussins de sa voiture ! Les Français auront à se réjouir d’une si belle prise ! je ne parle que des diamants, bien entendu.

Mistress Crawley se livrait ainsi tout haut à ses réflexions devant le maître d’hôtel, les domestiques, les autres voyageurs et les flâneurs amassés dans la cour, et si les yeux de lady Bareacres eussent été alors des pistolets, Rebecca n’aurait plus eu longtemps à figurer parmi les personnages de cette histoire.

Joe apercevant Rebecca toute rayonnante de son triomphe sur son ennemie humiliée, se dirigea aussitôt de son côté. Sa grosse figure pâle et effarée trahissait assez le secret de son âme. Lui aussi voulait fuir, et cherchait à s’assurer les moyens de retraite.

« Il veut m’acheter mes chevaux, pensa Rebecca ; je garderai pour moi ma jument et lui vendrai les deux autres. »

Joe, s’adressant à sa chère amie, lui répéta la question qu’il faisait pour la centième fois depuis une heure :

« Connaissez-vous des chevaux à vendre ?

— Eh quoi ? dit Rebecca en riant, vous songez à fuir, monsieur Sedley, vous, le champion, le défenseur des dames ?

— Je ne suis pas un militaire, balbutia Joe d’une voix étouffée.

— Et Amélia, que deviendra-t-elle, qui protégera cette pauvre petite sœur, demanda Rebecca ; vous ne voulez pas l’abandonner, je suppose.

— À quoi bon puis-je lui servir, si l’ennemi se présente ? On ne lui fera aucun mal ; tandis que mon domestique m’a dit qu’ils avaient juré, les lâches, de ne point faire de quartier aux hommes.

— C’est affreux ! fit Rebecca fort divertie de ses terreurs.

— Et d’ailleurs, je ne veux point l’abandonner, s’écria cet excellent frère ; non, elle ne sera point abandonnée, car il y a une place pour elle dans ma voiture, et une autre pour vous, ma chère mistress Crawley, si vous voulez venir, et si je puis trouver des chevaux, soupira-t-il.

— J’en ai deux à vendre, » reprit son interlocutrice.

Joe se serait volontiers jeté dans les bras de Rebecca.

« Préparez la voiture, Isidore, s’écria-t-il ; je les ai trouvés, je les ai trouvés.

— Mes chevaux n’ont jamais été attelés, observa mistress Crawley ; Tintamarre mettra votre voiture en pièces s’il sent seulement le brancard.

— Mais au moins est-il facile à monter ? demanda notre héros pacifique.

— Doux comme un agneau et rapide comme un lièvre, répondit Rebecca.

— Croyez-vous qu’il soit assez fort pour me porter ? » dit Joe.

Il se voyait déjà galopant sur Tintamarre à plusieurs milles de Bruxelles, et ne pensait plus à la pauvre Amélia. Pour une personne qui savait s’en servir l’occasion était magnifique.

Rebecca engagea Joe à monter dans sa chambre, il franchit l’escalier en quatre bonds et arriva tout haletant de la crainte de voir manquer son marché. Dans toute la vie de Joe on peut dire que ce fut le quart d’heure qui lui coûta le plus cher ; Rebecca fixa le prix de sa marchandise sur le désir que Joe éprouvait de s’en voir possesseur, et sur la rareté de l’objet. La demande fut toutefois si considérable que notre gros peureux recula d’un pas en arrière.

« C’est à prendre ou à laisser ! » dit résolûment Becky.

Elle avait reçu de Rawdon la recommandation expresse de ne pas s’en défaire à un prix moindre que celui qu’elle indiquait. Lord Bareacres, à l’étage inférieur, n’en n’offrait ni plus ni moins, mais son affection, son attachement sans borne pour la famille Sedley la décidaient en faveur de Joe. Enfin, ce cher M. Joe avait le cœur trop bon pour ne pas comprendre qu’il faut que tout le monde vive. Bref, avec l’affection la plus tendre, il était impossible de se montrer plus serré en affaire.

Joseph finit par accéder au prix de Rebecca, comme il était facile de le prévoir. La somme qu’il avait à lui compter était si importante, qu’il fut obligé de lui demander quelque délai ; si importante, qu’elle constituait presque une fortune pour Rebecca. Elle eut bien vite calculé que cette somme jointe au prix des autres effets de Rawdon et à la pension qu’elle recevrait comme veuve, s’il restait sur le champ de bataille, lui créerait une position indépendante dans le monde, et que, désormais, elle n’avait plus à se préoccuper de voir arriver le veuvage.

Une ou deux fois dans le courant de la soirée, elle avait songé à fuir comme les autres. Mais la réflexion lui suggéra un meilleur parti.

« En admettant que les Français nous arrivent, pensa Becky, que pourront-ils faire à la femme d’un pauvre officier ? Allons ! nous ne sommes plus dans des temps de sac et de pillage ; on nous laissera tranquillement retourner chez nous ; ou je pourrai encore me fixer sur le continent avec un revenu assez honnête. »

Joe, accompagné d’Isidore, descendit à l’écurie sans plus de retard pour examiner les chevaux ; puis il dit à son valet de les seller sur-le-champ. Il voulait partir le soir même, à la minute. Il laissa à son valet le soin de préparer les montures, et lui-même se dirigea vers sa demeure pour y prendre ses dernières dispositions. Il voulait s’entourer du plus grand mystère, ne se sentant pas le courage de se présenter devant mistress O’Dowd et Amélia et de leur révéler ses projets de fuite.

Tandis que Joe achevait son marché avec Rebecca et faisait sa visite à l’écurie, l’horizon commençait à s’éclairer des premières lumières du jour. Cette nuit s’était passée sans repos pour la cité ; tout le monde était resté sur pied, toutes les fenêtres avaient de la lumière, à toutes les portes il se formait des groupes, et une agitation inquiète régnait dans toutes les rues. Les bruits les plus contradictoires circulaient de bouche en bouche. L’un annonçait la défaite complète des Prussiens, un autre la déroute des Anglais après une lutte acharnée, un troisième affirmait au contraire qu’ils étaient maîtres du champ de bataille. Peu à peu, ce dernier bruit finit par prendre une certaine consistance. En effet, les Français ne paraissaient point. Quelques traînards apportèrent de l’armée des nouvelles plus favorables. Enfin, un aide de camp arriva avec des dépêches pour le commandant de la place, et l’on put lire bientôt sur les murs de la ville l’annonce officielle du succès des alliés aux Quatre-Bras. La colonne, commandée par le maréchal Ney, avait battu en retraite après un combat de six heures.

Il faut placer l’arrivée de l’aide de camp à peu près vers le temps où Joe achevait son marché avec Rebecca et allait examiner son acquisition.

Joe trouva, en rentrant, sur la porte de l’hôtel, une vingtaine de personnes occupées à commenter les dernières nouvelles, auxquelles on ajoutait une foi complète. Il monta aussitôt pour les communiquer aux deux femmes placées sous sa garde. Il pensa qu’il était inutile de les informer de ses projets de retraite, de son marché, et de l’argent qu’il lui en coûtait.

Le succès ou la défaite préoccupait moins ces deux femmes que le sort de ceux qui leur étaient chers. À la nouvelle de la victoire, Amélia se sentit prise d’une inquiétude plus vive encore que par le passé. Elle voulait rejoindre l’armée, et tout en larmes suppliait son frère de l’y conduire. L’anxiété et la terreur étaient arrivées chez elle au dernier degré. La pauvre femme qui depuis plusieurs heures paraissait en proie à une léthargie profonde courait maintenant de côté et d’autre avec tous les symptômes de la folie : elle sanglotait, pleurait et criait.

Joe avait l’âme trop sensible pour supporter longtemps le spectacle d’une telle douleur. Il laissa sa sœur aux mains de son énergique compagne et redescendit à la porte de l’hôtel où l’on était encore réuni à causer en attendant de plus amples informations.

Le jour était enfin arrivé, et avec lui ne tardèrent pas à venir des nouvelles plus complètes du champ de bataille. On les reçut de la bouche même de ceux qui avaient été acteurs dans ce terrible drame. Des charrettes, des voitures chargées de blessés commencèrent à entrer dans la ville, au milieu des plaintes et des gémissements de ceux qu’elles ramenaient. On apercevait sur des litières de paille des figures décomposées par la souffrance. Un de ces fourgons attira plus particulièrement la curiosité de Joe Sedley. Les cris de ceux qu’on y avait couchés avaient de quoi fendre le cœur ; les chevaux fatigués pouvaient à peine traîner la voiture.

« C’est là, cria une voix faible et méconnaissable, » et la voiture s’arrêta en face de l’hôtel de Sedley.

« C’est George, je le reconnais, » s’écria Amélia la figure toute bouleversée et les cheveux en désordre.

Ce n’était point George, mais au moins elle allait avoir de ses nouvelles. C’était le pauvre Tom Stubble, qui vingt-quatre heures auparavant partait d’un pas résolu agitant avec orgueil le drapeau de son régiment. Il l’avait vaillamment défendu sur le champ de bataille, et la cuisse traversée d’un coup de lance, il était tombé en serrant toujours son étendard. À la fin de l’action notre jeune héros avait trouvé une place dans une charrette qui l’avait ramené dans ce triste état à Bruxelles.

« Monsieur Sedley ! monsieur Sedley ! » criait le blessé d’une voix défaillante.

À cet appel, Joe tressaillit d’abord ; puis s’avança tout effrayé. Le pauvre Stubble lui tendait une main brûlante et affaiblie.

« C’est ici qu’on doit me déposer, ajouta-t-il, Osborne et Dobbin l’ont dit, et vous donnerez deux napoléons à l’homme de la charrette, ma mère vous les rendra. »

Pendant les longues heures passées dans la charrette, en proie aux souffrances de la fièvre, le jeune enseigne s’était transporté en imagination à la cure de son père, qu’il avait quittée quelques mois auparavant, et par instant ses souvenirs l’avaient aidé à oublier sa douleur.

L’hôtel était vaste, ceux qui l’habitaient étaient bons et compatissants. Les blessés de la charrette trouvèrent chacun un lit. Le jeune enseigne fut porté dans l’appartement d’Osborne ; Amélia et la femme du major étaient venues à sa rencontre, après l’avoir reconnu du balcon. Le cœur de ces femmes se sentit plus à l’aise lorsqu’elles eurent appris que la lutte était interrompue et que leurs maris n’avaient pas la moindre égratignure. Amélia, transportée de joie, se jeta au cou de son amie, l’embrassa, et dans l’élan de sa reconnaissance, tomba à genoux pour élever son cœur à Dieu et remercier le Tout-Puissant d’avoir protégé son George bien-aimé.

Tous les médecins de la terre n’auraient pu apporter à cette jeune femme, dans son état de surexcitation nerveuse, un soulagement aussi puissant que celui que le hasard lui offrait. Assistée de mistress O’Dowd elle soigna le blessé et s’efforça d’adoucir ses cruelles souffrances. Cette occupation forcée l’enlevait aux inquiétudes et aux craintes de son esprit, et son activité fébrile prenait, de cette manière, une autre direction.

Notre jeune ami racontait avec la simplicité du soldat les événements de la journée et les faits d’armes de ses vaillants compagnons du ***e. Ils avaient eu beaucoup à souffrir. Ils avaient perdu beaucoup de monde. Le cheval du major avait été tué sous lui pendant une charge du régiment, et on avait d’abord cru que c’en était fait d’O’Dowd et que Dobbin allait lui succéder. Mais en revenant à leur point de ralliement ils avaient trouvé le major assis sur le flanc de Pyrame et demandant des consolations à la bouteille d’osier. Le capitaine Osborne avait sabré le lancier qui avait blessé l’enseigne.

À ce récit, une telle pâleur se répandit sur la figure d’Amélia, que mistress O’Dowd interrompit bien vite le jeune enseigne. À la fin de la journée, le capitaine Dobbin, bien que blessé lui-même, avait pris son jeune camarade dans ses bras pour le porter aux chirurgiens ; la charrette l’avait ensuite ramené à Bruxelles.

Le capitaine avait promis deux louis au conducteur pour transporter l’enseigne à l’hôtel de M. Sedley, et annoncer à mistress la capitaine Osborne que le feu avait cessé et que son mari n’avait pas la plus légère blessure.

« Il a bon cœur, ce William Dobbin, observa mistress O’Dowd, quoiqu’il ait toujours l’air de rire de moi. »

Le jeune Stubble déclara que Dobbin n’avait pas son pareil dans toute l’armée. C’étaient des éloges sans fin sur les qualités de l’excellent capitaine, sur sa modestie, sur sa bonté, sur son sang-froid au feu. À toutes ces paroles, Amélia ne prêtait qu’une oreille fort distraite ; elle n’écoutait que lorsqu’on parlait de George, et lorsqu’on n’en parlait plus, ses pensées étaient encore pour lui.

La journée s’écoula assez rapide pour Amélia, au milieu des soins qu’elle donnait au malade et des récits merveilleux de la bataille. Pour elle, toutefois, il n’y avait qu’un homme dans l’armée britannique, et son salut l’inquiétait bien plus que tous les mouvements des alliés et les attaques de l’ennemi. Les nouvelles que Joe lui rapportait de la rue faisaient à ses oreilles l’effet d’un vague bourdonnement. Notre craintif ami ne s’y montrait pas toutefois aussi indifférent que sa sœur, et il était en proie aux inquiétudes les plus sérieuses. Les Français avaient été repoussés ; mais, après une lutte acharnée et indécise, soutenue par une seule division de l’armée française. L’empereur, avec le corps principal, se trouvait à Ligny, où il avait culbuté les Prussiens sur toute la ligne, et débarrassé de ce premier obstacle, il se disposait à concentrer toutes ses forces contre les alliés. Le duc de Wellington se repliait sur Bruxelles. Toutes les éventualités étaient pour une grande bataille à livrer sous les murs de la capitale, et dont l’issue paraissait fort douteuse. Le duc de Wellington n’avait que vingt mille hommes de troupes anglaises sur lesquelles il pût compter. Les troupes allemandes se composaient de nouvelles recrues, et les Belges ne suivaient le reste de l’armée qu’à contre cœur. Avec cette poignée d’hommes le duc devait résister aux cinquante mille hommes qui envahissaient la Belgique sous les ordres de Napoléon, jusqu’alors invincible et avec lequel aucun capitaine ne semblait pouvoir se mesurer avec chance de succès.

En présence de ces réflexions qui se pressaient dans son esprit, Joe ne trouvait d’autre ressource que de trembler de tous ses membres. Du reste, tout le monde en était là à Bruxelles, car chacun comprenait que le combat de la veille n’était que le prélude d’une bataille inévitable et plus terrible encore. Déjà l’empereur avait fait subir un échec à l’armée qu’il avait trouvée sur son chemin. Il lui en coûterait à peine un effort pour passer sur le corps de quelques Anglais qui le séparaient de Bruxelles. Malheur alors à ceux qu’il y trouverait ! On rédigeait d’avance les discours ; les autorités s’étaient réunies pour discuter en secret le cérémonial à observer. On préparait les appartements, les drapeaux tricolores, les emblèmes de triomphe pour l’entrée de Sa Majesté l’Empereur et Roi.

L’émigration continuait de plus belle : dès qu’on avait trouvé des moyens de transport, on suivait le mouvement général. Quand Joe se présenta dans l’après-midi à l’hôtel de Rebecca, il remarque que la voiture des Bareacres avait enfin débarrassé la porte cochère. Le comte s’était procuré une paire de chevaux à un prix fabuleux, et, en dépit de mistress Crawley, galopait maintenant sur la route de Gand. Louis XVIII était tout prêt lui-même à abandonner les murs de cette ville. Le malheur semblait s’acharner à poursuivre de pays en pays le royal exilé.

La pénétration de Joe allait jusqu’à prévoir l’imminence d’une crise finale. D’un moment à l’autre, il allait avoir besoin des chevaux qui lui coûtaient si cher. Cette journée se passa pour lui au milieu d’angoisses impossibles à dépeindre. Par précaution, il ramena ses chevaux des écuries où ils se trouvaient dans celles de son hôtel. Dans un cas urgent, cette distance eût été encore trop grande ; et, en outre, il les tenait ainsi à l’abri d’un enlèvement de vive force. Isidore faisait bonne garde à la porte de l’écurie. Les chevaux étaient tout sellés et tout prêts, ce qui n’empêchait pas Joe d’attendre la suite des événements avec la plus grande anxiété.

Après l’accueil de la veille, Rebecca n’était pas fort pressée de venir auprès de sa chère Amélia ; mais la femme la fit penser au mari et elle rafraîchit les queues du bouquet de George, en changea l’eau et relut sa lettre.

« L’infortunée, dit-elle en roulant entre l’index et le pouce le coupable billet, avec cela je pourrais la rendre bien malheureuse ! Dire qu’elle a la bonté de se torturer le cœur pour un être pareil, un sot, un fat, qui la néglige et la dédaigne ! Mon pauvre Rawdon, tout bête qu’il est, vaut dix fois plus. »

Alors elle se mit à réfléchir sur ce qu’elle aurait à faire si… s’il arrivait quelque malheur au pauvre Rawdon. Il avait eu une bien bonne idée de lui laisser ses chevaux.

Mistress Crawley qui, dans le courant du jour, avait eu le regret de voir les Bareacres trouver les moyens de partir, songea à son tour à prendre les mêmes précautions que la comtesse. À l’aide de quelques coups d’aiguille, elle mit en sûreté la meilleure partie de ses bijoux, billets et bank-notes, et se trouva ainsi prête à tout événement, soit qu’elle se décidât à prendre la fuite ou à attendre de pied ferme les vainqueurs anglais ou français. Tandis que Rawdon, enveloppé dans son manteau, bivouaque au mont Saint-Jean par une pluie battante et pense de toutes les forces de son âme à sa chère petite femme, qui pourrait affirmer que celle-ci ne songe pas, dans un cas donné, à devenir Mme la maréchale et à se décorer d’un titre de duchesse ?

Le lendemain, qui était un dimanche, mistress la major O’Dowd eut la satisfaction de voir que le repos bienfaisant de la nuit avait rendu le calme et le courage à ses deux malades. Elle-même avait pris quelque sommeil sur le grand fauteuil de la chambre d’Amélia, toute prête à courir auprès de son amie ou de l’enseigne, suivant que l’un ou l’autre aurait réclamé ses soins. Dans la matinée, elle se rendit à sa demeure pour procéder à sa toilette avec toute la recherche et l’élégance qu’exigeait la solennité du jour. Il est fort possible que se trouvant seule dans cette chambre qu’elle avait partagée avec son mari, que, voyant le bonnet de coton du pauvre Mick encore sur l’oreiller et sa canne dans un coin, elle ait adressé ses prières au ciel pour le brave soldat.

Elle rapporta avec elle son livre de prières et le fameux recueil des sermons de son oncle le doyen ; elle n’y comprenait trop rien à la vérité, et ne prononçait même pas très-correctement tous ces mots barbares et abstraits, mais elle n’aurait pour rien au monde manqué à sa lecture des dimanches.

« Que de fois, mon cher Mick, pensait-elle, a écouté avec recueillement ces sermons que je lisais dans le calme de la traversée. »

Ce jour-là elle comptait bien avoir pour auditeurs de cette lecture intéressante Amélia et l’enseigne commis à ses soins. Le même jour, le même office se lisait à la même heure dans plus de vingt mille églises, et des millions d’hommes et de femmes imploraient à genoux, de l’autre côté du détroit, la protection du Tout-Puissant.

Mais leurs oreilles ne furent point troublées par le bruit qui émut notre petite colonie de Bruxelles, bruit bien plus menaçant encore que celui de la veille. Tandis que mistress O’Dowd débitait l’office de sa voix la plus claire, le canon de Waterloo commença à gronder.

À ce bruit redoutable, Joe, de plus en plus convaincu que son tempérament ne lui permettait pas de supporter ces alertes si souvent répétées, décida qu’il n’y avait plus à hésiter, et que, sans plus tarder, il allait prendre la fuite. Il s’élança, en conséquence, vers la chambre où nos trois amis avaient suspendu leurs prières pour mieux saisir les moindres rumeurs.

« Emmy, dit-il brusquement à sa sœur, il m’est impossible de rester plus longtemps ici ; je finirais par en mourir. Venez avec moi : j’ai acheté un cheval pour vous ; quant au prix, c’est mon affaire. Allons ! habillez-vous vite, et en route ; vous monterez derrière Isidore…

— Dieu me pardonne, monsieur Sedley, vous m’avez tout l’air d’un poltron, dit mistress O’Dowd en posant son livre.

— Allons Amélia, entendez-vous, continua l’employé civil, ne vous arrêtez pas aux sornettes de cette radoteuse ; belle avance d’attendre les Français pour être massacrés par eux !

— Vous oubliez le ***, mon cher monsieur, dit de son lit le jeune Stubble, et vous mistress O’Dowd, vous consentiriez donc à me quitter.

— Non, non, répondit-elle en s’approchant de lui ; le caressant comme elle eût fait à son enfant, ne craignez rien. Je ne bougerai pas sans un ordre de Mick. La jolie figure que je ferais à califourchon derrière ce monsieur. »

Cette saillie fit éclater de rire le jeune malade, et provoqua même un sourire de la part d’Amélia.

« Est-ce qu’on la demande ? murmurait Joe ; est-ce qu’on lui parle, seulement ? Voyons, Amélia, une fois pour toutes, oui ou non, voulez-vous venir ?

— Sans mon mari, Joseph, » fit Amélia avec un regard de surprise, et en même temps elle tendit la main à la femme du major.

La patience de Joe était à bout :

« Eh bien ! alors, bonsoir ! » s’écria-t-il en brandissant son poing avec colère et tirant violemment la porte par laquelle il venait de sortir.

Une minute plus tard, Joe était en selle, et mistress O’Dowd entendait le piétinement des chevaux qui franchissaient la porte de l’hôtel. Elle alla à la fenêtre pour voir passer M. Joe, escorté d’Isidore en chapeau galonné. Les deux montures, qui n’étaient pas sorties depuis plusieurs jours, se livraient à des pointes de gaieté et faisaient toutes sortes de courbettes dans la rue. Joe, naturellement gauche et timide, avait toutes les peines du monde à se tenir en équilibre.

« Regardez-le donc, Amélia ma chère, bon, le voilà qui va entrer par la fenêtre du salon. Je n’ai jamais vu pareil magot dans les boutiques de chinoiseries. »

Enfin les deux cavaliers s’élancèrent au galop dans la direction de Gand. Mistress O’Dowd les accompagna des railleries les plus méprisantes tant qu’elle put les apercevoir.

Nous connaissons tous par des ouï-dire ou par nos lectures le choc terrible qui, pendant ce temps, avait lieu à quelques heures de Bruxelles. Le souvenir de cette fameuse journée est resté gravé dans le cœur de tous les braves soldats qui, vainqueurs ou vaincus, prirent part à cette grande bataille. Faudra-t-il qu’une nouvelle lutte donnant la victoire à ceux qui pleurent encore leur défaite, fasse succéder nos enfants à un héritage maudit de haine et de vengeance ? Faudra-t-il ne voir jamais terminer ces massacres dans lesquels deux nations généreuses arrosent les champs de bataille du plus pur de leur sang ? Depuis tant de siècles de lutte et d’égorgement, Anglais et Français n’ont-ils pas payé assez chèrement leur tribut à ce qu’on appelle le code de l’honneur.

Tous nos amis se conduisirent en hommes de cœur dans cette grande journée. Tandis que les femmes agenouillées priaient loin du champ de bataille, les lignes inébranlables d’infanterie anglaises essuyaient et repoussaient les charges furieuses des régiments français. La fusillade, dont les roulements arrivaient jusqu’à Bruxelles, portait la mort au milieu des rangs ennemis ; ceux qui tombaient étaient aussitôt remplacés par d’autres aussi résolus à faire leur devoir. Vers le soir, l’attaque des Français, si bravement conduite, si énergiquement repoussée, sembla se ralentir un peu. Ils semblaient délibérer pour savoir s’ils tourneraient leurs efforts d’un autre côté, ou s’ils réuniraient leurs forces pour un suprême assaut. À un signal donné, les colonnes de la garde impériale gravissent les hauteurs du mont Saint-Jean pour débusquer les Anglais qui, tout le jour, s’étaient maintenus dans leur position. Cette imposante colonne, déployant ses mouvants anneaux dans la plaine, commença à escalader la colline sans paraître entamée par l’artillerie anglaise qui vomissait la mort du sein de nos bataillons. Déjà elle attaquait le sommet du mamelon occupé par les Anglais, quand soudain elle se ralentit et hésita dans sa marche. Elle s’arrêta alors faisant toujours face au feu, mais enfin les Anglais repoussèrent leurs agresseurs et conservèrent le poste d’où nul ennemi n’avait pu les déloger.

Aucun bruit n’arrivait plus à Bruxelles, la lutte s’était engagée à quelques milles plus loin. D’épaisses ténèbres couvraient de leurs voiles la ville et le champ de bataille. Amélia adressait au ciel de ferventes prières pour son bien-aimé, et George, couché sur la face, gisait sans vie broyé par un boulet.


Tome II


CHAPITRE PREMIER.

Sollicitude des parents de miss Crawley pour cette chère demoiselle.


Tandis que l’armée anglaise s’éloigne de la Belgique et se dirige vers les frontières de la France pour y livrer de nouveaux combats, nous ramènerons notre aimable lecteur vers d’autres personnages qui vivent en Angleterre au sein du calme le plus profond et ont aussi leur rôle à jouer dans le cours de notre récit.

La vieille miss Crawley était toujours à Brighton, où elle ne se tourmentait pas beaucoup des terribles combats livrés sur le continent. Briggs toujours sous l’influence des tendres paroles de Rebecca, ne manqua pas de lire à sa chère Mathilde la Gazette, où l’on parlait avec éloge de la valeur de Rawdon Crawley et de sa promotion au grade de lieutenant-colonel.

« Quel dommage, disait alors sa tante, que ce brave garçon se soit embourbé dans une pareille ornière, c’est malheureusement une sottise irréparable. Avec son rang et son mérite il aurait trouvé à épouser au moins la fille d’un marchand de bière qui lui aurait apporté une dot de 250 000 liv. sterling, comme miss Grain d’Orge, par exemple. Peut-être même aurait-il pu songer à une alliance avec quelque famille aristocratique de l’Angleterre. Un jour ou l’autre je lui aurais laissé mon argent à lui ou à ses enfants, car je ne suis pas encore fort pressée de partir, entendez-vous, miss Briggs, quoique vous soyez peut-être plus pressée d’être débarrassée de moi, et il faut que tout cela manque ; et pourquoi, je vous prie ? Parce qu’il lui a pris fantaisie d’épouser une mendiante de profession, une danseuse d’opéra.

— Mon excellente miss Crawley ne laissera donc pas tomber un regard de miséricorde sur ce jeune héros, dont le nom est désormais inscrit sur les tablettes de la gloire ? reprenait miss Briggs, exaltée par la lecture des prodiges de Waterloo, et toujours disposée à saisir l’occasion de se livrer à ses instincts romanesques. Le capitaine, je veux dire le colonel, car désormais tel est son grade, le colonel n’a-t-il pas assuré à jamais l’illustration du nom des Crawley ?

— Vous êtes une sotte, miss Briggs, répondait la douce Mathilde, le colonel Crawley a traîné dans la boue le nom de sa famille. Épouser la fille d’un maître de dessin ! épouser une demoiselle de compagnie ; car elle sort du même sac que vous, miss Briggs ; oh ! mon Dieu, je n’en fais point de différence ; seulement, elle est plus jeune et possède beaucoup plus de grâce et d’astuce. Mais, par hasard, seriez-vous la complice de cette misérable qui a attiré Rawdon dans ses filets ? C’est que vous avez toujours la bouche empâtée de ses louanges. J’y vois clair maintenant, j’y vois clair, vous êtes de complicité avec elle. Mais dans mon testament, vous pourrez bien trouver quelque chose qui vous fera déchanter, je vous en avertis. Vite, écrivez à M. Waxy que je désire le voir immédiatement. »

Miss Crawley écrivait alors à M. Waxy, son homme d’affaire, presque tous les jours de la semaine. Le mariage de Rawdon avait complétement bouleversé ses dispositions testamentaires, et elle était fort embarrassée pour savoir comment répartir son argent. Ces préoccupations n’étaient point causées par l’appréhension d’une mort prochaine ; au contraire, la vieille demoiselle s’était parfaitement rétablie. Il était facile d’en juger à la vivacité des épigrammes dont elle accablait la pauvre Briggs. Sa malheureuse victime montrait une douceur, une apathie, une résignation où l’hypocrisie entrait pour plus encore que la générosité. En un mot, elle s’était faite à cette soumission servile, indispensable aux femmes de son caractère et de sa condition. Et quant à miss Crawley, comme toutes les personnes de son sexe, elle savait avec un art cruel retourner dans la plaie la pointe acérée du mépris.

À mesure que la convalescente reprenait des forces, il semblait qu’elle cherchât à les essayer contre miss Briggs, la seule compagne qu’elle admît dans son intimité. Les parents de miss Crawley ne perdaient pas pour cela le souvenir de cette chère demoiselle ; au contraire, chacun s’efforçait à l’envi de lui témoigner par nombre de cadeaux et de messages affectueux l’énergie d’une tendresse inaltérable.

Nous citerons en première ligne son neveu Rawdon Crawley. Quelques semaines après la fameuse bataille de Waterloo, et les détails donnés par la Gazette sur ses exploits et son avancement, il arriva à Brighton, par le bateau de Dieppe, une boîte à l’adresse de miss Crawley. Cette boîte contenait des présents pour la vieille fille et une lettre de son respectueux neveu le colonel ; le paquet se composait d’une paire d’épaulettes françaises, d’une croix de la Légion d’honneur et d’une poignée d’épée, précieux trophées de la bataille.

La lettre était charmante de verve et d’entrain ; elle donnait tout au long l’histoire de la poignée d’épée enlevée à un officier supérieur de la garde, qui, après avoir énergiquement exprimé que la garde meurt et ne se rend pas, avait été fait prisonnier au même instant par un simple soldat. La baïonnette du fantassin avait brisé l’épée de l’officier, et Rawdon s’était saisi de ce tronçon pour l’envoyer à sa chère tante. Quant à la croix et aux épaulettes, elles avaient été prises à un colonel de cavalerie tombé dans la mêlée sous les coups de l’aide de camp. Rawdon s’empressait de déposer aux pieds de sa très-affectionnée tante ces dépouilles, cueillies dans les plaines de Mars. Il lui demandait la permission de lui continuer sa correspondance quand une fois il serait arrivé à Paris, lui promettant d’intéressantes nouvelles sur cette capitale et ses vieux amis de l’émigration, auxquels elle avait témoigné une si bienveillante sympathie pendant leurs jours d’épreuves.

Briggs fut chargée de la réponse. Elle devait adresser au colonel une lettre de félicitations et l’encourager à de nouvelles communications épistolaires. La première missive était assez spirituelle et assez piquante pour faire bien augurer des suivantes.

« Je sais très-bien, disait miss Crawley à miss Briggs, que Rawdon est aussi incapable que vous d’écrire une lettre pareille, que cette petite drôlesse de Rebecca lui a dicté jusqu’à la dernière virgule ; mais je n’ai garde d’aller me priver des distractions qui peuvent me venir de ce côté ; faites donc comprendre à mon neveu que sa lettre m’a mise de fort bonne humeur. »

Si miss Crawley ne se trompait pas en attribuant la lettre à Becky, elle ne savait peut-être pas aussi bien que les dépouilles opimes qu’on lui envoyait étaient également de l’invention de mistress Rawdon. Cette dernière les avait eues pour quelques francs de l’un de ces innombrables colporteurs qui, le lendemain de la bataille, se mirent à trafiquer ces tristes débris. Quoi qu’il en soit la gracieuse réponse de miss Crawley ranima les espérances de Rawdon et de sa femme, qui tirèrent les plus favorables augures de l’humeur radoucie de leur tante.

Dès que Rawdon, à la suite des armées victorieuses, eut fait son entrée dans la capitale, sa vieille tante reçut de Paris la correspondance la plus régulière et la plus divertissante.

La femme du recteur, non moins ponctuelle dans sa correspondance, était beaucoup moins goûtée par la vieille demoiselle. L’humeur impérieuse de mistress Bute lui avait fait un tort irréparable dans la maison de sa belle-sœur, non-seulement elle était détestée des subalternes, mais encore elle était à charge à miss Crawley. Si la pauvre miss Briggs avait eu la moindre malice dans l’esprit, elle eût trouvé une joie ineffable à annoncer à mistress Bute, de la part de sa chère Mathilde, que celle-ci se trouvait infiniment mieux depuis que mistress Bute n’y était plus ; à la prier, toujours au nom de miss Crawley, de ne plus s’inquiéter de sa santé et de ne pas quitter sa famille pour venir la voir. Plus d’un cœur féminin eût savouré à longs traits ce petit plaisir de la vengeance ; mais pour rendre justice à miss Briggs, elle ne voyait pas si loin. Son ennemie était en disgrâce ; il n’en fallait pas davantage pour émouvoir sa fibre compatissante.

« J’ai été bien sotte, se disait, non sans raison, mistress Bute, j’ai été bien sotte d’annoncer mon arrivée à miss Crawley dans la lettre qui accompagnait l’envoi des canards de Barbarie. J’aurais dû me présenter à l’improviste à cette vieille radoteuse, et l’enlever à ces deux harpies Briggs et Firkin. Ah ! Bute, mon ami Bute ! qu’avez-vous fait en allant vous casser le cou ! »

Bute avait eu le plus grand tort et ne le savait que trop !

Nous avons vu de quoi était capable mistress Bute quand elle avait le jeu pour elle ; sous son autorité despotique, le règne de la terreur s’était établi dans la maison de miss Crawley, mais à la première occasion il y avait eu révolte suivie de la disgrâce la plus complète. Tous les sots du presbytère prenaient texte de là pour se poser comme les victimes de l’égoïsme le plus bas, de la trahison la plus abominable ; ces sacrifices, ce dévouement pour miss Crawley n’avaient été payés que par la plus noire ingratitude.

L’avancement de Rawdon d’autre part, sa mise à l’ordre du jour avaient aussi jeté l’alarme dans ces âmes si charitables et si chrétiennes. Sa tante ne pouvait-elle pas se radoucir en le voyant colonel et chevalier du Bain ? Qui pouvait jurer que l’odieuse créature qu’il appelait sa femme ne finirait pas par rentrer un jour en faveur ?

La femme du ministre composa, sous l’inspiration de son juste courroux, un sermon sur la vanité de la gloire militaire et la prospérité des méchants, et son mari le lut à ses paroissiens, sans y comprendre un mot. Pitt se trouvait ce jour-là dans l’auditoire : il s’était rendu à l’église avec ses deux sœurs pour remplacer le chef de famille qui ne faisait plus, dans son banc seigneurial, que de fort rares apparitions.

Depuis le départ de Becky Sharp, ce vieux mécréant se livrait sans frein à ses instincts dépravés. Sa conduite était devenue un scandale pour le comté et un sujet de honte pour son fils. Jamais miss Horrocks n’avait étalé sur son bonnet un tel luxe de rubans. Les autres familles du voisinage avaient dû renoncer à toute espèce de relations avec le château et son propriétaire. Le baronnet allait boire chez ses fermiers, trinquait avec eux à Mudbury, et les jours de marché, il se faisait conduire à Southampton dans sa grande voiture à quatre chevaux avec miss Horrocks à sa droite.

M. Pitt, en ouvrant le journal, tremblait chaque matin d’y voir annoncé le mariage de son père avec la susdite demoiselle. L’épreuve était rude et pénible pour son amour-propre. Dans les assemblées religieuses dont il avait la présidence, et où il parlait d’ordinaire plusieurs heures de suite, comment son éloquence ne se serait-elle pas glacée sur ses lèvres lorsqu’en se levant il entendait dans l’auditoire les réflexions suivantes :

« Eh ! mais, ce monsieur qui se lève, c’est le fils de ce vieux réprouvé de sir Pitt qui, dans ce moment, est sans doute à boire dans quelque bouchon du voisinage. »

Une fois il parlait de la triste situation du roi de Tombouctou et de ses nombreuses épouses, plongées dans les plus épaisses ténèbres de l’idolâtrie ; soudain un ivrogne, élevant la voix dans la foule :

« Combien, lui cria-t-il en compte-t-on dans le harem de Crawley ? »

Sous le coup de cette apostrophe, l’auditoire resta tout ébahi, et il n’en fallut pas davantage pour faire manquer l’effet du discours de M. Pitt.

Quant aux deux héritières de Crawley-la-Reine, peu s’en manqua qu’elles ne fussent livrées sans contrôle à leurs inspirations personnelles. Sir Pitt avait juré que, sous aucun prétexte il ne laisserait rentrer de gouvernantes au château. Enfin, par bonheur pour elles et grâce à l’intervention de M. Crawley, le vieux gentilhomme se décida à les mettre en pension.

À travers les nuances diverses qui résultaient dans les actes de chacun de la différence des caractères, on pouvait néanmoins reconnaître un redoublement d’attention à l’égard de miss Crawley de la part de ses neveux et nièces ; tous tenaient à lui témoigner leur affection de la manière la plus vive ; tous tenaient à lui donner des gages non équivoques de leur tendresse.

Mistress Bute lui avait adressé des canards de Barbarie, des choux-fleurs d’une grosseur remarquable, une jolie bourse et une pelote faite par ses aimables filles, avec prière à leur chère tante de vouloir bien leur garder une petite place dans son cœur.

M. Pitt, plus magnifique encore dans ses envois, lui prodiguait les bourriches de pêches, de raisins et de gibier. La voiture de Southampton à Brighton apportait à miss Crawley tous ces petits cadeaux qui, sous mille formes diverses, prouvaient la tendresse de ses proches. Quelquefois même M. Pitt allait lui rendre visite ; car l’humeur acariâtre et revêche de son honorable père mettait souvent sa patience à bout, et le forçait d’aller chercher au dehors l’oubli de ses soucis domestiques.

Un autre motif attirait encore M. Pitt à Brighton, c’était la présence de lady Jane de la Moutonnière. Nous avons mentionné plus haut les projets de mariage qui existaient entre les deux jeunes gens. Lady Jane habitait Brighton avec ses sœurs et sa mère la comtesse de Southdown, la femme forte de l’Évangile, avantageusement connue de toutes les personnes graves et sérieuses.

Quelques mots sont nécessaires sur cette respectable famille, mêlée aux événements de ce récit par les liens qui vont la rattacher à la famille Crawley.

La vie du chef de la famille Southdown, Clément William, quatrième comte de Southdown, n’offre aucune particularité bien remarquable. Il entra au parlement sous le patronage de M. Wilberforce ; y rendit quelques services à son parti, et on ne saurait mieux faire que de le ranger dans la catégorie dite des hommes sérieux.

Les paroles auraient peine à exprimer l’étonnement et la consternation de la vertueuse comtesse de Southdown, lorsque, après le trépas de son noble époux, elle apprit que l’héritier de la famille, son fils enfin, était membre de plusieurs clubs et avait perdu de grosses sommes au jeu, chez Wattiers et au Cocotier, qu’il avait déjà mangé une partie de son héritage, qu’il était criblé de dettes, qu’il conduisait à quatre chevaux, était commissaire dans les assauts de boxe, qu’enfin il avait une loge à l’Opéra, où il paraissait au milieu de la société la plus mal famée. Son nom était toujours accueilli par un murmure réprobateur dans le cercle de la douairière. Lady Émilie comptait quelques années de plus que son frère ; elle avait déjà pris une position éminente parmi les gens sérieux comme auteur de manuels de piété, d’hymnes spirituelles et de poésies religieuses. C’était une demoiselle d’un esprit mûr et rassis qui avait jeté bien loin toute idée de mariage. Son amour pour les nègres suffisait, à lui seul, à son ardente sensibilité. La rumeur publique lui attribue un magnifique poëme dont voici le début :

Guidez-nous par delà les abîmes des mers,
En ces îles que brûle un soleil implacable,
Où sourit d’un ciel pur l’azur inaltérable,
Où de pleurs éternels le noir mouille ses fers.
Etc.… etc.… etc.…

Elle était en correspondance réglée avec les missionnaires des deux Indes. On parlait même de tendres sentiments qu’elle aurait éprouvés pour le révérend Silas Pousse-Grain, tatoué dans une de ses missions par les sauvages des mers du Sud.

Quant à lady Jane, pour laquelle M. Pitt, comme nous l’avons dit, brûlait d’une si belle flamme, elle était aimable et craintive, parlait peu et rougissait beaucoup. Malgré les écarts de son frère, elle continuait à l’aimer sans pouvoir s’en empêcher. De temps à autre elle lui écrivait de petites lettres à la hâte, et les jetait à la poste en cachette. Un jour, et c’était le plus terrible secret qui chargeât sa conscience, escortée de sa gouvernante, elle avait fait une visite clandestine au jeune lord, qu’elle avait trouvé — voyez à quels excès vous conduisent la débauche et le crime — en compagnie d’un cigare et d’une bouteille de curaçao ! Elle admirait sa sœur, adorait sa mère, et à ses yeux l’homme le plus aimable et plus accompli était M. Crawley, après son cher Southdown toutefois. Sa mère et sa sœur, ces deux natures d’élite, se chargeaient de trancher pour elle en toutes circonstances, et la regardaient avec ce superbe dédain que toute femme qui se retire sur les hauteurs de l’intelligence dispense toujours avec usure à ceux qu’elle voit au-dessous d’elle. Sa mère commandait ses robes, ses livres, ses chapeaux, et allait même jusqu’à penser pour elle. Suivant que milady Southdown se trouvait dans telle ou telle disposition, sa fille montait à cheval, touchait du piano ou prenait tout autre exercice. Milady aurait, sans aucun doute, laissé sa fille en tabliers à manches jusqu’à ses vingt-six ans qu’elle venait d’atteindre, s’il n’avait fallu les quitter pour la présentation de lady Jane à la reine Charlotte.

Quand ces dames furent installées à Brighton, M. Crawley ne visita d’abord qu’elles seules, se contentant de mettre une carte chez sa tante et de demander tout simplement à M. Bowls ou à son camarade des nouvelles de la malade. Un jour, s’étant trouvé face à face avec miss Briggs, qui revenait du cabinet de lecture, de gros paquets de romans sous le bras, une rougeur extraordinaire couvrit la figure de M. Crawley, tandis qu’il s’avançait vers la demoiselle de compagnie, pour lui dire un bonjour plus amical. Après s’être promené quelques instants avec elle, il finit par emmener miss Briggs auprès de lady Jane de la Moutonnière, et lui dit :

« Lady Jane, permettez-moi de vous présenter la meilleure amie de ma tante et sa plus fidèle compagne, miss Briggs, que vous connaissez déjà à un autre titre, comme auteur des Harmonies du cœur, ces charmantes poésies qui font vos délices. »

Lady Jane rougit beaucoup, tendit sa petite main à miss Briggs, lui fit un compliment tout à la fois très-poli et très-inintelligible, parla de son désir d’aller voir miss Crawley, du bonheur qu’elle aurait à connaître les parents et les amis de M. Pitt ; puis, avec un regard doux comme celui d’une colombe, elle prit congé de Briggs, à laquelle M. Pitt fit un salut vraiment digne de ceux qu’il adressait à la grande duchesse Poupernicle lorsqu’il était attaché comme envoyé extraordinaire à sa cour.

L’adroit diplomate avait bien profité des leçons du machiavélique Binkie. C’était lui qui avait donné à lady Jane l’exemplaire des poésies de Briggs, qu’il avait ramassé dans un coin à Crawley-la-Reine, exemplaire enrichi d’une dédicace adressée par cette huitième muse à la première femme du baronnet. Il avait apporté ce volume à sa fiancée, ayant d’abord eu le soin de le lire pendant la route et de marquer au crayon les passages dont la douce lady Jane devait se montrer le plus frappée.

M. Pitt fit briller aux yeux de lady Southdown les immenses avantages qui pourraient résulter d’une plus grande intimité de rapports avec miss Crawley ; il les lui montra surtout comme alliant à la fois l’intérêt de ce monde à celui du ciel. Miss Crawley vivait désormais seule et abandonnée ; ce réprouvé de Rawdon, par ses écarts monstrueux, par son mariage, s’était aliéné sans retour les affections de sa tante. La tyrannie intéressée de mistress Bute Crawley avait poussé la vieille fille à se révolter contre les prétentions envahissantes de sa cupide parente. Quant à lui, bien qu’il se fût abstenu jusqu’à ce jour par un orgueil exagéré peut-être de toute marque de déférence ou de tendresse à l’égard de miss Crawley, il pensait que le moment était venu d’arriver par tous les moyens possibles à arracher cette âme à l’ennemi du genre humain, et à assurer à sa personne l’héritage de sa chère parente, en sa qualité de chef de la maison Crawley.

Lady Southdown, la femme forte de l’Écriture, tomba d’accord sur tous ces points avec son futur gendre ; et dans l’ardeur de son zèle, la conversion de miss Crawley lui semblait l’affaire d’un tour de main. Dans ses domaines de Southdown, cette géante de la vérité ne daignait-elle pas elle-même parcourir en calèche les campagnes qu’elle voulait initier à la grande lumière ? N’envoyait-elle pas de tous côtés des émissaires chargés d’inonder le pays d’une pluie de ses manuels ? Gros-Jean recevait ainsi l’ordre de se convertir sans délai ; Petit-Pierre, de lire sa prose sans résistance ni appel au clergé régulier.

Milord Southdown, nature épileptique et obtuse, approuvait et ratifiait les faits et gestes de sa Mathilde. Les croyances de milady se transformant sans cesse, ses opinions variaient à l’infini, par suite de la multitude des docteurs dissidents admis dans son intimité. N’importe quiconque était dans sa dépendance, devait la suivre pas à pas et les yeux fermés. Qu’elle s’adressât, suivant son caprice du moment, au révérend Saunders Mac Nitre, le divin Écossais, ou au révérend Luke Waters, l’angélique Wesleyen, ou à Giles Jowis, le savetier illuminé, enfants, domestiques, fermiers, tout le monde était tenu d’aller, à la suite de milady, s’incliner devant eux et de dire Amen à chacune des professions de foi de ces différents docteurs.

Pendant les exercices de piété, milord Southdown, usant du bénéfice de son tempérament souffreteux, obtenait l’autorisation de rester dans sa chambre à boire du vin chaud, tout en écoutant lire son journal. Lady Jane était la préférée du vieux comte, mais aussi elle l’entourait des soins les plus tendres et les plus sincères. Quant à lady Émilie, auteur de la Blanchisseuse de Finchley-Common, elle peignait sous des couleurs si terribles les châtiments de l’autre monde, qu’elle jetait l’épouvante dans l’esprit craintif de son vieux père et que ses accès d’épilepsie, d’après l’avis des médecins, avaient pour principale cause les sermons de cette enthousiaste prédicante.

— Eh bien ! oui, j’irai la voir, répondit lady Southdown à M. Pitt, en se rendant à la logique puissante du prétendu de sa fille. Savez-vous quel est le médecin de miss Crawley ? »

M. Crawley nomma M. Creamer.

« Un praticien des plus dangereux et des plus ignorants, mon cher Pitt. La providence, dans ses adorables desseins, a permis que je lui serve d’instrument pour en purger déjà plusieurs maisons ; deux ou trois fois, malheureusement, je suis arrivée trop tard ; entre autres, chez ce pauvre général Glanders qui allait mourir entre les mains de cet âne fieffé. Grâce aux pilules de Podger, que je lui ai administrées, il y a eu quelques jours de mieux ; mais hélas ! il était trop tard pour que l’effet pût être durable ; sa mort du moins a été des plus douces ; et si la providence l’a retiré de ce monde, c’est sans doute pour son plus grand bien. Je reviens à Creamer, mon cher Pitt ; il ne peut rester auprès de votre tante. »

Pitt se rangea tout à fait à cet avis. Lui aussi subissait, comme les autres, l’ascendant de sa noble parente et future belle-mère. Son esprit et son estomac étaient assez robustes pour supporter également bien les remèdes spirituels et temporels de milady, les prédications de Saunders Mac Nitre comme les pilules de Podger, l’élixir de Pokey et les sermons de Luke Waters. Jamais il ne sortait sans avoir soin d’emporter sur lui une provision de ces drogues théologiques et médicales préparées par l’ignorance et débitées par le charlatanisme.

« Quant au traitement spirituel, continua milady, il n’y a pas de temps à perdre ; entre les mains de Creamer elle peut trépasser d’un jour à l’autre, et songez, mon cher Pitt, dans quelles tristes dispositions elle se trouve pour faire le grand voyage. Je vais lui dépêcher le docteur Irons. Vite, Jane, écrivez un mot au révérend Bartholomé Irons ; à la troisième personne, entendez-vous ? Vous lui direz que je l’engage à venir prendre le thé ce soir à six heures et demie. Voilà un ardent apôtre. Je suis sûr qu’il ne laissera pas miss Crawley s’endormir avant de l’avoir vue. Et vous, Émilie, ma chère, préparez-moi un paquet de brochures pour miss Crawley ; vous y mettrez : Une Voix dans les flammes, la Trompette de Jéricho, la Marmite cassée, joignez-y encore l’Anthropophage converti.

— Et la blanchisseuse de Finchley-Common, dit lady Émilie, il faut marcher droit au but.

— Pardon, mesdames, dit Pitt à son tour s’inspirant de sa science diplomatique, avec toute la déférence que je dois à la chère lady Southdown, je pense qu’il faudrait attendre encore avant d’amener miss Crawley sur un terrain aussi grave et aussi sérieux. Sa santé réclame des ménagements, et, en outre, elle a bien peu médité jusqu’à ce jour, sur ce qu’elle avait à faire, pour son éternité bienheureuse.

— Raison de plus pour se hâter, mon cher Pitt, dit lady Émilie, en se levant avec son arsenal de brochures.

— Une trop grande brusquerie ne réussirait qu’à l’effaroucher. Je connais assez les dispositions mondaines de ma tante pour pouvoir vous assurer qu’en voulant ainsi la convertir d’assaut, nous n’arriverions à d’autres résultats que de la faire persister dans ses voies funestes, loin d’arracher cette âme au péril qui la menace. Pour se soustraire à l’effroi, à l’ennui que vous lui inspirerez, elle jettera vos livres par la fenêtre et nous fermera sa porte au nez.

— Pitt, Pitt, vous appartenez aux pompes de ce monde au moins autant que miss Crawley, dit lady Émilie, en remportant ses précieuses brochures.

— Inutile de vous dire, chère lady Southdown, continua Pitt à voix basse, sans s’arrêter à cette interruption, combien un manque d’égards ou de prudence pourrait causer de préjudice à nos espérances sur les biens terrestres et périssables de miss Crawley. Sa fortune atteint à un chiffre de soixante-dix mille livres sterling ; pensez de plus à son grand âge, à son tempérament nerveux et délicat. Il existait un testament en faveur de mon frère le colonel Crawley ; elle l’a détruit, je le sais… Beaucoup de douceur, voilà ce qu’il faut employer pour cette âme souffrante et blessée ; évitons donc par-dessus tout ce qui tendrait à l’aigrir, à l’irriter. J’espère en conséquence que vous conclurez avec moi qu’il…

— Certainement, certainement, reprit lady Southdown. Jane, mon enfant, il est inutile d’écrire ce billet au docteur Irons. Puisque la santé de miss Crawley la met hors d’état de supporter les fatigues de la discussion, nous attendrons qu’elle aille mieux. J’irai toutefois la voir demain.

— Si vous m’en croyez, belle dame, ajouta encore sir Pitt d’un ton caressant, vous n’y conduirez pas notre ardente Émilie ; elle pousse trop loin le prosélytisme : je vous engage plutôt à prendre la douce et tendre lady Jane.

— Certainement, certainement, Émilie bouleverserait tous nos plans, » repartit lady Southdown reconnaissant la justesse de cette observation.

Pour cette fois donc la comtesse renonça à sa méthode ordinaire d’accabler sous le poids de ses indigestes et rebutants traités la victime que voulait frapper et réduire son ardeur convertissante, c’est ainsi que dans les batailles la canonnade précède toujours les charges de cavalerie française. Quoi qu’il en soit, et sans que nous puissions dire si ce fut par égard pour une santé chancelante et affaiblie, dans le désir de ne point compromettre la félicité éternelle d’une âme égarée, ou peut-être enfin, par suite de calculs intéressés, lady Southdown consentit à temporiser.

Le lendemain, la grande voiture de famille Southdown, portant sur ses panneaux la couronne de comte et le losange, avec des armoiries qui rappelaient les alliances avec les Binkie, s’arrêtait en grande pompe à la porte de miss Crawley. Un laquais d’une taille gigantesque, d’une mine grave et béate remit à M. Bowls, pour miss Crawley et miss Briggs, les cartes de sa maîtresse. Après cette première entrée en rapport, lady Émilie se donna, le jour même, la satisfaction d’envoyer sous bande à la demoiselle de compagnie les brochures citées plus haut, et principalement la Blanchisseuse, avec quelques autres traités à l’usage des domestiques, tels que : les Miettes de l’Office, la Poêle et le Fourneau, brochures dont le titre dit assez la haute portée !



CHAPITRE II.

Où Jim passe par la porte et sa pipe par la fenêtre.


Miss Briggs s’était sentie singulièrement flattée des prévenances de M. Crawley et du bon accueil de lady Jane. Aussi quand on apporta à Miss Crawley les cartes de la famille Southdown, les paroles élogieuses se pressèrent dans sa bouche sur le compte des visiteurs. La comtesse avait laissé une carte pour elle ! Il y avait là assurément de quoi rendre bien fière cette pauvre délaissée.

« Une carte de lady Southdown pour vous, qu’est-ce que cela signifie, miss Briggs ? pour ma part, je n’y comprends rien, » observa miss Crawley au nom de ses principes égalitaires.

Sa compagne lui fit humblement remarquer qu’il n’y avait aucun mal à ce qu’une dame de qualité accordât quelque attention à une honnête et pauvre fille.

Cette carte fut conservée précieusement dans sa boîte à ouvrage, parmi ses autres trésors du même genre.

Elle raconta alors à miss Crawley sa rencontre de la veille avec M. Pitt, en compagnie de sa cousine et future épouse. Elle s’étendit avec une complaisance toute particulière sur l’amabilité et la modestie de cette charmante demoiselle, sur la simplicité excessive de sa toilette, dont elle passa minutieusement en revue tous les articles, depuis le bonnet jusqu’aux brodequins.

Miss Crawley ne dit point à Briggs que son bavardage lui brisait la tête ; elle la laissa parler, au contraire, tant qu’elle voulut. Dès qu’elle sentait ses forces revenir, elle se mettait à désirer les visites, et M. Creamer, son médecin, ne voulant point lui permettre de retourner à Londres pour s’y plonger de nouveau dans le tourbillon des plaisirs, elle était enchantée de trouver à Brighton des éléments de société. Elle envoya donc ses cartes le lendemain, en faisant dire à M. Pitt qu’elle serait bien aise de le voir. Il se rendit à cette invitation et amena même avec lui lady Southdown et sa fille. La comtesse douairière évita de parler de l’état déplorable dans lequel se trouvait l’âme de miss Crawley, elle causa toujours avec une discrétion exquise de la pluie et du beau temps, de la guerre, de la chute de Bonaparte ; vanta surtout ses docteurs et ses drogueurs, et porta très-haut les mérites singuliers de Podger, son apothicaire de prédilection.

Dès cette première visite, Pitt Crawley frappa un coup de maître en démontrant, clair comme le jour, que si un injuste oubli n’avait pas à ses débuts arrêté sa carrière diplomatique, il n’y avait pas de raison pour qu’il ne pût prétendre aux postes les plus élevés. La comtesse douairière de Southdown ayant pris à parti celui qu’elle appelait l’aventurier Corse, ce monstre souillé de tous les crimes imaginables, ce misérable tyran indigne de voir la lumière du jour, etc., etc., etc. Pitt Crawley se mit à son tour à défendre l’homme de la destinée. Il dépeignit le premier consul tel qu’il l’avait vu à la paix d’Amiens, quand, lui Pitt Crawley, avait eu l’honneur de se lier avec M. Fox, ce grand homme d’État, devant le génie duquel disparaît toute dissidence d’opinion pour ne plus laisser place qu’à l’admiration la plus fervente, ce politique achevé qui avait toujours professé la plus haute considération pour l’empereur Napoléon ; son indignation s’exhala en termes les plus violents contre la conduite déloyale des alliés à l’égard de ce monarque détrôné. L’exil le plus honteux et le plus cruel n’avait-il pas été la récompense de sa foi en la parole donnée ? Et pourquoi ? pour substituer à son autorité la tyrannique domination d’un papiste effréné.

Cette sainte horreur de Rome et du pape assurait à M. Pitt une haute position dans l’opinion de lady Southdown, pendant que son admiration pour Fox et Napoléon le grandissait d’autre part dans l’esprit de sa tante. L’amitié de cette dernière pour cet illustre défunt a déjà été l’objet d’une digression dans l’un des premiers chapitres de cette histoire. Whig de cœur et d’âme, miss Crawley, pendant toute la durée de la guerre, avait fait cause commune avec les membres de l’opposition, et bien que la chute de l’empereur n’ait jamais fait grande impression sur les nerfs de la vieille dame, et que les malheurs de l’exilé n’aient point troublé le sommeil de ses nuits, Pitt cependant la prenait par son faible, en louant à la fois ses deux idoles. Cette courte mais énergique protestation avait suffi pour le mettre fort avant dans les bonnes grâces de sa tante.

« Et vous, ma chère, que pensez-vous ? » dit miss Crawley en se tournant vers la jeune demoiselle, dont l’air simple et modeste réveillait déjà toutes ses sympathies.

C’était, du reste, son habitude de s’enflammer toujours ainsi à première vue ; mais il faut rendre cette justice à son enthousiasme, il était aussi prompt à s’en aller qu’à venir.

Lady Jane rougit beaucoup, et répondit que, n’entendant rien à la politique, elle la laissait aux esprits plus profonds que le sien. Elle trouvait une grande justesse aux arguments de sa mère, ce qui n’ôtait rien à l’excellence des raisons de M. Crawley.

Quand ces dames se retirèrent enfin pour prendre congé de miss Crawley, celle-ci leur témoigna l’espérance que lady Southdown serait assez bonne pour lui envoyer lady Jane de temps à autre, si toutefois cette dernière voulait bien venir consoler une pauvre recluse abandonnée.

La douairière s’y engagea de la meilleure grâce du monde, et l’on se quitta très-bons amis.

« Ah ! Pitt, ne me ramenez plus lady Southdown, lui dit la vieille demoiselle à sa visite suivante. C’est en chair et en os la sotte prétention de toute votre lignée maternelle, dont le ciel me préserve comme de la peste. Quant à cette bonne petite lady Jane, vous pourrez me l’amener tant qu’il vous plaira. »

Pitt en fit la promesse, mais il garda pour lui ce qui concernait la comtesse Southdown. Il aurait été désolé d’ôter à cette digne matrone la conviction où elle était qu’elle avait produit sur miss Crawley l’impression la plus agréable et en même temps la plus saisissante.

Lady Jane se rendit volontiers à la demande de miss Crawley ; intérieurement elle n’était peut-être pas fâchée d’échapper à quelques-unes des mortelles visites du révérend Bartholomé Irons et de tous ces charlatans qui venaient bourdonner autour de la majestueuse comtesse sa mère. Lady Jane tenait fidèle compagnie à miss Crawley, elle l’accompagnait dans ses promenades, elle lui abrégeait par sa présence la longueur des soirées. C’était une si bonne et si douce nature que Firkin elle-même n’en était point jalouse ; miss Briggs aurait voulu l’avoir toujours avec elle, trouvant que son amie la ménageait beaucoup plus devant la bonne lady Jane. Et quant à miss Crawley, elle témoignait à cette jeune fille une affection et une bienveillance particulières. La vieille demoiselle lui faisait le récit de toutes ses histoires de jeunesse, mais sur un ton bien différent de celui qu’elle apportait dans ses confidences à cette petite mécréante de Rebecca. Elle eût regardé comme un manque de convenance de blesser les chastes oreilles de lady Jane par des propos un trop peu lestes : miss Crawley, au milieu de ses goûts voluptueux et mondains, conservait trop de tact pour porter atteinte à tant d’innocence et de pureté. Sa nouvelle compagne n’avait jusqu’alors reçu de témoignage d’affection que de son père, de son frère et de miss Crawley, aussi répondait-elle aux avances de cette dernière par la confiance la plus ouverte et l’amitié la plus franche.

Dans les longues soirées d’automne, alors que Rebecca tenait à Paris le sceptre dans les réunions des jeunes officiers de l’armée conquérante, que la pauvre Amélia… hélas ! qu’était devenue la pauvre Amélia, au cœur si profondément blessé ? Dans les longues soirées d’automne, lady Jane, assise au piano, chantait à miss Crawley de simples cantiques, de douces romances, quand déjà les feux du soleil, s’éteignant à l’horizon, ne laissaient plus au ciel que des clartés douteuses, et que la vague gémissante se brisait en mourant sur la plage. Dès qu’elle s’arrêtait, la vieille demoiselle s’éveillait en sursaut et la priait de recommencer, et Briggs, dans son coin, versait des larmes d’une volupté ineffable, tout en paraissant fort acharnée à son tricot. Délicieusement émue, elle contemplait les splendeurs de l’Océan, qui déroulait devant elle ses sombres nuances, ces lampes suspendues sur sa tête qui commençaient à s’allumer à la voûte céleste et à répandre leur éclat vacillant. Qui pourrait dire les joies mystérieuses de cette âme méditative et sensible ?

Pitt, renfermé dans la salle à manger avec quelques brochures sur les céréales ou la Revue des Missions, se livrait à ce plaisir traditionnel de tous les Anglais après dîner. Il buvait du Madère, se bâtissait des châteaux en Espagne, se comparait à Adonis, et trouvait que son amour pour Jane atteignait un degré d’intensité qu’il n’avait jamais eu depuis sept ans que durait leur flamme. Ces réflexions le conduisaient insensiblement à ronfler du meilleur de son cœur. À l’heure où M. Bowls, apportant le café, troublait par la lourdeur de sa marche le sommeil de M. Pitt, celui-ci, au milieu de l’obscurité naissante, affectait de paraître absorbé dans la gravité de sa lecture.

« Ah ! que je voudrais trouver quelqu’un pour faire ma partie, disait un soir miss Crawley au moment où le domestique arrivait avec la lumière et le café ; la pauvre Briggs n’est pas plus en état de jouer qu’une huître, elle est si bouchée maintenant. Cette vieille fille ne manquait jamais, devant les domestiques, d’assommer la pauvre Briggs de ses réflexions désagréables. Il me semble qu’après un cent de piquet mon sommeil en serait meilleur. »

Lady Jane se mit à rougir jusqu’à l’extrémité des oreilles et jusqu’au bout des doigts ; puis quand M. Bowls fut parti, que la porte fut fermée, elle se hasarda à dire :

« Miss Crawley, je sais jouer un peu ; j’ai fait quelques parties avec mon pauvre père.

— Venez m’embrasser, venez vite m’embrasser, chère petite, » s’écria miss Crawley dans son ravissement.

Lorsque Pitt, toujours sa brochure à la main, remonta dans la pièce où se tenaient les dames, il trouva sa tante et sa future appliquant toutes les facultés de leur esprit à cette édifiante occupation.

La timide lady Jane rougit beaucoup ce soir-là.

Aucune des manœuvres de M. Pitt n’échappait à l’attention de ses chers parents du rectorat de Crawley-la-Reine. L’Hampshire et le Sussex sont limitrophes, et mistress Bute tirait parti du voisinage ; elle savait tout ce qui se passait dans la maison de miss Crawley et même plus encore. Pitt n’en quittait plus. Pitt était des mois entiers sans venir au château, où son abominable père se livrait sans réserve à sa passion pour le rhum et à de déplorables familiarités avec les Horrocks. Les progrès de Pitt auprès de sa tante portaient au comble de la rage ses excellents parents du presbytère. Tout en se gardant bien de convenir de ses torts, mistress Bute s’en voulait beaucoup d’avoir été si arrogante avec Briggs, si avare à l’égard de Bowls et de Firkin ; si bien que de tous les gens de miss Crawley, il ne s’en trouvait plus un seul qui voulût lui donner des renseignements.

« Aussi c’est la faute à Bute, disait-elle, revenant toujours à son argument favori ; qu’avait-il besoin de se casser le cou ? si cela n’était point arrivé, j’aurais encore cette vieille fille à merci. Ah ! monsieur Bute, je suis victime de mon devoir et de vos habitudes vagabondes et nullement orthodoxes.

— Mes habitudes vagabondes ! allons donc ! c’est vous qui l’avez effarouchée, Barbara, reprit l’homme de la parole sainte, je ne vous conteste pas votre adresse, mais vous avez un diable de caractère ; et puis vous serrez trop bien votre argent.

— Si je ne serrais pas si bien le vôtre, monsieur Bute, vous seriez déjà serré en prison.

— Eh bien oui ! chère amie, reprit le recteur d’un ton calin, on rend justice à votre habileté, mais vous êtes trop regardante, entendez-vous. »

Le saint homme chercha au fond d’un grand verre de bière, comme un supplément d’éloquence ; puis il reprit :

« Quel agrément peut-elle avoir avec une poule mouillée comme ce Pitt Crawley ; un garçon qui prendrait ses jambes à son cou si une oie le regardait de travers. Quand Rawdon, un gaillard celui-là, le poursuivait à coups de fouet autour de l’écurie, Pitt se sauvait appelant papa, maman, à son secours ; un de mes garçons n’aurait qu’à le toucher du doigt pour le faire tomber. Jim me disait encore dernièrement qu’à Oxford on l’avait surnommé miss Crawley. Je dis donc, Barbara… continua le révérend après un moment de silence.

— Eh bien ! quoi ? dit Barbara qui se rongeait les ongles et battait la mesure sur la table.

— Je dis que nous pourrions bien envoyer Jim à Brighton, pour essayer s’il n’y a rien à faire auprès de cette vieille édentée. Le voilà bien près d’avoir pris ses grades à Oxford, et sauf ses deux échecs… Eh ! mon Dieu, j’ai bien été refusé aussi moi, son père, on peut dire que c’est un garçon lettré qui a reçu le baptême classique. Il s’est lié avec de bons diables comme lui, manie fort bien la rame et tire assez joliment le bâton ; c’est un gaillard, en un mot, bon à lâcher aux trousses de la vieille, et si Pitt ne trouve pas la plaisanterie de son goût, Jim n’aura qu’à lui tordre le cou. Ha ! ha ! ha !

— Sans doute, Jim pourrait aller la voir, répondit mistress Bute en poussant un soupir. Si seulement nous pouvions lui faire prendre une de nos filles chez elle ; mais elle ne peut pas les sentir, elle les trouve trop laides. »

Les jeunes filles en question, fort bien élevées du reste, mais fort disgraciées de la nature, entendaient toute cette conversation de la chambre voisine, où de leurs doigts noueux elles écorchaient sur le piano un morceau péniblement appris. Toute leur journée se passait ainsi au milieu des exercices musicaux, géographiques, historiques et instructifs. Mais ces talents d’agrément pouvaient-ils suffire à faire passer sur la pauvreté et la laideur, sur une taille petite et difforme ? Pour leur établissement mistress Bute en était réduite à ne plus compter que sur le vicaire de son mari, et encore il n’y en avait que pour une.

Jim, sur ces entrefaites, rentra de l’écurie ; une pipe courte et noire était passée au cordon graisseux de son chapeau. Il se mit à parler avec son père des paris engagés aux dernières courses, et la conversation des deux époux en resta là.

Mistress Bute n’augurait pas grand’chose de bon d’une démarche de son fils James auprès de leur vieille parente, pour elle, cette tentative n’était que le suprême effort du désespoir. Le jeune envoyé lui-même ne parut se promettre ni grand plaisir ni grand profit de la mission dont on le chargeait ; mais il se consola en pensant que sa vieille parente pourrait lui faire quelque bon cadeau qui lui permettrait de payer les plus intraitables de ses créanciers.

Voilà donc Jim parti par la voiture de Southampton et débarqué le soir même à Brighton, avec son porte-manteau et Chourineur son boule-dogue favori. Il était porteur, en outre, d’une immense corbeille remplie des meilleurs produits de la ferme et du verger qu’il devait offrir à miss Crawley au nom de la famille du ministre. Jugeant que l’heure était trop avancée pour se présenter de suite chez la malade, il descendit à l’auberge, et ne se rendit le lendemain chez miss Crawley qu’assez tard dans la matinée.

Miss Crawley n’avait point vu son neveu depuis cet âge ingrat où la voix varie, du ton grave aux notes aiguës, à travers un enrouement rauque et désagréable, où les jeunes adolescents se rasent en cachette avec les ciseaux de leurs sœurs, et où la vue des personnes d’un autre sexe produit sur eux des sensations de terreurs indéfinissables ; alors que de grandes mains et de grands pieds se rattachent, sans qu’on sache trop comment, à des vêtements qui semblent tous les jours se raccourcir un peu plus ; alors que, dans le salon, la présence des mêmes adolescents après dîner effarouche les dames qui, à la faveur des premières ombres du crépuscule, se disent tout bas leurs secrets à l’oreille ; alors qu’un certain respect pour leur innocence fort contestable, empêche entre les hommes l’échange de ces grosses plaisanteries qui ont la prétention d’être spirituelles ; alors que le père ne se gêne pas encore pour dire à son fils : Allons, Jacques, mon garçon, va voir de l’autre côté si j’y suis ; et que le jeune homme, à moitié content de retrouver sa liberté, à moitié blessé de ne pas être traité en homme, laisse les messieurs vider quelques bouteilles.

À cette époque, James n’avait pu encore être classé dans un genre bien défini ; mais maintenant c’était un homme et un homme accompli. Grâce à son éducation classique, il possédait ce vernis inappréciable que seule peut donner la vie universitaire. Criblé de dettes et refusé à tous ses examens, rien ne manquait à sa réputation de bon enfant ; c’était du reste un assez beau garçon. Lorsqu’il se rendit auprès de sa tante, sa mine rougissante, sa gaucherie même réussirent assez bien auprès de cette vieille fille aux affections volages ; elle aimait ces symboles de santé et d’innocence.

Il dit à la vieille parente qu’il était venu passer un ou deux jours à Brighton pour voir un de ses camarades de collége et… pour lui présenter ses respects, ainsi que ceux de son père et de sa mère, qui faisaient des vœux pour sa santé.

Pitt se trouvait dans la chambre de miss Crawley quand on annonça le nouveau venu ; il devint tout pâle en entendant son nom. La vieille dame se sentait en veine de belle humeur ; elle prit un véritable plaisir aux alarmes de M. Pitt, et s’efforça de les redoubler. Elle s’informa avec le plus grand intérêt de tous les habitants de la cure, et assura Jim que son intention était d’aller y passer quelques jours. Elle le félicita beaucoup de sa bonne mine, le trouva bien grandi, tout en regrettant que ses sœurs ne fussent pas d’une aussi belle venue que lui. Apprenant qu’il était descendu à l’hôtel, elle ne voulut pas lui permettre d’y retourner et ordonna à M. Bowls de faire apporter immédiatement chez elle les bagages de M. James Crawley.

« Et surtout, Bowls, ajouta-t-elle avec une grande amabilité, ayez soin d’acquitter la note de M. James. »

Elle lança à Pitt un regard provocateur et triomphant qui fit presque étouffer de jalousie l’infortuné diplomate. Jamais sa tante n’en avait tant fait pour lui ; jamais sa tante ne lui avait offert l’hospitalité sous son toit, et à première vue elle accordait ce bon accueil à ce goujat qui sentait le fumier.

« Pardon, monsieur, dit M. Bowls en s’avançant avec un profond salut ; à quel hôtel Thomas ira-t-il prendre vos bagages ?

— Ah diable ! dit l’adolescent en se levant tout alarmé ; je vais y aller moi-même.

— Le nom de l’hôtel ? dit miss Crawley.

Au veau qui tette, » répondit Jacques rougissant jusqu’au blanc des yeux.

À ce nom, miss Crawley éclata de rire ; M. Bowls, profitant de ses prérogatives comme familier de la famille, ne put s’empêcher de l’imiter, en ayant soin de porter sa main devant sa bouche pour étouffer le bruit ; enfin le diplomate sourit du bout des lèvres.

« C’est que… je… je n’en connaissais pas de meilleur, dit Jacques les yeux baissés ; je ne suis jamais venu ici, et c’est le cocher qui me l’a indiqué. »

Or, voici la vérité : sur l’impériale de la voiture, maître Jim avait trouvé l’invincible Broaïcow, qui venait à Brighton faire assaut avec le terrible Gatecautt, et, enchanté de la conversation de son compagnon de route, il avait passé la soirée avec lui et sa société à l’auberge susdite.

« Je vais y aller moi-même, et payer ma note, continua Jacques, je ne voudrais pas, madame, vous laisser la charge de cette dépense. »

Cet acte de haute délicatesse accrut encore la belle humeur de sa tante.

« Allez régler ce compte, Bowls, fit-elle avec un geste impératif, et puis vous me l’apporterez. »

Pauvre chère dame, elle ne savait pas ce qui la menaçait !

« C’est que… c’est qu’il y a aussi un petit chien, dit Jacques avec un regard profondément contrit, et à cause de lui il est nécessaire que j’y aille. Il s’en prend toujours aux jambes des laquais. »

Ce détail excita l’hilarité générale. Briggs et lady Jane, qui s’étaient jusqu’alors tenues silencieuses pendant cette entrevue, firent tout comme les autres ; et Bowls sortit de la pièce sans ajouter un mot de plus.

Toujours en vue de s’amuser des tortures de son autre neveu, miss Crawley continua ses avances au jeune étudiant d’Oxford. Une fois qu’elle se mettait en train rien ne pouvait plus arrêter son amabilité et ses louanges. Pitt était invité pour ce soir-là à dîner, elle retint bien vite James pour la promenade, le fit asseoir à côté d’elle dans sa voiture et le conduisit ainsi en triomphe sur toute la plage. Pendant cette excursion elle lui débita mille compliments, elle cita des passages d’auteurs français et italiens, le traita en érudit profond, lui déclarant qu’elle était convaincue qu’il aurait la médaille d’or et prendrait un rang distingué parmi les Senior Wranglers[9].

« Oh ! oh ! fit avec un gros rire James, encouragé par ces compliments, des Senior Wranglers il n’y en a que dans l’autre bazar.

— Qu’appelez-vous l’autre bazar, mon cher enfant ? dit la vieille dame.

— Les Senior Wranglers sont à Cambridge et non pas à Oxford, » dit l’étudiant avec un air de connaisseur.

Il se disposait à devenir plus aimable et plus communicatif encore, lorsque soudain il aperçut sur la plage, dans un char-à-banc tiré par une espèce de rosse, ses amis de l’auberge habillés en jaquettes de flanelle rouge ornées de boutons de nacre, avec une recrue de trois autres messieurs du même numéro. Ils saluèrent tous le pauvre Jim, malgré ses efforts pour se dissimuler derrière sa tante. Cet incident acheva de mettre la confusion dans l’esprit du timide jeune homme, et de tout le reste de la promenade il ne fut plus en état de répondre ni oui ni non.

En rentrant, il trouva sa chambre toute prête, ainsi que son porte-manteau. Il put remarquer l’air grave et dédaigneux de M. Bowls, en le conduisant à la pièce où il devait coucher. Mais c’était bien M. Bowls qui préoccupait sa pensée ! Il maudissait sa destinée qui l’avait jeté dans une maison hantée par de vieilles femmes qui débitaient des lambeaux de français et d’italien et lui parlaient poésie.

James arriva pour le dîner, à moitié étouffé dans sa cravate blanche. Il eut l’honneur de donner la main à lady Jane pour descendre l’escalier, tandis que Crawley les suivait par derrière ayant au bras sa vieille tante, qui, sous ses couvertures, ses châles et ses coussins, avait l’air d’un ballot vivant. Briggs passa la moitié de son dîner à préparer les morceaux de la malade et à couper du poulet pour l’épagneul.

James ne fit pas grands frais d’éloquence, mais il se contenta d’offrir du vin à toutes les dames et absorba la plus grande partie d’une bouteille de champagne qu’on avait mise sur la table en son honneur. Quand les dames se furent retirées et que les deux cousins se trouvèrent seuls, l’ex-diplomate devint très-bon compagnon. Il interrogea James sur ses occupations au collége, sur ses projets d’avenir, et lui souhaita le succès avec une touchante effusion. Le porto semblait avoir délié la langue de James ; il raconta à son cousin sa vie, ses espérances, ses dettes, ses embarras, ses farces à l’université, tout en vidant avec la plus grande prestesse les bouteilles rangées devant lui et dégustant avec un plaisir égal le porto et le madère.

« Ma tante veut avant tout, dit M. Crawley, ne laissant jamais vide le verre de son cousin, que l’on se trouve ici comme chez soi. Sa maison est le temple de la liberté, James, et vous ne pouvez pas faire de plus grand plaisir à miss Crawley que d’en agir à votre fantaisie et de vous faire servir à votre goût. Je sais que vous m’en vouliez tous dans le comté parce que j’étais un tory, Miss Crawley est assez libérale dans ses idées pour respecter toutes les convictions ; elle est républicaine par principe, et méprise toutes les distinctions de rang et de naissance.

— Vous n’en allez pas moins épouser la fille d’un comte ? reprit James.

— Que voulez-vous, mon cher ? ce n’est pas la faute de lady Jane si elle sort de bonne souche, répliqua M. Pitt avec un air de suffisance ; elle aura beau faire, elle n’en sera pas moins noble, et, d’ailleurs, je suis tory, vous savez bien.

— Je m’entends, dit Jim ; le bon sang est toujours le bon sang. C’est que, voyez-vous, je ne mange pas au même râtelier que tous vos révolutionnaires. Que diable ! on sait ce que c’est que d’être gentilhomme. Voyez dans les courses de bateaux, voyez dans les assauts de boxe : c’est la race qui fait tout ; voyez encore dans la chasse aux rats : qu’est-ce qui l’emporte ? ce sont les chiens de bonne race. Passez-moi donc le porto, Bowls, mon vieux, que je dise un mot à cette bouteille. Où en étais-je ?

— Je crois que vous en étiez aux chiens qui chassent les rats, fit Pitt en tendant à son cousin le carafon auquel il voulait dire un mot.

— À la chasse aux rats ? Eh bien, Pitt, aimez-vous ce spectacle ? Voulez-vous voir un chien qui sait s’y prendre pour tuer un rat ? Vous n’aurez qu’à venir avec moi chez Tom Corduroy, et je vous montrerai… Mais, bête que je suis ! s’écria Jacques en riant de sa propre sottise, chien ou rat, peu vous importe ; pour vous, ce sont des niaiseries. Le diable m’étrangle si vous êtes en état de distinguer un caniche d’un canard.

— Oh ! pas du tout, continua Pitt, de plus en plus prévenant. Vous parliez du sang et des priviléges attachés à une noble origine… Tenez, voici une nouvelle bouteille.

— Oui, le sang, dit James, en faisant disparaître la liqueur vermeille dans les profondeurs de son gosier ; il n’y a rien de tel que le sang, monsieur, chez les chevaux, les chiens et les hommes. Tenez, au dernier trimestre, avant que j’aille m’installer à la campagne, un peu avant ma rougeole, si je ne me trompe, eh bien ! j’étais avec Ringwood du collége du Christ, vous savez bien, Bob Ringwood, le fils de lord Cinqbars, nous prenions notre bière à la Cloche de Blenheim, le batelier de Banbury nous défia l’un ou l’autre à la lutte, en pariant un bol de punch, aux frais du battu. Je n’étais bon à rien, j’avais le bras en écharpe, j’étais obligé d’enrayer les roues, ma vieille rosse de jument m’avait jeté à bas deux jours auparavant. Ah ! je me suis bien cru un moment avec le bras cassé… J’étais donc hors d’état d’entrer en lutte avec lui ; mais Bob s’en est chargé : il a mis bas son habit, et le voilà campé en face du batelier. Ce n’a pas été long : en trois minutes et en quatre tournées, il lui a donné son affaire. Comme il vous l’a arrangé ! Et comment expliquez-vous cela, monsieur ? Par le sang, rien que par le sang, monsieur.

— Mais vous ne buvez pas, James, continua l’ex-attaché d’ambassade ; de mon temps, à Oxford, on était plus expéditif qu’on ne paraît l’être chez vous sur l’article de la bouteille.

— C’est bon, c’est bon, dit James en se grattant le nez et en tournant vers son cousin de gros yeux qui nageaient dans leurs orbites, pas de plaisanteries, l’ancien ; vous voudriez essayer ma capacité, vous voudriez me faire battre la campagne, mais suffit, mon maître ; in vino veritas, mon vieux. Mars, Bacchus, Apollo, virorum. Qu’en dites-vous ? La tante ferait bien d’envoyer quelques bouteilles de ce vin-là à mon très-honoré père. Savez-vous qu’il est fameux !

— Vous n’avez qu’à le lui demander, continua le digne élève de Machiavel, et commencez toujours par en faire votre profit, comme dit le poëte :

« Nunc vino pellite curas,
Cras ingens iterabimus æquor
. »

Après cette citation, faite avec une dignité toute parlementaire, Pitt avala à peu près un doigt de vin, ayant eu soin de trinquer son verre avec grand fracas contre celui de son cousin.

Au rectorat, lorsqu’après dîner on débouchait une bouteille de vin de Porto, on le remplaçait, pour les demoiselles, par un petit verre de cassis. Mistress Bute avait droit à un verre sur la bouteille et l’honnête James à deux pour l’ordinaire, et le père fronçait le sourcil si par hasard on cherchait à prélever une plus large contribution sur son porto. En fils soumis, James mettait un frein à ses désirs et prenait son dédommagement soit en cassis, soit en genièvre ; il avait sa réserve à l’écurie, et là se remettait à boire en compagnie du cocher et de sa pipe. Ce n’était pas toujours bien bon, mais au moins il se rattrapait sur la quantité. James, trouvant à la fois chez sa tante la quantité et la qualité, montra qu’il appréciait l’une et l’autre et qu’il n’avait pas besoin des encouragements de son cousin pour se décider à mettre à sec la seconde bouteille que Bowls servit devant lui.

Lorsque le moment de prendre le café fut venu, et qu’il fallut rejoindre les dames dont il avait un si grand effroi, le jeune étudiant perdit soudain son aimable franchise et sa verve joyeuse, et retomba dans son silence et sa timidité ordinaires. Il répondit par oui et non, il fit une mine boudeuse à lady Jane, et renversa une tasse de café sur la robe de miss Briggs.

À défaut de parler, il bâilla plusieurs fois à se démettre la mâchoire. Sa présence répandit comme un air de tristesse et de gêne au milieu des distractions habituelles de cette petite société : miss Crawley et lady Jane en faisant leur piquet, miss Briggs en travaillant à son ouvrage, se sentaient mal à l’aise et contraintes sous ce regard fixe et aviné.

« Comme il est gauche et à bout de paroles ! dit miss Crawley à M. Pitt.

— Avec les hommes il est beaucoup plus communicatif, » répliqua sèchement notre Machiavel, fort désappointé de voir que le vin de Porto manquait son effet.

Jim passa une partie de la matinée suivante à écrire à sa mère le récit du brillant accueil que lui avait fait miss Crawley. Mais, hélas ! il ignorait les amères déceptions que lui préparait le jour dont il voyait lever l’aurore ; sa faveur devait être un terrible exemple de la fragilité des choses de ce monde. Jim avait oublié dans sa relation un événement bien vulgaire, mais dont la conséquence ne devait pas en être moins fâcheuse pour lui, un événement qui avait eu lieu à l’auberge du Veau qui tette, dans la nuit qui précéda l’installation de Jim chez sa tante.

Voici le fait : James avait l’humeur très-généreuse et, comme on dit, le cœur sur la main, surtout dans ses excursions aux vignes du Seigneur. Pour charmer les longueurs de la nuit qu’il avait passée avec l’invincible Broaïcow, le terrible Gatecautt et leurs amis, il avait fait servir à ces messieurs, par deux ou trois fois différentes, de l’eau et du genièvre, ce qui, sur la note de James, présentait un total de dix-huit verres à huit sous le verre. Le mal n’était point dans la somme des huit sous multipliés par dix-huit, mais dans la quantité de liquide que ce prix n’indiquait que trop et qui montrait sous le jour le plus fâcheux les inclinations du pauvre James. Que dut penser la tante lorsque M. Bowls, d’après ses ordres, lui rapporta la note acquittée ?

L’aubergiste, dans la crainte qu’on lui cherchât chicane sur l’addition, affirma que le jeune homme avait tout consommé, tout, jusqu’à la dernière goutte ; Bowls paya donc et, à son retour, montra le curieux document à mistress Firkin, qui resta toute stupéfaite d’une si prodigieuse consommation de genièvre ; puis porta la susdite note à miss Briggs, qui, en sa qualité d’intendante générale, crut qu’il était de son devoir de faire part à la très-haute et très-puissante miss Crawley d’un fait si extraordinaire.

Jim aurait bu douze bouteilles de bordeaux, que la vieille fille aurait encore trouvé dans les trésors de son indulgence les moyens de lui pardonner : M. Fox et M. Sheridan buvaient du bordeaux ; l’aristocratie buvait du bordeaux. Mais dix-huit verres de genièvre engloutis dans un ignoble bouchon, hanté par les boxeurs de bas étage, c’était un crime odieux, irrémissible. Bien d’autres charges allaient peser sur l’infortuné. En entrant au salon, il le remplit des parfums de l’écurie où il avait été faire sa visite à Chourineur. Dans sa promenade avec son charmant favori, il avait rencontré miss Crawley et son épagneul poussif. Chourineur avait manqué ne faire qu’une bouchée de l’infortuné quadrupède, si celui-ci, par ses cris de détresse, n’eût attiré à temps l’intervention de miss Briggs, tandis que l’inhumain propriétaire du bouledogue se tenait les côtes à force de rire des terreurs et des cris du petit animal. Enfin, l’imprudent garçon finit, ce soir-là, par secouer tout à fait sa retenue de la veille. Au dîner, il fut d’une gaieté folle, et décocha deux ou trois épigrammes contre Pitt Crawley. Après le dessert, il but autant que le jour précédent, et, rentré au salon, débita aux dames, sans la moindre pudeur, plusieurs histoires graveleuses de l’université d’Oxford, se mit sur le chapitre des boxeurs célèbres, détailla leurs qualités musculaires, et proposa joyeusement à lady Jane de soutenir un pari pour ou contre le terrible Gatecautt, en lui laissant l’avantage du choix. Enfin, il couronna cette aimable plaisanterie en offrant à son cousin Pitt Crawley un assaut avec ou sans gants.

« On n’a rien de mieux à votre service, mon gaillard, lui dit-il avec un gros rire et en lui tapant sur l’épaule ; c’est mon père qui m’a fort engagé à vous proposer la lutte, et m’a dit qu’il se mettait de moitié dans le pari. Ha ! ha ! »

Tout en parlant ainsi, l’aimable champion jetait une œillade significative à la pauvre Briggs, et par-dessus l’épaule faisait à sir Pitt avec le pouce un geste moitié insultant, moitié railleur.

Tout en se sentant froissé de ce ton léger à son égard, Pitt n’était pas fâché de l’aventure. Quant à Jim, sa gaieté ne connaissait plus de frein, au moment des adieux pour aller se mettre au lit, il s’empara du bougeoir de sa tante ; et après avoir traversé la pièce d’un pas chancelant, lui adressa, sur le seuil de la porte, le sourire le plus agréable qu’un ivrogne trouve à sa disposition. Il rentra dans sa chambre avec la douce conviction que l’argent de sa tante était désormais assuré à ses parents et à leurs héritiers.

Sa solitude semblait devoir au moins suspendre le cours de ses bévues ; mais sur cette pente fatale, rien ne devait l’arrêter, et il trouva encore le moyen d’aggraver sa situation. La lune, caressant la mer de sa douce lumière, attira James à la fenêtre pour admirer le majestueux spectacle du ciel et de l’Océan. En ami des beautés de la nature, il pensa qu’une bonne pipe ajouterait aux jouissances de ses rêveries contemplatives.

« La fenêtre ouverte, la tête penchée en avant, le grand air emportera l’odeur d’une pipe, et on ne se doutera même pas que j’ai fumé. »

Ce qui fut dit fut fait. Mais James, encore tout étourdi de ses libations prolongées, oublia de fermer sa porte. Les rafales de la brise s’engouffrant dans la chambre, établirent un courant d’air qui porta les bouffées de tabac à l’étage inférieur, contrairement aux calculs de Jim. L’odeur de la pipe envahit toute la maison, et arriva dans toute sa force chez miss Crawley et miss Briggs.

Ce fut là le coup de grâce. Les Bute Crawley ne surent jamais combien de mille livres leur coûta cette pipe fumée par Jim. Firkin descendit auprès de Bowls, qui d’une voix caverneuse et sépulcrale lisait à son second la Poêle et le Fourneau. L’air effaré de Firkin fit d’abord croire à M. Bowls et à son jeune auditeur que les voleurs étaient dans la maison, et que la femme de chambre avait aperçu pour le moins leurs pieds sous le lit de sa maîtresse. Quand il fut instruit de l’affaire, en trois bonds il franchit l’escalier et se présenta chez James, qui ne se doutait de rien.

« Monsieur James, monsieur James, lui cria-t-il d’une voix vivement émue et qui ne manquait pas de pathétique, pour l’amour de Dieu, monsieur, quittez cette pipe ; ah ! monsieur James, qu’avez-vous fait, continua-t-il, en jetant par la fenêtre l’objet en question, ces dames ne peuvent souffrir cette odeur.

— Eh bien ! ces dames n’ont qu’à ne pas fumer, » répondit Jacques avec un rire de butor, et il pensait avoir fait une excellente plaisanterie.

Les idées de M. James se modifièrent singulièrement à ce sujet quand le lendemain le jeune subordonné de Bowls, en lui apportant ses bottes et son eau chaude pour sa barbe, lui remit, comme il était encore au lit, un billet de la main de miss Briggs, dont voici le contenu :

« Cher monsieur, y disait-on, miss Crawley a passé une très-mauvaise nuit qu’elle attribue à cette odeur révoltante de tabac, dont vous avez rempli sa maison. Miss Crawley se sentant par trop souffrante ce matin, me charge de vous exprimer ses regrets de ne pas recevoir vos adieux avant votre départ, et elle regrette de vous avoir fait quitter votre auberge, où, elle en a l’assurance, vous trouverez bien mieux que chez elle tout ce qui peut vous être agréable pendant le reste de votre séjour à Brighton. »

Ici se termina la carrière de l’honnête Jim, comme aspirant aux faveurs de sa tante. Il venait de faire sans le savoir ce dont il s’était vanté, il avait livré un assaut à son cousin Pitt, mais il sortait battu de la lutte.

Qu’était devenue pendant ce temps l’ancienne favorite de miss Crawley et la première engagée dans cette course aux écus ? Becky et Rawdon s’étant retrouvés tous deux en bonne santé après la bataille de Waterloo, allèrent passer ensemble l’hiver de 1815 à Paris, au milieu de tous les raffinements du luxe et des plaisirs. Rebecca calculait à merveille, et dans ses comptes l’argent qu’elle avait soutiré au pauvre Joseph Sedley pour ses deux chevaux devait fournir pendant une année au moins aux dépenses de sa maison. Du reste, il ne se présenta pas d’acheteur pour les pistolets de combat qui avaient envoyé la mort au capitaine Marker, pour le nécessaire en or et le manteau doublé de fourrure. Becky avait transformé ce dernier en une pelisse qu’elle mettait pour aller à cheval au bois de Boulogne, où tous les promeneurs s’arrêtaient pour l’admirer.

Nous ne parlerons que pour souvenir de l’accueil enthousiaste que lui fit son mari lorsqu’après l’avoir rejoint à Cambrai, elle se mit à découdre toutes les doublures de ses robes, et qu’il en sortit pêle-mêle montres, breloques, bijoux et valeurs de toute espèce, cachés par elle dans la ouate, pour le cas où il aurait fallu fuir de Bruxelles. Tufto n’en revenait pas, Rawdon en pouffait de rire, et jurait que de sa vie il n’avait vu jouer de tours pareils. Puis c’était un feu roulant de plaisanteries sans fin sur le compte du pauvre Joe, le tout assaisonné par la verve piquante que l’on connaît à Rebecca. L’admiration du mari pour sa femme était fort voisine de la folie ; sa foi en elle ne pouvait se comparer qu’à celle des soldats français en leur empereur.

À Paris, Rebecca marcha de triomphe en triomphe. Les dames françaises la trouvaient charmante ; elle parlait leur langue dans la perfection ; les imitait à s’y méprendre dans leurs modes, leur vivacité et leurs manières. Son mari, à la vérité, était une espèce de souche ; mais n’est-ce pas là le caractère de tous les maris anglais, avec une variation du plus au moins ? Et puis à Paris, comme on sait, il suffit d’un mari ridicule pour rendre une femme intéressante. Crawley n’était-il pas d’ailleurs l’héritier de la riche miss Crawley qui avait donné asile, dans sa maison, à tant de nobles émigrés français ? C’était donc la moindre chose que leurs hôtels s’ouvrissent en retour à la femme du colonel.

Une grande dame, à laquelle miss Crawley avait acheté, sans marchander, ses dentelles et ses bijoux, qu’elle avait souvent reçue à sa table pendant la tempête révolutionnaire, lui écrivait les lignes suivantes :

« Que notre chère miss vienne donc voir à Paris son neveu, sa nièce, tous ceux enfin qui lui conservent une large place dans leurs tendres souvenirs. On raffole ici de la charmante femme du colonel, de cette jolie espiègle qui nous rappelle la grâce et l’esprit de notre bien-aimée miss Crawley. Le roi l’a remarquée hier aux Tuileries, et Monsieur lui a accordé une attention qui a éveillé nos jalousies. Que n’étiez-vous là, chère demoiselle, pour voir le dépit d’une certaine milady Bareacres, qui promène dans toutes nos réunions son nez crochu et sa toque à panache, lorsque madame la duchesse d’Angoulême, l’auguste fille de nos rois et la compagne de leur exil, s’est fait présenter mistress Crawley, votre nièce et chère protégée, pour la remercier, au nom de la France, de l’intérêt et des sympathies que nos malheureux amis ont trouvés auprès de vous dans leur exil. Mistress Crawley est de toutes les fêtes et de tous les bals, bien qu’elle ne prenne pas une part active à nos danses. On ne saurait vous exprimer combien excite d’intérêt cette charmante créature, entourée des hommages les plus flatteurs et sur le point de devenir mère ! Rien qu’à l’entendre parler de vous, de sa seconde mère, comme elle vous appelle, le cœur le plus insensible et le plus dur verserait des larmes. C’est une affection bien profonde et bien vraie, et nous ne pouvons mieux faire que l’imiter dans sa tendresse pour l’aimable et vénérée miss Crawley ! »

Il était à craindre que cette lettre de la grande dame parisienne ne fît pas grand bien aux affaires de Becky auprès de son aimable et vénérée parente. Et en effet, la fureur de la vieille demoiselle ne connut plus de bornes quand elle apprit la situation de Rebecca et cet excès d’audace à se couvrir de son nom pour s’insinuer dans les salons à la mode. La confusion de ses pensées, son affaiblissement physique ne lui laissant plus un esprit assez présent pour pouvoir répondre à ses correspondants en français, elle dicta à Briggs dans son propre idiome une lettre furibonde où elle désavouait toutes les paroles de mistress Rawdon Crawley et la dénonçait au public comme la personne la plus dangereuse par ses artifices et ses intrigues.

Mais Mme la duchesse de *** ayant passé vingt ans en Angleterre, était bien excusable de ne pas comprendre l’anglais ; elle se contenta de dire à Rawdon, la première fois qu’elle le rencontra, que la chère miss lui avait écrit une charmante lettre pleine de choses aimables pour mistress Crawley. Dès lors cette dernière commença à espérer de voir tomber sous peu les ressentiments de leur vieille parente.

Quoi qu’il en soit des colères de miss Crawley à ce sujet, mistress Rawdon était de l’autre côté du détroit l’objet de tous les hommages comme la plus spirituelle des Anglaises. Ses soirées offraient l’aspect d’un petit congrès européen : Prussiens, Cosaques, Espagnols, Anglais et Français se donnaient rendez-vous chez elle ; car pendant ce fameux hiver de 1815, Paris était devenu le point de réunion de tout le monde civilisé. Si le quartier aristocratique de Londres avait pu voir tous les crachats, tous les cordons qui couvraient la poitrine des nobles invités de Rebecca, il n’eût pas manqué d’en éprouver la plus violente jalousie. Les plus fameux capitaines de l’époque caracolaient autour de sa voiture au bois de Boulogne, ou se pressaient dans sa petite loge à l’Opéra. Le cœur de Rawdon débordait d’orgueil, et comme à Paris il n’avait à craindre l’importunité d’aucun créancier, chaque jour ramenait quelque partie chez Véry ou chez Beauvilliers. La moitié de sa vie se passait au jeu, et sa veine se soutenait toujours. Tufto seul ne partageait pas l’allégresse générale : mistress Tufto avait pris fantaisie de venir visiter Paris ; d’autre part plus de vingt généraux faisaient cercle autour de la chaise de Becky, et elle avait à choisir entre vingt bouquets lorsqu’elle se rendait au théâtre. Lady Bareacres et tout l’état-major féminin souffraient des tortures de l’envie à voir les triomphes de cette petite parvenue, dont la langue à double tranchant laissait une plaie cuisante dans l’âme de ces chastes personnes. Mais il n’y avait rien à faire contre elle. N’avait-elle pas tous les hommes de son côté ? Cette coalition féminine ne réussissait point à dérouter l’indomptable courage de cette petite femme, et la médisance mourait dans le cercle même qui la voyait naître.

L’hiver de 1815 s’écoula au milieu de ces joies et de ces plaisirs pour mistress Rawdon Crawley. Elle paraissait aussi familière à cette vie de luxe et d’élégance que si depuis des siècles sa famille n’en avait jamais connu d’autre. Du reste, son esprit, ses talents, son énergie, la désignaient pour la place d’honneur dans ce monde de mensonges et de vanités.

Aux premiers jours du printemps de 1816, on lisait les lignes suivantes dans les colonnes du Galignani’s Messenger :

« Le 26 mars, mistress Crawley, femme du lieutenant-colonel Crawley, du ***e régiment des Life Guards, est accouchée d’un fils. »

Tous les journaux de Londres répétèrent cette nouvelle, et un jour, à déjeuner, miss Briggs faisant à miss Crawley la lecture de la feuille du matin, lui apprit par cette voie l’accroissement survenu dans sa famille. Tout prévu qu’il était, cet événement donna lieu à une crise terrible dans les résolutions de miss Crawley. La fureur de la vieille dame atteignit aux dernières limites ; elle manda sur-le-champ son neveu M. Pitt et Lady Southdown, et exigea immédiatement la célébration de leur mariage, si longtemps projeté. Elle leur annonça son intention de constituer aux jeunes époux une rente de mille livres sterling sa vie durant ; à sa mort ses biens devaient revenir en toute propriété à son neveu et à sa chère nièce lady Jane Crawley. Waxy vint rédiger les actes, lord Southdown conduisit sa sœur à l’autel, le mariage fut célébré par un évêque, au grand désappointement du révérend Bartholomé Irons.

Après la cérémonie, Pitt aurait désiré partir avec sa jeune épouse, suivant l’usage des personnes de son rang. Mais la tendresse de la vieille fille pour lady Jane avait atteint un tel degré d’intensité, qu’elle déclara catégoriquement ne pouvoir se séparer de sa favorite. Pitt et sa femme vinrent donc s’établir sous le même toit que miss Crawley. Le pauvre Pitt n’eut pas fort à se louer de tous ces arrangements, car il se trouvait ainsi placé entre les boutades de sa tante d’une part, et de sa belle-mère de l’autre. Lady Southdown était venue fixer ses quartiers dans le voisinage et de là prétendait régenter toute la famille. Il fallait avaler sans mot dire ses drogues et ses brochures, et Creamer dut céder la place à Rodgers. Avant peu, miss Crawley avait perdu jusqu’à l’apparence de l’autorité, et elle devint craintive au point de ne plus dire de sottises à Briggs ; elle s’attacha de plus en plus à sa nièce et sentit ses terreurs s’accroître de jour en jour à l’approche de la mort. Espérons toutefois que les tendres soins de lady Jane adoucirent les derniers pas de sa vieille parente dans le chemin que nous avons à parcourir ici-bas à travers la douleur et la lutte.




CHAPITRE IIII.

Veuve et mère.


On reçut à la fois en Angleterre la nouvelle des deux succès remportés par l’armée anglaise aux Quatre-Bras et à Waterloo. Les Trois-Royaumes tressaillirent d’orgueil et de douleur à l’annonce de ces glorieux faits d’armes, car les chants de victoire ne pouvaient faire oublier les pleurs que l’on devait aux blessés et aux morts. Dans chaque village, dans chaque chaumière, à l’arrivée des grandes nouvelles de Flandre, c’étaient des explosions de joie à côté des sanglots et des larmes, les enivrements du triomphe mêlés au deuil et à l’affliction. Pendant qu’on parcourait avec une anxieuse avidité la liste des victimes de la guerre et qu’on apprenait par elle la mort ou le salut d’un ami ou d’un parent, on passait successivement à travers les angoisses les plus accablantes, les incertitudes de l’espoir et du doute.

Cette liste sanglante se complétait chaque jour. On peut juger encore à distance du supplice cruel de ceux qui devaient attendre jusqu’au lendemain la suite de cette histoire de deuil, de l’empressement sauvage avec lequel on se disputait les feuilles encore humides de l’imprimerie. Si pour une seule bataille où nous n’avions que vingt mille hommes engagés, l’émotion était si forte dans tous les cœurs, on peut se faire une idée de l’état de l’Europe pendant vingt années de boucherie alors que chaque nation envoyait des millions d’hommes sur les champs de bataille, et que chacun d’eux, en frappant son adversaire, mettait une famille au désespoir.

Les nouvelles apportées par la Gazette tombèrent comme un coup de foudre dans la maison Osborne. Les jeunes filles ne cherchèrent point à dissimuler leur douleur. Le vieux père, déjà miné par un noir chagrin, s’affaissa davantage sous le poids de cette dernière infortune. Il tenta de se persuader que la main de Dieu avait frappé son fils, par suite de sa désobéissance. Il ne voulait pas encore reconnaître la sévérité de la sentence qu’il avait portée contre lui, il ne voulait pas avouer ses regrets du trop rapide accomplissement de ses menaces.

Parfois saisi d’une terreur subite, il frissonnait de tous ses membres, comme si une voix accusatrice lui reprochait le malheur qu’il avait appelé sur la tête de son fils. Jusqu’alors la réconciliation lui était apparue comme une vague et lointaine espérance ; la femme de son fils pouvait mourir : l’enfant prodigue pouvait rentrer au foyer domestique, et dire : « Mon père, j’ai péché. » Mais maintenant plus rien. Son fils était à l’autre bord du gouffre que l’on franchit pour l’éternité.

Plus il se rappelait le terrible accès de fièvre auquel chacun avait cru que son fils ne pourrait résister, il le voyait encore sur son lit, sans voix, sans mouvements, les yeux d’une fixité effrayante. Comme il s’attachait alors aux pas du docteur, comme il interrogeait ses moindres gestes avec une navrante anxiété ; et quelle joie dans son cœur, après la fin de cette terrible crise, quand son fils eut repris ses sens, quand il rouvrit les yeux pour voir son père, pour le reconnaître par un regard de tendresse. Tandis que maintenant, plus rien, pas même cette dernière espérance qui n’abandonne pas au chevet du malade condamné ; plus rien qu’un corps froid et inanimé, dont il n’avait plus à attendre les paroles de soumission que réclamait son orgueil irrité, son autorité froissée et méconnue. Car, chose pénible à dire, le cœur du vieil Osborne souffrait avant tout de la pensée que son fils l’avait quitté sans implorer son pardon, et que sa vanité n’avait plus désormais d’excuses à espérer de lui.

Le malheureux vieillard succombait sous le faix de cette grande infortune, sans avoir personne à qui ouvrir son cœur. On ne l’entendit pas prononcer une seule fois le nom de son fils ; il ordonna à l’aînée de ses filles de faire prendre le deuil à toute la maison. La demeure des Osborne, si joyeuse autrefois, ne devait plus de longtemps retentir des cris de fêtes et de plaisir. Il ne dit rien à son futur gendre, pour le mariage duquel on avait déjà pris jour ; celui-ci avait lu dans les traits de M. Osborne qu’il n’y avait point à le questionner, ni à hâter l’époque de la cérémonie. On se contentait d’en parler tout bas dans le salon, où le père de famille ne paraissait plus, comme s’il eût craint de donner dans ces épanchements du cœur une marque de faiblesse ou d’y trouver une condamnation de sa conduite. Du reste, le deuil fut observé avec la plus rigoureuse exactitude.

Trois semaines environ après le 18 juin, un ami de la maison, sir William Dobbin, se présenta chez M. Osborne, à Russell Square. Sa figure était pâle et décomposée : il demanda à voir le père de George, et fut introduit dans le cabinet du maître de la maison. Après un échange de paroles banales et inintelligibles, le visiteur finit par tirer de son portefeuille une lettre scellée d’un grand cachet rouge.

« Mon fils le major Dobbin, dit l’alderman après quelque hésitation, m’a fait remettre une lettre par un officier du ***e arrivé d’hier. La lettre de mon fils en renfermait une pour vous, Osborne. »

L’alderman déposa le paquet sur la table et Osborne, pendant une ou deux minutes, arrêta sur lui ses yeux mornes et fixes. Cette fixité de regard porta le trouble dans l’âme du visiteur, car, après coup d’œil de compassion donné à cet infortuné, il se retira sans prononcer un mot.

La lettre était du l’écriture ferme et décidée de George. Il l’avait faite dans la matinée du 16 juin, un peu avant de prendre congé d’Amélia. Le grand cachet rouge portait les armoiries empruntées par Osborne au Dictionnaire de la Pairie ; on y lisait pour devise : Pax in bello. Tout cela appartenait à la maison ducale avec laquelle le vieillard s’efforçait d’établir ses liens de parenté. La main qui avait signé cette lettre ne devait plus désormais tenir ni la plume ni l’épée. Le lendemain de la bataille, ce cachet dont la cire portait l’empreinte avait été dérobé au cadavre de George. Le père l’ignorait, et cependant il contemplait cette lettre avec des yeux hagards et consternés, et lorsqu’il voulut l’ouvrir, il crut un moment qu’il n’en pourrait venir à bout.

La lettre du pauvre George n’était pas bien longue. Un sentiment de fierté ne lui avait pas permis de s’abandonner aux doux épanchements du cœur. Il disait seulement qu’il n’avait point voulu partir pour la bataille sans faire ses adieux à son père, sans lui recommander, dans ce moment solennel, la femme et le fils qu’il laissait derrière lui. Il exprimait son repentir d’avoir déjà, par ses folles dépenses, fait une si large brèche à son héritage maternel. Il remerciait son père de tout ce qu’il avait fait pour lui, et lui promettait, quel que fût le sort que lui réservait la destinée, de se montrer toujours digne du nom qu’il portait.

Un sentiment d’orgueil, ou peut-être un faux respect humain, l’avait empêché d’en dire plus long ; et puis, d’ailleurs, son père pouvait-il voir les baisers dont il avait couvert l’adresse ? L’âme partagée entre d’amers regrets et des désirs de vengeance, M. Osborne laissa échapper la lettre de ses mains : il aimait toujours son fils, mais il ne lui avait point pardonné.

Deux mois environ après la réception de cette lettre, les demoiselles Osborne ayant accompagné leur père à l’église, le virent se mettre à une autre stalle que celle qu’il occupait d’ordinaire pendant le service divin ; de cette place, il tenait ses yeux constamment fixés sur la partie du mur qui s’étendait au-dessus de leur tête. Les yeux des jeunes filles prirent aussitôt la même direction, et elles aperçurent un bas-relief scellé dans la muraille, où l’on voyait la Grande-Bretagne en pleurs appuyée sur une urne ; une épée brisée, un lion couché indiquaient assez que c’était quelque monument commémoratif consacré au souvenir d’un guerrier frappé au champ d’honneur. Les marbriers fabriquaient, à cette époque, quantité de ces emblèmes funèbres qu’on peut voir, pour la plupart, sur les murs de Saint-Paul, où l’orgueil humain étale jusque dans la mort l’orgueil de sa vanité.

Au-dessous du marbre funéraire on voyait sculptées les armes des Osborne, et une inscription ainsi conçue :

à la mémoire
de george osborne, esquire,
capitaine au ***e régiment d’infanterie
de sa majesté,
mort à l’âge de vingt-huit ans,
en combattant pour son roi et son pays,
dans la fameuse journée de waterloo,
le 18 juin 1815.
Dulce et decorum est pro patria mori.

À cette vue, les deux jeunes sœurs éprouvèrent une telle émotion que miss Maria fut obligée de quitter l’église. Les assistants s’écartèrent respectueusement pour donner passage à ces deux jeunes filles en noir dont les sanglots n’excitaient pas moins la compassion que la douleur muette de leur vieux père, immobile à sa place devant le monument élevé à la mémoire de son fils.

« Peut-être songe-t-il à pardonner à mistress George, se dirent les deux filles après le premier débordement de la douleur. »

Les amis de la famille Osborne, qui s’étaient d’abord entretenus de la brouille entre le père et le fils, par suite du mariage de ce dernier, s’entretinrent alors des chances d’une réconciliation entre le père de George et la jeune veuve. Il y eut même des paris engagés à ce sujet dans Russell-Square et jusque dans la Cité.

Si les deux sœurs redoutaient de voir la maison de leur père se rouvrir à la femme de George, leurs craintes à ce sujet durent s’accroître encore lorsqu’à la fin de l’automne leur père annonça qu’il allait partir pour un voyage sur le continent. Il ne s’expliquait point sur le but de son départ, mais elles savaient qu’il devait tourner ses pas du côté de la Belgique, et elles n’ignoraient pas non plus que la veuve de George se trouvait toujours à Bruxelles. Lady Dobbin et ses filles leur avaient donné des nouvelles fort détaillées sur la pauvre Amélia. L’honnête capitaine avait remplacé le second major du régiment resté sur le champ de bataille, et le brave O’Dowd, qui, suivant son habitude, s’était distingué par son sang-froid et son courage, fut nommé colonel et chevalier du Bain.

Plus d’un brave soldat du ***e, si cruellement éprouvé dans les deux journées meurtrières de Waterloo et des Quatre-Bras, passa l’automne à Bruxelles pour s’y remettre de ses blessures. Plusieurs mois après ces terribles luttes, la ville présentait encore l’aspect d’un hôpital militaire. À mesure que les blessures se refermaient, les jardins et les endroits publics se remplissaient de héros estropiés qui, échappés une fois de plus à la mort, jouaient, riaient et faisaient l’amour tout comme si de rien n’était. Dans le nombre, M. Osborne en retrouva plusieurs du ***e ; leur uniforme les lui fit reconnaître. Il savait en outre les promotions et les changements comme s’il eût fait partie du régiment. Tout ce qui tenait à ce corps, à ses officiers, éveillait son plus vif intérêt. Le lendemain de son arrivée à Bruxelles, en sortant de son hôtel, il aperçut un soldat revêtu du susdit uniforme et assis sur un banc de pierre : M. Osborne s’approcha et s’assit tout ému à côté du convalescent.

« Étiez-vous dans la compagnie du capitaine Osborne ? demanda-t-il à cet homme ; puis il ajouta, après une pause : C’était mon fils, monsieur. »

Ce brave soldat était d’une autre compagnie ; mais il fit au malheureux vieillard qui lui adressait cette question un salut empreint de tristesse et de respect.

« C’était un de nos plus beaux et de nos plus vaillants officiers que le capitaine George, dit ensuite le soldat. »

Un sergent de la compagnie du capitaine se trouvait maintenant à la ville, et achevait de guérir d’un coup de feu reçu à l’épaule. Ce sergent ne manquerait pas de lui donner tous les renseignements qu’il pourrait désirer sur… sur le régiment. Mais il avait vu sans doute le major Dobbin, l’ami intime du brave capitaine, et mistress Osborne, qui se trouvait aussi à Bruxelles et dans un bien pitoyable état, à ce qu’on disait. On racontait que, pendant plus de six semaines, la pauvre femme avait été comme folle. Mais pardon, fit en terminant le soldat, monsieur doit savoir tous ces détails.

Osborne mit une guinée dans la main de cet homme et lui en promit une seconde dès qu’il lui aurait amené, à l’hôtel du Parc, le sergent dont il lui avait parlé. Grâce à cette promesse, M. Osborne ne tarda pas à voir le sous-officier qu’il demandait. Quant à l’autre soldat, il alla trouver un ou deux camarades, leur conta sa rencontre avec le père du capitaine Osborne, et la générosité de ce dernier, et ils se mirent à boire ensemble et à se réjouir avec les guinées qu’ils devaient à la fastueuse libéralité de cette affliction plus orgueilleuse encore que sincère.

En compagnie du sergent dont la blessure était presque cicatrisée, Osborne partit pour Waterloo et les Quatre-Bras. Les Anglais s’y rendaient alors par caravanes ; M. Osborne fit monter le sergent dans sa voiture et parcourut le théâtre du combat en recueillant de sa bouche les détails de ces sanglantes journées. Il vit l’endroit où, le 16, le ***e régiment était venu se mettre en ligne de bataille, l’éminence d’où il avait arrêté la cavalerie française qui chassait devant elle les Belges en déroute. Ici c’était la place où le brave capitaine avait abattu l’officier français qui voulait arracher le drapeau aux mains du jeune enseigne, au moment où les sergents préposés à la garde du drapeau venaient de tomber à ses côtés. Le jour suivant on avait fait un mouvement rétrograde, et on était venu bivouaquer derrière une éminence, où une pluie battante avait fort tourmenté l’armée pendant toute la nuit du 17. À la pointe du jour on avait fait un mouvement en avant, et l’on avait passé de longues heures à se reformer, au milieu des charges continuelles de la cavalerie ennemie et sous le feu terrible des batteries françaises. Le soir, toute la ligne anglaise avait reçu l’ordre de s’ébranler ; au moment où l’ennemi battait en retraite, après avoir donné une dernière fois. C’était alors que le capitaine Osborne, excitant ses soldats du geste et de la voix, et agitant son épée avec un noble enthousiasme, avait été mortellement blessé.

« Le major Dobbin a fait transporter à Bruxelles le corps du capitaine, dit le sergent à demi-voix, et lui a fait rendre les derniers honneurs, comme Votre Seigneurie doit le savoir. »

Tandis que le soldat faisait ce récit, des paysans du voisinage, des juifs, des colporteurs se pressaient autour d’eux et leur offraient des tronçons d’armes recueillis sur le champ de bataille, des croix, des épaulettes, des cuirasses brisées, des aigles mutilés, etc…

Après ce douloureux pèlerinage sur le théâtre des derniers exploits du capitaine, M. Osborne paya généreusement son guide. Le malheureux père avait déjà vu le lieu de la sépulture de son fils ; il s’y était rendu tout d’abord dès son arrivée à Bruxelles. Le corps de George reposait dans le petit cimetière de Laken, tout près de la ville.

Un jour, le capitaine étant allé en partie de plaisir dans les environs de Bruxelles, avait dit, sans pressentir, hélas ! une si prochaine réalisation de ses vœux, qu’il choisissait cet endroit pour s’y faire enterrer, et le capitaine Dobbin, conservant dans son cœur le désir exprimé par son ami, avait transporté le corps du jeune officier dans le lieu de repos qu’il avait désigné lui-même.

Au retour du champ de bataille de Waterloo, comme la voiture de M. Osborne approchait des portes de la ville, elle se croisa avec une calèche découverte où étaient assis deux femmes et un homme, et à la portière de laquelle caracolait un officier à cheval. Osborne se renfonça le plus qu’il put comme pour éviter une vue désagréable. Le sergent assis à ses côtés le regarda d’un air surpris, tout en saluant l’officier qui lui rendit machinalement son salut. Dans cette voiture se trouvaient Amélia avec le jeune enseigne à côté d’elle, et la fidèle mistress O’Dowd vis-à-vis. Oui, Amélia elle-même, mais non plus fraîche et jolie comme l’avait connue M. Osborne ; sa figure était pâle et maigre, ses beaux cheveux châtains se cachaient sous le bonnet noir du veuvage ; pauvre petite ! elle avait le regard fixe, et ses yeux cependant ne s’arrêtaient sur aucun objet ; ils se portèrent sur la figure d’Osborne lorsque les voitures se croisèrent, et pourtant elle ne le reconnut point ! Il ne l’avait pas reconnue, lui non plus, jusqu’au moment où il avait aperçu Dobbin à la portière. Oh ! alors, jamais son cœur n’avait autant senti l’étendue de sa haine pour cette femme. La voiture une fois passée, il tourna ses regards vers le sergent, et d’un œil soupçonneux et courroucé sembla lui dire :

« Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Vous ne savez donc pas que je la déteste, que je l’abhorre ? vous ne savez donc pas que c’est elle qui a ruiné mes espérances, réduit en fumée tous mes rêves d’orgueil ? »

Puis ensuite, se penchant vers le laquais placé sur le siége, il lui cria avec un gros juron :

« Dites donc à ce damné postillon de ne point s’endormir sur ses chevaux ! »

Un instant après on entendit sur le pavé le galop d’un cheval : c’était Dobbin qui courait après la voiture de M. Osborne. Revenant de la distraction où il était plongé lorsque les voitures se croisèrent, il songea alors que la figure qu’il venait d’entrevoir dans cette voiture était celle du père de George ; il se pencha alors vers Amélia pour juger de l’impression qu’avait faite sur elle la rencontre de son beau-père. La pauvre enfant n’avait rien vu. Alors William tira sa montre, et, prétextant un rendez-vous qu’il avait oublié, fit rebrousser chemin à sa monture. Cependant, d’ordinaire, il ne la quittait point ainsi au milieu de la promenade. Mais elle ne s’aperçut de rien ; elle était tout absorbée dans la contemplation du magnifique paysage, couronné à l’horizon par une verdoyante forêt ; ses yeux restaient fixés dans la direction où elle avait vu disparaître George avec son régiment.

« Monsieur Osborne ! monsieur Osborne ! » criait Dobbin poussant son cheval vers sa voiture et tendant la main au père de son ami.

Osborne ne bougea pas, mais il cria plus fort, et avec un juron plus énergique, de presser les chevaux.

Dobbin posa sa main sur la portière de la voiture.

« Il faut absolument que je vous voie, monsieur, lui dit-il ; j’ai un message à vous remettre.

— De la part de cette femme ? fit Osborne d’un air méprisant.

— Non, répliqua Dobbin ; de la part de votre fils. »

Osborne retomba accablé dans le fond de sa voiture. Dobbin laissa passer ce moment de douleur, et, se plaçant derrière la calèche, traversa ainsi la ville jusqu’à l’hôtel de M. Osborne, sans chercher à lui parler davantage. Une fois arrivé à l’hôtel, il suivit M. Osborne dans son appartement. C’était le même qu’avaient occupé les Crawley pendant leur séjour à Bruxelles. Que de soirées George avait passées dans ces mêmes pièces !

« Qu’y a-t-il pour votre service, capitaine Dobbin… ah ! je me trompe, j’aurais dû dire major Dobbin… Quand les bons s’en vont, on trouve toujours assez de gens disposés à se disputer leurs chausses, dit M. Osborne de ce ton bourru qu’il aimait à prendre par moments.

— En effet, répliqua Dobbin, beaucoup de braves gens sont morts, et c’est précisément de l’un d’eux que j’ai à vous entretenir.

— Faites vite, monsieur, dit l’autre avec un juron et un froncement de sourcil.

— Je viens vous trouver en ma qualité de son ami le plus intime, comme l’exécuteur de ses dernières volontés. Avant de marcher au combat, il a fait son testament. Vous savez combien ses ressources étaient modiques, mais vous ignorez peut-être la déplorable situation de sa veuve.

— Je n’ai rien à démêler avec sa veuve, monsieur, reprit Osborne. Qu’elle aille retrouver son père. »

Mais il avait un interlocuteur bien résolu à ne point se fâcher, et Dobbin poursuivit sans tenir compte de sa réflexion déplacée.

« Connaissez-vous, monsieur, la situation de mistress Osborne ? Le terrible coup qui l’a frappée a porté atteinte à la fois à sa santé et à sa raison ; et il est fort douteux qu’elle puisse jamais se remettre. Cependant, il y a encore une chance de la voir se rattacher à la vie. Bientôt elle va devenir mère. Voulez-vous faire peser sur l’enfant la réprobation dont vous avez frappé le père ? Non, non, pour l’amour de George vous pardonnerez à cette innocente créature. »

Osborne éclata alors en mille imprécations contre son fils, tout en ayant soin de justifier sa conduite. Pour mieux se disculper de ses rigueurs auprès de sa conscience, il s’efforçait d’exagérer la désobéissance de son fils. On ne pouvait citer, dans les Trois-Royaumes, un père qui ait usé d’une si grande patience contre son fils rebelle et coupable, qui, avant de mourir, n’avait pas même voulu avouer ses torts. Les conséquences de son insoumission et de sa folie devaient avoir leur cours. Quant à lui, M. Osborne, il n’avait qu’une parole et s’y tenait. Il avait juré de ne jamais parler à cette femme, de ne jamais la reconnaître comme épouse de son fils.

« Et je vous autorise à lui répéter cela, dit-il en insistant sur ces derniers mots ; c’est une résolution dans laquelle je resterai inébranlable jusqu’à mon dernier soupir. »

Il fallait donc, de ce côté, renoncer à tout espoir. La veuve de George n’avait plus à compter que sur ses faibles ressources et l’assistance qui pourrait lui venir de Joe.

« Il n’y a pas à lui cacher ce triste résultat, pensa Dobbin avec un serrement de cœur ; car maintenant elle est indifférente à tout. »

En effet, cette pauvre femme restait anéantie sous le poids de son malheur : le chagrin l’avait, pour ainsi dire, privée de sentiment ; le bien ne la touchait pas plus que le mal ; et, quant aux marques de bienveillance et d’amitié qu’on s’efforçait de lui prodiguer autour d’elle, elle ne pouvait triompher de cette espèce d’assoupissement moral où l’avait plongé l’excès de sa douleur.

Après avoir déjà surpris et raconté quelques-unes des poignantes émotions qui déchirent ce tendre cœur, tirons le voile sur ce triste spectacle. Éloignons-nous avec précaution de cette couche d’amertume où repose cette âme affligée. Fermons doucement la porte de cette chambre confidente de ses amères souffrances ; laissons-la aux soins de ces êtres dévoués qui veillèrent au chevet de la pauvre femme jusqu’au moment où le ciel lui envoya ses consolations.

Il vint enfin ce jour où la veuve affligée put, dans sa joie mêlée de regrets, serrer contre son sein un enfant, un enfant dans lequel revivaient tous les traits de George, un fils beau comme un chérubin. Son premier cri fit sur elle l’effet d’une résurrection ! elle ria et pleura de joie. L’amour, l’espérance, la prière vinrent ranimer le cœur sur lequel reposait l’enfant. Amélia était sauvée ! Les médecins qui la soignaient et avaient déclaré sa vie, ou tout au moins sa raison en danger, virent dans cette crise, attendue au milieu de tant de craintes, comme le gage de son rétablissement. Ses amis furent bien récompensés de leurs inquiétudes et de leurs soins lorsque ses yeux, reprenant leur ancien éclat, purent leur témoigner dans un langage muet sa reconnaissance de leur sollicitude.

L’âme de Dobbin ne pouvait contenir les transports de sa joie. Ce fut lui qui ramena en Angleterre mistress Osborne sous le toit maternel, lorsque mistress O’Dowd, pour se rendre aux pressantes exhortations du colonel, quitta sa chère malade. Il y avait de quoi charmer tous les cœurs honnêtes, à voir Dobbin avec l’enfant sur les bras et la mère reconnaissante de bonheur devant les prouesses de son petit nourrisson. William fut parrain du nouveau-né. Le bon major, dont nous connaissons l’excellent cœur, apporta dès lors, chaque jour, à son petit filleul quelque cuiller, timbale, biberon ou collier de corail.

Le nourrir, le soigner, vivre pour lui, allait désormais devenir l’unique et seule pensée de sa mère. Pour tout au monde elle n’aurait point consenti à confier son enfant à une nourrice, à le livrer à des mains étrangères. La plus grande faveur qu’elle pouvait accorder au major Dobbin, en sa qualité de parrain, c’était, de temps à autre, de bercer l’enfant pour l’endormir. Pour elle, cet enfant était sa vie ; son bonheur devait consister désormais à lui prodiguer ses plus tendres caresses. Toutes ses affections, tout son amour se reportaient sur cette frêle et innocente créature. Avec quels transports de joie elle présentait à son nourrisson ce sein où il venait puiser la vie. Dans la nuit, sur sa couche solitaire, elle avait de ces enthousiasmes maternels que la Providence divine, avec un soin merveilleux, a réservé pour le cœur des femmes. Joies à la fois sublimes et trop humbles pour que la raison soit capable d’y rien entendre, : dévouements admirables et aveugles, dont les femmes ont seules le secret.

William Dobbin se bornait à épier le cœur d’Amélia, à en suivre tous les mouvements. Si son amour lui donnait assez de pénétration pour en deviner les sentiments, il ne voyait, hélas ! qu’avec trop d’évidence qu’il ne s’y trouvait point encore de place pour lui ; son âme douce et patiente acceptait son sort tel qu’il lui était fait, et pour beaucoup il n’aurait pas voulu le changer.

Quant aux parents d’Amélia, ils pénétraient déjà sans doute les intentions du major, et paraissaient assez disposés en sa faveur. Tous les jours Dobbin allait les voir, et là passait des heures entières avec eux, avec Amélia, avec l’honnête M. Clapp et sa famille. Sous un prétexte ou un autre, il apportait des présents à chacun d’eux, et cela presque tous les jours. Il avait su se concilier les bonnes grâces de la petite fille de M. Clapp, grande favorite d’Amélia, et qui appelait Dobbin le major Sucrecandi. D’ordinaire cette petite fille remplissait les fonctions de maître des cérémonies, et introduisait notre ami auprès de mistress Osborne. Un jour celle-ci ne put s’empêcher de rire en voyant le major Sucrecandi arriver à Fulham et descendre de son cabriolet avec un cheval de bois, un tambour, une trompette et autres joujoux non moins guerriers, à la destination du petit George, à peine âgé de six mois. Ces présents étaient au moins anticipés.

L’enfant dormait.

« Chut ! » fit Amélia, craignant qu’il ne se réveillât au bruit que faisaient les bottes du major ; elle souriait en même temps de voir Dobbin trop embarrassé de ses jouets pour prendre la main qu’elle lui tendait.

« Descendez, petite Marie, dit-il alors à l’enfant ; j’ai à parler à mistress Osborne. »

Celle-ci leva sur lui des yeux tout étonnés, puis aussitôt les reporta sur le berceau de son fils.

« Je suis venu vous faire mes adieux, Amélia, lui dit-il en lui prenant sa main blanche et délicate.

— Vos adieux ! vous allez donc partir ? reprit-elle en souriant.

— Vous n’aurez qu’à remettre vos lettres à mes correspondants, continua-t-il, ils me les feront passer ; car vous m’écrirez, n’est-ce pas ? je vais m’absenter pour bien longtemps.

— Je vous donnerai des nouvelles de George, mon cher William, car vous êtes bien bon pour lui et pour moi. Regardez cette gentille figure, ne dirait-on pas celle d’un ange ? »

Les petites mains roses de l’enfant se serrèrent machinalement autour du doigt de l’honnête soldat, et les yeux d’Amélia brillèrent de tout l’éclat de l’orgueil maternel. Ce coup d’œil, empreint de la tendresse la plus vive et la plus ardente, porta le désespoir dans le cœur du pauvre major. Il resta quelques minutes penché vers l’enfant dans une muette contemplation ; enfin, par un suprême effort, il put trouver assez d’énergie pour dire d’une voix éteinte :

« Mon Dieu ! veillez sur lui.

— Dieu vous protége aussi, mon cher Dobbin, lui dit Amélia en relevant la tête après avoir embrassé son fils. Mais, silence ! ajouta-t-elle effrayée du bruit que faisait Dobbin pour regagner la porte. Silence ! vous pourriez éveiller George ! »

Bientôt le cabriolet s’éloigna, bientôt ses roues retentirent sur le pavé ; mais Amélia n’entendit rien ; rien ne pouvait distraire sa rêverie de l’enfant qui souriait dans son sommeil.



CHAPITRE IV.

Le moyen de mener grand train sans un sou de revenu.



Quel est l’homme assez peu observateur des faits qui s’accomplissent autour de lui pour n’avoir pas médité plus d’une fois sur les affaires de son prochain, et ne pas s’être demandé comment ce même prochain parvient, à la fin de l’année, à rejoindre les deux bouts ensemble. Ainsi, par exemple, je rencontre au Parc M. un tel se promenant en équipage à deux chevaux, avec chasseur derrière ; dans ses splendides dîners, trois laquais en livrée s’empressent autour des convives (par égard pour une maison où mon couvert est mis deux fois la semaine, je tairai le nom) ; mais je sais que cette voiture et ces chevaux ont été achetés d’occasion, et que cette valetaille est payée à prix débattu. Les deux garçons sont à Eton ; les demoiselles reçoivent des leçons des premiers maîtres ; on voyage tous les ans pendant la belle saison, et pendant la saison d’hiver on donne un bal de fondation, accompagné d’un souper des plus fins. Qu’est donc pourtant M. un tel ? — Un petit employé, aux appointements de douze cents livres sterling par an. — Mais sa femme a donc de la fortune de son chef ? — Peuh ! c’est la fille d’un petit seigneur du comté de Buckingham. Pour une dinde dont sa famille lui fait cadeau à Noël, elle loge et nourrit ses trois sœurs pendant trois mois de l’année, et ses frères descendent toujours chez elle quand ils viennent à la ville. — Mais comment donc ce brave M. un tel réussit-il à mettre l’équilibre entre son passif et son actif ? — Je suis son ami, et à ce titre vous me dispenserez de vous dire combien je suis étonné qu’il n’ait pas encore été exécuté à la Bourse. Dans le public, on se demande comment, dès l’année dernière, il n’a pas été faire un tour à l’étranger.

Parmi les gens de notre connaissance, il s’en trouve toujours plus ou moins dont on chercherait vainement à s’expliquer les moyens d’existence. Qui de nous n’a pas eu mainte fois l’occasion de se demander en trinquant avec son hôte, comment il pouvait payer ce vin qu’il nous faisait boire ?

En présence de la vie confortable que, trois ou quatre ans après leur retour de Paris, Rawdon et sa femme menaient dans un élégant hôtel de Curzon-Street, dans May-fair, il n’était pas un des convives admis à leur table qui ne se posât à leur sujet les questions que nous venons d’indiquer. Le nouvelliste sait tout par état, ainsi que nous l’avons dit plus haut, et, usant de ce privilége, nous pourrions bien apprendre au public comment Crawley et sa femme trouvaient les moyens de vivre sans posséder cependant aucun revenu. Mais, connaissant les habitudes de la presse périodique qui taille à droite et à gauche et livre ensuite à ses lecteurs le fruit de ses pillages et de ses rapines, je la prie dès à présent de ne point publier mes calculs sur ce sujet, désirant, en ma qualité d’inventeur, m’en réserver la propriété exclusive et tous les bénéfices. Mon lecteur pourra, du reste, par un commerce journalier avec des personnes de la même trempe, apprendre la méthode de se donner beaucoup de bien-être sans disposer d’un sou de revenu. Toujours est-il plus sûr de ne point trop approcher les gens de cette espèce et de recevoir à ce sujet les données de seconde main, comme pour les logarithmes, où s’il fallait faire soi-même le travail, ce serait une science achetée bien cher.

Nous nous bornerons à donner un court aperçu des années que Crawley et sa femme vécurent à Paris au milieu de toutes les jouissances du luxe sans avoir un sou de revenu. Ce fut vers cette époque que Rawdon quitta les gardes et vendit son brevet de colonel. Dès lors les seuls vestiges qui trahissaient en lui son ancienne profession furent les moustaches qui ombrageaient sa lèvre et le titre de colonel qui se lisait sur ses cartes.

Nous avons déjà dit que Rebecca, une fois à Paris, n’avait pas tardé à devenir la reine du grand monde et des salons de la capitale ; quelques-uns même des hôtels les plus renommés du faubourg Saint-Germain ne dédaignaient point de lui ouvrir leur sanctuaire. Les Anglais du plus haut rang lui prodiguaient leurs hommages avec un empressement qui révoltait leurs nobles épouses ; elles suffoquaient de voir triompher ainsi cette petite parvenue. Mistress Crawley, adulée dans les salons aristocratiques et accueillie avec faveur à la nouvelle cour, passa ainsi plusieurs mois au milieu de l’enivrement de ses succès, se montrant fort disposée à regarder du haut de sa grandeur les jeunes et braves officiers que son mari aimait à fréquenter.

Le colonel bâillait à faire pitié au milieu des duchesses et des grandes dames de la cour. Les vieilles femmes qui jouaient avec lui à l’écarté l’étourdissaient tellement de leurs jérémiades lorsque par hasard il leur gagnait une pièce de cinq francs, que le colonel Crawley avait fini par trouver indigne de lui de s’asseoir à une table de jeu. De plus, l’esprit de leur conversation était du bien perdu pour lui, car il ne comprenait rien au français, et il se demandait parfois quel plaisir ou quel profit pouvait trouver sa femme à passer ainsi la nuit à faire la courbette devant des princesses ? En conséquence, il laissa Rebecca parfaitement libre d’aller à ces réceptions, où elle trouvait tant de charmes, et il reprit de son côté les distractions qui allaient à ses goûts avec les amis de son choix.

Lorsqu’on dit de certaines personnes qu’elles vivent en princes sans posséder un sou de revenu, ces mots sans un sou signifient que leurs moyens d’existence sont problématiques et qu’on ne sait pas comment elles réussissent à subvenir aux dépenses de leur maison. Notre ami le colonel, par exemple, avait reçu de la nature une vocation particulière pour tous les jeux de hasard ; on le voyait sans cesse manier les cartes, le cornet ou la queue de billard ; une pratique aussi régulière lui avait bien vite donné, dans ces divers exercices, une supériorité marquée sur tous ceux qui n’y voient d’ordinaire qu’une distraction d’un moment. La queue de billard, tout comme le pinceau, le violon ou le fleuret, réclame une étude spéciale et approfondie. Ces talents ne vous viennent point par inspiration, et pour exceller dans l’une ou l’autre chose, il faut y apporter une application persévérante et soutenue. Crawley était plus qu’un amateur, il était passé maître et maître consommé au billard ; comme un général qui sent son génie grandir avec le danger, il savait, lorsqu’une veine malheureuse le poursuivait, que les parieurs se déclaraient contre lui, il savait, disons-nous, rétablir par les ressources de son adresse et de son audace l’égalité des chances, et par des coups imprévus appeler de son côté la victoire, au grand étonnement de tous ceux qui le voyaient pour la première fois. Quant à ceux qui savaient déjà à quoi s’en tenir, ils y regardaient à deux fois avant de risquer leur argent contre un adversaire qui disposait de ressources aussi brillantes et aussi irrésistibles.

Son habileté aux cartes n’était pas moins grande. Bien souvent la soirée commençait pour lui par des pertes successives, et il faisait si peu d’attention à son jeu, et commettait de telles bévues, que les nouveaux venus ne se faisaient pas une bien haute idée de ses talents ; mais à mesure qu’il s’échauffait au jeu, rendu plus attentif par ses revers, il se tenait davantage sur ses gardes, et alors la partie prenait une tournure toute différente. Avant la fin de la nuit, il avait fait rendre gorge à ses adversaires ; et le fait est qu’on aurait eu peine à en citer beaucoup qui pussent se vanter d’avoir gagné contre lui.

Un bonheur si opiniâtre finit, comme on devait le prévoir, par provoquer l’envie et les mauvais propos des vaincus. Le duc de Wellington, ce vainqueur infatigable, qui, au dire des Français, ne devait cette continuité de victoires qu’à un enchaînement surprenant d’heureux succès, était accusé par eux d’avoir triché à Waterloo, afin de s’assurer le gain de cette grande et décisive partie. Il n’est donc pas étonnant que pour expliquer la fidélité de la fortune à l’égard du colonel Crawley, on élevât quelques soupçons sur sa bonne foi et sa loyauté.

On mettait une telle fureur à rechercher à Paris les émotions enivrantes du tapis vert, que les maisons de jeu ne suffisaient plus à la fièvre générale, et que l’on se donnait encore rendez-vous dans les salons particuliers, comme si les moyens manquaient ailleurs pour assouvir cette aveugle passion. Dans les délicieuses réunions du colonel, on se livrait d’ordinaire à ce déplorable amusement, au grand désespoir de cette excellente mistress Crawley. Elle ne parlait qu’avec le plus profond chagrin de l’amour de son mari pour les dés ; c’étaient des plaintes à n’en plus finir auprès de tous ceux qui venaient chez elle. Elle conjurait les jeunes gens de ne jamais toucher ni cartes ni cornet. Le jeune Green, du régiment des tirailleurs, ayant perdu au jeu une somme considérable, Rebecca, au dire de sa femme de chambre en aurait pleuré toute la nuit ; toujours d’après la même source, elle aurait supplié son mari à genoux de ne point exiger cet argent et de brûler la reconnaissance. Mais comment aurait-il pu le faire ? Il venait de perdre lui-même la même somme contre Blackstone des hussards, et le comte Punter de la cavalerie de Hanovre. Green aurait tous les délais nécessaires pour payer, mais quant à payer, il fallait qu’il s’y résignât ; demander qu’on brûlât la reconnaissance, c’était tenir un langage d’enfant.

Beaucoup d’officiers fort jeunes, pour la plupart, car la beauté de mistress Crawley lui attirait un cercle de jeunes adorateurs, se retiraient à la fin de la soirée après avoir payé au fatal tapis leur part de tribut plus ou moins lourde. Une réputation assez fâcheuse commença à planer sur cette maison. Les vétérans avertissaient les conscrits du danger qui les menaçait. Sir Michel O’Dowd, colonel du ***e, l’un des régiments de l’armée d’occupation ayant prévenu le lieutenant Spooney, officier du même corps, de se tenir sur ses gardes, une scène des plus violentes eut lieu au Café de Paris entre le colonel O’Dowd qui dînait avec sa femme et le colonel Crawley et mistress Crawley qui s’y trouvaient aussi à une autre table. C’était des dames qu’était parti le signal de la lutte, mistress O’Dowd avait fait un signe de mépris à mistress Crawley et traité son mari d’escroc. Le colonel Crawley envoya un cartel au colonel O’Dowd, chevalier du Bain. Le bruit de cette querelle étant arrivé jusqu’aux oreilles du commandant en chef, il appela devant lui le colonel Crawley qui préparait déjà ses pistolets si funestes au capitaine Marker, et lui tint un langage qui arrêta tout court les suites de cette affaire. Si Rebecca n’avait été se jeter aux pieds du général Tufto, Crawley recevait immédiatement un ordre de départ pour l’Angleterre. Cette aventure, du reste, le força, pendant plusieurs semaines, à chercher des adversaires en dehors de l’armée.

En dépit de l’habileté de Rawdon, de ses succès non interrompus, Rebecca voyait, par suite de ces très-fâcheux démêlés, leur position empirer de jour en jour, et bien qu’ils eussent le soin de ne jamais payer personne, leur petit capital ne pouvait manquer un beau matin de se trouver réduit à zéro.

« Le jeu, mon cher, disait-elle à son mari, est fort bon pour accroître le revenu ; mais par lui-même il ne donne pas un revenu suffisant, et puis quand on sera las de jouer, je vous le demande, que nous restera-t-il alors ? »

Rawdon reconnut la justesse de cette observation. Depuis quelques nuits ses invités avaient l’air d’être las de jouer avec lui, et les charmes de Rebecca avaient à peine le pouvoir de les attirer encore.

L’existence que menait à Paris cet aimable couple était fort agréable sans doute, mais ce n’était pas un avenir que ce délicieux enchaînement de plaisirs et d’oisiveté. Rebecca calcula que, dans son pays, elle aurait plus de chance d’établir la fortune de Rawdon sur de solides et durables fondements. Peut-être pourrait-elle réussir à le faire nommer à quelques fonctions, soit en Angleterre, soit aux colonies. Elle résolut, en conséquence, de se replier sur l’Angleterre dès que les voies lui seraient ouvertes de ce côté. Dans ce but, elle commença par faire vendre à Crawley son brevet d’officier aux gardes et liquider sa pension de retraite. Son service, comme aide de camp du général Tufto, avait cessé depuis longtemps, aussi Rebecca s’amusait-elle maintenant, dans le monde, à rire aux dépens de cet officier, de son toupet, de son corset, de son râtelier, de ses prétentions séductrices, de sa manie ridicule de croire que toutes les femmes devenaient folles d’amour pour lui à première vue. C’était maintenant à mistress Brent, aux sourcils noirs et arqués, que le général accordait toutes ses attentions. Elle était devenue l’idole au pied de laquelle il venait déposer désormais ses bouquets, ses loges à l’Opéra, ses dîners au restaurant, et toutes ses inventions galantes.

La pauvre mistress Tufto n’y avait rien gagné ; elle continuait à passer ses longues soirées toute seule avec ses filles, tandis que le général, tout frisé et tout parfumé, se rendait au théâtre, où l’on pouvait l’apercevoir fort empressé auprès de mistress Brent. Quant à Becky, vingt admirateurs au moins se pressaient autour d’elle, se disputant à l’envi la survivance du colonel, et avec son esprit elle n’avait pas de peine à les faire rire aux dépens de la nouvelle passion de son ancien adorateur. Cette vie oisive et élégante finissait, néanmoins, par lui inspirer la satiété et le dégoût. Les loges à l’Opéra, les dîners au restaurant n’avaient plus pour elle aucun attrait ; les bouquets ne pouvaient se mettre en réserve d’une année à l’autre, et l’on ne se nourrit pas de bijoux, de mouchoirs brodés, pas plus que de gants de chevreau ; elle sentait tout le vide des plaisirs mondains, et soupirait désormais après quelque chose de plus positif.

Au milieu de cet état de choses, il arriva de Londres des nouvelles qui répandirent l’allégresse et la joie parmi les créanciers du colonel. Miss Crawley, cette tante si riche dont l’immense fortune était depuis longtemps l’objet de leur convoitise, miss Crawley enfin était à toute extrémité, et le colonel n’avait tout juste que le temps d’aller recevoir son dernier soupir ; sauf à revenir ensuite chercher sa femme et son fils. Il partit donc pour Calais. Une fois dans cette ville, qu’il atteignit sans la moindre encombre, on pourrait croire qu’il se dirigea de là sur Douvres ; point du tout, il prit la diligence de Dunkerque et enfin gagna Bruxelles, son séjour de prédilection. C’est qu’en réalité il devait encore plus d’argent à Londres qu’à Paris, et préférait tout naturellement la paisible capitale de la Belgique à ces deux turbulentes cités.

Miss Crawley ayant quitté ce monde, mistress Crawley alla commander pour elle et le petit Rawdon le deuil le plus sévère. Elle répétait partout et bien haut que le colonel s’occupait à arranger les affaires de succession. Rien désormais ne l’empêchait plus de prendre le premier à la place du petit entre-sol qu’elle occupait dans l’hôtel. Aidé des conseils du propriétaire de l’hôtel, elle arrêta les tentures qu’il faudrait mettre dans l’appartement. Elle eut avec lui une discussion tout à l’amiable, à l’occasion des tapis. Enfin on tomba d’accord sur tout, excepté sur le prix. Après ces dispositions prises, mistress Crawley partit avec sa bonne et son fils dans une voiture que le maître d’hôtel voulut bien lui prêter. L’hôte et l’hôtesse lui envoyèrent un sourire d’adieu au moment où elle franchissait le seuil de leur maison. Le général Tufto devint furieux en apprenant son départ, et mistress Brent devint furieuse de la fureur du général. Le lieutenant Spooney en ressentit un coup qui lui porta au cœur, et le maître d’hôtel prépara ses plus beaux appartements pour le retour de cette petite enchanteresse et de son mari. Il mit de côté avec le plus grand soin les malles qu’elle avait confiées à sa garde. Mme Crawley les lui avait recommandées d’une façon toute spéciale : elles ne renfermaient cependant rien de bien précieux, ainsi qu’il put s’en convaincre en les ouvrant quelque temps après.

Mais avant d’aller rejoindre son mari en Belgique, mistress Crawley fit une petite campagne en Angleterre, laissant son fils sur le continent, aux mains de la bonne française.

La séparation de Rebecca et du petit Rawdon ne fut pénible ni pour l’une ni pour l’autre. Depuis sa naissance le jeune héritier du colonel n’avait pas été un sujet de grandes préoccupations pour sa mère. Suivant l’usage commode adopté parmi les mères françaises, elle avait placé son nourrisson chez une femme de la campagne, dans les environs de Paris. C’est là que le petit Rawdon, au milieu d’une nombreuse famille de frères de lait en sabots, avait passé d’une manière assez agréable les premiers mois de son existence. Son père dirigeait presque toujours ses promenades à cheval de ce côté, et le cœur sensible de Rawdon s’épanouissait en voyant l’espoir de sa race, rose et crasseux, criant à étourdir tous ceux qui l’approchaient et faisant des pâtés de boue sous la surveillance de la femme du vigneron, sa nourrice.

Rebecca ne montrait pas grand empressement à aller voir la chair de sa chair et le sang de son sang. Le petit bandit lui avait une fois taché une pelisse couleur gorge pigeon : et pour sa part, il aimait mieux les caresses de sa nourrice que celles de sa maman. Aussi lorsqu’il fallut quitter cette brave et joyeuse villageoise en qui il avait presque trouvé une seconde mère, il poussa pendant plusieurs heures des hurlements terribles. Sa mère ne parvint à l’apaiser qu’en lui promettant de le faire ramener le lendemain auprès de sa nourrice. On avait également dit à la villageoise, pour qu’elle ne se désolât point trop du départ de l’enfant, que bientôt on lui rendrait son nourrisson, et cette brave femme l’attendit pendant quelque temps avec la plus vive anxiété.

Les Rawdon étaient, pour ainsi dire, les précurseurs de cette race de hardis aventuriers anglais qui bientôt envahirent tout le continent, et signalèrent leur passage à travers les capitales de l’Europe par une suite d’escroqueries non interrompues. Dans ces années fortunées de 1817 et 1818, on avait encore la plus grande confiance dans la solvabilité et la délicatesse des sujets de la Grande-Bretagne, les grandes cités de l’Europe n’ayant pas encore servi de théâtre aux opérations de ces chevaliers d’industrie. Maintenant, au contraire, il n’est pas rare de voir dans une ville de France ou d’Italie quelqu’un de ces nobles compatriotes se présenter avec une tournure insolente et dégagée, cachet distinctif qu’ils portent partout avec eux. C’est à qui d’entre eux mettra le plus au pillage les hôtels où ils descendent, tirera le plus de faux billets sur des banquiers imaginaires, volera aux carrossiers leurs voitures, aux orfévres leurs bijoux, aux voyageurs leur argent, et jusqu’aux bibliothèques publiques leurs livres précieux et leurs manuscrits. Il y a trente ans, un milord anglais n’avait qu’à se présenter pour trouver du crédit partout, et le noble étranger, au lieu d’être dupeur, était dupé. Que ces temps sont loin de nous !

Ce fut seulement quelques semaines après le départ des Crawley, que le maître de l’hôtel où ils avaient logé pendant leur séjour à Paris, comprit l’étendue des pertes qu’il allait réaliser à cause d’eux. En vain alors Mme Marabou, la marchande de modes, se présenta plusieurs fois pour réclamer le prix de ses fournitures à Mme Crawley ; en vain M. Didelot, de la Boule-d’Or au Palais-Royal, vint demander à plusieurs reprises si cette charmante milady, à laquelle il avait vendu ses montres et ses bracelets, était enfin de retour. La pauvre femme du vigneron ne fut payée non plus que des six premiers mois pour tout le lait qu’elle avait fourni de son propre sein au vigoureux petit Rawdon. Cette pauvre femme ne reçut jamais ce qui lui restait dû : les Crawley avaient en tête bien d’autres préoccupations que de pareilles bagatelles. Quant au maître d’hôtel, pendant tout le reste de sa vie, il saisit toutes les occasions qui s’offraient à lui pour accabler de ses malédictions tous les Anglais de la terre. Il demandait à tous ses voyageurs s’ils ne connaissaient pas un certain colonel lord Crawley, voyageant avec sa femme, une petite dame très spirituelle ; et il ajoutait d’un ton mélancolique à fendre le cœur : Ah ! monsieur, ils m’ont affreusement volé !

Le voyage de Rebecca en Angleterre avait pour but d’arracher le plus de concessions possibles aux créanciers de son mari ; elle leur offrait 40 pour 100, à la condition que leur débiteur pourrait rentrer à Londres à l’abri de toute espèce de poursuites. Nous n’avons point l’intention d’entrer ici dans les détails de cette difficile transaction ; qu’il nous suffise de constater que Rebecca réussit à leur démontrer que la somme qu’elle était autorisée à leur offrir était tout le capital disponible de son mari, et à les convaincre que le colonel aimerait mieux passer le reste de ses jours sur le continent que de venir s’exposer à des réclamations importunes ; qu’il n’y avait aucune chance de lui voir refaire sa fortune ni d’obtenir jamais une plus large répartition que celle qui leur était offerte. À l’aide d’une si puissante logique elle décida les créanciers du colonel à accepter les offres qu’elle leur faisait. Pour quinze cents livres d’argent comptant elle racheta un total de dettes montant à plus de vingt fois cette valeur.

Mistress Crawley n’eut recours à l’intervention d’aucun homme de loi. L’affaire était si simple, c’était à prendre ou à laisser, ainsi qu’elle le faisait remarquer aux créanciers avec tant de justesse et d’à-propos ; bref, le marché fut conclu. M. Lévi, au nom de M. David, et M. Moïse, en celui de M. Manassé, principaux créanciers du colonel, félicitèrent sa femme de la manière expéditive dont elle savait régler les affaires et déclarèrent que les gens mêmes du métier n’avaient rien à lui apprendre.

Rebecca accepta ces compliments avec la plus parfaite modestie. Elle fit venir, dans la mauvaise petite auberge où elle était descendue pendant la durée de ses négociations, du xérès et des gâteaux, afin de faire politesse aux agens de ses adversaires. Et enfin, on se sépara après force poignées de main et les meilleurs amis du monde. Rebecca, sans perdre de temps, repassa le détroit pour rejoindre son mari et son fils, et apprendre au colonel l’heureuse nouvelle de son entière libération.

En ce qui concerne le petit garçon, nous avons dit que Mlle Geneviève n’y avait pas fait grande attention en l’absence de sa mère. Un soldat de la garnison de Calais lui ayant inspiré un tendre attachement, ce militaire l’avait fort distrait des devoirs de sa charge, et le petit Rawdon avait failli, un beau jour, se noyer sur la plage de Calais, où il s’était égaré faute de surveillance de la part de Mlle Geneviève.

Après quelque temps de séjour à Bruxelles, où les deux époux vécurent au milieu du luxe et de l’abondance, ayant chevaux et voitures, et donnant des dîners très-fins à leur hôtel, le colonel et sa femme quittèrent cette ville pour fuir la calomnie qui s’y acharnait contre eux comme à Paris, et ils y laissèrent, à ce que dit la chronique, pour une somme assez considérable de dettes. Telle est donc la méthode que les gens sans un sou de revenu ont à leur service pour réunir les deux bouts à la fin de l’année.

De Bruxelles, le colonel se rendit à Londres avec sa femme. Ce fut là surtout, dans leur maison de Curzon-Street, à May-fair, qu’ils donnèrent le plus de preuves de leur habileté à mettre en pratique les ressources ci-dessus mentionnées.



CHAPITRE V.

Continuation du même sujet.


Nous devons d’abord indiquer comme un des points les plus essentiels le talent de se procurer un gîte sans débourser un sou de loyer. Vous pouvez louer une maison meublée ou non meublée : si vous vous arrêtez à ce dernier parti et que vous possédiez quelque crédit chez les premiers fabricants de meubles et de tapis, vous pourrez avoir un appartement décoré et meublé avec la dernière somptuosité, l’élégance la plus recherchée, et d’après tous les caprices de votre goût ; mais en prenant l’appartement tout meublé vous aurez moins de tracas et d’ennui. Crawley et sa femme usèrent de cette dernière méthode.

M. Bowls n’avait pas toujours eu chez Miss Crawley la haute direction de la cave et de l’office, un autre avant lui avait joui de la confiance de la demoiselle, c’était un garçon du nom de Raggles, né sur les terres de Crawley-la-Reine et fils cadet de l’un des jardiniers. Sa bonne conduite, sa taille avantageuse, son air grave et la rondeur de ses mollets lui valurent un avancement rapide, et il passa successivement du grade de desservant d’office à celui de valet de pied, et de celui de valet de pied aux fonctions de sommelier en chef. Après avoir été un certain nombre d’années à la tête de la maison de miss Crawley, place excellente pour les gages, les profits et les occasions d’épargne, il annonça l’intention d’épouser l’ancienne cuisinière de miss Crawley qui exerçait alors avec un égal succès la profession de blanchisseuse et celle de fruitière dans une petite boutique du voisinage. La célébration clandestine de ce mariage remontait déjà à plusieurs années lorsque la première nouvelle en arriva aux oreilles de miss Crawley. La présence continuelle à la cuisine d’un petit garçon et d’une petite fille de sept à huit ans avait fini par éveiller l’attention de miss Briggs, qui avait été reporter ses soupçons à sa maîtresse.

Lorsque M. Raggles eut quitté le poste qu’il remplissait auprès de miss Crawley, il reporta toute sa sollicitude sur sa boutique et sur ses légumes. Il ajouta encore aux objets de son débit des œufs, de la crème, du lait, du porc frais, se bornant à vendre modestement les produits de la campagne, tandis que les autres sommeliers retirés tenaient café et commerce de vins et liqueurs. Comme M. Raggles était dans les meilleurs termes avec tous les sommeliers du voisinage et leur faisait les honneurs de son arrière boutique, décorée avec tout le luxe d’un boudoir, il trouvait facilement le moyen de placer son lait, sa crème et ses œufs auprès de ses confrères, et à la fin de chaque année, en faisant son inventaire, il pouvait constater une augmentation de bénéfices.

Au sein de cette existence modeste et paisible, il était parvenu, peu à peu, à amasser quelque argent. Aussi, lorsque le joli logement de garçon, situé au no 201, Curzon-Street May-fair fut mis aux enchères, par suite du départ à l’étranger de l’honorable Frédéric Deuceace, pour être vendu avec son riche mobilier provenant des premiers artistes de Londres, nul autre, entendez-vous, nul autre que Charles Raggles ne pouvait songer à se rendre adjudicataire de la maison et de son ameublement. Il emprunta à la vérité, pour parfaire son petit capital, de l’argent à un intérêt assez élevé, à un autre sommelier, mais il paya la plus grosse part sur ses propres économies. Mistress Raggles ressentit un certain orgueil, lorsqu’un beau jour elle s’endormit dans un lit d’acajou sculpté, sous des rideaux de soie, ayant en face d’elle une glace sur chevalet, et une garde-robe si considérable, qu’il y aurait eu de quoi en habiller tous les Raggles de la terre.

Leur intention n’était point de garder pour eux un si somptueux local ; Raggles n’avait acheté cette maison que pour la louer. Dès qu’un locataire se présentait, il lui cédait aussitôt la place et se retirait dans sa boutique de verdurier. Néanmoins, il ne manquait jamais d’aller chaque jour à Curzon-Street pour donner un coup d’œil à sa maison, dont les fenêtres étaient garnies de géraniums, dont le marteau était en bronze sculpté. Les laquais se montraient pleins de déférence à son égard ; le cuisinier prenait les légumes chez lui, et l’appelait monsieur gros comme le bras ; et les locataires ne pouvaient faire un pas, mangr d’un plat à dîner, sans que Raggles le sût aussitôt si la fantaisie lui en prenait.

C’était du reste un excellent homme et à la fois un heureux mortel. Sa maison lui rapportait par an un fort joli revenu ; il tenait à ce que ses enfants eussent les meilleurs maîtres, et en conséquence il ne marchandait point sur le prix. Charles était un des pensionnaires du docteur Shwishtail et la petite Mathilde allait chez miss Peckover, Laurentinum-House.

Raggles avait un culte particulier pour tous les membres de la famille Crawley. Cette famille n’avait-elle pas été pour lui l’origine de sa vie d’aisance et de prospérité ? En conséquence, il conservait dans son arrière-boutique une silhouette de sa maîtresse et un dessin de la maison du portier de Crawley-la-Reine, faite à l’encre de Chine, de la main même de sa digne maîtresse. Le seul embellissement qu’il ait apporté à sa maison de Curzon-Street était l’image de Crawley-la-Reine au temps du baronnet Walpole Crawley. On voyait ce seigneur dans un carrosse doré, tiré par six chevaux blancs, côtoyant un étang couvert de cygnes et de barques remplies de dames à jupes bouffantes et de musiciens en perruques poudrées. Dans l’opinion de Raggles, l’univers entier n’avait pas à offrir un palais aussi magnifique, une famille aussi digne de respect.

Le hasard voulut que la maison de Raggles fût à louer au moment où Rawdon et sa femme revinrent à Londres. Le colonel connaissait à la fois la maison et le propriétaire. Les rapports de ce dernier avec la famille Crawley n’avaient jamais été interrompus, car Raggles venait aider M. Bowls toutes les fois que miss Crawley recevait ses amis. Ce brave homme fut enchanté de louer sa maison au colonel, et il s’offrit même pour remplir les fonctions de sommelier les jours de réception. Dans ces grandes occasions, mistress Raggles s’établissait à la cuisine et y confectionnait des dîners auxquels la vieille miss Crawley elle-même n’eût pas été indifférente. Voilà de quelle manière Crawley s’y prit pour monter sa maison sans qu’il lui en coûtât un sou. C’était sur Raggles que retombait le soin de payer les impôts et les réparations, les intérêts de l’argent emprunté, la pension de ses enfants, la nourriture des siens et même quelquefois celle du colonel Crawley ; le lot du pauvre diable était de se voir ruiné de fond en comble par le marché qu’il venait de conclure, de voir ses enfants jetés sur la paille et lui-même enfermé dans la prison pour dettes. Il faut bien toujours que quelqu’un finisse par payer pour les industriels qui savent vivre sans un sou de revenu, et le hasard avait désigné le malheureux Raggles pour suppléer aux fonds qui manquaient à l’appel dans la bourse du colonel Crawley.

Rawdon et sa femme donnèrent généreusement leur pratique aux anciens fournisseurs de miss Crawley qui vinrent leur faire offre de services. Les plus pauvres étaient les plus exacts. Tous les samedis, la blanchisseuse arrivait avec sa charrette pour rendre le linge à la maîtresse du logis, et en échange elle ne recevait jamais d’argent ; on la remettait toujours à la semaine suivante. M. Raggles lui-même ne se lassait point de fournir les légumes. La note pour la bière de cuisine à l’estaminet de la Gloire restera comme une curiosité parmi les choses de ce genre. La plus grosse partie des gages était due à tous les domestiques, et ils se trouvaient par là intéressés au maintien de la maison. En somme, on ne payait personne, pas plus le serrurier qui ouvrait les portes que le vitrier qui remettait les carreaux, que le carrossier qui louait la voiture, que le cocher qui la conduisait, que le boucher qui fournissait les gigots de mouton, que le charbonnier qui envoyait de quoi les rôtir, que le cuisinier qui les accommodait, que les domestiques qui les mangeaient, et en cela, soyez-en sûr, on faisait comme beaucoup de gens qui savent mener grand train sans avoir un sou de revenu.

Dans une petite ville, de semblables faits ne se passent point sans être remarqués. On sait la quantité de lait que le voisin prend tous les matins, combien de livres de viande ou de pièces de volaille entrent chez lui pour son dîner, tandis que dans Curzon-Street les nos 200 et 202 ne savaient très-certainement pas ce qui se passait dans la maison qui les séparait. Les domestiques se faisaient leur confidences par les fenêtres de la cuisine ; mais Crawley, sa femme et ses amis ne s’en doutaient seulement pas, et lorsque vous alliez au 201, vous y trouviez toujours bon accueil, aimable sourire, excellent dîner, à quoi s’ajoutait comme complément une amicale poignée de main de l’hôte et de l’hôtesse, sans distinction de personnes.

À les voir mener cette luxueuse existence, on eût dit qu’ils avaient au moins 3 ou 4.000 livres sterling de rente ; s’ils ne les avaient pas en espèces sonnantes, ils les avaient assurément par la manière dont ils savaient se faire servir. Ils ne payaient pas, dit-on, leur mouton, mais ils en avaient toujours sur leur table. La note de leur marchand de vin n’était pas acquittée, qu’en savons nous ? nulle part on ne buvait de meilleur bordeaux que chez Rawdon ; nulle part on ne servait de dîners aussi fins et aussi délicats. Ses salons, dans leur simplicité même, étaient les plus coquets que l’on pût imaginer ; et mille petites fantaisies que Rebecca avait rapportées de Paris ajoutaient beaucoup à leur élégance. Lorsque, assise à son piano, la maîtresse de céans en tirait les notes frémissantes dont elle accompagnait les accents voluptueux de sa voix, chaque invité, cédant à l’illusion, se croyait pour un moment ravi dans quelque petit paradis, et s’avouait à lui-même que si le mari était une brute, la femme du moins était charmante et les dîners du meilleur goût.

Rebecca, par son esprit, par sa grâce, par son adresse avait réussi à se mettre en vogue dans une certaine classe de la société de Londres. On pouvait voir à sa porte de très-modestes voitures d’où il sortait de très-grands personnages. Son équipage au parc était toujours entouré des élégants les plus à la mode. À l’Opéra, c’était une succession de visites dans sa petite loge de seconde galerie ; mais, aveu pénible à faire, les dames tournaient le dos et fermaient leur porte à la petite aventurière.

Les femmes dont mistress Crawley avait fait la connaissance sur le continent, non-seulement n’allaient point lui rendre visite, mais affectaient encore de ne pas la voir toutes les fois qu’elles se croisaient avec elle. C’était vraiment chose curieuse que le peu de temps qu’il avait fallu à toutes ces grandes dames pour l’oublier, et Rebecca en recevait chaque jour des preuves qui ne devaient pas la flatter infiniment. Lady Bareacres se trouvant un soir en même temps qu’elle dans le vestibule de l’Opéra, rappela ses filles à ses côtés, comme si le contact de mistress Crawley eût eu quelque chose d’impur et de contagieux, puis, battant d’un ou deux pas en retraite, elle se porta à l’avancée, et lança sur son ennemi des regards flamboyants. Mais pour faire perdre contenance à Rebecca, il fallait des regards plus flamboyants encore que ceux que pouvaient lancer les yeux éteints de cette vieille et glaciale lady. Une autre grande dame, lady de La Mole, qui plus de vingt fois, à Bruxelles, avait été se promener à cheval avec Becky, n’eut pas l’air de la voir lorsqu’elle la rencontra à Hyde-Park, dans sa voiture découverte. Enfin, mistress Blenkinsop, la femme du banquier, lui tournait le dos à l’église ; car, hâtons-nous de le dire, Becky allait maintenant très-régulièrement à l’église. C’était un spectacle fort édifiant de la voir arriver bras dessus bras dessous avec Rawdon, qui portait les deux livres de prières dorés sur tranches, et assister à la cérémonie avec un air plein de gravité et de componction.

Rawdon ressentait très-vivement les injures adressées à sa femme, et, dans les accès de mauvaise humeur et d’emportement qu’il en concevait, il ne parlait rien moins que de provoquer en duel les maris et les frères de toutes ces impertinentes qui n’avaient pas pour Rebecca les égards convenables. Ce n’était qu’à force de prières et par les exhortations les plus pressantes, que celle-ci parvenait à le contenir dans les bornes de la modération.

« Voulez-vous donc faire ma place dans ce monde à coups de pistolet ? lui disait-elle en plaisantant ; je ne suis, après tout, qu’une pauvre gouvernante, et vous un pauvre diable auquel ses dettes, sa passion pour les dés et ses autres imperfections ont donné le plus vilain vernis. Patience, nous aurons un jour autant d’amis que nous en voudrons ; mais, en attendant, calmez-vous, et écoutez les avis de celle en qui vous avez confiance. Quand nous avons appris que votre tante avait laissé tout son bien à Pitt et à sa femme, vous rappelez-vous dans quelle fureur vous êtes entré ? Pour un peu vous l’auriez dit à tout Paris, et si je n’avais pas été là pour calmer la fougue de vos emportements, Dieu sait où vous en seriez maintenant ! À la prison pour dettes de Sainte-Pélagie, peut-être. Au lieu de cela, vous voilà à Londres, dans une maison très-confortable où il ne vous manque aucune de vos aises, et cependant vous pensiez alors que vous alliez partir pour assommer votre frère, ni plus ni moins que Caïn. Convenez-en, vous auriez été trop loin, si vous aviez suivi les transports de votre colère ; toutes vos fureurs auraient été impuissantes à vous rendre l’argent de votre tante, et croyez-m’en, il nous sera bien plus profitable de nous tenir dans de bons termes avec votre frère que de nous mettre en hostilités avec lui comme ces imbéciles du presbytère. Quand votre père n’y sera plus, Crawley-la-Reine nous deviendra un séjour fort agréable pour passer la saison d’hiver. Si d’ici là nous sommes ruinés, on fera de vous un écuyer tranchant et un premier piqueur, et moi je deviendrai la gouvernante des enfants de lady Jane. Mais ruinés ! allons donc ! Avant de voir pareille chose vous aurez attrapé quelque bonne place ; ou bien la mort, emportant Pitt et son petit garçon, aura fait de vous un baronnet et de moi une milady. Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir, mon très-cher, et je ne désespère pas de vous assurer un avenir. Qui s’est chargé, dites-moi, de vendre vos chevaux, de payer vos dettes ? »

Rawdon, obligé de reconnaître que si ses affaires avaient tourné à bien, c’était à sa femme qu’il le devait, s’empressa de s’en remettre encore à elle du soin de sa conduite.

Lorsque miss Crawley eut dit adieu à ce monde, et que son argent, si vivement disputé de son vivant par tous ses collatéraux, fut enfin devenu le partage de M. Pitt, Bute Crawley, qui ne recevait que cinq mille livres au lieu des vingt mille qu’il espérait, entra dans une violente colère à propos de ce qu’il regardait comme une spoliation, et ne se gêna point pour dire à son neveu, avec une grande brutalité d’expression, tout ce qu’il pensait à cet égard. La querelle s’aigrissant de plus en plus, avait fini par aboutir à une rupture complète.

Rawdon Crawley, au contraire, dont la part se trouvait restreinte à cent livres, avait tenu une conduite tout opposée, bien capable de surprendre son frère et de charmer sa belle-sœur qui nourrissait les dispositions les plus affectueuses à l’égard de toute la famille de son mari. Il écrivit de Paris à M. Pitt une lettre où respirait la franchise et la bonne humeur.

Il savait bien, disait-il, que son mariage lui avait aliéné les faveurs de sa tante, et sans chercher à dissimuler qu’il eût été bien aise de la voir se relâcher un peu de ses rigueurs à son endroit, il se consolait en voyant que cet argent restait du moins dans cette branche de la famille, et il en félicitait sincèrement son frère. Il le priait de le rappeler au bon souvenir de sa belle-sœur dont il réclamait la bienveillance pour mistress Crawley ; la lettre se terminait par quelques lignes de la main de Rebecca pour M. Pitt. Elle joignait ses compliments à ceux de son mari ; elle ne pouvait oublier quelle bienveillance elle avait rencontrée auprès de M. Crawley, alors que, pauvre orpheline, délaissée, elle était tout simplement l’institutrice de ses petites sœurs, pour lesquelles elle conservait toujours la plus tendre affection. Elle lui souhaitait toutes les joies de l’intérieur, et le priait de vouloir bien offrir pour elle ses amitiés à lady Jane, sur la bonté de laquelle les éloges ne tarissaient pas. Elle espérait qu’un jour enfin elle pourrait présenter son petit garçon à son oncle et à sa tante et elle réclamait en sa faveur leur bienveillance et leur appui.

Pitt Crawley fit un excellent accueil à cette lettre. Jamais miss Crawley n’avait si bien reçu ces chefs-d’œuvre produits par la combinaison du style de Rebecca et de la main de Rawdon. Quant à lady Jane, elle en fut si charmée qu’elle engageait déjà son mari à partager sans retard l’héritage de sa tante en deux parts égales, dont l’une serait pour son frère.

À la grande surprise de la jeune femme, Pitt n’accéda point à ses désirs et garda pour lui les trente mille livres. Mais, en revanche, il écrivit à Rawdon qu’il aurait plaisir à lui donner une poignée de main quand il se déciderait à faire le voyage d’Angleterre. Il remercia mistress Crawley de la bonne opinion qu’elle avait de Jane et de lui, et promit de la manière la plus aimable de ne laisser échapper aucune occasion d’être utile au petit bambin.

Ainsi donc la réconciliation était complète et l’entente cordiale régnait entre les deux frères. Lorsque Rebecca vint à Londres, Pitt et sa femme en étaient partis. Plus d’une fois elle se rendit à Park-Lane pour voir s’ils avaient pris possession de la maison de miss Crawley ; mais les nouveaux héritiers n’y avaient encore fait aucune apparition. Raggles seul put lui fournir les renseignements suivants : les domestiques de miss Crawley avaient été congédiés après avoir reçu d’honnêtes gratifications ; M. Pitt ne s’était montré à Londres qu’une seule fois, où il était venu passer quelques jours pour arranger ses affaires avec les hommes de loi ; il avait vendu tous les romans français de miss Crawley à un libraire de Bond-Street.

Becky avait bien ses raisons pour s’enquérir ainsi et attendre impatiemment la venue de sa nouvelle parente.

« Quand lady Jane sera arrivée, se disait-elle dans son for intérieur, elle répondra de moi auprès de la société de Londres ; et quant aux femmes, bah ! les femmes courront après moi quand elles me verront recherchée par les hommes. »

Dans une certaine position, il est un objet aussi indispensable à une femme que sa voiture ou son bouquet, c’est une compagne. J’ai toujours admiré la sensibilité excessive de ces affectueuses créatures qui ne sauraient se passer de concentrer toutes leurs tendresses sur un objet de leur sexe doué d’une laideur raisonnable. Chez ces natures privilégiées, le principe aimant est si développé qu’elles ont toujours besoin d’avoir auprès d’elle un être sur lequel elles puissent répandre cet excédant d’amour ; aussi vous ne verrez jamais une de ces femmes paraître en public sans traîner après elle cette compagne nécessaire en robe fanée et reteinte, et toujours placée sur le second plan.

« Rawdon, disait Becky à une heure fort avancée de la nuit, devant un cercle d’hommes rangés autour d’un feu pétillant, car les hommes venaient chez elle finir leur nuit et trouvaient des glaces et du café provenant, ne vous en déplaise, des meilleures maisons de Londres, Rawdon, il me faut un chien de berger.

— Un quoi ? dit Rawdon de la table de jeu où il faisait sa partie.

— Un chien de berger ! dit le jeune lord Southdown, ma chère mistress Crawley, voilà une singulière idée. Pourquoi n’auriez-vous pas plutôt un chien danois ? J’en sais un en vérité qui est bien aussi grand qu’une girafe, et on pourrait presque l’atteler à votre voiture ; ou bien encore un lévrier d’Égypte, qu’en dites-vous ? J’en tiens un à votre disposition si vous en voulez ; prenez, si vous aimez mieux, un de ces petits carlins, qui entreraient dans la tabatière de lord Steyne ? J’ai vu à Bayswater un homme qui en offrait un au nez duquel vous auriez pu… Je marque le roi et je joue… au nez duquel vous auriez pu accrocher votre chapeau.

— Je marque la levée, dit Rawdon avec gravité.

Il ne s’occupait d’ordinaire que de son jeu et ne se mêlait à la conversation que lorsqu’on y parlait de chevaux ou de paris.

— Que voulez-vous donc faire d’un chien de berger ? continua d’un ton enjoué le jeune Southdown.

— Je parle au figuré, dit Becky en riant et en jetant un coup d’œil à lord Steyne.

— Nous expliquerez-vous cette énigme ? fit à son tour Sa Seigneurie ?

— Il me faut un chien pour me préserver des loups ravisseurs continua Rebecca ; j’ai besoin de compagnie.

— Pauvre innocente brebis ; il ne vous manquait que cela, » dit alors le marquis avec une contraction de mâchoire et une affreuse grimace qui était chez lui l’expression du rire, et, en même temps, il faisait à Rebecca des yeux en coulisses.

Le vieux lord Steyne était debout près de la cheminée à savourer son café ; une flamme claire et brillante répandait dans la pièce une douce et agréable chaleur. Une douzaine de bougies disposées sur la cheminée dans des candélabres en porcelaine et bronze, illuminaient d’un vif éclat la figure de Becky, étendue sur un sofa couvert d’une riche étoffe. Becky portait une robe rose, et l’on eût dit une fleur rafraîchie par la rosée du matin. La transparence de son écharpe de tulle flottant comme une vapeur autour de son cou, laissait entrevoir ses bras et ses épaules d’une blancheur éblouissante ; ses cheveux descendaient en boucles derrière ses oreilles, et son pied mignon s’échappait avec coquetterie des plis d’une robe de soie dans tout le lustre de sa nouveauté. C’était le plus joli pied, la plus jolie chaussure, le plus joli bas de soie que l’on pût trouver dans le monde entier.

Les bougies éclairaient aussi le crâne luisant de lord Steyne, que garnissait une frange demi-circulaire de cheveux rouges. Il avait des sourcils touffus et épais, des petits yeux injectés de sang et encadrés de rides. Sa mâchoire inférieure avançait d’une manière formidable, et quand il voulait rire il mettait à découvert deux rangées de crocs qui donnaient un aspect farouche aux contractions de sa figure. Il avait dîné ce jour-là à la table royale, et portait sa jarretière et son ruban. Sa Seigneurie avait la taille petite, l’encolure assez large et les jambes en cerceau ; il paraissait très-fier de la petitesse de son pied et de la finesse de sa cheville, et caressait sans cesse le genou qui portait sa jarretière.

« Le berger ne suffit donc pas, dit le noble lord, pour défendre son tendre agneau ?

— Le berger aime trop les cartes et le club, répondit Rebecca en riant.

— Voilà un Corydon de mœurs fort déréglées, reprit milord, et bien peu fait pour tenir la houlette.

— Je marque trois contre vous deux, dit Rawdon à la table de jeu.

— Regardez notre Mélibée, murmura le marquis en ricanant, n’est-il pas occupé d’une façon très-pastorale ? il est en ce moment à tondre un mouton du Southdown, une espèce de mouton bien innocent, n’est-ce pas ? Mais, ma foi, c’est une fort belle toison.

— Milord s’y connaît en fait de toison, » dit Rebecca en lui lançant un regard méprisant et sarcastique, car milord est chevalier de l’ordre.

Milord portait en effet à son cou le collier de la Toison d’or, présent qui lui venait des princes d’Espagne nouvellement rétablis sur le trône.

La jeunesse de lord Steyne avait été célèbre par ses intrigues amoureuses et ses gains au jeu. Il était resté deux jours et deux nuits de suite à jouer contre M. Fox. Il avait gagné de l’argent aux plus augustes personnages du royaume. Il devait, disait-on, son marquisat à un coup de dés. Aussi n’était-il pas bien aise lorsqu’on faisait allusion à ses fredaines passées. Rebecca avait donc provoqué l’orage et le voyait s’amonceler sous l’épais sourcil de milord.

Elle quitta la sofa, alla le débarrasser de sa tasse à café et le gratifia de son sourire le plus gracieux.

« Oui, reprit-elle, je veux un chien de garde ; mais, soyez tranquille, il n’aboiera pas après vous. »

Passant alors dans l’autre pièce, elle s’assit devant le piano et se mit à chanter une romance française d’une voix si émue et si caressante, que le noble lord, apprivoisé par la musique, ne tarda pas à aller la rejoindre, et, placé derrière elle, marqua les mouvements avec la tête.

Rawdon et son ami continuèrent à jouer à l’écarté jusqu’au moment où ils en eurent assez. Le colonel gagnait ; mais quelque considérables et fréquents que fussent ses gains, ces soirées, qui revenaient plusieurs fois par semaine, ne laissaient pas que d’ennuyer à la longue l’ex-dragon, qui, ne comprenant pas un mot à ce feu roulant de plaisanteries, traits couverts et allusions échangées dans ce cercle où sa femme régnait par son esprit et l’admiration qu’elle inspirait, se voyait réduit la plupart du temps à se tenir immobile sur sa chaise et silencieux comme une statue.

« Comment se porte le mari de mistress Crawley ? » tel était d’ordinaire le bonjour dont le saluait lord Steyne.

Telle était en effet sa profession reconnue dans le monde. Rawdon n’était plus le colonel Crawley, il était le mari de mistress Crawley.

Quant au petit Rawdon, si nous n’en avons rien dit depuis longtemps, c’est qu’il restait caché dans une mansarde située sous les combles de la maison, ou bien vivait à la cuisine au milieu des domestiques, sans que sa mère s’en souciât le moins du monde. Tout le temps que la bonne française resta au service de mistress Crawley, il passait ses journées avec elle ; et quand elle partit, le petit garçon poussa de tels hurlements dans sa chambre déserte, qu’une bonne qui couchait dans une pièce voisine alla le prendre, le mit dans son lit et parvint ainsi à le consoler.

Rebecca, milord Steyne et une ou deux autres personnes se trouvaient dans le salon à prendre le thé au retour de l’Opéra, lorsque les cris aigus du pauvre marmot firent retentir toute la maison.

« C’est mon petit chérubin qui pleure sa nourrice, dit mistress Crawley, sans se déranger aucunement pour aller voir ce qu’avait l’enfant.

— Et vous êtes si bonne mère que vous ne voulez pas le voir pleurer, dit lord Steyne d’un ton railleur.

— Bah ! répliqua mistress Crawley en rougissant légèrement, quand il sera las de pleurer il se décidera à dormir. »

Puis on se remit à causer de la représentation de l’Opéra.

Rawdon s’était esquivé un moment pour connaître la cause du chagrin de son fils, et il rejoignit bientôt la compagnie lorsqu’il eut vu l’enfant entre les mains de l’honnête Dolly qui s’efforçait de le consoler.

Le cabinet de toilette du colonel était situé dans les hautes régions de la maison ; c’était là qu’avaient lieu les entrevues intimes du père et du fils ; c’était là qu’ils se voyaient tout à leur aise et sans témoins ; tandis que Rawdon père se faisait la barbe, Rawdon fils, assis sur une malle, suivait les détails de cette opération avec un plaisir toujours croissant. La plus parfaite intelligence régnait entre eux ; le père apportait au fils quelques friandises du dessert qu’il cachait dans un certain étui à épaulettes où l’enfant savait fort bien les retrouver, et c’étaient des bonds et des cris de joie à la découverte de chaque trésor nouveau ; mais le petit Rawdon était obligé de modérer ses transports, car sa mère dormait à l’étage inférieur et il ne fallait pas troubler son sommeil. Comme elle se mettait au lit fort tard, elle ne se levait, par suite, que dans l’après-midi.

Rawdon achetait pour son petit garçon des livres d’images et remplissait sa chambre de joujoux. Les murailles étaient couvertes de gravures collées par la main paternelle et payées par Rawdon argent comptant. Quand il n’était pas de service au parc pour escorter mistress Crawley, il prenait son garçon avec lui et faisait des promenades qui duraient des heures entières. Le colonel mettait l’enfant à cheval sur ses genoux, lui laissait tirer ses grandes moustaches en guise de rênes, et la journée s’écoulait ainsi au milieu de ces jeux et de ces gambades enfantines.

La chambre du jeune Rawdon était très-basse, et une fois, en prenant l’enfant pour le faire sauter en l’air, le père lui heurta la tête contre le plafond ; le petit Rawdon avait alors cinq ans. M. Crawley faillit presque laisser tomber son fils, tant il fut effrayé des suites que pouvait avoir sa maladresse, et l’enfant, faisant une grimace affreuse, se disposait à pousser les cris les plus épouvantables que la violence du coup aurait du reste suffisamment excusés, lorsque son père l’arrêta tout court en lui disant :

« Pour l’amour de Dieu, n’allez pas éveiller votre mère. »

L’enfant regarda aussitôt son père d’un air piteux et lamentable, mordit ses lèvres, serra le poing, et on n’entendit pas même un soupir s’échapper de son petit cœur. Rawdon raconta cette histoire au club, à ses anciens camarades, à toute la ville.

« Ah ! monsieur, si vous saviez, disait-il à tous ceux qu’il rencontrait, c’est un fameux gaillard et rudement taillé que mon garçon ; il est d’une trempe solide ! J’ai presque fait entrer la moitié de sa tête dans le plafond, eh bien ! il n’a pas crié de peur d’éveiller sa mère. »

Une ou deux fois par semaine, cette excellente mère faisait son ascension dans les lieux élevés où son mari passait la plus grande partie de sa vie. On eût dit une poupée du Magasin des modes sur laquelle Prométhée aurait soufflé. Sur ses lèvres brillait toujours un sourire caressant ; les toilettes les plus fraîches, les écharpes, les dentelles les plus précieuses, rehaussaient encore la souplesse de sa taille et la vivacité de ses mouvements ; ses gants et ses chaussures faisaient aussi ressortir la finesse de sa main, la petitesse de son pied ; tous les jours c’était un chapeau nouveau, sur lequel les fleurs semblaient renaître et s’épanouir, ou qu’ombrageaient des marabouts d’un velouté aussi moelleux que la blanche corolle du camélia.

Elle faisait à son fils deux ou trois signes de tête plus propres à le tenir à distance que capables de provoquer sa tendresse ; le jeune Rawdon, tout frappé de cette merveilleuse apparition, interrompait son dîner ou quittait ses soldats de carton pour la contempler à son aise. Quand elle avait quitté la chambre, il restait après elle une odeur de rose, une espèce de parfum céleste qui indiquait le passage d’une divinité. Aux yeux de son fils, elle était une créature surnaturelle, bien supérieure à son père, bien supérieure à toutes les autres personnes qui l’approchaient, et à laquelle il fallait offrir à une certaine distance ses adorations et son encens. Lorsqu’il allait en voiture avec elle, il éprouvait comme une sorte de terreur religieuse, et toute la promenade se passait pour lui à regarder avec des yeux béants la fée si merveilleusement habillée qu’il avait en face de lui.

De beaux messieurs sur des chevaux fringants s’approchaient pour échanger avec elle un sourire et quelques paroles. Ses yeux avaient un éclair pour chacun d’eux ; tandis que sa main leur envoyait au passage de gracieux saluts. Pour sortir avec elle, l’enfant mettait son habit rouge tout neuf ; sa vieille jaquette couleur foncée était bonne pour rester à la maison. Parfois, en son absence, tandis que Dolly faisait le ménage, le petit Rawdon s’avançait dans la chambre à coucher de sa mère. C’était pour lui comme une demeure céleste, un séjour mystérieux où se réunissaient toutes les splendeurs et toutes les merveilles. La garde-robe offrait à ses regards ébahis des robes roses, bleues et à plusieurs reflets. Il restait dans le ravissement en face de cet écrin en bois de rose doublé d’argent, devant cette main de bronze couverte de bagues étincelantes ; un autre objet encore attirait son attention, c’était une glace sur chevalet, véritable chef-d’œuvre, dans laquelle il voyait tout juste sa petite figure étonnée et l’image de Dolly, chose bien singulière, qui, tout en paraissant suspendue au plafond, continuait à retourner et à battre les oreillers et le traversin. Pauvre petit être négligé ! le nom d’une mère est comme celui de Dieu sur les lèvres et dans le cœur de ces innocentes créatures, et cet enfant n’adorait sous ce nom qu’un marbre froid et insensible !

Rawdon Crawley, tout en n’ayant pas du reste une nature d’élite, possédait un certain fond de tendances affectueuses ; il savait encore trouver dans son cœur assez d’amour pour chérir tendrement sa femme et son fils. Il aimait avec passion le petit Rawdon ; Rebecca, bien qu’elle s’en fût aperçue, n’en disait rien à son mari : ce n’est pas qu’elle lui en voulût pour cela, oh ! nullement, elle avait un si bon caractère ! elle n’en conçut seulement que plus de mépris à son endroit. Le colonel rougissait devant sa femme de cette tendresse paternelle, la lui dissimulant autant qu’il le pouvait, et ne se livrant à ses transports qu’autant qu’il était tout seul avec son fils.

D’ordinaire il allait faire avec lui une visite matinale à l’écurie ou bien une promenade au parc. Le jeune lord Southdown, un cœur d’or qui aurait pour un peu donné le chapeau qu’il avait sur la tête, et dont la principale occupation en ce monde était d’acheter mille petites bagatelles pour les donner ensuite, avait fait cadeau au petit Rawdon d’un poney gros comme le poing, et sur ce coursier en miniature, l’enfant allait caracoler dans le parc, suivi de son père, qui ne le quittait point. Le colonel aimait à aller revoir son ancienne caserne et ses anciens camarades de Knightbridge. Parfois il se prenait à regretter sa vie de garçon. Les vieux soldats étaient bien aises de revoir leur ancien officier et de faire sauter dans leurs bras leur petit colonel. C’était une fête pour le colonel Crawley d’aller dîner à la caserne avec ses camarades.

« Au diable ! disait-il parfois, je ne suis pas assez fin pour elle, je le sais bien… Et puis il ajoutait : Ma femme ne s’apercevra même pas de mon absence. »

Il avait bien raison, son absence passait inaperçue.

Rebecca, du reste, ne boudait point son mari ; bien au contraire, elle lui faisait toujours bonne figure. Elle poussait même les égards jusqu’à lui dissimuler le dédain qu’elle avait pour lui ; peut-être l’aimait-elle mieux ainsi, lourd et bête, que s’il avait eu plus d’esprit. De cette façon au moins elle pouvait le prendre pour son domestique de confiance, son maître d’hôtel. Il faisait ses commissions, exécutait ses ordres sans la questionner, l’accompagnait dans ses promenades en voiture, sans faire jamais la moindre objection. Après l’avoir conduite à l’Opéra, il allait se délasser à son club pendant la représentation, et était fort exact à venir la reprendre au sortir du spectacle. La seule chose qu’il aurait voulue, c’eût été de lui voir un peu plus de tendresse pour son fils ; mais enfin il avait fini par prendre son parti sur ce sujet.

« Le diable m’emporte, disait-il, elle sait mieux que moi à quoi s’en tenir, car pour moi je n’y entends rien. »

En effet, il n’est pas besoin d’une haute portée d’esprit pour gagner aux cartes et au billard, et hors de là Rawdon n’avait aucune espèce de prétention.

Lorsqu’enfin arriva à Rebecca le chien de berger qu’elle avait demandé, les fonctions de Rawdon furent singulièrement allégées par la présence de ce nouvel auxiliaire. Sa femme le poussait souvent à dîner dehors et le dispensait de venir la rechercher à l’Opéra.

« Vous ferez bien de ne pas rester ce soir à la maison, mon cher, lui disait-elle ; vous y dormiriez d’ennui. Il viendra des hommes que vous ne pouvez sentir. Je ne les aurais point engagés s’il n’y avait là une question d’avenir pour vous ; et maintenant que j’ai un chien de berger, je n’ai pas peur de me trouver seule.

— Un chien de berger, un porte-respect, Becky Sharp avec un porte-respect, voilà une bonne plaisanterie, » pensait mistress Crawley en elle-même.

Le fait est que c’était, selon elle, une bonne plaisanterie qui excitait au plus haut point sa gaieté et sa belle humeur.

Un dimanche matin, où Rawdon Crawley faisait sa promenade ordinaire avec le petit Rawdon sur le poney, le colonel rencontra Clink, de son régiment, en train de causer avec un vieux monsieur qui tenait dans ses bras un enfant de l’âge du petit Rawdon. Le bambin avait saisi la médaille de Waterloo que portait le caporal et paraissait l’examiner avec un très grand plaisir.

« Bonjour, mon colonel, dit Clink en réponse au bonjour de Crawley. Voici un jeune conscrit de l’âge de notre petit colonel, continua le caporal.

— Son père était aussi à Waterloo, dit le vieux monsieur qui portait l’enfant, n’est-ce pas Georgy ? »

En même temps Georgy et l’autre enfant s’examinaient l’un l’autre avec cet air solennel et scrutateur si familier aux enfants qui se trouvent en présence d’un visage nouveau.

« Et dans un régiment de ligne, ajouta Clink d’un air de suffisance.

— Il était capitaine dans le ***, continua le vieux monsieur avec emphase. Le capitaine George Osborne, monsieur, vous le connaissez peut-être. Il est mort sur le champ d’honneur, monsieur, en combattant l’usurpateur. »

La figure du colonel Crawley devint alors toute rouge.

« Je le connaissais parfaitement, monsieur, reprit-il alors, et sa femme, sa chère femme, comment va-t-elle, monsieur ?

— C’est ma fille, monsieur, » reprit le vieillard en déposant à terre le petit garçon et tirant avec un geste majestueux une carte de son portefeuille il la présenta au colonel. On y lisait l’indication suivante :

m. sedley
Seul et unique agent de la compagnie du Diamant-Noir,
pour l’exploitation des charbons incombustibles.
S’adresser : Bunker’s Wharf Thames street et Anna Maria Cottages,
sur la route de Fulham.

Pendant ce temps, le petit Georgy s’était approché du cheval et le regardait de fort près.

« Voulez-vous monter dessus, lui dit le petit Rawdon qui était alors en selle.

— Oui, » dit Georgy.

Le colonel, qui, à la suite des explications précédentes, se sentait pris d’un certain intérêt pour cet enfant, le souleva de terre et le plaça sur le poney, derrière le jeune Rawdon.

« Serrez bien, Georgy, lui dit-il ; prenez bien mon petit garçon par le milieu du corps ; il s’appelle Rawdon. »

Les deux enfants partirent d’un éclat de rire.

« On aurait beau chercher partout, dit alors l’excellent caporal, on ne trouverait pas deux plus jolies têtes. »

En même temps le colonel, le caporal et le vieux Sedley, avec son parapluie sous le bras, commencèrent à marcher à côté des enfants.



CHAPITRE VI.

Une famille dans la gêne.


Suivons le petit George Osborne qui dirige sa promenade à cheval du côté de Fulham ; une fois arrivés dans ce faubourg de Londres, faisons une halte pour nous informer des personnes de notre connaissance que nous y avons laissées. Qu’est devenue mistress Amélia depuis le terrible coup qui la frappa à Waterloo ? Est-elle encore vivante, est-elle consolée ? Qu’est devenu le major Dobbin dont le cabriolet était toujours en route pour aller chez elle ? Trouverons-nous là des nouvelles du collecteur de Boggley Vollah ?

Quelques mots suffiront pour nous mettre au courant de ce qui concerne ce dernier : le gros Joseph Sedley était retourné dans les Indes peu après sa fuite de Bruxelles ; soit que le temps de son congé fût fini, soit qu’il craignît de rencontrer quelques-uns des témoins de son héroïsme dans les journées de Waterloo. Toujours est-il qu’il repartit pour le Bengale peu après l’installation de Napoléon à Sainte-Hélène et qu’il y rendit visite en passant à l’ex-empereur. À en juger par ce que disait M. Sed- ley à bord de son navire, on aurait pu supposer que ce n’était point la première fois qu’il se trouvait en face de l’aventurier corse et que, pour le moins, ce belliqueux enfant d’Albion avait pris par la barbe le général français à l’affaire du Mont-Saint-Jean. Il savait mille anecdotes sur ce fameux engagement, indiquait la position stratégique des divers régiments, et détaillait les pertes subies par chacun d’eux. À l’entendre, on aurait pu croire qu’il avait contribué pour sa large part à cette mémorable victoire, qu’il avait accompagné l’armée dans ses évolutions périlleuses, et, au fort de la mêlée, porté les dépêches du duc de Wellington. Il savait mot pour mot, et minute par minute, tout ce que le duc avait fait ou dit dans le cours de la glorieuse journée de Waterloo, et paraissait tellement au courant des faits et gestes de Sa Grâce qu’il était impossible de douter un seul instant qu’il n’eût passé toute sa journée à côté du vainqueur. Si son nom ne se trouvait point dans les listes que donnèrent les journaux à l’occasion de cette bataille, c’est qu’il ne figurait point sur les cadres de l’armée. Peut-être avait-il fini par se persuader, mieux encore qu’à ses auditeurs, que les lignes anglaises lui devaient la plus grande part de leur succès. Il n’en est pas moins certain qu’il fit aussi très-grande sensation à Calcutta, et que, pendant tout le reste de son séjour au Bengale, il ne fut plus désigné que sous l’appellation honorifique de Waterloo-Sedley.

Les billets qu’il avait souscrits pour solde des deux chevaux furent payés sans la moindre difficulté de sa part et de celle de ses agents. On ne l’entendit jamais rien dire sur ce marché, et quant au sort de ces malheureux quadrupèdes, on n’a aucune donnée bien positive sur la manière dont il s’en débarrassa, ainsi que d’Isidore, le domestique belge qu’on avait vu vendre un cheval gris fort semblable à celui que Jos montait quelquefois à Valenciennes pendant l’automne de 1815.

Les agents de Jos avaient ordre de payer chaque année à ses parents une pension de cent vingt livres sterling. C’était là, pour ces deux vieillards, leur principal moyen d’existence, car les spéculations auxquelles se livrait M. Sedley depuis sa banqueroute n’étaient point de nature à rétablir la fortune délabrée du vieil agent de change. Il essaya tour à tour de se faire marchand de vins, de charbon et commissionnaire pour les loteries, etc., etc… À chaque nouveau commerce dont il tentait les chances, il envoyait des prospectus à ses amis, faisait mettre une nouvelle plaque de cuivre sur sa porte, et parlait avec emphase de ses espérances de reconquérir son ancien état d’opulence et de prospérité. Mais la fortune ne revient jamais à ceux qu’elle a une fois brisés et renversés. Il avait vu tous ses amis l’abandonner l’un après l’autre pour se soustraire à de nouvelles offres de charbon incombustible et d’autres denrées qui leur coûtaient assez cher. Sa femme seule, à force de le voir partir chaque matin clopin-clopant pour aller faire la bourse à la Cité, conservait seule encore quelques illusions sur les résultats de ses opérations commerciales.

Le soir, c’était à grand’peine que, traînant la jambe, il regagnait son humble toit. La soirée se passait pour lui dans une mauvaise petite taverne où, devant un auditoire attentif, il faisait la répartition des deniers de l’Angleterre, absolument comme s’ils eussent été à sa libre disposition. C’était merveille de l’entendre parler de millions, d’affaires de Bourse et d’escompte, la bouche toujours pleine du nom de Rothschild. Il parlait de si grosses sommes, que les principaux habitués de la taverne, l’apothicaire, l’entrepreneur des pompes funèbres, le charpentier, le clerc de la paroisse, et M. Clapp, notre vieille connaissance, se sentaient saisis de respect pour son éloquence et ses capacités financières.

« Autrefois, monsieur, ne manquait-il pas de dire à tous les nouveaux visiteurs du café, j’étais dans une brillante position ; mon fils, monsieur, est, à l’heure qu’il est le plus important magistrat de Rangoon à la présidence du Bengale, il est appointé à quatre mille roupies par mois. Ma fille, si elle le voulait, serait femme d’un colonel. Je pourrais tirer, s’il m’en prenait fantaisie, un billet de deux mille livres sur mon fils, le premier magistrat de Rangoon, et le premier banquier de Londres me l’escompterait argent sur table ; mais, monsieur, les Sedley ont toujours eu le sentiment de leur dignité. »

Ne vous moquez point, ami lecteur, car il pourrait vous arriver quelque beau matin de vous trouver en pareille situation. Combien ne voyons-nous pas de nos amis rouler ainsi autour de nous dans l’abîme. La chance peut nous abandonner, nos facultés nous trahir ; nous pouvons voir notre place enlevée par de plus jeunes et de plus vigoureux champions ; et quand le tourbillon nous aura jetés sur le bord de la route, comme ces débris échoués sur la plage, les passants continueront leur chemin sans jeter un regard de commisération, ou, ce qui est pis encore, viendront nous tendre dédaigneusement un doigt et prendre à notre égard des airs protecteurs. Puis, derrière nous, nous entendrons nos amis murmurer à demi-voix :

« C’est un pauvre diable que ses imprudences et ses folles entreprises ont réduit à l’état que vous voyez. »

Mais du reste consolez-vous à la pensée que ce n’est pas une voiture ou trois mille livres de rentes qui nous mettront plus en état d’obtenir la récompense qui est la fin de cette vie, ni d’affronter le jugement de Dieu. Si les charlatans réussissent, si les escrocs et les coquins font leurs affaires, et si, par contre, les plus honnêtes gens sont le jouet de la mauvaise fortune, je dis qu’il ne faut pas s’en plaindre ni attacher aux plaisirs et aux joies de la Foire aux Vanités plus de prix qu’ils ne méritent, car il est probable que… Mais laissons là cette digression pour revenir à notre histoire.

Si mistress Sedley avait eu un peu d’énergie, le désastre de son mari était une occasion pour elle d’en faire preuve ; elle aurait loué une vaste maison pour y recevoir des locataires. Le vieux Sedley eût rempli le rôle de mari de l’hôtesse, il eût été le seigneur en titre, avec les fonctions d’écuyer tranchant, de majordome, comme mari de la reine du comptoir. Mais mistress Sedley n’avait pas assez d’énergie pour savoir se créer des ressources dans le malheur, et restait inerte et sans mouvement sur les écueils où la tempête l’avait jetée. L’infortune des deux vieillards était donc irréparable et sans remède.

Ils vivaient, du reste, sans souffrir de cet abaissement ; peut-être même étaient-ils plus fiers encore dans leur misère que dans leurs jours de prospérité. Mistress Sedley restait toujours une grande dame pour son hôtesse mistress Clapp, quand par hasard elle lui faisait l’honneur de descendre dans sa cuisine bien proprette et bien brillante. Les chapeaux et les rubans de la bonne Irlandaise, Betty Flanagan, son insolence, sa paresse, sa prodigue consommation de chandelles, de thé et de sucre étaient pour la vieille dame une distraction presque aussi absorbante que la tenue de son ancienne maison, lorsqu’elle avait à ses ordres son nègre, son cocher, son groom, son valet de pied, son maître d’hôtel et toute une légion de femmes pour la servir. C’était là, du reste, des souvenirs que la brave dame trouvait le moyen d’introduire plus de vingt fois par jour dans sa conversation. Avec Betty Flanagan toutes les bonnes du voisinage tombaient sous la haute surveillance de mistress Sedley. Elle savait ce que chaque locataire des maisons environnantes avait payé ou devait encore sur son loyer. Elle disparaissait bien vite dans le couloir de sa maison, dès qu’elle apercevait dans la rue mistress Rougemont, l’actrice, entourée d’une famille plus que suspecte. Elle hochait la tête avec un air de pitié, lorsque mistress Pestler, la femme de l’apothicaire, passait dans la carriole de son mari. Elle avait de longs entretiens avec le fruitier sur la qualité des navets, légume favori de M. Sedley. Elle surveillait de fort près la laitière et le boulanger ; allait elle-même chez le boucher, qui avait plus vite fait de vendre cent livres de viande à ses autres pratiques qu’une épaule de mouton à mistress Sedley ; elle comptait les pommes de terre rangées autour du gigot qu’on envoyait cuire, pour le repas du dimanche, chez le boulanger, et mettait ce jour là ses plus belles robes, allant deux fois à l’église et lisant le soir les sermons de Blair.

Le dimanche seulement, car dans le courant de la semaine ses graves occupations ne lui permettaient aucune espèce de distraction, le dimanche le vieux Sedley conduisait son petit-fils Georgy dans les parcs les plus proches ou dans les jardins de Kensington, pour voir le bel uniforme des soldats et jeter du pain aux cygnes. Georgy avait une passion pour les habits rouges ; il ouvrait de grands yeux quand le vieux Sedley lui racontait que son père avait été un vaillant soldat ; le vieillard ne manquait pas de présenter son petit-fils aux vieux sergents qu’il rencontrait avec une médaille de Waterloo sur la poitrine ; c’était, leur disait-il le fils du capitaine Osborne, du 33e, mort glorieusement sur le champ de bataille ; souvent même il régalait ces braves gens d’un verre de bière. Dans ses premières promenades il n’avait pas ménagé les gâteries au petit Georgy, et avait impitoyablement bourré l’enfant de pommes et de pain d’épice, au grand détriment de sa santé ; si bien qu’Amélia avait déclaré d’une manière formelle, qu’elle ne le laisserait plus sortir avec son grand-père si ce dernier ne s’engageait, par serment solennel, à ne plus lui payer de gâteaux, de dragées et autres friandises prohibées.

Entre mistress Sedley et sa fille, il s’était aussi élevé quelques petits nuages à l’occasion de l’enfant ; c’était comme un secret sentiment de jalousie entre ces deux femmes, à propos de l’objet commun de leurs affections. Un soir, dans le temps où George était encore tout petit, Amélia, occupée à travailler dans le petit salon, s’aperçut tout à coup que sa mère avait quitté la pièce ; poussée comme par un instinct maternel, elle se rendit en toute hâte dans la chambre de son fils ; l’enfant, qui jusqu’alors avait dormi d’un profond sommeil, poussait des cris lamentables, et Amélia trouva mistress Sedley occupée à lui administrer en cachette de l’élixir de Daffy. Amélia, cette femme que nous avons toujours tenue pour si douce et si inoffensive, en voyant son autorité maternelle ainsi menacée d’empiétement, sentit un frisson de colère parcourir tous ses membres ; ses joues, ordinairement pâles, se couvrirent d’une vive rougeur et reprirent l’éclat qu’elles avaient eu jadis lorsqu’elle avait été une jolie petite fille de douze ans. Elle arracha l’enfant aux bras de sa mère, saisit la bouteille, et, tandis que la vieille dame, muette de colère, la regardait tout en brandissant la cuiller accusatrice, Amélia jeta la bouteille dans la cheminée où elle alla se briser en mille morceaux.

« Je n’entends point, ma mère, que vous empoisonniez cet enfant avec vos drogues, criait Emmy dont l’émotion se trahissait par l’agitation convulsive avec laquelle elle berçait son enfant dans ses bras et par les regards flamboyants qu’elle lançait du côté de sa mère.

— Empoisonner ! Amélia, reprenait la vieille dame ; empoisonner ! songez-vous bien que vous parlez à votre mère.

— Georgy ne prend d’autres médicaments que ceux qui sortent de chez Pestler. M. Pestler m’a dit, du reste, que votre élixir était du poison.

— Courage ; de mieux en mieux. Vous m’accusez, alors, de meurtre et d’assassinat, répliqua mistress Sedley, et c’est à votre mère que vous n’avez point honte de tenir un pareil langage ! Ah ! j’ai passé par de bien rudes épreuves sur cette terre ; je suis tombée bien bas sous les coups de la fortune ; après avoir eu une voiture j’ai pu me voir réduite à aller à pied ; mais c’est la première fois que je m’entends dire que je suis une empoisonneuse, et je vous suis fort obligée de me l’avoir appris.

— Ma mère, dit la pauvre enfant, toujours prête à fondre en larmes, vous êtes bien sévère à mon égard. Je n’ai pas voulu dire… je croyais… Enfin, n’allez pas penser que j’aie voulu vous fâcher à cause de ce cher enfant ; mais…

— Allez, allez, je n’en suis pas moins une empoisonneuse, et je ne sais qui vous retient de me faire arrêter de suite et conduire de ce pas en prison. Je ne m’étais pas aperçue, cependant, que je vous eusse empoisonnée alors que vous étiez enfant ; au contraire, je vous avais fait donner la meilleure éducation, par les meilleurs maîtres qu’on puisse avoir en payant. De mes cinq enfants j’en ai perdu trois, et la fille que j’aimais de préférence aux autres, qui par mes soins a échappé au croup, à la rougeole, à la coqueluche, qui a eu tous les maîtres d’agrément possibles sans que le prix fît jamais question, que j’avais entourée de toutes les jouissances du luxe que, pour ma part, je n’ai jamais connues moi dans mon temps de jeune fille, alors que je me bornais tout simplement à honorer mon père et ma mère pour vivre longuement, à les aider dans les soins du ménage au lieu de m’enfermer toute la journée dans ma chambre comme une grande dame ; eh bien ! cet enfant de mes tendresses toutes particulières vient me dire que je suis une empoisonneuse ! Ah ! mistress Osborne ! puissiez-vous ne jamais réchauffer une vipère dans votre sein ! c’est du moins ce que je vous souhaite.

— Ma mère ! ma mère ! s’écriait la pauvre fille toute hors d’elle, tandis que l’enfant qu’elle tenait sur ses bras poussait à l’unisson les cris les plus épouvantables.

— Une empoisonneuse, juste ciel ! Allez prier Dieu, Amélia, qu’il vous pardonne ce mouvement d’ingratitude, et purifie la noirceur de votre cœur. Puissiez-vous obtenir son pardon comme je vous accorde le mien. »

Mistress Sedley sortit de la chambre en murmurant encore les mots de meurtrière et d’empoisonneuse, comme pour mieux attester la sincérité de sa prière au ciel et de ses dispositions charitables en faveur de sa fille.

À partir de ce moment, il régna toujours entre mistress Sedley et sa fille une sorte de froideur qui ne fit que croître et augmenter sans qu’il y eût jamais possibilité d’y porter remède. Le petit démêlé dont nous venons de parler avait assuré à la vieille dame une supériorité dont en maintes occasions elle sut se prévaloir sur sa fille avec cette adresse persévérante qui est le caractère distinctif de son sexe. Elle fut plusieurs semaines sans adresser la parole à Amélia, disant aux domestiques de ne plus toucher à l’enfant, parce que mistress Osborne pourrait s’en trouver blessée.

Elle engagea sa fille à s’assurer par elle-même qu’on ne mettait point de poison dans les soupers préparés chaque jour pour son cher nourrisson. Si par hasard les voisins lui demandaient des nouvelles du petit Georgy, elle ne manquait pas de les renvoyer à mistress Osborne. Elle se serait bien gardée de demander des nouvelles du marmot. Pour rien au monde elle n’aurait touché à l’enfant, bien qu’il fût son petit-fils : comme elle n’avait pas l’habitude des enfants, qui sait si elle n’aurait pas pu le tuer. Lorsque M. Pestler venait faire sa visite sanitaire, mistress Sedley accueillait le docteur avec un sourire moqueur, une expression sarcastique, auxquels on pouvait à peine comparer les airs de dédain de lady Thistlewood, à qui du moins le docteur ne donnait pas ses soins gratis. De son côté, Emmy était jalouse de tous ceux qui approchaient son enfant comme aucune mère ne l’a jamais été ; il suffisait pour éveiller ses susceptibilités qu’on eût chance d’obtenir quelque place dans les affections de l’enfant : elle se sentait mal à l’aise toutes les fois qu’elle voyait quelqu’un autour de son fils ; mistress Clapp, la servante irlandaise, n’avait plus la permission de l’habiller et de le soigner, elle les aurait plutôt laissés débarbouiller le portrait de son mari suspendu au-dessus de son lit, de ce même lit qu’elle avait quitté jeune fille pour devenir femme et auquel elle revenait maintenant avec de longues années devant elle pour pleurer dans le deuil et dans le silence. Mais au moins elle était mère et la tendresse maternelle lui assurait des jours de bonheur et de consolation.

Cette chambre était comme le sanctuaire de toutes les affections, de tous les trésors d’Amélia. C’était là qu’elle avait soigné son fils, qu’elle avait veillé sur lui avec un amour tendre et inquiet pendant les mille petites maladies de l’enfance. Dans ce cher objet de sa sollicitude elle croyait voir revivre son mari ; mais alors il se présentait à elle sans défaut, comme une apparition céleste. Dans la voix, dans le regard, dans les gestes, l’enfant lui rappelait son père ; son cœur de mère tressaillait de joie toutes les fois qu’elle serrait dans ses bras ce cher trésor, et l’enfant l’interrogeait souvent sur la cause des larmes qu’elle versait. Elle lui disait alors que c’était parce qu’il lui rappelait son père ; puis elle se mettait à lui parler de ce père qu’il avait perdu, de ce George qu’il ne connaissait pas, et l’innocente créature écoutait avec un étonnement recueilli les confidences de cette âme douce et sensible.

Elle lui en disait plus long qu’elle n’en avait jamais dit à George, à aucune des amies de sa jeunesse. Quant à ses parents, elle ne leur parlait point de tout cela ; pour rien au monde, elle ne voulait leur découvrir les plaies de son cœur. Le petit George ne la comprenait-il pas bien mieux qu’eux-mêmes auraient pu le faire ! C’était lui seul, lui seul, qu’elle mettait dans le secret des sentiments intimes de son cœur : pour lui elle n’avait rien de caché. La joie de sa vie était désormais dans l’amertume de ses regrets, dans les larmes qu’elle versait. C’était une âme d’une délicatesse si exquise, d’une nature si élevée que le romancier, plein de respect pour les mystères de la conscience, s’arrête devant ces chastes et pures émotions qu’il ne veut point livrer à des regards indiscrets. Nous tenons du docteur Pestler, médecin de dames, maintenant fort à la mode, propriétaire d’un magnifique carrosse vert foncé avec une maison à Manchester-Square, et à la veille de se voir nommé baronnet, que lorsqu’il fallut sevrer cet enfant, ce fut pour Amélia une désolation à amollir le cœur d’Hérode.

Le docteur se montrait fort tendre et fort empressé auprès de mistress Osborne ; sa femme en conçut longtemps une jalousie mortelle. Peut-être en avait-elle, du reste, des motifs assez légitimes, et dans le cercle assez restreint des amies d’Amélia, plus d’une femme éprouvait le même sentiment à son égard. C’était à qui lui en voudrait de l’admiration qu’elle inspirait à l’autre sexe, de cet amour spontané dont se sentaient épris pour elle tous les hommes qui l’approchaient, et cependant, si on leur en eût demandé le pourquoi, ils auraient été fort en peine de le dire. Elle n’avait ni beaucoup d’éclat ni beaucoup d’esprit ; elle ne possédait point une intelligence supérieure ni une beauté extraordinaire ; mais partout où elle se présentait elle touchait et charmait tous les hommes, tout comme elle excitait les dédains et les hochements de tête de ses très-charitables sœurs.

Sa faiblesse était sans doute ce charme qui entraînait tout le monde. On rencontrait en elle une soumission, une douceur qui semblaient implorer de chacun ses sympathies et sa protection. Au régiment, il lui avait suffi de parler à quelques-uns des camarades de George pour que tous ces jeunes officiers fussent tout prêts de mettre à son service leurs bras et leurs épées. À Fulham, dans sa petite demeure, dans son cercle si limité, elle avait su se concilier le cœur de chacun. Elle aurait eu un château, une voiture et toute une armée de domestiques, que les fournisseurs du voisinage ne lui auraient pas témoigné plus de respect quand elle passait devant leur porte ou qu’elle faisait des modestes emplettes dans leurs boutiques.

M. Pestler avait un rival, auprès de mistress Osborne, dans la personne de M. Linton, son jeune aide, qui avait la clientèle des bonnes et des petits marchands du quartier. M. Linton était du reste un très-gentil garçon, encore mieux accueilli que son patron dans la maison de mistress Sedley. Si quelque indisposition subite survenait au petit George, il revenait deux ou trois fois dans la même journée pour voir ce qu’avait ce petit garçon, et sans jamais réclamer rien pour prix de ses visites. Il apportait de la pharmacie pastilles de gomme, pâte de jujube et autres objets de même nature, à l’intention du petit Georgy. Il préparait pour lui des potions et des lochs comparables à l’ambroisie des dieux d’Homère, si bien que l’enfant se faisait une fête d’être malade.

L’aide et le patron passèrent tous deux les nuits à veiller le petit Georgy quand il fut pris de la rougeole. Sa mère éprouva alors des terreurs aussi grandes que si la rougeole eût été un mal inconnu en ce monde. Quel est l’enfant pour lequel ces deux hommes auraient consenti à en faire autant ? Étaient-ils allés passer les nuits au château voisin, lorsque les futurs héritiers de ce splendide domaine payèrent comme tous les autres le tribut obligé à cette maladie de leur âge ? Les vit-on se déranger pour la petite Mary Clapp, la fille de l’ancien commis, qui prit cette maladie du petit Georgy ? Assurément non ; ils dormirent, au contraire, chez eux du sommeil le plus paisible, déclarant que le cas n’était point grave, et que la petite Mary se guérirait toute seule. Tous leurs soins se bornèrent à lui envoyer une ou deux potions, deux ou trois doses de quinquina, sans prendre du reste aucun souci du succès de leurs médicaments.

Au nombre des soupirants se trouvait aussi un petit chevalier français, qui allait enseigner sa langue dans différentes écoles du voisinage et que l’on entendait toute la nuit raclant sur un violon asthmatique et jouant de vieilles gavottes aussi usées que les cordes de son instrument. Ce vieux débris de l’ancienne cour ne manquait jamais d’aller le dimanche promener sa perruque poudrée à la chapelle d’Hammersmith, et faisait par sa conduite, ses pensées et sa mise, un singulier et complet contraste avec les sauvages barbus de sa nation, que l’on rencontre aujourd’hui dans nos promenades, fronçant le sourcil et enveloppés de la fumée de leurs cigares. Toutes les fois que le chevalier de Talon-Rouge parlait de mistress Osborne, il commençait d’abord par aspirer une prise de tabac, puis secouait du bout des doigts, avec une grâce toute aristocratique, les grains qui déparaient la blancheur virginale de son jabot, et réunissant enfin ses doigts en faisceau, il les approchait de sa bouche, décrivait un demi-cercle en ouvrant la main et s’écriait : Ah ! la divine créature ! Il jurait sa parole d’honneur que lorsque Amélia se promenait dans les jardins de Brompton, les fleurs naissaient sous ses pas. Il appelait le petit George Cupidon et lui demandait des nouvelles de Vénus sa mère ; il disait à Betty Flanagan qui le regardait avec des yeux tout surpris, qu’elle était l’une des Grâces, la suivante favorite de la Reine des Amours.

Nous pourrions donner plus d’un exemple de cette popularité obtenue sans effort et dont Emmy était peut-être la seule à ne pas se douter. M. Binny, le mielleux et coquet ministre de l’endroit, faisait à la jeune veuve des visites assidues. Pour gagner les bonnes grâces de la mère il faisait sauter l’enfant sur ses genoux, et s’offrait à lui enseigner le latin. La sœur du ministre, qui avait la haute direction dans sa maison, lui en voulait beaucoup de ces prévenances.

« Que trouvez-vous donc de si séduisant dans cette petite femme ? lui disait cette auguste vestale ; quand elle vient prendre le thé ici elle ne souffle mot de toute la soirée ; c’est une pauvre créature insignifiante, à laquelle il manque un organe du côté gauche ; ce qui vous séduit en elle, messieurs, c’est sa jolie figure. Miss Grits, qui a cinq mille livres comptant, et des espérances par-dessus le marché, miss Grits a dix fois plus de vivacité. Si j’étais homme, et que j’eusse à choisir, c’est bien elle que je préférerais ; il faut avoir un bandeau sur les yeux pour ne pas voir toutes ses perfections. »

C’est au milieu de cette vie calme et peu mêlée d’incidents dramatiques que notre héroïne passa les sept années qui suivirent la naissance de son fils. Comme l’un des événements les plus remarquables à offrir au lecteur qui vinrent en rompre la monotonie, et rentrent presque tous dans le genre de la petite vérole dont nous venons de l’entretenir, nous citerons ici encore une autre circonstance, pour remplir consciencieusement notre devoir d’historien. Un jour, le Rév. M. Binny vint, au grand étonnement d’Amélia, lui proposer de changer son nom d’Osborne contre celui de mistress Binny. Amélia, toute rougissante, et les yeux pleins de larmes, le remercia de cette démarche ; et tout en lui témoignant sa gratitude pour les prévenances dont il les entourait elle et son fils, elle lui déclara que son cœur et ses pensées appartiendraient toujours au mari qu’elle avait perdu.

Chaque année, le 25 avril et le 18 juin, jours anniversaires de son mariage et de la mort de son mari, mistress Osborne s’enfermait dans sa chambre pour pleurer tout à son aise sur cette affection dont la perte était pour elle une douleur de chaque jour ; les heures de la nuit s’écoulaient pour elle dans ces tristes méditations, tandis que son enfant dormait près de son lit dans son berceau. Dans le jour, au moins, ses préoccupations contribuaient un peu à la distraire. Elle apprenait à George à lire, à écrire et à dessiner. Elle lisait elle-même des livres d’histoire pour pouvoir ensuite les lui raconter. À mesure que l’esprit de George se développait, sa mère, avec une ingénieuse sollicitude, prenait soin d’ouvrir cette jeune intelligence à la connaissance de son Créateur ; soir et matin, la mère et l’enfant unis dans cette touchante et sainte prosternation de la créature devant son Dieu, invoquaient leur Père céleste. La mère offrait comme un chaste parfum ses prières au Tout-Puissant, que l’enfant répétait après elle d’une voix encore mal assurée. Ces deux êtres priaient Dieu pour le père, le mari qu’ils regrettaient, comme s’il eût été là, dans la même chambre, à mêler ses prières aux leurs. Doux et pieux souvenirs de l’enfance, qui après de longues années écoulées font parfois tressaillir le cœur d’un bonheur indéfinissable.

La principale occupation d’Amélia était chaque jour la toilette de son fils ; elle l’habillait elle-même, le préparait dans la matinée pour sa promenade avec son grand-père, avant que celui-ci partît à ses affaires. Elle lui faisait de charmants petits costumes, en réunissant tous les chiffons et tous les débris de sa garde-robe de mariée, dont elle s’évertuait à tirer tout le parti possible. Mistress Osborne, au grand déplaisir de sa mère, qui depuis son désastre tenait encore plus à un certain étalage de toilette, ne portait que des robes noires et un petit chapeau de paille garni de rubans également noirs.

Après les soins donnés à son fils, elle consacrait tout le reste de son temps à son père et à sa mère. Elle avait même été jusqu’à apprendre le piquet pour le jouer avec le vieillard tous les soirs où il n’allait pas au club. Elle chantait pour le distraire dès qu’il en témoignait le désir, et c’était fort bon signe pour l’état de sa santé, car il ne manquait jamais de s’endormir dès les premières notes. Elle écrivait sans cesse pour lui des mémoires, des lettres et des prospectus. Le vieillard avait recours d’ordinaire à elle lorsqu’il avait par exemple à informer ses vieilles connaissances qu’il était devenu l’agent de la société du Diamant noir pour l’exploitation des charbons incombustibles, et qu’il se mettait à la disposition de quiconque voudrait bien l’honorer de sa confiance pour des fournitures de charbon supérieur. Pour lui, il lui suffisait de signer les circulaires en les ornant de toutes les élégances de son paraphe. Une de ces lettres fut envoyée au major Dobbin ; mais le major, alors en résidence à Madras, n’avait nul besoin de charbon de terre. Toutefois, il reconnut bien vite l’écriture du prospectus ; ah ! combien n’aurait-il pas donné pour serrer la main qui avait tracé ces lignes ! Un second prospectus vint lui apprendre que J. Sedley et Cie ayant établi leurs comptoirs à Oporto et à Bordeaux, ils étaient à même d’offrir à tous ceux qui voudraient bien les honorer de leur confiance l’assortiment le plus complet et le plus choisi de vins de Bordeaux, de Xérès et de Porto, le tout à des prix modérés ; c’était un bon marché aussi précieux qu’extraordinaire. Dobbin se mit en quatre pour assurer le succès de cette réclame ; il poursuivit avec l’insistance la plus vive le gouverneur, le commandant en chef, les officiers de la garnison et tous ceux qu’il connaissait à la présidence, et enfin il réussit à obtenir pour Sedley et Cie une commande assez considérable, ce qui étonna beaucoup M. Sedley et M. Clapp, qui à eux deux représentaient toute la raison sociale. Mais là s’arrêta leur bonne fortune, et ils n’eurent plus de nouvelle commission, ce qui désespéra le vieil Osborne, qui déjà s’était mis en campagne pour se procurer un régiment de commis, avoir un entrepôt pour ses marchandises dans la Cité et des correspondants dans toutes les parties du globe. Mais le vieux Sedley avait perdu son goût fin et délicat de gourmet en vins. Dobbin fut en butte à toutes sortes de plaisanteries de la part de ses camarades, à l’occasion du détestable breuvage dont il s’était fait l’introducteur. Obligé d’en reprendre la majeure partie, il n’eut d’autre ressource que de le faire vendre à la criée avec une très grande perte qui retomba à son compte.

Quant à Joe, nouvellement promu à un poste important dans l’administration de Calcutta, il entra dans une fureur épouvantable lorsqu’il reçut par la poste une liasse de ces prospectus œnophiles, accompagnés d’une lettre de recommandation de son père. Cette lettre témoignait à Joe toutes les espérances que le vieillard fondait sur lui pour faire réussir cette affaire. Il lui envoyait en même temps une facture acquittée et une certaine quantité de vin dont il le rendait consignataire en tirant sur lui des billets pour la même somme d’argent. Joe, qui ne voulait point pour tout au monde que l’on pût supposer que son père, le père de Joe Sedley, fonctionnaire de l’administration civile de Calcutta, était marchand de vins et faisait la commission, Joe refusa ces billets avec un souverain mépris, et écrivit au vieillard une lettre pleine de duretés, où il lui défendait de jamais mêler son nom à de pareilles affaires. La lettre de change protestée revint à la maison Sedley et Cie, et pour la payer, tous les profits de l’affaire de Madras et toutes les épargnes d’Emmy y passèrent.

Avec une pension de cinquante livres par an, Emmy avait encore droit à cinq cents livres, qui, d’après les comptes de l’exécuteur testamentaire de son mari, se trouvaient, au moment du décès de George, entre les mains de son agent. Dobbin, en sa qualité d’administrateur des biens, avait proposé de les placer à huit pour cent dans une compagnie des Indes. M. Sedley, qui supposait au major des vues déloyales sur cet argent, s’opposa énergiquement à cet emploi ; s’étant lui-même rendu auprès de l’agent pour lui faire connaître sa volonté à cet égard, il apprit de lui, à sa grande surprise, que le reliquat du capitaine n’atteignait pas cent livres, et que les cinq cents livres en question étaient une somme à part dont le major Dobbin savait seul la provenance. Plus que jamais convaincu qu’il était sur la trace de quelque escroquerie, le vieux Sedley se mit aux trousses du major. Comme agissant au nom de sa fille, il lui demanda, d’un ton d’autorité, l’apurement des comptes de la succession. Dobbin balbutia et rougit. Sa gaucherie et son embarras confirmèrent les soupçons du vieux Sedley ; et convaincu qu’il avait affaire à un coquin, il lui dit, sans plus de détour, sa manière de voir sur sa conduite, et lui déclara tout uniment qu’il l’accusait de détenir frauduleusement des deniers appartenant à son gendre.

Dobbin perdit patience en présence de pareilles allégations et si la vieillesse et le malheur de M. Sedley ne lui eussent inspiré quelque retenue, il en serait probablement venu avec lui à des voies de fait dans le café même de Slaugther. Voici, du moins, les paroles qu’ils échangèrent :

« Vous allez me suivre là-haut, monsieur, lui cria le major ; je tiens à ce que vous m’accompagniez pour que vous puissiez vous assurer par vous-même quel est dans cette affaire, de ce pauvre George ou de moi, celui qui supporte un sacrifice. »

Entraînant alors le vieillard dans le cabinet qui lui servait de chambre à coucher, Dobbin tira de son pupitre les comptes d’Osborne, auxquels se trouvait attachée une liasse de billets à ordre que, pour rendre justice au capitaine, il n’avait jamais laissés en souffrance.

« Il a soldé tous ses billets avant son départ pour la Belgique, ajouta Dobbin, mais il ne lui restait pas cent livres en tout au moment de sa mort. Avec quelques-uns de ses camarades, nous avons réuni une petite somme provenant de nos économies amassées à grand’peine, et pour récompense vous venez nous dire que nous avons voulu faire tort à la veuve et à l’orphelin. »

L’embarras fut alors du côté de Sedley qui se repentit, mais un peu tard, de sa démarche inconsidérée. Dobbin néanmoins avait fait là un gros mensonge. C’était de sa propre poche qu’était sorti jusqu’au dernier shilling de la susdite somme, c’était avec ses modiques ressources qu’il avait pourvu aux frais d’enterrement de son ami, c’était lui qui avait pris à sa charge toutes les dépenses qui avaient été la conséquence forcée du malheur d’Amélia.

Jamais le vieil Osborne ne s’était douté de tout cela. Jamais Amélia n’en avait su plus que lui sur cette affaire ; elle s’en rapportait au major Dobbin pour tenir ses comptes, et avait accepté et ratifié toutes les écritures qu’il lui avait plu de lui présenter. Jamais, du reste, elle n’aurait pensé qu’elle lui était redevable de quoi que ce fût.

Fidèle à sa promesse, elle lui écrivait deux ou trois fois par an des lettres qui roulaient tout entières sur le petit Georgy. Chacune de ces lettres était un trésor pour le major, et il les amassait en véritable avare ! Il répondait avec une exactitude scrupuleuse à chaque missive d’Amélia, mais jamais il n’allait plus loin ; il lui adressait, ainsi qu’à son filleul, mille petits souvenirs de l’Inde, comme par exemple une boîte d’écharpes et un jeu d’échecs en ivoire, venant de la Chine. Les pions étaient des petits bonshommes verts et blancs avec de vraies épées et de vrais boucliers ; les cavaliers étaient à cheval, les tours étaient supportées par des éléphants.

Ce jeu d’échec faisait les délices de Georgy, qui confectionna sa première lettre à son parrain pour le remercier de cet envoi. Dobbin ajoutait aussi des conserves et des confitures que notre jeune espiègle allait dévaliser en cachette dans le buffet de la salle à manger, et dont il se donnait souvent de terribles indigestions. Emmy écrivit à ce propos une lettre qui amusa beaucoup le major, et lui donna surtout la satisfaction de voir qu’elle se relevait de son premier abattement et qu’elle avait par moments quelques saillies de gaieté. Dobbin expédia encore deux châles, dont un blanc pour elle et un noir palmé pour sa mère, plus deux écharpes rouges à l’intention de mistress Sedley et de George pour les préserver des rigueurs de l’hiver. Mistress Sedley estima les châles à cinquante guinées pour le moins. Elle se pavana avec le sien à l’église de Brompton, et reçut, à cette occasion, les compliments les plus flatteurs de toutes les personnes de son sexe. Le châle d’Emmy allait aussi à merveille avec sa modeste robe noire.

« C’est bien dommage que tant de bons procédés ne fassent rien sur elle, disait parfois mistress Sedley à mistress Clapp et aux commères de Brompton. Ce n’est pas Joe qui nous a jamais envoyé de pareils présents, il s’y reprend toujours à deux fois avant de faire quelque chose pour nous. L’amour du major pour elle crève les yeux, et toutes les fois que je cherche à la mettre sur ce chapitre, elle se prend aussitôt à rougir et à sangloter, et se retire dans sa chambre, où elle passe de longues heures en contemplation devant sa petite miniature. Cette miniature finit par m’impatienter, et je voudrais pour notre plus grand bien n’avoir jamais connu ces Osborne si bouffis de leurs écus. »

Les jeunes années de George se passaient ainsi dans ce petit cercle sans être jamais troublées par de bien graves incidents. En grandissant il devenait irascible, impérieux comme tous les enfants gâtés par les femmes, il exerçait un empire sans bornes sur sa faible mère qu’il aimait de toutes les forces de son âme. Il régnait dans la maison en véritable petit despote, tout le monde y subissait sa dépendance, on était tout surpris de le voir prendre avec l’âge les manières hautaines et le ton dominateur de son père. Dans les questions qu’il faisait à tort et à travers suivant l’usage de tous les enfants, son grand-père admirait la profondeur de ses remarques et la précocité de son intelligence, et le soir, à sa taverne, il racontait les merveilles de ce petit génie en herbe. L’avis des parents était qu’on aurait vainement cherché son pareil dans l’univers ; le fils avait hérité de tous les superbes dédains du père, et peut-être les trouvait-on justifiés chez lui.

Lorsque l’enfant eut atteint ses six ans, Dobbin commença avec lui une correspondance réglée. Le major voulut savoir si Georgy allait à l’école ; il témoignait, dans ce cas, l’espérance que son filleul ne manquerait pas d’y prendre tout de suite une place honorable. Peut-être lui donnerait-on un précepteur chez ses parents. Enfin il était d’âge à travailler comme un grand garçon, et son parrain annonçait l’intention de prendre à sa charge tous les frais de son éducation beaucoup trop lourds pour les minces ressources de sa mère. Il était facile de reconnaître que toutes les pensées du major se concentraient plus que jamais sur Amélia et son petit garçon. Par l’entremise de ses agents, Dobbin avait soin que Georgy ne manquât point d’albums, de boîtes à couleurs, de pupitres et autres objets nécessaires soit à ses plaisirs, soit à son instruction. Trois jours avant le sixième anniversaire de la naissance de George, un monsieur en cabriolet, escorté d’un domestique, s’arrêta devant la maison de M. Sedley et demanda à voir maître George Osborne : c’était M. Woolsey, tailleur de l’armée, qui venait sur l’ordre du major prendre mesure d’un habillement complet au petit George ; il se rappelait fort bien avoir eu l’honneur de travailler pour le capitaine, le père du jeune homme.

De temps à autre, les demoiselles Dobbin, sur la recommandation pressante de leur frère, venaient prendre Amélia dans la grande calèche de famille et la conduisaient à la promenade, elle et son petit garçon. Ce qui gâtait ces prévenances, c’étaient les grands airs protecteurs de ces dames. Amélia en était bien un peu froissée ; mais elle en prenait son parti avec une résignation parfaite, car sa nature la portait à la patience et à la soumission, et, de plus, le petit Georgy était ravi d’aller dans le grand carrosse traîné par les grands chevaux. De loin en loin, ces demoiselles demandaient à Amélia que l’enfant vînt passer une journée chez elles. Pour lui, c’était une fête toutes les fois qu’il lui arrivait pareille invitation, et il était toujours prêt à aller se promener dans un beau jardin, où il se trouvait de magnifiques raisins dans les serres et d’excellentes pêches sur les espaliers.

Un jour, Amélia les vit arriver toutes joyeuses. Elles apportaient, disaient-elles, des nouvelles qui ne pouvaient manquer de lui faire plaisir, c’était une chose qui intéressait vivement ce cher William.

« Qu’est-ce donc ? demanda Amélia avec des yeux où brillait la joie. Va-t-il donc revenir parmi nous ? »

Eh ! mon Dieu, non, il s’agissait de bien autre chose ; elles avaient de fortes raisons pour croire qu’il allait enfin se marier avec une parente d’une des bonnes amies d’Amélia, avec miss Glorvina O’Dowd, sœur de messire Michel O’Dowd, laquelle avait été rejoindre lady O’Dowd à Madras ; c’était une belle et charmante fille au rapport de tout le monde.

Amélia poussa seulement un petit cri ; puis elle déclara qu’elle était très-heureuse, mais très-heureuse de cette nouvelle. Glorvina ne pouvait manquer de posséder toutes les qualités de sa sœur ; et… en vérité Amélia était enchantée, ravie de cet événement. Amélia cédant à une de ces impulsions involontaires dont il est toujours si difficile d’expliquer la cause, prit George dans ses bras, le serra fortement contre son cœur : il y avait je ne sais quoi de convulsif dans cette caresse, et ses yeux étaient tout humides de larmes quand elle remit l’enfant à terre. Elle prononça à peine une parole pendant toute cette promenade, et pourtant elle était au comble de la satisfaction, oui, au comble de la satisfaction. »


CHAPITRE VII.

La nature prise sur le fait.


Il nous faut maintenant faire un retour sur nos pas pour savoir ce qu’il est advenu de quelques-unes de nos connaissances que nous avons laissées dans l’Hampshire, de ces honnêtes personnes dont les espérances furent si cruellement déçues en ce qui concernait l’héritage de leur vieille parente miss Crawley. Bute Crawley avait compté sur trente mille livres sterling pour sa part dans les biens de sa sœur : quel ne fut pas son désappointement lorsque, au lieu de cette somme, il dut se contenter de cinq mille livres, qui, après avoir servi à payer ses dettes et celles de son fils à l’Université, ne laissèrent pas grand’chose à partager entre ses quatre filles. Mistress Bute ne se douta jamais, ou, du moins, ne voulut jamais convenir que son humeur acariâtre et despotique avait été pour beaucoup dans la fâcheuse issue de cette affaire. Elle prenait le ciel à témoin qu’elle n’avait négligé rien de ce qu’il était humainement possible de faire pour s’assurer cet héritage. Était-ce sa faute si elle manquait de cette souplesse et de cette hypocrisie dont son neveu Pitt Crawley avait une si grande habitude ? Du reste, cette bonne créature lui souhaitait toutes sortes de prospérités possibles dans la jouissance de ce bien mal acquis.

« Cet argent du moins ne sortira pas de la famille, disait cette charitable dame à son mari. Vous pouvez bien être assuré que Pitt ne le dépensera jamais. L’Angleterre n’a jamais rien produit de plus ladre et de plus avare. C’est toujours du vice, bien que sous une autre forme que chez cet avaleur de tout bien, cet abominable Rawdon. »

Les premiers mouvements de sa mauvaise humeur une fois passés, Mistress Bute s’occupa de tirer le meilleur parti possible de la fortune délabrée à la tête de laquelle elle se trouvait. Elle adopta un large système de réforme et d’économie, apprit à ses filles à supporter leur pauvreté avec une âme patiente et résignée, inventa mille ingénieuses supercheries pour dissi- muler son état de gêne, et quelquefois pour s’y soustraire, elle promenait ses filles dans tous les bals et réunions publiques du voisinage, avec un courage digne d’un meilleur sort. Jamais l’hospitalité n’avait été si brillante au presbytère que depuis l’ouverture de la succession de Miss Crawley. Au train de vie qu’on menait dans cette maison, personne n’aurait pu se douter de la déception que la famille avait eu à subir dans ses espérances : on ne supposait pas, en voyant mistress Bute de toutes les fêtes des alentours, que chez elle elle était dans la gêne et presque réduite à mourir de faim. Jamais ses demoiselles n’avaient étalé un tel luxe dans leurs toilettes ; elles ne manquaient pas une des réunions de Winchester et de Southampton ; elles avaient des billets pour tous les bals donnés à l’occasion des courses de chevaux ou des régates de Cowes. Leur voiture, traînée par un attelage qui quittait la calèche pour la charrue, était sans cesse à courir la grande route. Comment ne pas croire, en présence de pareils faits, que cette tante, dont on ne prononçait le nom en public qu’avec la plus tendre et la plus respectueuse gratitude, n’eût légué aux quatre sœurs une fortune colossale.

C’est là une manière de mentir fort commune en ce monde de vanités, et ceux qui la pratiquent, loin d’en avoir la conscience plus chargée, se regardent au contraire comme ayant fait une action méritoire et digne d’éloges. Mistress Bute du moins le pensait ainsi. À ses yeux c’était le moyen le plus sûr pour arriver à avoir un jour sa place dans le calendrier. N’était-il pas en effet fort édifiant pour les étrangers de voir le bonheur qui régnait dans cette heureuse famille ! Ses filles étaient des jeunes personnes si naturelles, si aimantes, si bien élevées ! Martha peignait les fleurs dans la perfection, et l’on voyait de ses tableaux dans toutes les ventes de bienfaisance du comté. Emma était le rossignol de la famille, et ses vers, imprimés dans la Vedette de l’Hampshire, faisaient la gloire de la colonne réservée aux poëtes. Fanny et Mathilde chantaient des duos que leur mère accompagnait au piano, tandis que les deux autres sœurs, se tenant enlacées par la taille, les écoutaient avec le ravissement d’une vive et pieuse tendresse. Mais personne n’assistait aux répétitions particulières de ces duos, alors que leur mère forçait impitoyablement ses filles à tambouriner un certain nombre d’heures par jour sur le piano. Bref, mistress Bute tâchait de faire bonne contenance en présence de sa mauvaise fortune, et par ses efforts héroïques réussissait tout au moins à sauver les apparences.

Sous ce rapport elle se conduisait du moins en tout point en bonne et excellente mère qui veut assurer l’établissement de ses filles, et certes il n’y avait là aucun reproche à lui adresser. Elle recevait chez elle les canotiers de Southampton, les clercs de la cathédrale de Winchester, et enfin les officiers du régiment. Elle s’efforçait aussi d’attirer dans ses filets les jeunes avocats aux assises, encourageait fortement Jim à lui amener ses compagnons de chasse. Que ne ferait pas une mère pour le bien des chers objets de sa tendresse ?

Entre une femme de si haute vertu et le baronnet réprouvé, que pouvait-il y avoir encore de commun ? En conséquence, il y eut rupture complète entre les deux frères. Il est vrai de dire que tout le comté était brouillé avec le baronnet, dont la vie n’était plus qu’une longue suite de scandales. L’aversion de sir Pitt pour la compagnie des honnêtes gens n’avait fait que croître avec les années. La grille du parc ne s’ouvrit plus à la voiture d’aucun homme digne d’estime et de considération, après la visite de noces que M. Pitt et lady Jane vinrent faire au baronnet.

Cette visite resta dans leur esprit comme un triste et douloureux souvenir auquel ils ne pensaient jamais qu’avec un secret sentiment d’horreur. Pitt pria sa femme de ne plus en parler devant lui, et lorsqu’il lui exprima cette volonté, sa voix et sa figure avaient une expression extraordinaire. Tous les renseignements qu’on a pu recueillir à ce sujet viennent de mistress Bute, qui, par des moyens à elle, parvint à se mettre au courant de tous les détails de la réception faite par sir Pitt à son fils et à sa bru.

À peine la voiture des jeunes époux, dans tout l’éclat de sa fraîcheur, eut-elle franchi l’entrée de la grande avenue, que M. Pitt s’aperçut, avec un sentiment de contrariété et presque de mauvaise humeur, que d’immenses trouées avaient été faites dans les deux rangées d’arbres qui bordaient l’allée, et que, sans respect pour le droit de propriété que M. Pitt avait sur eux, le vieux baronnet les taillait et les coupait d’après les inspirations de son caprice. Tout dans le parc offrait à l’œil l’aspect de la ruine et de la désolation : les allées étaient mal entretenues et semées d’ornières profondes où la voiture, en s’enfonçant, faisait jaillir la boue tout autour d’elle. Les abords de la terrasse et les gradins du perron étaient couverts d’une mousse noirâtre ; les corbeilles de fleurs, garnies autrefois des plantes les plus rares, étaient maintenant envahies par les mauvaises herbes. Les volets, livrés au souffle des vents, en suivaient la direction sur toute la façade de la maison. Ce ne fut qu’après plusieurs coups de sonnette désespérés que la porte du château s’ouvrit enfin. Les visiteurs purent apercevoir une espèce de dame en rubans gravissant l’escalier de chêne noir au moment où Horrocks introduisait l’héritier de Crawley-la-Reine et sa jeune épouse dans la demeure de ses ancêtres. Il les conduisit au cabinet de sir Pitt, comme on appelait cette pièce. Lady Jane et sir Pitt, à chaque pas qu’ils faisaient, se sentaient presque suffoqués par une forte odeur de tabac. Sous forme d’excuses, maître Horrocks glissa en passant que sir Pitt était repris de ses douleurs et souffrait beaucoup de ses reins.

Le susdit cabinet avait vue sur l’entrée du parc. Sir Pitt, de l’une des fenêtres qu’il venait d’ouvrir, avait engagé un bruyant dialogue avec le postillon et le domestique de son fils qui faisaient mine de décharger les bagages.

« Ne touchez pas à ces paquets, leur criait-il en leur faisant signe du bout de la pipe qu’il tenait à la main. C’est une simple visite, ne le voyez-vous pas, imbéciles que vous êtes. Holà ! voilà un cheval qui a la jambe bien abîmée ; conduisez-le à l’auberge de la Tête couronnée, pour qu’on la lui frotte un peu.

— Eh bien ! Pitt, comment va cette santé, mon cher ? Hé ! hé ! vous venez voir si la vieille carcasse de votre père est encore debout. À la bonne heure, ma belle enfant, vous avez une petite mine un peu plus gentille que les joues parcheminées de votre respectable mère. Allons, venez embrasser le vieux Pitt comme une petite fille bien sage. »

Cette caresse, qui sentait le tabac, faite avec une bouche hérissée d’une barbe de huit jours, ne fut pas des plus agréables pour la jeune femme, qui ne savait où elle en était. Elle se souvint heureusement fort à propos que son frère Southdown portait des moustaches et fumait des cigares, ce qui l’aida à supporter plus facilement les embrassades du baronnet.

« Allons, je vois que Pitt a pris du ventre, dit celui-ci après avoir donné à lady Jane cette marque de tendresse dont elle se fût bien passée ; eh bien ! ma chère, votre mari vous lit sans doute ses sempiternels sermons ? le centième psaume de l’hymne du soir, n’est-ce pas cela, maître Pitt ? Allez donc, Horrocks, vite un verre de Malvoisie et un gâteau pour lady Jane. Qu’avez-vous à rester là tout ébahi, comme un cochon dressé pour le roussir. Je ne vous engage pas à passer quelques jours avec moi ; vous vous ennuieriez trop, et vous ne m’amuseriez pas beaucoup ; un vieux racorni comme moi a des habitudes auxquelles il tient, et moi, je passe ma vie entre ma pipe et mon trictrac.

— Je sais jouer aussi au trictrac, dit lady Jane avec un sourire ; j’y faisais la partie de mon père et celle de miss Crawley. N’est-ce pas, mistress Crawley ?

— Lady Jane pourrait jouer avec vous à ce jeu qui semble avoir toutes vos prédilections, repartit Pitt d’un ton toujours solennel.

— N’importe, ce n’est pas là une raison pour que vous vous installiez ici ; non, non. Allez à Mudbury, où mistress Riencer sera enchantée de vous recevoir, ou bien à la cure, où Bute vous offrira à dîner. Il sera ravi de vous voir, j’en suis sûr ; il vous a une si grande obligation de lui avoir soufflé l’héritage de la tante. Ah ! ah ! vous aurez là de quoi boucher les trous du château quand j’aurai descendu la garde.

— Je me suis aperçu, monsieur, dit Pitt avec son arrogance habituelle, que vos gens ont fait un assez gros abattis des arbres du parc.

— Oui, le temps est superbe et bien agréable pour la saison, répondit sir Pitt devenu sourd comme par enchantement. Je me fais bien vieux, Pitt, si vous saviez. Le ciel vous accorde encore de longues années, mais vous n’êtes pas loin vous-même de la cinquantaine. Du reste, il ne les porte pas mal, n’est-ce pas, ma gentille lady Jane. C’est pieux, c’est sobre, enfin ça mène une vie exemplaire. Regardez-moi, je ne suis pas bien loin des quatre-vingts. »

Il se mit à rire, prit une prise de tabac, fit des agaceries à lady Jane et lui serra la main. Pitt chercha vainement à ramener la conversation sur la coupe des arbres. Le baronnet devenait sourd au même instant.

« Hélas ! je me fais bien vieux, et mon lombago m’a fait bien souffrir cette année. Je n’ai plus longtemps à passer ici-bas : je suis bien aise que vous soyez venus me voir tous les deux. Votre figure me plaît, lady Jane ; on ne trouve point dans vos traits les airs dédaigneux et insolents des Binkie ; je veux vous donner, pour quand vous irez à la cour… »

Il se dirigea en même temps, non sans avoir d’abord prêté l’oreille, vers un chiffonnier dont il tira un écrin renfermant des bijoux de quelque valeur.

« Prenez, ma chère, dit-il à lady Jane, cela a appartenu à ma mère et n’a été porté que par ma première femme, la fille du quincaillier n’y a jamais touché, aussi vrai que je vous le dis, mais prenez et cachez vite. »

Au moment où il mettait l’écrin dans la main de sa bru et poussait le tiroir du chiffonnier, Horrocks entrait portant un plateau de rafraîchissements.

« Qu’avez-vous donné à la femme de Pitt, dit la femme aux rubans lorsque Pitt et lady Jane eurent pris congé du vieillard. »

Cette femme n’était autre que miss Horrocks, la fille du sommelier, objet de scandale pour tout le comté ; en un mot, la châtelaine de nouvelle création établie en souveraine à Crawley-la-Reine.

La faveur dont jouissait au château la dame aux rubans avait excité le mécontentement et le blâme de la famille et de tout le comté. La dame aux rubans avait un compte ouvert à la succursale de la caisse d’épargnes, située à Mudbury ; la dame aux rubans allait en voiture à l’église, se réservant pour elle seule l’usage des chevaux qui avaient fait pendant longtemps le service des domestiques du château : un simple mouvement de son caprice suffisait pour décider du renvoi de ceux-ci. Le jardinier écossais resté en possession du potager, se montrait très-fier de ses espaliers et de ses serres chaudes et se faisait un assez joli revenu du produit de la vente des fruits et des légumes au marché de Southampton ; mais un beau matin, ayant trouvé la dame aux rubans occupée à dévorer ses pêches sur ses espaliers, il reçut une paire de soufflets en réponse à quelques observations qu’il présentait au sujet de ces atteintes portées à sa propriété. Lui, sa femme, ses enfants, tous les braves serviteurs de Crawley-la-Reine n’eurent d’autre parti à prendre que de faire leurs paquets et d’abandonner au pillage ces jardins jusqu’alors si bien entretenus ; les mauvaises herbes commencèrent à croître tout à leur aise. Le parterre de la pauvre lady Crawley fut dévoré par les ronces et les épines. Il ne restait dans la vaste cuisine du château que deux ou trois domestiques tout grelottant de froid. L’écurie et l’office transformés en une espèce de solitude et ouverts à tous les vents, tombèrent en ruines. Sir Pitt passait ses nuits à se divertir avec Horrocks son sommelier, et pendant le jour il se querellait avec ses agents, et dans ses lettres accablait d’injures ses fermiers, ou s’occupait lui-même de sa correspondance. Les gens de loi, les baillis qui avaient à traiter avec lui ne trouvaient accès dans le sanctuaire que par la faveur spéciale de la dame aux rubans, qui leur servait d’introductrice auprès du baronnet ; c’est ainsi que mille soucis venaient assiéger sir Pitt ; que les embarras les plus compliqués lui surgissaient de toute part.

M. Pitt, l’homme d’ordre et d’étiquette par excellence, ne pouvait voir qu’avec un sentiment d’horreur ce renversement de toutes les convenances. La crainte d’apprendre que l’effroyable dame aux rubans était devenue sa belle-mère, ne lui laissait plus un jour de tranquillité. Depuis la visite que nous venons de rapporter, la comtesse de Southdown fit plusieurs tentatives pour introduire dans le château les traités les plus émouvants et les plus capables de faire blanchir de terreur la tête de ce vieux réprouvé. Mistress Bute, au milieu de la nuit, allait à sa croisée pour voir si le ciel ne s’illuminait pas des rouges clartés de l’incendie dans la direction du château de Crawley. Sir G. Wapshot et sir H. Fuddleston, les vieux amis du baronnet, ne voulaient plus siéger avec lui aux assises et se détournaient de lui dans les rues de Southampton, quand ce vieux suppôt de la débauche les rencontrait et leur tendait la main. Mais rien n’y faisait, il rengainait sa poignée de main et s’en allait en riant aux éclats. Les brochures de lady Southdown avaient aussi le don d’exciter au plus haut point son hilarité. Il se moquait de ses fils, du monde, enfin de la dame aux rubans, quand par hasard elle se fâchait, ce qui arrivait encore assez souvent.

Miss Horrocks, une fois installée comme gouvernante dans le manoir de Crawley-la-Reine, traita ses anciens compagnons de service avec un despotisme intolérable. Tous les serviteurs l’appelaientm’ame par abréviation de madame. Une petite fille qu’elle-même avait prise à son service, s’obstinait seule à l’appeler milady, ce qui n’avait aucunement l’air de formaliser la gouvernante.

« Des ladies ; eh ! mon Dieu, il y en a de tous les numéros, Esther, » disait miss Horrocks en réponse à cette flatterie de sa subalterne.

Elle exerçait ainsi un pouvoir illimité en toute occasion et sur toutes personnes, et renchérissait peut-être encore à l’égard de son père, lui disant de ne point se laisser aller à tant de familiarité dans ses rapports avec la dame d’un baronnet.

Elle étudiait souvent dans le jour son rôle de châtelaine, à sa grande satisfaction personnelle et au grand divertissement de sir Pitt qui se tenait les côtes en voyant les airs et les grâces qu’elle se donnait ; et en effet rien n’était plus risible et plus voisin de la caricature que ses mignardises aristocratiques. Le baronnet, pour qui ces prétentions à l’élégance n’étaient qu’une comédie des plus bouffonnes, lui faisait mettre les habits de cour de la première lady Crawley, et lui affirmait, de manière à ne laisser aucun doute à miss Horrocks à cet égard, que ce costume lui allait à ravir, et qu’il n’y avait plus qu’à aller la présenter à la cour dans sa voiture à quatre chevaux.

Miss Horrocks s’était emparée de la défroque des deux défuntes, et coupait et taillait dans ce monceau de chiffons, ce qu’elle croyait pouvoir convenir à sa figure. Elle aurait bien voulu prendre aussi possession des joyaux et des bijoux des dames qui l’avaient précédée ; mais le vieux baronnet les avait renfermés dans un tiroir dont elle n’avait pu obtenir la clef, en dépit de toutes ses caresses et de toutes ses flatteries.

Quelque temps après le départ de cette honnête personne, il trouva au château un cahier de brouillon sur lequel elle s’exerçait dans l’art calligraphique en général et dans le tracé de son nom en particulier ; sur chaque page on pouvait lire : lady Cawley, lady Betsy Horrocks, lady Élisabeth Crawley, etc., etc.

Bien que les dignes habitants du presbytère ne vinssent jamais à Crawley-la-Reine, et semblassent fuir le vieux païen qui en rendait les murs témoins de ses forfaits, ils savaient néanmoins les moindres détails de ce qui s’y passait, et chaque jour s’attendaient à quelque catastrophe dont miss Horrocks n’avait pas un moins vif pressentiment. Mais, hélas ! le diable s’en mêla et lui enleva la récompense que méritaient un dévouement si désintéressé, une vertu si immaculée !

Un jour, le baronnet surprit Sa Seigneurie, comme il l’appelait par dérision, devant une vieille épinette enrouée, restée fermée depuis le temps où Becky Sharp y avait joué ses quadrilles. La dame aux rubans tapait les touches avec une gravité imperturbable et hurlait de toute la force de ses poumons, en croyant imiter les chants qu’elle avait jadis entendus. La petite fille de cuisine, qu’elle avait fait entrer dans la maison, se tenait auprès de sa maîtresse, ayant l’air de prendre un très-grand plaisir à cette opération musicale, et faisait aller et venir sa tête en poussant de temps à autre des exclamations admiratives.

« Mon Dieu, m’ame, qu’c’est beau ! que c’est bien ! »

Un flatteur de grande maison n’aurait pas mieux fait son métier.

Ce petit tableau excita, comme d’habitude, l’hilarité du baronnet. Le soir, il en parla plus de vingt fois dans son tête-à-tête avec son majordome. Miss Horrocks, très-loin d’être charmée de ce récit, tambourinait sur la table en guise d’épinette. Quant à sir Pitt, il hurlait à faire crouler les murs pour donner une idée de la puissance vocale de miss Horrocks ; et comme une si belle voix ne devait point rester inculte, il promettait à la modeste demoiselle des maîtres de chant, chose qui paraissait toute naturelle à celle-ci. Sir Pitt se montra, du reste, ce soir-là, fort gaillard et fort dispos. Il fit avec son sommelier une énorme consommation de grogs, et ne se retira dans sa chambre qu’à une heure fort avancée.

Une demi-heure après, toute la maison était en révolution. On voyait les lumières passer rapidement devant les fenêtres et illuminer successivement les vastes salles du château désert, dont le seigneur n’occupait d’ordinaire que deux ou trois pièces au plus. Pendant cette agitation qu’il était facile de constater du dehors, un homme à cheval galopait sur la route de Mudbury pour aller y chercher le docteur. Et pendant ce temps, ce qui prouve avec quel soin l’excellente mistress Bute Crawley se tenait toujours au courant de ce qui se passait au château, on pouvait voir, accourant du presbytère au château, le père, la mère et le fils.

Ils traversèrent la cour d’honneur, la salle à manger aux antiques boiseries, où se trouvaient sur une table trois grands verres et une bouteille naguère encore pleine de rhum, et qui venait de servir à la dernière orgie de sir Pitt. Franchissant rapidement cette enfilade de pièces, ils se dirigèrent vers le cabinet dont nous avons parlé, où ils trouvèrent miss Horrocks, qui, d’un air tout inquiet, cherchait au milieu d’un gros trousseau de clefs celles qui allaient aux serrures des bureaux et des commodes. Le trousseau tomba à terre, et la demoiselle aux rubans poussa un cri de terreur quand elle vit se dresser devant elle la petite mistress Bute, dont les yeux lançaient des éclairs de dessous les ténèbres de sa capote.

« Eh bien ! James vous êtes témoin ! vous êtes témoin, monsieur Crawley ! s’écriait mistress Bute en désignant du doigt la coupable, dont l’air effaré témoignait assez des mauvaises intentions.

— Il me les a données ! il me les a données ! criait-elle de toutes ses forces.

— Il vous les a données, misérable créature ! reprenait mistress Bute sur un ton non moins élevé. Vous pourrez attester, messieurs, que nous avons trouvé cette femme, capable de toute espèce de mal, en train de crocheter les meubles de votre frère. Je vous l’avais toujours dit qu’elle devait, tôt ou tard, finir par la potence. »

Betsy Horrocks, en proie à la plus vive terreur, s’affaissa sur elle-même et se mit à sangloter ; mais ceux qui savent ce que vaut la charité de certaines femmes n’ignorent point qu’elles ne sont point pressées de pardonner, et que l’humiliation de leur ennemie est un véritable triomphe pour elles.

« Sonnez, James, disait mistress Bute, sonnez jusqu’à ce que l’on vienne. »

Les trois ou quatre domestiques qui restaient dans cette maison déserte accoururent au bruit redoublé de la sonnette.

« Mettez cette misérable au cachot, leur dit l’énergique petite femme, nous l’avons surprise en flagrant délit de vol. Vite, monsieur Crawley, dressez le procès-verbal. Vous, Beddoes, dès demain vous la conduirez à la prison de Southampton.

— Ma chère, dit le recteur transformé en magistrat, je vous ferai remarquer que…

— Est-ce qu’il n’y a point ici de menottes, continua mistress Bute frappant du pied avec ses sabots. Autrefois il y avait ici des menottes. Où est l’abominable père de cette plus abominable fille ?

— Il me les a données, criait toujours la pauvre Betsy, n’est-ce pas, Esther ? oui !… sir Pitt, n’est-ce pas ?… il me les a données… vous savez… le lendemain de la foire de Mudbury. Je n’en ai que faire du reste ; reprenez-les, si vous croyez qu’elles ne soient pas à moi. »

Cette malheureuse tira alors de sa poche une énorme paire de boucles de souliers ; c’était une imitation en faux et la chose qui avait le plus excité sa convoitise parmi toutes les autres qu’elle avait trouvées dans le tiroir du secrétaire.

« Juste ciel ? Betsy, d’où avez-vous tiré tous les méchants contes que vous inventez là, répondait Esther, sa créature ; pourquoi vouloir en imposer à Mme Crawley, à cette bonne et excellente Mme Crawley, et à notre révérend ministre. (Elle accompagna ces paroles d’un salut.) Ah ! vous pouvez fouiller dans mes poches, m’ame, vous n’y trouverez que mes clefs ; soyez tranquille, c’est que, voyez-vous, je suis une honnête fille au moins, quoique née de parents pauvres ; ils vivent de leur travail, savez-vous bien ; si vous trouvez tant seulement sur moi un pauvre petit morceau de dentelle ou de soie, je veux bien ne jamais remettre les pieds à l’église.

— Vos clefs, pécheresse endurcie, créature réprouvée ! hurlait la vertueuse petite dame toujours abritée sous sa capote.

— Voici une chandelle, m’ame, voulez-vous venir voir dans ma chambre, et visiter toutes les commodes dans celle de la gouvernante ? c’est là qu’il s’en trouve un tas d’affaires, reprit de plus belle la petite Esther, continuant toujours ses saluts.

— Silence, je vous prie. Je connais parfaitement la chambre qu’occupe cette créature. Mistress Brown, ayez l’obligeance de m’accompagner ; vous, Beddoes, vous m’en répondez, et vous, monsieur Crawley, allez vite là haut voir si on n’assassine pas votre malheureux frère. »

Après ces dernières paroles, mistress Bute saisit le flambeau, et, escortée de mistress Brown, se dirigea vers la susdite chambre, qu’elle connaissait, en effet, fort bien. Quant à Bute, il monta l’escalier et trouva le docteur de Mudbury occupé, avec Horrocks au comble de l’émoi, autour du seigneur du château étendu sans mouvement dans son fauteuil, et cherchant à le rappeler à la vie à l’aide d’une saignée.

Le matin, de bonne heure, par les soins de la femme du ministre, une estafette fut dépêchée à M. Pitt Crawley. Cette excellente dame s’était attribué la haute direction de toutes les mesures à prendre dans les circonstances actuelles et avait veillé le vieux baronnet pendant toute la nuit. On était parvenu, avec beaucoup de difficultés, à lui rendre comme un souffle de vie, il ne pouvait plus parler, mais du moins il semblait reconnaître son monde. Mistress Bute restait à son chevet avec un courage vraiment héroïque. On eût dit qu’elle était forte à pouvoir se passer de sommeil. Ses yeux noirs restaient tout grands ouverts, tandis que le docteur ronflait du meilleur cœur dans son fauteuil. Horrocks avait fait des efforts désespérés pour maintenir contre elle son autorité ; mais mistress Bute le traita d’ivrogne et de débauché, lui enjoignit de déguerpir au plus vite de la maison, et le menaça, s’il avait le malheur de s’y montrer de nouveau, de le faire transporter à Botany-Bay avec son abominable fille.

Intimidé par la résolution du ton et des gestes de mistress Bute, il se glissa jusqu’à la pièce boisée où M. James, après s’être assuré qu’il n’y avait plus de liquide dans la bouteille placée sur la table, ordonna à M. Horrocks d’en apporter une autre avec des verres propres ; le ministre et son fils prirent alors place pour fêter la nouvelle venue, après quoi ils enjoignirent à Horrocks de leur remettre les clefs et de gagner la porte par le plus court chemin.

En présence d’un ordre aussi catégorique, Horrocks pensa que ce qu’il avait de mieux à faire était de remettre les clefs. Puis avec sa fille il délogea sans tambours ni trompettes, profitant des ténèbres de la nuit.

Telle fut la fin de la puissance et de la grandeur de ces deux honnêtes personnes dans le château de Crawley-la-Reine.

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CHAPITRE VIII.

Rentrée de Rebecca dans le manoir de ses ancêtres.


L’héritier des Crawley arriva au château peu après cette première alerte, et l’on peut dire que dès lors il commença à y régner en maître. Le vieux baronnet survécut quelques mois encore à cette attaque, mais sans recouvrer assez complétement l’usage de la pensée et de la parole pour que l’autorité ne fût pas dès lors dévolue tout entière à son fils aîné. Sir Pitt, depuis longues années, empruntait sans cesse sur hypothèques, c’était autour de lui comme une armée de gens d’affaires ; chaque jour il avait avec ses fermiers des disputes qui ne manquaient jamais d’aboutir à des procès ; et quant à ces derniers, il les comptait par centaines : procès avec la compagnie des mines, procès avec la compagnie des Docks, procès avec tous ceux qui avaient avec lui le plus petit rapport. Sortir de tous ces embarras, voir clair dans ce chaos était une tâche vraiment digne de l’esprit d’ordre et de persévérance de l’ex-attaché à la cour de Poupernicle. Il se mit donc à la besogne avec la plus louable énergie.

Toute sa famille vint s’établir à Crawley-la-Reine, y compris même lady Southdown. Dans son ardeur de prosélytisme, elle comptait convertir tous les habitants de la cour à la barbe du ministre, et élever à côté de lui une chaire à ses prédicateurs dissidents, en dépit des fureurs de mistress Bute. Sir Pitt n’ayant point disposé de la survivance à la cure de Crawley-la-Reine, lady Southdown comptait bien, le ministre actuel une fois mort, en prendre la haute direction et faire remplir la place vacante par un de ses jeunes protégés. Notre diplomate la laissait faire à son aise tous ses petits arrangements, et restait aussi impénétrable que la statue du Silence.

Les terribles menaces de mistress Bute contre miss Betsy Horrocks en restèrent là ; elle fut, ainsi que ses rubans, dispensée d’aller faire visite à la prison de Southampton. Elle quitta le château pour un cabaret du village, Aux armes des Crawley, qu’Horrocks avait précédemment pris à loyer du baronnet. L’ex-sommelier ayant ensuite, avec ses économies, acheté quelques immeubles, finit par avoir une voix aux élections. Celle du ministre et de quatre voisins, se joignant à celle-là, formaient le collége électoral envoyant au parlement les deux membres pour représenter Crawley-la-Reine.

Il s’établit bientôt une échange de politesses entre les dames du presbytère et celles du château. Il n’est ici question que de lady Jane, car pour ce qui concerne lady Southdown, ses entrevues avec mistress Bute dégénéraient toujours en vraies batailles, si bien que ces deux dames finirent par éviter mutuellement de se rencontrer. Sa seigneurie s’enfermait dans sa chambre quand la cure venait rendre visite au château. M. Pitt n’était peut-être pas trop fâché, au fond, de se sentir de temps à autre soulagé de la présence de sa belle-mère.

La famille des Binkie était sans aucun doute à ses yeux la plus recommandable de l’Angleterre par sa noblesse et son bon sens ; mais les airs d’autorité qu’affectait lady Southdown, finissaient par le fatiguer et lui peser. Il était sans doute très-flatteur pour sa personne de passer encore pour un jeune homme à quarante-six ans, mais il n’en était pas moins mortifiant de ne pas se sentir à cet âge plus libre qu’un enfant. Quant à lady Jane, elle n’aurait point fait résistance à sa mère, et du reste l’amour de ses enfants absorbait toutes ses facultés. Fort heureusement pour elle, les nombreuses et importantes affaires de lady Southdown, ses conférences avec les ministres, sa correspondance avec les missionnaires de l’Afrique, de l’Asie et de l’Australie, etc., occupaient à un tel point la vénérable comtesse, qu’il ne lui restait point de temps pour songer à l’éducation de la petite Mathilde et de son petit-fils maître Pitt Crawley. Ce dernier était d’une nature maladive, et s’il était encore en vie, lady Southdown l’attribuait aux doses redoublées de calomel qu’elle lui faisait prendre.

Quant au vieux sir Pitt, il passait ses derniers jours de lutte avec la vie dans les appartements où était morte la dernière lady Crawley. Il était soigné par la petite Esther, remplie pour lui des soins les plus touchants et les plus infatigables. Qu’y a-t-il à comparer à la tendre sollicitude d’une garde-malade dont on paye les services ? Qui saurait mieux qu’elle battre les coussins, préparer les soupes et les tisanes ? Ces femmes passent les nuits à veiller à votre chevet, elles endurent patiemment vos plaintes et vos bourrades. Le soleil peut se lever sur la campagne sans qu’elles aient jamais envie de sortir. Elles dorment sur le canapé, elles prennent leur repas sur le coin d’une table. Elles passent de longues soirées sans autre occupation que d’entretenir le feu devant lequel on entend chanter la tisane du malade. Elles lisent religieusement le journal de la première à la dernière ligne. Et puis, elles auront à essuyer vos gronderies et vos querelles si des amis viennent par hasard leur rendre visite une fois la semaine, si elles passent en contrebande un peu de genièvre dans leur cabas. Quelle nature humaine possède un fonds assez inépuisable de tendresse pour trouver en elle le courage d’entourer de soins aussi assidus l’objet même de ses affections ? Cependant lorsqu’on donne dix livres sterling par trimestre à une garde-malade, on croit avoir été fort généreux à son endroit. M. Crawley ne donnait que la moitié à miss Esther pour être si empressée auprès du vieux baronnet ; et encore n’était-ce pas sans se faire tirer l’oreille et sans crier beaucoup.

Dès qu’il faisait un rayon de soleil, on sortait le vieillard dans le même fauteuil qui avait servi à miss Crawley lors de son séjour à Brighton, et qui en avait été rapporté à Crawley-la-Reine avec une quantité d’effets appartenant à lady Southdown. Lady Jane marchait toujours aux côtés du vieillard, dont elle paraissait obtenir toutes les préférences. Sa tête s’agitait, sa figure s’éclairait d’un sourire lorsqu’il la voyait entrer dans sa chambre ; si, au contraire, elle avait l’air de s’éloigner, il en exprimait son mécontentement par des sons inarticulés et confus. À peine lady Jane était-elle hors de la chambre, qu’aussitôt il éclatait en larmes et en sanglots : c’est qu’il y avait alors changement complet et à vue. La figure d’Esther, jusqu’alors souriante, devenait sombre et farouche, et à la place de ses manières douces et empressées, elle montrait le poing au vieillard et lui criait : « Silence, vieil imbécile ! » Puis en dépit de ses gémissements, elle écartait son fauteuil de la cheminée dont la vue faisait sa principale distraction. Tel était le couronnement de soixante-dix années de mensonges, d’ivrognerie, d’égoïsme et de débauche : il ne restait plus de tout cela qu’un vieillard idiot et pleurard, qu’il fallait mettre au lit, faire manger et soigner comme un enfant !

La nature se chargea d’apporter un terme aux fonctions de la garde-malade. Un jour, de grand matin, tandis que M. Pitt examinait dans son cabinet différentes pièces que lui avaient remises l’intendant et le bailli, on frappa à la porte, et presque aussitôt apparut sur le seuil Esther qui, après un salut assez gauche, lui annonça la nouvelle suivante :

« Pardon, monsieur… monsieur est mort… Ce matin, monsieur… Je faisais chauffer sa tisane, monsieur… de l’eau de gruau, monsieur… qu’il prend tous les matins, monsieur… à six heures, monsieur… et j’ai entendu comme une espèce de soupir, monsieur, et… et alors… »

Elle fit à Pitt une nouvelle révérence. La figure de celui-ci, toujours si pâle d’ordinaire, se couvrit d’un certain incarnat. Était-ce parce qu’il se voyait enfin maître et seigneur de Crawley-la-Reine, titulaire d’une place au parlement ? parce qu’il apercevait tout un avenir de grandeurs et dignités ?

« Rien désormais ne m’empêche maintenant, pensa-t-il en lui-même, d’acquitter les dettes qui surchargent mes biens. »

Il eut bien vite fait le calcul des obstacles à vaincre, des améliorations à apporter. Si jusqu’alors il avait laissé sans emploi l’argent qui lui venait de sa tante, c’était dans la crainte que sir Pitt, se rétablissant, ce ne fût autant de perdu pour lui.

Les persiennes furent fermées au château et au presbytère ; les cloches sonnèrent le glas funèbre ; l’église fut tendue de noir. Bute Crawley, par convenance, ne parut pas à un meeting qui eut lieu dans le comté à l’occasion des courses de chevaux, mais il alla tranquillement dîner chez les Fuddleston, où, tout en dégustant le Porto, on causa du défunt et de son héritier. Miss Betsy, mariée récemment à un sellier de Mudbury, poussa de grands hélas ! M. Glauber le chirurgien vint faire visite à la famille du mort, lui présenter ses respectueux compliments, et s’informer de la santé des dames. Ce décès devint l’objet de toutes les conversations à Mudbury et à l’auberge des Armes des Crawley. Le maître du lieu s’était rapatrié avec le ministre, qui, de temps à autre, visitait la salle des buveurs et fêtait l’ale de M. Horrocks.

« Voulez-vous que j’écrive à votre frère, ou bien vous chargez-vous de ce soin ? demanda lady Jane au nouveau baronnet.

— C’est à moi de lui écrire, en ma qualité de chef de la famille, lui répondit sir Pitt. Je vais l’inviter pour l’enterrement, ainsi que le veulent les convenances.

— Et… quant à mistress Rawdon ?… hasarda avec timidité lady Jane.

— Jane, Jane, fit lady Southdown, pensez-vous bien à ce que vous dites ?

— Bien entendu, mistress Rawdon est de moitié dans l’invitation, reprit sir Pitt avec fermeté.

— Une pareille chose ne se passera pas moi présente dans cette maison, reprit lady Southdown.

— Votre Seigneurie, répliqua sir Pitt, aura l’obligeance de se rappeler que je suis désormais le chef de la famille. Écrivez, je vous prie, lady Jane, une lettre à mistress Rawdon Crawley pour la prier d’assister à cette douloureuse cérémonie.

— Jane ! s’écria la comtesse, je vous défends de prendre la plume et d’écrire.

— Je prétends être maître ici, reprit à son tour sir Pitt, et malgré le regret mortel que j’aurais à voir Votre Seigneurie quitter ce logis, je suis décidé, ne vous en déplaise, à y régner à ma guise et d’après mes inspirations personnelles. »

Lady Southdown, se laissant emporter à un sublime mouvement d’indignation, demanda sa voiture et ses chevaux. Condamnée à l’exil par son gendre et par sa fille, elle allait cacher ses chagrins dans quelque lieu solitaire et ignoré, et prier le ciel de les faire revenir à résipiscence.

« Nous ne voulons nullement votre exil, chère maman, dit la timide Jane d’une voix suppliante.

— C’est bien m’exiler que d’ouvrir cette maison à une société que ne peut souffrir une femme qui possède quelques sentiments orthodoxes. Demain matin, je pars dans ma voiture.

— Vous allez me faire le plaisir d’écrire sous ma dictée, Jane, » lui dit sir Pitt se levant ; et il prit cette attitude d’autorité familière aux portraits d’exposition. Écrivez :

« Crawley-la-Reine, 14 septembre 1822.
« Mon cher frère. »

En entendant ces paroles retentir à ses oreilles comme un arrêt décisif et terrible, lady Southdown, qui avait compté sur quelque faiblesse ou quelque hésitation de la part de son gendre, se leva sur-le-champ et quitta le cabinet dans le paroxysme de l’agitation. Lady Jane regarda son mari comme pour lui demander la permission de suivre sa mère afin de la consoler ; mais Pitt la retint du regard.

« Rassurez-vous, elle restera ; sa maison est louée à Brighton ; plus de la moitié de son revenu est dépensé d’avance, et une comtesse qui vit à l’auberge est une femme déconsidérée. Il y avait longtemps, ma chère amie, que j’attendais l’occasion de frapper ce coup nécessaire ; et maintenant, si vous voulez bien, nous allons reprendre notre dictée :

« Mon cher frère,

« Vous deviez pressentir depuis longtemps la douloureuse nouvelle que j’ai l’affliction de vous transmettre, etc., etc. »

En un mot, Pitt, placé par un coup du sort, ou plutôt grâce à son mérite, comme il en était lui-même convaincu, à la tête de la fortune qui avait excité la convoitise de tous ses proches, Pitt était résolu de traiter sa famille avec les plus grands égards et d’être bon prince avec elle. Il songeait à rétablir dans son antique splendeur la maison des Crawley, et l’idée d’être le chef de cette race illustre flattait singulièrement son amour-propre. Le premier emploi qu’il voulait faire de l’immense crédit que ses qualités transcendantes et sa nouvelle position allaient lui assurer dans le comté, devait être de procurer à son frère et aux cousins Bute un établissement digne d’eux. Peut-être était-il tourmenté par un secret remords à la pensée qu’il réunissait sous sa main tous ces biens, qui pour tant de gens avaient été l’objet de si belles espérances. Son règne datait à peine de trois ou quatre jours que déjà il n’était plus reconnaissable. Son plan de conduite était arrêté. Il était déterminé à se montrer juste et serviable, à secouer le joug de lady Southdown, enfin à se maintenir dans les meilleurs termes avec tous les membres de sa famille.

Telle était la disposition d’esprit dans laquelle il avait écrit sa lettre à son frère Rawdon, lettre pleine de dignité et de mesure, où les plus grands mots et les phrases les plus magnifiques enchâssaient les plus splendides pensées. Il avait assurément assez là de quoi remplir d’admiration le petit secrétaire dont la plume courait sous la dictée de sir Pitt.

« Il sera quelque jour un des plus grands orateurs de la chambre des Communes, pensait en elle-même la jeune femme. Que de sagesse ! que de bonté ! C’est bien en vérité un homme de génie ! c’est, il est vrai, une nature un peu froide ! mais elle est si excellente ! En vérité, il a le génie en partage. »

Pitt Crawley avait d’abord composé sa lettre tout à loisir et pesé chaque expression, puis il l’avait ensuite apprise par cœur, avec cette dissimulation dont les diplomates seuls sont capables, et enfin, au moment voulu, il l’avait débitée à sa femme, toute stupéfaite d’admiration.

Cette lettre, entourée d’un large filet noir et cachetée de cire de même couleur, fut expédiée par sir Pitt à son frère le colonel. Rawdon n’éprouva qu’une demi-satisfaction à l’arrivée de cette missive.

« À quoi bon aller nous enfouir dans cette assommante demeure ? se disait-il en lui-même ; je ne puis souffrir de me trouver en tête-à-tête avec Pitt après dîner ; et puis, rien que pour aller et venir il va nous en coûter vingt livres. »

En allant porter dans la chambre de Becky le chocolat que chaque jour il lui préparait de ses propres mains, Rawdon remit à sa femme la lettre en question, pour agir d’après son avis, comme il avait coutume de faire dans toutes les circonstances difficiles.

Il déposa le déjeuner et la fatale missive sur la toilette devant laquelle Becky était occupée à passer le peigne dans sa blonde chevelure. Cette petite femme, après avoir parcouru la lettre objet des terreurs de Rawdon, se redressa de toute sa hauteur en agitant cette lettre au-dessus de sa tête et criant :

« Victoire ! victoire !

— Et pourquoi victoire ? répéta Rawdon tout surpris de voir cette petite créature bondissant dans sa robe flottante et ses boucles éparses sur le cou. Le vieux ne nous laisse rien, Becky ; il m’a déjà compté ma légitime à ma majorité.

— N’aurez-vous donc jamais assez de bon sens pour être majeur ? lui répliqua Becky. Allons vite chez mistress Brunoy ; il me faut des vêtements de deuil, et vous, vous ferez mettre un crêpe à votre chapeau et vous vous commanderez un habit noir, car je ne vous en connais pas. Allez donc demander tout cela pour demain, et nous partirons jeudi.

— Mais vous ne songez pas à aller là-bas, j’imagine ? fit Rawdon tout étonné.

— C’est bien, au contraire, mon intention, lui répondit sa femme ; je compte sur lady Jane pour être, l’année prochaine, présentée à la cour ; et, par votre frère, vous aurez une place au Parlement. Ne verrez-vous donc jamais plus loin que votre nez, mon gros bêta ? Lord Steyne aura votre voix et celle de votre frère ; vous deviendrez secrétaire du vice-roi d’Irlande, gouverneur aux Indes, trésorier, consul, que sais-je ?

— En attendant toutes ces belles choses, la poste va nous coûter encore pas mal d’argent, grommela Rawdon de mauvaise humeur.

— Nous prendrons passage dans la voiture de Southdown, que sa qualité de membre de la famille oblige à être présent aux funérailles. Mais mieux encore que tout cela, n’avons-nous pas la diligence ? Ce n’en sera que plus modeste, et partant plus convenable.

— Et le petit viendra-t-il aussi avec nous ? demanda le colonel.

— À quoi bon ? pour payer une place de supplément ; il est maintenant trop grand pour voyager sur nos genoux. Nous le laisserons ici ; Briggs pendant ce temps lui fera une blouse noire. Allez vite et faites voir comme vous savez obéir. Dites en passant à Sparks que le vieux sir Pitt est mort, et qu’il vous reviendra grosse part dans l’héritage quand les affaires seront arrangées. Il ira bien sûr le répéter à Raggles, qui nous tourmente si fort pour son argent, et il n’en faudra pas davantage pour lui faire prendre patience. »

Ces ordres donnés et ces dispositions réglées, Becky se mit tout tranquillement à prendre son chocolat. Le soir, lorsque lord Steyne vint faire à Becky sa visite ordinaire, il la trouva avec sa compagne, qui n’était autre que notre amie Briggs, occupées à tailler, couper, découdre et déchirer toutes les étoffes noires dont elles pouvaient faire quelque chose pour le besoin du moment.

« Nous sommes, Briggs et moi, en proie à la plus vive douleur, dit Rebecca à son visiteur. Sir Pitt Crawley, le chef de la famille, est décédé ; nous avons passé toute la matinée à nous déchirer la poitrine, et maintenant, de désespoir, nous déchirons nos vieilles guenilles.

— Oh ! Rebecca, est-ce bien vous que j’entends ?… »

Briggs n’en put dire plus long, et ses yeux pleins de larmes s’élevèrent vers le ciel.

« Oh ! Rebecca, est-ce bien vous ?… reprit milord d’un ton tragi-comique ; ainsi donc, le vieux cuistre n’est plus de ce monde ! S’il avait mieux su ménager ses atouts, il aurait pu entrer à la chambre des Lords ; c’eût été, je gage, du goût de M. Pitt ; mais l’étoffe n’y était pas. On n’avait jamais vu pareil bélître.

— Un peu plus, je serais maintenant la veuve du vieux Silène, répondit alors Rebecca. Vous rappelez-vous cela, miss Briggs, ce certain jour où vous me regardiez par le trou de la serrure, et où vous l’avez vu à mes genoux ? »

Miss Briggs se mit à rougir sous le coup de cette apostrophe et s’empressa d’accéder au plus vite à l’invitation de lord Steyne, qui la priait d’aller préparer le thé.

Briggs était ce chien de berger qui devait mettre à l’abri de tout soupçon injurieux la vertu et la réputation de Rebecca. Miss Crawley en mourant lui avait assuré une petite rente viagère, et son plus vif désir eût été de rester auprès de lady Jane, si avenante pour elle comme pour tout le monde ; mais lady Southdown s’était empressée de congédier la pauvre Briggs à la première occasion qui s’était offerte à elle sans blesser les convenances.

Elle alla alors dans sa famille essayer la vie de campagne, mais elle ne put y tenir longtemps : elle y sentait le manque de cette société d’élite, dont désormais il lui était impossible de se passer ; ses parents étaient des petits commerçants de province qui se montrèrent plus âpres après elle à cause de ses quatre cents livres que les parents de miss Crawley ne l’avaient été auprès de la vieille demoiselle pour tout l’héritage qu’ils devaient en avoir ; si bien que pour leur échapper elle n’eut d’autre parti à prendre que de s’enfuir à Londres au plus vite, résolue à chercher de nouveau les chaînes de l’esclavage, mille fois moins lourdes à ses yeux que la liberté. Après avoir fait annoncer par les journaux qu’une demoiselle de compagnie, offrant toutes les garanties possibles, désirait, etc., elle alla chez M. Bowls attendre l’effet de ses insertions.

Or, par un beau jour où la pauvre Briggs rentrait à son hôtel, harassés de ses courses à l’office de publicité afin de se faire mettre dans le Times, le coquet équipage de mistress Rawdon, attelé de deux petits poneys, passa dans la rue. Rebecca le conduisait de ses mains délicates ; elle avait déjà apprécié, comme nous avons pu nous en convaincre, les excellentes qualités de la demoiselle de compagnie, son caractère toujours égal, son humeur flexible et accommodante. Dès qu’elle eut aperçu Briggs, elle dirigea ses chevaux du côté du perron de l’hôtel, passa les rênes au groom, et sautant de la voiture, elle serrait déjà les deux mains de la demoiselle de compagnie que cette dernière n’était pas encore revenue du premier moment de surprise et d’émotion.

Briggs se mit à pleurer, Becky à rire, et embrassa son ancienne amie dès qu’elles furent entrées dans le corridor ; ces tendresses se prolongèrent jusque dans le salon de Bowls. Les rideaux étaient de damas rouge, et au-dessus de la croisée se dessinait un aigle aux ailes déployées, portant dans ses serres une banderole sur laquelle on lisait en grosses lettres : Appartements à louer.

Briggs entremêla son récit de ces sanglots et de ces transports si communs aux natures molles et débiles, toutes les fois qu’il s’agit d’une reconnaissance. Miss Briggs raconta toute son histoire, et Becky l’interrogea sur tous les détails de sa vie avec cette candeur et cette naïveté que nous lui connaissons.

Instruite de la situation de son amie et du petit legs qu’elle devait à la générosité de miss Crawley, et bien convaincue que Briggs n’était point guidée par des vues intéressées, Becky forma aussitôt sur elle des projets qui n’avaient rien que de très-flatteur. N’était-ce pas la compagne dont elle avait besoin ? Sans plus de cérémonie, elle l’invita le soir même à dîner, pour lui faire voir son petit Rawdon.

Mistress Bowls se hasarda à faire remarquer à la trop sensible Briggs qu’elle allait se fourrer dans la gueule du lion.

« Il viendra un jour où vous vous en mordrez les doigts, miss Briggs ; souvenez-vous bien de ce que je vous dis, aussi vrai que je m’appelle Bowls. »

Briggs promit d’être sur ses gardes : la semaine suivante, elle allait s’installer chez mistress Rawdon, et six mois n’étaient pas encore écoulés qu’elle avait déjà prêté deux cents livres à Rawdon sur son petit capital.


CHAPITRE IX.

Becky au manoir de ses ancêtres.


Dès que les époux Crawley furent, comme le page de Marlborough, tout de noir habillés, et qu’ils eurent prévenu sir Pitt Crawley de leur arrivée, le colonel et sa femme montèrent dans cette même diligence qui jadis avait transporté Rebecca et le défunt baronnet, lors du premier voyage de notre héroïne à Crawley-la-Reine. Neuf années s’étaient écoulées depuis, et Rebecca se rappela cependant, comme s’ils eussent daté de la veille, les événements qui avaient signalé son premier voyage.

Les époux Rawdon trouvèrent à Mudbury un carrosse attelé de deux chevaux, avec un cocher en deuil ; le tout envoyé à leur rencontre.

« Eh mais ! c’est le vieux coffre de famille dit Rebecca à Rawdon, tout en franchissant le marchepied de la voiture ; les vers ont déjà fait d’assez fortes entailles au drap. »

La voiture, après une course aussi rapide que le permettait la maigreur des chevaux, arriva à la grille du parc.

« Le châtelain, à ce qu’il paraît, a jugé à propos de faire des coupes, » dit Rawdon en jetant un coup d’œil autour de lui ; puis il retomba dans son silence ordinaire.

Nos deux visiteurs éprouvaient une certaine émotion en se reportant vers leur passé : Rawdon se voyait encore simple écolier à Eton ; il se rappelait sa mère, une grande femme sèche et glaciale ; la sœur qu’il avait perdue et pour laquelle il nourrissait la plus tendre affection ; puis il songeait aux roulées qu’il avait administrées autrefois à Pitt : mais ses préoccupations étaient par-dessus tout pour son petit garçon, qu’il avait laissé à Londres. Rebecca, de son côté, repassait les années écoulées, la triste époque de son enfance flétrie dans sa fleur, la manière dont elle était entrée dans la vie par la porte dérobée ; et en même temps se présentait à son esprit miss Pinkerton, Joe, Amélia.

L’allée d’honneur et la terrasse avaient déjà été l’objet d’un nettoyage particulier ; un écusson aux armes de la famille était suspendu au-dessus de la porte principale. Deux grands laquais à la tournure solennelle, à la taille majestueuse et en livrée de deuil, ouvrirent la porte à deux battants quand la voiture s’arrêta devant les marches du perron. Rawdon devint tout rouge, Becky devint toute pâle lorsqu’ils traversèrent l’antichambre en se donnant le bras. Mistress Rawdon pressa légèrement la main de son mari en entrant dans le salon boisé où sir Pitt et sa femme attendaient leurs hôtes. Sir Pitt et lady Jane étaient vêtus de noir, et lady Southdown avait sur la tête une espèce d’échafaudage où le jais se mêlait aux plumes. Rien ne ressemblait plus à un panache de corbillard ; c’étaient les mêmes ondulations aux moindres mouvements de Sa Seigneurie.

Sir Pitt avait bien jugé de l’importance qu’il fallait attacher à ses menaces de départ. Lady Southdown était demeurée au château ; mais elle se renfermait dans le silence le plus absolu lorsqu’elle se trouvait en face du couple rebelle.

Les deux nouveaux arrivés ne se tourmentèrent pas autrement de cette froideur affectée. La douairière était bien pour eux l’un des moindres de leurs soucis ; ce qui les préoccupait beaucoup plus, c’était la réception qu’allaient leur faire le maître et la maîtresse du logis.

Pitt, avec une figure quelque peu émue, s’avança vers son frère et lui serra la main ; il fit même politesse à Rebecca et la gratifia en outre d’un profond salut. Lady Jane, prenant les deux mains de sa belle-sœur, l’embrassa très-tendrement, et ses caresses firent presque venir des larmes aux yeux de notre aventurière, marque de sensibilité d’autant plus précieuse qu’elle était plus rare chez elle. Cet accueil cordial et ouvert avait été au cœur de Becky, quant à Rawdon, encouragé par ces témoignages d’affection de la part de sa belle-sœur, il frisa sa moustache et s’octroya la permission d’embrasser lady Jane, ce qui fit singulièrement rougir cette timide jeune femme.

« Lady Jane est un petite femme diablement gentille ! telle fut l’opinion qu’il exprima sur elle en se retrouvant seul avec sa femme ; Pitt a pris trop d’embonpoint, mais au moins il fait crânement les choses.

— C’est que ses moyens le lui permettent, fit Rebecca, se rangeant à l’avis de son mari. Quant à la belle-mère, on dirait une marchande de vulnéraire. Vos sœurs sont maintenant assez belles femmes. »

Ces jeunes demoiselles avaient quitté la pension pour assister au convoi de leur père. Sir Pitt avait pensé que, pour l’honneur du château et de sa dignité personnelle, il devait faire paraître à cette cérémonie le plus grand nombre possible de personnes en habits de deuil. Tous les gens de la maison, toutes les vieilles femmes de l’hospice, auxquelles le défunt, de son vivant, avait cherché toute espèce de mauvaises querelles au sujet des rentes qu’il leur payait, la famille du vicaire, tous ceux enfin qui dépendaient de quelque manière du château ou de la cure, furent obligés de prendre le costume de deuil. Il y avait, en outre, les hommes des pompes funèbres, au nombre d’une vingtaine au moins, portant des branches de cyprès et des brassards de soie noire, ce qui donnait un coup d’œil satisfaisant à tout l’ensemble du cortége. Mais ce ne sont là que des comparses, qui, à ce titre, ne doivent point tenir dans notre drame une plus large place.

Avec ses belles-sœurs, Rebecca n’eut point l’air d’oublier qu’elle avait été leur gouvernante. Après le leur avoir rappelé, elle leur demanda, de son plus grand sérieux, où elles en étaient de leurs études, les assura de son attachement passé et futur. À l’entendre, on aurait pu croire, en vérité, que depuis leur séparation Rebecca n’avait fait autre chose que de penser à elles. Ce fut là du moins ce dont Lady Crawley resta bien persuadée, ainsi que ses jeunes belles-sœurs.

« C’est à peine si elle est changée, disait miss Rosalinde à miss Violette, tandis que ces demoiselles s’apprêtaient pour le dîner.

— La couleur fauve de ses cheveux lui sied à ravir, répliquait l’autre sœur.

— Ils étaient bien plus clairs que cela autrefois, et je la soupçonne de les avoir teints, reprit miss Rosalinde ; elle a aussi beaucoup engraissé, ce qui ne la dépare nullement, continua Rosalinde, qui avait des dispositions à l’obésité.

— Au moins elle ne fait pas la grande dame avec nous et elle se souvient qu’elle a été notre gouvernante, dit miss Violette, dans l’opinion de laquelle les gouvernantes ne devaient pas chercher à sortir de leur place, oubliant que, si elle était la petite-fille de sir Walpole Crawley, elle avait aussi pour grand-père le quincaillier de Mudbury, et qu’à la rigueur une enclume aurait fort bien pu figurer dans son écusson.

— Nos cousines du presbytère ne me feront jamais croire que sa mère ait été une danseuse de l’Opéra.

— Nous n’avons pas à regarder à la naissance, répondit Rosalinde avec un esprit dégagé de tout préjugé ; je partage sur ce point l’avis de mon frère, qu’en sa qualité de membre de la famille elle a droit à nos égards. D’ailleurs, c’est bien à ma tante Bute de parler ainsi, elle qui veut marier Kate au jeune Hooper, le fils du marchand de vins ; elle a fait auprès de lui les plus vives instances pour le faire venir au presbytère et le faire entrer dans les ordres.

— Je ne serais pas étonné de voir partir lady Southdown ; elle lançait à mistress Rawdon des regards furibonds.

— Pour ma part, j’en serais enchantée ; cela me dispenserait de lire la Blanchisseuse de Finchley-Common. »

En achevant ces mots, Violette passa devant un corridor qui conduisait à une pièce où se trouvait une bière placée entre deux gardiens, au milieu d’une chapelle ardente, et les deux jeunes filles rejoignirent dans la salle à manger le reste de la société, que la cloche du dîner y avait réunie comme à l’ordinaire.

Pendant ce petit dialogue, lady Jane avait conduit Rebecca aux appartements qu’elle devait occuper et où l’on retrouvait cet ordre et ce confort que l’avénement du nouveau maître avait introduits dans tout le château. Les modestes bagages de mistress Rawdon avaient déjà été apportés dans la chambre à coucher. Lady Jane, après avoir aidé sa belle sœur à ôter son petit chapeau blanc et son manteau, lui demanda en quoi elle pouvait lui être utile.

« Ce que je désire par-dessus tout maintenant, lui dit Rebecca, ce serait de voir vos enfants. »

Les deux mères échangèrent en même temps un coup d’œil qui résumait tous les mystères de la tendresse maternelle, puis elles sortirent de la pièce en se donnant le bras.

Becky s’extasia beaucoup sur la petite Mathilde, qui avait à peine quatre ans, et qui était un véritable amour. Elle réserva aussi une part d’admiration pour le petit garçon, qui, âgé de deux ans au plus, était pâle de couleur, avait les yeux caves, la tête très-grosse, et auquel Becky donna un brevet de gentillesse et de beauté pour son âge.

« Je voudrais bien que ma mère cessât de lui administrer ses médecines, fit lady Jane avec un soupir ; leur suppression complète serait pour sa santé une excellente chose. »

Lady Jane entrait là dans une voie de confidence qui est un sujet intarissable pour les jeunes mères de famille. Ces épanchements intimes contribuèrent singulièrement à cimenter l’amitié des deux jeunes femmes. Au bout d’une demi-heure, elles furent les meilleures amies du monde, et le soir, lady Jane déclarait à sir Pitt que sa belle-sœur était la plus charmante et la plus aimable créature du monde.

Une fois maîtresse de l’esprit de la fille, l’infatigable petite intrigante combina ses efforts pour s’emparer de celui de la mère. Au premier moment où elle se trouva seule avec Sa Seigneurie, Rebecca la mit bien vite sur la question des soins à donner aux enfants ; elle lui dit qu’elle n’avait conservé son petit garçon que pour lui avoir administré le calomel à de très-fortes doses, alors que les médecins de Paris le condamnaient tous. Elle ajouta qu’elle avait l’honneur de connaître déjà lady Southdown pour avoir entendu parler d’elle au révérend Lawrence Grills dans la chapelle de May-fair, où elle allait faire ses dévotions ; ses opinions à ce sujet, donnait-elle à entendre, s’étaient bien modifiées en passant au creuset de l’infortune ; elle témoigna le désir de s’éloigner de plus en plus de la dissipation et de l’erreur au milieu desquelles elle avait vécu, pour se régler sur la conduite de personnes pieuses et exemplaires. Les instructions religieuses de M. Crawley avaient fait, ajoutait-elle, une grande impression sur son esprit, et elle s’était sentie très-édifiée en lisant la Blanchisseuse de Finchley Common. Elle demanda des nouvelles de lady Emily, cette femme si supérieure devenue désormais lady Emily Cornmiouse et demeurant au cap avec son mari, qui avait des chances pour voir réussir sa candidature à l’évêché de Cafrerie.

Enfin elle acheva de se concilier les bonnes grâces de lady Southdown, en simulant une défaillance et une attaque de nerfs après les funérailles du baronnet, et en réclamant le ministère médical de Sa Seigneurie. Non-seulement la douairière vint elle-même en camisole lui apporter la drogue demandée, mais elle y joignit encore un choix de ses brochures favorites, et insista beaucoup pour que mistress Rawdon acceptât ses deux présents.

Becky prit les brochures avec empressement et eut l’air de trouver un grand intérêt à les parcourir ; elle soutint même avec la douairière une discussion sur certains points de doctrine, sur les moyens d’arriver au salut de son âme, espérant de cette manière épargner à son corps l’affreuse médecine qui était là toute prête. Mais, après cette digression sur les principes du dogme, l’inexorable douairière déclara qu’elle ne quitterait pas la chambre avant d’avoir vu Becky avaler sa potion ; et la pauvre Becky dut encore remercier son bourreau du regard, sans avoir pu échapper à l’impitoyable comtesse, qui se retira seulement alors en donnant sa bénédiction à sa nouvelle convertie.

Mistress Rawdon l’aurait bien dispensée de tant de sollicitude, et elle faisait assez piteuse mine lorsque Rawdon, entrant dans la chambre, apprit d’elle ce qui s’était passé. Il éclata de rire au récit moitié tragique, moitié burlesque de cette aventure, que Becky lui fit avec la plus franche gaieté, bien qu’elle eût été victime de la crédulité de lady Southdown. Lord Steyne et le petit Rawdon s’amusèrent beaucoup de cette histoire, quand Rawdon et sa femme furent de retour à leur maison de May-fair et que Becky leur répéta la scène que nous venons de raconter. Vêtue de son peignoir de nuit, elle nasillait un sermon du genre le plus sérieux, énumérant les vertus prodigieuses de son spécifique avec une gravité si parfaite, qu’on aurait juré voir la comtesse ornée de son nez sonore et musical.

« La représentation, la représentation de lady Southdown et de sa médecine noire ! »

Telle était chaque soir la demande générale des habitants de May-fair. Une fois dans sa vie, la comtesse douairière Southdown avait trouvé le moyen d’être amusante.

Sir Pitt se souvenait des marques de déférence et de respect que Rebecca lui avait jadis données ; aussi trouva-t-elle de ce côté les dispositions les plus favorables. Si le mariage du colonel n’était pas en tous points satisfaisant, au moins avait-il eu pour excellent résultat de le dégrossir et de le transformer un peu ; et d’ailleurs sir Pitt, pour sa part, n’avait qu’à s’en applaudir. L’habile diplomate s’avouait, avec une joie intérieure, que c’était ce mariage qui avait fait sa fortune ; ce n’était donc pas à lui à y trouver à redire. Les manières confiantes de Rebecca à son égard étaient bien de nature encore à accroître ses bonnes dispositions pour elle.

Rebecca redoublait de prévenances pour sir Pitt ; elle appelait à son aide tout son arsenal de séductions. Sir Pitt, déjà enclin à se complaire dans l’admiration et la glorification de ses talents, était enchanté de voir Rebecca lui épargner la peine d’en découvrir de nouveaux. Rebecca réussit bien vite à prouver à sa belle-sœur, par des arguments victorieux, que mistress Bute Crawley était l’auteur du mariage contre lequel elle s’était ensuite si énergiquement élevée. C’était une tactique inspirée par l’avarice à mistress Bute, qui avait espéré ainsi s’approprier toute la fortune de miss Crawley et spolier Rawdon des libéralités de sa tante. Il avait fallu son imagination perverse pour forger tant de méchants propos sur le compte de la pauvre Becky.

« Elle a pu réussir à nous plonger dans la gêne, disait Rebecca d’un air de résignation vraiment angélique ; mais comment en vouloir à la femme à qui je dois la perle des maris ? Son avarice d’ailleurs n’a-t-elle pas été assez punie par la ruine de ses espérances, par la perte des biens auxquels elle attachait un si haut prix ? Eh ! mon Dieu, chère lady Jane, continuait-elle sur le même ton, que me fait la pauvreté ? Dès ma plus tendre enfance j’ai été élevée à cette rude école, et ce m’est une large compensation à la gêne où je me trouve de voir que l’argent de la pauvre miss Crawley va servir à rétablir dans son antique splendeur la noble famille dont je suis fière d’être membre. Nul doute que sir Pitt ne fasse de cet argent un bien meilleur usage que s’il eût été entre les mains de Rawdon. »

Toutes ces paroles étaient scrupuleusement reportées à sir Pitt par sa trop confiante épouse, et ajoutaient encore à l’impression favorable qu’il avait conçue de Rebecca. Pour en donner une idée, nous dirons que, le troisième jour après la réunion de la famille pour la triste cérémonie, sir Pitt Crawley, tout en découpant une volaille, adressa les paroles suivantes à mistress Rawdon :

« Rebecca, vous offrirai-je cette aile ? »

Il n’en fallut pas davantage pour faire passer un éclair de joie dans les yeux de la petite femme.

Tandis que Rebecca en venait ainsi à ses fins ; que Pitt Crawley prenait les dispositions nécessaires pour la célébration des funérailles, afin qu’elles fussent en harmonie avec ses vues de grandeur et d’ambition ; que lady Jane s’occupait des enfants, dans la limite, du moins, où sa mère l’en laissait libre ; que le soleil se levait et se couchait suivant son habitude, et que la cloche du château tintait ni plus ni moins à l’heure du dîner et de la prière, le corps du seigneur défunt de Crawley-la-Reine gisait étendu sur un lit de parade, dans la pièce qu’il avait occupée de son vivant ; auprès de ces dépouilles mortelles se tenaient des mercenaires que l’on payait pour ce service. Mais du reste, nulle plainte, nul regret, excepté de la part de la malheureuse qui avait espéré longtemps se voir enfin l’épouse et la veuve de sir Pitt, et qui avait été contrainte de fuir honteusement du château où, la veille encore, elle régnait en souveraine. Avec un vieux chien d’arrêt pour lequel le vieux baronnet, dans la dernière période de son existence et jusqu’au milieu de son affaiblissement intellectuel, avait conservé une affection marquée, elle était le seul être à qui la mort du maître eût causé un chagrin réel. Aussi devons-nous ajouter que, pendant sa vie, le baronnet s’était fort peu préoccupé du soin de se faire regretter après sa mort. Il fut oublié, comme cela arrive par ceux même dont la vie a été le mieux remplie ; seulement le fut-il peut-être encore quelques jours plus tôt.

On peut suivre, pour s’édifier et s’instruire, ce cercueil qui se rend à la sépulture de famille ; contempler ce cortége si recueilli et si rigoureusement vêtu de noir, toute la famille du défunt entassée dans les voitures de deuil, ces mouchoirs déployés pour essuyer des larmes qui ne couleront jamais, l’entrepreneur des pompes funèbres qui s’agite et se démène avec ses hommes pour gagner son argent en conscience, les tenanciers faisant au nouveau seigneur leur compliment de condoléance d’un ton lamentable et contrit, les voitures de tous les hobereaux du voisinage marchant en file, au petit pas, et du reste parfaitement vides, le ministre prononçant la formule sacramentelle : « Le très-cher frère que nous venons de perdre, etc.… » enfin tout l’étalage de vanités réservé pour ce jour suprême, depuis les housses de velours couvertes de larmes d’argent jusqu’à la pierre qui couvre la tombe et où l’on ne grave jamais que des mensonges.

Le vicaire de Bute, sortant tout frais émoulu de l’université d’Oxford, composa, en collaboration avec sir Pitt, une épitaphe latine de circonstance, qui fut gravée sur la pierre tumulaire. Ce jeune vicaire prêcha en outre un sermon remarquable, où il exhortait les survivants à savoir réprimer leur chagrin, et les avertissait, avec tous les ménagements possibles, de se préparer, quand leur tour viendrait, à franchir le seuil de ces portes terribles et mystérieuses qui venaient de se refermer sur l’homme si regrettable qu’ils avaient tant aimé.

La cérémonie finie, les fermiers remontèrent sur leurs chevaux pour rentrer à leurs fermes, les voitures des seigneurs voisins s’en allèrent comme elles étaient venues, et les hommes des pompes funèbres, après avoir ramassé leurs tentures, leurs velours, leurs panaches et tout l’attirail mortuaire, grimpèrent sur le char d’apparat et repartirent pour Southampton. Chacune de ces figures contristées reprit son expression naturelle dès que les chevaux eurent franchi la grille du parc, et, sur la route, on put voir à la porte de plus d’un cabaret ces sombres escouades rangées en cercle autour d’un pot de bière. Voilà tout ce qui signala le départ de sir Pitt du château où il avait été le maître pendant plus de soixante ans.

Le gibier était fort abondant dans les bois de Crawley, et l’on sait que la chasse à la perdrix est un délassement fort goûté de tout gentilhomme anglais qui a des prétentions politiques ; aussi, dès que les premiers transports de la douleur de sir Pitt furent passés, on le vit sortir avec un chapeau blanc garni d’un crêpe, afin de faire diversion aux idées noires qui l’assiégeaient. Il voyait avec une joie secrète et un orgueil intérieur ces champs qui désormais lui appartenaient. Quelquefois, avec un air de charmante bonhomie, il faisait sa tournée en compagnie de Rawdon et de son état-major de piqueurs. Les revenus et les immeubles de Pitt produisaient une grande impression sur l’esprit de son frère. Notre pauvre colonel à la bourse plate prit le rôle de complaisant et de flatteur du chef de la maison, et oublia son ancien mépris pour M. Pitt. Rawdon prêtait une oreille attentive et complaisante aux projets de plantation et de défrichement que lui communiquait son aîné ; de temps à autre, il hasardait un conseil sur la manière de disposer l’étable et l’écurie : il alla lui-même à Mudbury pour acheter une jument à lady Jane, et s’offrit ensuite pour la dresser. L’indomptable dragon d’autrefois était maintenant façonné au frein et se montrait le cadet le plus traitable. Il recevait souvent des nouvelles de miss Briggs, restée à Londres avec le petit Rawdon. Nous citerons ici une des épîtres de l’enfant, d’après laquelle on pourra se faire une idée des autres :

« Je vais bien, j’espère que vous allez bien et maman aussi, le poney va bien. Grey me met sur son dos et me conduit dans le parc ; je commence à galoper ; j’ai rencontré le petit garçon qui était monté derrière moi ; il a crié en galopant et moi je ne crie pas. »

Rawdon lisait ces lettres à son frère et à lady Jane, qui les trouvait charmantes. Le baronnet promit de se charger de l’éducation de son neveu, tandis que son excellente tante donnait une bank-note à Rebecca pour acheter un joujou au petit bonhomme.

Les jours s’écoulaient ainsi au milieu de ces distractions et de ces plaisirs que procure la vie de château ; les jeunes sœurs de sir Pitt recevaient chaque matin de Rebecca une leçon de piano. Après le déjeuner, on mettait des sabots et on allait se promener dans le parc et dans le verger jusqu’au village voisin, où l’on faisait aux pauvres gens une ample distribution des drogues et des médicaments de lady Southdown. Lady Southdown ne bougeait plus sans Rebecca, qui prenait place à côté d’elle au fond de la voiture et l’écoutait de l’air du plus profond recueillement. Le soir, Becky exécutait devant la famille assemblée des morceaux de Handel et de Haydn, ou travaillait à une immense tapisserie. À la voir, on eût dit qu’elle n’avait jamais connu d’autre manière de vivre et qu’elle devait continuer de la sorte jusqu’au jour où la mort viendrait l’enlever, dans une vieillesse avancée, à une famille nombreuse et inconsolable ; les soucis, les intrigues, les expédients, la pauvreté, les créanciers semblaient ne plus l’attendre de l’autre côté des murs du parc. Elle paraissait ne devoir plus échanger les délices de ce séjour contre une vie plus réelle de luttes et de combats.

« Il n’est pas bien difficile de faire la grande dame dans un château, pensait Rebecca en elle-même ; je me chargerais très-bien de ce rôle, si l’on voulait m’assurer cinq mille livres sterling de revenu. Ce n’est pas bien fatigant d’aller donner un coup d’œil aux enfants et de compter les abricots sur les espaliers, au besoin même j’irais jusqu’à ôter les feuilles mortes des géraniums, jusqu’à demander aux vieilles femmes comment vont leurs rhumatismes et faire distribuer des bouillons aux pauvres. C’est là un métier dont je m’accommoderais fort bien moyennant cinq mille livres sterling de rente. On me verrait aussi bien qu’une autre me rendre en voiture chez des voisins où je serais invitée à dîner, et suivre les modes de l’année précédente. Je paraîtrais avec avantage à l’église, dans le banc seigneurial, ou bien, mon voile baissé et dans l’embrasure de la boiserie, j’apprendrais à dormir sans en rien laisser voir : tout cela s’acquiert par l’usage. Avec de l’argent on paye ses dettes ; avec de l’argent on a le droit de faire les fiers et de nous mépriser nous autres pauvres diables, parce que nous n’avons pas le sou. Ils s’imaginent avoir fait acte de bien grande générosité pour une bank-note donnée pompeusement à notre fils, et, quant à nous qui n’en avons pas, nous ne sommes pas bons à jeter aux chiens. »

C’est ainsi que Becky se consolait des injustices du sort en établissant à sa manière la balance du bien et du mal.

Ces bois, ces prairies, ces charmilles, ces étangs, ces jardins, ces salles du vieux manoir qu’elle revoyait après une absence de sept ans, étaient l’objet de ses visites les plus curieuses. Par rapport au temps où elle se trouvait, c’était là l’époque de sa jeunesse ; car autrement avait-elle connu ce temps si doux et si pur de la jeunesse ? En se rappelant les pensées, les sentiments qu’elle avait eus alors, elle les rapprochait de ceux qu’elle avait maintenant et qu’elle devait aux frottements du monde depuis qu’elle avait vécu dans la société, qu’elle s’était élevée au-dessus de l’humble condition à laquelle le sort semblait l’avoir condamnée.

« C’est à ma petite cervelle, se disait tout bas Becky, que je dois d’en être venue où je suis. Du reste, pour rendre justice à l’humanité, il faut avouer qu’elle est bien bête. S’il m’en prenait envie, je ne pourrais maintenant me mêler à cette société que je fréquentais jadis dans l’atelier de mon père. Adieu, pauvres artistes, avec vos blagues à tabac et vos pipes, je ne puis plus maintenant recevoir que des lords tout chamarrés de crachats et de décorations. J’ai pour mari un gentilhomme, la fille d’un comte pour belle-sœur, et l’on me traite à ce titre avec toute espèce de considération dans la même maison où, quelques années auparavant, j’étais tout juste un peu plus qu’une servante. Mais, en vérité, ma condition présente est-elle si fort préférable à celle de la fille du pauvre peintre, qui, par ses câlineries, arrachait de l’épicier du coin un peu de cassonade et de thé ? J’aurais épousé le jeune peintre auquel j’avais tourné la tête, que je ne vois guère en quoi je serais plus pauvre que je ne suis maintenant. Ah ! si cela se pouvait, je serais toute prête à troquer ma condition et ma parenté contre une bonne petite rente en trois pour cent. »

C’est ainsi que Becky commençait à se pénétrer de la vanité des choses humaines et cherchait des biens plus positifs et plus solides que tout le clinquant qui les couvre.

Peut-être ses méditations l’eussent-elles conduite à reconnaître que l’on peut aussi bien arriver au bonheur par l’observation fidèle de la vertu, par l’accomplissement courageux de son devoir, que par la sentier détourné dans lequel elle se fourvoyait. Mais, dès que ces pensées s’élevaient dans l’esprit de Becky, elle avait hâte de s’y soustraire, avec non moins d’empressement que les demoiselles de Crawley-la-Reine en mettaient à éviter la pièce où reposaient les dépouilles mortelles de leur père. On serait, en vérité, tenté de croire que le remords est de tous les sentiments humains le plus facile à assoupir lorsque parfois il se réveille. Ce qui nous préoccupe le plus, en effet, n’est point le regret d’avoir mal fait, mais la crainte d’être trouvé en faute et d’avoir à encourir ou la honte ou le châtiment.

Pendant son séjour à Crawley-la-Reine, Rebecca réussit, par ses manœuvres et ses intrigues, à se faire des amis de tous ceux qui la voyaient. Lady Jane et son mari lui firent les plus pathétiques adieux. On se quitta en se promettant de se revoir bientôt à l’hôtel de Great-Gaunt-Street, dès que les réparations en seraient achevées. Lady Southdown fit un paquet de drogues à l’intention de Rebecca et lui remit une lettre pour le révérend Lawrence Grills. Pitt reconduisit ses deux hôtes jusqu’à Mudbury dans sa voiture à quatre chevaux, après avoir à l’avance expédié leur bagage dans une charrette avec renfort de gibier.

« C’est un bonheur pour vous d’aller retrouver votre charmant petit garçon, dit lady Crawley à sa belle-sœur au moment de la séparation.

— Un très-grand bonheur, » dit Rebecca en levant au ciel ses petits yeux verts.

Et, en effet, elle se trouvait fort heureuse de quitter ce château, dont elle ne s’éloignait pourtant pas sans un certain regret. On mourait d’ennui à Crawley-la-Reine, mais l’air y était plus pur que celui que l’on respirait à Londres. Les personnages qui l’habitaient étaient on ne peut plus monotones, mais ils témoignaient à leurs visiteurs toutes les prévenances dont ils étaient capables.

« Il n’y a rien de plus facile que d’être aimable lorsqu’on a du trois pour cent, » se disait Rebecca, non sans quelque apparence de vérité.

Les réverbères de Londres illuminaient les rues de leurs rougeâtres clartés lorsque la diligence entra dans Piccadilly. Briggs avait allumé un feu splendide pour fêter le retour de Rawdon et de sa femme, et le petit garçon était resté sur pied pour embrasser le soir même son père et sa mère.


CHAPITRE X.

Où l’on revient à la famille Osborne.


Voici bien longtemps que nous n’avons aucune nouvelle de notre respectable ami M. Osborne de Russell-Square. Depuis que nous l’avons quitté, les événements qu’il avait traversés n’étaient point de nature à adoucir son caractère ; tout, au contraire, semblait désormais aller à l’encontre de ses souhaits. La moindre résistance avait toujours exaspéré ce vieillard, et l’âge, la goutte, l’abandon, la ruine de ses espérances ne firent qu’augmenter chez lui cette disposition et aigrir son humeur. Ses cheveux noirs et épais blanchirent rapidement après la mort de son fils, sa figure se couperosa ; sa main tremblante pouvait à peine porter jusqu’à sa bouche son verre de porto ; ses bureaux étaient devenus un enfer pour ses commis, et le séjour de sa maison n’était guère plus tolérable.

Rebecca, qui priait le ciel avec tant de ferveur de lui envoyer des rentes, n’aurait point à coup sûr échangé sa pauvreté et les hasards de sa vie d’expédients contre l’argent d’Osborne, à la condition de prendre aussi ses tortures. Ce vieux grondeur avait demandé pour lui la main de miss Swartz, et avait essuyé un humiliant refus de la part des tuteurs de la jeune demoiselle, qui avaient fini par la marier au jeune rejeton d’une noble famille écossaise. Le vieil Osborne aurait consenti à épouser la femme de la plus basse extraction, pourvu qu’il pût ensuite faire passer sur elle ses colères ; mais, comme il ne trouvait personne pour accepter ce rôle peu enviable, il se mit à persécuter la fille qui restait chez lui faute d’avoir trouvé un mari. Sa victime avait un splendide équipage, de magnifiques chevaux, occupait la place d’honneur à une table couverte de vaisselle plate ; elle pouvait puiser à pleines mains dans la caisse, avait un grand laquais pour l’escorter quand elle sortait, jouissait d’un crédit illimité chez tous les premiers fournisseurs, qui la suivaient jusqu’à la porte de leurs salutations et de leurs politesses les plus empressées. En un mot, elle était entourée de tous les hommages dont on accable une riche héritière, et avec tout cela il n’y avait point de vie plus triste que la sienne.

Frédéric Bullock, de la maison Hulker, Bullock et Comp., avait fini par épouser Maria Osborne, non sans avoir préalablement fait à son beau-père des chicaneries et des objections sans nombre au sujet de la dot. Puisque George était mort et rayé du testament, Frédéric ne voulait plus prendre sa bien-aimée si le père de Maria n’assurait à sa fille la propriété de la moitié de sa fortune, et les retards qui furent apportés au mariage provenaient, comme il le disait, de ce qu’il ne voulait pas se laisser faire au même.

À cette argumentation, Osborne répondait que Frédéric avait consenti à prendre sa fille pour vingt mille livres sterling, et qu’il était bien résolu à ne pas lâcher un rouge patard de plus : tout ce qu’il pouvait ajouter, c’était sa bénédiction ; si cela ne suffisait pas à Frédéric, il n’avait qu’à s’en aller au diable. Frédéric, qui s’était bercé des plus flatteuses espérances au moment où George avait été déshérité, accusait le vieux marchand de fraude et de mauvaise foi. Il songea un instant à envoyer promener toute l’affaire. Osborne retira ses capitaux de la maison Hulker et Bullock, et alla un jour à la Bourse une cravache à la main, jurant qu’il voulait couper en deux la figure d’un certain drôle qu’il saurait bien trouver.

Cette rupture, du reste, ne fut que passagère ; le père de Frédéric et ses amis lui conseillèrent de prendre Maria et de se contenter de ses vingt mille livres sterling, dont la moitié était payée comptant et le reste devait être touché à la mort de M. Osborne, avec une chance éventuelle de partage pour le surplus. Frédéric se résigna en conséquence à mettre les pouces, comme il disait élégamment. M. Osborne rechigna d’abord, puis consentit enfin ; car Hulker et Bullock tenaient une place élevée dans l’aristocratie financière et avaient des relations avec les plus gros bonnets de la banque. Quelle satisfaction de pouvoir dire : « Mon gendre est de la maison Hulker, Bullock et Comp. ! » En présence de telles considérations, la célébration du mariage fut décidée.

Les jeunes époux eurent un hôtel non loin de Berkeley-Square et une petite villa à Roehampton, rendez-vous champêtre de presque toute la finance. Auprès des femmes de sa famille, Frédéric passait pour avoir fait une mésalliance ; ces dames oubliaient que leur grand-père sortait de l’hospice des Enfants-Trouvés : leurs maris, il est vrai, appartenaient à quelques-unes des plus nobles familles de l’Angleterre. Maria comprit que le soin de sa dignité et les noms qui figuraient sur la liste de ses visites lui imposaient l’obligation de faire oublier autant que possible la bassesse de son extraction : elle résolut, en conséquence, de voir son père et sa sœur le moins possible.

Elle avait, toutefois, trop de bon sens pour songer à mettre de côté ce vieillard, dont elle pouvait encore espérer une vingtaine de mille livres sterling. Frédéric Bullock, d’ailleurs, ne l’aurait point souffert. Mais, avec ses bonnes intentions, elle n’avait pas encore assez d’usage et de pratique pour savoir bien dissimuler. Elle n’invitait son père et sa sœur qu’à ses petites soirées, et les recevait avec une extrême froideur, se montrait fort rarement à Russell-Square, priait son père de quitter ce quartier, où l’on ne voyait que des gens du commun, et par là se faisait un tort énorme, malgré les efforts de Frédéric Bullock à réparer le mal par sa diplomatie. Ces puériles et ridicules niaiseries finissaient par compromettre gravement les droits de sa femme à la succession.

« Voilà Maria devenue trop grande dame pour daigner se montrer à Russell-Square, disait le vieillard en revenant un soir avec sa fille de chez mistress Frédéric Bullock, où ils avaient dîné tous deux. Elle invite son père et sa sœur à venir manger les restes de ses grands galas, car le diable m’emporte si ces plats n’en étaient pas à la seconde apparition ; et puis elle nous reléguera avec les gens de la cité ou quelque gratte-papier, en réservant les comtes, les lords et les ladies, et toute sa clique aristocratique, pour une meilleure occasion. Avec cela qu’elle est belle, son aristocratie !… tas de courtisans, de parasites, de pique-assiettes que tous ces gens-là ! Allons, Jack, un coup de fouet aux chevaux ; nous devrions déjà être rentrés à Russell-Square ! »

Puis il se rejeta brusquement dans le fond de la voiture, avec un ricanement convulsif.

Lorsque mistress Frédéric accoucha de son premier enfant, Frédéric-Auguste-Howard-Stanley-Devereux Bullock, le vieil Osborne fut prié d’assister au baptême et d’être le parrain du nouveau-né ; mais il se contenta d’envoyer une timbale en or pour l’enfant et vingt guinées pour la nourrice.

« Je voudrais bien savoir si un de leurs grands seigneurs en a jamais autant donné, » se disait-il à part lui.

Il refusa du reste d’assister à la cérémonie.

Ce magnifique cadeau fit très-grand plaisir aux Bullock. Maria en conclut aussitôt que son père avait un faible pour elle, et Frédéric entrevit déjà un splendide avenir pour son jeune héritier.

On peut difficilement se faire une idée des souffrances endurées par miss Osborne, lorsque dans sa solitude de Russell-Square elle voyait dans le journal le nom de sa sœur cité parmi les élégantes du jour ; la description de la toilette qu’elle portait pour sa présentation à la cour par lady Frédérica Bullock. Hélas ! en comparaison, la vie de Jane s’écoulait bien triste et bien maussade ; elle ne connaissait ces jouissances de l’amour-propre et de l’orgueil que pour en apprécier la privation. Dans l’hiver, elle avait à se lever dès le matin pour préparer le déjeuner du vieillard grondeur et bourru, qui aurait mis la maison sens dessus dessous si son thé n’avait pas été prêt pour huit heures et demie. À neuf heures et demie, son tyran se levait et partait pour la Cité.

Le temps qui s’écoulait alors jusqu’au dîner se passait pour elle à inspecter la cuisine, à semoncer les domestiques, à faire sa promenade en voiture, ses courses chez les fournisseurs, qui ne savaient lui témoigner assez d’égards. Elle profitait aussi de ses loisirs pour mettre ses cartes et celles de son père chez leurs respectables et ennuyeux amis de la cité, pour rester dans le salon à attendre les visites, pour confectionner une grande pièce de tapisserie au coin du feu. Quand par hasard, relevant la couverture en cuir de son vieux piano, elle en tirait des notes mal assurées, les échos troublés de la maison lui renvoyaient des modulations plaintives qui semblaient répandre autour d’elle une tristesse plus grande encore. Le portrait de George avait disparu ; il avait été monté au grenier dans une salle de débarras. Le père et la fille conservaient bien comme un secret sentiment du fils et du frère qu’ils avaient perdu ; mais ce souvenir venait machinalement à leur pensée ; jamais on ne prononçait le nom de cet être jadis si cher à leurs affections.

À cinq heures, M. Osborne rentrait pour le dîner ; il prenait ce repas silencieusement, en tête-à-tête avec sa fille ; il avait le plus souvent l’air morne et abattu, excepté quand il lui arrivait de tempêter et jurer contre le cuisinier, si par hasard ses ragoûts et ses sauces ne lui plaisaient pas. Deux fois par mois Osborne recevait des amis de son âge et de sa condition, et aussi peu divertissants que lui.

Ces invités rendaient à leur tour à M. Osborne des dîners non moins somptueux et non moins ennuyeux que les siens. Après avoir suffisamment dégusté le porto et le xérès, on allait cérémonieusement faire une partie de whist, et à dix heures et demie chacun partait dans sa voiture.

Au milieu de cette morne existence, un secret planait sur la vie de Jane, secret qui avait développé chez son père cette humeur morose et farouche, dont le germe se trouvait déjà dans son naturel orgueilleux et vain. Miss Wirt, la demoiselle de compagnie, aurait pu donner plus d’un détail sur cette affaire. Elle avait pour cousin un artiste, depuis très-célèbre comme peintre de portraits, mais qui à ses débuts avait été fort aise d’apprendre à dessiner aux femmes à la mode. M. Smee a oublié depuis longtemps le chemin de Russell-Square ; mais en 1818, lorsqu’il avait miss Osborne pour élève, il voyait avec bonheur s’ouvrir pour lui la porte de cette maison.

Smee, autrefois élève de Sharp, artiste débauché, flâneur et malheureux, mais plein d’adresse et de talent, était cousin de miss Wirt, ainsi que nous venons de le dire ; celle-ci le présenta à miss Osborne, dont la main et le cœur se trouvaient encore en disponibilité après plusieurs petites amourettes qui étaient restées en chemin. Le jeune peintre s’éprit d’une vive passion pour cette jeune demoiselle, et tout porte à croire qu’il fut payé de retour. Miss Wirt était la confidente de ces amours. Peut-être espérait-elle que son cousin, emportant d’assaut la fille du riche marchand, lui donnerait une part dans la fortune qu’il serait venu à bout de conquérir grâce à elle. Mais la triste réalité vint mettre à néant toutes ces ravissantes illusions. M. Osborne, ayant eu vent de cette affaire, rentra un jour à l’improviste et parut dans la salle de dessin sa canne de bambou à la main. Le maître et l’élève avaient la figure fort rouge et fort animée. Cela déplut à M. Osborne, qui jeta le jeune homme à la porte, en le menaçant de lui casser sa canne sur le dos si jamais il le trouvait sur son passage. Une demi-heure après, miss Wirt était congédiée ; et pour hâter son départ, M. Osborne, du haut de l’escalier, déménageait à coups de pied ses malles et ses cartons, et menaçait encore du poing le fiacre qui l’emportait.

Jane Osborne, à la suite de cette aventure, ne quitta pas sa chambre de plusieurs jours, et depuis lors son père ne lui permit plus les demoiselles de compagnie. Il l’avertit en outre de ne pas compter sur le moindre schelling de sa part si elle se mariait sans son consentement. Il lui fallut donc refouler bien loin les espérances que Cupidon avait soulevées dans son cœur. En conséquence, elle s’était résignée, tant que vivrait son père, au genre de vie que nous venons de décrire, et avait pris son parti de rester vieille fille. Pendant ce temps, sa sœur continuait à avoir chaque année un enfant auquel elle donnait des noms de plus en plus beaux, sans que cette augmentation de petits Bullock contribuât au maintien de l’affection entre les deux sœurs.

« Jane et moi vivons dans une sphère tout à fait distincte, disait mistress Bullock, mais elle n’en est pas moins une sœur pour moi ! »

Or, il ne faut pas beaucoup de pénétration pour comprendre ce que voulait dire ce : Elle n’en est pas moins une sœur pour moi !

Nous avons dit quelques mots de la vie que menaient avec leur père les demoiselles Dobbin dans leur belle villa de Denmark-Hill, où le petit George Osborne se faisait fête d’aller cueillir des pêches et des raisins. Les demoiselles Dobbin allaient souvent à Brompton voir la chère Amélia, et entretenaient des relations de visites avec leur ancienne amie de Russell-Square, mistress Osborne. C’était sans doute par déférence pour les désirs de leur frère, le major, que ces demoiselles montraient tant d’égards pour mistress Osborne. Le major ne désespérait pas de voir quelque jour le vieil Osborne revenir de son entêtement et reconnaître enfin pour son héritier le fils de George. Les demoiselles Dobbin tenaient miss Osborne au courant des affaires d’Amélia ; miss Jane savait par elles tous les détails de l’existence de mistress Osborne avec son père et sa mère ; de cette manière elle se trouvait renseignée sur la pauvreté et le dénûment de cette malheureuse famille. Ces demoiselles s’étonnaient en commun que des hommes comme le brave major, comme ce cher capitaine Osborne, eussent pu s’amouracher d’une créature aussi insignifiante, qui du reste n’avait point changé et était toujours restée une minaudière et une pimbêche. Quant au petit garçon, c’était le plus franc démon qui fût au monde.

Il n’est pas une femme dont le cœur ne soit accessible aux grâces aimables de l’enfance ; les humeurs les plus revêches sont toujours prêtes à se dérider en présence de ces petits êtres si charmants et si mutins.

Amélia, cédant un jour aux vives instances des demoiselles Dobbin, permit au petit George d’aller passer la journée à Denmark-Hill. En l’absence de son fils, elle employa la plus grande partie de son temps à écrire au major Dobbin. Elle le complimenta sur les bonnes nouvelles qu’elle avait apprises à son sujet par l’intermédiaire de ses sœurs, lui envoya ses vœux pour son bonheur et celui de la femme qu’il avait choisie, et le remercia de toutes les preuves d’amitié qu’elle avait reçues de lui dans son malheur. Elle lui donnait aussi des nouvelles particulières du petit Georgy, lui annonçant qu’il était allé passer la journée à Denmark-Hill. Elle soulignait beaucoup de passages de la lettre, et terminait en signant Son amie affectionnée, Amélia Osborne. Par un oubli qui ne lui était pas ordinaire, elle ne le chargeait de rien pour lady O’Dowd, dont elle désignait la sœur par ces seuls mots soulignés la fiancée du major, et adressait au ciel des vœux et des prières pour son bonheur en mariage. La nouvelle de ce mariage lui permit de secouer la réserve qu’elle avait jusqu’alors observée vis-à-vis du major. Elle saisit avec empressement cette occasion de lui exprimer avec toute la vivacité de la reconnaissance la chaleur de ses sentiments ; et quant à être jalouse de Glorvina !… Allons donc, Amélia s’en serait voulu à elle-même d’en avoir eu seulement l’idée.

Ce soir-là, George revint tout joyeux dans la voiture de sir William Dobbin, conduite par le vieux cocher de la maison. George avait au cou une jolie chaîne en or, au bout de laquelle pendait une montre. Il raconta à sa mère que c’était une vieille dame, un peu laide, qui la lui avait donnée, tout en le couvrant de ses larmes et de ses baisers. Cette vieille dame ne lui plaisait pas beaucoup ; il aimait encore mieux les raisins ; mais il préférait par-dessus tout sa maman. Un secret mouvement de terreur fit tressaillir Amélia ; cette âme timide frémit sous l’atteinte d’un triste pressentiment en apprenant que son fils avait vu quelqu’un de la famille Osborne.

Miss Osborne, car c’était elle, rentra de son côté pour dîner avec son père. Le vieillard avait fait ce jour-là une excellente affaire ; aussi se montrait-il presque de bonne humeur, ce qui contribua encore à lui faire remarquer l’air troublé et attristé de sa fille.

« Qu’y a-t-il donc, miss Osborne ? » daigna-t-il lui demander.

Celle-ci éclata alors en sanglots :

« Ah ! monsieur, lui dit-elle, j’ai vu le petit George ; il est beau comme un ange ! c’est tout son portrait ! »

Le vieillard, placé en face d’elle, ne répondit pas, rougit beaucoup et commença à trembler de tous ses membres.

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CHAPITRE XI.

Où le lecteur se trouve dans la nécessité de doubler le cap.


Il faut que le lecteur se transporte maintenant avec nous à plusieurs milliers de lieues du pays qui jusqu’ici a servi de théâtre aux événements de cette histoire. Nous franchissons les mers et nous nous trouvons dans nos possessions anglaises de l’Inde, à la station militaire de Bundlegunge. C’est là, en effet, que nous devons retrouver nos anciens amis du brave ***, désormais sous les ordres du colonel sir Michel O’Dowd. Les années n’avaient pas trop maltraité ce robuste officier, comme il arrive d’ordinaire pour les hommes doués d’un solide estomac, d’un heureux caractère et d’une quiétude d’esprit que ne sauraient troubler les opérations intellectuelles.

Peggy O’Dowd, l’héritière des Maloneys, est toujours telle que nous l’avons jadis connue, le même désir d’obliger inspire ses pensées et ses paroles. Son humeur ardente, impérieuse et despotique, s’exerce principalement sur son Mick bien-aimé ; en un mot, elle est le grenadier des femmes de son régiment. Quant au major, il n’est point encore marié, et ce n’est point la faute de mistress O’Dowd, qui a décidé dans sa sagesse que Glorvina serait la femme de notre ami Dobbin, et n’a rien négligé pour faire réussir ce mariage. En effet, Glorvina ne répondait-elle pas parfaitement aux prétentions que pouvait élever le major ? n’était-elle pas une jolie fille aux couleurs roses, aux cheveux d’ébène, aux yeux célestes, une amazone aussi capable de mener le cheval que le piano, et possédant en un mot tout ce qui était nécessaire au bonheur de Dobbin ? Sans doute elle était bien plus faite pour lui convenir que cette pauvre et chétive Amélia, dont il n’avait pas cessé d’être le fervent et fidèle adorateur.

« Il suffit de voir comme Glorvina défile à la parade dans un salon, disait mistress O’Dowd, pour se convaincre que cette pauvre petite mistress Osborne n’est pas en état de soutenir la comparaison. Elle a la tournure d’une oie qui boite. Mon cher major, si vous m’en croyez, Glorvina est la femme qu’il vous faut : vous êtes une espèce de marmot qui avez besoin d’être un peu secoué ; et puis Glorvina descend de l’illustre race des Maloneys et des Molloys, et, croyez-moi, ce sont là de nobles et anciennes familles avec lesquelles on doit s’estimer toujours très-fier de s’allier. »

Avant de s’attaquer au major Dobbin, les charmes conquérants de Glorvina s’étaient déjà essayés contre bien d’autres. Elle avait eu des amourettes avec tous les officiers à marier, avec tous les célibataires éligibles. À Madras, un capitaine, puis un nabab, étaient venus accroître le nombre de ses adorateurs, sans qu’aucun d’eux eût aspiré à un plus grand bonheur. Dans les fêtes de la présidence, Glorvina n’avait jamais manqué ni de danseurs ni de fidèles, mais ils s’en étaient tous tenus là et aucun n’avait poussé jusqu’au mariage.

Malgré les querelles qui se renouvelaient sans cesse et à tout propos entre lady O’Dowd et Glorvina, et qui vingt fois par jour auraient fait perdre patience à Mick, s’il n’avait été un véritable saint de bois, ces deux dames s’entendaient toujours dès qu’il s’agissait de marier le major Dobbin, et elles étaient résolues à ne point le laisser en paix qu’elles n’en fussent venues à leurs fins. Glorvina, poussée par ses défaites précédentes au courage du désespoir, soumit Dobbin à un siége en règle. Elle lui chantait sans relâche des ballades irlandaises, prenait son bras pour aller se promener sous les frais ombrages des bosquets de citronniers. Sa voix était si douce, ses gestes si pittoresques, que l’homme le moins sensible n’aurait pu y résister. À chaque instant elle demandait à Dobbin si le chagrin n’avait pas fané la fleur de ses jeunes années, et elle paraissait toujours prête à verser des larmes au récit des dangers et des expéditions militaires du major.

Nous savons déjà que l’honnête garçon s’amusait à jouer de la flûte pour son agrément particulier. Glorvina voulut à toute force qu’il l’accompagnât sur le piano, et lady O’Dowd se retirait discrètement et sans avoir l’air de rien, quand elle voyait les jeunes gens dans le feu de l’exécution. Glorvina exigea que le major l’escortât tous les matins à la promenade, et chacun pouvait assister à leur départ et à leur retour. Glorvina inondait le major de petits billets, lui empruntait ses livres, marquant à grands coups de crayon les passages où la passion s’exprimait avec le plus d’ardeur ; elle se servait de ses chevaux, de ses domestiques, de son argenterie, de son palanquin. Comment ne pas expliquer de pareils faits par quelque secret engagement ? comment les deux sœurs du major, auxquelles il en revenait toujours quelque chose, ne se seraient-elles pas imaginé que leur frère allait incessamment contracter les nœuds de l’hymen ?

Mais ces ruses et ces manéges ne faisaient rien sur l’impassible Dobbin, qui conservait un sang-froid des plus désolants. Il éclatait de rire si parfois un de ses camarades s’avisait de le railler sur l’attention non équivoque que lui accordait miss Glorvina.

« Vous ne voyez pas, disait-il, que ce qu’elle en fait, c’est uniquement pour s’entretenir la main ; elle s’exerce sur moi tout comme sur le piano de mistress Tozer ; elle prend ce qu’elle rencontre sous sa main, et voilà tout. Je suis trop vieux, trop détraqué pour une aussi jolie femme que Glorvina. »

Et il n’en continuait pas moins à se promener à cheval avec elle, à lui copier des romances, à lui transcrire des vers sur des albums et à faire sa partie, le tout avec la plus extrême soumission ; car, dans les garnisons de l’Inde, les jeunes officiers n’ont point d’autre occasion de s’occuper, lorsqu’ils ne se sentent pas de goût pour la chasse à la bécassine et au cochon, ou pour les distractions du jeu, de la pipe ou de la bouteille.

Malgré les instances de sa femme et de sa belle-sœur, le colonel O’Dowd se refusa catégoriquement à interroger le major sur ses intentions définitives, pour le déterminer à mettre un terme aux lamentables tortures d’une innocente jeune fille. Le vieux soldat déclara très-nettement qu’il n’entendait entrer pour rien dans le complot.

« Hé, ma foi, disait-il, le major à son âge sait ce qu’il doit faire ; s’il avait bien envie de vous avoir pour femme, il saurait bien vous demander. »

D’autres fois il le prenait sur le ton de la plaisanterie, et disait que Dobbin, se trouvant encore trop jeune pour être à la tête d’une maison, avait écrit à sa maman une lettre pour lui en demander la permission. Loin de se prêter, du reste, au manége et aux intentions de ces dames, le brave Mick alla un jour jusqu’à avertir confidentiellement le major de prendre garde à lui et de se tenir sur la défensive.

« Attention, Dobbin, lui dit-il, attention, mon garçon ; ces femmes-là mitonnent quelque grand coup ; j’ai vu ma femme qui tirait d’une malle deux robes fraîchement arrivées d’Europe ; l’une des deux, en satin rose, était pour Glorvina. Tout cela, Dobbin, c’est pour vous forcer à vous avouer vaincu, si toutefois les femmes et le satin peuvent avoir raison de vous. »

Mais ni la beauté des traits ni le luxe de la toilette n’étaient capables d’ébranler le major ; la pensée d’une seule femme occupait tout l’esprit de l’honnête garçon, et cette femme, nous pouvons le dire, n’était point miss Glorvina O’Dowd, malgré sa robe de satin rose. C’était la douce et modeste créature vêtue de noir, qui ne parlait guère que lorsqu’on s’adressait à elle, dont la voix n’avait aucune ressemblance avec celle de Glorvina ; c’était la douce et tendre mère assise auprès du berceau de son enfant et invitant le major par un sourire à contempler avec elle ce cher trésor de sa tendresse ; c’était la jeune fille aux joues roses entrant dans le salon de Russell-Square avec une chanson sur les lèvres ou suspendue au bras de George, et la figure resplendissante d’amour et de bonheur. Cette image ne quittait plus l’honnête major ; elle l’accompagnait partout dans le jour et le suivait dans son sommeil, à son chevet. Bien que le major ne fatiguât ni le public ni ses amis des confidences de son amour, et bien qu’il n’en perdît ni le boire ni le manger, ses sentiments du moins n’avaient ni changé ni vieilli, et, tandis que ses années s’accroissaient, que l’on pouvait apercevoir quelques fils d’argent au milieu de sa brune et épaisse chevelure, son amour conservait toute la séve et la fraîcheur que gardent au cœur de l’homme les souvenirs d’enfance.

Mistress Osborne, comme nous l’avons dit, avait écrit au major pour le complimenter avec la plus cordiale franchise de son prochain mariage avec miss O’Dowd.

« Votre sœur, lui disait Amélia, a eu la bonté de venir me voir pour m’apprendre l’heureux événement au sujet duquel je vous prie d’accepter mes plus sincères félicitations. Je ne doute pas que la jeune personne à laquelle vous allez unir votre vie ne soit en tout point digne de devenir la femme d’un homme aussi bon et aussi dévoué que vous. Que peut vous offrir une pauvre veuve, sinon les prières et les vœux qu’elle forme du fond du cœur pour votre prospérité ? George embrasse bien son cher parrain ; il espère que vous ne l’oublierez pas. Je lui ai dit que vous alliez prendre de nouveaux engagements avec une personne qui mérite certainement toutes vos affections ; mais, bien que de tels engagements soient sans contredit les plus forts, les plus sacrés, et dominent tous les autres, je suis assurée cependant que la veuve et l’orphelin dont vous avez été jusqu’ici l’ami et le protecteur continueront à avoir une petite place dans votre cœur. »

Toute la lettre était sur le même ton et portait à chaque ligne comme l’empreinte du parfait contentement de celle qui l’avait écrite. Elle arriva par le même bâtiment qui apportait de Londres à lady O’Dowd son arsenal de toilette.

Dobbin, comme en s’en doute, l’ouvrit de préférence à toutes celles qui lui arrivaient de la capitale de la Grande-Bretagne ; mais elle produisit sur son esprit un si fâcheux effet, qu’après cette lecture il prit en haine et Glorvina et sa robe rose et tout ce qui la touchait de près ou de loin, et se mit à pester contre les commérages féminins et contre le beau sexe en général. Ce jour-là, tout lui apparut en noir : à l’inspection, il trouva la chaleur accablante, et son service lui sembla une odieuse corvée. En vérité, était-ce bien la besogne d’un homme doué de raison que d’user sa vie à examiner des batteries de fusil et à faire prendre l’alignement à des espèces de bûches ? Les causeries de la caserne lui parurent plus fastidieuses que jamais. Après tout, que lui importait à lui, qui arrivait grand train à la quarantaine, le nombre de bécassines tuées par le lieutenant Smith, ou les mérites de la jument de l’enseigne Brown ? Il se sentait pris de dégoût pour les robustes plaisanteries que l’on faisait à la table des officiers ; il n’était plus d’âge à rire des propos drôlatiques tenus par l’aide chirurgien et les jeunes officiers, bien qu’ils eussent encore le don d’exciter la gaieté du vieil O’Dowd à la tête chauve et au nez rouge, et que ce vieux militaire les entendît répéter, toujours les mêmes, depuis trente ans. Obligé à vivre entre les lourdes saillies de la table des officiers et les querelles et les scandales du salon des dames, son existence lui devenait insoutenable, et il ne pouvait y penser sans rougir.

« Amélia, se disait-il alors, Amélia ! pouvez-vous bien me faire des reproches, à moi qui vous suis toujours resté fidèle ? si seulement vous aviez voulu répondre aux sentiments que j’éprouvais pour vous, je ne serais point ici à traîner une misérable existence. Ne trouvez-vous d’autres récompenses pour tant de dévouement et de fidélité que des souhaits et des félicitations sur mon mariage avec cette pimpante Irlandaise ? »

Ah ! le pauvre William se sentait alors bien chagrin et bien triste ; plus que jamais il souffrait des tortures de l’isolement. Il aurait voulu en avoir fini avec la vie, avec les vanités et les déceptions dont elle est semée, tant la lutte lui paraissait désespérée et douloureuse, tant l’horizon se montrait à lui sous de sombres aspects ! Sa nuit se passa au milieu des plus cruelles insomnies, ne sachant s’il se déciderait à partir pour l’Angleterre. Fidélité, amour, constance, rien n’avait touché le cœur insensible d’Amélia ; et on eût dit qu’elle fermait à dessein les yeux pour ne point voir tant d’amour.

« Amélia, s’écriait-il au milieu du silence de la nuit, songez que vous êtes la seule que j’aie aimée, que j’aime encore au monde, malgré votre cœur de marbre, malgré votre indifférence après les soins que je vous ai donnés dans des temps de douleur et de souffrance, malgré ces sourires que vous aviez sur les lèvres au moment de nos adieux et qui semblaient me dire que vous ne pensiez déjà plus à moi avant même que je vous eusse quittée. »

Ah ! sans doute Amélia aurait eu pitié de lui, si elle l’avait vu dans le triste état où elle venait de le jeter. Le major crut trouver une consolation, un adoucissement à ses tortures en relisant toutes les lettres qui lui venaient d’Amélia, depuis ses lettres d’affaires touchant le petit capital qu’elle croyait tenir de son mari, jusqu’aux moindres billets d’invitation, au moindre carré de papier sur lequel se trouvait un délié de sa main. Ces lettres étaient toutes empreintes d’une froideur qui ne laissait point de place à l’espérance.

S’il se fût trouvé là une douce et aimable créature capable de lire dans ce noble cœur et de comprendre tout ce qu’il se trouvait de grandeur et de délicatesse dans sa réserve, le prestige qui environnait Amélia se serait peut-être évanoui tout naturellement, et l’amour de Dobbin aurait eu désormais des destinées calmes et paisibles. Mais le major n’avait alors d’autres rapports d’intimité que ceux auxquels s’efforçait de le provoquer la fringante Glorvina, la brillante Irlandaise aux boucles d’ébène ; et, il faut le dire, cette altière beauté songeait bien moins à s’assurer l’amour du major que ses adorations. Elle avait entrepris là une tâche bien difficile et bien ingrate, à en juger d’après les moyens auxquels elle était obligée d’avoir recours pour en venir à ses fins.

Peu après l’arrivée des toilettes de Londres, et peut-être en vue de leur faire honneur, lady O’Dowd et les femmes des autres officiers du régiment royal donnèrent un bal aux régiments de la compagnie des Indes et aux fonctionnaires civils de la station. Glorvina y parut au milieu des pompes éblouissantes de sa robe de satin rose, de cette robe qui devait frapper le coup décisif ; le major, présent à cette fête, errait à l’aventure dans les salons du bal, et il n’eût pas même su dire le lendemain quelle était la couleur du satin. Glorvina, la rage dans le cœur, accepta pour danseurs les moindres officiers de la garnison, espérant irriter la jalousie de Dobbin ; mais le major n’en parut point jaloux. Il ne témoigna pas même de mauvaise humeur lorsque M. Bangles, capitaine de cavalerie, offrit son bras à Glorvina pour la conduire à la salle du souper. Ce n’était ni les manéges de la coquetterie, ni de jolies robes, ni de belles épaules qui pouvaient quelque chose sur la fibre sensible du major, et Glorvina n’avait rien autre chose à offrir.

À eux deux, ils donnaient l’exemple de la vanité des choses humaines ; ils désiraient, chacun de leur côté, ce qu’il ne leur était point donné d’avoir. La désolation et le désespoir de Glorvina se manifestaient par des torrents de larmes. Son affection pour le major, disait-elle en sanglotant, avait été plus vive qu’aucune de celles qu’elle avait ressenties pour les autres.

« Ah ! ma bonne Peggy, disait-elle à sa belle-sœur dans leurs moments d’entente et de bonne harmonie ; ah ! ma bonne Peggy, il me brisera le cœur ; toutes mes robes me deviennent trop larges, je ne serai bientôt plus qu’un squelette. »

Tandis que le major prolongeait ainsi le supplice de cette malheureuse, et, loin de demander sa main, ne tâchait même pas d’en devenir amoureux, un autre bâtiment arriva d’Europe, d’où il apportait des lettres, parmi lesquelles il s’en trouva une pour cet homme au cœur de granit. Cette lettre portait un timbre plus ancien que celui des missives apportées par le dernier navire, et elle venait de chez lui. Dobbin reconnut aussitôt l’écriture de sa sœur, qui mettait le plus grand soin à entasser dans sa correspondance toutes les plus mauvaises nouvelles, et lui adressait de petits sermons avec une franchise vraiment fraternelle ; aussi son cher William, étant malheureux tout le reste du jour quand il lui arrivait de lire les épîtres de sa sœur, ne se pressait jamais beaucoup d’en rompre le cachet ; pour cela il attendait de se sentir en bonne disposition. Il y avait à peine quinze jours qu’il venait d’écrire à sa sœur une lettre de remontrances à propos des absurdes racontages dont elle avait été entretenir mistress Osborne, et il avait, de plus, fait réponse à la mère de George, afin de la détromper sur les bruits mensongers qui avaient circulé sur son compte, et l’assurer qu’il n’entrevoyait point, quant à présent, de changement probable dans sa position actuelle.

Deux ou trois jours après l’arrivée de ce second paquet de lettres, le major était allé passer la soirée chez lady O’Dowd, où il s’était montré fort aimable, et Glorvina s’était persuadée qu’il avait écouté avec plus d’attention qu’à l’ordinaire l’Écho du Glacier ou l’Enfance du Ménestrel, et une ou deux autres romances de choix qu’elle réservait spécialement pour lui. En réalité, il n’avait pas plus écouté la belle Glorvina que le hurlement des chacals que l’on entendait grogner dans le voisinage de la maison ; mais, comme toujours, la pauvre fille aimait à se bercer d’une illusion qui lui était chère. Le major, après avoir joué une partie d’échecs avec elle, pendant que le chirurgien faisait celle de mistress O’Dowd, prit congé de ces dames à son heure ordinaire et regagna son gîte.

Sur sa table, il trouva la lettre encore intacte de sa sœur, qui renfermait probablement son contingent ordinaire de reproches ; il la prit, et presque honteux de son insouciance, il se disposa à passer une heure désagréable en tête-à-tête avec cette chère sœur, qui, à une telle distance, trouvait encore le moyen de lui être parfaitement déplaisante. Une heure environ s’était déjà écoulée depuis que le major avait quitté la maison du colonel. Maître Mick dormait du sommeil inaltérable du juste, et Glorvina avait caché ses boucles d’ébène dans leur prison de papier brouillard. Lady O’Dowd, elle aussi, avait regagné la chambre nuptiale, située au rez-de-chaussée ; tout à coup la sentinelle, qui veillait à la porte de l’officier supérieur, vit le major Dobbin accourir hors d’haleine et la figure bouleversée. Il se dirigea vers la maison du colonel, et, sans faire attention au planton, s’approcha des fenêtres de la chambre à coucher :

« Colonel O’Dowd ! cria-t-il alors de toute la force de ses poumons.

— Grand Dieu ! c’est le major, dit Glorvina en laissant apercevoir sa tête, qui ressemblait à une grappe de papillotes.

— Eh bien, Dob, qu’y a-t-il, mon garçon ? reprit le colonel, pensant qu’il y avait au moins le feu à la caserne, ou qu’il était arrivé un ordre du quartier général.

— Il me faut… un congé pour… pour retourner en Angleterre, reprit Dobbin ; j’y suis rappelé immédiatement pour des affaires de famille très-urgentes.

— Juste ciel ! qu’est-il arrivé ? se dit Glorvina communiquant son tremblement à ses papillotes elles-mêmes.

— Il faut que je parte cette nuit, sur-le-champ, » continua Dobbin.

Le colonel se leva et vint échanger quelques paroles avec lui.

En arrivant au post-scriptum de la lettre de miss Dobbin, le major y avait trouvé la nouvelle suivante, seule cause de l’alerte dont nous venons de faire part au lecteur :

« J’ai été voir hier notre vieille connaissance, mistress Osborne et sa famille. Vous savez dans quelle misérable demeure vivent ces pauvres gens depuis la banqueroute du père ; M. Sedley a placé une plaque de cuivre sur la porte de cette méchante habitation et se livre au commerce du charbon. Le petit George, votre filleul, est un charmant enfant, quoiqu’il ait de grandes dispositions à l’insolence et à l’entêtement. Nous nous occupons de lui suivant votre désir, et nous l’avons présenté à sa tante miss Osborne qui a été enchantée de le voir. Son grand-père, je ne parle point du banqueroutier, mais de M. Osborne, de Russell-Square, qui est presque tombé en enfance, semble disposé à se radoucir à l’égard de l’enfant de votre ami et à oublier les erreurs de la désobéissance du père. Amélia serait assez disposée à lui en faire l’abandon. Elle commence à se consoler de la mort de son mari, et dans peu doit épouser le révérend M. Binney, ministre à Brompton. C’est un pauvre mariage, mais mistress Osborne commence à être sur le retour ; j’ai déjà aperçu quelques cheveux gris sur sa tête ; quant à son moral, il va infiniment mieux ; et votre petit filleul fait le diable à la maison. Ma mère me charge de vous transmettre ses amitiés, auxquelles je joins celles de votre dévouée sœur.

« Anna Dobbin. »


CHAPITRE XII.

Entre Londres et l’Hampshire.


Le grand hôtel des Crawley, situé Great-Gaunt-Street, vit de nouveau briller sur sa façade l’écusson de la famille, en signe de deuil et comme témoignage de la douleur que causait la mort de sir Pitt Crawley ; toutefois on pouvait remarquer jusque dans cet emblème héraldique un éclat inaccoutumé qui, aussi bien là que dans tout le reste de la maison, n’avait jamais existé du vivant du dernier baronnet. La couche noirâtre et antique qui donnait à la maison un aspect maussade et triste, avait disparu pour laisser voir l’écarlate des briques, qu’encadraient gaiement des filets de plâtre. Le lion de bronze servant de marteau, avait été redoré à neuf et les grilles repeintes. En un mot, cette demeure, autrefois la plus sinistre de Gaunt-Street, était devenue la plus coquette de tout le quartier. La transformation avait eu lieu avant même que dans l’Hampshire les premiers jets de la verdure eussent remplacé les feuilles jaunâtres qui couvraient les arbres de Crawley quand le vieux sir Pitt traversa, pour la dernière fois, l’avenue du château.

Chaque jour on voyait arriver une petite femme dans un coupé de même taille, pour surveiller les travaux qui se faisaient dans cette maison. Une vieille fille, escortée d’un petit garçon, s’y rendait aussi chaque jour ; le petit garçon et la vieille fille étaient miss Briggs et le petit Rawdon, chargés tous deux d’inspecter les embellissements qui transformaient la maison de sir Pitt, de surveiller les ouvrières, de couper et coudre les rideaux et les tentures, de passer en revue et secrétaires et commodes, et tous les réduits où se trouvaient entassées les reliques poudreuses de la famille, avec les faux bijoux qui avaient brillé sur la tête de plusieurs générations féminines, enfin de faire l’inventaire de la porcelaine, de la verrerie et autres objets qui garnissaient les tablettes de l’office.

Dans tous ces arrangements, mistress Rawdon Crawley avait la haute main ; elle tenait de sir Pitt un plein pouvoir. Son bon plaisir décidait seul de la vente, de l’achat ou de la suppression ; elle avait ainsi l’occasion de faire preuve de bon goût et elle en était enchantée. Ces réparations avaient été décidées à la suite d’un voyage de sir Pitt à Londres, où il était venu voir ses hommes de loi, et avait passé une semaine à Curzon-Street, dans la maison de son frère et de sa belle-sœur.

Il s’était fait d’abord descendre à l’hôtel ; mais Becky, instruite de l’arrivée du baronnet, se transporta en personne auprès de lui, et une heure après le ramenait en triomphe à Curzon-Street. Comment refuser une hospitalité offerte avec tant de franchise et par une aussi aimable petite créature. Becky prit la main de Pitt et la serra avec toute l’effusion de la reconnaissance, lorsqu’il eut accepté sa proposition.

« Merci, lui dit-elle en abaissant sur lui un regard qui fit rougir le baronnet. Voilà qui va rendre Rawdon bien joyeux. »

Elle voulut s’assurer par elle-même que rien ne manquait dans la chambre de sir Pitt, que les domestiques avaient eu soin d’y porter ses paquets ; enfin elle y vint elle-même avec le seau à charbon à la main. Le feu flambait déjà dans la cheminée. On avait installé Pitt dans la chambre de miss Briggs, qui était allée prendre ses quartiers à l’étage supérieur.

— J’étais sûre que vous ne pourriez me refuser de venir ici, lui disait-elle avec des yeux rayonnant de plaisir.

Et, en effet, elle était ravie de pouvoir lui donner l’hospitalité chez elle. Becky s’arrangea de manière à ce que Rawdon fût obligé d’aller prendre deux ou trois fois ses dîners dehors. C’était pour le baronnet de délicieuses soirées que celles qu’il passait dans le tête-à-tête avec Becky et avec Briggs. Becky surveillait elle-même la cuisine et la confection des plats qui avaient la préférence de son cher beau-frère.

— Comment trouvez-vous ce salmis ? lui disait-elle ; je l’ai fait moi-même à votre intention. Je sais encore bien d’autres friandises, et ce sera pour quand vous viendrez encore me faire visite.

— Tout ce que vous touchez devient parfait entre vos mains, disait le galant baronnet, et ce salmis est des meilleurs.

— Quand on est à la tête d’un pauvre ménage, reprenait alors Rebecca avec une pointe de bonne humeur, on doit chercher tous les moyens de se rendre utile. »

À quoi son beau-frère répondait alors qu’elle aurait été digne d’épouser un empereur, et que cette habileté dans les soins domestiques était assurément des plus précieuses chez une femme.

Sir Pitt était naturellement porté à faire, à part lui, une comparaison fâcheuse entre sa belle-sœur et sa femme ; il ne pouvait oublier une certaine pâtisserie que lady Jane lui avait servie à dîner et qui était la plus détestable chose dont il eût jamais goûté.

Pour assaisonner le salmis fait avec les faisans de lord Steyne, Becky servit à son beau-frère une bouteille de petit vin blanc que Rawdon lui avait apporté de France et qu’il s’était procuré pour rien, à ce que disait celle qui le versait. Ce vin, en effet, provenait des fameuses caves du marquis de Steyne, et il ramena bien vite la chaleur aux joues glacées du baronnet et ranima les forces de cette débile créature.

Lorsque la bouteille fut vidée, Becky prit son beau-frère par la main pour le conduire dans le salon. Après l’avoir fait asseoir sur le sofa, au coin du feu, elle eut l’air de prendre le plus grand intérêt aux tirades qu’il se mit à lui débiter. Quant à elle, pendant ce temps, assise à côté de lui, elle ourlait une chemise pour son cher petit garçon. Mistress Rawdon ne manquait jamais de tirer cette chemise de sa boîte à ouvrage toutes les fois qu’elle voulait se donner une contenance humble et vertueuse. Le petit Rawdon était devenu trop grand pour cette chemise longtemps avant qu’elle fût terminée.

Rebecca écoutait sir Pitt, causait avec lui, chantait pour le distraire, et savait si bien le flatter et le prendre qu’il était enchanté lorsqu’à la fin du jour, ayant fini avec ses hommes d’affaires, il rentrait à Curzon-Street et y goûtait les plaisirs du coin du feu. Les hommes de loi y trouvaient aussi leur compte, car sir Pitt commença dès lors à leur faire grâce des discours jusqu’alors interminables qu’il leur adressait. Le moment du départ fut pour lui fort douloureux et fort pénible ; elle lui faisait signe de la main avec une grâce charmante, tandis que la voiture s’éloignait, et lui, de son côté, agitait son mouchoir. Quant à elle, ce fut encore une occasion de faire croire qu’elle versait des larmes, tout au moins elle essuya ses yeux. Dès que Pitt eut perdu de vue cette ravissante petite femme, il rabaissa sa visière sur sa figure, s’enfonça dans son coin, et se mit à réfléchir qu’elle l’avait entouré de tous les égards dont il était digne sans contredit ; que Rawdon était un imbécile de n’avoir pas su apprécier une pareille femme comme elle le méritait, et qu’enfin sa femme à lui était une niaise et une sotte auprès de cette séduisante petite Becky. Becky avait peut-être contribué pour beaucoup à réveiller toutes ces idées dans son esprit, mais quand et comment, on serait en peine de le dire, tant la petite enchanteresse mettait toujours de grâce et d’habileté dans sa manière de se conduire. Avant le départ de sir Pitt, il avait été convenu que les deux familles se réuniraient à la campagne pour célébrer la Noël.

« Que n’avez-vous trouvé le moyen de lui tirer un peu d’argent ? dit Rawdon d’un ton boudeur à sa femme, quand le baronnet fut parti ; il m’eût été bien agréable de donner un petit à-compte à ce pauvre Raggles, en vérité, je vous le jure, car je m’en veux de laisser ainsi ce pauvre diable à découvert de si fortes avances. Sans compter que quelque beau matin il pourrait bien nous mettre dans la rue pour louer à d’autres.

— Dites-lui, répondit Becky, qu’aussitôt les affaires de Pitt arrangées, on payera toutes les dettes. En attendant vous pouvez lui remettre un petit à-compte ; c’est un billet que Pitt avait laissé pour son neveu. »

En même temps elle tirait de sa poche et présentait à son mari le bank-note que son beau-frère avait laissé pour le jeune héritier de la branche cadette des Crawleys. Nous devons cette justice à Rebecca, qu’elle avait sondé auprès de Pitt le terrain sur lequel son mari aurait voulu la voir s’aventurer, mais qu’elle avait dû s’arrêter dès les premiers pas dans cette exploration délicate. En effet, la moindre allusion à leurs embarras suffisait pour rembrunir aussitôt la figure de sir Pitt et lui donner un air gêné ; il s’étendait alors en longs discours sur l’état de pénurie où il se trouvait lui-même, et ne tarissait point en plaintes sur l’inexactitude de ses fermiers dans leurs payements, sur la situation embarrassée des affaires de son père, sur les dépenses qu’avait occasionnées le décès du vieillard, sur l’obligation de purger toutes ses hypothèques, sur les nombreux emprunts qu’il avait déjà faits à ses banquiers et à ses agents. Le nouveau baronnet en sortit par un adroit détour, il donna à sa belle-sœur un bank-note pour son petit garçon.

Pitt soupçonnait bien la détresse à laquelle devait en être réduite la famille de son frère ; un diplomate aussi consommé et aussi pénétrant que lui avait dû deviner sur le champ que la famille Rawdon était dénuée de toute ressource, et il se sentait en proie à de secrets remords en songeant que c’était lui qui avait accaparé l’argent qui, selon toutes les prévisions, aurait dû revenir à son jeune frère. La simple équité lui disait, qu’en bonne conscience, il était tenu à quelque compensation envers ses parents dépouillés. Un homme au courant des convenances, doué de bon sens, remplissant ses devoirs religieux et ayant appris son catéchisme, un homme enfin qui s’appliquait à mener une vie régulière en ce monde, ne pouvait se dissimuler que l’héritage qui l’avait mis à la tête de toute la fortune l’avait en même temps constitué le débiteur de son frère.

Mais de pareilles restitutions sont toujours pénibles à faire, et un homme d’ordre et de sens souffre toujours de se voir réduit à écorner si largement son capital. On veut bien gaspiller son argent pour se faire une réputation de libéralité, pour se procurer tous les plaisirs imaginables, tels qu’une loge à l’Opéra, des chevaux, de grands dîners et même la petite gloriole de faire la charité, pourvu que ce soit en public ; mais on débattra le prix de la course avec un cocher de fiacre, et on refusera une obole à un parent dans la détresse. C’est en conséquence de ces dispositions innées dans l’humanité, que sir Pitt, tout en reconnaissant que son devoir l’obligeait à faire quelque chose pour son frère, remettait à un autre temps le soin d’y réfléchir.

Becky, de son côté, savait le fond que l’on doit faire sur les instincts généreux du prochain ; elle se trouvait déjà très-satisfaite des procédés de Pitt à son égard ; lui le chef de la famille, ne l’avait-il pas reconnue pour sa belle-sœur ; s’il ne lui donnait rien maintenant, il lui vaudrait par la suite quelque chose qui certainement est aussi précieux que l’argent, à savoir, le crédit. Raggles, témoin de la bonne harmonie qui régnait entre les deux frères, se montrait déjà plus coulant envers les époux Rawdon, et puis ne venait-il pas de recevoir un léger à-compte, et ne lui avait-on pas fait entrevoir que, dans un assez bref délai, il en recevrait un nouveau, plus considérable encore.

En payant à miss Briggs les intérêts échus à la Noël pour la petite avance qu’elle avait faite à Rebecca, celle-ci lui dit en confidence qu’elle avait consulté sir Pitt, fort au courant des questions financières, sur le meilleur placement que Briggs pourrait faire du reste de son petit capital. Sir Pitt, après de mûres réflexions, avait trouvé pour Briggs quelque chose de sûr et d’avantageux ; car sir Pitt ne pouvait oublier que miss Briggs avait été l’amie de sa chère tante Crawley et l’avait veillée jusqu’au dernier soupir, et à ce titre elle avait droit à l’affection de tous les membres de la famille. En conséquence, avant de quitter la ville, Pitt avait bien recommandé que Briggs tînt son argent tout prêt, afin de saisir l’occasion qu’il avait en vue. La pauvre Briggs ajouta une entière confiance à l’air candide, à la joie avec laquelle Rebecca lui annonça cette nouvelle. Cette attention de sir Pitt la toucha au plus haut degré ; c’était pour elle un bonheur inespéré. Comment eût-elle songé autrement à retirer son argent du trois pour cent ; et puis c’était surtout la manière délicate dont le service était rendu. Briggs promit donc de voir le jour même son homme d’affaires, afin que son petit pécule fût prêt au moment opportun.

L’honnête fille fut si reconnaissante de tant d’intérêt de la part de Becky et de son digne mari le colonel, qu’elle consacra presque toute la moitié de son revenu d’une année à acheter une jaquette de velours au petit Rawdon, qui, pour le dire en passant, n’était plus d’âge ni de taille à porter une jaquette de velours, mais bien à prendre le pantalon et la veste.

C’était un joli enfant à la figure ouverte et riante, aux yeux bleus et animés, à la chevelure bouclée et flottante, au cœur sensible et généreux, fort disposé à aimer tendrement tous ceux qui témoignaient de l’affection à lui, à son poney, à lord Southdown qui le lui avait donné. Quand il voyait arriver cet excellent jeune homme, sa figure devenait toute rouge de plaisir ; il ne voulait pas non plus qu’on fît de peine au groom qui soignait son poney, à la cuisinière qui lui préparait des friandises pour son dîner et lui racontait le soir des histoires de revenants, à Briggs qu’il faisait enrager par ses gamineries, à son père surtout, dont nous signalons l’attachement pour le petit homme comme chose surprenante et presque incroyable d’une pareille nature. Lorsque le bambin eut atteint ses huit ans, il n’avait plus de tendresse et d’affection que pour son père ; quant au prestige séduisant à travers lequel sa mère lui était d’abord apparue, il s’évanouit bien vite à ses yeux. À peine lui adressait-elle la parole une fois par hasard, elle l’avait pris en aversion ; l’enfant avait eu la rougeole et la coqueluche, il ne lui en fallait pas davantage pour la dégoûter de la maternité. Un jour, il était descendu de sa demeure aérienne, attiré par la voix de sa mère qui chantait pour distraire lord Steyne. L’enfant s’était glissé sur la pointe du pied jusqu’à la porte du salon ; tout à coup la porte s’entr’ouvrit et laissa apercevoir le petit espion qui écoutait, plongé dans l’extase et le ravissement.

Sa mère s’élança sur lui, lui administra deux ou trois paires de soufflets, au milieu des éclats de rire du marquis, que cette scène de brusquerie et de vivacité de la part de Rebecca eut l’air d’amuser beaucoup. Le pauvre enfant s’enfuit auprès de ses amis de la cuisine, où il alla cacher ses pleurs et ses sanglots.

« Ce n’est pas parce qu’elle m’a battu, disait-il d’une voix entrecoupée, mais… c’est que… »

Et alors les sanglots et les pleurs, recommençant de plus belle, emportaient comme une avalanche le reste de ses paroles. C’était le cœur du pauvre enfant qui avait le plus souffert de ce rude accueil.

« Pourquoi ne veut-elle pas que je l’écoute chanter, puisqu’elle chante bien pour ce vieux monsieur à tête chauve qui a de si grandes dents ? »

Ces paroles étaient entrecoupées par des explosions de rage et de douleur. La cuisinière regardait la femme de chambre, la femme de chambre regardait le cocher d’un air goguenard et malicieux. Le terrible et sévère tribunal qui siége à la cuisine, et auquel rien n’échappe dans aucune maison, se trouvait en ce moment assemblé pour prononcer sur le compte de Rebecca.

Après cette petite aventure, l’aversion de la mère pour le fils se changea en haine. La présence de l’enfant dans la maison était devenue un supplice pour elle, en accusant à tout moment son indifférence pour son fils ; et, par un retour tout naturel et tout simple, la défiance, la crainte et l’esprit de révolte s’emparèrent dès lors du cœur de l’enfant. Depuis le jour des soufflets, une antipathie profonde s’éleva entre ces deux êtres pour croître de plus en plus par la suite.

Lord Steyne n’aimait pas davantage cet enfant : quand il le rencontrait il avait toujours à son adresse ou un coup d’œil menaçant ou une mordante raillerie ; et le petit Rawdon, sans se laisser intimider, se campait fièrement devant lui et se risquait même jusqu’à lui montrer le poing par derrière. Il le regardait comme son ennemi, et de tous ceux qu’il voyait chez sa mère, c’était celui qui soulevait le plus sa colère. Un jour, le valet de chambre le trouva dans l’antichambre, écrasant à coups de poing le chapeau de lord Steyne ; le valet de chambre raconta cette espièglerie au cocher de lord Steyne ; le cocher la répéta au valet de monsieur et à tous les domestiques de l’office. À quelque temps de là, mistress Rawdon Crawley étant venue à une des fêtes données par milord, le portier, qui se tenait sur la porte de sa loge, les domestiques, qui se croisaient dans la cour, les laquais, en habits blancs, qui répétaient de salle en salle le nom du colonel et de mistress Crawley, se faisaient de petits signes d’intelligence comme des gens qui savent à quoi s’en tenir, ou du moins qui croient le savoir. Le valet qui circulait avec le plateau de rafraîchissements s’avança vers elle pour lui en offrir, et se divertit ensuite à ses dépens avec le gros maître d’hôtel en culotte courte qui l’accompagnait pour recevoir les verres. C’est une bien terrible chose que cette inquisition exercée par les domestiques, par ce tribunal sans appel qui avait frappé Rebecca d’une sentence plus inflexible encore qu’autrefois celles du Vehmgericht.

Nous dirons plus encore ; ils eussent cru à l’innocence de Rebecca, que sa réputation n’en n’aurait pas été moins compromise. Alors que l’on voyait briller à la porte de l’enchanteresse les lanternes de la voiture du marquis de Steyne jusqu’à des minuit passé, comme disait Raggles d’un ton dolent, cela accusait Rebecca bien plus hautement que toutes ses coquetteries et ses intrigues.

Sans qu’il en coûtât rien à sa vertu, nous aimons à le croire, Rebecca s’agitait et se donnait beaucoup de mal pour arriver à avoir ce qu’on appelle une position dans le monde ; mais il n’en est pas moins vrai que déjà les domestiques avaient prononcé contre elle un verdict réprobateur, et qu’elle était sous le coup d’une fâcheuse suspicion. C’est ainsi que l’araignée, après avoir laborieusement tissu la toile qui doit fournir à son existence, est emportée d’un coup de plumeau avec le chef-d’œuvre qu’elle vient de faire.

Un jour ou deux avant Noël, Becky partit avec son mari et son fils pour aller passer les fêtes à Crawley-la-Reine, dans le manoir de ses ancêtres. Becky aurait volontiers laissé son petit bambin à la maison, et c’est ce qui serait arrivé à l’enfant, sans les vives instances de lady Jane et les reproches qui lui venaient de Rawdon au sujet de son insouciance et de sa froideur pour son fils.

« C’est le plus bel enfant de l’Angleterre, disait Rawdon à sa femme d’un ton de reproche, et votre épagneul semble avoir la préférence dans vos affections. Il ne sera pas pour vous un bien grand embarras à Crawley, on l’enverra avec les bonnes, et pour le voyage, je le prendrai sur la banquette à côté de moi.

— Où vous ne serez pas fâché d’aller vous-même pour fumer vos affreux cigares, répliqua mistress Rawdon.

— Je me rappelle un temps où vous ne faisiez pas la petite bouche, lui répondit alors son mari. »

Becky ce jour-là était bien disposée.

« C’est qu’alors je n’étais que surnuméraire, entendez-vous, gros bêta, et maintenant je suis en titre ; emmenez Rawdy, si cela vous plaît : je vous conseille même de lui donner un cigare pendant que vous êtes en train. »

M. Rawdon jugea avec sa pénétration habituelle qu’un cigare n’était pas suffisant pour aider son bambin à supporter les froids de l’hiver ; en conséquence, assisté de Briggs, il l’emmaillotta soigneusement dans des châles et des couvertures, puis on le hissa sur l’impériale de la diligence, et nos voyageurs se mirent en route par une matinée sombre et brumeuse. L’enfant était ravi de voir se lever l’aurore et d’aller à la maison, comme disait encore son père. C’était pour le petit Rawdon une véritable partie de plaisir. Les mille petits incidents de la route étaient pour lui l’occasion d’une intarissable gaieté : son père ne laissait aucune de ses questions sans réponse, et lui disait à qui appartenait cette grande maison qu’on apercevait sur le bord de la route et le parc qui l’avoisinait. Sa mère, à l’intérieur de la voiture, où elle se trouvait avec sa femme de chambre, ses fourrures, son manteau, son flacon d’essence, se donnait des airs à faire croire que c’était la première fois qu’elle voyageait dans une voiture publique ; aucun de ses compagnons de route n’aurait pu s’imaginer que, dix ans auparavant, elle avait été obligée de se mettre sur l’impériale pour donner sa place à un voyageur payant.

Il faisait déjà nuit lorsqu’on arriva à Mudbury ; le petit Rawdon fut transporté à moitié endormi dans la voiture de son oncle. Il regarda avec des yeux ébahis les grilles de fer qui roulaient sur leurs gonds à l’approche de la voiture, les piliers blanchis à la chaux et surmontés de la colombe et du serpent. La voiture s’arrêta enfin devant le perron du château, qui brillait d’un air de fête en l’honneur de la Noël. La porte d’entrée s’ouvrit pour les nouveaux arrivés. Un grand feu pétillait dans l’âtre et un tapis couvrait les dalles disposées en damier.

« C’est le vieux tapis de Turquie, qui était autrefois dans la grande galerie, se disait Rebecca tout en embrassant lady Jane. »

Puis elle échangea avec sir Pitt un salut plein de gravité ; quant à Rawdon, qui avait fumé tout le long de la route, il se tint à une certaine distance de sa belle-sœur, dont les deux enfants s’étaient approchés de leur petit cousin. Mathilde l’avait déjà pris par la main après l’avoir embrassé, et Pitt Binkie Southdown, héritier présomptif du nom et de la fortune, s’était planté devant lui et le toisait du haut en bas à la façon des roquets qui examinent un boule-dogue.

La maîtresse de la maison conduisit ses hôtes dans les chambres qui leur étaient destinées et où pétillait déjà un feu des plus réjouissants.

Les demoiselles Crawley ne tardèrent à arriver auprès de mistress Rawdon, sous prétexte de venir voir si elles ne pourraient lui être de quelque utilité, mais en réalité pour avoir le plaisir de passer en revue les toilettes que ses malles renfermaient, et qui, bien que noires, étaient du moins à la dernière mode de la capitale. Ces demoiselles la mirent au courant de toutes les améliorations apportées dans le château, du départ de la vieille lady Southdown, de la popularité de Pitt, de sa dignité enfin à porter le nom de Crawley. La cloche du dîner s’étant fait entendre, la famille se réunit dans la salle à manger. Le petit Rawdon fut placé à côté de sa tante que ses gâteries rendaient l’idole de tous les enfants. Sir Pitt fit mettre à sa droite sa belle-sœur à laquelle il témoignait des attentions particulières.

Le petit Rawdon mangea de fort bon appétit et avec la gravité d’un petit monsieur.

« J’aime bien dîner ici, dit-il à sa tante à la fin du repas, en souriant à cette femme si bonne et si affectueuse ; oui, j’aime bien dîner ici.

— Et pourquoi ? fit la douce lady Jane.

— Parce que, chez nous, je dîne à la cuisine ou bien avec Briggs, » répondit le petit Rawdon.

Becky était trop occupée à complimenter le baronnet de la beauté, de l’esprit, de l’expression fine et vive du jeune Pitt Binkie, admis à table au moment du dessert, et placé à côté de sir Pitt, pour entendre les trop justes plaintes qui sortaient de la bouche de son enfant à l’autre extrémité de la table.

En sa qualité de visiteur, et pour fêter sa première soirée au château, le petit Rawdon eut la permission d’attendre le thé. Une fois les tasses enlevées, un livre à tranches dorées fut placé devant sir Pitt ; tous les domestiques entrèrent dans la pièce, et sir Pitt lut à haute voix la prière du soir. Cette pieuse cérémonie était, hélas ! pour le petit Rawdon chose toute nouvelle et inconnue.

La présence du nouveau baronnet s’était déjà fait sentir dans le château par de nombreuses améliorations. Becky, toutes les fois qu’elle était en compagnie de sir Pitt, ne manquait jamais de trouver tout charmant et délicieux. Quant au petit Rawdon, dont les deux enfants s’étaient emparés pour le conduire partout, il se croyait, au milieu de ses ravissements, transporté dans un palais des Mille et une Nuits. C’était une suite sans fin de longues galeries, de chambres d’apparat ornées de tableaux, de moulures et de porcelaines. Ils montrèrent au petit Rawdon la chambre où leur grand-père était mort, et dont ils ne franchissaient jamais le seuil qu’avec un certain effroi.

« Qu’est-ce que c’était donc que ce grand-père-là ? » leur demanda le petit Rawdon.

Les enfants lui racontèrent que c’était un homme qui était très-vieux, très-vieux, qu’on le traînait dans un fauteuil roulant, et ils lui montrèrent une fois ce fauteuil, qui était resté dans une serre du jardin depuis l’époque où leur grand-père avait été emporté dans une église bien loin, bien loin, et dont on voyait briller le clocher au-dessus des ormes du parc.

Les deux frères occupèrent plusieurs matinées à aller rendre visite aux changements qu’une entente économique et intelligente des affaires avait suggérés à sir Pitt. Tout en passant cette inspection, soit à pied, soit à cheval, ils s’entretenaient de différentes choses qui les intéressaient fort tous les deux. Pitt eut soin de répéter sur tous les tons à Rawdon que ces travaux avaient nécessité de sa part de gros emprunts ; qu’un propriétaire rural en était bien souvent réduit à courir après vingt livres.

« Vous voyez, disait sir Pitt avec un air de bonhomie, les réparations qu’on vient de faire à la loge du concierge, eh bien ! il me serait aussi impossible de payer le maçon avant le mois de janvier que de prendre la lune avec les dents.

— Si vous voulez, je vous ferai cette avance, mon cher Pitt, » dit Rawdon d’un air désappointé.

Les deux frères entrèrent alors dans la loge, au-dessus de laquelle on apercevait les armes de la famille nouvellement sculptées, et où la vieille Lockise se trouvait pour la première fois à l’abri du vent et de l’eau, grâce aux réparations qu’on venait d’y faire.



CHAPITRE XIII.

Entre l’Hampshire et Londres.


Pitt Crawley ne s’était pas borné, dans ses nouveaux domaines, à boucher les trous des murs et à restaurer la loge du portier. En homme de tête et de sens, il avait cherché à rétablir la popularité de son nom, si gravement compromise, et à relever la réputation des Crawley de l’abaissement où l’avait plongée la conduite honteuse du vieux réprouvé auquel il succédait. Peu après la mort de son père, sir Pitt fut nommé député par les électeurs de son bourg, et fit tous ses efforts pour remplir dignement le mandat qui lui était confié, en souscrivant toujours pour une forte somme dans toutes les œuvres de bienfaisance du comté. Il alla rendre de fréquentes visites aux gros bonnets de la localité et n’omit aucun moyen pour prendre dans l’Hampshire et dans le royaume le rang auquel il se croyait appelé par ses prodigieuses capacités. Lady Jane, d’après les instructions de son mari, se lia d’intimité avec les Fuddleston, les Wapshot et autres baronnets du voisinage. On pouvait maintenant voir leurs voitures se presser vers l’avenue du château, et tous étaient contents de s’asseoir à la table du château, dont la cuisine était trop bonne pour ne pas être un peu de la façon de lady Jane.

Pitt et sa femme allaient à leur tour dîner chez leurs voisins avec un courage qui surmontait et la distance et l’inclémence du ciel. Bien que sir Pitt ne fût point ce qu’on appelle un bon vivant, car il était d’un caractère froid et la faiblesse de son tempérament s’opposait à tout excès, il se regardait cependant comme obligé, par sa position, à être affable et accueillant pour tous ; et lorsqu’une migraine ou un mal de tête était pour lui la conséquence d’un dîner trop prolongé, il se posait alors en martyr de son devoir. Il parlait agriculture, lois sur les céréales et politique avec la petite noblesse du comté. En fait de braconnage, il professait maintenant une rigueur inflexible, lui qui jadis aurait pu sur ce point passer pour avoir les idées très-libérales. Ce n’était pas qu’il chassât ou qu’il aimât la chasse ; ses goûts calmes et paisibles le disposaient plutôt aux études et aux travaux de cabinet. Mais il pensait qu’il fallait travailler à l’amélioration de la race chevaline dans le comté, et pour cela veiller à la conservation des renards. Il était de plus enchanté de procurer à son ami sir Huddlestone-Fuddlestone l’occasion de faire une battue sur ses terres et de voir, comme par le passé, toutes les meutes des environs se réunir à Crawley-la-Reine.

Au grand déplaisir de lady Southdown, il manifestait chaque jour des tendances de plus en plus anglicanes, ne prêchant plus en public, et ne paraissant plus dans les réunions dissidentes, mais se rendant, comme tout le reste des fidèles, à l’église reconnue. Il faisait visite à l’évêque, fréquentait tout le clergé de Winchester, et il poussait même la condescendance jusqu’à faire la partie de whist du vénérable archidiacre Trumper. Quel supplice pour lady Southdown de le voir suivre une voie en si grande opposition avec le véritable esprit de Dieu ! Ce fut bien pis encore lorsque, au retour d’une cérémonie religieuse qui eut lieu à Winchester, le baronnet annonça à ses jeunes sœurs que, l’année suivante, il les conduirait aux bals du comté. Elles lui auraient volontiers sauté au cou pour l’embrasser. En cette circonstance, lady Jane se renferma dans son rôle de soumission. Combien elle s’applaudissait intérieurement de n’avoir qu’à obéir ! La vieille douairière écrivit sans retard au Cap à l’auteur de la Blanchisseuse de Finchley-Common, et lui fit la plus lamentable description des entraînements de sa fille cadette vers les pompes de Satan. Sa maison de Brighton se trouvant alors vacante, elle s’enfuit dans cette retraite au bord de la mer, sans que son départ laissât de bien grands regrets à ses enfants.

Nous sommes assez bien informés pour savoir aussi que Rebecca écrivit une lettre respectueuse à milady, où elle se rappelait humblement à son souvenir, et lui parlait de la vive impression que ses pieux entretiens avec elle, à sa précédente visite, avaient laissée dans son cœur ; elle s’étendait aussi très-longuement sur les marques d’intérêt que milady lui avait données lors de sa courte indisposition, et l’assurait que tout à Crawley-la-Reine lui rappelait son amie absente.

Les changements que l’on pouvait remarquer dans la conduite de sir Pitt, et qui profitaient si bien à sa popularité, étaient en grande partie le résultat des conseils de l’astucieuse petite femme de Curzon-Street.

« Non, sir Pitt, lui disait-elle pendant tout le temps qu’il fut chez elle à Londres, vous ne vous confinerez point dans le rôle de gentilhomme campagnard ; rappelez-vous bien ce que je vous dis, sir Pitt, c’est moi qui vous le dis, il vous faut quelque chose de plus élevé ; je vous parle comme une personne qui a mieux que vous le secret de votre ambition, qui sait apprécier vos talents. Vous chercheriez en vain à les mettre sous le boisseau, ils éclatent aux yeux de tous ceux qui vous approchent, comme ils ont éclaté aux miens. J’ai montré à lord Steyne votre brochure sur les céréales ; il la connaissait déjà à fond, et m’a dit que le conseil des ministres était unanime pour la regarder comme le travail le plus sérieux et le plus complet qui ait paru sur cette matière. Le ministre a les yeux sur vous, et je sais qu’il désire vous voir prendre une part active aux affaires ; votre place est marquée au parlement, vous passez pour l’homme le plus éloquent de l’Angleterre, on se souvient encore de vos discours à Oxford. Allez, allez à la chambre représenter les intérêts du comté, et vous y serez maître souverain avec le vote et le bourg dont vous disposez déjà. J’ai tout vu, j’ai pénétré les secrets de votre cœur, sir Pitt, et si mon mari avait votre intelligence, comme il a votre nom, je suis sûre que j’aurais encore su me rendre digne de lui ; mais, ajoutait-elle avec un sourire, je suis du moins votre belle-sœur, et à ce titre, malgré l’humilité de ma condition, je vous porte le plus tendre intérêt. Qui sait si la souris ne pourra pas un jour rendre service au lion ? »

Ces paroles laissaient Pitt Crawley dans l’admiration et l’enthousiasme.

« Voilà au moins, disait-il en lui-même, une femme qui vous comprend : ce n’est pas Jane qui aurait ouvert cette brochure sur les céréales. Elle qui n’a pas l’air de se douter de mon ambition et de mes talents. Ah ! ah ! on se rappelle mes discours à Oxford ; ah ! messieurs, parce que je dispose d’un bourg et que j’ai un siége au parlement, vous commencez à penser à moi. Ce lord Steyne, qui l’année dernière ne daignait pas m’honorer d’un coup d’œil à la cour, a fini par découvrir qu’il pouvait bien y avoir quelque chose dans Pitt Crawley ; mais cependant c’est le même homme, mes beaux messieurs, que vous négligiez naguère encore, l’occasion seule jusqu’ici avait manqué. Allez, allez, on vous montrera qu’on sait parler et agir aussi bien qu’on écrit. Achille ne se révéla qu’après qu’on lui eut présenté des armes ; ces armes qui m’avaient manqué jusqu’ici, je les tiens maintenant, et le monde aura bientôt des nouvelles de Pitt Crawley. »

On comprendra pourquoi notre diplomate, naguère si revêche, se montrait désormais si facile et si affable ; si assidu au service religieux et aux assemblées de bienfaisance, si empressé auprès des doyens et des chanoines, si disposé à donner et à accepter à dîner ; si poli à l’égard des fermiers les jours de marché ; si préoccupé des affaires du comté, pourquoi enfin aux fêtes de Noël le château offrit le spectacle d’une animation et d’une gaieté inusitées depuis longues années.

On profita de cette solennité pour réunir toute la famille : les Crawley du rectorat furent invités au château. Rebecca mit autant d’abandon et de franchise dans ses rapports avec mistress Bute que si le moindre nuage ne s’était jamais élevé entre ces deux femmes. Rebecca s’occupa de ses chères demoiselles avec le plus vif intérêt, et se montra tout émerveillée de leurs progrès en musique ; elle les pria avec instance de répéter un de leurs grands duos, et mistress Bute fut naturellement contrainte de montrer toute espèce d’égards à la petite aventurière, sauf à critiquer ensuite avec ses filles la déférence ridicule que Pitt témoignait à sa belle-sœur. Jim, placé à table à côté d’elle, déclara que c’était une véritable enchanteresse, et toute la famille du recteur tomba d’accord que le petit Rawdon était un charmant enfant. On respectait en lui l’héritier éventuel au titre de baronnet, car entre lui et ce titre il n’y avait qu’un enfant malingre et souffreteux, le petit Pitt Binkie.

Quant aux enfants ils furent bientôt les meilleurs amis du monde. Pitt Binkie était encore un trop petit roquet pour oser aller se frotter à un mâtin de la taille de Rawdon. Et Mathilde, à cause de son sexe, était l’objet des galanteries de son jeune cousin, à la veille d’avoir ses huit ans et de porter des vestes. Par les prérogatives de l’âge et de la taille, Rawdon obtint donc le commandement de la troupe des marmots, et ses deux jeunes compagnons lui témoignèrent, dans leurs jeux, toute espèce de condescendance. Ce temps passé à la campagne fut pour lui un véritable temps de fêtes et de plaisirs. Le parterre le charmait moins que la basse-cour ; aussi son plus grand bonheur était-il de visiter le colombier, le poulailler et l’écurie. Il se débattait toutes les fois que les demoiselles Crawley voulaient l’embrasser ; mais il se laissait faire plus volontiers par lady Jane. Il aimait à partir avec elle au moment où les dames laissaient les messieurs en tête-à-tête avec le bordeaux, et préférait même sa main à celle de sa mère. Rebecca, s’apercevant que la tendresse maternelle était de mode au château, appela un soir son fils sur ses genoux et l’embrassa devant toutes les autres dames.

Tout surpris de cette étrange démonstration, l’enfant se prit à trembler et à rougir en regardant sa mère, comme il lui arrivait lorsqu’il était fortement ému.

« Vous ne m’embrassez jamais comme ça, maman, lui dit-il, quand nous sommes chez nous. »

Cette remarque fut suivie d’un profond silence. Chacun semblait mal à son aise, et Becky lança à son fils un regard qui n’exprimait pas précisément la tendresse. Rawdon était fort reconnaissant à sa belle-sœur pour l’affection qu’elle témoignait à son fils. Quant à Lady Jane et à Becky, il n’y eut pas, cette fois, dans leurs rapports, cette amitié et ce laisser aller qu’on avait pu remarquer à la première visite de Rebecca, alors qu’elle s’efforçait de se concilier les bonnes grâces de tous. Les deux réflexions du petit Rawdon avaient jeté un peu de froid entre ces deux femmes ; peut-être aussi sir Pitt se montrait-il trop plein d’attentions pour Becky ?

Le petit Rawdon, du reste, comme il convenait à son âge et à sa taille, préférait la société des hommes à celle des femmes, et ne se lassait jamais d’accompagner son père à l’écurie, lorsque le colonel allait y fumer son cigare et que Jim se joignait à lui pour partager cette distraction. Rawdon était aussi très-intime avec le garde-chasse du baronnet ; leur goût commun pour les toutous fut le principe de cette touchante liaison. Un jour, M. James, le colonel et le garde-chasse étant allés tuer des faisans, emmenèrent avec eux le petit Rawdon. Une autre fois, ces quatre personnages se donnèrent le plaisir d’une chasse aux rats dans un grenier ; ce fut pour le petit Rawdon une distraction aussi neuve que divertissante. On boucha certaines issues dans la grange ; on introduisit les furets dans les autres, et, au milieu du plus grand silence, chacun attendit à son poste, le bâton levé et prêt à frapper. Le petit terrier de M. James, le célèbre Forceps, se tenait immobile et la patte en l’air, écoutant avec grande anxiété les petits cris poussés par les rats dans leur tanière. Enfin, avec le courage du désespoir, ces victimes dévouées à la mort s’élancèrent de leur souterrain. Le terrier se chargea de l’un, le garde-chasse assomma l’autre, et le petit Rawdon, dans son ardeur à frapper, manqua le rat, mais tua à moitié un furet.

Mais la grande journée fut celle d’une chasse à courre pour laquelle sir Huddlestone-Fuddlestone rassembla ses meutes à Crawley-la-Reine. Le petit Rawdon était dans l’extase de ce coup d’œil. À dix heures et demie, Tom Moody, le piqueur de sir Huddlestone-Fuddlestone, arrivait au grand trot par l’avenue du château, escorté d’une meute nombreuse. Les traînards étaient stimulés par deux valets en livrée écarlate, deux robustes gaillards qui, de leur vigoureuse monture, lançaient avec une adresse merveilleuse les coups de fouets aux récalcitrants, et savaient atteindre à l’endroit sensible ceux qui, s’écartant du gros de la bande, donnaient aux lièvres et aux lapins qui leur partaient sous le nez, une attention déplacée.

Voici ensuite le petit Jack, fils de Tom Moody, pesant cinquante livres et ayant quatre pieds de taille, hauteur qu’il ne doit jamais dépasser. Il est perché sur un grand cheval de chasse auquel on peut compter les côtes et qui est couvert d’une selle énorme. C’est l’animal favori de sir Huddlestone-Fuddlestone. D’autres chevaux montés par de jeunes grooms arrivent dans toutes les directions et précédent leurs maîtres, qui ne tarderont pas à les rejoindre.

Tom Moody s’avance jusqu’à la porte du château ; là il est reçu par le sommelier, qui lui offre un coup, ce qu’il refuse. Puis, toujours à la tête de sa meute, il va se placer dans un coin réservé de la pelouse, où ses chiens se roulent sur l’herbe, jouent entre eux et se montrent les dents, ce qui pourrait dégénérer en des luttes sanglantes, s’ils n’étaient réprimés par la voix de Tom, dont les paroles sont soutenues par l’argument irrésistible du fouet.

Les chevaux arrivent toujours portant sur leur dos de petits garçons de la taille de Jack ; ils ne tardent pas à être suivis des jeunes seigneurs du voisinage, crottés jusqu’aux genoux et montés sur des rosses efflanquées.

Ils entrent dans le château pour boire une goutte d’eau-de-vie et présenter aux dames leurs hommages. Ceux qui sont d’une humeur moins chevaleresque, ou qui ont plus l’usage des parties de chasse, se débarrassent de leurs bottes crottées, enfourchent leurs chevaux et se réchauffent le sang par un galop préparatoire sur la pelouse. Puis ensuite ils se rassemblent autour de la meute et causent avec Tom Moody des événements de la dernière partie, des mérites de Briffaut et de Tartaro, de la position des fourrés et de la rareté des renards.

Bientôt apparaît sir Huddlestone, monté sur un fringant coursier ; il se dirige vers le château, où il entre pour présenter ses civilités aux dames ; puis comme il est très-ménager de ses paroles, il s’occupe aussitôt des dispositions à prendre pour la chasse. On amène les chiens devant le château ; le petit Rawdon descend pour les voir de plus près. Les caresses qu’ils lui font lui causent un certain effroi, il a peine à se défendre contre leurs coups de queue, et manque à chaque instant d’être renversé au milieu de leurs luttes que Tom Moody a toutes les peines du monde à réprimer du geste et de la voix.

Enfin, sir Huddlestone, avec toute la lourdeur dont il est capable, a enfourché son coursier favori.

« Allons, Tom, dit le baronnet, poussons une reconnaissance du côté de la Croix du diable, le fermier Mangle m’a assuré qu’il avait vu de ce côté deux renards. »

Tom Moody sonne alors une fanfare et s’élance au trot, suivi de la meute, des piqueurs, des jeunes gens de Winchester, des fermiers du voisinage et de tous les gens de la campagne, qui assistent à la chasse en sabots, et pour qui ce jour est une véritable fête. Sir Huddlestone forme l’arrière-garde avec le colonel, et tout le cortége se déroule dans les profondeurs de l’avenue.

Le révérend Bute Crawley a trop le sentiment des convenances pour se montrer en équipage de chasse sous les fenêtres de son neveu. Aussi, au détour d’une allée, il débouche comme par hasard, monté sur son vigoureux cheval noir, au moment où sir Huddlestone passe avec toute la chasse ; Bute se joint au digne baronnet, et le cortége a bientôt disparu aux yeux émerveillés du petit Rawdon, qui reste encore quelques minutes tout ébahi sur le perron.

Si l’on ne peut dire que, dans le cours de ce mémorable voyage, le petit Rawdon ait conquis l’affection particulière de son oncle, naturellement froid et sévère, toujours enfermé dans son cabinet, plongé dans les livres de lois, entouré de baillis et de fermiers, du moins il réussit à se concilier les bonnes grâces de ses trois tantes, la châtelaine et les deux sœurs de Pitt, des deux enfants du château et de Jim, dont sir Pitt encourageait les démarches auprès de l’une de ses jeunes sœurs, en lui faisant entendre d’une manière non équivoque qu’il le présenterait pour succéder à son père, quand le fort chasseur de renards viendrait à laisser la place vacante. Jim avait, pour sa part, renoncé à ce genre de divertissement ; il se contentait de chasser la bécassine et le canard sauvage, ou bien de faire la guerre aux rats pendant les congés de Noël. Puis, lorsqu’il retournera à l’université, il tâchera de s’y faire bien noter. Il a déjà dépouillé les habits verts, les cravates rouges et toutes les parures qui sentent le monde : on voit qu’il se prépare à changer de condition. C’est ainsi que sir Pitt sait s’acquitter de ses devoirs de famille d’une façon économique et facile.

Avant la fin des fêtes de Noël, le baronnet avait fini par prendre l’héroïque résolution de donner à son frère un nouveau mandat sur ses banquiers. Ce petit cadeau ne s’élevait pas à moins de cent livres sterling. Dans le premier moment, il en avait beaucoup coûté à sir Pitt pour se décider à cet acte de générosité ; mais une douce satisfaction s’était ensuite emparée de lui à la pensée qu’il était le plus magnifique et le plus libéral des hommes. Rawdon et son fils partirent le cœur bien gros. Les dames furent presque bien aises de se quitter. Becky alla de nouveau se livrer à Londres aux occupations au milieu desquelles nous l’avons trouvée au commencement du chapitre précédent. Grâce à son active surveillance, l’hôtel Crawley, Great-Gaunt-Street, fut en quelque sorte rajeuni, et se trouva prêt à recevoir sir Pitt et sa famille, lorsque le baronnet arriva dans la capitale pour y remplir ses devoirs parlementaires et prendre dans le pays la haute position à laquelle le désignait son vaste génie.

Dans le cours de la première session, ce vétéran de la diplomatie ne laissa rien transpirer de ses projets, et n’ouvrit les lèvres que pour présenter une pétition des habitants de Mudbury ; mais on le voyait fort assidu aux séances, comme un homme qui veut se mettre au courant de la routine et des affaires de la chambre. Chez lui, il s’absorbait dans la lecture de toutes les brochures qui paraissaient. La pauvre lady Jane était dans des transes mortelles ; elle craignait de voir son mari perdre la santé par l’excès des veilles et du travail. Pitt se lia avec les ministres et les chefs de son parti, bien résolu à prendre rang d’ici à peu d’années parmi les sommités de la chambre.

Le caractère doux et timide de lady Jane avait inspiré à Rebecca un mépris que cette petite créature avait peine y dissimuler. La bonté simple et ouverte de lady Jane fatiguait notre amie Becky, et il était impossible qu’il n’en transpirât pas quelque chose et que l’on ne finît pas par s’en apercevoir. Sa présence était aussi pour lady Jane un motif de gêne et de contrainte ; son mari ne se lassait point de causer avec Becky. Elle avait cru remarquer entre eux des signes d’intelligence, tandis que Pitt n’avait jamais rien à lui dire et ne traitait jamais avec elle de si hautes questions ; il est vrai qu’elle n’y comprenait rien, mais toujours est-il mortifiant d’en être réduit à se taire, de sentir que le mieux qu’on puisse faire, c’est de garder le silence ; et cela quand une petite intrigante comme mistress Rawdon sait effleurer tous les sujets, à une réponse toujours prête, et ne manque ni de finesse dans la raillerie ni d’à-propos dans le trait. La solitude et le délaissement paraissent plus pénibles et plus cruels encore par le spectacle de ce monde de flatteurs qui se presse autour d’une rivale.

À la campagne, lorsque lady Jane racontait des histoires aux enfants accoudés sur ses genoux, y compris le petit Rawdon qui avait pour elle une grande affection, Becky n’avait qu’à entrer dans la chambre avec son sourire satanique et son coup d’œil méprisant, pour que la verve conteuse de la pauvre lady Jane se trouvât aussitôt tarie. Toutes ses candides et naïves idées se dispersaient alors sous une impression de crainte, comme ces jolies fées des livres de l’enfance s’enfuient à l’approche d’un mauvais génie. Il lui était impossible d’aller plus loin en dépit des exhortations de Rebecca, qui, d’un ton moqueur, l’engageait à continuer sa délicieuse histoire. Les douces pensées, les joies pures et simples étaient insupportables à mistress Becky et antipathiques à son humeur. Elle détestait les gens qui y trouvaient leur plaisir ; elle n’avait que dédain pour l’enfance et ceux qui aiment l’enfance.

« C’est bon pour ceux que cela amuse, de faire des contes bleus aux enfants, disait-elle à lord Steyne en caricaturant lady Jane au milieu de son cercle de bambins ; mais je ne puis souffrir cet étalage de sensiblerie maternelle.

— Pas plus que le diable n’aime l’eau bénite, répondit le noble lord avec une grimace, qui, sur sa figure, était l’expression du rire. »

Aussi ces deux dames ne cherchaient pas beaucoup à se voir, si ce n’était quand la femme du frère cadet avait à mettre à contribution celle du frère aîné. Elles ne se voyaient jamais sans se dire mon amour et mon cœur, mais elles s’évitaient le plus possible. Quant à sir Pitt, à travers les occupations qui le surchargeaient, il savait encore trouver quelques instants dans la journée pour se rencontrer avec sa belle-sœur.

Avant de se rendre à l’un de ses premiers dîners officiels, il s’était arrangé de manière à se faire voir à sa belle-sœur sous l’uniforme et avec les insignes diplomatiques qu’il portait à la légation de Poupernicle.

Becky trouva que son costume lui allait à merveille et l’admira presque autant que sa femme et ses enfants, auxquels il avait donné une représentation particulière. Il était une fois de plus pour elle, à ce qu’elle lui dit, la preuve évidente que, pour bien porter l’habit et la culotte de cour, il fallait être de race. Ne se sentant pas d’aise de ces paroles, Pitt donna un coup d’œil complaisant à ses mollets, qui, à vrai dire, étaient aussi minces que la courte épée qui lui battait aux flancs, et il n’hésitait pas à croire qu’avec de tels auxiliaires il n’était pas un cœur qui pût lui résister.

À peine eut-il le dos tourné que mistress Rawdon fit sa caricature qu’elle montra à lord Steyne dès qu’il fut arrivé. Le noble lord emporta cette esquisse, tout émerveillé de sa ressemblance avec l’original. Il avait fait à sir Pitt Crawley l’honneur de le reconnaître chez mistress Becky ; et avait traité de la manière la plus gracieuse le nouveau baronnet, membre du parlement. Pitt fut frappé de l’ascendant que sa belle-sœur exerçait sur le noble pair, de la manière facile et vive avec laquelle elle se mêlait à la conversation, du plaisir que les autres hommes de sa société paraissaient prendre à l’écouter.

Lord Steyne n’avait-il pas dit au baronnet qu’il ne doutait pas qu’il fût appelé à fournir une brillante carrière dans la vie publique, et qu’on attendait avec impatience son premier discours pour juger de ses qualités oratoires. Great-Gaunt-Street tire son nom d’un palais des lords Steyne, situé dans Gaunt-Square. Par suite de ce voisinage, milord espérait que, dès son arrivée à Londres, lady Steyne s’empresserait d’établir des rapports d’amitié avec lady Crawley. Au bout de deux jours, il mit sa carte chez son voisin, bien que les deux familles vécussent depuis plus d’un siècle dans le même voisinage sans que l’une daignât seulement s’enquérir de l’existence de l’autre.

Au milieu de ces intrigues, de ces réunions élégantes de gens d’esprit et de nobles personnages, Rawdon sentait chaque jour davantage le vide et l’isolement dans lesquels il vivait. On le poussait de plus en plus à aller au club, à faire des dîners de garçon avec ses anciens amis, à aller et venir suivant son bon plaisir, sans que jamais on le soumît à ce sujet à la moindre enquête. Il allait souvent à Gaunt-Street avec son petit garçon, et restait là avec lady Jane et ses enfants tout le temps que sir Pitt restait à la chambre des Communes ou mettait à en revenir.

L’ex-colonel passait des heures entières dans l’hôtel de son frère, parlant peu, ne bougeant point, et pensant moins encore. On ne pouvait lui faire plus grand plaisir que de le charger d’une commission, de l’envoyer aux informations sur un domestique ou sur un cheval, de le prier de découper les morceaux pour le dîner des enfants. Le taureau était dompté et se pliait au joug ; Dalila avait fait tomber la chevelure de Samson et chargé ses membres de chaînes. À la place de cet étourdi dont le sang brûlait les veines, il n’y avait plus qu’un gentilhomme lourd, épais et grisonnant.

La pauvre lady Jane savait que Rebecca avait attelé sir Pitt à son char, et cependant, toutes les fois qu’elle rencontrait mistress Rawdon, ces deux femmes ne manquaient pas de s’appeler ma chère ou mon cœur.



CHAPITRE XIV.

Vie de misères et d’épreuves.


Nos amis de Brompton fêtaient aussi la Noël à leur manière, c’est-à-dire d’une façon assez triste.

Sur les cent livres de rente qui formaient son modeste revenu, la veuve d’Osborne était dans l’habitude d’en abandonner les trois quarts à son père et à sa mère, pour couvrir ses dépenses et celles de son petit garçon. En y joignant cent vingt autres livres envoyées par Jos, ces quatre personnes, servies par une bonne Irlandaise qui faisait en même temps le ménage de Clapp et de sa femme, parvenaient à passer leur année tant bien que mal, et pouvaient encore de temps à autre offrir le thé à un ami. Malgré les orages et les épreuves qu’ils avaient eus à traverser, cette consolation leur restait dans leur détresse, que rien du moins ne les empêchait de marcher encore la tête haute. Sedley n’avait rien perdu de son ascendant sur la famille de Clapp, son ex-commis. Clapp se souvenait du temps où, reçu dans la salle à manger, on lui versait un verre de bière qu’il buvait à la santé de mistress Sedley, de miss Emmy et de M. Joseph, absent dans l’Inde. Les années n’avaient fait qu’ajouter au prestige de ces souvenirs, et toutes les fois qu’on l’appelait de la cuisine pour prendre le thé ou le grog avec M. Sedley, il disait avec un soupir :

« C’était le bon temps, monsieur, quand nous faisions ainsi. »

Puis, avec un air de gravité respectueuse, il buvait à la santé des dames comme aux jours de la plus grande prospérité ; à son sens, il n’y avait pas, en musique, de talent comparable à celui de M’me M’élia ; personne ne la valait pour la beauté ; jamais il n’aurait consenti à s’asseoir devant Sedley, même au club ; jamais il n’aurait souffert qu’en sa présence on parlât mal de son patron. Il avait vu, disait-il, les plus grands personnages de Londres donner des poignées de main à M. Sedley. Il l’avait connu dans le temps où, tous les jours, on pouvait le voir à la Bourse, donnant le bras à Rothschild ; enfin, pour son compte, il lui était redevable de tout.

Clapp avait pu, grâce à sa belle écriture et à la forme de ses jambages, trouver un emploi peu après le désastre de son maître.

« Un petit poisson comme moi, disait-il, trouve toujours assez d’eau pour son usage. »

Un associé de la maison dont le vieux Sedley avait été obligé de se retirer fut enchanté d’employer M. Clapp et de reconnaître ses services par de larges appointements. Tous les amis opulents de Sedley s’étaient discrètement éclipsés les uns après les autres ; cet humble et modeste serviteur lui resta seul fidèle jusqu’au bout.

Il fallait toute l’économie et le soin que la pauvre veuve y mettait, pour suffire, avec la faible portion de revenu qu’elle se réservait, à habiller son cher enfant comme il convenait de l’être au fils de George Osborne, à payer les mois de la petite pension où, après une vive répugnance et bien des craintes et des luttes secrètes, elle s’était enfin résignée à envoyer le petit bonhomme. Plus d’une fois elle avait veillé bien avant dans la soirée pour étudier les leçons, déchiffrer les grammaires et les livres de géographie, afin d’enseigner ensuite à George ce qu’elle venait elle-même d’apprendre. Elle avait même touché au latin, se berçant de la douce illusion qu’elle finirait par en savoir assez pour apprendre enfin cette langue à George.

Vivre loin de lui toute la journée, le livrer à la férule d’un maître d’école, aux bourrades de ses camarades, c’était, pour ainsi dire, comme un second sevrage aux yeux de cette bonne mère si sensible, si craintive, si faible. Pour lui, au contraire, il se faisait fête d’aller à l’école ; c’était chose nouvelle, et il n’en fallait pas plus pour lui plaire. Cette insouciance du jeune âge blessait le cœur maternel, qui souffrait cruellement de la séparation, et aurait voulu voir son enfant un peu plus chagrin de la quitter ; puis les remords la prenaient ; elle se reprochait de pousser l’égoïsme jusqu’à désirer de voir son fils malheureux.

George fit de rapides progrès à l’école que dirigeait le révérend M. Binney, l’ami et fidèle admirateur de sa mère. Sans cesse il rapportait à sa mère des prix et des témoignages de son application. Le soir, il avait à lui conter les mille histoires de l’école : il lui disait que Lyons était un bon enfant ; que Sniffin allait cafarder ; que le père de Steel fournissait la viande à la maison ; que la mère de Golding venait le chercher le samedi en voiture ; que Neat avait des sous-pieds à son pantalon, et demandait alors quand on lui en mettrait au sien ; que l’aîné des Bute était si vigoureux que, bien qu’il fût seulement dans la classe des commençants, on le croyait en état de rouer de coups M. Ward, le maître surveillant. Amélia était au fait de tout le personnel de l’école aussi bien que George lui-même. Le soir, elle l’aidait à faire ses devoirs, et elle se donnait autant de mal pour ses leçons que si elle avait eu le lendemain à comparaître en personne devant la figure sourcilleuse du maître.

Une fois, après une bataille avec M. Smith, George revint chez sa mère avec un œil poché et lui fit, ainsi qu’à son grand-père, enthousiasmé de son courage, le plus pompeux récit de la valeur qu’il avait déployée en cette circonstance ; mais, pour dire la vérité, son héroïsme n’avait rien d’extraordinaire, et le désavantage lui était resté. Amélia, toutefois, n’a point encore pardonné au pauvre Smith, qui est maintenant un paisible apothicaire dans Leicester-Square.

Tels étaient les soins innocents, les tranquilles occupations au milieu desquels se passait la vie de la tendre Amélia. Un ou deux cheveux blancs sur sa tête, un léger sillon qui commençait à se creuser sur ce front pur et noble étaient les seuls indices des progrès du temps. Elle souriait à ces marques des années écoulées.

« Qu’importe cela, disait-elle, à une vieille femme comme moi. »

Toute son ambition était de vivre assez pour voir son fils comblé de gloire et d’honneurs, comme cela ne pouvait manquer de lui arriver. Elle conservait précieusement ses cahiers, ses dessins, ses compositions pour les montrer aux intimes de son petit cercle, comme s’ils eussent porté déjà l’empreinte du génie. Elle confia quelques-uns de ces chefs-d’œuvre aux demoiselles Dobbin, pour les montrer à miss Osborne, la tante de George, qui devait les faire voir à M. Osborne lui-même, afin d’arracher au vieillard quelques remords de son excès de sévérité à l’égard de celui qui n’était plus.

Pour elle, toutes les fautes, toutes les coupables faiblesses de son mari étaient désormais ensevelies avec lui dans la tombe. Elle ne se souvenait plus que de l’amant passionné qui l’avait épousée au prix de tant de sacrifices, que du noble et vaillant guerrier qui la serrait dans ses bras au moment de partir pour le champ de bataille et d’aller mourir pour son roi. Du haut du ciel, le héros devait sourire à l’enfant qu’il avait laissé près d’elle pour la consoler et lui rendre le courage.

Nous avons vu déjà l’un des grands-pères de George, M. Osborne, enfoncé dans son large fauteuil de Russell-Square, devenir chaque jour plus violent et plus fantasque ; nous avons vu aussi comment sa fille, avec de beaux chevaux, une belle voiture, avec tout l’argent qu’elle désirait pour s’inscrire en tête de toutes les œuvres charitables, était cependant la femme la plus délaissée, la plus malheureuse et la plus persécutée. Ses pensées la reportaient toujours vers le fils de son frère, charmante vision trop vite évanouie. Elle aurait voulu pouvoir se rendre dans son bel équipage à la maison qu’il habitait, et, en allant faire tous les jours sa promenade solitaire au Parc, elle regardait dans toutes les allées comme pour voir si elle ne l’apercevrait pas.

Sa sœur, la femme du banquier, daignait de temps à autre lui faire une visite à Russell-Square. Elle amenait avec elle deux enfants souffreteux confiés à une bonne qui prenait des airs de grande dame. Mistress Bullock détaillait à sa sœur, du ton le plus futile et le plus léger la liste de ses nobles et illustres connaissances, en accommodant le tout avec le caquetage insignifiant qui a cours dans les salons du monde. Son petit Frédéric était l’image vivante de lord Claude Dollypood ; sa petite Maria avait attiré l’attention de la baronne de…, dans une promenade que les enfants avaient faite à Roehampton. Sa sœur devrait bien décider leur père à faire quelque chose pour ces petits chérubins. Le petit Frédéric avait déjà sa place marquée dans les Horse Guards, mais il fallait lui constituer un majorat, et M. Bullock suait sang et eau pour arriver à acheter une terre. Restait encore à pourvoir à l’établissement de la fille.

« Je compte sur vous, ma chère, disait à sa sœur mistress Bullock, car ce qui me reviendra de la fortune de notre père devra passer à l’héritier du nom, suivant l’usage. Cette chère Rhoda Macmull, aussitôt que son beau père, lord Casteltoddy, sera mort, et il ne peut aller bien loin avec ses attaques d’épilepsie, cette chère Rhoda se propose de purger d’hypothèques tous les biens des Casteltoddy, et de constituer un majorat au petit Macduff Macmull ; notre petit Frédéric aura aussi son majorat. Dites donc à notre père qu’il mette chez nous l’argent qu’il a placé à Lombard-Street ; ce n’est pas bien à lui de s’adresser à Stumpy et à Rowdy. »

Après ces beaux discours, où la bassesse et la vanité, si singulièrement accouplées, faisaient presque tous les frais, mistress Frédéric Bullock donnait à sa sœur un baiser où l’affection n’entrait pas pour grand’chose ; puis, entraînant à sa suite ses deux poupons maladifs, elle remontait en voiture.

Les visites de cette reine de la mode à Russell-Square ne faisaient que gâter un peu plus ses affaires. À chaque fois son père mettait de nouvelles sommes chez Stumpy et Rowdy. Elle se donnait des airs protecteurs devenus vraiment intolérables. D’un autre côté, la pauvre veuve qui, dans son humble habitation de Brompton, veillait sur son cher trésor, ne se doutait pas de quelle convoitise il était ailleurs l’objet.

Le soir où Jane Osborne raconta à son père qu’elle avait vu son petit-fils, le vieillard ne dit pas un mot, mais au moins ne montra pas de colère, et, au moment de se séparer, il lui souhaita le bon soir d’une voix un peu plus tendre qu’à l’ordinaire. Il réfléchit sans doute sur ce qu’elle lui avait dit et prit des informations sur sa visite chez les Dobbin, car environ quinze jours après il lui demanda ce qu’elle avait fait de la petite montre française et de la chaîne qu’elle portait d’habitude à son cou.

« Mais, monsieur, elle était à moi, je l’avais payée de mon argent, dit-elle avec un premier mouvement d’effroi.

— Allez en commander une autre, une plus belle encore s’il se peut, » dit le vieillard ; et il retomba dans son silence accoutumé.

Les demoiselles Dobbin redoublaient d’instance auprès d’Amélia pour que George vînt plus souvent passer ses journées auprès d’elles. Sa tante manifestait pour lui une vive tendresse ; peut-être son grand-père lui-même finirait-il par se laisser attendrir en faveur de l’enfant. Amélia ne devait point contrarier les chances si favorables qui se présentaient pour son fils. Non sans doute, mais elle n’accueillait toutes ces belles espérances qu’avec un cœur défiant et soupçonneux ; les absences de son enfant étaient pour elle un temps bien pénible à passer, et à son retour elle le fêtait comme s’il venait d’échapper à quelque grand danger. S’il lui rapportait de l’argent, des jouets, sa mère regardait tous ces présents d’un œil inquiet et jaloux ; elle le questionnait toujours pour savoir quels hommes il avait vus.

« Je n’ai vu, disait l’enfant, que le vieux cocher qui m’a conduit dans la voiture à quatre chevaux, et M. Dobbin, qui avait un beau cheval bai, un habit vert, une cravate rouge et un fouet à pomme d’or. Il m’a promis de me conduire à la Tour de Londres et de me mener voir avec lui les chasses de Surrey. »

Enfin, un jour le petit George raconta à sa mère qu’il était venu un vieux monsieur aux épais sourcils, au large chapeau, avec une grande chaîne d’or et des breloques ; qu’il était arrivé pendant que le cocher faisait faire à George le tour de la pelouse sur le poney gris, et qu’après dîner ce monsieur lui avait fait raconter son histoire, et qu’alors sa tante s’était mise à pleurer.

« Car elle pleure toujours, ma tante, » ajouta le petit bonhomme.

Tel fut ce soir-là le récit de George à sa mère. Amélia avait désormais la certitude que l’enfant avait vu son grand-père. Dès lors elle attendit avec les plus poignantes angoisses la proposition qu’elle pressentait déjà, et qui, en effet, ne tarda pas à venir. M. Osborne offrait de prendre l’enfant chez lui, et, à cette condition, il lui léguerait toute la fortune dont son père aurait dû hériter. Il proposait en outre de faire une rente à mistress George Osborne pour lui assurer une vie honorable ; et dans le cas où mistress George viendrait à se remarier, suivant le projet qu’on lui en prêtait, il ne lui retirerait point cette rente. L’enfant, bien entendu, vivrait avec son grand-père à Russell-Square ou partout où il plairait à ce dernier de le conduire ; de temps à autre on enverrait le petit George chez mistress Osborne, pour ne pas la priver tout à fait de son fils. Ces propositions furent remises à mistress Osborne, dans une lettre qu’on lui apporta un jour où sa mère était sortie et où son père s’était rendu à la Cité, comme à son ordinaire.

Il n’est guère possible de citer dans toute sa vie que deux ou trois circonstances où elle se mit en colère, mais l’homme d’affaires de M. Osborne put voir ce qu’elle était alors. Quand elle eut parcouru la lettre dont M. Poe était porteur, elle se leva dans un état d’exaltation nerveuse, déchira le papier en mille morceaux et le foula aux pieds.

« Me remarier !… vendre mon enfant !… Mais peut-on bien avoir l’audace de m’insulter à ce point ! Dites à M. Osborne que sa lettre est une infamie, entendez-vous, monsieur, une infamie… Voilà ma seule réponse, et vous pouvez la reporter à qui vous envoie. »

Et après un profond salut elle sortit de la chambre, en laissant l’homme de loi tout stupéfait.

À leur retour, ses parents ne remarquèrent point son trouble et son émotion, et jamais elle ne leur ouvrit la bouche sur cette entrevue. Ils avaient à se préoccuper, d’ailleurs, de bien d’autres affaires auxquelles l’affectueuse et tendre Amélia prenait aussi le plus vif intérêt. Son vieux père s’adonnait toujours à ses manies de spéculation. Nous avons déjà vu quel avait été entre ses mains le sort de la Société Œnophile ; ses courses dans la Cité n’en continuaient pas moins avec une infatigable persévérance. Il germait toujours dans cette malheureuse tête quelque projet d’entreprise nouvelle dont l’auteur augurait un si heureux succès qu’il s’y embarquait en dépit des remontrances de M. Clapp ; il n’avouait jamais à son fidèle commis la gravité et l’étendue de ses engagements qu’après l’insuccès de l’affaire. C’était aussi pour M. Sedley un principe inflexible que les affaires d’argent ne devaient point être traitées devant les femmes ; aussi mistress Sedley et mistress Osborne n’avaient aucun soupçon des misères qui s’accumulaient sur leur tête, jusqu’au moment où le malheureux vieillard fut conduit par la nécessité à leur faire des aveux successifs.

Les dépenses de ce modeste ménage, payées d’abord régulièrement toutes les semaines, ne furent plus soldées et formèrent bien vite un total effrayant. Le vieux Sedley déclara enfin à sa femme, avec une figure bouleversée, que les valeurs qu’il attendait de l’Inde lui avaient fait défaut. Comme celle-ci avait par le passé acquitté ses factures avec une rigoureuse exactitude, deux fournisseurs auxquels cette pauvre femme demandait un délai en témoignèrent durement leur déplaisir, bien qu’ils se montrassent beaucoup plus patients envers des pratiques moins régulières. La petite contribution qu’Emmy payait de si bon cœur sans jamais en demander l’emploi, permit du moins à cette pauvre famille de se soutenir tant bien que mal au milieu des privations et de la misère. Les six premiers mois se passèrent ainsi sans trop de peine, le vieux Sedley présentant toujours une perspective de gains immanquables, et qui devaient remettre ses affaires à flot.

Au bout de six mois l’argent n’arrivait point, et les affaires s’embrouillaient de plus en plus. Mistress Sedley, devenue infirme avec l’âge, était tombée dans la tristesse et l’abattement et passait ses journées à la cuisine, auprès de mistress Clapp, à ne rien dire ou à pleurer. Le boucher devenait intraitable ; l’épicier prenait des airs d’insolence ; le petit George se plaignait des dîners. Amélia se serait bien contentée pour elle d’un morceau de pain, mais elle ne pouvait supporter l’idée que son fils manquait de quelque chose, et elle lui achetait mille petites friandises sur ses économies personnelles, afin que l’enfant ne pâtît point.

Enfin, c’étaient tous les jours de nouvelles histoires telles que les gens dans l’embarras en ont toujours à leur disposition. Une fois, ayant été recevoir sa pension, Amélia demanda à ses parents de lui abandonner un petit supplément sur la somme qu’elle leur comptait afin de pouvoir payer le prix des nouveaux habits qu’elle faisait faire au petit George.

On lui annonça alors que l’on n’avait point encore reçu la rente que Jos était dans l’usage de payer ; qu’il régnait dans la maison un état de gêne dont Amélia aurait dû s’apercevoir depuis longtemps, comme le lui dit sèchement sa mère, si ses préoccupations n’eussent pas été uniquement pour M. Georgy. Elle ne répondit pas un seul mot à ses reproches, mais remit tout son argent à sa mère et resta dans sa chambre, où elle versa un torrent de larmes. Son cœur saigna bien cruellement lorsqu’il lui fallut, ce jour même, décommander les vêtements de son fils, dont elle se promettait un si bel effet pour la Noël, et dont elle avait discuté la coupe et décidé la forme dans maintes conférences tenues à ce sujet avec une petite modiste de ses amies.

Mais il lui fut surtout pénible d’annoncer cette résolution au petit George, qui en poussa des cris de désespoir. Ses camarades avaient tous des habits neufs à la Noël, et ils ne manqueraient pas de se moquer de lui ; il voulait avoir des habits neufs ; elle les lui avait promis. La pauvre veuve, pour toute réponse, le couvrit de baisers et se mit à raccommoder les habits râpés de l’enfant, en les arrosant de ses larmes. Une inspiration lui vint : peut-être par la vente de quelques-uns des bien modestes bijoux qu’elle possédait encore, pourrait-elle trouver le moyen de se procurer les précieux habits. Il lui restait son châle de l’Inde que Dobbin lui avait envoyé, et elle se souvint d’une boutique où l’on tenait des articles de l’Inde et où elle en avait acheté autrefois avec sa mère, dans ses jours de grandeur et d’opulence. Ses joues reprirent leur incarnat, ses yeux brillèrent de joie dès qu’elle eut découvert cette ressource inespérée. Ce matin-là elle fut heureuse en embrassant George. Lorsqu’il partit pour la pension, elle le suivit des yeux avec un sourire de fierté et l’enfant devina que ce regard cachait pour lui de bonnes nouvelles.

Elle enveloppa le châle dans un mouchoir, qui lui venait également du major, dissimula le paquet sous sa pelisse, et partit d’un pas léger et joyeux pour sa petite expédition. Rien ne pouvait arrêter sa course rapide, et les passants se retournaient tout étonnés de voir cette petite dame, au teint rose et frais, marcher en si grande hâte. Amélia calculait déjà l’emploi du prix de son châle ! Avec les vêtements elle pourrait encore donner à George les livres qu’il désirait depuis longtemps et payer le semestre de sa pension ; elle achèterait aussi un manteau pour son père en remplacement de sa grande redingote, si vieille et si usée. Elle ne s’était point trompée sur la valeur du cadeau du major ; le tissu en était des plus beaux et des plus fins, et le marchand trouva qu’il y gagnait en lui donnant vingt guinées.

Folle de joie et de bonheur, elle se rendit bien vite avec ses richesses dans une des meilleures librairies de Londres, et y fit les emplettes qui devaient combler les désirs de George ; puis elle rentra à Brompton en proie aux plus doux transports. Sur la première page des volumes, elle mit de son écriture la plus soignée : Donné à George Osborne, le jour de Noël, par sa mère bien affectionnée. Les livres subsistent encore avec cette touchante inscription.

Elle voulut placer elle-même les livres sur le pupitre de son fils, afin qu’il pût les voir à sa rentrée de l’école ; mais, en sortant de sa chambre, elle rencontra dans le couloir sa mère, dont les regards furent attirés par la dorure de ces charmants petits volumes, reliés avec le plus grand luxe.

« Qu’est-ce que cela ? dit-elle.

— Des livres pour George, répondit Amélia en rougissant ; je… les lui avais promis pour sa Noël.

— Des livres ? s’écria la vieille femme avec indignation, des livres, quand nous manquons ici de pain ! des livres, quand, pour assurer notre nourriture et celle de votre fils, pour épargner à votre père l’ignominie de la prison, j’ai vendu jusqu’au moindre bijou, j’ai ôté mon châle de mes épaules, j’ai fait argent de tout, et même de nos couverts ! Aucun sacrifice ne m’a coûté pour que nos fournisseurs au moins n’aient pas le droit de nous insulter ! Et il fallait payer le loyer à M. Clapp, un si honnête homme, si poli, si prévenant, et qui d’ailleurs, lui aussi, a ses charges à supporter ! Amélia ! Amélia ! vous me brisez le cœur avec vos livres, avec votre enfant, dont vous avez causé la misère pour ne pas consentir à vous en séparer ! Dieu veuille, Amélia, que vous soyez plus heureuse même que je ne l’ai été moi-même ! Voilà Jos qui abandonne son père dans ses chagrins et dans sa vieillesse ; voilà George, dont l’avenir pourrait être assuré, qui, un jour, pourrait se voir très-riche… qui va à l’école avec une montre d’or et une chaîne autour du cou, tandis que mon pauvre vieux mari n’a pas un shilling dans sa poche ! »

Le discours de mistress Sedley se termina par des sanglots et des pleurs qui retentirent dans toute la petite maison et arrivèrent aux oreilles des autres femmes, qui n’avaient pas perdu un mot de tout cet entretien.

« Oh ma mère ! ma mère ! s’écria la pauvre Amélia, vous ne m’aviez rien dit de tout cela… je lui avais promis ces livres… j’ai vendu mon châle ce matin même. Tenez, voici l’argent ; prenez tout !… »

En même temps, d’une main tremblante, elle tirait de sa poche ses précieuses pièces d’or, qu’elle mettait dans les mains de sa mère, d’où plusieurs s’échappèrent pour rouler jusque sur les marches de l’escalier.

Amélia rentra ensuite dans sa chambre, et là s’abandonna au plus violent désespoir en présence de sa misère, dont elle concevait maintenant toute l’étendue. Ah ! elle le voyait bien maintenant, son égoïsme causait seul la ruine de son fils. Son obstination l’empêchait seule d’avoir la richesse, l’éducation, le rang auxquels il pouvait prétendre, auxquels l’appelait sa naissance. Déjà, par amour pour elle, le père s’était précipité dans l’abîme ; voudrait-elle y retenir le fils, maintenant qu’elle avait un seul mot à dire pour ramener l’aisance dans sa famille, pour élever son fils à la fortune ? Ah ! c’était là une réalité bien poignante pour son pauvre cœur blessé !



CHAPITRE XV.

Gaunt-House.


Tout le monde sait que l’hôtel de lord Steyne à Londres est situé Gaunt-Square, sur cette place où vient aboutir Great-Gaunt-Street, cette même rue dans laquelle nous avons conduit Rebecca à sa première visite en qualité d’institutrice chez le baronnet maintenant défunt. En regardant par-dessus les grilles, qui entourent les sombres feuillages du jardin situé au milieu du Square, vous apercevrez les malheureuses gouvernantes des enfants étiolés qui s’amusent autour du rond de verdure au centre duquel s’élève la statue de lord Gaunt, ce héros qui succomba à la bataille de Minden et qui se trouve là pour sa gloire représenté en bronze avec une perruque à trois marteaux et un costume à la romaine. Gaunt-House occupe tout un côté du Square, et sur ses trois autres faces s’étendent de spacieuses et sombres demeures dont les croisées sont taillées dans la pierre ou encadrées dans des briques rouges. On dirait que le jour a regret de pénétrer dans ces tristes et incommodes habitations. Les mœurs hospitalières semblent les avoir aussi désertées avec ces laquais tout habillés d’or et de soie, ces coureurs armés de torches qu’ils plaçaient dans les mains de fer que l’on aperçoit encore sur les côtés du perron.

Les noms gravés sur des plaques de cuivre ont fait invasion jusque dans le Square : ce sont ceux de docteurs, de banquiers, d’industriels de tout genre. C’est là un spectacle aussi peu réjouissant que la vue de l’hôtel de milord Steyne.

Tout ce que je connais de ce vaste manoir, c’est sa façade avec sa grande porte de fer et ses colonnes rongées par le temps. Quelquefois apparaît sur le seuil la face rouge et rechignée d’un robuste et gros concierge. Au-dessus du mur d’enceinte se dessinent les mansardes et les cheminées, dont on ne voit maintenant sortir la fumée qu’à de bien rares intervalles. En effet, lord Steyne passe sa vie à Naples, et préfère la vue du golfe de Caprée et celle du Vésuve au sinistre aspect des murailles de Gaunt-Square.

À vingt pas de là, dans New-Gaunt-Street, il existe une petite porte bâtarde qui sert d’entrée aux écuries de Gaunt-House. Son extérieur n’a rien assurément de bien propre à la faire distinguer des autres portes d’écurie ; mais plus d’un coupé mystérieux s’est arrêté à cette porte, s’il faut en croire le petit Tom Eaves, véritable gazette de tous les commérages de la ville.

« Le prince de Galles et la Perdita ont souvent passé par cette porte, mon cher monsieur, me disait-il souvent ; elle s’est aussi plus d’une fois ouverte pour le duc de *** et Marianne Clarke. C’est par là que l’on arrive aux fameux petits appartements de lord Steyne. Une des pièces est tout ivoire et satin blanc, une autre est tout ébène et velours noir. Il y a une petite salle à manger copiée sur celle de Salluste, à Pompeï, et peinte par Cosway ; il y a une charmante petite cuisine avec une batterie en argent et des broches en or. Philippe-Égalité s’amusa à y rôtir des perdrix une certaine nuit où il gagna au jeu cent mille livres sterling à un très-célèbre personnage. La moitié de cet argent servit à attiser le volcan révolutionnaire, et l’autre à acheter le marquisat de lord Gaunt et son ordre de la Jarretière ; quant au surplus… »

Mais il n’entre point dans notre cadre de dire à quoi fut employé le surplus, bien que le petit Tom Eaves, qui a mis son nez partout, puisse nous donner le détail du surplus par livre, sou, maille et denier.

Outre cet hôtel à la ville, le marquis avait des châteaux et des palais dans tous les coins des Trois Royaumes. On en peut voir la description dans le Guide du Voyageur en Angleterre : le château de Strongbow, avec bois et forêts, dans le Shanon-Shore ; le Gaunt-Castle, dans le Cammarthewshire, qui servit de prison d’État à Richard II ; le château de Gauntley, dans l’Yorkshire, où se trouvent, dit-on, cent tasses à thé, toutes en argent, pour le déjeuner des hôtes de la maison, et tout le reste à l’avenant ; Stillbrook, dans l’Hampshire, modeste métairie dont l’ameublement faisait l’admiration de tous les visiteurs, et qui a été vendue, après décès, à la criée.

La marquise de Steyne descendait de l’ancienne et illustre famille des Caerlyon, marquis de Camelot, restés toujours fidèles à leur religion depuis la conversion du vénérable druide dont ils sont issus, et dont les tables généalogiques remontent à l’arrivée du roi Bruce dans notre île. De temps immémorial les mâles de cette race s’appellent Arthur, Uthers et Caradocs. La plupart ont conspiré, comme c’était leur devoir, et ont péri sur l’échafaud. La reine Élisabeth fit mourir du dernier supplice l’Arthur de son époque, qui, après avoir été chambellan de Marie Stuart, portait les missives de la reine captive aux Guises ses oncles. Le cadet servait sous le Balafré. Pendant la captivité de Marie, les membres de cette famille furent de tous les complots. La fortune de la maison fut grandement entamée par l’armement qu’elle fit contre les Espagnols du temps de l’invincible Armada ; par les amendes et les confiscations dont il frappa Élisabeth pour avoir donné asile aux prêtres réfractaires et s’être obstinément refusée à abjurer l’hérésie papiste. Sous le règne de Charles Ier, le chef de la famille fléchit devant les arguments théologiques du prince convertisseur ; sa fortune profita de cette faiblesse d’un moment et recouvra sa splendeur passée ; mais, sous le règne de Charles II, le comte de Camelot revint à la foi de ses ancêtres, et leur sang et leur fortune s’épuisèrent au service de cette sainte cause, tant qu’il resta un Stuart pour se mettre à la tête des généreux courtisans du malheur.

Lady Marie Caerlyon fut élevée dans un couvent de Paris, où elle eut pour marraine la dauphine Marie-Antoinette. Dans tout l’éclat de sa beauté on l’avait mariée ou plutôt vendue à lord Gaunt qui, étant venu pour se distraire à Paris, avait gagné des sommes considérables au milieu des orgies auxquelles on se livrait dans le palais de Philippe-Égalité. Le fameux duel du comte de Gaunt avec le comte de La Marche, des mousquetaires gris, était attribué, par la rumeur publique, aux prétentions que cet officier, d’abord page et ensuite favori de la reine, avait élevées à la main de la belle lady Mary Caerlyon. Elle épousa le comte de Gaunt à peine remis de sa blessure, et vint habiter Gaunt-House et figurer pour quelque temps à la cour du prince de Galles. Fox en fut amoureux ; Morris et Sheridan lui dédièrent des vers ; Malmesbury la poursuivit de prévenances ; Walpole la déclara charmante, et la duchesse de Devonshire en tomba jalouse. Mais bientôt elle renonça aux plaisirs et aux joies du monde, au tourbillon par lequel elle s’était d’abord laissé emporter. Après la naissance de son second fils, elle voua sa vie aux pratiques austères de la dévotion. Cela explique comment lord Steyne, qui aimait par-dessus tout le plaisir et ses folies, ne resta pas longtemps après son mariage auprès d’une femme toujours plongée dans les larmes et le silence.

Tom Eaves, déjà cité, et dont le nom ne se mêle à cette histoire que pour les renseignements qu’il a pu nous procurer sur l’histoire secrète des habitants de Londres, Tom Eaves m’a communiqué, sur le compte de milady Steyne, des détails particuliers que je livre, sous toute réserve, à l’appréciation du lecteur.

« Les humiliations (c’est lui qui parle), les humiliations que cette femme a dû essuyer dans son intérieur sont de nature à faire dresser les cheveux sur la tête. C’est-à-dire qu’on me mettrait plutôt en morceaux avant que de me faire consentir à admettre dans la société de mistress Eaves les femmes que lord Steyne recevait à sa table. »

Tom Eaves mentait ; Tom Eaves aurait sacrifié sa dignité et sa femme pour obtenir un salut, voire même un dîner de ces dames.

« Or, vous devez bien penser, ajoutait Tom Eaves, qu’il y avait un motif pour qu’une femme aussi fière qu’une reine, et auprès de qui les Steyne ne sont en noblesse que de petits garçons, se pliât sans murmurer au joug que lui imposait son mari ; eh bien ! moi je vais vous dérouler tout ce mystère. Je vous dirai donc que, pendant l’émigration, un certain abbé de La Marche, qui se trouvait ici et qui prit part à l’affaire de Quiberon avec Puisaye et Tinténiac, était le même colonel des mousquetaires gris qui se battit en 86 avec le marquis de Steyne ; que la marquise et lui se revirent à la suite de ce duel, et qu’en apprenant sa mort au débarquement de Quiberon, lady Steyne s’adonna à ces pratiques de dévotion excessive qu’elle n’a plus quittées depuis. Toute cette histoire est fort dramatique, et rappelez-vous bien ce que je vous dis, fit Tom Eaves avec un branlement de tête, le ciel n’envoie point tant de malheurs à qui n’a rien à se reprocher. Si cette femme courbe ainsi la tête, c’est que le bât la blesse quelque part. »

Ainsi donc, si M. Eaves est aussi bien renseigné qu’il le prétend, voilà une femme obligée de dérober au public, sous la sérénité de sa figure, les tortures morales et les secrètes angoisses qui lui déchirent le cœur. Ah ! mes amis, si nos noms ne sont point inscrits au livre d’or de la noblesse, consolons-nous en pensant que dans notre noble et humble condition la Providence au moins n’a point suspendu au-dessus de nos têtes de pareils châtiments qui, sous la forme d’un recors, d’une maladie héréditaire ou d’un secret de famille, font payer bien chèrement cette vaisselle d’or et ces coussins de satin.

En comparant sa condition avec celle de très-haute et très-puissante dame de Caerlyon, marquise de Gaunt, le dernier des malheureux doit, toujours suivant M. Eaves, trouver des motifs de remercier le ciel de son sort. Pères ou fils qui n’avez d’héritage ni à léguer ni à recueillir, vous ne pouvez manquer d’être en bons termes avec votre famille, tandis que l’héritier d’un grand nom comme celui de milord Steyne, par exemple, doit, par un sentiment bien naturel, voir avec des regrets mêlés de haine celui qui détient des biens dont il voudrait déjà pouvoir disposer.

Ces réflexions ont conduit Tom Eaves à mettre toute sa fortune en viager ; de cette manière il évite à ses neveux et nièces de mauvaises pensées à son endroit ; et n’ayant plus aucun motif de défiance contre eux, il tâche de dîner chez eux le plus souvent possible.

La différence de religion mettait encore dans cette famille un cruel obstacle aux épanchements si doux qui, d’ordinaire, resserrent les liens de l’affection entre les mères et les enfants. Son amour pour ses fils redoublait chez lady Gaunt ses craintes et ses inquiétudes. L’abîme qui la séparait d’eux était infranchissable. Il lui était défendu de leur tendre sa faible main pour les attirer dans cette croyance hors de laquelle elle ne voyait point de salut. La pauvre mère espérait que le plus jeune au moins, l’enfant et ses prédilections, finirait par se réconcilier avec l’Église catholique ; mais, hélas ! de cruelles et dures épreuves étaient réservées à cette pauvre femme, qui les accepta comme le juste châtiment de son mariage avec un protestant.

Milord Gaunt épousa, comme le savent tous ceux qui ont mis le nez dans un dictionnaire de la Pairie, lady Blanche Thistlewood, fille de la noble famille de Bareacres, déjà nommée dans cette très-véridique histoire. Une aile de Gaunt-House fut affectée au jeune couple, car le chef de famille tenait à exercer son autorité et à l’exercer souverainement. Le fils, héritier futur de la fortune et des titres, vivait peu dans son intérieur et faisait assez mauvais ménage avec sa femme ; il souscrivait tous les billets qu’on lui présentait, se souciait peu de grever l’héritage qu’il devait recueillir un jour, et ne cherchait qu’à accroître par tous les moyens possibles le trop modeste revenu que lui faisait son père.

Au grand désespoir de lord Gaunt et pour la plus douce satisfaction de son ennemi naturel, nous voulons dire de son père, lady Gaunt ne lui donna point d’enfants. On songea en conséquence, à faire revenir lord George Gaunt, qui s’occupait à Vienne de valse et de diplomatie, et on le maria avec l’honorable Jeanne, fille unique de John Jones, baron du Vide-Gousset, et à la tête de l’importante maison de banque sous la raison sociale Jones, Brown et Robinson. De cette union il naquit plusieurs fils et filles qui n’ont rien à faire dans cette histoire.

Les premiers temps de cette union furent assez fortunés. Milord George Gaunt non-seulement lisait couramment, mais écrivait d’une façon passable ; il parlait le français avec une facilité merveilleuse et passait pour l’un des plus fins valseurs de l’Europe. Ses talents personnels, l’intérêt qu’il avait dans la maison de banque de son père, semblaient devoir en outre lui donner accès aux honneurs et aux postes les plus élevés. Sa femme ne demandait pas mieux que de vivre au milieu des cours et sa fortune la mettait en état de charmer, par la splendeur et l’éclat de ces réceptions, les capitales où la conduiraient les fonctions diplomatiques de son mari. On avait pensé à lui pour en faire un ministre plénipotentiaire ; avant peu il allait être nommé ambassadeur, et déjà les paris étaient engagés à ce sujet au Café des Étrangers, lorsque soudain les bruits les plus bizarres commencèrent à circuler sur le compte du secrétaire d’ambassade. À un grand dîner diplomatique chez son ambassadeur, il se leva sur sa chaise au milieu du repas en s’écriant que le pâté de foie gras était empoisonné ; à un bal donné à l’hôtel de l’envoyé de Bavière, le comte de Springbook-Hohenlaufen, il arriva la tête rasée et en habit de capucin ; et ce n’était pourtant point un bal masqué, ainsi que quelques personnes ont voulu le faire croire. C’est singulier, se disait-on tout bas ; on a remarqué les mêmes symptômes chez le grand-père : c’est dans le sang, à ce qu’il paraît.

Sa femme revint en Angleterre et se fixa à Gaunt-House. Lord George abandonna son poste diplomatique sur le continent, et peu après on put lire dans la gazette sa nomination au Brésil ; mais des gens bien informés prétendent qu’il n’est jamais revenu de cette expédition au Brésil, parce qu’il n’y est jamais allé. Le fait est qu’il avait disparu de la surface du globe, et qu’à en croire les propos de quelques mauvaises langues, le Brésil aurait été pour lui une maison de santé, Rio-Janeiro, un cabanon formé par quatre murailles, et George Gaunt, confié au soin d’un gardien, aurait été créé par lui chevalier de la camisole de force.

Deux ou trois fois par semaine sa mère, en expiation de ses fautes, allait de grand matin rendre visite au pauvre idiot. Parfois il éclatait de rire à son approche, et son rire faisait encore plus de mal que ses cris. D’autres fois elle trouvait le brillant diplomate du congrès de Vienne s’amusant avec un jouet d’enfant ou berçant dans ses bras la poupée de la fille de son gardien. Dans ses moments lucides il reconnaissait sa mère, mais le plus souvent il fixait sur elle un regard vague et douteux, et alors on eût dit que sa mère était aussi bien effacée de son souvenir que sa femme, ses enfants, ses projets de gloire, d’ambition, de vanité.

C’était là un mystérieux héritage, une terrible transmission du sang ; et déjà, chez plusieurs membres de la famille, ce terrible mal avait révélé sa présence. Cette race antique était frappée dans son orgueil comme les Pharaons dans leur premier né. Le sceau funeste de la réprobation et du malheur avait été imprimé sur le seuil de cette maison sans que la couronne et l’écusson gravés sur la porte aient pu l’en défendre.

Les enfants d’un père qu’ils ne devaient plus revoir se développaient et grandissaient sans avoir conscience de la fatalité qui pesait sur eux. Dans leurs jeunes années, ils parlaient de leur père et faisaient mille projets pour l’époque de son retour ; ensuite le nom de cet homme mort de son vivant se trouva moins souvent sur leurs lèvres, et finit par ne plus être prononcé. Un accablement terrible s’emparait de cette vieille et malheureuse femme lorsqu’elle venait à penser que le père de ces enfants pouvait, avec ses dignités, leur avoir transmis l’opprobre de son sang, et elle vivait toujours au milieu de la crainte de voir se manifester en eux les indices de l’horrible malédiction qui avait frappé ses ancêtres.

Ce sinistre pressentiment poursuivait aussi lord Steyne. Il s’efforçait de repousser l’affreux fantôme qui assiégeait son chevet, de s’étourdir par les fumées du vin et les bruits de l’orgie. Quelquefois il parvenait à perdre de vue cette vision terrible au milieu des tourbillons du plaisir et des dissipations du monde ; mais, vains efforts ! le fantôme reparaissait dès qu’il se trouvait seul, et devenait plus menaçant avec les années.

« J’ai étendu ma main sur ton fils, disait-il, pourquoi ne te frapperais-je pas aussi. Demain mon seul caprice peut t’ouvrir une prison comme il a fait pour ton fils George. Que demain je te marque au front, et il faudra dire adieu à tes plaisirs et à tes dignités, à tes amis et à tes flatteurs, à tous ces raffinements du luxe entassés autour de toi. Et tu échangeras tout cela contre quatre murailles, un gardien et une paillasse, comme il est arrivé pour George Gaunt. »

Milord ne sachant comment se soustraire aux menaces de cet ennemi invisible, et gémissant sous le poids de cette main de fer appesantie sur lui, cherchait à la défier du moins par les hommages du monde et ses plaisirs bruyants.

L’opulence et la splendeur régnaient dans sa maison ; mais sous ces vastes lambris dorés, couverts d’écussons et de sculptures, on aurait en vain cherché le bonheur. C’était l’hôtel où se donnaient les plus belles fêtes de Londres ; mais en même temps où il se trouvait le moins de contentement, si ce n’est pour les joyeux convives, qui s’asseyaient à la table de mylord. Peut-être, s’il n’eût pas été un si grand personnage, aurait-on fui sa société ; mais, dans la Foire aux Vanités, le tarif des fautes varie suivant les rangs. On s’y prend à deux fois avant de condamner un homme d’une position aussi élevée que lord Steyne. Les censeurs les plus médisants, les sages les plus austères, pouvaient se scandaliser tout bas du genre de vie de milord Steyne ; mais tous s’empressaient de répondre aux invitations qu’il leur adressait.

« C’est un bien vilain homme que ce lord Steyne, disait lady Slingstone ; mais tout le monde y va ; je n’aurai qu’à veiller d’un peu plus près sur mes filles.

— Je dois tout à sa seigneurie, disait le révérend docteur Trail, qui, déjà évêque, songeait encore à monter plus haut. »

Mistress Trail et ses filles auraient plutôt manqué d’aller à l’église qu’aux soirées de sa Seigneurie.

« Sa morale est un peu relâchée, disait le petit Southdown à sa sœur, qui l’interrogeait timidement sur Gaunt-House, d’après les terribles récits qu’elle en avait entendu faire à sa mère ; mais que diable voulez-vous ? il a dans sa cave le meilleur champagne de toute l’Europe. »

Quant au baronnet sir Pitt Crawley, le rigoureux observateur des bienséances, le président des meetings apostoliques, eh bien ! il ne lui serait jamais venu à l’idée de ne point aller chez lord Steyne.

« Jane, disait le baronnet à sa femme, soyez sûre que nous ne pouvons mal faire en nous montrant dans des maisons où l’on rencontre des personnes comme l’évêque d’Ealing et la comtesse de Slingstone. Le lord lieutenant d’un comté, ma chère, est un homme parfaitement digne de considération. D’ailleurs, George Gaunt a été mon camarade d’enfance ; il était attaché avec moi à l’ambassade de Poupernicle. »

Tout le monde, en un mot, venait payer son tribut d’hommages à ce haut et puissant seigneur ; tous ceux du moins qu’on y appelait. Eh ! mon Dieu ! cher lecteur, ne vous en défendez pas ; vous et moi y serions allés si nous avions reçu un billet d’invitation.



CHAPITRE XVI.

Où le lecteur se trouve introduit dans la meilleure société.


Les égards de Becky pour le chef de la famille devaient enfin trouver leur récompense, qui, sans avoir une valeur matérielle et appréciable par poids et par mesure, était néanmoins, de la part de Becky, l’objet d’une convoitise bien plus ardente que des avantages qui s’estiment en nature. Becky ne tenait pas absolument à mener une vie honnête et irréprochable ; mais ce à quoi elle tenait, c’était à jouir de la considération qui en est la suite et qui ne s’obtient, comme on le sait, dans le grand monde qu’à la condition de s’être fait présenter à la cour en robe traînante avec plumes et diamants. Du moment où le lord chambellan vous a marquée au poinçon de la vertu, vous pouvez être mise en circulation dans le monde comme une femme de bon aloi. Comme ces marchandises mises en quarantaine qu’on ne laisse sortir qu’après les avoir arrosées de vinaigre aromatique, de même il suffit, pour plus d’une femme de réputation équivoque, de traverser l’atmosphère royale pour se trouver par là même purifiée de tout principe délétère et malsain.

C’est bon pour milady Bareacres, milady Tufto, mistress Bute Crawley et toutes autres qui ont eu des rapports avec mistress Rawdon-Crawley de se récrier à la pensée que cette petite aventurière a été faire sa révérence au souverain. Qu’elles soutiennent tant qu’elles voudront que du vivant de l’excellente reine Charlotte on n’aurait point vu chose pareille ; mais du moment où mistress Rawdon a reçu son brevet de bonne vie et mœurs du prince le plus gentilhomme de l’Europe, on serait mal reçu à douter un moment de la réalité de sa vertu.

Ce fut un jour de triomphe pour mistress Rawdon-Crawley que celui où le paradis royal ouvrit enfin ses portes à ses angéliques vertus, alors que sous le patronage de sa belle-sœur elle fit son entrée dans ce séjour après lequel elle soupirait depuis si longtemps. Au jour pris et à l’heure dite, sir Pitt et sa femme, dans leur grande voiture d’apparat tout fraîchement remise à neuf pour l’installation du baronnet comme grand shérif de son comté, s’arrêtèrent devant la petite maison de Curzon-Street. Raggles observait tout de sa boutique avec un sentiment de satisfaction, depuis les magnifiques plumes dont il apercevait les ondulations à travers les vitres de la voiture, jusqu’aux énormes bouquets qui s’épanouissaient sur la poitrine des laquais en livrée neuve.

Sir Pitt, en brillant uniforme et une épée au côté qui lui battait dans les jambes, descendit en personne de voiture. Le petit Rawdon, la figure collée à la fenêtre, souriait et faisait des signes d’intelligence à sa tante, qui attendait dans le carrosse. Pitt ressortit bientôt de la maison, conduisant par la main une dame empanachée, à demi voilée dans une écharpe blanche, et relevant d’une manière pleine de grâce une robe de brocart à queue traînante ; elle monta dans la voiture avec une aisance toute princière et comme une personne qui avait l’habitude d’aller à la cour. Elle jeta un sourire sur celui qui tenait la portière, puis sir Pitt monta aussitôt après elle.

Rawdon enfin ne tarda pas à paraître. Il avait endossé son ancien uniforme, qui n’avait que trop souffert des injures du temps et pouvait à peine renfermer l’excédant de son embonpoint. Un moment Rawdon faillit être obligé de se rendre en voiture de place au palais de son souverain ; mais, grâce à l’insistance de son excellente belle-sœur, on finit par l’admettre dans la voiture. Les banquettes étaient très-larges ; les dames n’avaient pas besoin d’une bien grande place, elles en seraient quittes pour serrer un peu leurs robes sur leurs genoux. Ils partirent donc très-fraternellement tous quatre ensemble et bientôt rejoignirent la file des voitures qui se pressaient dans la direction du vieux palais de briques où la fidèle noblesse du royaume de la Grande-Bretagne allait déposer ses hommages au pied du trône sur lequel brillait l’astre bienfaisant que nous avait donné les Brunswick.

Pour un peu Becky, s’adressant à ce peuple qui formait la haie des deux côtés des voitures, lui aurait envoyé ses bénédictions par la portière, tant son esprit s’exaltait à la pensée de la haute position qu’elle venait de conquérir dans le monde. Becky avait aussi ses faiblesses, comme on le voit ; Becky était de la nature de ces êtres qui tiennent plus aux qualités qu’on est en droit de leur contester qu’à celles qu’ils possèdent en réalité. Becky tenait surtout à passer pour une femme honorable et à être honorée, et voilà le but qu’elle poursuivait avec une persévérance qui allait jusqu’à l’obstination et qui, comme nous venons de le voir, était enfin couronnée par le succès.

Il y avait des moments où, dominée par cette pensée, et prenant au sérieux son rôle de grande dame, elle oubliait que ses tiroirs étaient vides, que les créanciers assiégeaient sa porte, que les fournisseurs se mettaient du concert, et qu’il n’y avait pas un endroit où elle pût reposer sa tête à l’abri de toute réclamation. Plus la voiture approchait du palais, plus Becky prenait des airs majestueux, imposants, résolus ; ce fut au point que lady Jane ne put s’empêcher d’en sourire. Sa démarche d’impératrice nous donnerait tout lieu de croire que si le hasard lui eût placé un diadème sur la tête, notre petite aventurière aurait joué son rôle tout comme une autre.

Le costume de cour que portait mistress Rawdon le jour de sa réception à Saint-James pourrait fournir matière à la plus délicieuse et à la plus élégante description. Tandis que c’est chose commune de voir, parmi la population féminine qui se presse dans les salons de Saint-James aux jours de réception, de vénérables matrones qui ont besoin des brouillards de novembre et des clartés vacillantes du lustre pour produire leurs charmes douteux et leurs appas fardés, la beauté de Rebecca n’avait nul besoin de ces lumières discrètement ménagées ; la fraîcheur de son teint ne redoutait point l’éclat du soleil ; sa toilette, que maintenant on trouverait peut-être ridicule et surannée, faisait, il y a une trentaine d’années, l’admiration de la foule, et lui valut un triomphe complet le jour de sa présentation. La bonne petite lady Jane elle-même avait été forcée de reconnaître ce succès et d’avouer avec le plus vif chagrin, en regardant sa parente, qu’elle n’avait point autant de goût que mistress Becky.

Elle ne se doutait guère, cette simple et naïve femme, de l’étude, de la méditation, nous dirons même du génie que mistress Rawdon avait apportés dans la confection de cette toilette. Rebecca pouvait rivaliser pour le goût avec la première modiste de l’Europe ; elle avait autant d’adresse à son service qu’il en manquait à lady Jane.

Tandis que cette dernière ouvrait des yeux tout grands pour mieux voir la magnifique robe de brocart et les merveilleuses dentelles qui lui servaient de garniture, Becky disait d’une voix négligente que ce brocart était un vieux reste, que cette dentelle provenait d’une occasion, et qu’elle avait tout cela depuis un siècle.

« Mais, ma chère mistress Crawley, c’est toute une fortune que vous avez là sur vous, » répondit lady Jane en portant les yeux sur sa dentelle, qui n’était pas, à beaucoup près, aussi belle que celle de Rebecca.

Elle fut un moment tentée de lui dire qu’elle ne comprenait pas comment elle trouvait le moyen d’avoir de si belles toilettes ; mais elle arrêta tout court cette pensée sur ses lèvres, parce qu’elle la trouva désobligeante.

Il est fort probable, cependant, que lady Jane aurait dérogé, en cette circonstance, à la douceur ordinaire de son caractère si elle avait su l’histoire mystérieuse de la robe, que voici dans toute sa réalité : Alors que mistress Rawdon avait plein pouvoir de sir Pitt pour tout ranger dans la maison, elle avait, en examinant différents tiroirs, découvert de la dentelle et des robes de brocart provenant des châtelaines défuntes ; les trouvant à sa convenance, elle les avait emportées chez elle et fait mettre à la taille de sa petite personne. Briggs avait bien vu tout cela, mais elle s’était gardée de lui adresser aucune question et ne l’avait point trahie par d’indiscrets rapports. Il y a même lieu de croire qu’elle approuvait sa conduite, comme aurait fait à sa place toute fille dévouée.

« Où donc vous êtes-vous procuré ces diamants, Becky ? » lui demanda son mari en admirant les pierreries qui étincelaient avec profusion à son cou, et qu’il voyait pour la première fois.

Becky rougit un peu et prit un air maussade ; Pitt Crawley rougit aussi de son côté et regarda par la portière. C’était de lui, en effet, qu’elle tenait une partie de ces brillants ; le baronnet avait du reste complétement oublié d’en donner avis à sa femme.

Becky regarda son mari, puis ensuite sir Pitt, d’un air insolent et triomphateur qui semblait dire : Voyez, si je voulais vous trahir, il ne tiendrait pourtant qu’à moi.

« Je vous le donne à deviner, se décida-t-elle enfin à dire à son mari. Dites un peu, où pensez-vous que je me les sois procurés ? À l’exception toutefois de l’épingle que m’a donnée depuis longtemps déjà une personne qui m’est bien chère, puisque vous voulez le savoir, je les ai loués à M. Polonius. Vous ne vous imaginez pas, je pense, que tous ces diamants qu’on voit à la cour appartiennent à ceux qui les portent, comme il en est pour ces magnifiques pierreries que lady Jane a sur elle, et qui, j’en suis sûre, ont infiniment plus de prix que celles que vous voyez à mon cou.

— Ce sont des bijoux de famille, » dit sir Pitt toujours fort mal à l’aise.

Cette conversation continua sur le même ton jusqu’au moment où la voiture s’arrêta enfin à la porte du palais, où le souverain recevait ses sujets en grand cérémonial.

Les diamants qui avaient excité l’admiration de Rawdon ne retournèrent jamais chez M. Polonius ; jamais on n’alla les rendre à l’honnête marchand ; ils furent enfouis dans une petite cachette dont Becky seule avait le secret, dans un vieux pupitre que lui avait donné Amélia, et où elle tenait en réserve une foule de petits objets soit utiles, soit précieux, et dont son mari ignorait entièrement l’existence. Ne rien savoir ou au plus ne savoir qu’à demi, tel est le rôle de presque tous les maris, tandis que celui des femmes est de leur cacher le plus qu’elles peuvent. Ah ! mesdames, mesdames, combien n’avez-vous pas de comptes secrets chez les modistes, de robes et de bracelets que vous ne mettez qu’en tremblant ! Et pour que vos maris n’y voient que du feu, vous les étourdissez de vos caresses, vous les endormez par vos sourires, si bien qu’ils ne reconnaissent plus la robe neuve de la veille, et qu’ils sont loin de se douter que cette écharpe jaune que vous prétendez être reteinte leur coûte plus de cinquante guinées.

Rawdon ignorait donc l’histoire des pendants d’oreille de sa femme aussi bien que de la magnifique rivière qui scintillait sur ses épaules ; mais lord Steyne, l’un des grands dignitaires de la couronne, l’un des illustres défenseurs du trône d’Angleterre, que l’on voyait dans la royale demeure avec son ordre de la Jarretière, ses plaques, ses colliers et ses cordons, qui entourait cette petite femme de prévenances toutes particulières, savait très-bien l’origine de ces diamants et aurait pu indiquer d’une manière précise celui qui les avait payés.

En s’approchant d’elle pour la saluer, il se mit à sourire et lui cita un vers de la boucle de cheveux sur les diamants de Belinde :

Que le juif convoite et l’infidèle adore !

« Mais j’espère que Sa Seigneurie ne se compte pas parmi les infidèles ? » fit la petite dame avec un hochement de tête significatif.

Les dames qui se trouvaient dans le voisinage se mirent à chuchoter tout bas ; plusieurs messieurs s’en mêlèrent aussi en voyant l’attention particulière que le noble lord accordait à la petite aventurière.

Ce n’est point à une plume aussi débile et aussi novice que la nôtre qu’il appartient de retracer les merveilles de l’entrevue de Rebecca Crawley, née Sharp, avec son gracieux et puissant souverain. Un sentiment de respect et de convenance nous défend de porter des regards scrutateurs et indiscrets dans cette pièce honorée par la présence du monarque. Passons, passons rapidement et en silence, après nous être inclinés comme nous devons le faire, devant ce maître auguste et respecté.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après cette entrevue, il ne se trouvait pas à Londres de cœur plus dévoué à la personne du roi que celui de Becky. Elle avait sans cesse le nom du roi à la bouche ; sans cesse elle parlait de son extérieur gracieux et bienveillant. Elle se rendit chez Colnaghi et lui demanda à voir ce qu’il avait de plus beau, quelque chef-d’œuvre de l’art, peu lui importait le prix. Elle s’arrêta enfin à un portrait où notre gracieux monarque est représenté avec un manteau garni de fourrures, une culotte et des bas de soie. Elle avait aussi un autre portrait peint sur une broche ; ses amis étaient étourdis de ses éloges perpétuels sur l’urbanité et la beauté du monarque. Qui sait ? Peut-être apercevait-elle le rôle d’une Maintenon ou d’une Pompadour !

Après sa présentation, ce fut surtout chose divertissante que de voir ses airs prudes et d’entendre le langage précieux qu’elle affectait. Elle avait été jusqu’alors en rapport avec plusieurs personnes d’une réputation équivoque ; mais une fois rangée au nombre des femmes honnêtes, elle rompit toute relation avec ces vertus suspectes ; elle n’eut plus l’air de reconnaître lady Crackenbury lorsque celle-ci la saluait de sa loge, et elle détournait la tête en apercevant à la promenade mistress Washington-White.

« C’est à chacun de savoir tenir son rang dans le monde, disait-elle souvent ; c’est un grand tort que de fréquenter des personnes dont la réputation n’est pas parfaitement intacte. Mon Dieu ! je plains de tout mon cœur cette pauvre lady Crackenbury ; mistress Washington-White est une excellente personne et si vous aimez à faire votre whist, allez dîner chez elle ; mais pour moi, je ne le puis… il y a des convenances. Smith répondra que je suis sortie, si ces dames viennent à se présenter. »

Tous les journaux rendirent compte de la toilette de Becky ; ce n’était que plumes, dentelles et diamants. Mistress Crackenbury se mordit les lèvres en lisant cet article, et au milieu de son petit cercle adulateur se répandit en sarcasmes contre les grands airs de sa rivale. Mistress Bute Crawley fit venir de la ville un numéro du Morning-Post et donna avec ses filles un libre cours aux généreux transports de son indignation.

« Il ne vous manque que des cheveux rougeâtres, des yeux verts et une danseuse de corde pour mère, disait mistress Bute à l’aînée de ses demoiselles qui avait une chevelure couleur de suie, une toute petite taille et un long nez, pour avoir de magnifiques diamants et pour être présentée à la cour par votre cousine lady Jane. C’est un malheur pour vous d’appartenir à une honnête famille, ma chère enfant. Tâchez de vous en consoler en pensant au noble sang qui coule dans vos veines et aux principes de vertu et de probité qu’on a pris soin de vous inculquer. Moi, la femme du frère cadet d’un baronnet, je n’ai jamais élevé mes prétentions jusqu’à me faire présenter à la cour… Il y en a bien d’autres qui n’y auraient jamais été si cette bonne reine Charlotte n’était pas morte ! »

C’est ainsi que ladite femme du recteur s’efforçait de donner le change à son chagrin. Quant à ses filles, de gros soupirs s’échappaient de leur poitrine, et elles révèrent toute la nuit présentation et pairie.

Peu de jours après ce grand événement, un nouvel hommage non moins flatteur fut rendu à la vertu de Rebecca. La voiture de lady Steyne s’arrêta devant la porte de M. Rawdon Crawley, et le laquais, après avoir fait retentir la porte sous un redoutable coup de marteau, remit deux cartes sur lesquelles on lisait les noms de la marquise de Steyne et de la comtesse de Gaunt. Ces deux petits morceaux de carton auraient été couverts des dessins des plus grands maîtres ou enroulés chacun de cent mètres de malines, que Becky ne les eut pas contemplés avec une plus vive satisfaction.

Les cartes de lady Steyne et de lady Bareacres ! Rebecca marchait dès lors de pair avec toutes les ladies du royaume !

Deux heures après environ, milord Steyne était chez Rebecca. Il se mit à tout inspecter, suivant son habitude, et il trouva les cartes de sa femme s’étalant avec orgueil dans la coupe du salon. On aurait pu alors remarquer sur sa figure cette grimace dédaigneuse qui lui était familière toutes les fois qu’il découvrait quelques nouvelles petitesses de l’humaine nature. Becky ne tarda pas à le rejoindre. Pour recevoir les visites de sa seigneurie, sa toilette était toujours irréprochable, ses cheveux étaient parfaitement lisses ; elle ne négligeait aucune des ressources de la coquetterie féminine, mouchoirs, tabliers, écharpes et pantoufles de maroquin, tout était mis en œuvre et elle savait avec un art étudié prendre les airs les plus enivrants, les poses les plus voluptueuses. Quand par hasard elle était surprise, elle s’enfuyait dans sa chambre à coucher, jetait un coup d’œil à son miroir et ne tardait pas à reparaître au salon.

En voyant milord Steyne examiner d’un air sardonique le contenu du vase de Chine, elle ne put s’empêcher de rougir.

« Ah ! bonjour, monseigneur, lui dit-elle ; vous le voyez, ces dames ont passé par ici. Vous êtes bien aimable d’être venu ; je vous demande pardon de vous avoir fait attendre… J’étais occupée dans la cuisine à confectionner un pudding.

— Je le savais déjà, lui répliqua son noble visiteur ; je vous avais aperçue à travers les barreaux de la fenêtre, quand la voiture s’est arrêtée à la porte.

— On ne peut rien vous cacher, monseigneur, lui dit-elle.

— Allons donc ! reprit son interlocuteur en souriant ; mais cette fois-ci, du moins, j’ai eu bonne vue, petite hypocrite que vous êtes ! Croyez-vous donc que je ne vous ai pas entendu descendre de là-haut où, j’en suis sûr, vous étiez à vous mettre du rouge sur les joues ; c’est une recette que vous ferez bien de donner à milady Gaunt, qui a toujours le teint si pâle. Vous avez beau mentir, je vous ai entendu ouvrir la porte de votre chambre à coucher, et aussitôt vous êtes descendue.

— Me ferez-vous donc un crime de ne vouloir paraître à vos feux qu’avec tous mes avantages ? » répondit mistress Rawdon d’une voix dolente.

En même temps elle passait son mouchoir sur ses joues pour montrer que, si elles étaient rouges, c’était des couleurs de la pudeur et de l’innocence. Toutefois il ne faudrait pas en jurer, car il existe de certains vermillons qui ne disparaissent point sous le frottement du mouchoir et résistent aux larmes elles-mêmes.

« Eh bien ! lui dit alors le vieux gentilhomme, vous tenez absolument à devenir une dame de grand ton. Vous ne me laisserez ni paix ni cesse que je ne vous aie poussée dans le monde. Mais, insensée que vous êtes, quel rang y pouvez-vous tenir ? ous n’avez pas un sou vaillant !

— Vous nous ferez avoir une place, repartit Becky avec la promptitude de l’à-propos.

— Vous n’avez pas d’argent, et vous voulez lutter contre ceux qui en regorgent. Pauvre pot de terre, prenez garde au courant où vous pourriez trouver des pots de fer pour vous heurter et vous briser. Mais les femmes sont toutes de même, ou plutôt chacune soupire et se tourmente pour des choses qui sont loin d’en valoir la peine. Ainsi donc, c’est bien décidé, vous tenez à avoir vos entrées à Gaunt-House, et vous serez toujours après moi tant que je ne vous en aurai pas ouvert la porte. N’allez pas croire toutefois qu’on s’y amuse autant qu’ici ; à peine y aurez-vous mis le pied que vous y bâillerez déjà, j’en suis sûr. Ma femme est aussi gaie qu’une lady Macbeth et mes filles que des statues sépulcrales. J’ai peur tous les soirs en m’endormant dans ce qu’ils appellent ma chambre à coucher : on dirait un grand catafalque avec de grandes peintures faites pour épouvanter les gens. Je couche dans un petit lit de fer avec un matelas de crin comme un véritable anachorète. Ne me trouvez-vous pas la tournure d’un anachorète ? Allons, voyons, on vous invitera la semaine prochaine. Mais gare aux femmes et tenez-vous bien ; autrement vous serez forcé d’en essuyer de dures. »

C’était là un discours de bien longue haleine pour un homme de la trempe de lord Steyne ; et cependant il en avait déjà débité bien d’autres ce jour-là même, et toujours au profit de mistress Rawdon.

Briggs, assise à une table à ouvrage, levait de temps à autre les yeux au ciel, et poussait de profonds soupirs en entendant traiter son sexe avec tant de légèreté.

« Si vous ne me débarrassez pas de cet odieux cerbère, murmurait à demi-voix lord Steyne en lançant par-dessus son épaule un regard farouche du côté de la demoiselle de compagnie, eh bien ! je me charge de l’empoisonner.

— Mon chien mange toujours dans la même assiette que moi, dit Rebecca avec un sourire malicieux et s’amusant beaucoup des airs furibonds de milord et de sa colère contre la pauvre Briggs, qui le gênait dans son tête-à-tête avec la jolie femme du colonel. Enfin mistress Rawdon eut pitié de son adorateur, et, s’adressant à Briggs, l’engagea à profiter du beau temps pour mener promener le petit George.

— Il m’est impossible de la congédier, » dit alors Becky à lord Steyne après un moment de silence et d’une voix pleine de tristesse.

Ses yeux, en même temps, se remplirent de larmes, et elle détourna la tête.

« Je vois ce que c’est, dit le noble milord ; vous lui devez des gages ?

— Si ce n’était que cela, dit Becky en baissant les yeux ; mais je l’ai ruinée.

— Ruinée ? eh bien ! reprit alors son interlocuteur, elle n’est plus bonne qu’à mettre à la porte.

— Voilà ce que vous feriez, vous autres hommes, dit Becky d’une voix lamentable ; mais les femmes n’ont pas des cœurs de roc comme les vôtres. L’an dernier, lorsqu’il n’y avait plus qu’une guinée dans la maison, elle nous a donné toutes ses économies. Elle ne sortira d’ici que lorsque notre ruine complète, ce qui ne sera plus bien long, nous aura mis dans l’impossibilité de la nourrir, ou bien lorsque nous lui aurons rendu tout ce que nous avons reçu d’elle.

— Et cela monte à combien ? » dit le noble lord avec un épouvantable blasphème.

Becky, réfléchissant à l’opulence et à la générosité de son interlocuteur, lui indiqua le double en sus de la somme qu’elle avait empruntée à Briggs.

À cette déclaration, la colère de lord Steyne se traduisit en une nouvelle expression non moins énergique, sur quoi Rebecca pencha un peu plus sa tête de côté et redoubla de sanglots.

— Il n’y avait plus rien à faire ; il a bien fallu s’y résigner. Je n’ai point osé le dire à mon mari. Il m’en coûterait la vie s’il l’apprenait. Ce secret que vous venez de m’arracher, je l’avais jusqu’ici caché à tout le monde. Que devenir maintenant ? Ah ! milord ! je suis bien malheureuse ! »

Lord Steyne, pour toute réponse, se contenta de battre sur les vitres et de se ronger les ongles ; enfin, il enfonça son chapeau sur sa tête et sortit brusquement de la chambre. Rebecca ne quitta son attitude de femme malheureuse et désolée que lorsque la porte se fut refermée et qu’elle eut entendu s’éloigner la voiture de lord Steyne. Alors elle se redressa avec une joie triomphante, et une expression malicieuse brillait dans ses petits yeux verts. Elle fut prise d’un grand accès de rire qu’elle eut toutes les peines du monde à calmer, et enfin elle s’assit à son piano, sur lequel elle fit courir ses doigts avec une si merveilleuse agilité que les passants s’arrêtèrent sous ses fenêtres pour écouter cette ravissante harmonie.

Le soir même on apporta à Becky deux billets de Gaunt-House. L’un contenait une invitation à dîner faite au nom de lord et de lady Steyne, pour le vendredi suivant, tandis que dans l’autre se trouvait un petit carré de papier gris avec la signature de lord Steyne, et à l’adresse de MM. Jones Brown et Robinson, banquiers.

À diverses reprises, pendant la nuit Becky eut des mouvements d’hilarité qu’elle expliqua à Rawdon par le plaisir d’avoir enfin ses entrées dans Gaunt-House, et de se trouver face à face avec les maîtresses de l’endroit. Mais en vérité, c’était bien autre chose qui fermentait dans cette petite tête. Devait-elle se libérer envers Briggs et lui donner son congé ? Devait-elle, au grand étonnement de Raggles, aller lui payer sa note ? La tête reposée sur l’oreiller, elle agita successivement toutes ces graves questions, et le jour suivant, tandis que Rawdon allait faire sa visite matinale à son club, mistress Rawdon, avec un voile et une robe des plus simples, se rendit en fiacre à la Cité et se présenta à la caisse de MM. Jones et Robinson. Elle fit passer par le guichet le billet dont nous avons parlé, et on lui demanda alors comment elle voulait en toucher la valeur.

Elle répondit de sa plus douce voix qu’elle désirait avoir cent cinquante livres sterling en plusieurs billets, et le reste en un seul. En passant à son retour près de l’église Saint-Paul, elle s’arrêta pour acheter une magnifique robe de soie noire pour Briggs, cadeau qu’elle accompagna d’un baiser et d’aimables paroles.

De là elle se rendit chez M. Raggles, s’informa de ses enfants avec un intérêt tout particulier, et enfin lui donna cinquante livres à compte. Puis elle alla trouver le carrossier chez lequel elle louait ses voitures, et en lui remettant une somme semblable :

« J’espère, lui dit-elle, que vous profiterez de la leçon, et qu’au prochain jour de réception vous ne nous mettrez pas dans la fâcheuse nécessité de nous entasser quatre dans la voiture de mon beau-frère pour nous rendre à la cour, parce qu’il vous aura plu de ne pas m’envoyer ma voiture. »

Il y avait eu, à ce qu’il paraît malentendu pour la dernière réception, ce qui avait failli réduire le colonel à l’affront de se présenter en cabriolet bourgeois au palais de son souverain.

Une fois ces affaires terminées, Becky rentra dans sa chambre et fit visite au certain pupitre qu’Amélia lui avait donné autrefois, et qui renfermait toutes sortes d’objets utiles ou précieux. Ce fut dans cette petite réserve qu’elle plaça l’autre billet qu’elle venait de toucher chez MM. Jones et Robinson.



CHAPITRE XVII.

Grand dîner à trois services.


Dans la même matinée où nous venons de voir Rebecca vaquer si discrètement à ses affaires, lord Steyne, qui d’ordinaire ne voyait les dames de la maison qu’aux jours de réception ou lorsqu’il les rencontrait par hasard dans la cour, lord Steyne, disons-nous, se présenta chez elles, comme elles prenaient leur thé avec les enfants, et combattit vaillamment pour la cause de Rebecca.

« Milady Steyne, dit-il, montrez-moi votre liste d’invitations à dîner pour vendredi. C’est fort bien ; vous allez maintenant, s’il vous plaît, m’écrire un billet pour le colonel et mistress Crawley.

— Blanche, écrivez, dit lady Steyne toute suffoquée ; lady Gaunt, écrivez…

— Non, jamais je n’écrirai à cette femme, » dit lady Gaunt, grande et orgueilleuse personne qui, après avoir levé les yeux au ciel, les rabaissa ensuite vers le parquet.

Il était, en effet, difficile de soutenir le regard de lord Steyne lorsqu’il lui arrivait de rencontrer de la résistance quelque part.

« Qu’on emmène les enfants, » dit-il en tirant le cordon de la sonnette.

Les pauvres enfants avaient une telle peur de lui qu’ils s’empressèrent d’obtempérer à cet ordre. Leur mère aussi se disposait à les suivre.

« Vous pouvez rester, lui dit alors l’inexorable despote. Milady Steyne, continua-t-il, voulez-vous avoir l’obligeance d’aller vous mettre à votre bureau et d’écrire cette lettre d’invitation pour vendredi.

— Pour moi, je n’assisterai point à ce dîner, dit lady Gaunt ; je retournerai chez mes parents.

— Je ne demande pas mieux, pourvu que vous n’en reveniez plus. Vous trouverez, du reste, à Bareacres, une société fort aimable dans celle des huissiers et des recors, et de la sorte, je me verrai débarrassé d’un seul coup et des aumônes que je suis obligé de faire à vos parents et de vos grands airs tragiques. C’est bien à vous, en vérité, à prendre ici le ton du commandement ; à vous, aussi pauvre d’esprit que vous l’êtes d’argent. On vous a pris pour faire des enfants, et vous n’êtes pas même bonne à cela. Gaunt a de vous par-dessus la tête ; et il n’est personne ici, excepté vous, qui ne désire vous voir dans l’autre monde. Si vous veniez à trépasser, Gaunt ne serait pas long avant d’en prendre une autre.

— Plût au ciel que j’eusse cessé de vivre ! répondit milady, les yeux troublés à la fois par les larmes et la colère.

— J’admire, en vérité, ces scrupules de vertu et de pudeur, alors que ma femme, dont tout le monde connaît l’existence immaculée, n’élève aucune objection contre la présentation de ma jeune protégée mistress Crawley. Milady Steyne peut vous le dire ; la plus honnête femme a souvent les apparences contre elle, et la calomnie se charge du reste ; c’est toujours à l’innocence qu’elle s’attaque. Du reste, si vous le désirez, madame, je pourrais retrouver quelques petites anecdotes sur milady Bareacres qui vous prouveraient que vous auriez mauvaise grâce à y regarder de trop près.

— Frappez-moi plutôt, si tel est votre bon plaisir, monsieur ; les coups me seront moins sensibles que de telles injures, » reprit lady Gaunt.

Milord Steyne trouvait une satisfaction sans égale toutes les fois qu’il pouvait trouver l’occasion de torturer ainsi sa femme et sa fille.

« Ma toute belle, reprit-il, je suis gentilhomme, et, à ce titre, je ne porterai jamais la main sur une femme, si ce n’est toutefois pour la caresser. Je voulais seulement redresser certains petits travers de votre nature. Mesdames, vous êtes trop orgueilleuses et péchez singulièrement contre l’humilité chrétienne. Qu’est-ce que signifient tous ces grands airs ? de la douceur, de la modestie, s’il vous plaît, mes chères brebis. Demandez à lady Steyne, elle peut vous le dire, cette aimable mistress Crawley, si calomniée de toutes parts, est une femme parfaitement innocente, un modèle de vertu, entendez-vous ? Son mari n’a peut-être pas une fort bonne réputation ; mais, après tout, celle des Bareacres vaut-elle donc mieux ? Que direz-vous d’un homme qui ne paye jamais quand il perd, qui vous a dépouillée de l’héritage que vous deviez avoir, et qui vous a laissée sans le sou et à ma charge ? La naissance de mistress Crawley n’est pas brillante, mais il ne faudrait peut-être pas remonter bien loin pour trouver la nuit des temps dans laquelle se perdent les ancêtres de certaines personnes.

— Mais, milord, s’écria lady George, la fortune que j’ai apportée dans votre famille…

— Eh bien ! reprit le marquis avec un regard hautain et dur, c’est le prix auquel vous avez acheté une succession éventuelle : que Gaunt vienne à mourir et votre mari héritera de tous ses droits, vos enfants après lui, et qui sait où cela peut s’arrêter ? Ainsi donc, mesdames, ayez pour votre usage de la vertu, de la fierté tant qu’il vous plaira, mais, je vous prie, faites-moi grâce de ces airs-là. Quant à la réputation de mistress Crawley, je ne veux pas me faire, à moi, à cette irréprochable personne, l’injure de laisser supposer qu’il y a lieu de la défendre, vous aurez donc l’obligeance de lui faire l’accueil le plus cordial, ainsi qu’à toutes les personnes que je trouve à propos d’amener dans l’hôtel. Et qu’est-ce donc que cet hôtel ? fit-il avec un rire satanique accompagné d’un blasphème, quel en est le maître ? et qu’y trouve-t-on donc ? Ce temple de la pudeur n’est-il pas à moi ? et s’il me prenait fantaisie d’y amener toute la population de Newgate ou de Bedlam, je vous jure, entendez-vous, qu’il faudrait vous résigner à lui faire bon accueil. »

Après cette rigoureuse semonce, comme lord Steyne était dans l’habitude d’en faire pour remettre son harem au pas, suivant son expression, lorsqu’il manifestait quelques velléités d’insubordination, les pauvres femmes, obligées de courber la tête, n’eurent plus qu’à se ranger au parti de l’obéissance. Lady Gaunt écrivit l’invitation qu’exigeait d’elle le noble lord ; puis, avec sa belle-mère, et sous le poids de la plus profonde humiliation, elles allèrent déposer leurs cartes chez mistress Rawdon, ce qui causa un vif plaisir à l’innocente créature.

Nous pourrions citer des familles de Londres qui auraient sacrifié une année de leurs revenus pour jouir d’une si haute faveur. Mistress Frédérick Bullock, par exemple, se serait bien traînée sur les genoux, de Mayfair à Lombard-Street, si elle eût été sûre d’entendre sortir de la bouche de lady Gaunt et de lady Steyne ces magiques paroles : « Nous vous invitons pour vendredi prochain. » En effet, ce n’était point une de ces cohues, de ces grands bals de Gaunt-House où la foule se mêle et se confond ; mais c’était une petite réunion bien intime, bien mystérieuse, où les privilégiés ont l’honneur d’être admis, honneur dont ils doivent se féliciter tout le reste de leur vie.

Lady Gaunt avait droit, par sa beauté, ses dédains, sa chasteté, à une place élevée parmi les plus vains de ce monde. L’exquise courtoisie avec laquelle lord Steyne la traitait en public charmait tous ceux qui en étaient témoins, et les plus difficiles étaient obligés de reconnaître que l’illustre lord était un gentilhomme accompli et avait le cœur bien placé.

Les dames de Gaunt-House demandèrent du renfort à lady Bareacres contre l’ennemi commun. Lady Gaunt envoya chercher sa mère par une de ses voitures, car tous les équipages de la noble comtesse avaient été saisis par les baillis. Ses bijoux, sa garde-robe étaient devenus la proie des impitoyables enfants d’Israël. Le château de Bareacres était en leur pouvoir avec ses peintures de prix, son splendide ameublement et tous les magnifiques chefs-d’œuvre de Van Dyck, de Reynold, de Lawrence ; la nymphe dansante de Canova, faite à la ressemblance de lady Bareacres, mais de lady Bareacres dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, tandis que maintenant il ne restait plus d’elle qu’une pauvre vieille édentée et chauve : la robe fanée après les jours de fête. Son seigneur et maître, peint jadis par Lawrence, vers la même époque, en uniforme des hussards de Thistlewood, avec un grand sabre dans les jambes et le château de Bareacres dans le lointain, n’était plus maintenant qu’un pauvre diable râpé sur toutes les coutures et cachant sous une perruque presque aussi dépouillée que sa tête les flétrissures des années. Le matin il se faufilait dans quelque mauvaise taverne, et le soir il allait tout seul prendre son dîner au club. Il n’était plus très-empressé de dîner chez lord Steyne. Autrefois rival heureux de ce dernier dans la carrière du plaisir, il voyait désormais les rôles intervertis. Le petit lord Gaunt de 1785 était maintenant un gros personnage, tandis que Bareacres n’offrait plus que le triste spectacle de sa ruine et de sa décrépitude. Il devait trop d’argent à lord Steyne pour oser se présenter devant son vieux camarade, et lorsque celui-ci se sentait en verve de belle humeur, il ne manquait jamais de demander malicieusement à lady Gaunt pourquoi son père ne venait plus la voir.

« Voici quatre mois qu’il n’a mis les pieds ici, lui disait lord Steyne. Je puis compter par mon livre de dépense chacune des visites de Bareacres. Il s’est bien chargé de faire sortir tout l’argent que l’autre beau-père a apporté dans la maison. »

Le narrateur du présent récit n’en a pas bien long à dire sur les illustres personnages que Becky eut l’honneur de rencontrer à son entrée dans la haute société. Nous citerons cependant le prince de Peterwaradin et sa femme. Son Excellence a la taille prise dans une ceinture étroitement serrée. Sur sa poitrine, bien dessinée par l’uniforme militaire, étincelle une plaque chargée de pierreries. Le boyard porte autour du cou le collier rouge de la Toison d’or, et possède d’innombrables troupeaux.

« Regardez-le bien, dit Rebecca à l’oreille de lord Steyne ; le chef de sa race devait être un mouton. »

En effet, son air solennel, sa démarche mesurée, sa figure blafarde et son collier, donnaient à Son Excellence tout l’air d’un vénérable mouton à clochettes.

Nous citerons encore M. John Paul Jefferson Jones, attaché à l’ambassade américaine et correspondant du Démagogue de New-York. Espérant se faire bien venir des maîtres de la maison, il profita d’un moment de silence pendant le dîner pour demander si son cher ami George Gaunt se plaisait toujours beaucoup au Brésil.

Toutes les fois que le colonel se trouvait, comme en cette circonstance, au milieu d’une société délicate et choisie, il se mettait à rougir ni plus ni moins qu’un garçon de seize ans au milieu des compagnes de sa sœur. L’honnête Rawdon manquait complétement de cette habitude du monde que l’on n’acquiert que dans la société des femmes. Au club, à la caserne il n’avait pas besoin de se gêner. Là il entrait, sortait, fumait et jouait au billard tout à son aise. Ce n’est pas que dans son temps aussi il ne se soit trouvé en rapport avec le beau sexe, mais il y avait déjà longtemps de cela, et les habitudes que l’on peut contracter dans les boudoirs en question ne préparent nullement à celles qu’il faut avoir pour faire bonne contenance dans un salon. Le colonel était alors dans ses quarante-cinq ans. En cherchant bien, sa mémoire pouvait lui fournir le souvenir d’une demi-douzaine de femmes qu’il avait connues avant l’incomparable créature à laquelle il s’était uni par les liens de l’hyménée. Mais, à l’exception de cette dernière et de son excellente belle-sœur lady Jane, dont l’aimable caractère l’avait séduit et entraîné, le colonel était au supplice auprès de toutes les autres femmes. À Gaunt-House, il ne desserra les dents de tout le dîner que pour faire remarquer que le temps était à l’orage. Becky avait bien songé à le laisser à la maison ; mais les convenances exigeaient qu’à son entrée dans le grand monde son mari fût à ses côtés, comme le bouclier et le rempart de sa vertu et de son innocence.

Au moment où l’on annonçait mistress Crawley et son mari, lord Steyne était allé à sa rencontre, lui avait fait un grand salut et l’avait présentée à lady Steyne et à ses belles-filles. Ces dernières lui avaient fait une révérence des plus profondes et des plus cérémonieuses. Quant à la mère, elle avait tendu la main à la nouvelle arrivée ; mais cette main était aussi glaciale que le marbre d’un tombeau.

Becky la prit néanmoins avec un air d’humilité et de reconnaissance, et avec un salut qui aurait pu faire honneur au meilleur des maîtres de danse, elle s’inclina presque jusqu’à terre, puis elle rappela avec une présence d’esprit admirable que milord Steyne avait été autrefois l’ami et le protecteur de son père, et que dès son enfance elle avait été élevée à révérer et à bénir le nom des cette famille. En effet, lord Steyne pouvait bien avoir acheté deux tableaux au malheureux Sharp, et l’orpheline avait l’âme trop sensible à la reconnaissance pour oublier jamais un pareil bienfait.

Il fallut aussi renouveler connaissance avec lady Bareacres. La femme du colonel lui fit une profonde révérence, à laquelle l’orgueilleuse comtesse ne répondit que par une froideur pleine de dédain.

« Il y a bientôt dix ans, lui dit Becky, en femme qui sait ne rien perdre de ses avantages, que j’ai eu l’honneur de faire à Bruxelles la connaissance de Votre Seigneurie ; c’était, je crois, au bal de la duchesse de Richmond, la veille de la bataille. J’ai vu Votre Seigneurie ailleurs encore, c’était avec lady Blanche, sous la porte cochère de l’hôtel où vous vous étiez mises dans votre voiture en attendant des chevaux. J’espère que vous avez sauvé tous vos diamants ? »

Tout le monde se regarda. Ces fameux diamants avaient été saisis par les créanciers, à ce qu’il paraît, et Becky probablement n’en savait rien. Rawdon Crawley se retira dans l’embrasure d’une fenêtre avec lord Southdown, et celui-ci ne tarda pas à pouffer de rire au récit que lui fit Rawdon de lady Bareacres trépignant dans sa voiture et épuisant les promesses et les prières auprès de mistress Crawley pour en obtenir des chevaux.

« Maintenant, pensa Becky, cette femme n’est plus à craindre pour moi. »

Lady Bareacres échangea avec sa fille des regards où se mêlaient la terreur et la colère, et se dirigea vers une table où elle se mit à regarder un album dont elle tourna les feuillets avec la plus grande rapidité.

Lorsque le noble habitant des bords du Danube fut arrivé, on se mit à parler français. Lady Bareacres ainsi que les jeunes dames virent, à leur grande mortification, que mistress Crawley possédait cette langue bien mieux qu’elles, et la parlait avec bien plus de grâce et de facilité. Becky avait connu, en 1816 et 1817, des magnats hongrois qui faisaient partie de l’armée alliée ; elle s’enquit de ses amis d’autrefois avec le plus touchant intérêt. Le noble étranger s’imagina de suite que c’était quelque femme d’une haute distinction. En passant du salon à la salle à manger, le prince et la princesse demandèrent à lord Steyne et à la marquise le nom de cette petite dame qui parlait si bien le français.

Ces quatre personnes conduisant la tête de la colonne, toute la société se rendit dans la salle du banquet. En tête de ce chapitre, nous avons annoncé un dîner à trois services ; dans le désir qu’il soit tout à fait selon le goût du lecteur, nous laisserons à son imagination le soin d’en composer le menu.

Becky avait bien compris que pour elle le moment critique serait celui où les dames se trouveraient seules après dîner, car alors il lui faudrait soutenir tout l’effort du combat. La position de la petite femme, en effet, devenait alors très-difficile, et elle put reconnaître combien lord Steyne avait eu raison en lui disant que la société de ces femmes d’un rang supérieur au sien ne lui offrirait rien de bien agréable. Je ne connais rien de plus impitoyable qu’une femme dans ses haines à l’égard d’une autre personne de son sexe. Becky allait l’éprouver. Lorsque la pauvre petite Becky se trouva toute seule en tête-à-tête avec ces grandes dames, elle voulut s’approcher de la cheminée et rejoindre le reste de la société, mais ces dames battirent aussitôt en retraite et allèrent prendre position autour d’une table couverte de gravures ; Becky ayant dirigé ses pas de ce côté, elles se replièrent vers la cheminée. Elle voulut parler à l’un des enfants et se livrer à un de ces transports de tendresse comme il lui en prenait subitement de temps à autre et seulement en public : la mère rappela au plus vite son enfant. Enfin on traita l’intruse avec tant de dureté que lady Steyne la prit en compassion et alla causer avec la pauvre rebutée.

« Lord Steyne, lui dit-elle, tandis qu’une rougeur passagère colorait la pâleur de ses joues, lord Steyne m’a dit que vous chantez à ravir ; voudriez-vous bien nous faire entendre votre talent ?

— Je ne désirais que l’occasion de pouvoir vous être agréable soit à vous, soit à milord Steyne, » dit Rebecca avec une sincère reconnaissance ; et en même temps elle s’assit au piano et se mit à chanter.

Elle joua les mélodies religieuses de Mozart, que lady Steyne affectionnait particulièrement, et avec une telle douceur et un sentiment si vif de l’harmonie, que cette dame s’approchant du piano vint s’asseoir à côté d’elle et que de grosses larmes lui coulèrent des yeux en l’écoutant. Il est vrai qu’en compensation, à l’autre extrémité de la pièce, on ne se gênait pas pour rire tout haut et causer d’une manière bruyante. Mais lady Steyne n’y prenait pas garde, sa pensée l’emportait ailleurs ; elle la ramenait aux jours de son enfance et la faisait remonter à travers quarante années de douleurs et d’isolement, au temps où elle était encore dans son couvent, quand l’orgue de la chapelle faisait retentir les mêmes notes à son oreille. C’était l’organiste, c’était la sœur de la communauté qu’elle aimait le plus, qui lui avait appris ces airs dans des jours de félicité trop vite écoulés. Pendant une heure elle avait pu se croire au temps de sa jeunesse, pendant une heure elle avait reconquis le bonheur si pur et si doux du premier âge. Elle sortit de ce rêve en sursaut lorsque les deux battants de la porte s’étant ouverts elle entendit les éclats de rire de lord Steyne et la bruyante gaieté des hommes qui revenaient au salon.

D’un regard le maître de la maison devina ce qui s’était passé en son absence, et, pour la première fois de sa vie, éprouva un mouvement de bienveillance pour sa femme. Il alla lui parler et l’appela par son nom de baptême, ce qui fit de nouveau rougir cette pâle et triste figure.

« Ma femme vient de m’apprendre que vous avez chanté comme un ange, » dit milord Steyne à Becky.

Mais il existe deux espèces d’anges, et chacun a, dit-on, sa manière particulière de charmer les cœurs et les esprits. Le reste de la soirée fut un véritable triomphe pour Becky ; elle chanta à ravir, et les hommes firent cercle autour du piano. Ses ennemies furent laissées dans leur coin. M. Paul Jefferson s’approcha seul de lady Gaunt, et pour lui être agréable ne trouva rien de mieux à lui dire, sinon que son amie avait une voix ravissante et qu’elle possédait un talent unique.


CHAPITRE XVIII.

Le cœur d’une mère.


La muse anonyme qui nous dicte ce récit va quitter maintenant les hautes régions dans lesquelles elle vient de s’élever pour pénétrer sous l’humble toit que John Sedley occupe à Brompton, et décrire des événements qui montrent sous un autre jour les misères de la nature humaine. Là aussi se sont glissés les soucis, la défiance, le désespoir. Mistress Clapp, au fond de sa cuisine, boude en cachette son mari qui ne sait pas se faire payer ses loyers et excite ce brave homme à user de toute la rigueur de ses droits contre son ancien ami et patron. Mistress Sedley ne va plus visiter sa propriétaire dans cette retraite ; c’est qu’aussi elle n’est plus en position de patronner mistress Clapp. D’ailleurs comment montrer de la condescendance envers une femme à qui l’on doit environ quarante livres, et qui vous rappelle sans cesse vos dettes ? La servante irlandaise est toujours dans les mêmes dispositions de respect et de prévenance, mais mistress Sedley ne veut plus voir en elle qu’insolence et ingratitude ; et comme le voleur qui croit voir à chaque coin de rue un agent de la force publique, elle s’imagine trouver dans les moindres gestes et les moindres paroles de cette jeune fille des intentions railleuses et satiriques provoquées par sa triste situation de fortune.

Miss Clapp, devenue avec le temps une grande et belle fille, était, au dire de cette vieille femme aigrie par le malheur, une petite effrontée d’une impudence sans bornes. Mistress Sedley ne pouvait comprendre cette tendresse qu’avait pour elle Amélia et les motifs qui l’engageaient à s’enfermer avec elle dans sa chambre et la prendre pour la promenade. Tel était l’effet de la pauvreté sur le caractère de cette femme autrefois si douce et si égale dans son humeur. Elle ne savait aucun gré à Amélia des égards dont sa fille ne cessait de l’entourer, et elle n’y répondait que par des brusqueries et des rebuffades. Le grand reproche qu’elle lui faisait, c’était son amour, son orgueil maternel pour son fils, qui lui faisait négliger les auteurs de ses jours. La maison, du reste, avait un aspect morne et sombre, depuis que Jos n’envoyait plus à ses parents la pension qu’il leur faisait autrefois. Déjà même l’indigence et la faim commençaient à s’y faire sentir.

En présence de cette vie de privations continuelles, Amélia se creuse la cervelle pour découvrir quelque moyen d’adoucir tant de souffrance et de douleur. Donnera-t-elle des leçons ? se mettra-t-elle à faire de l’enluminage ou de la lingerie ? Mais qu’y a-t-il dans le travail d’une femme, c’est tout au plus si au bout du jour elle peut arriver à gagner quatre sous. Enfin, elle se décide. Elle achète deux cartons de Bristol tout encadrés de dorures ; sur l’un, elle dessine un berger en veste rouge à la face rose et souriante, qui se détache sur un paysage à la mine de plomb ; sur l’autre carton elle fait une bergère qui traverse un petit pont ; son chien la suit par derrière. Elle ombre le tout de son mieux ; puis alors elle retourne chez le marchand qui lui a vendu le papier, espérant qu’elle le trouvera plus disposé qu’un autre à lui racheter les peintures qu’elle vient d’y faire. Mais à la vue de ces dessins, le marchand a grand peine à comprimer un sourire dédaigneux qu’attirent sur ses lèvres ces ébauches informes d’une main inexpérimentée. Du coin de l’œil il regarde la pauvre veuve qui attend dans la boutique, puis bientôt remet les cartons dans leur enveloppe de papier gris et les rend à celle qui les lui a apportés, au grand étonnement de miss Clapp qui, de sa vie, n’a jamais vu de pareils chefs-d’œuvre, et qui croyait bien qu’on allait offrir au moins une guinée de chaque dessin. Elles font ainsi toutes les boutiques de Londres, et, à chaque visite, c’est une nouvelle déception, un nouveau serrement de cœur. En général on les éconduit avec politesse ; cependant ; dans quelques maisons, on les repousse avec brutalité. Voilà donc encore une dépense inutile, une dépense dont l’argent est autant de pris sur le nécessaire. Les dessins restent à miss Clapp, qui en orne sa chambre et les tient toujours pour des merveilles.

Après de grands efforts de réflexion, Amélia parvient enfin à tracer de sa plus jolie écriture la réclame suivante :

« Une dame sachant l’anglais, le français, la géographie, l’histoire et la musique, désirerait donner des leçons à de jeunes demoiselles. S’adresser dans la maison de M. Brown. »

Elle remet cette affiche au marchand de couleurs qui lui avait vendu son papier de Bristol et qui consent à la mettre en évidence dans sa boutique. La poussière et les mouches ont bien vite jauni le papier. Amélia, dans l’espoir d’une bonne nouvelle, passe souvent devant la porte, mais le marchand ne lui fait aucun signe d’entrer, et lorsqu’elle va lui faire de petites emplettes, il n’a jamais rien à lui dire. Faible et sensible créature, tu n’es point faite pour le tumulte et les luttes de ce monde de vanités !

Chaque jour Amélia devient plus soucieuse et plus triste ; ses yeux inquiets ne quittent plus son enfant, qui ne sait comment interpréter la singulière expression des regards de sa mère. Elle se lève au milieu de la nuit et se glisse furtivement dans la chambre de Georgy pour voir si on ne le lui a point enlevé. C’est à peine si elle ferme l’œil. Une pensée unique l’obsède et l’épouvante. Les longues nuits se passent pour elle dans les larmes et les prières ; elle s’efforce d’écarter la pensée qui l’accable et la torture, à savoir qu’il lui faut se séparer de son enfant, qu’elle seule fait obstacle à sa fortune et à son bonheur. Mais un pareil sacrifice est au-dessus de ses forces, quant à présent du moins ! elle verra plus tard. Si cette perspective est déjà si pénible, que sera la réalité !

Une pensée assiège bien son esprit, une pensée qui la bouleverse et la fait rougir ; elle pourrait bien abandonner son revenu à ses parents en épousant le ministre qui l’attend toujours, se retirer chez lui avec son fils ; mais son amour et un sentiment de pudeur s’opposent à ce sacrifice ; elle repousse cette idée comme un sacrilège ; cette âme si pure et si candide voit presque un crime dans cette pénible pensée.

Ce combat intérieur que nous venons de décrire en quelques mots, livra pendant plusieurs semaines l’âme d’Amélia aux plus cruels déchirements. Pendant tout ce temps, elle étouffa ses douleurs en elle-même, car à qui aurait-elle pu les confier ? Bien qu’elle se refusât de toutes ses forces à reconnaître la nécessité de céder, cependant cet ennemi contre lequel elle soutenait une lutte désespérée, gagnait chaque jour du terrain et faisait sans cesse de nouveaux progrès. Ces tristes vérités qui pressaient son cœur en silence, finissaient par y jeter de profondes racines. En songeant à la pauvreté et à la misère qui les environnaient déjà de toutes parts, au besoin et à l’humiliation auxquels elle livrait ses parents, elle se convainquait de la faiblesse des arguments par lesquels elle aurait voulu se persuader encore qu’elle pouvait garder auprès d’elle le cher trésor de son amour.

Sous le coup de ces terribles épreuves, de ces cruelles anxiétés, elle avait écrit à son frère pour le conjurer de rendre à ses parents la petite pension qu’il leur avait servie jusque-là ; elle lui peignait avec toute l’éloquence de la vérité le dénûment et l’abandon auxquels ils en étaient réduits. Hélas ! la pauvre femme ignorait tout ce que la réalité avait encore d’amer et de navrant. Jos n’avait pas cessé d’envoyer exactement la même somme à ses parents ; mais elle allait désormais se perdre entre les mains d’un usurier de la Cité. Le vieux Sedley avait vendu ses droits à cette rente pour se procurer un petit capital et se livrer à de nouvelles entreprises chimériques. Emmy calcula avec une poignante douleur le temps qui allait s’écouler avant qu’elle reçût une réponse. Quant au bon major qui se trouvait alors à Madras, elle ne lui faisait point part de ses chagrins et de ses soucis. Elle ne lui avait plus écrit depuis la lettre où elle le félicitait sur son prochain mariage ; mais du moins elle pensait avec un sentiment de désespoir que le seul ami qu’elle avait toujours trouvé fidèle et dévoué se trouvait précisément loin d’elle à l’heure de la détresse.

Un jour enfin, où l’horizon paraissait plus menaçant encore, où les créanciers se montraient plus pressants que jamais, où sa mère se livrait aux boutades de son humeur revêche, où son père paraissait plus triste et plus sombre qu’à l’ordinaire, où chacun des habitants de la maison se fuyait et s’évitait comme pour se soustraire à la triste et douloureuse réalité, le père et la fille se trouvèrent seuls un moment. Amélia espéra ranimer le courage de son père en lui parlant de la lettre qu’elle avait écrite à Jos, de la réponse qu’elle attendait d’ici à trois ou quatre mois. Malgré son insouciance, Jos avait le cœur bon et ne se sentirait pas la force de lui refuser quand il saurait dans quelle déplorable situation se trouvait sa famille.

Alors le malheureux vieillard avoua à sa fille toute la vérité, la rente n’avait pas cessé d’être payée par son fils, mais il avait eu l’imprudence de l’aliéner ; le cœur lui avait manqué pour annoncer plus tôt cette nouvelle à Amélia. En voyant, à cet aveu, la figure consternée de sa fille, le pauvre vieillard pensa qu’il devait y voir un reproche sur sa dissimulation trop prolongée.

« Hélas ! lui dit-il, d’une voix suppliante et les yeux attachés sur le sol, vous n’aimerez plus maintenant votre vieux père.

— Oh ! mon père, s’écria Amélia en lui passant les bras autour du cou et en le couvrant de ses baisers, oh ! mon père, une pareille pensée a-t-elle pu se présenter à votre esprit ! Je ne puis avoir devant les yeux que votre bonté et votre tendresse, et si vous avez agi de la sorte, c’était sans doute pour notre plus grand bien. Ah ! si je vous en parle, ce n’est pas à cause de l’argent, mais c’est… Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi, et donnez-moi la force de supporter cette épreuve ! »

Puis, au milieu de ses sanglots, elle couvrit son père de baisers, et finit par sortir de la pièce. Son père n’entendit rien à ces paroles vagues et incohérentes, à cette explosion de douleur, à cette brusque sortie.

Elle se résignait ; elle acceptait son arrêt ; l’enfant allait la quitter pour passer en d’autres mains, où peut-être il ne serait pas longtemps avant de l’avoir oubliée. L’objet de son amour, son cher trésor, sa joie, son espérance, sa vie, son orgueil, son idole, elle allait perdre tout cela, et alors elle n’aurait plus qu’à rejoindre George dans le ciel, et de là à veiller avec lui sur cet enfant et attendre le jour où il se réunirait à eux.

Tout hors d’elle-même, et sans presque savoir ce qu’elle faisait, Amélia mit son chapeau, et partit au-devant de George par la route qu’il suivait d’habitude pour revenir de l’école et où sa mère allait souvent à sa rencontre. C’était un jour de demi-congé, on était alors au mois de mai ; les feuilles commençaient à couvrir les arbres, le ciel était pur et transparent. L’enfant, dès qu’il aperçut sa mère, courut au-devant d’elle pour l’embrasser ; un air de santé et de joie était répandu sur sa figure ; son paquet de livres pendait à son côté, retenu par une courroie. En un clin d’œil, il fut suspendu à son cou, la serrant étroitement dans ses bras. Oh ! alors elle sentit toute sa résolution faiblir. Quel cœur assez barbare aurait pu songer à séparer ces deux êtres ?

« Qu’avez-vous donc, ma mère, lui demanda-t-il, vous êtes toute pâle ?

— Ce n’est rien, mon enfant, » répondit-elle en l’embrassant.

Ce soir-là, Amélia fit lire à haute voix, par son fils, l’histoire de Samuel que sa mère Anne porta au grand prêtre Élie pour qu’il fût consacré au Seigneur. Il lut aussi le cantique d’actions de grâce qu’Anne chanta dans le temple en l’honneur de celui qui fait les riches et les pauvres, qui exalte ou qui humilie, où Dieu promet au malheureux de le tirer de son abaissement et menace le riche dans sa puissance. Il lut ensuite le chapitre où l’on voit la mère de Samuel faisant un vêtement pour son fils et le lui apportant chaque année au temple en venant sacrifier, et la mère de George laissant parler son cœur, fit à George, avec ses naïves inspirations, le commentaire de cette touchante histoire. Anne aimait tendrement son fils, mais fidèle au vœu qu’elle avait fait, elle le consacra au Seigneur, et certes, elle ne l’oubliait pas, puisque dans sa retraite elle lui filait une tunique de laine ; et Samuel non plus, n’oubliait pas sa mère ; et celle-ci fut bien heureuse lorsqu’au bout de quelques années, et les années passent rapidement, elle put se retrouver avec son fils, grandi en sagesse et en vertu.

Amélia adressa à l’enfant cette petite instruction d’une voix douce et solennelle et parvint assez longtemps à réprimer ses larmes ; mais lorsqu’elle en fut venue à parler de leur réunion, alors elle éclata en sanglots, alors la douleur l’étouffa, alors elle serra l’enfant contre son sein, l’entourant de ses bras et versant sur lui de saintes et précieuses larmes.

Désormais sa résolution était arrêtée, elle prit en conséquence les dispositions nécessaires pour l’exécuter. Miss Osborne recevait à quelques jours de là une lettre d’Amélia. Il y avait bien longtemps que cette adresse ne s’était trouvée sous la plume d’Amélia, et en traçant ce nom, elle se rappelait sa jeunesse, ses amours, son bonheur évanoui. Miss Osborne rougit beaucoup et regarda son père qui, dans son fauteuil à l’autre extrémité de la table était plongé dans une morne tristesse.

Amélia lui exposait avec simplicité les motifs qui l’avaient déterminée à changer de résolution à l’égard de son fils ; de nouveaux malheurs étaient venus fondre sur son père et avaient achevé sa ruine. Ses propres ressources étaient si modestes qu’elles suffisaient à peine pour soutenir ses parents et par suite étaient loin de procurer au petit George les avantages d’éducation auxquels il pouvait prétendre. Malgré ce qui lui en coûtait à se séparer de lui, elle s’y résignait cependant avec l’aide de Dieu et pour le bien de son fils. Elle savait d’ailleurs que les personnes auxquelles elle allait le confier ne négligeraient rien pour son bonheur. Puis elle dépeignait son caractère tel qu’elle le voyait avec ses yeux de mère : c’était, disait-elle, une nature ardente, toujours prête à se révolter contre la sévérité et la contradiction, et facile à conduire par la douceur et la bonté. Enfin elle demandait, en post-scriptum, qu’on lui assurât par lettre la possibilité de voir son fils aussi souvent qu’elle le désirait, c’était la seule condition à laquelle elle consentirait à se séparer de son fils.

« Elle courbe donc enfin la tête, madame l’orgueilleuse, dit le vieil Osborne, quand sa fille, d’une voix tremblante, eut achevé la lecture de cette lettre. C’est évident, elle crève de faim ; eh ! mon Dieu, j’étais bien sûr qu’elle finirait par là. »

Afin de ne rien perdre de sa dignité dans la joie du triomphe, il prit son journal suivant son habitude, mais sans rien lire de ce qu’il avait devant les yeux. Il grommelait et jurait en lui-même ; enfin il jeta cette feuille de côté, et fronçant le sourcil, il alla dans son cabinet d’où il revint au bout d’un instant, et jetant alors à miss Osborne une clef qu’il venait de prendre :

« Allons, vite, préparez, lui dit-il, la chambre qui est au-dessus de la mienne.

— Oui, monsieur, » répondit-elle toute tremblante.

C’était la chambre de George, qu’on n’avait pas ouverte depuis dix ans. On y trouva encore les papiers, les habits, les mouchoirs, les cravaches, tout l’attirail de pêche et de chasse de celui qui l’avait précédemment occupée ; un manuel de la manœuvre des troupes était sur la table avec le nom de George sur la couverture ; il y avait aussi un petit dictionnaire, dont il se servait pour écrire ; une Bible que sa mère lui avait donnée, tout cela pêle-mêle avec une paire d’éperons et un encrier desséché et couvert de la poussière de dix années. Que de changements dans les personnes et dans les choses pendant ces dix années qui venaient de s’écouler. On voyait encore un cahier de brouillon tout couvert des traces capricieuses de son écriture.

Miss Osborne se sentit tout émue en entrant dans cette pièce, suivie des domestiques ; elle se laissa tomber, toute pâle et presque sans connaissance, sur le lit qui avait servi autrefois à George.

« Cela va bien, mon doux Seigneur, disait à demi-voix la femme de charge ; voilà le bon vieux temps qui revient. Ah ! madame, ce pauvre petit chérubin va-t-y être bien ici ! Ce n’est pas, madame, qu’il n’y ait des gens à qui ça n’arrondira pas la figure. »

En même temps elle souleva l’espagnolette, ouvrit la fenêtre, et l’air du dehors entra à pleines bouffées dans la chambre.

« Il faudra qu’on porte de l’argent à cette femme, dit M. Osborne avant de sortir ; j’entends qu’elle ne manque de rien ; envoyez-lui d’abord cent livres. Mais seulement qu’elle ne s’avise pas de mettre les pieds ici, non morbleu ! je ne le voudrais pas pour tout l’argent qui se trouve à Londres. Cela bien entendu, je vous charge de la tenir à l’abri du besoin, et de veiller à ce que tout se passe pour le mieux. »

Après ces courtes recommandations, M. Osborne laissa sa fille pour se rendre, suivant son habitude, dans la Cité.

Le soir de ce jour-là, Amélia, en embrassant son père, lui remit entre les mains un billet de cent livres.

« Tenez, voici de l’argent, mon cher père, lui dit-elle ; puis se tournait vers sa mère qui grondait son fils : Ah ! ne soyez pas si dure avec Georgy, il ne doit plus rester bien longtemps avec nous… »

Il lui fut impossible d’en dire davantage ; elle se retira en silence dans sa chambre. Fermons discrètement la porte sur cette âme accablée par le chagrin qui cherche un refuge dans la prière. En présence de tant d’amour et de tant de douleur, le mieux est de laisser chacun à ses propres pensées.

Le lendemain, miss Osborne vint voir Amélia comme elle lui avait annoncé dans sa réponse ; cette entrevue fut pleine d’effusion et de cordialité ; un regard et quelques mots de miss Osborne suffirent pour prouver à la pauvre veuve que de ce côté, du moins, il n’y avait pas à craindre qu’on cherchât à la supplanter dans le cœur de son fils. Malgré sa froideur, miss Osborne avait le cœur sensible et bon. Sa mère n’eût peut-être pas été aussi tranquille si elle avait vu sa place remplie par une rivale plus engageante, plus jeune, plus affectueuse, plus communicative. Miss Osborne, de son côté, en se reportant à ses souvenirs sur le passé, se sentait vivement émue de l’air morne et triste de cette pauvre mère qu’elle voyait ainsi courbée sous l’affliction. Les deux belles-sœurs arrêtèrent d’un commun accord les préliminaires du traité.

Le lendemain, à son retour de l’école, George trouva sa tante à la maison ; Amélia les laissa ensemble et se retira dans sa chambre. Elle voulut essayer ce que seraient pour elle les douleurs de la séparation, comme Jane Grey qui, dit-on, passa le doigt sur le tranchant de la hache qui allait couper le fil de ses jours. Le temps s’écoula en pourparlers, en visites, en préparatifs ; la pauvre veuve usa des plus grandes précautions pour instruire George du changement qui allait s’opérer dans sa manière de vivre ; elle pensait qu’en apprenant cette nouvelle, il allait se livrer à la désolation, il eut plutôt l’air de s’en réjouir ; la pauvre mère alla cacher ses douleurs dans sa chambre. Quant au bambin, il fit grand tapage auprès de ses camarades d’école de son élévation prochaine, il leur annonça qu’il allait vivre avec son grand’père, le père de son père, non point celui qui venait le chercher quelquefois à sa pension ; qu’il irait à une bien plus belle école, enfin quand il allait être riche il se proposait d’acheter des boîtes de couleurs et des tartes aux pommes. Oui, cet enfant était bien tout le portrait de son père, comme se le disait sa mère dans sa tendresse, sans croire cependant juger aussi vrai.

Par affection et par égard pour notre chère Amélia, nous ne ferons point l’histoire des derniers jours que George passa chez ses parents de Brompton.

Il brilla enfin ce jour où un splendide équipage s’arrêtant devant la modeste maison des Sedley, prit les paquets du petit George au milieu desquels figuraient maints souvenirs de tendresse maternelle ; tout était déjà prêt depuis longtemps et attendait dans la cour. George portait des habits pour lesquels le tailleur était venu lui prendre mesure quelques jours auparavant. Il s’était levé avec l’aube pour revêtir ses beaux vêtements neufs et sa mère l’avait entendu de sa chambre à coucher. Pauvre femme ! elle avait pleuré toute la nuit dans le silence de l’insomnie. Les jours précédents elle avait tout préparé elle-même pour ce pénible moment, avait acheté mille petits objets à l’usage de son fils, avait mis son nom sur ses livres et son linge, enfin elle s’était efforcée par ses paroles de lui adoucir cette séparation. Pauvre mère ! elle tenait à se persuader que son enfant avait besoin d’être consolé au moment de la séparation.

Quant à Georgy il ne songeait qu’au plaisir du changement, peu lui importait le reste ! Par mille petites remarques blessantes pour le cœur maternel, il montrait à la pauvre veuve combien peu il s’affligeait de la quitter. Il lui disait qu’il viendrait la voir sur son poney, qu’il la prendrait avec lui en voiture qu’il la conduirait au parc et qu’elle ne manquerait plus de rien. Force fut bien à la pauvre Amélia de se contenter de ces démonstrations de tendresse où perçait surtout l’égoïsme ; elle tâcha d’y voir cependant le témoignage d’une vive affection de la part de son fils. Certainement il l’aimait bien ; tous les enfants d’ailleurs en sont là : la nouveauté les entraîne, ce n’était point de l’égoïsme de sa part, c’était tout au plus du caprice. Du reste, il était si naturel que son fils eût envie de goûter des joies et de l’orgueil du monde. Elle-même par égoïsme, par une tendresse aveugle, ne l’avait-elle pas jusqu’ici privé des avantages et des jouissances auxquels il pouvait prétendre ?

C’est ainsi que la pauvre Amélia se préparait par une douleur silencieuse et contenue au départ de son enfant bien-aimé. Que de longues heures elle avait passées à tout mettre en ordre pour ce terrible moment ; George la regardait faire comme s’il eût été étranger à tout cela. Des pleurs avaient coulé sur ses malles, des cornes avaient été faites à certains passages de ses livres. Ses vieux joujoux, ses souvenirs, ses trésors d’enfant avaient été empaquetés avec un soin tout particulier, et le bambin ne montrait que la plus complète indifférence. Il souriait, l’ingrat, tandis que sa mère avait le cœur brisé. Ah ! c’est quelque chose de bien merveilleux et de presque divin que ces trésors inépuisables de tendresse qu’ont les mères pour leurs enfants !

Encore quelques jours, et Amélia a consommé le sacrifice ; le Seigneur n’a point envoyé un ange pour arracher la victime à l’autel, l’enfant maintenant jouit des grandeurs de la fortune, tandis que la veuve n’a plus d’autre compagne que sa tristesse.

Rassurez-vous cependant, l’enfant la visite souvent. Il vint la voir sur un poney, et un domestique l’accompagne ; son grand-père est tout fier de le voir caracoler à côté de sa voiture. Amélia voit toujours George avec tendresse, mais il lui semble que ce n’est plus son fils comme autrefois. Quant à lui, il passe souvent à cheval devant la porte de son ancienne pension, pour que ses camarades n’ignorent point l’opulence de sa nouvelle position. Au bout de deux jours, il avait toute la morgue des gens à écus. Il est né pour commander, se disait sa mère, c’est l’image vivante de son père.

Nous sommes maintenant dans la belle saison. Le soir, lorsqu’il ne vient pas voir sa mère, celle-ci se rend dans la Cité ; la longueur de la route ne l’effraye pas. Assise sur un banc qui fait face à la maison de M. Osborne, elle regarde à travers les grilles qui entourent le jardin. Cette place a pour elle un charme tout particulier : elle peut voir de là les croisées du salon resplendissantes de lumière ; vers neuf heures, elle aperçoit de la lumière dans la chambre de George : elle la connaît bien, il la lui a indiquée. Quand la lumière disparaît, alors Amélia se met en prière ; elle élève vers Dieu son âme humble et aimante ; puis elle rentre chez elle dans le silence et l’abattement. Ces longues courses la fatiguent beaucoup, mais peut-être en dormira-t-elle mieux, car alors elle pourra rêver à son petit Georgy.

Un dimanche, elle s’était rendue, comme d’habitude à Russell-Square ; là elle avait devant elle la maison de M. Osborne, et les cloches faisaient entendre dans les airs de joyeux carillons. George sortit avec sa tante pour aller à l’église. Un petit balayeur lui demanda l’aumône : le laquais qui portait les livres de prières voulut repousser l’enfant ; mais George s’arrêta et lui donna une pièce d’argent. Dieu bénisse le petit Georgy ! Emmy fit le tour du square et s’approchant du pauvre balayeur lui donna aussi son denier, puis elle se mit à suivre miss Osborne et son fils jusqu’à l’hospice des Enfants-Trouvés où elle entra avec eux. Elle s’assit dans la chapelle à une place d’où elle pouvait apercevoir la tête de George au dessous du monument funéraire de son mari. Plusieurs centaines d’enfants unissaient leurs voix fraîches et pures, et chantaient les louanges du Tout-Puissant ; cette hymne de gloire et d’adoration faisait tressaillir d’une joie candide et douce l’âme du petit George. Sa mère fut quelque temps sans le voir au milieu des larmes qui voilaient sa vue.


CHAPITRE XIX.

Charade en action qu’on donne à deviner au lecteur.


Une fois que Becky eut réussi à se faire admettre aux soirées de milord Steyne, cette estimable créature obtint dès lors, dans les salons, toute la vogue à laquelle elle aspirait depuis longtemps. Les maisons les plus réputées et les plus considérables lui furent ouvertes ; et elle alla en si hauts lieux, que l’écrivain et le lecteur de ce roman doivent renoncer à y pénétrer avec elle.

L’admission de Becky chez lord Steyne eut pour résultat immédiat que Son Excellence le prince de Péterwaradin s’empressa de renouveler connaissance avec le capitaine Crawley, lorsque, le lendemain, il le rencontra au club, et que, passant auprès de la voiture de Becky, à Hyde-Park, il lui fit un profond salut. Mistress Crawley ne tarda pas non plus beaucoup à être invitée, avec son mari, aux petites réunions que le prince avait à l’hôtel du Levant, qu’il occupait en l’absence du propriétaire. Le marquis de Steyne s’y trouvait aussi, et il voyait avec satisfaction le succès de sa protégée.

À l’hôtel du Levant, Becky se trouvait en contact avec les plus nobles personnages et les plus grands politiques de l’Europe contemporaine. Parmi tant d’autres, nous citerons le duc de La Jabotière, ambassadeur du roi très-chrétien, et qui est devenu depuis ministre de ce monarque. Le noble duc n’eut pas plus tôt fait la connaissance de Becky, qu’elle devint la commensale ordinaire de l’ambassade française, où il n’y eut plus de bonnes parties sans l’aimable et ravissante mistress Rawdon Crawley.

M. de Truffigny, de Périgord, et M. Champignac, tous deux attachés à l’ambassade française, s’enflammèrent à première vue pour la séduisante épouse du colonel ; et à leur retour en France, suivant l’usage de leur nation, comme ont fait tous les Français qui les avaient précédés en Angleterre, et comme le feront tous ceux qui les suivront, ils racontaient qu’ils y avaient laissé une foule de malheureuses, parmi lesquelles la charmante Mme Rawdon, avec laquelle ils étaient au mieux.

Mais nous avons des motifs pour ne pas croire aveuglément à cette assertion. Champignac aimait avec passion l’écarté, et faisait, dans le cours de la soirée, une série de parties avec le colonel, tandis que Becky, dans la pièce voisine, chantait des romances à lord Steyne. Quant à Truffigny, il n’osait se montrer à l’hôtel des Étrangers, par suite des affaires d’argent qu’il avait avec le maître de l’endroit. Et puis, quelle raison Becky aurait-elle eue d’abaisser ses regards sur l’un ou l’autre de ces deux jeunes gens, et de leur accorder des faveurs spéciales. Elle les laissait faire ses commissions, acheter ses gants et ses bouquets, lui offrir des loges à l’Opéra, et multiplier autour d’elle les soins et les attentions : c’était fort bien, mais elle ne s’en amusait pas moins à leurs dépens lorsqu’ils s’avisaient de lui parler anglais devant lord Steyne. Alors elle se moquait d’eux à leur barbe, en les complimentant avec le plus grand sang-froid sur leurs progrès dans la langue anglaise, ce qui ne manquait jamais de faire sourire son noble protecteur. Truffigny fit cadeau d’un châle à Briggs pour gagner à sa cause la confidente de Becky, et la chargea d’une lettre, que la trop naïve demoiselle remit à sa maîtresse en présence d’une nombreuse assistance. Becky fit circuler le poulet dans toutes les mains, et le contenu amusa beaucoup ceux qui en prirent connaissance. Tout le monde le vit, à l’exception de Rawdon, qu’il était inutile de mettre au courant de tout ce qui se passait dans la petite maison de May-Fair.

Avant peu Becky vit accourir chez elle non-seulement ce qu’il y avait de plus comme il faut, pour nous servir d’une expression usitée parmi les étrangers en tournée à Londres, mais encore ce que l’Angleterre possédait de plus huppé ; et par ce mot nous n’avons point en vue des gens plus ou moins vertueux, plus ou moins spirituels, plus ou moins bêtes, plus ou moins riches, plus ou moins nobles, mais tous ceux que l’on peut comprendre dans cette expression comme il faut, et sur le compte desquels ce seul mot dit tout.

Lady Fitz-Willis, lady Slowbore et autres personnes du même calibre avaient fait chez lord Steyne les avances les plus bienveillantes à mistress Crawley. Le soir même tout Londres le savait, et ceux qui autrefois criaient haro sur cette honnête personne restaient désormais bouche close. Wenham, légiste et bel esprit, âme damnée de lord Steyne, allait partout redisant les louanges de Rebecca. L’impulsion une fois donnée, les plus hésitants finirent par aller au-devant d’elle, et dès lors sa position se trouvait prise parmi les gens comme il faut. Mais, mes chers lecteurs, ne vous pressez pas trop d’envier le sort de Rebecca : la gloire de ce monde, comme on dit, est bien passagère. L’expérience a démontré depuis longtemps que les plus heureux sont toujours les plus éloignés du soleil ; Becky, qui avait pénétré dans les boudoirs de la mode ; Becky, qui s’était trouvée face à face avec le grand George IV, Becky avouait par la suite que tout ici-bas n’est que fumée et vanité.

Nous passerons rapidement sur cette partie de son histoire ; car il nous serait aussi impossible de la raconter qu’à un profane de dévoiler les rites de la franc-maçonnerie, et de crainte de faire du grand monde un portrait peu ressemblant, nous aimons mieux n’en rien dire du tout et garder nos opinions pour nous.

Becky, par la suite, a souvent entretenu ses amis de cette époque de sa vie de ce temps où elle fréquentait à Londres les salons de la mode et de l’aristocratie. Elle s’enivra d’abord des fumées de l’orgueil, des applaudissements du triomphe, mais elle se lassa bien vite de cette monotonie du succès. Ce fut d’abord pour elle une occupation des plus attrayantes que la préparation de ces jolies toilettes, de ces parures séduisantes. Ce n’était du reste que par un sublime effort d’intelligence qu’elle pouvait établir l’équilibre entre ses faibles ressources et les impérieuses nécessités de la coquetterie ; qu’elle pouvait se procurer les toilettes indispensables pour se montrer à ces grands dîners, à ces réunions élégantes, pour se mêler à cette société d’élite avec laquelle elle se retrouvait tous les jours. Il s’agissait de marcher de pair à égal avec ces jeunes gens à la cravate irréprochable, aux bottes vernies, aux gants jaunes, avec ces hommes à la belle prestance, aux boutons dorés, à l’air noble, aux manières tout à la fois polies et hautaines ; avec ces jeunes filles blondes, roses et timides ; avec ces respectables matrones à la taille élevée et majestueuse, belles encore malgré les années et toutes ruisselantes de diamants. Les anciennes amies de Becky la voyaient d’un œil d’envie et de haine, tandis que la pauvre femme s’avouait déjà tout bas à elle-même qu’elle en avait bien assez.

« Je donnerais bien maintenant quelque chose pour être délivrée de tout ce monde, se disait-elle quand elle se trouvait seule. J’aimerais mieux, je crois, en vérité, être la femme d’un ministre et faire l’école gratuite du dimanche, ou même être une simple cantinière voyageant au milieu des bagages du régiment, que de parader ainsi dans ces salons. Il serait infiniment plus gai d’avoir une jupe courte et un maillot et de danser sur des tréteaux à la foire.

— Et je suis sûr qu’il y aurait foule pour vous voir, » lui disait lord Steyne en riant.

Car Becky avait coutume de confier au noble lord, avec sa franchise ordinaire, les ennuis et les dégoûts de sa nouvelle situation, et pour sa part il y trouvait un sujet de divertissement.

« Rawdon, continuait Becky, en s’abandonnant à sa veine méditative, Rawdon remplirait parfaitement le rôle d’écuyer ou de maître de cérémonie ; vous m’entendez, je veux dire celui qui est au milieu du manége, en grandes bottes, avec un habit boutonné, et qui fait claquer le fouet. Ce rôle irait très-bien à sa lourdeur, à son ampleur, à ses allures militaires. Je me souviens encore d’une fois où mon père m’avait, dans ma jeunesse, conduite à la foire de Brookgreen ; au retour, je me fabriquai une paire d’échasses et me mis à danser dans l’atelier, aux grands applaudissements de tous les élèves.

— J’aurais bien voulu voir cela, lui dit lord Steyne.

— Et moi, je ne demanderais pas mieux que de recommencer, répondit Becky, c’est pour le coup que lady Blinkey ouvrirait des yeux tout grands et que lady Grizzel la prude nous ferait voir toutes ses rangées de dents ! Mais, silence, voici Pasta qui chante. »

Becky s’était fait la loi de se montrer toujours pleine d’attention pour les artistes que l’on appelait dans ces soirées aristocratiques ; elle allait les chercher jusque dans le coin où ils se retiraient en silence, leur serrait la main, leur faisait fête en présence de tout le monde. N’était-elle pas une artiste, elle aussi, comme elle disait avec tant de vérité. Enfin, grâce à sa franchise et à ses airs de camaraderie avec eux, elle finissait toujours par en arriver à ses fins, et ils n’avaient jamais mal à la gorge quand il s’agissait de chanter chez elle, ou de lui donner des leçons gratis.

Vous avez beau en paraître surpris, la petite maison de Curzon-Street avait ses soirées musicales. À de certains jours de la semaine une longue file de voitures avec leurs lanternes éblouissantes encombrait la rue, au grand désespoir du no 100, dont le sommeil était incessamment troublé par le tapage des roues et le bruit du marteau. De gigantesques laquais accompagnaient ces voitures, et l’antichambre de Becky suffisait à peine pour les contenir, la plupart étaient obligés d’aller prendre domicile dans les cabarets voisins, d’où les appelaient ensuite de petits gamins lorsque leurs maîtres les demandaient pour partir. Les plus grands élégants de Londres se marchaient sur les pieds en gravissant l’étroit escalier de Becky, tout en souriant en eux-mêmes de l’idée qu’ils avaient de venir s’égarer jusque-là. Plusieurs dames du grand ton, d’une vertu à toute épreuve et d’une sévérité sans égale, venaient se faire voir dans ce petit salon et entendre les artistes qui, donnant à leur voix le développement ordinaire, chantaient à faire crouler la maison. Le lendemain on lisait dans le Morning-Post, à l’article des Causeries des salons, le passage suivant :

« Le colonel Crawley et sa femme ont reçu hier à dîner une société d’élite. On y remarquait Leurs Excellences le prince et la princesse Peterwaradin ; Sa Hautesse Papouchi-Pacha, ambassadeur turc, accompagné de Kibob-Bey, drogman de l’ambassade. La marquise de Steyne, le comte de Southdown, M. Pitt et Lady Jane Crawley, M. Wagg, etc… Après dîner il y a eu grande soirée, à laquelle ont assisté la duchesse douairière de Stilton, le duc de La Gruyère, la marquise de Chester, le comte de Brie, le comte Alexandre de Strachino, etc., etc., etc. » Nous laissons à l’imagination du lecteur le soin de compléter comme il lui plaira cette liste aristocratique.

Dans ses rapports avec les gens de haute volée, notre petite enchanteresse montrait une franchise et une humilité adroite qui ne tardait pas à lui concilier les personnes qui avaient d’abord conçu pour elle la plus vive prévention. Une fois dans un des premiers hôtels de Londres, où elle mettait peut-être trop d’affectation à parler français avec un ténor de cette nation, lady Grizzel Macbeth jeta sur les deux causeurs un regard dédaigneux et sarcastique.

« Vous parlez le français dans la perfection, lui dit d’un air pincé lady Grizzel, qui se piquait de parler fort bien cette langue, mais qui ne pouvait se défaire d’un accent écossais des plus désagréables.

— Pourrais-je ne pas le savoir, dit Becky d’un ton modeste et en baissant les yeux vers la terre ; je l’ai appris en pension, et de plus ma mère était Française. »

Lady Grizzel fut attendrie par l’humilité de cette petite femme. Tout en déplorant les fatales tendances d’un siècle égalitaire qui laissait arriver des personnes de toute condition dans les rangs supérieurs de la société, elle reconnaissait du moins que mistress Rawdon avait le tact nécessaire pour se conduire et ne pas sortir de la place que sa naissance lui avait assignée. Cette noble dame avait du reste une excellente nature, faisait de larges aumônes aux malheureux, mais dans son esprit borné et mesquin, elle s’était persuadée, mon cher lecteur, qu’elle était d’une pâte bien préférable à vous et moi.

Lady Steyne, elle-même depuis la scène du piano, avait aussi subi l’ascendant de Becky, et peut-être au fond n’éprouvait-elle pas pour elle une trop vive répugnance. Les jeunes dames de la maison de Gaunt avaient aussi fini par se radoucir ; deux ou trois fois, mais inutilement, elles avaient cherché à susciter des affaires à Becky. Quand Becky se voyait attaquée, elle prenait un air ingénu et candide à la faveur duquel elle ripostait par les plus cruelles méchancetés, qui laissaient tout étourdis ceux qui d’abord avaient pensé l’humilier et la réduire au silence.

M. Wagg, le bel esprit, le boute-en-train de la maison, l’écuyer tranchant de milord Steyne, reçut des dames de la maison la mission délicate de faire contre Becky une charge à fond de train. Ce vaillant champion de la petite coterie féminine, jetait à ses protectrices un regard souriant et vainqueur, et il clignait de l’œil comme pour leur dire : Attention ! nous allons bien nous amuser. En effet, il ouvrit le feu contre Becky qui mangeait tranquillement sa soupe. La petite femme prise à l’improviste, mais toujours équipée pour le combat, se mit en garde sur-le-champ, et riposta avec une vigueur qui fit rougir de honte M. Wagg ; puis elle se remit à manger son potage avec un calme et un sourire placide.

Le protecteur de M. Wagg, lord Steyne, qui le recevait à sa table et lui prêtait de temps à autre un peu d’argent, lança au pauvre diable un regard à le faire rentrer sous terre, et qui manqua presque de lui tirer des larmes. En vain, pendant tout le reste du dîner, il tourna vers milord des regards piteux et suppliants, celui-ci ne lui adressa plus la parole de tout le repas, tandis que les dames, se détournant de lui, avaient l’air de le désavouer. Becky, par commisération, fit tout ce qu’elle put pour lui offrir les moyens de se mêler à la conversation générale. Et ensuite il passa de la sorte six semaines sans être invité à dîner, et Fiche, l’homme de confiance de milord, auprès duquel M. Wagg se montrait fort empressé, lui annonça que celui-ci était bien résolu dans le cas où pareil fait se renouvellerait, à remettre certains billets entre les mains de ses hommes d’affaires et à en faire poursuivre l’exécution immédiatement. Wagg pleurnicha auprès de M. Fiche, réclama son intercession auprès de son maître et composa, en l’honneur de mistress Rebecca Crawley, un magnifique poëme qui parut dans la revue intitulée : le Bilboquet des beaux esprits, dont il était le rédacteur en chef. Enfin, dans tous les lieux où il rencontrait son héroïne, il s’efforçait par mille attentions diverses, de regagner ses bonnes grâces. Au club, il flattait et cajolait Rawdon, et enfin il obtint de nouveau l’autorisation de revenir à Gaunt-House. Becky lui fit bon visage, et n’eut point l’air de lui garder rancune du passé.

Le grand visir de Sa Seigneurie, son confident intime, M. Wenham, qui avait un siége au parlement et une place à la table de milord, se montra beaucoup plus prudent et beaucoup plus avisé que M. Wagg à l’égard de la nouvelle favorite, malgré son antipathie innée pour tous les parvenus. M. Wenham était un tory forcené, un aristocrate de vieille roche, bien qu’il eût pour père un petit marchand du nord de l’Angleterre. M. Wenham l’accabla de prévenances et de politesses, et lui témoigna une déférence excessive qui causait à Becky un bien plus grand embarras que des attaques franches et ouvertes.

On se demandait aussi dans la société élégante d’où venaient aux Crawley tout cet argent qu’ils dépensaient en toilettes et en fêtes ; ce mystère provoquait de temps à autre de petits chuchotements et devenait un texte de mauvais propos pour plus d’un commentateur satirique. Les uns affirmaient que sir Pitt avait abandonné à son frère une portion de revenu considérable, il fallait avouer en ce cas que Rebecca avait pris sur le baronnet un grand ascendant ou que ce dernier avait bien changé avec les années. De mauvaises langues cherchaient à faire croire que Rebecca était dans l’habitude de lever des contributions forcées sur les amis de son mari ; qu’elle se présentait chez celui-ci les larmes aux yeux et lui racontait qu’on venait de saisir ses meubles, ou bien qu’elle se jetait aux genoux d’un autre, lui déclarant qu’elle et son mari n’avaient plus à opter qu’entre la prison ou la mort s’ils ne trouvaient pas sur-le-champ de quoi payer leurs billets échus. Le bruit courait qu’elle avait fait de nombreuses dupes avec ce genre de comédie ; sans vouloir en dresser ici la liste, nous pouvons dire que si elle avait tout l’argent qu’on l’accusait d’avoir emprunté, extorqué ou dérobé, elle aurait disposé d’un capital suffisant pour mener une vie honnête et pour… mais n’anticipons pas sur la suite de cette histoire.

Ce que nous pouvons affirmer, c’est que la pauvre Becky, sur laquelle on faisait courir de si vilains bruits, se conduisait, après tout, en bonne ménagère, et qu’à force d’intelligence, elle parvenait à n’avoir à sa charge, les jours de réception, que l’éclairage de son appartement. Les bois de Stillbrook et les serres de Crawley-la-Reine lui fournissaient tout le gibier et tous les fruits dont elle avait besoin. Les caves de lord Steyne étaient à sa disposition, et les cuisiniers du noble lord venaient les jours de gala, s’installer dans sa petite cuisine, où arrivait à profusion, d’après l’ordre de leur maître, tout ce qui pouvait flatter le palais le plus délicat. Y avait-il donc là matière à répandre ces mauvais bruits sur le compte de la pauvre Becky ?

Si l’on voulait bannir du monde tous ceux qui font des dettes ou qui ne les payent pas ; si on voulait entrer dans les détails de la vie intime de chacun, faire le compte de son voisin et lui tourner le dos parce qu’on n’approuve pas l’emploi qu’il fait de ses revenus, la Foire aux Vanités deviendrait bientôt une affreuse solitude, un séjour inhabitable ! Tous les hommes seraient en guerre perpétuelle, et les bienfaits de la civilisation seraient bien vite mis à néant !

Non, non, ce n’est point ainsi qu’il faut vivre ; il faut montrer les uns pour les autres beaucoup de charité et de tolérance, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable. Dites du mal de votre voisin tant qu’il vous plaira, traitez-le de fripon et de coquin ; mais ne l’envoyez pas à la potence pour cela, et, au contraire, tendez-lui la main si vous le rencontrez dans la rue. Il a un bon cuisinier, cela suffit. N’en voilà-t-il pas assez pour oublier tous ses torts ? C’est à ces seules conditions que le commerce peut prospérer, la civilisation fleurir, la paix se consolider, les tailleurs inventer de nouvelles coupes et de nouvelles broderies, et le propriétaire du clos Laffite trouver un honnête bénéfice sur la vente de ses vins.

À cette époque, les charades en action, genre d’amusement emprunté à la France, faisaient fortune en Angleterre ; c’était le grand plaisir du moment. Elles fournissaient à bien des femmes l’occasion de produire leur beauté, et à un nombre beaucoup plus restreint de se signaler par leur esprit. Lord Steyne, à l’instigation de Becky qui se reconnaissait peut-être en possession des qualités que nous venons d’indiquer, lord Steyne disons-nous, résolut de donner à son hôtel une fête où ces miniatures dramatiques devaient avoir les honneurs de la soirée.

Nous demanderons au lecteur la permission de l’introduire dans cette brillante réunion, et ce ne sera point sans une certaine tristesse, car nous craignons bien, hélas ! que ce ne soit pour la dernière fois.

Une des extrémités de la magnifique galerie de tableaux de Gaunt-House avait été disposée en amphithéâtre. Elle avait, du reste, déjà servi à cet usage au temps du roi George III, et l’on pouvait voir encore un portrait du marquis de Gaunt, en perruque poudrée et en rubans roses, vêtu d’une tunique romaine, remplissant le rôle de Caton dans la tragédie du même nom par M. Addison, représentée devant LL. AA. RR. le prince de Galles, l’évêque d’Osnabruch et le prince William-Henry, tous trois enfants, comme les acteurs. Deux ou trois vieilles décorations furent descendues du grenier et remises à neuf pour la circonstance présente.

Le jeune Bedwin Sands, qui revenait d’un voyage en Orient, fut chargé du soin d’organiser la représentation. Savez-vous bien qu’il ne faut pas badiner avec un homme qui a voyagé en Orient, qui a publié un in-quarto et passé plusieurs semaines sous une tente, dans le désert. L’in-quarto contenait plusieurs gravures représentant Sands en costumes orientaux ; l’auteur avait ramené des pays de l’aurore un nègre aussi effrayant par sa mine que celui de Brian de Bois-Guilbert. Lui, son nègre et ses costumes reçurent à Gaunt-House un excellent accueil, comme une très-bonne acquisition dans la circonstance actuelle.

Voici d’abord la première charade : Un officier turc (on suppose que les janissaires existent encore, et que le turban, cette ancienne et majestueuse coiffure des vrais croyants n’a point été remplacée par un bonnet sans caractère), un officier turc est couché sur un divan, où il fume une narguilé. (Par égard pour les dames, on s’est contenté de mettre dans le fourreau une pastille du sérail.) Le seigneur turc bâille à se démonter la mâchoire, et donne mille autres signes non équivoques d’ennui et de paresse. Il frappe des mains, et aussitôt apparaît Mesrour, le chef des eunuques, les bras nus, des anneaux aux oreilles, un yatagan à la ceinture, enfin tout l’attirail oriental dans ce qu’il y a de plus magnifique et de plus terrible. Il s’incline avec respect et en silence devant son seigneur et maître.

Un frémissement d’effroi et de plaisir s’étend sur toute l’assemblée. Les dames se parlent bas à l’oreille. Cet esclave noir était un cadeau fait à Bedwin Sands par un pacha d’Égypte, en échange de trois douzaines de bouteilles de marasquin. Il avait eu autrefois à coudre maintes odalisques dans des sacs de cuir, pour les précipiter dans le Nil.

« Qu’on fasse entrer le marchand d’esclaves, » dit le voluptueux enfant de Mahomet.

Mesrour introduit le marchand d’esclaves. Le marchand conduit une femme voilée ; il lève le voile. Un murmure approbateur circule dans la salle : sous un brillant costume oriental, on a reconnu la charmante mistress Winkworth à la longue chevelure, aux yeux fendus en amande. Ses boucles d’ébène sont entremêlées de diamants et de pierreries ; elle porte pour bracelets et pour colliers des piastres attachées l’une à l’autre. Le musulman exprime par un affreux sourire qu’il est satisfait de la beauté de l’esclave. Celle-ci alors se jette à ses genoux, le supplie de la rendre aux montagnes qui l’ont vue naître, où l’attend son fiancé, où il pleure sans doute sa Zuleika. Vaines prières qui n’ont aucun empire sur le cœur endurci d’Hassan ; il rit en pensant au désespoir du fiancé. Zuleika se couvre la face de ses deux mains et s’affaisse sur elle-même avec toute l’éloquence du désespoir ; tout semble perdu pour elle, lorsque soudain apparaît Kislar-Aga.

Kislar-Aga apporte une lettre du sultan. Hassan reçoit de la main de l’envoyé le firman redoutable et le porte à son front. Une pâleur mortelle monte à sa figure tandis qu’une joie féroce éclate sur celle du nègre, qui, pour ce second rôle, a revêtu un autre costume.

« Pitié ! pitié ! » s’écrie le pacha.

Mais Kislar-Aga, en faisant une affreuse grimace, lui présente le cordon de soie. La toile tombe au moment où Hassan a déjà autour du cou le terrible cordon.

Hassan dans la coulisse crie alors aux assistants.

« Première partie en deux syllabes. »

Mistress Rawdon Crawley, qui va jouer dans la charade, s’approche de mistress Winkworth et lui fait compliment du goût exquis et de la beauté de son costume.

Bientôt commence la seconde partie. La scène est toujours en Orient. (Hassan a quitté son costume du Levant pour l’habit d’Europe. Il est dans la salle auprès de Zuleika dans une attitude qui témoigne de la bonne intelligence qui règne entre eux, et quant à Kislar-Aga, il s’est transformé en un esclave noir des plus pacifiques.) Nous voici maintenant dans le désert, le soleil se lève et les Turcs se tournent du côté de l’Orient et impriment leur front sur le sable. Comme on n’a pu se procurer de dromadaire, l’orchestre tourne victorieusement la difficulté en jouant l’ouverture de la Caravane. Sur la scène est une énorme tête égyptienne ; à la grande surprise des voyageurs, elle fait entendre une certaine harmonie ; elle chante des chansons comiques de la composition de M. Wagg. Les voyageurs orientaux disparaissent en formant une sarabande.

« Seconde et dernière partie, deux syllabes, » cria la tête égyptienne.

Enfin la toile se lève de nouveau et le dernier acte commence. Cette fois le théâtre représente une tente grecque. Sur un lit est étendu un vaillant guerrier. Au-dessus de sa tête sont accrochés son casque et son bouclier : ils peuvent se reposer maintenant : Ilion est détruit, Iphigénie immolée, Cassandre prisonnière dans le palais. Le pasteur des peuples, représenté par le colonel Crawley, qui n’a jamais su de sa vie ce que c’était que la prise d’Ilion et la captivité de Cassandre, ronfle sur son lit à Argos. Une lampe suspendue au plafond projette sur le guerrier assoupi ses clartés vacillantes ; l’épée et le bouclier renvoient aussi une lueur lugubre ; l’orchestre joue le terrible morceau de l’opéra de Don Juan au moment de l’entrée du commandeur.

Égisthe, la figure pâle et bouleversée, arrive sur la pointe des pieds. Quelle est cette sinistre apparition qui suit ses mouvements à travers les ténèbres et semble le tenir sous sa funeste influence ? Égisthe lève le bras pour frapper la noble victime qui présente à ses coups homicides sa poitrine à découvert ; il va frapper, mais non, sa main n’ose s’abaisser sur le roi des rois, sur le vainqueur d’Ilion. Clytemnestre alors se glisse dans la chambre comme un fantôme, ses bras sont d’une blancheur éblouissante, ses longs cheveux flottent en désordre sur ses épaules, sa figure est couverte d’une pâleur mortelle, ses yeux jettent un éclat sinistre et terrible qui fait tressaillir tous ceux qui la regardent.

Un frisson glacial a parcouru tous les assistants.

« Mon Dieu ! dit-on tout bas, c’est mistress Rawdon Crawley. »

Avec un geste de mépris sublime, elle arrache le poignard aux mains d’Égisthe, s’avance vers le lit, et aux reflets de la lampe on voit le poignard levé sur la tête du guerrier qui sommeille ; la lampe s’éteint alors, un gémissement inarticulé se fait entendre, un silence de mort règne sur la scène.

L’obscurité mêlée à la terreur de cette scène a vivement impressionné le public. Rebecca a joué son rôle avec une vérité si effrayante que les spectateurs restent comme frappés de stupeur à leur place jusqu’au moment où les lampes se rallument au milieu des applaudissements partis de tous les points de la salle.

« Brava ! brava ! crie le vieux Steyne d’une voix stridente qui domine toutes les autres. Morbleu ! murmurait-il entre ses dents, elle aurait bien été capable de jouer le rôle au sérieux. »

Les spectateurs redemandent tous les acteurs ; les cris de : l’auteur ! Clytemnestre ! se font entendre par-dessus les autres. Agamemnon, n’osant s’aventurer sur la scène avec la tunique classique, reste dans les coulisses avec Égisthe et les autres acteurs de ce petit drame. M. Bedwin Sands s’avance alors conduisant par la main Zuleika et Clytemnestre. Un grand personnage veut à toute force être présenté à la charmante Clytemnestre.

« Et maintenant, qu’elle lui a planté le poignard dans le cœur, il lui faut un autre mari ? observe avec beaucoup d’à-propos Son Altesse Royale.

— Mistress Rawdon Crawley a été saisissante dans son rôle, » ajoute lord Steyne.

Becky le regarde en riant avec un air joyeux et moqueur qu’elle accompagne de ses plus gracieuses révérences. Les domestiques arrivent avec des plateaux couverts de rafraîchissements, et les acteurs disparaissent de nouveau pour se préparer à une seconde charade.

Les trois syllabes de celle-ci sont jouées de la manière suivante :

Pour la première syllabe on voit le colonel Crawley, chevalier du Bain, qui sort de l’écurie avec un chapeau à grands bords, un bâton, un long manteau et une lanterne. Il traverse la scène en criant l’heure qu’il est. Dans une chambre on aperçoit deux vieilles têtes qui jouent leur cent de piquet, et il est à croire que ces deux bonshommes ne s’amusent pas beaucoup, car ils bâillent sans interruption. Un petit groom leur passe leur robe de chambre, et une bonne pour tout faire, représentée par l’honorable lord Southdown, apporte deux chandeliers et une bassinoire. Quand la bonne s’est acquittée de ses fonctions et qu’elle est repartie, les deux vieux mettent alors leur bonnet de nuit, le groom vient fermer les volets, on entend grincer le pêne dans la serrure. Toutes les lumières s’éteignent, et la musique joue : Dormez, dormez, chers amours.

« Première syllabe[10] ! » crie une voix dans la coulisse.

Seconde syllabe : Les lampes se rallument comme par enchantement, la musique joue l’air connu de Jean de Paris : Ah ! quel plaisir d’être en voyage ! La décoration n’a pas changé, si ce n’est que sur la façade de la maison on aperçoit un écusson aux armes des Steyne ; les sonnettes font un bruit infernal ; au rez-de-chaussée on voit un homme qui présente à un autre une longue pancarte de papier ; celui-ci tape du pied, montre le poing et manifeste par des gestes non équivoques qu’il trouve l’addition trop forte. « Garçon, ma voiture ! » crie un autre sur le seuil de la porte ; et en même temps il caresse le menton de la fille d’auberge, représentée par l’honorable lord Southdown, et cette fille semble ne pouvoir pas plus se consoler de son départ, que jadis Calypso ne se consolait du départ d’Ulysse. Clic clac ! clic clac ! on entend le galop des chevaux et le fouet des postillons. Hôtelier, fille d’auberge et garçons, tous se précipitent à la porte ; mais au moment où l’étranger de distinction va faire son entrée dans la maison, la toile baisse, et une voix invisible crie aux assistants :

« Seconde syllabe ! »

Pendant que tout se dispose pour la représentation de la troisième syllabe, l’orchestre exécute une symphonie nautique : Sur les dunes, Mon beau navire, Quand les flots courroucés. La nature de la musique annonce qu’on va être témoin d’un épisode maritime. Au moment où le rideau se lève, on entend le tintement d’une cloche : « Mettez le cap à la côte », crie une voix ; les passagers se montrent d’un air fort soucieux les nuages, qui sont représentés par un rideau noir ; tous les marins branlent la tête, comme pour témoigner de leur inquiétude. Lady Langouste, représentée par l’honorable lord Southdown, avec son épagneul sous un bras, son sac de nuit sous l’autre et son mari assis près d’elle, s’efforce de se retenir à un cordage. Plus de doute, on est sur un vaisseau.

Le capitaine, sous les traits duquel on reconnaît le colonel Crawley, chevalier du Bain, porte un chapeau à cornes et un télescope. Il retient avec la main son chapeau sur la tête, et ses vêtements s’agitent autour de lui comme s’ils étaient soulevés par le vent. Au moment où il laisse son chapeau afin de regarder au large avec le télescope, le chapeau est emporté par le vent, aux grands applaudissements de toute la salle. La bise est forte, à ce qu’il paraît. La musique l’exprime par des sifflements et des roulements de plus en plus menaçants ; les matelots ne passent sur le pont qu’en trébuchant, pour indiquer la violence du roulis. Le surveillant du navire traverse la scène en portant six baquets ; il se hâte d’en placer un à la portée de lady Langouste ; lady Langouste pince son chien, qui se met à hurler d’une façon vraiment lamentable ; elle tire de sa poche son mouchoir pour le porter à sa bouche et s’élance du côté de sa cabine ; la musique fait entendre des accords de plus en plus précipités qui expriment la violence de l’ouragan. Ainsi s’achève la troisième syllabe.

Il existait alors un ballet nommé le Rossignol, dans lequel Montessu et Noblet s’étaient fait une réputation, et que M. Wagg avait transporté sur la scène anglaise en le métamorphosant en opéra, et en adaptant aux airs du ballet des vers de sa façon, comme il savait les faire. Ce ballet fut exécuté avec les costumes français à l’ancienne mode ; le petit lord Southdown arriva sur la scène avec l’accoutrement d’une vieille femme et s’appuyant sur la canne de rigueur.

Une fraîche et pure mélodie sortait d’une cabane de carton entourée de roses et de treillage.

« Philomèle, Philomèle, » s’écrie la vieille, et Philomèle apparaît aussitôt.

Tonnerre d’applaudissements ! Philomèle n’est autre que mistress Rawdon, qui, les cheveux poudrés et des mouches sur la figure, a l’air de la plus ravissante petite marquise que l’on puisse imaginer.

Philomèle arrive toute rayonnante de joie, et fredonne un air des plus vifs avec cette innocence qui caractérise les vierges de théâtre ; Philomèle fait une révérence.

« Pourquoi, mon enfant, lui dit sa mère, êtes-vous donc toujours à rire et à chanter ? »

Aussitôt elle répond par de nouveaux accords :

LA ROSE SUR LE BALCON.

Sur le balcon voyez ma rose,
Ma jeune rose qui rougit :
Sous les pleurs dont le ciel l’arrose
En s’éveillant elle sourit.
Les vents d’hiver l’ont effeuillée ;
Mais le printemps qu’elle invoquait
Rend à sa tige dépouillée
Sa rouge fleur, son vert bouquet.
D’où vient à son calice une si fraîche haleine ?
D’où vient à son beau front cette pourpre soudaine ?
C’est que le gai soleil brille de feux nouveaux,
C’est qu’on entend dans l’air la chanson des oiseaux.

Le rossignol, qui du bocage
Charme l’écho mélodieux,

Avait cessé son doux ramage,
Et dans les bois silencieux
Naguère on n’entendait sous l’ombre
Que la bise aux sifflets aigus,
Qui va battant d’une aile sombre
Le tronc plaintif des arbres nus.
D’où vient, me dites-vous, que l’oiseau du bocage
Aux échos attentifs a rendu son ramage ? »
C’est que le gai soleil brille de feux nouveaux ;
C’est que les arbres nus poussent de verts rameaux.

Dans ce concert de la nature,
Tout suit son penchant et ses lois ;
L’arbre reprend sa chevelure,
La fleur son teint, l’oiseau sa voix ;
Et moi, quand partout la jeunesse
Revêt ses riantes couleurs,
Quand de ses feux le ciel caresse
L’oiseau, la verdure et les fleurs,
De ses plus gais rayons le soleil me pénètre ;
Un bonheur inconnu s’éveille dans mon être ;
Je sens s’ouvrir mon âme à des transports nouveaux,
Et je mêle ma voix à l’hymne des oiseaux.

Pendant les repos entre chaque couplet de cette petite romance, la vieille femme à laquelle s’adresse la petite chanteuse, et dont les épais favoris sont encadrés dans un bonnet de femme, semble très-désireuse de manifester sa tendresse maternelle à l’ingénue créature qui remplit le rôle de la jeune fille. À chaque baiser qu’il parvient à lui prendre, les joyeux éclats de rire de l’assemblée l’encouragent à une nouvelle tentative, et tandis que l’orchestre exécute une symphonie qui prétend imiter le ramage de plusieurs oiseaux, un cri général s’élève de toute la salle ; on demande bis de toutes parts. Les applaudissements redoublés et une pluie de bouquets témoignent assez du succès remporté ce soir-là par le rossignol (NIGHTINGALE). La voix de lady Steyne domine tous les bravos. Becky, le rossignol, ramasse toutes les fleurs qu’on lui a jetées et fait aux spectateurs un gracieux salut, digne de l’actrice la plus renommée.

Lord Steyne était au paroxysme de l’admiration, l’enthousiasme de ses hôtes égalait, du reste, le sien. On ne songeait guère maintenant à la séduisante houri aux yeux noirs, dont l’apparition dans la première charade avait été accueillie avec un si vif plaisir ! Elle était deux fois plus belle que Becky, et cependant cette dernière l’avait complétement éclipsée. De toutes parts on se confondait en éloges sur mistress Rawdon ; on la comparait aux actrices les plus en renom et l’on s’accordait à dire avec quelque raison que si elle avait embrassé la carrière théâtrale elle serait arrivée certainement au premier rang. Son triomphe fut complet, et les derniers accents de cette voix émue et vibrante s’éteignirent au milieu d’une tempête de bravos et de trépignements.

Aux plaisirs de la scène succéda le bal, et chacun à l’envi se disputa l’honneur de danser avec Rebecca ; elle était ce soir-là le point de mire de tous les hommages. Le prince royal jura sur son honneur qu’il la tenait pour une petite merveille et rechercha de toutes manières son entretien. L’âme de Becky débordait d’orgueil ; elle voyait déjà se presser devant elle la fortune, les distinctions, la renommée. Elle pouvait désormais disposer de lord Steyne comme d’un esclave, il ne quittait plus ses pas, daignait à peine adresser la parole à ses autres invités et réservait pour elle seule tous ses compliments, toutes ses attentions. Elle conserva au bal son costume de marquise et dansa le menuet avec M. de Truffigny, secrétaire de M. le duc de La Jabotière. Si M. le duc s’abstint de danser avec elle, ce ne fut que par un sentiment de sa dignité personnelle et par égard pour son caractère diplomatique ; toutefois, il déclara à qui voulait l’entendre, qu’une femme qui savait parler et danser comme mistress Rawdon, aurait pu se présenter comme ambassadrice dans toutes les cours de l’Europe.

Appuyée sur le bras de M. Klingenspohr, cousin du prince Peterwaradin et attaché à son ambassade, elle s’élança au milieu du tourbillon de la valse. Le prince, tout hors de lui et ne poussant point le respect de l’étiquette aussi loin que le diplomate français, le prince voulut aussi faire un tour de valse avec cette charmante créature ; le voilà donc avec Becky, pirouettant dans la salle de bal, tandis que les glands de ses bottes à revers et les diamants suspendus à sa veste de hussard voltigent autour de lui, jusqu’au moment où Son Excellence, tout hors d’haleine, se voit forcée de demander grâce. Papouchi-Pacha lui-même n’eût pas mieux demandé que de danser avec Becky, si la valse eût été un peu plus connue des enfants de Mahomet. De toutes parts, on faisait cercle pour la voir danser, et Taglioni n’aurait pas obtenu des applaudissements plus frénétiques. L’enivrement était général. Rebecca le partageait bien, soyez-en sûr. Elle écrasait ses rivales de ses airs hautains et triomphateurs. Quant aux beaux yeux de la pauvre Zuleika, ils ne pouvaient lui servir qu’à une seule chose, à pleurer sa défaite et à la pleurer dans la solitude et l’abandon.

Le véritable, le grand triomphe de Becky fut au souper, où sa place était marquée à la table du prince royal, si enthousiaste d’elle, et au milieu des plus éminents personnages de cette réunion. Le service s’y faisait dans de la vaisselle d’or, et Becky n’aurait eu qu’à en exprimer le désir pour voir, comme une autre Cléopatre, les perles mêlées à son vin de Champagne. Le prince de Peterwaradin lui eût donné la moitié des pierreries qui couvraient son uniforme pour un seul regard de ces yeux si pleins d’éclairs. La Jabotière parla d’elle à son gouvernement. Quant aux dames qui soupèrent aux autres tables dans de la vaisselle d’argent, et qui avaient remarqué les attentions que lord Steyne prodiguait à Becky, elles bouillaient de rage et de dépit.

Rawdon Crawley n’était pas autrement satisfait de tous ces triomphes, et il éprouvait un sentiment pénible à reconnaître à sa femme tant de supériorité sur lui.

Quand l’heure du départ fut venue, tous les jeunes gens firent cortége à Becky jusqu’à sa voiture. Le nom de mistress Rawdon, répété à travers les flots de la foule qui stationnait aux abords de l’hôtel, parvint jusqu’à son cocher, qui ne tarda pas à arriver au trot dans la cour splendidement éclairée, et s’arrêta au pied du perron. Rawdon fit monter sa femme en voiture ; il aima mieux, quant à lui, s’en aller à pied avec M. Wenham, qui lui avait offert un cigare.

Après avoir pris du feu à l’un des gamins qui se pressaient à la porte de l’hôtel, Rawdon partit au bras de son ami Wenham. Deux personnes se détachèrent alors de la foule, et suivirent à distance les deux promeneurs. Au bout d’une cinquantaine de pas, l’un de ces hommes, s’approchant de Rawdon, lui frappa sur l’épaula et lui dit :

« Pardon, colonel, j’aurais un mot à vous dire en particulier. »

Pendant ce temps, l’autre individu donnait un coup de sifflet, et, à ce signal, un des fiacres qui stationnaient à la porte de Gaunt-House s’avança en criant sur son essieu ; en même temps, celui qui avait donné le coup de sifflet, faisant un demi-tour, se campait droit en face du colonel.

Le brave officier comprit que toute résistance était inutile et qu’il tombait aux mains des recors ; il recula d’un pas et sentit s’abaisser sur lui la main de l’homme qui lui avait d’abord frappé sur l’épaule.

« Nous sommes trois contre un, ainsi donc suivez-nous, lui dit celui qui lui fermait la retraite.

— Ah ! c’est vous, Moss, fit le colonel, qui paraissait reconnaître son interlocuteur. Combien vous faut-il ?

— Une bagatelle, dit M. Moss, auxiliaire ordinaire du shériff de Middlesex, cent soixante-six livres sterling huit pences, à la requête de M. Nathan.

— Pour l’amour de Dieu, Wenham, prêtez-moi seulement cent livres, dit le pauvre Rawdon, j’en ai une soixantaine chez moi.

— Je n’ai pas seulement dix livres vaillant, lui répondit le pauvre Wenham ; adieu et au revoir, mon bon ami.

— Adieu, » fit Rawdon avec tristesse.

Wenham disparut dans les ténèbres, et Rawdon Crawley continua son cigare dans la voiture qui le conduisait à Temple-bar.



CHAPITRE XX.

Où l’on voit au grand jour l’amabilité de lord Steyne.


Dans ses moments de générosité, lord Steyne ne faisait point les choses à demi, et les Crawley avaient pu en juger mieux que tous autres. Sa Seigneurie avait poussé la sollicitude jusqu’à se préoccuper de l’avenir du petit Rawdon, et avait fait entendre à ses parents qu’il était temps de l’envoyer à l’école. À cet âge, qu’y avait-il de plus profitable que l’émulation d’élève à élève, et ce premier frottement qui développe et le corps et l’esprit ? Le père objecta que ses moyens ne lui permettaient pas de faire entrer son fils dans une bonne pension ; la mère ajouta que Briggs était pour lui le meilleur maître qu’il pût avoir, et qu’elle l’avait poussé déjà assez loin dans l’anglais, le latin et les autres connaissances que l’on pouvait exiger à cet âge-là ; mais les propositions libérales du marquis de Steyne ne laissaient point de place à la réplique. Sa Seigneurie était administrateur du fameux collége de Whitefriars, autrefois couvent de moines de l’ordre de Cîteaux.

Bien que Rawdon n’eût jamais étudié d’autre livre que l’Almanach des Courses, et qu’il n’eût conservé d’autres souvenirs de ses humanités que celui des coups de férule qu’il avait reçus dans sa jeunesse à Éton, il éprouvait néanmoins pour les études classiques ce respect qu’il convient à tout gentilhomme anglais de ressentir, et se réjouissait à la pensée que son fils allait se bourrer de science et mériter de trouver place quelque jour dans la famille des savants. Malgré sa tendresse excessive pour son fils, malgré les mille liens qui l’attachaient à Rawdy et lui faisaient trouver en lui une consolation et une société, le colonel cependant consentit en bon père, à se séparer de lui et à faire le sacrifice de ses affections, de son bonheur, au bien-être et aux intérêts de son fils. Hélas ! il ne mesura l’étendue du sacrifice qu’au moment de la séparation.

Après le départ du petit garçon, il fut pris d’une tristesse et d’un abattement qu’il aurait vainement cherché à dissimuler, et dont n’approchait point le chagrin de l’enfant, ravi de ce changement d’existence et des nouvelles amitiés qu’il se permettait de faire. Becky se mit à rire quand le colonel, dans son langage inculte et décousu, voulut exprimer la douleur que lui causait le départ de l’enfant. Le pauvre garçon en ressentit plus vivement encore la perte qu’il faisait ; plus d’une fois il lui arriva de jeter un regard de tristesse sur le lit abandonné où couchait le petit garçon. C’était le matin surtout qu’il souffrait le plus de la privation de son fils. En vain il essayait d’aller faire tout seul la promenade qu’il faisait jadis avec le petit Rawdy : il était vivement affecté de cet isolement. Son seul plaisir fut alors dans la fréquentation des gens qui avaient les mêmes sentiments de tendresse que lui pour son fils. Il allait passer de longues heures auprès de l’excellente lady Jane, et causait avec elle de la bonne mine et des mille qualités de cet enfant bien-aimé.

La tante aimait beaucoup le neveu, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, et sa fille n’aimait pas moins son cousin ; aussi pleura-t-elle beaucoup lorsqu’il fallut se séparer. Le colonel sut un gré infini à la mère et à la fille de ces marques de tendresse, et leur sympathie l’encouragea à s’abandonner, en leur présence, à la vivacité de ses affections paternelles. Dans ses conversations intimes, il mettait à découvert les meilleurs et les plus honnêtes mouvements de son âme. Avec l’affection de lady Jane, il gagnait encore son estime par les sentiments qu’il lui manifestait et qu’il était obligé d’étouffer en présence de sa femme. Désormais, les deux belles-sœurs se voyaient le moins possible. Les affectueuses dispositions de lady Jane ne réussissaient qu’à faire sourire Rebecca, tandis que la nature douce et bienveillante de cette dernière ne pouvait que se révolter d’une sécheresse de cœur aussi grande.

Les mêmes causes tendaient à opérer une scission semblable entre Rawdon et sa femme, bien qu’il fît tous ses efforts pour se faire illusion à ce sujet. Rebecca, du reste, s’inquiétait fort peu de l’éloignement qu’elle inspirait à son mari. Existait-il au monde un être ou une chose capable de la toucher ou de l’émouvoir ? Son mari était à ses yeux un esclave, ou au moins son très-humble serviteur ; après cela, qu’il fût triste ou chagrin, elle s’en préoccupait fort peu et l’accueillait toujours avec le dédain sur les lèvres. Sa pensée dominante était de se grandir dans l’opinion du monde et de jouir des plaisirs qu’il peut procurer ; elle était bien du reste d’un tempérament à y prendre une position élevée.

L’honnête Briggs fut chargée de préparer le trousseau du petit Rawdon. Molly, la femme de chambre, sanglotait en disant adieu au petit bambin, Molly, toujours bonne et fidèle, bien que depuis longtemps on ne lui payât plus de gages. Mistress Becky ne voulut point prêter sa voiture à Rawdon pour accompagner son fils à la pension. Un équipage dans la Cité, par exemple ! un fiacre était bien assez bon. Becky ne chercha point son fils pour lui donner une dernière caresse avant le départ, et Rawdy ne chercha pas davantage sa mère pour l’embrasser. Et pourtant il donna un baiser à sa vieille Briggs, à l’égard de laquelle il se montrait très-économe de caresses, et il s’efforça de la consoler de son mieux en lui promettant de venir tous les dimanches à la maison pour qu’elle pût le voir tout à son aise. Tandis que le fiacre se dirigeait du côté de la Cité, l’équipage de Becky arrivait au grand trot au Parc, dans les allées duquel l’élégante petite femme se mit à se promener, entourée d’une douzaine de jeunes élégants, tandis que le père et le fils franchissaient le seuil de l’ancien collége, et que Rawdon, après y avoir laissé l’objet de ses plus chères affections, revenait accablé de la tristesse la plus légitime et la plus honnête que le pauvre garçon eût éprouvée depuis son jeune âge. Il rentra chez lui la tête basse et la mort dans le cœur ; il dîna tout seul avec Briggs, qu’il traita fort bien et à laquelle il montra beaucoup de reconnaissance pour les soins et l’affection qu’elle témoignait au petit garçon. Et puis il s’en voulait, au fond de sa conscience, pour les emprunts faits à Briggs et pour la part qu’il avait eue dans les fourberies de sa femme. Ils causèrent longuement du petit Rawdon, car Becky ne rentra que pour s’habiller et ensuite aller dîner en ville. Rawdon, de son côté, partit tout chagrin pour aller prendre le thé avec lady Jane et lui rendre compte de la manière dont il s’était exécuté, du courage et de la résolution du petit Rawdon dans cette conjoncture.

Comme protégé de lord Steyne, comme neveu d’un membre des Communes, comme fils d’un colonel chevalier du Bain, dont le nom se lisait souvent dans le Morning-Post à l’article Causeries des salons, les hauts fonctionnaires du collége se montrèrent fort disposés à traiter l’enfant avec bienveillance. Il avait les poches remplies d’argent et le dépensait à régaler ses camarades de tartes à la groseille et autres friandises. Les samedis il venait chez son père, pour qui c’était le plus beau jour de la semaine. Quand il était libre, Rawdon conduisait l’enfant au théâtre, ou l’y envoyait avec le domestique. Rawdon était ravi de lui entendre raconter ses histoires de pension, ses batailles avec ses camarades. Avant peu, il finit par savoir le nom de tous les maîtres et de la plupart des enfants aussi bien que le petit Rawdon lui-même ; et il s’efforçait de ne point paraître non plus trop étranger à la grammaire latine, lorsque son fils lui faisait part du point où il en était arrivé.

« Travaille, mon garçon, lui disait-il, en prenant un air de gravité ; en ce monde, un homme ne vaut que par son travail ; c’est par le travail seul qu’on arrive. »

Les dédains de mistress Crawley à l’égard de son mari devenaient de jour en jour plus visibles.

« Faites ce qu’il vous plaira… allez dîner où bon vous semble… allez prendre votre bière ou votre absinthe au café comme il vous plaira, si mieux n’aimez aller geindre auprès de lady Jane ; seulement n’attendez pas que j’aille me faire du mauvais sang à cause de cet enfant. Il faut bien que je prenne soin de vos affaires, puisque vous ne savez pas en prendre soin vous-même. Où seriez-vous maintenant, je vous le demande, si je vous avais abandonné à vos propres forces ? quelle mine feriez-vous dans le monde, si je n’avais toujours été là pour vous diriger ? »

Ce qu’il y a de certain, c’est que, dans tous les salons où allait Becky, on s’inquiétait peu du pauvre Rawdon, et que même maintenant on invitait la femme sans le mari. Quant à mistress Rawdon, il semblait désormais qu’elle n’eût jamais vécu en dehors du grand monde, et, lorsque la cour prenait le deuil, elle se mettait en noir de la tête aux pieds.

Une fois qu’il eut été pourvu à l’avenir du petit Rawdon, lord Steyne, qui portait aux affaires de Crawley le même intérêt que si elles eussent été les siennes, trouva que le départ de Briggs serait une réforme utile au budget des dépenses ; Becky était d’ailleurs assez entendue pour tenir elle-même sa maison. Il a été dit dans un précédent chapitre que le noble lord avait fourni à sa protégée les moyens de payer l’emprunt fait à Briggs, et celle-ci n’en continuait pas moins à rester à Curzon-Street. Milord en tira la fâcheuse conclusion que mistress Crawley avait employé son argent à quelque autre usage que celui pour lequel il le lui avait si libéralement donné. Lord Steyne ne poussa pas la simplicité jusqu’à demander à Becky une explication à ce sujet : il était sûr d’avance qu’elle aurait mille excellentes raisons à lui opposer pour justifier l’emploi de cet argent ; mais il résolut toutefois d’en avoir le cœur net, et conduisit cette affaire avec une délicatesse et une habileté merveilleuses.

Un jour où mistress Rawdon était à la promenade, milord se présenta au petit hôtel de Curzon-Street. Il demanda à Briggs une tasse de café, lui raconta qu’il avait de bonnes nouvelles du petit collégien ; enfin il manœuvra si bien qu’au bout de cinq minutes il sut d’elle que tout ce qu’elle avait reçu de mistress Rawdon se bornait à une robe de soie, cadeau qui avait fait tressaillir son cœur de reconnaissance.

Milord souriait en écoutant ce récit candide et naïf ; la vertueuse Rebecca lui avait en effet dépeint dans le plus grand détail la satisfaction que Briggs avait éprouvée en recevant son argent, qui se montait à une somme de onze cent vingt-cinq livres. Becky lui avait en outre indiqué le placement de cette somme, lui avait exprimé sa douleur d’avoir eu à se séparer d’un aussi joli capital.

« Qui sait, avait pensé la petite enchanteresse, si milord ne se laissera point aller à ajouter quelque chose encore ? »

Mais milord s’était abstenu d’une pareille générosité, persuadé, sans aucun doute, qu’il s’était déjà montré assez libéral.

Ces premières confidences excitèrent la curiosité de milord, qui demanda alors à miss Briggs des détails sur l’état de ses affaires, et la candide créature fit au noble lord un exposé fidèle de sa situation. Elle ne lui fit grâce d’aucun détail, depuis le legs que lui avait laissé miss Crawley. Ce qui lui donnait, pour cette partie de son avoir, une entière sécurité, c’est que M. et mistress Rawdon avaient bien voulu faire des démarches auprès de sir Pitt pour assurer, par son entremise, un placement des plus avantageux. Milord demanda à Briggs quel était le chiffre de la somme qu’elle avait ainsi confiée aux mains du colonel ; elle lui dit qu’elle montait à six cents et quelques livres.

Mais à peine l’honnête Briggs eut-elle donné tous ces détails à lord Steyne, qu’elle se repentit de son indiscrète franchise et pria milord de n’en rien dire à M. Crawley. Le colonel était si bon pour elle, M. Crawley pourrait se trouver offensé de son bavardage et lui rendre son argent ; et où trouver alors un placement aussi sûr et aussi avantageux ?

Lord Steyne lui promit en riant de ne point abuser de ces communications, et, lorsqu’il la quitta, il paraissait d’une bonne humeur qui ne lui était pas ordinaire.

« Quel démon ! se disait-il en lui-même ; quelle merveilleuse nature pour la comédie et l’intrigue ! Il s’en est fallu de bien peu que l’autre jour encore, avec ses cajoleries, elle n’ait réussi à m’arracher de nouveaux subsides. Elle rendrait des points à toutes les femmes de son espèce que j’ai rencontrées dans ma vie, et cependant j’en ai vu de bien des sortes ; mais toutes étaient bien novices à côté d’elle, et moi-même je ne suis qu’un enfant, qu’un jouet entre ses mains, une tête folle qui, avec elle, ne sait plus ce qu’elle fait. Pour l’intrigue et le mensonge, il n’y a personne qu’on puisse lui comparer ! »

Cette nouvelle preuve d’adresse accrut considérablement l’admiration que Becky inspirait au noble lord : faire donner de l’argent, ce n’était rien ; mais en faire donner deux fois plus qu’on n’en a besoin et ne payer personne, c’était là le beau, le sublime de la chose. « Crawley lui-même, pensait milord, n’est pas aussi bête qu’il en a l’air, il a fort bien joué son rôle dans cette intrigue. À l’expression de sa figure, à sa manière d’être, qui aurait pu croire qu’il était pour quelque chose dans tout ce trafic d’argent ? et cependant c’est lui qui a fait tirer à sa femme les marrons du feu pour en profiter ensuite. »

Pour nous, qui sommes dans le secret, nous avons pu voir que, sous ce rapport, milord se trompait singulièrement. Cette croyance, du reste, modifia singulièrement la manière d’être de milord à l’égard du colonel, il supprima désormais tous ces semblants d’égards qu’il avait eus jusque-là pour le mari de Becky. Jamais le protecteur de mistress Crawley n’aurait été s’imaginer que cette petite dame avait gardé l’argent pour elle ; et quant au colonel Crawley, il le jugeait d’après les autres maris qu’il avait rencontrés dans le cours de son existence, si mêlée d’aventures amoureuses. Milord avait acheté tant d’hommes dans sa vie, qu’on pouvait bien lui pardonner de croire que le colonel était aussi vénal que les autres.

À la première occasion où lord Steyne se trouva seul avec Becky, il s’empressa d’un ton de belle humeur de lui faire compliment de la manière adroite et fine dont elle savait se procurer l’argent dont elle avait besoin. Bien que Becky fût prise au dépourvu, son embarras ne fut pas long ; cette estimable créature n’avait recours au mensonge que lorsqu’elle n’avait pas d’autre voie pour se tirer d’affaire ; mais alors elle s’en acquittait avec le plus parfait aplomb. Au bout d’une seconde, elle avait trouvé une histoire très-plausible et des mieux appropriées à la circonstance, qu’elle se mit à débiter à lord Steyne : elle lui avoua que dans ses déclarations précédentes elle l’avait trompé, indignement trompé, mais à qui la faute ?

« Ah ! milord, continua-t-elle, vous ne saurez jamais toutes les tortures, toutes les souffrances qui ont assiégé mon sommeil dans le secret de mes nuits. Devant vous, je suis gaie et joyeuse ; mais qui vous dira tout ce qu’il me faut endurer lorsque vous n’êtes plus là pour me protéger ? Mon mari, par les menaces et les traitements les plus barbares, m’a forcée de vous demander cette somme, et, dans la prévision de vos questions à ce sujet, il m’a dicté d’avance ce que j’aurais à vous répondre ; il a pris cet argent que vous m’avez remis, me disant qu’il se chargeait de payer Briggs ; m’était-il permis de douter de sa parole ? Pardonnez à un homme aux abois le tort qu’il vous a fait, et prenez en pitié la plus malheureuse des femmes. »

En prononçant cette tirade pathétique, mistress Rawdon fondait en larmes. Jamais la vertu persécutée n’avait étalé une douleur aussi séduisante.

Le protecteur et la protégée, pendant une promenade en voiture qu’ils firent ensuite à Regent’s-Park, eurent ensemble une longue conversation dont il est inutile de rapporter ici les détails. Ce qu’il suffit de savoir, c’est qu’en rentrant chez elle, Becky courut à sa chère Briggs avec une figure rayonnante, et lui annonça qu’elle lui apportait de bonnes nouvelles. Lord Steyne était bien le plus noble et le plus généreux des hommes ; il ne cherchait que les occasions et les moyens de faire le bien. Maintenant que le petit Rawdon était placé au collége, elle avait désormais moins besoin d’un aide et d’une compagne. Son cœur saignait à la pensée de se séparer de sa chère Briggs, mais l’économie la plus stricte lui était imposée par les difficultés de sa position. Ce qui adoucissait ses regrets, c’était la pensée que sa chère Briggs allait, grâce à la générosité de lord Steyne, se trouver dans une position bien préférable à celle qu’elle pouvait lui offrir dans sa modeste demeure. Mistress Pilkington, l’intendante de Gauntley-Hall, était, par suite des années et des rhumatismes, dans un état de faiblesse qui ne lui permettait plus d’exercer la surveillance nécessaire dans un aussi vaste château. Il fallait donc songer à la remplacer ; c’était une position magnifique. La famille allait tout au plus une fois en deux ans à Gauntley. Pendant tout le reste du temps, l’intendante était reine et maîtresse dans ce magnifique domaine ; elle tenait table ouverte et recevait la visite du clergé des environs et des personnes recommandables de tout le comté ; en fait, elle était la dame châtelaine de Gauntley. Les deux intendantes qui avaient précédé mistress Pilkington avaient épousé les vicaires de Gauntley, et s’il n’en était pas advenu de même pour mistress Pilkington, c’est qu’elle était la tante du vicaire actuel. En attendant sa nomination définitive, elle n’avait qu’à aller voir mistress Pilkington et s’assurer par elle-même que c’était une position qui lui conviendrait.

Les mots nous manquent pour décrire avec quels transports de reconnaissance Briggs accueillit cette nouvelle. La seule condition qu’elle mit à son acceptation fut que le petit Rawdon viendrait la voir au château ; cette promesse ne coûtait pas beaucoup à Becky. Lorsque Rawdon rentra, elle courut lui annoncer cette bonne nouvelle ; Rawdon fut ravi, enchanté : il se sentait débarrassé d’un grand souci, celui du remboursement de Briggs. Toutefois, son esprit n’était pas encore parfaitement satisfait. Il raconta au petit Southdown ce que lord Steyne avait fait, et le petit Southdown le regarda d’un air qui éveilla dans son esprit de nouveaux soupçons.

Il fit part à lady Jane de cette nouvelle marque de bonté que venait de lui donner lord Steyne ; en apprenant cela, lady Jane prit une physionomie toute singulière, et il en fut de même de sir Pitt.

« Elle est trop vive, trop… gaie, dirent-ils à Rawdon ; vous avez tort de la laisser courir ainsi toute seule les fêtes et les réunions. Il faudrait l’accompagner partout où elle va, ou au moins mettre quelqu’un auprès d’elle, quand ce ne serait qu’une des sœurs de Crawley-la-Reine, et encore, pour une femme comme elle, il n’y aurait pas là de quoi la retenir beaucoup. »

Sans doute il était nécessaire que quelqu’un fût auprès de Becky. Mais l’honnête Briggs ne devait pas pour cela laisser échapper l’offre brillante qui lui était faite. Elle prépara donc ses paquets et se disposa à se mettre en route. Voilà comment les deux postes avancés du ménage de Rawdon tombèrent aux mains de l’ennemi.

Sir Pitt alla un jour chez sa belle-sœur pour démêler les motifs du départ de Briggs et s’éclairer également sur quelques autres points non moins délicats. Vainement elle tenta de lui faire comprendre combien était nécessaire pour son mari la protection de lord Steyne, combien il serait cruel de priver Briggs des avantages qu’on lui offrait ; les cajoleries, les sourires, les caresses de Becky ne purent avoir raison de sir Pitt, et il eut quelque chose de fort semblable à une querelle avec Becky, pour laquelle il professait naguère encore une si haute admiration.

Il lui parla de l’honneur de la famille, de la réputation immaculée des Crawley. Il lui reprocha avec indignation l’accueil trop facile qu’elle faisait à tous ces jeunes Français, à tous ces jeunes étourdis à la mode, enfin à lord Steyne lui-même, dont la voiture semblait avoir pris racine à sa porte et qui passait chaque jour des heures entières en tête-à-tête avec elle. On commençait à jaser dans le monde de l’assiduité de ces visites. Comme chef de la famille, il la suppliait d’être plus réservée dans sa conduite. Mille bruits fâcheux circulaient déjà sur son compte. Lord Steyne, malgré sa haute position et la supériorité de son talent, était un homme dont les attentions ne pouvaient que compromettre une femme. Il la priait, la conjurait, et, s’il le fallait, lui commandait, en sa qualité de beau-frère, d’apporter la plus grande retenue dans ses rapports avec le noble lord.

Becky promit tout ce que lui demanda sir Pitt ; mais lord Steyne continua à lui rendre d’aussi fréquentes visites que par le passé, et la colère de sir Pitt en redoubla. Je ne sais trop si lady Jane fut bien aise ou fâchée de cette brouille survenue entre son mari et sa belle-sœur. Lord Steyne continua ses visites, sir Pitt cessa les siennes, et sa femme fut aussi d’avis de couper court à tout rapport avec le noble lord et de refuser pour la soirée des charades l’invitation que lui avait adressée la marquise ; mais sir Pitt jugea qu’il convenait de s’y rendre, Son Altesse Royale devant s’y trouver.

Sir Pitt se retira du moins de très-bonne heure, et sa femme s’applaudit intérieurement de ce prompt départ. Becky avait à peine dit quelques mots à son beau-frère et n’avait pas même daigné reconnaître sa belle-sœur. Pitt Crawley déclara que c’était une petite impertinente, et flétrit avec une grande énergie d’expression l’inconvenance de ces jeux scéniques et de ces travestissements burlesques dans lesquels sa belle-sœur avait figuré. Les charades une fois terminées, il prit à part son frère Rawdon, et le tança vertement d’avoir été se compromettre dans de pareilles mascarades et d’avoir permis à sa femme de se produire dans ces honteuses bouffonneries.

Rawdon l’assura qu’il se tiendrait pour averti à l’avenir. Déjà, sous l’influence des avis de son frère et sa belle-sœur, il était presque devenu le modèle et l’exemple des vertus domestiques. Il avait abandonné le club et le billard et ne quittait plus la maison ; il accompagnait Becky dans toutes ses promenades en voitures et, coûte que coûte, il la suivait dans tous les salons. Toutes les fois que lord Steyne faisait sa visite à Curzon-Street, il était sûr d’y rencontrer le colonel. Quand Becky voulait sortir seule, ou qu’elle recevait des invitations sans qu’il y en eût pour son mari, celui-ci y mettait un veto absolu ; et dans ces occasions la voix du colonel prenait une expression qui commandait l’obéissance. La petite Becky paraissait charmée de ce redoublement de galanterie de la part de Rawdon, et, si parfois il était grondeur, elle ne lui rendait point la pareille. Dans le monde, comme dans le tête-à-tête, elle avait toujours pour lui un sourire sur les lèvres et veillait à tout ce qui pouvait contribuer à son plaisir ou à son divertissement. La lune de miel était passée depuis longtemps, et cependant c’était toujours de la part de Becky mêmes prévenances, même gaieté, même franchise et même confiance.

« Que je suis contente, lui disait-elle à la promenade, de vous avoir ici à mes côtés au lieu de cette vieille folle de Briggs ! Sortons toujours ainsi ensemble, mon cher Rawdon, que ce serait gentil et que nous serions heureux, si nous avions seulement un peu de fortune ! »

S’il s’endormait après dîner dans son fauteuil, il ne trouvait point en face de lui, à son réveil, une figure boudeuse, maussade et portant l’expression du reproche ; sa femme, au contraire, lui envoyait ses plus frais et ses plus caressants sourires, puis le couvrait de baisers et de tendresses. Alors il ne s’expliquait plus les soupçons qui avaient pu naître dans son cœur. Des soupçons ? oh, jamais ! ces doutes absurdes, ces craintes aveugles n’étaient que les fantômes d’une jalousie ridicule. Elle l’aimait avec ce même amour passionné qu’elle lui avait toujours témoigné, et, si elle marchait au milieu des triomphes du monde, il ne fallait en accuser que la nature, qui l’avait faite pour attirer les cœurs partout où elle se présentait. Y avait-il une femme capable de causer, de chanter ou de faire quoi que ce soit comme elle ? « Ah ! si seulement, se disait alors Rawdon, elle avait un peu de tendresse pour son fils ! » Mais la mère et le fils n’avaient point une inclination bien vive l’un pour l’autre.

Ce fut au milieu de ces incertitudes et de ces anxiétés que survint l’incident mentionné au dernier chapitre, et que l’infortuné colonel se trouva retenu prisonnier loin de chez lui.



CHAPITRE XXI.

Délivrance et catastrophe.


Nous avons laissé l’ami Rawdon dans un fiacre, se rendant, en compagnie de M. Moss, à cette maison trop hospitalière, dont les portes s’ouvrent spontanément à bien des gens qui s’en passeraient volontiers. Les premiers rayons de l’aube commençaient à dorer le faîte des cheminées de Chancery-Lane, lorsque le roulement du fiacre éveilla les échos d’alentour. Un petit juif, à la chevelure aussi rutilante que le soleil levant, introduisit la compagnie dans l’intérieur de la maison. M. Moss fit à Rawdon les honneurs de ce manoir, et lui demanda obligeamment s’il ne désirait pas quelque chose de chaud après cette course matinale.

Le colonel était loin d’être aussi consterné de l’aventure que bien d’autres l’eussent été à sa place, en se trouvant dans une maison de détention, sous les grilles et les verrous, au sortir d’un palais rempli des femmes les plus séduisantes. Rawdon, il est vrai, avait déjà été plusieurs fois le pensionnaire de M. Moss. Si nous n’avons pas cru nécessaire de mentionner dans le cours de ce récit ces petites misères de la vie domestique, c’est qu’il n’y a là rien que de très-vulgaire pour un gentleman qui mène grand train sans un sou de revenu.

Lors de sa première visite à M. Moss, le colonel était encore garçon, et avait dû sa délivrance à la générosité de sa tante. La seconde fois, la petite Becky l’avait tiré des griffes des recors, grâces aux ressources de son esprit et de son bon cœur ordinaire. Elle avait emprunté une partie de l’argent au petit lord Southdown, et, à force de cajoleries, avait obtenu du marchand de châles, bijoux, robes et lingerie, qu’il se contenterait pour le reste d’un billet à longue échéance, souscrit par Rawdon. Dans ces deux circonstances, Rawdon avait été pris et relâché avec toute espèce d’égards, et il avait été l’objet de la plus stricte politesse. Aussi Moss et le colonel étaient-ils dans les meilleurs termes l’un à l’égard de l’autre.

« Vous allez retrouver, colonel, votre ancienne chambre, et tout le reste en parfait état, disait, en homme qui sait vivre, le recors à son prisonnier. On a toujours eu soin de la tenir bien aérée et de n’y mettre que des gens comme il faut. L’avant-dernière nuit elle était occupée par l’honorable capitaine Famish, du 5e dragons. Au bout de quinze jours sa tante l’en a fait sortir ; c’était, disait-elle, pour le mettre à la raison qu’elle l’avait fourré ici. Mais, en attendant, il mettait drôlement, je vous le promets, mon champagne à la raison ; tous les soirs il y avait gala ; on arrivait de tous les clubs de la capitale et on faisait sauter crânement les bouchons de champagne ; et il venait de bons diables, je vous en réponds, et auxquels un verre de vin ne fait pas peur. Mistress Moss tient toujours sa table d’hôte à cinq heures et demie ; on fait ensuite de la musique ou l’on joue aux cartes… Dans le cas où vous voudriez bien nous faire l’honneur de votre présence…

— C’est bon, je sonnerai si j’ai besoin de vous, » dit Rawdon ; et il alla tranquillement se coucher.

Comme vieux soldat, il ne se laissait point abattre par les revers de la fortune. Un homme d’un caractère moins aguerri, et par conséquent de moins de sang-froid, aurait envoyé une lettre à sa femme au moment même où on lui mettait la main sur le collet.

« Mais, pensa Rawdon, à quoi bon aller troubler son sommeil ? elle ne s’apercevra seulement pas si je suis ou non rentré ; il sera assez tôt de la prévenir lorsqu’elle aura dormi et moi aussi. De quoi s’agit-il ? De cent soixante-dix livres ? Ce serait bien le diable si elle ne trouvait pas à décrocher quelque part cette bagatelle. »

Ce fut au milieu de ces réflexions et après avoir donné sa dernière pensée au petit Rawdon, que le colonel s’endormit dans ce lit dont le capitaine Famish avait été le dernier occupant. Il était dix heures environ lorsqu’il se réveilla. Le petit garçon aux cheveux rouges lui apporta avec une sorte de fierté enfantine un nécessaire en argent pour se faire la barbe. Le manoir de M. Moss, bien qu’ayant un aspect un peu sombre, ne manquait pas cependant d’un certain air de splendeur. On remarquait sur les étagères de vieux plateaux en argent qui avaient leur éclat, des porte-liqueurs auxquels on pouvait faire le même reproche, des boiseries jadis dorées et sur lesquelles pendaient des rideaux de satin d’un jaune fané, qui servaient à cacher à l’œil les barreaux des fenêtres. Sur les murailles, de grands cadres écornés et dédorés entouraient des paysages et des sujets de sainteté. Le déjeuner du colonel lui fut apporté dans cette argenterie noire et splendide dont nous venons de parler. Miss Moss, jeune fille aux yeux vifs et encore tout empapillotée, demanda avec un sourire au colonel, en lui présentant la théière, s’il avait passé une bonne nuit. Elle lui donna aussi le Morning-Post où se trouvaient les noms de tous les grands personnages qui avaient figuré la nuit précédente à la fête de lord Steyne. On y faisait un brillant éloge de cette fête et du succès qu’avait obtenu la belle et charmante mistress Rawdon Crawley dans les différents rôles qu’elle avait remplis.

Le colonel se mit à jaser de la façon la plus intime avec sa geôlière, qui s’était assise sur le bord de la table dans une pose pleine de grâce et de nonchalance ; elle portait à ses pieds de vieux souliers de satin éculés et des bas qui lui tombaient sur les talons. Le colonel Crawley finit par demander une plume, de l’encre et du papier, et bientôt miss Moss arriva, portant entre l’index et le pouce la feuille de papier désirée. Combien de pauvres diables avaient tracé à la hâte sur ces petits carrés blancs les formules de supplication les plus ardentes, et, se promenant de long en large dans ce détestable repaire, avaient attendu avec impatience le messager chargé de la parole de délivrance ! Qui n’a reçu de ces lettres dont le pain à cacheter est encore humide, dont chaque mot est l’expression d’une âme mortifiée et malheureuse ? Rawdon, du reste, n’éprouvait aucune inquiétude sur le sort de sa missive.

« Chère Becky, écrivait-il, j’espère que vous avez bien dormi. Ne vous tourmentez pas si je ne vous ai pas apporté votre café ce matin ; la nuit dernière, comme je m’en revenais avec mon cigare, il m’est arrivé un accident. J’ai été coffré par Moss de Cursitor-Street, et c’est sous les lambris dorés de son splendide salon que je vous écris la présente, de ce même salon où je me suis trouvé dans la même position il y a deux ans. Miss Moss m’a apporté le thé. Elle a pris beaucoup d’embonpoint. Suivant son ordinaire, elle a toujours ses bas sur les talons.

« Il s’agit du billet de Nathan ; il y en a pour cent cinquante livres sterling, cent soixante-dix avec les frais. Envoyez-moi mon nécessaire et des habits ; je suis en chaussons de bal et en bas de soie blancs, c’est-à-dire dans le même état que ceux de miss Moss. Vous trouverez dans les tiroirs du secrétaire soixante-dix livres ; vous n’aurez qu’à aller en offrir soixante-cinq à Nathan, en lui demandant un renouvellement. Promettez-lui de prendre du vin ; nous en trouverons bien toujours le placement dans nos dîners. Mais point de tableaux, surtout ; il les vend trop cher.

« S’il ne veut pas se prêter à cette combinaison, cherchez dans vos hardes ce que vous pouvez vendre ; il faut absolument avoir réuni cette somme ce soir : d’abord parce qu’il n’est pas fort agréable de demeurer ici ; et puis, ensuite, parce que c’est demain dimanche, sans compter que les lits ne sont pas très-propres, et qu’en outre cela pourrait donner des idées aux autres créanciers. Je suis bien aise que cette aventure ne soit pas tombée le samedi de sortie de Rawdon. Je vous embrasse bien.

« Tout à vous,
« R. C.

« P. S. Ne tardez pas trop à venir. »

Cette lettre écrite et cachetée fut portée par un de ces messagers qui sont toujours à attendre dans le voisinage de l’établissement de M. Moss. Tranquille désormais de ce côté, Rawdon descendit dans le préau, où il fuma son cigare avec un grand calme d’esprit.

Il calcula qu’il fallait bien trois heures à Becky pour mener à bonne fin cette négociation et faire ouvrir les portes de sa prison ; ce temps s’écoula pour lui de la manière la plus agréable, à fumer, à lire le journal et à boire à la cantine avec un de ses amis, le capitaine Walker, qui se trouvait dans le même cas que lui ; ces deux messieurs se livrèrent aux cartes un terrible assaut, dans lequel les chances restèrent égales des deux côtés.

Les heures se passaient pourtant sans que Rawdon vît revenir son ambassadeur, et Becky n’arrivait pas davantage.

À l’heure ordinaire de cinq heures et demie, la table d’hôte de M. Moss fut servie pour ceux des locataires de la maison qui avaient de quoi payer leur écot. Ils se réunirent dans le splendide salon dont nous avons déjà parlé, et avec lequel communiquait la chambre temporairement occupée par M. Rawdon. Miss Moss, qui alors s’était débarrassée de ses papillotes, fit les honneurs d’un gigot de mouton bouilli aux navets, et le colonel en mangea de très-bon appétit. On lui proposa ensuite, pour fêter sa bienvenue, de faire sauter le bouchon d’une bouteille de champagne ; il s’y prêta de très-bonne grâce : les dames burent à sa santé, et miss Moss lui lança une œillade des plus gracieuses.

Au milieu du repas, on entendit retentir la sonnette de la porte ; le jeune garçon aux cheveux rouges se leva pour aller répondre, et il annonça en revenant que l’ambassadeur de Rawdon lui avait rapporté un paquet avec une lettre qu’il remit à son adresse.

« Ne vous gênez pas, colonel, je vous prie, » dit M. Moss en accompagnant ces paroles d’un signe de la main.

Le colonel ouvrit la lettre d’une main tremblante. C’était un charmant petit billet sur papier rose parfumé, avec un joli cachet de cire verte.

« Mon pauvre bichon, écrivait mistress Crawley, je n’ai pu fermer l’œil de la nuit, ne sachant ce qu’était devenu mon vieux monstre. Je n’ai pu prendre un peu de repos qu’après avoir envoyé chercher ce matin M. Blench, car je grelottais la fièvre. Il m’a prescrit une potion, et a défendu à Finette qu’on me dérangeât sous quelque prétexte que ce fût. C’est ainsi, mon bon mari, que votre messager, qui a bien mauvaise mine, à ce que dit Finette, et qui sent le genièvre, a été obligé d’attendre dans l’antichambre jusqu’au moment où j’ai sonné. Jugez, mon pauvre mari, dans quel état m’a mise votre lettre presque indéchiffrable.

« Toute malade que j’étais, j’ai envoyé aussitôt chercher une voiture, et, à peine habillée, sans avoir le courage de prendre mon chocolat (car je n’ai de plaisir à le prendre que lorsque c’est mon vieux monstre qui me l’apporte), je me suis fait conduire au galop chez Nathan. Je l’ai vu ; j’ai eu beau pleurer, gémir, me jeter à ses pieds, rien n’a pu attendrir cet homme exécrable. Il lui fallait tout son argent, disait-il, ou autrement il était décidé à retenir mon vieux monstre en prison. Alors je suis rentrée avec l’intention d’aller faire une triste visite à ma tante, pour aller mettre entre les mains de cette chère tante, avec ce qui s’y trouve déjà, les hardes et les bijoux qu’il me serait possible de réunir. Le bélier de Bulgarie était chez moi avec milord ; ils venaient me complimenter du talent que j’avais montré dans mon rôle. Paddington n’a pas tardé à les suivre, puis Champignac, puis son ambassadeur, chacun m’apportant ses compliments et ses fadeurs. J’étais à la torture, soupirant après le moment où je serais débarrassée de ces importuns, et comptant les minutes qui prolongeaient la captivité de mon pauvre prisonnier.

« Quand ils ont été partis, je me suis jetée aux pieds de milord, je lui ai dit que nous allions tout engager et l’ai supplié de me prêter deux cents livres. Il s’est mis à jurer et à tempêter comme un furieux, et m’a dit de ne pas faire la sottise de rien mettre en gage, en m’assurant qu’il aviserait à me venir en aide. Là-dessus il est parti, en me promettant qu’il m’enverrait demain matin ce dont j’avais besoin. J’attends l’exécution de sa promesse pour aller trouver mon vieux monstre et lui porter un baiser bien tendre

« De son affectionnée,
« Becky.

« P. S. J’écris dans mon lit, car j’ai la tête et le cœur bien malades. »

Lorsque Rawdon eut terminé cette lettre, sa figure se couvrit d’une telle rougeur, ses regards devinrent si farouches, que le reste des convives ne douta pas un moment que cette missive renfermât de mauvaises nouvelles. Tous les soupçons contre lesquels il avait lutté jusqu’alors vinrent de nouveau assaillir son esprit. Elle n’avait pas su aller vendre ses bijoux, et elle trouvait le temps de faire des gorges chaudes sur les compliments et les flatteries qu’elle recevait pendant qu’il était en prison. En cherchant bien, ne pourrait-il pas découvrir quelle main l’avait poussé sous les verrous ? Wenham était avec lui au moment de son arrestation, et alors… Il frémissait de s’arrêter à de pareils soupçons. Il quitta la salle à manger, l’esprit tout en désordre, et courut s’enfermer dans sa chambre ; il ouvrit son pupitre, fit courir sa plume sur le papier sans trop savoir ce qu’il écrivait, et envoya ces quelques lignes à sir Pitt ou lady Crawley, et chargea le même commissionnaire de les porter sur-le-champ à Gaunt-Street, de prendre un cabriolet au besoin ; il y avait une guinée pour lui s’il lui rapportait la réponse avant une heure.

Dans ce billet, il suppliait son frère et sa sœur, pour l’amour de Dieu, au nom de son fils et de son honneur, de le tirer de la triste situation dans laquelle il était tombé ; il était en prison, il avait besoin de cent livres pour recouvrer sa liberté, il les suppliait de venir le délivrer.

Après avoir expédié sa lettre, il revint prendre sa place à table et demanda du vin. Sa conversation bruyante, ses éclats de rire stridents avaient quelque chose d’étrange et de sinistre. À plusieurs reprises il partit d’un ricanement convulsif en songeant à ses terreurs. Cette heure se passa pour lui à boire et à faire le guet, cherchant à saisir le moindre bruit qui lui annonçât la voiture qui allait lui rapporter sa destinée.

À l’expiration du temps fixé, il entendit un bruit de roues devant la porte, et le jeune garçon aux cheveux rouges sortit avec son trousseau de clefs. Une dame attendait dans le salon des visiteurs.

« Le colonel Crawley ? » demanda-t-elle d’une voix toute tremblante.

Après lui avoir fait un signe d’intelligence, le garçon referma la porte extérieure sur elle, puis il revint dans la salle à manger, où il dit à Crawley :

« Colonel, on vous demande. »

Rawdon quitta la pièce d’un bond et descendit au parloir, laissant tous les autres convives occupés gaiement à sabler le champagne ; un faible rayon de lumière tombait à travers la fente de la porte sur cette dame, qui paraissait fort agitée.

« C’est moi, Rawdon, lui dit-elle d’une voix tremblante dont elle cherchait à déguiser l’émotion ; c’est moi, Jane. »

Rawdon en croyait à peine ses yeux et ses oreilles. Il s’élança vers elle, la serra dans ses bras, articula quelques remercîments inintelligibles, puis, s’appuyant sur son épaule, donna un libre cours à ses sanglots. Quant à elle, elle ne comprenait rien à cette émotion.

Il ne fut pas difficile d’obtenir la quittance de M. Moss. Ce brave homme éprouva cependant un certain déplaisir ; il avait bien compté avoir le colonel pour convive pendant toute la journée du dimanche. Jane, toute rayonnante de joie et de bonheur, fit sortir Rawdon de la prison de dettes et l’emmena dans la voiture qu’elle avait prise pour hâter le moment de sa délivrance.

« Mon cher Rawdon, lui dit-elle, Pitt était parti pour un dîner politique lorsque votre lettre est arrivée, et alors je n’ai pas hésité ; je suis venue vous chercher moi-même. »

En même temps elle lui serrait la main. Peut-être fut-il très-heureux pour Rawdon que sir Pitt ait eu ce jour-là ce devoir ministériel à remplir. Rawdon ne trouvait pas de paroles assez énergiques pour témoigner à sa belle-sœur toute sa reconnaissance. Cette vivacité de sentiments troublait un peu la pauvre petite lady Jane.

« Ah ! lui disait-il dans un transport de candeur, vous ne savez pas combien je suis changé depuis que je vous connais et que j’ai mon petit Rawdy. Il a bien fallu que je changeasse un peu, parce que, voyez-vous, je sens là-dessous quelque chose… J’éprouve… enfin… »

Il laissa sa phrase inachevée, mais lady Jane le comprit néanmoins, et le soir même, après son départ, assise auprès du berceau de son enfant, elle pria humblement le ciel pour le pauvre pécheur accablé du poids de ses égarements.

En sortant de chez elle, Rawdon se dirigea au pas de course vers Curzon-Street. Il était alors neuf heures du soir ; il traversa comme un fou les rues, les carrefours, jusqu’au moment où il s’arrêta enfin tout haletant devant la porte de sa maison. Il recula d’un pas pour s’appuyer sur la grille ; puis, levant avec angoisse les yeux du côté des croisées, il vit le salon tout resplendissant de lumière ; et pourtant ne lui avait-elle pas écrit qu’elle était au lit et malade ? Il resta immobile pendant quelque temps, et la lumière descendant des fenêtres éclairait sa figure pâle et décomposée.

Il tourna sa clef dans la serrure et entra dans la maison. Des éclats de rire partaient de l’étage supérieur. Rawdon portait encore le costume qu’il avait le matin même au moment de son arrestation. Il monta l’escalier sur la pointe du pied ; arrivé à la dernière marche, il s’appuya un moment sur la rampe. Point de bruit dans la maison, on avait donné congé à tous les domestiques. Rawdon prêta de nouveau l’oreille : il entendit des éclats de rire se confondant avec une voix qui chantait. C’était Becky qui redisait la romance de la nuit précédente. Une voix rauque criait : « Brava ! brava ! » Cette voix était celle de lord Steyne.

Rawdon ouvrit la porte et entra. Il vit au milieu de la pièce une petite table dressée, un souper servi, des vins, de l’argenterie. Lord Steyne était étendu sur le sofa, et Becky assise à côté de lui. L’épouse coupable portait une toilette ravissante de coquetterie et de volupté ; sur ses bras, à ses doigts, étincelaient les bracelets et les bagues ; à son corsage brillaient les diamants que lord Steyne lui avait donnés. Le noble lord tenait une de ses mains dans la sienne, et se penchait pour y déposer un baiser. Mais déjà Becky était debout ; car, glacée de terreur, elle venait de voir devant elle la pâle figure de Rawdon.

Puis aussitôt elle essaya de sourire comme pour fêter la venue de son mari ; mais ce fut seulement une horrible contraction dans les traits de son visage. Lord Steyne se leva aussi en grinçant des dents, la face livide, les regards bouleversés, la fureur dans les yeux.

Lui aussi essaya de rire ; il fit un pas en avant et tendit la main à Rawdon.

« Ah ! vous voilà de retour ! eh ! comment vous portez-vous, colonel ? »

La figure de lord Steyne était affreusement contractée, bien qu’il s’efforçât de faire bon visage à l’indiscret qui troublait la fête.

En voyant l’expression peinte sur la figure de Rawdon, Becky s’était élancée au-devant de lui.

« Je suis innocente, Rawdon ! s’écriait-elle ; devant Dieu, je vous le jure, je suis innocente ! »

En même temps elle se suspendait à ses mains, aux pans de son habit, et ses bagues et ses bracelets étincelaient à l’éclat des lumières.

« Je suis innocente ! je suis innocente !… Dites-lui donc que je suis innocente ! » s’écriait-elle de nouveau en se tournant vers lord Steyne.

Mais lui, pensant qu’il était victime d’un guet-apens, était aussi furieux contre la femme que contre le mari.

« Vous innocente ! hurlait-il avec d’épouvantables jurements ; vous innocente ! lorsque tous ces bijoux que vous avez sur le corps, je les ai payés jusqu’au dernier ! vous innocente ! lorsque je vous ai compté plusieurs milliers de livres sterling que ce misérable partageait avec vous, et dont il a déjà mangé sa part ! Innocente ! oui, à la façon de votre mère, cette vertu d’Opéra, ou de votre escroc de mari. Ne croyez pas m’intimider, comme cela vous a réussi auprès de beaucoup d’autres. Allons, monsieur, laissez-moi passer ! »

Lord Steyne saisit en même temps son chapeau ; ses yeux lançaient des éclairs et jetaient à son ennemi des regards insultants. Il se dirigea en même temps vers Rawdon, ne doutant pas que ce dernier ne se hâtât de lui livrer passage.

Mais Rawdon, se précipitant sur lui, le saisit par la cravate, et lord Steyne à moitié suffoqué s’affaissa sur lui-même, sous la pression de cette vigoureuse étreinte.

« Vous mentez comme un chien, lui dit Rawdon ; vous mentez comme un lâche et un infâme ! »

Et en même temps, du revers de sa main, il frappa le noble pair sur les deux joues, et l’envoya, à quelques pas de lui, retomber tout sanglant sur le plancher. Tout ceci s’était fait avant même que Rebecca eût le temps de s’interposer. Malgré la crainte qui faisait fléchir tous ses membres, elle admirait cependant son mari dans sa vigueur, dans son énergie et dans son triomphe.

« Approchez, » lui dit Rawdon.

Aussitôt elle obéit.

« Retirez tout ceci. »

Elle se mit à défaire les bracelets qu’elle avait aux bras, les bagues qui garnissaient ses doigts ; sa main pouvait à peine les contenir ; alors elle leva les yeux vers son juge comme pour l’interroger du regard.

« Jetez-moi par terre tous ces bijoux du diable, » lui dit-il.

Elle les laissa tomber à ses pieds. Rawdon lui arracha encore la broche qu’elle portait au corsage, et la lança à la tête de lord Steyne. La broche fit au front du noble lord une large entaille dont il conserva la marque jusqu’à sa mort.

« Suivez-moi, dit Rawdon à sa femme.

— Ah ! ne me tuez pas, Rawdon, » lui dit-elle d’une voix suppliante.

Il se mit à ricaner d’un rire étrange et sauvage.

« Je veux savoir si cet homme en a menti pour ce qu’il a dit de l’argent comme pour ce qu’il a dit de moi. Parlez, en avez-vous reçu de lui ?

— Non, dit Rebecca, c’est-à-dire…

— Vos clefs ! » reprit Rawdon.

Et ils sortirent ensemble.

Rebecca lui avait donné ses clefs, à l’exception d’une seule, espérant qu’il n’y ferait pas attention. C’était la clef du petit pupitre qu’Amélia lui avait donné autrefois et qu’elle tenait soigneusement caché. Rawdon ouvrit toutes ses boîtes, bouleversa toute sa garde-robe, jeta pêle-mêle sur le plancher tous les chiffons qui s’y trouvaient renfermés. Enfin il trouva le pupitre, et força sa femme à l’ouvrir. Ce pupitre renfermait ses papiers, à elle, des lettres d’amour déjà anciennes, toutes sortes de petits bijoux et d’objets à l’usage des femmes. Il contenait aussi un portefeuille rempli de bank-notes dont la date remontait déjà, pour quelques-uns, à une dizaine d’années ; mais dans le nombre il s’en trouvait un tout récent, le billet de mille livres que lord Steyne lui avait donné.

« C’est lui qui vous l’a donné ? demanda Rawdon.

— Oui, répondit Becky.

— Il l’aura aujourd’hui même, fit Rawdon ; car déjà le jour commençait à poindre, plusieurs heures s’étant écoulées dans ces recherches minutieuses. Avec le reste je m’arrangerai pour payer Briggs, qui a montré tant de tendresse à l’enfant, et pour acquitter les autres dettes. Quant au surplus, vous me ferez savoir où il faudra vous l’adresser. Il me semble, Becky, que vous auriez bien pu prendre sur cette réserve cent livres sterling pour me tirer de prison, moi qui ai toujours partagé avec vous.

— Je suis innocente, » répétait Becky.

Mais, sans daigner ajouter un mot, Rawdon la laissa seule.

Les premiers feux du soleil pénétraient alors dans la chambre, où cette femme se trouvait comme frappée d’immobilité ; ils éclairaient ces malles ouvertes, ces hardes dispersées dans tous les coins de la pièce ; ces robes, ces plumes, ces écharpes, ces bijoux, monceau de vanités qui n’offrait plus qu’un triste spectacle de ruines et de débris ! La chevelure de Becky tombait en désordre sur ses épaules, sa robe était arrachée à la place qu’occupait sa broche de diamants. Elle avait entendu Rawdon descendre les escaliers, elle l’avait entendu refermer la porte sur lui. Elle savait qu’il ne reviendrait plus, qu’il était parti pour toujours. Songeait-il à commettre un suicide ? Non, pas du moins tant qu’il ne se serait pas battu avec lord Steyne. Alors les pensées de cette malheureuse se reportèrent sur sa vie passée, sur les vicissitudes qu’elle avait traversées. Que de misères et de luttes pour aboutir à l’abandon et au désespoir ! Il ne lui restait plus que le poison pour en finir avec toutes ses espérances, ses intrigues, ses dettes, ses triomphes. Ce fut au milieu de ces réflexions que la trouva sa femme de chambre, créature que lord Steyne avait placée auprès d’elle.

« Mon Dieu, madame, qu’est-il donc arrivé ? » fit-elle en la voyant les yeux secs et les mains crispées au milieu de cette scène de désolation.

Et nous le demanderons comme elle. Qu’était-il donc arrivé ? était-elle coupable ? était-elle innocente ? Innocente, elle l’était, à l’en croire, du moins. Mais comment supposer que la vérité pût se trouver sur de pareilles lèvres ? Comment croire, en cette circonstance, à la pureté de ce cœur si dépravé ? Sa femme de chambre tira ses rideaux et insista avec un air d’intérêt et de sollicitude pour qu’elle se mît au lit, ce qu’elle finit par faire ; puis cette femme passa dans l’autre pièce, et rassembla tous les bijoux qui jonchaient le sol depuis le moment où Rebecca s’en était dépouillée sur l’ordre de son mari, et où lord Steyne s’était échappé de la maison.



CHAPITRE XXII.

Le lendemain de la bataille.


La maison qu’habitait sir Pitt Crawley, dans Great-Gaunt-Street, était au milieu de ses préparatifs du dimanche, lorsque Rawdon, toujours dans le même costume de bal qu’il n’avait pas quitté depuis deux jours, heurta en passant la femme qui balayait l’escalier, et entra précipitamment dans le cabinet de son frère. Lady Jane, en peignoir du matin, était à l’étage supérieur dans la chambre des enfants, occupée à surveiller leur toilette ; puis, prenant ces petits êtres sur ses genoux, elle leur faisait réciter leur prière. Elle ne négligeait jamais de leur faire remplir régulièrement ce pieux devoir, avant la prière en commun, présidée par sir Pitt lui-même, et à laquelle assistaient tous les gens de la maison. Rawdon s’assit près du bureau du baronnet, où se trouvaient des brochures, des lettres disposées avec un ordre parfait, des paperasses, des imprimés soigneusement étiquetés, des cartons pour les factures et les correspondances. On voyait encore sur le bureau une Bible, le Quaterly Rewiew, l’Annuaire de la Cour. On s’apercevait que tout cela avait passé sous l’œil du maître.

Au premier coup de neuf heures que sonna la grande pendule en marbre noir, sir Pitt apparut sur le seuil de la porte de son cabinet, frais comme une rose, le menton bien rasé ; on eût dit une figure de cire plantée sur une cravate à l’empois. Ses cheveux étaient peignés, pommadés et parfumés ; il avait achevé ses ongles tout en descendant l’escalier d’un pas majestueux, et sous sa robe de chambre couleur cendrée il possédait tout à fait la mise d’un gentilhomme anglais de vieille roche. Il fit un mouvement de surprise en apercevant dans son cabinet le pauvre Rawdon avec les vêtements en désordre, les yeux injectés de sang, les cheveux tout hérissés. Il pensa d’abord que son frère était ivre et que c’étaient là les traces d’une orgie.

« Mon Dieu ! Rawdon, lui dit-il, que voulez-vous avec cette figure toute décomposée ? qui vous amène de si bonne heure ? pourquoi n’êtes-vous point chez vous ?

— Chez moi ! dit Rawdon avec un rire sauvage ; n’ayez pas peur, Pitt, j’ai mon sang-froid. Fermez la porte, j’ai à vous parler. »

Pitt ferma la porte et revint à son bureau, se plaça dans un fauteuil à côté de son frère, et se mit à limer ses ongles avec une dextérité sans égale.

« Pitt, reprit alors le colonel après une pause, c’en est fait de moi : je suis perdu sans ressources.

— C’est la fin que je vous avais toujours prédite, s’écria le baronnet d’un ton bourru et en battant le rappel avec ses ongles, dont le poli lui paraissait désormais satisfaisant. Vous ne viendrez pas me dire que je ne vous ai pas averti. Il m’est impossible de rien faire pour vous : tout mon argent est engagé, les cent livres à l’aide desquelles Jane vous a tiré de prison, je les avais promises pour demain à mon homme d’affaires, et leur absence va me jeter dans un grand embarras. Ce n’est pas qu’en ce qui dépend de moi je refuse de vous venir en aide ; mais pour ce qui est de payer vos créanciers, c’est tout comme si je m’engageais à acquitter la dette publique ; ce serait une folie, une folie sans nom. Tâchez de vous arranger avec eux. C’est triste, j’en conviens, pour une famille, mais cela se voit tous les jours. La semaine dernière, Georges Kiteley, fils de lord Bugland, a fait une convention de ce genre, et le voilà, comme on dit, blanchi à neuf, et cela sans bourse délier pour son père. Ainsi donc…

— Ce n’est point d’argent qu’il s’agit, fit Rawdon d’une voix rauque ; je ne viens point vous parler de moi, et vous ne pouvez douter du motif qui m’amène.

— Qu’y a-t-il donc ? dit Pitt en respirant plus librement.

— C’est pour mon fils que je viens réclamer votre appui, fit Rawdon d’une voix émue. Promettez-moi d’avoir soin de lui quand je n’y serai plus. Votre chère femme a toujours été bien bonne pour lui et il l’aime plus que sa… Damnation sur cette femme ! Tenez, Pitt, vous savez que j’étais destiné à avoir un jour l’héritage de miss Crawley ; mais on m’a encouragé dans mes extravagances et dans ma paresse, et sans cela j’aurais été un homme tout autre. Au régiment, je ne me suis pas encore acquitté trop mal de mon affaire ; et quant à cet héritage, vous savez comment je l’ai perdu et où il est passé.

— Après les sacrifices que j’ai faits pour vous, l’assistance que je vous ai donnée, répliqua sir Pitt, une pareille allusion me semble déplacée dans votre bouche. C’est à vous et non à moi qu’il faut vous en prendre.

— Tout est fini de ce côté, dit Rawdon, tout est fini maintenant. »

Il prononça ces paroles avec un sourd frémissement qui fit tressaillir son frère.

« Mon Dieu ! Y a-t-il quelqu’un de mort ? demanda Pitt avec un accent de pitié et d’inquiétude.

— J’en aurais terminé avec la vie, continua Rawdon sans prendre garde à ces paroles, si ce n’avait été mon petit Rawdy. Je me serais déjà coupé la gorge après avoir tué ce misérable gueux. »

Toute la vérité se dévoila alors à sir Pitt, et il comprit que c’était à la vie de lord Steyne que Rawdon en voulait. Le colonel fit alors à son frère, d’une voix brève et émue, le récit de toute cette affaire.

« C’était, lui dit-il, un complot tramé entre elle et lui. Les recors auxquels j’étais signalé m’ont arrêté au moment où je sortais de chez lui. Alors je lui ai écrit de m’envoyer de l’argent ; elle m’a répondu qu’elle était malade, au lit, et m’a engagé à attendre jusqu’au lendemain ; et en rentrant à l’improviste, je l’ai trouvée couverte de diamants de la tête aux pieds, en compagnie de cet infâme. »

Alors il lui dépeignit, au milieu de l’agitation la plus vive, sa lutte avec lord Steyne, et montra à son frère qu’après ce qui s’était passé il ne restait pas deux partis à prendre ; par conséquent, il devait se tenir prêt pour la rencontre qui ne pouvait manquer d’avoir lieu.

« Et comme le dénoûment peut m’être fatal, fit Rawdon d’une voix émue, et que mon fils n’a point de mère, c’est sous votre garde, c’est sous celle de Jane que je le remets, et assurément vous le traiterez comme s’il était votre enfant. »

Le frère aîné se sentit profondément touché ; il serra la main de Rawdon avec une cordialité qui ne lui était pas ordinaire, et Rawdon essuya du revers de sa main ses paupières humides.

« Merci, frère, lui dit-il ; j’ai maintenant votre parole, et cela me suffit.

— C’est un engagement d’honneur, » répondit le baronnet.

Rawdon tira alors de sa poche le petit portefeuille qu’il avait trouvé dans le pupitre de Becky, et dont il sortit un paquet de billets de banque.

« Tenez, dit-il à son frère avec un amer sourire, voici six cents livres pour Briggs, qui a toujours été si bonne pour l’enfant ; vous ne me croyiez pas si riche, n’est-ce pas ? C’est l’argent qu’elle nous avait prêté ; je me suis toujours senti mal à l’aise en recevant l’argent de cette pauvre femme. Quant au surplus, que j’ai emporté dans le premier moment, on peut le rendre à Becky pour qu’elle se tire d’affaire avec… »

Tout en parlant ainsi, il prenait dans le portefeuille les autres billets pour les remettre à son frère ; mais ses mains tremblaient si fort, il était si ému que le portefeuille lui échappa, et qu’il en sortit le billet de mille livres, la plus terrible et la dernière des pièces accusatrices qui déposaient contre Becky.

Pitt se baissa pour le ramasser, tout étonné de l’importance de la somme.

« Celui-là me regarde, dit Rawdon ; je compte bien loger une balle dans la tête du propriétaire de ce chiffon. »

Il goûtait une joie intérieure en pensant à la satisfaction qu’il aurait à mettre ce billet en guise de bourre par-dessus la balle avec laquelle il voulait tuer le marquis.

Ensuite les deux frères se serrèrent une dernière fois la main et se séparèrent. Lady Jane, ayant appris que le colonel se trouvait dans le cabinet de son mari, attendait dans la pièce voisine l’issue de leur entretien avec la plus vive anxiété. La porte de la salle à manger ayant été laissée entr’ouverte comme par hasard, elle put voir les deux frères sortir du cabinet. À ce moment, elle s’avança, tendit la main à Rawdon, et lui dit que c’était bien à lui de venir leur demander à déjeuner, bien qu’à sa longue barbe, à sa figure bouleversée, aux sombres regards de son ami, elle pût juger que ce n’était point de déjeuner qu’il avait été question entre eux. Rawdon s’excusa sur un engagement antérieur ; il serra fortement la petite main que sa timide belle-sœur lui tendait, et Jane le suivit d’un regard plein de compassion, en voyant à ses traits qu’il s’agissait de quelque grand malheur. Mais il partit sans prononcer un mot, et sir Pitt n’entra avec elle dans aucune explication.

En quittant Great-Gaunt-Street, toujours en proie à la même agitation, Rawdon se dirigea vers Gaunt-House, et fit gémir le lourd marteau qui étale sur la porte cochère sa tête de Méduse ; à ses coups redoublés accourut une espèce de Silène à la face enluminée, à la veste rouge galonnée d’argent, qui remplissait dans l’hôtel les fonctions de portier. Cet homme, épouvanté du désordre qui régnait dans la tenue du colonel, lui barra le passage comme s’il eût craint que cet étrange visiteur ne voulût forcer l’entrée. Mais le colonel lui présenta une de ses cartes, et lui ordonna de la remettre à lord Steyne, en lui faisant remarquer qu’elle portait son adresse et en lui disant qu’il serait toute la journée, à partir d’une heure, à Regent-Club, et que c’était là, et non chez lui, qu’il fallait aller le chercher quand on voulait le trouver. Cet homme, à la face rubiconde, regarda partir le colonel avec des grands yeux surpris et étonnés, comme firent les passants qui, dans leurs habits de dimanche, commençaient à remplir les rues dès cette heure matinale. Le gamin, avec son air mutin et joyeux, l’épicier qui bâillait sur sa porte, le cabaretier qui fermait ses volets pendant la durée du service, croyaient voir quelque fou échappé de Bedlam, et les quolibets pleuvaient sur l’infortuné au moment où, arrivant enfin à la station des voitures, il se décida à prendre un fiacre et dit au cocher de le conduire à la caserne de Knightsbridge.

Les cloches se répondaient de tous les points de la capitale, lorsque Rawdon arriva au terme de sa course ; et, s’il s’était rendu compte de ce qui se passait autour de lui, il aurait reconnu Amélia, qu’il avait vue autrefois, se dirigeant de Brompton vers la paroisse de Russell-Square. Les écoliers se rendaient en rangs à l’église, et dans les faubourgs, les rues et les voitures étaient remplies de gens qui allaient chacun du côté où les appelait le plaisir. Le colonel était en proie à de trop vives préoccupations pour remarquer ce mouvement. En arrivant à Knightsbridge, il alla droit à la chambre de son vieil ami et camarade le capitaine Macmurdo, et fut fort satisfait de le trouver à la caserne.

Le capitaine Macmurdo était un ancien officier qui avait eu sa part de gloire à la journée de Waterloo ; son régiment l’aimait beaucoup, et la médiocrité de sa fortune l’avait seule empêché d’arriver aux grades supérieurs. Il méditait tranquillement sur les douceurs du lit en savourant sa grasse matinée.

Lorsque Rawdon ouvrit la porte, ce vénérable guerrier aux cheveux gras et grisonnants portait sur la tête un foulard de soie, au-dessus de la lèvre une moustache teinte et un nez bourgeonnant.

Rawdon ayant annoncé au capitaine qu’il venait lui demander un service d’ami, il ne fut pas besoin d’une plus longue explication pour que celui-ci comprît parfaitement de quoi il s’agissait. Il avait déjà conduit plusieurs affaires du même genre avec une grande prudence et une grande habileté. Son Altesse Royale, de si regrettable mémoire, lorsqu’elle commandait en chef, professait à ce sujet la plus grande estime pour le capitaine Macmurdo ; enfin, c’était à lui qu’avait recours tout homme d’honneur lorsqu’il se trouvait dans une passe difficile.

« Et le motif, mon vieux Crawley ? lui dit son ancien camarade. Est-ce encore pour quelque affaire de jeu comme celle où nous avons fait mordre la poussière au capitaine Marker ?

— Il s’agit de… de ma femme, » répondit Crawley en baissant les yeux et en devenant tout rouge.

Le capitaine fit claquer sa langue.

« J’ai toujours pensé, reprit-il, qu’elle finirait par vous jouer quelque tour. »

En effet, au régiment et dans les clubs, il y avait eu plus d’un pari engagé sur le sort probable réservé au colonel Crawley. Ces suppositions étaient une conséquence naturelle de la légèreté que mistress Rawdon étalait dans sa conduite ; mais, au sombre regard par lequel Rawdon accueillit cette observation, Macmurdo comprit qu’il ne fallait pas insister davantage sur ce sujet.

« N’y aurait-il donc pas moyen d’en sortir autrement, mon vieux ? reprit le capitaine avec plus de gravité. Sont-ce seulement des soupçons, dites, ou bien avez-vous des lettres ? Ne pourriez-vous pas tenir cela secret et caché ? En pareille circonstance, le mieux est ne point faire de bruit quand c’est possible… Il a fallu y mettre de la complaisance pour ne s’en apercevoir que maintenant, continua le capitaine en se parlant à lui-même, et il se rappelait les mille propos tenus à la table des officiers, d’où la réputation de mistress Crawley était bien souvent sortie en morceaux.

— Pour des gens comme nous, reprit Rawdon, il n’y a pas deux manières de terminer cette affaire, entendez-vous ? Ils avaient eu soin de se débarrasser de moi, de me faire arrêter ; je me suis échappé, et je les ai retrouvés seuls en tête-à-tête. Je l’ai appelé lâche et menteur ; enfin, je l’ai frappé et envoyé à terre.

— Il a eu ce qu’il méritait, répondit Macmurdo ; mais vous ne m’avez pas encore dit son nom ?

— C’est lord Steyne, répliqua Rawdon.

— Ah ! diable ! un marquis ! on disait qu’il… c’est-à-dire, c’était vous qui…

— Quel galimatias est-ce là ? cria Rawdon ; voulez-vous dire qu’on aurait exprimé des doutes en votre présence sur la vertu de ma femme ? Pourquoi alors ne m’en avez-vous rien dit, Mac ?

— Le monde est si médisant, mon pauvre vieux ! répliqua l’autre ; à quoi bon aller vous répéter des propos d’écervelés sur votre compte ?

— Vous avez manqué aux devoirs de l’amitié, » lui dit Rawdon ; et, ne pouvant plus maîtriser son émotion, il se couvrit la figure de ses deux mains et donna un libre cours à sa douleur.

Ce spectacle toucha profondément son vieux compagnon d’armes.

« Allons, courage, mon vieux, dit le vieux Mac ; grand ou petit, il aura une balle dans la tête, ce gibier du diable. Et quant à votre femme, que voulez-vous ? c’est toujours la même histoire.

— Ah ! vous ne savez pas combien je l’aimais, dit Rawdon d’une voix sourde. Je la suivais comme un petit chien. Je lui donnais tout ce que j’avais. Je me suis condamné à l’indigence pour l’épouser ; j’ai engagé jusqu’à ma montre pour satisfaire à ses moindres fantaisies. Pendant ce temps, elle faisait bourse à part, et enfin elle m’a refusé cent livres pour me tirer de prison. »

Il raconta alors à Macmurdo, dans un langage plein de dignité, malgré ce qu’il avait de confus, tous les détails de cette histoire. Macmurdo était tout surpris de cette agitation extraordinaire, qu’il s’efforçait de calmer par ses réflexions adoucissantes.

« Elle peut être innocente, après tout, lui disait-il ; n’est-ce pas là ce qu’elle soutient ? Ce n’est pas la première fois qu’elle se trouvait seule chez elle avec lord Steyne.

— Sans doute, répondait Rawdon avec tristesse, mais voici qui ne prouve pas en faveur de son innocence. » Et il montrait au capitaine le billet de mille livres qu’il avait trouvé dans le portefeuille de Becky. « Voilà ce qu’il a donné, et elle ne m’en a rien dit, et c’est lorsqu’elle avait cet argent-là entre les mains qu’elle a refusé de venir me tirer de la prison où j’étais enfermé. »

Le capitaine fut obligé de convenir qu’il y avait là quelque chose qui n’était pas très-clair.

Pendant cet entretien, Rawdon avait envoyé le domestique du capitaine Macmurdo à Curzon-Street, avec ordre de se faire donner des habits et du linge, dont le capitaine avait grand besoin. Pendant l’absence de cet homme, Rawdon et son ami avait composé à grand’peine et à coups de dictionnaire une lettre destinée à lord Steyne. Le capitaine Macmurdo, au nom du colonel Crawley, avait l’honneur de se mettre aux ordres du marquis de Steyne, et lui annonçait qu’il avait reçu plein pouvoir de lui pour arrêter les conditions du combat que Sa Seigneurie, il n’en faisait aucun doute, serait la première à réclamer, et qui, d’après la manière dont les choses s’étaient passées, lui paraissait inévitable. Le capitaine Macmurdo, usant toujours des formes les plus polies, priait lord Steyne de lui désigner un de ses amis avec lequel, lui, le capitaine Macmurdo, pourrait s’entendre. Il finissait en exprimant le désir que le duel eût lieu dans le plus bref délai possible.

Le capitaine ajoutait en post-scriptum qu’il avait entre les mains un billet de banque d’une valeur considérable, que le colonel Crawley avait de fortes raisons pour supposer qu’il appartenait au marquis de Steyne, et qu’il désirait l’envoyer à l’adresse de son propriétaire.

Pendant que cette lettre s’élaborait, le domestique du capitaine était de retour de sa commission à la maison du colonel ; mais il ne rapportait ni le sac de nuit ni le portemanteau qu’on l’avait envoyé chercher, et sa figure exprimait une stupéfaction comique.

« Ils ne veulent rien donner, dit-il alors ; la maison est au pillage, ils ont tout mis sens dessus dessous ; le propriétaire veut retenir tous les effets pour sa garantie. Les domestiques boivent le vin dans le salon ; et on dit que… que vous êtes parti en emportant l’argenterie, colonel. » Puis, après une pause, il ajouta : « Il y a déjà un domestique qui a disparu. Simpson, qui a l’air fort excité par la boisson, crie bien fort que rien ne sortira de la maison qu’on ne lui ait payé ses gages. »

Le récit de cette petite insurrection domestique surprit Rawdon, et le fit sourire par la diversion qu’elle apportait à ses tristes préoccupations. Les deux officiers s’amusèrent beaucoup de cet orage qui s’élevait autour des débris de cette fortune renversée.

« Je suis bien aise au moins que le petit ne soit plus chez moi, dit Rawdon en se rongeant les ongles. Vous le rappelez-vous, Mac, lorsqu’il venait au manége et qu’on lui faisait monter le sauteur ? comme il se tenait bien dessus !

— C’est vrai qu’il avait un petit air crâne, » reprit l’excellent capitaine.

Le petit Rawdon se trouvait pour le moment dans la chapelle de Whitefriars, au milieu d’une rangée de petits garçons en robe comme lui ; et certes il n’écoutait pas le sermon avec grande attention ; mais il pensait bien plutôt à sa sortie du samedi suivant, calculant que son père viendrait le chercher comme d’habitude et le mènerait peut-être au spectacle.

« Ce sera un fameux gaillard que ce garçon-là, continua Rawdon en pensant toujours à son fils. Vous me promettez, Mac, que, si cela tourne mal pour moi, si j’y laisse ma peau, je puis compter que… que vous irez le voir, n’est-ce pas ? Ah ! je puis dire que j’aimais bien cet enfant-là. Que voulez-vous, mon pauvre vieux ! Tenez, vous lui donnerez ces boutons d’or de ma part, c’est tout ce qui me reste. »

Il se couvrit la face de ses deux larges mains, et les larmes en tombant sur ses joues y traçaient un sillon brûlant. M. Macmurdo, que l’émotion gagnait aussi, ôta son foulard de soie et s’en servit pour essuyer ses yeux.

« Descendez et faites-nous préparer à déjeuner, dit-il à son domestique. Que voulez-vous, Crawley ? des oignons et des sardines ? Commandez. Clay, vous allez donner des habits au colonel ; nous avons toujours été tous les deux de la même taille. Mon vieux Rawdon, il n’y avait pas d’aussi fins cavaliers que nous, lorsque nous sommes entrés au régiment. »

Macmurdo se tourna alors contre le mur, et, reprenant la lecture de son journal, laissa Rawdon à sa toilette, pour commencer la sienne lorsque son ami aurait terminé.

Comme il s’agissait d’un lord, le capitaine Macmurdo apporta un soin particulier à cette opération. Il cira ses moustaches, leur donna le brillant des jours de fête, mit une cravate empesée et son plus beau ceinturon de buffle. Les jeunes officiers, en le voyant arriver pour le déjeuner dans un si brillant costume, lui en firent leur compliment, et lui demandèrent s’il allait se marier et si Crawley était son témoin.


CHAPITRE XXIII.

Même sujet.


Becky n’était point encore revenue de la stupeur et de l’abattement où l’avaient jetée les événements de la nuit précédente, que déjà les cloches des églises voisines annonçaient le service du matin ; alors sortant avec peine de son lit, elle alla tirer le cordon de la sonnette pour appeler sa femme de chambre française que nous avons vue auprès d’elle quelques heures auparavant.

Mistress Rawdon Crawley agita vainement la sonnette. Personne ne répondit à son appel, et bien que le cordon finît par céder à la violence de ses secousses, Mlle Fifine ne fit point son apparition. En vain sa maîtresse, en camisole de nuit, le cordon à la main et les cheveux en désordre, s’aventura jusque sur le palier, et appela à plusieurs reprises Mlle Fifine, celle-ci ne se présenta point.

En effet, elle n’était plus dans la maison depuis plusieurs heures, et, suivant l’expression française, elle avait brûlé la politesse à ses maîtres. Après avoir rassemblé tous les bijoux qui couvraient le parquet du salon, Mlle Fifine était montée dans sa chambre, avait fait ses paquets, les avait ficelés, était sortie pour aller chercher un fiacre, avait descendu elle-même ses bagages sans demander l’assistance des autres domestiques, qui la lui auraient probablement refusée, car ils la détestaient cordialement, et, sans dire adieu à personne, elle s’était éloignée de Curzon-Street.

Dans la conviction intime de Mlle Fifine, le ménage de ses maîtres était une maison démontée, où il ne lui restait plus rien à faire. Beaucoup de gens, en pareille circonstance, auraient fait leurs paquets et pris un fiacre comme Mlle Fifine, mais, moins prévoyants ou moins heureux qu’elle, ils n’auraient peut-être pas, comme elle, su mettre en lieu sûr non-seulement leurs biens propres, mais encore quelques débris de ceux de leur maîtresse, si toutefois l’on peut dire que cette dernière ait jamais eu quelque chose à elle.

Non-seulement Mlle Fifine emporta les bijoux ci-dessus mentionnés, mais, de plus, certaines robes sur lesquelles elle avait depuis longtemps jeté son dévolu ; item quatre candélabres Louis XIV richement décorés ; item six albums ou keepsakes dorés sur tranche ; item une tabatière en or qui avait appartenu à la Dubarry ; item un charmant petit buvard garni de perles, sur lequel Becky composait d’ordinaire de charmants petits billets roses. Tout cela s’était envolé de Curzon-Street avec Mlle Fifine, avec le service en argenterie disposé sur la table pour le souper que Rawdon était venu interrompre si mal à propos. Mlle Fifine n’avait laissé derrière elle, comme étant trop peu portatifs, que les pelles et les pincettes, les glaces de cheminées et le piano en bois de rose.

Peu de temps après, on put voir dans une boutique de modiste de la rue du Helder, à Paris, une femme qui avait toute l’apparence extérieure de Mlle Fifine. Sa maison, l’une des mieux achalandées de la capitale, était placée sous la protection de milord Steyne. Cette femme parlait toujours de l’Angleterre comme d’un pays livré à la plus insigne mauvaise foi ; elle disait à ses demoiselles de magasin qu’elle avait été affreusement volée par les naturels de cette île. Un sentiment compatissant pour de si touchantes infortunes, avait sans doute déterminé le marquis de Steyne à traiter avec générosité Mme de Sainte-Amaranthe : nous souhaitons qu’elle ait tout le succès que mérite sa vertu.

Mistress Crawley, indignée de ne point voir ses domestiques répondre à ses coups de sonnette, et entendant un grand tumulte et un grand tapage à l’étage inférieur, s’enveloppa dans sa robe du matin, et d’un pas majestueux s’avança vers le salon d’où partait le bruit.

La cuisinière, la figure noircie par la fumée de ses fourneaux, s’était installée dans un magnifique sopha couvert d’étoffe perse à côté de mistress Raggles, à laquelle elle versait du marasquin. Le groom qui portait les billets doux de Becky, et grimpait derrière sa voiture avec une si grande légèreté, fourrait en ce moment ses doigts dans un plat de crème, tandis que le laquais causait avec Raggles, dont la figure exprimait la douleur et le désespoir. Bien que la porte fût ouverte, et que Becky, à quelque pas de là, criât de toute la force de ses poumons, personne ne répondait à son appel.

« Allons, mistress Raggles, encore une petite goutte, disait la cuisinière au moment où Becky arrivait sur la porte, enveloppée de sa robe de chambre de cachemire blanc.

— Simpson ! Trotter ! criait la maîtresse de la maison au comble de la fureur, vous restez là les bras croisés, pendant que je vous appelle ? Vous avez l’impudence de vous asseoir devant moi sur mon sopha ? Où est la femme de chambre ? »

Effrayé par cette apostrophe imprévue, le groom retira ses doigts de sa bouche ; mais la cuisinière, saisissant le verre de marasquin, dont mistress Raggles déclarait avoir assez, en avala le contenu tout en jetant à Becky des regards provocateurs par-dessus les bords dorés du verre. Ce supplément de liqueur sembla redoubler encore l’insolence de l’insurgée.

« Votre sopha ! Ah ! par exemple, dit le cordon bleu révolté, votre sopha ! vous voulez dire celui de mistress Raggles. C’est le sopha de milord et de mistress Raggles, entendez-vous ? Ils l’ont payé à beaux deniers comptants, et il leur coûte assez cher, allez ! S’il me prenait fantaisie d’y rester jusqu’à ce qu’on me payât mes gages, je pourrais y demeurer longtemps ; et, après tout, pourquoi pas ? Ah ! ah ! ah ! »

Là-dessus elle se versa un verre de liqueur, et l’avala avec une grimace insolente et moqueuse.

« Trotter ! Simpson ! jetez-moi cette ivrognesse à la porte ! hurla mistress Crawley.

— Mettez l’y vous-même si vous voulez, répondit Trotter le laquais ; payez-moi mes gages, et je vous laisserai bien libre de m’y envoyer aussi. Je vous assure que nous ne serons pas longs à déguerpir.

— Croyez-vous donc que vous êtes ici pour m’insulter tous les uns après les autres ! s’écria Becky furieuse ; quand le colonel Crawley va rentrer, je lui… »

Cette menace, loin d’effrayer les domestiques, ne fit que provoquer de bruyants éclats de rire de leur part. Raggles toutefois ne s’en mêla point, tout absorbé qu’il était par ses tristes préoccupations.

« Il ne reviendra pas, répliqua milord Trotter ; il a envoyé chercher ses affaires ; mais je n’ai point voulu les livrer malgré le consentement qu’y donnait M. Raggles. Il n’est pas plus colonel que moi, voyez-vous ; et maintenant qu’il a pris des champs, vous voudriez faire comme lui. À vous deux, vous faites la paire ; vous voulez escroquer le pauvre monde, mais il faut en rabattre, ma belle dame ; payez-nous nos gages, vous dis-je, payez-nous nos gages. »

Il était évident, à la tournure chancelante de M. Trotter, à sa prononciation pâteuse, qu’il avait demandé à la bouteille son courage et ses inspirations.

« Monsieur Raggles, dit alors Becky au comble de l’exaspération, me laisserez-vous insulter de la sorte par cet ivrogne ?

— Voyons, Trotter, pas tant de tapage, dit le petit Simpson. Entendez-vous, Trotter ? »

Il souffrait de l’humiliation de sa maîtresse, et il réussit à lui éviter les injures qu’allait lui attirer l’épithète d’ivrogne appliquée au laquais.

« Ah ! madame, disait Raggles, j’aurais pu vivre bien longtemps sans croire qu’un pareil malheur fût possible. Je connais la famille Crawley depuis que je suis né. Je suis resté pendant trente ans chez miss Crawley en qualité de sommelier, et je n’aurais jamais pensé que ce serait un des membres de cette famille-là qui me mettrait sur la paille. (Le pauvre diable, en disant ces mots, avait les yeux remplis de larmes.) Pouvez-vous seulement me donner un shilling pour tout ce que vous me devez ; voilà quatre ans que vous demeurez dans cette maison ; c’est moi qui ai fourni à l’entretien de votre table, c’est moi qui vous ai donné la vaisselle et le linge, vous avez chez moi une note de lait et de beurre qui monte à deux cents livres ; c’est moi qui vous ai fourni tous les œufs pour vos omelettes, toute la crème pour votre épagneul.

— Et à côté de ça, reprit la cuisinière, elle se moquait pas mal que son enfant, qui est son sang et sa chair, ait de quoi seulement manger à sa faim. Il y a beaux jours que sans moi le pauvre martyr serait mort de faim.

— On l’élèvera pour l’amour de Dieu, » dit alors M. Trotter avec un hoquet bachique.

L’honnête Raggles, continua d’une voix lamentable à énumérer ses griefs. Il ne disait que trop vrai, Becky et son mari l’avait ruiné. Il avait des billets à payer la semaine suivante, et pas un shilling en caisse ; on allait le déclarer en faillite, le chasser de sa boutique, le chasser de sa maison, par ce qu’il avait eu la faiblesse de se fier à la parole d’un Crawley. Ses larmes et ses gémissements ajoutèrent encore à l’arrogance de Becky.

« C’est donc un complot contre moi, s’écria-t-elle d’un ton d’aigreur. Que prétendez-vous ? Si je ne vous paye pas aujourd’hui, vous n’avez qu’à repasser demain, et tout sera soldé. Je croyais que le colonel avait réglé vos comptes ; mais vous pouvez être sûrs qu’il le fera demain. Je vous le déclare sur l’honneur, il est parti ce matin emportant quinze cents livres dans sa poche. Il ne m’a rien laissé. Allez lui faire vos jérémiades. Donnez-moi mon chapeau et mon châle, et je vais aller le trouver. Ce matin nous avons eu une dispute ; vous avez l’air, du reste, d’en savoir aussi long que moi à ce sujet ; mais, je vous le jure, vous serez tous payés. Il vient d’obtenir une excellente place, laissez-moi seulement aller le trouver. »

L’audacieux sang-froid de Rebecca laissa Raggles et ses compagnons tout surpris et comme pétrifiés, et ils se regardèrent les uns les autres sans plus savoir où ils en étaient. Pendant ce temps, Rebecca étant remontée dans sa chambre, s’habillait elle-même sans avoir le moins du monde besoin de l’assistance de sa femme de chambre. Elle se rendit ensuite dans la chambre de Rawdon, y trouva les paquets tout faits avec l’ordre, au crayon, de les livrer lorsqu’on viendrait pour les prendre. Elle se dirigea de là dans la mansarde de la femme de chambre : le pillage était complet et les tiroirs parfaitement vides. Elle se ressouvint alors des bijoux restés sur le parquet, et ne douta plus un instant que cette femme ne les eût emportés dans sa fuite.

« Mon Dieu, s’écria-t-elle alors, fut-il jamais malheur pareil au mien ? Tout perdre, lorsqu’on est à la veille de tout gagner ! Tout espoir est-il donc évanoui pour moi sans retour ? Non, non ! j’entrevois encore une dernière chance de salut. »

Après avoir achevé sa toilette, elle sortit seule, mais sans avoir à essuyer les injures qui l’avaient assaillie le matin. Il était alors quatre heures : elle se dirigea à pied à travers les rues de Londres, car elle n’avait pas d’argent pour payer une voiture, et elle ne s’arrêta que devant la porte de sir Pitt Crawley. Avant d’entrer, elle demanda si lady Jane était chez elle, et elle apprit avec satisfaction qu’elle se trouvait alors à l’église. Sir Pitt était renfermé dans son cabinet et avait défendu sa porte. Mais rien ne put l’arrêter : en dépit de l’obstacle que lui opposait le cerbère en livrée, elle s’élança vers le cabinet de sir Pitt, où le baronnet resta pendant quelques secondes, tout surpris de cette apparition soudaine. Il devint tout rouge à sa vue, et fit un mouvement en arrière en lui jetant un regard qui exprimait à la fois la crainte et la répulsion.

« Ah ! ne me regardez pas ainsi, Pitt, lui dit-elle ; au nom de votre ancienne amitié. Non, je ne suis point coupable ; devant Dieu, je ne suis point coupable. Oui, malgré ces apparences qui sont contre moi, malgré ce concours de circonstances qui déposent contre moi, c’est au moment où j’allais voir toutes mes espérances réalisées que tout vient à s’écrouler autour de moi.

— C’est donc vrai, ce que j’ai vu dans le journal, dit sir Pitt, qu’un article du même jour avait grandement surpris.

— Rien de plus vrai. Lord Steyne m’en a donné la première nouvelle vendredi soir, à ce bal de funeste mémoire. Depuis six mois on le remettait toujours de promesses en promesses. M. Martyr, le secrétaire d’État des colonies, lui avait annoncé la veille que la nomination était signée ; et sur ces entrefaites est arrivée cette malheureuse arrestation, et puis cette déplorable bataille. Tout mon crime est d’avoir été trop dévouée aux intérêts de Rawdon. Il m’est arrivé plus de cent fois de recevoir lord Steyne tout seul. Quant à cet argent dont Rawdon ignorait l’existence, je ne l’avais mis en réserve que parce que je n’osais point le confier à Rawdon, car vous savez combien il est dissipateur. »

Elle continua sur le même ton à lui débiter une histoire qui témoignait de son art parfait, et qui agita profondément les fibres sensibles de son tendre et cher beau-frère. Voici en quelques mots le résumé de l’histoire qu’elle lui fit : Becky reconnaissait avec la plus touchante franchise et la plus parfaite contrition, que s’étant aperçue des sentiments qu’elle avait inspirés à lord Steyne (et nous disons en passant que cet aveu fit beaucoup rougir sir Pitt), elle avait résolu, tout en sauvegardant sa vertu, de tirer profit, pour elle et sa famille, de la passion naissante du noble pair.

« Ainsi, pour vous je voyais déjà la pairie, dit-elle à son beau-frère dont la rougeur redoubla encore ; nous avions même déjà eu avec lord Steyne quelques conversations à ce sujet. Vos talents et l’intérêt que vous porte le noble lord, rendaient plus que probable le succès de mes démarches, lorsque ce coup pénible est venu renverser toutes nos espérances ; et, je ne crains pas de l’avouer, mon but principal était de mettre mon bien-aimé à l’abri de toutes poursuites, mon mari, que j’aime en dépit de tous ses soupçons, de ses durs traitements, mon mari que je voulais affranchir de la pauvreté et de la ruine suspendues sur nos têtes. Sachant quels étaient les sentiments de lord Steyne pour moi, continua-t-elle en baissant les yeux, j’avoue que je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour lui plaire, bien entendu dans les limites permises à une honnête femme, afin de me mettre en crédit auprès de lui. Vendredi matin seulement est arrivée la nouvelle de la mort du gouverneur de Coventry-Island, et aussitôt milord s’est empressé de faire donner la place à mon mari. Je lui réservais cette surprise, il en aurait lu la nouvelle dans les journaux de ce matin. Au lieu de cela, au moment même où milord s’offrait généreusement à désintéresser les créanciers de mon mari, Rawdon est rentré à la maison et aveuglé par ses soupçons, il s’est livré contre lord Steyne à toute la violence de son caractère. Mon Dieu ! mon Dieu ! vous savez ce qui est arrivé. Ah ! mon cher Pitt, ayez pitié de moi, c’est vous qui aurez le mérite de me réconcilier avec mon mari. »

Alors Becky, se jetant à genoux, accompagnait ses paroles de larmes et de sanglots, et prenant la main de sir Pitt, la couvrait des baisers les plus passionnés.

Ce fut dans cette situation que lady Jane trouva le baronnet et sa belle-sœur lorsqu’au retour de l’église elle accourut tout droit au cabinet en apprenant que mistress Rawdon y était enfermée avec son mari.

« Je m’étonne que cette femme ait l’audace de passer le seuil de cette maison, » dit lady Jane pâle d’indignation et tremblante de colère.

Lady Jane, aussitôt après le déjeuner, avait envoyé aux renseignements sa femme de chambre qui avait eu des détails par Raggles et les autres gens de la maison. Ceux-ci lui en avaient raconté bien plus long encore qu’ils n’en savaient sur cette histoire ainsi que sur beaucoup d’autres.

« Mistress Crawley, continua lady Jane, s’est sans doute trompée de maison, car sous ce toit demeure une honnête famille. »

Sir Pitt tressaillit, tout surpris de l’énergique apostrophe de sa femme ; et Becky, toujours à genoux, serrait d’autant plus fort la main de son beau-frère.

« Dites-lui, continuait-elle en s’adressant à lui, dites-lui qu’elle ne sait point ce qui s’est passé, dites-lui que je suis innocente, mon cher Pitt.

— Je vous assure, ma chérie, que vous êtes injuste envers mistress Crawley. — Cette parole de sir Pitt permit à Rebecca de respirer plus librement. — Et en vérité je crois qu’elle est…

— Que voulez-vous dire ? s’écria lady Jane dont la voix était émue par l’indignation et dont le cœur battait avec violence. Vous avez devant vous la plus méprisable des femmes ; une mère sans cœur, une épouse sans foi ! jamais elle n’a eu la moindre tendresse pour son enfant qui venait se réfugier auprès de moi et me raconter les mauvais traitements qu’il avait à subir de sa mère. Jamais elle ne s’est présentée dans une famille sans y porter avec elle le trouble et la désolation, sans chercher à ébranler les affections les plus saintes par ses pernicieuses séductions et ses impudents mensonges. Elle a trompé son mari comme elle a trompé tout le monde ; c’est une âme souillée par la vanité, la débauche et les crimes de toute espèce. Son contact me fait horreur. Je tiens mes enfants hors de sa vue…

— En vérité, lady Jane, s’écria sir Pitt en se levant, un pareil langage…

— Sir Pitt, continua lady Jane, sans que sa voix perdît de sa fermeté, j’ai rempli envers vous mes devoirs de fidèle épouse. Je vous ai gardé la foi du mariage comme si je l’avais jurée à Dieu lui-même ; j’ai été une femme soumise comme toute femme doit l’être à son mari ; mais la soumission la plus légitime a des bornes, et je vous déclare que je ne permettrai pas que cette femme trouve asile sous le toit que j’habite. Si elle y reste plus longtemps, je pars de suite avec mes enfants ; elle n’est pas digne que l’on pratique à son égard les prescriptions de la charité chrétienne. C’est à vous, c’est à vous de choisir entre elle et moi. »

Après ces énergiques paroles, lady Jane se retira épuisée de la sortie qu’elle venait de faire et laissa Rebecca et sir Pitt tout surpris de tant de fermeté. Becky, loin de regretter ce qui venait de se passer, en était, au contraire, satisfaite.

« Tout cela vient de la broche en diamants que vous m’avez donnée, » dit-elle à sir Pitt en lui laissant aller la main.

Peu de temps après, lady Jane, qui épiait à la fenêtre de son cabinet de toilette, la vit sortir de chez le baronnet, mais elle avait obtenu de lui qu’il irait voir son frère et tâcherait de l’amener à une réconciliation.

Rawdon trouva les jeunes officiers assis déjà à la table commune ; ils l’eurent bien vite décidé à partager leur repas, et il finit par fêter aussi bien que les autres les cuisses de poulet et l’eau de Seltz destinées à refaire l’estomac délicat des jeunes guerriers. La conversation fut telle qu’elle devait être au milieu de cette vive jeunesse, elle roula sur les principaux incidents du jour. On parla du prochain tir au pigeon et des paris engagés à cette occasion ; de Mlle Ariane, de l’Opéra français, abandonnée comme son homonyme et consolée par un jeune lion. On parla d’un combat de boxe entre l’invincible Boucher et le redoutable Broaïcott. Le jeune Tandyman, héros de dix-sept ans, qui, à force de pommade et de soins, espérait faire germer une magnifique paire de moustaches, avait été témoin du combat et parlait de la manière la plus pertinente de la vigueur des combattants, de la souplesse de leurs muscles. Il n’y avait environ qu’une année que le jeune cornette était si fort sur les questions de boxe ; auparavant, il mangeait encore de la bouillie et recevait le fouet à Eton.

On parla ainsi de danseuses, de demi-vertus et de parties fines jusqu’au moment où Macmurdo vint se joindre à la conversation. Il semblait avoir oublié le proverbe latin qui recommande de respecter l’innocence de la jeunesse, et se mit à débiter les histoires les plus égrillardes avec aussi peu de retenue que le plus mauvais sujet. Rien ne l’arrêtait, ni ses cheveux gris, ni les jeunes oreilles de son auditoire. Mac était renommé comme conteur ; mais ce n’était pas précisément un homme fait pour la société des dames, ou, si l’on veut, ses jeunes camarades le présentaient à leurs maîtresses plutôt encore qu’à leurs mères. Il était difficile de mener une existence plus modeste que la sienne, mais il s’en contentait, et, en toutes circonstances, il répondait à l’appel de ses amis avec sa bonne et joyeuse nature, toujours simple et sans ambition.

Avant que Mac eût terminé son copieux déjeuner, la plupart de ses jeunes compagnons s’étaient levés de table. Le jeune lord Wainas fumait une immense pipe d’écume de mer, le capitaine Hugues s’époumonait à faire brûler son cigare, et le fougueux petit Tandyman, retenant son terrier entre ses jambes, faisait une partie de cartes avec le capitaine Deuceace. Il ne passait pas un instant sans être à gagner ou à perdre avec quelqu’un. Mac et Rawdon partirent pour le club sans que personne eût pu soupçonner leurs préoccupations, et même ils avaient pris comme les autres leur part de ces folles et rieuses conversations. Et pourquoi en auraient-ils agi autrement ? est-ce que tous les jours, dans la vie, ce ne sont pas des fêtes, des éclats de rire, des orgies à côté des plus tristes événements ? La foule sortait des églises au moment où Rawdon et son ami traversèrent Saint-James-Street et arrivèrent au club.

Les vieux barbons qui, d’ordinaire dans les clubs, se postent sur le balcon et de là lorgnent et grimacent en regardant les passants, qui s’amusent de leur mine bizarre, ne garnissaient point encore leur rampe de velours. La salle de lecture était presque vide, et il ne s’y trouvait encore qu’un habitué inconnu de Rawdon, et un autre envers lequel il restait débiteur d’une petite somme perdue au whist ; aussi n’était-il pas bien pressé d’engager la conversation avec lui ; un troisième personnage lisait le Royaliste, feuille célèbre par sa médisance et son attachement au roi et à l’Église. Ce lecteur, replaçant le journal sur la table, et levant les yeux sur Crawley, lui dit d’un air affectueux :

« Crawley, recevez nos sincères félicitations.

— Que voulez-vous dire ? fit le colonel étonné.

L’Observateur en parle tout aussi bien que le Royaliste.

— De quoi ? » s’écria Rawdon rouge jusqu’aux oreilles et croyant déjà la presse au courant de ses affaires avec lord Steyne.

Smith regarda avec un sourire de surprise la figure terrifiée du colonel, qui, prenant la feuille, se mit à parcourir le passage qu’on lui indiquait. M. Smith et M. Brown, le joueur de whist, avec lequel Rawdon était en compte, venaient justement de s’entretenir du colonel quelques minutes avant son arrivée.

« Cela lui arrive fort à propos, avait dit Smith, car je crois que Crawley n’a plus un shilling vaillant.

— C’est une rosée bienfaisante dont tout le monde ressentira les effets, dit Brown, car je compte bien qu’il va s’acquitter envers moi.

— À quelle somme s’élève le traitement ? demanda Smith.

— À deux ou trois mille livres, répondit son interlocuteur, mais on n’a pas à en jouir longtemps, c’est un climat qui dévore son monde. Liverseege y est mort au bout de dix-huit mois, et en six semaines celui qui l’avait précédé avait eu son affaire.

— Son frère est, dit-on, un habile homme ; moi, je ne l’ai jamais trouvé qu’un homme insupportable… vaniteux… tout rempli de lui-même ; selon la rumeur publique, ce serait lui qui aurait fait avoir la place au colonel.

— Lui ! reprit M. Brown en ricanant, allons donc, c’est lord Steyne qui lui vaut cela.

— Que voulez-vous dire par là ?

— Une femme vertueuse est le plus beau présent que le ciel puisse faire à un mari, » répondit l’autre interlocuteur par une phrase à double entente ; puis il se remit à lire les journaux.

Mais revenons à Rawdon. Nous l’avons laissé lisant le Royaliste, et tout surpris d’y trouver les lignes suivantes :

Gouvernement de Coventry-Island.

« Les dernières dépêches que nous a apportées de cette île le brick Yellow-Jack de la marine royale, capitaine Yaunders, contiennent la nouvelle de la mort de sir Thomas Liverseege. Il a succombé aux fièvres qui sévissent à Swamptown. Sa perte sera vivement regrettée par tous les habitants de cette florissante colonie. Nous apprenons que ce gouvernement a été offert au colonel Rawdon Crawley, chevalier du Bain et l’un des officiers les plus distingués de notre armée. L’intérêt de nos possessions lointaines réclame la présence d’hommes qui joignent à une bravoure éprouvée des talents administratifs, et nous ne doutons point que celui qui a été choisi par le secrétaire d’État au département des colonies, pour remplir le poste devenu vacant par une mort si regrettable, ne réunisse toutes les qualités nécessaires pour s’acquitter dignement de ses nouvelles fonctions. »

« Coventry-Island ! Où placez-vous cela ? Qui vous a désigné à ce gouvernement ? Dites donc, vous m’emmènerez comme secrétaire, mon vieux camarade, » dit le capitaine Macmurdo en riant.

Tandis que Crawley et son ami, en proie à la même surprise, cherchaient à s’expliquer le mystère de cette affaire, le garçon du club apporta au colonel une carte sur laquelle se trouvait le nom de M. Wenham. Il demandait à voir le colonel Crawley. Le colonel et son second passèrent dans une autre pièce pour recevoir celui qu’ils considéraient à juste titre comme l’envoyé de lord Steyne.

« Ah ! mon cher monsieur Crawley, que je suis aise de vous voir, dit M. Wenham avec un sourire caressant, comment vous portez-vous ? »

Et il serra la main de Crawley d’une façon toute cordiale.

« Vous venez, je pense, de la part de…

— Précisément, dit M. Wenham.

— Alors voici mon ami, le capitaine Macmurdo, des life-guards.

— Enchanté, en vérité, de faire la connaissance du capitaine Macmurdo, » reprit M. Wenham.

Et il fit un nouveau sourire et tendit de nouveau sa main au capitaine Mac, qui se contenta de présenter un doigt recouvert d’un gant de peau de buffle, et à faire à M. Wenham un salut très-froid, peu capable de déranger l’économie de sa cravate. Il était sans doute vexé d’avoir à traiter avec un pékin, et trouvait que lord Steyne aurait bien pu lui envoyer pour le moins un colonel.

« Je laisse à Macmurdo tout pouvoir pour agir en mon nom, dit alors Crawley ; il connaît mes intentions, et je me retire afin que vous soyez plus à votre aise pour traiter de cette affaire.

— C’est fort bien, dit Macmurdo.

— Pourquoi vous en aller, mon cher colonel, reprit à son tour M. Wenham ; puisque c’est à vous, à vous en personne que je demande l’honneur d’un entretien auquel la présence du capitaine Macmurdo ne peut qu’ajouter un nouvel attrait. Pour ma part, capitaine, j’espère que notre conversation se terminera tout à l’amiable et d’une manière fort différente de celle que le colonel Crawley semble lui assigner d’avance.

— Hum ! fit le capitaine Macmurdo, et il ajouta en lui-même : Au diable tous ces pékins ! ils sont toujours pour les arrangements à l’amiable et les fleurs de rhétorique. »

M. Wenham s’empara d’un fauteuil, sans attendre qu’on le lui offrît, puis il tira un morceau de papier de sa poche et continua.

« Vous avez certainement lu, colonel, la nouvelle que répètent tous les journaux de ce matin. Le gouvernement fait par là l’acquisition d’un homme dévoué, et si vous acceptez cette place, comme il n’y a pas à hésiter à le faire, vous aurez un excellent traitement. Trois mille livres par an, un climat délicieux, un palais magnifique, une souveraine puissance dans la colonie, et la certitude d’un avancement prochain. Recevez, je vous prie, mes sincères félicitations. Vous connaissez sans doute, messieurs, le puissant protecteur auquel mon excellent ami est redevable de cette haute marque de bienveillance ?

— Du diable si je le sais, dit le capitaine, tandis que Rawdon rougissait jusqu’aux oreilles.

— C’est à l’homme le plus généreux, le plus serviable qui soit au monde, en même temps qu’il est un des personnages les plus influents de ce pays ; c’est à mon excellent ami le marquis de Steyne.

— Nous nous verrons en face et à quinze pas de distance, avant que je prenne sa place, fit Rawdon en murmurant entre ses dents un gros juron.

— Vous en voulez à mon noble ami, dit M. Wenham avec un calme imperturbable ; mais au nom du bon sens et de la justice je vous demanderai pourquoi.

— Pourquoi ! s’écria Rawdon tout surpris.

— Pourquoi ! fit le capitaine en frappant le parquet de sa canne.

— En vérité, messieurs, fit Wenham avec le plus agréable sourire, considérez, je vous prie, la chose comme des gens du monde, comme des honnêtes gens doivent la voir, et dites alors si les torts ne sont pas de votre côté. Après une absence de quelque temps, vous rentrez chez vous, et vous y trouvez, qui ? lord Steyne soupant avec mistress Crawley. Qu’y a-t-il là de si étrange et de si propre à vous dérouter ainsi ? Mais c’est là une chose qui s’est présentée déjà plus de cent fois. En âme et conscience, je vous le jure (et ici M. Wenham posa sa main sur sa poitrine en se donnant des airs parlementaires), vos soupçons n’ont rien de fondé, et je les qualifierai à la fois de déraisonnables et d’injurieux pour le noble personnage qui vous a toujours comblé de ses bienfaits, pour la plus pure et la plus chaste des épouses.

— Ainsi, selon vous, il n’y aurait eu que méprise de la part de Crawley ? demanda Macmurdo.

— À mon sens, reprit M. Wenham avec un redoublement d’énergie, je crois à la vertu de mistress Crawley comme à celle de mistress Wenham. Je crois qu’aveuglé par une détestable jalousie, notre ami s’est laissé emporter, en cette circonstance, à des violences impardonnables envers un homme que son âge autant que son rang devait désigner à son respect, envers un homme qui n’a eu pour lui que des bienfaits. Je dis de plus que, par sa conduite, il a compromis l’honneur de sa femme, ce bien le plus cher pour un mari, le nom que doit porter son fils, enfin son propre avenir… Je veux que vous sachiez toute cette histoire, reprit alors M. Wenham avec un ton tragique et solennel. Ce matin, milord Steyne m’a fait venir, et je l’ai trouvé dans un état déplorable mais facile à expliquer après cette prise de corps qu’il a eue à son âge et malgré sa faiblesse avec le colonel Crawley. Mais, monsieur, aux tortures physiques de mon noble ami, il s’enjoint de morales qui sont bien plus poignantes encore. Figurez-vous un homme, monsieur, qu’il avait accablé de ses bienfaits, pour lequel son amitié ne connaissait pas de bornes ! eh bien ! cet homme dans un moment de démence l’a traité avec l’ingratitude la plus indigne. Cette nomination que le journal de ce matin enregistrait dans ses colonnes ne témoignait-elle pas à nouveau de sa bonté pour lui ? et ce matin lorsque je me suis présenté chez Sa Seigneurie, je l’ai trouvée dans un état à faire mal à voir, et aussi désireux que vous-même de laver dans le sang l’insulte qu’il avait reçue. Et vous n’ignorez pas sans doute qu’il a fait ses preuves, colonel Crawley !

— Eh ! bon Dieu, qui lui conteste la qualité d’excellent tireur ? repartit le colonel.

— Dans le premier mouvement de sa juste indignation, il m’a ordonné de vous écrire pour vous proposer un cartel, colonel Crawley. Après l’insulte de la nuit dernière, disait-il, l’un de nous doit cesser de vivre. »

Crawley fit un signe d’assentiment.

« Enfin, vous arrivez au fait, Wenham, lui dit-il.

— J’ai alors essayé de tout mon pouvoir de modérer l’exaltation de lord Steyne. Mon Dieu, monsieur, lui disais-je, je m’en veux bien maintenant de ne m’être pas rendu avec mistress Wenham à l’invitation que nous avait envoyée mistress Crawley.

— Elle vous avait aussi invités à souper ? demanda le capitaine Macmurdo.

— Certainement ; le rendez-vous était chez elle, au sortir de l’Opéra. Attendez, je vais vous montrer l’invitation… Non… ce n’est pas encore ce papier-là ; je croyais pourtant l’avoir pris avec moi. Mais, enfin, peu importe, car, pour le fait, je vous le garantis sur l’honneur. Si donc nous nous étions rendus à cette invitation, et cela n’a tenu qu’à une migraine de mistress Wenham, qui y est fort sujette, surtout pendant la belle saison ; si nous nous étions rendus à cette invitation, il n’y aurait eu ni querelle, ni insultes, ni soupçons ; et la migraine de ma pauvre femme va être cause que deux hommes d’honneur vont aller se couper la gorge, et que, par suite, deux des meilleures et des plus anciennes familles de l’Angleterre vont se trouver plongées dans le deuil et la douleur. »

M. Macmurdo regarda son ami de l’air d’un homme qui ne sait plus dans quel sens arrêter ses convictions. Quant à Rawdon, il éprouvait un sentiment de rage en pensant que sa proie allait lui échapper. Il ne croyait pas un mot de toute cette histoire débitée avec tant d’aplomb et de sang-froid, et il n’avait aucun moyen d’en démontrer la fausseté et le mensonge.

M. Wenham continua avec cette volubilité de paroles pour laquelle il était réputé auprès de ses collègues de parlement.

« Je suis resté près d’une heure au chevet de milord Steyne, le suppliant et le conjurant d’abandonner tout projet de duel. Je lui ai fait remarquer que, dans l’état actuel, les apparences étaient bien de nature à donner des soupçons, et les soupçons les plus graves. Je lui ai fait remarquer que tout homme à votre place s’y serait laissé prendre tout aussi bien que vous. J’ai beaucoup insisté pour lui faire remarquer que dans les égarements de la jalousie un homme n’est plus maître de lui et qu’on doit en quelque sorte le considérer comme fou ; que ce duel serait pour vous, pour vos familles la chose la plus désastreuse ; que dans la position de Sa Seigneurie et dans les temps actuels on était tenu d’éviter tout scandale public, alors que les doctrines les plus révolutionnaires, les principes les plus niveleurs sont prêchés dans tous les carrefours et font fermenter toutes les têtes ; qu’enfin, en dépit de son innocence, il passerait pour coupable aux yeux de la populace ; et, en somme, je l’ai supplié de ne point envoyer de cartel.

— Il n’y a pas un mot de vrai dans toute cette histoire, fit Rawdon en grinçant des dents ; tout ceci n’est qu’un infâme mensonge dont vous vous faites le complice, monsieur Wenham, et si lord Steyne est assez lâche pour ne pas envoyer lui-même la provocation, je lui promets de la lui adresser de ma main. »

M. Wenham devint pâle comme la mort en entendant cette brusque et énergique interruption, et en même temps il regarda du côté de la porte. Le capitaine Macmurdo prit alors fait et cause pour M. Wenham, et, se levant avec un gros juron, réprimanda vertement son ami de l’intempérance de sa langue.

« Vous m’avez mis cette affaire entre les mains, vous me la laisserez conduire comme je l’entends, et vous n’en ferez point à votre tête. Vous n’avez aucun motif pour insulter ainsi M. Wenham, et maintenant vous devez des excuses à M. Wenham. Quant à votre cartel avec milord Steyne, vous en chercherez un autre que moi pour le porter, je ne m’en charge pas. Si après avoir été maltraité, milord préfère se tenir tranquille, à quoi bon aller le déranger ? En ce qui concerne mistress Crawley, mon opinion à moi est qu’il n’y a rien de prouvé du tout, et que votre femme est innocente, aussi innocente que le prétend M. Wenham. Enfin vous ferez la plus grande sottise en refusant cette place et en ne vous tenant pas en paix.

— Capitaine Macmurdo, s’écria M. Wenham, auquel ces paroles avaient rendu toute son énergie, vous parlez en homme de sens, et pour ma part je veux oublier les expressions dont le colonel s’est servi à mon égard dans un moment d’emportement.

— J’en étais sûr, dit Rawdon avec un air de mépris.

— Vous tairez-vous, vieil entêté, reprit le capitaine d’une voix radoucie, M. Wenham n’est pas un bretteur, et tout ce qu’il a dit est fort bien dit.

— Que tout ceci, continua l’émissaire de lord Steyne, reste enseveli dans le plus profond silence, et que jamais un seul mot de cette affaire ne transpire au dehors. Ceci est autant dans l’intérêt de mon noble ami que dans celui du colonel Crawley qui a le tort de vouloir toujours me traiter en ennemi.

— Je pense que lord Steyne n’a pas l’intention d’ébruiter cette affaire, reprit le capitaine Macmurdo, et je ne vois point pour nous l’intérêt que nous aurions à le faire. De toute façon c’est une affaire désagréable, et le moins qu’on en pourra dire sera le mieux. Vous êtes la partie offensée, si en conséquence vous vous déclarez satisfait, je ne vois pas pourquoi nous ne le serions pas aussi. »

Là dessus M. Wenham prit son chapeau ; le capitaine Macmurdo, l’ayant reconduit jusqu’à la porte, sortit avec lui, laissant Rawdon tout seul en proie à une fureur concentrée. Lorsqu’ils se trouvèrent tous les deux face à face, le capitaine Macmurdo, toisant alors d’un air dédaigneux l’ambassadeur du marquis, lui dit d’un ton de souverain mépris :

« Vous êtes fort habile à faire des contes, monsieur Wenham.

— Vous me flattez, capitaine, répondit l’autre avec un sourire, en honneur et conscience mistress Crawley nous avait invités à souper après l’Opéra.

— Voyez un peu comme la migraine de mistress Wenham est venue mal à propos déranger tout cela… J’ai à vous remettre un billet de mille livres sterling contre un reçu de vous, s’il vous plaît, le voici sous enveloppe à l’adresse du marquis de Steyne. Dites-lui de se tranquilliser, il n’aura point à se battre, et quant à son argent nous n’en voulons point.

— Dans toute cette affaire il n’y a qu’un malentendu, mon cher monsieur, un malentendu d’un bout à l’autre, » reprit son interlocuteur avec le ton de la plus parfaite innocence.

Le capitaine Macmurdo lui rendait son dernier salut au bas de l’escalier au moment où sir Pitt Crawley mettait le pied sur la première marche. Le baronnet et le capitaine se connaissaient déjà un peu. Le capitaine conduisit le baronnet dans la pièce où se trouvait Rawdon, et, chemin faisant, lui confia qu’il venait d’arranger l’affaire avec lord Steyne de la façon la plus satisfaisante.

Cette nouvelle fit grand plaisir à sir Pitt ; il félicita beaucoup son frère de ce dénoûment pacifique, lui adressa quelques observations morales appropriées à la circonstance sur le duel et sur les tristes satisfactions qu’il procure à la suite d’une offense.

Après cette exorde, sir Pitt appela toute son éloquence à son aide en vue d’amener une réconciliation entre Rawdon et sa femme. Il retraça les faits tels que Becky les lui avait présentés, insista sur leur vraisemblance, et déclara qu’il avait une foi entière à l’innocence de sa belle-sœur. Rawdon ne voulut rien entendre.

« Voilà dix ans, répondit-il, qu’elle amasse de l’argent en cachette. La nuit dernière encore elle me jurait n’avoir rien reçu de lord Steyne. Elle espérait que je ne découvrirais pas son trésor, mais j’ai mis la main dessus. En admettant qu’elle ne soit pas coupable, Pitt, son égoïsme est du moins inexcusable ; je ne veux plus la revoir, je ne la reverrai plus. »

En prononçant ces derniers mots, Rawdon laissa retomber sa tête sur sa poitrine et resta quelques instants comme accablé sous le poids d’une grande douleur.

« Pauvre ami ! » murmura Macmurdo en secouant tristement la tête.

Rawdon Crawley résista quelque temps à l’idée de prendre une place qu’il devait à un pareil protecteur. Il voulait aussi faire sortir son fils de l’école où le crédit de lord Steyne l’avait seul fait entrer. Toutefois, les représentations de son frère et de Macmurdo le décidèrent à ne point se priver de ces avantages ; ce dernier le détermina surtout en lui faisant entrevoir la rage de lord Steyne à la pensée que personne plus que lui n’aurait travaillé à la fortune de son ennemi.

Peu de temps après, lorsque le marquis de Steyne commença à recevoir, après l’accident qui lui était arrivé, le secrétaire d’État au département des colonies vint le remercier de l’excellente acquisition dont l’administration lui était redevable. On aurait peine à se figurer combien lord Steyne lui sut gré de ces félicitations.

Pour nous servir de l’expression de Wenham, on ensevelit toute cette histoire dans le plus profond silence. Néanmoins, malgré ces précautions, il y avait plus de cinquante maisons dans Londres où l’on en parlait le soir même, et cette aventure fit pendant plus de trois semaines le texte de toutes les conversations de la ville. Si les journaux n’en dirent rien à l’étranger, ce fut grâce aux démarches que M. Wagg fit à l’instigation de M. Wenham.

Les huissiers opérèrent une saisie à Curzon-Street, dans la maison du pauvre Raggles. Qu’était alors devenue la belle divinité qui naguère encore brillait dans ce temple ? qui prenait encore souci d’elle ? qui demandait quel était son sort ? qui s’informait davantage si elle était coupable ou non ? Dieu sait quelle est la charité de l’espèce humaine et quelles sont ses excellentes dispositions à transformer le doute en certitude. Les uns disaient que Rebecca était partie pour Naples à la poursuite de lord Steyne et que Sa Seigneurie, en apprenant son arrivée, avait couru se réfugier à Palerme ; d’autres qu’elle vivait à Bierstad, où elle était devenue une dame d’honneur de la reine de Bulgarie ; d’autres disaient qu’elle s’était réfugiée à Boulogne, et d’autres, enfin, qu’elle était dans une pension de Cheltenham.

Rawdon lui constitua un revenu raisonnable et nous savons par expérience qu’avec fort peu d’argent elle savait faire grande figure. Rawdon n’aurait pas mieux demandé que de payer ses dettes avant de quitter l’Angleterre, si une compagnie d’assurance sur la vie avait voulu s’en charger pour l’abandon de ses émoluments annuels, mais le climat de l’île de Coventry avait une trop mauvaise réputation.

Toutefois, il fit passer régulièrement une partie de ses appointements à son frère, et à chaque occasion qui se présentait il ne manquait pas d’écrire au petit Rawdon. Il expédia des cigares à Macmurdo, des cargaisons de poivre de Cayenne, de confitures de goyaves, des fruits et des denrées coloniales à lady Jane. Il envoyait à son frère la Gazette de Swamptown, où le nouveau gouverneur était l’objet des plus pompeux éloges, tandis que la Sentinelle de Swamptown (Rawdon n’avait point invité au palais du gouverneur la femme du rédacteur en chef) traitait Son Excellence de tyran, auprès duquel Néron aurait mérité une place comme bienfaiteur de l’humanité. Le petit Rawdon était au comble de la joie toutes les fois qu’il pouvait mettre la main sur un de ces journaux et lire ce qui concernait Son Excellence.

Sa mère ne fit jamais la moindre tentative pour le voir ; il allait chez sa tante passer les dimanches et les jours de fête. Il n’était pas, dans le parc de Crawley-la-Reine, un nid qu’il ne connût parfaitement ; il sortait à cheval avec les meutes de sir Huddlestone, qui avaient excité son admiration à un si haut point lors de sa première visite dans l’Hampshire.


CHAPITRE XXIV.

Georgy devient un grand personnage.


Georgy Osborne menait une vie de prince dans la maison de son grand-père à Russell-Square. En qualité d’héritier présomptif de tout ce luxe dont il était environné, il occupait la chambre que son père avait eue autrefois. Sa bonne tournure, ses airs de grand seigneur, ses prétentions à l’élégance lui avaient concilié les affections de son grand-père. M. Osborne était aussi fier du fils qu’il l’avait été du père.

L’enfant vivait au milieu d’un luxe et d’une opulence ignorés de ses père et mère. Pendant ces dernières années, le commerce de M. Osborne s’était soutenu dans une voie de très-grande prospérité. Son crédit et sa considération dans la Cité n’avaient fait que s’accroître. Jadis il s’était estimé heureux de pouvoir mettre George dans un bon pensionnat, et il avait ensuite fait grand bruit du grade qu’il avait obtenu pour lui dans l’armée.

Dans ses projets d’avenir pour le petit George, il visait encore plus haut, il voulait en faire un gentleman, c’était là son idée fixe. Il le voyait déjà en imagination membre du parlement, et qui sait, baron peut-être ; tout ce que désirait le vieillard avant de mourir c’était de voir son petit-fils marcher déjà sur la route des honneurs.

Quelques années auparavant on aurait pu l’entendre traiter avec des paroles de mépris et de dédain tous ces rongeurs de livres et ces gratte-papier, troupeaux de cuistres et de pédants qui n’étaient bons qu’à abrutir la jeunesse à l’aide du grec et du latin, et qu’avec toutes leurs tournures doctorales un marchand anglais pouvait acheter à la douzaine. Désormais il déplorait du ton le plus pathétique le peu de soin avec lequel on lui avait fait faire son éducation, et dans de magnifiques tirades il faisait à George l’éloge le plus pompeux des études classiques.

Au dîner, le grand-père était dans l’habitude de demander au petit-fils quel avait été pendant le jour le sujet de ses lectures. Il prenait le plus vif intérêt aux détails qu’il recevait du petit bonhomme sur ses études ; il voulait à toute force paraître au courant de toutes les questions d’enseignement, et commettait des énormités qui attestaient assez son ignorance en ces matières et n’ajoutaient pas beaucoup au respect que l’enfant avait pour son aïeul. Avec sa petite pénétration, et grâce à l’éducation qu’il recevait, le bambin ne tarda pas à s’apercevoir que son grand-père n’était qu’un âne et un sot, et, en conséquence, il le soumit à toutes ses volontés et ne le tint pas en grande estime, car, tout humble et toute modeste qu’avait été l’éducation première de Georgy, elle avait plus fait pour lui donner la suffisance de soi-même et le mépris des autres que n’y contribuaient les rêves et les projets de son grand-père. N’avait-il pas été élevé par une douce et tendre femme dont tout l’orgueil se résumait en lui, et dont la vie était un sacrifice à l’humeur égoïste, aux petites volontés de son fils ?

Georgy avait déjà conquis tout pouvoir sur cette nature douce et soumise, et il lui fut encore plus facile de gouverner l’épaisse suffisance d’un parvenu dont la vanité n’avait d’égale que la bêtise. L’enfant comprit bien vite que là aussi il pouvait régner en petit despote. Car, fût-il né sur le trône, la flatterie n’aurait pas mis plus d’empressement à combler ses instincts présomptueux.

Tandis que sa mère passait les longues heures du jour en proie à un amer chagrin et soupirait dans la triste solitude des nuits sur l’absence de son fils, le bambin, au milieu des plaisirs et des distractions qu’on lui prodiguait, ne se sentait pas autrement privé de la présence de sa mère. Si vous avez vu des enfants pleurer pour se rendre à l’école, n’attribuez point cette sensibilité à un motif de tendresse et d’affection ; s’ils pleurent, c’est qu’ils voient devant eux l’ennui de la classe et du travail.

Ainsi donc maître George s’enivrait du luxe et de l’opulence dont l’entouraient à plaisir l’orgueil et les écus du vieil Osborne. Ce dernier avait donné l’ordre à son cocher d’acheter pour le bambin le plus joli poney qu’il trouverait, sans regarder à l’argent. George apprit d’abord à monter à cheval, puis, lorsqu’il se fut bien affermi sur ses étriers et qu’il sauta la barre sans broncher, il alla caracoler dans Regent’s-Park, dans Hyde-Park, suivi à distance du cocher Martin. Le vieil Osborne, qui descendait moins souvent dans la Cité et laissait à ses plus jeunes associés la direction des affaires, se faisait souvent conduire avec sa fille dans les promenades à la mode ; tandis que le petit George, bien campé sur ses étriers et avec un air de gentleman, faisait caracoler son cheval autour de la voiture, le grand-père, le montrant à miss Osborne, lui disait :

« Voyez un peu, je vous prie. »

Puis il se mettait à rire, et sa face devenait toute rouge de contentement, et il ne pouvait s’empêcher de passer la main par la portière pour applaudir aux évolutions du petit bonhomme. Là aussi, chaque jour, venait se promener son autre tante, mistress Frédérick Bullock, dans une voiture aux panneaux et aux harnais armoriés. Aux portières on pouvait apercevoir trois petits Bullock à la figure de papier mâché et presque ensevelis sous les plumes et les rubans, tandis qu’au fond de la voiture, leur mère lançait des regards de haine à leur jeune cousin, qui passait à cheval auprès d’eux le chapeau sur l’oreille, et aussi fier qu’un membre du parlement.

Bien qu’il eût à peine ses onze ans, maître George portait des bottes à revers ni plus ni moins qu’un homme véritable. Il avait des éperons dorés, un fouet à pomme d’or, une épingle de diamant sur sa cravate longue et des gants de chevreau de la meilleure fabrique. Sa mère lui avait fait cadeau de deux cravates, et lui avait ourlé et marqué de charmantes petites chemises ; mais quand monsieur le fashionable vint revoir la pauvre veuve, elles étaient remplacées par du linge beaucoup plus fin et beaucoup plus beau. George portait des boutons en brillants à ses devants de chemise ; et quant au modeste présent de sa mère, on s’en était débarrassé ; miss Osborne les avait données, je crois, au petit garçon du cocher. Amélia s’efforça de se persuader qu’elle était bien aise de cette substitution, et, en fait, elle était heureuse et ravie de voir à son fils si bonne mine et si bonne tournure.

Elle possédait une petite silhouette de lui qu’elle avait payée un shilling ; elle l’avait suspendue à son chevet à côté d’un autre portrait que nous connaissons déjà. Un jour, le petit bonhomme vint lui faire sa visite accoutumée faisant retentir du galop de son cheval toute la rue de Brompton, et attirant tout le monde aux fenêtres pour faire admirer sa bonne grâce et son brillant costume. Arrivé auprès de sa mère, il tira de sa poche un écrin de maroquin et le lui présenta avec une joie mêlée de fierté.

« C’est moi qui l’ai acheté de mon argent, chère maman, lui dit-il, parce que j’ai pensé que ça vous ferait plaisir. »

Amélia ouvrit l’écrin et poussa un petit cri de surprise et de bonheur. Puis elle prit l’enfant entre ses bras et le couvrit de mille baisers. C’était le portrait de son fils en miniature, charmant petit chef-d’œuvre qui dans la pensée de la veuve toutefois ne valait pas l’original. Le grand-père avait tenu à avoir le portrait de l’enfant de la main d’un artiste dont les tableaux exposés chez un marchand de peinture avaient attiré son attention. George qui avait toujours les poches remplies d’argent demanda au peintre combien il lui prendrait pour lui faire un second portrait, disant que c’était un cadeau qu’il voulait faire à sa mère et qu’il le payerait de son propre argent. Le peintre touché de cette bonne pensée lui fit la copie pour un prix très-modique. Le vieil Osborne en apprenant cette petite histoire fut transporté d’admiration pour son petit-fils et lui donna deux fois autant d’argent que lui avait coûté la miniature.

Mais l’admiration du grand-père pouvait-elle se comparer au ravissement qu’éprouvait Amélia ? Cette preuve d’affection de la part de l’enfant la charmait au point qu’elle ne croyait pas que son fils eût son pareil pour la bonté et pour le cœur. Elle fut heureuse de cette marque d’affection pendant bien des semaines de suites. Elle s’endormit plus contente avec ce portrait sous son oreiller. De combien de baisers et de larmes ne le couvrait-elle pas chaque jour ; combien de prières n’adressait-elle pas au ciel en le tenant dans ses mains. Il fallait de la part de ceux qu’elle aimait si peu de chose pour pénétrer son cœur de la plus vive reconnaissance ! Jamais pareille joie ne lui était arrivée depuis sa séparation d’avec George.

Dans sa nouvelle condition maître George se conduisait en vrai gentleman. À dîner il offrait du vin à ses voisines avec un sérieux magnifique, et buvait son champagne avec un aplomb qui enthousiasmait son grand-père.

« Regardez-le, disait le vieillard, en poussant du coude son voisin, avez-vous jamais vu un gaillard de cette espèce ; Dieu me pardonne, il ne lui manque plus qu’un lavabo et des rasoirs pour se raser les favoris ; je suis sûr que monsieur ne demanderait pas mieux. »

Les amis de M. Osborne n’admiraient peut-être pas autant que lui les espiègleries du petit bonhomme. M. Coffin n’était pas bien aise de se voir toujours interrompu à l’endroit le plus pathétique de ses narrations par les saillies de maître George. Le colonel Fogey n’éprouvait aucun plaisir à le voir trébucher à moitié étourdi par les fumées du vin. Mistress Toffy ne lui savait aucun gré des coups de coude qu’il lui donnait pour lui faire répandre son verre de porto sur sa robe de satin jaune, et des éclats de rire que poussait ensuite le garnement à la vue des taches qu’il venait de faire. Elle en voulut surtout à George d’avoir rossé un jour son troisième petit garçon qui avait un an de plus que lui, et qu’elle avait amené un jour de congé à Russell-Square. M. Osborne fut au contraire très-fier de cette victoire, et il donna deux souverains à son petit-fils en lui en promettant autant pour l’encourager chaque fois qu’il rosserait plus grand et plus âgé que lui. Nous aurions peine à déterminer ce que le vieillard trouvait de si louable dans ces luttes à coups de poing, mais il lui semblait, sans toutefois qu’il se rendît compte de cette opinion, que les enfants acquièrent par là une certaine hardiesse, et que l’un des premiers principes de l’éducation est d’apprendre à imposer sa volonté aux autres. Tel est l’esprit dans lequel on a de tout temps, il est fâcheux de le dire, élevé la jeunesse anglaise.

Tout bouffi des éloges que lui avait valus sa victoire sur maître Toffy, George désira tout naturellement récolter de nouveaux lauriers. Un jour que dans une promenade des plus fréquentées, il étalait des habits à la dernière mode, un garçon boulanger se mit à le poursuivre de ses railleries et de ses sarcasmes. Notre jeune élégant se débarrasse aussitôt de son bel habit, le remet aux mains de son compagnon, maître Todd, fils du plus jeune associé de la maison Osborne, et rempli d’un noble courage, se dispose à rosser le jeune mitron. Mais, cette fois, les chances lui furent contraires ; George fut rossé, et il rentra l’œil noir, la chemise déchirée et le nez tout en sang. Il raconta à son grand-père qu’il avait livré combat à un colosse, et fit trembler sa pauvre mère au récit détaillé et apocryphe de ce terrible engagement.

Le jeune Todd était l’ami intime, le grand admirateur de maître George. Tous deux avaient le même goût pour le théâtre et les tartelettes ; pour les glissades des jardins de Regent’s-Park lorsque le temps le permettait, ou pour aller au sortir du spectacle, où les accompagnait Rawson, le valet de pied de maître George, prendre des sorbets au café voisin.

Ils allaient à tous les théâtres de la capitale, savaient les noms de chacune des actrices, et en présence de leurs jeunes amis, donnaient sur leurs théâtres de carton la représentation des pièces qu’ils avaient vues. Quelquefois Rawson, qui avait l’âme généreuse, régalait ses jeunes maîtres de quelques douzaines d’huîtres après le théâtre, avec un petit verre de liqueur pour mieux faire dormir les enfants. Rawson, du reste, trouvait son compte à toutes ces complaisances, et en était largement récompensé par la générosité de son jeune maître.

Un des plus fameux tailleurs de la haute aristocratie avait la haute mission d’habiller maître George ; M. Osborne pouvait bien se contenter des ravaudeurs de la Cité, comme il disait, mais ils étaient indignes de faire les vêtements de maître George ; peu importait la dépense, tel était l’ordre donné au grand tailleur, et au bout de quelques jours, il envoyait à maître George une garde-robe des mieux montées en habits, vestes et culottes. Il s’y trouvait des vestes en casimir blanc pour les soirées, des vestes en velours pour les dîners, une robe de chambre en cachemire pour l’appartement. George paraissait tous les jours au dîner tiré à quatre épingles comme un vrai gentilhomme, suivant l’expression de son grand-père. Un domestique, attaché à sa personne, lui aidait à faire sa toilette, accourait à son coup de sonnette et lui apportait ses lettres sur un plateau d’argent.

Après le déjeuner, Georgy se prélassait dans le grand fauteuil de la salle à manger et y lisait le Morning-Post comme un homme de taille ordinaire.

« Comme il jure et sacre bien, » se disaient entre eux les domestiques émerveillés de sa précocité.

Ceux qui se souvenaient du capitaine son père disaient qu’il lui ressemblait trait pour trait. Son humeur vive, impérieuse et enjouée mettait en branle toute la maison.

La soin de l’éducation de George fut confié à un pédant du voisinage qui tenait une maison où la jeune noblesse était préparée aux universités, au parlement et aux professions libérales ; dont le système excluait ces châtiments corporels qui dégradent la nature humaine et qui sont encore en usage dans les établissements de l’ancien régime, et dans laquelle, enfin, les jeunes gens étaient assurés de trouver les traditions de la société et toute la sollicitude que l’on peut rencontrer dans la famille. Telle était la méthode que le révérend Lawrence Veal de Bloomsbury, chapelain particulier du comte de Bareacres, appliquait, de concert avec sa femme, aux élèves qu’on lui confiait.

À force de réclames et de démarches, le chapelain particulier et sa femme parvenaient à réunir chez eux un ou deux écoliers ; le prix de la pension était fort élevé et l’on supposait qu’il était en rapport avec la manière dont on traitait les élèves. Il s’y trouvait un jeune Indien au teint cuivré, à la tête laineuse, à la mise recherchée que personne ne venait jamais voir. Nous pourrions citer encore un garçon de vingt-trois ans, vrai lourdaud, dont l’éducation avait été fort négligée, et auquel M. et mistress Veal cherchaient à faire faire son entrée dans la haute société ; item, les deux fils du colonel Rangles, au service de la compagnie des Indes. Ces quatre pensionnaires formaient les convives habituels de la table de M. Veal lorsque Georgy entra dans la maison.

Georgy venait seulement passer la journée dans cette pension. Le matin, il arrivait sous l’escorte de son ami M. Rawson, et lorsqu’il faisait beau dans l’après-midi, on lui amenait son cheval et il allait se promener, accompagné de son groom. Dans cette pension, on attribuait au grand-père de George une fortune fabuleuse, et le révérend M. Veal saisissait toutes les occasions d’y faire allusion, disant à Georgy qu’il était destiné à occuper dans le monde une haute position ; que par son application et sa docilité il devait se préparer aux graves devoirs qui allaient peser sur lui dans un âge plus avancé ; que l’obéissance dans un jeune homme était la meilleure préparation à l’exercice du commandement dans la virilité, et qu’en conséquence il suppliait Georgy de ne plus apporter de pain d’épice à la pension, ce qui ne pouvait que ruiner l’estomac de MM. Rangles, qui trouvaient une nourriture abondante à la table de mistress Veal.

Au point de vue scolaire, l’Égide de Pallas (c’était le nom que M. Veal donnait à son institution), présentait un heureux mélange de variété et de profondeur. On y traitait dans leur vaste ensemble de toutes les sciences connues. M. Veal avait un planétaire, une machine électrique, un tour, un théâtre dans la buanderie, un cabinet de chimie, une bibliothèque composée des meilleurs auteurs anciens et modernes dans les diverses langues. Il conduisait ses jeunes gens au British-Museum et dissertait devant eux sur les antiquités et les pièces d’histoire naturelle qui s’y trouvaient rassemblées, si bien que les auditeurs se pressaient autour de lui, à ce qu’il disait, et que tout Bloomsbury l’admirait et le prônait comme un puits de science.

En parlant, ce qui lui arrivait assez souvent, il affectait une très-grande recherche dans ses phrases, et demandait au dictionnaire les mots les plus pompeux et les plus recherchés ; il avait pour maxime, qu’il n’en coûte pas plus d’employer une épithète étoffée, magnifique et ronflante, que d’en prendre une dont se servirait le premier venu.

Ainsi, par exemple, il disait à George, quand celui-ci arrivait en classe :

« J’ai remarqué, en rentrant dans mon domicile, au retour d’une séance où j’ai eu à appliquer les facultés intuitives de mon intelligence à une exégèse scientifique chez mon excellent ami le docteur Rocaille, archéologue par essence, messieurs, archéologue par essence, j’ai remarqué, dis-je, que les fenêtres de la demeure de votre respectable aïeul resplendissaient d’une clarté qui révèle la solennité d’un jour de fête. Puis-je, sans m’écarter de la vérité, conclure de ces symptômes que M. Osborne a réuni, la nuit dernière, sous ses somptueux lambris, la fine fleur des esprits précellents de notre époque ? »

Le petit Georgy, plein de malice et d’espièglerie, et qui savait à merveille contrefaire M. Veal, répondait que M. Veal avait une puissance de pénétration avec les lumières de laquelle il était impossible de s’écarter de la voie de la vérité.

« Eh bien ! les commençaux qui ont eu l’honneur de rompre le pain de l’hospitalité à la table de M. Osborne, n’ont eu lieu, j’en suis sûr, qu’à s’applaudir de la succulence des mets. J’ai le droit de m’exprimer ainsi, moi qui, pour ma part, ai été comblé d’une semblable faveur. Au fait, monsieur Osborne, vous arrivez un peu tard ce matin, et vous vous êtes plus d’une fois exposé aux mêmes reproches. Je disais donc, messieurs, que M. Osborne ne m’a pas jugé indigne de m’inviter à m’asseoir à ses somptueux banquets, et bien que j’aie eu pour amphytrions les plus nobles et les plus grands personnages de la terre, et je pourrais dans le nombre vous citer mon ami et mon patron, le très-honorable George, comte de Bareacres, je dois vous déclarer en conscience que la table du marchand anglais offrait à l’œil un spectacle aussi resplendissant que celle d’un noble lord, et que son accueil n’était ni moins magnifique ni moins hospitalier. M. Bluck, voulez-vous reprendre le passage d’Eutrope que nous élucidions lorsque nous avons été interrompus par l’arrivée de maître Osborne. »

Voilà le grand homme auquel on avait confié l’éducation de notre ami George. Amélia ne comprenait rien à ses belles phrases, mais elle n’en tenait pas moins M. Veal pour un prodige de science. La pauvre veuve s’était empressée de se faire une amie de mistress Veal. C’était un bonheur pour elle de se trouver dans la maison à l’arrivée de Georgy, c’était un bonheur pour elle d’être invitée aux conversazioni de mistress Veal, qui avaient lieu une fois par mois, comme en avertissaient des billets roses en tête desquels on lisait ΑΘΗΝΗ[11] et où le professeur invitait ses élèves et leurs amis à venir prendre leur part d’un thé fort clair et d’une conversation non moins scientifique. La pauvre petite Amélia ne manquait pas une seule de ces réunions et s’y trouvait fort heureuse, puisqu’elles lui procuraient la satisfaction de voir George de plus près. N’importe par quel temps, elle se rendait de Brompton à ces soirées, et en embrassant mistress Veal, elle avait presque les larmes aux yeux de reconnaissance pour les délicieux moments qu’elle lui faisait ainsi passer. Puis, lorsque tout le monde se séparait, que George s’en allait avec son escorte obligée, M. Rawson, la pauvre mistress Osborne mettait ses socques et son châle et regagnait seule sa demeure.

Sous la direction d’un homme qui possédait ainsi la clef de toutes les sciences, l’instruction de George devait prendre un développement vaste et rapide, et ses progrès étaient remarquables, à en juger du moins par les bulletins de la semaine régulièrement adressés à M. Osborne. On y lisait une vingtaine de dénominations appliquées à chacune des branches les plus essentielles de l’enseignement, et le professeur notait en regard les progrès de George dans chacune de ces sciences. En grec, George était marqué ἅρίστος[12] ; en latin, optimus ; en français, très-bien ; il en était de même pour le reste. À la fin de l’année, il avait des prix dans toutes les facultés, ainsi que M. Swartz, le jeune créole à la tête laineuse, et beau-frère de l’honorable Mac-Mull, que M. Bluck, à l’esprit inculte et stérile, qu’un certain cancre appelé M. Todd, dont nous avons déjà eu à citer le nom. Chacun de ces messieurs recevait de petits livres dorés et cartonnés qui portaient le mot sacramentel ΑΘΗΝΗ, et en outre, une épigraphe latine de la composition du professeur.

La famille Todd était en quelque sorte vassale de la maison Osborne. De Todd, d’abord son commis, le vieil Osborne avait fait son jeune associé. M. Osborne était le parrain du jeune Todd, qui plus tard, prit le nom de M. Osborne Todd, et devint un des lions à la mode. Miss Osborne avait tenu miss Maria Todd sur les fonts baptismaux, et donnait tous les ans, comme marque d’affection pour son petit protégé, des livres de prières, des brochures, de la poésie d’église qui pouvait passer pour de la poésie de cuisine, et autres cadeaux non moins précieux. De temps à autre, miss Osborne menait promener les Todds dans sa voiture. Lorsqu’ils étaient malades, son valet de pied leur portait de Russell-Square des gelées et des petites douceurs. Mistress Todd déployait un très-joli talent à faire des découpures en papier pour servir de manches aux gigots, pour tailler, dans des navets ou des carottes, des fleurs, rosaces et autres objets d’un effet non moins pittoresque. Tous ces dons naturels, elle les mettait à la disposition de miss Osborne les jours de grands dîners, sans qu’il lui soit jamais venu à l’esprit de demander place au festin. Si un convive manquait au dernier moment, Todd remplissait les fonctions de bouche-trou.

Le soir, mistress Todd et sa Maria revenaient dans leurs plus beaux atours, et attendaient dans le salon que miss Osborne y fît sa rentrée à la tête de sa légion féminine. Aussitôt commençait un feu roulant de duos jusqu’au retour des messieurs. Pauvre Maria Todd ! pauvre jeune fille ! quelle peine, quel travail lui avaient coûté ces duos et ces sonates avant de les soumettre à l’épreuve de la publicité !

Il semblait que Georgy dût faire peser tout le poids de sa volonté sur quiconque l’approchait, qu’amis, parents, domestiques dussent tous plier le genou devant le petit tyran. L’enfant, du reste, s’accommodait très-bien de ce rôle, ni plus ni moins que beaucoup de monde. George aimait à commander, et peut-être, dans cette disposition, y avait-il chez lui quelque chose d’héréditaire.

À Russell-Square, tout le monde était le très-humble serviteur de M. Osborne, et M. Osborne était le très-humble serviteur de Georgy. Ses manières dégagées, son ton de suffisance à traiter les livres de science et les matières d’enseignement, sa ressemblance avec son père, mort à Bruxelles avant la réconciliation, tout cela inspirait au vieillard une certaine terreur et assurait la puissance et la domination de son petit-fils. À certains gestes, à certaines inflexions de voix, le vieillard tressaillait malgré lui et s’imaginait avoir devant les yeux le père de George. À force d’indulgence pour le fils, il s’efforçait de faire oublier sa dureté pour le père. On était tout surpris de le voir se plier avec tant de facilité aux moindres désirs de l’enfant. Il bougonnait et jurait suivant son habitude contre miss Osborne, mais il accueillait toujours par un sourire le petit George, alors même qu’il arrivait trop tard pour le déjeuner.

La tante de George, mistress Osborne, flétrie par cette existence d’ennuis et de rebuffades, était passée à l’état malheureux de vieille fille. Pour un garçon un peu mutin, il n’était pas bien difficile d’en avoir raison. Si George avait envie d’obtenir d’elle quelque chose, de lui arracher un pot de confiture celé dans ses armoires, un pain de couleur tout sec et tout gercé de la boîte qu’elle s’efforçait de conserver dans la même fraîcheur que dans le temps où elle était l’élève de M. Smee, Georgy n’était pas long à se procurer l’objet de ses désirs, et une fois qu’il en était le maître, il ne songeait plus à sa tante.

En fait d’amis, il avait son vieux maître de pension, bien empesé et bien solennel, qui le flattait à plaisir, un camarade plus âgé que lui qu’il pouvait maltraiter à son aise. Mistress Todd ne manquait jamais de laisser maître Georgy en tête à tête avec sa fille Rosa Jemima, ravissante personne de huit ans.

« Ils sont faits l’un pour l’autre, disait-elle (partout ailleurs, bien entendu, qu’à Russell-Square), qui sait ce qui pourrait arriver ? Ce serait un couple charmant ! » continuait à penser la mère dans l’ivresse de ses rêveries.

Le grand-père maternel, le pauvre vieillard brisé par le malheur, courbait aussi la tête sous la tyrannie du petit despote ; comment ne pas se sentir pris de respect pour un jeune gentleman qui portait de si beaux habits et avait un groom à sa suite. Georgy, d’ailleurs, n’entendait-il pas à tous moments les propos les plus durs, les sarcasmes les plus grossiers sortir à l’adresse de John Sedley de la bouche de son implacable ennemi, M. Osborne. M. Osborne avait coutume de le désigner par l’appellation de vieux gueux, de vieux charbonnier, de vieux banqueroutier, et autres aménités de même nature. Au milieu de pareilles injures, comment le petit Georgy aurait-il appris à respecter un homme que l’on mettait si bas à ses yeux ? Quelques mois après l’entrée de George chez son aïeul paternel, mistress Sedley vint à mourir. Il n’avait jamais existé entre la grand’mère et le petit-fils une bien vive tendresse, et l’enfant ne manifesta pas grand chagrin de cette mort. Il vint, dans des habits de deuil tout neufs, voir sa mère, à laquelle il fit part de son regret de ne pouvoir aller au spectacle, dont il avait grande envie.

La dernière maladie de sa vieille mère devint une œuvre de dévouement pour Amélia. Ah ! les hommes ne se doutent jamais des souffrances et des sacrifices qui font la vie des femmes. Avec notre prétendue supériorité d’esprit, nous ne pourrions suffire à endurer la centième partie des épreuves que traversent chaque jour ces anges de résignation. Soumission continuelle et sans espoir de récompense ; bonté et douceur qui ne se démentent point en présence d’une dureté inflexible. Amour, patience, sollicitude, soins empressés que notre ingratitude et notre indifférence ne savent même pas reconnaître par une bonne parole. Combien s’en trouve-t-il, dans le nombre, qui ont l’âme brisée par la douleur, tandis que leur figure respire le calme et la joie. Faibles et tendres esclaves, elles sont obligées de cacher leurs tortures sous les apparences empruntées du bonheur.

De son fauteuil de valétudinaire, la mère d’Amélia avait passé dans son lit, d’où elle ne devait plus se relever. Mistress Osborne ne la quittait que pour aller voir son cher George. Et encore la vieille dame lui reprochait ces biens rares absences. Elle avait été une mère si bonne, si indulgente, si tendre, au temps de son bonheur et de sa prospérité, et était maintenant aigrie par le malheur et la pauvreté. Ces accès de mauvaise humeur et ce refroidissement d’affection ne diminuaient en rien le dévouement filial d’Amélia. C’était en quelque sorte une diversion à ses autres souffrances ; sa pensée était distraite de ces cruelles préoccupations par les exigences continuelles de la maladie. Amélia supportait les impatiences de sa mère avec une douceur inaltérable, relevait l’oreiller que celle-ci trouvait toujours mal placé, avait une réponse de consolation à toutes ses plaintes et à tous ses reproches ; adoucissait ses souffrances par ces bonnes paroles dont les cœurs simples et religieux connaissent seuls le secret. Enfin elle ferma ces yeux qui, pendant de longues années, avaient eu pour elle de si tendres regards.

Alors elle reporta toute sa tendresse sur son malheureux père, abattu par le dernier coup qui venait de le frapper, et lui consacra tout son temps, à lui qui désormais se trouvait entièrement seul au monde. Sa femme, son honneur, sa fortune, tout avait disparu autour de lui. Amélia pouvait seule se faire le soutien et l’appui de ce vieillard chancelant et brisé. Cette histoire, une imagination sensible la trouvera tout entière en elle-même, pour les autres il est inutile de l’écrire.

Un jour que les jeunes élèves de M. Veal étaient réunis dans la classe, et que l’honorable chapelain du comte de Bareacres se livrait à ses divagations ordinaires, un brillant équipage s’arrêta devant la porte où se dressait la statue d’ΑΘΗΝΗ (Minerve) et deux messieurs en sortirent. Les deux messieurs Rangles se précipitèrent vers la fenêtre, pensant que c’était leur père qui arrivait de Bombay ; l’écolier de vingt-trois ans qui suait sang et eau sur un passage d’Eutrope, alla aussi appliquer son grand nez au carreau et regarder la voiture, dont un garçon de place ouvrait la portière et abaissait le marchepied.

« Tiens, observa M. Bluck, il y en a un gros et un maigre. »

Pendant ce temps le marteau retombait sur la porte comme un coup de tonnerre. Les deux étrangers excitaient la plus vive curiosité dans ce jeune auditoire, le chapelain en particulier voyait en eux les pères de quelques futurs élèves, maître George lui-même ne fut pas non plus fâché de saisir ce prétexte pour fermer son livre.

Le domestique de la maison, avec son habit râpé et ses boutons de cuivre qui commençaient à rougir, car il lui était bien recommandé de mettre sa livrée avant d’aller ouvrir, vint annoncer dans l’étude que deux messieurs demandaient à voir maître Osborne. Le professeur avait eu le matin même une petite altercation avec son élève à propos de pétards que celui-ci avait fait partir pendant la classe. Mais cette visite inattendue rendit à sa figure sa sérénité et sa bonne humeur habituelle.

« Je vous permets, monsieur Osborne, d’aller voir ces messieurs qui viennent d’arriver en voiture. Présentez-leur mes compliments respectueux, ainsi que ceux de mistress Veal. »

Georgy se rendit au parloir, où il trouva les deux étrangers, qu’il toisa des pieds à la tête, comme à son ordinaire, sans se sentir le moins du monde intimidé. L’un était gras et portait d’épaisses moustaches ; l’autre était maigre et long, avait un habit bleu, la figure noircie par le soleil et les cheveux grisonnants.

« Quelle ressemblance ! fit le monsieur long et maigre avec un mouvement de surprise. Eh bien ! George, nous reconnaissez-vous ? »

La figure du petit garçon se couvrit de rougeur, comme lorsqu’il éprouvait une vive émotion, ses yeux brillèrent d’un éclair d’intelligence.

« Je ne connais pas l’autre, dit-il alors, mais vous, je crois que vous êtes le major Dobbin. »

C’était, en effet, notre ancien ami. Tout ému du plaisir de se voir reconnu, il attira l’enfant vers lui.

« Votre mère vous a donc quelquefois parlé de moi ? lui demanda-t-il.

— Ah ! je crois bien, répondit George, et bien souvent, encore ! »


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CHAPITRE XXV.

Des rivages du Levant.


C’était un véritable triomphe pour l’égoïsme et l’orgueil du vieil Osborne, de voir l’infortuné Sedley, son ancien rival, son ennemi, son bienfaiteur, dans l’humiliation de la détresse et réduit à la fin à recevoir des secours pécuniaires de l’homme qui l’avait le plus outragé. L’heureux du monde, tout en accablant de sa haine l’infortuné vieillard, lui faisait de temps à autre passer quelques secours. Tout en remettant à George de l’argent pour sa mère, il faisait comprendre à l’enfant, par des allusions grossières et brutales, que son grand-père maternel n’était qu’un misérable banqueroutier qu’il tenait à merci, et que John Sedley était encore en reste de reconnaissance avec l’homme auquel il devait déjà tant d’argent. George reportait à sa mère ces insultantes paroles, et les redisait au pauvre infirme abandonné, auquel Amélia consacrait désormais toute sa vie, et le bambin affectait des airs protecteurs à l’égard de ce faible vieillard déçu dans toutes ses espérances.

Il en est peut-être qui reprocheront à Amélia de manquer à un légitime sentiment d’amour-propre en acceptant des secours d’argent de l’ennemi de son père. Mais cette pauvre créature avait-elle jamais connu ce que c’était que l’amour-propre ? elle avait pour cela trop de simplicité dans l’âme, trop besoin d’un appui pour la soutenir. Depuis son mariage avec George Osborne, sa part en ce monde avait été la pauvreté, les humiliations, les privations quotidiennes, de dures paroles, un dévouement sans récompense. Il faut bien qu’il y ait des pauvres et des riches, comme disent ceux qui ont pour partage de boire à la coupe du bonheur. Assurément ! mais au moins, sans chercher à sonder les mystères de la justice divine, rappelez-vous qu’en vous faisant naître dans la pourpre et la soie, la Providence vous a commandé la charité pour ceux qui vivent dans les haillons et la misère.

Amélia recueillait donc sans se plaindre, et presque avec un sentiment de gratitude, les miettes tombées de la table de son beau-père, et qui lui servaient au moins à nourrir l’auteur de ses jours. Elle avait compris que là était son devoir, et il était dans sa nature de faire de sa vie un perpétuel sacrifice à ceux qu’elle entourait de son affection. Dans le temps où le petit Georgy était encore auprès d’elle, que de longues nuits n’avait-elle pas passées à travailler pour lui sans qu’il s’en doutât, sans qu’il l’en ait seulement jamais remerciée ; que de rebuts, que de dégoûts, que de privations, que de misères n’avait-elle pas endurés pour assurer un peu plus de bien-être à son père et à sa mère. Au milieu de ses sacrifices, de ses dévouements, dont sa solitude avait seule le secret, elle n’avait pour son amour-propre pas plus d’égards que le monde. C’est que l’humble créature pensait, dans son cœur, que sa position dans sa vie était encore au-dessus de ses mérites à elle, pauvre roseau pliant et méprisé.

La vie d’Amélia, qui s’était annoncée d’abord sous de favorables augures, se terminait, on le voit d’une bien triste manière, dans la dépendance et l’humiliation. Les visites du petit George faisaient du moins pénétrer dans sa prison comme des lueurs d’espérance. Russell-Square était pour elle la terre promise ; toutes les fois qu’elle pouvait s’échapper, c’était là le but de ses promenades ; mais il fallait rentrer le soir dans son cachot pour y remplir ses pénibles devoirs, pour veiller sur des malades qui ne lui avaient aucune reconnaissance de ses soins, et là il lui fallait subir les lamentations et les exigences despotiques de vieillards aigris par les malheurs et les années.

La mère d’Amélia fut enterrée dans le cimetière de Brompton. Le convoi eut lieu par un jour de pluie et de brouillard, qui rappela à Amélia celui de son mariage ; son petit garçon, en magnifiques habits de deuil, était assis à côté d’elle. En cette triste circonstance, ses pensées l’entraînèrent bien loin de la cérémonie qui s’accomplissait alors sous ses yeux ; tout en serrant la main de George dans la sienne, elle souhaitait presque d’être à la place de… Mais non, comme à son ordinaire, elle se sentit toute honteuse de son égoïsme, et demanda à Dieu de lui donner des forces pour accomplir son devoir jusqu’au bout.

Elle résolut de réunir toutes ses forces, toutes ses pensées vers un seul but, qui était de répandre encore le bonheur et la joie sur les dernières années de son père. Elle se dévoua à son service, et se mit à travailler, à coudre auprès de lui, à chanter, à faire sa partie de tric-trac pour le distraire, à lire le journal, à préparer des plats de son goût, à le mener à sa promenade de Kensington-Gardens.

Elle écoutait ses histoires avec un sourire de complaisance, un plaisir simulé ; ou bien, assise à ses côtés, elle se laissait aller à ses pensées, à ses souvenirs, tandis que le pauvre infirme se réchauffait au soleil et se livrait à ses plaintes et à ses récriminations. Triste existence pour la pauvre veuve ! Les enfants qui couraient et jouaient dans les allées du jardin lui rappelaient George qu’on lui avait enlevé. L’autre George aussi lui avait été enlevé !… Dans ces deux occasions, son amour égoïste et coupable avait reçu un rude châtiment ; elle faisait tous ses efforts pour se persuader qu’elle subissait une punition méritée, qu’elle était une malheureuse pécheresse, et ainsi s’expliquait pour elle l’isolement où elle se trouvait.

Après la mort de sa femme, le vieux Sedley s’attacha de plus en plus à sa fille, et en cela du moins Amélia trouva un adoucissement dans ce qu’il y avait de pénible à accomplir ses devoirs.

Mais depuis assez longtemps ces deux personnages sont plongés dans une triste condition ; de meilleurs jours vont luire enfin pour eux, jours de bonheur à la guise du monde. Le lecteur aura sans doute déjà deviné quel était le gros et gras personnage qui était allé trouver Georgy à son école, en compagnie de notre vieil ami le major Dobbin. C’était une de nos vieilles connaissances dont le retour en Angleterre allait ramener le bien-être dans l’honnête famille dont nous avons suivi les vicissitudes.

Le major Dobbin avait facilement obtenu un congé de son brave commandant, et de la sorte avait pu immédiatement se rendre à Madras, d’où il devait s’embarquer pour l’Europe, où l’appelaient les affaires les plus urgentes. Il voyagea jour et nuit jusqu’à sa destination. Aussi, il arriva à Madras en proie à une fièvre dévorante. Les domestiques qui l’accompagnaient le transportèrent dans un état fort alarmant chez un de ses amis, dans la maison duquel il devait demeurer jusqu’au moment de son embarquement pour l’Europe, et pendant plusieurs jours, on eut tout lieu de croire qu’il n’irait pas plus loin que le cimetière de Madras, où il aurait sa place au milieu des tombeaux de tant de braves officiers morts loin de leur patrie.

Tandis que le pauvre malheureux était ainsi consumé par le feu de la fièvre, ceux qui veillaient à son chevet purent distinguer, à travers les paroles confuses qu’il prononçait dans son délire, le nom d’Amélia. À ces transports d’exaltation fébrile succédait, dans les moments lucides, une prostration complète en pensant qu’il ne la reverrait plus. Croyant sa dernière heure arrivée, il faisait ses préparatifs pour passer dans l’autre monde, mettait ses affaires en règle, et disposait de sa fortune en faveur de ceux qu’il désirait le plus en voir profiter. L’ami dans la maison duquel il logeait servit de témoin à son testament. Il demandait à être enseveli avec la petite chaîne de cheveux qu’il portait à son cou. Nous devons dire, pour ne point trahir la vérité, qu’il se l’était procurée par l’entremise de la femme de chambre d’Amélia, lorsqu’à Bruxelles il avait fallu couper les cheveux de la jeune veuve pendant la fièvre qu’elle avait eue à la suite de la mort de son mari.

Il parvint enfin à se rétablir, en dépit des saignées et des purgations auxquelles il n’échappa que grâce à la force de sa constitution. Il était presque réduit à l’état de squelette, lorsqu’il s’embarqua enfin sur le Ramchunder de la compagnie des Indes-Orientales, venant de Calcutta et relâchant à Madras. Le pauvre Dobbin était si faible, si épuisé, que son ami, qui l’avait soigné pendant le cours de sa maladie, augurait fort mal des résultats de ce voyage pour l’honnête major, et lui prédisait que quelque beau matin on serait obligé de le faire passer, proprement empaqueté dans son hamac, par-dessus le bord du navire, emportant au fond de la mer la relique qu’il avait toujours sur le cœur. Mais, malgré le prophète et ses prophéties, l’air bienfaisant de la mer, ou peut-être mieux encore l’espérance qui renaissait plus vivace au cœur du convalescent, à mesure que le navire traçait son sillage d’écume sur les flots, rendit la vie et la santé à notre ami, et il était parfaitement guéri avant que l’on touchât le Cap.

« Allons, disait-il en riant, Kirk n’aura pas encore cette fois ses épaulettes de major, lui qui pensait les trouver toutes prêtes à son arrivée à Londres avec le régiment. »

Il faut qu’on sache que dans le temps que le major était malade, à Madras, de la précipitation de son voyage, son régiment avait reçu son ordre de retour, et que le major aurait pu revenir avec ses camarades s’il avait eu la patience de les attendre dans cette ville.

Peut-être ne voulait-il pas se livrer aux tentatives de Glorvina dans cet état de faiblesse et de délabrement.

« Je voudrais bien savoir ce que miss O’Dowd aurait fait de moi, disait-il en riant à son compagnon de traversée, si elle avait été à notre bord. Après m’avoir vu disparaître, elle se serait rejetée sur vous, et, soyez-en sûr, mon vieux Jos, elle vous aurait traîné en triomphe à sa remorque jusqu’à Southampton. »

Le compagnon de route de Dobbin, à bord du Ramchunder, n’était autre, en effet, que notre gros et gras ami, qui rentrait en Angleterre après dix années passées au Bengale. Un régime de dîners, de pâtisseries, de grogs, de bordeaux, enfin l’eau-de-vie et le rhum avaient fini par rendre fort nécessaire à Waterloo-Sedley ce voyage en Europe. Il avait fait son temps de service dans la compagnie des Indes, où il avait touché d’assez beaux émoluments pour mettre de côté une somme des plus rondes. Rien ne l’empêchait plus désormais de rentrer dans sa patrie pour y jouir de la pension à laquelle il avait droit, si mieux il n’aimait s’engager de nouveau et remplir le rang élevé auquel le désignaient son ancienneté et ses immenses talents.

Il était peut-être un peu moins gros que lorsque nous l’avons connu autrefois, mais sa démarche avait quelque chose de plus solennel et de plus majestueux. Il avait laissé repousser les moustaches, avec lesquelles il s’était si bien comporté à Waterloo ; il se pavanait sur le pont, ombragé de son magnifique chapeau de velours à franges d’or. Il portait à profusion sur sa personne des bijoux et des épingles en diamants. Il se faisait servir à déjeuner dans sa cabine, et mettait autant de recherche dans sa toilette pour paraître sur le gaillard d’arrière, que s’il s’était agi d’aller dans les promenades les plus en renom de Calcutta. Il emmenait avec lui un domestique indigène qui le servait et bourrait sa pipe. Cet enfant de l’Orient menait une existence peu fortunée sous le despotisme de Jos Sedley. Jos était aussi vain de sa personne qu’une petite maîtresse de la sienne, et mettait autant de temps à sa toilette que la beauté la plus fardée. Les jeunes passagers, pour tromper la longueur de la traversée, faisaient toujours cercle autour de Sedley, le priant de leur raconter ses merveilleux exploits contre les tigres et Napoléon. Il fut sublime à la visite qu’il rendit à la tombe de l’empereur à Longwood, lorsqu’au milieu de tous les passagers et de tous les jeunes officiers du navire à l’exception du major Dobbin qui était resté à bord, il leur raconta toute la bataille de Waterloo, et leur démontra que sans lui, Jos Sedley, Napoléon n’aurait jamais perdu la bataille, ni par suite été exilé à Sainte-Hélène.

Lorsque le navire eut remis à la voile de Sainte-Hélène, Jos s’empressa de distribuer, avec une générosité vraiment royale, ses provisions de bordeaux, de conserves, d’eau gazeuse qu’il avait prises pour charmer les ennuis de la route. Comme il n’y avait point de dames à bord, et que le major avait cédé le pas à l’employé civil, celui-ci avait à table la place d’honneur ; aussi, le capitaine et les officiers du Ramchunder l’entouraient-ils de tous les égards auxquels son rang lui donnait droit. Il ne parut point toutefois pendant deux jours de tourmente où la mer venait déferler sur le pont, mais il resta dans sa cabine à lire la Blanchisseuse de Finchley Common, laissée à bord par l’honorable lady Emily Cornemiouse, femme du révérend Silas Cornemiouse, en se rendant à leur évêché du Cap. Pour lecture ordinaire, il portait avec lui un ballot de romans et de pièces de théâtre, qu’il prêtait aux autres passagers ; enfin, son affabilité et ses prévenances l’avaient mis fort bien avec tout le monde.

Que de fois, par une belle et chaude soirée, tandis que le vaisseau traçait sa ligne d’écume sur la mer mugissante, que la lune et les étoiles brillaient à la voûte céleste, que les tintements inégaux de la cloche de quart troublaient seuls le silence de la nuit, Sedley et le major, assis sur la dunette, et fumant l’un son cigare, l’autre son hookah bourré par son domestique indien, avaient parlé du sol natal.

Dans ces entretiens intimes, le major Dobbin ne manquait jamais de faire tomber, avec une adresse merveilleuse, la conversation sur Amélia et son fils, tandis que Jos parlait, sans beaucoup de ménagement, des malheurs de son père et du sans-gêne du vieillard à le mettre à contribution. Le major s’efforçait alors de le ramener à de meilleurs sentiments en lui faisant sentir quels égards étaient dus au malheur et aux années. Sans doute Joseph ne pouvait partager le genre de vie des deux vieillards, et s’arranger de leurs habitudes et de leurs manies, après avoir vécu dans une société toute différente, à quoi Jos donnait un signe de tête approbatif. Le major reprenait alors Joseph en sous-œuvre, lui faisait sentir quel avantage pour lui d’avoir à Londres un train de maison complet, et de ne plus se contenter d’un appartement de garçon. Sa sœur Amélia était la personne qu’il lui fallait pour diriger son intérieur. C’était le bon goût, la bonté personnifiée, la perfection sous tous les rapports. Il lui rappelait avec quel succès mistress George Osborne avait autrefois paru à Bruxelles et à Londres, où elle était admirée et choyée dans la meilleure société. Puis il lui insinuait qu’il était de son devoir d’envoyer Georgy à une des meilleures écoles, et d’en faire un homme, car sa mère et ses grands parents n’étaient bons que pour le gâter. En un mot, l’adroit major avait fini par tirer de Joseph la promesse qu’il se ferait le protecteur d’Amélia et de son fils. Il ignorait les événements survenus dans la famille Sedley. La mort de mistress Sedley, la séparation d’Amélia et de son fils, la grande fortune de ce dernier. Toujours est-il que tous les jours, et à toute heure du jour, le brave garçon, dans le cœur duquel l’amour avait fait de si profonds ravages, ne pensait qu’à mistress Osborne et aux moyens de lui venir en aide. Il avait pour Jos Sedley des compliments et des flatteries qui ne tarissaient point. Il ressentait pour lui une tendresse dont celui-ci ne se rendait pas très-bien compte. Mais nos lecteurs qui ont des sœurs ou des filles, doivent avoir remarqué combien sont aimables et empressés auprès d’eux les hommes qui font la cour aux femmes de leur famille, et peut-être le major était-il digne de prendre rang parmi ces adeptes de l’hypocrisie.

Le fait est que le major Dobbin, en s’embarquant à bord du Ramchunder, se trouvait dans un état désespéré, et qu’il ne commença à se remettre et ne fit bonne figure à son vieil ami M. Sedley qu’après une conversation qu’ils eurent ensemble sur le pont, où l’on avait porté le major presque défaillant. Dobbin avait alors dit à Joseph qu’il ne lui restait plus qu’à se soumettre à sa destinée ; qu’il laissait quelque chose à son filleul dans son testament, et qu’il espérait que mistress Osborne lui garderait un bon souvenir ; qu’enfin il désirait qu’elle fût heureuse avec le nouvel époux qu’elle allait prendre.

« Un mariage ! avait dit Joseph ; mais il n’est point question de cela, elle ne m’a jamais parlé de mariage dans ses lettres ; seulement elle avait annoncé de son côté, à son frère, que le major Dobbin allait se marier, et elle faisait des vœux bien sincères pour son bonheur. »

Mais quelle était enfin la date de ces lettres ? Sedley les rechercha. Elles étaient de deux mois postérieures à celles qu’avait reçues le major.

À partir de ce jour, le chirurgien du navire n’eut qu’à s’applaudir du nouveau régime qu’il avait prescrit au malade que le médecin de Madras lui avait remis dans un état à peu près désespéré. En effet, depuis que le major avait changé de potion, un mieux sensible s’était manifesté. Voilà de quelle manière le capitaine Kirk manqua ses épaulettes de major.

La gaieté et la force revinrent au major Dobbin, toujours en augmentant ; ses compagnons de traversée ne pouvaient s’expliquer une métamorphose si subite. Dobbin plaisantait maintenant avec les officiers, tirait le bâton avec les matelots, courait sur les cordages comme le plus agile des mousses, et chantait le soir des chansonnettes au grand divertissement de tout l’équipage assemblé pour prendre le grog. Enfin, il était devenu si aimable, si gai, si enjoué que le capitaine, qui jusqu’alors l’avait regardé comme un pauvre sire et un être presque nul, avait fini par s’avouer à lui-même que le major, malgré sa réserve, était un officier fort instruit et fort capable.

« Il n’a pas des manières très-distinguées, disait le capitaine à son second, et peut-être représenterait-il assez mal au palais du gouverneur, où Sa Seigneurie et lady Williams m’ont honoré de leurs attentions particulières, et me prenant la main devant toute la compagnie, m’ont invité à prendre un verre de bière avec eux devant le commandant en chef ; mais s’il ne possède pas d’excellentes manières, il y a au moins de ça dans cet homme-là. »

Le capitaine du Ramchunder prouvait par là qu’il était aussi capable de sonder les mystères de la nature humaine que de commander une manœuvre.

À dix jours environ des côtes de l’Angleterre, le bâtiment fut arrêté par un calme plat. Dobbin se livra alors à des accès d’impatience et de mauvaise humeur qui surprirent tous ses camarades, charmés jusque-là de sa bonhomie et de son entrain ; mais, lorsque la brise vint de nouveau, on le vit se livrer à tous les transports d’une joie enfantine. Ah ! son cœur battit bien fort lorsque le pilote du port monta à bord du navire, lorsqu’il aperçut les deux tours amies du clocher de Southampton !



CHAPITRE XXVI.

Notre ami le major.


Notre ami le major s’était rendu si populaire à bord, qu’au moment où lui et M. Sedley descendirent dans le canot qui vint les prendre pour les débarquer, tout l’équipage, matelots et officiers, à commencer par le capitaine, l’accompagnèrent de hourras d’adieux qui firent rougir le major, et il secoua la tête en signe de remercîments. Jos, persuadé que ces acclamations étaient pour lui, ôta son chapeau à galon d’or et l’agita avec une grâce pleine de majesté. En quelques coups de rames le canot fut au rivage ; nos deux voyageurs descendirent sur le port et se dirigèrent vers l’hôtel du Roi-George.

La vue de la réjouissante tranche de bœuf, du pot d’argent couronné d’écume qui, dans les magnifiques salons du Roi-George, accueillent le voyageur au retour de ses courses lointaines, n’eurent point assez d’empire sur Dobbin pour le décider à passer plusieurs jours au milieu de ces douceurs et de ce bien-être. Dès son arrivée, il demanda des chevaux de poste, et à peine à Southampton, il aurait voulu être déjà sur la route de Londres. Jos se refusa obstinément à quitter le soir même cette nouvelle Capoue. À quoi bon passer la nuit au milieu des cahots de la route alors que la plume et l’édredon vous invitent à une douce et moelleuse paresse, au lieu et place de cet affreux lit de Procuste, sur lequel les voyageurs qui reviennent du Bengale sont obligés de s’étendre dans leur étroite et incommode cabine ? Jos ne comprenait pas que l’on pût songer à partir avant d’avoir retrouvé son bagage, que l’on pût se remettre en route avant d’avoir au moins pris un bain.

Le major se vit donc forcé d’attendre encore pour cette nuit, et d’annoncer tout simplement par lettre son arrivée à sa famille. Dobbin supplia Jos d’écrire de son côté à ses amis ; Jos promit, mais ne tint pas sa promesse. Le capitaine, le chirurgien et un des deux passagers vinrent dîner à l’hôtel avec nos deux amis. Jos déploya toute sa science à commander un dîner. Il promit qu’il partirait le lendemain avec le major pour Londres. L’hôtelier racontait depuis que c’était plaisir de voir avec quelle satisfaction M. Sedley huma sa première pinte de bière, comme doit faire tout bon Anglais qui, après une longue absence, remet le pied sur le sol britannique.

Le lendemain matin, de très-bonne heure, suivant son habitude, le major Dobbin était sur pied, tout rasé et tout habillé. Personne n’était levé dans l’auberge, à l’exception de celui qui fait les souliers et qui semble être une créature pour laquelle le sommeil est un mythe. Le major pouvait entendre les gens de la maison ronfler en chœur, tandis que lui errait à l’aventure dans les corridors déserts. À ce moment le décrotteur, dont les yeux ne se ferment jamais, allait de porte en porte faire sa distribution de bottes à revers, bottes à haute tige, demi-bottes, etc., etc… Le domestique indigène de Jos se leva enfin, prépara le hookah de son maître et disposa son formidable attirail de toilette. Les filles d’auberge commençaient alors à sortir de leurs soupentes, et, rencontrant le nègre dans les couloirs, elles furent tout effrayées, pensant se trouver en face du diable. Lui et Dobbin faillirent plus d’une fois se laisser tomber au milieu des seaux qui obstruaient le passage et dont elles se servaient pour laver l’hôtel du Roi-George. Enfin l’un des garçons vint ouvrir la porte et tira les verrous. Le major crut qu’enfin l’heure du départ était sonnée, et il demanda sur-le-champ une chaise de poste pour se mettre en route.

Puis il se rendit à la chambre de Sedley, et écartant les rideaux d’un lit immense où Jos s’évertuait à ronfler :

« Debout ! debout ! lui cria le major ; il est temps de partir ; la voiture sera à la porte de l’hôtel avant une demi-heure. »

Jos se mit à grogner contre le malencontreux interrupteur de son sommeil et demanda quelle heure il était. Quand le major qui ne savait point mentir, quelque avantage qu’il en pût tirer, lui eut avoué en rougissant la vérité sans détour, Jos fit pleuvoir sur lui une grêle d’imprécations que nous ne consignerons point ici, mais qui n’auraient point laissé de doute à Dobbin au sujet de la damnation éternelle de son ami, s’il avait dû comparaître incontinent devant le juge suprême. Il envoya le major à tous les diables, il lui déclara qu’il ne voyagerait pas avec lui ; que c’était le comble de la cruauté, de l’inconvenance, que de venir troubler ainsi le sommeil d’un honnête homme. Le major dut battre en retraite devant l’ouragan qu’il venait de soulever et laissa Jos reprendre le fil de son sommeil.

Pendant ce temps, la chaise de poste était amenée devant l’auberge ; le major monta dedans et partit sans plus de retard.

Il eût été un grand seigneur anglais voyageant pour son plaisir, ou bien le courrier d’un homme de bourse, car ceux du gouvernement ont d’ordinaire des allures plus pacifiques, qu’il n’aurait pas couru la grande route avec plus de célérité. Les postillons, en voyant les pourboires qu’il leur jetait, prenaient Dobbin pour un prince déguisé.

Comme elle lui paraissait verte et souriante, cette campagne qui, dans la rapidité de sa course, semblait fuir bien loin derrière lui ! comme elles lui paraissaient aimables et animées ces petites villes où les bateliers venaient à sa rencontre avec de gais sourires et de profonds saluts ! Il passait comme un ouragan devant ces auberges placées au bord de la route, dont les enseignes pendaient aux arbres, où chevaux et charretiers s’arrêtaient pour se rafraîchir sous un ombrage épais ; devant les vieux châteaux avec leurs parcs ; devant les chaumières groupées autour d’une antique église ; enfin il foulait le sol anglais ; enfin il respirait l’air natal. Est-il au monde une joie que l’on puisse comparer à celle-là ? Tout prend un air de fête aux yeux du voyageur qui revient dans sa patrie ; tout, sur son passage, semble le saluer et lui souhaiter sa bienvenue ; et pourtant le major Dobbin, sur la route de Southampton à Londres, ne voyait rien autre chose que le chiffre décroissant des bornes milliaires. Ah ! n’en doutez pas, c’est qu’il était pressé de revoir sa famille, d’embrasser sa mère et ses sœurs !

Une fois à Piccadilly, il compta les secondes qu’il lui fallut pour se rendre à son ancien logis, chez Slaughter, auquel il ne voulut point faire d’infidélité. Dix années s’étaient écoulées depuis qu’il y avait fait sa dernière visite, depuis que George et lui, ils étaient jeunes alors, y avaient donné de joyeux déjeuners, y avaient fait maintes parties. Ils étaient maintenant passés dans la catégorie des vieux garçons. Ses cheveux grisonnaient ; les passions, les sentiments de sa jeunesse s’étaient refroidis aux glaces de l’âge. Il retrouva sur la porte le même garçon, de dix ans plus vieux, mais dans le même habit bien gras, toujours avec la même quantité de cachets en breloques, avec la même manière de remuer son argent dans ses poches. Il reçut le major absolument comme s’il était de retour d’une absence de huit jours.

« Les effets du major au numéro 23, dit John sans témoigner la moindre surprise, c’est la chambre qu’on lui donne d’habitude. Que voulez-vous pour votre dîner ? Du poulet rôti, je pense. Eh bien ! êtes-vous marié maintenant ?… Le bruit courait que vous étiez marié… Le chirurgien écossais de votre régiment… non, c’était le capitaine Humby du 33e, en garnison avec le vôtre à Unjee, qui racontait cela… Prendrez-vous un grog ?… Pourquoi êtes-vous venu en poste ?… la diligence ne vous aurait-elle pas aussi bien amené ?… »

Là-dessus le fidèle John, dont la mémoire ne perdait le souvenir d’aucun des officiers qui fréquentaient sa maison, qui savait tous les égards qu’il leur devait et avec qui dix années ne faisaient pas plus d’effet qu’un jour, conduisit Dobbin à son ancienne chambre, où le major retrouva son grand lit aux rideaux de serge, son vieux tapis peut-être encore plus rapiécé et l’ancien mobilier en bois noir recouvert d’une étoffe foncée telle que le major se rappelait l’avoir vue au temps de sa jeunesse.

Il se figurait voir encore George arpenter à grands pas cette chambre la veille de son mariage, se ronger les ongles et jurer qu’il faudrait bien que son père finisse par mettre les pouces, et que si, en définitive, il ne cédait pas, alors il s’arrangerait pour pouvoir se passer de lui. Tous ces détails lui revinrent aussi clairs, aussi précis que si c’eût été hier.

« Vous n’avez pas rajeuni, » dit John en examinant son ancienne connaissance.

Dobbin se mit à rire.

« Dix années et la fièvre ne sont pas faits pour vous ôter des années, mon garçon, dit-il à John. Quant à vous, vous êtes toujours jeune, ou plutôt non, vous êtes toujours vieux.

— Qu’est devenue la veuve du capitaine Osborne, reprit John ; c’était un bon garçon, celui-là, un gaillard qui ne comptait pas avec l’argent. Il n’est pas revenu depuis le jour où il a été se marier en quittant d’ici. Il me doit encore trois guinées. Regardez, c’est inscrit sur mon livre : 10 avril 1815, le capitaine Osborne, trois livres sterling. Si jamais j’en reçois le payement de son père, cela m’étonnera bien. »

En disant ces mots, John remit dans sa poche son carnet de maroquin où se trouvait inscrite la dette du capitaine sur une page sale et crasseuse qui restait entière au milieu d’une foule d’autres notes griffonnées portant également le montant des dettes des autres habitués de la maison.

Après avoir installé son client dans la chambre qui lui était destinée, John se retira avec un calme parfait. Le major Dobbin, moitié rouge, moitié souriant des sottises de ce vieux radoteur, tira de sa valise le plus beau et le plus élégant costume de ville qu’il eût en sa possession. Il fut pris d’un mouvement de gaieté en voyant dans une petite glace placée au-dessus de sa toilette sa figure brûlée par le soleil et ses cheveux grisonnant par l’âge.

« C’est de bon augure, pensa-t-il, que le vieux John se soit souvenu de moi ; elle me reconnaîtra peut-être aussi, je l’espère. »

Et il sortit de l’hôtel en prenant comme autrefois le chemin de Brompton.

Tout en marchant, il retrouvait les moindres incidents de sa dernière entrevue avec Amélia, aussi présents à sa mémoire que si c’eût été la veille. L’Arc-de-Triomphe et la statue d’Achille, élevés dans Piccadilly depuis qu’il y était venu, ne frappèrent que très-faiblement ses yeux et son esprit. Mais il fut pris comme d’un frisson général en entrant dans un passage qui conduisait à la rue de Brompton où se trouvait la demeure d’Amélia. Était-elle ou non mariée ? S’il la rencontrait avec son petit garçon, qu’allait-il lui dire ? Il aperçut une femme qui se dirigeait de son côté, menant à la main un enfant de cinq ans ; c’était elle, peut-être ? Il ne lui en fallut pas davantage pour le faire trembler comme une feuille. Quand il fut enfin devant sa maison, quand il se vit en face de la porte, il saisit la sonnette et s’arrêta un moment. Il aurait presque pu entendre les battements de son cœur contre sa poitrine.

« Quoi qu’il en soit, se dit-il enfin en lui-même, que le Seigneur tout-puissant répande sur elle ses bénédictions. Allons, ajouta-t-il, comme pour se donner du courage, peut-être est-elle sortie en ce moment. »

Cette réflexion était bien faite pour le décider à entrer. La fenêtre de la pièce où elle se tenait d’ordinaire était ouverte et personne n’était dans la chambre. Le major crut apercevoir le piano et le tableau placé au-dessus qui occupait toujours la même place qu’autrefois. Alors les mêmes inquiétudes vinrent l’assaillir. Mais la plaque de cuivre indiquait bien la porte de M. Clapp, et Dobbin, soulevant le marteau, le laissa retomber de tout son poids.

Une jeune fille de seize ans à l’air mutin, aux yeux vifs, aux joues roses, accourut à cet appel et regarda fixement le major qui se soutenait contre le mur. Il était pâle et défait comme un mort, et il eut grand’peine à retrouver assez de force pour murmurer ces mots :

« Mistress Osborne demeure-t-elle encore ici ? »

La jeune fille poursuivit son examen pendant quelques minutes encore, puis pâlissant à son tour :

« Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, c’est le major Dobbin : et elle lui tendit la main. Vous ne vous souvenez plus de moi, lui dit-elle, je vous appelais le major sucre d’orge. »

Aussitôt, et c’était la première fois de sa vie qu’il se livrait à un pareil transport, le major serra étroitement la jeune fille et l’embrassa. Pour elle, elle se mit à rire, à se livrer aux transports d’une folle gaieté, à pousser des cris de joie, à appeler son père et sa mère de toute la force de ses poumons. Le digne couple ne tarda pas à paraître, déjà ils avaient aperçu le major à travers la fenêtre de la cuisine, et n’avaient pas été peu surpris de voir leur jeune fille entre les bras d’un grand gaillard en habit bleu et en pantalon blanc.

« Vous ne reconnaissez donc pas votre vieil ami ? leur dit-il non sans rougir un peu. Vous ne vous souvenez donc plus de moi, mistress Clapp, et de ces bons gâteaux que vous étiez dans l’usage de me faire pour le thé ? Regardez-moi bien, Clapp, je suis le parrain de George : me voici tout frais débarqué de l’Inde. »

On se donna aussitôt de bonnes poignées de main, mistress Clapp parut à la fois fort attendrie et fort charmée, et elle prit plusieurs fois le ciel à témoin de sa joie.

Le maître et la maîtresse du logis conduisirent le digne major auprès de John Sedley ; il reconnut jusqu’aux moindres parties de l’ameublement, depuis le vieux piano, qui avait bien eu aussi son mérite dans son temps, jusqu’aux écrans et au petit porte-montre en albâtre dont le disque blanchâtre encadrait la montre d’or du vieux Sedley. Dobbin se plaça dans le fauteuil vacant de son ancien ami. Le père, la mère et la fille, en entremêlant leur récit des exclamations les plus pathétiques, informèrent le major des faits que nous connaissons déjà, mais qu’il ignorait pour sa part complétement, tels que la mort de mistress Sedley, l’installation de George chez son grand-père Osborne, la séparation qui avait été si cruelle pour sa mère enfin, et tous les autres détails de la vie d’Amélia. Deux ou trois fois il fut sur le point d’entamer la question de mariage, et deux ou trois fois il s’arrêta tout court pour ne point exposer à leurs yeux les secrets de son cœur. On lui apprit enfin que mistress Osborne était allée se promener avec son père à Kensington-Gardens où elle accompagnait toujours ce vieillard désormais si faible et si débile, ce qui rendait bien triste et bien pénible l’existence de cette pauvre femme qui se conduisait comme un ange à l’égard de son père.

« Je suis fort à court de temps, dit alors le major, et je suis pris ce soir par des affaires d’importance ; je serais pourtant bien aise de voir mistress Osborne. Miss Polly pourrait-elle m’accompagner et me montrer le chemin ? »

Miss Polly fut à la fois charmée et surprise de cette proposition ; elle connaissait le chemin et ne demandait pas mieux que de le montrer au major Dobbin ; elle allait, elle aussi, fort souvent, avec M. Sedley les jours où mistress Osborne se rendait à Russell-Square ; elle connaissait le banc favori du vieillard. Elle alla donc bien vite s’apprêter, et au bout de quelques minutes elle redescendit avec son plus beau chapeau, le châle jaune de sa mère, une grande broche en caillou d’Irlande, qu’elle avait pris également à sa mère, afin de faire meilleure mine au bras du digne major.

Dobbin, en habit bleu et en gants de peau de daim, offrit son bras à la jeune fille, et ils partirent comme un couple joyeux. Le major n’était pas fâché de sentir quelqu’un près de lui pendant cette entrevue qui lui inspirait une certaine terreur. Il fit à sa compagne mille questions sur Amélia. L’excellent cœur du major saignait à la pensée que la pauvre mère avait eu à se séparer de son fils. Comment avait-elle supporté cette dure extrémité ? Le voyait-elle souvent ? M. Sedley avait-il au moins les moyens de mener une vieillesse douce et facile ? Polly s’efforçait de satisfaire de son mieux à toutes les questions du major.

Au milieu de leur course, il survint un petit incident qui fut la source d’un très-vif plaisir pour notre ami. Ils rencontrèrent un jeune homme aux pâles couleurs, aux favoris clair-semés, à la cravate blanche et roide, et qui se promenait en sandwich[13], c’est-à-dire ayant une femme à chaque bras. L’une des deux était grande et maigre, d’un âge moyen, avec une expression et les allures frappantes par leur conformité avec celles du ministre anglican à côté de qui elle s’avançait. L’autre était une petite femme à la mine terreuse, ornée d’un magnifique chapeau neuf couvert de rubans blancs, enroulée dans une pelisse splendide dont l’adroit ajustement laissait entrevoir sur sa poitrine le large disque d’une montre en or. Le monsieur flanqué de ces deux dames portait en outre un parasol, un châle et un panier, si bien qu’il avait les deux mains complétement embarrassées et qu’il ne put lever son chapeau pour répondre au salut dont le gratifia miss Mary Clapp.

Il lui fit toutefois un gracieux mouvement de tête, tandis que les deux dames se bornaient à un petit salut protecteur et jetaient des regards sévères et soupçonneux sur ce monsieur en vêtement bleu, en canne de bambou, qui accompagnait miss Polly.

« Quelles sont ces personnes ? » demanda le major fort diverti par ce trio burlesque, lorsqu’il fut assez loin pour ne pouvoir plus en être entendu.

Mary le regarda avec un petit air malicieux.

« C’est notre ministre le révérend M. Binney — le major tressaillit — avec sa sœur miss Binney. Dieu merci, elle nous a assez tourmentés avec son école du dimanche ; et l’autre petite dame qui a une paille dans la vue et une si belle montre sur l’estomac, c’est mistress Binney, autrefois miss Grits. Son père était épicier, et tenait une boutique à la Cloche d’or, Kensington-Gravel. Ils se sont mariés le mois dernier, et les voilà de retour de Margate. Elle possède cinq cents livres sterling de revenu ; mais la brouille s’est mise entre elle et miss Binney, qui a conduit tout ce mariage. »

Le major fut presque tenté de faire des sauts de joie ; il frappa le sol de sa canne d’une manière si bizarre que miss Clapp ne put retenir une exclamation et s’empêcher de rire ; puis il resta quelques moments silencieux, la bouche béante, suivant des yeux le couple qui s’éloignait, tandis que miss Mary lui donnait tous les détails qui les concernait ; mais la seule chose qu’il eût entendue, c’est que le ministre avait épousé une autre femme qu’Amélia, et cela lui suffisait pour ouvrir son cœur à la joie. Après cette rencontre, on pressa le pas pour arriver plus vite à destination, et ils arrivèrent encore trop tôt, car le major frissonnait d’autant plus à l’idée de cette entrevue, qu’il n’avait pas été un seul jour sans désirer dans le cours des dix dernières années. Enfin, ils atteignirent l’antique portail formant l’entrée de Kensington-Gardens.

« Nous y voici, » dit miss Polly ; et elle sentit de nouveau le bras de Dobbin tressaillir sous le sien. Elle savait, du reste, à quoi s’en tenir : sa jeune mémoire avait conservé le souvenir de toutes les confidences passées.

« Allez devant, lui dit le major, pour l’avertir. »

Polly partit comme un trait, et son châle flottait derrière elle au souffle du vent.

Le vieux Sedley était assis sur son banc, son mouchoir placé à côté de lui ; il redisait, suivant son habitude, pour la centième fois, quelque vieille histoire du temps de sa jeunesse à la pauvre Amélia, qui la savait déjà par cœur et qui avait encore un sourire résigné pour le récit du vieillard. Toutefois, à force d’entendre les racontages de son vieux père, elle pouvait désormais sourire en toute sécurité, sans même prêter l’oreille, et penser à ses propres affaires. Voyant Mary arriver en courant, Amélia se leva tout effarée de son banc. Sa première pensée fut qu’il était arrivé quelque malheur à Georgy. Mais la figure empressée et joyeuse de la messagère eut bien vite dissipé les craintes qui s’élevaient dans le cœur de cette tendre mère.

« Bonne nouvelle, bonne nouvelle, criait l’éclaireur de Dobbin ; il est arrivé ! il est arrivé !

— « Qui cela ? dit Emmy pensant toujours à son fils.

— Regardez par là, » répondit miss Clapp en faisant un demi-tour et en étendant la main dans la direction qu’elle indiquait.

Amélia aperçut alors la pâle figure de Dobbin et les immenses contours de son ombre qui se dessinaient sur l’herbe. Ce fut à son tour de tressaillir, de rougir et de pleurer. Dans les grandes circonstances, les larmes étaient toujours le suprême recours de cette douce et simple créature.

Les yeux de Dobbin s’arrêtèrent avec tendresse sur Amélia ; elle était bien toujours la même : seulement ses joues étaient un peu pâles, sa figure un peu plus pleine, ses yeux comme autrefois exprimaient la bonté et la confiance. Quelques fils d’argent se mêlaient à sa noire chevelure. Elle tendit les deux mains à Dobbin avec un sourire voilé par les larmes. Et lui, saisissant ces deux mains amies les serra quelques instants dans les siennes, au milieu d’une contemplation muette. Que ne la serrait-il dans ses bras ? Que ne lui jurait-il que, dorénavant, il resterait pour toujours auprès d’elle ? Certainement il n’eût trouvé alors aucune résistance de sa part.

« J’ai… j’ai à vous annoncer l’arrivée d’un autre personnage, fit-il après un moment de silence.

— De mistress Dobbin ? » demanda Amélia avec un mouvement involontaire.

Ah ! c’était bien le moment de lui dire le secret qui lui pesait sur le cœur.

« Non, non, répondit-il en lui lâchant les mains ; qui a pu vous faire un pareil mensonge ? Nous avons fait la traversée avec Jos sur le même bâtiment, et il revient pour vous donner l’aisance et le bonheur.

— Mon père ! mon père ! s’écria Emmy, écoutez ces bonnes nouvelles : mon frère est en Angleterre. Il vient prendre soin de vous. Voici le major Dobbin. »

M. Sedley releva la tête comme un homme qui est pris à l’improviste et qui cherche à recueillir ses pensées ; il fit au major un profond salut à l’ancienne mode, en lui demandant si son digne père, sir William, était toujours en bonne santé, ajoutant qu’il se proposait d’aller lui rendre prochainement la dernière visite qu’il en avait reçue. Il y avait huit ans que sir William n’était venu voir le pauvre Sedley, et c’était cette visite que le bon vieillard songeait à rendre.

« Il n’a plus sa tête bien présente, » dit tout bas Emmy à Dobbin au moment où ce dernier serrait cordialement la main du vieillard.

Malgré les importantes affaires que Dobbin prétextait avoir à Londres ce soir-là, le major, sur l’invitation de M. Sedley, consentit à prendre le thé. Amélia, donnant le bras à sa jeune amie, ouvrit la marche avec elle, tandis que M. Sedley restait en partage à Dobbin. Le vieillard marchait très-doucement, et il en profita pour raconter à son compagnon une foule d’anciennes histoires sur lui, sur sa pauvre chère épouse, sur sa prospérité passée, et enfin sur sa banqueroute. Ses pensées, comme cela arrive toujours pour les vieillards dont la mémoire faiblit, se reportaient toutes au premier temps de la vie, et le passé pour lui se résumait à peu de chose près dans la catastrophe qu’il avait subie. Le major le laissait parler tout à son aise ; ses yeux, pendant ce temps, ne quittaient point l’être adoré qui marchait devant lui, cette chère petite image toujours présente à son imagination, toujours associée à ses prières, divine apparition qui venait embellir tous ses rêves.

Ce soir-là, le bonheur, la joie intérieure d’Amélia éclataient dans ses traits et dans ses mouvements. Elle s’acquitta de ses devoirs de maîtresse de maison avec une grâce et une délicatesse parfaites. Tel fut, du moins, l’avis de Dobbin, qui la suivait des yeux à travers la demi-obscurité du jour sur son déclin. Il était donc enfin arrivé pour lui ce moment après lequel il soupirait depuis si longtemps ; combien de fois sur les rives lointaines, sous les brûlantes ardeurs du soleil de l’Inde, au milieu de marches forcées, sa pensée, traversant les mers, ne s’était-elle pas transportée auprès d’elle ; alors elle lui était apparue telle qu’il la voyait maintenant, comme un ange consolateur pour la vieillesse et l’infirmité, et rehaussant son indigence de toute la grandeur de sa résignation.

Le major trouvait le thé d’autant meilleur qu’il le recevait de la main d’Amélia, et Amélia lui servait tasse sur tasse, se faisant un malin plaisir d’encourager cette disposition. À vrai dire, elle ignorait que le major n’avait point encore dîné, et que son couvert l’attendait chez Slaughter, à cette même place où George et Dobbin avaient fait ensemble de joyeux repas dans le temps où Amélia n’était encore qu’une enfant, une élève à peine sortie de la maison de miss Pinkerton.

La première chose que mistress Osborne fit voir au major fut la miniature de Georgy ; ce fut la première chose qu’elle monta chercher en arrivant à la maison. L’enfant, bien entendu, était dix fois plus joli, mais n’était-ce pas d’un noble cœur d’avoir pensé à l’apporter à sa mère ? Jusqu’au moment où son père alla se coucher, elle ne parla pas beaucoup de Georgy. Il était trop douloureux pour lui d’entendre parler de M. Osborne de Russell-Square ; il ne se doutait point assurément que depuis quelques mois il ne vivait que des bienfaits de son rival, et ce nom prononcé en sa présence eût excité de sa part la plus vive colère.

Dobbin raconta à Amélia ce qui s’était passé à bord du Ramchunder et exagéra peut-être encore les bienveillantes dispositions de Jos à l’égard de son père. Ce qu’il y avait de certain, c’est que le major, par son insistance pendant le voyage à représenter à son compagnon les devoirs que sa position lui imposait vis-à-vis de son père, avait fini par arracher de lui la promesse qu’il se chargerait de sa sœur et de son neveu. L’irritation de Jos, à propos des billets que le vieillard avait tirés sur lui, s’était un peu calmée au récit que Dobbin lui avait fait de ses petites misères personnelles, du fameux envoi de vins dont le vieillard l’avait favorisé. Enfin, par ses ménagements, il avait amené M. Jos qui, après tout, n’était pas d’un caractère intraitable, quand on savait le prendre par la douceur et la flatterie, à manifester des dispositions très-favorables pour la famille qu’il allait retrouver en Europe.

En un mot, s’il faut le dire, le major donna une entorse à la vérité au point d’affirmer au vieux M. Sedley que la cause du retour de Jos en Europe était l’unique désir de le revoir.

À son heure ordinaire, le vieux M. Sedley commença à ronfler dans son fauteuil, et Amélia put alors entamer cette conversation qu’elle désirait si ardemment, puisque Georgy devait en être l’objet exclusif. Elle ne dit rien à Dobbin des souffrances que lui avait coûtées la séparation, car bien que cette blessure fût pour elle ouverte et toujours saignante, elle regardait comme un sentiment condamnable son regret de ne plus l’avoir près d’elle. Mais elle avait mille choses à lui dire sur tout ce qui tenait à son fils, sur ses qualités, ses talents, son avenir. Elle lui dépeignit sa beauté angélique, lui cita mille exemples de sa générosité, de la noblesse de son cœur. Quand il était encore avec elle, une princesse de sang royal l’avait arrêté pour l’admirer dans Kensington-Gardens ; maintenant il coulait ses jours au milieu de tous les raffinements du luxe et de l’opulence. Il avait un groom, un poney. Sa gentillesse et sa vivacité étaient incomparables ; enfin le révérend Lawrence Veal, le maître de George, était un homme prodigieux pour son érudition et l’agrément de sa conversation.

« Il sait tout, disait Amélia ; il a des réunions charmantes. Allons, monsieur, avec votre instruction, les hautes connaissances que vous possédez et toutes vos perfections en esprit et en science… Vous avez beau branler la tête pour dire non…, il me le disait bien souvent…, vous aurez un véritable plaisir à venir aux réunions de M. Veal. C’est le dernier mardi de chaque mois. Il prétend qu’au barreau et dans la politique il n’y a point de place à laquelle George ne puisse prétendre. Regardez-moi ceci. »

Ouvrant alors un tiroir de table, elle présenta au major un travail de la façon de George. Voici le texte de ce chef-d’œuvre qui se trouve encore en la possession de la mère de George :

L’ÉGOÏSME.

De tous les vices qui dégradent la nature humaine, l’égoïsme est le plus odieux et le plus méprisable. Un amour exagéré de soi-même conduit aux crimes les plus monstrueux et occasionne les plus grands malheurs dans les États comme dans les familles. Un homme égoïste appauvrit sa famille et cause souvent sa ruine, tout comme un monarque égoïste cause la ruine de son peuple en le précipitant dans la guerre.
Exemple : L’égoïsme d’Achille, comme l’a remarqué Homère, causa aux Grecs des maux sans nombre : μυρἴ Ἀχαιοῖς ἂλγἐ ἒθηχε. (Hom., Il., A, 2.) L’égoïsme de feu Napoléon Bonaparte plongea l’Europe dans des guerres sans fin, et le fit périr sur un misérable rocher de l’océan Atlantique, à Sainte-Hélène.
Nous voyons, par ces exemples, que nous ne devons point consulter notre ambition ou notre intérêt personnel, mais prendre en considération l’intérêt des autres aussi bien que le nôtre.

George Sedley Osborne.
Athêné-House, 24 avril 1827.

« Eh bien ! que dites-vous de ce style et de ces citations grecques à son âge ? disait la mère en extase. Oh ! William, ajoutait-elle en prenant la main du major, quel trésor m’est venu du ciel lorsqu’il m’a donné ce fils. C’est la joie et la consolation de ma vie, c’est l’image vivante de… de celui qui n’est plus.

— Puis-je lui en vouloir de sa fidélité ? se disait Dobbin à lui-même. Puis-je être jaloux d’un ami qui maintenant repose dans la tombe, ou me trouver blessé si un cœur comme celui d’Amélia ressent un amour éternel. George, George, vous n’avez pas su apprécier le trésor que vous aviez là. »

Ces réflexions traversèrent l’esprit de William en moins de temps que nous n’en mettons à les dire, tandis qu’il tenait la main d’Amélia, et que celle-ci passait son mouchoir sur ses yeux.

« Mon bon ami, lui disait-elle en lui serrant la main qu’elle tenait dans la sienne, vous avez toujours été pour moi d’une bonté, d’un dévouement exemplaires… Ah ! voici mon père qui s’éveille. Vous irez voir George demain, n’est-ce pas ?

— Demain, je ne pourrai pas, répondit le bon Dobbin ; demain, j’ai beaucoup à faire. »

Il ne voulait pas lui avouer qu’il n’avait pas encore été voir sa famille, embrasser sa sœur aînée ! Il se décida enfin à prendre congé d’elle et à lui laisser son adresse pour Jos lorsqu’il serait arrivé.

Ainsi s’écoula sa première journée, cette journée où il la revoyait pour la première fois.

Quand il rentra chez Slaughter, il trouva sa volaille froide et la mangea sans y prendre garde. Comme il savait qu’on se couchait de bonne heure dans sa famille, il ne jugea pas à propos de les déranger à une heure si avancée ; aussi, après cette sage réflexion, se décida-t-il à aller prendre une contre-marque au théâtre d’Haymarket, où, nous l’espérons bien, il passa une soirée agréable.

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CHAPITRE XXVII.

Le vieux piano.


La visite du major laissa John Sedley dans un état de très-grande surexcitation pendant toute la soirée. Sa fille ne put lui faire reprendre ses occupations, ses distractions ordinaires. Il se mit à bouleverser tiroirs et cartons, à fouiller dans ses paperasses, à arranger tous ses dossiers pour l’arrivée de Jos. Il classa avec le plus grand soin ses reçus et ses lettres d’affaires, tous les documents relatifs à la société vinicole qui, après les plus magnifiques débuts, avait manqué tout à coup sans qu’on pût en expliquer le motif ; les prospectus de la société houillère, que l’absence des capitaux avait seule empêché de devenir une magnifique affaire. Un brevet d’invention pour une scierie mécanique destinée à fabriquer de la poudre à l’usage de ceux qui écrivent (sans garantie du gouvernement). Le vieillard passa toute la soirée jusqu’à une heure fort avancée de la nuit à réunir toutes ces pièces, allant et venant d’une chambre à l’autre et portant d’une main tremblante une lumière à moitié éteinte. Il fit un paquet pour la scierie et un autre pour les vins, un autre pour les charbons, etc., etc…

« Il va me trouver parfaitement en règle, Emmy, » disait le vieillard d’un air satisfait.

Emmy lui répondit par un sourire.

« Je crains bien que Jos ne regarde pas ces papiers.

— Vous n’y entendez rien, ma chère, » lui répondit son père en hochant la tête avec un air d’importance.

Certes, il avait raison, Emmy n’y entendait rien, et il est à déplorer que tant d’autres y soient au contraire si entendus. Toutes ces paperasses, bonnes pour l’épicier, une fois disposées sur son bureau, le vieux Sedley les couvrit soigneusement d’un mouchoir de couleur ; c’était un cadeau de l’Inde envoyé par le major Dobbin, puis il enjoignit, du ton le plus solennel, à la fille et à la dame de la maison, de ne point toucher à tout cela ; c’étaient des papiers qu’il avait préparés et mis en ordre l’arrivée de M. Jos Sedley le lendemain matin, de M. Jos Sedley de la compagnie des Indes orientales, division du Bengale !

Le lendemain matin, Amélia trouva son père sur pied ; il s’était levé de très-bonne heure. Jamais elle n’avait remarqué en lui une aussi grande agitation de corps et d’esprit.

« Je n’ai pu fermer l’œil, ma chère Emmy, dit-il à sa fille. Je pensais à ma pauvre Bessy. Je pensais que si elle avait été encore de ce monde, elle serait venue se promener avec moi dans la voiture de Jos. Elle a eu aussi la sienne autrefois, et elle y faisait fort bonne mine. »

Ses yeux, en même temps, se remplissaient de larmes qui s’amassaient sur le bord de ses paupières et roulaient lentement le long de ses joues. Amélia les essuya et l’embrassa avec un doux sourire ; puis elle fit à la cravate du vieillard un nœud des plus magnifiques ; elle lui mit ensuite son épingle en or, triste reste de sa grandeur passée. Installé de la sorte dans son vieux fauteuil, dès six heures du matin, en grand costume des dimanches, il attendit l’arrivée de son fils.

Dans la grande rue de Southampton, de splendides étalages de tailleur provoquent par leur élégance l’admiration de tous les passants ; derrière des glaces de toute hauteur se laissent apercevoir des habits dont la coupe gracieuse est faite pour charmer l’œil et tenter l’acheteur ; la soie et le velours, l’or et le satin y rivalisent d’éclat et de magnificence. Sur des gravures qui n’ont point leurs pareilles dans la réalité, de merveilleux dandys avec une vitre à l’œil donnent la main à de petits enfants qui ont tous de grands yeux et des cheveux frisés ; ou bien encore ce sont des amazones caracolant autour de l’Achille d’Apsley-House. Bien que la garde-robe de Jos fût garnie des plus splendides vêtements qui soient sortis des ateliers de Calcutta, il pensa qu’avant de se présenter à la ville pour y faire une entrée convenable, il devait se munir de quelques-unes de ces galantes nouveautés. Il choisit en conséquence un gilet de satin cramoisi parsemé de papillons d’or, un autre gilet en velours rouge à carreaux blancs avec un collet rabattu, et compléta son costume par une cravate bleu de ciel et une épingle en or surmontée d’un cavalier en émail rose franchissant une barrière. Après ces emplettes seulement, il se crut en état de paraître dignement dans la grande Cité. L’ancienne gaucherie de Jos et sa funeste maladie de rougir à tout propos semblaient avoir cédé désormais devant la conscience de sa valeur personnelle, et s’il éprouvait encore sous le regard des femmes, aux bals du gouverneur, un certain malaise suivi de quelque rougeur, si leurs œillades le faisaient fuir avec un reste d’effroi, c’était uniquement parce qu’il avait peur d’inspirer une trop forte passion dont il n’aurait su que faire avec sa résolution bien arrêtée de ne jamais se marier, et cependant tout Calcutta ne possédait personne qui pût y faire aussi bonne figure que Waterloo Sedley. C’était lui qui avait le train de maison le plus splendide, c’était lui qui donnait les meilleurs déjeuners de garçon, c’était lui qui avait la cuisine la mieux montée.

Pour faire un habit à un homme de sa circonférence et de son importance, le tailleur demanda au moins un jour, qui fut employé par Sedley à chercher un domestique pour le servir lui et son nègre, à aller retirer ses bagages, ses boîtes et les livres qu’il n’avait jamais lus, ses caisses de provisions, ses châles destinés il ne savait pas encore bien à qui, et enfin tout le reste de ses richesses indiennes.

Le troisième jour, Jos se décida enfin à partir pour Londres dans tout l’éclat de sa nouvelle toilette. Le nègre installé sur le siége à côté du domestique européen claquait des dents et grelottait de froid sous le tartan qui l’enveloppait. Jos fumait dans la voiture et de temps à autre lâchait une bouffée de tabac par la portière. Il avait un extérieur si majestueux et si solennel que les gamins accouraient pour le voir passer et le prenaient tout au moins pour le gouverneur général. Quant à lui, on peut en être assuré, il se rendait volontiers aux invitations empressées des hôteliers de la route ; il ne manqua pas une seule fois de se rafraîchir dans toutes les petites villes qu’il traversa.

Par précaution, il avait pris avant le départ un copieux déjeuner à Southampton, composé à la fois de riz, de poisson et d’omelette ; l’estomac ainsi garni, il avait pu aller jusqu’à Winchester, où un verre de xérès lui avait paru nécessaire. À Alton, il était descendu pour goûter à la bière, en grand renom dans la localité. À Farnham, il s’était arrêté pour visiter le château de l’évêque et prendre une légère collation composée d’anguilles, de côtelettes, de haricots de Soissons, le tout arrosé d’une bouteille de bordeaux. Se sentant un peu impressionné par le froid, au relais de Bagshot, et voyant son nègre claquer de plus en plus des dents, il avait avalé un grog pour se réchauffer. Si bien qu’en débarquant à Londres, il avait l’estomac garni de vin, de bière, de viande, de xérès, de poisson et de tabac, ni plus ni moins que la cabine aux provisions d’un bateau à vapeur. Il commençait déjà à se faire nuit lorsque la voiture arriva avec un bruit de tonnerre devant la petite porte de Brompton, où, par un sentiment de tendresse filiale, il avait voulu descendre avant d’aller au logement que M. Dobbin avait dû arrêter pour lui chez Slaughter.

Les habitants de la rue étaient tous à leurs fenêtres ; la petite bonne de la maison accourut à la porte grillée du jardin ; les dames Clapp regardèrent par le soupirail de la cuisine. Emmy était fort occupée au milieu de ses chiffons, tandis que le vieux Sedley, dans le petit salon, battait la campagne plus que jamais. Jos descendit de sa berline, s’avança avec un air majestueux à travers le jardin en faisant crier le gravier sous ses pas. Il était escorté du nouveau domestique qu’il avait engagé à Southampton, et de son nègre, transi de froid, et dont la figure noire, sous l’impression de la température, était devenue couleur café au lait. Le pauvre gelé produisit une sensation immense sur mistress et miss Clapp, qui, étant sorties de leur retraite pour écouter peut-être à la porte du salon, trouvèrent Loll Jewab étendu sur un banc, tremblant de tous ses membres, au milieu de lamentations pitoyables, et dont les grandes prunelles jaunes et les dents d’une blancheur éblouissante se détachaient sur l’ébène de sa figure.

Car, mon cher lecteur, vous avez dû remarquer que nous avons adroitement fermé la porte sur Jos, son vieux père, sa douce et aimable sœur, pour laisser passer les premiers épanchements de la tendresse. Le vieillard fut très-ému, sa fille ne le fut pas moins, comme on peut se l’imaginer, et Jos céda aussi quelque peu à l’attendrissement général. Après dix années d’absence, quel est l’égoïste assez endurci pour que les souvenirs du passé, les liens de la famille n’aient aucun pouvoir sur lui ? La séparation semble consacrer les affections du jeune âge, et lorsqu’on reporte sa pensée sur les plaisirs évanouis, les chagrins dont ils furent entourés disparaissent dans l’éloignement pour ne plus laisser voir que ce qu’ils ont eu de doux et d’aimable. Jos avait réellement du plaisir à serrer la main de son père, malgré le refroidissement passager qu’avaient amené entre eux les entreprises commerciales. Il était enchanté de voir sa sœur, si charmante dans le temps où le chagrin n’avait pas encore chassé le sourire de ses lèvres, et il suivait avec peine les rides profondes que l’indigence, le malheur et les années avaient marquées dans les traits de ce vieillard, traversé par de si cruelles épreuves. Emmy, allant au-devant de son frère jusqu’à la porte, lui avait glissé quelques mots à l’oreille pour lui apprendre la mort de leur mère et lui recommander de n’en point parler devant le vieux Sedley. Précaution inutile ! ce fut là le premier sujet par lequel débuta le vieux Sedley, et il versa d’abondantes larmes. L’émotion fut contagieuse pour le fonctionnaire de la compagnie des Indes, et ce spectacle lui inspira de plus sérieuses réflexions qu’il n’était habitué à en faire.

Le résultat de cette entrevue fut on ne peut plus satisfaisant sans doute, car lorsque Joseph fut remonté dans sa chaise de poste pour se faire conduire à son hôtel, Emmy embrassa tendrement son père et lui demanda avec un air de triomphe si elle n’avait pas eu raison de lui soutenir que son frère avait un excellent cœur.

Jos Sedley, touché en effet de la misérable position de ses parents, leur déclara, au milieu des premiers épanchements du cœur, qu’il voulait sans plus de retard les soustraire à la gêne et au besoin, que pendant tout le temps qu’il allait passer en Angleterre, et il ne prévoyait pas qu’il dût en partir de sitôt, il mettait à leur disposition et sa maison et ce qu’il possédait. Amélia ferait à merveille les honneurs de sa table jusqu’au moment où elle deviendrait en son propre nom maîtresse de maison.

En entendant ces paroles, la pauvre femme laissa tristement tomber sa tête sur sa poitrine, puis les larmes commencèrent à arriver en abondance ; elle avait bien saisi le sens caché sous ces paroles. Elle avait causé longuement à ce sujet avec sa jeune confidente miss Mary, le même soir de la visite du major. L’indiscrète Polly avait fait une découverte qu’elle ne put garder pour elle, et dont elle s’empressa de faire part à Amélia. Elle lui raconta le tressaillement, le frisson de joie qui avaient trahi Dobbin au moment où, M. Binney passant à côté d’eux avec sa jeune épouse, le major avait reconnu qu’il n’avait plus de rival à craindre.

« N’avez-vous pas remarqué, disait-elle à Emmy, comme il était tout hors de lui quand vous lui avez demandé s’il était marié, et avec quelle vivacité il vous a répondu : Où avez-vous entendu un pareil mensonge ? Ah ! madame, madame, ses yeux ne vous ont pas quittée un seul instant, et je crois en vérité que ses cheveux ne sont devenus gris qu’à force de penser à vous. »

Amélia, levant alors les yeux, regarda les portraits de son mari et de son fils suspendus au-dessus de son lit. Puis, elle ordonna à sa petite protégée de ne plus jamais, au grand jamais, lui parler de semblables choses. Le major Dobbin avait été l’ami intime de son mari, son protecteur affectueux et dévoué, celui de son fils ; elle l’aimait comme un frère, mais une femme qui avait eu le bonheur d’avoir un époux comme le sien, et à cette pensée ses yeux se tournaient vers le mur, ne pouvait songer à un nouvel hyménée.

La pauvre Polly soupira et pensa au jeune chirurgien Tom Kins, qui, à l’église, avait toujours tourné les yeux de son côté, et qui, par les œillades incendiaires qu’il lui lançait, avait presque amené son pauvre petit cœur à capitulation ; elle savait déjà le parti qu’elle prendrait si le hasard voulait qu’il mourût. Elle craignait qu’il ne fût poitrinaire, ses joues étaient si rouges et sa taille si mince.

Ce n’est point qu’Emmy, instruite de la passion du bon major, en éprouva de l’aversion ou du dédain. Quelle femme aurait pu se fâcher de l’attachement d’un cœur aussi loyal et aussi sincère ? Sans encourager son admirateur, Emmy avait pour lui cette estime et cette amitié que méritait bien un si complet dévouement, et tant qu’il renfermerait en lui-même ses secrets sentiments de tendresse, oh ! alors elle ne demandait pas mieux que de lui faire un accueil franc et cordial ; mais s’il venait à lui faire ses propositions, alors elle prendrait la parole pour mettre un terme à des espérances qui ne pouvaient jamais devenir une réalité.

Ce soir-là, après sa conversation avec miss Polly, elle dormit d’un sommeil plus profond. Elle éprouvait une joie qu’elle n’avait pas goûtée depuis longtemps.

« Je suis bien aise, pensait-elle, qu’il n’aille pas épouser cette miss O’Dowd. La sœur du colonel O’Dowd n’a pas la délicatesse de sentiments qu’il faut à la femme du major William. »

Mais parmi les femmes qu’elle connaissait, laquelle aurait bien fait l’affaire ? Ce n’était point miss Binney, elle était trop vieille et avait trop mauvais caractère. La petite Polly était trop jeune. Mistress Osborne, avant de s’endormir, ne réussit à trouver personne qui aurait pu convenir au major.

Jos se trouvait si commodément installé à Saint-Martin-Lane, y goûtait avec tant de charmes les douceurs de son hookah, et se trouvait si bien à portée de tous les théâtres, qu’il serait indéfiniment resté chez Slaughter, s’il n’avait été harcelé par les vives instances du major. Notre digne ami ne laissa ni paix ni trêve à maître Jos que celui-ci n’eût exécuté sa promesse de prendre chez lui Amélia et son père. Jos était une pâte molle que le premier venu pétrissait à sa guise ; et quant à Dobbin, il prenait plus à cœur ce qui intéressait les autres que ce qui le touchait personnellement. L’employé civil devint donc le point de mire de toutes les manœuvres si louables d’ailleurs de l’excellent Dobbin. Il ne faisait jamais la moindre objection toutes les fois que son ami lui disait de vendre, d’acheter ou de céder quelque chose. Loll Jewab, l’Indien, après avoir été quelque temps poursuivi des huées de l’impitoyable jeunesse de Saint-Martin-Lane toutes les fois qu’il montrait dans la rue sa figure basanée, fut renvoyé à Calcutta sur un bâtiment équipé en partie par le père de Dobbin ; toutefois, avant de quitter son maître, il lui apprit à préparer un pilaw et un curry et à bourrer une pipe. La principale occupation de Jos, et son plus grand plaisir était de surveiller la confection d’une jolie voiture qu’il avait commandée avec le major chez un carrossier voisin. Il avait fait emplette d’une paire de chevaux avec lesquels on le voyait se promener au parc ou faire visite aux amis qu’il avait connus dans l’Inde. Il sortit fréquemment avec Amélia, et lorsqu’il en était ainsi, on pouvait presque toujours voir le major Dobbin sur la banquette de derrière. D’autres fois, le vieux Sedley accompagnait sa fille, et miss Clapp, qu’Amélia emmenait quelquefois avec elle, était enchantée de se faire voir avec son châle jaune et dans cette splendide voiture à son jeune chirurgien dont elle apercevait parfaitement la figure à travers les fentes de la croisée.

Peu après la première visite de Jos à Brompton, il se passa dans cette humble demeure où les Sedley avaient vécu dix années de leur vie, une scène des plus touchantes. La voiture de Jos, non pas celle d’apparat, une autre qu’il avait louée temporairement, pour attendre qu’on eût fini de construire celle dont nous avons parlé, vint prendre un matin le vieux Sedley et sa fille pour ne plus les ramener dans cette demeure. Les larmes que le maître et la maîtresse du logis et leur fille versèrent en cette occasion furent aussi sincères qu’aucune de celles qui ont été versées dans le cours de cette histoire. Pendant cette longue durée de rapports journaliers et intimes, ils ne pouvaient se rappeler une dure parole sortie de la bouche d’Amélia. En toute occasion même douceur et même bonté ; même égalité de caractère, jusque dans les circonstances où miss Clapp s’était montrée la plus exigeante et avait réclamé son loyer avec une certaine aigreur. Lorsque cette excellente et bonne créature fut sur le point de la quitter pour tout à fait, la maîtresse de la maison se reprocha son excessive dureté. Elle avait les larmes aux yeux en fixant sur le volet, avec des pains à cacheter, l’écriteau qui annonçait la vacance de ses petites chambres ; jamais, jamais elle ne pouvait espérer de revoir de pareils locataires, et la suite ne confirma que trop ce funeste pressentiment. Miss Clapp se vengea de la perversité de l’espèce humaine en levant sur ses locataires de très-lourdes contributions pour le thé et les rôties ; le plus souvent ils faisaient la moue et grognaient beaucoup, quelques-uns ne payaient pas, et aucun d’eux ne restait. La maîtresse du logis se prenait alors à regretter ses vieux et fidèles amis.

Quant à miss Mary, le jour du départ d’Amélia, son chagrin fut tel, que nous renonçons à le dépeindre. Depuis son enfance, elle ne l’avait pas quittée un seul jour, et avait pour elle une passion si vive et si tendre, que lorsque la voiture vint chercher Amélia, la jeune fille s’évanouit presque dans les bras de son amie, dont l’émotion n’était pas moins grande que la sienne. Amélia aimait miss Clapp comme sa fille ; pendant onze ans elle l’avait eue pour confidente de ses pensées et de ses peines. La séparation fut donc des plus déchirantes pour toutes les deux. Il fut du moins convenu que Mary irait voir souvent miss Osborne dans la grande maison qu’elle allait occuper, et où Mary était sûre qu’elle ne serait jamais aussi heureuse que sous l’humble toit qu’elle quittait.

Espérons qu’elle se trompait dans cette appréciation de l’avenir, car cet humble asile avait donné bien peu de jours de bonheur à la pauvre Emmy. La fatalité semblait s’y être appliquée à l’y persécuter, et elle éprouva un sentiment pénible toutes les fois qu’elle fut obligée de revenir dans cette maison et de se trouver en face de la femme qui l’avait tyrannisée, dont elle avait eu à essuyer les bourrades et les reproches, et même la brusque familiarité, chose qui ne lui était pas moins pénible. Les serviles protestations de bons offices qu’Amélia en reçut lorsqu’elle se trouva en pleine voie de prospérité furent loin d’être beaucoup plus agréables à cette dernière. Sa voix n’avait pas assez d’inflexions diverses pour témoigner de son admiration pour cette nouvelle maison et pour l’ameublement qui la décorait. Elle tâtait avec les doigts toutes les robes de mistress Osborne et en estimait la valeur ; elle protestait bien haut et bien fort que rien n’était trop beau pour une si excellente dame. En recevant ces banales flatteries, Emmy ne pouvait s’empêcher de se souvenir que c’était la même bouche dont les grossières et cruelles paroles lui avaient causé de si vives souffrances ; que c’était la même personne qui la recevait si mal lorsqu’il lui était arrivé de lui demander des délais pour payer son terme ; qui la taxait de folles dépenses lorsque par hasard elle achetait quelques petites douceurs pour son père et sa mère souffrants, qui enfin avait pris plaisir à lui faire avaler jusqu’à la lie le calice de l’humiliation.

Personne ne saura jamais tous les chagrins qui ont joué un si grand rôle dans la vie de cette pauvre femme ; elle ne voulut point les laisser voir à son père dont l’imprévoyance était la cause principale de ses afflictions, et supportait sans se plaindre les conséquences d’une faute à laquelle elle était étrangère. Par sa nature humble et douce, elle semblait prédestinée au rôle sublime de l’immolation.

Il n’est pas de malheur qui n’ait, dit-on, son bon côté. En effet, la pauvre Marie éprouva un si violent accès de douleur du départ de son amie, qu’il fallut la confier aux mains du jeune aide en chirurgie dont les soins la rétablirent au bout de quelque temps. Emmy, en quittant Brompton, laissa en souvenir à Marie tous les meubles que cette maison renfermait. Elle enleva seulement les tableaux placés au-dessus du chevet de son lit ainsi que son vieux piano, son vieux piano dont les sons étaient un peu sourds et cassés à cause de son grand âge, mais pour lequel elle conservait toujours une affection particulière. Elle était encore enfant lorsqu’elle s’en servit pour la première fois, c’était un cadeau que lui avaient fait ses parents ; et lorsque la ruine la plus complète vint s’abattre sur sa famille il avait été sauvé du naufrage et lui avait été donné comme une seconde fois.

Le major éprouva un vif plaisir lorsqu’en veillant à l’installation de Jos dans la nouvelle maison, qu’il avait choisie avec lui, il vit arriver de Brompton au milieu des effets et des malles, le vieux piano qu’il connaissait bien. Amélia voulut à toute force le placer dans sa chambre, jolie petite pièce du second étage qui touchait à celle de son père et où le vieillard passait ses soirées.

Lorsque les commissionnaires se présentèrent avec cette épinette, et que d’après l’ordre d’Amélia ils l’eurent placée dans la pièce désignée, Dobbin, ne se possédant plus, lui dit d’un ton très-sentimental :

« Je suis bien heureux de voir que vous l’avez si soigneusement conservé. Je craignais que maintenant vous n’en eussiez plus nul souci.

— C’est peut-être la chose à laquelle je tiens le plus au monde, répondit alors mistress Osborne.

— En vérité, Amélia ? » fit le major.

Le major qui l’avait acheté, bien qu’il n’en eût jamais rien dit, ne pouvait supposer qu’Emmy se trompât au point de croire qu’elle le devait à un autre et d’ignorer quel en était le donateur.

Il allait hasarder la question que depuis si longtemps il avait sur ses lèvres, lorsque soudain elle reprit :

« Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela ; n’est-ce pas lui qui me l’avait donné ?

— Ah ! j’ignorais, » fit le pauvre Dobbin perdant tout à fait contenance.

Emmy ne fit d’abord aucune attention à l’air embarrassé du pauvre Dobbin ni à l’expression piteuse que prit sa figure ; mais par la suite tout cela lui revint à l’esprit et en y réfléchissant elle acquit la triste et douloureuse certitude que c’était William et non point George, comme elle se l’était imaginé, qui lui avait donné ce piano. Ce qu’elle avait aimé et conservé comme une relique de George, son plus cher trésor enfin, ne venait point de celui qu’elle avait si tendrement chéri. Seule devant son piano, combien de fois elle s’était oubliée à penser à George, que de fois assise devant lui pendant de longues heures elle en avait tiré des notes mélancoliques tout en versant des larmes silencieuses et secrètes. Puisque le piano ne venait plus de George, dès lors il perdait tout son prix : aussi lorsqu’après cette découverte le vieux Sedley lui demanda d’en jouer, elle lui répondit que l’instrument était faux à déchirer les oreilles, qu’elle avait mal à la tête et qu’elle était incapable d’y mettre les mains.

Puis ensuite, suivant son habitude, elle se reprocha son égoïsme et son ingratitude, et résolut de faire réparation à l’honnête William du dédain qu’elle ne lui avait pas témoigné, mais qu’elle avait ressenti pour son piano. Comme on était quelques jours après dans le salon, et tandis que Jos, selon son ordinaire, se laissait aller aux douceurs du sommeil, Amélia, d’une voix défaillante, dit au major Dobbin :

« J’ai à vous demander pardon.

— Et à propos de quoi ? répliqua celui-ci.

— Mais… à propos de ce petit piano… Je ne vous ai jamais remercié de me l’avoir donné ; il y a bien des années de cela… avant mon mariage… Je croyais qu’il me venait d’un autre… Je vous remercie, William. »

En même temps, elle tendit la main, mais le cœur de la pauvre femme était bien gros et ses yeux se remplirent bientôt de larmes.

William ne put y tenir davantage.

« Amélia, Amélia, lui dit-il, j’avais acheté ce piano pour vous, je vous aimais alors comme je vous aime encore maintenant, car il faut bien que je finisse par vous le dire. Je crois que mon amour a commencé dès le premier jour où je vous ai vue, lorsque George me conduisit chez vous pour me faire voir la femme à laquelle il avait engagé sa foi. Vous étiez alors une jeune fille en robe blanche, en longues boucles. Vous êtes arrivée en chantant, il me semble vous voir encore. Le soir, nous sommes allés au Vauxhall ; dès lors, je n’ai plus pensé qu’à une femme au monde, et cette femme c’était vous. Pendant ces douze années qui viennent de s’écouler, je crois n’avoir pas été une heure entière chaque jour sans penser à vous. J’étais venu pour vous le dire avant mon départ pour l’Inde, mais alors vous m’avez paru si indifférente et si froide que je ne n’ai pas eu le courage de vous faire cet aveu. Ma présence ou mon départ, peu vous importait alors.

— Ah ! je suis une ingrate, reprit alors Amélia.

— Non, non, mais une indifférente, continua Dobbin sur le ton du désespoir. Et d’ailleurs, de quel droit puis-je prétendre inspirer d’autres sentiments à une femme ? Je sais maintenant à quoi m’en tenir. Votre découverte sur le piano vous a brisé le cœur, vous regrettez qu’il vienne de moi et non de George. Mais pardonnez à un moment d’oubli sans lequel je n’aurais jamais parlé comme je viens de le faire, à un égarement d’une minute et à la folle pensée qui m’a fait croire qu’un dévouement et une constance de plusieurs années pouvaient plaider en ma faveur.

— C’est vous qui êtes bien dur et bien cruel maintenant, dit Amélia en s’animant à son tour. George est toujours mon mari sur la terre comme dans le ciel. Comment pourrais-je jamais en aimer un autre que lui ? Encore maintenant je lui appartiens comme la première fois où vous m’avez vue, mon cher William. C’est lui qui m’a appris à connaître tout ce qu’il y avait de bon et de généreux en vous, à vous aimer comme un frère. Et depuis lors n’avez-vous pas fait tout au monde pour moi, pour mon enfant ? Vous, mon meilleur ami, mon protecteur le plus dévoué ! Ah ! si vous étiez venu quelques mois plus tôt, vous m’auriez épargné peut-être cette cruelle et pénible séparation. J’ai manqué en mourir, mais, hélas ! vous n’étiez point là, quoique mes vœux, mes prières vous appelassent alors, et on m’a séparé de mon enfant, on l’a enlevé à sa mère ! William, c’est un noble cœur que celui de Georgy. Soyez son ami et restez encore le mien… »

Sa voix s’éteignit avec ces dernières paroles, et Amélia pencha la tête sur l’épaule de Dobbin. Le major, l’entourant de ses bras, l’attira vers lui comme un enfant et déposa un baiser sur son front.

« Vous me trouverez toujours le même, chère Amélia, lui dit-il ; je ne vous demande que votre affection ; je ne veux rien de plus. Permettez-moi seulement de rester près de vous et de vous voir souvent.

— Oui, souvent, » répondit Amélia.

C’est ainsi qu’il fut permis à Dobbin de la voir en toute liberté et d’espérer dans l’avenir, comme le petit écolier qui, n’ayant pas d’argent dans sa poche, peut du moins soupirer tout à son aise devant la boutique du pâtissier.



CHAPITRE XXVIII.

Où l’on revient à une existence plus douce.


La fortune commence enfin à sourire à Amélia. Nous sommes heureux de la sortir de cette humble et modeste condition qui, depuis si longtemps, était son partage. Elle va rentrer enfin dans une sphère plus brillante et plus élevée. Ce ne sera point toutefois dans une société d’un aussi grand ton et de manières aussi raffinées que celle où mistress Becky avait trouvé le moyen de pénétrer. C’est néanmoins dans un monde qui a des prétentions à suivre la mode et à posséder les allures aristocratiques. Joseph avait des amis parmi les ex-fonctionnaires des trois présidences de l’Inde. Aussi avait-il pris son logement dans le quartier anglo-indien, qui a pour centre Moira-Place. Ses revenus n’étaient pas assez considérables pour lui permettre l’habiter sur la place même.

Jos s’était contenté d’une maison de second ou troisième ordre dans Gillespie-Street. Il avait fait emplette de tapis, de glaces magnifiques, d’un ameublement presque entièrement neuf, provenant d’une vente à la suite d’une saisie opérée sur un pauvre diable qu’une faillite de son banquier venait de jeter sur la paille. Son nom fut inscrit à la quatrième page du journal, son mobilier disputé par les acheteurs, sous la surveillance du vendeur public, et puis il n’en fut plus question.

Les fournisseurs de ce malheureux, payés jusqu’au dernier shilling, se présentèrent chez Jos pour le prier de leur continuer la pratique. Les marmitons en veste blanche, qui avaient préparé les dîners du maître précédent, continuèrent à exercer leur profession au profit de Jos ; l’épicier, le fruitier, la laitière chacun de leur côté, vinrent se recommander à l’intendant et tâchèrent de gagner ses bonnes grâces, tout le monde enfin, jusqu’au petit groom à la livrée couverte de passementerie et de boutons, dont le devoir était d’accompagner mistress Amélia partout où il lui plaisait d’aller.

C’était du reste un train de maison fort modeste. L’intendant de Jos, qui remplissait en même temps les fonctions de valet de pied, ne fut jamais vu plus ivre qu’il ne convient à l’intendant d’un ménage bien tenu.

Emmy eut pour son service une femme de chambre originaire d’une propriété du père Dobbin, et dont les prévenances et l’humilité désarmèrent mistress Osborne, d’abord épouvantée de l’idée d’avoir une domestique attachée à son service. Cette fille se rendit très-utile par les soins entendus qu’elle donna au vieux Sedley qui ne sortait plus beaucoup de son appartement et ne paraissait jamais dans les fêtes qui se donnaient dans la maison.

Mistress Osborne commença à recevoir beaucoup de visites. Lady Dobbin et ses filles la félicitèrent de son changement de position et se montrèrent fort empressées auprès d’elle ; miss Osborne vint lui faire visite dans sa grande voiture armoriée. La rumeur publique attribuait à Jos d’immenses richesses, et pour le vieil Osborne rien n’était plus naturel que Georgy héritât de la fortune de son oncle, comme il devait hériter de la sienne.

« Morbleu ! disait-il, pourquoi maître George ne deviendrait-il pas un grand personnage ? J’entends qu’il entre au parlement avant ma mort. Vous pouvez allez voir sa mère, miss Osborne, quoique, pour ma part, je sois bien résolu à ne jamais me rencontrer avec elle. »

Miss Osborne alla lui faire visite. Emmy en fut enchantée, comme vous pouvez le croire. Elle entrevoyait dans ce rapprochement de plus fréquents rapports avec Georgy ; on permit au bambin de venir plus souvent chez elle. Il dînait deux ou trois fois par semaine à Gillespie-Street. Il y exerçait dans cette maison la même domination qu’à Russell-Square.

La présence du major Dobbin lui inspirait toutefois un certain respect et une certaine retenue ; l’enfant savait très-bien son monde, et le major Dobbin lui en imposait. George ne pouvait s’empêcher d’admirer la simplicité de son ami, son égalité d’humeur, la variété de son instruction, dont il faisait un usage si calme et si sensé, son amour inaltérable pour la vérité et la justice. Personne, dans sa petite appréciation d’enfant, n’était comparable au major, et il éprouvait à son endroit une tendresse spontanée et instinctive. On le voyait toujours accroché à l’habit de son parrain, n’ayant pas de plus grand plaisir que d’aller se promener au parc avec lui et d’écouter ses histoires. William parlait à George de son père, de l’Inde, de Waterloo, de tout excepté de lui. Quand George se laissait aller à ses caprices et à ses petites colères, le major le relevait par quelque raillerie que mistress Osborne trouvait toujours fort dure. Un jour Dobbin vint le prendre pour aller au spectacle, l’enfant refusa d’aller au parterre, trouvant que c’était bon pour la canaille ; Dobbin, en conséquence, lui fit ouvrir une loge, l’y laissa et alla au parterre. Le major se trouvait à peine depuis quelques minutes à sa place lorsqu’il sentit un bras se glisser sous le sien, et une petite main bien gantée chercher la sienne et la serrer. George avait reconnu le ridicule de sa conduite et était venu s’asseoir humblement à côté de son ami. Un sourire bienveillant éclaira la figure de Dobbin, et ce fut avec un regard affectueux qu’il accueillit l’enfant prodigue. Dobbin aimait cet enfant comme il aimait tout ce qui tenait à Amélia ; quant à elle, elle éprouva une joie ineffable en entendant raconter ce bon mouvement de son fils. Ses yeux regardaient Dobbin avec une tendresse qu’ils n’avaient jamais eue jusque-là.

George ne se lassait point de faire l’éloge du major à sa mère.

« Je l’aime, ma chère maman, lui disait-il, parce qu’il est au courant de toutes choses, et qu’il ne ressemble point au vieux Veal qui passe son temps à se vanter et à nous faire des phrases d’une demi-lieue. À la pension, nous l’appelons M. le barboteur. C’est moi qui lui ai donné ce joli nom ; n’est-ce pas qu’il ne lui va pas mal, chère maman ? Dobbin lit le latin comme l’anglais, et le français de même, et lorsque nous sortons ensemble, il me raconte des histoires sur papa et jamais sur lui. Cependant, le colonel Buckler, que j’ai entendu chez grand-papa, nous disait que c’était le plus brave officier de l’armée, et qu’il s’est distingué en maintes circonstances. Alors, bon papa, tout surpris, a dit : « Comment, ce garçon-là ? je l’aurais pris pour la plus grande poule mouillée de la terre. » Mais ce n’est pas vrai ça, n’est-ce pas, maman ? »

Emmy se mettait à rire et pensait comme son petit garçon, que Dobbin n’était point une poule mouillée.

Ainsi s’établissait entre George et le major une affection réciproque et beaucoup plus grande, il faut l’avouer, que celle qui existait entre l’oncle et le neveu. George avait attrapé une certaine manière de gonfler ses joues, de mettre les mains dans les poches de sa veste et de répéter les expressions et les allures favorites de Jos d’une manière si exacte, qu’on éclatait de rire rien qu’à le voir. Les domestiques avaient toutes les peines du monde à se contenir lorsque le petit garnement, demandant quelque chose qui n’était point sur la table, contrefaisait son oncle à s’y méprendre. Dobbin était tout prêt lui-même à étouffer en voyant la pantomime de l’enfant ; et George en aurait fait autant à la barbe et au nez de son oncle sans les réprimandes de Dobbin et les supplications d’Amélia.

Le digne fonctionnaire civil s’était fort bien aperçu que l’enfant le tournait en dérision, aussi éprouvait-il une grande gêne en sa présence, et s’efforçait-il de se rendre plus imposant par la solennité de sa tournure toutes les fois qu’il se trouvait en la présence de maître George. Mais s’il pouvait être prévenu d’avance de la venue du petit bonhomme à Gillespie-Street, M. Jos ne manquait pas alors d’avoir une partie arrangée à son club. Peut-être cette absence n’était-elle pas très-regrettée. Ces jours-là seulement, M. Sedley consentait à descendre de sa retraite et à se mêler à une de ces bonnes et intimes réunions de famille dont le major se trouvait presque toujours faire partie. D’ailleurs n’était-il pas, à plus d’un titre, l’ami de la maison, l’ami de tous les membres de la famille.

« Il aurait fait aussi bien de rester à Madras pour le temps qu’il passe avec nous, disait miss Anna en parlant de son frère.

— Mais, mon Dieu, miss Anna ! le major ne songe point à vous épouser ! »

Jos Sedley menait une existence noblement oisive, ainsi qu’il convenait à une personne de sa haute importance. Sa première démarche avait été pour se faire recevoir au Club-Oriental où il passait toutes ses matinées en compagnie de ses amis des Indes, où il dînait, où il prenait des convives qu’il amenait chez lui.

Il était convenu qu’Amélia ferait les honneurs à ces messieurs et à leurs femmes ; et comme de juste, dans ces dîners, on ne parlait guère que de l’Inde. Ne vous imaginez pas, toutefois, que ce sujet présente quelque chose de bien neuf et de bien original ; la comédie humaine est toujours à peu près la même partout !

Avant peu, Amélia eut un carnet de visite, et une grande partie de sa journée se passa régulièrement à aller voir les femmes des hauts dignitaires qui avaient exercé dans les présidences de Bombay, de Calcutta et de Madras. Nous nous habituons bien vite, en général, aux changements qui surviennent dans notre existence. C’est ainsi qu’Amélia fut bientôt rompue à cette vie. La voiture allait tous les jours faire sa tournée ordinaire, et le petit groom en livrée ne faisait que quitter le siége et y remonter, déposant à chaque porte les cartes de Jos et d’Amélia. À de certaines heures, Emmy allait prendre Jos à son club pour aller ensuite se promener au grand air, ou bien elle emmenait le vieux Sedley et le conduisait à Regent-Park. Au bout de quelque temps, elle avait aussi bien pris son parti de sa femme de chambre et de sa voiture, de son carnet et de son groom, que naguère de l’humble existence qu’elle menait à Brompton, et elle s’accommodait aussi bien de l’un que de l’autre. Sa destinée lui aurait donné une couronne de duchesse qu’elle ne se serait pas moins bien tirée du rôle qu’elle aurait eu à jouer.

Parmi les femmes de la société de Jos, chacune s’accordait à dire que c’était une charmante jeune femme qui n’avait peut-être pas beaucoup de ressources en elle, mais qui, au demeurant, était charmante. Qui aurait pu dire autrement ?

Les hommes aimaient en elle sa bonté simple et naturelle, sa candeur et la franchise de ses manières. Les jeunes élégants qui venaient passer à Londres le temps de leur congé, les lions de la mode, aux chaînes d’or étincelantes, aux moustaches retroussées, qui sur la banquette de leur cab éblouissaient les passants, qui hantaient les plus riches hôtels du quartier aristocratique ; eh bien ! ces lions de la mode admiraient mistress Osborne, aimaient galoper dans le parc aux portières de sa voiture ou à être admis à l’honneur de lui faire une visite du matin. Swankey, officier dans les gardes du corps, un lovelace de la plus dangereuse espèce, le plus grand garnement de toute l’armée des Indes, fut un jour surpris par le major Dobbin à faire en tête à tête à Amélia une description de la chasse aux cochons sauvages. À partir de ce moment, cet officier allait toujours disant du mal d’un grand diable des armées royales, aussi maigre que long, qui ne pouvait souffrir l’esprit des autres dans la conversation.

Tout autre que le major n’aurait pas manqué de ressentir de la jalousie à l’occasion de ce capitaine du Bengale ; mais Dobbin était d’une nature trop généreuse, d’une âme trop confiante pour concevoir jamais aucun soupçon sur Amélia. Il se sentait heureux des hommages et de l’admiration qu’avaient pour elle tous ceux qui l’approchaient. Depuis qu’elle était femme n’avait-elle pas toujours été persécutée et méconnue ? Il ressentait donc une véritable joie à voir cette âme si bien douée s’épanouir au souffle du bonheur et sa gaieté lui revenir avec les jours de prospérité. Tous ceux qui avaient du cœur et de l’esprit complimentaient le major du bon sens dont il faisait la preuve par un tel choix, s’il est vrai de dire que l’on conserve son bon sens au milieu des illusions de l’amour.

Jos s’était fait présenter à la cour, comme doit faire tout bon sujet de notre gracieux souverain ; mais Jos avait eu soin de se rendre d’abord à son club dans sa grande tenue en attendant Dobbin, qui devait venir l’y chercher dans un vieil uniforme râpé. À partir de ce moment, Jos, qui avait eu auparavant des tendances libérales, devint un effréné tory et l’une des colonnes de l’État, si bien qu’il ne se tint pour content qu’après avoir fait présenter Amélia à la cour. Il s’était persuadé qu’il entrait pour quelque chose dans le salut du royaume et que le souverain ne pouvait être parfaitement heureux que lorsqu’il aurait vu Jos Sedley et sa famille se ranger sur les marches du trône.

Emmy s’amusait beaucoup de cette idée de présentation.

« Faudra-t-il mettre les diamants de la famille ? demandait elle à Jos.

— Des diamants, pensait en lui-même le major ; ah ! si j’avais jamais le droit de vous en offrir, je voudrais vous prouver qu’il n’y en a point de trop beaux pour vous ! »

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CHAPITRE XXIX.

Deux lampes qui s’éteignent.


La durée du deuil pour mistress Sedley était à peine arrivée à son terme, et Jos venait à peine de quitter ses habits noirs pour paraître sous le brillant costume qu’il aimait tant à revêtir, que déjà il fut facile de prévoir, à tous ceux qui entouraient M. Sedley, qu’un événement de même nature allait bientôt avoir lieu, et que le vieillard ne tarderait pas à rejoindre celle qui l’avait précédé dans sa triste et dernière demeure.

« L’état de santé de mon père, répétait souvent Jos Sedley à son club, m’empêche de vous traiter comme je l’aurais voulu, ou du moins, il faut remettre cela à l’année prochaine ; mais venez chez moi à six heures et demie, mon garçon, sans cérémonie, vous y trouverez la fortune du pot, et pour convives deux ou trois de nos vieux camarades, et cela tant qu’il vous plaira, et, toutes les fois, vous me ferez plaisir. »

C’est ainsi que Jos vidait avec ses amis la bouteille de bordeaux en petit comité et à petit bruit, tandis qu’à l’étage supérieur les dernières étincelles de la vie s’éteignaient insensiblement chez son vieux père. Après avoir bien bu pendant le dîner, on se mettait à faire un rob en quittant la table. Quelquefois, le major Dobbin prenait aussi les cartes, et mistress Osborne faisait de temps à autre quelques courtes apparitions après avoir assisté au coucher de son malade, et lorsqu’il était en proie à un de ces sommes légers et inquiets qui visitent parfois la vieillesse à ses derniers jours.

Le vieillard demandait toujours sa fille et ne se trouvait heureux que lorsqu’il la sentait auprès de lui, et ne voulait recevoir que de sa main ses potions et ses tisanes ; et quant à elle, elle ne se proposa plus d’autre tâche que d’adoucir les derniers moments de son père. Elle avait fait placer son lit tout à côté de la porte qui donnait dans la chambre du vieillard, et accourait aussitôt au moindre bruit, au moindre mouvement que faisait le pauvre invalide sur sa couche de souffrance. Nous lui devons toutefois cette justice, c’est que bien souvent il passait dans le silence de longues et pénibles insomnies, afin de ne point troubler le repos de sa bonne et vigilante garde-malade.

Il éprouvait alors pour sa fille une tendresse bien plus vive que celle qu’il avait ressentie pour elle jusque-là. C’était dans l’accomplissement de ces prévenances et de ces soins, inspirés par la piété filiale, qu’éclatait le dévouement de cette douce et simple créature.

« Ne dirait-on pas un rayon de soleil qui pénètre silencieux dans la chambre du malade ? » se disait en lui-même M. Dobbin lorsqu’il la voyait monter auprès de son père.

Une expression ineffable de douceur brillait sur sa figure tandis qu’elle se livrait, pleine de grâce et de légèreté, aux mille petits soins de la garde-malade. Ah ! il faut être aveugle ou insensible pour ne pas trouver à la femme qui allaite son enfant ou qui est assise au chevet d’un vieillard comme un reflet d’amour et de compassion répandu sur les traits de sa figure !

Alors se ferma dans le cœur du pauvre Sedley une secrète blessure qui y saignait depuis plusieurs années, alors il se livra à toutes les douceurs d’une tendresse sans arrière-pensée. Le vieillard, touché à ses derniers moments de tant d’affection et d’amour filial, oublia les reproches secrets qu’il nourrissait contre sa fille, les torts dont il l’avait, de concert avec sa femme, accusée plus d’une fois pendant leurs longues heures d’insomnie ; alors qu’ils lui faisaient un crime de tout sacrifier à son fils, de fermer les yeux sur la vieillesse et l’infortune de ses parents pour ne plus voir que son enfant, de s’être livré à des transports insensés, absurdes, exagérés lorsqu’on l’avait séparé de Georgy. Le vieux Sedley en approchant du moment suprême reconnut combien ces griefs étaient peu fondés, et rendit justice à cette victime patiente et résignée. Un soir où, comme d’habitude, elle rentrait dans sa chambre sur la pointe du pied, elle trouva le vieillard éveillé, et il lui fit l’aveu du secret qui lui pesait si fort sur le cœur.

« Ah ! Emmy, lui dit-il en finissant, j’ai été bien injuste, bien ingrat à votre égard ; » et en même temps il lui tendait une froide et débile main.

Pendant cela, Emmy, agenouillée au pied du lit, élevait son âme à Dieu, tandis que le vieillard priait avec elle serrant toujours sa main dans la sienne. Ami lecteur, puissions-nous dans un moment semblable trouver un cœur comme celui-là pour s’unir à nos dernières prières !

Peut-être alors toute sa vie passée vint-elle se présenter à son esprit, peut-être, se reportant aux débuts de sa carrière, vit-il ses premiers efforts couronnés d’heureux succès, suivis de prospérité et de grandeurs pour faire place enfin au désastre qui avait ruiné ses dernières années sans lui laisser d’autre espoir que la mort, qui venait maintenant frapper à sa porte. Il n’y avait plus à nourrir aucun projet de revanche contre la fortune, qui, après avoir mis à néant ce qu’il y avait de fort et d’énergique en lui, ne lui avait laissé que l’indigence et le déshonneur. Sa vie aboutissait au néant de toutes ses vanités, de toutes ses espérances, et il ne restait plus devant lui que ses déceptions passées et la mort. Dites-moi, cher lecteur, quel sort trouvez-vous préférable ici-bas, ou de mourir au sein de la prospérité et de la gloire, ou de succomber dans la pauvreté et l’humiliation ? d’être riche et de subir la loi commune, ou de quitter la vie après avoir perdu la partie ? Quel singulier sentiment doit alors éprouver celui qui arrive à ce jour de la vie où il n’a plus qu’à se dire : Demain, succès ou défaite peu importe ! demain le soleil se lèvera comme à l’ordinaire et des milliers de mortels se rendront ou à leurs plaisirs ou à leurs travaux accoutumés, sans s’apercevoir seulement que je suis sorti de la mêlée.

Et il se leva ce jour où le monde continua à se laisser emporter au courant de ses plaisirs et de ses affaires, sans s’apercevoir toutefois que le vieux Sedley manquait dans la foule. Désormais il n’avait plus de luttes à soutenir contre la fortune, d’espérances à concevoir, de projets à former. Il ne lui restait plus qu’à aller prendre sa place dans un coin solitaire et inconnu du cimetière de Brompton, à côté de sa fidèle épouse.

Jos, Georgy et le major Dobbin accompagnèrent ses restes au champ de repos dans une voiture de deuil. Jos revint pour les funérailles de l’Hôtel de la Jarretière à Richmond, où il avait été passer quelques jours après ce douloureux événement. Il ne se souciait pas beaucoup de rester à la maison auprès de lui après un si triste événement. Emmy accomplit, comme toujours, son devoir jusqu’au bout. Elle était triste plutôt qu’abattue et son chagrin avait quelque chose de solennel. Elle demandait à Dieu de lui envoyer une fin aussi calme et aussi sereine que celle du vieillard, autant de soumission aux décrets de la Providence qu’il en avait montré dans ses dernières paroles où respiraient la foi, la résignation, la confiance la plus complète dans son juge souverain.

Le vieux Sedley, à ce moment suprême, tout en serrant la main de sa fille faisait un triste retour sur ses douleurs passées, et il trouvait moins de regret à quitter la vie et moins d’amertume dans la mort.

Si, vers le même temps, nous nous transportons à Russell-Square, nous y verrons le vieil Osborne disant à Georgy :

« Voulez-vous savoir ce que peuvent le mérite, le travail, l’intelligence des affaires, regardez-moi ! Comparez d’une part ce que j’ai fait, mon crédit chez le banquier ; et voyez de l’autre les belles spéculations de M. Sedley qui n’ont abouti qu’à une faillite. Et pourtant, il y a vingt ans, il était dans une meilleure position que moi et avait dix mille livres sterling de plus. »

À l’exception des membres de cette famille et des Clapp qui vinrent de Brompton faire leur visite de condoléance, personne au monde ne s’inquiéta du vieux Sedley, on ne se souvint pas qu’il avait existé un homme qui portait ce nom.

Le vieil Osborne, en entendant le colonel Buckler traiter le major Dobbin comme un officier distingué, ainsi que nous l’a appris une conversation de Georgy, montra d’abord une incrédulité dédaigneuse, et témoigna combien il avait de répugnance à accorder quelques moyens ou quelque considération à un garçon de cette trempe. Mais d’autres personnes de sa société répétèrent le même éloge, et sir William Dobbin, qui avait une haute opinion du mérite de son fils, raconta plusieurs histoires, toutes à l’honneur du savoir et de la valeur du major et de l’estime qu’on faisait de lui dans le monde. Enfin son nom se trouva porté par le journal sur la liste des personnes reçues dans les salons aristocratiques. Cette dernière particularité produisit un effet prodigieux sur le vieil aristocrate de Russell-Square.

La position du major comme subrogé tuteur de George, depuis que celui-ci avait été confié aux mains de son grand-père, mettait ces deux hommes dans la nécessité de se voir de temps à autre. Ce fut dans une de ces entrevues que le vieil Osborne, en examinant les comptes que le major lui présentait pour les dépenses de l’enfant et de la mère, conçut un soupçon qui le préoccupa, et fit naître en lui un mélange tout à la fois de joie et de plaisir. Il crut reconnaître que Dobbin avait tiré de sa poche la majeure partie de l’argent avec lequel la pauvre veuve avait vécu ainsi que son fils.

Pressé de s’expliquer, Dobbin, qui ne savait pas mentir, rougit, balbutia, et finit par tout avouer.

« Ce mariage, dit-il au vieil Osborne, a été pour ainsi dire mon ouvrage. » À ces mots, la figure du vieillard se rembrunit, mais Dobbin n’en continua pas moins : « J’ai pensé que mon ami s’était trop avancé pour pouvoir reculer sans honte, ce qui eût d’ailleurs été la mort pour mistress Osborne. Par suite, lorsqu’elle s’est trouvée sans ressources, mon devoir me disait de lui venir en aide avec mes économies.

— Major Dobbin, dit M. Osborne en fronçant le sourcil et en devenant tout rouge, vous m’avez fait bien du mal, mais permettez-moi de vous dire que vous n’en êtes pas moins un brave garçon. Voici ma main, monsieur. Dieu sait si j’aurais été me douter que ma chair et mon sang ne vivaient que par vous. »

Dobbin, tout confus de voir découvertes ses ruses charitables, serra la main qu’on lui tendait. Puis il chercha alors à radoucir le vieillard, à détruire ses préjugés sur le compte de son fils.

« C’était un noble cœur, lui disait-il ; nous l’aimions tous au régiment, et nous étions prêts à faire tout pour lui. Pour ma part, j’étais très-fier de ses préférences pour moi, et lorsque j’allais promener avec lui je n’aurais pas été plus heureux de sortir avec le commandant en chef. Je n’ai jamais, en sang-froid et en courage, rencontré son égal. En un mot, il avait toutes les qualités du soldat. »

Dobbin raconta alors au vieillard certaines histoires qui mettaient en relief la valeur et la perfection de son fils ; le major terminait en disant :

« Georgy est tout son portrait.

— C’est au point, reprenait le grand-père, que quelquefois cela me fait trembler. »

Le major fut invité à dîner une ou deux fois chez M. Osborne, c’était dans le courant de la maladie de M. Sedley. Après le dîner, leur conversation roulait toute la soirée sur leur héros de prédilection. Le père, suivant son habitude, vantait bien haut les faits et gestes de son fils, et se glorifiait de l’éclat qui en rejaillissait sur la famille ; jamais il ne s’était montré d’humeur plus facile et si accommodante en ce qui concernait le pauvre garçon ; le cœur charitable du major s’en réjouissait comme s’il y trouvait l’heureux présage du pardon et de l’oubli. À la seconde séance, le vieil Osborne appela Dobbin par son nom de baptême, tout comme il avait coutume de faire quand George et Dobbin étaient camarades. Le brave garçon fut sensible à cette marque d’amitié, toujours dans l’espérance d’une réconciliation prochaine.

Le lendemain à déjeuner, lorsque miss Osborne, avec l’aigreur naturelle à son âge et à son caractère, hasarda quelques remarques peu obligeantes sur l’air et la tournure du major. Le maître de la maison l’interrompit :

« Vous le trouveriez encore assez bon pour vous, miss Osborne, si les raisins n’étaient pas trop verts. Allez ; vous avez beau dire, le major n’est pas aussi laid qu’on pourrait le croire, à vous entendre.

— Fort bien, bon papa, » dit Georgy en appuyant d’un air approbateur.

Et s’approchant du vieillard d’un air câlin, il lui sourit avec tendresse et l’embrassa. Puis il raconta le soir même l’histoire à sa mère, qui trouva que le petit garçon avait très-bien agi.

« Oui, c’est un excellent cœur, lui dit-elle, votre père en faisait grand cas ; c’est un homme plein de délicatesse et de dévouement. »

Dobbin survint après cette conversation, ce qui fit un peu rougir Amélia, et le petit vaurien augmenta encore son trouble et sa confusion en racontant à Dobbin le reste de l’histoire et en lui disant :

« Vous ne savez pas, mon vieux Dob, je connais une demoiselle, comme il n’y en a pas beaucoup, qui s’accommoderait assez de vous pour mari. Elle a du teint, elle ne manque pas de front et elle grogne du soir au matin après les domestiques.

— Quelle est-elle ? demanda Dobbin.

— C’est ma tante Osborne, répliqua le petit garçon ; c’est bon papa qui le lui a dit. Ce sera fameux, Dob, quand vous allez vous trouver mon oncle. »

La voix défaillante du vieux Sedley, qui de la chambre voisine appelait Amélia, vint couper court à la plaisanterie.

Il était impossible d’en douter, une modification s’opérait dans l’esprit du vieil Osborne. Il demandait souvent à George des nouvelles de son oncle, et riait de la manière dont le petit bonhomme réussissait à contrefaire la voix de Jos et sa gloutonnerie à avaler sa soupe ; puis il finissait toujours par lui dire :

« Allons, monsieur, il n’est pas bien que les enfants se moquent ainsi de leurs parents. Miss Osborne, un de ces jours, en allant vous promener en voiture, vous mettrez ma carte chez M. Sedley, entendez-vous ? Jamais nous n’avons été mal ensemble. »

À la carte déposée, il fut répondu par une autre carte, et un beau jour Jos et le major furent invités ensemble chez le vieil Osborne. Ce fut le dîner à la fois le plus splendide et le plus ennuyeux qui ait été donné dans cette maison. Toute l’argenterie fut mise en branle, et la meilleure société fut conviée. M. Jos offrit le bras à miss Osborne pour passer dans la salle à manger, et, en retour, cette demoiselle se montra pleine d’amabilité avec lui. À peine adressa-t-elle la parole au major, placé entre elle et M. Osborne, et que sa timidité gêna fort pendant tout le dîner. Jos, de son accent le plus solennel, déclara qu’il n’avait jamais mangé d’aussi bonne soupe à la tortue, et demanda à M. Osborne où il s’était procuré son madère.

« C’est du vin qui provient de la vente de M. Sedley, dit tout bas le sommelier à son maître.

— Je l’ai depuis longtemps et il m’a coûté gros, » dit M. Osborne à son convive. Puis il glissa à l’oreille de son autre voisin : « Cela sort de la cave de son vieux bonhomme de père. »

À plusieurs reprises, M. Osborne questionna le major sur mistress George Osborne, sujet sur lequel l’éloquence du major ne se trouvait jamais à court. Dobbin parla à M. Osborne des souffrances de cette pauvre femme, de son attachement sans borne à son mari dont la mémoire était encore pour elle l’objet d’un culte sacré, de la tendresse et de la piété avec laquelle elle avait assisté ses parents, enfin de la manière touchante dont elle suivait en tout les inspirations de son cœur.

« Vous auriez peine à vous faire une idée des tortures qu’elle a endurées, disait l’honnête Dobbin avec un tremblement dans la voix ; pour ma part, j’ai la ferme confiance que vous reviendrez enfin sur vos injustes préventions. Si elle vous a enlevé votre fils, elle vous a donné le sien, et quelle qu’ait été votre tendresse pour votre George, jamais elle n’a pu égaler celle qu’elle ressent pour son fils.

— Vous êtes un brave garçon William, » lui dit M. Osborne pour toute réponse.

Jamais auparavant il n’était venu à l’idée du vieil Osborne que la pauvre veuve avait pu éprouver quelque peine à se séparer de son fils, et que du moment qu’elle le voyait en brillante position, elle ne dirait pas se trouver parfaitement satisfaite. Une réconciliation semblait donc prochaine et à peu près assurée, et le cœur d’Amélia commençait déjà à battre avec violence à la terrible pensée d’une entrevue avec le père de George.

Mais toute probable qu’elle paraissait, cette entrevue ne devait point avoir lieu. La maladie du vieux Sedley, et sa mort qui survint peu après, l’ajourna pour quelque temps. Cet événement et d’autres de même nature avaient fait une vive impression sur l’esprit de M. Osborne, chez lequel l’affaiblissement des forces morales semblait suivre le déclin des années. Il avait fait venir ses hommes d’affaires pour modifier sans doute quelque chose à son testament. Son médecin qui, en l’examinant attentivement, le trouva fort changé et fort malade, déclara qu’une saignée et un voyage à la mer étaient de toute nécessité ; mais le vieillard ne se soumit ni à l’une ni à l’autre de ces prescriptions.

Un jour, comme il ne descendait point pour le déjeuner, son domestique monta à son cabinet de toilette, et le trouva étendu sur le parquet en proie à une violente attaque. On s’empressa d’en informer miss Osborne, les médecins furent appelés, on eut recours à la saignée et aux ventouses. Osborne recouvra un peu sa connaissance, mais il ne put jamais reprendre l’usage de la parole, malgré tous les efforts qu’il fit à plusieurs reprises ; il mourut enfin au bout de quatre jours. Les médecins cédèrent la place aux entrepreneurs des pompes funèbres. Toutes les fenêtres de la façade restèrent closes, et Bullock accourut de la Cité en toute précipitation.

« Combien a-t-il laissé à cette petite peste, demanda-t-il ; bien sûr, il ne lui aura pas donné la moitié de sa fortune ; il aura certainement fait un partage en trois portions égales. »

Il y avait bien là, en effet, un sujet de très-vive préoccupation ; mais qu’avait voulu dire le moribond, lorsqu’à deux ou trois reprises différentes, il avait inutilement cherché à parler ? Il désirait sans doute revoir Amélia, et avant de quitter ce monde, faire sa paix avec l’épouse fidèle et dévouée de son fils. Oh ! sans doute, car son testament était la preuve qu’il avait enfin écarté cette haine qui, si longtemps, avait rempli son cœur.

On trouva, après sa mort, dans sa robe de chambre, la lettre au grand cachet rouge que son fils lui avait écrite la veille de la bataille de Waterloo. Il avait aussi passé en revue d’autres papiers relatifs à toute cette affaire, car la clef du coffre où il les tenait serrés était encore dans sa poche, et les cachets des enveloppes qui les avaient renfermés étaient brisés de fraîche date ; probablement cela s’était passé la nuit qui avait précédé son attaque, et où le sommelier en lui apportant son thé, l’avait trouvé à lire dans son cabinet la grande Bible rouge de famille.

À l’ouverture du testament, on trouva que la moitié de sa fortune avait été laissée à George, et que le reste était partagé entre les deux sœurs. M. Bullock pouvait, à son choix, continuer les affaires au profit commun ou bien retirer sa part de la maison commerciale. Une rente de cinq cents louis, imputable sur la part de George était constituée à sa mère, « la veuve de mon bien-aimé fils George, Osborne, » avait écrit le vieillard, Amélia était de plus autorisée à reprendre son fils avec elle.

Le vieillard désignait le major Dobbin, « l’ami de son fils bien-aimé, » pour exécuteur testamentaire. « En reconnaissance de la noble assistance qu’il a prêtée à mon petit-fils et à sa mère en leur venant en aide avec ses propres ressources, je le prie d’accepter, avec l’expression de ma gratitude, la somme nécessaire pour acheter un brevet de lieutenant-colonel, si mieux il n’aime en disposer autrement. »

En apprenant que son beau-père avait ainsi, à ses derniers moments, déposé toutes ses préventions contre elle, Amélia se laissa aller à toutes les douceurs de la reconnaissance pour les dernières dispositions qu’il avait faites en sa faveur ; mais ses transports ne connurent plus de bornes lorsqu’elle eut appris que Georgy allait lui être rendu, et qu’elle le devait à William ; que c’était enfin la généreuse assistance du major qui l’avait soutenue dans les dures épreuves de la pauvreté ; oh ! alors, elle tomba à genoux, et, par une fervente prière, appela les bénédictions du ciel sur ce noble et généreux ami. Elle éprouva une joie ineffable à se prosterner, à s’humilier devant ce prodige d’affection et de dévouement.

N’avait-elle donc que de la reconnaissance pour payer un dévouement si complet, si désintéressé ? À peine une pensée plus tendre se présentait-elle à son esprit, qu’aussitôt l’ombre de George, paraissant sortir de la tombe, se dressait devant elle pour lui dire : « Vous m’appartenez, vous m’appartenez à moi seul, et maintenant et toujours. » William, hélas ! ne connaissait que trop les sentiments qu’elle éprouvait ; sa vie entière ne s’était-elle pas passée ainsi à les deviner ?

Lorsque le monde connut le testament laissé par M. Osborne, ce fut un spectacle vraiment touchant de voir quel mouvement de hausse se fit à l’égard de mistress George Osborne parmi les personnes de sa société. Les domestiques de Jos, qui, auparavant, s’y reprenaient à deux fois avant d’exécuter ses ordres ou bien avaient coutume de lui répondre : Nous en parlerons à monsieur, comme s’il eût été le juge souverain de tout ce qu’ils avaient à faire, les domestiques, disons-nous, ne songèrent plus, à l’avenir, à la soumettre à ce contrôle. La cuisinière se dispensa dorénavant de plaisanter sur les vieilles robes fanées de madame qui assurément se trouvaient éclipsées par les toilettes ébouriffantes que faisait le dimanche le cordon bleu pour se rendre à l’église. On ne murmurait plus à l’office en entendant retentir sa sonnette, et l’on ne se faisait plus tirer l’oreille pour répondre à son appel ; le cocher cessa de dire qu’on voulait rendre ses chevaux poussifs et transformer sa voiture en hôpital en lui faisant tous les jours charrier le vieux moribond avec mistress Osborne. Au contraire, il était maintenant toujours prêt à la conduire, et il n’avait plus qu’une crainte, celle de se voir supplanté par celui de M. Osborne ; il répétait à qui voulait l’entendre que les cochers de Russell-Square ne connaissaient pas les rues de la Cité et qu’ils n’avaient point du tout bonne tournure sur le siége d’une voiture où se trouvait une noble lady.

Les amis de Jos, aussi bien les hommes que les femmes, commencèrent à prendre comme un subit intérêt à la pauvre Emmy jusque-là si dédaignée, et leurs lettres de condoléance montèrent bien vite en tas sur sa table. Jos lui-même, qui la traitait auparavant comme une créature sans portée envers laquelle il exerçait la charité, et qui la nourrissait et la protégeait comme par devoir, Jos se mit à avoir pour elle ainsi que pour son riche neveu les plus grands égards. Son unique souci était désormais de la promener de plaisirs en plaisirs pour faire oublier « à cette pauvre chère enfant, » comme il disait, ses temps de peines et de chagrins. Il était désormais fort ponctuel aux heures des repas, et ne manquait pas de lui demander quels étaient ses projets pour le reste du jour.

En qualité de tutrice de Georgy, et avec l’assentiment du major, comme subrogé tuteur, elle engagea miss Osborne à rester à Russell-Square aussi longtemps qu’elle le voudrait. Cette demoiselle lui en fit de grands remercîments et lui déclara qu’elle ne se sentait pas le courage de vivre dans cette triste et solitaire maison : elle se retira donc à Cheltenham avec deux anciens domestiques. Quant au reste de la maison, il fut congédié avec de larges gratifications. Mistress Osborne aurait volontiers conservé le vieux sommelier, qui préféra monter à son compte un petit hôtel avec ses économies. Espérons que la chance lui aura été favorable ! Miss Osborne, comme nous venons de le dire, n’avait point accepté l’offre de résider à Russell-Square. Mistress Osborne, après y avoir mûrement réfléchi, ne voulut point non plus aller de suite s’installer dans cette sombre et triste habitation. En conséquence, la maison fut démeublée ; le riche mobilier, les candélabres massifs, les glaces de Venise furent emballés et serrés avec soin, le meuble de salon en bois de rose fut soigneusement entouré de paille, les tapis roulés et ficelés ; des livres de choix et bien reliés trouvèrent place dans des caisses pour y attendre la majorité de George ; enfin toute la lourde et massive vaisselle fut envoyée chez les banquiers de la maison pour attendre la même époque.

Un jour Emmy, accompagnée de George, vint faire une visite dans cette maison maintenant déserte et où elle n’était pas entrée depuis l’époque qui avait précédé son mariage. Dans la cour était encore une partie de la paille qui avait servi à serrer et à emballer les meubles. Ils pénétrèrent dans ces grandes salles aux murailles dénudées, couvertes encore des crochets qui avaient servi à suspendre les glaces et les tableaux. Ils montèrent ensuite à l’étage supérieur par le grand escalier silencieux et solitaire ; dans ces chambres où, comme George le disait tout bas à sa mère, son bon papa était mort. Ils montèrent encore un étage et arrivèrent à la chambre de George. L’enfant était toujours auprès d’Amélia, se serrant à ses côtés, mais elle, elle pensait alors à un autre George, qui, lui aussi, avait habité dans cette même chambre.

Elle s’avança près d’une des fenêtres, qui se trouvait ouverte, et à laquelle, après la séparation, elle était venue souvent regarder son fils avec un cœur brisé et saignant. Elle aperçut alors par-dessus les arbres de Russell-Square la vieille maison où elle était née et où sa jeunesse s’était écoulée sans nuages et sans peines. Tout son passé se représentait alors à son esprit avec ces heureux jours de fête, ces figures où brillait toujours un sourire, ces temps d’insouciance et de joie, suivis trop tôt de chagrins et d’épreuves, et, au milieu de tant d’autres pensées, elle songeait aussi à l’homme en qui elle avait toujours trouvé un protecteur et un bon génie, qui, dans l’adversité, avait été son seul bienfaiteur comme son seul ami.

« Regardez ma mère, dit alors le petit George, ce G et cet O gravés sur la glace avec un diamant ; je ne les avais pas encore remarqués, car ce n’est pas moi qui les ai faits.

— C’était la chambre de votre père longtemps avant que vous fussiez de ce monde, mon cher George, » lui dit sa mère, et, tout en rougissant, elle l’embrassa.

En revenant de Russell-Square à Richmond, où elle avait loué une maison pour pouvoir mettre ordre à ses affaires, elle ne prononça pas une seule parole. C’était dans cette retraite que les gens de loi, qui s’efforçaient de prendre avec elle un air gracieux, venait l’assaillir de leurs paperasses ; ces visites, comme on en peut être sûr, étaient toutes comptées sur leurs notes. À Richmond, se trouvait aussi un cabinet pour le major Dobbin, qui venait y faire de longues séances, afin de régler les affaires de son jeune pupille.

À l’occasion de cette mort, Georgy fut retiré pour un temps illimité de la pension de M. Veal, et l’on pria ce digne et savant homme de faire une inscription funèbre pour être placée au-dessous du monument du capitaine George Osborne, dans la chapelle des Enfants-Trouvés.

Mistress Bullock, la tante de Georgy, privée, par les dispositions prises en faveur de ce petit monstre, d’une partie de la somme qu’elle espérait avoir sur l’héritage de son père, montra néanmoins l’esprit le plus bienveillant à l’égard de la mère et de l’enfant, et fut la première à provoquer un rapprochement. De Roehampton, qui est tout près de Richmond, on vit un jour arriver la voiture armoriée où se trouvait mistress Bullock avec ses enfants maladifs et souffreteux. La famille Bullock fit irruption dans le jardin où lisait Amélia, où Joseph, sous un berceau de feuillage, était tranquillement occupé à préparer des framboises à l’eau-de-vie, et où le major, en jaquette de l’inde, jouait au cheval fondu avec Georgy, qui lui faisait tendre le dos. Il sautait en ce moment par-dessus la tête du major, et alla tomber à quelques pas des Bullocks, qui venaient d’ouvrir la porte. Les enfants avaient la tête surmontée d’immenses panaches noirs avec des petites vestes en velours noir, et faisaient escorte à leur mère, qui, elle aussi, observait le deuil le plus sévère.

« Il est tout juste d’un âge convenable pour Rosa, pensa cette tendre mère en jetant un coup d’œil à sa petite-fille, qui pouvait bien avoir sept ans. Allons, Rosa, allez embrasser votre cousin, dit tout haut mistress Frederick ; vous ne me reconnaissez donc pas, mon cher George ? Mais je suis votre tante !

— Je vous connais bien de reste, répondit George ; mais je ne veux pas être embrassé, moi ! et il battit en retraite devant les caresses que son obéissante cousine s’apprêtait à lui faire.

— Allons, petit espiègle, conduisez-moi à votre maman, » fit alors mistress Frederick.

Ce fut ainsi que ces deux dames se retrouvèrent en face l’une de l’autre, après une absence de près de quinze ans. Pendant tout le temps qu’Emmy avait été dans la peine et la pauvreté, sa belle-sœur n’avait jamais songé à venir la visiter ; mais maintenant qu’elle se trouvait dans une position brillante et prospère, elle avait hâte de revenir à elle.

Quantité d’autres personnes firent de même. Notre ancienne amie, ci-devant miss Swartz, vint avec son mari et des laquais en livrée jaune-orange, faire visite à Amélia, pour laquelle elle retrouva tout le feu de ses affections passées. Swartz certainement n’aurait pas cessé de l’aimer si elle avait continué à la voir, il faut être juste ; mais que voulez-vous ? dans une si vaste capitale que Londres, comment trouver assez de temps pour voir tous ses amis ? Quand ils disparaissent de la sphère où vous vivez, il faut bien continuer à y vivre, sans s’en inquiéter davantage. N’est-ce pas ainsi qu’il doit en être dans la Foire aux Vanités ?

Le temps que l’étiquette impose d’ordinaire aux douleurs humaines était à peine révolu pour mistress Osborne, que déjà elle voyait se presser autour d’elle cette société élégante et choisie qui ne comprend pas qu’il puisse exister des malheureux. Chacune de ces dames avait au moins dans sa parenté l’un des pairs du royaume, bien que leurs maris fussent tous des rogneliards de la Cité. Quelques-unes étaient de véritables bas-bleus possédant une haute instruction ; d’autres étaient de sévères observatrices de la loi évangélique, et patronnaient certains ministres. Emmy, il faut l’avouer, se trouvait fort dépaysée au milieu de toutes ces grandes dames, et elle fut au supplice pour deux fois qu’elle eut à accepter les invitations de mistress Frederick Bullock.

Cette dame tenait à toute force à la patronner et s’était arrogé le soin de la former aux manières du grand monde. Elle imposa à Amélia ses marchandes de modes, et réglementa la tenue de sa maison et sa manière de se conduire. Sa voiture était constamment sur la route de Roehampton à Richmond, et elle tenait son amie au courant des commérages du monde élégant et des bruits de la cour. Jos prenait plaisir à ce bavardage ; mais le major s’en allait en grondant dès qu’il la voyait arriver avec ses prétentions gentilhommières.

Le major s’endormit un soir chez Frederick Bullock, après un splendide dîner donné par le banquier et grâce auquel Frederick espérait faire passer dans sa banque les fonds placés chez M. Rowdy, le banquier d’Osborne. Amélia, qui n’entendait rien au latin et ne savait point quel était le rédacteur de la dernière chronique de la Revue d’Édimbourg ; Amélia, qui ne déplorait pas autrement les hésitations de M. Peel au sujet du fameux bill de l’émancipation catholique ; Amélia, disons-nous, restait silencieuse au milieu de toutes les dames réunies dans le grand salon, et promenait ses regards errants sur la pelouse verdoyante, sur les allées sablonneuses du parc, et enfin sur les serres au vitrage étincelant des derniers feux du soir.

« C’est une excellente personne, mais des plus insignifiantes, remarqua l’une de ces dames, le major en paraît terriblement épris.

— Il aurait fallu la styler dès son enfance, reprit une autre commère, mais maintenant c’est peine perdue, on ne réussira jamais à en faire quelque chose.

— Mesdames, reprit alors mistress Frédérick Bullock, c’est la veuve de mon frère, et à ce titre je réclame pour elle des égards et des ménagements ; après ce qui m’est arrivé vous ne pouvez supposer que mes paroles soient inspirées par des vues d’intérêt.

— Cette pauvre mistress Bullock, dit Rowdy à Hollyoch, le soir en se retirant, est toujours à tramer quelque intrigue ; elle voudrait bien maintenant tirer de notre maison l’argent qu’y a placé mistress Osborne, pour le faire entrer dans la sienne. Et puis, quoi de plus ridicule que la manière dont elle cajole le petit Georgy, et dont elle a soin de le mettre toujours auprès de la petite Rosa aux yeux rouges et éraillés. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette société égoïste et vénale, sous ses dehors polis et élégants, ne pouvait convenir à la douce Emmy, aussi sa joie fut-elle grande lorsqu’on lui proposa un voyage à l’étranger.



CHAPITRE XXX.

Sur les bords du Rhin.


Nous sommes maintenant à quelques semaines des événements retracés dans le précédent chapitre. Par une belle matinée d’été, après la clôture du parlement, alors que toute la haute société de Londres s’enfuit de la ville, les uns pour leurs plaisirs, les autres pour leur santé, le paquebot pour la Hollande vient de quitter sa station aux marches de la Tour, emportant avec lui une société choisie de fugitifs anglais. Le pont, la dunette et le gaillard d’arrière sont couverts d’une troupe d’enfants aux joues fleuries, de nourrices bruyantes, de dames en chapeaux roses et en toilettes d’été, de messieurs en casquettes de voyage et en veste de toile, dont les moustaches, qui commencent à poindre, vont leur donner un air plus respectable à l’étranger. Joignez à cela des voyageurs émérites aux cravates empesées, aux chapeaux bien brossés, tels qu’on en voit par toute l’Europe, depuis la conclusion de la paix, et qui vont faire retentir le goddam national dans toutes les capitales du monde civilisé.

Le régiment des étuis à chapeaux, des malles et des coffres à linge présente un front de bataille des plus formidables. On voit dans le nombre d’élégants étudiants de Cambridge qui partent avec leurs gouverneurs pour aller visiter les universités allemandes. Il s’y trouve aussi de jeunes Irlandais, encadrés dans de magnifiques favoris et tout resplendissants de bijoux. Ils ne cessent de parler et se montrent d’une exquise politesse à l’égard des passagères, que les étudiants de Cambridge ont au contraire le soin d’éviter avec une gaucherie toute virginale. On rencontre aussi sur le pont de vieux habitués de Pall-Mall qui se rendent à Ems ou à Wiesbaden pour y purifier leur sang épaissi par les dîners de l’hiver, et pour raviver leur tempérament affaibli aux émotions de la roulette et du trente et quarante. Voyez encore, là-bas, ce vieux Mathusalem, accompagné de sa jeune femme dont un officier aux gardes porte l’ombrelle.

Reconnaissons, en traversant cette foule, la noble famille des Bareacres. Installés près de la roue du bateau, ces impertinents personnages lorgnent tout le monde et ne parlent à personne. Voilà bien leur voiture, avec ses armoiries et sa couronne ; elle est chargée de malles sur l’impériale et placée à l’avant du navire au milieu d’une douzaine d’autres semblables. Il faut un courage héroïque pour affronter cette barrière de roues, et les malheureux, relégués sur l’avant du navire, ont à peine assez d’espace pour se retourner. Il se trouvait là, aux secondes places, des enfants de Juda et d’Israël, portant avec eux leurs provisions, et assez riches pour acheter chacun tous les passagers du premier salon.

Les laquais, après s’être un peu affermis sur le navire et avoir installé leurs maîtres respectifs dans leurs cabines ou sur le pont, se réunissent en groupe et se mettent à causer tout en fumant ; les juifs se rapprochent d’eux, non sans donner un coup d’œil aux voitures. Il est facile de reconnaître la voiture de milord Mathusalem, l’équipage, le briska et le fourgon de milord Ranauer, que le propriétaire aurait avec empressement troqué contre de l’argent. Où milord avait-il pu trouver des ressources suffisantes pour subvenir aux frais de ce voyage ? Les enfants d’Israël pourraient bien nous l’apprendre, et nous dire aussi combien milord a d’argent en poche, à quel taux et qui le lui a procuré. Restait encore une voiture de voyage, très-propre, très-commode qui devint, à son tour, le sujet des investigations de ces messieurs.

« À qui cette voiture-là ? demanda l’un des laquais, qui avait des bottes à revers et des boucles d’oreille, à un autre qui avait des boucles d’oreille et des bottes à revers.

— C’est à Kirsch, je bense ; je l’ai bu tout à l’heure qui brenait des sangviches dans la boiture », dit le laquais avec un accent franco-teutonique.

Kirsch, qui était en ce moment dans le voisinage à donner des instructions mêlées de jurons polyglottes aux hommes de l’équipage, sur la manière de ranger les bagages des passagers, arriva pour mettre au fait ses confrères de l’écurie. Il leur apprit que la voiture appartenait à un nabab de Calcutta et de la Jamaïque, excessivement riche, et au service duquel il avait entrepris ce voyage. En ce moment, un tout jeune homme, qui venait d’escalader la muraille formée par les caisses et les coffres, était grimpé de là sur la voiture de lord Mathusalem et, à travers cette route périlleuse, avait fini par arriver, de voiture en voiture, jusqu’à la sienne, où il avait pénétré par la portière aux grands applaudissements des spectateurs.

« Nous allons avoir une fort belle traversée, monsieur George, dit Kirsch en lui faisant une aimable grimace et en tortillant son chapeau galonné.

— Allez au diable avec votre français, dit le jeune homme, et dites-moi plutôt où sont les biscuits ? »

Là-dessus Kirsch lui répondit en Anglais, ou tout au moins dans un idiome approchant, car bien qu’il possédât une teinture de toutes les langues, Kirsch cependant n’en possédait aucune assez bien pour pouvoir la parler avec facilité et correction.

Ce jeune homme à la voix impérative et dont l’estomac criait si fort la faim, malgré un copieux déjeuner qu’il venait de faire trois heures auparavant à Richmond, ce jeune homme, disons-nous, n’était autre que notre ami George Osborne ; son oncle Joseph, sa mère et un autre monsieur qui ne les quittait plus étaient sur le gaillard d’arrière, et tous quatre commençaient leur tournée d’été.

Jos, assis sous la tente qu’on venait de lui dresser sur le pont, se trouvait juste en face du comte de Bareacres et de sa famille, dont le moindre geste occupait toute l’attention du héros de Waterloo. Le noble couple lui parut rajeuni depuis cette fameuse année du 1815 où Jos se rappelait de les avoir vus à Bruxelles, et depuis lors, il n’en parlait plus que comme de ses intimes connaissances. Les cheveux de cette vieille marquise de Carabas, autrefois d’un noir foncé, étaient maintenant d’un blond cendré qui éblouissait l’œil, et les favoris du marquis, qui, jadis, avaient été du plus beau rouge, étaient maintenant d’un noir magnifique avec de merveilleuses gammes de nuances et de reflets étincelants. Malgré ces transformations, le noble couple attirait toute l’attention de Jos, qui, lorsqu’il avait un lord devant lui, ne voyait plus rien autre.

« Voilà des gens auxquels vous avez l’air de vous intéresser vivement, » lui dit Dobbin d’un air railleur, qui fit sourire Amélia.

Mistress Osborne portait un petit chapeau de paille avec des rubans noirs et une robe de deuil. Le mouvement du bateau, les plaisirs du voyage, en la distrayant du souvenir de ses peines, répandaient sur sa figure l’expression du contentement.

« Le beau ciel ! dit alors Emmy d’une voix émue et touchante ; j’espère que la traversée sera bonne. »

Jos fit un geste magistral, et jetant un coup d’œil dans la direction des nobles personnages qu’il avait en face de lui :

« Vous ne feriez guère attention au temps, répondit-il, si vous aviez fait les mêmes voyages que nous. »

Mais, en dépit de son tempérament aguerri aux voyages, notre ami Jos resta toute la nuit très-malade dans sa voiture, où son domestique lui administra force grogs pour le remettre.

Après une heureuse traversée, le navire aborda à Rotterdam, où nos voyageurs s’embarquèrent sur un autre paquebot qui les transporta à Cologne, et là ils prirent terre dans un état de parfaite santé. Jos Sedley ne fut pas médiocrement charmé de se voir annoncé dans les journaux de Cologne sous le titre pompeux de : Sa Seigneurie lord de Sedley.

Il avait eu, du reste, la précaution d’emporter son habit de cour avec lui, et fait tout au monde auprès de Dobbin pour que celui-ci ne négligeât point de prendre les insignes de son grade. Son intention bien formelle était de se présenter dans les cours étrangères et d’aller offrir ses devoirs aux souverains des pays qu’il devait honorer de sa visite.

Dans tous les pays où s’arrêtait la petite caravane, M. Jos s’empressait de déposer sa carte et celle du major chez le consul anglais, et on eut toutes les peines du monde à l’empêcher de mettre son chapeau à corne et à ganses d’or pour aller dîner chez le représentant de la nation britannique dans la ville libre de Judenstadt, par qui nos voyageurs avaient été invités à dîner. Jos tenait un journal exact de son voyage et y consignait, avec une scrupuleuse exactitude, les défauts ou les qualités des hôtels dans lesquels il descendait et le menu des dîners qu’il y avait pris.

Quant à Emmy, elle goûtait un bonheur pur et sans mélange ; Dobbin portait son pliant, son album, et avait toujours de l’admiration au service de ses dessins. Quelle différence pour elle, qui jusqu’alors n’avait point su ce que c’était que les éloges et l’admiration ! Assise sur le pont du navire, elle esquissait les rochers ou les châteaux qui s’étalaient sur les deux rives du fleuve, ou bien, à dos de mulet, allait visiter de vieilles forteresses en ruine, escortée de ses deux aides de camp, Georgy et Dobbin. Elle riait avec le major de la singulière figure qu’il faisait sur sa monture avec ses deux jambes pendantes de chaque côté jusqu’à terre. Le bon major servait d’interprète à la petite troupe, car il savait de la langue allemande ce qui était nécessaire à sa profession de soldat. Il refaisait, avec George, ravi de toutes ces excursions, les campagnes du Rhin et du Palatinat. Grâce à ses conversations soutenues avec meinherr Kirsch sur le siége de la voiture, maître George fit de rapides progrès dans la connaissance de l’allemand ; il parlait cette langue avec les garçons d’auberge et les postillons d’une façon qui charmait sa mère et amusait son tuteur.

Quant à M. Jos, tandis que ses compagnons se livraient à ces fatigantes excursions de l’après-midi, il allait, son dîner fini, goûter les douceurs du sommeil, ou, assis sous des berceaux de verdure dans les jardins de l’hôtel, il se chauffait aux rayons du soleil. Jardins enchantés qui bordez le noble fleuve, séjour splendide de paix et de lumière, monts orgueilleux dont la tête couronnée d’un rayon de soleil se réfléchit dans les ondes majestueuses qui baignent vos pieds, qui peut jamais vous avoir contemplés sans emporter un souvenir reconnaissant de cette splendeur et de ce calme qui récrée et repose les yeux de l’homme ?

Laissons un moment la plume et rêvons aux magnificences des bords du Rhin, qui sont pour l’âme comme la source d’une joie secrète. À cette époque, par une belle soirée d’été, les vaches descendent par troupeaux du haut des collines, mêlant leurs longs mugissements au bruit aigu de leurs clochettes ; dans le lointain, on aperçoit quelque vieille cité avec ses fossés, ses poternes et ses tours féodales, avec de vastes allées de marronniers en dehors des remparts, projetant sur l’herbe une ombre bleuâtre ; le ciel répand à la surface du fleuve ses teintes de poudre et d’or ; la lune s’élève à l’horizon, pâle et décolorée, à l’opposé des feux du couchant. Enfin, le soleil a disparu derrière ces hautes montagnes hérissées de châteaux forts ; la nuit a soudainement étendu ses voiles sur le ciel, et le fleuve s’assombrit de plus en plus. Quelques faibles lumières errantes sur les remparts s’agitent de loin en loin à la surface des eaux paisibles et majestueuses, ou bien les clartés isolées de quelque pauvre chaumière scintillent comme un feu follet à l’autre versant du fleuve.

Insensible à toutes ces merveilles, Jos se livre au sommeil ; enveloppé dans son foulard, il se met à son aise, ou bien encore il parcourt les nouvelles anglaises contenues dans les colonnes du Galignani, feuille bénie de tous les Anglais qui voyagent loin du sol natal. Du reste que Jos dormît ou non, ses amis ne s’apercevaient que fort peu de son absence.

Ce fut là qu’Emmy apprit à goûter des plaisirs jusqu’alors inconnus pour elle ; ce fut là que, pour la première fois, elle fut initiée aux merveilles de Mozart et de Cimarosa. Nous avons déjà entretenu nos lecteurs des prédilections du major pour la musique et de l’ardeur avec laquelle il se livrait à l’étude de la flûte ; mais son plus grand bonheur était de voir le ravissement que ces opéras causaient à Emmy. Un nouveau monde se révélait à elle au milieu de ces suaves et mélodieuses harmonies. Les chefs-d’œuvre de Mozart pouvaient-ils laisser insensible une âme aussi exquise et aussi délicate ? La tendresse de certains passages de Don Juan avait caressé son âme de si délicieuses émotions, que parfois elle se demandait le soir, dans le recueillement de la prière, si ce n’était point pécher que d’éprouver une si vive jouissance à entendre ces pures harmonies. Le major, aux lumières théologiques duquel elle avait recours en ces circonstances, dont l’âme était d’ailleurs si pieuse et si noble, lui disait que, pour sa part, ce bonheur intérieur, qui lui venait des chefs-d’œuvre de l’art ou de la nature, ne pouvait que lui inspirer de la reconnaissance envers Dieu ; et que, pour lui, le plaisir d’écouter de la belle musique ressemblait à celui qu’il éprouvait en contemplant les étoiles du ciel ou la végétation de la terre.

Nous prenons plaisir à nous arrêter à cette période de la vie d’Amélia, parce que ce fut pour elle une époque de joie pure et sans mélange. On a pu remarquer jusqu’ici que les nobles inspirations de son intelligence ont toujours été étouffées par le délaissement et le dédain, comme c’est, hélas ! le sort d’une femme ici-bas ; car chacune des personnes de ce sexe aimable trouvant une rivale dans toutes ses semblables, est sûre d’avance de voir traiter, avec un charitable empressement, sa réserve de gaucherie, sa candeur de sottise ; et ce silence, qui n’est qu’une protestation timide contre la malveillance de ceux qui tiennent le monde à leur discrétion, est loin de trouver grâce devant le tribunal de l’inquisition féminine.

Telle avait été à peu près jusqu’alors la société de cette pauvre et chère Emmy, qui enfin se trouvait placée en compagnie d’un galant homme. Or, c’est là une espèce plus rare qu’on ne pense, dans la société, où l’on trouve beaucoup de petits maîtres qui ont des habits de la dernière coupe, mais peu de gens qui savent unir la bonté à la générosité des sentiments, et poussent l’ignorance des petites intrigues jusqu’à la simplicité. Pour moi, si j’avais à faire une liste des gens de cette espèce, elle serait bientôt terminée. Toutefois, je mettrais d’abord en tête notre cher ami le major. Ses jambes sont démesurées, sa figure est jaune, ses lèvres minces, ce qui au premier abord forme un ensemble assez ridicule, c’est vrai ; mais il a l’esprit juste, le cœur bon, une vie irréprochable, une âme tout à la fois candide et dévouée. Sa tournure avait plus d’une fois prêté matière aux railleries des deux George, et il en était peut-être bien résulté quelque doute et quelque incertitude dans l’esprit de la petite Emmy sur la valeur et les mérites du major. Mais qui de nous n’a pas aussi ses heures de méprise ? qui de nous n’a pas maintes fois changé d’opinion sur son héros ? Emmy, dans ces jours de bonheur qu’elle goûtait maintenant, sentit ses idées se modifier singulièrement sur le compte du major.

Ce temps fut peut-être le plus heureux de la vie d’Emmy. Toutefois, qui de nous peut se faire une juste idée de son bonheur ? qui de nous peut s’arrêter et dire : « Je suis maintenant au comble de mes vœux ; je touche au faîte des félicités humaines ? » Quoi qu’il en soit, chacun de nos deux voyageurs goûtait, dans cette tournée d’été, une joie aussi complète qu’aucun des couples qui, cette année, étaient partis de l’Angleterre. Georgy ne les quittait point ; mais c’était le major qui portait le châle d’Emmy, qui prenait soin de ses affaires, dans leurs excursions vagabondes, pendant que notre jeune espiègle courait toujours en avant et grimpait sur les arbres ou les ruines des vieux châteaux. Nos deux paisibles touristes s’asseyaient sur l’herbe, et le major fumait son cigare avec un sang-froid imperturbable, tandis qu’Emmy dessinait un paysage ou de vieilles ruines. Ce fut pendant ce voyage que l’auteur de la présente histoire eut l’avantage de faire la connaissance de ses héros.

On était alors dans la charmante petite capitale du grand-duché de Poupernicle, la même ville où sir Pitt Crawley avait rempli avec tant de distinction l’office d’attaché.

Le major et sa société étaient descendus avec les domestiques à l’hôtel des Princes, le meilleur de toute la ville, et le soir, les voyageurs dînèrent à la table d’hôte. Tout le monde remarqua l’air majestueux et grave que Jos mettait à sabler ou plutôt à déguster le johannisberg qu’il avait demandé. On put aussi constater que l’enfant était doué d’un excellent appétit, et qu’il engloutissait bœuf grillé, côtelettes, salades, puddings, volailles rôties et plats sucrés avec une résolution qui faisait honneur aux mâchoires de son pays. Après avoir ainsi tenu bon devant une quinzaine de plats, il ferma la marche par l’absorption de quelques friandises, en ayant soin par prévoyance de remplir en même temps ses poches. Plusieurs des convives charmés de ses manières ouvertes et aimables l’aidèrent eux-mêmes à dévaliser les assiettes de macarons qu’il grignota en se rendant au théâtre où tous les bons et flegmatiques allemands allaient ponctuellement passer leur soirée. Sa mère, toujours en grand deuil, riait et rougissait à la fois des espiègleries de son fils pendant le dîner, sans en paraître le moins du monde fâchée. Le colonel, car notre ami Dobbin avait obtenu ce grade à peu près vers cette époque, le colonel raillait l’enfant avec le plus grand sérieux du monde et lui présentait tous les plats auxquels il n’avait point touché, en le suppliant de ne point faire jeûner ainsi son estomac et lui offrant, même si besoin était, de faire venir un supplément.

Il y avait ce soir-là représentation par ordre au théâtre grand-ducal de la cour de Poupernicle. Mme Schroeder Devrient, alors dans l’éclat de la beauté et du talent, remplissait le rôle principal dans le merveilleux opéra de Fidelio. De nos stalles d’orchestre, il nous était facile d’apercevoir nos quatre compagnons de la table d’hôte, remplissant la loge que le propriétaire de l’hôtel des Princes tenait à la disposition de ses plus riches visiteurs. Je ne pus m’empêcher de remarquer l’effet que produisirent sur mistress Osborne ces notes harmonieuses et pures auxquelles venait se joindre tout le pathétique que déployait l’actrice dans son jeu. La figure de M. Osborne brillait d’une telle expression d’admiration et de bonheur, que le petit Fripps, attaché d’ambassade, à la voix grasseyante et aux prétentions d’homme blasé, ne put s’empêcher de s’écrier :

« Vai Dieu, cela fait plaisi de voâ une femme dans de paeils tanspots d’essaltation ! »

Le lendemain on donnait une pièce de Beethoven : die Schlacht bei Vittoria (la bataille de Vittoria). Au lever du rideau, Marlborough s’avance au milieu d’un morceau d’ensemble de tous les instruments ; c’est une confusion du bruit des tambours, des notes aiguës des trompettes, du roulement de l’artillerie et des cris des mourants, qui se termine par le chant national et triomphateur du God save the King.

Il se trouvait environ une vingtaine d’Anglais dans la salle, qui, dès les premières notes de cette musique si connue et si chère, éclatèrent en applaudissements redoublés. Les jeunes gens de l’orchestre, sir John et lady Bullminster, qui étaient venus s’établir à Poupernicle pour y suivre l’éducation de leurs neuf enfants ; le gros monsieur à moustaches, le major en culotte blanche, l’enfant pour lequel il se montrait si bienveillant, la dame en noir, et jusqu’à Kirch lui-même, se levèrent électrisés par l’air national, comme pour protester de leur entier dévouement à leur chère patrie. Quant à Tapeworm, le secrétaire de l’ambassade, il monta sur son banc et se mit à saluer de tous côtés, comme si en lui se fût trouvée la personnification de tout le Royaume-Uni. Tapeworm était le neveu et l’héritier du vieux maréchal Tiptoff, dont le nom a été déjà prononcé dans cette histoire, quelque temps avant la bataille de Waterloo. Il était alors colonel du ***e, où le major Dobbin servait en qualité de capitaine, et il mourut la même année des suites de ses blessures et d’une indigestion d’œufs de pluvier. C’était ainsi que le colonel sir Michel O’Dowd, chevalier du Bain, avait été, par une faveur toute spéciale de Sa Majesté, mis à la tête dudit régiment, qui, sous sa conduite, s’était couvert d’éclat en maintes circonstances.

Tapeworm s’était rencontré avec le colonel Dobbin chez son oncle le maréchal, et il le reconnut ce soir-là au théâtre. Avec une affabilité des plus touchantes, le ministre quitta sa loge, et alla publiquement donner une poignée de main à l’ancien ami qu’il venait de retrouver.

« Bon, voilà cet enragé Tapeworm qui va promener ses gants jaunes auprès de cette jolie femme des premières, murmura Fripps entre les dents tout en suivant les mouvements de son supérieur. Il suffit qu’il y ait une jolie femme quelque part pour qu’on soit sûr de l’y voir fourrer son nez. »

Mais, en vérité, à quoi serviraient les diplomates si ce n’était à cela ?

« N’est-ce pas à mistress Dobbin que j’ai l’honneur de parler ? demanda le secrétaire avec sa plus gracieuse grimace.

— Ah ! la bonne charge ! » s’écria Georgy en étouffant de rire.

La rougeur monta au front d’Emmy et à celui du major. Que notre lecteur n’oublie pas que nous nous trouvions aux stalles, d’où il nous était facile de suivre leurs moindres mouvements.

« Voici mistress George Osborne, répondit le major, et voici son frère M. Sedley, un des fonctionnaires les plus distingués qui soient au service de la compagnie du Bengale ; permettez-moi de le présenter à Votre Seigneurie. »

Milord fit un sourire si agréable, que Jos, transporté d’aise, se sentit presque faiblir sous lui.

« Vous proposez-vous de passer quelque temps dans la principauté de Poupernicle ? demanda-t-il. L’existence y est un peu monotone ; il nous faudrait de la société. Nous ferons, du reste, tout au monde pour vous rendre ce petit réduit agréable. Ah ! monsieur, ah !… madame, j’aurai l’honneur d’aller demain à votre hôtel vous présenter mes civilités. »

En même temps il se retira en lançant un sourire et un regard semblables à la flèche que le Parthe décoche dans sa fuite, et il croyait qu’il n’en avait pas besoin de plus pour mettre mistress Osborne à sa discrétion.

La pièce terminée, les jeunes gens se mirent à parcourir les couloirs pour jeter un dernier coup d’œil aux dames, qui se disposaient à se retirer. La duchesse douairière partit dans une vieille calèche toute disloquée sur ses essieux ; elle était escortée de deux vieilles demoiselles d’honneur toutes ridées ; un vieux gentilhomme au bout du nez duquel se formaient des stalactites de tabac, l’attendait dans le vestibule avec un maintien des plus respectueux ; il avait une culotte brune, un gilet vert, et la poitrine chamarrée de décorations parmi lesquelles l’étoile et le grand cordon jaune de l’ordre de Saint-Michel de Poupernicle attiraient surtout les regards. Les tambours battirent aux champs, la garde porta les armes, et la voiture s’éloigna.

Vint ensuite le duc et la famille du duc avec les grands officiers d’État et les hauts fonctionnaires de sa maison. Il salua tout le monde d’un air fort majestueux ; tandis que la garde lui portait les armes, ses laquais en livrée écarlate et armés de torches allumées prirent les devants, et ses voitures regagnèrent le vieux château ducal dont les tourelles et les créneaux dominaient la ville. À Poupernicle tout le monde se connaît ; aussi, dès qu’une figure étrangère se montre dans le pays, le ministre des relations extérieures ou un autre fonctionnaire de moindre importance se transporte à l’hôtel des Princes pour y prendre les noms des nouveaux venus.

De notre poste d’observation, nous continuâmes à assister au défilé du théâtre. Tapeworm venait de sortir enveloppé de son manteau, qu’un chasseur gigantesque était chargé de lui tenir tout prêt partout où il allait, ce qui donnait au secrétaire une véritable tournure de Don Juan. La femme du premier ministre était montée pendant ce temps dans sa chaise à porteurs, et sa fille, la charmante Ida, venait de mettre son châle et ses claques. Nous vîmes ensuite le major qui prenait le plus grand soin à bien envelopper mistress Osborne dans son châle. M. Sedley avait un air fort imposant sous son tricorne galonné et avec sa main à demi cachée dans un immense gilet blanc qui couvrait sa poitrine.

La voiture que M. Kirsch avait eu la prévoyance d’aller chercher reconduisit la petite société à l’hôtel. Jos préféra s’en aller à pied pour fumer en chemin son cigare ; les trois autres personnes partirent donc sans M. Sedley. Kirsch suivit son maître en portant l’étui à cigares.

Comme notre intention était aussi de rentrer à pied, nous prîmes le parti d’accoster maître Jos, nous nous mîmes à causer des agréments très-réels que la localité offrait aux Anglais. On y chassait, on s’y promenait, on y dansait, car cette cour hospitalière avait pris le soin de réunir dans sa petite enceinte tous les plaisirs qui pouvaient attirer et retenir les étrangers. La société était des plus choisies, le théâtre excellent, et on y vivait à bon marché.

« Notre ministre plénipotentiaire m’a fait l’effet d’un homme fort accueillant et très-affable, nous dit notre nouvel ami ; avec un résident comme lui et un bon médecin, ce séjour doit être des plus agréables. Bien le bon soir, messieurs, je vous souhaite. »

Et là-dessus maître Jos regagna sa chambre en faisant craquer ses bottes sur les marches de l’escalier. Kirsch l’escortait tenant à la main son flambeau. Et nous nous livrâmes au sommeil avec l’espoir que cette jolie femme consentirait à passer quelque temps dans la principauté de Poupernicle.

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CHAPITRE XXXI.

Où nous nous retrouvons avec une vieille connaissance.


L’excessive politesse de lord Tapeworm produisit sur l’esprit de M. Jos la plus favorable impression, et le lendemain matin, à déjeuner, il déclara qu’à son avis Poupernicle était bien le plus charmant pays du monde. Il était toujours très-facile de saisir les finesses de Jos, et Dobbin riait en lui-même en entendant le digne fonctionnaire parler sur le ton d’un homme qui s’y connaît, du château de Tapeworm et du lignage de cette noble famille. Dobbin eut par là la preuve que son digne compagnon s’était levé de grand matin afin de consulter le Dictionnaire de la Pairie, qu’il ne quittait jamais, pas même en voyage. Jos, à ce qu’il disait, affirmait avoir déjà vu le très-honorable comte de Bagwig, le père de sa seigneurie…, à la cour… au petit lever… ; il en appelait aux souvenirs de Dob.

Le diplomate, fidèle à sa promesse, étant venu visiter nos voyageurs, et ayant fait à Jos de grands saluts et de profondes révérences, ce dernier se sentit dès lors tout porté pour lui.

Dès l’arrivée de son excellence, Jos jeta un coup d’œil à Kirsch qui, prévenu à l’avance, alla disposer une petite collation de viandes froides, de gelées et autres friandises, à laquelle le noble visiteur fut obligé de prendre part pour mettre un terme aux obsessions de Jos.

Tapeworm ne laissait échapper aucune occasion de témoigner son admiration pour les beaux yeux de mistress Osborne, dont la fraîcheur et la beauté semblaient gagner chaque jour un nouvel éclat ; aussi paraissait-il fort satisfait de toutes les invitations qui lui procuraient le moyen de venir passer quelques heures chez M. Sedley. Il lui adressa deux ou trois questions un peu gaillardes sur l’Inde et sur les jolies filles que l’on y rencontre ; il demanda à Amélia si ce bel enfant qu’elle avait avec elle était le sien, et il étonna grandement la petite femme en la complimentant de la sensation qu’elle avait produite au théâtre ; enfin il acheva la conquête de Dobbin en lui parlant des exploits en Belgique, du contingent de Poupernicle, commandé par le prince héréditaire, maintenant duc de Poupernicle.

La galanterie était, chez les Tapeworm, une vertu de famille ; aussi, leur digne représentant se persuadait-il que toutes les femmes sur lesquelles il daignait laisser tomber un regard devenaient aussitôt amoureuses de lui. Il quitta Emmy bien convaincu qu’elle était désormais fascinée par la force de son esprit et de ses séductions, et il se hâta de rentrer chez lui pour lui écrire un poulet des mieux tournés. Emmy, à vrai dire, ne se sentait nullement gagnée par l’admiration ; les grimaces, le babillage, le mouchoir parfumé, les bottes vernies et à haute tige de Tapeworm l’avaient d’abord étourdie, puis, enfin, lui avaient donné la migraine. Elle n’avait rien entendu à la moitié de ses beaux compliments. Avec le peu d’expérience qu’elle avait du monde, elle ignorait encore complétement ce que c’était qu’un homme à bonnes fortunes, et milord lui paraissait plus curieux encore qu’amusant. S’il n’excitait pas son admiration, il éveillait du moins sa surprise. Quant à Jos, il était plongé dans l’enchantement.

« Voilà un grand seigneur fort poli, disait-il. Voyez un peu jusqu’à quel point il pousse la prévenance ! Sa seigneurie n’a-t-elle pas été jusqu’à m’offrir de m’envoyer son médecin. Kirsch, vous allez de ce pas porter nos cartes chez le comte de Schlüsselback, j’aurais, ainsi que le major, un véritable plaisir à aller lui faire ma cour le plus tôt possible. Kirsch, sortez mon uniforme, nos deux uniformes, nous les mettrons pour cette visite ; c’est une marque de politesse à laquelle ne doit pas manquer un Anglais en voyage vis-à-vis du souverain dont il traverse les États, et des représentants de sa nation.

Le docteur de lord Tapeworm, M. Von Glauber, médecin ordinaire de son altesse le grand-duc, ne manqua pas de venir faire sa visite. Il n’eut pas de peine à persuader à Jos que les eaux minérales de Poupernicle et qu’un régime particulier auquel il offrait de le mettre ne pouvaient manquer de rendre au fonctionnaire du Bengale la vigueur et les roses de la jeunesse.

« Il est arifé ici, lui dit-il, l’an ternier, le chénéral Bulkeley, un chénéral anclais teux fois cros comme fou. Eh pien ! monsieu, au pou de troa moa, che l’ai renfoyé tout à fait maigre, et au pou de teux mois, il afé pu tanser afec la paronne de Glauber. »

Il n’y avait plus à hésiter, les sources, le docteur, la cour, le chargé d’affaires parlaient à son esprit avec une éloquence irrésistible. Il résolut, en conséquence, de passer l’automne dans cette délicieuse résidence. Fidèle à sa parole, le chargé d’affaires présenta Jos et le major à Victor Aurélius XVII. Ce fut le comte de Schlüsselback, maréchal du palais, qui les introduisit à l’audience du souverain.

Bientôt ils reçurent une invitation à dîner à la cour, et lorsqu’ils eurent annoncé leur intention de s’arrêter dans cette ville, les dames les plus huppées de l’endroit allèrent rendre visite à mistress Osborne, et comme chacune de ces dames, quelque pauvre qu’elle pût être, était pour le moins baronne, l’excellent Jos ne se sentait pas d’aise. Il écrivit à un de ses amis du club qu’on savait en Allemagne traiter avec les plus justes égards l’importante Compagnie des Indes ; qu’il allait apprendre à son ami le comte de Schlüsselback la manière indienne de chasser le sanglier, et qu’enfin ses augustes amis le duc et la duchesse étaient tout ce qu’il y avait de plus aimable et de plus poli au monde.

Emmy fut également présentée à cette auguste famille, et comme le deuil est contraire à l’étiquette de cour, elle se rendit au palais avec une robe en crêpe rose, une garniture de diamants au corsage et donnant le bras à son frère. La toilette lui allait si bien, que le duc et sa cour ne se lassèrent point de l’admirer. Nous ne parlons point de Dobbin, qui n’avait presque jamais vu Amélia en toilette de bal ; aussi jurait-il alors qu’on ne lui aurait pas donné plus de vingt-cinq ans.

Elle dansa une polonaise avec le major Dobbin, tandis que M. Jos avait l’honneur d’être le cavalier de la comtesse de Schlüsselback, vieille dame qui portait une touffe de plumes sur le chignon, mais qui comptait seize quartiers de noblesse et des alliances avec presque toutes les maisons royales de l’Allemagne.

Poupernicle est situé au fond d’une heureuse vallée, baignée par les eaux fertilisantes de la Rump, qui s’y déroule en mille replis tortueux avant d’aller se jeter dans le Rhin, à un endroit que je ne puis indiquer, faute d’avoir la carte sous les yeux. Dans certains points la rivière est assez forte pour supporter un bac, et dans d’autres pour faire tourner un moulin. Dans Poupernicle même, le grand et fameux Victor Aurélius XIV a construit un pont magnifique, sur lequel s’élève sa statue, entourée de naïades, qui portent les emblèmes de la victoire, des cornes d’abondance et le rameau d’olivier. Il a le pied sur la tête d’un Turc prosterné devant lui. Le prince fait aux passants un gracieux sourire et désigne de son glaive la place Aurélius, où il avait commencé à édifier un nouveau palais, qui eût été la merveille de son siècle, si ce prince magnanime avait eu l’argent nécessaire pour le terminer. Mais il ne put être achevé faute d’argent comptant. Le parc et le jardin, tombés désormais dans un état de dépérissement déplorable, pourraient contenir dix cours et dix souverains comme ceux que possède Poupernicle.

Les jardins renferment des terrasses et des bassins allégoriques pour le moins dignes de ceux de Versailles et qui exciteraient l’admiration des étrangers, s’ils n’étaient en réparation continuelle pour les conduits.

Le gouvernement est despotique, pour le plus grand bien des sujets, mais tempéré par une chambre élective ou non à volonté. Pendant tout le temps de mon séjour à Poupernicle, je n’ai point entendu dire qu’elle se fût réunie. L’armée se composait d’un fort bel état-major, mais d’un très-petit nombre de soldats ; pour la cavalerie, on compte environ trois ou quatre cavaliers qui font le service des dépêches ; chacun d’eux a un uniforme différent pour représenter les différents corps.

La noblesse se visite régulièrement. Chaque marquise, comtesse ou baronne a son jour de réception ; ce qui fait que la semaine se trouve toute remplie pour le mortel fortuné qui jouit des grandes et petites entrées dans la haute société de Poupernicle.

Malgré son peu d’étendue, la capitale de ce petit royaume a été cependant le théâtre des querelles les plus vives. La politique fait rage à Poupernicle, et les partis y sont très-ardents. Deux factions y règnent : l’une tenant pour mistress Strumpff et l’autre pour mistress Lederburg. L’une est soutenue par le ministre anglais, l’autre par le chargé d’affaires français, M. de Macabau. Du moment où notre ministre plénipotentiaire se déclarait pour mistress Strumpff, de beaucoup la meilleure chanteuse, car elle compte trois notes de plus dans la voix, il n’en fallait pas davantage pour que le ministre français se jetât dans l’autre parti et se montrât toujours en opposition avec notre envoyé.

Tout le monde dans la ville était obligé de se ranger de l’un ou de l’autre côté.

Nous avions pour nous le ministre de la maison du grand-duc, son premier écuyer, son secrétaire particulier et le précepteur du jeune prince. Le parti français se recrutait du ministre des affaires étrangères, de la femme du général en chef qui avait servi sous Napoléon, du maréchal du palais et de sa femme, qui, enchantée de suivre les modes de Paris, avait toute espèce de renseignements à ce sujet par l’entremise du courrier d’ambassade de M. de Macabau. Le secrétaire de chancellerie était un petit de Grignac malin comme Satan, et qui avait dessiné la caricature de Tapeworm sur tous les albums de la localité.

Leur quartier général et leur table d’hôte étaient à l’hôtel de l’Éléphant, qui, avec celui des Princes, composait tout ce que Poupernicle avait d’établissements en ce genre. Tout en observant en public les plus strictes convenances, ces messieurs n’avaient garde, cependant, de s’épargner les épigrammes les plus mordantes. Tels on voit des lutteurs se couvrir de meurtrissures et de plaies sans que jamais l’expression de leur figure trahisse la souffrance physique.

Tapeworm et Macabau ne manquaient jamais d’assaisonner les dépêches qu’ils adressaient à leur gouvernement, d’attaques ou de récriminations contre un odieux rival. Notre résident, par exemple, écrivait à son gouvernement les lignes suivantes :

« L’intérêt de la Grande-Bretagne, dans ce pays comme dans le reste de l’Allemagne, restera compromis aussi longtemps que l’envoyé français qui se trouve ici sera maintenu à son poste. C’est un homme infâme, abominable, qui ne recule devant aucune scélératesse, et commettrait tous les crimes pour arriver à ses fins. Par de perfides insinuations, il cherche à pervertir l’esprit de la cour à l’égard des ministres de la Grande-Bretagne ; il s’efforce de présenter la conduite de notre gouvernement sous le jour le plus atroce et le plus odieux, et il est malheureusement approuvé par un ministre dont l’ignorance est aussi notoire que son influence est fatale. »

Dans une autre correspondance on écrivait :

« M. de Tapeworm n’a rien rabattu de son arrogance britannique et de son système de dénigrement ridicule à l’égard de la plus grande nation de la terre. On l’a surpris l’autre jour à parler fort légèrement de la cour de France, et hier on l’a entendu accuser son altesse royale le duc d’Orléans, qui sait si bien ce qu’il doit à sa famille et surtout à lui-même, de conspirer contre le trône de notre auguste souverain. Il prodigue l’or à pleines mains, si par hasard ses menaces n’ont pas tout le succès qu’il en attend. À force de bassesses, il est parvenu à se faire un assez grand nombre de créatures à la cour. En résumé, Poupernicle ne peut espérer de repos, l’Allemagne de tranquillité ; la France ne peut prétendre à un légitime respect et l’Europe à la satisfaction qui lui est due, tant qu’on n’aura point commencé par écraser cette bête venimeuse. »

Que le lecteur se figure plusieurs pages écrites ainsi dans le même style. En outre, lorsque de part ou d’autre on envoyait quelque dépêche confidentielle, le contenu ne manquait jamais d’en transpirer toujours au dehors.

La saison d’hiver était à peine commencée qu’Emmy avait déjà choisi un jour de réception et se distinguait par la manière aussi gracieuse que modeste dont elle faisait les honneurs de chez elle. Elle prit un maître de français qui lui fit compliment de la pureté de son accent et de la facilité qu’elle montrait à apprendre, ce qui s’expliquait du reste par l’étude particulière qu’elle avait faite de la grammaire dans le temps où elle s’essayait à donner des leçons à George. Mme Strumpff lui donnait des leçons de chant, et Emmy s’en acquittait d’une façon si agréable et d’une voix si douce, que le major, qui avait pris un appartement en face d’elle, laissait ses fenêtres ouvertes pour entendre la leçon. Les dames allemandes, si sentimentales et si simples dans leurs goûts, se prirent d’une belle passion pour elle, et se mirent à l’appeler leur chère amie. Ces détails paraîtront peut-être minutieux et vulgaires, mais nous nous faisons un devoir de les citer, parce qu’ils se rattachent à des temps heureux. Quant au major, il était devenu l’instituteur de George ; il lisait avec lui les Commentaires de César, et lui faisait repasser les mathématiques, en supplément des leçons que lui donnait un maître particulier. Tous les soirs on allait se promener à cheval à côté de la voiture d’Emmy, trop timide pour se risquer de même, et toujours prête à pousser un cri au moindre mouvement de la monture de George. Elle causait dans un coin de la voiture avec quelque blonde Allemande, tandis que Jos faisait un somme dans l’encoignure voisine.

Jos fut atteint de sentiments fort tendres pour la comtesse Fanny de Butterbrod, douce et tendre créature dont les parchemins établissaient parfaitement les droits aux titres de chanoinesse et de comtesse, mais qui, pour tout revenu, ne possédait qu’une somme de 250 livres par an. Fanny disait, à qui voulait l’entendre, qu’elle demandait au ciel, comme le plus grand bonheur, de devenir la sœur d’Amélia.

Jos aurait pu, de cette façon, mettre sur les panneaux de sa voiture et sur son argenterie la couronne et l’écusson de la comtesse. Lorsqu’au milieu de tous ces projets, survinrent de grandes réjouissances à l’occasion du mariage du prince héréditaire de Poupernicle avec la princesse Amélie de Hombourg-Schlippen-Schloppen.

La splendeur de ces fêtes rappela les prodigalités du règne de Victor XIV. Les princes, les princesses et les grands personnages du voisinage furent invités à y prendre part. Les lits montèrent au prix fabuleux, à Poupernicle, de 3 francs par nuit, et l’armée eut peine à suffire à tous les postes d’honneur qu’il fallut établir aux portes des excellences et des altesses qui arrivaient de tous côtés. La princesse avait été épousée par procuration, à la résidence de son père, par le comte de Schlüsselbach. Quantité de tabatières furent données à cette occasion, ainsi que je l’ai appris d’un joaillier de la cour, qui, après s’être chargé de les vendre, se chargea aussi de les racheter. On envoya la plaque de l’ordre de Saint-Michel de Poupernicle à tous les grands dignitaires de la cour de la demoiselle ; tandis que les cordons et les croix de Ste-Catherine de Schlippen-Schloppen brillaient sur toutes les poitrines les plus considérables de Poupernicle. L’envoyé français reçut les deux décorations.

« Le voilà couvert de rubans comme un cheval de corbillard, disait Tapeworm, auquel, d’après les principes de son gouvernement, il était interdit de recevoir aucune décoration ; à lui les cordons, mais à nous la victoire. »

Le fait est que le parti britannique triomphait. Le parti français avait proposé une princesse de la maison de Potztausend-Donnerwerter, et aussitôt le parti anglais s’était mis en campagne pour trouver une autre alliance.

Tout le monde fut convié à ces fêtes. Des guirlandes de fleurs et des arcs de triomphe furent disposés sur la route par laquelle devait arriver la jeune mariée. De la grande fontaine de la place Saint-Michel jaillissait un vin passablement aigre, tandis que celle de la place d’Armes versait des flots de bière. Les grandes eaux jouèrent aussi pour cette solennité ; des mâts de cocagne furent dressés dans le parc et dans les jardins, et à leur sommet des montres, des couverts d’argent, et des saucisses entourées de rubans roses, provoquaient la convoitise des amateurs. Georgy, aux grands applaudissements des spectateurs, eut l’idée de grimper à l’un de ces mâts, puis ensuite il se laissa glisser avec la rapidité de l’éclair. Mais cette prouesse était uniquement pour la gloire, et il donna son saucisson à un paysan qui, ayant tenté l’ascension avant lui, se désolait au pied du mât de son peu de succès.

La chancellerie française comptait six lampions de plus que la légation britannique, mais la légation britannique avait un transparent sur lequel on voyait, à l’approche du jeune couple, la discorde prendre la fuite ; la discorde ressemblait, traits pour traits, à l’ambassadeur français ; la France eut donc le dessous, et il n’y a aucun doute pour nous que l’avancement du Tapeworm et la croix de chevalier du Bain n’aient été la récompense de cette manifestation éclatante.

Les étrangers arrivèrent en foule pour les fêtes, les Anglais ne manquèrent pas à l’appel. Il y eut des bals à la cour, bals dans tous les lieux publics ; on installa même des tapis verts pour le trente et quarante et la roulette, mais seulement pour les huit jours que durèrent les fêtes.

Georgy, qui avait toujours les poches pleines d’écus, et dont les parents étaient invités aux fêtes de la cour, se rendit au bal de la Cité en compagnie de l’interprète de son oncle, M. Kirsch. Jusqu’alors il n’avait fait que passer dans la salle de jeu de Baden où, conduit par le bon Dobbin, il n’avait été autorisé qu’au simple rôle de spectateur. Georgy était donc enchanté de pouvoir se rendre sans contrôle et sans entraves dans les salons où croupiers et spectateurs agitaient sans rien voir le râteau fatal. Des femmes étaient aussi assises à la table de jeu, mais elles portaient des masques ; c’était une licence accordée pendant ces temps de fête et de plaisir.

Une femme aux cheveux d’un blond clair, à la toilette fanée, et qui présentait, par sa couleur, un singulier contraste avec la fraîcheur qu’elle pouvait avoir eue autrefois, laissait apercevoir à travers son masque noir l’éclat étrange de ses yeux qui suivaient sur le tapis les vicissitudes du jeu, puis se reportaient sur une carte où elle marquait chaque coup avec une rigoureuse exactitude, à mesure que le croupier appelait un nombre ou une couleur ; elle n’aventurait son argent que lorsque la sortie répétée du rouge ou du noir lui faisait espérer le gain. Sa vue produisait sur ceux qui l’entouraient une singulière sensation.

Mais, en dépit de tant de soin et d’attention, le sort s’était décidé contre elle, et son dernier florin venait de disparaître sous le râteau du croupier. Au moment où celui-ci proclamait, de sa voix inexorable, la couleur et le nombre gagnants, elle poussa un soupir, haussa de blanches épaules qui déjà s’aventuraient peut-être hors de sa robe avec trop de complaisance, puis elle piqua son épingle sur sa carte et la perça à plusieurs reprises avec une sorte d’impatience fiévreuse. À ce moment elle aperçut, en levant les yeux, l’honnête figure de George, qui la contemplait d’un air tout ébahi. Que diable aussi ce petit drôle avait-il à faire dans ce repaire !

« Monsieur n’est pas joueur ? demanda-t-elle en français à l’enfant, en lui jetant à travers les ouvertures de son masque le coup d’œil fascinateur de la bête féroce prête à s’abattre sur sa proie.

— Non, madame, » répondit l’enfant dans la même langue. Mais son accent ayant trahi son origine britannique, elle reprit avec une prononciation légèrement étrangère :

« N’auriez-vous donc jamais joué ? En ce cas, rendez-moi un petit service.

— Et lequel ? » fit Georgy en rougissant de nouveau.

M. Kirsch était alors tout absorbé dans une partie de rouge et noire, et ne faisait nulle attention à ce que devenait son jeune maître.

« Jouez pour moi, je vous prie, et placez cette pièce sur un numéro, le premier qui vous passera par la tête. »

En même temps elle tirait une bourse de sa poche, y puisait une pièce d’or, la seule qui lui restât, et la mettait dans la main de l’enfant. Celui-ci fit en riant ce qu’elle lui demandait. L’enfant gagna. Ce sont là des jeux de la fortune : aux innocents les mains pleines, dit le proverbe.

« Merci, lui fit-elle en attirant l’argent à elle ; merci. Quel est votre nom ?

— Je m’appelle Osborne. » répondit George.

En même temps il plongeait les mains dans ses poches, et se disposait à tenter la fortune à ses risques et périls, lorsque le major en uniforme et Jos en marquis firent leur entrée dans la salle ; ils arrivaient du bal de la cour. D’autres personnes, trouvant que l’on s’ennuyait au château, avaient abandonné plus tôt qu’eux encore l’étiquette princière pour les plaisirs bourgeois. Quant au major et à Jos, il est probable qu’en rentrant chez eux, et en ne trouvant point le petit bonhomme, ils s’étaient aussitôt émus de son absence et avaient été à sa recherche. Le major alla droit à Georgy, le prit par le bras, et le tira brusquement à lui au moment où, sous l’empire de la tentation, l’enfant étendait déjà la main sur le tapis vert ; ensuite, en regardant autour de lui, il aperçut Kirsch occupé, à une autre table, de la manière que nous avons dite. Il se dirigea vers lui, et lui demanda comment il avait osé conduire M. George dans un pareil endroit.

« Laissez-moi tranquille, dit M. Kirsch sous la double excitation du jeu et du vin ; il faut s’amuser, parbleu ! et d’ailleurs je ne suis pas au service de monsieur. »

En voyant dans quel état maître Kirsch se trouvait, le major jugea qu’il était inutile de discuter avec lui, et il se contenta d’emmener George, après avoir demandé à Jos s’il voulait rentrer. Jos s’était mis à côté de la dame masquée, à qui la veine semblait être revenue, et qui commençait à gagner. Jos paraissait prendre un très-vif intérêt à son jeu.

« Allons, Jos, dit le major, je vous engage à rentrer avec George et moi, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

— Tout à l’heure, dit Jos, je rentrerai avec ce drôle, » continua-t-il en désignant maître Kirsch.

Les égards que l’on doit à de jeunes oreilles épargnèrent à Jos une remontrance de Dobbin, et le major partit seul avec George, laissant son ami dans le salon de jeu.

« Avez-vous joué ? demanda le major à Georgy, dès qu’ils furent hors de la salle.

— Non, répondit l’enfant.

— Donnez-moi votre parole d’honneur que vous ne jouerez de votre vie.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ? cela m’a l’air fort amusant. »

Le major lui exposa alors, avec toute l’énergie d’une profonde conviction, les motifs qui l’engageaient à lui tenir ce langage. Si, par une réserve des plus louables, le major ne s’était imposé le devoir d’écarter avec soin tout ce qui pouvait porter atteinte à la mémoire d’un ami, il aurait pu citer à Georgy les funestes résultats du jeu pour son père. Lorsqu’il fut rentré à son hôtel, le major vit s’éteindre la lumière qui se trouvait dans la petite chambre voisine d’Amélia, et peu après, celle qui se trouvait dans la chambre d’Amélia s’évanouit également, et tout rentra dans l’obscurité la plus profonde. On voit que le major était bon observateur de ce qui se passait autour de lui.

Mais revenons à Jos, qui s’était approché de la table de jeu, et derrière une haie de pointeurs considérait les vicissitudes du tapis vert. Il n’était pas joueur, mais il ne dédaignait pas les émotions que de temps à autre pouvait lui procurer ce genre de distraction. Au fond des poches du gilet dont il venait d’étaler les magnificences à la cour se trouvaient quelques napoléons. Étendant le bras par-dessus les jolies épaules de la joueuse masquée qu’il avait devant lui, il jeta une pièce d’or et gagna. Elle fit aussitôt un petit mouvement pour lui ménager une place à côté d’elle, et ramenant les plis bouffants de sa robe elle dégagea la chaise la plus voisine.

« Venez, lui dit-elle, vous me porterez bonheur. »

Elle prononça ces paroles avec un accent étranger fort différent de cette pureté de langage avec laquelle elle avait à plusieurs reprises remercié le petit Georgy du coup qu’il avait tenté en sa faveur. Le gras et majestueux Joseph jeta un coup d’œil autour de lui pour s’assurer qu’il n’était observé de personne, puis après cet examen préalable, il s’assit auprès de la belle inconnue et lui dit à demi-voix.

« En vérité, par mon âme, je suis très-bien comme cela… J’ai beaucoup de chance, allez ; et je vais vous porter bonheur. » Puis il se confondit en une suite de compliments non moins embrouillés.

« Jouez-vous gros jeu ? demanda la dame masquée.

— Je vais risquer un ou deux napoléons, fit Jos avec un air magnifique en jetant sur le tapis sa pièce d’or.

— Oui, vous pouvez jouer un napoléon comme un autre jouerait un shilling, » continua le masque avec un tel aplomb que Jos le regarda tout effaré ; le masque poursuivit avec un accent français qui émouvait le cœur : « Oh ! je le sais, vous ne jouez pas pour gagner non plus que moi. Je joue pour m’étourdir, pour oublier, mais je n’en puis venir à bout. Le temps passé, monsieur, ne peut plus s’effacer de mon cœur. Votre petit neveu est le portrait vivant de son père, et vous… vous n’êtes point changé… mais si, car tout le monde change ici-bas, tout le monde oublie. Tous les cœurs…

— Mon Dieu, à qui ai-je l’honneur de parler, murmura Jos, ne sachant plus où il en était.

— Comment, vous ne devinez pas, Joseph Sedley, dit cette femme d’une voix mélancolique, en enlevant son masque et tenant un moment son interlocuteur sous la fixité de son regard. Vous aussi vous m’avez oubliée !

— Juste ciel ! Mistress Crawley, s’écria Jos sans pouvoir revenir de sa surprise.

— Oui, Rebecca, » dit cette femme en lui prenant la main.

Et tout en le tenant ainsi sous son regard fascinateur, elle n’avait point cependant cessé de suivre les retours du jeu.

« Je suis à l’hôtel de l’Éléphant, continua-t-elle. Demandez madame Rawdon. J’ai aperçu aujourd’hui cette chère Amélia, elle est bien jolie et paraît bien heureuse ; et vous aussi, M. Jos. Hélas ! mon cher monsieur Sedley, la douleur et le chagrin ne sont plus désormais que pour moi seule. »

En même temps elle poussa son argent du rouge au noir comme par un mouvement machinal, tout en faisant semblant d’essuyer ses yeux avec un mouchoir de poche garni d’une dentelle en lambeaux.

Le rouge passa de nouveau, et elle perdit tout par ce dernier coup.

« Partons, dit-elle, et donnez-moi votre bras jusqu’à mon hôtel. Ne sommes-nous pas de vieux amis, mon cher M. Sedley ? »

M. Kirsch qui, de son côté, avait perdu tout l’argent qu’il avait sur lui, suivit de loin son maître aux clartés argentées de la lune, dont la splendeur éclipsait les derniers reflets des illuminations mourantes.



CHAPITRE XXXII.

À l’aventure.


Par un motif dont on nous saura gré, nous sommes obligé de jeter le voile sur une certaine partie de l’existence de mistress Rebecca Crawley. C’est une de ces concessions qu’il convient de faire à ce monde moral qui, sans déclarer une guerre acharnée au vice, éprouve cependant une répugnance insurmontable à l’entendre appeler par son nom. Dans la Foire aux Vanités il est des choses qui se font tous les jours, que personne n’ignore, et dont cependant on ne parle jamais, à la mode de ces sectateurs d’Arhiman, qui veulent bien adorer le diable, mais à la condition de n’en jamais prononcer le nom. Un public délicat et poli ne pourra souffrir qu’on lui présente une description du vice dans sa laideur native, tout comme une Américaine ou une Anglaise aux principes sévères et inflexibles se récriera toutes les fois que le mot culotte viendra blesser ses chastes et candides oreilles ; et cependant, madame, vous voyez chaque jour ce vêtement si indispensable se promener dans nos villes, sans que votre vue en soit autrement offusquée. Si l’on en était réduit à rougir toutes les fois qu’on le voit passer, il faudrait en ce cas disposer d’une terrible provision de pudeur. Mais heureusement votre modestie ne s’alarme, votre pudeur ne se croit outragée que lorsque ce nom est prononcé devant vous.

L’écrivain du présent récit, désirant donner la preuve de sa déférence aux susceptibilités du l’usage, ne fera voir la dépravation que sous son jour léger, coquet, aimable et séduisant, de manière à ne blesser la délicatesse de personne. Aucun de nos lecteurs ne pourrait jusqu’ici accuser Becky, qui certainement n’est pas un dragon de vertu, d’avoir froissé en rien la bienséance dans ses formes extérieures, et l’écrivain prie ses lecteurs de lui dire si jamais une seule fois il lui est arrivé de manquer aux convenances, et si dans la description de cette syrène à la voix enchanteresse, aux sourires trompeurs, aux irrésistibles séductions, aux artifices pleins de grâce et de coquetterie, nous avons fait paraître à la surface de l’eau les écailles hideuses du monstre ? Non, non ; jamais. C’est aux gens avides de pareils spectacles de plonger leurs regards dans la transparence de l’onde pour contempler à leur aise les contorsions et les replis de cette queue visqueuse et gluante qui s’enroule autour des os broyés et des cadavres palpitants de ses victimes. Mais a-t-on jamais vu paraître à la clarté du jour rien qui puisse blesser les lois les plus sévères de la décence, du goût, des bonnes mœurs ? Le Tartufe le plus cafard de la Foire aux Vanités a-t-il jamais eu le droit de crier au scandale ? Quoi ! la syrène disparaît et se plonge dans l’élément liquide pour aller se repaître de cadavres, l’eau s’agite alors et se trouble sans que l’œil le plus curieux parvienne malgré de vains efforts, à distinguer les mystères que cache cette fange. C’est bien assez de contempler ces créatures redoutables lorsque sur leur rocher elles s’accompagnent de leurs instruments et attirent par un chant qui doit donner la mort. Mais lorsqu’elles s’enfoncent et plongent dans l’élément qui les a vues naître, croyez-moi, il n’est pas bon d’examiner leurs évolutions sous-marines et d’assister à ces horribles festins, où ces anthropophages se repaissent de chair humaine et de membres en lambeaux. De même Becky a disparu à nos regards pour quelque temps. À merveille, et nous ne perdons pas grand’chose à n’avoir pas à parler de ses faits et gestes pendant cette période.

Si nous donnions le compte exact de sa vie pendant les deux années qui suivirent la catastrophe de Curzon-Street, peut-être certaines personnes auraient-elles le droit de nous accuser de manquer à la bienséance, car Becky encourut, pendant ce temps, les reproches que méritent presque toutes les personnes qui sacrifient à de vains plaisirs les nobles inspirations du cœur et du devoir, reproches encore plus légitimes lorsque cette personne est une femme dans laquelle on ne trouve ni foi, ni tendresse, ni principes. Pour ma part, je penche à croire que mistress Becky, inaccessible aux remords, se trouva pour un temps en proie à un sombre désespoir, et, prenant en quelque sorte sa personne en dégoût, n’eut plus aucun souci de sa réputation.

Ce n’est jamais du premier bond que l’on arrive au dernier degré de l’infamie et de la dégradation ; mais on y descend par une pente insensible en dépit de tous les efforts pour se retenir. C’est l’histoire du naufragé qui, cramponné longtemps à un débris du navire comme à une dernière chance de salut, sent peu à peu ses forces l’abandonner et finit par lâcher tout et se laisse aller au fond de l’abîme qui se referme sur lui.

Becky errait à l’aventure dans la ville de Londres, tandis que son mari prenait toutes ses dispositions pour se rendre au poste qui venait de lui être désigné ; elle fit, comme on n’en peut douter, plus d’une tentative pour revoir son beau-frère et réchauffer des sentiments auxquels elle s’était, en quelque sorte, acquis des droits réels auprès de lui. Un jour où sir Pitt, en compagnie de M. Wenham, se rendait à la chambre des communes, ce dernier découvrit mistress Rawdon qui, cachée sous un voile noir, faisait le guet aux abords du Palais législatif. Elle s’esquiva comme une couleuvre quand ses yeux rencontrèrent ceux de M. Wenham ; ses projets échouèrent donc en ce qui concernait le baronnet.

Peut-être aussi lady Jane y était-elle bien pour quelque chose. On nous a raconté que son mari fut tout étonné de l’énergique vigueur qu’elle déploya en cette occurrence et de la résolution avec laquelle elle se déclara contre mistress Becky. Elle engagea spontanément Rawdon à venir demeurer à Gaunt-Street jusqu’à son départ pour Coventry-Island. Dans son opinion, un pareil hôte ne pouvait manquer d’écarter Becky de sa porte. Toutes les adresses des lettres qui arrivaient pour son mari passaient rigoureusement par son inspection, dans la crainte que sa belle-sœur ne fût en correspondance avec sir Pitt. Mais pour écrire, il aurait fallu à Becky cette présence d’esprit que nous lui avons connue jadis. Or elle ne fit aucune tentative pour voir Pitt ou lui écrire chez lui, et obtempéra à ses désirs en ne lui faisant remettre de correspondance touchant ses débats matrimoniaux que par des gens d’affaire.

Le fait est que l’on n’avait rien négligé pour indisposer contre elle l’esprit de son beau-frère. Peu après l’arrivée de lord Steyne, Wenham avait eu une conférence avec le baronnet et lui avait communiqué sur mistress Becky des détails biographiques qui avaient fort étonné le député de Crawley-la-Reine. M. Wenham en savait long sur son compte ; il n’ignorait ni ce qu’était son père, ni l’année où sa mère avait débuté à l’Opéra, ni les détails de la vie antérieure de Becky et de sa conduite pendant son mariage. Comme nous sommes persuadé que la plupart de ces récits étaient accrédités par la malveillance, nous ne voulons point nous en faire ici l’écho. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que Becky avait singulièrement baissé dans l’estime de son noble parent, qui jadis la voyait avec des yeux fort prévenus en sa faveur.

Bien que les émoluments de gouverneur à Coventry-Island ne soient pas fort considérables, une partie fut mise de côté par son excellence pour servir à acquitter certaines dettes ou être placée en rentes viagères ; les charges de cette position entraînaient d’ailleurs des dépenses considérables. Après avoir établi la balance de son budget, Rawdon constitua à sa femme une rente de trois cents livres sterling, qu’il s’engageait à lui faire tenir, à la condition expresse qu’il n’entendrait plus jamais parler d’elle. Autrement il se montrerait décidé à ne point reculer devant le scandale d’une séparation judiciaire. Mais, en somme, M. Wenham, lord Steyne, Rawdon lui-même, tout le monde enfin avait intérêt à étouffer cette malheureuse affaire et à faciliter à cette femme les moyens de sortir de la Grande-Bretagne.

Ce fut sans aucun doute le tracas des arrangements avec les hommes d’affaires qui empêcha mistress Rawdon de rien faire pour son fils, ou même d’aller le voir et lui dire adieu. L’enfant était sous le patronage immédiat de son oncle et de sa tante, qui avait réussi à entrer fort avant dans la confiance et la tendresse de leur neveu. Rebecca écrivit à l’enfant une lettre datée de Boulogne ; elle l’y exhortait à bien travailler, et lui annonçait qu’elle allait visiter le continent, que là elle se proposait bien de lui écrire encore plus d’une fois ; mais une année se passa sans qu’elle donnât aucun signe de vie, et elle ne se décida à écrire que lorsque le fils de sir Pitt, après une existence maladive, mourut enfin d’une complication de rougeole et de coqueluche. La mère de Rawdon écrivit alors à son cher fils une lettre des plus tendres ; cette mort, en effet, le rendait héritier de Crawley-la-Reine, et son excellente tante, qui était déjà comme une mère pour Rawdon, reporta sur lui toute l’affection qu’elle éprouvait pour l’enfant qui venait de lui être enlevé si cruellement. Le petit Rawdon Crawley était maintenant un beau et grand garçon, et il rougit beaucoup à la réception de cette lettre.

« Ma tante Jane, lui dit-il, ma véritable mère, c’est vous, et… non pas elle. »

Il n’en répondit pas moins par une lettre fort respectueuse à mistress Rebecca, qui se trouvait alors dans un hôtel de Florence. Mais n’anticipons point sur les événements.

Dans son premier vol, l’intéressante Becky n’avait pas été s’abattre bien loin. Après avoir traversé le détroit, elle s’était arrêtée à Boulogne, asile ouvert à toutes les innocentes créatures méconnues par d’injustes concitoyens ; là, elle prit une femme de chambre et deux pièces dans un hôtel et mena une existence assez agréable en se faisant passer pour veuve. À la table d’hôte elle s’était acquis une réputation d’amabilité, et racontait à ses voisins des histoires sur son frère sir Pitt et sur les hauts personnages qu’elle connaissait à Londres. Elle avait cette parole élégante et facile dont l’effet est immanquable sur les gens d’un rang inférieur.

Au milieu de cette société de second ordre, elle passait pour une personne qu’il ne fallait point traiter comme tout le monde ; elle invitait à venir prendre le thé dans sa chambre, et partageait tout comme les autres les innocentes distractions que cette localité offre à ses visiteurs, telles que les bains de mer, les courses en char à banc, les promenades sur la plage, les parties de spectacle. Mistress Burjoice, la femme de l’imprimeur, qui était venue se fixer à l’hôtel pour la saison d’été, et auprès de laquelle M. Burjoice se rendait très-exactement le samedi soir pour passer avec elle la journée du dimanche ; mistress Burjoice chantait partout les louanges de Becky. Mais ses éloges cessèrent un beau jour où Burjoice avait montré beaucoup trop de prévenances à l’égard de Becky. Les torts, n’en doutez point, étaient du côté de mistress Burjoice, car le seul reproche qu’on pût faire à Becky, c’était de se montrer peut-être trop accueillante et trop aimable, surtout à l’égard des hommes.

On était alors dans la belle saison, à cette époque de l’année qui, pour tous les Anglais, est le signal de déserter le sol natal et de se disperser sur la surface du globe habité. Becky put, de cette manière, juger plus d’une fois de quelle façon sa conduite était appréciée dans la haute société de Londres, au milieu de laquelle elle avait été naguère introduite. Un jour qu’elle se promenait sur la jetée de Boulogne, elle se trouva face à face avec lady Tartlet et ses filles, qui contemplaient les blanches falaises d’Albion se dessinant dans le lointain sur l’azur du ciel et des eaux. À sa vue, lady Tartlet se retrancha derrière son ombrelle, et, rassemblant autour d’elle ses filles en bataillon carré, elle battit en retraite en foudroyant du regard notre pauvre Becky, qui se trouva dans un complet isolement.

Une autre fois, étant allée assister au débarquement du paquebot, un matin où il avait fait beaucoup de vent, elle s’amusait à considérer les ravages causés par le mal de mer sur la figure des passagers. Lady Hingstone se trouvait au nombre des victimes et avait énormément souffert de la traversée. Ses jambes pouvaient à peine la soutenir pour traverser la planche qui conduisait du navire à la jetée ; mais elle retrouva toute son énergie en apercevant Becky qui, sous son chapeau rond, la regardait avec un sourire impitoyable et railleur. La noble dame y répondit par un air de souverain mépris, et d’un pas résolu se dirigea vers le bâtiment de la douane, sans avoir besoin de soutien. Becky fit semblant de rire, mais je n’oserais assurer qu’elle fût au fond fort contente. Désormais repoussée de tous, en apercevant de loin les blanches falaises de l’Angleterre, elle comprenait qu’il lui était interdit pour toujours d’y rentrer.

Les hommes aussi avaient singulièrement changé dans leur manière d’agir avec elle. Grinstone lui riait au nez et la traitait avec des airs de familiarité qui lui déplaisaient fort. Le petit Bob Suckling, qui, trois mois auparavant, lui parlait toujours chapeau bas et aurait fait un mille par une pluie battante rien que pour se trouver sur le passage de sa voiture, étant un jour à causer sur la jetée avec le jeune Fitzoof, officier aux gardes, au moment où Becky passait, la salua à peine de la tête avec un petit air de connaissance et sans se déranger le moins du monde de sa conversation. Tom Raikes eut l’impertinence de se présenter chez elle avec un cigare à la bouche ; elle lui ferma, il est vrai, la porte au nez, et si elle eut un regret, ce fut de ne pas lui avoir pris les doigts dans les battants. C’est ainsi que le vide se faisait de plus en plus autour de Becky.

« S’il avait été ici, se disait-elle, ces lâches n’auraient jamais osé m’insulter. »

Elle se mettait alors à penser avec une tristesse mêlée de regrets à l’honnête homme confiant et fidèle, de la part duquel elle avait toujours trouvé une soumission absolue, une humeur des plus égales, un dévouement sans bornes, et sans doute alors elle se mettait à pleurer, car ces jours-là sa figure était plus animée et plus rouge que de coutume quand elle descendait pour le dîner.

Les outrages du sexe le plus noble ne lui étaient peut-être pas encore aussi intolérables que la sympathie qu’affectaient certaines femmes à son égard. Deux de ces créatures qu’elle avait dédaignées à Londres, en traversant Boulogne, vinrent lui faire leurs compliments de condoléance, et prirent avec elle des airs protecteurs qui lui causèrent un accès de rage. Ces dames, après l’avoir embrassée, la quittèrent en souriant, et elle entendit le colonel Hornby, leur cavalier servant, pousser sur l’escalier des éclats de rire dont il n’était que trop facile de comprendre le sens.

Après cette visite, Becky qui avait exactement payé sa note de chaque semaine, qui était d’une politesse exquise avec la maîtresse de l’hôtel, et qui, par tous les moyens, s’était efforcée de se faire bien venir des gens de service, Becky eut la douleur et l’affront d’entendre le maître de la maison l’engager à chercher un autre logement, vu qu’il lui était impossible de la recevoir dans un hôtel fréquenté par des femmes honnêtes ; elle se vit donc réduite à prendre gîte ailleurs et à s’ensevelir dans un isolement qui lui devenait de plus en plus odieux.

En dépit de tous ces rebuts, elle essaya toutefois de se faire une réputation et d’avoir raison de la médisance. Elle se rendit à l’église exactement, y chanta plus haut que personne, se mit à la tête d’une bonne œuvre pour les veuves et les matelots naufragés, donna des dessins et des broderies pour la mission de Quashyboo ; fut dame patronesse de plusieurs œuvres charitables et renonça complétement à la valse. En un mot, elle se couvrit des dehors les plus respectables, et c’est précisément le motif qui nous engage à nous arrêter plus longtemps sur cette partie de sa vie, car les autres ne seraient peut-être pas aussi bonnes à rapporter. Mais les sourires des uns, les airs de mépris des autres ne lui échappaient pas, et cependant vous n’auriez pu deviner à l’expression de ses traits quels étaient ses supplices intérieurs.

Sa vie, du reste, était un mystère, les opinions à ce sujet étaient partagées. Parmi cette espèce de gens qui trouvent toujours du plaisir à se mêler des affaires d’autrui, les uns déclaraient qu’elle était coupable, tandis que les autres la proclamaient aussi blanche qu’un agneau et rejetaient tous les torts sur son affreux mari. Elle s’était fait plus d’un partisan par les larmes abondantes qu’elle versait toutes les fois qu’il était question de son enfant, par le luxe de douleur qu’elle étalait toutes les fois que ce nom revenait dans la conversation ou qu’elle voyait quelqu’un lui témoigner de la sympathie à ce sujet. C’est ainsi qu’elle avait gagné le cœur de la bonne mistress Alderney qui tenait le sceptre dans la société anglaise de Boulogne et qui donnait à elle seule plus de bals et de dîners que toutes les autorités réunies. Pour cela il lui avait suffi de répandre des larmes lorsque le petit Alderney, pensionnaire du docteur Swishtail, était venu passer ses jours de congé auprès de sa mère.

« Mon Rawdon a le même âge, et je crois l’avoir sous les yeux, » avait dit Becky en étouffant ces dernières paroles dans un soupir.

Or, il y avait tout simplement cinq années de différence et les deux enfants se ressemblaient tout autant que l’aimable lecteur à son très-humble et très-obéissant serviteur. Mais Wenham étant venu à passer par Boulogne, pour aller rejoindre lord Steyne, renversa tout cet échafaudage sentimental. Il apprit à mistress Alderney comme quoi il pouvait lui dépeindre le petit Rawdon beaucoup mieux que sa mère qui le détestait au vu et su de tout le monde, et avait toujours cherché à le voir le moins possible. Il lui dit que le petit Rawdon n’avait que neuf ans ; qu’il était blond tandis qu’Alderney était brun, et enfin il laissa à l’excellente dame le regret d’une sympathie mal employée.

Partout où Becky portait ses pas errants elle réussissait ainsi, à force de peine et de travail, à gagner les bonnes grâces de tout son entourage ; puis arrivait quelqu’un qui, d’un mot, faisait évanouir cette bienveillance si péniblement acquise, et il fallait aller recommencer ailleurs la même besogne. C’était là une existence bien pénible et bien dure qui, montrant à Becky l’étendue de l’abandon où elle se trouvait, la poussait peu à peu au désespoir.

Une certaine mistress Newbright prit pendant quelque temps parti pour elle. Elle avait été séduite par la douceur de son chant dans les cantiques chantés à l’église et par la profondeur de ses vues sur quelques points d’une haute gravité, dans lesquels mistress Becky avait acquis une certaine force lors de son premier séjour à Crawley-la-Reine. Non-seulement elle avait lu mais encore étudié certaines brochures dogmatiques ; elle faisait, en outre, des gilets de flanelle pour les sauvages de Quashyboo, des bonnets de coton pour les Indiens de Cocoanut ; elle peignait des écrans pour l’œuvre de la conversion du pape et des juifs, et assistait à tous les sermons et à tous les offices de sa chapelle ; mais, hélas ! tant de zèle devait finir par être sans résultats pour elle. Mistress Newbright ayant eu occasion de correspondre avec la comtesse de Southdown, au sujet de la fondation de la société de la Bassinoire, pour la conversion des insulaires de Freejoe, elle reçut, à propos de certains éloges qu’elle donnait dans une lettre de sa chère amie mistress Rawdon Crawley, une réponse de la comtesse douairière, où celle-ci lui communiqua des détails qui firent cesser toute espèce de rapports entre mistress Newbright et mistress Crawley. Toutes les personnes graves de Tours, — ce fut là que Becky eut à essuyer ces désagréments ! — évitèrent dès lors comme la peste la société de cette réprouvée.

Nulle part Becky ne réussissait à former un établissement durable. Ses efforts avaient toujours le même et triste sort. De Boulogne, elle avait été à Dieppe, de Dieppe à Caen, de Caen à Tours. Partout elle avait tenté de s’entourer de considération, et partout il lui avait fallu un beau matin déguerpir et prendre la fuite devant les vautours acharnés à sa ruine.

Au milieu de ses courses aventureuses, Becky avait fait la connaissance d’une certaine mistress Hook Eagles, qui jouissait d’une réputation irréprochable et d’une maison dans Portman-Square. Elle habitait un hôtel de Dieppe au moment où Becky était venue y chercher un refuge. Ce fut à la mer que ces deux dames se virent pour la première fois. Après avoir nagé côte à côte, elles se retrouvèrent dans la même position à la table d’hôte de l’hôtel. Comme tout le monde, mistress Eagles avait entendu parler de l’affaire de lord Steyne, et en cela elle en était au même point que tout le monde. Mais à la suite d’une conversation avec Becky, elle déclara que mistress Crawley était un ange, son mari un gredin, lord Steyne un vieux débauché, sans foi ni loi, comme c’était, du reste, connu de tout le monde, et qu’enfin toute cette affaire n’était qu’une infâme conspiration de ce traître de Wenham contre l’innocence et la vertu de mistress Crawley.

« Si vous aviez pour deux liards de cœur, monsieur Eagles, disait-elle à son mari, vous tiendriez une paire de soufflets toute prête pour ce drôle la première fois que vous le rencontreriez au club. »

Mais M. Eagles était déjà d’un certain âge et d’une humeur peu belliqueuse ; par état mari de mistress Eagles, par goût géologue, et d’une taille peu pyramidale, il ne voulait prendre qui que ce fût par les oreilles.

Mistress Eagles, après avoir ainsi placé mistress Rawdon sous sa haute protection, voulut qu’elle l’accompagnât à Paris et se fâcha contre la femme de l’ambassadeur, qui refusait de recevoir sa protégée ; en un mot elle ne négligea rien de ce qui était humainement possible pour attirer à Becky tout la respect que mérite une personne vertueuse.

Becky eut pendant quelque temps la tournure d’une personne fort rangée et fort respectable ; mais cette nécessité d’observer si rigoureusement les convenances lui devint bientôt d’un ennui mortel. Les journées se ressemblaient avec une monotonie désespérante : c’était un bien-être fastidieux à force de régularité ; chaque jour, même promenade en voiture dans le même bois, aux environs de Boulogne ; même société tous les soirs ; même sermon de Blair tous les dimanches : on eût dit une comédie qu’on s’empressait de recommencer sitôt qu’elle était finie. Becky en avait par-dessus la tête. Par bonheur, arriva de Cambridge le jeune Eagles ; mais sa mère s’étant bientôt aperçue de l’impression produite sur lui par sa jeune amie, notifia à Becky que rien désormais ne la retenait plus.

Elle songea alors à tenir une maison avec une autre personne de son sexe ; mais leur temps se passa à se quereller ou à faire des dettes. Puis ensuite Becky essaya de la pension bourgeoise ; elle entra dans la fameuse maison tenue par Mme de Saint-Amour, rue Royale, à Paris ; et là elle commença à faire l’essai de ses grâces et de leur puissance séductrice sur les dandys un peu râpés et les beautés équivoques qui fréquentaient les salons de la maîtresse de la maison. Becky aimait la société ; elle en avait besoin à tout prix, comme un fumeur d’opium ne peut se passer de sa pipe, et en somme elle fut assez satisfaite du temps qui s’écoula pour elle dans cette pension bourgeoise.

Pendant quelque temps, Becky sut obtenir le sceptre dans les salons de la comtesse. Mais à la fin, ses anciens créanciers de 1815, ayant sans doute découvert son gîte, la forcèrent de quitter Paris, et la pauvre créature n’eut que tout juste le temps de se diriger en toute hâte sur Bruxelles.

Elle avait conservé de cette ville un souvenir parfaitement exact ; elle ne put retenir un sourire de satisfaction en se retrouvant à l’entre-sol jadis occupé par elle et d’où elle avait pu contempler la famille Bareacres demandant à grands cris des chevaux pour fuir tandis que la voiture restait stationnaire sous la porte cochère de l’hôtel. Elle visita Waterloo et Lacken, et, reconnaissant dans ce dernier endroit le monument élevé à George Osborne, elle s’amusa à en prendre une esquisse.

« Ce pauvre Cupidon, murmura-t-elle tout bas, il m’aimait à en mourir. Cette tête-là n’était pas sans un grain de folie. Et la pauvre Emmy, est-elle encore de ce monde ? C’était là une bonne petite créature. Je n’oublierai jamais son gros gaillard de frère ; je crois avoir quelque part, dans mes papiers, la caricature de sa grosse personne. En somme, c’étaient d’assez braves gens, mais un peu naïfs. »

Becky arrivait à Bruxelles recommandée par Mme de Saint-Amour à son amie, la comtesse de Borodino, veuve d’un général de Napoléon, le fameux comte de Borodino, auquel son illustre maître n’avait laissé en mourant d’autres ressources que la table d’hôte et l’écarté. Des élégants de bas étage, des roués de second ordre, des veuves qui n’ont jamais eu de maris, des Anglais qui se figurent avec leur candeur native que ces salons leur représentent la meilleure société du continent et se font un plaisir d’y dépenser leur argent, tel était le personnel qui garnissait la table d’hôte de Mme Borodino. De jeunes dupes régalaient tour à tour la compagnie de vin de Champagne, allaient au bois avec ces dames, louaient des voitures pour les parties de campagne et des loges à l’Opéra pour la soirée, puis se pressaient au-dessus de ces blanches épaules, pour parier autour des tables d’écarté, et écrivaient à leurs parents des lettres où ils se félicitaient d’avoir leur entrée dans les maisons les plus distinguées de la capitale.

Là, aussi bien qu’à Paris, Becky était l’âme de toutes ces fêtes et charmait les maisons où elle allait. Elle acceptait le champagne, les promenades à la campagne, les bouquets, les loges au théâtre, mais ce qu’elle mettait au-dessus de tout, c’était le jeu, et elle s’y livrait avec une folle audace. Elle risqua d’abord une mise fort modeste, puis vint ensuite la pièce de cinq francs, puis les napoléons puis les billets de banque. Si parfois elle se sentait gênée pour payer ses mois de pension, elle s’adressait à quelque jeune homme qui lui prêtait de l’argent, et lorsqu’elle se trouvait en fonds elle traitait avec la dernière insolence mistress Borodino que la veille elle avait cherché à amadouer par ses cajoleries. Il y avait des jours où elle n’aventurait que dix sous sur le tapis, c’est qu’alors ses finances étaient à sec ; d’autres fois au contraire, elle risquait tout un quartier de ses revenus et se disait toute prête à s’acquitter envers Mme Borodino. Ces jours-là elle aurait tenu contre tous les chevaliers d’industrie de la terre.

Un beau jour, Becky quitta Bruxelles, devant, il faut bien le dire, trois mois de pension à Mme de Borodino, qui, pour s’en venger, ne manquait jamais de raconter à tout Anglais qui venait chez elle quel était l’amour de Becky pour le jeu et la boisson ; par quelle habile comédie elle avait su soutirer de l’argent à M. Muff, ministre de l’Église réformée ; les audiences particulières qu’elle avait données dans sa chambre à milord Noodle, fils de sir Noodle et élève de M. Muff, et enfin cent autres coquineries au courant desquelles la comtesse de Borodino ne manquait pas de mettre ses visiteurs.

C’est ainsi que notre voyageuse promenait sa tente à travers les différentes capitales de l’Europe, et menait une existence aussi vagabonde que celle d’Ulysse ou du Juif-Errant. Ses dispositions à l’intrigue ne faisaient chaque jour que croître et embellir, et elle devint bientôt une vraie bohémienne dans toute la force du terme, ne fréquentant plus que les gens dont la réputation ne répand pas précisément un parfum d’honnêteté.

Il n’existe point de ville un peu importante en Europe, où les industriels anglais n’aient établi une succursale, et dont le public ne puisse voir les noms affichés dans la cour du shériff. Ce sont souvent des jeunes gens de très-bonne famille répudiés par leur famille, vrais piliers d’estaminets et maquignons ambulants, sous les auspices desquels ont lieu les courses de chevaux à l’étranger, et s’ouvrent les maisons de jeu. C’est parmi cette espèce de gens que se recrute surtout la population des prisons pour dettes. Ils aiment le vin et le tapage, les duels et les rixes ; et quelque beau matin on apprend qu’ils ont disparu sans avoir payé leur note. Au jeu ils se feraient scrupule de ne point tricher ; lorsqu’ils ont plumé quelque innocent pigeon, on les voit s’étaler à Baden-Baden dans d’élégantes briskas ; ont-ils la poche vide, on les aperçoit rôdant avec un air piteux et des habits râpés autour des tables de jeu, jusqu’au moment où ils parviennent à glisser une fausse lettre de change à quelque juif avide ou à dépouiller une nouvelle dupe. Ces alternatives de grandeur et de misère présentent de singulières bizarreries. C’est une vie de fièvre continuelle et parfaitement conforme, du reste, aux goûts et aux dispositions de Becky. Elle errait ainsi de ville en ville, s’adressant partout à ces sociétés de bohémiens. Dans toutes les maisons de jeu de l’Allemagne, le bonheur de Mme de Rawdon était devenu proverbial ; avec Mme de Cruche-Cassée elle ouvrit une maison à Florence, et l’un de mes amis, M. Frédéric Pigeon, me raconta que, chez elle, à Lausanne, après s’être grisé à un souper, il avait perdu huit cents louis contre le major Loder et l’honorable M. Deuceace. Nous sommes obligé d’esquisser rapidement la biographie de Becky, mais à en juger par ces traits rassemblés au hasard, moins on en dira et mieux cela vaudra.

Quand la fortune tenait mistress Rebecca au bas de la roue, elle avait alors recours aux concerts et aux leçons de musique. Une matinée musicale fut donnée à Wildbad par une certaine Mme Rawdon, avec le concours du premier pianiste de l’hospodar de Valachie, M. Spoft. Mon jeune ami, M. Eaves, qui connaît tout ce monde et a visité tous les pays, m’a affirmé qu’étant à Strasbourg, en 1830, il assista aux débuts d’une Mme Rebecque dans l’opéra de la Dame blanche, et que son apparition sur le théâtre souleva une épouvantable tempête. Elle fut sifflée à outrance par toute la salle, en partie pour son peu d’habitude de la scène et en partie à cause des sympathies maladroites que lui avaient témoignées de l’orchestre quelques officiers de la garnison. Eaves était certainement convaincu que l’infortunée débutante n’était autre que la malheureuse Rawdon-Crawley.

Elle en était ainsi réduite à l’état de ces êtres nomades pour qui la vie s’écoule au jour le jour. Dès qu’elle avait de l’argent, elle le jouait ; quand elle l’avait joué, elle ne reculait devant aucun expédient pour s’en procurer, et Dieu sait par quels moyens elle y parvenait ! On la vit quelque temps à Saint-Pétersbourg, mais elle reçut bientôt un ordre de la police de quitter cette capitale, ce qui prouve la fausseté de la chronique qui, plus tard, la représente comme résidant à Tœplitz et à Vienne, en qualité d’espion de la Russie. On m’a raconté aussi qu’à Paris, elle retrouva une de ses parentes, sa grand’mère maternelle, qui, loin d’être une Montmorency, remplissait les fonctions d’ouvreuse de loges dans l’un des plus crasseux théâtres des boulevards.

Leur entrevue, comme me l’ont donné à entendre des témoins oculaires, fut très-touchante et très-pathétique ; mais les détails à ce sujet n’ont point un caractère assez authentique pour que l’historien se hasarde à les répéter.

Il arriva qu’à Rome, mistress Rawdon eut à toucher un semestre de sa pension chez le principal banquier de la ville, et comme tous ceux qui avaient chez ce prince des usuriers un compte ouvert de plus de cinq cents scudi étaient invités au bal qu’il donnait pendant l’hiver, Rebecca reçut une invitation et parut à l’une des splendides soirées du prince et de la princesse Polonia. La princesse était de la maison des Pompili, qui descendent en ligne directe du second roi de Rome et d’Egerie de la maison d’Olympus. Le grand-père du prince Alexandre Polonia vendait des pains de savons, des essences, du tabac, des mouchoirs de poche, se chargeait de maintes commissions délicates moyennant salaire et prêtait de l’argent à la petite semaine. Toute la haute société de Rome se pressait dans ses salons. Princes, ducs, ambassadeurs, artistes, vieux ou jeunes gens de tout rang et de toutes conditions, tout le monde y accourait. Des flots de lumière éclairaient ses somptueux portiques ; les murs étaient couverts de boiseries dorées et de toiles d’une authenticité suspecte. Une vaste couronne d’or surmontait l’écusson princier du propriétaire. Un énorme champignon d’or sur champ de gueule avec une fontaine d’argent représentant les armes de la famille Pompili, brillait à tous les chambranles des portes et sur toutes les boiseries, et enfin sur le dais qui ombrageait l’estrade tapissée de velours et destinée à recevoir les papes et les empereurs.

Becky était arrivée par la diligence de Florence et était descendue dans un hôtel d’une apparence fort mesquine ; elle reçut néanmoins une invitation pour la fête du prince Polonia. Sa femme de chambre l’habilla avec un soin tout particulier ; puis Becky se rendit à ce bal au bras du major Loder, en compagnie duquel elle voyageait alors. C’était le même major qui, l’année suivante, tua en duel le prince de Ravioli à Naples, et fut roué à coups de canne par sir John Buckskin pour avoir mis par mégarde, en jouant à l’écarté, quatre rois dans son chapeau en sus de ceux qui se trouvaient dans le jeu. Ces deux honnêtes personnes se rendirent donc ensemble au bal, et Becky y reconnut une foule de visages qu’elle avait rencontrés dans des temps plus heureux, alors que, sans être plus vertueuse, elle jouissait du moins de la réputation qui s’attache à cette qualité. Le major Loder y retrouva une foule d’étrangers à la mine équivoque, aux moustaches effilées, portant à la boutonnière des rubans froissés et fanés, et laissant voir le moins de linge possible. Quant aux Anglais, ils se détournaient à l’approche du major. Becky y rencontra aussi quelques dames de sa connaissance : des veuves françaises, des comtesses italiennes d’une provenance douteuse, victimes, comme toujours, des brutalités de leurs maris.

Pour nous, qui fréquentons la meilleure compagnie de la Foire aux vanités, quittons vite cet égout où s’agite tout ce que ce bas monde renferme de plus impur. Jouons, si nous y trouvons du plaisir, mais que ce soit au moins avec des cartes propres et non avec des cartes grasses. Mais, hélas ! il suffit d’avoir un peu voyagé pour s’être trouvé en présence de quelques-uns de ces escrocs qui portent les couleurs du roi, montrent une commission parfaitement en règle, et font profession de dévaliser leurs semblables jusqu’au moment où, sans autre forme de procès, on les prend à quelque coin de rue.

Becky, toujours au bras du major Loder, parcourait les salons du prince Polonia, et figurait d’une manière fort méritante dans les nombreux assauts donnés au buffet et au champagne par une armée irrégulière d’avides invités. Quand notre couple se sentit suffisamment rafraîchi, il dirigea ses pas vers un petit salon de velours rose, où venait aboutir cette longue suite d’appartements. Là, au milieu de la pièce, on voyait la statue de Vénus, mille fois répétée par les glaces de Venise qui garnissaient les lambris. Le prince avait fait servir dans cette pièce un petit souper fin pour les hôtes qu’il honorait d’une distinction particulière. Parmi ces convives d’élite assis à cette table privilégiée se trouvait lord Steyne. Becky l’eut bien vite reconnu.

La blessure faite par la broche avait laissé une cicatrice rougeâtre sur ce front lisse et blanc ; les favoris d’un rouge clair avaient reçu une teinte plus foncée, ce qui ajoutait encore à la pâleur de sa figure. Il portait son collier, ses ordres, son ruban bleu et sa jarretière. C’était le plus important personnage de la réunion, bien qu’on y comptât cependant un duc régnant et une Altesse royale. Sa Seigneurie avait à côté d’elle la belle comtesse de Belladonna, dont le mari, le comte Paolo della Belladonna, célèbre par ses collections entomologiques, était en ce moment en mission auprès de l’empereur de Maroc.

Becky, en apercevant l’illustre tête à laquelle se rattachaient tant de souvenirs, dut être plus vivement choquée de la vulgarité du major Loder, et de l’odeur infecte de tabac que répandait le capitaine Rook. Elle chercha sans doute à retrouver les grands airs, à reprendre les allures et les sentiments qu’elle étalait avec tant de supériorité dans sa petite maison de May-Fair.

« Cette femme paraît sotte et capricieuse, pensa-t-elle tout bas ; je suis sûre qu’elle ne sait comment s’y prendre pour le distraire ; il doit en avoir déjà par-dessus la tête, ce qui ne lui est jamais arrivé avec moi ! »

La crainte, l’espoir, les souvenirs firent battre ce petit cœur, et Becky, avec des yeux où brillait un éclat surnaturel augmenté encore par le rouge qui entourait sa paupière, contemplait fixement le noble personnage auquel ses plaques réservées pour les grandes occasions, donnaient encore une nouvelle majesté. Comment ne pas admirer ces manières faciles et pleines d’une familiarité imposante ? Ah ! c’était bien là le type du grand seigneur à l’esprit pétillant, à la conversation aimable, aux manières empreintes d’une exquise distinction ; et pour le remplacer, elle avait un troupier qui puait le cigare et l’eau-de-vie ; un capitaine Rook, dont les bons mots sentaient l’écurie, qui ne parlait que courses et que chevaux, et autres sujets de la même espèce.

« Je voudrais bien savoir s’il me reconnaîtrait, » pensait Rebecca en elle-même.

Au même instant, lord Steyne, qui causait avec une grande dame placée à ses côtés, leva les yeux et aperçut Becky. Ses jambes tremblèrent sous elle à la rencontre de leurs yeux ; toutefois, elle eut assez d’empire sur elle-même pour adresser au noble lord un de ses plus gracieux sourires accompagné d’un petit salut bien timide et bien suppliant. Pendant une minute, lord Steyne la regarda d’un œil tout effaré, et il resta les yeux fixes et la bouche béante, comme Macbeth à la vue du spectre de Banquo, jusqu’au moment où l’affreux major Loder entraîna Becky d’un autre côté.

« Gagnons le souper, lui avait dit son cavalier ; à voir manger tous ces gros personnages, cela donne appétit. Dépêchons-nous d’aller dire un mot au champagne du gouverneur. »

Becky trouvait que le major lui en avait déjà dit beaucoup trop long.

Le lendemain, elle alla se promener au Corso, ce rendez-vous des oisifs de Rome, espérant y retrouver lord Steyne ; mais elle n’y vit que M. Fenouil, l’homme de confiance de Sa Seigneurie qui, l’abordant avec un salut assez familier, lui adressa les paroles suivantes :

« Je savais, madame, vous trouver ici ; car je vous suis depuis le moment où vous avez quitté votre hôtel, et j’ai à vous faire une communication qui vous intéresse.

— De la part du marquis de Steyne ? demanda Becky en s’efforçant de prendre un air de dignité qui déguisait mal l’agitation où la jetaient la crainte et l’espérance.

— Non, reprit l’homme de service, mais de ma part. Le climat de Rome est un climat fort malsain.

— Oh ! pas encore, monsieur Fenouil ; attendez à Pâques pour cela.

— Je vous répète, madame, qu’il est des gens auxquels il ne convient en aucune saison ; il y règne une mal’aria dont le souffle empoisonné fait des victimes en tout temps. Moi, je vous ai toujours considérée comme une brave femme, et, parole d’honneur, je serais fâché qu’il vous arrivât malheur. Vous voilà avertie ; c’est à vous maintenant de quitter Rome, à moins que vous ne soyez fatiguée de la vie. »

Becky s’efforçait de rire, mais elle était au comble de la rage et de la fureur.

« Vous plaisantez, monsieur Fenouil… On irait assassiner une pauvre femme ; voilà qui ressemble fort à du roman. Milord Steyne a donc des bravi pour cochers et des stylets plein ses voitures ? Je reste, entendez-vous ? ne serait-ce que pour le faire enrager, et, d’ailleurs, j’ai plus d’un défenseur. »

M. Fenouil se mit à rire à son tour.

« Des défenseurs ! et qui donc ? le major ? le capitaine ? tous ces chevaliers du tapis vert qui forment le cortége obligé de madame et qui, pour cent louis, se chargeraient de la débarrasser du fardeau de la vie. Nous en savons fort long sur le major Loder, qui n’est pas plus major que je ne suis marquis, et, au besoin, l’on pourrait l’envoyer aux galères. Allez, allez, nous sommes bien informés, et nous avons des amis partout. Nous savons parfaitement vos rencontres de Paris, et quelle parenté vous y avez retrouvée. Madame a beau ouvrir de grands yeux, c’est comme j’ai l’honneur de le dire. Comment se fait-il qu’aucun de nos ambassadeurs sur le continent n’ait consenti à recevoir madame, c’est qu’elle a offensé quelqu’un qui ne lui pardonnera jamais, et dont la fureur s’est réveillée à son aspect. La nuit dernière, en rentrant chez lui, milord était dans une agitation qui tenait de la démence ; Mme de Belladonna lui a fait une scène à cause de vous ; jamais on ne l’avait vue dans un pareil accès de fureur.

— C’est pour le compte de Mme de Belladonna que vous faites alors cette démarche, dit Becky se remettant un peu du trouble où l’avait jetée cette conversation.

— Nullement ; elle n’est pour rien dans tout ceci. La jalousie est son état normal, et, puisqu’il faut vous le dire, c’est de la part de monseigneur. Vous auriez le plus grand tort de vous montrer à lui ; et si vous restez ici, vous pourrez bien vous en repentir. Rappelez-vous le conseil que je viens de vous donner ; partez vite. Mais voici la voiture de milord… »

En même temps, M. Fenouil, saisissant Becky par le bras, l’entraîna dans une autre allée du jardin, au moment où la voiture de milord Steyne, toute chargée d’armes et de devises, débouchait comme un ouragan à l’entrée de l’avenue, traînée par des chevaux du plus grand prix. Mme de Belladonna était assise dans le fond de la voiture ; elle avait un air sombre et maussade, portait un king-Charles sur ses genoux, et s’abritait derrière une ombrelle blanche. Lord Steyne était étendu à côté d’elle, la face livide et les yeux à moitié morts. La haine, la colère, le désir, pouvaient de temps à autre leur rendre un éclat passager, mais d’ordinaire ils semblaient éteints et fermés pour un monde dont ce vieux débauché avait épuisé tous les plaisirs et toutes les illusions.

« Son Excellence n’est pas encore remise de la crise de cette nuit, » murmura M. Fenouil à l’oreille de mistress Crawley, tandis que la voiture disparaissait dans un tourbillon de poussière.

Et alors seulement elle sortit de derrière les buissons qui l’avaient dérobée aux regards du noble lord.

— Tant mieux, » pensa Becky qui prit cela comme consolation.

Milord nourrissait-il en réalité des projets d’assassinat contre mistress Rawdon, ainsi que M. Fenouil le lui avait donné à entendre, ou avait-il seulement mission de l’effrayer pour la forcer à quitter la ville où Sa Seigneurie se proposait de passer l’hiver et où elle n’eût pas été bien aise de se retrouver face à face avec son ancienne connaissance, c’est là un point qui n’a jamais été fort bien éclairci. En ce qui concerne ce digne serviteur, nous dirons seulement qu’après la mort de son maître il retourna dans son pays natal, où il vécut respecté de tous jusqu’à la fin de ses jours sous le titre de baron Finelli qu’il avait acheté de son souverain. Quant à Becky, cette menace eut tout l’effet qu’on en attendait, si l’on cherchait seulement à se délivrer par là de la présence de cette petite aventurière.

Pour ce qui est du marquis de Steyne, chacun sait la triste fin de ce noble personnage, qui succomba à Naples, deux mois après la révolution de 1830. On lisait à ce propos dans les journaux : « L’honorable George Gustave, marquis de Steyne, comte de Gaunt-Castle, pair d’Irlande, vicomte d’Hellborough, baron de Pitobley et de Grilleby, chevalier de l’ordre de la Jarretière, de la Toison d’or d’Espagne, de l’ordre russe de Saint-Nicolas de première classe, de l’ordre turc du Croissant ; premier lord du cabinet des poudres, valet de chambre ordinaire de Sa Majesté britannique, colonel du régiment de Gaunt, conservateur du Musée britannique, administrateur du collége de la Trinité, gouverneur de Grey-Friars, est mort de la douleur que lui a causée le triomphe de la faction orléaniste. »

Cette éloquente énumération de titres parut successivement dans tous les journaux de la semaine où l’on fit les plus pompeux éloges de ses vertus, de sa libéralité, de ses talents, de bonnes actions. Son corps fut enseveli à Naples et son cœur, qui n’avait jamais battu que pour de nobles et généreuses inspirations, fut transporté à Castle-Gaunt dans une urne d’argent.

« Les arts et les malheureux, écrivit M. Wagg, ont perdu en lui un protecteur éclairé, la société un de ses plus beaux ornements, l’Angleterre un de ses plus grands citoyens. »

Son testament ouvrit le champ à un grand nombre de débats, et l’on chercha quantité de chicanes à Mme de Belladonna pour l’obliger à restituer un magnifique diamant que Sa Seigneurie portait toujours au petit doigt, et qu’on accusait cette dame d’avoir détourné après le regrettable trépas de lord Steyne. Mais l’homme de confiance de milord, M. Fenouil, prouva que cette bague avait été offerte à ladite Mme de Belladonna, par le marquis, deux jours avant sa mort, ainsi que les billets de banque, les bijoux, les valeurs françaises et napolitaines, qu’on l’accusait d’avoir pris dans le secrétaire de Sa Seigneurie, et que les héritiers n’eurent pas honte de réclamer à cette femme aussi honnête que calomniée.



CHAPITRE XXXIII.

Peines et plaisirs.


Le lendemain de la rencontre dont nous avons précédemment parlé, Jos apporta à sa toilette une recherche et un luxe inaccoutumés, et, sans faire part à ses compagnons des événements de la nuit ni les avertir de sa sortie, il descendit de grand matin dans la rue, et on put le voir prendre des renseignements à la porte de l’hôtel de l’Éléphant. Les fêtes avaient rempli la maison de voyageurs ; les tables, au dehors, étaient déjà garnies de personnes qui fumaient en buvant de la bière ; à l’intérieur flottait un nuage de fumée qui empêchait de rien distinguer. M. Jos, après avoir avec sa solennité ordinaire, et dans un allemand qu’il maniait assez mal, poursuivi ses investigations touchant la personne qu’il cherchait, recueillit des indications qui le conduisirent enfin dans la partie la plus élevée de la maison ; au-dessus des étages successifs occupés par des gens de profession nomade, il arriva à de petites chambres situées sous les combles, où, parmi des étudiants, des commissionnaires, des marchands forains et des paysans, il dénicha enfin l’humble réduit où Rebecca avait été enfouir ses appâts séducteurs, et qui était assurément le plus modeste qui ait jamais reçu la beauté.

Cette atmosphère convenait à Becky ; elle se sentait à son aise au milieu de cette tourbe de bohémiens, d’étudiants, de joueurs, de saltimbanques. Son père et sa mère, tous deux bohémiens par goût et par nécessité, lui avaient légué cette nature aventureuse et remuante qui, à défaut de la conversation d’un lord, lui faisait trouver du charme à celle d’un laquais. Le bruit, le mouvement, l’odeur de la pipe et du vin, les refrains des étudiants, le langage original des faiseurs de tours, le jargon des juifs, enfin tout ce qu’il y avait d’imprévu et d’irrégulier dans ce désordre enchantait et ravissait cette petite femme, alors même que la fortune capricieuse lui refusait de quoi payer sa note à l’hôtel. Et depuis que sa bourse s’était arrondie de tout l’argent que le petit Georgy lui avait fait gagner la veille, elle trouvait un nouveau charme à cette vie de tumulte et de hasards.

En atteignant la dernière marche, et tout essoufflé de cette ascension, Jos s’arrêta sur le palier et chercha à découvrir le no 92. En face du no 92, qui était la chambre qu’on lui avait indiquée comme étant celle de la personne qu’il demandait, se trouvait le no 94, dont la porte entr’ouverte laissait voir un étudiant en bottes à hautes tiges, en tunique boutonnée et crotté, jusqu’à l’échine. Il était couché sur son lit et fumait sa pipe, tandis qu’un autre étudiant, aux cheveux blonds et flottants, portant une tunique à brandebourgs fort râpée et fort crottée, se tenait un genou en terre et l’œil collé sur la serrure du 92. Par cette voie de correspondance, il adressait les supplications les plus pressantes à la personne qui occupait la chambre.

« Laissez-moi, répondait une voix bien connue qui fit tressaillir notre ami Jos ; j’attends quelqu’un, j’attends mon grand-père, et je ne voudrais pas qu’il vous trouvât chez moi.

— Ange de la verte Érin, continuait l’étudiant aux cheveux dorés et aux grandes boucles d’oreilles, prenez-nous en compassion, laissez-vous fléchir à nos prières et venez dîner avec moi et Fritz dans un des restaurants du Parc. Nous aurons des faisans rôtis, de la bière, du plum-pudding et du vin de France. Ne nous refusez pas, si vous ne voulez avoir à vous reprocher notre mort.

— Oui, notre mort ! » reprit l’autre sans se déranger seulement de son lit.

Jos entendit tout ce colloque, mais il n’y comprit rien, attendu qu’il n’avait jamais fait aucun effort pour savoir la langue qui se parlait autour de lui.

« Nioumero quatre-vinn-doze, si vous plaît ? demanda Jos d’une voix solennelle, lorsqu’il se sentit assez remis pour pouvoir parler.

— Quouatre-fan-touce ! » dit l’étudiant en se relevant. En même temps il s’élança dans la chambre, qu’il ferma au verrou, et Jos put distinguer les éclats de rire qu’il faisait avec son camarade.

L’ex-fonctionnaire du Bengale était tout déconcerté de cet accueil, lorsque la porte du 92, s’ouvrant d’elle-même, laissa passer la petite figure de Becky, sur laquelle se trahissait une expression à la fois railleuse et sournoise ; elle courut au-devant de Joseph.

« C’est vous, lui dit-elle ; ah ! si vous saviez avec quelle impatience je vous attendais ; arrêtez… tout à l’heure… dans une minute, vous pourrez entrer. »

Cette minute fut employée par elle à cacher sous sa couverture son pot de rouge, une bouteille d’eau-de-vie et une assiette avec un reste de pâté ; puis elle donna un coup de peigne à sa chevelure, et alors seulement elle introduisit son visiteur.

En guise de robe du matin, elle avait un domino rose, vieille guenille couverte de taches et de souillures, et portant à plusieurs endroits des traces de pommade. Mais de ses larges manches sortaient des bras éblouissants de blancheur et de beauté, et sa robe serrée autour de sa taille svelte et mince laissait deviner d’une manière assez avantageuse la délicatesse des formes qu’elle dessinait à demi. Elle introduisit maître Jos dans sa mansarde.

« Entrez, lui dit-elle, et causons un peu. Tenez, voici une chaise. »

Et accompagnant la voix du geste, elle imprima un léger mouvement à la main de son visiteur et l’obligea de force à s’asseoir sur sa seule et unique chaise. Quant à elle, elle se plaça sur le lit, prenant bien garde à la bouteille et à l’assiette qu’il recelait, et évitant de s’asseoir dessus, ce que Jos n’aurait pas manqué de faire si elle lui avait permis de prendre cette place. Après cette installation, la conversation s’engagea entre elle et son ancien admirateur.

« Les années n’ont pas eu grande prise sur vous, lui dit-elle avec un regard de tendre intérêt. Je vous aurais reconnu n’importe où. Qu’on est heureux, en pays étranger, de se retrouver en face d’un ami loyal et dévoué ! »

À dire vrai, en ce moment, l’ami loyal et dévoué n’avait rien, dans l’expression de sa figure, qui justifiât ces deux épithètes : on y remarquait plutôt l’embarras et la stupéfaction. Jos jetait un regard inquisiteur sur le singulier local qu’occupait son ancienne passion. Une de ses robes était jetée sur un des montants de son lit, une autre accrochée à une patère plantée sur la porte. Un chapeau couvrait à moitié un miroir cassé, à côté duquel était placée une jolie petite paire de bottines couleur bronze. Un roman français se promenait sur la table de nuit, à côté d’un bout de chandelle que Becky avait aussi pensé à fourrer sous la couverture ; mais elle n’avait exécuté que la moitié de ce projet et avait seulement enfoui dans cette cachette le petit cornet avec lequel elle éteignait sa chandelle au moment de se livrer au sommeil.

« Je vous aurais reconnu n’importe où, continua-t-elle ; il est des choses qu’une femme n’oublie jamais, et vous êtes le premier homme que… que j’aie distingué.

— En vérité, dit Jos ; mais, par mon âme, vous ne m’en aviez encore rien dit.

— Lorsque j’ai quitté Chiswick avec votre sœur, j’étais presque encore une enfant… Au fait, comment va-t-elle, cette chère Amélie ?… Elle avait un bien vilain mari, et tout naturellement c’était de moi qu’elle était jalouse, cette chère petite, comme si je m’étais souciée de lui, alors qu’il y avait quelqu’un au monde… Mais, hélas ! ne revenons pas sur le passé. »

Elle essuya en même temps ses paupières avec un mouchoir garni d’une dentelle déchirée.

« Vous êtes surpris de me voir ici, reprit-elle ensuite, et, à la vérité, je me trouve dans un monde fort différent de celui que j’ai fréquenté jusqu’ici. Ah ! si vous saviez combien il m’a fallu supporter de chagrins et de soucis. Voyez-vous, avec les tourments que j’ai soufferts, il y a eu de quoi me rendre folle. Maintenant, mon humeur inquiète me promène de pays en pays ; et au milieu de cette vie agitée et malheureuse, j’espère en vain m’affranchir du chagrin qui me poursuit. Tous mes amis m’ont trahie, tous ! entendez-vous bien ? Non, non, la terre tout entière ne porte pas un homme d’honneur. Ce qui du moins fait ma force, c’est que ma conscience ne me reproche rien ; car si j’ai épousé mon mari, c’était parce que, dans mon dépit, je voyais qu’un autre… Mais laissons cela. Ma conduite a toujours été celle de l’honneur et de la droiture, et, en retour, je n’ai trouvé que mépris et abandon. On n’a rien respecté, pas même mes affections maternelles : l’enfant de mon amour, qui faisait mon espoir, ma joie, ma vie, mon orgueil, l’unique objet de mes plus secrètes prières, eh bien ! on a eu la cruauté de me l’enlever, de venir le prendre presque dans mes bras. »

En même temps, elle accompagnait ces paroles des signes du plus violent désespoir ; elle portait la main sur son cœur et se frappait la tête contre le traversin. La bouteille à l’eau-de-vie qui s’était égarée dans ces parages, tinta contre l’assiette où se trouvaient les restes du pâté, ce qui produisit un cliquetis des plus propres à produire la pitié. C’était sans doute l’émotion qui les gagnait au spectacle de cette grande douleur. Max et Fritz écoutaient à la porte, tout surpris des sanglots et des pleurs de mistress Becky ; Jos aussi était à la fois effrayé et ému en voyant l’ancien objet de ses flammes dans cet état de grande exaltation. À la faveur de la compassion qu’elle avait réussi à faire naître, Rebecca se mit à raconter son histoire avec une simplicité, une naïveté, un abandon qui portaient la persuasion dans le cœur de son auditeur. Comment, après un récit aussi véridique, hésiter à la prendre pour un ange descendu du ciel pour être sur cette terre la victime des infernales machinations de ces vilains diables que l’on y rencontre. Oui, c’était bien une créature immaculée, une martyre inébranlable au milieu des persécutions, que cette femme que Jos voyait assise sur le lit à côté de la bouteille d’eau-de-vie.

Leur entretien se prolongea encore fort longtemps et fut des plus tendres et des plus confidentiels. Ce fut au milieu de ces touchants épanchements que Jos apprit, d’une manière qui ne pouvait blesser sa pudique nature, que la vue de sa séduisante personne avait été pour Becky la première révélation des douceurs ineffables que l’on trouve dans l’amour. En vain George Osborne avait eu le tort impardonnable de lui faire la cour, d’exciter ainsi la jalousie d’Amélia et d’amener quelques nuages entre elle et lui ; jamais Becky n’avait donné le moindre encouragement au malheureux officier, car depuis le jour où elle avait vu Jos toutes ses pensées avaient été dès lors pour lui. Sans doute, ses devoirs d’épouse lui avaient été durs à remplir ; mais jusqu’ici elle les avait rigoureusement accomplis et voulait les accomplir jusqu’à son dernier jour, jusqu’au moment où le climat fatal dans lequel vivait le capitaine Crawley viendrait la délivrer d’un joug que ses durs traitements lui avaient rendu insupportable.

En se retirant, Jos emporta la conviction qu’il venait de voir la femme la plus vertueuse et la plus aimable que le monde possédât, et il se mit à ruminer dans son esprit mille projets inspirés par le plus tendre intérêt et le désir de réparer à son égard les injustices du sort. Ses tortures si prolongées devaient avoir leur terme ; elle devait enfin rentrer dans le monde dont elle avait fait si longtemps le plus bel ornement. Jos veillerait à tout ce qu’il y avait à faire. Pour arriver à ce but, la première chose était de la retirer de ce misérable taudis pour la mettre dans un logement plus convenable ; il se proposait de charger Amélia de cette négociation et de la prier d’aller voir son amie et de la traiter comme par le passé. En sortant, il allait de suite s’en entendre avec le major. Rebecca versa des larmes d’attendrissement et de reconnaissance en reconduisant son gros visiteur, et lui serra la main comme il s’inclinait pour déposer un baiser sur la sienne.

Becky fit à Jos un salut aussi gracieux que si le galetas dont elle venait de lui faire les honneurs eût été tout au moins un palais. Lorsque cette masse pesante eut disparu dans les profondeurs de l’escalier, Hans et Fritz, la pipe à la bouche, vinrent trouver leur voisine dans sa chambre, et elle les divertit beaucoup en faisant à leurs yeux la caricature de Jos. Elle n’oublia pas le pâté dans la cachette où elle l’avait mis, non plus que sa chère bouteille d’eau-de-vie, à laquelle elle fit de nombreuses accolades.

Pendant ce temps, Jos se dirigeait vers la demeure de Dobbin. Il prit un air grave et solennel pour lui redire la touchante histoire qu’il venait d’entendre ; mais il eut soin d’omettre l’aventure de la nuit précédente. Tandis que nos deux amis discutaient ainsi sur ce qu’il y avait à faire pour mistress Becky, celle-ci achevait le déjeuner à la fourchette si brusquement interrompu par la visite de Jos.

Comment expliquer sa présence dans cette ville, l’abandon où elle se trouvait, ses courses vagabondes ? Le motif s’en trouve dans un des premiers classiques que l’on met aux mains des écoliers : Facilis descensus Averni, a dit le poëte. Jetons le voile sur cette partie de son histoire. Si Becky était alors encore un peu plus dépravée qu’au temps de ses grandeurs, la faute en était à la fortune qui l’avait fait descendre si bas.

Quant à Amélia, dont l’excessive douceur dégénérait presque en faiblesse, il lui suffisait d’apprendre que quelqu’un était malheureux pour que son cœur fût aussitôt touché d’une belle pitié en faveur de celui qui souffrait. L’idée du malheur d’autrui, alors même qu’il était mérité, lui était insupportable. Selon elle, il aurait fallu abolir les prisons, le Code pénal, les menottes, le fouet, la pauvreté, la maladie et la faim. Il y avait tant de bonté dans ce cœur, qu’il était toujours prêt à oublier même une injure mortelle.

En apprenant l’aventure sentimentale arrivée à Jos, l’impression du major ne fut pas tout à fait conforme à celle de l’ex-fonctionnaire du Bengale, et même son premier mouvement fut peu favorable aux infortunes de notre aventurière.

« La voilà donc revenue sur l’eau, cette petite drôlesse, » répondit-il tout d’abord à Jos.

Il n’avait jamais éprouvé pour Rebecca la plus légère sympathie ; loin de là, elle ne lui avait inspiré que de la défiance depuis le moment où les petits yeux perçants et verts de cette jeune intrigante s’étaient arrêtés sur les siens pour s’en détourner ensuite avec une pruderie affectée.

« Cette infernale créature porte le malheur à sa suite et le répand partout où elle va, dit-il, sans autres égards pour mistress Rawdon ; qui sait le genre de vie qu’elle a mené depuis que nous l’avons perdue de vue ? Que vient-elle faire ici, toute seule, en pays étranger ? À d’autres ces histoires de persécution et de tortures ! une honnête femme ne manque jamais d’inspirer la sympathie, et d’ailleurs ne quitte point ainsi sa famille. Pourquoi a-t-elle planté là son mari ? Je sais qu’il ne valait pas grand’chose et que sa réputation n’était pas meilleure que lui ; je n’ai pas oublié les manœuvres de ce chevalier d’industrie pour arriver à dépouiller ce pauvre George. Et puis, lorsqu’ils se sont séparés, n’y a-t-il pas eu à ce propos du bruit et du scandale ? Il est venu comme une rumeur de cela à mes oreilles. »

Le major Dobbin, s’échauffant de plus en plus, accablait de ses fâcheux souvenirs la pauvre Rebecca, tandis que Jos faisait de son mieux pour le convaincre qu’elle était digne de tout respect et qu’il fallait voir en elle la plus vertueuse comme la plus persécutée des femmes.

« Je le veux bien, dit le major en diplomate consommé, nous nous en rapporterons à mistress George. Allons de ce pas la consulter. Vous m’accorderez, j’espère, que nous ne pouvons tomber sur un meilleur juge en cette matière.

— Peuh ! Emmy ! fit Joseph, qui n’était pas alors dans ses moments de tendresse pour sa sœur.

— Eh bien quoi ? reprit le major avec vivacité, morbleu ! monsieur, c’est la femme qui possède le jugement le plus sensé et le plus fin que j’aie rencontré de ma vie. Je vous le répète, allons de ce pas la trouver ; nous lui demanderons ce qu’elle pense d’un rapprochement avec cette femme, et, quelle que soit sa décision, je m’engage à m’y soumettre. »

Ce fourbe abominable de Dobbin croyait dans son for intérieur être sûr d’avance de l’arrêt. Il se rappelait qu’autrefois Emmy avait été, et avec de trop justes motifs, jalouse de Rebecca, et elle ne prononçait jamais son nom qu’avec un frémissement de terreur. Or, une femme jalouse ne pardonne jamais, pensa Dobbin. Ce fut au milieu de ces réflexions que les deux amis arrivèrent auprès de mistress George, qui roucoulait en ce moment de toute la force de son gosier, sous la direction de Mme Strumpff. Quand la maîtresse de chant se fut retirée, Joseph entama la conversation avec le ton solennel qui le quittait rarement :

« Amélia, ma chère, lui dit-il, par mon âme, je viens de faire la plus extraordinaire, oui, la plus extraordinaire rencontre que vous puissiez imaginer : une de vos anciennes amies, une de vos bonnes amies est nouvellement arrivée ici, et je serais bien aise que vous allassiez lui faire visite.

— Faire visite, et à qui donc ? demanda Amélia. Prenez garde, Dobbin, vous allez casser mes ciseaux. »

Le major s’était emparé des susdits ciseaux par la petite chaîne à laquelle les dames les suspendent d’ordinaire à leur ceinture, et leur imprimait un mouvement de rotation qui inquiétait vivement Amélia sur leur sort.

« C’est une femme que je ne puis sentir, dit le major d’un ton hargneux, et que vous n’avez aucun sujet d’aimer beaucoup.

— C’est Rebecca, Rebecca, n’est-ce pas ? fit Amélia toute rouge et paraissant fort agitée.

— Vous avez deviné ; c’est précisément cela, » répondit Dobbin.

Bruxelles, Waterloo, avec leurs souvenirs si amers et si douloureux, se présentèrent à l’esprit de la pauvre femme et soulevèrent dans cette âme sensible une terrible agitation.

« Ne me demandez point à la voir, continua Emmy ; il m’est impossible de la voir.

— Je vous l’avais bien dit, fit Dobbin en se retournant vers Jos.

— Ah si vous saviez comme elle est malheureuse, reprit Jos avec une nouvelle insistance. Elle est plongée dans l’indigence la plus complète, sans amis pour la secourir, et elle a été malade à toute extrémité, et enfin son indigne mari a eu l’infamie de l’abandonner. »

Amélia poussa un soupir.

« Elle n’a plus un seul ami au monde, entendez-vous ? continua Jos avec une habileté qui avait de quoi surprendre de sa part, elle m’a dit que sa dernière espérance reposait tout entière sur vous. Ah ! elle est bien à plaindre, Emmy ; sa douleur va presque à la folie, et son histoire m’a vivement touché ; oui, je vous le jure sur l’honneur, jamais si cruelle persécution n’a trouvé victime aussi résignée. Sa famille a été bien dure et bien cruelle à son égard.

— Pauvre créature ! fit Amélia.

— Faute de trouver un ami qui lui tende la main, elle dit qu’il ne lui reste plus qu’à mourir ; et Jos, d’une voix émue et tremblante, continua sur le même ton : Par mon âme, vous savez sans doute qu’elle a déjà essayé de se donner la mort ! Elle porte toujours du laudanum avec elle ; elle en a une bouteille dans sa chambre… Une pauvre petite chambre, bien misérable… dans une maison plus misérable encore… l’hôtel de l’Éléphant. Elle loge dans les combles ; j’ai voulu y aller moi-même. »

Cette dernière particularité n’eut pas l’air de faire grande impression sur Emmy ; elle fit même un léger sourire. Peut-être voyait-elle en esprit Jos tout essoufflé gravir les étages successifs.

« Elle est seule, seule en face de son chagrin, reprit-il ; le récit des tortures qu’elle a endurées a vraiment de quoi fendre l’âme. Elle a un petit garçon du même âge que Georgy.

— Oui, en effet, reprit Emmy, je crois m’en souvenir ; eh bien ! après.

— Le plus joli petit ange qu’on puisse voir, reprit Jos dont la sensibilité était en raison de la grosseur, et qui avait été fort ému par l’histoire de Becky ; un petit ange qui adorait sa mère, et ces bourreaux ont eu la barbarie de l’arracher à ses bras, et ne lui ont plus jamais permis de le revoir.

— Cher Joseph, s’écria Emmy éclatant en sanglots, courons sur-le-champ auprès d’elle. »

Elle s’élança aussitôt vers sa chambre à coucher, mit son chapeau en toute hâte et revint avec son châle sur le bras, en priant Dobbin de l’accompagner. Le major arrangea le châle sur les épaules d’Amélia, c’était un cachemire blanc qu’il lui avait rapporté des Indes. Il vit bien alors qu’il ne lui restait d’autre parti que celui de l’obéissance, et, offrant son bras, il sortit avec elle.

« C’est au no 92, au quatrième étage, » leur avait dit Jos, qui ne se souciait peut-être plus beaucoup de tenter une nouvelle ascension. Content du succès qu’il venait de remporter, il alla se placer à la fenêtre du salon qui dominait la place où était situé l’hôtel de l’Éléphant, et il put voir Amélia au bras du major, se dirigeant vers la demeure de Becky. Fort heureusement pour elle, elle les aperçut de sa mansarde où elle était à causer et à rire avec les deux étudiants et où l’on ne ménageait pas ses railleries au grand-papa de Becky. Par suite de la remarque qu’elle venait de faire, elle s’empressa de congédier les deux compagnons et de mettre un peu d’ordre dans son petit réduit avant l’arrivée du propriétaire de l’hôtel qui, sachant que mistress Osborne était en grande faveur à la cour du grand-duc, se confondit auprès d’elle en saluts de toutes sortes et voulut l’accompagner jusqu’à l’étage supérieur, s’excusant de la roideur de l’escalier et de l’élévation des marches.

« Ouvrez, s’il vous plaît, ma charmante lady, fit le propriétaire de l’hôtel en frappant à la porte de Becky à laquelle, la veille encore, il n’accordait qu’un madame tout sec, et qu’il avait traitée jusqu’alors avec fort peu de politesse.

— Qu’est-ce ? » demanda Becky en passant la tête à demi, puis elle poussa un petit cri.

Elle avait devant elle Emmy tremblant de tous ses membres et Dobbin avec sa grande taille appuyé sur sa canne. Il était là en observateur et prenait le plus grand intérêt à la scène qui allait se passer. Emmy s’élança les bras ouverts au-devant de Rebecca. Elle venait de lui pardonner le passé, l’embrassant avec toute l’effusion du cœur. Et toi, pauvre créature, souillée, depuis quand avais-tu été l’objet d’aussi pures, d’aussi saintes caresses !



CHAPITRE XXXIV.

Amantium iræ.


Tant de franchise et de bonté d’âme ne pouvaient point laisser insensible, quelque pervertie qu’elle fût, celle qui en était l’objet. Elle répondit aux caresses et aux douces paroles d’Emmy par quelque chose qui ressemblait à de la gratitude et par une émotion qui, si elle ne fut pas durable, était du moins sincère. C’était cet adroit mensonge du fils arraché aux bras de sa mère, c’était l’idée de ce déchirant spectacle qui avait rendu à Becky le cœur d’Amélia ; ce fut aussi le premier sujet dont s’entretinrent tout naturellement les deux amies.

« Ainsi donc ils vous ont pris votre enfant chéri, disait d’une voix émue la trop candide Amélia ; ah ! Rebecca, je comprends vos souffrances, je sais ce que c’est que d’être privée de son enfant ; aussi je compatis bien à la douleur des mères qui sont affligées d’une aussi pénible séparation. Mais le ciel, qui veille sur nous, vous rendra aussi le vôtre, comme une providence miséricordieuse m’a fait retrouver le mien.

— Mon fils, mon enfant ?… Ah ! au fait, j’ai eu le cœur déchiré par de bien cruelles angoisses, » répondit Becky tourmentée peut-être par un secret remords.

Becky se sentait mal à l’aise en amassant mensonge sur mensonge en présence de tant de confiance et de simplicité ; tel est souvent le triste sort de ceux qui se sont écartés une seule fois du sentier de la vérité. Une première fausseté en entraîne une autre, et l’on roule ainsi de faussetés en faussetés avec la crainte de voir à la fin tant d’impostures découvertes.

« Mes tortures, continua Becky, ont été épouvantables lorsqu’on m’a arraché mon fils. (Il est à regretter qu’à ce moment un cliquetis de la bouteille ne soit pas venu mêler ses gémissements aux siens.) J’ai failli en mourir ; j’ai eu une congestion cérébrale, et mon docteur m’avait condamnée ; hélas ! si j’en ai réchappé, c’était pour me trouver dans l’indigence et le délaissement.

— Quel âge a-t-il ? demanda Emmy.

— Onze ans, répondit l’autre.

— Onze ans ! reprit la mère de George toute surprise ; mais il est de l’âge de Georgy, qui a…

— Ah ! c’est pourtant vrai, s’écria Becky qui avait parfaitement oublié toutes les particularités de l’âge du petit Rawdon. Si vous saviez comme le chagrin a bouleversé ma pauvre tête, chère Amélia ! Ah, je ne suis plus la même. Il y a des moments où je ne me souviens plus de rien. Rawdy avait onze ans lorsqu’on me l’a enlevé ; il était joli comme un ange. Mon Dieu ! ayez pitié de moi, je ne le reverrai donc plus ?

— Était-il blond ou brun ? demanda cette petite niaise d’Emmy. Vous devez avoir conservé de ses cheveux ; montrez-les moi, je vous prie. »

Becky eut presque un sourire pour tant de simplicité.

« Un autre jour, chère amie, quand mes bagages seront arrivés de Leipsick que j’ai quitté pour venir ici. J’ai aussi son portrait en médaillon ; je l’avais fait faire hélas ! dans des temps plus heureux.

— Pauvre Becky ! disait Emmy, combien je dois être reconnaissante envers Dieu ! Et elle se laissa aller à ses réflexions ordinaires sur la beauté, l’esprit, les qualités de son fils qui Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/416 Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/417 Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/418 Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/419 Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/420 Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/421 Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/422 Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/423 Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/424 Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/425 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/426 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/427 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/428 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/429 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/430 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/431 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/432 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/433 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/434 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/435 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/436 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/437 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/438 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/439 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/440 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/441 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/442 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/443 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/444 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/445 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/446 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/447 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/448 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/449 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/450 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/451 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/452 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/453 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/454



  1. Ceci est un colloque entre l’auteur et le lecteur anglais. Le lecteur français n’a donc à y voir aucune personnalité à son endroit, et peut se livrer sans respect humain à tous les entraînements de la sensibilité. (Note du traducteur.)
  2. C’est ce que nos restaurateurs appellent curriks ou achards de l’Inde. Modèle:FAD
  3. Trait satirique contre le langage de l’aristocratie anglaise, qui est un mélange d’anglais, de français, d’allemand. (Note du traducteur.)
  4. Le docteur Lemprière a fait un dictionnaire qui jouit en Angleterre d’une estime égale à celle qu’a obtenue chez nous le dictionnaire de M. Bouillet. (Note du traducteur.)
  5. Le losange dans les armoiries indique une héritière restée fille. Modèle:FAD
  6. Losange était un mot féminin, comme en atteste le Littré ou le dictionnaire de l’Académie Française 1762, qui fut d’abord utilisé au masculin par les géomètres, puis par des écrivains tels que Chateaubriand, jusqu’à ce que ce genre se généralise. On retrouve ce mot utilisé au masculin, plus loin dans le texte. (Note du correcteur — ELG.)
  7. Le duc de Wellington en statue de bronze avec un casque pour vêtement.
  8. Un char de triomphe attelé de plusieurs chevaux et placé à soixante pieds au-dessus du sol. (Note du traducteur.)
  9. Senior Wranglers, titre donné à ceux qui sont sortis vainqueurs d’une grande argumentation soutenue devant les professeurs de l’université.
  10. Le mot de la charade est : Nightingale (rossignol), qui se décompose ainsi : Night, nuit ; inn, auberge ; gale, coup de vent.
  11. Athênê.Modèle:FAD
  12. AristosModèle:FAD

  13. On sait qu’un sandwich est une tranche de jambon entre deux tranches de pain.
  14. Elle souriait au milieu des larmes. (Modèle:Sc., Adieux d’Hector et d’Andromaque.)